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Title: Discours Civiques de Danton
Author: Danton, Georges Jacques, 1759-1794
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Discours Civiques de Danton" ***


courtesy of the Bibliothèque Nationale de France,
http://gallica.bnf.fr



Discours Civiques

de

Danton

avec une introduction et des notes

par

Hector Fleischmann



TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION

1792

I.       Sur les devoirs de l'homme public (novembre 1791)
II.      Sur les mesures révolutionnaires (26 août 1792)
III.     Sur la patrie en danger (2 septembre 1792)
IV.      Sur le rôle de la Convention (21 septembre 1792)
V.       Sur le choix des juges (22 septembre 1792)
VI.      Justification civique (25 septembre 1792)
VII.     Contre Roland (29 octobre 1792)
VIII.    Pour la liberté des opinions religieuses (7 novembre 1792)

1793

IX.      Procès de Louis XVI (janvier 1793)
X.       Pour Lepeletier et contre Roland (21 janvier 1793)
XI.      Sur la réunion de la Belgique à la France (31 janvier 1793)
XII.     Sur les secours à envoyer à Dumouriez (8 mars 1793)
XIII.    Sur la libération des prisonniers pour dettes (9 mars 1793)
XIV.     Sur les devoirs de chacun envers la patrie en danger (10 mars
         1793)
XV.      Sur l'institution d'un tribunal révolutionnaire (10 mars 1793)
XVI.     Sur la démission de Beurnonville (11 mars 1793)
XVII.    Sur le gouvernement révolutionnaire (27 mars 1793)
XVIII.   Justification de sa conduite en Belgique (30 mars 1793)
XIX.     Sur la trahison de Dumouriez et la mission en Belgique (1er avril
         1793)
XX.      Sur le Comité de Salut public (3 avril 1793)
XXI.     Sur le prix du pain (5 avril 1793)
XXII.    Sur le droit de pétition du peuple (10 avril 1793)
XXIII.   Sur la peine de mort contre ceux qui transigent avec l'ennemi
         (13 avril 1793)
XXIV.    Sur la tolérance des cultes 19 avril 1793)
XXV.     Sur un nouvel impôt et de nouvelles levées (27 avril 1793)
XXVI.    Autre discours sur le droit de pétition du peuple (1er mai 1793)
XXVII.   Sur l'envoi de nouvelles troupes en Vendée (8 mai 1793)
XXVIII.  Sur une nouvelle loi pour protéger la représentation nationale
         (24 mai 1793)
XXIX.    Pour le peuple de Paris (26 mai 1793)
XXX.     Contre la Commission des Douze (27 mai 1793)
XXXI.    Autre discours contre la Commission des Douze (3l mai 1793)
XXXII.   Sur la chute des Girondins (13 juin 1793)
XXXIII.  Contre les assignats royaux (31 Juillet 1793)
XXXIV.   Discours pour que le Comité de Salut public soit érigé en
         gouvernement provisoire, (ler août 1793)
XXXV.    Sur les suspects (l2 août 1793)
XXXVI.   Sur l'instruction gratuite et obligatoire (13 août 1793)
XXXVII.  Sur les créanciers de la liste civile et les réquisitions
         départementales (14 août 1793)
XXXVIII. Sur de nouvelles mesures révolutionnaires (4 septembre 1793)
XXXIX.   Sur les secours à accorder aux prêtres sans ressources (22
         novembre 1793)
XL.      Contre les mascarades antireligieuses et sur la conspiration de
         l'étranger (26 novembre 1793)
XLI.     Sur l'instruction publique (26 novembre 1793)
XLII.    Sur les arrêtés des représentants en mission en matière
         financière (1er décembre 1793)
XLIII.   Défense aux Jacobins (3 décembre 1793)
XLIV.    Sur les mesures à prendre contre les suspects (7 décembre 1793)
XLV.     Sur l'instruction publique (12 décembre 1793)

1794

XLVI.    Sur l'égalité des citoyens devant les mesures révolutionnaires
         (23 Janvier 1794)
XLVII.   Pour le Père Duchesne et Ronsin (2 février 1794)
XLVIII.  Sur l'abolition de l'esclavage (6 février 1794)
XLIX.    Sur les fonctionnaires publics soumis à l'examen du Comité de
         Salut public (9 mars 1794)
L.       Sur la dignité de la Convention (19 mars 1794)


MÉMOIRE, écrit en mil huit cent quarante-six, par les deux fils de
         Danton, le conventionnel, pour détruire les accusations de
         vénalité contre leur père



INTRODUCTION


I


Voici le seul orateur populaire de la Révolution.

De tous ceux qui, à la Constituante, à la Législative ou à la
Convention, ont occupé la tribune et mérité le laurier de l'éloquence,
Danton est le seul dont la parole trouva un écho dans la rue et dans
le coeur du peuple. C'est véritablement l'homme de la parole
révolutionnaire, de la parole d'insurrection. Que l'éloquence
noblement ordonnée d'un Mirabeau et les discours froids et électriques
d'un Robespierre, soient davantage prisés que les harangues hagardes
et tonnantes de Danton, c'est là un phénomène qui ne saurait rien
avoir de surprenant. Si les deux premiers de ces orateurs ont pu
léguer à la postérité des discours qui demeurent le testament
politique d'une époque, c'est qu'ils furent rédigés pour cette
postérité qui les accueille. Pour Danton rien de pareil. S'il atteste
quelquefois cette postérité, qui oublie en lui l'orateur pour le
meneur, c'est par pur effet oratoire, parce qu'il se souvient, lui
aussi, des classiques dont il est nourri, et ce n'est qu'un incident
rare. Ce n'est pas à cela qu'il prétend. Il ne sait point "prévoir la
gloire de si loin". Il est l'homme de l'heure dangereuse, l'homme de
la patrie en danger; l'homme de l'insurrection. "Je suis un homme de
Révolution [Note: ÉDOUARD FLEURY. Etudes révolutionnaires: Camille
Desmoulins et Roch Mercandier (la presse révolutionnaire), p. 47;
Paris, 1852]", lui fait-on dire. Et c'est vrai. Telles, ses harangues
n'aspirent point à se survivre. Que sa parole soit utile et écoutée à
l'heure où il la prononce, c'est son seul désir et il estime son
devoir accompli.

On conçoit ce que cette théorie, admirable en pratique, d'abnégation
et de courage civique, peut avoir de défectueux pour la renommée
oratoire de l'homme qui en fait sa règle de conduite, sa ligne
politique. Nous verrons, plus loin, que ce n'est pas le seul sacrifice
fait par Danton à sa patrie.

Ces principes qu'il proclame, qu'il met en oeuvre, sont la meilleure
critique de son éloquence. "Ses harangues sont contre toutes les
règles de la rhétorique: ses métaphores n'ont presque jamais rien de
grec ou de latin (quoiqu'il aimât à parler le latin). Il est moderne,
actuel" [Note: F.A. AULARD. Études et leçons sur la Révolution
française, tome 1, p. 183; Paris, Félix Alcan, 1893.], dit M. Aulard
qui lui a consacré de profondes et judicieuses études. C'est là le
résultat de son caractère politique, et c'est ainsi qu'il se trouve
chez Danton désormais inséparable de son éloquence. Homme d'action
avant tout, il méprise quelque peu les longs discours inutiles.
Apathie déconcertante chez lui. En effet, il semble bien, qu'avocat,
nourri dans la basoche, coutumier de toutes les chicanes, et surtout
de ces effroyables chicanes judiciaires de l'ancien régime, il ait dû
prendre l'habitude de les écouter en silence, quitte à foncer ensuite,
tète baissée, sur l'adversaire. Mais peut-être est-ce de les avoir
trop souvent écoutés, ces beaux discours construits selon les méthodes
de la plus rigoureuse rhétorique, qu'il se révèle leur ennemi le jour
où la basoche le lâche et fait de l'avocat aux Conseils du Roi
l'émeutier formidable rué à l'assaut des vieilles monarchies? Sans
doute, mais c'est surtout parce qu'il n'est point l'homme de la
chicane et des tergiversations, parce que, mêlé à la tourmente la plus
extraordinaire de l'histoire, il comprend, avec le coup d'oeil de
l'homme d'État qu'il fut dès le premier jour, le besoin, l'obligation
d'agir et d'agir vite. Qui ne compose point avec sa conscience, ne
compose point avec les événements. Cela fait qu'au lendemain d'une
nuit démente, encore poudreux, de la bagarre, un avocat se trouve
ministre de la Justice.

Se sent-il capable d'assumer cette lourde charge? Est-il préparé à la
terrible et souveraine fonction? Le sait-il? Il ne discute point avec
lui-même et accepte. Il sait qu'il est avocat du peuple, qu'il
appartient au peuple. Il accepte parce qu'il faut vaincre, et vaincre
sur-le-champ.[Note: "Mon ami Danton est devenu ministre de la Justice
par la grâce du canon: cette journée sanglante devait finir, pour nous
deux surtout, par être élevés ou hissés ensemble. Il l'a dit à
l'Assemblée nationale: Si j'eusse été vaincu, je serais
criminel." Lettre de Camille Desmoulins à son père, 15 août 1792.
Oeuvres de Camille Desmoulins, recueillies et publiées d'après les
textes originaux par M. Jules Claretie, tome II, p. 367-369; Paris,
Pasquelle, 1906.]

Cet homme-là n'est point l'homme de la mûre réflexion, et de là ses
fautes. Il accepte l'inspiration du moment, pourvu, toutefois, qu'elle
s'accorde avec l'idéal politique que, dès les premiers jours, il s'est
proposé d'atteindre.

Il n'a point, comme Mirabeau, le génie de la facilité, cette abondance
méridionale que parent les plus belles fleurs de l'esprit, de
l'intelligence et de la réminiscence. Mirabeau, c'est un phénomène
d'assimilation, extraordinaire écho des pensées d'autrui qu'il fond et
dénature magnifiquement au creuset de sa mémoire, une manière de
Bossuet du plagiat que nul sujet ne trouve pris au dépourvu.

Danton, lui, avoue simplement son ignorance en certaines matières. "Je
ne me connais pas grandement en finances", disait-il un jour [Note:
Séance de la Convention, du 31 juillet 1793.] et il parle cinq
minutes. Mirabeau eût parlé cinq heures. Il n'a point non plus, comme
Robespierre, ce don de l'axiome géométrique, cette logique froide qui
tombe comme le couperet, établit, ordonne, institue, promulgue et ne
discute pas. Quand cela coule des minces lèvres de l'avocat d'Arras,
droit et rigide à la tribune, on ne songe pas que durant des nuits il
s'est penché sur son papier, livrant bataille au mot rebelle, acharné
sur la métaphore, raturant, recommençant, en proie a toutes les affres
du style. Or, Danton n'écrit rien [Note: P. AULARD, oevr. cit., tome
I, p. 172.]. Paresse, a-t-on dit? Peut-être. Il reconnaît: "Je n'ai
point de correspondance." [Note: Séance de la Convention, du 21 août
1793.]. C'est l'aveu implicite de ses improvisations répétées. Qui
n'écrit point de lettres ne rédige point de discours. C'est chose
laissée à l'Incorruptible et à l'Ami du Peuple. Ce n'est point
davantage à Marat qu'on peut le comparer. L'éloquence de celui-ci a
quelque chose de forcené et de lamentatoire, une ardeur d'apostolat
révolutionnaire et de charité, de vengeur et d'implorant à la fois. Ce
sont bien des plaintes où passé, suivant la saisissante expression de
M. Vellay, l'ombre désespérée de Cassandre. [Note: La Correspondance
de Marat, recueillie et publiée par Charles Vellay, intr. xxii; Paris,
Fasquelle, 1896.] Chez Danton, rien de tout cela. Et à qui le comparer
sinon qu'à lui?

Dans son style on entend marcher les événements. Ils enflent son
éloquence, la font hagarde, furieuse, furibonde; chez lui la parole
bat le rappel et bondit armée. Aussi, point de longs discours. Toute
colère tombe, tout enthousiasme faiblit. Les grandes harangues ne sont
point faites de ces passions extrêmes. Si pourtant on les retrouve
dans chacun des discours de Danton, c'est que de jour en jour elles se
chargent de ranimer une vigueur peut-être fléchissante, quand, à
Arcis-sur-Aube, il oublie l'orage qui secoue son pays pour le foyer
qui l'attend, le sourire de son fils, la présence de sa mère, l'amour
de sa femme, la beauté molle et onduleuse des vifs paysages champenois
qui portent alors à l'idylle et à l'églogue ce grand coeur aimant.
Mais que Danton reprenne pied a Paris, qu'il se sente aux semelles ce
pavé brûlant du 14 juillet et du 10 août, que l'amour du peuple et de
la patrie prenne le pas sur l'amour et le souvenir du pays natal,
c'est alors Antée. Il tonne à la tribune, il tonne aux Jacobins, il
tonne aux armées, il tonne dans la rue. Et ce sont les lambeaux
heurtés et déchirés de ce tonnerre qu'il lègue à la postérité.

Ses discours sont des exemples, des leçons d'honnêteté, de foi, de
civisme et surtout de courage. Quand il se sent parler d'abondance,
sur des sujets qui lui sont étrangers, il a comme une excuse à faire.
"Je suis savant dans le bonheur de mon pays", dit-il. [Note: Séance de
la Convention, du 31 juillet 1793.] Cela, c'est pour lui la suprême
excuse et le suprême devoir. Son pays, le peuple, deux choses qui
priment tout. Entre ces deux pôles son éloquence bondit, sur chacun
d'eux sa parole pose le pied et ouvre les ailes. Et quelle parole! Au
moment où Paris et la France vivent dans une atmosphère qui sent la
poudre, la poussière des camps, il ne faut point être surpris de
trouver dans les discours de Danton comme un refrain de Marseillaise
en prose. Sa métaphore, au bruit du canon et du tocsin, devient
guerrière et marque le pas avec les sections en marche, avec les
volontaires levés à l'appel de la patrie en danger. Elle devient
audacieuse, extrême, comme le jour où, dans l'enthousiasme de la
Convention, d'abord abattue par la trahison de Dumouriez, il déclare à
ses accusateurs: "Je me suis retranché dans la citadelle de la raison;
j'en sortirai avec le canon de la vérité et je pulvériserai les
scélérats qui ont voulu m'accuser." [Note: Séance de la Convention, du
1er avril 1793.] Cela, Robespierre ne l'eût point écrit et dit. C'est
chez Danton un mépris de la froide et élégante sobriété, mais faut-il
conclure de là que c'était simplement de l'ignorance? Cette absence
des formes classiques du discours et de la recherche du langage, c'est
à la fièvre des événements, à la violence de la lutte qu'il faut
l'attribuer, déclare un de ses plus courageux biographes. [Note: Dr
ROBINET. Danton, mém. sur sa vie privée, p. 67; Paris, 1884.] On peut
le croire. Mais pour quiconque considère Danton à l'action, cette
excuse est inutile. Son oeuvre politique explique son éloquence. Si
elle roule ces scories, ces éclats de rudes rocs, c'est qu'il méprise
les rhéteurs, c'est, encore une fois, et il faut bien le répéter,
parce qu'il a la religion de l'action; et ce culte seul domine chez
lui. Il ne va point pour ce jusqu'à la grossièreté, cette grossièreté
de jouisseur, de grand mangeur, de matérialiste, qu'on lui attribue si
volontiers. "Aucune de ses harangues ne fournit d'indices de cette
grossièreté", dit le Dr Robinet. [Note: Ibid., p. 67.] Et quand même
cela eût été, quand même elles eussent eu cette violence et cette
exagération que demande le peuple à ses orateurs, en quoi
diminueraient-elles la mémoire du Conventionnel?" Je porte dans mon
caractère une bonne portion de gaieté française", a-t-il répondu.
[Note: Séance de la Convention, du 16 mars 1794.] Mais cette gaieté
française, c'est celle-là même du pays de Rabelais. Si Pantagruel est
grossier, Danton a cette grossièreté-là.

Il sait qu'on ne parle point au peuple comme on parle à des magistrats
ou a des législateurs, qu'il faut au peuple le langage rude, simple,
franc et net du peuple. Paris n'a-t-il point bâillé à l'admirable
morceau de froid lyrisme et de noble éloquence de Robespierre pour la
fête de l'Être Suprême? C'est en vain que, sur les gradins du Tribunal
révolutionnaire, Vergniaud déroula les plus harmonieuses périodes
classiques d'une défense à la grande façon. Mais Danton n'eut à dire
que quelques mots, à sa manière, et la salle se dressa tout à coup
vers lui, contre la Convention. Il fallut le bâillon d'un décret pour
museler le grand dogue qui allait réveiller la conscience populaire.

Là seul fut l'art de Danton. La Révolution venait d'en bas, il
descendit vers elle et ne demeura pas, comme Maximilien Robespierre, à
la place où elle l'avait trouvé. Par là, il sut mieux être l'écho des
désirs, des besoins, le cri vivant de l'héroïsme exaspéré, le tonnerre
de la colère portée à son summum. Il fut la Révolution tout entière,
avec ses haines françaises, ses fureurs, ses espoirs et ses illusions.
Robespierre, au contraire, la domina toujours et, jacobin, resta
aristocrate parmi les jacobins. Derrière la guillotine du 10 thermidor
s'érige la Minerve antique, porteuse du glaive et des tables d'airain.
Derrière la guillotine du 16 germinal se dresse la France blessée,
échevelée et libre, la France de 93. Ne cherchons pas plus loin. De là
la popularité de Danton; de là l'hostilité haineuse où le peuple roula
le cadavre sacrifié par la canaille de thermidor à l'idéal jacobin et
français.



II


La Patrie! Point de discours où le mot ne revienne. La Patrie, la
France, la République; point de plus haut idéal proposé à ses efforts,
à son courage, à son civisme. Il aime son pays, non point avec cette
fureur jalouse qui fait du patriotisme un monopole à exploiter, il
l'aime avec respect, avec admiration. Il s'incline devant cette terre
où fut le berceau de la liberté, il s'agenouille devant cette patrie
qui, aux nations asservies, donne l'exemple de la libération. C'est
bien ainsi qu'il se révèle comme imbu de l'esprit des encyclopédistes
[Note: F. AULARD, oevr. cit., tome I, p. 181.], comme le représentant
politique le plus accrédité de l'école de l'Encyclopédie. [Note:
ANTONIN DUBOST. Danton et la politique contemporaine, p. 48; Paris,
Fasquelle, 1880.] Le peuple qui, le premier, conquit sur la tyrannie
la sainte liberté est à ses yeux le premier peuple de l'univers. Il
est de ce peuple, lui. De là son orgueil, son amour, sa dévotion.
Jamais homme n'aima sa race avec autant de fierté et de fougue; jamais
citoyen ne consentit tant de sacrifices à son idéal. En effet, Danton
n'avait pas comme un Fouché, un Lebon, un Tallien, à se tailler une
existence nouvelle dans le régime nouveau; au contraire. Pourvu d'une
charge fructueuse, au sommet de ce Tiers État qui était alors autre
chose et plus que notre grande bourgeoisie contemporaine, la
Révolution ne pouvait que lui apporter la ruine d'une existence
laborieuse mais confortable, aisée, paisible. Elle vint, cette
Révolution attendue, espérée, souhaitée, elle vint et cet homme fut à
elle. Il aimait son foyer, cela nous le savons, on l'a prouvé,
démontré; il quitta ce foyer, et il fut à la chose publique. Nous
connaissons les angoisses de sa femme pendant la nuit du 10 août.
Cette femme, il l'aimait, il l'aima au point de la faire exhumer, huit
jours après sa mort, pour lui donner le baiser suprême de l'adieu; et
pourtant, il laissa là sa femme pour se donner à la neuve République.
Il quitta tout, sa vieille mère (et il l'adorait, on le sait), son
foyer, pour courir dans la Belgique enflammer le courage des
volontaires. Dans tout cela il apportait un esprit d'abnégation sans
exemple. Il sacrifiait sa mémoire, sa gloire, son nom, son honneur à
la Patrie. "Que m'importe d'être appelé buveur de sang, pourvu que la
patrie soit sauvée!" Et il la sauvait. Il était féroce, oui, à la
tribune, quand il parlait des ennemis de son pays. Il en appelait aux
mesures violentes, extrêmes, au nom de son amour pour la France. Il
était terrible parce qu'il aimait la Patrie avant l'humanité.

Et pourtant, on l'a dit, cet homme "sous des formes âprement
révolutionnaires, cachait des pensées d'ordre social et d'union entre
les patriotes". Qui, aujourd'hui, après les savants travaux de feu A.
Bougeart [Note: ALFRED BOUGEART. Danton, documents authentiques pour
servir à l'histoire de la Révolution française; 1861, in-8°.] et du Dr
Robinet, ne saurait souscrire a cette opinion d'Henri Martin? Son
idéal, en effet, était l'ordre, la concorde entre les républicains.
Jusque dans son dernier discours à la Convention, alors que déjà à
l'horizon en déroute montait l'aube radieuse et terrible du 16
germinal, alors encore il faisait appel à la concorde, à la
fraternité, à l'ordre. Sorti de la classe qui l'avait vu naître, il ne
pouvait être un anarchiste, un destructeur de toute harmonie. Il
aimait trop son pays pour n'avoir point l'orgueil de construire sur
les ruines de la monarchie la cité nouvelle promise au labeur et à
l'effort de la race libérée. Était-il propre à cette tâche? L'ouvrier
de la première heure aurait-il moins de mérite que celui de la
dernière? "C'était un homme bien extraordinaire, fait pour tout",
disait de lui l'empereur exilé, revenu au jacobinisme auquel il avait
dû de retrouver une France neuve. [Note: BARON GOURGAUD. Journal
inédit de Sainte-Hélène (1815-1818), avec préface et notes de MM. le
vicomte de Grouchy et Antoine Guillois.]

La réorganisation, l'organisation faudrait-il dire, fut son grand but.
Qu'on lise ces discours, on y verra cette préoccupation constante:
satisfaire les besoins de la République, les devancer, l'organiser.
Cela, certes, est indéniable.

Ainsi que Carnot organisa la victoire, il médita d'organiser la
République. Ce qui est non moins incontestable, c'est que le temps et
les moyens lui firent défaut, et que, lassé du trop grand effort
donné, son courage fléchit. Le jour où il souhaita le repos fut la
veille de sa ruine.

Son programme politique, M. Antonin Dubost l'a exposé avec une sobre
netteté dans son bel ouvrage sur la politique dantoniste. "Repousser
l'invasion étrangère, écrit-il, briser les dernières résistances
rétrogrades et constituer un gouvernement républicain en le fondant
sur le concours de toutes les nuances du parti progressif,
indépendamment de toutes vues particulières, de tout système
quelconque, dans l'unique but de permettre au pays de poursuivre son
libre développement intellectuel, moral et pratique entravé depuis si
longtemps par la coalition rétrograde; mettre au service de cette
oeuvre une énergie terrible, nécessaire pour conquérir notre
indépendance nationale et pour rompre les fils de la conspiration
royaliste, et une opiniâtreté comme on n'en avait pas encore vu à
établir entre tous les républicains un accord étroit sans lequel la
fondation de la république était impossible, tel était le programme de
Danton à son entrée au pouvoir. Ce programme, il en a poursuivi
l'application jusqu'à son dernier jour, à travers des résistances
inouïes et avec un esprit de suite, une souplesse, une appropriation
des moyens aux circonstances qui étonneront toujours des hommes doués
de quelque aptitude politique." [Note: ANTONIN DUBOST, vol. cit., p.
56.]

Ces moyens, on le sait, furent souvent violents, mais ici encore ils
étaient, reprenons l'expression de M. Dubost, appropriés aux
circonstances. Or, jamais pays ne se trouva en pareille crise, en
présence de telles circonstances. Terribles, elles durent être
combattues terriblement. À la Terreur prussienne répondit la Terreur
française. L'arme se retourna contre ceux qui la brandissaient. C'est
là l'explication et la justification--nous ne disons pas excuse,--du
système. Cette explication est vieille, nul ne l'ignore, mais c'est la
seule qui puisse être donnée, c'est la seule qui ait été combattue.

En effet, enlevez à la Terreur la justification des circonstances, et
c'est là un régime de folie et de sauvagerie. Thème facile aux
déclarations réactionnaires, on ne s'arrête que là. C'est un argument
qui semble péremptoire et sans réplique; le lieu commun qui autorise
les pires arguties et fait condamner, pêle-mêle, Danton, Robespierre,
Fouquier-Tinville, Carrier, Lebon et Saint-Just. Cette réprobation,
Danton, par anticipation, l'assuma. Il consentit à charger sa mémoire
de ce qui pouvait sembler violent, excessif et inexorable dans les
mesures qu'il proposait.

Le salut de la Patrie primait sa justification devant la postérité.

Or, il n'échappe à quiconque étudie avec son âme, avec sa raison,
l'heure de cette crise, que c'est précisément là qu'il importe de
chercher la glorification de Danton. Ces mesures contre les suspects,
le tribunal révolutionnaire, l'impôt sur les grosses fortunes, la
Terreur enfin, ce fut lui qui la proposa. Et la Terreur sauva la
France. Si quelque bien-être et quelque liberté sont notre partage
aujourd'hui dans le domaine politique et matériel, c'est à la Terreur
que nous les devons. La responsabilité était terrible. Danton l'assuma
devant l'Histoire, courageusement, franchement, sans arrière-pensée,
car, on l'a avoué, l'ombre de la trahison et de la lâcheté effrayait
cet homme. [Note: Mémoires de R. Levasseur (de la Sarthe), tome II.]
Il se révéla l'incarnation vibrante et vivante de la défense nationale
à l'heure la plus tragique de la race française.

Cette défense, la Terreur l'assura à l'intérieur et à l'extérieur. À
l'instant même où elle triomphait de toutes résistances, Danton
faiblit. Pour la première fois il recula, il se sentit fléchir sous
l'énorme poids de cette responsabilité et il douta de lui-même et de
la justice de la postérité. Et celui que Garat appelait un grand
seigneur de la Sans-culotterie [Note: Louis BLANC, Histoire de là
Révolution française, t. VII, p. 97.] eut comme honte de ce qui lui
allait assurer une indéfectible gloire. Et c'est l'heure que la
réaction guette, dans cette noble et courageuse vie, pour lui impartir
sa dédaigneuse indulgence; c'est l'heure où elle est tentée d'absoudre
Danton des coups qu'il lui porta, au nom d'une clémence qui ne fut
chez lui que de la lassitude.



III


C'est contre cet outrageant éloge de la clémence de Danton qu'il faut
défendre sa mémoire. La réaction honore en lui la victime de la pitié
et de Robespierre. C'est pour avoir tenté d'arrêter la marche de la
Terreur qu'il succomba, répète le thème habituel des apologistes
malgré eux.

Il faut bien le dire: pour faire tomber Danton, il ne fallut que
Danton lui-même, et, si cette mort fut le crime de Maximilien, elle
fut aussi son devoir.

La Gironde abattue, Danton se trouva en présence de deux partis réunis
cependant par les mêmes intérêts: les Hébertistes à la Commune, les
Montagnards à la Convention. Entre eux point de place pour les
modérés, ce modéré fût-il Danton. Il revenait, lui, de sa ferme
d'Arcis-sur-Aube, de cette maison paysanne dont le calme et le repos
demeuraient son seul regret dans la terrible lutte. Il estimait avoir
fait son devoir jusqu'au bout, il estimait peut-être aussi que la
Révolution était au terme de son évolution, qu'elle était désormais
établie sur des bases indestructibles. On sait quelles illusions
c'étaient là en 1794. Pourtant Danton y crut, il y crut pour l'amour
du repos, par lassitude.

Il s'arrêta alors qu'il eût fallu continuer la rude marche, il
s'arrêta alors que la Patrie demandait un dernier effort. Son
influence était puissante encore; vers cette grande tête ravagée et
illuminée se tournaient un grand nombre de regards sur les bancs de la
Montagne. De cette bouche éloquente, pleine d'éclats éteints, de
foudres muettes, pouvait venir le mot d'ordre fatal. La lassitude de
Danton pouvait être prise par les Dantonistes comme une réprobation;
un mot de fatigue pouvait être interprété comme un ordre de recul.
Reculer, c'était condamner la Terreur, la paralyser au moment de son
dernier effort. Et c'est ici que le devoir de Maximilien s'imposa: il
lui fallut choisir de la Révolution ou de Danton. Il choisit. C'est ce
devoir qu'on lui impute comme un crime.

Et pourtant! pourtant, oui, c'était un crime, cet austère, atroce et
formidable Devoir! L'homme qu'il fallait frapper au nom du progrès
révolutionnaire parce qu'il devenait un danger, cet homme avait
réveillé l'énergie guerrière de la France, cet homme avait, pour
appeler à la défense du sol, trouvé des mots qui avaient emporté et
déchiré le coeur du peuple, il avait été son incarnation, son écho, sa
bouche d'airain. Cet homme avait proposé tout ce qui avait sauvé la
Patrie et c'était au nom de ces mêmes mesures qu'il importait de le
frapper. Et il fut frappé.

Robespierre ne se résigna point à l'atroce tâche avec la joie sauvage,
la cruauté froide et la facilité dont on charge sa mémoire. Un de ceux
qui se décidèrent à abattre Danton sans discuter, Vadier, ce même
Vadier qui disait: "Nous allons vider ce Turbot farci!", Vadier
reconnut plus tard qu'il lui avait, au contraire, fallu vaincre
l'opposition de Robespierre, le retard que l'Incorruptible apportait à
se décider pour l'arrestation de son ancien ami. Non point qu'il n'en
avait pas compris la nécessité, nous venons de montrer que pour
l'inflexibilité de Robespierre la chose était un devoir, mais parce
qu'il lui répugnait d'arracher de son coeur le souvenir de l'amour que
Danton avait porté à la patrie. Cet aveu de Vadier fut consigné par
Taschereau-Fargues, dans une brochure devenue rare, où, rapportant les
détails de l'arrestation, il ajoute: "Pourquoi ne dirai-je point que
cela fut un assassinat médité, préparé de longue main, lorsque deux
jours après cette séance où présidait le crime, le représentant
Vadier, me racontant toutes les circonstances de cet événement, finit
par me dire: que Saint-Just, par son entêtement, avait failli
occasionner la chute des membres des deux comités, car il voulait,
ajouta-t-il, que les accusés fussent présents lorsqu'il aurait lu le
rapport à la Convention nationale; et telle était son opiniâtreté que,
voyant notre opposition formelle, il jeta de rage son chapeau dans le
feu, et nous planta là. Robespierre était aussi de son avis; il
craignait qu'en faisant arrêter préalablement ces députés, celle
démarche ne fût tôt ou tard répréhensible; mais, comme la peur était
un argument irrésistible auprès de lui, je me servis de cette arme
pour le combattre: Tu peux courir la chance d'être guillotiné, si tel
est ton plaisir; pour moi, je veux éviter ce danger, en les faisant
arrêter sur-le-champ, car il ne faut point se faire illusion sur le
parti que nous devons prendre; tout se réduit à ces mots: Si nous ne
les faisons point guillotiner, nous le serons nous-mêmes." [Note:
P.-A. Taschereau.--Fargues à Maximilien Robespierre aux Enfers; Paris,
an III, p. 16.--Cité dans les Annales révolutionnaires, n° 1,
janvier-mars 1908, p. 101.]

L'hésitation de Robespierre vaincue, Danton était perdu.

L'accusation contre Danton compléta le crime. C'était le compléter,
l'aggraver, en effet, que d'élever contre lui le reproche de la
vénalité. De source girondine, le grief fut repris par les
Montagnards; et il a fallu attendre près d'un siècle pour en laver la
mémoire outragée et blasphémée de Danton. Mais le premier pas fait,
les autres ne coûtèrent guère et on sait jusqu'où Saint-Just alla. Ici
point d'excuse. Cette haute et pure figure se voile tout à coup,
s'efface et il ne demeure qu'un faussaire odieux, celui qui donnera,
dans le dos de Danton, le coup de couteau dont il ne se relèvera pas.
Fouquier-Tinville, dans son dernier mémoire justificatif, a éclairé
les dessous de cette terrible machination, il a dit d'où était venu le
coup, on a reconnu la main... Hélas! la main qui, à Strasbourg et sur
le Rhin, signa les plus brillantes et les plus enflammées des
proclamations jacobines!

Au 9 thermidor, quand, immobile, muet, déchu, Saint-Just se tient
debout devant la tribune où Robespierre lance son dernier appel à la
raison française, dans le tumulte hurlant de la Convention déchaînée,
peut-être, devinant l'expiation, Saint-Just se remémora-t-il les
suprêmes paroles de Danton au Tribunal révolutionnaire: "Et toi,
Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation lancée
contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ardent défenseur!"
[Note: Bulletin du Tribunal révolutionnaire, 4e partie, n° 21.]

Et c'est ce qui fait cette jeune et noble gloire un peu moins grande
et un peu moins pure.



IV


L'improvisation, si elle nuisit à la pureté littéraire des discours de
Danton, eut encore d'autres désavantages pour lui. Elle nous les
laissa incomplets, souvent dénaturés et altérés. Rares sont ceux-là
qui nous sont parvenus dans leur ensemble. Alors que des orateurs
comme Vergniaud et Robespierre prenaient soin d'écrire leurs discours
et d'en corriger les épreuves au Moniteur, Danton dédaignait de s'en
préoccuper. Il ne demandait point pour ses paroles la consécration de
l'avenir, et il avait à leur égard la manière de mépris et de dédain
dont il usait envers ses accusateurs. C'est pourquoi beaucoup de ces
discours sont à jamais perdus. Ceux qui demeurent nous sont arrivés
par les versions du Moniteur et du Lorgotachygraphe. Elles offrent
entre elles des variantes que M. Aulard avait déjà signalées. Entre
les deux nous avions à choisir. C'est à celle du Moniteur que nous
nous sommes arrêté. Outre son caractère officiel,--dénaturé, nous le
savons bien, mais officiel quand même,--elle offre au lecteur,
désireux de restituer le discours donné à son ensemble, la facilité de
se retrouver plus aisément.

Tel discours publié ici, nous ne le dissimulons pas, prend un
caractère singulièrement plus significatif lu dans le compte rendu
d'une séance. Mais cette qualité devenait un défaut pour quelques
autres qu'elle privait de leur cohésion, de l'enchaînement logique des
périodes. C'est pourquoi nous nous sommes décidé à supprimer, à moins
d'une nécessité impérieuse, tout ce qui pouvait en contrarier la
lecture, telles les interruptions sans importance, tels les
applaudissements, ce qui, enfin, n'avait en aucune manière modifié la
suite du discours.

Nous avons, au contraire, scrupuleusement respecté tout ce qui avait
décidé l'orateur à répondre sur-le-champ aux observations présentées.
C'est le cas où nous nous sommes trouvé pour la séance où Danton
s'expliqua sur ses relations avec Dumouriez, et quelques autres
encore. Un choix, d'autre part, s'imposait parmi tous les discours du
conventionnel. Ce n'est pas à l'ensemble de son oeuvre oratoire que
nous avons prétendu ici, et d'ailleurs, il serait à coup sûr
impossible de le reconstituer rigoureusement.

Ce choix, la matière même des discours nous le facilita
singulièrement. Tous les sujets de quelque importance furent discutés
et traités par Danton avec assez d'abondance. L'obligation de
reproduire les discours où il exposa ses vues politiques, le plus
complètement et le plus longuement, s'imposait donc. Ce fut d'ailleurs
la méthode dont se servit, en 1886, A. Vermorel, pour réunir quelques
discours du conventionnel sous le titre: Oeuvres de Danton, comme il
avait recueilli celles de Saint-Just, de Robespierre, de Mirabeau et
de Desmoulins. Ce fut la seule tentative faite pour réunir les
discours du ministre du 10 août; mais, outre les erreurs de dates
assez sérieuses, Vermorel n'avait pris aucun soin de résumer ou de
donner la brève physionomie des séances où les discours publiés furent
prononcés. Nous avons essayé de combler cette lacune, d'éclairer ainsi
certains passages qui pouvaient sembler obscurs. Enfin, nous avons cru
utile de joindre à ce volume le mémoire justificatif rédigé par les
fils Danton contre les accusations de vénalité portées contre leur
père. Cette pièce curieuse publiée par le Dr. Robinet dans son mémoire
sur la vie privée du conventionnel méritait d'être reproduite, tant à
cause de la haute mémoire qu'elle défend, qu'à cause de la
personnalité de ses signataires. C'est une réponse précise, modérée et
de noble ton, qui a le mérite de prouver, par des pièces écrites, et
authentiques, la probité de celui qui mourut, suivant le mot de M.
Aulard, pur de sang, pur d'argent.

Restitués ainsi dans leur ensemble, ces discours de Danton
apparaîtront comme de belles leçons de civisme et de pur patriotisme.
Jamais amour pour la terre natale ne brûla d'un feu plus égal, plus
haut; jamais patriotisme ne s'affirma avec plus de persévérance et
plus de foi en le pays; jamais homme ne légua à l'histoire une plus
vaste espérance dans les glorieuses destinées de la Révolution.



ANNÉE 1792



I

SUR LES DEVOIRS DE L'HOMME PUBLIC

(Novembre 1791)


Nommé administrateur du département de Paris le 31 janvier 1791,
Danton occupa cette fonction pendant presque toute cette année. Il ne
s'en démit qu'à la fin de novembre pour prendre le poste de substitut
du procureur de la Commune, auquel le Dix Août devait l'arracher pour
le faire ministre. La vigueur déployée par lui dans ce poste prépara
les voies de la grande journée fatale à la Monarchie, et le discours
qu'il prononça, lors de son installation, le fit aisément prévoir.
C'est le programme des devoirs de l'homme public qu'il y expose dans
cette harangue mûrement réfléchie et qui, si elle n'a pas toute la
flamme de ses éclatantes improvisations de 93, se fait cependant
remarquer par une audace de pensée assez rare, au début du grand
conflit national, dans les rangs des magistrats du peuple. Vermorel,
qui la publia d'après le texte donné par Fréron dans "L'Orateur du
Peuple", lui donne la date de novembre 1792 (p. 109). C'est en
novembre 1791 qu'il convient de la rétablir.

       * * * * *

Monsieur le Maire et Messieurs,

Dans une circonstance qui ne fut pas un des moments de sa gloire, un
homme dont le nom doit être à jamais célèbre dans l'histoire de la
Révolution disait: qu'il savait bien qu'il n'y avait pas loin du
Capitole à la roche Tarpéienne; et moi, vers la même époque à peu
près, lorsqu'une sorte de plébiscite m'écarta de l'enceinte de cette
assemblée où m'appelait une section de la capitale, je répondais à
ceux qui attribuaient à l'affaiblissement de l'énergie des citoyens ce
qui n'était que l'effet d'une erreur éphémère, qu'il n'y avait pas
loin, pour un homme pur, de l'ostracisme suggéré aux premières
fonctions de la chose publique. L'événement justifie aujourd'hui ma
pensée; l'opinion, non ce vain bruit qu'une faction de quelques mois
ne fait régner qu'autant qu'elle-même, l'opinion indestructible, celle
qui se fonde sur des faits qu'on ne peut longtemps obscurcir, cette
opinion qui n'accorde point d'amnistie aux traîtres, et dont le
tribunal suprême, casse les jugements des sots et les décrets des
juges vendus à la tyrannie, cette opinion me rappelle du fond de ma
retraite, où j'allais cultiver cette métairie qui, quoique obscure et
acquise avec le remboursement notoire d'une charge qui n'existe plus,
n'en a pas moins été érigée par mes détracteurs en domaines immenses,
payés par je ne sais quels agents de l'Angleterre et de la Prusse.

Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le
voeu des amis de la liberté et de la constitution; je le
dois--d'autant plus que ce n'est pas dans le moment où la patrie est
menacée de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui peut
avoir ses dangers comme celui d'une sentinelle avancée. Je serais
entré silencieusement ici dans la carrière qui m'est ouverte, après
avoir dédaigné pendant tout le cours de la Révolution de repousser
aucune des calomnies sans nombre dont j'ai été assiégé, je ne me
permettrais pas de parler un seul instant de moi, j'attendrais ma
juste réputation de mes actions et du temps, si les fonctions
déléguées auxquelles je vais me livrer ne changeaient pas entièrement
ma position. Comme individu, je méprise les traits qu'on me lance, ils
ne me paraissent qu'un vain sifflement; devenu homme du peuple, je
dois, sinon répondre à tout, parce qu'il est des choses dont il serait
absurde de s'occuper, mais au moins lutter corps à corps avec
quiconque semblera m'attaquer avec une sorte de bonne foi. Paris,
ainsi que la France entière, se compose de trois classes; l'une
ennemie de toute liberté, de toute égalité, de toute constitution, et
digne de tous les maux dont elle a accablé, dont elle voudrait encore
accabler la nation; celle-là je ne veux point lui parler, je ne veux
que la combattre à outrance jusqu'à la mort; la seconde est l'élite
des amis ardents, des coopérateurs, des plus fermes soutiens de notre
Révolution, c'est elle qui a constamment voulu que je sois ici; je ne
dois non plus rien dire, elle m'a jugé, je ne la tromperai jamais dans
son attente: la troisième, aussi nombreuse que bien intentionnée, veut
également la liberté, mais elle en craint les orages; elle ne hait pas
ses défenseurs qu'elle secondera toujours dans les moments de périls,
mais elle condamne souvent leur énergie, qu'elle croit habituellement
ou déplacée ou dangereuse; c'est à cette classe de citoyens que je
respecte, lors même qu'elle prête une oreille trop facile aux
insinuations perfides de ceux qui cachent sous le masque de la
modération l'atrocité de leurs desseins; c'est, dis-je, à ces citoyens
que je dois, comme magistrat du peuple, me faire bien connaître par
une profession de foi solennelle de mes principes politiques.

La nature m'a donné en partage les formes athlétiques et la
physionomie âpre de la liberté. Exempt du malheur d'être né d'une de
ces races privilégiées suivant nos vieilles institutions, et par cela
même presque toujours abâtardies, j'ai conservé, en créant seul mon
existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un
seul instant, soit dans ma vie privée, soit dans la profession que
j'avais embrassée, de prouver que je savais allier le sang-froid de la
raison à la chaleur de l'âme et à la fermeté du caractère. Si, dès les
premiers jours de notre régénération, j'ai éprouvé tous les
bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré
pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première
proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui
voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux
qu'on appelait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce
qu'on devait attendre des traîtres qui protégeaient ouvertement les
serpents de l'aristocratie.

Si j'ai été toujours irrévocablement attaché à la cause du peuple, si
je n'ai pas partagé l'opinion d'une foule de citoyens, bien
intentionnés sans doute, sur des hommes dent la vie politique me
semblait d'une versatilité bien dangereuse, si j'ai interpellé face à
face, et aussi publiquement que loyalement, quelques-uns de ces hommes
qui se croyaient les pivots de notre Révolution; si j'ai voulu qu'ils
s'expliquassent sur ce que mes relations avec eux m'avait fait
découvrir de fallacieux dans leurs projets, c'est que j'ai toujours
été convaincu qu'il importait au peuple de lui faire connaître ce
qu'il devait craindre de personnages assez habiles pour se tenir
perpétuellement en situation de passer, suivant le cours des
événements, dans le parti qui offrirait à leur ambition les plus
hautes destinées; c'est que j'ai cru encore qu'il était digne de moi
de m'expliquer en présence de ces mêmes hommes, de leur dire ma pensée
tout entière, lors même que je prévoyais bien qu'ils se
dédommageraient de leur silence en me faisant peindre par leurs
créatures avec les plus noires couleurs, et en me préparant de
nouvelles persécutions.

Si, fort de ma cause, qui était celle de la nation, j'ai préféré les
dangers d'une seconde proscription judiciaire, fondée non pas même sur
ma participation chimérique a une pétition trop tragiquement célèbre,
mais sur je ne sais quel conte misérable de pistolets emportés en ma
présence, de la chambre d'un militaire, dans une journée à jamais
mémorable, c'est que j'agis constamment d'après les lois éternelles de
la justice, c'est que je suis incapable de conserver des relations qui
deviennent impures, et d'associer mon nom à ceux qui ne craignent pas
d'apostasier la religion du peuple qu'ils avaient d'abord défendu.

Voilà quelle fut ma vie.

Voici, messieurs, ce qu'elle sera désormais.

J'ai été nommé pour concourir au maintien de la Constitution, pour
faire exécuter les lois jurées par la nation; eh bien, je tiendrai mes
serments, je remplirai mes devoirs, je maintiendrai de tout mon
pouvoir la Constitution, rien que la Constitution, puisque ce sera
défendre tout à la fois l'égalité, la liberté et le peuple. Celui qui
m'a précédé dans les fonctions que je vais remplir a dit qu'en
l'appelant au ministère le roi donnait une nouvelle preuve de son
attachement à la Constitution; le peuple, en me choisissant, veut
aussi fortement, au moins, la Constitution; il a donc bien secondé les
intentions du roi? Puissions-nous avoir dit, mon prédécesseur et moi,
deux éternelles vérités! Les archives du monde attestent que jamais
peuple lié à ses propres lois, à une royauté constitutionnelle, n'a
rompu le premier ses serments; les nations ne changent ou ne modifient
jamais leurs gouvernements que quand l'excès de l'oppression les y
contraint; la royauté constitutionnelle peut durer plus de siècles en
France que n'en a duré la royauté despotique.

Ce ne sont pas les philosophes, eux qui ne font que des systèmes, qui
ébranlent les empires; les vils flatteurs des rois, ceux qui
tyrannisent en leurs noms le peuple, et qui l'affament, travaillent
plus sûrement à faire désirer un autre gouvernement que tous les
philanthropes qui publient leurs idées sur la liberté absolue. La
nation française est devenue plus fière sans cesser d'être plus
généreuse. Après avoir brisé ses fers, elle a conservé la royauté sans
la craindre, et l'a épurée sans la haïr. Que la royauté respecte un
peuple dans lequel de longues oppressions n'ont point détruit le
penchant à être confiant, et souvent trop confiant; qu'elle livre
elle-même à la vengeance des lois tous les conspirateurs sans
exception et tous ces valets de conspiration qui se font donner par
les rois des acomptes sur des contre-révolutions chimériques,
auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des
partisans à crédit. Que la royauté se montre sincèrement enfin l'amie
de la liberté, _sa souveraine_, alors elle s'assurera une durée
pareille à celle de la nation elle-même, alors on verra que les
citoyens qui ne sont accusés d'être au _delà de la Constitution_ que
par ceux mêmes qui sont évidemment en deçà, que ces citoyens, quelle
que soit leur théorie arbitraire sur la liberté, ne cherchent point a
rompre le pacte social; qu'ils ne veulent pas, pour un mieux idéal,
renverser un ordre de choses fondé sur l'égalité, la justice et la
liberté. Oui, messieurs, je dois le répéter, quelles qu'aient été mes
opinions individuelles lors de la révision de la Constitution, _sur
les choses et sur les hommes_, maintenant qu'elle est jurée,
j'appellerai à grands cris la mort sur le premier qui lèverait un bras
sacrilège pour l'attaquer, fût-ce mon frère, mon ami, fût-ce mon
propre fils; tels sont mes sentiments.

La volonté générale du peuple français, manifestée aussi
solennellement que son adhésion a la Constitution, sera toujours ma
loi suprême. J'ai consacré ma vie tout entière à ce peuple qu'on
n'attaquera plus, qu'on ne trahira plus impunément, et qui purgera
bientôt la terre de tous les tyrans, s'ils ne renoncent pas à la ligue
qu'ils ont formée contre lui. Je périrai, s'il le faut, pour défendre
sa cause; lui seul aura mes derniers voeux, lui seul les mérite; ses
lumières et son courage l'ont tiré de l'abjection du néant; ses
lumières et son courage le rendront éternel.



II

SUR LES MESURES RÉVOLUTIONNAIRES

(28 août 1792)


Dans la séance du 28 août de la Législative, Danton, ministre de la
Justice, monta à la tribune pour exposer les mesures révolutionnaires
qu'il semblait important de prendre. Merlin (de Thionville) convertit
la proposition en motion que la Législative vota et qui, le lendemain,
fut mise à exécution. Les barrières furent fermées à 2 heures, et les
visites domiciliaires durèrent jusqu'à l'aube.

       * * * * *

Le pouvoir exécutif provisoire m'a chargé d'entretenir l'Assemblée
nationale des mesures qu'il a prises pour le salut de l'Empire. Je
motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre
révolutionnaire. L'ennemi menace le royaume, mais l'ennemi n'a pris
que Longwy. Si les commissaires de l'Assemblée n'avaient pas contrarié
par erreur les opérations du pouvoir exécutif, déjà l'armée remise à
Kellermann se serait concertée avec celle de Dumouriez. Vous voyez que
nos dangers sont exagérés.

Il faut que l'armée se montré digne de la nation. C'est par une
convulsion que nous avons renversé le despotisme; c'est par une grande
convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes.
Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de Lafayette, il
faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire an peuple
qu'il doit se précipiter en masse sur les ennemis.

Telle est notre situation que tout ce qui peut matériellement servir a
notre salut doit y concourir. Le pouvoir exécutif va nommer des
commissaires pour aller exercer dans les départements l'influence de
l'opinion. Il a pensé que vous deviez en nommer aussi pour les
accompagner, afin que la réunion des représentants des deux pouvoirs
produise un effet plus salutaire et plus prompt.

Nous vous proposons de déclarer que chaque municipalité sera autorisée
à prendre l'élite des hommes bien équipés qu'elle possède. On a
jusqu'à ce moment fermé les portes de la capitale et on a eu raison;
il était important de se saisir des traîtres; mais, y en eût-il 30.000
à arrêter, il faut qu'ils soient arrêtés demain, et que demain Paris
communique avec la France entière. Nous demandons que vous nous
autorisiez à faire faire des visites domiciliaires.

Il doit y avoir dans Paris 80.000 fusils en état. Eh bien! il faut que
ceux qui sont armés volent aux frontières. Comment les peuples qui ont
conquis la liberté l'ont-ils conservée? Ils ont volé à l'ennemi, ils
ne l'ont point attendu. Que dirait la France, si Paris dans la stupeur
attendait l'arrivée des ennemis? Le peuple français a voulu être
libre; il le sera. Bientôt des forces nombreuses seront rendues ici.
On mettra a la disposition des municipalités tout ce qui sera
nécessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout
appartient à la patrie, quand la patrie est en danger.



III

SUR LA PATRIE EN DANGER

(2 septembre 1792)


Le matin du 2 septembre on apprit à Paris, après les premiers succès
de Brunswick et la capitulation de Longwy, l'investissement de Verdun.
Une émotion et une fureur extraordinaires s'emparèrent de la capitale,
et tandis que Danton tonnait à la tribune, le peuple se vengeait, sur
les suspects des prisons, des malheurs de la patrie. "Il me semble,
écrit avec raison M. Aulard, que cette véhémente harangue peut être
considérée comme un des efforts les plus remarquables de Danton pour
empêcher les massacres".[Note: F.-A. AULARD. _Études et Leçons sur la
Révolution française_, t. II, p. 54; Paris, Félix Alcan, 1898.] Elles
ne les empêcha point, mais assura, du moins, la gloire à son auteur.

       * * * * *

Il est satisfaisant, pour les ministres du peuple libre, d'avoir à lui
annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s'émeut, tout s'ébranle,
tout brûle de combattre.

Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis.
Vous savez que la garnison a promis d'immoler le premier qui
proposerait de se rendre.

Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser
des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra
l'intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. Les
commissaires de la Commune vont proclamer, d'une manière solennelle,
l'invitation aux citoyens de s'armer et de marcher pour la défense de
la patrie. C'est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarez que
la capitale a bien mérité de la France entière. C'est en ce moment que
l'Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous
demandons que vous _concouriez avec nous_ à diriger le mouvement
sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont
dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de
servir de sa personne, ou de remettre ses armes, sera puni de mort.

Nous demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour
diriger leurs mouvements. Nous demandons qu'il soit envoyé des
courriers dans tous les départements pour avertir des décrets que vous
aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal
d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les
vaincre, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de
l'audace, et la France est sauvée [Note: Texte du Moniteur.--Celui du
_Journal des Débats et de Décrets_ offre quelques légères variantes.].



IV

SUR LE ROLE DE LA CONVENTION

(21 septembre 1792)


Paris nomma, le 8 septembre, Danton représentant à la Convention
nationale. Dès longtemps son choix entre la fonction de ministre et
celle de député était fait. "Il n'hésitera pas un moment à quitter le
ministère pour être représentant du peuple", écrivait le 26 août
Camille Desmoulins à son père. [Note: _Oeuvres de Camille Demoulins_,
recueillies et publiées d'après les textes originaux, par M. Jules
Claretie, t. II, p. 369; Paris, Fasquelle.] Le 21 septembre, dans la
deuxième séance de la Convention nationale, Danton donna sa démission
du ministère. Il indiqua, en outre, dans son discours, le véritable
rôle de la Convention et les devoirs qu'elle assumait devant le peuple
dont elle était l'émanation. Improvisation brève et nerveuse, inspirée
des mêmes sentiments qui dictèrent celle sur les mesures
révolutionnaires.

       * * * * *

Avant d'exprimer mon opinion sur le premier acte [Note: L'abolition de
la royauté.] que doit faire l'Assemblée nationale, qu'il me soit
permis de résigner dans son sein les fonctions qui m'avaient été
déléguées par l'Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du
canon, dont les citoyens de la capitale foudroyèrent le despotisme.
Maintenant que la jonction des armées est faite, que la jonction des
représentants du peuple est opérée, je ne dois plus reconnaître mes
fonctions premières; je ne suis plus qu'un mandataire du peuple, et
c'est en cette qualité que je vais parler. On vous a proposé des
serments; il faut, en effet, qu'en entrant dans la vaste carrière que
vous avez a parcourir, vous appreniez au peuple, par une déclaration
solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui présideront
à vos travaux.

Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement,
nominativement acceptée par la majorité des assemblées primaires.
Voilà ce que vous devez déclarer au peuple. Les vains fantômes de
dictature, les idées extravagantes de triumvirat, toutes ces
absurdités inventées pour effrayer le peuple disparaissent alors,
puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura été accepté par
le peuple. Après cette déclaration, vous en devez faire une autre qui
n'est pas moins importante pour la liberté et pour la tranquillité
publique. Jusqu'ici on a agité le peuple, parce qu'il fallait lui
donner l'éveil contre les tyrans. Maintenant il _faut que les lois
soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte_, que le
peuple l'a été en foudroyant la tyrannie; il faut qu'elles punissent
tous les coupables pour que le peuple n'ait plus rien à désirer. On a
paru croire, d'excellents citoyens ont pu présumer que des amis
ardents de la liberté pouvaient nuire à l'ordre social en exagérant
les principes eh bien, abjurons ici toute exagération; déclarons que
toutes les propriétés territoriales, individuelles et industrielles
seront éternellement maintenues. Souvenons-nous ensuite que nous avons
tout à revoir, tout à recréer; que la déclaration des droits elle-même
n'est pas sans tache, et qu'elle doit passer à la révision d'un peuple
vraiment libre.



V

SUR LE CHOIX DES JUGES

(22 septembre 1792)


Après être intervenu dans le conflit entre la population d'Orléans et
ses officiers municipaux royalistes, Danton prit part, dans la séance
du 22 septembre, à la discussion des réformes à opérer dans le système
judiciaire. Ce discours est particulièrement remarquable en ce sens
que c'est un des rares où l'avocat ait passé devant le citoyen, sans
toutefois l'oublier. La Convention décida que les juges pourraient
être choisis parmi toutes les classes des citoyens.

       * * * * *

Je ne crois pas que vous deviez dans ce moment changer l'ordre
judiciaire; mais je pense seulement que vous devez étendre la faculté
des choix. Remarquez que tous les hommes de loi sont d'une
aristocratie révoltante; si le peuple est forcé de choisir parmi ces
hommes, _il ne saura où reposer sa confiance_. Je pense que si l'on
pouvait, au contraire, établir dans les élections un principe
d'exclusion, ce devrait être contre ces hommes de loi qui jusqu'ici se
sont arrogé un privilège exclusif, qui a été une des grandes plaies du
genre humain. Que le peuple choisisse à son gré les hommes à talents
qui mériteront sa confiance. Il ne se plaindra pas quand il aura
choisi à son gré. Au lieu qu'il aura sans cesse le droit de s'insurger
contre des hommes entachés d'aristocratie que vous l'auriez forcé de
choisir.

Élevez-vous à la hauteur des grandes considérations. Le peuple ne veut
point de ses ennemis dans les emplois publics; laissez-lui donc la
faculté de choisir ses amis. Ceux qui se sont fait un état de juger
les hommes étaient comme les prêtres; les uns et les autres ont
éternellement trompé le peuple. La justice doit se rendre par les
simples lois de la raison. Et moi aussi, je connais les formes; et si
l'on défend l'ancien régime judiciaire, je prends l'engagement de
combattre en détail, pied à pied, ceux qui se montreront les
sectateurs de ce régime [Note: Quelques conventionnels s'étant, en cet
endroit, opposés à la proposition de Danton, il continua, développant
ses arguments en faveur de la libre élection de tous les citoyens au
poste de juge.].

Il s'agit de savoir s'il y a de graves inconvénients à décréter que le
peuple pourra choisir indistinctement, parmi tous les citoyens, les
hommes qu'il croira les plus capables d'appliquer la justice. Je
répondrai froidement et sans flagornerie pour le peuple aux
observations de M. Chassey. Il lui est échappé un aveu bien précieux;
il vous a dit que, comme membre du tribunal de cassation, il avait vu
arriver à ce tribunal une multitude de procès extrêmement entortillés,
et tous viciés par des violations de forme. Comment se fait-il qu'il
convient que les praticiens sont détestables, même en forme, et que
cependant il veut que le peuple ne prenne que des praticiens. Il vous
a dit ensuite: plus les lois actuelles sont compliquées, plus il faut
que les hommes chargés de les appliquer soient versés dans l'étude de
ces lois.

Je dois vous dire, moi, que ces hommes infiniment versés dans l'étude
des lois sont extrêmement rares, que ceux qui se sont glissés dans la
composition actuelle des tribunaux sont des subalternes; qu'il y a
parmi les juges actuels un grand nombre de procureurs et même
d'huissiers; eh bien, ces mêmes hommes, loin d'avoir une connaissance
approfondie des lois, n'ont qu'un jargon de chicane; et cette science,
loin d'être utile, est infiniment funeste. D'ailleurs on m'a mal
interprété; je n'ai pas proposé d'exclure les hommes de loi des
tribunaux, mais seulement de supprimer l'espèce de privilège exclusif
qu'ils se sont arrogé jusqu'à présent. Le peuple élira sans doute tous
les citoyens de cette classe, qui unissent le patriotisme aux
connaissances, mais, à défaut d'hommes de loi patriotes, ne doit-il
pas pouvoir élire d'autres citoyens? Le préopinant, qui a appuyé, en
partie les observations de M. Chassey, a reconnu lui-même la nécessité
de placer un prud'homme dans la composition des tribunaux, d'y placer
un citoyen, un homme de bon sens, reconnu pour tel dans son canton,
pour réprimer l'esprit de dubitation qu'ont souvent les hommes
barbouillés de la science de la justice.

En un mot, après avoir pesé ces vérités, attachez-vous surtout à
celle-ci: le peuple a le droit de vous dire: tel homme est ennemi du
nouvel ordre des choses, il a signé une pétition contre les sociétés
populaires, il a adressé à l'ancien pouvoir exécutif des pétitions
flagorneuses; il a sacrifié nos intérêts à la cour, je ne puis lui
accorder ma confiance. Beaucoup de juges, en effet, qui n'étaient pas
très experts en mouvements politiques, ne prévoyaient pas la
Révolution et la République naissante; ils correspondaient avec le
pouvoir exécutif, ils lui envoyaient une foule de pièces qui
prouvaient leur incivisme: et, par une fatalité bien singulière ces
pièces envoyées à M. Joly, ministre de la tyrannie, ont tombé entre
les mains du ministre du peuple. C'est alors que je me suis convaincu
plus que jamais de la nécessité d'exclure cette classe d'hommes des
tribunaux; en un mot, il n'y a aucun inconvénient grave, puisque le
peuple pourra réélire tous les hommes de loi qui sont dignes de sa
confiance.



VI

JUSTIFICATION CIVIQUE

(25 septembre 1792)


Le plus vif enthousiasme accueillit, le 25 septembre, ce discours de
Danton. Sous les attaques de Lasource, l'accusant de former, avec
Marat et Robespierre, un triumvirat aspirant à la dictature, le grand
orateur civique se réveilla. On sait que Marat reconnut lui-même qu'il
était l'auteur de la proposition d'un triumvirat. Robespierre, Danton,
disait-il, en "ont constamment improuvé l'idée ". Il est à remarquer
que ce discours de Danton contient, en germe, le décret du 1er avril
suivant qui dépouilla les députés suspects de leur inviolabilité
[Note: _Moniteur_ du jeudi 4 avril 1793, p. 94.]. C'est toutefois,
malgré sa fougueuse violence oratoire, un bel et pathétique appel à la
concorde.

       * * * * *

C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la
République française, que celui qui amène entre nous une explication
fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui
veuille dominer despotiquement les représentants du peuple, sa tête
tombera aussitôt qu'il sera démasqué. On parle de dictature, de
triumvirat. Cette imputation ne doit pas être une imputation vague et
indéterminée; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferai, moi,
cette imputation dût-elle faire tomber la tête de mon meilleur ami. Ce
n'est pas la députation de Paris prise collectivement qu'il faut
inculper; je ne chercherai pas non plus à justifier chacun de ses
membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai
donc que de moi.

Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis
trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la
liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la
vigueur de mon caractère, j'ai apporté dans le conseil toute
l'activité et tout le zèle d'un citoyen embrasé de l'amour de son
pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser a cet égard, qu'il se
lève et qu'il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de
Paris, un homme dont les opinions sont, pour le parti républicain, ce
qu'étaient celles de Royou pour le parti aristocratique; c'est Marat.
Assez et trop longtemps l'on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de
cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside [Note:
Pétion avait été, dès la première séance, élu président par 235 voix.
(_Procès-verbal de la Convention national_, tome I.)]. Il lut, votre
président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen; il
a été témoin d'une altercation qui a eu lieu, entre lui et moi à la
mairie. Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen
a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été
enfermé, ont ulcéré son âme... Il est très vrai que d'excellents
citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir; mais
n'accusons pas pour quelques individus exagérés une députation tout
entière. Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris; je suis né dans un
département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un
sentiment de plaisir; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel
département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner
cette discussion au profit de l'intérêt public.

Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui
voudraient détruire la liberté publique. Eh bien! portons-la, cette
loi, portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se
déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais après
avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité,
anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il
est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la
France; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine
de mort contre les auteurs. La France doit être un tout indivisible.
Elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille
veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la
peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et
je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du
gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et
d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens
apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous jure, nos ennemis
sont morts.



VII

CONTRE ROLAND

(29 octobre 1792)


Danton mis en cause dès le 10 octobre par la Gironde au sujet de la
gestion des fonds du ministère, et ce malgré qu'il eût rendu ses
comptes le 6, trouva l'occasion, dans la séance du 29 octobre,
d'attaquer de front ses calomniateurs. Ce fut le rapport de Roland qui
le lui fournit. Tandis qu'il s'opposait énergiquement à l'envoi de
cette pièce hypocrite et mensongère aux départements, il défendait
Robespierre. Il n'avait pas oublié l'accusation de Lasource et c'est
comme la seconde partie de son discours du 25 septembre précédent
qu'il prononça le 29 octobre.

       * * * * *

J'ai peine à concevoir comment l'Assemblée hésiterait à fixer
décidément à un jour prochain la discussion que nécessite le rapport
du ministre. Il est temps enfin que nous sachions de qui nous sommes
les collègues; il est temps que nos collègues sachent ce qu'ils
doivent penser de nous. On ne peut se dissimuler qu'il existe dans
l'Assemblée un grand germe de défiance entre ceux qui la composent....
Si j'ai dit une vérité que vous sentez tous, laissez m'en donc tirer
les conséquences. Eh bien, ces défiances, il faut qu'elles cessent; et
s'il y a un coupable parmi nous, il faut que vous en fassiez justice.
Je déclare à la Convention et à la nation entière que je n'aime point
l'individu Marat; je dis avec franchise que j'ai fait l'expérience de
son tempérament: non seulement il est volcanique et acariâtre, mais
insociable. Après un tel aveu qu'il me soit permis de dire que, moi
aussi, je suis sans parti et sans faction. Si quelqu'un peut prouver
que je tiens à une faction, qu'il me confonde à l'instant.... Si, au
contraire, il est vrai que ma pensée soit à moi, que je sois fortement
décidé à mourir plutôt que d'être cause d'un déchirement ou d'une
tendance à un déchirement dans la République, je demande à énoncer ma
pensée tout entière sur notre situation politique actuelle.

Sans doute il est beau que la philanthropie, qu'un sentiment
d'humanité fasse gémir le ministre de l'Intérieur et tous les grands
citoyens sur les malheurs inséparables d'une grande révolution, sans
doute on a le droit de réclamer toute la rigueur de la justice
nationale contre ceux qui auraient évidemment servi leurs passions
particulières au lieu de servir la Révolution et la liberté. Mais
comment se fait-il qu'un ministre qui ne peut pas ignorer les
circonstances qui ont amené les événements dont il vous a entretenus
oublie les principes et les vérités qu'un autre ministre vous a
développés sur ces mêmes événements. [Note: Danton entend désigner
Garat qui était précédemment intervenu.] Rappelez-vous ce que le
ministre actuel de la Justice vous a dit sur ces malheurs inséparables
de la Révolution. Je ne ferai point d'autre réponse au ministre de
l'Intérieur. Si chacun de nous, si tout républicain a le droit
d'invoquer la justice contre ceux qui n'auraient excité des troubles
révolutionnaires que pour assouvir des vengeances particulières, je
dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais trône n'a été
fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens; que
jamais révolution complète n'a été opérée sans que cette vaste
démolition de l'ordre de choses existant n'ait été funeste à
quelqu'un; qu'il ne faut donc pas imputer, ni à la cité de Paris, ni à
celles qui auraient pu présenter les mêmes désastres, ce qui est
peut-être l'effet de quelques vengeances particulières dont je ne nie
pas l'existence; mais ce qui est bien plus probablement la suite de
cette commotion générale, de cette fièvre nationale qui a produit les
miracles dont s'étonnera la postérité. Je dis donc que le ministre a
cédé à un sentiment que je respecte, mais que son amour passionné pour
l'ordre et les lois lui a fait voir sous la couleur de l'esprit de
faction et de grands complots d'État, ce qui n'est peut-être que la
réunion de petites et misérables intrigues dans leur objet comme dans
leurs moyens. Pénétrez-vous de cette vérité qu'il ne peut exister de
faction dans une république; il y a des passions qui se cachent; il y
a des crimes particuliers; mais il n'y a pas de ces complots vastes
et particuliers qui puissent porter atteinte à la liberté. Et où sont
donc ces hommes qu'on accuse comme des conjurés, comme des prétendants
à la dictature ou au triumvirat? Qu'on les nomme? Oui, nous devons
réunir nos efforts pour faire cesser l'agitation de quelques
ressentiments et de quelques prétentions personnelles, plutôt que de
nous effrayer par de vains et chimériques complots dont on serait bien
embarrassé d'avoir à prouver l'existence. Je provoque donc une
explication franche sur les défiances qui nous divisent, je demande
que la discussion sur le Mémoire du ministre soit ajournée à jour
fixe, parce que je désire que les faits soient approfondis, et que la
Convention prenne des mesures contre ceux qui peuvent être coupables.

J'observe que c'est avec raison qu'on a réclamé contre l'envoi aux
départements de lettres qui inculpent indirectement les membres de
cette Assemblée, et je déclare que tous ceux qui parlent de la faction
Robespierre sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais
citoyens. Que tous ceux qui ne partagent pas mon opinion me la
laissent établir avant de la juger. Je n'ai accusé personne et je suis
prêt à repousser toutes les accusations. C'est parce que je m'en sens
la force et que je suis inattaquable que je demande la discussion pour
lundi prochain. Je la demande pour lundi, parce qu'il faut que les
membres qui veulent accuser s'assurent de leurs matériaux et puissent
rassembler leurs pièces, et pour que ceux qui se trouvent en état de
les réfuter puissent préparer leurs développements et repousser à leur
tour des imputations calomnieuses. Ainsi, les bons citoyens qui ne
cherchent que la lumière, qui veulent connaître les choses et les
hommes, sauront bientôt à qui ils doivent leur haine, ou la fraternité
qui seule peut donner à la Convention cette marche sublime qui
marquera sa carrière.



VIII

POUR LA LIBERTÉ DES OPINIONS RELIGIEUSES

(7 novembre 1792)


Danton dont la politique n'eut jamais rien de dogmatique, dont le
civisme s'alliait avec la tolérance, intervint plusieurs fois dans les
discussions religieuses à la Convention. Dans le cas présent, en
parlant en faveur des prêtres, il parlait aussi en faveur de la
liberté des opinions religieuses, et une fois encore son patriotisme,
éclairé et prévoyant, lui dictait cette intervention. Avec la
suppression brusque du culte il prévoyait des troubles, la guerre
civile, les mille maux que créent des citoyens violemment heurtés dans
la liberté de leur conscience. En outre, l'encyclopédiste révélait là
ses théories les plus chères, en déclarant que "c'est un crime de
lèse-nation que d'ôter au peuple des hommes dans lesquels il peut
trouver encore quelques consolations". Il est difficile de ne point
rendre hommage à la noblesse de cette pensée.

       * * * * *

Je viens ajouter quelques idées à celles qu'a développées le
préopinant. Sans doute il est douloureux pour les représentants du
peuple de voir que leur caractère est plus indignement, plus
insolemment outragé par le peuple lui-même que par ce Lafayette,
complice des attentats du despotisme. On ne peut se dissimuler que les
partisans du royalisme, les fanatiques et les scélérats qui,
malheureusement pour l'espèce humaine, se trouvent dissémines sur tous
les points de la République, ne rendent la liberté déplorable. Il y a
eu une violation infâme, il faut la réprimer; il faut sévir contré
ceux qui, prétextant la souveraineté nationale, attaquent cette
souveraineté et se souillent de tous les crimes. Il y a des individus
bien coupables, car qui peut excuser celui qui veut agiter la France?
N'avez-vous pas déclaré que la Constitution serait présentée à
l'acceptation du peuple? Mais il faut se défier d'une idée jetée dans
cette Assemblée. On a dit qu'il ne fallait pas que les prêtres fussent
salariés par le trésor public. On s'est appuyé sur des idées
philosophiques qui me sont chères; car je ne connais d'autre bien que
celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la
liberté. Mais l'homme maltraité de la fortune cherche des jouissances
éventuelles; quand il voit un homme riche se livrer à tous ses goûts,
caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à lui sont restreints
au plus étroit nécessaire, alors il croit, et cette idée est
consolante pour lui, il croit que dans une autre vie ses jouissances
se multiplieront en proportion de ses privations dans celle-ci. Quand
vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale qui auront
fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il sera bon de
parler au peuple morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare,
c'est un crime de lèse-nation que d'ôter au peuple des hommes dans
lesquels il peut trouver encore quelques consolations. Je penserais
donc qu'il serait utile que la Convention fit une adresse pour
persuader au peuple qu'elle ne veut rien détruire, mais tout
perfectionner; que si elle poursuit le fanatisme, c'est parce qu'elle
veut la liberté des opinions religieuses. Il est encore un objet qui
mérite l'attention et qui exige la prompte décision de l'Assemblée. Le
jugement du ci-devant roi est attendu avec impatience; d'une part, le
républicain est indigné de ce que ce procès semble interminable; de
l'autre, le royaliste s'agite en tous sens, et comme il a encore des
moyens de finances et qu'il conserve son orgueil accoutumé, vous
verrez au grand scandale et au grand malheur de la France, ces deux
partis s'entrechoquer encore. S'il faut des sacrifices d'argent, si
les millions mis à la disposition du ministre ne suffisent pas, il
faut lui en donner de nouveaux; mais plus vous prendrez de précautions
sages, plus aussi doit éclater votre justice contre les agitateurs.
Ainsi, d'une part, assurance au peuple qu'il lui sera fourni des blés,
accélération du jugement du ci-devant roi, et déploiement des forces
nationales contre les scélérats qui voudraient amener la famine au
milieu de l'abondance: telles sont les conclusions que je vous
propose, et que je crois les seules utiles.



ANNÉE 1793



IX

PROCÈS DE LOUIS XVI

(Janvier 1793)


Après les succès de Dumouriez contre les forces prussiennes, la
majorité girondine du Conseil exécutif décida, sur les instances du
général, l'envahissement des Pays-Bas! Le 1er décembre 1792, Danton
partit, avec Lacroix, rejoindre les armées, sur l'ordre de la
Convention. Le 14 janvier il revenait à Paris et, le surlendemain,
prenait part aux débats du procès du Roi. Parlant sur la question du
jugement, il demanda qu'il fût rendu à la simple Majorité.

       * * * * *

On a prétendu que telle était l'importance de cette question, qu'il ne
suffisait pas qu'on la vidât dans la forme ordinaire. Je demande
pourquoi, quand c'est par une simple majorité qu'on a prononcé sur le
sort de la nation entière, quand on n'a pas même pensé à soulever
cette question lorsqu'il s'est agi d'abolir la royauté, on veut
prononcer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur avec des formes
plus sévères et plus solennelles. Nous prononçons comme représentant
par provision la souveraineté. Je demande si, quand une loi pénale est
portée contre un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si
vous avez quelques scrupules à lui donner son exécution immédiate? Je
demande si vous n'avez pas voté à la majorité absolue seulement la
république, la guerre; et je demande si le sang qui coule au milieu
des combats ne coule pas définitivement? Les complices de Louis
n'ont-ils pas subi immédiatement la peine sans aucun recours au peuple
et en vertu de l'arrêt d'un tribunal extraordinaire? Celui qui a été
l'âme de ces complots mérite-t-il une exception? Vous êtes envoyés par
le peuple pour juger le tyran, non pas comme juges proprement dits,
mais comme représentants: vous ne pouvez dénaturer votre caractère; je
demande qu'on passe à l'ordre du jour sur la proposition de Lehardy;
je me motive et sur les principes et sur ce que vous avez déjà pris
deux délibérations à la simple majorité.

       * * * * *

Présent lors de l'appel nominal sur la troisième question; "Quelle
peine Louis Capet, ci-devant roi des Français, a-t-il encourue?", il
vota la mort, motivant en ces termes son opinion:

       * * * * *

Je ne suis point de cette foule d'hommes d'État qui ignorent qu'on ne
compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois
qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre de ceux de
l'Europe que par la force de nos armes. Je vote pour la mort du tyran.

       * * * * *

Son intervention dans la séance du 17 janvier fut marquée d'un
incident assez vif. Le président ayant annoncé l'arrivée d'une lettre
des défenseurs de Louis XVI et d'une missive du ministre d'Espagne en
faveur du monarque, Garan-Coulon prit la parole et dès le premier mot
fut interrompu par Danton. Louvet s'écria, de sa place: "Tu n'es pas
encore roi, Danton!" A ce grief girondin habituel, les rumeurs
éclatèrent, tandis que Louvet continuait: "Quel est donc ce privilège?
Je demande que le premier qui interrompra soit rappelé à l'ordre." A
cette impertinence de l'auteur de Faublas, Danton riposta: "Je demande
que l'insolent qui dit que je ne suis pas roi encore soit rappelé à
l'ordre du jour avec censure..." Et s'adressant à Garan-Coulon, il
ajouta: "Puisque Garan prétend avoir demandé la parole avant moi, je
la lui cède." Garan ayant parlé en faveur de l'audition des défenseurs
du Roi, Danton prit la parole pour appuyer cet avis, et s'élever en
termes vigoureux et éloquents contre la prétention du ministre
d'Espagne: Je consens à ce que les défenseurs de Louis soient entendus
après que le décret aura été prononcé, persuadé qu'ils n'ont rien de
nouveau à vous apprendre, et qu'ils ne vous apportent point de pièces
capables de faire changer votre détermination. Quant à l'Espagne, je
l'avouerai, je suis étonné de l'audace d'une puissance qui ne craint
pas de prétendre à exercer son influence sur votre délibération. Si
tout le monde était de mon avis, on voterait à l'instant, pour cela
seul, la guerre à l'Espagne. Quoi! on ne reconnaît pas notre
République et l'on veut lui dicter des lois? On ne la reconnaît pas,
et l'on veut lui imposer des conditions, participer au jugement que
ses représentants vont rendre? Cependant qu'on entende si on le veut
cet ambassadeur, mais que le président lui fasse une réponse digne du
peuple dont il sera l'organe et qu'il lui dise que les vainqueurs de
Jemmapes ne démentiront pas la gloire qu'ils ont acquise, et qu'ils
retrouveront, pour exterminer tous les rois de l'Europe conjurés
contre nous, les forces qui déjà les ont fait vaincre. Défiez-vous,
citoyens, des machinations qu'on ne va cesser d'employer pour vous
faire changer de détermination; on ne négligera aucun moyen; tantôt,
pour obtenir des délais, on prétextera un motif politique; tantôt une
négociation importante ou à entreprendre ou prête à terminer. Rejetez,
rejetez, citoyens, toute proposition honteuse; point de transaction
avec la tyrannie; soyez dignes du peuple qui vous a donné sa confiance
et qui jugerait ses représentants, si ses représentants l'avaient
trahi.

Dans la nuit du 17 au 18 janvier, alors que Vergniaud avait déjà
prononcé l'arrêt condamnant par 366 voix Louis XVI à la peine de mort,
la Convention décida de délibérer sur la question: Y aura-t-il sursis,
oui ou non, à l'exécution du décret gui condamne Louis Capet? L'appel
nominal commencé, malgré la fatigue de l'Assemblée, à huit heures et
demie, se termina vers minuit. On sait que, par 380 voix contre 310,
ce sursis fut rejeté. Tallien avait demandé à la Convention de décider
sur-le-champ de la question du sursis. Danton était intervenu aux
débats dans ces termes:

On vous a parlé d'humanité, mais on en a réclamé les droits d'une
manière dérisoire... Il ne faut pas décréter, en sommeillant, les plus
chers intérêts de la patrie. Je déclare que ce ne sera ni par la
lassitude, ni par la terreur qu'on parviendra à entraîner la
Convention nationale à statuer, dans la précipitation d'une
délibération irréfléchie, sur une question à laquelle la vie d'un
homme et le salut public sont également attachés. Vous avez appris le
danger des délibérations soudaines; et certes, pour la question qui
nous occupe, vous avez besoin d'être préparés par des méditations
profondément suivies. La question qui vous reste à résoudre est une
des plus importantes. Un de vos membres, Thomas Payne, a une opinion
importante à vous communiquer. Peut-être ne sera-t-il pas sans
importance d'apprendre de lui ce qu'en Angleterre... (_Murmures.) Je
n'examine point comment on peut flatter le peuple, en adulant en lui
un sentiment qui n'est peut-être que celui d'une curiosité atroce. Les
véritables amis du peuple sont à mes yeux ceux qui veulent prendre
toutes les mesures nécessaires pour que le sang du peuple ne coule
pas, que la source de ses larmes soit tarie, que son opinion soit
ramenée aux véritables principes de la morale, de la justice et de la
raison. Je demande donc la question préalable sur la proposition de
Tallien; et que, si cette proposition était mise aux voix, elle ne pût
l'être que par l'appel nominal.



X

POUR LEPELETIER ET CONTRE ROLAND

(21 janvier 1793)


Le dimanche 20 janvier, dans le sous-sol du restaurant Teisier, au
Palais-Royal, un ancien garde du corps nommé Deparis, tua d'un coup de
sabre Michel Lepeletier de Saint-Fargeau. Dans sa séance du 21, la
Convention décida d'accorder à ce dernier les honneurs du Panthéon,
tandis que, désireux de frapper les contre-révolutionnaires qu'ils
présumaient être les instigateurs de l'assassinat, plusieurs députés
demandaient des visites domiciliaires pareilles à celles-là mêmes que
Danton demanda le 28 août 1892. S'associant à la première proposition,
Danton s'éleva contre la seconde. La Convention ordonna néanmoins la
mesure, qui fut exécutée dans la nuit qui suivit. On retrouvera dans
ce beau et rude discours du conventionnel un nouvel écho de la lutte
contre la Gironde. Elle allait bientôt atteindre son paroxysme et
proscrire toute clémence. Mais une fois encore l'amour de la patrie
passa avant toute querelle politique, et jamais plus belle profession
de foi patriotique ne fut mêlée à plus d'abnégation.

       * * * * *

Ce qui honore le plus les Français, c'est que dans des moments de
vengeance le peuple ait surtout respecté ses représentants. Que
deviendrions-nous, si, au milieu des doutes que l'on jette sur une
partie de cette assemblée, l'homme qui a péri victime des assassins
n'était pas patriote! O Lepeletier, ta mort servira la République; je
l'envie, ta mort. Vous demandez pour lui les honneurs du Panthéon;
mais il a déjà recueilli les palmes du martyre de la Liberté. Le moyen
d'honorer sa mémoire, c'est de jurer que nous ne nous quitterons pas
sans avoir donné une Constitution à la République. Qu'il me sera doux
de vous prouver que je suis étranger à toutes les passions!

Je ne suis point l'accusateur de Pétion; à mon sens il eut des torts.
Pétion peut avoir été faible; mais, je l'avoue avec douleur, bientôt
la France ne saura plus sur qui reposer sa confiance. Quant aux
attentats dont nous avons tous gémi, l'on aurait dû vous dire
clairement que nulle puissance n'aurait pu les arrêter. Ils étaient la
suite de cette rage révolutionnaire qui animait tous les esprits. Les
hommes qui connaissent le mieux ces événements terribles furent
convaincus que ces actes étaient la suite nécessaire de la fureur d'un
peuple qui n'avait jamais obtenu justice. J'adjure tous ceux qui me
connaissent de dire si je suis un buveur de sang, si je n'ai pas
employé tous les moyens de conserver la paix dans le conseil exécutif.
Je prends à témoin Brissot lui-même. N'ai-je pas montré une extrême
déférence pour un vieillard dont le caractère est opiniâtre, et qui
aurait dû au contraire épuiser tous les moyens de douceur pour
rétablir le calme? Roland, dont je n'accuse pas les intentions, répute
scélérats tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Je demande pour
le bien de la République qu'il ne soit plus ministre; je désire le
salut public, vous ne pouvez suspecter mes intentions. Roland, ayant
craint d'être frappé d'un mandat dans des temps trop fameux, voit
partout des complots; il s'imagine que Paris veut s'attribuer une
espèce d'autorité sur les autres communes. C'est là sa grande erreur.
Il a concouru à animer les départements contre Paris, qui est la ville
de tous. On a demandé une force départementale pour environner la
Convention. Eh bien, cette garde n'aura pas plus tôt séjourné dans
Paris, qu'elle y prendra l'esprit du peuple. En doutez-vous
maintenant? Je puis attester sans acrimonie que j'ai acquis la
conviction que Roland a fait circuler des écrits qui disent que Paris
veut dominer la République.

Quant aux visites domiciliaires, je m'oppose à cette mesure dans son
plein, dans un moment où la nation s'élève avec force contre le bill
rendu contre les étrangers; mais il vous faut un comité de sûreté
générale qui jouisse de la plénitude de votre confiance; lorsque les
deux tiers des membres de ce conseil tiendront les fils d'un complot,
qu'ils puissent se faire ouvrir les maisons.

Maintenant que le tyran n'est plus, tournons toute notre énergie,
toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre à l'Europe. Il
faut, pour épargner les sueurs et le sang de nos concitoyens,
développer la prodigalité nationale. Vos armées ont fait des prodiges
dans un moment déplorable, que ne feront-elles pas quand elles seront
bien secondées? Chacun de nos soldats croit qu'il vaut deux cents
esclaves. Si on leur disait d'aller à Vienne, ils iraient à Vienne ou
à la mort. Citoyens, prenez les reines d'une grande nation,
élevez-vous à sa hauteur, organisez le ministère, qu'il soit
immédiatement nommé par le peuple.

Un autre ministère est entre les mains d'un bon citoyen, mais il passe
ses forces; je ne demande pas qu'on le ravisse à ses fonctions, mais
qu'elles soient partagées.

Quant à moi, je ne suis pas fait pour venger des passions
personnelles, je n'ai que celle de mourir pour mon pays; je voudrais,
an prix, de mon sang, rendre à la patrie le défenseur qu'elle a perdu.



XI

SUR LA RÉUNION DE LA BELGIOUE A LA FRANCE

(31 janvier 1793)


Les premiers succès de Dumouriez dans les Pays-Bas causèrent un
enthousiasme indescriptible. La théorie girondine de la propagande
révolutionnaire armée recevait sa sanction. Danton monta à la tribune
dans la séance du 31 janvier, comprenant tout le parti que pouvait
tirer la jeune République de l'annexion de la Belgique au moment où,
sur ce territoire, se livrait une guerre décisive. Le soir même,
Danton partait pour les frontières. On sait que c'est durant ce voyage
que mourut, le l0 février 1793, sa première femme Antoinette-Gabrielle
Charpentier.

       * * * * *

Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges,
du peuple belge, que je viens demander aussi la réunion de la
Belgique. Je ne demande rien à votre enthousiasme, mais tout à votre
raison, mais tout aux intérêts de la République Française. N'avez-vous
pas préjugé cette réunion quand vous avez décrété une organisation
provisoire de la Belgique. Vous avez tout consommé par cela seul que
vous avez dit aux amis de la liberté: organisez-vous comme nous.
C'était dire: nous accepterons votre réunion si vous la proposez. Eh
bien, ils la proposent aujourd'hui. Les limites de la France sont
marquées par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points:
à l'Océan, au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. On nous menace des rois!
Vous leur avez jeté le gant, ce gant est la tête d'un roi, c'est le
signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les
tyrans de l'Angleterre sont morts. Vous avez la plénitude de la
puissance nationale. Le jour où la Convention nommera des commissaires
pour savoir ce qu'il y a dans chaque commune d'hommes et d'armes, elle
aura tous les Français. Quant à la Belgique, l'homme du peuple, le
cultivateur veulent la réunion. Lorsque nous leur déclarâmes qu'ils
avaient le pouvoir de voter, ils sentirent que l'exclusion ne portait
que sur les ennemis du peuple, et ils demandèrent l'exclusion de votre
décret. Nous avons été obligés de donner la protection de la force
armée au receveur des contributions auquel le peuple demandait la
restitution des anciens impôts. Sont-ils mûrs, ces hommes-là? De cette
réunion dépend le sort de la République dans la Belgique. Ce n'est que
parce que les patriotes pusillanimes doutent de cette réunion, que
votre décret du 15 a éprouvé des oppositions. Mais prononcez-la et
alors vous ferez exécuter les lois françaises, et alors les
aristocrates, nobles et prêtres, purgeront la terre de la liberté.
Cette purgation opérée, nous aurons des hommes, des armes de plus. La
réunion décrétée, vous trouverez dans les Belges des républicains
dignes de vous, qui feront mordre la poussière aux despotes. Je
conclus donc à la réunion de la Belgique.



XII

SUR LES SECOURS A ENVOYER A DUMOURIEZ

(8 mars 1793)


La trahison de Dumouriez fut précédée des revers qui amenèrent par la
suite, au lendemain de sa convention avec Mack, l'évacuation de la
Belgique par les armées françaises. Danton, au cours de sa mission,
eut l'occasion de voir et de juger les déplorables résultats de la
campagne. Au moment où il revenait à Paris, avec Lacroix,
l'avant-garde de l'armée abandonnait Liège à l'ennemi. La Convention
décréta les mesures proposées par Danton dans ce discours:

       * * * * *

Nous avons plusieurs fois fait l'expérience que tel est le caractère
français, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute sou énergie.
Eh bien, ce moment est arrivé. Oui, il faut dire à la France entière:
"Si vous ne volez pas au secours de vos frères de la Belgique, si
Dumouriez est enveloppé en Hollande, si son armée était obligée de
mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs incalculables
d'un pareil événement? La fortune publique anéantie, la mort de
600.000 Français pourraient en être la suite!"

Citoyens, vous n'avez pas une minute à perdre; je ne vous propose pas
en ce moment des mesures générales pour les départements, votre comité
de défense vous fera demain son rapport. Mais nous ne devons pas
attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement; son
exécution sera nécessairement lente, et des résultats tardifs ne sont
pas ceux qui conviennent à l'imminence du danger qui nous menace. Il
faut que Paris, cette cité célèbre et tant calomniée, il faut que
cette cité qu'on aurait renversée pour servir nos ennemis qui
redoutent son brûlant civisme contribue par son exemple à sauver la
patrie. Je dis que cette ville est encore appelée à donner à la France
l'impulsion qui, l'année dernière, a enfanté nos triomphes. Comment se
fait-il que vous n'ayez pas senti que, s'il est bon de faire les lois
avec maturité, on ne fait bien la guerre qu'avec enthousiasme? Toutes
les mesures dilatoires, tout moyen tardif de recruter détruit cet
enthousiasme, et reste souvent sans succès. Vous voyez déjà quels en
sont les misérables effets.

Tous les Français veulent être libres. Ils se sont constitués en
gardes nationales. Aux termes de leur serments, ils doivent tous
marcher quand la patrie réclame leur secours.

Je demande, par forme de mesure provisoire, que la Convention nomme
des commissaires qui, ce soir, se rendront dans toutes les sections de
Paris, convoqueront les citoyens, leur feront prendre les armes, et
les engageront, au nom de la liberté et de leurs serments, à voter la
défense de la Belgique. La France entière sentira le contre-coup de
cette impulsion salutaire. Nos armées recevront de prompts renforts;
et, il faut le dire ici, les généraux ne sont pas aussi répréhensibles
que quelques personnes ont paru le croire. Nous leur avions promis
qu'au 1er février l'armée de la Belgique recevrait un renfort de
30.000 hommes. Rien ne leur est arrivé. Il y a trois mois qu'à notre
premier voyage dans la Belgique ils nous dirent que leur position
militaire était détestable, et que, sans un renfort considérable,
s'ils étaient attaqués au printemps, ils seraient peut-être forcés
d'évacuer la Belgique entière. Hâtons-nous de réparer nos fautes. Que
ce premier avantage de nos ennemis soit, comme celui de l'année
dernière, le signal du réveil de la nation. Qu'une armée, conservant
l'Escaut, donne la main à Dumouriez, et les ennemis seront dispersés.
Si nous avons perdu Aix-la-Chapelle, nous trouverons en Hollande des
magasins immenses qui nous appartiennent.

Dumouriez réunit au génie du général l'art d'échauffer et d'encourager
le soldat. Nous avons entendu l'armée battue le demander à grands
cris. L'histoire jugera ses talents, ses passions et ses vices; mais
ce qui est certain, c'est qu'il est intéressé à la splendeur de la
République. S'il est secondé, si une armée lui prête la main, il saura
faire repentir nos ennemis de leurs premiers succès.

Je demande que des commissaires soient nommés à l'instant.



XIII

SUR LA LIBÉRATION DES PRISONNIERS POUR DETTES

(9 mars 1793)


Ce fut une des mesures les plus humaines que celle réclamée par Danton
dans ce discours. Avocat, il comprenait tout l'odieux du système;
patriote, il en sentait tout l'absurde au moment où la défense de la
République exigeait toutes les énergies, toutes les forces vives de la
nation. La Convention s'associa à l'unanimité à la généreuse
proposition de l'ancien ministre.

       * * * * *

Non sans doute, citoyens, l'espoir de vos commissaires ne sera pas
déçu. Oui, vos ennemis, les ennemis de la liberté seront exterminés,
parce que vos efforts ne vont point se ralentir. Vous serez dignes
d'être les régulateurs de l'énergie nationale. Vos commissaires, en se
disséminant sur toutes les parties de la République, vont répéter aux
Français que la grande querelle qui s'est élevée entre le despotisme
et la liberté va être enfin terminée. Le peuple français sera vengé:
c'est à nous qu'il appartient de mettre le monde politique en
harmonie, de créer des lois concordantes avec cette harmonie. Mais
avant de vous entretenir de ces grands objets, je viens vous demander
la déclaration d'un principe trop longtemps méconnu, l'abolition d'une
erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la
misère. Si la mesure que je propose est adoptée, bientôt ce Pitt, le
Breteuil de la diplomatie anglaise, et ce Burke, l'abbé Maury du
Parlement britannique, qui donnent aujourd'hui au peuple anglais une
impulsion si contraire à la liberté, seront anéantis.

Que demandez-vous? Vous voulez que tous les Français s'arment pour la
défense commune. Eh bien, il est une classe d'hommes qu'aucun crime
n'a souillés, qui a des bras, mais qui n'a pas de liberté, c'est celle
des malheureux détenus pour dettes; c'est une honte pour l'humanité,
pour la philosophie, qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse
hypothéquer et sa personne et sa sûreté.

Je pourrais démontrer que la déclaration du principe que je proclame
est favorable à la cupidité même, car l'expérience prouve que celui
qui prêtait ne prenait aucune garantie pécuniaire, parce qu'il pouvait
disposer de la personne de son débiteur; mais qu'importent ces
considérations mercantiles? Elles ne doivent pas influer sur une
grande nation. Les principes sont éternels, et tout Français ne peut
être privé de sa liberté que pour avoir forfait à la société.

Que les propriétaires ne s'alarment pas. Sans doute quelques individus
se sont portés à des excès; mais la nation, toujours juste, respectera
les propriétés. Respectez la misère, et la misère respectera
l'opulence. Ne soyons jamais coupables envers les malheureux, et le
malheureux, qui a plus d'âme que le riche, ne sera jamais coupable.

Je demande que la Convention nationale déclare que tout citoyen
français, emprisonné pour dettes, sera mis en liberté, parce qu'un tel
emprisonnement est contraire à la saine morale, aux droits de l'homme,
aux vrais principes de la liberté.



XIV

SUR LES DEVOIRS DE CHACUN ENVERS LA PATRIE EN DANGER

(10 mars 1793)


L'émotion des terribles nouvelles pesait sur la Convention dans la
séance du 10 mars. L'ennemi occupait Liège et forçait à la levée du
siège de Maëstricht. Le découragement avait succédée l'enthousiasme
des premiers jours. Nous tenons le discours que Danton prononça à
cette occasion pour le plus admirable morceau d'éloquence civique.
Jamais appel plus vibrant, plus électrique ne fut lancé à la nation
par l'homme qui s'effaçait devant le danger de la patrie. Le dédain
qu'il eut toujours pour sa défense personnelle se manifeste une fois
encore ici: "Que m'importe d'être appelé buveur de sang!....
Conquérons la liberté!" Vingt jours plus tard, la trahison de
Dumouriez était chose faite.

       * * * * *

Les considérations générales qui vous ont été présentées sont vraies;
mais il s'agit moins en ce moment d'examiner les causes des événements
désastreux qui peuvent nous frapper, que d'y appliquer promptement le
remède. Quand l'édifice est en feu, je ne m'attache pas aux fripons
qui enlèvent les meubles, j'éteins l'incendie. Je dis que vous devez
être convaincus plus que jamais, par la lecture des dépêches de
Dumouriez, que vous n'avez pas un instant à perdre pour sauver la
République.

Dumouriez avait conçu un plan qui honore son génie. Je dois lui rendre
même une justice bien plus éclatante que celle que je lui rendis
dernièrement. Il y a trois mois qu'il a annoncé au pouvoir exécutif, à
votre comité de défense générale, que, si nous n'avions pas assez
d'audace pour envahir la Hollande au milieu de l'hiver, pour déclarer
sur-le-champ la guerre à l'Angleterre, qui nous la faisait depuis
longtemps, nous doublerons les difficultés de la campagne, en laissant
aux forces ennemies le temps de se déployer. Puisque l'on a méconnu ce
trait de génie, il faut réparer nos fautes.

Dumouriez ne s'est pas découragé; il est au milieu de la Hollande, il
y trouvera des munitions; pour renverser tous nos ennemis, il ne lui
faut que des Français, et la France est remplie de citoyens.
Voulons-nous être libres? Si nous ne le voulons plus, périssons, car
nous l'avions juré. Si nous le voulons, marchons tous pour défendre
notre indépendance. Nos ennemis font leurs derniers efforts.

Pitt sent bien qu'ayant tout à perdre, il n'a rien à épargner. Prenons
la Hollande, et Carthagène est détruite, et l'Angleterre ne peut plus
vivre que pour la liberté.... Que la Hollande soit conquise à la
liberté, et l'aristocratie commerciale elle-même, qui domine en ce
moment le peuple anglais, s'élèvera contre le gouvernement qui l'aura
entraînée dans cette guerre du despotisme contre un peuple libre. Elle
renversera ce ministère stupide qui a cru que les talents de l'ancien
régime pouvaient étouffer le génie de la liberté qui plane sur la
France. Ce ministère renversé par l'intérêt du commerce, le parti de
la liberté se montrera, car il n'est pas mort; et si vous saisissez
vos devoirs, si vos commissaires partent à l'instant, si vous donnez
la main à l'étranger qui soupire après la destruction de toute espèce
de tyrannie, la France est sauvée et le monde est libre.

Faites donc partir vos commissaires: soutenez-les par votre énergie;
qu'ils partent ce soir, cette nuit même; qu'ils disent à la classe
opulente: il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos
efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez; le peuple n'a que du
sang; il le prodigue. Allons, misérables, prodiguez vos richesses.
Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent. Quoi! vous
avez une nation entière pour levier, la raison pour point d'appui, et
vous n'avez pas encore bouleversé le monde. Il faut pour cela du
caractère, et la vérité est qu'on en a manqué. Je mets de côté toutes
les passions, elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté
celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand
l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient
alors: Vos discussions sont misérables, je ne connais que l'ennemi.

Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de
vous occuper du salut de la République, je vous répudie tous comme
traîtres à la patrie. Je vous mets tous sur la même ligne. Je leur
disais: Eh que m'importe ma réputation! que la France soit libre et
que mon nom soit flétri! Que m'importe d'être appelé buveur de sang!
Eh bien, buvons le sang des ennemis de l'humanité, s'il le faut;
combattons, conquérons la liberté.

On parait craindre que le départ des commissaires affaiblisse l'un ou
l'autre parti de la Convention. Vaines terreurs! Portez votre énergie
partout. Le plus beau ministère est d'annoncer au peuple que la dette
terrible qui pèse sur lui sera desséchée aux dépens de ses ennemis, ou
que le riche la paiera avant peu. La situation nationale est cruelle;
le signe représentatif n'est plus en équilibre dans la circulation; la
journée de l'ouvrier est au-dessous du nécessaire; il faut un grand
moyen correctif. Conquérons la Hollande; ranimons en Angleterre le
parti républicain; faisons marcher la France, et nous irons glorieux à
la postérité. Remplissez ces grandes destinées; point de débats; point
de querelles, et la patrie est sauvée.

       * * * * *

Danton, outre le discours sur le Tribunal révolutionnaire que l'on
trouvera plus loin, intervint dans les débats de cette séance pour
demander la comparution, à la barre de la Convention, du général
Stengel qui, né sujet palatin, se refusait à porter les armes contre
sa patrie et demandait à être employé dans un autre poste.

       * * * * *

Je suis bien éloigné de croire Stengel républicain; je ne crois pas
qu'il doive commander nos armées. Mais je pense qu'avant de le
décréter d'accusation, il faut qu'il vous soit fait un rapport ou que
vous l'entendiez vous-mêmes à la barre. Il faut de la raison et de
l'inflexibilité; il faut que l'impunité, portée jusqu'à présent trop
loin, cesse; mais il ne faut pas porter de décret d'accusation au
hasard. Je demande que le ministre de la guerre soit chargé de faire
traduire à la barre Stengel et Lanoue.

       * * * * *

La Convention décréta que Stengel et Lanoue comparaîtraient à sa
barre.



XV

SUR L'INSTITUTION D'UN TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

(10 mars 1793)


La conspiration de l'ennemi intérieur se combinant avec les dangers
extérieurs exigeait des mesures sévères, terribles. Tandis que la
nation armée se portait aux frontières, il importait d'empêcher, au
lendemain de possibles désastres, le retour des événements sanglants
qui avaient marqué les premiers jours de septembre, au lendemain de
l'invasion. C'est dans cet esprit que Danton proposa la création d'un
tribunal révolutionnaire.

       * * * * *

Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leurs postes. (_Tous
les membres se remettent en place, un calme profond règne dans toute
l'Assemblée_.) Quoi, citoyens! au moment où notre position est telle,
que si Maranda était battu, et cela n'est pas impossible, Dumouriez
enveloppé serait obligé de mettre bas les armes, vous pourriez vous
séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose
publique? Je sens à quel point il est important de prendre des mesures
judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires; car c'est pour
eux que ce tribunal est nécessaire; c'est pour eux que ce tribunal
doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple. Les
ennemis de la liberté lèvent un front audacieux; partout confondus,
ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honnête occupé
dans ses foyers, l'artisan occupé dans ses ateliers, ils ont la
stupidité de se croire en majorité: eh bien, arrachez-les vous-mêmes à
la vengeance populaire, l'humanité vous l'ordonne.

Rien n'est plus difficile que de définir un crime politique; mais si
un homme du peuple, pour un crime particulier, en reçoit à l'instant
le châtiment; s'il est si difficile d'atteindre un crime politique,
n'est-il pas nécessaire que des lois extraordinaires, prises hors du
corps social, épouvantent les rebelles et atteignent les coupables?
Ici le salut du peuple exige de grands moyens et des mesures
terribles. Je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un
tribunal révolutionnaire. L'histoire atteste cette vérité; et
puisqu'on a osé, dans cette Assemblée, rappeler ces journées
sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que
si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on a si souvent, si
cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées; je
dirai, et j'aurai l'assentiment de tous ceux qui ont été les témoins
de ces terribles événements, que nulle puissance humaine n'était dans
le cas d'arrêter le débordement de la vengeance nationale. Profitons
des fautes de nos prédécesseurs.

Faisons ce que n'a pas fait l'Assemblée législative; soyons terribles
pour dispenser le peuple de l'être; organisons un tribunal, non pas
bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que
le glaive de la loi pèse sur la tête de tous ses ennemis.

Ce grand oeuvre terminé, je vous rappelle aux armes, aux commissaires
que vous devez faire partir, au ministère que vous devez organiser;
car nous ne pouvons le dissimuler, il nous faut des ministres; et
celui de la marine, par exemple, dans un pays où tout peut être créé,
parce que tous les éléments s'y trouvent, avec toutes les qualités
d'un bon citoyen, n'a pas créé de marine; nos frégates ne sont pas
sorties et l'Angleterre enlève nos corsaires. Eh bien, le moment est
arrivé, soyons prodigues d'hommes et d'argent; déployons tous les
moyens de la puissance nationale, mais ne mettons la direction de ces
moyens qu'entre les mains d'hommes dont le contact nécessaire et
habituel avec vous vous assure l'ensemble et l'exécution des mesures
que vous avez combinées pour le salut de la République. Vous n'êtes
pas un corps constitué, car vous pouvez tout constituer vous-mêmes.
Prenez-y garde, citoyens, vous répondez au peuple de nos armées, de
son sang, de ses assignats; car si ses défaites atténuaient tellement
la valeur de cette monnaie que les moyens d'existence fussent anéantis
dans ses mains, qui pourrait arrêter les effets de son ressentiment et
de sa vengeance? Si, dès le moment que je vous l'ai demandé, vous
eussiez fait le développement de forces nécessaires, aujourd'hui
l'ennemi serait repoussé loin de nos frontières.

Je demande donc que le tribunal révolutionnaire soit organisé, séance
tenante, que le pouvoir exécutif, dans la nouvelle organisation,
reçoive les moyens d'action et d'énergie qui lui sont nécessaires. Je
ne demande pas que rien soit désorganisé, je ne propose que des moyens
d'amélioration.

Je demande que la Convention juge mes raisonnements et méprise les
qualifications injurieuses et flétrissantes qu'on ose me donner. Je
demande qu'aussitôt que les mesures de sûreté générale seront prises,
vos commissaires partent à l'instant, qu'on ne reproduise plus
l'objection qu'ils siègent dans tel ou tel côté de cette salle. Qu'ils
se répandent dans les départements, qu'ils y échauffent les citoyens,
qu'ils y raniment l'amour de la liberté, et que, s'ils ont regret de
ne pas participer à des décrets utiles, ou de ne pouvoir s'opposer à
des décrets mauvais, ils se souviennent que leur absence a été le
salut de la patrie.

Je me résume donc: ce soir, organisation du tribunal, organisation du
pouvoir exécutif; demain, mouvement militaire; que, demain, vos
commissaires soient partis; que la France entière se lève, coure aux
armes, marche à l'ennemi; que la Hollande soit envahie; que la
Belgique soit libre; que le commerce d'Angleterre soit ruiné; que les
amis de la liberté triomphent de cette contrée; que nos armes,
partout victorieuses, apportent aux peuples la délivrance et le
bonheur; que le monde soit vengé.



XVI

SUR LA DÉMISSION DE BEURNONVILLE

(11 mars 1793)


Nommé ministre de la Guerre le 4 février 1793, Beurnonville donna sa
démission le 11 mars suivant. A ce propos, plusieurs membres de la
Convention voulurent lui demander les motifs de son départ. Danton s'y
opposa, insistant dans son discours sur la cohésion et l'unité
réclamées par le gouvernement républicain, faisant appel au civisme de
tous pour le salut public. On sait qu'envoyé à la suite de sa
démission auprès de Dumouriez, Beurnonville fut livré par lui aux
Autrichiens qui le retinrent en otage jusqu'au 12 brumaire an IV.

       * * * * *

Avant de rendre au ministre de la Guerre la justice que lui doit tout
Français qui aime son pays, et qui sait apprécier ceux qui ont
combattu vaillamment pour lui, je dois cette déclaration positive de
mes principes et de mes sentiments: que, s'il est dans mes opinions
que la nature des choses et les circonstances exigent que la
Convention se réserve la faculté de prendre partout, et même dans son
sein, des ministres, je déclare en même temps, et je le jure par la
patrie, que, moi, je n'accepterai jamais une place dans le ministère,
tant que j'aurai l'honneur d'être membre de la Convention nationale.
Je le déclare, dis-je, sans fausse modestie; car, je l'avoue, je crois
valoir un autre citoyen français. Je le déclare avec le désir ardent
que mon opinion individuelle ne devienne pas celle de tous mes
collègues; car je tiens pour incontestable que vous feriez une chose
funeste à la chose publique, si vous ne vous réserviez pas cette
faculté. Après un tel aveu, je vous somme tous, citoyens, de descendre
dans le fond de votre conscience. Quel est celui d'entre vous qui ne
sent pas la nécessité d'une plus grande cohésion, de rapports plus
directs, d'un rapprochement plus immédiat, plus quotidien, entre les
agents du pouvoir exécutif révolutionnaire, chargé de défendre la
liberté contre toute l'Europe, et vous qui êtes chargés de la
direction suprême de la législation civile et de la défense de là
République? Vous avez la nation à votre disposition, vous êtes une
Convention nationale, vous n'êtes pas un corps constitué, mais un
corps chargé de constituer tous les pouvoirs, de fonder tous les
principes de notre République; vous n'en violerez donc aucun, rien ne
sera renversé, si, exerçant toute la latitude de vos pouvoirs, vous
prenez le talent partout où il existe pour le placer partout où il
peut être utile. Si je me récuse dans les choix que vous pourrez
faire, c'est que, dans mon poste, je me crois encore utile à pousser,
à faire marcher la Révolution; c'est que je me réserve encore la
faculté de dénoncer les ministres qui, par malveillance et par
impéritie, trahiraient notre confiance. Ainsi mettons-nous donc bien
tous dans la tête que presque tous, que tous, nous voulons le salut
public. Que les défiances particulières ne nous arrêtent pas dans
notre marche, puisque nous avons un but commun. Quant à moi, je ne
calomnierai jamais personne; je suis sans fiel, non par vertu, mais
par tempérament. La haine est étrangère à mon caractère.... Je n'en ai
pas besoin; ainsi je ne puis être suspect, même à ceux qui ont fait
profession de me haïr. Je vous rappelle à l'infinité de vos devoirs.
Je n'entends pas désorganiser le ministère; je ne parle pas de la
nécessité de prendre des ministres dans votre sein, mais de la
nécessité de vous en réserver la faculté.

---J'arrive à la discussion particulière qui s'est élevée sur la
lettre de démission envoyée par le ministre de la Guerre.

On veut lui demander les motifs de sa démission: certes, jamais on ne
pourra dire que c'est par faiblesse. Celui qui a combattu si bien les
ennemis, braverait l'erreur populaire avec le même courage; il
mourrait à son poste sans sourciller; tel est Beurnonville, tel nous
devons le proclamer. Mais la nature, variée dans ses faveurs,
distribue aux hommes différents genres de talents; tel est capable de
commander une armée, d'échauffer le soldat, de maintenir la discipline
qui n'a pas les formes populaires conciliatrices, nécessaires dans les
circonstances critiques et orageuses, quand on veut le bien. Celui qui
donne sa démission a dû se consulter sous ces différents rapports; il
ne serait pas même de la dignité de la Convention de lui faire les
questions qu'on propose. Beurnonville a su se juger; il peut encore
vaincre nos ennemis sur le champ de bataille; mais il n'a pas les
formes familières qui, dans les places administratives, appellent la
confiance des hommes peu éclairés; car le peuple est ombrageux, et
l'expérience de nos révolutions lui a bien acquis le droit de craindre
pour sa liberté.

Je ne doute pas que Beurnonville n'ait géré en bon citoyen; il doit
être excepté de la rigueur de la loi qui défend à tout ministre de
quitter Paris, avant d'avoir rendu ses comptes; et nous ne perdrons
pas l'espérance de voir Beurnonville allant aux armées, y conduisant
des renforts, remporter avec elles de nouveaux triomphes.



XVII

SUR LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

(27 mars 1793)


Créé le 10 mars, le Tribunal criminel extraordinaire n'était pas
encore entré en activité. Danton s'éleva avec force contre ce retard
et rappela dans son discours les devoirs assumés par le gouvernement
révolutionnaire. Le lendemain, 28 mars, la Convention décrétait que le
Tribunal entrerait en activité le même jour et pour ce l'autorisait à
juger au nombre de dix jurés.

       * * * * *

Je déclare avoir recommandé aux ministres d'excellents patriotes,
d'excellents révolutionnaires. Il n'y a aucune loi qui puisse ôter à
un représentant du peuple sa pensée. La loi ancienne qu'on veut
rappeler était absurde; elle a été révoquée par la révolution. Il faut
enfin que la Convention nationale soit un corps révolutionnaire; il
faut qu'elle soit peuple; il est temps qu'elle déclare la guerre aux
ennemis intérieurs. Quoi! la guerre civile est allumée de toutes
parts, et la Convention reste immobile! Un tribunal révolutionnaire a
été créé qui devait punir tous les conspirateurs, et ce tribunal n'est
pas encore en activité! Que dira donc ce peuple! car il est prêt à se
lever en masse; il le doit, il le sent. Il dira: Quoi donc! des
passions misérables agitent nos représentants, et cependant les
contre-révolutionnaires tuent la liberté.

Je dois enfin vous dire la vérité, je vous la dirai sans mélange; que
m'importent toutes les chimères que l'on peut répandre contre moi,
pourvu que je puisse servir la patrie! Oui, citoyens; vous ne faites
pas votre devoir. Vous dites que le peuple est égaré; mais pourquoi
vous éloignez-vous de ce peuple? Rapprochez-vous de lui, il entendra
la voix de la raison. La révolution ne peut marcher, ne peut être
consolidée qu'avec le peuple. Le peuple en est l'instrument, c'est à
vous de vous en servir. En vain dites-vous que les sociétés populaires
fourmillent de dénonciateurs absurdes, de dénonciateurs atroces. Eh
bien, que n'y allez-vous? Une nation en révolution est comme l'airain
qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la liberté n'est
pas fondue. Ce métal bouillonne; si vous n'en surveillez le fourneau,
vous serez tous brûlés. Comment se fait-il que vous ne sentiez pas que
c'est aujourd'hui qu'il faut que la Convention décrète que tout homme
du peuple aura une pique aux frais de la nation. Les riches la
paieront, ils la paieront en vertu d'une loi; les propriétés ne seront
pas violées. Il faut décréter encore que, dans les départements où la
révolution s'est manifestée, quiconque a l'audace d'appeler cette
contre-révolution sera mis hors la loi. A Rome, Valerius Publicola eut
le courage de proposer une loi qui portait peine de mort contre
quiconque appellerait la tyrannie. Eh bien, moi, je déclare que,
puisque dans les rues, dans les places publiques, les patriotes sont
insultés; puisque, dans les spectacles, on applaudit avec fureur aux
applications qui se rapportent avec les malheurs de la patrie; je
déclare, dis-je, que quiconque oserait appeler la destruction de la
liberté, ne périra que de ma main, dusse-je après porter ma tête sur
l'échafaud, heureux d'avoir donné un exemple de vertu à ma patrie. Je
demande qu'on passe à l'ordre du jour sur la motion qui m'a donné lieu
de parler. Je demande que, dans toute la République, un citoyen ait
une pique aux frais de la nation. Je demande que le tribunal
extraordinaire soit mis en activité. Je demande que la Convention
déclare au peuple français, à l'Europe, à l'univers qu'elle est un
corps révolutionnaire, qu'elle est résolue de maintenir la liberté,
d'étouffer les serpents qui déchirent le sein de la patrie.

Montrez-vous révolutionnaires; montrez-vous peuple, et alors la
liberté n'est plus en péril. Les nations qui veulent être grandes
doivent, comme les héros, être élevées à l'école du malheur. Sans
doute nous avons eu des revers; mais si, au mois de septembre, on vous
eût dit: "la tête du tyran tombera sous le glaive des lois, l'ennemi
sera chassé du territoire de la République; 100.000 hommes seront à
Mayence; nous aurons une armée à Tournai", vous eussiez vu la liberté
triomphante. Eh bien, telle est encore notre position. Nous avons
perdu un temps précieux. Il faut le réparer. On a cru que la
révolution était faite. On a crié aux factieux. Eh bien, ce sont ces
factieux qui tombent sous le poignard des assassins.

Et toi, Lepeletier, quand tu périssais victime de ta haine pour les
tyrans, on criait aussi que tu étais un factieux. Il faut sortir de
cette léthargie politique. Marseille sait déjà que Paris n'a jamais
voulu opprimer la République, n'a jamais voulu que la liberté.
Marseille s'est déclarée la montagne de la République. Elle se
gonflera, cette montagne, elle roulera les rochers de la liberté, et
les ennemis de la liberté seront écrasés. Je ne veux pas rappeler de
fâcheux débats. Je ne veux pas faire l'historique des haines dirigées
contre les patriotes. Je ne dirai qu'un mot.

Je vous dirai que Roland écrivait à Dumouriez (et c'est ce général qui
nous a montré la lettre, à Lacroix et à moi): "Il faut vous liguer
avec nous pour écraser ce parti de Paris, et surtout ce Danton." Jugez
si une imagination frappée au point de tracer de pareils tableaux a dû
avoir une grande influence sur toute la République. Mais tirons le
rideau sur le passé. Il faut nous réunir. C'est cette réunion qui
devrait établir la liberté d'un pôle à l'autre, aux deux tropiques et
sur la ligne de la Convention. Je ne demande pas d'ambassades
particulières. Quant à moi, je fais serment de mourir pour défendre
mon plus cruel ennemi. Je demande que ce sentiment sacré enflamme
toutes les âmes. Il faut tuer les ennemis intérieurs pour triompher
des ennemis extérieurs. Vous deviendrez victimes de vos passions ou de
votre ignorance, si vous ne sauvez la République. La République, elle
est immortelle! L'ennemi pourra bien faire encore quelques progrès; il
pourrait prendre encore quelques-unes de nos places, mais il s'y
consumerait lui-même. Que nos échecs tournent à notre avantage! que le
Français, en touchant la terre de son pays, comme le géant de la
fable, reprenne de nouvelles forces.

J'insiste sur ce qui est plus qu'une loi, sur ce que la nécessité vous
commande, soyez peuple. Que tout homme qui porte encore dans son coeur
une étincelle de liberté, ne s'éloigne pas du peuple. Nous ne sommes
pas ses pères, nous sommes ses enfants. Exposons-lui nos besoins et
ses ressources, disons qu'il sera inviolable, s'il veut être uni.
Qu'on se rappelle l'époque mémorable et terrible du mois d'août.
Toutes les passions se croisaient. Paris ne voulait pas sortir de ses
murs. J'ai, moi, car il faut bien quelquefois se citer, j'ai amené le
conseil exécutif à se réunir à la mairie avec tous les magistrats du
peuple. Le peuple vit notre réunion, il la seconda, et l'ennemi a été
vaincu. Si on se réunit, si on aime les sociétés populaires, si on y
assiste, malgré ce qu'il peut y avoir en elles de défectueux, car il
n'y a rien de parfait sur la terre, la France reprendra sa force,
redeviendra victorieuse, et bientôt les despotes se repentiront de ces
triomphes éphémères qui n'auront été que plus funestes pour eux.



XVIII

JUSTIFICATION DE SA CONDUITE EN BELGIQUE

(30 mars 1793)


Dans la séance du 30 mars, un membre [Note: Le Moniteur du 1er avril,
n° 91, qui rend compte de la séance du 30 mars ne donne pas le nom de
ce membre.] de la Convention demanda l'exécution du décret ordonnant à
Danton de rendre compte de l'état de la Belgique au moment de son
départ. "Il importe, ajoutait-il, que nous connaissions toutes les
opérations de nos commissaires Gironde contre le conventionnel". Il
demanda aussitôt la parole et prononça ce long discours où il se
justifia d'une façon éclatante des reproches sournois et hypocrites
que Mme Roland réédita depuis dans son libelle.

       * * * * *

Citoyens, vous aviez, par un décret, ordonné que, Camus et moi, seuls
des commissaires près l'armée de la Belgique, qui se trouvent
actuellement dans la Convention, rendions compte de ce que nous avions
vu et fait dans la Belgique. Le changement des circonstances, les
lettres nouvelles parvenues à votre Comité de défense générale, ont
rendu ce rapport moins important, quant à ce qui concerne la situation
des armées, puisque cette situation a changé; elles ont nécessité des
mesures provisoires que vous avez décrétées. J'étais prêt et je le
suis encore à m'expliquer amplement, et sur l'historique de la
Belgique, et sur les généraux, et sur l'armée, et sur la conduite des
commissaires. Il est temps que tout soit connu. Si la saine raison, si
le salut de la patrie et celui de l'armée a obligé vos commissaires
d'être en quelque sorte stationnaires, aujourd'hui le temps de bannir
toute espèce de politique est arrivé; il l'est d'autant plus que je
m'aperçois qu'on a insinué dans l'Assemblée que les malheurs de la
Belgique pouvaient avoir été plus ou moins amenés par l'influence, les
fautes et même les crimes de vos commissaires.

Eh bien, je prends à cette tribune l'engagement solennel de tout dire,
de tout révéler, de répondre à tout. J'appellerai tous les
contradicteurs possibles d'un bout de la République à l'autre;
j'appellerai le Conseil exécutif, les commissaires nationaux;
j'appellerai tous mes collègues en témoignage. Et après cette vaste
explication, quand on aura bien sondé l'abîme dans lequel on a voulu
nous plonger, on reconnaîtra que ceux-là qui ont travaillé la réunion,
qui ont demandé des renforts, qui se sont empressés de vous annoncer
nos échecs pour hâter l'envoi des secours, s'ils n'obtiennent pas
l'honorable fruit de leurs travaux, sont au moins bien fortement in
inculpables. Je rendrai, je pourrai me tromper sur quelques détails,
les comptes qui me sont demandés; mais je puis annoncer à l'avance
qu'il y aura unanimité dans le témoignage de vos commissaires sur les
principaux objets de ces rapports.

Je demande que la séance de demain soit consacrée à un rapport
préliminaire, car il y aura beaucoup de personnes a entendre, beaucoup
de chefs à interroger. On verra si nous avons manqué d'amour pour le
peuple, lorsque nous n'avons pas voulu tout à coup priver l'armée des
talents militaires dont elle avait besoin, dans des hommes dont
cependant nous combattions les opinions politiques, ou si nous n'avons
pas au contraire sauvé cette armée.

On verra, par exemple, que, si nous avions donné à cette fameuse
lettre qui a été lue partout, excepté dans cette enceinte, les suites
que nous aurions pu lui donner, dès qu'elle nous a été connue, on
verra que, si nous n'avions pas, dans cette circonstance, mis dans
notre conduite la prudence que nous dictaient les événements, l'armée,
dénuée de chefs, se serait repliée sur nos frontières avec un tel
désordre, que l'ennemi serait entré avec elle dans nos places fortes.

Je ne demande ni grâce, ni indulgence. J'ai fait mon devoir dans ce
moment de nouvelle révolution, comme je l'ai fait au 10 août. Et, à
cet égard, comme je viens d'entendre des hommes qui, sans doute sans
connaître les faits, mettant en avant des opinions dictées par la
prévention, me disent que je rende mes comptes, je déclare que j'ai
rendu les miens et que je suis prêt à les rendre encore. Je demande
que le Conseil exécutif soit consulté sur toutes les parties de ma
conduite ministérielle. Qu'on me mette en opposition avec ce ci-devant
ministre qui, par des réticences, a voulu jeter des soupçons sur moi.

J'ai fait quelques instants le sacrifice de ma réputation pour mieux
payer mon contingent à la République, en ne m'occupant que de la
servir. Mais j'appelle aujourd'hui sur moi toutes les explications,
tous les genres d'accusation, car je suis résolu à tout dire.

Ainsi préparez-vous à être aussi francs jusque dans vos haines, et
francs dans vos passions, car je les attends. Toutes ces discussions
pourront peut-être tourner encore au profit de la chose publique. Nos
maux viennent de nos divisions; eh bien, connaissons-nous tous. Car
comment se fait-il qu'une portion des représentants du peuple traite
l'autre de conjurés? Que ceux-ci accusent les premiers de vouloir les
faire massacrer? Il a été un temps pour les passions; elles sont
malheureusement dans l'ordre de la nature; mais il faut enfin que tout
s'explique, que tout le monde se juge et se reconnaisse. Le peuple, il
faut le dire, ne sait plus où reposer sa confiance; faites donc que
l'on sache si vous êtes un composé de deux partis, une assemblée
d'hommes travaillés de soupçons respectifs, ou si vous tendez tous au
salut de la patrie. Voulez-vous la réunion? Concourez d'un commun
accord aux mesures sévères et fermes que réclame le peuple indigné des
trahisons dont il a été si longtemps victime. Instruisez, armez les
citoyens; ce n'est pas assez d'avoir des armées aux frontières, il
faut au sein de la République une colonne centrale qui fasse front aux
ennemis du dedans, pour reporter ensuite la guerre au dehors.

Non seulement je répondrai catégoriquement aux inculpations qui m'ont
été et me seront faites ici, dans cette Assemblée qui a l'univers pour
galerie, mais je dirai tout ce que je sais sur les opérations de la
Belgique, persuadé que la connaissance approfondie du mal peut seule
nous en faire découvrir le remède. Ainsi, s'il est un seul d'entre
vous qui ait le moindre soupçon sur ma conduite, comme ministre; s'il
en est un seul qui désire des comptes itératifs, lorsque déjà toutes
les pièces sont déposées dans vos comités; s'il en est un seul qui ait
des soupçons sur mon administration, relativement aux dépenses
secrètes de révolution, qu'il monte demain à la tribune, que tout se
découvre, que tout soit mis à nu, et, libres de défiances, nous
passerons ensuite à l'examen de notre situation politique [Note: A.
AULARD (_Oeuvr. cit._, tome I, p. 137 et suiv.) a prouvé, pièces en
mains, que, contrairement à l'assertion de la femme Roland et de
presque tous les historiens, Danton avait rendu les comptes de son
ministère dans la séance de la Convention du 6 octobre 1792.].

Ces défiances, quand on veut se rapprocher, sont-elles donc si
difficiles à faire disparaître? Je le dis, il s'en faut qu'il y ait
dans cette Assemblée les conspirations qu'on se prête. Trop longtemps,
il est vrai, un amour mutuel de vengeance, inspiré par les
préventions, a retardé la marche de la Convention, et diminué son
énergie, en la divisant souvent. Telle opinion forte a été repoussée
par tel ou tel coté, par cela seul qu'elle ne lui appartenait pas.
Qu'enfin donc le danger vous rallie. Songez que vous vous trouvez dans
la crise la plus terrible; vous avez une armée entièrement
désorganisée, et c'est la plus importante, car d'elle dépendait le
salut public, si le vaste projet de ruiner en Hollande le commerce de
l'Angleterre eût réussi. Il faut connaître ceux qui peuvent avoir
trempé dans la conspiration qui a fait manquer ce projet; les têtes de
ceux qui ont influé, soit comme généraux, soit comme représentants du
peuple sur le sort de cette armée, ces têtes doivent tomber les
premières.

D'accord sur les bases de la conduite que nous devons tenir, nous le
serons facilement sur les résultats. Interrogeons, entendons,
comparons, tirons la vérité du chaos; alors nous saurons distinguer ce
qui appartient aux passions et ce qui est le fruit des erreurs; nous
connaîtrons où a été la véritable politique nationale, l'amour de son
pays, et l'on ne dira plus qu'un tel est un ambitieux, un usurpateur,
parce qu'il a un tempérament plus chaud et des formes plus robustes.
Non, la France ne sera pas ré asservie, elle pourra être embranlée,
mais le peuple, comme le Jupiter de l'Olympe, d'un seul signe fera
rentrer dans le néant tous les ennemis.

Je demande que demain le Conseil exécutif nous fasse un rapport
préliminaire; je demande à m'expliquer ensuite, car le peuple doit
être instruit de tout. Les nouvelles reçues hier des armées
transpirent déjà. C'est en soulevant petit à petit le voile, c'est en
renonçant aux palliatifs que nous préviendrons l'explosion que
pourrait produire l'excès de mécontentement. Je demande que le Conseil
exécutif, pièces en main, nous rende compte de ses différents agents.
Que la vérité colore le civisme et le courage; que nous ayons encore
l'espoir de sauver la République, et de ramener à un centre commun
ceux qui se sont un moment laissé égarer par leurs passions.

Citoyens, nous n'avons pas un instant à perdre. L'Europe entière
pousse fortement la conspiration. Vous voyez que ceux-là qui ont
prêché plus persévéramment la nécessité du recrutement qui s'opère
enfin pour le salut de la République; que ceux qui ont demandé le
tribunal révolutionnaire; que ceux qui ont provoqué l'envoi des
commissaires dans les départements pour y souffler l'esprit public,
sont présentés presque comme des conspirateurs. On se plaint de
misérables détails. Et des corps administratifs n'ont-ils pas demandé
ma tète? Ma tète!.... elle est encore là, elle y restera. Que chacun
emploie celle qu'il a reçue de la nature, non pour servir de petites
passions, mais pour servir la République.

Je somme celui qui pourrait me supposer des projets d'ambition, de
dilapidation, de forfaiture quelconque, de s'expliquer demain
franchement sur ces soupçons, sous peine d'être réputé calomniateur.
Cependant je vous en atteste tous, dès le commencement de la
Révolution, j'ai été peint sous les couleurs les plus odieuses.

Je suis resté inébranlable, j'ai marché à pas fermes vers la liberté.
On verra qui touchera au terme où le peuple arrivera, après avoir
écrasé tous les ennemis. Mais puisque aujourd'hui l'union, et par
conséquent une confiance réciproque, nous est nécessaire, je demande à
entrer, après le rapport du Conseil exécutif, dans toutes explications
qu'on jugera.



XIX

SUR LA TRAHISON DE DUMOURIEZ ET LA MISSION EN BELGIQUE

(1er avril 1793)


La trahison de Dumouriez, dont les opérations avaient, à plusieurs
reprises, été défendues par Danton, créa pour celui-ci une nouvelle
source d'accusations. Après un discours de Cambacérès, au nom du
Comité de défense générale, une défense de Sillery, réclamant l'examen
de ses papiers pour se disculper d'une complicité supposée avec
Dumouriez, et quelques mots de Fonfrède et de Robespierre, Penières
monta à la tribune pour dénoncer un fait que le Moniteur (n° 93)
relate en ces termes:

PENIÈRES.--Quelques jours après l'arrivée de Danton et de Delacroix de
la Belgique, une lettre écrite par Dumouriez fut envoyée au Comité de
défense générale, sans avoir été lue à l'Assemblée. (PLUSIEURS
MEMBRES.--Cela n'est pas vrai!) La lettre fut apportée au Comité de
défense générale, où Danton fut appelé pour en entendre la lecture;
Bréard, qui était alors président, dit qu'il était de son devoir d'en
donner connaissance à l'Assemblée. Delacroix lui répondit en ces
termes: "Quant à moi, si j'étais président, je ne balancerais pas un
moment à exposer ma responsabilité, et la lettre ne serait pas lue;
car si un décret d'accusation devait être porté contre Dumouriez,
j'aimerais mieux que ma tête tombât que la sienne: Dumouriez est utile
à l'armée." Après cette explication, il fut arrêté que le lendemain on
ferait renvoyer cette lettre au comité, sans en faire la lecture.
Après que ce renvoi fut décrété, Danton nous dit qu'il repartirait
avec Delacroix et qu'il promettait de faire rétracter Dumouriez; et il
ajouta que, dans le cas où Dumouriez s'y refuserait, il demanderait
lui-même le décret d'accusation contre lui. Qu'est-il arrivé? Danton,
de retour de la Belgique, ne se présenta ni à l'Assemblée ni au
comité. Je lui demande en ce moment: pourquoi, ayant promis de faire
rétracter Dumouriez, et ne l'ayant pas fait, n'a-t-il pas demandé
contre lui le décret d'accusation.

       * * * * *

Bréard ayant, en quelques mots, expliqué son rôle en cet incident,
Danton monta à la tribune pour justifier sa conduite envers Dumouriez,
sa mission en Belgique, et confondre ses calomniateurs. A plusieurs
reprises son discours fut interrompu. Force nous est donc de suivre le
texte du Moniteur (n° 93 et 94) pour donner une physionomie exacte de
la séance, et de reproduire toutes les interruptions pour suivre la
défense de Danton.


       * * * * *

Je commence par bien préciser l'interpellation faite, elle se réduit à
ceci: "Vous avez dit, Danton, que, si vous ne parveniez pas à faire
écrire a Dumouriez une lettre qui détruisit l'effet de la première,
vous demanderiez contre lui le décret d'accusation. Cette lettre
n'ayant point eu lieu, pourquoi n'avez-vous pas tenu votre promesse?"

Voilà la manière dont je suis interpellé. Je vais donner les
éclaircissements qui me sont demandés. D'abord, j'ai fait ce que
j'avais annoncé: la Convention a reçu une lettre par laquelle
Dumouriez demandait qu'il ne fût fait de rapport sur sa première
qu'après que la Convention aurait entendu les renseignements que
devaient lui donner ses commissaires. Cette lettre ne nous satisfit
pas, et, après avoir conféré avec lui, nous acquîmes la conviction
qu'il n'y avait plus rien à attendre de Dumouriez pour la République.

Arrivé à Paris à neuf heures du soir, je ne vins pas au comité; mais
le lendemain j'ai dit que Dumouriez était devenu tellement atroce,
qu'il avait dit que la Convention était composée de trois cents
imbéciles et de quatre cents brigands. J'ai demandé que tout fût
dévoilé; ainsi tous ceux qui s'y sont trouvés ont dû voir que mon avis
était qu'il fallait arracher Dumouriez à son armée.

Mais ce fait ne suffit pas, il importe que la Convention et la nation
entière sachent la conduite qu'ont tenue vos commissaires à l'égard de
Dumouriez, et il est étrange que ceux qui, constamment, ont été en
opposition de principes avec lui soient aujourd'hui accusés comme ses
complices.

Qu'a voulu Dumouriez? Établir un système financier dans la Belgique.
Qu'a voulu Dumouriez? Point de réunion. Quels sont ceux qui ont fait
les réunions? Vos commissaires. La réunion du Hainaut, dit Dumouriez,
s'est faite à coups de sabre. Ce sont vos commissaires qui l'ont
faite. C'est nous que Dumouriez accuse des malheurs de la Belgique;
c'est nous qu'il accuse d'avoir fait couler le sang dans le Hainaut
et, par une fatalité inconcevable, c'est nous qu'on accuse de protéger
Dumouriez!

J'ai dit que Dumouriez avait conçu un plan superbe d'invasion de la
Hollande: si ce plan eût réussi, il aurait peut-être épargné bien des
crimes à Dumouriez; peut-être l'aurait-il voulu faire tourner a son
profit; mais l'Angleterre n'en aurait pas été moins abaissée et la
Hollande conquise.

Voilà le système de Dumouriez: Dumouriez se plaint des sociétés
populaires et du tribunal extraordinaire; il dit que bientôt Danton
n'aura plus de crédit que dans la banlieue de Paris.

UNE VOIX.--Ce sont les décrets de l'Assemblée, et non vous.

On m'observe que je suis dans l'erreur; je passe à un autre fait plus
important: c'est que Dumouriez a dit à l'armée que si Danton et
Delacroix y reparaissaient, il les ferait arrêter. Citoyens, les faits
parlent d'eux-mêmes; on voit facilement que la commission a fait son
devoir.

Dumouriez s'est rendu criminel, mais ses complices seront bientôt
connus. J'ai déjà annoncé que Dumouriez a été égaré par les impulsions
qu'il a reçues de Paris, et qu'il était aigri par les écrits qui
présentaient les citoyens les plus énergiques comme des scélérats. La
plupart de ces écrits sont sortis de cette enceinte; je demande que la
Convention nomme une commission pour débrouiller ce chaos et pour
connaître les auteurs de ce complot. Quand on verra comment nous avons
combattu les projets de Dumouriez, quand on verra que vous avez
ratifié tous les arrêtés que nous avons pris, il ne restera plus aucun
soupçon sur notre conduite.

Citoyens, ce n'est point assez de découvrir d'où viennent nos maux; il
faut leur appliquer un remède immédiat. Vous avez, il est vrai,
ordonné un recrutement, mais cette mesure est trop lente; je crois que
l'Assemblée doit nommer un comité de la guerre, chargé de créer une
armée improvisée. Les ennemis veulent se porter sur Paris; leur
complice vous l'a dévoilé; je demande qu'il soit pris des mesures pour
qu'un camp de cinquante mille hommes soit formé à vingt lieues de
Paris; ce camp fera échouer les projets de nos ennemis, et pourra au
besoin servir a compléter les armées. Je demande aussi que mes
collègues dans la Belgique soient rappelés sur-le-champ.

PLUSIEURS MEMBRES.--Cela est fait.

Je demande enfin que le Conseil exécutif rende un compte exact de nos
opérations dans la Belgique: l'Assemblée acquerra les lumières qui lui
sont nécessaires, et elle verra que nous avons toujours été en
contradiction avec Dumouriez.

Si vos commissaires avaient fait enlever Dumouriez au moment où il
était à la tète de son armée, on aurait rejeté sur eux la
désorganisation de cette armée. Vos commissaires, quoique investis
d'un grand pouvoir, n'ont rien pour assurer le succès de leurs
opérations; les soldats ne nous prennent, en arrivant aux armées, que
pour de simples secrétaires de commission; il aurait fallu que la
Convention donnât à ceux qu'elle charge de promulguer ses lois à la
tête des armées une sorte de décoration moitié civile et moitié
militaire.

Que pouvaient faire de plus vos commissaires, sinon de dire: il y a
urgence, il faut arracher promptement Dumouriez de la tête de son
armée? Si nous avions voulu employer la force, elle nous eût manqué;
car quel général, au moment où Dumouriez exécutait sa retraite, et
lorsqu'il était entouré d'une armée qui lui était dévouée, eût voulu
exécuter nos ordres? Dumouriez était constamment jour et nuit à
cheval, et jamais il n'y a eu deux lieues de retraite sans un combat:
ainsi il nous était impossible de le faire arrêter. Nous avons fait
notre devoir, et j'appelle sur ma tête toutes les dénonciations, sûr
que ma tête loin de tomber sera la tête de Méduse qui fera trembler
tous les aristocrates.

LASOURCE.--Ce n'est point une accusation formelle que je vais porter
contre Danton; mais ce sont des conjectures que je vais soumettre à
l'Assemblée. Je ne sais point déguiser ce que je pense, ainsi je vais
dire franchement l'idée que la conduite de Delacroix et de Danton a
fait naître dans mon esprit.

Dumouriez a ourdi un plan de contre-révolution; l'a-t-il ourdi seul,
oui ou non?

Danton a dit qu'il n'avait pu, qu'il n'avait osé sévir contre
Dumouriez, parce qu'au moment où il se battait, aucun officier général
n'aurait voulu exécuter ses ordres. Je réponds à Danton qu'il est bien
étonnant qu'il n'ait osé prendre aucune mesure contre Dumouriez,
tandis qu'il nous a dit que l'armée était tellement républicaine, que,
malgré la confiance qu'elle avait dans son général, si elle lisait
dans un journal que Dumouriez a été décrété d'accusation, elle
l'amènerait elle-même à la barre de l'Assemblée.

Danton vient de dire qu'il avait assuré le comité que la République
n'avait rien à espérer de Dumouriez. J'observe à l'Assemblée que
Dumouriez avait perdu la tête en politique, mais qu'il conservait tous
ses talents militaires; alors Robespierre demanda que la conduite de
Dumouriez fût examinée; Danton s'y opposa et dit qu'il ne fallait
prendre aucune mesure contre lui avant que la retraite de la Belgique
fût entièrement effectuée. Son opinion fut adoptée.

Voilà les faits, voici comme je raisonne.

MAURE.--Je demande à dire un fait, c'est qu'on a proposé d'envoyer
Gensonné qui avait tout pouvoir sur Dumouriez, afin de traiter avec
lui du salut de la patrie.

PLUSIEURS MEMBRES.--C'est vrai.

LASOURCE.--Voici comment je raisonne. Je dis qu'il y avait un plan de
formé pour rétablir la royauté, et que Dumouriez était à la tête de ce
plan. Que fallait-il faire pour le faire réussir? Il fallait maintenir
Dumouriez à la tête de son armée. Danton est venu à la tribune, et a
fait le plus grand éloge de Dumouriez. S'il y avait un plan de formé
pour faire réussir les projets de Dumouriez, que fallait-il faire? Il
fallait se populariser. Qu'a fait Delacroix? Delacroix, en arrivant de
la Belgique, a affecté un patriotisme exagéré dont jusqu'à ce moment
il n'avait donné aucun exemple. (_De violents murmures se font
entendre_.) Et pour mieux dire, Delacroix se déclara Montagnard.
L'avait-il fait jusqu'alors? Non. Il tonna contre les citoyens qui ont
voté l'appel au peuple et contre ceux qu'on désigne sous le nom
d'hommes d'État. L'avait-il fait jusqu'alors? Non.

Pour faire réussir la conspiration tramée par Dumouriez, il fallait
acquérir la confiance populaire, il fallait tenir les deux extrémités
du fil. Delacroix reste dans la Belgique; Danton vient ici; il y vient
pour prendre des mesures de sûreté générale; il assiste au comité, il
se tait.

DANTON.--Cela est faux!

PLUSIEURS VOIX.--C'est faux!

LASOURCE.--Ensuite Danton, interpellé de rendre compte des motifs qui
lui ont fait abandonner la Belgique, parle d'une manière
insignifiante. Comment se fait-il qu'après avoir rendu son compte
Danton reste à Paris? Avait-il donné sa démission? Non. Si son
intention était de ne pas retourner dans la Belgique, il fallait qu'il
le dit, afin que l'Assemblée le remplaçât; et dans le cas contraire,
il devait y retourner.

Pour faire réussir la conspiration de Dumouriez, que fallait-il faire?
Il fallait faire perdre à la Convention la confiance publique. Que
fait Danton? Danton paraît à la tribune, et là il reproche à
l'Assemblée d'être au-dessous de ses devoirs; il annonce une nouvelle
insurrection; il dit que le peuple est prêt à se lever, et cependant
le peuple était tranquille. Il n'y avait pas de marche plus sûre pour
amener Dumouriez à ses fins que de ravaler la Convention et de faire
valoir Dumouriez; c'est ce qu'a fait Danton.

Pour protéger la conspiration, il fallait exagérer les dangers de la
patrie, c'est ce qu'ont fait Delacroix et Danton. On savait qu'en
parlant de revers, il en résulterait deux choses: la première, que les
âmes timides se cacheraient; la seconde, que le peuple, en fureur de
se voir trahi, se porterait à des mouvements qu'il est impossible de
retenir.

En criant sans cesse contre la faction des hommes d'État, ne
semble-t-il pas qu'on se ménageait un mouvement, tandis que Dumouriez
se serait avancé à la tête de son armée?

Citoyens, voilà les nuages que j'ai vus dans la conduite de vos
commissaires. Je demande, comme Danton, que vous nommiez une
commission ad hoc pour examiner les faits et découvrir les coupables.
Cela fait, je vous propose une mesure de salut public. Je crois que la
conduite de Dumouriez, mal connue de son armée, pourrait produire
quelques mouvements funestes. Il faut qu'elle et la France entière
sachent les mesures que vous avez prises; car Dumouriez est, comme le
fut jadis Lafayette, l'idole de la République. (_De violents murmures
et des cris_: Non, non! s'élèvent dans toutes les parties de la
salle.) Pour les inquiétudes que nos revers ont pu faire naître dans
l'âme des Français, il faut que la nation sache que, si l'armée a été
battue, c'est qu'elle a été trahie; il faut que la nation sache que,
tant que son général a voulu la liberté, l'armée a marché à des
triomphes.

Je termine par une observation: vous voyez maintenant à découvert le
projet de ceux qui parlaient au peuple de couper des têtes, vous voyez
s'ils ne voulaient pas la royauté. Je sais bien que le peuple ne la
voulait pas, mais il était trompé. On lui parle sans cesse de se
lever. Eh bien! peuple français, lève-toi, suis le conseil de tes
perfides ennemis, forge-toi des chaînes, car c'est la liberté qu'on
veut perdre, et non pas quelques membres de la Convention.

Et vous, mes collègues, souvenez-vous que le sort de la liberté est
entre vos mains; souvenez-vous que le peuple veut la justice. Il a vu
assez longtemps le Capitole et le trône, il veut voir maintenant la
roche Tarpéienne et l'échafaud. (_Applaudissements_.) Le tribunal que
vous avez créé ne marche pas encore; je demande:

1° Qu'il rende compte tous les trois jours des procès qu'il a jugés et
de ceux qu'il instruit; de cette manière on saura s'il a fait justice.

2° Je demande que les citoyens Égalité et Sillery, qui sont inculpés,
mais que je suis loin de croire coupables, soient mis en état
d'arrestation chez eux.

3° Je demande que la commission demandée par Danton soit à l'instant
organisée.

4° Que le procès-verbal qui vous a été lu soit imprimé, envoyé aux
départements et aux armées, qu'une adresse soit jointe a ce
procès-verbal; ce moyen est puissant; car, lorsque le peuple voit une
adresse de l'Assemblée nationale, il croit voir un oracle. Je demande
enfin, pour prouver à la nation que nous ne capitulerons jamais avec
un tyran, que chacun d'entre nous prenne l'engagement de donner la
mort à celui qui tenterait de se faire roi ou dictateur. (_Une
acclamation unanime se fait entendre. Les applaudissements et les
cris_: Oui, oui! se répètent à plusieurs reprises. L'assemblée entière
est levée; tout les membres, dont l'attitude du serment, répètent
celui de Lasource. Les tribunes applaudissent.)

BIROTEAU.--Je demande la parole pour un fait personnel.

Au comité de défense générale, où l'on agita les moyens de sauver la
patrie, Fabre d'Eglantine, qu'on connaît très lié avec Danton, qui,
dans une séance précédente, avait fait son éloge, Fabre d'Églantine,
dis-je, annonce qu'il avait un moyen de sauver la République, mais
qu'il n'osait pas en faire part, attendu qu'on calomniait sans cesse
les opinions. On le rassura, en lui disant que les opinions étaient
libres, et que d'ailleurs tout ce qui se disait au comité y demeurait
enseveli. Alors Fabre d'Églantine à mots couverts proposa un roi. (_De
violents murmures se font entendre_.)

PLUSIEURS MEMBRES s'écrient à la fois:--Cela n'est pas vrai!

DANTON.--C'est une scélératesse: vous avez pris la défense du roi, et
vous voulez rejeter vos crimes sur nous.

BIROTEAU.--Je vais rendre les propres paroles de Fabre avec la réponse
qu'on lui fit. Il dit: (_De nouveaux murmures s'élèvent_.)

DELMAS.--Je demande la parole au nom du salut public.

Citoyens, je me suis recueilli; j'ai écouté tout ce qui a été dit à
cette tribune. Mon opinion est que l'explication qu'on provoque dans
ce moment doit perdre la République. Le peuple vous a envoyés pour
sauver la chose publique; vous le pouvez; mais il faut éloigner cette
explication; et moi aussi j'ai des soupçons, mais ce n'est pas le
moment de les éclaircir.

Je demande que l'on nomme la commission proposée par Lasource; qu'on
la charge de recueillir tous les faits, et ensuite on les fera
connaître au peuple français.

DANTON.--Je somme Cambon, sans personnalités, sans s'écarter de la
proposition qui vient d'être décrétée, de s'expliquer sur un fait
d'argent, sur cent mille écus qu'on annonce avoir été remis à Danton
et à Delacroix, et de dire la conduite que la commission a tenue
relativement à la réunion....

       * * * * *

La proposition de Delmas est adoptée unanimement.

       * * * * *

PLUSIEURS VOIX.--Le renvoi à la commission!

Cette proposition est décrétée.

Danton retourne à sa place; toute l'extrême gauche se lève, et
l'invite à retourner à la tribune pour être entendu. (_Des
applaudissements s'élèvent dans les tribunes et se prolongent pendant
quelques instants_.) Danton s'élance à la tribune. (_Les
applaudissements des tribunes continuent avec ceux d'une grande partie
de l'Assemblée_.)_

Le président se couvre pour rétablir l'ordre et le silence. (_Le calme
renaît_.)

LE PRÉSIDENT.--Citoyens, je demande la parole, et je vous prie de
m'écouter en silence.

Différentes propositions ont été faites: on avait provoqué une
explication sur des faits qui inculpaient des membres de la
Convention. Delmas a demandé la nomination d'une commission chargée
d'examiner les faits et d'en rendre compte à l'Assemblée. Cette
proposition a été adoptée à l'unanimité. Danton s'y était rendu,
maintenant il demande la parole pour des explications; je consulte
l'Assemblée.

TOUTE LA PARTIE GAUCHE.--Non, non! il a la parole de droit.

Un grand nombre de membres de l'autre côté réclament avec la même
chaleur le maintien du décret.--(_L'Assemblée est longtemps agitée_.)

LASOURCE.--Je demande que Danton soit entendu, et je déclare qu'il
n'est entré dans mon procédé aucune passion.

LE PRÉSIDENT.--Citoyens, dans cette crise affligeante le voeu de
l'Assemblée ne sera pas équivoque. Je vais le prendre.

L'Assemblée, consultée, accorde la parole à Danton, à une très grande
majorité.

DANTON.--Je dois commencer par vous rendre hommage comme vraiment amis
du salut du peuple, citoyens qui êtes placés à cette montagne (_se
tournant vers l'amphithéâtre de l'extrémité gauche_); vous avez mieux
jugé que moi. J'ai cru longtemps que, quelle que fût l'impétuosité de
mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m'a
départis; je devais employer dans les circonstances difficiles où m'a
placé ma mission la modération que m'ont paru commander les
événements. Vous m'accusiez de faiblesse, vous aviez raison, je le
reconnais devant la France entière. Nous, faits pour dénoncer ceux
qui, par impéritie ou scélératesse, ont constamment voulu que le tyran
échappât au glaive de la loi.... (_Un très grand nombre de membres se
lèvent en criant_: Oui, oui! _et en indiquant du geste les membres
placés dans la partie droite.--Des rumeurs et des récriminations
violentes s'élèvent dans cette partie_.) Eh bien! ce sont ces
mêmes hommes.... (_Les murmures continuent à la droite de la
tribune.--L'orateur se tournant vers les interrupteurs_.) Vous me
répondrez, vous me répondrez.... Citoyens, ce sont, dis-je, ces mêmes
hommes qui prennent aujourd'hui l'attitude insolente de
dénonciateurs.... (_Grangeneuve interrompt.--Les murmures d'une
grande partie de l'Assemblée couvrent sa voix_.)

GRANGENEUVE.--Je demande à faire une interpellation à Danton....

UN GRAND NOMBRE DE VOIX.--Vous n'avez pas la parole.... A l'Abbaye!

DANTON.--Et d'abord, avant que d'entrer aussi à mon tour dans des
rapprochements, je vais répondre. Que vous a dit Lasource? Quelle que
soit l'origine de son roman, qu'il soit le fruit de son imagination ou
la suggestion d'hommes adroits.... (_De nouveaux murmures s'élèvent
dans la partie de la salle à la droite de la tribune_.)

ALBITTE.--Nous avons tranquillement écouté Lasource, soyez tranquilles
à votre tour.

DANTON.--Soit que cet homme, dont on s'est emparé plusieurs fois dans
l'Assemblée législative, ait voulu préparer, ce que j'aime à ne pas
croire, le poison de la calomnie contre moi, pour le faire circuler
pendant l'intervalle qui s'écoulera entre sa dénonciation et le
rapport général qui doit vous être fait sur cette affaire, je
n'examine pas maintenant ses intentions. Mais que vous a-t-il dit?
Qu'à mon retour de la Belgique, je ne me suis pas présenté au Comité
de défense générale; il en a menti: plusieurs de mes collègues m'ont
cru arrivé vingt-quatre heures avant mon retour effectif, pensant que
j'étais parti le jour même de l'arrêté de la commission; je ne suis
arrivé que le vendredi 29, à huit heures du soir. Fatigué de ma course
et du séjour que j'ai fait à l'armée, on ne pouvait exiger que je me
transportasse immédiatement au comité. Je sais que les soupçons de
l'inculpation m'ont précédé. On a représenté vos commissaires comme
les causes de la désorganisation de l'armée. Nous, désorganisateurs!
nous, qui avons rallié les soldats français, nous, qui avons fait
déloger l'ennemi de plusieurs postes importants! Ah! sans doute tel a
dit que nous étions venus pour sonner l'alarme, qui, s'il eût été
témoin de notre conduite, vous aurait dit que nous étions faits pour
braver le canon autrichien, comme nous braverons les complots et les
calomnies des ennemis de la liberté.

J'en viens à la première inculpation de Lasource. En arrivant, je
n'étais pas même instruit qu'il dût y avoir comité ce jour-là. Me
fera-t-on un crime d'avoir été retenu quelques heures chez moi pour
réparer mes forces affaiblies par le voyage et par la nécessité de
manger? Dès le lendemain, je suis allé au comité; et quand on vous a
dit que je n'y ai donné que de faibles détails, on a encore menti.
J'adjure tous mes collègues qui étaient présents à cette séance: j'ai
dit que Dumouriez regardait la Convention comme un composé de trois
cents hommes stupides et de quatre cents scélérats. "Que peut faire
pour la République, ai-je ajouté, un homme dont l'imagination est
frappée de pareilles idées? Arrachons-le à son armée." (_L'orateur se
tournant vers l'extrémité gauche de la salle_.) N'est-ce pas cela que
j'ai dit? (_Plusieurs voix._--Oui! oui!)

II y a plus. Camus, qu'on ne soupçonnera pas d'être mon partisan
individuel, a fait un récit qui a coupé le mien; et ici j'adjure
encore mes collègues. Il a fait un rapport dont les détails se sont
trouvés presque identiques avec le mien. (_Plusieurs voix._--Cela est
vrai!)

Ainsi, il est résulté de ce que nous avons dit en commun un rapport
effectif au comité.

Lasource trouve étrange que je sois resté à Paris, tandis que ma
mission me rappelait dans la Belgique; il cherche à faire croire à des
intelligences entre Delacroix et moi, dont l'un serait resté à
l'armée, et l'autre à Paris, pour diriger à la fois les deux fils de
la conspiration.

Lasource n'est pas de bonne foi; Lasource sait bien que je ne devais
partir qu'autant que j'aurais des mesures à porter avec moi; que
j'avais demandé et déclaré que je voulais rendre compte à la
Convention de ce que je savais. Il n'y a donc dans ma présence ici
aucun rapport avec les événements de la Belgique, aucun délit, rien
qui puisse faire soupçonner une connivence. Lasource vous a dit:
"Danton et Delacroix ont proclamé que, si un décret d'accusation était
porté contre Dumouriez, il s'exécuterait, et qu'il suffirait que le
décret fût connu par les papiers publics pour que l'armée l'exécutât
elle-même. Comment donc ces mêmes commissaires n'ont-ils pas fait
arrêter Dumouriez?...." Je ne nie pas le propos cité par Lasource;
mais avions-nous ce décret d'accusation dont j'ai parlé? Pouvions-nous
prendre la résolution d'enlever Dumouriez; lorsque nous n'étions à
l'armée que Delacroix et moi, lorsque la commission n'était pas
rassemblée? Nous nous sommes rendus vers la commission, et c'est elle
qui a exigé que Delacroix retournât vers l'état-major, et qui a jugé
qu'il y aurait du danger, pour la retraite même de l'armée, à enlever
Dumouriez. Comment se fait il donc qu'on me reproche, à moi individu,
ce qui est du fait de la commission? La correspondance des
commissaires prouve qu'ils n'ont pu se saisir de l'individu Dumouriez.
Qu'auraient-ils donc fait en notre place, ceux qui nous accusent? eux
qui ont signé des taxes, quoiqu'il y eût un décret contraire. (_On
applaudit dans une grande partie de l'Assemblée_.)

Je dois dire un fait qui s'est passé dans le Comité même de défense
générale. C'est que, lorsque je déclarai que je croyais du danger à ce
qu'on lût la lettre de Dumouriez, et à s'exposer d'engager un combat
au milieu d'une armée en retraite, en présence de l'ennemi, je
proposai cependant des mesures pour que l'on parvînt à se saisir du
général, au moment où on pourrait le faire sans inconvénient. Je
demandai que les amis même de Dumouriez, que Guadet, Gensonné se
rendissent à l'armée; que, pour lui ôter toute défiance, les
commissaires fussent pris dans les deux partis de la Convention, et
que par là il fût prouvé en même temps que, quelles que soient les
passions qui vous divisent, vous êtes unanimes pour ne jamais
consentir à recevoir la loi d'un seul homme. (_On applaudit._) Ou nous
le guérirons momentanément, leur disais-je, ou nous le garrotterons.
Je demande si l'homme qui proférait ces paroles peut être accusé
d'avoir eu des _ménagements_ pour Dumouriez.

Quels sont ceux qui ont pris constamment des ménagements? Qu'on
consulte les canaux de l'opinion, qu'on examiné ce qu'on
disait partout, par exemple dans le journal qui s'intitule
_Patriote-français_. On y disait que Dumouriez était _loin d'associer
ses lauriers aux cyprès du 2 septembre_. C'est contre moi qu'on
excitait Dumouriez. Jamais on n'a eu la pensée de nous associer dans
les mêmes complots; nous ne voulions pas prendre sur nous la
responsabilité de l'enlèvement de Dumouriez; mais je demande si l'on
ne m'a pas vu déjouer constamment la politique de ce général, ses
projets de finances, les projets d'ambition qu'il pouvait avoir sur la
Belgique; je les ai constamment mis à jour. Je le demande à Cambon; il
dira, par exemple, la conduite que j'ai tenue relativement aux 300.000
livres de dépenses qui ont été secrètement faites dans la Belgique.

Et aujourd'hui, parce que j'ai été trop sage et trop circonspect,
parce qu'on a eu l'art de répandre que j'avais un parti, que je
voulais être _dictateur_, parce que je n'ai pas voulu, en répondant à
mes adversaires, produire de trop rudes combats, occasionner des
déchirements dans cette assemblée, on m'accuse de mépriser et d'avilir
la Convention.

Avilir la Convention! Et qui plus que moi a constamment cherché à
relever sa dignité, à fortifier son autorité? N'ai-je pas parlé de mes
ennemis même avec une sorte de respect? (_Se tournant vers la partie
droite._) Je vous interpelle, vous qui m'accusez sans cesse....

PLUSIEURS VOIX.--Tout à l'heure vous venez de prouver votre respect.

Tout à l'heure, cela est vrai; ce que vous me reprochez est exact;
mais pourquoi ai-je abandonné le système du silence et de la
modération? parce qu'il est un terme à la prudence, parce que quand on
se sent attaqué par ceux-là mêmes qui devraient s'applaudir de ma
circonspection, il est permis d'attaquer à son tour et de sortir des
limites de la patience. (_On applaudit dans une grande partie de
l'Assemblée._)

Mais comment se fait-il que l'on m'impute à crime la conduite d'un de
mes collègues? Oui, sans doute, j'aime Delacroix; on l'inculpe parce
qu'il a eu le bon esprit de ne pas partager, je le dis franchement, je
le tiens de lui, parce qu'il n'a pas voulu partager les vues et les
projets de ceux qui ont cherché à sauver le tyran. (_De violents
murmures s'élèvent dans la partie droite.--Les plus vifs
applaudissements éclatent dans une grande partie du côté opposé et
dans les tribunes._)

Quelques voix s'élèvent pour demander que Danton soit rappelé à
l'ordre.

DUHEM.--Oui, c'est vrai, on a conspiré chez Roland, et je connais le
nom des conspirateurs.

MAURE.--C'est Barbaroux, c'est Brissot, c'est Guadet.

DANTON.--Parce que Delacroix s'est écarté du fédéralisme et du système
perfide de l'appel au peuple; parce que, lorsque après l'époque de la
mort de Lepeletier, on lui demanda s'il voulait que la Convention
quittât Paris, il fit sa profession de foi, en répondant: "J'ai vu
qu'on a armé de préventions tous les départements contre Paris, je ne
suis pas des vôtres." On a inculpé Delacroix, parce que, patriote
courageux, sa manière de voter dans l'Assemblée a toujours été
conséquente à la conduite qu'il a tenue dans la grande affaire du
tyran. Il semble aujourd'hui que, moi, j'en aie fait mon second en
conjuration. Ne sont-ce pas là les conséquences, les aperçus jetés en
avant par Lasource? (_Plusieurs voix à la droite de la tribune:_ Oui,
oui!--_Une autre voix_: Ne parlez pas tant, mais répondez!) Eh! que
voulez-vous que je réponde? J'ai d'abord réfuté pleinement les détails
de Lasource: j'ai démontré que j'avais rendu au Comité de défense
générale le compte que je lui devais, qu'il y avait identité entre mon
rapport et celui de Camus qui n'a été qu'un prolongement du mien; que,
si Dumouriez n'a pas été déjà amené pieds et poings liés à la
Convention, ce ménagement n'est pas de mon fait. J'ai répondu enfin
assez pour satisfaire tout homme de bonne foi (_plusieurs voix dans
l'extrémité gauche_: Oui, oui!); et certes, bientôt je tirerai la
lumière de ce chaos.

Les vérités s'amoncelleront et se dérouleront devant vous. Je ne suis
pas en peine de ma justification.

Mais tout en applaudissant à cette commission que vous venez
d'instituer, je dirai qu'il est assez étrange que ceux qui ont fait la
réunion contre Dumouriez; qui, tout en rendant hommage à ses talents
militaires, ont combattu ses opinions politiques, se trouvent être
ceux contre lesquels cette commission paraît être principalement
dirigée.

Nous, vouloir un roi! Encore une fois, les plus grandes vérités, les
plus grandes probabilités morales restent seules pour les nations. Il
n'y a que ceux qui ont eu la stupidité, la lâcheté de vouloir ménager
un roi qui peuvent être soupçonnés de vouloir rétablir un trône; il
n'y a, au contraire, que ceux qui constamment ont cherché à exaspérer
Dumouriez contre les sociétés populaires et contre la majorité de la
Convention; il n'y a que ceux qui ont présenté notre empressement à
venir demander des secours pour une armée délabrée comme une
pusillanimité; il n'y a que ceux qui ont manifestement voulu punir
Paris de son civisme, armer contre lui les départements.... (_Un grand
nombre de membres se levant, et indiquant du geste la partie droite_:
Oui, oui, ils l'ont voulu!)

MARAT.--Et leurs petits soupers!

DANTON.--Il n'y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec
Dumouriez quand il était à Paris.... (_On applaudit dans une grande
partie de la salle._)

MARAT.--Lasource!.... Lasource en était.... Oh! je dénoncerai tous les
traîtres.

DANTON.--Oui, eux seuls sont les complices de la conjuration. (_De
vifs applaudissements s'élèvent à l'extrémité gauche et dans les
tribunes._) Et c'est moi qu'on accuse!.... moi!.... Je ne crains rien
de Dumouriez, ni de tous ceux avec qui j'ai été en relation. Que
Dumouriez produise une seule ligne de moi qui puisse donner lieu à
l'ombre d'une inculpation, et je livre ma tête.

MARAT.--Il a vu les lettres de Gensonné.... C'est Gensonné qui était
en relation intime avec Dumouriez.

GENSONNÉ.--Danton, j'interpelle votre bonne foi. Vous avez dit avoir
vu la minute de mes lettres, dites ce qu'elles contenaient.

DANTON.--Je ne parle pas textuellement de vos lettres, je n'ai point
parlé de vous; je reviens à ce qui me concerne.

J'ai, moi, quelques lettres de Dumouriez: elles prouveront qu'il a été
obligé de me rendre justice; elles prouveront qu'il n'y avait nulle
identité entre son système politique et le mien: c'est à ceux qui ont
voulu le fédéralisme....

PLUSIEURS VOIX.--Nommez-les!

MARAT (_se tournant vers les membres de la partie droite_).--Non, vous
ne parviendrez pas à égorger la patrie!

DANTON.--Voulez-vous que je dise quels sont ceux que je désigne?

UN GRAND NOMBRE DE VOIX.--Oui, oui!

DANTON.--Écoutez!

MARAT (_se tournant vers la partie droite_).--Écoutez!

DANTON.--Voulez-vous entendre un mot qui paye pour tous?

LES MÊMES CRIS S'ÉLÈVENT.--Oui, oui!

DANTON.--Eh bien! je crois qu'il n'est plus de trêve entre la
Montagne, entre les patriotes qui ont voulu la mort du tyran et les
lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés dans la France.
(_Un grand nombre de membres de la partie gauche se lèvent
simultanément, et applaudissent.--Plusieurs voix se font entendre_:
Nous sauverons la patrie!)

Eh! qui pourrait se dispenser de proférer ces vérités, quand, malgré
la conduite immobile que j'ai tenue dans cette assemblée; quand vous
représentez ceux qui ont le plus de sang-froid et de courage comme des
ambitieux; quand, tout en semblant me caresser, vous me couvrez de
calomnies; quand beaucoup d'hommes, qui me rendent justice
individuellement, me présentent à la France entière dans leur
correspondance comme voulant ruiner la liberté de mon pays? Cent
projets absurdes de cette nature ne m'ont-ils pas été successivement
prêtés? Mais jamais la calomnie n'a été conséquente dans ses systèmes,
elle s'est repliée de cent façons sur mon compte, cent fois elle s'est
contredite. Des le commencement de la Révolution, j'avais fait mon
devoir, et vous vous rappelez que je fus alors calomnié, j'ai été de
quelque utilité à mon pays, lorsqu'à la révolution du 10 août,
Dumouriez lui-même reconnaît que j'avais apporté du courage dans le
conseil, et que je n'avais pas peu contribué à nos succès. Aujourd'hui
les homélies misérables d'un vieillard cauteleux, reconnu tel, ont été
le texte de nouvelles inculpations; et puisqu'on veut des faits, je
vais vous en dire sur Roland. Tel est l'excès de son délire, et Garat
lui-même m'a dit que ce vieillard avait tellement perdu la tête, qu'il
ne voyait que la mort; qu'il croyait tous les citoyens prêts à la
frapper; qu'il dit un jour, en parlant de son ami, qu'il avait
lui-même porté au ministère: _Je ne mourrai que de la main de Pache,
depuis qu'il se met à la tête des factieux de Paris...._ Eh bien!
quand Paris périra, il n'y aura plus de République. Paris est le
centre constitué et naturel de la France libre. C'est le centre des
lumières.

On nous accuse d'être les factieux de Paris. Eh bien! nous avons
déroulé notre vie devant la nation, elle a été celle d'hommes qui ont
marché d'un pas ferme vers la révolution. Les projets criminels qu'on
m'impute, les épithètes de scélérats, tout a été prodigué contre nous,
et l'on espère maintenant nous effrayer? Oh! non. (_De vifs
applaudissements éclatent dans l'extrémité gauche de la salle; ils
sont suivis de ceux des tribunes.--Plusieurs membres demandent
qu'elles soient rappelées au respect qu'elles doivent à l'Assemblée._)
Eh bien! les tribunes de Marseille ont aussi applaudi à la
Montagne.... J'ai vu depuis la Révolution, depuis que le peuple
français a des représentants, j'ai vu se répéter les misérables
absurdités que je viens d'entendre débiter ici. Je sais que le peuple
n'est pas dans les tribunes, qu'il ne s'y en trouve qu'une petite
portion, que les Maury, les Cazalès et tous les partisans du
despotisme calomniaient aussi les citoyens des tribunes.

Il fut un temps où vous vouliez une garde départementale. (_Quelques
murmures se font entendre._)

On voulait l'opposer aux citoyens égarés par la faction de Paris. Eh
bien! vous avez reconnu que ces mêmes citoyens des départements, que
vous appeliez ici, lorsqu'ils ont été à leur tour placés dans les
tribunes, n'ont pas manifesté d'autres sentiments que le peuple de
Paris, peuple instruit, peuple qui juge bien ceux qui le servent (_On
applaudit dans les tribunes et dans une très grande partis de
l'Assemblée_); peuple qui se compose de citoyens pris dans tous les
départements; peuple exercé aussi à discerner quels sont ceux qui
prostituent leurs talents; peuple qui voit bien que qui combat avec la
Montagne ne peut pas servir les projets d'Orléans. (_Mêmes
applaudissements._) Le projet lâche et stupide qu'on avait conçu
d'armer la fureur populaire contre les Jacobins, contre vos
commissaires, contre moi, parce que j'avais annoncé que Dumouriez
avait des talents militaires, et qu'il avait fait un coup de génie en
accélérant l'entreprise de la Hollande: ce projet vient sans doute de
ceux qui ont voulu faire massacrer les patriotes; car il n'y a que les
patriotes qu'on égorge.

UN GRAND NOMBRE DE VOIX.--Oui, oui.

MARAT.--Lepeletier et Léonard Bourdon.

DANTON.--Eh bien! leurs projets seront toujours déçus, le peuple ne
s'y méprendra pas. J'attends tranquillement et impassiblement le
résultat de cette commission. Je me suis justifié de l'inculpation de
n'avoir pas parlé de Dumouriez. J'ai prouvé que j'avais le projet
d'envoyer dans la Belgique une commission composée de tous les partis
pour se saisir, soit de l'esprit, soit de la personne de Dumouriez.

MARAT.--Oui, c'était bon, envoyez-y Lasource?

DANTON.--J'ai prouvé, puisqu'on me demande des preuves pour répondre à
de simples aperçus de Lasource que, si je suis resté à Paris, ce n'a
été en contravention à aucun de vos décrets. J'ai prouvé qu'il est
absurde de dire que le séjour prolongé de Delacroix dans la Belgique
était concerté avec ma présence ici, puisque l'un et l'autre nous
avons suivi les ordres de la totalité de la commission; que, si la
commission est coupable, il faut s'adresser à elle et la juger sur des
pièces après l'avoir entendue; mais qu'il n'y a aucune inculpation
individuelle à faire contre moi. J'ai prouvé qu'il était lâche et
absurde de dire que moi, Danton, j'ai reçu cent mille écus pour
travailler la Belgique. N'est-ce pas Dumouriez qui, comme Lasource,
m'accuse d'avoir opéré à coups de sabre la réunion? Ce n'est pas moi
qui ai dirigé les dépenses qu'a entraînées l'exécution du décret du 13
décembre. Ces dépenses ont été nécessitées pour déjouer les prêtres
fanatiques qui salariaient le peuple malheureux; ce n'est pas à moi
qu'il faut en demander compte, c'est à Lebrun.

CAMBON.--Ces cent mille écus sont tout simplement les dépenses
indispensablement nécessaires pour l'exécution du décret du 15
décembre.

DANTON.--Je prouverai subséquemment que je suis un révolutionnaire
immuable, que je résisterai à toutes les atteintes, et je vous prie,
citoyens (_se tournant vers les membres de la partie gauche_), d'en
accepter l'augure. J'aurai la satisfaction de voir la nation entière
se lever en masse pour combattre les ennemis extérieurs, et en même
temps pour adhérer aux mesures que vous avez décrétées sur mes
propositions.

A-t-on pu croire un instant, a-t-on eu la stupidité de croire que,
moi, je me sois coalisé avec Dumouriez? Contre qui Dumouriez
s'élève-t-il? Contre le tribunal révolutionnaire: c'est moi qui ai
provoqué l'établissement de ce tribunal. Dumouriez veut dissoudre la
Convention. Quand on a proposé, dans le même objet, la convocation des
assemblées primaires, ne m'y suis-je pas opposé? Si j'avais été
d'accord avec Dumouriez, aurais-je combattu ses projets de finances
sur la Belgique? Aurais-je déjoué son projet de rétablissement des
trois États? Les citoyens de Mons, de Liège, de Bruxelles, diront si
je n'ai pas été redoutable aux aristocrates, autant exécré par eux
qu'ils méritent de l'être: ils vous diront qui servait les projets de
Dumouriez, de moi ou de ceux qui le vantaient dans les papiers
publics, ou de ceux qui exagéraient les troubles de Paris, et
publiaient que des massacres avaient lieu dans la rue des Lombards.

Tous les citoyens vous diront: quel fut son crime? c'est d'avoir
défendu Paris.

A qui Dumouriez déclare-t-il la guerre? aux sociétés populaires. Qui
de nous a dit que sans les sociétés populaires, sans le peuple en
masse, nous ne pourrions nous sauver? De telles mesures
coïncident-elles avec celles de Dumouriez, ou la complicité ne
serait-elle pas plutôt de la part de ceux qui ont calomnié à l'avance
les commissaires pour faire manquer leur mission? (_Applaudissements._)
Qui a pressé l'envoi des commissaires? Qui a accéléré le recrutement,
le complètement des armées. C'est moi! moi, je le déclare à toute la
France, qui ai le plus puissamment agi sur ce complètement. Ai-je,
moi, comme Dumouriez, calomnié les soldats de la liberté qui courent
en foule pour recueillir les débris de nos armées? N'ai-je pas dit que
j'avais vu ces hommes intrépides porter aux armées le civisme qu'ils
avaient puisé dans l'intérieur? N'ai-je pas dit que cette portion de
l'armée, qui, depuis qu'elle habitait sur une terre étrangère, ne
montrait plus la même vigueur, reprendrait, comme le géant de la
fable, en posant le pied sur la terre de la liberté, toute l'énergie
républicaine? Est-ce là le langage de celui qui aurait voulu tout
désorganiser? N'ai-je pas montré la conduite d'un citoyen qui voulait
vous tenir en mesure contre toute l'Europe?

Qu'on cesse donc de reproduire des fantômes et des chimères qui ne
résisteront pas à la lumière et aux explications.

Je demande que la commission se mette sur-le-champ en activité,
qu'elle examine la conduite de chaque député depuis l'ouverture de la
Convention. Je demande qu'elle ait caractère surtout pour examiner la
conduite de ceux qui, postérieurement au décret pour l'indivisibilité
de la République, ont manoeuvré pour la détruire; de ceux qui, après
la rejection de leur système pour l'appel au peuple, nous ont
calomniés; et si, ce que je crois, il y a ici une majorité vraiment
républicaine, elle en fera justice. Je demande qu'elle examine la
conduite de ceux qui ont empoisonné l'opinion publique dans tous les
départements. On verra ce qu'on doit penser de ces hommes qui ont été
assez audacieux pour notifier à une administration qu'elle devait
arrêter des commissaires de la Convention; de ces hommes qui ont voulu
constituer des citoyens, des administrateurs, juges des députés que
vous avez envoyés dans les départements pour y réchauffer l'esprit
public et y accélérer le recrutement. On verra quels sont ceux qui,
après avoir été assez audacieux pour transiger avec la royauté, après
avoir désespéré, comme ils en sont convenus, de l'énergie populaire,
ont voulu sauver les débris de la royauté! car on ne peut trop le
répéter, ceux qui ont voulu sauver l'individu, ont par la même eu
intention de donner de grandes espérances au royalisme.
(_Applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée._) Tout
s'éclaircira; alors on ne sera plus dupe de ce raisonnement par lequel
on cherche à insinuer qu'on n'a voulu détruire un trône que pour en
établir un autre. Quiconque auprès des rois est convaincu d'avoir
voulu frapper un d'eux, est pour tous un ennemi mortel.

UNE VOIX.--Et Cromwell?.... (_Des murmures s'élèvent dans une partie
de l'Assemblée._)

DANTON, _se tournant vers l'interlocuteur._--Vous êtes bien scélérat
de me dire que je ressemble à Cromwell. Je vous cite devant la nation.
(_Un grand nombre de voix s'élèvent simultanément pour demander que
l'interrupteur soit censuré; d'autres, pour qu'il soit envoyé à
l'Abbaye._)

Oui, je demande que le vil scélérat qui a eu l'impudeur de dire que je
suis un Cromwell soit puni, qu'il soit traduit à l'Abbaye. (_On
applaudit._) Et si, en dédaignant d'insister sur la justice que j'ai
le droit de réclamer, si je poursuis mon raisonnement, je dis que,
quand j'ai posé en principe que quiconque a frappé un roi à la tête,
devient l'objet de l'exécration de tous les rois, j'ai établi une
vérité qui ne pourrait être contestée. (_Plusieurs voix_--C'est vrai!)

Eh bien! croyez-vous que ce Cromwell dont vous me parlez ait été l'ami
des rois?

UNE VOIX.--Il a été roi lui-même!

DANTON.--Il a été craint, parce qu'il a été le plus fort. Ici ceux qui
ont frappé le tyran de la France seront craints aussi. Ils seront
d'autant plus craints que la liberté s'est engraissée du sang du
tyran. Ils seront craints, parce que la nation est avec eux. Cromwell
n'a été souffert par les rois que parce qu'il a travaillé avec eux. Eh
bien! je vous interpelle tous. (_Se tournant vers les membres de la
partie gauche._) Est-ce la terreur, est-ce l'envie d'avoir un roi qui
vous a fait proscrire le tyran? (_L'Assemblée presque unanime_: Non,
non!) Si donc ce n'est que le sentiment profond de vos devoirs qui a
dicté mon arrêt de mort, si vous avez cru sauver le peuple, et faire
en cela ce que la nation avait droit d'attendre de ses mandataires,
ralliez-vous (_S'adressant à la même partie de l'Assemblée_), vous qui
avez prononcé l'arrêt du tyran contre les lâches (_indignant du geste
les membres de la partie droite_) qui ont voulu l'épargner (_Une
partie de l'Assemblée applaudit_); serrez-vous; appelez le peuple à se
réunir en armes contre l'ennemi du dehors, et à écraser celui du
dedans, et confondez, par la vigueur et l'immobilité de votre
caractère, tous les scélérats, tous les modérés (_L'orateur,
s'adressant toujours à la partie gauche, et indiquant quelquefois du
geste les membres du côté opposé_), tous ceux qui vous ont calomniés
dans les départements. Plus de composition avec eux! ( _Vifs
applaudissements d'une grande partie de l'Assemblée et dés tribunes._)
Reconnaissez-le tous, vous qui n'avez jamais su tirer de votre
situation politique dans la nation le parti que vous auriez pu en
tirer; qu'enfin justice vous soit rendue. Vous voyez, par la situation
où je me trouve en ce moment, la nécessité où vous êtes d'être fermes,
et de déclarer la guerre à tous vos ennemis, quels qu'ils soient.
(_Mêmes applaudissements_) Il faut former une phalange indomptable. Ce
n'est pas vous, puisque vous aimez les sociétés populaires et le
peuple, ce n'est pas vous qui voudrez un roi. (_Les applaudissements
recommencent._--Non, non!_s'écrie-t-on avec force dans la grande
majorité de l'Assemblée._) C'est à vous à en ôter l'idée à ceux qui
ont machiné pour conserver l'ancien tyran. Je marche à la République;
marchons-y de concert, nous verrons qui de nous ou de nos détracteurs
atteindra le but.

Après avoir démontré que, loin d'avoir été jamais d'accord avec
Dumouriez, il nous accuse textuellement d'avoir fait la réunion à
coups de sabre, qu'il a dit publiquement qu'il nous ferait arrêter,
qu'il était impossible à Delacroix et à moi, qui ne sommes pas la
commission, de l'arracher à son armée; après avoir répondu à tout;
après avoir rempli cette tâche de manière à satisfaire tout homme
sensé et de bonne foi, je demande que la commission des six, que vous
venez d'instituer, examine non seulement la conduite de ceux qui vous
ont calomniés, qui ont machiné contre l'indivisibilité de la
République, mais de ceux encore qui ont cherché à sauver le tyran
(_Nouveaux applaudissements d'une partie de l'Assemblée et des
tribunes_), enfin de tous les coupables qui ont voulu ruiner la
liberté, et l'on verra si je redoute les accusateurs.

Je me suis retranché dans la citadelle de la raison; j'en sortirai
avec le canon de la vérité, et je pulvériserai les scélérats qui ont
voulu m'accuser. (_Danton descend de la tribune au milieu des plus
vifs applaudissements d'une très grande partie de l'Assemblée et des
citoyens. Plusieurs membres de l'extrémité gauche se précipitent vers
lui pour l'embrasser. Les applaudissements se prolongent._)



XX

SUR LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC

(3 avril 1793)


Dans la séance permanente de la Convention, commencée le mercredi 3
avril, au matin, Isnard proposa, au nom du Comité de défense générale,
la création d'un nouveau comité d'exécution composé de neuf membres
chargés de remplir les fonctions qui étaient attribuées au Conseil
exécutif, et de prendre toutes les mesures de défense générale que
pouvaient nécessiter les circonstances. Danton, tout en adoptant le
principe, en fit renvoyer le projet de décret au lendemain. Dans sa
séance du vendredi 5 avril, la Convention élut les neuf membres de ce
premier Comité de Salut public: Barère, Delmas, Bréard, Cambon, Jean
Debry, Danton, Guyton, Treilhard, Lacroix (_Moniteur_, no. 98).

       * * * * *

Je demande aussi la parole pour une motion d'ordre.

Quelle qu'ait été la divergence des opinions, il n'en est pas moins
vrai que la majorité de la Convention veut la République. Nous voulons
repousser et anéantir la conjuration des rois; nous sentons que telle
est la nature des circonstances, telle est la grandeur du péril qui
nous menace, qu'il nous faut un développement extraordinaire de forces
et de mesures de salut public; nous cherchons à établir une agence
funeste pour les rois; nous sentons que, pour créer des armées,
trouver de nouveaux chefs, il faut un pouvoir nouveau toujours dans la
main de la Convention, et qu'elle puisse anéantir à volonté; mais je
pense que ce plan doit être médité, approfondi. Je crois qu'une
République, tout en proscrivant les dictateurs et les triumvirs, n'en
a pas moins le pouvoir et même le devoir de créer une autorité
terrible. Telle est la violence de la tempête qui agite le vaisseau de
l'État, qu'il est impossible pour le sauver, d'agir avec les seuls
principes de l'art. Écartons toute idée d'usurpation. Eh! qui donc
pourrait être usurpateur? Vous voyez que cet homme qui avait remporté
quelques victoires va appeler contre lui toutes les forces des
Français. Déjà le département où il est né demande sa tête.
Rapprochons-nous, rapprochons-nous fraternellement; il y va du salut
de tous. Si la conjuration triomphe, elle proscrira tout ce qui aura
porté le nom de patriote, quelles qu'ai en été les nuances. Je demande
le renvoi du projet de décret, et l'ajournement à demain.



XXI

SUR LE PRIX DU PAIN

(5 avril 1793)


Sur la proposition de Lacroix (de l'Eure) la Convention décida, dans
sa séance du vendredi 5 avril, de ne plus admettre aucun ci-devant
privilégié, soit comme officier, soit comme volontaire, dans les
armées révolutionnaires. Danton demanda la création d'une garde
nationale payée par la nation, comme suite logique du précédent
décret. A cette proposition il ajouta celle de l'abaissement du prix
du pain. "Ces deux propositions, dit le Moniteur (n° 99), sont
adoptées au milieu des applaudissements de toute l'Assemblée."

       * * * * *

Le décret que vous venez de rendre annoncera à la nation et à
l'univers entier quel est le grand moyen d'éterniser la République;
c'est d'appeler le peuple à sa défense. Vous allez avoir une armée de
sans-culottes; mais ce n'est pas assez; il faut que, tandis que vous
irez combattre les ennemis de l'extérieur, les aristocrates de
l'intérieur soient mis sous la pique des sans-culottes. Je demande
qu'il soit créé une garde du peuple qui sera salariée par la nation.
Nous serons bien défendus, quand nous le serons par les sans-culottes.
J'ai une autre proposition à faire; il faut que dans toute la France
le prix du pain soit dans une juste proportion avec le salaire du
pauvre: ce qui excédera sera payé par le riche (_On applaudit_). Par
ce seul décret, vous assurerez au peuple et son existence et sa
dignité; vous l'attacherez à la révolution; vous acquerrez son estime
et son amour. Il dira: nos représentants nous ont donné du pain; ils
ont plus fait qu'aucun de nos anciens rois. Je demande que vous
mettiez aux voix les deux propositions que j'ai faites, et qu'elles
soient renvoyées au Comité pour vous en présenter la rédaction.



XXII

SUR LE DROIT DE PÉTITION DU PEUPLE

(10 avril 1793)


Ce discours de Danton fut la réponse à une motion de Pétion tendant à
traduire en tribunal révolutionnaire le président et les secrétaires
de la Section de la Halle-aux-Blés. Cette section avait demandé, par
une pétition répandue dans Paris, le décret d'accusation contre
Roland.

       * * * * *

C'est une vérité incontestable, que vous n'avez pas le droit d'exiger
du peuple ou d'une portion du peuple plus de sagesse que vous n'en
avez vous-mêmes. Le peuple n'a-t-il pas le droit de sentir des
bouillonnements qui le conduisent à un délire patriotique, lorsque
cette tribune semble continuellement être une arène de gladiateurs?
N'ai-je pas été moi-même, tout à l'heure, assiégé à cette tribune? Ne
m'a-t-on pas dit que je voulais être dictateur?.... Je vais examiner
froidement le projet de décret présenté par Pétion; je n'y mettrai
aucune passion, moi; je conserverai mon immobilité, quels que soient
les flots d'indignation qui me pressent en tous sens. Je sais quel
sera le dénouement de ce grand drame; le peuple restera libre; je veux
la République, je prouverai que je marche constamment à ce but. La
proposition de Pétion est insignifiante. On sait que dans plusieurs
départements on a demandé tour à tour la tête des membres qui
siégeaient dans l'un ou l'autre des côtés de la salle. N'a-t-on pas
aussi demandé la mienne? Tous les jours il arrive des pétitions plus
ou moins exagérées; mais il faut les juger par le fond. J'en appelle à
Pétion lui-même. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il se trouve dans les
orages populaires. Il sait bien que lorsqu'un peuple brise sa
monarchie pour arriver à la République, il dépasse son but par la
force de projection qu'il s'est donnée. Que doit faire la
représentation nationale. Profiter de ces excès mêmes. Dans la
première Assemblée constituante, Marat n'était ni moins terrible aux
aristocrates, ni moins odieux aux modérés. Eh bien! Marat y trouva des
défenseurs; il disait aussi que la majorité était mauvaise, et elle
l'était. Ce n'est pas que je croie qu'il en soit de même de cette
assemblée. Mais que devez-vous répondre au peuple quand il vous dit
des vérités sévères? Vous devez lui répondre en sauvant la République.
Et depuis quand vous doit-on des éloges? Etes-vous à la fin de votre
mission? On parle des calomniateurs: la calomnie dans un État vraiment
libre n'est rien pour l'homme qui a conscience intime de son devoir.
Encore une fois, tout ce qui a rapport à la calomnie ne peut être la
base d'une délibération dans la Convention. Il existe des lois, des
tribunaux; que ceux qui croient devoir poursuivre cette adresse, l'y
poursuivent. Oui, je le déclare, vous seriez indignes de votre
mission, si vous n'aviez pas constamment devant les yeux ces grands
objets: vaincre les ennemis, rétablir l'ordre dans l'intérieur, et
faire une bonne constitution. Nous la voulons tous, la France la veut;
elle sera d'autant plus belle qu'elle sera née au milieu des orages de
la liberté; ainsi un peuple de l'antiquité construisait ses murs, en
tenant d'une main la truelle, et de l'autre l'épée pour repousser les
ennemis. N'allons pas nous faire la guerre, animer les sections, les
mettre en délibération sur des calomnies, tandis que nous devons
concentrer leur énergie pour la diriger contre les Autrichiens.... Que
l'on ne vienne donc plus nous apporter des dénonciations exagérées,
comme si l'on craignait la mort. Voilà l'exemple que vous donnez! Vous
voulez sévir contre le peuple, et vous êtes plus virulents que lui! Je
demande la question préalable et le rapport du Comité de Salut public.



XXIII


SUR LA PEINE DE MORT CONTRE CEUX QUI TRANSIGENT AVEC L'ENNEMI


(13 avril 1793)


Robespierre demanda, dans la séance du 13 avril, de décréter la peine
de mort contre quiconque proposerait, de quelque manière que ce soit,
de transiger avec les ennemis. Danton appuya Robespierre tout en
présentant une autre rédaction que la Convention adopta dans la même
séance, malgré l'opposition de Barbaroux.

       * * * * *

Il faut bien saisir le véritable objet de la motion qui vient d'être
faite, et ne pas lui donner une étendue que n'a pas voulu lui
attribuer son auteur. Je demande qu'elle soit ainsi posée: "La peine
de mort est décrétée contre quiconque proposerait à la République de
transiger avec des ennemis qui, pour préliminaire, ne reconnaîtraient
pas la souveraineté du peuple." II est temps, citoyens, que la
Convention nationale fasse connaître à l'Europe que la France sait
allier à la politique les vertus républicaines. Vous avez rendu, dans
un moment d'enthousiasme, un décret dont le motif était beau sans
doute, puisque vous vous êtes obligés à donner protection aux peuples
qui voudraient résister à l'oppression de leurs tyrans. Ce décret
semblerait vous engager à secourir quelques patriotes qui voudraient
faire une révolution en Chine. Il faut, avant tout, songer à la
conservation de notre corps politique, et fonder la grandeur
française. Que la République s'affermisse, et la France, par ses
lumières et son énergie, fera attraction sur tous les peuples.

Mais voyez ce que votre position a d'avantageux malgré les revers que
nous avons éprouvés. La trahison de Dumouriez nous donne l'occasion de
faire un nouveau scrutin épuratoire de l'armée. L'ennemi va être forcé
de reconnaître que la nation veut absolument la liberté, puisqu'un
général victorieux qui avait promis à nos ennemis de leur livrer et
son armée tout entière et une partie de la nation ne leur a porté que
son _misérable individu_. Citoyens, c'est le génie de la liberté qui a
lancé le char de la révolution. Le peuple tout entier le tire, et il
s'arrêtera aux termes de la raison. Décrétons que nous ne nous
mêlerons pas de ce qui se passe chez nos voisins; mais décrétons aussi
que la République vivra, et condamnons à mort celui qui proposerait
une transaction autre que celle qui aurait pour base les principes de
notre liberté.



XXIV

SUR LA TOLÉRANCE DES CULTES

(19 avril 1793)


A propos de la discussion sur l'article IX de la Déclaration des
droits de l'homme [Note: Cet article était ainsi conçu: "Tout homme
est libre dans l'exercice de son culte." (_Moniteur_, n° 111.)], lu
par Barère, dans la séance du vendredi 19 avril, Danton prit la parole
après quelques mots de Vergniaud.

       * * * * *

Rien ne doit plus nous faire préjuger le salut de la patrie que la
disposition actuelle. Nous avons paru divisés entre nous, mais au
moment où nous nous occupons du bonheur des hommes nous sommes
d'accord.

Vergniaud vient de vous dire de bien grandes et d'éternelles vérités.
L'Assemblée constituante, embarrassée par un roi, par les préjugés qui
enchaînaient encore la nation, par l'intolérance qui s'était établie,
n'a pu heurter de front les principes reçus, et a fait encore beaucoup
pour la liberté en consacrant celui de la tolérance. Aujourd'hui le
terrain de la liberté est déblayé, nous devons au peuple français de
donner à son gouvernement des bases éternelles et pures! Oui! nous
leur dirons: Français, vous avez la liberté d'adorer la divinité qui
vous paraît digne de vos hommages; la liberté de culte que vos lois
peuvent avoir pour objet ne peut être que la liberté de la réunion des
individus assemblés pour rendre, à leur manière, hommage à la
divinité. Une telle liberté ne peut être atteinte que par des lois
réglementaires et de police; or, sans doute, vous ne voudrez pas
insérer dans une déclaration des droits une loi réglementaire. Le
droit de la liberté du culte, droit sacré, sera protégé par vos lois,
qui, en harmonie avec les principes, n'auront pour but que de les
garantir. La raison humaine ne peut rétrograder; nous sommes trop
avancés pour que le peuple puisse croire n'avoir pas la liberté de son
culte, parce qu'il ne verra pas le principe de cette liberté gravé sur
la table de vos lois.

Si la superstition semble encore avoir quelque part aux mouvements qui
agitent la République, c'est que la politique de nos ennemis l'a
toujours employée; mais regardez que partout le peuple, dégagé des
impulsions de la malveillance, reconnaît que quiconque veut
s'interposer entre lui et la divinité est un imposteur. Partout on a
demandé la déportation des prêtres fanatiques et rebelles. Gardez-vous
de mal présumer de la raison nationale; gardez-vous d'insérer un
article qui contiendrait cette présomption injuste; en passant à
l'ordre du jour, adoptez une espèce de question préalable sur les
prêtres qui vous honore aux yeux de vos concitoyens et de la
postérité.

GENSONNÉ.--Les principes développés pour retirer l'article me
paraissent incontestables, je conviens qu'il ne doit pas se trouver
dans la Déclaration des droits; il trouvera sa place dans le chapitre
particulier de la Constitution, destiné à poser les bases
fondamentales de la liberté civile.

_(On demande à aller aux voix.)_

DURAND-MAILLANE.--Écoutons tout le monde.

DANTON.--Eussions-nous ici un cardinal je voudrais qu'il fût entendu.



XXV

SUR UN NOUVEL IMPOT ET DE NOUVELLES LEVÉES

(27 avril 1793)


Cambon ayant, dans la séance du 27 avril, donné connaissance de
l'heureux résultat des mesures prises par les commissaires du
département de l'Hérault, la Convention décréta la mention honorable
au procès-verbal pour le mémoire lu par Cambon, et l'envoi aux
départements. Danton monta aussitôt à la tribune pour demander
l'application à Paris et à la France entière de ces mêmes mesures. Il
conclut en demandant une nouvelle levée de 20.000 hommes à envoyer en
Vendée. "La proposition de Danton est décrétée à l'unanimité."
(_Moniteur_, n° 119.)

       * * * * *

Vous venez de décréter la mention honorable de ce qu'a cru faire pour
le salut public le département de l'Hérault. Ce décret autorise la
République entière à adopter les mêmes mesures; car votre décret
ratifie celles qu'on vient de vous faire connaître. Si partout les
mêmes mesures sont adoptées, la République est sauvée; on ne traitera
plus d'agitateurs et d'anarchistes les amis ardents de la liberté,
ceux qui mettent la nation en mouvement, et l'on dira: Honneur aux
agitateurs qui tournent la vigueur du peuple contre ses ennemis. Quand
le temple de la liberté sera assis, le peuple saura bien le décorer.
Périsse plutôt le sol de la France que de retourner sous un dur
esclavage! mais qu'on ne croie pas que nous devenions barbares après
avoir fondé la liberté; nous l'embellirons. Les despotes nous
porteront envie; mais tant que le vaisseau de l'État est battu par la
tempête, ce qui est à chacun est à tous.

On ne parle plus de lois agraires; le peuple est plus sage que ses
calomniateurs ne le prétendent, et le peuple en masse a plus de génie
que beaucoup qui se croient des grands hommes. Dans un peuple on ne
compte pas plus les grands hommes que les grands arbres dans une vaste
forêt. On a cru que le peuple voulait la loi agraire; cette idée
pourrait faire naître des soupçons sur les mesures adoptées par le
département de l'Hérault; sans doute, on empoisonnera ses intentions
et ses arrêtés; il a, dit-on, imposé les riches; mais, citoyens,
imposer les riches, c'est les servir; c'est un véritable avantage pour
eux qu'un sacrifice considérable; plus le sacrifice sera grand sur
l'usufruit, plus le fonds de la propriété est garanti contre
l'envahissement des ennemis. C'est un appel à tout homme qui a les
moyens de sauver la République. Cet appel est juste. Ce qu'a fait le
département de l'Hérault, Paris et toute la France veulent le faire.

Voyez la ressource que la France se procure. Paris a un luxe et des
richesses considérables; eh bien, par ce décret, cette éponge va être
pressée. Et, par une singularité satisfaisante, il va se trouver que
le peuple fera la révolution aux dépens de ses ennemis intérieurs. Ces
ennemis eux-mêmes apprendront le prix de la liberté; ils désireront la
posséder lorsqu'ils reconnaîtront qu'elle aura conservé leurs
jouissances. Paris, en faisant un appel aux capitalistes, fournira son
contingent, il nous donnera les moyens d'étouffer les troubles de la
Vendée; car, à quelque prix que ce soit, il faut que nous étouffions
ces troubles. À cela seul tient votre tranquillité extérieure. Déjà
les départements du Nord ont appris aux despotes coalisés que votre
territoire ne pouvait être entamé; et bientôt peut-être vous
apprendrez la dissolution de cette ligue formidable de rois; car, en
s'unissant contre vous, ils n'ont pas oublié leur vieille haine et
leurs prétentions respectives, et peut-être, si le conseil exécutif
eût eu plus de latitude dans ses moyens, cette ligue serait
entièrement dissoute.

Il faut donc diriger Paris sur la Vendée; il faut que les hommes
requis dans cette ville pour former le camp de réserve se portent sur
la Vendée. Cette mesure prise, les rebelles se dissiperont, et, comme
les Autrichiens, commenceront à se retrancher eux-mêmes, comme
eux-mêmes à cette heure sont en quelque sorte assiégés. Si le foyer
des discordes civiles est éteint, on nous demandera la paix, et nous
la ferons honorablement.

Je demande que la Convention nationale décrète que sur les forces
additionnelles au recrutement voté par les départements, 20.000 hommes
seront portés par le ministre de la guerre sur les départements de la
Vendée, de la Mayenne et de la Loire.



XXVI

AUTRE DISCOURS SUR LE DROIT DE PÉTITION

(1er mai 1793)


Une députation du faubourg Saint-Antoine vint, le 1er mai, réclamer à
la barre de la Convention le _maximum_, un impôt sur les riches et le
départ des troupes de Paris aux frontières. Ayant exposé ces mesures,
les orateurs conclurent: "Si vous ne les adoptez pas, nous vous
déclarons... que nous sommes en état d'insurrection; dix mille hommes
sont à la porte de la salle...." (_Moniteur_, n° 123). Boyer-Fonfrède
ayant, après un assez vif débat, demandé l'arrestation des
pétitionnaires, Danton intervint en leur faveur, comme il était déjà
intervenu, précédemment, le 10 avril. La Convention, revenue au calme,
adopta la proposition de Danton.

       * * * * *

Sans doute, la Convention nationale peut éprouver un mouvement
d'indignation quand on lui dit qu'elle n'a rien fait pour la liberté;
je suis loin de désapprouver ce sentiment; je sais que la Convention
peut répondre qu'elle a frappé le tyran, qu'elle a déjoué les projets
d'un ambitieux, qu'elle a créé un tribunal révolutionnaire pour juger
les ennemis de la patrie, enfin, qu'elle dirige l'énergie française
contre les révoltés; voilà ce que nous avons fait. Mais ce n'est pas
par un sentiment d'indignation que nous devons prononcer sur une
pétition bonne en elle-même. Je sais qu'on distingue la pétition du
dernier paragraphe, mais on aurait dû considérer ce qu'était la
plénitude du droit de pétition. Lorsqu'on répète souvent ici que nous
sommes incapables de sauver la chose publique, ce n'est pas un crime
de dire que, si telles mesures ne sont pas adoptées, la nation a le
droit de s'insurger....

PLUSIEURS VOIX.--Les pétitionnaires ne sont pas la nation.

DANTON.--On conviendra sans doute que la volonté générale ne peut se
composer en masse que de volontés individuelles. Si vous m'accordez
cela, je dis que tout Français a le droit de dire que, si telle mesure
n'est pas adoptée, le peuple a le droit de se lever en masse. Ce n'est
pas que je ne sois convaincu que de mauvais citoyens égarent le
peuple, ce n'est pas que j'approuve la pétition qui vous a été
présentée; mais j'examine le droit de pétition en lui-même, et je dis
que cet asile devrait être sacré, que personne ne devrait se permettre
d'insulter un pétitionnaire, et qu'un simple individu devrait être
respecté par les représentants du peuple comme le peuple tout entier.
_(Quelques rumeurs.)_ Je ne tirerais pas cette conséquence de ce que
je viens de dire, que vous assuriez l'impunité à quiconque semblerait
être un conspirateur dangereux, dont l'arrestation serait nécessaire à
l'intérêt public; mais je dis que, quand il est probable que le crime
d'un individu ne consiste que dans des phrases mal digérées, vous
devez vous respecter vous-mêmes. Si la Convention sentait sa force,
elle dirait avec dignité et non avec passion, à ceux qui viennent lui
demander des comptes et lui déclarer qu'ils sont dans un état
d'insurrection: "Voilà ce que nous avons fait, et vous, citoyens, qui
croyez avoir l'initiative de l'insurrection, la hache de la justice
est là pour vous frapper si vous êtes coupables." Voilà comme vous
devez leur répondre. Les habitants du faubourg Saint-Antoine vous ont
dit qu'ils vous feraient un rempart de leur corps; après cette
déclaration, comment n'avez-vous pas répondu aux pétitionnaires:
"Citoyens, vous avez été dans l'erreur", ou bien: "Si vous êtes
coupables, la loi est là pour vous punir." Je demande l'ordre du jour,
et j'observe que, quand il sera notoire que la Convention a passé à
l'ordre du jour motivé sur l'explication qui lui a été donnée, il n'y
aura pas de pusillanimité dans sa conduite; croyez qu'un pareil décret
produira plus d'effet sur l'âme des citoyens qu'un décret de rigueur.
Je demande qu'en accordant les honneurs de la séance aux
pétitionnaires, l'Assemblée passe à l'ordre du jour sur le tout.



XXVII

SUR L'ENVOI DE NOUVELLES TROUPES EN VENDÉE

(8 mai 1793)


Au moment où la guerre de Vendée redoublait de violence, l'envoi de
nouvelles troupes fut décidé. A propos de leur départ, Danton revint à
l'idée d'appliquer de nouveaux impôts sur les riches demeurés à Paris.
L'inspiration de ce discours du 8 mai fut la même que celle qui dicta
la harangue fougueuse du 27 avril; le conventionnel y suit strictement
la même ligne de politique intérieure.

       * * * * *

C'est une vérité puisée dans l'histoire et dans le coeur humain,
qu'une grande nation en révolution, ou même en guerre civile, n'en est
pas moins redoutable à ses ennemis. Ainsi donc, loin de nous effrayer
de notre situation, nous n'y devons voir que le développement de
l'énergie nationale, que nous pouvons tourner encore au profit de la
liberté. La France entière va s'ébranler. Douze mille hommes de troupe
de ligne, tirés de vos armées où ils seront aussitôt remplacés par des
recrues, vont s'acheminer vers la Vendée. Avec cette force va se
joindre la force parisienne. Eh bien, combinons avec ces moyens de
puissance les moyens politiques. C'est de faire connaître à ceux que
des traîtres ont égarés, que la nation ne veut pas verser leur sang,
mais qu'elle veut les éclairer et les rendre à la patrie.

Les despotes ne sont pas toujours malhabiles dans leurs moyens. Dans
la Belgique, l'empereur traite les peuples avec la plus grande
douceur, et semble même flatter ceux qui s'étaient déclarés contre lui
avec le plus d'énergie; pourquoi n'agirions-nous pas de même pour
rendre des hommes à la liberté? Il faut donc créer une commission
ayant pouvoir de faire grâce à ceux des rebelles qui se soumettraient
volontairement avant l'action de la force armée.

Cette mesure prise, il faut faire marcher la force de Paris. Deux
choses se sont un moment opposées à son recrutement: les intrigues des
aristocrates et les inquiétudes des patriotes eux-mêmes. Ceux-ci n'ont
pas considéré que Paris a une arrière-garde bien formidable; elle est
composée de 150.000 citoyens que leurs occupations quotidiennes ont
éloignés jusqu'ici des affaires publiques, mais que vous devez engager
à se porter dans les sections, sauf à les indemniser de la perte de
temps qu'ils essuieront. Ce sont ces citoyens qui, dans un grand jour,
se débordant sur nos ennemis, les feront disparaître de la terre de la
liberté.

Que le riche paye, puisqu'il n'est pas digne, le plus souvent, de
combattre pour la liberté; qu'il paye largement et que l'homme du
peuple marche dans la Vendée.

Il y a telle section où se trouvent des groupes de capitalistes, il
n'est pas juste que ces citoyens profitent seuls de ce qui sortira de
ces éponges. Il faut que la Convention nationale nomme deux
commissaires par sections pour s'informer de l'état du recrutement.
Dans les sections où le contingent est complet, ils annonceront que
l'on répartira également les contributions des riches. Dans les
sections qui, dans trois jours, n'auront point fourni leur contingent,
ils assembleront les citoyens et les feront tirer au sort.

Ce mode, je le sais, a des inconvénients, mais il en a moins encore
que tous les autres. Il est un décret que vous avez rendu en principe
et dont je demande l'exécution pratique. Vous avez ordonné la
formation d'une garde soldée dans toutes les grandes villes. Cette
institution soulagera les citoyens que n'a pas favorisés la fortune.

Je demande qu'elle soit promptement organisée, et j'annonce à la
Convention nationale qu'après avoir opéré le recrutement de Paris, si
elle veut revenir à l'unité d'action, si elle veut mettre à
contribution les malheurs même de la patrie, elle verra que les
machinations de nos ennemis pour soulever la France n'auront servi
qu'à son triomphe. La force nationale va se développer; si vous savez
diriger son énergie, la patrie sera sauvée, et vous verrez les rois
coalisés vous proposer une paix honorable.



XXVIII

SUR UNE NOUVELLE LOI POUR PROTÉGER LA REPRÉSENTATION NATIONALE

(24 mai 1793)


[Note: Vermorel qui donne, p. 51, 58, quelques fragments de ce
discours lui attribue la date du 23 mai 1793. La réédition du Moniteur
(p. 467) donne en effet cette date: vendredi, 23 mai. Mais c'est là
une erreur certaine, car ce vendredi était le 24 mai. La manchette de
ce numéro (n° 146) porte d'ailleurs: Dimanche 26 mai 1793.]

La chute de la Gironde était proche. Sentant le terrain lui manquer
sous les pieds, elle fit proposer un décret dont l'article 1er était
ainsi rédigé: "La Convention nationale met sous la sauvegarde spéciale
des bons citoyens la fortune publique, la représentation nationale et
la ville de Paris." (_Moniteur_, n° 145.) Ce décret émanait de la
Commission des Douze et avait été soutenu par Vigée, Vergniaud et
Boyer-Fonfrède. Sans le combattre entièrement, Danton s'opposa
cependant à son adoption immédiate. Le décret fut adopté dans la même
séance. C'était un des suprêmes triomphes de la Gironde.

       * * * * *

L'objet de cet article n'a rien de mauvais en soi. Sans doute la
représentation nationale a besoin d'être sous la sauvegarde de la
nation. Mais comment se fait-il que vous soyez assez dominés par les
circonstances pour décréter aujourd'hui ce qui se trouve dans toutes
vos lois? Sans doute, l'aristocratie menace de renverser la liberté,
mais quand les périls sont communs à tous, il est indigne de nous de
faire des lois pour nous seuls, lorsque nous trouvons notre sûreté
dans celles qui protègent tous les citoyens. Je dis donc que décréter
ce qu'on vous propose, c'est décréter la peur.

---Eh bien! j'ai peur, moi!....

DANTON.--Je ne m'oppose pas à ce que l'on prenne des mesures pour
rassurer chaque individu qui craint pour sa sûreté; je ne m'oppose pas
à ce que vous donniez une garde de crainte au citoyen qui tremble ici.
Mais la Convention nationale peut-elle annoncer à la République
qu'elle se laisse dominer par la peur. Remarquez bien jusqu'à quel
point cette crainte est ridicule. Le comité vous annonce qu'il y a des
dispositions portant qu'on a voulu attenter à la représentation
nationale. On sait bien qu'il existe à Paris une multitude
d'aristocrates, d'agents soudoyés par les puissances; mais les lois
ont pourvu à tout; on dit qu'elles ne s'exécutent pas; mais une preuve
qu'elles s'exécutent, c'est que la Convention nationale est intacte,
et que, si un de ses membres a péri, il était du nombre de ceux qui ne
tremblent pas. Remarquez bien que l'esprit public des citoyens de
Paris qu'on a tant calomniés....

UN GRAND NOMBRE DE VOIX.--Cela est faux! la preuve en est dans le
projet qu'on Propose!

DANTON.--Je ne dis pas que ce soit calomnier Paris que de proposer le
projet de décret qui vous est présenté; mais on a calomnié Paris, en
demandant une force départementale; car, dans une ville comme Paris,
où la population présente une masse si imposante, la force des bons
citoyens est assez grande pour terrasser les ennemis de la liberté. Je
dis que, si, dans la réunion dont on a parlé, il s'est trouvé des
hommes assez pervers pour proposer de porter atteinte à la
représentation nationale, cette proposition a été vivement repoussée,
et que si ces hommes sont saisis et peuvent être livrés à la justice,
ils ne trouveront point ici de défenseurs. On a cherché aussi à
inculper le maire de Paris, et à le rendre, pour ainsi dire, complice
de ces hommes vendus ou traîtres; mais l'on n'a pas dit que, si le
maire de Paris n'était pas venu vous instruire de ce qui s'était
passé, c'est qu'il était venu en rendre compte au Comité du Salut
public, qui devait vous en instruire. Ainsi donc, quand il est
démontré que les propositions qui ont été faites ont été rejetées avec
horreur; quand Paris est prêt à s'armer contre tous les traîtres qu'il
renferme pour protéger la Convention nationale, il est absurde de
créer une loi nouvelle; pour protéger la représentation nationale, il
ne s'agit que de diriger l'action des lois existantes contre le vrai
coupable. Encore une fois, je ne combats pas le fond du projet, mais
je dis qu'il se trouve dans les lois préexistantes. Ne faisons donc
rien par peur; ne faisons rien pour nous-mêmes; ne nous attachons
qu'aux considérations nationales; ne nous laissons point diriger par
les passions. Prenez garde qu'après avoir créé une commission pour
rechercher les complots qui se trament dans Paris, on ne vous demande
s'il ne conviendrait pas d'en créer aussi une pour rechercher les
crimes de ceux qui ont cherché à égarer l'esprit des départements. Je
ne demande qu'une chose, c'est que les membres qui proposent ce projet
se dépouillent de toutes leurs haines. Il faut que les criminels
soient bien connus, et il est de votre sagesse d'attendre un rapport
préliminaire sur le tout.



XXIX

POUR LE PEUPLE DE PARIS

(26 mai 1793)


L'attitude du président Isnard donna lieu, dans la séance de la
Convention du 26 mai, à de violents incidents. Répondant à une
députation de la Commune, il prononça les mots, devenus fameux depuis:
"Si, par ces insurrections toujours renaissantes, il arrivait qu'on
portât atteinte à la représentation nationale, je vous le déclare au
nom de la France entière, Paris serait anéanti! Bientôt on chercherait
sur les rives de la Seine si Paris a existé." Danton, se levant, cria:
"Président, je demande la parole sur votre réponse!" Appuyé par la
gauche, il allait la prendre quand Cambon monta à la tribune pour
donner lecture d'une lettre du général Lamorlière. A cette lecture
succéda une députation de la section des Gardes-Françaises, venant
présenter son contingent. Cette fois la réponse du président fut
patriotique et modérée. Après les honneurs de la séance, décernés à
des pétitionnaires de la section de l'Unité, Danton monta à la tribune
pour protester du civisme du peuple de Paris et contre les parole
d'Isnard.

       * * * * *

Si le président eût présenté l'olivier de la paix à la Commune avec
autant d'art qu'il a présenté le signal du combat aux guerriers qui
viennent de défiler ici, j'aurais applaudi à sa réponse; mais je dois
examiner quel peut être l'effet politique de son discours. Assez et
trop longtemps on a calomnié Paris en masse. (_On applaudit dans la
partie gauche et dans les tribunes. Il s'élève de violents murmures
dans la partie droite_.)

PLUSIEURS VOIX.--Non, ce n'est pas Paris qu'on accuse, mais les
scélérats qui s'y trouvent.

DANTON.--Voulez-vous constater que je me suis trompé?

ON GRAND NOMBRE DE VOIX.--Oui!

DANTON.--Ce n'est pas pour disculper Paris que je me suis présenté à
cette tribune, il n'en a pas besoin. Mais c'est pour la République
entière. Il importe de détruire auprès des départements les
impressions défavorables que pourrait faire la réponse du président.
Quelle est cette imprécation du président contre Paris? Il est assez
étrange qu'on vienne présenter la dévastation que feraient de Paris
tous les départements, si cette ville se rendait coupable.... (Oui,
_s'écrient un grand nombre de voix_, ils le feraient.--_On murmure
dans l'extrême gauche_.) Je me connais aussi, moi, en figures
oratoires. (_Murmures dans la partie droite_.) Il entre dans la
réponse du président un sentiment d'amertume. Pourquoi supposer qu'un
jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris a
existé? Loin d'un président de pareils sentiments, il ne lui
appartient que de présenter des idées consolantes. Il est bon que la
République sache que Paris ne déviera jamais des principes; qu'après
avoir détruit le trône d'un tyran couvert de crimes, il ne le relèvera
pas pour y asseoir un nouveau despote. Que l'on sache aussi que les
représentants du peuple marchent entre deux écueils; ceux qui servent
un parti lui apportent leurs vices comme leurs vertus. Si dans le
parti qui sert le peuple il se trouve des coupables, le peuple saura
les punir; mais faites attention à cette grande vérité, c'est que,
s'il fallait choisir entre deux excès, il vaudrait mieux se jeter du
côté de la liberté que rebrousser vers l'esclavage. En reprenant ce
qu'il y a de blâmable, il n'y a plus partout que des républicains.

Depuis quelque temps les patriotes sont opprimés dans les sections. Je
connais l'insolence des ennemis du peuple; ils ne jouiront pas
longtemps de leur avantage; bientôt les aristocrates, fidèles aux
sentiments de fureur qui les animent, vexeraient tout ce qui a porté
le caractère de la liberté; mais le peuple détrompé les fera rentrer
dans le néant. Qu'avons-nous à faire, nous, législateurs, qui sommes
au centre des événements? Réprimons tous les audacieux; mais
tournons-nous d'abord vers l'aristocrate, car il ne changera pas.

Vous, hommes ardents, qui servez le peuple, qui êtes attachés à sa
cause, ne vous effrayez pas de voir arriver une sorte de modérantisme
perfide; unissez la prudence à l'énergie qui vous caractérise, tous
les ennemis du peuple seront écrasés.

Parmi les bons citoyens, il y en a de trop impétueux, mais pourquoi
leur faire un crime d'une énergie qu'ils emploient à servir le peuple?
S'il n'y avait pas eu des hommes ardents, si le peuple lui-même
n'avait pas été violent, il n'y aurait pas eu de révolution.

Je reviens à mon premier objet: je ne veux exaspérer personne parce
que j'ai le sentiment de ma force en défendant la raison. Sans faire
mon apologie, je défie de me prouver un crime. Je demande que l'on
renvoie devant le tribunal révolutionnaire ceux qui auront conspiré
contre la Convention; et moi, je demande à y être renvoyé le premier,
si je suis trouvé coupable. On a répété souvent que je n'avais pas
rendu mes comptes. J'ai eu 400.000 livres à ma disposition pour des
dépenses secrètes; j'ai rendu compte de l'emploi que j'en ai fait; que
ceux qui m'ont fait des reproches les parcourent avant de me
calomnier. Une somme de 100.000 livres avait été remise entre mes
mains pour faire marcher la Révolution. Cette somme devait être
employée d'après l'avis du Conseil exécutif; il connaît l'emploi que
j'en ai fait; il a, lui, rendu ses comptes.

PLUSIEURS VOIX.--Ce n'est pas la question!

DANTON.--Je reviens à ce que souhaite la Convention; il faut réunir
les Départements; il faut bien se garder de les aigrir contre Paris!
Quoi! cette cité immense, qui se renouvelle tous les jours, porterait
atteinte à la représentation nationale! Paris, qui a brisé le premier
le sceptre de fer, violerait l'Arche sainte qui lui est confiée! Non;
Paris aime la Révolution; Paris, par les sacrifices qu'il a faits à la
liberté, mérite les embrassements de tous les Français. Ces sentiments
sont les vôtres, eh bien! manifestez-les; faites imprimer la réponse
de votre président, en déclarant que Paris n'a jamais cessé de bien
mériter de la République, puisque la municipalité.... (_Il s'élève de
violents murmures dans une grande partie de la salle_). Puisque la
majorité de Paris a bien mérité.... (_On applaudit dans toutes les
parties de la salle_), et cette majorité, c'est la presque totalité de
Paris. (_Mêmes applaudissements_). Par cette déclaration, la nation
saura apprécier la proposition qui a été faite de transporter le siège
de la Convention dans une autre ville. Tous les départements auront de
Paris l'opinion qu'ils doivent en avoir, et qu'ils en ont réellement.
Paris, je le répète, sera toujours digne d'être le dépositaire de la
représentation générale. Mon esprit sent que, partout où vous irez,
vous y trouverez des passions, parce que vous y porterez les vôtres.
Paris sera bien connu; le petit nombre de conspirateurs qu'il renferme
sera puni. Le peuple français, quelles que soient vos opinions, se
sauvera lui-même, s'il le faut, puisque tous les jours il remporte des
victoires sur les ennemis, malgré nos dissensions. Le masque arraché à
ceux qui jouent le patriotisme et qui servent de rempart aux
aristocrates, la France se lèvera et terrassera ses ennemis.



XXX

CONTRE LA COMMISSION DES DOUZE

(27 mai 1793)


L'arrestation d'Hébert, ordonnée par la Commission des Douze, créa une
vive effervescence à la Commune. Dans la séance du lundi 27 mai, une
députation de la section de la cité vint demander la traduction des
Douze devant le Tribunal Révolutionnaire. Isnard, qui présidait,
répondit: "Citoyens, la Convention nationale pardonne à l'égarement de
votre jeunesse...." Un indescriptible tumulte s'ensuivit.
Robespierre, Bourdon (de l'Oise), Henri Larivière, tentèrent en vain
d'obtenir la parole. Le président s'étant couvert au milieu du
tumulte, Danton s'écria sur une observation de Delacroix
(d'Eure-et-Loir): "Je vous le déclare, tant d'impudence commence à
nous perdre; nous vous résisterons! "Et toute l'extrême gauche cria
avec lui: "Nous vous résisterons!" La droite demanda l'insertion de la
phrase de Danton au procès-verbal. "Oui, dit Danton, je la demande
moi-même." Et il monta à la tribune:

       * * * * *

Je déclare à la Convention et à tout le peuple français que si l'on
persiste à retenir dans les fers des citoyens qui ne sont que présumés
coupables, dont tout le crime est un excès de patriotisme; si l'on
refuse constamment la parole à ceux qui veulent les défendre; je
déclare, dis-je, que, s'il y a ici cent bons citoyens, nous
résisterons.

Je déclare en mon propre nom, et je signerai cette déclaration, que le
refus de la parole à Robespierre est une lâche tyrannie. Je déclare à
la France entière que vous avez mis souvent en liberté des gens plus
que suspects sur de simples réclamations, et que vous retenez dans les
fers des citoyens d'un civisme reconnu, qu'on les tient en charte
privée, sans vouloir faire aucun rapport....

PLUSIEURS MEMBRES A DROITE.--C'est faux, le rapporteur de la
Commission des Douze a demandé la parole.

DANTON.--Tout membre de l'Assemblée a le droit de parler sur et contre
la Commission des Douze. C'est un préalable d'autant plus nécessaire,
que cette Commission des Douze tourne les armes qu'on a mises dans ses
mains contre les meilleurs citoyens; cette commission est d'autant
plus funeste qu'elle arrache à leurs fonctions des magistrats du
peuple.

PLUSIEURS VOIX.--Et les commissaires envoyés dans les départements!

DANTON.--Vos commissaires, vous les entendrez.... Si vous vous
obstinez à refuser la parole à un représentant du peuple qui veut
parler en faveur d'un patriote jeté dans les fers, je déclare que je
proteste contre votre tyrannie, contre votre despotisme. Le peuple
français jugera.

       * * * * *

Dans cette même séance Danton reprit la parole après la déclaration du
ministre de l'Intérieur, protestant une fois encore de sa soif de
paix, de son désir de concorde.

       * * * * *

Je demande que le ministre me réponde; je me flatte que de cette
grande lutte sortira la vérité, comme des éclats de la foudre sort la
sérénité de l'air; il faut que la nation sache quels sont ceux qui
veulent la tranquillité. Je ne connaissais pas le ministre de
l'Intérieur; je n'avais jamais eu de relation avec lui. Je le somme de
déclarer, et cette déclaration m'importe dans les circonstances où
nous nous trouvons, dans un moment où un député (c'est Brissot) a fait
contre moi une sanglante diatribe; dans le moment où le produit d'une
charge que j'avais est travestie en une fortune immense.... (_Il
s'élève de violents murmures dans la partie droite_.) Il est bon que
l'on sache quelle est ma vie.

PLUSIEURS VOIX DANS LA PARTIE DROITE.--Ne nous parlez pas de vous, de
votre guerre avec Brissot.

DANTON.--C'est par ce que le Comité de Salut public a été accusé de
favoriser les mouvements de Paris qu'il faut que je m'explique....

PLUSIEURS MEMBRES.--On ne dit pas cela.

DANTON.--Voilà ces amis de l'ordre qui ne veulent pas entendre la
vérité, que l'on juge par là quels sont ceux qui veulent l'anarchie.
J'interpelle le ministre de l'Intérieur de dire si je n'ai pas été
plusieurs fois chez lui pour l'engager à calmer les troubles, à unir
les départements, à faire cesser les préventions qu'on leur avait
inspirées contre Paris; j'interpelle le ministre de dire, si depuis la
révolution, je ne l'ai pas invité à apaiser toutes les haines, si je
ne lui ai pas dit: "je ne veux pas que vous flattiez tel parti plutôt
que tel autre; mais que vous prêchiez l'union." Il est des hommes qui
ne peuvent pas se dépouiller d'un ressentiment. Pour moi, la nature
m'a fait impétueux, mais exempt de haine. Je l'interpelle de dire s'il
n'a pas reconnu que les prétendus amis de l'ordre étaient la cause de
toutes les divisions, s'il n'a pas reconnu que les citoyens les plus
exagérés sont les plus amis de l'ordre et de la paix. Que le ministre
réponde.



XXXI

AUTRE DISCOURS CONTRE LA COMMISSION DES DOUZE

(31 mai 1793)


Tandis que grondait le canon de l'insurrection de la journée fatale
pour la Gironde, Danton, intervenant dans la discussion sur l'émeute
dénoncée par Vergniaud, reprit son réquisitoire contre la Commission
des Douze et demanda sa suppression. Il interrompit le président
Mallarmé, lui disant: "Faites donc justice, avant tout, de la
Commission!" Après un court débat sur la question de priorité, il
monta à la tribune.

       * * * * *

J'ai demandé la parole pour motiver la priorité en faveur de la motion
de Thuriot. [Note: "C'est l'anéantissement de la Commission que je
sollicite," avait dit Thuriot (_Moniteur_, p. 152).] Il ne sera pas
difficile de faire voir que cette motion est d'un ordre supérieur à
celle même demander le commandant à la barre. Il faut que Paris ait
justice de la Commission; elle n'existe pas comme la Convention. Vous
avez créé une Commission impolitique....

PLUSIEURS VOIX.--Nous ne savons pas cela....

DANTON.--Vous ne le savez pas? il faut donc vous le rappeler.

Oui, votre Commission a mérité l'indignation populaire. Rappelez-vous
mon discours à ce sujet, ce discours trop modéré. Elle a jeté dans les
fers des magistrats du peuple, par cela seul qu'ils avaient combattu,
dans des feuilles, cet esprit de modérantisme que la France veut tuer
pour sauver la République. Je ne prétends pas inculper ni disculper la
Commission, il faudra la juger sur un rapport et sur leur défense.

Pourquoi avez-vous ordonné l'élargissement de ces fonctionnaires
publics? Vous y avez été engagés sur le rapport d'un homme que vous ne
respectez pas, d'un homme que la nature a créé doux, sans passions, le
ministre de l'Intérieur. Il s'est expliqué clairement, textuellement,
avec développement, sur le compte d'un des magistrats du peuple. En
ordonnant de le relâcher, vous avez été convaincus que la Commission
avait mal agi sous le rapport politique. C'est sous ce rapport que
j'en demande, non pas la cassation, car il faut un rapport, mais la
suppression.

Vous l'avez créée, non pour elle, mais pour vous. Si elle est
coupable, vous en ferez un exemple terrible qui effrayera tous ceux
qui ne respectent pas le peuple, même dans son exagération
révolutionnaire. Le canon a tonné, mais Paris n'a voulu donner qu'un
grand signal pour vous apporter ses représentations; si Paris, par une
convention trop solennelle, trop retentissante, n'a voulu qu'avertir
tous les citoyens de vous demander une justice éclatante, Paris a
encore bien mérité de la patrie. Je dis donc que, si vous êtes
législateurs politiques, loin de blâmer cette explosion, vous la
tournerez au profit de la chose publique, d'abord en réformant vos
erreurs, en cassant votre Commission. Ce n'est qu'à ceux qui ont reçu
quelques talents politiques que je m'adresse, et non à ces hommes
stupides qui ne savent faire parler que leurs passions. Je leur dis:
"Considérez la grandeur de votre but, c'est de sauver le peuple de ses
ennemis, des aristocrates, de le sauver de sa propre colère." Sous le
rapport politique, la Commission a été assez dépourvue de sens pour
prendre de nouveaux arrêtés et de les notifier au maire de Paris, qui
a en la prudence de répondre qu'il consulterait la Convention. Je
demande la suppression de la Commission, et le jugement de la conduite
particulière de ses membres. Vous les croyez irréprochables; moi je
crois qu'ils ont servi leurs ressentiments. Il faut que ce chaos
s'éclaircisse; mais il faut donner justice au peuple.

QUELQUES VOIX.--Quel peuple?

DANTON.--Quel peuple, dites-vous? ce peuple est immense, ce peuple est
la sentinelle avancée de la République. Tous les départements haïssent
fortement la tyrannie. Tous les départements exècrent ce lâche
modérantisme qui ramène la tyrannie. Tous les départements en un jour
de gloire pour Paris avoueront ce grand mouvement qui exterminera tous
les ennemis de la liberté. Tous les départements applaudiront à votre
sagesse, quand vous aurez fait disparaître une Commission impolitique.
Je serai le premier à rendre une justice éclatante à ces hommes
courageux qui ont fait retentir les airs.... (_Les tribunes
applaudissent_.)

Je vous engage, vous, représentants du peuple, à vous montrer
impassibles; faites tourner au profit de la patrie cette énergie que
de mauvais citoyens seuls pourraient présenter comme funeste. Et si
quelques hommes, vraiment dangereux, n'importe à quel parti ils
appartiennent, voulaient prolonger un mouvement devenu inutile, quand
vous aurez fait justice, Paris lui-même les fera rentrer dans le
néant; je demande froidement la suppression pure et simple de la
Commission sous le rapport politique seul, sans rien préjuger, ni
pour, ni contre; ensuite vous entendrez le commandant général, vous
prendrez connaissance de ce qui est relatif à ce grand mouvement, et
vous finirez par vous conduire en hommes qui ne s'effraient pas des
dangers.

PALLES.--Nous savons bien que ce n'est qu'un simulacre, les citoyens
courent sans savoir pourquoi.

DANTON.--Vous sentez que, s'il est vrai que ce ne soit qu'un
simulacre, quand il s'agit de la liberté de quelques magistrats, le
peuple fera pour sa liberté une insurrection entière. Je demande que,
pour mettre fin à tant de débats fâcheux, que, pour marcher à la
Constitution qui doit comprimer toutes les passions, vous mettiez aux
voix par l'appel nominal la révocation de la Commission.



XXXII

SUR LA CHUTE DES GIRONDINS

(13 juin 1793_) [Note: Une autre erreur de Vermorel, p. 203, donne à
ce discours la date du 14 juin. Le n° 167 du _Moniteur_, qui le
rapporte, spécifie qu'il fut prononcé dans la séance du jeudi 13 juin,
dans la discussion sur les arrêtés des administrations de l'Eure et du
Calvados.]


Danton n'intervint dans la discussion des troubles du Calvados, à la
Convention, que pour rallier ses collègues au parti national. Après
avoir fait l'apologie de l'insurrection du 31 mai, il leur demanda de
s'expliquer "loyalement" à cet égard et de songer aux dangers de la
patrie.

       * * * * *

Nous touchons au moment de fonder véritablement la liberté française,
en donnant à la France une Constitution républicaine. C'est au moment
d'une grande production que les corps politiques comme les corps
physiques paraissent toujours menacés d'une destruction prochaine.
Nous sommes entourés d'orages, la foudre gronde. Eh bien, c'est du
milieu de ses éclats que sortira l'ouvrage qui immortalisera la nation
française. Rappelez-vous, citoyens, ce qui s'est passé du temps de la
conspiration de Lafayette. Nous semblions être dans la position dans
laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Rappelez-vous ce qu'était
alors Paris; les patriotes étaient opprimés, proscrits partout; nous
étions menacés des plus grands malheurs. C'est aujourd'hui la même
position; il semble qu'il n'y ait de périls que pour ceux qui ont créé
la liberté. Lafayette et sa faction furent bientôt démasqués:
aujourd'hui les nouveaux ennemis du peuple se sont trahis eux-mêmes,
ils ont fui, ils ont changé de nom, de qualité, ils ont pris de faux
passeports. Ce Brissot, ce coryphée de la secte impie qui va être
étouffée, cet homme qui vantait son courage et son indigence en
m'accusant d'être couvert d'or, n'est plus qu'un misérable qui ne peut
échapper au glaive des lois, et dont le peuple a déjà fait justice en
l'arrêtant comme un conspirateur. On dit que l'insurrection de Paris
cause des mouvements dans les départements; je le déclare à la face de
l'univers, ces événements feront la gloire de cette superbe cité; je
le proclame à la face de la France, sans les canons du 31 mai, sans
l'insurrection, les conspirateurs triomphaient, ils nous donnaient la
loi. Que le crime de cette insurrection retombe sur nous; je l'ai
appelée, moi, cette insurrection, lorsque j'ai dit que, s'il y avait
dans la Convention cent hommes qui me ressemblassent, nous
résisterions à l'oppression, nous fonderions la liberté sur des bases
inébranlables.

Rappelez-vous qu'on a dit que l'agitation qui règne dans les
départements ne s'était manifestée que depuis les événements qui se
sont passés ici. Eh bien, il y a des pièces qui constatent qu'avant le
31 mai les départements avaient envoyé une circulaire pour faire une
fédération et se coaliser.

Que nous reste-t-il à faire? A nous identifier avec le peuple de
Paris, avec tous les bons citoyens, à faire le récit de tout ce qui
s'est passé. On sait que moi, plus que tout autre, j'ai été menacé des
baïonnettes, qu'on les a appuyées sur ma poitrine; on sait que nous
avons couvert de nos corps ceux qui se croyaient en danger. Non, les
habitants de Paris n'en voulaient pas à la liberté d'aucun
représentant du peuple; ils ont pris l'attitude qui leur convenait;
ils se sont mis en insurrection. Que les adresses envoyées des
départements pour calomnier Paris ne vous épouvantent pas; elles sont
l'ouvrage de quelques intrigants et non celui des citoyens des
départements: rappelez-vous qu'il en est venu de semblables contre
Paris en faveur du tyran. Paris est le centre où tout vient aboutir;
Paris sera le foyer qui recevra tous les rayons du patriotisme
français, et en brûlera tous les ennemis. Je demande que vous vous
expliquiez loyalement sur l'insurrection qui a eu de si heureux
résultats. Le peuple voit que ces hommes qu'on avait accusés de
vouloir se gorger du sang du peuple ont plus fait depuis huit jours
pour le bonheur du peuple que la Convention, tourmentée par des
intrigants, n'en avait pu faire depuis son existence. Voilà le
résultat qu'il faut présenter au peuple des départements: il est bon,
il applaudira à vos sages mesures. Les hommes criminels qui ont fui
ont répandu des terreurs partout sur leur passage; ils ont tout
exagéré, tout amplifié; mais le peuple détrompé réagira plus
fortement, et se vengera sur ceux qui l'ont trompé.

Quant à la question qui nous occupe, je crois qu'il faut prendre des
mesures générales pour tous les départements; il faut qu'il soit
accordé vingt-quatre heures aux administrateurs qui auraient pu être
égarés, sans cependant donner une amnistie aux agitateurs. Il faut
que, dans les départements où les Communes patriotes luttent contre
des administrateurs aristocrates, ces administrateurs soient destitués
et remplacés par de vrais républicains. Je demande enfin que la
Convention déclare que, sans l'insurrection du 31 mai, il n'y aurait
plus de liberté.

Citoyens, pas de faiblesse; faites cette déclaration solennelle au
peuple Français; dites-lui qu'on veut encore le retour des nobles;
dites-lui que la horde scélérate vient de prouver qu'elle ne voulait
pas de constitution; dites-lui de prononcer entre la Montagne et cette
faction; dites aux citoyens français: "Rentrez dans vos droits
imprescriptibles; serrez-vous autour de la Convention; préparez-vous à
accepter la constitution qu'elle va vous présenter; cette
constitution qui, comme je l'ai déjà dit, est une batterie qui fait un
feu à mitraille contre les ennemis de la liberté, et qui les écrasera
tous; préparez une force armée, mais que ce soit contre les ennemis de
la Vendée. Étouffez la rébellion de cette partie de la France et vous
aurez la paix."

Le peuple, instruit sur cette dernière époque de la Révolution, ne se
laissera plus surprendre. On n'entendra plus de calomnies contre une
ville qui a créé la liberté, qui ne périra pas avec elle, mais qui
triomphera avec la liberté, et passera avec elle à l'immortalité.



XXXIII

CONTRE LES ASSIGNATS ROYAUX

(31 juillet 1793)


Cambon, dans cette séance du 31 juillet, proposa à la Convention de
démonétiser les assignats royaux d'une valeur au-dessus de cent
livres, tout en gardant la valeur de ceux de cinquante livres. Sur
cette proposition, Bazire demanda la question préalable. Danton se
rangea à l'avis de Cambon, dont la Convention en cette même séance
adopta le décret.

       * * * * *

Je demande à parler contre l'ajournement.... Je combats la question
préalable demandée par Bazire. Il y a plus de six mois que j'ai dit
ici qu'il y a trop de signes représentatifs en circulation; il faut
que ceux qui possèdent immensément payent la dette nationale. Quels
sont ceux qui supportent la misère publique, qui versent leur sang
pour la liberté, qui combattent l'aristocratie financière et
bourgeoise? ce sont ceux qui n'ont pas en leur pouvoir un assignat
royal de cent livres. Frappez, que vous importent les clameurs des
aristocrates; lorsque le bien sort en masse de la mesure que vous
prenez, vous obtenez la bénédiction nationale. On a dit que cette loi
aurait un effet rétroactif, c'est ici une loi politique, et toutes les
lois politiques qui ont rasé le despotisme n'ont-elles pas en un effet
rétroactif? Qui de vous peut les blâmer?

On a dit que celui qui n'a qu'un assignat de cent livres sera grevé,
parce qu'il sera obligé de vendre son assignat. Je réponds qu'il y
gagnera, car les denrées baisseront; d'ailleurs, ce ne sont pas les
hommes de la Révolution qui ont ces assignats. Soyez comme la nature,
elle voit la conservation de l'espèce; ne regardez pas les individus.
Si le despotisme triomphait, il ferait disparaître tous les signes de
la liberté. Eh bien, ne souillez pas les yeux des amis de la liberté
de l'image du tyran dont la tête est tombée sous le glaive de la loi.
Les despotes de l'Europe diront: "Quelle est cette nation puissante
qui par un seul décret améliore la fortune publique, soulage le
peuple, fait revivre le crédit national, et prépare de nouveaux moyens
de combattre les ennemis?" Cette mesure n'est pas nouvelle, Cambon l'a
longtemps méditée; il est de votre devoir de l'adopter; si vous ne
l'adoptez pas, la discussion qui vient d'avoir lieu produira des
inconvénients qui peuvent être attachés à la loi, et n'en présentera
aucun avantage. Je ne me connais pas grandement en finances, mais je
suis savant dans le bonheur de mon pays. Les riches frémissent de ce
décret; mais je sais que ce qui est funeste à ces gens est avantageux
pour le peuple. Le renchérissement des denrées vient de la trop grande
masse d'assignats en circulation; que l'éponge nationale épuise cette
grande masse, l'équilibre se rétablira. Je demande que la proposition
de Cambon soit adoptée.



XXXIV

DISCOURS POUR QUE LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC SOIT ÉRIGÉ EN GOUVERNEMENT
PROVISOIRE

(1er août 1793)


Ce discours est un des plus importants de la carrière politique de
Danton. C'est de lui que sortit la dictature jacobine et terroriste
qui souleva la France et lui assura la victoire. Danton, président
depuis le 25 juillet, descendit du fauteuil à la tribune pour le
prononcer après une motion violente de Couthon. Ce dernier, après
avoir déclaré: "Le gouvernement anglais nous fait une guerre
d'assassins", demanda à la Convention d'infliger aux Français plaçant
des fonds à Londres une amende égale à celle de l'argent déposé, et
d'obliger les déposants, sous peine de la même amende, à déclarer
leurs dépôts dans le mois suivant la publication du décret proposé. Le
discours de Danton suivit aussitôt cette motion.

       * * * * *

J'appuie d'autant plus ces propositions que le moment est arrivé
d'être politique. Sans doute un peuple républicain ne fait pas la
guerre à ses ennemis par la corruption, l'assassinat et le poison.
Mais le vaisseau de la raison doit avoir son gouvernail, c'est la
saine politique. Nous n'aurons de succès que lorsque la Convention, se
rappelant que l'établissement du Comité de Salut public est une des
conquêtes de la liberté, donnera à cette institution l'énergie et le
développement dont elle peut être susceptible. Il a, en effet, rendu
assez de services pour qu'elle perfectionne ce genre de gouvernement.
N'en doutez pas, ce Cobourg qui s'avance sur votre territoire rend le
plus grand service à la République. Les mêmes circonstances que
l'année dernière se reproduisent aujourd'hui; les mêmes dangers nous
menacent.... Mais le peuple n'est point usé, puisqu'il a accepté la
Constitution; j'en jure par l'enthousiasme sublime qu'elle vient de
produire. Il a, par cette acceptation, contracté l'engagement de se
déborder tout entier contre les ennemis. Eh bien, soyons terribles,
faisons la guerre en lions. Pourquoi n'établissons-nous pas un
gouvernement provisoire qui seconde, par de puissantes mesures,
l'énergie nationale? Je le déclare, je n'entrerai dans aucun comité
responsable. Je conserverai ma pensée tout entière, et la faculté de
stimuler sans cesse ceux qui gouvernent, mais je vous donne un
conseil, j'espère que vous en profiterez. Il nous faut les mêmes
moyens qu'emploie Pitt, à l'exception de ceux du crime. Si vous
eussiez, il y a deux mois, éclairé les départements sur la situation
de Paris; si vous eussiez répandu partout le tableau fidèle de votre
conduite; si le ministre de l'Intérieur se fût montré grand et ferme,
et qu'il eût fait pour la Révolution ce que Roland a fait contre elle,
le fédéralisme et l'intrigue n'auraient pas excité de mouvements dans
les départements. Mais rien ne se fait. Le gouvernement ne dispose
d'aucun moyen politique.

Il faut donc, en attendant que la Constitution soit en activité et
pour qu'elle puisse l'être, que votre Comité de Salut public soit
érigé en gouvernement provisoire; que les ministres ne soient que les
premiers agents de ce Comité de gouvernement.

Je sais qu'on objectera que les membres de la Convention ne doivent
pas être responsables. J'ai déjà dit que vous êtes responsables de la
liberté, et que si vous la sauvez, et alors seulement, vous obtiendrez
les bénédictions du peuple. Il doit être mis à la disposition de ce
Comité de gouvernement les fonds nécessaires pour les dépenses
politiques auxquelles nous obligent les perfidies de nos ennemis. La
raison peut être servie à moindres frais que la perfidie; ce Comité
pourra enfin mettre à exécution des mesures provisoires fortes, avant
leur publicité.

N'arrachons point en ce moment aux travaux de la campagne les bras
nécessaires à la récolte. Prenons une première mesure, c'est de faire
un inventaire rigoureux de tous les grains. Pitt n'a pas seulement
joué sur nos finances; il a accaparé, il a exporté nos denrées. Il
faudrait avant tout assurer tous les Français que, si le ciel et la
terre nous ont si bien servis, nous n'aurons plus à craindre la
disette factice dans une année d'abondance. Il faudra, après la
récolte, que chaque commune fournisse un contingent d'hommes qui
s'enrôleront d'autant plus volontiers que le terme de la campagne
approche. Chez un peuple qui veut être libre, il faut que la nation
entière marche quand sa liberté est menacée. L'ennemi n'a encore vu
que l'avant-garde nationale. Qu'il sente enfin le poids des efforts
réunis de cette superbe nation. Nous donnons au monde un exemple
qu'aucun peuple n'a donné encore. La nation française aura voulu
individuellement, et par écrit, le gouvernement qu'elle a adopté; et
périsse un peuple qui ne saurait pas défendre un gouvernement aussi
solennellement juré!

Remarquez que dans la Vendée on fait la guerre avec plus d'énergie que
nous. On fait marcher de force les indifférents. Nous qui stipulons
pour les générations futures; nous que l'univers contemple; nous qui,
même en périssant tous, laisserions des noms illustres, comment se
fait-il que nous envisageons dans une froide inaction les dangers qui
nous menacent? Comment n'avons-nous pas déjà entraîné sur les
frontières une masse immense de citoyens? Déjà dans plusieurs
départements le peuple s'est indigné de cette mollesse, et a demandé
que le tocsin du réveil général fût sonné. Le peuple a plus d'énergie
que vous. La liberté est toujours partie de sa base. Si vous vous
montrez dignes de lui, il vous suivra; et vos ennemis seront
exterminés.

Je demande que la Convention érige en gouvernement provisoire son
Comité de Salut public; que les ministres ne soient que les premiers
commis de ce gouvernement provisoire; qu'il soit mis 50 millions à la
disposition de ce gouvernement, qui en rendra compte à la fin de sa
session, mais qui aura la faculté de les employer tous en un jour,
s'il le juge utile.

Une immense prodigalité pour la cause de la liberté est un placement à
usure. Soyons donc grands et politiques partout. Nous avons dans la
France une foule de traîtres à découvrir et à déjouer. Eh bien, un
gouvernement adroit aurait une foule d'agents: et remarquez que c'est
par ce moyen que vous avez découvert plusieurs correspondances
précieuses. Ajoutez à la force des armes, au développement de la force
nationale, tous les moyens additionnels que les bons esprits peuvent
vous suggérer. Il ne faut pas que l'orgueilleux ministre d'un despote
surpasse en génie et en moyens ceux qui sont chargés de régénérer le
monde.

Je demande, au nom de la postérité, car si vous ne tenez pas d'une
main ferme les rênes du gouvernement, vous affaiblissez plusieurs
générations par l'épuisement de la population; enfin vous les
condamneriez à la servitude et à la misère; je demande, dis-je, que
vous adoptiez sans délai ma proposition.

Après, vous prendrez une mesure pour inventorier toutes les moissons.
Vous ferez surveiller les transports, afin que rien ne puisse
s'écouler par les ports ou par les frontières. Vous ferez faire aussi
l'inventaire des armes. À partir d'aujourd'hui vous mettrez à la
disposition du gouvernement 400 millions pour fondre des canons, faire
des fusils et des piques. Dans toutes les villes un peu considérables,
l'enclume ne doit être frappée que pour la fabrication du fer que vous
devez tourner contre vos ennemis. Dès que la moisson sera finie, vous
prendrez dans chaque commune une force additionnelle, et vous verrez
que rien n'est désespéré. Au moins à présent, vous êtes purgés des
intrigants; vous n'êtes plus gênés dans votre marche; vous n'êtes plus
tiraillés par les factions; et nos ennemis ne peuvent plus se vanter,
comme Dumouriez, d'êtres maîtres d'une partie de la Convention. Le
peuple a confiance en vous. Soyez grands et dignes de lui; car si
votre faiblesse vous empêchait de le sauver, il se sauverait sans vous
et l'opprobre vous resterait.

       * * * * *

Après une courte intervention de Saint-André, de Cambon et de Barère,
Danton, répondant à ce dernier offrant sa démission de membre d'un
comité chargé du maniement des fonds, dit:

       * * * * *

Ce n'est pas être homme public que de craindre la calomnie. Lorsque
l'année dernière, dans le conseil exécutif, je pris seul sur ma
responsabilité les moyens nécessaires pour donner la grande impulsion,
pour faire marcher la nation sur les frontières; je me dis: qu'on me
calomnie, je le prévois, il ne m'importe; dût mon nom être flétri, je
sauverai la liberté. Aujourd'hui la question est de savoir s'il est
bon que le Comité de gouvernement ait des moyens de finances, des
agents, etc., etc. Je demande qu'il ait à sa disposition 50 millions,
avec cet amendement, que les fonds resteront à la trésorerie nationale
et n'en seront tirés que sur des arrêtés du Comité.

       * * * * *

Robespierre, Couthon, Lacroix et Thiriot prirent ensuite part à la
discussion, qui fut clôturée par cette déclaration de Danton:

       * * * * *

Je déclare que, puisqu'on a laissé à moi seul le poids de la
proposition que je n'ai faite qu'après avoir eu l'avis de plusieurs de
mes collègues, même des membres du Comité de salut public, je déclare,
comme étant un de ceux qui ont toujours été les plus calomniés, que je
n'accepterai jamais de fonctions dans ce Comité; j'en jure par la
liberté de ma patrie.



XXXV

SUR LES SUSPECTS

(12 août 1793)


Les Assemblées primaires envoyèrent à la Convention nationale une
pétition que celle-ci accueillit dans sa séance du 12 août.
L'arrestation des suspects y était demandée sur tout le territoire de
la République. Danton appuya la demande et proposa, en outre, de
conférer aux commissaires des assemblées primaires le droit de mettre
en réquisition 400.000 hommes contre les ennemis du Nord.

       * * * * *

Les députés des assemblées primaires viennent d'exercer parmi nous
l'initiative de la terreur contre les ennemis de l'intérieur.
Répondons à leurs voeux; non, pas d'amnistie à aucun traître. L'homme
juste ne fait point de grâce au méchant. Signalons la vengeance
populaire par le glaive de la loi sur les conspirateurs de
l'intérieur; mais sachons donc mettre à profit cette mémorable
journée. On vous a dit qu'il fallait se lever en masse; oui, sans
doute, mais il faut que ce soit avec ordre.

C'est une belle idée que celle que Barère vient de nous donner, quand
il vous a dit que les commissaires des assemblées primaires devaient
être des espèces de représentants du peuple, chargés d'exciter
l'énergie des citoyens pour la défense de la constitution. Si chacun
d'eux pousse à l'ennemi vingt hommes armés, et ils doivent être à peu
près huit mille commissaires, la patrie est sauvée. Je demande qu'on
les investisse de la qualité nécessaire pour faire cet appel au
peuple; que, de concert avec les autorités constituées et les bons
citoyens, ils soient chargés de faire l'inventaire des grains, des
armes, la réquisition des hommes, et que le Comité de salut public
dirige ce sublime mouvement. C'est à coups de canon qu'il faut
signifier la constitution à nos ennemis. J'ai bien remarqué l'énergie
des hommes que les sections nationales nous ont envoyés, j'ai la
conviction qu'ils vont tous jurer de donner, en retournant dans leurs
foyers, cette impulsion à leurs concitoyens.

Je demande donc qu'on mette en état d'arrestation tous les hommes
vraiment suspects; mais que cette mesure s'exécute avec plus
d'intelligence que jusqu'à présent, où, au lien de saisir les grands
scélérats, les vrais conspirateurs, on a arrêté des hommes plus
qu'insignifiants. Ne demandez pas qu'on les mène à l'ennemi, ils
seraient dans nos armées plus dangereux qu'utiles. Enfermons-les, ils
seront nos otages. Je demande que la Convention nationale, qui doit
être maintenant pénétrée de toute sa dignité, car elle vient d'être
revêtue de toute la force nationale, je demande qu'elle décrète
qu'elle investit les commissaires des assemblées primaires du droit de
dresser l'état des armes, des subsistances, des munitions, et de
mettre en réquisition 400.000 hommes contre nos ennemis du Nord.



XXXVI

SUR L'INSTRUCTION GRATUITE ET OBLIGATOIRE

(13 août 1793)


C'est dans ce discours qu'on a, fort heureusement, pris une des
épigraphes qui ornent la statue de Danton. C'est que jamais plus
nobles paroles et plus nobles pensées ne furent exprimées dans la
grande tourmente révolutionnaire. C'est à elles que la démocratie
moderne doit l'instruction dont elle jouit.

       * * * * *

Citoyens, après la gloire de donner la liberté à la France, après
celle de vaincre ses ennemis, il n'en est pas de plus grande que de
préparer aux générations futures une éducation digne de la liberté;
tel fut le but que Lepeletier se proposa. Il partit de ce principe que
tout ce qui est bon pour la société doit être adopté par ceux qui ont
pris part au contrat social. Or, s'il est bon d'éclairer les hommes,
notre collègue, assassiné par la tyrannie, mérita bien de l'humanité.
Mais que doit faire le législateur? Il doit concilier ce qui convient
aux principes et ce qui convient aux circonstances. On a dit contre le
plan que l'amour paternel s'oppose à son exécution: sans doute il faut
respecter la nature même dans ses écarts. Mais, si nous ne décrétons
pas l'éducation impérative, nous ne devons pas priver les enfants du
pauvre de l'éducation.

La plus grande objection est celle de la finance; mais j'ai déjà dit
qu'il n'y a point de dépense réelle là où est le bon emploi pour
l'intérêt public, et j'ajoute ce principe, que l'enfant du peuple sera
élevé aux dépens du superflu des hommes à fortunes scandaleuses. C'est
à vous, républicains célèbres, que j'en appelle; mettez ici tout le
feu de votre imagination, mettez-y toute l'énergie de votre caractère,
c'est le peuple qu'il faut doter de l'éducation nationale. Quand vous
semez dans le vaste champ de la République, vous ne devez pas compter
le prix de cette semence. Après le pain, l'éducation est le premier
besoin du peuple. Je demande qu'on pose la question: sera-t-il formé
aux dépens de la nation des établissements où chaque citoyen aura la
faculté d'envoyer ses enfants pour l'instruction publique?

Après une intervention de Charlier, Guyomard et Robespierre, Danton
continua:

C'est aux moines, cette espèce misérable, c'est au siècle de Louis
XIV, où les hommes étaient grands par leurs connaissances, que nous
devons le siècle de la philosophie, c'est-à-dire de la raison mise à
la portée du peuple; c'est aux jésuites, qui se sont perdus par leur
ambition politique, que nous devons ces élans sublimes qui font naître
l'admiration. La République était dans les esprits vingt ans au moins
avant sa proclamation. Corneille faisait des épîtres dédicatoires à
Montoron, mais Corneille avait fait le Cid, Cinna; Corneille avait
parlé en Romain, et celui qui avait dit: "Pour être plus qu'un roi, tu
te crois quelque chose", était un vrai républicain.

Allons donc à l'instruction commune; tout se rétrécit dans l'éducation
domestique, tout s'agrandit dans l'éducation commune. On a fait une
objection en présentant le tableau des affections paternelles; et moi
aussi, je suis père, et plus que les aristocrates qui s'opposent à
l'éducation commune, car ils ne sont pas sûrs de leur paternité. Eh
bien, quand je considère ma personne relativement au bien général, je
me sens élevé; mon fils ne m'appartient pas, il est à la République;
c'est à elle à lui dicter ses devoirs pour qu'il la serve bien.

On a dit qu'il répugnerait aux coeurs des cultivateurs de faire le
sacrifice de leurs enfants. Eh bien, ne les contraignez pas,
laissez-leur-en la faculté seulement. Qu'il y ait des classes où il
n'enverra ses enfants que le dimanche seulement, s'il le veut. Il faut
que les institutions forment les moeurs. Si vous attendiez pour l'État
une régénération absolue, vous n'auriez jamais d'instruction. Il est
nécessaire que chaque homme puisse développer les moyens moraux qu'il
a reçus de la nature. Vous devez avoir pour cela des maisons communes,
facultatives, et ne point vous arrêter à toutes les considérations
secondaires. Le riche payera, et il ne perdra rien s'il veut profiter
de l'instruction pour son fils. Je demande que, sauf les modifications
nécessaires, vous décrétiez qu'il y aura des établissements nationaux
où les enfants seront instruits, nourris et logés gratuitement, et des
classes où les citoyens qui voudront garder leurs enfants chez eux
pourront les envoyer s'instruire.



XXXVII

SUR LES CRÉANCIERS DE LA LISTE CIVILE ET LES RÉQUISITIONS
DÉPARTEMENTALES

(14 août 1793)


Mallarmé, dans la séance du 14 août, proposa à la Convention de payer
aux boulanger, boucher et autres employés de la liste civile ce qui
leur demeurait dû. Il n'exceptait de cette mesure que les créanciers
ayant prêté de l'argent "au ci-devant roi pour l'aider à étouffer la
liberté naissante". (_Moniteur_, n° 227.) Danton s'opposa en ces
termes à la proposition de Mallarmé:

       * * * * *

Il doit paraître étonnant à tout bon républicain que l'on propose de
payer les créanciers de la ci-devant liste civile, tandis que le
décret qui accorde des indemnités aux femmes et enfants des citoyens
qui versent leur sang pour la patrie reste sans exécution. Aucun homme
de bonne foi ne peut disconvenir que les créanciers de la liste civile
ne fussent les complices du tyran dans le projet qu'il avait formé
d'écraser le peuple français. La distinction faite par Mallarmé est
nulle pour des hommes clairvoyants. On sait qu'il y avait des
aristocrates qui prêtaient des sommes d'argent au tyran, duquel ils
recevaient des reconnaissances portant qu'ils lui avaient fourni telle
quantité de telle ou telle marchandise. Je demande que la Convention
décrète que la nation ne paiera aucun créancier du ci-devant roi. Je
demande aussi que la liste de ses créanciers soit imprimée, afin que
le peuple les connaisse.

       * * * * * Les propositions de Danton furent adoptées. Barère
monta aussitôt à la tribune et demanda, au nom du Comité de salut
public, d'étendre les devoirs des envoyés des assemblées primaires et
de les charger de faire un appel au peuple. Danton proposa de les
obliger, en outre, à de nouvelles réquisitions.

       * * * * *

En parlant à l'énergie nationale, en faisant appel au peuple, je crois
que vous avez pris une grande mesure, et le Comité de salut public a
fait un rapport digne de lui, en faisant le tableau des dangers que
court la patrie, et des ressources qu'elle a, en parlant des
sacrifices que devaient faire les riches, mais il ne nous a pas tout
dit. Si les tyrans mettaient notre liberté en danger, nous les
surpasserions en audace, nous dévasterions le sol français avant
qu'ils pussent le parcourir, et les riches, ces vils égoïstes,
seraient les premiers la proie de la fureur populaire. Vous qui
m'entendez, répétez ce langage à ces mêmes riches de vos communes;
dites-leur: "Qu'espérez-vous, malheureux? Voyez ce que serait la
France si l'ennemi l'envahissait, prenez le système le plus favorable.
Une régence conduite par un imbécile, le gouvernement d'un mineur,
l'ambition des puissances étrangères, le morcellement du territoire
dévoreraient vos biens; vous perdriez plus par l'esclavage que par
tous les sacrifices que vous pourriez faire pour soutenir la liberté."

Il faut qu'au nom de la Convention nationale, qui a la foudre
populaire entre les mains, il faut que les envoyés des assemblées
primaires, là où l'enthousiasme ne produira pas ce qu'on a droit d'en
attendre, fassent des réquisitions à la première classe. En réunissant
la chaleur de l'apostolat de la liberté à la rigueur de la loi, nous
obtiendrons pour résultat une grande masse de forces. Je demande que
la Convention donne des pouvoirs plus positifs et plus étendus aux
commissaires des assemblées primaires, et qu'ils puissent faire
marcher la première classe en réquisition. Je demande qu'il soit nommé
des commissaires pris dans le sein de la Convention pour se concerter
avec les délégués des assemblées primaires, afin d'armer cette force
nationale, de pourvoir à sa subsistance, et de la diriger vers un même
but. Les tyrans, en apprenant ce mouvement sublime, seront saisis
d'effroi, et la terreur que répandra la marche de cette grande masse
nous en fera justice. Je demande que mes propositions soient mises aux
voix et adoptées.

       * * * * *

"Les propositions de Danton sont décrétées au milieu des
applaudissements." (_Moniteur_, n° 227.)



XXXVIII

SUR DE NOUVELLES MESURES RÉVOLUTIONNAIRES

(4 septembre 1793)


C'est, une nouvelle fois, le plus vif amour du peuple qui inspira ce
discours de Danton en réponse à la dénonciation de Bazire d'une
contre-révolution sectionnaire. Grâce à lui, une indemnité de deux
francs par jour fut accordée aux citoyens assistant aux assemblées de
sections. Ce ne fut que par un décret du 4 fructidor an II que cette
mesure fut abolie. Les propositions de Danton furent toutes trois
adoptées dans cette séance.

       * * * * *

Je pense comme plusieurs membres, notamment comme Billaud-Varennes,
qu'il faut savoir mettre à profit l'élan sublime de ce peuple qui se
presse autour de nous. Je sais que, quand le peuple présente ses
besoins, qu'il offre de marcher contre ses ennemis, il ne faut prendre
d'autres mesures que celles qu'il présente lui-même, car c'est le
génie national qui les a dictées. Je pense qu'il sera bon que le
comité fasse son rapport, qu'il calcule et qu'il propose les moyens
d'exécution; mais je vois aussi qu'il n'y a aucun inconvénient à
décréter à l'instant même une armée révolutionnaire. Élargissons, s'il
se peut, ces mesures.

Vous venez de proclamer à la face de la France qu'elle est encore en
vraie révolution active; et bien, il faut la consommer, cette
révolution. Ne vous effrayez point des mouvements que pourront tenter
les contre-révolutionnaires de Paris. Sans doute ils voudraient
éteindre le feu de la liberté dans son foyer le plus ardent, mais la
masse immense des vrais patriotes, des sans-culottes, qui cent fois
ont terrassé leurs ennemis, existe encore; elle est prête à
s'ébranler: sachez la diriger, et elle confondra encore et déjouera
toutes les manoeuvres. Ce n'est pas assez d'une armée révolutionnaire,
soyez révolutionnaires vous-mêmes. Songez que les hommes industrieux
qui vivent du prix de leurs sueurs ne peuvent aller dans les sections.
Décrétez donc deux grandes assemblées de sections par semaine, que
l'homme du peuple qui assistera à ces assemblées politiques ait une
juste rétribution pour le temps qu'elles enlèveront à son travail.

Il est bon encore que nous annoncions à tous nos ennemis que nous
voulons être continuellement et complètement en mesure contre eux.
Vous avez décrété 30 millions à la disposition du ministre de la
Guerre pour des fabrications d'armes; décrétez que ces fabrications
extraordinaires ne cesseront que quand la nation aura donné à chaque
citoyen un fusil. Annonçons la ferme résolution d'avoir autant de
fusils et presque autant de canons que de sans-culottes. Que ce soit
la République qui mette le fusil dans la main du citoyen, du vrai
patriote; qu'elle lui dise: "La patrie te confie cette arme pour sa
défense; tu la représenteras tous les mois et quand tu en seras requis
par l'autorité nationale." Qu'un fusil soit la chose la plus sacrée
parmi nous; qu'on perde plutôt la vie que son fusil. Je demande donc
que vous décrétiez au moins cent millions pour faire des armes de
toute nature; car si nous avions eu des armes nous aurions tous
marché. C'est le besoin d'armes qui nous enchaîne. Jamais la patrie en
danger ne manquera de citoyens.

Mais il reste à punir et l'ennemi intérieur que vous tenez, et celui
que vous avez à saisir. Il faut que le tribunal révolutionnaire soit
divisé en un assez grand nombre de sections pour que tous les jours un
aristocrate, un scélérat paie de sa tête ses forfaits.

1° Je demande donc qu'on mette aux voix d'abord la proposition de
Billaud.

2° Qu'on décrète également que les sections de Paris s'assembleront
extraordinairement les dimanches et les jeudis, et que tout citoyen
faisant partie de ces assemblées, qui voudra, attendu ses besoins,
réclamer une indemnité, la recevra, à raison de 40 sols par assemblée.

3° Qu'il soit décrété par la Convention qu'elle met a la disposition
du ministre de la Guerre 100 millions pour des fabrications d'armes,
et notamment pour des fusils; que ces manufactures extraordinaires
reçoivent tous les encouragements et les additions nécessaires, et
qu'elles ne cessent leurs travaux que quand la France aura donné à
chaque citoyen un fusil.

Je demande enfin qu'il soit fait un rapport sur le mode d'augmenter de
plus en plus l'action du tribunal révolutionnaire. Que le peuple voie
tomber ses ennemis, qu'il voie que la Convention s'occupe de ses
besoins. Le peuple est grand, et il vous en donne en cet instant même
une preuve remarquable: c'est que, quoi qu'il ait souffert de la
disette factice machinée pour le mener à la contre-révolution, il a
senti qu'il souffrait pour sa propre cause; et, sous le despotisme, il
aurait exterminé tous les gouvernements.

Tel est le caractère du Français éclairé par quatre années de
révolutions.

Hommage vous soit rendu, peuple sublime! A la grandeur vous joignez la
Persévérance; vous voulez la liberté avec obstination; vous jeûnez
pour la liberté, vous devez l'acquérir. Nous marcherons avec vous, vos
ennemis seront confondus, vous serez libres!



XXXIX

SUR LES SECOURS À ACCORDER AUX PRÊTRES SANS RESSOURCES

(22 novembre 1793)


Dans la séance de la Convention du 22 novembre fut discutée la
question des secours à accorder aux prêtres réfractaires. Danton, avec
une générosité égale à sa tolérance, proposa de secourir même ceux qui
s'étaient montrés rebelles à la loi, et ce en raison même du véritable
esprit révolutionnaire.

       * * * * *

Sachez, citoyens, que vos ennemis ont mis à profit pour vous perdre
jusqu'à la philosophie qui vous dirige; ils ont cru qu'en accueillant
les prêtres que la raison porte à abandonner leur état, vous
persécuteriez ceux qui sont aveuglés par le bandeau de l'erreur. Le
peuple est aussi juste qu'éclairé. L'Assemblée ne veut salarier aucun
culte, mais elle exècre la persécution et ne ferme point l'oreille aux
cris de l'humanité. Citoyens, accordez des secours à tous les prêtres;
mais que ceux qui sont encore dans l'âge de prendre un état ne
puissent prétendre aux secours de la nation après s'être procuré les
moyens de subsister. Si Pitt a pensé que l'abolition du fanatisme
serait un obstacle à votre rentrée en Belgique par la persécution que
vous ferez éprouver aux prêtres, qu'il soit détrompé, et qu'il
apprenne à respecter une nation généreuse qu'il n'a cessé de
calomnier. Citoyens, il faut concilier la politique avec la saine
raison: apprenez que si vous ôtez aux prêtres les moyens de subsister,
vous les réduisez à l'alternative, ou de mourir de faim, ou de se
réunir avec les rebelles de la Vendée. Soyez persuadés que tout
prêtre, observant le cours de la raison, se hâtera d'alléger le
fardeau de la République en devenant utile à lui-même, et que ceux qui
voudront encore secouer les torches de la discorde seront arrêtés par
le peuple qui écrase tous ses ennemis sous le char de la Révolution.
Je demande l'économie du sang des hommes; je demande que la Convention
soit juste envers ceux qui ne sont pas signalés comme les ennemis du
peuple. Citoyens, n'y eût-il qu'un seul prêtre qui, privé de son état,
se trouve sans ressources, vous lui devez de quoi vivre; soyez justes,
politiques, grands comme le peuple: au milieu de sa fureur vengeresse,
il ne s'écarte jamais de la justice; il la veut. Proclamez-la en son
nom, et vous recevrez ses applaudissements.



XL

CONTRE LES MASCARADES ANTIRELIGIEUSES ET SUR LA CONSPIRATION DE
L'ÉTRANGER

(26 novembre 1793)


Plusieurs des séances de la Convention avaient vu défiler à la barre
des députations venant offrir les dépouilles des églises, et des
ecclésiastiques venant déposer leurs lettres de prêtrise. Danton
s'éleva avec force contre ces _mascarades antireligieuses_, et,
rappelant les différents besoins et désirs du peuple, demanda plus
d'activité dans les mesures révolutionnaires et la lecture du rapport
sur la conspiration de l'étranger ourdie par le baron Jean de Batz.

       * * * * *

Il y a un décret qui porte que les prêtres qui abdiqueront iront
porter leur renonciation au comité. Je demande l'exécution de ce
décret, car je ne doute pas qu'ils ne viennent successivement abjurer
l'imposture. Il ne faut pas tant s'extasier sur la démarche d'hommes
qui ne font que suivre le torrent. Nous ne voulons nous engouer pour
personne. Si nous n'avons pas honoré le prêtre de l'erreur et du
fanatisme, nous ne voulons pas non plus honorer le prêtre de
l'incrédulité: nous voulons servir le peuple. Je demande qu'il n'y ait
plus de mascarades antireligieuses dans le sein de la Convention. Que
les individus qui voudront déposer sur l'autel de la patrie les
dépouilles de l'Église ne s'en fassent plus un jeu ni un trophée.
Notre mission n'est pas de recevoir sans cesse des députations qui
répètent toujours les mêmes mots. Il est un terme à tout, même aux
félicitations. Je demande qu'on pose la barrière.

Il faut que les comités préparent un rapport sur ce qu'on appelle une
conspiration de l'étranger. Il faut nous préparer à donner du ton et
de l'énergie au gouvernement. Le peuple veut, et il a raison, que la
terreur soit à l'ordre du jour. Mais il veut que la terreur soit
reportée à son vrai but, c'est-à-dire contre les aristocrates, contre
les égoïstes, contre les conspirateurs, contre les traîtres amis de
l'étranger. Le peuple ne veut pas que celui qui n'a pas reçu de la
nature une grande force d'énergie, mais qui sert la patrie de tous ses
moyens, quelque faibles qu'ils soient, non, le peuple ne veut pas
qu'il tremble.

Un tyran, après avoir terrassé la Ligue, disait à un des chefs qu'il
avait vaincus, en le faisant suer [Note: Et non "tuer" comme Vermorel,
p. 230, l'imprime.]: "Je ne veux pas d'autre vengeance de vous." Le
temps n'est pas venu où le peuple pourra se montrer clément. Le temps
de l'inflexibilité et des vengeances nationales n'est point passé; il
faut un nerf puissant, un nerf terrible au peuple. Ce nerf est le sien
propre, puisque, d'un souffle, il peut créer et détruire ses
magistrats, ses représentants. Nous ne sommes, sous le rapport
politique, qu'une commission nationale que le peuple encourage par ses
applaudissements.

Le peuple veut, après avoir fondé la République, que nous essayions
tous les moyens qui pourront donner plus de force et d'action au
gouvernement républicain.

Que chacun de vous médite donc tous les jours ces grands objets. Il
faut que le Comité de salut public se dégage de beaucoup de détails,
pour se livrer tout entier à ces importantes méditations. Donnons
enfin des résultats au peuple. Depuis longtemps c'est le peuple qui
fait toutes les grandes choses. Certes, il est beau que ses
représentants s'humilient devant sa puissance souveraine. Mais il
serait plus beau qu'ils s'associassent à sa gloire, qu'ils prévinssent
et dirigeassent ses mouvements immortels. Je demande que le Comité de
salut public, réuni à celui de sûreté générale, fasse un prompt
rapport sur la conspiration dénoncée, et sur les moyens de donner une
action grande et forte au gouvernement provisoire.

       * * * * *

Fayau étant intervenu pour observer que, Danton ayant parlé de
clémence, le moment était peut-être mal choisi pour montrer de
l'indulgence envers les ennemis de la patrie, Danton répondit:

       * * * * *

Je demande à relever un fait. Il est faux que j'aie dit qu'il fallait
que le peuple se portât à l'indulgence; j'ai dit au contraire que le
temps de l'inflexibilité et des vengeances nationales n'était point
passé. Je veux que la terreur soit à l'ordre du jour; je veux des
peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis
de la liberté, mais je veux qu'ils ne portent que sur eux seuls.

       * * * * *

Une nouvelle observation de Fayau reprocha à Danton d'avoir parlé du
gouvernement républicain comme d'un essai. Danton conclut:

       * * * * *

Je ne conçois pas qu'on puisse ainsi dénaturer mes idées. Il est
encore faux que j'aie parlé d'un essai de gouvernement républicain. Et
moi aussi, je suis républicain, républicain impérissable. La
Constitution est décrétée et acceptée. Je n'ai parlé que du
gouvernement provisoire; j'ai voulu tourner l'attention de mes
collègues vers les lois de détail nécessaires pour parvenir à
l'exécution de cette Constitution républicaine.



XLI

SUR L'INSTRUCTION PUBLIQUE

(26 novembre 1793)


À plusieurs reprises Danton revint sur la question de l'instruction
publique. Dans cette même séance de la Convention il demanda
l'institution de fêtes publiques et nationales, notamment à l'Être
suprême, idée que Robespierre devait faire sienne quelques mois plus
tard.

       * * * * *

Dans ce moment où la superstition succombe pour faire place à la
raison, vous devez donner une centralité à l'instruction publique,
comme vous en avez donné une au gouvernement. Sans doute vous
disséminerez dans les départements des maisons où la jeunesse sera
instruite dans les grands principes de la raison et de la liberté;
mais le peuple entier doit célébrer les grandes actions qui auront
honoré notre révolution. Il faut qu'il se réunisse dans un vaste
temple, et je demande que les artistes les plus distingués concourent
pour l'élévation de cet édifice, où, à un jour indiqué, seront
célébrés des jeux nationaux. Si la Grèce eut ses jeux olympiques, la
France solennisera aussi ses jours sans-culottides. Le peuple aura des
fêtes dans lesquelles il offrira l'encens à l'Être suprême, au maître
de la nature; car nous n'avons pas voulu anéantir le règne de la
superstition, pour établir le règne de l'athéisme.

Citoyens, que le berceau de la liberté soit encore le centre des fêtes
nationales. Je demande que la Convention consacre le Champ-de-Mars aux
jeux nationaux, qu'elle ordonne d'y élever un temple où les Français
puissent se réunir en grand nombre. Cette réunion alimentera l'amour
sacré de la liberté, et augmentera les ressorts de l'énergie
nationale; c'est par de tels établissements que nous vaincrons
l'univers. Des enfants vous demandent d'organiser l'instruction
publique; c'est le pain de la raison, vous le leur devez; c'est la
raison, ce sont les lumières qui font la guerre aux vices. Notre
révolution est fondée sur la justice, elle doit être consolidée par
les lumières. Donnons des armes à ceux qui peuvent les porter, de
l'instruction à la jeunesse, et des fêtes nationales au peuple.



XLII

SUR LES ARRÊTÉS DES REPRÉSENTANTS EN MISSION EN MATIÈRE FINANCIÈRE

(1er décembre 1793)


Dans la séance du 1er décembre, la Convention décréta sur certains
arrêtés rigoureux pris en matière financière, soit sur l'or, soit sur
les assignats, par des représentants en mission. Danton s'éleva contre
l'arbitraire possible de pareilles manoeuvres.

       * * * * *

Cambon nous a fait une déclaration solennelle et qu'il faut répéter;
c'est que nous avons au trésor public de l'or, de quoi acquérir du
pain et des armes, autant que le commerce neutre pourra nous en
fournir. D'après cela, nous ne devons rien faire précipitamment en
matière de finances. C'est toujours avec circonspection que nous
devons toucher à ce qui a sauvé la République. Quelque intérêt
qu'eussent tous nos ennemis à faire tomber l'assignat, il est resté,
parce que sa valeur a pour base le sol entier de la République. Nous
pourrons examiner à loisir, et méditer mûrement la théorie du comité.
J'en ai raisonné avec Cambon. Je lui ai développé des inconvénients
graves dont il est convenu avec moi. N'oublions jamais qu'en pareille
matière des résultats faux compromettraient la liberté.

Cambon nous a apporté des faits. Des représentants du peuple ont rendu
des lois de mort pour l'argent. Nous ne saurions nous montrer assez
sévères sur de pareilles mesures, et surtout à l'égard de nos
collègues. Maintenant que le fédéralisme est brisé, les mesures
révolutionnaires doivent être une conséquence nécessaire de nos lois
positives. La Convention a senti l'utilité d'un supplément de mesures
révolutionnaires; elle l'a décrété: dès ce moment, tout homme qui se
fait ultra-révolutionnaire donnera des résultats aussi dangereux que
pourrait le faire le contre-révolutionnaire décidé. Je dis donc que
nous devons manifester la plus vive indignation pour tout ce qui
excédera les bornes que je viens d'établir.

Déclarons que nul n'aura le droit de faire arbitrairement la loi à un
citoyen; défendons contre toute atteinte ce principe: que la loi
n'émane que de la Convention, qui seule a reçu du peuple la faculté
législative; rappelons ceux de nos commissaires qui, avec de bonnes
intentions sans doute, ont pris les mesures qu'on nous a rapportées,
et que nul représentant du peuple ne prenne désormais d'arrêté qu'en
concordance avec nos décrets révolutionnaires, avec les principes de
la liberté, et d'après les instructions qui lui seront transmises par
le Comité de salut public. Rappelons-nous que si c'est avec la pique
que l'on renverse, c'est avec le compas de la raison et du génie qu'on
peut élever et consolider l'édifice de la société. Le peuple nous
félicite chaque jour sur nos travaux; il nous a signifié de rester à
notre poste: c'est parce que nous avons fait notre devoir.
Rendons-nous de plus en plus dignes de la confiance dont il s'empresse
de nous investir; faisons seuls la loi et que nul ne nous la donne.
J'insiste sur le rappel et l'improbation des commissaires qui ont pris
l'arrêté qui vous a été dénoncé.

Enfin je demande que le Comité de salut public soit chargé de notifier
à tous les représentants du peuple qui sont en commission, qu'ils ne
pourront prendre aucune mesure qu'en conséquence de vos lois
révolutionnaires et des instructions qui leur seront données.

       * * * * *

Fayau, ayant parlé en faveur des mesures révolutionnaires extrêmes
nécessitées dans certains départements, fit observer que le Comité de
salut public en pouvait juger, puisque les représentants en mission
lui communiquaient leurs arrêtés dans les vingt-quatre heures. Danton
répondit, et, quoique admettant les motifs de Fayau, il en contesta
l'urgence tout en demandant une application rigoureuse des mesures
révolutionnaires:

       * * * * *

Je suis d'accord sur l'action prolongée et nécessaire du mouvement et
de la force révolutionnaires. Le Comité de salut public examinera
celles qui seront nécessaires et utiles; et s'il est utile d'ordonner
la remise de l'or et de l'argent, sous peine de mort, nous le
ratifierons, et le peuple le ratifiera avec nous; mais le principe que
j'ai posé n'en est pas moins constant: c'est au Comité de salut public
à diriger les mesures révolutionnaires sans les resserrer; ainsi tout
commissaire peut arrêter les individus, les imposer même, telle est
mon intention. Non seulement je ne demande point le ralentissement des
mesures révolutionnaires, mais je me propose d'en présenter qui
frapperont et plus fort et plus juste; car, dans la République, il y a
un tas d'intrigants et de conspirateurs véritables qui ont échappé au
bras national, qui en a atteint de moins coupables qu'eux. Oui, nous
voulons marcher révolutionnairement, dût le sol de la République
s'anéantir; mais, après avoir donné tout à la vigueur, donnons
beaucoup à la sagesse; c'est de la constitution de ces deux éléments
que nous recueillerons les moyens de sauver la patrie.

       * * * * *

Dans cette même séance, un citoyen venu à la barre commença la lecture
d'une apologie rimée de Jean-Paul Marat, que Danton interrompit avec
véhémence:

       * * * * *

Et moi aussi j'ai défendu Marat contre ses ennemis, et moi aussi j'ai
apprécié les vertus de ce républicain; mais, après avoir fait son
apothéose patriotique, il est inutile d'entendre tous les jours son
éloge funèbre et des discours ampoulés sur le même sujet; il vous faut
des travaux et non pas des discours. Je demande que le pétitionnaire
dise clairement et sans emphase l'objet de sa pétition.



XLIII

DÉFENSE AUX JACOBINS

(3 décembre 1793)


A la séance des Jacobins du 3 décembre, un membre ayant demandé que la
Convention fût invitée à fournir des locaux aux sociétés populaires
n'en possédant point encore fut combattu par Danton. Coupé (de l'Oise)
accusa Danton de modérantisme et lui fit le reproche de vouloir
paralyser la Révolution. L'accusé improvisa aussitôt sa défense:

       * * * * *

Coupé a voulu empoisonner mon opinion. Certes, jamais je n'ai prétendu
proposer de rompre le nerf révolutionnaire, puisque j'ai dit que la
Constitution devait dormir pendant que le peuple était occupé à
frapper ses ennemis. Les principes que j'ai énoncés portent sur
l'indépendance des sociétés populaires de toute espèce d'autorité.
C'est d'après ce motif que j'ai soutenu que les sociétés populaires ne
devaient avoir recours à personne pour solliciter des localités
(_sic_). J'ai entendu des rumeurs. Déjà des dénonciations graves ont
été dirigées contre moi; je demande enfin à me justifier aux yeux du
peuple, auquel il ne sera pas difficile de faire reconnaître mon
innocence et mon amour pour la liberté. Je somme tous ceux, qui ont pu
concevoir contre moi des motifs de défiance, de préciser leurs
accusations, car je veux y répondre en public. J'ai éprouvé une forte
défaveur en paraissant à la tribune. Ai-je donc perdu ces traits qui
caractérisent la figure d'un homme libre? Ne suis-je plus ce même
homme qui s'est trouvé à vos côtés dans les moments de crise? Ne
suis-je pas celui que vous avez souvent embrassé comme votre ami, et
qui doit mourir avec vous? Ne suis-je pas l'homme qui à été accablé de
persécution? J'ai été un des plus intrépides défenseurs de Marat.
J'évoquerai l'ombre de l'Ami du peuple pour ma justification. Vous
serez étonné, quand je vous ferai connaître ma conduite privée, de
voir que la fortune colossale que mes ennemis et les vôtres m'ont
prêtée se réduit à la petite portion de biens que j'ai toujours eue.
Je défie les malveillants de fournir contre moi la preuve d'aucun
crime. Tous leurs efforts ne pourront m'ébranler. Je veux rester
debout avec le peuple. Vous me jugerez en sa présence. Je ne
déchirerai pas plus la page de mon histoire que vous ne déchirerez la
vôtre, qui doivent immortaliser les fastes de la liberté.

       * * * * *

Le _Moniteur_ ne donne pas la suite du discours de Danton, et la
résume en ces mots: "L'orateur, après plusieurs morceaux violents
prononcés avec une abondance qui n'a pas permis d'en recueillir tous
les traits, termine par demander qu'il soit nommé une commission de
douze membres chargés d'examiner les accusations dirigées contre lui,
afin qu'il puisse y répondre en présence du peuple. Robespierre monta
ensuite à la tribune pour justifier Danton qui, à la fin de la séance,
reçut l'accolade fraternelle, au milieu des applaudissements les plus
flatteurs".



XLIV

SUR LES MESURES A PRENDRE CONTRE LES SUSPECTS

(7 décembre 1793)


Sur la proposition de Couthon, la Convention décréta, le 7 décembre,
que les comités révolutionnaires prenant des mesures de sûreté contre
les suspects non compris dans la loi du 17 septembre 1793 motiveraient
ces mesures sur un registre particulier. Danton y ajouta une
proposition qui fut adoptée.

       * * * * *

Il faut nous convaincre d'une vérité politique, c'est que, parmi les
personnes arrêtées, il en est de trois classes, les unes qui méritent
la mort, un grand nombre dont la République doit s'assurer, et
quelques-unes sans doute qu'on peut relaxer sans danger pour elle.
Mais il vaudrait mieux, au lieu d'affaiblir le ressort révolutionnaire,
lui donner plus de nerf et de vigueur. Avant que nous en venions à des
mesures combinées, je demande un décret révolutionnaire que je crois
instant. J'ai eu, pendant ma convalescence, la preuve que des
aristocrates, des nobles extrêmement riches, qui ont leurs fils chez
l'étranger, se trouvent seulement arrêtés comme suspects, et jouissent
d'une fortune qu'il est juste de faire servir à la défense de la
liberté qu'ils ont compromise. Je demande que vous décrétiez que tout
individu qui a des fils émigrés, et qui ne prouvera pas qu'il a été
ardent patriote, et qu'il a fait tout au monde pour empêcher leur
émigration, ne soit plus que pensionnaire de l'État, et que tous ses
biens soient acquis à la République.



XLV

SUR L'INSTRUCTION PUBLIQUE

(12 décembre 1793)


Ces observations de Danton, dans la séance du 12 décembre, complètent
les précédents discours sur l'instruction publique.

       * * * * *

Il est temps de rétablir ce grand principe qu'on semble méconnaître:
que les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à
leurs parents. Personne plus que moi ne respecte la nature. Mais
l'intérêt social exige que là seulement doivent se réunir les
affections. Qui me répondra que les enfants, travaillés par l'égoïsme
des pères, ne deviennent dangereux pour la République? Nous avons
assez fait pour les affections, nous devons dire aux parents: nous ne
vous arrachons pas vos enfants; mais vous ne pouvez les soustraire à
l'influence nationale.

Et que doit donc nous importer la raison d'un individu devant la
raison Nationale? Qui de nous ignore les dangers que peut produire cet
isolement Perpétuel? C'est dans les écoles nationales que l'enfant
doit sucer le lait républicain. La République est une et indivisible.
L'instruction publique doit aussi se rapporter à ce centre d'unité. A
qui d'ailleurs accorderions-nous cette faculté de s'isoler? C'est au
riche seul. Et que dira le pauvre, contre lequel peut-être on élèvera
des serpents? J'appuie donc l'amendement proposé.



ANNÉE 1794



XLVI

SUR L'ÉGALITÉ DES CITOYENS DEVANT LES MESURES RÉVOLUTIONNAIRES

(23 janvier 1794)


Les commissaires de la section Mucius Scævola avaient fait une
perquisition chez M. Duplessis, beau-père de Camille Desmoulins. Ils
étaient partis en emportant une partie de sa bibliothèque. Camille
vint réclamer à la Convention contre cet acte d'arbitraire. Danton,
malgré son amitié, s'éleva contre lui au nom de l'égalité de tous les
citoyens, membres de la Convention ou non, devant les mesures de salut
public.

       * * * * *

Je m'oppose à l'espèce de distinction, de privilège, qui semblerait
accordé au beau-père de Desmoulins. Je veux que la Convention ne
s'occupe que d'affaires générales. Si l'on veut un rapport pour ce
citoyen, il en faut aussi pour tous les autres. Je m'élève contre la
priorité de date qu'on cherche à lui donner à leur préjudice. Il
s'agit d'ailleurs de savoir si le Comité de sûreté générale n'est pas
tellement surchargé d'affaires qu'il trouve à peine le temps de
s'occuper de réclamations particulières.

Une révolution ne peut se faire géométriquement. Les bons citoyens qui
souffrent pour la liberté doivent se consoler par ce grand et sublime
motif. Personne n'a plus que moi demandé les comités révolutionnaires;
c'est sur ma proposition qu'ils ont été établis. Vous avez voulu créer
une espèce de dictature patriotique des citoyens les plus dévoués à la
liberté, sur ceux qui se sont rendus suspects. Ils ont été élevés dans
un moment où le fédéralisme prédominait. Il a fallu, il faut encore
les maintenir dans toute leur force; mais prenons garde aux deux
écueils contre lesquels nous pourrions nous briser. Si nous faisions
trop pour la justice, nous donnerions peut-être dans le modérantisme,
et prêterions des armes à nos ennemis. Il faut que la justice soit
rendue de manière à ne point atténuer la sévérité de nos mesures.

Lorsqu'une révolution marche vers son terme quoiqu'elle ne soit pas
encore consolidée, lorsque la République obtient des triomphes, que
ses ennemis sont battus, il se trouve une foule de patriotes tardifs
et de fraîche date; il s'élève des luttes de passions, des
préventions, des haines particulières, et souvent les vrais, les
constants patriotes sont écrasés par ces nouveaux venus. Mais enfin,
là où les résultats sont pour la liberté par des mesures générales,
gardons-nous de les accuser. Il vaudrait mieux outrer la liberté et la
Révolution, que de donner à nos ennemis la moindre espérance de
rétroaction. N'est-elle pas bien puissante, cette nation? N'a-t-elle
pas le droit comme la force d'ajouter à ses mesures contre les
aristocrates, et de dissiper les erreurs élevées contre les ennemis de
la patrie? Au moment où la Convention peut, sans inconvénient pour la
chose publique, faire justice à un citoyen, elle violerait ses droits,
si elle ne s'empressait de le faire.

La réclamation de mon collègue est juste en elle-même, mais elle
ferait naître un décret indigne de nous. Si nous devions accorder une
priorité, elle appartiendrait aux citoyens qui ne trouvent pas, dans
leur fortune et dans leurs connaissances avec des membres de la
Convention, des espérances et des ressources au milieu de leur
malheur; ce serait aux malheureux, aux nécessiteux, qu'il faudrait
d'abord tendre les mains. Je demande que la Convention médite les
moyens de rendre justice à toutes les victimes des mesures et
arrestations arbitraires, sans nuire à l'action du gouvernement
révolutionnaire. Je me garderai bien d'en prescrire ici les moyens. Je
demande le renvoi de cette question à la méditation du Comité de
sûreté générale, qui se concertera avec le Comité de salut public;
qu'il soit fait un rapport à la Convention, et qu'il soit suivi d'une
discussion large et approfondie; car toutes les discussions de la
Convention ont eu pour résultat le triomphe de la liberté.

La Convention n'a eu de succès que parce qu'elle a été peuple; elle
restera Peuple; elle cherchera et suivra sans cesse l'opinion qui doit
décréter toutes les lois que vous proclamez. En approfondissant ces
grandes questions, vous obtiendrez, je l'espère, des résultats qui
satisferont la justice et l'humanité.



XLVII

POUR LE PÈRE DUCHESNE ET RONSIN

(2 février 1794)


Dans la nuit du 19 décembre 1793, Hébert et Ronsin avaient été
arrêtés. Le Comité de sûreté générale proposa à la Convention, le 2
février, de décréter leur mise en liberté. Lecointre, Philippeaux et
Bourdon (de l'Oise) s'opposèrent à cette mesure que Danton réclama en
ce discours:

       * * * * *

Ce devrait être un principe incontestable parmi les patriotes que, par
provision, on ne traitât pas comme suspects des vétérans
révolutionnaires qui, de l'aveu public, ont rendu des services
constants à la liberté. Je sais que le caractère violent et impétueux
de Vincent et de Ronsin a pu leur donner des torts particuliers
vis-à-vis de tel ou tel individu; mais, de même que dans toutes les
grandes affaires, je conserverai l'inaltérabilité de mon opinion, et
que j'accuserai mon meilleur ami si ma conscience me dit qu'il est
coupable, de même je veux aujourd'hui défendre Ronsin et Vincent
contre des préventions que je pourrais reprocher à quelques-uns de mes
collègues, et contre des faits énoncés postérieurement à l'arrestation
de deux détenus, ou bien antérieurement, mais alors peu soigneusement
conservés dans les circonstances dont on les a environnés. Car enfin,
sur ces derniers, vous venez d'entendre l'explication de Levasseur;
quant aux autres, quelles probabilités les accompagnent? combien de
signataires en attestent la vérité? qui les garantit à celui qui a
signé la dénonciation? Lui-même est-il témoin et témoin oculaire? Si
aucun des signataires n'a été le témoin de ce qu'il a avancé, s'il n'a
que de simples soupçons, je répète qu'il est très dangereux et très
impolitique d'assigner comme suspect un homme qui a rendu de grands
services à la révolution.

Je suppose que Ronsin et Vincent, s'abandonnant aussi à des
préventions individuelles, voulussent voir dans les erreurs où
Philippeaux a pu tomber, le plan formé d'une contre-révolution;
immuable, comme je le suis, je déclare que je n'examinerais que les
faits, et que je laisserais de côté le caractère qu'on aurait voulu
leur donner.

Ainsi donc, quand je considère que rien, en effet, n'est parvenu au
Comité de sûreté générale contre Vincent et Ronsin, que, d'un autre
côté, je vois une dénonciation signée d'un seul individu, qui
peut-être ne déclare qu'un ouï-dire, je rentre alors dans mes
fonctions de législateur; je me rappelle le principe que je posais
tout à l'heure, qui est qu'il faut être bien sûr des faits pour prêter
des intentions contre-révolutionnaires à des amis ardents de la
liberté, ou pour donner à leurs erreurs un caractère de gravité qu'on
ne supporterait pas pour les siennes propres. Je dis alors qu'il faut
être aussi prompt à démêler les intentions évidentes d'un aristocrate
qu'à rechercher le véritable délit d'un patriote; je dis ce que je
disais à Fabre lui-même lorsqu'il arracha à la Convention le décret
d'arrestation contre Vincent et Ronsin: "vous prétendez que la
Convention a été grande lorsqu'elle a rendu ce décret, et moi je
soutiens qu'elle a eu seulement une bonne intention et qu'il la
fallait bien éclairer".

Ainsi je défends Ronsin et Vincent contre des préventions, de même que
je défendrai Fabre et mes autres collègues, tant qu'on n'aura pas
porté dans mon âme une conviction contraire à celle que j'en ai.
L'exubérance de chaleur qui nous a mis à la hauteur des circonstances,
et qui nous a donné la force de déterminer les événements et de les
faire tourner au profit de la liberté, ne doit pas devenir profitable
aux ennemis de la liberté! Mon plus cruel ennemi, s'il avait été utile
à la République, trouverait en moi un défenseur ardent quand il serait
arrêté, parce que je me défierais d'autant plus de mes préventions
qu'il aurait été plus patriote.

Je crois Philippeaux profondément convaincu de ce qu'il avance, sans
que pour cela je partage son opinion; mais, ne voyant pas de danger
pour la liberté dans l'élargissement de deux citoyens qui, comme lui
et comme nous, veulent la République, je suis convaincu qu'il ne s'y
opposera pas; qu'il se contentera d'épier leur conduite et de saisir
les occasions de prouver ce qu'il avance; à plus forte raison la
Convention, ne voyant pas de danger dans la mesure que lui propose le
Comité de sûreté générale, doit se hâter de l'adopter.

Si, quand il fallait être électrisé autant qu'il était possible pour
opérer et maintenir la révolution; si, quand il a fallu surpasser en
chaleur et en énergie tout ce que l'histoire rapporte de tous les
peuples de la terre; si, alors, j'avais vu un seul moment de douceur,
même envers les patriotes, j'aurais dit: notre énergie baisse, notre
chaleur diminue. Ici, je vois que la Convention a toujours été ferme,
inexorable envers ceux qui ont été opposés à l'établissement de la
liberté; elle doit être aujourd'hui bienveillante envers ceux qui
l'ont servie, et ne pas se départir de ce système qu'elle ne soit
convaincue qu'il blesse la justice. Je crois qu'il importe à tous que
l'avis du Comité soit adopté; préparez-vous à être plus que jamais
impassibles envers vos vieux ennemis, difficiles à accuser vos anciens
amis. Voilà, je déclare, ma profession de foi, et j'invite mes
collègues à la faire dans leur coeur. Je jure de me dépouiller
éternellement de toute passion, lorsque j'aurai à prononcer sur les
opinions, sur les écrits, sur les actions de ceux qui ont servi la
cause du peuple et de la liberté. J'ajoute qu'il ne faut pas oublier
qu'un premier tort conduit toujours à un plus grand. Faisons d'avance
cesser ce genre de division que nos ennemis, sans doute, cherchent à
jeter au milieu de nous; que l'acte de justice que vous allez faire
soit un germe d'espérance jeté dans le coeur des citoyens qui, comme
Vincent et Ronsin, ont souffert un instant pour la cause commune, et
nous verrons naître pour la liberté des jours aussi brillants et aussi
purs que vous lui en avez déjà donné de victorieux.



XLVIII

SUR L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

(6 février 1794)


C'est en alliant l'humanité aux principes politiques que Danton
appuya, le 6 février, l'abolition de l'esclavage.

Il voyait dans cette mesure généreuse, digne du nouveau régime, un des
moyens d'abattre l'Angleterre ennemie. "C'est aujourd'hui que
l'Anglais est mort", dit-il, persuadé que la liberté était le meilleur
adversaire à opposer à la tyrannie.

       * * * * *

Représentants du peuple français, jusqu'ici nous n'avions décrété la
liberté qu'en égoïstes et pour nous seuls. Mais aujourd'hui nous
proclamons à la face de l'univers, et les générations futures
trouveront leur gloire dans ce décret, nous proclamons la liberté
universelle. Hier, lorsque le président donna le baiser fraternel aux
députés de couleur, je vis le moment où la Convention devait décréter
la liberté de nos frères. La séance était trop nombreuse. La
Convention vient de faire son devoir. Mais après avoir accordé le
bienfait de la liberté, il faut que nous en soyons pour ainsi dire les
modérateurs. Renvoyons au Comité de salut public et des colonies, pour
combiner les moyens de rendre ce décret utile à l'humanité, sans aucun
danger pour elle.

Nous avions déshonoré noire gloire en tronquant nos travaux. Les
grands principes développés par le vertueux Las Cases avaient été
méconnus. Nous travaillons pour les générations futures, lançons la
liberté dans les colonies: c'est aujourd'hui que l'Anglais est mort.
En jetant la liberté dans le Nouveau Monde, elle y portera des fruits
abondants, elle y poussera des racines profondes. En vain Pitt et ses
complices voudront par des considérations politiques écarter la
jouissance de ce bienfait, ils vont être entraînés dans le néant, la
France va reprendre le rang et l'influence que lui assurent son
énergie, son sol et sa population. Nous jouirons nous-mêmes de notre
générosité, mais nous ne l'entendrons point au delà des bornes de la
sagesse. Nous abattrons les tyrans comme nous avons écrasé les hommes
perfides qui voulaient faire rétrograder la révolution. Ne perdons
point notre énergie, lançons nos frégates, soyons sûrs des
bénédictions de l'univers et de la postérité, et décrétons le renvoi
des mesures à l'examen du Comité.



XLIX

SUR LES FONCTIONNAIRES PUBLICS SOUMIS A L'EXAMEN DU COMITÉ DE SALUT
PUBLIC

(9 mars 1794)


Bouchotte était accusé devant la Convention. Danton, intervenant aux
débats, réclama l'examen de la conduite de tous les fonctionnaires
publics. L'homme qui seize jours plus tard devait mourir jetait un
suprême appel à la confiance en le Comité:

       * * * * *

La représentation nationale, appuyée de la force du peuple, déjouera
tous les complots. Celui qui devait, ces jours derniers, perdre la
liberté est déjà presque en totalité anéanti. Le peuple et la
Convention veulent que tous les coupables soient punis de mort. Mais
la Convention doit prendre une marche digne d'elle. Prenez garde qu'en
marchant par saccade, on ne confonde le vrai patriote avec ceux qui
s'étaient couverts du masque du patriotisme pour assassiner le peuple.
Le décret dont on vient de lire la rédaction n'est rien; il s'agit de
dire au Comité de salut public: examinez le complot dans toutes ses
ramifications; scrutez la conduite de tous les fonctionnaires publics;
voyez si leur mollesse ou leur négligence a concouru, même malgré eux,
à favoriser les conspirateurs. Un homme qui affectait l'empire de la
guerre se trouve au nombre des coupables. Eh bien, le ministre est, à
mon opinion, dans le cas d'être accusé de s'être au moins laissé
paralyser. Le Comité de salut public veille jour et nuit; que les
membres de la Convention s'unissent tous; que les révolutionnaires qui
ont les premiers parlé de République, face à face, avec Lafayette,
apportent ici leur tête et leurs bras pour servir la patrie. Nous
sommes tous responsables au peuple de sa liberté. Français, ne vous
effrayez pas, la liberté doit bouillonner jusqu'à ce que l'écume soit
sortie.

Nos comités sont l'avant-garde politique; les armées doivent vaincre
quand l'avant-garde est en surveillance. Jamais la République ne fut,
à mon sens, plus grande. Voici le nouveau temps marqué pour cette
sublime révolution. Il fallait vaincre ceux qui singeaient le
patriotisme pour tuer la liberté; nous les avons vaincus.

Je demande que le Comité de salut public se concerte avec celui de
sûreté générale pour examiner la conduite de tous les fonctionnaires.
Il faut que chacun de nous se prononce. J'ai demandé le premier le
gouvernement révolutionnaire. On rejeta d'abord mon idée, on l'a
adoptée ensuite; ce gouvernement révolutionnaire a sauvé la
République; ce gouvernement, c'est vous.

Union, vigilance, méditation, parmi les membres de la Convention.



L

SUR LA DIGNITÉ DE LA CONVENTION

(19 mars 1794)


Dans cette même séance de la Convention, Pache vint, avec le conseil
général, protester de son dévouement au gouvernement. Ruhl, qui
présidait, lui reprocha de venir "un peu tard faire cette
protestation". L'inscription de cette réponse au procès-verbal ayant
été demandée par quelques membres, Danton protesta au nom de la
dignité de la Convention nationale. Ce fut son dernier discours.

       * * * * *

Je demande la parole sur cette proposition. La représentation
nationale doit toujours avoir une marche digne d'elle. Elle ne doit
pas avilir un corps entier, et frapper d'une prévention collective une
administration collective, parce que quelques individus de ce corps
peuvent être coupables. Si nous ne réglons pas nos mouvements, nous
pouvons confondre des patriotes énergiques avec des scélérats qui
n'avaient que le masque de patriotisme. Je suis convaincu que la
grande majorité du conseil général de la Commune de Paris est digne de
toute la confiance du peuple et de ses représentants; qu'elle est
composée d'excellents patriotes, d'ardents révolutionnaires.

J'aime à saisir cette occasion pour lui faire individuellement hommage
de mon estime. Le conseil général est venu déclarer qu'il fait cause
commune avec vous. Le président de la Convention a senti vivement sa
dignité; la réponse qu'il a faite est, par le sens qu'elle renferme et
par l'intention dans laquelle elle est rédigée, digne de la majesté du
peuple que nous représentons. L'accent patriarcal et le ton solennel
dont il l'a prononcée, donnaient à ces paroles un caractère plus
auguste encore. Cependant ne devons-nous pas craindre, dans ce moment,
que les malveillants n'abusent des expressions de Ruhl, dont
l'intention ne nous est point suspecte, et qui ne veut sûrement pas
que des citoyens qui viennent se mettre dans les rangs, sous les
drapeaux du peuple et de la liberté, remportent de notre sein la
moindre amertume? Au nom de la patrie, ne laissons pas aucune prise à
la dissension. Si jamais, quand nous serons vainqueurs, et déjà la
victoire nous est assurée, si jamais des passions particulières
pouvaient prévaloir sur l'amour de la patrie, si elles tentaient de
creuser un nouvel abîme pour la liberté, je voudrais m'y précipiter
tout le premier. Mais loin de nous tout ressentiment....

Le temps est venu où l'on ne jugera plus que les actions. Les masques
tombent, les masques ne séduiront plus. On ne confondra plus ceux qui
veulent égorger les patriotes avec les véritables magistrats du
peuple, qui sont peuple eux-mêmes. N'y eût-il parmi tous les
magistrats qu'un seul homme qui eût fait son devoir, il faudrait tout
souffrir plutôt que de lui faire boire le calice d'amertume; mais ici
on ne doute pas du patriotisme de la plus grande majorité de la
Commune. Le président lui a fait une réponse où règne une sévère
justice; mais elle peut être mal interprétée. Épargnons à la Commune
la douleur de croire qu'elle a été censurée avec aigreur.

LE PRÉSIDENT.--Je vais répondre à la tribune; viens, mon cher
collègue, occupe toi-même le fauteuil.

DANTON.--Président, ne demande pas que je monte au fauteuil, tu
l'occupes dignement. Ma pensée est pure; si mes expressions l'ont mal
rendue, pardonne-moi une inconséquence involontaire; je te
pardonnerais moi-même une pareille erreur. Vois en moi un frère qui a
exprimé librement son opinion.

_Ruhl descend de la tribune et se jette dans les bras de Danton. Cette
scène excite le plus vif enthousiasme dans l'Assemblée_.



MÉMOIRE

ÉCRIT EN MIL HUIT CENT QUARANTE-SIX PAR LES DEUX FILS DE DANTON, LE
CONVENTIONNEL, POUR DÉTRUIRE LES ACCUSATIONS DE VÉNALITÉ CONTRE LEUR
PÈRE



MÉMOIRE DES FILS DE DANTON


Rien au monde ne nous est plus cher que la mémoire de notre père. Elle
a été, elle est encore tous les jours calomniée, outragée d'une
manière affreuse; aussi notre désir le plus ardent a-t-il toujours été
de voir l'histoire lui rendre justice.

Georges-Jacques Danton, notre père, se maria deux fois. Il épousa
d'abord, en juin 1787, Antoinette-Gabrielle Charpentier, qui mourut le
10 février 1793. Dans le cours de la même année 1793, nous ne
pourrions pas indiquer l'époque précise, il épousa en secondes noces
Mlle Sophie Gély, qui vivait encore il y a deux ans (nous ne savons
pas si elle est morte depuis). Notre père, en mourant, ne laissa que
deux fils issus de son premier mariage. Nous sommes nés, l'un le 18
juin 1790, et l'autre le 17 février 1792. Notre père mourut le 5 avril
1794; nous n'avons donc pas pu avoir le bonheur de recevoir ses
enseignements, ses confidences, d'être initiés à ses pensées, à ses
projets. Au moment de sa mort, tout chez lui a été saisi, confisqué,
et plus tard aucun de ses papiers, à l'exception de ses titres de
propriété, ne nous a été rendu. Nous avons été élevés par M.
François-Jérôme Charpentier, notre grand-père maternel et notre
tuteur. Il ne parlait jamais sans attendrissement de Danton, son
gendre. M. Charpentier, qui habitait Paris, y mourut en 1804, à une
époque où, sans doute, il nous trouvait encore trop jeunes pour que
nous puissions bien apprécier ce qu'il aurait pu nous raconter de la
vie politique de notre père, car il s'abstint de nous en parler. Du
reste, il avait environ quatre-vingts ans quand il mourut, et, dans
ses dernières années, son esprit paraissait beaucoup plus occupé de
son avenir dans un autre monde que de ce qui s'était passé dans
celui-ci. Après la mort de notre grand-père Charpentier, M. Victor
Charpentier, son fils, fut nommé notre tuteur. Il mourut en 1810.
Quoiqu'il habitât Paris, nous revînmes en 1805 à Arcis, pour ne plus
le quitter. La fin de notre enfance et le commencement de notre
jeunesse s'y écoulèrent auprès de la mère de notre père. Elle était
affaiblie par l'âge, les infirmités et les chagrins. C'était toujours
les yeux remplis de larmes qu'elle nous entretenait de son fils, des
innombrables témoignages d'affection qu'il lui avait donnés, des
tendres caresses dont il l'accablait. Elle fit de fréquents voyages à
Paris; il aimait tant à la voir à ses côtés! Il avait en elle une
confiance entière; elle en était digne, et, s'il eût eu des secrets,
elle les eût connus, et nous les eussions connus par elle. Très
souvent, elle nous parlait de la Révolution; mais, en embrasser tout
l'ensemble d'un seul coup d'oeil, en apprécier les causes, en suivre
la marche, en juger les hommes et les événements, en distinguer tous
les partis, deviner leur but, démêler les fils qui les faisaient agir,
tout cela n'était pas chose facile, on en conviendra: aussi, quoique
la mère de Danton eût beaucoup d'intelligence et d'esprit, on ne sera
pas surpris que, d'après ses récits, nous n'ayons jamais connu la
Révolution que d'une manière extrêmement confuse.

Jusqu'ici nous n'avons parlé que des choses qui se rapportent à nous;
cela, de notre part, peut paraître ridicule, mais cesse véritablement
de l'être quand on considère qu'il nous a fallu entrer dans ces
explications pour faire comprendre comment il se fait que nous,
enfants de Danton, nous ne puissions pas donner le moindre
éclaircissement sur aucun des grands événements dans lesquels il a
figuré. Sa mère, d'accord avec tous ceux qui nous ont si souvent parlé
de lui pour l'avoir connu, et que notre position sociale ne fera,
certes, pas suspecter de flatterie, sa mère nous l'a toujours dépeint
comme le plus honnête homme que l'on puisse rencontrer, comme l'homme
le plus aimant, le plus franc, le plus loyal, le plus désintéressé, le
plus généreux, le plus dévoué à ses parents, à ses amis, à son pays
natal et à sa patrie. Quoi d'étonnant, nous dira-t-on? Dans la bouche
d'une mère, que prouve un pareil éloge? Rien, sinon qu'elle adorait
son fils. On ajoutera: Est-ce que, pour juger un homme, la postérité
devra s'en rapporter aux déclarations de la mère et des fils de cet
homme? Non, sans doute, elle ne le devra pas, nous en convenons. Mais
aussi, pour juger ce même homme, devra-t-elle s'en rapporter aux
déclarations de ses ennemis? Elle ne le devra pas davantage. Et
pourtant, que ferait-elle, si, pour juger Danton, elle ne consultait
que les Mémoires de ceux qu'il a toujours combattus?

Justifier la vie politique de notre père, défendre sa mémoire, c'est
pour nous un devoir sacré. Pourquoi ne l'avons-nous pas rempli? C'est
parce que nous n'avons eu en notre possession aucun document,
absolument aucun, et que nous ne pourrions mettre en avant que des
allégations sans preuves écrites; mais nous allons réfuter une
accusation excessivement grave qui se rattache à sa vie privée. Nous
croyons qu'il nous sera facile de le faire victorieusement, car nos
principaux arguments auront pour base des actes authentiques.

Voici cette accusation. On a reproché à Danton d'avoir exploité la
Révolution pour amasser scandaleusement une fortune énorme. Nous
allons prouver d'une manière incontestable, que c'est à très grand
tort qu'on lui a adressé ce reproche. Pour atteindre ce but, nous
allons comparer l'état de sa fortune au commencement de la Révolution
avec l'état de sa fortune au moment de sa mort.

Au moment où la Révolution éclata, notre père était avocat aux
conseils du roi. C'est un fait dont il n'est pas nécessaire de fournir
la preuve: ses ennemis eux-mêmes ne le contestent pas. Nous ne pouvons
pas établir d'une manière précise et certaine ce qu'il possédait à
cette époque. Cependant nous disons que, s'il ne possédait rien autre
chose (ce qui n'est pas prouvé), _il possédait au moins sa charge_, et
voici sur ce point notre raisonnement:

1° Quelques notes qui sont en notre possession nous prouvent que
Jacques Danton, notre grand-père, décédé à Arcis, le 24 février 1762,
laissa des immeubles sur le finage de Plancy et sur celui d'Arcis; il
est donc présumable que notre père, né le 26 octobre 1759, et par
conséquent resté mineur en très bas âge, a dû posséder un patrimoine
quelconque, si modique qu'on veuille le supposer.

2° Si, avant la Révolution, on pouvait être reçu avocat quand on avait
vingt et un ans accomplis (ce que nous ignorons), notre père aura pu
être avocat vers 1780; en admettant qu'il fallût avoir vingt-cinq ans,
il aura pu être avocat vers la fin de 1784. Il devint ensuite avocat
aux conseils du roi en 1787; il était donc possible que, avant 1789,
il eût déjà fait quelques bénéfices, tant comme avocat au Parlement,
que comme avocat aux conseils, et que, sur ces bénéfices, il eût fait
quelques économies.

3° Il y a lieu de penser qu'en épousant notre mère, il reçut une dot
quelconque. Eh bien, nous avons toujours cru qu'il paya sa charge aux
conseils du roi, tant avec cette dot qu'avec le peu d'économies qu'il
pouvait avoir faites sur ce qu'il avait pu gagner d'abord comme avocat
au Parlement, ensuite comme avocat aux conseils, et qu'avec le peu de
patrimoine qu'il devait posséder. Vous faites une supposition, nous
dira-t-on? C'est vrai, c'est une supposition, puisque nous n'apportons
pas les preuves de ce que nous venons d'avancer; mais si ses ennemis
ne veulent pas admettre avec nous que notre supposition soit une
réalité, il faudra que, de leur côté, ils supposent que notre père
n'avait pas le moindre patrimoine, qu'il n'avait fait aucun bénéfice,
tant en qualité d'avocat au Parlement qu'en qualité d'avocat aux
conseils; que, s'il avait fait des bénéfices il n'avait pas fait
d'économies; enfin qu'ils supposent que sa femme en l'épousant ne lui
a pas apporté de dot. A moins qu'ils ne prouvent tout cela, ils feront
aussi une supposition. Or, nous le demandons à toutes les personnes
qui sont de bonne foi et sans prévention, notre supposition est-elle
plus vraisemblable que celle des ennemis de notre père? Oui, sans
doute. Nous l'admettons donc comme un fait prouvé, et nous disons:
Danton n'était pas riche au commencement de la Révolution, mais, s'il
ne possédait rien autre chose (ce qui n'est pas prouvé), il possédait
au moins sa charge d'avocat aux conseils du roi. Maintenant Danton
est-il riche au moment de sa mort? c'est ce que nous allons examiner.

Nous allons établir que ce qu'il possédait au moment de sa mort
n'était que l'équivalent à peu près de sa charge d'avocat aux
conseils. Nous n'avons jamais su s'il a été fait des actes de partage
de son patrimoine et de celui de ses femmes, ni si, au moment de la
confiscation de ses biens, il en a été dressé inventaire, mais nous
savons très bien et très exactement ce que nous avons recueilli de sa
succession, et nous allons le dire, sans rester dans le vague sur
aucun point, car c'est ici que, comme nous l'avons annoncé, nos
arguments vont être basés sur des actes authentiques.

Nous ferons observer que l'état que nous allons donner comprend sans
distinction ce qui vient de notre père et de notre mère.

Une loi de février 1791 ordonna que le prix des charges et offices
supprimés serait remboursé par l'État aux titulaires. La charge que
Danton possédait était de ce nombre. Nous n'avons jamais su, pas même
approximativement, combien elle lui avait coûté. Il en reçut le
remboursement sans doute, car précisément vers cette époque, il
commença à acheter des immeubles dont voici le détail:

Le 24 mars 1791, il achète aux enchères, moyennant quarante-huit mille
deux cents livres, un bien national provenant du clergé, consistant en
une ferme appelée Nuisement, située sur le finage de Chassericourt,
canton de Chavanges, arrondissement d'Arcis, département de l'Aube, à
sept lieues d'Arcis. Le titre de propriété de cette ferme n'est plus
entre nos mains, en voici la raison: afin de payer le prix
d'acquisition d'une filature de coton, nous avons vendu cette ferme à
M. Nicolas Marcheré-Lavigne, par acte passé par-devant maître Jeannet,
notaire à Arcis, en date du vingt-trois juillet mil huit cent treize,
moyennant quarante-trois mille cinq cents francs, savoir trente mille
francs portés au contrat, et treize mille francs que nous avons reçus
en billets. Nous avons remis le titre de propriété à l'acquéreur.
Danton avait acheté cette ferme la somme de quarante-huit mille deux
cents livres, ci...... 48.200 liv.

12 avril 91.--Il achète aux enchères du district d'Arcis, par
l'entremise de maître Jacques Jeannet-Boursier, son mandataire et son
cousin, moyennant quinze cent soixante quinze livres, qu'il paye le
vingt du même mois, un bien national provenant du clergé consistant en
une pièce de prés contenant un arpent quatre denrées, situé sur le
finage du Chêne, lieu dit Villieu, ci...... 1.575 liv.

12 avril 91.--Il achète encore aux enchères du district d'Arcis, par
l'entremise de maître Jeannet-Boursier, moyennant six mille sept cent
vingt-cinq livres, qu'il paya le lendemain, un bien national provenant
du clergé, consistant en une pièce de pré et saussaie contenant huit
arpents, situé sur le finage de Torcy-le-Petit, lieu dit Linglé,
ci...... 6.725 liv.

13 avril 91.--Mademoiselle Marie-Madeleine Piot de Courcelles,
demeurant à Courcelles, par acte passé ce jour-là par-devant maître
Odin, notaire à Troyes, vend à Georges-Jacques Danton, administrateur
du département de Paris, ce acceptant M. Jeannet-Boursier, moyennant
vingt-cinq mille trois cents livres qu'il paye comptant, un bien
patrimonial n'ayant absolument rien de seigneurial, malgré les
apparences qui pourraient résulter du nom de la venderesse, et
consistant en une maison, cour, jardin, canal, enclos et dépendances,
situés à Arcis-sur-Aube, place du Grand-Pont, le tout contenant
environ neuf arpents, trois denrées, quatorze carreaux, ci...... 25.300
liv.

Nota.--Voilà la modeste propriété que les ennemis de Danton décoraient
du nom pompeux de sa terre d'Arcis, par dérision peut-être, mais
plutôt pour le dépopulariser et jeter sur lui de l'odieux en faisant
croire que, devenu tout à coup assez riche pour acheter et pour payer
la terre d'Arcis, Danton, le républicain, n'avait pas mieux demandé
que de se substituer à son seigneur. La vérité est que la terre
d'Arcis (et il n'y en a qu'une, consistant en un château avec
dépendances considérables) n'a pas cessé un instant depuis plus d'un
siècle d'appartenir à la famille de la Briffe, qui en possède
plusieurs. Depuis l'an 1840 seulement, cette famille a vendu les
dépendances et n'a gardé que le château avec son parc.

28 octobre 91.--Il achète, non par un mandataire, mais par lui-même,
de M. Béon-Jeannet, par acte passé par-devant maître Finot, notaire à
Arcis, moyennant deux mille deux cent cinquante livres qu'il paye
comptant, un bien patrimonial consistant en cinq petites pièces de
bois, situées sur le finage d'Arcis et sur celui du Chêne, et
contenant ensemble deux arpents, deux denrées, ci...... 2.250 liv.

7 novembre 91.--Il achète de M. Gilbert-Lasnier, par acte passé
par-devant maître Finot, notaire à Arcis, moyennant deux cent quarante
livres qu'il paye comptant, une denrée, vingt-cinq carreaux de jardin,
pour agrandir la propriété qu'il a acquise de mademoiselle Piot,
ci...... 240 liv.

Par le même acte il achète aussi, moyennant quatre cent soixante
livres qu'il paye aussi comptant, deux denrées de bois que plus tard
(le 3 avril 93), il donne en échange d'une denrée, soixante-quatre
carreaux de bois, qu'il réunit à la propriété de mademoiselle Piot,
ci...... 460 liv.

8 novembre 91.--Il achète de M. Bouquet-Béon, par acte passé
par-devant maître Finot, notaire à Arcis, moyennant deux cent dix
livres qu'il ne paye que le 10 juin 1793, un jardin dont la contenance
n'est pas indiquée et qu'il réunit à la propriété de mademoiselle
Piot, ci...... 210 liv.

Total du prix de toutes les acquisitions d'immeubles faites par Danton
en mil sept cent quatre-vingt onze: quatre-vingt-quatre mille neuf
cent soixante livres, ci...... 84.960 liv.

On doit remarquer qu'il est présumable que la plus grande partie de
ces acquisitions a dû être payée en assignats, qui, à cette époque,
perdaient déjà de leur valeur et dont, par conséquent, la valeur
nominale était supérieure à leur valeur réelle en argent, d'où il
résulterait que le prix réel en argent des immeubles ci-dessus
indiqués aurait été inférieur à 84.960 livres.

Depuis cette dernière acquisition du 8 novembre 1791 jusqu'à sa mort,
Danton ne fit plus aucune acquisition importante. Il acheta
successivement en 1792 et 1793 un nombre assez considérable de
parcelles très peu étendues et dont nous croyons inutile de donner ici
le détail qui, par sa longueur et par le peu d'importance de chaque
article, deviendrait fastidieux (nous pourrions le fournir s'il en
était besoin). Il fit aussi des échanges. Nous pensons qu'il suffit de
dire que, en ajoutant ces parcelles à ce que Danton avait acheté en
1791, on trouve que les immeubles qui, au moment de sa mort,
dépendaient tant de sa succession que de celle de notre mère, et qui
nous sont parvenus, se composaient de ce qui suit, savoir:

1° De la ferme de Nuisement (vendue par nous le 23 juillet 1813);

2° De sa modeste et vieille maison d'Arcis, avec sa dépendance, le
tout contenant non plus 9 arpents, 3 denrées, 14 carreaux (ou bien 4
hectares, 23 ares, 24 centiares) seulement, comme au 13 avril 1791,
époque où il en fit l'acquisition de mademoiselle Piot, mais par suite
des additions qu'il y avait faites, 17 arpents, 3 denrées, 52 carreaux
(ou bien 786 ares, 23);

3° De 19 arpents, 7 denrées, 41 carreaux (808 ares, 06) de pré et
saussaie;

4° De 8 arpents, 1 denrée, 57 carreaux (369 ares, 96) de bois;

5° De 2 denrées, 40 carreaux (14 ares, 07) de terre située dans
l'enceinte d'Arcis.

Nous déclarons à qui voudra l'entendre et au besoin nous déclarons
_sous la foi du serment_, que nous n'avons recueilli de la succession
de Georges-Jacques Danton, notre père, et d'Antoinette-Gabrielle
Charpentier, notre mère, rien, absolument rien autre chose que les
immeubles dont nous venons de donner l'état, que quelques portraits de
famille et le buste en plâtre de notre mère, lesquels, longtemps après
la mort de notre second tuteur, nous furent remis par son épouse, et
que quelques effets mobiliers qui ne méritent pas qu'on en fasse
l'énumération ni la description; mais que nous n'en avons recueilli
aucune somme d'argent, aucune créance, en un mot rien de ce qu'on
appelle valeurs mobilières, à l'exception pourtant d'une rente de 100
francs 5 p. 100 dont MM. Defrance et Détape, receveurs de rentes à
Paris, rue Chabannais, n° 6, ont opéré la vente pour nous le 18 juin
1825, rente qui avait été achetée pour nous par l'un de nos tuteurs.

Nous n'avons recueilli que cela de la succession de notre père et de
notre mère; il est donc évident qu'ils ne possédaient rien autre
chose, ni dans le département de l'Aube, ni ailleurs.

Si nous possédons aujourd'hui quelques immeubles qui ne fassent pas
partie de l'état qui précède, c'est que nous les avons achetés ou bien
que nous les avons eus en partage de la succession de Jeanne-Madeleine
Camut, notre grand'mère, décédée à Arcis au mois d'octobre 1813, veuve
en premières noces de Jacques Danton, notre grand-père, et, en
secondes noces de Jean Recordain, qu'elle avait épousé en 1770. Les
livres de l'enregistrement et les matrices cadastrales peuvent fournir
la preuve de ce que nous venons d'avancer.

On pourra nous faire une objection qui mérite une réponse; on pourra
nous dire: "Vous n'avez recueilli de la succession de votre père et de
votre mère que les immeubles et les meubles dont vous venez de faire
la déclaration, mais cela ne prouve pas que la fortune de votre père,
au moment de sa mort, ne se composât que de ces seuls objets; car sa
condamnation ayant entraîné la confiscation de tous ses biens sans
exception, la République a pu en vendre et en a peut-être vendu pour
des sommes considérables. Vous n'avez peut-être recueilli que ce
qu'elle n'a pas vendu."

Voici notre réponse:

Les meubles et les immeubles confisqués à la mort de notre père dans
le département de l'Aube et non vendus, furent remis en notre
possession par un arrêté de l'administration de ce département, en
date du 24 germinal an IV (13 avril 1796), arrêté dont nous avons une
copie sous les yeux, arrêté pris en conséquence d'une pétition
présentée par notre tuteur, arrêté basé sur la loi du 14 floréal an
III (3 mai 1795), qui consacre le principe de la restitution des biens
des condamnés par les tribunaux et les commissions révolutionnaires,
basé sur la loi du 21 prairial an III (9 juin 1796), qui lève le
séquestre sur ces biens et en règle le mode de restitution; enfin,
arrêté basé sur la loi du 13 thermidor an III (31 juillet 1795), dont
il ne rappelle pas les dispositions.

L'administration du département de l'Aube, dans la même délibération,
arrête que le produit des meubles et des immeubles qui ont été vendus
et des intérêts qui ont été perçus depuis le 14 floréal an III (3 mai
1795), montant à la somme de douze mille quatre cent cinq livres
quatre sous quatre deniers, sera restitué à notre tuteur, en bons au
porteur admissibles en payement de domaines nationaux provenant
d'émigrés seulement. Nous ne savons pas si notre tuteur reçut ces bons
au porteur; s'il les reçut, quel usage il en fit; nous savons
seulement qu'il n'acheta pas de biens d'émigrés. Il résulte évidemment
de cet arrêté de l'administration du département de l'Aube, que dans
ce département le produit des meubles et immeubles provenant de Danton
et vendus au profit de la République, ne s'est pas élevé au-dessus de
12,405 livres 4 sous 4 deniers. C'était le total de l'état de
réclamation présenté par notre tuteur dans sa pétition, et tout le
monde pensera, comme nous, qu'il n'aura pas manqué de faire valoir
tous nos droits. On peut remarquer que dans cet arrêté il est dit que
ces 12.405 livres sont le montant du produit des meubles et des
immeubles vendus, et des intérêts qui ont été perçus depuis le 14
floréal an III (3 mai 1795); ces 12.405 livres ne se composaient donc
pas en entier du prix des meubles et des immeubles vendus; les
_intérêts_ perçus y entraient donc pour quelque chose, sans que
nous sachions pour quelle somme. Nous avons entre les mains les
expéditions de vingt procès-verbaux qui constatent que le 11 messidor
an II (29 juin 1794) il a été vendu, moyennant cinq mille sept cent
vingt-cinq livres, vingt pièces de terre labourable contenant ensemble
environ onze arpents, deux denrées (ou bien 506 ares, 70), situées sur
les finages d'Arcis, de la Villette, de Saint-Étienne et de Torcy. En
a-t-il été vendu un plus grand nombre? Nous l'ignorons. Mais cela ne
fait que 5.725 livres, sur les 12.405 dont la restitution à notre
profit a été ordonnée. De quoi se composaient les 6.680 restants?
Était-ce du prix de meubles et d'immeubles vendus, ou d'intérêts
perçus? Nous n'en savons rien, mais peu importe. Les 12.405 livres, si
on le veut, provenaient en entier du prix d'immeubles vendus;
admettons-le. Dans ce cas, pour avoir le total de ce que notre père
possédait au moment de sa mort, il faudrait ajouter 12.405 livres à ce
que nous avons recueilli de sa succession. Mais, si d'un côté on doit
ajouter 12.405 livres, d'un autre côté on doit retrancher 16.065
livres qui restaient dues aux personnes qui ont vendu a notre père les
immeubles dont nous avons hérité. Nous pourrions, s'il était
nécessaire, fournir le détail de ces 16.065 livres avec pièces à
l'appui. Elles ont été payées plus tard par notre tuteur, et, pour les
payer, il n'aura pas manqué sans doute de faire emploi, autant qu'il
aura pu, des 12.405 livres de bons an porteur dont la restitution
avait été ordonnée à notre profit, par l'arrêté de l'administration du
département de l'Aube, en date du 24 germinal an IV.

Il est donc établi d'abord que, dans le département de l'Aube, le prix
des meubles et des immeubles qui ont été vendus n'a pas pu s'élever
au-dessus de 12.405 livres; ensuite que notre père, au moment de sa
mort, devait encore 16.065 livres sur le prix d'acquisition des
immeubles qu'il y possédait.

Voilà pour ce qui concerne le département de l'Aube. Notre tuteur
a-t-il eu à faire, pour notre compte, des réclamations dans quelques
autres départements? C'est possible, il est même présumable qu'il en a
eu à faire relativement à des objets mobiliers; il était trop soigneux
de nos intérêts pour que nous puissions croire qu'il ait négligé
quelque chose de ce qui s'y rattachait. Mais les sommes dont il a dû
obtenir la restitution ont été sans doute peu considérables, car il
n'en est rien parvenu jusqu'à nous dans la succession de notre père.
D'un autre côté, s'il eût possédé des immeubles dans les départements
autres que celui de l'Aube, il fût arrivé de deux choses l'une: 1° ou
bien ces immeubles n'eussent pas été vendus; alors nous les
posséderions encore aujourd'hui, puisque, à l'exception de la ferme de
Nuisement, dont nous avons parlé, nous n'avons jamais vendu
d'immeubles; eh bien, nous n'en possédons aucun hors du département de
l'Aube; 2° ou bien ils eussent été vendus par la République à son
profit; dans ce cas, la République nous en eût plus tard restitué le
prix, comme elle l'a fait pour ceux qui ont été vendus dans le
département de l'Aube, et nous eussions retrouvé ce prix dans la
succession de notre père, soit en valeurs immobilières achetées par
nos tuteurs, pour emploi, soit en valeurs mobilières. Eh bien, nous
l'avons déclaré précédemment, nous n'avons presque rien recueilli en
valeurs mobilières; et, en immeubles, nous n'en avons recueilli aucun
qui n'ait été acheté du vivant de notre père, et qui ne fasse partie
de l'état que nous avons fourni.

Nous croyons avoir répondu complètement et victorieusement à
l'objection précédemment faite.

Notre raisonnement était donc logique quand nous disions: nous n'avons
recueilli que cela de la succession de notre père et de notre mère, il
est donc évident qu'ils ne possédaient rien autre chose, ni dans le
département de l'Aube, ni ailleurs. Toutefois, nous ferons remarquer
que, en raisonnant ainsi, nous avons fait abstraction et des 12.405
livres qu'il eût fallu ajouter à leur avoir, et des 16.065 livres
qu'il eût fallu retrancher pour établir un compte rigoureusement
exact.

Nous avons prouvé d'abord que, si Danton n'était pas riche an
commencement de la Révolution, il possédait au moins sa charge
d'avocat aux conseils du Roi; ensuite, par l'état que nous avons
établi de sa fortune au moment de sa mort, nous avons prouvé qu'on
peut regarder ce qu'il possédait à ce moment comme étant à peu près
l'équivalent de sa charge, dont il avait reçu le remboursement. Si
nous avons prouvé tout cela (comme nous n'en doutons pas); nous avons
prouvé aussi que c'est à très grand tort qu'on lui a reproché d'avoir
exploité la Révolution pour amasser une fortune énorme et scandaleuse.
Certes, on en conviendra, il a bien pu parvenir au degré d'_opulence_
qu'il avait atteint sans se rendre coupable des actes infâmes, des
monstrueux et innombrables forfaits que les atroces calomnies de nos
ennemis et l'odieux et inique rapport de Saint-Just lui ont si
perfidement et si faussement imputés.

Maintenant nous allons citer quelques faits authentiques qui pourront
faire apprécier la bonté de son coeur. Nous avons vu précédemment que
ce fut en mars et en avril 1791 qu'il acheta la majeure partie, on
pourrait même dire la presque totalité des immeubles qu'il possédait
quand il mourut.

Voici un des sentiments qui agitaient son coeur en mars et en avril
1791. Il désirait augmenter la modeste aisance de sa mère, de sa bonne
mère qu'il adorait. Veut-on savoir ce qu'il s'empressa de faire à son
entrée en jouissance de ces immeubles qu'il venait d'acheter? Jetons
un regard sur l'acte que nous tenons dans les mains. Il a été passé le
15 avril 1791 (deux jours après la vente faite à Danton par Mlle Piot)
par-devant Me Odin qui en a gardé la minute, et Me Étienne son
collègue, notaires à Troyes. Danton y fait donation entre vifs, pure,
simple et irrévocable, à sa mère, de six cents livres de rentes
annuelles et viagères, payables de six mois en six mois, dont les
premiers six mois payables au 15 octobre 1791. Sur cette rente de 600
livres, Danton veut qu'en cas de décès de sa mère, 400 livres soient
réversibles sur M. Jean Recordain, son mari (M. Recordain était un
homme fort aisé lorsqu'il épousa la mère de Danton; il était
extrêmement bon; sa bonté allait même jusqu'a la faiblesse, puisque,
par sa complaisance pour de prétendus amis dont il avait endossé des
billets, il perdit une grande partie de ce qu'il avait apporté en
mariage; néanmoins, c'était un si excellent homme, il avait toujours
été si bon pour les enfants de Jacques Danton, qu'ils le regardaient
tous comme leur véritable père; aussi Danton, son beau-fils, avait-il
pour lui beaucoup d'affection). Le vif désir que ressent Danton de
donner aux donataires des marques certaines de son amitié pour eux,
est la seule cause de cette donation. Cette rente viagère est à
prendre sur la maison et sur ses dépendances, situées à Arcis, que
Danton vient d'acquérir le 13 avril 1791. Tel fut son premier acte de
prise de possession.

On remarquera que cette propriété, au moment où mademoiselle Piot la
vendit, était louée par elle à plusieurs locataires qui lui payaient
ensemble la somme de 600 livres annuellement. Si Danton eût été riche
et surtout aussi riche que ses ennemis ont voulu le faire croire, son
grand coeur ne se fût pas contenté de faire à sa mère une pension si
modique. Pour faire cette donation, Danton aurait pu attendre qu'il
vint à Arcis, mais il était si pressé d'obéir au sentiment d'amour
filial qu'il éprouvait que, dès le 17 mars 1791, il avait donné à cet
effet une procuration spéciale à M. Jeannet-Bourcier, qui exécuta son
mandat deux jours après avoir acheté pour Danton la propriété de
mademoiselle Piot. Aussitôt que la maison était devenue vacante et
disponible, Danton, qui aimait tant à être entouré de sa famille,
avait voulu que sa mère et son beau-père vinssent l'habiter, ainsi que
M. Menuel, sa femme et leurs enfants. (M. Menuel avait épousé la soeur
aînée de Danton.)

Au 6 août 1792, Danton était à Arcis; on était à la veille d'un grand
événement qu'il prévoyait sans doute. Au Milieu des mille pensées qui
doivent alors l'agiter, au milieu de l'inquiétude que doivent lui
causer les périls auxquels il va s'exposer, quelle idée prédomine,
quelle crainte vient l'atteindre? Il pense à sa mère, il craint de
n'avoir pas suffisamment assuré son sort et sa tranquillité; en voici
la preuve dans cet acte passé le 4 août 1792 par-devant Me Pinot,
notaire à Arcis. Q'y lit-on? "Danton voulant donner à sa mère des
preuves des sentiments de respect et de tendresse qu'il a toujours eus
pour elle, il lui assure, sa vie durant, une habitation convenable et
commode, lui fait donation entre-vifs, pure, simple et irrévocable, de
l'usufruit de telles parts et portions qu'elle voudra choisir dans la
maison et dépendances situées a Arcis, rue des Ponts, qu'il a acquise
de mademoiselle Piot de Courcelles, et dans laquelle maison, sa mère
fait alors sa demeure, et de l'usufruit de trois denrées de terrain à
prendre dans tel endroit du terrain qu'elle voudra choisir, pour jouir
desdits objets à compter du jour de la donation." Si M. Jean Recordain
survit à sa femme, donation lui est faite par le même acte de
l'usufruit de la moitié des objets qu'aura choisis et dont aura joui
sa femme.

Nous n'avons pas connaissance que Danton ait jamais fait d'autres
dispositions en faveur de sa mère ni de son beau-père. Nous le
répétons, si Danton eût été riche, et surtout s'il eût été aussi riche
que ses ennemis ont voulu le faire croire, son grand coeur ne se fût
pas contenté de faire à sa mère et à son beau-père des dons si
modiques; nous sommes intimement persuadés que sa générosité envers
eux eût été en proportion de sa fortune.

Voici encore une pièce, peu importante en elle-même à la vérité, mais
qui honore Danton et qui prouve sa bonté; c'est une pétition en date
du 30 thermidor an II (17 août 1794), adressée aux citoyens
administrateurs du département de Paris, par Marguerite Hariot (veuve
de Jacques Geoffroy, charpentier à Arcis), qui expose que, par acte
passé devant Me Finot, notaire à Arcis, le 11 décembre 1791, Danton,
dont elle était la nourrice, lui avait assuré et constitué une rente
viagère de cent livres dont elle devait commencer à jouir à partir du
jour du décès de Danton, ajoutant que, de son vivant, il ne bornerait
pas sa générosité à cette somme. Elle demande, en conséquence, que les
administrateurs du département de Paris ordonnent que cette rente
viagère lui soit payée à compter du jour du décès et que le principal
en soit prélevé sur ses biens confisqués au profit de la République.
Nous ne savons pas ce qui fut ordonné. Cette brave femme que notre
père ne manquait jamais d'embrasser avec effusion et à plusieurs
reprises chaque fois qu'il venait à Arcis, ne lui survécut que pendant
peu d'années.

La recherche que nous avons faite dans les papiers qui nous sont
restés de la succession de notre grand'mère Recordain, papiers dont
nous ne pouvons pas avoir la totalité, ne nous a fourni que ces trois
pièces _authentiques_ qui témoignent en faveur de la bonté de Danton
dans sa vie privée. Quant aux traditions orales que nous avons pu
recueillir, elle sont en petit nombre et trop peu caractéristiques
pour être rapportées. Nous dirons seulement que Danton aimait beaucoup
la vie champêtre et les plaisirs qu'elle peut procurer. Il ne venait à
Arcis que pour y jouir, au milieu de sa famille et de ses amis, du
repos, du calme et des amusements de la campagne. Il disait dans son
langage sans recherche, à madame Recordain, en l'embrassant: "Ma bonne
mère, quand aurai-je le bonheur de venir demeurer auprès de vous pour
né plus vous quitter, et n'ayant plus à penser qu'à planter mes
choux?"

Nous ne savons pas s'il avait des ennemis ici, nous ne lui en avons
jamais connu aucun. On nous a très souvent parlé de lui avec éloge;
mais nous n'avons jamais entendu prononcer un mot qui lui fût
injurieux, ni même défavorable, pas même quand nous étions au collège;
là pourtant les enfants, incapables de juger la portée de ce qu'ils
disent, n'hésitent pas, dans une querelle occasionnée par le motif le
plus frivole, à s'adresser les reproches les plus durs et les plus
outrageants. Nos condisciples n'avaient donc jamais entendu attaquer
la mémoire de notre père. Il n'avait donc pas d'ennemis dans son pays.

Nous croyons ne pas devoir omettre une anecdote qui se rapporte à sa
vie politique. Nous la tenons d'un de nos amis qui l'a souvent entendu
raconter par son père, M. Doulet, homme très recommandable et très
digne de foi, qui, sous l'Empire, fut longtemps maire de la ville
d'Arcis. Danton était à Arcis dans le mois de novembre 1793. Un jour,
tandis qu'il se promenait dans son jardin avec M. Doulet, arrive vers
eux une troisième personne marchant à grands pas, tenant un papier à
la main (c'était un journal) et qui, aussitôt qu'elle fut à portée de
se faire entendre, s'écrie: Bonne nouvelle! bonne nouvelle! et elle
s'approche.--Quelle nouvelle? dit Danton.--Tiens, lis! les Girondins
sont condamnés et exécutés, répond la personne qui venait
d'arriver.--Et tu appelles cela une bonne nouvelle, malheureux?
s'écrie Danton à son tour, Danton, dont les yeux s'emplissent aussitôt
de larmes. La mort des Girondins une bonne nouvelle? Misérable!--Sans
doute, répond son interlocuteur, n'était-ce pas des factieux?--Des
factieux, dit Danton. Est-ce que nous ne sommes pas des factieux? Nous
méritons tous la mort autant que les Girondins; nous subirons tous,
les uns après les autres, le même sort qu'eux. Ce fut ainsi que
Danton, le Montagnard, accueillit la personne qui vint annoncer la
mort des Girondins, auxquels tant d'autres, en sa place, n'eussent pas
manqué de garder rancune.

Avec une âme comme la sienne, il est impossible de ne pas être un
honnête homme, nos coeurs nous le disent, et jamais rien n'ébranlera
une de nos plus fermes et de nos plus douces croyances en ce monde,
celle de devoir la vie à un père qui fut non seulement un homme
d'esprit, de génie, d'un grand courage, grand orateur, grand citoyen,
aimant sincèrement et passionnément son pays, mais qui fut avant tout
un homme probe. Que n'avons-nous son éloquence pour faire passer dans
l'esprit de nos citoyens nos convictions, et pour leur faire partager
nos sentiments!

Mais la tâche; qu'à notre grand regret nous ne remplissons pas, parce
qu'elle est au-dessus de nos forces et de nos talents, d'autres plus
puissants et plus capables la rempliront. Mieux vaudrait mourir à
l'instant que d'en perdre l'espérance. Oui, Danton, un jour toutes lés
calomnies accumulées sur toi par l'erreur, par l'envie, par la haine,
viendront expirer aux pieds de la vérité mise à nu par des orateurs,
par des écrivains consciencieux, impartiaux, éclairés, éloquents. Oui,
un jour la France reconnaîtra que tous tes actes politiques ont pris
naissance dans de louables sentiments, dans ton ardent amour pour
elle, dans le plus violent désir de son salut et du triomphe de la
liberté! Oui, un jour la France appréciera toute l'immensité de ton
dévouement qui te porta _jusqu'à vouloir lui faire le sacrifice de ta
mémoire_: sacrifice cent fois, mille fois plus grand que celui de la
vie! Dévouement sans exemple dans l'histoire! La France aujourd'hui si
belle, si florissante, te placera alors au rang qui t'appartient parmi
ses enfants généreux, magnanimes, dont les efforts intrépides, inouïs,
sont parvenus à lui ouvrir, au milieu de difficultés et de dangers
innombrables, un chemin à la liberté, à la gloire, au bonheur. Un
jour, enfin, Danton, justice complète sera rendue à ta mémoire!
Puissent tes fils, avant de descendre dans la tombe, voir ce beau
jour, ce jour tant désiré!





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