Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves - (traduit de l'anglais)
Author: Krasinski, Valérian
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves - (traduit de l'anglais)" ***


ESSAI SUR L'HISTOIRE RELIGIEUSE DES NATIONS SLAVES


  232.--IMPRIMERIE H. SIMON DAUTREVILLE ET Cie,
  RUE NEUVE-DES-BONS-ENFANTS, 3.



  ESSAI
  SUR
  L'HISTOIRE RELIGIEUSE
  DES
  NATIONS SLAVES


  PAR
  LE COMTE VALÉRIEN KRASINSKI,

  AUTEUR DE L'HISTOIRE DE LA RÉFORME EN POLOGNE,
  DU PANSLAVISME ET GERMANISME, ETC.

  (Traduit de l'Anglais.)



  PARIS
  CHEZ GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES, PALAIS-ROYAL,
  PÉRISTYLE MONTPENSIER.
  1853.



PRÉFACE.


L'ouvrage que l'on va lire a eu en Angleterre un grand succès d'estime
et deux éditions successives publiées en 1849 et en 1851. Bien que le
but de l'auteur, comme il le déclare lui-même à la fin de son livre,
eût été surtout d'exercer une influence directe sur le public anglais,
son travail présente néanmoins une étude trop sérieuse de faits la
plupart inconnus en Europe, pour que la publication de cet ouvrage,
dans la langue la plus répandue sur le continent, ne soit éminemment
utile à tous ceux qui, par position ou par goût, se livrent aux études
philosophiques, historiques et politiques. La controverse que la
lecture de plusieurs pages de cet essai peut faire naître dans
l'esprit des personnes qui ne partagent pas les idées et les croyances
religieuses de l'Auteur, contribuerait puissamment, en se produisant
par la voie de la presse, à la découverte de la vérité dans l'une des
plus importantes questions de l'histoire moderne.

En effet, l'histoire religieuse d'une nation, est, dit l'auteur,
l'histoire de son développement moral et intellectuel; elle a toujours
exercé l'influence la plus décisive sur son état politique et social.
Cette vérité n'a peut-être jamais été démontrée d'une manière plus
évidente que dans les pays habités par les nations slaves.

Ces nations constituent la race la plus nombreuse en Europe, elles
occupent la plus grande partie de son territoire et étendent leur
domination sur une grande partie de l'Asie.

La population slave se monte à 80 millions d'habitants soumis au joug
de la Russie, de l'Autriche, de la Porte Ottomane et de la Saxe[1]. Un
mouvement intellectuel des plus remarquables se manifeste dans toutes
les branches de la famille slave. Depuis un quart de siècle, la
littérature a produit dans son sein un grand nombre d'ouvrages d'un
mérite supérieur, dans tous les genres de connaissances humaines. En
même temps que ce mouvement se propage, il se développe parmi les
populations slaves une tendance vers l'union de leurs branches
multiples, et un désir irrésistible de se séparer des peuples
d'origine différente, avec lesquels elles se trouvent mêlées sous le
rapport politique.

[Note 1: Voir l'appendice A, à la fin du volume.]

Cette tendance est le résultat naturel du progrès des communications
entre les branches si variées de la race slave. On a été conduit à
reconnaître que, malgré les différences de climats, de religions et de
formes politiques susceptibles de modifier quelques traits de
caractère, tous les Slaves ne forment, pour ainsi dire, qu'une seule
grande nation, parlant divers dialectes émanés de la même langue-mère,
et tellement rapprochés l'un de l'autre, qu'un matelot de Raguse peut
s'entretenir facilement avec un pêcheur d'Arkhangel, et un habitant
slave de Prague communiquer sans plus de difficulté avec un bourgeois
de Varsovie ou de Moscou.

Dans un ouvrage intitulé: «_Panslavisme et Germanisme_,» l'auteur
avait déjà cherché à appeler l'attention du public sur l'importance du
mouvement slave, sur les dangers auxquels s'exposait la Hongrie par
suite de la lutte malheureuse des Madgyars contre la nationalité
slave[2]. Cette lutte eut pour résultat d'absorber l'existence de la
Hongrie dans la monarchie à laquelle elle ne se rattachait que par des
liens constitutionnels. Ce sont les sentiments de nationalité des
Slaves du Sud, froissés par les tendances du madgyarisme[3], qui ont
fait de ces populations les instruments dociles de la politique de
l'Autriche. L'enthousiasme pour la dynastie de Hapsbourg ne compte
évidemment pour rien dans ce résultat. Mais si la fibre nationale a
été assez puissante pour pousser les Slaves à des actes d'hostilité
contre les Madgyars, avec lesquels ils ont été unis pendant des
siècles par des liens politiques, confondant leurs voeux
d'indépendance avec le patriotisme hongrois, ce même sentiment les
empêchera de se conformer bénévolement aux exigences du pouvoir
central, auquel la politique de l'Autriche veut décidément imprimer un
caractère allemand.

[Note 2: Voir l'appendice B et C.]

[Note 3: Voir l'appendice D.]

L'Allemagne exercera sans doute une grande influence sur le
développement politique et religieux des Slaves occidentaux, qui ne
laisseront pas que de réagir à leur tour contre cette influence.

Mais les publicistes allemands devraient réfléchir que non-seulement
les considérations de religion, de justice et d'humanité, mais encore
leurs propres intérêts comme Allemands, leur commandent d'entretenir
la bonne harmonie avec les Slaves de l'Occident, en respectant leurs
sentiments de nationalité au lieu de les irriter par une compression
systématique.

L'Auteur, profondément affligé par les sentiments hostiles que
l'Assemblée nationale de Francfort a manifestés contre la Pologne dans
l'affaire de Posen, ne se réjouit cependant nullement de voir ses
prédictions sur le sort qui attendait les travaux de la diète
allemande, si complètement réalisés[4]. L'existence d'une Allemagne
forte et unie, est une nécessité européenne utile aux intérêts de la
civilisation générale, y compris celle des Slaves occidentaux. Mais
les intérêts de l'Allemagne exigent que l'on soit juste envers ces
Slaves, dont les sentiments de dignité nationale ont été éveillés, qui
ont acquis la conscience de leur importance et de leur force, et qui,
par conséquent, ne sauraient abdiquer la position que leur assurent et
la nature et la justice. Les Slaves occidentaux formeraient une
puissante barrière entre l'Allemagne et la Russie, si l'Allemagne ne
changeait imprudemment cette barrière en avant-garde de la puissance
russe. Il n'existe pas de Slave éclairé qui ne sache que le progrès
moral et matériel de sa nationalité aurait bien plus à gagner à une
alliance intime avec l'Occident civilisé qu'avec l'Orient encore
barbare de l'Europe, et qu'un progrès dans la première de ces voies
est de beaucoup préférable à toute satisfaction de vanité nationale
suggérée par l'idée d'une prédominance politique dans le monde. Mais
les Slaves n'achèteront pas les avantages d'une civilisation plus
avancée au prix d'un vasselage envers une race étrangère, qui tend
bien moins à développer qu'à détruire leur nationalité. À défaut
d'autre alternative, ils préféreront confondre les destinées de leurs
branches particulières avec celles de la race commune, sans s'arrêter
à la forme qui doit les représenter, et chercher une compensation à ce
sacrifice dans les brillantes espérances du Panslavisme politique.
L'Auteur, qui avait déjà antérieurement indiqué la possibilité d'une
combinaison semblable (_Panslavisme et Germanisme_, page 331), ne
présumait pas alors que l'Autriche, dont les intérêts les plus vitaux
commandaient l'opposition la plus vigoureuse à un pareil plan, fût
obligée de se jeter dans les bras de la grande puissance Slave, qui
peut seule mettre ce plan à exécution. Il s'attendait moins encore à
ce que l'Autriche hâtât en quelque sorte cet évènement par la
politique sans nom qu'elle a suivie à l'égard de la Hongrie, cette
nation sur laquelle elle devait compter le plus pour opposer une vive
résistance à la Russie, dont l'influence avait fait de si grands pas
en Gallicie, depuis le temps des atrocités perpétrées à Tarnow.

[Note 4: Voir l'appendice F.]

Il est tout-à-fait superflu de démontrer l'immense accroissement de
puissance que la Russie a acquis par son intervention en Hongrie, et
l'influence qu'elle a solidement établie sur les Slaves du Sud, qui
parlent des dialectes très ressemblants au russe et qui professent la
Religion grecque. Aucun homme, quelque peu versé dans la connaissance
des affaires de l'Europe, ne pourra admettre un instant que l'échec que
la Grande-Bretagne et la France ont fait subir à la Russie au sujet de
ses tentatives d'intimidation contre la Turquie, lui aurait fait
abandonner ses projets d'agrandissement politique devenus un instinct,
non-seulement du cabinet, mais du peuple russe. La Russie redoublera
d'efforts pour asseoir encore plus solidement son influence sur les
Slaves de la Turquie, et pour lui infliger ainsi un coup plus sensible
qu'elle ne le ferait par une campagne heureuse. Lorsque la Russie
parviendra à une domination directe ou indirecte sur les Slaves
méridionaux, elle débordera complètement les Slaves occidentaux, les
forcera à rentrer dans son système politique, et fera dépendre leur
destinée de celle de son empire. Le sort de la Hongrie n'est
certainement pas moins fâcheux, parce qu'il a pu être prédit d'avance.
Il en sera de même des Slaves occidentaux et méridionaux; une
connaissance exacte de la question suffit pour faire cette prédiction,
bien que le rôle de Cassandre ne soit nullement agréable dans les
affaires publiques ou particulières. Le danger est imminent et grave,
mais il n'est pas trop tard encore pour le conjurer. La voix calme que
pourrait élever l'Angleterre pour adoucir l'animosité qui règne entre
les Slaves et les Allemands, serait d'un grand poids pour éviter une
guerre de races dont les horreurs sont faciles à prévoir, lorsqu'on se
rappelle les conflits sanglants qui ont éclaté entre les Madgyars, les
Slaves, les Valaques et les Allemands pendant les troubles de la
Hongrie. On peut prévenir ces calamités en développant parmi les Slaves
qui ne sont pas encore tombés sous la domination de la Russie, une
nationalité basée sur les principes d'une sage liberté. C'est là une
mesure pratique, et, si elle est habilement mise à exécution, elle
pourra contre-balancer l'influence que la Russie exerce sur ces mêmes
Slaves et qu'elle appuie de son immense force matérielle. Bien plus,
elle pourra réagir sur la population de la Russie elle-même, et obliger
cette puissance à adopter une ligne de politique plus libérale. La
mesure dont il s'agit est d'une exécution facile, car les Slaves
préféreront une existence nationale libre aux projets ambitieux de la
prépondérance politique. Mais, encore un coup, les Slaves ne voudront
pas acheter la jouissance des institutions libérales au prix de leur
nationalité, car ils savent parfaitement qu'on peut les acquérir par une
révolution politique inattendue, tandis que la nationalité une fois
perdue ne peut être reconquise. Or, l'attachement à leur nationalité est
le trait distinctif du caractère des Slaves. Ce sentiment anime le
paysan le plus ignorant autant que le plus savant érudit, et il est
aussi vivace en ce moment qu'il l'était il y a mille ans. L'empereur
Léon le Philosophe (881-912), dit que les Slaves préfèrent être opprimés
par leurs princes, plutôt que d'obéir aux Romains et à leurs sages lois.
Les Croates de nos jours ont pris les armes contre les Madgyars, avec
lesquels ils sont restés pendant des siècles dans l'union politique la
plus intime, jouissant des mêmes libertés constitutionnelles sans jamais
tenter de la rompre,--uniquement parce que leur sentiment national a été
froissé par la mesure qui leur imposait de force la langue madgyare. Ce
sentiment est beaucoup moins fort dans la race teutonique, dont le
patriotisme porte un caractère local. Les Allemands de l'Alsace sont
Français de sentiment et sont fiers de l'être; il en est de même des
Allemands des provinces baltiques de la Russie; il en est tout autrement
des Slaves. Un écrivain allemand ajustement fait observer que le
patriotisme des Slaves n'est pas attaché à la terre, mais qu'ils sont
unis par un lien puissant, celui de la langue, laquelle est aussi souple
et flexible que les nations qui la parlent[5], et l'on peut appliquer
aux Slaves en général, ce qu'un homme d'État éminent de la
Grande-Bretagne (Sir Robert Peel) a dit en parlant des Polonais: _Cælum
non animum mutant_[6].

[Note 5: M. Bodenstedt dans un article de la _Gazette universelle
d'Augsbourg_ du 11 mai 1848, intitulé «les Slaves et l'Allemagne.»]

[Note 6: L'anecdote suivante peut servir à caractériser, par un trait
de plus, l'assertion ci-dessus: On sait bien qu'en 1846, un certain
nombre de paysans de la Gallicie, entraînés par l'appât du pillage des
propriétés appartenant à leurs seigneurs, en ont massacré plusieurs,
et que les autorités autrichiennes non-seulement autorisaient, mais,
en beaucoup de cas, récompensaient ces actes infâmes. Il était tout
naturel qu'une politique aussi abominable donnât naissance à une foule
de dénonciateurs qui, sous prétexte d'attachement au gouvernement
existant, accusaient leurs seigneurs de trahison et de malveillance à
l'égard du souverain. Il est arrivé qu'un paysan accusa son seigneur,
devant un magistrat autrichien, d'avoir injurié l'Empereur de la
manière la plus violente. À la question du magistrat: quels étaient
les termes injurieux dont il s'était servi, le paysan, voulant
aggraver autant que possible la faute de son seigneur, répondit: «Oh!
Monsieur, il a dit les mots les plus horribles contre l'Empereur, il
l'a même appelé Allemand! _Naturam expelles furcâ tamen usquè
recurrit._]

Le sentiment de nationalité est devenu plus fort et plus universel
que jamais parmi les Slaves. Ce sentiment se joint à la conviction que
leur race est destinée à prendre dans le monde une position en rapport
avec le chiffre de sa population et l'étendue du territoire qu'elle
occupe. Cette conviction n'est, en aucune manière, le rêve de
l'imagination; elle est le résultat naturel d'une appréciation calme
de l'histoire contemporaine et du passé de la race slave. Aucune race
n'a plus souffert de l'oppression étrangère et des dissensions
intérieures, et cependant, au lieu de disparaître et d'être absorbée
par d'autres nations, comme cela est arrivé aux Celtes autrefois si
puissants, les Slaves forment aujourd'hui la population la plus
nombreuse en Europe, occupent la plus grande partie de son territoire,
et sont animés plus que jamais du sentiment que l'on pourrait appeler
leur _nationalisme_ plutôt que leur _patriotisme_. Est-il possible
d'admettre que la Providence, qui ne fait rien en vain, eût produit un
prodige moral comme celui que présente l'histoire de la race slave,
prodige auquel nul autre n'est peut-être comparable dans les annales
du monde, sans un but qui vînt y répondre dignement. N'est-il pas
beaucoup plus naturel de supposer qu'une race, dont l'existence
matérielle et morale a été conservée d'une manière si merveilleuse,
soit destinée à accomplir une grande mission? Cette idée devient la
croyance universelle de tous les Slaves, qui, tout en différant sur
d'autres points, s'accordent tous sur celui-ci; et faut-il ajouter
qu'une foi vive dans l'accomplissement d'un grand projet, est le plus
fort garant de sa réussite finale. L'auteur de cet essai avoue
franchement qu'il croit autant que tout autre Slave à la future
grandeur de sa race; mais il espère fermement, et il fait des voeux
ardents pour que cette grandeur soit fondée sur le développement moral
et intellectuel de toutes les branches, et pour que leur union en une
grande famille s'accomplisse sur les bases d'une religion pure et
d'une liberté rationnelle, au lieu d'être uniquement une combinaison
de forces brutales, cimentées par la haine commune d'une race
étrangère et par l'ambition politique tendant à la conquête et à
l'oppression des autres nations.

Dans un ouvrage publié il y a douze ans, l'auteur a cherché à donner
un récit détaillé de l'origine des progrès et de la décadence de la
Réforme religieuse en Pologne et de l'influence que cette Réforme a
exercée sur l'état général du pays. L'ouvrage actuel en contient le
résumé enrichi de quelques faits nouveaux parvenus à la connaissance
de l'auteur. Le coup d'oeil sur les anciens Slaves, par lequel ce
livre débute, est tiré d'un ouvrage manuscrit sur l'histoire et la
situation politique et intellectuelle des nations slaves, auquel
l'auteur a travaillé et qu'il publiera sans doute un jour. Les sources
où il a puisé, sont, pour l'histoire des Hussites, indépendamment de
l'ouvrage bien connu de Lenfant, les écrits de Théobald, Cochléus,
Æneas Sylvius, Hagee et Balbinus, et surtout celui de Pelzel, que
l'auteur a principalement suivi dans la partie de son travail relative
à la Bohême. En ce qui concerne la Russie, l'auteur a consulté
Karamsine; il s'est servi d'une description de la secte des Raskolniky
par un prêtre russe, ouvrage qui contient beaucoup de matériaux
intéressants mais réunis sans examen critique; il a puisé dans
Haxthausen, Tourghénéff, dans le cours de littérature slave professé
au Collége de France par Mickiewicz; enfin il s'est entouré des
renseignements qui lui ont été communiqués personnellement par des
habitants de la Pologne et de la Russie. Le résumé de toutes ces
recherches a été d'abord livré au public en Angleterre, sous forme
d'un cours que l'auteur a fait oralement à Cambridge, à Durham et à
Édimbourg. L'ouvrage actuel en est le développement.

L'Auteur a considéré comme un devoir pénible, en racontant l'histoire
religieuse de la Bohême et de son propre pays, de passer plus d'une
fois condamnation, non-seulement sur les machinations dont les
Jésuites se sont servis pour abattre la cause de la Réforme, mais
aussi sur l'indolence, les jalousies intestines, les querelles et les
trahisons des Protestants, qui ont plus nui à leur cause que les
attaques de leurs adversaires. L'Auteur, bien qu'il soit né et qu'il
ait été élevé dans le sein de l'Église réformée en Pologne, déclare
solennellement qu'il est étranger à tout sentiment d'hostilité contre
les membres de l'Église de Rome, parmi lesquels il compte beaucoup
d'amis et de parents. Une grande partie de sa famille étant
catholique, l'auteur a vécu en Pologne beaucoup plus avec les membres
de cette Église qu'avec les Protestants; il avoue cependant n'avoir
jamais éprouvé, de leur part, aucune marque de malveillance à cause de
ses opinions religieuses. Bien plus, il constate avec satisfaction que
la publication de son ouvrage, d'une tendance protestante, l'_Histoire
de la Réforme en Pologne_, n'a pas changé, à son égard, les sentiments
de ses amis et de ses parents; mais qu'au contraire, malgré des
opinions religieuses diamétralement opposées aux siennes, la plupart
d'entre eux ont rendu une justice complète à la sincérité de ses
convictions.

Nous espérons que le public éclairé de l'Europe fera de même.



CHAPITRE PREMIER.

LES SLAVES.

     Origine de nom des Slaves. -- Hérodote en parle. -- Tacite, Pline
     et Ptolémée en font mention. -- Ils s'étendent au Sud et à
     l'Ouest. -- Leur caractère et leurs moeurs. -- Conquête et
     extermination des peuples situés entre l'Elbe et la Baltique. --
     Quelques mots sur les Wendes de la Lusace. -- Oppression des
     Slaves par les Germains, et leur résistance au Christianisme. --
     Renaissance de l'animosité nationale entre les Allemands et les
     Slaves à notre époque. -- Religion des anciens Slaves. --
     Hospitalité, caractère doux et pacifique, probité des Slaves
     idolâtres attestée par les missionnaires chrétiens. -- Anecdote
     qui rappelle les peuples hyperboréens. -- Leur bravoure et leur
     habileté militaire. -- Leur courage à supporter les fatigues et
     les tourments. -- Progrès rapide du Christianisme parmi eux, dès
     qu'il est prêché dans leur langue. -- Royaume de la
     Grande-Moravie. -- Traduction des Écritures en slavon, et
     introduction de la langue nationale dans le culte religieux par
     Cyrille et Méthodius. -- Persécution de ce culte par l'Église
     catholique romaine. -- Les rois de France prêtaient leur serment
     de couronnement sur un exemplaire des Évangiles slaves.


Un écrivain éminent d'Allemagne, Herder, fait remarquer que les
nations slaves occupent une plus large place sur la terre que dans
l'histoire. La distance qui séparait de l'Empire romain les pays
habités d'abord par ces peuples, lui paraît en être la principale
raison. Ils ne furent connus sous le nom de Slaves que dans le VIe
siècle par les écrivains byzantins[7], et ceux de l'Europe
occidentale. Toutefois, le père des historiens n'avait pas ignoré
leur existence; car, on ne peut, un seul instant, mettre en doute que
les peuples cités par Hérodote dans le livre de ses histoires qui a
nom _Melpomène_, les Callipèdes, les Halisoniens, les laboureurs
scythes, etc., ne soient des Slaves. Si l'on considère leur immense
population, ils ont autant de titres à être une nation autochtone
d'Europe, que les Grecs, les Latins, les Celtes et les Germains. Ils
ne sont pas venus dans cette partie du globe en même temps que les
Huns, les Goths, etc., comme quelques auteurs l'ont supposé. Pline,
Tacite et Ptolémée font mention des Slaves sous le nom de Vindes, de
Serbes, de Slavani, etc.; mais ils n'ont commencé à être bien connus
de l'Ouest et du Sud de l'Europe, qu'après être sortis de leurs
positions primitives à l'Est de la Vistule et au Nord des monts
Carpathes, et s'être étendus par degrés au Sud et à l'Occident.

[Note 7: Les auteurs qui ont parlé des Slaves dans le VIe siècle,
sont: Procope, Jornandès, Agathias, l'empereur Maurice, Jean de Biclar
et Ménandre. Ils les appellent Sclavènes ou Sclaves. Ces formes sont
des corruptions du mot Slaves, ou Slavènes, employé par le peuple même
et par les écrivains allemands qui ont été en rapport avec les Slaves
de la Baltique, tels qu'Adam de Brême, Helmold, etc. L'étymologie du
nom de _Slave_, a été entendue de diverses façons. Les uns dérivent ce
nom du mot _slava_ qui signifie _gloire_ dans tous les dialectes
slaves; et cette opinion semble confirmée par le grand nombre de mots
slaves qui en viennent d'une manière incontestable; par exemple:
_Stanislav_ (Stanislas), fondateur de gloire; _Promislav_, sentiment
de la gloire; _Vladislav_, dominant la gloire, etc. D'autres
étymologistes tirent le même nom de _slovo_, qui signifie, dans tous
les dialectes slaves, _parole_ ou _mot_. Ils s'appuient sur ce fait
que, dans tous les dialectes, on emploie un a ou un o indifféremment,
_slavanié_ ou _slovanié_[7-A]. Pour justifier leur étymologie, ils
allèguent une circonstance curieuse, c'est que toutes les nations
slaves donnent aux Allemands le nom de _Niemietz_, c'est-à-dire
_muets_. Ils expliquent ainsi ce nom. Les Slaves, ne pouvant
comprendre les étrangers, croyaient qu'ils n'avaient qu'un langage
inarticulé, et les appelaient, pour ce motif, _niem_ ou _muets_. Au
contraire, persuadés que seuls ils possédaient le don de la parole (du
moins, intelligible pour eux), ils s'appelaient _Slovanié_,
c'est-à-dire, hommes qui ont le don de la parole. Quelle que soit la
véritable étymologie du nom _Slaves_, on ne peut douter que cette
dénomination de Slaves, Sclaves, Esclaves, Schiavi, ne vienne du grand
nombre des Slaves de la Baltique vendus dans les marchés par les
conquérants germains, ou réduits à un esclavage rigoureux sur leur sol
natal. (Cette circonstance sert à expliquer l'antipathie nationale qui
divise la race allemande et la race slave, et qui, il est triste de
l'avouer, s'est réveillée récemment, en plusieurs occasions, avec une
animosité digne des temps les plus barbares.) On doit remarquer aussi
que tous les écrivains occidentaux appellent les Slaves, _Slavini_,
_Sclaves_, et même _Vinidæ_, _Venedes_ et _Wendes_; ce dernier nom a
été donné par les Allemands aux Slaves de la Baltique, et s'applique
maintenant à ceux de la Lusace et de la Saxe qui s'intitulent
eux-mêmes Serbes. Il est impossible d'établir l'origine de cette
dénomination donnée aux Slaves par les Allemands, ainsi que par les
Finnois et les Lettoniens, mais dont eux-mêmes ne peuvent se rendre
compte; en un mot, de toutes les conjectures faites sur ce sujet,
aucune n'a abouti à un résultat satisfaisant. Je ferai seulement
remarquer que ce n'est pas un cas exceptionnel, qu'on trouve beaucoup
de nations qui ont reçu des étrangers des noms bien différents de ceux
qu'elles se donnent à elles-mêmes. Ainsi, les Allemands s'appellent
_Deutsche_, et sont appelés Allemands par les Français; Germains par
les Anglais comme par les Romains; Niemtzy par les Slaves et les
peuples de l'Est. Les peuples appelés Finnois par les Européens de
l'Occident, s'appellent Suomi ou Suomalaiset et reçoivent des Slaves
le nom de Tchoudy.]

[Note 7-A: Ce qui est la plus probable, c'est que les mots _slovo_,
parole, verbe, discours ([Grec: logos] des Grecs), et _slava_, gloire,
n'étaient, dans l'origine, qu'un seul et même mot employé dans deux
sens différents. L'idée de la gloire, en effet, ne naît que de la
notoriété qu'acquiert un nom ou un évènement divulgué par la parole.
Les verbes _slavit_ et _slovit_, et leurs dérivés _vistavit_ et
_vistovit_, etc., signifiaient probablement, dans l'origine, à peu
près la même chose: _divulguer, développer par la parole_. Le mot
latin _fama_ et le mot français _renommé_ n'ont pas une autre
étymologie. (N. d. T.)]

Les causes de cette émigration extraordinaire sont inconnues; on
l'attribue à une surabondance de population et à la pression exercée
par les nations étrangères de l'Est et du Nord. Quoi qu'il en soit,
cette émigration différa entièrement de l'émigration des races
teutoniques qui conquirent les provinces situées au sud-ouest de
l'Empire romain et des invasions des hordes asiatiques, des Huns, par
exemple, des Avares, et, dans les derniers temps, des Tartares et des
Mongols. Ce fut une invasion pacifique; ils venaient, non dévaster,
mais fonder des colonies. L'écrivain allemand Herder, cité au
commencement de ce chapitre, retrace parfaitement, ainsi qu'il suit,
cet épisode si important dans l'histoire de l'humanité.

«Nous rencontrons, dit-il, les Slaves, pour la première fois sur le
Don, parmi les Goths, plus tard sur le Danube, au milieu des Huns et
des Bulgares. Ils ont souvent porté le trouble dans l'Empire romain en
se réunissant à ces nations, surtout comme leurs associés, leurs
auxiliaires et leurs vassaux. Malgré quelques expéditions, ils ne
formèrent jamais, comme les Germains, un peuple de guerriers
entreprenants et aventureux. Au contraire, ils suivirent pour la
plupart les peuplades teutoniques, occupant paisiblement les terres
que celles-ci avaient évacuées, et se trouvèrent à la fin maîtres du
vaste territoire qui s'étend du Don à l'Elbe et de la mer Adriatique à
la mer Baltique. Sur le versant septentrional des monts Carpathes,
leurs établissements, à partir de Lunebourg, couvraient le
Mecklembourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Saxe, la Lusace, la
Bohême, la Moravie, la Silésie, la Pologne et la Russie; au-delà de
ces montagnes, ils s'étaient d'abord établis en Moldavie et en
Valachie, et s'étendirent de plus en plus jusqu'à ce que l'empereur
Héraclius les eût admis en Dalmatie. Ils étaient aussi très nombreux
en Pannonie, et s'étendirent du Frioul à l'extrémité sud-est de la
Germanie, de sorte que leur territoire avait pour limites l'Istrie, la
Carinthie et la Carniole. En un mot, les pays qu'ils possédaient
forment la partie la plus étendue de l'Europe que, même maintenant,
une seule nation puisse occuper. Ils s'établirent dans les pays
abandonnés par les autres peuples, comme agriculteurs et comme
pasteurs; cette occupation pacifique fut un grand bienfait pour ces
contrées dépeuplées par l'émigration de leurs premiers habitants et
dévastées par le passage destructeur des nations étrangères. Ces
peuples étaient adonnés à l'agriculture et aux divers arts
domestiques; ils faisaient des amas de blé, élevaient les bestiaux, en
un mot, ils cherchaient à tirer parti de tous les produits de leur
sol et de leur industrie. Le long des côtes de la Baltique, à partir
de Lubeck, ils construisirent quelques ports de mer. Vineta, entre
autres villes, située dans l'île de Rugen[8], fut l'Amsterdam des
Slaves. Ils entretinrent un commerce assidu avec les Prussiens et les
Lettoniens, comme le prouve la langue de ces peuples. Ils fondèrent
Kioff sur le Dnieper et Novgorod sur le Wolkhow; ces deux villes
devinrent des comptoirs florissants, elles reliaient le commerce de la
mer Noire à celui de la Baltique, et distribuaient les produits de
l'Orient, au Nord et à l'Ouest de l'Europe. En Allemagne, ils
travaillaient aux mines; ils savaient fondre et couler les métaux,
préparer le sel, manufacturer la toile, brasser l'hydromel, planter
des arbres fruitiers et mener, suivant leur usage, une vie joyeuse,
embellie par la musique. Ils étaient charitables et hospitaliers à
l'excès, vains de leur indépendance quoique soumis et obéissants,
ennemis de la fraude et du vol. Toutes ces qualités cependant ne les
garantissaient pas de l'oppression, ils contribuèrent eux-mêmes à la
perte de leur liberté. En effet, comme ils n'ont jamais combattu pour
la domination du monde, ils n'ont jamais eu de princes héréditaires
belliqueux, d'eux-mêmes ils ont payé tribut pour occuper en paix leur
contrée, et furent toujours opprimés par les autres nations, surtout
par les peuples de race germanique.

[Note 8: Ceci est une erreur. Vineta ou Julin était située à
l'embouchure de l'Oder et non dans l'île de Rugen.]

»Les richesses qu'ils devaient au commerce, furent évidemment la cause
des attaques dont ils furent l'objet depuis Charlemagne[9]; la
religion chrétienne en était le prétexte: il convenait bien mieux à
l'héroïque nation des Francs de traiter en esclave un peuple
industrieux, adonné à l'agriculture et au commerce, que de s'appliquer
eux-mêmes à ces arts pacifiques. Ce que les Francs avaient commencé,
les Saxons l'achevèrent. Les Slaves furent ou exterminés ou réduits en
esclavage en masse, par provinces, et les évêques et les nobles se
partagèrent leurs dépouilles. Les Allemands du Nord ruinèrent leur
commerce sur la Baltique. Vineta périt misérablement sous les coups
des Danois, et ce qui reste de ce peuple en Allemagne, peut se
comparer aux Péruviens échappés aux Espagnols. Est-il donc étonnant
qu'après des siècles d'esclavage, avec l'exaspération profonde de ce
peuple contre ces despotes et ces brigands qui se paraient du nom du
Christ, leur caractère, si doux jadis, soit devenu cruel, dissimulé,
et ait dégénéré en une indolence servile? Et cependant leur ancien
caractère se laisse encore apercevoir, là surtout où ils jouissent de
quelque degré de liberté[10].» (_Ideen zur Philosophie der
Menschheit_, vol. IV, chap. IV.)

[Note 9: Le mot _attaque_ est faible; _brigandages_ et _rapines_
seraient plus conformes à la vérité.]

[Note 10: L'âme généreuse de Herder exprimait, il y a quatre-vingt
ans, ces regrets sur la décadence du caractère national des Slaves qui
subsistent encore en Allemagne, c'est-à-dire des Wendes de la Lusace.
Ils avaient pour fondement des données inexactes fournies par des gens
envieux et mal disposés, ou bien ce malheureux état de choses a
disparu avec les progrès de la civilisation. Elle a mis fin à
l'oppression qui pesait sur ces restes de la race slave en Allemagne:
on le voit d'une manière évidente, d'après le portrait suivant de
cette population fait par un écrivain moderne d'Allemagne:

     «C'est un peuple (les Wendes) vif, robuste, laborieux, appliqué
     aux travaux de l'agriculture et de la pêche. Son assiduité à
     l'église, les souhaits et les expressions pieuses qu'il emploie
     souvent, sa droiture et la pureté de ses moeurs, témoignent de la
     force de ses sentiments religieux. On s'accorde à reconnaître sa
     frugalité, sa propreté, sa fidélité conjugale, et une foule
     d'autres excellentes qualités. Les Wendes sont pacifiques, et,
     comme beaucoup d'autres peuples slaves, ils n'ont pas d'esprit
     militaire; cependant ils sont pleins d'audace pour défendre leurs
     foyers, et leurs recrues bien disciplinées ont mérité, en maintes
     occasions, le renom de vaillants soldats. Malgré la plus dure
     oppression, malgré l'esclavage de la glèbe, les Wendes ont
     conservé la bonne humeur, la gaîté qu'ils possèdent comme tous
     les autres peuples slaves, et cet esprit modéré et joyeux qui se
     retrouve dans leurs chants nationaux, si gais. Des chansons
     allègres font retentir les maisons ou les champs, lorsqu'ils
     travaillent ou se réunissent en un cercle joyeux. Ils sont, à la
     lettre, fous de danse. On voit souvent aujourd'hui les femmes qui
     traient les vaches, faire assaut de chants par gageure, et les
     bergers jouer sur des trompes ou des cornemuses leurs airs
     nationaux. Ces airs sont généralement des airs d'amour,
     quelquefois ce sont des plaintes sur la perte ou l'infidélité de
     l'objet aimé. Quelques-uns ont un caractère élégiaque, et sont
     remplis de pensées enthousiastes et étincelantes d'imagination
     sur la beauté de la nature, l'instabilité des choses d'ici-bas,
     la destinée humaine, avec une forte tendance au merveilleux.»
     (_Blicke in die Vaterlandische Vorzeit von Karl Preusker._
     Leipsig, 1843, vol. II, p. 179.)

La faible population qui a sauvé jusqu'ici sa nationalité slave et
n'est pas encore germanisée, bien qu'elle vive au milieu de la race
teutonique, se réduit à environ 144,000 âmes, dont 60,000 subsistent
sous la domination saxonne; le reste appartient à la Prusse; 10,000
environ appartiennent à l'Église catholique romaine; les autres
suivent le luthérianisme. Malgré ce nombre si restreint, ils ont une
littérature nationale, outre la Bible et autres ouvrages de piété.
Elle consiste en collections de chants nationaux, de traditions, de
récits, et aussi en quelques productions modernes. Ils ont une société
littéraire pour le maintien de leur langue et de leur littérature
nationale. Cette société est surtout composée de membres du clergé
catholique et protestant.]

Les Allemands ont exercé sur les Slaves de la Baltique une oppression
qui dépasse tout ce que cette race malheureuse eut à souffrir, au Sud,
des Turcs, à l'Est, des Mongols. En effet, la conduite de ces
infidèles à l'égard des Slaves conquis, fut pleine d'humanité si on la
compare aux traitements que leur firent subir les Allemands baptisés
(car je ne puis les appeler chrétiens). Les Mongols qui conquirent les
provinces du Nord-Est de la Russie, sous les descendants du terrible
Gengis-Khan, et qui sont la personnification des peuples sauvages et
barbares, laissèrent aux chrétiens une liberté entière en religion.
Ils exemptèrent même les membres du clergé et leurs familles de la
capitation imposée aux autres habitants. Ils ne les privèrent point de
leur territoire, et jamais ne leur prescrivirent l'oubli de leur
langue nationale, de leurs moeurs et de leurs coutumes. Les Mahométans
osmanlis, laissèrent aux Bulgares et aux Serbes subjugués, leur foi,
leurs propriétés et leurs institutions locales et municipales. Au
contraire, les chrétiens d'Allemagne, princes et évêques, se
partagèrent les terres des Slaves qui, par provinces entières, furent
exterminés ou réduits en servitude[11].

[Note 11: Herder, cité plus haut.]

Les Turcs admirent les Slaves qui, par force ou par persuasion,
avaient embrassé l'Islamisme (les Slaves de Bosnie), à tous les droits
et priviléges dont ils jouissaient eux-mêmes; quelques-uns occupèrent
les dignités les plus élevées de la Porte ottomane, et même celle de
vizir, tandis que les Allemands étendirent leurs persécutions jusque
sur les descendants chrétiens de leurs victimes. Ils furent réduits en
esclavage, sans pouvoir rester dans les villages habités par les
colons allemands établis sur leurs propres terres. Ils étaient exclus,
en outre, des compagnies ou corporations de commerce.

Une loi, à Hambourg, établissait que quiconque aspirait au titre de
bourgeois de cette ville, eût à prouver qu'il n'était pas d'origine
slavonne. Beaucoup de documents officiels prouvent que les
persécutions des conquérants allemands continuèrent long-temps après
la soumission définitive et la conversion de cette race
malheureuse[12]; un écrivain allemand rapporte que, long-temps après
l'établissement de la religion chrétienne, un Slave, rencontré sur une
grande route et qui ne pouvait justifier d'une façon satisfaisante son
départ de son village, était exécuté sur place ou tué comme un vil
animal[13]. Il ne faut donc pas s'étonner que la langue slave, qui
s'étendait, à l'Ouest, jusqu'à la rivière Eyder, et au Sud, au-delà
des rives de la Saale, ait disparu à la fin: ceux qui le parlaient,
ont été, soit exterminés, soit entièrement dénationalisés et changés
en Allemands[14].

[Note 12: Ainsi, par exemple, Meinhard, évêque d'Halberstadt,
décrétait, en 1248, que les habitants slaves de quelques places
dépendantes du couvent de Bistorf, seraient chassés et remplacés par
des Allemands bons catholiques, au cas qu'ils refusassent d'abandonner
ce qu'il appelle leurs coutumes païennes. L'évêque de Breslau
ordonnait, en 1495, que tous les paysans polonais d'une place appelée
Woitz, apprissent en deux ans l'allemand, sous peine d'expulsion.]

[Note 13: _Gebhardi Geschichte der Wenden_, p. 260. Cet auteur n'est
nullement favorable aux Slaves, et son ouvrage est fait sur les
témoignages d'un autre écrivain allemand, contemporain de ces
événements.--Helmold, _Chronicon Slavorum_.]

[Note 14: Les Slaves, forcés de se conformer extérieurement aux rites
du christianisme, depuis environ soixante ans, se soulevèrent avec
succès contre leurs oppresseurs en 1066 année de la conquête de
l'Angleterre par les Normands. Ils détruisirent toutes les églises,
tous les couvents, sacrifièrent à leurs dieux, dans la ville de
Lubeck, l'évêque de Mecklembourg, et chassèrent de leur pays les
Allemands et les Danois. Krouko, prince de l'île de Rugen, qu'ils
appelèrent au trône, conquit le Holstein, et le conserva à la paix
qu'il fit accepter aux Danois et aux Allemands. Les Slaves rétablirent
le culte idolâtre de leurs pères, et jouirent d'une paix complète
pendant quarante années. Mais Krouko fut tué au commencement du XIIe
siècle. Les agressions des Allemands et des Danois recommencèrent, et
les Slaves soutinrent cette lutte inégale jusqu'en 1168. Cette
année-là, leur roi Pribislav reçut le baptême et fut créé prince de
l'Empire germanique; ses descendants continuent, dans la maison
princière de Mecklembourg, la seule dynastie slave encore subsistante.
L'île de Rugen, le dernier rempart de l'indépendance et de l'idolâtrie
slaves, fut conquise et convertie l'année suivante, 1169, par Waldemar
Ier, roi de Danemark. Les descendants du roi national de l'île se sont
perpétués jusqu'à nos jours, et sont représentés par le prince de
Putbus. La langue slave alla en s'éteignant dans les contrées qui
entourent Leipsig jusqu'à la fin du XIVe siècle, et le dernier homme
qui la parla en Poméranie, mourut, dit-on, en 1404. Le service divin
dans la même langue se continua à Wustrow dans le duché de Lunebourg,
royaume du Hanovre, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Les habitants du
district de Luchow, situé dans le même duché et qui s'appelle
communément Wendland ou terre des Wendes ou Slaves, parlent encore
aujourd'hui un dialecte particulier d'allemand, mélangé de mots
slavons. Les seuls Slaves de l'Allemagne qui ont conservé leur
nationalité, sont les Wendes de Lusace, dont nous avons déjà parlé.]

En rappelant cet assassinat d'une nation par l'autre, je n'ai pas
écouté les accusations intentées par le parti opprimé. Les plaintes de
la victime se sont perdues dans la suite des temps, et les Slaves de
la Baltique n'ont pas eu, comme les Mexicains, un Ixtlilxochilt, comme
les Péruviens, un Garcilasso de la Vega, pour dénoncer à la postérité
les griefs de leur nation. C'est des oppresseurs eux-mêmes, qu'est
parti le premier témoignage contre les cruautés de leurs compatriotes,
et il faut le dire à l'honneur de l'humanité, il s'est trouvé, parmi
les Allemands, des gens vertueux, de véritables prêtres du Christ, qui
élevèrent une voix courageuse contre la conduite barbare et inhumaine
des princes et des nobles; car, sous le prétexte de convertir les
Slaves idolâtres à la religion chrétienne, ils leur faisaient éprouver
une oppression plus cruelle que les persécutions exercées par des
païens.

On dira peut-être, à quoi bon ranimer le souvenir d'anciennes cruautés
qu'il vaut mieux ensevelir dans l'oubli du passé? Sans doute; mais
malheureusement le contraire a lieu. Depuis quelques années, une lutte
s'est établie entre les écrivains slaves et allemands; et tous, dans
leur polémique, donnent une grande importance à l'histoire de leurs
mutuelles relations. Mais, ce qui est le plus regrettable, les
animosités nationales entre les deux races ne se sont pas bornées aux
écrits des historiens: elles ont été entretenues par les pamphlets,
les journaux, et ont même abouti à des collisions, comme à Posen et à
Prague. Cette malheureuse disposition se développe avec une très
grande force, et l'on peut craindre qu'elle ne produise de tristes
résultats pour les deux races humaines et pour l'humanité en général;
on n'a donc nullement le droit, suivant moi, de présenter, sous des
couleurs favorables, une injustice qui est un fait: il vaut mieux
l'exposer devant le tribunal de l'opinion publique en Europe, qui
trouvera, peut-être, quelques moyens de remédier, avant qu'il soit
trop tard, aux conséquences, autrement inévitables, de ce déplorable
état de choses. Il est d'ailleurs impossible de comprendre nettement
tout l'effet des doctrines religieuses sur le caractère national des
Slaves. La propagation de ces doctrines parmi cette même nation,
concorde avec les causes de son succès et de sa chute.

Je désire surtout que les protestants étrangers, acquièrent une
connaissance parfaite des causes et des effets auxquels je fais
allusion; eux seuls, en effet, pourront se former une juste idée de
l'histoire religieuse des Slaves et du mouvement religieux qui, sans
aucun doute, suivra le mouvement politique qui agite aujourd'hui cette
nation avec une force sans cesse croissante.

Mais, avant de décrire la conversion des nations slaves à la religion
de l'Évangile, je ferai une espèce de tableau de leur idolâtrie, de
leurs moeurs, coutumes, de l'état de leur civilisation sous le
paganisme. La condition sociale et morale d'un peuple a toujours une
grande influence sur ses révolutions religieuses.

«Les Slaves, dit Procope[15], honorent un Dieu, maître du tonnerre;
ils le reconnaissent pour le seul Dieu de l'univers, et lui offrent
des animaux et différentes sortes de victimes. Ils ne croient pas que
le destin ait aucun pouvoir sur les mortels. Sont-ils en danger de
périr par la maladie ou le fer de l'ennemi, ils font voeu à Dieu de
lui offrir des sacrifices s'ils échappent à la mort. Ils honorent
encore les fleuves, les nymphes, et quelques autres divinités; ils
leur offrent des sacrifices et font en même temps des pratiques de
divination.» Ce tableau de la religion slavonne s'accorde avec le
récit de Nestor; il raconte que la principale divinité des Slaves,
adorée à Kioff, à Novgorod et ailleurs, était Péroun, ou le tonnerre.
Cette idole était en bois, avec une tête d'argent et des moustaches
d'or. Le même auteur cite les noms d'autres divinités, mais sans
décrire leurs attributs[16].

[Note 15: _De Bello Gothico._]

[Note 16: Nestor, moine de Kioff, le plus ancien historien des Slaves,
vivait dans la seconde moitié du XIe siècle.]

Les détails que les chroniqueurs bohêmes et polonais donnent sur les
anciennes divinités de leur pays, laissent beaucoup à désirer. Ce sont
des traditions recueillies long-temps après la disparition de
l'idolâtrie; et leur tentative de les accorder avec la mythologie
grecque et romaine, donne à penser que leur imagination a souvent
suppléé au manque de connaissances précises sur ce sujet. Les seules
divinités que l'on puisse affirmer avoir été adorées dans la patrie
primitive des Slaves, c'est-à-dire la Pologne et la Russie, sont
celles dont le souvenir se conserve encore, en partie, dans les chants
populaires, les fêtes et les superstitions de ces contrées. Les
principales de ces divinités sont: _Lada_[17], que l'on croit la
déesse des plaisirs et de l'amour; _Kupala_, le dieu des fruits de la
terre; et _Koleda_, le dieu des fêtes. Le nom de _Lada_, dans
certaines parties de la Russie, reparaît dans des chants et des danses
qui ne reviennent qu'à certaines saisons de l'année. La fête de
_Kupala_ se célèbre, le 23 juin, par des feux de joie autour desquels
le peuple danse. Ce dieu a ainsi survécu à l'extinction de l'idolâtrie
nationale, et son culte se perpétue en un certain degré dans plusieurs
parties de la Pologne et de la Russie; la jeunesse des villages danse
autour de feux allumés, le soir avant la Saint-Jean-Baptiste (23
juin): elle donne à ce saint le nom de _Jean Kupala_[18]. La fête de
_Koleda_ a lieu le 24 décembre, et il est à remarquer qu'en Pologne et
dans plusieurs autres parties de la Russie, ce nom remplace celui de
fête de Noël: on s'en sert encore pour plusieurs cérémonies pratiquées
en ce jour.

[Note 17: _Lad_ signifie, dans les langues slaves, _ordre_, _tact_, et
sert de racine à plusieurs mots.]

[Note 18: Il faut remarquer que, dans beaucoup de contrées, le soir de
la Saint-Jean, on allume des feux de joie, qui probablement ont
rapport au solstice d'été.]

Quant au culte des nymphes des rivières, dont parle Procope, on peut
en retrouver des traces de nos jours. La croyance aux fées et aux
autres êtres fantastiques qui habitent les bois, l'eau et l'air, est
encore vivace chez les paysans de plusieurs contrées slaves, et s'est
conservée dans de nombreuses traditions populaires, dans des chants et
des pratiques superstitieuses. Tous ces restes de la mythologie
slavonne ont été recueillis avec un soin particulier, et les travaux
de quelques savants slaves ont jeté une vive lumière sur cette
question. Toutefois, les seules données certaines que nous ayons, sont
ce que rapportent, sur les Slaves de la Baltique, des auteurs
européens, voisins de ces peuples et témoins oculaires (du moins
quelques-uns) de ce qu'ils décrivent. Un hasard heureux a même
conservé jusqu'à nos jours les objets qu'adoraient les Slaves[19]. Je
donnerai donc sur l'idolâtrie slave, des détails que l'on peut
admettre comme positifs.

[Note 19: Une collection considérable d'antiquités slaves fut trouvée,
vers la fin du XVIe siècle, en creusant le sol, dans le village de
Prillwitz, sur le lac Tollenz, dans le Mecklembourg. On croit que ce
village occupe la place où Rhetra, temple célèbre des Slaves, fut
élevé. Cette découverte resta ignorée du monde savant jusqu'en 1771,
où le docteur March, chapelain du duc de Mecklembourg, en publia une
description accompagnée de gravures. Ces antiquités furent trouvées
dans deux vases de métal qu'on croit avoir servi aux sacrifices, et
qui étaient placés de manière que l'un servît de couvercle à l'autre.
Quelques inscriptions étaient gravées sur ces vases; malheureusement
on les fondit pour faire une cloche, avant de les donner à examiner à
des personnes compétentes en inscriptions. Ces vases renfermaient des
idoles et quelques objets qui servaient à l'accomplissement des
sacrifices. Tous ces objets sont composés du mélange de divers métaux,
mais non dans la même proportion; plusieurs contiennent beaucoup
d'argent, tandis que d'autres n'en ont pas du tout. Quelques-uns
portent des inscriptions slaves, en caractères runiques, mais mutilées
pour la plupart.]

La divinité la plus célèbre des Slavons de la Baltique était
_Sviantovit_ ou _Sviantovid_[20], dont le temple et l'idole étaient à
Arkona, capitale de l'île de Rugen. En 1168, Waldemar, premier roi de
Danemarck, détruisit ce dernier vestige de l'idolâtrie slave. Un
historien danois contemporain, Saxo Grammaticus, qui, probablement,
assistait à l'expédition[21], donne les détails suivants sur
Sviantovit et son culte:

«Au milieu de la ville, sur un terrain aplani, s'élevait un temple,
construit artistement en bois. Sa magnificence et la sainteté de
l'idole qu'il renfermait, l'avaient mis en grande vénération.

[Note 20: Le premier de ces noms signifie en slavon _saint_ guerrier
ou conquérant, le second _sainte vue_; la description de l'idole
montrera que les deux interprétations se justifient également bien.]

[Note 21: Il était secrétaire d'Absalon, archevêque de Lund, qui
commandait l'expédition sous le roi.]

»Les murs intérieurs de l'édifice étaient d'un travail achevé, et
couverts des images de divers objets, peintes d'une manière grossière
et imparfaite. Il n'y avait qu'une seule entrée; le temple lui-même
avait une double enceinte. L'enceinte extérieure consistait en une
muraille surmontée d'un toit peint en rouge. La partie intérieure,
surmontée par quatre poteaux, avait, au lieu de murailles, des
tentures de tapisserie. Le même toit les abritait toutes deux. L'idole
placée dans cet édifice, dépassait de beaucoup la taille humaine. Elle
avait quatre têtes et autant de cous, deux poitrines et deux dos,
tournés de côtés différents. La barbe était soigneusement peignée, et
la chevelure rasée de près. Dans la main droite, elle tenait une corne
faite de plusieurs métaux; et, chaque année, le prêtre chargé du
culte de cette idole, la remplissait de vin[22]. Le bras gauche de la
divinité était courbé, sur le côté, dans la forme d'un arc; son
vêtement descendait jusqu'aux jambes, et celles-ci étaient formées de
différentes sortes de bois si bien jointes, qu'un examen attentif
pouvait seul découvrir les pièces du rapport. Les pieds posaient sur
le sol, où ils étaient même enfoncés. Non loin de l'idole, étaient
rangés avec art, son épée, sa bride et les autres objets qui lui
appartenaient; parmi eux brillait surtout son épée, d'une grandeur
démesurée, avec une poignée d'argent et un fourreau d'un travail
merveilleux. Voici quelles étaient les cérémonies de son culte
solennel:--Tous les ans, après la moisson, la population s'assemblait
devant le temple; on y immolait des bestiaux, et on faisait un repas
solennel, considéré comme une cérémonie religieuse.

[Note 22: Peut-être d'hydromel, boisson nationale des Slaves.]

»Le prêtre qui, contrairement à l'usage du pays, se faisait
reconnaître à la longueur de sa chevelure et de sa barbe, nettoyait
d'abord, au commencement de la cérémonie, l'intérieur du temple, où
seul il avait accès. En accomplissant cette tâche, il retenait avec
soin sa respiration, pour ne pas souiller la présence de la divinité
par l'impureté d'une haleine mortelle. Il sortait du temple toutes les
fois qu'il voulait respirer. Le jour suivant, lorsque le peuple était
réuni devant les portes du temple, le prêtre apportait la corne qu'il
avait prise aux mains de l'idole, et augurait du bonheur de l'année
suivante d'après son contenu. Si la liqueur avait baissé, il prédisait
la disette, sinon l'abondance. Il ordonnait alors d'épargner les
provisions, ou bien d'en être prodigue. Il renversait ensuite le
contenu de la corne aux pieds de l'idole, sous forme de libation, et
le remplaçait par du vin nouveau; puis il adressait à sa divinité des
prières pour lui-même, pour le salut de la contrée et de ses
habitants, pour l'accroissement de leurs biens, pour la défaite des
ennemis, et vidait la corne tout d'un trait. Après l'avoir remplie de
nouveau, il la replaçait dans la main droite de l'idole. Un épais
gâteau rond, fait avec du miel, lui était aussi offert par le prêtre.
Celui-ci plaçait le gâteau entre lui-même et le peuple, et demandait
aux assistants s'ils pouvaient le voir par dessus. S'ils répondaient
oui, il les invitait à se munir, pour l'année suivante, d'un gâteau
capable de le dérober à leur vue. Il finissait par bénir le peuple, au
nom de l'idole, et par l'exhorter à témoigner sa ferveur par des
sacrifices fréquents, promettant, en récompense, la victoire sur terre
et sur mer. Le reste du jour était consacré à des festins, et
l'assemblée consommait les offrandes faites au dieu. Dans cette fête,
l'intempérance était un acte de piété, la sobriété un péché. Chaque
année, hommes et femmes donnaient une pièce d'argent pour l'entretien
et le culte de l'idole. Le tiers des dépouilles prises sur l'ennemi
lui était consacré; on les devait à son appui. Le même dieu avait 300
chevaux, autant de soldats, qui faisaient la guerre en son nom. Tout
leur butin revenait au prêtre de l'idole; il l'employait à décorer
l'intérieur du temple, et l'enfermait sous clef dans des salles
secrètes, où une immense quantité d'argent et de magnifiques
vêtements, pourris par le temps, étaient amoncelés. Il y avait aussi
un nombre considérable d'offrandes faites par ceux qui désiraient se
concilier la faveur du dieu. La Slavonie[23] n'était pas la seule à
offrir de l'argent à cette idole: tous les rois voisins lui envoyaient
des présents, sans penser au sacrilége dont ils se rendaient
coupables. Ainsi, entre autres, Suénon, roi de Danemarck[24], envoya
au dieu, pour se le rendre favorable, une coupe d'un travail achevé,
préférant à sa religion une religion étrangère. Il fut puni de ce
sacrilége par une mort violente et misérable. Le même dieu avait
d'autres temples dans différents endroits, sous la direction de
prêtres d'un rang égal, mais d'un pouvoir moins étendu. Il avait
encore un cheval blanc, réservé exclusivement pour lui. C'était un
péché d'arracher un crin de sa crinière et de sa queue; le prêtre seul
pouvait lui donner de la nourriture et le monter.

[Note 23: Par Slavonie, les chroniqueurs germains entendaient
d'ordinaire le pays des Slaves de la Baltique.]

[Note 24: D'après l'_Histoire du Danemarck_, par Dahlman, ce roi est
Suénon-Grate, qui fut tué en 1157, et non le père de Canut le Grand,
comme on le croit généralement.]

»Sviantovit (c'est le nom de l'idole) combattait sur ce cheval contre
les ennemis de son culte, suivant la croyance des Rugiens. Ce qui
avait donné lieu à cette croyance, c'est que souvent, le matin, on
trouvait dans l'écurie, le cheval du dieu couvert d'écume et de sueur,
comme s'il avait pris un exercice violent et voyagé durant la nuit. On
essayait de prévoir l'avenir au moyen de ce cheval, de la manière
suivante:--Avait-on résolu de porter la guerre quelque part, on
plaçait à terre, devant le temple, trois rangées d'épieux, et le
prêtre, après avoir accompli les prières solennelles, les faisait
franchir au cheval. Si, en passant par dessus les épieux, il levait
d'abord le pied droit, les présages étaient favorables; s'il levait le
pied gauche, ou tous les deux à la fois, les présages étaient
contraires et l'expédition était alors abandonnée.»

Suivant le même auteur, Sviantovit avait un étendard qui donnait à
ceux qui le suivaient le privilége de faire tout ce qu'ils voudraient.
Ils pouvaient piller impunément, même les temples des Dieux, commettre
toutes sortes de violences, sans qu'on les leur imputât à crimes.

Waldemar, roi de Danemarck et conquérant de Rugen, fit mettre en
pièces cette idole si célèbre. Les morceaux servirent à cuire des
aliments: circonstance qui contribua beaucoup à détruire la croyance à
cette divinité.

Les détails de ce culte, et la description de ce temple le plus
célèbre parmi les Slaves, nous ont été conservés par un auteur
contemporain; ils sont authentiques, selon moi, et nous donnent une
idée exacte de l'idolâtrie slave. Cette religion se perpétua encore
sur les bords de la Baltique, trois siècles après la conversion des
autres nations slaves au christianisme.

D'autres tableaux de la même idolâtrie se retrouvent chez différents
écrivains allemands qui vivaient dans le voisinage des Slaves de la
Baltique: quelques-uns même les connaissaient particulièrement.
Toutefois les limites de cet ouvrage ne me permettent pas d'entrer
dans de longs détails, et je terminerai par le passage suivant
d'Helmold, prêtre allemand du Holstein, qui avait eu des rapports
personnels avec les Slaves idolâtres.

«Les Slaves, dit-il, ont différentes sortes d'idolâtrie, et ne
s'accordent pas entre eux dans leurs rites superstitieux.
Quelques-unes de leurs idoles ont des figures bizarres, comme l'idole
de Plunen (Plon, dans le Holstein), appelée _Podaga_. Plusieurs dieux
sont censés habiter dans les bois, et n'ont pas d'images pour les
représenter, tandis que d'autres ont trois têtes et même plus. Par
dessus tant de dieux auxquels ils attribuent la protection de leurs
champs et de leurs forêts, et même le pouvoir de dispenser les peines
et les plaisirs, ils placent dans le ciel un Dieu qui commande à tous
les autres, mais ne s'occupe que des choses célestes. Tous les dieux
sont issus de son sang, et sont plus puissants les uns que les autres,
selon qu'ils tiennent de plus près au grand dieu qui leur assigne
leurs différents emplois.» (_Chronicon Slavorum_, livre I, ch. XXIII.)
La théogonie slave ressemble à celle de la Grèce; dans les deux, les
dieux et les demi-dieux sont issus de la divinité suprême et obéissent
à ses commandements. Toutefois, ce n'est pas ici le lieu de chercher
les rapports de la mythologie slavonne avec la mythologie classique ou
indienne, et je dois passer à la description de l'état moral de la
race qui croyait à cette mythologie.

Tous les auteurs qui ont observé les Slaves sur les bords du Danube et
les rivages de la Baltique, rendent un témoignage favorable de leur
caractère national. «Ils ne sont enclins ni à l'injustice ni à la
fraude», dit Procope; et l'empereur Maurice rapporte qu'ils ne
retenaient pas leurs prisonniers, comme les autres nations, dans un
perpétuel esclavage; ils leur permettaient, après un certain temps, de
retourner dans leur patrie en payant une rançon, ou de rester parmi
eux, libres et bien traités[25]. La vertu principale des Slaves est
l'hospitalité; sous ce rapport, ils l'emportent sur toute autre
nation. Les empereurs Maurice et Léon le philosophe[26], rapportent
que les Slaves accueillaient les voyageurs avec la plus grande
bienveillance. Ils les conduisaient dans d'autres villes, pourvoyaient
à tous leurs besoins, les confiaient même en garde à quelques-uns de
leurs compatriotes qui répondaient de leur sûreté à la personne qui
les avait amenés. S'il arrivait quelque mal à l'étranger, malgré la
vigilance de son hôte, celui-ci était puni par ses voisins ou par ceux
qui lui avaient confié le voyageur. L'hospitalité que les Byzantins
vantent dans les Slaves du Sud, était en égal honneur chez les Slaves
de la Baltique. Adam de Brême dit[27], qu'aucune nation ne les
surpassa en douceur de moeurs, en hospitalité et en obligeance.
Helmold, qui les avait visités lui-même en compagnie de l'évêque
d'Oldembourg, à l'époque de leur exaspération contre les chrétiens
leurs voisins, en fait le plus grand éloge. Il dit avoir appris par
expérience ce qu'il savait déjà par ouï dire, que les Slaves sont le
peuple le plus hospitalier. Si l'un d'eux, ce qui était bien rare,
était convaincu d'avoir éconduit un étranger ou de lui avoir refusé
l'hospitalité, on avait le droit d'incendier sa maison et ses biens,
tous le traitaient d'infâme, de scélérat qui méritait la réprobation
universelle. Le biographe de saint Othon dit que les Poméraniens
tiennent toujours leurs tables chargées de viandes et de boissons[28],
afin que le maître de la maison puisse les offrir à ses hôtes et aux
étrangers à tous les moments de la journée. Le même auteur ajoute ce
qui suit sur la probité des Slaves. «Il règne parmi eux une telle
confiance, dit-il, ils sont si peu enclins au vol et à la fraude, que
jamais ils ne ferment ni leurs coffres ni leurs caisses. Ils ne
connaissent ni clefs ni verroux, et grand est leur étonnement de voir
fermés les coffres et les malles de l'évêque. Ils placent leur linge,
leur argent, leurs objets précieux dans des caisses et des tonneaux
simplement recouverts; ils ne craignent pas le vol, ils ne savent ce
que c'est.» Mais la particularité la plus curieuse que cet auteur
rapporte sur les Slaves de Poméranie, c'est qu'ils reprochaient au
Christianisme son immoralité et surtout le vol et le brigandage qui
dominaient chez les chrétiens, ils blâmaient aussi les cruautés qu'ils
exerçaient les uns sur les autres[29].

[Note 25: _Strategicum_, lib. XI, cap. VIII.]

[Note 26: _Strategicum_, loco citato, et Leonis imperatoris _tactica_,
cap. XVIII, sec. 102, 103.]

[Note 27: «Moribus et hospitalite nulla gens honestior ac benignior
potest inveniri.» (_Historia ecclesiastica_, lib. II, cap. XII.)]

[Note 28: _Vita S. Othonis_, cap. LX.]

[Note 29: «At illi (Pomeranii) inquiunt, nihil nobis ac vobis, patriæ
leges non dimittimus; contenti sumus religione quam habemus. Apud
Christianos, aiunt, fures sunt, latrones sunt; cruciantur pedibus,
privantur oculis, et omnia genera scelorum, christiani exercent in
christianos: absit a nobis religio talis.» (_Vita S: Othonis_, cap.
XXV, p. 673.)]

Les Byzantins et d'autres auteurs de l'Occident ont beaucoup vanté la
chasteté et la fidélité conjugale des femmes slaves. L'empereur
Maurice[30] dit qu'elles sont des épouses dévouées et que souvent
elles s'immolaient sur le cadavre de leurs maris.

[Note 30: _Strategicum_, lib. XI, cap. VIII. L'empereur Léon le
Philosophe répète la même chose dans sa _Tactique_, chap. XVIII, sec.
105. Quelques écrivains regardent cette coutume comme indiquant chez
les Slavons une origine indienne.]

L'Anglo-Saxon saint Boniface, l'apôtre de la Germanie, parle des
Slaves dans une lettre adressée à son compatriote Ethelbald, roi de
Mercie, qu'on accusait de moeurs désordonnées[31]. «Cette nation, la
plus détestable de toutes, comme il l'appelle à cause de son
idolâtrie, a, dit-il, un tel respect pour la fidélité conjugale, que
les femmes se tuent à la mort de leurs maris, et tous vantent à l'envi
leur dévouement.» Il paraît que les femmes slaves partageaient avec
leurs maris les difficultés des expéditions et même les dangers du
combat. Quand les Avares, en 625, firent une tentative infructueuse
contre Constantinople, beaucoup de Slaves qui avaient pris part à
l'expédition y périrent, et les Grecs trouvèrent, après leur retraite,
beaucoup de femmes parmi les morts[32].

[Note 31: Lettre de saint Boniface dans les _Antiquités slaves_ de
Szaffarik.]

[Note 32: Stritter, vol. II, p. 72.]

Voici comme Helmold, que j'ai déjà cité, parle de leurs liens et de
leurs affections de famille[33]: «L'hospitalité et l'amour des parents
sont aux yeux des Slaves les premières vertus. On ne trouve chez eux
ni pauvre ni mendiant; car, lorsque quelqu'un, soit par faiblesse,
soit par l'effet de l'âge, ne peut plus pourvoir à ses besoins, ses
parents le recueillent avec empressement.»

[Note 33: _Chronique des Slaves_, chap. XII.]

J'ai cité l'expression de Herder, où il dit que les Slaves menaient
une vie joyeuse et embellie par la musique: l'anecdote suivante,
rapportée par les écrivains byzantins, prouve quel amour les Slaves
avaient pour la musique et dans quelle paix ils vivaient lorsque leurs
voisins les laissaient en repos.

«En 890, pendant la guerre contre les Avares, les Grecs firent
prisonniers trois étrangers qui, au lieu d'armes, portaient des
cistres. L'empereur leur demanda qui ils étaient. «Nous sommes Slaves,
dirent-ils, et nous habitons à l'extrémité de l'Océan occidental (mer
Baltique). Le khan des Avares a envoyé des présents à nos chefs et
nous a demandé des troupes pour combattre les Grecs. Nos chefs ont
reçu les présents, mais nous ont envoyés au khan des Avares répondre
que notre éloignement nous empêche de lui porter secours. Nous avons
été nous-mêmes quinze mois en chemin. Le khan, plein d'égards pour
notre caractère sacré d'ambassadeurs, nous a laissé retourner dans
nos foyers. Nous avons entendu parler des richesses et de la
bienveillance des Grecs, et nous avons saisi cette favorable occasion
de pénétrer en Thrace. Nous ne connaissons pas l'usage des armes, nous
ne jouons que du cistre. Chez nous, il n'y a pas de fer: nous menons
une vie calme et pacifique sans avoir de guerre, et nous consacrant
uniquement à la musique.»

L'empereur admira le caractère paisible de ce peuple, la haute et
vigoureuse stature de ces étrangers; il les accueillit avec
bienveillance et leur fournit les moyens de regagner leur patrie.
(Stritter, _Memoriæ populorum_, vol. II, p. 53, 54). Cette anecdote
nous fait croire que les récits rapportés par les anciens sur la
félicité et l'innocence des Hyperboréens, ne sont pas si dénués de
fondements qu'on le croit généralement. J'ai déjà cité le passage de
Herder où il décrit l'état avancé du commerce et de l'industrie chez
les Slaves, et je n'ai pas besoin de répéter les témoignages variés
des écrivains contemporains, sur lesquels il a appuyé le tableau qu'il
en trace.

Telle était la condition morale d'un peuple que les Allemands ont
exterminé ou réduit en esclavage. Il ne faudrait pas croire cependant
que les Slavons, pour être aussi industrieux, aussi pacifiques que les
Péruviens, fussent aussi peu propres que ce peuple à la guerre. Il est
très vrai, comme Herder l'a observé, qu'ils payaient d'eux-mêmes un
tribut pour avoir le droit d'habiter en paix leur patrie. Cependant,
quand les circonstances les contraignaient à la guerre, ils devenaient
terribles pour leurs oppresseurs. Dans les combats, ils déployaient un
courage, une adresse, une constance dans les souffrances et les
fatigues, qui rappelle les indomptables Indiens de l'Amérique
septentrionale, plutôt que les Péruviens si soumis. Les écrivains
byzantins qui connaissaient les Slaves par leurs observations
personnelles, racontent qu'ils marchaient au combat sans tuniques et
sans manteaux, et n'ayant qu'une sorte de caleçon pour couvrir leur
nudité. Ils n'avaient point d'armures, ils ne portaient que des
épieux, quelques-uns seulement y joignaient des boucliers. Ils se
servaient d'arcs et de flèches courtes, trempées dans un poison
violent. Ils combattaient toujours à pied, et étaient très habiles à
se défendre dans les défilés, dans les bois, et dans tous les lieux
d'un difficile accès. Par des manoeuvres adroites, ils savaient
attirer l'ennemi dans des embuscades en simulant la retraite. Ils
étaient des plongeurs expérimentés et pouvaient rester sous l'eau plus
long-temps que personne, en recevant l'air au moyen de longs roseaux
qui s'élevaient au-dessus de l'eau.

Ils étaient très adroits à surprendre leurs ennemis dans des
rencontres particulières, et Procope en cite un exemple curieux:
Bélisaire assiégeait la place de Terracine, en Italie, et désirait
vivement s'emparer de quelque assiégé. Dans son armée se trouvaient
beaucoup de Slaves, qui, chez eux, sur le Danube, s'exerçaient à faire
des prisonniers en se cachant sous les pierres et parmi les
broussailles: Bélisaire offrit une riche récompense à celui qui lui
ramènerait tout vif un Goth assiégé. À un certain endroit, près des
remparts, les Goths venaient d'ordinaire couper de l'herbe. Un jour,
dès le matin, un Slave s'y traîna en rampant parmi les hautes herbes
et s'y blottit. Un Goth sort de la ville, et s'avance sans soupçonner
le danger dont il s'approche, et tout occupé à surveiller les
mouvements du camp ennemi. Tout-à-coup le Slave s'élance de sa
cachette, saisit le Goth par derrière et comprime ses mouvements avec
tant de vigueur, que celui-ci ne put faire de résistance et se laissa
emporter jusqu'au camp[34].

[Note 34: _De Bello Gothico, apud Stritter_, vol. II, p. 31.

L'empereur Maurice décrit avec détail la manière dont les Slaves font
la guerre. Sir Gardner Wilkinson a fait la remarque que la manière
dont les Monténégrins de nos jours font la guerre, est tout-à-fait la
même. (Voir son livre: _Dalmatie et Monténégrins_, vol. 1, p. 35.)]

Les Slaves se rapprochaient encore des Indiens de l'Amérique
septentrionale, par leur constance à supporter les tortures que leur
faisaient subir leurs ennemis, pour apprendre le nombre et la position
de leur armée. Ils se laissaient mourir dans les tourments les plus
cruels, sans répondre à une seule question et sans faire entendre une
seule plainte[35].

[Note 35: Stritter, _Memoriæ populorum_, vol. II, p. 89.]

Les exploits militaires des Slaves ne se bornent pas à ces faits
individuels qui demandent plus d'adresse que de valeur. On en trouve
la preuve dans les invasions que les Slaves firent à travers l'Empire
grec. Ils étendirent leurs dévastations de la mer Noire à la mer
Ionienne, défirent souvent les Grecs, surtout à Andrinople en 551, et
pénétrèrent jusqu'aux portes de Thessalonique et de Constantinople.
Cependant ils furent quelques temps soumis à la nation des Avares
d'Asie; ils combattirent avec valeur à l'avant-garde de leurs
conquérants, et firent voir leur courage à l'attaque de Constantinople
en 626, qu'ils faillirent emporter d'assaut[36].

[Note 36: J'ai rapporté plus haut que, dans cette invasion, on trouva
des femmes slaves au milieu des cadavres de leurs maris. Les Grecs
appelèrent les Avares contre les Slaves, mais bientôt après, les mêmes
Slaves reparurent sous la domination des Avares, et beaucoup plus
terribles qu'auparavant. Neuf siècles plus tard, un évènement
semblable se représentait avec les descendants de ces Slaves, avec les
Serviens. Ils imploraient en vain contre les Turcs, l'assistance des
Chrétiens de l'Occident, et surtout de l'empereur Sigismond. Livrés à
leurs seules forces, ils furent défaits dans les plaines de
Kossovo-polé, par le sultan Bajazet, en 1386, et obligés de se
soumettre. Cinq ans après (1391), ils contribuèrent beaucoup à la
victoire des Turcs sur l'empereur Sigismond, à Nicopolis. Je désire
vivement attirer l'attention des esprits réfléchis sur cette
circonstance; il se peut que les populations slaves, dont l'opposition
à la Russie a mis obstacle jusqu'ici à ses projets d'agrandissement,
désespèrent un jour de l'assistance de l'Occident, et contribuent le
plus puissamment à l'exécution de ces mêmes projets.]

Le territoire que les Slaves conquirent sur l'Empire grec, et qu'ils
occupent encore, s'étend jusqu'aux environs d'Andrinople. Pendant deux
siècles et même plus, ils furent maîtres presque de toute la
Morée[37]. Au Nord, ils défendirent trois cents ans leur indépendance
et l'idolâtrie de leurs pères contre le Danemarck, l'Allemagne, et à
l'occasion, contre leurs frères convertis de Pologne.

[Note 37: Voir l'appendice 6.]

Malgré les changements qu'ont fait subir au génie de la nation slave
l'influence du temps, la forme du gouvernement, la religion, le climat
et les autres circonstances, il n'a subi aucune altération dans ses
caractères essentiels; j'ai donné tous ces détails, parce qu'ils nous
apprennent à apprécier les causes qui ont eu de l'influence sur
l'histoire politique et religieuse des Slaves. Ils nous montrent
encore ce que nous pouvons craindre et espérer du mouvement qui agite
aujourd'hui cette race d'une manière si puissante.

Le caractère doux et pacifique de la race slave, la rendait
particulièrement propre à recevoir la doctrine de l'Évangile. Aussi le
Christianisme fit parmi elle de rapides progrès, quand il fut prêché
dans la langue nationale et par des missionnaires qui ne souillaient
pas leurs travaux évangéliques par des vues d'intérêt tout personnel.
Mais on résista au Christianisme jusqu'à la mort, toutes les fois
qu'il devint un instrument politique et qu'il changea les sublimes
préceptes de l'Évangile, la douceur, la patience et l'humilité, en
doctrines viles de soumission absolue au joug abhorré des
envahisseurs. Ce fut malheureusement ce qui arriva aux Slavons de la
Baltique. Leur conversion par les Allemands équivalut à leur
destruction. Les quelques mots de Herder que j'ai déjà cités, le
rappellent d'une manière bien plus véridique. «Les Slaves furent ou
exterminés ou réduits en esclavage dans toutes les provinces, et les
nobles et les évêques se partagèrent leurs dépouilles[38].»

[Note 38: Une vive peinture de l'oppression exercée par les Allemands
sur la nation slave, se trouve dans le discours adressé à Lubeck, par
un chef slave, à l'évêque d'Oldenbourg. Helmold, qui était présent, le
rapporte ainsi: «L'évêque invitait les Slaves à se rendre à
Oldenbourg, à abandonner leurs idoles pour recevoir le baptême, et
renoncer surtout au pillage et à l'assassinat. Pribislav lui
répondit:--«Vénérable prélat, vos paroles sont les paroles de Dieu,
elles sont utiles à notre salut; mais pouvons-nous suivre la voie que
vous nous tracez, au milieu des maux qui nous environnent? Si vous
voulez les connaître, écoutez patiemment mes plaintes. Le peuple que
vous voyez est votre peuple, et nous vous découvrirons nos besoins,
car c'est à notre évêque de nous prendre en pitié. Nos maîtres nous
oppriment avec tant de rigueur, nous imposent tant de tributs et un
esclavage si dur, que la mort nous est plus désirable que la vie.

»Cette année même, nous autres, habitants de ce petit coin de terre,
nous avons payé au duc, mille marcs, cent au comte, et cela ne suffit
pas encore, et chaque jour nous sommes pressurés jusqu'à l'épuisement
de nos ressources. Comment pourrions-nous pratiquer une nouvelle
religion? Comment fonder des églises et recevoir le baptême, lorsque
nous pouvons être forcés chaque jour à prendre la fuite; s'il y avait
là au moins un lieu de refuge pour nous! Traversons-nous la Travène,
(Trawe, dans le Holstein), mêmes calamités nous attendent; nous
retirons-nous à la rivière Panis (Peine en Poméranie), partout les
mêmes maux. Quelle ressource nous reste, sinon de quitter la terre, de
nous embarquer sur mer, et de vivre à la discrétion des vagues? Est-ce
notre faute si, chassés de notre pays, nous troublons la paix des
mers; si nous prélevons nos moyens d'existence sur les Danois et sur
les marchands qui passent? Nos maîtres ne sont-ils pas responsables
des injustices où ils nous réduisent?»

L'évêque lui représenta que cette persécution cesserait du jour où ils
seraient chrétiens; Pribislav répondit: «Si vous désirez que nous
embrassions votre religion, assurez-nous les mêmes droits dont
jouissent les Saxons dans leurs fermes, et de nous-mêmes nous nous
ferons chrétiens, nous bâtirons des églises et paierons les dîmes.»
(Helmold, _Chronicon Slavorum_.)

Outre Helmold, un autre missionnaire allemand, Adam de Brême, a décrit
la tyrannie exercée sur les Slaves par les Allemands, sous prétexte de
religion (Voir son _Histoire ecclésiastique_, livre III, chap. XXV).
J'ai eu l'occasion plus haut d'établir que cette persécution continua
long-temps après la conversion des Slaves. On rencontre avec plaisir
une exception à cette conduite cruelle, dans les missions du prélat
allemand saint Othon, évêque de Bamberg. Il arriva en Poméranie en
1125, sans forces militaires et connaissant parfaitement la langue du
pays. Ses prédications, jointes à son désintéressement et à son
affabilité, convertirent ces peuples, jusque-là rebelles, à toute
tentative d'une conversion forcée.]

Il en fut autrement chez les Slaves du Sud, là l'Évangile fut prêché
dans la langue nationale et ne devint pas un moyen d'acquérir la
richesse et le pouvoir.

Les progrès du Christianisme chez les Slaves doivent dater de leurs
rapports avec les Grecs. Car, malgré les hostilités qui séparèrent de
bonne heure les deux nations, il y eut entre elles des relations
actives de commerce. Beaucoup de Slaves entrèrent au service des
empereurs grecs, et quelques-uns, au VIe et au VIIe siècle, occupèrent
des positions très élevées[39].

[Note 39: Stritter, vol. II, p. 6; le siége patriarcal de
Constantinople fut occupé en 766 par un Slave (Stritter, vol. II, p.
80).]

Les Croates et les Serviens, appelés par l'empereur Héraclius,
descendirent du nord des monts Carpathes et s'établirent dans le pays
qu'ils occupent aujourd'hui. Ils furent les premiers Slaves chez qui
le Christianisme devint la religion dominante. Le roi de Bulgarie[40]
se convertit en 861, et c'est dans ce pays que s'établit d'abord
l'Église chrétienne slave, par la traduction des Écritures.
L'établissement de cette Église s'accomplit dans la Grande-Moravie.

[Note 40: Les Slaves qui s'étaient établis graduellement dans la
Moesie, province grecque, furent conquis en 679, par les Bulgares.
Cette nation, grossière et peu nombreuse, imposa son nom aux vaincus,
mais adopta leur langue, leurs moeurs, et, au bout de deux siècles, se
trouva complètement fondue avec les Slaves. La Bulgarie soutint des
luttes sanglantes contre l'Empire grec et d'autres peuples voisins;
mais, après une guerre malheureuse contre l'empereur Basile II, elle
fut conquise par lui et devint province grecque en 1018. En 1186, elle
recouvra son indépendance; mais, après beaucoup de vicissitudes, elle
fut soumise par les Turcs en 1389, et continua, jusqu'à nos jours, de
former une province de l'Empire ottoman.]

Il ne faut pas confondre le royaume de la Grande-Moravie, avec la
province d'Autriche qui porte aujourd'hui ce nom. C'était un État
puissant, qui s'étendait des frontières de la Bavière à la rivière
Drina en Hongrie, et des bords du Danube et des Alpes, au Nord,
au-delà des monts Carpathes, jusqu'à la rivière Stryi dans le Sud de
la Pologne, et à l'Ouest jusqu'à Magdebourg. Sa période de grandeur
politique fut de peu de durée, mais son influence intellectuelle fut
prédominante durant cette courte période et a laissé des traces qu'on
retrouve encore de nos jours. La traduction des Écritures et de la
liturgie grecque en langue slave, qui s'accomplit dans la
Grande-Moravie, est encore usitée par tous les Slaves qui suivent
cette Église, et même par une partie de ceux qui ont reconnu la
suprématie du pape. Je donnerai donc quelques détails sur ce sujet.

La Moravie tomba, comme les autres nations slaves, sous l'influence de
Charlemagne, et le reconnut, ainsi que Louis le Débonnaire son fils,
pour son suzerain. La Moravie recouvra son indépendance en 873 sous
Sviatopluk ou Sviatopolk, courageux soldat et gouverneur habile. Ce
fut sous le règne de Charlemagne que des missionnaires occidentaux y
introduisirent le Christianisme. On y érigea des évêchés sous la
juridiction de l'archevêque de Passau et sous celle de l'évêque de
Salzbourg. Mais la conversion du peuple accomplie par des prêtres
étrangers, peu versés dans la langue du pays, ne fut que nominale.
Aussi le prince morave Rostislav, prédécesseur de Sviatopluk,
demanda-t-il en 863 à l'empereur grec Michel, de lui envoyer des
hommes instruits qui connussent la langue slave. Ils devaient traduire
les Écritures en slavon, et organiser le culte public selon les moeurs
du pays. Laissons parler le plus ancien chroniqueur slave, Nestor,
moine de Kioff.

«Les princes moraves, Rostislav, Sviatopolk et Kotzel, envoyèrent dire
à l'empereur Michel: «Notre contrée a reçu le baptême, mais nous
n'avons pas de prédicateurs éclairés pour nous instruire et nous
traduire les livres sacrés; nous n'entendons ni le grec ni le latin.
Les uns nous enseignent une chose, les autres une autre, nous ne
pouvons donc comprendre ni le sens ni la portée des Écritures.
Envoyez-nous des doctes pour nous expliquer les Écritures et nous en
montrer le sens.»

»L'empereur Michel, après avoir entendu cette lettre, fit venir ses
philosophes et leur montra le message des princes slaves; ceux-ci lui
répondirent: «Il y a à Thessalonique un homme du nom de Léon. Ses deux
fils connaissent tous deux la langue slave et sont tous deux des
philosophes instruits.» L'empereur fit dire à Léon d'envoyer à la cour
ses deux fils, Méthodius et Constantin. Ils vinrent, et Michel leur
dit: «Les peuples slaves me demandent des savants pour leur traduire
les Saintes-Écritures.» Sur l'ordre de l'empereur, ils allèrent
trouver dans les pays des Slaves les princes Rostislav, Sviatopolk et
Kotzel. À leur arrivée, ils composèrent un alphabet slavon et
traduisirent les Évangiles et les actes des apôtres. Les Slaves furent
dans la joie en entendant chanter la magnificence du Seigneur dans
leur propre langue, lorsque les Grecs eurent traduit le psalmiste et
les autres livres.» (_Annales de Nestor_, texte original, édition de
Saint-Pétersbourg, 1767, pages 20, 23.)

Quelques savants slaves de distinction pensent que Méthodius et son
frère Constantin, mieux connu sous le nom du moine Cyrille, ont
commencé la traduction des Écritures en Bulgare et inventé alors
l'alphabet slavon. Mais que l'invention de l'alphabet et la traduction
des écritures aient été effectuées d'abord en Moravie ou y aient été
apportées par Méthodius et Cyrille, c'est dans ce pays que les pieux
travaux de ces saints hommes ont reçu leur plus entier développement,
par la complète organisation du service divin dans la langue du pays.

Toutefois, il faut remarquer cette circonstance-ci. Quoique Cyrille et
Méthodius aient établi le service divin en slavon, selon les rites de
l'Église grecque, ils restèrent toujours sous l'obéissance du pape
romain, et ne passèrent pas sous celle des patriarches de
Constantinople. C'était précisément alors le commencement de ce grand
débat qui se termina par la séparation complète des deux Églises.
L'établissement du culte slave en Moravie, où le service latin avait
été introduit, excita la colère du clergé allemand qui en dénonça les
auteurs au pape Nicolas Ier. Le pape somma les deux frères de
comparaître devait lui. Ceux-ci obéirent et surent si bien se
justifier, que le pape Adrien Ier, successeur de Nicolas, confirma le
mode de culte qu'ils avaient établi et créa Méthodius archevêque de
Moravie. Cyrille refusa la dignité épiscopale qu'on lui offrait en
même temps, entra au couvent, et y mourut peu après. De semblables
accusations obligèrent Méthodius à reparaître à Rome en 879. Il obtint
du pape Jean VIII, la confirmation de la liturgie slave, mais à
condition qu'en emploierait en même temps le latin, et que celui-ci
aurait la préséance sur la langue slave. Les hostilités contre la
liturgie slave allèrent toujours en croissant, et après la mort de
Méthodius, elles dégénérèrent en persécution violente. Des prêtres qui
défendaient le culte de Dieu dans la langue nationale, furent chassés
de leur patrie par l'influence allemande. L'État de Moravie fut
détruit en 907 par les Magyars ou Hongrois idolâtres. Quand les
conquérants furent convertis au Christianisme en 973, le service latin
fut établi parmi eux, et la liturgie slavonne disparut. Elle subsista
quelque temps en Bohême et en Pologne. J'aurai plus tard occasion de
donner quelques détails sur ce sujet dans les chapitres relatifs à ces
contrées.

Les caractères slavons inventés par Cyrille ne sont qu'une
modification de l'alphabet grec, avec l'addition de quelques lettres
empruntées aux alphabets orientaux, et qui ont pour but d'exprimer
certains sons particuliers au slavon, mais étrangers à la langue
grecque. Le synode provincial de Salone (en Dalmatie), en 1060,
déclara cet alphabet slavon une invention diabolique et Méthodius un
hérétique. Cependant, de nos jours encore, il continue à être en usage
dans les livres de piété, chez tous les Slaves qui suivent la religion
grecque, et même parmi quelques-uns de ceux qui reconnaissent la
suprématie du pape.

Un autre alphabet slavon est en usage pour les cérémonies sacrées dans
quelques églises de Dalmatie qui, fidèles au dogme et aux rites de
l'Église catholique romaine, ont le privilége d'accomplir le service
divin dans leur langue. Il est connu sous le nom d'alphabet glagolite,
et son origine est attribuée à saint Jérôme, né en Dalmatie. Cette
opinion ne soutient pas l'épreuve de la critique historique. Saint
Jérome est mort en 420, bien avant l'établissement des Slaves dans sa
patrie. C'est pourquoi Dobrowski, un des savants slaves les plus
éminents, a-t-il supposé qu'après la prohibition de l'alphabet de
Cyrille par le synode de Salone, en 1060, les caractères glagolites
ont été inventés par quelques prêtres slaves de Dalmatie, qui, pour
sauver la liturgie nationale, ont attribué ces caractères à saint
Jérôme. Cette supposition, généralement admise depuis quelque temps, a
été réfutée par Kopitar, conservateur de la bibliothèque impériale à
Vienne, qui fait autant autorité que Dobrowski sur les questions
slaves. Kopitar a établi, par la découverte d'un vieux manuscrit
glagolite, que cet alphabet est au moins aussi ancien que celui de
Cyrille, bien qu'on ne puisse déterminer l'époque de son origine[41].

[Note 41: Voici un fait curieux. Les Évangiles sur lesquels les rois
de France, à leur couronnement, prêtaient serment dans la cathédrale
de Reims, sont slaves, écrits en partie avec les caractères de
Cyrille, en partie avec les caractères glagolites. Pierre le Grand, en
visitant Reims, en 1719, découvrit le premier cette circonstance. Le
savant slave si connu, Hanka, a publié, en 1846, à Prague, une
histoire de ce manuscrit, illustrée de _fac-simile_, etc. Voici ce
qu'il en dit: «Ce manuscrit fut offert par l'empereur Charles III, roi
de Bohême, au couvent d'Emmaüs, comme un précieux monument écrit par
saint Procope, abbé au couvent de Sazava. Il fut enlevé du couvent par
les Hussites, qui le sauvèrent de la destruction, dans leur vénération
respectueuse pour le rituel slave. On le trouve ensuite à
Constantinople, sans qu'on sache comment il y fut porté. On croit
qu'il y fut envoyé en présent par le roi hussite de Bohême, George
Podiebrad, à l'époque où il négocia un rapprochement avec l'Église
grecque. Ce livre était magnifiquement relié, et enrichi d'or, de
pierres précieuses et de saintes reliques. Un siècle environ plus
tard, en 1546, un peintre de Constantinople, nommé Paleokappas, qui
trafiquait d'objets précieux, le porta au concile de Trente. Le
cardinal de Lorraine l'y acheta et en fit présent à la cathédrale de
Reims, dont il était archevêque. Il disparut durant la première
révolution. Quelques années plus tard, un Russe très instruit,
Alexandre Tourguéneff, le découvrit dans la bibliothèque publique de
Reims, où il avait été déposé sous le consulat de Napoléon; mais il
n'avait plus cette magnifique reliure qui l'avait fait placer parmi
les ornements du sacre des rois.»]



CHAPITRE II.

BOHÊME.

     Origine de ce nom, et premiers temps historiques. -- Conversion
     au Christianisme. -- Vaudois réfugiés dans ce pays. -- Règne de
     l'empereur Charles VI. -- Jean Huss. -- Son caractère. -- Il se
     met à la tête du parti national à l'Université de Prague. -- Son
     triomphe sur le parti allemand. -- Conséquences. -- Influence des
     doctrines de Wicleff sur Jean Huss. -- L'archevêque de Prague
     fait brûler les ouvrages de Wicleff et excommunie Jean Huss. --
     Le pape cite Jean Huss devant son tribunal, à Rome. -- Jean Huss
     commence à prêcher contre les indulgences du pape et est
     excommunié par le légat du Saint-Père. -- Concile de Constance.
     -- Arrivée de Jean Huss à Constance. -- Son emprisonnement. --
     L'empereur s'oppose d'abord à la violation du sauf-conduit qu'il
     a donné, mais les pères du concile lui persuadent d'abandonner
     Jean Huss. -- Procès et défense de ce dernier. -- Sa
     condamnation. -- Son supplice. -- Procès et supplice de Jérôme de
     Prague.


La Bohême, quoique relativement d'une médiocre étendue, occupe une des
premières places dans l'histoire religieuse de l'Europe. Par sa
position géographique, qui entame en forme de coin le corps
germanique, par le vif esprit de nationalité qui anime sa population
slave et que des siècles d'oppression n'ont pu détruire, cette nation
mérite un intérêt particulier de tous ceux que le progrès de
l'humanité ne trouve pas indifférents. Nulle part, peut-être,
l'influence des opinions religieuses sur le développement national,
_et vice versà_, n'apparaît avec autant d'éclat que dans l'histoire de
ce pays, petit par son étendue, mais grand par ce qu'il a fait. Nulle
part on ne voit d'une manière aussi évidente qu'en Bohême, les
avantages de la liberté religieuse et les tristes conséquences de sa
suppression.

Le nom de Bohême tire son origine de la nation celtique des Boïens, qui
occupaient ce pays au commencement de notre ère, d'où le nom de
Boïohemum (maison ou pays des Boïens) est venu; il s'est changé en
Bohême, et est encore usité par l'Europe occidentale, mais non par les
habitants slaves du pays. La population teutonique des Marcomans occupa
ensuite la Bohême. Cette nation disparut au Ve siècle, après s'être
réunie aux Goths, aux Alains et aux autres nations, dans leur passage du
nord-est de l'Europe au sud-ouest. Derrière eux, les populations slaves
des Tchekhs occupèrent les terres abandonnées par eux durant cette
émigration que j'ai rappelée dans le premier chapitre en citant les
paroles de Herder. Cette nation s'est maintenue dans le pays, et reçoit
de l'Europe occidentale le nom de Bohémiens, bien que dans sa langue
elle conserve son ancien nom de Tchekhs, que lui donnent tous les autres
peuples slaves. La royauté de Bohême se constitua d'une manière
définitive sous Boleslav Ier (936-967) et s'adjoignit la province de
Moravie sous Brzetislav (1037-1055). Les rois de Bohême tombèrent de
bonne heure sous l'influence des empereurs allemands, reconnurent leur
suzeraineté, et en reçurent la couronne royale à la fin du XIe siècle.
Pendant le XIIIe siècle, elle acquit une grandeur extraordinaire, mais de
courte durée, sous le roi Przemysl Ottokar, qui étendit sa domination
jusqu'aux rives de l'Adriatique[42]. Ce royaume devint très florissant
sous la dynastie de Luxembourg, et c'est dans cette période que prend
place le mouvement politique et religieux si connu qu'a suscité Jean
Huss.

[Note 42: Shakspeare n'aurait pas commis une erreur géographique si
grossière, en plaçant ses héros naufragés sur les côtes de la Bohême
(_Récits d'Hiver_, acte III, scène III), s'il avait choisi cette
période pour la date de sa pièce.]

Le Christianisme doit avoir pénétré en Bohême vers l'époque de
Charlemagne, qui fit la guerre à ce pays et le contraignit à payer
tribut. Il s'affranchit cependant de la suzeraineté des successeurs de
Charlemagne, et se plaça sous la protection de Swiatopluk, roi de la
Grande-Moravie, où, comme nous l'avons dit, les travaux apostoliques
de Méthodius et de Cyrille avaient établi définitivement le
Christianisme. Méthodius baptisa le roi de Bohême, Borivoy, et donna à
la Bohême l'organisation religieuse qu'il avait fondée en Moravie.
Après la destruction du royaume de Moravie, l'influence croissante de
l'Allemagne sur la Bohême fit abandonner cette organisation
religieuse, c'est-à-dire le culte accompli dans la langue nationale
avec les rites et la discipline de l'Église grecque. On y substitua la
liturgie latine et les pratique de l'Église romaine. En 1094,
l'autorité ecclésiastique fit détruire le dernier asile de la vieille
religion, le couvent bénédictin de Sazava, et anéantir les derniers
livres slaves qui subsistaient encore[43].

[Note 43: Voir Palacky, Geschichte Von Bohmen, vol. I, p. 339.]

Cependant, quoique interdites officiellement en Bohême, les Églises
nationales doivent avoir continué en secret pendant de longues années,
chez un peuple aussi attaché à tout ce qui est national. Quoi de plus
naturel qu'il ait préféré le culte accompli dans sa langue à celui qui
empruntait une langue inconnue[44]. Ces Églises ou congrégations
n'étaient pas opposées aux dogmes fondamentaux de Rome ou à sa
suprématie, la persécution changea leurs dispositions et leur appui
fut assuré à tous ceux qui plus tard attaquèrent les dogmes. De l'aveu
unanime des écrivains protestants et catholiques, les Vaudois
persécutés en France trouvèrent un refuge en Bohême et en Pologne.
D'après de Thou, le grand réformateur de Lyon, Pierre de Vaux
lui-même, parcourut les contrées slaves et s'établit en Bohême. Le
savant Perrin dit la même chose; Stranski[45], écrivain protestant de
Bohême, s'exprime ainsi: «Les derniers restes de l'idolâtrie ou
l'influence des Latins avaient profondément altéré le rituel grec. En
1176, de pieux personnages, disciples de Pierre de Vaux, chassés de
France et d'Allemagne, vinrent se réfugier en Bohême et s'établirent
dans les villes de Zatec et de Lani. Ils se joignirent à ceux qui
suivaient l'Église grecque, et par leurs prédications réformèrent le
culte qui s'était altéré.»

[Note 44: Lenfant rapporte, d'après l'autorité de Spondanus, que le
pape Innocent IV accorda aux Bohémiens, vers la fin du XIIIe siècle,
d'accomplir le service divin dans leur langue (_Histoire des
Hussites_, vol. I, p. 3). Le jésuite bohémien Balbin, considère comme
un privilége glorieux pour les Slaves, d'avoir eu la permission
d'accomplir le culte divin dans leur langue.]

[Note 45: _Respublica Bohema_, cap VI; p. 272.]

Un autre écrivain protestant, Francovitch, plus connu sous son nom
d'emprunt Illyricus Flaccius, prétend avoir lu un récit des procédures
suivies par l'Inquisition en Pologne et en Bohême, vers 1330. Elles
établissent que des souscriptions furent recueillies dans ces deux
pays, et envoyées aux Vaudois d'Italie, regardés comme des frères et
des maîtres, et que plusieurs Bohémiens visitèrent cette secte pour y
étudier la théologie. (_Catalogus testium veritatis_, cap. XV, p.
1505).

L'écrivain catholique romain Hagec, s'exprime ainsi:

«En 1341, des hérétiques appelés _Grubenhaimer_ c'est-à-dire habitants
des cavernes, rentrèrent en Bohême. Nous en avons parlé plus haut, à
l'année 1176. Ils s'établirent dans les villes, surtout à Prague, où
ils pouvaient mieux se cacher. Ils prêchaient dans quelques maisons,
mais avec beaucoup de mystère. Quoique connus de plusieurs, on les
toléra, à cause de la grande apparence de piété sous laquelle ils
savaient cacher leur perversité.» (_Histoire de Bohême_, page 550.)

Æneas Sylvius, depuis le pape Pie II, prétend que les Hussites sont
une ramification des Vaudois. Il est, en effet, très probable que
cette doctrine s'était étendue au loin en Bohême, quand Jean Huss
commença à prêcher contre Rome, et qu'elle contribua pour beaucoup aux
progrès de ses réformes.

La dynastie nationale de Bohême, qui occupait le trône même avant
l'introduction du Christianisme dans cette contrée, s'éteignit dans la
ligne masculine, en 1306, avec Wenceslav II. La couronne de Bohême
passa alors dans la maison de Luxembourg, par le mariage d'Élizabeth,
fille du dernier roi de l'ancienne dynastie, avec Jean de Luxembourg,
fils de l'empereur Henri VII.

Jean est célèbre par ses exploits militaires, et surtout par sa mort
chevaleresque à la bataille de Crécy. On sait qu'il y combattit sans
motifs politiques, et seulement par amour des aventures. Charles, son
fils et son successeur, fut d'un caractère tout opposé. Élevé à
l'Université de Prague, sous la direction des premiers savants de
l'époque, il fut un des plus érudits de son temps, et, sauf Jacques
Ier d'Angleterre, il n'a peut-être pas eu son pareil sur le trône. Son
intelligence, cependant, était d'un ordre plus élevé que l'esprit de
ce pédant couronné assis sur le trône d'Angleterre: il le fit voir
dans ses écrits, et surtout dans ses actes. Il y a, certes, une grande
différence entre la vie de Charles, écrite par lui-même, où il donne à
son fils les préceptes d'une humilité chrétienne, et le _Basilicon
doron_ de Jacques, rempli d'absurdes idées sur le pouvoir royal. La
différence des deux règnes est bien plus grande encore; celui de
Jacques fut, au moins, insignifiant, celui de Charles est le règne le
plus habile et le plus prospère qui ait rendu la Bohême heureuse.

Charles Ier de Bohême est plus connu de l'Europe occidentale sous le
nom de Charles IV, empereur d'Allemagne. Il est, en outre, célèbre par
sa bulle d'or, qui régla l'élection des empereurs. Il prit part encore
aux affaires de Rome, durant la période si courte de liberté dont elle
jouit sous le fameux tribun Cola de Rienzi.

À cette occasion, il eut une correspondance personnelle avec
Pétrarque. Son règne, comme empereur, est compté parmi les règnes
inactifs et insignifiants. Cependant, s'il se montra empereur inactif
en Allemagne, il fut, sans contredit, un grand roi pour la Bohême. Il
trouva ce pays épuisé par les guerres continuelles de son père.
Celui-ci n'avait eu d'autre pensée que d'en tirer de l'or et des
hommes pour ses expéditions fréquentes, sans grands scrupules sur les
moyens qui lui procuraient ces ressources; aussi son règne avait-il
engendré de grands abus de toute espèce.

Aussitôt après son avènement, Charles s'appliqua à réformer tous ces
abus, et ses efforts honnêtes et persévérants pour améliorer l'état
matériel, moral et intellectuel de son peuple, furent couronnés d'un
brillant succès. Toutefois il n'apporta pas, dans ses réformes, la
main violente d'un despote. Souvent, en effet, des mesures bonnes dans
l'intention et même dans leurs résultats, abaissent le caractère de la
nation en l'asservissant à son gouvernement, et affaiblissent ou même
détruisent tous les germes de vertus viriles, car les sociétés sont
soumises aux mêmes lois que les individus. Mais Charles respecta les
libertés constitutionnelles du royaume, quoiqu'elles missent obstacle
à quelques lois bienfaisantes qui devançaient leur époque. Par
l'influence de son caractère, il réussit à réformer une grande partie
des abus les plus criants qui s'étaient introduits dans l'ordre
ecclésiastique et civil du royaume. Il réprima l'avidité de beaucoup
de nobles; rétablit la sécurité publique par des édits sévères contre
les perturbateurs de haut et bas étage; protégea le faible contre le
fort; étendit, dans les villes, les franchises municipales qui avaient
augmenté leur population, leur commerce et leur industrie, et fit
fleurir l'agriculture. Il avait autant de soins pour le progrès
intellectuel que pour la condition matérielle de ses sujets. En 1347,
il fonda l'Université de Prague sur le modèle de celles de Bologne et
de Paris, en remplit les chaires des savants les plus illustres, et la
soutint de riches dotations. Les nobles efforts de ce roi pour
éclairer ses sujets, montrent combien il devançait son siècle. Le
premier, il sut trouver les véritables moyens d'améliorer l'état
intellectuel d'un peuple, en favorisant le développement et la culture
de sa langue et de sa littérature nationale. Charles s'y appliqua avec
zèle par la protection qu'il donna aux auteurs qui écrivaient en
bohémien. Cette circonstance eut la plus grande influence sur les
progrès de la doctrine des Hussites. Dans d'autres contrées, la
réforme religieuse servit au développement de la langue nationale par
la traduction des Écritures, que les réformateurs répandaient parmi le
peuple avec d'autres ouvrages écrits dans la langue usuelle. En
Bohême, ce fut le développement de la langue et de la littérature
nationales, qui fraya les voies à cette puissante révolution
religieuse.

Charles, au dehors, avait maintenu soigneusement la paix avec ses
voisins; au dedans, il avait assuré et affermi la tranquillité, en
châtiant avec sévérité l'esprit turbulent de la noblesse. Ce repos ne
put pas étouffer ce caractère martial des Bohémiens, dont ils avaient
fait preuve si souvent, surtout sous le règne aventureux du roi
précédent[46]. Charles rendit même la valeur de ses sujets plus utile,
par l'organisation qu'il introduisit. Leur ardeur et leurs habitudes
belliqueuses s'entretinrent encore par le service que beaucoup de
Bohémiens prirent à l'étranger, lorsque la paix régnait chez eux.

[Note 46: Il y a plusieurs anecdotes caractéristiques sur l'esprit
chevaleresque qui animait les Bohémiens sous Jean de Luxembourg. Ce
monarque se préparait à marcher contre la Pologne: les nobles lui
représentèrent que la constitution du pays les obligeait à rejoindre
ses étendards à l'intérieur de la Bohême, mais non à le suivre au-delà
des frontières. Il se contenta de répondre: «J'irai seul au combat, et
je verrai qui de vous sera assez hardi, assez vil ou assez lâche pour
ne pas suivre son roi.» Ces paroles firent cesser toute résistance.

Il arriva sur le champ de bataille de Crécy, lorsque les Français
étaient déjà en déroute. Il était aveugle; ses suivants lui dirent où
en était le combat, et l'invitèrent à se soustraire à un danger
inutile. Le roi leur répondit en bohémien: «_Toho Buh da ne bude, aby
Kral czeski z bitwy utikal!_» ce qui signifie: «J'en prends Dieu à
témoin, on ne verra pas un roi de Bohême prendre la fuite!» Ces
paroles inspirèrent la confiance à la petite troupe de Bohémiens qui
l'accompagnait. Tous, se serrant autour de leur monarque aveugle, et
résolus de mourir avec lui, se précipitèrent au milieu des Anglais,
quoique sans espoir de succès ou de salut. Sept grands de Bohême et
plus de deux cents cavaliers périrent en cette occasion.]

Tel était l'état de la Bohême avant la terrible commotion qu'elle
subit dans la première moitié du XVe siècle, et qui est connue sous le
nom de guerre des Hussites. La Bohême était, en quelque sorte, prête à
cette lutte effroyable contre les forces de l'Allemagne, augmentées
des anathèmes de Rome et des croisades de l'Europe occidentale. Le
pays était riche, éclairé, belliqueux: par dessus tout, le sentiment
national s'était développé d'une manière extraordinaire. Ce fut là,
selon moi, la source principale de l'énergie que les Bohémiens
déployèrent dans la défense de leur indépendance politique et
religieuse; énergie qui, je ne crains pas de le dire, n'a jamais été
égalée dans l'histoire moderne.

L'étude de l'histoire nationale faite sur les monuments anciens, qui
formaient naturellement une partie importante de la littérature, ne
pouvait que retremper l'attachement des Slaves pour le culte de leur
pays. Il faut y joindre l'influence des Vaudois, dont l'existence en
Bohême durant cette période, c'est-à-dire au XIVe siècle, ne peut être
mise en doute. Quelques années avant la prédication de Jean Huss, des
prêtres pieux et instruits, tels que Stiekna, Milicz, Janova, etc.,
défendirent la communion sous les deux espèces, ce qui était l'essence
de leur culte. Leurs efforts tendaient à la réforme des moeurs
corrompues de leur temps, plutôt encore qu'ils ne marquaient une
opposition décidée contre l'ordre ecclésiastique établi. Toutefois, en
attirant l'attention des esprits sur les sujets religieux, ils
préparaient les voies aux réformes de Jean Huss.

La vie, les opinions et le martyr du grand réformateur slave ont été
racontés maintes et maintes fois, et surtout dans un ouvrage récent
très répandu en Angleterre (_Les Réformateurs avant la Réformation_,
par Émile Bonnechose, traduit du français par C. Mackenzie). Les
limites étroites de cet ouvrage m'interdisent de longs détails sur ce
sujet intéressant; en outre, je n'ai pas pour but de discuter au point
de vue théologique les différentes croyances qui ont prévalu et
prévalent encore parmi les races slaves. Je veux seulement déterminer
l'influence que ces diverses croyances ont exercée sur la condition
politique et intellectuelle de ces populations. J'insisterai donc sur
les conséquences qu'entraînèrent les doctrines de Jean Huss, et je
tracerai en quelques mots la vie et les travaux du grand réformateur
slave.

Jean Huss naquit en 1369 dans un village appelé Hussinetz. Il tira son
nom (qui signifie oie en bohémien) du lieu de sa naissance,
circonstance à laquelle il fait souvent allusion dans ses lettres. Son
origine était humble, mais il s'éleva par son savoir et ses vertus,
que ne lui contestent pas ses ennemis en théologie, même les plus
violents. Ainsi le jésuite Balbin dit de lui: «Il était plutôt subtil
qu'éloquent; mais sa modestie, ses moeurs sévères, sa vie dure, sa
conduite irréprochable, sa figure pâle et amaigrie, la douceur de ses
habitudes, son affabilité pour les plus humbles, persuadaient plus
qu'une éloquence accomplie.» Jean Huss se fit également remarquer à
l'Université et dans l'Église. En 1393, il fut reçu bachelier et
maître ès-arts, et, en 1401, doyen de la Faculté. En 1400, il devint
confesseur de la reine, sur laquelle il exerça une grande influence.
En 1403, il commença à prêcher dans la langue nationale, mais ne
commença qu'en 1409 ses attaques contre l'Église établie. Une des
grandes causes de sa popularité parmi ses concitoyens, fut son vif
attachement pour son pays. Ses écrits latins sont connus de l'Europe
occidentale, mais on sait moins qu'il fit faire de grands progrès à sa
langue nationale, en fixant les règles de l'orthographe. Les règles
qu'il établit étaient encore en usage il n'y a pas long-temps. Il dut
aussi une bonne part de sa popularité aux modifications qu'il apporta
dans la constitution de l'Université de Prague. Charles IV, comme nous
l'avons dit, avait fondé en 1347 ce corps savant sur le modèle des
Universités de Paris et de Bologne, en conservant leurs statuts et
leurs usages. Selon ces statuts, les étrangers avaient dans toutes les
affaires de l'Université un suffrage, et les nationaux trois. Mais, au
début de cette Université, la première ouverte dans toute l'étendue de
l'Empire germanique, il s'y rendit de toutes parts plus de maîtres
ès-arts et de docteurs étrangers que de professeurs bohémiens; on
donna donc trois voix aux étrangers, et on n'en réserva qu'une pour
les autres. Cette disposition fit que la plupart des honneurs et des
émoluments attachés à l'Université étaient aux mains des Allemands et
non de ceux à qui l'Université appartenait.

Cette circonstance excitait chez les Bohémiens de la jalousie et du
mauvais vouloir contre les Allemands. Jean Huss, avec son futur
compagnon de martyre, Jérôme Zwickowicz, entreprit de changer cette
injuste disposition. Voici ce qu'il dit à cette occasion: «Quand
Charles IV, de glorieuse et chère mémoire, a fondé cette Université,
il régla que, pendant un certain temps, les maîtres ès-arts allemands
auraient dans l'élection du recteur et dans la nomination des autres
officiers académiques, trois suffrages contre un dont jouiront les
Bohémiens. Le motif de cette disposition était le petit nombre de nos
compatriotes qui, à cette époque, avaient reçu les grades de docteur
et de maître ès-arts. Aujourd'hui que, par la grâce de Dieu, beaucoup
parmi nous ont reçu ces degrés, il est de toute justice que nous ayons
trois suffrages, et que les Allemands n'en aient qu'un.» Des deux
côtés, les débats furent très vifs; à la fin, l'influence de Jean Huss
obtint du roi de Bohême Wenceslav le décret suivant: «Quoiqu'on doive
aimer tout le monde également, la charité, cependant, pour être bien
ordonnée, souffre des degrés. Aussi, considérant que la nation
allemande ne fait pas partie de ce pays, et qu'elle s'est en outre,
comme nous nous en sommes assurés, attribué trois suffrages dans tous
les actes de l'Université de Prague, contre un que possède la nation
bohémienne, la maîtresse légitime de cette contrée; considérant qu'il
est contraire à la justice que des étrangers jouissent des priviléges
de nos nationaux aux dépens de ces derniers, nous ordonnons par le
présent acte, sous peine de notre déplaisir, que la nation bohémienne,
sans aucun retard ni opposition, jouira du privilége des trois
suffrages dans tous les conseils, jugements, élections et autres actes
et dispositions académiques, de la même manière que les choses se
passent à l'Université de Paris et dans celles de la Lombardie et de
l'Italie.»

Les Allemands firent les efforts les plus grands pour conserver leurs
priviléges, et, dans une réunion qui se tint avant la publication du
décret qui précède, on décida, dit-on, que s'ils étaient privés de
leurs droits, ils se retireraient en corps de Prague. Ceux qui
résisteraient à cette décision seraient condamnés à perdre deux
doigts. Ce trait caractéristique d'animosité nationale montre que les
études intellectuelles ne font pas toujours cesser ces sentiments
regrettables. Les évènements qui se sont passés depuis 1848 nous
montrent une chose fort déplorable encore à penser. L'Allemagne
moderne se vante de son grand développement intellectuel, et cependant
il n'a en rien changé les sentiments qui animaient contre les Slaves
les Allemands du XVe siècle. Peut-être les progrès de la civilisation
ont-ils adouci l'expression de ces sentiments, mais au fond ils sont
restés inaltérables. Il y a maintenant quatre ans, et, dans l'époque
si féconde où nous vivons, quatre ans semblent être le quart d'un
siècle, il y a quatre ans je dénonçais ce malheureux état de choses,
et j'en indiquais les funestes conséquences; elles ne se sont que trop
développées avec une rapidité effrayante[47]. Puisse le ciel, dans sa
clémence, nous épargner pourtant les malheurs qui ensanglantèrent le
XVe siècle.

[Note 47: _Panslavisme et Germanisme_, page 246, et Appendice H.]

L'édit publié, les Allemands exécutèrent leur résolution; sauf un
petit nombre, ils quittèrent Prague et se retirèrent en Allemagne.
Cette émigration paraît avoir été considérable[48]. C'est d'elle que
datent l'Université de Leipsig et, bientôt après, d'autres
établissements semblables. Aussi Jean Huss, comme le principal auteur
de cette résolution, devint-il en Allemagne l'objet d'une haine
universelle. La même cause le rendit populaire parmi ses compatriotes
et l'objet de leur admiration; sa popularité surpassa même celle dont
O'Connell jouit en Irlande dans ses plus beaux jours. Cette
circonstance contribua plus que tout le reste à favoriser les progrès
de ses doctrines en Bohême et dans tous les pays de langue slave. Elle
explique aussi en grande partie pourquoi elles n'eurent aucun écho en
Allemagne, où un siècle plus tard la réformation s'établissait si
rapidement avec Luther.

[Note 48: Tous les auteurs diffèrent sur le nombre des étudiants
étrangers qui quittèrent l'Université de Prague en cette circonstance.
Hagec le porte à 40,000, Lupacius à 44,000; Lauda, auteur
contemporain, cité par Balbin, le réduit à 36,000, Dubravius à 24,000,
Trithême et Cochléus descendent jusqu'à 2,000. Æneas Sylvius dit
qu'ils étaient au nombre de 5,000; cette évaluation, donnée par le
meilleur écrivain de son temps et qui fut contemporain de cet
évènement, me paraît la plus voisine de la vérité.]

Le fait que je viens de rappeler se passait en 1409. Aussitôt après,
Jean Huss fut élu recteur de l'Université de Prague, et se mit à
prêcher ouvertement des doctrines opposées à celles de Rome. La
Bohême, comme je l'ai dit, était disposée à recevoir ses
enseignements. La tradition de l'Église nationale, entretenue par les
Vaudois réfugiés, le progrès des idées dû à l'Université de Prague,
l'y avait préparée. À ces causes il faut en ajouter une autre très
puissante, qui donna le branle au mouvement religieux. Je veux dire
les doctrines de Wiclef ou Wicklyffe, le réformateur de l'Angleterre.

Malgré la distance qui sépare la Bohême de la Grande-Bretagne, et qui,
surtout, avec les communications imparfaites du XVe siècle, formait
une barrière infranchissable entre les deux pays, des circonstances
particulières facilitèrent leurs rapports et apportèrent à Prague les
doctrines du prêtre de Lutterworth. Richard II épousa la princesse
Anne, fille de l'empereur Charles IV, dont j'ai rappelé plus haut le
règne bienfaisant. Cette princesse emmena avec elle en Angleterre
quelques serviteurs qui, après sa mort, rapportèrent en Bohême les
écrits de Wiclef. Plusieurs Bohémiens fréquentèrent l'Université
d'Oxford, si célèbre alors; Jérôme de Prague y resta, dit-on, quelque
temps, se pénétra des opinions de Wiclef et en remporta les ouvrages à
son retour. Deux lollards anglais, Jacques et Conrad de Canterbury,
vinrent à Prague apporter à Jean Huss les ouvrages de Wiclef. Jean
Huss les goûta peu d'abord, mais changea d'avis quand il connut mieux
leur contenu.

D'après le même récit, ces Anglais demandèrent à Jean Huss la
permission d'orner de peintures le vestibule de sa maison. Sur un des
murs, ils représentèrent l'entrée du Christ à Jérusalem; sur l'autre,
la procession pontificale avec toutes ses splendeurs et ses pompes.
Jean Huss admira ces peintures; il en parla avec éloge, et beaucoup
d'habitants de Prague vinrent les voir et firent des commentaires sur
leur signification. Les opinions étaient divisées; les uns défendaient
l'intention de ces peintures, les autres l'attaquaient. On conçoit
facilement qu'à une époque où l'art de la peinture était encore
inconnu, une attaque aussi audacieuse contre l'autorité révérée de
Rome devait produire une vive sensation. Elle excita même une telle
fermentation parmi les habitants de Prague, que les étrangers anglais
furent obligés de quitter la ville. Ce fait attira l'attention du
public sur les oeuvres de Wiclef; elles circulèrent dès lors en
Bohême, et même Sbinko, archevêque de Prague, en fit brûler un grand
nombre publiquement en 1410. L'auteur qui rappelle le fait, ajoute que
les livres qui périrent dans cet auto-da-fé étaient très bien écrits
et magnifiquement reliés. On peut en conclure qu'ils étaient entre les
mains de personnes considérables, et qu'ainsi ces opinions avaient
pénétré dans les hautes classes de la société.

Huss traduisit quelques ouvrages de Wiclef, et les envoya aux nobles
les plus distingués de Bohême et de Moravie. Ces ouvrages se
répandirent encore en Pologne, où ils trouvèrent d'ardents
admirateurs. Je remets à plus tard quelques détails particuliers sur
ce sujet.

Tout ce qui précède montre que, lorsque Jean Huss se mit à prêcher ses
doctrines, la Bohême était mûre pour une insurrection spirituelle
contre l'autorité de Rome. Cependant, avec un autre chef que lui,
cette insurrection aurait été partielle, et elle n'aurait pas eu ce
caractère national auquel elle dut la rapidité de ses progrès et
l'énergie que ses adhérents montrèrent dans la longue et déplorable
lutte qui en fut la conséquence. Si Jean Huss s'était renfermé dans
les discussions théologiques sans s'identifier à la cause nationale,
ses succès se seraient bornés à quelques disciples, au lieu de
s'étendre sur toute une nation. Cette remarque n'a pas échappé à
Balbin, si sagace d'ordinaire dans ses observations; son coeur honnête
bat d'amour pour sa nation, sous l'habit de jésuite qui le recouvre,
et son jugement éclairé reste impartial malgré l'influence désolante
de l'ordre auquel il appartenait. Cet écrivain éminent a fait de
généreux efforts pour rassembler les monuments historiques et
littéraires de la Bohême, que son ordre recherchait avec tant d'ardeur
pour les détruire. Il a rendu un service immense à son pays par la
profonde étude qu'il a faite de tout ce qui se rapporte à la doctrine
des Hussites. Dévoué à l'Église catholique romaine, il condamne
sévèrement les dogmes de ces réformateurs redoutables; il n'hésite
jamais cependant à leur rendre justice dans l'occasion. Son
impartialité est au-dessus de tout éloge, elle vient d'un pur amour de
la vérité, et non de ce qu'on appelle une indifférence philosophique,
où l'historien, n'ayant ni coeur, ni âme, ni foi à rien, n'est plus
qu'une machine propre à peser les faits et les preuves.

Je demande excuse au lecteur pour m'être arrêté trop long-temps sur
l'historien patriotique de la Bohême; mais, dans le cours de cet
ouvrage, je n'aurai que trop souvent le droit de flétrir énergiquement
la conduite du corps célèbre auquel Balbin appartenait, on peut donc
me pardonner de m'arrêter un moment avec plaisir sur une de ces rares
exceptions qui brillent de loin en loin dans la longue et obscure
suite d'iniquités commises par cette société, et que nous rencontrons
dans l'histoire de Bohême et dans l'histoire de ma patrie.

Revenons aux causes extraordinaires que Jean Huss exerça sur ses
compatriotes. Balbin, qui ne pouvait en parler sans condamner les
hostilités de son ordre contre le sentiment national des Bohémiens,
s'en est tiré par un coup de maître. Il décrit d'abord l'effet produit
par les prédications de Jean Huss dans une chapelle appelée Bethléem,
puis il ajoute le vers suivant de Virgile:

     «Hic illius arma, hic currus fuit.»

Oui, dans toutes les révolutions religieuses qui, sans doute,
succéderont dans l'avenir aux commotions politiques et sociales qui
ébranlent le monde, la victoire parmi les Slaves appartiendra au parti
qui emploiera les mêmes armes et saura monter sur le même char,
c'est-à-dire qui sera le parti national.

Comme exemple de l'éloquence populaire qu'employait Jean Huss, je
citerai un fragment rapporté par l'écrivain protestant Théobald, dont
Balbin lui-même reconnaît la science et l'exactitude.

«Chers Bohémiens, n'est-il pas indigne qu'on vous empêche de proclamer
la vérité, et surtout la vérité qui s'est révélée de nos jours en
Angleterre et ailleurs? N'est-il pas indigne que l'usage des
sépultures distinctes et des longues sonneries des cloches n'ont
d'autre but que de remplir la bourse des prêtres? Sous prétexte de
discipline, ils maintiennent bien d'autres abus qui ne sont propres
qu'à jeter le trouble dans la chrétienté. Ils cherchent à vous
entraver dans leurs règles confuses; mais prouvez que vous êtes des
hommes, vous aurez bientôt brisé ces chaînes, et vous vous trouverez
si libres, que vous croirez sortir de prison. Au surplus, n'est-ce pas
une infamie, un crime, que de brûler des livres qui n'ont d'autre tort
que de contenir la vérité et d'être écrits pour votre bonheur.»

C'est lorsque l'archevêque de Prague eut fait brûler les livres de
Wiclef que ce sermon eut lieu. On conçoit que de telles paroles
adressées à l'intelligence et aux sentiments patriotiques de tous,
devaient produire de puissants effets.

Les circonstances politiques où se trouvait la Bohême à cette époque,
étaient également favorables au progrès des doctrines hostiles à la
hiérarchie catholique romaine. Venceslav, fils de Charles IV, avait en
1378 succédé à son père et reçu avec la couronne royale de Bohême, la
couronne impériale d'Allemagne. Il hérita des dignités et du pouvoir
de son père, mais non de ses talents et de ses vertus. Esprit faible,
caractère violent et porté à la débauche, il eut un règne tyrannique
et oppressif. Déposé dans une conspiration de la noblesse, il fut
replacé sur le trône par l'appui de ses parents, et le reperdit
aussitôt après. Son propre frère, Sigismond, roi de Hongrie, se saisit
de lui par trahison, l'enferma dans la prison publique de sa capitale,
et le retint ensuite sous sa surveillance à Vienne. Venceslav, au bout
de huit mois de captivité, réussit à s'échapper, et retourna à Prague,
où ses sujets, dégoûtés de la tyrannie de Sigismond, l'accueillirent
avec joie. Cet évènement se passait en 1403. Du jour où, pour la
troisième fois, Venceslav eut repris possession de sa couronne, il
changea complètement de caractère. Son esprit était abattu, à la
violence avait succédé une sorte d'apathie, il ne pensait plus qu'à
satisfaire ses goûts sensuels, et avait fait succéder aux rigueurs
tyranniques le relâchement d'une autorité paresseuse. En un mot, à la
grue de la fable avait succédé le soliveau; on ne peut autrement
exprimer les changements que le malheur produisit sur lui. La couronne
impériale lui fut retirée et passa à son frère Sigismond. Il garda la
Bohême, et la douceur de son règne y favorisa le libre développement
des doctrines opposées à l'Église dominante. Sous un autre monarque,
elles auraient trouvé une répression sévère dans l'autorité
ecclésiastique et même dans l'autorité civile. Venceslav, qui
détestait les prêtres et les appelait les plus dangereux de tous les
comédiens, vit avec plaisir leur pouvoir battu en brèche par les
prédications de Jean Huss. Il riait des plaintes qu'ils lui
adressaient à ce sujet; aussi tous les efforts de l'autorité cléricale
pour arrêter les progrès de Jean Huss, n'étant pas soutenus par le
pouvoir royal, n'avaient-ils aucun effet.

Sbinko, archevêque de Prague, après avoir essayé en vain de mettre
obstacle aux succès de Jean Huss, obtint du pape Alexandre V, en 1410,
une bulle qui l'autorisait à réprimer par la force toute hérésie dans
sa juridiction, à détruire les écrits de Wiclef, et enfin, interdisait
toute prédication, sauf dans les paroisses, les couvents et les
églises épiscopales. Cette défense était dirigée contre Jean Huss, qui
prêchait dans une chapelle; aussi ses amis les plus puissants
firent-ils une vive opposition à la publication de cette bulle. Elle
fut cependant publiée le 9 mars 1410, et aussitôt Jean Huss fut cité
devant la cour de l'archevêque, sous l'accusation d'hérésie. Jean Huss
et un grand nombre des partisans de Wiclef apportèrent leurs livres à
l'archevêque, le priant de leur indiquer et de leur faire voir leurs
hérésies, pour qu'ils pussent les abjurer. La commission chargée
d'examiner les livres déclara hérétiques tous les ouvrages de Wiclef.
L'archevêque fit décider dans un synode provincial que ces livres
seraient brûlés, et interdit sous peine d'excommunication de prêcher
dans les chapelles.

L'Université de Prague protesta contre cet arrêt. Elle déclara que
l'archevêque n'avait pas le droit de disposer des livres qui
appartenaient à ses membres. L'Université a le droit d'examiner toutes
les doctrines: on ne peut rien apprendre sans livres; que, si l'on
admet le principe que l'archevêque met en avant, il faut détruire
aussi les ouvrages des philosophes païens. Le roi accueillit avec
faveur ces réclamations et invita l'archevêque à remettre l'exécution
de son auto-da-fé littéraire. L'affaire fut soumise à la décision du
nouveau pape, Jean XXIII. L'archevêque, sans attendre son jugement,
fit brûler les ouvrages de Wiclef et, aussitôt après, prononça contre
Jean Huss une excommunication solennelle.

À cette nouvelle, grande fut la sensation dans toute l'étendue de la
Bohême. Elle se trouvait partagée entre deux partis, violemment
opposés, et dont les dissentiments éclataient par de fréquentes
collisions. Le roi défendit sévèrement toute démonstration publique
d'aucune sorte, condamna l'archevêque à indemniser les propriétaires
des livres qu'il avait brûlés, et, sur son refus, mit ses biens sous
le séquestre.

Jean Huss continua ses prédications; il ne voulait, dit-il, enseigner
que ce qu'avaient enseigné les Écritures, le Christ et les apôtres. Il
ne cherchait pas à se séparer de l'Église universelle, au contraire,
il se tenait fermement attaché à tous les dogmes; le pape n'a pas
connu la vérité dans cette affaire, autrement il n'aurait pas commandé
les actes de vandalisme que le prélat s'est permis. Il dévoilait les
projets de l'archevêque, du clergé et de leurs partisans conjurés
contre lui, et déclarait qu'il ne pouvait pas obéir aux commandements
des hommes de préférence aux commandements de Dieu et de
Jésus-Christ. Il invitait le peuple à rester fidèle à la vérité. Outre
ses sermons, lui et ses amis défendaient publiquement les écrits de
Wiclef.

Au milieu de ces agitations, une ambassade pontificale annonça
l'élection du pape Jean XXIII. Le roi, la reine, et les chefs de la
noblesse s'adressèrent au légat, lui exposèrent l'état réel de la
question, et le prièrent d'obtenir du pape le retrait de la bulle
rendue par son prédécesseur, et surtout de la clause qui attaquait les
priviléges de la chapelle de Bethléem. Malgré les efforts du roi, le
légat fut suivi à Rome des délégués de l'archevêque. Persuadé par eux,
le pape approuva la conduite du prélat, et cita Jean Huss à
comparaître devant son tribunal pour y répondre à l'accusation
d'hérésie portée contre lui. Le roi fit un nouvel appel au
souverain-pontife, pour faire valoir les libertés de l'Église
bohémienne. Jean Huss, y disait-on, ne pouvait entreprendre un voyage
à Rome, au milieu des dangers qui menaceraient ses jours, il fallait
l'autoriser à prêcher dans la chapelle de Bethléem, et terminer les
différends religieux en les soumettant à l'université de Prague, ou
bien envoyer aux frais du roi un cardinal chargé de tout apaiser.

Le pape répondit que la présence de Jean Huss à Rome était
indispensable, et que trois juges étaient déjà désignés pour examiner
son affaire. Ces nouvelles décisions excitèrent l'archevêque à
prononcer derechef l'excommunication contre Jean Huss, et à demander
la restitution de ses biens. Irrité de n'avoir obtenu qu'un refus et
de voir beaucoup de prêtres se refuser à lancer dans les églises
l'anathème contre Jean Huss, l'archevêque mit Prague sous l'interdit.
Le roi, indigné de sa conduite, bannit ceux des membres du clergé qui
s'étaient le plus signalés en exécutant les ordres de l'archevêque,
saisit le trésor du chapitre de Prague, et, par une sage loi, défendit
aux tribunaux ecclésiastiques de poursuivre pour une affaire
séculière. Ces vigoureuses mesures décidèrent l'archevêque à se
radoucir, et, comme le roi et Jean Huss désiraient vivement apaiser
ces querelles, les deux partis, d'un commun accord, soumirent leurs
différends à un tribunal d'arbitrage. Ce tribunal se réunit le 3
juillet 1411, et après quelques jours de délibération, rendit la
décision suivante:

L'archevêque devait faire sa soumission au roi, lever l'interdit et
les peines ecclésiastiques qu'il avait prononcées, arrêter toutes les
poursuites pour hérésie, et envoyer à Rome une déclaration écrite
portant qu'il n'y avait pas d'hérétiques en Bohême. De son côté, le
roi devait rendre les biens de l'archevêque, punir toute hérésie,
veiller sur les deux partis et les contenir, et défendre les
priviléges de l'Université et ceux du clergé. Les deux partis
souscrivirent à cette décision. Quelque temps après, dans une
assemblée générale de l'Université, Jean Huss fit une confession de sa
foi, et pria publiquement l'archevêque de le dispenser d'aller à Rome,
vu sa résolution de vivre désormais en enfant fidèle de l'Église.
Toutefois, l'archevêque retardait toujours l'exécution de sa promesse;
il n'envoyait pas à Rome la déclaration solennelle à laquelle il
s'était engagé; il sentait bien que la cour pontificale refuserait de
la recevoir. La mort le tira bientôt d'embarras.

Cette pacification ne pouvait être qu'une trève de courte durée. Une
circonstance, survenue à la fin de l'année 1411, ranima la fureur des
querelles religieuses. Le pape Jean XXIII proclama une croisade contre
Ladislas, roi de Naples, et promit indulgence plénière à tous ceux
qui y prendraient part personnellement ou par des contributions
pécuniaires. Un légat vint, à cet effet, en Bohême, et arracha à la
crédulité du peuple des sommes considérables d'argent. Cette
spoliation choquait vivement les esprits éclairés; et Jean Huss prêcha
contre cet abus monstrueux de l'autorité pontificale. Il démontra
publiquement l'absurdité et l'impiété de ce trafic scandaleux, qui
servait à remplir le trésor du pape. Le clergé, surtout le haut
clergé, et les bourgeois allemands de Prague, qui formaient une
puissante corporation et occupaient les principaux offices municipaux
de la vieille ville, se rangèrent du côté du pape. Jean Huss avait
pour lui le plus grand nombre de laïques, qui embrassèrent avec
chaleur ses opinions.

Ce dernier parti avait à sa tête Jérôme de Prague, qui partagea avec
Jean Huss la palme du martyre. Il était né à Prague, d'une famille
noble, mais pauvre, et avait fait ses études avec Jean Huss, dont il
était devenu l'ami. Il visita plusieurs Universités étrangères, et
entre autres celle d'Oxford, dont il rapporta plusieurs ouvrages de
Wiclef. Il fit un pèlerinage à la Terre-Sainte, concourut à organiser
l'Université de Cracovie, et travailla comme un missionnaire en
Lithuanie.

C'était un homme d'un grand savoir et d'une profonde expérience. Son
caractère énergique, son éloquence brillante, produisirent souvent,
sur ses compatriotes, une impression plus puissante que les
prédications de Jean Huss.

Le légat excommunia Jean Huss; aussitôt tout le royaume, et surtout la
capitale, devinrent le théâtre de luttes continuelles entre les deux
partis, luttes sanglantes et déplorables.

Le roi intima sévèrement à toutes les autorités du royaume de faire
cesser ces troubles. À cet effet, le clergé convoqua un synode qui se
réunit à Boehmisch-Brod, le 6 février 1413. Les opinions théologiques
qui furent soutenues dans cette réunion, étaient d'un caractère si
opposé et si tranché, qu'il fut impossible de s'accorder sur un seul
point. Maître Jacobel de Miess, un des disciples les plus absolus et
les plus décidés de Wiclef en Bohême, alla droit au vif de la
question, et demanda, en terminant, à qui il fallait obéir: aux ordres
des hommes, d'êtres faillibles, ou bien aux commandements de Dieu et
aux préceptes de Jésus-Christ. Le parti romain soutenait que le clergé
bohémien devait une soumission absolue au pape et aux cardinaux, comme
aux véritables et légitimes successeurs de saint Pierre et des
apôtres. Le parti de Jean Huss, représenté, en l'absence de son chef,
par son ami, Jean Iesienicki, adoptait un moyen terme et demandait que
la pacification de 1411 (Voir page 55) fût renouvelée; il fallait
rétablir les anciennes libertés de l'Église de Bohême dans ses
rapports avec Rome; Jean Huss pourrait comparaître devant le synode
pour se justifier de l'accusation d'hérésie; sa justification serait
suivie du châtiment de ses accusateurs, et de pareilles accusations
seraient formellement interdites pour l'avenir; enfin, on révoquerait
l'excommunication lancée contre Jean Huss, et une ambassade irait à la
cour pontificale pour purger la Bohême du soupçon d'hérésie.

Ces propositions avaient évidemment pour but d'introduire quelques
réformes dans l'Église, sans en venir à une rupture. L'expérience a
prouvé plus tard qu'il n'en pouvait être ainsi. Cependant, l'espoir
que Jean Huss et ses amis semblaient avoir entretenu à plaisir,
n'était pas si déraisonnable qu'il peut nous le paraître aujourd'hui,
surtout si nous nous rappelons que de fervents catholiques demandaient
eux-mêmes, avec instance, une réforme ecclésiastique.

Le parti romain se refusa à ces propositions, et le synode se sépara
sans avoir abouti à quoi que ce soit. Le roi nomma alors une
commission composée de quelques prélats et du recteur de l'Université,
qui devait décider des points en litige. Quand cette commission
commença ses travaux, le parti ultra-montain soutint que le pape et
les cardinaux étaient seuls la tête et le corps de l'Église.
Iesienicki, qui représentait le parti hussite, consentait à
reconnaître ce principe, en ajoutant que lui et son parti étaient
prêts à accepter les décisions de l'Église, mais comme un chrétien
véritable et pieux doit les accueillir. La commission adopta cette
addition dirigée contre l'infaillibilité du pape et de son collége,
que le parti romain soutenait avec opiniâtreté. Les chefs de ce parti
protestèrent contre cette opinion du conseil, et leur obstination
irrita tellement Venceslav qu'il les chassa de son royaume.

Le roi pria aussi Jean Huss de quitter Prague, où sa présence
augmentait l'effervescence des partis; celui-ci se retira donc à la
campagne, même avant la convocation du synode, et, sans ralentir ses
efforts, il continua à prêcher en bohémien et à publier des écrits
dans cette langue. Sur ces entrefaites, l'empereur Sigismond obtint du
pape Jean XXIII, la convocation d'un concile général à Constance, pour
le 1er novembre 1414. Il invita Jean Huss à se présenter devant le
concile, sous la protection d'un sauf-conduit impérial, et à y
défendre lui-même sa cause. Jean Huss accepta aussitôt le
sauf-conduit, et revint à Prague. Il y déclara qu'il voulait se
justifier de toute imputation d'hérésie, devant l'archevêque et un
synode. Sur le refus de l'archevêque, il s'adressa à l'inquisiteur
pontifical. Celui-ci réunit quelques membres de la noblesse et du
clergé, déclara Jean Huss pur de tout soupçon d'hérésie, et lui en
donna une attestation écrite; cette déclaration invitait l'archevêque
à lui rendre le même témoignage.

Huss écrivit alors à Sigismond pour lui réitérer sa promesse de se
rendre à Constance, et pour le prier d'obtenir un examen public de ses
opinions devant le concile. L'empereur le lui promit, et,
conjointement avec son frère Venceslav, désigna trois nobles Bohémiens
pour l'accompagner au concile.

Aussitôt qu'on connut la résolution de Jean Huss, de toutes parts on
lui envoya des présents de toute sorte et de l'argent; tous le
considéraient comme leur plus digne représentant dans une assemblée
qui réunissait l'élite des esprits de ce siècle.

Avant de partir, Jean Huss adressa une lettre d'adieu à ses
concitoyens. Voici à peu près ce qu'elle contenait: Il allait
s'exposer, il en était sûr, à la malice de ses nombreux ennemis, mais
il avait une ferme confiance dans la providence divine. Son Sauveur le
protégerait et garderait de tout danger, il lui inspirerait sa sagesse
pour défendre la vérité, et s'il fallait la sceller de son sang, il
lui donnerait le courage d'accomplir ce sacrifice. En même temps il
exhortait ses concitoyens à rester fidèles à la parole divine, à prier
Dieu avec ferveur pour qu'il lui accordât de se montrer son obéissant
serviteur dans cette occasion solennelle.

Le 11 octobre 1414, Jean Huss commença son voyage, qui ressembla à une
marche triomphale à travers la Bohême. Partout, une foule considérable
l'accueillait et l'accompagnait pendant une partie de la route, en
invoquant en sa faveur la protection céleste et en lui témoignant de
toutes manières son respect. Au moment où il franchit la frontière de
Bohême, il tourna bride, et des hauteurs de Boehmerwald il jeta un
long et dernier regard sur le sol si cher de sa patrie, et, après
avoir adressé au ciel une fervente prière pour le bonheur de son pays,
il mit le pied sur le sol germanique.

J'ai raconté plus haut la part importante que Jean Huss avait prise
dans la querelle des maîtres allemands et de l'Université de Prague.
Cette affaire lui avait attiré la haine des Allemands. Toutefois,
l'accueil qu'on lui fit fut rien moins qu'hostile. Aux environs de
Nuremberg, une des cités les plus grandes d'Allemagne à cette époque,
un grand nombre d'habitants vinrent au devant de lui et
l'introduisirent solennellement dans leur ville. Tout le temps qu'il y
séjourna, les personnages les plus distingués et les plus savants de
la ville, prêtres et laïques, s'empressèrent autour de lui et
l'entretinrent publiquement des questions les plus importantes. Il
reçut encore un favorable accueil de plusieurs autres villes
d'Allemagne, quoique ses ennemis l'eussent fait devancer de trois
journées par un évêque qui défendait aux peuples de prêter l'oreille
aux paroles de l'hérétique.

Jean Huss arriva à Constance le 2 novembre 1414, et fut accueilli à
son entrée dans cette ville par un immense concours de population. Il
n'avait pas sur lui le sauf-conduit impérial; mais, le lendemain, il
lui fut apporté par Venceslav de Duba, un des trois nobles désignés
pour l'accompagner et qui le fit savoir immédiatement au concile. À la
requête de Chlumski, autre de ces trois nobles, le pape s'engagea à ne
pas inquiéter Jean Huss, quand même il aurait tué son propre frère,
et le 9 novembre, sur la prière des nobles bohémiens, on leva même
l'interdit qui pesait toujours sur lui.

En Bohême, les nombreux ennemis que Jean Huss s'était attirés parmi le
clergé, firent tous les efforts imaginables pour le perdre. On invita
tous ceux qui auraient assisté à un sermon ou à une controverse
publique, à déclarer par une disposition tout ce qu'ils y auraient
trouvé de répréhensible. On dressa de cette façon une longue liste
d'accusations contre le réformateur. La plupart n'avaient d'autres
fondements que des bruits inexacts, ou des malentendus; d'autres
reposaient sur des attaques réelles contre les mauvaises moeurs et les
empiétements du clergé, ou bien contre la vente des indulgences.
C'étaient là des accusations bien autrement dangereuses pour lui, que
quelques erreurs sur de simples points de doctrine. On envoya le
réquisitoire à Jean Huss: il répondit en protestant contre les
faussetés qu'il contenait, mais il ne put empêcher le clergé de Bohême
de le faire porter au concile par une députation spéciale.

Le lendemain de son arrivée, un membre de cette députation afficha sur
les portes de toutes les églises de Constance, les plus violentes
dénonciations contre cet hérétique obstiné, qui ne faisait aucun cas
ni de l'Église ni de l'interdit. Les autres s'efforçaient de persuader
aux cardinaux que Jean Huss travaillait à changer toute l'organisation
de l'Église, et qu'il ne reculait devant aucun moyen pour y parvenir.
En même temps on semait adroitement le bruit qu'il voulait prêcher
publiquement pour gagner le peuple à ses projets, qu'il se préparait
en secret à prendre la fuite; on n'épargnait rien, en un mot, pour lui
faire ravir sa liberté. Ces machinations eurent l'effet qu'on en
attendait: le 28 novembre, le bourgmestre de Constance se transporta
au logis de Jean Huss avec deux évêques, et le somma de venir se
défendre devant le pape et les cardinaux. Chlumski, se doutant de leur
intention, déclara que c'était contraire au sauf-conduit de
l'empereur; mais la députation insista et fit entourer la maison par
les hommes d'armes qui l'avaient accompagnée. Huss obéit à ces
injonctions, et comparut devant le collége assemblé, qui lui demanda
si la Bohême était pleine d'hérésies de toute espèce. Il répondit
qu'il avait en horreur toutes doctrines non orthodoxes, qu'il aimerait
mieux mourir que de les suivre: il s'était rendu devant le concile
pour en recevoir des enseignements, et il était prêt à abjurer toute
erreur et à en faire pénitence. Cette déclaration satisfit
l'assemblée, et on l'invita à se retirer. Il resta cependant sous la
surveillance d'une troupe armée.

La haine théologique des ennemis de Jean Huss ne fut pas déconcertée
pour si peu dans la seconde moitié du même jour; à la réunion des
cardinaux, ils firent de tels efforts pour exciter la colère du
sacré-collége, qu'ils lui arrachèrent la promesse de ne mettre jamais
Jean Huss en liberté. Aussitôt après cette réunion, le concile somma
Chlumski de lui abandonner Jean Huss. Celui-ci, irrité de la violation
du sauf-conduit impérial, s'adressa au pape et le requit avec menaces
de rendre aussitôt la liberté à son prisonnier. Le pape s'engagea de
nouveau à ne faire aucun mal à Jean Huss, mais déclara qu'il avait la
main forcée par ses cardinaux, qu'excitait sans cesse la haine
violente du clergé bohémien. Cette déclaration peut avoir quelque
fondement de vérité, si l'on se rappelle que le même pape fut,
bientôt après, déposé et jeté en prison par le concile[49]. Chlumski
protesta contre la conduite du concile, et fit afficher sa
protestation aux portes de toutes les églises. Il montra le
sauf-conduit impérial aux princes et évêques allemands qui se
trouvaient à Constance, au bourgmestre et aux citoyens principaux de
la ville, dans la pensée que, vassaux de l'Empereur, ils
respecteraient son sauf-conduit. Ce fut en vain, Jean Huss fut gardé
pendant une semaine dans la maison d'un chanoine de Constance, puis
jeté, le 6 décembre, dans le cachot bas et humide d'un couvent
dominicain. L'Empereur, averti par Chlumski, donna immédiatement
l'ordre de remettre Jean Huss en liberté; mais les pères du concile
refusèrent d'obéir. Au jour de Noël, l'Empereur arriva lui-même à
Constance, et demanda la liberté de Jean Huss. Il prévoyait l'effet
que cette affaire produirait en Bohême, dont la couronne devait lui
revenir après la mort de son frère Venceslav, et pensait bien qu'on
lui imputerait tout le mal qui aurait été fait. Après avoir plusieurs
fois menacé le concile de se retirer, il quitta Constance. Une
députation de cardinaux vint lui représenter que le concile avait le
droit de traiter Jean Huss suivant son bon plaisir, que personne
n'était engagé par une promesse faite à un hérétique, et qu'au cas où
l'Empereur ne reviendrait pas à Constance et n'abandonnerait pas Jean
Huss, les pères étaient décidés à dissoudre le concile et à abandonner
l'Église aux entreprises des réformateurs. Ces considérations
amenèrent Sigismond à rentrer dans la ville, et à déclarer, le 1er
janvier 1415, qu'il ne se mêlerait pas davantage de cette affaire.

[Note 49: Le pape Jean XXIII (Balthazar Cossa) était né à Naples,
d'une famille noble quoique pauvre. Dans sa jeunesse, il fit le métier
de pirate, puis entra dans les ordres, et sut si bien gagner la faveur
du pape Boniface IX, qu'il fut créé par lui cardinal, et envoyé comme
son légat à Bologne. Sa conduite était scandaleuse sous tous les
rapports. Il réussit cependant à obtenir les bonnes grâces du pape
Alexandre V, et à l'emporter, après sa mort, en 1410, sur Grégoire XII
et Benoit XIII, qui se disputaient le siége pontifical. Jean avait
convoqué le concile de Constance sur l'invitation de l'empereur
Sigismond, et le concile se décida, aussitôt après sa réunion, à le
déposer à cause de ses vices. Jean parvint à s'échapper de Constance
et à se mettre sous la protection du duc d'Autriche. On le jugea par
défaut, et on le déposa. Le concile requit le duc de lui livrer Jean,
et le tint quelque temps prisonnier au château de Heidelberg. Plus
tard il put se rendre en Italie, où Martin V, son successeur, le nomma
doyen du sacré-collége. Il mourut en 1419.]

La commission chargée d'examiner Jean Huss, recueillit en sa présence
les témoignages portés contre lui, et lui présenta une liste de
quarante-quatre articles qui l'accusaient d'opinions contraires à
l'enseignement de l'Église. Huss y répondit: il prouva que les uns
étaient sans fondements; que les autres étaient des doctrines mal
interprétées; quant aux charges qui restaient contre lui, elles
n'entraînaient pas le crime d'hérésie, puisqu'aucun concile n'avait
condamné les opinions auxquelles elles avaient rapport; elles étaient,
au contraire, conformes aux Écritures et au sens commun. Sur un seul
point Jean Huss fut complètement opposé au concile; il refusait
d'admettre que le pape et les cardinaux composassent l'Église. Une
circonstance inattendue vint compliquer les difficultés de sa
position. J'ai cité, plus haut, maître Jacobel de Miess comme un des
plus hardis partisans de Wiclef. Pendant que Jean Huss était à
Constance, il se mit à administrer aux laïques la communion sous les
deux espèces. Déjà, avant Jean Huss, un prêtre bohémien d'une grande
piété et d'un grand savoir, Mathias de Ianova, avait soutenu cette
forme de communion, dont les églises slaves faisaient primitivement
usage. Ceci provoqua une controverse publique dans l'Université de
Prague, et malgré les défenses énergiques du chapitre de la ville, ce
mode de communion fut pratiqué dans trois églises. Les partisans de
Jean Huss ne s'accordèrent pas entre eux sur ce point, et s'en
remirent à sa décision. Huss, pour ne pas diviser ses partisans,
répondit que l'usage du vin, dans la communion, était permis aux
laïques, sans être nécessaire. Cette réponse, au lieu de fixer le
point en litige, accrut la violence des discussions, et Jean Huss fut
invité de nouveau à se prononcer, d'une manière décisive, sur ce
sujet. Il vit bien que sa réponse lui serait fatale devant le concile,
mais sa conscience ne lui permit pas d'hésiter, et il se prononça pour
l'usage du pain et du vin, s'autorisant de l'exemple du Christ et des
apôtres, et de la tradition de l'Église primitive. Depuis ce temps,
l'usage du pain et du vin est le symbole de ses partisans.

Les souffrances de la prison firent tomber Huss sérieusement malade,
et les médecins du pape ordonnèrent de le transporter dans une prison
plus salubre. Il sortait de maladie, quand la fuite du pape lui valut
de nouvelles souffrances. Cet évènement causa la plus grande
confusion, et il fallut la fermeté de l'empereur pour empêcher le
concile de se séparer. Les moines dominicains, geôliers de Jean Huss,
remirent à l'empereur les clefs de sa prison. Les amis de Jean Huss
conçurent alors l'espoir que l'empereur le délivrerait, ou au moins le
prendrait sous sa garde. Il n'en fut rien: à l'instigation des pères
du concile, l'empereur le livra à l'évêque de Constance, qui l'enferma
dans la prison solitaire du château de Gottlieben, et lui mit les fers
aux pieds et aux mains.

Ces durs traitements soulevèrent en Bohême une indignation
universelle. On discuta, dans des réunions publiques, les moyens de
prévenir les dangers qui menaçaient le favori de la nation. La
noblesse de Bohême adressa à l'empereur comme à l'héritier de la
couronne, une protestation contre les rigueurs qu'on faisait subir à
Jean Huss: elle lui demandait de traiter Jean Huss d'une manière digne
de lui, et de sauver ainsi l'honneur du peuple bohémien, qu'on
insultait par une telle conduite à la face de l'univers entier[50].

[Note 50: L'original de cette protestation se trouve dans la
bibliothèque de la faculté d'Édimbourg.]

Les nobles bohémiens et polonais qui se trouvaient à Constance, firent
de vives remontrances au concile dans le même but. Un Polonais du plus
haut rang, Venceslav Leszczynski de Lezna, se fit remarquer par
l'énergie de ses réclamations en faveur de Jean Huss, qu'il appelait
un défenseur intrépide et zélé de la vérité[51]. Il faut remarquer que
les opinions de Jean Huss n'étaient nullement aussi radicales que
celles de Wiclef. Il voulait surtout réformer des abus que
reconnaissaient également les plus zélés catholiques; mais il
n'admettait nullement les opinions qu'un siècle plus tard Luther,
Zwingle, Calvin, proclamaient sur la papauté. Quelques-uns de ses
partisans, il est vrai, avaient adopté les opinions des Vaudois. Mais,
quant à Jean Huss, il n'était jamais allé aussi loin. La haine
violente que le clergé lui portait venait en partie de ses opinions
particulières sur certains points de théologie, mais surtout de la
façon dont il voulait trancher les difficultés. Il en appelait
toujours aux Écritures, et soumettait les livres saints au jugement du
peuple, au lieu de les réserver au jugement du clergé. C'était là un
véritable principe révolutionnaire. Admis pour des sujets de médiocre
importance, il pouvait s'appliquer aux questions les plus vitales, et
établir le droit du jugement privé, ce grand principe que proclama la
Réformation au XVIe siècle. Les pères du concile le sentaient bien,
aussi des hommes tels que le cardinal Pierre d'Ailly, ce grand
défenseur des réformes dans le clergé, combattaient-ils violemment les
opinions de Jean Huss, et le considéraient-ils comme rebelle à
l'autorité de l'Église.

[Note 51: Voir mon _Histoire de la réformation en Pologne_, vol. 1,
62-64.]

Le 5 juin 1415, Jean Huss comparut devant le concile qui lui montra le
manuscrit de son traité sur l'Église, d'où l'on avait extrait les
chefs de l'accusation portés contre lui, et lui demanda si c'étaient
bien là ses sentiments. Jean Huss répondit que oui, et déclara qu'il
était prêt à les justifier et à rétracter toutes les erreurs dont on
le convaincrait, les Écritures à la main. Cette réponse souleva des
clameurs universelles. On lui répliqua qu'il ne s'agissait pas de
discuter les Écritures, mais de rétracter les opinions que l'Église,
c'est-à-dire le pape et les cardinaux, sous l'inspiration immédiate de
Dieu, déclarait erronées. Jean Huss protesta de sa haine pour toute
erreur, et se mit à exposer ses croyances religieuses. Des voix
nombreuses couvrirent la sienne, et lui répondirent qu'on ne lui
demandait pas ses opinions. Il devait se taire et se contenter de
répondre aux questions qu'on lui adresserait. Le tumulte dépassa
bientôt toutes les bornes. Jean Huss déclara qu'il attendait plus de
dignité, de bienveillance et de modération d'une assemblée aussi
vénérable. Il se défendit avec tant d'éloquence et de talent, qu'il
réussit à réfuter la première accusation portée contre lui. Cependant
tant d'efforts l'avaient épuisé, et il devint nécessaire de le
reconduire en prison.

On lui laissa un jour de répit, et on reprit son procès le 7 juin. On
l'accusa d'avoir, sur la transsubstantiation, des doctrines contraires
à celles de l'Église, et, comme preuve, on produisit les dépositions
des témoins. Huss nia la vérité de l'accusation, et força les juges à
l'abandonner. D'autres accusations furent portées, et ses juges
exigèrent de lui une soumission absolue au concile. Huss demandait
qu'on prouvât ce dont on l'accusait, quand l'empereur, qui était
présent, le trahit lâchement. Il déclara que, malgré le sauf-conduit
qu'il avait accordé, instruit aujourd'hui qu'une promesse faite à un
hérétique n'est pas valide, il lui retirait sa protection et
l'invitait à s'en remettre à la décision du concile. Cette déclaration
si inattendue décida du sort de Jean Huss; il le vit bien; il remercia
l'empereur de la protection qu'il lui avait accordée jusque là; mais,
vaincu par tant d'émotions, il perdit connaissance et ne revint à lui
qu'en prison.

Le lendemain, on reprit le jugement pour la troisième et la dernière
fois. On incrimina les opinions qu'il avait exprimées si souvent à
Prague, et avec tant de force, sur l'Église, le pape et les cardinaux.
On lui reprocha surtout la soumission qu'en certaines circonstances il
réclamait du clergé à l'égard du pouvoir séculier. Jean Huss ne
pouvait nier ces opinions si connues, il ne pouvait que les défendre.
On ne le lui permit pas. Le cardinal Pierre d'Ailly résuma les débats,
et laissa à Jean Huss l'alternative, ou de se soumettre sans
conditions à la décision du concile, ou d'entendre prononcer sa
sentence. Huss demanda à exposer ses doctrines d'une manière
détaillée, s'engageant, si le concile les rejetait, à se soumettre à
sa décision. On repoussa cette demande si juste, et on lui imposa la
déclaration suivante:

«Il reconnaissait publiquement que les doctrines contenues dans les
quarante-quatre propositions extraites de ses ouvrages étaient
fausses; il les abjurait et les rétractait pour croire et enseigner le
contraire.»

Huss répondit qu'il ne pouvait pas abjurer ce qu'il n'avait pas
enseigné, et qu'il était contre sa conscience de nier la vérité de
doctrines dont on ne lui avait pas prouvé la fausseté. On l'invita à
se soumettre dans le moment; on lui promit d'adoucir les termes du
désaveu qu'il devait signer. Toutes les représentations, toutes les
prières, le trouvèrent insensible; il déclara que Dieu jugerait entre
le concile et lui, et fut ramené dans sa prison.

L'empereur Sigismond semble avoir redouté l'influence d'un particulier
qui jouissait d'une popularité si grande en Bohême et même en Pologne.
Quel que soit le motif de son changement, il conseilla aux cardinaux
de ne pas croire Jean Huss, s'il rétractait ses opinions, et de le
condamner comme hérétique. Si on le laissait retourner en Bohême, il
détacherait de l'Église cette contrée tout entière et la Pologne, où
son hérésie avait pénétré; il ne fallait pas différer son supplice, il
voulait y assister et il promettait le même traitement à Jérôme de
Prague, le plus ardent et le plus capable de ses disciples. Ces
paroles, si agréables aux cardinaux, furent entendues des nobles de la
Bohême qui avaient accompagné Jean Huss, et de Pierre Mladenowicz,
disciple de Huss. Ce dernier avait suivi son maître à Constance, il
assista à son procès et à son supplice, et a laissé une histoire de ce
procès, à laquelle nous avons emprunté notre récit. Les nobles et
Pierre Mladenowicz allèrent immédiatement prévenir Jean Huss du sort
qui l'attendait, et l'exhorter, puisqu'il devait sceller de sa mort
ses opinions, à ne pas céder sur un seul point à ses adversaires.
Avec le caractère de Jean Huss, la recommandation était superflue. Ils
firent connaître aussi à leurs partisans de Bohême la conduite de
l'empereur. Cette nouvelle souleva de grandes agitations, on tint des
assemblées dans plusieurs villes et on envoya au concile des
représentations qui devaient être aussi inutiles que les précédentes.

Les lettres que de sa prison Jean Huss adressait à ses partisans,
devenaient plus ardentes à mesura que sa fin approchait. Il les
exhortait sans cesse à ne croire que la parole du Christ, à résister
fermement au concile, qui traitait les Bohémiens en ennemis en
refusant de les convaincre par le raisonnement, et à rester fidèlement
attachés à la communion sous les deux espèces que le Christ et ses
apôtres avaient introduite. Jean Huss insista davantage sur cette
doctrine, lorsque le concile eut rendu un décret pour interdire aux
laïques l'usage du calice, et déclaré hérétiques tous ceux qui
résisteraient à sa décision.

Le concile présenta à Jean Huss différentes formules d'abjuration où
il rétractait ses opinions et se soumettait à l'Église.

Les plus illustres cardinaux le visitèrent souvent dans sa prison, et
par la persuasion, les promesses et les offres de toute sorte,
essayèrent d'obtenir de lui une rétractation. Plusieurs députations du
concile discutèrent avec lui sur les points condamnés, mais ne purent
ébranler les convictions qu'il avait de leur vérité. Il leur demandait
des preuves tirées de l'Écriture ou du sens commun, tandis qu'ils ne
lui apportaient que des décisions de conciles et lui demandaient une
soumission absolue à leur autorité.

Le 1er juillet, Jean Huss envoya au concile sa dernière déclaration:
il ne pouvait pas, il ne voulait pas abjurer aucune de ses opinions,
avant qu'on lui eût prouvé leur erreur l'Écriture à la main.

Le concile ayant perdu l'espoir d'amener Huss à une rétractation, fixa
son supplice au 6 juillet 1415. En ce jour, une immense réunion de
princes et de seigneurs ecclésiastiques et laïques, eut lieu sous la
présidence de l'empereur, dans la cathédrale de Constance. On avait
dressé dans la nef un échafaud élevé, avec une petite cellule en bois
où étaient suspendus les vêtements d'un prêtre catholique romain. À la
vue de cet appareil, Huss comprit ce qu'il signifiait. Il se jeta
alors à genoux, et se mit à prier, prosterné à terre. Pendant ce
temps, l'évêque de Londres adressait à l'empereur, assis sur un trône,
un long discours qui se terminait ainsi:

«C'est pour cette sainte oeuvre que vous avez été choisi par Dieu, élu
dans le ciel plutôt que sur la terre, placé sur le trône par le Roi du
ciel plutôt que par les princes de l'Empire, c'est pour détruire par
le glaive impérial les hérésies et les erreurs que nous avons
condamnées. Dieu vous a accordé pour l'accomplissement de cette sainte
mission, la sagesse de la divine vérité, le pouvoir de la majesté
royale, en vous disant: «Je place ma parole dans ta bouche, et je
t'inspire ma sagesse, je t'ai élevé au-dessus des nations et des
royaumes, je t'ai soumis les peuples pour que tu exécutes mes
jugements et détruises l'iniquité.» Frappez donc les hérésies et les
erreurs, frappez surtout cet hérétique obstiné, dont la méchanceté et
la pestilence ont infecté plusieurs royaumes. Voilà l'oeuvre qui vous
est assignée, glorieux prince, voilà l'oeuvre que vous devez
accomplir, puisque l'autorité de la justice vous appartient. La
bouche des enfants et des nouveau-nés chantera elle-même vos louanges,
et votre mémoire vivra éternellement pour avoir détruit de si grands
ennemis de la vraie foi: puisse Jésus-Christ vous accorder la grâce
d'accomplir votre pieuse mission.»

Après ces odieuses paroles, on lut du haut de la chaire, le résumé du
procès de Jean Huss. Jean Huss essaya en vain de présenter quelques
observations relatives à divers passages de ce résumé, puis,
reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il se mit à genoux et se
recommanda à Dieu et à son Sauveur. Mais un évêque l'ayant accusé de
s'être donné pour la quatrième personne de la Divinité, il défia
l'évêque de lui citer personne qui l'ait entendu s'exprimer ainsi, et
comme l'évêque ne pouvait répondre, il s'écria: «Quel est mon malheur
d'entendre de tels blasphèmes! j'en appelle à vous, ô Christ, dont ce
concile condamne publiquement la parole.» On lut ensuite la sentence
du concile qui condamnait au feu les écrits de Jean Huss, le dégradait
lui-même de la dignité ecclésiastique, et le livrait au pouvoir
temporel. Après la lecture de la sentence, sept évêques s'approchèrent
de Jean Huss et l'invitèrent à se revêtir des vêtements sacerdotaux.
Ils l'engagèrent ensuite à rétracter ses erreurs, au nom de son
honneur et de son salut éternel. Jean Huss monta sur l'échafaud sans
répondre et s'adressa ainsi à la foule qui se pressait dans l'Église:
«Les évêques m'ordonnent de confesser devant vous mes erreurs; si
cette rétractation n'eût entraîné que la perte de mon honneur mortel,
peut-être m'auraient-ils persuadé de satisfaire leur désir. Mais je
suis ici sous les yeux du Dieu Tout-Puissant, et je ne puis les
contenter sans déshonorer son nom et sans m'exposer moi-même aux
reproches de ma conscience. Je n'ai jamais enseigné ce qu'on me
reproche: j'ai toujours cru, écrit, enseigné et prêché le contraire.
Pourrais-je lever les yeux au ciel, pourrais-je regarder en face ceux
que ma voix a instruits et dont le nombre est si grand, si j'avais
ébranlé dans leur coeur des croyances aussi saintes? Mon exemple
a-t-il jeté dans le doute et l'incertitude tant d'âmes, tant de
consciences, éclairées par les propres paroles de la Sainte-Écriture,
par la pure doctrine de l'Écriture, et ainsi mises en garde contre les
atteintes du mal? Non, non, j'ai toujours regardé le salut de tant
d'âmes comme plus précieux que la conservation de leur corps
périssable.» Les évêques interrompirent ses paroles, le firent
descendre et le dégradèrent de sa dignité sacerdotale. Un évêque lui
prit des mains le calice en disant: «Ô Judas, maudit pour avoir
abandonné les voies de paix et conspiré avec les Juifs, nous te
retirons la coupe du salut.» Huss, répondit: «J'ai confiance dans Dieu
le Père et dans Jésus-Christ, je souffre en leur nom, et ils ne me
retireront pas la coupe du salut. J'ai même la ferme assurance de m'y
abreuver aujourd'hui dans son royaume.» Chaque évêque s'approchait de
lui à son tour et lui retirait un vêtement sacerdotal en maudissant
ses hérésies. À chacun, Huss répondait qu'il souffrait patiemment ces
blasphèmes en considération de Jésus-Christ, son divin maître. À la
fin de la cérémonie, quand il s'agit d'enlever la tonsure cléricale,
quelques évêques voulaient se servir de rasoirs, les autres employer
des ciseaux. Huss se retourna du côté de l'empereur qui, de son trône,
voyait cette contestation, et lui dit avec calme: «Je m'étonne,
qu'étant aussi cruels les uns que les autres, ils ne soient pas même
d'accord sur leurs cruautés.» Enfin, ils se décidèrent à couper avec
des ciseaux la peau du sommet de la tête. Après cette cruelle
opération, ils annoncèrent que l'Église, l'ayant privé de tous ses
ornements et priviléges, ils n'avaient plus qu'à le livrer à
l'autorité temporelle. Ils se rappelèrent, cependant, qu'ils avaient
oublié quelque cérémonie, et ils apportèrent un capuchon en papier où
l'on avait représenté trois horribles figures de démons avec cette
inscription: «Hérésiarque.» Huss s'écria en voyant le capuchon: «Notre
Seigneur Jésus-Christ a porté pour moi une couronne d'épines, pourquoi
ne porterais-je pas pour la glorification de son nom cet ignominieux
capuchon.» Les évêques lui posèrent le bonnet sur la tête en disant:
«Nous livrons ton corps aux flammes et ton âme aux démons.» Huss se
contenta de lever les yeux et de dire: «Ô Jésus-Christ, je remets
entre tes mains mon âme que tu as rachetée.»

Les évêques retournèrent alors trouver l'empereur, et livrèrent Jean
Huss au pouvoir séculier. Sigismond ordonna au duc de Bavière, qui
était placé à ses pieds, le globe impérial dans la main, de recevoir
Jean Huss des mains des évêques, et de le livrer aux exécuteurs.

Le duc, suivi de tous les bourgeois armés de la ville, conduisit
immédiatement Jean Huss au lieu du supplice. En quittant l'Église,
celui-ci vit brûler en un tas ses écrits et ceux de ses disciples. Il
sourit doucement à ce spectacle: il sentait bien que ce feu ne brûlait
pas la semence qu'il avait laissée derrière lui. Pendant tout le temps
que cette triste procession mit à se rendre au lieu du supplice, Jean
Huss s'adressa au peuple dont les longues bandes se pressaient sur la
route; il soutenait que sa mort n'avait pas pour cause une hérésie
quelconque, mais la haine de ses ennemis qui avaient réuni contre lui
les accusations les plus fausses.

Le lieu de l'exécution était situé au-delà de la porte de Gottlieben:
c'était une voirie où on écorchait les animaux; on avait même laissé à
dessein quelques cadavres pour accumuler les outrages. En y arrivant,
Jean Huss montra une constance noble et sereine. Il se mit à genoux,
et d'une voix haute et claire il chanta les versets 31 et 81 des
Psaumes et pria avec ferveur. Les assistants, en voyant sa piété, se
disaient unanimement: «Nous ne savons ce qu'il a fait auparavant; pour
le moment nous le voyons prier, et nous entendons ses prières ardentes
et ses pieuses paroles.» Un, entre autres, invita un prêtre qui
suivait à cheval le cortége, à confesser le martyr; le prêtre répondit
qu'on devait refuser à un hérétique ce moyen de salut. Huss s'était
cependant confessé à un moine dans sa prison. Mladenowicz ajoute même
en rapportant cette circonstance: «Le Christ, ignoré du monde, habite
même parmi ses ennemis[52].»

[Note 52: J'ai dit plus haut qu'il fut témoin oculaire de tout ce qui
se passa, et que ce récit lui est surtout emprunté.]

Pendant la prière de Jean Huss, son capuchon tomba de sa tête; un
soldat le replaça en disant qu'il devait être brûlé avec les démons,
les maîtres qu'il avait servis. Le bourreau lui ordonna de monter; il
obéit en s'écriant: «Ô Seigneur Jésus-Christ, soutenez-moi, faites que
je puisse supporter avec fermeté la mort cruelle et ignominieuse à
laquelle on m'a condamné pour avoir prêché la sainte parole de
l'Évangile.» Il se tourna ensuite vers les assistants; mais le duc de
Bavière lui défendit de parler, et ordonna à l'exécuteur de le
dépouiller de ses habits et de l'attacher au poteau avec les mains
liées derrière le dos. Le bourreau obéit; mais, comme Huss avait le
visage tourné vers l'Orient, il fut, en sa qualité d'hérétique, tourné
d'un autre côté du poteau. Après qu'il eut remercié l'exécuteur de la
douceur avec laquelle il accomplissait ses fonctions, on lui passa
autour du cou une chaîne qui le liait au poteau. Huss dit qu'il était
heureux de supporter ces tourments pour la défense de la foi, quand le
Sauveur avait porté un fardeau plus pesant encore. On entassa alors du
bois et de la paille autour de lui, jusqu'à la hauteur des genoux. À
ce moment, le maréchal de l'empereur, Haupt de Pappenheim, survint et
le somma au nom de l'empereur de rétracter ses erreurs. Huss répondit:
«Qu'ai-je à rétracter, puisque je ne suis convaincu d'aucune erreur?
J'ai toujours prêché la vérité et l'Évangile de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, et je meurs avec joie pour lui.» À ces mots, le messager
impérial joignit ses mains au-dessus de sa tête, et partit:
l'exécuteur alluma aussitôt le feu. Huss s'écriait: «Jésus-Christ,
fils du Dieu vivant, ayez pitié de moi!» Comme il le répétait pour la
troisième fois, le vent chassa sur lui les flammes et la fumée qui
l'étouffèrent. On vit toutefois son corps s'agiter pendant le tempe
nécessaire pour dire trois fois la prière du Seigneur.

Quand le bûcher fut consumé, on trouva la partie supérieure de son
corps suspendue au poteau par la chaîne sans être consumée. On apporta
aussitôt d'autre bois, on abattit le poteau et on consuma complètement
jusqu'aux derniers restes. Le coeur, qui était tombé du corps et
s'était brisé, fut réduit à coups de bâton en petits morceaux et brûlé
à part. On jeta dans les flammes les habits que Jean Huss avait portés
au supplice, et quand tout fut bien consumé, on recueillit avec soin
les cendres et on les jeta dans le Rhin.

Ainsi périt le grand réformateur des Slaves. Quoiqu'il n'ait pas
attaqué les dogmes de l'Église catholique romaine, comme le firent
plus tard les réformateurs du XVIe siècle, il établit cependant le
principe fondamental du protestantisme, c'est-à-dire l'appel à
l'autorité des Écritures et non à celle de l'Église.

Il me reste à ajouter quelques mots sur Jérôme de Prague, le plus
éminent des disciples de Jean Huss, que le concile de Constance fit
périr comme son maître. En partant de Bohême, Huss, qui connaissait
l'ardeur de Jérôme et la haine que le parti romain lui portait, lui
défendit de le suivre à Constance. Malgré cette défense, Jérôme y
arriva le 4 avril 1415, et, le 7 du même mois, il afficha à la porte
de l'Hôtel-de-ville et aux portes de toutes les églises, une demande
rédigée en trois langues (latin, allemand, bohémien) et adressée à
l'empereur et au concile. Il y réclamait un sauf-conduit pour venir
assister son ami Jean Huss dans son procès. Le concile répondit, le
17, qu'il le défendrait contre la violence, mais non contre la
justice, et qu'il le mettrait en jugement. Cette réponse l'engagea à
décliner la tendre miséricorde des prélats, et il retournait en
Bohême, lorsque, près des frontières, il fut saisi, ramené et enchaîné
à Constance le 23 mai, et jeté en prison avec des fers pesants aux
mains et aux pieds. Ces durs traitements, son inquiétude pour son ami,
lui causèrent une cruelle maladie qui lui abattit le corps et
l'esprit. Dans cet état pitoyable, quelques membres du concile lui
persuadèrent de se rétracter. Il le fit en public le 11 septembre
1415, et, sur la demande du concile, renouvela sa rétractation le 23
du même mois. Il y déclarait qu'il était prêt à faire pénitence de ses
fautes, et qu'il se soumettait d'une manière absolue à l'autorité du
concile.

Cette conduite disposa favorablement pour lui les prélats; ils
proposaient déjà de le mettre en liberté, lorsque le clergé de Bohême
y mit opposition, en déclarant qu'il ne croyait pas à sa sincérité et
en apportant de nouvelles accusations contre lui. Une nouvelle
commission d'enquête fut nommée sous l'influence de ses plus cruels
ennemis. Elle l'accusa d'être depuis sa jeunesse l'ami de Jean Huss et
un zélé partisan de Wiclef, d'avoir rapporté ses ouvrages en Bohême et
de l'honorer comme un saint, d'avoir dirigé toutes les attaques contre
le clergé, traité d'idolâtrie le culte des images des saints, profané
des reliques, insulté publiquement le pape et le clergé, etc., etc.
Jérôme demanda à se défendre en public; on le lui permit en présence
de tout le concile, le 23 mai 1416. Il réfuta tous les chefs
d'accusation dirigés contre lui, avec tant d'éloquence, de finesse, de
savoir sacré et profane, qu'il inspira la plus vive admiration à
l'illustre savant italien Poggio Bracciolini. Ce dernier, qui était
présent comme secrétaire du concile, va jusqu'à comparer Jérôme à
Socrate. Il reprit sa défense le 26 du même mois, avec autant de
succès. Mais, invité à répéter sa rétractation, au lieu d'obéir il fit
avec la plus grande éloquence le panégyrique de son ami Jean Huss, il
proclama son innocence, sa justice, et même sa sainteté; il s'emporta
avec violence contre les Allemands, les accusant d'être les ennemis
les plus acharnés de la Bohême, et d'avoir juré sa perte comme celle
de son ami Jean Huss, parce que tous deux avaient le plus contribué à
leur enlever leurs injustes priviléges dans l'Université de Prague.
C'était pour satisfaire leur désir insatiable de vengeance qu'ils le
poursuivaient. Le plus grand péché qu'il eût commis, ajoutait-il,
c'était d'avoir désavoué, sous la contrainte des circonstances, les
doctrines de Jean Huss; mais il y adhérait maintenant de toute son
âme, et il était prêt à endurer pour elles, toutes sortes de
souffrances et de supplices.

On ne peut décrire l'impression que fit sur les auditeurs ce discours
de Jérôme auquel on s'attendait si peu. On le ramena en prison et on
essaya tous les moyens possibles de persuasion pour le décider à une
rétractation. Il ne voulut rien écouter. Il fut donc condamné, le 30
mai 1416, à être dégradé comme Jean Huss, de sa dignité
ecclésiastique, et à être brûlé vif dans le même endroit où celui-ci
avait reçu la palme du martyre. Arrivé au lieu fatal, il baisa le sol
sur lequel Huss avait marché, se dépouilla lui-même de ses vêtements,
pria avec ferveur tandis qu'on l'attachait au poteau, et présenta ses
mains à l'exécuteur. On l'entoura jusqu'au cou d'un amas de bois mêlé
de paille, et comme on allumait le feu par derrière, il dit à
l'exécuteur: «Allume le feu sous mes yeux; j'ai eu peur du feu, mais
maintenant je ne pourrai reculer.» Il se mit alors à chanter un hymne
sacré, et les flammes l'entouraient déjà de tous côtés, qu'on
l'entendait encore répéter dans la langue de ses pères: «Dieu puissant
et mon père, ayez pitié de moi et oubliez mes péchés!» On brûla ses
vêtements; et quand tout fut éteint, on recueillit soigneusement les
cendres et on les jeta dans le Rhin, comme on avait fait pour celles
de Jean Huss.



CHAPITRE III.

BOHÊME.

(Suite).

     Effet que produit la mort de Jean Huss en Bohême. -- Ziska. --
     Supplice de quelques Hussites ordonné par le légat du pape. --
     Première lutte entre les catholiques romains et les Hussites. --
     Proclamation de Ziska et soulèvement à Prague. -- Destruction de
     quelques églises et couvents par les Hussites. -- Invasion et
     défaite de l'empereur Sigismond. -- Négociations politiques. --
     L'anglais Pierre Payne. -- Ambassade à la Pologne. -- Arrivée de
     forces polonaises au secours des Hussites. -- Mort de Ziska. --
     Son caractère.


La nouvelle de la mort de Jean Huss jeta la consternation dans la
Bohême, et souleva contre les auteurs du crime un cri universel
d'indignation. Grands et petits regardèrent comme un outrage fait à la
Bohême le supplice du plus populaire de leurs concitoyens.
L'Université de Prague, dans son adresse à toute la chrétienté,
défendit la mémoire de Jean Huss. Les écrits du même genre se
multiplièrent. Un, entre autres, après avoir déclaré que Jean Huss
avait été assassiné malgré son innocence, appelait le concile de
Constance le corps des satrapes du moderne Antechrist. L'annonce du
supplice de Jérôme ne fit qu'enflammer l'indignation publique. On
frappa une médaille en l'honneur de Jean Huss, et, dans le calendrier
des saints, le 6 juillet lui fut consacré. On le regarda comme un
martyr national, victime de la haine des Allemands et de son propre
attachement à son pays. Les doctrines qu'il avait scellées de son
sang en reçurent une force nouvelle, et le nombre de ses partisans
s'accrut rapidement. Plusieurs églises admirent la communion sous les
deux espèces, et célébrèrent les cérémonies du culte dans la langue du
pays.

Les disciples de Jean Huss, qui prirent le nom de Hussites, se
partagèrent en deux parties: les uns rejetaient tout-à-fait l'autorité
de l'Église, et ne voulaient accepter que les Écritures pour règle de
la foi; les autres se bornaient à la communion sous les deux espèces,
à la libre prédication de l'Évangile, et à quelques réformes moins
importantes. Les premiers prirent le nom de Taborites, et les autres
de Calixtins, à cause de la communion sous les deux espèces dont un
calice était l'emblême. Cependant ce ne fut que plus tard que les
croyances des deux partis prirent un développement distinct et une
forme définitive.

Les progrès du Hussitisme, quoiqu'il se fût répandu dans toutes les
classes de la Bohême, trouvèrent une vive résistance dans les
catholiques romains. Ceux-ci formaient une minorité puissante, qui
embrassait tout le haut clergé, la plus grande partie du clergé
inférieur, les couvents et les monastères, beaucoup de nobles et de
riches bourgeois, surtout d'origine allemande. Le parti possesseur de
richesses aussi grandes et d'une influence aussi considérable, était
bien organisé, et s'appuyait sur Rome et sur l'empereur Sigismond qui
s'était déclaré contre les Hussites. Les Hussites étaient les plus
nombreux, et comprenaient la plus grande partie de la nation. De leur
côté se rangeaient beaucoup de nobles et de bourgeois, et presque tous
les paysans. C'est cette classe, au coeur et à l'esprit simple,
capable de plus de dévouement et d'ardeur pour la cause qu'elle
embrasse que les habitants plus raffinés des villes, qui fait la
force d'un parti et le rend vraiment national. Il leur fallait un chef
capable de diriger par ses actes le mouvement que Jean Huss avait
préparé par sa parole. Ce chef fut Jean Trocznowski, plus connu en
Europe sous son sobriquet de Ziska[53]: l'histoire moderne n'offre
peut-être pas un autre exemple de talents aussi extraordinaires et
d'une énergie aussi sauvage.

[Note 53: Ziska veut dire «le borgne.» Le Z se prononce comme le J
français.]

Ziska, noble bohémien, était né dans la dernière partie du XIVe
siècle, à Trocznow, propriété de son père, dans le cercle de Béchin.
La tradition rapporte que sa mère, surveillant un jour les
moissonneurs, fut prise des douleurs de l'enfantement et donna
naissance à Ziska sous un chêne[54]. Cette circonstance fut plus tard
considérée comme un présage de l'énergie que l'enfant né sous son
ombrage devait déployer durant sa vie. Ziska fut d'abord page de
l'empereur Charles IV, et suivit ensuite la carrière militaire. Il
servit long-temps en Pologne, où il se distingua en maintes occasions,
et surtout à la bataille de Grunwald et Tannenberg, en 1410, où les
chevaliers teutoniques furent vaincus. Ziska, à son retour dans sa
patrie, devint chambellan du roi Venceslav. Il n'était plus jeune
quand eut lieu le martyre de Jean Huss, et cet homme fit sur son
esprit une puissante impression. Courtisan peu soigneux de sa faveur,
il quitta les joies de la salle du festin, et on le vit se promener
seul, le long des corridors du palais, les bras croisés et plongé dans
une méditation profonde. Le roi, le voyant dans cette agitation
extraordinaire, lui demanda: «Yankou (Jeanet), qu'avez-vous?--Je ne
puis supporter l'injure faite à la Bohême dans la ville de Constance
par l'assassinat de Jean Huss,» répondit Ziska. Le roi lui répliqua:
«Ni vous, ni moi, ne pouvons venger cet outrage; si vous trouvez
quelque moyen de le faire, vous le pouvez, je vous le permets.» Ziska
saisit avec empressement cette idée, et vit tous les avantages qu'il
pourrait retirer pour l'accomplissement de ses projets, de l'appui du
nom royal. Il demanda donc au roi de lui donner par écrit et de
marquer de son sceau l'autorisation qu'il venait de lui accorder
verbalement. Le roi, qui aimait à rire et qui savait que Ziska n'avait
ni richesse, ni amis, ni influence, regarda sa demande comme une bonne
plaisanterie, et la lui accorda aussitôt. Mais Ziska sut s'en servir
pour faire partager ses projets à beaucoup de personnes. Les querelles
entre les partis religieux augmentaient tous les jours en Bohême; mais
elles n'avaient pas encore été suivies de luttes sérieuses. Le roi
Venceslav restait indifférent. Il n'avait pas d'enfant pour hériter de
sa couronne, et détestait son frère Sigismond qui lui avait donné
assez de sujet de le haïr. Son seul souci était d'inventer de nouveaux
plaisirs pour passer joyeusement le reste de sa vie. Il se disait
probablement: «Après moi le déluge!» comme répétait, dit-on, un homme
d'État célèbre de nos jours, qui fut précipité du pouvoir en 1848, par
l'éruption soudaine des principes que, depuis plus de trente ans, il
s'étudiait à comprimer.

[Note 54: Le tronc de ce chêne resta debout jusqu'au commencement du
XVIIIe siècle. Il fut bientôt après détruit à cause des forgerons des
environs. Ils croyaient qu'une tranche enlevée à ce tronc, et attachée
à leur marteau, avait la vertu de rendre leurs coups plus pesants.
L'autorité ecclésiastique, pour mettre fin à cette pratique
superstitieuse, fit couper ce qui restait du tronc et élever en son
lieu une chapelle portant une inscription qui déclarait qu'à cet
endroit était né l'hérétique Ziska, de triste mémoire.]

Il n'en était pas de même de son frère Sigismond, empereur
d'Allemagne, roi de Hongrie, et héritier présomptif de la couronne de
Bohême. Il sentait que sa lâche conduite à l'égard de Jean Huss, la
violation du sauf-conduit qu'il lui avait offert, l'avaient rendu
odieux aux partisans de l'homme qu'il avait trahi. Il lui fallait
persécuter les Hussites, s'il voulait occuper en paix le trône de
Bohême. Le concile de Constance ne pouvait pas non plus rester
indifférent à un mouvement que sa conduite avait provoqué, et il somma
environ quatre cents principaux Hussites de comparaître devant lui,
leur offrant des sauf-conduits. L'exemple de Jean Huss était trop
récent pour que l'on eût confiance dans l'honneur du concile et l'on
ne tint compte de sa sommation. Le concile publia alors un édit contre
eux en vingt-quatre articles, et adressa une lettre à l'empereur
Sigismond. Les Hussites, disait cette lettre, sont devenus plus
ardents à soutenir leurs doctrines, depuis le supplice de leurs deux
chefs: grands et petits partagent leurs opinions: on fait circuler
nombre d'écrits scandaleux contre les décrets du concile. La communion
sous les deux espèces est administrée impunément: on révère Jean Huss
et Jérôme de Prague comme deux saints; on opprime les catholiques
romains et surtout le clergé. La même lettre déplorait la négligence
de Venceslav, et le soupçonnait, sinon de soutenir les Hussites, au
moins de ne pas mettre obstacle à leurs progrès.

Le concile de Constance se sépara le 22 avril 1418, après avoir mis
fin aux divisions intestines de Rome par l'élection du pape Martin V.
Le soin de poursuivre la guerre contre les éternels ennemis de
l'Église, regardait, dès lors, le nouveau pontife. Il adressa au
clergé de Bohême, de Pologne, d'Angleterre et d'Allemagne, une bulle
où il reprochait à beaucoup de nobles et de prélats, de rester comme
des _chiens muets_ quand l'hérésie levait la tête. Il leur ordonnait
de poursuivre les partisans des doctrines de Jean Huss et de Wiclef,
de les juger suivant les lois ecclésiastiques, et de les livrer au
pouvoir séculier. Il recommandait aux princes et aux juges séculiers
de veiller sévèrement à l'exécution de ses ordres: et, pour que
personne ne pût alléguer son ignorance de ces questions, il joignait à
sa bulle quarante-quatre propositions de Wiclef et trente de Jean Huss
que le concile de Constance avait condamnées. Il ne suffisait pas de
promulguer des bulles, il fallait en assurer l'exécution. En
conséquence, Martin envoya en Bohême, comme légat, le cardinal
Dominique de Raguse, qui devait veiller à l'exécution de la bulle. Le
légat réussit à faire brûler deux Hussites dans la ville de Slan; mais
cet acte de persécution souleva contre lui une indignation si violente
et si universelle, qu'il fut obligé de quitter la Bohême. Il adressa
alors une lettre à l'empereur Sigismond, où il déclarait que la parole
et les écrits étaient désormais insuffisants en Bohême, et que le fer
et le feu pouvaient seuls la ramener à l'Église.

Toutes ces circonstances ne faisaient que fournir de nouveaux aliments
à l'animation qui soulevait toute la Bohême, et surtout la ville de
Prague. Venceslav, craignant une insurrection, ordonna aux habitants
de rendre leurs armes. Cet ordre jeta la consternation dans la ville;
on craignait de désobéir au roi et on ne voulait pas exciter sa
colère, on craignait encore plus de se mettre soi-même dans
l'impossibilité de se défendre. Les habitants furent tirés de leur
perplexité par Ziska, qui, depuis sa conversation avec le roi,
guettait le moment favorable de mettre ses projets à exécution. Il
alla trouver les bourgeois qui délibéraient sur la conduite à tenir,
et leur déclara que, connaissant les intentions réelles du roi, il
pourrait leur donner le meilleur avis sur les circonstances présentes.
Sur sa proposition, les citoyens revêtirent leurs vêtements les plus
riches, endossèrent leurs plus belles armes, et se rendirent au palais
du roi, conduits par Ziska qui s'adressa à lui en ces termes: «Sire,
Votre Majesté nous demande nos armes, les voici, prêtes à vous servir.
Montrez-nous les ennemis contre lesquels nous devons les employer.»
Cet ingénieux stratagème plut au roi ou l'intimida; il approuva la
conduite des citoyens de Prague et les congédia gracieusement. Cette
circonstance confirma le bruit du crédit dont Ziska jouissait auprès
du roi, et accrut son influence parmi le peuple.

Ziska opéra, dès lors, de concert avec Nicolas de Hussinetz, riche
noble, dans les domaines duquel Jean Huss était né et qui avait
embrassé avec ardeur ses doctrines. Il s'empara d'une forte position
sur une montagne, l'appela le mont Thabor, et la fortifia de toutes
les ressources de l'art. Il était temps, en effet, que les Hussites
songeassent à la résistance; chaque jour leurs ennemis devenaient plus
entreprenants et s'appuyaient davantage sur Sigismond, l'héritier
présomptif, qui venait encore d'introduire des troupes dans plusieurs
provinces de la Bohême.

Les causes qui produisent les guerres civiles ou religieuses,
s'accumulent long-temps avant que la lutte ne s'engage. Les discours,
les écrits des chefs excitent et échauffent par degrés l'animosité des
partis. Elle devient bientôt si ardente, qu'on essaie en vain d'en
calmer l'effervescence et d'en prévenir l'éruption, et une étincelle
suffit pour allumer dans tout un pays un incendie qui ne s'éteint
qu'au bout de longues années de souffrance. C'est ce qui arriva en
Bohême. Quatre ans s'écoulèrent entre le martyre de Jean Huss et la
terrible lutte qui en fut la conséquence.

Pour raconter les premières hostilités qui s'engagèrent entre les
Hussites et les catholiques romains, j'emprunterai le récit d'un
auteur contemporain qui y assista. C'est Benessius Horzowicki,
disciple et ami de Jean Huss, qui prit une part active dans la
question de l'Université débattue avec les docteurs allemands. Nous
devons la conservation de son récit à l'honnête jésuite Balbin, qui le
déclare digne de foi, quoique venant d'un hérétique.

«Le jour de la Saint-Michel, dans l'année 1419, une foule considérable
s'était réunie dans une vaste plaine appelée _les Croix_, qui borde la
route de Béneschow à Prague. Plusieurs villes et villages s'y étaient
donné rendez-vous. La population de Prague, venue soit à pied, soit en
voiture, y était surtout en majorité. Trois prêtres du nom de Jacob,
Jean Cardinal et Mathias Toczenicki, avaient convoqué à la fois cette
foule immense. Car, tant que vécut Venceslav, le peuple se réunissait
sur certaines montagnes qu'il décorait des titres d'Horeb, de Baranek
(agneau), de Thabor, et où il venait recevoir la communion sous les
deux espèces. Mathias Toczenicki fit mettre une table sur trois
tonneaux vides et donna l'Eucharistie à la foule, sans aucun étalage.
La table n'était pas même recouverte et les prêtres ne portaient pas
leurs vêtements sacerdotaux.

»Vers le soir, toute la multitude se dirigea sur Prague, en
s'éclairant avec des torches, et arriva dans la nuit à Wissehrad, la
forteresse de Prague. Il est étonnant qu'ils n'aient pas saisi
l'occasion de surprendre ce château, dont la conquête plus tard leur
coûta si cher, mais la guerre n'était pas encore commencée. Coranda,
curé de Pilsen, les rejoignit au même endroit, portant aussi
l'Eucharistie, suivi d'une foule nombreuse des deux sexes. Avant que
cette foule eût quitté la plaine _des Croix_, un seigneur invita
l'assemblée à réparer le dommage fait à un pauvre homme dont on avait
ravagé le champ, et aussitôt une collecte abondante l'indemnisa de
tout ce qu'il avait perdu. La foule ne commettait pas d'hostilités,
elle s'avançait en pèlerinage le bâton à la main. Mais les choses
devaient bientôt changer de face. Les prêtres, en se retirant,
convoquèrent l'assemblée pour la Saint-Martin. Les garnisons que
Sigismond avaient placées dans différentes villes, se rassemblèrent
pour empêcher ces réunions et engagèrent plusieurs combats sanglants.
Les habitants de Pilsen, Clattau, Tausche et Sussicz, qui se
trouvaient sur la route du lieu fixé comme point de ralliement, furent
prévenus par Coranda qu'on avait préparé contre eux une embuscade: ils
s'armèrent et prévinrent ceux qui devaient s'y rendre avec eux. On
improvisa ainsi une armée très nombreuse. En arrivant à la ville de
Cnin, ils apprirent que les habitants d'Aust, ville du district du
Béchin, non loin du Thabor, réclamaient leur secours. Les impériaux
s'étaient portés sur la route qui menait à Prague et leur coupaient le
passage. On envoya aussitôt à leur secours cinq fourgons remplis
d'hommes armés. À peine ces derniers avaient-ils franchi la Moldau,
qu'ils aperçurent deux corps, l'un de cavaliers, l'autre de personnes
à pied. Le premier avait à sa tête Pierre Sternberg, gentilhomme
catholique romain et directeur de la monnaie à Kuttemberg. Le second
groupe se composait d'environ quatre cents personnes, hommes et
femmes, qui faisaient un pèlerinage d'Aust à Prague. C'était à leur
secours qu'on les avait envoyés. Les Hussites envoyèrent aussitôt à
Cnin demander du renfort, et, en attendant, se dirigèrent vers la
petite éminence où le peuple d'Aust s'était posté. Avant leur arrivée,
Sternberg attaqua les habitants d'Aust et les mit en fuite.
Quelques-uns s'échappèrent et vinrent rejoindre leurs alliés de Cnin,
qui prirent position sur une petite colline et attendirent l'attaque
de Sternberg. Ils se défendirent avec tant de vigueur qu'ils
l'obligèrent à se retirer à Kuttemberg. Après leur victoire, ils
séjournèrent tout le jour dans le lieu où les habitants d'Aust avaient
été mis en fuite, ensevelirent leurs morts et y firent accomplir le
service divin par leurs prêtres. Ils se rendirent ensuite à Prague
pour y célébrer leur victoire, et y furent accueillis par de grandes
réjouissances.»

Ce récit prouve que les Hussites ne sont pas la première cause des
sanglantes luttes qui suivirent. Ce sont les bandes armées de
l'empereur, qui, les premières, ont dispersé violemment leurs
pèlerinages pacifiques et tout religieux.

Ce combat servit la cause des Hussites. Dans toute lutte, le premier
avantage obtenu, si insignifiant et si accidentel qu'il soit, produit
le plus souvent un effet moral très grand sur l'imagination du
vulgaire. Ce succès excite l'ardeur d'un parti, abat l'enthousiasme de
l'autre, quoique généralement il n'y ait lieu ni à se réjouir ni à se
désespérer. Cependant, bien que le jugement froid d'un chef sache
apprécier, à leur juste valeur, ces légers succès, un homme de génie
voit toute l'importance du résultat qui les suit, et Ziska n'était
pas homme à laisser passer une occasion aussi favorable sans en tirer
parti pour l'exécution de ses projets. Il adressa aux habitants de la
ville de Tausch ou Tista, une proclamation en forme de circulaire, et
l'envoya dans toutes les villes de Bohême où l'armée impériale n'avait
pas mis garnison. Cette proclamation faisait appel à leurs sentiments
patriotiques et religieux; tout y était merveilleusement calculé pour
toucher la corde la plus sensible de leurs coeurs et la faire vibrer
avec le plus de puissance. Voici la traduction de cette pièce si
curieuse:

«Très chers Frères, que Dieu vous accorde, avec sa grâce, de revenir à
vos premiers sentiments d'amour pour lui, et de mériter, par vos
bonnes oeuvres, d'habiter dans sa crainte comme de sincères enfants de
Dieu. S'il vous a châtiés et punis, je vous demande, en son nom, de ne
pas vous laisser abattre par l'affliction. Reportez-vous à ceux qui
travaillent pour la foi, qui sont persécutés par ses ennemis, et
surtout par les Allemands. Vous-mêmes, vous avez éprouvé leur
méchanceté, à cause de votre amour pour Jésus-Christ. Imitez vos
ancêtres, les premiers Bohémiens, qui ont toujours su défendre la
cause de Dieu et la leur. Pour vous, mes Frères, vous devez avoir
toujours, devant les yeux, la loi de Dieu et le bien de votre patrie,
et veiller aux deux avec vigilance. Que celui de vous qui sait manier
un couteau, jeter une pierre ou porter un bâton se tienne prêt à
marcher. Je vous préviens donc, mes Frères, que nous réunissons de
tous côtés des troupes pour combattre les ennemis de notre foi et les
oppresseurs de notre patrie. Recommandez à vos prédicateurs d'exciter,
dans leurs prêches, le peuple à la guerre contre l'antechrist, et
d'exhorter tout le monde, jeunes et vieux, à se tenir prêts. Que je
vous trouve aussi bien munis de pain, de bière, de vivres et de
provisions, et surtout armés avec de bonnes armes. Les temps sont
venus où il nous faut nous armer et contre l'étranger et contre
l'ennemi domestique. Ayez toujours sous les yeux cette première
rencontre, où peu contre beaucoup, presque sans armes contre des
soldats bien armés, vous avez obtenu la victoire. La main de Dieu ne
s'est pas retirée de nous. Ayez courage et tenez-vous prêts. Que Dieu
fortifie vos coeurs.--Ziska du Calice, avec l'espoir en Dieu, chef des
Taborites[55].»

[Note 55: M. Bonnechose, en reproduisant cette lettre célèbre (les
_Réformateurs avant la réformation_, vol. II, p. 287 de la traduction
en anglais), en a omis les traits les plus caractéristiques, tels que
les allusions aux deux nations bohémienne et allemande. Cette lettre
que Lenfant (_Histoire des Hussites_, vol. I, p. 103) a traduite de
l'ouvrage de Théobald, a été publiée dans la langue originale avec une
traduction allemande dans le premier volume de _Neue Abhandlungen der
Prager Gesellschaft_.]

Ziska se mit à la tête d'un grand nombre de paysans, qui accoururent
de toutes parts sous ses étendards. Il surprit et fit prisonnier un
corps de cavalerie, dont les chevaux et les armes servirent à monter
et à armer sa propre troupe. Il entra à Prague aux acclamations de
toute la ville. Les Hussites commencèrent alors à exercer des
violences sur quelques membres du clergé catholique, et à prendre
possession de leurs églises pour y établir leur culte. Les magistrats
de la ville voulurent s'y opposer. Une terrible lutte en fut la
conséquence, les premiers magistrats y périrent; plusieurs églises et
couvents furent pillés.

Ces évènements affectèrent tellement le roi Venceslav, qu'il mourut
d'une attaque d'apoplexie. Il était sans enfants, et la couronne
passait ainsi à son frère Sigismond. Celui-ci était alors aux prises
avec les Turcs, et cette guerre favorisa le développement du
Hussitisme. Malheureusement, les disciples de Jean Huss compromirent
leur cause par les excès déplorables du plus sauvage fanatisme.
Partout les églises, les couvents furent pillés et détruits[56];
partout les prêtres, les moines, et souvent les nonnes furent mis à
mort avec la plus grande barbarie. Ziska, qui était l'âme du
mouvement, perdit, au siége de la ville de Raby, le seul oeil valide
qui lui restait, et c'est lorsqu'il fut complètement aveugle, qu'il
déploya les talents militaires les plus extraordinaires.

[Note 56: Les historiens protestants et catholiques élèvent à cinq
cent cinquante le nombre de ces couvents et de ces églises.]

Sigismond convoqua à Brunn, en Moravie, une diète où accoururent les
catholiques romains, aussi dévoués à sa cause que les Hussites y
étaient contraires. Il promit l'amnistie à tous ceux qui reviendraient
à l'Église. Ses offres furent repoussées, et il se prépara à réduire
les hérétiques par la force des armes. La ville de Prague était au
pouvoir des Hussites; mais la garnison impériale tenait toujours la
citadelle. L'Empereur marcha contre la ville avec une armée composée
de catholiques bohémiens, moraviens, hongrois et allemands. Cette
armée avait pour chefs, au-dessous de l'Empereur, cinq électeurs, deux
ducs, deux landgraves, et plus de cinquante princes allemands, et se
montait, d'après les écrivains contemporains, à plus de cent mille
hommes. Malgré ce nombre immense, elle fut repoussée par les Hussites,
qui, outre les assaillants, avaient la citadelle à combattre. Les
envahisseurs commirent les plus grandes atrocités, surtout dans leur
retraite. Beaucoup d'habitants furent massacrés par les soldats, pour
qui tout Bohémien était un Hussite. Une seconde tentative, faite
contre Prague par l'Empereur, dans la même année 1420, eut aussi peu
de succès. Ces avantages excitèrent, au plus haut degré, le courage et
le fanatisme des Hussites. Beaucoup de leurs prédicateurs annoncèrent
que le règne du juste était proche, et que les armes des Taborites
allaient l'établir sur tout le monde. Cette croyance inspirait une
intrépidité inébranlable à ceux qui la partageaient, et explique les
triomphes extraordinaires des Hussites. Il y avait aussi une
prédiction répandue parmi eux qui soutenait leur courage. Un
tremblement de terre devait engloutir toutes les villes et les
villages de la Bohême, sauf les cinq villes qui auraient montré le
plus d'ardeur pour leur cause. Dans les marches, les prêtres
précédaient toujours les Hussites; ils portaient des calices souvent
faite de bois, et administraient la communion sous les deux espèces,
en remplaçant plus d'une fois le vin avec de l'eau; derrière les
prêtres, marchaient les combattants en chantant les psaumes, et
l'arrière-garde était formée par les femmes, qui travaillaient aux
fortifications et prenaient soin des blessés. La croyance
superstitieuse sur la destruction des villes et des villages, en
chassait tous les habitants et les ralliait à l'armée qui, ainsi,
n'eut jamais besoin de recrues.

Il me faudrait des volumes pour décrire les batailles qui se
livrèrent, le courage extraordinaire et l'habileté que déployèrent les
Hussites à surprendre leurs ennemis. Je ne puis non plus raconter en
détail les négociations diplomatiques qui eurent pour effet de mettre
fin à la guerre. Je ne puis qu'esquisser tous ces évènements.

Les Bohémiens réunirent une diète dans la ville de Czaslaw pour
délibérer sur les affaires de leur pays. Ils déclarèrent Sigismond
indigne de la couronne et résolurent de l'offrir au roi de Pologne ou
à un prince de sa dynastie. C'est en cette occasion qu'ils formulèrent
les quatre articles célèbres dont ils ne se départirent jamais dans
leurs négociations avec les autorités impériales et ecclésiastiques.
Voici ces articles:

«1º La parole de Dieu sera librement annoncée par les prêtres
chrétiens dans le royaume de Bohême et le margraviat de la Moravie;

»2º Le sacrement vénérable du corps et du sang de Jésus-Christ sera
administré, sous les deux espèces, aux adultes et aux enfants, comme
le Christ l'a établi;

»3º Les prêtres et les moines, dont beaucoup s'occupent des affaires
publiques, seront privés des biens temporels qu'ils possèdent en si
grand nombre, et pour lesquels ils négligent leur sacré ministère.
Leurs biens nous seront rendus, afin que, selon la doctrine de
l'Évangile et la pratique des apôtres, le clergé nous soit soumis,
vive dans la pauvreté et serve aux autres d'exemple d'humilité;

»4º Tous les péchés publics déclarés mortels et tous les délits
contraires à la loi divine, seront punis suivant les lois du pays, par
ceux qui y seront préposés, sans avoir égard à ceux qui les auront
commis, pour qu'on ne puisse pas dire de la Bohême et de la Moravie
qu'on y tolère les désordres.»

Cette diète, à laquelle beaucoup de catholiques avaient assisté,
établit une régence composée de magnats et nobles, et de bourgeois:
Ziska en faisait partie. Sigismond adressa à la diète un message où il
promettait de confirmer leurs libertés, de réparer les torts dont ils
se plaignaient justement, à condition qu'on le reconnût pour
souverain: il les menaçait de la guerre en cas de refus. La diète
répondit par une adresse qui montre combien étaient entré
profondément, dans le coeur des Hussites, le sentiment de religion et
de patriotisme. Voici ce dont ils se plaignaient:

«1º Votre Majesté, au grand déshonneur de notre pays, a laissé brûler
maître Jean Huss, qui s'était rendu à Constance sur la foi de votre
sauf-conduit.

»2º Tous les hérétiques qui s'écartent de la foi chrétienne, ont eu la
liberté de s'expliquer au Concile de Constance; seul, notre noble
compatriote n'a pas eu ce droit. En outre, pour aggraver l'offense
faite à notre pays, vous avez fait brûler maître Jérôme de Prague, qui
s'était rendu à Constance sous la même garantie de la foi publique que
Jean Huss.

»3º Dans le même concile, à votre instigation, la Bohême a été proscrite
et anathématisée. Le pape a lancé une bulle d'excommunication contre les
Bohémiens, leurs prêtres et leurs prédicateurs, pour les faire périr.

»4º Votre Majesté a fait publier la même bulle à Breslau, pour exciter
les haines contre la Bohême et causer la ruine de tout le royaume.

»5º Par cette publication, Votre Majesté a animé et soulevé contre
nous tous les peuples vaincus, nous dénonçant des hérétiques
déclarés.»

On lui reprochait encore d'usurper la couronne de Bohême sans le
consentement de la nation, ce qui exposait les Bohémiens au mépris et
aux railleries de l'univers.

On l'accusait d'aliéner plusieurs provinces appartenant à la Bohême,
sans que les États y eussent consenti, etc.

Ils terminaient en demandant que la Bohême et la Moravie cessassent
d'être au ban des autres nations; ils réclamaient le redressement de
leurs griefs, et invitaient Sigismond à se prononcer avec netteté et
précision sur les quatre articles, qu'ils étaient déterminés à
maintenir, ainsi que les droits, les constitutions, les priviléges,
les bonnes coutumes de Bohême, dont ils avaient joui sous ses
prédécesseurs. Sigismond répondit que le supplice de Jean Huss et de
Jérôme de Prague avait eu lieu contre sa volonté. Il essayait
d'expliquer les autres griefs portés contre lui, et promettait
d'examiner les quatre articles et de maintenir les libertés
nationales.

Ses offres ayant été rejetées, il pénétra en Bohême avec une armée
composée surtout de Hongrois, mais fut repoussé par Ziska. Les forces
impériales envahirent la Bohême à plusieurs reprises, mais sans plus
de succès, et les Hussites, usant de représailles, envahirent les
provinces de l'Empire.

Trois partis politiques divisaient alors la Bohême. Les catholiques
romains et la plus grande partie de la haute noblesse, même de celle
qui se rattachait aux Calixtins ou aux Hussites modérés, désiraient le
triomphe de Sigismond. Le parti de Prague, composé des bourgeois de
Prague et de plusieurs autres villes, et soutenu par beaucoup
d'habitants, formait la secte des Calixtins, et voulait un autre roi
que Sigismond. Le troisième parti, les Taborites, dont Ziska était le
chef, rejetait tout roi. Le parti de Prague proposa d'offrir la
couronne au roi de Pologne. Les Hussites, en présence des forces
considérables de Sigismond, qui disposait de la Hongrie et de
l'Allemagne, furent amenés à apaiser leurs différends et à demander,
d'un commun accord, l'assistance d'un peuple parent. À plusieurs
reprises, on envoya en Pologne des ambassades composées de
représentants de tous les partis. Parmi eux se remarquait l'Anglais
Pierre Payne, comme député des Taborites[57]. Le roi de Pologne était
Vladislav Jagellon, grand-duc de Lithuanie, qui s'était fait chrétien
à son mariage avec Hedwige, reine de Pologne, en 1386. Il était très
vieux et d'un caractère irrésolu. Les Bohémiens lui offrirent la
couronne, à condition qu'il acceptât les quatre articles proclamés par
la diète de Czaslaw, et appuyèrent leur proposition d'arguments
puissants. Ils invoquaient la communauté d'origine et la ressemblance
du langage[58] qui les unissaient aux Polonais. Ils représentaient
quels avantages politiques résulteraient, pour les deux pays, de la
réunion des deux couronnes sur la même tête. On pourrait alors créer
un puissant empire slave, de l'Elbe à la mer Noire et jusqu'aux
environs de Moscou[59], et résister victorieusement aux attaques des
Allemands; car les Polonais, comme les Bohémiens, avaient à s'en
plaindre, et surtout de l'ordre teutonique, toujours soutenu par les
empereurs. On reçut avec affabilité les députés bohémiens; mais le roi
ne pouvait se décider à prendre un parti. Les avantages que les
Bohémiens faisaient briller à ses yeux étaient trop grands pour qu'on
pût les accepter. Le clergé, qui dominait dans le sénat, s'opposa à ce
projet, et, sans être dévot, le vieux monarque envisageait avec effroi
l'idée de se mettre à la tête des hérétiques. Il déclara, à la fin,
qu'il consulterait sur cette grave matière, son cousin, le grand-duc
de Lithuanie, Vitold. Il lui envoya une ambassade, avec deux députés
bohémiens. Les autres restèrent en Pologne, bien traités du roi, mais
comme séquestrés dans une ville, car l'autorité ecclésiastique avait
mis en interdit tout endroit où les Hussites avaient mis les pieds. Le
caractère de Vitold était tout opposé au caractère de Jagellon. Il
était hardi, ambitieux, entreprenant, sans scrupules religieux qui
pussent entraver chez lui l'espoir d'un agrandissement, et se souciant
fort peu de toutes ces matières, comme il le disait avec franchise. Il
n'avait qu'une sorte de souveraineté déléguée sur la Lithuanie; il
gouvernait cependant le pays avec un pouvoir absolu, et agissait avec
l'indépendance la plus complète dans ses relations intérieures ou
extérieures. Sans la distance qui séparait sa province de la Bohême,
il aurait, malgré son grand âge, accepté la couronne qui lui était
offerte, et ses sujets, qui suivaient l'Église grecque, auraient
volontiers soutenu les Hussites contre les Latins. Il paraît avoir
conseillé à son cousin de Pologne, de refuser l'offre des Bohémiens, à
cause de l'opposition de son clergé catholique. Tous deux cependant
furent d'avis de les soutenir, et envoyèrent à leur secours Coributt,
neveu du roi, avec cinq mille cavaliers et de l'argent.

[Note 57: Pierre Payne était né dans le comté de Lincoln, à Haugh ou
Hough, à trois milles de Grantham. Il étudia à Oxford dans Edmund's
Hall, dont plus tard il devint le principal (1410-1415). On ne peut
indiquer avec précision l'époque où il vint en Bohême; il jouit d'une
grande réputation parmi les Hussites. Lenfant nous le montre comme un
homme d'un profond savoir, qui s'occupa d'éclaircir les passages
obscurs des écrits de Wiclef. Voici ce qu'en dit Cochlée, écrivain
catholique romain: «Petrus Payne, ingeniosus magister Oxoniensis, qui
articulos Wiclephi et libros ejus punctatim et seriatim deduxit, et
suis opusculis pestiferis imposuit, arte inferiores sed veneno
pervicaciores; quæ Wicleph obscure posuit, iste explanavit; ipse suo
pravo ingenio non solum erat Wiclephi errorum doctor sed approbator et
auctor, augmentator et promulgator, hujus purissimi regni Bohemiæ
primarius et perniciosissimus infector et destructor. Taboritis maxime
favebat, sectator Wiclephi obstinacissimus, Pragam cum libris ejus
profugit.» Cochlée se trompe en accusant Payne d'avoir le premier
infecté la Bohême. Bien avant qu'il y vînt, les ouvrages de Wiclef y
étaient répandus. On croit qu'il mourut à Prague en 1455.]

[Note 58: La ressemblance entre les langues polonaise et bohémienne,
si grande encore, l'était bien plus jadis. L'auteur de cet ouvrage a
lu plusieurs ouvrages de Jean Huss, et tous, sauf quelques mots, sont
aussi facilement entendus d'un Polonais que s'ils étaient écrits dans
sa propre langue.]

[Note 59: La Lithuanie, réunie à la Pologne par le mariage de
Jagellon, avait pour bornes, au XVe siècle, à l'Est, la rivière Ougra
près de Kalouga, et comprenait la ville de Viazma, distante de Moscou
de 150 milles anglais. Au Sud, elle touchait aux rivages de la mer
Noire, entre les embouchures du Dnieper et du Dniester.]

Coributt entra à Prague à la tête de ses cavaliers et fut accueilli
avec joie. Sans être très nombreuses, les forces qu'il amenait étaient
considérables pour un siècle qui ne connaissait pas les armées
permanentes; elles apportaient surtout un appui moral très grand à la
cause des Hussites. Jusque-là, ils avaient été l'objet d'une haine
universelle de la part des peuples environnants, qui les regardaient
comme les ennemis de Dieu. Ils recevaient en ce moment la preuve d'une
sympathie active. Une nation puissante et alliée les soutenait, et un
souverain, tout en restant catholique romain, reconnaissait leurs
droits par un acte qui leur permettait d'espérer qu'il prendrait un
jour leur cause comme la sienne. Seuls, il est vrai, les Polonais
soutinrent les Hussites contre les forces unies de Rome et de
l'Allemagne; déjà beaucoup, avant l'arrivée de Coributt, étaient
accourus sous les drapeaux de Ziska, leur ancien compagnon d'armes.

Si l'arrivée de Coributt réjouit les Bohémiens, elle alarma vivement
les partisans de l'empereur Sigismond. Ils firent courir les bruits
les plus défavorables et les plus absurdes contre lui, l'accusant, par
exemple, de n'avoir pas été baptisé au nom de la Trinité, _d'être un
Russe, ennemi du nom chrétien_. On dit même qu'il avait été élevé dans
l'Église grecque de Pologne. Cette circonstance, loin de lui nuire,
lui fut très favorable; car il ne fit pas de difficultés pour recevoir
la communion sous les deux espèces, et les Hussites tenaient surtout à
cette pratique. Un fort parti l'appelait au trône de Bohême; mais il
n'avait pas les qualités nécessaires pour se maintenir à la tête d'un
pays aussi bouleversé.

Peu de temps après l'arrivée de Coributt, une armée allemande envahit
la Bohême et vint se faire battre. Ziska, toujours occupé avec les
impériaux, n'était pas d'avis de mettre Coributt à la tête du pays, et
déclarait qu'il ne se soumettrait pas à un étranger, et qu'une nation
libre n'avait pas besoin de roi. Ce désaccord aboutit à une lutte
entre lui et les villes qui avaient formé une ligue pour placer
Coributt sur le trône de Bohême. Ziska marcha contre Prague; mais ses
soldats refusèrent de détruire leur capitale. La paix fut conclue,
Ziska entra à Prague en allié, et reconnut Coributt comme régent de
Bohême. Il marcha avec lui sur la Moravie, dont les impériaux avaient
occupé une partie, mais mourut le 11 octobre 1424, de la peste, près
la ville de Przybislav qu'il assiégeait[60].

[Note 60: Une tradition vulgaire rapporte qu'à son lit de mort, il
ordonna de faire un tambour avec sa peau, pour qu'à ce son les ennemis
tremblassent de frayeur, et de jeter son corps en pâture aux animaux
sauvages et aux oiseaux, aimant mieux être dévoré par eux que par les
vers. On ajoute que ses demandes furent accomplies. Il y avait même à
Prague un vieux tambour que on prétendait être fait avec la peau de
Ziska. Mais quand les Prussiens l'eurent enlevé à la prise de Prague
par Frédéric II, en 1744, les Bohémiens prétendirent que cette
tradition n'avait aucun fondement. Elle est, en effet, de l'invention
la plus absurde, et rien chez les écrivains contemporains ne la
justifie.]

J'ai raconté, plus haut, l'histoire de ce personnage extraordinaire,
avant de commencer la guerre des Hussites. Je n'ai pu, faute d'espace,
donner des détails sur les batailles qu'il livra, et sur le courage et
l'habileté militaire qu'il déploya en tant d'occasions, malgré sa
cécité complète. Cochlée, qui l'a en horreur, le regarde comme le
premier général de son temps, pour avoir gagné tant de batailles
malgré sa cécité sans en perdre plus d'une, et pour avoir enseigné
l'art de la guerre à des paysans qui ne s'étaient jamais battus. Un
écrivain contemporain, Æneas Sylvius, expose en détail la tactique
qu'il avait inventée pour rompre les charges de la cavalerie pesamment
armée des Allemands, en leur opposant un rempart de fourgons. Cette
tactique procura aux Bohémiens maintes victoires, même après la mort
de Ziska[61]. Il laissa un code militaire qui réglait l'ordre et la
discipline de l'armée en guerre, la manière de camper, de marcher à
l'ennemi, de partager le butin, de punir les déserteurs, etc.

[Note 61: L'usage de faire avec des charrettes des remparts mouvants,
ou, comme on dit maintenant, des barricades, est commun à toutes les
nations nomades du centre et du nord de l'Asie. C'est sans contredit
un des moyens de défense les plus naturels et les plus primitifs. Les
Polonais en faisaient souvent usage et l'appelaient tabor. Ils l'ont
probablement emprunté des Tartares, avec lesquels ils étaient souvent
en guerre. Je pense que Ziska, qui avait long-temps servi en Pologne,
y avait appris ce mode de défense, et le porta plus tard à sa
perfection.]

Cruel pour l'ennemi, il était affable pour ses soldats. Il les
appelait ses frères, voulait qu'ils l'appelassent leur frère, et leur
partageait le butin, qui était toujours abondant. Même après la perte
de son dernier oeil[62], il se tenait dans un chariot, tout près de
l'étendard principal de son armée; il se faisait renseigner sur les
lieux, la force et la position de l'ennemi, par des officiers qu'on
nommerait aujourd'hui des aides-de-camp, et il leur donnait ses ordres
en conséquence. Malgré cette cécité, il exécuta des opérations
stratégiques habiles, et dans des lieux très difficiles, avec une
telle rapidité et un tel bonheur, qu'on en trouverait avec peine un
autre exemple dans l'histoire des guerres modernes.

[Note 62: Il perdit son premier oeil dans sa jeunesse, par un
accident, en jouant avec d'autres enfants.]

Balbin prétend avoir vu un portrait de Ziska de grandeur naturelle,
fait de son vivant, et dont quelques nobles de Bohême conservaient
soigneusement des copies. D'après ce portrait, il était de teille
moyenne, d'une vigoureuse complexion. Il avait une large poitrine et
de larges épaules, un vaste front, la tête ronde et le nez aquilin. Il
portait le costume polonais et la moustache polonaise. La tête était
rasée, sauf une touffe de cheveux bruns; c'était encore là une mode de
Pologne, où, comme je l'ai dit, il avait pendant long-temps obtenu du
service.

Ziska fut enseveli dans la cathédrale de Czaslaw. On lui éleva un
monument de marbre avec sa statue et quelques inscriptions latines;
au-dessus on suspendit sa masse d'armes en fer[63].

[Note 63: D'après Balbin, l'empereur Ferdinand V, traversant Czaslaw,
visita la cathédrale, et fut frappé à la vue de cette énorme masse de
fer suspendue au-dessus d'un tombeau. Il demanda à ses courtisans qui
c'était. Personne n'osa répondre. Un des assistants dit enfin que
c'était le tombeau de Ziska. «Fi, fi! dit l'empereur, cette bête
malfaisante, quoique morte depuis plus d'un siècle, fait encore peur
aux vivants.» Il quitta là-dessus la cathédrale, et partit aussitôt de
Czaslaw où il avait annoncé qu'il passerait la nuit.]

On ne peut établir d'une manière certaine quels dogmes religieux il
professait; du moins il fut le chef politique des Taborites, qui
avaient les mêmes dogmes que les Vaudois. Le disciple de Wiclef,
Pierre Payne, avait surtout contribué à répandre ces dogmes. Cependant
on dit qu'il traita avec la plus grande cruauté un nombre considérable
de _Picards_, nom donné souvent par les catholiques aux Vaudois, aux
Taborites, et à leurs descendants les _Frères bohémiens_. Pour moi, le
témoignage d'Æneas Sylvius prouve que les Picards persécutés par
Ziska, étaient une secte extravagante venue de France, qui n'avait
avec les Vaudois et les Taborites, de commun que le nom donné par
leurs ennemis. Ziska me paraît avoir puni en eux, avec justice, les
actes de cruauté et de violence dont ils s'étaient rendus
coupables[64]. Il est curieux cependant qu'une messe permanente ait
été établie pour le repos de son âme, au lieu de sa sépulture, et soit
dite par un prêtre calixtin.

[Note 64: Selon Æneas Sylvius, vers l'année 1418, un certain Picard
(né en France dans la Picardie) vint en Bohême. Ses jongleries
séduisirent beaucoup d'hommes et de femmes; il leur ordonnait d'aller
nus et les appelait Adamites. Il prétendait être fils de Dieu, et se
faisait appeler Adam. Il s'établit avec ses disciples dans une île
formée par la rivière Lusinitz, et y introduisit la communauté des
femmes. Il annonçait que tout l'univers serait réduit en esclavage,
sauf lui et ses partisans. Un jour, quarante de ses disciples
sortirent de leur île pour attaquer quelques villages voisins et
tuèrent deux cents paysans. À cette nouvelle, Ziska fit cerner l'île
où les Adamites s'étaient retirés, et les fit tous tuer, sauf deux
qu'il épargna pour apprendre d'eux leurs pratiques superstitieuses.
Ziska n'a donc pas exterminé les Adamites à cause de leurs dogmes
religieux qu'il ne connaissait pas, mais à cause des assassinats
qu'ils avaient commis. Cependant il y a une autre circonstance plus
difficile à expliquer: il fit brûler, ou le permit au moins, un prêtre
nommé Loquis, qui niait le dogme de la transsubstantiation, que les
Taborites admettaient.]

En effet, pendant quelque temps, il s'opposa aux calixtins qui
formaient le parti de Prague. Il leur fit même la guerre. De tout
cela, on peut conclure que ce rude soldat n'avait guère de principes
religieux bien arrêtés. Il semble avoir pris les armes contre Rome,
moins par opposition religieuse que pour venger l'honneur national de
la Bohême auquel, selon lui, le supplice de Jean Huss avait porté
atteinte. On peut assurer seulement qu'il regardait la communion sous
les deux espèces comme le point de religion le plus essentiel. Il
avait même adopté pour sa marque distinctive, l'emblême de cette
communion, le calice; il l'avait fait peindre sur ses étendards, et
l'ajoutait même à son nom dans sa signature. En effet, il signait
Bratr Jan z Kalicha, ou frère Jean du Calice.



CHAPITRE IV.

BOHÊME.

(Suite.)

     Procope le Grand. -- Bataille d'Aussig. -- Ambassade en Pologne.
     -- Croisade contre les Hussites, conduite par Henry Beaufort,
     évêque de Winchester. -- Elle échoue. -- Tentative infructueuse
     de rétablir la paix avec l'empereur Sigismond. -- Les Hussites
     ravagent l'Allemagne. -- Nouvelle croisade contre les Hussites,
     commandée par le cardinal Césarini, et son issue malheureuse. --
     Observations générales sur les succès prodigieux des Hussites. --
     Négociations du concile de Bâle avec les Hussites. --
     _Compactata_ ou concessions faites par le concile aux Hussites.
     -- Les Taborites vont au secours du roi de Pologne. -- Leurs
     préparatifs. -- Divisions parmi les Hussites à la suite des
     _compactata_. -- Mort de Procope et défaite des Taborites. --
     Observations générales sur la guerre des Hussites. -- Leur
     énergie morale et physique. -- On les accuse à tort de cruautés.
     -- Exemple du prince noir de Galles. -- Rétablissement de
     Sigismond. -- Les Taborites changent leur nom pour celui de
     Frères bohémiens. -- Remarques sur les Moraves, leurs
     descendants. -- Luttes entre les catholiques romains et les
     Hussites soutenus par les Polonais. -- George Podiebrad. -- Ses
     grandes qualités. -- Hostilité de Rome contre lui. -- Les
     Polonais le soutiennent. -- Règne de la dynastie polonaise en
     Bohême.


La mort soudaine de Ziska jeta la consternation dans son armée, qui se
divisa en trois parties. L'une garda le nom de Taborites et choisit
pour chef Procope le Saint ou le Tonsuré, que Ziska avait désigné pour
son successeur. Le second corps déclara qu'il ne voulait plus de chef,
parce que nul au monde ne pourrait dignement remplacer Ziska, et prit
le nom d'Orphelins. Ces Orphelins se donnèrent pourtant des chefs. Ils
restèrent dans leurs camps sans jamais entrer dans les villes, excepté
pour des nécessités inévitables, comme, par exemple, pour acheter des
vivres. Les Orebites formaient le troisième parti. Ce nom venait de la
montagne où ils s'assemblaient d'abord, et à laquelle ils avaient
probablement donné le nom biblique d'Horeb. Ils suivaient toujours
avec les Taborites l'étendard de Ziska, mais avaient des chefs
particuliers. Malgré cette division en trois parties, les Hussites
étaient toujours unanimes pour défendre leur patrie, qu'ils appelaient
la _Terre promise_, donnant aux provinces allemandes voisines, les
noms d'Edom, de Moab, d'Amalek et de terre des Philistins.

Procope est moins célèbre que Ziska. Selon moi, il mérite d'être placé
par l'histoire au-dessus du terrible aveugle. Ziska est très célèbre
pour avoir le premier allumé cette guerre sanglante dont les heureux
succès furent continués après sa mort par Procope, jusqu'à sa chute
héroïque sur le champ de bataille de Lipan. Procope, égal à son
prédécesseur en valeur et en habileté militaire, était en outre un
savant accompli. Ce qui le place au-dessus de Ziska, c'est son
patriotisme. Il n'avait pas l'ambition de celui qu'il remplaçait.
Ziska n'avait d'autre but que de punir ses ennemis, et sur son lit de
mort il recommanda à Procope d'exterminer par le fer et par le feu
tous les adversaires de sa religion; l'autre, sans se laisser éblouir
par ses triomphes continuels sur l'ennemi, eut toujours à coeur le
rétablissement de la paix.

Procope était fils d'un noble ruiné. Son oncle maternel l'adopta, lui
donna une éducation savante, et le fit voyager en Italie, en France,
en Espagne et en Terre-Sainte. À son retour, son oncle, dit-on, le fit
entrer dans les ordres contre son gré, d'où lui vint le sobriquet de
_Tonsuré_. Quand la guerre des Hussites éclata, il quitta l'Église
pour l'armée, s'attacha à Ziska qui le choisit pour son successeur.
Ses exploits, plus tard, lui méritèrent le surnom de _Grand_, qui
servit à le distinguer d'un autre Procope, chef des Orphelins, et
connu sous le nom de _Prokopek_ ou petit Procope.

La guerre continua, et les Hussites firent plus d'une irruption
heureuse dans les diverses provinces limitrophes d'Allemagne.
L'empereur et les princes d'Allemagne accusaient le pape et le clergé
de leurs échecs, disant que c'était à eux à éteindre l'incendie que
les prêtres avaient allumé. Ils se plaignaient en outre, que le
clergé, maître de richesses considérables, ne les consacrait pas au
succès de leur cause, mais à des vues d'intérêt particulier. Le pape
envoya des lettres à l'empereur, au roi de Pologne et aux princes
allemands, pour les exhorter à se réunir tous ensemble contre la
Bohême.

Dans ces lettres, il dépeignait les Hussites comme des ennemis plus
odieux que les Turcs. Ceux-ci, nés hors de l'Église, ne commettaient
pas un acte de révolte en faisant la guerre aux Chrétiens. Nés dans
l'Église, les Hussites se révoltaient contre son autorité.

Les représentations du pape, les instances du clergé, décidèrent le
roi de Pologne à rappeler son neveu de Bohême. Mais Coributt revint
aussitôt à Prague, où il avait un puissant parti. Le roi, pour prouver
qu'il agissait contre sa volonté, envoya 5,000 hommes aux impériaux;
mais ceux-ci, craignant, et peut-être non sans raison, que les
Polonais, au lieu de combattre les Hussites, ne se joignissent à eux,
les renvoyèrent avant qu'ils ne fussent arrivés au rendez-vous. Les
princes allemands n'étaient guère disposés à obéir aux injonctions du
pape; mais les fréquentes incursions des Hussites les décidèrent à
réunir une armée d'environ 100,000 hommes, et à marcher sur la Bohême.
Les Hussites de tous les partis se réunirent dans le danger commun.
Procope le Grand commanda les Taborites et les Orphelins: les
Calixtins avaient à leur tête Coributt et quelques nobles de Bohême.
Les Hussites assiégèrent la ville d'Aussig, qui doit être bien connue
de ceux qui ont voyagé dans ce beau pays, car elle se trouve sur la
route qui mène de Dresde à Toeplitz. Là, sur les confins du monde
germanique et slave, eut lieu une rencontre entre les deux armées qui
représentaient des croyances opposées et même des races ennemies; on a
remarqué que dans cette lutte entre les Slaves et les Allemands, les
deux races employèrent chacune les armes qui lui étaient
particulières. Les soldats allemands, bardés de fer, avaient pour
armes, selon l'usage de l'Occident, la lance, l'épée, la hache
d'armes, et montaient sur des chevaux vigoureux et pesants. Les
Bohémiens et leurs auxiliaires de Pologne, s'étaient retranchés
derrière 500 chariots, liés ensemble par de fortes chaînes; ils se
tenaient à l'intérieur et s'abritaient sous de vastes boucliers en
bois fixés dans le sol. Leurs armes principales étaient, outre les
fléaux de fer, l'arme si célèbre des Hussites, les longues lances à
crochet, qui leur servaient à jeter les ennemis en bas de leurs
chevaux[65]. Bien inférieurs en nombre aux Allemands, ils les
surpassaient par le courage: excités par une longue suite de succès,
ils se croyaient invincibles.

[Note 65: Il faut se rappeler qu'à l'époque où la bataille eut lieu,
l'usage des armes à feu était peu répandu. La force et le courage
individuel étaient d'une bien plus grande importance alors
qu'aujourd'hui depuis l'introduction de ces armes et surtout de
l'artillerie.]

Les Allemands chargèrent les Bohémiens avec la plus grande
impétuosité, forcèrent la ligne des chariots, rompant avec leurs
haches d'armes les chaînes qui les unissaient. Ils réussirent même à
jeter à bas la seconde ligne de défense que les Bohémiens avaient
formée avec leurs boucliers. Mais une longue marche, par une journée
très chaude, avait fatigué les Allemands, même avant le commencement
du combat; les efforts qu'ils avaient faits pour rompre les lignes de
défense de l'ennemi, avaient épuisé les cavaliers et les chevaux.
L'oeil d'aigle de Procope saisit l'occasion. Les Hussites, campés en
ce lieu depuis plusieurs jours, et restés sur la défensive jusque-là,
étaient tout frais: ils se précipitèrent avec fureur sur leurs
assaillants épuisés. Les pesants cavaliers furent jetés à bas de leurs
chevaux par les longs crochets des Hussites, ou assommés par leurs
fléaux de fer, cette arme terrible, contre laquelle les piques
servaient si peu de défense. La bataille dura du matin au soir. Les
Allemands combattirent avec courage; mais, malgré leur supériorité
numérique, la valeur, l'habileté, l'avantage de la position des
Hussites décidèrent la victoire en leur faveur. La déroute des
Allemands fut complète, leurs pertes considérables, le butin immense.
Leurs principaux chefs périrent en cette journée. Si grands que furent
les avantages matériels qui résultèrent pour les Hussites de ce combat
(16 juin 1426), il eut des conséquences morales bien plus grandes, en
les faisant passer pour invincibles. Ils ne s'endormirent pas après ce
brillant succès, mais envahirent l'Autriche, sous la conduite de
Procope et de Coributt, tandis que d'autres bandes ravageaient
d'autres provinces d'Allemagne.

Peu après ce combat, les Calixtins déposèrent Coributt de sa dignité
de régent du royaume, et même l'enfermèrent à Prague. Les Taborites
et les Hussites le délivrèrent, et l'envoyèrent avec leurs députés à
Cracovie, pour inviter son oncle, le roi de Pologne, à se déclarer
pour les Hussites.

Les députés soutinrent en public des discussions contre les doctrines
de l'Université de Cracovie; mais l'évêque suspendit le service divin
pour tout le temps que les hérétiques resteraient dans cette ville.
Coributt en fut si indigné, qu'en présence même de son oncle, il
menaça l'évêque de sa vengeance, disant qu'il n'épargnerait pas même
saint Stanislas, le patron du pays. Cette circonstance montre qu'il
partageait les opinions des Taborites[66].

[Note 66: Coributt paraît être resté alors en Pologne; mais il revint
en Bohême en 1430, et se joignit aux Orphelins avec lesquels il fit
plusieurs expéditions aventureuses en Silésie et en Lusace. Il revint
en dernier lieu en Pologne, et fut la tige de la famille princière de
Wiszniowiecki, aujourd'hui éteinte. Un membre de cette famille, du nom
de Michel, fut roi de Pologne en 1669.]

Le pape, désespérant de trouver en Allemagne un homme capable de
réduire les Hussites, tourna ses regards vers un pays éloigné, dont
les armes s'étaient illustrées sur le sol français. Il choisit, à cet
effet, un personnage bien connu dans l'histoire d'Angleterre, Henry
Beaufort, le grand évêque de Manchester, qu'il venait de créer
cardinal. Il l'envoya comme son légat _a latere_ en Allemagne, en
Hongrie, en Bohême, par une bulle datée du 16 février 1427. La tâche
de conquérir et de convertir des soldats aussi intrépides et des
hérétiques aussi obstinés que les Hussites, était faite pour séduire
l'âme d'un Plantagenet[67], et Beaufort accepta cette périlleuse
mission. Il fit publier la croisade pontificale dans son diocèse; mais
ses concitoyens avaient assez à faire en France, sans aller chercher
si loin l'occasion de montrer leur courage. Il vint presque seul en
Allemagne pour remplir sa mission. De Malines, il informa le pape de
son voyage. Celui-ci lui répondit une lettre de remerciements, et
l'exhorta à poursuivre vigoureusement son entreprise. Beaufort obtint
un succès merveilleux, et peut-être, depuis le jour où le cri célèbre:
«Diex le volt!» retentit à Clermont et trouva de l'écho dans tous les
coeurs, jamais prédications ne produisirent un effet aussi rapide et
aussi puissant que celles de Beaufort. Toute l'Allemagne sembla se
lever à sa voix: les bandes armées du bord du Rhin et de l'Elbe, les
riches bourgeois des villes hanséatiques, les hardis montagnards des
Alpes, s'empressèrent de se rendre sous l'étendard de l'Église
militante, qu'arborait l'évêque anglais: Beaufort se trouva ainsi à la
tête d'une nombreuse armée, qui, d'après les témoignages des écrivains
contemporains, se montait à 90,000 cavaliers et comptait autant
d'hommes à pied.

[Note 67: Henry Beaufort était fils de Jean de Gaunt par Catherine
Swynford.]

Cette armée immense, commandée, sous Beaufort, par trois électeurs,
beaucoup de princes et de comtes de l'Empire, entra en Bohême au mois
de juin 1427, partagée en trois corps, et campa à Egra, Kommotau et
Tausk. Le danger de cette invasion formidable excita les sentiments
patriotiques de tous les Bohémiens, depuis le magnat le plus illustre
jusqu'au plus pauvre artisan. On oublia toutes dissensions
religieuses. Les Calixtins, les Taborites et les Orphelins, laissant
de côté leurs dissentiments, s'unirent contre l'ennemi commun; la
noblesse catholique, elle-même, restée jusqu'alors la plus zélée pour
les ennemis des Hussites, sentit la voix de la patrie parler plus haut
dans les coeurs que les animosités religieuses, et rejoignit les
étendards de Procope le Grand pour repousser l'invasion.

Les forces de l'ennemi, supérieures en nombre à celles que les
Bohémiens avaient réunies, mirent le siége devant Miess. Les Bohémiens
se portèrent au-devant de lui, et quand ils arrivèrent sur les bords
de la rivière Miess, qui les séparait des Allemands, leur vue frappa
ceux-ci d'une terreur si panique, qu'ils tournèrent bride avant le
premier choc[68]. Beaufort, après avoir essayé en vain de les rallier,
fut entraîné dans la fuite de ses croisés, et fut rejoint par
l'électeur de Trèves, qui arrivait avec un corps de cavalerie. Les
Bohémiens se mirent à poursuivre les fugitifs, à en tuer et à en
pendre un grand nombre; pour eux, ils ne perdirent que peu d'hommes.
Beaucoup de ces malheureux fuyards furent tués par les paysans qui les
traquaient comme des bêtes fauves. Le butin qui échut aux vainqueurs
fut immense: petits et grands y prirent une large part, et c'est de ce
partage, dit-on, que date la fortune de plusieurs familles de Bohême
qui subsistent encore aujourd'hui[69].

[Note 68: L'auteur contemporain, Æneas Sylvius, dit que les Croisés
s'enfuirent même avant d'apercevoir les Bohémiens.]

[Note 69: Il est étrange que cet événement, rapporté par tous les
écrivains ecclésiastiques, ait échappé à l'exact et consciencieux
Lingard. Il se contente de dire que Beaufort leva une petite armée
dans le but chimérique de combattre les Hussites (_Histoire
d'Angleterre_, vol. VIII, page 38 de la IVme édition), et il semble
avoir ignoré que ce projet chimérique fut mis à exécution.]

Le pape écrivit, le 2 octobre 1427, à Beaufort, une longue lettre de
condoléance sur la malheureuse _retraite des fidèles_. Il l'invitait à
renouveler sa tentative sur la Bohême; mais le belliqueux prélat parut
s'être dégoûté, dès lors, d'une guerre contre les Bohémiens
hérétiques, et ne se mêla plus de leurs affaires.

La conduite patriotique des Bohémiens catholiques amena une sorte de
réconciliation entre les diverses sectes religieuses. Les Hussites et
les catholiques conclurent une trève de six mois, et, à l'expiration
de cette trève, une conférence publique entre les deux partis devait
régler les différends religieux. À cette nouvelle, le pape envoya une
lettre à l'archevêque d'Olmutz pour prévenir cette conférence, _qui ne
produirait rien de bon et pourrait perdre beaucoup_. La conférence eut
lieu cependant; elle fut sans résultat au point de vue religieux, et
servit seulement à prolonger la trève.

L'empereur Sigismond, désespérant de réussir par la force, essaya la
voie des négociations. En 1428, il envoya aux Taborites et aux
Orphelins, une députation pour leur représenter ses droits à la
couronne de Bohême, et pour leur offrir des conditions favorables. Les
ambassadeurs furent entendus à Kuttemberg; mais on leur répondit que
Sigismond avait perdu tout droit au trône par ses guerres et ses
croisades sanglantes contre la Bohême, et par l'outrage qu'il avait
fait à ce pays en laissant brûler Jean Huss et Jérôme de Prague.
Procope, qui n'assistait pas à l'entrevue, voyait, au contraire, une
occasion favorable de terminer la lutte cruelle qui, depuis dix ans
déjà, désolait ce pays. Il pria les ambassadeurs de venir le trouver
au Thabor, où se trouvait alors son quartier-général, et il leur
exprima son désir de pacifier la Bohême. Les ambassadeurs
accueillirent avec joie ses propositions, et lui donnèrent un
sauf-conduit pour se rendre en Autriche avec une légère escorte et
avoir une entrevue avec l'empereur. Procope se rendit à la cour
impériale; «c'était la meilleure occasion de faire la paix, dit
Balbin; mais l'Empereur refusa toute concession, et Procope revint en
Bohême avec la satisfaction de lui avoir offert la paix.» Sans se
laisser décourager par son peu de succès, il proposa l'année suivante,
1429, dans la diète réunie à Prague, de reconnaître Sigismond s'il
voulait accepter l'autorité des Écritures, suivre leurs préceptes,
communier sous les deux espèces, et satisfaire les demandes des
Bohémiens. On ouvrit des négociations avec l'empereur, qui réunit une
diète à Presbourg. Procope y vint à la tête d'une députation
bohémienne. La conférence dura toute une semaine, et la députation
revint à Prague pour rendre compte de ce qu'elle avait fait. Les
écrivains qui ont rapporté ces évènements, ne disent pas quels furent
les résultats de la conférence de Prague; ils racontent seulement que,
malgré le grand nombre de partisans que Sigismond comptait à la diète
de Prague, on repoussa tout projet d'accommodement avec lui. On peut
croire que l'empereur n'aurait pas accompli les demandes qu'on lui
faisait, ou n'aurait pas donné des garanties suffisantes de leur
exécution. Quoi qu'il en soit, les Hussites de tous les partis
acceptèrent avec enthousiasme la proposition que fit Procope d'envahir
l'Allemagne. Il entra dans ce pays, désola la Saxe jusqu'aux portes de
Magdebourg, ravagea le Brandebourg et la Lusace, et revint en Bohême
avec un butin immense. L'espoir d'un pareil succès attira sous ses
drapeaux un grand nombre de Bohémiens, et l'année suivante, 1430, il
réunit dans les plaines de Weissenberg, une armée de 52,000 hommes à
pied, de 20,000 cavaliers, avec 3,000 chariots tirés par 12 ou 14
chevaux chaque. À la tête de cette armée il ravagea la Saxe et la
Franconie jusqu'au Mein. Cent villes ou châteaux environ furent
réduits en cendres; le butin fut si considérable, que les chariots des
Bohémiens y suffisaient à peine. Outre ce butin, ils se faisaient
payer des sommes énormes par les princes, les évêques, les villes,
comme des rançons pour prévenir le pillage et la destruction[70].

[Note 70: L'évêque de Bamberg leur paya 9,000 ducats, la ville de
Nuremberg 10,000; sommes énormes avant la découverte de l'Amérique. De
pareilles rançons furent payées par l'électeur de Brandebourg, le duc
de Bavière, le margrave d'Anspach, l'évêque de Salzbourg, etc.]

Les heureuses invasions des Hussites remplirent Rome et l'Allemagne de
consternation. L'empereur réunit une diète de l'empire à Nuremberg, où
l'on résolut une nouvelle expédition contre la Bohême, et le pape fit
proclamer par son légat, le célèbre Julien Césarini, une Croisade
contre les hérétiques. La bulle publiée à ce sujet promettait
indulgence plénière à tous ceux qui prendraient part à la Croisade ou
s'y feraient remplacer. Elle remettait soixante jours des peines du
purgatoire à tous ceux, hommes ou femmes, qui prieraient pour le
succès de l'expédition. Des confesseurs, appartenant au clergé
séculier et régulier, devaient entendre les confessions des Croisés,
et avaient pleins pouvoirs de les absoudre s'ils s'étaient rendus
coupables de violences contre des prêtres et des moines, s'ils avaient
brûlé des églises ou commis d'autres sacriléges, même dans les cas
réservés pour le siége apostolique.

Tous ceux qui avaient fait voeu de pèlerinage à Rome, à Compostelle ou
ailleurs, en étaient relevés à condition de consacrer à la Croisade
l'argent qu'ils auraient dépensé dans leur pèlerinage. Les confesseurs
ne devaient prendre qu'un sou de Bohême pour confesser un Croisé, et
même ne rien demander, si cette offrande n'était pas faite
spontanément.

À ces avantages spirituels, on joignait l'espoir d'avantages plus
positifs et plus matériels. Le butin immense que ces heureuses
invasions avaient apporté et accumulé en Bohême, y avait produit une
richesse considérable. Une Croisade contre la Bohême devait donc
séduire toutes les classes de l'Allemagne, depuis le prince jusqu'au
paysan le plus pauvre. Tous les avantages spirituels et temporels
étaient réunis: on allait obtenir la rémission de ses péchés sans se
soumettre à des pénitences sévères, sans être obligé à de fortes
donations à l'Église, et de plus on pourrait ou faire sa fortune, ou
la réparer. En un mot, c'était ce qu'on appellerait aujourd'hui _une
spéculation magnifique_, et témoignait d'un _charlatanisme fieffé_,
pour employer le langage du jour. D'autres causes plus élevées
poussaient non moins vivement les esprits à une Croisade contre la
Bohême. La honte que les victoires des Bohémiens avaient infligée à
l'antique renommée militaire des Allemands, excitait dans tous les
coeurs fiers un vif désir de l'effacer par des actes éclatants de
valeur. Les ruines fumantes de tant de villes et de châteaux qui
marquaient le passage des Hussites à travers les riches provinces de
l'Allemagne, enflammaient encore chez les habitants de ces contrées
l'ardeur de la vengeance contre les auteurs de ces calamités.

Les Croisés accoururent donc à Nuremberg de toutes les parties de
l'Allemagne; mais l'empereur essaya encore la voie des négociations.
Les propositions qu'il fit aux Bohémiens ayant été acceptées, une
députation représentant tous les partis de la Bohême vint trouver la
cour à Egra. Les négociations durèrent quinze jours; mais l'empereur
se refusait à des concessions sincères. Les Bohémiens, voyant qu'on
continuait les préparatifs de la Croisade contre eux, rompirent la
conférence, déclarant que ce n'était pas leur faute si une juste paix
ne terminait point cette guerre terrible. Ils se préparèrent à
défendre vigoureusement leur patrie. Tous, même les Catholiques,
réunis contre l'ennemi commun, se rallièrent sous la bannière de
Procope le Grand, qui rassembla près de Chotieschow, 50,000
fantassins, 7,000 cavaliers d'élite, et 3,000 chariots, attirail de
guerre devenu indispensable pour les Bohémiens.

Les Croisés étaient environ 90,000 fantassins, 40,000 cavaliers, et
avaient pour chefs, outre le légat Césarini, les électeurs de Saxe et
de Brandebourg, le duc de Bavière et un grand nombre de princes
séculiers et ecclésiastiques d'Allemagne. Ils pénétrèrent en Bohême
par la grande forêt qui la limite du côté de la Bavière. Les
éclaireurs qu'ils avaient envoyés reconnaître la position et la force
des Bohémiens, se laissèrent tromper par les manoeuvres habiles de
Procope, et par les indications mensongères que leur donnèrent les
habitants. Ils rapportèrent que les Bohémiens, en proie à des
divisions intestines, fuyaient dans tous les sens devant l'armée des
envahisseurs. Les Croisés s'avancèrent sans obstacle jusqu'à Tausch et
en firent le siége; mais, quelques jours après, Procope apparut à la
tête des Taborites et des Orphelins, et força les assiégeants de
s'enfuir. Les Croisés se dispersèrent, mirent tout à feu et à sang, et
se rallièrent à Riesenberg où ils prirent une forte position. Ils
s'aperçurent bientôt que les prétendues divisions des Bohémiens
étaient un mensonge, et qu'au contraire ils se réunissaient de toutes
parts contre l'ennemi commun. La connaissance de l'accord des
Bohémiens produisit sur les Croisés de Césarini l'effet qu'il avait
déjà produit sur les Croisés de Beaufort. Le duc de Bavière fut le
premier à fuir, abandonnant son équipage pour ralentir la poursuite
des ennemis; l'électeur de Brandebourg, et bientôt l'armée tout
entière suivirent son exemple. Le seul homme qui ne partagea pas la
panique générale, fut un prêtre, le cardinal lui-même. Il harangua ses
troupes avec une grande présence d'esprit, il leur représenta que leur
fuite déshonorerait leur patrie, et que leurs ancêtres idolâtres
combattaient plus courageusement pour leurs idoles, qu'eux-mêmes pour
la cause du Christ. Il les exhortait à se rappeler les anciens héros
de leur race, les Ariovistes, les Tuiscons, les Arminius, et leur
montrait qu'ils avaient plus de chances de se sauver par la résistance
que par une fuite honteuse où ils seraient pour sûr atteints et
égorgés. Que ce soit le souvenir de la gloire de leurs ancêtres ou le
sentiment de leur propre salut qui donna le plus de poids aux paroles
du cardinal, je ne sais, mais enfin il réussit à les rallier et à
occuper la forte position de Riesenberg, où il était résolu d'attendre
l'ennemi. Cette détermination ne dura pas long-temps; car, à la vue
des Bohémiens, les Croisés furent saisis d'une terreur si panique que
Césarini ne put pas les arrêter et fut même entraîné dans leur fuite;
11,000 Allemands périrent dans cette journée, où l'on ne fit que 700
prisonniers; 240 fourgons chargés d'or et d'argent, et aussi, comme le
remarque un chroniqueur, d'excellent vin, tombèrent entre les mains
des Bohémiens. Ils s'emparèrent encore de toute l'artillerie des
ennemis qui montait à 50 canons; quelques historiens l'évaluent à 150
canons. Césarini perdit dans cette fuite son chapeau et sa robe de
cardinal, sa crosse, sa sonnette et la bulle pontificale qui
proclamait la croisade dont le résultat était si piteux.

Les auteurs allemands ont commenté de bien des manières la panique
extraordinaire qui saisit un peuple aussi belliqueux que les
Allemands, et les fit fuir deux fois à la seule vue des Bohémiens.
Jamais personne n'a mis en doute la valeur dont les Allemands ont
donné tant de preuves avant et depuis la guerre des Hussites. Cet
exemple prouve peut-être plus que tout autre que, même dans une lutte
physique, l'activité morale est supérieure à la force brute. Une
petite nation qui combat _pro aris et focis_, pour ses autels et sa
liberté, qui a foi dans la justice et le succès de sa cause, peut
l'emporter sur les armées les plus nombreuses et les plus
disciplinées. Celles-ci n'ont pas d'inspirations semblables pour les
soutenir, et se laissent bientôt décourager même par leurs succès
temporaires. Les Espagnols ont l'habitude de dire d'un homme qu'il a
été et non pas qu'il est brave; car souvent la même personne peut
montrer la plus grande bravoure dans une circonstance, et dans
d'autres agir tout différemment. Tous admettent la vérité de cette
observation; mais ce qui est vrai d'une personne, l'est aussi de
plusieurs, et même de toute une nation, surtout si l'on songe que les
foules sont plus sujettes que les individus aux effets temporaires de
l'enthousiasme et de l'abattement. L'histoire est pleine d'exemples de
ce fait, et ce sera pour moi une triste tâche de décrire, sous
l'influence désolante du despotisme autrichien et romain, la
prostration de cet esprit national que la guerre des Hussites avait
développé en Bohême avec une énergie aussi remarquable. Sans scruter
ces pages de l'histoire, nous pouvons voir aujourd'hui revivre
l'esprit national là où depuis long-temps il paraissait éteint, et ces
exemples ne peuvent que remplir de joie les coeurs de tous les amis de
la liberté du genre humain et de la dignité de la nature humaine.
Rome, dont la gloire semblait ensevelie pour toujours dans l'urne
funéraire de ses anciens héros, a montré par la noble résistance
qu'elle a faite contre l'inqualifiable invasion de la Gaule moderne,
que l'esprit de Camille, endormi depuis tant de siècles sous les
ruines de la ville éternelle, a revécu dans ses énergiques défenseurs.
Venise, la belle Venise, tombée ignominieusement, après des siècles de
grandeur, sans avoir disputé son indépendance, a déployé dans son
admirable résistance aux oppresseurs de l'Italie, un patriotisme digne
des jours glorieux des Dandolo, des Zeno, des Pisani; sa résistance
n'a pas réussi à rendre à la reine de l'Adriatique ses antiques
honneurs, mais elle a fait briller son nom d'un aussi vif éclat que
celui qui illumine la page la plus illustre de sa romanesque histoire
de la _Guerre de Chiozza_ (1378-81). On peut donc justement espérer
que, malgré les nuages noirs qui assombrissent aujourd'hui l'horizon
de la belle Italie, ses enfants pourront bientôt lui assurer tous les
avantages de la liberté civile et religieuse, et qu'elle pourra
redevenir

  Magna parens frugum saturnia tellus,
  Magna virûm.

L'issue malheureuse de la croisade de Césarini mit un terme aux
tentatives d'invasion en Bohême; mais les Taborites et les Orphelins
continuèrent leurs courses sur les provinces de l'Empire. Les deux
Procope pénétrèrent en Hongrie, où, malgré la vigoureuse résistance
des habitants, ils commirent de grands dégâts. L'Empereur et le
concile qui venait de s'assembler à Bâle, se décidèrent donc à obtenir
par la douceur ce qu'ils n'avaient pu obtenir par la force. Par suite
de cette résolution, l'empereur et le cardinal Césarini adressèrent
aux Hussites des lettres affectueuses où ils les invitaient à des
conférences religieuses dans la ville de Bâle, et leur accordaient la
liberté d'accomplir le service divin suivant leurs rites, pendant le
séjour qu'ils y feraient. Après une négociation prolongée, les
Hussites acceptèrent cette entrevue et envoyèrent à Bâle une
députation de prêtres appartenant à tous les partis, que le recteur de
l'Université de Prague avait choisis. Il y avait aussi des députés
laïques, et à leur tête était Procope le Grand.

Ils furent rejoints par un ambassadeur polonais. Procope fit beaucoup
valoir cette nouvelle preuve d'intérêt donnée par une nation parente;
c'était probablement la conséquence des ambassades envoyées par les
Hussites en Pologne en 1431 et 1432, dont j'ai rendu compte. La
députation des Hussites, composée de 300 personnes, arriva à Bâle le 6
janvier 1433; Æneas Sylvius assistait à son arrivée, et voici comment
il la décrit:

«Toute la population de Bâle se pressait dans les rues ou hors de la
ville pour les voir arriver. Ils étaient au milieu de membres du
concile qu'avait attirés la réputation de cette belliqueuse nation.
Hommes, femmes, enfants, personnes de tout âge et de toute condition
remplissaient les places publiques, occupaient les portes et les
fenêtres et même les toits des maisons pour attendre leur venue. Les
spectateurs considéraient attentivement les Bohémiens, désignant du
doigt ceux qui avaient attiré particulièrement leurs regards. Ils
s'étonnaient de leurs habits étrangers qu'ils voyaient pour la
première fois, de leur visage terrible, de leurs yeux ardents. On ne
trouvait nullement exagérées toutes les peintures qu'on en avait
faites. (Il courait à cette époque en Allemagne, un dicton qui disait
que dans chaque Hussite il y avait cent démons). Tous les regards se
portaient sur Procope. C'est lui, disait-on, qui a battu tant
d'armées de fidèles, détruit tant de villes, massacré tant de mille
hommes. C'est lui que ses soldats redoutent autant que ses ennemis;
c'est ce général, invincible, courageux, qui ne connaît pas la
crainte.» Les députés hussites avaient reçu de leurs commettants
l'ordre d'insister sur les articles qui avaient toujours servi de base
aux négociations pour la paix, et ils refusèrent d'entrer dans aucune
discussion des dogmes proclamés par Jean Huss ou par Wiclef, et sur
lesquels les pères du concile les invitaient à s'expliquer. Si l'on
avait adopté le premier de ces quatre articles, c'est-à-dire la
liberté illimitée de prêcher la parole de Dieu, sa conséquence aurait
été la libre interprétation des Écritures, principe fondamental du
Protestantisme.

Les débats entre les Hussites et les pères du concile furent donc
bornés à ces quatre articles. Ulric, prêtre des Orphelins, défendit
contre Henry Kalteisen, docteur en théologie, la liberté de prêcher la
parole de Dieu. Jean de Rokiczan soutint la deuxième proposition, la
communion des deux espèces, contre Jean de Raguse, général des
Dominicains et plus tard cardinal. L'Anglais Pierre Payne soutint
contre Jean de Polemar, archidoyen de Barcelone, que le clergé ne
pouvait pas posséder de biens temporels. La quatrième proposition,
concernant le châtiment des crimes sans considération de leurs
auteurs, c'est-à-dire du clergé, fut défendue par un prêtre taborite,
Nicolas Peldrzymowski, contre Gilles Charlier, professeur de
théologie, doyen de Cambrai. Les Bohémiens furent beaucoup fatigués et
peu convaincus par les longs discours de leurs adversaires. Le
cardinal Césarini prit à l'occasion part dans ces discussions, et eut
affaire à Procope, qui maniait la dialectique avec autant de
dextérité et de succès que l'épée ailleurs. En voici un exemple: les
députés ayant refusé, comme j'ai dit, de discuter autre chose que les
quatre propositions, sous prétexte qu'ils n'en avaient pas le droit,
le cardinal leur reprocha d'avoir des opinions hétérodoxes et de
croire, entre autres choses, _que les ordres mendiants étaient une
invention du diable_.--_Oui_, dit Procope, _puisque les mendiants
n'ont été institués ni par les patriarches, ni par Moïse, ni par
J.-C., ni par les prophètes, ni par les apôtres, que peuvent-ils être
sinon une invention du diable et une oeuvre de ténèbres_. Cette
réponse excita un rire universel dans l'assemblée. Rappelons encore
une anecdote relative à ces conférences, qui prouve la vivacité des
parentés slaves. Jean de Raguse était un Slave, né dans la ville dont
il portait le nom, et qui, à cette époque, était un centre célèbre de
la littérature slave en Dalmatie. Pendant ses discussions avec les
députés hussites, il employa plus d'une fois les mots d'hérétique et
d'hérésie. Procope irrité s'écria: «Cet homme, notre compatriote, nous
insulte en nous appelant hérétiques.» Jean de Raguse répondit: «C'est
parce que je suis votre compatriote de nation et de langue que je
voudrais vous ramener dans le sein de l'Église.» Les sentiments
nationaux des Bohémiens furent si blessés par ce qu'ils considéraient
comme un affront dont l'auteur était un de leurs compatriotes, qu'ils
furent sur le point de se retirer. On eut de la peine à leur persuader
de rester; quelques-uns même demandèrent que Jean de Raguse cessât de
prendre part aux controverses.

Les députés hussites, après avoir séjourné trois mois à Bâle,
revinrent en Bohême sans avoir rien obtenu. La haine mortelle qui
animait les Catholiques romains, surtout ceux d'Allemagne, s'adoucit
beaucoup par la courtoisie que montra le concile et les relations
amicales que les deux partis entretinrent pendant le séjour des
Bohémiens. À leur départ, le concile envoya une ambassade en Bohême
pour reprendre à Prague les conférences infructueuses de Bâle. On
accueillit l'ambassade avec de grands honneurs, et une diète fut
convoquée à Prague. Les négociations entre la diète et les délégués du
concile réussirent davantage: les Bohémiens consentirent à admettre
les quatre propositions modifiées, ou, comme l'on dit, expliquées par
le concile, qui les confirma solennellement sous le nom de
_Compactata_. L'empereur Sigismond fut, aussitôt après, reconnu comme
roi légitime de Bohême.

Cet accord avec l'empereur et le concile fut conclu par les magnats et
les villes principales de la Bohême. Ils étaient las de cette longue
guerre qui, malgré ses succès, était une calamité pour le plus grand
nombre, et ceux qui s'étaient enrichis à la guerre désiraient la paix
pour jouir de leurs richesses. Les Calixtins, qui formaient une sorte
d'Église aristocratique, inclinaient plus vers Rome que les Hussites
extrêmes, les Taborites, les Orphelins, les Orebites. Sigismond était
justement impopulaire en Bohême; mais il avait pour lui le prestige de
la légitimité, et malgré les outrages qu'il avait infligés à la
Bohême, beaucoup se rappelaient qu'il était fils de Charles IV, le
meilleur roi qui se fût jamais assis sur le trône. Le sentiment de
fidélité à la dynastie légitime est imprimé profondément dans l'esprit
de toute nation. Ce sentiment, malgré la glorieuse administration de
Cromwell, assura au fugitif Charles II son éclatante restauration, et
fit que ses partisans restèrent si fidèlement attachés à la cause de
cette malheureuse dynastie. Ces sentiments trouvaient peu d'écho chez
les Hussites extrêmes, que je puis appeler les puritains de Bohême, et
qui, comme ceux d'Angleterre, inclinaient au gouvernement républicain.

Pendant les négociations entre la diète de Prague et le concile,
Czapek, chef des Orphelins, offrit ses services au roi de Pologne,
alors en guerre avec l'Ordre germanique. Malgré l'opposition du
clergé, le roi catholique et le sénat polonais accueillirent avec joie
le secours de ces hérétiques obstinés.

Les Orphelins et quelques Taborites[71], avec huit mille fantassins,
huit cents cavaliers et trois cent quatre-vingts chariots, entrèrent
en Pologne, et, après s'être unis aux Polonais, envahirent les
possessions de l'Ordre teutonique[72], prirent douze places fortes et
ravagèrent tout le pays. La vue seule de ces rudes soldats inspirait
la terreur, tous s'enfuyaient à l'approche des Hussites redoutés. Ils
pénétrèrent jusqu'à la Baltique, remplirent d'eau de mer leurs
bouteilles, pour les rapporter chez eux comme preuve que leurs armes
avaient atteint les rivages d'une mer lointaine.

[Note 71: Voici comment Æneas Sylvius décrit l'aspect des Taborites:
«C'étaient des hommes complètement noirs, parce qu'ils étaient
toujours exposés au soleil, au vent et à la fumée de leur camp. Leur
aspect était horrible et effrayant; leurs yeux étaient ceux de
l'aigle, leur chevelure était hérissée, leur barbe longue, leur
stature prodigieuse, leurs corps velus, et leur peau si dure qu'elle
semblait aussi capable qu'une cuirasse de résister au fer.»]

[Note 72: Elles forment aujourd'hui les provinces de la Prusse
occidentale et la nouvelle Marche de Brandebourg.]

Les Orphelins revinrent en Bohême, et se joignirent à Procope qui,
avec les Taborites et les Orebites, s'était déclaré contre les
_Compactata_, ou quatre propositions expliquées par le concile.
Procope se plaignait que le concile eût essayé de tromper les
Bohémiens par cet artifice, et accusait ceux qui soutenaient les
projets du concile, de trahir leurs propres intérêts par une prudence
mal entendue. Aussi les délégués du concile firent-ils tout ce qu'ils
purent pour exciter les partisans des _Compactata_ contre les
Taborites et leurs alliés. Une ligue composée des principaux nobles du
pays, Calixtins et Catholiques, se forma, et son premier acte fut de
s'assurer la possession de Prague. Ils réussirent sans peine à occuper
la vieille ville, dont les habitants partageaient leurs opinions. Mais
ceux de la nouvelle ville refusèrent de se soumettre à la ligue, et
s'opposèrent à l'entrée des troupes, sous les ordres de Procope le
Petit et du Taborite Kerski.

Une sanglante bataille eut lieu le 6 mai 1434, les ligueurs
emportèrent de force la ville nouvelle et en chassèrent les
défenseurs, qui allèrent rejoindre le camp de Procope le Grand. Le
parti des vrais Hussites[73] subsistait encore, malgré les pertes
considérables qu'il avait éprouvées à la défaite de Prague. Beaucoup
de villes les appuyaient encore, et leurs forces réunies formaient une
nombreuse armée plus à craindre par son esprit que par son nombre.
Procope, à la tête de trente-six mille combattants, marcha sur Prague
pour reprendre la ville nouvelle; mais la ligue réunit contre lui une
année plus nombreuse que la sienne, et rallia même les premiers alliés
de Procope. Les armées se rencontrèrent dans les plaines de Lipan, le
29 mai, entre les villes de Boehmish-Brod et de Kaursim, à quatre
milles allemands de Prague.

[Note 73: Les Taborites, les Orphelins et les Orebites donnaient aux
Calixtins le nom de _Hussites boiteux_.]

Procope souhaitait une bataille dans l'espoir de pénétrer dans Prague
par un de ces mouvements stratégiques où il excellait, et d'occuper la
ville où il avait de nombreux partisans et d'où ses adversaires
avaient fait sortir toutes leurs forces. Mais les ligueurs firent une
charge furieuse contre son camp, et rompirent son rempart habituel,
les barricades de chariots. Les Taborites, peu habitués à voir la
cavalerie rompre leur rempart mobile, plièrent et s'enfuirent de
l'autre côté du camp. Procope rallia les fugitifs; mais, à ce moment
critique, Czapek, le même qui avait conduit en Pologne les Hussites
auxiliaires, trahit sa cause et s'enfuit du champ de bataille avec sa
cavalerie. Alors Procope, suivi de ses meilleurs soldats, se précipita
au milieu de l'ennemi, lui disputa long-temps la victoire, jusqu'à ce
que, accablé par le nombre, il succombât, ainsi que son homonyme,
Procope le Petit, qui avait vaillamment combattu à son côté.

Ainsi finit le grand chef bohémien, dont le nom seul remplissait de
terreur les ennemis de sa patrie. Ce héros succomba, plutôt fatigué de
vaincre que vaincu (_non tam victus quam vincendo fessus_). Cette
expression n'est pas d'un écrivain de sa croyance et de sa race, mais
d'un Catholique contemporain (Æneas Sylvius Piccolomini, depuis le
pape Pie II.--_Hist. Bohêm._, cap. LI), qui pouvait apprécier son
caractère et qui l'avait connu personnellement à Bâle. Ce fut une
victoire gagnée par des Bohémiens sur des Bohémiens, et non pour des
Bohémiens. On peut dire que la bataille de Lipan termine la guerre des
Hussites. Quelques chefs taborites continuèrent, pendant quelque
temps, une guerre de partisans, mais insignifiante, et qui se termina
facilement.

On doit regarder cette guerre comme un des plus extraordinaires
épisodes de l'histoire moderne, et peut-être comme le plus
extraordinaire. Une petite nation comme la Bohême, avec une population
divisée, sans autres secours extérieurs qu'une poignée de Polonais, a
résisté, pendant près de quinze ans, aux forces réunies de l'Allemagne
et de la Hongrie, et a tiré de terribles représailles des invasions de
ses ennemis. Une autre circonstance montre que, dans cette lutte
inégale, les Bohémiens ont déployé une valeur incomparable et une
activité intellectuelle dont on trouverait difficilement un pareil
exemple. Au milieu de la tourmente de cette guerre acharnée,
l'Université de Prague continua ses cours habituels et conféra ses
grades académiques, et l'instruction paraît avoir été répandue dans
toutes les classes de la population. On a des traités sur différents
points religieux, écrits à cette époque par des artisans, et l'on y
trouve souvent beaucoup de talent et un zèle enflammé. Æneas Sylvius,
déjà cité plus d'une fois, dit que toutes les femmes des Taborites
connaissaient à fond l'Ancien et le Nouveau-Testament. Il remarque
qu'en général les Hussites, qu'il hait cordialement, n'ont pas d'autre
mérite que l'amour des lettres (_nam perfidum genus illud hominum hoc
solum boni habet quod litteras amat._ Voir sa lettre à Carvajal). Je
ne crois pas que l'Europe occidentale puisse opposer à Procope le
Grand, personne qui ait réuni un courage aussi entreprenant, une
habileté militaire aussi consommée et une science si profonde, comme
il en donna la preuve en luttant d'arguments contre les doctrines de
l'Église romaine avec autant de succès que les armes à la main sur le
champ de bataille.

On a beaucoup parlé des cruautés commises par les Hussites et surtout
par leurs illustres chefs, Ziska et Procope. Beaucoup d'historiens
allemands emploient l'expression de _barbarie de Hussite_, pour
désigner tout acte cruel, barbare et sauvage. Je n'ai point
l'intention de justifier les cruautés dont les Hussites se rendirent
coupables plus d'une fois; mais ils n'ont pas été les agresseurs dans
cette lutte sauvage. Que la responsabilité de ces atrocités retombe
sur la tête des cruels et iniques assassins de Jean Huss et de Jérôme
de Prague, de ceux qui ont égorgé les premiers Hussites à Slan, qui
ont massacré des pèlerins inoffensifs, occupés à honorer Dieu suivant
leur conscience, et qui se sont conduits envers les Hussites avec
autant de cruauté que ceux-ci en ont montré envers leurs ennemis. Les
Allemands et les autres peuples de l'Europe n'ont-ils pas, eux aussi,
à répondre sur les mêmes accusations de cruauté et de barbarie que les
ennemis religieux et politiques des Hussites font peser sur leur
mémoire? Soutenir le contraire serait aller contre l'évidence
historique. Pour moi je m'en porte garant, et un seul exemple prouvera
si j'ai tort ou raison.

L'histoire complète des guerres des Hussites n'offre pas un exemple
d'une cruauté aussi grande que le massacre de Limoges, où hommes,
femmes et enfants furent égorgés, non par un soldat échauffé dont la
fureur n'écoute plus les ordres du chef, mais d'après l'ordre réfléchi
du commandant lui-même. Un général ordonna de sang-froid d'égorger les
hommes et même les femmes et les enfants qui, à genoux devant lui, se
défendaient d'avoir pris part à la trahison de leurs supérieurs! Et
quel est le chef qui viola si cruellement les lois divines et
humaines? C'était sans doute un barbare infidèle ou un fanatique
poussé à la cruauté par la persécution de sa croyance et de sa race,
comme Ziska et Procope? Non, c'était le miroir, le parangon de la
chevalerie, le sujet de tant de romans, le prince noir de Galles[74],
et cependant ce carnage insensé n'a pas obscurci sur son écusson, aux
yeux de la postérité, la gloire de Crécy et de Poitiers, ou sa
conduite chevaleresque envers le roi de France prisonnier. Les annales
de l'Europe occidentale, à cette époque, fourniraient d'autres
exemples de cruautés semblables; mais un historien impartial ne jugera
pas les grands caractères du moyen-âge au point de vue élevé de
moralité que notre siècle éclairé reconnaît, au moins, s'il ne la
pratique pas. Obligé de rapporter leurs crimes, il saura payer à leurs
nobles actions le tribut d'éloges qu'elles méritent; car leurs excès,
pour employer l'expression du grand orateur romain, furent la faute de
leur âge et non celle des hommes;--_non vitia hominis, sed vitia
sæculi._ Nous donc, Slaves, à la vue de l'énergie que notre race a
déployée dans la guerre des Hussites, nous concevons l'orgueilleux
espoir que l'avenir produira des caractères aussi énergiques que ceux
qui ont signalé cette époque, et que leur carrière sera féconde, non
en destructions et en souffrances, mais en bienfaits et en avantages
pour l'humanité. Puisse leur gloire consister, non à continuer les
luttes terribles de Ziska et de Procope, mais à développer et à
compléter la noble entreprise de Jean Huss et de Jérôme de Prague.

[Note 74: «Et puis veci le prince, le duc de Lancastre, le comte de
Cantebruge (Cambridge), le comte de Pembroke, messire Guichard
d'Angle, et tous les autres et leurs gens qui entrèrent dedans, et
pillards à pied, qui étoient tous appareillés de mal faire et de
courir la ville et de occire hommes, femmes et enfants, et ainsi leur
étoit-il commandé. Là eut grand' pitié; car hommes, femmes et enfants
se jetoient à genoux devant le prince et crioient: mercy, gentil sire;
mais il était si enflammé d'ardeur que point n'y entendoit, ni nul, ni
nulle n'étoit ouïe, mais tous mis à l'épée quanque (tout ce que) on
trouvoit et encontroit, ceux et celles qui point coupables n'en
étoient. Ni je ne sçais comment ils n'avoient pitié des pauvres gens
qui n'étoient mie taillés de faire nulle trahison; mais ceux le
comparoient (payaient) et comparèrent plus que les grands maîtres qui
l'avoient fait. Il n'est si dur coeur, que, s'il fût adonc en la cité
de Limoges, et il lui souvint de Dieu, qui n'en pleurât tendrement du
grand meschef qui y étoit; car plus de trois mille personnes, hommes,
femmes et enfants y furent délivrés et décolés cette journée. Dieu en
ait les âmes, car ils furent bien martyrs.» (_Froissard_, livre Ier,
chap. DCXXXVI).]

Les Calixtins et les Catholiques romains accueillirent l'empereur
Sigismond comme leur monarque légitime. Il jura le maintien des
_Compactata_ et des libertés nationales. Quelques chefs des Taborites
résistèrent; ils furent défaits, pris et exécutés; mais il eut la
sagesse de ne pas persécuter le reste des Taborites, il leur laissa la
ville de Tabor, leur accorda le libre exercice de leur religion et une
étendue considérable de terrain, en se contentant d'un léger tribut.

Dès qu'on les laissa paisibles, ils s'appliquèrent à l'industrie, et
les farouches soldats devinrent de pacifiques citoyens; en un mot, le
véritable caractère slave, paisible et industrieux quand il n'est pas
opprimé, reparut là comme auparavant et comme il s'est toujours
montré. Æneas Sylvius les visita au Tabor. Ne sachant où passer la
nuit, comme il raconte, il aima mieux coucher dans leur ville que dans
la campagne, où il aurait eu à se garder des voleurs. Les Slaves le
reçurent avec l'hospitalité nationale, faisant éclater leur joie à sa
vue; quoique leur aspect dénotât leur misère, ils lui offrirent
aussitôt, à lui et à sa suite, de la viande et de la boisson en
abondance. Il les appelle cependant _une secte abominable, perfide,
digne des peines capitales_. Il ne leur reproche aucun vice ni aucune
immoralité, leur seul crime est de rejeter la suprématie de l'Église
romaine, de ne pas croire à la transsubstantiation, etc. Il énumère
une série de propositions de l'Église que les Taborites rejetaient, et
termine ainsi (lettre à Carvajal): «Cependant ce peuple sacrilége et
infâme (_sceleratissimos_), que l'empereur Sigismond devrait
exterminer ou reléguer à l'autre extrémité du monde, pour l'occuper à
déterrer ou à briser des pierres, et l'exclure de tout rapport avec le
genre humain, obtient de lui, au contraire, des droits et des
immunités, il ne paie qu'un léger tribut: c'est une honte et une
injure pour lui et son royaume. Il suffit d'un peu de levain pour
aigrir toute la pâte, et de cette lie du peuple pour souiller toute la
nation.» Voilà les sentiments charitables avec lesquels le savant
illustre et le pape futur reconnaissait l'hospitalité des pauvres
Taborites.

Vers 1450, les Taborites changèrent leur nom pour celui de Frères
bohémiens, et, en 1456, ils formèrent une communauté tout-à-fait
distincte des autres sectateurs de Jean Huss, des Calixtins. En 1458,
les Catholiques et les Calixtins leur firent supporter une violente
persécution. La persécution reprit avec violence en 1466; mais elle ne
put abattre le zèle et le courage des Frères, dont la dévotion
grandissait avec les tourments et la persécution. Ils réunirent un
synode à Khota, et fondèrent leur Église en élisant les plus vieux,
selon l'usage des premiers chrétiens. Ils adoptèrent les mêmes dogmes
que les Vaudois, et leurs prêtres reçurent l'ordination d'Étienne,
l'évêque vaudois de Vienne[75]; ils furent souvent appelés, pour ce
fait, Vaudois.

[Note 75: Quelques écrivains supposent que c'était un évêque de Vienne
en Autriche, et qu'il y avait à cette époque un nombre considérable de
Vaudois dans ce pays. Cependant ce fait n'est nullement prouvé. J'ai
suivi l'opinion du rév. docteur Gilly, dont l'autorité est grande en
pareil cas, et qui pense que cette Vienne est la Vienne du Dauphiné,
dans le sud de la France.]

La première Église protestante des Slaves continua à souffrir la
persécution la plus inexorable, et fut obligée de se réfugier dans
les cavernes et les forêts pour y tenir ses synodes et y accomplir le
service divin. On donnait à ses sectateurs les noms injurieux
d'Adamistes, de picards, de voleurs, de brigands, et toutes les
appellations les plus outrageantes.

Les souffrances de cette Église furent suspendues en 1471, à
l'avènement du prince polonais Vladislav Jagellon, qui lui accorda
aussitôt la liberté religieuse. Les Frères espérèrent alors en des
temps plus heureux pour leur culte qui, en 1500, comptait environ deux
cents lieux d'exercice. En 1503 on les exclut des offices publics,
mais ils présentèrent au roi Vladislav une apologie de leurs
croyances, et ce prince, convaincu de leur innocence, arrêta la
persécution. En 1506, le clergé catholique réussit à la renouveler,
sous prétexte que la reine, qui était enceinte, pourrait obtenir, par
cet acte de piété, une heureuse délivrance. Les Frères ne ralentirent
pas leur zèle, malgré leur misérable condition, et publièrent en 1506,
à Venise, une traduction de la Bible dans leur langue.

Lorsque la dynastie autrichienne reparut sur le trône de Bohême, les
Frères furent de nouveau en butte à ses rigueurs. La diète de Prague,
en 1544, publia contre eux des lois sévères, leurs lieux de réunion
furent fermés et leurs ministres emprisonnés. En 1548, le roi
Ferdinand leur ordonna par un édit, sous les peines les plus sévères,
de quitter le pays dans le délai de quarante-deux jours. Un grand
nombre, et parmi eux les principaux ministres, émigrèrent en Pologne,
où ils furent très honorablement accueillis et fondèrent des Églises
florissantes.

On sait que les Frères moraves continuèrent la tradition de l'Église
bohémienne, reconstituée pendant le cours du XVIIIe siècle par le
comte Zinzendorff. On connaît leurs vertus, leur piété, leur zèle
infatigable de propagande. Je ne saurais cependant me défendre d'un
certain étonnement à la vue d'un fait que je me déclare impuissant à
comprendre. Les Frères moraves consacrent leurs travaux, leur charité,
au monde entier, à l'exception de la race dont ils sont eux-mêmes
sortis, de la race qui a produit Jean Huss. Il semble, en vérité,
qu'ils aient plus à coeur la prospérité des Groënlandais, des Nègres
et des Hottentots, que celle des Slaves. Ils pourraient, sans avoir à
franchir mers ni montagnes, faire beaucoup de bien dans le voisinage
de leurs églises les plus florissantes. À coup sûr, on ne leur demande
pas d'entreprendre la conversion des Slaves soumis à la domination
russe; mais n'y a-t-il pas en Silésie une foule de Slaves? On n'espère
même pas qu'ils cherchent à opérer des conversions parmi ceux qui
obéissent à l'Église romaine; ces tentatives pourraient entraîner des
querelles incompatibles avec leur caractère pacifique, et plus
nuisibles d'ailleurs que profitables; mais il y a en Silésie et dans
la Prusse orientale, un grand nombre de Slaves protestants, dont
l'éducation religieuse est très imparfaite, faute de pasteurs qui
soient en mesure de les instruire dans leur langue. Ces Slaves offrent
un vaste champ aux travaux des Frères moraves; cependant, bien que
l'on puisse rencontrer parmi ceux-ci plusieurs ministres très savants
dans la langue des Hindous, des Hottentots et des Esquimaux, je doute
que l'on en trouve qui connaissent le dialecte dans lequel Jean Huss a
proclamé la parole de Dieu. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce
point: je me bornerai à demander s'il ne paraîtrait pas étrange que le
descendant d'une illustre famille se dévouât entièrement aux intérêts
de l'humanité, et ne fît exception que pour les membres de sa propre
famille? C'est là, précisément, le cas des Frères moraves. Ils
prennent le nom du pays slave où fut établie leur première Église; ils
se présentent comme les descendants des plus purs disciples du grand
réformateur slave, et pourtant ils demeurent complètement étrangers à
cette race! Si je pouvais être assez heureux pour que ce livre attirât
l'attention de quelques Moraves, je les prierais instamment de
considérer que leur communauté est une branche coupée du grand arbre
slave; que les boutures de l'arbre, transplantées çà et là à
l'étranger, n'ont jamais produit que de petits oasis, tandis que, si
elles étaient de nouveau regreffées sur le tronc originaire, elles
produiraient en peu de temps une épaisse et vaste forêt.

Je reviens à l'histoire des Hussites modérés, qui formaient la
majorité des habitants de la Bohême. Aussitôt que Sigismond se crut
solidement assis sur le trône de ce pays, il se prononça ouvertement
pour le rétablissement de l'ancien ordre ecclésiastique. Cette mesure
aurait sans doute provoqué une nouvelle guerre entre la Bohême et
Sigismond; mais ce prince mourut en 1437. Il ne laissa point de fils,
et il désigna pour son successeur en Hongrie et en Bohême, Albert
d'Autriche, époux de sa fille Élisabeth. Albert fut reconnu sans
difficulté comme roi de Hongrie, et nommé empereur; mais son aversion
connue pour les _Compactata_ lui valut une forte opposition en Bohême.
Accepté par les Catholiques et couronné à Prague, il se vit repoussé
par les Hussites qui nommèrent Casimir, frère du roi de Pologne et
fils de Vladislav Jagellon, à qui ils avaient fréquemment offert la
couronne. La diète polonaise de Korczyn confirma cette élection en
dépit du clergé, et envoya une armée à l'appui des Hussites. Casimir,
qui n'avait alors que treize ans, entra en Bohême à la tête de cette
armée, et ayant opéré sa jonction avec les Hussites, il remporta des
avantages considérables sur le parti impérial, soutenu par les forces
allemandes et hongroises; mais la trahison du comte de Cilley[76], une
épidémie qui décima l'armée, et quelques disputes intestines entre les
Hussites, l'empêchèrent de triompher. Le concile de Bâle parvint à
arrêter les hostilités, et un congrès se réunit à Breslau pour
rétablir la paix. Les délégués polonais demandèrent que Casimir et
Albert consentirent à renoncer à leurs prétentions au trône de Bohême
et se soumissent à la décision qui serait prise par une diète de ce
pays. Cette proposition libérale, qui ralliait les Bohémiens de tous
les partis, fut repoussée par l'empereur, qui craignait que le parti
de Casimir, soutenu par les Hussites ne vînt à l'emporter sur le sien,
composé exclusivement de Catholiques. Le concile de Bâle prévint le
retour des hostilités, et l'empereur mourut peu de temps après en
Hongrie. Ce prince était un défenseur énergique de l'autorité absolue
de Rome; mais ses qualités personnelles ont été louées par Bartoszek
Drahonitzki, Bohémien _ultrà_, qui a dit de lui: «Puisse son âme
reposer en paix, parce que, _bien qu'Allemand_, il était honnête,
vaillant et bon.»

[Note 76: Noble allemand, beau-frère de feu l'empereur Sigismond, et,
d'abord, partisan des Hussites.]

Le roi de Pologne, Vladislav III, fut élevé au trône de Hongrie après
la mort d'Albert, et son frère Casimir, ayant obtenu le gouvernement
de la Lithuanie, ne lui disputa plus la couronne de Bohême. Albert
n'avait point d'enfants; mais il laissait une femme enceinte, dont il
avait invoqué les droits pour obtenir la couronne de Hongrie et pour
prétendre à celle de Bohême. La reine donna le jour à un fils; les
titres du prince enfant (Vladislaus Postumus), méconnus par les
Hongrois qui, comme je l'ai dit, nommèrent le roi de Pologne, furent
respectés en Bohême, et Georges Podiebradski, noble hussite, homme
très éminent et très influent dans son pays, fut chargé de la régence
pendant la minorité de Vladislav. Patriote sincère, Podiebradski avait
réellement à coeur la tranquillité de son pays et celle de toute la
chrétienté, qui était alors très menacée par les Turcs. L'empereur
Frédéric III et plusieurs autres princes apprécièrent ses loyales
intentions; mais ils ne purent réussir à obtenir du pape la
confirmation des _Compactata_, qui avaient été solennellement garantis
par le concile de Bâle, et dont Podiebradski et les Hussites
sollicitaient l'exécution. Le pape Nicolas II envoya en Bohême, en
1447, le cardinal Carvajal, en qualité de légat. Celui-ci fut reçu
avec les plus grands honneurs. Les Bohémiens insistèrent sur la
confirmation des _Compactata_; mais il demanda le temps de réfléchir
sur cet important sujet, et il réclama l'exemplaire original afin de
l'examiner avec attention. On fit droit à cette requête; mais aussitôt
le légat quitta Prague en secret et emporta le précieux document. Il
fut arrêté en route par des chevaliers de Bohême, qui le sommèrent de
restituer ce qu'ils appelaient leur _grande charte_ ecclésiastique.
«La voici, dit le légat; mais un jour viendra où vous n'oserez plus
l'invoquer.» En dépit de l'opposition faite aux _Compactata_ par le
pape, l'Église calixtine fut maintenue pendant la régence de
Podiebradski.

Vladislav Postume prit les rênes du gouvernement en 1456, mais il
mourut l'année suivante. Un grand nombre de candidats exposèrent
leurs prétentions à la diète réunie à Prague en 1458: George
Podiebradski fut élu.

Podiebradski était un homme des plus éminents; mais il avait à lutter
contre d'immenses embarras. S'il rendit à la Bohême les provinces qui
avaient été occupées par les princes étrangers, il ne put maintenir la
paix inférieure, qui était continuellement troublée par les intrigues
du pape. Il fut reconnu comme roi de Bohême par l'empereur; il jura
obéissance au pape sous la réserve des _Compactata_; mais le pape Pie
II qui, sous le nom d'Æneas Sylvius, avait été secrétaire du concile
de Bâle, et qui, en cette qualité, avait été l'un des principaux
auteurs des _Compactata_, en demanda l'abolition, et il excommunia
Podiebradski en 1463[77]. L'empereur, et plusieurs autres princes qui
avaient l'intention de placer Podiebradski à la tête d'une expédition
contre les Turcs, intercédèrent auprès du pape, qui demeura
inexorable. La situation devint encore plus difficile lorsque Paul II
fut élevé à l'épiscopat. Ce pontife fit savoir, par l'organe de son
légat, que, «bien que le concile de Bâle eût garanti les _Compactata_,
cet acte n'avait jamais été confirmé par le Saint-Père.» Paul II
déclara que «le Saint-Père était infaillible dans ses jugements contre
l'hérésie; qu'un monarque hérétique était impie; que le règne d'un
monarque impie ne pouvait être que funeste à l'humanité, et, en
conséquence, l'emploi de la force était légitime.» Cette déclaration
fut, en 1465, suivie d'une croisade dont Podiebradski triompha. Mais
les intrigues du pape devinrent plus actives; vainement Podiebradski
fit remarquer les progrès incessants des Turcs depuis la prise de
Constantinople en 1454; vainement il offrit des troupes, de l'argent,
son bras, pour combattre l'ennemi commun de la chrétienté. Le légat du
pape, Fantinus de la Valle, déclara à Nuremberg que, dans la pensée du
Saint-Père, il valait mieux employer l'armée de l'empire et prêcher la
croisade contre les hérétiques que contre les Turcs.

[Note 77: Ce changement d'opinion donna lieu au bon mot fait à cette
époque: _Pius damnavit quod Æneas amavit._]

Les intrigues du pape atteignirent enfin leur but. Un grand nombre de
sujets de Podiebradski, notamment les nobles et les évêques, se
dégagèrent du serment de fidélité; mais la loyauté de la petite
noblesse et des villes demeura inébranlable. L'empereur Frédéric III,
qui avait été l'ami et qui était l'obligé de Podiebradski, tenta de
s'emparer de la couronne de Bohême, et le roi de Hongrie, l'illustre
Mathias Corvin, se joignit aux ennemis de son beau-père (il avait
épousé la fille de Podiebradski). Ils envahirent la Bohême et
essayèrent de persuader à tous les sujets catholiques que le serment
prêté à un hérétique ne devait pas être un lien pour eux. Repoussés
par les vrais patriotes, ces conseils infâmes exercèrent une certaine
influence sur un grand nombre de Bohémiens, et Podiebradski fut même
en butte aux poignards des assassins; il réussit néanmoins à battre
tous ses ennemis, tant la l'intérieur qu'au dehors. Son fils aîné,
Victorin, défit l'Empereur et lui dicta la paix près des murs de
Vienne, et, lui-même, il entoura le roi de Hongrie qui avait pénétré
dans ses États, et le força de signer un traité.

Le dernier acte de la vie de Podiebradski fut un acte de noble
patriotisme. Ce prince avait deux fils, Victorin et Henry, tous deux
doués des plus hautes qualités[78]. Il savait cependant à quels
périls serait exposée la Bohême sous le gouvernement de son fils, qui
n'aurait pu se maintenir sur le trône qu'en sacrifiant les intérêts et
la dignité de son pays. Il chercha donc à se choisir, au dehors, un
successeur qui fût en mesure de dominer la situation. Ce successeur,
il ne devait le trouver ni en Allemagne ni en Hongrie, mais bien chez
une nation alliée, au sein de laquelle les affinités de race
l'emportaient sur les querelles théologiques, et qui avait maintes
fois combattu pour les Hussites. Podiebradski ouvrit, en 1460, des
négociations pour conclure une alliance avec Casimir, roi de Pologne,
celui-là même que les Hussites avaient, en 1439, élu au trône de leur
pays. Cette alliance fut conclue dans une entrevue des deux souveraine
à Glogow, en 1462, et Podiebradski s'engagea à assurer, par son
influence, la succession de la couronne de Bohême à un fils de
Casimir, qui devait épouser une de ses filles. Lorsque les intrigues
du pape créèrent en Bohême un parti hostile à Podiebradski, ce parti
essaya de corrompre Casimir, en lui offrant la couronne de Bohême
ainsi que la cession de plusieurs provinces, pourvu qu'il consentît à
rompre le traité de Glogow et à combattre son nouvel allié. Casimir
repoussa ces propositions; il soutint énergiquement Podiebradski,
malgré les plaintes du pape qui lui reprochait d'agir contre les
intérêts de la chrétienté.

[Note 78: Henry a laissé de belles poésies écrites dans la langue
nationale.]

La santé du roi de Bohême s'était gravement altérée au milieu de ces
rudes épreuves; sentant que sa fin était proche, il convoqua une diète
générale et présenta pour son successeur le prince Vladislav, fils
aîné du roi de Pologne. Ce choix fut agréé par la diète bohémienne et
ratifié par la diète de Pologne, contrairement à la volonté du
clergé.

Podiebradski mourut en 1471, à l'âge de cinquante-quatre ans. Ce fut
un roi plein de patriotisme, distingué par ses talents, énergique et
noble de caractère. Les difficultés contre lesquelles il eut à lutter,
empêchèrent son règne d'être aussi prospère que celui de l'empereur
Charles IV.

Vladislav de Pologne monta sur le trône de Bohême en 1471; il confirma
les _Compactata_; mais le pape Sixte IV se déclara contre lui et
soutint les prétentions rivales du roi de Hongrie, Mathias Corvin. Il
s'ensuivit une guerre qui ne tarda pas à être apaisée par le pape
lui-même, en présence des périls que présentait l'approche des Turcs.
Le règne de Vladislav fut assez insignifiant. En 1489, ce prince fut
appelé à la couronne de Hongrie, après la mort de Mathias Corvin. Il
mourut en 1516, et eut pour successeur, sur les trônes de Bohême et de
Hongrie, son fils Louis, qui périt en 1526, à la bataille de Mohacz,
livrée contre les Turcs.

Pendant ces deux règnes, les Hussites et les Catholiques furent
maintenus sur le pied d'une parfaite égalité de droits.



CHAPITRE V.

BOHÊME.

(Suite.)

     Avènement de Ferdinand d'Autriche et persécution des Protestants.
     -- Progrès du Protestantisme sous Maximilien et Rodolphe. --
     Querelles entre les Protestants et les Catholiques sous le règne
     de Mathias. -- Défenestration de Prague. -- Ferdinand II: sa
     fermeté de caractère et son dévouement à l'Église catholique. --
     Il est déposé; élection de Frédéric, palatin du Rhin. -- Zèle des
     Catholiques dans l'intérêt de leur cause. -- Élizabeth
     d'Angleterre et Henry IV de France. -- Conduite déloyale des
     Protestants allemands. -- Défaite des Bohémiens; conséquences de
     cette défaite. -- Guerre de Trente ans; les Protestants de Bohême
     sont abandonnés par ceux d'Allemagne. -- Triste situation de la
     nationalité slave de Bohême. -- Résurrection de la langue
     nationale, de la littérature et de l'esprit public en Bohême. --
     Condition actuelle et avenir de ce pays.


Louis ne laissa point d'enfants; il fut remplacé sur le trône de
Hongrie et de Bohême par Ferdinand d'Autriche, frère de l'empereur
Charles-Quint, et marié à la soeur de Louis. C'était un prince bigot
et despote. Déjà, sous le règne précédent, les doctrines de Luther
s'étaient rapidement répandues parmi les Calixtins; le Protestantisme
fit d'autant plus de progrès sous Ferdinand, que les Bohémiens
refusèrent de prendre part à la guerre déclarée contre la ligue de
Smalkalde, et qu'ils formèrent une union pour la défense des libertés
nationales et religieuses menacées par Ferdinand. La défaite des
Protestants à la bataille de Muhlberg, gagnée par Charles-Quint en
1547, ruina leur cause en Allemagne, et produisit en Bohême une
violente réaction. Plusieurs chefs de l'union furent exécutés;
d'autres, emprisonnés et bannis; on confisqua les biens des nobles, on
surimposa les villes, qui furent dépouillées, en outre, de leurs
priviléges. Ces mesures furent exécutées avec l'aide des soldats
allemands, espagnols et hongrois, et légalisées par une assemblée
connue sous le nom de diète sanglante. Ce fut à cette assemblée que le
chapitre de Prague déclara que l'opposition faite à l'autorité royale
était inspirée par les livres des hérétiques; le clergé demanda et
obtint l'établissement d'une censure placée sous sa direction. Ce fut
également sous le règne de Ferdinand que les Jésuites s'introduisirent
en Bohême.

Les priviléges de l'Église calixtine (officiellement _Église
utraquiste_) ne furent pas abolis. Ferdinand, qui avait pris la
couronne impériale après l'abdication de son frère Charles-Quint,
adoucit, pendant les dernières années de son règne, les rigueurs de
cette politique impitoyable, qu'il fallait plutôt attribuer à son
éducation espagnole et aux leçons de Ximénès qu'à une inspiration
naturelle. Il mourut en 1564, exprimant, dit-on, de sincères regrets
au sujet du traitement qu'il avait infligé à ses sujets de Bohême. Il
eut pour successeur son fils, Maximilien II, dont le noble caractère
et la tolérance firent supposer qu'il avait quelque penchant en faveur
de la Réforme. Maximilien mourut en 1576, honoré de tous les partis.
Le jésuite Balbinus l'appelle «le meilleur des princes,» et le
protestant Stranski lui reconnaît «une âme vraiment pieuse.» Son fils,
l'empereur Rodolphe, avait été élevé à la cour de son cousin Philippe
II d'Espagne, et il devait naturellement être hostile au
Protestantisme, devenu désormais trop puissant en Bohême et en
Autriche pour être aisément supprimé. Mais il était trop absorbé par
ses études d'astrologie, d'alchimie, etc., pour suivre une ferme ligne
de conduite, soit en bien, soit en mal. On ne mit donc pas à exécution
les mesures projetées contre le Protestantisme. Rodolphe, craignant de
perdre sa couronne, que menaçait son frère Mathias, se hâta
d'accorder, sous le titre de Charte royale, pleine et entière liberté
des cultes, et de livrer aux Protestants l'Université de Prague.

Rodolphe fut détrôné par son frère Mathias, qui, afin de s'assurer la
possession de la Bohême, confirma la Charte. Les dangers de l'approche
des Turcs engagèrent Mathias à réunir à Linz, en 1614, une assemblée
générale des États. Ce fut la première fois qu'on recourut à une
convocation de ce genre, qui ne devait plus avoir lieu qu'en 1848. Les
États de Linz écoutèrent respectueusement les demandes et les
propositions de l'empereur; mais comme leurs réclamations et leurs
plaintes sur plusieurs points de droit civil et ecclésiastique
demeuraient sans résultat, l'assemblée se sépara sans prendre aucune
résolution.

Mathias réussit à renouveler pour vingt ans la trève avec la Turquie.
D'autre part, les affaires religieuses de la Bohême lui créèrent de
graves embarras. On ne l'aimait pas, et son successeur désigné,
Ferdinand de Styrie, était détesté à cause de ses sentiments de
bigoterie outrée. Les Jésuites et les autres partisans de Ferdinand
déclaraient ouvertement que la Charte royale, arrachée par la force,
était nulle et non avenue; que l'on devait abattre les têtes des
principaux nobles; qu'un grand nombre de ceux qui ne posséderaient
rien alors ne tarderaient pas à habiter de beaux châteaux; que Mathias
était trop faible pour mettre en pièces un vieux parchemin; que le
pieux Ferdinand changerait toutes choses; car, disaient-ils, _novus
rex, nova lex_ (nouveau roi, loi nouvelle).

Le parti national, composé principalement de Protestants, devenait, de
jour en jour, plus jaloux de l'influence allemande, dirigée par
l'Autriche. En 1616, la diète de Prague rendit une loi qui interdisait
la délivrance de lettres de naturalisation aux individus qui ne
parlaient point la langue bohémienne. En même temps, la lutte entre le
parti des Jésuites, qui avait à sa tête les ministres de l'empire
Slawata et Martinitz, et le parti national protestant, dont les
principaux chefs étaient les comtes Thurn et Schlik, devenait de plus
en plus vive. Elle s'envenima à l'occasion de deux nouvelles églises
qui avaient été construites par les Protestants de Klostergrab et de
Braunau, et qui furent fermées, puis démolies par ordre de
l'archevêque[79]. Une pétition, signée par un grand nombre de nobles
et de citadins, contre cet acte arbitraire, fut repoussée par le roi.
Les deux partis étaient violemment agités; les Protestants prêchaient,
les Catholiques faisaient des processions. Plusieurs nobles se
rendirent au château royal, et demandèrent à Slawata et à Martinitz
s'ils étaient les auteurs de la réponse que le roi avait faite à la
pétition. Il s'ensuivit une lutte dans laquelle les ministres furent
jetés par les fenêtres d'une hauteur considérable. Les ministres
tombèrent sur un tas de boue et se relevèrent sains et saufs; heureux
hasard qui produisit une vive impression sur la multitude, qui y
voyait soit une intervention divine, soit le secours de Satan. Ceux
qui s'étaient rendus coupables de cet acte brutal, connu sous le nom
de «défenestration de Prague,» alléguèrent pour exemple que, d'après
l'ancienne coutume du pays, ce moyen était employé pour punir les
traîtres, et ils invoquèrent l'exemple de Jézabel, celui de la roche
Tarpéïenne, etc. Ils établirent immédiatement un conseil de régence,
composé de trente personnes, qui commencèrent par expulser les
Jésuites, auxquels ils attribuaient tous les malheurs. Il fut défendu
aux Jésuites de rentrer dans le pays, sous peine de mort, et toute
intercession en leur faveur fut réputée crime de haute trahison.

[Note 79: La construction de ces églises n'était point légale; suivant
les prescriptions de la Charte royale, chacun pouvait construire des
églises dans ses domaines, et les deux églises dont il est question
avaient été élevées sur des territoires appartenant à l'archevêque de
Prague et à l'abbé de Braunau.]

Mathias, craignant que tous les Protestants de l'empire ne se
levassent en faveur de la Bohême, exprimait le désir de négocier; mais
son successeur désigné, Ferdinand, ne reculait devant aucune
considération, du moment qu'il s'agissait des intérêts de l'Église. Il
était complètement dirigé par l'influence de son confesseur, le
Jésuite Lamormain, auquel il donna l'assurance qu'il préférerait
placer sa tête sur le billot, s'exiler, mendier son pain, plutôt que
de tolérer dans ses États la présence de l'hérésie.

La guerre commença, et les Impériaux, sous les ordres des généraux
espagnols Buquoi et Dampierre, furent battus par les Protestants.
Mathias mourut: Ferdinand prit la couronne au milieu des circonstances
les plus critiques. Les Bohémiens, secondés par Bethlem Gabor, prince
de Transylvanie, défirent ses troupes et l'assiégèrent dans Vienne,
où il comptait beaucoup d'ennemis. Ceux-ci entourèrent son palais, en
demandant qu'il fût envoyé dans un couvent et que ses ministres
fussent mis à mort. Poursuivi jusque dans ses appartements par une
députation qui le pressait de céder à la révolte, Ferdinand ne faiblit
pas un seul instant, et sa fermeté donna du coeur à ses partisans. Les
prêtres répandirent le bruit que, pendant qu'il priait devant un
crucifix, celui-ci lui dit en latin: «_Ferdinande, non deseram te_
(Ferdinand, je ne t'abandonnerai pas).» Un détachement d'Impériaux
parvint à entrer dans la ville, et, bientôt après, la nouvelle d'une
victoire remportée par Buquoi sur les insurgés de Bohême, ainsi que la
levée du siége, confirmèrent le miracle, auquel toute la population
catholique ne manqua pas d'ajouter foi. Cependant les Bohémiens
prononcèrent la déposition de Ferdinand, et nommèrent à sa place
Frédéric, palatin du Rhin, dont les titres étaient, à vrai dire, plus
apparents que réels. Ce prince passait pour le chef de la
confédération protestante de l'Allemagne[80]; de plus, il était neveu
de Maurice, prince d'Orange, stathouder de Hollande, et gendre de
Jacques Ier, roi d'Angleterre; mais, personnellement, il était
tout-à-fait au-dessous de son rôle. Les Bohémiens poursuivirent la
guerre avec une grande énergie; ils triomphèrent des Impériaux et, de
concert avec Bethlem Gabor, ils mirent de nouveau le siége devant
Vienne. Les chances de Ferdinand paraissaient complètement perdues;
mais elles se relevèrent, grâce à la persévérante fermeté de
l'empereur, à l'immense activité et à l'habileté des Jésuites, à la
fidélité des Catholiques, et grâce surtout à la honteuse désertion des
princes allemands, qui abandonnèrent la cause du Protestantisme, dont
ils professaient les doctrines.

[Note 80: Cette confédération, connue sous le nom d'Union évangélique,
fut formée d'après les conseils de Henry IV de France, en 1594, à
Heilbronn, confirmée en 1603 à Heidelberg, et renouvelée en 1608 à
Aschhausen. Ses membres s'engageaient à fournir un contingent de
troupes et à ne point tenir compte des différences de dogme qui
existaient entre les Luthériens et les Calvinistes.]

Les premiers succès des Bohémiens excitèrent les alarmes des princes
catholiques, et non-seulement le pape, l'Espagne et l'Allemagne
catholique s'unirent pour la défense de leur cause, représentée par
Ferdinand II, mais encore la France oublia, dans cette circonstance,
le principe fondamental de sa politique étrangère, qui lui conseillait
de s'opposer à l'agrandissement de la maison d'Autriche. Le magnifique
plan qui avait été formé par le génie de Henry IV et de Sully, pour
fonder, sur des bases durables, la paix et la prospérité de la
communauté européenne, fut, à la veille même de son exécution, détruit
par le crime de Ravaillac, et Élizabeth, qui avait imaginé le même
plan qu'elle avait communiqué à Sully, était depuis long-temps dans la
tombe. Les successeurs de ces grands monarques étaient complètement
incapables de comprendre ces nobles idées[81]. Richelieu qui, plus
tard, déclara la guerre à l'Autriche et soutint les Protestants de
l'Allemagne, n'était pas encore arrivé à la direction des affaires. La
cour de France, trompée par les intrigues de l'Espagne, envoya un
ambassadeur à Vienne, et prépara la paix entre Ferdinand et Bethlem
Gabor, qui avait été obligé de quitter les remparts de la capitale de
l'Autriche, par suite de la rigueur de l'hiver et de l'entrée
inattendue de Sigismond III de Pologne sur le territoire de la
Hongrie. Jacques Ier désapprouva la conduite de son gendre; il
considérait la révolte de la Bohême contre Ferdinand comme une
atteinte portée au droit divin des rois, et, au lieu de lui venir en
aide, il retint le zèle de ses sujets, qui voulaient secourir leurs
coreligionnaires protestants de la Bohême. D'un autre côté, Maurice de
Nassau, oncle du nouveau roi de Bohême, ne pouvait assister son neveu;
car la trève qu'il avait conclue avec l'Espagne n'était pas encore
expirée, et il éprouvait, dans son gouvernement intérieur, de graves
embarras.

[Note 81: Il est fait ici allusion au fameux projet conçu par Henry IV
et Sully en vue de restreindre l'autorité de la maison d'Autriche et
de régler d'une manière stable les rapports des nations européennes,
projet qui aurait pu, à l'avantage de tous les peuples, établir une
paix perpétuelle. La paix eût été maintenue par un congrès permanent,
composé de délégués de toutes les nations de l'Europe et armé de
moyens suffisants pour se faire obéir. Il semble cependant (et ce fait
est peu connu) que le même plan avait été conçu par Élizabeth; il est
même probable que ce fut cette reine qui en suggéra la pensée à Henry
IV. Voici comment s'exprime Sully: «Si la première idée de ce plan ne
fut point inspirée à Henry par Élizabeth, il est au moins certain que
cette grande reine y avait depuis long-temps songé, en vue de venger
l'Europe sur l'Autriche, l'ennemi commun.» (_Mémoires de Sully_,
_livre_ XXX).

Pendant son voyage en Angleterre (1601), Sully eut sur ce point une
conversation avec Élizabeth, et, en rendant compte de cet incident, il
s'étonne de la conformité parfaite de vues qui existait entre les deux
souverains. (_Mémoires_, _livre_ XII). Sully était rempli d'admiration
en écoutant l'exposé du plan d'Élizabeth, et, après avoir rappelé que
trop souvent les rois se laissent aller à la conception de chimères
irréalisables, il ajoute: «Mais ne former que de sages projets, les
organiser avec prudence, en prévoir les inconvénients de telle sorte
que le remède soit toujours à la portée du mal, c'est là une chose
dont peu de princes sont capables. La plupart des articles, des
conditions et des différents rouages de ce plan sont dus à la pensée
de la reine, et ils prouvent que la pénétration, la sagesse et les
autres qualités de l'esprit, étaient chez cette princesse égales à
celles des plus grands rois.» (_Ibid._).

Élizabeth désirait mettre son projet à exécution, et elle se plaignait
vivement de ce que l'état de la France, épuisée par de terribles
commotions, ne permît pas à Henry IV de seconder ses vues. De son
côté, Henry IV considérait comme un grand malheur de ne pouvoir
commencer la réalisation de ce projet du vivant d'Élizabeth. «La mort
d'Élizabeth, dit Sully, fut une perte irréparable pour l'Europe, et,
en particulier, pour Henry: celui-ci dut presque abandonner son
projet, car il avait perdu _un second lui-même_.»

Je ne m'explique pas qu'un fait aussi important ne soit rapporté ni
par Hume ni par Lingard. Celui-ci dit «qu'il était difficile de
concilier la politique des disciples d'Élizabeth avec l'honnêteté et
la bonne foi, mais que, comme résultat, elle fut très avantageuse à
l'Angleterre.» (_Vol._ VIII, _chap._ VII). Le plan que je viens de
rappeler, conçu par Élizabeth elle-même et non par ses ministres,
était très assurément conforme à l'honnêteté et à la bonne foi. Cette
omission me paraît d'autant plus extraordinaire, que Hume et Lingard
n'ont pu ignorer un fait relaté dans un livre aussi connu que les
_Mémoires de Sully_.

Je n'hésite pas à dire que Élizabeth, Henry IV et Sully marchaient
fort en avant, non-seulement de leur époque, mais encore de l'époque
actuelle. Si ces deux souverains avaient vécu plus long-temps,
l'Angleterre et la France auraient accompli ce grand oeuvre de la
_paix permanente_, qui fait aujourd'hui dépenser tant de phrases
vides. Le projet d'Henry et d'Élizabeth n'était pas une utopie: ses
auteurs n'étaient assurément pas des visionnaires; l'histoire de leur
règne suffit pour démontrer qu'ils possédaient au plus haut degré la
science du gouvernement; les évènements, d'ailleurs, se sont chargés
de prouver que leur plan était praticable. Parmi les nombreux articles
de ce vaste plan, se trouvait la restauration d'une Hongrie
indépendante, fortifiée par l'adjonction de quelques provinces
voisines et destinée à servir de boulevard contre les infidèles. On
avait les mêmes vues pour la Pologne. La Bohême devait être
indépendante et augmentée de plusieurs provinces peuplées de Slaves,
tandis que les princes de la maison d'Autriche, privés de leurs
couronnes de Hongrie et de Bohême et de leurs États allemands,
devaient entrer en possession de territoires démembrés des colonies
espagnoles de l'Amérique. Eh bien! est-il besoin de dire que la
destruction de l'indépendance de la Pologne est généralement
considérée aujourd'hui non-seulement comme un crime politique, mais
aussi comme un grand malheur politique;--que les évènements, récemment
survenus en Hongrie, ont ébranlé jusque dans ses fondements l'édifice
de la puissance autrichienne, devenue impuissante à arrêter la marche
des Russes vers Constantinople;--enfin, que l'affranchissement des
colonies espagnoles, qui n'étaient point préparées à se gouverner
elles-mêmes, a jeté ces pays lointains dans de continuelles
agitations? Tous ces résultats n'eussent-ils pas été prévenus, si
l'indépendance de la Hongrie et de la Pologne s'était trouvée
garantie, et si les colonies espagnoles, rendues libres avec une forme
monarchique appropriée à leurs moeurs et à leurs habitudes, avaient
été gouvernées par des princes de la maison austro-espagnole? Ces
colonies se seraient développées sous un tel régime, à leur profit et
au profit du monde entier; car le plan de Henry IV comprenait la
liberté universelle des échanges aussi bien que l'égalité complète de
liberté religieuse pour les Catholiques et pour les Protestants. De
plus, le czar de Russie, dont la reine Élizabeth avait su mesurer la
puissance, aurait été invité à entrer dans la confédération
européenne, et s'il avait refusé, il eût été relégué aux confins de
l'Asie. Il est inutile d'ajouter à cette prévision le moindre
commentaire.]

L'Union évangélique, dont l'intérêt évident était de défendre les
Protestants de la Bohême, adopta une politique toute différente. Les
princes luthériens qui la composaient étaient plus jaloux des Réformés
ou Calvinistes que des Catholiques. L'électeur de Saxe craignait que
le succès des Bohémiens ne permît à la branche aînée de sa famille
(la branche Ernestine)[82], très dévouée à la cause protestante, de
reprendre la dignité électorale ainsi que les États dont elle avait
été privée par son aïeul, sous l'influence de l'Autriche. Il se rangea
donc du parti de Ferdinand, et, au lieu de soutenir les Bohémiens, il
les combattit très activement. Les autres membres de l'Union
Évangélique furent amenés, sous l'inspiration de l'ambassade
française, qui avait déjà réconcilié Ferdinand et Bethlem Gabor, à
signer à Ulm, le 3 juillet 1620, un traité en vertu duquel ils
abandonnaient leur chef, le palatin du Rhin, relativement aux affaires
de Bohême, en ne se réservant de le défendre que dans le cas où ses
États héréditaires seraient attaqués par la ligue catholique. Ce fut
ainsi que, dans cette occasion mémorable, les Catholiques demeurèrent
noblement fidèles à leur cause, tandis que les Protestants désertèrent
honteusement celle de leur parti.

[Note 82: Cette branche est aujourd'hui représentée par les maisons
souveraines de Saxe-Altenbourg, Saxe-Cobourg, Saxe-Meiningen et
Saxe-Weimar.]

Cette déplorable attitude des Protestants de l'Allemagne ne pouvait
que décourager complètement ceux de la Bohême, qui jugèrent bientôt de
l'insuffisance d'un roi tel que Frédéric. Ils furent défaits, le 8
novembre 1620, à Weissenberg, près de Prague, par une armée supérieure
de Bavarois et d'Impériaux, commandée par Buquoi. Frédéric, qui
festoyait au moment de la bataille, fut si effrayé à la nouvelle du
désastre, que, au lieu de défendre sa capitale, comme ses sujets l'y
engageaient, il prit lâchement la fuite, abandonnant son pays aux
vengeances de l'ennemi. Les vengeances furent terribles: les
principaux membres de la noblesse furent exécutés; un grand nombre de
citoyens honorables s'exilèrent, et leurs biens furent confisqués. On
imposa de fortes amendes à des personnes qui n'avaient pris aucune
part à l'insurrection. Toutes ces dépouilles allèrent enrichir une
bande d'aventuriers étrangers qui servaient dans l'armée impériale, et
toutes les provinces devinrent la récompense des princes alliés,--du
duc de Bavière, dont le secours avait été si puissant, et de
l'électeur de Saxe, qui reçut, en récompense de la vigueur qu'il avait
déployée contre ses coreligionnaires de la Bohême, la belle province
de Lusace. Le Protestantisme et la nationalité slave de la Bohême,
confondus dans le même arrêt par les Jésuites qui conseillaient
Ferdinand, furent livrés à la persécution la plus violente, et il en
résulta pour le pays, une misère effroyable! Voici comment s'exprime,
à cet égard, un Bohémien catholique, dans un livre publié à Vienne
sous le régime de la censure, il y a un demi-siècle; cette description
ne saurait donc être taxée de mensonge, ni même d'exagération:

«Sous le règne de Ferdinand II, la nation bohémienne fut entièrement
modifiée et refondue. Il n'y a peut-être pas dans l'histoire un autre
exemple d'une nation dont les conditions aient été si profondément
modifiées dans l'espace de quinze ans. En 1620, la Bohême, sauf
quelques nobles et moines, était protestante; à la mort de Ferdinand
II, elle était, au moins en apparence, entièrement catholique. Les
Jésuites réclamèrent l'honneur de cette grande conversion. Un jour
qu'ils s'en glorifiaient à Rome, en présence du pape, le célèbre
capucin, Valérien Magnus, qui avait également pris part à la
conversion de la Bohême, s'écria: «Saint-Père, donnez-moi des soldats
comme il en a été donné aux Jésuites, et je convertirai le monde
entier.»

Avant la bataille de Weissenberg, les États de Bohême possédaient un
pouvoir au moins égal à celui du Parlement d'Angleterre. Ils
faisaient des lois, concluaient des alliances avec leurs voisins,
frappaient des impôts, conféraient les titres de noblesse, avaient
leur garde particulière, choisissaient leurs rois, ou, tout au moins,
leur consentement était demandé lorsque le père désirait laisser la
couronne à son fils. Ils perdirent tous ces priviléges sous le règne
de Ferdinand II.

Jusqu'à cette époque, les Bohémiens paraissaient sur le champ de
bataille comme une nation indépendante, et ils y ont souvent rencontré
la gloire. Désormais, ils furent confondus avec d'autres peuples, et
leur nom n'a plus retenti dans le combat. On disait autrefois: les
Bohémiens ont marché à l'ennemi, les Bohémiens ont livré l'assaut, les
Bohémiens ont pris la ville, les Bohémiens ont gagné la victoire.
Glorieuses paroles qu'aucune bouche n'a plus prononcées, qu'aucun
historien n'a plus transmises à la mémoire des hommes! Considérés
comme nation, les Bohémiens avaient été braves, invincibles,
audacieux, passionnés pour l'honneur; après Weissenberg, ils perdirent
courage, dignité, audace. Ils s'enfuirent dans les forêts comme des
troupeaux, ils se laissèrent fouler aux pieds! Leur valeur fut
ensevelie dans la plaine où se livra la dernière bataille!
Individuellement, les Bohémiens sont encore braves, animés de l'esprit
militaire et de l'amour de la gloire; mais, mêlés avec des peuples
étrangers, ils ressemblent aux eaux de la Moldave qui se sont
confondues avec celles de l'Elbe. Réunies, ces deux rivières portent
des navires, s'élancent par delà leurs bords, inondent les terres,
entraînent des monts et des rochers; mais on dit toujours: c'est
l'Elbe! et personne ne songe à la Moldave.

La langue bohémienne, qui était usitée dans toutes les affaires
officielles, et dont la noblesse était si fière, devint un objet de
mépris. Les hautes classes adoptèrent l'allemand, que les bourgeois
furent obligés d'apprendre, parce que dans les villes les sermons
étaient prononcés en cette langue. Les campagnes seules conservèrent
l'idiome national, que l'on appela dédaigneusement «la langue des
paysans.» Autant les sciences, la littérature et les arts avaient été
florissants sous les règnes de Maximilien et de Rodolphe, autant ils
déclinèrent à cette triste époque. Je ne sache pas qu'il y ait eu,
après l'expulsion des Protestants, un seul savant de quelque mérite.
L'Université de Prague était aux mains des Jésuites, et encore le pape
avait-il ordonné d'y suspendre toute promotion, en sorte que l'on ne
pouvait plus y recevoir aucun degré académique. Quelques patriotes,
prêtres ou laïques, protestèrent contre cette mesure, mais ce fut en
vain. Les Jésuites et d'autres ordres occupaient la grande majorité
des écoles, où l'on n'enseignait guère qu'un latin corrompu. Sans
doute, il y avait parmi les Jésuites des hommes très distingués; mais
on sait que leurs principes sont contraires à l'instruction du peuple,
et ils s'appliquaient à maintenir leurs élèves dans une honteuse
ignorance, afin de garder leur supériorité, non-seulement sur les
laïques, mais aussi sur les autres congrégations. Ils allaient de
ville en ville, exigeant que les habitants leur fissent voir les
livres qu'ils possédaient. Ces livres étaient examinés et le plus
souvent brûlés; c'est ce qui explique aujourd'hui la rareté des livres
bohémiens. Les Jésuites voulurent également effacer toute trace
d'anciens souvenirs littéraires; ils contèrent à leurs élèves,
qu'avant leur arrivée, le pays était voué à la plus profonde
ignorance; ils dissimulèrent les travaux, les noms mêmes des savants
illustres qui avaient précédé cette triste époque. Aucun des écrits
du noble Balbinus sur l'ancienne littérature de la Bohême n'aurait pu
être publié avant la suppression de leur ordre, parce qu'ils avaient
soin de n'en communiquer le manuscrit à personne. Les Bohémiens
changèrent même leur costume national et adoptèrent peu à peu le
costume actuel. Je dois également faire remarquer qu'à cette même
époque se termine l'histoire des Bohémiens, et que celle des autres
nations établies en Bohême commence. (_Pelzel's Geschichte von
Boehmen_, _p. 185 et suiv._)

Mais si cet abaissement de la Bohême fut l'oeuvre des satellites
coalisés de Rome et de l'Autriche,--des prêtres et des soldats,--il
faut surtout l'attribuer à la lâcheté des souverains protestants qui,
sauf de rares exceptions, trahirent la défense de leur foi.

Il est, en vérité, surprenant que divers écrivains protestants
semblent embarrassés pour expliquer la ruine presque complète et si
rapide du Protestantisme en Bohême et en Autriche, sous le règne de
Ferdinand II. On s'en prenait généralement à la légèreté du caractère
slave, à la témérité des chefs de la Bohême, à leur imprudence, que
sais-je encore? On croyait voir le doigt d'une fatalité mystérieuse
dans cette promptitude avec laquelle Rome était parvenue à reconquérir
sur le Protestantisme, dans l'Est de l'Europe, tant de pays qui lui
avaient échappé. À mon sens, les causes de la ruine du Protestantisme
en Bohême, peuvent se réduire à deux principales, qui sont: 1º la
violente persécution dirigée contre les Protestants; 2º l'effet moral
que produisit sur les Bohémiens la désertion de ceux qui étaient le
plus intéressés au triomphe du nouveau culte. Ce dernier fait était de
nature à influencer profondément l'opinion publique, qui pouvait
penser, soit que les Protestants ralliés au Catholicisme n'avaient pas
été sincères dans leurs idées de Réforme, soit que l'on devait
désespérer d'une cause destinée à périr: _Quos Deus vult perdere priùs
dementat._ Les Catholiques profitèrent habilement de la situation, qui
impressionnait plus vivement la foule que n'auraient pu le faire les
raisonnements les plus logiques. L'histoire prouve que le succès a
toujours exercé plus de prestige sur les esprits des multitudes, que
les mérites ou les défauts des partis triomphants ou vaincus. Il est
plus facile et plus profitable de se ranger du côté des vainqueurs, et
la plupart des hommes ne sont que trop disposés à croire que la ligne
droite se trouve là où se présentent pour eux le plus d'avantages; il
n'y a qu'un petit nombre d'âmes généreuses qui soient capables de
tenir jusqu'au bout pour une cause qu'ils considèrent comme étant
celle de la justice. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'après la mort
ou l'exil des principaux chefs du Protestantisme en Bohême, les masses
se soient laissées entraîner, comme un troupeau, sous le joug de
l'Église romaine, ou qu'elles aient tenté de dissimuler leur foi en se
confondant extérieurement à ses rites. Quelque mystérieux que soient
les desseins de la Providence, ils suivent cependant les règles
invariables selon lesquelles Dieu dirige les affaires du monde
physique et du monde moral; ils présentent un enchaînement de causes
et d'effets, dont l'étude ne dépasse point la portée de l'intelligence
humaine. S'étonne-t-on de voir un homme se casser le cou ou les jambes
en tombant d'une hauteur considérable? De même, il n'est pas
surprenant qu'une cause désertée par ses défenseurs naturels, finisse
par succomber.

Les princes protestants de l'Allemagne ne tardèrent pas à être
cruellement punis, par Ferdinand lui-même, de la lâcheté dont ils
avaient fait preuve en abandonnant les Bohémiens. Après avoir eu
raison de ces derniers, Ferdinand s'attaqua aux libertés religieuses
et politiques de ceux qui les avaient abandonnés à l'heure du péril.
Telle fut l'origine de la célèbre Guerre de Trente ans. Les libertés
de l'Allemagne ne furent sauvées que par la valeur de Gustave-Adolphe
et de ses généraux, et par la politique du grand Richelieu; mais il
fallut payer ce service en livrant l'Alsace à la France, et les plus
belles provinces du Nord à la Suède. Le traité de Westphalie, qui
termina la guerre, régla dans tous leurs détails les rapports qui
devaient exister entre les Catholiques et les Protestants de
l'Allemagne, mais il ne renferma pas un seul mot en faveur des
Protestants de la Bohême. Aucune stipulation ne fut faite, soit pour
garantir leur liberté religieuse, soit même pour accorder la plus
légère compensation à ceux qui avaient été exilés ou privés de leurs
biens pour la défense d'une cause dont les droits étaient raffermis
par le traité lui-même. Tous ces avantages furent pour les Allemands;
quant aux Bohémiens, il semble que, en raison de leur origine slave,
on ne les jugea dignes d'aucune attention. Ils pouvaient bien, en
vérité, s'écrier comme le vieux prophète: «J'ai appelé mes amis, mais
ils ne m'ont pas écouté.»

Si Gustave-Adolphe avait vécu, le destin de la Bohême eût été tout
autre. Malheureusement, le principal auteur du traité de Westphalie
paraît s'être conformé à ce célèbre adage: _Quantilla sapientia
regitur mundus_; car il n'est point de sage politique qui ne soit
fondée en même temps sur la justice.--Ces faits doivent éveiller dans
l'âme des Slaves de pénibles réflexions. Les Bohémiens furent traités
à cette époque, par les Suédois et les Allemands, leurs
coreligionnaires, de la même façon que de nos jours les Polonais ont
été traités par les nations de l'Occident, qui leur avaient montré
tant de sympathie et qui étaient évidemment intéressées à les
soutenir. Je signalerai ici un fait remarquable qui a échappé aux
historiens de l'Europe: Au XVe siècle, alors que les opinions
religieuses exerçaient encore une influence si considérable sur les
affaires politiques, les Polonais catholiques soutinrent les Bohémiens
hussites contre les Allemands fidèles à Rome; tandis qu'aujourd'hui,
ni le lien religieux, ni les sympathies politiques, ni même la
similitude des intérêts, n'ont pu procurer à la Bohême et à la Pologne
l'assistance de l'Europe occidentale. Serait-il vrai que ces Slaves,
qui luttent pour la conquête de leurs droits, ne doivent plus compter
sur le secours de l'Ouest, mais qu'ils peuvent tourner leurs regards
vers cette grande nation, slave d'origine, qu'ils ont jusqu'à ce jour
si énergiquement combattue? C'est là une opinion qui se répand parmi
les Slaves de l'Ouest et du Sud, et dont les évènements récents ne
sont pas de nature à arrêter les progrès. Les hommes d'État de
l'Europe feront sagement de se préoccuper de cette situation avant
qu'il soit trop tard.

La Bohême souffrit, pendant la Guerre de Trente ans, d'effroyables
calamités. Ce malheureux pays fut aussi cruellement ravagé par les
Suédois et les Saxons (Protestants) que par les troupes catholiques de
Tilly et de Wallenstein. Il comptait 732 villes et 34,700 villages; le
nombre des villes était réduit de moitié, et la population, qui
s'élevait à 3,000,000 d'âmes, tomba à 780,000.

Un grand nombre d'Allemands, attirés par les nouveaux propriétaires
et par le gouvernement, s'établirent sur les terres désertes de la
Bohême, et repeuplèrent peu à peu les villes; des districts entiers
devinrent allemands, à tel point qu'on n'y parlait même plus la langue
bohême. L'instruction publique était entièrement entre les mains des
Jésuites, qui s'étaient montrés si hostiles à la nationalité slave.
Aussi la langue nationale, sans être abolie légalement[83], était-elle
menacée de partager le sort du dialecte des Slaves de la Baltique.
Heureusement, elle fut sauvée par les efforts de quelques patriotes,
notamment de Balbinus, dont j'ai souvent déjà fait mention. Celui-ci
revendiqua, dans un traité, les droits de l'idiome national, dont il
signala tous les mérites en démontrant combien il était absurde et
injuste de le proscrire. D'autres personnages, parmi lesquels on
remarque le feld-maréchal Kinsky, soutinrent, après lui, la même
cause. En 1781, l'empereur Joseph II publia son édit de tolérance, à
la suite duquel tous ceux qui professaient secrètement le
Protestantisme déclarèrent ouvertement leur foi. On croit que ce
prince hésita quelque temps entre l'allemand et le bohémien pour
établir une langue officielle dans toute l'étendue de son empire.
L'idée d'imposer un seul et même langage à tant de nationalités
différentes qui forment la population des États autrichiens, était
assurément très hasardeuse. Cependant Joseph résolut de mettre ce
projet à exécution, et il choisit l'allemand de préférence à l'idiome
de la Bohême; ce choix était assez naturel, à cause du discrédit où
ce dernier était tombé, bien que la majorité de la population
autrichienne, composée de Slaves, comprît aisément la langue
bohémienne et n'entendît pas un mot de l'allemand. L'allemand fut donc
substitué au latin dans les cours professés à l'Université de Prague;
il fut introduit dans toutes les écoles, sans en excepter les écoles
primaires; les enfants qui n'avaient pas appris l'allemand ne
pouvaient être admis dans les écoles latines ni même être pris en
apprentissage.

[Note 83: De nombreuses ordonnances déclarèrent que la langue
bohémienne jouissait des mêmes droits que la langue allemande; mais,
en fait, elle disparut complètement, et ne fut plus employée que dans
les rapports des autorités locales avec les classes ignorantes qui ne
comprenaient que l'idiome national.]

Ce fut ainsi que le plus grand adversaire des Jésuites imagina une
mesure plus fatale à la nationalité slave de la Bohême, que toutes les
manoeuvres employées dans le même but par les disciples de Loyola
pendant un siècle et demi. Le sentiment national s'émut vivement, et,
depuis cette époque, de continuels efforts ont été tentés pour relever
la langue et la littérature de la Bohême. L'ordonnance de Joseph
devint lettre morte comme tout le reste de ses plans; mais l'élan
imprimé à la littérature nationale ne fit que s'accroître, et il a
produit un grand nombre d'ouvrages très remarquables. Les nobles de la
Bohême ont déployé le zèle le plus actif en faveur de cette
littérature; et, chose singulière! les descendants de ces étrangers
qui avaient reçu des propriétés en Bohême pour les services qu'ils
avaient rendus à la dynastie autrichienne en l'aidant à détruire les
libertés religieuses du pays, figurent aujourd'hui à la tête des plus
ardents patriotes, et défendent énergiquement la nationalité slave que
leurs ancêtres avaient vaincue. Le descendant du général qui gagna,
sur les Bohémiens, la bataille de Weissenberg, en 1620, le comte
Buquoi, l'un des plus riches propriétaires et auteur de plusieurs
ouvrages scientifiques, est en ce moment considéré comme le chef du
parti national. Après l'insurrection de Prague (juin 1848), il fut mis
en prison par ordre du gouvernement autrichien, qui l'accusait de
diriger une conspiration slave ayant pour but de le placer sur le
trône de la Bohême. Il fut mis en liberté; mais le fait que je viens
de rappeler permet d'apprécier le degré de popularité dont jouit,
parmi les patriotes, le descendant du vainqueur de la Bohême.

Les évènements récemment survenus en Autriche, ont fourni aux
Bohémiens l'occasion de rentrer pleinement dans la possession de leurs
droits, et on reconnaît généralement que, par leur organisation, par
leur esprit de conduite, ils se sont montrés souvent très supérieurs
aux autres partis politiques qui s'agitent au sein de la monarchie.

Nul ne peut, aujourd'hui, prévoir le tour que prendront les affaires
en Autriche; il y a cependant un fait certain, c'est que l'issue ne
saurait être favorable à l'élément germanique; car les populations
slaves ne sont demeurées fidèles à la dynastie autrichienne que dans
l'espérance de rentrer dans la jouissance de leur nationalité; et les
évènements de la Croatie viennent de confirmer ce que j'avançais déjà
il y a quelques années, à savoir que les Slaves ne consentiront pas
plus à devenir Allemands que Magyars[84]. Je puis ajouter que, si
l'agitation actuelle de la Bohême se développe pacifiquement et amène
la création d'un gouvernement constitutionnel, elle ne tardera pas à
être suivie d'un mouvement religieux qui produira, dans l'Église, une
révolution semblable à celle qui s'est accomplie dans l'État. Cette
révolution est ardemment désirée par les enfants les plus éclairés de
la Bohême.

[Note 84: _Panslavism and Germanism_, p. 193.]



CHAPITRE VI.

POLOGNE.

     Caractère général de l'histoire religieuse de la Pologne. --
     Introduction du Christianisme. -- Influence du clergé germanique.
     -- Existence des Églises nationales. -- Influence du Hussitisme.
     -- Hymne polonais en l'honneur de Wiclef. -- Influence de
     l'Université de Cracovie sur les progrès de l'intelligence
     nationale. -- Projet de réforme ecclésiastique présenté à la
     Diète de 1459. -- Doctrines protestantes en Pologne avant Luther.
     -- Progrès du Luthéranisme en Pologne. -- Affaire de Dantzick. --
     Caractère de Sigismond. -- Situation politique du pays. --
     Société secrète à Cracovie pour la discussion des questions
     religieuses. -- Arrivée des Frères Bohêmes et diffusion de leurs
     doctrines. -- Émeute soulevée par les étudiants de l'Université
     de Cracovie; leur départ pour les Universités étrangères;
     conséquences de cet évènement. -- Premier mouvement contre Rome.
     -- Synode catholique romain de 1551 et ses résolutions violentes
     contre les Protestants. -- Irritation produite par ses
     résolutions et abolition de l'autorité ecclésiastique sur les
     hérétiques. -- Oréchovius, ses disputes et sa réconciliation avec
     Rome; influence de ses écrits. -- Dispositions du roi
     Sigismond-Auguste en faveur d'une réforme de l'Église.


L'histoire de l'Église de Pologne ne présente pas d'incidents aussi
vifs, aussi variés que la lutte des partis politiques et religieux en
Bohême; mais elle renferme, pour l'époque actuelle, des enseignements
bien plus précieux que ceux dont les exploits des Hussites ou la
défaite du Protestantisme en Bohême sous Ferdinand II nous ont déjà
fourni le texte. La cause du Protestantisme fut vaincue en Pologne,
non point par la force matérielle, mais par la force morale;--non
point par l'épée ou par le canon, mais par une sorte d'_agitation
pacifique_, entraînant parfois des actes de violence; elle fut
vaincue, en un mot, par les moyens employés aujourd'hui dans le même
but en Angleterre et dans tous les pays libres, sauf toutefois les
différences de temps et de lieux. C'est à ce titre que l'histoire du
Protestantisme en Pologne me paraît devoir offrir plus d'intérêt que
le récit des guerres sanglantes qui, ailleurs, ont précédé son
triomphe ou sa chute. Elle ne se borne pas, comme l'histoire de la
Bohême, à démontrer que la propagation des Écritures a toujours, et
partout, contribué puissamment au développement intellectuel,
politique et matériel des nations, et que leur décadence ou leur
suppression a produit l'effet contraire; elle confirme, de plus, une
grande et triste vérité, à savoir que, dans les luttes morales comme
dans les luttes matérielles, le succès appartient, non pas aux
meilleures causes, mais à celles qui sont le mieux défendues. Les
évènements que je me propose de retracer, prouveront que le zèle le
plus ardent et les talents les plus distingués, lorsqu'ils procèdent
isolément et sans plan arrêté, demeurent impuissants en face d'un
système fortement conçu, qui sait réunir et diriger vers un seul et
même but tous les efforts individuels; car l'organisation et la
discipline parviennent le plus souvent à vaincre, dans les luttes
matérielles, le courage le plus intrépide de troupes irrégulières, et,
dans les luttes de l'ordre moral, la résistance isolée des plus
éminents esprits.

Le Christianisme paraît s'être introduit de la Grande-Moravie en
Pologne, dans le courant du IXe siècle. Dès le Xe siècle il y avait
déjà fait de grands progrès. Le roi Mieczislav Ier reçut le baptême en
965, non point à l'instigation de missionnaires étrangers envoyés pour
le convertir lui et son peuple, mais sous l'influence des chrétiens
nés en Pologne. Il épousa, en même temps, la fille du roi de Bohême
qui était chrétien, et fut baptisé par un prêtre bohémien. L'Église
nationale slave, établie en Bohême par Méthodius et Cyrille, devait
naturellement franchir les frontières de la Pologne, où elle comptait
déjà de nombreux adhérents, convertis par les missionnaires moraves
indépendamment des chrétiens fugitifs de Moravie qui cherchèrent un
asile en Pologne après la conquête de leur pays par les Magyars. Les
relations intimes qui existaient alors entre les souverains polonais
et l'empire germanique[85], assurèrent à l'Église germanique une
grande influence sur la Pologne, dont le premier évêque, établi à
Posen, fut placé sous la juridiction spirituelle de l'archevêché de
Mayence d'abord, puis de celui de Magdebourg. Les premiers couvents de
ce pays furent habités par des bénédictins venus de Cluny (France),
et, pendant de longues années, toutes les fonctions ecclésiastiques en
Pologne, appartinrent à des prêtres ou à des moines originaires de
l'Italie ou de la France, et surtout de l'Allemagne. Ces derniers se
multiplièrent à tel point, que bientôt ils remplirent les couvents et
la plupart des paroisses. Ils se préoccupaient plus des intérêts de
leurs compatriotes que de l'instruction religieuse des indigènes; on
vit s'établir, au centre de la Pologne, des couvents où l'on
n'admettait que des moines de l'Allemagne[86], et il existe encore des
lettres pastorales par lesquelles les évêques polonais du XIIIe siècle
enjoignaient au clergé des paroisses de prêcher dans la langue
nationale, et non dans la langue allemande, incompréhensible pour
leurs ouailles[87], et interdisaient la nomination des curés qui ne
connaissaient pas le dialecte du pays. Il était très naturel que ce
clergé étranger s'efforçât de défendre le rituel de Rome contre les
Églises nationales qui, cependant, réussirent à conserver leur
existence jusqu'au XIVe siècle. Telle est, du moins, l'opinion des
meilleurs historiens polonais, et notamment celle du rév. M.
Juszinsky, prêtre catholique, dont l'instruction profonde et la
sagacité sont décisives en pareille matière. Juszinsky établit, en
s'appuyant sur des autorités incontestables, que les réformateurs du
XVIe siècle adoptèrent, pour leurs congrégations, un grand nombre de
cantiques empruntés aux Églises de Pologne (ce qui prouve que leur
souvenir était encore très récent), et il affirme que l'on se servait
très fréquemment des bréviaires polonais à la fin du XVe siècle.

[Note 85: Mieczislav reconnut la souveraineté de l'empereur pour les
territoires situés au-delà du Varta, et siégea régulièrement dans les
diètes. Ce lien féodal fut brisé sous le règne suivant.]

[Note 86: Je rapporte ce fait d'après le témoignage d'un écrivain
allemand, Ropel, _Geschichte Polens_, vol. I, page 572.]

[Note 87: Le souvenir de ces faits se retrouve dans un proverbe
populaire. Pour désigner une chose inintelligible, on dit: _C'est un
sermon allemand._]

J'ai rappelé, en parlant de la Bohême, que l'influence des Vaudois
s'était étendue jusqu'en Pologne, et j'ai décrit les rapports des
Hussites avec ce pays. L'incident le plus remarquable de ces relations
est, sans contredit, la discussion publique qui eut lieu en 1431, en
présence du roi et du sénat, entre les délégués hussites et les
docteurs de l'Université de Cracovie. L'historien polonais, l'évêque
Dlugosz, qui raconte ce fait, dit que la discussion, soutenue en
langue polonaise, dura plusieurs jours, que, de l'aveu de tous les
assistants, les hérétiques furent battus, mais qu'ils ne voulurent
jamais avouer leur défaite. Une autre ambassade hussite arriva, en
1432, en Pologne, pour proposer au roi Vladislav Jagellon une alliance
contre les chevaliers teutoniques, et lui annoncer que le concile de
Bâle avait admis les députés de leur secte. Cette dernière
circonstance détermina l'archevêque de Gniezno, ainsi que plusieurs
évêques, à recevoir dans leurs églises les députés hussites; mais
lorsque ceux-ci vinrent à Cracovie, l'évêque prononça l'interdit tant
que les hérétiques demeureraient dans l'enceinte de la ville. Le roi,
qui désirait s'allier avec les Hussites, fut si irrité contre
l'évêque, qu'il voulut le mettre à mort; on l'empêcha heureusement de
commettre cet acte de violence. L'alliance projetée n'eut pas lieu;
mais un ambassadeur polonais fut envoyé à Bâle afin de soutenir les
Hussites. Évidemment, grâce à ces relations amicales, les Hussites
devaient répandre leurs doctrines en Pologne; et il suffit de relire,
à cet égard, les règlements publiés en diverses occasions par le
clergé romain afin d'arrêter le progrès de ces doctrines. Ces
règlements ordonnaient aux curés d'emprisonner et de conduire devant
les évêques tous ceux qui étaient soupçonnés de favoriser la nouvelle
secte. Ils interdisaient toute communication avec la Bohême ou les
Bohémiens, et recommandaient particulièrement d'inspecter les livres
qui se trouvaient entre les mains des curés de paroisse. L'influence
du clergé obtint de l'autorité civile les ordres les plus sévères pour
la punition des hérétiques; toutefois, les récits de cette époque ne
mentionnent qu'un acte de persécution sanglante contre les Hussites,
acte commis dans un moment de trouble et à l'instigation d'un seul
évêque[88]. Quelques grandes familles protégeaient ouvertement les
doctrines des Hussites, qui, ayant à leur tête Melsztynski, membre
puissant de la noblesse, étaient sur le point de triompher, lorsque
leur chef fut tué dans un combat.

[Note 88: André Bninski, évêque de Posen, réunit 900 hommes armés,
assiégea la ville de Zbonszyn et força les habitants à lui livrer cinq
prédicateurs hussites qu'il fit brûler publiquement. Ce fait se passa
en 1439, alors que le pays était déchiré par des dissensions
intérieures pendant la minorité du roi.]

Bien que les doctrines des Hussites se fussent répandues dans une
grande partie de la Pologne, elles n'avaient point, dans ce pays, les
sympathies nationales qui leur donnèrent tant de force en Bohême,
parce que la nationalité polonaise n'avait point à lutter contre
l'élément germanique; en Bohême, cette lutte datait de l'affaire de
l'Université de Prague et de l'exécution de Jean Huss, qui dirigeait
un mouvement à la fois politique et religieux. Cependant, je le
répète, grâce aux affinités des Slaves avec la Bohême et à leur propre
mérite, les doctrines des Hussites avaient pris racine en Pologne,
comme le prouvent les règlements du clergé catholique; elles étaient
accueillies par un grand nombre d'esprits, et préparaient le terrain à
la Réforme du XVIe siècle[89]. La création, en 1400, de l'Université
de Cracovie, qui enfanta le génie de Copernic, après un siècle à peine
d'existence, imprima une impulsion vigoureuse au mouvement
intellectuel de la Pologne. Les chaires de cet établissement étaient
principalement occupées par des indigènes qui comptaient un grand
nombre de savants, formés dans les Universités de l'Italie, à Paris,
et surtout à Prague où les Polonais possédaient un collége. Dès ce
moment, l'instruction fut très vivement encouragée par les honneurs,
les émoluments et les perspectives des bénéfices attachés aux chaires
de l'Université de Cracovie; car on choisissait ordinairement, parmi
les plus illustres professeurs, les candidats pour les évêchés
vacants. Aussi, pendant le XVe siècle, l'Église polonaise peut-elle
citer avec orgueil plusieurs prélats aussi distingués par leur science
que par leur piété;--entre autres, Dlugosz, qui rendit de grands
services à son pays par la protection qu'il accorda aux lettres, par
l'accomplissement d'importantes missions diplomatiques et par la
publication des _Annales_, ouvrage fort estimé de tous les savants de
l'Europe;--Martin Tromba, archevêque de Gniezno et primat de Pologne,
qui joua un rôle éminent au concile de Constance, et qui forma le
projet d'introduire dans les cérémonies du culte la langue nationale,
ou, tout au moins, de rendre intelligible pour le peuple, la liturgie
latine, dont il fit traduire les livres en polonais[90].

[Note 89: La plus ancienne poésie polonaise que l'on ait conservée,
après l'hymne à la Vierge[89-A], est une poésie en l'honneur du
réformateur anglais. Ce poème a été composé vers le milieu du XVe
siècle, par André Galka Dobrzynski, maître ès-arts de l'Université de
Cracovie. En voici la traduction aussi littérale que possible:

«Vous, Polonais, Allemands, et toutes les nations! Wiclef vous parle
le langage de la vérité! La terre et la chrétienté n'ont jamais eu et
n'auront jamais d'homme plus grand que lui. Que celui qui désire se
connaître, approche Wiclef; celui qui suivra sa voie, ne s'égarera
jamais.

»Il a révélé la sagesse divine, la science humaine et des vérités qui
étaient inconnues aux sages.

»Il a écrit d'inspiration sur la dignité ecclésiastique, sur la
sainteté de l'Église, sur l'Antechrist italien, sur la perversité des
papes.

»Vous, prêtres du Christ, qui êtes appelés par le Christ, suivez
Wiclef.

»Les papes impériaux sont des antechrists; leur pouvoir procède de
l'Antechrist,--des dons des empereurs allemands.

»Sylvestre, le premier pape, a emprunté son pouvoir au dragon
Constantin, et il a versé son venin sur toutes les églises; conduit
par Satan, Sylvestre a trompé l'empereur et s'est emparé de Rome par
fraude.

»Nous désirons la paix;--prions Dieu! aiguisons nos glaives, et nous
vaincrons l'Antechrist. Frappons l'Antechrist avec le glaive, mais non
avec un glaive de fer. Saint Paul dit: «Tuez l'Antechrist avec le
glaive du Christ.»

»La vérité est l'héritage du Christ. Les prêtres ont caché la vérité;
ils la craignent, et ils trompent le peuple avec des fables. Ô Christ!
pour le salut de tes blessures, envoie-nous des prêtres qui puissent
nous guider dans les voies de la vérité et ensevelir l'Antechrist!»

Le même auteur a écrit, sur les oeuvres métaphysiques de Wiclef, un
commentaire latin dont le manuscrit est conservé dans la bibliothèque
de l'Université de Cracovie. Il fut obligé de quitter cette ville,
mais il trouva asile à la cour de Boleslav, prince d'Oppeln (Silésie),
qui professait les doctrines de Jean Huss.

J'ai puisé ces détails dans l'histoire de la littérature polonaise,
publiée par M. Michel Wiszniewski, élève de l'Université d'Édimbourg
et long-temps professeur à celle de Cracovie. Cet ouvrage, réellement
national, qui ne le cède à aucune des plus célèbres histoires de ce
genre, telles que celles de Tiraboschi, Ginguené, Sismondi, etc., n'a
malheureusement pas été terminé, l'auteur ayant dû s'exiler de son
pays et s'établir en Italie. Puissent des circonstances plus
favorables permettre à M. Michel Wiszniewski de compléter son travail,
bien qu'il n'ait plus rien à ajouter à la réputation qu'il s'est
acquise dans le monde littéraire.]

[Note 89-A: Cet hymne célèbre, qui était chanté par les soldats
polonais avant la bataille, et qui a été composé par saint Adalbert au
commencement du XIe siècle, a été traduit en anglais par le docteur
Bowring, dans ses extraits de poésie polonaise, et en français,
par....]

[Note 90: Un manuscrit de cette traduction a été conservé à Varsovie
dans la bibliothèque Zaluski, ainsi appelée du nom de deux frères qui,
élevés à l'épiscopat, la fondèrent à grands frais. Elle était
considérée comme l'une des plus riches de l'Europe, et les deux
prélats en firent don à l'État; mais, lors du démembrement de la
Pologne en 1795, elle fut transportée à Saint-Pétersbourg. Cet acte de
spoliation fut accompli sans aucun soin, et les livres les plus
précieux furent perdus dans le transport.]

Nous trouvons une preuve très remarquable de l'élévation de sentiments
qui distinguait, à cette époque, le clergé polonais, dans la
dissertation qui fut présentée au concile de Constance, et lue
publiquement le 8 juillet 1418, par le docteur Paul Voladimir, recteur
de l'Université de Cracovie et chanoine de la cathédrale. Cette
dissertation attaque vivement le principe reconnu et pratiqué par les
chevaliers teutoniques, à savoir: _que les Chrétiens sont autorisés à
convertir les infidèles par la force des armes, et que les terres des
infidèles appartiennent de droit aux chrétiens_; principe en vertu
duquel le pape concéda aux chevaliers la possession de la Prusse,
habitée par une population païenne, qui fut, dès ce moment, conquise,
baptisée, et soumise en outre au plus rude servage.

Rappelons, enfin, le projet de réforme ecclésiastique présenté à la
diète polonaise de 1459, par Ostrorog, palatin de Posen. Ce projet,
sans rien toucher aux dogmes ni aux rites de l'Église catholique
romaine, signalait énergiquement les abus et proposait des réformes si
décisives, que son adoption eût amené la séparation avec Rome plus
rapidement peut-être que ne l'eussent fait les plus violentes attaques
dirigées contre le dogme[91]. Il y avait, dans plusieurs pays, des
hommes qui critiquaient isolément les abus de l'Église; mais, ici, il
s'agissait d'une critique faite publiquement par un sénateur du
royaume à rassemblée des États, et d'après laquelle on peut se former
une idée des sentiments qui animaient, à cette époque, les hommes
d'État de la Pologne. Ce furent sans doute ces dispositions qui
permirent au roi Casimir III de porter secours au roi de Bohême,
Georges Podiebradski, bien que celui-ci fût excommunié et malgré la
vive opposition du pape et des évêques. Casimir n'eût point osé
résister à l'autorité, s'il n'avait été soutenu par l'opinion publique
de son pays.

[Note 91: Dans ce plan de réforme, Ostrorog soutenait que le Christ
ayant déclaré que son royaume n'est pas de ce monde, le pape n'avait
aucune autorité à exercer sur le roi de Pologne, et qu'il ne devait
pas exiger de ce dernier une attitude et un langage contraires à sa
dignité;--que Rome tirait chaque année du pays de fortes sommes
d'argent sous prétextes religieux, mais, en réalité, par des moyens de
superstition, et que l'évêque de Rome inventait les motifs les plus
injustes pour lever des taxes destinées non aux vrais besoins de
l'Église, mais à l'intérêt personnel du pape;--que tous les procès
ecclésiastiques devaient être jugés dans le pays, et non à Rome, «qui
ne prenait aucune brebis sans tondre la laine;»--qu'il y avait, parmi
les Polonais, des gens qui respectaient les affiches de Rome, ornées
de cachets rouges et de ficelles de chanvre et placées à la porte
d'une église, mais que l'on ne devait pas ajouter foi à ces impostures
de l'Italie.»--Il ajoute: «N'est-ce pas chose ridicule de voir le pape
nous imposer, en dépit du roi et du sénat, je ne sais quelles bulles
appelées indulgences? Le pape soutire de l'argent en promettant au
peuple de l'absoudre de ses péchés; et cependant Dieu a dit par la
voix de son prophète: «Mon fils, donnez-moi votre coeur et non votre
argent.» Le pape prétend qu'il emploie ses trésors à l'érection des
églises, mais, par le fait, il ne s'en sert que pour enrichir sa
famille. Je passe sous silence des actes encore plus blâmables. Il y a
des moines qui croient encore à de pareilles fables; il y a un grand
nombre de prédicateurs qui ne pensent qu'à récolter une riche moisson
et à se nourrir des dépouilles du pauvre peuple.» Ostrorog se plaint,
en outre, de l'incapacité de certains moines. «Avec une tonsure et un
capuchon, dit-il, le premier venu se croit apte à corriger le genre
humain. Il crie, et beugle presque, dans la chaire, où il ne rencontre
aucun antagoniste. Les hommes instruits, et même le vulgaire, ne
peuvent écouter sans horreur les non-sens et même les blasphèmes de
ces prédicateurs.»]

Ainsi, il est évident que le terrain était suffisamment préparé pour
la Réforme en Pologne, avant que ce mouvement se fût déclaré en
Allemagne et en Suisse, et je crois que la Pologne n'avait point
besoin d'être stimulée par l'exemple de l'étranger. Les premières
pensées de Réforme se firent jour dans un livre publié à Cracovie en
1515, c'est-à-dire deux ans avant que Luther fût entré en lutte avec
Rome. Ce livre posait ouvertement le principe de la Réforme, et
proclamait--«que l'on ne doit ajouter foi qu'à la Bible, et que l'on
peut se dispenser d'obéir aux commandements humains[92].--Les
doctrines de Luther se répandirent très rapidement dans la Prusse
polonaise, habitée par des bourgeois allemands fréquemment en rapport
avec l'Allemagne. À Dantzick, qui était la principale ville de cette
province, et qui, sous la suzeraineté des rois de Pologne, jouissait
d'une liberté complète pour son administration intérieure, la réforme
de Wittemberg fit de tels progrès, qu'en 1524 ses adhérents
possédaient cinq églises. Malheureusement, les réformateurs furent
aveuglés par leurs succès; et, au lieu de poursuivre leurs avantages
par les moyens qu'ils avaient d'abord employés, par la persuasion, ils
eurent recours à la violence, et imprimèrent à leurs cultes un
caractère politique. Quatre mille hommes armés entourèrent
l'Hôtel-de-Ville avec des canons, et forcèrent le conseil, composé de
membres de l'aristocratie de la cité, à se dissoudre et à signer une
déclaration constatant qu'il avait, par ses propres actes, provoqué
l'insurrection. Le nouveau conseil, choisi dans le parti du mouvement,
abolit entièrement les cérémonies du culte catholique, ferma les
monastères, et ordonna que les couvents et autres édifices consacrés
au clergé fussent convertis en écoles et en hôpitaux. Il déclara que
les biens de l'Église seraient réunis au domaine de l'État; il les
laissa cependant intacts.

[Note 92: _Épître de Bernard de Lublin à Simon de Cracovie._ Deux
écrits antérieurs, _De vero cultu Dei_ et _De matrimonio sacerdotum_,
publiés à Cracovie en 1504, contenaient également des doctrines que
Rome considère comme des hérésies.]

Cette révolution ne pouvait se justifier; car un très grand nombre
d'habitants adhéraient aux principes de l'ancienne Église, et ils
avaient incontestablement le droit de jouir, quant à l'exercice de
leur culte, d'une liberté égale à celle que les Réformistes
réclamaient pour eux-mêmes. Le changement opéré par la violence d'un
parti et non par le vote réfléchi des citoyens dans l'ordre religieux
et politique, était aussi illégal qu'injuste, et il ne pouvait avoir
d'autre caractère aux yeux du roi, quelle que fût, d'ailleurs,
l'opinion personnelle de ce prince.

Le trône de Pologne était alors occupé par Sigismond Ier, noble coeur
et esprit élevé. Une députation de l'ancien conseil de Dantzick se
présenta devant lui en habits de deuil, le suppliant de sauver la
ville, attaquée par l'hérésie, et de rétablir les institutions. Elle
l'assura, en même temps, que la majorité des citoyens désirait cette
restauration. Le roi invita les chefs de la révolution à comparaître
en sa présence: ceux-ci, tout en protestant de leur fidélité,
refusèrent d'obéir à cet ordre; ils furent mis hors la loi par la
diète, et le roi se rendit lui-même à Dantzick, pour réinstaller le
conseil, pendant que les principaux chefs du mouvement étaient
exécutés ou bannis.

Cet acte de Sigismond Ier ne peut être considéré que comme une mesure
politique; il ne se rattachait à aucun plan de persécution religieuse.
Si le roi avait laissé libre carrière à la révolte dans une ville
soumise à son autorité, il eût encouragé d'autres soulèvements qui
auraient compromis la tranquillité générale. Il ne poursuivit aucun
disciple du Protestantisme dans les diverses provinces de ses États,
et, si les Réformistes de Dantzick s'étaient contentés d'une
prédication pacifique, il ne les aurait pas inquiétés. En effet, bien
qu'en rétablissant l'ancienne administration de Dantzick, il eût
prohibé l'hérésie, il y toléra complètement, peu d'années après, les
paisibles manoeuvres du Luthéranisme qui devint, sous le règne
suivant, la religion de la majorité des habitants, sans qu'il fût
porté atteinte à la liberté des catholiques romains. Sigismond
professa publiquement ses intentions tolérantes dans une réponse
adressée au célèbre Jean Eck ou Eckius, qui lui avait dédié un livre
contre Luther, où il le pressait de persécuter les hérétiques et de
suivre l'exemple de Henry VIII d'Angleterre qui venait de publier un
livre contre le réformateur allemand: «Que le roi Henry écrive contre
Martin, si bon lui semble, dit Sigismond; quant à moi, je demeurerai
le roi des brebis et des boucs.»

Le progrès intellectuel que j'ai déjà signalé favorisa la cause de la
Réforme, qui fut également secondée par la constitution politique du
pays. Il n'y avait peut-être pas alors de nation plus libre que la
Pologne. Cette liberté était, il est vrai, restreinte aux classes
nobles: mais la noblesse polonaise ne pouvait être comparée à celle
des royaumes de l'Europe occidentale; elle formait une sorte de caste
militaire qui comprenait à peu près le dixième de la population, en
sorte que le nombre des habitants jouissant de droits politiques, se
trouvait, proportionnellement à l'ensemble, plus considérable que ne
l'était celui des électeurs en France, avant l'application du suffrage
universel. Il y avait, dans cette caste, des familles dont la fortune
et l'influence égalaient celles des plus puissants barons de la
féodale Angleterre; d'autres, au contraire, cultivaient elles-mêmes
leurs champs. Mais, quelle que fût l'inégalité des fortunes, tous les
nobles étaient égaux en droit. Le plus pauvre, dans sa cabane, était
un _seigneur_ aussi bien que le riche dans son palais, et sa personne
était aussi efficacement protégée par le _neminem captivabimus_,
l'_habeas corpus_ du Polonais[93].

[Note 93: La loi _neminem captivabimus nisi jure victum_, fut établie
par la diète de 1431. D'après cette loi, le roi, qui représentait
alors le pouvoir judiciaire ainsi que l'autorité exécutive, ne pouvait
faire emprisonner aucun noble, si ce n'est dans le cas de _flagrant
délit_; mais il devait accepter une caution en rapport avec le délit
qui donnait lieu à l'accusation.]

Cette corporation puissante n'était pas moins jalouse des empiètements
du clergé que de ceux de l'autorité royale, et ces dispositions
devaient faciliter le progrès des nouvelles doctrines. Les villes qui,
pour la plupart, étaient très florissantes, se gouvernaient d'après
les lois municipales importées de l'Allemagne; et, par le fait, elles
formaient de petites républiques, administrées par des magistrats
civils qui rendaient la justice au civil comme au criminel.

Un écrivain contemporain constate que les ouvrages de Luther furent
publiquement vendus à l'Université de Cracovie, qu'on les lut
avidement, sans que les théologiens polonais exprimassent aucun
sentiment de désapprobation. Quant à lui, ajoute-t-il, à mesure qu'il
les parcourait, ses vieilles opinions faisaient place à une conviction
nouvelle[94]. Telles étaient, en Pologne, les dispositions des esprits
les plus éclairés, qui, cependant, n'en étaient encore arrivés qu'au
doute. Une société secrète, composée des étudiants les plus instruits,
prêtres et laïques, se réunissait fréquemment pour discuter sur les
matières religieuses, et notamment sur les nouvelles publications
anti-papistes, qui se produisaient en Europe et qui lui étaient
transmises par Lismanini, moine italien, confesseur de l'épouse de
Sigismond, Bona Sforza, et qui prenait une part active à ces réunions.
Les dogmes de l'Église romaine qui ne s'appuyaient pas sur la lettre
des Écritures, étaient librement examinés; mais, à l'une de ces
réunions, un prêtre belge, nommé Pastoris, attaqua le mystère de la
Trinité comme étant incompatible avec l'unité de Dieu. Cette doctrine,
toute nouvelle en Pologne (bien qu'elle eût été déjà mise en avant
dans les oeuvres de Servet), émut à tel point les personnes présentes,
qu'elles demeurèrent stupéfaites et terrifiées, en songeant qu'une
proposition aussi hardie conduirait à la négation de la religion
révélée. Elle fut adoptée par quelques membres, et amena
l'établissement, en Pologne, d'une secte qui devint plus tard célèbre
sous le nom de Socinianisme, bien que ni Lelius ni Faustus Socin n'en
soient les véritables fondateurs. D'autre part, l'audacieuse
proposition de Pastoris jeta l'effroi dans les âmes timorées, et
arrêta un grand nombre de Réformistes, qui préférèrent demeurer
fidèles à l'Église établie, malgré ses erreurs et ses abus, plutôt que
de s'aventurer dans une voie qui les eût plongés dans un pur déisme,
en réduisant la Bible à un simple code de morale. Toutefois, il y eut
des esprits fermes et sincères qui résolurent de poursuivre la
recherche de la vérité, non point seulement avec leur raison, mais
avec le texte même des Écritures.

[Note 94: Modrzewski.]

À l'époque où ce mouvement religieux agitait les hautes classes à
Cracovie, les masses populaires, dans la province de Posen, furent
excitées plus vivement encore par l'arrivée des Frères Bohêmes.
Ceux-ci, exilés de leur pays au nombre de mille environ, se dirigèrent
vers la Prusse où le duc Albert de Brandebourg leur offrait un asile.
Lors de leur passage à Posen, en juin 1548, André Gorka, juge suprême
des provinces de la Grande-Pologne[95], membre de la noblesse et très
riche, les accueillit avec empressement et les logea dans ses
domaines. Il avait déjà embrassé très chaudement les doctrines de la
Réforme. Les Frères Bohêmes célébrèrent publiquement le service divin;
leurs sermons et leurs hymnes, dont les habitants comprenaient le
langage, leur concilièrent les sympathies de la population. Leur
origine slave leur donnait des avantages que le Luthéranisme,
d'origine germanique, ne possédait pas, et leur permettait d'espérer
la conversion de toute la province où ils avaient trouvé une
hospitalité si généreuse. L'évêque de Posen, voyant le danger que
courait son autorité spirituelle, obtint du roi Sigismond-Auguste, qui
venait de succéder à son père Sigismond Ier, un ordre d'exil contre les
Frères Bohêmes. On aurait pu éluder cet ordre ou en obtenir la
révocation; mais les Frères, craignant de soulever des troubles, se
rendirent en Prusse, où le duc Albert leur accorda la naturalisation,
une complète liberté religieuse, ainsi qu'une église pour leur culte:
en même temps, la protection de ce prince les défendit contre les
attaques que les docteurs luthériens commençaient à diriger contre
leurs dogmes[96]. L'année suivante, 1549, un grand nombre de Frères
retournèrent en Pologne où ils avaient été si bien reçus, et ils y
continuèrent leurs travaux sans être inquiétés. Leurs congrégations
s'accrurent rapidement; plusieurs grandes familles, les Leszczynski,
les Ostrorog, etc., adoptèrent leurs doctrines; en peu de temps ils
élevèrent environ quatre-vingts églises dans la province de la
Grande-Pologne, indépendamment de celles qu'ils avaient fondées sur
différents points du pays.

[Note 95: La Pologne était divisée politiquement en Pologne _grande_
et _petite_. La première de ces deux provinces, comprenant la région
de l'Ouest, reçut le nom de _grande_, parce qu'elle fut le berceau de
la monarchie qui s'étendit successivement vers l'Est et vers le Sud.
Elle était cependant moins vaste que la _Petite-Pologne_, qui
comprenait la région du Sud-Est.]

[Note 96: Les Frères Bohêmes ne jouirent de cette protection que
durant la vie du duc Albert. Après sa mort, la persécution reprit son
cours. En 1568, on défendit aux Frères l'exercice public de leur
culte; on leur ordonna de signer les vingt articles de la Confession
reconnue en Prusse, et on leur défendit d'entretenir aucunes relations
avec leurs coreligionnaires, soit de Pologne, soit de Bohême. Cette
situation les décida à émigrer en 1574 pour la Pologne, où leurs
églises étaient devenues nombreuses et où la loi garantissait la
liberté des cultes.]

Ici se présente un incident qui tourna encore au profit du
Protestantisme. Les étudiants de l'Université de Cracovie ayant eu une
querelle avec les bedeaux du recteur, ceux-ci firent usage de leurs
armes et tuèrent plusieurs jeunes gens. On demanda justice contre les
meurtriers en accusant le recteur, qui était dignitaire de l'Église,
d'avoir ordonné le massacre. Les étudiants reçurent la promesse que
l'affaire serait jugée; mais ils étaient si irrités que, malgré les
efforts de quelques personnes influentes, ils quittèrent Cracovie en
masse et se rendirent presque tous dans les Universités étrangères,
notamment à l'Académie protestante de Goldberg en Silésie et à
l'Université récemment établie à Koenigsberg, d'où ils revinrent plus
tard, conservant l'empreinte profonde des opinions réformistes[97].

[Note 97: L'Université de Koenigsberg contribua puissamment à répandre
en Pologne la connaissance des Écritures, en publiant les premières
Bibles et les premiers écrits anti-papistes qui aient paru dans la
langue du pays. Elle avait été fondée en 1544 par Albert, duc de
Prusse, en vue de populariser les principes protestants. Une anecdote
assez curieuse se rapporte à sa création. À cette époque, la sanction
du pape ou de l'empereur semblait indispensable pour la fondation
d'une Université, et Sabinus, le premier recteur de l'Université de
Koenigsberg, était tellement pénétré de cette pensée, qu'il s'adressa
au cardinal Bembo afin d'obtenir du pape l'autorisation d'ériger une
école qui avait pour but avoué de combattre l'autorité de Rome. Le
cardinal Bembo répondit à cette singulière requête par un refus poli.
L'Empereur rejeta de même la demande, qui ne fut accordée que par
Sigismond-Auguste, roi de Pologne, se fondant sur son titre de
suzerain du duc de Prusse. Chose bizarre! l'autorisation donnée pour
l'érection d'une Université protestante, fut contresignée par un
évêque catholique romain, Padniewski, chancelier de Pologne.]

L'influence acquise par le Protestantisme en Pologne, se révéla à
l'occasion du mariage d'un prêtre dans les environs de Cracovie. Ce
prêtre fut cité à comparaître devant le tribunal de son évêque; il
obéit; mais il se présenta accompagné d'un si grand nombre d'amis
influents, que la poursuite fut abandonnée. Enfin, un noble très
riche, Olesniçki, porta un coup décisif aux règlements de l'Église
catholique romaine, en chassant les nonnes d'un couvent dans la ville
de Pinczow, qui lui appartenait; il fit arracher les images qui
ornaient l'Église et établit le culte protestant de la Confession de
Genève. Cet exemple fut suivi et décida le progrès du Protestantisme
dans la province de Cracovie.

Le clergé catholique, voyant l'inutilité de ses dénonciations contre
les hérétiques, se réunit, en 1551, dans un synode général, présidé
par le primat. Ce fut à cette occasion que l'évêque de Varmie
(Ermeland), Hosius, composa sa célèbre Confession de la foi
catholique, qui fut adoptée par l'Église de Rome comme étant l'exposé
fidèle de ses doctrines. Le synode ordonna qu'elle fût signée par tous
les membres du clergé, parmi lesquels quelques-uns étaient suspects,
et il demanda au roi d'exiger également la signature des laïques. Il
ne se contenta pas de prendre des mesures contre les progrès de la
Réforme, il décida en outre que l'on déclarerait la guerre à la
noblesse hérétique, et il imposa, dans ce but, une lourde taxe sur le
clergé. Le synode comptait s'assurer le concours du roi auquel
devaient revenir les produits des confiscations. Plusieurs prélats
objectèrent qu'il y avait péril à attaquer un corps aussi puissant que
la noblesse polonaise; la passion l'emporta; le synode décida qu'il
mettrait à exécution ses résolutions violentes, et les évêques
envoyèrent partout des citations judiciaires aux prêtres et aux nobles
qui avaient rompu avec l'Église romaine. Ils furent appuyés par la
cour de Rome qui, dans une lettre encyclique, recommanda l'extirpation
de l'hérésie.

Il était, cependant, plus aisé de voter toutes ces mesures que de les
exécuter, dans un pays où la liberté des citoyens était si solidement
établie. Il y eut bien quelques persécutions sanglantes, accomplies
dans l'ombre d'un couvent ou d'un donjon; mais les premières attaques
dirigées contre la Réforme produisirent un effet diamétralement
opposé à celui que l'on attendait. Stadniçki, noble influent,
introduisit dans ses domaines de Dobieçko[98], le culte de la
Confession de Genève. Cité à comparaître devant l'évêque de son
diocèse, il offrit de justifier ses opinions religieuses; le tribunal
repoussa cette proposition et le condamna, par défaut, à la mort
civile et à la perte de ses biens. Stadniçki dénonça cet acte, en
termes très violents, à une assemblée des nobles, qui virent avec
effroi les tendances de l'Église et l'avènement d'une autorité
nouvelle plus menaçante pour eux que l'autorité royale. Les nobles
polonais furent saisis d'horreur à la pensée qu'ils deviendraient les
sujets d'une corporation qui, sous la direction d'un chef étranger et
non responsable, disposerait de la vie, de la propriété, de l'honneur
des citoyens, et le cri d'alarme poussé par le Protestant Stadniçki,
trouva de l'écho dans toute la Pologne, même parmi les nobles qui
demeuraient attachés à la foi romaine. De là une indignation
universelle contre le clergé, dont les prétentions fournirent le texte
presque exclusif des débats qui eurent lieu lors des élections de
1552[99]. Le pays tout entier enjoignit à ses députés, dans les termes
les plus énergiques, de restreindre l'autorité des évêques.

[Note 98: Actuellement dans la Pologne autrichienne.]

[Note 99: La constitution polonaise, de même que celle de Hongrie,
était _délégative_ et non _représentative_; les électeurs décidaient
les questions qui devaient être portées à la Diète, et ils dictaient,
à l'avance, les votes de leurs députés.]

Les dispositions de la diète de 1552, se réunissant sous de tels
auspices, ne pouvaient être un instant douteuses; les opinions
religieuses de la plupart des membres se révélèrent immédiatement. À
la messe qui précéda, selon l'usage, l'ouverture des délibérations,
plusieurs députés détournèrent la tête pendant l'élévation de
l'hostie, tandis que le roi et les sénateurs baissaient humblement
leurs fronts. Raphaël Leszczynski, noble, riche et influent, fit plus
encore: il demeura couvert au moment où s'accomplissait la cérémonie
la plus solennelle du culte romain. Les Catholiques n'osèrent point
censurer ces actes de mépris pour leur foi, et la chambre des députés
exprima son approbation en appelant à la présidence ce même
Leszczynski, lequel avait donné sa démission de sénateur pour devenir
député[100]. Ainsi, l'esprit de la majorité était nettement indiqué;
les partis les plus opposés en politique se rencontraient dans un
sentiment commun d'hostilité contre la juridiction épiscopale. Le roi,
qui inclinait naturellement vers la modération, essaya de concilier
les différends; mais il échoua, et, de concert avec la diète, il
décida que le clergé se bornerait désormais à juger l'orthodoxie des
doctrines, sans appliquer aux hérétiques aucune peine temporelle. Ce
fut ainsi que la liberté religieuse pour toutes les croyances se
trouva virtuellement consacrée en Pologne, dès 1552, à une époque où,
dans d'autres pays, même dans des pays protestants, cette liberté
n'était accordée qu'à une croyance privilégiée.

[Note 100: Leszczynski avait pour devise: _Malo periculosam libertatem
quàm tutum servitium._ Il descendait de Stanislas Leszczynski,
défenseur de Jean Huss au concile de Constance, et était aïeul du roi
Stanislas, depuis duc de Lorraine, et dont la fille, Maria
Leszczynski, épousa Louis XV, roi de France.]

Un homme contribua puissamment au succès de l'opposition dirigée
contre le clergé; il a acquis une haute renommée dans l'histoire du
XVIe siècle, et il eût rendu à son pays d'immenses services, si
l'éclat de ses talents n'avait pas été terni par une inconcevable
violence de passion et par une absence totale de principes: je veux
parler de Stanislas Orzechowski, plus connu sous le nom latin
d'Orichovius[101].

[Note 101: Voyez Bayle, article _Orichovius_.]

Orzechowski naquit en 1513 dans le palatinat ou province de
Russie-Rouge ou Ruthénie (aujourd'hui la Galicie-Orientale). Il étudia
dans les Universités allemandes, et, pendant son séjour à Wittemberg,
il était le favori de Luther et de Melanchton. Il visita ensuite Rome
et revint dans son pays en 1543, complètement gagné à la cause de la
Réforme. Mais, jugeant que cette dernière ne pouvait rien pour lui,
tandis que l'Église romaine disposait des honneurs et des richesses,
il prit les ordres et fut promu à la dignité de chanoine. Il ne tarda
pas cependant à exprimer ses véritables opinions et il se maria
publiquement. Excommunié et condamné aux châtiments les plus sévères,
il fut si vigoureusement assisté par l'influence de ses amis, que
personne n'osa mettre à exécution le jugement rendu contre lui. Ses
écrits et ses discours dans de nombreuses réunions eurent une grande
part à l'affermissement de la liberté religieuse, reconnue par la loi
de 1552. Avant cette date, Orzechowski s'était réconcilié avec Rome;
relevé de l'excommunication, il avait invoqué la décision du pape au
sujet de son mariage, dont on lui avait promis la confirmation; car
les évêques voulaient à toute force enlever au parti de la Réforme un
écrivain aussi puissant. Cependant le pape ajournait son jugement. Il
n'osait pas autoriser un précédent aussi dangereux; en outre,
Orzechowski venait de perdre, par sa versatilité, l'influence
extraordinaire qu'il avait exercée sur le peuple, et il ne passait
plus pour un adversaire très redoutable. Orzechowski vit bien que
Rome se jouait de lui et il recommença ses attaques plus vivement que
jamais[102]. Ses oeuvres furent mises à l'index, et on le dénonça
comme un serviteur de Satan. Violemment excité par la persécution, il
redoubla d'invectives contre le pape Paul IV, et dans un écrit adressé
au roi, il fit observer qu'un évêque catholique investi de la dignité
de sénateur, était nécessairement traître à son pays, attendu qu'il
était obligé de sacrifier les intérêts de son souverain à ceux du
pape,--ayant prêté serment d'abord au pape, puis au roi[103].

[Note 102: Afin de donner une idée de la violence de son style, je
citerai quelques passages des lettres qu'il adressa au pape Jules III:
«Ô Saint-Père, je vous en conjure, pour l'amour de Dieu et de notre
seigneur Jésus-Christ et des saints anges, lisez ce que je vous écris
et rendez-moi réponse! Ne rusez pas avec moi: je ne vous donnerai pas
d'argent, je ne veux avoir avec vous aucune affaire....» Ailleurs,
Orzechowski s'adresse ainsi au même pontife: «Sachez, Jules, sachez
bien à quel homme vous avez affaire,--non pas à un Italien, pas même à
un Russe,--non pas à l'un de vos pauvres sujets, mais au citoyen d'un
royaume où le monarque lui-même est tenu d'obéir à la loi. Vous
pouvez, si cela vous plaît, me condamner à mort; mais ce ne sera pas
tout. Le roi n'exécutera pas votre sentence. La cause sera soumise à
la Diète. Vos Romains courbent leurs genoux devant vos domestiques:
ils fléchissent le cou sous le joug honteux de vos scribes. Il n'en
est pas ainsi parmi nous. Le roi, notre seigneur, ne peut pas faire
tout ce qui lui plaît; il doit faire ce que la loi prescrit. Il ne
dira pas, le jour où vous lui adresserez un signe de votre doigt, ou
lorsque vous ferez briller à ses yeux votre anneau: «Stanislas
Orzechowski, le pape Jules désire que vous alliez en exil: partez
donc!» Non, je vous assure que le roi ne vous obéira pas. Nos lois ne
lui permettent pas d'exiler ou d'emprisonner quiconque n'a pas été
condamné par le tribunal compétent.» Tout ce que dit Orzechowski
touchant l'autorité royale et la liberté des citoyens en Pologne était
parfaitement exact, et je ne sache pas qu'aucun autre pays pût jouir à
cette époque d'un égal degré de liberté.]

[Note 103: «Le serment, dit Orzechowski en s'adressant au roi, détruit
la liberté des évêques, qui ne sont plus que des espions pour la
nation et pour le souverain. Le haut clergé, qui s'est volontairement
soumis à cet esclavage, a conspiré, par le fait, et s'est constitué en
état de révolte contre le pays. Ces conspirateurs ont siégé dans vos
conseils, ils ont épié vos projets et les ont fait connaître à leur
maître étranger. Si vous vouliez, dans l'intérêt public, arrêter les
usurpations du pape, ils vous excommunieraient et exciteraient des
émeutes sanglantes. Le pape a lâché les moines, qui se sont abattus
sur votre royaume comme une nuée de sauterelles. Voyez-les, conjurés
contre vous! comme ils sont nombreux et cruels! Contemplez abbayes,
couvents, chapitres, synodes! autant de têtes tonsurées, autant de
têtes qui conspirent contre vous!»]

Le clergé, pour lequel Orzechowski était surtout dangereux à cause de
l'ascendant que la violence de son langage lui donnait sur les masses
populaires, désirait vivement le réduire au silence pour le convertir
ensuite à la cause de l'Église catholique. La mort de la femme
d'Orzechowski fit disparaître le plus grand obstacle qui s'opposât à
sa réconciliation avec Rome. Le Réformiste de la veille se soumit
alors à la loi de l'Église qui pouvait récompenser généreusement ses
services. Il attaqua les Protestants avec une vivacité égale à celle
qu'il avait déployée contre Rome[104]. Il défendit la suprématie du
pape sur tous les souverains de la chrétienté, et soutint cette cause
avec plus d'audace et de vigueur qu'on ne l'avait jamais fait[105].
Les doctrines qu'il développa dans la véhémence de sa passion,
présentent d'autant plus d'intérêt qu'elles peuvent être considérées
comme l'exposé fidèle des principes qui auraient gouverné le monde si
l'Église romaine avait triomphé. Il ne fit en définitive que
proclamer les opinions de cette Église, et le cardinal Hosius donna
son approbation complète à toutes ses propositions. Mais pourquoi
remonter au XVIe siècle? La doctrine qui reconnaît la suprématie du
pape sur les rois n'a-t-elle pas été défendue de nos jours, comme elle
le fut par Orzechowski, et avec un style beaucoup plus remarquable,
par des écrivains de premier mérite, tels que le comte de Maistre,
dans les _Soirées de Saint-Pétersbourg_, et par l'abbé de Lamennais?
Ce dernier, il est vrai, après avoir défendu le despotisme politique
et spirituel, est passé à l'autre extrême avec une versatilité
semblable à celle d'Orzechowski, sinon par les mêmes motifs d'intérêt
personnel.

[Note 104: «Ces abominables sauterelles d'Ariens, de Macédoniens,
d'Eutychéens et de Nestoriens se sont abattues dans vos champs. Elles
croissent en nombre et se répandent dans toute la Pologne et en
Lithuanie, grâce à la négligence des magistrats. Une bande insolente
allume l'incendie, détruit les églises, méconnaît les lois, corrompt
les moeurs, méprise l'autorité et ravale le gouvernement. Elle
renversera le trône. Il importe bien plus de vaincre les fureurs de
l'hérésie que l'ennemi moscovite!»]

[Note 105: Orzechowski dit: «Le roi n'est établi que pour protéger le
clergé. Le souverain-pontife a seul le droit de faire les rois, et,
dès lors, il a pleine autorité sur eux. La main d'un prêtre est la
main de Jésus-Christ.... L'autorité de saint Pierre ne peut être
subordonnée à aucune autre; elle est supérieure à tout: elle ne paye
ni tributs ni taxes. La mission du prêtre est supérieure à celle du
roi. Le roi est le sujet du clergé; le roi n'est rien sans le prêtre.
Le pape a le droit d'enlever au roi sa couronne. Le prêtre sert
l'autel, mais le roi sert le prêtre et n'est que son ministre armé,
etc., etc.» Orzechowski représentait l'État sous la forme d'un
triangle, avec le clergé au sommet; le roi, ainsi que les nobles,
remplissaient le corps de ce triangle; le reste de la nation n'était
rien. Il recommandait aux nobles de gouverner le peuple
paternellement.]

Orzechowski était cependant un allié trop dangereux pour rendre à
l'Église romaine, dont la situation était presque désespérée,
l'influence qu'elle avait perdue. Le roi Sigismond-Auguste, prince
éclairé et tolérant, montrait une vive prédilection pour les doctrines
des Réformistes. Les _Institutes_ de Calvin étaient lues et commentées
devant lui par Lismanini, Italien fort instruit dont j'ai déjà parlé,
et il accueillait très gracieusement les lettres que Calvin lui
adressait. Il était entouré de Protestants ou d'hommes qui désiraient
la réforme de l'Église, tels que François Krasinski, qui avait été
élevé avec lui, et qui, après avoir étudié sous Melanchton, était
devenu évêque de Cracovie. Les Réformistes espéraient que le roi se
déclarerait contre Rome; mais ce qui arrêtait surtout Sigismond,
c'étaient les luttes intérieures qui déchiraient le Protestantisme. Il
voulait, toutefois, réformer l'Église en convoquant un synode
national. Ce voeu, partagé par un grand nombre de personnages
considérables de la noblesse et même du clergé, fut exprimé par la
diète de 1552, renouvelé par celle de 1555, les députés ayant insisté
sur la nécessité de réunir un synode national, sous la présidence du
roi lui-même, pour réformer l'Église en prenant pour base les
Saintes-Écritures. On devait appeler au sein de cette assemblée les
représentants de toutes les sectes religieuses du pays, ainsi que les
Réformateurs les plus célèbres de l'Europe, Calvin, Beza, Melanchton
et Vergerius qui se trouvait alors en Pologne. Mais l'homme qui
inspirait le plus de confiance pour le succès de cette grande oeuvre,
était Jean Laski, ou Lasco, qui avait acquis déjà une haute réputation
en Allemagne et en Angleterre. Je crois devoir arrêter l'attention de
mes lecteurs sur ce personnage éminent.



CHAPITRE VII.

POLOGNE.

(Suite.)

     Jean A Laski ou Lasco; sa famille, ses travaux évangéliques en
     Allemagne, en Angleterre et en Pologne. -- Arrivée du nonce
     Lippomani, et ses intrigues. -- Synode catholique de Lowicz et
     meurtre juridique d'une jeune fille et de plusieurs Juifs,
     meurtre commis par ce synode à l'instigation de Lippomani. -- Le
     prince Radziwill le Noir; services qu'il a rendus à la cause de
     la Réforme.


La famille des Laski a produit, pendant le XVIe siècle, plusieurs
hommes illustres dans l'Église, dans la politique et dans les camps.
Jean Laski, archevêque de Gniezno, chancelier de Pologne, publia en
1506 la première collection des lois de ce pays, collection connue
sous le nom de _Statut de Laski_. Il avait trois neveux, qui tous
acquirent une réputation européenne. Stanislas résida long-temps à la
cour du roi de France, François Ier, qu'il accompagna à la bataille de
Pavie et dont il partagea la captivité; puis il revint dans son pays
où il fut successivement revêtu des plus hautes dignités. Jaroslav,
dont les talents extraordinaires et l'expérience militaire et
politique sont attestés par les premiers écrivains de l'époque, par
Paul Jovius, Érasme, etc., est demeuré surtout célèbre par le rôle
qu'il joua lors de l'intervention des Turcs en Hongrie et du siége de
Vienne en 1529[106]. Le troisième frère était Jean Laski le
Réformiste. Il naquit en 1499; destiné dès sa jeunesse à la carrière
de l'Église, il reçut une excellente instruction et visita les
différents pays de l'Europe, où il se mit en relation avec les savants
les plus distingués de son temps. En 1524, il fut, en Suisse, présenté
à Zwingle, qui jeta dans son âme les premiers doutes sur l'orthodoxie
de l'Église romaine. Il passa l'année 1525 à Bâle avec Érasme, chez
lequel il vivait et qui avait pour lui une admiration presque
enthousiaste. Laski fit voir le prix qu'il attachait à l'amitié
d'Érasme, en subvenant à tous ses besoins avec autant de générosité
que de délicatesse. Non-seulement il le remboursa très largement de
toutes les dépenses occasionnées par son séjour, mais encore il lui
acheta sa bibliothèque, dont il lui laissa la jouissance sa vie
durant[107]. Il est probable qu'il dut à Érasme cette rare douceur de
caractère qui distingua tous ses actes.

[Note 106: Après la mort de Louis le Jagellon, roi de Hongrie, qui
périt à la bataille de Mohacz contre les Turcs, en 1525, et ne
laissait point de postérité, un parti puissant éleva au trône Jean
Zapolya, woïvode de Transylvanie. Celui-ci ne put se maintenir en
présence de Ferdinand d'Autriche, qui avait été élu par le parti
opposé, et qui, ayant épousé une soeur du dernier roi, lui succéda en
Bohême, avec l'aide de son frère Charles-Quint. Zapolya se retira en
Pologne, où Jaroslav Laski lui proposa de le replacer sur le trône de
Hongrie en s'appuyant du secours des Turcs. Zapolya donna à Laski ses
pleins pouvoirs, et lui promit, en récompense de ses services, la
principauté de Transylvanie. Laski se rendit donc à Constantinople: il
n'avait rien à offrir, et il avait tout à demander. Cependant, ses
négociations furent si heureuses, que, le 20 février 1528, deux mois
seulement après son arrivée, il signa un traité d'alliance contre
l'Autriche avec le sultan Soliman, qui s'engageait à rendre à Zapolya
la couronne de Hongrie, sans autre condition que celle d'être reconnu
comme le protecteur ou _le frère aîné_ du nouveau roi. Le succès de
l'ambassade de Laski fut dû en grande parti à l'influence slave. Le
vizir et les principaux dignitaires de la Turquie étaient des Slaves
de Bosnie, qui avaient embrassé l'islamisme et étaient devenus les
plus fidèles sujets de la Porte, tout en conservant leur langue et un
vif attachement pour la nationalité slave. On parlait à la cour du
sultan le slave autant que le turc, et Laski put s'entretenir
librement avec le vizir et les ministres, qui le traitaient comme un
compatriote. Laski a laissé un journal de son voyage, et il cite les
paroles remarquables qui lui furent adressées par Mustapha-Pacha:
«Nous sommes du même peuple; vous êtes Lekh[106-A], et je suis
Bosnien. Il est naturel que chacun préfère son pays à tout autre.» Ces
paroles, dites par un Slave musulman, investi d'une haute fonction de
l'Empire turc, à un Polonais chrétien, prouvent la force des affinités
slaves et indiquent le parti que l'on pourrait tirer de ces
dispositions nationales.--Conformément au traité, une armée turque
rétablit Zapolya sur le trône de Hongrie, et vint mettre le siége
devant Vienne, qui fut sur le point d'être prise. Cependant Zapolya
oublia ce qu'il devait à Laski, ou plutôt il ne put supporter l'idée
d'être à ce point son obligé. Au lieu de recevoir la principauté de
Transylvanie, Laski fut accusé de conspiration et emprisonné.
L'influence de ses amis le fit remettre en liberté: son innocence fut
proclamée par lettres-patentes, et il reçut en dédommagement des
sommes qu'il avait dépensées au service de Zapolya, les villes de
Kesmark et de Debreczyn. L'âme fière de Laski ne pouvait être apaisée
par cet acte de justice péniblement arraché à l'ingratitude d'un roi
qui lui devait sa couronne. Il quitta le service de Zapolya et résolut
de défaire son propre ouvrage en détrônant ce prince. Il se rendit, en
conséquence, auprès de Ferdinand d'Autriche, qui accueillit à bras
ouvert un allié aussi précieux. En 1540, lorsque Ferdinand réunissait
une armée pour reconquérir la Hongrie, Laski fut envoyé à
Constantinople pour empêcher Soliman de secourir Zapolya. Son arrivée
à la cour ottomane, dans un rôle diamétralement opposé à celui qu'il
avait rempli douze années auparavant, excita la colère et les soupçons
du sultan, qui le fit emprisonner. Sa vie fut même quelque temps en
péril; mais il réussit à calmer Soliman, et rentra tout-à-fait en
grâce. Il tomba malade à Constantinople et se retira en Pologne; il
mourut en 1542 des suites de cette maladie, à laquelle on a supposé
que le poison n'était pas étranger. Son fils Albert, palatin de
Sieradz, visita l'Angleterre en 1583, et fut reçu par la reine
Élizabeth avec les marques de la plus haute distinction. On lui rendit
à Oxford les honneurs réservés d'ordinaire aux souverains. (Voyez
_Wood's History and antiquities of Oxford_, traduction anglaise, vol.
2, pag. 215-218.)]

[Note 106-A: Nom donné anciennement aux Polonais par les Russes et
adopté par les Turcs.]

[Note 107: Érasme exprime dans ses lettres la plus vive admiration
pour les talents et le caractère de Laski. Il dit que, malgré son
grand âge, il tira grand profit de ses relations avec ce jeune savant.
Laski n'avait alors que vingt-six ans, et il était déjà connu des
personnages les plus éminents de son époque: ainsi, dans une lettre
écrite à Marguerite de Navarre, soeur de François Ier, à l'occasion de
la bataille de Pavie, Érasme mentionne les lettres écrites par cette
reine à Jean Laski, son hôte. Il est probable que Laski fut connu de
la reine de Navarre par l'entremise de son frère Stanislas, qui était
attaché à la cour de François Ier.]

Laski retourna en Pologne en 1526; il inclinait déjà vers le
Protestantisme: il resta toutefois fidèle à l'Église établie, dans
l'espérance que l'on pourrait la réformer sans rompre avec Rome; ce
fut dans cette pensée qu'il engagea Érasme à signaler avec de grands
ménagements, au roi de Pologne, la nécessité d'opérer quelques
réformes. Par l'influence de ses relations de famille, et par
l'ascendant de son propre mérite, Laski se serait certainement élevé
aux premières dignités de l'Église polonaise; déjà même le roi l'avait
nommé évêque de Cujavie. Mais il se présenta devant le prince, et lui
déclara franchement que ses opinions religieuses ne lui permettaient
pas d'accepter cette marque de faveur. Ses scrupules furent respectés;
il quitta son pays en 1540, rendit publique son adhésion aux principes
de l'Église protestante de Suisse, et se maria à Mayence (1540). Ses
connaissances étendues, son esprit élevé, ses relations avec les
savants de son époque, lui acquirent une grande réputation parmi les
princes protestants, qui cherchèrent à l'attirer dans leurs États. Le
souverain de la Frise orientale, où la Réforme avait été introduite en
1528, désira que Laski vînt compléter cette grande oeuvre. Laski
hésita long-temps; il désigna, pour le suppléer, son ami Hardenberg;
enfin, cédant aux plus vives instances, il accepta, en 1543, la
mission qui lui était proposée, et fut nommé surintendant de toutes
les églises de la Frise. Il devait rencontrer d'immenses obstacles,
car il lui fallut lutter contre la répugnance que l'on éprouvait
encore à supprimer entièrement les rites de la religion catholique,
contre la corruption du clergé, et surtout contre l'indifférence de la
majeure partie du peuple en matière de religion. À force de zèle et de
persévérance, il réussit, après six ans de lutte, à extirper
complètement les racines du Papisme et à établir dans le pays la
Religion protestante. Pendant ces six années (sauf quelques
intervalles de découragement et de dégoût), Laski abolit l'adoration
des images, améliora les règles de la hiérarchie et de la discipline,
organisa, selon les Écritures, la cérémonie de la communion, et
composa une confession de foi; en un mot, il fut le véritable
fondateur du Protestantisme dans la Frise.

La confession de foi, écrite par Laski, confirmait, au sujet de la
communion, la doctrine adoptée par les réformateurs suisses et par
l'Église anglicane; aussi éveilla-t-elle l'indignation violente des
Luthériens. Les docteurs de Hambourg et de Brunswick dirigèrent contre
Laski les accusations les plus grossières, auxquelles celui-ci
répondit par de solides arguments. Cependant, à partir de cette
époque, il se manifesta en Frise un mouvement marqué en faveur des
doctrines de Luther, et les chefs de ce nouveau parti annoncèrent
hautement le projet d'appeler Melanchton. Le Réformateur polonais se
décida alors à abandonner la direction des affaires religieuses en
Frise, et ne conserva que l'administration d'un temple à Emden.

En 1548, Laski fut instamment prié, par l'archevêque Cranmer, de venir
se joindre en Angleterre à plusieurs hommes éminents qui étaient
chargés de compléter la Réforme de l'Église. Cette invitation lui
était adressée d'après les conseils de Pierre Martyr et de Turner.
Bien que Laski eût encore en Frise de nombreux partisans et se vît
retenu par la reine, il résolut de répondre à l'appel de Cranmer.
Toutefois, comme il n'était pas fixé sur les principes qui devaient
servir de base à la Réforme de l'Église anglicane, il jugea prudent de
ne faire d'abord qu'une visite temporaire en Angleterre, afin
d'étudier le terrain. Il prit donc un congé et arriva en Angleterre au
mois de septembre 1548. Il demeura six mois à Lambeth avec
l'archevêque Cranmer, dont il devint l'intime ami et dont les vues
s'accordèrent complètement avec les siennes, tant sur le point de
doctrine que sur les questions de hiérarchie et de discipline
ecclésiastique. Il retourna en Frise au mois d'août 1548, et l'on peut
juger de l'impression favorable qu'il produisit en Angleterre, par les
louanges que lui décerna Latimer, dans un sermon prêché devant le roi
Édouard VI[108].

[Note 108: Latimer prépara la réception de Laski, dont il fit un grand
éloge, dans l'un de ses sermons prononcé devant le roi Édouard: «Jean
Laski, disait-il, est venu en Angleterre; c'est un homme d'une haute
instruction, c'est un noble dans son pays. Il est parti: s'il nous a
quittés faute d'emploi, c'est un malheur. Je désirerais que de tels
hommes demeurassent dans le royaume. «Celui qui vous reçoit me
reçoit,» a dit le Christ. Le roi s'honorerait donc en leur faisant
accueil et en les gardant en Angleterre.» (_Strype's Memorials of
Cranmer_, page 236.)]

Laski retrouva sa congrégation dans une situation très périlleuse, et
l'introduction de l'_Intérim_[109] dans la Frise hâta son départ. Il
visita plusieurs États de l'Allemagne, et se rendit ensuite en
Angleterre, où il arriva au printemps de 1550.

[Note 109: On nomme ainsi le règlement ecclésiastique qui fut publié
par Charles-Quint après sa victoire sur les Protestants, et qui devait
demeurer en vigueur jusqu'à la réunion d'un concile général. Ce
règlement permettait aux Protestants de communier sous les deux
espèces, mais il leur imposait les rites et les dogmes de l'Église
romaine. Il fut aboli par le traité de Passau en 1552.]

Laski fut nommé surintendant de la congrégation protestante étrangère
établie à Londres, et sa nomination fut signée par Édouard VI, le 23
juillet 1550, et rédigée dans les termes les plus flatteurs. La
congrégation fut mise en possession de l'église des Frères Augustins,
et d'une charte qui lui conférait tous les droits attribués aux
corporations. Elle se composait de Français, d'Allemands, d'Italiens,
généreusement accueillis par le gouvernement anglais. Le rôle qu'elle
était appelée à jouer avait une grande importance, et sa création fait
honneur au zèle et aux vues éclairées de Cranmer, car elle contenait,
en quelque sorte, la semence destinée à féconder la Réforme dans les
pays où ses membres avaient dû s'exiler.

Laski eut beaucoup de peine à défendre la liberté de sa congrégation
contre les paroisses qui réclamaient fréquemment son concours pour le
service des églises locales. En 1551, il fut attaché à la commission
chargée de réformer la loi ecclésiastique, et devint ainsi le collègue
de Latimer, Cheek, Taylor, Cox, Parker, Cook et Pierre Martyr. Il se
trouvait donc dans une position très favorable pour soutenir les
étrangers de distinction qui avaient été obligés de chercher refuge en
Angleterre. Dans une lettre qu'il lui adressa, Melanchton fit lui-même
appel à son patronage.

La mort d'Édouard VI et l'avènement de Marie arrêtèrent les progrès de
la Réforme en Angleterre; toutefois, la congrégation de Laski put
quitter le pays sans être inquiétée. Elle s'embarqua le 15 septembre
1553 à Gravesend, en présence d'une foule de Protestants anglais qui
invoquaient à genoux la protection divine en faveur des pieux
voyageurs. Une tempête sépara la flottille, et le navire qui portait
Laski entra dans le port d'Elseneur. Le roi de Danemark accorda une
audience aux pèlerins et les écouta avec bonté; mais son chapelain,
Noviomagus, parvint à changer ses dispositions bienveillantes en
attaquant violemment, devant Laski lui-même, la confession de Genève.
Laski fut profondément affecté de ce procédé du clergé danois, qui ne
se borna pas à insulter un homme malheureux, mais qui alla jusqu'à lui
proposer d'abjurer son _hérésie_. La défense qu'il soumit au roi
n'apaisa pas l'_odium theologicum_ des Luthériens; l'un d'eux,
Westphalus, appela _Martyrs du diable_ les disciples de Laski, tandis
qu'un autre, nommé Bugenhagius, déclara qu'ils ne devaient pas être
considérés comme chrétiens. On leur signifia que le roi aimerait mieux
encore souffrir la présence des Papistes dans ses États, et ils durent
s'embarquer malgré la mauvaise saison. Les enfants de Laski obtinrent
seuls la permission d'attendre, pour partir, que le temps devînt plus
favorable.

À Lubeck, à Hambourg, à Rostock, la congrégation fut en butte aux
mêmes sentiments de haine de la part des Luthériens, qui refusèrent
même de prendre connaissance de ses doctrines, et qui les condamnèrent
sans l'entendre. Dantzick donna asile aux débris de la congrégation;
quant à Laski, il fut accueilli avec respect dans la Frise, d'où il
écrivit au roi de Danemarck une lettre de remontrances au sujet de la
rigueur imméritée que ce prince avait déployée contre lui; bientôt
après, l'illustre roi de Suède, Gustave Wasa, lui offrit une retraite
dans ses États, en lui promettant une liberté complète pour toute la
congrégation. Laski ne profita point de cette offre généreuse; il
comptait sans doute s'établir en Frise, où déjà il avait servi avec
tant de succès la cause de la Réforme. Mais l'influence croissante du
Luthéranisme et l'hostilité qu'il rencontra, le déterminèrent à se
retirer à Francfort-sur-le-Mein, où il fonda une Église pour les
réfugiés protestants de la Belgique.

Laski entretenait des relations suivies avec ses compatriotes, et
jouissait de l'estime du roi de Pologne, auquel il avait été vivement
recommandé par Édouard VI. Il ne perdait jamais de vue la grande
mission qu'il se proposait d'accomplir, dès que l'occasion lui
permettrait de propager la Réforme dans son propre pays. Lorsqu'il
s'engagea au service de la Frise et de l'Angleterre, il se réserva
toujours expressément la faculté de retourner en Pologne aussitôt que
la situation des affaires religieuses pourrait l'y appeler utilement.

Pendant son séjour à Francfort, Laski s'occupa activement de réunir
les deux Églises protestantes, c'est-à-dire l'Église luthérienne et
l'Église réformée. Il y fut encouragé par les lettres de
Sigismond-Auguste, qui avait fort à coeur cette fusion, considérée par
lui comme un acheminement vers la conclusion des luttes religieuses
qui déchiraient le royaume. Laski présenta donc au sénat de Francfort
un mémoire dans lequel il prouvait qu'il n'y avait pas de raisons
suffisantes pour motiver la séparation des deux Églises. Une
discussion sur cet important sujet devait avoir lieu le 22 mai 1556.
Le résultat aurait-il été favorable? cela est plus que douteux. Le
docteur luthérien Brentius arrêta la tentative projetée, en demandant
que l'Église réformée signât la Confession d'Augsbourg. De là un très
vif débat qui, au lieu d'amener un rapprochement, ne fit qu'envenimer
la situation. Cependant Laski ne désespérait pas; sur l'invitation du
duc de Hesse, il se rendit à Wittenberg pour s'entretenir avec
Melanchton. Bien qu'il fût très honorablement accueilli, il ne put
obtenir la faveur d'une discussion officielle. Melanchton lui remit,
pour le roi de Pologne, une lettre à laquelle il annexa la Confession
d'Augsbourg, telle qu'il l'avait modifiée, en promettant de plus
amples explications si le roi se décidait à établir la Réforme dans
ses États.

Avant de retourner en Pologne, Laski publia une nouvelle édition du
livre dans lequel il rendait compte de la situation des Églises
étrangères à Londres, pendant son séjour en Angleterre et depuis son
départ. Il dédia cette édition au roi, au sénat et à toutes les
assemblées locales. En outre, il fit connaître ses vues sur la
nécessité de réformer l'Église polonaise, et exposa les motifs qui le
poussaient à rejeter les doctrines et la hiérarchie de Rome. Il
soutint que les Écritures seules étaient la base de la doctrine
religieuse et de la discipline ecclésiastique;--que les traditions et
les vieilles coutumes ne devaient jouir d'aucune autorité;--que même
le témoignage des Pères de l'Église ne pouvait être considéré comme
décisif, attendu qu'ils avaient souvent exprimé des opinions très
diverses, et qu'ils n'avaient jamais réussi à constituer l'unité du
dogme;--que le plus sûr moyen de lever tous les doutes était de
remonter à la doctrine et à l'organisation de l'Église primitive;--que
la lettre des Écritures ne pouvait être expliquée ni commentée en
termes complètement étrangers à leur esprit; et que sous ce rapport
les conciles et les théologiens avaient commis de graves erreurs.
Laski ajouta que le pape opposait au rétablissement du texte de la
Bible, de sérieux obstacles qu'il était indispensable de surmonter, et
que l'on avait déjà fait un grand pas vers le but, puisque le roi
n'était pas hostile à la Réforme, réclamée par la majorité du pays.
Cette Réforme, toutefois, devait être conduite avec beaucoup de
prudence, parce que tous ceux qui combattaient Rome n'étaient pas
également orthodoxes; il fallait prendre garde d'élever une nouvelle
tyrannie sur les ruines de l'ancienne, et en même temps de favoriser
l'athéisme par un excès d'indulgence. «On ne s'entend pas encore, dit
Laski, sur le vrai sens de l'Eucharistie; supplions Dieu de nous
éclairer. Nous ne recevons que par la foi le corps et le sang de
Notre-Seigneur; il n'y a point dans la communion de présence réelle.»
Après avoir exposé ses principes religieux, il fournit quelques
explications personnelles. Il rappela qu'il n'avait jamais été exilé,
mais qu'il avait quitté son pays avec l'autorisation du feu roi, et
qu'il avait été, dans plusieurs États, ministre de la foi chrétienne.

Laski était le chef naturel du parti de la Réforme en Pologne:
l'admiration et les espérances des Protestants l'appelaient à cette
haute position, aussi bien que la haine et les calomnies des Papistes.
Il arriva en Pologne à la fin de 1556. Aussitôt les évêques, à
l'instigation du nonce Lippomani, se réunirent pour délibérer sur la
ligne de conduite qu'ils devaient adopter à l'égard de celui qu'ils
appelaient «le bourreau de l'Église.» Ils représentèrent au roi les
périls dont il était menacé par le retour d'un homme qui n'avait
d'autre but que de semer le trouble; ils dirent que Laski rassemblait
des troupes pour détruire les églises du diocèse de Cracovie et
soulever le pays contre le roi. Mais ces observations ne produisirent
aucun effet. Laski fut nommé surintendant de toutes les Églises
réformées de la Petite-Pologne. Sa science, sa moralité, ses relations
avec les familles les plus distinguées, contribuèrent puissamment à la
propagation des doctrines de l'Église suisse parmi les classes
supérieures de la société. Il avait constamment en vue la fusion de
toutes les sectes protestantes, et la fondation d'une Église nationale
réformée, à l'exemple de celle d'Angleterre, qui lui inspirait une
vive admiration et à laquelle il s'intéressa jusqu'à la fin de sa
vie[110]. Pour surcroît de difficultés, il dut lutter très vivement
contre l'apparition des doctrines anti-trinitaires. Il prit une part
active aux discussions des synodes et à la première traduction
polonaise de la Bible. Il publia également un grand nombre d'écrits,
dont la plupart sont aujourd'hui perdus. Il mourut en 1560, et ne put
mener à fin ses vastes projets. Nous ne possédons malheureusement que
très peu de renseignements sur les travaux qu'il accomplit en Pologne
à la fin de sa carrière, les prêtres catholiques, et surtout les
Jésuites, ayant eu grand soin de détruire tout ce qui se rattachait à
l'histoire du Protestantisme. Il faut ajouter que les descendants de
Laski se convertirent au Papisme, et que, dès lors, ils ont sans doute
essayé de supprimer les écrits de leur aïeul, qu'ils considéraient
comme hérétique[111].

[Note 110: Laski vivait encore à l'avènement d'Élizabeth, et bien
qu'il ne fût pas retourné en Angleterre depuis la mort d'Édouard VI,
il entretint une correspondance suivie avec les principaux chefs de
l'Église anglicane et avec la reine elle-même. Zanchy, professeur à
Strasbourg, lui écrivait, en 1558 ou 1559, les lignes suivantes: «Je
ne doute pas que vous n'ayez déjà donné votre avis à la reine sur les
moyens de servir les intérêts de la religion. Je ne saurais cependant
trop insister pour que vous lui écriviez le plus souvent possible; car
je sais quelle est votre influence en Angleterre. Le moment est venu,
où les hommes tels que vous doivent soutenir la reine et l'entourer de
conseils pour venir en aide à l'Église chrétienne; si le royaume du
Christ s'établit en Angleterre, ce résultat sera très profitable pour
les Églises éparses en Allemagne, en Pologne et dans les autres pays.»
(Voyez _Strype's Memorials of Cranmer_, pages 238, 239.)]

[Note 111: Laski se maria deux fois; son second mariage eut lieu en
Angleterre. Il laissa neuf enfants, dont le plus distingué fut Samuel,
qui suivit avec honneur la carrière militaire et fut employé dans
plusieurs missions diplomatiques très importantes. Laski dissipa, dans
la conception de ses projets, une immense fortune, et sa famille,
tombée dans l'oubli, embrassa la foi catholique. Il y a cependant, à
ce que je crois, une branche de cette famille qui est demeurée fidèle
au Protestantisme.]

Rome s'opposa de toutes ses forces à la convocation du synode national
conseillé par Laski et même par des Catholiques désireux de former une
Église polonaise. Le pape Paul IV envoya en Pologne un de ses plus
habiles serviteurs, Lippomani, évêque de Vérone, et il écrivit au roi,
au sénat, ainsi qu'aux membres les plus influents de la noblesse,
qu'il allait procéder lui-même aux réformes nécessaires, et qu'il
rétablirait l'unité de l'Église par la convocation d'un concile
général. Mais le célèbre réformiste, Vergerio[112], dévoila le
mensonge d'une telle promesse. La lettre que le pape adressa au roi
est très remarquable[113]; elle donne une juste idée des progrès
accomplis par le Protestantisme en Pologne, et elle prouverait au
besoin que les prétentions de la papauté ont toujours été invariables.

[Note 112: Voyez _M'Crie's Reformation in Italy_.]

[Note 113: Voici cette lettre: «Si je suis bien informé, je dois
éprouver la plus vive douleur, douter même de votre salut et de celui
de votre royaume. Vous favorisez les hérétiques, vous assistez à leurs
sermons, vous conversez avec eux, vous les admettez à votre table;
vous recevez leurs lettres et vous leur écrivez; vous souffrez que
leurs écrits circulent avec votre approbation; vous ne prohibez point
les assemblées, les conciliabules, les prêches des hérétiques.
N'êtes-vous point, par cette conduite, le soutien des rebelles et des
ennemis du Catholicisme, puisque vous les appuyez au lieu de les
combattre? Comment pouvez-vous, contrairement à votre serment et aux
lois de votre royaume, accorder aux infidèles les premières dignités
de l'État? Oui, vous entretenez, vous nourrissez, vous répandez
l'hérésie par les faveurs que vous prodiguez aux hérétiques. Vous avez
nommé, sans attendre la sanction du Saint-Siége, l'évêque de Chelm,
qui professe les doctrines les plus odieuses, à l'évêché de Cujavie.
Le palatin de Vilna (le prince Radziwill), un hérétique, le soutien et
le chef de l'hérésie, est investi, par vous, des plus hautes dignités.
Il est chancelier de Lithuanie, palatin de Vilna, l'ami le plus intime
du roi; il est, pour ainsi dire, le régent du royaume, et presque le
second roi. Vous avez détruit la juridiction de l'Église et promulgué
un acte de la diète qui autorise chacun à choisir, selon son gré, ses
prédicateurs et son culte. C'est par vos ordres que Jean Laski et
Vergerius sont venus en Pologne; c'est sous votre autorisation que les
habitants d'Elbing et de Dantzick ont aboli la religion catholique
romaine! Si vous ne tenez pas compte de cet avertissement qu'ont
provoqué de tels scandales, je me verrai obligé de recourir à des
moyens plus efficaces. Vous devez changer de conduite. Ne prêtez point
l'oreille à ceux qui veulent que vous vous révoltiez contre l'Église
et contre la vraie religion; exécutez les ordonnances de vos pieux
ancêtres; supprimez toutes les innovations qui ont été introduites
dans votre royaume; rendez aux Églises leur juridiction, reprenez aux
hérétiques les Églises dont ils se sont emparés; chassez les
prédicateurs qui corrompent impunément les sentiments du peuple.
Pourquoi attendre un concile général, puisque vous avez en mains les
moyens d'extirper l'hérésie? Je vous le répète, si notre avertissement
demeure sans effet, je serai obligé d'employer les moyens auxquels le
Saint-Siége ne recourt jamais en vain contre les rebelles endurcis.
Dieu nous est témoin que nous n'avons négligé aucun effort; mais comme
nos lettres, nos ambassades, nos avertissements et nos prières auront
été stériles, nous pousserons la rigueur aux dernières limites.»
(Voyez _Raynaldus ad ann._, 1566.)]

La mission de Lippomani ne fut pas infructueuse. Le nonce ranima le
courage du clergé, accrut les hésitations du roi en l'assurant que
Rome accorderait les réformes reconnues nécessaires, et réussit même,
par ses intrigues, à semer la discorde dans le camp des Protestants.
Dès que l'on connut les conseils de violence qu'il avait donnés au
roi, le pays tout entier se souleva contre lui avec tant d'ardeur que,
lorsqu'accompagné de sa suite, il fit son entrée dans la chambre des
Députés, lors de la diète de 1556, il fut apostrophé d'un cri unanime:
«_Salve progenies viperarum!_ (Salut, race des vipères!)» Il réunit à
Lowicz le clergé polonais, qui s'apitoya sur la situation de l'Église
et vota une foule de résolutions destinées à combattre l'hérésie. Ce
synode ne réussit cependant pas à faire reconnaître sa juridiction.
Lutomirski, chanoine de Przemysl, cité à comparaître sous
l'inculpation d'hérésie, proclama publiquement ses opinions
protestantes; il arriva suivi de ses amis, portant tous une Bible,
c'est-à-dire l'arme la plus redoutable pour Rome. Le synode n'osa plus
poursuivre un antagoniste aussi hardi, et il ferma les portes de la
salle où il était assemblé.

Après cet échec, le clergé voulut prendre sa revanche sur une question
de sacrilége. Afin de réussir plus sûrement, il choisit sa victime
dans les rangs inférieurs de la société. Une pauvre jeune fille,
Dorothée Lazeçka, fut accusée d'avoir dérobé une hostie aux moines
dominicains de Sochaczew[114], en feignant de recevoir la communion.
On disait qu'elle avait caché cette hostie sous ses vêtements, et
qu'elle l'avait vendue aux Juifs d'un village voisin, moyennant trois
dollars et une robe brodée de soie. L'hostie aurait alors été portée à
la synagogue, où, percée à coups d'épingle, elle aurait laissé
échapper du sang qui aurait été recueilli dans un vase. Les Juifs
essayèrent vainement de démontrer l'absurdité de cette fable, en
alléguant que leur religion n'admettait pas le mystère de la
transsubstantiation, et que dès lors on ne pouvait les soupçonner
d'avoir soumis à une pareille épreuve une hostie, qui n'était pour eux
qu'un simple pain à cacheter. Le synode, sous l'influence de
Lippomani, les condamna, ainsi que la malheureuse jeune fille, à être
brûlés vifs. Cette sentence inique ne pouvait être exécutée sans
l'_exequatur_, ou l'autorisation du roi, et Sigismond-Auguste était un
prince trop éclairé pour que l'on espérât d'obtenir sa sanction.
L'évêque Przyrembski, vice-chancelier de Pologne, fit un rapport dans
lequel il supplia le roi de ne pas laisser impuni un crime aussi
horrible, commis contre la majesté de Dieu. Myszkowski, grand
dignitaire de la couronne et protestant, fut si indigné de ce rapport,
que la présence seule du roi retint sa main prête à frapper le prélat.
Sigismond envoya au _staroste_ (gouverneur) de Sochaczew, l'ordre de
relâcher les accusés; mais le vice-chancelier fabriqua un _exequatur_
auquel il apposa secrètement le sceau royal, et il transmit un ordre
d'exécution. Informé de cette fourberie, le roi se hâta d'expédier un
messager pour en prévenir les tristes effets. Il était trop tard.
L'assassinat juridique était accompli!

[Note 114: Petite ville située entre Lowicz et Varsovie, à 38 milles
anglais de cette capitale.]

Ce crime a été raconté par les écrivains protestants et par les
historiens catholiques. Raynaldus, qui a écrit sous l'inspiration de
la cour de Rome, fait remarquer que ce miracle se produisit en Pologne
fort à propos pour confondre les hérétiques, qui demandaient la
communion sous les deux espèces, et pour leur prouver que le corps, la
chair et le sang de J.-C. étaient contenus dans chacune des deux
espèces. Il serait superflu d'apprécier ici les réflexions de
l'historien catholique[115].

[Note 115: _Raynaldus ad annum. 1556_, vol. XII, p. 605.]

Cette atrocité souleva d'horreur toute la Pologne: la haine contre
Lippomani ne fit que s'accroître. Le nonce fut attaqué par des
pamphlets, par des caricatures, etc.; sa vie fut même en danger, et il
dut quitter le pays.

Parmi les actes de Lippomani, je signalerai encore l'essai qu'il tenta
pour convertir le prince Radziwill. Il lui écrivit une lettre dans
laquelle il parut douter de son hérésie, et lui déclara qu'il serait
le plus parfait de tous les hommes s'il voulait servir fidèlement la
véritable Église. Radziwill lui renvoya une réponse, rédigée par
Vergerius, et pleine de récriminations contre Rome. Ce personnage
éminent mérite de fixer notre attention; car il contribua plus que
tout autre aux progrès de la Réforme polonaise.

Nicolas Radziwill, surnommé _le Noir_, à cause de son teint,
appartenait à une riche famille lithuanienne. Une instruction solide
et de nombreux voyages développèrent ses talents naturels.
Sigismond-Auguste ayant épousé sa cousine, Barbe Radziwill, il se
trouva en relations intimes avec le roi, dont il gagna toute la
confiance. Il fut nommé chancelier de Lithuanie et palatin de Vilna:
il figura dans les affaires les plus importantes, et obtint, en
récompense, la propriété d'immenses domaines. Il visita à plusieurs
reprises, en qualité d'ambassadeur, les cours de Charles-Quint et de
Ferdinand Ier, et reçut de Charles-Quint le titre de prince de
l'Empire. Radziwill fut converti aux doctrines de la Réforme, à la
suite de ses rapports avec les Protestants de Prague, et, vers 1553,
il se rallia à la confession de Genève. À partir de ce moment, il se
voua tout entier aux intérêts de sa nouvelle religion. L'influence
considérable et la popularité dont il jouissait en Lithuanie lui
permirent d'engager avec succès la lutte contre Rome. Le clergé ne put
résister à un adversaire aussi redoutable; les prêtres eux-mêmes se
convertissaient avec tant d'ensemble, qu'il ne restait plus, dans le
diocèse de Samogitie, que huit prêtres catholiques. La noblesse
presque entière adopta le culte protestant. Radziwill bâtit à Vilna un
magnifique temple et un collége; il patrona par ses libéralités les
hommes distingués de son parti; il fit traduire et imprimer à ses
frais (1564), la première Bible protestante qui ait paru en Lithuanie,
ainsi qu'un grand nombre d'autres écrits en faveur de la Réforme[116].
Il fût parvenu, sans aucun doute, à obtenir la conversion du roi;
malheureusement, il mourut en 1565, dans toute la force de l'âge. À
son lit de mort, il conjura son fils aîné, Nicolas-Christophe, de
demeurer fidèle à la foi de son père. Déjà, lorsque son fils
s'approcha pour la première fois de la sainte table, il lui avait
rappelé, dans un discours éloquent, qu'il allait hériter d'une immense
fortune, d'un nom illustre, d'une estime universelle; que tous ces
biens étaient périssables, et qu'il devait surtout songer aux biens
solides qui procurent le salut éternel! La mort de Radziwill porta un
coup fatal à la cause du Protestantisme en Lithuanie, bien que ce
grand homme fût, jusqu'à un certain point, remplacé par son cousin,
Nicolas Radziwill, frère de la reine Barbe et surnommé Rufus, ou le
_Rouge_. Celui-ci commanda en chef les forces lithuaniennes, et se
distingua par ses talents militaires. Après la mort de son cousin, il
fut nommé palatin de Vilna, et protégea avec ardeur les temples et les
écoles. Les descendants de Radziwill le Noir rentrèrent tous au sein
de l'Église romaine, et leur lignée s'est perpétuée jusqu'à nos jours;
mais ceux de Radziwill Rufus professèrent le Protestantisme jusqu'à
l'extinction de leur branche. J'aurai, dans la suite de cet ouvrage,
occasion de revenir sur cette famille.

[Note 116: Cette Bible, in-folio, est très connue des collectionneurs
sous le nom de Bible de Radziwill. Le dernier duc de Sussex en
possédait un exemplaire magnifique qu'il avait payé 50 liv. sterl. Le
fils de Nicolas Radziwill étant devenu catholique, dépensa 5,000
ducats à racheter tous les exemplaires qu'il put trouver et qu'il fit
brûler sur la place publique de Vilna. Radziwill avait dédié cette
Bible au roi, en l'engageant très vivement à abjurer le Papisme. La
traduction fut confiée à plusieurs savants polonais et étrangers;
Laski, notamment, y prit part. Elle se distingue par la pureté et
l'élégance du style.]



CHAPITRE VIII.

POLOGNE.

(Suite.)

     Demandes adressées au pape par le roi de Pologne. -- Projet de
     synode national combattu par les intrigues du cardinal
     Commendoni. -- Efforts des Protestants polonais pour opérer
     l'Union des Confessions Bohémienne, Genevoise et Luthérienne. --
     _Consensus_ de Sandomir. -- Déplorables conséquences de la haine
     des Luthériens contre les autres confessions protestantes. --
     Origine et progrès des Anti-trinitaires ou Sociniens. --
     Situation prospère du Protestantisme et son influence sur le
     pays. -- Le cardinal Hosius. -- Introduction des Jésuites.


J'ai fait connaître l'indignation qu'éprouvèrent les membres de la
diète de 1557, lorsque Lippomani osa pénétrer dans la salle de leurs
délibérations. Si le roi avait été un homme de résolution et de
caractère, il eût, d'un seul coup, établi l'indépendance spirituelle
de son royaume, en chargeant un synode national de la Réforme
ecclésiastique; car une grande partie du clergé désirait vivement
cette mesure et n'attendait que le signal de l'autorité.
Malheureusement, Sigismond-Auguste, bien qu'il comprît la nécessité de
convoquer ce synode, était trop irrésolu pour prendre un parti
décisif. Il avait les meilleures intentions; il aimait sincèrement son
pays; mais il ressemblait à tant d'autres qui, placés à la tête d'un
État, obéissent toujours à l'opinion publique ou plutôt se laissent
entraîner par le courant, au lieu de le diriger. Pressé par les
instances de la diète, il adopta un moyen-terme, et adressa au pape
Paul IV, au concile de Trente, une lettre par laquelle il formulait
les cinq demandes ci-après:

1º La faculté de dire la messe dans la langue nationale;

2º La communion sous les deux espèces;

3º Le mariage des prêtres;

4º L'abolition des annates;

5º La convocation d'un concile national pour opérer la Réforme de
l'Église ainsi que la réunion des différentes sectes.

Il est presque inutile d'ajouter que ces demandes furent repoussées
par le pape[117].

[Note 117: Le pape prit connaissance de ces demandes avec un vif
sentiment de dépit, et il s'exprima à leur sujet avec la plus grande
véhémence. (_Histoire du Concile de Trente_, par Pietro Soave Polano
(Sarpi), traduite en anglais par sir Nathaniel Brent. Londres, 1626,
page 374).]

Cependant le parti protestant devenait, chaque jour, plus hardi, et, à
la diète de 1559, une tentative fut faite pour enlever aux évêques la
dignité de sénateurs, sur le motif que leur serment de fidélité au
pape était en contradiction directe avec leurs devoirs envers le pays.
Ossolinski, auteur de cette proposition, lut publiquement la formule
du serment incriminé, il en expliqua les funestes tendances, et il
conclut en soutenant que, si les évêques l'observaient fidèlement, ils
devaient trahir l'État. La motion ne fut pas adoptée; on s'attendait à
une Réforme prochaine et générale de l'Église, et la diète de 1563
vota une résolution qui prescrivait la convocation d'un synode
national représentant toutes les sectes de la Pologne. Cette mesure,
appuyée par l'archevêque-primat Uchanski, dont les opinions
réformistes étaient bien connues, fut entravée par le célèbre
diplomate romain, le cardinal Commendoni, qui avait déjà déployé de
grands talents dans d'importantes négociations, et, en particulier,
pendant sa mission en Angleterre (1553), où il aida de ses conseils la
reine Marie pour la restauration de la religion romaine.

Commendoni s'appliqua à persuader au roi que la convocation d'un
synode national, au lieu de rétablir la paix et l'union au sein de
l'Église polonaise, amènerait des désordres politiques, et les
funestes dissensions qui agitaient alors le parti protestant,
donnèrent un grand poids aux arguments du cardinal[118].

[Note 118: La biographie de Commendoni contient le récit de cette
importante affaire qui, sans l'habileté du diplomate italien, aurait
entraîné la chute définitive de l'autorité romaine en Pologne: «Les
chefs des hérétiques, c'est-à-dire les nobles les plus riches et les
plus influents tant à la cour que dans le pays, songèrent à fortifier
leur parti, dès qu'ils virent que Commendoni agissait activement en
faveur de la cause catholique. Ils s'attachèrent à provoquer la
réunion d'un concile national, où ils auraient pu décider les
questions religieuses conformément aux coutumes et aux intérêts de
l'État et sans la participation du pape. Ils disposaient d'un
archevêque (Uchanski), auquel sa dignité donnait une égale influence
dans le sénat et parmi le clergé, et qu'ils avaient séduit par leurs
promesses. Commendoni découvrit le projet ainsi que les intrigues
d'Uchanski et des hérétiques. Il résolut d'abord de dissimuler ce
qu'il savait, ne voulant pas irriter un homme aussi considérable, qui
se serait déclaré ouvertement pour les Protestants s'il avait pensé
que ses desseins étaient découverts. Uchanski était d'autant plus à
craindre, que le roi paraissait très disposé à assembler le clergé.
Commendoni employa toute son intelligence et toute son habileté à
combattre ces fâcheuses dispositions; il ne cessa de représenter au
roi les périls que courait son autorité ainsi que la tranquillité
publique; il lui dit que les concessions faites aux hérétiques et aux
masses populaires entraîneraient la perte successive de tous les
droits attachés à la couronne;--que si les lois, les ordonnances et
les précédents suffisaient à peine à maintenir l'autorité royale,
cette autorité serait bien plus compromise dès que l'on semblerait
légitimer les mauvaises intentions des Réformistes. Commendoni rappela
en outre que, deux ans auparavant, le roi de France, encore enfant,
avait été entraîné par la faiblesse de sa mère et par les funestes
conseils de ses ministres, à montrer la même condescendance en
assistant au colloque de Poissy, comme s'il avait pu être l'arbitre
des différends et des controverses de l'Église;--que cette assemblée
avait été la source de grandes divisions et était devenue comme une
trompette excitant le peuple à la révolte;--que les disputes soulevées
par elle, n'avaient contribué qu'à envenimer la guerre civile.»

Ce fut ainsi que Commendoni parvint à dissuader le roi d'assembler un
synode national. Ce prince aimait la tranquillité et ne craignait rien
tant que les troubles et les révoltes dans ses États. C'est pourquoi,
lorsque la question s'engagea au sein du sénat, il arrêta le débat et
déclara qu'il n'avait point à intervenir dans les affaires de
l'Église. Un grand nombre d'évêques et de sénateurs défendirent avec
zèle, dans cette circonstance, la cause de la religion. (_Vie de
Commendoni_, par Gratiani).]

J'ai dit déjà que les discussions intérieures du parti protestant
empêchèrent la création d'une Église polonaise réformée; elles
produisirent également le plus déplorable effet sur les dispositions
d'un grand nombre d'hommes influents qui, dégoûtés de la violence avec
laquelle les Réformistes, au lieu de s'unir sur les larges bases de la
Bible, se querellaient sur des questions de détail, retournèrent à
l'Église catholique avec la certitude que celle-ci, malgré des erreurs
manifestes, devait les conduire plus sûrement au salut. Les
Catholiques ne manquèrent pas de tirer parti de ces disputes et de les
signaler comme un châtiment du ciel, en disant que la Providence, afin
de prouver que les hérétiques ne proclamaient pas le Verbe de Dieu,
comme ils le prétendaient, mais seulement leurs propres impostures,
suscitait entre eux ces luttes interminables.

Les Protestants de la Pologne se partageaient entre trois confessions,
à savoir: 1º La confession bohémienne ou vaudoise, qui se répandit
dans la Grande-Pologne; 2º la confession de Genève ou de Calvin,
dominante en Lithuanie et dans la Pologne du Sud, et à laquelle
appartenaient les principales familles polonaises; 3º la confession
luthérienne, qui prévalait surtout dans les villes habitées par des
bourgeois d'origine allemande, et qui était professée par quelques
grandes familles, telles que les Gorka, les Zborowski, etc. Il n'y
avait pas de différence entre les deux premières, si ce n'est que la
confession bohémienne admettait la succession apostolique de ses
évêques, doctrine empruntée aux Vaudois d'Italie, ce qui lui fit
donner souvent le nom d'Église vaudoise. Aussi, ces deux confessions
purent-elles aisément conclure, en 1555, dans la ville de Kozminek,
un pacte d'union par lequel elles se déclaraient en communauté
spirituelle, tout en gardant leur hiérarchie respective. Cette fusion
répandit une joie très vive parmi les réformateurs de l'Europe, dont
quelques-uns, entre autres Calvin, adressèrent aux Protestants
polonais des lettres de félicitations.

Les Églises unies entreprirent de s'allier également avec les
Luthériens; c'était une oeuvre difficile, attendu les différences de
dogmes qui existaient entre la confession d'Augsbourg et celle de
Genève, au sujet de l'Eucharistie. Un synode des Églises bohémienne et
genevoise de Pologne, assemblé en 1557 et présidé par Jean Laski,
invita les Luthériens à contracter l'union; mais ces avances
demeurèrent sans effet, et les Luthériens continuèrent à accuser
d'hérésie l'Église bohémienne. Celle-ci cependant poursuivit son but,
et délégua deux de ses ministres pour soumettre sa doctrine au
jugement des princes protestants d'Allemagne, ainsi qu'aux principaux
réformateurs de ce pays et de la Suisse. Elle parvint ainsi à obtenir
l'approbation du duc de Wurtemberg, du palatin du Rhin, de Calvin, de
Beza, de Viret, de Pierre Martyr, etc. De tels témoignages apaisèrent
momentanément le mauvais vouloir des Luthériens, qui se montrèrent
moins rebelles aux idées de fusion; mais ces bonnes dispositions
furent neutralisées par l'arrivée de plusieurs émissaires allemands et
par la prétention de différents docteurs luthériens, qui demandaient
que les autres Églises protestantes souscrivissent à la confession
d'Augsbourg, et qui attaquaient, comme hérétique, la confession de
l'Église de Bohême. Ce fut pour ce motif que les Bohémiens envoyèrent,
en 1568, une députation à Wittemberg, afin de faire examiner leur
doctrine par la faculté de théologie. L'approbation sans réserve qui
fut exprimée par ce corps savant, produisit une impression favorable
sur les Luthériens qui, à partir de ce moment, cessèrent d'attaquer
l'Église de Bohême.

L'année 1569 fut marquée par l'un des évènements les plus
considérables de l'histoire de mon pays, je veux parler de l'union
formée par la diète de Lublin entre la Lithuanie et la Pologne[119].
Les principaux nobles, qui appartenaient aux trois Confessions
protestantes de la Pologne, résolurent de préparer l'union de leurs
Églises et de l'accomplir l'année suivante, espérant que
Sigismond-Auguste, qui avait souvent émis le voeu de voir cette fusion
s'accomplir, se déciderait enfin à embrasser le Protestantisme. Ils
voulaient, en même temps, mettre fin au scandale causé par toutes ces
divisions intérieures qui compromettaient la cause de la Réforme. Le
synode s'assembla, en avril 1570, dans la ville de Sandomir: il se
composait des membres les plus influents de la noblesse, tels que les
palatins de Sandomir, de Cracovie, etc., ainsi que des principaux
ministres des différentes Confessions. Après de longs débats, l'union
si désirée fut conclue et signée le 14 avril 1570[120].

[Note 119: Jusqu'alors la Lithuanie et la Pologne n'étaient unies que
dans leur souverain, lequel était héréditaire dans le premier de ces
pays, et électif dans le second. En vertu de l'acte de 1569, le roi
résigna ses droits héréditaires en Lithuanie et devint électif pour
les deux pays, qui eurent également un corps législatif commun, bien
que leur administration, leurs lois et leur armée demeurassent
distinctes. Cette situation dura, sauf de légères modifications,
jusqu'à la dissolution de la Pologne.]

[Note 120: Cette union, bien connue dans l'histoire de l'Église sous
le nom de _Consensus Sandomiriensis_, a été fréquemment racontée. Les
relations les plus exactes se trouvent dans l'_Histoire du Consensus
de Sandomir_, par J. E. Jablonski, et dans l'_Histoire de l'Église de
Bohême en Pologne_, par F. Lukaszewicz (ces livres sont écrits en
polonais). J'ai également donné quelques détails sur l'union de
Sandomir dans mon _Histoire de la Réforme en Pologne_, vol. I, chapitre
IX.]

Si cette union avait subsisté, le Protestantisme n'aurait pas tardé à
triompher définitivement en Pologne. Ce résultat n'échappait pas à
l'attention des Papistes, qui recommencèrent leur guerre d'épigrammes
et d'injures. Cependant ce ne fut point de là que vint le danger; si
l'union fut dissoute, il faut s'en prendre aux Protestants. Par le
fait, ce contrat était atteint d'un vice radical, et il devait se
rompre de lui-même sous les efforts qui avaient été tentés pour
fondre, quant au point de dogme, des Confessions dont les doctrines
sur l'Eucharistie étaient si différentes. Comment s'étonner que les
Luthériens, avec leur dogme de la _consubstantiation_, qui se
rapproche beaucoup plus de celui de la _transsubstantiation_ que de la
doctrine genevoise et bohémienne, aient plus souvent incliné vers
l'Église de Rome que vers les autres sectes protestantes? De nombreux
synodes essayèrent vainement de conjurer la rupture du pacte de
Sandomir. Les plus violentes attaques vinrent du ministre luthérien de
Posen, Gericius, dont les Jésuites excitaient habilement
l'amour-propre, et d'un autre ministre de la même Confession, Enoch,
qui, ne pouvant se plier à la discipline sévère de l'Église de Bohême,
était passé aux Luthériens. Ces deux hommes poussèrent la violence de
leur hostilité au point de prétendre, dans leurs sermons, que l'on
devait préférer le Papisme à l'union de Sandomir;--que tous les
Luthériens qui fréquentaient les Églises bohémiennes compromettaient
le salut de leurs âmes,--et qu'il était beaucoup plus criminel de se
rallier aux Bohémiens que de s'unir avec les Jésuites. Ces
déclamations causèrent un immense scandale; nombre de Protestants,
encore incertains dans leur foi, se dégoûtèrent, et abandonnant leurs
congrégations, retournèrent sous le joug de l'ancienne Église.
L'exemple donné par de nobles familles, fut imité par le peuple. Il
eût été beaucoup plus sage de choisir, pour base du pacte d'union, une
doctrine commune à toutes les Confessions protestantes, telle que le
salut par la foi, et de ne point toucher aux doctrines sur
l'Eucharistie, qui s'écartent trop les unes des autres pour se
rapprocher jamais. Au lieu de traiter les questions qui rentrent
surtout dans le domaine de la conscience individuelle, on aurait dû se
concerter sur l'adoption de mesures pratiques destinées à garantir la
liberté de toutes les sectes et à organiser la défense contre l'ennemi
commun; on aurait aisément atteint le but en établissant un centre
d'action. Malheureusement, les choses ne se passèrent pas ainsi, et
c'est là une des principales causes de la chute du Protestantisme en
Pologne.

L'hostilité des Luthériens, contre les autres Confessions, était
assurément très nuisible aux intérêts de tous les Protestants; mais ce
fut de l'Église de Genève, dominante en Lithuanie et dans le Sud de la
Pologne, que vinrent les plus grands périls: je veux parler des
doctrines anti-trinitaires qui avaient pris naissance au sein d'une
société secrète en 1546. Les écrits de Servet avaient circulé en
Pologne. Lelius Socin, qui visita ce pays en 1552, avait propagé les
mêmes opinions, de même que Stancari, Italien très instruit,
professeur d'hébreu à l'Université de Cracovie; ce dernier affirmait
que la médiation de N. S. Jésus-Christ avait eu lieu en vertu de sa
nature humaine, et non en vertu de son caractère divin. Le docteur
qui, le premier, érigea les opinions anti-trinitaires en corps de
doctrine, fut un certain Pierre Gonesius ou Goniondski. Après avoir
suivi les cours de plusieurs Universités étrangères, il abandonna, en
Suisse, la foi romaine pour les idées anti-trinitaires. Il revint en
Pologne, où il passa d'abord pour un sectateur de la Confession de
Genève; mais, au synode de 1556, il se refusa à reconnaître la Trinité
telle qu'on l'expliquait, et il soutint l'existence de trois dieux
distincts, en attribuant au Père seul le caractère véritable de la
divinité. Le synode, redoutant un nouveau schisme, envoya Gonesius à
Melanchton, qui essaya vainement de changer ses opinions. Au synode de
Brestz, en Lithuanie (1558), Gonesius lut un traité contre le baptême
des enfants, et il ajouta qu'il y avait encore d'autres erreurs que le
Papisme avait léguées à la Réforme. Le synode lui commanda le silence
sous peine d'excommunication; mais Gonesius refusa d'obéir, et il
trouva un grand nombre d'adhérents, entre autres Jean Kiszka,
commandant en chef des troupes de la Lithuanie, noble, riche et
influent, qui favorisa la fondation d'Églises où l'on prêchait la
suprématie du Père sur le Fils. Ces doctrines, qui se rapprochaient
plus de celles d'Arius que des idées de Servet, n'étaient qu'une
transition conduisant à la négation complète de la Trinité et de la
divinité de Jésus-Christ. Gonesius compta bientôt, au nombre de ses
disciples, des personnages éminents appartenant à la noblesse et au
clergé. Les docteurs anti-trinitaires se divisèrent sur plusieurs
points; mais l'ensemble de la doctrine se propagea très rapidement, et
menaça des périls les plus sérieux l'existence de l'Église réformée.
Ces périls s'accrurent par la mort de Jean Laski.

La Providence laissa au Protestantisme de vaillants champions qui
luttèrent avec zèle et courage contre le mal qui allait chaque jour
s'aggravant, et qui attaquait même les esprits les plus éclairés; mais
ils luttèrent sans succès. La scission fut complète en 1562, et, en
1565, l'Église anti-trinitaire, ou, comme l'appelaient ses membres,
la jeune Église réformée de Pologne, se trouva entièrement constituée.
Elle avait ses synodes, ses écoles, son organisation; voici ses
principaux points de doctrine, tels qu'ils furent exposés dans sa
Confession, publiée en 1574: «Dieu a fait le Christ, c'est-à-dire le
prophète le plus parfait, le prêtre le plus saint, le roi invincible,
par lequel il a créé le monde nouveau. Ce monde a été prêché, établi,
accompli par le Christ. Le Christ a amendé l'ancien ordre de choses;
il a assuré à ses élus la ville éternelle, afin qu'ils puissent croire
en lui, après Dieu. Le Saint-Esprit n'est pas Dieu, c'est un don que
le Père a accordé au Fils.» La même Confession interdisait le serment
ou les poursuites devant les tribunaux; les coupables devaient être
réprimandés, jamais persécutés ni punis. L'Église se réservait
seulement le droit d'expulser les prêtres réfractaires. Le baptême
devait être administré aux adultes et être considéré comme un emblême
de purification, changeant le vieil homme en homme du ciel.
L'Eucharistie était expliquée dans le même sens que par l'Église de
Genève. Malgré la publication de ce manifeste, il subsista toujours de
grandes divisions sur les questions de doctrine entre les
Anti-trinitaires, qui ne s'accordaient que sur un point: la
prééminence du Père sur le Fils; tandis que les uns soutenaient le
dogme d'Arius, les autres allaient jusqu'à nier la divinité du Christ.
Ces doctrines reçurent leur formule définitive du célèbre Faustus
Socinus, dont le nom a été injustement donné à une secte qu'il n'avait
nullement fondée. Il arriva en Pologne en 1579, et s'établit à
Cracovie, d'où, après un séjour de quatre ans, il alla s'établir dans
un village appelé Pavlikovicé, qui appartenait à Cristophe Morsztyn,
dont il épousa, bientôt après, la fille, Élizabeth. Ce mariage, qui
l'allia aux premières familles de Pologne, prépara les voies à
l'influence extraordinaire qu'il exerça dans les hautes classes de la
société et sur les congrégations anti-trinitaires qui l'avaient
d'abord repoussé. Socinus fut invité à assister à leur principale
réunion, et il prit une grande part aux débats. Ainsi, au synode de
Wengrow, en 1584, il réussit à maintenir l'adoration de Jésus-Christ,
en affirmant que le rejet de cette doctrine aboutirait au judaïsme et
même à l'athéisme. Dans ce même synode et dans celui de Chmielnik, il
fit repousser les opinions millénaires enseignées par plusieurs
Anti-trinitairiens. Enfin, son autorité fut complètement établie en
1588, au synode de Brestz (Lithuanie) où, tranchant tous les
différends qui divisaient la nouvelle diète, il donna à celle-ci
l'unité et un corps de doctrine.

Socinus avait été plusieurs fois l'objet des persécutions des
Papistes, mais il n'en avait point souffert sérieusement. À la fin, la
publication de son livre _De Jesu Christo servatore_, souleva de
violentes haines contre lui, et, pendant sa résidence à Cracovie, une
bande de peuple, conduite par des élèves de l'Université, envahit sa
demeure, le maltraita, et l'eût sans doute assassiné sans
l'intervention des professeurs Wadowita et Goslicki et du recteur
Lelovita, tous trois Catholiques. Ces hommes généreux ne parvinrent à
l'arracher aux fureurs de la populace qu'en s'exposant eux-mêmes aux
plus graves périls. Socinus perdit, dans cette affaire, sa
bibliothèque et ses manuscrits, parmi lesquels se trouvait un Traité
contre les athées. Il se rendit à Luklavicé, village situé à 9 milles
polonais de Cracovie, où s'était établie depuis quelque temps une
Église anti-trinitaire. Il habita la demeure d'Adam Blonski,
propriétaire de ce village, et y demeura jusqu'à sa mort arrivée en
1607. Il laissa une fille appelée Agnès, qui épousa Wyszowaty, noble
lithuanien, et qui est la mère du célèbre écrivain de ce nom.

Après la mort de sa femme, qu'il aimait avec passion, son énergie et
sa résignation dans l'infortune semblèrent l'abandonner, et il resta
plusieurs mois sans pouvoir reprendre ses travaux. Vers le même temps,
il perdit le revenu considérable de ses domaines de Toscane, qui
furent confisqués à la mort de son protecteur François de Médicis, et
il dut avoir recours à la générosité de ses amis; mais il supporta
très patiemment ce revers de fortune et conserva la douceur habituelle
de son caractère. Ses écrits étaient exempts de cette violence de
langage qui déshonore les discussions religieuses de cette époque. Ses
talents, son savoir immense, la sincérité évidente de son âme et la
pureté de ses intentions font vivement regretter qu'un tel homme se
soit mis au service de l'erreur et qu'il ait prêché, avec tant de
succès, de déplorables doctrines dont il ne pouvait assurément prévoir
les fatales conséquences!

Déjà, du vivant de Socinus, ses disciples les plus ardents avaient
commencé à nier la révélation; mais ses commentaires sur les Écritures
et sur le Nouveau-Testament le firent expulser de l'Église comme
infidèle. Les idées rationalistes, défendues par les Anti-trinitaires,
ne conviennent pas à l'esprit des Slaves, et si elles s'étaient
produites un siècle plus tard, c'est-à-dire après le triomphe de la
Réforme, elles n'auraient eu qu'un très petit nombre d'adhérents parmi
les savants et les docteurs, sans entraîner la masse de la population.
Prêchées au milieu de la lutte qui se débattait entre Rome et le
Protestantisme, à une époque où l'union du parti de la Réforme était
plus que jamais indispensable, elles exercèrent l'influence la plus
funeste. Leur hardiesse épouvanta les âmes timorées qui cherchèrent un
refuge dans la tyrannie de l'Église romaine, habile à profiter des
circonstances qui la servaient avec tant d'à-propos. L'archevêque
Tillotson a reconnu que les Sociniens, tout en combattant avec succès
les innovations de l'Église de Rome, ont fourni les arguments les plus
solides contre la Réforme. De notre temps, le Rationalisme a produit
le même effet sur les hommes les plus éminents de l'Allemagne,
Stolberg, Werner, Frédéric Schlegel, etc. Les doutes que faisaient
naître les doctrines de Socinus rendirent les Protestants fort
indifférents aux distinctions qui existaient entre les Églises
réformées et l'Église romaine. Ce fut là le principal motif de la
décadence du Protestantisme en Pologne. Pouvait-on, en effet,
s'attendre à voir des esprits indécis sacrifier leurs intérêts à une
confession religieuse, et s'exposer sans foi à la persécution? Aussi
devrons-nous rappeler plus loin comment Sigismond III parvint à
enlever tant de familles à la cause du Protestantisme, en réservant
aux Papistes les honneurs et les dignités et en persécutant les
partisans de la Réforme.

Les règles de morale prescrites par les Anti-trinitaires étaient très
sévères, car elles commandaient l'observance littérale des Écritures,
sans exception aucune. Les doctrines que Socinus lui-même professa sur
la politique, et qu'il développa dans sa lettre à Paléologue,
imposaient l'obéissance passive et la soumission absolue; elles
blâmaient vivement la révolte des Pays-Bas contre les Espagnols, ainsi
que la résistance des Protestants français contre leurs persécuteurs.
Bayle remarque avec raison que le langage de Socinus est plutôt celui
d'un moine qui se serait proposé d'avilir la Réforme, que celui d'un
réfugié italien. Cependant, ces principes n'étaient point complètement
adoptés par les Sociniens de Pologne, qui, aux synodes de 1596 et
1598, exploitèrent, dans l'intérêt de leur propre défense, les
priviléges que la constitution accordait à la noblesse. Les Sociniens
des classes inférieures critiquèrent cet abandon partiel de la
doctrine, et, dans le synode de 1603, ils firent adopter une
résolution, déclarant que les Chrétiens devaient quitter les régions
exposées à l'invasion des hordes tartares plutôt que de tuer ces
barbares en défendant leurs foyers. Mais une règle aussi contraire à
l'indépendance d'un pays exposé, comme l'était la Pologne, à de
continuelles invasions,--condamnée par le sentiment national,--et, de
plus, contredite par l'exemple des premiers Chrétiens qui combattirent
vaillamment dans les légions romaines,--une telle règle ne pouvait
être strictement observée par les Sociniens polonais, qui comptaient
dans leurs rangs des hommes voués à la carrière des armes.

Ce ne fut pas Socinus qui écrivit le catéchisme de la secte à laquelle
il a donné son nom; ce fut un Allemand établi en Pologne, nommé
Smalcius, aidé par un noble fort instruit, Moskorzewski. Ce catéchisme
est le développement de celui de 1574, et il est connu sous le nom de
Catéchisme Racovien, parce qu'il fut publié à Racow, petite ville dans
le sud de la Pologne, où était établie une école socinienne célèbre
dans toute l'Europe. Il fut édité en polonais et en latin, et il en
parut une traduction anglaise à Amsterdam en 1652. Dans la même année,
le Parlement anglais, par un vote du 2 avril, déclara que «le livre
intitulé _Catechesis Ecclesiarum in Regno Poloniæ_, etc., communément
appelé Catéchisme Racovien, contenait des doctrines blasphématoires,
erronées et scandaleuses,» et il ordonna en conséquence, «aux sheriffs
de Londres et de Middlesex, de saisir tous les exemplaires partout où
ils les pourraient trouver, et de les brûler devant la Vieille Bourse
à Londres, et à New-Palace à Westminster.» En 1819, M. Abraham Rees a
publié une nouvelle traduction anglaise, accompagnée d'une notice
historique.

Les congrégations sociniennes, principalement composées de nobles et
de riches propriétaires, ne furent jamais bien nombreuses; elles
avaient cependant plusieurs écoles, notamment celle de Racow, qui
était fréquentée par des élèves de diverses sectes; elles produisirent
des écrivains très distingués sur les matières théologiques. La
collection appelée _Bibliotheca fratrum polonorum_ est très estimée,
et elle est étudiée par les Protestants de toutes les Confessions.

Lors du Consensus de Sandomir, c'est-à-dire en 1570, le Protestantisme
était à l'apogée de sa prospérité. On ne saurait dire exactement quel
était le nombre de ses temples. Le Jésuite Skarga, qui vivait à la fin
du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, affirme que les
Protestants prirent aux Catholiques environ deux mille églises. Les
principales familles de Pologne avaient embrassé le Protestantisme,
qu'elles abandonnèrent ensuite en partie, dégoûtées par les divisions
de sectes et épouvantées par les idées anti-trinitaires[121]. Elles
avaient créé des écoles ainsi que des imprimeries, d'où sortirent
non-seulement des écrits de polémique, mais encore des oeuvres de
littérature et de science. La Réforme imprima, en effet, à toute la
nation, un mouvement intellectuel dont les résultats furent
considérables. L'arme la plus puissante dont les Protestants de
Pologne firent usage pour attaquer le Papisme, fut la Bible elle-même,
traduite et commentée en langue nationale. De leur côté, les
Catholiques se défendirent vigoureusement, et ces controverses
perpétuelles obligèrent les deux adversaires à se livrer à de fortes
études. La connaissance du latin était déjà très répandue, on y
joignit celle de l'hébreu et du grec. Les traductions de la Bible,
publiées par les Protestants aussi bien que par les Catholiques, sont
des modèles de pureté et d'élégance; elles vont de pair avec les
autres produits du XVIe siècle, qui fut pour la Pologne le siècle
d'Auguste, et les écrivains de nos jours les relisent avec fruit.

[Note 121: Voici les noms des principales familles qui embrassèrent le
Protestantisme au XVIe siècle: Radziwill, Zamoyski, Potoçki,
Leszczynski, Sapiéha, Ostrorog, Olesniçki, Sieninski, Szafranieç,
Tenczynski, Ossolinski, Jordan, Zborowski, Gorka, Mieleçki, Laski,
Chodkiewicz, Melsztinski, Dembinski, Bonar, Boratynski, Firley, Tarlo,
Lubomirski, Dzialynski, Sienlawski, Zaremba, Malachowski, Bninski,
Wielopolski, etc.]

Les publications de cette époque indiquent une tendance prononcée en
faveur d'une révision de la Constitution nationale, qui resserrait
dans des limites beaucoup trop restreintes le pouvoir exécutif dont le
roi était investi; et les nombreuses réformes accomplies par la diète
de 1564 avaient déjà produit d'heureux résultats. Cependant, les
défauts de la Constitution polonaise étaient largement compensés par
les avantages d'une liberté qui n'avait pas encore dégénéré en
licence. Il y avait en Pologne plus de liberté religieuse qu'en aucun
autre pays d'Europe; on n'y connaissait pas la persécution; le
commerce et l'industrie offraient un champ à l'activité humaine; aussi
les étrangers, chassés de leur pays pour leurs opinions religieuses,
affluaient-ils en Pologne. Il y avait à Cracovie, à Vilna, à Posen,
etc., des Congrégations protestantes françaises et italiennes; les
Congrégations écossaises étaient également très nombreuses; la plus
florissante était concentrée à Kiéydany, petite ville de Lithuanie
appartenant aux princes Radziwill. Parmi les principales familles
écossaises, on distinguait celle des Bonar, qui arriva en Pologne
avant la Réforme et qui adhéra avec la plus vive ardeur aux principes
du Protestantisme. Après s'être élevée par les richesses et par les
talents de quelques-uns de ses membres aux plus hautes dignités de
l'État, cette famille s'éteignit dans le cours du XVIIe siècle. Il y a
aujourd'hui encore en Pologne plusieurs familles nobles d'origine
écossaise, les Haliburton, les Wilson, les Fergus, les Stuart, les
Hasler, les Watson, etc.; deux ministres écossais, Forsyth et Inglis,
ont composé des poésies sacrées. Le plus distingué de tous est sans
contredit le docteur John Johnstone, le plus remarquable peut-être des
naturalistes du XVIIe siècle[122].

[Note 122: John Johnstone naquit, en 1603, à Szamotuly ou Sambter,
dans la Grande-Pologne. Son père, Siméon Johnstone, était un ministre
protestant descendant des Johnstone de Craigbourne en Écosse. John
étudia dans diverses écoles de son pays; il alla, en 1622, en
Angleterre, puis en Écosse, où il demeura jusqu'en 1625; de là, il
revint en Pologne. En 1625, il entreprit l'éducation de deux fils du
comte Kurzbach, et habita avec eux à Lissa. En 1628, il se rendit en
Allemagne, puis (1629) à Franeker, en Hollande, où il suivit les cours
de médecine. Il se livra aux mêmes études à Leyde, à Londres et à
Cambridge. De retour en Pologne, il devint le précepteur de deux
jeunes nobles, Boguslav Leszczynski et Vladislav Dorohostayski, avec
lesquels il visita Leyde et Cambridge, où il reçut le diplôme de
docteur en médecine; il parcourut d'autres contrées de l'Europe et
rentra en Pologne vers la fin de 1636. L'année suivante, il se maria,
perdit sa femme, se remaria en 1638, et eut, de cette seconde union,
plusieurs enfants. En 1642, les Universités de Francfort-sur-l'Oder et
de Leyde lui offrirent leurs chaires de médecine; il refusa, préférant
vivre dans son pays, et résida à Lissa, en qualité de médecin de son
élève Boguslav Leszczynski. Les guerres de 1655 à 1660 le forcèrent à
quitter la Pologne; il se retira en Silésie, près de Liegnitz, où il
habita jusqu'à sa mort, arrivée en 1675. Son corps fut enseveli à
Lissa. Voici les titres de ses principaux ouvrages:--_Thaumatographia
naturalis in X classes divisa_, Amsterdam, 1632, 1633, 1661 et
1666;--_Historia universalis, civilis et ecclesiastica, ab orbe
condito ad 1633_, Leyde, 1633 et 1638, Amsterdam, 1644, Francfort,
1672;--_De naturæ constantiâ, etc._, Amsterdam, 1632, traduit en
anglais sous ce titre: _the History of the constancy of nature, etc._,
Londres, 1657;--_Systema Dendrologicum_, Lissa, 1646;--_Historia
naturalis de Piscibus et Cetis_, Francfort, 1646;--_De quadrupedibus,
avibus, piscibus, insectis et serpentibus_, Francfort, 1650, 2 vol.
Cette édition est très estimée, à cause des planches exécutées par le
célèbre Merian.--_Idea medicinæ universa praticæ_, Amsterdam, 1652,
1664, Leyde, 1655;--_Historia naturalis de Insectis_, Francfort,
1653;--_Historia natur. animal. cum figuris_, 1657, etc., etc. Le
grand nombre de ces ouvrages, qui eurent, de leur temps, une très
haute réputation, prouve le mérite extraordinaire de John Johnstone.]

Il semble, en vérité, qu'il y ait entre l'Écosse et la Pologne un lien
mystérieux. Si, dans le passé, les Écossais ont trouvé en Pologne une
seconde patrie, n'est-ce pas de l'Écosse que sont partis, de nos
jours, les accents les plus généreux en faveur de notre nationalité?
L'illustre poète, Thomas Campbell, n'a-t-il pas chanté en vers
immortels les grandes et tristes destinées de la Sarmatie? Et à ce
nom, comment ne pas ajouter celui de cet homme au coeur si noble, qui
s'est toujours montré le défenseur si ardent de la cause polonaise, le
nom de lord Dudley Stuart?

Malgré ses dissensions intérieures, le Protestantisme de Pologne se
trouvait dans une situation très favorable; il avait pour lui la
majorité des nobles, tandis que plusieurs familles puissantes et la
masse de la population, dans les provinces de l'est, appartenaient à
l'Église grecque, aussi hostile au Catholicisme qu'aux Protestants.
J'ai déjà dit que le primat de Pologne inclinait fortement vers les
doctrines de la Réforme; il en était de même d'un grand nombre de
prélats et de prêtres, qui étaient disposés à concourir à la fondation
d'une Église nationale réformée, mais qui étaient éloignés du
Protestantisme par les divisions peu édifiantes de tant de sectes. La
plupart des membres laïques du sénat polonais étaient ou Protestants
ou partisans de l'Église grecque. Enfin, le roi donna une preuve
marquée de ses préférences pour la Réforme, en appelant au sénat
l'évêque catholique Paç, qui était devenu protestant. Ainsi l'Église
romaine en Pologne était sur le bord de l'abîme: elle ne fut sauvée
que par l'un de ces puissants caractères qui apparaissent parfois dans
l'histoire pour hâter ou pour arrêter pendant des siècles la marche
des événements. Je veux parler d'Hosius, que l'on a eu raison
d'appeler le grand cardinal.

Stanislas Hosen (en latin Hosius) naquit à Cracovie, en 1504, d'une
famille allemande enrichie par le commerce. Il fut élevé en Pologne;
mais il compléta ses études à Padoue, où il se lia intimement avec le
célèbre prélat anglais Reginald de la Pole (cardinal Polus). De Padoue
il se rendit à Bologne, où il prit le grade de docteur en droit sous
la direction de Buoncompagni, qui plus tard devint pape sous le nom de
Grégoire XIII. Revenu en Pologne, il fut recommandé par l'évêque de
Cracovie, Tomiçki, à la reine Bona Sforza, qui lui procura un
avancement rapide. Le roi Sigismond Ier lui confia les affaires de la
Prusse polonaise et le nomma chanoine de Cracovie. Hosius se distingua
bientôt par son hostilité contre les Protestants; toutefois, il ne les
combattit pas d'abord directement, imitant, selon l'expression de son
biographe (Rescius), «la prudence du serpent», il les fit attaquer par
d'autres prédicateurs. Il fut appelé à l'évêché de Culm, et s'acquitta
avec talent de missions importantes auprès de l'empereur Charles-Quint
et de son frère Ferdinand. Devenu évêque d'Ermeland, et, par
conséquent, chef de l'Église dans la Prusse polonaise, il opposa
vainement son influence aux progrès de la Réforme de Luther, à
laquelle se convertirent rapidement la plupart des habitants. Son
activité tenait du prodige; il dictait à la fois à plusieurs
secrétaires; pendant ses repas, il traitait souvent les affaires les
plus difficiles, expédiait sa correspondance ou écoutait la lecture de
quelque livre nouveau; il se mettait ainsi au courant de tous les
évènements de son époque, et de toutes les opinions exprimées par les
réformateurs qu'il combattait. Il s'adressait continuellement au roi,
aux nobles, au clergé; il assistait aux diètes, aux réunions
provinciales, aux synodes, aux chapitres, etc., et en même temps il
composait une foule d'ouvrages qui l'ont élevé au rang des premiers
écrivains de son Église, et qui ont été traduits dans les principales
langues de l'Europe[123]. Il écrivait avec une égale habileté en
latin, en polonais et en allemand, et il savait adapter son style au
caractère de ses lecteurs. Ainsi, ses ouvrages latins nous montrent le
théologien profond, érudit et subtil; en allemand, il imite avec
succès la vigueur et la rudesse du style de Luther, et en polonais il
prend une forme légère, presque plaisante, et conforme au goût et au
caractère de ses concitoyens. Hosius étudiait particulièrement la
polémique des écrivains appartenant aux différentes Confessions
protestantes, et il sut merveilleusement tirer parti de leurs
arguments contradictoires. Il ne se faisait aucun scrupule de
conseiller la répression la plus violente contre les hérétiques, et,
sur ce point, il professa ouvertement ses principes dans une lettre
qu'il adressait au cardinal de Lorraine (Guise) pour le féliciter du
meurtre de Coligny, et pour remercier Dieu du massacre de la
Saint-Barthélemy. Il n'hésitait pas à déclarer que ces nouvelles
l'avaient rempli de joie et qu'il invoquait en faveur de la Pologne un
semblable bienfait[124].

[Note 123: Voici les titres des principaux écrits d'Hosius: _Confessio
catholicæ fidei christianæ, vel potius explicatio confessionis à
patribus facta in synodo provinciali quæ habita est Petricoviæ, ann.
1551_, Mayence, 1551. (Rescius dit que cet ouvrage a eu trente-deux
éditions en diverses langues du vivant d'Hosius).--_De expresso verbo
Dei_, 1567.--_Propugnatio christianæ catholicæque doctrinæ_, Anvers,
1559.--_Confutatio prolegomenon Brentii_, Anvers, 1565.--_De
communione sub utrâque specie._ _De sacerdotum conjugio._ _De Missâ
vulgari lingua celebranda_, etc. La meilleure édition de ces divers
ouvrages est celle de Cologne, 1584. La vie d'Hosius, écrite par
Rescius (Reszka), a été publiée à Rome en 1587.]

[Note 124: Voyez dans les écrits d'Hosius, _Epistola Carolo cardinali
Lotharingo_, etc., _Sublacio, 4 septembris 1572_.]

Et cependant ce prélat, qui se laissait aller à de si odieux
sentiments, possédait à tous autres égards les plus nobles qualités;
sans partager l'exagération de Bayle, qui le considère comme le plus
grand homme que la Pologne ait jamais produit, on doit reconnaître
qu'Hosius se distinguait autant par l'élévation de ses talents que par
l'éminence de ses vertus. Aussi, n'est-ce point à lui qu'il convient
d'imputer les fautes qu'il a commises, mais aux principes de l'Église
qu'il défendait. Sa passion était si vive, que, dans l'un de ses
écrits de polémique, il déclara que, dépourvues de leur caractère
sacré, les Écritures n'auraient point à ses yeux plus de valeur que
les fables d'Ésope[125]. Il fut créé cardinal, en 1561, par le pape
Pie IV, et il présida le concile de Trente. Nommé grand-pénitentiaire
de l'Église, il passa les dernières années de sa vie à Rome, où il
mourut en 1579, à l'âge de soixante-dix-huit ans.

[Note 125: Voyez _Bayle_, art. _Hosius_.]

En politique comme en religion, Hosius défendait énergiquement les
doctrines de Rome; il soutenait que les sujets n'avaient aucun droit,
et qu'ils devaient une obéissance aveugle à leur souverain. De même
qu'un grand nombre d'écrivains catholiques, il attribuait les
innovations politiques aux doctrines de la Réforme; il affirmait que
les peuples se révoltaient parce qu'ils lisaient les Écritures, et il
réprimandait surtout les femmes qui lisaient la Bible.

Malgré sa profonde instruction, Hosius ne put se soustraire au préjugé
qui, dans la pratique du Catholicisme, représentait la mortification
comme agréable à Dieu; il se soumettait à de rudes flagellations et se
frappait jusqu'au sang avec une ferveur égale à celle qu'il eût
déployée contre les ennemis du pape.

Telle fut la vie de cet homme célèbre qui, voyant échouer tous ses
efforts pour combattre la Réforme en Pologne, adopta une politique qui
lui valut l'éternelle reconnaissance de Rome et la malédiction de sa
patrie. Hosius appela à son aide le nouvel ordre des Jésuites, qui,
par son admirable organisation, par son zèle, par son activité peu
scrupuleuse sur le choix des moyens, réussit à préserver le
Catholicisme d'une ruine imminente dans toute l'Europe, et même à le
rétablir triomphant dans des contrées où il avait été déjà vaincu.

Dès 1558, l'ordre des Jésuites envoya en Pologne un de ses membres nommé
Canisius, pour étudier la situation du pays. Canisius déclara que la
Pologne était profondément atteinte par l'hérésie, et il attribuait ce
fait à l'éloignement que le roi manifestait pour toute mesure
sanguinaire destinée à réprimer le Protestantisme. Il s'entretint, avec
les principaux chefs du clergé catholique, au sujet de l'établissement
des Jésuites en Pologne; mais il revint de sa mission sans avoir obtenu
aucun résultat positif. En 1564, Hosius, à son retour du concile de
Trente, remarqua les progrès du Protestantisme dans son diocèse; il
s'adressa à l'illustre général des Jésuites, Lainez, et le pria de lui
envoyer quelques membres de son ordre. Lainez lui expédia immédiatement
des Jésuites de Rome et d'Allemagne. Hosius logea ses nouveaux hôtes à
Braunsberg, petite ville de son diocèse, et dota richement cette
Congrégation naissante, dont le but était de se répandre dans toute la
Pologne. En 1561, on essaya d'introduire les Jésuites à Elbing; mais la
population protestante de cette ville montra une opposition si vive,
qu'Hosius fut obligé d'abandonner son projet. Les progrès des Jésuites
furent d'abord très lents; ce ne fut que six ans après leur arrivée en
Pologne, que l'évêque de Posen, cédant aux instances du légat, les
accueillit dans cette ville, leur fit donner l'une des principales
églises, ainsi que deux hôpitaux et une école, les dota d'un fonds de
terre et leur abandonna sa bibliothèque. Les Jésuites gagnèrent ensuite
la faveur de la princesse Anne, soeur du roi Sigismond-Auguste. Plus
tard, le primat Uchanski, qui, par la mort de Sigismond-Auguste, voyait
s'évanouir les chances du Protestantisme, qu'il avait paru disposé à
adopter, voulut se réconcilier avec Rome en déployant le plus grand zèle
pour les intérêts catholiques, et il s'érigea en protecteur de l'ordre
des Jésuites. Son exemple fut suivi par plusieurs évêques. Je décrirai
ailleurs le nombre et l'influence des Jésuites, lorsque j'aurai à
retracer les intrigues incessantes à l'aide desquelles cet ordre parvint
à détruire en Pologne le parti anti-papiste, sacrifiant ainsi à la
domination de Rome la prospérité nationale et les plus chers intérêts
du pays.



CHAPITRE IX.

POLOGNE.

(Suite).

     Situation de la Pologne à la mort de Sigismond-Auguste. -- Les
     intrigues du cardinal Commendoni et l'hostilité des Luthériens
     contre la Confession de Genève, empêchent la nomination d'un
     candidat protestant au trône de Pologne. -- Projet, suggéré par
     Coligny, de donner la couronne à un prince français. -- Parfaite
     égalité de droits accordée par la confédération de 1573 à toutes
     les sectes chrétiennes. -- Patriotisme déployé à cette occasion
     par François Krasinski, évêque de Cracovie. -- Effet produit en
     Pologne par le massacre de la Saint-Barthélemy. -- Aspect de la
     diète électorale, décrit par un Français. -- Élection de Henri de
     Valois et concessions obtenues par les Protestants polonais en
     faveur de leurs coreligionnaires de France. -- Arrivée à Paris de
     l'ambassade polonaise, et son influence sur le sort des
     Protestants français. -- Tentatives faites dans le but d'empêcher
     le nouveau roi de confirmer, dans son serment, les droits des
     Protestants. -- Henri est forcé, par ces derniers, de confirmer
     leurs droits lors de son couronnement. -- Fuite de Henri et
     élection de Étienne Batory. -- Conversion soudaine de ce prince à
     l'Église de Rome, sous l'influence de l'évêque Solikowski. -- Les
     Jésuites se concilient ses faveurs en affectant de protéger les
     lettres et les sciences.


Sigismond-Auguste, dont les tendances inspiraient aux Protestants
l'espoir d'une Réforme prochaine, mourut en 1571 sans laisser de
postérité, et, avec lui, s'éteignit la dynastie jagellonne, qui avait
occupé le trône pendant deux siècles (1386-1572). La Pologne se trouva
alors dans une situation très critique; car il fallait procéder à une
élection, formalité qui n'avait existé qu'en théorie, tant que la
dynastie des Jagellons avait pu fournir des souverains. La division
des partis religieux augmentait les difficultés, les Protestants et
les Catholiques s'attachant, avec une ardeur égale, à donner la
couronne à un candidat qui partageât leur croyance. Les Catholiques
avaient commencé leurs intrigues avant la mort de Sigismond-Auguste,
et ils avaient trouvé un chef habile dans le cardinal Commendoni, qui
connaissait déjà la Pologne et qui était revenu dans ce pays afin de
pousser à la guerre contre les Turcs. Commendoni voulait élever au
trône l'archiduc Ernest, fils de l'empereur Maximilien II, et, dans ce
but, il proposa à plusieurs nobles catholiques le plan suivant: on
devait d'abord élire grand-duc de Lithuanie l'archiduc Ernest, qui
aurait ensuite levé une armée de 24,000 hommes, pour contraindre, en
cas de besoin, la Pologne à suivre l'exemple du grand-duché.

Après s'être concerté avec le parti papiste, Commendoni s'efforça de
diviser et d'affaiblir les Protestants, dont le chef était Jean
Firley, palatin de Cracovie et grand-maréchal de Pologne[126].
Celui-ci dirigeait les sectateurs de la Confession de Genève, et, en
sa qualité de grand-maréchal, il était le premier dignitaire de
l'État: sa haute position, sa popularité, son influence, faisaient
supposer qu'il aspirait lui-même à la couronne et qu'il avait de
fortes chances de succès. Un sentiment d'inimitié personnelle,
peut-être même la crainte d'assurer le triomphe de la Confession de
Genève, détermina la puissante famille luthérienne des Zborowski à
s'opposer à Firley; par les mêmes motifs, les Gorka, autre famille
luthérienne très influente, s'unit aux Zborowski. Commendoni profita
de ces divisions. Il sut, de plus, en se servant habilement d'André
Zborowski, demeuré seul de sa famille fidèle à la foi romaine,
envenimer les sentiments de jalousie dont Firley était l'objet, et il
amena les Zborowski à abandonner l'intérêt du parti protestant et à se
rallier au candidat catholique. Il informa alors l'empereur du succès
de ses manoeuvres, et le pria de lui envoyer de l'argent et de faire
avancer ses troupes vers la frontière de Pologne. Il assura que
l'archiduc pourrait ainsi, avec l'aide des Papistes, obtenir le trône
sans souscrire à aucune condition qui fût de nature à restreindre son
autorité et en dépit de tous les efforts des Protestants[127]. Cet
odieux complot, qui aurait plongé le pays dans les horreurs de la
guerre civile sans assurer la couronne sur la tête de l'archiduc, fut
déjoué par la prudence et la modération de l'empereur lui-même, qui,
malgré son désir de placer son fils sur le trône de Pologne, comprit
l'impossibilité de réussir par la trahison et la violence, et qui
préféra recourir aux négociations.

[Note 126: Le grand-maréchal avait la direction suprême du pouvoir
exécutif.]

[Note 127: Les débats de ce complot ont été décrits par le secrétaire
de Commendoni. (Voir _Vie de Commendoni_, par Gratiani, livre IV, c.
III).]

L'influence acquise à la cour de France par Coligny et le parti
protestant, à la suite de la paix de Saint-Germain, en 1570, exerça
une grande influence dans les relations de la France avec les
puissances étrangères et particulièrement avec la Pologne. Coligny
avait conçu le projet d'abaisser le Papisme en s'attaquant surtout à
l'Espagne, et il voulait réunir les Protestants, jusqu'alors si
divisés, pour ne former qu'un centre d'action et assurer le succès de
sa cause dans toute l'Europe. Coligny comprit que l'alliance politique
et religieuse de la France et de la Pologne servirait merveilleusement
ses combinaisons et pourrait porter le coup de mort à la domination
de Rome et de la maison d'Autriche. Il conseilla donc à la cour de
France de faire tous ses efforts pour placer Henri de Valois, duc
d'Anjou, sur le trône de Pologne, et Catherine de Médicis saisit
avidement une occasion si favorable à l'ambition de son fils. Ce plan
avait été préparé du vivant de Sigismond-Auguste, et un ambassadeur,
nommé Balagny, fut envoyé en Pologne, sous le prétexte de demander
pour le duc d'Anjou la main de la princesse Anne, soeur de Sigismond,
mais en réalité pour étudier de près la situation du pays.

Plusieurs assemblées provinciales, ainsi qu'une assemblée générale des
États de la Pologne, prirent les mesures nécessaires pour maintenir la
tranquillité publique pendant l'interrègne. Les affaires de l'État
furent administrées par le grand-maréchal, au nom du primat et du
sénat. La diète de convocation[128] se réunit à Varsovie au mois de
janvier 1573. Le clergé catholique ne songea plus à triompher des
Anti-Papistes, il dut se résigner à défendre ses positions.
Karnkowski, évêque de Cujavie, proposa une loi qui devait assurer à
toutes les sectes chrétiennes de la Pologne, une parfaite égalité de
droits. Son but était de garantir ainsi les priviléges et les libertés
des évêques catholiques. Il demandait cependant qu'on supprimât
l'obligation imposée aux propriétaires, patrons des paroisses, de ne
conférer les bénéfices qu'aux prêtres catholiques romains. Mais
l'influence de Commendoni opéra un changement complet dans l'opinion
des évêques, qui se mirent à protester contre la mesure proposée par
un de leurs collègues, et refusèrent de la signer. Un seul fit
exception: ce fut François Krasinski, évêque de Cracovie et
vice-chancelier de Pologne; plaçant les intérêts de son pays au-dessus
des intérêts de Rome, il signa l'acte, qui fut accepté définitivement
par la diète, le 6 janvier 1573. Son patriotisme lui attira les plus
vives censures de Rome, et Commendoni le considéra comme suspect, au
point de vue de l'orthodoxie, et comme entièrement dévoué à
Firley[129]. La même diète fixa l'élection du roi au 7 avril, à
Kamien, petite ville voisine de Varsovie.

[Note 128: On appelait diète de _convocation_ celle qui se réunissait
après la mort du roi pour fixer l'époque et le lieu de l'élection,
convoquer l'assemblée élective et adopter les mesures nécessaires pour
maintenir la tranquillité dans le pays. Elle était toujours
_confédérée_, c'est-à-dire que le sénat votait avec la chambre des
députés et que les affaires étaient décidées à la majorité et non à
l'unanimité des suffrages.]

[Note 129: Ce prélat avait fort à coeur la Réforme de l'Église
nationale, et il en entretint très activement le roi Sigismond-Auguste,
dès 1555. C'était un homme aussi distingué par ses talents politiques
que par ses idées éclairées en matière de religion. J'ai dit plus haut
qu'il avait étudié à Wittemberg, sous Melanchton. Il compléta son
instruction ecclésiastique à Rome, et, après son retour en Pologne, il
fut nommé chanoine de Lowicz et archidiacre de Kalish. Il alla deux fois
à Rome pour régler les affaires de l'Église polonaise, et il fut envoyé
ensuite par Sigismond-Auguste, en qualité d'ambassadeur, auprès de
l'empereur Maximilien II. À la cour de Vienne, il se lia intimement avec
Étienne Batory, envoyé de Jean Zapolya, prince de Transylvanie; et
lorsque Batory fut plus tard mis en prison par l'empereur, Krasinski fit
les plus grands efforts pour obtenir sa liberté, et il y parvint.--Il
contribua puissamment à opérer la fusion législative de la Lithuanie
avec la Pologne, et il en fut récompensé par la dignité de
vice-chancelier de Pologne, puis par sa nomination à l'évêché de
Cracovie.

Cet évêché possédait un revenu très considérable, notamment la
souveraineté du duché de Sévérie, auquel étaient attachées toutes les
prérogatives royales (droit de battre monnaie, de conférer des titres
de noblesse, etc.). Aussi les évêques de Cracovie laissaient-ils
ordinairement de grandes richesses à leurs héritiers; mais Krasinski
dépensa toute sa fortune dans l'intérêt de l'Église ou de l'État.
Lorsque la Pologne, après le départ de Henri de Valois, fut envahie
par les Turcs, il envoya à ses frais un corps de cavalerie pour
grossir l'armée polonaise, et il reçut, à cette occasion, les
remerciements de la diète.

Étienne Batory, élu roi de Pologne, aurait sans doute placé Krasinski
à la tête de l'Église nationale; mais ce noble prélat mourut en 1579,
à l'âge de cinquante-quatre ans. Le dernier acte de sa vie fut
d'envoyer au roi, qui assiégeait alors Dantzick, un renfort de 50
cuirassiers et de 200 fantassins levés à ses frais. Il était déjà
malade, et la nouvelle de sa mort arriva au camp en même temps que le
corps de troupes dont il faisait don à son royal ami.

L'auteur de ce livre descend d'un frère de l'évêque Krasinski.

La famille des Krasinski s'enorgueillit de compter parmi ses membres
un autre prélat illustre, Adam Krasinski, évêque de Kamiénietz, dont
les efforts pour secouer le joug de l'invasion étrangère ont été
retracés avec détail par l'écrivain français Rulhière (_Histoire de
l'Anarchie de la Pologne_). Ce fut sur la proposition du même Adam
Krasinski, que l'élection royale fut abolie et que l'hérédité du trône
de Pologne fut proclamée par la célèbre constitution du 3 mai 1791.]

On présentait plusieurs candidats; mais deux seulement étaient
sérieux: l'archiduc Ernest d'Autriche, et Henri de Valois, duc
d'Anjou. Le parti de l'archiduc, dirigé par Commendoni, était le plus
fort; mais il ne tarda pas à perdre du terrain, par suite des fautes
que commirent les gens de l'empereur, et surtout à cause du
ressentiment qu'excitait, contre les Hapsbourg, l'atteinte portée,
par cette maison, aux libertés de la Bohême. Ce ressentiment devint si
vif, que Commendoni, voyant la cause perdue, transporta son influence
du côté du prince français.

La France déploya, à cette occasion, une adresse extraordinaire. Comme
l'avènement d'un prince français au trône de Pologne avait
principalement pour but de renverser la suprématie de l'Autriche et de
l'Espagne en agrandissant l'influence du Protestantisme en Europe, la
cour de France envoya en Allemagne, avant la mort de Sigismond-Auguste,
un agent nommé Schomberg, avec mission de préparer une alliance avec les
princes protestants. Dès que la mort de Sigismond fut connue, Montluc,
évêque de Valence, fut chargé de se rendre en Pologne, muni des
instructions de Coligny; mais il n'avait pas encore passé la frontière,
au moment où s'accomplit le massacre de la Saint-Barthélemy. On sait que
Coligny fut l'une des victimes de cette abominable journée. Montluc crut
devoir suspendre son voyage; mais Catherine de Médicis lui ordonna de
poursuivre sa route, sans changer un mot à ses instructions; ce qui
prouve avec quelle justesse et avec quel patriotisme Coligny avait
apprécié les intérêts français en Allemagne.

Montluc arriva en Pologne au mois de novembre 1572, et il y trouva la
situation respective des partis complètement changée. Les Papistes,
désespérant du succès de l'archiduc, s'étaient, depuis le massacre de
la Saint-Barthélemy, chaudement ralliés au duc d'Anjou, qu'ils
regardaient comme l'exterminateur de l'hérésie, tandis que les
Protestants, indignés, abandonnaient la cause de la France. Il y avait
même, parmi les Catholiques, des patriotes sincèrement révoltés par le
récit des atrocités commises à Paris[130]. Montluc eut donc à vaincre
d'immenses difficultés. Il fut vivement soutenu par sa cour, qui fit
les plus grands efforts pour démontrer que la Saint-Barthélemy était
un évènement politique, et non religieux, et le duc d'Anjou lui-même,
dans une lettre écrite aux États de Pologne, déclina toute
participation au massacre.

[Note 130: Choisain, qui accompagnait Montluc et qui a écrit le récit
de l'ambassade, dit que toutes les dames de Pologne, en parlant du
massacre de la Saint-Barthélemy, versaient d'abondantes larmes, comme
si elles avaient assisté à cette scène horrible.]

La diète d'élection s'ouvrit en avril 1573. Un auteur contemporain,
qui y assistait, dit que cette diète ressemblait plus à un camp qu'à
une assemblée civile; tout le monde était armé, et cependant il ne
coula pas une goutte de sang![131]

[Note 131: «Il y avait déjà à Varsovie un grand nombre d'hommes
d'armes et de nobles venus de toutes les parties du royaume avec leurs
amis et leurs vassaux. La plaine où ils avaient établi leurs tentes et
où devait se tenir la diète, présentait l'aspect d'un camp. On les
voyait se promener avec de grands sabres au côté, et parfois marcher
en troupes armées de piques, mousquets, arcs et flèches. Quelques-uns
même avaient amené des canons et se retranchaient dans leur camp. On
aurait pu croire qu'ils allaient à une bataille, et non à une diète;
que tous ces préparatifs étaient destinés à la guerre et non à un
conseil d'État; qu'il s'agissait plutôt de conquérir un royaume
étranger que de disposer de la couronne nationale. Du moins, en
présence de ce spectacle, il était permis de supposer que l'affaire
serait plutôt décidée par la force des armes que par une discussion et
par des votes.

»Mais ce qui me parut le plus extraordinaire, ce fut de voir que, au
milieu de cette foule d'hommes armés, et à un moment où il n'y avait
ni lois ni magistrats régulièrement établis, il ne se commit pas un
meurtre, pas une épée ne sortit du fourreau. Ces grands débats, où il
s'agissait de donner ou de refuser un royaume, se passèrent en
paroles, tant la nation polonaise a horreur de verser son sang dans
les guerres civiles!» (Voyez _Vie de Commendoni_, par Gratiani, liv.
IV, chap. X).]

Les détails relatifs à l'élection de Henri de Valois appartiennent à
l'histoire politique de la Pologne; il nous suffira donc de rappeler
que Montluc réussit à surmonter les obstacles que le massacre de la
Saint-Barthélemy venait d'opposer au succès de sa mission. Il repoussa
toutes les objections élevées contre son candidat, promit tout ce qui
était demandé, souscrivit à toutes les garanties que l'on réclamait en
matière politique et religieuse. Les Protestants, qui n'avaient point
de prince étranger à présenter comme candidat, désiraient l'élection
d'un Polonais; mais l'antagonisme des Luthériens rendait ce résultat
impossible. Voyant alors que leur opposition pourrait entraîner une
guerre civile, les Protestants résolurent d'accepter la candidature du
duc d'Anjou, en stipulant, pour leur religion, de solides garanties.
Firley, leur principal chef, rédigea des conditions qui devaient
protéger, non-seulement les Protestants de Pologne, mais encore ceux
de France, et Montluc fut obligé de les accepter sous peine de voir
échouer l'élection.

En vertu de ces stipulations, signées le 4 mai 1573, le roi de France
devait accorder aux Protestants de ce royaume, une amnistie complète,
ainsi que la liberté religieuse; les Protestants qui désiraient
quitter le pays devaient être autorisés à vendre leurs biens ou à
toucher leurs revenus, pourvu qu'ils ne se retirassent pas dans des
contrées ennemies de la France; ceux qui avaient émigré pouvaient
rentrer dans le royaume. Toute procédure contre les Protestants
accusés de trahison devait être annulée. Ceux qui avaient été
condamnés reprendraient leurs honneurs et leurs biens, et on
accorderait une indemnité aux enfants de ceux qui avaient été
massacrés. Le roi devait désigner, dans chaque province, certaines
villes où les Protestants pourraient exercer librement leur religion,
etc.[132]--De telles conditions permettent d'apprécier les avantages
qu'aurait procurés, au Protestantisme, l'établissement définitif de la
Réforme en Pologne. Ce pays avait alors une telle influence, et le
sentiment religieux y était si profond, que son exemple eût entraîné
toute l'Europe.

[Note 132: Popelinière, _Histoire de France_, 1581, vol. II, fol. 176,
p. II.]

Une ambassade composée de douze nobles, parmi lesquels se trouvaient
plusieurs Protestants, se rendit à Paris afin d'annoncer au duc
d'Anjou son élection au trône de Pologne. De Thou décrit l'admiration
universelle qu'ils excitèrent par la splendeur de leur appareil, et
plus encore par leur science et leur distinction[133]. Leur arrivée
influa favorablement sur les intérêts des Protestants français. Le
siége de Sancerre fut suspendu, et les Protestants de cette ville
furent admis à traiter à de meilleures conditions. Malgré la
prééminence du parti papiste, qui rendait très difficile
l'accomplissement des promesses faites par Montluc, la cour de France,
par un édit de juillet 1573, accorda aux Protestants plusieurs
concessions importantes. Ainsi, on interdit la publication de tout
libelle dirigé contre eux; on leur garantit, dans les villes de
Montauban, La Rochelle et Nîmes, la faculté d'exercer publiquement la
religion protestante, qui pouvait être professée en particulier dans
toutes les parties du royaume, sauf dans un rayon de deux lieues de
Paris; enfin, la vie et les biens des Protestants furent déclarés
inviolables. Malgré ces concessions, les membres protestants de
l'ambassade polonaise, abandonnés et même combattus sur ce point par
leurs collègues catholiques, insistèrent sur l'exécution complète du
traité signé avec Montluc; mais leurs réclamations demeurèrent sans
résultat[134].

[Note 133: Il n'y en avait pas un seul parmi eux qui ne parlât le
latin; beaucoup savaient l'italien et l'espagnol, et quelques-uns
parlaient le français très purement, et on aurait pu les prendre pour
des hommes élevés sur les bords de la Seine et de la Loire plutôt que
pour des riverains de la Vistule ou du Dnieper. Ils firent rougir nos
courtisans, qui ne se contentent pas d'être très ignorants par
eux-mêmes, mais qui affectent en outre d'être les ennemis déclarés de
tout savoir... (_De Thou_, livre 56).]

[Note 134: Popelinière reproduit le texte des remontrances adressées à
Charles IX par les ambassadeurs polonais. Cette pièce n'a pas moins de
quatre pages in-folio. (Voyez son _Histoire_, vol. II, fol. 196 et
suiv.). Les ambassadeurs pressèrent, en outre, le roi, de réclamer la
liberté de la veuve de Coligny, détenue à Turin, et de réviser le
procès de l'amiral, qui avait été condamné par un tribunal partial et
inique.]

Pendant que l'ambassade polonaise était à Paris, le parti papiste
essaya, par ses intrigues, de détruire l'effet des garanties
constitutionnelles données à la liberté des cultes. Hosius prétendit
que la loi du 6 janvier 1573, constituait un crime contre Dieu, et
qu'elle devait être abolie par le nouveau roi; il engagea vivement
l'archevêque de Gniezno et le fameux cardinal de Lorraine, à empêcher
le roi de prêter serment en faveur de la liberté des cultes. Enfin,
lorsque Henri prêta ce serment, il lui conseilla ouvertement le
parjure, en lui affirmant que la foi jurée aux hérétiques pouvait être
violée impunément[135]. Guillaume Ruzeus, confesseur de Henri, fut
chargé d'expliquer au roi que son devoir était de trahir son serment.
Solikowski donna au prince un avis plus dangereux encore, en lui
faisant observer que, placé sous le joug de la nécessité, il devait
promettre et jurer tout ce qu'on lui demandait, et prévenir ainsi la
guerre civile; mais que, une fois en possession du trône, il se
trouverait parfaitement en mesure d'abattre l'hérésie sans même user
de violence.

[Note 135: Hosius envoya au roi Rescius, son confident (plus tard son
biographe), et il lui rappela en outre, dans une lettre du 13 octobre
1573, «qu'il ne devait pas suivre l'exemple d'Hérode, mais bien plutôt
celui de David, qui n'avait point cru devoir garder un serment
irréfléchi. Il ne s'agissait pas d'un seul Nabal, mais de plusieurs
milliers d'âmes qui pouvaient être livrées au diable. Le roi avait
péché avec Pierre; il devait, comme Pierre, reconnaître son erreur et
se convaincre que son serment ne pouvait le lier à l'iniquité. Il
n'était pas nécessaire de le relever de son serment, attendu que,
suivant toute loi, les actes irréfléchis sont nuls et non avenus...»]

Ce fut le 10 septembre 1573, en l'église Notre-Dame de Paris, que fut
solennellement présenté, à Henri, le diplôme de son élection. L'évêque
Karnkowski, membre de l'ambassade polonaise, protesta, au commencement
de la cérémonie, contre l'article du serment qui garantissait la
liberté religieuse. Cette démarche produisit une certaine confusion,
et le Protestant Zborowski s'adressa ainsi à Montluc: «Si vous n'aviez
pas accepté, au nom du duc, les conditions relatives à la liberté des
cultes, nous aurions pu empêcher l'élection.» Henri feignit de ne pas
comprendre, mais Zborowski, se tournant vers lui, ajouta: «Je répète,
Sire, que si votre ambassadeur n'avait pas accepté la condition qui
garantit la liberté des cultes en Pologne, nous aurions empêché votre
élection, et que si, en ce moment, vous ne confirmez pas les promesses
qui ont été faites, vous ne serez pas notre roi.» À la suite de cet
incident, les membres de l'ambassade entourèrent leur nouveau
souverain, et l'un d'eux, appartenant à la religion catholique, lut la
formule du serment que Henri répéta sans hésitation. L'évêque
Karnkowski s'approcha du roi après la prestation du serment, et
déclara que l'octroi de la liberté religieuse ne devait point porter
atteinte à l'autorité de Rome; le roi souscrivit par écrit à cette
déclaration.

Henri quitta Paris au mois de septembre; il voyagea à petites
journées, et n'arriva en Pologne qu'au mois de janvier 1574. Malgré
les termes de son serment, les Protestants n'étaient pas complètement
rassurés, et ils résolurent d'observer attentivement la conduite de
leurs adversaires lors de la diète du couronnement. Leurs craintes
n'étaient que trop fondées. Gratiani, secrétaire de Commendoni, partit
de Cracovie, muni des instructions du parti papiste; il joignit Henri
en Saxe, lui fit observer qu'il avait le droit de gouverner la Pologne
à titre de souverain absolu, et lui traça le plan à suivre pour
détruire les libertés que le roi avait juré de maintenir. On connut
bientôt les doctrines soutenues par Hosius sur la valeur du serment,
les lettres qu'il avait écrites au clergé polonais pour l'engager à
violer la loi du 6 janvier 1573, et pour assurer que le serment prêté
à Paris n'était qu'une feinte, le roi devant, après son couronnement,
proscrire toutes les Églises contraires à celles de Rome. Les évêques
manifestèrent ouvertement l'intention de modifier la formule du
serment de Paris. Le légat du pape prêcha dans le même sens. Ces
intrigues excitèrent naturellement les soupçons du parti protestant,
qui paraissait même disposé à empêcher le couronnement de Henri et à
déclarer l'élection nulle et non avenue. Le pays était à la veille
d'une guerre religieuse.

Le roi gardait en apparence une attitude de neutralité entre les deux
partis; toutefois, il fit savoir qu'il était disposé à prêter un
serment qui serait conforme au vote unanime du sénat et de la Chambre
des nonces; c'était, en réalité, mettre en doute la légalité du
serment qu'il avait prêté à Paris et qui avait été prescrit, non point
par l'unanimité, mais seulement par la majorité des représentants de
la nation. L'influence du parti de Rome devenait de plus en plus
sensible, et, bien que l'époque du couronnement fût proche, il n'y
avait encore rien de décidé sur la formule du serment. Avant le
commencement de la cérémonie, Firley, grand-maréchal, Zborowski,
palatin de Sandomir, Radziwill, palatin de Vilna, et quelques autres
chefs protestants, se rendirent au cabinet du roi et lui proposèrent,
soit d'omettre entièrement la partie du serment relative aux affaires
religieuses (c'est-à-dire de ne garantir ni les droits des Protestants
ni ceux de la hiérarchie romaine), soit de répéter la formule de
Paris. Le roi, n'osant manquer ouvertement à une promesse solennelle,
essaya d'une réponse évasive en assurant qu'il défendrait l'honneur et
les biens des Protestants; mais Firley insista pour que le serment de
Paris fût répété sans restriction d'aucune sorte. Pendant le cours de
la cérémonie, et au moment où la couronne allait être placée sur la
tête du roi, Firley déclara que si le serment en question n'était pas
prêté, il ne permettait pas que le couronnement eût lieu, et en même
temps, assisté de Dembinski, chancelier de Pologne, Protestant comme
lui, il présenta à Henri, qui était agenouillé au pied de l'autel, un
parchemin contenant la formule arrêtée à Paris. Cette hardiesse
effraya le roi qui se leva immédiatement; les dignitaires placés
auprès de lui demeurèrent muets de surprise; mais Firley s'empara de
la couronne et dit à Henri à haute voix: «Si vous ne jurez pas, vous
ne régnerez pas.» De là, grande confusion! les Catholiques furent
frappés d'épouvante, quelques Protestants même, entre autres Zborowski
et Radziwill, hésitèrent déjà. Firley ne s'émut pas, il obligea le roi
à répéter le serment de Paris; il sauva ainsi par son courage la
liberté religieuse de son pays.

Le serment que Henri avait prêté à contre-coeur, n'était point de
nature à dissiper les craintes et les soupçons des Protestants. Chaque
jour les évêques, encouragés par la faveur du roi, devenaient plus
audacieux et parlaient hautement de leurs projets; il y avait dans
tout le pays un mécontentement général produit par l'influence
croissante du clergé. Les Zborowski, famille protestante bien
accueillie à la cour par suite de l'appui qu'elle avait donné à
l'élection de Henri, vit peu à peu son crédit s'évanouir. Firley
mourut, et on soupçonna le poison. Enfin, par ses moeurs dissolues, le
roi blessait ouvertement le sentiment public. Le dégoût était
universel et la guerre civile était imminente, lorsque, fort
heureusement, Henri quitta secrètement la Pologne en apprenant la mort
de son frère Charles IX, auquel il succéda comme roi de France, sous
le nom de Henri III.

Après avoir attendu pendant près d'un an le retour de Henri, les
Polonais déclarèrent le trône vacant, et élurent pour roi Étienne
Batory, prince de Transylvanie. Sorti des rangs du peuple, Batory ne
devait son élévation qu'à son propre mérite, et il était si populaire,
que les évêques n'osèrent pas s'opposer à son élection, bien qu'il fût
Protestant. Ils envoyèrent cependant auprès de lui leur collègue
Solikowski, dont j'ai déjà eu occasion de parler plus haut. Celui-ci
se trouvait dans une situation très difficile; car, parmi les treize
délégués chargés d'annoncer à Batory son élection au trône de Pologne,
il y avait douze Protestants. Solikowski parvint à obtenir une
entrevue avec Batory, et il réussit à lui persuader qu'il n'avait
aucune chance de se maintenir sur le trône s'il ne professait
publiquement le Catholicisme; il lui démontra que la princesse Anne,
soeur de Sigismond-Auguste, catholique zélée, ne consentirait jamais à
prendre pour époux un Protestant; or, cette alliance était au nombre
des conditions imposées au nouvel élu. Batory céda, et les délégués
protestants furent très désappointés lorsque, le lendemain, ils virent
le roi assister dévotement à la messe. Cet acte ranima les espérances
des Catholiques, dont la cause était si compromise.

Batory garantit sans hésitation les droits des Protestants. Il
s'opposa à toute persécution religieuse, et récompensa le mérite sans
distinction de culte. Ce grand prince, dont le règne dura dix ans et
doit être rangé au milieu des règnes les plus glorieux de la Pologne,
causa cependant un grand préjudice à son pays en protégeant les
Jésuites. J'ai déjà raconté comment, par l'influence de Hosius, cette
corporation s'était introduite en Pologne, et comment elle s'était
placée sous le patronage de la princesse Anne, devenue l'épouse
d'Étienne Batory. Ils ne firent qu'augmenter leur influence en
laissant croire au roi qu'ils pouvaient développer les arts et les
sciences en Pologne. Batory fonda, pour leur ordre, l'Université de
Vilna, le collége de Polotzk et quelques autres établissements
auxquels il accorda de riches dotations, malgré l'opposition des
Protestants.

L'influence des Jésuites nuisit à la politique extérieure de Batory,
qui, après avoir fait essuyer plusieurs défaites aux armées
moscovites, était déjà entré en Russie. Il s'arrêta dans sa marche
victorieuse en signant le traité de paix de 1582, d'après les conseils
du célèbre Jésuite Possevinus, qui, trompé par les promesses du czar
Ivan Vassilévitch, engagea Batory à abandonner tous les avantages de
la campagne.



CHAPITRE X.

POLOGNE.

(Suite.)

     Élection de Sigismond III. -- Son caractère. -- Sa soumission
     complète aux Jésuites; efforts de ces derniers pour détruire le
     Protestantisme en Pologne. -- Exposé des manoeuvres des Jésuites
     et leur succès. -- Histoire de l'Église d'Orient en Pologne. --
     Histoire de la Lithuanie. -- Rôle de l'Église d'Orient dans ce
     pays; dualisme religieux des princes lithuaniens. -- Union avec
     la Pologne. -- Les Jésuites entreprennent de soumettre l'Église
     de Pologne à la suprématie de Rome. -- Instructions données par
     eux à l'archevêque de Kioff, pour préparer en secret l'union de
     son Église avec Rome tout en paraissant s'y opposer. -- L'Union
     est conclue à Brestz; ses déplorables effets pour la Pologne. --
     Lettre du prince Sapiéha.


Étienne Batory mourut en 1586, et fut remplacé sur le trône de Pologne
par Sigismond III, fils de Jean, roi de Suède, et de Catherine
Jagellon, soeur de Sigismond-Auguste. Le nouveau roi dut en grande
partie son élection à sa qualité d'unique représentant, par sa mère,
de la dynastie, pour laquelle la nation avait conservé un vif
attachement, et dont la descendance mâle s'était éteinte avec
Sigismond-Auguste. La mère de Sigismond III professait avec ardeur la
foi romaine, et s'était mise entièrement à la merci des Jésuites. Son
royal époux, fils du grand Gustave Wasa, se disait Luthérien; mais il
variait parfois dans ses opinions religieuses et inclinait vers Rome.
Il permit que son fils et successeur Sigismond fût élevé dans la
religion romaine, pensant lui faciliter ainsi son avènement au trône
de Pologne: ce fut pour la même raison que le jeune prince apprit la
langue polonaise. Le roi Jean entama à diverses reprises des
négociations avec le Jésuite Possevinus et d'autres envoyés du pape,
en vue d'une réconciliation avec le siége de Rome; il demanda que la
communion sous les deux espèces, le mariage des prêtres et la
célébration de la messe dans la langue nationale, fussent autorisés en
Suède. Le pape rejeta ces conditions; et on peut douter que le roi ait
eu l'intention sincère de mener à bonne fin cette réconciliation avec
Rome, car il aurait vraisemblablement provoqué une révolte de ses
sujets et compromis sa couronne. Il regretta même d'avoir élevé son
fils dans les principes catholiques; mais le jeune prince était
profondément dévoué à sa foi, et son père ne put jamais le décider à
assister à une cérémonie luthérienne.

Ses dispositions étaient si bien connues à Rome, que Sixte V écrivit à
l'ambassadeur de France que Sigismond abolirait le Protestantisme,
non-seulement en Pologne, mais encore en Suède. Cette élection
menaçait donc en Pologne la cause protestante, déjà mise en péril par
la déplorable partialité qu'Étienne Batory avait montrée en faveur des
Jésuites, et par les nombreuses écoles que cet ordre avait fondées. Si
la réaction romaine avait pu faire de si grands progrès sous le règne
d'un prince qui désirait défendre la liberté religieuse de ses sujets,
que ne devait-on pas attendre de la bigoterie excessive de Sigismond
III? Et, en effet, toute la politique de ce prince pendant son long
règne (de 1587 à 1632) eut exclusivement pour but d'assurer la
suprématie de Rome dans les affaires intérieures et dans les relations
extérieures de la Pologne, au prix même de l'intérêt national sacrifié
sans scrupule. Ce déplorable système compromit la prospérité de la
Pologne et prépara la décadence et la ruine de ce malheureux pays. Le
parti anti-romain était encore assez fort pour empêcher toute
persécution ouverte; la persécution, d'ailleurs, était interdite par
la loi. Mais Sigismond, docile aux conseils des Jésuites, essaya avec
succès de la corruption, et il adopta un plan analogue à celui que
Gratiani avait proposé à Henri de Valois.

Bien que son autorité fût limitée, à certains égards, le roi avait
conservé, pour la distribution des honneurs et des richesses, des
prérogatives beaucoup plus étendues que celles des autres souverains
de l'Europe[136], et il se fit une règle de n'admettre à ses faveurs
que les Catholiques romains, et plus particulièrement les prosélytes
que l'intérêt, plutôt que la raison, avait convertis. L'influence que
les Jésuites exerçaient sur ce prince, était sans limite. Sigismond se
glorifiait du titre de roi des Jésuites, et, par le fait, il n'était
qu'un instrument docile aux mains des disciples de Loyola, dont le
patronage était nécessaire pour obtenir tous les bénéfices, et qui
exigeaient de leurs protégés un dévouement complet non-seulement à la
cause de Rome, mais encore aux intérêts de leur ordre. En
conséquence, les principales dignités de l'État et les riches domaines
de la couronne n'étaient plus le prix de services rendus au pays; on
ne les obtenait qu'en faisant profession de Romanisme, et ils étaient
employés à doter les Jésuites. Aussi les richesses de cet ordre
s'accrurent si rapidement, qu'en 1607 ils possédaient 400,000 dollars
de revenu (environ 2,500,000 francs), somme énorme à cette époque. Les
Jésuites fondèrent partout des colléges; ils possédaient cinquante
écoles où étaient instruits la plupart des enfants de la noblesse:
c'était là le but principal de leur ambition, car ils voulaient
surtout s'emparer de l'éducation nationale et établir ainsi leur
influence, ou plutôt leur domination, sur le pays.

[Note 136: Les rois de Pologne disposaient d'un grand nombre de
domaines connus sous le nom de _Starosties_, qu'ils étaient tenus de
distribuer à des nobles qui les conservaient pendant leur vie. Ces
dons, originairement concédés en récompense de services rendus,
étaient appelés _panis bene merentium_; mais comme le roi était
entièrement libre de les distribuer à sa guise, il s'en servait dans
l'intérêt de son autorité. Ils furent largement exploités par
Sigismond III, qui les donnait à ceux de ses sujets qui abandonnaient
le Protestantisme ou l'Église grecque pour se convertir à la cause de
Rome.]

J'ai retracé les progrès considérables que la Réforme avait faits en
Lithuanie, grâce aux efforts du prince Nicolas Radziwill, surnommé le
Noir, et à ceux de son cousin et homonyme Radziwill Rufus, j'ai
également signalé les dispositions favorables manifestées à l'égard
des Jésuites par le roi Étienne Batory, qui fonda pour eux
l'Université de Vilna, ainsi que plusieurs colléges. La majorité des
habitants de la Lithuanie appartenaient soit aux Confessions
protestantes, soi à l'Église grecque; aussi ce fut dans ce pays que
les disciples de Loyola déployèrent le plus d'activité. Un auteur
catholique de nos jours[137], qui a écrit cette histoire avec
impartialité et dont les travaux annoncent de profondes recherches, a
décrit, ainsi qu'il suit, les manoeuvres employées par les Jésuites
pour atteindre leur but.

[Note 137: Lukaszewicz, _Histoire des Églises helvétiques de la
Lithuanie_, en polonais, 2 vol. in-8º. Posen, 1842, 1843.]

Après avoir rappelé la fondation des colléges livrés par Batory à
cette corporation, cet auteur ajoute:--«L'exemple du roi fut suivi par
quelques magnats lithuaniens, notamment par Christophe Radziwill, qui
établit un collége de Jésuites à Nieswiez en 1584; il avait été
rattaché à l'Église catholique par les conseils du célèbre Jésuite
Skarga, et il avait déterminé ses jeunes frères, Georges (devenu plus
tard cardinal et archevêque de Vilna et de Cracovie), Albert et
Stanislas, à abandonner la Confession de Genève.

Ce retour des fils de Radziwill le Noir à la foi de leurs pères, porta
une rude atteinte aux progrès de la Confession de Genève en Lithuanie;
car les nouveaux convertis chassèrent immédiatement, de leurs vastes
domaines, tous les ministres protestants, et donnèrent les Églises aux
Catholiques. Dès ce moment, cette branche de la famille des Radziwill
fit une opposition vigoureuse au Protestantisme, qui était soutenu par
Radziwill Rufus, et son exemple engagea un grand nombre de nobles à
rentrer dans le sein de l'Église romaine. Les Jésuites, favorisés par
le roi, invitèrent les membres les plus distingués de leur société à
venir enseigner dans leurs écoles et prêcher dans leurs chaires. Ils
attaquèrent les Protestants par des écrits de polémique; sur ce
terrain, les Protestants pouvaient leur répondre, avec des hommes tels
que Volanus, Lasiçki, Sudrovius, etc.; mais les Jésuites, là comme
ailleurs, ne tardèrent pas à faire usage d'autres armes. Du haut de la
chaire, ils déclamèrent contre Zwingle, Luther, Calvin et leurs
adhérents; ils provoquèrent les Protestants à des disputes publiques,
s'adressèrent à la multitude dans les marchés et dans tous les lieux
de réunion, recherchèrent la faveur des nobles afin de les gagner à
leur cause; bref, ils ne négligèrent aucun moyen pour affaiblir ou
calomnier leurs adversaires, ils poussèrent la foule à détruire les
temples protestants, bien que, d'après les lois de la Lithuanie, ce
fût un crime capital. En 1581, ils persuadèrent à l'évêque de Vilna
d'interdire aux Protestants qui portaient leurs morts au cimetière, la
rue dans laquelle leur église était située; et comme les Protestants
ne tenaient pas compte de cette défense, leurs élèves, aidés de la
populace, attaquèrent les ministres qui revenaient d'un enterrement,
et les laissèrent pour morts. Ces mêmes élèves avaient formé le projet
de détruire les temples de Vilna, en profitant de l'absence de
Radziwill Rufus, palatin de la ville et commandant en chef les forces
de la Lithuanie, parti alors pour faire campagne contre la Moscovie.
Toutefois, ces excès furent prévenus par un ordre rigoureux du roi,
qui céda aux instances du plus illustre et du plus dévoué de ses
généraux.

Radziwill Rufus jouissait, en effet, de la faveur de son souverain et
d'une grande influence dans son pays; il les employait au service de
ses coreligionnaires, qu'il défendait par tous les moyens dont il
disposait. Il donna asile aux ministres qui avaient été chassés par
Radziwill le Noir; il attacha à sa cour les Protestants les plus
instruits, encouragea leurs travaux, et ouvrit aux plus méritants
l'accès des dignités et des honneurs. S'appuyant sur les troupes
nombreuses placées sous son commandement, il tint les Jésuites en
respect dans toutes les parties de la Lithuanie, et les empêcha de
persécuter ouvertement les Réformistes. Mais il mourut en 1584,
accablé par l'âge et épuisé de fatigue; sa mort affligea vivement les
Protestants, qu'elle priva d'un puissant appui, et elle répandit la
joie dans le camp des Jésuites, qui voyaient tomber le plus ferme
soutien de la Confession de Genève.

Son fils Christophe succéda à toutes ses dignités; mais il n'avait pas
rendu au pays les mêmes services; il ne possédait pas la même
influence, et les Jésuites pouvaient lui opposer la branche catholique
de la famille des Radziwill. Cette branche fit alors les efforts les
plus énergiques pour détruire l'ouvrage de Radziwill le Noir; Georges,
cardinal et évêque de Vilna, déclara une guerre d'extermination aux
Réformistes de la Lithuanie. Dès qu'il eut pris possession de son
siége, il donna l'ordre de saisir les écrits protestants chez tous les
libraires de Vilna, et de les brûler devant l'église du collége des
Jésuites. Il n'y avait pas un seul point de la Lithuanie où cette
société n'eût ses missions; on la retrouvait dans les maisons des
nobles, dans les églises, aux fêtes, aux enterrements, partout enfin,
et partout à la recherche des conversions. Elle parlait au coeur de la
foule en séduisant les yeux, par le charme des représentations
scéniques qui rappelaient la canonisation des saints, par des
processions, par des reliques exposées en grande pompe, etc. Tous ces
actes avaient pour but de faire impression sur la multitude et
d'effacer les Protestants, dont les Jésuites ne cessaient de
ridiculiser le culte et de le rendre odieux par leur polémique
toujours pleine de personnalité. Les calomnies les plus violentes
étaient dirigées contre les Protestants les plus vertueux et les plus
instruits, particulièrement contre ceux qui appartenaient à la
Confession de Genève; Volanus[138], par exemple, qui, grâce à sa
sobriété, vécut près de quatre-vingt-dix ans, fut traité d'ivrogne. On
répandit contre Sudrowski[139], dont le savoir égalait celui des
Jésuites les plus érudits, le bruit qu'il s'était rendu coupable de
vol et qu'il avait rempli l'office de bourreau. Dès qu'un synode
protestant se réunissait, on voyait paraître un pamphlet contenant une
lettre du diable aux membres de cette assemblée, quelque histoire
ridicule sur ses délibérations, etc. Lorsqu'un prêtre protestant se
mariait, il était sûr de recevoir un épithalame écrit par les
Jésuites; et, lorsqu'un ministre mourait, ceux-ci publiaient des
lettres qu'il était censé adresser de l'enfer aux principaux membres
de sa secte. Toutes ces pièces de bouts-rimés, nourries de gros sel,
produisaient nécessairement un grand effet sur la populace. Les
Protestants réfutaient les calomnies des Jésuites; mais les Jésuites
revenaient à la charge, et, en fin de compte, ils réussirent à couvrir
de haine et de mépris les ministres de la religion réformée[140].

[Note 138: André Volanus, né en Silésie, mais élevé en Pologne où il
arriva dès sa jeunesse, était l'un des hommes les plus instruits de
son temps. Protégé par Radziwill le Noir, il remplit avec talent
d'importantes fonctions et reçut en récompense de vastes terrains. Il
composa plusieurs ouvrages politiques; ce furent ses écrits contre les
Jésuites et les Sociniens qui le firent surtout connaître. Il mourut
en 1610.]

[Note 139: Stanislas Sudrowski était un homme instruit et renommé pour
ses vertus. Il fut ministre de l'Église de Genève et surintendant du
district de Vilna. Il publia plusieurs ouvrages, dont l'un, intitulé
_Idolatriæ Loyolitarum oppugnatio_, excita à tel point le ressentiment
des Jésuites, que ceux-ci demandèrent au roi que l'auteur et le livre
fussent brûlés sur le même bûcher.]

[Note 140: _Lukaszewicz_, vol. I, pages 47-85.]

Cette lutte, commencée sous le règne d'Étienne Batory, ne fit que
s'envenimer sous le règne de Sigismond III, qui était entièrement
dévoué aux Jésuites. Les écoles et les colléges ouverts par cet ordre
devinrent l'instrument le plus énergique des conversions;
l'instruction y était gratuite, et on y admettait, on cherchait même à
y attirer les élèves protestants et ceux qui appartenaient à l'Église
grecque. Ce libéralisme apparent gagna aux Jésuites un grand nombre de
partisans, même parmi les adversaires de Rome, et, comme on voyait
beaucoup de jeunes gens qui avaient pu terminer leurs études chez les
Jésuites sans abandonner leur religion, les Protestants et les Grecs
ne faisaient aucune difficulté d'envoyer leurs enfants dans ces
colléges, qui étaient établis sur tous les points du pays, tandis que
les écoles protestantes se trouvaient fort éloignées. Les Protestants
possédaient cependant d'excellentes écoles où l'éducation était
supérieure à celle des Jésuites; mais comme ces établissements
n'étaient soutenus que par des contributions volontaires, ils ne
pouvaient lutter contre leurs concurrents, qui jouissaient de riches
dotations. La plupart de ceux qui étaient entretenus par la libéralité
des grandes familles protestantes, cessèrent d'exister ou furent
convertis en écoles catholiques, dès que leurs patrons furent rentrés
dans le sein de la vieille Église. Les Jésuites apportaient le plus
grand soin à rattacher leurs élèves à leur ordre, en les traitant avec
une extrême douceur, en les patronnant dans toutes les carrières, en
les maintenant le plus long-temps possible sous leur tutelle, afin de
bien connaître leurs dispositions et de s'en servir dans l'intérêt de
leurs desseins[141]. Les élèves protestants devinrent ainsi l'objet de
l'attention particulière des Jésuites qui, maîtres de l'esprit des
enfants, pouvaient exercer sur les parents une influence plus
efficace. D'une part, les Jésuites persécutaient très activement les
ministres et les écrivains de l'Église réformée; d'autre part, ils
employaient tous les moyens de séduction à l'égard des laïques, et
notamment des hommes riches et haut placés, auxquels ils prodiguaient
les bons procédés et les services. Ils entreprirent alors de convertir
les familles, ou au moins quelques-uns de leurs membres, en ébranlant
leur foi par la subtilité des arguments, puis en leur présentant les
faveurs royales et tous les avantages temporels comme prix de leur
retour à la religion catholique. En outre, ils s'entremettaient dans
les mariages, et tâchaient d'unir les Protestants influents avec de
jeunes filles catholiques, belles, riches et entièrement dévouées à
leur ordre. Cette politique fut couronnée d'un plein succès; car si
les dames catholiques ne réussissaient pas toujours à convertir leurs
maris, elles obtenaient au moins que leurs enfants fussent élevés dans
la foi catholique, et ce fut ainsi que beaucoup de familles
protestantes revinrent à l'Église romaine. Le zèle des Jésuites a
souvent entraîné les conséquences les plus déplorables au sein des
familles, où s'introduisaient les divisions de sectes et de cultes.
Tel qui avait jusqu'alors résisté à toute séduction, se laissait
gagner par les conseils affectueux, par l'insistance, par le désespoir
d'un parent soumis à l'influence des Jésuites, et ces prédications du
foyer domestique étaient plus puissantes que les plus forts
raisonnements. On sait bien, d'ailleurs, que l'Église de Rome a fait
plus de prosélytes en parlant à l'imagination et au coeur qu'en
s'attaquant à la raison.

[Note 141: Le système d'éducation pratiqué par les Jésuites est
admirablement décrit par Broscius, prêtre catholique, professeur de
l'Université de Cracovie et l'un des hommes les plus éclairés de son
temps, dans un livre publié en polonais vers 1620 sous ce titre:
_Dialogue entre un propriétaire et un curé._ Cet ouvrage excita la
colère des Jésuites qui, ne pouvant se venger sur l'auteur, s'en
prirent à l'éditeur qui fut, à leur instigation, fouetté en place
publique, puis banni. Voici un extrait de Broscius: «Les Jésuites
enseignent aux enfants la grammaire d'Alvar, qui est très difficile et
très longue à apprendre. Ils ont, pour cela, plusieurs raisons: 1º En
gardant long-temps leurs élèves dans les écoles, ils peuvent recevoir
un plus grand nombre de présents. (Dans une autre partie de son
ouvrage, Broscius a démenti que les Jésuites recevaient en dons
volontaires des parents et des élèves une valeur supérieure à celle
qu'eût produite le paiement régulier d'une pension); 2º Ils peuvent
connaître à fond le caractère de leurs élèves; 3º Dans le cas où les
amis de l'enfant voudraient le retirer de l'école, les Jésuites ont un
prétexte pour le retenir, en disant qu'il faut au moins lui laisser le
temps d'apprendre la grammaire, fondement de toute science; 4º Ils
gardent leurs élèves jusqu'à l'âge adulte, afin d'engager dans leur
ordre ceux qui ont le plus de talent ou qui attendent les plus forts
héritages. Lorsqu'un enfant n'a ni talent ni espérance de fortune, ils
ne le retiennent pas. Et alors, le malheureux, incapable de rien
faire, en est réduit à invoquer la charité des Jésuites, qui lui
procurent quelque place subalterne dans la maison d'un de leurs
patrons, et s'en servent ensuite dans l'intérêt de leur cause.»]

Je ne puis passer sous silence le fait suivant, qui caractérise
parfaitement la politique des Jésuites. Dans une émeute, à Vilna, le
fils d'un noble protestant nommé Lenczyçki, enfant de quinze ans, se
précipita au milieu de la populace furieuse, qui criait: «Mort aux
hérétiques!» et se déclara hardiment Protestant et prêt à mourir pour
sa foi. Les Jésuites furent frappés d'admiration. Non-seulement ils
protégèrent le jeune homme, mais encore ils l'accablèrent de caresses
et le rendirent sain et sauf à ses parents. Ils réussirent ensuite à
le convertir et à en faire l'un des membres les plus distingués de
leur ordre.

Les Jésuites polonais comptèrent dans leurs rangs plusieurs hommes de
talent, tels que Casimir Sarbiewski, ou Sarbievius, le premier poète
latin des temps modernes[142]; Smigleçki ou Smiglecius, dont le traité
sur la logique, adopté dans différentes écoles, fut réimprimé à Oxford
en 1658. Mais leur système d'éducation était plus propre à arrêter
qu'à développer les progrès des élèves; car ils suivirent en Pologne
la méthode qu'ils avaient appliquée en Bohême, où, selon la remarque
de Pelzel, «ils se contentèrent de donner à leurs disciples les
écailles du savoir, tandis qu'ils gardèrent l'huître pour eux.» Les
déplorables effets de ces vices d'éducation ne tardèrent pas à se
révéler. À la fin du règne de Sigismond III, alors que les Jésuites
s'étaient emparés presque exclusivement de la direction des écoles
publiques, la littérature nationale avait décliné avec une rapidité
égale à celle de ses progrès pendant le siècle précédent. La Pologne
qui, depuis la moitié du XVIe siècle jusqu'à la fin du règne de
Sigismond III (1632), avait produit une foule d'ouvrages remarquables
en langue polonaise comme en langue latine, ne put citer qu'un très
petit nombre d'écrits remarquables composés depuis cette époque
jusqu'à la seconde partie du XVIIIe siècle. Le mélange de locutions
latines avec la langue polonaise, dit macaronisme, créa un style
barbare qui déshonora, pendant plus d'un siècle, la littérature
nationale.

[Note 142: Grotius s'exprime ainsi sur Sarbiewski: «_Non solum equavit
sed etiam superavit Horatium._» Non-seulement il égala, mais encore il
surpassa Horace. Il y a assurément beaucoup d'exagération dans ce
jugement.]

Comme le but des Jésuites était surtout de combattre les
Anti-papistes, le principal objet de leur enseignement se rattachait à
la polémique religieuse; en sorte que leurs élèves les plus
distingués, au lieu d'acquérir de solides connaissances qui les
eussent rendus utiles au pays, perdaient leur temps à étudier les
vaines subtilités de la dialectique. Les disciples de Loyola savaient
bien que, de toutes les faiblesses humaines, la vanité est celle qui
offre le plus de prise, et ils étaient aussi prodigues de louanges
pour leurs partisans que prodigues d'injures pour leurs adversaires.
Ils accablèrent de flatteries les bienfaiteurs de leur ordre, et le
style de leurs panégyriques enthousiastes atteste la décadence
complète du goût et du sentiment littéraire chez un peuple qui pouvait
applaudir à de tels écrits. Les oeuvres classiques du XVIe siècle ne
furent point réimprimées, tant que domina l'influence des Jésuites.
Les hommes distingués du règne de Sigismond III, les Zamoyski, les
Sapiéha, les Zolkiewski, ainsi que les principaux écrivains de cette
époque, furent élevés à d'autres écoles; car les Jésuites resserraient
l'horizon des intelligences, et les hommes exceptionnels qui
s'élevèrent au-dessus du niveau commun épuisèrent vainement leurs
efforts à lutter contre l'ignorance et les préjugés populaires. Il n'y
avait plus ni notions de droit, ni sentiment d'égalité civile, le
temps des castes et des priviléges était revenu, les paysans étaient
partout soumis à la plus dégradante servitude.

Les Jésuites ont été souvent accusés de favoriser le relâchement des
moeurs, et, en effet, un grand nombre de leurs écrits tendent à
affaiblir les principes de la morale. Cependant, je le déclare
sincèrement, cette accusation ne doit pas atteindre les Jésuites
polonais. Cet ordre fit reculer l'intelligence de la nation; il
n'enseigna qu'un mauvais latin, il se montra plein de préjugés, il fut
violent et querelleur; mais il faut reconnaître que ses moeurs étaient
pures et que, sous son influence, le foyer domestique présenta l'image
des vertus patriarcales. S'il y a eu des Jésuites qui ont défendu
certains principes d'une moralité plus que douteuse, il ne faut point
les chercher parmi les Jésuites polonais.

Après avoir rompu en quelque sorte les rangs du Protestantisme, les
Jésuites se disposèrent à soumettre à la domination de Rome l'Église
grecque de Pologne, qui comprenait environ la moitié de la population,
et dont les adhérents habitaient principalement les territoires
annexés à la Pologne pendant le cours du XIVe siècle. Je décrirai
ailleurs l'établissement de l'Église grecque parmi les populations
slaves (ou russes). Je me bornerai dès à présent à rappeler que la
principauté de Halitch (aujourd'hui la Gallicie) fut réunie à la
Pologne en 1340, lorsque le roi Casimir le Grand fit valoir ses droits
d'héritage après l'extinction de la famille régnante de Halitch.
Casimir assura à son pays cette importante acquisition de territoire
en confirmant les anciens droits et priviléges des habitants, et en
accordant à ses nouveaux sujets toutes les libertés polonaises.
Toutefois, ce fut en 1386, lors de son union avec la Lithuanie[143],
que la Pologne vit s'accroître chez elle le chiffre des adhérents à
l'Église grecque. La manière dont les souverains de la Lithuanie
établirent leur autorité sur ce pays, mérite d'être signalée, et elle
est, je crois, unique dans l'histoire.

[Note 143: Cette union fut accomplie par le mariage de Jagellon,
grand-duc de Lithuanie, avec Hedwige, reine de Pologne.]

Les Lithuaniens ou Lettoniens, forment une race à part, complètement
distincte des races slave et teutonne. Leur langue se rapproche plus
du sanskrit qu'aucun autre idiome de l'Europe[144]. Depuis un temps
immémorial, ils habitaient les côtes de la Baltique, depuis les
Bouches de la Vistule à l'Est, jusqu'aux rives de la Narva, et
s'étendaient au loin dans le Sud. Ils se divisaient en Prussiens,
Lettoniens ou Livoniens, et Lithuaniens, et ne différaient les uns des
autres que par de légères variantes de dialecte. La conquête et la
conversion des Prussiens furent tentées par les rois polonais pendant
les XIe et XIIe siècles, mais elles ne furent définitivement
accomplies qu'au XIIIe siècle. L'Ordre teutonique des chevaliers
hospitaliers, acheva la soumission complète des Prussiens, tandis
qu'un autre Ordre, celui des chevaliers Porte-Glaive, fit subir le
même sort à la Livonie. Quant aux Lithuaniens, ils réussirent
non-seulement à conserver leur indépendance, mais encore à fonder un
puissant empire par la conquête des principautés de la Russie
occidentale. Ces principautés, habitées par une population convertie à
l'Église grecque, se trouvaient très affaiblies depuis l'invasion des
Mongols en 1240, et elles étaient sans cesse exposées aux brigandages
de ces barbares. Vers le milieu du XIIIe siècle, les rois lithuaniens
les occupèrent en y établissant, comme gouverneurs, des princes de
leur famille, qui étaient chargés de protéger les habitants, et qui,
peu à peu, adoptèrent la religion du pays. Des troubles extérieurs
arrêtèrent, pendant quelque temps, le développement de l'empire
lithuanien; mais, vers 1320, après l'avènement de Ghédimine, cet
empire fit de grands progrès. Ghédimine, militaire habile et sage
politique, s'empara, sans éprouver de résistance, de tout le pays
compris entre ses frontières et la mer Noire, et il l'organisa à la
manière féodale, soit en remettant le gouvernement de certaines
principautés à ses fils, qui devenaient ainsi ses vassaux, soit en
laissant en place les dignitaires qui administraient les provinces au
moment de la conquête. Les fils de Ghédimine reçurent tous le baptême
et furent admis au sein de l'Église grecque; quelques-uns se marièrent
à des princesses dont les familles avaient autrefois régné sur le
pays. Ghédimine prit lui-même le titre de grand-duc de Lithuanie et de
Russie, et, bien qu'il demeurât fidèle aux pratiques de l'idolâtrie,
il fut loyalement servi par ses sujets chrétiens, qui combattirent,
sous ses ordres, contre leurs propres coreligionnaires. Le dialecte
de la Russie-Blanche fut adopté pour les transactions officielles en
Lithuanie, et il ne fut remplacé par la langue polonaise que vers le
milieu du XVIIe siècle.

[Note 144: Le professeur Bohlen de Koenigsberg, a dit à l'auteur de ce
livre que les paysans lithuaniens pouvaient comprendre des phrases
entières de sanskrit.]

Ghédimine eut pour successeur son fils Olgherd, qui fut baptisé, selon
les rites de l'Église grecque, lors de son mariage avec une princesse
de Vitepsk. À Kioff et dans d'autres villes russes, ce prince suivait
les cérémonies chrétiennes, construisait des églises et des couvents,
tandis qu'à Vilna, capitale de la Lithuanie, il se prosternait devant
les idoles et adorait le feu sacré. On assure qu'il mourut en
chrétien; mais son corps fut brûlé selon les rites du Paganisme.
Quelques-uns de ses fils furent baptisés et élevés au sein de l'Église
grecque; quant à Jagellon, qui lui succéda sur le trône, il reçut une
éducation païenne; il se convertit toutefois aux doctrines de l'Église
d'Occident, en 1386, lorsqu'il épousa Hedwige, reine de Pologne. Il
entraîna en même temps la conversion des idolâtres lithuaniens[145];
les partisans de l'Église grecque demeurèrent d'ailleurs fidèles à
leur foi.

[Note 145: Le Paganisme subsista cependant en Lithuanie long-temps
après la conversion du roi, notamment dans la Samogitie, province
voisine de la Baltique et située au sud de la Courlande; l'idolâtrie
ne fut entièrement détruite dans cette province qu'en 1420. En 1390,
Henry IV d'Angleterre, allié aux chevaliers allemands de la Prusse,
prit part à une croisade contre la Lithuanie, que l'on considérait
encore comme païenne, bien qu'elle eût reçu le baptême depuis quatre
ans. Henry combattit sous les murs de Vilna contre les Lithuaniens et
les Polonais, et il tua dans un combat singulier le prince
Czartoryski, frère de Jagellon. Ce fait est rapporté dans les
chroniques lithuaniennes et par Walsingham, qui dit que: «Henry tua le
frère du roi de Pologne.»]

Les archevêques de Kioff, métropolitains des églises russes,
transportèrent leur résidence à Vladimir sur la Kliazma, vers le
milieu du XIIIe siècle; ils se rendirent ensuite à Moscou, d'où leur
juridiction spirituelle s'étendait sur toutes les églises des États
lithuaniens; mais, en 1415, le grand-duc Vitold fit nommer un
archevêque de Kioff, qu'il rendit indépendant de celui de Moscou.
Malgré les efforts de plusieurs prélats, les Églises de la Lithuanie
n'accédèrent point à l'Union conclue en 1438, à Florence, entre les
Églises d'Orient et d'Occident. Les églises de Halitch, principauté
réunie à la Pologne en 1340, reconnurent pour leur métropolitain
l'archevêque de Kioff, qui, lui-même, avait reçu son investiture du
patriarche de Constantinople. L'Église grecque de Pologne possédait
aussi une hiérarchie complète et un grand nombre de couvents richement
dotés. Les évêques étaient nommés par les nobles, confirmés par le roi
et sacrés par l'archevêque. Les dignitaires appartenaient, en général,
à la noblesse, et comptaient dans leurs rangs un grand nombre d'hommes
de mérite qui avaient fait leurs études dans les Universités
étrangères ou à Cracovie. J'ai déjà dit que la plupart des grandes
familles de la Lithuanie appartenaient à l'Église grecque; je citerai,
entre autres, les princes Czartoryski, Sanguszko, Wiszniowiecki,
Ostrogski, etc. Les membres de l'Église grecque, en Pologne, servirent
leur pays avec une loyauté égale à celle des Catholiques romains. Ils
remplirent les emplois les plus élevés. La plus grande victoire que
les Polonais eussent jamais remportée sur les Moscovites (celle
d'Orscha, en 1515), fut gagnée par le prince Constantin Ostrogski,
sectateur de la foi grecque et très hostile à toute union avec Rome.

Telle était la situation de l'Église grecque en Pologne, lorsque les
Jésuites entreprirent de soumettre ce pays à la suprématie de Rome.
Ils publièrent d'abord de nombreux écrits en faveur de l'union de
Florence, et cherchèrent à gagner à leur cause les membres les plus
influents du clergé grec, en leur faisant espérer que leurs évêques
auraient place au sénat, à côté des évêques de l'Église catholique.
Ils n'essayèrent pas de convertir les élèves appartenant à l'Église
grecque, qui fréquentaient leurs écoles; ils s'appliquèrent seulement
à leur faire partager leurs idées, relativement à l'Union avec Rome,
espérant que, ce premier pas fait, ils pourraient, plus tard, arriver
facilement à leurs fins. Les Jésuites ont été souvent accusés de
prendre, en quelque sorte, le masque d'une religion opposée à la leur,
dans le seul but de la détruire; cette tactique n'a jamais été aussi
manifeste que dans les incidents qui se rapportent à l'histoire de
l'Église de Pologne. Le personnage choisi par les Jésuites pour jouer
le principal rôle dans cette triste comédie fut un noble lithuanien,
Michel Rahoza, qui avait été élevé dans leurs écoles et qu'ils
parvinrent à faire nommer archevêque de Kioff par le roi Sigismond
III. Cette nomination était contraire à l'usage établi; l'archevêque
devait être nommé par les nobles de son Église, et confirmé seulement
par le roi. Rahoza obéissait aveuglément aux Jésuites, qui lui
adressèrent une instruction écrite sur les moyens de détruire le parti
hostile à l'Église de Rome, tout en paraissant être attaché à ce même
parti. Ce document remarquable, qui jette un grand jour sur la
politique des Jésuites, a été imprimé dans l'ouvrage de Lukaszewicz;
je crois devoir, dans la note ci-dessous[146], en donner la
traduction littérale en conservant les expressions latines qui s'y
trouvent mêlées au polonais. C'est assurément une pièce diplomatique
des plus curieuses; on y exalte le zèle et les talents du prélat; on
fait briller à ses yeux la perspective des plus hautes dignités, et on
lui enseigne un système de mensonge et de fraude qui doit le conduire
au succès.

[Note 146: «Nous désirons que vous considériez nos conseils et nos
exhortations comme une preuve de l'intérêt que nous vous portons ainsi
qu'à l'Église catholique. Sans méconnaître que notre principal devoir
est de soutenir la cause de l'Église universelle, nous devons ajouter
que notre patriotisme (_erga publicum bonum zelus_) nous inspire
d'autant plus d'affection pour votre personne que vous vous montrez
mieux disposé à l'égard de la sainte Église. Les Catholiques se
réjouiront en voyant l'Union s'accomplir sous la direction sage et
habile d'un chef tel que vous, et en même temps ce sera pour vous un
grand honneur de siéger, comme primat de l'Église orientale, à côté du
primat du royaume (l'archevêque de Gniezno). Cependant, il ne pourra
en être ainsi tant que vous dépendrez d'un patriarche sujet des
infidèles, tant que vous entretiendrez le moindre rapport avec lui:
car le respect ainsi que la raison d'État (_ratio status_) ne
permettra ni aux rois ni aux États du royaume de vous accorder ce
privilége. Comment les provinces polonaises, qui suivent les rites de
l'Église d'Orient, seraient-elles moins favorisées que la Russie qui a
son patriarche particulier? Vous avez déjà rompu avec succès la
première glace, en acceptant votre dignité; vous n'avez point réclamé
la bénédiction du patriarche de Constantinople; vous pouvez agir, à
l'avenir, selon les mêmes principes. Que les obstacles ne vous
effraient pas (_non terreant_); la plupart sont déjà surmontés; quant
aux autres, la persévérance et l'habileté en auront bientôt raison.
Déjà l'élection des évêques et des métropolitains a été enlevée aux
nobles qui épiaient nos tentatives et qui les eussent surveillées
encore de plus près: peut-être même chercheront-ils à vous créer des
embarras pour l'accomplissement de nos desseins. Certes, c'est par la
grâce de la Divine Providence que vous avez été élu sans leur concours
et que vous vous êtes maintenu malgré leur hostilité. Vous avez en
Pologne et en Lithuanie des alliés particuliers (_privatim
clientelas_) et un parti puissant qui vous soutient: l'Église entière
vous viendrait en aide aux jours de danger. Qui pourrait vous détrôner
(_thronum reposcet_), si, à l'exemple des prélats d'Occident, vous
choisissez un coadjuteur destiné à vous succéder, prêt à marcher sur
vos traces et investi à l'avance de la protection royale? Du reste, ne
vous inquiétez ni du clergé ni de la populace. Quant au clergé, voici
comment vous le maintiendrez dans le devoir:--Nommez aux emplois
vacants, non point des hommes considérables qui seraient
indisciplinés, mais des hommes simples, pauvres et complètement
soumis. Renversez et privez de leurs bénéfices, sous un prétexte ou
sous un autre, tous ceux qui vous seraient hostiles, et donnez leur
place et leurs revenus à des hommes de confiance. Exigez de chacun
d'eux le paiement exact de la somme qu'ils doivent à votre dignité;
ayez soin que la richesse ne les rende trop indépendants: changez-les
de résidence, s'il en est besoin; confiez-leur des missions
honorifiques qu'ils auront à remplir à leurs frais. Ayez toujours
auprès de vous plusieurs _protopapas_ (degré supérieur à celui des
prêtres de paroisse) et enseignez-leur vos principes. Taxez les
prêtres de paroisse dans l'intérêt de l'Église et ayez soin qu'ils ne
se réunissent jamais en synodes sans votre autorisation. Pour les
laïques, continuez à agir, comme par le passé, très prudemment
(_prudentissime_), afin qu'ils ne puissent pas découvrir votre plan.
En cas de dissentiment, ne les attaquez pas d'une manière trop
ouverte; si la bonne harmonie se maintient, usez de tous vos moyens
pour séduire leurs chefs en leur rendant quelques services, ou par des
cadeaux. Les cérémonies de Rome ne doivent être introduites que par
degrés dans votre Église. Il ne faut pas négliger les occasions de
disputes et de controverses avec l'Église d'Occident, afin de
dissimuler vos desseins et de détourner l'attention des nobles aussi
bien que du bas peuple. On peut ouvrir des écoles séparées pour leurs
enfants pourvu que ceux-ci puissent fréquenter les Églises catholiques
et compléter leur éducation dans nos établissements. Le mot Union ne
doit jamais être prononcé, il faut employer un autre terme; ceux qui
conduisent les éléphants évitent de porter des vêtements rouges. En ce
qui touche particulièrement les nobles, faites-leur un cas de
conscience de n'avoir aucun rapport avec les hérétiques, et de
seconder toujours et partout les Catholiques romains pour extirper
l'hérésie. Dans notre pensée, ce conseil est de la plus haute
importance; car, tant que les hérétiques ne seront pas exterminés, il
n'y aura jamais concorde et union entre les Églises Grecque et
Catholique. Comment les sectateurs de l'Église d'Orient pourraient-ils
se soumettre à l'autorité du Saint-Père, tant qu'il y aura en Pologne
des hommes qui, après avoir appartenu à l'Église d'Occident, ont renié
la suprématie de Rome? Enfin, fiez-vous à Dieu, puis au roi qui
dispose des bénéfices spirituels (_beneficiorum spiritualium_), aux
propriétaires qui, jouissant du droit de patronage (_jus
patrionatus_), n'en useront qu'au profit des Unionistes. Comptez sur
le succès. Quant à nous, nous vous aiderons non-seulement de nos
prières, mais encore de nos travaux pour défricher la vigne du
Seigneur.» (Extrait d'une lettre adressée par le collége des Jésuites
de Vilna à l'archevêque Rahoza.) _Lukaszewicz_, vol. I, p. 70.]

Dès que le terrain fut ainsi préparé, l'archevêque de Kioff convoqua
en 1590, à Brestz (Lithuanie), une réunion de son clergé, auquel il
représenta la nécessité et les avantages d'une alliance avec Rome; il
valait bien mieux, disait-il, obéir au chef de l'Église d'Occident, à
une autorité entourée de prestige, reconnue par les hommes les plus
éminents et respectée par les nations les plus puissantes du monde
civilisé, que d'être soumis au patriarche de Constantinople, à
l'esclave d'un roi infidèle, au chef d'une Église ignorante et
superstitieuse.--Le projet de l'archevêque fut très chaudement
accueilli par le clergé; mais il rencontra une forte opposition parmi
les laïques. En 1594, on réunit dans la même ville un autre synode
auquel assistèrent plusieurs évêques catholiques, et l'archevêque et
quelques évêques signèrent leur consentement d'adhésion à l'Union
conclue à Florence en 1438; ils admirent ainsi le _Filioque_ (pour la
filiation du Saint-Esprit), le purgatoire et la suprématie du pape;
ils conservaient la langue slave pour la célébration du service divin,
ainsi que le rite et la discipline de l'Église d'Orient. Une
députation se rendit à Rome pour annoncer au pape Clément VIII ce
grave évènement. En 1596, le roi ordonna la convocation d'un synode
pour procéder à la publication et à la mise en vigueur de l'Union. Ce
synode s'assembla à Brestz, et l'archevêque de Kioff, ainsi que les
prélats qui avaient souscrit à l'Union, firent une solennelle
proclamation de cet acte, remercièrent le Tout-Puissant et
excommunièrent leurs adversaires. Cependant la majorité des laïques,
ayant à leur tête le prince Ostrogski, palatin de Kioff, et les
évêques de Léopol et de Premysl, se déclarèrent contre l'Union, et
dans une nombreuse assemblée, convoquée par le prince, ils
excommunièrent, à leur tour, les évêques qui l'avaient proclamée. Dès
ce moment, le parti de l'Union, soutenu par le roi et les Jésuites,
ouvrit la persécution contre ses adversaires, auxquels il enleva ses
couvents et ses églises. Il était dirigé par Rudzki, élève des
Jésuites, qui, ayant abjuré le Protestantisme, avait remplacé Rahoza
sur le siége métropolitain. L'évêque de Polotzk, Josaphat Koncewicz,
prélat irréprochable dans ses moeurs, mais très intolérant dans son
zèle, rencontra, dans son diocèse, une vive opposition qu'il tenta de
réprimer avec un tel excès de violence, que les Catholiques eux-mêmes
en furent effrayés. Le prince Léon Sapiéha, chancelier de Lithuanie,
l'un des hommes les plus remarquables que ce pays ait produits, lui
fit observer, en termes très énergiques, combien sa conduite était à
la fois impolitique et contraire aux principes chrétiens. Sa lettre,
dont je publie en note la traduction[147], décrit exactement
l'intolérance du parti catholique et sa funeste influence sur le pays.
Mais déjà les Jésuites étaient assez puissants pour combattre l'effet
de toutes ces remontrances. Koncewicz persista dans la voie des
persécutions, et le 12 juillet 1623, les habitants de Vitepsk,
indignés, se soulevèrent et tuèrent le prélat, qui fut canonisé en
1643. Ce crime fut sévèrement puni.

[Note 147: Voici comment s'exprime Sapiéha dans sa lettre datée de
Varsovie, 12 avril 1622:--«Par l'abus de votre autorité, par vos actes
contraires aux lois du pays et aux préceptes de la charité, vous avez
répandu partout de dangereuses étincelles qui peuvent allumer
l'incendie. L'obéissance aux lois est plus nécessaire que l'union avec
Rome. Vos manoeuvres imprudentes portent atteinte à la dignité du roi.
Sans doute, il est désirable qu'il n'y ait qu'un seul troupeau et un
seul pasteur; mais il faut tendre à ce but avec réflexion et ne point
user de violence. C'est par la charité, non pas par la force, que
l'Union peut être accomplie; aussi n'est-il pas surprenant que votre
autorité rencontre une si vive opposition. Vous m'informez que votre
vie est en danger: je crois que c'est par votre faute. Vous me dites
que vous êtes prêt à imiter les anciens évêques dans leurs
souffrances: cette imitation est louable, et vous devriez prendre pour
modèle la piété, la sagesse et la douceur des nobles pasteurs. Lisez
leurs vies et vous n'y trouverez pas le récit de poursuites devant les
tribunaux d'Antioche ou de Constantinople; tandis que toutes les cours
de justice ne sont occupées que de procès intentés par vous.--Vous
dites que vous devez vous défendre contre la sédition. Le Christ a été
persécuté, et, loin de chercher à se défendre, il priait pour ses
persécuteurs; ainsi deviez-vous agir, au lieu de répandre des écrits
injurieux ou de proférer des menaces inconnues des apôtres. Vous vous
attribuez le droit de dépouiller les schismatiques et de leur couper
la tête; les Écritures enseignent le contraire. Cette Union a produit
de grands maux. Vous violentez les consciences, vous fermez les
églises, en sorte que les Chrétiens meurent comme les infidèles, sans
prières et sans sacrements. Vous abusez, sans autorisation, des
prérogatives du souverain. Quand vos actes provoquent des troubles,
vous nous écrivez qu'il faut proscrire les adversaires de l'Union.
Dieu veuille que notre pays ne soit point déshonoré par cette
politique impitoyable! Qui donc avez-vous converti par vos rigueurs?
Vous avez mécontenté les Cosaques, fidèles jusqu'à ce jour; vous avez
changé les brebis en boucs; vous avez mis le pays en péril; peut-être
même avez-vous détruit le Catholicisme. L'Union n'a produit que
discordes et querelles. Il eût mieux valu qu'il n'en fût pas question.
Maintenant, je vous informe que, par l'ordre du roi, les églises
doivent être ouvertes et rendues aux Grecs pour que ceux-ci puissent y
accomplir le service divin. Nous n'empêchons pas les Juifs et les
Musulmans d'avoir leurs temples, et cependant vous fermez les églises
chrétiennes? Je reçois de toutes parts des menaces de rupture. L'Union
nous a déjà enlevé Starodoub, Sévérie et d'autres villes. Il ne faut
pas qu'elle entraîne notre ruine complète.»--Cette condamnation de la
conduite de l'évêque est d'autant plus remarquable, que Sapiéha, né et
élevé dans la foi protestante, s'était plus tard converti au
Catholicisme. Léon Sapiéha a servi très utilement son pays comme
chancelier et commandant en chef des troupes en Lithuanie. Le code des
lois, composé sous sa direction, était très populaire, et lorsqu'il
fut aboli par l'empereur actuel dans les provinces polonaises de la
Russie, les gouvernements de Tchernigoff et de Poultava (démembrés de
la Pologne au XVIIe siècle), obtinrent, à titre de grâce spéciale, la
faculté de le conserver.]

Parmi les résultats politiques de l'Union, le plus déplorable fut,
sans contredit, le mécontentement des Cosaques de l'Ukraine, qui
étaient très sincèrement dévoués aux doctrines de l'Église d'Orient.
Ces Cosaques formaient une nombreuse armée, fortement aguerrie par ses
luttes constantes avec les Turcs et les Tartares. Organisés en troupes
régulières par Étienne Batory, ils servaient loyalement la Pologne,
qu'ils défendaient, non-seulement contre les Mahométans, mais encore
contre les Moscovites, leurs propres coreligionnaires. Il était donc
aussi impolitique qu'injuste de diriger contre l'Église d'Orient une
persécution qui devait la rendre hostile. On voulut les entraîner dans
l'Union, et il y eut parmi eux quelques révoltes partielles qui furent
aisément apaisées, grâce à la popularité dont jouissaient le prince
Vladislav, fils aîné du roi, et le commandant en chef Pierre
Konaszewicz. Ce dernier rendit à son pays d'immenses services pendant
les guerres de Turquie et de Russie; mais il était aussi fidèlement
attaché à l'Église d'Orient qu'à la Pologne. Ce fut sous sa protection
que le parti hostile à l'Union s'assembla à Kioff dans un synode où
furent élus un archevêque et plusieurs évêques pour remplacer ceux qui
avaient accepté cet acte; ces nouveaux prélats furent sacrés par
Théophile, patriarche de Jérusalem, qui s'était arrêté à Kioff à son
retour de Moscou.

L'Union divisa ainsi l'Église de Pologne en deux camps hostiles, et
l'anarchie religieuse engendra bientôt l'anarchie politique. Mais je
dois maintenant revenir à l'histoire du Protestantisme.



CHAPITRE XI.

POLOGNE.

(Suite.)

     Succès déplorable des efforts de Sigismond pour renverser la
     cause du Protestantisme en Pologne. -- Conséquences funestes de
     sa politique, malgré les services rendus au pays par d'illustres
     patriotes. -- Potoçki. -- Zamoyski le Grand. -- Christophe
     Radziwill. -- Fâcheux effet de l'administration de Sigismond sur
     les relations extérieures de la Pologne. -- Règne de Wladislav IV
     et impuissance de ses efforts pour détruire l'influence des
     Jésuites.


L'Union conclue à Brestz, repoussée par une notable partie de la
noblesse et du clergé, mal accueillie par la grande majorité des
masses, trouva cependant accès auprès de beaucoup de riches familles
et d'ecclésiastiques influents; et cette adhésion, fortifiant le parti
des Jésuites, lui souffla l'audace d'agir avec plus de violence contre
les Protestants, en joignant la persécution aux moyens de séduction.
Les lois du pays ne fournissant aucune arme qui permît aux autorités
d'opprimer les Anti-Papistes, les Jésuites atteignirent le même but,
en se servant de la chaire et du confessionnal pour exciter les
classes inférieures à des actes de violence contre les écoles et les
temples protestants, sans épargner la personne des Pasteurs, et en
couvrant ces crimes du voile de l'impunité assurée à leurs intrigues.
Le roi Sigismond III, avons-nous dit, s'était plu, dans le cours de
son règne, à conférer les plus hautes dignités de la couronne aux
créatures du parti jésuitique. Les tribunaux se composaient de
magistrats électifs, et il était facile aux Jésuites de n'ouvrir les
portes du sanctuaire qu'aux personnes dévouées à leurs intérêts. La
direction presque exclusive qu'ils s'étaient arrogée de l'éducation
des nobles, la classe dominante de la nation, mettait à leur dévotion
les générations élevées dans leurs écoles, et leur donnait une
influence immense dans l'administration de la justice, sur toute
l'étendue du territoire. Aussi n'y avait-il pas lieu de s'étonner que
les auteurs des plus violentes agressions contre les Protestants
obtinssent l'impunité devant de semblables tribunaux, qui acquittaient
les coupables en recourant, au besoin, aux subtilités juridiques,
telles qu'une nullité d'enquête, etc.; ou, quand le délit était par
trop flagrant, on procurait aux criminels le moyen d'échapper, par la
fuite, aux conséquences de l'arrêt que les juges se voyaient forcés de
prononcer contre les accusés. En beaucoup de cas, les coupables
restaient à l'abri du châtiment, grâce à l'intimidation qui paralysait
les poursuites judiciaires, et à la conviction dans laquelle on était,
que toute mesure de ce genre ne servirait qu'à constituer la victime
en frais, sans autre résultat pour elle. Les Protestants avaient vu
leurs temples menacés de destruction, la sépulture de leurs
coreligionnaires troublée par les plus sacriléges attentats à la mort,
et leurs ministres odieusement traités, même avant l'avènement de
Sigismond III; mais ces tentatives avaient rencontré presque toujours
une juste répression. Sous le règne de ce monarque, cependant, une
guerre de parti, fomentée dans la lie du peuple, éclata contre les
Réformés, à l'instigation des Jésuites et de leurs instruments. En
1591, la populace signala son entrée en campagne par l'incendie de
l'église protestante de Cracovie, sous la conduite de quelques
étudiants de l'Université[148]. Ce crime demeura impuni, et, pour
prévenir le retour d'une semblable catastrophe, les Protestants
transférèrent le siége de leur culte dans un village voisin de
Cracovie, où ils ne se virent pas toujours à l'abri des attaques du
fanatisme. Ces agressions réitérées, jointes aux insultes personnelles
et aux actes de violence auxquels ces citoyens étaient fréquemment en
butte, décidèrent un grand nombre d'entre eux à émigrer de cette
ville, qui vit ainsi décroître sa prospérité. Les temples de Posen,
Vilna et autres villes, furent détruits de la même manière, les
sépultures violées, et les ministres de la religion accablés de
mauvais traitements. De fréquents attentats à la propriété privée
venaient encore ajouter aux griefs des Protestants; mais l'influence
du clergé catholique leur interdisait tout recours utile en justice.
Le chevet des mourants était assailli, dans l'espoir de leur arracher
un mot ou un signe qui montrât qu'ils avaient abjuré leur croyance
avant de mourir. On voyait les plus proches parents, le père ou la
mère, l'enfant lui-même, entreprendre de troubler l'agonie des siens;
zèle inconsidéré! plus propre à jeter le doute et les ténèbres dans
leur esprit, qu'à les préparer à faire face à ce moment solennel,
comme il convient à un vrai chrétien[149]. Les Protestants essayèrent
en vain à résister. Ils projetèrent, peu de temps après l'avènement de
Sigismond III, de fonder à Vilna une Université, rivale de celle des
Jésuites; mais leur plan fut traversé par une ordonnance du roi et par
l'influence du clergé. Les rangs des Protestants s'éclaircissaient, de
jour en jour, au profit de l'Église de Rome, dont nous avons dépeint
l'infatigable séduction; et la persécution croissait en raison de
l'affaiblissement de leurs forces. Le seul moyen de faire face à
l'orage eût été une étroite union entre tous les Anti-Papistes du
pays; mais, hélas! l'esprit de division l'emporta, et l'alliance de
Sandomir, après d'impuissants efforts pour la maintenir, fut
définitivement dissoute par les Luthériens. Une assemblée fut
convoquée à Vilna, en 1599, pour y délibérer d'un pacte d'alliance
entre les Protestants et l'Église grecque, sans que cette tentative
fût plus heureuse que les précédentes. Une association de défense
mutuelle se conclut cependant à cette époque, mais elle resta sur le
papier, sans produire aucun résultat.

[Note 148: Heydensteyn dit que cette émeute fut causée par des
Écossais, qui avaient alors une Congrégation considérable à Cracovie.
Ayant commencé, selon lui, à soutenir une thèse publique sur la
religion, ils se prirent de querelle avec leurs adversaires, et,
emportés au plus haut degré par le _perfervidum scotorum ingenium_,
ils tuèrent quelques-uns de ces derniers. Le contemporain Thuanus fait
voir distinctement la main des Jésuites dans cet évènement. Le jésuite
Skarga, qui a publié un pamphlet à cette occasion, accuse les
Protestants d'avoir pris l'offensive, et soutient en même temps que ce
qui existait illégalement pouvait être détruit sans injustice; et
telle était la position, à ses yeux, de l'Église protestante de
Cracovie, puisque les évêques, à qui revient, de droit divin, toute
appréciation locale en matière de foi religieuse, n'avaient pas
autorisé l'érection de ce monument. En conséquence de cette doctrine,
tout établissement religieux, fondé sans l'approbation du clergé
catholique, n'a pas d'existence légale.]

[Note 149: Afin de prévenir de si graves abus, Krolik, bourgeois de
Cracovie, fit construire, à quelques pas de l'église de Wielkanoç,
village peu éloigné de cette ville, une maison où les Protestants
malades pussent se réfugier pour mourir en paix et à l'abri de la
tyrannie catholique.]

Vers la fin du long règne de Sigismond III (1587-1632), le
Protestantisme pouvait être considéré comme abattu, bien qu'il comptât
encore beaucoup de sectateurs parmi lesquels les grandes familles du
pays revendiquent des noms illustres: des Leszczynski, des rejetons
de la souche des Radziwill, etc. Jean Potoçki, palatin de Braçlaw,
offrit, en dépit des séductions royales les plus pressantes, un rare
et noble exemple de fidélité à la religion de l'Évangile. Et nous
sommes heureux de pouvoir dire que la famille distinguée dont il a
fondé en réalité la brillante fortune, est encore en possession de la
plus grande partie de ses vastes domaines, et compte, dans son sein,
plusieurs membres qui portent dignement l'illustration de leur race.

Jean Potoçki naquit d'une famille déjà riche et considérable, et fut
élevé dans la religion protestante. Il se distingua par ses services
militaires sous Étienne Batory et sous le règne de Sigismond III; et
ce fut entièrement aux exploits et à l'habileté de ce guerrier, que ce
dernier roi dut la déroute des mécontents à la bataille de Gouzow, en
1608. Il s'était joint aux troupes royales à la tête d'une force
importante, levée à ses frais avec le concours des siens; en
récompense de ses services, le roi lui conféra, avec de vastes
domaines, la dignité de palatin de Braçlaw. Les plus hautes dignités
de la couronne attendaient Potoçki, s'il eût consenti à trahir sa
religion pour la faveur royale; mais il était digne de ce héros de ne
devoir sa fortune qu'à l'éclat de ses services. Il commandait l'armée
polonaise au siége de Smolensk, où il mourut en 1611, à l'âge de
cinquante-six ans. La ville fut prise peu de temps après sa mort par
son frère Jacques, qui lui avait succédé dans le commandement de
l'armée, mais dont l'abjuration avait affligé l'Église au sein de
laquelle ses frères et lui avaient été nourris depuis le berceau. Jean
Potoçki ne laissa pas d'enfants, et ses biens passèrent à son neveu
Stanislas, qui devint plus tard un guerrier renommé. Converti à la
foi catholique, ce dernier ferma l'Académie protestante fondée par son
oncle, et transforma ses bâtiments en écurie, ainsi que le rapporte
avec joie un écrivain des Jésuites du nom de Niesieçki. Il y eut
d'autres branches de la même famille qui restèrent fidèles au
Protestantisme; car ce même auteur, qui écrivait il y a cent ans
environ, dit que l'hérésie, dont cette illustre famille avait été
infectée, ne s'éteignit que de son temps[150].

[Note 150: Une traduction polonaise de l'apostille de _Scultetus_,
ouvrage très populaire chez les Protestants d'Allemagne, est dû à Jean
Potoçki, qui en fit à ses filles une dédicace, empreinte d'un
sentiment de piété fervente et sincère.]

Une particularité bien remarquable de l'histoire de Sigismond, au
milieu des succès sans nombre qu'il obtint dans la conversion de ses
sujets, est l'impuissance de ses efforts pour ébranler la foi
évangélique de sa propre soeur, la princesse Anne, qu'il tenait en
grande et affectueuse estime. Puffendorf, dans son histoire de Suède,
rapporte que lorsque la mère de cette jeune princesse, Catherine
Jagellon, se vit sur son lit de mort, elle fut si troublée par la
crainte du purgatoire, que son confesseur, le jésuite Warszewiçki
(célèbre auteur), eut pitié de l'agonie de son âme, et lui dit que le
purgatoire n'était qu'une fable inventée pour le vulgaire. Ces paroles
furent entendues par la princesse Anne, qui se tenait derrière le
rideau du lit de sa mère, et la décidèrent à méditer les Écritures et
plus tard à embrasser la religion protestante.

Le triomphe écrasant de Sigismond III sur le parti anti-catholique de
Pologne, si puissant au moment de son avènement, fut cependant acheté
au prix des plus chers intérêts du pays, dont ce prince était toujours
prêt à faire le plus complet sacrifice, quand les Jésuites, ses
conseillers ordinaires, le réclamaient au nom de leur Église en
général, ou de leur ordre en particulier. Nous avons décrit plus haut
l'empire absolu qu'ils exercèrent sur l'esprit du roi Sigismond; mais
leur funeste influence fut long-temps balancée par Zamoyski, à qui
notre histoire a décerné le titre de _Grand_, et qui, réunissant en sa
personne, avec un ardent patriotisme, les qualités supérieures de
l'homme d'État, du guerrier et de l'écrivain, exerça une influence
immense sur ses concitoyens[151]. Il était né Protestant, mais
rebuté, selon toute apparence, par les divisions qui régnaient au sein
du Protestantisme, et s'attendant probablement, comme beaucoup de
patriotes éclairés, à une réforme de l'Église nationale, il s'unit à
cette Église, mais il n'en resta pas moins toute sa vie l'un des plus
ardents défenseurs de la liberté religieuse. Il avait coutume de dire
que, bien qu'il fût prêt à donner la moitié de sa vie pour convertir
ses concitoyens à sa foi, il la sacrifierait tout entière, plutôt que
de souffrir qu'aucun d'eux fût persécuté à cause de ses croyances.
Sigismond, qui devait en partie sa couronne aux efforts de ce puissant
magnat, était forcé d'accueillir ses avis avec déférence; mais son
influence auprès du roi baissait en raison de l'empire croissant des
Jésuites. Zamoyski prit le monarque à partie, au sein d'une diète
assemblée, et lui reprocha, dans un langage sévère, l'abandon de ses
devoirs de souverain. Il fût parvenu sans doute à opposer une digue
infranchissable à l'envahissement du mal; malheureusement pour la
Pologne, il mourut peu de temps après, et les choses allèrent de mal
en pis, jusqu'à l'explosion d'une guerre civile. Cette levée de
boucliers se termina par la défaite des adversaires de Sigismond,
suivie d'une paix conclue par les efforts de plusieurs patriotes
influents; mais rien n'empêcha ce monarque aveugle de courir à l'abîme
vers lequel il précipitait la nation. Nous avons décrit plus haut
l'influence funeste des Jésuites sur l'éducation nationale, et le
mécontentement des sectaires de l'Église d'Orient produit par la même
cause. Ces deux circonstances devinrent dans la suite une source de
maux incalculables pour la Pologne, et la cause première de la
décadence et de la chute de ce royaume; mais les déplorables effets
de cette influence sur les affaires étrangères de ce pays, se firent
sentir pendant le règne de Sigismond lui-même. C'est ainsi qu'il
perdit son sceptre héréditaire de Suède, pour avoir voulu y rétablir
le Catholicisme, et qu'il suscita à la Pologne une guerre avec cette
puissance, qui s'offrait naturellement comme sa première alliée, la
couronne des deux pays reposant sur la même tête. La Livonie, riche
province particulièrement importante par ses ports de mer, qui s'était
soumise à la Pologne sous Sigismond-Auguste, et dont la population
était protestante, fut perdue par l'inconcevable bigoterie de ce
monarque. Un violent mécontentement s'était manifesté parmi ses
habitants, lors de l'installation des Jésuites à Riga sous Étienne
Batory, et cette circonstance en avait rendu la conquête aisée à la
Suède. Elle eût été sauvée cependant par le prince Christophe
Radziwill, qui la défendit vaillamment contre les armes suédoises, et
raffermit par son influence la fidélité ébranlée de sa population.
Mais Sigismond et ses misérables conseillers, qui détestaient dans
Radziwill le Protestant fervent, refusèrent de lui envoyer tout
secours[152]. Ainsi, pour enlever à un sujet protestant l'occasion de
se distinguer, fût-ce même contre une nation protestante, une province
importante fut sacrifiée. Un fait analogue se produisit dans la Prusse
polonaise, où plusieurs villes, irritées des entreprises continuelles
des Jésuites contre leur liberté religieuse, opposèrent à peine une
ombre de résistance à Gustave-Adolphe, malgré le concours des
circonstances qui semblaient mettre obstacle à l'ambition de ce
souverain. Le héros polonais Zolkiewski avait su, dans une assemblée
des grands de Moscovie, en 1612, faire tomber le sceptre de la maison
éteinte de Rurik aux mains de Vladislav, fils de Sigismond; mais ce
monarque entêté perdit ce vaste empire pour la Pologne, en se refusant
à exécuter le traité conclu à cet effet par Zolkiewski, et en essayant
à ceindre pour son propre compte la couronne moscovite. Ses faiblesses
trop connues au profit de la Société de Jésus, et son ardeur de
prosélytisme, poussèrent les Moscovites à une résistance désespérée
contre l'alliance qu'ils avaient précédemment recherchée. L'influence
de ses conseillers en Loyola asservissait son gouvernement à la
politique de l'Autriche, à laquelle il sacrifiait, en toutes
circonstances, la grandeur et la liberté de son royaume. Ainsi, quand
la Bohême se leva pour défendre ses libertés politiques et religieuses
contre la maison d'Autriche, au lieu de suivre l'exemple de Casimir
Jagellon et de soutenir cette nation amie contre une injuste
oppression, il fit intervenir en Hongrie, sans le consentement de la
diète, exigé en cas de guerre par la constitution, un corps
considérable de Cosaques, qui contribua puissamment à arrêter les
progrès de Bethlem Gabor, prince de Transylvanie. Ayant, en outre,
irrité le sultan par cette violation de neutralité, il s'attira une
guerre avec la Turquie, aussi peu nécessaire que funeste aux intérêts
de la Pologne. Tout compte fait, ces calamités l'emportent de beaucoup
sur l'avantage d'avoir conquis quelques provinces moscovites, perdues
en un quart de siècle après sa mort.

[Note 151: Jean Zamoyski naquit en 1541. Il fut envoyé à Paris à l'âge
de douze ans, et attaché à la cour du dauphin (François II, époux de
Marie d'Écosse), qu'il laissa bientôt pour l'Université. Il poursuivit
ensuite ses études à Strasbourg et à Padoue, où, conformément à un
ancien usage de nommer, chaque année, un des étudiants recteur ou
_princeps juventutis literatæ_, ses camarades lui décernèrent cette
distinction. Il avait vingt-deux ans quand il publia un traité _de
Senatu Romano_, Venise, 1563, ouvrage très estimé des classiques, et
tiré à plusieurs éditions. Il fit paraître, peu de temps après, deux
nouveaux opuscules: _De constitutionibus et immunitatibus almæ
universitatis Patavinæ_, et _De perfecto senatore syntagma_. Le roi
Sigismond-Auguste prit un vif intérêt à la personne de Zamoyski, et
lui confia, à son retour en Pologne, la tâche importante, mais
pénible, de classer les archives nationales; ce travail, accompli en
trois laborieuses années, lui valut, à titre de rémunération, une
riche _starostie_ (sorte de dotation viagère en biens fonds). Cet
important service, joint à la jeunesse, aux talents et au caractère de
celui qui l'avait rendu, le recommanda avantageusement à l'attention
de ses concitoyens; mais son influence devint immense, quand, à la
mort de Sigismond-Auguste, il proposa, avec un succès d'enthousiasme,
de soumettre l'élection du monarque, non à la décision d'une diète,
mais aux votes directs des nobles ou électeurs. Cette mesure le rendit
très populaire parmi la petite noblesse, mais elle constituait
évidemment une erreur funeste de la part de Zamoyski, en ce qu'elle
livrait le plus haut intérêt de l'État à une multitude, souvent animée
des intentions les plus pures, mais facile à égarer sur les pas d'un
meneur artificieux, quand une affaire de cette importance aurait exigé
la mûre délibération des citoyens les plus recommandables par leurs
lumières et par leur caractère. Zamoyski s'aperçut plus tard de la
faute qu'il avait commise, et il essaya, en 1589, de revenir sur le
mode d'élection du souverain, mais ses efforts furent paralysés par un
parti contraire.

Zamoyski fut l'un des délégués qui vinrent à Paris pour annoncer à
Henri de Valois son élection au trône de Pologne, et après la fuite de
ce monarque, il devint l'un des plus ardents promoteurs de l'avènement
d'Étienne Batory. Le nouveau roi récompensa ce service de Zamoyski, en
le nommant chancelier de la couronne, et il se fit accompagner par
lui, en cette qualité, pendant sa mémorable campagne de Moscovie, en
1579-1582. Quand Batory fut forcé de revenir dans sa capitale, il
laissa le commandement de l'armée à Zamoyski, qu'il créa _hetman_, ou
grand-général des forces polonaises. Étranger à la vie des camps, ce
grand homme poussa cependant la campagne avec la vigueur et l'habileté
d'un guerrier consommé, jusqu'à la paix qui vint la couronner. Il se
vit encore élever à la dignité de castellan de Cracovie, ou premier
sénateur séculier, et réunit ainsi dans sa personne les plus hautes
distinctions civiles et militaires. Son immense popularité, jointe à
tant d'élévation, le porta à un degré de pouvoir et d'influence,
auquel n'a peut-être jamais atteint un sujet dans aucun autre pays, si
ce n'est en Angleterre le grand comte de Warwick, surnommé le faiseur
de rois.

Ce fut, comme nous l'avons dit dans le texte, entièrement par
l'influence de Zamoyski, que Sigismond III fut élu en opposition de
l'archiduc Maximilien, fils de l'empereur Rodolphe, qui était soutenu
par un parti puissant. Maximilien s'avança en Pologne pour soutenir
ses prétentions à main armée; mais il fut vaincu et fait prisonnier
par Zamoyski, qui le retint captif jusqu'à ce qu'il eût renoncé
solennellement à ses prétentions au trône de Pologne. Zamoyski
s'aperçut bientôt que l'élection de Sigismond III, issue de son appui,
n'était rien moins qu'avantageuse à son pays, et il opposa tous les
contrepoids de sa puissance aux tendances de ce funeste règne. Il alla
plusieurs fois en personne défendre les frontières menacées, et
résolut de consacrer toute l'énergie de son patriotisme à lutter
contre la politique de plus en plus fatale de Sigismond III, et, en
particulier, contre l'influence de l'Autriche, soutenue par les
Jésuites aux dépens des intérêts de la nation. Enfin, quand il eut
épuisé toutes les représentations, sans que le roi cessât de se livrer
à une foule d'actes en violation directe de la Constitution et
attentatoires à la dignité nationale, Zamoyski qui, en sa qualité de
chancelier, était le premier gardien des libertés publiques, se
détermina à gourmander publiquement le roi, au milieu d'une diète
assemblée. Il s'approcha du trône et commença par lui reprocher, dans
un langage animé, ses fautes d'omission et de commission; il conclut
en déclarant que s'il voulait continuer à violer la Constitution, il
courait risque de perdre sa couronne... Sigismond, enflammé de colère,
se leva de son trône et saisit son épée; mais Zamoyski s'écria: _Rex!
non move gladium, ne te Caïum Cæsarem nos Brutos sera posteritas
loquatur. Sumus electores regum destructores tyrannorum. Regna, sed
non impera!_[151-A] Cet évènement date de 1608, et Zamoyski, qui était
alors âgé de soixante-quatre ans, mourut peu de temps après. Mécène
dans sa sphère, il fonda, sur ses domaines patrimoniaux, à Zamostz,
une académie dont il confia les chaires à de savants professeurs, à
l'exclusion des Jésuites. Il établit aussi au même endroit, une
imprimerie d'où sont sortis beaucoup de livres précieux, entre autres
un ouvrage accueilli avec la plus grande faveur, et qui, bien que
publié sous le nom de son ami Burski, est considéré généralement comme
l'oeuvre de Zamoyski lui-même, ou tout au moins comme une composition
faite d'après ses notes. Cet ouvrage a pour titre _Dialectica
Ciceronis quæ dispersè in scriptis reliquit maximè ex stoïcorum
sententia_, etc., etc. 1604.

Le contemporain Thuanus paye un juste tribut d'éloge à Zamoyski. Ses
descendants occupent encore une haute position dans leur pays natal,
et sont honorablement connus à l'étranger.]

[Note 151-A: Roi! ne tire pas l'épée, de peur qu'une postérité reculée
ne te nomme Caius César, et nous des Brutus. Nous faisons les rois,
nous immolons les tyrans. Règne, mais ne commande pas.]

[Note 152: Le prince Christophe Radziwill était fils de Christophe
Radziwill, palatin de Vilna et _hetman_ ou grand-général de Lithuanie,
qui s'était distingué par de nombreux faits d'armes, et petit-fils de
Radziwill Rufus. La notice suivante sur sa vie est extraite d'un
ouvrage sur la noblesse polonaise, du jésuite Niesieçki, que nous
avons déjà cité, et à qui il faut rendre cette justice, qu'il
reconnaît avec impartialité, comme son coreligionnaire bohémien
Balbinus, le mérite de beaucoup de ses concitoyens, dont il condamne
les croyances:--«S'étant joint, à la tête d'une troupe considérable
des siens, au grand-hetman Chodkiewicz (célèbre guerrier), il se
comporta si brillamment contre les Suédois, que ce chef, frappé de ses
talents militaires et de sa rare intrépidité, obtint pour lui la
dignité de hetman-de-camp ou général-de-camp (second en commandement).
Plus tard, dans le temps que Chodkiewicz était occupé à repousser les
Turcs, les Suédois envahirent inopinément la Livonie et s'emparèrent
de Riga. Radziwill, ayant réuni tout ce qu'il put de troupes
polonaises, harcela l'ennemi et remporta sur lui plusieurs avantages;
mais, privé de tous renforts, il dut renoncer à lutter, avec une
poignée de soldats, contre les forces débordantes des Suédois, qui
envahirent la Lithuanie et prirent son propre château de Birzé. Il
parvint cependant, malgré l'infériorité des siennes, à arrêter leurs
progrès dans cette province. Ces maux étaient l'ouvrage de quelques
flatteurs de la royauté, qui ne pouvaient voir sans envie les exploits
de cet homme distingué et le calomniaient auprès du souverain, de
telle sorte que la dignité de grand-hetman de Lithuanie, devenue
vacante par la mort de Chodkiewicz, ne fut pas conférée, comme elle
eût dû l'être, au guerrier qui avait si bien mérité de sa patrie.
Malgré cette marque de défaveur royale, Radziwill reçut les
remercîments de la diète, pour sa courageuse défense de la Lithuanie.
Il ne prit néanmoins aucune part aux affaires militaires, pendant le
règne de Sigismond III; mais, après l'avènement de Vladislav IV, il
fut fait grand-hetman et palatin de Vilna. Il conclut un traité de
paix avec la Moscovie en 1634, et fit ensuite, contre les Suédois, une
expédition qui se termina bientôt de la même manière. Radziwill était
fort dans l'action et puissant au conseil. Il mourut, en 1640, l'un
des fervents défenseurs des doctrines de Genève.»--Niesieçki, vol.
VIII, p. 54, édit. de 1841.

Radziwill se montra, en effet, tout dévoué aux intérêts de la religion
réformée, comme son père et son aïeul, dont les richesses immenses et
les hautes dignités lui étaient dévolues avec le mérite et les vertus
patriotiques qui les distinguaient. Il publia à ses frais une nouvelle
édition de la Bible, précédée d'une dédicace à son souverain, dans
laquelle il déclarait, au nom de ses coreligionnaires, qu'ils étaient
prêts à comparaître devant l'oint du Seigneur, et à rendre compte de
leur croyance en s'appuyant, non sur les traditions humaines, mais
uniquement sur les Écritures illuminées de l'Esprit-Saint. Bien qu'il
n'employât aucune expression aussi énergique que celles dont son
prédécesseur Radziwill le Noir s'était servi dans sa dédicace de la
même Bible à Sigismond-Auguste, il en parlait comme d'un précédent à
la sienne. L'abolition de l'Église et de l'école protestantes de
Vilna, fondées par les ancêtres de Radziwill, et dont tous ses efforts
n'avaient pu prévenir la perte, vint briser le coeur du vieux
guerrier, qui avait consacré sa longue carrière au service de son
pays, soit en le défendant contre les attaques du dehors, soit en
luttant contre l'hostilité plus dangereuse encore des dévots
conseillers du monarque. Son fils Janus, palatin de Vilna et
grand-hetman de Lithuanie, vaillant soldat et général habile, rendit
de grands services à son pays pendant la guerre des Cosaques
(1648-54). Il défit plusieurs fois ces rebelles, qui avaient ravagé
beaucoup d'autres provinces, et mit la Lithuanie à l'abri de leurs
incursions. Au temps où Charles-Gustave de Suède, secondé par un grand
nombre de mécontents, envahit la Pologne en 1655, et força le roi
Jean-Casimir à quitter le territoire de la République (Voir le
chapitre suivant.), la Lithuanie fut tout-à-coup inondée par une
immense armée moscovite, que le czar envoyait en aide aux Cosaques
révoltés. Les Lithuaniens, placés dans cette extrémité, reconnurent le
roi de Suède pour leur souverain héréditaire et se déclarèrent
indépendants de la Pologne. Cela eut lieu en vertu d'un traité conclu
à Kiéydany le 18 août 1651, et signé en faveur de la Lithuanie par le
prince Janus Radziwill, l'évêque de Samogitie et un autre sénateur
catholique. Ce fut donc une affaire purement politique et étrangère à
la religion, négociée, non dans l'intérêt particulier des Protestants,
mais en considération de la position des Lithuaniens en général, qui
ne pouvaient se soustraire au joug d'un ennemi barbare et cruel, qu'en
reconnaissant la souveraineté d'un monarque dont l'autorité s'étendait
déjà à une grande partie de la Pologne. Cependant, chose étrange à
dire! beaucoup d'écrivains mettent toute cette affaire sur le compte
du protestantisme de Radziwill, et accusent les Réformés d'avoir frayé
le chemin aux Suédois, bien qu'un simple exposé des faits démontre le
contraire. Ce n'est là, toutefois, qu'un exemple isolé de la
partialité avec laquelle un grand nombre d'auteurs ont traité les
protestants polonais, pour n'avoir pas été meilleurs en définitive que
leurs concitoyens catholiques, tandis que les services importants,
rendus à la nation par les célébrités du Protestantisme, guerriers et
hommes d'État, sont le plus souvent enregistrés sans aucune allusion à
leur foi religieuse, de manière à laisser croire à la majorité des
lecteurs, que la catholicité revendique la gloire de ces grands
hommes. Il est très remarquable que beaucoup d'écrivains polonais,
fort indifférents d'ailleurs en matière de Papisme, n'aient pu se
défendre d'une sorte de prévention involontaire contre les
Protestants; et cela prouve peut-être, plus que toute autre chose, la
vérité de la maxime: «_Calumniare fortiter semper aliquid hæret_»,
principe dont les Jésuites ont fait une large application à leurs
adversaires vivants ou morts.

Le prince Janus Radziwill mourut en 1655, peu de temps après l'affaire
dont nous venons de parler. Il laissa un seul enfant, une fille, qui
se maria à son cousin, le prince Boguslav Radziwill, le dernier
Protestant de sa famille, mort en 1660. Celui-ci eut une fille, la
princesse Louise, qui épousa un prince de Brandebourg, fils du
grand-électeur, et après la mort de son premier mari, le prince
palatin de Neubourg. La maison royale de Bavière descend de cette
princesse, et de là vient que tous les Radziwill naissent chevaliers
de l'ordre bavarois de Saint-Hubert.]

Protestant, nous serions peut-être suspect d'exagérer la désastreuse
influence de la réaction catholique sur les destinées de notre pays;
mais il s'agit d'un fait consacré par l'impartialité de l'histoire et
proclamé par un auteur contemporain d'un mérite avoué, évêque
catholique lui-même (Piaseçki), qui déclara, en termes formels, que
c'est par l'influence exclusive des Jésuites[153] que Sigismond III
appela d'éternels malheurs sur le royaume que l'élection lui avait
livré.

[Note 153: «Subter finem ejusdem anni (1616) decesserat quoque cubili
regii præfectus Andreas Bobola, octogenarius. Homo rudis, morosus,
promotus ad illud officium patrocinio sacerdotum Societatis Jesu, quod
illis in omnibus consentiret. Undè utrique, conjuncta opera, in
privatis colloquis, quæ ipsis semper patebant, sollicitantes regem
adeo constrixerant, ut omnia consiliis eorum ageret; et aulicorum spes
et curæ, non nisi ab eorum favore penderent, quem et in publicis
negotiis, isti suggerebant, quid rex decerneret, tanto majori
reipublicæ periculo, quod ad hujusmodi familiaritatem regis
assumebantur personæ (præsertim confessor et concionator) a scholiis
vel a magisterio novitiorum religiosorum, rerum et status politiæ
prorsùs expertes. Hæc que causa unica fuit errorum, non in domesticis
solum, sed in publicis, ut Moschicis, Suecis, Livonicisque, regis
rationibus, et tamen sacrilegii crimen reputabatur, si quis tamen
eorum dicta factave reprehendisset, et nemini quid non ipsis
applauderet, facilis ad dignitates aditus patebat.» (_Chronica
Gestarum in Europa._ Cracovie, 1648, ad ann. 1616).]

À ce faible prince succéda son fils aîné, Vladislav IV, jeune
monarque d'un esprit droit et généreux. Ses lumières et son expérience
des maux causés par la piété ignorante de son père, lui inspirèrent
une aversion si profonde contre les Jésuites, qu'aucun membre de cette
société ne fut admis à sa cour. Sa nature bienveillante répugnait à la
persécution. Le mérite personnel avait seul droit à ses faveurs, et le
guidait dans le choix des dignitaires de l'État sans égard à leur
conviction religieuse. Ses efforts pour opposer une digue au flot
toujours montant de la persécution, ne purent triompher cependant de
l'esprit d'intolérance que les Jésuites avaient répandu au loin,
surtout au sein de la noblesse inférieure et nombreuse, formée dans
leurs écoles. Bien qu'il fût parvenu à réprimer les émeutes populaires
suscitées contre les Protestants, il resta impuissant en face de deux
grands actes de persécution légale, l'abolition du temple et du
collége protestants de Vilna, en 1640, et celle de la célèbre école
des Sociniens; mesures de rigueur ordonnées par les diètes, sous
prétexte d'injures adressées aux statues des saints par les élèves de
ces établissements. Vladislav fit de grands efforts pour calmer
l'irritation produite au sein des populations de l'Ukraine[154], par
les tentatives qui avaient été faites pour leur imposer l'Union avec
Rome. Il confirma la hiérarchie adoptée par les partisans de l'Église
indépendante, qui se retrempa dans la célèbre Académie fondée à Kioff
par Pierre Mohila, prélat d'un noble caractère, de haute naissance et
de grand savoir[155]. La mort de ce souverain, qui sut enchaîner, par
un mérite tout personnel, les aveugles passions du fanatisme évoqué
sous le règne de son père, leur donna de nouveau libre carrière et
appela sur la Pologne les terribles calamités au récit desquelles nous
consacrerons le chapitre suivant.

[Note 154: La dénomination d'_Ukraine_, qui signifie littéralement
confins, fut donnée aux provinces de la Pologne limitrophes de la
Moscovie et de la Turquie, soumises aujourd'hui à la Russie. Nous
avons parlé des Cosaques qui habitaient la province polonaise de ce
nom.]

[Note 155: Pierre Mohila était fils d'un prince régnant de Moldavie,
et allié de près aux premières familles de Pologne. Il fit ses études
à l'Université de Paris, et servit ensuite avec distinction dans les
rangs de l'armée polonaise pendant la guerre de Turquie de 1621. Entré
au giron de l'Église en 1628, il fut élu archevêque de Kioff en 1633.
Il publia plusieurs ouvrages, dont le plus remarquable est son _Exposé
de la foi de l'Église d'Orient_, qui avait été approuvé par tous les
patriarches grecs. Ce livre fut publié en polonais à Kioff, en 1637.
Il a été imprimé plusieurs fois en grec, et traduit en latin par le
savant Suédois Laurentius Normann, évêque de Gottenbourg. Il y en a
aussi une traduction allemande.]



CHAPITRE XII.

POLOGNE.

(Suite.)

     Règne de Jean-Casimir. -- Révolte des Cosaques. -- Le bigotisme
     des évêques catholiques s'oppose à toute réconciliation avec eux.
     -- Invasion et expulsion des Sociniens. -- Règne de Jean
     Sobieski. -- Pillage et destruction du temple protestant de
     Vilna, à l'instigation des Jésuites. -- Meurtre juridique de
     Lyszczynski. -- Élection et règne d'Auguste II. -- Première
     disposition légale contre la liberté religieuse des Protestants,
     obtenue par surprise sous l'influence de la Russie. --
     Protestation des patriotes catholiques contre cette mesure. --
     Nobles efforts de Leduchowski pour défendre les droits de ses
     concitoyens protestants, menacés par les intrigues de l'évêque
     Szaniawski. -- Meurtre juridique de Thorn. -- Réflexions sur cet
     évènement. -- Lettre pastorale de l'évêque Szaniawski aux
     Protestants. -- Les représentations des puissances étrangères, en
     faveur des Protestants polonais, ne servent qu'à rendre la
     persécution plus violente contre eux. -- Ils sont privés des
     droits politiques. -- Situation malheureuse des Protestants
     polonais sous le règne d'Auguste III. -- Généreuse conduite du
     cardinal Lipski.


Vladislav IV eut pour successeur son frère, Jean-Casimir, Jésuite et
cardinal, que le pape avait relevé de ses voeux lors de son élection
au trône. L'esprit de tolérance du dernier règne ne pouvait trouver
son compte à ces précédents, bien que la piété du nouveau monarque fût
loin de l'aveuglement de son père. Vladislav avait à peine fermé les
yeux, qu'une révolte terrible s'alluma dans l'Ukraine, appuyée par des
hordes de paysans, sectaires de l'Église grecque. La Pologne se
trouvait sans défense contre l'irruption d'un pareil fléau, quand les
insurgés, ayant à leur tête Chmielniçki, noble polonais de la religion
grecque, homme d'énergie et de talents supérieurs, s'avancèrent en
flots pressés et irrésistibles. Le roi, qui marchait à leur rencontre
avec des forces insuffisantes, se vit assiégé par eux dans son camp
fortifié. Sa perte semblait inévitable; mais Chmielniçki et les
principaux chefs de Cosaques s'arrêtèrent sur le bord de l'abîme vers
lequel ils précipitaient leur patrie, la voix du patriotisme s'éleva
dans leurs coeurs et imposa silence au fanatisme haineux et aux
mauvaises passions qui marchent à sa suite. La concorde fut le
résultat de cet heureux retour. Chmielniçki, qui avait assiégé son
souverain, lui rendit fidèlement l'hommage d'un homme-lige, implora
son pardon en fléchissant le genou, et reçut du roi la nomination de
hetman ou général des Cosaques, dont les droits politiques et
religieux furent confirmés en cette circonstance. Le traité intervenu
entre les parties belligérantes, stipulait expressément que
l'archevêque de Kioff, métropolitain de l'Église grecque de Pologne,
aurait un siége dans le sénat. Cette condition, demandée par les
Cosaques, était non-seulement juste, car le représentant d'une Église
qui comptait des provinces entières de sectateurs avait un titre
incontestable à siéger au sein de l'Assemblée politique où chaque
évêque catholique avait sa place marquée; mais le pays tout entier
avait encore le plus haut intérêt à ce que le chef spirituel d'un
corps aussi formidable que les Cosaques devînt membre du conseil
suprême de l'État, puisque cela ne pouvait que contribuer puissamment
à confirmer ces populations guerrières, mais indisciplinées, dans leur
fidélité à la couronne de Pologne. Cette combinaison, tout équitable
et avantageuse qu'elle fût, échoua devant le fanatisme arrogant des
prélats romains; en effet, quand l'archevêque grec de Kioff, Sylvestre
Kossowski, dont l'actif patriotisme avait entraîné la pacification de
l'Ukraine, entra au sénat pour prendre possession de son siége, les
dignitaires catholiques sortirent en groupe de la salle des séances,
en déclarant qu'ils ne consentiraient jamais à siéger avec un
schismatique. Les remontrances respectueusement adressées aux évêques
sur l'injustice de leur conduite et sur les dangers qui en résultaient
pour la nation, demeurèrent toutes infructueuses, et cet outrage, par
lequel on répondait aux services patriotiques de l'archevêque de
Kioff, produisit une violente irritation parmi les Cosaques, qui ne
tardèrent pas à se soulever de nouveau. Défaits cette fois, ils
s'attachèrent à la fortune du czar de Moscovie, qui vint attaquer la
Pologne avec des forces immenses, pendant que Charles-Gustave, roi de
Suède, l'envahissait de son côté. Ce dernier monarque, sachant mettre
à profit les graves mécontentements que Jean-Casimir avait soulevés en
Pologne, s'avança à la tête d'un corps formidable de troupes d'élite.
Des bandes de mécontents se joignirent à lui, et il se vit bientôt
maître de la plus grande partie du pays. Son génie guerrier, la
sévère discipline de son armée et la bienveillance de ses manières lui
conquirent en peu de temps une grande popularité parmi les Polonais,
et tous les patriotes éclairés, sentant la nécessité d'avoir un
monarque capable d'opposer une digue à l'anarchie et aux incursions
des barbares, offrirent la couronne à Charles-Gustave, en demandant
qu'une diète fût convoquée pour consacrer officiellement son élection.
Le choix d'un monarque protestant, du caractère de Charles-Gustave,
écrasait d'un seul coup la faction cléricale et dotait le pays d'un
gouvernement fort; si l'on considère, en outre, que la Suède,
monarchie constitutionnelle, possédait alors, dans le nord de
l'Allemagne, de vastes provinces contiguës à la Pologne, l'on ne
saurait douter que l'avènement de son roi au trône de ce pays n'eût
inauguré, dans l'Europe septentrionale, l'ère d'un grand empire
constitutionnel, rival redouté de l'Autriche, et mortel aux
envahissements des czars de Moscovie vers l'ouest. Malheureusement,
cette combinaison échoua devant l'arrogance que Charles-Gustave, enflé
de ses succès, mit dans sa réponse à la députation polonaise chargée
de l'inviter à convoquer une diète pour son élection: «Formalité
superflue, objecta-t-il, son épée l'ayant déjà fait maître du
royaume.» L'insolence de cette réplique irrita violemment la fibre
nationale. Le roi de Suède fut abandonné, et ses forces, assaillies de
toutes parts, furent chassées du territoire. La paix se rétablit en
1660, par le traité d'Oliva, conclu sous la garantie médiatrice de
l'Angleterre, de la France et de la Hollande. Les Protestants eurent
plus à souffrir durant ces guerres que le reste des habitants. Dans la
Grande-Pologne, on les persécuta pour les maux infligés aux
Catholiques par les Suédois[156], tandis que plusieurs de leurs
temples et de ceux des Sociniens furent mis en cendres par les
Cosaques, qui confondaient Catholiques et Protestants dans leur
ressentiment religieux.

[Note 156: Les troupes suédoises, qui avaient observé tout d'abord une
discipline rigoureuse, se rendirent coupables des excès les plus
odieux quand le pays se souleva contre elles, et se livrèrent alors à
des actes de férocité contre plusieurs membres du clergé catholique.
Les Protestants payèrent pour l'ennemi. Un certain nombre de ministres
et d'autres individus attachés à la Confession de Bohême, furent mis à
mort, et leurs églises réduites en cendres, sans compter celle de
Lissa, avec une école célèbre. Il existe un manuscrit intéressant à la
bibliothèque archiépiscopale de Lambeth: _Ultimus in protestantes
Confessionis Bohemiæ ecclesias Anti-Christi furor_, par Hartmann et
Cyrille, ecclésiastiques protestants et professeurs de l'école de
Lissa, qui s'intitulent «les exilés du Christ,» et qui furent envoyés
en Hollande et dans la Grande-Bretagne pour solliciter, en faveur de
leurs frères en détresse, des secours qui leur furent généreusement
accordés par les Protestants de ces contrées. Le manuscrit renferme
une description de la barbarie révoltante déployée contre les
Protestants, sans égard à l'âge ou au sexe, et se termine par les mots
_dolor vetat plura addere_. On avait aussi composé, d'après cet
original, un document imprimé, soumis par les délégués à Cromwell, qui
les autorisa, en vertu d'une ordonnance datée du 2 mai 1659, à
organiser des souscriptions par tout le pays.]

Jean-Casimir, qui s'était enfui en Silésie lors de l'invasion
suédoise, fut rappelé par la nation, et fit voeu à son retour, sous
l'invocation de la Vierge dont il implora la protection pour lui et
pour son royaume, de s'appliquer à réprimer les abus qui pesaient sur
les classes inférieures, et à convertir, ce qui voulait dire à
persécuter, les hérétiques. La première parti de ce voeu, tout digne
qu'elle fût des préoccupations d'un Chrétien, resta dans l'oubli.
Jean-Casimir crut s'acquitter envers le ciel en réduisant l'hérésie.
Le Protestantisme comptait encore un grand nombre d'adhérents, et
parmi eux plusieurs familles influentes. Les religionnaires avaient en
outre pour eux l'appui intéressé des princes étrangers de leur Église,
alliés en ce moment de la Pologne. Le voeu royal ne trouvant dès lors
à s'appesantir que sur les Sociniens, un Jésuite, du nom de Karwat,
pressa la diète de 1658 de témoigner sa reconnaissance à Dieu par des
actes. Cette diète fit une loi qui défendit, sous la sanction la plus
sévère, de professer ou de propager le Socinianisme dans les États
polonais; la peine de mort menaçait ceux qui passeraient outre ou
favoriseraient cette secte en quelque manière que ce fût. On laissait
cependant à ceux qui persévéreraient dans leur croyance, un délai de
trois ans pour vendre leurs propriétés et réaliser leur avoir. Une
entière sûreté leur était promise pendant ce temps, mais on leur
interdisait les pratiques de leur culte et toute intervention dans les
affaires publiques. Ce décret n'était motivé par aucune considération
politique, aussi n'imputait-il pas de trahison aux Sociniens; mais on
l'avait entièrement fondé sur des motifs théologiques, et
principalement sur ce qu'ils n'admettaient pas la Divinité de
Jésus-Christ,--raison assez bizarre chez un peuple qui tolérait les
Juifs et admettait les Mahométans à la jouissance des droits civils.
Le délai triennal accordé par la diète de 1658, fut réduit à deux ans
par celle de 1659, qui décréta que tous les Sociniens qui n'auraient
pas embrassé le Catholicisme le 10 juillet 1660, eussent à quitter le
pays sous les peines édictées par la diète de 1658. Aux termes du même
décret, ces Sociniens, qui pouvaient abjurer leur croyance, n'eurent
plus d'autre choix que la Confession romaine, beaucoup d'entre eux
s'étant faits Protestants pour se soustraire aux rigueurs de la
première loi.

La rapidité du temps, l'état du pays ruiné par la guerre, et l'avidité
des acquéreurs qui mirent leur accablement à profit, obligèrent les
Sociniens à vendre leurs propriétés à vil prix. Sur ces entrefaites,
la persécution s'amoncelait autour d'eux sous toutes les formes. La
proscription semblait les mettre hors la loi, et comme tous exercices
religieux leur étaient interdits, rien n'était plus facile que de
trouver à les persécuter sur ce terrain. Pour échapper à cette
destinée, les Sociniens tentèrent un effort suprême, d'une nature si
extraordinaire, que l'on chercherait en vain à expliquer comment ils
auraient pu s'illusionner un seul instant sur un succès impossible.
Ils présentèrent une requête au roi contre le décret de 1658,
s'offrant à prouver qu'il n'existait pas de différence fondamentale
entre leurs dogmes et les doctrines de l'Église catholique. Cette
proposition fut rejetée. Ils implorèrent la protection, ou, tout au
moins, l'intercession des puissances étrangères; mais, bien que le
traité d'Oliva, conclu en 1660, garantît à toutes les Confessions
religieuses de Pologne les droits dont elles avaient joui avant la
guerre, et que la Suède s'efforçât de sauver le Socinianisme du
naufrage, leur sort n'en resta pas moins fixé, sans que les
représentations faites en leur faveur par l'électeur de Brandebourg
obtinssent un meilleur résultat. Le désespoir conduisit les Sociniens
à proposer un rapprochement avec Rome, au moyen d'une conférence tenue
à l'amiable. L'autorisation en fut donnée par l'évêque de Cracovie,
qui pouvait raisonnablement voir, dans cette démarche de leur part,
l'intention secrète d'entrer au giron de son Église avec quelque
semblant de conviction, et non par contrainte. Et, en effet, quel
homme de bon sens eût supposé que des controversistes aussi habiles
que les membres de cette secte, pussent se bercer de l'espoir
d'obtenir des concessions d'une Église dont les doctrines étaient
diamétralement opposées à leurs dogmes... Quoi qu'il en soit, les
Sociniens maintinrent très sérieusement leurs arguments au colloque de
Roznow (10 mars 1660), et il est presque inutile d'ajouter qu'autant
en emporta le vent. Il ne leur resta plus que le parti de l'exil,
avant l'expiration du délai prescrit. Cette émigration forcée fut
accompagnée de beaucoup de cruautés, malgré la généreuse intervention
de plusieurs membres éminents de la noblesse, qui, tout en faisant
profession de Catholicisme, restaient attachés à un grand nombre de
Sociniens par les liens du sang et de l'amitié. Ils se dispersèrent
en Europe; la Transylvanie, qui comptait beaucoup de coreligionnaires,
et la Hongrie, offrirent un refuge à une grande partie d'entre eux. La
reine de Pologne permit à beaucoup de ces infortunés de s'établir dans
les principautés silésiennes d'Oppeln et de Ratibor, qui lui
appartenaient, et quelques princes de la Silésie suivirent son
exemple. Disséminés sur plusieurs points de cette contrée, ils n'y
formèrent aucune Congrégation, et ils l'abandonnèrent peu à peu ou se
convertirent au Protestantisme. Un nombre considérable d'entre eux
fondèrent une association religieuse à Manheim, sous la protection du
palatin du Rhin; mais ils se rendirent bientôt suspects de propager
leurs doctrines, ce qui n'a rien que de probable, eu égard à la
ferveur bien connue de leur zèle, et ils furent obligés de se
disperser. Ils demandèrent, pour la plupart, un asile à la Hollande,
où la liberté des cultes régnait sans entrave, et qui comptait
quelques Sociniens, dont la fraternité, jointe à celle des sectaires
de l'Angleterre et de l'Allemagne, vint largement en aide aux bannis
de la Pologne. Les renseignements nous font défaut sur leur sort dans
cette contrée hospitalière; mais tout porte à croire qu'ils y avaient
une Congrégation florissante, puisqu'ils purent éditer à Amsterdam, en
1680, un Nouveau-Testament en langue polonaise. Quelques Sociniens se
retirèrent en Prusse, où les attendait l'accueil hospitalier de leur
compatriote le prince Boguslav Radziwill, dernier Protestant de sa
famille, qui gouvernait cette province pour l'électeur de Brandebourg.
Ils formèrent deux établissements limitrophes de la Pologne, appelés
Rutow et Andréaswalde. En 1779, les habitants de ces endroits reçurent
du gouvernement l'autorisation de bâtir un temple; mais leur
Congrégation, qui n'avait jamais été bien considérable, alla en
déclinant; et, d'après les renseignements authentiques que nous avons
obtenus sur ce point en 1838, grâce à la bienveillance du feu baron
Bulow, ministre de Prusse à la cour d'Angleterre, l'association
d'Andréaswalde subsista jusqu'en 1803, époque à laquelle elle fut
dissoute; et, en 1838, il ne restait plus en Prusse que deux
gentilshommes, derniers membres survivants de la secte jadis célèbre
des Sociniens, un Morsztyn et un Schlichtyng, tous les deux vieillards
très avancés en âge et représentants de noms distingués dans les
annales politiques et religieuses de la Pologne. Les familles de ces
personnages s'étaient réunies au Protestantisme, comme l'avaient fait
le reste des sectaires. En Pologne même, depuis l'expulsion des
Sociniens en 1660, on ne retrouve aucun vestige de la secte qui
s'était glorifiée de compter au nombre de ses adhérents quelques-unes
des grandes familles du pays, et sur laquelle les lumières de ses
membres avaient jeté le plus vif éclat dans toute l'Europe. Les rangs
des Protestants étaient alors entièrement rompus. Ils perdirent leur
principal appui dans les familles toutes-puissantes des Radziwill et
des Leszczynski; la branche protestante de la première étant venue à
s'éteindre en 1669, et la dernière ayant passé à l'Église de Rome vers
cette époque. Les Leszczynski, devenus Catholiques, ne se firent pas
pour cela les persécuteurs de leurs anciens coreligionnaires; ils
continuèrent, au contraire, à protéger de leur influent patronage les
habitants protestants de Lissa, ville qui leur appartenait.

Le roi Jean Sobieski, admirablement doté par la main de la Providence,
avait une aversion profonde pour la persécution religieuse; mais
l'autorité royale, étranglée dans d'étroites limites, était
impuissante à faire respecter les lois qui reconnaissaient encore la
parfaite égalité des Confessions religieuses, et, sous son règne, deux
évènements flétrissants signalèrent le pouvoir que le clergé
catholique s'était acquis en Pologne, et la manière dont il entendait
en user.

L'Église protestante de Vilna, avons-nous dit, avait été abolie en
1640, en vertu du décret d'une diète qui défendait aux Protestants
d'avoir un lieu consacré au culte dans l'enceinte de la ville. Ils
avaient, en conséquence, élevé dans un faubourg un temple, un hospice
et un asile pour leurs ministres.

Le 2 avril 1682, une populace nombreuse, soulevée par des étudiants du
collége des Jésuites, se rua sur ce temple et le détruisit de fond en
comble, brisa les cercueils, en arracha les morts, et, après leur
avoir prodigué les plus indignes outrages, les mit en lambeaux et
livra aux flammes ces restes profanés. Rien n'échappa sur les lieux au
pillage ou à la destruction, ni les valeurs matérielles, ni un grand
nombre de documents précieux déposés en cet endroit comme dans un lieu
de sûreté. L'orgie populaire dura deux jours entiers, sans que
l'autorité prît la moindre mesure de répression, et le recteur du
collége des Jésuites, mis en demeure d'interposer son autorité au sein
d'une émeute dirigée par ses élèves, osa non-seulement s'y refuser,
mais encore donner des louanges à leur conduite. Les ministres durent
la vie à un noble catholique appelé Puzyna, qui accourut à la tête de
quelques hommes armés et les conduisit au couvent des moines
franciscains, où ils trouvèrent un asile et les traitements les plus
humains. Jean Sobieski, informé de l'attentat, institua immédiatement
une commission pour instruire le procès et punir les coupables. Cette
commission, composée de l'évêque de Vilna et de plusieurs dignitaires
de la couronne, après l'enquête la plus consciencieuse, condamna
quelques-uns d'entre les assaillants, élèves des Jésuites et autres, à
la peine de mort, et ordonna la restitution du pillage; mais les
Jésuites corrompirent les geôliers, qui favorisèrent l'évasion des
condamnés, et l'on ne revit, en somme, qu'une très faible partie des
objets dérobés. Le roi voulait que les Jésuites payassent les dommages
causés par l'émeute; mais comme il ne put obtenir aucun acte de
réparation pour ses sujets protestants, ces derniers relevèrent leur
temple de leurs propres deniers[157]. L'autre crime qui déshonore
cette période historique, est l'assassinat juridique de Casimir
Lyszczynski, estimable propriétaire, frappé par l'aveugle haine du
clergé, malgré les efforts de Sobieski pour sauver cette innocente
victime du fanatisme. Lyszczynski parcourait un livre intitulé
_Theologia naturalis_, par Henri Alsted, théologien protestant, et,
trouvant dans les arguments employés par l'auteur pour prouver
l'existence de Dieu, une confusion telle, qu'il était possible d'en
déduire des conséquences entièrement opposées, il ajouta en marge:
_Ergo, non est Deus_, tournant évidemment en dérision les arguments de
l'auteur. Un malheureux, appelé Brzoska, débiteur de Lyszczynski,
découvrit cette circonstance et lança contre lui une accusation
d'athéisme, en produisant aux yeux de Witwiçki, évêque de Posnanie, un
exemplaire de l'ouvrage avec l'annotation ci-dessus mentionnée. Ce
prélat se saisit de l'affaire comme d'une proie expiatoire, et son
aveugle zèle fut secondé par Zaluski, évêque de Kioff, dignitaire
connu pour sa brillante érudition et doué de quelques autres qualités
qui ne l'empêchèrent pas, néanmoins, de sacrifier à la rage du
fanatisme[158]. Le roi, dont l'esprit éclairé se soulevait à l'idée de
semblables énormités, entreprit de sauver Lyszczynski, en ordonnant
que l'affaire fût évoquée à Vilna, où, comme Lithuanien, il avait ses
juges naturels; mais rien ne put soustraire l'infortuné à la fureur
fanatique des deux évêques; on alla jusqu'à violer en sa personne le
privilége inviolable de tout noble polonais, privilége religieusement
respecté jusque-là dans les plus grands criminels eux-mêmes, de
demeurer libre jusqu'à ce que la justice ait prononcé. Sur la simple
accusation d'un débiteur, soutenue par deux évêques, l'affaire fut
dénoncée à la Diète de 1689, devant laquelle le clergé, mais
particulièrement l'évêque Zaluski, accusa Lyszczynski d'avoir nié
l'existence de Dieu et proféré des blasphèmes contre la divinité de
Marie et contre les saints. La malheureuse victime, terrifiée par le
danger de sa situation, avoua tout ce que l'on voulut mettre à sa
charge, fit une ample rétractation de ce qu'elle pouvait avoir dit ou
écrit contre les doctrines de l'Église romaine, et déclara s'humilier
devant son infaillibilité. Vain refuge d'un courage abattu! La Diète,
cédant aux exhortations impies du clergé, condamna Lyszczynski à avoir
la langue arrachée par le bourreau, à être ensuite décapité et jeté
sanglant sur le bûcher. Cette monstrueuse sentence fut exécutée, et
Zaluski lui-même en parle comme d'un acte de justice et de piété. Le
roi, révolté de ces horreurs, s'écria que l'Inquisition n'aurait pas
fait pis. Ajoutons, en historien impartial, que le pape Innocent XI,
loin d'approuver cette décision infâme, éclata en amers reproches
contre ses instigateurs. Ces sanglants holocaustes ont déshonoré
plusieurs contrées de l'Europe, et cette même époque vit non-seulement
des hommes, mais des femmes et des jeunes filles, tomber en Écosse
sous le glaive de la persécution, non pour avoir blasphémé Dieu, mais
pour s'être refusés à reconnaître la suprématie spirituelle du roi.
L'héroïque souverain de la Pologne, désarmé sur son trône en présence
d'un acte de fanatisme sauvage, tel est l'enseignement à tirer, contre
la réaction catholique, de l'horrible spectacle que toute sa volonté
n'eût pas imposé à la nation un siècle plus tôt. Nous recommandons
cette leçon à la méditation de tous ceux qui nient la possibilité
d'une réaction de ce genre.

[Note 157: L'ouvrage de M. Lukaszewicz contient toute la procédure
criminelle relative à cette affaire.]

[Note 158: Ce prélat ne doit être confondu avec aucun de ceux
précédemment nommés en note.]

Zaluski raconte ainsi cette scène révoltante: «Après l'amende honorable,
le condamné fut mené sur l'échafaud, où le bourreau lui arracha d'abord
avec un fer rouge la langue de la bouche _avec laquelle il avait été
cruel envers Dieu_; ensuite ils brûlèrent à petit feu ses mains,
instrument de la production abominable. Le papier sacrilége fut jeté aux
flammes; lui-même, enfin, ce monstre de son siècle, ce déicide, fut
précipité dans les flammes expiatoires,--expiatoires si un tel forfait
pouvait être lavé![159]» Il nous semble que ces lignes du savant évêque
n'ont rien à envier aux blasphèmes imputés à la malheureuse victime de
son fanatisme.

[Note 159: Salvandy, _Histoire de Pologne sous Jean Sobieski_, vol.
III, p. 388.]

L'électeur de Saxe, choisi pour succéder à Jean Sobieski, en 1696,
sous le nom d'Auguste II, confirma, suivant l'usage, les droits et les
libertés des Dissidents; mais une nouvelle condition fut introduite
dans les _Pacta conventa_, ou garanties constitutionnelles stipulées
des rois à leur avènement, sous le sceau du serment, à savoir, qu'il
ne leur serait conféré par lui aucune dignité de marque, sénatoriale
ou autre, ni aucun emploi important de la couronne. Bien que ce
prince, Luthérien d'origine, eût plutôt fait profession d'indifférence
religieuse, en payant d'une messe le trône de Pologne, il livra les
hérétiques à la funeste piété des évêques, afin de convertir ces
derniers à ses vues politiques. L'avènement de Stanislas Leszczynski,
qui y fut élu en 1704, après l'expulsion d'Auguste par Charles XII,
ranima dans le coeur des Protestants l'espoir de jouir encore en paix
des droits que la Constitution leur garantissait comme à tous les
autres citoyens. L'esprit éclairé du nouveau monarque et l'influence
de Charles XII, qui lui avait mis le sceptre entre les mains,
répondaient que cette attente ne serait pas trompée. Le traité
d'alliance conclu entre le roi Stanislas et le héros suédois, assurait
aux Dissidents de Pologne la pleine jouissance des droits et des
libertés consacrés en leur faveur par les lois du pays; abrogation,
expressément prononcée, des restrictions introduites dans les derniers
temps. Les espérances des Protestants, qui se virent persécutés par
les troupes de Pierre le Grand, comme partisans de Stanislas
Leszczynski, s'écroulèrent, avec la fortune de Charles XII, à la
bataille de Pultawa. Soutenu par les armes russes, Auguste II reprit
possession du trône de Pologne, que Stanislas fut obligé d'abandonner,
et, pour raffermir son autorité contestée par les partisans de son
adversaire, il s'entoura d'un corps nombreux de troupes saxonnes qui
se rendirent odieuses par leurs excès. Les habitants se confédérèrent,
sous la présidence de Leduchowski, et engagèrent une lutte à outrance
avec les satellites royaux. Pierre le Grand finit par offrir sa
médiation entre le roi et la nation, et son ambassadeur insinua, à cet
effet, un traité qui fut conclu à Varsovie, le 3 novembre 1716. La
cheville ouvrière de cette négociation fut Szaniawski, évêque de
Cujavie, qui, devant son élévation à l'influence de Pierre le Grand,
lui était entièrement dévoué. Ce prélat réussit, par ses intrigues, à
rendre de grands services à la Russie et à Rome, en leur sacrifiant
les intérêts de son pays. Sous prétexte d'économie, d'une organisation
plus efficace, etc., etc., l'effectif de l'armée polonaise fut réduit,
en vertu d'une clause de ce traité, à un chiffre tout-à-fait
disproportionné à la défense d'un vaste territoire. L'article 4 du
même acte, sous prétexte de réformer les abus qui s'étaient glissés
dans le pays durant l'invasion suédoise, et par une interprétation
perfide de quelques lois, prescrivait la démolition de tous les
temples protestants élevés depuis 1632, et défendait aux
Religionnaires, excepté dans les villes où ils avaient des églises
avant cette époque, de se réunir en public ou dans l'intimité, pour
prêcher ou pour chanter. Une première infraction à ces dispositions
était punie d'une amende, la récidive de l'emprisonnement, et enfin du
bannissement. Les ministres étrangers pouvaient célébrer le service
divin dans leur demeure; mais les natifs, en y assistant, tombaient
sous l'application de cette pénalité.

La politique oppressive de la Russie atteignait ainsi deux buts
considérables: elle désarmait la Pologne et se ménageait un prétexte à
future intervention dans les affaires de ce pays, en créant un parti
mécontent, opprimé dans ses foyers et d'autant plus ardent à chercher
un protecteur au dehors. Le roi Auguste II trahit alors, d'une
manière que l'on ne saurait trop flétrir, les intérêts du pays qui lui
avait confié ses destinées; et tout prouve aujourd'hui qu'il
nourrissait le projet de démembrer la Pologne au profit de Pierre le
Grand.

Le clergé n'attendit pas la conclusion du traité pour promulguer
l'article en question, qu'il fit afficher aux portes des églises en le
déclarant loi de l'État. Cette mesure excita non-seulement de vives
alarmes parmi les Protestants, mais une indignation générale dans la
partie saine du Catholicisme. Des protestations s'élevèrent de toutes
parts; elles étaient adressées au maréchal de la Confédération,
Leduchowski, par les notabilités du pays, le prince Casimir Sapiéha,
palatin de Vilna, le prince Vladislav Sapiéha, palatin de Brestz, le
prince Radziwill, chancelier de Lithuanie, le prince Czartoryski,
vice-chancelier de la même province, Stanislas Potoçki, grand-général
de l'armée lithuanienne, Skorzewski, maréchal de la Confédération de
Posnanie, etc., tous témoins irrécusables du patriotisme des
Protestants et des services rendus par eux à la nation. Mais la plus
remarquable de ces déclarations spontanées est celle assurément qui
émane d'Ançuta, évêque de Missionopolis, coadjuteur de Vilna et
référendaire de Lithuanie. Dans une lettre adressée à Szaniawski
lui-même, ce prélat rend le plus éclatant hommage aux vertus
patriotiques des Religionnaires, et demande instamment qu'aucune
disposition restrictive contre leurs priviléges ne soit étendue aux
habitants lithuaniens. Nous sommes fiers de constater qu'il se trouva,
dans notre patrie, un dignitaire catholique assez courageux pour
revendiquer les droits de la justice et de l'humanité, quand
l'influence jésuitique y dominait en souveraine.

Leduchowski épousa chaleureusement la cause de ses concitoyens
protestants, et il insista pour que leurs droits, déjà consacrés par
les lois du pays, fussent strictement maintenus. Szaniawski lui fit
une réponse équivoque, contre laquelle il protesta par la présentation
d'un projet d'article stipulant la confirmation des droits garantis
aux Dissidents par la loi de 1573, nonobstant toutes ordonnances ou
règlements. Rien de plus simple assurément; mais le patriote, dont la
droiture conjurait ainsi l'orage grondant au ciel de son pays, vit ses
intentions traversées par l'artificieux évêque, qui parvint à
substituer au projet de Leduchowski l'interprétation suivante de
l'article attaqué: «Nous maintenons tous les anciens droits et
priviléges des Dissidents en religion, mais tous les abus seront
réformés[160].

[Note 160: Leduchowski était un gentilhomme, possesseur d'une fortune
considérable, mais entièrement exempt d'ambition. Il ne prit aucune
part à la lutte entre Auguste II et Stanislas Leszczynski, et s'étant
soustrait aux fureurs de ces deux monarques, il continua à vivre dans
ses domaines. Investi au plus haut degré de la confiance de ses
concitoyens, il fut élu à plusieurs emplois publics. Privé d'enfants,
il fit un testament par lequel il léguait ses biens à des collatéraux,
à l'Église et aux pauvres. Mais quand il vit le pays en danger, son
patriotisme l'emporta sur ses affections de famille et sur ses
intentions religieuses et charitables; il annula ses dispositions
testamentaires, et consacra toute sa fortune à l'entretien des troupes
de la Confédération. Son patriotisme était pur de toute haine
politique ou personnelle, et il résista constamment à ceux qui
voulaient détrôner le roi, ne comprenant, pour son compte, d'autre but
à poursuivre que la paix et la liberté de sa patrie. (V. Ruihière, _de
l'Anarchie de Pologne_, t. II.) Tel fut ce patriote éminent, le dernier
qui se leva en faveur des droits de ceux de ses concitoyens dont la
croyance n'était pas la sienne. Le sentiment religieux qui présidait à
la libre disposition de ses biens quand les besoins du pays n'en
réclamaient pas le sacrifice, prouve suffisamment que la noblesse de
ses procédés, en cette circonstance, ne découlait pas d'une
indifférence religieuse, improprement appelée philosophique.]

Le pays, miné par les guerres, dévoré par l'anarchie, aspirait à tout
prix à la paix. Aussi la diète convoquée pour la confirmation du
traité projeté entre Auguste II et la nation, dura-t-elle à peine
sept heures, consacrées tout entières à la lecture et à la signature
des conventions: ce qui la fit surnommer la Diète muette. Le roi donna
aux Protestants, qui lui avaient adressé une pétition à ce sujet, une
déclaration portant que leurs droits n'étaient pas invalidés par le
traité en question. Mais cette déclaration, comme les explications
fournies à Leduchowski, étaient à peu près illusoires, en ce que le
mot _abus_ laissait la plus grande latitude à la persécution
catholique, dont les apôtres voyaient autant d'abus à détruire dans
tous les faits religieux qui ne ressortaient pas de leur Église.

Cette première disposition légale, obtenue par la ruse contre la
liberté religieuse des Protestants, ne touchait pas à leurs droits
politiques; et cependant, à la diète de 1718, la faction cléricale osa
s'opposer à ce que Piotrowski, membre dissident, prît possession de
son siége, quelles que fussent les représentations de la partie
éclairée de cette assemblée et bien qu'il n'existât aucune loi qui
exclût les Protestants de la législature du pays. Mais rien n'égale,
en fait d'acte d'audacieuse persécution, le spectacle que la ville de
Thorn offrit à l'Europe indignée, sous le règne de ce même Auguste II.

La ville de Thorn, située dans la Prusse polonaise et habitée en
partie par une population d'origine allemande, se fit Protestante au
XVIe siècle. Les citoyens, distingués de tout temps par leur loyauté
envers les rois de Pologne, avaient vaillamment défendu leurs remparts
contre Charles XII, inébranlables dans leur serment de fidélité à
Auguste II. La politique des Jésuites les poussait invariablement à
implanter leur bannière au sein des populations anti-papistes, afin
d'y recruter des prosélytes pour le Saint-Siége. C'est ainsi qu'après
une longue résistance de la part des habitants de Thorn, ils
réussirent à établir leur collége dans cette ville, dont la partie
protestante se vit dès lors en butte, comme partout ailleurs, à la
haine fanatique de leurs élèves. Les ministres avaient aussi à lutter
contre une hostilité de tous les instants.

Il était naturel que de tels procédés, source d'une irritation
continuelle, amenassent des collisions; et, en effet, le 16 juillet
1724, une lutte s'engagea pendant une procession des Jésuites, entre
leurs élèves et un certain nombre d'écoliers protestants. Les
autorités de la ville ayant fait arrêter l'un des premiers à cause de
sa turbulence; ses camarades se saisirent d'un jeune Protestant, le
maltraitèrent et l'emmenèrent prisonnier dans leur collége, dont le
recteur ferma sur lui les portes, malgré les réclamations des
magistrats. Cette résistance illégale excita la colère des habitants;
une foule considérable s'assembla devant le collége et délivra le
captif sans commettre cependant aucun excès. Au moment où elle
s'écoulait, des coups d'armes à feu partent de l'établissement; ivre
de fureur, elle se retourne contre le collége, en arrache les
ornements et brûle tout sur place. L'ordre ne tarda pas néanmoins à se
rétablir, sans qu'il en eût coûté la vie à personne.

Les écrivains catholiques prétendent que le peuple, ayant pris
possession du collége, foula aux pieds l'hostie consacrée, détruisit
plusieurs images du Sauveur, de la Vierge et des Saints, et profana
leur culte de diverses manières; mais cette allégation est repoussée
par les Protestants. On s'étonnerait peu toutefois que la populace
s'en fût prise à quelques images.

Jamais occasion ne fut plus favorable, pour les Jésuites, de porter
un nouveau coup aux Protestants de Pologne. Ils se mirent
immédiatement à l'oeuvre, et répandirent, dans tout le pays, un récit
imprimé des faits qu'ils dénonçaient à la nation comme un sacrilége,
invoquant la Majesté divine outragée, pour appeler un châtiment
exemplaire sur la tête des habitants de Thorn, et demandant
solennellement que leurs temples et leurs écoles leur fussent enlevés,
pour être remis avec l'administration de la ville entre les mains des
Catholiques. Cette peinture assombrie impressionna vivement l'esprit
public, et les passions populaires se réveillèrent si impatientes,
qu'aux élections, auxquelles on procédait en ce moment, les
commettants enjoignirent à leurs mandataires de n'entrer en fonction
qu'après avoir vengé la Majesté de Dieu offensée. Tout fut mis en
oeuvre pour exalter la rage du fanatisme contre les Protestants de
Thorn. Des agents, mis en campagne sur tous les points du royaume,
distribuaient des imprimés chargés des plus sombres couleurs; des
jeûnes et des prières publics furent ordonnés par le clergé, et la
chaire et le confessionnal se transformèrent en deux puissants foyers
d'agitation. Les miracles, comme le sang jaillissant des images
profanées, etc., ne faillirent pas davantage à la sainte propagande.

Une commission, composée d'ecclésiastiques et de laïques, tous
Catholiques, fut chargée par le roi de l'instruction de l'affaire.
L'enquête, dirigée par les Jésuites, n'admit que les dépositions des
témoins produits par eux, ceux des Protestants étant récusés sous
prétexte de complicité dans le crime. Plus de soixante personnes
furent jetées en prison, et l'affaire fut portée devant le tribunal
appelé la Cour assessoriale, qui représentait le degré suprême de
juridiction pour les villes. Ce tribunal, composé des premiers
magistrats du royaume, eût certainement couvert de son intégrité le
droit sacré de la défense; mais cette garantie s'évanouit par
l'adjonction de quarante membres nouveaux, choisis pour les débats,
sous l'influence des Jésuites.

L'avocat de Thorn plaida l'illégalité de la commission, exclusivement
formée de Catholiques, la confrontation des témoins et la défense
paralysés. Vains efforts! la cour n'accueillit aucune exception, et
prononça son arrêt sur le témoignage unique de la commission. Cet
arrêt, en tête duquel figurait la déclaration impie: «Que le châtiment
resterait encore au-dessous de la vengeance divine,» condamnait le
président du conseil municipal, Roesner, à avoir la tête tranchée, et
prononçait la confiscation de ses biens. L'accusation avait eu
seulement à lui imputer de n'avoir pas fait son devoir à l'explosion
du tumulte, et ce délit, en le supposant prouvé, n'entraînait que la
destitution. Le vice-président de la ville et douze bourgeois, accusés
d'avoir excité la foule, s'entendirent frapper de la même peine;
enfin, plusieurs individus furent condamnés à l'amende, à la prison et
à d'autres peines afflictives. Aux termes du même arrêt, la moitié du
Conseil de Thorn et de la milice bourgeoise devait se composer à
l'avenir de Catholiques. Le collége protestant leur était livré avec
l'église de Sainte-Marie. Les Religionnaires ne pouvaient plus avoir
d'écoles qu'à l'extérieur de la ville, et il leur était interdit
d'imprimer quoi que ce fût sans l'autorisation de l'évêque catholique.

La diète confirma ce décret, et le président et le vice-président de
la ville, qui étaient restés libres jusque-là, furent arrêtés en même
temps. De nombreuses protestations s'élevèrent jusqu'au trône en
faveur des condamnés; le conseil municipal de Thorn pétitionna pour
qu'un sursis leur fût au moins accordé; mais tout cela en vain. Les
Jésuites, au contraire, réussirent à avancer d'une semaine le jour de
l'exécution.

Une circonstance qui avait dû influer sur l'adhésion de plusieurs
membres du tribunal, semblait cependant s'offrir en obstacle à
l'exécution de cette affreuse sentence. C'était l'obligation, pour les
Jésuites, de confirmer par le serment les faits présentés dans l'acte
d'accusation; cette condition, que la loi exigeait, en pareil cas, de
la partie poursuivante, avant que la justice ait son cours, paraissait
un gage de salut en présence du saint caractère de cette partie, qui
reculerait sans doute devant une attestation équivalente à un ordre
d'exécution. La commission chargée de faire exécuter l'arrêt, se
réunit, le 5 décembre 1724, à l'hôtel-de-ville de Thorn, et appela en
sa présence accusés et accusateurs. Ces derniers étaient représentés
par Wolenski et par d'autres Jésuites. Quand la sentence fut lue, le
serment _confirmatoire_ fut déféré; Wolenski répondit avec une douceur
affectée, que l'Église n'était pas altérée de sang: _Religiosum non
sitire sanguinem._ Mais il fit signe à deux autres Jésuites,
Piotrowski et Schubert, qui fléchirent le genou et proférèrent le
serment requis. Six laïques, appartenant à la lie du peuple, firent
comme eux et proférèrent le serment requis, bien que l'arrêt exigeât
qu'ils fussent égaux en rang aux accusés[161].

[Note 161: Strimesius, auteur protestant, dit que le nonce du pape à
la cour de Pologne désapprouva l'affaire de Thorn, et défendit aux
Jésuites de faire le serment requis pour l'exécution de la sentence.
On dit aussi que le même nonce apostolique avait obtenu un délai en
faveur des condamnés, mais que lorsque l'ordre de surseoir parvint à
Thorn, il était trop tard, et qu'il transmit à Rome une accusation
contre les Jésuites.]

L'exécution eut lieu le 7 décembre. Le vieux Roesner, homme
universellement respecté, qui avait fait ses preuves de patriotisme en
défendant Thorn contre les Suédois, eut la tête tranchée au point du
jour, dans la cour de l'hôtel-de-ville. Il s'était refusé à racheter
sa vie au prix d'une abjuration, et il mourut avec la constance et la
résignation d'un martyr chrétien. Libre pendant tout le cours des
débats, il n'eût tenu qu'à lui de se soustraire à la mort par la
fuite; mais il était fort de son innocence, et il craignait, en outre,
d'appeler des rigueurs sur la ville qu'il administrait. Il annonça
lui-même sa condamnation en disant: «Dieu veuille que ma mort assure
la paix de l'Église et de la ville!» Les restes de cet homme de bien
reçurent tous les honneurs dus à son élévation. Le vice-président,
Zernike, qui, aux termes de la sentence, était beaucoup plus coupable
que Roesner, obtint un sursis d'exécution, et finit par être gracié.
Les autres condamnés furent exécutés, à l'exception d'un seul, qui
embrassa le Catholicisme. L'église enlevée aux Luthériens fut
consacrée le jour suivant, et le Jésuite Nieruszowski prononça, à
cette occasion, un sermon sur les premiers Machabées, IV, 36, 48, 57,
où les membres de la commission d'exécution apparaissaient plus
semblables aux anges qu'à de simples mortels: «_Ecce viri potiùs
angelis quàm hominibus simillimi!_»

Les meurtres juridiques de Thorn sont d'autant plus douloureux à
contempler, que la Pologne s'était vue exempte de ces cruautés à une
époque où le sang des querelles religieuses rougissait presque toutes
les contrées de l'Europe. Un frisson d'indignation avait couru
jusqu'aux extrémités du pays, quand, en 1556, l'influence de Lippomani
fit dresser l'échafaud de quelques malheureux Juifs et d'une pauvre
fille chrétienne; et cependant, en 1724, le cri de vengeance et de
mort du parti jésuitique contre d'imaginaires blasphémateurs, trouvait
un écho universel sur tous les points du territoire. Loin de nous la
pensée d'excuser la Pologne sur ce qu'il n'existe pas de nation qui ne
se soit déshonorée par de bien plus grandes énormités encore. Ce qui
est mal en soi ne saurait se justifier par l'exemple d'autrui. Nous
pensons, cependant, qu'un examen sérieux et impartial de cette
tragique affaire, déchargerait les coeurs polonais d'une
responsabilité qui incombe tout entière à la faction anti-nationale,
dont la politique avait fait de la nation l'instrument de ses vues. Il
est très facile à un corps fortement organisé, obéissant à une seule
volonté, étendant ses ramifications sur tout un pays et son influence
sur toutes les classes de la société, de produire une agitation
universelle sur le premier sujet venu; mais principalement s'il s'agit
de religion, et bien plus encore s'il possède à son service deux
moyens d'action aussi puissants sur l'esprit du peuple que la chaire
et le confessionnal. Comment s'étonnerait-on que ces leviers, aux
mains des Jésuites de Pologne, aient produit leur effet naturel sur la
masse de la nation, et que le bruit de la multitude soulevée ait
étouffé la voix de quelques patriotes éclairés? Que tout lecteur
impartial et réfléchi veuille nous dire s'il n'arrive pas, dans tout
pays libre, que l'opinion de la grande majorité, généralement appelée
opinion publique, se laisse fourvoyer à ce point par l'esprit
d'agitation, que les hommes doués de sagesse, malgré leur supériorité
intellectuelle sur les masses, n'ont d'autre alternative que de se
soumettre ou de faire place à ceux qui partagent l'erreur ou qui en
profitent. Telle était la situation de la Pologne, quand la
toute-puissante société de Jésus, secouant le drapeau de l'agitation
contre la ville de Thorn, dirigea l'élection des membres de la Diète,
et choisit la commission préposée à l'instruction de cette affaire.

Ces considérations, on le comprend, ne se présentèrent pas à l'esprit
sous l'impression première de ce déplorable évènement, qui fit
beaucoup de tort à la Pologne dans l'opinion de toute l'Europe. Les
monarques protestants et les États de Hollande adressèrent des
remontrances au roi de ce pays, et l'ambassadeur anglais à la diète
allemande, M. Finch, prononça à Ratisbonne, le 7 février 1725, un
discours des plus violents à ce sujet, menaçant la Pologne de la
guerre dans le cas où il ne serait pas fait droit aux réclamations des
religionnaires. Ces menaces ne firent qu'aggraver le mal en irritant
la nation, et fournirent de nouvelles armes à la persécution contre
les Protestants polonais. Immédiatement après l'affaire de Thorn,
Szaniawski, dont nous avons dit la duplicité fatale à la sûreté de son
pays et à la liberté religieuse de ses concitoyens, et qui avait été
promu à l'évêché de Cracovie, publia, le 10 janvier 1725, une lettre
pastorale où, après avoir invité les Protestants à entrer au giron de
son Église, il déclarait aux récalcitrants «qu'ils eussent à se
rappeler qu'il était leur pasteur, puisqu'ils avaient franchi le seuil
de l'Église par le baptême, et qu'elle voyait en eux des enfants
désobéissants et des sujets rebelles.» Il se mit à l'oeuvre en
conséquence, et, aux termes de ses nouveaux mandements, les
Protestants furent tenus d'observer les fêtes catholiques et soumis
spirituellement aux prêtres de leur paroisse; leurs mariages durent
être célébrés par le clergé romain, conformément aux canons du
concile de Trente: les unions contractées devant un ministre de la
religion ou devant un magistrat civil, étaient déclarées nulles et de
nul effet, par ce motif, que le tribunal du nonce apostolique avait
décidé, le 25 octobre 1723, sur une instance ouverte à Cracovie, que
le mariage des dissidents, célébré par un ministre hérétique, n'était
pas valable[162]. Ainsi, un nonce du pape et un évêque catholique
imposaient des lois aux Protestants en matière de foi religieuse.

[Note 162: _Lukaszewicz_, vol. I, p. 351, donne la teneur tout entière
de cette lettre pastorale.]

Les puissances protestantes, la Russie, la Suède, le Danemarck et la
Hollande, continuaient à intervenir, par voie diplomatique, en faveur
des Protestants polonais, et le ministre anglais à la cour de Pologne,
M. Woodward, en 1731, remit au roi un mémoire dans lequel il énumérait
les diverses souffrances des Protestants, demandait avec instance la
répression de ces abus, et finissait par une menace de représailles
envers les Catholiques établis au sein des nations protestantes.
C'était jeter autant d'huile sur la flamme, et la menace de M.
Woodward, de faire payer les maux des Protestants à des Catholiques
entièrement innocents de ces torts, constituait, non-seulement une
injustice, mais une inconséquence frappante dans la bouche du
représentant d'un pays où la loi pénale sévissait contre les
Catholiques. La faction cléricale, se faisant une arme de ces
démonstrations maladroites contre les Protestants de Pologne, les
proclama livrés à l'influence étrangère, et obtint ainsi, en 1732, une
loi qui les excluait de tous les emplois publics. À l'honneur de la
nation, la persécution légale dut s'arrêter là; et la même loi,
déclarant avec la paix l'inviolabilité des personnes et des propriétés
des Anti-Papistes, les autorisa à prendre rang dans l'armée jusqu'au
grade d'officier-général inclusivement, et à posséder des starosties
ou fiefs de la couronne.

Le règne d'Auguste III, de 1733 à 1764, laissa les Protestants gémir
sous l'oppression religieuse, comme l'atteste le mémoire qu'ils
adressèrent à son successeur, le roi Stanislas Poniatowski, et à la
diète de 1766: «Nos temples, y disaient-ils entre autres plaintes,
nous ont été enlevés en partie sous différents prétextes; ceux qui
nous restent tombent partout en ruines, et il nous est interdit de les
restaurer, ou, si nous en obtenons la permission, ce n'est qu'au prix
de beaucoup de peine et d'argent. Notre jeunesse, privée d'écoles en
beaucoup d'endroits, croît dans l'ignorance, sans pouvoir s'élever à
la connaissance de Dieu. La vocation des ministres de notre culte
rencontre de nombreux obstacles, et leurs visites au lit des malades
et des mourants les exposent à de grands dangers. Il nous faut
non-seulement acheter la permission d'accomplir les rites sacrés du
baptême, du mariage et des funérailles, mais ce prix, laissé à
l'arbitraire de ceux qui la donnent, est toujours excessif. Nos morts
n'arrivent à leur dernière demeure, même à la nuit, qu'à travers mille
entraves sacriléges; et pour baptiser nos enfants, nous sommes
condamnés à les mener hors du pays, n'ayant encore qu'un souffle de
vie. Le _jus patronatus_ dans nos terres nous est disputé; nos églises
ont à subir l'inspection des évêques catholiques, et notre discipline
ecclésiastique, maintenue suivant l'ancienne règle, est entravée de
toutes manières. Dans beaucoup de villes, nos coreligionnaires sont
contraints à suivre les processions catholiques. Les lois
ecclésiastiques, ou _jura canonica_, nous sont imposées. Non-seulement
force-t-on à élever dans la foi catholique les enfants issus de
mariages mixtes, mais ceux d'une veuve protestante qui épouse un
catholique, sont obligés de suivre la religion de leur beau-père. On
nous appelle hérétiques, bien que les lois du pays nous accordent le
nom de dissidents. Notre situation est d'autant plus désespérée, que
le sénat, les diètes et les tribunaux, à quelque juridiction qu'ils
appartiennent, sont veufs de tout patronage en notre faveur. Nous
n'oserions paraître, même aux élections, sans nous exposer à un danger
certain, et l'ancien droit national a cessé de nous couvrir de son
égide tutélaire.»

Ce sombre tableau de l'oppression universelle qui s'appesantit sur les
Protestants de Pologne pendant le règne de la dynastie saxonne, est
adouci par un seul trait de lumière tout-à-fait inespéré. La
Providence leur suscita un bon génie et un protecteur influent dans la
personne du cardinal Lipski, évêque de Cracovie. Ce noble prélat
portait sous la pourpre romaine le coeur d'un patriote et d'un vrai
chrétien; il ne se borna pas à protéger les Protestants de son diocèse
contre son clergé, et à leur permettre de réparer leurs temples, il
exhorta les tribunaux à leur être favorables, et intercéda pour eux
auprès du roi. C'est à la tolérance éclairée de ce dignitaire
catholique, que les Religionnaires furent redevables, sans doute, de
leurs dernières églises dans la Petite-Pologne, qui était sous sa
juridiction spirituelle; tandis que, sous la même dynastie, ils
perdirent la moitié environ de celles qu'ils possédaient dans la
Grande-Pologne et dans la Lithuanie.



CHAPITRE XIII.

POLOGNE.

(Suite).

     État déplorable de la Pologne sous la dynastie saxonne. --
     Asservissement de la cour saxonne aux intérêts de la Russie. --
     Efforts des princes Czartoryski et d'autres patriotes pour
     relever leur pays. -- Rétablissement des Anti-Papistes ou
     Dissidents dans leur anciens droits par l'influence étrangère. --
     Réflexions à ce sujet. -- Remarques générales sur les causes de
     la chute du Protestantisme en Pologne. -- Comparaison avec
     l'Angleterre. -- Condition actuelle des Protestants polonais. --
     Services rendus par le prince Adam Czartoryski à la cause de
     l'éducation publique, dans les provinces polonaises de la Russie.
     -- Triste destinée de l'école protestante de Kiéydany. --
     Esquisse biographique de Jean Cassius, ministre protestant dans
     la Pologne prussienne. -- De la haute école de Lissa, et du
     prince Antoine Sulkowski.


La situation de la Pologne aux derniers jours de la dynastie saxonne,
est ainsi décrite par l'éminent historien polonais Lelevel: «Du
commencement du règne de Jean-Casimir et des révoltes des Cosaques, à
la fin de la guerre de Suède et à la Diète muette, c'est-à-dire de
1648 à 1717,--période de soixante-dix années,--des maux de diverses
natures ravagèrent le sol de la Pologne et désolèrent la nation. Ces
calamités entraînèrent la décadence de la République, qui vit refouler
ses anciennes limites en perdant plusieurs provinces, tandis que les
rangs de sa population s'éclaircirent par l'émigration des Cosaques,
des Sociniens et d'un grand nombre de Protestants, comme par
l'exclusion civique prononcée contre le reste des Dissidents. Les
finances ruinées, la détresse générale, l'éducation, ou confiée aux
Jésuites ou complètement négligée, l'épuisement résultant des crises
convulsives qui avaient agité le pays durant soixante-dix années, tout
menaçait la nation affaiblie du plus funeste avenir. La Pologne perdit
toute son énergie sous la dynastie saxonne; elle tomba dans une
léthargie profonde, et ne donna plus d'autres signes de vie que ceux
qui indiquent la paralysie. Faite à la souffrance et à l'humiliation,
elle se croyait en possession du bonheur; imbue de faux principes, il
lui suffisait de jouir dans le désordre d'une étendue encore vaste de
pays, et de conserver des institutions républicaines au milieu des
puissances absolues qui grandissaient sur ses ruines.

Le principe républicain présidait à la constitution de la Pologne,
mais elle n'en avait pas moins vécu de longues années sous la tutelle
étrangère. Les deux rois de la dynastie saxonne ne s'étaient pas fait
scrupule de la livrer à l'influence russe, et de l'abaisser sous le
protectorat de Pierre le Grand, d'Anne et d'Élisabeth. La cour de
Saint-Pétersbourg protestait sans cesse de tout l'intérêt qu'elle
prenait à la sûreté du monarque, ainsi qu'à la paix, au bien-être et à
la liberté de la République. Elle disait bien haut qu'elle avait à
coeur la conservation de ces éléments de prospérité, et que pour
prouver la sincérité de son dévouement au roi et à la nation, elle ne
laisserait se former, sous aucun prétexte, l'ombre même d'une
confédération, ou se glisser, de quelque part que cela vînt, aucune
innovation qui portât une atteinte sacrilége aux prérogatives royales
ou à la République, à sa liberté et à ses droits; mais qu'elle saurait
prendre, au contraire, des mesures efficaces contre toute éventualité
de ce genre[163].

[Note 163: Lelevel, _Histoire du règne de Stanislas Poniatowski_.]

Tel était le degré d'abaissement auquel la réaction dirigée par les
Jésuites avait réduit la Pologne. Une soumission dégradante à
l'influence de la Russie, constituait en effet tout le système
politique d'Auguste III et de son ministre, le comte Bruhl, qui
gouvernait en son nom.

Il était tout naturel dès lors que beaucoup de Polonais
s'empressassent près de la cour de Saint-Pétersbourg, pour y briguer
les faveurs qui relevaient de la cour. Il était plus naturel encore
que les Protestants, courbés sous l'oppression dans leurs foyers,
recourussent à la même protection; et, en effet, la Russie n'aurait eu
qu'un mot à dire pour redresser, par son influence en Pologne, les
torts sous lesquels gémissaient les dissidents de ce pays, ou tout au
moins pour alléger leurs souffrances, si elle avait été sincère dans
ses déclarations réitérées de maintenir la paix, les droits et la
liberté de la République;--déclarations qui ne pouvaient qu'ajouter
aux motifs de ceux-là mêmes dont la paix, les droits et la liberté
étaient violés, de réclamer l'accomplissement de promesses faites de
la manière la plus solennelle, par une puissance qui n'avait qu'à
vouloir pour les tenir. Mais par le maintien des droits et de la
liberté de la République polonaise, la politique russe n'entendait
rien autre chose que le maintien de sa constitution défectueuse, avec
tous les abus qui condamnaient le pays à l'impuissance, et,
fatalement, à la perpétuité du joug moscovite; aussi les Protestants
ne reçurent-ils jamais de ces régions le moindre adoucissement à leurs
maux.

La nécessité de remédier à une situation grosse d'une ruine imminente
pour la République, préoccupait de plus en plus vivement plusieurs
patriotes éclairés, mais surtout les princes Czartoryski. Cette
famille, en possession d'une influence et de richesses immenses,
entreprit de corriger les vices de la constitution, en substituant au
principe électif les bases solides d'une monarchie dont la stabilité
eût offert au pays le seul moyen de se relever de l'humiliation où
l'avait plongé la forme défectueuse de son gouvernement. Avant
d'atteindre ce but, les princes Czartoryski avaient à lutter contre
des préjugés enracinés et contre des factions puissantes; ils
résolurent, pour écarter ces obstacles, d'éclairer la nation, dont le
droit sens s'était corrompu sous le misérable système d'éducation
publique des Jésuites. Ils firent fleurir, à force de labeurs, les
lettres et les sciences, et suscitèrent des partisans à leur oeuvre,
sur tous les points du territoire. Ils élevèrent à un certain degré de
considération des familles obscures, et rendirent à leur ancien lustre
celles que le vent de la fortune avait abattues. Le comte Bruhl,
ministre d'Auguste III, converti à leurs vues au moyen de quelques
services d'importance, les laissa disposer des fonctions publiques,
qu'ils confièrent aux plus méritants. S'empressant partout au-devant
des hommes supérieurs, et capables, par leurs écrits, d'exercer de
l'influence sur l'opinion publique, ils répandirent dans la nation le
goût de la littérature et des arts. Leurs généreux efforts trouvèrent
un auxiliaire puissant dans la personne de Konarski, prêtre catholique
de l'ordre des _Patres Pii_ (Piiaristes), qui fonda des écoles où le
système d'éducation était aussi bien combiné pour développer
l'intelligence des élèves, que celui des Jésuites semblait l'être pour
en arrêter les progrès. Ayant ainsi préparé le terrain, ils
réussirent, à la diète de convocation assemblée après la mort
d'Auguste III, en 1764, à triompher du parti républicain, à l'aide des
troupes russes qui avaient été envoyées pour appuyer l'élection de
leur parent Poniatowski, et à introduire, dans la constitution de leur
pays, plusieurs réformes déjà très salutaires, qui fortifiaient le
pouvoir exécutif et limitaient la faculté de dissoudre les diètes par
le _veto_ d'un seul membre. Le gouvernement russe s'aperçut bientôt
que cet accroissement de l'autorité royale était contraire à sa propre
influence. Son appui passa, en conséquence, aux républicains, qui
abolirent toutes les réformes introduites par les Czartoryski, et dont
le maintien eût préservé la Pologne du démembrement qui mit fin peu
d'années plus tard à son existence nationale.

C'est dans ces conjonctures que l'impératrice Catherine, éprise des
adulations de Voltaire et d'autres écrivains de son école qui
exaltaient son libéralisme, se déclara pour les Anti-Papistes, ou,
comme on les appelait officiellement, les Dissidents de Pologne, et
s'adjoignit Frédéric II, de Prusse. Les demandes de ces souverains
philanthropes furent faites d'un ton si impérieux, que bon nombre de
patriotes, disposés à accueillir les demandes des Protestants sur le
terrain de la religion, se sentirent atteints dans leur fierté
nationale. L'influence de la Russie engagea ces mêmes Dissidents à
former deux confédérations pour le recouvrement de leurs droits, l'une
à Thorn, dans la Prusse polonaise, et l'autre à Sloutzk, en Lithuanie.
Composées de Protestants et du seul évêque grec de Mohilow, toute la
noblesse polonaise ayant répudié le schisme grec, auquel restaient
néanmoins attachés un grand nombre de paysans, ces deux confédérations
ne comptaient que cinq cent soixante-treize membres. Beaucoup de
Protestants désapprouvaient hautement la violence de ces mesures,
disant que le salut du pays était la loi suprême, et qu'il valait bien
mieux gémir sous les abus et subir l'injustice de ses concitoyens, que
d'exposer l'État à des commotions qui mettraient son indépendance en
danger[164]. Mais la logique brutale des faits les poussait en avant,
et, malgré tous leurs regrets, un grand nombre d'entre eux se virent
contraints par les troupes russes de s'unir à ces confédérations.

[Note 164: Ce fait est constaté par Rulhière, que l'on ne saurait
taxer de partialité pour les Protestants. (V. son _Histoire de
l'Anarchie de Pologne_, vol. II, p. 352, édition de 1819). Et il est
avéré qu'ils regrettèrent amèrement de s'être faits les instruments de
l'influence étrangère.]

Le cadre de cette esquisse ne comporterait pas le récit de toutes les
intrigues politiques mêlées à la cause des Protestants, de 1764 à
1767, et dont nous avons donné le détail dans un ouvrage séparé[165].
Nous dirons seulement qu'en 1767 les Dissidents de Pologne furent
réadmis à une parfaite égalité de droits avec les Catholiques, après
une longue négociation, à laquelle prirent part non-seulement
l'ambassadeur de Russie et le ministre de Prusse, mais encore ceux
d'Angleterre, de Danemarck et de Suède.

[Note 165: _Histoire de la Réformation en Pologne_, vol. II, pages
422-534.]

Le rétablissement des Dissidents polonais dans leurs anciens droits,
par l'intervention des puissances étrangères, est un évènement que
tout Protestant patriote accueillit avec plus de regret que de joie.
Et l'on ne saurait douter que les rapides progrès de l'intelligence
nationale, surtout depuis l'abolition de la société des Jésuites, en
1773, n'eussent amené d'eux-même ce résultat au bout de quelques
années[166]. Toute l'étendue de ce progrès et la générosité du
caractère polonais ne se révélèrent jamais avec plus de force, selon
nous, que dans cette remarquable occurrence où, délaissés par leurs
protecteurs étrangers quand l'heure sonna, pour ces derniers,
d'arracher à la nation un consentement dérisoire à la première
mutilation de son territoire, les Protestants n'eurent à essuyer
aucune reprise de persécution, malgré les circonstances justement
odieuses sous l'empire desquelles ils avaient été remis en possession
de leurs anciens droits.

[Note 166: L'auteur contemporain Walch, zélé Protestant, est de la
même opinion. (Voir son _Neuere Kirchen Geschichte_, vol. VII).]

Nous ne saurions nous empêcher de faire remarquer, en terminant ce
récit, que, bien que les moyens qui firent triompher les réclamations
des Religionnaires soient profondément regrettables, le reproche qui
leur a été souvent jeté d'avoir frayé le chemin à l'ambition de la
Russie, en invoquant sa protection, est parfaitement absurde. Est-ce
la faute des Protestants si l'influence russe posa la couronne de
Pologne sur la tête d'Auguste III, dont l'avènement se signala par
l'abolition de leurs droits politiques? Est-ce leur faute si ce même
Auguste et son ministre tinrent la Pologne honteusement enchaînée,
durant tout son règne, aux pieds de la cour de Saint-Pétersbourg; si
ce monarque réduisit le pays à une telle attitude de servilité
vis-à-vis de cette cour, qu'elle put disposer du même sceptre en
faveur de son successeur Poniatowski? Est-ce juste de jeter la pierre
à une faible minorité de citoyens, opprimés pour s'être appuyés sur la
main que beaucoup de leurs compatriotes catholiques flattaient dans
l'espoir d'en obtenir des faveurs, et à laquelle d'autres croyaient
attaché le salut de leur patrie expirante? Les Protestants eurent tort
d'agir comme ils le firent; ils auraient dû défendre leur cause par
tous les moyens constitutionnels, et plutôt souffrir mille
persécutions que d'invoquer l'appui moral de l'étranger; ils auraient
dû rester purs de cette souillure contagieuse qui déshonora tant de
leurs concitoyens catholiques. C'eût été là, cependant, un héroïsme
presque au-dessus de notre faible humanité, et l'on ne saurait
s'étonner que, sous l'aiguillon de la persécution, ils aient commis
une faute dont les Catholiques se sont rendus coupables en bien plus
grand nombre, sans avoir la même excuse; à l'exemple déplorable de la
cour, qui poussa, en quelque sorte, toute la nation dans cette voie
funeste. Et cependant, l'appel des Protestants à la protection du
dehors devint un thème d'éternels reproches contre eux, et leurs
prétentions en souffrirent auprès de beaucoup de patriotes sincères;
il se trouve même aujourd'hui des auteurs qui, en parlant de cette
phase regrettable, continuent à rejeter sur la faible minorité
protestante, le blâme d'une faute imputable, au premier chef, à la
grande majorité catholique, aussi justes en cela que dans un autre cas
déjà rappelé. Quiconque, cependant, est versé dans l'histoire de
l'humanité, s'étonnera peu de l'inconséquence étrange de ce procédé;
car, hélas! partout, et de tout temps,

  Les petits ont pâti des sottises des grands.

Il est très remarquable que chaque malheur public qui s'abat sur la
Pologne, semble s'appesantir plus particulièrement sur les
Protestants de ce pays, tandis que leur prospérité se lie à l'ère la
plus brillante des annales polonaises, aux jours glorieux de
Sigismond-Auguste et d'Étienne Batory. Ainsi, les calamités qui
assombrirent le règne de Jean-Casimir, eurent la plus déplorable
influence sur les affaires des Protestants. Le traité de 1717, qui
porta le premier coup à l'indépendance nationale, frappa aussi leur
liberté religieuse de la première restriction légale. Le long règne de
la dynastie saxonne, qui prépara la chute de la nation en paralysant
son énergie, fut également destructif des dernières libertés des
Dissidents; mais cette coïncidence n'apparut nulle part plus frappante
qu'au sanglant dénoûment des destinées de la Pologne, au jour le plus
fatal de ses annales, le 5 novembre 1794. Parmi les troupes peu
nombreuses destinées à défendre contre les forces formidables de
Souvaroff, le faubourg de Varsovie, Praga, dont les fortifications
s'étendent au loin, se trouvaient une partie de la garde de Lithuanie,
commandée presque exclusivement par des nobles protestants de cette
province et le cinquième régiment d'infanterie, qui en comptait aussi
plusieurs dans ses rangs. Le chef de ce dernier régiment, le comte
Paul Grabowski, d'une illustre famille protestante, jeune homme
brillant d'avenir, languissait en ce moment sur un lit de douleur. Il
se traîne cependant où l'honneur l'appelle, et trouve une mort
glorieuse à la tête de son régiment, qui s'ensevelit tout entier, avec
la garde lithuanienne, sous les ruines de la République;--pas un homme
ne s'enfuit, pas un ne se rendit. Cette funèbre journée jeta le deuil
dans presque toutes les grandes familles protestantes de Lithuanie,
chacune d'elles ayant un de ses membres à regretter. Si les
Protestants de Pologne donnèrent prise au blâme, en recourant à
l'étranger pour s'affranchir de la persécution, ils rachetèrent
noblement cette faute par ce sacrifice expiatoire sur l'autel de leur
patrie expirante.

Après avoir esquissé à larges traits l'histoire de la Réforme en
Pologne, nous soumettrons au lecteur quelques réflexions générales sur
cet évènement religieux. Le Protestantisme dut surtout son
accroissement rapide en ce pays, aux germes d'indépendance que les
doctrines de Jean Huss, non moins que les institutions libres, avaient
fait éclore au sein de la nation; mais le triomphe des Réformateurs,
uniquement appuyé sur des efforts individuels, s'écroula sous les
coups de la réaction catholique; parce qu'ils n'eurent pas, pour le
soutenir, l'autorité suprême de l'État, qui restait avec leurs
adversaires. Ils détachaient des fragments de l'Église constituée,
mais ils ne la réformaient pas: il manquait à la durée de leur oeuvre
un régime uniforme de culte national, qui, à l'exemple de l'Angleterre
et de l'Écosse, eût embrassé dans sa sphère d'action le pays tout
entier. La proximité de l'Allemagne et l'élément allemand mêlé à la
population des villes, facilitèrent la diffusion du Luthéranisme dans
ces régions; tandis que la Confession bohémienne, favorisée par la
similitude de langage et par les sympathies de race entre les Polonais
et les Bohémiens, fit de rapides progrès dans la Grande-Pologne. Les
doctrines de Genève, grâce aux efforts énergiques de Radziwill le
Noir, se répandirent avec une rapidité merveilleuse en Lithuanie, et
obtinrent un grand succès dans la Pologne méridionale, où elles furent
propagées par plusieurs familles influentes. Le triomphe
extraordinaire qui avait signalé l'apparition de la Réforme en
Pologne, fut suivi d'une série de malheurs qui auraient amené partout
les mêmes résultats. Les succès, comme les revers de cette cause
religieuse, dans tous les pays où elle a paru, dépendirent
essentiellement de l'influence exercée sur elle par l'autorité
souveraine ou réellement dominante, qui avait entrepris de la faire
triompher ou de l'abattre. Les doctrines de Luther eussent-elles
établi aussi facilement leur empire dans une grande partie de
l'Allemagne, si elles n'avaient pas été embrassées par l'Électeur de
Saxe et par d'autres princes allemands, puis sauvées de la réaction
catholique, autrement dit l'intérim de Charles V, par Maurice de
Meissen? Et, sans l'intervention de Gustave-Adolphe pour arrêter
Ferdinand II dans la voie de la compression, l'Allemagne protestante
n'eût-elle pas été exposée au sort de la Bohême et de l'Autriche, où
le Protestantisme fut écrasé par ce même Ferdinand? C'est grâce aux
efforts du glorieux monarque de Suède, Gustave Wasa, que la Réforme
s'établit si rapidement dans son royaume; le Danemarck l'embrassa de
même sous Christiern III. Et l'Angleterre verrait-elle le
Protestantisme fleurir aujourd'hui sur son sol, si la reine Marie
était montée sur le trône immédiatement après la mort de son père,
quand un intervalle de six années éclairées par l'ardent prosélytisme
du grand martyr protestant Cranmer, n'empêcha pas cette souveraine de
trouver un parlement pour proclamer l'abolition de tout ce qui avait
été fait sous le règne de son prédécesseur? Et supposé qu'elle eût
tenu le sceptre vingt ans encore, avec un monarque catholique pour
successeur, qui peut dire si la Réforme eût été la religion dominante
de la Grande-Bretagne, ou seulement la croyance d'une faible minorité
de ses habitants? D'un autre côté, la France ne serait-elle pas
aujourd'hui une nation protestante, si François Ier avait embrassé le
Protestantisme? Et cette révolution salutaire n'eût-elle pas très bien
pu s'accomplir à une époque moins reculée, si Henry IV avait montré
plus d'attachement à sa foi religieuse?

Les mêmes causes qui agirent sur les destinées de la Réforme dans
diverses contrées de l'Europe, produisirent les mêmes effets en
Pologne. Que les jours de deux apôtres de la foi évangélique, aussi
puissants dans leur zèle que Radziwill le Noir et Jean Laski, vinssent
à se prolonger au-delà du terme fatalement assigné à leur mission, et
leur crédit, principalement celui dont jouissait Radziwill, décidait,
très probablement, l'esprit chancelant de Sigismond-Auguste à
embrasser cette croyance et à consolider d'un seul coup la triomphe de
la Réforme en Pologne; mais, malheureusement pour la cause des
Écritures et pour celle de la nation, la mort trancha ces deux nobles
carrières au moment où elles multipliaient les plus hardis efforts
pour fonder une Église nationale réformée dans leur pays, et quand le
Protestantisme réclamait au plus haut degré l'assistance de pareils
hommes pour résister aux attaques de champions de l'Église romaine
aussi formidables qu'Hosius et Commendoni. Étienne Batory, attiré du
Protestantisme dans le giron de cette Église, porta un nouveau coup à
la cause de la Réforme en Pologne; et le règne de Sigismond III, qui,
pendant près d'un demi-siècle, travailla sans relâche à la ruine des
Confessions dissidentes de son royaume, y produisit les mêmes effets
que chez toute autre nation.

Les Protestants eux-mêmes commirent incontestablement de déplorables
erreurs, dont la première est leurs divisions, causées par la
jalousie et le mauvais vouloir qui animaient les Luthériens contre les
Confessions de Genève et de Bohême. C'est ce malheureux sentiment qui,
après la mort de Sigismond-Auguste, mit obstacle à l'élection d'un
Protestant au trône de Pologne. Et les déclamations de plusieurs
théologiens luthériens contre ces deux Confessions, auxquelles ils
déclaraient hautement préférer l'Église catholique, ne purent qu'agir
de la manière la plus funeste sur les intérêts de tous les
Protestants. Les Luthériens polonais ne sont pas seuls, cependant, à
porter le blâme de ces regrettables procédés; et, malheureusement, la
conduite de leurs frères d'Allemagne fut aussi condamnable et
produisit des conséquences plus désastreuses encore; car, ainsi que
nous l'avons rapporté, leur misérable jalousie de la Confession
réformée entraîna la dissolution de l'Union évangélique, et la chute
du Protestantisme en Bohême et dans l'Autriche proprement dite.

L'une des grandes causes de la faiblesse des Protestants en Pologne
était l'organisation défectueuse de leurs églises, qui manquaient d'un
centre commun. La Confession genevoise et celle de Bohême, unies dès
1555, étaient assez nombreuses à cette époque pour soutenir une lutte
victorieuse contre leurs ennemis, si elles avaient su centraliser dans
leur sein une administration forte avec une action permanente. Mais,
au lieu de ce lien commun, chacune des trois provinces qui divisaient
politiquement le pays, la Grande-Pologne, la Petite-Pologne et la
Lithuanie, avait son organisation ecclésiastique séparée, entièrement
indépendante l'une de l'autre; et les Protestants polonais ne
s'unissaient qu'accidentellement en synodes généraux, leur grande
convocation nationale. C'était là un vice très sérieux; car de longs
intervalles s'écoulaient toujours entre ces assemblées, et laissaient
leurs affaires exposées, sans aucune garantie protectrice, à la
persécution incessante des autorités catholiques constituées à
demeure. Pour contre-balancer cette influence hostile, les Protestants
eussent dû fonder une sorte de comité de permanence, ayant son siége
dans la capitale du pays et veillant sans relâche à leurs intérêts.
Malheureusement, rien de semblable n'eut lieu, et les rares synodes
généraux qui s'assemblèrent, ne parvinrent pas une fois, malgré le
zèle incontestable de leurs membres, à atteindre le but de leur
convocation; à vrai dire, il est presque sans exemple qu'une assemblée
nombreuse, convoquée accidentellement pour quelque objet d'importance,
produise autre chose qu'une surexcitation fébrile, suivie par contre
d'une lassitude et d'un refroidissement qui rendent illusoires toutes
les bonnes intentions dont elle s'était montrée animée. C'est là ce
qui explique, selon nous, comment des résolutions les plus fermes
adoptées aux synodes protestants, il ne sort trop souvent que _vox,
vox et præterea nihil_, tandis que les Catholiques, sans faire aucune
démonstration publique, marchent pas à pas, mais sans jamais dévier, à
l'accomplissement de leurs desseins.

Les Dissidents polonais commirent encore une grande faute à la diète
de 1573, qui leur garantit une parfaite égalité de droits civils et
religieux avec les Catholiques. Il ne suffisait pas, comme
l'expérience le démontra, d'arracher à la législation du pays une
déclaration que le clergé catholique invalida en fait par son refus
d'y souscrire, et que ses efforts rendirent en effet illusoire; il eût
fallu que les Dissidents tinssent ferme, jusqu'à ce qu'ils eussent mis
leurs adversaires dans l'impossibilité de leur nuire, en leur ôtant
les armes qui faisaient leur supériorité, c'est-à-dire jusqu'à ce
qu'ils eussent exclu les évêques du sénat, déclaré par la voix de la
législature que l'Église de Rome n'était pas l'Église dominante de
Pologne, et détruit ainsi dans sa source l'influence qu'elle exerçait
sur les affaires temporelles à l'exclusion des Confessions
dissidentes. L'Église catholique une fois réduite à son attitude
spirituelle, ses adversaires avaient l'avantage de pouvoir la
combattre à armes égales, au lieu de se laisser prendre à l'apparence
d'une paix impossible avec un ennemi qui, les traitant de rebelles et
d'usurpateurs, ne reculait pour les frapper qu'en présence d'un
obstacle insurmontable. Les Protestants, unis à cette époque aux
sectaires de l'Église d'Orient, étaient assez forts pour remporter
cette victoire, qui pouvait seule assurer leur repos; et l'opinion
régnante les autorisait à compter sur un appui sérieux, même de la
part de beaucoup de Catholiques. Mais ils dédaignèrent leur ennemi,
s'imaginant que l'opinion publique du pays resterait toujours avec
eux; et, en conséquence, au lieu de suivre une voie qui leur était
tracée par les plus sains principes de la conservation de soi-même,
ils reconnurent tous les droits et priviléges de cette même Église,
dont les évêques, à l'exception d'un seul, leur refusaient toute
satisfaction de ce chef.

Les Protestants travaillaient avec ardeur à fortifier leur position en
améliorant leur condition morale, en fondant des écoles et en publiant
la Bible et des ouvrages religieux; mais le courant de la réaction fut
si rapide et si fort, et les attaques de leurs antagonistes si
incessantes, qu'ils eurent à lutter sur ce terrain même avec les plus
grandes difficultés, usant leurs forces contre un ennemi que le
triomphe grandissait. Nous avons décrit en son lieu, l'influence
désastreuse des doctrines des Anti-Trinitaires sur la cause de la
Réforme en Pologne.

Nous ne cherchons en aucune manière à atténuer les fautes dont les
Protestants polonais avaient assumé la responsabilité; mais nous
répétons notre conviction, que les circonstances extérieures qui
causèrent principalement la chute de la Réforme en Pologne, eussent
entraîné le même résultat dans tout autre pays. Nous avons déjà dit
que le triomphe de la Religion réformée, en Angleterre, eût été très
douteux si la reine Marie avait tenu le sceptre plus long-temps, et
si, au lieu de transmettre la couronne à Élizabeth, elle l'avait
laissée à un souverain catholique. Ajoutons que Jacques II, monarque
qui ne disposait ni des artifices ni des moyens de séduction que
Sigismond III avait au service de sa bigoterie, mais qui se tenait
seul dans sa croyance, contre une Église réformée constituée et
comptant pour adhérents tout un parlement et la grande majorité de la
nation, réussit dans le court espace de son règne, malgré toutes les
difficultés de sa position, à séduire beaucoup d'individus qui
trahirent leur religion pour la faveur du roi. Et qui peut dire où
cela se serait arrêté, si, au lieu de s'abandonner aux mouvements
impérieux de sa dévotion et de sa nature despotique, il eût agi avec
cette habileté consommée qui caractérise en général la politique des
Jésuites? Mais, allons plus loin, et admettons pour un instant une
éventualité que nous espérons bien ne voir jamais se réaliser;
laissant toutefois à nos lecteurs le soin d'apprécier si elle est dans
les choses possibles. Supposé, donc, qu'il existât dans la
Grande-Bretagne une faction,--le nom ne fait rien à l'affaire,--ayant
pour but de rétablir la suprématie de l'Église de Rome; que cette
faction poursuivît son dessein avec une persévérance infatigable et
une grande habileté, employant tous les moyens possibles pour arriver
à ses fins; qu'elle recourût aux artifices employés par les Jésuites
pour soumettre l'Église grecque de Pologne à la domination catholique,
et s'abaissât jusqu'à voler l'habit des ministres de l'Église même
qu'elle aspirerait à détruire ou à subjuguer; supposé que la
littérature, levier le plus puissant pour semer le bon grain ou
l'ivraie dans un État civilisé, se transformât dans les mains de cette
même faction en instrument de ses vues, prostituant les trésors de la
science et les plus nobles dons de l'intelligence à une oeuvre de
ténèbres, et convertissant ou plutôt égarant l'opinion publique, au
moyen de publications adaptées aux degrés les plus bas comme aux plus
élevés de la culture intellectuelle, par la philosophie, la poésie,
l'histoire, aussi bien que par le roman, la légende populaire, voire
même les contes de nourrice;--que tous ces ouvrages eussent une
tendance plus ou moins cachée, mais toujours la même, à déprécier le
Protestantisme et à exalter le Catholicisme; tandis que les
protestants, soit imprudent mépris de leurs adversaires, soit
impuissance d'une organisation sans lien commun, se contenteraient
d'être les hérauts des triomphes de leurs ennemis et de proférer des
plaintes amères contre leurs succès, au lieu de lutter d'efforts pour
éclairer l'opinion publique et de prendre des mesures efficaces pour
arrêter leurs progrès;--supposé, enfin, que notre faction catholique
se fît un parti imposant parmi les classes supérieures du pays et
acquît ainsi à sa cause l'influence souveraine du rang, de la richesse
et de la mode,--influence puissante en tous lieux, mais surtout en
Angleterre, où la grande disproportion du capital au travail établit
entre l'employé et celui qui employe, entre le commerçant et le
chaland, des liens de dépendance beaucoup plus étroits que ceux de la
hiérarchie féodale,--en ce pays, où souvent les radicaux les plus
déterminés en politique se soumettent au prestige du rang et de la
_fashion_, dont les séductions ne sont même pas toujours sans empire
sur l'esprit le plus sérieux;--toutes ces batteries une fois dressées
et combinées pour porter à la fois sur le Protestantisme de cette
contrée, avec le même acharnement que l'on y mit en Pologne, _mutatis
mutandis_, qui saurait prédire ce qu'il en adviendrait?

Nos lecteurs apprécieront si les évènements dont nous sommes témoins,
sont de nature à justifier, ou non, les aperçus qui se trouvent
consignés dans ces lignes.

Quant à l'état actuel du Protestantisme en Pologne, il est loin d'être
tel que les amis de la Réforme le souhaiteraient. Szafarik, dans son
ethnographie slave, porte le nombre des Protestants polonais, en
chiffres ronds, à 442,000, disséminés pour la plupart en Prusse et en
Silésie. Il existe un nombre considérable de Protestants en Pologne;
mais ce sont des colons allemands, dont beaucoup toutefois se sont
incarnés dans leur nouvelle patrie et sont vraiment Polonais de coeur
et de langage. Suivant le tableau statistique publié en 1845, il y
avait dans le royaume de Pologne, c'est-à-dire cette partie du
territoire polonais qui fut annexée à la Russie par le traité de
Vienne, sur une population de 4,857,250 habitants, 252,009 Luthériens,
3,790 Réformés, et 546 Moraves. Nous n'avons pas de données
statistiques concernant la population protestante des autres
provinces polonaises soumises à la Russie. Nous pouvons seulement
dire, d'après nos souvenirs, qu'il y a vingt ans environ, il existait
là de vingt à trente églises de la Confession genevoise. Leurs
Congrégations, consistant principalement en petite noblesse, sont loin
d'être nombreuses, à l'exception de deux, qui, composées de paysans se
montent à trois ou quatre mille âmes environ[167]. La même Confession
possédait plusieurs écoles de plus haute lignée en Lithuanie, fondées
en partie et soutenues par la branche protestante de la famille des
princes Radziwill. On comptait de ces écoles à Vilna, Brestz, Szydlow,
Birzé, Sloutzk et Kiéydany.

[Note 167: Ils se distinguent des paysans voisins par une meilleure
éducation, chacun d'eux sachant lire et écrire, ainsi que par la
supériorité de leurs moeurs et par leur aptitude au travail.]

De celles-là, les deux dernières seulement vécurent jusqu'à nous,
richement dotées par leurs fondateurs, les Radziwill, et mises à
couvert de la persécution catholique par cette puissante famille, dont
les membres, voués plus tard au Catholicisme, n'en continuèrent pas
moins à témoigner beaucoup de bienveillance aux institutions
protestantes de leurs ancêtres. En 1804, le département universitaire
de Vilna, comprenant les provinces enlevées à la Pologne par la
Russie, reçut une nouvelle organisation du prince Adam Czartoryski,
que l'empereur Alexandre[168] avait nommé _curateur_, c'est-à-dire
directeur suprême de ce département. Cette organisation intronisa un
système d'éducation publique, rival des meilleures créations de
l'Europe, et l'instruction, reçue en polonais, préserva la
nationalité polonaise sous la domination de la Russie. L'école
protestante de Kiéydany[169] et celle de Sloutzk, eurent une large
part à la nouvelle organisation; elles furent considérablement
agrandies, et touchèrent des revenus additionnels au moyen d'un
prélèvement annuel concédé à perpétuité sur le fonds général du
département de l'instruction publique, et une indemnité en faveur des
élèves qui étudiaient à l'Université de Vilna pour exercer le
professorat aux mêmes écoles. Ainsi le prince Czartoryski, en rendant
service à son pays en général, a procuré en même temps un grand
avantage à ses concitoyens protestants, en relevant la condition de
leurs écoles; et, comme l'histoire témoigne que la vérité religieuse a
toujours progressé sous l'empire d'un bon système d'éducation
publique, il n'avait pas peu mérité de cette cause sacrée, en
généralisant un tel progrès dans les provinces polonaises de la
Russie. Les services de ce grand patriote sont assez connus en ce pays
et dans le reste de l'Europe, ils n'ont pas besoin de nos louanges
pour être appréciés comme ils le méritent, par tout ce qu'il y a de
nobles âmes et d'esprits éclairés chez toutes les nations. L'école de
Sloutzk existe encore, si nous ne nous trompons, bien que profondément
modifiée; mais celle de Kiéydany, qui avait traversé deux siècles de
prospérité et résisté à toutes les persécutions catholiques, fut
supprimée en 1824 dans les malheureuses circonstances que voici: en
1823, le sénateur russe Novossiltzoff, qui était chargé de la
direction suprême des affaires de l'instruction publique de la
Lithuanie, sous le grand-duc Constantin, signala son administration
par diverses mesures oppressives contre les établissements
universitaires de cette province. Une grande fermentation commença à
se manifester parmi les élèves, et s'accrut des rigueurs déployées
contre les plus mutins, de même que du système d'inquisition appliqué
à l'Université de Vilna et aux écoles de son département. Une
circulaire secrète fut adressée aux recteurs de tous les
établissements, leur enjoignant de surveiller les compositions
diffamatoires qui pourraient échapper à l'effervescence des élèves, et
d'en rendre bon compte aux autorités. Le malheur voulut que le fils du
révérend M. Moleson (descendant des anciennes familles écossaises dont
nous avons parlé), ministre protestant et recteur de l'école de
Kiéydany, découvrît, par hasard, l'une de ces circulaires parmi les
papiers de son père; provoqué par ses termes mêmes, il résout à
l'instant, avec la fougue d'un écolier de dix-sept ans, de jouer un
tour de son métier aux autorités, en composant et en placardant
quelques pamphlets auxquels il n'eût autrement jamais pensé. Plusieurs
étudiants se joignent à lui, et bientôt il a mis au jour et affiché
sur les murs de quelques maisons, un libelle, très peu sanglant
d'ailleurs, contre le grand-duc Constantin.

[Note 168: Les sentiments de ce souverain étaient sans doute aussi
bienveillants que ses vues étaient libérales et éclairées; mais une
influence occulte semble avoir jeté un voile sur cet esprit d'élite,
dans les dernières années de son règne.]

[Note 169: Nous avons dit que Kiéydany se faisait remarquer par une
Congrégation écossaise très importante.]

Novossiltzoff, en personne, se rendit à Kiéydany pour diriger
l'instruction de cette affaire; les auteurs du libelle furent bientôt
découverts, et le cas fut soumis à une cour martiale, qui condamna le
jeune Moleson et un autre enfant de son âge, appelé Tyr, pour une
offense qui eût appelé partout ailleurs sur les coupables une
correction d'écolier, aux travaux perpétuels dans les mines de
Nertchinsk, en Sibérie; et la sentence fut immédiatement exécutée. Le
collége de Kiéydany fut supprimé par un _oukaze_, et l'admission de
tous ses élèves interdite dans tout établissement public d'éducation.
Le prince Galitzin, ministre de l'instruction publique en Russie,
essaya d'adoucir l'ordonnance barbare qui privait d'enseignement deux
cents jeunes gens environ, innocents même de l'offense puérile d'une
tête chaude; mais l'influence de Novossiltzoff paralysa ses bonnes
intentions.

Le clergé protestant de la Confession genevoise, en Lithuanie, tire
ses ressources de biens fonds, ainsi que de propriétés d'une autre
nature dont les églises ont été dotées par la libéralité de leurs
fondateurs. Les avantages d'une fondation à perpétuité sur le principe
d'une contribution volontaire, sont écrits dans le sort des églises et
des écoles protestantes de Pologne. En effet, presque toutes celles du
dernier ordre s'écroulèrent, comme nous l'avons déjà fait observer,
aussitôt que les patrons ou les Congrégations qui les avaient
alimentées vinrent à déserter leur culte, à se disperser ou à
s'appauvrir par la persécution ou par toute autre cause; tous les
établissements, au contraire, qui avaient l'avantage d'une fondation
perpétuelle, soutinrent le choc de toutes les adversités et
contribuèrent puissamment à raffermir la foi des habitants protestants
de leur ressort. À ce propos, nous ne saurions nous empêcher de faire
remarquer, avec une véritable satisfaction patriotique, que malgré
l'influence que les Jésuites exercèrent sur notre malheureux pays, ils
ne purent jamais, quoi qu'ils fissent, effacer de l'esprit national
tout sens de justice et de légalité, au point d'obtenir la
confiscation des biens des églises et des écoles protestantes, et Dieu
sait pourtant si l'intention manquait à ces bons pères!

L'école de Sloutzk et celle de Kiéydany furent du plus grand avantage
aux Protestants de la Lithuanie; car non-seulement l'instruction y
était gratuite, mais il y avait des bourses dans chacune d'elles, pour
les élèves sans ressources, qui étaient entièrement entretenus aux
frais de ces établissements. L'éducation qu'ils y recevaient leur
ouvrait les portes d'une Université. Les ministres et les professeurs
faisaient leurs études aux Universités protestantes du dehors. Des
dons pour cette classe d'étudiants, furent fondés à Koenigsberg par
les princes Radziwill; à Marbourg, par une reine de Danemarck,
princesse de Hesse; à Leyde, par la maison d'Orange, et à Édimbourg,
par un négociant écossais qui avait long-temps fait le commerce en
Pologne. Cette dernière fondation est de très peu d'importance, et,
quand personne n'y prétend, on l'emploie à quelque autre objet. Les
autres fondations dont nous avons parlé n'ont pas été supprimées, que
nous sachions; et, tout au moins, quelques-unes d'entre elles servent
aux Protestants de la Pologne prussienne. Le gouvernement russe a
interdit à ceux de la Lithuanie et du royaume de Pologne de recourir
aux Universités étrangères, mais il défraie leurs étudiants en
théologie à l'Université de Dorpat. Les Universités de Vilna et de
Varsovie, qui avaient tant profité à la jeunesse polonaise, sans
acception de Confessions, ont été abolies à la suite des évènements de
1831, et l'ensemble du système d'éducation a subi une modification que
l'on ne saurait malheureusement considérer comme un progrès.

Dans la Pologne prussienne, on comptait, selon le recensement de 1846,
dans les provinces de la Prusse occidentale ou l'ancienne Prusse
polonaise, sur une population de 1,019,105 habitants, 502,148
Protestants, et, dans celle de Posen, ou Posnanie, sur 1,364,399 âmes,
il y avait 416,648 Protestants. Parmi ces Protestants, il y a des
Polonais; mais, malheureusement, leur nombre, au lieu d'augmenter,
diminue chaque jour, grâce aux efforts du gouvernement pour germaniser
à tout prix ses sujets d'origine slave. Le culte, dans presque toutes
les églises, est fait en allemand; le service polonais, loin d'être
encouragé, est écarté par tous les moyens imaginables, les efforts
continuels du gouvernement prussien pour fondre la population slave
dans l'élément germain, donnèrent au Catholicisme le grand avantage
d'y être considéré, et non sans raison, comme le dernier refuge de la
nationalité polonaise, et firent par là un tort considérable au
Protestantisme. La masse de la population appelle le Protestantisme la
Religion allemande, et considère l'Église de Rome comme l'Église
nationale. Il en résulte que beaucoup de patriotes, qui eussent bien
plus volontiers incliné vers le Protestantisme, se sont ralliés à la
bannière de Rome comme au seul moyen de préserver leur nationalité de
l'envahissement du Germanisme. Voilà sur quels fondements la presse
allemande accuse les Polonais de Posen d'être de superstitieux
Catholiques, courbés sous la domination des prêtres. Mais nous pouvons
opposer à cette insinuation un fait récent. La Ligue polonaise, ou
l'Association nationale de la Pologne prussienne, qui s'était formée,
en 1848, pour assurer la conservation de sa nationalité par tous les
moyens légaux et constitutionnels, par la propagation de la
littérature, du langage national et de l'éducation, et qui comptait
dans son sein tout ce que cette province renfermait d'honorables
Polonais, avait pour président honoraire l'archevêque de Posen, tandis
que son comité de direction était présidé par un noble Protestant, le
comte Gustave Potworowski. L'auteur de ce livre espère avoir donné
des preuves incontestables de l'énergie de ses opinions protestantes,
dans son _Histoire de la Réforme en Pologne_, ouvrage qui,
principalement dans la traduction allemande, a été répandu à profusion
dans son propre pays. Il déclare, avec une sorte d'orgueil
patriotique, que, loin de lui nuire dans l'esprit de ses concitoyens,
la sincérité de ses convictions lui a valu des témoignages d'estime
même de la part de ceux dont les vues religieuses s'éloignent le plus
des siennes. L'Association nationale dont il vient de parler,
gardienne de ces nobles sentiments d'impartialité, lui avait fait
l'honneur de le nommer son correspondant. Mais ce qui dénote au plus
haut degré l'absence de tout fanatisme religieux chez les Polonais
catholiques, et leur sincérité à reconnaître le mérite de leurs
concitoyens protestants, c'est l'admiration respectueuse qu'ils
professaient pour le caractère de Jean Cassius, ministre de la ville
de Orzeszkow, non loin de Posen, dont la mort, arrivée en 1849, fut
une perte cruelle pour la cause de sa religion et de son pays.
Quelques détails incidents sur la vie de cet homme distingué ne seront
peut-être pas sans intérêt pour nos lecteurs.

Jean Cassius descendait d'une ancienne famille appartenant aux Frères
Bohémiens. Elle s'était établie en Pologne au temps des persécutions
qui s'appesantirent sur cette communauté vraiment chrétienne, et avait
produit sur cette terre d'adoption plusieurs ministres distingués par
leur piété et par leur savoir. Jean Cassius hérita des qualités
éminentes de ses ancêtres, et l'ardent patriotisme qui faisait battre
son coeur et dirigeait toutes ses actions, en reçut une nouvelle
grâce. Il unit pendant quelque temps, aux devoirs d'un ministre de la
religion, l'emploi de professeur de classiques à la haute école de
Posen, où ses talents et son zèle firent de ses élèves des citoyens
utiles et lui acquirent l'estime de ses compatriotes. Le gouvernement
à qui ses tendances et ses aspirations patriotiques portaient ombrage,
le destitua de son emploi en 1827, comme _persona ingrata_ aux
autorités, et lui offrit cependant une situation beaucoup plus
avantageuse en Poméranie. Cassius rejeta cette offre, qui avait pour
but de l'enlever à une sphère d'action toute morale, et pourtant il
n'avait d'autre ressource, pour subvenir aux besoins de sa nombreuse
famille, qu'un très mince revenu attaché à ses fonctions de ministre.
L'estime de tous ses concitoyens, fut, pour cette âme généreuse, une
riche compensation à son sacrifice. Il n'y avait pas d'affaire
publique de quelque importance qui ne lui fût soumise, et le zèle, les
talents, la résolution droite et ferme qu'il déployait en toute
occasion, lui acquirent à lui, ministre protestant, parmi les hommes
de toutes religions, un degré d'influence auquel ont atteint bien peu,
s'il en est, de hauts dignitaires de l'Église nationale. Ses
concitoyens na furent pas oublieux de ses services, ils prirent soin
de ses enfants et leur firent donner une éducation brillante et solide
à la fois. Les malheurs qui frappèrent, en 1848, son pays natal,
brisèrent son coeur patriotique; sa mort fut pleurée comme une
calamité publique. Les principaux citoyens de la province, sans
excepter les plus hauts dignitaires de l'Église romaine, assistèrent
aux funérailles du patriote chrétien, et l'accompagnèrent en deuil
jusqu'à sa dernière demeure, pour honorer sa mémoire. On a pourvu à
l'existence de sa famille, et une souscription a été ouverte pour
l'érection d'un monument destiné à perpétuer le souvenir de ses
services et de la reconnaissance de ses concitoyens.

L'exemple de Cassius montre quels avantages le Protestantisme eût pu
obtenir dans la Pologne prussienne et dans d'autres contrées slaves,
s'il avait été soutenu dans sa marche par les moyens puissants qui
l'avaient rendu autrefois si florissant dans ces régions, c'est-à-dire
par la nationalité qu'une forme pure de Christianisme développe, élève
et sanctifie, en lui confiant la noble mission de travailler aux
grandes fins de la Religion; car il n'y a qu'une Église fille de
l'erreur, ou un système capable d'asservir la Religion à ses vues
politiques, qui essaiera jamais d'éteindre les sentiments de
nationalité, sacrés pour tous les peuples qui ne sont pas tombés à ce
degré de dégradation morale et intellectuelle où le bien-être matériel
devient le but suprême de la vie.

Nous ne terminerons pas cette esquisse de l'histoire religieuse de
notre pays, sans parler de l'institution protestante qui subsiste
encore sur son sol, et qui, dans notre ferme conviction, pourrait être
de la plus haute utilité à la cause de la Religion des Écritures, si,
au lieu d'avoir à lutter sans cesse contre la germanisation
systématique du gouvernement prussien, elle était livrée à la liberté
de ses allures nationales, nous voulons parler de la haute école de
Lissa ou Leszno, dans la Pologne prussienne.

Nous avons saisi plusieurs fois l'occasion de mentionner, dans le
cours de cet ouvrage, que la puissante famille des Leszczynski,
propriétaires de cette ville, d'où ils tirent leur nom, s'était
distinguée par l'ardeur de son zèle et de son attachement à la vraie
Religion, dès le temps de Huss. Raphaël Leszczynski, dont nous avons
dit la manifestation hardie contre Rome, donna l'église catholique de
Leszno aux Frères Bohémiens en 1550, et y fonda, en 1555, une école
qui fut considérablement augmentée par son descendant André
Leszczynski, palatin de Brzescie, en Cujavie. C'était cependant une
sorte d'école primaire; mais quand Leszno vit sa prospérité se
développer par l'immigration de plusieurs milliers d'industrieux
Protestants, qui venaient de la Bohême et de la Moravie demander à la
Grande-Pologne un refuge contre la persécution qui suivit dans ces
contrées la bataille de Weissenberg (1620), le propriétaire de cette
ville, Raphaël Leszczynski y ouvrit (en 1628) une école d'un plus haut
degré pour la Confession helvéto-bohémienne, et la dota
magnifiquement. Outre les langues anciennes, le polonais et
l'allemand, on enseignait dans cette école beaucoup d'autres sciences,
telles que les mathématiques, l'histoire universelle, la géographie,
l'histoire naturelle, etc. Elle était dirigée par des hommes du plus
grand savoir, comme Johnston, professeur d'origine scoto-polonaise,
dont nous avons parlé, et qui composa pour elle un Manuel d'histoire
universelle, publié à Leszno en 1639. L'individualité la plus
remarquable de celles qui figurent dans l'enseignement de cette école,
est assurément le célèbre philologue Jean Amos Coménius[170], dont
les ouvrages acquirent à leur auteur une réputation plus
qu'européenne, et qui, à une époque où presque toutes les écoles de
l'Europe s'en tenaient aux anciennes méthodes d'instruction, bonnes
tout au plus à gaspiller le temps des élèves, osa ouvrir une nouvelle
route dans ce champ si étendu, en composant pour l'école de Leszno son
célèbre traité _Janua linguarum reserata_, qui facilita beaucoup
l'étude des langues étrangères.

[Note 170: Coménius naquit, en 1592, à Komna, en Moravie, d'où il tire
son nom. Après avoir étudié dans plusieurs Universités, il devint, en
1618, pasteur et maître d'école à Fulnek, ville de sa province. Il
avait conçu de bonne heure une nouvelle méthode d'enseignement des
langues; il publia quelques essais et prépara sur ce sujet quelques
papiers qui furent détruits en 1621, avec sa bibliothèque, par les
Espagnols, qui s'étaient rendus maîtres de la ville où il résidait. La
proscription de tous les ministres protestants de Bohême et de
Moravie, par l'édit de 1624, força Coménius, avec beaucoup d'autres, à
chercher un asile en Pologne, où il fut nommé recteur de l'école de
Leszno et chef de la petite Église des Frères Moraves. Il publia, en
1631, sa _Janua linguarum reserata_, c'est-à-dire la Porte des
Langues, qui valut rapidement à son auteur une réputation prodigieuse;
Bayle dit avec raison que ce livre seul eût suffi pour immortaliser
Coménius, car il fut traduit et publié pendant sa vie non-seulement en
douze langues européennes, en latin, en grec, en bohémien, en
polonais, en allemand, en suédois, en hollandais, en anglais, en
français, en espagnol, en italien et en hongrois, mais encore en
plusieurs langues orientales, telles que l'arabe, le turc et le
persan. On peut ajouter que cet ouvrage établit aussi la réputation de
Leszno, où il parut pour la première fois, après avoir été composé
pour son école. La réputation de Coménius engagea le gouvernement
suédois à lui offrir la mission de réglementer les écoles de ce
royaume; mais, préférant sa résidence à Leszno, il promit seulement
d'aider de ses avis ceux que ce gouvernement emploierait à cette
tâche. Il traduisit ensuite en latin une nouvelle méthode
d'instruction pour la jeunesse, qu'il avait écrite en bohémien. Cette
traduction parut à Londres en 1639, sous le titre de _Pansophiæ
prodromus_. Une traduction anglaise en fut faite par J. Collier, qui
lui donna pour titre _les Avant-coureurs du savoir universel_
(Londres, 1651). Cet ouvrage augmenta sa réputation à un tel point,
que le Parlement anglais l'invita, en 1641, à venir coopérer à la
réforme de l'école de ce pays. Il arriva à Londres en 1641 mais la
guerre civile qui éclata dans la Grande-Bretagne empêcha d'utiliser
ses talents; il tourna ses pas vers la Suède, où sa présence était
sollicitée par de hauts personnages. Après plusieurs conférences avec
le chancelier Oxenstiern, il fut décidé qu'il s'établirait à Elbing,
ville de la Prusse polonaise, et qu'il composerait dans cette
résidence un ouvrage sur sa nouvelle méthode d'enseignement, à l'aide
d'une rémunération considérable qui lui permît de consacrer son temps
tout entier à la recherche des méthodes générales propres à faciliter
l'éducation et l'instruction de la jeunesse. Après quatre ans
consacrés à cette occupation, il revint en Suède et soumit son
manuscrit à une commission chargée de l'examiner; il fut déclaré digne
d'être imprimé quand il serait achevé, mais nous ignorons s'il a
jamais été publié. Il passa encore deux ans à Elbing, et retourna
ensuite à Leszno, en 1650. Il se rendit en Transylvanie, où le prince
régnant, Étienne Ragodzi, l'avait invité à venir réformer les écoles
publiques. Il fit un règlement pour le collége protestant de
Saros-Patak, conformément aux principes de son _Pansophiæ prodromus_.
Après une résidence de quatre ans en Transylvanie, il revint à Leszno
et présida aux destinées de son école jusqu'à la destruction de cette
ville. Il s'enfuit en Silésie, et, après avoir erré dans différentes
parties de l'Allemagne, il s'établit définitivement à Amsterdam, où il
mourut, en 1691, dans la prospérité.

Outre les ouvrages déjà mentionnés, Coménius a écrit _Synopsis Physicæ
ad Lumen divinum reformatæ_, Amsterdam, 1641, publié en anglais en
1652; _Porta sapientiæ reserata, seu nova et compendiosa methodus
omnes artes ac scientias addiscendis_, Oxoniæ, 1637, et plusieurs
autres ouvrages. Son vaste savoir ne l'empêcha pas de sacrifier à la
superstition de son époque. Il devint l'un des fermes croyants de
toutes ces prophéties qui circulaient parmi les Protestants
d'Allemagne, de Bohême et de Moravie, sur la venue immédiate du
Millenium, la révolution, la chute de l'Antechrist, c'est-à-dire le
Pape, et qui étaient le produit d'imaginations exaltées par la
persécution. Il réunit et publia à Amsterdam, en 1657, dans un ouvrage
intitulé _Lux in tenebris_, les visions du Morave Drabitius, le
Silésien Kotterus, et Christine Poniatowski, dame polonaise qui prédit
la ruine prochaine du Catholicisme et la destruction de l'Autriche par
la Suède, Cromwell et Ragodzi. Ce livre lui fit un tort considérable
aux yeux de beaucoup de ses contemporains.]

Cette école était suivie par des élèves protestants, non-seulement de
toutes les parties de la Pologne, mais encore de la Prusse, de la
Silésie, de la Bohême, de la Moravie et même de la Hongrie. Elle
possédait une imprimerie, d'où sont sortis plusieurs ouvrages
importants en polonais, en bohémien, en allemand et en latin.

La ville de Leszno, détruite comme nous l'avons dit, en 1656, fut
rebâtie, et son école réouverte en 1663, par les efforts réunis des
habitants protestants de cette ville et de la province dans laquelle
elle est située. On y attacha un séminaire pour l'instruction des
futurs ministres. Cette école resta bien au-dessous de sa première
splendeur, car elle avait perdu une grande partie des biens de sa
fondation, et les Protestants étaient généralement ruinés par la
guerre et par la persécution. La ville de Leszno vit cependant
refleurir sa prospérité sous le patronage de la famille Leszczynski
qui, bien que convertie au Catholicisme, fut loin de persécuter les
habitants protestants de ses possessions, et les protégea, au
contraire, de son influence, contre l'oppression du clergé. Pendant
les commotions produites par l'invasion de Charles XII, les habitants
de la ville de Leszno épousèrent avec chaleur les intérêts de leur
seigneur héréditaire, le roi Stanislas Leszczynski, ce qui attira sur
eux le ressentiment de son adversaire, le roi Auguste II, électeur de
Saxe, et de ses alliés, les Russes, qui brûlèrent la ville en 1707.
Leszno, ou Lissa, fut néanmoins reconstruit peu de temps après, avec
l'église et l'école protestante, qui dut sa réorganisation aux grands
sacrifices et aux efforts des habitants protestants de la ville et de
la province dans laquelle elle est située. En 1738, la cité de Leszno
fut acquise par la famille des princes Sulkowski, qui se montrèrent
aussi bons et utiles patrons que les Leszczynski. L'école se releva
graduellement sous l'administration de plusieurs recteurs de la
famille de Cassius, la même qui produisit l'homme distingué dont nous
avons esquissé les principaux traits; mais cette institution, qui est
aujourd'hui le meilleur de tous les établissements de ce genre en
Pologne, et qui peut entrer en lice avec les premières écoles de
l'Allemagne, doit la prospérité dont elle jouit de nos jours au zèle
paternel du dernier propriétaire de Leszno, le prince Antoine
Sulkowski[171], qui, après avoir fourni une brillante carrière
militaire au service de son pays, vint chercher le calme de la vie
privée au sein de sa famille, qu'il ne quitta plus que lorsque les
intérêts de sa patrie exigèrent impérieusement son concours. Cependant
les occupations auxquelles il se consacrait dans cette retraite, moins
apparentes que celles qui avaient rempli la première partie de son
existence, n'en furent ni moins méritantes ni moins utiles à ses
concitoyens. Il prit lui-même l'administration supérieure de l'école
de Leszno, et, grâce aux fatigues et aux dépenses qu'il prodigua pour
son amélioration, il parvint à lui rendre tout l'éclat dont elle avait
brillé aux beaux jours des Leszczynski.

[Note 171: Quelques mots sur la vie de cet homme remarquable, à qui le
principal établissement protestant d'éducation en Pologne doit tant de
sa prospérité, ne déplairont sans doute pas aux lecteurs de cet
ouvrage. L'auteur saisit avec empressement l'occasion de payer un
tribut de regrets à la mémoire de son ami, dont les sympathies ont
adouci l'amertume des plus rudes épreuves de son exil, et que sa mort
laissera toujours inconsolable.

Le prince Antoine Sulkowski, fils du prince Sulkowski, palatin de
Kalisch, naquit à Leszno, en 1785. Après avoir achevé ses études à
l'Université de Gottingue, il finissait de se former en voyageant,
quand les succès de l'empereur des Français en Prusse éveillèrent dans
le coeur des Polonais l'espoir de recouvrer leur indépendance.
Sulkowski précipita son départ de Paris, où il se trouvait en ce
moment, et rentra dans ses foyers vers la fin de 1806. Il fut nommé
par Napoléon colonel du premier régiment polonais à lever.
L'enthousiasme patriotique fut si grand, que Sulkowski, ayant accompli
sa tâche avec une merveilleuse rapidité, emporta d'assaut la ville
fortifiée de Dirschau, à la tête de son nouveau régiment, le 23
février de l'année d'ensuite (1807). Il prit une part active au reste
de la campagne, qui se termina par la paix de Tilsitt, en vertu de
laquelle une partie de la Pologne fut rétablie sous le nom de duché de
Varsovie. En 1808, quand plusieurs détachements de la nouvelle armée
polonaise furent dirigés sur l'Espagne, le régiment du prince
Sulkowski fut compris dans l'ordre de départ, et, bien qu'il eût
épousé depuis fort peu de temps Ève Kiçki, jeune femme d'une beauté
accomplie, à laquelle il avait voué ses premières affections, et qu'il
pût aisément se faire dispenser de ce service pénible, il crut de son
devoir de se joindre à ses compagnons d'armes. Arrivé dans la
Péninsule, il se distingua aux batailles d'Almonacid et d'Ocana, ainsi
qu'à la défense de Tolède. Malaga fut pris par les Français, le prince
Sulkowski fut nommé gouverneur de cette ville, et, malgré le sentiment
de haine et de vengeance qui animait les Espagnols contre les armées
envahissantes, il parvint, par sa conduite, à se concilier l'affection
de ses habitants. Il fut promu au rang de major-général, et revint
dans son pays en 1810, où il resta jusqu'à la mémorable campagne de
1812, pendant laquelle il commanda une brigade de cavalerie, prit part
aux principales batailles et fut gravement blessé dans la retraite.
Guéri de ses blessures et nommé au grade de lieutenant-général, il se
joignit à l'armée polonaise sous le prince Poniatowski, et combattit,
à la bataille de Leipsick, à la tête d'une division de cavalerie.
C'est à la suite de cette bataille qu'il se vit assailli par les
circonstances les plus difficiles, qui lui donnèrent occasion de
déployer toutes les qualités honorables de l'âme la plus intègre. Peu
de jours après la mort du prince Poniatowski, il fut nommé, par
l'empereur Napoléon, commandant en chef des débris du corps polonais,
qui, malgré ses grandes pertes, avait conservé tous ses étendards et
son artillerie. Ce commandement fut donné à Sulkowski à la demande
générale de ses compatriotes, malgré sa jeunesse (il avait alors
vingt-neuf ans) et la présence de plusieurs généraux plus âgés. Les
troupes polonaises, exaspérées par de longues souffrances et fatiguées
de se battre pour une cause qui menaçait de les réduire à l'état de
mercenaires, sans avancer celle de leur patrie, pressèrent leur chef
de les reconduire dans leurs foyers, leur souverain légitime, le roi
de Saxe, étant resté à Leipsick sur le désir de Napoléon lui-même.
Sulkowski reporta leurs plaintes bruyantes à l'Empereur, qui promit de
donner une réponse sous huit jours. Cela satisfit les troupes, et la
marche vers le Rhin continua; mais quand le délai fixé fut écoulé sans
que la décision attendue intervint, l'irritation des Polonais devint
si violente et ils accusèrent si bruyamment le prince Sulkowski d'être
prêt à les sacrifier aux vues de son ambition personnelle, que, pour
les décider à accompagner l'Empereur jusqu'à la frontière de ses
États, il dut leur promettre sur l'honneur de ne passer en aucun cas
au-delà du Rhin. Cette promesse solennelle calma l'irritation des
troupes, qui continuèrent leur marche. Quand elles furent parvenues à
un endroit appelé Schluchtern, l'Empereur, passant devant leur front,
appela Sulkowski et lui demanda s'il était vrai que les Polonais
voulussent le quitter. «Oui, Sire, répondit le prince; ils supplient
Votre Majesté de les autoriser à retourner dans leurs foyers, leur
nombre étant désormais trop insignifiant pour être de quelque valeur à
Votre Majesté.» L'Empereur résista, et, ayant assemblé les Polonais,
il leur adressa l'une ces allocutions par lesquelles il savait si bien
ranimer l'enthousiasme du soldat. Les troupes polonaises, exaltées par
les paroles impériales, oublièrent toutes leur première résolution et
promirent de suivre Napoléon jusqu'à la mort. On peut aisément se
faire une idée de la position cruelle dans laquelle le prince
Sulkowski se trouva placé par cette circonstance imprévue; il se
voyait dans l'alternative pénible ou de manquer à la parole par
laquelle il s'était engagé, envers ses compagnons d'armes, à prendre
le Rhin pour limite extrême de leurs travaux guerriers, ou de
sacrifier, si jeune, toutes ses espérances de gloire et d'ambition
(car l'empereur Napoléon, malgré le revers de Leipsick, avait encore
de grandes chances de ramener à lui la fortune), et, ce qui était plus
important encore, en s'exposant aux divers commentaires qui ne
manqueraient pas d'accueillir sa conduite dans cette malheureuse
conjoncture. Il choisit cependant le dernier parti, pensant qu'il n'y
avait pas de compromis possible avec une parole engagée d'une manière
aussi explicite et aussi solennelle que la sienne l'avait été, bien
que ses compatriotes, qui n'étaient pas liés de la même manière,
eussent changé de résolution; il demanda, en conséquence, à
l'Empereur, et obtint de sa bienveillance la permission de retourner
vers son souverain légitime le roi de Saxe, dont la destinée était
alors inconnue. Il quitta l'armée française, accompagné des officiers
de son état-major qui partagèrent sa résolution. Ayant appris que son
souverain était prisonnier à Berlin, il lui adressa de Leipsick une
lettre pour lui demander une libération de service, tant pour lui-même
que pour les officiers qui l'avaient accompagné, et bientôt après il
obtint des souverains alliés la permission de rejoindre sa famille. Il
convient d'ajouter que ses concitoyens rendirent hommage à la loyauté
de sa conduite.--De nouvelles espérances furent conçues, en faveur de
la Pologne, au congrès de Vienne, sous l'inspiration de l'empereur
Alexandre. Le prince Sulkowski fut appelé à coopérer à la formation
d'une armée polonaise, et il accepta avec joie une mission dans
laquelle il pouvait encore servir utilement sa patrie. Bien que le
congrès de Vienne n'ait pas réalisé l'espoir qui avait été nourri, de
voir la Pologne rendue à l'indépendance, il érigea une petite portion
de son territoire en royaume constitutionnel, soumis à l'empereur de
Russie comme roi de Pologne. C'en était assez cependant pour stimuler
les efforts des patriotes polonais et pour les engager à maintenir
cette création imparfaite, d'autant mieux qu'on avait stipulé que des
institutions nationales seraient accordées à ces parties de
l'_ancienne Pologne_ qui restaient annexées comme provinces à la
Russie, à la Prusse et à l'Autriche, et que ces stipulations
laissaient briller la perspective d'un complet rétablissement de ce
pays. Le prince Sulkowski entra donc au service du nouveau royaume, et
fut nommé aide-de-camp général de l'empereur Alexandre. Mais les
caprices tyranniques du grand-duc Constantin conduisirent bientôt
Sulkowski à demander sa mise en disponibilité, en déclarant
franchement à l'empereur les raisons qui l'engageaient à agir ainsi.
L'empereur insista auprès de Sulkowski pour qu'il revînt sur sa
détermination, et lui dit que les circonstances dont il se plaignait
n'étaient que temporaires. Sulkowski, que ses devoirs conduisirent
plusieurs fois à Saint-Pétersbourg, et qui reçut de l'empereur
Alexandre des témoignages de la plus grande bienveillance, insista de
son côté pour quitter le service, et, après plusieurs refus, obtint de
rentrer dans la vie privée en 1818. Il s'établit au château de Reisen,
dans le voisinage de Leszno, et se dévoua tout entier à l'éducation de
sa famille. Depuis la mort de sa vertueuse et charmante compagne, il
ne se reposait plus que sur lui de ce soin. Le bien-être de ses
tenanciers et de tous ceux qui respiraient dans sa dépendance devint
aussi l'objet de sa constante sollicitude. Une nouvelle carrière
s'ouvrit, en outre, pour son patriotisme, quand le grand-duché de
Posen, où Leszno est situé, reçut une représentation provinciale, dont
il fut créé membre héréditaire. Il présida aux États assemblés de sa
province, et fut fait membre du conseil d'État de Prusse. Cela le mit
dans une position difficile et délicate entre le monarque et les États
provinciaux, dont les députés se plaignaient justement des
envahissements continuels du gouvernement sur la nationalité de la
province, qui avait son existence garantie par le traité de Vienne. En
possession de la confiance des deux partis, il réussit, par la fermeté
qu'il déploya dans la défense des priviléges nationaux, à gagner la
confiance de ses concitoyens, tandis que le monarque rendit justice à
sa modération dans l'accomplissement consciencieux de ses pénibles
devoirs. Il se tint cependant à l'écart des affaires publiques autant
qu'il le put, consacrant son temps aux occupations utiles que nous
avons décrites dans cette note. Une mort prématurée vint couper court
à cette carrière, si noblement remplie. Le 14 avril 1835 plongea dans
une douleur profonde sa famille et tous ceux qui l'avaient connu, soit
personnellement, soit de réputation. Mais nul ne sentit sa perte plus
vivement que l'école de Leszno, qui lui devait tout. Professeurs et
élèves accompagnèrent sa dépouille mortelle, et après un discours
pathétique du recteur, déposèrent une couronne sur le cercueil de leur
bienfaiteur, dont la mémoire vivra long-temps dans leurs coeurs
reconnaissants.

Cette notice biographique fut insérée par l'auteur dans son _Histoire
de la Réforme en Pologne_, (vol. 2, p. 334, etc.). Il saisit avec
empressement l'occasion de la reproduire, car ses sentiments et ses
opinions à cet égard sont restés les mêmes.]

L'école se divise aujourd'hui en six classes, où les élèves apprennent
les principes de la religion, le latin, le grec et l'hébreu, le
polonais, l'allemand, la langue et la littérature françaises, les
mathématiques, l'histoire naturelle et la philosophie, la géographie,
l'histoire, le dessin et la musique. La jeunesse catholique s'y trouve
représentée d'une manière notable. Un ecclésiastique de ce culte est
attaché au collége pour son instruction religieuse. Le nombre des
élèves est d'environ trois cents; chacun d'eux trouvait dans ce prince
un ami toujours prêt à donner une assistance généreuse à ceux qui en
avaient besoin et qui méritaient sa bienveillance par leur conduite. À
leur sortie du collége, son active influence les suivait dans la
carrière qu'ils avaient embrassée, et allait au-devant de leurs
espérances. Sulkowski fournit, en effet, un noble exemple de la
hauteur de vues justement attribuée aux Catholiques les plus
distingués de notre pays, qui ont toujours fait abstraction de la
différence de religion, quand il s'est agi d'être utiles à leurs
concitoyens.

Nous terminerons ici l'histoire religieuse de deux nations amies dont
les destinées sont intimement liées à celle du Protestantisme. Nous
allons essayer d'esquisser les principaux traits religieux du grand
Empire slavon, qui exerce déjà une puissante influence non-seulement
sur les nations d'origine slave, mais sur les affaires de l'Europe en
général, et même sur celles de l'Asie.



CHAPITRE XIV.

RUSSIE.

     Origine du nom de Russie. -- Novogorod et Kioff. -- Première
     expédition russe contre Constantinople. -- Expéditions réitérées
     contre l'Empire grec. -- Relations commerciales entre les deux
     pays. -- Introduction du Christianisme en Russie et influence de
     la civilisation byzantine sur cet empire naissant. -- Expédition
     des Russes chrétiens contre Constantinople, et prédiction
     concernant la conquête de cette ville par leurs armes. --
     Division de la Russie en plusieurs principautés. -- Conquête de
     ce pays par les Mogols. -- Origine et progrès de Moscou. --
     Esquisse historique de l'Église russe depuis sa fondation jusqu'à
     nos jours; son organisation actuelle. -- Union forcée avec
     l'Église de Russie de l'Église grecque, déjà unie à Rome. --
     Description des sectes russes ou les Raskolniky. -- Les
     Strigolniky. -- Les Judaïstes. -- Effets de la réforme du XVIe
     siècle sur la Russie. -- Rectification des livres sacrés et
     schisme qui en est la suite. -- Terribles actes de superstition.
     -- Les Starovértzy ou sectateurs de l'ancienne foi. --
     Superstitions payennes. -- Les Eunuques. -- Les Flagellants. --
     Les Malakanes ou Protestants. -- Les Doukhobortzi ou Gnostiques.
     -- Superstitions horribles dans lesquelles ils tombent. --
     Proclamation du comte Woronzoff à ce sujet.


L'histoire ecclésiastique de la Russie n'offre pas, comme celle de la
Bohême et de la Pologne, le triste et émouvant tableau de ces luttes
morales et physiques entre des partis religieux, dont les forces se
balancèrent assez pour laisser douter un moment de quel côté resterait
la victoire. L'Église d'Orient, établie en Russie depuis la conversion
de ce pays au Christianisme, y régna sans rivale et sans autre
ferment de discorde, que les querelles intestines de ses propres
sectes.

Le nom de Russie, qui, depuis Pierre le Grand, a remplacé celui de
Moscovie, s'applique à une vaste étendue de pays que le czar n'est
même pas encore parvenu à placer tout entière à l'ombre de son
sceptre. Ce nom prit naissance au IXe siècle, à l'époque où des hordes
de ces aventuriers scandinaves, connus dans l'histoire byzantine sous
le nom de Varègues[172], et qui portaient le surnom de Russes, vinrent
fonder, sous la conduite d'un chef appelé Rurick, un État voisin des
bords de la Baltique, en soumettant à leurs armes plusieurs tribus
slavonnes et finoises. Cette nouvelle puissance, dont Novogorod était
la capitale, reçut de ses fondateurs la dénomination de Russie, de
même que la Neustrie prit des Normands le nom de Normandie, et la
Gaule celui de France depuis la conquête des Francs.

[Note 172: Les Varègues étaient des aventuriers scandinaves et
anglo-saxons, qui servaient en qualité de gardes-du-corps à
Constantinople. On a assigné plusieurs origines au nom de Russe; mais
la plus vraisemblable est celle qui le fait dériver de _Rhos_,
_Rotses_, ou _Rouotses_, nom donné aux Suédois par les Finois, qui
jadis avaient plus de relations avec le _Roslagen_ qu'avec toute autre
contrée de la Suède. Les Slaves adoptèrent ce nom, en usage chez les
Finois, qui vivaient entre eux et la Suède.]

Un évènement remarquable signala le règne de Rurick. Les conquérants
scandinaves, mis en contact avec la Grèce, frayèrent la voie au
Christianisme, dans les contrées qu'ils avaient soumises. Deux chefs
venus avec Rurick de la Scandinavie, leur commune patrie, Ascold et
Dir, entreprirent une expédition sur Constantinople, en descendant le
cours du Dnieper. Ils n'avaient d'autre dessein, selon toute
apparence, que d'entrer au service de l'empereur, comme le faisaient
fréquemment leurs compatriotes; mais ayant aperçu en chemin une
petite ville bâtie sur la rive la plus élevée du fleuve, ils s'en
emparèrent et y établirent le siége d'une domination nouvelle. C'était
la ville de Kioff. Beaucoup de Varègues de Novogorod étant venus
augmenter leurs forces, que grossirent un grand nombre d'indigènes,
ils méditèrent bientôt une plus vaste entreprise, digne de l'audace
des hommes du Nord. Ils s'ouvrirent une route vers le Bosphore de
Thrace, mirent tout à feu et à sang sur les côtes, et furent bientôt
aux portes de Constantinople, qu'ils assiégèrent par mer; les
habitants de cette ville prononcèrent pour la première fois en
frémissant le nom des Russes ([Grec: Rôs]). Une violente tempête,
attribuée par les Grecs à un miracle, dispersa et détruisit en partie
les barques des pirates, dont il ne retourna à Kioff que de misérables
restes. Les annalistes byzantins qui décrivent cet évènement, ajoutent
que les Russes idolâtres, effrayés du courroux céleste, demandèrent le
baptême; une épître circulaire du patriarche Photius, publiée vers la
fin de 866, confirme ce témoignage historique. Quoi qu'il en soit, les
Slaves du Dnieper et leurs vainqueurs scandinaves, semblent avoir reçu
les premières impressions chrétiennes à cette époque; elles
pénétrèrent facilement chez ces peuples, à la faveur des relations
commerciales qui existaient entre eux et les colonies grecques des
côtes septentrionales de la mer Noire, d'où les colons venaient
probablement visiter Kioff et d'autres contrées slaves, pour les
intérêts de leur commerce.

La domination des Khozars[173], alliés des empereurs grecs et établis
dans ces régions antérieurement à l'incursion des Scandinaves, n'avait
pu que préparer favorablement le terrain.

[Note 173: Les Khozars, nation asiatique vivant le long des côtes
occidentales de la mer Caspienne, sont mentionnés pour la première
fois en 626, époque à laquelle l'empereur Héraclius conclut un traité
d'alliance avec leur monarque, qui se joignit à lui, à la tête d'une
armée considérable, dans cette guerre mémorable où Héraclius défit
complètement les Persans. Depuis ce temps, les Khosars restèrent les
fidèles alliés de Constantinople, et les empereurs mirent tout en
oeuvre pour maintenir cette alliance précieuse. Les Khozars occupaient
tout le pays situé entre les rives du Volga, la mer d'Azof et la
Crimée, et avaient poussé leurs conquêtes vers le Nord, jusqu'aux
bords de l'Oka. Leur capitale, appelée Balangiar ou Ateb, était située
à l'embouchure du Volga. Ils possédaient plusieurs autres villes
célèbres par leur commerce; les raffinements de la civilisation
byzantine n'étaient pas inconnus à leurs moeurs. Vers le milieu du
VIIIe siècle, leurs souverains embrassèrent le Judaïsme; mais, un
siècle plus tard, il furent convertis au Christianisme par le même
Cyrille et le même Méthodius, qui devinrent ensuite les apôtres des
Slaves. L'empire des Khozars, affaibli par les attaques continuelles
des Mahométans et par d'autres circonstances malheureuses, fut détruit
en 1016 par les Grecs, ses anciens alliés.]

Rurick mourut en 879, il eut pour successeur Oleg, comme tuteur de son
jeune fils Igor. Oleg s'avança vers le Sud, à la tête d'une force
considérable, composée à la fois de Scandinaves et d'aborigènes du
nouvel empire. Il subjugua tout le pays baigné par le Dnieper, établit
sa capitale à Kioff, et imposa ses armes victorieuses à plusieurs
contrées slaves qui, réunies à l'empire fondé par Rurick, prirent
également le nom de Russie.

Oleg entreprit en 906 une expédition contre Constantinople, mit le
siége devant cette ville, et força l'empereur à lui payer un lourd
tribut. Il conclut alors un traité de paix et de commerce, qui fut
renouvelé en 911, et dont les détails, conservés par l'historien
Nestor, offrent un tableau intéressant des relations qui existaient à
cette époque entre la Grèce et les sujets d'Oleg. Son successeur Igor,
après être resté long-temps en paix avec les Grecs, dirigea ses armes
vers l'Asie mineure, où il exerça de grands ravages. Il fut défait par
eux, et la paix se rétablit en 945, sur les bases du traité d'Oleg,
sauf quelques modifications.

Les rapports constants des Grecs avec le nouvel Empire russe,
favorisèrent les progrès du Christianisme dans ces régions.

Olga, veuve d'Igor et dépositaire de sa puissance durant la minorité
de son fils Sviatoslav, alla à Constantinople en 955, y fut instruite
dans la religion chrétienne et baptisée en grande pompe; mais son
exemple ne trouva d'imitateurs, ni dans son fils, ni dans un grand
nombre de ses sujets. Sviatoslav, prince d'humeur guerrière, étendit
les limites de son empire jusqu'au pied du Caucase. Aidé des subsides
de l'empereur grec et sur son invitation, il marcha contre le roi des
Bulgares, le battit, et résolut de transférer le siége de son empire
sur les rives du Danube. En guerre avec les Grecs, qui se repentaient
de l'avoir attiré vers le midi de l'Europe, il entra dans la Thrace,
qu'il ravagea jusqu'à Andrinople; ce n'est donc pas la première fois
que les Russes virent cette ville en 1829. Jean Zimiscès s'avança
contre lui et l'obligea à évacuer la Bulgarie. Sviatoslav, vaincu,
demanda la paix qui fut conclue. Il reprit le chemin de Kioff où il
fut tué. Il eut pour successeur Vladimir, qui s'empara de la couronne,
à l'exclusion de ses frères, reçut le baptême en 986, épousa une
princesse grecque et introduisit le Christianisme dans ses États, en
ordonnant la destruction des idoles et de leurs temples, et en
imposant le baptême à ses sujets.

L'empire de Vladimir, connu sous le nom de Russie, s'étendait des
rivages de la Baltique à la mer Noire, des bords du Volga et du pied
du Caucase au sommet des Carpathes et aux rives du Bug et du San. Cet
empire se composait de diverses populations d'origine slave, et, au
Nord, de plusieurs tribus finoises, toutes également comprises sous la
dénomination générale de Russes, mais de moeurs bien différentes, et
réunies, en l'absence de tout système régulier de gouvernement, par le
lien commun d'une souveraineté dont la prérogative consistait
uniquement à prélever sur elles un certain tribut, qui se payait le
plus souvent quand le souverain ou ses délégués se trouvaient en
mesure de le réclamer à main armée. Les relations fréquentes de
Constantinople avec Kioff contribuèrent beaucoup, non-seulement à
convertir la capitale de ce nouvel empire au Christianisme, mais
encore à le façonner à la civilisation byzantine, aux arts et au luxe,
qui furent probablement importés de la Grèce, même avant les dogmes de
la Religion chrétienne. L'annaliste allemand, Ditmar de Mersebourg, à
qui une description de la ville de Kioff fut faite par quelques-uns de
ses compatriotes, qui l'avaient visitée avec l'expédition de Boleslav
Ier, roi de Pologne, en 1018, l'appelle la rivale de Constantinople, à
cause du grand nombre d'églises, de marchés, d'édifices publics et de
la quantité de richesses qu'elle renfermait. Il ajoute que beaucoup de
Grecs y étaient établis. Vladimir mourut en 1015, et partagea son
empire entre ses douze fils, qui devaient tenir leurs gouvernements
sous la suzeraineté de l'aîné, résidant à Kioff avec le titre de
grand-duc de Russie.--Ce partage de la Russie entre tant de
gouvernements remis à des princes du sang, entraîna les suites les
plus funestes après la mort de Vladimir, jusqu'à ce que l'un de ses
fils, Yaroslav, eût réuni sous son sceptre tous les États paternels.
Ce monarque, doué d'une intelligence élevée, aida puissamment aux
progrès du Christianisme et de la civilisation dans son empire. Il fit
élever un grand nombre d'églises et de couvents par des architectes
de Byzance, fonda de nouvelles villes, ouvrit des écoles, attira dans
ses États des ecclésiastiques grecs, des savants, des artistes, et fit
traduire beaucoup d'ouvrages du grec en langue slave. Son zèle pour la
religion chrétienne ne l'empêcha cependant pas d'imiter les
entreprises de ses ancêtres payens contre Constantinople. Sous
prétexte de mauvais traitements subis par quelques-uns de ses sujets
dans la ville impériale, il déclara la guerre à Constantin Monomaque,
et leva, en 1043, une armée considérable qui s'avança le long des
rivages de la mer Noire, soutenue par une flotte imposante. La flotte
russe parvint à l'embouchure du Bosphore; après un combat long-temps
incertain, elle succomba en partie sous les ravages du feu grégeois et
dut profiter d'un vent propice pour sauver ses débris. L'expédition de
terre atteignit Varna; mais, privée de l'appui de la flotte, elle fut
accablée par le nombre, après une résistance désespérée, sans qu'un
seul homme cherchât son salut dans la fuite[174].

[Note 174: Il est remarquable que la campagne russe de 1828 et de 1829
fut dirigée exactement d'après le plan suivi par l'expédition de
Yaroslav, en 1043.]

Ce fut la dernière expédition des Russes contre l'Empire grec. La
Russie, déchirée par des factions ennemies, perdit toute force
d'action à l'extérieur, et finit par devenir elle-même la proie des
étrangers. N'eût été cette circonstance, il est probable que les
siècles passés eussent vu s'accomplir la prédiction trouvée inscrite
au IXe siècle sous la statue de Bellérophon à Constantinople, à
savoir, que la cité impériale serait prise par les Russes; prédiction
bien rare, selon Gibbon, par la clarté du style et la précision
incontestable de la date. Qui sait si, de nos jours, nous ne verrons
pas s'accomplir la destinée prophétisée à la superbe métropole de
l'Orient.

Yaroslav partagea son empire entre ses fils, en laissant toutefois le
titre de grand-duc et la suprématie à l'aîné des princes. Cette
autorité suprême fut transmise, suivant l'usage des contrées slaves,
non par ordre de primogéniture, mais à l'ancienneté, c'est-à-dire que
le grand-duc décédé, eut pour successeur le membre le plus âgé de sa
dynastie. Cette combinaison ne pouvait manquer de produire des
troubles continuels, d'autant que les diverses principautés se
subdivisaient toujours entre les fils du monarque décédé. Le pouvoir
se fractionna ainsi aux mains d'un grand nombre de petits princes,
guerroyant les uns contre les autres, et la Russie se vit bientôt sans
défense contre les incursions de ses voisins. L'autorité du grand-duc
de Kioff tomba, sous la pression de ces circonstances, dans la plus
complète insignifiance; tandis que deux principautés puissantes,
fondées par les talents de leurs chefs, s'élevèrent au Sud et au
Nord-Est. La première est celle de Halitch, comprenant toute la zone
orientale de la province autrichienne de Gallicie et une partie des
gouvernements russes de Volhynie et de Podolie; la seconde est la
principauté de Vladimir sur la Klazma, embrassant tout le gouvernement
russe de ce nom, avec quelques provinces adjacentes, et dont les
souverains prirent le titre de grands-ducs. Il existait aussi trois
républiques, régies par des institutions entièrement populaires.
Novogorod, Pskow et Viatka, communauté formée par des émigrants de
Novogorod, dans l'endroit qui porte aujourd'hui ce nom.

La Russie se divisait donc en plusieurs États fréquemment en guerre
entre eux, habités par des populations aussi différentes l'une de
l'autre, qu'elles l'étaient des Polonais, des Bohémiens et d'autres
nations slaves, n'ayant de commun que le nom et la même dynastie, à
laquelle se rattachaient également les nombreux souverains de ce pays.
Le seul lien réel de tous ces États, était l'unité de l'Église,
gouvernée par l'archevêque de Kioff, son métropolitain.

Telle était la situation de la Russie, quand les Mogols, commandés par
Batou-Khan, petit-fils de Dgenghis-Khan, envahirent ce pays en
1238-1239 et 1240, ne laissant que ruines et désolation sur leur
passage. Ils poursuivirent le cours de leurs ravages en Pologne et en
Hongrie, et s'avancèrent jusqu'à Liegnitz, en Silésie, où ils défirent
complètement une armée chrétienne. Le chemin leur était ouvert
jusqu'au Rhin; mais, heureusement pour l'Europe, quelques évènements
survenus dans l'Asie centrale les rappelèrent aux rivages de la mer
Caspienne.

Batou-Khan posa ses tentes sur les bords du Volga, et somma les
princes de Russie de lui rendre hommage, les menaçant, en cas de
refus, d'une reprise d'hostilités. L'obéissance était le seul parti à
suivre; le grand-duc de Vladimir rendit hommage à Batou, dans son camp
sur le Volga, et ensuite au grand khan Koublay, près le grand mur de
la Chine. Ses successeurs reçurent l'investiture des descendants de
Batou, qui devinrent indépendants sous le nom de khans de Kiptchak.

Au commencement du XIVe siècle, le prince de Moscou, s'étant concilié
les bonnes grâces du khan, obtint la dignité héréditaire de grand-duc,
à laquelle était attachée une sorte de suzeraineté sur les autres
princes de Russie, et qui, jusque-là, n'avait été la prérogative
exclusive d'aucune de leurs branches. Ses successeurs s'efforcèrent,
comme ligne invariable de politique, de briguer, par tous les moyens
possibles, la faveur du khan, dont l'appui grandissait incessamment
leur puissance aux dépens de celle des autres princes de Russie. De
cette manière, le pouvoir des grands-ducs de Moscou se fortifia par
degrés, tandis que celui du khan s'affaissait sous les commotions
intérieures, jusqu'à ce qu'enfin ils se sentirent assez forts pour
secouer le joug, vers la fin du XVe siècle.

Telle fut l'origine de Moscou, le coeur de l'empire russe actuel,
formé des principautés nord-est de l'ancienne Russie. Nous avons
expliqué, au chap. X, comment les principautés du sud et de l'ouest de
la Russie se réunirent, au XIVe siècle, à la Pologne et à la
Lithuanie.

Le premier archevêque de Kioff fut sacré, vers 900, par le patriarche
de Constantinople, et institué métropolitain de toutes les églises de
Russie. À partir de cette époque, les métropolitains de Russie furent
sacrés à Constantinople, et fréquemment choisis parmi les Grecs. Après
la prise de Constantinople par les Latins, le siége de l'empire et
celui du patriarchat ayant été transférés à Nicée, les archevêques de
Kioff furent sacrés dans cette ville, jusqu'à ce que l'ancien ordre de
choses se rétablît par l'expulsion des Latins.

Les chroniques parlent de plusieurs tentatives faites par les papes
pour soumettre l'Église russe à leur suprématie, mais sans atteindre
le but de leur politique. Une circonstance révèle cependant
l'influence temporaire que Rome s'était acquise à Kioff, vers la fin
du XIe siècle. Le Grec Ephraïm, métropolitain de cette ville, de 1070
à 1096, introduisit en effet, dans le calendrier russe, sous la date
du 9 mai, la commémoration de la translation des reliques de saint
Nicolas, de la Lycie à Bari, en Italie, fête inconnue de l'Église
d'Orient, mais observée par celle de Rome. La principauté de Halitch,
située entre les régions catholiques de la Pologne et de la Hongrie,
devint le point de mire des efforts de la Papauté. Les Hongrois
s'étant rendus maîtres de cette principauté en 1214, essayèrent de la
soumettre à leur chef spirituel; mais leur expulsion du pays détruisit
tout espoir d'annexion religieuse. Daniel, prince de Halitch, homme
d'État et guerrier distingué, pensa qu'il pourrait tirer du pape
quelque assistance contre les Mogols, et, dans cette vue, il entama
une négociation avec Innocent IV, qui envoya son légat pour recevoir
la soumission de Daniel et celle de l'Église de Halitch, à laquelle il
promit de tolérer telles de ses anciennes pratiques qui ne seraient
pas en opposition directe avec les rites de l'Église catholique.
Daniel fut sacré roi de Halitch par le légat, en 1254, et il reconnut
la suprématie de Rome; mais, comme l'assistance promise n'arrivait
pas, il rompit en visière avec le pape. Halitch fut réunie à la
Pologne en 1340. L'histoire de son Église a trouvé son cadre ailleurs.

Nous avons déjà parlé de l'invasion des Mogols et des terribles
ravages qu'ils exercèrent dans ce pays. Les églises et les couvents
jonchèrent le sol de leurs débris; le clergé fut ou massacré ou traîné
en captivité; mais aussitôt que ces Asiatiques eurent établi leur
domination sur les principautés du nord-est de la Russie, ils
s'efforcèrent de consolider leur puissance en convertissant à leurs
vues politiques le clergé des pays conquis; en conséquence, le khan
des Mogols déclara que tout individu, touchant de près ou de loin à
l'Église, serait exempté de l'impôt personnel frappé sur la
population, pour les années 1254-1255; et, en 1257, le même khan, en
vertu de lettres-patentes, accorda au clergé russe et à toute personne
attachée à l'Église nationale, une exemption pleine et entière de tous
les impôts et charges pesant soit sur la propriété, soit sur la
personne des habitants de la Russie. Un évêque russe avait sa
résidence à Saray, capitale des khans, qui chargeaient quelquefois ces
prélats de missions de haute confiance. C'est ainsi que l'évêque
Théognoste fut envoyé, en 1279, par le khan Mengutemir, à l'empereur
grec Michel Paléologue. Cette position toute favorable de l'Église
russe la fit croître rapidement en influence et en richesse. Beaucoup
de personnes cherchèrent dans son sein un refuge contre l'oppression
de leurs maîtres barbares; tandis que d'autres, pour mettre leurs
propriétés à l'abri de tout attentat, en faisaient don à l'Église, qui
les leur restituait à titre de tenanciers.

La ville de Kioff fut détruite par les Mogols en 1240; mais l'autorité
des khans demeura toujours plus forte et plus respectée dans les
principautés de l'est de la Russie que dans les régions occidentales,
où des troubles se manifestaient fréquemment. Cet état de choses
conduisit le métropolitain de Kioff à transférer sa résidence à
Vladimir sur la Klazma, capitale des grands-ducs de Russie, sous la
protection desquels la bannière des Églises russes se déployait en
toute sécurité.

Nous avons parlé plus haut de l'union de Kioff avec la Lithuanie et
des destinées de l'Église d'Orient dans ce pays. Les métropolitains de
Vladimir, qui transportèrent plus tard leur siége à Moscou,
s'efforcèrent de maintenir leur juridiction sur les Églises de la
Lithuanie, en établissant de temps à autre leur résidence dans cette
province; mais, malgré leurs tentatives réitérées, cette union fut
entièrement rompue par l'élection d'un archevêque de Kioff, en 1418.
Une haine violente s'alluma entre les deux Églises, à ce point que le
khan de Crimée ayant pillé Kioff, en 1484, à l'instigation du
grand-duc de Moscou, lui envoya, à titre de présent, une partie des
vases sacrés enlevés à l'église de cette ville. Les métropolitains de
Moscou étaient ou sacrés par les patriarches de Constantinople, ou
simplement approuvés par eux. Le métropolitain Isidore, savant
d'origine grecque, assista, en 1438, au concile de Florence, où il
souscrivit à l'union de son Église avec Rome, d'après les bases
arrêtées à cet effet entre l'empereur grec Jean Paléologue et le pape
Eugène IV. Il revint à Moscou en 1439, avec la dignité de cardinal et
investi de l'autorité d'un légat; mais il fut déposé et renfermé dans
un couvent, d'où il parvint néanmoins à s'échapper; il mourut à Rome
dans un âge avancé. Après la prise de Constantinople par les Turcs,
les métropolitains de Moscou furent élus et sacrés sans aucun recours
au patriarche grec. En 1551, un synode général tenu à Moscou,
promulgua un code de lois ecclésiastiques, appelé _Stoglav_,
c'est-à-dire les Cent-Chapitres.

En 1588, le patriarche de Constantinople Jérémie, ayant un procès au
divan, vint à Moscou demander des secours pour ses églises. Le pieux
czar Foedor Ivanovitsch s'empressa de répondre à son appel, et
Jérémie, renonçant à ses prétentions sur les Églises russes, sacra
patriarche de Russie le métropolitain de Moscou. La chaire s'éleva
presque au niveau du trône sous ces patriarches indépendants. La
considération dont ils jouissaient s'augmentait encore des marques
publiques de respect qu'ils recevaient du czar, qui, le dimanche des
Rameaux, marchait nu-tête devant eux, en conduisant par la bride l'âne
sur lequel ils traversaient les rues de Moscou, en souvenir de
l'entrée du Christ à Jérusalem. En 1682, l'Académie slavo-græco-latine
fut fondée à Moscou par le czar Foedor, fils d'Alexis; il pourvut cet
établissement de savants professeurs, sortis de l'Académie de Kioff,
que la Pologne avait perdue sous le règne précédent. Après la mort du
patriarche Adrien, en 1702, Pierre le Grand abolit cette dignité, se
proclama chef suprême de l'Église grecque, et institua, sous le nom de
très saint synode, un conseil chargé de toutes les affaires
ecclésiastiques du pays. Ce souverain ordonna aussi que des écoles
fussent ouvertes dans chaque siége épiscopal. Il décréta que les
couvents ne pourraient plus acquérir de propriétés territoriales, et
soumit les domaines de l'Église à l'impôt général. En 1764,
l'impératrice Catherine confisqua tous les biens du clergé, qui
possédait environ neuf cent mille serfs mâles, et substitua à ses
possessions des pensions pour les évêques, les couvents, etc.
Plusieurs écoles ecclésiastiques s'ouvrirent sous divers règnes, et
leur organisation fut fixée par un oukaze de 1814.

Le synode institué par Pierre le Grand préside encore au gouvernement
de l'Église russe. Ce conseil se compose habituellement de deux
métropolitains, de deux évêques, du premier prêtre séculier, et des
membres lais venant à la suite; il y a encore le procureur, deux
secrétaires-généraux, cinq secrétaires ordinaires, et un certain
nombre de clercs. Le procureur a le droit de suspendre l'exécution des
décisions du synode, et d'en appeler, dans tous les cas, à la décision
de l'empereur. Le synode a le jugement des choses religieuses en
matière de foi et de discipline, il contrôle l'administration des
diocèses, qui lui transmettent deux fois par an un rapport détaillé
sur la situation des églises, des écoles, etc.

Il existe en Russie, outre un grand nombre de séminaires, cinq
académies ecclésiastiques: Kioff, Moscou, Saint-Pétersbourg, Kasan et
Troïtza. Tous les fils du clergé doivent être élevés dans ces
séminaires, qui entretiennent gratuitement un certain nombre d'élèves.
Ce système d'éducation obligatoire a produit quelques-uns des savants
les plus remarquables de la Russie. Le clergé y forme un corps à part,
et il est bien rare qu'un individu appartenant à une autre classe,
s'enrôle sous la bannière de l'Église. De par la loi, la vocation
religieuse est héréditaire, mais on obtient aisément du pouvoir
l'autorisation de suivre une autre carrière. Les membres les plus
distingués de la famille ecclésiastique ont le plus souvent recours à
cette faculté, à l'exception de ceux qui, entrant dans l'ordre
monacal, peuvent aspirer aux degrés les plus élevés de la hiérarchie
religieuse. C'est pour cette raison que le clergé séculier (ou les
prêtres de paroisse) se compose généralement de ceux qui ne sauraient
prétendre à rien de plus avantageux.

Il a déjà été question de l'Union de l'Église grecque de Pologne avec
Rome, et des conséquences qu'elle produisit. Le démembrement du
territoire polonais fit tomber sous la domination russe la majeure
partie des habitants appartenant à cette Église. On essaya par tous
les moyens, sous le règne de Catherine, de pousser ses sectaires dans
le giron de celle de Russie; mais ces tentatives n'eurent qu'un succès
partiel et cessèrent tout-à-fait sous le règne de l'empereur
Alexandre. En 1839, plusieurs évêques de l'Église ci-dessus
mentionnée, formulèrent, à l'instigation du gouvernement russe, le
voeu d'une séparation d'avec Rome et d'une réunion à l'Église
nationale de Russie. Cette déclaration fut suivie d'un oukaze
ordonnant à toutes Églises unies de suivre l'exemple de leurs évêques.
Les mesures les plus coërcitives furent mises en usage pour effectuer
une conversion générale. Un grand nombre d'ecclésiastiques qui
refusèrent de prendre l'oukaze impérial pour règle de leur conscience,
furent punis de leur désobéissance par la déportation en Sibérie,
l'emprisonnement, etc. Pour colorer cette conversion forcée, on
allégua que ces populations avaient appartenu primitivement à l'Église
d'Orient, et devaient, en conséquence, rentrer au bercail; principe
d'une admirable logique, en vertu duquel les habitants des Îles
Britanniques pourraient, avec autant de justice, se voir repoussés
dans le giron de l'Église catholique, ou même ramenés à la religion
des druides et au culte d'Odin. Cette persécution a dédommagé Rome de
la perte de la population arrachée du sein de son Église, en soulevant
en sa faveur tout l'intérêt qui s'attache d'ordinaire à un parti
opprimé, et en ranimant le zèle de beaucoup de ses sectateurs[175].

[Note 175: Un évêque de l'Église nationale russe de Mohiloff, appelé
Barlaam, homme d'une vaste érudition, se déclara en 1812, lors de
l'occupation de cette ville par les Français, pour le nouvel ordre de
choses, et fit chanter un _Te Deum_ à l'occasion de l'occupation de
Moscou par les armées de Napoléon. Il fut déposé par le gouvernement
russe, et confiné dans un couvent.]

Ce qu'il y a de plus intéressant dans l'histoire de l'Église russe,
c'est assurément celle de ses sectes dissidentes, comprises sous la
dénomination générale de _Raskolniky_ ou Schismatiques.

Il est probable que plusieurs des sectes qui avaient troublé l'Église
d'Orient en Grèce, étaient passées en Russie, car l'on trouve çà et là
des traces de leur existence dans les chroniques du moyen-âge. Les
premiers désordres sérieux de l'Église russe se manifestèrent en
1375, à Novogorod, quand un homme d'une condition inférieure, du nom
de Karp Strigolnik, se mit à se déchaîner publiquement contre la
coutume qui forçait les prêtres à payer une certaine somme d'argent à
l'évêque pour leur ordination. Un tel usage constituait, disait-il,
une véritable simonie, et les Chrétiens devaient fuir les prêtres qui
avaient acheté les ordres. Il attaquait aussi la confession
auriculaire comme inutile, et ses opinions ne laissèrent pas que de
trouver un grand nombre d'adhérents. Les rues de Novogorod devinrent
bientôt le théâtre d'une lutte acharnée entre ces réformateurs et les
partisans de l'ordre de choses établi. Les premiers furent vaincus, et
leurs principaux chefs, y compris Strigolnik lui-même, furent
précipités à la rivière et noyés. Leur mort, bien loin d'éteindre
leurs doctrines, leur imprima une force nouvelle, comme cela résulte
des lettres pastorales de plusieurs évêques et même des patriarches de
Constantinople, à qui des rapports avaient été transmis sur cette
secte.

Les institutions républicaines de Novogorod et de Pskoff, où les
partisans de Strigolnik étaient répandus en grand nombre, leur
offraient un vaste champ de liberté; mais quand ces républiques furent
réduites en provinces de Moscou (à la fin du XVe siècle et au
commencement du XVIe), une persécution rigoureuse les força à chercher
asile dans les possessions suédoises et polonaises. Il semble que les
modernes Raskolniky aient hérité de l'esprit de cette secte.

Une autre secte, plus remarquable, prit naissance pendant la dernière
partie du XVe siècle, dans la même république de Novogorod. Sa
véritable nature est cependant très incertaine, car la seule donnée
positive que nous ayons sur ses doctrines, est tirée d'un ouvrage de
polémique écrit contre elle, en 1491, par un certain Joseph, abbé du
couvent de Volokolamsk, et nous sommes réduits, en conséquence, à
juger de ces sectaires aussi bien que des Strigolniky, sur l'unique
témoignage de leurs ennemis.

Suivant l'auteur que nous venons de citer, un Juif, du nom de
Zacharie, qu'il appelle suppôt de Satan, sorcier, nécromancien,
astrologue, et même astronome, vint, en 1470, à Novogorod, où il
enseigna, en secret, que la loi de Moïse était la seule vraie
religion, et que le Nouveau-Testament était une fiction, puisque le
Messie n'était pas encore né, que le culte des images constituait une
idolâtrie coupable. Aidé de quelques autres Juifs, il séduisit
l'esprit de plusieurs prêtres de l'Église grecque et de leurs
familles, et ces néophytes devinrent si zélés, qu'ils demandèrent la
circoncision. Leurs maîtres hébreux les détournèrent cependant d'un
dessein qui les eût exposés à être découverts; ils leur conseillèrent
de conformer leur conduite extérieure aux préceptes du Christianisme,
car il suffisait qu'ils fussent bons Israélites de coeur. Ils
suivirent cet avis et travaillèrent en secret avec beaucoup de succès
à augmenter le nombre de leurs prosélytes. Les principaux promoteurs
de cette secte furent deux prêtres appelés Alexius et Dionysius, les
protopopes de l'église Sainte-Sophie, cathédrale de Novogorod, un
certain Gabriel et un laïque de haut rang.

Ces Juifs mystérieux se conformèrent si rigoureusement, en apparence,
aux rites de l'Église grecque, qu'ils s'acquirent une réputation de
grande sainteté. Ce fut à ce point que le grand-duc de Moscou, ayant
réduit la république de Novogorod en province de son empire,
transféra dans sa capitale les deux prêtres Dionysius et Alexius, et
les plaça à la tête du clergé de ses principales églises. Alexius
s'attira si bien la faveur du grand-duc, qu'il avait ses entrées
toujours libres auprès de lui, distinction accordée à un très petit
nombre de favoris. Il travaillait pendant ce temps à la propagation de
ses doctrines, qui furent embrassées secrètement par beaucoup
d'ecclésiastiques et de laïques, entre autres par Kouritzin,
secrétaire du grand-duc, et Zozyme, abbé du couvent de Saint-Siméon,
qui, recommandé par Alexius à la faveur du grand-duc, fut promu, en
1490, à la dignité d'archevêque de Moscou. Ainsi, un sectateur secret
du Judaïsme, devint le chef de l'Église russe.

L'existence de cette secte est un fait historique, mais il est presque
impossible de préciser la nature de ses doctrines. Était-ce un mode
plus pur de Christianisme, rejetant le culte des images et d'autres
superstitions aussi grossières de l'Église grecque, ou simplement une
secte déiste; car il est bien difficile de croire que le Judaïsme pur
eût trouvé des prosélytes parmi les Chrétiens, et surtout au sein du
clergé, que la loi mosaïque avait toujours laissé inébranlable. Le
célèbre Uriel d'Acosta fournit peut-être dans l'histoire religieuse le
seul exemple d'une conversion de ce genre[176]. En effet, bien qu'il y
eût, comme on sait, en Espagne et en Portugal, un grand nombre de
Juifs qui déguisaient leur croyance sous le manteau du Catholicisme,
au point même de se charger de fonctions ecclésiastiques, c'étaient là
des Juifs de naissance que la persécution avait contraints à prendre
ce masque, et non des Chrétiens qui avaient embrassé le Judaïsme. La
description de cette secte, par l'abbé Joseph, est tellement remplie
d'invectives, que l'on est tenté de la croire pour le moins très
exagérée. Il donne cependant les noms de quelques-uns de ces
sectaires, qui laissèrent le pays pour se faire circonscrire, et il
les accuse de s'être livrés à la magie et à l'astrologie; mais cette
accusation répand un faible rayon de lumière sur leurs dogmes, en
donnant à penser que c'était une de ces sectes mystérieuses dont les
traces sont imprimées dans la poussière du moyen-âge. Alexius et
plusieurs chefs de la secte moururent avec la réputation de pieux
Chrétiens; mais son existence fut découverte par Gennadius, évêque de
Novogorod, qui envoya plusieurs de ses adhérents à Moscou, avec les
preuves recueillies contre eux, sans savoir toutefois que le
métropolitain lui-même et le secrétaire du grand-duc comptaient au
nombre de ses adeptes. Il les accusa d'avoir osé comparer les statues
des saints à la matière brute qui les représentait, d'en avoir placé
au milieu d'endroits impurs, d'avoir craché sur la croix, blasphémé le
Christ et la Vierge, nié la vie future, et, par conséquent,
l'immortalité de l'âme. Le grand-duc convoqua à Moscou, le 17 octobre
1490, un synode d'évêques et d'autres ecclésiastiques, pour juger
cette grave affaire. Les accusés, au nombre desquels figuraient les
protopopes ci-dessus mentionnés, Dionysius et Gabriel, outre beaucoup
d'autres, repoussèrent avec fermeté les faits mis à leur charge; mais
ce système de dénégation ne put prévaloir contre les preuves de tout
genre et les nombreux témoins produits par l'accusation. Plusieurs
membres du synode voulaient que les accusés fussent mis à la question;
mais le grand-duc ne le permit pas. Chose vraiment étonnante, si l'on
considère la barbarie de l'époque et le penchant de ce souverain à la
cruauté. Le synode dut se contenter d'anathématiser et de faire
emprisonner les sectaires. Ceux qui furent renvoyés à Novogorod eurent
à subir un traitement plus cruel. Parés d'oripeaux fantastiques
représentant la figure du diable, et la tête couverte de grands
bonnets d'écorce, avec cette inscription: «Ceci est la milice de
Satan,» ils furent placés à cheval, le visage tourné vers la croupe,
et promenés, par l'ordre de l'archevêque, à travers les rues de la
ville, en butte aux insultes de la populace. Ils eurent ensuite leur
coiffure brûlée sur leur tête, et furent jetés en prison; traitement
barbare, sans doute, mais encore humain pour ce temps d'intolérance,
où les hérétiques avaient à supporter les persécutions les plus
cruelles dans l'Europe occidentale.

[Note 176: Je ne parle ici que des Chrétiens, car il y a eu beaucoup
de prosélytes juifs parmi les païens. Les Iduméens avaient été
convertis par Hérode le Grand, et j'ai déjà parlé des Khozars.]

Zozyme et Kouritzin continuèrent néanmoins à propager leurs opinions,
et l'on dit que, grâce à cette propagande secrète, des doutes se
répandirent au sein du peuple, sur les dogmes les plus importants du
Christianisme. Ecclésiastiques et laïques en vinrent à disputer sur la
nature du Christ, le mystère de la Trinité, la sainteté des images.
C'était là, selon nous, une conséquence naturelle de l'agitation
d'esprit causée dans les masses par les révélations vraies ou
imaginaires sorties du jugement des hérétiques. Le métropolitain
Zozyme fut à son tour accusé d'hérésie par le même Joseph, dans une
épître adressée à l'évêque de Sousdal. On ignore si cette accusation
suggéra une enquête sur l'orthodoxie du chef de l'Église russe. On
sait seulement qu'il se démit de sa dignité en 1494, et se retira dans
un couvent. Kouritzin continua à jouir de la faveur du monarque, et se
vit chargé par lui d'une mission diplomatique auprès de l'empereur
Maximilien Ier; mais l'abbé Joseph et l'évêque Gennadius, dont la
haine contre les hérétiques était infatigable, découvrirent, vers le
commencement du XVIe siècle, un nombre considérable de ces sectaires,
qui allèrent chercher en Allemagne et en Lithuanie un refuge contre
leurs persécuteurs. Kouritzin et plusieurs de ses adhérents,
interrogés sur leurs opinions, les défendirent ouvertement. Le
grand-duc les abandonna cette fois à la clémence et à la miséricorde
de leurs accusateurs; en conséquence de quoi, Kouritzin, l'abbé du
couvent de Saint-Georges à Novogorod, et plusieurs autres, furent
brûlés vifs. Karamsin, qui a décrit cet évènement, n'a pas établi la
véritable nature des opinions confessées par Kouritzin et ses
compagnons, probablement parce qu'il ne croyait pas pouvoir faire
fonds sur ce qui leur était attribué par le fanatisme violent de leurs
accusateurs.

La secte semble avoir disparu depuis cette époque. Il existe cependant
aujourd'hui une secte de Raskolniky qui observe la loi mosaïque et qui
est généralement connue sous le nom de Soubotniky, ou Hommes du
samedi, en raison de ce qu'ils célèbrent le samedi au lieu du
dimanche; mais l'on ne sait pas d'une manière bien certaine, s'ils ont
adopté le Judaïsme dans toute sa rigueur ou si leur religion est un
mélange de Christianisme et de loi mosaïque. Nous penchons pour la
dernière supposition; car, dans le premier cas, on les eût vus
contracter avec les Juifs d'origine une alliance dont il n'existe
aucune trace.

La Réforme, qui put se glorifier d'un grand nombre de conversions
parmi les membres de l'Église grecque de Pologne, passa presque
inaperçue sur celle de Russie. Les chroniques russes rapportent qu'en
1553, un certain Mathias Baschkin se mit à enseigner qu'il n'y avait
pas de sacrements, et que la croyance à la divinité du Christ, aux
décisions des conciles et à la sainteté des saints, constituait autant
d'erreurs. Soumis à un interrogatoire, il repoussa l'accusation; mais
une fois en prison, il confessa ses opinions et nomma plusieurs
individus qui les partageaient, déclarant qu'elles leur avaient été
enseignées par deux Catholiques natifs de Lithuanie, et que l'évêque
de Rézan les avait confirmés dans cette croyance. Un concile
d'évêques, convoqué à dessein, condamna les hérétiques à un
emprisonnement à vie. C'est tout ce que l'on trouve sur ce point dans
les chroniques russes; mais il est impossible de dire sûrement si les
doctrines en question étaient celles des Anti-Trinitaires, qui
commençaient à se répandre en Pologne à cette époque, ou seulement les
dogmes du Protestantisme, défiguré par le fanatisme ignorant des
chroniqueurs. Ce que nous voyons de plus remarquable à noter, c'est
qu'un évêque semble avoir nourri ces opinions. Il se démit de sa
dignité épiscopale pour cause de maladie, mais en réalité peut-être
pour se soustraire à une destitution imminente et à un scandale
public. Que les doctrines de la Réforme ayent pénétré dans les États
de Moscou, cela résulte évidemment de l'exposé suivant, émané d'un
écrivain polonais Protestant, Wengierski, qui prit le pseudonyme de
Regenvolscius. Il dit qu'en 1552, trois moines appelés Théodosius,
Artémius et Thomas, arrivèrent de l'intérieur de la Moscovie à
Vitepsk, ville de la Lithuanie; ils ne connaissaient pas d'autre
langue que la leur et ne possédaient aucun savoir; ils condamnèrent
cependant le culte des images, mirent en pièces celles qui leur
tombèrent sous la main, et les chassèrent des temples et des maisons,
en exhortant le peuple par leurs discours et leurs écrits à adorer
Dieu seul dans la personne de notre Seigneur Jésus-Christ. Leur zèle
ayant soulevé la colère d'un peuple superstitieux, fortement attaché
aux rites idolâtres, ils quittèrent Vitepsk, et se retirèrent dans
l'intérieur de la Lithuanie où la parole de Dieu retentissait déjà
avec plus de liberté. Théodosius, qui avait plus de quatre-vingts ans,
mourut bientôt après, Artémius se retira auprès du prince de Sloutzk,
et Thomas, plus éloquent et mieux versé que les autres dans l'esprit
des Écritures, devint l'un des ministres de l'Église de Dieu, et
s'établit à Polotzk, où la religion commençait à se révéler dans sa
pureté, pour instruire les fidèles et les confirmer dans la
connaissance de Dieu et dans leurs sentiments de piété éclairée. Après
s'être noblement acquitté des devoirs de sa vocation pendant plusieurs
années, il scella de sa mort les principes des nouvelles doctrines.
Quand le czar de Moscou, Ivan Vassilévitch, s'empara de Polotzk en
1563, il ordonna, entre autres cruautés exercées contre les habitants,
de précipiter Thomas à la rivière pour le punir d'avoir été autrefois
son sujet et d'avoir déserté son Église. Le bon grain semé à Vitepsk
par le martyre produisit néanmoins une moisson abondante, car les
habitants prirent le culte des images en aversion, et la Pologne leur
ayant envoyé des apôtres de la vraie religion, ils consacrèrent une
église au culte évangélique. (_Slavonia Reform._, p. 262). L'on sait
qu'il existe maintenant beaucoup de Protestants en Russie; mais ils
sont tous d'origine étrangère, à la seule exception peut-être de la
famille des comtes Golovkin, qui se firent Protestants en Hollande, au
commencement du XVIIIe siècle, et persévérèrent dans cette croyance.
Nous pensons toutefois que le comte Golovkin, auteur de plusieurs
ouvrages en français, qui fut envoyé comme ambassadeur en Chine en
1805, et appelé à d'autres missions diplomatiques, est le dernier
Protestant de cette famille.

Le patriarche Nicon, élevé au siége patriarchal par son mérite, causa,
sous la règne d'Alexis, une commotion profonde dans l'Église russe, en
voulant réformer les abus qui s'étaient glissés dans l'interprétation
des Écritures et des livres de dévotion. La longue période de la
domination des Mogols avait plongé le pays entier dans un état de
barbarie, et le clergé, bien qu'en possession d'immunités
considérables sous cette domination, était tombé dans la plus
grossière et la plus superstitieuse ignorance, au point de faire
désespérer de son émancipation intellectuelle, même long-temps après
que le pays eût secoué le joug des Asiatiques. La transcription des
livres sacrés, confiée à d'ignorants copistes, était devenue par
degrés si infidèle, que leur sens était entièrement perdu et que le
texte d'une copie différait souvent de celui d'une autre. Déjà, en
1520, le czar Vasili Ivanovitch avait demandé aux moines du mont Athos
un homme capable de corriger le texte des livres sacrés, et à sa
requête, un moine grec appelé Maxime, bien versé dans la langue slave,
fut envoyé à Moscou. Il y reçut un accueil distingué et travailla
pendant dix laborieuses années à comparer les manuscrits de la version
slave avec le texte grec original; mais la supériorité de son savoir
excita la jalousie du clergé ignorant de Moscou, qui l'accusa de
corrompre au lieu de corriger les livres sacrés, dans le but d'établir
une nouvelle doctrine. Toutes les justifications de Maxime ne purent
le sauver, et il fut enfermé dans un couvent où il resta jusqu'à sa
mort en 1555.

On renouvela vainement plusieurs tentatives pour corriger les livres
sacrés. Enfin, le patriarche Nicon convoqua à Moscou, en 1654, un
concile spécial, auquel assistèrent le patriarche d'Antioche, celui de
Servie et cinquante-six évêques. Le concile décida que les Écritures
et les livres de liturgie à l'usage de l'Église russe seraient
soigneusement émendés. En conséquence de cette décision, le czar
Alexis fit recueillir de toutes parts les vieux manuscrits sacrés.
L'agent envoyé à cet effet au couvent du mont Athos, rapporta plus de
huit cents originaux grecs, parmi lesquels se trouvaient une copie des
Évangiles écrite au commencement du VIIIe siècle, et une autre dans le
VIe. Les patriarches d'Alexandrie et d'Antioche, et plusieurs autres
prélats grecs d'Orient, envoyèrent plus de deux cents manuscrits. Les
différends qui s'élevèrent entre le czar Alexis et le patriarche
Nicon, et qui finirent par la déposition de ce dernier, en 1664,
entravèrent pendant quelque temps l'accomplissement de la réforme
projetée; mais elle fut définitivement décidée par un concile convoqué
à cette époque et composé, sous la présidence du czar lui-même, des
patriarches d'Alexandrie et d'Antioche, qui agissaient aussi au nom de
ceux de Constantinople et de Jérusalem et d'un grand nombre de prélats
russes. En conséquence de cette décision, le texte des Écritures et
des livres de liturgie fut fixé conformément aux plus anciens
manuscrits slaves, qui avaient paru donner la traduction la plus
fidèle des originaux grecs et de la version des Septante; les livres
sacrés ainsi corrigés furent livrés à l'impression.

Bien que cette réforme importante se fût accomplie avec la sanction
des plus hautes autorités de toutes les Églises d'Orient, elle
rencontra de nombreuses oppositions dans le pays. Paul, évêque de
Kolomna, avec beaucoup de prêtres et un nombre immense de laïques,
surtout des classes inférieures, se déclara contre ce qu'il appelait
l'hérésie Niconnienne. Selon lui et ses nombreux adhérents, les
modifications introduites corrompaient les livres saints et la vraie
doctrine, sous prétexte de les corriger. L'évêque réfractaire fut
déposé et renfermé dans un couvent; des mesures sévères furent prises
contre les opposants; mais la persécution ne servit qu'à enflammer
leur fanatisme et à susciter de violentes collisions dans l'enceinte
même de la capitale. Cette opposition se manifesta plus vivement
encore dans le Nord, sur les bords de la mer Blanche. Ces nouveaux
partisans de l'ancien texte furent appelés _Pomoranes_, c'est-à-dire
habitants de la côte. Le siége principal de leur résistance organisée
était le couvent fortifié de Solovietzk, situé dans une île de cette
mer. Après une défense acharnée, il fut pris d'assaut en 1678, et la
plupart de ses défenseurs, ceux du moins qui restèrent debout, se
jetèrent dans les flammes pour gagner la couronne du martyre. Les
_Raskolniky_ ou Schismatiques, comme les appelait alors l'Église
nationale, propagèrent leurs opinions dans toute la Sibérie, dans le
pays des Cosaques du Don, et en diverses autres provinces lointaines.
Un grand nombre d'entre eux émigrèrent en Pologne et même en Turquie,
où ils formèrent de nouveaux établissements. Le fanatisme, exalté par
la persécution, dégénéra bientôt en actes de la plus sauvage
superstition. Le suicide ou le baptême du feu, comme ils disaient,
devint à leurs yeux le plus sûr moyen de faire son salut. Cette
doctrine suscita dans leurs rangs un nombre infini de victimes. Il est
avéré que des milliers de ces sectaires, de tout âge et de tout sexe,
s'enfermaient dans des maisons, dans des granges, etc., y mettaient
le feu et périssaient dans les flammes, en récitant des prières et en
chantant des hymnes. On croit généralement que ces scènes d'horrible
superstition se reproduisent encore aujourd'hui dans plusieurs
provinces éloignées, particulièrement en Sibérie et dans le Nord, où
beaucoup de _Raskolniky_ sont allés fonder des colonies au plus
profond des forêts, de manière à cacher leur existence au reste du
monde[177].

[Note 177: Les horribles scènes dont nous avons parlé dans le texte,
sont non-seulement décrites par les écrivains religieux de Russie qui
ont pris la plume contre les _Raskolniky_, elles sont encore
rapportées par les savants voyageurs qui ont exploré les provinces les
plus reculées de la Russie pendant le dernier siècle, tels que Gmelin,
Pallas, Géorgie, Lepekbine, etc. Le baron Haxthausen, qui a habité la
Russie en 1843, dit qu'il y a quelques années, un certain nombre de
ces fanatiques se donnèrent rendez-vous sur une propriété appartenant
à un M. Gourieff, située sur la rive gauche du Volga, résolus à
s'offrir en sacrifice en s'entretuant. Après quelques rites
préparatoires, cet horrible dessein fut mis à exécution. Trente-six
individus étaient tombés sous le fer meurtrier, quand l'amour de la
vie se réveilla dans le coeur d'une jeune femme, qui s'enfuit vers un
village voisin et donna l'alarme. On accourut sur le théâtre de ce
sanglant holocauste; mais l'on trouva quarante-sept individus étendus
sans vie, et deux de ces meurtriers fanatiques encore debout. Ils
furent pris et subirent le châtiment du knout; mais chaque coup reçu
leur arrachait un cri de triomphe, joyeux qu'ils étaient de souffrir
le martyre.]

Les _Raskolniky_ se divisent en deux grandes branches: les
_Popovstchina_, ou ceux qui ont des prêtres, et les _Bezpopovstchina_,
ou ceux qui n'en ont pas. Ils se subdivisent en un grand nombre de
sectes, dont quelques-unes naquirent sous la pression des évènements
que nous avons rapportés, tandis que d'autres, qui avaient une
existence antérieure, furent comprises, à partir de ce moment, sous le
nom général de _Raskolniky_. En ce qui concerne ceux de la première
branche, ils se séparent encore en plusieurs nuances d'opinions, sur
des points de peu d'importance, mais principalement sur les cérémonies
extérieures. Ils se considèrent comme la véritable Église, victime de
l'hérésie niconnienne, c'est-à-dire comme l'Église fondamentale, dont
ils ne diffèrent pas du reste en doctrine, mais seulement par
quelques rites extérieurs et par leur opiniâtreté à garder le texte
incorrect des livres sacrés. Ils considèrent aussi comme un grand
péché de se couper la barbe, opinion partagée autrefois par l'Église
constituée, et fondée sur ce qu'un article du Stoglav (canons du
concile tenu à Moscou en 1551), déclare que se raser est un péché que
même le sang des martyrs ne saurait laver; et, en conséquence, celui
qui se dépouille de sa barbe est un ennemi de Dieu, qui nous a créé à
son image. L'argument le plus péremptoire des partisans du menton rasé
contre la doctrine qui proclame irrémissible l'altération des traits
divins de la créature par l'ablation de la barbe, c'est que la femme,
dépourvue de cet ornement, est aussi créée à l'image de Dieu. Les
défenseurs de la barbe, forcés dans leurs retranchements par cet
argument, s'appuient sur le passage suivant du Lévitique XIX et XXVII:
«Vous ne tondrez point en rond les coins de votre tête et vous ne
gâterez point les cornes de votre barbe[178].»

[Note 178: Les mêmes _Raskolniky_ considèrent comme péchés d'autres
choses prohibées par le _Stoglav_, comme par exemple de manger du
lièvre, atteler avec un seul timon, etc.]

La séparation de l'Église nationale et des _Raskolniky_ devint
complète sous Pierre le Grand, dont les mesures coërcitives pour
civiliser ses sujets en modifiant leur extérieur, blessèrent
profondément les préjugés de la nation. Un membre intelligent de la
secte des _Raskolniky_, a fait remarquer très judicieusement au baron
Haxthausen, que ce n'était pas le patriarche Nicon, mais bien ce
monarque absolu qui les avait séparés du reste de leur nation, en lui
imposant le système occidental de civilisation, dont l'ablation de la
barbe était un symbole. La mémoire de Pierre le Grand est en horreur
parmi les _Raskolniky_, et quelques-uns d'entre eux soutiennent qu'il
était le véritable Antechrist, car il est écrit que l'Antechrist
changera le cours des âges, et le czar avait accompli cette prophétie
en reportant le commencement de l'année du 1er septembre au 1er
janvier, et en abolissant la supputation des temps depuis l'origine du
monde, pour adopter le mode des hérétiques latins, qui ne supputent
les années qu'à partir de la naissance du Christ (Ère chrétienne). Ils
disent aussi que c'est un blasphème de mettre des impôts sur l'âme (ce
souffle pur de Dieu), au lieu de faire peser toutes les charges sur
les possessions terrestres[179].

[Note 179: Tout le monde sait qu'en Russie la capitation est perçue
sur la population mâle, appelée _âmes_ dans le style officiel.]

Les adhérents de l'ancien texte, qui forment la classe la plus nombreuse
des _Raskolniky_, se nomment entre eux _Starovértzi_, ou ceux de
l'ancienne foi, et sont appelés officiellement _Staroobradtzi_, ceux des
anciens rites; leurs ministres sont en général des prêtres ordonnés par
les évêques de l'Église constituée, mais qui l'ont abandonnée ou ont été
expulsés de son sein; le gouvernement ne reconnaît pas leur caractère
religieux. Il fait cependant aujourd'hui de grands efforts pour les
réconcilier avec l'Église constituée; il a déclaré que les différences
existant entre leur rites et ceux consacrés par le concile de 1664, ne
constituent pas d'hérésie, et il leur a accordé une autorisation
solennelle de garder intact leur ordre ecclésiastique. On leur a conféré
la dénomination de _Yedinovertzi_ ou Coreligionnaires, en leur demandant
seulement que leurs prêtres reçussent l'ordination des évêques de
l'Église de l'État, avec promesse de n'intervenir en rien dans
l'éducation de ces prêtres, et de procéder à la cérémonie de
l'ordination conformément à l'ancien rituel. On n'a retiré encore que
très peu d'avantages de cette offre, les rares Congrégations qui l'ont
acceptée en sont au regret, et surveillent même d'un regard soupçonneux
ceux de leurs prêtres ordonnés de la manière qui précède, redoutant que
les évêques, dont ces derniers ont reçu l'ordination, n'exercent sur eux
une influence corruptrice. Ils ont un grand nombre de couvents d'hommes
et de femmes, avec les mêmes règles monastiques que celles qui existent
dans tous les établissements semblables de l'Église grecque[180].

[Note 180: L'auteur de cet ouvrage apprit en 1830, de la bouche d'un
haut fonctionnaire russe, que le nombre des Raskolniky, de toutes
catégories, pouvait s'élever à cinq millions, et qu'il allait sans
cesse en augmentant. Cela ne se dit pourtant que des classes
inférieures de la société; car, bien qu'il y ait parmi eux de riches
commerçants, leurs enfants, qui ont reçu une meilleure éducation, se
rallient presque invariablement à l'Église nationale.]

Les sectes comprises sous la dénomination générale de
_Bezpopovstchina_, ou ceux qui n'ont pas de prêtres, sont très
nombreuses; beaucoup d'entre elles ne se distinguent que par quelques
cérémonies extérieures; leurs doctrines sont ou inconnues ou bornées à
quelques pratiques superstitieuses qu'ils ont héritées peut-être des
traditions païennes de leurs ancêtres[181]. Il existe sans doute
plusieurs sectes descendues de celles qui ont fréquemment troublé
l'Empire byzantin; mais cette description prolongée nous entraînerait
au-delà des limites de notre esquisse. Nous nous bornerons, en
conséquence, à donner à larges traits un court aperçu des plus
remarquables de celles dont l'existence n'est pas contestable. Tels
sont les _Skoptzi_ ou eunuques, qui sont même répandus en assez grand
nombre à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans d'autres grandes villes,
et comptent parmi eux de riches négociants, principalement des
argentiers, des joailliers, etc. On suppose qu'ils s'infligent la
mutilation d'Origène, prenant à la lettre les paroles de l'Évangile
qui poussèrent ce Père de l'Église à cette extravagance (Saint
Mathieu, XIX, v. 12). D'autres doutent cependant que leur superstition
soit fondée sur la même erreur d'interprétation. Leurs véritables
doctrines sont impénétrables; tout ce que l'on peut dire avec
certitude, c'est que la mortification de la chair est l'idée dominante
de leur croyance, car beaucoup d'entre eux s'infligent la discipline
et s'imposent toutes ces tortures, cilices, chaînes, croix de fer,
etc., qui ont rendu célèbres quelques saints de l'Église de Rome. Une
circonstance vraiment curieuse, est la vénération extraordinaire,
dit-on, que ces fanatiques professent pour la mémoire de l'empereur
Pierre III, l'époux assassiné de l'impératrice Catherine. Ils
prétendent qu'il est leur chef et une véritable émanation du Christ;
qu'il n'a pas été assassiné, et que l'on mit le corps d'un soldat à la
place de celui de Pierre, qui s'enfuit à Irkoutzk en Sibérie; et comme
toute grâce sort de l'Orient, il reviendra du lieu de sa retraite
sonner la grande cloche de la cathédrale de Moscou, et son
retentissement sera entendu par ses vrais disciples, les Skoptzi de
toutes les parties du monde, et son règne commencera...

[Note 181: Un manuscrit russe de 1523, récemment découvert, renferme
un exposé d'un auteur inconnu, dans lequel on trouve ce passage
remarquable: «Il y a des chrétiens qui croient à _Péroun_, dieu de la
foudre, à _Khors_ et _Mokosh_, à _Sim_ et à _Regl_, et aux _Vilas_,
qui, au dire de ce peuple ignorant, sont trois fois neuf soeurs. Ils
les croient tous dieux et déesses, leur font des offrandes de
_korovay_ et leur sacrifient des poules; ils adorent le feu, ils
l'appellent _Svarojitch_. Les trois premières divinités avaient,
suivant Nestor, leurs idoles à Kioff avant l'introduction du
Christianisme. On ne sait rien de _Sim_ ni de _Regl_. La croyance à
l'existence des _Vilas_, ou fées bienfaisantes, est encore aujourd'hui
une des superstitions des Morlaques en Dalmatie. _Korovay_ est le nom
du gâteau de noces dans plusieurs contrées slaves. Le mot
_Svarojitch_, appliqué au feu par ses adorateurs, est le nom
patronymique de Svarog[181-A], le Vulcain des anciens Slaves. Il est
très probable que les rites secrets des Raskolniky ne sont rien autre
chose que la continuation de l'ancienne idolâtrie slave, à laquelle le
manuscrit fait allusion.]

[Note 181-A: La ressemblance de ce mot avec _Surya_ et _Sourug_, noms
indiens du soleil, est l'un des indices de l'origine asiatique des
Slaves.]

Les Skoptzi apportent un zèle extrême à faire des prosélytes et
donnent des sommes considérables à ceux qui s'unissent à leur secte.
Quiconque réussit à faire douze prosélytes, reçoit le titre d'apôtre;
mais l'on ignore quels sont les priviléges attachés à cette dignité.

Ils s'assemblent généralement, pour leur culte mystérieux, dans la
nuit des samedis aux dimanches. Ils ont des signes secrets de
reconnaissance, dont l'un consiste, dit-on, à placer un mouchoir rouge
sur le genou droit et à le frapper de la main droite; ils ont dans
leurs maisons des portraits de Pierre III, avec ce signe de leur
secte[182].

[Note 182: Ces détails sont tirés, en partie, de l'ouvrage du baron
Haxthausen, _Studien über Russland_. L'auteur de cette esquisse vint à
se trouver, en 1820, à Bobrouisk, forteresse sur la Bérésina, où, peu
de temps auparavant, un missionnaire, arrivé de l'intérieur de la
Russie, avait déterminé une centaine de soldats à s'unir à cette
secte, dans les formes requises. Il fut condamné à recevoir le knout,
et ses convertis furent transportés en Sibérie.]

Les Khlestovstchiki ou Flagellants (de _khlestat_, flageller), sont
considérés comme une branche des Skoptzi. Ils s'infligent la
discipline et quelques autres pénitences, à l'exemple d'un grand
nombre d'orthodoxes de l'Église d'Occident; mais ils ont, semble-t-il,
des doctrines mystérieuses et des rites marqués au coin de la plus
sauvage superstition[183].

[Note 183: Ces sectaires sont accusés des extravagances coupables
attribuées aux Adamites; l'on dit que la police de Moscou surprit l'un
de leurs conciliabules en 1840, et qu'il fut prouvé, par l'enquête
faite en conséquence de cette découverte, que les Khlestovstchiki, ne
représentent qu'un degré inférieur ou préparatoire de la secte des
Skoptzi; qu'ils mettent la femme en commun, bien que, pour le cacher,
ils vivent en couples mariés par des prêtres de l'Église établie.
C'est un fait constant qu'à leurs assemblées ils se trémoussent
souvent jusqu'à ce qu'ils tombent d'épuisement; mais ces extravagances
se retrouvent dans la Grande-Bretagne et en Amérique.

Les Flagellants du moyen-âge avaient été accusés des folies
criminelles imputées aux Khlestovstchiki; il serait possible que, dans
les deux cas, ce fût le résultat naturel d'une surexcitation
d'imagination, produite par l'excès des mortifications.]

Les plus remarquables des Raskolniky sont incontestablement les
Malakanes et les Doukhobortzi. Malakanes est un surnom donné aux
membres de cette secte, parce qu'ils mangent du lait, en russe,
_malako_, les jours de jeûne; mais ils s'appellent entre eux
_Istinniyé Christiané_, c'est-à-dire vrais Chrétiens. On ne sait rien
sur leur origine. On dit seulement que, vers le milieu du XVIIIe
siècle, un Prussien, prisonnier de guerre, sans grade officiel,
s'établit au milieu des paysans, dans un village du gouvernement de
Kharkof, et s'acquit une telle influence sur eux, qu'ils le
consultaient en toute occasion et suivaient toujours ses avis. Il
n'avait pas de demeure à lui; mais il allait de chaumière en
chaumière, lisant et expliquant chaque soir la Bible à un groupe de
villageois, et il continua ainsi jusqu'à sa mort.

On n'a pu découvrir aucun autre détail sur son compte, ni même son
nom, et la seule chose que l'on sache, c'est qu'il vécut dans un
village habité par les Malakanes. Il est cependant beaucoup plus
probable qu'il avait trouvé une communauté religieuse préexistante,
avec laquelle ses opinions coïncidaient, plutôt que d'en être le
fondateur, car l'on découvrit, vers cette époque, dit-on, une
communauté semblable dans le gouvernement de Tamboff. Cette secte
n'est pas nombreuse. Environ trois mille de ses membres sont établis
dans le gouvernement de la Crimée, où ils ont été visités, en 1843,
par le baron Haxthausen, qui parvint à obtenir l'explication suivante
de leur croyance:

Ils reconnaissent la Bible pour la parole divine, et l'unité de Dieu
en trois personnes. Ce Dieu incréé, principe de toutes choses, est un
esprit éternel, immuable, invisible. Dieu demeure au milieu des
clartés d'un monde pur. Il voit tout, il fait tout, il régit tout;
tout est rempli de lui; il a créé le ciel et la terre et tout ce qui
respire. Au commencement, tout ce qui sortit de ses mains était bon et
parfait. L'âme d'Adam, non son corps, fut créée à l'image de Dieu.
Cette âme immortelle était douée d'une pureté céleste et d'une notion
claire de la divinité. Le mal était inconnu à Adam, qui jouissait
d'une sainte liberté aboutissant à Dieu le Créateur. Ils admettent le
dogme de la chute d'Adam, la naissance, la mort et la résurrection du
Christ, de la même manière que les autres Chrétiens, et ils donnent
aux dix commandements l'interprétation suivante:

Le premier et le second défendent l'idolâtrie: donc le culte des
images est interdit.

Le troisième montre que l'on ne doit pas faire de serment.

Le quatrième s'observe en passant les dimanches et les autres fêtes à
prier, à chanter les louanges de Dieu et à lire la Bible.

Le cinquième, en ordonnant d'honorer père et mère, commande
l'obéissance envers toutes les autorités.

Le sixième défend deux sortes de meurtre. Premièrement, le meurtre
corporel, au moyen d'une arme, du poison, etc., qui est un crime,
excepté en cas de guerre, où il est permis de tuer pour la défense du
czar et du pays, et, en second lieu, le meurtre spirituel, que l'on
commet en détournant les autres de la vérité par des paroles
trompeuses, ou en les attirant, par le mauvais exempte, dans une voie
qui conduit à la damnation éternelle. Ils considèrent aussi comme
meurtre, d'injurier, de persécuter ou de haïr un voisin. Suivant les
paroles de saint Jean: Celui qui hait son frère est un meurtrier.

En ce qui concerne le septième commandement, ils voient un adultère
spirituel, même dans un trop grand attachement à ce monde et à ses
plaisirs passagers, et, en conséquence, l'on doit fuir non-seulement
l'impudicité, mais encore l'ivrognerie, la gourmandise et la mauvaise
fréquentation.

Par le huitième, ils mettent la violence et la ruse sur la même ligne
que le vol.

Aux termes du neuvième commandement, toute insulte, raillerie,
flatterie ou tout mensonge, est considéré comme faux témoignage.

Par le dixième, ils entendent les mortifications de toutes les
convoitises et de toutes les passions.

Ils complètent ainsi leur Confession de foi:

«Nous croyons que quiconque observera fidèlement les dix commandements
de Dieu, sera sauvé; mais nous croyons aussi que, depuis la chute
d'Adam, aucun homme ne saurait les accomplir par sa propre force.
L'homme, pour devenir capable de bonnes oeuvres et de fidélité aux
commandements de Dieu, doit croire en Jésus-Christ, son fils unique.

»Cette loi pure, nécessaire pour notre salut, ne peut se puiser que
dans la parole de Dieu seul. Nous croyons que le Verbe divin crée en
nous cette foi, qui nous rend dignes de la grâce.»

En ce qui concerne le sacrement du baptême, ils disent:

«Bien que nous sachions que le Christ fut baptisé par Jean dans le
fleuve du Jourdain, et que les Apôtres ont eux-mêmes conféré le
baptême, notamment Philippe à l'eunuque, nous comprenons cependant
par ce sacrement, non l'eau terrestre, qui purifie seulement le corps
et non l'âme, mais l'onde vivifiante, qui est la foi absolue en Dieu
et la soumission à sa parole sainte; car le Sauveur dit: «Quiconque
croit en moi, son corps se changera en une source d'eau vive.» Et
Jean-Baptiste dit: «Pour moi, je baptise d'eau, mais il y en a un au
milieu de vous, que vous ne connaissez point, c'est celui qui baptise
du Saint-Esprit.» Et Paul dit: «Le Christ ne m'a pas envoyé pour
baptiser, mais pour annoncer sa parole.» Nous entendons, en
conséquence, par le sacrement du baptême, l'âme purifiée du péché par
la foi, et la mort en nous-mêmes du vieil homme et de ses oeuvres,
pour revêtir à nouveau une vie pure et sainte. Bien qu'à la naissance
d'un enfant nous lavions avec de l'eau les impuretés de son corps, ce
n'est pas là le baptême à nos yeux. Quant à la sainte Cène, c'est une
commémoration du Christ; mais les paroles de l'Évangile sont le pain
spirituel de vie. L'homme ne se nourrit pas de pain seulement, mais de
la parole de Dieu.

»L'esprit seul donne la vie. Il n'est donc pas nécessaire de recevoir
le pain et le vin en substance.»

Il est très curieux que cette secte, dont la croyance brille d'un tel
spiritualisme, se compose exclusivement de paysans illettrés, vivant
au milieu d'une population plongée dans la superstition et presque
idolâtre, comme cela se voit chez les sectaires de l'Église grecque,
en Russie. Les ouvrages mystiques de l'écrivain allemand bien connu,
Jung Stilling, qui ont été traduits en russe, sont très populaires
parmi les Malakanes, qui croient, en général, au Millenium.

En 1833, l'un d'eux, appelé Terentius Belioreff, se mit à exhorter au
repentir, annonçant que le Millenium commencerait dans trente mois, et
il ordonna que les affaires et les travaux de tous genres, à
l'exception des plus indispensables, fussent abandonnés, et que le
peuple passât tout son temps en prières et en chants. Il se proclama
le prophète Élie, envoyé pour annoncer la venue du Seigneur, pendant
qu'Enoch, son compagnon, était chargé de la même mission dans l'Ouest.
Il annonça le jour où il devait monter au ciel en présence de tous.
Plusieurs milliers de Malakanes se réunirent de différentes parties de
la Russie. Au jour convenu, il parut sur un char, ordonna à la foule
de s'agenouiller, et alors, étendant les bras, il s'élança du char et
mesura la terre de son corps.

Les Malakanes, désappointés, livrèrent le pauvre enthousiaste à la
police locale, comme imposteur. Il fut mis en prison; mais au bout de
quelque temps de ce régime, il cessa de parler de son identité avec le
prophète Élie, tout en continuant à prêcher le Millenium sous les
verroux, et, après son élargissement, jusqu'à sa mort. Il laissa un
nombre considérable de prosélytes, qui s'assemblent souvent pour
passer des jours et des nuits en prières et en chants continuels. Une
communauté de biens s'établit entre eux, et ils émigrèrent, avec la
permission du gouvernement, en Géorgie, où ils dressèrent leurs tentes
en vue du mont Ararath, pour attendre le Millenium, devancés dans
cette province par une colonie de Luthériens du Wurtemberg, fondée
dans le même dessein.

S'il est étonnant de trouver au sein des campagnes ignorantes de la
Russie des opinions religieuses d'un spiritualisme aussi élevé,
combien n'est-il pas plus surprenant encore de rencontrer chez ces
paysans quelques-unes des doctrines nourries par les Gnostiques qui
appartenaient aux classes les plus éclairées de la société chrétienne.
Tel est le cas, cependant, avec les Doukhobortzi, ou Combattants en
esprit[184].

[Note 184: De _Doukh_, esprit ou âme dans tous les dialectes slaves,
et _Boretz_, lutteur ou combattant.]

L'origine de cette secte est inconnue. Ils la font dériver eux-mêmes
des trois jeunes hommes qui furent jetés dans la fournaise ardente par
Nabuchodonosor, pour avoir refusé d'adorer son image (Daniel, III),
légende qui porte probablement avec elle un sens allégorique. Ils
n'ont pas de documents historiques sur leur secte, ou du moins on n'en
a découvert aucun jusqu'ici. Selon notre opinion, cependant, ils
continuent la secte des Patarènes, qui soutenaient exactement la même
doctrine que les Doukhobortzi, sur la chute de l'âme avant la création
de ce monde, et qui étaient très nombreux au XIIIe siècle et au XIVe,
en Servie, en Bosnie et dans la Dalmatie, mais dont il n'est plus fait
mention depuis la dernière partie du XVe siècle. Il est très-naturel
de supposer que quelques-uns de ces sectaires, persécutés dans le
Midi, se réfugièrent au milieu de leurs frères slaves de Russie,
d'autant mieux que le dialecte du pays qu'ils avaient habité a
beaucoup de rapport avec le russe. Quoi qu'il en soit, les
Doukhobortzi furent découverts, quelques années avant le milieu du
XVIIIe siècle, sur différents points de la Russie. Ils furent
violemment persécutés sous le règne de Catherine et de Paul,
particulièrement à cause de leur refus de servir dans l'armée; et ils
supportèrent cette persécution avec une fermeté, une résignation et
une douceur vraiment remarquable. L'empereur Alexandre leur accorda
toute liberté, et leur permit de fonder des établissements dans le
sud de la Russie, sur les bords de Molotchna, où ils se signalèrent
par leur industrie et leur droiture. Quant à leurs dogmes, nous
donnons plus bas la Confession de foi qu'ils présentèrent à Kokhowski,
gouverneur de Cathérinoslaff, au temps de leur persécution sous
Catherine, et qui, vu l'ignorance des paysans auteurs de ce document,
étonne véritablement par les idées abstraites et les expressions
recherchées qu'il renferme:

«Notre langage est rude en toute occasion; les écrivains coûtent cher,
et il ne nous est pas facile, à nous qui sommes sous les verroux, de
nous en procurer. C'est pourquoi cette déclaration de notre cru est si
mal rédigée. Ceci considéré, nous vous prions, ô chef, de pardonner à
des hommes peu versés dans l'art d'écrire, le désordre des pensées, le
peu de clarté et la défectuosité de l'exposition, le défaut de goût
dans le discours et l'âpreté des mots; et si, revêtant l'éternelle
vérité d'une enveloppe grossière, nous défigurons par là des traits
divins, nous vous conjurons de ne vous en pas lasser pour elle, car
elle brille de sa propre beauté dans tous les temps et de toute
éternité.

»Dieu est un, mais il est un en trois personnes. Cette sainte Trinité
est un être impénétrable. Le Père est la lumière, le Fils est la vie,
le Saint-Esprit est la paix. Dans l'homme, le Père se manifeste comme
la mémoire, le Fils comme la raison, le Saint-Esprit comme la volonté;
l'âme humaine est l'image de Dieu; mais en nous cette image n'est rien
autre que la mémoire, la volonté et la raison. L'âme avait existé
avant la création du monde visible. Elle est tombée antérieurement
avec beaucoup d'autres esprits, qui faillirent alors dans le monde
spirituel, dans le monde d'en haut; en conséquence, la chute d'Adam
et Ève ne doit pas être prise à la lettre; mais cette partie de
l'Écriture est une image où se trouve représentée d'abord la chute de
l'âme humaine, de son état de pureté céleste dans le monde spirituel
et avant sa venue ici-bas; en second lieu, la rechute faite par Adam,
au commencement des jours de ce monde, et dont la description est
adaptée à notre intelligence; et, en dernier lieu, la chute qui,
depuis Adam, se renouvelle spirituellement et charnellement chez tous
les hommes, et qui se renouvellera jusqu'à la fin du monde.
Originairement l'âme tomba, parce qu'elle détourna sur elle-même la
contemplation et l'amour qu'elle devait concentrer sur Dieu, et
qu'elle s'enorgueillit de sa propre beauté. Quand, pour son châtiment,
l'âme fut enfermée dans sa prison charnelle, elle succomba pour la
seconde fois dans la personne d'Adam, par le crime du serpent
séducteur, c'est-à-dire sous les excitations corruptrices de la chair.
Maintenant notre chute à tous est due à la séduction du même serpent
qui est entré en nous par Adam, avec l'orgueil et la vaine gloire de
l'esprit et l'impudicité de la chair. En punition de sa première chute
dans le monde spirituel, l'âme perdit l'image divine et se vit
emprisonnée dans la matière. La mémoire de l'homme s'affaiblit, et il
oublia ce qu'il avait été jadis. Un voile s'étendit sur sa raison, et
sa volonté se corrompit. C'est ainsi qu'Adam parut sur cette terre
avec un faible souvenir de son premier séjour, et privé d'une raison
ferme et droite. Son péché, ou sa rechute ici-bas, ne s'étend pas
néanmoins à sa postérité, car chacun pèche et se sauve pour soi-même.
Bien que ce ne soit pas la faute d'Adam, mais l'opiniâtreté
individuelle qui forme la racine du péché, personne n'en est cependant
exempt; car l'homme, déjà tombé avant de venir au monde, apporte avec
lui un penchant à une nouvelle chute. Après la première chute de
l'âme, Dieu créa ce monde pour elle, et la précipita, selon sa
justice, du séjour de l'éternelle pureté sur cette terre, comme dans
une prison, en châtiment du péché[185]; et maintenant notre esprit
dans ses chaînes terrestres, se plonge et s'ensevelit dans ce gouffre
d'éléments qui fermentent autour de lui. D'un autre côté, l'âme est
envoyée dans cette vie comme dans un lieu d'épreuve, afin que, livrée
à son libre arbitre sous son enveloppe charnelle, elle choisisse entre
le bien et le mal, et obtienne ainsi le pardon de son premier crime ou
s'attire un châtiment éternel. Une fois la chair formée pour nous sur
cette terre, notre esprit s'y précipite d'en haut, et l'homme est
appelé à l'existence. Notre chair est la tente disposée pour recevoir
notre âme, et sous laquelle nous perdons le souvenir et le sentiment
de ce que nous avions été avant notre incarnation; c'est l'eau des
éléments dans ce monde du Seigneur, où nos âmes purifiées doivent se
transformer en un esprit éternellement pur, supérieur au premier;
c'est l'archange au glaive de feu, qui nous barre le chemin à l'arbre
de vie, à Dieu, à l'absorption en sa divinité. Et ici se trouve
accomplie sur l'homme cette destination divine, et maintenant il faut
prendre garde qu'il n'avance sa main, et aussi qu'il ne prenne de
l'arbre de vie, et qu'il n'en mange et ne vive à toujours.

[Note 185: C'était là exactement la doctrine des Patarins de la
Bosnie.]

»Dieu, prévoyant de toute éternité la chute de l'âme dans la chair, et
sachant l'homme incapable de se relever par sa propre force, l'éternel
amour décida de descendre sur la terre, de se faire homme et de
satisfaire par ses souffrances à l'éternelle justice.

»Jésus-Christ est le Fils de Dieu et Dieu lui-même. Il faut observer
cependant que, lorsqu'il intervient dans l'Ancien-Testament, il ne
représente que la sagesse suprême de Dieu, le Tout-Puissant, enveloppé
au commencement dans la nature du monde et caché plus tard sous la
lettre de la parole révélée. Le Christ est le Verbe divin, qui nous
parle dans le livre de la nature et dans les Écritures saintes; le
pouvoir qui, semblable au soleil, brille miraculeusement sur la
création et dans le coeur de la créature, qui donne à tout le
mouvement et la vie, et se trouve à la fois partout, en nombre, poids
et mesure. Il est le pouvoir de Dieu, qui, dans nos ancêtres comme
dans nous-mêmes, s'est manifesté et agit encore en différentes
manières; considéré dans le Nouveau-Testament, il est l'esprit incarné
de la plus haute sagesse, la connaissance de Dieu et la vérité pure,
l'esprit d'amour, l'esprit descendu d'en haut, incarné, inexprimable,
la plus sainte allégresse, l'esprit de consolation, de paix, de chaque
battement du coeur, l'esprit de chasteté, de sobriété, de modération.

»Le Christ fut homme aussi, parce que, comme nous-mêmes, il naquit
dans la chair; mais il descend aussi en chacun de nous par
l'annonciation de Gabriel, et se communique spirituellement comme dans
Marie. Il naît dans l'esprit de chaque croyant; il va dans le désert,
et il est tenté par le diable dans la personne de tous les hommes, au
moyen des soucis de la vie, de la luxure et des honneurs mondains.
Quand il se développe en nous, il nous donne des paroles
d'enseignement; il est persécuté et meurt sur la croix; il est couché
dans le tombeau de la chair; il se lève brillant de gloire dans l'âme
des affligés de la dixième heure; il vit en eux quarante jours,
échauffe leurs coeurs, les guide vers le ciel, et les offre sur
l'autel de Gloire comme un sacrifice saint, véritable et agréable à
Dieu.»

Au sujet des miracles du Christ, les Doukhobortzi disent: «Nous savons
qu'il a fait des miracles; pécheurs, nous étions morts, aveugles et
sourds, et il nous a ressuscités; mais nous repoussons les prétendus
miracles du corps.»

Les Doukhobortzi reconnaissent la parole de Dieu dans les Écritures;
mais ils prétendent que tout y a un sens mystérieux qui n'est
intelligible et n'a été révélé qu'à eux seuls, et que tout y est
symbolique. Ainsi l'histoire de Caïn est une allégorie des fils
corrompus d'Adam, qui persécutent l'Église invisible figurée par Abel.
La confusion des langues n'est rien autre chose que la séparation des
Églises. Pharaon noyé est le symbole de la défaite de Satan, qui
périra avec tous ses suppôts dans la mer rouge de feu, à travers
laquelle les élus, c'est-à-dire les Doukhobortzi, passeront sains et
saufs. Ils expliquent de la même manière le Nouveau-Testament; ainsi,
l'eau changée en vin aux noces de Cana, signifie que le Christ, lors
de son union mystérieuse avec notre âme, convertira dans notre coeur
les pleurs du repentir en un vin spirituel, saint et céleste, en un
breuvage de joie et de félicité.

La croyance métaphysique de ces sectaires ne suffit pas à les
préserver de la superstition la plus grossière et la plus révoltante,
preuve surabondante que les spéculations métaphysiques conduisent
quelquefois ceux qui s'y livrent à des conséquences dont le simple bon
sens d'un ignorant se serait défendu, et offrent à peine une ombre de
compensation à l'absence des principes positifs de la religion. On
prétend généralement qu'ils ont des doctrines et des rites secrets,
dont le mystère n'a jamais été percé. Ceux-là mêmes d'entre eux qui se
sont ralliés à l'Église officielle ayant gardé un silence obstiné à
cet égard, nous ne saurions dire si cette opinion est fondée ou non.
Le fait qui suit semble néanmoins établi d'une manière incontestable:

Un individu appelé Kapoustin, officier libéré des gardes, s'unit, vers
le commencement de ce siècle, aux Doukhobortzi établis sur les bords
de la Molotchna. La dignité imposante de son maintien, ses capacités
extraordinaires, et, par dessus tout, sa brillante éloquence, lui
acquirent une telle influence sur ces sectaires, qu'ils virent en lui
un prophète et se soumirent aveuglément à toutes ses instructions. Il
introduisit parmi ses disciples la doctrine de la transmigration des
âmes, enseignant que l'âme de chaque fidèle était une émanation de la
Divinité, le Verbe fait chair, et resterait sur la terre seulement en
changeant de corps, tant que le monde créé existerait. Que Dieu s'est
manifesté comme Christ dans le corps de Jésus, le plus parfait et le
plus pur des hommes, et que l'âme de Jésus était conséquemment la plus
pure et la plus parfaite de toutes les âmes. Que depuis le temps où
Dieu s'est manifesté en Jésus, il demeure avec l'humanité, vivant et
se manifestant en chaque croyant; mais l'individualité spirituelle de
Jésus, conformément à ce qu'il a déclaré lui-même par ces paroles: «Je
resterai avec vous jusqu'à la fin des temps,» continue à habiter ce
monde, changeant de corps de génération en génération, mais gardant,
par un privilége de Dieu, le souvenir de sa première existence. C'est
pourquoi tout homme en qui réside l'âme de Jésus, a la conscience de
ce qu'il est.

Pendant les premiers âges du Christianisme, ce fait était
universellement admis, et le nouveau Jésus se dévoilait à tous; il
gouvernait l'Église et décidait toutes les controverses en matière de
Religion. On l'appelait le pape; mais de faux papes usurpèrent bientôt
le trône de Jésus, qui n'a conservé qu'un petit nombre de fidèles,
suivant ce qu'il a prédit lui-même: «Qu'il y a beaucoup d'appelés,
mais peu d'élus.» Ces vrais croyants, dit-il, sont les Doukhobortzi;
Jésus ne les quitte pas, et son âme se perpétue en l'un d'eux; ainsi,
Sylvain Kolesnikof (un des chefs de leur secte), que beaucoup de vos
anciens ont connu, était un Jésus véritable; mais aujourd'hui c'est
moi qui suis Jésus, aussi vrai que le ciel est sur ma tête et la terre
sous mes pieds. Je suis le Jésus-Christ unique, votre Seigneur. C'est
pourquoi prosternez-vous et adorez-moi! Et ils se prosternèrent et ils
l'adorèrent.

Kapoustin fonda une communauté parfaite de biens entre ses disciples;
les champs étaient cultivés en commun et leurs fruits répartis selon
les besoins de chacun; quelques manufactures s'établirent et la
colonie devint florissante.

En 1814, il fut emprisonné pour son prosélytisme, mais relâché,
quelque temps après, sous caution. Le bruit de sa mort se répandit
alors; mais les autorités ayant ordonné l'ouverture de la fosse où on
le disait enterré, on ne trouva que le corps d'un autre individu. Tous
les efforts pour découvrir sa résidence furent vains, et ce ne fut
qu'après sa mort bien réelle que l'on découvrit qu'il avait passé
plusieurs années dans une caverne ignorée, d'où il dirigeait ses
disciples. Kapoustin institua un conseil de trente personnes, dont
douze reçurent le nom d'apôtres. Ce conseil choisit pour son
successeur son fils, jeune homme de quinze ans environ, d'un esprit
faible et déréglé; mais le gouvernement de la communauté était conduit
par le conseil. Ses membres virent cependant s'échapper de leurs mains
l'empire absolu que Kapoustin avait exercé sur l'esprit de ses
disciples, et leur autorité, aussi bien que la vérité de leurs
doctrines, furent mises en question par beaucoup de ces derniers, qui
donnèrent des symptômes de rébellion. Le conseil se constitua en
tribunal secret pour le maintien de son autorité, et ceux qui lui
avaient résisté ou qui parurent suspects de désertion en faveur de
l'Église instituée, furent attirés ou conduits de force dans une
maison bâtie dans une île de la Molotchna, et appelée _Ray i Mouka_,
c'est-à-dire Paradis et Torture, et mis à mort de diverses manières.
Le gouvernement reçut avis de cet odieux attentat, et l'on découvrit
un grand nombre de cadavres, dont quelques-uns mutilés tandis que
d'autres semblaient avoir été enterrés vivants. L'enquête judiciaire
sur cette horrible affaire, commencée en 1834, fut terminée en 1839.
L'empereur ordonna que tous les Doukhobortzi appartenant à cette
colonie fussent transportés au-delà du Caucase, et divisés, dans ces
provinces, en communautés séparées, soumises à la plus rigoureuse
surveillance. Ceux qui consentirent à entrer dans le giron de l'Église
nationale, purent cependant rester dans leurs anciens établissements.

Le récit de ces actes d'affreuse superstition, accomplis de nos jours,
serait incroyable, si l'authenticité n'en était constatée par une
autorité aussi importante que celle du comte, aujourd'hui le prince
Woronzoff, qui est parfaitement connu en Europe. Le fait que l'on
vient de rapporter se produisit dans une province confiée à son
administration. Le baron Haxthausen, dont l'ouvrage nous a fourni les
détails de cette affaire, donne la traduction d'une proclamation
adressée aux Doukhobortzi, et signée du comte de Woronzoff comme
gouverneur-général des provinces de la Nouvelle-Russie et de
Bessarabie, le 26 janvier 1841.

Dans cette proclamation, il publie l'ordre de transportation dans les
provinces trans-caucasiennes, et il ajoute qu'au nom de leur croyance
et sur les instructions de leurs prédicateurs, ils s'étaient rendus
coupables de meurtres et des plus odieux traitements, donnant asile
aux déserteurs et cachant les crimes de leurs frères, qui attendaient
en prison le juste châtiment de leurs forfaits. En conséquence de cet
ordre, deux mille cinq cents individus environ furent transportés
au-delà du Caucase, et le reste se soumit à l'Église de l'État; mais,
selon toute probabilité, cette conversion ne fut qu'apparente. Notre
autorité ne donne aucun renseignement sur ceux qui, aux termes de la
proclamation du comte Woronzoff, furent convaincus des crimes auxquels
il fait allusion, et dont les débats mériteraient certainement de
figurer au premier rang des causes célèbres de l'Europe.



CHAPITRE XV.

RUSSIE.

(Suite.)

     Description des Martinistes, ou la Franc-Maçonnerie religieuse.
     -- Utilité de leurs travaux. -- Leur persécution par
     l'impératrice Catherine. -- Ils reprennent leurs travaux sous
     l'empereur Alexandre. -- Ils font fleurir les sociétés bibliques,
     etc. -- Remarques générales sur les Russes. -- Constitution
     donnée à Moscou par les Polonais. -- Situation religieuse des
     Slaves de l'Empire ottoman. -- Observations générales sur la
     condition actuelle des nations slaves. -- Ce que l'Europe peut
     espérer ou craindre d'elles. -- Causes qui s'opposent aujourd'hui
     aux progrès du Protestantisme parmi les Polonais. -- Moyens de
     propager la religion de l'Évangile chez les Slaves. --
     Perspective heureuse pour elle en Bohême. -- Succès des efforts
     du révérend F.-W. Kossuth à Prague. -- Raisons pour que les
     Protestants anglais et américains prêtent quelque attention à la
     situation religieuse des Slaves. -- Alliance entre Rome et la
     Russie. -- Influence du despotisme et des institutions libérales
     sur le Catholicisme et le Protestantisme. -- Causes de la
     recrudescence actuelle du Catholicisme. -- Quel contrepoids l'on
     pourrait y opposer. -- Importance d'une alliance entre les
     Protestants anglais et slaves.


Nous n'achèverons pas le tableau des sectes religieuses de la Russie,
sans une rapide esquisse des Martinistes, qui méritent une place
honorable dans les annales de la religion, et, tout à la fois, dans
celle de la Franc-Maçonnerie, pour avoir mis en pratique, au moyen des
loges maçonniques, les sublimes préceptes de la Religion; et peut-être
la Franc-Maçonnerie n'eut-elle jamais occasion de se déployer dans
une plus noble sphère d'activité que sous le nom de Martinisme, en
Russie.

Le chevalier Saint-Martin n'est pas aussi connu qu'il mériterait de
l'être[186]. Ce serait cependant excéder les limites de cet ouvrage,
que de donner une biographie de cet homme remarquable, qui, dans un
siècle où l'école philosophique exerçait en France un tyrannique
empire sur l'opinion publique, travaillait sans relâche à répandre les
doctrines du Christianisme pur, bien qu'empreint d'une teinte
considérable de mysticisme. Il essaya d'établir ses doctrines au moyen
des loges maçonniques, en leur imprimant une direction religieuse et
pratique. Il ne parvint pas à réaliser ses vues dans sa patrie, bien
qu'il eût obtenu quelque succès au sein des loges de Lyon et de
Montpellier; mais ses doctrines furent importées en Russie par un
Polonais, le comte Grabianka, et par un Russe, l'amiral Plestcheyeff,
et introduites par leur influence dans les loges maçonniques de ce
pays, où elles ont pris depuis ce temps de plus grands développements
encore. Les ouvrages de Jacob Boehme et d'écrivains religieux
protestants, tels que Jean Arndt, Spener et quelques autres de la même
école, et les écrits de Saint-Martin lui-même, devinrent les guides de
cette société, qui comptait dans son sein des personnes appartenant
aux premiers rangs de la communauté. Leur but n'était pas de
s'abandonner uniquement à des spéculations religieuses, mais de mettre
avant tout en pratique les préceptes du Christianisme, en faisant le
bien, et ils déployèrent à cet égard la plus louable activité. Leur
sphère d'action, loin de se limiter à simples actes de charité,
s'étendait à l'éducation et aux progrès des lettres. Ils firent de
Moscou leur siége principal, et ils fondèrent dans cette capitale une
société typographique pour l'encouragement de la littérature. Afin
d'exciter les jeunes gens à se vouer au culte des lettres, cette
société achetait tous les manuscrits qui lui étaient apportés, prose
et poésie, productions originales et traductions. Un grand nombre de
ces manuscrits, indignes de voir le jour, furent détruits ou délaissés
dans les cartons; mais beaucoup d'entre eux eurent les honneurs de
l'impression. Les sociétaires favorisaient surtout la publication des
ouvrages de religion et de morale; mais ils imprimaient aussi les
oeuvres consacrées aux diverses branches des lettres et des sciences,
si bien que la littérature russe s'enrichit rapidement d'un grande
nombre d'écrits traduits en partie des langues étrangères. Ils
fondèrent aussi une vaste bibliothèque, pour laquelle ils déboursèrent
plus de quarante mille livres sterling, monnaie d'Angleterre, composée
principalement d'ouvrages religieux, et accessible à tous ceux qui
désiraient puiser des renseignements. Une école s'ouvrit à leurs
frais, et ils s'appliquaient à rechercher les jeunes gens de mérite
pour leur fournir les moyens d'achever leurs études dans le pays ou
aux Universités étrangères.

[Note 186: Le chevalier Saint-Martin naquit en 1743 et mourut en 1803.
Ses principaux ouvrages sont: _de l'Erreur et de la Vérité_, et _des
Rapports entre Dieu, l'Homme et la Nature_. On trouve un aperçu de sa
vie et de ses ouvrages dans la _Biographie universelle_.]

Au sein de cette admirable société, l'on remarque en relief les traits
de Novikoff, qui, dès ses plus jeunes années, se dévoua, de toutes les
forces de son coeur et de son âme, au développement intellectuel de sa
patrie. Il publia, en débutant, un recueil périodique de littérature,
s'attachant à répandre des avis utiles, attaquant les préjugés, les
abus, et tout ce qui était mal. Il fonda ensuite un journal savant et
une autre publication d'un caractère plus populaire, mais toujours
avec un but sérieux, et il consacra le produit de ses oeuvres à créer
des écoles primaires avec l'instruction gratuite. Il fixa plus tard sa
résidence à Moscou, où il institua la société typographique dont nous
avons parlé.

Chaque membre de la Franc-Maçonnerie contribuait à ces nobles fins,
non-seulement de sa bourse, mais encore par ses efforts personnels, par
son influence sur ses parents et sur ses amis, pour les engager à suivre
son exemple. S'ils découvraient, fût-ce au loin, un homme de talent, ils
s'efforçaient de le mettre dans son jour. C'est ainsi que l'un des
membres les plus actifs de cette société, M. Tourghénéff[187], trouva,
au fond d'une province, un jeune homme d'avenir, mais qui n'avait pas
les moyens de cultiver ses talents. Il l'emmena à Moscou et le mit à
même d'étudier à l'Université. Ce jeune homme devint l'illustre
historien de Russie Karamsin, aussi distingué par la noblesse de son
caractère que par son mérite éclatant.

[Note 187: Père d'Alexandre et de Nicolas Tourghénéff, tous les deux
bien connus à l'étranger.]

Le zèle des Martinistes en faveur des oeuvres de charité, égalait
celui qu'ils apportaient au progrès intellectuel de leur pays. Ceux
qui ne pouvaient donner beaucoup d'argent, donnaient leur temps et
leurs peines. Plusieurs Martinistes dépensèrent littéralement jusqu'à
leur dernier rouble pour venir en aide aux établissements utiles de
leur société et aux souffrances de leurs semblables; ainsi,
Lapoukhine, membre de l'une des plus grandes familles de Russie,
dépensa de cette manière une fortune princière, tout en n'accordant à
ses besoins que le plus strict nécessaires. Sénateur et juge de la
cour criminelle de Moscou, sa vie entière fut consacrée à la défense
des opprimés et des innocents, dans un pays où l'état de la justice
fournissait ample matière à sa générosité. Bien d'autres encore que
l'on pourrait citer, sacrifièrent des fortunes considérables et se
soumirent à de grandes privations afin de pouvoir mieux seconder les
nobles efforts de leur société.

Il est malheureusement bien rare qu'un Polonais trouve à parler ainsi
des Russes; ajoutons qu'il s'est rencontré parmi eux beaucoup
d'individus d'une générosité diamétralement opposée à la ligne de
conduite suivie systématiquement par leur gouvernement envers les
compatriotes de l'auteur; ils ont allégé les souffrances de plus d'une
victime de ce système de persécution; et, ce qui est peut-être une
preuve plus grande encore d'élévation d'âme, ils ont su flatter les
sentiments de nationalité, profondément blessés, de ceux dont les vues
ne pouvaient s'accorder avec les leurs. De tels hommes nous sauraient
peu de gré de proclamer ici leurs noms; mais si ces lignes viennent à
leur tomber un jour sous les yeux, qu'ils demeurent bien convaincus
que nos compatriotes sont instruits de leurs actions et en apprécient
tout le mérite. Rien ne saurait nous empêcher cependant d'exprimer le
respect plein de reconnaissance dont nos concitoyens sont pénétrés
pour la mémoire du prince Galitzin, gouverneur-général de Moscou, qui
se montra d'une bonté toute paternelle envers beaucoup de jeunes
Polonais, victimes d'une persécution systématique commencée, en 1820,
contre leur nationalité, dans les provinces polonaises de la Russie,
et qui furent exilés de leurs foyers au coeur même de ce pays,
uniquement pour avoir mis leurs talents et leur conduite morale en
obstacle à l'accomplissement des fins de cette persécution. Nous
n'hésitons pas à affirmer que les opinions que nous avons exprimées
sont partagées par tous les vrais patriotes polonais, au nombre
desquels nous en citerions qui ont préféré les souffrances de l'exil
aux avantages considérables qu'ils pouvaient se procurer en faisant
acte d'adhésion à un système politique contre lequel ils luttent
aujourd'hui. Ce n'est pas une aveugle haine de nationalité qui fera
jamais prospérer une cause légitime, car de semblables sentiments sont
plutôt faits pour la dégrader. Un honnête homme restera fidèle à la
cause qu'il a embrassée par des motifs de conscience, sans avoir égard
à son intérêt ni aux personnes qui pourraient l'attaquer ou la
défendre. Il ne la désertera pas, parce que les êtres pour qui il
nourrit des sentiments de considération personnelle et même
d'affection viendraient à se trouver en opposition avec lui, ou parce
qu'il aurait le malheur de ne pouvoir sympathiser avec beaucoup de ses
défenseurs.

Revenons aux Martinistes. Il est certain que s'ils avaient eu la
liberté de continuer leurs nobles travaux, ils eussent accéléré la
marche de la véritable civilisation en Russie; car ils apportaient
tout leur zèle à éclairer leurs concitoyens, non-seulement en semant à
pleines mains l'instruction littéraire et scientifique dans les
diverses classes de la population, mais surtout en inspirant un esprit
vraiment religieux à l'Église nationale, qui ne représente qu'un
assemblage de formes extérieures et de croyances superstitieuses, et
en la transformant en agent puissant de moralisation et d'éducation
religieuse pour le peuple.

Les loges maçonniques embrassèrent peu à peu tout le territoire, et
leur influence bienfaisante commençait à se faire sentir tous les
jours davantage. Elles comptaient dans leur sein les hommes les plus
recommandables de la Russie, de hauts fonctionnaires, des lettrés, des
négociants, et particulièrement des éditeurs et des imprimeurs. On
trouvait aussi dans leurs rangs plusieurs hauts dignitaires de
l'Église, en même temps que de simples prêtres de paroisse.

Ce fut une glorieuse époque dans les annales de la Franc-Maçonnerie,
qui ne fournit jamais peut-être, bien que trop courte, hélas! de plus
noble carrière d'utilité, que celle qu'elle parcourut en Russie sous
la conduite de ses chefs martinistes. Elle eût découvert à ce pays
tout un horizon nouveau, en changeant le cours de ses idées de
conquête et d'agression contre d'autres contrées, et en dirigeant
l'énergie de ses populations sur des progrès intérieurs et sa propre
civilisation; mais rien de ce qui est noble et bon ne peut fructifier
sans l'air fécondant de la liberté. Les aspirations généreuses se
flétrissent tôt ou tard sous le souffle glacé du despotisme, qui, bien
qu'inspiré par circonstance d'intentions équitables, les refoulera
toujours quand leur objet viendra à froisser ses intérêts réels ou
imaginaires. Il en fut ainsi avec les Martinistes. L'impératrice
Catherine, qui avait réalisé dans son empire un certain nombre de
réformes conçues dans un esprit de libéralisme remarquable, devint de
plus en plus despote en avançant en âge. La peur de la révolution
française lui fit abandonner toutes les idées dont l'étalage lui
acquit l'adulation de ces mêmes écrivains qui avaient précipité cette
terrible commotion. Il ne fut plus question d'aider par tous les
moyens au développement intellectuel de ses sujets, mais bien, au
contraire, de les arrêter dans la voie du progrès, et conséquemment,
la Franc-Maçonnerie en général et la société typographique en
particulier, éveillèrent ses défiances. L'un de ses membres les plus
actifs, Novikoff, dont nous avons dit les efforts pour éclairer ses
concitoyens, fut enfermé dans la forteresse de Schlusselbourg, et
Lapoukhine, le prince Nicolas Troubetzki et Tourghénéff furent exilés
dans leurs terres; les ouvrages d'Arndt, de Spener, de Boehme et
d'autres livres religieux traduits en russe, furent saisis et brûlés
comme dangereux pour l'ordre public.

L'empereur Paul mit Novikoff en liberté à son avènement au trône; mais
les épreuves de ce patriote n'étaient pas terminées. Délivré de ses
fers, il trouva la désolation assise dans son foyer; sa femme était
morte, et ses trois jeunes enfants en proie à un fléau terrible et
incurable. L'empereur Paul, dont les accès fièvreux de despotisme
étaient le résultat d'un esprit affaibli et troublé par un sentiment
douloureux des torts de sa mère à son égard, mais dont la nature avait
quelque chose de noble et de chevaleresque, demanda à Novikoff[188],
quand il lui fut présenté à sa sortie de la forteresse, comment il
pourrait compenser l'injustice dont il avait été victime et les
souffrances qu'il avait endurées. «En rendant la liberté à tous ceux
qui furent jetés dans les fers en même temps que moi,» répondit
Novikoff.

[Note 188: Quelle qu'ait pu être la conduite de Paul en général, et
l'on ne saurait douter du désordre mental qui influençait le plus
souvent ses actions, les Polonais n'oublieront jamais ses procédés
vraiment chevaleresques envers Kosciuszko, à qui il vint apporter
lui-même la nouvelle de sa liberté, en attestant que, s'il avait été
sur le trône, la Pologne n'eût pas été détruite. Le même monarque,
immédiatement après son avènement, consentit en faveur des provinces
polonaises saisies par sa mère, au maintien du langage national, des
lois et de l'administration locales.]

Les Martinistes ne purent reprendre le cours de leurs premiers
travaux, ils continuèrent cependant à défendre et à propager leur
doctrine. L'empereur Alexandre qui, à la suite de la guerre de France,
s'était mis à incliner au mysticisme religieux, particulièrement sous
l'influence de la célèbre madame Krudener, et qui désirait sincèrement
le bien de son pays, appela les Martinistes dans ses conseils. Il
confia à l'un d'eux, le prince Galitzin, le département des cultes et
de l'instruction publique. Galitzin et d'autres Martinistes
rivalisèrent d'efforts pour répandre les lumières au sein du peuple,
et surtout pour faire dominer l'élément religieux dans l'éducation. Ce
fut à cette époque que les Sociétés bibliques se multiplièrent sous
l'influence du gouvernement, et que beaucoup d'ouvrages étrangers d'un
caractère religieux, tels que ceux de Jung Stilling, etc., furent
traduits et publiés. Un journal d'une tendance mystique, intitulé le
_Messager de Sion_, fut publié en russe par M. Labzin. Ce recueil
périodique eut un grand débit, et, selon toute apparence, beaucoup de
lecteurs partageaient ces opinions; mais, comme il n'existe pas de
publicité en Russie, il est très difficile de constater le véritable
état des choses. On peut dire cependant, en toute assurance, que les
tendances libérales et religieuses qui s'étaient manifestées sous le
règne de l'empereur Alexandre, ont disparu de la Russie et cédé le
terrain à une ligne de politique dont le but invariable est de mouler
les divers éléments de nationalité et de religion renfermés dans les
limites de l'Empire russe, en une seule Église, en une seule nation;
politique qui, selon nous, porte en elle-même plus de germes de
destruction que de conservation d'un État. Nous avons dit la
persécution à laquelle l'Église grecque unie avait eu à faire tête
sous le gouvernement actuel, les tentatives qui avaient pour objet de
convertir l'Église protestante des provinces de la Baltique, sont
aussi bien connues. C'est en conséquence de cette politique, que les
Sociétés bibliques furent défendues, et que les missionnaires
protestants qui propageaient la religion des Écritures dans les
provinces asiatiques de la Russie, furent empêchés de poursuivre leurs
travaux.

Nous l'avouerons, c'est avec un sentiment de satisfaction peu
ordinaire, que nous avons insisté sur les faits propres à jeter un
jour favorable sur le sombre tableau qui a été souvent fait de la
condition sociale de nos frères slaves de Russie. L'exemple des
Martinistes et des Malakanes, pris dans les classes les plus élevées
et les plus basses à la fois de la société russe, prouve que le long
despotisme qui s'est appesanti depuis des siècles et qui pèse encore
sur ce pays, et l'influence non moins funeste d'une servitude
dégradante jusqu'au sein du foyer domestique, n'ont pas détruit dans
ses habitants les germes des plus nobles qualités morales qui, sous
tout autre ciel plus doux, se fussent développés entièrement[189].

[Note 189: Peu d'exemples peut-être fournissent une plus forte preuve
de l'influence dégradante du despotisme, que celui du comte
Rostopchine, lors de l'incendie de Moscou en 1812. Cet acte de
patriotisme, par lequel une nation voua sa propre capitale aux flammes
pour délivrer le pays d'un agresseur étranger, mérite l'admiration
sincère de tout vrai patriote, dussent-ce même les intérêts de sa
propre patrie en avoir souffert, comme celle de l'auteur. C'est là, en
effet, une cause de juste orgueil pour tous les Russes, mais
principalement pour l'acteur principal de ce terrible drame qui
n'était autre que Rostopchine, et cependant la servilité du courtisan
étouffa dans le coeur de cet homme la grandeur du héros. Ayant appris
que l'empereur Alexandre n'approuvait pas l'idée de la destruction de
Moscou par les Russes eux-mêmes, bien que cette idée fût convertie en
fait, Rostopchine publia un pamphlet en français désavouant cette
action héroïque et attribuant l'incendie de la capitale russe aux
Français. Hélas! faut-il, de nos jours, avoir vu une nation désavouer,
sous l'influence du despotisme, une action que toute autre eût
revendiquée avec orgueil!]

Les souffrances qui ont été infligées à la nation de l'auteur de cet
ouvrage par le gouvernement russe, sont trop bien connues; et c'est
précisément à cause de son opposition à cette aveugle politique, qu'il
se trouve aujourd'hui sur le sol hospitalier de l'Angleterre. Il
n'hésite point toutefois à déclarer, au nom de ses concitoyens, que
les sentiments qui les animent à l'égard des Russes, ne sont pas ceux
de la vengeance, mais d'un regret profond de les voir transformés en
misérables instruments d'oppression, et par cela même cent fois plus à
plaindre que le parti opprimé. Ils espèrent qu'une nation qui peut se
glorifier des trophées républicains de Novogorod, et qui a produit un
Minine et un Pojarski, est réservée à de plus hautes destinées[190].
Longues et sanglantes furent les luttes qui divisèrent les deux
nations, et la victoire couronna plus d'une fois les aigles
polonaises; mais peu de peuples peuvent se vanter d'un triomphe aussi
glorieux que celui qui fut obtenu, en 1612, sur Moscou, par le général
polonais Zolkiewski. Ayant défait les forces russes, Zolkiewski marcha
sur leur capitale qui, en proie à l'anarchie et aux factions, trembla
à l'approche d'un ennemi redouté. Pour échapper à la ruine imminente
de leur pays, les boyards offrirent, par l'intermédiaire de
Zolkiewski, le trône de Russie au fils de Sigismond III, sans stipuler
d'autre condition que la liberté de leur Église. Le général victorieux
accepta cette proposition; il y fit ajouter qu'une constitution,
garantissant aux habitants leurs vies et leurs propriétés, serait
établie en même temps en Moscovie; ainsi, le vainqueur conférait une
liberté inespérée aux vaincus. Entré dans la capitale à la demande des
boyards, il rétablit l'ordre et se concilia la confiance illimitée des
habitants. Quand, pour accélérer l'exécution du traité conclu par ses
soins, Zolkiewski partit de Moscou, il laissa cette capitale, naguère
terrifiée et consternée à son approche, au milieu des regrets
universels de la population. Les principaux personnages du pays
l'accompagnèrent jusqu'aux portes de la ville, les fenêtres et même
les toits des maisons, dans les rues qu'il avait à traverser, étaient
garnis de Russes appelant la bénédiction du ciel sur le général
polonais, qu'ils redoutaient peu de temps auparavant comme leur plus
terrible ennemi[191]. Nous autres Polonais, nous serons toujours plus
fiers de ce triomphe de notre Zolkiewski, que de toutes les victoires
remportées par notre nation; que les Russes se glorifient des trophées
sanglants de leur Souvaroff et du massacre de Praga!...

[Note 190: La Russie, plongée dans l'anarchie et en guerre avec la
Pologne par suite de la rupture du traité conclu par Zolkiewski, fut à
deux doigts de sa perte. Elle dut son salut au patriotisme de Minine,
bourgeois de Nijni-Novogorod, et du prince Pojarski, qu'il excita à ce
mettre à la tête d'une force armée.]

[Note 191: Karamsin a fait remarquer justement que l'avènement de
Vladislav eût changé le sort de la Russie en affaiblissant
l'autocratie, et peut-être la face de toute l'Europe eût-elle été
modifiée, si le père de ce prince, le roi Sigismond, avait eu en
partage la sagesse de Zolkiewski. Malheureusement nous avons vu qu'il
n'en était pas ainsi. Zolkiewski ne put obtenir de Sigismond la
confirmation de son traité; il se retira de dégoût et ne prit plus
aucune part aux affaires concernant la Russie. Il laissa le lieu de sa
retraite quand le pays fut menacé par les Turcs, et périt dans une
bataille qu'il leur livra en 1620.]

Les Slaves de l'empire turc se convertirent à une période moins
récente que les autres nations de leur race; c'était là, du reste, une
conséquence de leur proximité de Constantinople et de leurs relations
fréquentes avec cette capitale de l'Orient. Ils sont restés depuis ce
temps sous la juridiction du patriarche grec. Leur histoire
ecclésiastique n'offre aucun trait particulier digne d'intérêt, à
l'exception de la secte des _Bogomils_, qui eut quelque succès dans la
Bulgarie, et qui était très certainement d'origine slave, comme
l'indique son nom, tiré de _Boh_, Dieu, et _Milouy_, ayez pitié. Nous
citerons encore les _Patarins_, secte importée d'Italie, et qui compta
de nombreux adhérents en Servie, en Bosnie et en Dalmatie, du XIIe au
XVe siècle. La description de ces sectes se trouve dans toutes les
histoires ecclésiastiques; mais il règne encore beaucoup d'incertitude
sur la véritable nature de leurs doctrines, que nos limites ne nous
permettent pas de rechercher[192]. Nous avons déjà fait remarquer que
les _Patarins_ avaient des doctrines semblables à celles des
Doukhobortzi. Un nombre considérable de Serviens, parmi lesquels
plusieurs familles nobles de ce pays, embrassèrent l'islamisme vers la
fin du XIVe siècle. Ils ont conservé la langue slave, leurs traditions
nationales et le trait caractéristique de ces peuples, l'attachement à
leur race, en unissant à ces sentiments une foi ardente à la lettre du
Koran. Un grand nombre de ces Slaves se distinguèrent au service de la
Turquie et furent investis des plus hautes dignités de l'État.
Conformément à l'Ethnographie slave de Szaffarik, leur nombre
s'élevait à un demi-million d'âmes, outre trois cent mille Bulgares
qui sont devenus aussi sectateurs de Mahomet.

[Note 192: Une étude très intéressante sur ces sectes se trouve dans
l'ouvrage de sir Gardner Wilkinson: _la Dalmatie et le Montenegro_,
vol. II, p. 97.]

Après avoir tracé rapidement l'histoire religieuse des nations slaves,
nous ajouterons quelques considérations générales sur cette question
et sur les principaux sujets qui s'y rattachent immédiatement. Notre
but, en mettant cette esquisse au jour, n'a jamais été d'amuser nos
lecteurs, car un ouvrage de fiction eût infiniment mieux convenu dans
ce cas que des faits historiques; notre intention a été d'apporter un
faible support au service de la cause de la Réforme en général, en
produisant un nouveau témoignage en sa faveur, et d'exciter ainsi
l'intérêt des Protestants anglais pour la même cause dans les contrées
slaves. Les Protestants de la Grande-Bretagne embrassent, dans leur
zèle à répandre la vérité chrétienne, les nations les plus reculées du
globe, et des sommes immenses sont généreusement dépensées pour
propager la parole divine dans leurs divers langages. Les
missionnaires anglais et américains font des efforts pour convertir au
Christianisme les sauvages insulaires de l'Océan Pacifique aussi bien
que les brahmes érudits de l'Inde. Ils cherchent dans toutes les
parties du monde les enfants dispersés d'Israël, pour leur ouvrir les
yeux à la lumière; ils ont visité les Nestoriens et d'autres débris
des Églises de l'Orient, afin de ressusciter parmi eux les vérités
obscurcies et presque éteintes de l'Évangile. Plusieurs contrées de
l'Europe occidentale ont eu aussi leur part de ces efforts pour
ranimer l'esprit religieux; mais les nations slaves semblait seules
déshéritées de cet apostolat universel. La race qui produisit Jean
Huss et qui a donné des preuves de son zèle et de son attachement aux
vérités proclamées par ce grand réformateur, plus peut-être qu'aucune
nation du globe, éveille moins d'intérêt dans l'esprit et dans le
coeur des Protestants anglais, que les habitants de l'intérieur de
l'Afrique ou ceux des régions polaires; et cependant cette race, qui
comprend près du tiers de toute la population de l'Europe, qui occupe
plus de la moitié de son territoire et qui étend sa domination sur
l'Asie septentrionale tout entière, ne compte dans son sein qu'un
million cinq cent mille Protestants. Nous pensons donc que ceux
d'entre les Protestants anglais qui ont réellement à coeur le succès
de la cause protestante, même aux extrémités du monde, devraient au
moins accorder quelque attention à l'état actuel de la Réforme et à
son avenir dans des régions voisines de leurs propres foyers, et dont
les destinées religieuses et politiques sont appelées à décider, soit
en bien, soit en mal, de celles de l'Europe elle-même. L'expérience de
l'histoire ne devrait-elle pas suffire pour diriger l'attention des
Protestants anglais sur ces nations, où les écrits de leur propre
Wickliffe ont eu un puissant retentissement, tandis qu'ils ne
trouvèrent aucun écho parmi les habitants de beaucoup d'autres
contrées. Un ferment d'agitation politique et religieuse travaille
fortement aujourd'hui l'esprit des nations slaves; le résultat de ce
bouillonnement peut produire un grand bien ou un grand mal pour
l'Europe, selon la direction qui sera imprimée au mouvement résultant
de cette fermentation. Ce résultat peut être un progrès intellectuel,
politique et religieux, conduisant au gouvernement constitutionnel et
à la réforme de l'Église dans les États slaves. Il peut servir à
naturaliser et à consolider le même ordre de choses dans d'autres
pays; mais il peut conduire aussi à une guerre de race, dans laquelle
les antipathies et l'orgueil national joueraient un si grand rôle, que
toutes autres considérations se tairaient devant le sentiment de
vengeance une fois évoqué contre des torts réels ou imaginaires, et
devant la perspective éblouissante d'une grandeur nationale à
conquérir, quel que soit d'ailleurs le sort réservé à ces illusions.
Les nations, comme les individus, sont capables des sentiments les
plus élevés aussi bien que des plus mauvaises passions. Elles sont
capables de générosité, de bonté et de reconnaissance, mais aussi
d'arrogance, d'avidité et de vengeance; avec cette différence, que ces
derniers sentiments, toujours réprouvés dans l'individu, ne sont que
trop souvent considérés comme des vertus, quand, passés dans l'esprit
d'une nation tout entière, ils prennent le masque du patriotisme. Il
n'est pas rare que des hommes, qui reculeraient devant la moindre
infraction aux règles les plus strictes de la morale tant qu'il s'agit
de leur intérêt particulier, adoptent sans hésitation le principe de
la patrie avant tout. Cette observation s'applique à toutes les
nations, et principalement aux Slaves, dont les sentiments nationaux
ont été irrités par le souvenir des maux historiques qu'ils ont eu à
souffrir des Allemands. Ce souvenir, au lieu d'être effacé en
adoucissant les sentiments blessés du parti opprimé, est, au
contraire, entretenu par de nouveaux actes d'agression contre sa
nationalité, et par les ouvrages d'écrivains allemands exaltant les
faits d'oppression par lesquels leurs ancêtres exterminèrent les
habitants slaves de provinces entières, et proclamant bien haut
l'intention de continuer cette oeuvre d'anéantissement national, en
soumettant les Slaves modernes à la suprématie politique de
l'Allemagne.

Parmi ces ouvrages, le plus remarquable est celui de M. Heffter, que
nous regrettons de n'avoir pas lu avant d'avoir écrit notre _Essai sur
le Panslavisme_. Cet ouvrage est intitulé _Der Weltkampf der Deutschen
und der Slaven_, ou _la Lutte universelle entre les Allemands et les
Slaves_ (1847). C'est un ouvrage bien écrit, avec une connaissance
profonde du sujet; il contient une description détaillée de
l'asservissement des Slaves de la Baltique par les Allemands. Peu
d'ouvrages cependant soulèvent à un plus haut degré les sentiments
violents d'animosité nationale de la part des Slaves contre les
Allemands, car toute sa teneur est une paraphrase continuelle des
événements ainsi décrits par Herder: «Les Slaves furent ou exterminés
ou réduits en servitude par provinces entières, et leurs terres furent
distribuées aux évêques et aux nobles.» Le savant auteur, après avoir
réuni toutes les preuves historiques contre le caractère national des
Slaves, en excluant systématiquement tout ce que ses propres
concitoyens ont dit en leur faveur, déclare (page 459) que les Slaves
ne méritent aucun intérêt; car c'est leur conduite, ajoute-t-il, qui
leur a valu les maux dont ils se plaignent. Le même auteur fait
observer que le dernier acte de la lutte nationale fut la violation de
tout principe du droit des gens qui fut accueillie par une réprobation
si générale en Europe, c'est-à-dire l'incorporation de la république
de Cracovie à l'Autriche. Il triomphe à l'idée que le Germanisme
poursuivra avec fermeté le cours de ses conquêtes sur le territoire
slave; il condescend généreusement à laisser aux Slaves leur langage
et leur littérature, à la condition qu'ils ne feront aucune tentative
d'émancipation politique; il déclare enfin que les contrées slaves
soumises à la domination allemande de la Prusse et de l'Autriche,
doivent perdre tout espoir d'atteindre un but que les Allemands leur
défendent de poursuivre. Les mêmes sentiments furent manifestés à la
diète de Francfort, qui oublia probablement que la population slave de
l'Empire autrichien est plus du double de sa population allemande.
Nous avons donné les extraits d'autres écrivains allemands exprimant
les mêmes opinions, dans notre _Essai sur le Panslavisme_ (p. 133).
Toutes ces manifestations d'une intention positive de tenir
politiquement les Slaves sous la domination de l'Allemagne,
produisirent une immense irritation parmi ceux de la Prusse et de
l'Autriche; il est à craindre que les évènements qui ont suivi, ainsi
que la politique continuée aujourd'hui par le cabinet autrichien,
n'aient pas adouci ce malheureux sentiment, et, dans le cas d'une
nouvelle commotion politique dans l'Ouest, cette irritation pourrait
produire des collisions et des complications telles, que les hommes
d'État de l'Europe n'en ont peut-être jamais rêvées dans leurs
spéculations philosophiques. Nous saisissons avec empressement
l'occasion de représenter à la presse périodique et aux hommes publics
de ce pays, la grande importance qui s'attache à leurs opinions dans
les contrées auxquelles ces opinions se rapportent. Ainsi, par
exemple, les articles hostiles de la presse anglaise et les discours
du même genre dans les deux chambres du Parlement, causés par des
accusations entièrement dénuées de fondement ou produites par des
parties également coupables des excès qu'elles imputaient aux
Polonais, firent sur notre pays un effet déplorable; ces
manifestations hostiles ont été dues généralement à une irritation
momentanée, résultant d'une impression fausse, et quelquefois elles se
sont produites uniquement en opposition au parti politique anglais
favorable à la cause polonaise, et quelquefois même sans autre raison
qu'un accès de mauvaise humeur chez un individu, qui l'exhalait contre
les Polonais parce qu'ils lui en offraient la première occasion.
L'impression de tous ces discours et de ces accusations violentes
s'effaça bientôt de l'esprit du public anglais, accoutumé aux
expressions peu mesurées du sentiment politique; et peut-être un grand
nombre des personnes qui ont pris part à ces manifestations les
ont-elles oubliées depuis long-temps; mais l'impression produite en
Pologne fut profonde et pénible, car les rapports de toutes ces
expressions hostiles, émanées de la plume des journalistes anglais ou
tombées des lèvres des membres du Parlement, circulèrent rapidement en
Pologne, tandis que toutes les manifestations de sympathie qui eurent
lieu à cette époque en faveur de ce même pays, de la part de la presse
et des hommes publics de l'Angleterre, furent soigneusement
soustraites à la connaissance de ses habitants[193]. Ces circonstances
ont rendu un très grand service à la Russie, en affaiblissant
l'influence morale de l'Angleterre dans l'est de l'Europe, et en
augmentant dans une proportion inverse celle de la Russie, qui a dû un
nouvel accroissement aux évènements récents de la Hongrie; et
cependant peut-on douter un instant que l'influence morale de
l'Angleterre ne soit un des leviers les plus puissants de la liberté
et de la civilisation dans plus d'une contrée, et que les véritables
intérêts de la Grande-Bretagne ne réclament toute l'énergie de ses
efforts pour établir cette influence en tous lieux, afin de la faire
servir au but religieux que nous avons indiqué? Ce serait l'unique
moyen de contre-balancer des tendances d'une nature tout opposée,
hostiles à la fois aux intérêts politiques, commerciaux et religieux
de l'Angleterre. Personne ne doute aujourd'hui du désir traditionnel
de la Russie de conquérir la Turquie; tôt ou tard cette politique
persévérante triomphera, à moins qu'on ne la prive, en temps opportun,
des moyens dont elle dispose. La Russie arrivera infailliblement à
subjuguer l'Empire ottoman, ou tout au moins à lui infliger un coup
mortel, en convertissant à ses vues politiques et religieuses les
Slaves turcs. Elle est mieux que jamais en mesure d'atteindre le but
constant de son ambition, depuis que l'Autriche, dominée malgré elle
par les évènements récents de la Hongrie, et surtout par sa politique
meurtrière dans ce pays, est devenue sans puissance contre
l'envahissement moral de la Russie dans ces régions. Ses progrès
peuvent encore trouver une barrière infranchissable, sans que l'on use
de mauvais procédés envers cette puissance, qui ne fait, en
définitive, que ce que toute autre nation, située comme elle l'est,
eût probablement fait à sa place, mais en adoptant, au contraire, les
moyens les plus réfléchis pour contre-balancer son influence. Nous
croyons, en toute sincérité, que l'on ne saurait en employer d'autres
plus efficaces que ceux dont nous avons parlé dans notre _Essai sur le
Panslavisme et le Germanisme_, c'est-à-dire un libre développement de
la nationalité des Slaves de l'Ouest et du Sud. Un régime
constitutionnel, concédé _bonâ fide_ par l'Autriche, aiderait
puissamment à ce progrès si désirable dans l'intérêt de l'Europe tout
entière. Il est bien à craindre qu'il ne soit trop tard, si les Slaves
de l'Ouest, abandonnés par l'Europe et exposés aux efforts
inconsidérés de l'Allemagne pour les maintenir dans un état de
subordination politique, en viennent à se livrer définitivement à
l'opinion, qui gagne déjà beaucoup de terrain parmi eux, que le seul
moyen pour les Slaves d'obtenir une position dans la société
européenne, est de sacrifier les intérêts de leurs branches séparées à
ceux de leur race entière, et de chercher une compensation à ce
sacrifice dans la perspective glorieuse d'un empire qui, formé de
toutes leurs branches, acquerrait infailliblement une prépondérance
décisive dans les affaires du monde. Tous ceux qui ont étudié la
situation des diverses nations slaves, savent qu'une telle combinaison
est bien moins une utopie qu'une prévision réalisable, et l'Europe
fera bien d'y avoir l'oeil avant qu'il soit trop tard. À tout
évènement, c'est un sujet qui mérite l'examen sérieux de tous ceux qui
s'intéressent à la situation politique du continent. Ils verront
bientôt que les effets des déplorables procédés dont nous avons parlé,
deviennent de jour en jour plus évidents, et qu'ils peuvent appeler de
grandes et éternelles calamités, non-seulement sur les deux races
rivales, mais encore sur la cause de l'humanité et de la civilisation
en général. Tous les moyens possibles devraient donc être employés
pour détourner les conséquences trop probables d'animosités
nationales, dont l'existence ne saurait malheureusement être mise en
doute.

[Note 193: Le cabinet russe, en obtenant à plusieurs reprises, du
gouvernement français, l'expulsion de quelques réfugiés polonais, de
Paris ou même de la France, avait en vue un objet assurément plus
important que de vexer simplement ces individus. La diplomatie russe
est trop sage pour condescendre à des actes aussi puérils
d'oppression, afin d'empêcher ces réfugiés de s'abandonner à un esprit
permanent d'hostilité contre la Russie; car elle sait bien que,
chassés de France, ils peuvent recommencer en Angleterre ou en
Belgique, et que son intervention ne servirait qu'à produire sur le
public français une impression défavorable contre elle. Son véritable
but, en obtenant du gouvernement français ces actes de condescendance
à ses désirs, était de montrer à la Pologne le pouvoir de l'influence
russe en France, afin que les Polonais comprissent bien qu'ils
n'avaient rien à attendre de ce gouvernement. Sa politique a
complètement réussi sur ce point, et nous devons ajouter qu'elle a
rendu un grand service aux Polonais, en détruisant une illusion
dangereuse qui leur a fait beaucoup de mal en plus d'une occasion.]

La Religion n'est-elle pas le plus sûr moyen de réconcilier les
individus aussi bien que les nations, bien que trop souvent les hommes
l'aient transformée en instrument de désordre. Plus la forme sous
laquelle le Christianisme se présente aux hommes est pure, plus son
influence est puissante à cimenter les liens de charité et de
bienveillance réciproques entre les individus et les nations unies
sous les mêmes formes; mais malheureusement, ainsi que nous avons eu
occasion de le dire, la communauté de religion n'a pas empêché les
Protestants allemands d'abandonner leurs frères slaves de Bohême, ni
même de s'unir contre eux aux Allemands catholiques de l'Autriche et
de la Bavière; bien que, d'un autre côté, les Protestants polonais
appuyassent de tout leur zèle leurs frères de France. Le Gouvernement
protestant de la Prusse s'applique malheureusement bien plus à
convertir ses sujets slaves en Allemands qu'à propager le
Protestantisme parmi eux. Nous avons dit que les Églises protestantes
de la Pologne prussienne ont perdu leur nationalité polonaise, et par
cela même tout moyen d'exercer une influence quelconque sur les
Polonais de cette province. Ajoutons que dans la province de
Koenigsberg il existe une population considérable de Protestants
polonais, de telle sorte qu'il y a soixante-dix églises où le service
divin s'accomplit en langue nationale. Cette population diminue chaque
jour par suite des efforts incessants du gouvernement pour la fondre,
comme nous l'avons dit, avec l'élément germain. Les écoles primaires,
pour les enfants de cette population, sont confiées, à peu
d'exceptions près, à des professeurs qui sont ou entièrement étrangers
au polonais ou très imparfaitement versés dans cette langue, ce qui
fait que leurs élèves polonais passent tout leur temps à apprendre un
peu d'allemand, tandis que toute autre instruction donnée dans ces
écoles est perdue pour eux. Il arrive fréquemment que les élèves
apprennent par coeur des pages entières en allemand, sans pouvoir les
comprendre; il est très naturel dès lors qu'ils restent au-dessous des
élèves allemands, qui reçoivent l'instruction dans leur propre
langue, et cependant cette circonstance est attribuée à l'infériorité
intellectuelle des élèves polonais. C'est grâce à ce système vicieux
d'éducation, que la population dont il s'agit perd rapidement sa
langue native; beaucoup d'individus l'abandonnent pour l'allemand, et
l'oublient tout-à-fait, tandis que d'autres parlent un dialecte
corrompu par un mélange d'allemand.

L'unique palladium de l'idiome national, au sein de cette population,
est la Bible, dont le beau langage et le style correct le préservent
d'une entière destruction. Le clergé, aux soins spirituels duquel
cette population est confiée, a fait de grands efforts pour obtenir du
gouvernement un changement de système, mais toutes ses instances ont
été vaines; il a représenté le vice d'une éducation qui est plus
calculée pour arrêter le développement de l'intelligence de l'élève
que pour le favoriser; il a dit que les préceptes de la Religion ne
sauraient produire aucune impression durable sur l'esprit de la
jeunesse, à moins d'être enseignés dans la langue maternelle. Il a
fait envisager aussi que la nationalité polonaise de ses églises, dans
l'intérêt de la cause protestante en général, devrait être garantie et
développée au lieu d'être ruinée sourdement et détruite; car ces
Églises pourraient jeter un pont entre le Protestantisme et les
Slaves. Toutes ces représentations sont restées sans effet, bien qu'il
existe en Prusse quelques Protestants éminents qui semblent comprendre
l'importance des Églises protestantes polonaises et la nécessité, dans
l'intérêt réel du Protestantisme, de développer leur nationalité au
lieu de la déprimer; mais rien n'a été fait à cet égard par le
gouvernement prussien, et le système de germanisation dont nous avons
parlé, poursuit, au contraire, son cours en pleine vigueur.

Outre les antipathies nationales qui ont été réveillées par les
circonstances auxquelles nous avons fait allusion, et qui rendront
illusoires tous les efforts des Allemands pour répandre les doctrines
protestantes parmi les Slaves, il existe encore une autre cause qui a
contribué puissamment à rallier les Polonais à l'Église catholique et
à arrêter les progrès du Protestantisme allemand. Ce sont ces
extravagances théologiques qui le font considérer par les Polonais
comme synonyme d'irréligion[194]. Les mêmes causes qui paralysent
l'influence du Protestantisme allemand sur les Polonais, s'appliquent
aux Bohémiens et aux autres Slaves.

[Note 194: Le principal motif de l'hostilité manifestée à Posen contre
le moderne réformateur Czerski, a été celui que le parti auquel il
appartenait était désigné par le nom de catholiques allemands, et que
les extravagances de Rongé et d'autres meneurs du mouvement religieux
qu'ils avaient créé, étaient attribuées à tous les sectateurs. Il a
donc été facile de représenter la tendance de Czerski comme
anti-nationale et irréligieuse.]

Les Protestants qui peuvent propager plus efficacement leur religion
parmi les Slaves, sont ceux d'Angleterre et d'Amérique. L'impression
profonde produite par les doctrines de Wickliffe dans ces régions
éloignées, est un gage certain du succès que les vérités de l'Évangile
y obtiendraient encore, si les compatriotes de ce grand réformateur
imitaient la ferveur de son zèle. Disons toutefois que cette
entreprise doit être conduite avec beaucoup de réserve et de
discrétion. Nous sommes parfaitement convaincus que toute tentative de
conversion personnelle, dans les circonstances actuelles, ferait
infiniment plus de mal que de bien à la cause du Protestantisme au
sein de ces populations. La première mesure et la plus indispensable
pour arriver à la restauration de la cause protestante dans les
contrées slaves, est le rétablissement des dernières Églises
protestantes, en les rappelant à l'esprit religieux qui les abandonne
et en leur rendant leur nationalité détruite. Aucun effort ne devrait
coûter pour atteindre ce but, car l'entier développement de l'esprit
religieux et de la nationalité de ces églises deviendra une semence
féconde en heureux résultats. L'existence de pareilles Églises sera
même approuvée de beaucoup de Catholiques, qui éprouvent une forte
aversion pour le Protestantisme allemand, dégradé, comme nous l'avons
vu, au point de n'être plus entre les mains du gouvernement qu'un
instrument politique. Les Écritures, mais surtout le Nouveau-Testament
en langue nationale, devraient être aussi répandues le plus possible,
et de préférence dans les versions autorisées par le Catholicisme, de
manière à ce que le clergé de cette Église n'ait aucune raison de
s'opposer à leur circulation. Des traductions des meilleurs ouvrages
protestants de dévotion pourraient être d'un grand avantage; mais ceux
de controverse devraient être mis de côté, car l'objet de ces
traductions doit être de rallier les Slaves catholiques ou grecs, en
leur prouvant que le Protestantisme n'est pas l'irréligion, comme
beaucoup d'entre eux le croient sincèrement, mais une forme plus pure
de Christianisme, de manière à éviter de blesser leurs sentiments en
s'attaquant à ce qu'ils regardent comme sacré. En résumé, le but des
efforts des Protestants dans ces contrées, devrait être d'éclairer et
d'améliorer et non de détruire; car il sera toujours plus facile de
renverser une Église existante que d'en fonder une nouvelle, et un
édifice imparfait est certainement préférable à un amas de ruines. Une
réforme graduelle des Églises nationales dans les contrées slaves,
aura une influence bienfaisante sur le progrès religieux et
intellectuel de la nation; elle peut compter, en conséquence, sur
l'approbation et le soutien de tous les penseurs de ces pays, qui
s'opposeront, au contraire, à toute tentative d'innovation violente,
comme beaucoup plus propre à bouleverser qu'à édifier les esprits.

La plus grande contrée slave, la Russie, est entièrement fermée aux
efforts du Protestantisme, les missionnaires protestants n'ont pas
même la permission de convertir les populations païennes et
mahométanes soumises à son empire. La Bohême est le pays dans lequel
se réveille aujourd'hui le Protestantisme, intimement lié au sort de
sa nationalité. Beaucoup de Protestants ont certainement entendu
parler des efforts heureux du pasteur protestant Kossuth[195] (de
l'Église genevoise ou presbytérienne), pour ranimer et pour étendre
l'Église protestante en Bohême; nous avons reçu de Prague, dans une
lettre datée le 9 juillet 1851, les détails suivants sur les travaux
de ce moderne Réformateur.

[Note 195: C'est un proche parent du Hongrois Kossuth, qui n'est qu'un
Slave madgyarisé.]

Le nombre des Protestants bohémiens à Prague et dans le voisinage de
cette ville, était très restreint, ils n'avaient pas d'église qui leur
fût propre, le seul endroit consacré au culte protestant à Prague
étant une chapelle luthérienne. Ils adressèrent une pétition au
gouvernement en 1784, pour obtenir l'autorisation de bâtir une église;
mais il ne fut pas fait droit à leur requête, parce que les lois
autrichiennes exigent que la congrégation s'élève à cinq cents âmes
pour obtenir cette permission. En 1846, le révérend Frédéric-Guillaume
Kossuth essaya de fonder à Prague une véritable Congrégation
protestante bohémienne. Il parvint, après de grands efforts, à ranimer
le zèle de ses membres en prêchant la parole de Dieu. Il agit en même
temps sur leurs sentiments nationaux, en leur rappelant qu'ils étaient
les descendants des grands et glorieux Hussites; sa parole fit une
impression profonde sur beaucoup de Catholiques, parmi lesquels il
obtint plusieurs conversions.

L'année 1848 apporta la liberté religieuse à l'Autriche; l'Évangile
put être prêché avec plus de liberté. Le lieu où Kossuth prêchait
était rempli chaque dimanche, et les Catholiques s'unissaient par
centaines à sa Congrégation. Ce fait excita l'attention du
gouvernement et du clergé catholique, qui se mit à prêcher contre
Kossuth, en l'attaquant dans les termes les moins mesurés.
Quelques-uns de ses membres allèrent même jusqu'à déclarer qu'il était
le véritable Antechrist et que la fin du monde approchait. Ces
déclamations exposèrent Kossuth aux insultes de la populace. Il avait
excité la haine du clergé catholique par son zèle religieux, et celle
des Allemands par son ardeur à ranimer l'esprit national parmi les
Slaves bohémiens. Les calomnies les plus absurdes furent propagées
contre lui dans la presse, et la persécution se multiplia sous mille
formes pour écraser le hardi Réformateur. Kossuth, intrépide au milieu
de la tempête déchaînée contre lui, continua sa croisade en faveur de
la religion et de la nationalité de la Bohême; il publia, en 1849, un
journal religieux intitulé: _Czesko Bratrsky Hlasatel_, ou le Hérault
des Frères bohémiens, qui eut un grand succès et produisit
d'excellents résultats; mais cette publication ne tarda pas à être
prohibée par le gouvernement. Sa Congrégation s'augmentait rapidement
par les conversions des Catholiques; elle devint bientôt si
nombreuse, que la chambre dans laquelle il prêchait pouvait à peine en
contenir la moitié. Son principal objet est de répandre les Écritures;
il en vendit jusqu'à onze cents exemplaires et en aurait vendu
davantage s'il en avait eus. La Congrégation de Kossuth s'est accrue
de plus de sept cents convertis du Catholicisme, parmi lesquels trois
ecclésiastiques, et de deux Juifs qu'il a baptisés; de telle sorte
qu'elle compte aujourd'hui plus de onze cents membres. Kossuth fut
renvoyé de la chambre dans laquelle il avait prêché et qui avait été
louée pour cet effet. Il adressa une pétition au gouvernement afin
d'obtenir pour sa Congrégation l'une des églises vacantes de Prague,
qui avait appartenu à leurs ancêtres spirituels les Hussites; mais
cette pétition fut rejetée. Kossuth recueillit alors avec beaucoup de
peine la somme de 6,000 florins (15,000 francs), et il acheta une
ancienne église hussite, qui était restée fermée depuis l'année 1620,
au prix de 27,500 florins (68,750 francs). Les 6,000 florins qu'il
avait recueillis ont été payés argent comptant; il doit payer le reste
du prix d'achat par à-comptes annuels de 3,000 florins.

C'est là un bien lourd fardeau pour une pauvre Congrégation; mais elle
lutte vaillamment contre les difficultés qui l'assaillent de toutes
parts. Nous appellerons cependant l'attention toute particulière des
Protestants anglais sur ce sujet, principalement de la part de ceux
qui ont la conviction des dangers auxquels leur propre Protestantisme
est exposé au milieu des attaques incessantes du Catholicisme; ils
verront que toutes les considérations de devoir envers les grands
intérêts de leur religion, leur recommandent une active sympathie pour
la Congrégation de Prague qui, en peu de temps, a soustrait sept cents
individus au joug de l'Église catholique. Rome fait tout ce qu'elle
peut pour multiplier ses églises dans cette contrée protestante; le
simple bon sens prouve en conséquence qu'il est à la fois de l'intérêt
et du devoir des Protestants anglais d'étendre, autant qu'ils le
peuvent, l'Église protestante dans les États catholiques, et surtout
dans les endroits où l'utilité de cet établissement s'est manifestée
d'une manière aussi évidente qu'à Prague.

Les remarques que nous avons faites sur la Bohême, ont été
accompagnées, dans la première édition de cet ouvrage, du passage
suivant de la préface de la _Lyra Cesko Slowanska_, ou Poésies
nationales bohémiennes, traduites par notre ami le révérend A. H.
Wratislaw, professeur au _Christ College_, à Cambridge, qui a visité
plusieurs fois la Bohême et d'autres contrées slaves, et s'est
familiarisé avec leur langage et leur littérature.

«Nous ne pensons pas que l'Angleterre pût faire à la Bohême un présent
plus agréable et plus utile qu'une réimpression de la meilleure
traduction bohémienne de la Bible.»

Nous disons avec satisfaction que ce désir, partagé par tous les amis
de la Bohême et de la vérité religieuse, est maintenant en voie de
réalisation. La Société biblique anglaise et étrangère imprime en ce
moment en Autriche, sous la direction d'un savant slave, une nouvelle
édition à cinq mille exemplaires de la Bible de Kralitz, renommée pour
l'exactitude de sa traduction aussi bien que pour la pureté de son
langage et la beauté de son style. Nous croyons que cette noble
entreprise est due à l'initiative du comte de Shaftesbury, qui a rendu
ainsi un nouveau et signalé service à la cause de la vérité
évangélique.

Le plus grand nombre des Slaves protestants se trouvent au nord de la
Hongrie, parmi les Slovaques, qui parlent un dialecte de la langue
bohémienne. Ils comptent environ huit cent mille âmes appartenant en
partie à la Confession de Genève, mais surtout, croyons-nous, à celle
d'Augsbourg. Leur nationalité n'a pas été attaquée sous le
gouvernement hongrois, sauf quelques rares tentatives de fusion avec
l'élément madgyare, qui produisirent de déplorables disputes entre les
Protestants slaves et les Madgyares. Il existe enfin environ cent
quarante mille Protestants dans la Lusace, sous la domination de la
Prusse et de la Saxe; cette petite population slave est animée d'un
sentiment profond de nationalité, et l'état avancé de son éducation
pourrait fournir un certain nombre d'individus capables de travailler
à l'évangélisation de leur race. La condition intellectuelle et
religieuse des Protestants slaves mérite l'intérêt des Protestants
anglais et américains, au moins tout autant que celle des Chrétiens
dispersés en Orient. Ces derniers ont été l'objet de recherches et de
soins tout particuliers de la part des voyageurs qui ont bravé toutes
les fatigues et tous les périls pour visiter ces populations
lointaines. Rien de semblable n'a été fait encore en faveur des
Églises protestantes slaves, et, cependant, nous sommes convaincus
qu'un grand service eût peut-être été rendu à la cause protestante en
général, si quelques sujets anglais, à la hauteur de cette tâche,
eussent entrepris de visiter ces Églises, d'examiner leur condition et
d'établir des relations permanentes entre elles et leur propre pays.
Les plus vastes champs offerts par les contrées slaves aux travaux
évangéliques des Protestants anglais et américains, sont
incontestablement les populations appartenant à la race qui suit
l'Église d'Orient et vit sous la domination de la Porte ottomane. Un
bien immense pourrait être fait en Servie et en Bulgarie, non par des
conversions individuelles à la Religion protestante, mais par la
propagation des Écritures et d'une saine éducation parmi les habitants
de ces contrées en général, et au sein du clergé en particulier. Les
Slaves de l'Église d'Orient seront beaucoup plus accessibles au
Protestantisme que les sectateurs de Rome. On trouvera non-seulement
le peuple, mais même le clergé disposé à accueillir les Écritures et
les ouvrages de dévotion dans leur langue, si on les leur offre d'une
manière convenable, sans blesser leurs sentiments ou leurs préjugés.
On pourrait aisément rayonner à cet effet des Îles Ioniennes, de
Constantinople, de Thessalonique, et Belgrade pourrait devenir un
centre d'action très important. Le gouvernement turc n'empêchera pas
de répandre l'Évangile parmi des sujets chrétiens; mais, ainsi que
nous l'avons déjà dit, rien de semblable n'est permis aujourd'hui en
Russie.

Outre le but si grand de propager la vérité évangélique, qui porte les
Protestants anglais à s'exposer aux extrémités du monde, il est une
raison pour laquelle nous les engageons à prêter une attention toute
particulière à la situation religieuse des Slaves. On ne saurait
douter un instant des progrès immenses que la réaction catholique a
faits sur le continent, où, sous le masque de conservation, elle s'est
arrogée sur les affaires publiques de divers pays une influence telle,
que les plus beaux jours de la domination cléricale auraient à lui
porter envie. Ce parti réactionnaire a déjà manifesté d'une manière
évidente son hostilité envers l'Angleterre et ses sympathies pour la
Russie. Cette tendance n'est pas le résultat de quelques vues
personnelles ou des sentiments des chefs de ce parti, mais elle
réside dans la nature même des choses; en effet, la Russie, malgré sa
mésintelligence accidentelle avec le Pape, au sujet des affaires des
Églises grecques unies, a le même intérêt que lui à s'opposer aux
progrès des opinions libérales. Le siége papal supportera beaucoup de
la Russie plutôt que d'entrer en collision avec cette puissance; car
il n'a jamais perdu l'espoir de soumettre l'Église russe à sa
suprématie au moyen d'une union semblable à celle de Florence, et,
bien que cette union puisse être aujourd'hui d'un accomplissement
difficile, sa réalisation se suppléerait, en attendant mieux, par une
alliance entre le chef spirituel de Rome et le pape politique de
Russie. Une alliance de ce genre ne serait pas une nouveauté; car
c'est en Russie que l'ordre des Jésuites, aboli partout ailleurs,
trouva un refuge et préserva son existence menacée, circonstance qui
facilita beaucoup son rétablissement, en 1814, par le pape Pie VII. Le
clergé catholique de Pologne fut soutenu vigoureusement par le
gouvernement russe, qui se servit de beaucoup de ses membres pour
atteindre le but de sa politique réactionnaire. L'insurrection de
1830-1831 réveilla cependant les sentiments patriotiques de la grande
majorité du clergé polonais, de manière à rendre l'influence de Rome
sans force contre la voix de la patrie. La conduite des
ecclésiastiques polonais fut censurée sévèrement par le pape Grégoire
XVI[196], mais il trouva pour le gouvernement russe des remontrances
d'une douceur extrême, au sujet de la séparation forcée de l'Église
grecque unie d'avec Rome; car il savait bien que sa domination courait
un plus grand danger par l'établissement d'un gouvernement libéral
dans la Pologne catholique, que par le despotisme de la Russie
schismatique, quand même cette oppression serait dirigée contre une
population catholique. La restauration de l'autorité papale, le retour
des Jésuites à Naples et des Liguoristes à Vienne, en conséquence de
la réaction politique dans ces deux capitales, prouve évidemment que
les intérêts politiques et religieux deviennent de plus en plus
solidaires les uns des autres, et que, dans un avenir plus ou moins
éloigné, ils exerceront une grande influence sur leur développement
mutuel. Les intérêts du Papisme, c'est-à-dire du despotisme religieux,
sont intimement liés à ceux de l'absolutisme politique, qui peut seul
le maintenir intact. Il peut s'adapter, en cas de nécessité, à des
institutions libérales et se maintenir quelque temps au milieu d'elles
à la faveur de circonstances particulières; mais il ne saurait
résister long-temps à la liberté de discussion, principalement dans un
endroit où il a sa source et son représentant suprême. Aucun argument
contraire ne saurait prévaloir contre les principes proclamés dans la
lettre encyclique de Grégoire XVI[197], ni contre les mesures
adoptées par le gouvernement papal à Rome, après son rétablissement.
Le Christianisme protestant veut la liberté pour se développer, et son
plus grand ennemi est le despotisme, de quelque nom qu'il se couvre,
clérical, monarchique ou démocratique; car il importe peu que la
liberté de répandre la parole de Dieu et la propagation de la vérité
évangélique soit entravée par les décrets d'un pouvoir absolu ou par
ceux d'une autorité ou d'une faction républicaine. Nous citerons à
l'appui, que c'est en conséquence de l'établissement d'un régime
constitutionnel en Piémont, que les Vaudois obtinrent la pleine
jouissance des droits civils et politiques, et que ce fut le
gouvernement absolu de la Russie qui empêcha les missionnaires
protestants de continuer leurs travaux dans ses provinces asiatiques.
Cette cause sacrée ne retirera jamais d'avantages du soutien d'un
pouvoir arbitraire ou d'une alliance avec lui; l'histoire prouve que
le Protestantisme ne fut jamais aussi faible que lorsqu'on le dégrada
au point de le faire servir d'instrument ou de prétexte aux vues et
aux passions politiques. Nous savons qu'il y a beaucoup d'hommes pieux
et sincères, particulièrement en Allemagne, qui, effrayés des excès de
l'aberration politique et de l'incrédulité religieuse, réclament la
main puissante d'un pouvoir absolu, non-seulement pour le maintien de
l'ordre social, mais encore pour celui de la Religion. Il est en
dehors de notre sujet de discuter jusqu'à quel point leur première
supposition est soutenable; mais, en ce qui concerne la seconde, nous
ferons seulement remarquer que c'est sous les gouvernements absolus de
l'Allemagne et quand leurs sujets n'ont eu aucune liberté de
discussion, que le Panthéisme s'est répandu le plus largement, et que
les doctrines subversives de tout principe de religion et de moralité
ont été ouvertement propagées dans ce pays.

[Note 196: Rome, avec sa sagacité habituelle, prévit le danger qui
menaçait sa domination en Pologne, si ce pays était rendu à
l'indépendance. De là le Bref auquel nous faisons allusion dans le
texte, adressé en 1852 aux évêques de Pologne par Grégoire XVI, qui
condamnait en termes violents la tentative que la nation avait faite
l'année précédente pour recouvrer son indépendance. Le même Bref en
mentionne un autre d'une teneur semblable, envoyé au pays dans le
temps le plus orageux de sa lutte, mais qui n'atteignit pas sa
destination, ainsi que le pape s'en plaint. Nous pensons toutefois que
cette plainte n'est pas dénuée de fondement, et, bien que le Bref en
question n'ait pas été proclamé publiquement, il doit avoir circulé
parmi quelques membres du clergé; car il est bien connu que les moines
de l'ordre des Missionnaires, particulièrement dévoués à Rome,
refusèrent l'absolution aux soldats polonais pour s'être battus contre
l'empereur de Russie. La _Gazette officielle_ de Rome, qui s'était
abstenue de toute censure contre l'insurrection polonaise aussi
long-temps que la lutte avait duré, éclata, après sa malheureuse
issue, en injures les plus grossières contre les patriotes qui y
avaient pris part, et à la bravoure desquels leurs adversaires
politiques eux-mêmes ont rendu justice. Le pape avait, en effet, de
bonnes raisons pour redouter le succès de l'insurrection polonaise,
car il y avait déjà en voie de circulation, parmi plusieurs jeunes
ecclésiastiques, un plan d'émancipation et de Réforme de l'Église
polonaise sur les principes suivants: Séparation complète d'avec Rome,
service divin en langue nationale au lieu du latin, permission de
mariage au clergé, etc.; la hiérarchie était conservée et le dogme de
la transsubstantiation, de même que la confession auriculaire,
abandonnés à la conscience de chacun. La persécution de l'Église
grecque unie à Rome par le gouvernement russe, et la tendance du
gouvernement prussien à germaniser le gouvernement de Posen, ont
considérablement fortifié dans ces régions l'attachement du peuple à
l'Église catholique, et le progrès de la religion évangélique n'y a
plus d'autre chance aujourd'hui que l'établissement très éventuel
d'institutions libres.]

[Note 197: «De cette source corrompue de l'indifférentisme, découle
cette opinion absurde et erronée ou plutôt cette démence
(_deliramentum_) que la liberté de conscience devrait être maintenue
et assurée. La voie est ouverte à cette très pernicieuse erreur, par
cette liberté d'opinions sans frein ni limites, qui se répand au loin
au grand détriment de la société civile et religieuse, quelques
individus prétendant avec la dernière imprudence que la cause de la
religion ne peut que gagner à cette indépendance de l'esprit. Mais
saint Augustin l'a dit: «Que peut-il y avoir de plus mortel pour l'âme
que la liberté d'erreur!» Et, en effet, ôtez à l'homme le frein qui le
retient dans le sentier de la vérité, sa nature, portée au mal, tombe
dans le précipice toujours ouvert sous ses pas; nous pouvons dire que
l'abîme sans fond d'où saint Jean vit s'élever une épaisse fumée et
s'élancer les sauterelles qui obscurcirent le soleil avant de dévaster
la terre, s'est ouvert de nouveau. De là le désordre des esprits, une
plus grande corruption de la jeunesse, un mépris des choses sacrées et
des lois les plus saintes, répandu parmi le peuple, en un mot le fléau
le plus mortel à la société, ainsi que le prouve l'expérience des âges
les plus reculés, où nous voyons les États les plus florissants en
gloire, en richesses et en puissance tomber par ce seul germe de
destruction--une liberté immodérée d'opinions et de paroles et l'amour
de la nouveauté.

»À cet ordre de choses appartient cette liberté funeste, détestable et
à jamais exécrable, de la liberté de la librairie, de publier quelque
écrit que ce soit, liberté que quelques individus osent réclamer et
soutenir par tous les moyens. Nous sommes terrifiés, vénérables
Frères, à la vue des doctrines monstrueuses ou plutôt des erreurs qui
menacent de submerger notre Église et qui sont semées en tous lieux au
moyen d'une multitude de livres, de pamphlets et de toutes sortes de
publications, petits en taille, mais immenses en malice, et dont la
malédiction qui en sort s'étend sur toute la terre. Il y a cependant,
chose bien pénible à dire! des hommes qui sont arrivés à un tel degré
d'impudence, qu'ils soutiennent obstinément que le déluge d'erreurs
qui provient de cette source, est suffisamment compensé par un livre,
en défense de la vérité de la religion, qui vient apparaître
accidentellement au milieu de ce flot de perversité. Il est
incontestablement contraire à toutes les idées de justice, de
permettre un mal certain parce qu'il y aurait espoir d'en retirer un
bien présumable. Maintenant, quel homme de sang-froid dira que les
poisons devraient circuler librement, être vendus publiquement et
colportés, et même bus, parce qu'il existe un remède qui peut
quelquefois sauver de la destruction ceux qui en prennent! La
discipline de l'Église, pour détruire les mauvais livres, a été toute
différente depuis le temps des apôtres, dont nous lisons qu'ils
brûlèrent un grand nombre de livres (_Actes 19_); il suffit de
parcourir les lois qui ont été faites à ce sujet par le cinquième
concile de Latran, et par la constitution publiée ensuite par Léon X,
notre prédécesseur d'heureuse mémoire, disant _que ce qui avait été
créé avec sagesse pour la propagation de la foi et des sciences
utiles, ne devait pas être perverti et devenir préjudiciable au salut
des fidèles_. Ce fut aussi l'objet principal de l'examen des pères du
concile de Trente, qui, pour remédier à un pareil mal, publièrent un
décret salutaire, ordonnant de mettre à l'index tous les livres qui
contiendraient des doctrines impures. _Il est nécessaire de combattre
vigoureusement, disait Clément XIII, notre prédécesseur d'heureuse
mémoire, dans ses lettres encycliques sur la proscription des livres
pernicieux_, il est nécessaire de combattre vigoureusement tant que
les circonstances l'exigeront, afin de détruire le poison mortel de
tant de livres, car l'erreur ne disparaîtra jamais, à moins que les
criminels éléments du mal ne soient livrés aux flammes. Il est donc
suffisamment évident, d'après la sollicitude constante avec laquelle
ce saint siége apostolique s'est efforcé, à travers les âges, de
condamner les livres pernicieux et suspects et de les arracher de la
main des hommes, combien est fausse, téméraire, injurieuse au siége
apostolique, et féconde en maux de toutes sortes pour les chrétiens,
la doctrine de ceux qui non-seulement rejettent la censure des livres
comme une mesure oppressive, mais sont arrivés même à un tel degré de
perversité, qu'ils la représentent comme opposée aux principes
d'équité et de justice, et osent refuser à l'Église le droit de
l'établir et de l'exercer.»]

Grandes et terribles comme l'ont été les commotions qui ont ébranlé
l'Europe continentale depuis février 1848, et dont la fin, malgré le
calme apparent qui règne sur le continent d'Europe n'est pas encore
venue, elles n'ont été que l'effet naturel de causes longuement
accumulées; elles ont été en grande partie prévues et prédites par
ceux qui surveillaient leur progrès, bien que la soudaineté de
l'éruption ait surpris ceux-là mêmes qui s'y attendaient depuis
long-temps. Cependant, si l'explosion des passions et des besoins
sociaux et politiques avait été prévue par beaucoup de penseurs, la
tournure que les événements ont prise était peu attendue par eux. De
tous les faits cependant qui se sont produits au jour, en conséquence
de ces commotions, aucun peut-être n'est plus frappant que la force
immense manifestée sur le continent par le parti catholique. C'est là
le résultat naturel des longs et persévérants efforts que ce parti
avait faits sans jamais se laisser abattre. Opposé, comme nous le
sommes, à ses vues et à ses fins, et aussi profondément que nous
déplorions ses erreurs, nous pensons que la fidélité inébranlable
qu'il a montrée à sa cause est loin de mériter le blâme. Rien, en
effet, ne pouvait être plus désespéré que la situation du Catholicisme
à l'époque où Napoléon était à l'apogée de sa gloire; sa capitale
réduite en ville provinciale de l'Empire français, son chef captif,
une indifférence complète pour ses doctrines et pour ses cérémonies
parmi les classes instruites de la société. C'est dans ces
circonstances que plusieurs individus zélés et doués d'intelligence
entreprirent de relever par leurs écrits la condition déchue de
l'Église catholique. L'ouvrage de Lamennais sur l'indifférence en
matière de Religion[198], produisit une immense sensation; plusieurs
autres productions vinrent à l'appui, particulièrement celles du comte
Joseph de Maistre et du vicomte de Bonald. Ces ouvrages, écrits dans
un style magnifique, attaquaient leurs adversaires à l'aide des
arguments les plus captieux, les étourdissant d'un nombre infini de
citations et de faits adaptés à leur objet. Il n'est donc pas étonnant
qu'une telle réunion de talents et de savoir, animée par un zèle
sincère, produisît un effet puissant, surtout à une époque où le
besoin de principes religieux commençait à se faire sentir, et que
beaucoup de jeunes et ardents esprits se rallièrent à l'étendard de
l'Église catholique, relevé par des champions aussi puissants. Ce
parti, qui préconisait en même temps l'absolutisme politique, s'accrut
rapidement, et fut secondé par quelques Protestants, hommes de talent
hors ligne, qui passèrent à l'Église catholique et dévouèrent leur
plume à son service[199]. Ce parti, soutenu par l'influence de la cour
romaine, par les Bourbons rétablis en France et par la politique de
Metternich, s'acquit une grande influence; mais ce succès lui fit
abandonner sa prudence habituelle et recourir à des mesures d'une
violente réaction sous le règne de Charles X, ce qui contribua
beaucoup à la révolution de Juillet 1830. Cet évènement porta un rude
coup à ce parti. Il ne s'abandonna pas cependant au découragement;
mais, formé par l'expérience, il ne chercha plus son point d'appui
dans le gouvernement, comme il l'avait fait de 1815 à 1830. Il
commença alors à agir directement sur le peuple, en se servant avec un
redoublement d'énergie de la presse, de la chaire et du confessionnal.
Nous assistons aujourd'hui au résultat de ses efforts persévérants. Il
est naturel que ce parti se soit grossi d'une foule d'hommes qui
trouvent que la cause qui triomphe est la cause légitime; car,
malheureusement, il en a été et il en sera toujours ainsi en tous
lieux. La justice nous oblige cependant à reconnaître que le parti
catholique a trouvé pour adhérents beaucoup d'hommes sincères, dont le
jugement a été égaré par leurs sentiments. La généralité des hommes ne
se donnera pas la peine d'examiner de près le mérite réel d'une cause,
elle jugera de sa valeur par la manière dont elle est défendue. Les
hommes se rangent, en général, du côté où ils trouvent une grande
puissance intellectuelle et un zèle sincère, tandis qu'ils condamnent
et méprisent souvent la meilleure cause si elle n'a pas l'avantage
d'être ainsi représentée. La grande ferveur et l'ardeur des
Catholiques à gagner leurs adversaires, surtout ceux dont la richesse,
le rang et les talents promettaient d'utiles alliés, ont souvent
obtenu plus de succès que les arguments les plus logiques présentés
d'une manière froide. Une proclamation publique de la vérité, tombée
du haut de la chaire, d'une plate-forme, où par la voie de la presse,
bien que soutenue des raisons les plus fortes, manquera souvent de
produire une impression aussi profonde que celle qui peut résulter
d'efforts individuels. N'est-il pas très naturel que ceux qui vont sur
les grandes routes réussissent à convertir plus de gens que ceux qui
restent chez eux en attendant qu'on vienne frapper à leur porte pour
être admis. Ce n'est pas seulement le pauvre d'esprit qui a besoin de
soutien, il y a des hommes riches d'intelligence, dont l'âme
incertaine et le coeur souffrant se soumettront facilement à
l'influence vivifiante d'un intérêt d'affection, mais reculeront, au
contraire, au contact glacé d'une sévère raison qui n'aura pas pour
elle le contact magique d'une véritable sympathie. C'est là ce qui eut
lieu de la part d'un grand nombre d'individus intelligents, en
Allemagne et peut-être dans un pays moins éloigné, individus dont la
position et les principes les mettent au-dessus de tout soupçon
d'avoir été influencés par les vils motifs de l'intérêt personnel, et
dont l'intelligence supérieure eût certainement résisté aux arguments
les plus captieux, mais dont le coeur chaud et la vive imagination ne
résistèrent pas à l'épreuve de la fascination d'un échange de pensées
mêlé de manifestation de sympathies. Nous espérons qu'après avoir
décrit, comme nous l'avons fait, les procédés immoraux des Jésuites et
les calamités qu'ils ont appelées sur notre pays et sur la Bohême, on
ne nous soupçonnera pas de partialité pour leur ordre. Cependant la
vérité, qui est le premier devoir de l'historien, veut que justice
soit rendue aux qualités extraordinaires qu'ils ont déployées en tant
d'occasions. Il ne saurait y avoir qu'une seule opinion sur la manière
peu scrupuleuse avec laquelle ils n'ont que trop souvent poursuivi le
but de leur tortueuse politique; mais leur zèle et leur dévouement à
leur Église, leur persévérance à poursuivre une entreprise une fois
commencée, leur savoir, le tact, la prudence et l'habileté qu'ils
apportent à la direction des affaires les plus difficiles, sont
assurément dignes d'une meilleure cause; que leurs adversaires eussent
possédé seulement la moitié de ces qualités, bien des choses qui nous
blessent aujourd'hui se fussent passées autrement. Les Jésuites ne
discourent pas, ils agissent; car ils savent que les mots, sans les
actes, n'inspirent ni respect ni confiance, et ne sont bons qu'à
discréditer la meilleure des causes en faisant douter de la sincérité
de ses promoteurs et en laissant naître le soupçon qu'ils ne sont mis
en avant que pour couvrir la faiblesse réelle de la cause; les
Jésuites sont de dangereux ennemis, mais des amis dévoués; leurs
adhérents peuvent compter sur leur assistance, autant que leurs
adversaires doivent craindre leur hostilité. Il n'y a donc pas lieu de
s'étonner que ce parti soit servi avec tant de zèle et de dévouement;
on les hait, on ne les méprise pas; mais la haine est souvent bien
près de la crainte, et la crainte conduit à la soumission. Il est donc
bien naturel qu'un parti redouté par ses ennemis et qui inspire une
confiance sans bornes à ses amis, remporte de grands avantages sur un
parti qui n'éveille ni l'un ni l'autre de ces sentiments.

[Note 198: Lamennais, qui avait rendu d'immenses services à la cause
de Rome par sa plume éloquente, reconnut enfin ses illusions; mais,
malheureusement, il tomba dans un autre extrême.]

[Note 199: Tels furent, par exemple, les écrivains politiques
allemands bien connus, Haller, Jarcke, Philips, etc.]

Les Jésuites sont des hommes éminemment pratiques, car ils employent
toujours les moyens les mieux adaptés à l'accomplissement de leurs
desseins, sachant bien que le défaut d'habileté ne peut être suppléé
par de bonnes intentions. Ils ne se bercent pas de puériles
satisfactions d'amour-propre, ni d'un succès insignifiant; ils ne
considèrent un premier pas fait que comme un stimulant pour ce qui
reste à faire et comme un marche-pied pour atteindre des résultats
plus importants. Ils n'attendent pas l'approche du danger, et ils
essaient d'effrayer leur ennemi par de vagues dénonciations; ils
examinent avec calme sa force et sa position, ses moyens d'attaque,
ses mouvements et ses intentions probables, et ils adoptent les
mesures nécessaires pour lui tenir tête sur tous les points. La
prudence ordinaire prescrit cette manière d'agir; ce n'est pas son
usage, mais son abus qui est condamnable. L'Évangile nous ordonne
non-seulement d'être innocents comme la colombe, mais encore prudents
comme le serpent; il nous recommande la prudence par l'exemple de
l'homme qui bâtit une tour et du roi qui va à la guerre. La cause de
la vérité ne saurait que se déconsidérer par les moyens exagérés que
les Jésuites ont employés en beaucoup de pays; mais personne ne
saurait nier que cette cause ne puisse progresser à la faveur du
talent, de la prudence et du savoir, et que ces nobles dons de la
Providence devraient être utiles pour la propagation de ce grand
objet.

Si c'est un tort de travailler dans les ténèbres et de prendre les
couleurs d'un parti auquel on s'est opposé, comme cela s'est vu dans
le fait que nous avons rapporté précédemment, est-il donc plus
convenable de tenir conseil dans les rues, de proclamer, sur les
toits, des projets à peine ébauchés, et de célébrer des victoires qui
sont encore à gagner...

Se servir du savoir pour corrompre la vérité, comme l'ont fait les
Jésuites en mainte occasion, est un acte d'immoralité que l'on ne
saurait trop flétrir. Le seul moyen efficace pour contre-balancer
cette influence sans principes ainsi que la propagation de l'erreur,
c'est l'instruction. «La science est la puissance,» a dit un grand
philosophe anglais, et il en est surtout ainsi quand on l'applique à
la défense de la vérité, qui importe le plus à l'humanité. C'est grâce
à la puissance du savoir, que Wickliffe, Huss, et les Réformateurs du
XVIe siècle purent ébranler l'esclavage spirituel que Rome avait
établi au moyen-âge, et ce n'est pas par l'ignorance que l'on
parviendra jamais à contre-balancer ses efforts réactionnaires.

L'organisation merveilleuse des Jésuites, qui a été comparée à une
épée dont la garde est à Rome et la pointe partout, ne peut être
imitée par les Protestants. L'esclavage moral que leur ordre impose à
ses membres est trop opposé à la liberté spirituelle, qui est le trait
caractéristique du Protestantisme; mais ce serait tomber dans un autre
extrême que de proclamer le Protestantisme incapable d'organisation;
assertion que les Catholiques répètent comme une sorte de brocard, et
que beaucoup de Protestants reconnaissent comme une triste vérité.
Nous croyons cependant que cette assertion ne repose sur rien de
sérieux; car il vaudrait autant déclarer que la liberté est
incompatible avec l'ordre; nous sommes convaincus qui si un grand
nombre de sociétés protestantes ont été privées d'une action puissante
et d'une organisation convenable, c'est que la nécessité n'en avait
pas encore été bien comprise. On ne peut douter cependant qu'une
organisation qui concentrerait en un seul foyer tous les talents et le
savoir dispersés parmi les Protestants, et qui donnerait à son action
cette universalité de rayonnement que leurs adversaires déploient pour
égarer l'opinion publique en plus d'une contrée, ne produise bientôt
des résultats palpables. La possibilité d'une bonne organisation
protestante, et les graves avantages qu'on pourrait en retirer, ont
été démontrés clairement par l'association puissante sortie du génie
de Wesley. Les Wesleyens n'ont pas besoin de l'éloge d'un individu
aussi humble que l'auteur de cet essai; leurs grands services, et
surtout leur zèle à relever la condition religieuse, morale et
intellectuelle des classes ouvrières, sont connus de toutes parts.
Nous ferons seulement remarquer que, bien qu'il puisse se trouver
parmi les autres Congrégations protestantes, des Chrétiens aussi bons
et aussi pieux que chez les Wesleyens, nulle d'elles n'a fait d'aussi
constants efforts que cette branche du Protestantisme pour étendre sa
sphère d'activité bienfaisante; avantage qu'il faut rapporter
entièrement à l'efficacité de son organisation. Puisse-t-elle
conserver long-temps ce qui fait sa force et sa vitalité, et continuer
à développer le champ de ses travaux chrétiens, en les étendant
jusqu'aux terres habitées par la race dont nous avons essayé
d'esquisser les principaux traits religieux!

En prenant congé de nos lecteurs, nous ferons remarquer que, bien que
les Protestants anglais aient laissé passer, sans y prendre garde, la
condition religieuse des nations slaves, celle de leur propre pays est
un sujet d'observation et de commentaires aussi constants parmi ces
nations que dans le reste de l'Europe. L'Église d'Angleterre est le
point principal qui attire l'attention de tout le continent. Toutes
les affaires de cette Église sont surveillées avec soin; car beaucoup
de craintes et autant d'espérance se rattachent à ses destinées. Cette
attention fut éveillée, pour la première fois, par l'apparition du
célèbre ouvrage du comte Joseph de Maistre, _Du Pape_, publié il y a
plus de trente ans[200], dans lequel il prédit hardiment le retour de
l'Église anglicane à Rome; les tendances qui se sont manifestées dans
ce sens, de la part de plusieurs membres ecclésiastiques et laïques de
cette Église, ont donné un poids immense à cette prédiction.
L'importance de ces tendances a été considérablement exagérée par le
parti catholique, qui est parvenu à répandre l'opinion que l'Église
d'Angleterre est à la veille de se réunir à Rome. Les rapports les
plus défavorables sur la condition de l'Église anglicane, sont en même
temps propagés avec activité, on la représente comme marchant à grands
pas à une dissolution inévitable; tandis que ceux qui ont vécu en
Angleterre, peuvent apprécier le savoir et la piété de ses prélats,
ainsi que le zèle, la dévotion et les vertus vraiment chrétiennes
déployées par son clergé, qui a souvent à lutter contre de grandes
difficultés dans l'accomplissement de ses devoirs sacrés. Tout ceci
est fait de propos délibéré; car une correspondance intime entre
l'établissement protestant le plus important (telle est sans contredit
l'Église d'Angleterre) et les Églises protestantes du continent,
pourrait être d'un très grand avantage à la cause protestante en
général, et lui fournir les moyens de contre-balancer les efforts
réactionnaires de Rome, ainsi que les dangers provenant d'une toute
autre source. L'importance de cette mesure avait été aperçue par
Cranmer, qui en favorisa la réalisation en attirant en Angleterre des
théologiens protestants distingués du continent, et en donnant asile
aux réfugiés religieux des diverses parties de l'Europe. C'était un
premier pas vers l'établissement d'une alliance permanente, qui eût
probablement conduit à des conséquences importantes, si les jours
d'Édouard VI s'étaient prolongés. Il n'entre pas dans notre cadre de
discuter l'état des relations qui existent entre les Protestants de
l'Europe occidentale et ceux de la Grande-Bretagne; mais nous appelons
encore une fois l'attention de ce pays sur les grands avantages qui
pourraient résulter pour la cause de la vraie religion, et,
conséquemment, pour celle de la civilisation et de l'humanité, de
l'établissement de relations intimes entre l'Angleterre et les Slaves
protestantes et ceux appartenant à l'Église grecque sous la domination
de la Turquie, car ceux de la Russie sont inaccessibles. Le premier
pas indispensable vers la réalisation de ce grand dessein serait,
comme nous l'avons dit, de rechercher sur les lieux mêmes la condition
véritable de ces Slaves, et, dans l'état actuel des communications,
cette tâche peut être aisément accomplie si elle est entreprise par
d'intelligents voyageurs. Une telle alliance, cimentée sérieusement,
peut produire des avantages incalculables; car le développement de la
religion des Écritures, parmi ces peuples, aurait une influence
puissante sur toute leur race. Ce sujet mérite l'attention de tout ce
qu'il y a de penseurs et de chrétiens sincères parmi les Protestants
de la Grande-Bretagne.

[Note 200: La préface de ce livre est datée de 1817.]

Nous terminons cette esquisse rapide de l'histoire religieuse des
nations slaves, en exprimant toute notre gratitude à nos concitoyens
en particulier, et à nos frères slaves en général, pour l'indulgence
et les encouragements qu'ils ont bien voulu accorder aux efforts que
nous avons déjà faits pour soumettre au public anglais leur condition
politique et religieuse. Nous les remercions du concours utile qu'ils
nous ont prêté par leurs communications sur divers objets importants.
Ces communications sont d'une valeur inappréciable pour un auteur qui,
comme nous, se trouve placé à une grande distance des contrées qui
font l'objet de ses travaux; elles nous ont été de la plus grande
utilité pour la publication de cet ouvrage. Nous espérons que cette
esquisse recevra le même accueil, et qu'on la jugera bien plus par la
sincérité des intentions de l'auteur que par son habileté à les
mettre en relief.



APPENDICE



Appendice A.


DÉNOMBREMENT DES POPULATIONS SLAVES,

CONFORMÉMENT AUX DIFFÉRENTS ÉTATS AUXQUELLES ELLES APPARTIENNENT;

Fait par Szaffarick en 1842.

  +----------------------+----------+----------+---------+---------+----------+------+----------+
  |                      |  Russie. | Autriche.| Prusse. | Turquie.|République| Saxe.|  Totaux. |
  |                      |          |          |         |         |    de    |      |          |
  |                      |          |          |         |         | Cracovie.|      |          |
  +----------------------+----------+----------+---------+---------+----------+------+----------+
  |Grand-Russes ou       |          |          |         |         |          |      |          |
  |   Moscovites.        |35,314,000|     »    |     »   |    »    |    »     |  »   |35,314,000|
  |Petit-Russiens ou     |          |          |         |         |          |      |          |
  |   Ruthéniens.        |10,370,000| 2,774,000|     »   |    »    |    »     |  »   |13,144,000|
  |Blanc-Russiens.       | 2,726,000|     »    |     »   |    »    |    »     |  »   | 2,726,000|
  |Bulgares.             |    80,000|     7,000|     »   |3,500,000|    »     |  »   | 3,587,000|
  |Serviens ou Illyriens.|   100,000| 2,594,000|     »   |2,600,000|    »     |  »   | 5,294,000|
  |Croates.              |     »    |   801,000|     »   |    »    |    »     |  »   |   801,000|
  |Carinthiens.          |     »    | 1,151,000|     »   |    »    |    »     |  »   | 1,151,000|
  |Polonais.             | 4,912,000| 2,341,000|1,982,000|    »    |  130,000 |  »   | 9,365,000|
  |Bohémiens et Moraves. |     »    | 4,370,000|   44,000|    »    |    »     |  »   | 4,414,000|
  |Slovakes (Hongrie     |          |          |         |         |          |      |          |
  |   septentrionale).   |     »    | 2,753,000|     »   |    »    |    »     |  »   | 2,753,000|
  |Lusaciens ou Wendes   |          |          |         |         |          |      |          |
  |   (Haute Lusace).    |     »    |     »    |   38,000|    »    |    »     |60,000|    98,000|
  |   dº  (Basse-Lusace).|     »    |     »    |   44,000|    »    |    »     |  »   |    44,000|
  |                      |----------|----------|---------|---------|----------|------|----------|
  |         Totaux       |53,502,000|16,791,000|2,108,000|6,100,000|  130,000 |60,000|78,691,000|
  +----------------------+----------+----------+---------+---------+----------+------+----------+


DÉNOMBREMENT DES POPULATIONS SLAVES,

D'APRÈS LES DIFFÉRENTES CROYANCES RELIGIEUSES AUXQUELLES ELLES
APPARTIENNENT.

Supputation de Szaffarick en 1842.

  +----------------------+----------+---------+-------------+------------+-----------+
  |                      | L'Église |  Grecs  | Catholiques.|Protestants.|Mahométans.|
  |                      |grecque ou|  unis à |             |            |           |
  |                      |d'Orient. |  Rome.  |             |            |           |
  +----------------------+----------+---------+-------------+------------+-----------+
  |Grand-Russes ou       |          |         |             |            |           |
  |  Moscovites.         |35,314,000|    »    |         »   |        »   |       »   |
  |Petits-Russiens ou    |          |         |             |            |           |
  |    Malo-Russes.      |10,154,000|2,900,000|         »   |        »   |       »   |
  |Blanc-Russiens.       | 2,376,000|    »    |      350,000|        »   |       »   |
  |Bulgares.             | 3,287,000|    »    |       50,000|        »   |    250,000|
  |Serviens ou Illyriens.| 2,880,000|    »    |    1,864,000|        »   |    550,000|
  |Croates.              |    »     |    »    |      801,000|        »   |       »   |
  |Carinthiens.          |    »     |    »    |    1,138,000|      13,000|       »   |
  |Polonais.             |    »     |    »    |    8,923,000|     442,000|       »   |
  |Bohémiens et Moraves. |    »     |    »    |    4,270,000|     144,000|       »   |
  |Slovakes (dans le nord|          |         |             |            |           |
  |   de la Hongrie).    |    »     |    »    |    1,953,000|     800,000|       »   |
  |Lusaciens ou Wendes   |          |         |             |            |           |
  |   (Haute-Lusace).    |    »     |    »    |       10,000|      88,000|       »   |
  |   dº  (Basse-Lusace).|    »     |    »    |         »   |      44,000|       »   |
  |                      |----------|---------|-------------|------------|-----------|
  |          Totaux      |54,011,000|2,900,000|   19,359,000|    1,531,00|    800,000|
  +----------------------+----------+---------+-------------+------------+-----------+



Appendice B.


«L'État hongrois fut fondé au commencement du Xe siècle, à l'époque où
la nation asiatique des Hongrois ou Madgiares, venue d'un pays voisin
des monts Ourals, détruisit l'Empire slave de la Grande-Moravie[201]
et conquit le territoire de l'ancienne Dacie, habitée par les Slaves
et en partie par les Valaques qui sont les descendants des colons
romains établis dans ces régions au temps de la domination romaine. Le
Christianisme pénétra en Hongrie (de 972 à 997); les frontières de ce
pays furent considérablement augmentées, au commencement du XIIe
siècle, par le royaume slave de Croatie, qui, après l'extinction de sa
dynastie nationale, choisit volontairement pour monarque Coloman Ier,
roi de Hongrie. La nation hongroise se trouva ainsi composée de trois
populations différentes: les Hongrois proprement dits, les Slaves et
les Valaques, auxquels se joignirent un certain nombre d'Allemands qui
émigrèrent dans ce pays à différentes époques, mais principalement
sous la domination autrichienne.

[Note 201: Le royaume de la Grande-Moravie ne comprenait pas seulement
la province qui porte actuellement le nom de Moravie, il s'étendait
aussi sur la plus grande partie de la Hongrie actuelle et sur quelques
autres contrées adjacentes.]

»À une époque reculée, et peut-être contemporaine de l'établissement
de la Religion chrétienne, le latin fut adopté pour toutes les
transactions officielles de la Hongrie. C'était une mesure très sage,
en ce qu'elle établissait un lien commun de communication entre les
éléments hétérogènes de la population. Elle écartait la cause de
dissensions le plus active entre des nations d'une origine et d'un
langage entièrement différents, et consacrait une sorte d'égalité
entre le conquérant et le vaincu, en les plaçant l'un et l'autre sur
un terrain neutre. L'histoire nous enseigne que chaque fois qu'une
nation en a conquis une autre, une lutte s'est organisée entre les
deux races représentées pas leur langage, jusqu'à ce que la
nationalité du vaincu succombât sous les efforts du conquérant, comme
cela eut lieu à l'égard des Slaves de la Baltique, ou jusqu'à ce que
la nationalité des conquérants s'absorbât dans celle des vaincus qui
leur était supérieurs en nombre, comme nous le voyons avec les Francs
dans la Gaule, les Danois en Normandie, et en quelque sorte avec les
Normands français en Angleterre. Les annales de la Hongrie n'offrent
aucune lutte de ce genre; et bien que ce pays ait été en butte à la
conquête étrangère et aux commotions intérieures; les partis qui le
déchirèrent furent tous politiques ou religieux; mais nous ne voyons
aucune lutte s'élever entre les différentes races qui forment sa
population. La Hongrie offre un rare exemple dans l'histoire, d'un
État composé des populations les plus hétérogènes et unies seulement
par le lien d'un même langage, étranger à elles toutes, mais également
adopté par elles, et qui, malgré cette diversité d'éléments
constituants, soutint les plus terribles orages qui l'assaillirent à
l'extérieur et à l'intérieur. La Hongrie sut même conserver sa
constitution libre sous une série de monarques qui régnèrent d'une
manière absolue sur le reste de leurs États. Ce fait, peut-être sans
exemple dans l'histoire, doit être entièrement attribué, dans notre
opinion, à la circonstance qui avait enlevé la cause la plus active de
désunion entre les diverses races, et qui avait fait que les
Madgiares, les Slaves, les Valaques, pussent se considérer comme égaux
aux Hongrois et comme constituant politiquement une seule et même
nation.

»On aurait cru que l'expérience de leur propre histoire eût engagé les
hommes d'État de la Hongrie à continuer une ligne de politique qui
avait suffi à leurs ancêtres pour conserver l'intégrité de leur pays
et de sa constitution, malgré les éléments naturels de dissolution
qu'il renferme. Tel n'a pas été cependant le cas, et les Madgiares, ou
Hongrois proprement dits, ayant conçu récemment l'idée de remplacer
l'usage du latin par celui de leur idiome particulier (qui n'est pas
le langage de la grande majorité des habitants), des efforts pour
atteindre ce but se manifestèrent pour la première fois à la diète de
1830, et continuèrent pendant plusieurs diètes successives, jusqu'à ce
que celle de 1844 décrétât la résolution suivante, qui reçut la
sanction impériale: «La langue hongroise sera employée dans les
transactions officielles du pays; elle deviendra celle de
l'enseignement dans toutes les écoles publiques. Les diètes
délibéreront en hongrois.» Les députés des royaumes annexés (la
Croatie et la Slavonie) furent cependant autorisés, pour le cas où ils
ne comprendraient pas le hongrois, à donner leur vote en latin; mais
ce privilége ne devait avoir force de loi que pour les diètes qui
auraient lieu dans les six années suivantes. Les autorités des mêmes
royaumes annexés devaient recevoir la correspondance de celles de
Hongrie en langue hongroise, mais on leur permettait d'adresser la
leur en latin aux autorités hongroises. Le hongrois devait être
enseigné dans toutes les écoles des provinces ci-dessus mentionnées.

»Ces dispositions, calculées pour détruire la nationalité des
populations non madgiares, souleva une violente opposition parmi les
Slaves. Les provinces de Croatie et de Slavonie, qui ont l'avantage de
posséder une diète provinciale, prirent de fortes résolutions contre
l'introduction de la langue madgiare dans leurs provinces, et firent à
Vienne des représentations pressantes à cet effet, demandant même une
administration séparée. Elles finirent par déclarer leur ferme
résolution de substituer au latin dans leurs provinces, non le
madgiar, mais leur propre langue slave. Les Slovaques, qui n'ont pas
les moyens légaux des Croates pour s'opposer aux mesures prises contre
leur nationalité, essayèrent de lutter pour sa conservation par des
efforts individuels. Le parti national, composé de presque toute la
jeune génération de la classe instruite, essaya de répandre, par tous
les moyens possibles, la culture de la langue et de la littérature
nationales, et de défendre leur nationalité contre les envahissements
du madgiarisme. Le clergé catholique ou protestant multiplia ses
efforts en faveur de ce but patriotique. On peut remarquer aussi que
les Slovaques, qui ont adopté le pur bohémien pour leurs oeuvres
littéraires, possèdent une littérature de quelque importance. Deux des
écrivains bohémiens les plus éminents de nos jours, et que nous avons
déjà mentionnés comme les créateurs de l'idée du panslavisme, Kollar
et Szaffarik, appartiennent aux Slovaques. Il se fait aujourd'hui dans
la Croatie un mouvement littéraire très remarquable, que l'on doit
attribuer, en très grande partie, à Ludevit Gay, qui a posé les
fondements de la littérature périodique, dont l'influence se fait déjà
sentir d'une manière puissante sur les Slaves du sud de la Hongrie,
ainsi que sur ceux de la Dalmatie, et a déjà fait revivre un vif
sentiment de nationalité parmi eux.

»La diète de Croatie s'est déclarée indépendante de la Hongrie, et des
collisions se sont manifestées entre ses habitants et d'autres Slaves
du sud de la Hongrie, d'une part, et les Madgiares et les populations
allemandes d'autre part. Si l'on ne parvient pas à arrêter ce débat
par des moyens de conciliation, on peut s'attendre aux conséquences
les plus fatales pour la Hongrie. Un million environ de la population,
comprenant la frontière militaire qui s'étend le long des confins
turcs, se compose de Slaves. Ils sont dressés à la discipline et aux
habitudes guerrières. Un certain nombre d'entre eux prennent déjà part
aux débats si déplorablement soulevés, et, suivant toute apparence,
ils seront bientôt suivis du reste de leurs frères et soutenus par une
grande partie des habitants de la Servie. Les Slaves de la Hongrie
septentrionale, qui n'ont pas, comme les Croates, de diète provinciale
pour représenter les intérêts de leur nationalité, ne pouvaient pas
manifester leur opposition aux Madgiares de la même manière que leurs
frères du Sud. Il est cependant plus que probable que, s'ils
n'obtiennent pas une garantie complète pour les droits de leur
nationalité, ils se sépareront de la Hongrie, et que les Slovaques
s'uniront à la Bohême, avec laquelle ils ont déjà un lien commun
d'origine et de langage. La diète hongroise a fait aujourd'hui la
concession trop tardive, en faveur des Slaves de la Croatie, de
laisser à cette province l'usage du langage national dans les
transactions publiques; mais ce droit ayant été arraché plutôt
qu'accordé, il est très douteux que les Croates consentent à rester
unis à la Hongrie et à se joindre à ses diètes où ils seraient obligés
de délibérer en madgiar; il n'est pas non plus probable qu'ils
consentent à l'introduction de l'étude de cet idiome dans leurs
écoles, car le temps passé à l'apprendre peut être employé par les
élèves à acquérir des connaissances beaucoup plus utiles. Ce que nous
avons dit des Croates s'applique également à tous les Slaves de la
Hongrie. Nous craignons que ces circonstances ne conduisent fatalement
à une dissolution de la Hongrie comme État, et ce sera un bien triste
évènement, car aucun ami de la liberté ne peut retenir le juste tribut
d'éloges qui est dû aux Hongrois pour les efforts incessants qu'ils
ont faits depuis long-temps, afin de développer leurs libertés
constitutionnelles et de les étendre à toutes les classes d'habitants.
Nous, en particulier, comme Polonais, nous ne pouvons que porter le
plus vif intérêt à une nation qui a toujours manifesté la plus vive
sympathie pour notre pays. Espérons donc que la catastrophe qui semble
menacer aujourd'hui la Hongrie sera détournée de ce noble peuple,
malgré le sombre aspect de son horizon politique, qui présage une
tempête de la plus terrible espèce.» (_Panslavisme et Germanisme_, p.
178, 188.)



Appendice C.


«Une violente opposition à l'établissement de l'État confédéré en
question se manifestera infailliblement de la part des Madgiares, en
ce qu'ils seront obligés de se soumettre à un grand sacrifice de
nationalité, en devenant, d'État séparé, la partie d'un autre État, et
d'accepter ou plutôt de subir l'égalité avec les Slaves, sur lesquels
ils s'étaient efforcés d'établir leur domination, en leur imposant la
langue madgiare. Mais il ne sera pas possible de retenir plus
long-temps les Slaves de la Hongrie sous la domination de cet État;
ceux du Sud ayant déjà commencé à s'opposer à main armée à cet ordre
de choses, leur exemple sera très probablement suivi par leurs frères
du Nord, les Slovaques, à la première occasion favorable. Les
Madgiares sont trop faibles numériquement pour pouvoir maintenir une
existence politique indépendante au milieu des populations slaves qui
les entourent; ils n'auront, en conséquence, d'autre ressource que de
s'unir à l'empire confédéré, afin de continuer le développement de
leur propre nationalité en devenant partie constitutive de cet État.»
(_Panslavisme et Germanisme_, p. 319 et 320.)



Appendice D.

(Voyez appendice B, page 440).



Appendice E.


«Les rapides progrès du développement intellectuel en Europe ont
exercé aussi leur influence sur les nations slaves; la littérature a
marché graduellement, et toutes les branches des connaissances
humaines ont été cultivées à leur tour par ces nations. Les principaux
sujets cependant qui ont captivé l'attention des savants slaves, sont
l'histoire et les antiquités de leurs pays respectifs, étudiées
non-seulement dans leurs chroniques écrites, mais encore dans leurs
chants populaires, dans les traditions et les superstitions; la
culture et les progrès de leurs langages nationaux ont également fait
l'objet de leurs méditations et de leurs efforts. Il en résulta la
conviction universelle que toutes les nations slaves sont
non-seulement autant de rejetons d'une même tige et leurs idiomes
respectifs autant de dialectes d'une langue-mère, mais encore qu'il
existe une affinité évidente entre les principaux traits de leur
nature morale et physique. Bref, tous les Slaves, malgré les
modifications diverses résultant de l'influence du climat, de la
religion et de la forme du gouvernement, appartiennent par leur
essence à une seule et même nation. Cette conviction répandit parmi
tous les hommes de la même race un grand amour de nationalité, et les
savants qui avaient éveillé ce sentiment le propagèrent par leurs
écrits parmi tous leurs compatriotes. La pensée d'étendre leur
activité intellectuelle sur la race très nombreuse d'Europe, au lieu
de la limiter à la sphère comparativement étroite de leur propre
nation, parut des plus attrayantes aux écrivains slaves, dont les
ouvrages n'avaient eu qu'un cercle très restreint de lecteurs, à cause
du petit nombre d'habitants parlant le langage dans lequel leurs
ouvrages sont écrits. C'est surtout ce qui arrive avec la Bohême; car,
bien que ce pays possède aujourd'hui une littérature importante et
compte plusieurs auteurs du premier mérite, son public de lecteurs est
très limité. La population parlant le bohémien s'élève, y compris les
Slovaques de Hongrie, à plus de sept millions d'individus[202]; mais
comme presque toutes les classes instruites, surtout en Bohême, savent
l'allemand, la littérature nationale de ce pays a souvent à soutenir
une concurrence redoutable avec les productions d'Allemagne, et, en
conséquence, les ouvrages les plus importants publiés en bohémien
doivent, en général, leur appui bien plus au patriotisme éclairé de
quelques individus qu'à l'étendue de leur circulation. La littérature,
de nos jours, ne peut cependant atteindre un haut degré de prospérité
sans avoir un vaste champ ouvert à la renommée de ses écrivains et au
bénéfice de ses éditeurs, qui doivent pouvoir récompenser le travail
littéraire de manière à ce que les hommes de talent soient engagés à
se dévouer à la pénible carrière d'auteur. Les lettrés bohémiens
arrivèrent en conséquence à cette conclusion, que le moyen le plus sûr
d'atteindre ce but serait d'étendre l'activité intellectuelle de
chaque nation slave à la race tout entière, au lieu de la limiter,
comme on avait fait jusqu'ici, à telle ou telle branche. Kollar,
ecclésiastique protestant de la congrégation slave de Pesth, en
Hongrie, et qui s'y était acquis une réputation méritée par ses
productions littéraires, fut le premier qui mit en avant cette grande
idée d'une manière saisissable, au moyen de plusieurs écrits, mais
surtout par la dissertation qu'il publia en allemand, en 1828, sous le
titre de: _Wechselseitigkeit_, ou Réciprocité. Il adopta la langue
allemande pour cette publication, afin de lui préparer un accès plus
facile dans toutes les contrées slaves, auprès des classes les plus
instruites, qui comprennent généralement cette langue. Il proposa,
dans cet ouvrage, une réciprocité littéraire entre toutes les nations
slaves, c'est-à-dire que tout Slave instruit serait désormais versé
dans les langages et dans la littérature des principales branches de
la tige commune, et que tous les lettrés slaves posséderaient une
connaissance approfondie de tous les dialectes de leur race. Il prouva
en même temps que les divers dialectes slaves ne diffèrent pas plus
entre eux que les quatre principaux dialectes de l'ancienne Grèce
(l'Attique, l'Ionien, le Dorique et l'Éolien), et que les auteurs qui
écrivirent dans ces quatre dialectes furent également considérés comme
Grecs, malgré cette différence, et que leurs productions furent
revendiquées comme la propriété commune et la gloire de toute la
Grèce, et non comme appartenant exclusivement à la population dans le
dialecte de laquelle elles avaient été publiées. Si cette division de
langage en plusieurs dialectes n'a pas empêché les Grecs de créer la
plus brillante littérature du monde, pourquoi la même cause
agirait-elle comme une entrave sur celle des peuples d'origine slave?
Les avantages que toutes ces nations pourraient recueillir d'une
réciprocité de ce genre sont certainement très grands, car elle
donnerait un essor considérable à la littérature de toutes les
branches slaves, et en même temps une valeur intrinsèque plus grande à
leurs productions, en ouvrant aux auteurs un champ plus vaste à leur
renommée et plus de chance d'être rémunérés de leurs travaux.

[Note 202: Voyez l'appendice A.]

»Vers l'époque où Kollar émit l'idée d'une alliance littéraire entre
tous les Slaves, un autre écrivain bohémien, qui s'est acquis depuis
une réputation européenne par ses recherches sur l'ancienne histoire
slave, Szaffarik, publia une esquisse de tous les dialectes et de la
littérature de ces peuples. Cet ouvrage, publié aussi en allemand,
vint puissamment en aide aux projets de Kollar, en faisant comprendre
aux Slaves, à la fois joyeux et étonnés, toute leur importance comme
race. Ce fait, porté à la connaissance des autres nations par ce même
ouvrage, ne saurait plus être mis en question.

»La proposition de Kollar, appuyée par les écrits de Szaffarik,
rencontra un écho tout naturel parmi les hommes de lettres de toutes
les nations slaves. C'était une semence qui tombait dans une terre
préparée pour la recevoir par l'étude spéciale dont nous avons
parlé.--L'étude des divers langages et de la littérature slaves
devient de plus en plus générale parmi ces nations, et déjà
aujourd'hui il est peu d'écrivains de quelque mérite, appartenant à
cette race, qui ne soit pas versé dans les dialectes et dans les
lettres cultivées par toutes ses branches.

»C'est l'origine de ce qu'on appelle le Panslavisme, qui n'était, à sa
source, qu'une alliance littéraire entre les nations slaves; mais
était-il possible que ce mouvement, purement intellectuel dans son
principe, ne prît pas une direction politique! et n'était-il pas
naturel que les diverses nations de la même race, réunissant leurs
efforts séparés pour relever leur condition littéraire, arrivassent,
par une succession naturelle de raisonnements, à l'idée et au désir
d'acquérir une importance politique, en réunissant toutes les branches
de leur tronc en un puissant empire ou confédération, qui leur assurât
une prépondérance décisive sur les affaires de l'Europe! Il n'y a donc
pas lieu de s'étonner que ce résultat naturel de circonstances que
nous avons décrites, commence déjà à se manifester avec une énergie
croissante, en éveillant, d'une part, les plus brillantes espérances
et la perspective la plus éblouissante dans l'esprit de plus d'un
Slave, et en suggérant, d'un autre côté, dans une proportion
correspondante, les craintes et les appréhensions les plus fortes
parmi un grand nombre d'Allemands, dont le pays, par sa position
géographique, doit être nécessairement le premier à éprouver les
effets d'une telle combinaison.» (_Panslavisme et Germanisme_, p.
109, 112.)



Appendice F.


«L'Allemagne subit en ce moment une crise importante. La résolution de
la diète de Francfort, d'abolir la souveraineté des trente-huit États
indépendants qui ont composé la Confédération germanique, afin
d'établir un seul empire allemand, est, en effet, une entreprise
hardie. Il est cependant beaucoup plus facile de prendre une
résolution de ce genre que de la mettre à exécution, car il n'est pas
aisé d'admettre que tous ces États, surtout les plus grands, résignent
volontairement leur existence indépendante pour se fondre dans un seul
État où beaucoup d'intérêts locaux ou individuels disparaîtraient
devant l'intérêt général. Les intérêts commerciaux de l'Allemagne
septentrionale, qui ont empêché sa jonction au Zollverein, devraient
être sacrifiés à ceux des contrées manufacturières du Sud. Vienne,
Berlin, et d'autres capitales, tombent au rang de villes principales,
et un grand nombre d'individus qui remplissent aujourd'hui des
fonctions plus ou moins hautes dans les ministères, dans les
ambassades étrangères, etc., des différents États, se trouveraient
sans emplois. Les monarques eux-mêmes deviennent tout au plus des
gouverneurs héréditaires de leurs États respectifs, et c'est à peine
s'ils peuvent raisonnablement espérer de conserver long-temps cette
position subordonnée, leur emploi devant être reconnu bientôt
tout-à-fait inutile et remplacé par des magistratures beaucoup moins
onéreuses. L'unité allemande, décrétée à Francfort, rencontrera donc
l'opposition la plus sérieuse de la part de tous ces intérêts
militants. Le Hanovre s'est déjà déclaré contre cette décision; la
Prusse ne semble pas le moins du monde disposée à résigner
l'importante position que ses monarques et ses hommes d'État ont si
long-temps et si heureusement travaillé à lui conquérir. Il est plus
que probable que le parlement autrichien, assemblé en ce moment à
Vienne, ne se soumettra pas à celui de Francfort.» (_Panslavisme et
Germanisme_, p. 331 et 332.)

       *       *       *       *       *

_N. B._--Toutes ces observations furent imprimées en mai et juin 1848,
à l'époque où les Hongrois étaient, en apparence, dans les meilleurs
termes avec le cabinet autrichien, et la diète de Francfort au zénith
de sa gloire.



Appendice G.

LES SLAVES EN MORÉE.


Un fait singulier a été établi par l'écrivain allemand bien connu, M.
Fallmerayer, dans son _Histoire de la Morée au moyen-âge_, c'est que
cette partie de la Grèce a été en la possession des Slaves du VIe au
IXe siècle; ce qui explique les noms slaves donnés à beaucoup de
villes encore existantes de cette province et celui même de Morée. Une
version commune veut qu'on l'ait appelée ainsi du nombre de ses
mûriers (bien qu'elle n'eût rien de plus remarquable, sous ce rapport,
que beaucoup d'autres parties de l'empire byzantin); mais il est bien
plus raisonnable de faire dériver le nom de cette péninsule de _More_,
en slave la Mer, d'autant mieux que les écrivains byzantins ne s'en
servirent jamais et conservèrent toujours celui de Péloponèse, par la
raison toute vraisemblable que c'était un mot d'origine barbare,
qu'ils n'eussent pas rejeté s'il avait eu sa racine dans le grec.

On sait que les Slaves, qui avaient commencé à faire de très
fréquentes incursions dans l'empire grec, sous Justinien Ier, furent
conquis, pendant la seconde partie du VIe siècle, par la nation
asiatique des Avars, que la cour de Byzance avait excités à attaquer
les Slaves. Cependant, les Avars devinrent des ennemis plus
redoutables pour l'empire grec que les Slaves ne l'avaient été, et ces
derniers, marchant dès lors sous la bannière de leurs vainqueurs et
comme leur avant-garde, pénétrèrent jusqu'aux murs de Constantinople.
Tout le Péloponèse fut ravagé par les Slaves, à l'exception de
l'Acrocorinthe, avec ses deux ports de mer (Cenchrea et Lecheum),
Patras, Modon, Coron, Arges, avec la campagne voisine d'Anapli, dans
le district actuel de Praslo, Vitylos, sur le versant occidental du
Taygète, et les hauteurs de la province de Maïna. Le reste du
Péloponèse fut réduit en un désert aride, et les habitants qui
échappèrent à la mort et à la captivité s'enfuirent, ou dans les
places fortes que nous venons d'indiquer ou dans les îles de
l'Archipel.

Les Slaves ayant ainsi conquis la Morée, y fondèrent un établissement
permanent. C'est un fait dont on peut aisément s'assurer par une étude
attentive des auteurs byzantins. Cedrénus, Théophane et le patriarche
Nicéphore, qui écrivirent au VIIIe siècle, appellent le pays situé
entre le Danube et les montagnes d'Arcadie et de Messénie,
_Sclabinia_, c'est-à-dire le pays des Slaves ou Esclavons; Constantin
Porphyrogenète dit que tout le Péloponèse, au temps de Constantin
Copronyme (741-75), se fondit dans l'élément slave et barbare.

La domination des Avars, qui avaient presque ruiné l'empire grec, se
vit ébranlée à sa base par la révolte des Slaves de l'Ouest, sous le
règne de l'empereur Héraclius (610-41); la nation slave des Serbes et
des Chrobates (Serviens et Croates) ayant été appelée par cet empereur
à les chasser des provinces méridionales du Danube, cette circonstance
laissa les Slaves en paisible possession du Péloponèse et des autres
terres qu'ils avaient enlevées aux Avars. Suivant la pente naturelle
de leurs dispositions au calme, ils adoptèrent, comme ils l'avaient
fait dans d'autres contrées, les occupations tranquilles de
l'agriculture et de l'industrie, et ils perdirent bientôt toute trace
de cette humeur guerrière qui semblait les caractériser au temps de
leur invasion dans l'empire grec. Cette transformation fournit aux
monarques byzantins les moyens de les attaquer avec succès; Constant
II (642-68) porta la guerre dans le pays des Slaves, afin d'ouvrir une
communication entre la capitale, d'une part, et Philippi et
Thessalonique de l'autre. Justinien II (685-95 et 705-10) dirigea
aussi une expédition victorieuse contre les Slaves, et fit un grand
nombre de prisonniers qu'il transplanta dans l'Asie-Mineure. L'empire
grec ayant repris une énergie momentanée sous la dynastie isaurienne,
Constantin Copronyme poussa ses conquêtes sur le territoire des Slaves
jusqu'à Bérée, au-dessus de Thessalonique, ainsi qu'on n'en saurait
douter en examinant la délimitation des frontières de l'empire faite
par les ordres de l'impératrice Irène, en 793. Les Slaves du
Péloponèse furent conquis, sous le règne de l'empereur Michel III, à
l'exception des _Milingi_ et des _Eseritæ_ qui habitaient Lacédémone
et Elis, ainsi que le rapporte Constantin Porphyrogenète[203].

[Note 203: _De administrando imperio_, part. ij, chap. LVJ.]

L'empereur Basile Ier ou le Macédonien, acheva de les soumettre;
vinrent ensuite la Religion chrétienne et la civilisation grecque, qui
effaça leur individualité, perdue au milieu des Hellènes, de même que
l'élément allemand absorba celle de leurs frères des rivages de la
Baltique.

Les traces de l'occupation de la Morée par les Slaves se retrouvent
encore dans ce pays. Plusieurs localités décrites par Pausanias et
même par Procope, ont disparu et ont été remplacées par d'autres
portant des noms slaves, tels que Goritz, Slavitza, Veligosti, etc.,
etc. Il est presque inutile d'ajouter que les habitants, dont le
langage avait donné des noms à ces localités, sont nécessairement
restés un temps considérable dans les lieux qui continuent de porter
ces noms, après que les individus eux-mêmes ont disparu comme nation
des pays où se trouvent situées les villes nommées par eux.

Il paraît que la population actuelle de la Morée a, pour le moins,
autant de sang slave que de sang grec dans les veines. «Le caractère
des habitants de la Morée a cependant, selon un voyageur moderne[204],
plus de ressemblance avec celui des anciens Grecs qu'avec les Slaves
ou tout autre peuple. Il en est de même de leurs costumes, des moeurs
de leurs différentes communautés et de leurs sentiments. Et, bien
qu'ils aient hérité peu des nobles qualités de leurs ancêtres, ils
possèdent leur finesse et leur esprit de ruse, et, comme les anciens
Grecs, ils sont également _dolis instructi et arte Pelasgâ_.» Cette
réflexion n'est certainement pas applicable aux Slaves.

[Note 204: Sir Gardner Wilkinson, dans son ouvrage sur la Dalmatie et
Montenegro, vol. II, p. 453.]


FIN.



TABLE DES MATIÈRES.


CHAPITRE PREMIER.

LES SLAVES.

                                                                Pages.

    Origine du nom des Slaves. -- Hérodote en parle. -- Tacite,
    Pline et Ptolémée en font mention. -- Ils s'étendent au Sud
    et à l'Ouest. -- Leur caractère et leurs moeurs. -- Conquête
    et extermination des peuples situés entre l'Elbe et la
    Baltique. -- Quelques mots sur les Wendes de la Lusace. --
    Oppression des Slaves par les Germains, et leur résistance au
    Christianisme. -- Renaissance de l'animosité nationale entre
    les Allemands et les Slaves à notre époque. -- Religion des
    anciens Slaves. -- Hospitalité, caractère doux et pacifique,
    probité des Slaves idolâtres attestée par les missionnaires
    chrétiens. -- Anecdote qui rappelle les peuples hyperboréens.
    -- Leur bravoure et leur habileté militaire. -- Leur courage
    à supporter les fatigues et les tourments. -- Progrès rapide
    du Christianisme parmi eux, dès qu'il est prêché dans leur
    langue. -- Royaume de la Grande-Moravie. -- Traduction des
    Écritures en slavon, et introduction de la langue nationale
    dans le culte religieux par Cyrille et Méthodius. --
    Persécution de ce culte par l'Église catholique romaine. --
    Les rois de France prêtaient leur serment de couronnement sur
    un exemplaire des Évangiles slaves.                              1


CHAPITRE II.

BOHÊME.

    Origine de ce nom, et premiers temps historiques. --
    Conversion au Christianisme. -- Vaudois réfugiés dans ce
    pays. -- Règne de l'empereur Charles VI. -- Jean Huss. -- Son
    caractère. -- Il se met à la tête du parti national à
    l'Université de Prague. -- Son triomphe sur le parti
    allemand. -- Conséquences. -- Influence des doctrines de
    Wicleff sur Jean Huss. -- L'archevêque de Prague fait brûler
    les ouvrages de Wicleff et excommunie Jean Huss. -- Le pape
    cite Jean Huss devant son tribunal, à Rome. -- Jean Huss
    commence à prêcher contre les indulgences du pape et est
    excommunié par le légat du Saint-Père. -- Concile de
    Constance. -- Arrivée de Jean Huss à Constance. -- Son
    emprisonnement. -- L'empereur s'oppose d'abord à la violation
    du sauf-conduit qu'il a donné, mais les pères du concile lui
    persuadent d'abandonner Jean Huss. -- Procès et défense de ce
    dernier. -- Sa condamnation. -- Son supplice. -- Procès et
    supplice de Jérôme de Prague.                                   34


CHAPITRE III.

BOHÊME. (Suite).

    Effet que produit la mort de Jean Huss en Bohême. -- Ziska.
    -- Supplice de quelques Hussites ordonné par le légat du
    pape. -- Première lutte entre les Catholiques romains et les
    Hussites. -- Proclamation de Ziska et soulèvement à Prague.
    -- Destruction de quelques églises et couvents par les
    Hussites. -- Invasion et défaite de l'empereur Sigismond. --
    Négociations politiques. -- L'anglais Pierre Payne. --
    Ambassade à la Pologne. -- Arrivée de forces polonaises au
    secours des Hussites. -- Mort de Ziska. -- Son caractère.       80


CHAPITRE IV.

BOHÊME. (Suite.)

    Procope le Grand. -- Bataille d'Aussig. -- Ambassade en
    Pologne. -- Croisade contre les Hussites, conduite par Henry
    Beaufort, évêque de Winchester. -- Elle échoue. -- Tentative
    infructueuse de rétablir la paix avec l'empereur Sigismond.
    -- Les Hussites ravagent l'Allemagne. -- Nouvelle croisade
    contre les Hussites, commandée par le cardinal Césarini, et
    son issue malheureuse. -- Observations générales sur les
    succès prodigieux des Hussites. -- Négociations du concile de
    Bâle avec les Hussites. -- _Compactata_ ou concessions faites
    par le concile aux Hussites. -- Les Taborites vont au secours
    du roi de Pologne. -- Leurs préparatifs. -- Divisions parmi
    les Hussites à la suite des _compactata_. -- Mort de Procope
    et défaite des Taborites. -- Observations générales sur la
    guerre des Hussites. -- Leur énergie morale et physique. --
    On les accuse à tort de cruautés. -- Exemple du prince Noir
    de Galles. -- Rétablissement de Sigismond. -- Les Taborites
    changent leur nom pour celui de Frères Bohémiens. --
    Remarques sur les Moraves, leurs descendants. -- Luttes entre
    les Catholiques romains et les Hussites soutenus par les
    Polonais. -- George Podiebrad. -- Ses grandes qualités. --
    Hostilité de Rome contre lui. -- Les Polonais le soutiennent.
    -- Règne de la dynastie polonaise en Bohême.                   104


CHAPITRE V.

BOHÊME. (Suite.)

    Avènement de Ferdinand d'Autriche et persécution des
    Protestants. -- Progrès du Protestantisme sous Maximilien et
    Rodolphe. -- Querelles entre les Protestants et les
    Catholiques sous le règne de Mathias. -- Défenestration de
    Prague. -- Ferdinand II: sa fermeté de caractère et son
    dévouement à l'Église catholique. -- Il est déposé; élection
    de Frédéric, palatin du Rhin. -- Zèle des Catholiques dans
    l'intérêt de leur cause. -- Élizabeth d'Angleterre et Henry
    IV de France. -- Conduite déloyale des Protestants allemands.
    -- Défaite des Bohémiens: conséquences de cette défaite. --
    Guerre de Trente ans; les Protestants de Bohême sont
    abandonnés par ceux d'Allemagne. -- Triste situation de la
    nationalité slave de Bohême. -- Résurrection de la langue
    nationale, de la littérature et de l'esprit public en Bohême.
    -- Condition actuelle et avenir de ce pays.                    141


CHAPITRE VI.

POLOGNE.

    Caractère général de l'histoire religieuse de la Pologne. --
    Introduction du Christianisme. -- Influence du clergé
    germanique. -- Existence des Églises nationales. -- Influence
    du Hussitisme. -- Hymne polonais en l'honneur de Wiclef. --
    Influence de l'Université de Cracovie sur les progrès de
    l'intelligence nationale. -- Projet de réforme ecclésiastique
    présenté à la Diète de 1459. -- Doctrines protestantes en
    Pologne avant Luther. -- Progrès du Luthéranisme en Pologne.
    -- Affaire de Dantzick. -- Caractère de Sigismond. --
    Situation politique du pays. -- Société secrète à Cracovie
    pour la discussion des questions religieuses. -- Arrivée des
    Frères Bohêmes et diffusion de leurs doctrines. -- Émeute
    soulevée par les étudiants de l'Université de Cracovie; leur
    départ pour les Universités étrangères; conséquences de cet
    événement. -- Premier mouvement contre Rome. -- Synode
    catholique romain de 1551 et ses résolutions violentes contre
    les Protestants. -- Irritation produite par ses résolutions
    et abolition de l'autorité ecclésiastique sur les hérétiques.
    -- Oréchovius, ses disputes et sa réconciliation avec Rome;
    influence de ses écrits. -- Dispositions du roi
    Sigismond-Auguste en faveur d'une réforme de l'Église.         161


CHAPITRE VII.

POLOGNE. (Suite.)

    Jean A. Laski ou Lasco; sa famille, ses travaux évangéliques
    en Allemagne, en Angleterre et en Pologne. -- Arrivée du
    nonce Lippomani, et ses intrigues. -- Synode catholique de
    Lowicz et meurtre juridique d'une jeune fille et de plusieurs
    Juifs, meurtre commis par ce synode à l'instigation de
    Lippomani. -- Le prince Radziwill le Noir; services qu'il a
    rendus à la cause de la Réforme.                               186


CHAPITRE VIII.

POLOGNE. (Suite).

    Demandes adressées au pape par le roi de Pologne. -- Projet
    de synode national combattu par les intrigues du cardinal
    Commendoni. -- Efforts des Protestants polonais pour opérer
    l'Union des Confessions Bohémienne, Genevoise et Luthérienne.
    -- _Consensus_ de Sandomir. -- Déplorables conséquences de la
    haine des Luthériens contre les autres Confessions
    protestantes. -- Origine et progrès des Anti-trinitaires ou
    Sociniens. -- Situation prospère du Protestantisme et son
    influence sur le pays. -- Le cardinal Hosius. -- Introduction
    des Jésuites.                                                  201


CHAPITRE IX.

POLOGNE. (Suite.)

    Situation de la Pologne à la mon de Sigismond-Auguste. -- Les
    intrigues du cardinal Commendoni et l'hostilité des
    Luthériens contre la Confession de Genève, empêchent la
    nomination d'un candidat protestant au trône de Pologne. --
    Projet, suggéré par Coligny, de donner la couronne à un
    prince français. -- Parfaite égalité de droits accordée par
    la confédération de 1573 à toutes les sectes chrétiennes. --
    Patriotisme déployé à cette occasion par François Krasinski,
    évêque de Cracovie. -- Effet produit en Pologne par le
    massacre de la Saint-Barthélemy. -- Aspect de la Diète
    électorale, décrit par un Français. -- Élection de Henri de
    Valois et concessions obtenues par les Protestants polonais
    en faveur de leurs coreligionnaires de France. -- Arrivée à
    Paris de l'ambassade polonaise, et son influence sur le sort
    des Protestants français. -- Tentatives faites dans le but
    d'empêcher le nouveau roi de confirmer, dans son serment, les
    droits des Protestants. -- Henri est forcé, par ces derniers,
    de confirmer leurs droits lors de son couronnement. -- Fuite
    de Henri et élection de Étienne Batory. -- Conversion
    soudaine de ce prince à l'Église de Rome, sous l'influence de
    l'évêque Solikowski. -- Les Jésuites se concilient ses
    faveurs en affectant de protéger les lettres et les sciences.  227


CHAPITRE X.

POLOGNE. (Suite.)

    Élection de Sigismond III. -- Son caractère. -- Sa soumission
    complète aux Jésuites; efforts de ces derniers pour détruire
    le Protestantisme en Pologne. -- Exposé des manoeuvres des
    Jésuites et leur succès. -- Histoire de l'Église d'Orient en
    Pologne. -- Histoire de la Lithuanie. -- Rôle de l'Église
    d'Orient dans ce pays; dualisme religieux des princes
    lithuaniens. -- Union avec la Pologne. -- Les Jésuites
    entreprennent de soumettre l'Église de Pologne à la
    suprématie de Rome. -- Instructions données par eux à
    l'archevêque de Kioff, pour préparer en secret l'union de son
    Église avec Rome tout en paraissant s'y opposer. -- L'union
    est conclue à Brestz; ses déplorables effets pour la Pologne.
    -- Lettre du prince Sapiéha.                                   243


CHAPITRE XI.

POLOGNE. (Suite.)

    Succès déplorable des efforts de Sigismond pour renverser la
    cause du Protestantisme en Pologne. -- Conséquences funestes
    de sa politique, malgré les services rendus au pays par
    d'illustres patriotes. -- Potoçki. -- Zamoyski le Grand. --
    Christophe Radziwill. -- Fâcheux effet de l'administration de
    Sigismond sur les relations extérieures de la Pologne. --
    Règne de Vladislav IV et impuissance de ses efforts pour
    détruire l'influence des Jésuites.                             266


CHAPITRE XII.

POLOGNE (Suite.)

    Règne de Jean-Casimir. -- Révolte des Cosaques. -- Le
    bigotisme des évêques catholiques s'oppose à toute
    réconciliation avec eux. -- Invasion et expulsion des
    Sociniens. -- Règne de Jean Sobieski. -- Pillage et
    destruction du temple protestant de Vilna, à l'instigation
    des Jésuites. -- Meurtre juridique de Lyszczynski. --
    Élection et règne d'Auguste II. -- Première disposition
    légale contre la liberté religieuse des Protestants, obtenue
    par surprise sous l'influence de la Russie. -- Protestation
    des patriotes catholiques contre cette mesure. -- Nobles
    efforts de Leduchowski pour défendre les droits de ses
    concitoyens protestants, menacés par les intrigues de
    l'évêque Szaniawski. -- Meurtre juridique de Thorn. --
    Réflexions sur cet évènement. -- Lettre pastorale de l'évêque
    Szaniawski aux Protestants. -- Les représentations des
    puissances étrangères, en faveur des Protestants polonais, ne
    servent qu'à rendre la persécution plus violente contre eux.
    -- Ils sont privés des droits politiques. -- Situation
    malheureuse des Protestants polonais sous le règne d'Auguste
    III. -- Généreuse conduite du cardinal Lipski.                 281


CHAPITRE XIII.

POLOGNE. (Suite.)

    État déplorable de la Pologne sous la dynastie saxonne. --
    Asservissement de la cour saxonne aux intérêts de la Russie.
    -- Efforts des princes Czartoryski et d'autres patriotes pour
    relever leur pays. -- Rétablissement des Anti-Papistes ou
    Dissidents dans leurs anciens droits par l'influence
    étrangère. -- Réflexions à ce sujet -- Remarques générales
    sur les causes de la chute du Protestantisme en Pologne. --
    Comparaison avec l'Angleterre. -- Condition actuelle des
    Protestants polonais. -- Services rendus par le prince Adam
    Czartoryski à la cause de l'éducation publique, dans les
    provinces polonaises de la Russie. -- Triste destinée de
    l'école protestante de Kiéydany. -- Esquisse biographique de
    Jean Cassius, ministre protestant dans la Pologne prussienne.
    -- De la haute école de Lissa, et du prince Antoine
    Sulkowski.                                                     309


CHAPITRE XIV.

RUSSIE.

    Origine du nom de Russie. -- Novogorod et Kioff. -- Première
    expédition russe contre Constantinople. -- Expéditions
    réitérées contre l'Empire grec. -- Relations commerciales
    entre les deux pays. -- Introduction du Christianisme en
    Russie et influence de la civilisation byzantine sur cet
    empire naissant. -- Expédition des Russes chrétiens contre
    Constantinople, et prédiction concernant la conquête de cette
    ville par leurs armes. -- Division de la Russie en plusieurs
    principautés. -- Conquête de ce pays par les Mogols. --
    Origine et progrès de Moscou. -- Esquisse historique de
    l'Église russe depuis sa fondation jusqu'à nos jours; son
    organisation actuelle. -- Union forcée avec l'Église de
    Russie de l'Église grecque, déjà unie à Rome. -- Description
    des sectes russes ou les Raskolniky. -- Les Strigolniky. --
    Les Judaïstes. -- Effets de la réforme du XVIe siècle sur la
    Russie. -- Rectification des livres sacrés et schisme qui en
    est la suite. -- Terribles actes de superstition. -- Les
    Starovértzy ou sectateurs de l'ancienne foi. -- Superstitions
    payennes. -- Les Eunuques. -- Les Flagellants. -- Les
    Malakanes ou Protestants. -- Les Doukhobortzi ou Gnostiques.
    -- Superstitions horribles dans lesquelles ils tombent. --
    Proclamation du comte Woronzoff à ce sujet.                    344


CHAPITRE XV.

RUSSIE. (Suite.)

    Description des Martinistes, ou la Franc-Maçonnerie
    religieuse. -- Utilité de leurs travaux. -- Leur persécution
    par l'impératrice Catherine. -- Ils reprennent leurs travaux
    sous l'empereur Alexandre. -- Ils font fleurir les sociétés
    bibliques, etc. -- Remarques générales sur les Russes. --
    Constitution donnée à Moscou par les Polonais. -- Situation
    religieuse des Slaves de l'Empire ottoman. -- Observations
    générales sur la condition actuelle des nations slaves. -- Ce
    que l'Europe peut espérer ou craindre d'elles. -- Causes qui
    s'opposent aujourd'hui aux progrès du Protestantisme parmi
    les Polonais. -- Moyens de propager la religion de l'Évangile
    chez les Slaves. -- Perspective heureuse pour elle en Bohême.
    -- Succès des efforts du révérend F.-W. Kossuth à Prague. --
    Raisons pour que les Protestants anglais et américains
    prêtent quelque attention, à la situation religieuse des
    Slaves. -- Alliance entre Rome et la Russie. -- Influence du
    despotisme et des institutions libérales sur le Catholicisme
    et le Protestantisme. -- Causes de la recrudescence actuelle
    du Catholicisme. -- Quel contrepoids l'on pourrait y opposer.
    -- Importance d'une alliance entre les Protestants anglais et
    slaves.                                                        392


    APPENDICE.                                                     439





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Essai sur l'Histoire Religieuse des Nations Slaves - (traduit de l'anglais)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home