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Title: Le Naturalisme
Author: Pardo Bazán, Emilia, condesa de, 1852-1921
Language: French
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LE NATURALISME

PAR

EMILIA PARDO BAZAN


PARIS

NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE

E. GIRAUD ET CIE. ÉDITEURS

18, RUE DROUOT, 18

1886



PRÉFACE


_Le livre de Madame Emilia Pardo Bazan, que je présente au public
français, sous un titre différent de celui qu'il porte dans l'édition
espagnole, m'avait paru à première lecture digne de la traduction. J'ai,
depuis, été encouragé par quelques personnes, d'opinions littéraires
très diverses, à en publier une version._

_Les unes me faisaient observer combien il est intéressant de connaître,
sur un mouvement tout français par ses origines, les appréciations des
étrangers; d'autres pensaient trouver dans ce livre une lumière qui
éclairerait d'un jour nouveau leurs théories les plus chères. Je me suis
rendu à ces raisons, me réduisant encore une fois au rôle sacrifié de
traducteur._

_Madame Emilia Pardo Bazan est un des écrivains les plus goûtés de la
Péninsule. En quelques années, elle a touché à tous les sujets: roman,
critique, histoire, histoire littéraire, hagiologie, critique
scientifique. Ses qualités dominantes sont à coup sûr, avec une
précieuse netteté d'intelligence, une langue facile et brillante, un
style coloré et nerveux._

_Les théories littéraires, qu'elle a travaillé à répandre en Espagne,
sont pour la plupart empruntées à la France. Il est cependant juste de
reconnaître que, s'il y avait un grand mérite, en 1883, à leur faire
passer les Pyrénées, ce mérite était double, s'il appartenait à une
femme. En outre, quelques-unes des idées de_ La Cuestion palpitante
_sont bien la propriété personnelle de l'écrivain espagnol._

_Madame Emilia Pardo Bazan est, en effet, le chef d'une école: son
Naturalisme catholique ne peut avoir les mêmes bases que le Naturalisme
de M. Emile Zola, de là pour notre confrère transpyrénéen un très grand
souci de questions qui, en France, n'ont jusqu'à ce jour été traitées
par personne et qui inquiètent cependant certains critiques, et en
particulier un groupe nombreux d'écrivains de la presse catholique. Dans
ce milieu que j'ai traversé, où j'ai des amis et tout naturellement des
adversaires, le Naturalisme scientifique de l'école de Médan ne saurait
être accepté tel quel. Ceux que le goût des lettres attirait vers la
brillante phalange des romanciers véristes auront quelque plaisir à
retrouver leurs éloges et leurs réserves sous la plume de leur
coreligionnaire espagnole. Je vais donc résumer pour eux surtout les
trois chapitres que j'ai cru devoir retrancher dans ma traduction parce
qu'ils contenaient une philosophie d'une forme un peu aride et
scholastique et n'intéressaient qu'une fraction aussi respectable que
restreinte du public lettré._

_Fort peu de gens, en effet, se préoccupent des bases philosophiques sur
lesquelles reposent les dogmes d'une école littéraire. Ils préfèrent les
œuvres que ils ont produites. C'est à ceux-là que Madame Pardo Bazan
s'adresse après qu'elle a franchi les aspérités du début de son
exposition._

_Naturalisme, Réalisme, dit-elle, on jongle souvent avec ces mots, mais
le public ébloui par ces brillants exercices de prestidigitation n'en
est pas plus éclairé! On lui a corné aux oreilles que le Naturalisme est
licencieux, grossier, immoral: il n'en est pas plus instruit du vrai
caractère de cette manifestation littéraire._

_Le fond du Naturalisme, continue-t-elle, c'est le déterminisme,
résurrection, sous la forme scientifique chère au XIXe siècle, du vieux
Fatalisme païen jusque-là battu en brèche par les doctrines chrétiennes
et principalement par la doctrine augustinienne du libre arbitre._


Saint Augustin, écrit-elle, réussit à effectuer la conciliation du libre
arbitre et de la grâce avec cette profondeur et cette habileté qui
étaient le propre de son intelligence d'aigle. Un dogme catholique, le
péché originel, illuminait le problème d'une claire lumière. La chute
d'une nature originairement pure et libre peut seule donner la clé de ce
mélange de nobles aspirations et d'instincts bas, de besoins
intellectuels et d'appétits sensuels, de ce combat que tous les
moralistes, tous les psychologues, tous les artistes se sont plu à
surprendre, à analyser et à peindre.

«L'explication de Saint Augustin a l'avantage inappréciable d'être
d'accord avec ce que nous enseignent l'expérience et le sens intime.
Nous savons tous que quand nous nous décidons à un acte eu pleine
jouissance de nos facultés, nous assumons une responsabilité. Il y a
plus: même sous l'influence de passions puissantes: colère, jalousie,
amour, la volonté peut venir à notre secours. Qui ne l'a appelée bien
des fois en se faisant violence et qui, s'il mérite le nom d'homme, ne
l'a vue obéir à l'appel? Mais aussi, nul ne l'ignore, il n'en est pas
toujours ainsi. Parfois, comme le dit saint Augustin, _par la résistance
habituelle de la chair ... l'homme voit ce qu'il doit faire et le désire
sans pouvoir l'accomplir_. Si en principe on admet la liberté, il faut
la supposer relative et sans cesse combattue, limitée par tous les
obstacles qu'elle rencontre dans la vie. Jamais la théologie catholique,
dans sa sagesse, n'a nié ces obstacles ni méconnu la mutuelle influence
du corps et de l'âme, jamais elle n'a considéré l'homme comme un esprit,
comme un pur esprit, étranger et supérieur à sa chair mortelle.»


_Cette théorie, Madame Pardo Bazan l'accepte dans son intégralité et en
fait la base de son système propre._

_Nombre d'écrivains, en Espagne, adhérèrent à ses doctrines; nombre aussi
les ont combattues._

_Je citerai parmi les adhérents, d'une part M. Leopoldo Alas, de l'autre
M. Barcia Caballero, auteur d'une réponse qui est une adhésion, la_
Cuestion palpitante, _cartas a doña Emilia Pardo Bazan; parmi les
adversaires, MM. Polo y Peyrolon, romancier de l'école de Trueba, Diaz
Carmona, universitaire distingué, Luis Alfonso, rédacteur de la_ Epoca
_qui a fait dans son journal une brillante campagne contre le
Naturalisme._

_Ceci pour les critiques._

_Certains romanciers ont également fait leur adhésion pratique: ce sont
MM. le marquis de Figueroa, Martinez Barrionuevo, Fernandez Juncos, etc.
Néanmoins, Madame Emilia Pardo Bazan demeure incontestablement le chef
de l'école naturaliste catholique. Ses nombreux romans, ses excellentes
nouvelles lui assurent ce rang tant qu'il ne se sera pas levé un rival
digne d'elle._


Albert SAVINE.



I


SOMMAIRE


_L'Emeute romantique.--L'_Othello _de de Vigny.--Le
scandale du mouchoir.--La noblesse du style.--Réalisme
et Romantisme.--Classiques et Romantiques.--La crise
romantique en Europe.--La phalange romantique en France
et en Espagne.--Les mœurs romantiques.--Le costume.
--Le Réalisme naît du Romantisme._


En 1829, un écrivain délicat dont l'unique désir était de se renfermer
dans une _tour d'ivoire_, pour éviter le contact de la foule,--le comte
Alfred de Vigny, donna à la Comédie-Française une traduction, ou plutôt
un arrangement de l'_Othello_ de Shakespeare.

On connaissait alors, en France, ce drame, et les meilleurs du grand
dramaturge anglais, par les adaptations de Ducis.

En 1795, Ducis avait remanié _Othello_ d'après le goût du temps,--avec
deux dénoûments différents, celui de Shakespeare et un autre _à l'usage
des âmes sensibles_. Le comte de Vigny ne crut point que de telles
précautions fussent nécessaires; mais en bien des passages, il atténua
la crudité de Shakespeare.

Le public se montra donc résigné durant les premiers actes; et même de
temps en temps il applaudit. Mais, arrivé à la scène où le More, fou de
jalousie, demande à Desdémone le mouchoir brodé qu'il lui a donné en
gage d'amour, le mot _mouchoir_, traduction littérale de l'anglais
_Handkerchief_, amena dans la salle une explosion de rires, de sifflets,
de trépignements et de rugissements. Les spectateurs attendaient une
circonlocution, une périphrase alambiquée quelconque, quelque _blanc
tissu_ ou autre chose qui n'offensât point leurs oreilles de gens de
goût. Quand ils virent que l'auteur prenait la liberté de dire
_mouchoir_ tout sec, ils soulevèrent un tel tumulte que le théâtre en
branla.

Alfred de Vigny appartenait à une école littéraire, naissante à cette
heure, qui venait innover et transformer de fond en comble la
littérature. Le classicisme dominait alors, dans les sphères
officielles, comme dans le goût et l'opinion de la foule, ainsi que le
prouve l'anecdote du mouchoir.

Et comment une licence de si mince importance pouvait-elle soulever un
tel émoi! Ce qui nous semble aujourd'hui si peu de chose était en 1829
de la plus haute gravité.

A force de s'inspirer des modèles classiques, de s'assujettir
servilement aux règles des préceptistes, et de prétendre à la majesté, à
la prosopopée et à l'élégance, les lettres en étaient venues à un tel
état de décadence que le naturel était considéré comme un délit, que
c'était un sacrilège d'appeler les choses par leur nom et que les neuf
dixièmes des mots français étaient proscrits, sous prétexte de ne
profaner point la _noblesse du style_. Aussi le grand poète, qui fut le
capitaine du Renouveau littéraire, Victor Hugo, dit-il dans les
_Contemplations_:

    «Plus de mol sénateur! plus de mot roturier!
    Je fis une tempête au fond de l'encrier,
    Et je mêlai parmi les ombres débordées,
    Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées;
    Et je dis: Pas de mot où l'idée au vol pur
    Ne puisse se poser, tout humide d'azur!»

Une littérature qui, comme le classicisme du début du siècle,
appauvrissait la langue, éteignait l'inspiration et se condamnait à
imiter par système, était forcément incolore, artificielle et pauvre.
Les romantiques qui venaient ouvrir de nouvelles voies, mettre en
culture des terrains vierges, arrivaient aussi à propos qu'une pluie
longtemps désirée sur la terre desséchée par les ardeurs du soleil.
Quoique le public protestât et se cabrât tout d'abord, il devait finir
par leur ouvrir les bras.

Il est curieux que les reproches adressés au Romantisme débutant
ressemblent, comme une goutte d'eau à une autre, à celles que l'on lance
aujourd'hui contre le Réalisme. Lire la critique du Romantisme faite par
un Classique, c'est lire la critique du Réalisme par un Idéaliste.

D'après les Classiques, l'école romantique recherchait tout spécialement
le laid, remplaçait le pathétique par le répugnant, la passion par
l'instinct, fouillait les égoûts, mettait en lumière les plaies et les
ulcères les plus dégoûtants, corrompait la langue et employait des
termes bas et populaires. Ne dirait-on pas que l'_Assommoir_ soit
l'objet de cet anathème?

Sans s'écarter de leur route, les romantiques continuaient leur
formidable révolte.

En Angleterre, Coleridge, Charles Lamb, Southey, Wordsworth,
Walter-Scott, rompaient avec la tradition, dédaignaient la civilisation
classique et préféraient une vieille ballade à l'_Enéide_, le moyen-âge
à Rome.

En Italie, la renaissance du théâtre procédait du romantisme par
Manzoni.

En Allemagne, véritable berceau de la littérature romantique, elle était
déjà riche et triomphante.

L'Espagne, lasse de poètes subtils et académiques, tendit volontiers ses
bras au Carthaginois qui venait à elle les mains pleines de trésors.
Nulle part, cependant, le Romantisme ne fut aussi fécond, aussi militant
et aussi brillant qu'en France. Par cette éclatante et éblouissante
période littéraire seule, nos voisins méritent la légitime influence
qu'il n'est pas possible de leur dénier et qu'ils exercent dans la
littérature de l'Europe.

Magnifique expansion, riche floraison de l'esprit humain! On ne peut la
comparer qu'à une autre grande époque intellectuelle: celle de la
splendeur de la philosophie scolastique. Et il est à remarquer qu'elle a
été bien plus courte. Quoique le Romantisme fût né après le début du
XIXe siècle, un grand critique, Sainte-Beuve, parla de lui, en 1848,
comme d'une chose finie et morte, déclarant que le monde appartenait
déjà à d'autres idées, à d'autres sentiments, à d'autres générations. Ce
fut un éclair de poésie, de beauté et de lumineuse clarté, auquel on
peut appliquer la strophe de Nuñez de Arce:

        ¡Que espontaneo y feliz renacimento!
        Que pléyada de artistas y escritores!
        En la luz, en las ondas, en el viento
        Hallaba inspiracion el pensamiento,
        Gloria el soldado y el pintor colores.

    Quelle renaissance heureuse et spontanée!
    Quelle pléiade d'artistes et d'écrivains!
    Dans la lumière, dans les flots, dans le vent,
    La pensée trouvait des inspirations,
    Le soldat de la gloire et le peintre des couleurs[1].

Un membre de la phalange française, Dovalle, tué en duel à l'âge de
vingt-deux ans, conseillait ainsi le poète romantique:

    Brûlant d'amour, palpitant d'harmonie,
    Jeune, laissant gémir tes vers brûlants,
    Libre, fougueux, demande à ton génie
    Des chants nouveaux, hardis, indépendants!
    Du feu sacré si le ciel est avare,
    Va les ravir d'un vol audacieux;
    Vole, jeune homme ... Oui, souviens-toi d'Icare:
    Il est tombé; mais il a vu les cieux!

Bien que nous distinguions dans le mouvement romantique français
quelques-uns de ses représentants qui, comme Alfred de Musset et Balzac,
ne lui appartiennent pas complètement, et sont à la rigueur les hommes
d'une école différente, il lui reste une telle quantité de noms fameux
qu'elle suffirait à faire la gloire, non pas seulement de quelques
lustres, mais de deux siècles. Châteaubriand,--dédaigné aujourd'hui plus
que de juste;--le doux et harmonieux Lamartine; George Sand; Théophile
Gautier, d'une forme si parfaite; Victor Hugo, colosse qui se maintient
encore sur pied; Augustin Thierry, le premier des historiens artistes, y
suffiraient, sans compter les nombreux écrivains, secondaires peut-être,
mais de valeur indiscutable, qui sont la preuve évidente de la fécondité
d'une époque et qui pullulèrent dans le Romantisme français: Vigny,
Mérimée, Gérard de Nerval, Nodier, Dumas, et, enfin, une troupe de
douces et courageuses poétesses, de poètes et de conteurs dont il serait
prolixe de citer les noms.

Théâtre, poésie, roman, histoire, tout fut créé, régénéré et agrandi par
l'école romantique.

Nous gens d'au-delà les Pyrénées, satellites de la France,--malgré que
nous en ayons,--nous nous rappelons aussi l'époque romantique comme une
date glorieuse. Nous en ressentons encore l'influence et longtemps
encore nous resterons à nous en affranchir.

Le romantisme nous donna Zorrilla qui fut comme le rossignol de notre
aurore, en même temps que le mélancolique ver luisant de notre
crépuscule. Mystiques arpèges, notes de guzla, sérénades moresques,
terribles légendes chrétiennes, la poésie du passé, l'opulence des
formes nouvelles, le poète castillan exprima tout avec une veine si
inépuisable, avec une versification si sonore, une musique si délicieuse
et que l'on entendait pour la première fois, que même aujourd'hui ...
alors qu'elle est si lointaine! il semble que sa douceur nous résonne
encore dans l'âme.

À côté de lui, Espronceda dresse son front hyronien; et le soldat poète
Garcia Gutierrez cueille des lauriers prématurés qu'Hartzenbusch seul
lui dispute. Le duc de Rivas satisfait aux exigenceshistorico-pittoresques
dans ses romances. Larra, plus romantique dans la vie que dans ses
œuvres, avec un humorisme piquant, avec une ironie badine, indique
que la transition de la période romantique à la période réaliste.

Bien avant que cette transition commençât à s'accomplir.--quoique
déterminée par la révolution littéraire française, la nôtre eut une
originalité propre. Il ne nous manqua aucune note. Avec le temps, si
nous ne possédâmes pas un Heine et un Alfred de Musset, il nous naquit
un Campoamor et un Becquer.

Mais le théâtre du combat décisif, il importe de le répéter, ce fut la
France.

Là, il y eut attaque impétueuse de la part des dissidents, résistance
tenace de la part des conservateurs.

Baour-Lormian, dans une comédie intitulée _Le classique et le
romantique_, établit la synonymie: _classiques et gens de bien_,
_romantiques et canailles_. Suivant ses traces, sept écrivains d'un
classicisme absolutiste remirent à Charles X une adresse dans laquelle
ils le suppliaient d'exclure toute poésie contaminée de Romantisme du
Théâtre-Français. Le roi répondit avec beaucoup d'esprit à cette demande
qu'en matière de poésie dramatique il n'avait que l'autorité d'un
spectateur et au théâtre d'autre rang que sa place au parterre.

A leur tour, les Romantiques provoquaient la lutte, défiaient l'ennemi
et se montraient insociables et séditieux autant qu'il était possible.
Us riaient à se démancher la mâchoire des trois unités d'Aristote; ils
envoyaient promener les préceptes d'Horace et de Boileau,--sans
s'apercevoir que beaucoup d'entre eux sont des vérités évidentes dictées
par une logique inflexible et que le préceptiste ne put les inventer pas
plus qu'aucun mathématicien n'invente les axiomes fondamentaux qui sont
les premiers principes de la science. Ils s'amusaient à mystifier les
critiques qui leur étaient hostiles, comme le fit ingénieusement Charles
Nodier.

Cet élégant conteur qui était un savant philologue publia une œuvre
intitulée _Smarra_. Les critiques, la prenant pour un enfant du
Romantisme, la censurèrent avec amertume. Quelle ne dut pas être leur
surprise en s'apercevant que _Smarra_ se composait de passages traduits
d'Homère, de Virgile, d'Horace, de Théocrite, de Catulle, de Lucien, de
Dante, de Shakespeare et de Milton.

Jusque dans les détails du costume, les romantiques voulaient manifester
de l'indépendance et de l'originalité; l'extravagance ne les effrayait
point. Les chevelures de ce temps-là sont proverbiales,
caractéristiques. Le costume avec lequel Théophile Gautier assista à la
première d'_Hernani_ est fameux. Le costume en question se composait
d'un gilet de satin cerise, très collant, comme un justaucorps, d'un
pantalon vert d'eau très pâle avec une bande noire, d'un habit noir à
revers de velours, d'un pardessus gris doublé de satin vert et d'un
ruban de moire autour du cou, sans que ni cravate ni col blanc se
laissassent apercevoir. Pareil costume, choisi tout exprès pour choquer
les bourgeois paisibles et les classiques atterrés, produisit presque
autant d'émotion que le drame.

Le Romantisme ne s'arrêtait pas à la littérature: il s'élevait jusqu'aux
mœurs. C'est un de ses signes particuliers d'avoir mis à la mode
certains détails, certaines physionomies, les demoiselles pâles et
bouclées, les héros désespérés, et, comme terme final, l'orgie et le
cimetière.

L'idée que l'on avait de l'écrivain changea du tout au tout: à d'autres
époques, c'était en général un homme inoffensif, paisible, menant une
vie studieuse et retirée. Après l'avènement du Romantisme, ce devint un
libertin misanthrope que les muses tourmentaient au lieu de le consoler
et qui ne marchait, ne mangeait et ne se conduisait en rien comme le
reste du genre humain, toujours entouré d'aventures, de passions, de
tristesses profondes et mystérieuses.

Tout n'était pas fictif dans le type romantique. La preuve en est dans
la vie hasardeuse de Byron, dans la satiété précoce d'Alfred de Musset,
dans la folie et le suicide de Gérard de Nerval, dans les étranges
fortunes de George Sand, dans les passions volcaniques et la fin
tragique de Larra, dans les incartades et les ardeurs de Espronceda.

Il n'est pas de vin qui ne monte à la tête, si l'on en boit avec excès,
et l'ambroisie romantique fut trop enivrante, pour ne pas troubler le
cerveau de tous ceux qui la goûtaient dans la coupe divine de l'Art.

Temps héroïques de la littérature moderne! L'aveugle intolérance pourra
seule méconnaître leur valeur et les considérer uniquement comme une
préparation à l'âge réaliste qui commence. Et cependant, quand il appela
à la vie artistique le beau et le laid indistinctement, quand il
accorda à tous les mots leurs lettres de naturalisation dans les
domaines de la poésie, le Romantisme servit la cause de la réalité.
Victor Hugo protesta en vain, déclarant que _des abîmes infranchissables
séparent la réalité dans l'art de la réalité dans la nature_. Cette
restriction calculée n'empêchera pas que le Réalisme contemporain, et
même le pur Naturalisme, se fondent et s'appuient sur des principes
proclamés par l'école Romantique.


[1] _Gritos del combate_: A la muerte de D. Antonio Rios Rosas, p. 135.



II


SOMMAIRE


_Intensité et brièveté de l'existence du Romantisme.
--La littérature nouvelle.--Le calme dans les esprits.
--Vie bourgeoise des écrivains nouveaux.--La tendance
réaliste.--La génération romantique: Victor Hugo.
--Réalisme anglais et espagnol.--La tendance des
nationalités.--Le roman est par excellence la forme
littéraire nouvelle._


En étudiant le Romantisme et en fixant sur lui un regard impartial, l'on
voit clairement que Sainte-Beuve avait raison. Son existence fut aussi
courte qu'intense et brillante. Depuis le milieu du siècle, il est mort,
en laissant une nombreuse descendance.

La fin de la période romantique n'est pas due à la résurrection du
Classicisme anémique et antiquaille d'autrefois.

Il n'y a pas de restauration de ce genre dans le domaine intellectuel.
L'intelligence humaine n'est pas un panier qui se vide quand il est trop
plein et où l'on met dessus ce qui était dessous, comme on peut le dire
des modes.

Madame de Staël avait raison d'affirmer que ni l'Art ni la Nature ne
récidivent avec une précision mathématique.

Seul, ce qui survit à la critique, ce qui passe à travers son fin tamis,
se reproduit et revit: ainsi du Classicisme. Il renaît aujourd'hui les
choses réellement bonnes et belles qu'il y eut en lui, ou qui pour le
moins, si elles ne sont ni bonnes ni belles, sont en harmonie avec les
exigences de l'époque présente et de l'esprit littéraire du jour.

Il en arrive de même pour le Romantisme. Il survit de lui tout ce qui
mérite de survivre, tandis que les exagérations, les égarements et les
folies passèrent comme un torrent de lave, qui embrasa le sol et laisse
derrière lui d'inutiles scories.

Une littérature nouvelle, qui n'est ni classique ni romantique, mais qui
tire son origine des deux écoles et tend à les équilibrer dans une juste
proportion, s'empare de la seconde moitié du XIXe siècle et peu à peu la
domine. Sa formule n'est pas un éclectisme qui se borne à emboîter des
têtes romantiques sur des troncs classiques: ce n'est pas un syncrétisme
qui mêle, comme des légumes dans un potage, les éléments des deux
doctrines rivales. C'est un produit naturel comme le fils, en qui
s'unissent en une seule substance le sang paternel et le sang maternel,
donnant pour résultat un individu doté d'une spontanéité et d'une vie
propres.

Il me semble oiseux d'insister sur cette démonstration de ce qui ne peut
même pas se discuter, c'est-à-dire, qu'il existe des formes littéraires
nouvelles, et que les anciennes sont en décadence et s'éteignent peu à
peu. Ce serait une étude curieuse que celle de la diminution graduelle
de l'influence romantique, et dans les lettres, et dans les mœurs.

Sans déchirer le voile qui couvre la vie privée, je crois facile de
mettre en relief le changement notable qu'ont éprouvé les mœurs
littéraires et l'état d'esprit des écrivains.

Voici quelques années, l'effervescence des cerveaux se calma, cette
irritabilité maladive, ce _subjectivisme_ qui tourmentaient tant Byron
ou Espronceda s'apaisèrent, et nous entrons dans une période de sérénité
et de calme plus grand.

Nos écrivains illustres, nos poëtes contemporains vivent comme le reste
des mortels; leurs passions, si tant est qu'ils en éprouvent, demeurent
cachées au fond de leur âme et ne débordent ni dans leurs livres ni dans
leurs vers. Le suicide perd prestige à leurs yeux, et ils ne le
demandent ni à l'excès des plaisirs désordonnés ni à aucune fiole de
poison, ni à aucune arme mortelle. Par leurs vêtements, leur langage et
leur conduite, ils sont semblables au premier venu, et celui qui
rencontrerait dans la rue Nuñez de Arce ou Campoamor sans les connaître,
dirait qu'il a vu deux messieurs de bonne mine, l'un tout blanc, l'autre
un peu pâle, qui n'ont rien de saillant. Tout Paris connaît l'existence
bourgeoise et méthodique de Zola, tout entier à sa famille, et si ce
n'était toujours commettre une indiscrétion que de découvrir les choses
intimes du foyer, si innocentes soient-elles, j'ajouterais sur ce point,
au nom du romancier français, celui de quelques écrivains espagnols fort
connus[1].

Cela ne veut pas dire que l'on en ait fini avec la tristesse vague, la
contemplation mélancolique, le désir de choses autres que celles que
nous offre la réalité tangible, le mécontentement, la soif de l'âme et
les autres maladies qui n'atteignent que les esprits élevés et
puissants, ou tendres et délicats. Ah, certes non! Cette poésie
intérieure n'est pas tarie. Ce qui est proscrit, c'en est la
manifestation importune, affectée et systématique. Les rêveurs agissent
aujourd'hui comme ces moines et ces religieuses qui, en s'acquittant des
besognes culinaires ou en balayant le cloître, savaient fort bien
absorber en Dieu leurs pensées, sans qu'il parût extérieurement que leur
attention fût tout entière à autre chose qu'au pot-au-feu et au balai.

Notre temps n'est pas aussi positif que l'assurent des gens qui le
regardent de haut. Il n'y a pas de siècles où la nature humaine se
change totalement et où l'homme enferme à double tour quelques-unes de
ses facultés, en se servant seulement de celles qu'il lui plaît de
laisser dehors.

La différence consiste en ce que le Romantisme eut des rites auxquels, à
cette heure, nul ne se soumettrait, sans en rire lui-même aux éclats. Si
à la Première du drame le plus discuté d'Echegaray, quelqu'un se
présentait avec l'extravagant costume de Théophile Gautier à _Hernani_,
il se pourrait faire qu'on l'envoyât dans un cabanon.

Fort bien! si le Romantisme est mort et si le Classicisme n'a pas
ressuscité, c'est sans doute que la littérature contemporaine a trouvé
de nouveaux moules, qui lui sont plus proportionnés ou plus amples. Je
crois qu'il est à cette heure difficile de juger ces moules. Il est
indubitablement beaucoup trop tôt. Nous ne sommes pas encore la
postérité, et peut-être ne réussirions-nous pas à nous montrer
impartiaux et sagaces.

Il est seulement permis d'indiquer qu'une tendance générale, la tendance
réaliste, s'impose aux lettres, ici contrariée, parce qu'il existe
encore un esprit romantique; là accentuée par le Naturalisme, qui est sa
note la plus aiguë, mais partout vigoureuse et partout dominante, comme
le prouve l'examen de la production littéraire en Europe.

De la génération romantique française, il ne reste plus debout que
Victor Hugo, matériellement, puisqu'il vit; moralement, il y a beau
temps qu'on ne le compte plus. On ne peut lire avec plaisir ses
dernières œuvres, pas même avec patience, et les auteurs français
dont la célébrité traverse les Pyrénées et les Alpes et se répand dans
tout le monde civilisé, sont des réalistes et des naturalistes.

L'Angleterre a vu tomber un à un les colosses de sa période romantique,
Byron, Southey, Walter-Scott, et une phalange réaliste d'un rare talent
les remplacer: Dickens, qui se promenait des jours entiers dans les rues
de Londres, notant sur son carnet ce qu'il entendait, ce qu'il voyait,
les détails et les banalités de la vie quotidienne; Thackeray qui
continua les vigoureuses peintures de Fielding; et enfin, pour couronner
cette renaissance du génie national, Tennyson le poète du _home_, le
chantre des mœurs simples et calmes de la famille, le chantre de la
vie domestique et du paysage tranquille.

L'Espagne ... qui doute que l'Espagne, elle aussi, ne tende, peut-être
pas aussi résolument que l'Angleterre, du moins avec assez de force, à
recouvrer en littérature son naturel originel et original, plutôt
réaliste qu'autre chose? Voici quelque temps qu'il s'est établi des
courants de purisme et d'archaïsme qui, s'ils ne débordent point, seront
très utiles et nous mettront en relation et en contact avec nos
classiques, pour que nous ne perdions point le goût et la saveur de
Cervantès, de Hurtado[2] et de sainte Thérèse.

Les écrivains délicats et un tantinet maniérés, comme Valera, et aussi
ceux qui écrivent librement, _ex toto corde_, comme Galdos,
époussettent, dérouillent et mettent en circulation des phrases
surannées, mais précises, utiles et belles.

       *       *       *       *       *

Ce n'est pas uniquement la forme, le style qui devient chaque jour plus
national chez les bons écrivains, c'est le fond et l'esprit de leurs
productions. Galdos, avec les admirables _Episodes_ et les _Romans
contemporains_, Valera avec ses élégants romans andalous, Pereda avec
ses frais récits montagnards, mènent à terme une restauration, retracent
notre vie psychologique, historique, régionale. Ils écrivent le poème de
l'Espagne moderne. Alarcon même, le romancier qui conserve le plus les
traditions romantiques, place en première ligne parmi ses œuvres un
précieux caprice de Goya, un conte espagnol à tous crins, le _Tricorne_.
La patrie se réconcilie avec elle-même par l'intermédiaire des lettres.

En résumé, la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle,
abondante, variée et complexe, présente des traits caractéristiques.
Portrait de la société, nourrie de faits, positive, scientifique, basée
sur l'observation de l'individu et de la société, elle professe le culte
de la forme artistique et le pratique à la fois, non plus avec la
sereine simplicité classique, avec abondance et avec recherche. Si elle
est réaliste et naturaliste, elle est aussi raffinée, et comme aucun
détail ne demeure caché à sa perspicacité analytique, elle les traduit
prolixement, polit et cisèle le style.

On y remarque une certaine renaissance des nationalités, qui pousse
chaque peuple à diriger ses regards vers le passé, à étudier ses
écrivains illustres et à chercher chez vous ce parfum particulier et
inexplicable, qui est à la littérature d'un pays ce que sont à ce même
pays son ciel, son climat, son sol. En même temps, l'on observe le
phénomène de l'imitation littéraire, l'influence réciproque des
nationalités, phénomène qui n'est ni nouveau, ni surprenant, bien que
par excès de patriotisme, quelques-uns le condamnent avec une sévérité
irréfléchie.

L'imitation entre nations n'est pas un fait extraordinaire, ni si
humiliant pour la nation qui imite qu'on a coutume de le dire. Laissons
de côté les Latins qui ont calqué les Grecs: nous, nous avons imité les
poëtes italiens; à son tour la France imita notre théâtre, notre roman.
Un de ses auteurs les plus célèbres, admiré par Walter-Scott, Le Sage,
écrivit le _Gil Blas_, _le Bachelier de Salamanque_, et _le Diable
Boîteux_, en suivant les traces de nos écrivains picaresques. Dans la
période romantique, l'Allemagne fut l'inspiratrice des Français qui à
leur tour influencèrent notablement Heine, et cela se passa de telle
sorte que si chaque nation devait restituer ce que lui prêtèrent les
autres, toutes demeureraient sinon ruinées, au moins appauvries.

A propos d'imitation, Alfred de Musset disait avec sa grâce accoutumée:

    Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle,
    Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci?
    Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole.
    Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous.
    Il faut être ignorant comme un maître d'école
    Pour se flatter de dire une seule parole
    Que personne ici-bas n'ait su dire avant vous.
    C'est imiter quelqu'un que de planter des choux.

L'évolution,--le mot ne me satisfait pas, mais je n'en ai pas de
meilleur,--l'évolution qui s'accomplit dans la littérature actuelle et
laisse en arrière le Classicisme et le Romantisme, transforme tous les
genres.

La poésie se modifie, admet comme élément de beauté la réalité vulgaire.
On le prouve aisément par le seul nom de Campoamor. L'histoire s'appuie
chaque jour davantage sur la science et sur la connaissance analytique
des sociétés. La critique a cessé d'être une magistrature et un
pontificat, pour se changer en études et en observations incessantes.
Le théâtre même, dernier refuge de la convention artistique, entr'ouvre
ses portes, sinon à la vérité, du moins à la vraisemblance réclamée à
grands cris par le public qui, s'il accepte et applaudit des
bouffonneries, des féeries, des pantomimes et jusqu'à des fantoches
comme simple passe-temps ou comme distraction des sens, dès qu'il voit
une œuvre scénique prétendre pénétrer sur le terrain du sentiment et
de l'intelligence, ne lui donne plus si facilement un passe-port.

C'est dans le roman que la réalité s'installe plus victorieusement,
qu'elle est comme chez elle. Ce genre favori de notre siècle se
substitue aux autres, adopte toutes les formes, se plie à tous les
besoins intellectuels, justifie son titre d'épopée moderne.

Il est temps de nous attacher au roman, puisque c'est là que se produit
le mouvement réaliste et naturaliste avec une rapidité extraordinaire.


[1] M. Perez Galdos est évidemment de ceux-là. (_Trad._)

[2] Diego Hurtado de Mendoza, auteur de _Lazarillo de Tormès_ et de la
_Guèrre de Grenade_.



III


SOMMAIRE

_L'histoire du roman. Son âge héroïque: le conte et
la fable.--Le roman antique. Le Poème, la Chanson
de geste.--Le roman de chevalerie.--Le_ Don Quichotte.
--_Le roman picaresque_.--Daphnis et Chloé.--Amadis.
--Le grand Tacaño.


La forme première du roman, c'est le conte non écrit, oral, qui fait les
délices du peuple et de l'enfance.

Quand, à la clarté de la lampe, durant les longues nuits d'hiver, ou
bien, filant leurs quenouilles à côté du berceau, l'aïeule ou la
nourrice racontent dans un langage simple et incorrect d'effroyables
légendes ou des apologues moraux, elles sont ... qui le dirait? les
prédécesseurs de Balzac, de Zola et de Galdos.

Peu de peuples au monde sont privés de ces fictions.

Les Indes en furent une mine opulente. Elles les communiquèrent aux pays
de l'Occident, et parfois quelque savant philologue les y découvre, qui
s'étonne qu'un berger lui raconte la fable sanscrite qu'il lut, la
veille, dans la collection de Pilpay.

Arabes, Perses, Peaux-Rouges, Nègres, Sauvages de l'Australie, les races
les plus inférieures et les plus barbares possèdent leurs contes.

Chose étrange! le seul peuple pauvre en ce genre de littérature est
celui qui nous inspira et nous donna tous les autres genres,
c'est-à-dire la Grèce. On croit qu'Esope dut être esclave dans quelque
pays oriental et en rapporter dans sa patrie les premiers apologues et
les premières fables.

De romans, il n'y a aucune trace aux époques glorieuses de l'antiquité
classique.

Au quatrième siècle avant notre ère, quand les Grecs avaient déjà leurs
admirables épopées, leur théâtre, leur poésie lyrique, leur philosophie
et leur histoire, alors seulement apparut la première fiction
romanesque: _la Cyropédie_ de Xénophon, roman moral et politique, qui ne
manque pas d'analogie avec le _Télémaque_. La période attique--on
appelle ainsi tout le temps où fleurirent les lettres grecques,--n'a ni
un autre romancier ni un autre roman, car on ignore si Xénophon a
renouvelé sa tentative.

Les Chinois qui furent à l'avant-garde en toute chose, possédaient des
romans depuis des temps reculés; mais comme la civilisation de
l'Occident est d'origine grecque, si nous voulions rendre hommage à
notre premier romancier, nous devrions célébrer le millénaire de
Xénophon.

Durant la période de décadence littéraire qui commença à Alexandrie,
Dion Chrysostome, au siècle d'Auguste, publie une jolie pastorale, _les
Eubéennes_.

Il semble que l'imagination romanesque attendait pour se manifester
librement la venue du christianisme. Elle prit dès lors son vol fort à
son aise, et les fictions échevelées et les fables milésiennes
abondaient sans doute, quand, au second siècle, Lucien de Samosate,
écrivain sceptique et satirique, le Voltaire du paganisme, pour ainsi
dire, crut nécessaire de les attaquer, comme Cervantès attaqua depuis
les livres de chevalerie, en les parodiant dans deux nouvelles
satiriques, _l'Histoire véritable_ et _l'Ane_.

En effet, la littérature de ces premiers siècles du christianisme, si
elle compte quelques bons romans, comme _les Babyloniennes_ de
Jamblique, est infectée de balourdises, de prodiges et d'inventions
fantastiques, de biographies et d'histoires sans queue ni tète, de
légendes relatives à Homère, Virgile et d'autres poëtes et héros,
_d'Evangiles_ et _d'Actes_ apocryphes, quelques-uns de très brillante
invention. On le voit, le lignage du roman, pour n'être pas aussi
antique que celui des autres genres littéraires, peut se vanter d'être
illustre, puisque un lien d'affinité l'unit à la littérature sacrée.

L'ère du roman grec termine avec _Daphnis et Chloé_; _les amours de
Théagène et de Chariclée_, _les Récits_ d'Achille Tatius, _les
Ephésiennes_ de Xénophon d'Ephèse, _les Lettres d'Aristénètes_, genre
spécial de roman érotique, dans lequel le paganisme moribond se
complaisait à orner de festons et de guirlandes prolixes l'autel ruiné
de l'amour classique.

Survient le moyen-âge. Personnages, sujets et écrivains changent. Le
roman est poëme épique, chanson de geste ou fabliau. Ses héros
s'appellent Jason, Œdipe, les Douze Pairs, le roi Artus, Flore et
Blanchefleur, Lancelot, Parcival, Garin, Tristan et Iseult; il a pour
sujets la conquête du Saint-Graal, la guerre de Troie, la guerre de
Thèbes; pour auteurs, des trouvères ou des clercs.

A l'état très rudimentaire, les livres de chevalerie et le roman
historique étaient là, tout comme les chroniques des saints et les
légendes, dorées renfermaient le germe du roman psychologique, avec
moins d'action et de mouvement, mais plus délicat, plus ému.

La France et l'Angleterre eurent la palme dans ce genre d'histoires
romanesques, de paladins, d'aventures, d'exploits et de merveilles: nous
primes notre revanche au XVIe siècle.

Semblable aux jardins enchantés que, par la puissance de sa magie, un
alchimiste faisait fleurir au plus âpre de l'hiver, notre patrie vit
soudain s'ouvrir le calice, peint de gueules, de sinople et d'azur, de
la littérature de la chevalerie errante. Les chroniques et les prouesses
des héros carlovingiens, les amours de Lancelot et de Tristan, les ruses
de Merlin n'avaient point pénétré en Espagne, mais en échange, outre le
magnifique Campeador, le Cid idéal, le chevalier parfait, pur et
héroïque jusqu'à la sainteté, nous avions parmi nous le beau, le jamais
assez loué Amadis de Gaule, patriarche de l'ordre de chevalerie, type si
cher à notre imagination méridionale qu'au début du XVe siècle, les
chiens favoris des grands de la Castille s'appelaient Amadis, comme ils
s'appelleraient maintenant Bismarck ou Garibaldi. L'aïeul Amadis est-il
né en Portugal ou en Castille? Aux érudits d'en décider: ce qui est
certain, c'est que le soleil de l'Ibérie échauffa sa cervelle, le soleil
qui brûlait la tête d'Alonzo Quijano errant dans les plaines brûlantes
de la Manche; c'est que son interminable postérité, nombreuse comme les
rejetons de l'olivier, poussa dans le champ des lettres espagnoles.
Certes, il fut fécond, l'hyménée du chaste comte Amadis avec
l'incomparable dame Oriane.

Un monde, un monde imaginaire, poétique, doré, mystérieux et
extranaturel comme celui que vit au fond de la caverne de Montesinos le
chevalier de la Triste-Figure, s'avance à la suite du roi Périon de
Gaule. Lisuart, Florisel et Ephéramond; chevaliers de Phœbus, de
l'Ardente Epée, de la Sylve; belles demoiselles, blessées par le dard de
l'amour; duègnes rancuneuses ou désolées; reines et impératrices de
régions étranges, d'îles lointaines, de contrées des antipodes, où
quelque dragon ailé transportait en un clin d'œil le chevalier
errant; nains, géants, mores et mages, monstres et spectres, savants
avec des barbes qui leur baisaient les pieds, et princesses enchantées
avec des poils qui leur couvraient tout le corps; châteaux, cavernes,
riches salles, lacs de poix qui renfermaient des cités d'or et
d'émeraude; tout ce qu'enfanta la poésie de l'Arioste, tout ce que
Torquato Tasso chanta en de mélodieuses octaves, Garcia Ordonez de
Montalvo, Feliciano de Sylva, Toribio Fernandez, Pelayo de Ribera, Luis
Hurtado le contèrent en prose castillane, abondante, enflée,
entortillée, bourrée de jeux de mots et d'affectations amoureuses. Elle
compte encore mille autres romanciers la phalange dont la lecture
assidue dessécha le cerveau de Don Quichotte et dont le style semblait
aussi précieux que les perles au bon hidalgo. «Oh! je veux,--dit une
héroïne des romans de chevalerie, la reine Sydonie,--je veux mettre un
terme à mes raisons pour la déraison que je commets en me plaignant de
celui qui ne la garde pas dans ses lois!»

Arrive, hâte-toi, glorieux manchot qui manques si fort au siècle:
empoigne la plume et décapite-moi sur l'heure cette armée de géants,
qui sous tes coups se métamorphoseront en des outres inoffensives,
gonflées de vin rouge. D'un seul coup tu les pourfendras, et quand ils
auront perdu leur sève enivrante, ils resteront aplatis et vides. Viens,
Miguel de Cervantès Saavedra, viens en finir avec une race d'écrivains
absurdes, viens abattre, un idéal chimérique, patronner la réalité,
concevoir le meilleur roman du monde!

Notons ici un détail de la plus haute importance; si le roman
chevaleresque s'implanta, s'enracina et fructifia si richement sur notre
sol, il nous venait pourtant du dehors. Par son origine, _Amadis_ est
une légende du cycle breton, importée en Espagne par quelque troubadour
provençal fugitif. _Tirant le Blanc_, cet autre premier livre de la
littérature chevaleresque, fut traduit de l'anglais en portugais et en
catalan. Les aventures de chevaliers errants adviennent en Bretagne, au
pays de Galles, en France. Quoique habilement adaptées à notre langage,
lues avec délices et même avec une fureur enthousiaste, leurs histoires
ne perdent jamais une tournure étrangère qui répugne au goût national.

Vienne un Cervantès qui écrive, sous forme de roman, une histoire pleine
d'esprit et de vérité, protestation de l'esprit patriotique contre le
faux idéalisme et les discours enchevêtres que nous adressent des héros
nés en d'autres pays, sur l'heure, son œuvre deviendra populaire. Les
dames la célébreront, les pages en riront. On la lira dans les salons et
dans les antichambres, et elle ensevelira dans l'oubli les folles
aventures chevaleresques: oubli aussi rapide et aussi complet que leur
gloire et leur renom furent bruyants.

Après avoir circulé aux mains de tout le monde, les livres de chevalerie
devinrent un objet de curiosité. Leurs auteurs étaient contemporains de
Herrera, de Mendoza, et des Luis. Qui se souvient aujourd'hui de ces
féconds romanciers si goûtés de leur époque? Qui sait, à ne pas le
chercher tout exprès dans un manuel de littérature, le nom de l'auteur
du _Don Cirongilio de Tracia_?

Il ne m'est pas possible de croire--quoi-qu'on dise la critique
transcendentale--que Cervantès, lorsqu'il écrivit le _Don Quichotte_, ne
voulut réellement pas attaquer les livres de chevalerie, et tuer en eux
une littérature exotique qui enlevait à notre littérature naturelle
toute la faveur du public.

Et je le crois ainsi, tout d'abord, parce que si la littérature
chevaleresque n'eût pas atteint un développement et une prépondérance
alarmante, Cervantès, en la combattant, procéderait comme son héros,
prendrait des moutons pour des armées, et se battrait avec des moulins à
vent. Je le crois ensuite, parce qu'en jugeant par analogie, je
comprends bien que si un réaliste contemporain possédait le talent
étonnant de Cervantès, il l'emploierait à écrire quelque chose contre le
genre idéaliste, sentimental et ennuyeux qui jouit aujourd'hui de la
faveur de la foule, comme les livres de chevalerie au temps de
Cervantès.

D'autre part, il est clair que le _Don Quichotte_ n'est pas une pure
satire littéraire. N'est-ce pas ce qu'on a écrit de plus grand et de
plus beau en fait de roman?

Le principal mérite littéraire de Cervantès,--en laissant à part la
valeur intrinsèque du _Don Quichotte_ comme œuvre d'art,--c'est qu'il
renoue la tradition nationale, en remplaçant la conception de l'Amadis
étranger et aussi chimérique qu'Artus ou Roland, par un type réel comme
notre héros castillan, le Cid Rodrigo Diaz. Tout en se montrant toujours
valeureux et noble, grand, courtois et chrétien, de même que le
solitaire de la Roche-Pauvre, le Cid est en outre un être de chair et
d'os; il manifeste des affections, des passions et même des petitesses
humaines ni plus ni moins que Don Quichotte. Je veux être enterrée avec
eux mais pas avec l'interminable descendance des _Amadis_.

Cervantès n'inventa pas le roman réaliste espagnol, parce que ce roman
existait déjà et qu'il était représenté par la _Célestine_[1], œuvre
magistrale, plus romanesque encore que dramatique, quoique écrite sous
forme de dialogue. Aucun homme, même quand il est doué du génie et de
l'inspiration de Cervantès, n'invente un genre de toutes pièces: ce
qu'il fait, c'est le déduire des antécédents littéraires.

Il n'importe. Le _Don Quichotte_ et l'_Amadis_ divisent en deux
hémisphères notre littérature romanesque; on peut reléguer dans
l'hémisphère de l'_Amadis_, toutes les œuvres dans lesquelles
l'imagination règne, et dans celui de _Don Quichotte_ celles dans
lesquelles domine le caractère réaliste qui apparaît dans les monuments
les plus antiques des lettres espagnoles.

Dans le premier prennent donc place les innombrables livres de
chevalerie, les romans pastoraux et allégoriques, sans en excepter même
la _Galathée_ et le _Persilès_ de Cervantès.

Dans le second se rangent les romans _exemplaires_ et picaresques: le
_Lazarillo_[2], _le Grand Tacaño_[3], _Marcos de Obregon_, _Guzman de
Alfarache_ les tableaux pleins de couleur et de lumière de la Gitanilla,
l'humoristique Dialogue des Chiens[4], le _Diable boiteux_ de Guevara;
le gentil conte des _Trois maris trompés_ et ... que citer? quand
finirons-nous de nommer tant d'œuvres magistrales de grâce,
d'observation, d'habileté, d'esprit, de désinvolture, de vie, de style
et de profondeur morale? Tandis que chaque jour le terrain de
l'idéalisme se perd, s'engloutit à chaque heure davantage dans les
nuages de l'oubli, le terrain du réalisme embelli par le temps comme il
arrive pour les toiles de Velazquez et de Murillo, suffit pour rendre
sans égal dans le monde le passé de notre littérature.

Cette courte excursion dans le champ du roman, depuis sa naissance
jusqu'à l'aurore des temps modernes, qui l'ont tant enrichi et tant
métamorphosé, nous enseigne combien le goût est changeant et combien les
époques tonnent les littératures à leur image.

Quelle différence, par exemple, entre ces trois œuvres, _Daphnis et
Chloé_, _Amadis de Gaule_ et _le Grand Tacaño_!

Je me représente _Daphnis et Chloé_ comme un bas-relief païen ciselé non
dans le pur marbre, mais dans l'albâtre le plus fin. Le jeune berger et
la jeune bergère se détachent sur le fond d'une grotte rustique où se
dresse l'autel des nymphes entouré de fleurs. À leur côté bondit une
chèvre, et la panetière est par terre, avec la houlette, et les outres
pleines de lait frais.

Le dessin est élégant, sans vigueur ni sévérité, mais non sans une
certaine grâce et une mollesse raffinée qui plaît doucement aux yeux.

_Amadis_, c'est une tapisserie dont les figures se prolongent plus
grandes que la grandeur naturelle. Le paladin armé de pied en cap, prend
congé de la dame dont une large jupe cache les pieds et dont la main
délicate tient une fleur. Çà et là, entre les couleurs éteintes de la
tapisserie, les lys d'or et d'argent resplendissent. Au fond il y a une
ville aux édifices quadrangulaires, symétriques, comme on les peint dans
les manuscrits.

Enfin, _le Grand Tacaño_, c'est comme une peinture de la meilleure
époque de l'école espagnole. Ce fut sans doute Velazquez qui détacha de
la toile la figure de parchemin, le taciturne visage du _Domine_ Cabra;
seul Velazquez pouvait donner un semblable clair-obscur à la vieille
soutane, au visage jauni, au pauvre ameublement de l'avare. Quelle
lumière! quelles ombres! quels violents contrastes! quel pinceau
courageux, franc, naturel et comique à la fois!

_Daphnis et Chloé_, _Amadis_ n'ont que la vie de l'art, _le Grand
Tacaño_ vit dans l'art et dans la réalité.


[1] Il existe une traduction de Germond de Lavigne (collection
Jannet-Picard).

[2] Traduction Pelletier (Plon).

[3] Traduction Germond de Lavigne (collection Jannet-Picard).

[4] Nouvelles exemplaires, trad. Viardot (Hachette).



IV


SOMMAIRE

_Rabelais.--Les conteurs gaulois.--La crise de préciosité.
--Mlle de Scudéry.--Scarron.--Le_ Gil Blas.--Manon
Lescaut.--_Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre.--Les
romanciers de Encyclopédie.--Voltaire et Diderot_.


La passion du roman a éclaté chez nous bien plus tôt que chez les
Français. Nous étions déjà las de produire des histoires chevaleresques,
le genre picaresque et pastoral florissait sur notre Parnasse, qu'eux ne
possédaient pas un pauvre livre de littérature légère en prose, si l'on
fait exception de quelques nouvelles.

Cependant, quand, dans leurs traités de littérature, nos voisins
arrivent au XVIe siècle, ils n'oublient jamais de dire qu'ils eurent
alors aussi leur Cervantès.

Voyons quel il fut.

Possédé de l'ivresse des lettres antiques qui caractérisait la
Renaissance, certain moine franciscain, fils d'un aubergiste de Tours,
s'adonna à l'étude du grec, et négligea complètement les devoirs de sa
règle. Jour et nuit, il était enfermé dans sa cellule avec un compagnon,
et au lieu de matines, tous deux récitaient des morceaux de Lucien ou
d'Aristophane.

Surpris par le père supérieur, il leur fut imposé une pénitence, et l'on
conte,--bien que les historiens ne le donnent pas comme chose
certaine,--que, dès cette heure, le moine humaniste révolutionna le
couvent par mille farces diaboliques, ni honorables, ni propres,
jusqu'à ce qu'enfin il réussît à s'échapper, à abandonner le cloître et
à s'en aller par le monde vivre à sa guise.

Il fut successivement moine bénédictin, médecin, astronome,
bibliothécaire, secrétaire d'ambassade, romancier et enfin curé de
paroisse.

Il étudia et pratiqua toutes les sciences et toutes les langues. Pour la
première fois en France, il disséqua un cadavre humain. Il satirisa les
religieux, la magistrature, l'université, les protestants, les rois, les
pontifes, Rome; et tout cela sans souffrir de bien cruelles
persécutions. Il mourut en paix, grâce à la protection du pape Clément
VII, tandis que Calvin l'eût fait griller de bon gré, et que le poëte
Ronsard écrivait son épitaphe, en priant le passant de verser sur la
tombe du moine en rupture de cloître des cervelas, des jambons et du vin
qui lui seraient beaucoup plus agréables que de frais bouquets de lys.

Eh bien! cet homme singulier, ayant publié des livres scientifiques et
ayant vu que personne ne les achetait, eut l'idée d'inculquer au public
les mêmes connaissances, mais d'une manière telle qu'elles le
divertissent et qu'il les absorbât sans s'en apercevoir. Pour cela, il
composa une satire démesurée, extravagante et bouffonne, un intermède
colossal dont il vendit plus d'exemplaires en deux mois qu'il ne se
vendait de Bibles en neuf ans. Et cette estimation n'est pas à
dédaigner, parce qu'en ces temps de protestantisme militant on lisait
fort la Bible.

L'auteur compare l'épopée burlesque de Gargantua et de Pantagruel à un
os qu'il faut ronger pour mettre à nu la moelle substantielle: l'os, il
est vrai, a une moelle savoureuse, mais aussi de la graisse, du sang et
des peaux qu'il faut laisser de côté. C'est un des livres les plus
étranges et les plus hétérogènes que l'on connaisse: ici une maxime
profonde, là une grossièreté indécente; après l'exposition d'un
admirable système d'éducation une aventure extravagante.

Pour comprendre l'esprit de l'affabulation, il suffit de dire que chaque
fois que tète le héros, le gigantesque Pantagruel, il absorbe le lait de
quatre mille six cents vaches.

Mettre en parallèle Rabelais avec Cervantès, c'est comparer Lucien de
Samosate à Homère. Sans doute Rabelais est un savant, et Cervantès n'en
est pas un, il me faut le dire au risque d'être excommunié par quelque
Cervantiste. Mais l'érudition ne sauva pas entièrement Rabelais, comme
son siècle, de la barbarie. Rabelais légua à sa patrie une œuvre
difforme, et Cervantès une création achevée et sublime dans son genre.
Nous pouvons louer la langue de Cervantès, les Français ne proposeront
jamais pour modèle celle de Rabelais, malgré sa richesse, sa variété et
son caractère pittoresque.

Rabelais ne forma pas une école de romanciers, comme l'auteur de _Don
Quichotte_. Gargantua, ni Pantagruel ne sont à la rigueur des romans.

Dans la suite, une femme, la reine Marguerite de Navarre, eut bien plus
d'imitateurs. Dans ce siècle où il n'y avait de pudibonds que les
protestants, la savante princesse, voyageant en litière et mouillant sa
plume dans l'encrier que sa camériste tenait sur ses genoux, brouillonna
_l'Heptaméron_, série de contes joyeux dans le style de ceux de Micer
Roccaccio.

Dans ce genre du conte court ou nouvelle, la France fut très féconde.
Déjà, depuis le XVme siècle, on en connaissait une grande collection,
les _Cent nouvelles nouvelles_. On contait d'abord de telles histoires
de vive voix, et si elles avaient plu, on les imprimait ensuite.
Supérieures aux contes populaires, elles étaient inférieures aux romans
proprement dits.

Nous autres, nous manquons de _nouvelles_; la _nouvelle exemplaire_,
quoique courte, a plus d'importance que la _nouvelle_ française.

Les extrêmes se touchent: la France qui excella dans de pareils contes
légers, produisit aussi les romans monumentaux en plusieurs volumes qui
abondèrent au XVIIme siècle. Il était de mode, alors, d'imiter
l'Espagne. Notre prépondérance politique avait imposé à l'Europe les
costumes, les mœurs et la littérature de la Castille. Ce fut, dit-on,
Antonio Perez, le fameux favori de Philippe II, qui importa à la cour de
France où il s'était réfugié, notre cultisme, en même temps que le
chevalier Marini, ce fléau des lettres italiennes, grand corrupteur du
goût dans son pays, passait les Alpes pour infecter Paris.

Le salon de l'hôtel de Rambouillet se forma, où l'on causait avec un
esprit apprêté, en quintessenciant le style, en raffinant à l'envi, et
où pleuvaient des madrigaux, des acrostiches et toutes espèces de vers
galants.

A l'exemple de cet hôtel fameux dans les annales de la littérature
française, d'autres salons s'ouvrirent, présidés par les
Précieuses,--qui n'étaient alors pas encore ridicules. Là aussi, le
langage et les sentiments s'alambiquaient.

Produits et miroirs aussi de ces assemblées _sui generis_ furent les
romans interminables de La Calprenède, de Gomberville et de Mlle de
Scudéry. Les héros de ces romans, tout en portant des noms grecs, turcs
et romains, parlaient et sentaient comme des Français contemporains des
Précieuses. Brutus écrivait des poulets parfumés à Lucrèce, et Horatius
Coclès, épris de Clélie, contait à l'écho ses peines amoureuses. Dans
_Clélie_, Mlle de Scudéry dressa la fameuse carte du Tendre, au travers
duquel serpente le fleuve de l'_Affection_, où s'étend le lac de
l'_Indifférence_: là sont situées les provinces de l'_Abandon_ et de la
_Perfidie_.

Si l'on considère que de pareils romans formaient huit à dix volumes de
huit cents pages, mieux valait se plonger dans les livres de chevalerie,
même au risque de se dessécher la cervelle comme l'ingénieux hidalgo.

Il est vrai que toutes les fictions romanesques du XVIIe siècle ne
paraissent pas aujourd'hui aussi soporifiques. L'on supporte mieux les
romans de Mme de Lafayette. _L'Astrée_ de d'Urfé est une jolie
pastorale. _Le Roman comique_ de Scarron, imité de l'espagnol, a du
coloris et des épisodes animés.

Nous, nous abandonnions la riche veine ouverte par Cervantès, tandis que
les Français l'exploitaient fort à leur goût et en tiraient de l'or pur.
Le Sage, peut-être le premier romancier français au XVIIIe siècle, se
fit un manteau du roi en cousant des morceaux de la cape d'Espinel, de
Guevara et de Mateo Aleman. Nous voulûmes bien disputer à la France le
_Gil Blas_ sur le visage et dans la tournure de qui nous lisions son
origine castillane; mais à qui la faute si nous sommes si négligents et
si prodigues? Nous alléguons vainement que le _Gil Blas_ dût naître de
ce côté des Pyrénées: les Français nous répondent que ce qu'il y a
d'espagnol dans le _Gil Blas_, c'est l'extérieur, l'habit. Le caractère
du héros, versatile et médiocre, est essentiellement Gaulois, et en
cela, vive Dieu, ils ont raison! Nos héros sont plus héros, nos picaros
plus picaros que Gil Blas.

L'abbé Prévost, infatigable romancier, qui composa plus de deux cents
volumes, oubliés aujourd'hui, réussit par hasard à en écrire un à qui il
doit de figurer à côté de Le Sage. _Manon Lescaut_ n'est que l'histoire
succincte de deux coquins, un homme et une femme. Le héros, le
chevalier des Grieux, un tricheur de haute volée; l'héroïne, Manon, une
courtisane de bas étage. L'originalité et l'attrait du livre sont
qu'avec de tels antécédents, Manon et des Grieux captivent, intéressent
jusqu'à arracher des larmes. Ce n'est point qu'il s'accomplisse chez les
deux personnages quelqu'une de ces merveilleuses conversions ou
_rédemptions par l'amour_, qu'inventent les écrivains contemporains;
depuis Dumas, dans la _Dame aux Camélias_, jusqu'à Farina dans _Capelli
Biondi_[1]. Nullement. La courtisane meurt impénitente. A quoi donc
l'histoire de Manon doit-elle son attrait singulier? L'auteur nous le
révèle: «Ce n'est partout que peintures et sentiments, mais des
peintures vraies et des sentiments naturels.... Je ne dis rien du style
de cet ouvrage: c'est la nature même qui écrit.»

L'impression que cause le petit volume de Prévost est celle que produit
un évènement arrivé, une analyse d'une passion faite par le patient. Un
homme entre dans une église, s'agenouille aux pieds d'un confesseur et
lui raconte sa vie sans omettre une circonstance, sans voiler ses
bassesses ni ses fautes, sans cacher ses sentiments ni atténuer ses
mauvaises actions. Cet homme est un grand pécheur, mais il a beaucoup
aimé, il a été entraîné à pécher par des passions violentes, et le
confesseur qui l'écoute sent couler une larme sur ses joues. C'est ce
qui arrive à qui écoute en confession le chevalier des Grieux.

Que Rousseau est loin de posséder le naturel de l'abbé Prévost! Rousseau
est idéaliste et moraliste. Prêcher, enseigner, réformer l'univers, tel
est son but. Ses romans sont pleins de théories, de réflexions et de
déclamations: vertu, sensibilité, amitié et tendresse y sont comme chez
elles.

L_'Emile_ surtout peut passer pour le type du roman à thèse: l'art,
l'intérêt de la fiction, la peinture des passions, tout y est
secondaire: il s'agit de démontrer tout ce que l'auteur s'est proposé
que le livre démontrât. Pénétré de l'excellence et des avantages de
l'état sauvage et primitif, Rousseau défendit sa thèse jusqu'à donner
envie de marcher à quatre pattes, disait spirituellement Voltaire, et il
demanda que l'égalité fût appliquée d'une manière si illimitée que le
fils du roi épousât la fille du bourreau.

Malheureuse idée qui fit bien des ravages dans le roman avec le temps.
Je le note au passage et je poursuis.

A dire vrai, la morale de Rousseau était étrange. Tout en adorant la
vertu, son héros, Saint-Preux séduisait une jeune fille dont les parents
lui confiaient l'éducation. Cependant, tout ce que l'on peut dire de la
popularité et du succès des romans de Rousseau, serait insuffisant.

Rousseau exerça sur son époque l'influence décisive qu'obtiennent les
écrivains, s'ils réussissent à s'ériger en moralistes. Les femmes
l'idolâtrèrent; les mères allaitèrent leurs enfants pour lui obéir; les
Julies et les Emiles pullulèrent. Certaines contrées du Nord voulurent
le prendre pour législateur; la Convention mit en pratique ses théories;
et le torrent de la Révolution courut dans le lit de ses idées. Nous ne
recherchons pas ici si tout cela fut de la vraie gloire: il est évident
que ce ne fut pas de la gloire littéraire. Comme romancier, l'abbé
Prévost vaut davantage.

Le mérite littéraire qu'on ne peut dénier à Rousseau, c'est celui
d'introduire des méthodes nouvelles dans la langue française, desséchée
par la plume corrosive et incisive de Voltaire. Rousseau sut voir le
paysage et la nature et les décrire en pages éloquentes et belles. _Paul
et Virginie_ sont la seconde partie de l'_Heloïse_.

Bernardin de Saint-Pierre fit en même temps une application des procédés
artistiques et des théories anti-sociales de son modèle Rousseau, quand
il choisit pour théâtre de son poème un pays vierge, un monde à demi
sauvage et désert, et pour héros, deux êtres jeunes et candides, point
contagionnés par la civilisation et qui meurent à son contact, comme la
sensitive des tropiques languit quand la main de l'homme la touche.

Voltaire contait mieux que Rousseau. Ses _Contes_ en prose sont la
variété même. Il n'est pas possible d'y indiquer la plus légère erreur
grammaticale. On y trouve le respect le plus profond, la plus complète
intuition de ce qu'on appelle le génie d'un idiome. Mais aussi, on y
remarque cette pauvreté d'imagination, cette absence d'émotion, cette
lumière sans chaleur et ce cœur sec et contracté, froncé, comme une
noix rance, qui est l'éternelle infériorité de l'auteur de _Candide_.
Voltaire _conte_: il ne lui est pas possible d'écrire un roman. Il faut
au romancier plus de sympathie pour l'humanité et une âme moins étroite.

Diderot réunit de meilleures qualités de romancier. Voltaire sait de la
littérature, mais Diderot est artiste, un artiste qui peint avec la
plume. Il commence la série des écrivains coloristes de la France. Avant
personne, il emploie des phrases qui copient et reproduisent la
sensation, et c'est pour cela que des stylistes contemporains consommés
le reconnaissent comme leur maître et lui donnent ce nom.

Ses théories esthétiques, nouvelles et audacieuses alors, contenaient
déjà le réalisme. Dans ses romans la réalité palpite. C'est grand
dommage qu'obéissant au goût de son époque, il les ait semés de passages
licencieux absolument inutiles.

On ne peut comparer ses facultés à celles d'aucun écrivain de son temps.
Lisez, si vous en doutez, _le Neveu de Rameau_, trésor d'originalité:
lisez même _la Religieuse_, en ne voulant pas voir les taches d'impudeur
qui l'enlaidissent et le pamphlet contre les vœux perpétuels que le
terrible _libertin_ ne sut point omettre. Vous aurez sous les yeux un
livre très intéressant, d'un intérêt délicat, sans aventures ni
incidents extraordinaires, sans galants ni amourettes de grilles,
attrayant par le seul combat intérieur d'une âme et la vigoureuse étude
d'un caractère.

Diderot écrivit _la Religieuse_ en feignant que ce fussent les mémoires
d'une jeune fille, obligée par sa famille à devenir religieuse sans
vocation, et qui, après mille luttes, s'échappe du cloître. Il adressa
son manuscrit au marquis de Croismare, grand philanthrope, comme si
l'infortunée implorait son secours. Le marquis, trompé par l'admirable
naturel du récit, s'empressa d'envoyer de l'argent et d'offrir sa
protection à l'héroïne imaginaire de Diderot.

Avec ces romanciers de l'Encyclopédie, nous sommes arrivés à un moment
critique. La Révolution commence et tant que dure sa terrible secousse,
personne n'écrit de romans, mais tout le monde se trouve exposé à en
voir de fort dramatiques.


[1] Ce roman de Farina a été traduit par Amélie Van Soust de
Borkenfeldt. (Bibliothèque Gilon).



V


SOMMAIRE

_Le roman-Empire: Pigault-Lebrun.--Mme de Staël.
--Châteaubriand.--Lamartine et Victor Hugo.--Dumas
père.--Eugène Suë.--George Sand._


La Terreur passa. Les Lettres, qui étaient montées sur l'échafaud avec
André Chénier, revinrent à elles, blêmes encore d'effroi.

Pigault-Lebrun fut le Boccace de cette époque hasardeuse, un Boccace
aussi inférieur au Boccace italien, que l'étoupe à la batiste.

Fiévée, narrateur agréable, amusa le public avec des historiettes, et
Ducray-Duminil conta à la jeunesse des évènements pathétiques, des
romans où la vertu persécutée triomphait toujours en dernier ressort. De
la plume de Mme de Genlis jaillit un jet continu, égal et monotone, de
récits d'une tendance pédagogico-morale. Illuminée et prophétesse. Mme
de Krüdener visa plus haut en écrivant _Valérie_.

Cependant, la figure principale qui domine ces figures secondaires,
parmi lesquelles il en est tant de féminines, est une autre femme d'une
culture prodigieuse et d'une intelligence élevée, philosophe, historien,
talent viril, s'il en fut,--la baronne de Staël.

Avant d'écrire des romans, la fille de Necker s'était essayée à des
œuvres sérieuses et profondes. Sa _Corinne_ et sa _Delphine_ furent
pour elle comme un délassement de graves travaux, ou pour mieux dire,
comme des expansions lyriques, des valvules qu'elle ouvrit pour
épancher son cœur, dont les passions ardentes ne démentaient point
son sexe. Elle fut elle-même l'héroïne de ses romans, et fonda ainsi, en
rompant avec la tradition de l'impersonnalité des narrateurs et des
conteurs, la nouvelle idéaliste introspective.

_Delphine_ et _Corinne_ obtinrent tant de succès et eurent tant de
lecteurs, que l'on croit même que Napoléon ne dédaigna pas de critiquer
dans son style césarien, et par un article anonyme inséré dans le
_Moniteur_, les productions romanesques de sa terrible adversaire.

En même temps qu'elle traçait au roman la voie qu'il a depuis tant de
fois parcourue, Mme de Staël découvrit une mine exploitée bientôt par le
romantisme, en faisant connaître dans son magnifique livre _De
l'Allemagne_, les richesses de la littérature germanique, romantique
déjà, et qui, depuis, vint agir sur celle des pays latins.

Il est à remarquer que les Encyclopédistes, et Voltaire plus que
personne, tandis qu'ils préparaient la révolution sociale en attaquant à
outrance l'ancien régime et en le minant de toutes parts, s'étaient
montrés en littérature conservateurs et pacifiques jusqu'à l'abus, et
avaient respecté superstitieusement les règles classiques. Comme si le
Classicisme, à sa dernière heure, eût voulu se parer d'une jeunesse
nouvelle et d'une forme enchanteresse, il s'incarna dans André Chénier,
le poète le plus grec et le plus classique qu'ait jamais eu la France,
en même temps que le premier lyrique du XVIIIe siècle. De sorte que,
même quand Diderot réclama la vérité sur la scène et dans le roman, et
quand Rousseau fit fleurir dans sa prose le lyrisme romantique, les
lettres demeurèrent stationnaires. Elles furent classiques durant la
Révolution et les premières années de l'Empire, jusqu'à ce que vinssent
Mme de Staël et Châteaubriand.

Jeune fille, Mme de Staël lisait assidûment Rousseau; le jeune émigré
breton qui lui dispute la souveraineté de cette période était aussi
disciple du Genevois, et disciple plus fidèle, parce que, tandis que Mme
de Staël se montra assez indifférente à la nature, muse de l'auteur des
_Confessions_, Châteaubriand se précipitait en Amérique par désir de
connaître et de chanter un paysage vierge, de décrire avec plus de
poésie que son maître les magnificences des bois, des rivières et des
montagnes. De ce but même, que le poète s'était choisi plus que le
romancier, il résulta que les romans de Châteaubriand furent plutôt des
poèmes qu'autre chose.

Châteaubriand, au moins, s'étudiait lui-même et étudiait la société dans
laquelle il vécut. Non pas que _René_ laissât de s'idéaliser en montant
sur le piédestal de son orgueil maladif, en se perdant dans une
mélancolie nuageuse et en s'isolant ainsi du reste des humains.

Ses contemporains firent de Châteaubriand un demi-dieu. La génération
présente le dédaigne avec excès en oubliant ses mérites d'artiste.
_René_ n'est pas inférieur à _Werther_ de Gœthe, comme analyse d'une
noble maladie, la souffrance vague et sans borne des âmes de notre
siècle. On ne peut imputer le discrédit chaque jour plus grand de
Châteaubriand qu'à nos exigences toujours croissantes de réalité
artistique.

En effet, tous ceux qui voulurent chercher la beauté hors des voies de
la vérité, partagent le sort de l'illustre auteur des _Martyrs_.
L'indifférence générale met de côté leurs œuvres, sinon leurs noms.

Que servit à Lamartine son onction, sa douceur, son instinct de
compositeur mélodiste, son imagination de poète, tant de qualités
éminentes? Quelqu'un lit-il aujourd'hui ses romans? D'aucuns
s'enthousiasment-ils de _Raphaël_ le platonique et le panthéiste,
d'aucuns pleurent-ils les chagrins et l'abandon de _Graziella_?
Quelqu'un peut-il supporter _Geneviève_?

Si les romans de Victor Hugo n'ont pas autant perdu que ceux de
Châteaubriand et de Lamartine, cela vient peut-être de ce qu'ils sont
plus objectifs: des problèmes sociaux qu'ils posent et qu'ils résolvent,
quoique d'une manière apocalyptique: du vif intérêt romanesque qu'ils
savent éveiller, et d'un certain réalisme ... que le grand poète nous
pardonne! à gros coup de pinceau, qui, en dépit de l'esthétique
idéaliste de l'auteur, se fait jour ici ou là. Et je dis _à gros coups
de pinceau_, parce que personne n'ignore que, pour Victor Hugo, les
touches d'effet sont plus faciles que les coups de pinceau discrets et
suaves; aussi son réalisme est-il d'un effet puissant, mais pas si
habile qu'on n'en voie la filandre.

En somme, Victor Hugo prend de la vérité tout ce qui peut frapper
l'imagination et l'asservir: par exemple, le souffle par le nez avec
lequel le galérien Jean Valjean éteint la lumière chez Monseigneur
Bienvenu. Ce qui tend uniquement à produire une impression de réalité,
Victor Hugo ne sait ou ne veut pas l'observer. En juste châtiment de ce
défaut, ses romans tendent à devenir sinon aussi fanés que ceux de
Châteaubriand et de Lamartine, du moins un peu anémiques. Pour qu'ils
produisent de l'illusion, il faut maintenant les regarder avec la
lumière artificielle.

Du reste, ni Châteaubriand, ni Victor Hugo, ni Lamartine ne firent du
roman un article de consommation générale, fabriqué au goût du
consommateur. Cette entreprise industrielle était réservée à Dumas,
mulâtre que rien n'arrêtait ni n'effrayait, avocat des feuilletons, à
l'intercession duquel se recommandent encore tant d'écrivains
corrupteurs.

Etrange figure littéraire que celle de l'auteur de _Monte-Cristo_! Il a
fourni de la besogne à qui se proposerait de lire toutes ses œuvres.
Si l'immortalité d'un auteur se mesurait à la quantité de volumes qu'il
a livrés à l'impression, Alexandre Dumas père serait le premier
écrivain de notre époque. S'il est bien démontré que Dumas fut à la fois
un romancier, et la raison sociale d'une fabrique de romans conformes
aux derniers progrès, où beaucoup, comme le blanc et le carmin de la
doña Elvira du sonnet, n'étaient à lui que parce qu'il les achetait;
s'il est certain que l'on a prouvé irréfutablement l'impossibilité
physique d'écrire autant qu'il publiait; si quand il eut un procès avec
les directeurs de la _Presse_ et du _Constitutionnel_, ceux-ci
établirent que, sans préjudice de ses autres travaux, il s'était engagé
à leur donner chaque année un plus grand nombre de pages que n'en peut
écrire le copiste le plus diligent; s'il est prouvé que non-seulement il
contractait et tenait tous ses engagements, mais qu'il voyageait, vivait
dans le monde, fréquentait les coulisses des théâtres et les rédactions
de journaux, qu'il s'occupait de politique et de galanterie, il est
encore admirable qu'il ait pu écrire la quantité prodigieuse de livres
qui lui appartiennent sans contestation possible, lire et retoucher les
livres d'autrui, qui devaient voir le jour poinçonnés de son nom.

Il avait beau avoir des seconds pour l'aider à porter le poids de la
production, Dumas était néanmoins très fécond. Un théâtre fut fondé
uniquement pour représenter ses œuvres, un journal uniquement pour
publier en feuilletons ses romans, puisque les éditeurs n'arrivaient pas
à les imprimer en volumes.

Dans l'immense océan de récits romanesques qu'il nous a laissés,
surabonde le genre pseudo-historique, sorte de romans de chevalerie
adaptés au goût moderne. Alexandre Dumas appelait l'histoire un clou
auquel il suspendait ses tableaux; et parfois il assurait qu'il était
permis de la violer, pourvu que les bâtards naquissent viables. Pénétré
de pareils axiomes, il traita, comme nous le savons tous, la vérité
historique sans aucun égard.

Il est certain que Châteaubriand aussi avait substitué à l'érudition
solide et à la critique sévère, son incomparable imagination, mais
combien différemment! Châteaubriand broda d'or et de perles la tunique
de l'histoire; Dumas l'habille d'un déguisement.

Malgré tout, il y a des qualités surprenantes chez Alexandre Dumas. Ce
n'est point un petit mérite que de tant inventer, de produire avec un
souffle aussi infatigable et de bercer délicieusement,--fut-ce avec
d'invraisemblables balivernes,--une génération tout entière. Le don
d'imaginer, nul ne l'a eu peut-être aussi puissamment qu'Alexandre
Dumas, quoique d'autres l'aient possédé de qualité meilleure et plus
exquise. Car, en imagination comme en tout, il y a des degrés. Et
réellement, Alexandre Dumas est le type de la littérature secondaire,
pas précisément basse, mais pas comparable non plus à celle que créent
de grands écrivains avec lesquels l'auteur des _Mousquetaires_ ne peut
se mesurer.

Littérairement, Dumas est médiocre. De là son succès et sa popularité.
Dumas était à l'altitude exacte du plus grand nombre des intelligences.
Si sa forme eût été plus choisie et plus élégante, ou sa personnalité
plus caractérisée, ou ses idées plus originales, il n'eût plus été à la
portée de tout le monde.

Son roman est donc le roman par antonomase, le roman que lit le premier
venu quand il s'ennuie et qu'il ne sait comment tuer le temps, le roman
par souscription, le roman qui se prête comme un parapluie, le roman
qu'un atelier entier de modistes lit à tour de rôle; le roman qui a les
marges graisseuses et les feuilles froissées; le roman mal imprimé,
suite de feuilletons collectionnés; avec des gravures mélodramatiques et
de mauvais ton; le roman le plus anti-littéraire dans le fond, où en
somme l'art a l'importance d'un fétu, où l'intérêt unique est de savoir
comment l'auteur terminera et comment il s'arrangera pour sauver tel
personnage ou en tuer tel autre.

Aujourd'hui, quand on voit l'énorme bibliothèque des œuvres de Dumas,
on ne sait si l'on doit s'étonner davantage de leurs dimensions ou de
leur peu de consistance.

De ses douze cents volumes, l'abbé Prévost réussit à en sauver un seul
qui l'immortalise. Dix ou douze ans après la mort de Dumas, nous nous
demandons si quelqu'une de ses œuvres passera à la postérité.

Le rival de Dumas, l'inventif et non moins fécond Eugène Sue, n'est pas
moins miné. Chez celui-ci, l'on trouvait la corde socialiste,
populacière et humanitaire. Touchée habilement, elle obtint des
triomphes aussi brillants qu'éphémères. Cependant, Sue était plus
artiste que Dumas; il donna plus de relief à ses créations. Son
imagination riche et intense évoquait avec une force supérieure.

Si cette faculté atteignit chez quelqu'un ce degré de puissance où elle
poétise et transforme tout, et sans remplacer la vérité, en compense
l'absence, ce fut chez George Sand.

George Sand est le sculpteur inspiré du roman idéaliste; à côté d'elle,
Alexandre Dumas, Sue même, ne sont que des potiers.

Grand producteur comme ses rivaux, elle reçut en outre du ciel les dons
littéraires, grâce auxquels elle fut l'unique compétiteur digne de
Balzac, comme Mme de Staël l'avait été de Châteaubriand. Son génie était
de ceux qui font école et tracent un sillon resplendissant et profond.

Aujourd'hui nous pouvons juger avec sérénité l'illustre androgyne, parce
que, quoique nous soyons presque ses contemporains, nous n'avons pas
assisté à la période militante de ses œuvres. Nos pères connurent
George Sand au milieu de ses aventures et de sa vie de bohème; ils
furent scandalisés par la propagande anti-conjugale et anti-sociale de
ses premiers livres. Aujourd'hui, dans le vaste ensemble des écrits de
George Sand,--ces livres, forme première de son talent flexible et
changeant,--sont un détail, digne sans doute qu'on en tienne compte,
mais qui ne nuit nullement au mérite du reste. D'autant plus que le goût
a changé et que l'on croit actuellement que ses romans
champêtres,--géorgiques modernes,--dignes qu'on les compare à celles du
poète de Mantoue,--sont la meilleure œuvre de l'auteur de _Mauprat_.

Qu'importe les théories philosophiques aussi extravagantes que fragiles
de George Sand? Latouche a dit d'elle, sans aucune courtoisie, qu'elle
était un écho qui grossissait la voix; et, ma foi, il ne se trompait
point en ce qui est de la pensée, car George Sand dogmatisait toujours
pour le compte d'autrui. Mais l'illustre écrivain ne doit rien à
personne.

Aujourd'hui sa philosophie est aussi dangereuse pour la société et la
famille qu'une lanterne magique ou qu'un kaléïdoscope. _Valentine_,
_Lélia_, _Indiana_ ne nous persuadent rien du tout; leur but doctrinaire
ou révolutionnaire demeure inoffensif. Ce qui reste inaltérable, c'est
le style pur et majestueux, la fraîche imagination de l'auteur.

Dans toute la littérature idéaliste que nous passons en revue
l'imagination domine, plus ou moins puissante, plus ou moins choisie,
mais toujours comme faculté souveraine. Nous pouvons dire qu'elle est la
caractéristique de la période littéraire qui commence avec le siècle et
dure jusqu'à 1850.

La décadence du genre paraît aussi indubitable. Nous ne parlons pas
d'Alexandre Dumas et d'Eugène Sue, nous parlons seulement de George Sand
qui vaut infiniment plus qu'eux. Ce qui arrive pour elle est la preuve
manifeste que la littérature d'imagination est déjà un cadavre.

L'illustre romancier, d'un âge fort avancé, mourut il y a peu d'années,
hier pour ainsi dire, en 1876, dans sa tranquille retraite de Nohant.
Jusqu'au dernier jour de sa vie, elle écrivit ou publia des romans, où
l'on ne remarquait ni infériorité ni décrépitude dans la composition et
le style, mais où le coup de pouce du grand prosateur était toujours
marqué. Eh bien! ces romans insérés dans la _Revue des Deux-Mondes_
passaient inaperçus: nul n'y faisait attention.

Pour la génération actuelle, George Sand était morte, bien avant de
descendre au tombeau.

Et pourquoi?

Tout simplement parce qu'elle était hors du mouvement littéraire actuel;
qu'elle cultivait la littérature d'imagination, qui eut son temps et
aujourd'hui n'est plus possible.

Ce n'est pas qu'on cessât de prononcer avec admiration le nom de George
Sand; c'est qu'on considérait ses écrits comme on considère ceux d'un
classique, d'un auteur qui appartient à un autre âge et ne vit plus dans
le nôtre.



VI


SOMMAIRE

_Les réalistes: Diderot.--Stendhal.--Sa langue.--Son
insuccès de son vivant. Ses deux romans.--Les
inexactitudes de la critique.--Défauts et qualités de
Stendhal.--Son élève Mérimée.--Balzac et Dumas.--La_
Comédie humaine _et la société sous Louis-Philippe.
--Comment composait Balzac.--Balzac et Flaubert.--Balzac
est un voyant.--Le style de Balzac._


Maintenant que les pères de l'église idéaliste nous sont connus, il nous
importe de lier amitié avec ceux de l'école contraire.

Diderot est le patriarche de l'église réaliste.

Tout le premier, il doua de vibration et de coloris la langue appauvrie
du dix-huitième siècle.

Il fut l'avocat de la vérité dans l'art.

Henri-Marie Beyle (_Stendhal_), est, en ligne directe, le descendant de
Diderot.

Avant d'écrire des romans, Stendhal fit de la critique et conta ses
impressions de voyage; mais en aucun des genres divers qu'il cultiva, il
n'aspirait à la gloire des lettres.

Il n'est rien qui ressemble moins à un écrivain de profession que
Stendhal. Homme d'existence active, de fortunes diverses, peintre,
militaire, employé, commerçant, auditeur au Conseil d'Etat, diplomate,
il dut, peut-être, à la diversité même de ses professions, l'acuité
d'observation et la connaissance de la vie qui distinguent les voyageurs
littéraires comme Cervantès et Lesage, investigateurs curieux qui
préfèrent aux livres poudreux des bibliothèques la grande Bible de la
société.

Stendhal noircit du papier sans préméditation, ne prit pas de pseudonyme
par coquetterie, mais pour mieux se cacher; ne se crut appelé ni à rien
régénérer, ni à transformer le siècle par ses écrits. Il travailla en
amateur, et certain jour, il demeura stupéfait en voyant un article
louangeur que lui consacrait Balzac.

«Cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d'un autre,
je l'ai lu en éclatant de rire, disait-il. Toutes les fois que
j'arrivais à une louange un peu forte, je voyais la mine que feraient
mes amis en la lisant.»

Simple dans la forme, quoique très raffiné et très subtil dans le fond,
il employait la langue sobre des Encyclopédistes, avec plus de
négligence et d'incorrections qu'ils ne s'en permirent; et, quoique
contaminé de romantisme durant ses premières années, il n'accepta jamais
les parures et les atours de la prose romantique. Tout au contraire,
afin de manifester son dédain pour le style fleuri, il affirmait qu'en
s'asseyant devant sa table il avait bien soin de se mettre sur le
cœur une page du code.

Grâce à cette originalité même, Stendhal, vivant, eut peu de lecteurs et
moins encore d'admirateurs. La resplendeur des étoiles romantiques
remplissait alors le firmament. Deux lustres encore après la mort de
Stendhal, survenue en 1842, ses œuvres n'avaient pas commencé à
appeler l'attention. Il n'a écrit que dix-huit livres, et sa réputation
d'écrivain réaliste ne s'appuie que sur deux romans.

La _Chartreuse de Parme_ décrit une petite cour, un duché italien, où
s'ourdissent des intrigues machiavéliques et où l'amour et l'ambition
déchaînent tout leur orchestre, comme une tempête dans le lac de Côme.

Le _Rouge et le Noir_ étudie cette première époque de la Restauration
française où l'influence religioso-aristocratique succéda au pouvoir
militaire de Napoléon,--idole de Stendhal.

On a prononcé des jugements fort différents sur le mérite de ces deux
livres.

Sainte-Beuve, tout en déclarant que ce ne sont point des romans
vulgaires, qu'ils suggèrent des idées et ouvrent des voies, les qualifie
cependant de _détestables_, arrêt bien radical pour un critique aussi
éclectique.

Taine les admire au point d'appeler Stendhal un grand idéologue et le
premier psychologue de son siècle.

Balzac se déclare incapable d'écrire quelque chose d'aussi beau que la
_Chartreuse de Parme_.

Ce roman et les autres œuvres de Stendhal irritent Caro à ce point
qu'il va jusqu'à injurier l'auteur.

Zola, en reconnaissant en lui le successeur de Diderot et en l'élevant
jusqu'aux nues, nie la réalité complète de ses personnages; ce ne sont,
à son avis, pas des hommes de chair et d'os, mais des systèmes cérébraux
compliqués, qui fonctionnent à part, indépendants des autres organes.

Il y a quelque chose de vrai dans des opinions si opposées.

Si l'on considère le procédé artistique, Sainte-Beuve est dans le vrai.
Le roman de Stendhal a toutes les imperfections.

Il est écrit avec peu de grammaire,--comme Clemencin démontra que le fut
le _Don Quichotte_. Le style n'en est pas seulement décharné, il est
rocailleux. Il manque à ces romans l'unité, la cohésion, l'intérêt
graduellement ménagé; en somme les qualités qu'on apprécie ordinairement
dans une œuvre littéraire.

Dans la _Chartreuse de Parme_, on pourrait, sans grave inconvénient,
supprimer les deux tiers des personnages et la moitié des évènements.

Bans le _Rouge et le Noir_ il serait fort à propos que le roman se
terminât au premier volume: il pourrait aussi finir au milieu du second.

Quant à l'élégance, à la proportion et à l'habileté de la composition,
Mérimée, son élève, est fort au-dessus de Stendhal.

Zola ne se trompe pas non plus quand il assure que les héros de Stendhal
raisonnent trop. Oui, parfois sans doute, il y a trop de raisonnement
dans ses livres.

Julien Sorel, au retour d'un duel où il a reçu une balle dans le bras,
raisonne fort tranquillement sur le commerce des gens de haut bord, sur
l'agrément ou l'ennui de leurs entretiens et sur d'autres sujets du même
genre. Il ne le fait pas à haute voix et pour se montrer maître de soi,
ce qui alors serait naturel, il le fait simplement pour son bonnet.
N'importe qui songerait à sa blessure pour si peu de mal qu'elle fît.

Zola, cependant, en reconnaissant ces taches, s'accorde avec Taine pour
déclarer que Stendhal est un profond psychologue. Ce que le chef du
Naturalisme français n'a pas avoué, c'est que la valeur des triomphes de
Stendhal consiste précisément dans la nature du terrain sur lequel il
les remporte.

Stendhal analyse et dissèque l'âme humaine, et quoique Zola n'en
convienne pas, qui réussit dans ce genre d'études, occupe un haut rang
dans les lettres. C'est comme le dissecteur qui travaille dans les
parties les plus délicates, les plus secrètes de l'organisme,
nécessaires pour la vie; ou comme le chirurgien qui opère sur des tissus
qu'il ne voit pas, pleins de veines, d'artères et de nerfs.

Copiste de la nature extérieure, à l'influence de laquelle il attribue
les déterminations de la volonté, Zola met systématiquement au second
plan cet ordre de vérités qui ne sont pas à leur de réalité, pas
incrustées, disons-le ainsi, dans les entrailles du réel, et qui ne
peuvent être par cela même découvertes que par des yeux perspicaces et
de très fins scalpels.

Ce n'est pas que Zola ne soit pas psychologue, mais il l'est à la
Condillac; il nie la spontanéité de l'âme: aussi la méthode antérioriste
de Stendhal ne le satisfait-elle pas pleinement. Or, Stendhal n'a
d'autres titres à la gloire qui dore déjà son tombeau que cette lucidité
de psychologue réaliste, qui nous présente une âme nue, en nous
captivant par le spectacle multiple et, varié de la vie spirituelle,
spectacle aussi intéressant ou plus intéressant, que Zola en dise ce
qu'il voudra, que celui des Halles dans le _Ventre de Paris_ ... et
comptez que ce grand _bodegon_ de Zola est admirable!

En résumé, Stendhal rachète ses défauts nombreux et indéniables par la
haute valeur philosophique de ses beautés, et ses œuvres sont comme
de riches joyaux de diamants montés et sertis sans nul goût.

Les hasards de la gloire littéraire sont étranges. Avec ce petit
patrimoine de deux romans, Stendhal réussit à voir son nom, comme
initiateur réaliste et naturaliste, uni aujourd'hui à celui de Balzac
qui fut un Titan, un Cyclope, un infatigable forgeron de livres. Et
notez que si Stendhal était indifférent à la célébrité, Balzac y
aspirait de toutes les forces de son âme. Il l'obtint surtout hors de
son pays, en Italie, en Suède, en Russie, mais pas si grande que des
rivaux comme Dumas et Sue ne pussent lutter avantageusement avec lui, et
lui disputer honneur et profit.

Tandis que Dumas pouvait gaspiller en folies des fortunes gagnées par sa
plume de romancier, Balzac luttait corps à corps avec la misère, sans
atteindre jamais un état de fortune moyen. Pour comble de douleur, la
critique l'attaquait avec acharnement.

La vie de Balzac est sans aventures romanesques. Son histoire se réduit
à travailler et à travailler toujours, pour satisfaire ses créanciers et
se créer une fortune indépendante. Il écrivit sans relâche, sans terme,
passant les nuits blanches, produisant parfois un roman en dix heures,
et tout cela en vain, sans réussir à se délivrer de ses obligations
urgentes et angoisseuses, sans pouvoir disposer d'un liard. Tous ceux
qui écrivent aujourd'hui sur Balzac disent avec raison que l'explication
et la clé de ses œuvres sont tout entières dans ce genre de vie.

Balzac se proposa d'écrire une étude complète et encyclopédique des
mœurs et de la société moderne, considérée sous tous ses aspects. Il
se déclara _docteur ès-sciences sociales_; il voulut créer _la Comédie
humaine_, résumé caractéristique de notre époque, comme le poème de
Dante fut le résumé du moyen-âge. Chacun de ses romans est un chant.

Dans une si vaste épopée, toutes les classes furent représentées et
toutes les transformations politiques trouvèrent en lui un peintre
fidèle. Balzac peignit en pied l'Empire, la Restauration, la Monarchie
de Juillet; il copia d'après nature, avec une incroyable fidélité, les
physionomies de la noblesse légitimiste. Héros de la chouannerie
vendéenne, gentillâtres vantards du Midi, hommes du juste-milieu
orléaniste, soldats de l'Empire, clergé, paysans, différents types de la
bohème littéraire et du journalisme, il les portraictura tous,
conformément à son plan gigantesque, avec la vigueur d'un athlète et
l'effort puissant d'un hercule.

Zola, qui sait parler éloquemment de Balzac, compare la _Comédie
humaine_ à un monument construit avec différents matériaux; ici du
marbre et de l'albâtre: là de la brique, du plâtre et du sable, le tout
mêlé et confondu par la main fébrile d'un maçon qui est parfois un
artiste remarquable. L'édifice combattu par les tempêtes est découronné
ici et là; les matériaux vils s'émiettent sur le sol, tandis que les
colonnades de granit et de jaspe se dressent encore droites et belles.
Il n'est pas de comparaison plus exacte.

Tout est dans le monument colossal érigé par Balzac. Même les colonnades
de marbre que Zola admire, quoiqu'elles soient d'un beau plan et d'une
qualité inestimable, sont élevées à la hâte, par des mains fébriles.
Comment en pourrait-il être autrement? Vu la manière de composer de
Balzac, c'est ce qui devait arriver. Quand il s'enfermait dans sa
chambre avec une rame de papier devant lui, il savait que sous quinze
jours, une semaine, ou peut-être moins, son éditeur lui réclamerait la
rame de manuscrit et que ses créanciers se présenteraient pour recevoir
le prix en le lui arrachant des mains. Considérez l'état moral de Balzac
quand il écrivait, et comparez-le, par exemple, à celui de son
successeur Flaubert.

Pour composer un roman en un volume, Flaubert consultait cinq cents
ouvrages, faisait six tomes d'extraits et mettait parfois huit années à
l'écrire. Balzac produisit en quinze jours _César Birotteau_, une de ses
meilleures œuvres, un portique de marbre.

On traduisait difficilement à l'imprimerie sa _copie_, inintelligible,
losangée de ratures, croisée, tachée, chaotique: Flaubert copiait dix à
douze fois une page pour la perfectionner. Balzac, certes, ne prit
jamais la peine de recopier. Il envoyait le brouillon à la composition,
corrigeait sur épreuves, changeait des paragraphes entiers. Il ne lui
était pas permis de s'arrêter à des détails.

Dès lors quoi d'étonnant à ce que ses créations soient inégales?
Négligeons ses œuvres de jeunesse qui semblent plutôt celles de la
sénilité et dans lesquelles il se montre si inférieur. Même dans la
_Comédie humaine_ on trouve des livres de valeur aussi différente
qu'_Eugénie Grandet_ et _Ferragus_, _la Cousine Bette_ et les
_Splendeurs et misères des Courtisanes_. La différence n'est pas
seulement évidente entre romans et romans, mais entre les diverses
parties d'un même livre. Parmi tant d'œuvres magistrales, il en est à
peine une parfaite que l'on puisse proposer comme un modèle digne d'être
imité, et cependant, dans presque toutes, il y a des beautés
extraordinaires.

Ainsi, de même qu'il n'était pas possible, avec son mode spécial de
créer, que Balzac ne consacrât à purifier et à diriger son abondante
veine, à viser à la perfection, il n'était pas possible non plus qu'il
procédât comme les réalistes contemporains qui prennent, tous et chacun
des éléments de leurs œuvres, dans l'observation de la réalité: la
vie entière n'eût point suffi à cela, Philarète Chasles a fort bien dit
de Balzac que plus qu'observateur il était voyant; il travaillait au vol
en se servant de la vérité devinée et déduite, en la combinant dans ses
écrits à la plus grande close possible, mais en ne l'employant pas pure.
Si l'inspiration amenait par la main la vérité, tant mieux! Dans le cas
opposé, il ne s'agissait pas de suspendre le travail commencé, ni, pour
une vérification de renseignements, de renoncer au secours de
l'imagination.

Chez Balzac, l'inspiration du réel est au-dessus de l'observation. Son
esprit concentrait dans un foyer les rayons de lumière épars, sans
prendre la peine de les compter ni de s'enquérir de leur provenance.
L'intuition joue dans ses œuvres un rôle fort important. Où Balzac
a-t-il appris les sciences sociales? Où a-t-il gagné son bonnet de
docteur? Quand apprit-il la philologie, la médecine, la chimie, la
jurisprudence, l'histoire, le blason, la théologie, toutes choses qu'il
sait comme doit les savoir un artiste, sans érudition ni ignorance? On
l'ignore.

Si parfois l'imagination l'entraîne, s'il trace d'invraisemblables
portraits, par contre, quand il trouve la voie de la réalité,--ce qui
arrive presque toujours,--il la suit et ne s'arrête point avant d'avoir
dévidé tout l'écheveau. Le plus grand nombre de ses caractères sont des
prodiges de vérité.

Ce qui reste gravé dans la mémoire, après une lecture de Balzac, ce
n'est pas le sujet de tel roman, ni le dramatique dénouement de cet
autre, c'est,--don beaucoup plus précieux,--la figure, la démarche, la
voix et la manière d'agir d'un personnage que nous voyons et que nous
nous rappelons comme si c'était une personne vivante, comme si nous la
connaissions et la fréquentions.

Les juges de Balzac censurent ordinairement son style.

Sainte-Beuve le qualifie «d'énervé, rosé et veiné de toutes les teintes,
tout asiatique, plus brisé et plus amolli par places que le corps d'un
moine antique.» S'il est vrai que la sobriété et l'harmonie lui font
défaut,--Balzac ne les eut point,--par contre, le style de l'auteur
d'_Eugénie Grandet_ possède ce qui ne s'apprend ni ne s'imite: la vie.

Ses phrases respirent.

Leur couleur brillante et fastueuse les rend semblables à un riche émail
oriental. Comme défaut, il a tous ceux qui manquent à Beyle: lyrisme,
enflure, remplissage; mais quelles beautés! Quelles toiles de Titien et
de Van Dick! Quels intérieurs! Quels portraits de femmes! Quelles
draperies et quelles chairs succulemment empâtées! Walter Scott, que
Balzac admirait et respectait si fort, a été plus diffus, sans être
aussi heureux.



VII


SOMMAIRE

_Flaubert_.--_La Genèse de_ Madame Bovary.--_Le roman_.
--_Le style de Flaubert_.--_L'amour de la phrase
bien faite_.--Salammbô.--La Tentation.--_L'_Education
sentimentale.--Bouvard et Pécuchet.--_Pessimisme et
impassibilité_.


Entre Balzac et Flaubert, il y a la distance d'un géant à un homme.

L'auteur de la _Comédie humaine_ rendit épique la réalité; l'auteur de
_Madame Bovary_ nous la présente sous une face comico-dramatique il est
des écrivains qui voient le monde reflété comme dans un miroir convexe,
et, en conséquence, défiguré. Balzac le regarda avec un microscope qui,
sans altérer la forme, augmentait les proportions; Flaubert le vit sans
illusions d'optique, et je ne dis pas qu'il le contempla d'un œil
serein, parce que la phrase me semble s'accorder mal avec le pessimisme
que prêchent ses œuvres d'une manière indirecte, mais efficace.

De Flaubert, il n'y a pas lieu de se demander où et quand il apprit ce
qu'il savait. Fils d'un médecin réputé, il se familiarisa de bonne heure
avec les sciences naturelles, et quoique la position aisée de sa famille
lui permît de ne faire choix d'aucune autre profession que de celle des
lettres, il fut un étudiant à perpétuité, acquit une culture un peu
hétérogène et capricieuse, mais considérable. Son ami Maxime Ducamp qui,
dans un livré récent, les _Souvenirs littéraires_, communique au public
tant et de si intéressants renseignements sur Flaubert, dit que, par sa
prodigieuse mémoire et sa lecture immense, c'était un dictionnaire
vivant que l'on pouvait feuilleter avec plaisir et avec profit.

Flaubert montra toujours de la prédilection pour un certain genre
d'études qui n'attirent guère aujourd'hui que les intelligences
raffinées et curieuses: l'apologétique chrétienne, l'histoire de
l'Eglise, les Pères, les humanités. De si graves exercices
intellectuels, unis à son culte ardent de la forme et à sa sagacité
d'observateur implacable, firent de lui un artiste consommé, un
classique moderne.

Flaubert écrivit moins de livres et quelques romans de plus que
Stendhal.

Sa première œuvre,--un essai intitulé _Novembre_, qui ne fut pas
imprimé, excepté,--la _Tentation de saint Antoine_, espèce
d'_auto-sacramental_ semblable à l'Ahasvérus d'Edgar Quinet. Le saint
voit défiler devant ses yeux éblouis, toutes les séductions de la chair
et de l'esprit, tous les pièges que le démon peut tendre aux sens, au
cœur et à l'intelligence, et, de la Reine de Saba aux Sphinx et à la
Chimère, de la déesse Diane aux hérétiques Nicolaïtes, tous le troublent
de leurs paroles ou de leur aspect.

Considérant l'œuvre au point de vue littéraire, les amis de Flaubert,
quand il leur lut ce manuscrit, preuve évidente de sa rare érudition,
émirent l'arrêt suivant:

«Tu as fait un angle dont les lignes divergentes s'écartent si bien
qu'on les perd de vue; une goutte d'eau mène au torrent, le torrent au
fleuve, le fleuve au lac, le lac à l'océan, l'océan au déluge; tu te
noies, tu noies tes personnages, tu noies l'évènement, tu noies le
lecteur, et ton œuvre est noyée.»

Puis, comme ils le voyaient consterné de ce verdict, ils lui
conseillèrent d'entreprendre un autre travail, un livre où il peindrait
la vie réelle et où le terre à terre même du sujet l'empêcherait de
tomber dans l'abus du lyrisme--défaut qui, chez lui, était un héritage
du romantisme. Flaubert suivit le conseil et écrivit _Madame Bovary_.
Plus tard, il disait souvent à ses conseillers: «J'étais envahi par le
cancer du lyrisme, vous m'avez opéré; il n'était que temps, mais j'en ai
crié de douleur.»

Flaubert eut à faire un grand pas de _La Tentation à Madame Bovary_. Ses
connaissances variées et choisies, sa lecture assidue des théologiens,
des mystiques et des philosophes se révélait dans la _Tentation_. Dans
_Madame Bovary_, le décor est changé! Nous ne sommes plus dans les
déserts de l'Orient, mais à Yonville, gros village arriéré et misérable.
Nous n'assistons pas aux luttes gigantesques du saint ascète contre les
puissances de l'enfer, mais aux mésaventures domestiques d'un médicastre
de campagne. Tout est vulgaire dans _Madame Bovary_, le sujet, le lieu
de la scène, les personnages. Seul le talent de l'auteur est
extraordinaire.

Emma Bovary est née dans les derniers rangs de la classe moyenne; mais,
dans l'élégante pension où elle fut élevée, elle coudoya des demoiselles
riches et de haute famille. Les germes de la vanité, de la concupiscence
et de la soif des plaisirs,--graves maladies de notre
siècle,--s'accusèrent dès lors chez elle. Peu à peu ils se développent
et dépravent l'âme de la jeune femme, mariée déjà et mère de famille.
Passions sentimentales, habitudes de luxe incompatibles avec sa position
modeste de femme d'un médecin de campagne, expédients et désordres de
plus belle, compliquent de telle sorte sa situation que, quand ses
créanciers la pressent, elle s'empoisonne avec de l'arsenic. Tel est le
drame simple et terrible, pris dans la réalité, qui immortalise
Flaubert.

Le sujet de _Madame Bovary_,--qui a été si blâmé et qui a soulevé un tel
scandale,--fut suggéré à Flaubert, à ce que déclare Maxime Ducamp, par
le hasard, qui évoqua dans sa mémoire le souvenir d'une malheureuse
femme qui vécut et mourut comme son héroïne.

Je parlerai ailleurs de la haute importance d'œuvres sociales comme
_Madame Bovary_ et de sa signification morale, quand je toucherai à la
délicate question de la moralité dans l'art littéraire.

Je me borne à faire remarquer maintenant que Flaubert accepta le premier
sujet qui s'offrit à lui et qu'il lui eût été indifférent d'en traiter
un autre.

Les histoires comme celle de Mme Bovary ne sont pas rares dans la vie,
mais jusqu'à Flaubert nul ne les avait racontées. Balzac même, qui
comprit si bien le pouvoir de l'argent dans notre société, ne démontra
pas avec autant d'énergie que Flaubert la métallisation qui nous
tourmente.

Un écrivain moins analyste eût poétisé Mme Bovary, en la faisant
mourir écrasée sous le poids de ses déceptions amoureuses et de ses
remords dévorants, et non sous celui de ses dettes vulgaires. Les pages
dans lesquelles Mme Bovary, affolée et désespérée, implore en vain ses
amants afin d'obtenir d'eux la somme nécessaire pour apaiser ses
créanciers, sont l'étude la plus cruelle, la plus sincère et la plus
magnifique, que l'on ait écrite sur la dureté des temps présents et la
puissance de l'or.

Dans l'œuvre de Flaubert il n'y a pas seulement d'admirables la
vigueur et la vérité des caractères; c'est aussi un modèle de perfection
littéraire.

Le style en est comme un lac limpide, au fond duquel on voit un lit de
sable fin et doré; comme une table de jaspe poli où il n'est pas
possible de trouver le plus léger défaut. Jamais il ne faiblit ou ne
s'affaisse; nul détail ne manque ni n'est en trop. Nulle recherche. Il
n'y a ni néologismes, ni archaïsmes, ni tours précieux, ni phrases
parées et artificielles, encore moins de la négligence ou cette vague
indécision de l'expression que l'on appelle en général le style fluide.
C'est un style parfait, concis sans pauvreté, correct sans froideur,
irréprochable sans purisme, ironique et naturel à la fois, et en somme,
travaillé avec tant de courage et de limpidité qu'il sera bientôt
classique, s'il ne l'est déjà.

Les descriptions dans _Madame Bovary_ réalisent l'idéal du genre.
Quoique Flaubert décrive beaucoup, il ne commet pas la faute de peindre
pour peindre. S'il étudie ce que l'on appelle aujourd'hui le _milieu
ambiant_, il ne le fait pas pour satisfaire un caprice d'artiste, ou
pour parader en parlant de choses qu'il connaît bien, mais parce que le
sujet ou les caractères exigent cette étude. Il possède un tact si
spécial, qu'il ne décrit que le plus saillant, le plus caractéristique,
et cela en peu de mots, sans abuser de l'adjectif, en deux ou trois
magistraux coups de pinceau. Ainsi, dans _Madame Bovary_, malgré la
scrupuleuse conscience réaliste de l'auteur, chaque chose est toujours
en sa place, et toujours le principal est le principal, l'accessoire
l'accessoire. L'habileté de Flaubert apparaît aussi bien dans ce qu'il
dit que dans ce qu'il omet. Par là, il est supérieur à Balzac qui
employa tant d'ornements superflus.

Flaubert méconnut entièrement la valeur de _Madame Bovary_; bien plus,
le succès de ce livre l'irrita. Il sortait des gonds en voyant le public
et les critiques le préférer à ses autres œuvres, et pour le rendre
furieux, il n'y avait qu'à lui conseiller d'écrire quelque chose dans le
même genre. «Laissez-moi en paix avec _Madame Bovary_!» s'écriait-il
alors avec emportement. Durant les dernières années de sa vie il voulut
retirer le livre de la circulation, en n'en autorisant pas de nouveaux
tirages, et, s'il n'en fut pas ainsi, ce fut parce qu'il avait besoin
d'argent.

Il ne se bornait pas à dédaigner _Madame Bovary_, la jugeant inférieure,
par exemple, à _La Tentation_. Il déclarait mépriser le genre à
laquelle elle appartient, c'est-à-dire la réalité analytique dans le
caractère et dans les mœurs.

Il estimait uniquement la délicatesse du style, la beauté de la phrase,
et assurait que ce n'est que par elles qu'on gagne l'immortalité,
qu'Homère est aussi moderne que Balzac et qu'il donnerait _Madame
Bovary_ tout entière pour un paragraphe de Châteaubriand ou de Victor
Hugo.

Il est à noter, en effet, que pour Flaubert, disciple enthousiaste de
l'école romantique, admirateur fervent d'Hugo, de Dumas et de
Châteaubriand, la perfection du style, c'étaient les oripeaux lyriques,
la prose poétique et fleurie, et non cette admirable sobriété et cette
pureté auxquelles il arrivait. Cas d'aveuglement littéraire très
semblable à celui qui poussait Cervantès à préférer dans son œuvre le
_Persilès_.

Après _Madame Bovary_, _Salammbô_ est la meilleure œuvre de Flaubert.
Avec le même scrupule qu'il étudia les misères d'un village au temps de
Louis-Philippe, Flaubert reconstitua le monde lointain, la mystérieuse
civilisation carthaginoise. Il nous transporte à Carthage parmi les
contemporains d'Hamilcar, durant les révoltes des troupes mercenaires,
que la République africaine entretenait a sa solde pour la servir contre
Rome; et l'héroïne du roman est la vierge Salammbô, prêtresse de la
Lune.

Il semble à première vue, que de tels éléments doivent composer un livre
ennuyeux, savant peut-être, mais de peu d'intérêt; quelque chose
d'analogue aux romans archéologiques qu'écrit Ebers. Eh bien! nullement.
Quoique l'auteur de _Salammbô_ nous conduise à Carthage et dans les
chaînes de la Lybie, au temple de Tanit et aux pieds de la monstrueuse
statue de Moloch, _Salammbô_ est dans son genre une étude aussi réaliste
que _Madame Bovary_.

Laissons de côté l'infatigable érudition que déploya Flaubert pour
dépeindre la cité africaine, son voyage aux côtes de Carthage, son
ardeur à fouiller les auteurs grecs ou latins. Ebers le fait aussi,
mieux et plus solidement même, mais ses romans n'en sont pas pour cela
moins soporifiques.

Ce qui importe dans des œuvres analogues à _Salammbô_, ce n'est pas
que les détails scientifiques soient irréprochablement exacts; c'est que
la reconstruction de l'époque, des mœurs, de la société, des
personnages et de la nature ne semble pas artificielle, et que l'auteur
en étant savant, demeure artiste. Il faut que dans tout il y ait vie et
unité; il faut que ce monde exhumé de la poussière des siècles nous
semble réel, quoique étrange et différent du nôtre. Il faut qu'il nous
produise la même impression de vérité que causent les hiéroglyphes,
quand un égyptologue les déchiffre, ou les fossiles quand un éminent
naturaliste les complète. Il faut que si nous ne pouvons dire avec une
certitude absolue: «Carthage était ainsi,» nous pensions du moins que
_Carthage pût être ainsi_!

Avec _Salammbô_, Flaubert vit le terme de ses succès. Un roman dans
lequel il se mit tout entier, et sur lequel il fonda de grandes
espérances, l'_Education sentimentale_, fit un fiasco si complet, que
Flaubert, dans ses élans de colère accoutumés, demandait à ses amis en
serrant les poings: «Et pourriez-vous me dire pourquoi ce bouquin n'a
pas plu?» La cause pour laquelle le livre ne plut pas mérite qu'on la
raconte.

D'après Maxime Ducamp, il y a eu deux périodes dans la vie de Flaubert.
Durant la première,--les années de jeunesse,--Flaubert avait un esprit
délié, une imagination féconde; il apprenait sans effort et travaillait
facilement. Bientôt une horrible maladie le frappa, mal mystérieux que
Paracelse appelle _le tremblement de terre de l'homme_, et sa fraîche
intelligence, tout comme son corps d'athlète, furent atteints dans leur
source de vie, affaissés et jusqu'à un certain point paralysés.

On remarqua, parallèlement, deux étranges symptômes chez le malade. Il
prit en haine la marche, au point que voir marcher les autres lui
faisait mal; et, pour le travail littéraire, il devint si difficile et
si exigeant, qu'il copiait vingt fois une page, la corrigeait, la
raturait, la polissait, et s'acharnait de telle sorte au travail, que
si, en un mois, il réussissait à produire vingt pages définitives, il se
déclarait rendu et mort de fatigue. Après avoir terminé une page en
gémissant, en soupirant, il se levait de sa table de travail, baigné de
sueur, et allait tomber sur un divan où il restait sans souffle.

Cette lenteur, l'énorme effort que lui coûtait chacune de ses œuvres
qu'il passait des éternités à terminer,--il lima, corrigea et retoucha
_La Tentation_ pendant vingt années,--provenaient du désir d'atteindre
une correction absolue de style et une complète exactitude de laits et
d'observations.

Il y eut un moment où il obtint les deux choses sans exagération et sans
préjudice de la création artistique. Ce fut alors qu'il écrivit
_Salammbô_ et _Madame Bovary_. Ensuite l'équilibre fut rompu.

Il commença à abuser du procédé, au point de passer des heures entières
à faire la chasse a une répétition de voyelles ou à une cacophonie, à
réfléchir si une voyelle était ou non à sa place, et à lire trente
volumes sur l'agriculture pour écrire dix lignes en connaissance de
cause.

De là, l'échec de _l'Education sentimentale_, et surtout celui de
_Bouvard et Pécuchet_, son œuvre posthume, où le roman se transforme
en monotone satire sociale, en pesant catalogue de lieux communs et
d'idées courantes; où une même situation prolongée durant toute
l'œuvre, où la langue, sèche et décharnée à force de vouloir être
pure et simple, fatiguent le lecteur le plus courageux.

Qu'elle soit due à la maladie ou à la nature spéciale de son génie, on
doit insister sur la décadence de Flaubert, parce que c'est un évènement
peu fréquent que la chute et la stérilité d'un écrivain par ambition
excessive d'exactitude et de perfection; au lieu que la plupart,
aussitôt qu'ils ont acquis du renom, se laissent aller au sommeil.

Flaubert, lui, appelait _se distraire_, écrire des contes comme le
_Cœur sensible_, qui représente six mois de travail assidu. À force
d'effiler la pointe du crayon, Flaubert la brisa.

Le fond des œuvres de Flaubert est pessimiste, non pas qu'il prêche
ni cette doctrine ni une autre, car il est l'écrivain le plus
impersonnel et le plus réservé qu'on ait jamais vu. Seulement son
observation implacable démontre à chaque instant la bassesse et la
nullité des desseins et des désirs de l'homme.

Soit qu'il nous montre Mme Bovary rêvant de poétiques amours et tombant
dans de prosaïques hontes, soit qu'il nous peigne Salammbô expirant dans
l'horreur de son barbare triomphe, ou Bouvard et Pécuchet étudiant les
sciences et dévorant les livres pour rester aussi sots qu'ils l'étaient
avant, Flaubert n'a pas un coin où se puissent loger les illusions
consolantes. Il hait par dessus tout la société moderne, ce que l'on a
coutume d'appeler l'intelligence, le progrès, les découvertes,
l'industrie et les libertés. C'est une face de Flaubert que Zola et son
école n'ont pas négligé de lui emprunter. Seulement Flaubert n'obéissait
pas à un système, il agissait par instinct. Dans ses rapports avec ses
amis, il se montrait au contraire enthousiaste, exalté, et se
passionnait facilement.



VIII


SOMMAIRE

_Les de Goncourt.--L'auteur est une dévote de leur autel
byzantin.--Les deux frères.--Leur ascendance littéraire.
--Leurs tendances esthétiques.--Le rococo et la modernité.
--Gautier, à propos de Baudelaire.--L'expressivité.--La
couleur.--Lœuvre: l'œuvre commune.--L'œuvre
d'Edmond de Goncourt.--Préférences de l'auteur_.--Les
frères Zemganno--Manette Salomon.


Deux idées me frappent au moment de parler des frères de Goncourt.

D'abord, je crains de les louer plus que de juste, parce qu'ils
m'inspirent une grande sympathie et sont mes auteurs de prédilection.
Aussi je préfère déclarer, dès maintenant, quelle affection j'ai pour
eux et avouer ingénument que jusqu'à leurs défauts me captivent.

«Si la foule ne s'agenouille jamais devant eux, ils auront une chapelle
d'un luxe précieux, une chapelle byzantine avec de l'or fin et des
peintures curieuses, dans laquelle les raffinés iront faire leurs
dévotions[1].» Je suis une dévote de cet autel, sans prétendre ériger en
loi mon goût qui provient peut-être de mon tempérament de coloriste.

Ensuite, je m'étonne qu'il y ait des gens qui traitent les réalistes de
_simples photographes_, alors que combattent dans leurs rangs les deux
écrivains modernes qui peuvent le plus justement se prétendre des
_peintres_.

Les Goncourt sont à peine connus en Espagne. L'un s'appelle Edmond,
l'autre s'appelait Jules. Travaillant en collaboration intime, ils
écrivirent des romans et des œuvres historiques, jusqu'à ce que
Jules le cadet descendit au tombeau. Ils vécurent si unis, fondant leurs
styles et leurs pensées, que le public les prenait pour un seul
écrivain. Edmond, le survivant, dans son beau roman _Les Frères
Zemganno_, a symbolisé cette étroite fraternité intellectuelle dans
l'histoire des deux frères gymnasiarques qui exécutent ensemble au
cirque des exercices dangereux et mettent en commun leur force et leur
adresse, arrivant à être une âme en deux corps. Quand le plus jeune se
brise les deux jambes dans une chute, Gianni, l'aîné, renonce à des
travaux qu'il ne peut plus partager avec son cher Nello. Je laisserai
Edmond de Goncourt lui-même expliquer la tendresse qui les unissait.

«Les deux frères ne s'aimaient pas seulement, ils tenaient l'un et
l'autre par des liens mystérieux, des attaches psychiques, des atomes
crochus de natures jumelles, et cela, quoiqu'ils fussent d'âges très
différents et de caractères diamétralement opposés. Leurs premiers
mouvements instinctifs étaient identiquement les mêmes.....
Non-seulement les individus, mais encore les choses, avec le pourquoi
irraisonné de leur charme ou de leur déplaisance, leur parlaient
mêmement à tous les deux. Enfin les idées, ces créations du cerveau dont
la naissance est d'une fantaisie si entière, et qui vous étonnent
souvent par le _on ne sait comment_ de leur venue, les idées d'ordinaire
si peu simutanées et si peu parallèles dans les ménages de cœur entre
homme et femme, les idées naissaient communes aux deux frères. Leur
_travail_ se trouvait tant et si bien confondu, leurs exercices
tellement mêlés l'un à l'autre, et ce qu'ils faisaient semblait si peu
appartenir à aucun en particulier, que les bravos s'adressaient toujours
à l'association et qu'on ne séparait jamais le couple dans l'éloge ou
dans le blâme..... C'est ainsi que ces deux êtres étaient arrivés à
n'avoir plus à eux deux qu'un amour-propre, qu'une vanité, qu'un
orgueil.»

Il s'écoula bien des années sans que les Goncourt obtinssent, je ne
dirai pas les applaudissements, mais même l'attention du public.
Quelques-uns de leurs romans furent accueillis avec tant d'indifférence,
que la douleur de cet insuccès précipita la mort de Jules. Maintenant,
grâce au fracas que soulève le naturalisme, les romans des Goncourt
commencent à être très lus. Edmond, que la mort de son frère avait
laissé abattu et sans courage, Edmond, qui avait voulu renoncer à
écrire, s'est remis à travailler et passe pour le troisième romancier
français vivant. Nombre de gens même le préfèrent à Daudet.

Goncourt fut le premier qui appela _documents humains_ les faits que le
romancier observe et rassemble pour en faire la base de ses créations.
Mais ceux qui s'imaginent que tous les naturalistes et les réalistes
sont taillés sur le patron de Zola, s'étonneraient s'ils connaissaient
l'originalité de Goncourt. Il ne ressemble ni à Balzac, ni à Flaubert;
et bien que disciple de Diderot, il ne lui emprunte que le coloris et
l'art d'exprimer les sensations. Stendhal étudiait le mécanisme
psychologique et le _processus_ des idées, les Goncourt, élèves du même
maître, réussissent à copier avec de vives couleurs la réalité sensible.
Ils sont, avant tout,--inventons, à leur exemple, un mot
nouveau,--_sensationnistes_. Ils ne possèdent pas la netteté de
Flaubert, ni son style parfait, ni son impersonnalité puissante; au
contraire, s'ils prennent le réel pour matière première, c'est pour le
couler dans le moule de l'individualité ou, comme dirait Zola, pour le
montrer à travers leur tempérament.

Les Goncourt se distinguèrent par deux traits: la connaissance de l'art
et des mœurs du dix-huitième siècle et l'expression des éléments
esthétiques du dix-neuvième.

Ils étudièrent le XVIIIe siècle avec une fougue d'artistes et une
patience d'érudits, communiquant au public le résultat de leurs
investigations en de nombreux et remarquables livres
historico-biographiques et historico-anecdotiques. Ils collectionnèrent
des estampes, des meubles, des livres et des plaquettes, tout ce qui
concernait cette époque qui, pour être voisine de nous, n'en est pas
moins intéressante.

Dans leurs romans, ils montrèrent une foule d'aspects poétiques de notre
temps, auxquels nul ne songeait. Loin de faire comme Flaubert
l'inventaire des misères et des ridicules de la société moderne, ou de
se borner par système, comme Champfleury, à trouver des types et des
scènes vulgaires, les Goncourt découvrirent dans la vie contemporaine un
certain idéal de beauté qui lui appartient exclusivement et que d'autres
âges et d'autres temps ne peuvent lui disputer.

Les Goncourt disent par la voix d'un de leurs personnages: «Le moderne,
tout est là. La sensation, l'intuition du contemporain, du spectacle qui
vous coudoie, du présent dans lequel vous sentez frémir vos passions et
quelque chose de vous, tout est là pour l'artiste.»

Et fidèles à cette théorie, les Goncourt extraient de la vie
contemporaine tout ce qui est artistique, comme le chimiste fait jaillir
l'aveuglante lumière de l'électricité d'un obscur morceau de charbon.

Cette sympathie pour la vie moderne peut prendre une forme très rabattue
et se changer en admiration pour les progrès scientifiques ou
industriels de notre siècle. Chez les Goncourt, elle en prit une
beaucoup plus nouvelle et beaucoup plus inusitée, entièrement
artistique. Leur idéal fut celui de la génération présente qui ne se
borne pas à admirer une seule forme de l'Art, mais qui les comprend
toutes et en jouit avec un éclectisme raffiné, préférant peut-être les
plus étranges aux plus belles, comme il arrivait aux Goncourt. Une page
de Théophile Gautier définit fort bien cette manière de sentir l'Art. On
peut l'appliquer aux Goncourt.

«Il aimait ce qu'on appelle improprement le style de décadence, et qui
n'est autre chose que l'Art arrivé à ce point de maturité extrême que
déterminent à leurs soleils obliques les civilisations qui vieillissent:
style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches,
reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les
vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des
notes à tous les claviers, s'efforçant à rendre la pensée dans ce
qu'elle a de plus ineffable, et la forme de ses contours les plus vagues
et les plus fuyants.... Tel est bien l'idiome nécessaire et fatal des
peuples et des civilisations où la vie factice a remplacé la vie
naturelle et développé chez l'homme des besoins inconnus. Ce n'est pas
chose aisée, d'ailleurs, que ce style méprisé des pédants, car il
exprime des idées neuves avec des formes nouvelles et des mots qu'on n'a
pas entendus encore.»

S'il est facile ou non, celui-là seul le sait qui lutte avec le vocable
indomptable pour le dompter! Edmond de Goncourt croit que son frère
Jules tomba malade et mourut des blessures reçues en luttant avec la
phrase rebelle, à qui il demandait ce que nul écrivain ne lui demanda
jamais, de surpasser la palette.

Avant d'écrire, les Goncourt s'étaient adonnés à la peinture à l'huile
et à la gravure à l'eau-forte. Ils s'étaient entourés de délicieux
bibelots, de jouets asiatiques, d'armes riches, d'étoffes de soie
japonaise brodées en relief, de porcelaines curieuses. Célibataires et
maîtres d'eux-mêmes, ils se livrèrent librement à leurs passions
d'artistes. En cultivant les lettres, ils voulurent rendre aussi cette
beauté de coloris qui les captivait et cette complexité de sensations
délicates, aiguës, et jusqu'à un certain point paroxystes, que leur
faisaient éprouver la lumière, les objets, les formes, grâce à la
subtilité de leurs sens et à la finesse de leur intelligence. Au lieu de
se tirer d'affaire comme tant d'écrivains, en s'écriant: «Je ne trouve
pas d'expressions pour dépeindre ceci, cela ou le reste,» les Goncourt
se proposèrent de trouver toujours des mots, quand ils devraient les
inventer.

Pour communiquer aux lecteurs les impressions de leurs sens raffinés,
les Goncourt amplifiaient, enrichissaient et disloquaient le français.
Indignés de la pauvreté de la langue, quand ils la comparaient à
l'abondance et à la merveilleuse variété des sensations, ils perdirent
tout respect pour l'idiome et furent les plus audacieux néologistes du
monde, sans se priver aussi de prendre d'autres licences. Car, les mots
nouveaux ne leur suffisant pas, ils songèrent à les placer d'une manière
inaccoutumée, pourvu qu'ils exprimassent ce que l'auteur désirait leur
faire exprimer.

Ils ne se bornèrent pas à peindre l'extérieur des choses et la sensation
que produit leur aspect, mais les suggestions de tristesses, de joies ou
de mélancolies que l'âme trouve en elles, de sorte qu'ils ne dominèrent
pas seulement le coloris comme Théophile Gautier, mais le clair obscur,
la quantité de lumière et d'ombre qui influent tant sur notre esprit.

Les Goncourt se servent de tous les moyens imaginables pour atteindre
leurs fins: ils répètent un mot pour que l'excitation réitérée augmente
l'intensité de la sensation; ils emploient deux ou trois synonymes pour
nommer un objet. Ils commettent des tautologies et des pléonasmes, font
des substantifs d'adjectifs, tombant à chaque pas dans des défauts qui
eussent rempli d'horreur Flaubert.

Ces audaces donnent parfois les plus heureux résultats. Une tournure ou
une phrase saute aux yeux du lecteur, se grave dans sa rétine et
transmet au cerveau la vive image que l'artiste voulut lui montrer
clairement.

Dans ses merveilleuses descriptions. Zola adopta les procédés des
Goncourt, légèrement atténués; Daudet leur prit à son tour les
miniatures exquises qui ornent quelques-unes de ses pages les mieux
choisies, et tout écrivain coloriste, désormais, devra s'inspirer de la
lecture des deux frères.

Quelle belle, quelle savoureuse chose que la couleur! Sans admettre la
théorie de ce savant allemand, qui prétend qu'au temps d'Homère, les
hommes voyaient beaucoup moins de couleurs qu'aujourd'hui, et que ce
sens se raffine et s'enrichit chaque jour, je crois que le culte de la
ligne est antérieur à celui du coloris, comme la sculpture à la
peinture. Je pense aussi que les lettres, à mesure qu'elles avancent,
expriment la couleur avec plus de brio et de force, en détaillent mieux
les nuances et les délicates transitions, et que l'étude de la couleur
se complique de même que l'étude de la musique s'est compliquée depuis
les maîtres italiens jusqu'à aujourd'hui.

J'ai lu, il n'y a pas longtemps, dans une revue scientifique, qu'il
existe des sujets qui éprouvent une sensation lumineuse et chromatique,
qui est toujours la même quand le son est égal et qui varie quand le son
change, de telle sorte qu'un son peut exciter la rétine en même temps
que le tympan et que pour l'individu qué d'une faculté si singulière,
chaque ton de son correspond exactement à un ton de couleur.

La méthode des Concourt s'essaie à obtenir des résultats analogues: ils
écrivent de telle sorte que les mots produisent de vives sensations
chromatiques et c'est en cela que consiste leur indiscutable
originalité. Quoique la traduction doive forcément abîmer l'émail
polychrome d'un style aussi capricieux, je traduis ici un paragraphe du
roman _Manette Salomon_ où les Goncourt décrivent les exagérations d'un
coloriste et semblent exprimer plutôt leur propre désir de remplacer le
pinceau par la plume[2].

«Il cherchait partout de quoi monter sa palette, chauffer ses tons, les
enflammer, les brillanter. Devant les vitrines de minéralogie, essayant
de voler la Nature, de ravir et d'emporter les feux multicolores de ces
pétrifications et de ces cristallisations d'éclairs, il s'arrêtait à ces
bleus d'azurite, d'un bleu d'émail chinois, à ces bleus défaillants des
cuivres oxydés, au bleu céleste de la lazulite allant du bleu de roi au
bleu de l'eau. Il suivait toute la gamme du rouge, des mercures
sulfurés, carmins et saignants, jusqu'au rouge noir de l'hématite, et
rêvait à l'_omatito_, la couleur perdue du XVIe siècle, la couleur
cardinale, la vraie pourpre de Rome.... Des minéraux, il passait aux
coquilles, aux colorations mères de la tendresse et de l'idéal du ton, à
toutes ces variations du rose dans une fonte de porcelaine, depuis la
pourpre ténébreuse jusqu'au rose mourant, à la nacre noyant le prisme
dans son lait. Il allait à toutes les irrisations, aux opalisations
d'arc-en-ciel.... Il se mettait dans les yeux l'azur du saphir, le sang
du rubis, l'orient de la perle, l'eau du diamant. Pour peindre, le
peintre croyait avoir maintenant besoin de tout ce qui brille, de tout
ce qui brûle dans le Ciel, dans la Terre, dans la Mer.»

C'est cela même que croient les Goncourt, et de là résultent les
conditions exceptionnelles de leur style. Je n'ose pas dire les
qualités, quoique pour moi elles soient telles.

Je me hâte d'ajouter que les Goncourt n'ont pas seulement de la valeur
comme maîtres puissants du coloris et comme interprètes rares de la
sensation. Ils ont prouvé aussi qu'ils sont de grands observateurs qui
savent étudier les caractères. Il est vrai qu'ils ne procèdent ni comme
Balzac, ni comme Zola, qui ont créé des personnages logiques, agissant
conformément à des antécédents indiqués par le romancier, et allant où
les conduisent la fatalité de leur complexion et la tyrannie des
circonstances. Les personnages des Goncourt ne sont pas aussi
automatiques; ils semblent plus capricieux, plus inexplicables pour le
lecteur; ils agissent avec une indépendance relative, et cependant, nous
ne nous les imaginons pas comme des mannequins ou des êtres fantastiques
et rèvés, mais comme des personnes de chair et d'os, semblables à
beaucoup de gens, que nous rencontrons à chaque pas dans la vie réelle,
et dont nous ne pouvons prédire avec certitude la conduite, quoique nous
les connaissions à fond et que nous sachions d'avance les mobiles qui
peuvent influer sur eux. La contradiction, l'irrégularité et
l'inconséquence, l'énigme qui existe dans l'homme, les Goncourt les
mettent peut-être mieux en lumière que leurs illustres rivaux.

Deux groupes de romans portent au titre le nom des Goncourt. L'un est
l'œuvre des frères réunis, l'autre d'Edmond seul; mais dans tous la
méthode est la même.

Nul n'applique plus radicalement que les Goncourt le principe récemment
découvert que dans le roman, ce qui importe le moins, c'est le sujet et
l'action, et ce qui importe le plus, la quantité de vérité artistique.

Dans quelques-uns de leurs romans comme _Sœur Philomène_ et _Renée
Mauperin_, il y a encore un drame, très simple, mais drame enfin.

Dans _Manette Salomon_, _Charles Demailly_, _Germinie Lacerteux_, on ne
trouve guère que la succession des évènements, incohérente en apparence,
et parfois languissante, comme il arrive dans la vie.

Dans _Madame Gervaisais_, l'intérêt de l'intrigue est moindre ou plus
délicat si l'on veut. Il n'y a pas d'évènements et le drame intime et
profond de la conversion d'une libre-penseuse au catholicisme se joue
dans l'âme de l'héroïne. Ce roman surprenant ne manque pas seulement
d'intrigue au sens usuel du mot, il manque aussi de dialogue.

Les Goncourt possèdent un microscope très puissant, et l'emploient
plutôt qu'à examiner l'âme humaine et à visiter les replis du cerveau, à
observer dans tous les objets les détails menus, exquis et curieux, les
fils si frêles qui tissent la réalité.

Pour d'autres auteurs, la vie est une toile grossière; pour les
Goncourt, c'est une jolie dentelle chargée de broderies, de fleurs et
d'étoiles délicates brodées par une main adroite.

Il semble que sous le verre de leur microscope, comme sous le verre du
microscope des naturalistes sages qui découvrirent le monde des
infusoires et les régions micrographiques, la création se dilate, se
multiplie et s'approfondit.

Les romans les plus vantés des Goncourt sont _Germinie Lacerteux_ et _La
fille Elisa_. Leur succès est peut-être dû à la curiosité et au goût
dépravé du public, qui préfère certains sujets, et cherche dans le roman
la satisfaction de certains appétits. Pour moi, les meilleures œuvres
des Goncourt sont le beau poème d'amour fraternel, intitulé _Les frères
Zemganno_, ou la poésie se cache sous la vérité, comme la perle dans la
coquille de l'huître; et surtout, l'admirable _Manette Salomon_, où ces
écrivains d'élite trouvèrent ce que l'artiste apprécie tant, la
conformité de l'esprit, du talent et du sujet.


[1] ZOLA, _Les romanciers naturalistes_.

[2] Il nous a paru inutile de citer, même en note, la version d'ailleurs
facile et élégante de Mme Pardo Bazan.



IX


SOMMAIRE

_Alphonse Daudet: il débute par la poésie_.--_La parenté
avec Dickens_.--Le Petit Chose.--_La caractéristique
de Daudet romancier et écrivain_.--Le Nabab.--Les Rois
en exil.--Numa Roumestan.--_Daudet et Zola_.


Alphonse Daudet est né dans le Midi de la France, pays de gai savoir et
de climat prospère, assez semblable à notre Andalousie. Le ciel serein,
le clair soleil et la végétation florescente des zones méridionales
semblent avoir leur reflet dans le caractère de cet écrivain, dans sa
fantaisie étincelante et dans son heureux tempérament littéraire.

Ernest son frère, dans le livre intitulé _Mon frère et moi_, donne les
preuves de la précocité du talent d'Alphonse et affirme que son premier
roman, écrit à quinze ans, serait digne de figurer dans la collection de
ses œuvres actuelles. Il observe aussi que la critique n'a pu trouver
d'infériorité relative entre les différents livres qu'il publia, ni
choisir et signaler une œuvre de lui supérieure aux autres,--ce
qu'elle a fait pour les Goncourt, Flaubert et Zola.

Les débuts de l'histoire littéraire d'Alphonse Daudet furent difficiles.
Il lutta héroïquement contre la gêne qui avait peu à peu écrasé sa
famille, gêne qui finissait par être de la pauvreté. Il entra comme pion
dans un collège, se destina ensuite au journalisme, et dans sa chambre
d'étudiant, commença à travailler modestement et courageusement pour
gagner de la réputation.

Son premier livre fut un volume de vers, _Les Amoureuses_: avec un
surenchérissement d'éloges hyperboliques, la critique a dit de cette
œuvre «que Daudet avait recueilli la plume d'Alfred de Musset
mourant.»

Ensuite, il écrivit de la prose, commença par composer de petits contes
courts, des études légères sur n'importe quel sujet, des descriptions de
villages et de types de son pays.

De ces aquarelles, il passa à des tableaux de chevalet, c'est-à-dire des
scènes de mœurs, jusqu'à ce qu'enfin il osa couvrir de couleurs de
vastes toiles, de grands romans sociaux. Grands, non point par les
dimensions, mais par la profondeur de l'observation.

Il ne manque pas de gens qui placent Alphonse Daudet hors de l'école
réaliste et naturaliste, en se fondant sur certaines qualités poétiques
de son esprit. Je pense que, sans aucun doute, nous devons placer parmi
les réalistes l'auteur de _Numa Roumestan_. En effet, les procédés
d'Alphonse Daudet, sa méthode pour composer et imaginer, sont absolument
réalistes. Avant de se coucher, à l'imitation de Dickens avec lequel il
a bien des points de contact, il note en détail les évènements et les
minuties observés durant la journée. On peut assurer qu'il n'y a pas de
détails, pas de caractères, pas d'évènements dans ses romans qui ne
soient tirés de ses carnets ou du riche trésor de sa mémoire. Zola dit
fort bien que Daudet manque d'imagination dans le sens que nous avons
coutume de donner à ce mot, puisqu'il n'invente rien: il choisit,
combine, dispose seulement les matériaux qu'il a pris à la réalité. Sa
personnalité littéraire, ce que Zola appelle _le tempérament_,
intervient ensuite et coule le métal de la réalité dans son propre
moule.

Notable erreur que de croire que pour se conformer à la méthode
réaliste, un auteur abdique ses libres facultés de création. Et voilà ce
qu'on affirme sur un ton doctoral, comme si l'on formulait un
irréfutable axiome d'esthétique!

Daudet voit les choses à sa manière, il ne les étudie ni avec la sévère
impersonnalité d'un Flaubert, ni avec l'intense émotion artistique des
Goncourt, ni avec la lucidité visionnaire d'un Balzac. Il les étudie
avec cette sensibilité naturelle, avec cette ironie voilée, douce et
profonde que connaissent bien les lecteurs assidus de Dickens. Ce n'est
pas un analyste froid, ce n'est pas le médecin qui rapporte avec une
indifférence glaciale les symptômes d'une maladie, ce n'est pas
davantage l'artiste qui cherche avant tout la perfection; c'est le
narrateur passionné qui sympathise avec quelques-uns de ses héros et
s'indigne contre les autres, dont la voix tremble parfois, dont parfois
une larme furtive couvre les yeux d'un voile.

Sans parler constamment en son propre nom, sans suspendre les récits
pour adresser au lecteur des réflexions et des admonitions, Daudet sait
n'être jamais absent de ses livres. Sa présence les anime.

Un de ses romans, _Le Petit Chose_, est tissu des évènements de
l'enfance et de l'adolescence de l'auteur, et ses personnages sont des
membres de la famille Daudet. Même sans le concours de cette
circonstance, toutes les œuvres de Daudet émeuvent, parce qu'il sait
pratiquer le _si vis me flere_,... discrètement comme l'exige l'art
contemporain, sans exclamations ni apostrophes. Grâce à une certaine
chaleur dans le style, avec des inflexions grammaticales très tendres,
très pénétrantes, qui vont à l'âme, nous savons, quoique l'auteur n'ait
pas pris la peine de nous en avertir, qu'il éprouve de l'affection pour
tel ou tel personnage. Nous écoutons le rire mélodieux et sonore avec
lequel il se moque des coquins et des imbéciles. Tout cela, nous le
distinguons à travers un voile et nous jouissons du plaisir de le
deviner.

Tandis que Stendhal fatigue comme fatiguerait une démonstration
mathématique, tandis que les Goncourt excitent les nerfs et éblouissent
les yeux, que Flaubert attriste et cause du spleen et de la
misanthropie, Daudet console, rafraîchit et divertit l'esprit, sans se
servir de tromperies et de sornettes comme les idéalistes, par la seule
magie de son caractère sympathique et tendre. La note gaie, parfois
légère, qui ne manque pas dans la vie et qui manque dans les romans de
Zola, le clavier de Daudet la possède. Son talent est de caractère
féminin, non par la faiblesse, mais par la grâce et par l'attraction.

Son style semble travaillé sans violence ni effort, avec un aimable
abandon, quoique sans négligence. Et cependant, si Jules de Goncourt
mourut épuisé et presque fou à force de sveltir la phrase pour lui
imprimer une vibration nerveuse plus intense; si, en limant ses pages,
Flaubert suait et gémissait comme le bûcheron à chaque coup qu'il
décharge sur l'arbre; si Zola pleure de rage et se traite d'idiot en
relisant ce qu'il écrit, le remet à nouveau sur le chantier et
recommence à le marteler jusqu'à ce qu'il lui ait donné la forme
désirée, Ernest Daudet assure que, pour rédiger une page rapide,
harmonieuse, où la phrase coule majestueuse comme un fleuve qui roule
des sables d'or, son frère, exigeant envers lui-même, lutte, souffre,
pâlit et en reste plusieurs jours malade de fatigue.

C'est là la difficile facilité désirée par tant d'écrivains et que si
peu savent conquérir!

Alphonse Daudet n'a point l'étonnante science spéciale des Goncourt;
encore moins la grande érudition de Flaubert. Il sait ce qu'il lui faut
savoir, ni plus ni moins; le reste, il l'imagine et à Dieu va! Il ne se
pose pas en philosophe, il ne se pique pas d'être à l'excès styliste ou
puriste.

Il ne serait pas capable de s'assujettir aux sévères études qu'exige une
œuvre comme _Salammbô_, par exemple. Ses voyages d'exploration, il
les fait à travers le monde social. Il parcourt Paris dans toutes les
directions, en scrutant tout avec ses yeux de myope qui concentrent la
lumière, et en observant chacune des scènes variées et curieuses qui se
succèdent dans la vie de la grande capitale où il ne manque pas de
comédies, où les drames ne sont pas rares, où la tragédie se dresse
parfois, le poignard à la main, sur la trame vulgaire en apparence des
évènements.

Chez Alphonse Daudet, un phénomène révèle sa nature d'artiste. Il se
plaît surtout à étudier les types rares et originaux, les mœurs
étranges et pittoresques qui se dessinent un moment comme des moues
rapides sur la physionomie changeante et cosmopolite de Paris. Il
préfère ces contractions passagères à l'aspect normal. Il se plaît à
photographier instantanément et stéréotyper ensuite ces existences de
chauves-souris, entre lumière et ténèbres, ces types suspects que l'on
appela autrefois la bohême; aventuriers de la science, de la langue, de
l'art: figures hétéroclites, qui ont les pieds dans la fange et lèvent
leurs fronts au ciel du luxe et de la célébrité; gens de qui tous les
journaux parlent aujourd'hui et que demain on enterrera dans la fosse
commune.

Dans quelques-uns des romans de Daudet, le _Nabab_, par exemple, presque
tous les personnages sont de cette clique: le médecin nord-américain
Jenkins, mélange de Locuste et de Célestine; Félicia Ruys, moitié
artiste admirable et moitié courtisane; le nabab Jansoulet,
l'ex-odalisque sa femme, sont tous des personnages extraordinaires, des
champignons qui germent dans la pourriture d'une société vieille, d'une
capitale babylonienne et dont les formes singulières et les couleurs
empoisonnées attirent le regard et le captivent plus que la beauté des
roses.

_Le Nabab_ fut le premier roman de Daudet qui lui donna une très grande
célébrité. La cause de ce succès, il est triste de le dire, était en
grande partie due à ce que le roman était émaillé d'indiscrétions,
c'est-à-dire de nouvelles anecdotiques relatives à une certaine période
du second empire et à des personnages de haut rang qui y firent figure.
Il est triste de le dire,--je le répète,--parce que le fait prouve que
le public est incapable de s'intéresser à la littérature, pour la seule
littérature, et que si un auteur devient célèbre d'un coup et vend
éditions sur éditions d'un livre, c'est qu'il a su le saupoudrer avec le
sel et le piment de la chronique scandaleuse.

Quand on sut que _le Nabab_ avait une clé, quand on sut qu'Alphonse
Daudet, commensal et protégé du duc de Morny, l'exhibait dans les
moindres détails de sa vie privée, beaucoup se scandalisèrent et
traitèrent l'auteur d'ingrat. Je me scandalise plus encore de ce que
l'on ait connu _alors_ le talent de Daudet par cette ingratitude et
cette bassesse, et non _avant_, par la resplendeur de la beauté du
talent.

Pour s'affranchir du reproche d'ingratitude, Alphonse Daudet allégua
qu'il n'avait ni défiguré ni enlaidi la physionomie du duc de Morny ni
d'aucune des personnes qu'il peignait; que l'opinion générale se les
représentait sous un jour beaucoup plus fâcheux et que si elles
vivaient, elles lui seraient bien certainement reconnaissantes des
traits qu'il leur avait prêtés.

Comme artiste, il donna une autre raison bien plus puissante. Son
incapacité absolue d'inventer et la force invincible avec laquelle le
modèle vivant s'incrustait dans sa mémoire, au point de ne lui laisser
pas de repos jusqu'à ce qu'il l'ait transporté sur le papier.

Le problème est réellement difficile. Pourquoi se montrer plus sévère
envers le romancier qu'envers le peintre?

Le peintre se rend, par exemple, dans une société ou à un repas où il
est convié; il regarde autour de lui, remarque la tête de l'amphytrion,
la tournure de quelque jeune fille assise à côté de lui. Il rentre chez
lui, prend ses pinceaux et, sans le moindre scrupule, reproduit sur la
toile ce qu'il a vu. Nul ne le taxe d'ingratitude ni ne le qualifie de
misérable.

Un écrivain réaliste se décide à tirer parti du moindre détail observé
chez un ami, même chez un indifférent ou un ennemi juré. On dira qu'il
déchire le voile de la vie privée, qu'il viole les secrets du foyer, et
tout le monde se considérera comme offensé. On lui fera même un procès
comme à Zola, pour le nom d'un personnage.

Il est clair que le romancier, digne de ce nom, en prenant la plume,
n'obéit pas à des antipathies ou à des rancunes, n'exerce pas une
vengeance. Ce n'est pas non plus le satirique qui aspire à frapper au
cœur l'individu ou la société. Son but est tout différent. Il obéit à
sa muse qui lui ordonne d'étudier, de comprendre et d'exposer la réalité
qui nous environne. Ainsi, pour en revenir à Daudet, ce qu'il prend
indistinctement à ses amis ou a ses adversaires, ce n'est pas cette
vérité trop grande que les biographes même dédaignent; ce sont certains
renseignements--comme le morceau de bois ou de fer appelé _âme_ sur
lequel les sculpteurs appuient et font porter la terre qu'ils
modèlent,--l'armature, en un mot. Le nabab Jansoulet, par exemple, a
existé. Daudet, dans son livre, a conservé le fond et a modifié bien des
détails.

S'il y a un dessein satirique dans un des romans de Daudet, c'est dans
_Les Rois en exil_. L'auteur s'est proposé de faire une démonstration.
Je ne sais si la démonstration est faite, mais je sais que l'intention
est visible. Cependant, en artiste consommé, il a évité la caricature et
a dessiné le noble et auguste profil de la reine d'Illyrie. Le
monarchiste le plus monarchiste ne ferait rien d'aussi beau.

En dehors du monde parisien, Daudet réussit à décrire sa province avec
une grâce toute particulière. Il connaît les Méridionaux. Soit qu'il
nous conte l'épopée burlesque de _Tartarin de Tarascon_, le don
Quichotte de Gascogne, qui part de sa ville natale, résolu à tuer des
lions dans les forêts africaines et ne réussit qu'à mettre à mort une
bourrique et à achever un vieux lion aveugle et agonisant; soit qu'avec
des traits si particuliers et une physionomie si régionale, il évoque le
tambourinaïre de _Numa Roumestan_, ou Numa lui-même, caractère magistral
qui porte le sceau indélébile d'une province, Daudet nous fera toujours
sourire et nous remuera toujours.

Zola croit que Daudet est providentiellement destiné à réconcilier le
public avec l'école naturaliste, grâce aux qualités par lesquelles il
s'attire les sympathies du lecteur et aux dons qui lui ouvrent des
portes fermées à Zola: celle du foyer domestique, celle de l'élégante
bibliothèque de bois de rose qui orne le boudoir des dames. Pour ma
part, je crois que ces portes ne s'ouvriront jamais pour toutes les
œuvres de Zola, quand bien même il enverrait devant lui cent Daudet
pour franchir les obstacles. Daudet appartient à la même école que Zola,
c'est certain; mais il se contente d'accuser la musculature de la
réalité, tandis que Zola l'écorche avec ses doigts de fer et la présente
au lecteur en gravure de clinique. Peu de rayons de bois de rose
gémiront sous le poids de _Pot-Bouille_.

Alphonse Daudet a une collaboratrice qui est sa femme. Elle a, elle
aussi, écrit quelques livres. Qui sait si Daudet ne doit pas à cette
douce influence de fuir l'exagération de la méthode naturaliste et de
se maintenir, comme le reconnaît Zola avec une généreuse impartialité,
_au point critique où finit la poésie et où commence la vérité_?



X


SOMMAIRE

_Emile Zola.--Sa position de chef d'école.--Sa vie par
Paul Alexis.--Méthode de travail.--Combien elle diffère
de la méthode romantique.--Zola, d'après de Amicis.--Le
lutteur en Zola_.


J'ai tout exprès réservé la dernière place au chef de l'école
naturaliste et j'ai parlé d'abord de Flaubert, de Daudet et des
Goncourt, non pas tant pour m'astreindre à l'ordre chronologique que
pour n'en venir pas au romancier qu'on discute tant, sans étudier
auparavant les physionomies variées de ses camarades, variété qui est un
argument puissant en faveur du réalisme.

Si Stendhal ne ressemble pas à Balzac, ni Balzac à Flaubert, si les
frères de Goncourt ont de si rares et de si belles qualités artistiques,
si Daudet est si personnel, Zola, à son tour, se distingue d'eux tous.

Je parlerai de Zola plus abondamment que de ses confrères, non pas que
je lui accorde la primauté--le temps seul décidera s'il le mérite--mais
parce que, quand bien même on pourrait nier la valeur de ses œuvres,
on ne peut nier le rôle qu'il joue de chef et de champion du
naturalisme.

Romancier révolutionnaire qui, au lieu de bombes, jette des livres dont
le fracas force la multitude indifférente à tourner la tête et à se
grouper avec étonnement, Zola est aussi rapporteur, apologiste et
missionnaire d'une doctrine nouvelle qu'il formule en pages
belliqueuses. Il refuse, en vain, le titre de chef d'école, assurant
que le naturalisme est ancien, que ce n'est pas lui qui l'a inventé,
qu'il ne l'impose à personne et qu'avant lui d'autres auteurs le
suivirent. Il est clair qu'un homme seul, pour si remarquable que soit
son génie, n'improvise pas un mouvement littéraire; mais pour que nous
l'appelions chef, il suffit que les circonstances ou ses propres
entraînements l'amènent à commander, comme Zola, commande avec un grand
éclat les armées de ce que tout le monde appelle déjà _le naturalisme_.

Paul Alexis, un des disciples les plus ardents de Zola, nous a donné une
quantité de détails relatifs au Maître.

Emile Zola naquit à Paris en 1840.

Il court dans ses veines du sang italien, grec et français.

Son père était ingénieur.

Le futur romancier ne témoigna pas d'une intelligence très ouverte dans
son enfance et durant ses études. La rhétorique ne se logeait pas dans
les cellules de son cerveau, et aux examens du baccalauréat ès-lettres
il fut deux fois refusé.

Par suite de la mort de son père, Zola se trouva sans ressources. Pour
ne pas mourir littéralement de faim, il occupa d'humbles emplois et tint
pour un grand bonheur de pouvoir entrer dans la maison de librairie de
M. Hachette, où il exerça des fonctions plus machinales que littéraires.
Dans ce modeste asile, à l'ombre des rayons chargés de volumes, il
commença à écrire. Ses essais passèrent inaperçus, et quoique
Villemessant, qui aimait à protéger les débutants, lui confiât la
section bibliographique du _Figaro_, ses articles de critique n'eurent
pas un sort meilleur que ses travaux de littérature légère. Les _Contes
à Ninon_ où les belles pages ne manquent pas, furent accueillis avec
indifférence, et le pauvre commis de librairie, enterré derrière son
comptoir, inconnu, noyé dans la mer immense des lettres parisiennes,
souffrait des tortures égales à celles de Sisyphe et de Tantale en
assistant à la vente rapide des livres d'autrui et au délaissement des
siens. Que de veilles, que d'heures de doute fébriles pour l'auteur qui
sent peser sur son âme l'obscurité de son nom, comme en hiver la terre
pèse sur le germe!

Zola mûrissait une idée qui devait lui donner la gloire et la fortune.
Il projetait d'écrire quelque chose d'analogue à la _Comédie humaine_ de
Balzac, un cycle de romans où il étudierait dans l'histoire des
individus d'une famille les différentes classes et les différents
aspects de la société française sous le règne de Louis Napoléon. Il lui
fallait un éditeur qui s'associât à ses plans et ne craignît pas
d'entreprendre la publication d'une suite aussi vaste d'œuvres d'un
auteur presque inconnu. Il obtint enfin que Lacroix se risquât à lui
éditer un roman. Il s'engagea à lui en livrer, chaque année, deux qu'il
lui paierait par une solde de cinq cents francs par mois: la propriété
du livre était pour dix années aliénée en faveur de l'éditeur, y compris
les droits de traduction et de publication en feuilletons.

Dès que Zola se fut assuré ce maigre revenu, il se retira aux
Batignolles, et là, dans une petite maison, avec un jardin peuplé de
lapins, de poules et de dindons, il commença la vie de producteur
méthodique et infatigable qu'il mène depuis lors. La fortune ne
favorisait pas l'éditeur Lacroix; il dut liquider et transmit les
affaires entamées au phénix des éditeurs, nommé Charpentier.

Chez ce dernier, Zola, qui est très lent à composer et à écrire, se
ralentit dans la livraison des deux volumes annuels stipulés. Il se
trouva débiteur envers son éditeur de dix mille francs avancés par lui.
Ce lui fut donc une douce surprise, quand Charpentier, l'appelant dans
son cabinet, lui déclara que ses livres faisaient de l'argent, qu'il ne
voulait pas abuser d'un contrat léonin et que non-seulement il le tenait
quitte de l'avance, mais lui offrait une somme égale, l'associait, en
outre, à ses bénéfices futurs et lui offrait une fort belle part sur le
prix des volumes publiés antérieurement.

C'était pour Zola plus que la médiocrité dorée: c'était la richesse. Il
prit courage. Au lieu de dépenser dans un gai et poétique _far niente_
le capital acquis, il se mit au travail avec plus d'ardeur que jamais.

Ennemi des romantiques, Zola se proposa de vivre d'une façon toute
différente et de mener une existence rangée, prosaïque pour ainsi dire.
Son jardin, son cabinet de travail, ses amis peu nombreux, sa famille,
quelques réunions chez l'éditeur Charpentier, sont les occupations qui
l'absorbent et les distractions dont il jouit.

Il se lève toujours à la même heure, s'assied à son bureau, et écrit ses
trois pages de roman, ni plus ni moins; il fait la sieste pour restaurer
le système nerveux et ne pas dépenser plus de substance cérébrale qu'il
n'est nécessaire; il s'éveille, fait de l'exercice, rédige d'un trait un
article de critique fulminante où il flagelle ses confrères. Ensuite il
va au théâtre ou passe la soirée au coin du feu.

Cette méthode est invariable et exacte comme la marche d'une pendule ...
quand elle marche bien s'entend.

Si l'on songe à la manière de vivre de la génération qui précéda Zola,
on sera frappé du contraste. Dévorés parleur imagination ardente, la
plupart des poètes et des écrivains du Romantisme purent dire avec notre
Espronceda:

    Toujours je fus le jouet de mes passions.

L'imagination, qui est pour Zola une servante fidèle et laborieuse,
venant tous les matins à la même heure remplir son devoir et donner
trois pages, était pour les romantiques une amoureuse, capricieuse et
coquette, qui, lorsqu'ils y songeaient le moins, venait leur accorder
ses faveurs les plus douces et ensuite s'envolait comme un oiseau. En
entendant le bruissement de ses ailes, Alfred de Musset allumait des
bougies, ouvrait les fenêtres de part en part _pour que la Muse entrât_.
D'autres l'invoquaient, en surexcitant leurs facultés par l'abus du
café, de l'opium ou de la bière; et pour tous, ce qui est aujourd'hui
pour Zola une fonction naturelle ou une habitude acquise comme celle de
la sieste, était un heureux hasard.

Le visage, le maintien et même le costume ont une éloquence qui n'est
peut-être pas accessible au profane, mais qui parle haut pour
l'observateur. En comparant les portraits de quelques coryphées du
romantisme avec le seul portrait de Zola que j'aie pu me procurer, j'ai
compris, mieux qu'en lisant un volume d'histoire de la littérature
moderne, quelle distance sépare _Graziella_ de _L'Assommoir_. La pensée
se grave sur le visage, les idées transparaissent sous la peau: les
figures de la génération romantique resplendissent de ces enthousiasmes
et de ces mélancolies, de cet idéal poétique et philosophique qui
échauffe leurs œuvres.

Les longs cheveux, les traits fins, expressifs, plutôt décharnés, les
costumes fantaisistes, les yeux flamboyants, le port altier et songeur à
la fois sont des traits communs à l'espèce. On peut donner ce
signalement tout aussi bien de la tète apollonienne et imberbe de Byron
et de Lamartine que des têtes élégantes et rêveuses de Zorrilla,
d'Espronceda et de Musset. Quant à Zola ... sa figure est ronde, son
crâne massif, sa nuque puissante, ses épaules larges comme celles d'une
cariatide. Il est brun, son nez est camard, sa barbe dure, ses cheveux
durs aussi et courts.

Ni dans son corps d'athlète, ni dans son regard scrutateur, il n'y a
cette distinction, cette attraction mystérieuse, cette attitude
aristocratique, un peu théâtrale, que Châteaubriand eut dans son beau
temps, et qui fait qu'en contemplant son visage on demeure pensif et
qu'on croit le voir encore.

Si le type de Zola présente quelques traits caractéristiques, c'est la
force et l'équilibre intellectuel nettement indiqués par les dimensions
et les proportions harmoniques du cerveau, que l'on devine à la forme de
la voûte crânienne et à l'angle droit du front.

En résumé: le physique de Zola correspond au prosaïsme, à la conception
mésocratique de la vie qui domine dans ses œuvres.

Et que l'on ne comprenne pas qu'en disant le prosaïsme de Zola, je me
rapporte à ce fait qu'il traite dans ses romans des sujets bas, laids
ou vulgaires. Goethe pense que ces sujets n'existent pas et que le poète
peut embellir tout ce qu'il choisit.

Je fais plutôt allusion au caractère, à la vie et aux actes de
l'écrivain naturaliste, totalement dépourvus de ce que les Français
appellent _rêverie_, et je fais allusion, en somme, à la proscription du
lyrisme, à la réhabilitation du pratique, que suppose la conduite de
Zola.

Comme les anciens athlètes, Zola fait profession de mœurs pures et
honorables. Comme Flaubert, il se vante de préférer l'amitié à l'amour;
il se déclare un peu misogyne ou ennemi du beau sexe, et méprise
Sainte-Beuve, trop esclave des jupes. A cet orgueil de continence, Zola
joint un autre orgueil de tendresse conjugale. Il parle toujours de sa
femme, non pas d'une manière galante ou passionnée,--ce qui n'est pas
dans ses notes,--mais affectueusement et avec une extrême cordialité.
Sa vie intime est tranquille, exemplaire. Il fuit la société et se plaît
avec sa femme à caresser l'espérance de se retirer, un jour, dans
quelque village, dans quelque coin fertile et paisible.

Tel est le terrible chef du naturalisme, l'auteur diabolique dont le nom
fait frémir les uns et met les autres en fureur; le romancier dont les
œuvres enflamment de rougeur le visage des dames qui les lisent par
hasard, le chroniqueur des abominations, des impuretés, des péchés et
des laideurs contemporaines. Il dit de lui-même: «Je suis un homme
inoffensif, rien de plus. Malheureux que je suis! je n'ai pas même un
vice.»

On a comparé saint Augustin à un aigle; Zola compare Balzac à un
taureau: pourquoi ne me permettrai-je pas d'indiquer une ressemblance
zoologique, en disant que l'animal qui a le plus de similitude avec Zola
est le bœuf? Comme lui, il est vigoureux, puissant et lent. Comme
lui, il ouvre peu à peu le sol et on voit l'effort, de son opiniâtreté
quand il remue profondément la terre en arrachant les pierres et les
obstacles. Comme lui, il n'a ni grâce ni élégance, ni gaieté. Ses formes
ne sont pas belles, ni sa démarche agile. Comme lui, il fait un travail
solide et durable.

Là où la ressemblance s'arrête entre Zola et le bœuf, c'est à la
douceur. Pour la lutte, il se change en taureau, et en taureau furieux,
qui attaque aveuglément son adversaire, en supportant crispante sur sa
dure peau les piqûres de la critique. Une personne sensible, timide, et
chatouilleuse serait morte si on avait déchargé sur elle les insultes et
les attaques qui ont plu sur Zola. Lui les reçoit, non pas avec
indifférence, mais comme des stimulants et des coups d'éperon qui
l'excitent davantage au combat.

Quand il publia l'_Assommoir_, la levée des boucliers fut générale. Il
n'y a pas d'injures qu'on ne lui ait prodiguées. Comme il arrive
d'ordinaire, le public confondit l'auteur avec l'œuvre: il lui
attribua les grossièretés et les délits de tous ses personnages, comme
il accusa Balzac de libertinage, parce qu'il dépeignait des mœurs
licencieuses. On crut même Zola vieux, laid, ou ridicule. On le prit
pour un client du cabaret qu'il décrivait. On jura qu'il devait parler
le jargon des bas faubourgs; comme si pour connaître ce jargon et pour
pouvoir le transporter sur le papier dans un livre comme l'_Assommoir_,
il ne fallait pas être, avant tout, littérateur, et même philologue
sagace.

Zola grandit devant les attaques qui durent beaucoup le flatter, d'après
sa théorie que les œuvres discutées sont les seules à valoir et à
vivre. Dédaignant l'opinion de la foule de ses admirateurs comme de
celle de ses insulteurs, il ne tient aucun compte du jugement de la
multitude. Il se propose de la dompter et de lui imposer le sien. Sur
ses lèvres, ce n'est pas le doux sourire de Daudet que l'on voit; c'est
une moue de défi et d'orgueil. Il ne séduit pas, il défie. Il ne se
repent pas ni ne se corrige, il accentue sa manière à chaque livre. Des
éditions innombrables, une célébrité bruyante, des traductions dans
toutes les langues; les colonnes de la presse pleines du bruit de son
nom, notre transformation littéraire comme coulée dans ses moules, ce
sont là des motifs suffisants pour que Zola, malgré la boue qu'on lui
jette au visage, croie que le triomphe lui appartient et que c'est lui
qui a su trouver le goût de notre siècle.



XI


SOMMAIRE

_Les Rougon-Macquart.--Théorie scientifique de l'œuvre:
sa force et sa faiblesse._


Le cycle de romans, auquel Zola doit sa tapageuse renommée, a pour titre
_Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous
le second empire_. Cette famille est atteinte dans son tronc même par la
névrose, et la lésion se communique à toutes les branches de l'arbre, en
adoptant différentes formes. Tantôt c'est une folie furieuse et
homicide, tantôt le crétinisme, tantôt l'ivrognerie, tantôt le génie
artistique. Le romancier, après avoir lui-même tracé l'arbre
généalogique de la race des Rougon, avec ses mélanges, ses fusions et
ses sauts en arrière, retrace les métamorphoses de la terrible maladie
héréditaire, en étudiant dans chacun de ses romans un cas d'un mal si
mystérieux.

Remarquez que l'idée fondamentale des _Rougon-Macquart_ n'est pas
artistique, mais scientifique, et que les antécédents du fameux cycle,
si nous y regardons bien, se trouvent dans Darwin et dans Hæckel plutôt
que dans Stendhal, dans Flaubert ou dans Balzac. La loi de _transmission
héréditaire_ qui imprime des caractères indélébiles aux individus dans
les veines desquels court un même sang, la loi de la _sélection
naturelle_, qui élimine les organismes faibles et conserve ceux qui sont
forts et propres à la vie; la loi de _la lutte pour l'existence_ qui
remplit un rôle analogue; la loi de l'_adaptation_ qui approprie les
êtres organiques au milieu dans lequel ils vivent, en somme, toutes les
lois qui forment le corps des doctrines évolutionnistes prêchées par
l'auteur de l'_Origine des espèces_, ont leur application dans les
romans de Zola.

Attentifs seulement à l'aspect littéraire de ses romans, les critiques
se rient de l'appareil scientifique déployé par le chef de l'école
naturaliste. Ceci me semble une légèreté évidente: Zola n'est pas en
effet un Edgar Poë qui se serve de la science comme d'une fantasmagorie
amusante ou un moyen d'exciter la curiosité du lecteur. Négliger
l'effort scientifique chez Zola, c'est se résoudre de propos délibéré à
ne pas le comprendre, c'est ignorer où réside sa force, en quoi consiste
sa faiblesse et comment il formula l'esthétique du naturalisme.

Je dis sa force, parce que notre époque goûte les tentatives de fusion
entre les sciences et l'art, même quand elles s'accomplissent d'une
manière aussi bébôte que dans les livres de Jules Verne. Les petits
journalistes auront beau lancer à Zola des moqueries et des _mots_ à
propos de son fameux arbre généalogique et de ses prétentions de
physiologiste et de médecin. Ils n'empècheront pas que la génération
nouvelle ne marche derrière ses œuvres, attirée par l'odeur des idées
dont on l'a nourrie dans les écoles, dans les amphithéâtres, dans les
athénées et dans les revues, mais dépouillées ici de la sévérité
didactique et vêtues de chair.

Je dis sa faiblesse parce qu'il est vrai que si nous exigeons
aujourd'hui de l'art qu'il s'appuie sur les bases inébranlables de la
vérité, comme il n'a pas pour objet principal de la rechercher, et que
c'est là, au contraire, l'objet de la science, l'artiste qui se propose
un but différent de la réalisation de la beauté verra tôt ou tard, avec
une infaillible sûreté, se découronner le monument qu'il élève. Zola
tombe sciemment dans une grave hérésie esthétique; et n'en doutons pas,
il sera châtié par où il a surtout péché.

Quelqu'un qui dominerait avec une égale puissance les lettres et la
science, pourrait écrire un livre curieux sur le _darwinisme dans l'art
contemporain_. On y trouverait la clé du pessimisme, non poétique comme
chez Léopardi, mais dépressif, qui s'exhale des romans de Zola comme une
vapeur noire et méphitique; la clé du goût de décrire et de montrer _la
bête humaine_, c'est-à-dire l'homme esclave de l'instinct, soumis à la
fatalité de sa complexion physique et à la tyrannie des milieux; la clé
de la préférence mal dissimulée pour la reproduction de types qui
démontrent la thèse: idiots, hystériques, ivrognes, fanatiques, fous,
tous gens aussi dépourvus de sens moral que les aveugles le sont de
sensibilité dans la rétine.

Les darwinistes logiques et enragés, pour appuyer leurs théories de la
descendance de l'homme, aiment à nous rappeler les tribus sauvages de
l'Australie et à nous décrire ces maladies dans lesquelles la
responsabilité et la conscience sombrent. Zola les imite et, dans un
élan de sincérité, déclare qu'il préfère l'étude du cas pathologique à
l'étude de la situation normale, qui est pourtant la plus fréquente dans
la réalité.

Ici une question.

Zola est-il blâmable de baser ses travaux artistiques sur la science
moderne et de les consacrer à la démontrer? N'est-ce pas là plutôt un
projet louable?

Voyons d'abord quelles sont les sciences que Zola interroge.

Ce n'est pas ici le cas de discuter la certitude ou la fausseté du
darwinisme et de la doctrine évolutionniste. Je l'ai fait ailleurs du
mieux que j'ai su et je le rappelle non point pour me louer, mais afin
que les malicieux ne m'accusent pas de parler ici de choses que je n'ai
pas essayé de comprendre. Pour me borner à exposer le jugement d'auteurs
impartiaux, je dirai seulement que le darwinisme n'appartient pas au
nombre de ces vérités scientifiques démontrées avec évidence par la
méthode positive et expérimentale que préconise Zola, comme, par
exemple, la corrélation des forces, la gravitation, certaines propriétés
de la matière et beaucoup d'étonnantes découvertes astronomiques.
Jusqu'à ce jour, ce n'est qu'un système hardi, fondé sur quelques
principes et quelques faits certains, mais riche en hypothèses gratuites
qui ne reposent sur aucune preuve solide, quoique de nombreux savants
spécialistes les recherchent assidûment en Angleterre, en Allemagne et
en Russie.

En matière de sciences exactes, physiques et naturelles, nous avons le
droit d'exiger une démonstration, sans laquelle nous nous refusons
absolument à croire, nous repoussons l'arbitraire: tout l'appareil
scientifique de Zola tombe donc à terre, quand on songe qu'il n'est pas
la résultante de sciences sûres, dont les données soient fixes et
invariables, mais de celles que lui-même déclare en être encore au
balbutiement et rester aussi, ténébreuses que rudimentaires: ontogénie,
philogénie, embryogénie, psychophysique. Ce n'est pas que Zola les
interprète à son gré ou en fausse les principes. C'est que ces sciences
sont par elles-mêmes romanesques et vagues. C'est que plus le savant
sévère les trouve indéterminées et conjecturales, plus elles ouvrent un
champ large à l'imagination du romancier.

Que reste-t-il donc à Zola, s'il a basé sur des assises aussi glissantes
l'édifice orgueilleux et babylonien de sa _Comédie humaine_? Il lui
reste ce que ne lui peuvent donner toutes les sciences réunies. Il lui
reste le véritable patrimoine de l'artiste, son grand et indiscutable
talent, ses qualités non communes de créateur et d'écrivain. Quand tout
passe, quand tout croule, c'est là ce qui reste. Avec son influence
immense sur les lettres contemporaines, voilà ce que l'avenir
reconnaîtra encore à Zola.

Si Zola était uniquement l'auteur pornographique qui arrête la foule, la
fait s'attrouper curieusement et puis se disperser rougissante et
ennuvée, si c'était le savant _à la violette_ qui colore ses récits d'un
vernis scientifique, Zola n'aurait de public que le vulgaire. La
critique littéraire et philosophique ne trouverait pas dans ses
œuvres un sujet sur lequel s'exercer. Consacre-t-on de longs articles
à l'examen des romans si populaires et si amusants de Verne? Perd-t-on
son temps à censurer les romans tout aussi populaires de Paul de Kock?
Tout cela est chose frivole, chose qui n'a pas d'importance. Les romans
de Zola sont des figues d'un autre panier; et son auteur, en dépit de
toutes les réserves, est un grand artiste, un très grand artiste, un
artiste extraordinaire.

Il y a, dans ses livres, des passages et des morceaux que, dans leur
genre, on peut appeler définitifs, et je ne crois pas téméraire
d'affirmer que nul n'ira plus loin. Les dépravations causées par
l'alcool dans _L'Assommoir_, avec ce terrible épilogue du Delirium
tremens, la peinture des Halles dans le _Ventre de Paris_; la première
partie si délicate d'_Une page d'amour_; la gracieuse idylle des amours
de Sylvère et de Miette dans la _Fortune des Rougon_; le caractère du
prêtre ambitieux dans _La conquête de Plassans_; la richesse descriptive
de _La faute de l'abbé Mouret_ et mille autres beautés prodiguement
éparpillées dans ses livres, sont presque inégalables. Zola touche
l'esprit en faisant preuve d'une puissante intelligence, d'un regard
pénétrant, ferme, scrutateur, par l'abondance des arabesques et des
filigranes charmants.

Ayons le courage de le dire, puisque tous le pensent: il y a du beau
chez l'auteur de _L'Assommoir_.

Quant à ses défauts, je dirais mieux, à ses excès, ils sont tels, il les
grossit et les accentue tellement qu'ils seront insupportables, s'ils ne
le sont déjà pour la majorité.

C'est un péché originel que de prendre pour titre non pas d'un roman,
mais d'un cycle entier de romans, l'odyssée de la névrose à travers le
sang d'une famille. Si l'on considérait cela comme un cas exceptionnel,
nous prendrions encore patience; mais si, dans les _Rougon_, on
représente et on symbolise la société contemporaine, nous protestons et
nous ne consentons pas à nous croire un troupeau de malades et de fous,
ce que sont, en un mot, les _Rougon_. Dieu merci, il y a de tout dans le
monde; et même dans ce siècle de tuberculose et d'anémie, il ne manque
pas de gens qui ont un esprit sain dans un corps sain!

Le lecteur curieux va dire que, d'après cela, Zola n'étudie que des cas
pathologiques! que dans la galerie de ses personnages il n'y en a aucun
qui ne souffre de l'âme ou du corps, ou des deux à la fois. Si, il y en
a, mais si nuls et si inutiles que leur santé et leur bonté se
traduisent en inertie et qu'elles se rendent presque plus haïssables que
la maladie et le vice. À l'exception de Silvère,--qui, à la rigueur, est
un fanatique politique,--et de l'émouvante et angélique Lalie de
_L'Assommoir_, les héros vertueux de Zola sont des marionnettes sans
volonté ni force. Le bien fait bâiller et chute de pure bêtise. Voyez
l'étrange femme honnête de _Pot-Bouille_, et le héros imbécile du
_Ventre de Paris_! C'est à faire préférer les gredins qui, du moins,
sont décrits de main de maître et qui n'endorment pas.

Quand un écrivain parvient à découvrir le filon des idées latentes ou
dominantes de son siècle, quand il se fait l'interprète de ce qui le
caractérise le mieux soit en mal soit en bien, il doit abonder forcément
dans le sens des erreurs de l'époque même qu'il interprète. Cette action
mutuelle de l'auteur sur le public et du public sur l'auteur favori,
explique assez les erreurs que commettent des talents clairs et
profonds, mais qui enfin portent le sceau de leur époque.

Les romans de Zola ne sont pas nés dans la poussière des bibliothèques
pleines de livres classiques. Ils ne se sont point envolés comme de
resplendissants papillons, caressés par le soleil de l'imagination de
l'auteur. Ils ont vu le jour dans l'enclos où Darwin croisa des
individus d'une même espèce zoologique pour les modifier, dans le
laboratoire où Claude Bernard effectua ses expériences et où Pasteur
étudia les fermentations empoisonnées et le mode grâce auquel une seule
et microscopique bactérie infectionne et décompose un grand organisme:
l'idée de _Nana_. Avant que Zola dessinât l'arbre généalogique des
Rougon-Macquart, Hæckel, avec des traits semblables, avait tracé celui
qui unit les lémurides et les singes anthropomorphes avec l'homme. Avant
que Zola niât le libre arbitre et proclamât le pessimisme, le vide et le
néant de l'existence, Schopenhauer et Hartmann lièrent la volonté
humaine à la roue de fer de la fatalité et déclarèrent que le monde est
un rêve creux, ou plutôt un ennui.

On ne peut douter qu'il existe cette intime relation entre les romans de
Zola et les théories et les opinions scientifiques de notre siècle,
quoique de nombreux critiques affirment que Zola manque de culture
philosophique et technique, qu'il ignore beaucoup de choses, et que ce
qu'il sait est bien peu. D'abord, cette ignorance de Zola est relative,
puisqu'elle se borne uniquement aux détails, et qu'elle n'empêche pas
son intelligence d'embrasser la synthèse et l'ensemble des doctrines.
Or, pour acquérir ce savoir, il n'est pas nécessaire d'y perdre sa vue,
il suffit de lire quelques articles de revue et une douzaine de volumes
de la _Bibliothèque scientifique internationale_. D'ailleurs, c'est la
marque de l'artiste, et Zola en est un, que l'intuition rapide et sûre
qui lui permet de refléter et d'incarner dans ses œuvres d'une
manière surprenante ce qu'il a à peine entrevu.

En outre, les miasmes de sciences romanesques, que nous pourrions
appeler les légendes positivistes, flottent dans l'atmosphère comme les
germes étudiés par Pasteur, et pénètrent insensiblement dans les
créations de l'art.

Notons dans le chapitre des charges contre Zola que ses travaux
réalistes s'appuient sur une science incertaine et obscure. Puis
oubliant ses idées philosophiques, étudions ses procédés artistiques et
sa rhétorique spéciale.



XII


SOMMAIRE

_L'impersonnalité du romancier chez Zola.--Le style.--La
poésie.--Tendance qu'il attribue chez lui au romantisme.
--L'intervention indirecte du romancier.--Vérité de
l'observation.--Symbolisme.--Les inimitiés que Zola a
ameutées contre lui._


Tous les réalistes et tous les naturalistes modernes, sauf Daudet,
imitent Flaubert dans l'_impersonnalité_. Ils contiennent toute
manifestation de leurs sentiments, n'interviennent pas dans leurs
récits, et évitent de les interrompre par des réflexions et des
digressions. Zola outre le système en le perfectionnant.

En lisant un roman quelconque, on remarque facilement combien les
pensées des personnages, vraies et subtilement déduites cependant, se
trouvent baignées et couvertes d'un vernis particulier à l'auteur, si
bien qu'il semble penser aux lieu et place du héros. Zola,--et c'est là
que commencent ses innovations--présente les idées dans la forme
irrégulière, dans la succession désordonnée mais logique de leur
affluence au cerveau, sans les ranger en périodes oratoires ni les
enchaîner en raisonnements médités. Grâce à cette méthode habile et très
difficile à force d'être simple, il réussit à nous donner l'illusion
_que nous voyons penser_ ses héros.

L'idée éveillée subitement au choc de la sensation,--cela est
indubitable,--parle un langage beaucoup moins artificiel que celui que
nous employons en la formulant au moyen de la parole. Si parfois la
langue va plus loin que la pensée, d'une manière générale les
perceptions de l'entendement et les élans de la volonté sont violents
et concis; la langue les habille, les déguise et les atténue en les
exprimant. Les romanciers, quand ils levaient les couvercles des crânes
comme Asmodée les toits des maisons, et qu'ils voulaient nous montrer
leur activité intérieure, employaient des périphrases et des
circonlocutions. Zola a été le premier peut-être à les supprimer, comme
le confesseur, lorsque le pénitent, par pudeur ou par désir de rendre sa
conduite plus honorable, cherche des détours et choisit des phrases
ambiguës et des mots obscurs, déchire les voiles dont l'âme s'enveloppe
et dit le mot propre que le pécheur n'osait employer.

Ceux qui affirment que la phrase crue, vulgaire et brutale, que la
pensée cyniquement mise à nu, sont tout le style grossier de Zola, n'en
sont pas plus justes pour cela. Beaucoup le croient ainsi, qui de ses
œuvres ne connaissent que le pire du pire, c'est-à-dire cela
seulement qui flatte leur curiosité dépravée. Dans l'ensemble de ses
œuvres, le créateur d'Albine, d'Hélène et de Miette, sacrifie sur les
autels de la poésie. S'il inventa, comme le disent ses adversaires, _la
rhétorique de l'égoût_, il mit aussi le pied bien des fois, comme il le
déclare lui-même, dans des prés couverts d'herbe et de fleurs.

Je ne crois pas que ce soit de la prose que la symphonie descriptive,
que le poëme paradisiaque qui fait un tiers de _la Faute de l'abbé_
Mouret, et où le même burin ferme qui grava dans le métal le style
canaille des Halles et des Faubourgs de Paris, sculpta les formes
splendides de la riche végétation qui croît dans cette serre vue en
rêve, s'y multiplie et en brise les barrières en embaumant l'air. Ce
n'est pas seulement dans _la Faute de l'abbé Mouret_ que Zola
s'abandonne an plaisir de bâtir une chaude poésie avec des éléments
réels. Il l'a fait dans beaucoup d'autres livres.

_La Fortune des Rougon_ avec son amoureux duo d'adolescents; _La Curée_
avec sa superbe serre d'hiver, ses intérieurs somptueux poétisés par
l'art et par le luxe; _Une page d'amour_ avec ses cinq descriptions de
la même ville, vue tantôt aux rougeoiements du crépuscule, tantôt à la
lueur de l'aube, descriptions qui sont un pur caprice de compositeur,
une série de gammes ascendantes destinées à montrer l'agilité des doigts
et la puissance du clavier; enfin, même _Nana_ et l'_Assommoir_ dans
certaines pages, prouvent l'inclination de Zola à _faire beau_
artificieusement en dominant le vulgaire, le laid et l'horrible du
sujet. Zola reconnaît et avoue cette propension qui se communique à son
école. Il la considère comme un défaut grave, héritage des romantiques.
Son aspiration suprême, son idéal, serait d'atteindre un art plus épuré,
plus grandiose, plus classique, où au lieu d'échelles chromatiques ou
d'arpèges compliqués, la simplicité et le naturel de la facture
seraient unis à la majesté du thème.

Zola convient que son style, loin de posséder cette simplicité et cette
pureté qui rapprochent, en quelque sorte, la nature de l'esprit et
l'objet du sujet, cette sobriété qui exprime chaque idée par les mots
strictement nécessaires et propres, est surchargé d'adjectifs, panaché,
enrubanné et bariolé à l'infini, si bien que l'avenir le jugera
peut-être de qualité inférieure. Ces défauts sont-ils réellement dus à
la tradition romantique? ou plutôt ces lignes pures et sculpturales que
Zola ambitionne et que nous ambitionnons tous, n'excluent-elles pas
l'ondulation continuelle du style, le détail minutieux mais riche et
palpitant de vie qu'exige et que goûte le public moderne?

Bref, Zola, loin d'être négligent, vulgaire ou incorrect, pèche parfois
par la recherche. Les critiques français qui ne l'ignorent pas et lui
veulent du mal, à côté des accusations de grossièreté, de brutalité et
d'indécence, lui lancent une accusation bien plus fondée, en l'appelant
auteur quintessencié et léché. Le chef du Naturalisme manque de naturel
et de simplicité. Il ne le nie pas et il l'impute au romantisme qu'il a
sucé avec le lait.

Artiste plein de nuances, de jolivetés et de raffinements, on dirait
cependant que sa prose manque d'ailes, qu'elle est liée par des liens
invisibles, et qu'il lui manque ce doux abandon, cette facilité, cette
harmonie et ce nombre que possédait Georges Sand. Son style égal et
plan, est en réalité très travaillé, savamment disposé, prémédité à
l'extrême, et certaines phrases qui semblent écrites à la grâce de Dieu
et sans autre but que celui d'appeler les choses par leur nom, sont le
produit de calculs esthétiques que l'habileté de l'auteur ne parvient
pas toujours à dissimuler.

Même la valeur euphonique des mots et surtout leur vigueur, comme
touches de lumière ou taches d'ombre, sont combinées chez Zola pour
produire de l'effet, de même que la manière d'employer les temps des
verbes. S'il dit _allait_ au lieu de _fut_, ce n'est pas par hasard ou
par négligence; c'est parce qu'il veut que nous nous représentions
l'action de plus près. Quand il emploie certains diminutifs, certaines
phrases de pitié ou d'ennui, nous entendons la pensée du personnage
formulée par la bouche de l'auteur, sans qu'il soit besoin de ces
sempiternels monologues qui occupent tant de pages chez d'autres
romanciers.

On a reproché, et l'on reproche encore à l'école naturaliste, la
longueur des descriptions; mais que de _prézolistes_ il y eut pour la
description! Seulement dans les anciens romans anglais, ce qui était
lourd et interminable, c'était la peinture des sentiments, des passions
et des aspirations de leurs héros et de leurs héroïnes, de leurs grandes
batailles avec eux-mêmes, et de leurs plaintes amoureuses. Chez
Walter-Scott, c'était tout, paysages, peintures, costumes et dialogues.
Qui fut plus prolixe que Rousseau pour étaler le décor?

La différence entre les idéalistes et Zola consiste en ce que celui-ci
préfère aux châteaux poétiques, aux lacs, aux vallées et aux montagnes,
les villes, leurs rues, leurs halles, leurs palais, leurs théâtres et
leurs chambres de députés, et en ce qu'il insiste autant sur des détails
caractéristiques et éloquents que sur des riens de peu d'importance. Le
lecteur a-t-il vu parfois des portraits à l'huile peints en se servant
d'un verre grossissant? A-t-il observé comment on y distingue les rides,
les verrues, les grains de beauté et les plus imperceptibles dépressions
de la peau. L'impression produite par ces portraits a quelque chose
d'analogue à celle que causent certaines descriptions de Zola.

On aime mieux regarder une toile peinte seulement d'après les yeux,
librement et franchement. Il n'est cependant pas permis, pour cela, de
dire que les descriptions de Zola se réduisent à de simples inventaires.
Ceux qui l'assurent devraient essayer des inventaires de ce genre; ils
verraient que ce n'est pas si facile. Les descriptions de Zola,
poétiques, sombres ou humoristiques, remarquez que je ne dis pas gaies,
constituent une partie qui n'est point mince de son mérite original et
sont l'écueil le plus grave pour ses malheureux imitateurs. Certes oui,
ceux-là nous donneront des listes d'objets, si, comme il est probable,
le sort leur refuse le privilège d'interpréter le langage de l'aspect
des choses, et le don de l'opportunité et de la mesure artistique.

Ce sera aussi le sort de tous ceux qui pensent que la méthode réaliste
se réduit à copier la première chose que l'on voit, laide ou belle,
laide de préférence, et qu'un groupe de copies de ce genre forment un
roman.

J'ai lu, je ne sais où, qu'un blanc-bec disait à un sculpteur, en lui
montrant la Vénus qu'il terminait: «Apprenez-moi à en faire une autre
comme celle-là; ce doit être facile!» Le sculpteur lui répondait: «Très
facile! il n'y a qu'à prendre un bloc de marbre et à enlever les
morceaux qui sont de trop.»

L'ironie de l'artiste est applicable au roman.

Zola a formulé son esthétique et sa méthode avec assez de clarté et de
prolixité, en sept volumes _seulement_, et il les a appliqués dans
quinze ou vingt romans. Non content de cela, lui et ses disciples,
renseignent à l'envie le public et lui révèlent les secrets du métier.
Ils expliquent comment on travaille, comment on recueille des notes,
comment on les classe et comment on les emploie; comment on part des
antécédents de famille, pour reconstituer le caractère et la situation
d'un personnage. Les romanciers d'autrefois, tout au contraire, aimaient
à s'entourer de mystère et à rendre mythique la naissance de leurs
œuvres.

Cependant, malgré tant de recettes, il est des gens qui ne les
appliquent point, en dépit de la gloire croissante et du profit que Zola
et Daudet retirent de leurs livres, ce qui pullule maintenant, ce sont
des romanciers idéalistes de l'école de Cherbuliez et de Feuillet, de
ceux qui imaginent au lieu d'observer et qui rêvent éveillés. En effet,
si la vie, la réalité et les mœurs sont sous les yeux de tout le
monde, peu de gens savent les voir et moins encore les expliquer. Le
spectacle est unique, les yeux et les intelligences sont différents.

Là se pose une autre question. Zola prétend observer la vérité et assure
que ses livres en sont ourdis. Ne se trompe-t-il pas? L'imagination
serait-elle aussi un élément de ses œuvres?

Quand il écrivit _l'Assommoir_, il ne manqua pas de gens pour lui dire,
qu'il défigurait et qu'il noircissait le peuple; les critiques crièrent
plus fort encore contre l'exactitude de _Nana_ et de _Pot-Bouille_. Si
_Nana_ est une œuvre fausse, pour moi les mensonges de _Nana_ sont
sans contrôle; quant à _Pot-Bouille_, l'exagération me semble
indubitable. Et plutôt qu'_exagération_ je l'appellerai _symbolisme_, ou
si l'on veut, _vérité représentative_. Quoique cela semble un paradoxe,
le symbole est une des formes usuelles de la rhétorique zoliste;
l'esthétique de Zola, faut-il le dire, est parfois symbolique ... comme
celle de Platon.

Allégories déclarées (_la Faute de l'abbé Mouret_), ou voilées (_Nana_,
_la Curée_, _Pot-Bouille_), ses livres représentent beaucoup plus qu'ils
ne sont en réalité.

Dans _la Faute_, l'auteur ne cache pas ses intentions symboliques. Tout
jusqu'au nom _Paradou_ (paradis), et à l'arbre gigantesque à l'ombre
duquel le péché est commis, tout rappelle la Genèse. _Nana_, la
courtisane impure, la mouche d'or couvée dans les fermentations du
fumier parisien et dont la piqûre infectionne, désorganise et tue tout,
n'est-ce pas un autre symbole? Sur la blonde tête de Nana, l'auteur
accumula toutes les immondices sociales, déversa la coupe emplie
d'abominations et fit de la grisette pervertie un énorme symbole, une
incarnation colossale du vice. Par le même procédé, dans la maison
bourgeoise de _Pot-Bouille_, il réunit toutes les hypocrisies, toutes
les perversités, toutes les plaies et toutes les pourritures qu'il y a
dans la bourgeoisie française.

Bien qu'il soit allé à Paris, comme presque tout le monde y est allé, un
étranger peut difficilement se rendre compte si les mœurs françaises
sont aussi mauvaises. Là-bas, on parle de maux qui, ici, grâce à Dieu,
ne nous affligent pas encore, et le cens des habitants y fournit des
chiffres et y indique une décroissance de population qui doit suggérer
de profondes réflexions aux hommes d'Etat de la nation voisine.

Malgré tout cela, je crois que la méthode d'accumulation, qu'emploie
Zola, arrive à enfler la réalité, c'est-à-dire, la noirceur et la
tristesse de la réalité, et que le romancier procède comme les
prédicateurs, quand dans un sermon ils grossissent les péchés dans le
but de pousser l'auditoire au repentir. En somme, je tiens Zola pour un
pessimiste et je crois qu'il voit l'humanité plus laide, plus cynique et
plus basse qu'elle n'est. Plus cynique surtout, car ce _Pot-Bouille_,
plutôt qu'une étude de mœurs bourgeoises, semble la peinture tout à
la fois d'un lupanar, d'un bagne en liberté et d'une maison de fous.

Je ne voudrais pas me tromper en jugeant Zola, ni l'attaquer ni le
défendre plus qu'il n'est juste. Je sais qu'il est à la mode de faire
des haut-le-cœur en entendant son nom, mais, en littérature, que
signifient les haut-le-cœur? C'est une chose que le génie et le
talent; une autre que les licences, les écarts, les erreurs d'une
école.

Dans son pays même, Zola est détesté. Gambetta le haïssait, parce que
Zola l'avait discuté comme écrivain et comme orateur. L'Académie,
l'Ecole normale, tous les romanciers idéalistes, tous les auteurs
dramatiques, la _Revue des Deux-Mondes_, Mme Edmond Adam, exècrent Zola,
l'excommunient et feignent de ne pas le voir. Peut-être nous autres,
placés à distance plus grande, apprécierons-nous mieux la grandeur du
chef des naturalistes et préfèrerons-nous l'entendre à nous
scandaliser.



XIII


SOMMAIRE

_La morale et le roman naturaliste.--Le fatalisme.--Les
jeunes filles et la littérature.--La seule morale c'est
la morale catholique.--L'indulgence des idéalistes pour
les romantiques.--Le Don Quichotte.--L'adultère et le
roman naturaliste.--Résumé de la question._


Zola nous amène à entamer la question, bien souvent traitée et mal
éclaircie, de la morale dans l'art littéraire, et spécialement dans
l'école réaliste.

Avant tout, tâchons d'éviter de faire de la philosophie. Je sais très
bien que dans l'Essence divine les attributs de vérité, de bonté et de
beauté sont réunis; mais je sais aussi avec une certitude expérimentale,
que dans les œuvres humaines, ils se trouvent séparés, et toujours à
un degré relatif.

Un final d'opéra, où le ténor meurt en chantant, peut être _très beau_
et il n'y a pas de chose plus éloignée de _la vérité_. Un groupe
licencieux de sculpture païenne peut être _beau_ sans être _bon_. Ceci
me semble évident par soi-même, et je crois oiseux de l'appuyer sur des
raisonnements, parce qu'il y a dans la perception de la beauté quelque
chose d'ineffable qui résiste à la logique et ne se démontre ni ne
s'explique.

Pour en venir maintenant aux relations de la morale et des nouvelles
écoles littéraires, je commencerai par observer que c'est une erreur
fréquente chez les adversaires du réalisme que de confondre deux choses
aussi distinctes que l'_immoralité_ et la _grossièreté_. L'_immoral_
c'est seulement ce qui excite au vice; le grossier tout ce qui combat
certaines idées de délicatesse, basées sur les mœurs et les usages
sociaux. La seconde faute est donc vénielle, on le comprend: la première
est forcément mortelle.

Je l'ai déjà indiqué dans plusieurs endroits de ces études, l'immoralité
du naturalisme est la résultante de son caractère fataliste,
c'est-à-dire du fonds de déterminisme qu'il recèle. Tout écrivain
réaliste est libre de s'écarter d'un chemin aussi serpenteux, que n'ont
jamais suivi nos meilleurs classiques, qui étaient cependant réalistes
et très réalistes.

Bien peu d'entre les critiques qui crient le plus fort contre le
naturalisme, s'aperçoivent des mauvaises herbes déterministes qui
croissent dans le jardin de Zola. La charge la plus grave qu'ils élèvent
contre lui,--et en se voilant la face,--c'est que ses livres ne peuvent
être mis entre les mains des jeunes filles.

Mon Dieu! il faudrait en premier lieu commencer par élucider s'il
convient mieux aux jeunes filles de vivre dans une innocence
paradisiaque ou de connaître la vie, ses écueils, ses récifs afin de les
éviter. Ce problème, comme presque tous les problèmes, se résout dans
chaque cas d'après les circonstances, parce qu'il existe autant de
caractères différents que de jeunes filles et que ce qui convient à
l'une serait peut-être funeste à l'autre. Allez après cela établir des
règles absolues! Il en est de cette question comme de celle des
aliments. Chaque âge et chaque estomac en exigent de différents.
Proscrire un livre parce que tourtes les jeunes filles ne peuvent en
nourrir leur intelligence, c'est comme si nous jetions par la fenêtre un
morceau de viande, sous prétexte que les enfants qu'on allaite ne la
mangent pas. Donnez-donc au bébé son _lolo_, et l'adulte appréciera à sa
valeur la nourriture forte et nutritive.

Combien nous sommes las d'entendre louer certains livres qu'on vante
seulement parce qu'ils ne contiennent rien qui puisse faire rougir une
jeune fille! Et pourtant, au point de vue littéraire; ce n'est pas un
mérite, ni un défaut, pour un livre que de ne pas faire rougir les
jeunes filles.

Les étrangers ont bien plus d'esprit: ils comprennent que le genre de
lecture varie selon les âges et les situations, et que depuis le temps
où l'enfant épelle jusqu'à celui où l'homme atteint la plénitude de sa
raison, il y a une période durant laquelle il doit lire quelque chose.
Ils écrivent donc des livres à la portée de l'enfance et de la jeunesse,
ouvrages qui sont rédigés souvent par des plumes habiles et fameuses,
qui ont l'habitude de s'adapter au degré de développement auquel sont
arrivées les facultés du public spécial à qui elles s'adressent. Chez
nous on écrit aussi des livres anodins et douceâtres; seulement leurs
auteurs prétendent intéresser tous les âges, quand en réalité ils ne
font que les ennuyer tous.

Je trouve un autre grave inconvénient dans les livres hybrides qui
aspirent à corriger en amusant. Comme chaque auteur entend la morale à
sa manière, ils l'expliquent ainsi: je laisse au jugement du lecteur de
décider ce qui est le plus mauvais, de laisser la morale de côté ou de
la falsifier.

Pour moi, il n'y a d'autre morale que la morale catholique, et ses
préceptes me semblent seuls purs, droits, sains et parfaits. C'est dire
que, si un auteur puise ses moralités dans Hégel, Krauss ou Spencer, je
les tiendrais pour pernicieuses. Rousseau, Georges Sand, Alexandre Dumas
fils, et cent autres romanciers qui s'érigent en maîtres de morale du
genre humain, qui écrivent des romans à thèses et à théories, me
semblent d'une lecture plus funeste que n'est Zola, en admettant que le
lecteur les prenne au sérieux.

L'opinion générale est que la moralité d'une œuvre consiste à montrer
la vertu récompensée et le vice puni: doctrine insoutenable devant la
réalité et devant la foi.

S'il n'y avait d'autre vie que celle-ci, si, dans un autre monde de
vérité et de justice, chacun n'était pas récompensé selon ses mérites,
la morale exigerait que dans cette vallée de larmes toutes choses
fussent dans l'ordre; mais vouloir qu'un romancier modifie et corrige
les desseins de la Providence, cela me semble un souci ridicule.

De toute manière, que ce soit immoralité ou grossièreté que l'on trouve
dans le réalisme, les rugissements de la presse et du public, le grand
_tolle_ qui nous étourdit les oreilles, semblent dénoncer l'apparition
d'un mal nouveau et inconnu, comme si, jusqu'à cette date, les lettres
eussent été un miroir d'honnêteté et de pudeur. Cependant, il y a bien
des années, Valera, discutant avec Nocédal, dit spirituellement que les
temps heureux où la littérature fut irréprochable n'étant jamais
arrivés, personne ne pouvait en désirer le retour. Cette grande vérité
que Valera démontre avec son élégante érudition accoutumée, il n'est nul
besoin d'en donner la preuve à quiconque connaît un peu nos classiques
et notre ancien théâtre. Seulement les adversaires du naturalisme
emploient une tactique de mauvaise foi. Ils lui reprochent de n'être pas
nouveau, tout aussi bien que pour le rabaisser ils lui opposaient
l'exemple de la littérature antérieure.

Trouverions-nous, par hasard, dans un temps plus récent que le siècle
d'or, des modèles de cette littérature pudique et austère? J'ai été
élevée dans l'abstinence et la sainte horreur des romans romantiques.
Quoique j'aie lu, dans mon enfance, l'_Iliade_ et le _Don Quichotte_ au
point d'en apprendre des morceaux par cœur, je n'ai jamais pu
posséder un exemplaire d'Espronceda ou de _Notre-Dame de Paris_,
ouvrages que leur réputation satanique éloignait de mes mains. Si les
classiques ont péché, et les romantiques aussi, pourquoi faire peser
sur les naturalistes et les réalistes tout le poids de la faute?

C'est chose étrange de voir chaque école passer une indulgente éponge
sur ses propres immondices et montrer du doigt celles des autres!

Les néo-classiques absolvent aujourd'hui les écrivains païens, en
alléguant qu'ils ne connurent pas le Christ; beaucoup d'entre eux
écrivirent cependant après que l'Evangile eût été annoncé. La nature
seule, à défaut de religion, ne proscrit-elle pas assez certaines
abominations, au récit desquelles se complaisent les poètes latins?

A leur tour, les idéalistes pardonnent les écarts romantiques, parce
que, quand bien même un héros romantique ferait comme Werther l'apologie
du suicide, ou douterait de l'air même qu'il respire comme Lélia, il
aurait l'excuse de suivre les voies de l'idéal. Qu'importe que le corps
se vautre dans la boue, pourvu que le regard soit fixé vers les étoiles!

Pour rendre honnêtes les crudités qui abondent chez Tirso et Quevedo, on
parle de la candeur et de la simplicité de l'époque à laquelle ils
vivaient. Celui qui ne veut pas se contenter de ces excuses, c'est bien
sa faute!

Les défenseurs de ces écoles me diront que ce n'est pas à cause de ces
taches, mais, malgré elles, qu'ils vantent Horace, Espronceda, et tous
les saints de leur dévotion: pour nous c'est tout la même chose. Quand
Zola pèche contre le goût je puis fort bien dire, pour ma part, que je
n'y trouve nul plaisir. Je le préfèrerais plus réservé et, bien sûr, je
ne loue pas chez lui les fautes mais les beautés.

Maintenant si quelqu'un me demande où commencent ces écarts et jusqu'où
va la liberté que peut s'accorder l'écrivain, je ne saurais le dire. Les
limites en sont extrêmement variables, le tact, la sûreté de main que
possède un grand talent lui servent seuls de guides, pour ne point
s'écarter de la route et pour se redresser s'il tombe. Il est indéniable
que le _Don Quichotte_ contient des passages bien peu attiques, que l'on
peut avec justice appeler grossiers. Cependant ce sont des parties de ce
divin tout: le génie de Cervantès les a marquées de son estampille et,
pour le déclarer d'une fois, elles sont très bien où elles sont et je ne
les effacerais pas s'il dépendait de moi de les supprimer. J'incline à
comparer les beaux fruits de l'esprit humain avec l'émeraude, qui est
une belle pierre mais dont on trouve rarement un échantillon qui n'ait
une petite tache ou un petit défaut. Les grands auteurs ont leur tache;
ils ne cessent pas pour cela d'être des pierres précieuses.

_Nana_ est peut-être l'œuvre à cause de laquelle on juge Zola le plus
sévèrement. Cela est-il du au sujet? Je crois plutôt que c'est au
défaut de prudence, au cynisme brutal avec lequel il est traité.

En fait, il y a dans la société des formes, et des bornes auxquelles une
œuvre qui veut traverser victorieusement les siècles ne peut
peut-être pas se dérober. Je dis peut-être, parce que si Rabelais et
d'autres écrivains brisèrent ces digues et gagnèrent un nom
impérissable, leur licence constitue cependant un élément d'infériorité,
et comme une note vulgaire dans la symphonie de leur talent.

Ces vallées et ces limites, le génie les ébranle, mais d'elles-mêmes
elles reprennent leur place. Sans doute elles changent: elles ne
disparaissent jamais et s'imposent avec tant de force que je ne sache
pas qu'aucun écrivain les ait jamais renversées.

Si audacieuse que soit une plume, pour tant qu'elle veuille copier la
réalité nue, il y a toujours un point auquel elle s'arrête. Il y a des
choses qu'elle n'écrit pas, des voiles qu'elle ne parvient pas à
soulever. Tout consiste à savoir s'arrêter à temps, aux limites du
terrain défendu par la morale de l'art.

Il faut ici remarquer que la majorité des critiques semble s'imaginer
qu'il n'existe qu'un genre d'immoralité, l'immoralité érotique, comme si
la loi divine se réduisait à un commandement. Que l'auteur s'abstienne
de peindre la passion amoureuse et il a carte blanche pour portraicturer
toutes les autres! Et cependant, il y a des romans comme _le
Juif-Errant_ ou _les Mystères de Paris_ qui, par leur caractère
anti-social et anti-religieux, ne sont pas moins immoraux que _Nana_.

Dans les questions religieuses et sociales, les naturalistes agissent
comme leurs frères les positivistes vis-à-vis des problèmes
métaphysiques. Ils les laissent de côté, attendant que la science leur
en fournisse la solution, s'il est possible. Cette abstention est mille
fois moins dangereuse que la propagande socialiste et hérétique des
romanciers qui les précédèrent.

Quant à la passion, surtout à l'amour en dehors des voies du devoir,
loin de la glorifier, on dirait que les réalistes ont pris à cœur
d'enlever à l'humanité toute illusion sur elle, d'en montrer les dangers
et les laideurs, d'en diminuer les attirances.

De _Madame Bovary_ à _Pot-Bouille_, l'école ne fait que répéter avec un
accent fatidique que l'on trouve dans le devoir seul la tranquillité et
le bonheur.

Le Portugais Eça de Queiroz dans son roman _O primo Bazilio_ (le cousin
Basile), où il imite Zola jusqu'à la copie, fait un tableau, horrible
sous son apparence vulgaire, du supplice de la femme esclave de sa
faute.

Il est clair que l'enseignement des réalistes n'est pas formulé en
sermons et en axiomes. Il faut le lire dans les faits.

Il en arrive de même dans la vie où les mauvaises actions sont punies
par leurs propres conséquences.

En définitive, les naturalistes ne sont pas des révolutionnaires
utopistes ni impies par système. Ils ne font pas l'apothéose du vice.
Ils n'échauffent pas les têtes et ne corrompent pas les cœurs. Ils
n'énervent pas les intelligences en peignant un monde imaginaire et en
dégoûtant du réel.

Ce qu'il faut imputer, en particulier, au naturalisme.--je n'ai point de
plaisir à le répéter,--ce sont les tendances déterministes, le défaut de
goût et un certain manque de choix artistique.

De ces fautes la première est un délit grave, la seconde est de moindre
importance, parce que les plus illustres de nos dramaturges et de nos
romanciers l'ont commise. Ce qui importe, ce ne sont pas les verrues de
la surface, c'est le fond.



XIV


SOMMAIRE

_Le Réalisme anglais.--Son origine: Chaucer et Shakespeare.
--Foë et Swift.--Walter Scott.--Les autoress.--Dickens,
Thackeray et Bulwer.--Georges Eliot.--Le rôle du roman en
Angleterre, son influence sociale.--L'esprit anglican
dont il est imprégné._


Des gens, qui se piquent d'un goût délicat et répugnent à la crudité des
romanciers français, vantent le roman anglais, et louent un certain
genre de naturalisme mitigé qui lui est particulier. C'est maintenant
une opinion aristocratique et élégante que d'admettre la suprématie du
roman anglais sur le terrain moral et sur le terrain littéraire.

Le lecteur n'ignore pas combien les jugements généraux en matière de
morale sont parfois sans fondement et erronés. Il pourra donc
s'expliquer facilement comment est en odeur de sainteté sur notre terre
catholique et latine une littérature, et le légitime du protestantisme,
appropriée à ces mœurs méticuleuses, hypocrites, réservées et
égoïstes que le puritanisme, mêlé à l'esprit mercantile de la race,
acclimata dans l'ancienne île des Saints.

Et ce n'est point que l'Angleterre n'ait des saines traditions réalistes
et un illustre ancêtre littéraire. Chaucer, père de sa poésie, était un
réaliste, et ses _Contes de Cantorbéry_ des tableaux d'après nature. Le
plus grand astre du firmament britannique, l'illustre Shakespeare porta
le Réalisme à un certain point où n'oserait peut-être pas le suivre
Zola. Mais, si la poésie et le théâtre fleurissent, de bonne heure, dans
la Grande-Bretagne, le roman y naquit tard, quand le pays appartenait
déjà irrévocablement à la Réforme.

La Réforme! Partout où son esprit prévalut, il fut un élément
d'infériorité littéraire, et ceci, Dieu le sait, je ne le dis pas pour
louer le catholicisme dont l'excellence ne dépend pas de questions
esthétiques, mais pour donner à entendre que le roman anglais se ressent
de son origine. De tous les genres cultivés en Angleterre, depuis Henri
VIII jusqu'à maintenant, le roman est celui que le protestantisme a
pénétré davantage. Aussi les Anglais n'ont-ils pas produit un _Don
Quichotte_, c'est-à-dire une épopée de la vie réelle, qui puisse être
comprise par l'humanité entière.

Depuis son berceau même, le roman anglais est dominé par des tendances
utilitaires, qui le lient au sol, pour ainsi dire, et l'empêchent de
voler par les espaces sublimes que parcourt la libre fantaisie de
Shakespeare et de Cervantès.

Pour tant que l'on loue Foë, en lui donnant le titre pompeux d'_Homère
de l'individualisme_, _Robinson_ n'est une œuvre incomparable que
pour les enfants de dix à quinze ans.

Swift, le misanthrope contemporain de Robinson, est beaucoup plus
profond, et pour les intentions doctrinales, nul ne l'égale, car, en fin
de compte, la satire est une direction radicale de la littérature à
thèse.

_Le Vicaire de Wakefield_, de Goldsmith, parfois douce idylle, agréable
peinture domestique, contient un idéal purement anglais, patriarcal.
Tandis que l'exemple des filles du Vicaire enseigne à fuir la vanité,
_Clarisse_ et _Paméla_ condamnent irrévocablement la passion et ouvrent
la série des romans austères, où le cœur rebelle est toujours vaincu.
Quant à Walter Scott, il n'a pas eu de descendance légitime.

Walter Scott est un phénomène isolé dans la littérature anglaise, ou
pour plus d'exactitude, l'enfant d'une autre nationalité toute
différente, la nationalité écossaise qui est rêveuse, idéaliste et
poétique autant que la nationalité anglaise est pratique et utilitaire.
A coup sûr, Walter Scott ne procède pas de Shakespeare. Mais le sens
pratique et prosaïque de Foë ne court pas davantage par ses veines.
C'est le barde qui vit dans un passé coloré de lumière et de pourpre,
comme un splendide coucher de soleil; qui fait revivre l'histoire et la
légende en ne demandant à la réalité que ce vernis brillant, nommé
couleur locale par les romantiques. En somme, c'est le dernier chanteur
des beaux âges chevaleresques, _le dernier ménestrel_.

Quand, de sa résidence seigneuriale de Abbots-ford, Walter Scott
évoquait les traditions de sa romanesque patrie, la troupe de
romancières qui ont tant influé et influent tant sur le caractère de ce
genre littéraire, en lui donnant une saveur spéciale et éthique, entrait
déjà en lice. Les femmes conquéraient le territoire dont elles sont
maîtresses à cette heure. On lisait passionnément les _contes moraux_ de
Miss Edgeworth. Les noms de Miss Mary Russel Milford, Miss Austen,
Mistress Opie, Lady Morgan, Mistress Shelley étaient célèbres. Une fois
maître du roman, l'élément féminin se cramponna à son butin.
Aujourd'hui, on compte par milliers les _autoress_ qui font gémir tous
les jours les presses de Londres sous les fruits de leur talent. Quand
Dickens, Thackeray et Lytton Bulwer ne furent plus là, le premier
romancier anglais fut une femme, Georges Eliot.

Par suite de cet empire des femmes, le roman anglais tend à enseigner et
à prêcher beaucoup plus qu'à réaliser la beauté. A peine la fille de
clergyman prend-elle la plume qu'elle se trouve à la hauteur de son père
et peut alors, plaisir ineffable! aller et enseigner les peuples. Non
seulement elle possède une chaire et un pupitre, mais elle dispose de
moyens matériels pour la propagation de la foi.

Charlotte Yonge écrit l'_Héritier de Redcliffe_. L'édition se vend bien.
Avec le produit, l'auteur achète un navire et en fait présent à un
évêque missionnaire.

Ainsi, chez les romancières modernes de l'Angleterre, s'est presque
complètement éteint ce noble orgueil littéraire, qui aspire à la gloire
conquise par la concentration du talent et par l'effort constant vers la
perfection suprême, amour-propre d'artiste qu'exprima si virilement
George Sand. Au lieu d'aspirer à produire de belles œuvres, des
œuvres durables, elles se jettent dans le torrent écumeux de la
production hâtive, luttant à qui fera le plus et non à qui fera le
mieux. Le roman anglais a une extension obligatoire de trois gros
volumes, et les romanciers à la mode comme Francis Trollope ne se
satisfont pas à moins d'un roman par trimestre, c'est-à-dire de douze
volumes par an. Quel style, quelle invention, quels caractères y
aura-t-il que ce fleuve débordant d'encre n'inonde et ne ruine!

Pour la nation anglaise, le roman est devenu un article de première
nécessité et de consommation quotidienne, comme le bifteck qui répare
ses forces, comme le charbon dont la chaleur tempère ses journées
glaciales et réjouit ses longues nuits. Il y a pour le roman un public
quotidien et assuré, comme il y en a un ici pour les cafés. Le roman est
l'écho des aspirations du lecteur et joue son rôle religieux, politique
et moral. Il s'inspire des exigences du public. Il est philosophique
avec Charles Reade; républicain et socialiste avec Joshua Davidson;
théologique avec Charlotte Yonge; politique avec Disraeli;
fantasmagorique dans le genre d'Anna Radcliffe qui amuse encore;
historique dans le goût de Walter Scott qui a toujours des disciples.
Les géographes, les paysagistes et les auteurs de marines qui suivent
les traces de Fenimore Cooper, le capitaine Mayne-Reyd, le capitaine
Marryat, et d'autres capitaines, jouissent aussi de la faveur de ce
peuple colonisateur et touriste.

Les écrivains américains Bret-Harte et Mark Twain fendent les
brouillards de l'atmosphère anglaise avec des étincelles d'_humorisme_,
cette gaieté difficile et douloureuse du Nord.

Ses inclinations ainsi flattées, satisfait dans ses goûts moins
littéraires que poétiques, le peuple anglais accorde, à son tour, à ses
romanciers une tendresse personnelle dont nous ne connaissons pas
d'exemple chez nous. C'en est une preuve que les nombreux pèlerins qui
se rendent tous les ans au presbytère de Haworth où naquit et où passa
les premières années de sa vie la romancière qui illustra le pseudonyme
de _Currer Bell_.

La gloire littéraire n'est pas assez: c'est une affection plus intime,
qui entoure d'une auréole le nom des romanciers favoris de la nation
britannique. On ne considère pas le roman comme un simple passe-temps,
comme un simple plaisir esthétique, c'est une institution, le cinquième
pouvoir de l'Etat, et comme l'a dit en public le romancier Trollope,
_les romans sont les sermons de l'époque actuelle_.

Leur influence s'étend non seulement aux mœurs mais aux lois. Ils
influent sur les délibérations des chambres, sur les réformes
continuelles que subit le code d'une nation si éminemment conservatrice.

Que les pays sont différents! dirons-nous avec le héros de _Very well_.
Allez un peu proposer à nos cortès espagnoles si tumultueuses et si
déclamatrices une réforme légale, suggérée par exemple par la lecture de
la _Déshéritée_ ou de _Don Gonzalo Gonzalez de la Gonzalera_. L'on verra
avec quels rires homériques nos graves sénateurs accueilleront cette
proposition!

En Angleterre, la force sociale du roman est reconnue. Toutes les
classes s'enorgueillissent de posséder des romanciers. Il en est qui
sont ministres, marins, diplomates et magistrats. Magistrats, oui, et
que dirait-on dans nos cours, Dieu d'Israël! si un président de chambre
publiait un petit roman! Pour faire comprendre l'influence et l'action
du roman dans la race saxonne, il suffit d'en citer un, _la Case de
l'Oncle Tom_, dont personne n'ignore les résultats anti-esclavagistes.

Et le naturalisme anglais?

Je répète que les traditions de la littérature anglaise sont réalistes.
J'ajoute que Dickens et Thackeray,--les noms peut-être les plus
illustres qui honorent le roman britannique,--sont réalistes.

Charles Dickens ne craignit pas, chez ce peuple d'aristocrates, de
s'abaisser à l'étude des dernières couches sociales, voleurs, assassins
et mendiants.

Thackeray qui inclinait davantage à la satire, étudia aussi dans le
monde qui l'entourait ses types caractéristiques au profil caricatural.

Pour Georges Eliot, dans les œuvres de qui résonne aujourd'hui la
note la plus aiguë du naturalisme anglais, son programme est réaliste à
la manière de Champfleury. Elle se donne pour objet de ses observations,
non pas les brillantes créatures d'exception si chères aux romantiques,
mais la généralité des individus, les personnages communs et vulgaires,
la classe moyenne de l'humanité.

Malgré tout cela, il y a chez les romanciers anglais, pour si réalistes
qu'ils soient, une intention morale, un désir de corriger et de
convertir, et comme le dit spirituellement un récent historien de la
littérature anglaise, une soif de sauver le lecteur de l'enfer et non de
l'ennui. Cela apparaît nettement chez la piétiste Yonge, et chez
l'auteur d'_Adam Bede_, Eliot, qui est libre-penseur et philosophe.
Cette tendance leur enlève cette objectivité sereine, nécessaire pour
faire une œuvre maîtresse d'observation impersonnelle, d'après la
méthode réaliste, et arrête leur scalpel avant qu'il n'en arrive aux
tissus intimes et aux derniers replis de l'âme.

Partie de cette faute doit être imputée au public, facteur fort
important de toute œuvre littéraire. Comme on l'a déjà dit, le public
anglais demande toujours des romans,--pas de ceux que savoure seul, dans
son cabinet de travail, le lecteur sybarite qui aime à admirer de belles
pages et à pénétrer dans des abîmes psychologiques--ceux que l'on lit en
famille et que peuvent écouter tous les membres, la blonde _Girl_ et
l'imberbe _Scholar_.

Les auteurs, qui satisfont ce besoin, le public anglais les paie
splendidement. La première édition d'un roman se vend quinze francs le
volume et l'édition s'épuise rapidement. Aussi une foule d'honorables
Misses, filles de Clergymen, au lieu de se placer institutrices, se
placent-elles comme romancières. De leur plume prolifique coulent des
volumes d'un style incolore, aux incidents embrouillés comme les
nœuds d'un écheveau.

De là, l'infériorité croissante, la décadence du genre.

Que l'innombrable famille des romanciers d'au-delà du détroit me
pardonne si je suis injuste en parlant de leur décadence générale. Je
pourrais me flatter de connaître quelques-unes de leurs œuvres, mais
qui pourrait prétendre les avoir toutes lues? Mon jugement est celui
qu'émettent les critiques qui considèrent surtout le côté littéraire, et
en second lieu, comme il est juste, le côté moral, et qui voient que la
fabrication précipitée et la sujétion au goût du public font tort à la
fraîcheur, à l'inspiration et à l'énergie de la pensée. Si le noble
front de Georges Eliot, si la gracieuse physionomie de Ouida se
dressent au-dessus de cet océan de têtes vulgaires, il est incontestable
que l'immense majorité des romanciers anglais s'est essayée à remplir
trois bols avec une tasse de chocolat.

En outre, le roman anglais, même quand il est supérieur, porte imprimé
si avant le sceau d'une autre religion, d'un autre climat, d'une autre
société, qu'à nous autres Latins il nous parait forcément exotique.
Comment pourrait nous plaire, par exemple, la prédicante méthodiste qui
est l'héroïne d'_Adam Bede_? Je sais qu'il est à la mode d'être habillé
par un tailleur anglais, mais la littérature, Dieu merci! ne dépend pas
entièrement des caprices de la mode.

Un dernier mot que la malice m'inspire sans doute: si le roman anglais a
chez nous aujourd'hui tant d'admirateurs officiels, a-t-il autant de
lecteurs?



XV


SOMMAIRE

_L'Espagne.--Le mouvement de 1808.--Les Walter-Scottiens.
--La Avellaneda.--Fernan Caballero.--La transition:
Alarcon.--Valera.--Comment on a jugé Valera en France._


En Angleterre et en France, le roman a un _hier_. Ici en Espagne, il n'a
qu'un avant-hier s'il est permis de s'exprimer ainsi. Là, les romanciers
actuels se nomment fils de Thackeray, de Walter Scott, de Dickens, de
Sand, de Victor Hugo, de Balzac. Ici nous ne savons pas grand chose de
nos pères et nous nous rappelons seulement certains aïeux de sang très
pur, du lignage des Cervantès, des Hurtado, des Espinel. Cela revient à
dire qu'il n'y a pas eu en Espagne d'autre roman que celui du siècle
d'or et celui qui fleurit aujourd'hui.

Cependant, la vie du roman contemporain en Espagne peut déjà se diviser
en deux époques distinctes: celle du règne d'Isabelle, et celle qui
commença avec la Révolution de Septembre 1868.

La guerre de l'Indépendance suscita de grands poëtes lyriques, mais
jusqu'à ce que le torrent romantique passât les Pyrénées, nous n'eûmes
pas de romanciers.

Walter Scott fit son entrée triomphale dans notre littérature, et le
règne du roman historique commença. On pourrait consacrer un livre bien
curieux au récit des pérégrinations de l'idée _walter-scottienne_ au
travers des cervelles espagnoles. L'esprit du barde écossais s'incarna
dans des êtres aussi différents entre eux qu'Espronceda, Martinez de la
Rosa, Gil, Escosura, Canovas del Castillo, Vicetto, Villoslada,
Fernandez y Gonzalez, et d'autres, dont les noms ne me reviennent pas à
l'esprit.

George Sand vint aussi chez nous amenée la main dans la main par son
illustre rivale la Avellaneda. Eugène Suë, patronné par Perez Escrich et
Ayguals de Izco, ne demeura pas en arrière.

Parmi les _walter-scottiens_, tous gens de valeur, il en était un qui,
s'il n'eût pas gaspillé ses rares qualités, et mal employé ses précieux
dons, eût pu s'appeler, plutôt que le séide, le rival de l'auteur
d'_Ivanhoë_. Le talent de Fernandez y Gonzalez semblait un arbre touffu,
dont le bois pouvait servir à des œuvres sculpturales. Par malheur,
cet écrivain le gaspilla à faire des tables et des bancs vulgaires. Son
imagination était riche, sa palette descriptive variée, son invention
abondante. Il fut, d'abord, le poëte du passé, qui rajeunissait les
livres de chevalerie et prêtait à la tradition héroïco-nationale cette
vie nouvelle que lui donnent, de temps en temps, des génies privilégiés
comme Zorrilla, Walter Scott et Tennyson. Comment il finit, nul ne
l'ignore: par des livraisons interminables, par des volumes vendus à bas
prix, par des œuvres de basse littérature, écrites pour le lucre.
Deux ou trois romans d'entre ses premières œuvres sont les colonnes
sur lesquelles son nom s'appuie pour ne pas tomber en oubli.

Peut-être, l'auteur tendre et sympathique de _la Gaviota_ posséda-t-il
le talent le plus original et le plus indépendant de tous ceux qui se
signalèrent dans la renaissance de notre roman. Malgré ses digressions
et ses réflexions, malgré son optimisme idyllique, Fernan Caballero est
doué d'un charme spécial particulier, d'une grâce caractéristique. Il
fait preuve d'une imagination, allemande par les rêves, et espagnole
par la prestesse et la vivacité. Tandis que les romanciers de son
époque peignaient des tableaux de sujets historiques à la Walter Scott,
Fernan prenait note des mœurs des gens qui respiraient autour d'elle.
Elle peignait des _asistentas_, des bandits, des _gaviotas_, des curés,
des bergers, des paysans et des toreros[1]. Parfois, dans ses bosquets
andalous, brillent ces soleils du Midi, que Fortuny mit dans ses
tableaux. Il est des _patios_ de Fernan qu'il nous semble voir, qui nous
réjouissent les yeux avec leurs fleurs, et les oreilles avec le bruit de
l'eau, les pioussements des poules et l'innocent bavardage des enfants.
L'inspiration de Fernan est plus réelle, plus sincère et plus naïve que
celle de presque tous les romans de cape et d'épée que l'on écrivait
alors.

Trueba n'atteint pas à la taille de Fernan Caballero. Un pays idolâtre
de ses traditions et de ses propres souvenirs a bâti le piédestal sur
lequel trône le peintre basque; mais sa palette n'est riche qu'en
demi-teintes et en couleurs claires, gracieuses, sans vigueur ni
intensité. Le vert, le rose et le bleu céleste dominent. Les noirs, les
terres de Sienne, les bitumes dont Fernan ne fit, lui-même, usage
qu'avec une extrême mesure, manquent complètement. Quelques scènes
rurales de Trueba plaisent comme il plaît de contempler le cours d'un
ruisseau peu profond et aux bords agréables[2].

Selgas ne décrit pas les campagnards et n'appartient pas à l'école des
paysagistes. C'était un Alphonse Karr, un violoniste capricieux qui
exécutait des variations sur un thème quelconque et le brodait
d'arabesques délicates et d'un bel effet. Plutôt qu'un romancier, ce fut
un humoriste caustique, spirituel et riant comme le sont toujours les
humoristes dans les pays chauffés par le soleil. Son style inégal
ressemblait à ces visages aux traits irréguliers, qui compensent le
défaut de correction par la lueur soudaine du sourire ou par le feu du
regard. Selgas fait au lecteur bien des surprises agréables, quand il ne
s'y attend pas. Il lui offre des traits d'observation, de paradoxales
finesses, des mots heureux, des flamboiements d'idées originales, ou du
moins présentées d'une manière piquante et nouvelle.

Une autre qualité de Selgas, c'est de s'être mis à étudier la vie
moderne dans les grandes villes et d'avoir laissé de côté les Mores, les
odalisques et les châtelaines.

Eh bien! si nous voulons chercher le chaînon, qui rattache à l'époque
actuelle, cette époque antérieure du roman espagnol où figurent Fernan
Caballero, la Avellaneda, la Coronado, Trueba, Selgas, Fernandez y
Gonzalez et Miguel de los Santos Alvarez,--cette époque où le roman
humanitaire d'Escrich vivait à côté du roman lyrique et werthérien de
Pastor Diaz, et où la cotte de mailles de _Men Rodriguez_ et la jupe de
la _Sigea_ frôlaient le froc du héros que ces mésaventures forcèrent à
émigrer de _Villa-Hermosa en Chine_;--si nous voulons, je le répète,
indiquer la soudure des deux périodes, il faut écrire le nom de Pedro
Antonio de Alarcon.

Imprégné de romantisme jusqu'à la moelle des os, _le Final de la
Norma_[3] ravit nos pères, comme un délicieux caprice de Goya, intitulé
_Le Tricorne_[4], nous ravit nous-mêmes. Voilà comment mon illustre ami
Alarcon, sans être encore un vieillard, peut se vanter d'avoir captivé
deux générations de goûts bien différents.

Les autres romanciers, ceux qui furent hier la coqueluche de leur
temps, ont disparu de nos horizons littéraires actuels, entraînés par
l'irrésistible courant du temps, et ceux qui ne sont pas descendus dans
la tombe meurent vivants de l'indifférence du public intelligent, du
silence dédaigneux de la critique, et en somme de l'oubli qui est la
pire des morts pour un écrivain. Alarcon, tout en refusant avec
acharnement toute concession aux nouvelles tendances, règne encore, en
maître des cœurs et des imaginations, et soutient l'édifice ruiné de
ses mains habiles.

Je ne sais si aucun romancier contemporain ensorcellera le public comme
l'auteur du _Scandale_. Je ne sais si aucun sera, comme lui, lu et aimé
de tous sans distinction de sexe ni d'âge. Je sais que beaucoup de gens
demandent de leur prêter un roman d'Alarcon de préférence à ceux des
autres auteurs.

Le public d'Alarcon n'est pas celui qui dévore avec un appétit bestial
les romans de Manini[5], c'est celui que Spencer appellerait _la
moyenne intelligente_. Il se compose de gens qui demandent au roman un
honnête délassement et les clames en forment la majeure partie.

Alarcon plaît-il parce qu'il a conservé un certain parfum romantique? je
pense que non; les partis politiques donnent trop à faire aux Espagnols
et les partis littéraires ne les font pas beaucoup réfléchir.

Ce qui plaît chez Alarcon, c'est l'esprit aimable, la _belle ombre_, la
galanterie moresque que respirent ses portraits de femme touchés avec un
pinceau voluptueux et brillant, le style dégagé, facile et animé,
l'intérêt des récits, et ensuite, une foule de qualités étrangères au
romantisme, qu'il ne doit à personne qu'à Dieu qui les lui accorda d'une
main prodigue.

Si dans les types de _La Prodigue_, de _El Niño de la Bola_[6], dans
Fabian Conde, dans d'autres héros et héroïnes d'Alarcon on découvre la
filiation romantique; en revanche, _Le Tricorne_ est plein d'un coloris
franchement espagnol, d'une telle fraîcheur qu'il en fait dans son genre
un modèle achevé. Le talent d'Alarcon gagne à se limiter à de petits
tableaux; son ciseau travaille mieux des camées exquis, des agates
précieuses que des marbres de grandes dimensions. Il réussit dans le
conte et la nouvelle courte, genre peu cultivé chez nous et qu'Alarcon
manie avec une singulière maîtrise.

Par toutes ses qualités rares, Alarcon est un puissant mainteneur de
l'antique bannière romanesque et un redoutable adversaire de la
nouvelle. Mais nous, les écrivains du camp ennemi, nous demandons à Dieu
qu'il ne renonce pas à écrire comme il en a annoncé l'intention. Sa
résolution est-elle dictée par la coquetterie de se retirer, quand le
public l'aime le plus, en laissant derrière lui une mémoire radieuse?
Est-ce fatigue? Ce qui est certain, c'est qu'il est dans la plénitude de
ses facultés, et que jamais son imagination ne parut aussi fraîche que
durant ces dernières années.

Par la retraite d'Alarcon, l'idéalisme perd son champion le plus
terrible. Valera, quoique idéaliste, est un romancier à part, qui ne
formera pas d'école, parce qu'il est difficile à imiter, comme on le
comprend facilement, si l'on songe aux qualités qu'il réunit. La plus
profonde vallée qui sépare de Valera la troupe profane des imitateurs,
c'est sa diction élégante et pure, empruntée plutôt aux mystiques,
écrivains châtiés par excellence, qu'à Cervantès, qui est un écrivain
spontané. Valera n'a pas seulement pris, chez eux, la pureté un peu
archaïque de son style, mais le soin et la perspicacité avec lesquels
ils scrutent et sondent les arcanes mystérieux de l'âme pour les
expliquer en phrases d'or et en paragraphes de marbre sculpté.

Aussi, quand on traduisit en français les romans de Valera, sous le
titre de _Récits andalous_, il fut nécessaire d'en supprimer beaucoup
parce que, d'après la _Revue littéraire_, ils contenaient _trop de
théologie_[7]. Nos voisins pensaient que les filles de _Don Valera_
étaient de gentilles gitanes, armées de castagnettes, prêtes à danser
des séguédillas, et jolies: ils trouvaient des nonnes contemporaines de
sainte Thérèse et de Louis de Grenade, qui montraient à peine, entre les
plis de leur voile, leur beau visage grec où brillait un sourire
voltairien.

Valera charme, en effet, les sybarites des lettres en réunissant en lui
la fleur des trois idéaux de beauté littéraire: l'idéal païen, l'idéal
du siècle d'or et celui de la culture moderne la plus raffinée.

À tout cela il faut ajouter une verve andalouse piquante et badine.
Comme Valera est, d'ailleurs, très-sagace, très-psychologue, très-maître
de lui, il semble que les destins lui ont réservé dans le roman espagnol
le rôle de Stendhal dans le roman français,--un Stendhal parfait dans la
forme autant que le vrai Stendhal fut pécheur; bien des choses
éloignent, cependant, Valera du réalisme, surtout son caractère
aristocratique qui le pousse peut-être à considérer le réalisme comme
quelque chose degrossier, et l'observation de la réalité comme un
travail indigne d'un esprit épris de la beauté classique et suprême.
Ainsi le meilleur titre de gloire de Valera sera la forme, cette forme
plus admirable isolée, que rattachée aux sujets de quelques-uns de ses
romans.

Il n'y a pas de doute que _Pepita Jimenez_, _Doña Luz_, et d'autres
héroïnes de Valera parlent fort bien et en termes fort convenables et
fort spirituels. Par malheur, on ne peut nier non plus que personne ne
parle plus ainsi, comme un personnage de Cervantès. Et notez que si je
nomme Cervantès, pour louer la perfection des discours des héros de
Valera, je n'oublierai pas d'ajouter que le génie réaliste de Cervantès
le poussa à faire que Sancho, par exemple, parla fort mal et commit des
fautes, et que Don Quichotte corrigea ses dires. Chez Valera, il n'y a
pas de Sancho. Tout le monde est Valera, et cela fait qu'on l'étudiera
bientôt plus comme un classique que comme un romancier moderne.

Pour les uns ceci sera un éloge, et pour les autres, un blâme. Pour moi,
on me reproche de lire Valera avec trop de plaisir.

Si certaine théorie littéraire est vraie, que j'ai trouvée dans je ne
sais quel fameux critique français et qui établit que les romanciers
copient la société et qu'à son tour la société imite et reflète les
romanciers, il pourrait advenir que nous eussions tous la tentation de
parler comme les héros de Valera, ce qui serait excellent pour la
langue. Mais laissons-là les hypothèses et venons-en aux romanciers qui
représentent en Espagne le réalisme.


[1] _Gaviotas_, littéralement, mouettes. On nomme ainsi la femme
écervelée, et c'est le titre d'un roman qui est l'œuvre capitale de
Caballero. La Gaviota a été traduite ou adaptée (Blériot, éditeur). Les
autres œuvres de Fernan Caballero ont également des versions françaises
(Castermann, Donniol, Hachette, Pion, Maillet, éditeurs.)

[2] Trueba a été traduit et analysé dans nos revues.

[3] Traduit par Charles Yriarte (Lacroix, éditeur).

[4] Traduit par Mme Bentzon, _Récits de tous pays_, chez Calmann-Lévy.

[5] Éditeur de publications illustrées par livraisons. En France on
dirait les romans de la rue du Croissant.

[6] _La Prodigue_ a été traduite sous le titre de _la Gaspilleuse_ par
Mlle Sara Oquendo dans la _Revue Britannique_. Je traduis _El Niño de
la Bola_ sous le titre de Manuel Vénegas dans la _Revue Moderne_.

[7] Cette traduction est de Mme Bentzon. Un anonyme a traduit en
français _Doña Luz_ (Lalouette, édit.) et moi-même _Le Commandeur
Mendoza_ (Giraud).



XVI


SOMMAIRE

_Les réalistes.--Mesonero Romanos et Florez.--Larra.
--Pereda. Son localisme, son catholicisme intransigeant.
--Perez Galdos.--Son œuvre idéaliste.--Son
évolution.--La situation du roman et des romanciers en
Espagne.--Les jeunes: idéalistes et naturalistes._


Pour indiquer où commence le réalisme contemporain, il faut remonter à
quelques passages de Fernan Caballero, et surtout aux auteurs des
_Scènes Madrilènes_ et de _Hier, Aujourd'hui et Demain_, sans oublier
_Figaro_ dans ses articles de mœurs. Malgré toutes les différences
qui existent entre le raisonnable et spirituel Mesonero Romanos, le
bienveillant Florez et le nerveux et caustique Larra, leurs études
sociales ont leur point commun dans un certain réalisme tempéré,
assaisonné de satire.

Quand tant de romans de cette époque sont passés à jamais, les écrits
légers de _Figaro_ et du _Curieux parlant_[1] se conservent dans toute
leur fraîcheur, parce que la myrrhe précieuse de la vérité les embaume.
Ce qui augmente leur intérêt c'est qu'ils nous transmettent le souvenir
des mœurs originales qui disparaissaient et des nouvelles mœurs;
en somme, ils sont le reflet d'une complète transformation sociale.

Pereda est, en ligne directe, le descendant de ces aimables et
perspicaces peintres de mœurs. Il fit franchement adhésion à leur
école, mais il la transporta des villes à la campagne, au cœur des
montagnes de Santander.

Le Réalisme espagnol a un vaillant champion dans Pereda; quand on lit
quelques pages de l'auteur des _Scènes Montagnardes_, il semble que nous
voyions ressusciter Téniers ou Tirso de Molina. On peut comparer le
talent de Pereda à un beau jardin, bien arrosé, bien cultivé, rafraîchi
par des brises aromatiques et salubres, mais aux horizons limités.

Je me hâte d'expliquer ce que j'entends par _horizons limités_ pour que
personne n'entende cette phrase d'une manière offensante pour le
sympathique écrivain.

Je ne sais si cela provient d'un dessein délibéré, ou de ce qu'il y est
obligé par le pays qu'il habite: Pereda se borne à décrire les types et
à raconter les mœurs de Santander, en s'enfermant ainsi dans un
cercle restreint de sujets et de personnages. Il excelle comme peintre
d'un pays déterminé, comme poëte bucolique d'une campagne toujours
égale, et n'essaya jamais d'étudier à fond les milieux civilisés, la vie
moderne dans les grandes capitales, vie de qui lui est antipathique, et
dont il a horreur, c'est pour cela que j'ai qualifié de _limité_
l'horizon de Pereda. C'est pour cela qu'il convient de déclarer que si,
du jardin de Pereda, l'on ne découvre point un vaste panorama, en
échange le paysage est des plus agréables, des plus délicieux et des
plus fertiles que l'on connaisse.

Pereda, grâce à Dieu, ne tombe pas dans l'optimisme parfois agaçant de
Trueba et de Fernan. Ses rustres, d'ailleurs très-amusants, sont
ignorants, malicieux et grossiers comme de vrais rustres. Ce sont là
cependant les fils préférés de l'auteur, visiblement séduit par la vie
rurale, si saine, si paisible et si régénératrice, autant que lui
répugnent les centres ouvriers industriels avec leurs misères
irrémédiables. Pereda trace avec amour les silhouettes des paysans, des
laboureurs et des hobereaux des villages, gens simples, aimant ce qu'ils
connaissent depuis longtemps, routiniers et ayant peu de replis
psychiques.

Si quelque jour les thèmes de la _Tierruca_ s'épuisent pour lui, danger
qui n'est point imminent pour un esprit de la trempe de Pereda, il sera
forcé de renoncer à ses tableaux locaux favoris, de chercher de
nouvelles voies. Parmi les admirateurs de Pereda, il en est qui désirent
ardemment qu'il change de touche: j'ignore s'il serait avantageux de le
faire pour le grand écrivain. Il règne toujours une certaine harmonie
mystérieuse entre le style, le talent d'un auteur, et les sujets dont il
fait choix; cette harmonie procède de causes intimes.

En outre, le Réalisme perdrait beaucoup si Pereda sortait de la
Montagne. Pereda observe avec une grande lucidité, quand la réalité
qu'il a devant les yeux ne lui soulève pas le cœur, qu'elle le
divertit par le spectacle de ridicules et de manies profondément
comiques. Peut-être briserait-il son pinceau pour ne point copier les
plaies plus profondes et la corruption plus raffinée d'autres lieux et
d'autres héros[2].

Pour le Réalisme, posséder Pereda, c'est posséder un trésor, et pour ce
qu'il vaut et pour les idées religieuses et politiques qu'il professe.
Pereda est un argument vivant, une démonstration palpable que le
Réalisme ne fut pas introduit en Espagne comme une marchandise française
de contrebande, mais que ceux qui aiment, à la fois, la tradition
littéraire et les autres traditions, le ressuscitent. Cela ne surprendra
pas les gens intelligents, mais cela pourra bien stupéfier la tourbe
innombrable qui date l'ère réaliste de l'avènement de Zola.

Si le Réalisme chez Pereda est dans le sang, il n'en est pas ainsi de
Galdos. Parmi certain fonds humain, par une certaine simplicité
magistrale de ses créations, par sa tendance naturelle à la claire
intelligence de la vérité, par la franchise de son observation, le
maître romancier se trouva toujours prêt à passer au Naturalisme avec
armes et bagages. Néanmoins, ses inclinations esthétiques étaient
idéalistes, et ce n'est que dans ses dernières œuvres qu'il a adopté
la méthode du roman moderne et creusé davantage dans le cœur humain.
Il a rompu à la fois avec le pittoresque et avec les héros-symboles,
pour s'attacher à la terre sur laquelle nous sommes.

Quoique je n'aime pas à me citer moi-même, je dois rappeler ici ce que
j'ai dit de Galdos, il y a trois ans, dans une étude assez longue que je
consacrais à ses œuvres dans la _Revue Européenne_.

Depuis cette date, mes opinions littéraires se sont assez modifiées, et
mon critérium esthétique s'est formé, comme se forme celui de tout le
monde, au moyen de la lecture et de la réflexion. Je me suis proposé de
connaître le roman moderne. Non seulement il m'a paru le genre le plus
compréhensif, le plus important actuellement, le plus approprié à notre
siècle, celui qui remplace et remplit le vide produit par la disparition
de l'épopée; il m'a semblé aussi le genre dans lequel, par une très
_haute prérogative_, les droits de la vérité s'imposent, dans lequel
l'observation désintéressée règne, dans lequel l'histoire positive de
notre époque doit être écrite en caractères d'or.

Cependant, alors comme aujourd'hui, Galdos était pour moi un romancier
de premier ordre, le soleil du firmament littéraire, parce qu'il a en
même temps l'équilibre et l'harmonie, l'abondance et la vigueur; parce
que son style, s'il ne se renferme pas dans l'amphore étroite et ciselée
de Valera, coule à flots d'une urne précieuse; parce qu'il possède une
invention heureuse et ce don de la fécondité, don funeste pour les
mauvais écrivains et même pour les écrivains médiocres qui ont une
tendance à sommeiller, qualité d'une valeur extraordinaire pour les
grands artistes.

Il est certain qu'on peut conquérir l'immortalité avec un seul roman ou
avec un seul fragment d'ode; mais il y a quelque chose de captivant et
d'étonnant dans la manifestation de la puissance créatrice de ces
écrivains et de ces poètes, qui sont à eux seuls un monde, et qui
laissent derrière eux une longue postérité de héros et de héroïnes, les
Shakespeare, les Balzac, les Walter Scott, les Galdos.

Mais, ce que je désapprouvais alors dans le Galdos des _Episodes_, ce
qui me paraissait le côté faible de son talent extraordinaire, c'était
la tendance à la thèse,--dans un sens large et historique, c'est
certain, mais à la thèse,--les accusations systématiques contre
l'Espagne d'antan, les pelletées de terre jetées sur ce qu'elle fut; et
cette tendance, qui s'accentuait chaque fois davantage, dans la
magnifique épopée des _Episodes_ au point de se déclarer explicitement
dans la seconde série, fit explosion, disons-le ainsi, dans _Doña
Perfecta_, dans _Gloria_, dans la _Famille de Léon Roch_[3].

Par bonheur, ou plutôt grâce à l'instinct qui guide le génie, Galdos fit
un pas en arrière pour fuir cette impasse sans issue possible. Dans
l'_Ami Manso_, et dans la _Déshéritée_, il comprit que le roman, plutôt
que d'enseigner ou condamner tel ou tel système politique, doit prendre
note de la vérité ambiante et réaliser librement la beauté. Bravo à
l'illustre écrivain qui a su secouer le joug des idées préconçues! Ses
épousailles avec le réalisme le préserveront de la tentation de se faire
dans ses romans le champion de la libre pensée, du système
constitutionnel, choses que je ne prétends pas juger ici, mais qui, dans
les admirables livres de Galdos, sont trop la raison d'être de ses
livres.

En comptant donc dans la phalange réaliste Galdos et Pereda, comme dans
la phalange idéaliste nous avons vu briller les noms de Valera et
d'Alarcon, nous pouvons dire qu'en Espagne la lutte est engagée, comme
en France, entre les deux écoles.

Il est vrai qu'ici la bataille ne fait pas grand bruit et ne suscite pas
de grandes ardeurs belliqueuses. Il est vrai qu'ici on ne prend pas la
question avec la même chaleur qu'en France: cela peut venir de plusieurs
causes. D'abord, les idéalistes, ici, ne se promènent pas autant dans
les nuages qu'en France, ni les réalistes ne chargent autant le tableau.
Aucune des deux écoles n'exagère pour se différencier de l'autre.
Peut-être le public est-il indifférent à la littérature; surtout à la
littérature imprimée; celle qui se représente lui produit plus d'effet.

L'écrivain est un facteur de la production littéraire. N'oublions pas
que l'autre, c'est le public. À l'écrivain d'écrire, au public de
l'encourager et d'acheter ce qu'il écrit, et de l'élever aux nues s'il
le mérite. Or, en Espagne, on ne peut presque pas compter sur le public.
Ce que le public espagnol aime, ce n'est pas la littérature, c'est la
politique. Quand cette maîtresse impérieuse lui laisse quelques minutes
de liberté, alors seulement il fait un brin de cour aux lettres et va
les chercher dans le coin où elles s'entêtent à ne pas mourir d'ennui.

Certes, je n'affirme pas que les romans manquent absolument de lecteurs,
quoique chez nous le roman soit très loin d'être comme en Angleterre,
une nécessité sociale. Ici, où nous ne sommes ni communistes ni avares,
nous gardons le communisme et l'avarice pour les romans. Tout le monde
s'effraie de ce qu'un roman coûte trois francs ou même deux, comme la
première édition des _Episodes_. On dépense bien vite deux francs au
café, pour une loge au théâtre, en pétards, en oranges. Pour un roman,
tout Espagnol serre les cordons de sa bourse.

J'ai des romans d'Alarcon, de Valera ou de Galdos que j'ai prêtés à une
douzaine de gens riches. A chaque fois qu'on m'en demandait un, je leur
eusse conseillé pour leur bien de l'acheter, si je n'eusse craint qu'on
n'attribuât le conseil au désir de ne pas prêter. Enfin, n'y a-t-il pas
eu des gens qui m'ont demandé de leur prêter mes romans!

Je ne crois pas, pourtant, qu'il faille plus de deux cent cinquante
francs pour former une bibliothèque complète des romanciers espagnols
contemporains.

Que peut espérer ici le romancier? Fixons un délai de six mois pour
tracer le plan, mûrir, écrire et limer un roman, soigné dans la forme et
médité dans le fond. Quel en sera le produit! Valera déclare que sa
_Pepita Jimenez_--son chef-d'œuvre--lui a rapporté environ deux mille
francs. Si bien que le talent de romancier de Valera ne peut pas lui
faire gagner cinq mille francs par an: je comprends presque qu'il
préfère une ambassade.

Il faut remarquer que si le romancier espagnol ne retire pas de ses
œuvres un profit matériel, il n'y gagne pas non plus beaucoup
d'honneur, ni ces ovations enivrantes qui élèvent à vingt mètres du sol
les auteurs dramatiques. Pour eux sont tous les avantages, pécuniaires
et littéraires, outre qu'ils sont affranchis de l'ignoble concurrence
que le roman par livraisons et les mauvaises traductions du français
font aux romanciers qui se flattent de respecter la langue et le sens
commun.

Qu'on ne vienne pas me dire que la question de l'argent n'est rien, mais
qu'il suffit de savoir qu'on a écrit quelque chose de bien, quoique
personne ne témoigne d'estime pour l'œuvre. Si le prêtre vit de
l'autel, pourquoi le romancier ne vivrait-il pas du roman? Supposons
qu'il n'ait pas besoin pour vivre du produit du roman; l'argent n'est-il
pas à apprécier, puisqu'il est la marque évidente qu'il a un public?
Avec le système de prêts qui règne en Espagne, un roman peut avoir
trente mille lecteurs et seulement une édition de mille exemplaires.

Parmi les causes qui rendent improductif le roman en Espagne, on ne
devrait pas compter la rareté des lecteurs, puisque nous avons un public
immense, si nous songeons aux républiques sud-américaines qui parlent
notre langue. Grâce à l'indifférence avec laquelle on regarde tout ce
qui touche à la littérature, les libraires et les imprimeurs de là-bas
peuvent piller les écrivains d'Espagne tout à leur aise, et ce public
d'au delà de l'Océan demeure stérile pour la prospérité de la
littérature ibérique.

Aussi, tout bien considéré, il est étonnant que nous ayons d'aussi bons
romanciers en Espagne et un aussi bon roman; étonnant encore que dans ce
genre que Gil y Zarate et Cohl y Vehi rangent le dernier et qui,
aujourd'hui, marche à la tête des autres, nous nous trouvions à la
hauteur des premières nations de l'Europe. Nous ne comptons pas par
douzaines les grands romanciers vivants, mais la France ne les compte
pas non plus, et encore moins, que je sache, l'Angleterre, l'Allemagne
et l'Italie. En comparant les œuvres aux œuvres, notre patrie ne
cède point le pas. Outre Pereda, Galdos, Alarcon et Valera dont j'ai
parlé plus spécialement, il y a la cohorte dans laquelle figurent
Navarrete, Ortega Munilla, Castro y Serrano, Coello, Teresa Araoniz,
Villoslada, Palacio Valdes, Amos Escalante, Oller[4], qui les uns,
représentent les anciennes méthodes, et les autres, les nouvelles. Tous
contribuent à enrichir le roman national.

Dieu veuille que les hommages publics qu'on a rendus à Perez Galdos, il
n'y a pas encore longtemps, dans un banquet, soient un signe certain des
intentions du public de commencer à récompenser les efforts de la
phalange sacrée! Dieu veuille que l'enthousiasme ne soit pas dissipé
aussi vite que l'écume du Champagne des toasts!


[1] Mesonero Romanos.

[2] On traduit en ce moment de Pereda _Don Gonzalo_, _Pedro Sanchez_ et
_Les hombres de pro_. J'ai donné une analyse de _Pedro Sanchez_ dans mes
_Etapes d'un Naturaliste_ (Giraud, éditeur).

[3] Il a paru chez Hachette une adaptation de _Marianela_; chez Giraud
une traduction de _Doña Perfecta_, due à notre confrère M. Julien Lugol.

[4] On trouvera dans mon étude, _Le Naturalisme en Espagne_, Giraud,
édit. des renseignements sur les réalistes Palacio Valdes, Oller, Picon,
Alas, Ortega Munilla.



XVII


SOMMAIRE

_Conclusions: Pourquoi l'auteur ne parle pas du roman
italien, russe et allemand.--Pourquoi il se tait sur
le naturalisme au théâtre.--La question des écoles.
--Réponse aux réclamations chauvinistes que l'affiliation
française soulève en Espagne.--La méthode réaliste et sa
valeur à toutes les époques._


Nous voici au terme du voyage, non pas que la matière soit épuisée, mais
n'avons-nous pas rempli notre but de résumer l'histoire du Naturalisme
surtout dans le roman, champ où cette plante qu'on tient pour vénéneuse
croit avec le plus d'abondance?

Qui viendra après nous trouvera cependant sa toile toute prête. Outre
l'intéressante étude que l'on pourra faire sur le roman italien, le
roman allemand, le roman portugais et le roman russe--l'esprit du
réalisme, avec plus ou moins d'éclat, a pénétré dans tous--je lui
abandonne, intact et vierge, le problème presque effrayant de la
rénovation de l'art dramatique et de la poésie lyrique par la méthode
naturaliste.

Je pourrais bien donner mon avis sur tout ce dont je ne parle pas:
seulement je ne connais du roman italien, russe et allemand que les
œuvres les plus culminantes: Farina, Tourgueneff, Ebers, Freytag,
Sacher-Masoch. Je me forme à peine une idée nette de l'ensemble et je
regretterais d'en agir avec ces littératures comme les critiques
français en agissent avec la nôtre en en parlant à tort et à travers et
sans connaissance de cause.

Le Naturalisme au théâtre m'inspire au contraire tant d'idées, et des
idées si étranges et si inusitées chez nous, qu'il me serait nécessaire
d'écrire un autre livre, si je devais les exposer en bonne forme.

Que le soin en reste donc à une autre plume plus experte ès défauts de
la littérature dramatique.

Au Naturalisme en général, cela est établi à part la pernicieuse hérésie
de nier la liberté humaine, on ne peut imputer aucun autre genre de
délit. Il est vrai que celui-là est grave, puisque c'est détruire toute
responsabilité, et par suite, toute morale; mais une semblable erreur ne
sera pas inhérente au Réalisme, tant que la science positive n'aura pas
établi que nous, qui nous tenons pour raisonnables, nous sommes des
bêtes horribles et immondes, comme les Yahous de Swift, et que nous
vivons esclaves d'un aveugle instinct, et gouvernés par les suggestions
de la matière. Tout au contraire, de tous les terrains que le romancier
réaliste puisse explorer, le plus riche, le plus varié et le plus
intéressant est sans aucun doute le domaine de la psychologie.
L'influence indéniable du corps sur l'âme et _vice versâ_, lui offre un
superbe trésor d'observations et d'expériences.

Sans m'arrêter à la question du déterminisme, déjà suffisamment
élucidée, je ne veux pas négliger de dire que si les accusateurs
routiniers du Naturalisme abondent, il ne manque pas non plus de gens
pour nier son existence et affirmer que, tout bien considéré, c'est la
même chose que l'Idéalisme. C'est ce que diront certains historiens de
la philosophie qui copient, au fond, Platon et Aristote.

Il y a des auteurs, réalistes qui plus est jusqu'à la moelle des os, qui
répugnent à être classés comme tels et protestent qu'en écrivant ils
n'obéissent qu'à leur complexion littéraire, sans s'astreindre à obéir
aux préceptes d'aucune école. Telle est la protestation de l'illustre
Pereda dans le prologue de _De tal palo tal astilla_ (de tel bois tel
copeau). Et qui donc n'aime à se vanter de son indépendance? Qui ne se
croit affranchi de l'influence, non seulement des autres écrivains, mais
même de l'atmosphère intellectuelle que l'on respire? Cependant, il
n'est pas même permis au plus grand génie de se flatter de cet
affranchissement.

Tout le monde, qu'il le sache ou ne le sache pas, qu'il le veuille ou ne
le veuille pas, appartient à une école, à laquelle la postérité
l'affiliera, sans tenir compte de ses protestations et en ne s'occupant
que de ses actes. La postérité, c'est-à-dire les savants, les érudits et
les critiques de l'avenir, procédant avec ordre et avec logique,
mettront chaque écrivain où il doit se trouver, diviseront, classeront
et considéreront les plus indiscutables génies, comme les représentants
d'une époque littéraire. Il en sera ainsi demain parce qu'il en a
toujours été de même.

Malheur à l'écrivain qu'aucune école ne réclame comme lui appartenant!
Les plus illustres artistes sont classés. Nous savons ce que
furent--dans les grandes lignes et en maîtres--Homère, Eschyle, Dante et
Shakespeare. Fray Luis de Léon perd-il quelque chose à être appelé poète
_néo-classique_ et _horacien_. Espronceda vaut-il moins parce qu'il est
_byronien_ et _romantique_? Est-ce une tare pour Velazquez que d'avoir
été peintre _réaliste_?

Nous avons aujourd'hui un avantage. C'est que la poétique et
l'esthétique ne se fabriquent point _a priori_. Les classifications ne
sont plus artificielles et régies par des règles: on ne les juge plus
immuables et on n'y assujettit point les génies à venir. Ce sont elles
plutôt qui se modifient quand il est nécessaire.

On a interverti le rôle de la critique, ou pour mieux dire, on lui a
marqué son vrai poste de science d'observation, en en supprimant
l'ennuyeux dogmatisme et les détestables formules. Aujourd'hui la
critique se règle sur les grands écrivains passés et présents. Elle les
définit non tels qu'ils eussent dû être de l'avis du préceptiste, mais
tels qu'ils se montrent. Elle fait connaître l'arbre par ses fruits.
Ainsi l'artiste indépendant, qui répugne aux classifications
arbitraires, n'a aucune raison de s'élever contre la critique nouvelle,
dont la tâche n'est pas de corriger et de donner la finale, mais
d'étudier, d'essayer de comprendre et d'expliquer ce qui est.

Aujourd'hui plus que jamais, on proclame que, dans tout courant
littéraire, l'individu doit conserver comme de l'or en barre son
caractère propre, l'affirmer et le développer le plus exactement et le
plus énergiquement qu'il le pourra; que de cette affirmation, de cette
conservation, de ce développement dépendent, en dernier ressort, la
saveur et la couleur de ses œuvres. C'est presque une vérité à la La
Palisse de dire que chacun doit abonder dans son propre sens, et en
fait, si nous inventorions un auteur, d'après ses traits généraux, nous
le distinguons ensuite par ses traits particuliers, comme l'on divise
les beautés en types bruns, blonds et châtains, or, chacun d'eux possède
ses grâces et sa physionomie particulière.

Zola juge fort bien que le Naturalisme est plus une méthode qu'une
école: méthode d'observation et d'expérimentation que chacun emploie
comme il peut, instrument que tous manient différemment. Pour ma part,
je tiens qu'en ceci nous sommes en progrès. Deux lyriques, deux
dramaturges anciens se ressemblaient davantage entre eux que ne se
ressemblent aujourd'hui deux romanciers par exemple. Je pense qu'avant,
les écoles étaient plus tyranniques et le jeu des registres que l'auteur
pouvait toucher moins riche. Je me figure même que les anciens auteurs
avaient beaucoup moins de scrupule à se copier les uns les autres.

Il ne m'appartient pas de dire si les études que je publie aideront à
connaître les tendances des nouvelles formules, à démontrer qu'elles ont
le dessus dans la lutte et qu'elles régnent sur ce dernier tiers de
siècle. Je ne méconnais point la beauté, la splendeur et la fécondité
d'autres formules aujourd'hui expirantes. Je n'essaie pas de prouver que
celles qui s'imposent à nous sont le terme fatal de l'intelligence
humaine. Avide de beauté, celle-ci la cherchera toujours en consultant
d'un regard anxieux les points les plus éloignés de l'horizon.

La beauté littéraire, qui est, en un certain sens, éternelle, est, dans
un autre, éminemment muable. Elle se renouvelle comme se renouvelle
l'air que nous respirons, comme la vie se renouvelle. Je ne pronostique
donc pas le règne éternel du réalisme: j'en pronostique seulement
l'avènement. J'ajoute que les éléments fondamentaux en sont
impérissables et que la méthode en sera aussi fertile en résultats dans
des siècles qu'aujourd'hui.



TABLE DES MATIÈRES

          PRÉFACE

          I.--L'Emeute romantique.--L'_Othello_ de de
          Vigny.--Le scandale du mouchoir.--La noblesse du
          style.--Réalisme et Romantisme.--Classiques et
          Romantiques.--La crise romantique en Europe.--La
          phalange romantique en France et en Espagne.--Les
          mœurs romantiques.--Le costume.--Le Réalisme naît
          du Romantisme

          II.--Intensité et brièveté de l'existence du
          Romantisme.--La littérature nouvelle.--Le calme
          dans les esprits.--Vie bourgeoise des écrivains
          nouveaux.--La tendance réaliste.--La génération
          romantique: Victor Hugo.--Réalisme anglais et
          espagnol.--La tendance des nationalités.--Le roman
          est par excellence la forme littéraire nouvelle

          III.--L'histoire du roman. Son âge héroïque: le
          conte et la fable.--Le roman antique. Le Poème, la
          Chanson de geste.--Le roman de chevalerie.--Le
          _Don Quichotte_.--Le roman picaresque.--_Daphnis
          et Chloè_.--Amadis.--Le grand Tacaño

          IV.--Rabelais.--Les conteurs gaulois.--La crise de
          préciosité.--Mlle de Scudéry.--Scarron.--Le
          _Gil Blas_.--_Manon Lescaut_.--Rousseau et
          Bernardin de Saint-Pierre.--Les romanciers de
          l'Encyclopédie.--Voltaire et Diderot

          V.--Le roman-Empire: Pigault-Lebrun.--Mme de
          Staël.--Châteaubriand.--Lamartine et Victor
          Hugo.--Dumas père.--Eugène Suë.--George Sand

          VI.--Les réalistes: Diderot.--Stendhal.--Sa
          langue.--Son insuccès de son vivant. Ses deux
          romans.--Les inexactitudes de la critique.
          --Défauts et qualités de Stendhal.--Son élève
          Mérimée.--Balzac et Dumas.--La _Comédie humaine_
          et la société sous Louis-Philippe.--Comment
          composait Balzac.--Balzac et Flaubert.--Balzac est
          un voyant.--Le style de Balzac

          VII.--Flaubert.--La Genèse de _Madame Bovary_.
          --Le roman.--Le style de Flaubert.--L'amour de la
          phrase bien faite.--_Salammbô_.--_La
          Tentation_.--_L'Education sentimentale_.
          --_Bouvard et Pécuchet_.--Pessimisme et
          impassibilité

          VIII.--Les de Goncourt.--L'auteur est une dévote
          de leur autel byzantin.--Les deux frères.--Leur
          ascendance littéraire.--Leurs tendances
          esthétiques.--Le rococo et la modernité.--Gautier
          à propos de Baudelaire.--L'expressivité.--La
          couleur.--L'œuvre: l'œuvre commune.--L'œuvre
          d'Edmond de Goncourt.--Préférences de l'auteur.
          --_Les frères Zemganno_.--_Manette Salomon_


          IX.--Alphonse Daudet; il débute par la poésie.--La
          parenté avec Dickens.--_Le Petit Chose_.--La
          caractérisque de Daudet romancier et écrivain.
          --_Le Nabab_.--_Les Rois en exil_.--_Numa
          Roumestan_.--Daudet et Zola

          X.--Emile Zola.--Sa position de chef d'école.
          --_Sa vie_ par Paul Alexis.--Méthode de travail.
          --Combien elle diffère de la méthode romantique.
          --Zola, d'après de Amicis.--Le lutteur en Zola

          XI.--_Les Rougon-Macquart_.--Théorie scientifique
          de l'œuvre: sa force et sa faiblesse

          XII.--L'impersonnalité du romancier chez Zola.--Le
          style.--La poésie.--Tendance qu'il attribue chez
          lui au Romantisme.--L'intervention indirecte du
          romancier.--Vérité de l'observation.--Symbolisme.
          --Les inimitiés que Zola a ameutées contre lui

          XIII.--La morale et le roman naturaliste.--Le
          fatalisme.--Les jeunes filles et la
          littérature.--La seule morale, c'est la morale
          catholique.--Indulgence des idéalistes pour les
          romantiques.--Le _Don Quichotte_.--L'adultère et
          le roman naturaliste.--Résumé de la question

          XIV.--Le Réalisme anglais.--Son origine: Chaucer
          et Shakespeare.--Foë et Swift.--Walter Scott.--Les
          autoress.--Dickens, Thackeray et Bulwer.--Georges
          Eliot.--Le rôle du roman en Angleterre, son
          influence sociale.--L'esprit anglican dont il est
          imprégné

          XV.--L'Espagne.--Le mouvement de 1808.--Les
          Walter-Scottiens.--La Avellaneda.--Fernan
          Caballero.--La transition: Alarcon.--Valera.
          --Comment on a jugé Valera en France.

          XVI.--Les réalistes.--Mesonero Romanos et Florez.
          --Larra. Pereda. Son localisme, son catholicisme
          intransigeant.--Perez Galdos.--Son œuvre
          idéaliste.--Son évolution.--La situation du roman
          et des romanciers en Espagne.--Les jeunes:
          idéalistes et naturalistes

          XVII.--Conclusions: pourquoi l'auteur ne parle pas
          du roman italien, russe et allemand.--Pourquoi il
          se tait sur le naturalisme au théâtre.--La
          question des écoles.--Réponse aux réclamations
          chauvinistes que l'affiliation française soulève
          en Espagne.--La méthode réaliste et sa valeur a
          toutes les époques





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