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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 21) - Un entretien par mois
Author: Lamartine, Alphonse de, 1790-1869
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Note au lecteur de ce fichier numérique:

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                      COURS FAMILIER
                            DE
                        LITTÉRATURE


                   UN ENTRETIEN PAR MOIS

                           PAR
                    M. A. DE LAMARTINE



                   TOME VINGT ET UNIÈME.



                          PARIS
                ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
               RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                          1866


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                      COURS FAMILIER
                            DE
                        LITTÉRATURE


                      REVUE MENSUELLE.

                            XXI


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.



CXXIe ENTRETIEN.

CONVERSATIONS DE GOETHE,

PAR ECKERMANN.

(TROISIÈME PARTIE.)


I

Ne nous étonnons pas de cette admiration minutieuse qu'un grand esprit
comme Goethe inspire à ceux qui sont capables et dignes de l'entendre
dans le repos de sa vieillesse à la fin de ses jours. C'est la loi du
sort; et cette loi compensatrice est consolante à étudier. Les grands
hommes ont deux sortes de dénigrements systématiques à combattre à la
fin de leur carrière: premièrement, les ennemis de la vérité qu'ils
portent en eux et qui, en les tuant par la raillerie, espèrent tuer la
vérité elle-même; secondement, la jalousie et l'envie de leurs rivaux,
supérieurs ou médiocres, qui, en les ravalant, espèrent les rabaisser
ou les subordonner à leur orgueil. De là pour les vraies supériorités
humaines, poétiques, philosophiques, politiques et religieuses, cet
acharnement de leurs ennemis qui ne pardonnent qu'à la mort.

Il faut donc, sous peine de forcer ces grandes natures à se réfugier
dans le tombeau avant l'heure marquée par le destin et à chercher la
paix dans le suicide, il faut que la Providence, dans sa bonté infinie
pour tous les êtres, donne à cet homme d'élite la goutte d'eau de
l'éponge qu'on laisse tomber sur les lèvres pâles du Nazaréen dans son
agonie sur la croix; cette goutte d'eau, c'est le culte fidèle de
quelques rares et tendres admirateurs au-dessus du monde par leur
intelligence et leur dévouement, qui s'attachent aux pas, aux malheurs
même des hommes supérieurs et persécutés, et qui les suivent de
station en station jusqu'à leur supplice ou à leur mort. Eckermann
était pour Goethe un de ces disciples. Pendant dix ans il ne quitta
plus le maître qu'il était venu chercher de Berlin à Weimar; et, s'il
y avait quelque exagération dans son apostolat, le motif en était
sublime.


II

Mais il n'y avait point exagération, et il ne pouvait pas y en avoir.
Goethe, qui ne vieillissait que d'années, avait écrit dans sa vie
assez de pages d'immortalité. Il était, avons-nous dit, le Voltaire de
l'Allemagne. Comme Voltaire, il n'avait point de vieillesse,
c'est-à-dire de lassitude. Son âme aurait usé des milliers de corps.
S'il me faut dire toute ma pensée, Goethe pour les grands repos de la
pensée était très-supérieur à Voltaire, si on excepte les parties
purement critiques de l'esprit humain, la clarté, la gaieté, la
facétie, l'épigramme, les contes amusants et la correspondance
familière. Son histoire que je viens de relire a déjà fini son temps.
Son _Siècle de Louis XIV_ est léger, sans gravité, sans unité,
adulateur; ce sont des pages, ce n'est pas un livre. On y sent
constamment l'insuffisance de l'esprit même le plus étendu et le plus
clair à se mesurer avec les grandes âmes fécondes et créatrices. La
_Henriade_ n'est qu'une chronique en bons vers que j'ai vue en
soixante ans seulement grandir et déchoir sans gloire et sans mémoire;
_Candide_ et ses autres romans sont des facéties à peine
philosophiques; _Jeanne d'Arc_, qu'on ne lit plus, est une mauvaise
plaisanterie que son cynisme n'empêche pas d'être fade; ses _Annales
de l'Empire_ et ses _Moeurs des nations_ sont des ouvrages d'érudition
laborieuse et de spirituelle critique, les commentaires de l'esprit
humain écrit par un ennemi des moines et du moyen âge. Ses tragédies
sont de belles déclamations en vers très-imparfaits, dont la scène
française n'a gardé que le nom. Il n'y a donc de véritablement
immortel et d'incomparable dans Voltaire que ses lettres et ses
poésies légères; là, il est grand, parce qu'il est naturel, et que
l'artiste disparaît devant l'homme.

Mais Cicéron était un autre artiste dans sa tribune et dans ses
oeuvres philosophiques, et sa haute nature avait la gravité de son
sujet dans ses admirables correspondances. Voltaire n'a donc été
remarquable que dans le léger, et le léger n'est jamais que de second
ordre. Il a plus écrit, mais il ne s'est jamais élevé dans de grandes
oeuvres à la hauteur de Goethe, et surtout il n'a jamais creusé à la
même profondeur mystérieuse de sens. Comparez en fait de sentiment
_Candide_ et _Werther_, et prononcez! Sans doute vous trouverez dans
Werther quelques sujets de raillerie malicieuse qui prêtent à rire à
la spirituelle malignité d'un esprit français, mais l'âme ne rit pas
quand elle est touchée; or Werther est un cri de la torture de l'âme.
Je me souviens de l'avoir lu et relu dans ma première jeunesse pendant
l'hiver, dans les âpres montagnes de mon pays, et les impressions que
ces lectures ont faites sur moi ne se sont jamais ni effacées ni
refroidies. La mélancolie des grandes passions s'est inoculée en moi
par ce livre. J'ai touché avec lui au fond de l'abîme humain. Voyez ce
que j'ai dit trente ans après dans le poëme de _Jocelyn_. Il faut
avoir dix âmes pour s'emparer ainsi de celle de tout un siècle.
J'aimerais mieux avoir écrit le seul _Werther_, malgré l'inconvenance
et le ridicule de quelques détails, que vingt volumes des oeuvres de
Voltaire; car l'esprit n'est que le serviteur du génie, qui marche
derrière lui et qui se moque de son maître. Est-ce qu'une pensée ne
survit pas à des milliers d'épigrammes?


III

Mais _Werther_, cette convulsion de l'âme humaine, n'est pas la seule
preuve de supériorité que Goethe ait donnée au monde. Il a écrit
_Faust_, et il l'a écrit toute sa vie. _Faust_, c'est le poëme vital
de Goethe, c'est la peinture de trois mondes à la fois dont se compose
la vie humaine: le bien et le beau dans _Marguerite_, le mal dans
_Méphistophélès_, la lutte du bien et du mal dans le drame tout
entier. Sans doute un sujet si immense, si complet, si universel et si
individuel à la fois, n'a pas été inventé tout ensemble par Goethe.
Comme toutes les grandes _créations_ artistiques, c'est une oeuvre
traditionnelle, continue et successive, sortie précédemment des flancs
de la vieille muse allemande et venant peut-être de l'Inde dont
l'Allemagne est la fille. Toutes les antiques nations ont apporté de
leur _migration_ un _Juif errant_ quelconque, poésie à la fois
populaire et religieuse dont les premiers débris connus sont grossiers
et vulgaires, et dont le dernier venu, qui les perfectionne, fait le
chef-d'oeuvre d'un peuple. Voyez Homère! voyez Virgile! voyez Dante!
on sent qu'ils puisent l'eau primitive du rocher. Il en est ainsi du
_Faust_ de Goethe. _Faust_ existait avant lui, mais à l'état d'embryon
que le génie moderne n'avait pas encore regardé. Aussitôt que Goethe
le regarde et le féconde de ce regard, l'embryon devient géant, et
l'amour, la philosophie, la poésie, réunis en un seul faisceau,
illuminent, enchantent, déifient le monde. L'épopée s'anime et devient
le drame le plus miraculeux, le plus naturel et le plus surnaturel de
tous les drames conçus par le génie religieux de l'humanité. Faust, le
véritable Satan des cours, s'empare de celui de Marguerite;
Marguerite, brillante et pure comme l'étoile du matin, l'aime avec
passion. D'abord candide et immaculée, puis abandonnée par lui, elle
roule d'abîme en abîme jusqu'à l'infanticide et monte à l'échafaud
sans le maudire. _Méphistophélès_, le flatteur de Faust, fait naître
les occasions, les tentations du mal, avec cette indifférence du
boucher qui enchaîne l'agneau et qui l'égorge en paix pour l'offrir à
son maître. Toutes les séductions de la vertu, tous les délices de la
vertu et du vice, tous les charmes de la nuit et du jour, puis toutes
les pudeurs de la femme, toutes les hontes de la séduction consommée,
et menée pas à pas de la félicité pure à la corruption inévitable, au
crime, au supplice, au repentir, à la peine, aux chastes joies de
l'expiation, sont les acteurs de ce lamentable drame. Méphistophélès
triomphe comme un homme qui n'a d'autre loi que la satisfaction des
désirs de son patron; Faust disparaît et arrive trop tard pour
secourir celle qu'il a perdue. Des chants infernaux et des cantiques
célestes invoquent tour à tour toute la puissance de la nature, puis
Marguerite expire, et le pire des maux, le doute satanique, comme une
dérision de l'homme, couvre tout. Le vertige possède tout le monde, et
la toile se baisse sur cet horrible dénoûment. Puis elle se relève
dans un autre âge, et le drame devenu métaphysique et religieux se
reprend avec Faust, Marguerite, Méphistophélès et d'autres
personnages, et la providence justifie tout et pardonne à tous, même à
Satan!

Sublime idée, détails plus touchants et plus sublimes encore:
Marguerite dépasse en tendresse, en innocence, en joie, en larmes,
tout ce que la poésie de tous les âges a jamais conçu. L'homme ne va
pas plus loin. Au delà il faut écrire comme sur les cartes des
passions: _Terres inconnues._ Qu'est-ce que _Zaïre_, _Didon_,
_Hélène_ auprès de Marguerite? Qu'est-ce qu'un drame composé d'un
événement purement humain, auprès du drame ineffable de Faust, de
Méphistophélès, de Marguerite? Le drame du fini à côté du drame de
l'infini, voilà Goethe. Qu'est-ce que Voltaire en comparaison? un
homme d'esprit railleur devant un génie inventeur, haut et profond
comme la nature. L'homme qui s'est appelé Goethe dans Faust et dans
Werther a joué du coeur humain comme d'un instrument sacré devant
l'autel de Dieu; Voltaire n'a joué que de l'esprit humain pour amuser
les hommes de bon sens. Quelle différence!

On conçoit que les hommes de son temps se soient inclinés devant
Goethe et consacrés à l'écouter dans le désert de sa vieillesse, et
que, plus ils étaient grands et forts eux-mêmes, plus ils se sont
volontairement abaissés devant lui. Il y a une obséquiosité mâle qui
n'est pas de la bassesse, mais de la religion. Ainsi était saint Jean
devant le Christ.--Telle était celle d'Eckermann, disciple de Goethe.
Ne nous scandalisons pas, édifions-nous! S'il existait sur terre un
homme capable d'écrire Faust, et qui eût besoin d'un écho, je me
ferais muraille pour répercuter cette voix d'en haut!


IV

Revenons à Eckermann.

«Goethe, en parlant, marchait à travers la chambre. Je m'étais assis à
la table qui déjà était desservie, mais sur laquelle se trouvait un
reste de vin avec quelques biscuits et des fruits.--Goethe me versa à
boire, et me força à prendre du biscuit et des fruits.

«Vous avez, il est vrai, me dit-il, dédaigné d'être à midi notre hôte;
mais un verre de ce vin, présent d'amis aimés, vous fera du bien.»

«Je cédai à ses offres; Goethe continua à parcourir la pièce en se
parlant à lui-même; il avait l'esprit excité, et j'entendais de temps
en temps ses lèvres jeter des mots inintelligibles.--Je cherchai à
ramener la conversation sur Napoléon, en disant:

«Je crois cependant que c'est surtout quand Napoléon était jeune, et
tant que sa force croissait, qu'il a joui de cette perpétuelle
illumination intérieure: alors une protection divine semblait veiller
sur lui, à son côté restait fidèlement la fortune; mais plus tard,
cette illumination intérieure, son bonheur, son étoile, tout paraît
l'avoir délaissé.

«--Que voulez-vous! répliqua Goethe. Je n'ai pas non plus fait deux
fois mes chansons d'amour et mon Werther. Cette illumination divine,
cause des oeuvres extraordinaires, est toujours liée au temps de la
jeunesse et de la fécondité. Napoléon, en effet, a été un des hommes
les plus féconds qui aient jamais vécu. Oui, oui, mon ami, ce n'est
pas seulement en faisant des poésies et des pièces de théâtre que l'on
est fécond; il y a aussi une fécondité d'actions qui en maintes
circonstances est la première de toutes. Le médecin lui-même, s'il
veut donner au malade une guérison vraie, cherche à être fécond à sa
manière, sinon ses guérisons ne sont que des accidents heureux, et,
dans leur ensemble, ses traitements ne valent rien.

«--Vous paraissez, dis-je, nommer fécondité ce que l'on nomme
ordinairement génie.

«--Génie et fécondité sont deux choses très-voisines en effet: car
qu'est-ce que le génie, sinon une puissance de fécondité, grâce à
laquelle naissent les oeuvres qui peuvent se montrer avec honneur
devant Dieu et devant la nature, et qui, à cause de cela même,
produisent des résultats et ont de la durée?»

«Il se fit un silence, pendant lequel Goethe continuait à marcher dans
la chambre. J'étais désireux de l'entendre encore parler sur ce sujet
important, je cherchais à ranimer sa parole, et je dis:

«--Cette fécondité du génie est-elle tout entière dans l'esprit d'un
grand homme ou bien dans son corps?

«--Le corps a du moins la plus grande influence, dit Goethe. Il y a
eu, il est vrai, un temps en Allemagne où l'on se représentait un
génie comme petit, faible, voire même bossu; pour moi, j'aime un génie
bien constitué aussi de corps.»

«Goethe, pendant cette soirée, me plaisait plus que jamais.--Tout ce
qu'il y avait de plus noble dans sa nature paraissait en mouvement;
les flammes les plus pures de la jeunesse semblaient s'être ranimées
toutes brillantes en lui, tant il y avait d'énergie dans l'accent de
sa voix, dans le feu de ses yeux. Il me semblait singulier que lui,
qui dans un âge si avancé occupait encore un poste important, plaidât
avec tant de force la cause de la jeunesse et voulût que les
premières places de l'État fussent données, sinon à des adolescents,
du moins à des hommes encore jeunes. Je ne pus m'empêcher de lui
rappeler quelques Allemands haut placés auxquels, dans un âge avancé,
n'avaient paru en aucune façon manquer ni l'énergie ni la dextérité
que la jeunesse possède, qualités qui leur étaient nécessaires pour
diriger des affaires de toute sorte très-importantes.

«Ces hommes, et ceux qui leur ressemblent, dit Goethe, sont des
natures de génie, pour lesquelles tout est différent; ils ont dans
leur vie une seconde puberté, mais les autres hommes ne sont jeunes
qu'une fois.--Chaque âme est un fragment de l'éternité, et les
quelques années qu'elle passe unie avec le corps terrestre ne la
vieillissent pas.--Si cette âme est d'une nature inférieure, elle sera
peu souveraine pendant son obscurcissement corporel, et même le corps
la dominera; elle ne saura pas, quand il vieillira, le maintenir et
l'arrêter.--Mais si, au contraire, elle est d'une nature puissante,
comme c'est le cas chez tous les êtres de génie, non-seulement, en se
mêlant intimement au corps qu'elle anime, elle fortifiera et ennoblira
son organisme, mais encore, usant de la prééminence qu'elle a comme
esprit, elle cherchera à faire valoir toujours son privilége
d'éternelle jeunesse. De là vient que, chez les hommes doués
supérieurement, on voit, même pendant leur vieillesse, des périodes
nouvelles de grande fécondité; il semble toujours qu'il y a eu en eux
un rajeunissement momentané, et c'est là ce que j'appellerais la
seconde puberté.»

«Goethe poussa un soupir, et se tut.

«Je pensais à la jeunesse de Goethe, qui appartient à une époque si
heureuse du siècle précédent; je sentis passer sur mon âme le souffle
d'été de Sesenheim, et dans ma mémoire revinrent les vers:

  «L'après-midi toute la bande de la jeunesse
  «Allait s'asseoir sous les frais ombrages...

«Hélas! dit Goethe en soupirant, oui, c'était là un beau temps! Mais
chassons-le de notre esprit pour que les jours brumeux et ternes du
temps présent ne nous deviennent pas tout à fait insupportables.

«--Il serait bon, dis-je, qu'un second Sauveur vînt nous délivrer de
l'austérité pesante qui écrase notre état social actuel.

«--J'ai eu dans ma jeunesse un temps où je pouvais exiger de moi
chaque jour la valeur d'une feuille d'impression, continua-t-il, et
j'y parvenais sans difficulté. J'ai écrit _le Frère et la Soeur_ en
trois jours; _Clavijo_, comme vous le savez, en huit. Maintenant je
n'essaye pas de ces choses-là, et cependant, même dans ma vieillesse
la plus avancée, je n'ai pas du tout à me plaindre de stérilité; mais
ce qui, dans mes jeunes années, me réussissait tous les jours et au
milieu de n'importe quelles circonstances, ne me réussit plus
maintenant que par moments et demande des conditions favorables. Il y
a dix ou douze ans, dans ce temps heureux qui a suivi la guerre de la
Délivrance, lorsque les poésies du _Divan_ me tenaient sous leur
puissance, j'étais assez fécond pour écrire souvent deux ou trois
pièces en un jour, et cela, dans les champs, ou en voiture, ou à
l'hôtel; cela m'était indifférent.--Mais maintenant, pour faire la
seconde partie de mon _Faust_, je ne peux plus travailler qu'aux
premières heures du jour, lorsque je me sens rafraîchi et fortifié par
le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne m'ont pas
encore dérouté. Et cependant, qu'est-ce que je parviens à faire? Tout
au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé; mais
ordinairement ce que j'écris pourrait s'écrire dans la paume de la
main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j'en
écris encore moins! Tout cela doit être considéré comme des dons de
Dieu.»


V

Ce fut le moment où sa vie fut coupée par la nouvelle de la mort de
l'ami de sa jeunesse, le grand-duc de Weimar. Voici comment Eckermann
raconte sa disparition:

                                              «Dimanche, 15 juin 1828.

«Nous venions de nous mettre à table quand M. Seidel[1] entra avec des
chanteurs tyroliens. Ils furent installés dans le pavillon du jardin;
on pouvait les apercevoir par les portes ouvertes, et leur chant à
cette distance faisait bon effet. M. Seidel se mit avec nous à table.
Les chants et les cris joyeux des Tyroliens nous plurent, à nous
autres jeunes gens; Mlle Ulrike et moi, nous fûmes surtout contents
du «_Bouquet_» et de: «_Et toi, tu reposes sur mon coeur_,» et nous en
demandâmes les paroles, Goethe ne paraissait pas aussi enthousiasmé
que nous.

[Note 1: Acteur du théâtre de Weimar.]

«Il faut demander aux oiseaux et aux enfants si les cerises sont
bonne[2],» dit-il.

[Note 2: Proverbe.]

«Entre les chants, les Tyroliens jouèrent différentes danses
nationales, sur une espèce de cithare couchée, avec un accompagnement
de flûte traversière d'un son clair.

«On appelle le jeune Goethe; il sort, revient presque aussitôt, et
congédie les Tyroliens, s'assied de nouveau à table avec nous. Nous
parlons d'_Obéron_, et de la foule qui est arrivée à Weimar de tous
côtés pour assister à la représentation; déjà à midi il n'y avait plus
de billets. Le jeune Goethe alors met fin au dîner en disant à son
père:

«Cher père, si nous nous levions? Ces dames et ces messieurs désirent
peut-être aller au théâtre de meilleure heure.»

«Cette hâte paraît singulière à Goethe, puisqu'il était à peine quatre
heures; cependant il consent et se lève; nous nous dispersons dans
les différentes pièces de la maison. M. Seidel s'approche de moi et
de quelques autres personnes, et me dit tout bas, le visage troublé:

«Votre joie à propos du théâtre est vaine; il n'y aura pas de
représentation; _le grand-duc est mort!_... il a succombé hier en
revenant de Berlin à Weimar.»

«Nous restons tous consternés.--Goethe entre, nous faisons tous comme si
rien ne s'était passé et nous parlons de choses indifférentes.--Goethe
s'avance près de la fenêtre avec moi et me parle des Tyroliens et du
théâtre.

«Vous allez aujourd'hui dans ma loge, me dit-il, vous avez donc le
temps jusqu'à six heures; laissons les autres et restez avec moi, nous
bavarderons encore un peu.»

«Le jeune Goethe cherchait à renvoyer la compagnie pour préparer son
père à la nouvelle avant le retour du chancelier qui la lui avait
donnée le premier. Goethe ne comprenait pas l'air pressé de son fils
et paraissait fâché.

«Ne prendrez-vous pas votre café? dit-il, il est à peine quatre
heures!»

«Cependant on s'en allait, et moi aussi je pris mon chapeau.

«--Eh bien! vous voulez vous en aller? me dit-il en me regardant tout
étonné.

«--Oui, dit le jeune Goethe; Eckermann a aussi quelque chose à faire
avant la représentation.

«--Oui, dis-je, j'ai quelque chose à faire avant la représentation.

«--Partez donc, dit Goethe en secouant la tête d'un air sérieux, mais
je ne vous comprends pas.»

«Nous montâmes dans les chambres du haut avec Mlle Ulrike; le jeune
Goethe resta en bas pour préparer son père à la triste nouvelle.

«Je vis ensuite Goethe le soir. Avant d'entrer dans la chambre, je
l'entendis soupirer et parler tout haut. Il paraissait sentir qu'un
vide irréparable s'était creusé dans son existence. Il éloigna toutes
les consolations et n'en voulut entendre d'aucune sorte.

«J'avais pensé, disait-il, que je partirais avant lui; mais Dieu
dispose tout comme il le trouve bien, et à nous autres pauvres mortels
il ne reste rien qu'à tout supporter, et à rester debout comme il le
veut et tant qu'il le veut.»

«La nouvelle funèbre trouva la grande-duchesse mère à son château
d'été de Wilhelmsthal; les jeunes princes étaient en Russie.--Goethe
partit bientôt pour Dornbourg, afin de se soustraire aux impressions
troublantes qui l'auraient entouré chaque jour à Weimar, et de se
créer un genre d'activité nouveau et un entourage différent.--Il lui
était venu de France des nouvelles qui le touchaient de près et qui
avaient réveillé son attention; elles l'avaient ramené une fois encore
vers la théorie du développement des plantes.--Dans son séjour
champêtre il se trouvait très-bien placé pour ces études, puisqu'à
chaque pas qu'il faisait dehors il rencontrait la végétation la plus
luxuriante de vignes grimpantes et de plantes sarmenteuses.

Je lui fis là quelques visites, accompagné de sa belle-fille et de son
petit-fils.--Il paraissait très-heureux; il disait qu'il était
très-bien portant, et ne pouvait se lasser de vanter le site ravissant
du château et des jardins. Et, en effet, à cette hauteur, on a des
fenêtres le délicieux coup d'oeil de la vallée, animée de tableaux
variés; la Saale serpente à travers les prairies; en face, du côté de
l'est, s'élèvent des collines boisées; le regard se perd au delà dans
un vague lointain; il est évident que de cette position on peut
très-facilement observer, pendant le jour, les nuages chargés de pluie
qui passent et vont se perdre à l'horizon, et, pendant la nuit,
l'armée des étoiles et le lever du soleil.

«Ici, disait Goethe, nuit et jour j'ai du plaisir. Souvent, avant
l'apparition de la lumière, je suis éveillé, j'ouvre ma fenêtre; je
rassasie mes yeux de la splendeur des trois planètes qui sont dans ce
moment au-dessus de l'horizon; je me rafraîchis en voyant l'éclat
grandissant de l'aurore.--Presque toute la journée je reste en plein
air, j'ai des conversations muettes avec les pampres et les vignes;
elles me donnent de bonnes idées, et je pourrais vous en raconter des
choses étranges. Je fais aussi des poésies, et qui ne sont pas
mauvaises[3]. Je voudrais continuer partout la vie que je mène ici.»

[Note 3: «_Dornbourg en septembre_; _À minuit_; _le Fiancé_; _À la
lune se levant_. La mélancolie et la sérénité, en apparaissant tour à
tour dans ces petites poésies, leur donnent le charme le plus original
et le plus sympathique.»]

                                         «Jeudi, le 11 septembre 1828.

«Aujourd'hui à deux heures, par le plus beau temps, Goethe est revenu
de Dornbourg. Il était très-bien portant et tout bruni par le soleil.
Nous nous mîmes bientôt à table dans la pièce qui donne sur le
jardin, et nous laissâmes les portes ouvertes. Il nous a parlé de
diverses visites qu'il a reçues, de présents qu'on lui a envoyés, et
il accueillait avec plaisir les plaisanteries légères qui se
présentaient de temps en temps dans la conversation. Mais, en
regardant d'un oeil attentif, il était impossible de ne pas apercevoir
en lui une gêne semblable à celle d'une personne revenant dans une
situation qui, par un concours de diverses circonstances, se trouve
changée. Nous ne faisions que commencer, lorsqu'on vint de la part de
la grande-duchesse mère féliciter Goethe de son retour et lui annoncer
que la grande-duchesse aurait le plaisir de lui faire sa visite le
mardi suivant.

«Si l'on réunit ensemble tous ces motifs, on me comprendra quand je
dirai que, malgré l'enjouement de Goethe à table, il y avait au fond
de son âme une gêne visible.--Je donne tous ces détails parce qu'ils
se rattachent à une parole de Goethe qui me parut très-curieuse, et
qui peint sa situation et sa nature dans son originalité
caractéristique. Le professeur Abeken d'Osnabrück[4], quelques jours
avant le 28 août, m'avait adressé avec une lettre un paquet qu'il me
priait de donner à Goethe à son anniversaire de naissance: c'était un
souvenir qui se rapportait à Schiller, et qui certainement ferait
plaisir.--Aujourd'hui, quand Goethe, à table, nous parla des divers
présents qui lui avaient été envoyés à Dornbourg pour son
anniversaire, je lui demandai ce que renfermait le paquet d'Abeken.

[Note 4: «De 1808 à 1810 précepteur des enfants de Schiller; plus tard
directeur du collége d'Osnabrück. Il a publié deux ouvrages sur
Goethe.»]

«C'était un envoi curieux qui m'a fait grand plaisir, dit-il. Une
aimable dame chez laquelle Schiller avait pris le thé a eu l'idée
excellente d'écrire ce qu'il avait dit. Elle a tout vu et tout
reproduit très-fidèlement; après un si long espace de temps, cela se
lit encore très-bien, parce qu'on est replacé directement dans une
situation qui a disparu, avec tant d'autres grandes choses, mais qui a
été saisie avec toute sa vie et heureusement fixée à jamais dans ce
récit.--Là, comme toujours, Schiller paraît en pleine possession de sa
haute nature; il est aussi grand à la table à thé qu'il l'aurait été
dans un conseil d'État. Rien ne le gêne, rien ne resserre ou n'abaisse
le vol de sa pensée; les grandes vues qui vivent en lui s'échappent
toujours sans restrictions, sans vaines considérations.--C'était là
un vrai homme! et c'est ainsi que l'on devrait être! Mais nous autres,
nous avons toujours quelque chose qui nous arrête; les personnes, les
objets qui nous entourent, exercent sur nous leur influence; la
cuiller à thé nous gêne, si elle est d'or, et que nous croyions la
trouver d'argent, et c'est ainsi que, paralysés par mille
considérations, nous n'arrivons pas à exprimer librement ce qu'il y a
peut-être de grand en nous-même. Nous sommes les esclaves des choses
extérieures, et nous paraissons grands ou petits, suivant qu'elles
diminuent ou élargissent devant nous l'espace!»

«Goethe se tut, la conversation changea, mais moi je gardai dans mon
coeur ces paroles qui exprimaient mes convictions intimes.»


VI

«_Mes ouvrages ne peuvent pas devenir populaires_, dit-il un autre
soir; celui qui pense le contraire et qui travaille à les rendre
populaires est dans l'erreur. Ils ne sont pas écrits pour la masse,
mais seulement pour ces hommes qui, voulant et cherchant ce que j'ai
voulu et cherché, marchent dans les mêmes voies que moi...»

«Il voulait continuer; une jeune dame qui entra l'interrompit et se
mit à causer avec lui. J'allai avec d'autres personnes, et bientôt
après on se mit à table. Je ne saurais dire de quoi on causa, les
paroles de Goethe me restaient dans l'esprit et m'occupaient tout
entier.--«C'est vrai, pensais-je, un écrivain comme lui, un esprit
d'une pareille élévation, une nature d'une étendue aussi infinie,
comment deviendraient-ils populaires?--Et, à bien regarder, est-ce
qu'il n'en est pas ainsi de _toutes_ les oeuvres extraordinaires?
Est-ce que Mozart est populaire? Et Raphaël, l'est-il? Les hommes ne
s'approchent parfois de ces sources immenses et inépuisables de vie
spirituelle que pour y venir saisir quelques gouttes précieuses qui
leur suffisent pendant longtemps.--Oui, Goethe a raison! Il est trop
immense pour être populaire, et ses oeuvres ne sont destinées qu'à
quelques hommes occupés des mêmes recherches, et marchant dans les
mêmes voies que lui. Elles sont pour les natures contemplatives, qui
veulent sur ses traces pénétrer dans les profondeurs du monde et de
l'humanité. Elles sont pour les êtres passionnés qui demandent aux
poëtes de leur faire éprouver toutes les délices et toutes les
souffrances du coeur. Elles sont pour les jeunes poëtes, désireux
d'apprendre comment on se représente, comment on traite artistement un
sujet. Elles sont pour les critiques, qui trouvent là d'après quelles
maximes on doit juger, et comment on peut rendre intéressante et
agréable la simple analyse d'un livre. Elles sont pour l'artiste,
parce qu'elles donnent de la clarté à ses pensées et lui enseignent
quels sujets ont un sens pour l'art, et par conséquent quels sont ceux
qu'il doit traiter et ceux qu'il doit laisser de côté. Elles sont pour
le naturaliste, non-seulement parce qu'elles renferment les grandes
lois que Goethe a découvertes, mais aussi et surtout parce qu'il y
trouvera la méthode qu'un bon esprit doit suivre pour que la nature
lui livre ses secrets.--Ainsi tous les esprits dévoués à la science, à
l'art, seront reçus comme hôtes à la table que garnissent richement
les oeuvres de Goethe, et dans leurs créations se reconnaîtra
l'influence de cette source commune de lumière et de vie à laquelle
ils auront puisé!»


VII

Eckermann l'ayant ramené sur ses souvenirs de jeunesse avec le
grand-duc de Weimar qu'il venait de perdre, Goethe s'y complaît:

«Il était alors très-jeune, et nous faisions un peu les fous. C'était
comme un vin généreux, mais encore en fermentation énergique. Il ne
savait encore quel emploi faire de ses forces, et nous étions souvent
tout près de nous casser le cou.--Courir à cheval à bride abattue
par-dessus les haies, les fossés, les rivières, monter et descendre
les montagnes pendant des journées, camper la nuit en plein vent, près
d'un feu allumé au milieu des bois, c'étaient là ses goûts. Être né
héritier d'un duché, cela lui était fort égal, mais avoir à le gagner,
à le conquérir, à l'emporter d'assaut, cela lui aurait plu.--La poésie
d'_Ilmenau_ peint une époque qui, en 1783, lorsque j'écrivis la
poésie, était déjà depuis plusieurs années derrière nous, de sorte que
je pus me dessiner moi-même comme une figure historique et causer
avec moi des années passées. C'est la peinture, vous le savez, d'une
scène de nuit, après une chasse dans les montagnes comme celles dont
je vous parlais. Nous nous étions construit au pied d'un rocher de
petites huttes, couvertes de branches de sapin, pour y passer la nuit
sur un sol sec. Devant les huttes brûlaient plusieurs feux, où nous
cuisions et faisions rôtir ce que la chasse avait donné. Knebel, qui
déjà alors ne laissait pas refroidir sa pipe, était assis auprès du
feu, et amusait la société avec toute sorte de plaisanteries dites de
son ton tranquille, pendant que la bouteille passait de mains en
mains. Seckendorf (c'est l'élancé aux longs membres effilés) s'était
commodément étendu au pied d'un arbre et fredonnait des chansonnettes.
De l'autre côté, dans une petite hutte pareille, le duc était couché
et dormait d'un profond sommeil. Moi-même, j'étais assis devant, près
des charbons enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois le
mal qu'avaient fait çà et là mes écrits. Encore aujourd'hui Knebel et
Seckendorf ne me paraissent pas mal dessinés du tout, ainsi que le
jeune prince, alors dans la sombre impétuosité de sa vingtième année:

«La témérité l'entraîne au loin; aucun rocher n'est pour lui trop
escarpé, aucun passage trop étroit; le désastre veille auprès de lui,
l'épie et le précipite dans les bras du tourment! Les mouvements
pénibles d'une âme violemment tendue le poussent tantôt ici, et tantôt
là; il passe d'une agitation inquiète à un repos inquiet; aux jours de
gaieté, il montrera une sombre violence, sans frein et pourtant sans
joie; abattu, brisé d'âme et de corps, il s'endort sur une couche
dure...»

«C'est absolument ainsi qu'il était; il n'y a pas là le moindre trait
exagéré. Mais le duc avait su bientôt se dégager de cette période
orageuse et tourmentée, et parvenir à un état d'esprit plus lucide et
plus doux; aussi, en 1783, à l'anniversaire de sa naissance, je
pouvais lui rappeler cet aspect de sa première jeunesse. Je ne le
cache pas, dans les commencements, il m'a donné bien du mal et bien
des inquiétudes. Mais son excellente nature s'est bientôt épurée, et
s'est si parfaitement façonnée que c'était un plaisir de vivre et
d'agir dans sa compagnie.

«--Vous avez fait, seuls ensemble, un voyage en Suisse, à cette
époque?

«--Il aimait beaucoup les voyages, mais non pas tant pour s'amuser et
se distraire que pour tenir ouverts partout les yeux et les oreilles,
et découvrir tout ce qu'il était possible d'introduire de bon et
d'utile dans son pays. L'agriculture, l'élève du bétail, l'industrie,
lui sont de cette façon très-redevables. Ses goûts n'avaient rien de
personnel, d'égoïste; ils tendaient tous à un but pratique d'intérêt
général. C'est ainsi qu'il s'est fait un nom qui s'étend bien au-delà
de cette petite principauté.

«--La simplicité et le laisser-aller de son extérieur, dis-je,
semblaient indiquer qu'il ne cherchait pas la gloire et qu'il n'en
faisait pas grand cas. On aurait dit qu'il était devenu célèbre sans
l'avoir cherché, simplement par suite de sa tranquille activité.

«--La gloire est une chose singulière, dit Goethe. Un morceau de bois
brûle, parce qu'il a du feu en lui-même; il en est de même pour
l'homme; il devient célèbre s'il a la gloire en lui. Courir après la
gloire, vouloir la forcer, vains efforts; on arrivera bien, si on est
adroit, à se faire par toutes sortes d'artifices une espèce de nom;
mais si le joyau intérieur manque, tout est inutile, tout tombe en
quelques jours.--Il en est exactement de même avec la popularité. Il
ne la cherchait pas et ne flattait personne, mais le peuple l'aimait
parce qu'il sentait que son coeur lui était dévoué.»

«Goethe parla alors des autres membres de la famille grand-ducale,
disant que chez tous brillaient de nobles traits de caractère. Il
parla de la bonté du coeur de la régente actuelle, des grandes
espérances que faisait naître le jeune prince[5], et se répandit avec
une prédilection visible sur les rares qualités de la princesse
régnante, qui s'appliquait avec tant de noblesse à calmer partout les
souffrances et à faire prospérer tous les germes heureux.

[Note 5: «Charles-Frédéric, mort en 1853.»]

«Elle a toujours été pour le pays un bon ange, dit-il, et le deviendra
davantage à mesure qu'elle lui sera plus attachée. Je connais la
grande-duchesse depuis 1805, et j'ai eu une foule d'occasions
d'admirer son esprit et son caractère. C'est une des femmes les
meilleures et les plus remarquables de notre temps, et elle le serait
même sans être princesse. C'est là le signe vrai: il faut que, même
en déposant la pourpre, il reste encore dans celui qui la porte
beaucoup de grandes qualités, les meilleures même.»


VIII

Goethe lut une sublime inspiration qu'il venait de rédiger en vers
sibyllins, intitulée: _Nul être ne peut retomber dans le néant._ Sa
profession religieuse de la constance de Dieu dans ses volontés y est
admirable: c'est la même pensée qui me tomba de la main en écrivant à
vingt ans à Byron:

  Celui qui peut créer dédaigne de détruire!

Il se livre de nouveau à ses travaux de naturaliste: il parle avec un
grand éloge du talent transcendant de M. Villemain, qui faisait alors
un cours littéraire à la jeunesse française.

«Villemain a aussi comme critique, dit-il, un rang très-élevé. Les
Français ne reverront jamais un talent égal à celui de Voltaire; mais
on peut dire que, le point de vue de Villemain se trouvant plus élevé
que celui de Voltaire, Villemain peut critiquer Voltaire et juger ses
qualités, et ses défauts.»

On aime à voir un grand poëte rendre cette éclatante justice à un
grand critique; cela efface d'avance les puériles négations de notre
temps.


IX

Il parle de Béranger, dont il était précédemment un fanatique et
systématique enthousiaste, chose bien extraordinaire dans l'auteur de
_Marguerite_:

«Nous parlâmes alors de l'emprisonnement de Béranger. Goethe dit:

«Ce qui lui arrive est bien fait. Ses dernières poésies sont sans
frein, sans mesure, et ses attaques contre le roi, contre le
gouvernement, contre l'esprit pacifique des citoyens, le rendent
parfaitement digne de sa peine. Ses premières poésies, au contraire,
étaient gaies, inoffensives et excellentes pour rendre un cercle
d'hommes joyeux et content, ce qui est bien la meilleure chose que
l'on puisse dire de chansons. Je suis sûr que son entourage a exercé
sur lui une mauvaise influence et que, pour plaire à ses amis
révolutionnaires, il a dit bien des choses qu'autrement il n'aurait
jamais dites.»

C'était dur, mais malheureusement fondé. Béranger, que j'ai beaucoup
connu et aimé dans nos derniers jours, était, selon moi, mille fois
supérieur comme homme à ce qu'il était comme poëte. Il faut aimer le
pauvre peuple, mais non flatter ses caprices. Pelletan a été sévère,
mais injuste envers lui sous ce rapport. Il ne l'avait pas assez
connu. On écrit d'après un système, il faut connaître son sujet. Un
Aristophane français délayant la ciguë que la multitude hébétée fait
boire à Socrate, un Camille Desmoulins qui raille jusqu'à la mort et
qui pleure le supplice des Girondins, voilà Béranger poëte; mais un
homme excellent et spirituel contre lui-même, voilà le vrai Béranger.


X

«Le 20 novembre 1829, dîné avec Goethe. Nous parlâmes de Manzoni, et
je demandai à Goethe si à son retour d'Italie le chancelier n'avait
apporté aucune nouvelle de Manzoni.

«Il m'a parlé de lui dans une lettre, dit Goethe. Il lui a fait
visite, il vit dans une maison de campagne près de Milan, et à mon
grand chagrin il est continuellement souffrant.

«--Il est singulier, dis-je, que les talents distingués, et surtout
les poëtes, aient si souvent une constitution débile.

«--Les oeuvres extraordinaires que ces hommes produisent, dit Goethe,
supposent une organisation très-délicate, car il faut qu'ils aient une
sensibilité exceptionnelle et puissent entendre la voix des êtres
célestes. Or, une pareille organisation, mise en conflit avec le monde
et avec les éléments, est facilement troublée, blessée, et celui qui
ne réunit pas, comme Voltaire, à cette grande sensibilité une solidité
nerveuse extraordinaire, est exposé à un état perpétuel de malaise.
Schiller aussi était constamment malade. Lorsque je fis sa
connaissance, je crus qu'il n'avait pas quatre semaines à vivre. Mais
il y avait en lui assez de force résistante, aussi il a pu se
maintenir un assez grand nombre d'années, et il se serait soutenu
encore longtemps avec une manière de vivre plus saine.»

Et Manzoni vit encore!


XI

Goethe parle à Eckermann de Lavater, l'auteur pieux de la
_Physiognomonie_:

                                           «Dimanche, 14 février 1830.

«Goethe a parlé de Lavater et m'a dit beaucoup de bien de son
caractère; il m'a raconté des traits de leur ancienne intimité;
souvent ils couchèrent fraternellement dans le même lit.

«Il est à regretter, ajouta-t-il, qu'un mauvais mysticisme ait mis
sitôt arrêt à l'essor de son génie.»

Le 10 février 1830 la conversation revint sur Napoléon et sur Hudson
Lowe, que Goethe justifie par l'embarras de sa situation:

«Goethe paraissait très-chagrin; il resta assez longtemps silencieux.
Bientôt cependant notre conversation reprit un cours enjoué, et il me
parla d'un livre écrit pour la justification de Hudson Lowe.

«Ce livre, dit-il, renferme de ces traits on ne peut plus précieux,
que peuvent seuls donner des témoins oculaires. Vous savez que
Napoléon portait habituellement un uniforme vert sombre. À force
d'être porté et d'aller au soleil, cet uniforme s'était entièrement
fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait la même couleur, mais
dans l'île ne se trouvait pas de pièce de ce drap; on trouva bien un
drap vert, mais d'une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître
du monde ne pouvait obtenir la couleur qu'il désirait; il ne resta
qu'un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uniforme et de le
porter ainsi.--Que dites-vous de cela? N'est-ce pas là un vrai trait
de tragédie? N'est-ce pas touchant de voir le maître des rois réduit à
porter un uniforme retourné? Et cependant, quand on pense qu'une fin
pareille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie et le
bonheur de millions d'hommes, la destinée, en se redressant contre
lui, paraît encore avoir été très-indulgente; c'est une Némésis qui,
en considérant la grandeur du héros, n'a pas pu s'empêcher d'user
encore d'un peu de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des
dangers qu'il y a à s'élever à l'absolu et à tout sacrifier à
l'exécution d'une idée.»

«Après dîner, Goethe, parlant de la théorie des couleurs, a exprimé
des doutes sur la possibilité de frayer un chemin à sa doctrine si
simple.

«Les erreurs de mes adversaires, a-t-il dit, sont trop généralement
répandues depuis un siècle, pour que je puisse espérer trouver
quelqu'un qui marche avec moi sur ma route solitaire. Je resterai
seul! Il me semble souvent que je suis comme un naufragé qui a saisi
une planche capable de ne porter qu'un homme. Lui seul se sauve, tous
les autres périssent engloutis.»

                                              «Lundi, 18 janvier 1830.

«Ce matin, allant dîner chez Goethe, j'appris en route que la
grande-duchesse mère venait de mourir. Quel effet cette mort va-t-elle
faire sur Goethe à un âge si avancé? telle fut ma première pensée, et
ce n'est pas sans un peu d'appréhension que je pénétrai dans la
maison. Les domestiques me dirent que sa belle-fille venait d'entrer
chez lui pour lui annoncer la triste nouvelle. «Voilà plus de
cinquante ans, me disais-je, qu'il est lié avec cette princesse; il
jouissait de toute sa faveur; sa mort va l'affecter profondément.»
C'est avec ces pensées que j'entrai; mais je ne fus pas peu surpris de
le voir assis à table, auprès de son fils et de sa belle-fille,
parfaitement serein, sans abattement, et mangeant sa soupe comme si
rien absolument ne s'était passé. La conversation fut enjouée et
variée; toutes les cloches de la ville cependant commençaient à
retentir; madame de Goethe me regardait; nous parlions à haute voix,
pour éviter que ces sons de mort ne l'ébranlassent douloureusement,
car nous pensions qu'il partageait nos émotions. Mais il était au
milieu de nous comme un être d'une nature supérieure, que les
souffrances de la terre ne touchent pas. Son médecin, M. Vogel, entra,
s'assit auprès de nous et raconta les circonstances de la mort de la
princesse, que Goethe écouta sans sortir de sa tranquillité et de son
calme parfaits. Vogel partit, nous reprîmes le dîner et la
conversation. On parla du _Chaos_[6], et Goethe loua comme excellentes
les considérations sur le jeu que renferme le dernier numéro. Après le
départ de madame de Goethe et de ses enfants, je restai seul avec
Goethe. Il me parla de sa _Nuit classique de Walpurgis_, me disant
qu'il avançait tous les jours, et que cette composition étrange
réussissait au-delà de son attente. M. Soret arriva, apportant des
compliments de condoléance de la part de la duchesse régnante.

[Note 6: «Journal de Weimar.»]

«Eh bien! lui dit Goethe lorsqu'il le vit, approchez! asseyez-vous. Le
coup qui nous menaçait depuis longtemps nous a atteints; nous n'avons
plus du moins à lutter contre la cruelle incertitude! Il nous faut
voir maintenant comment nous nous arrangerons de nouveau avec la vie.

«--Voilà vos consolateurs, dit M. Soret, en lui montrant ses papiers.
Le travail est un excellent moyen de triompher de la douleur.

«--Aussi longtemps qu'il fera jour, dit Goethe, nous resterons la tête
levée, et tout ce que nous pourrons faire, nous ne le laisserons pas
faire après nous!»

                                              «Lundi, 15 février 1830.

«Je suis allé ce matin un moment chez Goethe, pour prendre de ses
nouvelles de la part de madame la grande-duchesse[7]. Je le trouvai
triste, pensif; il n'y avait plus trace de l'excitation un peu forcée
de la veille. Aujourd'hui il paraissait profondément ému du vide que
la mort avait fait en lui, en lui arrachant une amitié de cinquante
ans. Il me dit:

«Je me force au travail; il le faut pour que je conserve le dessus, et
que je supporte cette séparation subite. La mort est quelque chose de
bien étrange! Malgré toute notre expérience, quand il s'agit d'une
personne qui nous est chère, nous croyons la mort toujours impossible,
et nous ne pouvons y croire; elle est toujours inattendue. C'est pour
ainsi dire une impossibilité, qui tout à coup devient une réalité. Et
ce passage d'une existence qui nous est connue dans une autre dont
nous ne savons absolument rien est quelque chose de si violent, que
ceux qui restent ne peuvent s'empêcher de ressentir malgré eux le plus
profond ébranlement.»

[Note 7: «Maria Paulowna.»]


XII

Nous approchions de la révolution de 1830; les amis français de
Goethe, les écrivains du _Globe_, allaient triompher. Un pressentiment
terrible agitait Goethe à son insu. Il sentait que la colonne
fondamentale du monde conservateur auquel il tenait allait s'écrouler.

                                               «Dimanche, 7 mars 1830.

«À midi, chez Goethe. Il était aujourd'hui très-vif et très-bien
portant. Il me dit qu'il avait été obligé de quitter un peu sa _Nuit
de Walpurgis_, pour finir sa dernière livraison d'_Art et Antiquité_.

«Mais, dit-il, j'ai eu la précaution de m'arrêter lorsque j'étais
encore bien en train, et à un passage pour lequel j'ai encore bien des
matériaux tout prêts. De cette façon, je me remettrai à l'oeuvre bien
plus aisément que si je ne m'étais arrêté qu'au bout d'un
développement épuisé.»

«Nous avions le projet de faire une promenade avant dîner, mais nous
nous trouvions si bien tous deux à la maison, que Goethe fit dételer.
Frédéric venait d'ouvrir une grande caisse qui arrivait de Paris.
C'était un envoi du sculpteur David (d'Angers): des portraits en
bas-relief, moulés en plâtre, de cinquante-sept personnages célèbres.
Frédéric mit ces médaillons dans plusieurs tiroirs, et ce fut pour
nous un grand plaisir de contempler tous ces personnages intéressants.
Je désirais surtout voir Mérimée; la tête nous parut aussi énergique
et aussi hardie que son talent, et Goethe y trouva quelque chose
d'humoristique. Dans Victor Hugo, Alfred de Vigny, Émile Deschamps,
nous vîmes des physionomies nettes, aisées, sereines.--Mademoiselle
Gay, madame Tastu et d'autres jeunes femmes auteurs nous firent
également grand plaisir. La tête énergique de Fabvier rappelait les
hommes des siècles passés, et nous revînmes à lui plusieurs fois. Nous
allions d'un personnage à l'autre, et Goethe ne put s'empêcher de
répéter à plusieurs reprises qu'il devait à David un trésor dont il ne
pouvait assez le remercier. Il montrera cette collection aux voyageurs
qui passent par Weimar, et se fera renseigner par eux sur les
personnes dont il a le portrait et qui lui sont encore inconnues.

«La caisse contenait aussi un ballot de livres; nous le fîmes porter
dans la chambre voisine, où nous nous mîmes à table. Nous étions
contents, et nous parlâmes de divers travaux et projets.

«Il n'est pas bon que l'homme soit seul, dit Goethe, et surtout il
n'est pas bon qu'il travaille seul; il a besoin, pour réussir, qu'on
prenne intérêt à ce qu'il fait, qu'on l'excite. Je dois à Schiller mon
_Achilléide_, beaucoup de mes _Ballades_, car c'est lui qui me les a
fait écrire, et si je finis la seconde partie de _Faust_, vous pouvez
vous l'attribuer. Je vous l'ai dit déjà souvent, mais je veux que vous
le sachiez bien et je vous le répète.»

«Ces paroles me rendirent heureux, car je sentais qu'elles
renfermaient beaucoup de vérité.

«Au dessert, Goethe ouvrit un des paquets. Il contenait les poésies
d'Émile Deschamps, accompagnées d'une lettre que Goethe me donna à
lire. Je vis alors avec joie quelle influence on reconnaissait à
Goethe sur la nouvelle vie de la littérature française; les jeunes
poëtes le vénèrent et l'aiment comme leur chef spirituel. Telle avait
été l'influence de Shakspeare pendant la jeunesse de Goethe. On ne
peut pas dire de Voltaire qu'il ait eu de l'influence sur les poëtes
étrangers, qu'il leur ait servi de centre de réunion, et qu'ils aient
reconnu en lui un maître et un souverain.--La lettre d'Émile Deschamps
était écrite avec une très-aimable et très-cordiale aisance.

«Elle laisse jeter un coup d'oeil sur le printemps d'une belle âme,»
dit Goethe.

«Parmi les envois de David se trouvait un dessin représentant le
chapeau de Napoléon, vu dans diverses positions.

«Voilà quelque chose pour mon fils,» dit Goethe.

«Et il lui envoya le dessin. Il ne manqua pas son effet: le jeune
Goethe arriva bientôt, plein de joie, disant que ces chapeaux de son
héros étaient le _nec plus ultra_ de sa collection. Cinq minutes ne
s'étaient pas écoulées que le dessin était encadré, mis sous verre, et
placé parmi les autres attributs et monuments du héros.»

                                              «Dimanche, 14 mars 1830.

«Passé la soirée chez Goethe. Il m'a montré tous les trésors de la
caisse de David, maintenant mis en ordre. Il avait soigneusement rangé
sur une table, les uns près des autres, tous les médaillons des jeunes
poëtes de la France. Il parla encore du talent extraordinaire de
David, aussi grand par ses conceptions que par son exécution. Il m'a
montré une quantité d'ouvrages contemporains que, par l'entremise de
David, les talents les plus distingués de l'école romantique lui ont
envoyés en présent. Je vis des ouvrages de _Sainte-Beuve_,
_Ballanche_, _Victor Hugo_, _Balzac_, _Alfred de Vigny_, _Jules Janin_
et autres.

«David, dit-il, m'a par cet envoi préparé de belles journées. Les
jeunes poëtes m'ont occupé déjà toute cette semaine, et les fraîches
impressions que je reçois de leurs oeuvres me donnent comme une
nouvelle vie. Je ferai un catalogue spécial pour ces chers portraits
et pour ces chers livres, et je leur donnerai une place spéciale dans
ma collection artistique et dans ma bibliothèque.»

«On voyait que cet hommage des jeunes poëtes de France remplissait
Goethe de la joie la plus profonde.»

Il lut un peu dans les _Études_ d'Émile Deschamps. Il loua la
traduction de la _Fiancée de Corinthe_; il rendit hommage à cette
douce et candide nature d'Émile Deschamps, en homme qui n'a jamais
connu l'envie.

Deschamps est la vierge immaculée du talent.

Mérimée, disait Goethe, est un rude gaillard!

Il est curieux, après tant d'années, de voir l'impression de tel ou
tel homme sur un génie étranger.


XIII

Mais, s'apercevant de l'impression pénible que ses craintes sur les
suites de la révolution de 1830 imprimaient à ses auditeurs, son fils,
sa belle-fille, Mlle Ulrique et Eckermann:

«Croyez-vous, dit-il après un long silence, que je sois indifférent
aux grandes idées que réveillent en moi les mots de Liberté, de
Peuple, de Patrie? Non: ces idées sont en nous; elles sont une partie
de notre être, et personne ne peut les écarter de soi. L'Allemagne
aussi me tient fortement au coeur. J'ai souvent ressenti une douleur
profonde en pensant à cette nation allemande, qui est si estimable
dans chaque individu et si misérable dans son ensemble. La comparaison
du peuple allemand avec les autres peuples éveille des sentiments
douloureux auxquels j'ai cherché à échapper par tous les moyens
possibles; j'ai trouvé dans la science et dans l'art les ailes qui
peuvent nous emporter loin de ces misères, car la science et l'art
appartiennent au monde tout entier, et devant eux tombent les
frontières des nationalités; mais la consolation qu'ils donnent est
cependant une triste consolation et ne remplace pas les sentiments de
fierté que l'on éprouve quand on sait que l'on appartient à un peuple
grand, fort, estimé et redouté. Aussi c'est la foi à l'avenir de
l'Allemagne qui me console vraiment. Cette foi, je l'ai aussi
énergique que vous. Oui, le peuple allemand promet un avenir, et a un
avenir. Pour parler comme Napoléon: les destinées de l'Allemagne ne
sont pas encore accomplies. Si elle n'avait pas eu d'autre mission que
de renverser l'empire romain et de créer, d'organiser un monde
nouveau, elle serait tombée depuis longtemps. Mais comme elle est
restée debout, forte et solide, j'ai la conviction qu'elle a encore
une autre mission, et cette mission sera plus grande que celle qu'elle
a accomplie lorsqu'elle a détruit l'empire romain et donné sa forme au
moyen-âge, plus grande en proportion même de la supériorité de sa
civilisation actuelle sur la civilisation du passé. Quand viendront le
temps et l'occasion pour agir? Aucun oeil humain ne peut le voir
d'avance; aucune force humaine ne pourrait rapprocher ce temps et
faire naître cette occasion. Que nous reste-t-il donc à faire, à nous,
simples individus? Nous devons, suivant nos talents, nos penchants,
notre situation, développer chez nous, fortifier, rendre plus générale
la civilisation, former les esprits, et surtout dans les classes
élevées, pour que notre nation, bien loin de rester en arrière,
précède tous les autres peuples, pour que son âme ne languisse pas,
mais reste toujours vive et active, pour que notre race ne tombe pas
dans l'abattement et dans le découragement, et soit capable de toutes
les grandes actions quand brillera le jour de la gloire.--Mais, pour
le moment, il ne s'agit ni de l'avenir, ni de nos voeux, ni de nos
espérances, ni de notre foi, ni des destinées réservées à notre
patrie; nous parlons du présent, et des circonstances au milieu
desquelles paraît votre journal. Vous dites, il est vrai: Des
événements décisifs sont venus nous donner le signal. Bien. Ces
événements ne sont jamais, à tout supposer pour le mieux, que le
commencement de la fin. Deux cas sont possibles: ou le puissant
dominateur abat encore une fois tous ses ennemis, ou il est abattu par
eux. (Je tiens pour à peu près impossible un accommodement; et s'il
se faisait, il serait inutile; nous serions de nouveau comme
autrefois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis. C'est
impossible, dites-vous? Tant de certitude ne nous est pas permise.
Cependant je crois moi-même sa victoire peu vraisemblable; laissons
donc cette supposition de côté et déclarons cet événement impossible.
Il reste à examiner le cas où Napoléon est vaincu, complétement
vaincu. Eh bien! qu'arrivera-t-il? Vous parlez du réveil du peuple
allemand et vous croyez que ce peuple ne se laissera plus arracher ce
qu'il a conquis et ce qu'il a payé de son sang: la liberté. Le peuple
est-il réellement réveillé? sait-il ce qu'il veut et ce qu'il peut?
Avez-vous oublié le mot magnifique que votre Philistin d'Iéna criait à
son voisin, déclarant qu'il pouvait maintenant recevoir bien
commodément les Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les
Français l'avaient quittée? Le sommeil du peuple était trop profond
pour que les secousses même les plus fortes puissent aujourd'hui le
réveiller si promptement. Et de plus, est-ce que tout mouvement nous
met debout? Se redresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que
parce qu'on l'y force avec violence? Je ne parle pas des quelques
milliers d'hommes et de jeunes gens instruits; je parle de la masse,
des millions. Qu'a-t-on obtenu? qu'a-t-on gagné? Vous dites: la
liberté; il serait plus juste peut-être de dire: la délivrance, et non
la délivrance des étrangers, mais d'un étranger. C'est vrai: je ne
vois plus chez nous ni Français, ni Italiens, mais, à leur place, je
vois des Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, des
Tartares et des Samoyèdes; des hussards de toutes les couleurs. Depuis
longtemps nous sommes habitués à ne regarder que vers l'ouest; c'est
de là que nous attendons tous les dangers. Mais la terre s'étend aussi
de l'autre côté vers l'orient. Même quand arrivent chez nous ces
peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte, et on a vu de
belles femmes embrasser les hommes et les chevaux. Ah! ne m'en laissez
pas dire davantage!... Elles invoquent, il est vrai, les éloquents
appels des souverains de ce pays et de l'étranger; oui, oui, je sais:
«un cheval, un cheval, un royaume pour un cheval!...»

«Une réponse de moi suscita une réplique de Goethe, et sa parole
devint de plus en plus précise et incisive, plus individuelle pour
ainsi dire. Je n'ose écrire ce qui fut dit; d'ailleurs, je n'en vois
pas l'utilité. Je veux seulement faire observer que, pendant cette
heure de conversation, j'acquis la plus profonde conviction que c'est
une erreur radicale de croire que Goethe n'a pas aimé sa patrie, n'a
pas eu le coeur allemand, n'a pas eu foi en notre peuple, n'a pas
ressenti l'honneur et la honte, le bonheur et l'infortune de
l'Allemagne. Son silence, au milieu des grands événements et des
complications de ce temps, n'était qu'une résignation douloureuse, à
laquelle l'obligeaient de se résoudre sa position et aussi sa
connaissance exacte des hommes et des choses. Quand je me retirai
enfin, mes yeux étaient remplis de larmes. Je saisis les mains de
Goethe; mais je ne sais ni ce que je lui dis ni ce qu'il me répondit.
Je sais seulement qu'il était très-cordial. J'étais déjà sorti; je lui
dis:

«En entrant, j'avais l'intention de faire une prière à Votre
Excellence; je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon
journal au moins d'un article.

«--Je vous remercie de ne pas m'avoir fait cette demande, dit-il;
j'aurais eu du regret à vous refuser, mais j'aurais refusé; vous savez
maintenant pourquoi.»

«Plus tard, je me suis rappelé bien souvent cette conversation avec
Goethe, et jamais elle ne m'est revenue dans l'esprit sans que je ne
m'écriasse: «Ô Solon, Solon!»


XIV

1830 le plongea dans une terreur philosophique; peu de temps après,
son fils mourut en voyageant en Italie: il fut sensible, mais resta
inébranlable à ce coup. Il se remit à composer la suite de _Faust_,
oeuvre de cinquante ans et qui en durera plus de mille.

                                                  «Le 14 février 1831.

Le caractère, dit-il, c'est tout; et cependant, de notre temps, il y a
eu parmi les critiques de petits personnages qui n'étaient pas de cet
avis et qui voulaient que dans une oeuvre de poésie et d'art un grand
caractère ne fût qu'une espèce de faible accessoire. Mais à la vérité,
pour reconnaître et honorer un grand caractère, il faut en être un
soi-même. Tous ceux qui ont refusé à Euripide l'élévation étaient de
pauvres hères incapables de s'élever avec lui, ou bien c'étaient
d'impudents charlatans, qui voulaient se faire valoir, et qui, en
effet, se grandissaient aux yeux d'un monde sans énergie.»

                                              «Lundi, 14 février 1831.

«Dîné avec Goethe. Il avait lu les _Mémoires_ du général Rapp, ce qui
amena la conversation sur Napoléon et sur les sentiments que Mme
Lætitia a dû éprouver en se voyant la mère de tant de héros et d'une
si puissante famille. Quand elle devint mère de Napoléon, son second
fils, elle avait dix-huit ans, son mari vingt-trois, et l'organisation
physique de Napoléon se ressentit heureusement de la jeune et fraîche
énergie de ses parents. Après lui, elle fut encore mère de trois
autres fils, tous richement doués, tous ayant joué avec vigueur leur
rôle dans le monde, et tous doués d'un certain talent poétique. Après
ces fils vinrent trois filles, et enfin Jérôme, qui paraît avoir été
le moins bien doué de tous. Le talent, s'il n'est pas dû aux parents
seuls, demande cependant une bonne organisation physique; il n'est
donc nullement indifférent d'être né le premier ou le dernier, d'avoir
pour père et mère des êtres jeunes et vigoureux, ou bien vieux et
débiles.»

«Je m'informai des progrès de _Faust_.

«Il ne me quitte plus, dit-il; tous les jours j'y pense, et trouve
quelque chose; j'avance. Aujourd'hui j'ai fait coudre tout le
manuscrit de la seconde partie, pour que mes yeux puissent la bien
voir.--J'ai rempli de papier blanc la place du quatrième acte qui
manque, et il est très-probable que la partie terminée m'excitera et
m'encouragera à finir ce qui reste à faire. Ces moyens extérieurs font
plus qu'on ne croit, et l'on doit venir au secours de l'esprit de
toutes les manières.»

«Goethe fit apporter ce manuscrit nouvellement broché, et je fus
surpris de sa grosseur; il formait un bon volume in-folio.»

«Voilà, dis-je, ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici,
et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d'y
donner que très-peu de temps. On voit comme une oeuvre grossit, même
quand on se borne à n'y ajouter qu'un peu de temps en temps.

«--On peut s'en convaincre surtout en vieillissant, dit-il, car la
jeunesse croit que tout doit se faire en un jour. Si le sort m'est
favorable, et si je continue à bien me porter, j'espère être arrivé
loin dans le quatrième acte aux premiers mois du printemps. Je l'avais
dans la tête depuis longtemps, comme vous savez, mais, pendant
l'exécution, il s'est énormément augmenté, et je ne peux plus me
servir que de ce qu'il y avait de plus général dans mon ancien plan.
Il faut d'ailleurs, maintenant, que cet acte d'intermède soit aussi
long que les autres actes.

«--Dans cette seconde partie, dis-je, on voit apparaître un monde bien
plus riche que dans la première.»


XV

Ici plusieurs pages sont consacrées à un magnifique éloge de Walter
Scott; digne sujet, digne juge. Seulement il oublie le vice mortel de
ces chefs-d'oeuvre, c'est le mensonge du roman historique. C'est
superbe, mais cela ne vit plus. Le mensonge a tué le divin menteur.

Il revient à Schiller.

                                                 «Jeudi, 31 mars 1831.

«Dîné chez le prince avec Soret et Meyer. Nous causons de littérature,
et Meyer nous raconte sa première entrevue avec Schiller.

«J'allais, dit-il, me promener avec Goethe dans le jardin d'Iéna, que
l'on appelle le _Paradis_. Schiller nous rencontra. Je lui parlai
alors pour la première fois. Il n'avait pas encore terminé son _Don
Carlos_ et venait d'arriver de Souabe; il paraissait être très-malade
et beaucoup souffrir des nerfs. Son visage rappelait celui du
Crucifié. Goethe croyait qu'il ne vivrait pas quinze jours; mais,
comme il jouit alors de plus de bien-être, il se rétablit et écrivit
toutes ses plus belles oeuvres.»

«La pensée de sa fin prochaine l'occupait; il s'y préparait comme à un
voyage. On ne sait où l'on abordera, mais on est sûr d'aborder.

«Dîné seul avec Goethe dans son cabinet de travail. Il m'a dit en me
tendant un papier:

«Quand on a dépassé quatre-vingts ans, on a à peine le droit de vivre;
il faut être prêt chaque jour à être rappelé, et penser à ranger sa
maison. Comme je vous l'ai dit récemment, je vous ai nommé dans mon
testament éditeur de mes oeuvres posthumes et j'ai rédigé ce matin une
espèce de petit acte que vous signerez avec moi.»

                                               «Mercredi, 25 mai 1831.

«Nous avons causé du _Camp de Wallenstein_. J'avais souvent entendu
dire que Goethe avait travaillé à cette pièce, et que le sermon du
capucin surtout était de lui. Je lui demandai à dîner s'il en était
ainsi, et il me répondit:

«Au fond, tout est de Schiller; cependant, comme nous vivions dans de
telles relations que Schiller non-seulement causait avec moi de son
plan, mais me communiquait les scènes à mesure qu'elles avançaient,
écoutait mes remarques et en profitait, il peut se faire que j'aie
quelque part à cette pièce. Pour le sermon du capucin, je lui ai
envoyé les _Discours d'Abraham de Santa-Clara_, et il en a extrait
son sermon avec beaucoup d'adresse. Je ne sais plus quels sont les
passages de moi, sauf les deux vers:

  «Un capitaine, tué par un de ses collègues,
        «Me légua deux dés heureux.

«Je voulais expliquer comment le paysan était arrivé en possession de
ces dés pipés, et j'écrivis de ma main ces deux vers sur le manuscrit.
Schiller n'avait pas eu cette idée; il donnait tout simplement les dés
au paysan, sans se demander comment il les possédait. Je vous l'ai
déjà dit, tout expliquer avec soin n'était pas son affaire, et voilà
peut-être pourquoi ses pièces produisent tant d'effet sur le théâtre.»

                                               «Dimanche, 29 mai 1831.

«Ces jours-ci, on m'a apporté un nid de petites fauvettes, avec leur
mère que l'on avait prise au gluau. Elle a continué dans la chambre à
nourrir sa famille, et, rendue à la liberté, elle est revenue
d'elle-même avec ses petits. J'étais très-touché de cet amour maternel
qui brave le danger et la prison, et j'exprimai mon étonnement à
Goethe:

«Homme de peu de raison! me répondit-il avec un sourire significatif,
si vous croyiez à Dieu, vous ne seriez pas étonné. C'est lui qui donne
au monde son mouvement intime; la nature est en lui, et il est dans la
nature; et jamais ce qui vit, ce qui se meut, ce qui est en lui, n'est
privé de sa force et de son esprit. Si Dieu ne donnait pas à l'oiseau
cet instinct pour ses petits, si un instinct pareil n'était pas
répandu dans toute la nature vivante, le monde ne se soutiendrait pas;
mais partout est répandue la force divine, partout agit l'amour
éternel!»

«Il y a quelque temps, Goethe a exprimé une idée du même genre; un
jeune sculpteur lui avait envoyé le modèle de la Vache de Myron, avec
un veau qui la tette.

«Voilà, dit-il, un sujet de la plus grande élévation; nous avons là,
devant les yeux, sous une belle image, le principe vivifiant répandu
dans la nature entière, et qui soutient le monde; cette oeuvre et
celles du même genre sont pour moi les vrais symboles de
l'omniprésence de Dieu.»

                                                  «Lundi, 6 juin 1831.

«Goethe m'a montré aujourd'hui le commencement du cinquième acte de
_Faust_. J'ai lu jusqu'au passage où la hutte de Philémon et de Baucis
est brûlée, et où Faust, debout, la nuit, sur le balcon de son palais,
sent la fumée qu'un vent léger lui apporte.

«Les noms de Philémon et de Baucis, lui dis-je, me transportent sur la
côte phrygienne, et je pense à ce couple célèbre de l'antiquité;
cependant la scène se passe dans l'ère chrétienne, et le paysage est
moderne.

«--Mon Philémon et ma Baucis, dit Goethe, n'ont aucun rapport avec ce
célèbre couple et avec la tradition qu'il rappelle. J'ai donné ces
noms à mes deux époux uniquement pour relever leur caractère. Comme ce
sont des personnages et des situations semblables, la ressemblance des
noms a un effet heureux.»

«Nous parlons ensuite de Faust, que le péché originel de son
caractère, le mécontentement, n'a pas abandonné dans sa vieillesse, et
qui, avec tous les trésors du monde, dans un nouvel empire qu'il a
créé lui-même, est gêné par quelques tilleuls, une chaumière et une
clochette, parce qu'ils ne sont pas à lui. Il rappelle le roi Achab,
qui croyait ne rien posséder, s'il ne possédait pas la vigne de
Naboth.

«Faust, dans ce cinquième acte, dit Goethe, doit selon mes idées
avoir juste cent ans, et je ne sais pas s'il ne serait pas bon de le
dire quelque part expressément:

«Nous parlâmes de la conclusion, et Goethe attira mon attention sur ce
passage:

  «Il est sauvé, le noble membre
   Du monde des méchants esprits;
   Celui qui a toujours lutté et travaillé,
   _Celui-là, nous pouvons le sauver_;
   L'amour suprême, du haut du ciel,
   A pensé à lui;
   Le choeur bienheureux va à sa rencontre
   Et lui fait un cordial accueil.

«Ces vers contiennent la clef du salut de Faust: dans Faust a vécu
jusqu'à la fin une activité toujours plus haute, plus pure, et l'amour
éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite
avec nos idées religieuses, d'après lesquelles nous sommes sauvés
non-seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la
grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l'âme sauvée
s'élance au ciel, était très-difficile à composer; et au milieu de ces
tableaux supra-sensibles, dont on a à peine un pressentiment, j'aurais
pu très-facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des
personnages et des images de l'Église chrétienne, qui sont nettement
dessinés, je n'avais pas donné à mes idées poétiques de la précision
et de la fermeté.»


XVI

À la fin du mois, il parle mal de Victor Hugo, auquel il a rendu avant
une enthousiaste justice.

«C'est un beau talent, dit-il, mais il est tout à fait engagé dans la
malheureuse direction romantique de son temps, ce qui le conduit à
mettre à côté de beaux tableaux les plus intolérables et les plus
laids. Ces jours-ci j'ai lu _Notre-Dame de Paris_, et il ne m'a pas
fallu peu de patience pour supporter les tortures que m'a données
cette lecture. C'est le livre le plus affreux qui ait jamais été
écrit! Et après les supplices que l'on endure, on n'est pas dédommagé
par le plaisir que l'on éprouverait à voir la nature humaine et les
caractères humains représentés avec exactitude; il n'y a dans son
livre ni nature ni vérité; ses personnages principaux ne sont pas des
êtres de chair et de sang, ce sont de misérables marionnettes, qu'il
manie à son caprice, et auxquelles il fait faire toutes les
contorsions et toutes les grimaces qui sont nécessaires aux effets
qu'il veut produire. Quel temps que celui qui loue un pareil livre!»

Quant à moi, qui n'aime ni le faux, ni l'excès, ni certains drames de
Victor Hugo, j'avoue que j'ai lu avec attendrissement et intérêt le
roman bizarre, mais neuf, de _Notre-Dame de Paris_. L'architecture
n'était pas encore entrée dans le drame humain: il y a du véritable
génie à créer un monument pour ces âmes, et ces âmes pour cette
architecture. Le Phidias du _gothique_, c'est Hugo. Goethe n'avait pas
compris cette oeuvre.


XVII

                                              «Mardi, 20 juillet 1831.

«Après dîner, une demi-heure avec Goethe, que j'ai trouvé dans une
disposition pleine de sérénité et de douceur. Après avoir causé de
divers sujets, nous avons parlé de Carlsbad, et Goethe a plaisanté
sur les diverses amourettes qu'il y a eues.

«--Une petite amourette, a-t-il dit, voilà la seule chose qui puisse
rendre supportable un séjour aux eaux, autrement on mourrait d'ennui.
Presque toujours j'ai été assez heureux pour trouver une petite
affinité qui, pendant ces quelques semaines, me donnait assez de
distraction. Je me rappelle surtout une d'elles qui même encore
maintenant me fait plaisir. Un jour je faisais visite à madame de
Reck. Après une conversation qui n'avait rien de remarquable, en me
retirant, je rencontre une dame avec deux jeunes filles fort jolies.

«--Quel est le monsieur qui vient de sortir? demanda cette dame.

«--C'est Goethe, répond madame de Reck.

«--Oh! combien je suis fâchée qu'il ne soit pas resté, et que je n'aie
pas eu le bonheur de faire sa connaissance!

«--Chère amie, vous n'avez rien perdu, répliqua madame de Reck; il est
très-ennuyeux avec les dames, à moins qu'elles ne soient assez jolies
pour l'intéresser un peu. Les femmes de notre âge ne peuvent pas
croire qu'elles le rendront éloquent et aimable.»

«Quand les deux jeunes filles furent rentrées chez elles, elles
pensèrent aux paroles de madame de Reck.

«Nous sommes jeunes, nous sommes jolies, se dirent-elles; voyons donc
si nous ne réussirons pas à captiver, à apprivoiser ce célèbre
sauvage.

«Le matin suivant, à la promenade du Sprudel, en passant à côté de
moi, elles me firent le salut le plus gracieux, le plus aimable, et je
ne pus me dispenser, quand l'occasion se présenta, de m'approcher
d'elles et de leur adresser la parole. Elles étaient charmantes! Je
leur parlai et leur reparlai encore, elles me conduisirent à leur
mère; j'étais pris. Dès lors nous nous vîmes tous les jours. Nous
passions des jours entiers ensemble. Pour rendre nos relations plus
intimes, le fiancé de l'une d'elles arriva, et je me trouvai lié plus
exclusivement avec l'autre. Comme on peut le penser, j'étais aussi
très-aimable avec la mère. En un mot, nous étions tous très-contents
les uns des autres, et je passai avec cette famille de si heureux
jours, que leur souvenir est toujours resté pour moi extrêmement
agréable. Les deux jeunes filles me racontèrent bien vite la
conversation de leur mère avec madame de Reck, et la conjuration,
suivie de succès, qu'elles avaient faite pour ma conquête.»

«Goethe m'a raconté déjà une autre anecdote du même genre, qui
trouvera bien sa place ici.

«Un soir, me dit-il, je me promenais avec un de mes amis dans le
jardin d'un château. À l'extrémité d'une allée nous voyons deux
personnes de nos connaissances qui marchaient paisiblement l'une à
côté de l'autre en causant. Elles semblaient ne penser à rien; tout à
coup elles se penchent l'une vers l'autre, et se donnent un baiser
très-affectueux; puis elles reprennent très-sérieusement leur
promenade et continuent à causer, comme si rien ne s'était passé.

«--Avez-vous vu? puis-je en croire mes yeux? s'écriait mon ami
stupéfait.

«--J'ai vu, répondis-je tranquillement, mais je n'y crois pas!»

                                                  «Lundi, 2 août 1831.

«Nous avons causé de la théorie de Candolle sur la symétrie. Goethe la
considère comme une pure illusion.

«La nature, a-t-il dit, ne se donne pas à tout le monde. Elle agit
avec beaucoup de savants comme une malicieuse jeune fille, qui nous
attire par mille charmes, et qui, au moment où nous croyons la saisir
et la posséder, s'échappe de nos bras[8].»

[Note 8: «C'est au mois d'août 1831 que Goethe reçut de Paris son
buste en marbre, de grandeur colossale, par David d'Angers. Il était
accompagné d'une lettre de David renfermant ces passages: «Je vous
envoie cette faible image de vos traits, non comme un présent digne de
vous, mais comme le témoignage d'un coeur qui sait mieux éprouver des
sentiments que les exprimer... Vous êtes la grande figure poétique de
notre époque; une statue vous est due: j'ai essayé d'en faire un
fragment; un génie digne de vous l'achèvera.» Goethe, très-heureux de
cet envoi, fit placer le buste dans la salle de la bibliothèque
grand-ducale; et, le 28 août, dernier jour anniversaire de sa
naissance, on enleva solennellement le voile qui couvrait cette
grandiose image où se révèle en même temps le génie du poëte et du
sculpteur. Pendant cette cérémonie, Goethe était dans les bois de
sapins d'Ilmenau; comme d'habitude, il s'était échappé de Weimar pour
éviter toutes les félicitations officielles. «Il m'est chaque année
plus impossible de recevoir tous ces bienveillants hommages, écrit-il
à Zelter; les hommes se plaisent à considérer et à célébrer ma vie
comme un ensemble harmonieux; pour moi, au contraire, plus je
vieillis, plus je trouve mon existence pleine de lacunes.» N'emmenant
avec lui que ses petits-fils, il alla se promener une dernière fois
dans ces vallées pittoresques où, un demi-siècle auparavant, il avait
fait tant de courses folles. Il gravit le Gickelhahn. Arrivé au
sommet, il promena longtemps son regard sur le panorama immense qu'il
avait si souvent contemplé et qu'il admirait pour la dernière fois. De
ce plateau élevé, on découvre une grande partie de la forêt de
Thuringe, qui s'étend jusqu'à l'horizon le plus lointain et forme un
immense et sombre océan de verdure; Goethe resta longtemps immobile,
et dit seulement: «Hélas! pourquoi notre bon duc n'est-il pas là!...»
Puis il monta d'un pas assuré au premier étage d'une maisonnette de
bois qui lui servait d'asile la nuit, pendant ses chasses avec le
grand-duc; il y retrouva les vers délicieux qu'il avait jadis écrits
sur le bois même, et qu'on peut lire encore aujourd'hui:

      Sur les cimes
      Tout est calme...
      Dans les feuilles
      Le vent se tait...
        Dans les bois
      L'oiseau est muet...
  Patience!... Bientôt pour toi
      Viendra aussi
        Le repos!...

«Trop d'émotions et de souvenirs se pressaient dans son âme; il ne put
se maîtriser, et des larmes abondantes s'échappèrent de ses yeux.»]


XVIII

La religion chrétienne l'occupait de plus en plus, et il l'admirait
d'une affection éclectique. En voici la preuve:

«La lumière sans obscurité de la révélation divine est beaucoup trop
pure et trop éclatante pour qu'elle convienne aux pauvres et faibles
hommes, et, pour qu'ils puissent la supporter, l'Église vient comme
médiatrice bienfaisante; elle éteint, elle adoucit cette lumière pour
qu'elle puisse aider et protéger beaucoup d'hommes. L'Église
chrétienne croit que, comme héritière du Christ, elle peut remettre
aux hommes leurs péchés; c'est là pour elle une puissance énorme;
maintenir cette puissance et cette croyance, et affermir ainsi
l'édifice ecclésiastique, voilà la principale préoccupation du clergé
chrétien. En conséquence, il ne se demande pas si tel livre de la
Bible peut jeter de la lumière dans l'esprit, s'il renferme de hautes
leçons de moralité, s'il offre des exemples d'une noble existence:
l'important pour lui, c'est dans les livres de Moïse l'histoire de la
chute, qui rend nécessaire le Sauveur; dans les prophètes, les
allusions qui sont faites au Désiré; dans les évangiles, le récit de
son apparition sur cette terre, et de sa mort sur la croix, qui expie
nos péchés. Vous voyez que, à ce point de vue et avec ces idées, on ne
peut attacher d'importance ni au noble Tobie, ni à la Sagesse de
Salomon, ni aux Proverbes de Sirach.

«Ces questions d'authenticité et de fausseté des livres bibliques sont
d'ailleurs bien étranges. Qu'est-ce qui est authentique, sinon ce qui
est tout à fait excellent, ce qui est en harmonie avec ce qu'il y a de
plus pur dans la nature et dans la raison, ce qui sert encore
aujourd'hui à notre développement le plus élevé? Et qu'est-ce qui est
faux, sinon l'absurde, le creux, le niais, ce qui ne donne aucun
fruit, du moins aucun bon fruit? Si on devait décider l'authenticité
d'un écrit biblique par la question: Ce qui nous est transmis, est-il
absolument la vérité? alors on devrait sur certains points mettre en
doute l'authenticité des évangiles, car Marc et Luc n'ont pas écrit ce
qu'ils ont vu par eux-mêmes, ils ont recueilli longtemps après les
faits une tradition orale, et Jean n'a écrit son évangile que dans un
âge avancé. Cependant je tiens les quatre évangiles pour parfaitement
authentiques, car il y a là le reflet de l'élévation qui brillait dans
la personne du Christ, élévation d'une nature aussi divine que tout ce
qui a jamais paru de divin sur la terre.»

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Dieu ne s'est pas du tout consacré au repos; il agit toujours, et
maintenant comme au premier jour. Cela aurait été une pauvre
distraction pour lui de combiner quelques éléments pour fabriquer
notre monde informe, et de le faire rouler tous les ans sous les
rayons du soleil, s'il n'avait pas eu le plan de faire de cet amas de
matière la pépinière d'un monde d'esprits. Il vit toujours et sans
cesse dans les grandes natures pour élever vers lui les natures
inférieures.»

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«Je ne suis pas plus amateur de la philosophie populaire. Il y a un
mystère dans la philosophie aussi bien que dans la religion. On doit
en épargner la connaissance au peuple, et surtout on ne doit pas le
forcer pour ainsi dire à s'enfoncer dans pareille recherche. Épicure
dit quelque part: «Ceci est juste, car le peuple le trouve
mauvais.--Depuis la réforme, les mystères ont été livrés à la
discussion populaire, on les a ainsi exposés à toutes les subtilités
captieuses de l'étroitesse de jugement, et on ne peut pas encore dire
quand finiront les tristes égarements d'esprit qui en sont résultés.»


XIX

Les résultats de la philosophie, de la politique, de la religion:
voilà ce que l'on doit donner au peuple et ce qui lui sera utile; mais
il ne faut pas vouloir des hommes du peuple faire des philosophes, des
prêtres ou des politiques. Cela ne vaut rien!

On voit combien cette philosophie plus que mûre de Goethe était loin
de son scepticisme primordial. Il est évident ici qu'il confond la
philosophie et les lois.


XX

Il cite plus loin quelques vers de moi sur l'ubiquité de la vérité,
qui attestent l'utilité d'une civilisation non nationale, mais
universelle.

  «Ce ne sont plus les mers, les degrés, les rivières,
   Qui bornent l'héritage entre l'humanité.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   Chacun est du climat de son intelligence,
   Je suis concitoyen de tout homme qui pense,
           La vérité c'est mon pays.»

Pour plaire aux partis, ajoute-t-il, j'aurais dû être membre du club
des jacobins et prêcher le meurtre et le massacre.


XXI

L'instant suprême approchait pendant ces entretiens. Voici la fin de
ce grand homme, racontée par son ami, témoin des derniers moments:

«Le lundi, il se leva, lut des brochures françaises; examina des
gravures, et, dans sa conversation avec M. Vogel, lui recommanda
plusieurs de ses protégés.

«Mais, dans la nuit du 19 au 20, la maladie prit tout à coup un
caractère menaçant. Après quelques heures de sommeil calme, Goethe
vers minuit se réveilla et sentit de minute en minute un froid qui, de
ses mains, étendues nues sur son lit, gagnait tout le corps. Une
douleur excessive se répandit d'abord sur les membres, puis sur la
poitrine, et la respiration devint difficile.--Mais Goethe ne voulut
pas que son domestique appelât le médecin.

«Ce ne sont que des souffrances, dit-il; il n'y a pas de danger.»

«Le matin, ces souffrances, toujours plus vives, le chassèrent de son
lit; il se mit sur un fauteuil; ses dents claquaient de froid. La
douleur qui torturait sa poitrine lui arrachait des gémissements, et
de temps en temps un cri. Ses traits étaient bouleversés, son teint
couleur de cendre; ses yeux, livides et enfoncés dans l'orbite,
avaient perdu tout éclat; son corps, froid comme une glace, dégouttait
de sueur; sa soif était ardente; quelques mots péniblement articulés
firent comprendre qu'il craignait une hémorrhagie pulmonaire.--Son
médecin, par des soins énergiques et prompts, fit disparaître en une
heure et demie ces symptômes. Le soir, l'accès était passé.--Le malade
était dans son fauteuil qu'il ne quitta plus pour son lit. Il fit avec
calme quelques réflexions, et Vogel lui ayant annoncé qu'une
récompense, dont Goethe avait appuyé la demande, venait d'être
accordée par le grand-duc, il montra de la joie. Déjà dans la journée,
sans que le médecin le sût, il avait signé d'une main tremblante le
bon de payement d'un secours destiné à une jeune fille de Weimar,
artiste pleine de talent pour laquelle il avait toujours montré une
sollicitude paternelle, et qui allait à l'étranger achever son
éducation. Ce fut là son dernier acte comme ministre des beaux-arts;
ce fut la dernière fois qu'il écrivit son nom.

«Dans la matinée du jour suivant, jusqu'à onze heures, il y avait eu
du mieux; mais, à partir de ce moment, l'état empira; les sens
commencèrent à refuser parfois leur service; il y eut des instants de
délire, et de temps en temps dans sa poitrine on entendait un bruit
sourd. Cependant Goethe semblait moins accablé. Toujours assis dans
son fauteuil, il répondait clairement et d'un ton amical aux questions
qui lui étaient faites, questions que le médecin ne permettait que
rarement, pour ne pas troubler par une trop grande excitation une fin
qui dès lors paraissait inévitable.

«Le portrait de la comtesse de Vaudreuil, femme de l'ambassadeur
français, arriva ce jour-là d'Eisenach. Le médecin permit qu'on le lui
montrât. Il se plut à le contempler quelque temps, puis il dit:

«Oui, l'artiste mérite des éloges, il n'a pas gâté ce que la nature a
créé si beau.»

«En échange, il avait l'intention d'envoyer une épreuve de son
portrait lithographié par Stieler; et il dit qu'il avait déjà composé
quatre vers, qu'il écrirait sur l'épreuve aussitôt après son
rétablissement.

«Le soir, il demanda la liste des personnes qui étaient venues savoir
de ses nouvelles, et, après l'avoir lue, il dit qu'il n'oublierait
pas, après sa guérison, cette preuve d'intérêt. Déjà dans la journée
il avait exprimé le regret de ne pouvoir recevoir ses amis. Il obligea
tout le monde à aller se reposer, et il fit coucher sur le lit, à côté
de lui, son domestique, épuisé par les veilles continues. Il dit
plusieurs fois à son copiste Jean, qui était près de lui pendant la
nuit:

«Soyez-moi fidèle et restez chez moi, cela ne peut durer que quelques
jours.»

«Le lendemain matin, il dit encore à sa belle-fille Ottilie:

«Avril amène avec lui plus d'une belle journée; l'exercice en plein
air me rendra mes forces.»

«Il fit quelques pas vers son cabinet de travail, mais il fut obligé
de se rasseoir aussitôt; plus tard il voulut se lever de nouveau, il
retombait dans son fauteuil. L'entrée de sa chambre était absolument
interdite, même au grand-duc; il n'y avait avec lui que sa
belle-fille, ses petits-enfants Wolf et Walter, le médecin et son
domestique. Le nom d'Ottilie revenait souvent sur ses lèvres; il la
pria de s'asseoir auprès de lui et tint longtemps sa main dans les
siennes. De douces images traversaient de temps en temps son
imagination.--Dans un de ses rêves il dit:

«Voyez... voyez cette belle tête de femme... avec ses boucles
noires... un coloris splendide... sur un fond noir...»

«À un autre moment, voyant sur le sol une feuille de papier, il
demanda:

«Pourquoi laisse-t-on par terre une lettre de Schiller?... Il faut la
ramasser.»

«Après un léger sommeil, il demanda un carton avec des dessins qu'il
croyait avoir vus dans sa vision.

«Peu à peu sa parole devenait plus pénible et plus obscure.

«Donnez-moi plus de lumière!» furent, dit-on, les derniers mots que
l'on put entendre tomber des lèvres de cet homme qui, toute sa vie,
avait été l'ennemi des ténèbres de toute nature. Son esprit resta
actif, même après qu'il eût perdu l'usage de la parole; suivant une
de ses habitudes, quand un sujet le préoccupait fortement, il traça
avec l'index des signes dans l'air; peu à peu il traça ces signes
moins haut, et enfin, sa main, tombant sur la couverture étendue sur
ses genoux, y traça des mots inconnus.

«À onze heures et demie, il appuya sa tête sur le côté gauche du
fauteuil et s'endormit doucement.

«On attendait autour de lui son réveil.--Il ne vint pas. Goethe était
mort.

«Le matin qui suivit le jour de sa mort, je me sentis un profond désir
de voir sa dépouille terrestre. Son fidèle serviteur Frédéric m'ouvrit
la chambre où il avait été déposé. Étendu sur le dos, il reposait
comme un homme endormi; la fermeté et une paix profonde se lisaient
sur les traits pleins d'élévation de son noble visage. Son puissant
front semblait encore garder des pensées. J'aurais désiré une boucle
de ses cheveux, mais le respect m'empêcha de la couper. Le corps, mis
à nu, était enseveli dans un drap blanc; on avait mis alentour de gros
morceaux de glace, pour le conserver frais aussi longtemps que
possible. Frédéric écarta le drap, et la divine beauté de ces membres
me remplit d'étonnement. Sa poitrine était extrêmement développée,
large et arrondie; les muscles des bras et des cuisses étaient pleins
et doux; les pieds magnifiques et de la forme la plus pure; il n'y
avait nulle part sur le corps trace d'embonpoint, de maigreur ou de
détérioration. J'avais là devant moi un homme parfait dans sa pleine
beauté, et mon enthousiasme à cette vue me fit un instant oublier que
l'esprit immortel avait abandonné une pareille enveloppe. Je mis la
main sur le coeur, je ne trouvai qu'un silence profond; j'avais pu
jusqu'à ce moment me contenir, mais alors je me détournai et laissai
un libre cours à mes larmes.»

Une pieuse et universelle ovation lui tint lieu de funérailles.
L'Allemagne entière pleura à l'envi son grand homme. Il n'était point
mort, il était transfiguré! Ses ouvrages vivaient et vivront
éternellement.


XXII

Voilà ce charmant livre d'Eckermann sur les entretiens de Goethe
pendant les dix dernières années de sa vie. Quand on l'a lu avec bonne
foi, on change sa manière de voir sur ce grand homme. Goethe jeune
n'était pas Goethe. C'était une nature vigoureuse qui avait besoin de
beaucoup d'années pour mûrir. Il y a deux hommes en lui: l'adolescent
et le vieillard. Dans l'adolescent, on ne sent que l'abondance et
l'âpreté de la séve. Le talent s'y révèle, et il semble se contenter
du talent. La gloire et le monde sont ses uniques pensées; qu'il
brille, qu'il émeuve, qu'il éclate d'une façon quelconque, qu'on dise
qu'un génie est né en Allemagne et que ce génie aspire évidemment au
diadème intellectuel de son siècle, et il est content. La moralité de
ses oeuvres lui importe peu; au contraire, même une certaine
originalité paradoxale, qui scandalise un peu les idées routinières en
philosophie, en politique, en religion, ne lui déplaît pas; c'est le
sel du génie, c'est le sceau de sa supériorité sur le commun des
hommes; il se moque des larmes et du sang qu'il a fait couler par la
contagion de son roman de Werther. Ceux qui se tuent n'ont pas le
droit de vivre, car ils n'ont pas la force de supporter les grands
assauts de la nature de l'homme, les passions meurtrières! Il est
artiste, il n'est pas moraliste; tant pis pour ceux qui ne comprennent
pas que l'art est tout dans son délicieux poëme d'_Hermann et
Dorothée_, il change les notes de son clavier et il chante à demi-voix
les divines naïvetés de l'amour innocent et domestique. Le même succès
couronne ce délicieux poëme. Alors il sent ses ailes pousser dans
toute leur envergure, et il monte dans le drame à une hauteur de
l'éther où jamais homme, ni antique, ni moderne, n'avait osé regarder.
L'amour mortel sert de clef à la plus sublime métaphysique. Une
portion de philosophes l'écoute comme une révélation cachée des deux
mondes. Faust devient le nom du mal, Marguerite le nom du bien et du
beau réunis dans une femme, Méphistophélès le nom de l'égoïsme
indifférent au bien et au mal, et représente la corruption de ce monde
vulgaire et pervers. Mais ces portraits sont si surprenants et si
fortement dessinés qu'ils paraissent des créations et non des images.
Il faut avoir été introduit dans les mystères de la confidence divine
pour interpréter ainsi les arcanes de ses desseins. Goethe s'enferme
pendant des années entières dans l'ombre de ses méditations pour y
trouver le mot de Dieu que les hommes ne comprennent pas tout entier
encore, parce qu'il n'en dit que la moitié; l'autre moitié, mystique
et réparatrice, il passe vingt-cinq années de son âge mûr et de sa
vieillesse à la trouver, et il n'en donne qu'une partie avant de
mourir.

Dans les longs intervalles de ce travail sans fin, il se livre par
délassement à son souffle lyrique; il écrit des odes, des ballades,
des poésies symboliques de forme, très-élevées de sens,
très-mélodieuses de rhythme, que les femmes et les enfants
comprennent, et qui sont, comme le choeur antique, destinées à reposer
à la fois et à soutenir l'attention de l'Allemagne devant ses drames.
Il écrit aussi quelques romans, comme _Wilhelm maestro_, dans lesquels
il introduit des personnages immortels, tels que Mignon.

Pendant cette vie tout éthérée en apparence, Goethe a eu le bonheur
d'inspirer une amitié très-ardente et constante jusqu'à la mort au
prince régnant de Weimar et à la souveraine digne de lui. Le prince le
choisit pour son ministre intime et pour son conseiller principal; il
lui donna une maison à la ville, et une retraite paisible à la
campagne. Il y passe ses jours comme un dieu dans son musée; il s'y
marie à une belle épouse qui lui donne un fils obéissant et une
belle-fille adorable sur laquelle il se décharge des soins de la vie
matérielle pour vivre plus libre de ses heures dans son monde purement
intellectuel. Il régit le théâtre de Weimar. Il a Schiller pour poëte
et pour second. Il pleure sa mort prématurée, comme celle d'un
disciple; il l'honore toute sa vie d'un culte de gloire et de
souvenir. Il n'a point de rival dans toute l'Allemagne, devenue
l'Olympe de sa calme divinité. Le duc de Weimar meurt après cinquante
ans d'amitié, mais sa femme et son fils survivent, et la faveur du
grand homme revit tout entière en eux jusqu'à son dernier jour.

En politique, il commence par suivre son jeune souverain dans sa
première campagne de Prusse en Champagne contre Dumouriez; il soumet
ainsi son libéralisme organique aux lois et aux rigueurs de son
patriotisme. La paix se fait; il profite de ses loisirs pour voyager
en Suisse et en Italie, sur cette terre où les orangers fleurissent;
il y enrichit son coeur et son imagination des plus chères et des
plus vives images. Il revient à Weimar, et il y trouve l'aisance et la
puissance dans l'attachement du grand-duc. Il flotte alors quelque
temps entre les idées de la révolution française qu'il a respirées
jeune à Strasbourg, où il avait achevé son éducation, et les idées
hiérarchiques de l'Allemagne, sa vraie patrie. Il semble appeler sur
son pays l'influence des principes français, et se lancer hardiment
dans la sphère des bouleversements téméraires, d'où doit sortir un
ordre nouveau. Son prince et son ami paraît favoriser ces instincts
d'une liberté régénératrice. Mais ils se contiennent l'un et l'autre
dans la sphère spéculative. Aimant le peuple, ne le déchaînant pas
soudainement de ses respects et de ses devoirs, la douceur et la
lenteur du caractère germanique, la pression de la Prusse les
secondant, ils se bornent à l'instruire et à le charmer par les
plaisirs d'un théâtre athénien. Weimar devient la Grèce allemande, la
révolution y vit à l'état d'inspiration, c'est la terre de l'espérance
indéfinie et ajournée par la sagesse.

Bientôt la révolution débordée en France se resserre, change de forme,
et devient militaire et despotique. La Prusse, tour à tour menacée et
caressée par l'empereur Napoléon, hésite immobile entre la paix et la
guerre; Weimar suit ces diverses agitations de Berlin. L'Allemagne est
humiliée ou conquise à Austerlitz et à Wagram, Weimar frémit; la
bataille d'Iéna efface Berlin de la carte du royaume; la guerre de
Pologne poursuit cette cour infortunée jusqu'à Koenigsberg. La
victoire de Friedland, gagnée sur la Russie, décide l'empereur de
Russie à la paix de Tilsitt; il amène le roi et la reine de Prusse à
venir implorer la paix avec lui. Le vainqueur épuisé l'accorde à la
Russie, grande et en apparence généreuse; il la marchande, mutilée et
restreinte, à la Prusse, à laquelle il ne restitue qu'un asile pour
régner honteusement sur des débris. La reine, adorée de l'Allemagne et
du monde, meurt d'humiliation; l'espoir de la venger court dans tous
les coeurs de l'Allemagne. Napoléon passe à Weimar et y voit Goethe.
Cette entrevue flatteuse caresse et enivre le poëte; son impartiale
philosophie cède quelque chose à l'enthousiasme vrai ou politique pour
le conquérant, protecteur de son prince et de son pays. La vieillesse
et la réflexion qui la suit ramènent ses pensées à des principes plus
modérés que ceux de sa jeunesse; il admet l'identité des tendances,
mais les atermoiements lui paraissent une condition et une partie des
améliorations. La première condition du bien, c'est d'être possible.
Il croit que la multitude est aussi corruptible et aussi passionnée
que l'élite. Les crimes de la révolution française, qui mène en
triomphe le plus innocent des rois au supplice, et qui immole des
milliers d'innocents après lui pour se venger de l'aristocratie, lui
paraissent ce qu'ils sont, des lâchetés cruelles contre des ennemis ou
des innocents désarmés. Il appelle de leur vrai nom ces exécuteurs des
forfaits du peuple,--des meurtriers complaisants de la foule, des
flatteurs d'en bas aussi timides et aussi coupables que les courtisans
d'en haut. Il prononce tout bas le mot du sage d'Athènes: «La
multitude m'applaudit, ai-je donc dit quelque sottise?» Il croit que
la sagesse des opinions s'épure, en montant par le loisir, l'étude,
l'aisance, la philosophie, de classe en classe sociale, et que la
division du travail est aussi nécessaire dans l'oeuvre du gouvernement
libre que dans les oeuvres manuelles de l'artisan; il pardonne donc
une aristocratie intellectuelle dont il est lui-même le premier
exemple, et il recommande à ses disciples d'en tenir compte. Il
transige aussi sagement avec les nécessités du temps. Il instruit les
masses, il ne les bouleverse pas; il conserve ainsi son ascendant sur
les deux moitiés de la société en les réconciliant. On le comprend et
on le respecte; en haut par l'admiration, en bas par la
reconnaissance, il règne jusqu'à sa mort sur tous les esprits.

Tel fut Goethe, l'homme-dieu, dans son Olympe de Weimar.

Très-sage et très-heureux, il vécut en harmonie avec toutes les idées
raisonnables des deux partis qui déchiraient son temps, religion et
incrédulité, radicalisme et conservation, jamais populaire jusqu'à
l'excès, jamais impopulaire jusqu'à la ciguë, géant de l'Allemagne
dominant de la tête les petitesses du vulgaire, plus grand que lui et
respecté de lui, le seul homme supérieur qui ait dompté l'envie!


XXIII

Aussi était-il et est-il resté le génie le plus incontesté de son
siècle, et peut-être de tous les siècles modernes au-delà du Rhin et
même en deçà. Nous avons prouvé qu'excepté sous le rapport de l'esprit
épistolaire et de la grâce légère des poésies fugitives, Voltaire
lui-même ne pouvait supporter la comparaison avec l'auteur de _Faust_.
Fénelon était aussi politique, mais moins pratique; il transportait
ses rêves dans la réalité; son chef-d'oeuvre n'est qu'une utopie; il
n'a rien à comparer à Goethe. Bossuet est plus orateur, mais c'est
l'orateur de la force, avec un Dieu au-dessus et un despote armé
derrière lui; de plus, ni l'un ni l'autre n'étaient poëtes, ils
parlaient la langue de la prose à laquelle manque l'âme de la parole,
la mélodie. Corneille était aussi fort, mais pas aussi divin; Racine,
moins philosophe et moins original. Nous ne parlons pas des vivants.
En Angleterre, Shakspeare seul est plus abondant, mais moins profond
et moins parfait. Byron est aussi poëte, mais moins sensé; c'est le
délire de la versification à qui la lyre sert de jouet, le coeur
humain de victime, et Dieu lui-même de dérision. Shakspeare seul est
aussi vaste et aussi dramatique; mais, bien qu'il s'étende plus
large, il est loin de s'élever aussi haut. Il a Falstaff, il a
Méphistophélès; mais ni Marguerite sur la terre, ni Faust entre le
ciel et l'enfer: il improvise mieux, il est moins réfléchi. Il n'a pas
poursuivi pendant cinquante ans, dans les deux mondes terrestre et
céleste, à travers les abîmes de l'esprit humain, les mystères d'un
drame surnaturel; il est plus homme; il est moins dieu!

Des scènes telles que celle de _Faust_ ne se trouvent ni dans le
Dante, ni dans le Tasse, ni dans Virgile même. Cela n'existait pas
dans ce monde avant l'épopée dramatique de Weimar. L'Allemagne a
attendu longtemps, mais sa patience a été récompensée par la plus
belle oeuvre théâtrale de tous les temps.


XXIV

Elle le méritait; c'était la terre de la pensée féconde. Elle avait
une multitude de rayons, dans ses petites et nombreuses capitales;
elle n'avait point et elle n'a pas encore aujourd'hui une de ces
grandes réunions d'hommes nationalisés, telles que Londres et Paris.
Le philosophe et le poëte pouvaient y vivre hermétiquement solitaires,
et y mûrir des conceptions intellectuelles tout à la fois neuves,
originales et palpitantes. _Faust_ est l'oeuvre d'un brahmane de
l'Inde, méditée dans les forêts de _Oiamanté_. On y sent son origine
_indoue_; il faut remonter jusque-là pour trouver sa divine
ressemblance. La race germanique est évidemment, pour la langue comme
pour les idées, un dérivé du Gange; la misérable littérature imitée de
Voltaire sur les bords de la Sprée, avec sa mesquine colonie de
demi-philosophes sous l'empire du Denys moderne, Frédéric II, aurait
médité et rimaillé pendant tout un siècle sans inventer mieux que
_Nanine_ ou la _Pucelle d'Orléans_, au lieu de ces trois personnages
nouveaux à force d'être antiques, Faust, Méphistophélès et Marguerite.
Celui qui a créé ces trois figures mérite que son nom soit écrit en
lettres apologétiques vivantes au frontispice de l'Allemagne.

Maintenant tout est mort dans la maison de Goethe. Il y a des hommes
qui ont des disciples et qui fondent des empires intellectuels plus
ou moins durables dans la sphère de leur influence; il y en a d'autres
qui emportent tout avec eux et qui laissent la terre muette et vide
après avoir écrit pour plusieurs siècles. De ce nombre était Goethe,
dont Eckermann vient de perpétuer la vie en nous donnant ses
conversations. Remercions ce fervent disciple, et adorons, sans
espérer de jamais le revoir sur la terre, le divin maître du beau!

                                                            LAMARTINE.



CXXIIe ENTRETIEN

L'IMITATION DE JÉSUS-CHRIST


I

Les livres qui sont écrits pour la gloire portent un nom d'homme.

Ceux qui sont écrits pour Dieu restent anonymes. Leur immortalité est
dans le bien qu'ils font. Leur récompense est dans la conscience de
leur auteur.

Tel est le livre de l'_Imitation de Jésus-Christ_, ce résumé de la
philosophie chrétienne.

On s'est éternellement disputé sur l'auteur de ce livre unique. C'est
le secret du ciel.

On a plus ou moins approché de ce qu'on a présumé devoir être la
vérité. Mais ce ne sont que des conjectures plus ou moins
vraisemblables; la vérité vraie est restée cachée. Dieu n'a pas permis
qu'on sût par quel organe ce flot de sa sagesse avait passé; il a
voulu que l'ouvrage fût immortel et l'auteur ignoré. Il n'a réservé à
la profonde humilité de son écrivain d'autre récompense que l'inconnu.

Voyez cependant ce qu'on a imaginé; il y a sur tous ces noms assez de
vraisemblance pour croire, assez d'invraisemblance pour douter.


II

C'était en 1380, époque du moyen âge ou les moines s'étaient emparés
de la littérature sacrée tout entière. Il y avait au mont
Sainte-Agnès, dans le diocèse de Cologne, un monastère de l'ordre de
Windesheim, un religieux du nom de Jean A Kempis. Jean était prieur du
couvent. Il avait pour frère plus jeune que lui Thomas A Kempis.
Thomas, à l'âge de douze ans, pauvre et abandonné, fut recueilli par
la charité d'une pieuse femme qui le fit élever et instruire: il
apprit dans cette maison la grammaire, le latin, le plain-chant, et
surtout l'art recherché et précieux alors de transcrire d'une main
courante les manuscrits rares que la découverte de l'imprimerie ne
vulgarisait pas encore. Les deux frères consacrent au couvent du mont
Sainte-Agnès les faibles ressources de l'héritage de leur père et le
prix de leurs travaux dans la copie des manuscrits. Ils soutenaient
ainsi la pauvreté du couvent par la culture d'un petit champ. Le
travail de leur plume était leur délassement. L'église bâtie, Thomas
se fit prêtre et vécut de plus en plus saintement. La délicatesse de
ses membres, la maigreur et la flexibilité de ses doigts, le rendaient
éminemment apte à ses travaux de copiste dans lesquels il excella. Il
exécuta son chef-d'oeuvre dans la copie d'une Bible entière pour son
monastère. Il transcrivit ensuite un recueil de plusieurs traités
pieux, parmi lesquels se retrouvent les quatre premiers livres
intitulés: _de Imitatione Christi_, bien qu'il eût signé cette copie
de sa formule ordinaire: «Fini et complété par les mains de Thomas A
Kempis, 1441.» On put prendre aisément plus tard le copiste pour
l'auteur. Mais où l'auteur, pauvre moine inconnu dans un couvent de
Brabant et n'en étant jamais sorti, aurait-il pu prendre ces trésors
de sagesse humaine qu'on ne trouve que dans le long exercice du monde?
La sainteté est le fruit de la solitude, mais la sagesse consommée est
le fruit du monde.


III

Cette méprise involontaire se propagea plus tard dans le monde
cénobitique, sans aucune intention de l'humble copiste. À l'âge de
près de soixante ans, il rédigea pour les novices une suite de sermons
connus de Scott, où rien ne rappelle l'inimitable onction de l'auteur
de l'_Imitation_; il continua ainsi jusqu'à l'âge de soixante-dix ans,
où la mort le cueillit dans sa sainteté. La chronique des frères et du
couvent du mont Sainte-Agnès fut continuée par lui jusqu'à la veille
de son décès. Voici en quels termes il y parle de ses oeuvres: «J'ai
écrit en totalité notre Bible et beaucoup d'autres volumes pour notre
maison et pour le salaire, et par dessus beaucoup de petits traités
pour l'édification des jeunes gens.» Ce mot _opuscule_ ne pouvait
évidemment s'appliquer à une oeuvre aussi immense, aussi achevée, et
aussi universellement célèbre que l'_Imitation de Jésus-Christ_;
fleuve à pleins bords, où coule à grands flots toute la sagesse
humaine et divine du christianisme.


IV

Deux autres écrivains, Gerson et Gersen, ont eu l'honneur de ce livre
de l'_Imitation_. La saine critique nie jusqu'à l'existence de Gersen,
et la conformité de son nom avec celui de Gerson, chancelier de
l'Université de Paris, paraît avoir été seule la cause ou l'occasion
d'une attribution erronée.

Mais un homme se présente qui, s'il n'a pas écrit l'_Imitation_,
paraît avoir été seul capable de l'écrire. Cet homme est l'illustre
Gerson, chancelier de l'Université de Paris. L'Université en ce
temps-là était le royaume des esprits, la règle des croyances et des
moeurs, l'Église militante et enseignante, la maison de la foi. Voici
l'histoire de Gerson:

Jean-Charles de Gerson, né au commencement du quinzième siècle, était
né à Gerson, dont il porte le nom. Gerson était un village du diocèse
de Reims, non loin de Réthel. Il est à présumer, par son nom féodal et
par l'indépendance de sa vie, qu'il appartenait à une famille noble.
Ses parents lui donnèrent cette première éducation qui inocule les
sentiments plus que les idées, et qui donne la noblesse des âmes, le
courage et la constance de la vie. Les héros sortent tout faits de ces
nids de famille. Il est à croire que ses dispositions, à la fois
actives et pensives, le signalèrent de bonne heure à l'attention de
ses parents; car, à l'issue de cette éducation première, il fut envoyé
à Paris, et suivit pendant dix ans les cours des hautes études
littéraires et religieuses. Ces études, noviciat des esprits éminents,
menaient en ce temps-là aux grades politiques et théologiques.
L'Église était, avec la guerre, le monde universel de l'époque. Il fut
l'élève du savant docteur Pierre d'Ailly; son mérite transcendant le
fit élire à sa place chancelier de l'Université, chanoine de
Notre-Dame, comme Abeilard, puis doyen de l'église de Bruges par la
faveur du duc de Bourgogne. Cette faveur lui mérita la colère du duc
d'Orléans, bientôt assassiné par ce prince dans la rue Barbette. Ce
crime le délivrait d'un ennemi, mais ne lui parut pas moins un crime.
Comme curé d'une des paroisses de Paris, il s'éleva contre cet
attentat et fit l'oraison funèbre du prince assassiné. Peu de temps
après, la populace bourguignonne de Paris s'ameuta contre ce vengeur
du faible, et pilla sa demeure avec des cris de mort. Il lui échappa,
non en la bravant, mais en la fuyant, dans les plus sombres
souterrains de Notre-Dame. Il passa plusieurs mois enfoui dans cet
asile et réfléchissant aux dangers de contredire les multitudes. Cette
retraite ne lui conseilla point la lâcheté, mais le courage. Il n'en
sortit que pour accuser un docteur favori du peuple, Jacques Petit,
qui vantait ce meurtre. Les doubles élections du pape à Rome et à
Avignon le firent envoyer souvent dans ces deux capitales ou dans le
concile de Constance, pour apaiser ces guerres civiles de l'Église.
C'est là que sa fermeté habile mais inflexible, en face de ces
différends, lui conquit le nom de ministre très-chrétien qui resta le
surnom de ce grand homme. Aux conciles de Constance et de Bâle, il
représenta le roi, l'Université de Paris, l'opinion publique; il y
combattit les faiblesses ou les exagérations des sectes. Il fut
vainqueur et honoré partout, mais ses ennemis en devinrent plus
acharnés contre lui. Il ne risqua donc pas de rentrer dans sa patrie
en face des Bourguignons ses persécuteurs. Il se cacha et s'exila
lui-même, d'abord dans les montagnes de Bavière, puis en Autriche, et,
là, il n'eut d'autre maître que son infortune. Ce fut là qu'il se
recueillit en lui-même pour écrire ses intimes consolations, appelées
depuis l'_Imitation de Jésus-Christ_. La plus grande preuve que ces
consolations intimes furent écrites par lui, c'est qu'il était presque
impossible qu'elles fussent écrites par un autre.


V

En effet, il fallait un homme consommé par l'âge avancé, par la
science sacrée, par les vicissitudes de la vie humaine, par le bonheur
et par le malheur de l'existence orageuse des assemblées et des cours,
pour se rendre compte en lui-même de tout ce qu'il avait souffert,
pour distinguer parmi la trame mêlée de sa vie le fil conducteur de sa
destinée, et pour lui donner ce nom de consolation intime qu'il ne
trouvait que dans la philosophie suprême: la résignation en conformité
avec la divine volonté. En cherchant plus tard le modèle après la
théorie, il le trouva dans la résignation divinisée jusqu'à la mort;
c'est-à-dire dans le grand philosophe chrétien, le Christ: de là le
second titre des _Consolations internes_, l'_Imitation de
Jésus-Christ_; de là aussi le nom que ses contemporains lui donnent
lui-même, le _docteur des consolations_. Ce serait une preuve de
l'authenticité de l'auteur, s'il en fallait d'autre. Personne ne s'y
trompe en son temps, et on insère partout les trois premiers livres de
l'_Imitation_ parmi les opuscules de Gerson.


VI

Qu'on lise attentivement aujourd'hui ce livre merveilleux dont
Fontenelle disait: «Le plus beau livre écrit par la main des hommes,
puisque l'Évangile n'en est pas!» Que l'on considère où est cachée la
source occulte de tant de sagesse, la connaissance de tous les
hommes, l'expérience de tant de vicissitudes, l'habileté instinctive
qui apprend à traiter avec eux, à les convaincre, à les dominer, à les
supporter, à leur pardonner; où peut-elle être? Évidemment ce n'est
pas dans un jeune homme: l'absence de toute passion ne s'y ferait pas
remarquer; le ressentiment, la rancune contre tant d'injustice, y
éclaterait en dépit de l'écrivain; l'Évangile lui-même se permet
l'injure contre les Pharisiens, les sépulcres blanchis; l'injure
sacrée elle-même s'élève jusqu'à la colère et s'arme du fouet de la
satire contre les marchands profanateurs du Temple, chassés violemment
du sanctuaire. Cet acte raconté sans blâme est en opposition flagrante
avec la maxime: «Si on vous frappe à la joue, tendez l'autre joue.»
Mais ici c'est l'Évangile impeccable, c'est l'universalité du pardon!
L'_Imitation_ ne se reconnaît pas le droit de s'irriter; son auteur ne
propose à l'imitation que la tête couronnée d'épines et les mains
liées du Christ. Fontenelle n'avait pas remarqué cette supériorité de
l'homme qui excuse sur le Dieu qui frappe, mystérieuse perfection dont
l'énigme reste énigmatique et contredit son axiome. L'Évangile est un
récit, l'_Imitation_ est un modèle.


VII

Voyez dans la vie de Gerson comment les hommes lui enseignent les
hommes.

Il se jure à lui-même de s'immoler à la justice. Le duc d'Orléans, son
adversaire, tombe, mais il tombe sous les coups d'un assassin. Gerson
prend la parole devant le peuple assemblé; il s'indigne de
l'assassinat, il brave les partisans du duc de Bourgogne. Le peuple et
les Bourguignons s'ameutent contre lui; il se dérobe à leur fureur
sous les souterrains de Notre-Dame. Il y séjourne plusieurs mois
caché, la haine du peuple comme l'épée de Damoclès suspendue sur sa
tête. Son intrépidité brave tout pour ne pas mentir à Dieu, souveraine
justice. Qui peut dire ce qui se passe dans son âme pendant son agonie
de tant de jours et de tant de semaines? Il souffre, mais il ne
fléchit pas. Voilà le noviciat de sa douleur.

La fureur du peuple s'éteint comme sa faveur, Gerson rentre dans ses
hautes fonctions; le roi l'emploie dans sa diplomatie pour calmer la
discorde au sujet des papes entre Rome et Avignon. Il y soutient le
droit de l'Église de pourvoir à sa continuité et à son unité en
déposant les doubles pontifes. Il y combat les sectes visionnaires et
l'astrologie judiciaire. Jean Huss est condamné par lui. Ses ennemis
croissent en nombre à mesure qu'il croît en renommée. Ils se coalisent
contre lui. Ils se promettent sa mort, s'il retourne en France. Il
s'évade du concile de Constance sous les habits d'un pèlerin, et
prend, inconnu, la route d'Allemagne. Il traverse, ainsi déguisé, la
forêt Noire, et s'arrête de nouveau en Bavière.

C'est là que, caché dans la montagne, il compose, à l'exemple de
Boëce, en prose et en vers, ses _Consolations_. Le duc d'Autriche,
s'apitoyant sur son sort, lui offre et lui assigne un lieu de refuge à
l'entrée de la Bavière, dans une île du Danube. La magnifique abbaye
de Moelch le reçoit, séjour des princes dans les cellules de
cénobites. Cette magnifique hospitalité du duc d'Autriche fut aussi
favorable à son repos qu'à ses méditations. Il avançait dans la vie,
et il recueillait son âme. Il avait besoin de consolations, et il ne
pouvait les trouver qu'en lui-même. Il se réfugia dans le sein de
Dieu, le suprême consolateur, et il écrivit ces monologues et ces
dialogues intérieurs qui portèrent d'abord le nom de _Consolations_.
Consolations en effet, descendues du ciel et remontées du coeur du
solitaire jusqu'à l'oreille de tous les hommes. Il y a dans toutes les
âmes pour les inspirations de cette espèce une prédisposition
magnétique qui attend pour ainsi dire leur publication, et qui la suit
de si près qu'on dirait qu'elle la précède. C'est la grâce de
l'opinion publique, c'est le miracle de la multiplication des pains
sur la montagne. On ne voit pas la main qui les partage dans la foule,
et tout le monde se sent nourri.


VIII

Telle fut l'apparition des _Consolations_ de Gerson. Sans doute les
religieux de Moelch se transmirent l'émotion qu'ils en ressentaient en
les copiant à mesure que Gerson les écrivait, et en firent passer les
fragments de couvent en couvent jusqu'aux extrémités de l'Europe; car,
sans qu'ils connussent précisément le nom de cet humble hôte de leur
monastère, les _Consolations_ passèrent, grâce à eux, de royaume en
royaume aux extrémités du monde. L'ouvrage était déjà célèbre, et
l'auteur, inconnu. Mais l'auteur ne visait point à la célébrité: il ne
visait qu'au ciel, impérissable célébrité muette qui trouve sa gloire
en Dieu et qui jouit de vivre inconnue parmi les hommes; colombe
céleste qui sème çà et là les rameaux rapportés d'en haut sans écrire
son nom sur ses plumes. De là vient cette incertitude qui s'attache à
son nom, et qui s'accrut au lieu de s'éclaircir à mesure que son
oeuvre renommée se répandait davantage, chaque monastère donnant à
l'_Imitation_ le nom d'un de ses sectaires pour accroître le nom du
couvent.

C'est dans cette obscurité de l'île du Danube que Gerson végéta
longtemps et qu'il acheva de laisser écouler le flot de la colère des
hommes; il y acheva aussi sa propre sanctification. On n'en a pas
d'autres preuves que la sainteté de son livre. Tel livre, tel homme.
La philosophie de l'_Imitation_ manifestait le philosophe. Ce
philosophe n'était d'aucune école et ne relevait d'aucun maître. On
sentait que le maître était l'auteur lui-même, inspiré par ce je ne
sais quoi qu'on appelle le génie de la sainteté chrétienne.

On ignore combien d'années Gerson fut confiné dans cette cellule de
Moelch. On le retrouve à Paris en 1429, devenu simple catéchiste
d'enfants dans l'église de Saint-Paul de Lyon. Il y remit son âme à
Dieu à l'âge de soixante-six ans. Il légua ses manuscrits sous le nom
de _Testamentum peregrini_, «Testament d'un pèlerin.» Charles VIII fit
graver sa devise sur son cénotaphe: _Sursum corda_, «Élevez vos coeurs
là-haut.» C'était sa vie en deux mots. Il n'en fut jamais de plus
sublime. La sincérité et l'amour furent les deux caractères de son
génie.


IX

C'est parmi les opuscules de Gerson, déposés à Avignon après sa mort,
qu'on découvre le manuscrit des _Consolations internes_ contenant les
trois premiers livres de l'_Imitation_, c'est-à-dire tout ce qui n'est
pas monacal dans cet ouvrage. On ignore quel est le moine qui écrivit
cette partie évidemment détournée du sujet de l'ouvrage, qui était
humain et nullement cénobitique. Gerson, appelé dans toutes les
éditions du temps auteur de l'_Imitation_, n'écrivit jamais pour une
secte, mais pour le genre humain. Il ne songea pas à faire du _pain de
vie_ un aliment privilégié de quelques moines. Il écrivait pour
l'homme et non pour une exception de l'homme. Non-seulement ses
oeuvres, mais sa vie entière, l'attestent. C'était un des hommes les
plus complets qui eussent jamais existé. Il devint saint en s'exerçant
et en vieillissant, mais ses pensées répondaient toutes et toujours à
la magnanimité de son âme; rien de ce qui était petit n'allait à ses
proportions. Ses moindres opuscules étaient vastes: la vérité est
universelle. La philosophie chrétienne, dont ce livre est le monument,
ne pouvait pas se restreindre à la cellule d'un cénobite.


X

Ma mère me nourrissait, dès mon enfance, de l'_Imitation de
Jésus-Christ_, ce résumé en sentiment, en prières et en oeuvres, de la
philosophie chrétienne. J'en relis souvent quelques chapitres, surtout
ceux où le philosophe inconnu, qui a écrit ces pages avec ses larmes,
se dépouille du cilice monacal qui isole et qui dessèche sa doctrine,
oublie qu'il est moine et redevient humain en redevenant homme. J'en
ai lu ce matin avec édification et avec délices certaines pages que la
sagesse profane ne dépassera jamais en vérité et n'égalera jamais en
onction.

Ce beau livre m'a toujours été si présent à l'esprit, le pasteur de
campagne en a parlé deux fois dans mon poëme pastoral de _Jocelyn_:

  Livre obscur et sans nom, humble vase d'argile,
  Mais rempli jusqu'au bord des sucs de l'Évangile,
  Où la sagesse humaine et divine, à longs flots,
  Dans le coeur attiré coulent en peu de mots;
  Où chaque âme, à sa soif, vient, se penche et s'abreuve
  Des gouttes de sueur du Christ à son épreuve;
  Trouve, selon le temps, ou la peine ou l'effort,
  Le lait de la mamelle ou le pain fort du fort,
  Et, sous la croix où l'homme ingrat le crucifie,
  Dans les larmes du Christ boit sa philosophie!
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et ailleurs le pasteur philosophe écrit sur les marges de l'_Imitation
de Jésus-Christ_ ces deux strophes retrouvées après sa mort:

  Quand celui qui voulut tout souffrir pour ses frères
  Dans sa coupe sanglante eut vidé nos misères,
  Il laissa dans le vase une âpre volupté:
  Et cette mort du coeur qui jouit d'elle-même,
  Cet avant-goût du ciel dans la douleur suprême,
          Ô mon Dieu, c'est ta volonté!
  J'ai trouvé comme lui dans l'entier sacrifice
  Cette perle cachée au fond de mon calice,
  Cette voix qui bénit à tout prix, en tout lieu.
  Quand l'homme n'a plus rien en soit qui s'appartienne,
  Quand de ta volonté ta grâce a fait la sienne,
          Le corps est mort, et l'âme est Dieu!

Je ne me repens pas et je ne me dédis pas du sentiment d'admiration
exprimé dans ces faibles vers.

Toute argutie d'école, toute controverse religieuse écartée, il n'y a
au fond que deux philosophies dans le monde: la philosophie du
plaisir, ou la philosophie de la douleur; la philosophie des rêves, ou
la philosophie réelle. Le monde actuel penche vers la première de ces
philosophies. Le christianisme, à l'exemple du brahmanisme, du
bouddhisme, du stoïcisme, professe l'autre. Quelle que soit notre
pensée sur les dogmes, si diversement interprétés, du christianisme,
il nous est impossible de ne pas reconnaître que, comme corps de
philosophie pratique et de philosophie morale, le christianisme a
franchement, énergiquement et saintement promulgué ou adopté la
philosophie réelle, c'est-à-dire la philosophie de la douleur
méritoire ou expiatoire; et ajoutons ici la plus belle, car le
sacrifice est plus beau que la jouissance, excepté aux yeux d'un
épicurien.

Cette philosophie a un accent de familiarité à la fois confidentielle
et sublime qui semble rapprocher la voix de l'homme de l'oreille de
Dieu, et la voix de Dieu de l'oreille de l'homme. On dirait qu'on
écoute aux portes du ciel et qu'on entend les chuchotements de
l'esprit à travers le grand murmure des sphères. Quand on ferme le
livre, on croit fermer la porte sur le mystère un moment entrevu du
ciel; mais on se souvient de ce qu'on vient de voir, on emporte un
rayon, un espoir, une joie, une paix. À l'exception de ses théories
monacales, suicide de l'homme, qui furent aussi l'exagération et le
suicide de l'Inde, jamais philosophe ne serra plus tendrement le coeur
humain sur son propre coeur. Jamais l'huile du Samaritain de
l'Évangile ne coula plus charitablement et avec plus d'onction sur les
blessures.

«Laissez là ce qui se passe et cherchez ce qui est permanent, fermez
toutes les portes de vos sens pour écouter ce que Dieu vous dit en
vous-même. Les hommes font résonner les paroles, mais vous seul, mon
Dieu, vous donnez l'intelligence! J'ai tout donné, je veux qu'on me
rende tout, dit le Seigneur, joie et douleur! La preuve la plus
évidente que vous m'ayez donnée de votre amour, dit l'homme, c'est de
m'avoir créé lorsque je n'existais pas, de m'avoir choisi pour vous
servir, de m'avoir commandé de vous aimer.--Rendez-vous si petit et si
humble, dit l'inspirateur divin, que tous puissent vous fouler aux
pieds. Qu'est-ce que toute chair avant vous? dit l'homme. L'argile
s'élèvera-t-elle contre la main qui l'a façonnée? Ô poids immense de
la sagesse incréée! ô mer sans bornes! où je ne trouve rien de moi en
résumé que néant!

«Parlez ainsi en toute occurrence, dit le maître: Seigneur, si c'est
votre bon plaisir, que cela soit ainsi! Seigneur, si c'est pour votre
gloire, que la chose se fasse en votre nom! Seigneur, si vous voyez
que cela me convienne, et si vous jugez qu'il me soit utile,
faites-moi la grâce d'en user pour votre gloire! mais si vous prévoyez
qu'il me sera nuisible, et qu'il ne servira point au salut de mon âme,
ôtez-m'en le désir! car tout désir ne vient pas de l'Esprit-Saint,
quelque bon et juste qu'il paraisse à l'homme. Il est difficile de
juger au vrai si c'est le bon ou le mauvais esprit qui vous pousse à
désirer ceci ou cela, ou si c'est un mouvement de votre esprit;
plusieurs ont été trompés à la fin, qui semblaient d'abord conduits
par le bon esprit.

«C'est donc toujours avec la crainte de Dieu et l'humilité du coeur
que vous devez désirer et demander tout ce qui se présente de
souhaitable à votre esprit; et vous devez surtout vous en rapporter à
moi avec une résignation parfaite et me dire: Seigneur, vous savez ce
qui est le mieux; que ceci ou cela se fasse comme vous l'ordonnerez.
Donnez-moi ce qu'il vous plaît, et selon la mesure qu'il vous plaît,
et dans le temps qu'il vous plaît. Agissez avec moi selon vos vues,
selon votre bon plaisir et pour votre plus grande gloire. Placez-moi
où il vous plaira, et disposez de moi librement en toutes choses. Je
suis dans votre main, tournez et retournez-moi de toutes manières.
Voici votre serviteur, je suis prêt à tout: car je désire de vivre,
non pour moi, mais pour vous; faites que ce soit d'une manière
parfaite et digne de vous.--Mon âme, dit l'homme, tu ne pourras
trouver une pleine consolation ni une joie parfaite qu'en Dieu, qui
est le consolateur des pauvres et le protecteur des humbles.--Attends
un peu, mon âme, attends l'accomplissement des promesses de Dieu, et
tu auras dans le ciel l'abondance de tous les biens. Si tu désires
avec trop d'empressement les biens présents, tu perdras les biens
éternels et célestes. Use des biens temporels, et désire ceux qui sont
éternels. Aucun bien temporel ne peut te rassasier, parce que tu as
été créée pour des biens supérieurs.

«Quand tu posséderais tous les biens créés, tu ne pourrais être
heureuse ni satisfaite; mais c'est dans la possession seule de Dieu,
le créateur de toute chose, que consiste ton bonheur et ta félicité.
Toute consolation qui vient des hommes est vaine et de peu de durée:
que ton entretien soit d'avance dans le ciel!

«Je souffrirai avec une joie intérieure tout ce qui me sera départi de
souffrance par l'ordre de Dieu; je veux recevoir indifféremment de sa
main ce qu'on appelle bien et ce qu'on appelle mal, douceur ou
amertume, joie ou tristesse, et rendre grâce également de tout, pourvu
que vous ne me rejetiez pas pour toujours et que vous ne m'effaciez
pas du livre de vie! Je ne puis sans combat obtenir la couronne de la
patience. On n'arrive au repos que par le travail, et sans combat
point de victoire.

«Rien donc ne doit donner tant de joie à celui qui vous aime et qui
connaît la valeur de vos bienfaits, que l'accomplissement de votre
volonté sur lui, et l'exécution de vos desseins éternels; il doit en
être content et consolé au point de consentir aussi volontiers d'être
le plus petit qu'un autre désirerait d'être le plus grand; d'être
aussi paisible et aussi satisfait au dernier rang qu'un autre au
premier; et d'être aussi disposé à vivre dans le mépris et dans
l'abjection, et à n'avoir ni nom ni réputation, que les autres
souhaitent de se voir les plus grands et les plus honorés dans le
monde. Car votre volonté et l'amour de votre gloire doivent prévaloir
dans mon coeur sur tout autre sentiment, et me causer plus de
consolation et de plaisir que tous les bienfaits que j'ai reçus et
que je recevrai.»


XI

L'humilité, qui prévient toutes les douleurs de l'orgueil blessé, est
la vertu la plus directement inventée par la philosophie chrétienne.
Elle est en même temps une consolation, comme toute vertu. Les Indes
la connaissaient, l'antiquité grecque et romaine l'avaient perdue.
Leur vertu se roidissait dans la satisfaction d'elle-même; la vertu de
l'humilité chrétienne s'anéantit devant l'homme pour n'être relevée
que par Dieu.

«Ce que j'ai donné est à moi, dit le Maître. Quand je le reprends, je
ne vous ôte rien du vôtre, parce que c'est de moi que vient _toute
grâce excellente_ et _tout don parfait_. Si je vous envoie quelque
peine ou quelque contradiction, n'en murmurez point, et que votre
coeur n'en soit point abattu; je peux en un moment vous soulager et
changer votre chagrin en joie. Cependant je suis juste et très-digne
de louanges, lorsque j'agis ainsi avec vous.

«Si vous jugez des choses sainement et selon la vérité, vous ne devez
jamais, dans les adversités, vous laisser si fort abattre par la
tristesse, mais plutôt vous devez vous en réjouir, m'en remercier, et
regarder même comme un sujet unique de joie, quand je vous afflige
sans vous épargner. J'ai envoyé les miens dans le monde, non pour
jouir des plaisirs passagers, mais pour soutenir de rudes combats; non
pour y être honorés, mais pour y être méprisés; non pour vivre dans
l'oisiveté, mais pour travailler; non pour se reposer, mais pour
porter beaucoup de fruits par la patience. Souvenez-vous, mon fils, de
ces paroles!

«Si vous cherchez du repos en cette vie, comment arriverez-vous un
jour au repos éternel? Préparez-vous, non à beaucoup de repos, mais à
une longue patience. Cherchez la vraie paix, non sur la terre, mais
dans le ciel; non parmi les hommes et les autres créatures, mais en
Dieu seul. Vous devez tout souffrir avec joie pour l'amour de Dieu;
travaux, douleurs tentations, vexations, chagrins, nécessités,
maladies, injures, contradictions, réprimandes, humiliations,
affronts, corrections et mépris, voilà ce qui aide la vertu, ce qui
caractérise un disciple de Jésus-Christ, ce qui lui forme une couronne
dans le ciel. Je lui donnerai une récompense éternelle pour un travail
de peu de durée, et une gloire qui ne finira point pour une
humiliation passagère.

«Que les afflictions ne vous découragent jamais, mais que dans tout
événement ma promesse vous fortifie et vous console. Je suis assez
puissant pour vous récompenser au delà de toutes bornes et de toute
mesure. Vous ne travaillerez pas longtemps ici-bas, et vous ne serez
pas toujours dans les douleurs; attendez un peu et vous verrez bientôt
la fin de vos maux; un moment viendra où toutes les peines et les
agitations cesseront; tout ce qui passe avec le temps est court et peu
considérable.

«Faites bien ce que vous faites; travaillez fidèlement à mon oeuvre,
et je serai votre récompense. Écrivez, lisez, chantez, gémissez,
gardez le silence, priez, souffrez courageusement les adversités; la
vie éternelle mérite bien tout cela et des combats encore plus grands.
La paix viendra un jour qui est connu du Seigneur, et ce ne sera point
un jour suivi de la nuit, comme les jours du temps présent; mais la
lumière y sera perpétuelle, la clarté infinie, la paix solide et le
repos assuré. Vous ne direz pas alors: _Qui me délivrera de ce corps
de mort?_ Vous ne vous écrierez plus: _Hélas! que mon exil est long!_

«Il faut que vous soyez encore éprouvé sur la terre et exercé en
diverses manières. Il vous sera donné de temps en temps quelque
consolation, mais il ne vous sera pas accordé une pleine satiété.
Prenez donc des forces, et armez-vous de courage, tant pour agir que
pour souffrir ce qui est contraire à la nature. Il faut vous revêtir
de l'homme nouveau et devenir un autre homme. Il faut que vous fassiez
souvent ce que vous ne voudriez pas faire et que vous abandonniez ce
que vous voudriez faire. Ce qui plaît aux autres réussira, et ce qui
vous plaît n'aura point de succès; on écoutera les discours des
autres, et les vôtres seront comptés pour rien; les autres
demanderont, et ils recevront; vous demanderez, et vous n'obtiendrez
pas.

«On parlera des autres avec de grands éloges, et l'on ne parlera pas
de vous; on confiera aux autres telle ou telle affaire, et l'on vous
jugera propre à rien. La nature s'en attristera quelquefois, et ce
sera beaucoup si vous le supportez sans vous plaindre. C'est par ces
choses et par une infinité d'autres semblables que le Seigneur a
coutume d'éprouver jusqu'à quel point son fidèle serviteur fait
abnégation de lui même et rompt en tout avec sa propre volonté.»

Puis vient la magnifique opposition entre ce que le philosophe appelle
la nature et ce que Dieu appelle la grâce, c'est-à-dire le don
intellectuel conquis par l'humble, accordé par Dieu. Nous donnons le
passage presque entier, comme la plus complète et la plus pieuse
définition de la philosophie de la lutte, de l'abnégation, de la
douleur divinisée:

       *       *       *       *       *

«Mon fils, dit le Maître, observez bien les mouvements opposés de la
nature et de la grâce. À peine peuvent-ils être discernés, si ce n'est
par un homme spirituel, intérieur et éclairé d'en haut. Tous, à la
vérité, désirent le bien et se le proposent dans leurs paroles ou dans
leurs actions; c'est ce qui fait que plusieurs sont trompés dans
l'apparence du bien.

«La nature est artificieuse: elle en attire plusieurs, les engage dans
ses filets et les séduit; elle n'a jamais d'autre fin qu'elle-même. La
grâce, au contraire, marche avec simplicité, et fuit jusqu'à la
moindre apparence du mal: elle ne tend point de piéges, et fait toutes
choses purement pour Dieu, en qui elle se repose comme en sa dernière
fin.

«La nature meurt à regret, et ne veut être ni gênée, ni domptée, ni
abaissée, ni soumise volontairement au joug: la grâce, au contraire,
porte à la mortification, à résister à la sensualité, à chercher à
être dans la dépendance, à désirer de se vaincre, et à ne vouloir
faire aucun usage de sa liberté; elle aime à être retenue sous la
discipline, et ne désire de dominer sur personne; mais elle est
disposée à vivre, à demeurer, à être toujours sous la dépendance de
Dieu, et à se soumettre humblement pour l'amour de Dieu à toutes
sortes de personnes.

«La nature travaille pour son propre intérêt et considère quel
avantage elle peut tirer d'autrui: la grâce, au contraire, examine,
non ce qui lui est utile et avantageux, mais plutôt ce qui peut servir
à plusieurs.

«La nature aime à recevoir des honneurs et des respects; mais la grâce
est fidèle à renvoyer à Dieu tout honneur et toute gloire.

«La nature craint la confusion et le mépris; mais la grâce se réjouit
de souffrir des opprobres pour le nom de Dieu.

«La nature aime l'oisiveté et le repos du corps; mais la grâce ne peut
être oisive, et elle embrasse le travail avec plaisir.

«La nature cherche à se procurer ce qu'il y a de précieux et de beau,
et elle a horreur de ce qui est vil et grossier; mais la grâce se
plaît aux choses simples et abjectes, ne dédaigne point ce qu'il y a
de plus dur, et ne refuse pas de porter les habits les plus usés.

«La nature envisage les biens temporels, se réjouit de ses gains sur
la terre, s'attriste d'une perte, s'irrite de la moindre parole
injurieuse; mais la grâce envisage les biens éternels, ne s'attache
point aux choses temporelles, ne se trouble point des plus grandes
pertes, et ne s'irrite point des paroles les plus dures, parce qu'elle
met son trésor et sa joie dans le ciel, où rien ne périt.

«La nature est avide et reçoit plus volontiers qu'elle ne donne; elle
aime les choses en propre et pour son usage particulier: la grâce, au
contraire, est charitable et communique ce qu'elle a, ne veut rien en
propre, se contente de peu, et juge qu'il est plus heureux de donner
que de recevoir.

«La nature a du penchant pour les créatures, pour sa propre chair,
pour les vanités et pour les courses oiseuses; mais la grâce porte à
Dieu et à l'exercice des vertus, renonce aux créatures, fuit le monde,
hait les désirs de la chair, retranche les allées et venues, rougit de
paraître en public.

«La nature est bien aise d'avoir quelque consolation extérieure pour
contenter ses sens; mais la grâce cherche à se consoler en Dieu seul,
et à mettre tout son plaisir dans le souverain bien, de préférence à
tous les biens visibles.

«La nature fait tout pour son profit et son utilité propre; elle ne
peut rien faire gratuitement, mais elle espère obtenir pour ses
bienfaits quelque chose d'équivalent ou de meilleur, ou des louanges
ou de la faveur, et elle désire qu'on fasse grand cas de ce qu'elle
fait et de ce qu'elle donne: la grâce, au contraire, ne recherche
aucun avantage temporel; elle ne demande d'autre récompense que Dieu
seul, et elle ne souhaite, des biens temporels les plus nécessaires,
que ce qui peut lui servir à l'acquisition des biens éternels.

«La nature se fait un plaisir d'avoir beaucoup d'amis et de parents,
elle se glorifie d'un rang et d'une naissance illustres, elle est
complaisante envers les grands, elle flatte les riches, elle applaudit
à ses semblables: mais la grâce aime jusqu'à ses ennemis, et ne
s'enfle point du grand nombre de ses amis; elle ne fait cas ni du
rang, ni de la naissance, si une plus grande vertu ne les accompagne;
elle favorise le pauvre plutôt que le riche; elle s'intéresse plus à
l'homme innocent qu'à l'homme puissant; elle partage la joie de
l'homme sincère, et non celle du trompeur, et elle exhorte toujours
les bons à rechercher avec ardeur les qualités les plus parfaites, et
à se rendre semblables au Fils de Dieu par leurs vertus.

«La nature se plaint bientôt de ce qui lui manque et de ce qui lui
fait de la peine: la grâce supporte constamment la pauvreté.

«La nature rapporte tout à elle même, elle ne combat et ne dispute que
pour ses intérêts: mais la grâce rapporte toute chose à Dieu, qui en
est la source; elle ne s'attribue aucun bien et ne s'arroge rien avec
présomption; elle ne conteste point, et ne préfère point son avis à
celui des autres; mais elle soumet tous ses sentiments et toutes ses
lumières à la sagesse éternelle et au jugement de Dieu.

«La nature cherche à savoir les secrets et à entendre des nouvelles;
elle aime à se produire au dehors et à s'assurer de beaucoup de choses
par le témoignage des sens; elle désire d'être connue et de faire des
choses qui puissent lui attirer des louanges et de l'admiration: mais
la grâce ne se soucie point d'apprendre des choses nouvelles ou
curieuses, parce que tout cela vient de la corruption du vieil homme;
n'y ayant rien de nouveau ni de durable sur la terre; elle enseigne
donc à réprimer les sens, à éviter la vaine complaisance et
l'ostentation, à cacher avec humilité tout ce qui pourrait être loué
et admiré, et à rechercher en toutes choses et dans toutes les
sciences l'utilité qui en peut revenir, ainsi que l'honneur et la
gloire de Dieu; elle ne veut point qu'on parle avantageusement d'elle
ni de ce qui la touche; mais elle souhaite que Dieu soit béni dans
tous ses dons, comme celui qui les répand tous par pure charité.

«Cette grâce est une lumière surnaturelle et un don spécial de Dieu,
et proprement le sceau des élus et le gage du salut éternel,
puisqu'elle élève l'homme des choses de la terre à l'amour des choses
du ciel, et, de charnel qu'il était, le rend vraiment spirituel. Plus
donc la nature est assujettie et vaincue, plus la grâce se répand avec
abondance; et chaque jour, par ces nouvelles influences, l'homme
intérieur se reforme pour devenir une plus parfaite image de Dieu.

«Qu'est-ce que reposer en Dieu comme en sa dernière fin? C'est ne
désirer, ne chercher et n'aimer que lui, c'est tout faire et tout
souffrir pour lui; c'est acquiescer en tout à sa volonté; c'est ne
vouloir que ce qu'il veut; c'est ne s'égarer et ne se détourner jamais
de la voie de sa volonté; c'est enfin mettre son bonheur et son repos
à le contenter, sans chercher à être content soi-même: mais cette
conduite est contraire à la nature, et la grâce seule peut y parvenir.

«La nature a toujours pour fin de se satisfaire elle-même, et la grâce
nous porte toujours à nous faire violence.

«La nature ne veut ni mourir, ni se captiver, ni être assujettie; la
grâce, au contraire, fait que l'âme se captive, se retient et
s'assujetti à ce qui lui est le plus dur et le plus contraire.

«La nature veut toujours dominer sur les autres; la grâce fait qu'une
âme s'humilie sous la main toute-puissante de Dieu.

«La nature travaille toujours pour son propre intérêt, pour se
contenter et pour s'établir; mais la grâce ne travaille que pour
l'intérêt de Dieu, et veille incessamment sur les mouvements du coeur,
pour le préserver du péché.

«La nature se plaît à l'estime et aux louanges des hommes, qu'elle
croit mériter: la grâce fait qu'on s'en croit toujours indigne, et
qu'on rapporte à Dieu l'honneur de toutes choses; et elle est si
délicate sur ce point, qu'elle ne permet pas à une âme humble et
fidèle le moindre retour volontaire de vanité sur elle-même, de peur
qu'elle n'ait quelque complaisance du bien qu'elle fait.

«C'est quelque chose de grand que d'être même le plus petit dans le
royaume de Dieu, où tous sont grands parce que tous y sont les enfants
de Dieu!... Oh! que les humbles possèdent la véritable joie!... Gloire
aux derniers! heureux ceux qui pleurent!»

       *       *       *       *       *

Voilà les principales maximes de ce petit livre. Il condense en
quelques pages la philosophie pratique des hommes de tous les climats
et de tous les pays, qui ont cherché, souffert, conclu et prié dans
leurs larmes depuis que la chair souffre et que la pensée réfléchit.
Voilà la philosophie de la réalité, en opposition avec la philosophie
des rêves.

La philosophie de la jouissance porte un défi impuissant à la douleur,
et rit entre deux sanglots; la philosophie du progrès indéfini, pour
se venger du monde présent, transforme le monde futur en une vallée de
délices.

La philosophie réelle ne défie pas la douleur, elle ne la nie pas:
elle s'y plonge comme dans un feu d'expiation, de régénération ou
d'épreuve. Elle s'enveloppe de sa douleur même, en la sentant avec la
chair, mais en la surmontant avec l'esprit, et en y voyant le titre de
sa félicité future. Elle s'associe, sans le connaître, au mystère de
la volonté divine sur l'homme, et, par cette association surnaturelle,
elle participe pour ainsi dire à l'impassibilité, à la sainteté et à
la divinité de la volonté de la Providence. Ce gouvernement occulte,
mais sacré, de la créature, voilà le seul progrès et la seule
transformation assurés de la destinée humaine ici-bas, car l'homme n'a
qu'un moyen de transformer sa condition mortelle: c'est de la
sanctifier; l'homme n'a qu'un moyen de transformer sa nature: c'est de
la diviniser; l'homme n'a qu'un moyen de diviniser sa volonté: c'est
de l'unir par l'humilité résignée et laborieuse à la volonté divine,
et, d'homme qu'il est par la chair, de vouloir avec Dieu par l'esprit
ce que Dieu lui-même veut en lui!


XII

Le livre qui contient cette philosophie dans les temps modernes nous
semble une des plus hautes expressions de l'esprit humain par la
parole écrite. Nous ne savons pas si le Verbe du ciel aura de plus
sublimes révélations et de plus pénétrantes consolations pour l'âme.
Nous ne le croyons pas.

On lui reproche un excès de mysticisme. Nous ne le lui reprocherons
pas. L'homme est une créature mystique, et, si c'est quelquefois son
délire, c'est souvent aussi sa grandeur. Le mysticisme n'est que le
crépuscule des vérités surnaturelles qui ne sont pas encore levées sur
l'horizon de notre âme, mais qui répandent déjà une lueur entre la
lumière divine et les ténèbres d'ici-bas. L'homme de désir et
d'espérance élève involontairement ses regards vers cette lueur
crépusculaire, pendant que le vulgaire regarde en bas. Les astronomes,
qui veillent la nuit au sommet des tours, découvrent les astres; les
mystiques entrevoient les vérités de l'autre monde à travers leurs
larmes d'extase et du haut de leur exaltation! Il faut les plaindre
quelquefois et les envier souvent; plus ils sont loin de la terre,
plus ils sont près de Dieu.


XIII

On sent la portée idéale, philosophique et sainte de Gerson dans cette
opposition entre la nature et la grâce. Mais il y a deux choses qu'on
ne sent pas avec la même évidence: c'est la vérité et l'onction; la
vérité, qui est la force; l'onction, qui est la grâce des paroles.
Donnons-en quelques exemples:

«La multitude des paroles ne rassasie point l'âme.

«Ne vous élevez point en vous-même; avouez plutôt votre ignorance.

«Aimez à vivre inconnu et à n'être compté pour rien.

«La science la plus haute, c'est la connaissance exacte du mystère de
vous-même.»


XIV

DE LA DOCTRINE DE VÉRITÉ.

«Heureux celui que la vérité instruit elle-même, non par des figures
et des paroles qui passent, mais en se montrant telle qu'elle est.

«Notre raison et nos sens voient peu et nous trompent souvent.

«À quoi servent ces disputes subtiles sur des choses cachées et
obscures, qu'au jugement de Dieu on ne nous reprochera point d'avoir
ignorées?

«C'est une grande folie de négliger ce qui est utile et nécessaire,
pour s'appliquer curieusement à ce qui nuit. Nous avons des yeux, et
nous ne voyons point.

«Que nous importe tout ce qu'on dit sur les genres et sur les espèces?

«Celui à qui parle le Verbe éternel est délivré de bien des opinions.

«Tout vient de ce Verbe unique: de lui procède toute parole, il en est
le principe, et _c'est lui qui parle au-dedans de nous_.

«Sans lui nulle intelligence; sans lui nul jugement n'est droit.

«Celui pour qui une seule chose est tout, qui rappelle tout à cette
unique chose, et voit tout en elle, ne sera point ébranlé, et son
coeur demeurera dans la paix de Dieu.

«Ô vérité, qui êtes Dieu! faites que je sois avec vous, dans un amour
éternel.

«Souvent j'éprouve un grand ennui à force de lire et d'entendre; en
vous est tout ce que je désire, tout ce que je veux.

«Que tous les docteurs se taisent, que toutes les créatures soient
dans le silence devant vous: parlez-moi vous seul.

«Plus un homme est recueilli en lui-même et dégagé des choses
extérieures, plus son esprit s'étend et s'élève sans aucun travail,
parce qu'il reçoit d'en haut la lumière de l'intelligence.

«Une âme pure, simple, ferme dans le bien, n'est jamais dissipée au
milieu même des plus nombreuses occupations, parce qu'elle fait tout
pour honorer Dieu, et que, tranquille en elle-même, elle tâche de ne
se rechercher en rien.

«Qu'est-ce qui vous fatigue et vous trouble, si ce n'est les
affections immortifiées de votre coeur?

«L'homme bon et vraiment pieux dispose d'abord au-dedans de lui tout
ce qu'il doit faire au dehors; il ne se laisse point entraîner, dans
ses actions, aux désirs d'une inclination vicieuse; mais il les soumet
à la règle d'une droite raison.

«Qui a un plus rude combat à soutenir que celui qui travaille à se
vaincre?

«C'est là ce qui devrait nous occuper uniquement: combattre contre
nous-mêmes, devenir chaque jour plus forts contre nous, chaque jour
faire quelques progrès dans le bien.

«Toute perfection, dans cette vie, est mêlée de quelque imperfection;
et nous ne voyons rien qu'à travers une certaine obscurité.

«L'humble connaissance de vous-même est une voie plus sûre pour aller
à Dieu, que les recherches profondes de la science.

«Ce n'est pas qu'il faille blâmer la science, ni la simple
connaissance d'aucune chose; car elle est bonne en soi et dans l'ordre
de Dieu; seulement on doit préférer toujours une conscience pure et
une vie sainte.

«Mais, parce que plusieurs s'occupent davantage de savoir que de bien
vivre, ils s'égarent souvent, et ne retirent que peu ou point de fruit
de leur travail.

«Oh! s'ils avaient autant d'ardeur pour extirper leurs vices et pour
cultiver la vertu que pour remuer de vaines questions, on ne verrait
pas tant de maux et de scandales dans le peuple, ni tant de
relâchement dans les monastères.

«Certes au jour du jugement on ne nous demandera point ce que nous
avons lu, mais ce que nous avons fait; ni si nous avons bien parlé,
mais si nous avons bien vécu.

«Dites-moi où sont maintenant ces maîtres et ces docteurs que vous
avez connus lorsqu'ils vivaient encore, et qu'ils fleurissaient dans
leur science?

«D'autres occupent à présent leurs places, et je ne sais s'ils pensent
seulement à eux.

«Ils semblaient, pendant leur vie, être quelque chose, et maintenant
on n'en parle plus.

«Oh! que la gloire du monde passe vite! Plût à Dieu que leur vie eût
répondu à leur science! Ils auraient lu alors et étudié avec fruit.

«Qu'il y en a qui se perdent dans le siècle par une vaine science et
par l'oubli du service de Dieu!

«Et, parce qu'ils aiment mieux être grands que d'être humbles, ils
s'évanouissent dans leurs pensées.

«Celui-là est vraiment grand, qui a une grande charité.

«Celui-là est vraiment grand, qui est petit à ses propres yeux, et
pour qui les hommes du monde ne sont qu'un pur néant.

«Celui-là est vraiment sage, qui, pour gagner Jésus-Christ, regarde
comme de la boue toutes les choses de la terre.

«Celui-là possède la vraie science, qui fait la volonté de Dieu et
renonce à la sienne.»


XV

DE L'AVANTAGE DE L'ADVERSITÉ.

«Il nous est bon d'avoir quelquefois des peines et des traverses,
parce que souvent elles rappellent l'homme à son coeur, et lui font
sentir qu'il est en exil, et qu'il ne doit mettre son espérance en
aucune chose du monde.

«Il nous est bon de souffrir quelquefois des contradictions, et qu'on
pense mal ou peu favorablement de nous, quelque bonnes que soient nos
actions et nos intentions. Souvent cela sert à nous rendre humble et à
nous prémunir contre la vaine gloire.

«Car nous avons plus d'empressement à chercher Dieu, qui voit le fond
du coeur, quand les hommes au dehors nous rabaissent et pensent mal de
nous.

«C'est pourquoi l'homme devrait s'affermir tellement en Dieu, qu'il
n'eût pas besoin de chercher tant de consolations humaines.

«Lorsque, avec une volonté droite, l'homme est troublé, tenté, affligé
de mauvaises pensées, il reconnaît alors combien Dieu lui est
nécessaire, et qu'il n'est capable d'aucun bien sans lui.

«Alors il s'attriste, il gémit, il prie, à cause des maux qu'il
souffre.

«Alors il s'ennuie de vivre plus longtemps et il souhaite que la mort
arrive, afin que, délivré de ses liens, il soit avec Dieu.

«Alors aussi il comprend bien qu'une sécurité parfaite, une pleine
paix, ne sont point de ce monde.»

Voyez comme il développe cette maxime dans les chapitres suivants:


XVI

«Manger, boire, veiller, dormir, se reposer, travailler, être
assujetti à toutes les nécessités de la nature, c'est vraiment une
grande misère et une grande affliction pour l'homme pieux, qui
voudrait être dégagé de ses liens terrestres, et délivré de tout
péché.

«Car l'homme intérieur est, en ce monde, étrangement appesanti par les
nécessités du corps.

«Et c'est pourquoi le prophète demandait avec d'ardentes prières d'en
être affranchi, disant: Seigneur, délivrez-moi de mes nécessités.

«Malheur donc à ceux qui ne connaissent point leur misère! et malheur
encore plus à ceux qui aiment cette misère et cette vie périssable!

«Car il y en a qui l'embrassent si avidement, qu'ayant à peine le
nécessaire en travaillant, ou en mendiant, ils n'éprouveraient aucun
souci du royaume de Dieu s'ils pouvaient toujours vivre ici-bas.

«Ô coeurs insensés et infidèles, si profondément enfoncés dans les
choses de la terre qu'ils ne goûtent rien que ce qui est charnel!

«Les malheureux! ils sentiront douloureusement à la fin combien était
vil, combien n'était rien ce qu'ils ont aimé!

«Mais les saints de Dieu, tous les fidèles amis de Jésus-Christ, ont
méprisé ce qui flatte la chair et ce qui brille dans le temps; toute
leur espérance, tous leurs désirs, aspiraient aux biens éternels.

«Tout leur coeur s'élevait vers les biens invisibles et impérissables,
de peur que l'amour des choses visibles ne les abaissât vers la terre.

«Ne perdez pas, mon frère, l'espérance d'avancer dans la vie
spirituelle; vous en avez encore le temps.

«Pourquoi remettez-vous toujours au lendemain l'accomplissement de vos
résolutions? Levez-vous et commencez à l'instant, et dites: Voici le
temps d'agir, voici le temps de combattre, voici le temps de me
corriger.

«Quand la vie vous est pesante et amère, c'est alors le temps de
méditer.

«Il faut passer par le feu et par l'eau avant d'entrer dans le lieu de
rafraîchissement.

«Si vous ne vous faites violence, vous ne vaincrez pas le vice.

«Tant que nous portons ce corps fragile, nous ne pouvons être sans
péché, ni sans ennui, ni sans douleur.

«Il nous serait doux de jouir d'un repos exempt de toute misère; mais,
en perdant l'innocence par le péché, nous avons aussi perdu la vraie
félicité.

«Il faut donc persévérer dans la patience et attendre la miséricorde
de Dieu, jusqu'à ce que l'iniquité passe, et que ce qui est mortel en
vous soit absorbé par la vie.

«Oh! qu'elle est grande, la fragilité qui toujours incline l'homme au
mal.

«Vous confessez aujourd'hui vos péchés, et vous y retombez le
lendemain.

«Vous vous proposez d'être sur vos gardes, et une heure après vous
agissez comme si vous ne vous étiez rien proposé.

«Nous avons donc grand sujet de nous humilier, et de ne nous jamais
élever en nous-mêmes, étant si fragiles et si inconstants.

«Nous pouvons perdre en un moment, par notre négligence, ce qu'à peine
avons-nous acquis par la grâce, avec un long travail.

«Que sera-ce donc de nous à la fin du jour, si nous sommes si lâches
dès le matin?

«Malheur à nous si nous voulons goûter le repos, comme si déjà nous
étions en paix et en assurance, tandis qu'on ne découvre pas dans
notre vie une seule trace de vraie sainteté!

«Nous aurions bien besoin d'être instruits encore, et formés à de
nouvelles moeurs comme des novices dociles, pour essayer du moins s'il
y aurait en nous quelque espérance de changement et d'un plus grand
progrès dans la vertu.»

Il passe de là à la contemplation de la fin de tout homme vivant: la
mort!


XVII

DE LA MÉDITATION DE LA MORT.

«C'en sera fait de vous bien vite ici-bas: voyez donc en quel état
vous êtes.

«L'homme est aujourd'hui, et demain il a disparu; et quand il n'est
plus sous les yeux, il passe bien vite de l'esprit.

«Ô stupidité et dureté du coeur humain, qui ne pense qu'au présent et
ne prévoit pas l'avenir!

«Dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées, vous devriez être
tel que vous seriez s'il vous fallait mourir aujourd'hui.

«Si vous aviez une bonne conscience, vous craindriez peu la mort.

«Il vaudrait mieux éviter le péché que fuir la mort.

«Si aujourd'hui vous n'êtes pas prêt, comment le serez vous demain?

«Demain est un jour incertain: et que savez-vous si vous aurez un
lendemain?

«Que sert de vivre longtemps, puisque nous nous corrigeons si peu?

«Ah! une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle
augmente nos fautes.

«Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour!

«Plusieurs comptent les années de leur conversion; mais souvent qu'ils
sont peu changés, et que ces années ont été stériles!

«S'il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre
si longtemps.

«Heureux celui à qui l'heure de sa mort est toujours présente, et qui
se prépare chaque jour à mourir!

«Si vous avez vu jamais un homme mourir, songez que, vous aussi, vous
passerez par cette voie.

«Le matin, pensez que vous n'atteindrez pas le soir; le soir, n'osez
pas vous promettre de voir le matin.

«Soyez donc toujours prêt, et vivez de telle sorte que la mort ne vous
surprenne jamais.

«Plusieurs sont enlevés par une mort soudaine et imprévue: car le
Fils de l'homme viendra à l'heure qu'on n'y pense pas.

«Quand viendra cette dernière heure, vous commencerez à juger tout
autrement de votre vie passée, et vous gémirez amèrement d'avoir été
si négligent et si lâche.

«Qu'heureux et sage est celui qui s'efforce d'être tel dans la vie,
qu'il souhaite d'être trouvé à la mort!»

Que cela est grave, et que le fond de la sagesse divine est supérieur
à notre vaine sagesse! Lisez encore:


XVIII

«Celui qui estime les choses suivant ce qu'elles sont, et non d'après
les discours et l'opinion des hommes, est vraiment sage, et c'est Dieu
qui l'instruit plus que les hommes.

«Celui qui vit au-dedans de lui-même et qui s'inquiète peu des choses
du dehors, tous les lieux lui sont bons et tous les temps, pour
remplir ses pieux exercices.

«Un homme intérieur se recueille bien vite, parce qu'il ne se répand
jamais tout entier au dehors.

«Les travaux extérieurs, les occupations nécessaires en certains
temps, ne le troublent point; mais il se prête aux choses selon
qu'elles arrivent.

«Celui qui a établi l'ordre au-dedans de soi, ne se tourmente guère de
ce qu'il y a de bien ou de mal dans les autres.

«L'on a de distractions et d'obstacles qu'autant que l'on s'en crée
soi-même.

«Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché,
tout contribuerait à votre bien et à votre avancement.

«Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent,
parce que vous n'êtes pas encore tout à fait mort à vous-même, et
séparé des choses de la terre.

«Rien n'embarrasse et ne souille le coeur de l'homme, que l'impur
amour des créatures.

«Si vous rejetez les consolations du dehors, vous pourrez contempler
les choses du ciel, et goûter souvent les joies intérieures.»

L'âme se console de n'être pas consolée. C'est le chef-d'oeuvre de
l'abnégation!


XIX

DE LA PURETÉ D'ESPRIT ET DE LA DROITURE D'INTENTION

«L'homme s'élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité
et la pureté.

«La simplicité doit être dans l'intention, et la pureté dans
l'affection.

«La simplicité cherche Dieu: la pureté le trouve et le goûte.

«Nulle bonne oeuvre ne vous sera difficile, si vous êtes libre au
dedans de toute affection déréglée.

«Si vous ne voulez que ce que Dieu veut, et ce qui est utile au
prochain, vous jouirez de la liberté intérieure.

«Si votre coeur était droit, alors toute créature vous serait un
miroir de vie et un livre rempli de saintes instructions.

«Il n'est point de créature si petite et si vile, qui ne présente
quelque image de la bonté de Dieu.

«Si vous aviez en vous assez d'innocence et de pureté, vous verriez
tout sans obstacle. Un coeur pur pénètre le ciel et l'enfer.

«Chacun juge des choses du dedans, selon ce qu'il est au-dedans de
lui-même.

«S'il est quelque joie dans le monde, le coeur pur la possède.

«Et s'il y a des angoisses et des tribulations, avant tout elles sont
connues de la mauvaise conscience.

«Comme le fer mis au feu perd sa rouille et devient tout étincelant,
ainsi celui qui se donne sans réserve à Dieu se dépouille de sa
langueur et se change en un homme nouveau.

«Donnez à Dieu ce qui est à Dieu; et ce qui est de vous, ne l'imputez
qu'à vous. Rendez gloire à Dieu de ses grâces, et reconnaissez que
n'ayant rien à vous que le péché, rien ne vous est dû que la peine du
péché.

«Mettez-vous toujours à la dernière place, et la première vous sera
donnée, car ce qui est le plus élevé s'appuie sur ce qui est le plus
bas.

«Les plus grands saints, aux yeux de Dieu, sont les plus petits à
leurs propres yeux; et plus leur vocation est sublime, plus ils sont
humbles dans leur coeur.

«Pleins de la vérité et de la gloire céleste, ils ne sont pas avides
d'une gloire vaine.

«Fondés et affermis en Dieu, ils ne sauraient s'élever en eux-mêmes.

«Rapportant à Dieu tout ce qu'ils ont reçu de bien, ils ne recherchent
point la gloire que donnent les hommes, et ne veulent que celle qui
vient de Dieu seul. Leur unique but, leur désir unique, est qu'il soit
glorifié en lui-même et dans tous les saints, par-dessus toutes
choses.»


XX

Ses conseils redescendent vers l'homme:

«Soyez donc reconnaissant des moindres grâces, et vous mériterez d'en
recevoir de plus grandes.

«Que le plus léger don, la plus petite faveur, aient pour vous autant
de prix que le don le plus excellent et la faveur la plus singulière.

«Si vous considérez la grandeur de celui qui donne, rien de ce qu'il
donne ne vous paraîtra petit ni périssable: car peut-il être quelque
chose de tel dans ce qui vient d'un Dieu infini?

«Vous envoie-t-il des peines et des châtiments, recevez-les encore
avec joie: car c'est toujours pour notre salut qu'il fait ou qu'il
permet tout ce qui nous arrive.

«Voulez-vous conserver la grâce de Dieu, soyez reconnaissant
lorsqu'il vous la donne, patient lorsqu'il vous l'ôte. Priez pour
qu'elle vous soit rendue, et soyez humble et vigilant pour ne pas la
perdre.»


XXI

DES ENTRETIENS INTÉRIEURS DE JÉSUS-CHRIST AVEC L'ÂME FIDÈLE.

«J'écouterai ce que le Seigneur Dieu dit en moi.

«Heureuse l'âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement, et
qui reçoit de sa bouche la parole de consolation!

«Heureuses les oreilles toujours attentives à recueillir ce souffle
divin, et sourdes aux bruits du monde!

«Heureuses encore une fois les oreilles qui écoutent, non la voix qui
retentit au dehors, mais la vérité qui enseigne au dedans!

«Heureux les yeux qui, fermés aux choses extérieures, ne contemplent
que les intérieures!

«Heureux ceux qui pénètrent les mystères que le coeur recèle, et qui,
par des exercices de chaque jour, tâchent de se préparer de plus en
plus à comprendre les secrets du ciel!

«Heureux ceux dont la joie est de s'occuper de Dieu, et qui se
dégagent de tous les embarras du siècle!

«Considère ces choses, ô mon âme! et ferme la porte de tes sens, afin
que tu puisses entendre ce que le Seigneur ton Dieu dit en toi.

«Voici ce que dit ton bien-aimé: Je suis votre salut, votre paix et
votre vie.

«Demeurez près de moi, et vous trouverez la paix. Laissez là tout ce
qui passe; ne cherchez que ce qui est éternel.....»


XXII

LA VÉRITÉ PARLE AU-DEDANS DE NOUS SANS AUCUN BRUIT DE PAROLE.

«Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.

«Je suis votre serviteur: donnez-moi l'intelligence, afin que je sache
votre témoignage.

«Inclinez mon coeur aux paroles de votre bouche; qu'elles tombent sur
lui comme une douce rosée.

«Les enfants d'Israël disaient autrefois à Moïse: Parlez-nous, et nous
vous écouterons; mais que le Seigneur ne nous parle point, de peur que
nous ne mourrions.

«Ce n'est pas là, Seigneur, ce n'est pas là ma prière; mais au
contraire je vous implore, comme le prophète Samuel, avec un humble
désir, disant: Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute.

«Que Moïse ne me parle point, ni aucun des prophètes; mais vous plutôt
parlez, Seigneur mon Dieu, vous la lumière de tous les prophètes et
l'esprit qui les inspirait. Sans eux, vous pouvez seul pénétrer toute
mon âme de votre vérité; et sans vous ils ne pourraient rien.

«Ils peuvent prononcer les paroles, mais non les rendre efficaces.

«Leur langage est sublime; mais, si vous vous taisez, il n'échauffe
point le coeur.

«Ils exposent la lettre, mais vous en découvrez le sens.

«Ils proposent les mystères, mais vous en rompez le sceau qui en
dérobait l'intelligence.

«Ils publient vos commandements, mais vous aidez à les accomplir.

«Ils montrent la voie; mais vous donnez des forces pour marcher.

«Ils n'agissent qu'au dehors; mais vous éclairez et instruisez les
coeurs.

«Ils arrosent intérieurement; mais vous donnez la fécondité.

«Leurs paroles frappent l'oreille; mais vous ouvrez l'intelligence.

«Que Moïse donc ne me parle point: mais vous, Seigneur mon Dieu,
éternelle vérité! parlez-moi, de peur que je ne meure, et que je
n'écoute sans fruit, si, averti seulement au dehors, je ne suis point
intérieurement embrasé; de peur que je ne trouve ma condamnation dans
votre parole entendue sans être accomplie, comme sans être aimée, crue
sans être observée.

«Parlez-moi donc, Seigneur, parce que votre serviteur écoute: vous
avez les paroles de la vie éternelle.

«Parlez-moi pour consoler un peu mon âme, pour m'apprendre à réformer
ma vie; parlez-moi pour la louange, la gloire, l'honneur éternel de
votre nom.»


XXIII

QU'IL FAUT MARCHER EN PRÉSENCE DE DIEU DANS LA VÉRITÉ ET L'HUMILITÉ.

JÉSUS-CHRIST. «Mon fils, marchez devant moi dans la vérité, et
cherchez-moi toujours dans la simplicité de votre coeur.

«Celui qui marche devant moi dans la vérité ne craindra nulle attaque;
la vérité le délivrera des calomnies et des séductions des méchants.

«Si la vérité vous délivre, vous serez vraiment libre, et peu vous
importeront les vains discours des hommes.»

LE FILS. «Seigneur, il est vrai. Qu'il me soit fait, de grâce, selon
votre parole. Que votre vérité m'instruise, qu'elle me défende,
qu'elle me conserve jusqu'à la fin dans la voie du salut.

«Qu'elle me délivre de tout désir mauvais, de toute affection
déréglée; et je marcherai devant vous dans une grande liberté de
coeur.»

JÉSUS-CHRIST. «La vérité, c'est moi: je vous enseignerai ce qui est
bon, ce qui m'est agréable.

«Rappelez-vous vos péchés avec une grande douleur et un profond
regret; et ne pensez jamais être quelque chose, à cause du bien que
vous faites.

«Car dans la vérité vous n'êtes qu'un pécheur, sujet à beaucoup de
passions et engagé dans leurs liens.

«De vous-même vous tendez toujours au néant; un rien vous ébranle, un
rien vous abat, un rien vous trouble et vous décourage.

«Qu'avez-vous dont vous puissiez vous glorifier? Et que de motifs, au
contraire, pour vous mépriser vous-même! car vous êtes beaucoup plus
infirme que vous ne sauriez le comprendre.

«Que rien de ce que vous faites ne vous paraisse donc quelque chose de
grand.

«Mais plutôt qu'à vos yeux rien ne soit grand, précieux, admirable,
élevé, digne d'être estimé, loué, recherché, que ce qui est éternel.

«Aimez, par-dessus toutes choses, l'éternelle vérité, et n'ayez
jamais que du mépris pour votre extrême bassesse.

«N'appréhendez rien tant, ne blâmez et ne fuyez rien tant que vos
péchés et vos vices: ils doivent vous affliger plus que toutes les
pertes du monde.

«Il y en a qui ne marchent pas devant moi avec un coeur sincère; mais,
guidés par une certaine curiosité présomptueuse, ils veulent découvrir
mes secrets et pénétrer les profondeurs de Dieu, tandis qu'ils
négligent de s'occuper d'eux-mêmes et de leur salut.

«Ceux-là tombent souvent, à cause de leur orgueil et de leur
curiosité, en de grandes tentations et de grandes fautes, parce que je
me sépare d'eux.

«Craignez les jugements de Dieu, redoutez la colère du Tout-Puissant;
ne scrutez pas les oeuvres du Très-Haut, mais sondez vos iniquités, le
mal que tant de fois vous avez commis, le bien que vous avez négligé.

«Plusieurs mettent toute leur dévotion en des livres, d'autres en des
images, d'autres en des signes et des marques extérieures.

«Quelques-uns m'ont souvent dans la bouche, mais peu dans le coeur.

«Il en est d'autres qui, éclairés et purifiés intérieurement, ne
cessent d'aspirer aux biens éternels, ont à dégoût les entretiens de
la terre et ne s'assujettissent qu'à regret aux nécessités de la
nature. Ceux-là entendent ce que l'esprit de vérité dit en eux.

«Car il leur apprend à mépriser ce qui passe, à aimer ce qui dure
éternellement, à oublier le monde et à désirer le ciel, le jour et la
nuit.»


XXIV

Et plus loin il remonte au ciel avec le divin amour.


DES MERVEILLEUX EFFETS DE L'AMOUR DIVIN.

LE FILS. «Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon
Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre
créature.

«Ô Père des miséricordes et Dieu de toute consolation! je vous rends
grâces de ce que, tout indigne que j'en suis, vous voulez bien
cependant me consoler!

«Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils unique et
votre Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.

«Ô Seigneur, mon Dieu, saint objet de mon amour! quand vous descendrez
dans mon coeur, toutes mes entrailles tressailliront de joie.

«Vous êtes ma gloire et la joie de mon coeur.

«Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.

«Mais, parce que mon amour est encore faible et ma vertu chancelante,
j'ai besoin d'être fortifié et consolé par vous: visitez-moi donc
souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.

«Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon coeur
toutes ses affections déréglées, afin que, guéri et purifié
intérieurement, je devienne propre à vous aimer, fort pour souffrir,
ferme pour persévérer.

«C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au-dessus de
tous les biens. Seul, il rend léger ce qui est pesant, et fait qu'on
supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie.

«Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu'il y
a de plus amer.

«L'amour de Jésus est généreux; il fait entreprendre de grandes
choses, et il excite toujours à ce qu'il y a de plus parfait.

«L'amour aspire à s'élever, et ne se laisse arrêter par rien de
terrestre.

«L'amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin
que ses regards pénètrent jusqu'à Dieu sans obstacle, afin qu'il ne
soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.

«Rien n'est plus doux que l'amour, rien n'est plus fort, plus élevé,
plus étendu, plus délicieux; il n'est rien de plus parfait ni de
meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu et
qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu au-dessus de toutes les créatures.

«Celui qui aime court, vole; il est dans la joie, il est libre et rien
ne l'arrête.

«Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes
choses, parce qu'au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul
Être souverain, de qui tout bien procède et découle.

«Il ne regarde pas aux dons, mais il s'élève au-dessus de tous les
biens jusqu'à celui qui donne.

«L'amour souvent ne connaît point de mesure; mais, comme l'eau qui
bouillonne, il déborde de toutes parts.

«Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte; il tente plus qu'il ne peut;
jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout
possible et tout permis.»

Après ce magnifique tableau de l'amour divin, il revient à la
patience, qui est le sceau de cette vertu.


XXV

«Qui n'est pas prêt à souffrir et à s'abandonner entièrement à la
volonté de son Bien-aimé, ne sait pas ce que c'est que d'aimer.

«Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu'il y a de
plus dur et de plus amer, pour son Bien-aimé, et qu'aucune traverse ne
le détache de lui.

«Cet amour tendre et doux que vous éprouvez quelquefois est l'effet de
la présence de la grâce, et une sorte d'avant-goût de la patrie
céleste; il n'y faut pas chercher trop d'appui, parce qu'il passe
comme il est venu.

«Mais combattre les mouvements déréglés de l'âme, et mépriser les
sollicitations du démon, c'est un grand sujet de mérite, et la marque
d'une solide vertu.»


XXVI

Puis il se retourne vers la faiblesse humaine, et lui dit avec une
douce colère:

«Tais-toi donc, ne me parle plus; je ne t'écouterai pas davantage,
quoi que tu fasses pour m'inquiéter. Le Seigneur est ma lumière et mon
salut: que craindrai-je?

«Quand une armée se rangerait en bataille contre moi, mon coeur ne
craindrait pas. Le Seigneur est mon aide et mon rédempteur.

«Combattez comme un généreux soldat: et, si quelquefois vous succombez
par fragilité, reprenez un courage plus grand dans l'espérance d'être
soutenu par une grâce plus forte; et gardez-vous surtout de la vaine
complaisance et de l'orgueil.

«Pour vous, mon fils, ne suivez pas vos convoitises, et détachez-vous
de votre volonté. Mettez vos délices dans le Seigneur, et il vous
accordera ce que votre coeur demande.

«Si vous voulez goûter une véritable joie et des consolations
abondantes, méprisez toutes les choses du monde, repoussez toujours
les joies terrestres; et je vous bénirai, je verserai sur vous mes
inépuisables consolations.

«Plus vous renoncerez à celles que donnent les créatures, plus les
miennes seront douces et puissantes.

«Mais vous ne les goûterez point sans avoir auparavant ressenti
quelque tristesse, sans avoir travaillé, combattu.

«Une mauvaise habitude vous arrêtera, mais vous la vaincrez par une
meilleure.

«La chair murmurera; mais elle sera contenue par la ferveur de
l'esprit.

«L'antique serpent vous sollicitera, vous exercera; mais vous le
mettrez en fuite par la prière, et, en vous occupant surtout d'un
travail utile, vous lui fermerez l'entrée de votre âme.»

Enfin il atteint la paix, et il lui chante ce _Te Deum_ suprême:


XXVII

«Ô mon Dieu! vous êtes seul infiniment bon, seul très-haut,
très-puissant; vous suffisez seul, parce que seul vous possédez et
vous donnez tout; vous seul nous consolez par vos douceurs
inexprimables; seul, vous êtes toute beauté, tout amour; votre gloire
s'élève au-dessus de toute gloire, votre grandeur au-dessus de toute
grandeur; la perfection de tous les biens ensemble est en vous,
Seigneur mon Dieu, y a toujours été, y sera toujours.

«Ainsi tout ce que vous me donnez hors de vous, tout ce que vous me
découvrez de vous-même, tout ce que vous m'en promettez, est trop peu
et ne suffit pas, si je ne vous vois, si je ne vous possède
pleinement.

«Car mon coeur ne peut avoir de vrai repos, ni être entièrement
rassasié, jusqu'à ce que, s'élevant au-dessus de tous vos dons et de
toute créature, il se repose uniquement en vous.

«J'ai été délaissé, pauvre exilé, en une terre ennemie, où il y a
guerre continuelle et de grandes infortunes.

«Consolez mon exil, adoucissez l'angoisse de mon coeur: car il soupire
après vous de toute l'ardeur de ses désirs.»


XXVIII

Voilà cette nouvelle philosophie du christianisme; j'en ai goûté la
saveur, je l'ai jugée par ses oeuvres. Elle avait sur mes lèvres
d'enfant la douceur du lait de ma nourrice. C'était une femme de
l'école de Gerson, ou plutôt de l'école de Dieu. Elle avait trouvé
dans ce petit livre toutes ses doctrines, toute son intelligence, tout
son coeur; aussi était-il partout dans la maison. C'était l'ubiquité
de la parole de Dieu dans l'humble famille. Voyant le caractère grave
et pieux que contractait le doux et ravissant visage de notre jeune
mère, quand, après nous avoir embrassés, elle prenait ce livre dans sa
main pour en lire quelques versets, comme pour l'avant-goût de la
journée dans la nourriture de son âme, nous appelions avec respect
l'_Imitation_ la gravité de notre mère, et nous nous mettions le doigt
sur les lèvres pour nous commander à nous-mêmes le silence sans savoir
pourquoi, jusqu'à ce que sa courte lecture fût achevée.

Quand elle était levée, elle y mettait en guise de signet une petite
branche de buis bénit le jour des Rameaux, comme si ce buis jauni par
l'année avait poussé entre ses pages, puis elle nous faisait balbutier
nos prières, et nous courions après au jardin.

Nous ne sûmes que plus tard que cette miniature de volume contenait
plus de philosophie sainte que tous les gros volumes de la
bibliothèque de la maison.

Qu'est-ce en effet qu'une philosophie, me disais-je? Il y en a de deux
espèces, me répondis-je bientôt: l'une morte et l'autre vivante; l'une
qui disserte et ne conclut pas, l'autre qui conclut sans disserter;
l'une qui dit oui et non, l'autre qui dit: Je n'en sais rien, mais je
consulte mon coeur ignorant, et j'affirme sur la parole muette de ma
conscience. Et je me sens convaincu, tranquillisé et heureux, car le
silence est une conviction, la tranquillité est une preuve, le bonheur
est une paix. Tenons-nous-en à ces trois dons que nous trouvons dans
ce petit livre, et vivons: nous en saurons plus loin et plus haut
quand nous serons dans la vraie vie.

Voilà la philosophie de Gerson; elle ne dit pas vérité, mais elle dit
charité selon ses propres paroles, charité envers tous nos frères, et
d'abord envers nous-mêmes. Qui ne s'aime mieux après avoir lu cette
onction divine qui découle de toutes ces lignes? Quelle est la
philosophie qui communique à l'âme des émanations aussi tendres et des
consolations aussi sensibles?


XXIX

Est-ce la philosophie antique (j'excepte celle de l'Inde, qui semble
découler de l'arbre de vie planté dans l'Éden de l'Himalaya)? Est-ce
la philosophie de Socrate, qui n'est que sécheresse, froideur et
raisonnement? Est-ce la philosophie de Platon, qui rêve inutilement
pour la vertu des idéalités à deux faces, l'une faite pour les anges,
l'autre pour les démons? Est-ce la philosophie des Romains, ces
bâtards du vieux monde, que Cicéron élève jusqu'aux sublimités du
_Songe de Scipion_, et que Marc-Aurèle ravale jusqu'aux mystères de
l'ascétisme? Est-ce la philosophie française du dix-huitième siècle,
qui pour expliquer l'oeuvre divine commence par nier le Créateur, et
qui révèle à la place des fins dernières, avec Condorcet, la stupide
théorie du progrès continu et indéfini? Le progrès indéfini n'est
qu'une qualité de l'Être des êtres; toute créature est assujettie aux
lois de sa création. Imperfection et vicissitude sont les deux termes
qui définissent l'humanité; changement est sa nature; cette
vicissitude humaine, que la raison proclame, l'expérience et
l'histoire ne la proclament pas moins. La mort de tout est la
condition de la vie universelle. Naître et ne pas mourir est l'utopie
contradictoire. Des myriades d'hommes qui ont traversé la terre depuis
qu'elle tourne, montrez-m'en un seul qui ait indéfiniment progressé,
un seul dont un cheveu n'ait pas blanchi, un seul qui ait ajouté à son
être un organe nouveau, un poil, une plume, un atome de raison ou de
matière! La raison et la matière sont à Dieu, et non à l'homme. Aucun
homme n'échappe à la loi générale ou particulière; l'argile se brise,
mais ne fléchit pas. La poésie a-t-elle fait un pas en avant depuis
Homère? la philosophie pratique, à l'exception de celle de
l'_Imitation_, depuis Gerson? la mécanique, depuis Archimède? la
géographie, depuis Colomb? Nous allons un peu plus vite à la mort par
la route du chemin de fer qui nivelle le sol, et par l'art du
télégraphe électrique; nos boulets frappent un peu plus fort la
poitrine de nos ennemis, mais c'est tout. La matière seule a
progressé, mais elle est toujours matière, c'est-à-dire obstacle et
non moyen. Éteignez son foyer courant, et elle s'arrête; coupez son
fil, et son âme s'évanouit. Point de changement, par conséquent point
de progrès. Mais donnez à l'homme la conviction que se résigner
humblement à la volonté de Dieu est plus beau que vouloir soi-même, et
que la suprême sagesse est d'accepter ce que Dieu veut: voilà une
sagesse, voilà une force nouvelle, voilà un progrès! L'homme devient
Dieu et s'élève à la divinité par la conformité volontaire de sa
nature infime avec la nature céleste; à celui-là Dieu dira lui-même:
Assieds-toi à ma droite, car tu m'as adoré dans mon esprit.....

Encore une fois, voilà la philosophie de ce petit livre; il a été
dicté par les anges à un homme plus ange qu'eux. Cet homme était
Gerson, qui fit faire un pas à ses frères, et qui, en disant à
l'homme: «Tu n'es qu'un homme,» lui fit accomplir l'évolution morale
qui en fait presque un Dieu!

                                                          LAMARTINE.



CXXIIIe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA

CHAPITRE PREMIER


I

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après ces grandes fièvres de l'âme qui l'exaltent jusqu'au ciel et
qui la précipitent tour à tour jusque dans l'abattement du désespoir,
on reste quelque temps dans une sorte d'immobilité insensible, comme
un homme tombé d'un haut lieu à terre, qui ne sent plus battre ses
tempes, et qui ne donne plus aucun signe de vie.

Telle était ma situation morale après tant de vicissitudes de coeur,
et après la perte, par la mort ou autrement, de tant de personnes
adorées. On éprouve alors comme une convalescence de l'âme, qui n'est
ni le trouble de l'adolescence, ni la paix de l'âge mur, ni la pleine
santé, ni la maladie; état mixte, et, pour ainsi dire, neutre et
passif, pendant lequel les blessures de l'âme se cicatrisent pour nous
laisser vivre de nouveau, malgré tout le sang que nous avons perdu.
Cet état, sans ivresse, n'est cependant pas sans douceur; c'est le
recueillement du soir dans le demi-jour d'une triste enceinte; c'est
la mélancolie qui n'espère plus, mais qui n'aura plus à désespérer;
c'est ce qu'on appelle la résignation précoce, où les pensées
religieuses surgissent en nous après les tempêtes, comme ces rayons
calmants de l'astre nocturne qui se glissent entre deux nuages sur les
dernières ondulations de l'Océan qui se tait.


II

Les démarches obligeantes de madame la marquise de Saint-Aulaire et de
madame la duchesse de Broglie, mes deux principales protectrices
auprès du ministre des affaires étrangères, qui était alors M.
Pasquier, de centenaire mémoire, venaient d'emporter ma nomination au
poste de troisième secrétaire de l'ambassade de Naples; je m'occupais
de mon prochain départ, et pendant ces jours d'adieux à mes amitiés
déjà nombreuses à Paris, M. Gosselin, libraire et imprimeur déjà
célèbre, se pressait d'imprimer et de donner au public mes premiers
essais de poésie, intitulés: _Méditations poétiques et religieuses._

C'était un mince petit volume d'une magnifique impression, édité à
cinq ou six cents exemplaires, et qui paraissait plus fait pour être
offert par un auteur timide à un petit nombre d'amis d'élite et de
femmes de goût, qu'à être lancé à grand nombre dans le rapide courant
de la publicité anonyme; je n'avais pas même permis à M. de Genoude et
au duc de Rohan, mes amis, qui s'en occupaient à mon défaut, d'y
mettre mon nom. «Si cela réussit, leur disais-je, on saura bien le
découvrir, et si cela échoue, l'insaisissable anonyme ne donnera
qu'une ombre sans corps à saisir à la critique.»


III

Le volume ne fut mis en vente que la veille de mon départ de Paris. La
seule nouvelle que j'eus de mon sort, dans la matinée de mon départ,
fut un mot de M. Gosselin m'annonçant que le public d'élite se portait
en foule à sa librairie pour retenir les exemplaires, et un billet de
l'oracle, le prince de Talleyrand, à son amie, la soeur du fameux
prince Poniatowski, billet qu'elle m'envoyait à huit heures du matin,
et dans lequel le grand diplomate lui disait qu'il avait passé la nuit
à me lire, et que l'âme avait enfin son poëte. Je n'aspirais pas au
génie, l'âme me suffisait; tous mes pauvres vers n'étaient que des
soupirs.


IV

Je partis sur ce bon augure et je m'arrêtai seulement quelques jours,
dans ma famille, à Mâcon, où m'attendait un nouveau bonheur, préparé
et négocié par ma mère en mon absence.

J'avais eu l'occasion, l'année précédente, de rencontrer à Chambéry
une jeune personne anglaise, d'un extérieur gracieux, d'une
imagination poétique, d'une naissance distinguée, alliée aux plus
illustres familles de son pays. Son père, colonel d'un des régiments
de milice levés par M. Pitt pendant les anxiétés patriotiques du camp
de Boulogne, était mort récemment; sa mère, qui n'avait d'autre enfant
que cette fille, lui avait donné une instruction grave et des talents
de peinture et de musique qui dépassaient la portée de l'amateur. Sa
fortune lui permettait de compléter, par des voyages sur le continent
et par la pratique des langues étrangères, cette éducation soignée
d'une fille unique. Elle l'avait liée, dès sa plus tendre enfance, en
Angleterre, avec une famille émigrée de Savoie, celle du marquis de
La Pierre, gentilhomme de haute distinction, retiré à Londres depuis
l'expulsion du roi de Sardaigne.

Le marquis de La Pierre était mort en exil; il avait laissé en mourant
une nombreuse et belle famille, composée de: la marquise de La Pierre,
sa veuve, et de quatre filles d'une beauté remarquable et d'un
caractère accompli; l'une a épousé le marquis de Grimaldi, aide de
camp du roi Charles-Albert; trois autres vivent à Turin dans la
pratique de toutes les vertus pieuses. Après le renversement de 1815,
le marquis de La Pierre fit des démarches auprès du roi de Sardaigne
afin d'obtenir des indemnités pour ses biens confisqués pendant la
Révolution. Les négociations ne furent terminées qu'après sa mort,
mais en 1819 sa veuve revint à Chambéry avec sa belle famille,
chercher quelques débris de son antique opulence. Mademoiselle B...,
que je devais épouser, presque inséparable de ses amies, profita de
cette circonstance pour venir, avec sa mère, rejoindre la marquise de
La Pierre et visiter le continent. Elle se fixa avec sa mère, à
Chambéry, dans la maison de ses amies, comme une cinquième fille de
cette charmante famille.


V

Cette famille, respectée et recherchée de tous les étrangers de la
ville et de la campagne, devint le centre d'une société de tout âge,
composée de ce qu'il y avait de plus respectable, de plus brillant et
de plus aimable dans le pays. C'est ainsi que j'avais connu celle qui
devait être ma femme. Mademoiselle B... aimait passionnément la
poésie, et mes vers encore inédits, mais récités dans la maison de la
marquise de La Pierre par des amis de mon âge, l'avaient prévenue en
ma faveur avant même de me connaître de vue: j'avais été accueilli
avec cet enthousiasme que le mystère et le demi-jour ajoutent au
talent.

Libres l'un et l'autre, rien ne nous empêchait de songer à nous unir,
si nos deux familles consentaient à notre union. La religion
différente était le seul obstacle aux yeux de ma famille, d'une
orthodoxie sévère, et aussi aux yeux de la mère de mademoiselle B....
Quant à elle, cette diversité du culte natal n'était pas un
empêchement; car, élevée dans l'intimité journalière de quatre
personnes zélées catholiques, elle n'avait pas tardé à subir elle-même
l'influence secrète du catholicisme du coin du feu, et elle était
résolue à adopter la religion de ses amies aussitôt qu'elle pourrait
le faire sans affliger sa mère. Les personnes pieuses du pays,
confidentes de son penchant pour moi, faisaient des voeux charitables
pour que l'amour achevât la conversion de l'esprit. Je me rappelle
même, non sans sourire, une circonstance étrange, qui montre à quel
point le zèle religieux exalte le prosélytisme du coeur.


VI

La marquise de La Pierre, son amie, et ses filles étaient venues
s'établir pour quelques semaines aux bains d'Aix, en Savoie. J'y étais
moi-même et je logeais dans une maison peu éloignée de celle que ces
dames habitaient. J'y venais, presque tous les jours, passer la soirée
comme en famille. L'hôte de la marquise était un excellent et pieux
vieillard, nommé M. Perret, qui, pour accroître son modique revenu et
pour gagner, l'été, le pain de l'hiver, louait, pendant la belle
saison, quelques chambres garnies et tenait à bon marché une pension
gouvernée par ses deux soeurs. Ce vieillard simple et respectable,
dont la vie ascétique avait écrit la macération sur sa pâle figure,
passait sa vie en solitude et en prières dans une chambre haute de sa
maison. Il y vivait entièrement étranger aux tracas d'une maison
publique, comme un ermite dans sa cellule, au milieu du bruit qui ne
l'atteint pas. C'était un véritable saint qui, par modestie, s'était
refusé la prêtrise, et qui passait sa vie recueillie entre la
contemplation et l'étude des merveilles de Dieu dans sa création. Le
saint était botaniste. On le voyait tous les matins, après avoir
entendu la messe, gravir seul, sans chapeau, des portefeuilles sous le
bras, des filets à prendre des insectes à la main, les pentes
escarpées des ruelles d'Aix, qui mènent aux plus hauts plateaux des
montagnes, tout en murmurant à demi-voix les versets de son bréviaire.

Le soir, il en redescendait plus ou moins chargé de plantes ou de
pauvres papillons épinglés, dont il grossissait sa collection. La
seule distraction qu'il se permit après souper, le chapelet et la
prière du soir, était un air de flûte, joué au bord de sa fenêtre
donnant sur les prés de Tresserves. Il avait conservé ce goût de
musique et cet instrument du temps de sa jeunesse où il avait été
fifre dans un régiment du roi de Sardaigne.

Il avait beaucoup d'amitié pour moi, parce que j'aimais à aller, à mes
heures perdues, visiter son herbier et entendre les explications
scientifiques et providentielles sur la vertu des plantes et sur les
moeurs des insectes, toutes attestant, suivant lui, la grandeur et les
desseins de la Providence.

Les chuchotements de la maison lui avaient fait connaître la secrète
intelligence qui existait entre la jeune Anglaise et moi, les
obstacles que sa mère mettait par religion à ce penchant de sa fille,
et les difficultés qu'elle apportait à nos entretiens. Il croyait de
son devoir de les favoriser de toute sa complicité, pensant ainsi
contribuer au salut d'une âme qui serait perdue, si le mariage ne la
sauvait pas. Il me proposa d'être ma sentinelle dans la maison de ses
soeurs, et de m'avertir, en jouant de la flûte, chaque fois que la
mère vigilante sortirait sans sa fille pour la promenade. Ma fenêtre,
dans une chambre de faubourg hors de la ville, était assez rapprochée
pour que les sons aigus de l'instrument fussent saisissables à mon
oreille et pour que je fisse cadrer mes visites avec l'absence de
celle qui fut, plus tard, ma belle-mère. C'est ainsi que le saint
homme servait en conscience un amour naissant, en croyant servir le
ciel; c'est la première fois sans doute que la piété la plus sincère
sonnait à des profanes l'heure des rencontres.


VII

Je revins à Paris après la saison des bains; il était convenu que nous
profiterions, l'un et l'autre, de toutes les circonstances favorables
pour amener, elle sa mère et moi ma famille, à consentir à un mariage
que nous désirions tous les deux très-vivement. Ma mère, comme à
l'ordinaire, était ma complice.

Ma nomination à Naples, les espérances que cette carrière ouverte
donnait à mon père, mon séjour de quelques semaines à Mâcon, mes
instances auprès de mes oncles et de mes tantes amenèrent à bien les
négociations; je partis avec l'autorisation de tout le monde et avec
des assurances d'héritages, après la mort de grands parents, qui
rendaient ma fortune au moins égale à celle de ma femme. Ses
démarches auprès de sa mère, et l'influence de ses amies,
mesdemoiselles de La Pierre, avaient triomphé de son côté de tous les
obstacles. J'en étais informé par sa correspondance, et, en arrivant à
Chambéry, je n'eus qu'à recueillir le fruit d'un an de patience et à
emmener avec moi la femme accomplie que l'attachement le plus fidèle
et le plus dévoué me destinait pour compagne de mes jours bons et
mauvais. Nous fûmes mariés dans la chapelle du château royal de
Chambéry, chez le marquis d'Andezène, qui gouvernait alors la Savoie.
L'illustre comte _de Maistre_, mon allié par le mariage de la plus
charmante de mes soeurs, madame Césarine, comtesse de Vignet, avec un
neveu du comte de Maistre, me servit de parrain, chargé des pouvoirs
de mon père.


VIII

Nous partîmes pour Turin, où je m'arrêtai quelques jours pour y voir
le premier secrétaire d'ambassade, le comte de Virieu, mon ami le plus
intime et presque un frère. Le duc d'Alberg, ami du prince de
Talleyrand, y était alors ambassadeur. Il nous accueillit à
_Rivsalta_, belle maison de plaisance qu'il habitait pendant l'été.

Rien ne semblait annoncer, à Turin, la fermentation sourde d'une
révolution prochaine qui couvait sous les sociétés secrètes et dans
les conjurations ambitieuses des amis du prince de Carignan, depuis le
roi Charles-Albert.

Indépendamment du comte de Virieu, du marquis de Barral, du marquis
Alfieri et de son fils, avec lequel j'avais été élevé, je connaissais
d'enfance presque toutes les illustres familles du Piémont: les
Sambuy, les Ghilini, les Costa, pour avoir reçu avec eux une éducation
commune chez les jésuites de Belley, dans ce collége soutenu par eux.
Je quittai Turin comblé de leur accueil et je m'arrêtai peu à
Florence.


IX

En arrivant à Rome, où je comptais m'arrêter moins de temps encore,
j'appris la révolution qui venait d'éclater inopinément à Naples, et
qui me força de suspendre mon voyage; la route de Rome à Naples était
interceptée, on ne passait plus. J'attendis qu'elle fût matériellement
rouverte, et, ne voulant pas exposer ma femme et ma belle-mère aux
dangers inconnus d'une route couverte de soldats débandés et d'une
capitale en révolution qu'on nous dépeignait comme sanglante; d'un
autre côté, désirant me trouver à mon poste dans une circonstance
éminemment intéressante pour la France et pour la maison de Bourbon,
je partis seul pour Naples, au risque de ne pas arriver.

J'eus, en effet, beaucoup de peine à franchir la frontière du royaume.
Après Terracine, le chemin était couvert de postes de soldats
volontaires qui ne recevaient d'ordre que de leur caprice, et qui,
voyant en moi un agent diplomatique français, se figuraient que
j'apportais à la révolution l'appui de la France contre la
Sainte-Alliance, et m'accueillaient de leurs acclamations. Grâce à
cette erreur populaire, j'arrivai à Naples sans obstacle, la nuit du
jour où les Calabrais, l'armée insurrectionnelle et le général Pepe,
qui avait pris le rôle de Lafayette napolitain dans le pays et dans
l'armée, entraient dans cette capitale. Je fus témoin, le soir, de
cette entrée séditieuse et triomphale de la révolution dans Naples.
C'était beau, enivrant et menaçant comme une révolution à sa première
heure.

Le vieux roi Ferdinand, pilote expérimenté et railleur, avait pris le
parti d'abdiquer et de remettre le gouvernement à son fils, le prince
héréditaire, plus propre que lui à se compromettre, soit avec les
révolutionnaires, soit contre les puissances étrangères. Ce prince,
encore jeune, mais habile et déjà expérimenté des révolutions, passait
pour constitutionnel et pouvait, grâce à cette opinion, peut-être
fausse, exercer un certain ascendant sur l'armée insurgée au nom d'une
constitution, et sur le peuple encore royaliste. Il passa en revue
l'armée et la bande des carbonari calabrais, que le général Pepe lui
présentait sous les armes, soit comme soutiens du trône transformé,
soit comme expression de sa cour.


X

Le moment était délicat et décisif pour la diplomatie de la France.
La question allait se poser entre le système constitutionnel et le
régime absolu dans les États d'Italie dépendant de l'influence de la
maison de Bourbon. Au premier regard, il paraissait évident que
l'intérêt de la France serait de se poser en médiatrice entre les rois
et les peuples, et d'empêcher les puissances étrangères d'intervenir,
comme une haute police armée, à Naples, et bientôt à Turin, pour faire
reculer le régime des institutions libres. La France elle-même ayant
adopté le régime constitutionnel, il était peu logique à elle de
combattre chez les autres ce qu'elle protégeait chez elle-même. Nous
devions donc incliner modérément à la cause constitutionnelle à
Naples, surtout si cette cause, sincèrement acceptée par le roi et
patronnée par l'armée, se préservait des anarchies, des violences, où
même des excès qui déshonorent les révolutions au commencement.

D'un autre côté, cette révolution, ou plutôt cette explosion
inattendue de l'armée, travaillée par la société secrète des
carbonari, était un fait d'indiscipline militaire bien plutôt que
d'opinion nationale. Calquée sur l'insurrection armée de Cadix et de
Riego, en Espagne, elle était un encouragement à toutes les
turbulences des ambitieux de régiment; enfin, si la Sainte-Alliance,
cette mutualité des rois, prenait dans un congrès fait et cause pour
le roi de Naples, il était bien embarrassant à nous, gouvernement
restauré par la vertu et dans l'intérêt de cette ligue de monarchies,
de nous déclarer contre elle les soutiens d'une insurrection de
troupes et de conspirateurs qui couvaient peut-être jusque sous notre
propre trône, à Paris. Le bon sens d'un côté, la reconnaissance de
l'autre, nous commandaient une extrême circonspection dans ces
circonstances.


XI

L'ambassade française à Naples était alors dirigée par le duc de
Narbonne, émigré rentré d'Angleterre avec le roi Louis XVIII, mais
émigré formé à Londres aux usages du régime constitutionnel,
complétement rallié à la Charte française, cette transaction habile et
loyale entre 89 et 1815, qui affermissait les rois et qui
coïntéressait les peuples libres à la monarchie populaire. C'était un
homme modeste, timide, ayant peur du son de sa propre voix, mais
plein de bon sens et d'aperçus justes, un des hommes qui n'aiment pas
à paraître en scène, mais qui ont, comme spectateurs, le sens le plus
parfait des situations. Il joignait à ces dons renfermés de son âme
une bonté exquise qui le faisait adorer de ses subordonnés. Il
m'accueillit dans son ambassade comme dans une famille; il eut pour ma
femme et pour moi, pendant les quelques mois de notre séjour, des
égards et des bontés qui nous rendront son souvenir éternellement
respectable et cher.

Particulièrement attaché au roi Louis XVIII et tenant de lui sa place
beaucoup plus que du ministère, il dépendait moins de M. Pasquier que
de M. de Blacas. M. de Blacas, favori du roi, déplacé en 1815 et
relégué à Rome où il représentait la France comme ambassadeur, avait
sur les légations de France en Italie une direction presque absolue,
avouée par le roi et complétement opposée à celle du ministère. Il
était l'oracle secret de la monarchie absolue, oracle que nous avions
l'ordre d'interroger dans tous les cas soudains et difficiles. Cet
oracle contre-révolutionnaire, en passant par l'âme absolue de M. de
Blacas, ne pouvait pas être favorable au tempérament que la politique
exigeait de nous. Le duc de Narbonne était forcé de le consulter, mais
il n'approuvait pas ses réponses. Il remit les affaires à M. de
Fontenay, premier secrétaire d'ambassade, comme cela se fait
ordinairement dans les circonstances équivoques, afin de pouvoir
désavouer des hommes secondaires, et il resta de sa personne à Naples
encore quelque temps, pour recevoir des instructions de Paris.


XII

M. de Fontenay était de mon pays, gentilhomme des environs d'Autun,
ami de mes amis, beaucoup plus âgé et plus mûr que moi; il était entré
dans la carrière diplomatique par l'influence de M. Courtais de
Pressigny, envoyé de France à Rome, immédiatement après la
Restauration. C'était un des hommes les plus solides, les plus
aimables et les plus capables sous l'apparence de l'ancienne légèreté
française. Mais sa légèreté n'était qu'une qualité et nullement un
défaut de son esprit. Son sourire bienveillant donnait de la grâce au
sérieux de ses pensées, et ses mots fins et à deux sens portaient
d'eux-mêmes et touchaient avec justesse à leur double but, comme deux
traits partis à la fois d'un même arc: l'un pour faire sourire,
l'autre pour faire penser. Il avait par-dessus tout un coeur d'or,
pur, solide et franc comme le caractère de la Bourgogne, un peu
railleur, mais jamais mordant. La jalousie n'avait jamais approché de
ce coeur. Il jouissait du bonheur de faire valoir ses inférieurs et
ses égaux. Tel était l'homme avec lequel j'avais à faire mon noviciat
diplomatique dans une circonstance où l'on apprenait beaucoup en peu
de temps. Les révolutions suppléent au temps en concentrant beaucoup
d'événements dans quelques mois. Les campagnes comptent double quand
on se bat, elles comptent triple quand on négocie; il faut manoeuvrer
aussi vite que les passions d'un peuple en ébullition.

Nous n'eûmes pas deux pensées, M. de Fontenay et moi; il m'associa à
tout, nous agîmes en commun sous l'inspiration de son grand sens et de
son expérience. La situation complexe de la cour de Naples, les
conseils secrets où nous fûmes appelés et les négociations
confidentielles avec les chefs de partis et avec les membres les plus
influents du parlement, rendaient notre action très-intéressante,
quelquefois périlleuse et dramatique. J'en ai rendu compte dans la
partie politique de mes oeuvres complètes intitulée: _Mémoires
politiques._ Je ne traite dans ces confidences que de cette partie
intime qui touche seulement au coeur et qui n'intéresse que la famille
et les amis. Glissons donc.


XIII

Pour soustraire ma femme et sa mère aux convulsions de la capitale en
révolution, j'avais loué, dans l'île d'Ischia, à quelques lieues en
mer, une charmante habitation, appelée la Sentinella, que l'on voit
encore pyramider au sommet d'un cap avancé de l'île, quand on débouche
du golfe de Gaëte dans le golfe de Naples, non loin de la côte des
champs Phlégréens et du promontoire merveilleusement désert de Misène.
Cette maison, entourée de treilles, est dominée par l'Epoméo, montagne
couverte de bois de lauriers et de jeunes châtaigniers, qui divise
l'île en deux zones. Elle domine elle-même la mer, qu'on voit luire à
ses pieds, à travers la claire-voie de pampres. À cette hauteur, les
voiles qui glissent sur cette surface d'un bleu vif, comme un second
ciel, ressemblent à des ailes de colombes blanches qui volent en
silence, d'arbre en arbre, parmi les oliviers.

Je m'embarquais à Pouzzoles une ou deux fois par semaine, dans une de
ces petites barques à un ou deux rameurs, que j'avais si bien appris à
manier moi-même dans ma première jeunesse. (Voyez _Graziella_, Oeuvres
complètes.) Nous déployions la voile quand le vent était favorable, et
nous faisions cette traversée en deux ou trois heures de navigation.
Je trouvais ma femme au bord de la mer et nous remontions par les
vignes à la Sentinella, en causant des événements de Naples pendant la
semaine. Le contraste du calme resplendissant de cette solitude,
cernée par les flots de la mer, avec le bruit menaçant et tumultueux
d'une grande ville en révolution, augmentait la sensation de bonheur,
de calme et de sécurité qu'inspirait cette résidence enchantée entre
le ciel et l'eau. Nous en jouissions jusqu'à l'ivresse. Toutefois
cette ivresse avait, pour moi seulement, quelque arrière-goût de
mélancolie, en songeant à Graziella, cette fleur précoce que j'avais
cueillie dans la même île, et en revoyant de loin sur Procida les
ruines de la cabane de son père, abandonnée aux ronces depuis la mort
de la jeune fille, et marquant l'horizon d'une borne funèbre dans le
passé, comme il devait l'être si souvent dans mon avenir. Mais la
jeunesse a des végétations qui recouvrent tout, même les tombes.


XIV

Nous passions la matinée sous les longues et hautes treilles chargées
de raisins mûrs, comme d'autant de lustres d'ambre qui laissaient les
rayons de l'aurore transluire, à travers leurs grains jaunis, sur nos
têtes. Nous y portions des livres italiens de la grande époque lyrique
ou épique, tels que Dante, Pétrarque, Tasse, ces hommes qui ont doté
l'Italie de chefs-d'oeuvre. Quelquefois, j'y portais mon album et des
crayons; moi-même, Pétrarque inférieur pour une autre terre et un
autre temps, j'écrivais quelque harmonie ou quelque méditation.

À midi, nous rentrions pour déjeuner à l'ombre plus fraîche des
terrasses de la Sentinella, puis la sieste napolitaine, la musique, la
peinture, abrégeaient les heures du milieu du jour; quand le soleil
baissait et que les grandes ombres dentelées de l'Epoméo se
déroulaient sur les flancs de la montagne, nous parcourions, tantôt à
pied, tantôt sur des mules aux pieds agiles, les sentiers escarpés de
l'île, en contemplant les feux souterrains du Vésuve briller à
l'horizon comme un phare tournant, tantôt visible, tantôt flamboyant
sur les bords des mers aux yeux des matelots.


XV

Ainsi se passa l'été. Je ne retrouvais la politique que les jours de
la semaine où mes fonctions me ramenaient à l'ambassade. Je prenais
une part très-vive et très-confidentielle aux différentes phases et
aux différents orages que cette révolution suscitait dans le peuple,
dans le parlement et dans le palais. Ce fut là que j'eus l'occasion de
voir et d'admirer, suspendue aux bras de sa mère, cette ravissante
princesse Christine, dans toute la fleur de beauté et d'intelligence,
que son sort destinait pour épouse au roi d'Espagne, Ferdinand VII, et
qui a su, au milieu des tempêtes, plaire, gouverner, transmettre un
trône à sa fille, régner, tomber, ou plutôt se retirer du trône, plus
heureuse et plus habile que Christine de Suède, dans le demi-jour
d'une existence à l'abri des coups de vent. On distinguait déjà dans
sa gracieuse et spirituelle physionomie les signes d'une femme
courageuse qui saurait faire de la jeunesse, de la beauté et de
l'attrait trois pouvoirs politiques aussi irrésistibles que la nature.
Elle flottait sur les ondulations des plus graves et des plus
tragiques événements comme une rose de Pæstum arrachée de sa tige sur
les flots bouillants du golfe. Nous en étions tous respectueusement
enivrés.


XVI

L'automne venu, le vieux roi partit avec le consentement de son
peuple, difficilement arraché, pour aller, disait-il, plaider
lui-même la cause de la révolution auprès des souverains réunis au
congrès de Troppau. On sait ce qui en arriva. L'armée napolitaine,
commandée, à Entrodocco, par un général mandataire des carbonari, se
dispersa au premier coup de canon, hors de portée, d'un faible corps
autrichien, dans les vignes. Il n'y avait rien à en conclure contre la
bravoure individuelle de ce peuple souvent héroïque quand une
généreuse passion l'anime; mais les carbonari ne lui présentaient pour
rois que des tribuns militaires, et pour causes, que des théories
qu'il ne pouvait ni comprendre, ni aimer. Les sociétés secrètes,
excellentes pour soulever, sont incapables de combattre. La fumée du
coup de canon d'Entrodocco fit rentrer les carbonari dans l'ombre. Le
général Foy, qui venait de prophétiser à la tribune de Paris que
l'armée de la Sainte-Alliance ne sortirait pas des défilés
d'Entrodocco, retira sa prophétie. Le brave et téméraire général Pepe
n'osa pas reparaître à Naples; il se réfugia en Angleterre, puis en
France. Il y réfléchit sur le danger d'être le général d'une société
secrète. C'était un bon soldat et un honnête homme, incapable d'un
crime, mais très-capable de rêver un rôle héroïque à la tête de
bataillons qu'il trouvait évanouis en se retournant. Je lui restai
toujours attaché de coeur jusqu'à sa mort.


XVII

L'état de ma femme, avancée dans sa première grossesse, et la
convenance de la soustraire, au moment de ses couches, au tumulte
d'une ville en révolution, me firent partir pour Rome. J'y arrivai au
moment où un détachement de l'armée autrichienne campait de l'autre
côté du Tibre, prêt à entrer dans la ville, si une révolution analogue
à la révolution d'Espagne, de Naples et de Turin, venait à éclater,
comme on l'annonçait à toute heure. L'ombre de ce détachement suffit
pour arrêter les révolutionnaires carbonari de Rome et des États du
Pape. Tout resta dans le calme habituel de cette capitale de la
religion, de la science et des arts. La société était nombreuse,
cosmopolite, brillante. Le gouvernement du doux et pieux Pie VII,
souvent persécuté, jamais persécuteur, y était insensible et aimé.
L'ami de ce Pape, le cardinal Consalvi, y régnait par la séduction
bienveillante de son caractère. Rome, sous son gouvernement,
ressemblait à une république où chacun pense et dit ce qu'il veut,
sans que personne inquiète ou tyrannise personne. C'était la ville
hanséatique des consciences et des opinions. Aucun gouvernement ne
pouvait offrir une liberté aussi complète, malgré les vices inhérents
à cette nature de gouvernement, composé d'une monarchie sans hérédité,
d'une démocratie sans représentation, d'une aristocratie étrangère
sans patriotisme, et d'un sacerdoce sans responsabilité. Mais tous ces
vices théoriques disparaissaient dans la pratique par le caractère que
Pie VII et Consalvi imprimaient à son régime. J'étais particulièrement
recommandé au cardinal-ministre que je voyais presque tous les jours
chez la célèbre duchesse de Devonshire, patronne de tous les hommes de
lettres et de tous les artistes romains. Veuve d'un des plus opulents
seigneurs des trois royaumes, elle employait son immense fortune à
faire fleurir l'Italie d'une seconde Renaissance. Le cardinal Consalvi
la visitait deux fois par jour, une fois dans la matinée pour les
intérêts politiques de son gouvernement avec l'Angleterre, dont elle
passait pour l'ambassadeur anonyme; une fois dans la soirée, pour s'y
délasser dans un petit cercle d'hommes d'esprit des soucis du
ministère.

Le chevalier de Médici, premier ministre du roi de Naples avant
l'explosion des carbonari, réfugié momentanément à Rome par crainte de
l'assassinat dont il avait été menacé, nous y charmait, tous les
soirs, par l'agrément de sa conversation napolitaine, la plus
spirituelle et la plus voltairienne des conversations. L'abbé Galiani,
le plus sensé et le plus amusant des économistes, ne causait pas avec
plus d'originalité, contre l'honnête et pesant Turgot dans ses
entretiens sur la liberté du commerce des blés. Il donnait le ton à
l'auteur de _Candide_. J'ai toujours soupçonné Voltaire d'avoir dans
les veines du sang napolitain, et, en remontant un peu loin, j'ai
reconnu que je n'avais pas tout à fait tort. Il y a des verves de race
qu'on n'invente pas; Médici était de la famille.


XVIII

Le vieux roi de Naples Ferdinand, quoiqu'il passât pour un lazzarone
sur le trône parmi les libéraux de Paris, avait lui-même autant de
cet esprit napolitain, fin et railleur, que tout son royaume. Il
revenait en ce moment du congrès de Troppau avec la jolie duchesse de
Floridia, sa favorite, dont il avait fait sa femme, comme Louis XIV de
madame de Maintenon. Mais c'était une Maintenon sicilienne, avec le
pédantisme de moins, la jeunesse et la beauté de plus. Il écrivait à
son fils, le régent de Naples, pour être communiquées au parlement,
des dépêches pleines de l'éloge des chiens de chasse qu'il ramenait
pour chasser le sanglier en Calabre.

Il s'arrêta quelques mois à Rome avant de rentrer dans son royaume,
pour laisser aux Autrichiens et à son fils, son lieutenant général,
l'odieux et les embarras de sa restauration. Elle ne fut, du reste,
que plaisante et non sanglante. Tout fut liquidé et soldé par quelques
exils promptement révoqués. Il y avait eu peu d'excès, il n'y eut pas
de longue vengeance. Le pape, selon l'usage, lui donna à dîner en
grande cérémonie au Vatican le jeudi saint. Par une faveur tout
inusitée, le cardinal Consalvi m'invita à cette table de pape, de rois
et d'ambassadeurs. C'était contre l'étiquette, mais les rois passent
par-dessus et les poëtes par-dessous.


XIX

Peu de jours après, j'eus un fils qui fut baptisé à Saint-Pierre de
Rome, et tenu sur les fonts du baptême par une belle Vénitienne,
devenue une grande dame polonaise, la comtesse Oginska. Cet enfant, né
sous les plus heureux auspices, échappa comme ma fille, en mourant
jeune, à sa triste destinée. L'un ne vit que mon aurore, et l'autre
que mes jours de fêtes. Je les pleurai sincèrement tous les deux, mais
quand je me regarde maintenant, je suis tenté de ne pas les plaindre.
Les malheurs d'un père obligé à travailler jusqu'à satiété pour vivre
et pour faire vivre ceux qui se sont compromis pour lui et pour leur
patrie, sont un triste héritage à recueillir. Mieux vaut la paix du
ciel, où nous nous retrouverons tous, consolés, les uns d'être morts,
les autres d'avoir vécu!


XX

Les nouvelles circonstances politiques où se trouvait le royaume de
Naples après le retour du roi ne permettant guère au ministère
français d'y employer avec convenance les mêmes agents qui avaient eu
à traiter avec la révolution, je reçus un congé indéfini pour rentrer
en France. J'en profitai au printemps, et je revins lentement à
petites journées par cette belle route de Terni et de Narni, tout
ondoyante de forêts et toute ruisselante de cascatelles, qui conduit
en Étrurie comme dans un jardin du monde planté, taillé et arrosé pour
le peuple-roi.

Nous nous arrêtâmes quelques jours à Florence. Le prince de Carignan,
devenu depuis le roi Charles-Albert, repentant de son apparente
complicité dans la révolution militaire de Turin, était venu y cacher
sa faute chez son beau-frère, le grand-duc de Toscane, dans une
retraite du palais Pitti; son écuyer, Sylvain de Costa, un de mes amis
les plus intimes et les plus loyaux, me découvrit dans mon hôtel; il
annonça à son prince mon arrivée, et revint de sa part me demander une
entrevue secrète chez moi.

Je ne le permis pas par respect pour ce jeune proscrit d'un trône, et
j'allai au palais Pitti lui présenter mes hommages et des espérances
de réconciliation avec la cause des rois, qu'il ne tarda pas à aller
servir en Espagne. Se doutait-il alors qu'il régnerait vingt ans en
Piémont sous la tutelle de l'Autriche et sous l'influence absolue des
jésuites, et qu'il reprendrait, vingt ans après, les ordres des
carbonari, les armes contre l'Autriche, les conspirations contre le
pape, le patronage de la France révolutionnaire, et qu'il laisserait
l'Italie conquise et tous les princes, ses collègues et ses parents,
chassés par son fils de ces mêmes palais où lui-même avait reçu
l'hospitalité de famille?

Ce que l'esprit n'ose prévoir, les événements et les caractères
l'amènent. L'inattendu est le nom des choses humaines. Nos neveux en
verront bien d'autres avant que l'Italie en revienne à la seule unité
honnête et forte qui lui convienne et qui convienne à la France: la
confédération-république d'États.


XXI

Je passai l'été dans une belle vallée des Alpes, auprès de ma soeur,
non loin de Chambéry. Ma femme, fière de son bel enfant, et trop frêle
pour pouvoir le nourrir longtemps, fut remplacée par une paysanne de
la Maurienne, au teint de rose, aux dents d'ivoire; mais, hélas!
l'enfant dépérissait sur ce sein de neige: on n'achète pas la vie,
Dieu la donne ou la refuse.


XXII

Je résolus de profiter de ce loisir diplomatique, en attendant une
nouvelle destination, pour visiter l'Angleterre et pour faire
connaissance avec la famille de ma femme. Ma belle-mère possédait,
dans un des plus riches quartiers de Londres, une maison élégante et
magnifiquement meublée, dans le voisinage de Hyde-Park. Nous nous y
établîmes pour quelques mois. Je trouvai dans la famille de ma femme
un accueil plein de noblesse et de grâce, qui n'a pas cessé jusqu'à ce
jour de me faire deux patries et deux centres d'affection.
L'Angleterre, pays de la famille par excellence, est aussi le pays de
l'adoption. Le coeur reconnaissant s'y partage entre les sentiments
innés et les sentiments acquis.

Après avoir joui quelque temps de l'intimité de cette aimable partie
de ma nouvelle famille, nous louâmes, au bord de la Tamise, à
Richmond, une villa recueillie et solitaire, entre le parc et le
fleuve, pour y passer l'été. Ces jours de Richmond, entre l'étude, les
livres, le cheval, les promenades et quelques excursions dans les
forêts et dans les châteaux royaux de l'Angleterre, furent des plus
heureux de notre existence. Un de mes plus intimes amis, le baron de
Vignet, neveu des deux comtes de Maistre, venait d'être nommé
secrétaire de l'ambassade de Sardaigne à Londres. Il venait souvent à
Richmond passer avec moi des jours mélancoliques comme son caractère,
à l'ombre de ces arbres séculaires d'Angleterre, où nous nous
entretenions de politique et de poésie, ses deux passions, comme
elles étaient déjà les miennes. Il voyait tout en sombre et rappelait
plus les _Nuits d'Young_ que la sérénité calme de sa patrie. Un autre
ami très-lettré aussi, M. de Marcellus, était en même temps que nous à
Londres, premier secrétaire de l'ambassade française, sous
l'ambassadeur, notre plus grand poëte, M. de Chateaubriand. Je n'avais
pas connu à Paris cet homme illustre autrement que par mon admiration
à distance. Je lui fis ma visite de devoir en arrivant à Londres; il
oublia de me la rendre; je n'insistai pas: ce ne fut qu'après mon
séjour à Richmond que, sur l'observation de M. de Marcellus, M. de
Chateaubriand me fit une visite et m'envoya une invitation à un de ses
dîners diplomatiques. Je m'y rendis par devoir plus que par
empressement. Il fut froid et un peu guindé avec un jeune homme qui ne
demandait qu'à l'adorer comme un être plus qu'humain. Je sortis
contristé de sa table, et je ne cherchai plus à le voir. Il me parut
un homme qui posait pour le grand homme incompris, qu'il ne fallait
voir que de loin, en perspective. Le charme manquait à sa grandeur; le
charme de la petitesse ou de la grandeur, c'est le naturel.
L'affectation gâte même le génie. Je l'ai toujours admiré, surtout
comme puissance politique; mais il m'éloigna toujours de lui, même
quand il fut mon ministre et qu'un mot de lui pouvait me placer sans
faveur à un poste plus élevé dans ma carrière. N'aime pas qui veut; il
ne m'a rendu bien plus que justice qu'après sa mort, dans ses Mémoires
posthumes, où il me plaça comme poëte au rang de Virgile et de Racine,
et comme homme politique plus haut que mon siècle ne m'a placé. J'ai
souvent réfléchi par quelle bizarrerie inexplicable ce grand juge
m'avait témoigné tant de défaveur pendant qu'il vivait, en me
réservant tant de partialité après sa mort. Je crois l'avoir deviné,
mais je n'oserais jamais le dire.


XXIII

Un autre homme d'élite, que son indulgence tendre pour moi me
permettait d'appeler mon ami, le duc Mathieu de Montmorency, devint
ministre des affaires étrangères dans les péripéties publiques qui
précédèrent le congrès de Vérone. Il n'attendit pas ma demande pour me
nommer à Florence auprès du marquis de La Maisonfort, et destiné à le
remplacer en chef aussitôt que les convenances permettraient de
rappeler ce ministre.

Je revins à Paris avant de me rendre en Toscane. Le marquis de La
Maisonfort avait le genre d'esprit de Rivarol; c'était un émigré comme
Rivarol: il avait autant d'esprit, et du meilleur, qu'il soit possible
d'en concentrer dans une tête humaine, même au pays de Voltaire et du
chevalier de Grammont. Il avait tiré un parti très-habile du malheur
de la monarchie et de la fréquentation des princes pendant leur exil.
Les disgrâces même, du sort sont gracieuses aux hommes de cette
nature, ils ne prennent rien trop au sérieux dans la vie. Il y a
toujours de la ressource dans l'esprit souple et flexible d'un
courtisan de rois tombés. Il s'était voué de bonne heure à ce rôle de
l'espérance et de l'activité dans les causes en apparence perdues; il
avait conspiré avec les flatteurs de la haute émigration en Suisse, en
Russie, en Angleterre; il s'était lié avec M. de Blacas, homme plus
sérieux, mais moins aimable que lui; Louis XVIII l'aimait pour sa
légèreté, il tenait tête à ce monarque en matière classique et
épigrammatique; il avait écrit en 1814 des brochures royalistes qui
lui avaient fait un nom d'homme d'État de demi-jour, à l'époque où une
brochure paraissait un événement; il n'était point ennemi des
transactions avec la révolution pacifiée; il savait se proportionner
aux choses et aux hommes; il n'avait aucun préjugé, grande avance pour
faire sa place et sa fortune; mais il la mangeait à mesure qu'il la
faisait. Le roi avait fini par le nommer ministre en Toscane. Il n'y
jouissait pas d'une considération très-sérieuse, mais d'une réputation
d'esprit très-méritée. Les émigrés, ses contemporains, très-légers au
commencement, étaient devenus moroses et pédantesques en vieillissant;
ils reprochaient à M. de La Maisonfort d'être resté jeune malgré ses
années. On le desservait à Paris; il voulait y rentrer malgré eux pour
se défendre et pour obtenir du roi un poste plus lucratif. En
attendant, il n'avait plus qu'à peu près un an à passer dans l'Italie
centrale pour me laisser, à titre de chargé d'affaires de France, ses
trois légations, Florence, Parme, Modène et Lucques, à diriger.


XXIV

Incapable de basse jalousie et très-capable d'amitié pour un jeune
homme dont la renommée naissante le flattait sous le rapport
littéraire, poëte lui-même, et poëte très-agréable (la touchante et
naïve romance gauloise de _Griselidis_ est de lui), il m'accueillit
moins en subordonné qu'en ami plus jeune et en élève tout à la fois
politique et poétique; il me présenta comme son second et comme son
successeur aux principales cours auprès desquelles il était accrédité.

Celle de Florence, qui était notre principale résidence, se composait
d'abord du grand-duc de Toscane, jeune encore d'années, mais d'une
maturité précoce et studieuse qui annonçait un digne héritier du trône
et du libéralisme philosophique de Léopold.

Léopold, quoique frère de l'empereur d'Autriche, et empereur ensuite
lui-même, avait inoculé le goût et l'habitude des gouvernements libres
à l'Italie; il y avait été le précurseur de la révolution et de la
tolérance administrative et religieuse descendues du trône sur les
sujets. Le jeune souverain actuel continuait son oncle. Ses deux
ministres, le vieux Fossombroni et le prince Corsini, avaient conservé
les traditions de mansuétude, d'économie et de gouvernement par le
peuple lui-même, de leur maître Léopold. La peine de mort, supprimée
par ce prince, n'avait été rétablie que pour la forme par
l'administration française sous Napoléon; l'échafaud ne s'était jamais
relevé sous le régime grand-ducal; la Toscane était l'oasis de
l'Europe.

Comment une dynastie qui n'était qu'une première famille libre dans un
pays libre, dont le gouvernement servait de modèle et d'émulation au
monde, comment une dynastie plus que constitutionnelle, qui était à
elle seule la constitution et la nationalité dans la terre des Léopold
et des Médicis, a-t-elle été perfidement envahie et honteusement
chassée de cette oasis, créée par elle, et chassée par les Piémontais
du palais Pitti, où le roi Charles-Albert, ce roi d'ambition à tout
prix, avait cherché et trouvé un asile chez ceux-là mêmes qu'il
persécutait en reconnaissance de leurs bienfaits? On parle de
l'ingratitude des peuples, mais de celle des rois, qu'en dites-vous?


XXV

Deux princesses charmantes, soeurs l'une de l'autre et presque du même
âge, embellissaient cette cour et donnaient de la grâce à ses vertus.

L'une était la jeune veuve du précédent grand-duc, mort récemment;
l'autre était la grande-duchesse régnante, qui partageait avec sa
soeur les honneurs de ce trône à deux. Princesses de Saxe, elles
avaient apporté de ce pays lettré, dans cette terre des beaux-arts,
l'instruction et le goût de tout ce qui est l'idéal des grands esprits
et des coeurs enthousiastes. Elles me reçurent comme Éléonore d'Este
et même comme cette Lucrezia Borgia, tant et si odieusement calomniée,
recevaient jadis l'Arioste et le Tasse dans ces cours de Ferrare et de
Mantoue, qui n'étaient que des académies de tous les grands artistes
de l'esprit.

Le grand-duc me témoigna une considération précoce et imméritée, qui
ne tarda pas à se changer, sous les rapports politiques, en véritable
amitié. La crainte de contrister le marquis de La Maisonfort, qui ne
jouissait pas auprès de lui de la même prédilection, lui fit voiler
discrètement, à lui, ses bontés pour moi, et moi, ma respectueuse
affection pour lui. J'en jouissais à la dérobée, le matin, dans sa
bibliothèque du palais Pitti, où je me rendais mystérieusement, et où
il venait me joindre aussitôt qu'il était averti de ma présence, par
son bibliothécaire, pour m'emmener dans son appartement. Là, j'avais
l'honneur d'avoir avec le prince des entretiens confidentiels sur la
politique, qui m'ont laissé, pour ses principes et pour ses vertus,
une éternelle admiration. Heureux les peuples qui ont leur sort dans
des mains si pures et si douces! Malheur aux peuples qui ne savent pas
les apprécier et qui préfèrent s'asservir à des rois chevelus de
caserne, au lieu de chérir des princes philosophes qui ne leur
demandent que d'être heureux!

La grande-duchesse, sa femme, sortait quelquefois de son appartement
contigu, un de ses enfants dans les bras, pour venir, comme une simple
mère de famille, s'asseoir gracieusement à ces entretiens. J'en
sortais pénétré d'une véritable estime pour le prince, d'une
vénération enthousiaste pour la princesse. Le bruit de cette faveur
secrète du grand-duc, dont j'étais honoré, ne tarda pas à se répandre
malgré nos précautions. On crut que j'aspirais à changer de patrie et
à devenir ministre favori du grand-duc, au lieu de simple chargé
d'affaires de France dans une cour d'Italie. Le parti autrichien
affecta de s'en alarmer; il n'en était rien, je n'avais, à cette
époque, ni mérité, ni subi les rigueurs de ma patrie, et je n'aurais
eu aucune excuse de chercher à changer de foyer et de devoir.

Mon penchant pour la Toscane et pour les jeunes souverains était
entièrement désintéressé. Je n'aimais rien d'eux qu'eux-mêmes. Si ce
prince, maintenant méconnu et exilé, lit par hasard ces lignes, il y
retrouvera, après tant d'années et de vicissitudes, les mêmes sentiments
de respect et d'estime. J'ai été assez heureux et assez prudent, en
1848, pour lui en donner des preuves muettes, en résistant aux instances
de Charles-Albert et en opposant à ses empiétements contre les princes,
ses anciens hôtes, ses parents et ses alliés, l'inflexible refus de la
loyauté de la République française. Notre devoir, selon moi, n'était
pas de fomenter en Italie l'agrandissement, diminutif pour la France, de
la maison de Savoie, mais de favoriser une confédération italienne qui
constituât la péninsule en États solidaires contre l'Autriche et reliés
à la France par l'éternel intérêt d'une indépendance commune.


XXVI

J'attendais mon ami, le comte Aymons de Virieu, qui, déjà souffrant,
venait avec sa famille chercher un climat plus salutaire en Toscane.
Je m'étais logé moi-même, et je lui avais proposé un appartement dans
une maison isolée et poétique, à l'extrémité de la rue _di Borgo ogni
Santi_, entourée, au premier étage, d'un jardin en terrasse planté de
magnifiques caroubiers, et dominant un parc immense, qu'on appelait la
villa _Torregiani_.

Cette villa n'avait pour tout édifice qu'une tour monumentale élevée à
une hauteur pyramidale au-dessus des sapins les plus sylvestres et les
plus sombres. La destination romanesque et pieuse de ce monument
extraordinaire et mystérieux ajoutait à cette vue un intérêt qui
sacrait pour ainsi dire le bois et la pierre. On disait que le marquis
Torregiani, très-bel homme, au visage toscan voilé par une empreinte
de tristesse, y venait tous les jours.

Je le voyais souvent entrer seul dans son jardin, fermé aux curieux;
j'étais à portée de contempler ce pèlerinage d'amour et de douleur
dont on chuchotait tout bas le motif. L'amour en Italie, comme on peut
le voir par la _Béatrice_ de Dante et par la _Laure_ de Pétrarque, est
le plus avoué et en même temps le plus sérieux des sentiments de
l'homme. La femme elle-même, souvent si légère ailleurs, y est
dépourvue de toute coquetterie, ce vain masque d'amour, et de toute
inconstance, cette satiété du coeur qui se lasse avant la mort des
attachements conçus avec réflexion. Les liaisons sont des serments
tacites que la morale peut désapprouver, mais que l'usage excuse et
que la fidélité justifie. Le marquis Torregiani avait conçu et cultivé
dès sa jeunesse une passion de cette nature _petrarquesse_ pour une
jeune et ravissante femme de race hébraïque, mariée à un banquier
florentin. Cette passion était réciproque et ne portait aucun ombrage
au mari. Le cavalier servant et l'époux, selon l'usage aussi du pays,
s'entendaient pour adorer, l'un d'un culte conjugal, l'autre d'un
culte de pure assiduité, l'idole commune d'attachements différents,
mais aussi ardents l'un que l'autre. Le jeune et charmant objet de ce
double culte fut enlevé dans sa première fleur à son époux et à son
adorateur. Mais la mort même ne put séparer les pensées. La différence
du culte interdit au marquis de Torregiani d'élever, à celle qui avait
disparu de ses yeux, un monument dans le cimetière juif où il pût
aller pleurer sur sa cendre. Il s'imagina, dans sa douleur, et inspiré
d'étranges imaginations, de se rapprocher au moins par le regard de la
place où elle s'était évanouie de la terre. Il bâtit cette tour assise
par assise, et l'éleva jusqu'à une telle hauteur, qu'elle dominait
tous les palais et tous les clochers de la ville qui pouvaient
s'interposer à la vue entre le cimetière juif et la villa Torregiani;
en sorte qu'en montant au sommet de sa tour, il pût, à chaque retour
du jour, contempler la place de ce _campo santo_ juif, où son idole
avait dépouillé sa forme terrestre pour habiter l'éternelle et pure
demeure dans son souvenir et dans le ciel!

Il y passait chaque jour des heures de recueillement et de larmes,
dont cette plate-forme funèbre avait seule le secret. Un sonnet de
Pétrarque contenait-il plus de larmes que ce marbre colossal élevé
dans les cieux pour entrevoir un souvenir?


XXVII

Je ne tardai pas à porter mes respects à une majesté découronnée que
j'avais visitée à mon premier voyage. Le souvenir de son second époux,
le poëte _Alfieri_, l'illustrait davantage encore que le premier, à
mes yeux. C'était la comtesse d'Albany, reine légataire de
l'Angleterre par son mariage avec le dernier des Stuarts. La comtesse
d'Albany, belle autrefois, et toujours aimable, était une fille de la
grande maison flamande des Stolberg, soeur de ces frères Stolberg,
célèbres dans la philosophie et dans la littérature allemande du
dernier siècle. Le cardinal d'York, frère du Prétendant, autrefois
héroïque, Charles-Édouard, et réfugié à Rome, avait fait venir la
jeune comtesse en Italie pour lui faire épouser son frère déjà âgé et
déchu de son caractère par un vice excusable dans un héros découragé:
l'ivresse, mère de l'oubli. Le prince avait été séduit par la
jeunesse, la beauté et les grâces intellectuelles de sa compagne; il
l'avait aimée, mais il n'avait pu conserver son estime, encore moins
son amour. Le poëte aristocrate piémontais Alfieri, présenté à
Florence à la cour du prince, n'avait pas tardé à plaindre la jeune
victime d'un époux suranné, et à ambitionner le rôle de favori et de
consolateur d'une reine. Il était parvenu sans peine à tourner, en
faveur de la comtesse d'Albany, la faveur passionnée de l'opinion de
la société en Toscane. La religion elle-même avait servi de manteau à
l'amour.

Un soir que les deux époux devaient aller ensemble au théâtre, le
prince était parti le premier et se croyait suivi dans une seconde
voiture par sa femme, retardée sous un spécieux prétexte; mais il
l'attendit en vain dans sa loge; il l'avait vue pour la dernière fois:
un couvent inviolable avait reçu la comtesse et l'avait soustraite aux
droits et aux recherches de son royal époux.

Peu de temps après, Alfieri, voyageant seul suivi de ses quatorze
chevaux anglais, sur la route de Sienne, s'acheminait mélancoliquement
vers Rome, où la comtesse d'Albany se rendait de son côté par une
autre route, allant chercher dans un couvent la protection de son
beau-frère, le cardinal d'York.

Le cardinal se déclara le protecteur de sa belle-soeur auprès du pape.
Après quelques mois de séquestration dans le monastère de Rome, la
séparation civile et religieuse fut prononcée, et la comtesse, libre
de ses engagements, se rendit à Paris et dans d'autres capitales, où
elle fut suivie par son poëte. Après la mort de son mari-roi, qui ne
tarda pas à succomber à ses excès et à son triste isolement, un
mariage secret, dont on n'a eu néanmoins aucune preuve légale (parce
que cette preuve aurait privé la royale comtesse de la pension que
lui faisait l'Angleterre), unit les deux amants.


XXVIII

Ils vécurent quelques années à Paris, au commencement de la Révolution
française, jusqu'aux approches de 1793, dans une retraite qui ne put
les dérober à la persécution commençante. Comment la Révolution, qui
décapitait une reine, fille d'empereur, à côté de son double trône,
avait-elle respecté une reine découronnée et fugitive? Le poëte
tragique piémontais, qui avait été jusque-là le plus ardent et le plus
inflexible des démocrates, à condition que la démocratie ne touchât ni
aux priviléges de la noblesse piémontaise, ni aux prétentions
littéraires de son pâle génie, s'indigne contre la double profanation
des républicains français. Toute sa colère d'imagination contre la
tyrannie des rois de Turin se changea en rage contre l'audace des
peuples démocratisés par la France; il assouvit sa haine à huis clos,
par le _Miso Gallo_, recueil d'invectives mal rimées et d'épigrammes
sans dard, contre le pays, les hommes, les principes qu'il avait
exaltés jusque-là. Il fit imprimer en même temps, chez Didot, les
quatorze tragédies mort-nées qu'il s'était imposé la tâche d'écrire
comme des exercices d'écolier classique, plus que comme des effusions
de sa nature, et il alla se confiner, avec sa gloire inédite en poche,
dans sa retraite de Florence.

Les Italiens, qui ne possédaient aucun poëte dramatique, prétendirent
en avoir trouvé un dans Alfieri, comme lui même prétendit leur en
donner un sans originalité et sans verve. On le prit au mot de ses
prétentions, non-seulement en Italie, mais en France, où on le jugea
sur parole. Il passa grand homme avant quarante ans, et s'ensevelit
dans une gloire morose, au fond d'une élégante maison, sur le quai de
l'Arno, qu'habitait avec lui la comtesse d'Albany.

Moi aussi je fus, pendant mes premières années poétiques, infatué sur
parole du mérite de ce grand homme d'intention. J'achetai ses oeuvres
en douze volumes, et je voyageai par tous pays muni de ce viatique; je
fus longtemps avant de découvrir que le vide était plus sonore que le
plein, et que la froide déclamation n'était pas de la poésie, encore
moins du drame. Possédé alors, comme tous les jeunes gens, et
sentant, comme les jeunes Italiens avec lesquels j'avais été élevé, la
forte haine de la tyrannie, j'adorais ce parodiste de Sénèque le
tragique, et je me croyais d'autant plus initié à la vertu civique que
j'avais plus d'enthousiasme pour lui. Ce ne fut que plus tard que je
me rendis compte de cette fausse grandeur guindée sur des échasses, et
de cette fausse poésie qui déclame et qui ne sent rien. Cette tragédie
de parade ressemble à Shakspeare comme l'éloquence de club à
l'éloquence de Cicéron ou de Mirabeau.


XXIX

La véritable maladie dont Alfieri mourut à quarante ans était l'ennui
qu'il éprouvait lui-même de ses propres oeuvres; aussi se réfugiait-il
dans l'étude du grec et dans des poésies systématiques,
épigrammatiques, civiques, démocratiques, aristocratiques, qui
fatiguaient l'esprit sans nourrir le coeur. Ses Mémoires _seuls_, cet
étrange et amoureux monument de son amour pour la comtesse d'Albany,
méritent d'être recueillis et de survivre. Il y a dans ces Mémoires
autant d'originalité que de grandeur et de passion; là, son caractère
savait véritablement participer de la majesté de sa royale idole.

Il mourut chez la comtesse d'Albany, qui fit élever par Canova, dans
l'église de Santa Croce, un magnifique monument avec la statue
colossale de l'Italie pleurant son poëte. Ce monument est comme
l'homme, plus déclamatoire qu'éloquent; c'est le mausolée académique
d'une poésie de convention. Le grand peintre français Fabre, de
Montpellier, ami de la comtesse d'Albany, fut son consolateur, et,
l'on croit, son troisième mari. C'était un Poussin moderne tout à fait
italianisé par son talent et par son culte pour Raphaël, dont il
recherchait les moindres vestiges, et dont il légua, à sa mort, les
reliques retrouvées au musée de sa ville natale, Montpellier.


XXX

Les lettres de la comtesse de Virieu, veuve du membre de l'Assemblée
nationale, intimement liée avec la comtesse d'Albany, m'avaient
accrédité chez elle. Sa maison, modeste, élégante, lettrée, était le
sanctuaire quotidien des personnages les plus distingués de Florence,
Athènes alors de l'Italie. Le comte Gino Capponi, héritier du grand
nom et de la grande influence de ses ancêtres, avec qui j'étais lié
d'ancienne date à Paris, y venait tous les jours. C'était et c'est
encore le génie de la Toscane historique ressuscité; il désirait la
liberté et l'indépendance de sa patrie, restaurée sous ses souverains
libéralisés, mais nullement la destruction du nom de la Toscane et
l'usurpation de la maison de Savoie sous les Piémontais, considérés
alors comme de bons soldats des frontières, et nullement comme des
maîtres dignes de l'Italie régénérée. Le comte Gino Capponi, porté au
ministère par les premiers flots de la révolution italienne, y agit
dans ce sens patriotique et émancipateur de l'étranger, jusqu'au
moment où la fausse idée d'une unité absorbante détruisit, sous le
carbonarisme des radicaux, les vraies nationalités historiques dont
l'Italie se compose, pour saper l'histoire sous la chimère et pour
agir par la violence, à contre-sens de la nature, en détournant les
peuples et les princes d'une puissante et naturelle confédération
italienne.

Le comte Capponi rentra alors dans la retraite en faisant des voeux
pour l'Italie sous toutes ses formes. Une cécité précoce condamna à
l'inaction ce grand et généreux citoyen, que l'estime et la
reconnaissance de sa patrie accompagnent jusque dans ses _invalides_
du patriotisme. Puissent ces lignes lui apprendre que l'amitié survit
au delà du bonheur et de la popularité pour les hommes dignes d'être
aimés à tous les âges!


XXXI

La comtesse d'Albany m'accueillit avec une gracieuse bonté dans ce
cercle étroit des nationaux et des étrangers qui venaient honorer,
dans sa personne, moins la reine d'un empire évanoui que la souveraine
légitime de la grâce et de l'esprit dans la conversation. On ne
pouvait s'empêcher de chercher encore sur sa figure douce, fine,
intelligente et passionnée, les traces de la beauté qui l'avait fait
adorer dans un autre âge. On ne les y retrouvait que dans la
physionomie, cette immobilité du visage. La nature flamande de sa
carnation rappelait les portraits de Rubens plus que ceux des belles
Italiennes du moyen âge; son corps s'était alourdi par la chair; ses
joues, encore fraîches, donnaient trop de largeur à sa figure; mais
l'éclat tempéré de ses beaux yeux bleus et le sourire très-affectueux
de ses lèvres faisaient souvenir de l'attrait qu'ils devaient avoir à
quinze ans. On ne s'étonnait pas qu'elle eût été aimée pour ses
charmes avant de l'être pour ses aventures et pour ses infortunes;
c'était de la poésie encore, mais de la poésie survivant aux années,
qui la surchargeaient de leur embonpoint sans l'effacer, parce qu'elle
est de l'âme et non de la chair. Le feu doux de la passion mal éteinte
illumine encore les traits où elle a resplendi. Le reflet de l'amour
est l'illumination du visage jusque dans l'ombre des années.


XXXII

Ma renommée de poëte à peine éclos, ma qualité de diplomate français,
l'accueil dont j'étais l'objet à la cour du souverain, mon bonheur
intérieur, la présence de mes meilleurs amis, le loisir réservé à la
poésie de ma vie comme à celle de mes pensées, ma reconnaissance pour
tous ces dons de la Providence et mon penchant à la contemplation
pieuse qui s'est toujours accru en moi dans les moments heureux de mon
existence, comme les parfums de la terre qui s'élèvent mieux sous les
rayons du soleil que sous les frimas des mauvais climats, semblaient
me promettre une félicité calme dont je remerciais ma destinée;
lorsqu'un événement étrange et inattendu vint changer du jour au
lendemain cet agréable état de mon âme en une sorte de proscription
sociale qui se déclara soudainement contre moi, et qui me fit craindre
un moment de voir ma carrière diplomatique coupée et abrégée au moins
en Italie, ce pays du monde dont j'aimais le plus à me faire une
patrie d'adoption.

Voici cette bizarre et malheureuse péripétie de mon bonheur.


XXXIII

Peu de temps avant mon départ de France pour mon poste à Florence, le
plus grand, selon moi, de tous les poëtes modernes, était mort en
Grèce, tout jeune encore et dans le seul acte généreux, désintéressé,
héroïque, qu'il eût tenté jusque-là pour racheter par la vertu les
excentricités et les juvénilités peu sensées et peu louables de sa
vie. Je veux parler de lord Byron, ce proscrit volontaire de sa
famille et de sa patrie, qui avait eu le courage, comme le Renaud du
Tasse, de quitter mieux qu'Armide, pour voler au secours d'une ombre
de peuple par amour pour l'humanité et pour ce que nous appelions
alors la gloire.

À son arrivée à Missolonghi avec de l'or et des armes, le ciel lui
avait refusé l'occasion d'illustrer deux fois son nom de poëte en y
ajoutant le nom de héros, d'homme d'État et de libérateur de la Grèce.
S'il vivait aujourd'hui, la Grèce, selon toute probabilité, ne
chercherait pas d'autre roi.

Lord Byron avait commencé sa réputation immortelle par la publication
d'un poëme en quatre chants, ou plutôt d'une grande excentricité
poétique, aussi originale et aussi vagabonde que son imagination,
intitulée _le Pèlerinage de Child Harold_. C'était comme un _lai des
sirventes_, comme une légende du moyen âge, dont les seuls événements
étaient ses impressions et ses amours, ses songes dans les différentes
terres et dans les différentes mers qu'il avait parcourues.

Ce poëme avait allumé l'imagination de son temps à proportion du plus
ou moins d'élément combustible que ces imaginations portaient en
elles-mêmes. La mienne en avait été incendiée, et c'est une de ces
impressions que l'âge, les revers, les vicissitudes prosaïques de
l'existence n'ont pas affaiblies en moi. Les morsures du charbon sacré
ne se cicatrisent pas dans le coeur des poëtes.


XXXIV

La mort de lord Byron fut un deuil profond pour moi-même. Je me
souviens encore de la matinée, à Mâcon, où ma mère, qui connaissait ma
passion pour ce Tasse et pour ce Pétrarque des Anglais dans un seul
homme, craignant l'effet soudain et inattendu que ferait sur moi cette
mort d'un inconnu, entr'ouvrit mes rideaux d'une main prévoyante et
m'annonça avec précaution la catastrophe du poëte, comme elle m'aurait
annoncé une perte de famille. Elle portait sur sa physionomie
l'empreinte de la douleur qu'elle pressentait dans mon coeur. Mon
deuil en effet, à moi, fut immense et ne se consola jamais de cette
_étoile éteinte_ dans le ciel de la poésie de notre siècle. Il avait
beau avoir écrit cette parodie de l'amour intitulée _Don Juan_.
C'était une débauche de colère et de cynisme contre lui-même, un
reniement de saint Pierre que le Dieu déplore et pardonne. Sa poésie
est éternelle, parce qu'elle pleure mieux qu'elle ne fait semblant de
rire. Sa note sensible s'empare de l'âme comme une _harmonica_
céleste. Les nerfs en souffrent, mais le coeur en saigne, et les
gouttes de sang qui en découlent sont les délices des coeurs
sensibles.


XXXV

Vivement frappé de cette perte, l'idée me vint, idée en général
malheureuse, de payer un tribut de deuil et de gloire à ce roi des
poëtes contemporains, en continuant ce poëme sous le titre de
_Cinquième chant de Child Harold_. Je l'écrivis tout d'une haleine,
trop vite, comme tout ce que j'ai écrit ou fait dans cette
improvisation perpétuelle qu'on appelle ma vie, excepté quand
l'événement qui presse ne laisse pas le temps de délibérer, et où le
meilleur conseil, c'est l'inspiration.

Je supposai que lord Byron vivait encore et que le génie, qui lui
avait inspiré les quatre premiers chants de son poëme, inspirait
encore à son génie le récit de sa propre mort. Mécontent de la
somnolence de l'Italie, le poëte, en la quittant, lui adressait des
adieux pleins d'amers reproches. Mais, dans mon plan, ces adieux
n'étaient pas dans ma bouche, ils étaient dans la sienne, et
parfaitement conformes aux sentiments exagérés qu'il avait maintes
fois exprimés lui-même en vers et en prose, sentiments des radicaux ou
des carbonari étrangers, avec lesquels il était en relation pendant
qu'il habitait Venise, les bords du Pô ou les rives de l'Arno.

Voici ces vers:


XXXVI

  Où va-t-il?... Il gouverne au berceau du soleil.
  Mais pourquoi sur son bord ce terrible appareil?
  Va-t-il, le coeur brûlant d'une foi magnanime,
  Conquérir une tombe au désert de Solyme;
  Ou, pèlerin armé, son bourdon à la main,
  Laver ses pieds souillés dans les flots du Jourdain?
  Non: du sceptique Harold le doute est la doctrine,
  Le croissant ni la croix ne couvrent sa poitrine;
  Jupiter, Mahomet, héros, grands hommes, dieux,
  (Ô Christ, pardonne-lui!) ne sont rien à ses yeux
  Qu'un fantôme impuissant que l'erreur fait éclore,
  Rêves plus ou moins purs qu'un vain délire adore,
  Et dont par ses clartés la superbe oraison,
  Siècle après siècle, enfin délivre l'horizon.
  Jamais, d'aucun autel ne baisant la poussière,
  Sa bouche ne murmure une courte prière;
  Jamais, touchant du pied le parvis d'un saint lieu,
  Sous aucun nom mortel il n'invoqua son Dieu!
  Le dieu qu'adore Harold est cet agent suprême,
  Ce Pan mystérieux, insoluble problème,
  Grand, borné, bon, mauvais, que ce vaste univers
  Révèle à ses regards sous mille aspects divers:
  Être sans attributs, force sans providence,
  Exerçant au hasard une aveugle puissance;
  Vrai Saturne, enfantant, dévorant tour à tour;
  Faisant le mal sans haine et le bien sans amour;
  N'ayant pour tout dessein qu'un éternel caprice;
  Ne commandant ni foi, ni loi, ni sacrifice;
  Livrant le faible au fort et le juste au trépas,
  Et dont la raison dit: «Est-il? ou n'est-il pas?»
  Ses compagnons épars, groupés sur le navire,
  Ne parlent point entre eux de foi ni de martyre,
  Ni des prodiges saints par la croix opérés,
  Ni des péchés remis dans les lieux consacrés,
  D'un plus fier évangile apôtres plus farouches,
  Des mots retentissants résonnent sur leurs bouches:
  Gloire, honneur, liberté, grandeur, droits des humains,
  Mort aux tyrans sacrés égorgés par leurs mains,
  Mépris des préjugés sous qui rampe la terre,
  Secours aux opprimés, vengeance, et surtout guerre;
  Ils vont, suivant partout l'errante Liberté,
  Répondre en Orient au cri qu'elle a jeté;
  Briser les fers usés que la Grèce assoupie
  Agite, en s'éveillant, sur une race impie;
  Et voir dans ses sillons, inondés de leur sang,
  Sortir d'un peuple mort un peuple renaissant.
  Déjà, dorant les mâts, le rayon de l'aurore
  Se joue avec les flots que sa pourpre colore;
  La vague, qui s'éveille au souffle frais du jour,
  En sillons écumeux se creuse tour à tour;
  Et le vaisseau, serrant la voile mieux remplie,
  Vole, et rase de près la côte d'Italie.
  Harold s'éveille; il voit grandir dans le lointain
  Les contours azurés de l'horizon romain;
  Il voit sortir grondant, du lit fangeux du Tibre,
  Un flot qui semble enfin bouillonner d'être libre,
  Et Soracte, dressant son sommet dans les airs,
  Seul se montrer debout où tomba l'univers.
  Plus loin, sur les confins de cette antique Europe
  Dans cet Éden du monde où languit Parthénope,
  Comme un phare éternel sur les mers allumé,
  Son regard voit fumer le Vésuve enflammé:
  Semblable au feu lointain d'un mourant incendie,
  Sa flamme, dans le jour un moment assoupie,
  Lance, au retour des nuits, des gerbes de clartés;
  La mer rougit des feux dans son sein reflétés;
  Et les vents agitant ce panache sublime,
  Comme un pilier en feu d'un temple qui s'abîme,
  Font pencher sur Pæstum, jusqu'à l'aube des jours,
  La colonne de feu, qui s'écroule toujours.
  À la sombre lueur de cet immense phare,
  Harold longe les bords où frémit le Ténare;
  Où l'Élysée antique, en un désert changé,
  Étalant les débris de son sol ravagé,
  Du céleste séjour dont il offrait l'image
  Semble avoir conservé les astres sans nuage.
  Mais là, près de la tombe ou le grand cygne dort,
  Le vaisseau, tout à coup, tourne sa poupe au bord.
  Fuyant de vague en vague, Harold, avec tristesse,
  Voit sous les flots brillants la rive qui s'abaisse;
  Bientôt son oeil confond l'océan et les cieux;
  Et ces borda immortels, disparus à ses yeux,
  Semblant s'évanouir en de vagues nuages,
  Comme un nom qui se perd dans le lointain des âges.

  «Italie! Italie! adieu, bords que j'aimais!
  Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais!
  Ô terre du passé, que faire en tes collines?
  Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines,
  Et fouillé quelques noms dans l'urne de la mort,
  On se retourne en vain vers les vivants: tout dort.
  Tout, jusqu'aux souvenirs de ton antique histoire,
  Qui te feraient du moins rougir devant ta gloire!
  Tout dort, et cependant l'univers est debout!
  Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout!
  Le Scythe et le Breton, de leurs climats sauvages
  Par le bruit de ton nom guidés vers tes rivages,
  Jetant sur tes cités un regard de mépris,
  Ne t'aperçoivent plus dans tes propres débris.
  Et, mesurant de l'oeil tes arches colossales,
  Tes temples, tes palais, tes portes triomphales,
  Avec un rire amer demandent vainement
  Pour qui l'immensité d'un pareil monument,
  Si l'on attend qu'ici quelque autre César passe,
  Ou si l'ombre d'un peuple occupe tant d'espace?
  Et tu souffres sans honte un affront si sanglant!
  Que dis-je? tu souris au barbare insolent;
  Tu lui vends les rayons de ton astre qu'il aime;
  Avec un lâche orgueil, tu lui montres toi-même
  Ton sol partout empreint de tes nombreux héros,
  Ces vieux murs où leurs noms roulent en vains échos,
  Ces marbres mutilés par le fer du barbare,
  Ces bustes avec qui son orgueil te compare,
  Et de ces champs féconds les trésors superflus,
  Et ce ciel qui t'éclaire et ne te connaît plus!
  Rougis!... Mais non: briguant une gloire frivole,
  Triomphe! On chante encore au pied du Capitole.
  À la place du fer, ce sceptre des Romains,
  La lyre et le pinceau chargent tes faibles mains;
  Tu sais assaisonner des voluptés perfides,
  Donner des chants plus doux aux voix de tes Armides,
  Animer les couleurs sous un pinceau vivant,
  Ou, sous l'adroit burin de ton ciseau vivant,
  Prêter avec mollesse au marbre de Blanduse
  Les traits de ces héros dont l'image t'accuse.
  Ta langue, modulant des sons mélodieux,
  À perdu l'âpreté de tes rudes aïeux;
  Douce comme un flatteur, fausse comme un esclave,
  Tes fers en ont usé l'accent nerveux et grave;
  Et, semblable au serpent, dont les noeuds assouplis
  Du sol fangeux qu'il couvre imitent tous les plis,
  Façonnée à ramper par un long esclavage,
  Elle se prostitue au plus servile usage,
  Et, s'exhalant sans force en stériles accents,
  Ne fait qu'amollir l'âme et caresser les sens.

  «Monument écroulé, que l'écho seul habite
  Poussière du passé qu'un vent stérile agite;
  Terre, ou les fils n'ont plus le sang de leurs aïeux,
  Où sur un sol vieilli les hommes naissent vieux,
  Où le fer avili ne frappe que dans l'ombre,
  Où sur les fronts voilés plane un nuage sombre,
  Où l'amour n'est qu'un piége et la pudeur qu'un fard,
  Où la ruse a faussé le rayon du regard,
  Où les mots énervés ne sont qu'un bruit sonore.
  Un nuage éclaté qui retentit encore:
  Adieu! Pleure ta chute en vantant tes héros!
  Sur des bords où la gloire a ranimé leurs os,
  Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine!)
  Des hommes, et non pas de la poussière humaine!...
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  «Le ciel avec amour tourne sur toi les yeux;
  Quelque chose de saint sur les tombeaux respire,
  La Foi sur tes débris a fondé son empire!
  La Nature, immuable en sa fécondité,
  T'a laissé deux présents, ton soleil, ta beauté;
  Et, noble dans ton deuil, sous tes pleurs rajeunie,
  Comme un fruit du climat enfante le génie.
  Ton nom résonne encore à l'homme qui l'entend,
  Comme un glaive tombé des mains du combattant;
  À ce bruit impuissant, la terre tremble encore,
  Et tout coeur généreux te regrette et t'adore.

  «Et toi qui m'as vu naître, Albion, cher pays
  Qui ne recueilleras que les os de ton fils,
  Adieu! tu m'as proscrit de ton libre rivage;
  Mais dans mon coeur brisé j'emporte ton image,
  Et, fier du noble sang qui parle encore en moi,
  De tes propres vertus t'honorant malgré toi,
  Comme ce fils de Sparte allant à la victoire,
  Je consacre à ton nom ou ma mort ou ma gloire.
  Adieu donc! Je t'oublie, et tu peux m'oublier:
  Tu ne me reverras que sur mon bouclier.
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

  «Souvent, le bras posé sur l'urne d'un grand homme,
  Soit aux bords dépeuplés des longs chemins de Rome,
  Soit sous la voûte auguste où, de ses noirs arceaux,
  L'ombre de Westminster consacre ses tombeaux,
  En contemplant ces arcs, ces bronzes, ces statues,
  Du long respect des temps par l'âge revêtues,
  En voyant l'étranger d'un pied silencieux,
  Ne toucher qu'en tremblant le pavé de ces lieux,
  Et des inscriptions sur la poudre tracées
  Chercher pieusement les lettres effacées
  J'ai senti qu'à l'abri d'un pareil monument
  Leur grande ombre devait dormir plus mollement;
  Que le bruit de ces pas, ce culte, ces images,
  Ces regrets renaissants et ces larmes des âges,
  Flattaient sans doute encore, au fond de leur cercueil,
  De ces morts immortels l'impérissable orgueil;
  Qu'un cercueil, dernier terme où tend la gloire humaine,
  De tant de vanités est encor la moins vaine;
  Et que pour un mortel peut-être il était beau
  De conquérir du moins, ici-bas, un tombeau?...
  Je l'aurai!... Cependant mon coeur souhaite encore
  Quelque chose de plus, mais quoi donc? il ignore.
  Quelque chose au delà du tombeau! Que veux-tu?
  Et que te reste-t-il à tenter?... La vertu!
  Et bien! pressons ce mot jusqu'à ce qu'il se brise!
  S'immoler sans espoir pour l'homme qu'on méprise,
  Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours,
  À ce rêve trompeur... mais qui trompe toujours;
  À cette liberté que l'homme qui l'adore
  Ne rachète un moment que pour la vendre encore;
  Venger le nom chrétien du long oubli des rois;
  Mourir en combattant pour l'ombre d'une croix,
  Et n'attendre pour prix, pour couronne et pour gloire
  Qu'un regard de ce Juge en qui l'on voudrait croire
  Est-ce assez de vertu pour mériter ce nom?
  Eh bien! sachons enfin si c'est un rêve ou non!»


XXXVII

Voici comment je rends compte dans mes commentaires de cet événement.

J'étais secrétaire d'ambassade à Naples. Je quittais Naples et Rome en
1822. Je vins passer un long congé à Paris. J'y fis paraître la _Mort
de Socrate_, les _Secondes Méditations_. J'y composai, après la mort
de lord Byron, le cinquième chant du poëme de _Child Harold_.

Dans ce dernier poëme, je supposais que le poëte anglais, en partant
pour aller combattre et mourir en Grèce, adressait une invective
terrible à l'Italie pour lui reprocher sa mollesse, son sommeil, sa
voluptueuse servitude. Cette apostrophe finissait par ces deux vers:

  Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine!)
  Des hommes, et non pas de la poussière humaine!...

Les poëtes italiens eux-mêmes, _Dante_, _Alfieri_, avaient dit des
choses aussi dures à leur patrie.

Ces reproches, d'ailleurs, n'étaient pas dans ma bouche, mais dans la
bouche de lord Byron: ils n'égalaient pas l'âpreté de ses
interpellations à l'Italie. Ce poëme fit grand bruit: ce bruit alla
jusqu'à Florence. J'y arrivai deux mois après en qualité de premier
secrétaire de légation.

À peine y fus-je arrivé qu'une vive émotion patriotique s'éleva contre
moi. On traduisit mes vers séparés du cadre, on les fit répandre à
profusion dans les salons, au théâtre, dans le peuple; on s'indigna
dans des articles de journaux et dans des brochures, de l'insolence du
gouvernement français, qui envoyait, pour représenter la France dans
le centre de l'Italie littéraire et libérale, un homme dont les vers
étaient un outrage à l'Italie. La rumeur fut grande, et je fus quelque
temps proscrit par toutes les opinions. Il y avait alors à Florence
des exilés de Rome, de Turin, de Naples, réfugiés sur le sol toscan, à
la suite des trois révolutions qui venaient de s'allumer et de
s'éteindre dans leur patrie. Au nombre de ces proscrits se trouvait le
colonel Pepe. Le colonel Pepe était un des officiers les plus
distingués de l'armée; il avait suivi Napoléon en Russie; il était, de
plus, écrivain de talent. Il prit en main la cause de sa patrie; il
fit imprimer contre moi une brochure dont l'honneur de mon pays et
l'honneur de mon poste ne me permettaient pas d'accepter les termes.
J'en demandai satisfaction. Nous nous battîmes dans une prairie au
bord de l'Arno, à une demi-lieue de Florence. Nous étions tous les
deux de première force en escrime. Le colonel avait plus de fougue,
moi plus de sang-froid. Le combat dura dix minutes. J'eus cinq ou six
fois la poitrine découverte du colonel sous la pointe de mon épée:
j'évitai de l'atteindre. J'étais résolu de me laisser tuer, plutôt que
d'ôter la vie à un brave soldat criblé de blessures, pour une cause
qui n'était point personnelle, et qui, au fond, honorait son
patriotisme. Je sentais aussi que si j'avais le malheur de le tuer, je
serais forcé de quitter l'Italie à jamais. Après deux reprises, le
colonel me perça le bras droit d'un coup d'épée. On me rapporta à
Florence. Ma blessure fut guérie en un mois.


XXXVIII

Les duels sont punis de mort en Toscane. Le nôtre avait eu trop
d'éclat pour que le gouvernement pût feindre de l'ignorer. Ma qualité
de représentant d'une puissance étrangère me couvrait; la qualité de
réfugié politique aggravait celle du colonel Pepe. On le recherchait.
J'écrivis au grand-duc, prince d'une âme grande et noble, qui
m'honorait de son amitié, pour obtenir de lui que le colonel Pepe ne
fût ni proscrit de ses États, ni inquiété pour un fait dont j'avais
été deux fois le provocateur. Le grand-duc ferma les yeux. Le public,
touché de mon procédé et attendri par ma blessure, m'applaudit la
première fois que je reparus au théâtre. Tout fut effacé par un peu de
sang entre l'Italie et moi. Je restai l'ami de mon adversaire, qui
rentra plus tard dans sa patrie et devint général.

Un de mes amis avait relevé ma cause dès la première émotion de cette
querelle, et il avait écrit, en quelques pages de sang-froid et
d'analyse, une défense presque judiciaire de mes vers calomniés. Mais
je ne voulus plaider de la plume qu'après le jugement de l'épée, et je
ne consentis à publier cette défense que lorsque je pus la signer de
la goutte de sang de ce duel d'honneur non personnel, mais national.

J'en donne ici quelques extraits, comme pièces justificatives de cet
étrange procès littéraire.


XXXIX

«On a donné, dans quelques écrits récemment publiés en Italie, de
fausses interprétations d'un passage du cinquième chant du poëme de
_Child Harold_, interprétations dont l'auteur a été profondément
affligé, et auxquelles on croit convenable de répondre. Les esprits
impartiaux apprécieront sans doute les motifs du silence que M. de
Lamartine a gardé jusqu'ici, et la justesse de ces observations.

«Un auteur ne doit jamais défendre ses propres ouvrages, mais un homme
qui se respecte doit venger ses sentiments méconnus. Fidèle à ce
principe, M. de Lamartine n'a jamais répondu aux critiques littéraires
que par le silence; mais il repousse avec raison des opinions et des
sentiments que l'erreur seule peut lui imputer.

«Le passage inculpé est une imprécation poétique contre l'Italie en
général; imprécation que prononce Child Harold au moment où, quittant
pour jamais les contrées de l'Europe, contre lesquelles sa
misanthropie s'exhalait souvent avec toutes les expressions de la
haine, il s'élançait vers un pays où son imagination désenchantée lui
promettait des émotions nouvelles. Cette imprécation renferme ce que
renferme toute imprécation, c'est-à-dire tout ce que l'imagination
d'un poëte, quand il rencontre un pareil sujet, peut lui fournir de
plus fort, de plus général, de plus exagéré, de plus vague, contre la
chose ou le pays sur lesquels s'exerce la fureur poétique de son
héros. Si l'on veut une idée juste d'une pareille figure, qu'on lise
les diatribes d'Alfieri contre la France, son langage, ses moeurs, ses
habitants; les imprécations de Corneille contre Rome, celle de Dante,
de Pétrarque, et de presque tous les poëtes italiens contre leur
propre patrie, celles même de lord Byron contre quelques-uns de ses
compatriotes; qu'on lise enfin tous les satiriques de tous les
siècles, depuis Juvénal jusqu'à Gilbert. De pareils morceaux n'ont
jamais rien prouvé, que le plus ou moins de talent de leurs auteurs à
se pénétrer des couleurs de leur sujet, ou à exercer leur verve
satirique sur des nations ou des époques, c'est-à-dire sur des
abstractions inoffensives.


XL

«Voilà cependant de quel fondement des critiques italiens et quelques
personnes mal informées ont voulu conclure les opinions et les
sentiments de M. de Lamartine sur l'Italie. Hâtons-nous d'ajouter
cependant que la plupart des personnes qui sont tombées dans cette
erreur ne connaissaient de l'ouvrage que ce seul passage, et que, le
lisant séparé de l'ensemble qui l'explique, et le croyant placé dans
la bouche du poëte lui-même, l'accusation pouvait leur paraître plus
plausible.

«Rétablissons les faits: l'imprécation du cinquième chant de _Child
Harold_ n'a jamais été l'expression des sentiments de M. de Lamartine
sur l'Italie. Ces vers ne sont nullement dans sa bouche, ils sont dans
la bouche de son héros; et si jamais il a été possible de confondre le
héros et l'auteur, et de rendre l'un solitaire des opinions de
l'autre, à coup sûr ce n'était pas ici le cas. Child Harold, ou lord
Byron, que ce nom désigne toujours, est non-seulement un personnage
très-distinct de M. de Lamartine, il en est encore en toute chose
l'opposé le plus absolu. Irréligieux jusqu'au scepticisme, fanatique
de révolutions, misanthrope jusqu'au mépris le moins déguisé pour
l'espèce humaine, paradoxal jusqu'à l'absurde, Child Harold est
partout et toujours, dans ce cinquième chant, le contraste le plus
prononcé avec les idées, les opinions, les affections, les sentiments
de l'auteur français; et peut être M. de Lamartine pourrait-il
affirmer avec vérité qu'il n'y a pas dans tout ce poëme quatre vers
qui soient pour lui l'expression d'un sentiment personnel. Le genre
même de l'ouvrage peut rendre raison d'une pareille dissemblance: ce
cinquième chant est, en effet, une continuation de l'oeuvre d'un autre
poëte, oeuvre où cet autre poëte célébrait son propre caractère et
ses impressions les plus intimes; sorte de composition où l'auteur
doit, plus que tout autre, se dépouiller de lui-même et se perdre dans
sa fiction. Ajoutons que ce cinquième chant était même destiné à
paraître sous le nom de lord Byron, et comme la traduction d'un
fragment posthume de cet illustre écrivain.

       *       *       *       *       *

«Mais depuis quand un auteur serait-il solidaire des paroles de son
héros? Quand lord Byron faisait parler Manfred, le Corsaire ou Lara;
quand il mettait dans leur bouche les imprécations les plus affreuses
contre l'homme, contre les institutions sociales, contre la Divinité;
quand ils riaient de la vertu et divinisaient le crime, a-t-on jamais
confondu la pensée du poëte et celle du brigand? et un tribunal
anglais s'est-il avisé de venir demander compte à l'illustre barde des
opinions du corsaire ou des sentiments de Lara? Milton, le Dante, le
Tasse, sont dans le même cas: toute fiction a été de tout temps
permise aux poëtes, et aucun siècle, aucune nation ne leur a imputé à
crime un langage conforme à leur fiction.

                  _Pictoribus atque poetis
  Quid libet audenti semper fuit æqua potestas._

«Mais si l'usage de tous les temps et le bon sens de tous les peuples
ne suffisaient pas pour établir ici cette distinction entre le poëte
et le héros, M. de Lamartine avait pris soin de l'établir d'avance
dans la préface même de son ouvrage. «Il est inutile, dit-il, de faire
remarquer que la plupart des morceaux de ce dernier chant de _Child
Harold_ se trouvent uniquement dans la bouche du héros que, d'après
ces opinions connues, l'auteur français ne pouvait faire parler contre
la vraisemblance de son caractère. Satan, dans Milton, ne parle point
comme les anges. L'auteur et le héros ont deux langages très-opposés,
etc...» (_Préface de la première édition d'_Harold.)

                                                            LAMARTINE.



CXXIVe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA

(Suite. Voir la livraison précédente).


XLI

«Ce serait en dire assez; mais on dira plus. Lors même que M. de
Lamartine aurait écrit en son propre nom, et comme l'expression de ses
propres impressions, ce qu'il n'a écrit que sous le nom d'Harold;
lors même qu'il penserait de l'Italie et de ses peuples autant de mal
que le supposent gratuitement ses adversaires, le fragment cité ne
mériterait aucune des épithètes qu'on se plaît à lui donner. En effet,
une chose qui, par sa nature, n'offense ni un individu ni une nation,
n'est point une injure; jamais une vague déclamation contre les vices
d'un siècle ou d'un peuple n'a offensé réellement une nation ou une
époque; et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque
injustes qu'on les suppose, n'ont été sérieusement reprochées à leurs
auteurs; l'opinion, juste en ce point, a senti que ce qui frappait
dans le vague était innocent, par là même que cela ne nuisait à
personne.

«Plaçons ici une observation plus personnelle. Si le chant de _Child
Harold_ était le début d'un auteur complétement inconnu, si la vie et
les ouvrages de M. de Lamartine étaient totalement ignorés, on
comprendrait plus aisément peut-être l'erreur qui lui fait attribuer
aujourd'hui les sentiments qu'il désavoue. Mais s'il perce dans tous
ses écrits précédents un goût de prédilection pour une contrée de
l'Europe, à coup sûr c'est pour l'Italie: dans vingt passages de ses
ouvrages, il témoigne pour elle le plus vif enthousiasme; il ne cesse
d'y exalter cette terre du soleil, du génie et de la beauté:

  Délicieux vallons, où passa tour à tour
  Tout ce qui fut grand dans le monde!
                        (Méditation VIII, 1re édit.)

d'en appeler à ses immortels souvenirs:

    Oui, dans ton sein l'âme agrandie
  Croit sur tes monuments respirer ton génie?
                                             (_Id._)

de célébrer sa gloire et même ses ruines: voyez le morceau intitulé
_Rome_, dédié à la duchesse de Devonshire. Si du poëte nous passons à
l'homme, nous voyons que M. de Lamartine a passé en Italie, et par
choix, les premières années de sa jeunesse; qu'il y est revenu sans
cesse à différentes époques; qu'il y revient encore aujourd'hui. Qu'on
rabaisse son talent poétique tant qu'on voudra, il n'y attache pas
lui-même plus de prix qu'il n'en mérite; mais si on veut bien lui
accorder au moins le bon sens le plus vulgaire et le plus usuel,
comment supposera-t-on que si la haine qu'on lui impute était dans
son coeur, que s'il avait prétendu exhaler ses propres sentiments en
écrivant les imprécations d'Harold, il eût au même moment demandé à
être renvoyé dans ce pays qu'il abhorrait, et qu'enfin il fût venu se
jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que la manifestation de
ces sentiments aurait dû lui faire? Qui ne sent l'absurdité d'une
pareille supposition, et quel homme de bonne foi, en comparant les
paroles du poëte et ses actions, en opposant tous les vers où il
exprime sous son propre nom ses propres impressions à ceux où il
exprime les sentiments présumés de son personnage, quel homme de bonne
foi, disons-nous, pourra suspendre son jugement?


XLII

«Quelle que soit, au reste, la peine que puisse éprouver M. de
Lamartine de voir ses intentions si amèrement inculpées, il doit
peut-être de la reconnaissance aux auteurs des différents articles où
on l'accuse, puisqu'ils le mettent dans la nécessité d'expliquer sa
pensée méconnue, et de désavouer hautement les sentiments aussi
absurdes qu'injurieux qu'on s'est plu à lui prêter. De ce qu'il y a
quelques traits de vérité dans le fragment d'_Harold_, on veut
conclure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu'ils
expriment la pensée de l'auteur plus que la passion du héros. Oui,
sans doute, il y a quelques traits de vérité: et quel peuple n'a pas
ses vices? quelle époque n'a pas ses misères? L'Italie seule
voudrait-elle n'être peinte que des traits de l'adulation? Il y a
quelques traits de vérité; mais l'ensemble du tableau est faux, outré,
comme tout tableau qui n'est vu que sous un seul jour, comme toute
peinture où l'imagination n'emploie que les couleurs de la prévention
et de la haine. Oui, le tableau est faux pour M. de Lamartine. Dans sa
fiction, son héros et lui parlent de principes trop opposés pour se
rencontrer jamais dans un jugement semblable.

«Mais peut-on admettre, d'ailleurs, que le poëte qui a pu faire les
vers de _Child Harold_ soit en même temps assez absurde et assez
aveugle à toute évidence pour ne pas rendre une éminente justice à ce
que tout le monde entier reconnaît et admire? pour maudire une terre à
laquelle la nature et le ciel ont prodigué tous leurs dons, dont
l'histoire est encore un des trophées du genre humain? pour dédaigner
une langue qu'ont chantée le Dante, Pétrarque et le Tasse; une terre
où, dans les temps modernes, toute civilisation et toute littérature
ont pris naissance et ont produit la splendeur de Rome sous les Léon
X, la culture et l'éclat de Florence sous les Médicis, la puissance
merveilleuse de Venise et les plus imposants chefs-d'oeuvre que nos
âges puissent opposer au siècle de Périclès? comprendre enfin, dans
une exécration universelle, le climat, le génie, la langue, le
caractère de dix nations des plus heureusement douées par le ciel, et
chez lesquelles tant de grands écrivains, tant de nobles caractères
semblent renouvelés de siècle en siècle pour protester contre la
décadence même de cet empire du monde qu'aucun peuple n'a pu
conserver?

«Mais c'est assez. Quelle que soit l'estime que l'on porte à un homme
ou à un peuple, le moment de le louer n'est pas celui où l'on est
injustement accusé par lui; la justice même en pareil cas
ressemblerait à de la crainte. Quoique M. de Lamartine rejette à bon
droit ce rôle d'insulteur public qu'on a voulu lui faire jouer malgré
lui, il ne veut pour personne, pas même pour une nation, s'abaisser
au rôle de suppliant ou à celui d'adulateur: l'un lui messied autant
que l'autre. Satisfait d'avoir répondu aux injustes inculpations qu'un
de ses écrits a pu malheureusement autoriser jusqu'à ce qu'il se fût
expliqué lui-même, il se taira maintenant. Les esprits impartiaux
rendront justice aux sentiments de convenances personnelles et
politiques qui lui imposent désormais le devoir de ne répondre aux
fausses interprétations que par le silence, aux injures littéraires
que par l'oubli, aux insultes personnelles que par la mesure et la
fermeté que tout homme doit retrouver en soi, quand on en appelle de
son talent à son caractère.

«Florence, le 12 janvier 1826.»



CHAPITRE II


XLIII

Pendant le mois que je passai dans mon lit à me guérir de ma blessure,
les personnes les plus distinguées de Florence se firent écrire à ma
porte, et je compris, par cet empressement, que le pays était
satisfait et que la réconciliation était complète. Après ma
convalescence, je rendis ces visites; M. Demidoff, le père, qui vivait
alors à Florence dans une opulence sans limites, entretenait dans son
palais une troupe de comédiens français très-distingués, et un
orchestre italien réunissait, une fois par semaine, chez lui, tout ce
que la cour, la ville et le corps diplomatique renfermaient de
spectateurs. J'y fus particulièrement bien reçu, et son fils, Anatole
Demidoff, enfant alors, m'a conservé et témoigné depuis des sentiments
survivant à toutes les circonstances heureuses ou malheureuses de ma
vie.

L'ancien ambassadeur de Prusse, _Luchesini_, homme d'une finesse et
d'une grâce qui voilaient son habileté consommée, me rappelait au delà
des Alpes et des Apennins la figure et la sagacité du prince de
Talleyrand. Le marquis de Bombelles était ambassadeur d'Autriche. Fils
de M. de Bombelles, émigré français rentré avec le roi et devenu,
depuis la mort de sa femme, évêque d'Amiens, il était resté au service
de l'empereur François. C'était un homme d'un esprit très-expert et
d'un caractère très-agréable, mais d'autant plus hostile à la France
que, étant lui-même Français d'origine, il avait plus à coeur de
paraître servir son souverain allemand par une opposition innée à tout
ce qui pouvait rappeler la constitution semi-révolutionnaire dans le
gouvernement de Louis XVIII. Il avait épousé et amené à Florence une
jeune et belle Danoise, la fameuse _Ida Brown_, devenue comtesse de
Bombelles, aussi bonne que belle, douée d'une voix et d'un talent
musical égaux peut-être aux charmes de madame Malibran, rassemblant
presque tous les jours dans son salon les admirateurs passionnés de
sa personne et de son art. On en sortait enivré. Sa simplicité candide
la défendait contre l'enthousiasme qu'inspiraient sa jeunesse, sa
beauté et sa voix. Elle n'éprouvait et n'inspirait que l'amitié. Elle
en conçut une très vive pour ma femme et pour moi.


XLIV

Nous dûmes à cette prédilection de la comtesse de Bombelles de la voir
quelquefois dans le merveilleux exercice du talent, ou plutôt de
l'inspiration qui lui avait valu l'enthousiasme de madame de Staël
dans son dernier voyage à Hambourg: _les Attitudes_. Elle était née
grande tragédienne par le geste. Dès l'âge de dix à douze ans, elle
avait compris d'elle-même qu'il y avait un langage souverainement
expressif dans les poses et dans les attitudes du corps, comme il y en
a un dans les sons. La contemplation des tableaux des grands peintres
ou des statues des grands sculpteurs, qui gravent, en immortelles
attitudes, leur pensée dans l'oeil de leurs admirateurs, avait
convaincu la jeune fille que l'effet de la beauté vivante ne serait
pas moins impressionnant que celui de la beauté morte, et que la chair
était au moins l'égale de la pierre, ou du bronze, ou du marbre.

Une révélation de son génie inné lui avait fait imiter sans efforts
l'expression des fortes sensations: effroi, amour, contemplation,
tristesse, deuil, désespoir, sur le visage et dans la pose du corps,
pour produire sur l'oeil ce que la poésie dramatique ou épique la plus
éloquente produit sur l'imagination la plus sensible.

Pour rendre cet effet aussi agréable qu'il était puissant, il fallait
que l'artiste ajoutât à l'intelligence la suprême beauté, afin que
l'imagination ravie ne pût pas rêver plus beau que l'image reproduite
à ses yeux. La nature en cela n'avait rien laissé à désirer dans les
yeux, dans la chevelure, dans les traits, dans les bras, dans tout le
galbe enfin de madame de Bombelles. L'inspiration même, qui manquait
quelquefois à la figure au repos, reparaissait en elle aussitôt
qu'elle oubliait le monde pour s'abandonner à son génie plastique. Ce
n'était plus une femme, c'était une passion sous l'idéale beauté;
elle ne se livrait à cette inspiration des attitudes que dans
l'intimité la plus confidentielle. Le prestige d'une telle exhibition
de soi-même eût été trop expressif en public. Le génie lui-même a sa
pudeur, surtout quand il a pour organe une femme. Je n'ai jamais vu
ailleurs que devant ces statues animées de madame de Bombelles le
prodige des attitudes, et je ne l'ai jamais oublié. Son mari est mort,
et elle vit maintenant retirée du monde dans quelque asile religieux
d'Allemagne. Si elle y pense à ses amis des jours heureux, que mon nom
lui revienne et qu'elle se souvienne à son tour de ceux qui l'ont le
plus aimée. Le souvenir est la résurrection des jours évanouis.


XLV

J'en trouvai en ce temps-là une autre à Florence dans la présence
inattendue de la comtesse _Léna_, qui était venue passer quelques mois
chez son frère, en Toscane, et visiter ses anciens amis. Un long
silence l'avait éloignée de moi depuis mon mariage. Elle pensait
pouvoir renouer un attachement, passionné d'une part, mais combattu de
l'autre. C'était la plus belle et la plus gracieuse des femmes qui
m'eût jamais apparu dans ma vie. (Voir sous le nom de Régina le
deuxième volume des _Confidences_.) Telle elle était encore; telle
elle fut jusqu'au dernier jour de sa vie, à l'heure où le choléra
l'emporta, en 1851, dans sa retraite des environs de Venise où elle
s'était réfugiée. Connaissant mes revers après la révolution de 1848,
elle m'écrivit pour m'offrir un asile dans le séjour solitaire que sa
fidèle amitié me gardait. J'avais des devoirs rigoureux à remplir
avant de penser à un repos délicieux, mais coupable. J'étais parti
pour Constantinople et Smyrne quand cette invitation m'arriva. Je lui
répondis pour la remercier et pour ajourner l'acceptation de son
offre. Elle était morte quand ma réponse parvint à son sépulcre.

Elle prit un appartement à Florence, où nous passâmes quelques mois
ensemble dans une intimité douce, mais irréprochable, au milieu du
petit cercle d'amis et d'admirateurs de sa merveilleuse beauté. Nous
nous séparâmes douloureusement quand elle repartit pour Rome. Il y a
ainsi dans la vie des apparitions qui auraient pu enchanter
l'existence, mais qu'on ne rencontre que trop tôt ou trop tard. La
comtesse _Léna_ ne se retrouvera que dans le ciel; elle était trop
belle pour cette terre.


XLVI

Le marquis de la Maisonfort quitta Florence au printemps, au moment où
la cour de Toscane allait habiter, suivant son usage, Livourne et
Pise, où elle avait ses palais. J'y allai moi-même, et je pris à
Livourne, non loin du bord de la mer, une belle villa dans un
faubourg, entourée de vastes jardins plantés de citronniers et de
figuiers. La grande-duchesse allait tous les soirs se promener en
voiture à l'_Ardenza_; cette promenade, la seule qu'il y eût à
Livourne, était alors sans ombre, et on ne pouvait y aller qu'au
soleil couchant, à l'heure où la brise de mer soufflait la fraîcheur
humide des flots sur la plage.

J'y montais moi-même à cheval à cette heure, et je galopais sur la
roule solitaire de la maison isolée, qu'avait habitée longtemps lord
Byron. Je croyais y revoir son ombre et celle de son amie, la comtesse
Guicioli.

Quelquefois je partais le matin avant l'ardeur du jour, et j'allais
jusqu'au monastère célèbre de _Montenero_, lieu de pèlerinage, chez un
matelot de la Méditerranée; je laissais mes chevaux de selle dans
quelque auberge du Cap, et je me perdais, un album sous le bras, dans
les bois de caroubiers et de chênes verts qui en couvraient les
pentes. C'est là que j'écrivis en grande partie les _Harmonies
poétiques et religieuses_, qui ne furent imprimées que huit ans après.
Le soir, quand je remontais à cheval pour regagner ma villa de
Livourne, au soleil baissant, je trouvais quelquefois les deux
grandes-duchesses assises, avec leurs enfants, dans le jardin de ma
femme, et passant familièrement les heures intimes de la soirée avec
nous en causant de poésie et de littérature, comme elles avaient fait
avec Schiller et Goethe, à Weymar.


XLVII

Après tout un été passé ainsi dans l'intimité de ces princesses et du
prince, on conçoit aisément que je ne puisse être impartial sur le
sort de ces souverains, qui descendaient du trône pour s'entretenir
avec un poëte, et pour méditer tout bas le bonheur des peuples qui
leur étaient confiés. Cette vie cessa pour reprendre à Florence,
l'hiver suivant, après leur séjour à Pise et dans leur villa impériale
de _Poggio Caiano_, aux environs de Florence. J'y fus souvent invité
plus tard et j'y dînai dans la salle magnifique où la célèbre
Vénitienne _Bianca Capello_, devenue grande-duchesse par l'amour,
expia par le poison son bonheur et celui de son époux.


XLVIII

Le marquis de la Maisonfort m'avait invité à venir à Lucques, où il
voulait me présenter au duc de Lucques, fils de la reine d'Étrurie,
que Napoléon avait mise sur le trône de Toscane, puis détrônée et
reléguée à Lucques. La Restauration y avait rétabli son fils, en
attendant le duché de Parme, après Marie-Louise, veuve de Napoléon
vivant relégué à Sainte-Hélène.

La duchesse de Parme, Marie-Louise, que j'avais vue en passant à
Parme, m'avait paru charmante et bien éloignée de l'affreuse image que
les libéraux et les bonapartistes français avaient faite d'elle à
Paris. Sa figure aussi douce qu'intelligente, ses yeux bleus, ses
cheveux blonds, sa taille souple, sa physionomie heureuse sous un
voile de mélancolie paisible, plaisaient aux regards impartiaux. Le
comte de Neiperg, grand-maître de sa maison et son premier ministre,
qu'elle passait pour aimer en secret depuis son retour à Vienne
(1814), avait vis-à-vis d'elle la déférence respectueuse qui convenait
à sa situation officielle.

Après avoir dîné deux jours à sa table, dans son palais de Parme, elle
reconnut en moi en ami de la maison des Bourbons, et elle me conduisit
elle-même dans les chambres hautes de son palais pour m'y faire voir,
avec une visible indifférence, les reliques de sa grandeur impériale
données par la ville de Paris à l'époque de son mariage et de ses
couches. Ces monuments de sa dignité forcée, couverts de la poussière
du temps, lui rappelaient évidemment des années de splendeur qu'elle
eût voulu effacer de sa vie. Je la quittai pour la revoir depuis, tous
les ans, avec une impression très-douce et très-admirative qui ne
pouvait que s'accroître en la voyant familièrement. C'était une femme
pleine de grâce, de simplicité et d'agréments. Parme était heureuse
sous cette princesse qui cherchait à consoler ce petit peuple, par son
gouvernement, des splendeurs dont elle avait joui et dont elle était
déchue en trois ans, d'un règne qui n'avait été qu'un grand orage.


XLIX

Je m'arrêtai à Pise pendant quelques jours pour y admirer les beautés
de la cathédrale et du _Campo Santo_, ce monument de marbre du XIIIe
siècle, et les quais magnifiques et solitaires, témoins aujourd'hui
muets d'une grandeur évanouie. J'y fis connaissance avec un ami de
madame de Staël, l'aimable professeur Rosini, auteur de la _Monaca de
Monza_, avec lequel j'entretins depuis une amitié qui ne s'éteignit
qu'à sa mort.

De là, je me rendis à Lucques par une route entrecoupée de riants
villages où les pampres déjà jaunissants, suspendus en guirlandes,
semaient les bords des fossés de feuilles de vigne et d'oliviers.

Je ne fis que traverser la ville, et je descendis à _Saltochio_,
superbe villa antique qu'habitait le marquis de La Maisonfort, de
l'autre côté de la plaine, sur la route des bains. J'y pris possession
d'un appartement que voulut bien m'offrir le ministre de France. Nous
y fîmes ensemble plus de poésie que de diplomatie. La sérénité limpide
de ce beau ciel au commencement de l'automne m'inspira ces mélancolies
qui se répandent sur le bonheur même, comme le clair de lune de ces
climats sur la nuit d'un beau jour.

En voici une que j'écrivis dès les premiers jours de mon arrivée à
_Saltochio_; je la donne ici avec le commentaire qu'on retrouve dans
mes oeuvres complètes:

PENSÉE DES MORTS

  Voilà les feuilles sans sève
  Qui tombent sur le gazon;
  Voilà le vent qui s'élève
  Et gémit dans le vallon;
  Voilà l'errante hirondelle
  Qui rase du bout de l'aile
  L'eau dormante des marais;
  Voilà l'enfant des chaumières
  Qui glane sur les bruyères
  Le bois tombé des forêts.

  L'onde n'a plus le murmure
  Dont elle enchantait les bois;
  Sous des rameaux sans verdure
  Les oiseaux n'ont plus de voix;
  Le soir est près de l'aurore;
  L'astre à peine vient d'éclore,
  Qu'il va terminer son tour;
  Il jette par intervalle
  Une lueur, clarté pâle
  Qu'on appelle encore un jour.

  L'aube n'a plus de zéphire
  Sous ses nuages dorés;
  La pourpre du soir expire
  Sous les flots décolorés;
  La mer solitaire et vide
  N'est plus qu'un désert aride
  Où l'oeil cherche en vain l'esquif;
  Et sur la grève plus sourde
  La vague orageuse et lourde
  N'a qu'un murmure plaintif.

  La brebis sur les collines
  Ne trouve plus le gazon,
  Son agneau laisse aux épines
  Les débris de sa toison.
  La flûte aux accords champêtres
  Ne réjouit plus les hêtres
  Des airs de joie ou d'amours,
  Toute herbe aux champs est glanée:
  Ainsi finit une année,
  Ainsi finissent nos jours!

  C'est la saison où tout tombe
  Aux coups redoublés des vents;
  Un vent qui vient de la tombe
  Moissonne aussi les vivants:
  Ils tombent alors par mille,
  Comme la plume inutile
  Que l'aigle abandonne aux airs,
  Lorsque des plumes nouvelles
  Viennent réchauffer ses ailes
  À l'approche des hivers.

  C'est alors que ma paupière
  Vous vit pâlir et mourir,
  Tendres fruits qu'à la lumière
  Dieu n'a pas laissés mûrir!
  Quoique jeune sur la terre,
  Je suis déjà solitaire
  Parmi ceux de ma saison;
  Et quand je dis en moi-même:
  Où sont ceux que ton coeur aime?
  Je regarde le gazon.

  Leur tombe est sur la colline,
  Mon pied le sait: la voilà!
  Mais leur essence divine,
  Mais eux, Seigneur, sont-ils là?
  Jusqu'à l'indien rivage
  Le ramier porte un message
  Qu'il rapporte à nos climats;
  La voile passe et repasse:
  Mais de son étroit espace
  Leur âme ne revient pas.

  Ah! quand les vents de l'automne
  Sifflent dans les rameaux morts,
  Quand le brin d'herbe frissonne,
  Quand le pin rend ses accords,
  Quand la cloche des ténèbres
  Balance ses glas funèbres,
  La nuit, à travers les bois,
  À chaque vent qui s'élève,
  À chaque flot sur la grève,
  Je dis: N'es-tu pas leur voix?

  Du mois, si leur vois si pure,
  Est trop vague pour nos sens,
  Leur âme en secret murmure
  De plus intimes accents;
  Au fond des coeurs qui sommeillent,
  Leurs souvenirs qui s'éveillent
  Se pressent de tous côtés,
  Comme d'arides feuillages
  Que rapportent les orages
  Au tronc qui les a portés.

  C'est une mère ravie
  À ses enfants dispersés,
  Qui leur tend, de l'autre vie,
  Ces bras qui les ont bercés;
  Des baisers sont sur sa bouche;
  Sur ce sein qui fut leur couche
  Son coeur les rappelle à soi;
  Des pleurs voilent son sourire,
  Et son regard semble dire:
  «Vous aime-t-on comme moi?»

  C'est une jeune fiancée
  Que, le front ceint du bandeau,
  N'emporta qu'une pensée
  De sa jeunesse au tombeau:
  Triste, hélas! dans le ciel même,
  Pour revoir celui qu'elle aime
  Elle revient sur ses pas,
  Et lui dit: «Ma tombe est verte.
  Sur cette terre déserte
  Qu'attends-tu? Je n'y suis pas!»

  C'est un ami de l'enfance
  Qu'aux jours sombres du malheur
  Nous prêta la Providence
  Pour appuyer notre coeur.
  Il n'est plus; notre âme est veuve,
  Il nous suit dans notre épreuve,
  Et nous dit avec pitié:
  «Ami, si ton âme est pleine,
  De ta joie ou de ta peine
  Qui portera la moitié?»

  C'est l'ombre pâle d'un père
  Qui mourut en nous nommant;
  C'est une soeur, c'est un frère
  Qui nous devance un moment.
  Sous notre heureuse demeure,
  Avec celui qui les pleure,
  Hélas! ils dormaient hier!
  Et notre coeur doute encore,
  Que le ver déjà dévore
  Cette chair de notre chair!

  L'enfant dont la mort cruelle
  Vient de vider le berceau,
  Qui tomba de la mamelle
  Au lit glacé du tombeau;
  Tous ceux enfin dont la vie,
  Un jour ou l'autre ravie,
      Emporte une part de nous,
      Murmurent sous la poussière:
      «Vous qui voyez la lumière,
      De nous vous souvenez-vous?»

  Ah! vous pleurer est le bonheur suprême,
  Mânes chéris de quiconque a des pleurs!
  Vous oublier, c'est s'oublier soi-même:
  N'êtes-vous pas un débris de nos coeurs?

  En avançant dans notre obscur voyage,
  Du doux passé l'horizon est plus beau:
  En deux moitiés notre âme se partage,
  Et la meilleure appartient au tombeau!

  Dieu de pardon! leur Dieu! Dieu de leurs pères!
  Toi que leur bouche a si souvent nommé,
  Entends pour eux les larmes de leurs frères!
  Prions pour eux, nous qu'ils ont tant aimé!

  Ils t'ont prié pendant leur courte vie,
  Ils ont souri quand tu les as frappés!
  Ils ont crié: «Que ta main soit bénie!»
  Dieu, tout espoir, les aurais-tu trompés?

  Et cependant pourquoi ce long silence?
  Nous auraient-ils oubliés sans retour?
  N'aiment-ils plus? Ah! ce doute t'offense!
  Et toi, mon Dieu, n'es-tu pas tout amour?

  Mais s'ils parlaient à l'ami qui les pleure,
  S'ils nous disaient comment ils sont heureux,
  De tes desseins nous devancerions l'heure;
  Avant ton jour nous volerions vers eux.
  Où vivent-ils? Quel astre à leur paupière
  Répand un jour plus durable et plus doux?
  Vont-ils peupler ces îles de lumière?
  Ou planent-ils entre le ciel et nous?

  Sont-ils noyés dans l'éternelle flamme?
  Ont-ils perdu ces doux noms d'ici-bas,
  Ces noms de soeur, et d'amante, et de femme?
  À ces appels ne répondront-ils pas?

  Non, non, mon Dieu! si la céleste gloire
  Leur eût ravi tout souvenir humain,
  Tu nous aurais enlevé leur mémoire:
  Nos pleurs sur eux couleraient-ils en vain?

  Ah! dans ton sein que leur âme se noie!
  Mais garde-nous nos places dans leur coeur.
  Eux qui jadis ont goûté notre joie,
  Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur?

  Étends sur eux la main de ta clémence!
  Ils ont péché: mais le ciel est un don!
  Ils ont souffert: c'est une autre innocence!
  Ils ont aimé: c'est le sceau du pardon.

      Ils furent ce que nous sommes,
      Poussière, jouet du vent;
      Fragiles comme des hommes,
      Faibles comme le néant!
      Si leurs pieds souvent glissèrent,
      Si leurs lèvres transgressèrent
  Quelque lettre de ta loi,
  Ô Père, ô Juge suprême,
  Ah! ne les vois pas eux-mêmes;
  Ne regarde en eux que toi!

  Si tu scrutes la poussière,
  Elle s'enfuit à ta voix;
  Si tu touches la lumière,
  Elle ternira tes doigts;
  Si ton oeil divin les sonde,
  Les colonnes de ce monde
  Et des cieux chancelleront;
  Si tu dis à l'innocence,
  «Monte et plaide en ma présence!»
  Tes vertus se voileront.

  Mais, toi, Seigneur, tu possèdes
  Ta propre immortalité;
  Tout le bonheur que tu cèdes
  Accroît ta félicité.
  Tu dis au soleil d'éclore,
  Et le jour ruisselle encore!
  Tu dis au temps d'enfanter,
  Et l'éternité docile,
  Jetant les siècles par mille,
  Les répand sans les compter!

  Les mondes que tu répares
  Devant toi vont rajeunir,
  Et jamais tu ne sépares
  Le passé de l'avenir.
  Tu vis! et tu vis! Les âges,
  Inégaux pour tes ouvrages,
  Sont tous égaux sous ta main;
  Et jamais ta voix ne nomme,
  Hélas! ces trois mots de l'homme:
  Hier, aujourd'hui, demain!

  Ô Père de la nature,
  Source, abîme de tout bien,
  Rien à toi ne se mesure:
  Ah! ne te mesure à rien!
  Mets, ô divine clémence,
  Mets ton poids dans la balance,
  Si tu pèses le néant!
  Triomphe, ô vertu suprême,
  En te contemplant toi-même!
  Triomphe en nous pardonnant.


L

COMMENTAIRE

DE LA PREMIÈRE HARMONIE

Cela fut écrit à la villa Ludovisi, dans la campagne de Lucques,
pendant l'automne de 1825. La campagne de Lucques est l'Arcadie de
l'Italie. En quittant Pise et ses monuments de marbre blanc
étincelant sous son ciel bleu, qui font de cette ville un musée en
plein soleil, on s'enfonce dans des gorges fertiles, où l'olivier, le
figuier, le grenadier, le maïs oriental, le peuplier, l'if poudreux,
la vigne grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt ces
vallées s'élargissent, et deviennent un bassin de quelques lieues de
circonférence, dont la ville de Lucques occupe le centre. Ses
remparts, ses clochers, ses tours, les toits crénelés de ses palais
jaillissent du sein des arbres, c'est une Florence en miniature. Mais
aussitôt qu'on a traversé la capitale, on découvre, sur le penchant
des montagnes, une nature infiniment plus accidentée, plus ombragée,
plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, plus apennine,
que la nature en Toscane: les cimes, voilées de châtaigniers et
dentelées de roches, se perdent en une hauteur immense dans le ciel.
Des ermitages, des couvents, des hameaux, des maisons de chevriers
isolées, éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des
caroubiers presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au bord
écumant de chaque cascade. Au-dessous, cinq ou six _villas_
majestueuses sont assises sur des pelouses entourées de cyprès,
précédées de colonnades de marbre entrevues derrière la fumée des
jets d'eau; elles dominent la plaine de Lucques d'un côté, et de
l'autre elles s'adossent aux flancs ombragés des montagnes. Des
chemins étroits, encaissés par les murs des _podere_ et par le lit des
torrents, mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs
de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs étrangers
passent dans les plaisirs les mois d'automne.

J'habitais un de ces magiques séjours; je gravissais souvent, le
matin, les sentiers rocailleux qui mènent au sommet de ces montagnes,
d'où l'on aperçoit les maremmes de Toscane et la mer de Pise. Rien
n'était triste alors dans ma vie, rien vide dans mon coeur; un soleil
répercuté par les cimes dorées des rochers m'enveloppait; les ombres
des cyprès et des vignes me rafraîchissaient; l'écume des eaux
courantes et leurs murmures m'entretenaient; l'horizon des mers
m'élargissait le ciel, et ajoutait le sentiment de l'infini à la
voluptueuse sensation des scènes rapprochées que j'avais sous les
pieds; l'amitié, l'amour, le loisir, le bonheur, m'attendaient au
retour à la villa Ludovisi. Je ne rencontrais sur les bords des
sentiers que des spectacles de vie pastorale, de félicité rustique,
de sécurité et de paix. Des paysages de _Léopold Robert_, des
moissonneurs, des vendangeurs, des boeufs accouplés ruminant à
l'ombre, pendant que les enfants chassaient les mouches de leurs
flancs avec des rameaux de myrte; des muletiers ramenant aux villages
lointains leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un
des paniers; de jeunes filles dignes de servir de type à Raphaël, s'il
eût voulu diviniser la vie et l'amour, au lieu de diviniser le mystère
et la virginité; des fiancés, précédés des _pifferari_ (joueurs de
cornemuse), allant à l'église pour faire bénir leur félicité; des
moines, le rosaire à la main, bourdonnant leurs psaumes comme
l'abeille bourdonne en rentrant à la ruche avec son butin; des frères
quêteurs, le visage coloré de soleil et de santé, le dos plié sous le
fardeau de pain, de fruits, d'oeufs, de fiasques d'huile et de vin,
qu'ils rapportaient au couvent; des ermites assis sur leurs nattes au
seuil de leur ermitage ou de leur grotte de rocher au soleil, et
souriant aux jeunes femmes et aux enfants qui leur demandaient de les
bénir, voilà les spectacles de cette nature; il n'y avait là rien pour
la tristesse et la mort. Qu'est-ce qui me ramena donc à cette pensée?
Je n'en sais rien; j'imagine que ce fut précisément le contraste,
l'étreinte de la volupté sur le coeur qui le presse trop fort, et qui
en exprime trop complétement la puissance de jouir et d'aimer, et qui
lui fait sentir que tout va finir promptement, et que la dernière
goutte de cette éponge du coeur qui boit et qui rend la vie, est une
larme. Peut-être cela fut-il simplement la vue d'un de ces beaux
cyprès immobiles se détachant en noir sur le lapis éclatant du ciel,
et rappelant le tombeau.


LI

Quoi qu'il en soit, j'écrivis les premières strophes de cette harmonie
aux sons de la cornemuse d'un _pifferaro_ aveugle, qui faisait danser
une noce de paysans de la plus haute montagne sur un rocher aplani
pour battre le blé, derrière la chaumière isolée qu'habitait la
fiancée; elle épousait un cordonnier d'un hameau voisin, dont on
apercevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de
châtaigniers. C'était une des plus belles jeunes filles des Alpes du
midi qui eût jamais ravi mes yeux; je n'ai retrouvé cette beauté
accomplie, à la fois idéale et incarnée, que dans la race grecque
ionienne, sur la côte de Syrie. Elle m'apporta des raisins, des
châtaignes et de l'eau glacée pour ma part de son bonheur; je
remportai, moi, son image. Encore une fois, qu'y avait-il là de triste
et de funèbre? Eh bien! la pensée des morts sortit de là. N'est-ce pas
parce que la mort est le fond de tout tableau terrestre, et que la
couronne blanche sur ses cheveux noirs me rappela la couronne blanche
sur un linceul? J'espère qu'elle vit toujours dans son chalet adossé à
son rocher, et qu'elle tresse encore les nattes de paille dorée en
regardant jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari
chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cordonnier des
Abruzzes:

«Pour qui fais-tu cette chaussure? Est-ce une sandale pour le moine?
est-ce une guêtre pour le bandit? est-ce un soulier pour le chasseur?

«C'est une semelle pour ma fiancée, qui dansera la tarentelle sous la
treille, au son du tambour orné de grelots. Mais, avant de la lui
porter chez son père, j'y mettrai un clou plus fort que les autres, un
baiser sous la semelle de ma fiancée!

«J'y mettrai une paillette plus brillante que toutes les autres, un
baiser sous le soulier de mon amour!

«Travaille, travaille, calzolaïo!»



CHAPITRE III


LII

Ce n'est pas un poëme, ce n'est pas non plus un roman, c'est le récit
d'une promenade que je fis, cette année, dans les montagnes de
Lucques. Je l'écrivis alors en note dans mes souvenirs de poëte pour
faire peut-être un jour un sujet vrai de poëme d'une aventure réelle,
telle que _Graziella_, qu'on a tant aimée, ou que _Geneviève_, qui a
fait verser tant de larmes aux coeurs simples.

Je dois avouer aussi que la beauté candide, et cependant incomparable,
de la jeune fille ou femme qui fut, bien à son insu, l'héroïne de
cette histoire, me resta profondément gravée dans les yeux, que mes
yeux ne purent jamais l'oublier, et que toutes les fois qu'une
apparition céleste de jeune fille ici-bas me frappa depuis, soit en
Italie, soit en Grèce, soit en Syrie, je me suis demandé toujours:
«Mais est-elle aussi délicate, aussi virginale, aussi impalpable que
Fior d'Aliza, de Saltochio?» Voilà pourquoi les temps et les
événements m'ayant enlevé le loisir d'écrire en vers, comme _Jocelyn_,
cette simple et touchante aventure, je l'écris en prose, et je demande
pardon à mes lecteurs de ne pas en avoir fait un poëme; mais, vers ou
prose, tout s'oublie et tout s'anéantit en peu d'années ici-bas, il
suffit d'avoir noté, à quoi bon écrire? On voit bien, du reste, que
rien ici ne sent l'effet ou la prétention de l'invention, et que cela
est vrai comme la nature. Laissez-moi donc l'insérer tel quel dans mes
confidences de cette année. Ce qui nous émeut fortement, ce qui
revient perpétuellement dans notre mémoire, fait partie de notre vie.
Voici la chose.


LIII

En ***, je passai l'été à Saltochio, délicieuse et pompeuse villa des
environs de Lucques, qu'on avait louée à l'ambassadeur de France, à
***. J'en sortais souvent seul, le matin, pour aller, dans les hautes
montagnes de ce pays enchanté, chercher des points de vue et des
paysages; je ne m'attendais certainement pas à rencontrer de point de
vue sur le coeur humain, ni des poëmes en nature ou en action qui me
feraient penser toute ma vie, comme à un songe, à la plus divine
figure et à la plus mélancolique aventure qu'un poëme eût jamais fait
lever devant moi. C'est pourtant ce qui m'arriva.

Un jour d'été, de très-grand matin, je sortis du parc, des lits d'eau,
des grands bois de lauriers de Saltochio, et je gravis les collines
opulentes qui portent les gros et riches villages du pays de Lucques;
mon chien me suivait par amitié, et je portais mon fusil par
contenance, car dès ce temps-là je ne tuais pas ce qui jouit de la
vie. La beauté sereine du temps m'engagea à monter beaucoup plus haut,
jusque dans la montagne. J'abandonnai les villages, les maisons, les
champs cultivés et je m'égarai pendant trois heures dans les ravins
pierreux, dans le lit sec des torrents, puis j'en sortis pour monter
encore. J'apercevais loin de toute route, en apparence, une cahute
entièrement solitaire sur le penchant d'un étroit vallon vert, sous
d'énormes châtaigniers. J'avais besoin de me reposer un moment, et de
m'abreuver à une source. J'entendais un léger suintement d'eau filtrer
dans les rochers au bas de la cabane. Je voyais les grandes ombres
noires des châtaigniers velouter un peu le rocher, derrière la maison;
j'y montai pour jouir de deux bienfaits inespérés de la saison: de
l'eau et du frais.


LIV

En tournant sans bruit le site de la maison, bâtie à moitié dans le
rocher, je m'arrêtai comme frappé d'une apparition soudaine: c'était
une figure de jeune femme, bien plus semblable du moins à une jeune
fille, qui donnait à téter à un bel enfant de cinq ou six mois. Non,
je n'essayerai pas de vous la décrire; il n'y a pas de pinceaux, même
ceux du divin Raphaël, pour une pareille tête. Elle était debout, les
pieds nus, plus blancs et plus délicats que les cailloux qui sortent
de la source; sa robe, à gros plis noirs perpendiculaires, tombait
avec majesté sur ses chevilles; son corset rouge à demi délacé
laissait l'enfant sucer le lait et le répandre de sa bouche rieuse,
comme un agneau désaltéré qui joue avec le pis de la brebis, ou comme
un enfant qui trouble la source avec ses petites mains après avoir bu.
Elle ne me voyait pas, caché à demi que j'étais par l'angle du rocher
sur lequel était bâtie la maison. Je retenais ma respiration pour
mieux contempler cette divine figure; elle ressemblait à une belle
villageoise le matin du dimanche, qui va faire sa toilette à la
source, au lever du jour, derrière le jardin. Elle faisait semblant
d'allaiter l'enfant d'une soeur plus âgée qu'elle (je le supposais du
moins). Puis elle peignait négligemment les longues tresses blondes de
ses cheveux, tantôt recouvrant l'enfant et elle comme d'un voile,
tantôt relevés et rattachés à son front, avec des bouquets d'oeillets
rouges et de giroflées autour de sa tempe.

Quand cette première toilette, qui annonçait un jour de fête, fut
finie, elle s'assit à terre, sous le grand châtaignier, et roulant
avec des éclats de rire mutuels son bel enfant nu sur le lit de
feuilles, elle jouait avec lui comme une biche avec son faon
nouveau-né. Toute la voûte des feuilles résonnait de leurs cris, car
ils se croyaient seuls dans la nature:

  Mi rivedrai
  Ti revedro
  Di tuo bel rai,
  Mi pascero!

chantait-elle en entrecoupant son air de baisers et d'éclats de rire,
comme quelqu'un qui pense à revoir et à être revue avec une égale
ivresse, le soir de ce beau jour qui commence si bien.


LV

À ce moment où je me noyais en silence dans l'admiration de cette
jeune fille, la plus séduisante que j'eusse encore vue, déjà semblable
à une mère, à un âge où elle devait grandir encore, et réunissant sur
sa figure l'amour badin de la soeur à la tendre sollicitude de la
mère, mon chien, qui revenait d'un arrêt, se précipita avec fougue
vers moi et me fit apercevoir de la jeune fille. Elle jeta un cri, se
leva d'un bond en emportant son enfant, et voulut s'enfuir.

--Ne fuyez pas, lui dis-je avec respect, c'est à moi de m'éloigner,
puisque ma présence inattendue dans ce lieu trouble vos yeux et aussi
ceux de ce bel enfant à qui ma vue fait détourner la tête vers votre
épaule.

--Non, seigneur, me répondit-elle en rajustant son corset rouge sur sa
poitrine; pardonnez, je me croyais seule et je faisais participer mon
nourrisson au bonheur qui nous attend ce soir. Je passais le temps qui
sera si long aujourd'hui!


LVI

Elle me pria d'entrer pour me rafraîchir un moment, m'assurant que son
père aveugle et sa tante seraient heureux dans un tel jour de pouvoir
m'offrir l'hospitalité.

--Car les hôtes de ces solitudes sont bien rares, et il faut bien s'en
défier, ajouta-t-elle avec grâce; mais il y en a dont l'arrivée porte
bonheur à une maison.

En parlant ainsi, elle tourna l'angle du petit jardin, et, m'annonçant
à son père, elle me fit entrer dans la masure.


LVII

Après les premiers compliments et les premières excuses, ces braves
gens, chez qui tout respirait un air d'indigence, mais un air de fête,
m'offrirent, sur une table de bois très-propre, un repas champêtre: de
belles châtaignes conservées en automne dans leur seconde écorce et
bouillies dans du lait de chèvre, du fromage, du pain de couvent
très-blanc et très-savoureux, de l'eau de la source. J'avais une
gourde dans mon havre-sac, j'en voulus faire goûter à la jeune mère;
elle y trempa ses lèvres avec complaisance, et, les détournant bientôt
avec répugnance:

--Je n'ai jamais bu que de l'eau, dit-elle, cela aigrirait le lait de
mon enfant.

Je n'osai pas l'interroger sur sa maternité précoce; mais on voyait
qu'elle n'avait pas à rougir. Le vieillard but à sa place.

--Il y a longtemps que j'en ai perdu le goût, dit-il.

--Vous n'êtes donc pas riches? lui dis-je.

--Oh! non, dit-il, mais nous ne sommes pas pauvres.

--Oh! nous l'avons été, s'écria la mère.

--Oh! oui, reprit la jeune femme, nous l'avons été; tenez, regardez ce
champ de maïs, ce petit enclos où les vignes et les figuiers rampent
contre les pierres grises, qui sortent de terre comme pour les
supporter; ce petit pré, au fond du ravin à gauche, qui nourrit deux
vaches, et ce bois de jeunes châtaigniers et de lauriers sauvages, qui
descend d'en haut vers le pré: tout cela a été à nous. Mais le rocher,
le châtaignier, la pelouse, aussi large que ses racines s'étendent et
que son ombre porte, et ce verger entre ces pierres grises avec ces
vingt pas d'herbe autour de la maison, et les trois figuiers, tout
cela est à nous; et cela nous suffit bien pour nous cinq, tant que le
bon Dieu et la Madone ne nous auront pas envoyé d'autres petites
bouches de plus pour sucer le rocher qui nous nourrit tous.


LVIII

--Cinq? dis-je à la jeune femme, mais je n'en vois que quatre en
comptant le petit enfant que vous allaitez.

--Oh! oui, dit la vieille mère, mais il y en a un que vous ne voyez
pas et que nous voyons nous, tout comme s'il était là, et à qui nous
laissons sa place vide autour de la table.

À ces mots, la jeune mère se leva, pressa son enfant contre son coeur
d'un mouvement sensible et presque convulsif, tourna ses yeux humides
du côté de la mer et les essuya avec la manche de sa veste verte.

--C'est Hyeronimo qu'elles veulent dire, monsieur, dit le vieillard;
c'est mon fils et mon apprenti. Il est en mer.

--Est-il donc matelot? demandai-je.

--Oh! non, monsieur; il l'est et il ne l'est pas. Mais ce serait trop
long à vous raconter; vous devez avoir besoin de dormir. Ah! le pauvre
garçon, il aime trop le châtaignier pour cela.

--Mais, à propos de châtaignier, dis-je, comment se fait-il que, si
vous aimez tant de père en fils cet arbre nourricier de la famille,
vous ayez creusé à coups de hache dans son tronc ce grand creux où
l'on voit encore l'empreinte du fer dont vous l'avez si cruellement
frappé, au risque de le faire écrouler avec son dôme immense et ses
branches étendues sur votre chaumière?

--Ah! c'est une longue et triste histoire; monsieur, me dirent-ils
tous à la fois; le bon Dieu et la Madone l'ont sauvé par miracle, et
il nous a sauvés avec lui, mais cela n'importe pas plus que le nid de
corneilles qui a été sauvé, ce soir-là, avec l'arbre, et dont les
petits seraient tombés à terre avec lui. N'en parlons plus; cela nous
ferait trop serrer le coeur.


LIX

--Non, non! dis-je avec une curiosité qui venait de bonne intention,
parlons-en, à moins que cela ne vous fasse trop d'angoisse. Je suis
jeune encore, mais j'ai toujours aimé, dès mon enfance, à pleurer avec
ceux qui pleurent, plus qu'à rire avec ceux qui rient; si vous ne
voulez pas me dire toute l'histoire aujourd'hui, vous me la direz
demain, car je n'ai rien qui me presse, et si j'étais pressé, quelque
chose encore me retiendrait ici que je ne puis pas définir.

En parlant ainsi, je jetai involontairement un coup d'oeil à la
dérobée sur l'angélique figure de la jeune mère, qui était allée
donner le sein à son enfant sur le seuil de la cabane. Jamais beauté
si pure et si rayonnante n'avait fasciné mes yeux: une apparition du
ciel à travers le cristal de l'air des montagnes, la fraîcheur du
matin, un fruit d'été sur une branche, une joie céleste à travers une
larme, une larme d'enfant devenue perle en tombant des cils; puis ces
quatre âges de la vie sous un même arbre: l'aïeule, le père, la jeune
épouse, l'enfant à la mamelle; ces pauvres animaux domestiques: le
chien, les chèvres, les colombes, les poussins sous l'aile de la
poule, les lézards courant avec un léger bruit sous les feuilles
sèches du toit. Cette scène me fascinait.

Nous soupâmes.


LX

Après le souper, je demandai timidement, en regardant tour à tour
l'aïeule, le père, la fille, le récit qui m'avait été promis pour
m'expliquer la profonde blessure du châtaignier.

--Ah! moi, je ne saurais pas dire, je pleurerais trop, dit la vieille
femme.

--Ah! moi, je n'oserais pas, je suis trop jeune pour tout savoir et
trop innocente pour savoir bien raconter, dit la _sposa_.

--Parlez donc, vous, père, dirent-elles toutes deux.


LXI

--Ah bien! non, dit le père; mais parlons chacun à notre tour, et
disons chacun ce dont nous nous souvenons; ainsi le voyageur saura
tout par la bouche même de celui qui aura vu, connu et senti la chose.

--Bien! dis-je. C'est donc à la vieille mère de parler la première,
car elle a vu passer bien des ombres du châtaignier sur la bruyère de
la montagne, et tomber bien des lits de feuilles mortes sur les
racines et sur votre toit.


LXII

--Ah! c'est bien vrai, que j'en ai bien vu tomber et renaître de ces
chères feuilles de notre gros arbre, dit-elle en écartant de sa main
amaigrie les mèches de ses cheveux blancs, qui lui tombaient de son
front sur les yeux. Que voulez-vous, mon jeune monsieur, je l'ai
entendu dire à mon père et au père de mon père: notre famille est
aussi vieille sur la montagne que le rocher fendu qui pleure de
vieillesse, comme mes yeux, et que les racines de l'arbre qui ont
fendu la roche en se grossissant sous terre. Ces deux braves hommes ne
savaient pas quand nous y étions venus pour la première fois. Ils
disaient qu'ils avaient entendu dire, par le plus vieux moine du
couvent de là-haut, que les _Zampognari_, c'est notre nom de famille,
étaient descendus, dans le temps des guerres des Pisans contre les
Florentins, d'un jeune officier toscan prisonnier des Pisans, qui
s'était sauvé de la tour de Pise, où il attendait la mort, avec la
jeune fille du capitaine geôlier de sa tour, et qu'il s'était bâti, au
plus haut de la montagne, alors déserte, une cabane sous les
châtaigniers pour y vivre de peu avec sa maîtresse.

Comme elle ne pouvait pas revenir à Pise chez son père, qu'elle avait
trahi par amour pour le beau prisonnier, lui, ne voulant pas non plus
abandonner celle à qui il devait la vie, avait oublié ici père, mère
et patrie; il avait défriché peu à peu quelques petits arpents de
terre autour des rochers, il avait été faire bénir son mariage à un
ermite de l'Ermitage, qui est aujourd'hui le couvent de _San
Stephano_, là-haut, là-haut; il avait fondé la famille dont les fils
et les filles étaient descendus les uns ici, les autres là, dans les
villages de la plaine, puis il était mort après sa femme.

Leur fils leur avait creusé une fosse en terre sainte, là où vous avez
vu le terrain bossué sous une croix de pierre taillée dans les blocs
et rougie par les mousses, où les hirondelles se rassemblent, la
veille de leur départ, avant le coup de vent de mer de septembre,
quand les châtaignes tombent d'elles-mêmes au pied du châtaignier.

Les garçons d'en bas venaient aussi de temps en temps courtiser les
filles de l'aîné des Zampognari, réputées pour leur beauté et pour
leur bonne renommée dans les collines de Lucques, et c'est ainsi que
nous avons bien des parents sans les connaître, à présent, parmi les
Lucquois, qui nous méprisent pour notre pauvreté aujourd'hui. Est-ce
que l'eau du _Cerchio_, qui brille là-bas sous l'arche du pont de
marbre de Lucques, se souvient des gouttes d'eau de notre source, où
boivent nos chèvres et nos brebis? Ce monde, monsieur, n'est qu'un
grand oubli pour la plupart; je ne dis pas cela pour toi, notre Fior
d'Aliza, qui ne nous as jamais oubliés dans notre misère et qui as
préféré la veste brune et le bonnet de laine de ton cousin aux plus
riches habits et aux chapeaux galonnés des villes.


LXIII

Fior d'Aliza rougit, détourna la tête et regarda, appendue à la
muraille, la _zampogna_ de son cousin absent. L'enfant, en remuant ses
petites mains du fond de son berceau, toucha par hasard l'outre
dégonflée de la _zampogna_, où dormait un reste de vent de l'haleine
de son père; la musette rendit un petit son, comme la touche d'un
clavier sur lequel un oiseau familier se perche par hasard en
voltigeant libre dans la chambre d'une jeune fille. L'enfant effrayé
retira sa main.

--On dirait que c'est Hyeronimo qui enfle son outre en montant la
montagne pour nous avertir de son approche, dit l'aïeule.

Le père soupira; la jeune _sposa_ ne dit rien, mais elle se leva de
table et inclina involontairement la tête hors de la porte, comme si
elle avait pu reconnaître, de l'oreille, les pas de son amant dans la
nuit; puis elle rentra tristement, sourit à son enfant, lui fit couler
deux ou trois gouttes de lait sur les lèvres, et revint s'asseoir à
côté de la vieille aïeule.


LXIV

--Je ne sais pas autre chose de la famille, continua la tante. Que
voulez-vous, monsieur? personne de nous ne sait ni lire ni écrire; qui
est-ce qui nous l'apprendrait? Il n'y a ni maître ni école, à cette
distance des villages, sous les châtaigniers; les oiseaux ne le savent
pas non plus, et cependant voyez comme ils s'aiment, comme ils font
leur nid, comme ils couvent leurs oeufs, comme ils nourrissent leurs
petits.

--Et comme ils chantent donc! ajouta Fior d'Aliza en entendant deux
rossignols qui luttaient de musique nocturne au fond du ravin, près de
l'eau.

--Mon père, reprit l'aïeule, fit ce que faisait son père; il cultiva
un peu plus large de terre noire entre ces rochers. C'est son père qui
avait planté quelques ceps de vigne sur la pente en pierres au midi,
et qui avait enlacé les sarments aux treize mûriers qui nourrissaient
ses vers à soie de leurs feuilles; c'est son fils, mon frère et son
fils que voilà, dit-elle, en montrant du geste le vieil infirme, qui
défricha en vingt ans et qui sema le champ de maïs dont les grappes
d'or, comme des oranges sur le quai de Pise, brillent maintenant pour
d'autres que pour nous sous les vertes lisières du bois de lauriers.

Lui et son frère, qui est mort jeune, et qui était mon mari,
s'occupaient l'hiver, comme avaient fait leurs pères et leurs oncles,
à façonner des _zampognes_, que les bergers de la campagne de Sienne,
des Maremmes et des Abruzzes, leur achetaient dans la saison des
moissons, quand ils allaient se louer, pour les récoltes, aux riches
propriétaires de ces pays, pour rapporter de quoi vivre l'hiver à la
cabane.

On dit que les Calabrais eux-mêmes n'en fabriquent pas de plus
sonores et de plus savantes que nous.

Mon mari taillait les chalumeaux, creusés et percés de dix trous,
autant que de doigts dans les mains, avec une embouchure pour le
souffle; il choisissait, pour ces hautbois attachés à l'outre de peau
de chevreau, des racines de buis bien saines et bien séchées pendant
trois étés au soleil.

Son frère Antonio coupait et cousait les outres et le soufflet, qui
donne le vent à la _zampogne_. Il laissait le poil du chevreau en
dehors sur la peau, afin qu'elle gardât mieux le son et que la pluie
glissât dessus, comme sur la petite bête, sans l'amollir, et de plus
c'était lui qui en jouait le mieux et qui essayait l'instrument en le
corrigeant jusqu'à ce que l'air sortît aussi juste que la voix sort
des ténèbres.

--Tiens, ma fille, dit-elle à sa nièce en s'interrompant, ouvre donc
le coffre de bois, et montre à l'étranger les trois dernières
_zampognes_ qu'ils ont fabriquées ainsi avant la mort de mon pauvre
mari.

Ah! monsieur, ajouta la vieille femme pendant que Fior d'Aliza tenait
le coffre ouvert pour me laisser voir ces trois chefs-d'oeuvre, quels
instruments! et comme Antonio en jouait alors qu'il avait les doigts
agiles et le souffle fort! Non, jamais aucune Madone des coins de
rues, à Lucques, à Pise, à Sienne, peut-être à Rome, n'a entendu des
sérénades pareilles pendant les nuits de la semaine de la Passion; on
priait rien qu'à les entendre, les anges souriaient en pleurant et les
soirs d'été, après la moisson, quand elles jouaient des airs de danse,
les chênes même auraient bondi en cadence en les écoutant.

Le couvercle du coffre échappa à ces mots de la main de la pauvre
nourrice, et retomba avec un bruit sépulcral sur les _zampognes_
désormais muettes. Elle avait pensé à son amant.

--C'est vrai, dit l'aïeule, que le pauvre Hyeronimo en jouait encore
mieux que mon mari et que son père! Et celle ci, ajouta-t-elle en
montrant Fior d'Aliza, monsieur, elle en jouerait encore mieux que son
mari si elle voulait; mais depuis nos malheurs, elle n'a plus le coeur
à rien qu'à penser à lui, à l'attendre, à le pleurer et à regarder son
petit enfant pour retrouver Hyeronimo dans son visage.


LXV

Nous vivions ainsi, monsieur, dans le travail, en santé, en bon accord
et en joie, dans notre petit domaine indivis entre nous. La maison se
composait de mon mari, de moi, d'Hyeronimo, qui grandissait pour nous
remplacer, d'Antonio, mon beau-frère, sain et valide alors, qui avait
épousé ma soeur, mère de Fior d'Aliza. Ah! c'est celle-là qui était
belle, voyez-vous! On venait jusque de Pise pour la voir, quand elle
descendait à la foire de Lucques avec son mari. Pauvre soeur! Qui
aurait dit qu'elle mourrait avant d'avoir fini d'allaiter son enfant,
Fior d'Aliza, que vous voyez devant vous.


LXVI

Antonio, à ce souvenir, passa sa manche sur ses yeux, et Fior d'Aliza
regarda son enfant comme si elle eût tremblé de ne pas le nourrir non
plus jusqu'au sevrage.

--Avant cette mort et avant celle de mon mari, poursuivit-elle d'une
voix affaissée par de tristes souvenirs, nous étions trop heureux ici,
mon mari, moi, Hyeronimo, mon fils, que je portais encore à la
mamelle, Antonio, ma soeur et la petite Fior d'Aliza, qui venait de
naître.

Un jour, mon mari remonta de la plaine, après la moisson, dans les
Maremmes de Toscane. Il avait fait bien chaud cette année-là; nous
l'attendions tous les soirs du jour où les moissonneurs et les
zampognari rentrent dans les villages de la montagne avec leur bourse
de cuir, pleine de leur salaire, à leur ceinture; un moine quêteur,
qui avait passé le matin en remontant au couvent de San Stephano, nous
avait dit qu'il l'avait rencontré et reconnu de loin, assis au bord
d'une fontaine, sur la route de Lucques à Bel-Sguardo. Cela m'avait
étonnée, car ordinairement, quand il revenait au grand châtaignier, il
ne s'amusait pas à s'asseoir sur la route; il était trop pressé de me
revoir et d'embrasser son petit sur les lèvres de sa mère. Le soir,
nous n'entendîmes pas, comme à l'ordinaire, sa _zampogne_ à travers
les lauriers de la montée; nous n'entendîmes que le pas lent et lourd
de ses souliers ferrés sur les cailloux et le souffle d'une haleine
haletante.

--Serait-ce bien lui? me dis-je.

Et je m'élançai pour m'en assurer. Hélas! c'était bien lui, mais ce
n'était plus lui; il me tendit les bras, laissant tomber sa
_zampogne_, et il s'évanouit sur mes genoux.

Quand il fut revenu à lui:

--Couche-moi, me dit-il, je n'ai plus qu'à mourir; la fièvre de
Terracine m'a tué.

Le bon air fin des collines ne fit que donner plus de force au poison
qui était entré dans ses veines avec les rayons du soleil des
Maremmes. Nous l'ensevelîmes le troisième jour après son retour; il ne
me resta de lui que Hyeronimo, que je nourris plus de larmes que de
lait.

C'est ainsi que nous ne restâmes plus que six à la cabane: notre
vieille mère, qui ne comptait plus les années de sa vie que par les
pertes de son mari, de ses frères, de ses soeurs, de ses filles
mariées bien loin dans la plaine; Antonio, que vous voyez déjà aveugle
et ne pouvant plus sortir qu'avec son chien de la cabane, pour aller à
la messe au monastère de San Stephano deux fois par an; Hyeronimo,
mon fils unique, et Fior d'Aliza, dont la mère était morte la semaine
où elle était née; c'était la chèvre blanche qui l'avait nourrie.
Aussi voyez comme elle l'aime et comme elle a l'air jalouse quand Fior
d'Aliza caresse son nourrisson, et comme elle frotte ses cornes contre
son tablier. On dirait qu'elle est jalouse de l'amour de la mère pour
l'enfant, et qu'elle regarde Fior d'Aliza comme son enfant à
elle-même. Pauvres bêtes, allez! allez vous êtes bien de la famille.
Les parentés sont dans le coeur, monsieur; il y a bien des chrétiens
qui ne s'aiment pas tant que nous nous aimons, nous, le chien, la
chèvre et les moutons, sans compter le _Ciuccio_, l'âne qui broute là,
devant les chardons aux fleurs bleues du ravin.

Les deux enfants dont je devins la seule mère, puisque Fior d'Aliza
n'en avait plus, furent nourris du même lait par moi et par la chèvre,
et bercés dans le même berceau. De peur que les renards ou les
écureuils ne leur fissent mal à terre, pendant que j'allais sarcler le
maïs ou retourner les meules de foin dans le petit pré, je suspendais
leur berceau sur la grosse branche basse et souple du châtaignier, et
je m'en rapportais au vent pour les balancer doucement dans leur nid;
n'est-ce pas ainsi que font les oiseaux? Moi, mes deux oiseaux
n'avaient pas d'ailes; je ne craignais pas qu'ils s'envolassent
pendant l'ouvrage. Ils se ressemblaient tellement, qu'on ne
connaissait pas la petite du petit autrement qu'à la couleur de leurs
cheveux, quand ils me tendaient les bras pour que je leur donnasse le
sein. Il n'y avait pas six mois d'âge entre eux deux, Hyeronimo étant
né la même année que Fior d'Aliza avait vu le jour.

Je disais souvent à mon beau-frère Antonio:

«Remarie-toi donc pour donner une autre mère à ta fille;» mais il me
disait toujours non. «Je lui donnerais bien, à elle, une autre mère,
mais qui est-ce qui me donnerait, à moi, une autre femme?»

Sa consolation était de ne jamais vouloir se consoler. Le chagrin
qu'il nourrissait et les larmes qu'il ne cessait pas de répandre en
pensant à sa pauvre belle femme morte, finirent par lui rétrécir le
coeur et par le rendre aveugle, comme le voilà; il ne pouvait presque
plus travailler aux _zampognes_; d'ailleurs on n'en commandait guère
depuis que les Français dominaient à Rome et à Lucques; les
_pifferari_, joueurs de musette, ne sortaient plus des Abruzzes, et
les Madones, aux coins des rues, n'entendaient plus de sérénades ni de
litanies la nuit, aux pieds de leurs niches abandonnées. On
n'entendait que la musique de cuivre des régiments, les tambours et le
bruit de l'exercice à feu sur les remparts de Lucques et dans les
plaines. Nous avions perdu notre gagne-pain en hiver, et mes faibles
bras et les bras affaiblis du pauvre Antonio ne suffisaient qu'à peine
à cultiver un peu de maïs et de millet, assaisonné de lait de chèvre
pour les petits..... Qu'aurions-nous fait sans les châtaignes pour
vivre, le pauvre infirme et moi? Mais les châtaigniers nous
nourrissaient tout l'hiver, les figuiers tout l'été; nous faisions
sécher les châtaignes au four et nous les conservions saines dans leur
seconde écorce; nous faisions cuire les figues au soleil, sur le toit
de la cabane, et, saupoudrées d'un peu de farine de millet que je
broyais moi-même dans le mortier, sous le pilon de pierre dure, elles
se conservaient, comme les voilà encore, d'un automne à l'autre.
Voyez, monsieur, quel bon goût elles ont; on dirait du sucre ou des
morceaux de miel de nos trois ruches, durcis dans leur cire.

                                                            LAMARTINE.



CXXVe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA

(Suite. Voir la livraison précédente.)


LXVII

Les deux enfants, quand ils furent sevrés, grandirent bien et se
fortifièrent à vue d'oeil à ce régime.

Fior d'Aliza commençait déjà à aller ramasser le bois mort, dans le
petit bois de lauriers, pour cuire les châtaignes dans la marmite de
terre, et Hyeronimo commençait aussi à remuer la terre pour y semer le
maïs et le millet. Quant aux chèvres, aux moutons et à l'âne, ils se
gardaient eux-mêmes dans la bruyère, et quand ils tardaient à se
rapprocher, le soir le chien que j'envoyais dans la montagne me
comprenait; il les ramenait tout seul à la cabane; ce bon chien était
le père de celui que vous voyez couché aux pieds de son maître; il l'a
si bien instruit, qu'il nous sert comme son père; c'est un serviteur
sans gages, pour l'amour de Dieu.


LXVIII

On pouvait encore mener doucement sa pauvre vie et bénir Dieu et la
Madone dans cette condition; je devenais vieille, Antonio était
infirme, mais patient; le temps coulait, comme l'eau de la source,
entraînant sans bruit les feuilles mortes comme les années comptées
dans sa course; les enfants s'aimaient, ils étaient gais; un frère
quêteur du couvent de San Stefano leur avait appris, en passant, leur
religion; ils étaient aussi obéissants à moi qu'au vieil Antonio, et
nous confondaient tellement dans leur tendresse, que la fille ne
savait pas si elle était ma fille ou celle d'Antonio, et que le garçon
ne savait pas dire s'il était mon fils ou celui du vieillard.
C'étaient comme des enfants jumeaux, comme une soeur et un frère. Sans
rien nous dire, nous nous proposions de les marier quand ils auraient
l'âge et l'envie de s'aimer autrement.

Comment ne se seraient-ils pas aimés? Ils ne voyaient jamais d'autres
enfants de leur âge; ils n'avaient qu'un même nid dans la montagne, et
un même sang dans le coeur; un même souffle dans la poitrine, un même
air sur le visage! Leurs jeux et leurs rires sur le seuil de la
cabane, les jours de fête, en revenant de la messe des Ermites aux
Camaldules du couvent, faisaient la gaieté de la semaine; les feuilles
des bois en tremblaient d'aise, et le soleil en luisait et en
chauffait mieux sur l'herbe au pied du châtaignier.

Hyeronimo me rappelait tant mon mari par ses boucles noires, sous son
bonnet de laine brune! Antonio ne pouvait pas aussi bien voir sa fille
à cause du voile qu'il a sur ses pauvres yeux; mais quand il entendait
les éclats de sa voix, à la fois tendre, joyeuse et argentine, comme
les gouttes de notre source, quand elles résonnent en tombant des
tiges d'herbes dans le bassin, il croyait entendre sa pauvre défunte,
ma soeur.

--Comment est-elle? me demandait-il quelquefois. A-t-elle un petit
front lisse comme une coupe de lait bordée de mouches?

--Oui, lui répondais-je, avec des sourcils de duvet noir qui
commencent à lui masquer un peu les yeux.

--A-t-elle les cheveux comme la peau de châtaigne sortant de la coque,
avant que le soleil l'ait brunie sur le toit?

--Oui, lui disais-je, avec le bout des mèches luisant comme l'or du
cadre des Madones, sur l'autel des Camaldules, quand les cierges
allumés les font reluire de feu.

--A-t-elle des yeux longs et fendus, qui s'ouvrent tout humides comme
une large goutte de pluie d'été sur une fleur bleue dans l'ombre?

--Justement, répondais-je, avec de longs cils qui tremblent dessus
comme l'ombre des feuilles du coudrier sur l'eau courante.

--Et ses joues?

--Comme du velours de soie rose sur les devantures de boutiques
d'étoffes à la foire de Lucques.

--Et sa bouche?

--Comme ces coquilles que tu rapportais autrefois des maremmes de
_Serra Vezza_, qui s'entr'ouvrent pour laisser voir du rose et du
blanc, dentelées sur leurs lèvres, demi-fermées, demi-ouvertes, pour
boire la mer.

--Et son cou?

--Mince, lisse, blanc et rond comme les petites colonnes de marbre
couronnées par des têtes d'ange, en chapiteau, sur la porte de la
cathédrale de Pise.

--Et sa taille?

--Grande, élancée, souple et arquée, avec deux légers renflements sur
la poitrine, sous son corset encore vide.

--Ah! Dieu! s'écria-t-il, c'est tout comme sa mère à son âge, quand je
la vis pour la première fois à ta noce avec mon frère, trois ans avant
de la demander à votre mère. Et ses pieds?

--Ah! il faut les voir quand elle les essuie tout mouillés sur
l'herbe, après avoir lavé les agneaux dans le bassin de la ravine: on
dirait les pieds de cire de l'enfant Jésus, avec ses petits doigts,
sur la paille de l'étable de Bethléem, que tu voyais, quand tu avais
tes yeux, dans la crèche de Noël, au couvent des Camaldules.

--C'est encore comme sa mère, redisait-il en admirant et en pleurant,
et cela continuait comme cela tous les soirs des dimanches.


LXIX

--Ah! c'étaient de bons moments, monsieur, et puis je lui répondais
ensuite sur tout ce qu'il me demandait de mon pauvre et beau
Hyeronimo, le vrai portrait en force de sa cousine en grâce: comme
quoi sa taille dépassait de la main la tête de la jeune fille, comme
quoi ses cheveux moins bouclés étaient noirs comme les ailes de nos
corneilles sur la première neige; comme quoi son front était plus
large et plus haut, ses joues plus pâles et plus bronzées par le
soleil; ses yeux aussi fendus, mais plus pensifs sous ses sourcils;
sa bouche plus grave, quoique aussi douce; son menton plus carré et
plus garni de duvet; son cou, ses épaules, sa taille plus formés.

--As-tu vu saint Sébastien tout nu, attaché à son tronc d'arbre, percé
de flèches, avec des filets de sang qui coulent sur sa peau lisse et
brune?

--Oui.

--Eh bien! on dirait mon fils quand sa chemise ouverte laisse voir ses
côtes et qu'il s'appuie au châtaignier, en s'essuyant le front, au
retour de l'ouvrage. J'ai bien vu des hommes, à la foire de Lucques et
sur le quai de Livourne, déchargeant des felouques, mais je n'en ai
point vu d'aussi beau, d'aussi fort, quoique aussi délicat; c'est tout
mon pauvre mari quand il partit, si peu de jours après m'avoir
courtisée, pour ces fatales moissons des Maremmes!

Et voilà comme nous abrégions les dimanches à nous réjouir dans nos
deux enfants, et tous les pèlerins qui passaient en montant aux
Camaldules s'arrêtaient pour respirer sous le châtaignier de la
montagne et disaient: «Le ciel vous a bien bénis! il n'y a rien de si
beau qu'eux à la ville.»


LXX

Mais nous eûmes bien du malheur une fois, pour la trop grande beauté
de Fior d'Aliza. Il arriva une bande de jeunes messieurs de Lucques
qui allaient par curiosité, car vous allez voir que ce n'était pas par
dévotion, au pèlerinage des Camaldules. Le malheur voulut que, dans ce
moment-là, la petite sortait de laver les agneaux dans le bassin d'eau
sombre, où vous voyez reluire le ciel bleu au milieu des joncs
fleuris, au fond du pré, sous les lauriers; elle s'essuyait les pieds,
debout, avec une brassée de feuilles de noisetier, avant de remonter
vers la cabane; sa chemise, toute mouillée aux bras et collant sur ses
membres, n'était retenue que par la ceinture de son court jupon de
drap rouge, qui ne lui tombait qu'à mi-jambes; ses épaules nues,
partageant en deux ses tresses déjà longues et épaisses de cheveux,
qui reluisaient comme de l'or au soleil du matin; elle tournait çà et
là son gracieux visage et riait à son image tremblante dans l'eau, à
côté des fleurs, ne sachant pas seulement qu'un oiseau des bois la
regardait.


LXXI

Les pèlerins, surpris, s'arrêtèrent à sa vue et firent silence pour ne
pas l'effaroucher, comme quand un chasseur voit un chevreuil confiant,
seul au bord du torrent, à travers les feuilles. Ils se faisaient
entre eux des gestes d'admiration en regardant la belle enfant.

--En voilà une de Madone! s'écria un des plus jeunes de la bande.

--C'est la Madone avant la visite de l'ange, dit le plus vieux. Ah!
Dieu! que sera-ce quand elle aura quinze ans!


LXXII

--Elle n'en a que douze, messieurs, leur dis-je, pour les détourner de
regarder plus longtemps la petite, craignant qu'ils ne lui fissent
honte, en s'arrêtant plus curieusement sous l'arbre; mais ils
s'assirent au contraire, à la prière du plus vieux.

La petite, qui remontait les yeux à terre, sans défiance, ne les ayant
ni vus ni entendus, rougit tout à coup jusqu'au blanc des yeux, en se
voyant toute nue et toute mouillée devant des étrangers; elle se
sauva, comme un faon surpris, dans la cabane, et rien ne put l'en
faire sortir, bien qu'elle se fût habillée derrière la porte.


LXXIII

Les étrangers se parlèrent longtemps à voix basse entre eux, et me
demandèrent ceci et cela sur notre famille. Je les satisfis
honnêtement.

--Nous reviendrons, jeune mère, me dirent-ils, en me saluant poliment,
et si vous voulez marier votre fille dans un an ou deux, nous la
retenons pour mon fils, que voilà, et qui en est déjà aussi fou que
s'il la connaissait depuis sept ans, comme Jacob. (C'était le chef des
sbires de Lucques.)

--Ah! que non, seigneur capitaine des sbires, lui répondis-je en
riant, ma fille est verte, elle n'est pas mûre de longtemps pour un
mari; de plus, elle n'est pas faite pour un capitaine des sbires de la
ville qui mépriserait notre humble famille, et puis elle est déjà
fiancée en esprit avec son cousin, le fils de l'aveugle que voilà. Les
deux enfants s'accordent bien; il ne faut pas séparer deux agneaux qui
ont été attachés par le bon Dieu à la même crèche.

Le capitaine fit un signe de l'oeil à ses compagnons, et se retourna
deux ou trois fois, en me disant adieu avec un air de dire au revoir.

Voilà tout ce qui fut dit ce jour-là.


LXXIV

Je n'y pensais plus deux jours après, et je n'en parlais déjà plus à
la maison, quand le jeune capitaine des sbires redescendit avec ses
amis de l'Ermitage.

Cette fois, Fior d'Aliza, c'était un dimanche, revenait de la messe
des Camaldules avec son cousin Hyeronimo, revêtu de ses plus beaux
habits. Les derniers sons de la cloche d'argent des ermites
résonnaient encore, comme une gaieté des anges, à travers les branches
du châtaignier; le soleil d'automne éblouissait dans les feuilles
jaunes; les châtaignes, presque mûres, tombaient une à une, avec les
feuilles d'or, sur l'herbe court tondue par les brebis; on entendait
la cascade pleuvoir allègrement dans le bassin, et les merles siffler
de joie en se frôlant les ailes et en se rappelant dans les lauriers.
Il semblait qu'une joie sortait du ciel, de l'eau, de l'arbre, de la
terre, avec les rayons, et disait, dans le coeur, aux oiseaux, aux
animaux, aux jeunes gens et aux jeunes filles: «Enivrez-vous, voilà la
coupe de la vie toute pleine.» Dans ces moments-là, monsieur, on se
sentait, de mon temps, soulevé pour ainsi dire de terre, comme par un
ressort élastique sous les pieds.


LXXV

Les enfants le ressentirent et se mirent à danser, l'un devant
l'autre, comme deux chevreaux, au pied du châtaignier, moitié dans
l'ombre, moitié sous les rayons. Hyeronimo avait ses guêtres de cuir
serrées au-dessus du genou par ses jarretières rouges, son gilet à
trois rangs de boutons de laiton, sa veste brune aux manches vides,
pendante sur une épaule; son chapeau de feutre pointu, bordé d'un
ruban noir, qui tombait sur son cou brun et qui s'y confondait avec
ses tresses de cheveux; sa cravate lâche, bouclée sur sa poitrine par
un anneau de cuivre, sa _zampogne_ sous le bras gauche qui semblait
jouer d'elle-même, comme si elle avait eu l'âme des deux beaux enfants
dans son outre de peau.


LXXVI

Fior d'Aliza avait son riche habillement des dimanches, ses épingles
de fer à bouts d'or traversant ses cheveux, son collier à trois rangs
de saintes médailles, avec des reliques, dansant sur son cou; son
corset de velours noir sur sa gorgère rouge et évasée, que son jeune
sein ne remplissait pas encore; son jupon court, de laine brune, ses
pieds nus, ses sandales à la main, comme deux tambours de basque, avec
leur courroie. Ils dansaient ainsi de joie, pour danser, sans se
douter seulement que le malheur les épiait sous la figure de ce
capitaine des sbires et de ses amis, en habits noirs, derrière les
arbres.


LXXVII

--Allons, mon garçon, viens avec nous pour nous montrer les sentiers
qui raccourcissent la descente vers Lucques, cria tout à coup à
Hyeronimo le chef des sbires. Nous te donnerons une poignée de
_baïoques_ pour la récompense.

--Volontiers, messieurs, répondit gracieusement Hyeronimo en reprenant
ses sandales ferrées et en jetant à terre sa zampogne, mais je n'ai
pas besoin de baïoques pour rendre service; nous sommes assez riches à
la cabane, avec nos châtaigniers et notre maïs, pour donner aux
pauvres pèlerins sans rien demander aux riches comme vous.

Il se mit à marcher gaiement devant eux en laissant la pauvre Fior
d'Aliza, un pied levé, tout étonnée et toute triste de ne plus pouvoir
continuer la danse, par un si beau matin d'automne.


LXXVIII

De ce jour-là, monsieur, il n'y a plus eu une belle matinée pour nous.

Mais, excusez-moi, le reste est si triste, qu'une pauvre femme comme
moi ne pourrait plus vous le raconter sans pleurer. Si vous en voulez
savoir plus long, il faut que l'aveugle vous le raconte à son tour, ou
bien Fior d'Aliza elle-même, car, pour ce qui concerne la justice qui
vint se mêler de nos affaires et nous ruiner, Antonio comprend cela
mieux que moi; et, pour ce qui concerne l'amour avec son cousin
Hyeronimo, rapportez-vous-en à la jeune _sposa_; c'est son affaire à
elle, et je ne crois pas que, de notre temps, on s'aimât comme ils se
sont aimés...

--Et comme ils s'aiment, dit, en reprenant sa belle-soeur,
l'aveugle...

--Et comme ils s'aimeront, murmura tout bas entre ses dents la
fiancée.



CHAPITRE IV


LXXIX

L'aveugle, après avoir bu une goutte de mon _rosoglio_ dans ma gourde,
reprit le récit juste où la veuve l'avait interrompu. . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

--Quand Hyeronimo remonta de Lucques le soir, bien avant dans la nuit,
à la cabane, il nous raconta que les messieurs de Lucques avaient été
pleins d'honnêteté et de caresses pour lui pendant tout le chemin,
qu'ils s'étaient arrêtés dans toutes les _osteries_ des gros villages
qu'ils avaient rencontrés pour s'y rafraîchir d'un verre de vin, d'une
grappe de raisin, d'un morceau de _caccia-cavallo_, sorte de fromage
dur et brillant, comme un caillou du Cerchio, et que partout on
l'avait forcé de se mettre à table avec eux et de boire comme un
homme, jusqu'à ce que les yeux lui tournassent dans la tête et la
langue dans la bouche, comme pour le faire babiller à plaisir sur Fior
d'Aliza, sa cousine; sur Léna, sa tante; sur l'aveugle et sur sa
famille.

Le capitaine des sbires lui-même, un peu aviné, ne tarissait pas, nous
dit-il, sur la beauté de Fior d'Aliza sortant tout échevelée de la
grotte aux chèvres, s'essuyant les pieds à l'herbe, et les bras à la
laine des petits agneaux qu'elle venait de laver. «Encore un ou deux
printemps,» disait-il tout bas.


LXXX

Un vieux petit pèlerin tout mince et tout vêtu de noir, d'un habit
râpé avec un rabat mal blanchi autour du cou et une plume à écrire
derrière son oreille, l'écoutait en l'approuvant finement du sourire.

--Signor Bartholomeo _del Calamayo_, lui disait à l'oreille le
capitaine à moitié gris, vous êtes mon ami ou vous ne l'êtes pas.

--Votre ami à tout faire, lui répondit le scribe. Commandez-moi, il
n'y a rien à quoi je ne puisse réussir avec ma plume, comme vous avec
votre espingole.

--Ceci ne sera pas oeuvre d'espingole, mais de plumitif, reprenait le
sbire, en lui passant le bras autour du cou et en le pressant contre
sa poitrine. Jurez que vous me servirez pour découdre d'un coup de
canif cette fiançaille entre ces enfants, qui ne savent pas même ce
que fiançaille veut dire.

Jusqu'ici j'ai méprisé le mariage, je suis arrivé à quarante ans sans
que mon coeur ait battu plus vite d'une pulsation à la vue d'une
femme, veuve ou fille, _contadine_ de village ou dame de la ville;
mais l'âge vient, je suis libre, je suis riche. Chacun à son heure, il
faut faire une fin. Une belle fille à la maison, c'est une fin de
l'homme; la voilà mûre bientôt, et moi encore assez vert. C'est à San
Stefano que je dois d'avoir changé d'idée. J'allais y chercher le bon
Dieu et j'y ai trouvé le diable sous la figure d'un ange. Allons,
Bartholomeo del Calamayo, arrangez-moi cela avec votre bec de plume;
je vois bien que ce sera difficile, si ces enfants savent déjà
s'aimer; mais vous en savez plus que l'amour, astucieux _paglietta_
(chicaneur) que vous êtes; imaginez-moi quelque bon filet de votre
métier pour faire tomber cette chevrette des bois dans ma carnassière.
N'ayez pas peur, Bartholomeo, mon compère; l'argent, s'il en faut, ne
vous manquera pas, le crédit non plus; je suis l'ami du camérier du
duc; les juges de Lucques ne peuvent pas exécuter un de leurs arrêts
sans moi; le chef de la police du duché a épousé la fille de ma soeur;
tous les sbires de la campagne sont sous mes ordres; c'est moi qui
préserve contre les braconniers les chasses du souverain; on m'aime et
l'on me craint partout, là-haut et là-bas, comme un grand inquisiteur
des forêts du duché. À nous deux, vous le chien quêteur, moi le
tireur, ne rapporterons-nous pas au logis cette colombe aux pieds
roses?

Bartholomeo riait bêtement des joyeusetés dites à demi-voix par son
ami le sbire; les autres remplissaient et vidaient leurs verres avec
moi. À la porte de Lucques, je leur ai souhaité _felicis sima notte_,
et je les ai laissés regagner, tout trébuchant de fatigue et de vin,
chacun leur porte.


LXXXI

Nous ne fîmes pas beaucoup d'attention, les uns et les autres, à ces
propos de buveurs ni à ces projets du dimanche que le lundi dissipe,
et nous continuâmes à vivre en paix et en gaieté jusqu'après l'hiver.

Au printemps, la petite, qui touchait à ses treize ans, et qui avait
grandi jusqu'à la taille de sa tante, commença à craindre de
s'éloigner seule de la maison pour aller sarcler le maïs ou cueillir
les feuilles de mûrier. Elle rencontrait souvent des inconnus dans le
sentier du couvent, ou auprès de la grotte, ou sur le bord du bois de
lauriers, ou même jusque sous le châtaignier, qui faisaient semblant
de se reposer à l'ombre, en montant aux Camaldules ou en chassant dans
la montagne.

Le capitaine des sbires cherchait, de temps en temps, à l'aborder sur
le seuil de la maison, et il lui adressait des compliments qui la
faisaient rougir et fuir. Elle avait peur sans savoir de quoi; les
yeux de cet homme ne lui plaisaient pas; plus ils étaient tendres,
plus ils l'effrayaient; elle priait sa tante ou son cousin de ne
jamais la laisser seule avec lui.

Quand il vit cela, il cessa, un certain temps, de rôder dans la
montagne; mais un jour que ma soeur était seule à la maison, parce que
j'avais suivi Hyeronimo et Fior d'Aliza au ruisseau pour tondre les
brebis et pour laver avec eux les toisons, un petit monsieur sec,
mince et noir comme un homme de loi ou comme un huissier, entra dans
la cabane en saluant bien bas et en présentant un papier à ma
belle-soeur.

Elle ne savait pas lire; elle pria l'étranger de mettre le papier
timbré sur la huche, en lui disant que nous le ferions lire le
lendemain par le frère camaldule qui passait deux fois par semaine
pour porter les vivres au couvent.

--Il n'y a pas besoin, dit l'homme de loi; appelez votre fils, votre
frère et votre nièce, qui ne sont pas loin; je vais vous lire la
citation moi-même.

Nous remontâmes tout surpris. Hyeronimo reconnut la ressemblance de ce
messager avec Bartholomeo del Calamayo, l'ami du capitaine des
sbires, de l'année précédente, mais il ne fit pas semblant, et
l'enfant garda sa pensée en lui-même.


LXXXII

--Vous êtes bien, dit l'homme de loi à mon frère, Antonio Zampognari,
fils de Nicolas Zampognari et d'Annunziata Garofola, vos père et mère?

--Oui, dit mon frère.

--Et vous, me dit-il, vous êtes bien Magdalena Zampognari, fille de
Francesca Bardi et de Domenico Cortaldo, vos père et mère, du village
de Bel-Sguardo, en plaine?

--Oui, répondis-je.

--Eh bien! poursuivit-il d'une voix tranquille comme s'il nous avait
dit bonjour, voici une citation des enfants et héritiers de Francesco
Bardi et Domenico Cortaldo, représentants légitimes de la branche
aînée des Zampognari, qui réclament, en vertu d'un jugement en bonne
forme, le partage de la maison, domaine, eaux, bois et champs du
domaine des Zampognari, leurs ancêtres, dont il ne vous revient que
le quart, puisque vous, Antonio Zampognari, et vous, Magdalena Bardi,
épouse de Felice Zampognari, vous ne représentez que le quart de la
succession totale consistant dans le domaine habité et cultivé par
vous. Ordre donc, ci-dessous, du tribunal souverain de Lucques de
procéder au partage du domaine et du _podere_ (métairie), et d'en
remettre les trois quarts aux héritiers _Bardi di Bonvisi_, légitimes
propriétaires du reste, se réservant, lesdits héritiers, de
revendiquer contre vous, quand ils le jugeront opportun, leur part
arriérée de jouissance des fruits dudit domaine, injustement retenus
par vous et vos ascendants depuis l'année 1694.


LXXXIII

Si les murs de la maison et le châtaignier qui la couvre s'étaient
tout à coup écroulés sur nos têtes, nous n'aurions pas été plus
atterrés que nous ne fûmes à la lecture de cette sommation, de rendre
les trois quarts de notre domaine; c'est comme si on nous avait
demandé les trois quarts de notre vie à tous les quatre.

--Qu'avez-vous à dire? nous demanda froidement, la plume en main et le
papier sur le genou, l'homme de loi.

Nous nous regardâmes tous les quatre sans rien répondre; que
pouvions-nous répondre, monsieur? Nous étions nés là comme le figuier,
la vigne et les chèvres, sans savoir qui nous avait semés. Il n'y
avait jamais eu, de père en fils, d'oncle en neveu, dans la famille,
ni de titre de propriété, ni division, ni partage; nous croyions que
le domaine était à nous comme la terre est aux racines du châtaignier
qui nous avait vus naître, ombragés et nourris depuis le premier jour;
l'habitude de vivre et de mourir là était notre seul acte de
propriété.

Nous baissâmes la tête et nous dîmes à l'homme de loi qui venait nous
retrancher les trois quarts du bien:

--Puisque les juges de Lucques, qui sont si savants, le disent, il
faut bien que cela soit vrai. Nous ne voulons pas garder le bien
d'autrui, n'est-ce pas? Faites donc de nous ce que vous voudrez;
partagez le bien et les bêtes, pourvu qu'on nous laisse la cabane et
le châtaignier, dont les racines sont dessous et dont les branches
tombent sur le toit, et un chevreau sur trois, et mon pauvre chien qui
les garde et qui me conduit quand je monte à la messe les dimanches;
et nos deux enfants, qui sont bien à nous, puisque c'est nous qui les
avons nourris et élevés, et qu'ils s'aiment bien et qu'ils nous aident
comme nous les avons aidés dans leur enfance. Nous vivrons de peu,
mais nous vivrons encore. Qu'il soit fait selon ce papier, et le bon
Dieu pour tous!


LXXXIV

--Eh bien! dit l'homme de loi, puisque vous n'en appelez qu'au bon
Dieu, on vous enverra demain deux commissaires au partage qui
limiteront votre quart d'avec les trois quarts revenant par le
jugement aux _Bardi de Bel-Sguardo_; j'oubliais de vous dire que, par
un autre papier que voici, les Bardi, vos parents, ont vendu leurs
droits sur l'héritage à _Gugliamo Frederici_, capitaine des sbires de
la ville et du duché de Lucques; c'est un brave homme avec qui vous
pourriez vous accommoder et qui pourra, par charité, vous laisser le
choix du quart du domaine qu'il vous conviendra de garder à vous, en
réservant de faire valoir ses droits sur les intérêts accumulés,
depuis que vous jouissez indûment de la totalité des revenus. Qui sait
même si tout ne pourra pas s'arranger entre lui et vous, de bonne
amitié; l'homme est puissant et riche, et si vous y mettez de la
complaisance, il n'y mettra peut-être pas de rigueur.

Là-dessus il nous remit les deux papiers, nous salua poliment et
redescendit à Lucques.


LXXXV

Nous restâmes muets et pétrifiés sur le seuil, comme les roches qui
pleurent au bord de la caverne.

--Pourvu qu'ils nous laissent le châtaignier, les sept figuiers et les
ceps de vigne dont nous faisons sécher les grappes, les figues et les
châtaignes pour l'hiver! dis-je à ma belle-soeur.

--Pourvu qu'ils nous laissent les chevreaux et leur mère que j'ai
élevés, et dont le lait et les fromages nous nourrissent à leur tour!
dit-elle.

--Pourvu qu'ils nous laissent la fontaine, avec le bassin à l'ombre de
la grotte, où je me vois dans l'eau en me baignant les pieds et en
filant ma quenouille, comme une sainte Catherine dans un ciel
d'église, quand je garde les brebis paissant sur le bord!

--Pourvu qu'ils nous laissent le chien de mon père pour me remplacer
auprès de lui quand il sort en tâtant le terrain avec son bâton autour
de la maison, je suis content! dit Hyeronimo. J'irai m'engager tous
les étés dans les bandes de moissonneurs de la campagne de Sienne, et
peut-être de Rome; je travaillerai pour nous quatre, comme quatre; le
soir, pendant que les autres se reposeront, je jouerai de la zampogna
pour les pèlerins ou les pèlerines des saintes du pays; ou bien je
ferai danser dans les noces des riches métairies de la plaine de
Terracine, et je rapporterai bien assez de froment ou assez de
baïoques (monnaie du pays) pour vous nourrir et vous chauffer le reste
de l'année.

--Est-ce que nous avons besoin de nous quitter pour bien vivre?
reprit Fior d'Aliza toute pâle (à ce que dit sa mère), comme si son
coeur s'était arrêté de battre dans sa poitrine. Est-ce que la farine
de châtaignes, quand je l'ai bien passée au tamis, bien séchée, bien
pétrie avec de la crème de chèvre et bien cuite en galettes dans la
cendre entre deux feuilles de châtaignier, n'est pas aussi bonne que
le pain ou la _polenta_ (galette de maïs dont se nourrissent les
paysans d'Italie)? Est-ce que le bois mort dans les bois de lauriers
n'appartient pas à celle qui le ramasse, comme l'épi oublié à la
glaneuse? Nous n'aurons pas besoin qu'Hyeronimo aille gagner la
_mal'aria_ dans les eaux dormantes de la _Maremme_, dont on voit d'ici
les brouillards traîner au bord de la mer comme des fumées d'enfer,
n'est-ce pas?


LXXXVI

--Ah! que tu as raison, dit ma belle-soeur à ma fille; si mon pauvre
mari avait pensé comme toi, je ne serais pas sans appui sur cette
terre.

Je dis la même chose à Hyeronimo, et nous nous reconsolâmes comme nous
pûmes le soir, en allant visiter, l'un sa fontaine, l'autre ses plants
de maïs déjà en fuseaux et commençant à jaunir; l'autre, ses ceps de
vigne en fleur qui embaumaient jusqu'à la maison; l'autre en comptant
ses brebis et ses chèvres; moi, en touchant le poil et les oreilles
dressées de mon chien qui me léchait le visage et les mains, comme
s'il avait compris à je ne sais quoi que nous avions besoin d'être
consolés.

L'un disait: Ils nous laisseront ceci; l'autre disait: Ils ne nous
prendront pas cela. Fior d'Aliza prenait de la belle eau du bassin
dans sa main, s'en lavait le visage et embrassait l'eau qui fuyait
entre ses doigts roses, comme si elle avait dit adieu à la source.

Hyeronimo, en regardant ses belles tiges de maïs et en mesurant sa
taille à leur hauteur, disait: S'ils nous les prennent, me
rendront-ils les gouttes de sueur que j'ai versées sur leurs racines
en les plantant dans ce sol si dur et si épierré?

--Et nos écureuils de printemps, et nos corneilles d'hiver, et nos
hirondelles d'été, et nos colombes et nos rossignols dans le bois de
lauriers ou sur le châtaignier, nous les prendront-ils aussi et se
laisseront-ils partager, comme le reste, entre le sbire et nous?
disait ma belle-soeur. À ces mots, elle voulait bien rire, mais elle
avait comme une larme dans la voix, comme une goutte d'eau dans le
goulot d'une gourde qui ne peut ni rester ni couler par le cou de la
courge.

Moi, j'étais bien triste aussi, mais je me raisonnais en me disant, à
part moi: Ils ne partageront du moins ni ma soeur ni sa fille, ni mon
enfant, ni mon pauvre chien. Si tout cela me reste, qu'importe un peu
plus ou un peu moins de mesures de terre sur une montagne! Il y en
aura toujours assez long et assez large pour recouvrir mes pauvres os
quand j'irai rejoindre au ciel la céleste mère de Fior d'Aliza, à qui
je pense toujours quand j'entends sa voix si claire dans les lèvres de
l'enfant!


LXXXVII

Le surlendemain, les commissaires-arbitres montèrent avec leur
écritoire, leurs piquets et leurs compas, à la cabane; nous ne
voulûmes seulement pas voir ce qu'ils faisaient, tout cela nous
fendait le coeur. L'avocat noir, mince et râpé, avec sa plume au
chapeau, que mon fils Hyeronimo avait vu et entendu en guidant les
pèlerins, l'année précédente, avec le capitaine des sbires, était
auprès d'eux. Ma belle-soeur et les enfants me dirent qu'il avait
l'air de compatir à notre chagrin et de s'excuser de représenter, dans
l'opération, son ami le capitaine des sbires, mais qu'en dessous il
avait plutôt l'air triomphant comme un homme qui a trouvé une bonne
idée et qui s'en réjouit avec lui-même.

--Ne vous attristez pas, disait-il à ma belle-soeur, à sa fille et à
Hyeronimo, le capitaine est de bon coeur; il ne veut que ce qui lui
revient, il ne poussera pas les choses à l'extrême; il m'a chargé de
vous ménager. Qui sait même si tout ce que nous allons déchirer ne
pourra pas se recoudre, si vous êtes des gens accommodants et de bonne
oreille? Il est garçon, il est riche, il voudra se marier un jour;
vous avez une belle enfant qui pourra lui plaire. Eh, eh, eh!
ajouta-t-il en passant sa main noire d'encre sous le menton de Fior
d'Aliza tout en larmes, comme elle a grandi, mûri et embelli, la
petite chevrette du châtaignier! C'est un bel avocat que vous avez là
en herbe; cet avocat-là pourra bien vous rendre plus qu'on ne vous
enlève. Le capitaine n'a que d'honnêtes intentions; n'aimeriez-vous
pas bien, ma belle enfant, à changer cette robe de bure brune et ces
sandales sur vos jambes nues contre de riches robes de soie, de fins
souliers à boucles luisantes comme l'eau de cette cascatelle, et à
devenir une des dames les plus regardées du duché de Lucques, où il y
en a tant de pareilles à des duchesses?

Il voulut l'embrasser sur le front. Fior d'Aliza se recula comme si
elle avait vu le dard d'un serpent sous le bois mort.

--Je ne serai jamais que la fille de ma mère, la soeur ou la femme
d'Hyeronimo, dit-elle entre ses dents; et elle se sauva vers son
cousin, qui n'avait rien entendu.

Il portait les paquets et les chaînettes des commissaires, comme saint
Laurent quand il portait l'instrument de son supplice.

Ma belle-soeur rentra triste et pensive à la maison; elle me raconta
l'air et les propos de l'avocat. Nous commençâmes à nous méfier de
quelque chose.


LXXXVIII

Deux heures après, tout était fini; les commissaires revinrent avec
Hyeronimo, plus pâle, dit-on, qu'un mort; ils nous lurent un acte de
partage et de délimitation par lequel on nous retranchait de toute
possession et jouissance les trois quarts du bien paternel. Dans ce
retranchement étaient compris d'abord le champ défriché de maïs d'où
nous tirions le meilleur et le plus sûr de notre nourriture, le bois
de lauriers qui chauffait le four, la plantation de mûriers qui nous
donnait la feuille pour les vers à soie (une once de soie avec quoi
nous achetions le sel et l'huile pour toute l'année), enfin le petit
pré avec la grotte, la source et le bassin où Fior d'Aliza lavait les
agneaux et où pâturaient les brebis et les chevreaux. Hélas! que nous
restait-il, excepté la roche et les broussailles autour de la maison
et la vigne rampante sur la pente de grès qui descend de la terrasse
au midi vers le pré de la grotte!

--Encore la vigne?

--Non, monsieur. Le terrain sur lequel nos pères l'avaient plantée et
les vieux ceps tortus et moussus comme la barbe des vieillards ne nous
restaient pas en propriété; seulement les vieux pampres qui sortaient
du terrain enclos de pierres grises, qui avaient grimpé de roc en roc
jusqu'à la maison, et qui formaient une treille devant la fenêtre et
un réseau contre les murs de la cabane et jusque sur le toit, nous
restaient ainsi que les grappes que ces branches pouvaient porter en
automne; c'était assez pour notre boisson, car les enfants et ma
belle-soeur ne buvaient que de l'eau, et je ne buvais du vin moi-même
que quelques petits coups les jours de fêtes.

--Mais qu'est-ce qui vous restait donc? demandais-je au vieillard
aveugle.

--Ah! monsieur, il nous restait le châtaignier, notre père nourricier
d'âge en âge, et le vaste espace d'herbe fine et de mousse broutées
qui s'étend sous son ombre et sur ses racines... C'est-à-dire,
continua-t-il en se reprenant, que le châtaignier, principale source
du revenu du domaine des Zampognari, avait été partagé en quatre
parties par les arpenteurs arbitres: le tronc de l'arbre avec toutes
les branches qui regardent le nord, le couchant, le matin,
appartenaient au sbire, représentant de nos anciens parents; ils
pouvaient en faire ce qui leur conviendrait, même l'étroncher en
partie s'il leur paraissait nuisible; mais tous les fruits qui
tomberaient ou que nous abattrions des vastes branches qui regardent
le midi et qui s'étendent comme des bras sur la pelouse, sur la cour
et sur le toit de la maison, étaient à nous. Il y en avait encore bien
assez, tant il est gros et fertile, pour nous nourrir presque toute
l'année, pourvu que le caprice ne prît pas aux propriétaires du fonds
et du tronc de l'arbre de le couper. Mais il n'y avait pas de crainte;
car les trois quarts des fruits rapportent bien, bon ou mal an, pour
eux soixante sacs de belles châtaignes: ils auraient ruiné leur propre
domaine en l'abattant.


LXXXIX

Nous nous contentâmes donc de ce partage; que pouvions-nous dire? Dieu
est le maître d'ouvrir ou de rétrécir sa main à ses créatures! On nous
laissait encore le troupeau composé de cinq brebis, de trois chèvres
avec leurs chevreaux et du chien que vous voyez là sur ses trois
pattes, et qui a l'air d'écouter sa propre histoire dans la nôtre.
Hyeronimo enfant l'avait appelé _Zampogna_, parce qu'il aimait la
musique comme un _pifferaro_, et que toutes les fois que nous voulions
le faire revenir avec les chevreaux du pâturage où il gardait les
moutons, nous n'avions qu'à sonner un air de musette sur la porte.

Nous avions de plus le droit de faire pâturer les cinq moutons et les
trois chèvres dans tous les steppes en friche, dans les bruyères
incultes et dans les bois de lauriers, pourvu que les bêtes ne
touchassent ni aux mûriers, ni au champ de maïs, ni à la vigne, ni à
l'herbe du pré dans le ravin de la source; nous pouvions aussi faire
un sentier à travers le pré et aller puiser de l'eau, pour nous et
pour les bêtes, à la source sous la grotte; mais il nous était défendu
de troubler l'eau du bassin en y lavant les toisons; le beau bassin
d'eau claire, où Fior d'Aliza se plaisait tant à se mirer à travers
les branches de saule, ne devait plus réfléchir que les étoiles de
là-haut. C'était pourtant notre étoile, à nous, et la source parut
devenir sombre depuis que l'enfant ne s'y mirait plus à côté de son
cousin.


XC

Voilà, monsieur, comme tout fut fait par la volonté des juges de
Lucques. Ces hommes s'en allèrent gaiement le soir, après leur
opération finie, et nous restâmes tous les cinq sans nous dire un mot,
jusqu'à la nuit noire, sur le seuil de notre porte. Chacun pensait, à
part soi: «Qu'allons-nous faire? Fior d'Aliza pensait à son pré tout
fleuri d'étoiles, de clochettes, de toutes sortes de fleurs dont elle
ne ferait plus de couronnes pour la Madone, et dont elle ne
rapporterait plus les brassées embaumées à l'étable des bêtes;
Antonio, à ses belles quenouilles de maïs barbues et dorées qui
allaient être moissonnées par d'autres et pour d'autres que nous;
Magdalena, à ses vers à soie qui allaient mourir faute de feuilles de
mûrier, et dont les cocons blancs et jaunes ne se dévideraient plus
sur son rouet pendant les soirs d'hiver pour remplir de sel le bahut
de bois de noyer au coin de l'âtre.

Moi, je pensais aux sacs de châtaignes que les cueilleurs de la plaine
viendraient ramasser sous mes yeux au mois de septembre, et qu'ils
emporteraient à Lucques, sans s'inquiéter s'il nous en resterait pour
vivre sur les cinq branches réservées aux habitants de la maison.

Je pensais aussi à cette pauvre vieille vigne qui avait coûté tant de
peine à cultiver, à nos pères et à nos mères, à ces ceps
reconnaissants, comme s'ils avaient des coeurs humains, qui montaient
de si loin pour embrasser la porte, la fenêtre, le toit, de leurs
pampres les plus lourdes grappes. Pauvres ceps! dont les racines ne
seront plus à nous pendant que leurs feuilles, leur ombre et leurs
grappes nous serviraient encore de si bas.

Quant aux sept figuiers, ils nous restaient tous les sept comme des
arbres domestiques; on n'avait pas pu nous en déposséder, parce que
leurs racines étaient sous les murs de la maison; c'était une bonne
récolte qui n'était pas à dédaigner dans les années où la fleur des
châtaigniers aurait gelé sous le givre; les figues, séchées sur le
toit dans les saisons chaudes, pouvaient bien remplir quatre sacs bien
tassés; c'était quasi de quoi nous empêcher de mourir de faim, en les
faisant gonfler et cuire dans le lait des chèvres.

Nous nous couchâmes sans nous parler, de peur que le son de la voix de
l'un ne fît pleurer l'autre, mais nous ne dormîmes pas, bien que nous
en fissions le semblant. J'entendis toute la nuit chacun de nous se
retourner dans sa couche et soupirer le plus bas qu'il pouvait, pour
cacher son insomnie à la famille; jusqu'au chien qui ne dormit pas
cette nuit-là, et qui ne cessa pas de gronder ou de hurler du côté de
Lucques, comme s'il avait compris que les hommes qui étaient partis
par ce sentier n'étaient pas nos amis. Ah! les bêtes, monsieur, cela
en sait plus long que nous, allez; celui-là vous le fera bien voir
tout à l'heure.


XCI

Dès qu'il fit jour, nous sortîmes tous ensemble, y compris les bêtes
et le chien; nous allâmes reconnaître de l'oeil, aux beaux premiers
rayons du soleil d'été rasant les montagnes, dont il semblait balayer
les longues ombres et sécher la rosée, le dommage que la journée de la
veille nous avait fait.

Hélas! qu'on nous en avait pris long, et qu'il nous en restait peu.
Comme _Jephté_, dans la Bible, monsieur, qu'on dit qui alla se pleurer
elle-même sur les collines, nous ne pûmes nous empêcher de nous
pleurer nous tous: Fior d'Aliza, sur son beau pré vert et sur les
bords fleuris de son bassin au bord de la grotte, dont elle aimait
tant la chute de la source, gaie et triste, dans le bassin; Hyeronimo,
sur ses tiges presque mûres de maïs, dont il embrassait des lèvres les
plus belles quenouilles en leur disant adieu dans sa pensée;
Magdalena, dans la plantation des mûriers dont les feuilles ne
gonfleraient plus son tablier pour les rapporter à ses petites bêtes
fileuses comme elle; moi, sous le châtaignier qu'on nous avait coupé
en quatre sur le papier, dont nous n'aurions plus que l'ombre d'un
côté, et ce que l'automne fait tomber par charité sur notre herbe, et
dont je n'aurais pas même une branche en toute propriété, à moi, pour
m'y tailler une bière!


XCII

Les bêtes ne comprenaient pas pourquoi nous les retenions à côté de
nous par les cornes ou par la laine, et pourquoi nous les empêchions
de s'aller repaître, comme à l'ordinaire, dans le bois, dans l'herbe,
sous les mûriers, dans les allées gazonnées de la vigne.

Après avoir bien regardé, bien soupiré et bien sangloté devant chacun
de ces morceaux du domaine, qui étaient aussi des morceaux de notre
pauvre vie, nous rentrâmes en silence dans le petit espace presque
inculte qui nous était réservé, nous attachâmes les bêtes dans la cour
herbeuse, à la porte de l'étable. Fior d'Aliza alla ramasser des
herbes le long des sentiers qui n'appartiennent à personne; Hyeronimo
alla ramasser des branches et des fagots de feuilles dans les rejets
de châtaigniers, sur les hautes montagnes du couvent, abandonnées aux
daims et aux chevreuils.

Les deux enfants revinrent bientôt, chargés de plus d'herbes et de
feuilles qu'il n'en fallait pour les cinq brebis et les trois chèvres;
mais la liberté manquait aux pauvres bêtes: elles nous regardaient et
semblaient nous demander de l'oeil pourquoi nous ne les laissions plus
brouter et bondir à leur fantaisie dans le ravin et sur le rocher. Il
fallut même aller leur chercher à boire comme à des personnes. Fior
d'Aliza et Hyeronimo commencèrent à tracer, en descendant et en
remontant, leur sentier étroit vers la source, dont le pré, la grotte
et le bassin leur appartenaient tout entiers la veille.


XCIII

Ce fut ainsi, monsieur, que notre vie se replia tout à coup comme un
mouchoir qu'on aurait déchiré dans une large pièce de toile. Nous
eûmes bien de la peine à nous y faire les premiers temps, et nos
pauvres bêtes bien plus encore; elles s'échappaient bien souvent de
l'étable, de la cour, de la corde, des mains même de Fior d'Aliza pour
courir dans le ravin, dans les mûriers, même dans la vigne.

Quand le _fattore_ (le chef des métayers du capitaine des sbires)
montait à la montagne, il y avait toujours quelques pampres traînants
rongés par les chèvres dans les ceps, ou quelques maïs égrenés sur le
champ, ou quelques branches pendantes des mûriers, effeuillées par les
cabris.

Il nous injuriait quelquefois et nous menaçait toujours de faire tuer
les bêtes si l'on venait à les surprendre hors de nos limites. Que
pouvions-nous faire, que demander excuse et qu'offrir de réparer le
dommage à nos dépens? Nous recommandions bien à Fior d'Aliza de tenir
de près ses chevreaux et de ne pas quitter de l'oeil les animaux. Mais
comme elle avait rencontré deux ou trois fois le capitaine des sbires
qui cherchait à l'approcher, qui lui avait pris le menton et qui avait
voulu l'embrasser sur ses cheveux, en lui demandant si elle voudrait
bien devenir sa femme quand elle aurait ses seize ans; et comme,
malgré les honnêtetés de cet homme, elle en avait peur et répugnance,
à cause de Hyeronimo et de nous, qu'elle ne voulait jamais quitter des
yeux ou du coeur, la petite n'aimait pas à rester dehors toute seule
loin de Hyeronimo et de nous; c'est ce qui fait que les bêtes étaient
moins bien gardées.

Quant à Hyeronimo, quand on lui parlait seulement du capitaine des
sbires, il devenait pâle de colère comme le papier, et sa voix
grondait en prononçant son nom, comme une eau qui bout dans la marmite
de fer sur notre foyer; pourtant, il ne lui souhaitait point de mal;
il était trop doux pour en faire à un enfant; mais il voyait bien,
sans que rien fût dit sur ce sujet entre nous, que cet homme puissant
voulait nous enlever par caresse, par astuce ou par violence plus que
le pré, la vigne, les mûriers ou notre part du châtaignier: c'est
peut-être cela, monsieur, qui lui fit comprendre qu'il aimait plus que
d'amitié sa cousine, et c'est peut-être aussi la peur du sbire qui
apprit après à Fior d'Aliza combien Hyeronimo lui était plus qu'un
frère.

Que voulez-vous, monsieur? le chagrin mûrit le coeur avant la saison;
quand le ver pique le fruit et que le vent secoue la branche, le fruit
véreux tombe de lui-même; ils ne savaient pas ce que c'était que de
s'aimer, mais la peur de se perdre faisait qu'ils ne pouvaient pas
plus se séparer en idée que deux agneaux nés de la même mère et qui
ont sucé leur vie au même pis et à la même crèche.

Ce fut bien là le malheur; ces enfants s'aimaient trop pour que la
fille devînt une grande dame de Lucques, et pour que le garçon fît une
autre fortune que dans le coeur d'une fille des châtaigniers.


XCIV

--Notre malheur, s'écria la belle _sposa_, en se jetant d'un bond sur
le berceau de son enfant, en l'élevant dans ses deux beaux bras nus
jusqu'au-dessus de sa tête, et en collant ensuite son charmant visage
sur la bouche souriante de son nourrisson; notre malheur! Ah! si
Hyeronimo vous entendait comme je vous entends, père!... Et elle lui
fit une délicieuse moue avec les lèvres.

Elle se rassit et se remit à remuer du pied le berceau du petit, toute
rêveuse et toute rouge d'avoir laissé échapper ce cri de deux amours
dans une seule voix.


XCV

--Eh bien! vous allez voir ce que nous eûmes à souffrir, ces pauvres
innocents et nous, continua l'aveugle.

L'automne approchait, les grappes de la treille devant la porte et
celles des pampres qui enlaçaient la maison et le toit, comme le filet
du pêcheur enlace l'eau dans ses mailles, commençaient à rougir et à
sucrer les doigts de Fior d'Aliza. Elle en cueillait çà et là une
graine en passant sous les feuilles; nous nous promettions une riche
vendange pour la fin de l'automne, des raisin à sécher sur la paille
et une petite jarre de vin sucré pour les fêtes de Noël et du jour de
l'an dans le cellier.

Tout à coup Hyeronimo s'aperçut que les feuilles de la vigne
jaunissaient et rougissaient comme des joues de malade, avant que les
raisins eussent achevé de rougir; que les branches se détachaient des
murs comme des mains qui ne se retiennent plus par les ongles à la
corniche, et que les grappes, elles-mêmes mortes, commençaient à se
rider avant d'être pleines, et ne prenaient plus ni suc ni couleur
dans les sarments détendus.

--Ô ciel! dit-il, la vigne est malade; les passereaux eux-mêmes ne
becquètent plus les grappes, tant elles sont âpres; une _lune_ a passé
par là.

--Allons voir, dirent ensemble les enfants, si la vigne, dans le
champ, a pâli ou séché sous la même lune.

Ils y coururent et ils revinrent en pleurant, comme Adam et Ève qui
sont en peinture là-haut aux Camaldules, quand ils virent pour la
première fois mourir quoi? un homme? un animal? un insecte? non, une
feuille!... quelque chose qui frémissait, mon bon Seigneur!...

La vigne, notre vigne à nous, n'était pas malade, elle était morte,
morte pour toujours; morte comme si elle n'avait jamais vécu. Ces
belles larges feuilles qui étaient bien à nous, puisque leurs pampres
nous avaient cherchés de si loin pour s'accrocher à nos tuiles sur le
toit et à nos piliers de pierre devant la porte, et jusqu'aux lucarnes
de la chambre haute de Fior d'Aliza, où elles se glissaient par les
fentes du volet; ces beaux sarments serpentant qui faisaient notre
ombre l'été, notre gaieté l'automne, notre joie sur la table l'hiver,
nous caressaient pour la dernière fois comme un chien qui meurt en
vous léchant les pieds; morts non pas pour tout le monde, monsieur,
mais morts pour nous.

Une belle nuit, sans que nous nous en fussions doutés, le _fattore_
(le métayer) du sbire propriétaire, prétendant que la sève, en montant
jusqu'à notre cabane, appauvrissait la vigne-mère et stérilisait les
ceps d'en bas, avait coupé à coups de serpes les vieux gros pampres
serpentant qui nourrissaient nos sarments contre nos murailles, de
sorte que le cep, lui, restait vivant dans la vigne basse, mais les
rejets étaient morts désormais pour nous!...


XCVI

Jamais je ne vous dirai le chagrin de la cabane à ces cris des deux
enfants qui pleuraient ces berceaux de leur enfance, ces feuilles de
leur ombre, ces grappes de leur soif, ce crépissage vivant et aimant
de leur pauvre toit; et les lézards qui couraient si joyeux parmi
leurs feuilles; et les merles qui picotaient si criards, comme des
oiseaux ivres, les grains premiers mûrs; et les abeilles qui
bourdonnaient si allègrement dans les rayons du soleil entre les
grappes plus miellées que le miel de leurs ruches; et le soleil
couchant le soir sur la haute mer, et la lune tremblante à terre,
quand les pampres à travers lesquels elle passait tremblaient
eux-mêmes au vent de la nuit! Enfin tout! tout ce qu'il y avait pour
nous et pour eux de parenté, de souvenirs, d'amitié, de plaisir,
d'intelligence entre ce treillage plus vieux que nous tous devant la
maison.

--Oh! les méchants! s'écria tout le monde en sanglotant et en
regardant mourir à petit feu nos chères tapisseries (_sparterias_) de
vigne. Mais que pouvions-nous dire et que pouvions-nous faire? Tous
nos regrets ne ressouderont pas la branche au cep. Toutes nos larmes
ne lui serviront pas d'autre sève! Elle est morte et nous mourrons, il
n'y a que cela pour nous consoler. Livrons les dernières grappes aux
oiseaux, ces dernières feuilles aux chèvres, ces derniers sarments à
notre foyer d'hiver; morte elle nous servira encore tant qu'elle
pourra, et nous bénirons encore ses dernières pousses. Et puis après?
Eh bien, après, nos murs seront nus contre le soleil et la pluie, il
n'y aura pas d'ombre sur la porte, les oiseaux et les lézards s'en
iront chercher leur plaisir ailleurs. Le _padre Hilario_ ne s'assoira
plus, en s'essuyant le front, sous la treille, et en suspendant ses
deux besaces aux noeuds entrelacés du gros pampre; qu'y pouvons-nous?
Le papier est le papier; il ne parle pas pour s'expliquer; d'ailleurs,
il aurait beau s'expliquer, le mal est fait; il ne ferait pas reverdir
en une parole des pampres de trois cents ans. Il a dit: «La vigne est
au sbire, la treille est à vous;» mais il n'a pas dit que le
propriétaire de la vigne n'aurait pas le droit de couper son pampre!

Un frisson nous prit à ces mots, nous pensâmes tous, et tous à la fois
au châtaignier, notre seul nourricier sur la terre.

Dieu! nous écriâmes-nous, le papier dit bien que les châtaignes
tombant sur nous sont à nous, mais il ne dit pas que le propriétaire
du tronc, des racines et des branches n'aura pas le droit de couper
son arbre. Oh! malheureux que nous sommes, si cela devait arriver
jamais, que deviendrions-nous?


XCVII

À ces mots, nous entendîmes monter par le sentier de rochers polis, du
côté de Lucques, le _padre Hilario_; il suait et il soufflait comme
une mule trop chargée qui a besoin qu'on la soulage, au sommet de la
montée, de sa charge.

Le _padre Hilario_ était le frère commissionnaire du couvent des
Camaldules de San Stefano; c'était un beau vieillard à grande barbe
blanche; une couronne de cheveux fins comme des fils de la Vierge,
autour de sa tonsure, le rendait tout à fait semblable aux statues de
san Francisco d'Assise, sur les murs du choeur des Franciscains de
Lucques; il était si vieux qu'il nous avait tous vus naître; mais il
n'était point cassé pour son âge, il était seulement un peu voûté par
l'habitude de porter des besaces gonflées des cruches d'huile et des
outres de vin du couvent, et de monter à pas mesurés les sentiers à
pic de la montagne.

Notre cabane était à peu près à moitié chemin de la plaine aux
Camaldules; il avait l'habitude, depuis plus de quarante ans, de s'y
arrêter un bon moment pour respirer et pour converser un instant avec
les Zampognari; il avait caressé les enfants, marié les jeunes filles,
consolé et vu mourir les vieillards de cette cabane. Il n'était pas de
nos parents, on ne savait pas même où il était né; il y en a qui
disaient qu'il avait été soldat sur les galères de Pise, prisonnier
des corsaires à Tanger, échappé d'esclavage avec une Mauresque
convertie sur une barque dérobée à son père; qu'ils avaient été
assaillis par une tempête, poursuivis par les pirates sur la
Méditerranée, et que, dans le double danger de périr par la mer ou par
la vengeance des Turcs qui allaient les engloutir ou les atteindre,
ils avaient fait voeu à saint François, quoique amants, de se faire
lui ermite, elle nonne, si saint François les sauvait miraculeusement
du danger. Saint François avait apparu entre deux nuées sur le mât de
leur frêle barque; les pirates avaient sombré, le vent s'était calmé,
la mer, aplanie comme un miroir; et un courant invisible les avait
portés sur le sable près de l'écueil de la _Meloria_, sur la côte
toscane. Ils s'étaient embrassés pour la première et la dernière fois
en ce monde, et ils étaient allés pieds nus, chacun de son côté, elle
à Lorette, lui à San Stefano de Lucques, se présenter à la porte de
deux couvents.


XCVIII

Saint François, content de leur fidélité à accomplir leur voeu, les
avait fait accueillir comme si on les attendait, elle comme soeur
converse, lui comme frère servant, à la porte des Carmélites de
Lorette et des Camaldules de Lucques. Ils ne devaient se rencontrer
que dans le paradis.

Voilà ce que l'on disait dans les montagnes du père Hilario; mais lui,
il n'en disait jamais un mot dans ses entretiens avec nous; on eût dit
que san Francisco lui avait ôté la mémoire de ses amours ou qu'il lui
avait mis le doigt du silence sur les lèvres; il ne parlait jamais que
de nous, des anciens de la cabane qu'il avait connus, des mariages,
des naissances, des morts de la famille, de l'abondance ou de la
rareté des châtaignes, du prix de l'huile pour les lampes du
sanctuaire, et quelquefois des révolutions qui se passaient là-bas
dans les plaines, à Florence, à Sienne, à Rome ou à Lucques.

«Mais cela ne nous regarde ni vous ni moi, disait-il toujours, en
finissant ses entretiens et en reprenant ses besaces sur l'épaule,
son rosaire à la main; le flot des hommes ne montera pas si haut qu'où
nous sommes; il y aura toujours des neuvaines à l'autel des Camaldules
et toujours des _pifferari_ qui viendront acheter des _zampognes_ pour
prier devant les Madones ou pour faire danser aux noces des Maremmes.
Allons notre chemin au ciel et sur ces montagnes, et que san Francisco
bénisse la cabane comme le couvent.»

Puis il se remettait en route comme un Juif-Errant, et nous entendions
son pas au bruit de ses sandales sur la roche, longtemps après qu'il
avait disparu derrière les sapins.


XCIX

Bien qu'il ne fût pas de nos parents (au moins, nous le croyions), le
père Hilario nous aimait par une vieille habitude. Il s'étonna, ce
jour-là, de nous trouver tout pâles et tout en larmes. Il ne savait
rien de ce qui s'était passé depuis trois mois, qu'il n'était ni monté
ni descendu par le sentier des Zampognari, ni des visites du capitaine
des sbires, ni du procès de Nicolas del Calamayo, ni du partage du
domaine revendiqué par les héritiers des _Bardi_, ni de la revente de
leurs droits au sbire, ni des poursuites de cet homme puissant pour
épouser, par ruse ou par violence, la belle enfant qui l'avait, par
malheur, ébloui comme un soleil levant dans les yeux d'une taupe; ni
de tous nos champs confisqués avec leurs riches promesses de récoltes,
ne nous laissant que le quart des châtaignes, les cinq brebis et les
chevreaux pour subsistance; ni enfin de l'abomination qu'on venait de
nous faire, avec une si infernale malice, en tuant notre vigne sur
notre propre mur, comme on aurait tué notre chien sur les pieds de
l'aveugle pour le faire trébucher dans le précipice!


C

--Oh! quoi, dit-il, ils ont bien eu le coeur de couper les pampres qui
montent innocemment de père en fils jusqu'à votre foyer!... Hélas!
c'est trop vrai, ajouta-t-il en levant les mains au ciel et en
regardant les feuilles mortes qui n'avaient plus la force de supporter
le poids de leurs lourdes grappes flétries. Se peut-il que la
malignité des hommes aille jusque-là? Ah! que j'y ai passé de bons
soirs à causer à l'ombre, avec vos braves pères, en buvant une goutte
du bon jus de vos ceps et en bénissant san Francisco des dons de Dieu
pour les coeurs simples; mais à présent, continua-t-il, je ne
repasserai jamais là sans maudire la perversité des méchants!... Mais
non, ajouta-t-il en se reprenant, non, ne maudissons personne, même
ceux qui nous font du mal; plaignons-les, au lieu de les haïr. La
pitié est la charité des persécutés envers les persécuteurs: c'est la
seule vengeance qui plaît à Celui qui est là-haut. Prions pour eux;
n'est-ce pas plus malheureux d'être bourreau que d'être victime?


CI

C'est ainsi qu'il nous consola, en prenant part, par ses larmes, à la
mort de notre treille, et qu'il tourna notre colère en miséricorde
pour nos ennemis. Puis:

--Voyons donc, dit-il, ce fatal papier qui vous a dépossédés de
l'héritage des Zampognari, que j'ai toujours cru aussi à vous que ce
rocher est à la montagne, ou que cette mousse est à ce rocher. Je suis
bien vieux, j'ai plus de quatre-vingt-dix ans d'âge; qui sait
peut-être si le bon Dieu ne m'a laissé vieillir ainsi inutile à moi
et au monde, que pour rendre témoignage pour les pauvres Zampognari
contre quelques traits de plume de scribe, qui cherche des procès pour
gagner son pain dans des paperasses, comme l'écureuil cherche la
noisette dans la mousse en retournant les feuilles mortes? Donnez-moi
ce papier: la première fois que j'irai encore à Lucques, je le ferai
voir au professeur de droit Manzi, mon vieil ami.

Le père Hilario emporta le papier, et nous n'y pensâmes plus que pour
pleurer notre vendange égrenée à terre; les oiseaux du ciel eux-mêmes
semblèrent la pleurer avec nous; les passereaux, les grives, les
colombes, les merles, quand ils s'aperçurent que les pampres
noircissaient, que les feuilles tombaient en été comme après une gelée
d'hiver, se réunissaient en tourbillon dans l'air au-dessus de la
maison nue, et allaient et venaient comme des fous en jetant de petits
cris désespérés; on eût dit qu'un renard était entré furtivement dans
leur nid et avait mangé leurs oeufs pendant qu'ils étaient sortis de
l'arbre.


CII

Ainsi chaque jour resserrait notre pauvre vie; mais ce fut bien pis,
quelques semaines après, quand les quenouilles de maïs furent mûres et
que la seconde récolte des feuilles de mûrier demanda à être cueillie.
Tous les jours, comme si nous avions été des voleurs, des agents du
sbire rôdaient ici et là dans nos alentours, épiant les chèvres et les
moutons qui nous donnaient le lait et la laine dans notre pauvreté
toujours croissante; l'huile de la lampe, que nous entretenions dans
la cabane, le soir, devant la Madone, ne pouvant plus en acheter à la
ville, semblait leur faire envie; ils prétendaient que Fior d'Aliza,
sa mère et Hyeronimo, nous n'avions pas le droit d'aller cueillir les
noisettes que nous pilions dans le mortier pour en tirer quelques
gouttes. Ils disaient que ces noisettes des bois voisins et sans
maître appartenaient bien aux écureuils, mais pas à nous; ils ne
voulaient pas non plus que nous ramassassions la mousse des steppes
des voisins pour en faire des litières à nos bêtes, parce que,
disaient-ils, la mousse tient chaud à la terre, et que cette terre
n'était plus à nous. S'ils avaient pu, ils auraient confisqué le vent
et interdit aux petites hirondelles de venir nous réjouir de leur
babillage dans leurs nids cachés sous le rebord du toit. Mon Dieu!
avions-nous à souffrir! Et cependant l'air est si bon ici sur ces
cimes où la _mal'aria_ n'ose pas monter.

Hyeronimo devenait le plus bel adolescent de toute la plaine de
Lucques; quant à Fior d'Aliza, la force de la jeunesse est telle
qu'elle florissait d'autant mieux sous nos larmes qu'elle avait plus
de peine, comme ces herbes du bord de la cascade, qui sont d'autant
plus riches et d'autant plus rouges qu'elles sont plus souvent
mouillées par l'écume et resséchées par le rayon de soleil. Elle
chantait déjà sur la porte qu'elle avait encore une goutte de pleurs
sur les cils des yeux. On dit qu'elle éblouissait tous les pèlerins,
qui s'arrêtaient exprès pour lui demander une gorgée d'eau dans sa
cruche. «Si les anges habitaient encore les hauts lieux, disaient-ils
entre eux, en s'éloignant et en se retournant pour la regarder encore,
nous dirions que ce n'est pas une fille de l'homme, mais une créature
de lumière.» J'étais tout réjoui quand la mère de Hyeronimo, qui
l'aimait comme sa fille, me rapportait ce qu'elle avait entendu ainsi
de la bouche des passants. Hyeronimo s'en apercevait aussi tous les
jours davantage; il en était fier, mais aussi un peu jaloux. Il
n'aimait pas que ces sbires rôdassent sans cesse ainsi autour de nos
limites. Fior d'Aliza, toutes les fois qu'elle sortait pour mener les
chèvres à la feuille, l'appelait pour l'accompagner; avec lui, elle
n'avait plus peur.


CIII

Cependant, un matin qu'il était allé dénicher des oeufs de faisan dans
les bruyères au plus haut des montagnes, derrière l'ermitage des
Camaldules, elle eut bien plus que peur, et nous avec elle, hélas!

Une bande de bûcherons de la plaine, armés de leurs grandes haches et
de leurs longues scies d'acier pour abattre et débiter le bois dans
les forêts, parut avec l'aurore au pied du gros châtaignier; ils
s'assirent en cercle autour des racines, aiguisèrent leur hache et
leur scie sur des pierres de grès, débouchèrent leurs fiasques de vin,
se coupèrent des tranches de pain et de fromage, et se mirent à
déjeuner gaiement tout près de nous.

Je m'approchai timidement d'eux, et je leur demandai poliment
qu'est-ce donc qu'ils venaient faire si haut et si loin dans une
partie des montagnes où jamais la hache des bûcherons n'avait retenti
depuis que le monde est monde.

--Vous allez le savoir, mon ami, me répondit une voix qu'il me sembla
reconnaître à son accent de méchanceté hypocrite (ma belle-soeur, qui
était accourue à son tour avec Fior d'Aliza, me dit vite que c'était
celle du scribe Nicolas del Calamayo); vous allez le savoir à vos
dépens. Dites adieu à votre arbre, il ne vous donnera ni ombre ce
soir, ni châtaignes cet automne. Le propriétaire l'a vendu hier au
maître de ces bûcherons, pour l'abattre et pour l'exploiter à son
profit. Il m'a chargé de monter à sa place jusqu'ici pour leur livrer
l'arbre et pour verbaliser contre vous si vous mettiez obstacle à la
livraison.

--Comment si j'y mets obstacle! m'écriai-je en me précipitant les deux
bras ouverts et tendus devant moi pour me jeter entre l'arbre et la
hache; mais c'est comme si vous commandiez de ne pas m'opposer à ce
qu'on enlevât ma tête aveugle de dessus mes épaules! Cet arbre,
monsieur, c'est autant que ma tête!... c'est plus que ma pauvre tête,
ajoutai-je en pleurant; c'est la vie de toute ma famille, c'est le
père nourricier de ma soeur, de mon neveu, de ma fille et de moi! Vous
savez bien, vous qui avez apporté le papier qui nous a dépouillés de
tout ce qui faisait vivre ici les Zampognari depuis les siècles des
siècles, vous savez bien qu'on ne nous a laissé que ces trois grosses
branches qui s'étendent de notre côté sur la pelouse et sur la maison
qui nous restent; vous savez bien que ces branches sont à nous, c'est
encore assez, car l'arbre est si grand que ces seules branches, le
quart de l'arbre, nous rempliront encore au moins huit sacs de
châtaignes; c'est juste ce qu'il faut pour quatre bouches, en
économisant. Vous me tueriez plutôt contre le châtaignier que de vous
laisser porter la hache sur son écorce; si quelque chose est à nous
sur la terre, c'est lui! Oserez-vous nier que le papier des juges me
réserve en jouissance tout le bois, toutes les feuilles, toute
l'ombre, tous les fruits de ce côté?

--Non, répondit l'homme de loi, je ne le conteste pas; mais, de votre
côté, oserez-vous nier que la propriété de l'arbre lui-même est au
capitaine des sbires, et que, quand il aura fait de sa propriété ce
qu'il a le droit d'en faire, votre droit tout conditionnel, à vous, ne
subsistera plus; car, puisqu'il est le propriétaire, il a le droit
d'abattre l'arbre, et, le tronc une fois abattu, que deviennent les
branches?

                                                            LAMARTINE.



CXXVIe ENTRETIEN

FIOR D'ALIZA

(Suite. Voir la livraison précédente.)


CIV

--J'avoue, monsieur, que je n'y avais jamais pensé et que je restai
muet à cette réponse; mais si ma parole ne pouvait repousser sa
raison, toute ma vie en moi protestait contre cette iniquité de
l'homme de loi.

Magdalena et Fior d'Aliza alors, qui n'avaient jamais, plus que moi,
pensé seulement qu'on pouvait nous abattre le châtaignier sur la tête,
ne cherchaient pas de raisons, mais des supplications contre cet
homicide.

Tombées à genoux aux pieds de l'homme noir, elles levaient leurs mains
vers ses mains, le conjurant de nous laisser vivre, et lui expliquant,
ainsi qu'aux bûcherons, que nos quatre vies tenaient aux racines et
aux branches de ce toit nourricier de leurs pères. Ah! si vous les
aviez entendues, monsieur, demander aux bûcherons avec quoi elles me
nourriraient dans cette cabane, désormais sans le moindre champ à
cultiver autour des murs? sur quoi, elles coucheraient leur pauvre
petit troupeau, dont les feuilles du châtaignier étaient la nourriture
et toute la litière? Il y avait de quoi fendre le tronc de l'arbre,
mais non le coeur de l'homme de loi.

Cependant il faut être juste, les bûcherons semblaient attendris en
voyant cette belle jeune fille, inondée de larmes jusqu'au bout des
mèches de ses cheveux épars sur son sein d'enfant. Ils se regardaient
entre eux, ils comprenaient cette misère, ils regardaient la masse,
la magnificence et la verte vieillesse féconde de l'arbre; ils
détournaient le tranchant de leurs haches sur lesquelles quelques
gouttes de leurs yeux tombaient silencieusement.

--Allons, à l'ouvrage! dit l'homme de loi.

Les bûcherons semblaient hésiter à obéir: l'un dit qu'il ajuste le
manche de sa hache, l'autre que les dents de sa scie ne mordent pas.


CV

Pendant cette hésitation des bûcherons, Calamayo, l'homme noir,
feignit de se laisser attendrir par les larmes de la mère et de
l'enfant; il tira un peu à l'écart Magdalena, et lui dit à voix basse
quelques mots à l'oreille avec un faux air de bonté:

--Peut-être, lui dit-il, y aurait-il encore un moyen de sauver le
châtaignier, si vous étiez une femme d'esprit et une mère raisonnable?
Le capitaine des sbires a le coeur sensible, quoiqu'il ait déjà la
barbe un peu grise; il est garçon, il est riche, il est ennuyé de
vieillir seul, sans joie dans sa maison, sans enfant après lui pour
hériter de ses _scudi_ et de son domaine; il a été ébloui, à ses
voyages dans la montagne, de la beauté de votre fille et de son
innocence. Qui sait, si vous lui envoyiez Fior d'Aliza, avec un panier
de figues et de châtaignes à son bras, lui demander la grâce du
châtaignier et des figuiers, s'il ne vous accorderait pas à cause
d'elle la vie de l'arbre et même la restitution du domaine tout entier
de vos pères? Tout dépendrait de vous, j'en suis sûr; on ne refuse
rien à une _sposa_ qui donne son coeur en échange d'un morceau de
terre sur la montagne. Que dites-vous de mon idée? Voyons, pensez un
peu; je vous donne pour réfléchir le temps que l'ombre de cette
branche mettra à se replier jusqu'à ses racines.


CVI

Magdalena resta immobile, pétrifiée, muette à ces paroles dont elle
comprit bien la malice. L'idée de dépayser ma fille de la cabane où
elle ne faisait qu'une avec nous trois; l'idée de la séparer
d'Hyeronimo, dont elle n'avait jamais été désunie depuis la mamelle
qui les avait nourris l'un et l'autre; l'idée de jeter cette âme, qui
rayonnait semblable au soleil de tous nos matins sur notre fenêtre,
comme un misérable tas de _baïoques_ de cuivre à un étranger, en
échange de la place qu'il nous laisserait ainsi pour végéter sur la
montagne, lui souleva le coeur.

--Moi, monsieur, donner Fior d'Aliza pour quoi que ce soit, même pour
ma pauvre vie en ce bas-monde! Ah! si c'est là le prix qu'exige le
ciel pour nous épargner, qu'il nous tue tout de suite; qu'il nous
ensevelisse tous les quatre ensemble dans le tronc de l'arbre que ces
bourreaux de bûcherons vont abattre sur nos têtes! Mille fois plutôt
mourir que de céder ma fille à cet homme dur! Quand ce serait même le
prince de Lucques, il n'aurait pas assez de son duché pour la payer à
sa tante, à son père et à Hyeronimo; c'est comme si vous me disiez
qu'on va payer à quelqu'un le souffle de sa respiration; quand la
somme serait comptée, l'homme serait mort.

Elle fondit en larmes et elle devint rouge comme une feuille morte de
notre treille coupée, de douleur et de honte de ce qu'on osait
seulement lui faire une si offensante proposition.


CVII

--Eh bien! voilà l'ombre de la branche qui touche aux racines, dit
Calamayo en la regardant d'un regard de cruelle interrogation. Allons!
à vos haches et à vos pioches! cria-t-il aux bûcherons.

Ils levèrent leurs haches, et je les entendis retomber sur le tronc
près des racines avec un bruit sourd, tout semblable au bruit des
pelletées de terre pierreuse que j'entendis tomber sur la bière de mon
frère et de ma jeune femme quand nous allâmes les ensevelir, il y a
treize ans, là-haut, au cimetière des Camaldules; les éclats d'écorce
de bois volèrent sous l'acier jusqu'à nos pieds. Nous perdîmes la
raison à ce bruit; il nous sembla que chaque coup du tranchant des
haches nous emportait un morceau de nos coeurs. Magdalena, Fior
d'Aliza et moi, nous tombâmes à terre, et nous nous traînâmes sur nos
genoux vers le châtaignier en lui faisant un rempart de nos mains
étendues, en l'embrassant de nos bras, de nos poitrines, de nos
bouches, comme si l'on avait voulu tuer notre père et notre mère.

Les bûcherons s'arrêtèrent, leurs haches levées, de peur de nous
blesser en les laissant retomber contre le pied de l'arbre.

--Écartez ces misérables insensés, s'écria l'homme de loi, qui font
violence à la justice!


CVIII

À ces mots, il prit Fior d'Aliza par l'épaule et la jeta rudement en
arrière sur une racine, où son front évanoui toucha rudement, et où la
veine de sa tempe jeta quelques gouttes de sang qui rougit sa joue et
ses beaux cheveux blonds; puis, aidé par deux des plus robustes
bûcherons, il repoussa violemment Magdalena et moi du tronc de
l'arbre.

Pendant ce temps, il faisait signe aux autres de frapper plus fort
sur l'entaille déjà ouverte dans le tronc du châtaignier, et les
éclats de l'écorce et du bois saignant jonchaient l'herbe aux pieds
des ouvriers.

Presque évanouis tous les trois de douleur et de la secousse qui nous
avait précipités à terre, nous entendîmes les coups redoublés comme
d'un autre monde, et le petit chien Zampogna, qui avait cessé
d'aboyer, léchait, tout haletant, le sang rose sur la tempe de sa
jeune maîtresse, Fior d'Aliza.

--Tenez, monsieur, on voit, à ce qu'on dit, encore la marque, ajouta
l'aveugle en promenant le doigt sur la joue de la jeune _sposa_.


CIX

À ce moment, continua-t-il, Hyeronimo, qui descendait des hauteurs des
Camaldules avec un énorme fagot de genêts sur le cou, entendit les
aboiements de Zampogna, les coups de hache des bûcherons, les voix
larmoyantes de sa mère, de Fior d'Aliza et de moi; à travers une
clairière, il vit Calamayo et ses hommes qui nous arrachaient avec
violence du tronc de l'arbre, et qui nous rejetaient sans pitié sur
les pierres et sur les racines arrosées du sang du visage de sa
cousine. Il jeta son fagot pour courir plus vite, et, tenant à la main
le hacheron qui lui servait à couper les genêts et les bruyères pour
le feu de l'hiver prochain, en trois bonds, avec de grands cris qui
nous réveillèrent de notre demi-mort tous les trois, il s'élança entre
nous, l'arbre et les bûcherons, et, brandissant sa hachette sur leurs
têtes, il les écarta, tous étonnés et tous tremblants, à une certaine
distance, groupés autour de Calamayo.

Sa fureur redoubla en voyant le sang de sa cousine. En deux mots, nous
lui racontâmes la scène qui venait de se passer.

--Misérables lâches! cria-t-il à Calamayo et à ses acolytes, vous
n'aurez la vie du châtaignier qu'avec ma vie! L'arbre est la vie de ma
mère, de mon oncle, de ma cousine, de nos pères et de nos enfants;
tuez-nous tout de suite si vous voulez le tuer, mais vous ne le tuerez
pas, moi vivant!

À ces mots, il s'approcha, avec un geste désespéré et pitoyable, les
bras en l'air, de l'entaille déjà profonde de l'arbre, et, tout pâle
de douleur, il pleura un moment en silence comme on pleure sur la
blessure d'un homme mourant d'un coup de feu.


CX

Cependant un dialogue terrible et menaçant s'était établi à distance
entre Hyeronimo et Calamayo, abrité, contre le jeune homme, derrière
le groupe armé de ses bûcherons.

--Vous êtes témoins, disait l'homme de loi, que ce jeune insensé s'est
opposé avec violence, et une arme à la main, à l'abattement de
l'arbre, et qu'il fait opposition à la justice. Nous cédons à ses
menaces pour ne pas ensanglanter le débat, nous prenons acte de son
délit et nous réservons les droits à l'exécution de l'ordre, auquel
nous sommes délégués, pour les faire exécuter en leur temps par la
force publique.

Calamayo et ses ouvriers se retirèrent après cette protestation en
nous faisant des gestes et en poussant des clameurs de vengeance. Ma
pauvre soeur, prenant la tête ensanglantée de Fior d'Aliza sur ses
genoux, étancha le sang que sa chute sur la racine faisait égoutter de
sa tempe. Hyeronimo alla puiser de l'eau dans le creux de ses deux
mains pour laver et démêler ses beaux cheveux blonds, humides de sang
et poudrés de terre.

Ce fut alors que nous pleurâmes tous les quatre, comme nous n'avions
jamais pleuré. Hélas! nous étions restés vainqueurs, grâce à
l'apparition et au courage d'Hyeronimo.

L'entaille de l'arbre, quoique saignante, n'était pas mortelle: en
plaquant de la terre humide sur la blessure et en la recouvrant de
morceaux d'écorce reliés autour du tronc par des lianes, nous pouvions
le guérir et vivre encore de ses dons d'automne tous les hivers; notre
petit troupeau de chèvres et de cabris nous alimenterait pendant la
belle saison, nos figues sèches nous remplaceraient les raisins
disparus avec la vigne; mais nous ne nous dissimulions pas que le
châtaignier n'avait pas longtemps à vivre, puisque le sbire et son
conseiller avaient juré de nous réduire à la mendicité et de nous
expulser par la faim de notre pauvre nid sur la montagne.


CXI

Ma soeur nous raconta l'amour du capitaine des sbires pour sa belle
enfant, la condition que l'avocat avait mise tout bas à la vie du
châtaignier et à la restitution de nos petits champs, troqués contre
la cousine d'Hyeronimo. À cette confidence, Hyeronimo, sans rien dire,
devint plus rouge et plus resplendissant de colère contenue, que quand
il s'était jeté, sa hachette à la main, seul contre dix hommes armés.
Fior d'Aliza ne le vit pas, mais elle devint pâle comme un linge et se
colla convulsivement contre le sein de sa mère.

Quant à moi, je mis ma tête aveugle entre mes deux mains, sur mes
genoux tout tremblants, et je pressentis confusément de grands
malheurs. Hélas! pourquoi ces seigneurs pèlerins de Lucques nous
avaient-ils découverts dans notre pauvre cabane, et pourquoi Fior
d'Aliza les avait-elle éblouis, comme une étoile dans un ciel de nuit,
sur nos montagnes, éblouit l'oeil et fait rêver à mal le berger!


CXII

Ces pressentiments n'étaient que trop fondés, monsieur; pourtant nous
fûmes bien tranquilles pendant un certain temps après l'événement du
châtaignier; nous guérissions avec beaucoup de soins sa blessure,
comme vous voyez; tous les jours Hyeronimo et Fior d'Aliza apportaient
au pied de l'arbre des mottes de terre humide, enlevées au bord de la
grotte, pour rafraîchir l'arbre et pour le panser comme on panse un
malade. Nous nous flattions qu'on nous avait oubliés là-bas, dans ce
coin de rocher, où nous ne faisions point d'autre mal que de respirer,
de nous aimer et de vivre.


CXIII

Mais l'amour d'un débauché qui a vu une innocente, et qui pense
l'emmener dans sa maison, est un charbon ardent qui brûle la main et
qui ne laisse pas dormir celui qui ne craint pas Dieu plus que le feu
dans ses veines. La maudite beauté de l'enfant ne sortait plus de
l'oeil du sbire. Il avait résolu, par les conseils de Calamayo, sans
doute, de nous entraîner dans la misère, d'éteindre notre foyer, de
nous contraindre à aller mendier notre pain dans les rues de Lucques,
de nous y ramasser ensuite comme des vagabonds, de nous jeter, ma
soeur et moi séparément, dans un hôpital, de forcer Hyeronimo à
s'expatrier dans les Maremmes ou sur quelque felouque de pêcheur; de
faire enfermer, à cause de sa jeunesse et de sa beauté, Fior d'Aliza
dans un couvent, pour l'y faire élever en dame et pour l'épouser
ensuite comme par charité, grâce à l'abbesse qui était sa parente et
sa complaisante.

Le frère Hilario, qui connaissait la malice du monde de la ville, nous
a raconté ensuite toute la chose; mais encore, de quoi pouvions-nous
douter? Et quand même nous nous serions doutés de quelque complot de
ce genre, comment pouvions-nous nous en défendre? Nous n'avions de
notre côté que la Providence; mais il y a des temps où elle se cache
comme pour épier jusqu'où va la patience des bons et la perversité des
méchants. En ce temps-là, elle paraissait nous avoir entièrement
oubliés.


CXIV

Un jour que nous étions sans défiance, ma soeur auprès de sa
quenouille sur le seuil de la cabane; moi occupé à tresser des nattes
de _sparteria_ avec des joncs devant la porte, assis au soleil;
Hyeronimo à retourner les figues qui séchaient sur le toit; Fior
d'Aliza et le chien, à garder ses chèvres et ses chevreaux, bien loin
derrière les châtaigniers, dans les bruyères qui touchent à notre
ancien champ de maïs, sa chèvre entraîna par son exemple ses chevreaux
à descendre du rocher dans le maïs et à brouter les mauvaises herbes
entre les cannes déjà mûres; cela ne faisait aucun mal, monsieur, car
les feuilles des cannes étaient déjà jaunes et sèches, et les
chevreaux ne les mordillaient seulement pas; le petit chien Zampogna
s'amusait innocemment à courir à travers les cannes après les
alouettes, et à revenir tout joyeux vers Fior d'Aliza qui lui jetait
des noisettes pour les lui faire rapporter dans son tablier.

Tout à coup, cependant, voilà qu'elle s'aperçut que les chèvres
s'égaraient, par habitude, hors de la bruyère, sous les châtaigniers
qui étaient à nous; elle lança de la voix et du doigt le petit chien
après les animaux pour qu'il les ramenât, comme il avait coutume, à
leur devoir. Mais, au moment où Zampogna atteignait la chèvre et ses
petits et aboyait autour d'eux pour les faire sortir du maïs, voilà
six coups de feu qui résonnent comme des tonnerres derrière les
sapins, de l'autre côté du champ, et trois sbires, leurs fusils
fumants à la main, qui sortent avec de grands cris de la sapinière et
qui se jettent comme des furieux à travers les cannes.

La chèvre laitière était tombée morte du coup, sur le corps d'un des
deux chevreaux blancs qu'elle allaitait; l'autre, blessé d'une
chevrotine au cou, tout près des oreilles, perdait tout son sang et
était venu se réfugier, par instinct, entre les pieds nus de Fior
d'Aliza; le petit chien, une jambe de devant à demi coupée par une
balle, hurlait, en traînant sa jambe, derrière elle; la pauvre
petite, atteinte elle-même de quelques gros grains de plomb qui
avaient ricoché, aux deux bras, jetait des cris déchirants, non sur
ses blessures qu'elle ne sentait pas, mais sur le carnage de sa
chèvre, de ses chers chevreaux et du pauvre Zampogna; elle courait
vers nous en emportant le chevreau expirant sur son sein, suivie de
Zampogna qui marchait sur trois pattes et qui arrosait l'herbe de son
sang.


CXV

À ces coups de feu, à ces cris, à cette vue, monsieur, nous nous
étions tous levés en sursaut, comme à un coup de feu du ciel, pour
courir au-devant de notre enfant; la mère nous devançait les bras
tendus, les cheveux épars; moi-même je courais au bruit sans mon
bâton, comme si j'y avais vu clair, à la seule lueur de mon coeur;
Hyeronimo, s'élançant du toit d'un seul bond, avait décroché du mur,
en passant, l'espingole de son père, qui n'avait pas été déchargée
depuis sa mort; il courait comme le feu du ciel au secours de Fior
d'Aliza, à la fumée des six coups de feu, flottant comme un brouillard
sur les cannes de maïs. Arrivé à quelques pas de sa cousine, à la vue
de son sang et à la voix du sbire, il avait tiré au hasard son coup de
feu sur ces assassins; un d'eux, soutenu par ses compagnons,
s'enfuyait avec eux frappé d'une balle à l'épaule.

--Scélérat! criaient-ils en s'éloignant, dernière portée d'un nid de
brigands! tu as été pour ton malheur plus adroit que tu ne croyais
l'être. Va! tu t'es tué toi-même en frappant notre sergent: vie pour
vie, sang pour sang; ce sera ton premier et dernier crime.

Et nous les entendîmes, cachés par les sapins, casser et couper des
jeunes tiges pour en faire un brancard sur lequel ils emportèrent leur
camarade mourant à la ville.


CXVI

Nous étions si troublés des blessures aux bras de la jeune fille, de
la mort de tout notre pauvre troupeau, notre nourricier, et de la
jambe coupée du pauvre chien, mon seul guide dans la montagne, que
nous ne pensâmes seulement pas que ces hommes pouvaient remonter en
force, après avoir laissé leur sergent blessé ou mort à leur caserne
et déposé en justice contre nous. D'ailleurs, qu'avions-nous à nous
reprocher que d'avoir rendu feu pour feu, en défendant la vie ou en
vengeant le sang de notre innocente contre des assassins qui l'avaient
frappée en traître, et qui avaient répandu un sang plus pur que celui
d'Abel?

Le chevreau qu'elle portait encore, la tête renversée sur son épaule,
expira sur ses genoux en entrant à la maison. Hyeronimo arracha avec
ses dents les six gros grains de plomb qui étaient entrés sous sa
peau, aussi tendre qu'une seconde écorce de châtaigne; sa mère lava
les filets de sang qui en sortaient et pansa ses bras avec des
feuilles de larges mauves bleues, retenues sur la blessure avec des
étoupes fines.

Hyeronimo arrêta le sang que perdait Zampogna en entourant l'os de sa
pauvre jambe coupée d'une terre glaise, et en retenant cette terre
humide autour de l'os nu avec une bande arrachée de sa manche de
chemise. Vous voyez que la pauvre petite bête est bien guérie,
monsieur, dit l'aveugle en m'indiquant de la main le petit chien,
aussi alerte que s'il avait eu ses quatre jambes, et, une fois guéri,
il m'a conduit tout aussi bien dans les plus mauvais pas avec ses
trois pattes qu'avec quatre.

Un boiteux, monsieur, ajouta-t-il en souriant et en caressant de la
main la soie de Zampogna, n'est-ce pas assez pour un aveugle?

Cependant je vis une larme mouiller ses yeux sans regard, en caressant
son ami estropié, le pauvre Zampogna.


CXVII

--Quelle nuit nous passâmes! monsieur. Magdalena, debout, allant sans
cesse écouter si Fior d'Aliza respirait aussi doucement qu'à
l'ordinaire; Hyeronimo, le chien sur sa poitrine, pour l'empêcher de
faire un mouvement qui dérangeât son appareil de terre et de chanvre;
moi, assis contre la porte avec le chevreau mort entre mes pieds,
pensant à la chèvre et à la nourriture de la maison qui avait tari
pour jamais avec sa mamelle percée de balles! Qu'allions-nous devenir
avec de l'eau au lieu de lait pour assaisonner nos châtaignes sèches
et nos figues coriaces? Comment soutiendrions-nous tous les quatre
notre pauvre vie? Nous n'avions plus ni raves, ni maïs, ni goutte de
vin, plus rien que les salsifis sauvages, les chicorées amères et
l'oseille acide, qui poussaient çà et là dans les lagunes humides aux
creux des hautes montagnes; il ne restait plus un seul _baïoque_ de
notre dernière récolte de soie, depuis que les mûriers donnaient leurs
feuilles au fermier du sbire; et puis comment sortirais-je pour aller
à la messe, le dimanche, aux Camaldules, si le pauvre Zampogna, que
j'entendais respirer en haletant, venait à ne pas réchapper de son
coup de feu? Ah! Dieu préserve mon pire ennemi d'une nuit comme celle
que nous passâmes entre ces deux désastres de la cabane! Il n'y avait
que l'innocente Fior d'Aliza qui dormait, quoique blessée, aussi
tranquillement que l'agneau qui a laissé de sa laine dans les dents
du loup.


CXVIII

Tout étourdis que nous étions par les événements de la journée, et
tout abattus par la terreur qui nous enlevait jusqu'à la pensée du
lendemain, cependant nous ne pouvions pas attendre le grand jour pour
soustraire Hyeronimo au danger qui le menaçait et aux menaces que les
sbires avaient proférées en s'éloignant.

--Il faut te sauver aux Camaldules, lui dit sa mère; tu appelleras du
pied du mur, le frère Hilario, et tu le supplieras de t'ouvrir la
chapelle où le _bandit_ de San Stefano a vécu jusqu'à quatre-vingt-dix
ans dans un asile inviolable à tous les gendarmes de Lucques, de
Florence et de Pise, protégé par la sainteté du refuge. Les dimanches,
après la messe, nous irons, ton père, Fior d'Aliza et moi, te porter
ton linge et ta nourriture de la semaine.

--Bénie soit l'idée de ta mère, m'écriai-je en embrassant Hyeronimo,
qui pleurait en regardant sa cousine endormie..... Allons, courage,
mon pauvre garçon, lui dis-je; le seul moyen de les revoir et de nous
revoir tous dans de meilleurs jours, c'est de suivre le conseil de ta
mère; c'est l'âme de ton père qui l'inspire. Ne perds pas un instant;
embrasse-nous et recommande-toi à Dieu et à ses saints. Voilà la lune
qui se baigne déjà à moitié dans la mer de Pise, pour laisser place au
soleil; tu n'as plus qu'une demi-heure de nuit pour monter invisible,
à travers les bois, aux Camaldules. Si le sbire que tu as blessé est
mort, les sbires seront ici en même temps que le jour. La vengeance
des hommes irrités est matinale.

En parlant ainsi je tenais le loquet de la porte de la cabane pour le
pousser dehors, tout en pleurant comme lui; sa mère et sa cousine,
réveillées par le bruit de mes sanglots et des siens, sanglotaient de
leur côté dans l'ombre. Un dernier rayon de la lune, à travers les
feuilles mortes de la vigne, éclairait ces mornes adieux; les bras se
détachaient pour se resserrer encore.


CXIX

Ah! elle en a entendu, cette nuit-là, des lamentations, cette voûte,
ajouta avec force l'aveugle; elle en a entendu autant que le jour où
les cercueils de ma femme et de mon frère furent cloués à nos oreilles
par le marteau du fossoyeur des Camaldules! Quatre coeurs qu'on
arrache à la fois les uns des autres, ça fait du bruit autant que
quatre planches qu'on scie et qu'on cloue pour ensevelir quatre vies!

Eh bien! monsieur, ce n'était rien que cette séparation de quelques
jours ou de quelques années, avec l'espérance de se revoir à travers
les barreaux de la chapelle du refuge des Camaldules tous les
dimanches, et de se dire, de la bouche et des yeux, ce qui chargeait
le coeur. Le malheur était plus près que nous ne pensions. À peine
avais-je posé le doigt sur le loquet et entre-bâillé la porte, sans
rien entendre, excepté le vent de l'aurore pleurant doucement dans
les branches des sapins, que la porte, cédant violemment aux épaules
de douze ou quinze soldats embusqués, muets autour de la cabane, me
renversa tout meurtri jusque sur la cendre du foyer; et ces soldats,
s'engouffrant dans la chambre et faisant résonner les crosses de leurs
carabines sur les dalles, se jetèrent sur Hyeronimo, le précipitèrent
à leurs pieds dans la poussière, et lui lièrent les mains derrière le
dos avec les courroies de leurs fusils; ils lui attachèrent une longue
chaînette de fer à une de ses jambes, comme on fait à la bête de somme
aux bords des fossés pour la laisser paître sans qu'elle puisse
pâturer plus loin que sa chaîne; puis, le relevant de terre à coups de
pieds et à coups de crosses:

--Marche, brigand, lui crièrent-ils, on va te confronter avec le
cadavre de ta victime, et tu ne pourriras pas longtemps dans le cachot
qui t'attend. Et quant à toi, petite couleuvre aux écailles luisantes,
dis adieu à ton trou dans les racines du châtaignier, tu n'y resteras
pas longtemps; les religieuses de la maison des novices ne tarderont
pas à t'envoyer prendre pour te donner une éducation moins sauvage.
Pour toi, misérable taupe de rocher, et pour ta vieille Parque de
soeur, ne vous inquiétez pas de votre pain; il y a des hôpitaux dans
le duché pour les aveugles et pour les veuves sans secours, et deux
grabats ne vous y manqueront pas pour mourir.


CXX

En nous jetant ces insultes pour consolation, ils chassèrent devant
eux Hyeronimo enchaîné, dont les anneaux de fer résonnaient sur les
roches, sans nous permettre même de l'embrasser pour la dernière fois.
Je les suivis de l'oreille et du coeur aussi longtemps que je pus
entendre le bruit des pas de l'escorte. Magdalena, étendue à terre sur
le seuil de la porte, mordait l'herbe et les pierres en appelant
éperdument son fils.

Hélas! il était déjà bien loin sur le chemin de la mort et il ne
pouvait entendre la voix de sa mère.

À moi, du moins, ma fille me restait. Je voulus rentrer dans la maison
pour m'assurer, en la touchant sur ses cheveux, que je n'étais pas
sans Providence sur la terre; depuis le grand cri qu'elle avait jeté
en se roulant sur le pavé, quand on avait terrassé et enchaîné son
cousin, nous n'avions pas entendu seulement soupirer dans la cabane. À
la faible lueur de jour naissant qui me reste dans les yeux, j'étendis
la main du côté où je l'entendais remuer, pour démêler, comme à
l'ordinaire, ses beaux cheveux avec mes doigts, et pour approcher de
son front ma bouche.

Jésus Maria! miséricorde! monsieur, qu'est-ce que je devins? Je devins
pierre comme la statue de la femme de Noé quand, au lieu de tomber sur
ses belles tresses de soie blonde qui partaient du faîte de son front
et qui se déroulaient jusque sur ses deux épaules, je sentis sous ma
main une tête toute ronde et tout frais tondue, qui cherchait à se
dérober à mon attouchement comme quelqu'un qui a honte et qui baisse
le visage; je crus rêver. Ma main glissa du front sur le cou; ce fut
bien une autre surprise, monsieur: au lieu de cette douce peau blanche
d'enfant qui caressait la main comme une feuille lisse et fraîche de
muguet, quand je touchai ses épaules à l'endroit où elles sortent du
corsage de laine, je sentis le rude poil velu d'une veste de bure,
comme celle des _pifferari_ des Abruzzes, et, en descendant plus bas
vers la taille, une ceinture de cuir à boucles de laiton, de larges
braies et de grosses guêtres boutonnées sur des souliers ferrés qui
résonnaient comme des marteaux sur l'enclume.


CXXI

Je poussai un cri de surprise et d'horreur; la mère accourut, se signa
et tomba à la renverse à l'aspect de ma fille ainsi défigurée. La
pauvre enfant, surprise dans sa mue, tomba de son côté, à demi
habillée, sur le bord du lit, couvert de sa robe, du corsage et des
cheveux qu'elle venait de dépouiller.

Un grand silence remplit la cabane.

--Malheureuse! qu'as-tu fait et que voulais-tu faire? m'écriai-je, en
même temps que sa tante Magdalena levait les bras en l'air pour
s'étonner et se désespérer.

La jeune fille fut longtemps sans répondre ni à moi ni à sa tante;
elle tenait sa tête entre ses mains et se cachait les yeux avec les
belles tresses coupées de ses cheveux d'or, qui dégouttaient de ses
larmes.

Parle donc! mais parle donc! lui dîmes-nous à l'envi.



CHAPITRE V


CXXII

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais ici, monsieur, il faut qu'elle nous dise elle-même ce qui s'était
passé dans sa tête et dans son coeur si soudainement, en voyant son
cousin traîné à la mort par les sbires, et tout ce qui se passa
ensuite entre elle et lui à Lucques après que nous fûmes séparés les
uns des autres pendant ces six mortels mois, plus longs que toute une
vie d'homme.

Allons, Fior d'Aliza, continua-t-il en s'adressant à la jeune et
rougissante _sposa_, conte au seigneur ton idée en faisant ce que tu
fis, et comment la grâce de Dieu a tout fait tourner, malgré tant de
transes, au profit de l'amour. Regardez ce bel enfant de trois mois
qui dort, tout rose, sur sa coupe blanche et toujours pleine; c'est
pourtant un fruit d'une veille de mort. Qui le dirait à le voir.

La jeune mère regarda en dessous le visage endormi de son beau
nourrisson et sourit de souvenir en s'envermeillant de pudeur; puis
elle raconta, sans lever une seule fois les yeux, et comme par pure
obéissance à son père, ce qu'on va lire. Cela sortait de sa bouche
sans chaleur, sans exclamation, sans style, sobrement, simplement,
sans bruit, sans couleur, comme la lumière sort de la lampe quand on
l'allume. Le crépuscule, qui commençait à tomber et à assombrir l'air
dans la cabane, la vêtissait d'une brume de Rembrandt, dans l'angle,
entre l'âtre et la fenêtre; ce demi-jour, presque nuit, rassurait sa
timidité un peu sauvage; et puis on voyait qu'elle attendait quelqu'un
à chaque minute (c'était Hyeronimo), et qu'elle avait besoin de parler
fièvreusement de lui et d'elle pour dévorer par des paroles
l'amoureuse impatience de ce cher retour.

Quant à l'enfant, il continuait à dormir sur le blanc oreiller,
pendant que la jeune femme allait raconter comment il était venu au
monde, entre deux rosées de sang et de larmes.


CXXIII

--Faut-il tout dire au seigneur étranger? demanda froidement Fior
d'Aliza.

--Oui, dis hardiment tout, répondit la mère; il n'y a point de honte à
s'aimer quand on s'aime honnêtement comme toi et lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


CXXIV

--Je ne savais pas que j'étais amoureuse d'Hyeronimo, dit-elle un peu
honteusement alors, et comment l'aurais-je su? Nous n'étions pas
deux, nous n'étions qu'un, moi et lui; lui et moi, c'était tout le
monde. Pour savoir si on aime quelqu'un, il faut comparer ce qu'on
éprouve pour celui-là avec ce qu'on ressent pour un autre. Il n'y
avait jamais eu d'autre entre lui et moi, tellement, ma tante, que lui
et moi ça ne faisait pas deux; et comme aussi nous n'avions jamais été
séparés ni même menacés d'être désunis l'un de l'autre, nous ne
pouvions pas savoir combien il y avait de lui dans moi et de moi dans
lui, et combien il manquerait tout à coup de moi en moi et de lui en
lui si on venait jamais à nous arracher d'ensemble.

Aidez-moi donc, ma tante; je ne sais pas dire, je m'embrouille dans
lui et dans moi sans pouvoir les démêler dans mes paroles, comme je
n'aurais pas su les démêler dans notre inclination l'un pour l'autre;
enfin, c'est comme si mon coeur avait battu dans son sein, et comme si
son coeur avait battu dans ma poitrine, ou plutôt, non, ce n'étaient
pas deux coeurs, c'était un seul coeur en deux personnes. Tellement,
mon père et ma tante, dit-elle en se tournant à demi vers eux, que
vous croyez que c'est moi qui suis ici seule avec vous; eh bien! pas
du tout, il y est tout entier avec moi; je le vois, je le sens, je
l'entends, je lui parle. De même que ses gardiens là-bas croient qu'il
est seul enchaîné sur le banc de sa galère; eh bien! non, j'y suis
tout entière avec lui et en lui, aussi présente que vous croyez me
voir ici, dans la cabane; c'était, c'est encore et ce sera toujours
ainsi. L'amour, à ce qu'il paraît, est un mystère.

Tout cela n'est que pour vous dire que je ne me doutais seulement pas
que j'aimais d'amour Hyeronimo, et que lui non plus ne se doutait pas
qu'il m'aimait d'amour jusqu'au moment où les sbires, en l'emmenant à
la mort, nous apprirent que l'un ne pouvait pas respirer sans l'autre.
Ni Dieu ni ses anges n'y pouvaient trouver à redire, n'est-ce pas,
puisque nous étions aussi innocents que ces deux gouttes de lait qui
se fondent en une seule goutte en tombant du bout de mes deux seins
sur les lèvres du petit innocent que voilà?

L'image dont cette naïve jeune mère ne soupçonnait pas même la candeur
ne fit sourire ni l'aveugle, ni la vieille tante, ni moi; tout était
pureté dans cette bouche pure, vierge d'âme, quoique avec son fruit
d'innocence sur son sein.


CXXV

--Aussi, vous le savez bien, mon père, et vous, ma tante, nous
n'avions jamais deux volontés, lui et moi. Quand il me disait: Allons
ici ou là, j'allais; quand je l'appelais, il venait partout où j'avais
fantaisie d'aller moi-même; nous ne savions jamais qui est-ce qui
avait pensé le premier, mais nous pensions toujours la même chose: à
la source, pour puiser l'eau de la maison; sur les branches, pour
battre les châtaignes; aux noisetiers, pour remplir lui sa chemise,
moi mon corset de noisettes vertes; au maïs, pour sarcler les cannes
ou cueillir les grains jaunis par l'été; à la vigne, aux figuiers,
pour couper les grappes ou pour sécher les figues mûres; à l'étable,
pour traire les chèvres, pendant qu'il les tenait par les cornes; dans
le ravin, où il y a l'écho de la grotte, pour nous apprendre à remuer
les doigts sur les trous du chalumeau de la _zampogna_, à chercher à
l'envi l'un de l'autre des airs nouveaux dans l'outre du vent qui
s'enflait et se désenflait de musique sous notre aisselle; ici, là,
enfin partout, toujours deux, toujours ensemble, toujours un! Quand
vous en appeliez un, mon père ou ma tante, il en venait toujours deux,
car votre appel ne trouvait jamais l'un sans l'autre.


CXXVI

Ce fut ainsi jusqu'à l'approche de mes quatorze ans; jusque-là, ni moi
ni lui nous n'avions senti le moindre ombrage l'un de l'autre; nous
nous regardions tant qu'il nous plaisait dans le fond des yeux, sans
que le regard de l'un troublât le moins du monde l'oeil de l'autre,
pas plus que le rayon de midi ne trouble l'eau de la grotte quand il
la regarde à travers les feuilles du frêne, et qu'il la transperce
jusqu'au fond, sans y voir seulement sombrir autre chose que son
image. Nous nous regardions quelquefois ainsi par badinage jusqu'à ce
que l'eau du coeur nous montât de fatigue dans les yeux; mais cette
eau était aussi pure que celle de la grotte au soleil.


CXXVII

Cependant, peu de temps avant le malheur du châtaignier blessé, du
troupeau tué, du plomb sur mes bras et du coup de fusil tiré
innocemment par Hyeronimo pour me défendre contre les sbires, je
commençais à changer sans savoir pourquoi, à n'être plus si bonne, si
gaie et si prévenante qu'à l'ordinaire avec le pauvre garçon, à
l'éviter sans raison, à trembler comme d'un frisson quand j'entendais
son pas ou sa voix, à rentrer à la maison pour filer à côté de ma
tante quand j'aurais pourtant mieux aimé à être dehors au soleil ou à
l'ombre auprès de lui, à me retirer toute seule avec mes chèvres et
mes moutons dans les bruyères les plus écartées, à me cacher derrière
les oseraies au bord de l'eau courante et à regarder sans voir je ne
sais quoi dans le ruisseau le jour, ou dans le firmament le soir.
J'étais bien aise qu'il ne sût pas où j'étais, et bien fâchée de ce
qu'il ne venait pas me surprendre; le moindre saut d'un petit poisson
hors de l'eau, la moindre branche d'osier qu'un oiseau faisait
tressauter en s'envolant me faisaient tressaillir; quelquefois même je
pleurais sans savoir de quoi, puis je riais quand il n'y avait pas
sujet de rire; enfin une quenouille emmêlée de contradiction, quoi!
tellement que je ne me comprenais pas moi-même, et que ma tante disait
à mon père, qui ne m'entendait plus si folâtre: «Ne t'inquiète pas,
mon frère, c'est la mue. L'oiseau fait ses ailes, la chevrette fait
ses dents, l'enfant fait son coeur.» Et je les entendais rire tout
bas.


CXXVIII

Mais Hyeronimo, qui ne comprenait rien à mes changements, à mes
silences et à mes éloignements de lui, paraissait lui-même malade de
coeur et d'humeur, de la même fièvre et de la même langueur que moi; à
mon dépit, il semblait à présent moins me chercher que me fuir; il ne
me regardait plus en face et jusqu'au fond du regard comme auparavant;
il frissonnait comme la feuille du tremble quand, par hasard, il
fallait que sa main touchât la mienne en jetant les panouilles de maïs
dans mon tablier ou en retournant les figues dans le même panier sur
le toit; nous ne nous parlions plus que de côté, quand il fallait
absolument se parler pour une chose ou pour une autre, et pourtant,
nous ne nous haïssions pas, car, à notre insu, nous étions aussi
habiles à nous chercher qu'à nous fuir, tellement qu'on aurait dit que
nous ne nous fuyions que pour nous retrouver, et que nous ne nous
retrouvions que pour nous fuir.

Je me disais: «Est-ce que je ne l'aime pas? Mais qu'est-ce qu'il m'a
fait pour le haïr?» Ou bien: «Est-ce qu'il ne m'aime pas? Mais
qu'est-ce que je lui ai fait pour qu'il me haïsse?»

Ce fut le temps où je me cachai de ma tante elle-même pour m'habiller,
toute seule, derrière la porte de la maison, les dimanches, et où je
me regardai pour les premières fois dans le morceau de miroir cassé
encadré dans le mur contre la cheminée. Il semblait que je voulusse me
faire belle pour mon ange gardien, car, quand les pèlerins passaient
par hasard près du châtaignier, et qu'ils regardaient, en se parlant
entre eux, mon visage, cela me faisait honte au lieu de me faire
plaisir; ce n'était pas pour eux que je désirais voir mes cheveux
reluire comme de l'or au soleil.


CXXIX

Pourtant je vis bien qu'Hyeronimo n'avait rien contre moi quand il
s'élança à mon secours, comme un _saint Michel_ dans le tableau,
contre les sbires, et qu'il tira, à la vue de mon sang, son tromblon
contre la gueule de six fusils braqués sur sa poitrine. Je dois même
dire que je me réjouis en moi-même de voir couler mon sang sur mes
bras, puisque ces grains de plomb qu'il m'arracha de la peau avec ses
dents lui étaient entrés plus avant qu'à moi dans le coeur.

Mais hélas! mon père et ma tante, le moment où les sbires
l'enchaînèrent, le lendemain, là, sur le plancher, et l'entraînèrent à
la prison de Lucques en l'accablant d'outrages et de menaces de mort,
m'en apprit bien vite plus que je n'en aurais su en trois ans. Je
sentis que mon coeur s'en allait tout entier avec lui et que la
chaîne de fer qui lui garrottait les membres me tirait en bas aussi
fort que si j'en avais été garrottée moi-même.

Ce ne fut point une illusion, monsieur, je le sentis comme je vous
vois; ce fut comme un poids qui fait, bon gré mal gré, trébucher une
balance. Je sautai du lit, à demi-nue, et je me dis: «Ils en tueront
deux ou je l'arracherai de leurs mains; allons!...» Son ange gardien
était entré en moi, il avait pris ma figure.


CXXX

Ma tante et mon père étaient dehors de la porte à écouter les pas des
sbires qui entraînaient Hyeronimo dans la nuit; je m'habillai dans
l'ombre, mais, quand je me vis à moitié habillée, avec mes cheveux
longs et bouclés, mal retenus par l'aiguille à la pointe de clou au
sommet de la tête, avec ma veste brodée de vert sur la poitrine, mes
bras nus sortant de ma chemise, mes manches de drap tombant vides le
long de mon corps, ma jupe courte, mes pieds nus dans mes sandales
pailletées qui me couvraient à peine les ongles des doigts, j'eus
peur, et je me dis: «Que vas-tu faire? On te ramassera à la porte de
la ville ou dans la boue des rues comme une balayure de fille, et l'on
te jettera dans un égout de Lucques pour y pourrir avec celles qui ont
vendu leur honneur, et à quoi lui serviras-tu alors, soit pour la vie
soit pour la mort? Tu auras déshonoré son nom et celui de ta mère,
voilà tout!

Mon Dieu! que faire? Et je me mis à pleurer et à prier Dieu en
retombant, la tête sur mon lit, noyée dans mes larmes.

En la relevant pour me renverser en arrière, dans mon désespoir, voilà
qu'une idée me frappe le front, comme une chauve-souris quand la
lumière de la lampe l'éveille et lui fait frôler les ailes contre mes
cheveux.


CXXXI

Sans délibérer seulement une minute, j'arrache de mon corps les
habits de femme, j'ôte mes bras de mes manches, mes pieds de mes
sandales, je prends au clou de la cheminée les grands ciseaux avec
lesquels nous tondions la laine de nos moutons au printemps, quand
nous avions encore notre petit troupeau à l'étable. Je me coupe les
cheveux sur les tempes, sur le front, sur le cou jusqu'à la racine, et
j'en jette les poignées sur mon lit; le coffre où ma tante conservait
les habits, les guêtres, les souliers, le chapeau, la zampogne de son
pauvre jeune mari défunt, me frappe les yeux au pied du lit de
Magdalena; je l'ouvre, j'en tire convulsivement toutes ces hardes
presque neuves: la chemise de toile écrue, avec la boucle de laiton à
épingle qui la resserre comme un collier au-dessous de la poitrine;
les larges chausses de velours qui se nouent avec des boutons de corne
au-dessous du genou; la veste courte à boutons de cuivre, les souliers
à clous, les longues et fortes guêtres de cuir qui en recouvrent les
boucles et qui montent jusqu'au-dessus des genoux; le chapeau de
Calabre, au large rebord, retombant sur les yeux, à la tête pointue,
avec sa ganse de ruban noir et ses médailles de la madone de
Montenero, qui pendent et qui tintent autour de la ganse. En un
moment, je fus revêtue de tout cet habillement, tantôt un peu trop
court, tantôt un peu trop large pour ma taille; mes mains, adroites et
promptes comme la fièvre qui me battait dans les tempes, les
ajustèrent si vite et si bien sur mes épaules, à ma ceinture, à mes
jambes, à ma tête, à mes pieds, qu'on aurait dit que je n'en avais
jamais revêtu d'autres, et qu'ils avaient été taillés pour moi.

Puis, prenant au fond du coffre la zampogne qui dormait silencieuse
depuis sept hivers, dégonflée et vide, auprès des habits de son
maître, j'en passai la courroie autour de mon cou et je la pressai du
coude sous mon bras gauche, de manière à ressembler trait pour trait à
un jeune _pifferaro_ des Abruzzes, qu'on écoute au pied des croix et
des niches des villages, et à qui on ne demande pas d'où il vient.

Ma tante et mon père vous diront que nous nous étions appris dès notre
tendre âge, Hyeronimo et moi, à jouer aussi bien l'un que l'autre de
cet instrument, et que mes doigts connaissaient les trous du chalumeau
aussi bien que les doigts de l'organiste des Camaldules connaissent,
sans qu'il les regarde, les touches obéissantes de son orgue.

Je m'étais dis en moi-même, en m'habillant:

Prends aussi la zampogne, cela te servira de contenance, de
gagne-pain, de passe-port, et, qui sait, peut-être de salut, à la
recherche de Hyeronimo dans la ville; car le son, c'est plus pénétrant
encore que les yeux, cela perce les murs, et si je ne puis pas le
voir, par hasard, il pourra m'entendre!

Enfin, ce fut une inspiration de quelqu'un de ces chérubins qu'on voit
jouer de leurs harpes dans les voûtes peintes du dôme des églises,
sans doute, preuve que le ciel même se plaît à la musique des
_pifferari_, qui jouent le mieux la prière de leurs coeurs, des
pauvres vieillards ou des pauvres enfants, sur leurs instruments.

Ainsi travestie, je poussai doucement la porte au crépuscule du matin,
espérant que mon père et ma tante, éloignés du seuil de la maison ou
endormis dans les larmes, ne s'apercevraient pas de mon dessein.

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


CXXXII

Mais ils ne dormaient pas, et ils étaient assis en silence, à la
claire lueur des étoiles, sur le banc qui touche à la porte.

Le bruit du loquet fit tourner la tête à ma tante; elle me reconnut et
poussa un cri de surprise et de désespoir, qui fit jeter, sans savoir
pourquoi, le même cri d'horreur à mon père aveugle.

Elle lui dit que je me sauvais, et dans quels habits!

Ils se jetèrent tous les deux, les bras étendus, entre la porte et le
chemin pour me retenir; je tombai évanouie entre leurs bras.

Ils me reportèrent ensemble sur mon lit dans la cabane; et quand ma
tante vit mes beaux longs cheveux coupés comme une toison d'agneau,
jetés sous ses pieds au bord du lit, elle jeta de tels cris qu'ils
réveillèrent les corneilles sur les branches du châtaignier.

Elle dit tout à mon père.

--Folle enfant! s'écrièrent-ils d'une même voix, et que prétendais-tu
faire en te détruisant ainsi et en te sauvant tu ne sais pas où? Et,
en abandonnant ton père et ta tante, sais-tu seulement où les sbires
ont emmené ton cousin? et pour un enfant que nous avons perdu, veux-tu
nous faire perdre encore le seul enfant que Dieu nous laisse?


CXXXIII

--Je leur dis alors, comme on parle dans le délire de la fièvre, tout
ce qu'on peut dire quand on a perdu sa raison et qu'on n'écoute rien
de ce qui combat votre folie par des raisons, des caresses ou des
menaces, que mon parti était pris; que si Hyeronimo devait mourir, il
valait autant que je mourusse avec lui, car je sentais bien que ma vie
serait coupée avec la sienne; que des deux manières ils seraient
également privés de leurs deux enfants; que, vivant, il aurait
peut-être besoin de moi là-bas; que, mourant, il lui serait doux de me
charger au moins pour eux de son dernier soupir et de prier en voyant
un regard de soeur le congédier de l'échafaud et le suivre au ciel;
que la Providence était grande, qu'elle se servait des plus vils et
des plus faibles instruments pour faire des miracles de sa bonté; que
je l'avais bien vu dans notre Bible, dont ma tante nous disait le
dimanche des histoires; que Joseph dans son puits avait bien été sauvé
par la compassion du plus jeune de ses frères; que Daniel dans sa
fosse avait bien été épargné par les lions, enfin tant d'autres
exemples de l'Ancien Testament; que j'étais décidée à ne pas
abandonner, sans le suivre, ce frère de mon coeur, la chair de ma
chair, le regard de mes yeux, la vie de ma vie; qu'il fallait me
laisser suivre ma résolution, bonne ou mauvaise, comme on laisse
suivre la pente à la pierre détachée par le pas des chevreaux, qui
roule par son poids du haut de la montagne, quand même elle doit se
briser en bas; que toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes
leurs paroles n'y feraient rien, et que, si je ne me sauvais pas
aujourd'hui, je me sauverais demain, et que peut-être je me sauverais
alors trop tard pour assister le pauvre Hyeronimo.


CXXXIV

En parlant ainsi, je m'efforçais de m'échapper violemment des bras de
mon père et de ma tante. Leurs sanglots et leurs larmes
affaiblissaient la résistance qu'ils opposaient à mes efforts.

--Eh bien! tu me passeras donc sur le corps! s'écria mon père en se
couchant sur le pas de la porte.

À la vue de mon pauvre père aveugle étendu ainsi sur le seuil et qu'il
me fallait franchir pour voler sur les pas de mon frère, les forces me
manquèrent; je crus voir un sacrilége, et je tombai à mon tour à
genoux et les bras étendus autour de son cou; ma tante, de son côté,
se précipita tout échevelée sur nos deux corps palpitants, en sorte
que nous ne formions plus, à nous trois, qu'une seule masse vivante ou
plutôt mourante, d'où ne sortaient que des sanglots et des soupirs,
étouffés par des reproches et par des baisers.

J'étais vaincue, monsieur, et je demandais à Dieu de mourir en cet
instant pour tous mes parents, afin de m'éviter l'horrible et
impossible choix, ou d'abandonner mon père et ma tante, ou
d'abandonner mon cher et malheureux Hyeronimo, lorsqu'une voix, comme
si elle fût descendue du ciel, interrompant tout à coup le silence de
nos embrassements, dit d'un ton d'autorité à mon père et à ma tante:

«Ne résistez pas à Dieu, qui parle par le coeur des innocents, laissez
Fior d'Aliza courir sur les traces de son frère, la protection de Dieu
la suivra peut-être dans la foule, comme elle a suivi Sarah dans le
désert. Partez, mon enfant, j'aurai soin de ceux qui restent.»


CXXXV

À ces mots, qui nous firent tressaillir comme un coup de tonnerre,
nous nous relevâmes tous les trois de la poussière, et nous vîmes
debout devant nous notre seul ami sur la terre, le père Hilario.

Il jeta sur le plancher sa besace, plus pleine de provisions qu'à
l'ordinaire; il en tira du pain, du _caccia cavallo_ (fromage de
buffle des Maremmes), une fiasque de vin de Lucques, et dit à mes
vieux parents:

--Ne vous inquiétez pas comment vous vivrez en l'absence de ces
enfants, je vous en apporterai toutes les semaines autant; l'aumône
est la récolte des abandonnés, je ne fais que vous rendre ce que vous
m'avez tant de fois donné dans vos jours de richesse. Si je mendiais
pour moi, je serais un voleur du travail des hommes; mais en mendiant
pour vous, je ne serai qu'une des mains de Dieu qui reçoit du coeur
pour rendre à la bouche.


CXXXVI

Il nous dit alors en peu de mots que le bruit des coups de feu de la
veille dans les châtaigniers, du massacre de notre troupeau, de mes
blessures aux deux bras, de la mort du brigadier des sbires et de
l'emprisonnement de Hyeronimo, était monté jusqu'aux Camaldules, de
bouche en bouche, par les chevriers de San Stefano; qu'à cette
nouvelle, il avait bien pensé que nous avions besoin de consolation;
qu'il avait demandé au supérieur la permission de venir à notre aide
et de prendre dans sa besace ce qui était nécessaire à une pauvre
famille privée du seul soutien capable de pourvoir à ses nécessités.

Il ajouta qu'il s'était levé bien avant le jour, afin d'arriver à la
cabane aussitôt que le réveil dans nos yeux et le désespoir dans nos
coeurs.

Il dit enfin que, caché en silence derrière la porte, la main sur le
loquet, il avait tout entendu de ma résolution de chercher les traces
d'Hyeronimo, comme l'ombre celles du corps, et des résistances de mon
père et de ma tante.

--Cette pensée, mais c'est une pensée du coeur, dit-il, il faut la lui
laisser accomplir, car, quand la raison ne sait plus quoi conseiller
aux hommes dans leur situation désespérée, il n'y a que le coeur qui
ait quelquefois raison contre tout raisonnement; laissez-le donc
parler dans le cri de l'enfant, et qu'elle aille, à la grâce de Dieu,
là où le coeur la pousse.


CXXXVII

Mon père et ma tante, déjà ébranlés par la violence de ma résolution
et par l'obstination de ma pensée, n'osèrent plus résister à cette
voix du frère quêteur, qu'ils étaient habitués à considérer comme
l'ordre du ciel.

Je profitai de leur hésitation pour m'arracher de nouveau de leurs
bras, qui me retenaient plus faiblement, et pour m'élancer, sans plus
de réflexion, sourde à leurs cris, par le sentier qui descend dans la
plaine.


CXXXVIII

Je descendis d'abord comme un tourbillon de feuilles sous un vent
d'hiver qui les roule de précipices en précipices, sans autre
sentiment et sans autre idée que de me rapprocher d'Hyeronimo.

Puis, quand je n'entendis plus les cris de ma tante qui me rappelait,
malgré le frère, à la cabane, et que je fus parvenue au bord de la
plaine, où les passants et les chars de maïs commençaient à élever les
bruits et la poussière du matin sur les routes des villages et des
villas, je tombai plutôt que je ne m'assis sur le bord du sentier, à
l'endroit où il va se rejoindre aux grandes routes, sous le petit pont
sans eau qui sert à passer le torrent pendant l'hiver pour aller de
Lucques au palais de Saltochio.

Là, sans pouvoir être vue de personne, j'essuyai mon front tout
mouillé de sueur, mes yeux obscurcis de larmes; je repris mon haleine
essoufflée et je me mis à réfléchir, trop tard, hélas! à ce que
j'allais faire, toute seule ainsi et toute perdue, dans les rues de la
grande ville, d'où j'entendais déjà les cloches et les bruits
formidables monter dans l'air avec le soleil du matin.

Oh! que j'avais peur, mon Dieu! et que je sentais mon pauvre coeur
devenir petit dans ma poitrine! Car la solitude, les bruits ou les
silences des lieux solitaires, les rugissements même des bêtes dans
les bois ne m'ont jamais fait peur, voyez-vous! Mais la foule d'une
ville où tout le monde vous regarde, où personne ne vous connaît, où
l'oeil du bon Dieu lui-même semble vous perdre de vue dans la
confusion de la multitude, les bruits confus et tumultueux qui
sortent, comme des chocs des feuilles ou des vagues, des hommes
rassemblés, allant çà et là, sans se parler, où leur pensée inconnue
les mène. Oh! c'est cela qui m'a toujours fait trembler sans savoir de
quoi, car l'homme, je crois, c'est plus perfide que la nuit, c'est
plus terrible que la mer de Livourne sur le rocher de la _Meloria_;
c'est plus intimidant que les sombres murmures des pins dans les
ténébreuses montagnes des Camaldules de Lucques!

Je pensai que je n'oserais jamais sortir de dessous l'arche du pont
sur lequel j'entendais déjà les pas des contadins qui portaient des
raisins et des figues au marché, et surtout que je n'aurais jamais le
courage de passer devant les gardes des portes, et d'entrer dans la
terrible ville.

Et quand tu y seras, me disais-je en moi-même, que feras-tu? où
iras-tu? que diras-tu? À qui oseras-tu demander où l'on a mené ton
cousin, et dans quel cachot on le retient?

Et quand on te le dirait, à qui t'adresseras-tu pour qu'on t'ouvre les
portes de fer de sa cage? Et alors même que tu parviendrais à le
découvrir et que tu te coucherais, comme une chienne sans maître, au
pied de sa tour pour le voir un jour mener au supplice et pour
demander à mourir avec lui, qui est-ce qui te nourrira en attendant,
et où trouveras-tu, sans un baïoque seulement dans la main, un asile
pour reposer ta tête?


CXXXIX

Tout cela m'apparut pour la première fois à l'idée, monsieur, et me
fit aussi froid au front et au coeur, bien que ce fût en un beau jour
d'automne, que si un vent de neige avait soufflé sous l'arche du pont.
Je fus tentée de remonter à la cabane ou bien de rester là sans faire
un pas de plus, pour mourir de faim sous le lit desséché du torrent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne sais pas au juste combien d'heures je restai dans cette
angoisse; mais quand je m'en réveillai, les rayons plus longs du
soleil avaient pénétré à moitié sous l'arche, échauffaient le sable
et, en me rendant la chaleur, me rendaient la pensée et le courage. Je
me dis: Tu n'as pas à choisir, Hyeronimo est dans Lucques; il est là,
soit pour vivre, soit pour mourir, là tu dois être pour mourir ou pour
y vivre le plus près de lui que Dieu le permettra. Entre sans trembler
dans la ville. En te voyant dans ce costume et avec la _zampogna_,
dont tu sais jouer, sous le bras, tout le monde te prendra pour le
fils d'un de ces _pifferari_ qui viennent dans la saison de la
Notre-Dame de septembre donner la sérénade aux Madones des carrefours
ou aux jeunes fiancées sur leurs balcons, indiqués secrètement par les
amoureux, qui leur font la cour avec l'aveu de leurs mères; les âmes
pieuses ou les coeurs tendres me jetteront quelques baïoques dans mon
chapeau, ce sera assez pour me nourrir d'un peu de pain et de figues;
les marches des églises ou les porches des Madones me serviront bien
de couche pour la nuit, enveloppée que je serai dans le lourd manteau
de mon oncle; car j'ai oublié de vous dire, monsieur, que j'avais
trouvé aussi dans le coffre, et que j'avais emporté sur mon bras le
manteau de peau de chèvre brune, qui sert de lit l'été, ou de
couverture l'hiver aux _pifferari_.

En vivant ainsi et en parlant avec l'un ou avec l'autre, quelque âme
charitable finira bien par me dire ce qui est advenu de Hyeronimo. Un
malheur comme le sien (un _guaï_), cela doit faire bien du bruit dans
le pays; quand je saurai où on l'a jeté, soit dans les cachots, soit
même dans les galères de _Serra-Vezza_, je finirai bien, par la grâce
de Dieu, par me faire voir ou par me faire entendre de lui. Qui sait,
peut-être me laissera-t-on lui parler et soutenir ses fers pour le
soulager dans son travail? Quand il saura que sa soeur souffre avec
lui, il souffrira la moitié moins, car une âme prend, dit-on, plus de
la moitié des maux d'une autre âme sur la terre, comme dans le
purgatoire. Être plaint, être regardé seulement par qui vous aime,
c'est être à demi déchargé. Allons, et fions-nous à l'ange de la Bible
qui nourrissait les lions dans la fosse de Daniel, pour qu'ils ne
dévorassent pas l'innocent persécuté.


CXL

Tout en parlant ainsi en moi-même, je repris la zampogne, le manteau,
le bâton à pointe ferrée de mon oncle, et je me risquai à sortir,
toute rougissante, mais toute réconfortée, de dessous l'arche du pont.

C'était l'heure de midi: personne ne passait en ce moment sur la
route, à cause du grand soleil et de la grande poussière.

Quand je fus seule ainsi, sur le haut pont, je vis tout au sommet de
l'arche du milieu un pilier creusé en niche où rayonnait une Madone
toute couverte d'or et d'argent, de fleurs en papier, et de poussière
sous sa grille. Je me sentis inspirée de tomber à genoux devant elle
et de lui jouer un air de montagne, afin de l'attendrir sur mon sort,
mais surtout sur celui d'Hyeronimo; je me dis: Personne ne me voit ni
ne m'entend qu'elle, personne ne me donnera un pauvre baïoque ou un
pauvre _carlin_ (autre pièce de monnaie populaire dans cette partie
de l'Italie); ce n'est donc pas pour le monde, c'est bien pour elle
toute seule que je vais jouer, elle m'en saura plus gré que si c'était
par vanité ou par intérêt; elle ne pourra pas dire que c'est pour le
monde.


CXLI

Alors je m'agenouillai dans la poudre du chemin, sur le premier degré
du palais de sa niche, j'enflai la peau de chèvre si longtemps vide et
muette qui donne le vent au chalumeau d'où le vent sort en musique,
selon qu'on ouvre on qu'on ferme plus agilement avec les doigts les
trous de la flûte, et je commençai à jouer un des airs les plus
amoureux et les plus dévots que nous avions composés par moitié,
Hyeronimo et moi, un beau soir d'été, au bord de l'eau, sous la grotte
du pré.

Cet air coulait des lèvres et du hautbois comme l'eau coulait en
cadence et en glouglous mélodieux de la source cachée au fond de la
voûte de l'antre; puis il s'épanchait, comme l'eau prisonnière, en
murmures de paix et de contentement entre les roseaux; puis il
imitait, en finissant par cinq ou six petites notes décousues et
argentines, le tintement des gouttes de rosée qui tombent par instants
des feuilles mouillées par la cascatelle dans le bassin, et qui la
font chanter aussi, on ne sait pas si c'est pour pleurer, on ne sait
pas si c'est pour rire; en sorte que, quand le couplet était fini, on
entendait comme un écho moqueur ce petit refrain de notes
insignifiantes, mais jolies à l'oreille; elles avaient l'air de se
moquer, ou du moins de badiner avec le motif tendre et religieux du
couplet de la zampogne: c'étaient des Tyroliens passant en pèlerinage,
pour aller à San Stefano des Camaldules, qui nous avaient donné, avec
leurs ritournelles à perte de voix, l'idée de ce refrain vague et fou
à la fin de notre air d'amour et de dévotion, près des cascades. Notre
père et notre oncle eux-mêmes en avaient été émerveillés en nous
l'écoutant jouer sur leurs zampognes.

--C'est drôle! disaient-ils, ça donne envie de pleurer au
commencement, et ça fait presque rire à la fin; c'est un air d'enfants
qui ne peuvent pas tenir leur sérieux jusqu'au bout, mais dont le
sourire se mêle aux larmes comme le rayon de soleil à la pluie du
matin.


CXLII

Eh bien! monsieur, ce fut pourtant le premier air que je me sentis
inspirée de jouer devant la Madone du pont; jamais les sons de la
zampogne ne m'avaient paru avoir une telle expression sous les doigts
de mon père, de mon oncle, d'Hyeronimo, de moi-même, ni de personne;
il me semblait que ce n'était pas moi qui jouais, mais qu'un esprit du
ciel, caché dans l'outre, soufflait les notes et remuait les doigts
sur le roseau à sept trous du chalumeau.

Si j'étais la Madone, pensais-je tout en jouant, il me semble que je
serais flattée et attendrie par un air. J'y mêlais des soupirs et des
paroles tout bas dans mon coeur, tout en jouant; cela allait bien tant
que l'air du couplet était sérieux, dévot et tendre comme mon idée;
mais à la fin du couplet, quand il fallut jouer la ritournelle, la
ritournelle gaie, folle et sautillante comme les éclats de voix du
pinson ivre de plaisir, au bord de son nid sur les branches, oh!
alors, monsieur, je pus à peine achever, malgré la dissonance si je
n'achevais pas, et, malgré la peur de manquer ainsi à l'oreille de la
Madone, j'achevai cependant, mais le chalumeau s'échappa de mes doigts
à la dernière note de gaieté qui contrastait trop fort avec mon
désespoir: mes larmes me coupèrent le souffle, la zampogne se dégonfla
dessous mon coude avec un long gémissement faux, comme de quelqu'un
qu'on étrangle, et je roulai évanouie sur le pont sans regarder, sans
voir, jusqu'à ce qu'un char à quatre boeufs, qui menait une noce de
contadini, s'arrêta devant moi, à ce qu'on me dit depuis.

                                                            LAMARTINE.





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