Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Cours Familier de Littérature (Volume 15) - Un entretien par mois
Author: Lamartine, Alphonse de, 1790-1869
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Cours Familier de Littérature (Volume 15) - Un entretien par mois" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes au lecteur de ce fichier digital:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.]



                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                 UN ENTRETIEN PAR MOIS


                         PAR
                  M. A. DE LAMARTINE



                    TOME QUINZIÈME.



                        PARIS
              ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
             RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                        1863


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                    REVUE MENSUELLE.

                          XV


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.



LXXXVe ENTRETIEN.

Premier de la huitième année.

CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,

OU

LE DANGER DU GÉNIE.

Les Misérables, par Victor Hugo.

TROISIÈME PARTIE.


I.

Suivons en effet le récit:

Quand Valjean, qui se permet de rêver l'assassinat de sa providence
dans le bon évêque de Digne, son sauveur, s'est enfui par la fenêtre,
les gendarmes le ramènent. L'évêque, par un mensonge de charité, le
plus petit des mensonges, mais enfin un mensonge, dit aux gendarmes
qu'il ne lui a rien volé, que c'est lui-même, l'évêque, qui lui a fait
don de son argenterie. Il va plus loin: il prend les deux flambeaux
d'argent aussi sur la cheminée du salon, et les lui donne encore en
lui reprochant d'avoir négligé de les emporter, par distraction sans
doute. Valjean les emporte; vous croyez qu'il est corrigé par tant de
vertu de l'homme juste? Pas du tout; lisez:

«Jean Valjean sortit de la ville, comme s'il s'échappait. Il se mit à
marcher en toute hâte dans les champs, prenant les chemins et les
sentiers qui se présentaient, sans s'apercevoir qu'il revenait à
chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinée, n'ayant
pas mangé, et n'ayant pas faim. Il était en proie à une foule de
sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colère; il ne savait
contre qui. Il n'eût pu dire s'il était touché ou humilié. Il lui
venait par moments un attendrissement étrange qu'il combattait et
auquel il opposait l'endurcissement de ses vingt dernières années.
Cet état le fatiguait. Il voyait avec inquiétude s'ébranler au dedans
de lui l'espèce de calme affreux que l'injustice de son malheur lui
avait donné. Il se demandait qu'est-ce qui remplacerait cela. Parfois
il eût vraiment mieux aimé être en prison avec les gendarmes, et que
les choses ne se fussent point passées ainsi; cela l'eût moins agité.
Bien que la saison fût assez avancée, il y avait encore çà et là dans
les haies quelques fleurs tardives, dont l'odeur, qu'il traversait en
marchant, lui rappelait des souvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui
étaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu'ils ne
lui étaient apparus.

«Des pensées inexprimables s'amoncelèrent ainsi en lui toute la
journée.

«Comme le soleil déclinait au couchant, allongeant sur le sol l'ombre
du moindre caillou, Jean Valjean était assis derrière un buisson dans
une grande plaine rousse absolument déserte. Il n'y avait à l'horizon
que les Alpes. Pas même le clocher d'un village lointain. Jean Valjean
pouvait être à trois lieues de D.

«Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson.

«Au milieu de cette méditation qui n'eût pas peu contribué à rendre
ses haillons effrayants pour quelqu'un qui l'eût rencontré, il
entendit un bruit joyeux.

«Il tourna la tête, et vit venir par le sentier un petit Savoyard
d'une dizaine d'années qui chantait, sa vielle au flanc et sa boîte à
marmotte sur le dos.

«Un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant
voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.

«Tout en chantant, l'enfant interrompait de temps en temps sa marche
et jouait aux osselets avec quelques pièces de monnaie qu'il avait
dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie, il y
avait une pièce de quarante sous.

«L'enfant s'arrêta à côté du buisson, sans voir Jean Valjean, et fit
sauter sa poignée de sous, que jusque-là il avait reçue avec assez
d'adresse tout entière sur le dos de sa main.

«Cette fois la pièce de quarante sous lui échappa, et vint rouler
vers la broussaille jusqu'à Jean Valjean.

«Jean Valjean posa le pied dessus.

«Cependant l'enfant avait suivi sa pièce du regard, et l'avait vu.

«Il ne s'étonna point, et marcha droit à l'homme.

«C'était un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard
pouvait s'étendre, il n'y avait personne dans la plaine ni dans le
sentier. On n'entendait que les petits cris faibles d'une nuée
d'oiseaux de passage qui traversaient le ciel à une hauteur immense.
L'enfant tournait le dos au soleil, qui lui mettait des fils d'or dans
les cheveux et qui empourprait d'une lueur sanglante la face sauvage
de Jean Valjean.

«--Monsieur, dit le petit Savoyard, avec cette confiance de l'enfance
qui se compose d'ignorance et d'innocence,--ma pièce?

«--Comment t'appelles-tu? dit Jean Valjean.

«--Petit-Gervais, monsieur.

«--Va-t'en, dit Jean Valjean.

«--Monsieur, reprit l'enfant, rendez-moi ma pièce.

«Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas.

«L'enfant recommença:

«--Ma pièce, monsieur!

«L'oeil de Jean Valjean resta fixé à terre.

«--Ma pièce! cria l'enfant, ma pièce blanche! mon argent!

«Il semblait que Jean Valjean n'entendît point. L'enfant le prit au
collet de sa blouse et le secoua. Et en même temps il faisait effort
pour déranger le gros soulier ferré posé sur son trésor.

«--Je veux ma pièce! ma pièce de quarante sous!

«L'enfant pleurait. La tête de Jean Valjean se releva. Il était
toujours assis. Ses yeux étaient troubles. Il considéra l'enfant avec
une sorte d'étonnement, puis il étendit la main vers son bâton et cria
d'une voix terrible:--Qui est là?

«--Moi, monsieur, répondit l'enfant. Petit-Gervais! moi! moi!
rendez-moi mes quarante sous, s'il vous plaît! ôtez votre pied,
monsieur, s'il vous plaît! Puis, irrité, quoique tout petit, et
devenant presque menaçant:

«--Ah çà, ôterez-vous votre pied? Ôtez donc votre pied, voyons!

«--Ah! c'est encore toi? dit Jean Valjean, et, se dressant brusquement
tout debout, le pied toujours sur la pièce d'argent, il
ajouta:--Veux-tu bien te sauver!

«L'enfant effaré le regarda, puis commença à trembler de la tête aux
pieds, et, après quelques secondes de stupeur, il se mit à fuir en
courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un
cri.»

Il faut avouer que l'évêque avait bien placé son trésor. Un mot de
plus du pauvre enfant, et il était assommé sur place.


II.

Et voilà l'honnête brigand devant qui la société coupable doit
confesser ses précautions contre la récidive! Voilà le type qui va
poser pour l'honnête homme par excellence jusqu'au bout du roman!
Qu'en pensez-vous? Est-ce de ce bloc de vices incorrigibles,
d'instincts ignobles et de brutalités féroces que le romancier
philosophe doit jamais faire sortir le saint philanthrope, pétri de
toutes les délicatesses de l'intelligence et de toutes les saintetés
de la vertu?

L'invraisemblance touche ici au paradoxe, et, si l'écrivain était
moins consommé dans son art, le livre ici tomberait des mains de tout
le monde comme il est tombé des miennes. On dirait: Non, je n'irai pas
plus loin; ce n'est pas là l'homme, c'est le cauchemar du scélérat,
et, puisque l'auteur veut en faire le type de la vertu populaire,
qu'il aille tout seul, je ne le suivrai pas dans ces précipices du
paradoxe.

Et cependant on relève le livre jeté à terre, parce que l'écrivain y
est encore avec tout son style, et on va plus loin.

On ouvre un autre tiroir; qu'y trouve-t-on? CE QUE L'ON FAISAIT À
PARIS EN 1817. On éprouve un certain déplaisir à voir un lionceau,
devenu plus tard un lion, jeter gratuitement le sarcasme et le rire
malséants sur les malheurs et les vieillesses des princes qui
protégèrent son enfance. À quoi bon ces ridicules posthumes jetés en
pâture au peuple impérial de 1862 par l'enfant sublime baptisé par les
Bourbons d'un autre temps? À quoi bon une page de Paul-Louis Courier,
reliée par mégarde dans un volume de Hugo? S'il daignait m'écouter, je
lui dirais: Déchirez ce chapitre, il retombe un peu de cette poussière
sur votre berceau! Ne flattez pas ce peuple à vos dépens. Vous avez
aimé les Bourbons quand ils rentraient, très-innocents de la campagne
d'Espagne, de la déroute de Russie, de l'invasion du monde coalisé en
1814, pour disputer la France au partage de la Pologne; n'en rougissez
pas plus que moi! Chaque année du siècle porte ses nécessités avec sa
date: Louis XVIII et la charte valaient un peu mieux que le comité de
salut public et la guillotine en permanence! Si le ridicule mordait
sur l'acier, il fallait en garder un peu pour le 93 de l'évêque et du
terroriste!


III.

De là un autre tiroir s'ouvre, et celui-là nous ramène plus
directement à l'action très-complaisamment étudiée des romans
populaires. Victor Hugo y échoue, comme il convient à un grand
tragique d'échouer dans le burlesque. On ne descend pas du troisième
ciel dans la guinguette sans y faire un faux pas. Est-ce à vous, grand
poëte lyrique, d'écrire l'épopée grotesque de quatre étudiants et de
quatre grisettes? Laissez faire cela à des plumes qui vous sont mille
fois inférieures en scènes de champ de bataille et de palais, mais
supérieures en scènes de cabaret et de barrière! À Balzac, ce
romancier de caractère qui surprend sous sa loupe puissante les gestes
et les dialogues des infiniment petits comme des infiniment grands,
qui noue des milliers d'intrigues en une seule intrigue, qui les
dénoue par un fil qui se casse dans son tissu, et qui serait cent
fois plus comique que Molière s'il avait ce que vous avez, le style!
Laissez cela à notre ancien ami Eugène Sue, qui a étudié les
trivialités de la populace toute sa vie pendant que vous étudiiez les
mondes dans les étoiles! Laissez cela à Paul de Kock et à ces
écrivains de l'école des Bohèmes, qui ont plus de gaieté et d'esprit
que vous, bien qu'ils n'aient pas une plume des ailes transcendantes
de votre génie!--Et félicitez-vous de n'avoir pas su descendre: ne
descend pas qui veut! C'est la punition des hommes sublimes et qui
volent, de ne pas marcher!--Je me trompe, un seul homme l'a su dans
_Falstaff_.--Mais cet homme était Shakspeare.

Le ramassis de quolibets, de calembours, de vulgarités saugrenues de
cette partie carrée qui occupe un tiers de volume dans les
_Misérables_, ne mérite pas qu'on s'y arrête.--Une seule remarque
encore, c'est que ces huit convives, mâles et femelles (car on ne peut
pas les appeler hommes et femmes), ont tous les huit des vices
incarnés dans la débauche et dans l'égoïsme le plus révoltant. Les
quatre étudiants se jouent des quatre sultanes qu'ils ont séduites
parmi les plus jolies filles du peuple, comme de quatre instruments de
plaisir qu'ils brisent après les avoir corrompues et rendues mères,
sans se soucier seulement de leur innocence passée et de leur malheur
à venir. Leurs études finies, ils complotent, comme un tour de gaieté
très-spirituel, de leur écrire un adieu collectif, de les laisser à
peu près ivres chez le restaurateur de barrière, et de partir ensemble
pour leurs provinces respectives, sans leur donner leur adresse. Le
tour s'exécute; les quatre jeunes filles, stupéfaites, restent en gage
et deviennent ce que veut la providence des parties carrées, le hasard
servi par la débauche.

Et je vous donne en quatre aussi à deviner ce que cela prouve contre
cette société qui va en payer les frais dans le roman philosophique de
Victor Hugo. Cela prouve que le peuple ne veille pas assez sur ses
jolies filles, et la bourgeoisie sur ses fils: car il est évident que,
si chacune de ces grisettes avait une gouvernante, et chacun de ces
jeunes débauchés un gouverneur, comme le veut J.-J. Rousseau dans
l'_Émile_, la société serait infiniment mieux composée, qu'on n'irait
pas en partie carrée dîner à la barrière, et que votre fille ne serait
pas muette!


IV.

Au second volume, une scène d'enfant, ce privilége du talent de
l'écrivain, est dessinée avec amour. Sur le seuil d'une auberge de
campagne, deux petites filles, l'une de deux ans, l'autre de dix-huit
mois, se balancent aux rayons du soleil couchant sur une escarpolette
d'anneaux de fer placés sous une charrette; l'aubergiste, assis sur sa
porte, les berce avec une ficelle attachée à sa main, et les fait
crier de joie à chaque gémissement métallique de l'escarpolette
improvisée.

De la chair fraîche et du fer rouillé, voilà encore une antithèse.
C'est une de ces scènes faites de rien, mais décrites avec la minutie
savante de Meissonnier, et vues avec l'oeil d'une mère, scènes à
l'aide desquelles Hugo grave pour l'éternité dans l'oeil et dans la
mémoire de son lecteur une rencontre dont il veut qu'on se souvienne.
Heureux qui sait peindre! Cela prouve qu'il a senti.

Souvenez-vous de ces vers délicieux de douleur, dans lesquels le grand
poëte pense à sa fille et à son gendre noyés dans la Seine en se
baignant près de Rouen; l'une par imprudence, l'autre pour ne pas
survivre à son amour!--Qui peut oublier ces couleurs trempées et
délayées dans des larmes chaudes?

Ainsi est en prose la scène de devant l'auberge. Les deux enfants
étaient à l'aubergiste. Une autre femme, toute jeune encore,
s'avançait à ce spectacle, portant un sac de nuit et un autre enfant.


V.

Victor Hugo, sûr de son pinceau, comme Raphaël quand il rencontre une
mère virginale et un enfant-Dieu, ne manque pas de les décrire.

..................................................................

«L'enfant de cette femme était un des plus divins êtres qu'on pût
voir. C'était une fille de deux à trois ans. Elle eût pu jouter avec
les deux autres petites pour la coquetterie de l'ajustement; elle
avait un bavolet de linge fin, des rubans à sa brassière et de la
valenciennes à son bonnet. Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa
cuisse blanche, potelée et ferme. Elle était admirablement rose et
bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes
de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu'ils
devaient être très-grands et qu'ils avaient des cils magnifiques. Elle
dormait.»

«Elle dormait de ce sommeil d'absolue confiance propre à son âge. Les
bras des mères sont faits de tendresse; les enfants y dorment
profondément.»

«Quant à la mère, l'aspect en était pauvre et triste. Elle avait la
mise d'une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. Elle était jeune.
Était-elle belle? peut-être; mais avec cette mise il n'y paraissait
pas. Ses cheveux, d'où s'échappait une mèche blonde, semblaient fort
épais, mais disparaissaient sévèrement sous une coiffe de béguine,
laide, serrée, étroite, et nouée au menton.»

«Le rire montre les belles dents quand on en a; mais elle ne riait
point. Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très-longtemps.
Elle était pâle; elle avait l'air très-lasse et un peu malade; elle
regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier
d'une mère qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu comme ceux
où se mouchent les invalides, plié en fichu, masquait lourdement sa
taille. Elle avait les mains hâlées et toutes piquées de taches de
rousseur, l'index durci et déchiqueté par l'aiguille, une mante brune
de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C'était
Fantine.»

«C'était Fantine, difficile à reconnaître. Pourtant, à l'examiner
attentivement, elle avait toujours sa beauté. Un pli triste, qui
ressemblait à un commencement d'ironie, ridait sa joue droite. Quant à
sa toilette, cette aérienne toilette de mousseline et de rubans qui
semblait faite avec de la gaieté, de la folie et de la musique, pleine
de grelots et parfumée de lilas, elle s'était évanouie comme ces
beaux givres éclatants qu'on prend pour des diamants au soleil; ils
fondent et laissent la branche toute noire.

«Dix mois s'étaient écoulés depuis «la bonne farce.»

«Que s'était-il passé pendant ces dix mois? On le devine.

«Après l'abandon, la gêne. Fantine avait tout de suite perdu de vue
Favourite, Zéphine et Dahlia; le lien brisé du côté des hommes s'était
défait du côté des femmes; on les eût bien étonnées, quinze jours
après, si on leur eût dit qu'elles étaient amies; cela n'avait plus de
raison d'être. Fantine était restée seule. Le père de son enfant
parti,--hélas! ces ruptures-là sont irrévocables,--elle se trouva
absolument isolée, avec l'habitude du travail de moins et le goût du
plaisir de plus. Entraînée par sa liaison avec Tholomyès à dédaigner
le petit métier qu'elle savait, elle avait négligé ses débouchés: ils
s'étaient fermés. Nulle ressource. Fantine savait à peine lire et ne
savait pas écrire; on lui avait seulement appris dans son enfance à
signer son nom; elle avait fait écrire par un écrivain public une
lettre à Tholomyès, puis une seconde, puis une troisième. Tholomyès
n'avait pas répondu. De là misère, nécessité d'abandonner son enfant,
retours de sa pensée vers son pays natal, où cependant elle n'avait
d'autre famille que les noms du pays, les rues et les portes des
maisons.»

«Elle emportait son enfant, sa fille, espérant la nourrir, l'élever de
ses soins, de ses larmes.»

L'aubergiste veut bien garder l'enfant de Fantine en sevrage à un prix
modéré; l'enfant se nomme Cosette. Fantine la laisse en pleurant,
s'engage à payer sa pension, s'établit seule dans sa ville natale, et
y cherche de l'ouvrage. Hélas! en vain.--Voilà la première véritable
misère du roman. Mais la peinture en est chargée de couleurs
mélodramatiques fausses, parce que le mélodrame n'a rien de commun
avec la nature. Au bout de quelques mois, on demande la pension de
Cosette; la mère coupe ses cheveux et les vend pour payer un terme,
puis un autre terme. Elle n'a à vendre que ses deux dents de devant,
elle les fait arracher et reste enlaidie pour rester mère, etc.,
etc.: tout cela entremêlé de misère mal motivée ou mal amenée. Le
roman tourne à l'invraisemblance par l'atroce. L'imagination se défie
de l'écrivain, elle se détourne de ces misères à procédé et à système,
et par dégoût elle ne veut pas croire. La société, même actuelle, ne
renvoie pas à l'arracheur de dents une jeune et jolie fille qui porte
son enfant au seuil d'un hospice, et qui, en acceptant la honte pour
elle, mendie auprès des lois pour l'innocente créature. Il faut
l'accuser, oui, mais non la calomnier. Nul ne le sait mieux que moi,
qui ai tant protesté, par mes écrits et mes discours, contre la
suppression barbare des _tours_, cette institution admirable de
délicatesse, qui sauve la honte, au moins la vie aux enfants. La
publicité du dépôt est un attentat à la pudeur, le désespoir inscrit à
perpétuité sur l'enfant, oui; mais enfin le dépôt existe, la loi ne
l'a pas encore osé supprimer.


VI.

Fantine se traîne dans la misère et échoue à la prostitution la plus
abjecte, corrompue par la faim dans sa petite ville natale de M... sur
M...

Mais Valjean se retrouve là sous un nom qui cache son passé: il a
passé dix-neuf ans au bagne, il s'est évadé cinq ou six fois, enfin il
a fini par tenter fortune et par la gagner en inventant je ne sais
quel procédé nouveau pour économiser la façon sur le noir de jais. Il
y a recueilli d'énormes bénéfices. Le pays, qui y gagne aussi, ne lui
marchande pas la considération monétaire qui suit le succès
commercial. Le roi l'a nommé maire de son pays et chevalier de la
Légion d'honneur; il a six cent mille francs de réserve déposés chez
le banquier libéral, M. Laffitte. «C'était un impitoyable honnête
homme, dit M. Hugo; il demandait aux hommes de la bonne volonté, aux
femmes des moeurs pures, à tous de la probité. Il avait divisé les
ateliers afin de séparer les sexes, et que les filles et les femmes
pussent rester sages. Sur ce point il était inflexible. Il s'appelait
maintenant le père Madeleine; il employait tout le monde; il
n'exigeait qu'une chose: Soyez honnête homme! soyez honnête fille!»
Véritable Grandisson du commerce et de l'industrie, il était
irréprochable, monotone, pédant et rogue comme lui: le type des
manufacturiers parvenus et vertueux. Dans un autre temps, Victor Hugo
lui aurait fait reconquérir un haut rang dans la société par
l'héroïsme: Valjean se serait évadé, aurait pris les armes, serait
monté de grade en grade dans un régiment ou sur un vaisseau, aurait
fait tant d'exploits qu'il serait devenu un grand général comme
Garibaldi, un aventurier de liberté, un dictateur de peuple,
renversant, pour son chef-d'oeuvre, le siége d'une religion, et, pour
se distraire, une demi-douzaine de trônes!

Mais, il faut ici le reconnaître M. Hugo va chercher pour son héros du
bagne, en 1818, la considération publique où elle est, dans une
addition bien faite, dans une fortune acquise sou par sou, en
faisant, par charité, travailler une multitude d'ouvriers chastes et
probes, à condition que la journée de chacun et de chacune lui
rapporterait à lui-même un bon bénéfice! Voilà la vertu du
manufacturier J. Valjean, la vertu estimable et utile de 1818!


VII.

Mais voyons par quel procédé de morale très-peu sociale le digne
galérien était arrivé à cet _otium cum dignitate_ de maire de sa
commune et de _Petit Manteau bleu_ de M... sur M... C'est ici que la
société est vertement semoncée par cet audacieux bandit avant qu'il
ait concouru pour le prix Montyon de son époque, avant qu'il ait
acquis cette vertu déshonorée qui n'a de prix que parce qu'elle se
cache, et qui n'a de couronne que parce qu'elle se montre: _Et fugit
ad salices et se cupit ante videri!_

Lisez:

«Il faut bien que la société regarde ces choses, puisque c'est elle
qui les fait!

«Jean Valjean était au bagne un ignorant, mais ce n'était pas un
imbécile. La lumière naturelle était allumée en lui. Le malheur, qui a
aussi sa clarté, augmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet
esprit. Sous le bâton, sous la chaîne, au cachot, à la fatigue, sous
l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se
replia en sa conscience et réfléchit.

«Il se constitua tribunal.

«Il commença par se juger lui-même.

«Il reconnut qu'il n'était pas un innocent injustement puni. Il
s'avoua qu'il avait commis une action extrême et blâmable; qu'on ne
lui eût peut-être pas refusé ce pain, s'il l'avait demandé; que dans
tous les cas il eût mieux valu l'attendre, soit de la pitié, soit du
travail; que ce n'est pas tout à fait une raison sans réplique de
dire: Peut-on attendre quand on a faim? Que d'abord il est très-rare
qu'on meure littéralement de faim; ensuite que, malheureusement ou
heureusement, l'homme est ainsi fait qu'il peut souffrir longtemps et
beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir; qu'il fallait donc
de la patience; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits
enfants; que c'était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif,
de prendre violemment au collet la société tout entière et de se
figurer qu'on sort de la misère par le vol; que c'était, dans tous les
cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l'on
entre dans l'infamie; enfin qu'il avait eu tort.

«Puis il se demanda:

«S'il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire; si
d'abord ce n'était pas une chose grave qu'il eût, lui travailleur,
manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain; si, ensuite, la
faute commise et avouée, le châtiment n'avait pas été féroce et outré;
s'il n'y avait pas plus d'abus de la part de la loi dans la peine
qu'il n'y avait eu d'abus de la part du coupable dans sa faute; s'il
n'y avait pas excès de poids dans un des plateaux de la balance, celui
où est l'expiation; si la surcharge de la peine n'était point
l'effacement du délit, et n'arrivait pas à ce résultat de retourner
la situation, de remplacer la faute du délinquant par la faute de la
répression, de faire du coupable la victime et du débiteur le
créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là
même qui l'avait violé; si cette peine, compliquée des aggravations
successives pour les tentatives d'évasion, ne finissait pas par être
une sorte d'attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la
société sur l'individu, un crime qui recommençait tous les jours, un
crime qui durait dix-neuf ans.

«Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire
également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance
déraisonnable, et dans l'autre cas sa prévoyance impitoyable; et de
saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de
travail, excès de châtiment;

«S'il n'était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément
ses membres les plus mal dotés dans la répartition des biens que fait
le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements.

«Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la
condamna.

«Il la condamna à sa haine.

«Il la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit qu'il
n'hésiterait peut être pas à lui en demander compte un jour. Il se
déclara à lui-même qu'il n'y avait pas équilibre entre le dommage
qu'il avait causé et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin
que son châtiment n'était pas, à la vérité, une injustice, mais qu'à
coup sûr c'était une iniquité.

«La colère peut être folle et absurde; on peut être irrité à tort; on
n'est indigné que lorsqu'on a raison au fond par quelque côté.

«Jean Valjean se sentait indigné.

«Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal; jamais
il n'avait vu d'elle que ce visage courroucé, qu'elle appelle sa
Justice et qu'elle montre à ceux qu'elle frappe. Les hommes ne
l'avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait
été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa
soeur, jamais il n'avait rencontré une parole amie, un regard
bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu à peu à cette
conviction que la vie était une guerre, que dans cette guerre il
était le vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il résolut de
l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en allant.

«Il y avait à Toulon une école pour la chiourme, tenue par les frères
ignorantins, où l'on enseignait le plus nécessaire à ceux de ces
malheureux qui avaient la bonne volonté. Il fut du nombre des hommes
de bonne volonté. Il alla à l'école à quarante ans, et apprit à lire,
à écrire, à compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c'était
fortifier sa haine. Dans de certains cas, l'instruction et la lumière
peuvent servir de rallonge au mal.

«Cela est triste à dire: après avoir jugé la société qui avait fait
son malheur, il jugea la providence qui avait fait la société, et il
la condamna aussi.

«Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d'esclavage, cette âme
monta et tomba en même temps. Il y entra de la lumière d'un côté et
des ténèbres de l'autre.


VIII.

«Jean Valjean n'était pas, on l'a vu, d'une nature mauvaise. Il était
encore bon quand il arriva au bagne. Il y condamna la société et
sentit qu'il devenait méchant; il y condamna la providence et sentit
qu'il devenait impie.

«Ici il est difficile de ne pas méditer un instant.

«La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et
tout à fait? L'homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par
l'homme? L'âme peut-elle être refaite tout d'une pièce par la
destinée, et devenir mauvaise, la destinée étant mauvaise? Le coeur
peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmités
incurables sous la pression d'un malheur disproportionné, comme la
colonne vertébrale sous une voûte trop basse? N'y a-t-il pas dans
toute âme humaine, n'y avait-il pas dans l'âme de Jean Valjean en
particulier, une première étincelle, un élément divin, incorruptible
dans ce monde, immortel dans l'autre, que le bien peut développer,
attiser, allumer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne
peut jamais entièrement éteindre?

«Questions graves et obscures, à la dernière desquelles tout
physiologiste eût probablement répondu _non_, et sans hésiter, s'il
eût vu à Toulon, aux heures de repos qui étaient pour Jean Valjean des
heures de rêverie, assis, les bras croisés, sur la barre de quelque
cabestan, le bout de sa chaîne enfoncé dans sa poche pour l'empêcher
de traîner, ce galérien morne, sérieux, silencieux et pensif, paria
des lois qui regardait l'homme avec colère, damné de la civilisation
qui regardait le ciel avec sévérité.

«Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste
observateur eût vu là une misère irrémédiable; il eût plaint peut-être
ce malade du fait de la loi, mais il n'eût pas même essayé de
traitement; il eût détourné le regard des cavernes qu'il aurait
entrevues dans cette âme; et, comme Dante de la porte de l'enfer, il
eût effacé de cette existence le mot que le doigt de Dieu a pourtant
écrit sur le front de tout homme: _Espérance!_

«Cet état de son âme que nous avons tenté d'analyser était-il aussi
parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayé de le
rendre pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement
après leur formation, et avait-il vu distinctement à mesure qu'ils se
formaient, tous les éléments dont se composait sa misère morale? Cet
homme rude et illettré s'était-il bien nettement rendu compte de la
succession d'idées par laquelle il était, degré à degré, monté et
descendu jusqu'aux lugubres aspects qui étaient depuis tant d'années
déjà l'horizon intérieur de son esprit? Avait-il bien conscience de
tout ce qui s'était passé en lui et de tout ce qui s'y remuait? C'est
ce que nous n'oserions dire; c'est même ce que nous ne croyons pas. Il
y avait trop d'ignorance dans ce Jean Valjean pour que, même après
tant de ce malheur, il n'y restât pas beaucoup de vague. Par moments
il ne savait pas même bien au juste ce qu'il éprouvait. Jean Valjean
était dans les ténèbres; il souffrait dans les ténèbres; il haïssait
dans les ténèbres; on eût pu dire qu'il naissait devant lui. Il vivait
habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme
un rêveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout à coup, de
lui-même et du dehors, une secousse de colère, un surcroît de
souffrance, un pâle et rapide éclair qui illuminait toute son âme, et
faisait brusquement apparaître partout autour de lui, en avant et en
arrière, aux lueurs d'une lumière affreuse, les hideux précipices et
les sombres perspectives de sa destinée.

«L'éclair passé, la nuit retombait, et où était-il? Il ne le savait
plus.

«Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui
est impitoyable, c'est-à-dire ce qui est abrutissant, c'est de
transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un
homme en bête fauve, quelquefois en bête féroce. Les tentatives
d'évasion de Jean Valjean, successives et obstinées, suffiraient à
prouver cet étrange travail fait par la loi sur l'âme humaine. Jean
Valjean eût renouvelé ces tentatives, si parfaitement inutiles et
folles, autant de fois que l'occasion s'en fût présentée, sans songer
un instant au résultat, ni aux expériences déjà faites. Il s'échappait
impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L'instinct
lui disait: Sauve-toi! Le raisonnement lui eût dit: Reste! Mais,
devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu; il
n'y avait plus que l'instinct. La bête seule agissait. Quand il était
repris, les nouvelles sévérités qu'on lui infligeait ne servaient qu'à
l'effarer davantage.


IX.

«Un détail que nous ne devons pas omettre, c'est qu'il était d'une
force physique dont n'approchait pas un des habitants du bagne. À la
fatigue, pour filer un câble, pour tirer un cabestan, Jean Valjean
valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d'énormes
poids sur son dos, et remplaçait dans l'occasion cet instrument qu'on
appelle _cric_ et qu'on appelait jadis _orgueil_, d'où a pris nom,
soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses
camarades l'avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait
le balcon de l'hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides
de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean
Valjean, qui se trouvait là, soutint de l'épaule la cariatide et donna
le temps aux ouvriers d'arriver.

«Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs
perpétuels d'évasions, finissent par faire de la force et de l'adresse
combinées une véritable science. C'est la science des muscles, toute
une statique mystérieuse et quotidiennement pratiquée par les
prisonniers, ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir
une verticale, et trouver des points d'appui là où l'on voit à peine
une saillie, était un jeu pour Jean Valjean. Étant donné un angle de
mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et
ses talons emboîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait
comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il montait ainsi
jusqu'au toit du bagne.

«Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême
pour lui arracher, une ou deux fois l'an, ce lugubre rire du forçat
qui est comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à
regarder continuellement quelque chose de terrible.


X.

«Il était absorbé, en effet.

«À travers les perceptions maladives d'une nature incomplète et d'une
intelligence accablée, il sentait confusément qu'une chose monstrueuse
était sur lui. Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait,
chaque fois qu'il tournait le cou et qu'il essayait d'élever son
regard, il voyait avec une terreur mêlée de rage s'échafauder,
s'étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec ses
escarpements horribles, une sorte d'entassement effrayant de choses,
de lois, de préjugés, d'hommes et de faits, dont les contours lui
échappaient, dont la masse l'épouvantait, et qui n'était autre chose
que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il
distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt
près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque
groupe, quelque détail vivement éclairé: ici l'argousin avec son
bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l'archevêque mitré, tout
en haut, dans une sorte de soleil, l'empereur couronné et éblouissant.
Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa
nuit, la rendaient plus funèbre et plus noire. Tout cela, lois,
préjugés, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui,
selon le mouvement compliqué et mystérieux que Dieu imprime à la
civilisation, marchant sur lui et l'écrasant avec je ne sais quoi de
paisible dans la cruauté et d'inexorable dans l'indifférence. Âmes
tombées au fond de l'infortune possible, malheureux hommes perdus au
plus bas de ces limbes où l'on ne regarde plus, les réprouvés de la
loi sentent peser de tout son poids sur leur tête cette société
humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est
dessous.

«Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait être
la nature de sa rêverie?

«Si le grain de mil sous la meule avait des pensées, il penserait sans
doute ce que pensait Jean Valjean.

«Toutes ces choses, réalités pleines de spectres, fantasmagories
pleines de réalités, avaient fini par lui créer une sorte d'état
intérieur presque inexprimable.


XI.

«Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s'arrêtait. Il se
mettait à penser. Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée
qu'autrefois, se révoltait. Tout ce qui lui était arrivé lui
paraissait absurde; tout ce qui l'entourait lui paraissait impossible.
Il se disait: C'est un rêve. Il regardait l'argousin debout à quelques
pas de lui; l'argousin lui semblait un fantôme; tout à coup le fantôme
lui donnait un coup de bâton.

«La nature visible existait à peine pour lui. Il serait presque vrai
de dire qu'il n'y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux
jours d'été, ni de ciel rayonnant, ni de fraîches aubes d'avril. Je ne
sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme.

«Pour résumer en terminant ce qui peut être résumé et traduit en
résultats positifs dans tout ce que nous venons d'indiquer, nous nous
bornerons à constater qu'en dix-neuf ans, Jean Valjean, l'inoffensif
émondeur de Faverolles, le redoutable galérien de Toulon, était devenu
capable, grâce à la manière dont le bagne l'avait façonné, de deux
espèces de mauvaises actions: premièrement, d'une mauvaise action
rapide, irréfléchie, pleine d'étourdissement, toute d'instinct, sorte
de représailles pour le mal souffert; deuxièmement, d'une mauvaise
action grave, sérieuse, débattue en conscience et méditée avec les
idées fausses que peut donner un pareil malheur. Ses préméditations
passaient par les trois phases successives que les natures d'une
certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volonté,
obstination. Il avait pour mobile l'indignation habituelle, l'amertume
de l'âme, le profond sentiment des iniquités subies, la réaction, même
contre les bons, les innocents et les justes, s'il y en a. Le point de
départ comme le point d'arrivée de toutes ses pensées était la haine
de la loi humaine; cette haine qui, si elle n'est arrêtée dans son
développement par quelque incident providentiel, devient, dans un
temps donné, la haine de la société, puis la haine du genre humain,
puis la haine de la création, et se traduit par un vague et incessant
et brutal désir de nuire, n'importe à qui, à un être vivant
quelconque.--Comme on voit, ce n'était pas sans raison que le
passe-port qualifiait Jean Valjean d'_homme très-dangereux_.

«D'année en année, cette âme s'était desséchée de plus en plus,
lentement, mais fatalement. À coeur sec, oeil sec. À sa sortie du
bagne, il y avait dix-neuf ans qu'il n'avait versé une larme.»


XII.

L'ONDE ET L'OMBRE.

«Un homme à la mer!

«Qu'importe! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre
navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe.

«L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface,
il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas; le navire
frissonnant sous l'ouragan et tout à la manoeuvre, les matelots et les
passagers ne voient même plus l'homme submergé; sa misérable tête
n'est qu'un point dans l'énormité des vagues.

«Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que
cette voile qui s'en va! Il la regarde, il la regarde frénétiquement.
Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure,
il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les
autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un
vivant. Maintenant, que s'est-il donc passé? Il a glissé, il est
tombé, c'est fini.

«Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la
fuite et de l'écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le
vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abîme l'emportent,
tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tête, une populace
de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi;
chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit;
d'affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds,
le tirent à elles; il sent qu'il devient abîme, il fait partie de
l'écume, les flots se le jettent de l'un à l'autre, il boit
l'amertume, l'océan lâche s'acharne à le noyer, l'énormité joue avec
son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.

«Il lutte pourtant.

«Il essaye de se défendre, il essaye de se soutenir, il fait effort,
il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat
l'inépuisable.

«Où donc est le navire? Là-bas. À peine visible dans les pâles
ténèbres de l'horizon.

«Les rafales soufflent; toutes les écumes l'accablent. Il lève les
yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à
l'immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il
entend des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au-delà de
la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant.

«Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges
au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui? Cela
vole, chante et plane, et lui, il râle.

«Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l'océan et le
ciel; l'un est une tombe, l'autre est un linceul.

«La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à
bout; le navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est
effacé; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il
enfonce, il se roidit, il se tord; il sent au-dessous de lui les
vagues monstres de l'invisible; il appelle.

«Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu?

«Il appelle. Quelqu'un! quelqu'un! Il appelle toujours.

«Rien à l'horizon. Rien au ciel.

«Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil; cela est sourd. Il
supplie la tempête; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini.

«Autour de lui l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux
et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui
l'horreur de la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il
songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le
froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et
prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles
inutiles! Que faire? Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le
parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche
prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de
l'engloutissement.


XIII.

«Ô marche implacable des sociétés humaines! Pertes d'hommes et d'âmes
chemin faisant! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi!
Disparition sinistre du secours! Ô mort morale!

«La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses
damnés. La mer, c'est l'immense misère.

«L'âme, à vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la
ressuscitera?»

(Une des plus belles pages de la langue que nous parlons!)


XIV.

Ai-je besoin de noter le sophisme au milieu de ce pêle-mêle
éblouissant de vérités et d'erreurs, où l'homme coupable se croit le
droit de conclure à la condamnation de cette pauvre société, et le
_droit de haïr_ l'homme social parce qu'il ne se sent pas capable
d'être assez libre si la société ne lui fait pas place pour le droit
qu'il rêve et pour l'indépendance qu'il convoite?

Il y aurait un chapitre par mot à écrire pour réfuter le forçat; M.
Hugo l'a réfuté, mais en l'exécutant. L'objection reste dans sa force
et surtout dans sa séduction par le talent du raisonnement. La société
baisse la tête devant l'audacieux forçat.

Mais ai-je besoin de noter surtout cette admirable page qui résume
tout dans ce chapitre: _Un homme à la mer?_ Ni J.-J. Rousseau, ni
Lamennais, n'ont jamais écrit de ce style.

Cette longue image de quatre pages vaut tout un livre. C'est la voix
de l'abîme! C'est l'agonie du désespoir sur qui pèse un monde, et à
qui un poëte sublime a donné une langue semblable à celle de Job
lui-même: la langue du grain de sable pensant perdu dans le monceau
des hommes, des déserts et des eaux. Il faut être poëte pour sentir ce
chapitre, mais il faut être plus que poëte pour l'avoir écrit. Ici et
ailleurs, lorsque Victor Hugo dépeint l'homme, il invente une langue
surhumaine pour hurler les lamentations de l'humanité.


XV.

Revenons à Valjean, bon citoyen, bon commerçant, bon magistrat, et qui
commence à sentir le prix d'une société qui lui garantit les fruits du
travail, la liberté et la concurrence, l'inviolabilité des banques,
ces réservoirs et ces dépôts du capital; toutes ces vertus qui la
composent tout entière aux yeux de l'industriel enrichi.

Par une série de catastrophes et de vicissitudes facilement combinées,
Valjean vertueux finit par connaître, plaindre et protéger Fantine.
Elle meurt dans ses bras, elle lui lègue _Cosette_, cette enfant
abandonnée par force dans l'auberge des Thénardier. Ceux-ci refusent
longtemps de la rendre, dès qu'ils savent que Jean Valjean ou M.
Madeleine désire la racheter d'eux: faire _chanter_ la nature, c'est
le chef-d'oeuvre des avares et des scélérats, c'est la question donnée
aux coeurs d'une mère et d'un père.

Ces Thénardier sont des demi-coquins, introduits comme machine à drame
dans le roman. Ils suivent les armées de l'Empire, comme des corbeaux,
pour dépouiller les morts. À Waterloo, ils ont fait une riche moisson;
ils ont recruté un vieux colonel de l'Empire évanoui, en lui enlevant
ses habits. Le colonel s'imagine qu'il leur doit la vie. Il le dit à
son fils plus tard, et lui fait promettre de sauver un jour ses
sauveurs, s'il vient à les découvrir jamais.

Notez ceci dans votre mémoire, car c'est le _deus ex machina_ de la
pièce. Cela donne lieu à des scènes peu vraisemblables, tirées par
les cheveux, mais dramatiques et dignes d'un grand maître de larmes,
par le pathétique des situations et par la naïveté des amours qui en
sont la suite. Passez l'invraisemblable à J.-J. Rousseau ou à Victor
Hugo, vous n'avez plus que des chefs-d'oeuvre.


XVI.

En attendant, l'envie, curieuse de sa nature, commence à suspecter la
source des richesses de ce philanthrope inconnu et maladroit, qui, en
effet, est loin d'être pure; car l'argenterie dérobée à l'évêque de
gré ou de force, et la pièce de quarante sous arrachée par violence au
pauvre enfant, sont deux mauvaises pierres angulaires de cette fortune
équivoque. On peut purifier un fleuve à son embouchure, on ne le
sanctifie pas à sa source.

Le doigt de la Providence commence à se montrer dans l'ombre sous les
traits d'un hasard. Un personnage tout à fait fantastique, un agent
de la police, nommé Javert, homme droit comme l'éclair dans son but,
serpentant comme lui dans ses moyens, ferme dans son devoir comme la
conscience, ancien garde-chiourme, chasseur de bêtes fauves pour en
défendre la société, a cru reconnaître dans Valjean, qu'on lui a
signalé, un ancien forçat de sa connaissance à Toulon; il le dénonce à
Paris, à l'autorité protectrice des honnêtes gens. Mais, au moment où
Javert vient pour s'éclaircir et s'assurer de lui, il croit
reconnaître son erreur, et la confesse honnêtement et franchement au
maire Madeleine, en lui demandant pardon. Ce qui lui fait croire qu'il
se trompe et qu'il doit réparation à ce brave philanthrope enrichi,
c'est l'arrestation inopinée d'un autre forçat, vieux gibier abruti de
cour d'assises, un nommé Champmathieu, qui a volé des pommes dans le
pays.

Ce Champmathieu, victime d'inexplicables ressemblances de nom et de
destinées avec Jean Valjean, ne sait se défendre qu'en répétant à
satiété qu'il est Champmathieu. Cette obstination le fait paraître
d'autant plus coupable. On va le juger le surlendemain. Fantine meurt
dans la nuit; cette mort jette plus de désordre encore dans la tête de
M. Madeleine.


XVII.

Ici s'ouvre une des plus belles angoisses de conscience qu'il ait
jamais été donné à l'homme de concevoir et d'écrire.

Un écrivain digne d'être le secrétaire de la conscience pouvait seul
l'inventer et l'écrire. C'est véritablement l'héroïsme de la vertu, le
martyre nécessaire, mais mortel, de tout ce qui est humain dans
l'homme, contre tout ce qui est divin, la _vérité_, aux dépens de la
vie.

La _question_ sacrée donnée à l'homme par lui-même, l'aveu coûte que
coûte arraché à la nature humaine par l'homme lui-même, le triomphe de
la confession devant Dieu, avec la pénitence devant les hommes!

C'est sublime!

Mais comment ce chef-d'oeuvre de vertu humaine est-il réservé à un
aussi vil scélérat que ce Valjean? Où aurait-il pris cette lumière
intérieure parfaite, cette justesse infaillible, cette délicatesse de
sainteté qui surgissent tout à coup en lui, comme la fleur surgit du
fumier, pour se foudroyer lui-même, s'offrir en holocauste pour un
misérable flétri d'avance, et pour s'écrier de sang-froid devant le
jury, et devant Dieu, et devant ses concitoyens, dont la considération
se change en exécration: C'est moi qui suis le forçat! ce forçat
hautain, ce forçat récidiviste! Relâchez cet homme et enchaînez-moi.
Suicide de son honneur, M. Madeleine a fait plus difficile et plus
beau que le suicide de Brutus!

Mais il faut lire cette scène, écrite comme elle est pensée, dans le
roman, ici trois fois vertueux, de Victor Hugo. Encore une fois,
lisez.

Valjean se hâte vers la peine comme un autre se hâte pour fuir
l'échafaud: il arrive au moment où l'infortuné Champmathieu est
convaincu par son idiotisme d'être Jean Valjean.

Il hésite à entrer dans le prétoire, il regarde le loquet et la porte
derrière laquelle est son éternelle infamie; il recule, près de
faiblir.

Qu'est-ce qui m'y oblige? se dit-il, mot sublime de caractère,
répondu dans sa conscience par un mot plus sublime encore: DIEU! il
entre, il est accueilli par les égards et le respect du président, des
jurés, de l'auditoire.


XVIII.

Lisez, lisez toutes ces pages, et surtout celles de son voyage pour
arriver à temps: chemin de croix des justes! Mais, encore une fois,
pourquoi cette sainteté dans ce scélérat de nature et dans ce sournois
de vertu, ce Jean Valjean?

Est-ce que vous ne pouviez pas réserver à un homme éclairé d'en haut
et franchement vertueux ce rôle impossible dans un bandit, qui ne sait
pas même le nom de conscience; qui ne fait que ruminer, assassiner,
voler, parader, gagner de l'argent et afficher l'hypocrisie de la
probité utile? Est-ce qu'un paradoxe de plus était indispensable pour
donner l'apparence du sophisme à la vertu même?

Comme cela eût été plus beau, si cela pouvait être plus vrai! Mais
l'incrédulité poursuit le lecteur comme un remords, même en admirant!

Et cependant lisez, encore une fois lisez! C'est un chapitre de la
mort de Socrate, quelque chose d'héroïque.


XIX.

«C'était lui, en effet. La lampe du greffier éclairait son visage. Il
tenait son chapeau à la main, il n'y avait aucun désordre dans ses
vêtements, sa redingote était boutonnée avec soin. Il était très-pâle,
et il tremblait légèrement. Ses cheveux, gris encore au moment de son
arrivée à Arras, était maintenant tout à fait blancs. Ils avaient
blanchi depuis une heure qu'il était là.

«Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. Il y
eut dans l'auditoire un instant d'hésitation. La voix avait été si
poignante, l'homme qui était là paraissait si calme, qu'au premier
abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crié. On ne pouvait
croire que ce fût cet homme qui eût jeté ce cri effrayant.

«Cette indécision ne dura que quelques secondes. Avant même que le
président et l'avocat général eussent pu dire un mot, avant que les
gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que tous
appelaient encore en ce moment M. Madeleine s'était avancé vers les
témoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu.

«--Vous ne me reconnaissez pas? dit-il.

«Tous trois demeurèrent interdits et indiquèrent par un signe de tête
qu'ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimidé fit le salut
militaire. M. Madeleine se tourna vers les jurés et vers la cour, et
dit d'une voix douce:

«--Messieurs les jurés, faites relâcher l'accusé. Monsieur le
président, faites-moi arrêter. L'homme que vous cherchez, ce n'est pas
lui, c'est moi. Je suis Jean Valjean.

«Pas une bouche ne respirait. À la première commotion de l'étonnement
avait succédé un silence de sépulcre. On sentait dans la salle cette
espèce de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose
de grand s'accomplit.

«Cependant le visage du président s'était empreint de sympathie et de
tristesse; il avait échangé un signe rapide avec l'avocat général et
quelques paroles à voix basse avec les conseillers assesseurs. Il
s'adressa au public et demanda avec un accent qui fut compris de tous:

«--Y a-t-il un médecin ici?

«L'avocat général prit la parole:

«Messieurs les jurés, l'incident si étrange et si inattendu qui
trouble l'audience ne nous inspire, ainsi qu'à vous, qu'un sentiment
que nous n'avons pas besoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins
de réputation, l'honorable M. Madeleine, maire de M.-sur-M. S'il y a
un médecin dans l'auditoire, nous nous joignons à M. le président pour
le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire
à sa demeure.

«M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat général. Il
l'interrompit d'un accent plein de mansuétude et d'autorité. Voici
les paroles qu'il prononça; les voici littéralement, telles qu'elles
furent écrites immédiatement après l'audience par un des témoins de
cette scène, telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui
les ont entendues, il y a près de quarante ans aujourd'hui:

«--Je vous remercie, monsieur l'avocat général, mais je ne suis pas
fou. Vous allez voir. Vous étiez sur le point de commettre une grande
erreur; lâchez cet homme; j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux
condamné. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la
vérité. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est là-haut, le
regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voilà.
J'avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis caché sous un nom; je
suis devenu riche, je suis devenu maire; j'ai voulu rentrer parmi les
honnêtes gens. Il paraît que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien
des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma
vie, un jour on saura. J'ai volé monseigneur l'évêque, cela est vrai;
j'ai volé Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire
que Jean Valjean était un malheureux très-méchant: toute la faute
n'est peut-être pas à lui. Écoutez, messieurs les juges, un homme
aussi abaissé que moi n'a pas de remontrance à faire à la Providence
ni de conseils à donner à la société; mais, voyez-vous, l'infamie d'où
j'avais essayé de sortir est une chose nuisible. Les galères font le
galérien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j'étais un
pauvre paysan, très-peu intelligent, un espèce d'idiot; le bagne m'a
changé. J'étais stupide, je suis devenu méchant; j'étais bûche, je
suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et la bonté m'ont sauvé,
comme la sévérité m'avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas
comprendre ce que je dis là. Vous trouverez chez moi, dans les cendres
de la cheminée, la pièce de quarante sous que j'ai volée il y a sept
ans à Petit-Gervais. Je n'ai plus rien à ajouter. Prenez-moi. Mon
Dieu! monsieur l'avocat général remue la tête, vous dites: M.
Madeleine est devenu fou; vous ne me croyez pas! Voilà qui est
affligeant. N'allez point condamner cet homme, au moins! Quoi!
ceux-ci ne me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert fût ici; il me
reconnaîtrait, lui!

«Rien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de mélancolie bienveillante
et sombre dans l'accent qui accompagnait ces paroles.

«Il se tourna vers les trois forçats:

«--Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous rappelez-vous?...

«Il s'interrompit, hésita un moment, et dit:

«--Te rappelles-tu ces bretelles en tricot à damier que tu avais au
bagne?

«Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tête
aux pieds d'un air effrayé. Lui continua:

«--Chenildieu, qui te surnommais toi-même Je-nie-Dieu, tu as toute
l'épaule droite brûlée profondément, parce que tu t'es couché un jour
l'épaule sur un réchaud plein de braise, pour effacer les trois
lettres T. F. P., qu'on y voit toujours cependant. Réponds, est-ce
vrai?

«--C'est vrai, dit Chenildieu.

«Il s'adressa à Cochepaille:

«--Cochepaille, tu as près de la saignée du bras gauche une date
gravée en lettres bleues avec de la poudre brûlée. Cette date, c'est
celle du débarquement de l'empereur à Cannes, 1er _mars_ 1815. Relève
ta manche.

«Cochepaille releva sa manche, tous les regards se penchèrent autour
de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe; la date y
était.

«Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec
un sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navrés lorsqu'ils y
songent. C'était le sourire du triomphe, c'était aussi le sourire du
désespoir.

«--Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean.

«Il n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateur, ni
gendarmes; il n'y avait que des yeux fixes et des coeurs émus.
Personne ne se rappelait le rôle que chacun pouvait avoir à jouer;
l'avocat général oubliait qu'il était là pour requérir, le président
qu'il était là pour présider, le défenseur qu'il était là pour
défendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune
autorité n'intervint. Le propre des spectacles sublimes, c'est de
prendre toutes les âmes et de faire de tous les témoins des
spectateurs. Aucun peut-être ne se rendait compte de ce qu'il
éprouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il voyait resplendir là
une grande lumière; tous intérieurement se sentaient éblouis.

«Il était évident qu'on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela
rayonnait. L'apparition de cet homme avait suffi pour remplir de
clarté cette aventure si obscure le moment d'auparavant. Sans qu'il
fût besoin d'aucune explication désormais, toute cette foule, comme
par une sorte de révélation électrique, comprit tout de suite et d'un
seul coup d'oeil cette simple et magnifique histoire d'un homme qui se
livrait pour qu'un autre homme ne fût pas condamné à sa place. Les
détails, les hésitations, les petites résistances possibles, se
perdirent dans ce vaste fait lumineux.

«Impression qui passa vite, mais qui dans l'instant fut irrésistible.

«--Je ne veux pas déranger davantage l'audience, reprit Jean Valjean.
Je m'en vais, puisqu'on ne m'arrête pas. J'ai plusieurs choses à
faire. Monsieur l'avocat général sait qui je suis, il sait où je vais,
il me fera arrêter quand il voudra.

«Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'éleva, pas
un bras ne s'étendit pour l'empêcher. Tous s'écartèrent. Il avait en
ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes
reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule à pas
lents. On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que
la porte se trouva ouverte lorsqu'il y parvint. Arrivé là, il se
retourna et dit:

«--Monsieur l'avocat général, je reste à votre disposition.

«Puis il s'adressa à l'auditoire:

«--Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitié,
n'est-ce pas? Mon Dieu! quand je pense à ce que j'ai été sur le point
de faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux aimé
que tout ceci n'arrivât pas.

«Il sortit, et la porte se referma comme elle avait été ouverte, car
ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours sûrs
d'être servis par quelqu'un dans la foule.

«Moins d'une heure après, le verdict du jury déchargeait de toute
accusation le nommé Champmathieu; et Champmathieu, mis en liberté
immédiatement, s'en allait stupéfait, croyant tous les hommes fous et
ne comprenant rien à cette vision.»

Javert ressaisit Valjean au chevet du lit de Fantine; elle meurt
d'étonnement et d'effroi, on la jette à la fosse commune.


XX.

Et la société est responsable de cette catastrophe du forçat et de la
fille publique: double matière à indignation présentée au peuple;

Double erreur.

Car, premièrement, comment supposer qu'un brave homme, condamné pour
une vétille, devenu un manufacturier opulent, le bienfaiteur d'une
province entière, magistrat adoré de sa ville adoptive, soit renvoyé
pour sa vie aux galères, sans discernement, sans justice et sans
grâce, par la société du dix-neuvième siècle?

Et, secondement, où pouvait mourir une fille publique, née sans père
ni mère, débauchée de moeurs d'abord, de misère ensuite; où
pouvait-elle mieux mourir que dans un hospice, providentiellement
recueillie par la bienfaisance, et dans la couche préparée par de
saintes filles sous les ailes de la religion?


XXI.

Ces deux indignations amères auxquelles le grand écrivain fait appel
sont donc absolument sans motif.

S'il s'agit de Valjean le riche, saint industriel, le monde n'est pas
fait ainsi. On l'aurait réhabilité avec l'honneur, ou bien il aurait
été toucher à loisir ses 700,000 fr. chez M. Laffitte, et se serait
abrité à l'étranger dans un vallon du Mexique ou dans un canton de la
Suisse.

S'il s'agit de Fantine, quel était donc l'asile plus miséricordieux et
plus approprié à la situation où la société pût préparer une meilleure
mort à une fille sans asile?

Pourquoi fanatiser le peuple, en style admirable, pour des misères ou
inévitables ou impossibles, quand il n'y a malheureusement que trop de
fautes et de misères réelles à offrir à la pitié des lecteurs?
Débauche de larmes qu'on verse par la magie de l'écrivain, et qu'on se
reproche d'avoir versées en rentrant de sang-froid dans le réel!


XXII.

Ici vous fermez le troisième tiroir, et l'auteur en ouvre un autre à
propos d'une certaine famille Thénardier dont il a besoin pour changer
les décorations de son drame. C'est le tiroir épique, c'est la
bataille de Waterloo: qu'a-t-elle à faire dans cette épopée de
petites misères d'un forçat et de quatre filles dans le bourbier du
bagne ou des mauvais lieux de Paris: à moins que ce ne soit pour
exciter la pitié sur ces quatre-vingt mille malheureux soldats de
vingt ans, hier heureux laboureurs, arrachés à leur famille par un
conquérant, pour les pousser sur quatre lieues de carnage? Mais alors
ce n'est pas le conquérant qu'il faut plaindre, ce sont les peuples!
Ce n'est pas sur le héros coupable de la seconde invasion qu'il faut
appeler l'intérêt au nom de la gloire d'un homme, c'est sur la nation
dont il creuse la fosse arrosée de sang innocent dans cette plaine
sinistre de Waterloo.

Le prétexte à ce récit historique et épique de Waterloo est tout
bonnement ce Thénardier, le rôdeur nocturne du cimetière d'armée qui
dépouille de ses bagues, de sa montre d'or et de sa bourse un officier
de cuirassiers blessé, et qui, l'ayant ainsi réveillé de sa léthargie,
se fait passer pour un sergent de l'armée ramassant les blessés, et se
sauve en laissant l'officier pénétré d'une aveugle reconnaissance.

De ce détail de la fortune de Thénardier, Hugo s'élève à vol d'aigle
dans le champ de bataille impérial du siècle, et il écrit une bataille
de Waterloo qui efface, selon moi, tout ce qu'on a, jusqu'ici, écrit
de lyrique sur ce champ de mort.


XXIII.

Il est impossible ici de rien citer, il faut tout lire, ou plutôt
s'abandonner à ces accès de verve historique, épique, tragique, qu'il
plaît à l'auteur de se donner à propos de Waterloo, et le suivre bon
gré mal gré à travers les péripéties de ces innombrables peintures de
combat.

Depuis Jules Romain dans les batailles de Constantin, jusqu'à Lebrun
dans les batailles d'Alexandre, aucun peintre de batailles n'égale ici
le poëte des batailles de Napoléon. Les batailles d'Achille, dans
Homère, n'ont pas plus de verve. C'est le triomphe de la langue
française menée au feu: infanterie, cavalerie, artillerie, incendie,
assauts, carnage, tout roule, tout avance, tout recule, tout
tourbillonne, tout s'abat, comme dans ces trombes terrestres où les
nuées, entrechoquées par des vents contraires, finissent par vomir la
grêle qui couche à terre les maisons, et qui emporte avec les feuilles
les membres des arbres. On sort de cette lecture ivre et anéanti comme
un enfant qui s'essouffle à suivre un géant. C'est superbe! Mais
qu'est-ce que ce cadre mesquin pour ce tableau? Qu'est-ce que ce
forçat et cette grisette à côté de ce pan du monde qui s'écroule? Ni
plan, ni convenances, ni proportions, dans ce hors-d'oeuvre qui
emporte le roman tout entier, comme un coup de canon emporte la
bourre.

Et puis, il faut le dire, tout cela finit par un paradoxe de goût qui
fait faire une moue de répugnance à cette saleté de style, comme si
l'on avait marché sur une immondice! L'idée souffre le paradoxe, le
goût ne le souffre pas. Pourquoi? Parce que tout homme trouve en lui
le discernement prompt et sûr qui fait admettre ou rejeter une pensée
fausse, surtout en matière sociale, et que tout homme porte en lui le
goût qui fait discerner le propre et le sale dans la langue comme dans
la nature. Les mots ont leur odeur; or voici comment Victor Hugo,
trompé lui-même par son enthousiasme pour le neuf, s'égare jusqu'à
prendre l'ignoble pour le sublime.


XXIV.

À la fin de la bataille de Waterloo, un brave général forme un dernier
carré résistant de la garde impériale pour barrer le chemin aux
Anglais et donner à l'armée et à l'empereur le temps d'atteindre
Charleroi. Les Anglais, sûrs de la victoire, entourent ce carré
d'artillerie et sont prêts à y faire brèche à coups de canon, s'il
s'obstine encore. Mais, avant de foudroyer ces héros, ils leur offrent
les conditions honorables des champs de bataille civilisés. Un
officier anglais, parlementaire, s'avance et crie au bataillon:

--Braves Français, vous avez assez fait pour la gloire, la fortune a
décidé; rendez-vous pour sauver à l'humanité un meurtre inutile!

Le général, c'était Cambronne, ne répond pas, et son geste dit: Tirez!

Les Anglais insistent. Point de réponse. La mèche est sur les pièces;
les Anglais hésitent encore.

--Rendez-vous! lui crie-t-on de nouveau.

--La garde meurt et ne se rend pas! répond le général.

Qu'il l'ait dit ou non dans cette forme, peu importe. C'est le mot de
l'héroïsme dans une telle circonstance; il ne peut pas ne l'avoir pas
dit, puisque son attitude même et celle de tout ce bataillon des
_morituri_ le disent avec lui, avant lui, comme lui! Il n'y a pas deux
mots pour exprimer cela: c'est le mot du capitaine de vaisseau clouant
au mât son pavillon qu'il ne veut point amener; c'est le mot le plus
sublime de toute une guerre française, l'héritage que l'armée mourante
lègue à l'armée qui renaîtra de son sang.

Eh bien! parce que le mot est digne, noble, mémorable, parce qu'il
exprime héroïquement, quoique simplement, le _qu'il mourût_ de
Corneille, parce qu'il mérite d'être inscrit en lettres d'or sur les
étendards de la patrie, Victor Hugo, qui croit avoir trouvé mieux dans
la langue canaille du peuple, substitue à cette belle langue militaire
un mot de faubourg, un mot plus abject, et plus qu'un mot de faubourg,
un mot de latrines qui répond par une brutalité laconique, par une
bestiale réplique, à une proposition généreuse faite en bons termes à
ces braves mourants, et il en fait le plus beau mot (textuel) qu'un
Français ait jamais dit, et il s'extasie sur le génie populaire de ce
mot.

«Dire ce mot et mourir ensuite, s'écrie-t-il, quoi de plus beau?»

Mourir sans l'avoir dit, disons-nous à notre tour, mourir en montrant
la dignité de la mort, et en se gardant bien de souiller la sublimité
de son coeur par la turpitude de son expression.


XXV.

..................................................................

«L'homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n'est pas Napoléon en
déroute, ce n'est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à
cinq, ce n'est pas Blücher, qui ne s'est point battu; l'homme qui a
gagné la bataille de Waterloo, c'est Cambronne.

«Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui vous tue, c'est vaincre.

«Faire cette réponse à la catastrophe, dire cela au destin, donner
cette base au lion futur, jeter cette réplique à la pluie de la nuit,
au mur traître de Hougoumont, au chemin creux d'Ohain, au retard de
Grouchy, à l'arrivée de Blücher, être l'ironie dans le sépulcre, faire
en sorte de rester debout après qu'on sera tombé, noyer dans deux
syllabes la coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà
connues des Césars, faire du dernier des mots le premier en y mêlant
l'éclair de la France, clore insolemment Waterloo par le mardi gras,
compléter Léonidas par Rabelais, résumer cette victoire dans une
parole suprême impossible à prononcer, perdre le terrain et garder
l'histoire, après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c'est immense.

«C'est l'insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne.

«Le mot de Cambronne fait l'effet d'une fracture. C'est la fracture
d'une poitrine par le dédain; c'est le trop-plein de l'agonie qui fait
explosion. Qui a vaincu? est-ce Wellington? Non. Sans Blücher il était
perdu. Est-ce Blücher? Non. Si Wellington n'eût pas commencé, Blücher
n'aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure, ce
soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent qu'il y a là un
mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant; et, au moment où
il en éclate de rage, on lui offre cette dérision, la vie! Comment ne
pas bondir! Ils sont là, tous les rois de l'Europe, les généraux
heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats victorieux,
et, derrière les cent mille, un million; leurs canons, mèches
allumées, sont béants; ils ont sous leurs talons la garde impériale et
la grande armée; ils viennent d'écraser Napoléon, et il ne reste plus
que Cambronne; il n'y a plus pour protester que ce ver de terre. Il
protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il lui
vient de l'écume, et cette écume, c'est le mot. Devant cette victoire
prodigieuse et médiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce
désespéré se redresse; il en subit l'énormité, mais il en constate le
néant; et il fait plus que cracher sur elle; et, sous l'accablement du
nombre, de la force et de la matière, il trouve à l'âme une
expression, l'excrément. Nous le répétons, dire cela, faire cela,
trouver cela, c'est être le vainqueur.

«L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute
fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l'Isle
trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d'en haut. Un
effluve de l'ouragan divin se détache et vient passer à travers les
hommes, et ils tressaillent, et l'un chante le chant suprême, et
l'autre pousse le cri terrible. Cette parole du dédain titanique,
Cambronne ne la jette pas seulement à l'Europe au nom de l'empire, ce
serait peu; il la jette au passé au nom de la révolution. On l'entend,
et l'on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il semble
que c'est Danton qui parle ou Kléber qui rugit.»


XXVI.

Ce n'est pas là de la critique littéraire seulement; nous n'en faisons
pas: ce livre a bien une autre portée que des phrases. C'est de la
critique philosophique, sociale, morale, historique; c'est le
soulèvement du coeur français contre l'ignobilité du mot qu'on lui
prête. Ce mot est une adulation à la trivialité de la multitude
hébétée de rage, qui, faute de trouver une parole, jette l'excrément
au visage du destin; c'est de la démagogie grammaticale qui, voulant
que tout lui ressemble, enlève au soldat et au peuple une réplique
immortelle, pour lui substituer ce qui n'a de nom dans aucune langue,
une bestialité muette cherchant une injure sur ses lèvres, et n'y
trouvant qu'un sale idiotisme dans le coeur de tant de héros! Mieux
valait mourir en silence!

Nous n'aimons pas davantage ces chicanes à la victoire, qui
rapetissent les vainqueurs en rapetissant les vaincus.

Il serait temps d'en finir, ou bien de changer résolument l'histoire,
et d'écrire, à l'exemple du père Loriquet ou des libéraux de 1815:
Waterloo, grande victoire gagnée par Napoléon sur les Anglais et sur
les Prussiens dans les plaines de Belgique.

Cela serait plus simple, et tout aussi vrai que ces hymnes au génie
fatigué de Napoléon; et, comme l'histoire n'est souvent qu'une vérité
convenue, cela finirait tout, et tout serait dit!


XXVII.

Quant à nous, nous persistons à croire que 1815 fut le désastre
immérité d'une armée vaillante et sublime, que Napoléon commanda mal
ce jour-là des manoeuvres tardives, et abandonna au hasard du reste de
la journée sa fortune, c'est-à-dire la moitié du génie d'un
conquérant.

Nous laissons M. Hugo, M. Thiers, M. Quinet, M. Charras, mâcher et
remâcher cette journée, revanche des vaincus au jeu des batailles, et
nous disons: Il est plus beau d'accepter une défaite et de s'en
relever, que de se révolter sans cesse contre la triste vérité,
surtout devant sa capitale conquise, son empereur à Sainte-Hélène, son
pays rançonné, et de soutenir au monde qu'on a marché de victoire en
victoire, de Madrid à Toulon, de Moscou au Rhin, de Leipsik à Mayence,
de Waterloo à Paris, à la suite d'un homme infaillible qui n'a pas
fait un faux pas dans sa vie. La franchise a sa noblesse, et
l'histoire a ses leçons.

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au mois prochain._)



LXXXVIe ENTRETIEN.

CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,

OU

LE DANGER DU GÉNIE.

Les Misérables, par Victor Hugo.

QUATRIÈME PARTIE.


I.

Revenons à Jean Valjean.

Il avait caché vite dans la forêt de Montfermeil les 700,000 francs
déposés chez M. Laffitte; puis il était revenu se laisser arrêter par
l'agent de police Javert, et _condamner à mort_.

À mort! entendez-vous bien? D'abord à cinq ans pour un morceau de
pain, condamnation impossible, pour un morceau de pain origine de
tout, volé à bonne intention chez le boulanger de son village; ensuite
à mort après dix-neuf ans de sa peine accomplie!

Quelle société! et combien il est aisé à l'auteur d'avoir raison
contre elle!

Heureusement, le roi commue la peine sanglante contre une condamnation
à perpétuité au bagne. Jean Valjean ne veut pas s'y soustraire,
apparemment, sans accumuler l'indignation du peuple contre une telle
justice.

Quoi qu'il en soit, il s'évade encore en accomplissant un acte de
sauvetage sur un vaisseau de guerre; puis, se laissant en apparence
tomber à la mer et nageant entre deux eaux, il disparaît de nouveau.

On le croit noyé! pas du tout; il n'est que déguisé, et reparaît, pour
tenir parole à Fantine, à l'auberge des Thénardier, à Montfermeil.

Il commence par aller visiter son trésor enfoui sous l'arbre, et par
lui emprunter un bon viatique, jusqu'au moment de lui faire une visite
définitive.

En revenant, il trouve la pauvre petite Cosette, fille de Fantine, que
l'hôtesse impitoyable, la Thénardier, a envoyée chercher de l'eau dans
un seau plus grand qu'elle, à la fontaine du bois, dans la nuit. La
pauvre petite enfant plie et succombe. Valjean se montre à propos,
porte le seau de l'enfant, et rentre à l'auberge des Thénardier. C'est
un chef-d'oeuvre de compassion enfantine.

Il contemple Cosette; la description de l'enfant souffreteuse et
grelottante est d'une vérité et d'une sensibilité qui n'appartiennent
qu'au grand poëte des petits enfants, Victor Hugo. C'est là sa note de
prédilection; poëte toujours, père avant tout, c'est sa nature.
Valjean contemple avec une pitié équivoque les tortures de celle-là,
Cendrillon battue en cet infâme foyer, à côté des caresses des deux
enfants chéris de l'hôtesse.

Il risque plusieurs fois de se trahir en montrant plus de richesses
qu'il ne convient à une redingote râpée comme la sienne. N'importe,
il achète la petite, quinze cents francs, des mains de ses hôtes;
s'enfuit vers Paris avec l'enfant, et va se cacher dans une maison
réprouvée, dans les terrains vagues d'un faubourg, près du marché aux
chevaux. Il s'y attache de plus en plus à cette pauvre enfant. Une
vieille femme, façonnée à toute servitude, faisait le ménage et
allumait le feu. Cosette se développait de corps et d'âme, sous les
yeux de ce père inconnu, mais aussi tendre qu'une femme. Victor Hugo
lui prête sa tendresse pour les enfants.

Ici le romanesque du roman commence. Ce romanesque, qui sort des
événements arbitrairement inventés pour les besoins du drame, est la
partie faible du roman. Toutes les fois que l'auteur a besoin d'un
personnage, il l'appelle du fond du néant, comme dans les contes de
fées ou comme dans les contes de Voltaire, et le personnage obéit
contre toute vraisemblance au signe de l'écrivain.

Ces fantasmagories s'animent, disparaissent, reparaissent, comme si le
monde n'était peuplé que des sept à huit comparses de Valjean. Cela
détruirait l'intérêt comme cela détruit la vraisemblance, si
l'admirable don de peindre du poëte ne ressaisissait pas à l'instant
son lecteur par l'admiration et l'enthousiasme, et ne lui faisait en
quelques pages oublier le chemin pour le but.


II.

Les poursuites patientes, constantes, consciencieuses de l'honnête
agent de police Javert ne discontinuaient pas. Valjean y échappe avec
sa pupille par des prodiges d'adresse et de force musculaire, dignes
d'un forçat de M. d'Arlincourt. Je demande pardon du rapprochement. Du
ridicule au sublime il n'y a qu'un pas, dit Napoléon; Victor Hugo ne
le franchit jamais, mais dans cette partie du drame il le côtoie sans
cesse.

Glissons vite ici. Valjean, près d'être atteint, franchit de hautes
murailles avec Cosette attachée par une corde, et tombe dans le jardin
d'un couvent de femmes. Un vieux jardinier qui le rencontre, un de
ses amis, le cache avec Cosette dans sa hutte; puis Valjean invente
une histoire pour faire recevoir et élever Cosette par ces nonnes;
puis il se fait sortir du couvent dans une bière pour tromper la
police, enfin enterrer sur la foi d'un ivrogne chargé de le réveiller.

Tout cela s'exécute à souhait, comme des tours de funambule chez
Franconi. Mais cela n'est pas digne du talent si élevé de l'auteur.
Contes et veillées pour amuser le peuple. Vient ensuite une
dissertation savante, avec dates et notes, sur la nature, l'origine
d'un couvent de filles, dissertation tantôt édifiante, tantôt
burlesque, intitulée Picpus.

Cet étalage de science sur des riens ressemble trop au verbiage des
faiseurs de tours de gobelets cherchant à distraire le public pendant
qu'ils préparent l'escamotage. Ce récit de couvent ne contient guère
moins d'un demi-volume.


III.

Pendant ce temps, Cosette enfermée grandit et embellit à l'ombre du
couvent, et Valjean jardine avec son ami.

Il sort enfin de cet asile quand Cosette a fini son éducation, et il
déterre une maison isolée de la rue de Babylone, au fond d'un jardin.
Il prend une gouvernante pour Cosette; il va tous les jours, à la même
heure, sous un costume de militaire retiré, se promener ou s'asseoir
dans la même allée du Luxembourg, comme s'il eût cherché à se faire
remarquer.

On ne fait pas attention au bonhomme; mais un étudiant, nommé Marius,
et qui n'est, dit-on, que M. Victor Hugo adolescent lui-même, ne voit
pas briller impunément ce diamant de fille dans ce désert. Les deux
enfants se voient, se perdent, se retrouvent, s'éprennent de la plus
candide et de la plus pure inclination muette l'un pour l'autre. On
voit germer le vrai roman de _Daphnis et Chloé_ qui se rencontrent
sur le boulevard des Invalides, à Paris. Que s'ensuivra-t-il? Nous
allons voir.

Mais, en attendant encore, l'auteur fait une digression politique de
quelques centaines de pages, très-éloquentes, mais très-oiseuses, sur
la révolution de 1830, sur Louis-Philippe d'Orléans, roi de rechange,
sur la Fayette qui voudrait aller plus loin, mais qui n'ose pas, sur
les jeunes étudiants, enfants de Béranger, qui voudraient chanter la
_Marseillaise_, mais à qui Casimir Delavigne a mis dans la bouche la
_Parisienne_.

Puis un très-bel éloge du roi, qui a le mérite au moins de ne pas
illégitimer Louis-Philippe. M. Victor Hugo, qui a reçu de lui la
pairie, veut payer noblement à sa mémoire le prix de sa
reconnaissance. Cela est bien. «En résumé, dit-il, mêlant en lui à une
vraie faculté créatrice de civilisation on ne sait quel esprit de
procédure et de chicane, fondateur et procureur d'une dynastie,
quelque chose de Charlemagne et quelque chose d'un avoué.»

Nous l'avons connu aussi; nous l'avons beaucoup estimé, peu aimé;
nous ne lui devons rien; nous pourrions le peindre impartialement, la
justice ne manquerait pas au portrait. Mais nous avons été témoin de
sa chute, chute qui fut à la fois sa faute et celle de son parlement.
On pourrait nous supposer la joie maligne de la république surgissant
contre un trône écroulé. Cela serait faux, quoique vraisemblable; nous
avions prévu son écroulement, mais avec plus d'effroi que de désir. La
base était mauvaise, un jour pouvait saper ce qu'un jour avait fondé;
ce jour était venu, nous ne l'avons point hâté.

Quand nous avons prononcé le premier le mot _république_, il n'y avait
plus un roi sur le trône aux Tuileries. La république, seule, était
assez forte pour imprimer à la révolution cette halte après la
victoire, qu'on appelle sang-froid, modération, droit de tous. Les
révolutions qui n'ont pas de halte s'appellent anarchie, anarchie
spoliatrice et sanguinaire. Plutôt cent rois! plutôt cent républiques!

La première nécessité de l'homme en société, c'est l'ordre conservé ou
rétabli; l'idéal ne vient qu'après. Chez Victor Hugo, l'idéal marche
avant tout; voilà pourquoi nous sommes, en politique, moins hardi et
moins poète que lui.


IV.

Il y a là de belles pages admirablement formulées sur le socialisme
chaos et sur le socialisme organisé; qu'on nous permette de les citer.

«Tous les problèmes que les socialistes se proposent peuvent être
ramenés à deux problèmes principaux:

«Premier problème:

«Produire la richesse.

«Deuxième problème:

«La répartir.

«Le premier problème contient la question du travail;

«Le deuxième contient la question du salaire.

«Dans le premier problème il s'agit de l'emploi des forces;

«Dans le second, de la distribution des jouissances.

«Du bon emploi des forces résulte la puissance publique;

«De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur
individuel.

«Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais
distribution équitable. La première égalité, c'est l'équité.

«De ces deux choses combinées, puissance publique au dehors, bonheur
individuel au dedans, résulte la prospérité sociale.

«Prospérité sociale, cela veut dire l'homme heureux, le citoyen libre,
la nation grande.


V.

«L'Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. Elle crée
admirablement la richesse; elle la répartit mal. Cette solution qui
n'est complète que d'un côté la mène fatalement à ces deux extrêmes:
opulence monstrueuse, misère monstrueuse. Toutes les jouissances à
quelques-uns, toutes les privations aux autres, c'est-à-dire au
peuple; le privilége, l'exception, le monopole, la féodalité, naissant
du travail même. Situation fausse et dangereuse qui assoit la
puissance publique sur la misère privée, qui enracine la grandeur de
l'État dans les souffrances de l'individu. Grandeur mal composée où se
combinent tous les éléments matériels et dans laquelle n'entre aucun
élément moral.

«Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième
problème. Ils se trompent. Leur répartition tue la production. Le
partage égal abolit l'émulation et par conséquent le travail. C'est
une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu'il partage. Il est
donc impossible de s'arrêter à ces prétendues solutions. Tuer la
richesse, ce n'est pas la répartir.

«Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien
résolus. Les deux solutions veulent être combinées et n'en faire
qu'une.

«Ne résolvez que le premier des deux problèmes, vous serez Venise,
vous serez l'Angleterre. Vous aurez comme Venise une puissance
artificielle, ou comme l'Angleterre une puissance matérielle; vous
serez le mauvais riche. Vous périrez par une voie de fait, comme est
morte Venise, ou par une banqueroute, comme tombera l'Angleterre. Et
le monde vous laissera mourir et tomber, parce que le monde laisse
tomber et mourir tout ce qui n'est que l'égoïsme, tout ce qui ne
représente pas pour le genre humain une vertu ou une idée.

«Il est bien entendu ici que par ces mots, Venise, l'Angleterre, nous
désignons non des peuples, mais des constructions sociales; les
oligarchies superposées aux nations, et non les nations elles-mêmes.
Les nations ont toujours notre respect et notre sympathie. Venise,
peuple, renaîtra. L'Angleterre, aristocratie, tombera; mais
l'Angleterre, nation, est immortelle. Cela dit, nous poursuivons.


VI.

«Résolvez les deux problèmes, encouragez le riche et protégez le
pauvre, supprimez la misère, mettez un terme à l'exploitation injuste
du faible par le fort, mettez un frein à la jalousie inique de celui
qui est en route contre celui qui est arrivé, ajustez mathématiquement
et fraternellement le salaire au travail, mêlez l'enseignement gratuit
et obligatoire à la croissance de l'enfance et faites de la science la
base de la virilité, développez les intelligences tout en occupant les
bras, soyez à la fois un peuple puissant et une famille d'hommes
heureux, démocratisez la propriété, non en l'abolissant, mais en
l'universalisant, de façon que tout citoyen sans exception soit
propriétaire, chose plus facile qu'on ne croit; en deux mots, sachez
produire la richesse et sachez la répartir, et vous aurez tout
ensemble la grandeur matérielle et la grandeur morale; et vous serez
dignes de vous appeler la France.

«Voilà, en dehors et au-dessus de quelques sectes qui s'égaraient, ce
que disait le socialisme; voilà ce qu'il cherchait dans les faits,
voilà ce qu'il cherchait dans les esprits.»


VII.

Jusque-là tout est bien, et plus loin c'est l'hymne de l'idéal,
c'est-à-dire un chaos qui recommence! Voyez ce que devient le roi
coupable du trône de 1830 sous le pinceau même de son panégyriste; ce
Trajan de la bourgeoisie est présenté en tyran à l'idéal de la
jeunesse française.

«De ténébreux amoncellements couvraient l'horizon. Une ombre étrange,
gagnant de proche en proche, s'étendait peu à peu sur les hommes, sur
les choses, sur les idées; ombre qui venait des colères et des
systèmes. Tout ce qui avait été hâtivement étouffé remuait et
fermentait. Parfois la conscience de l'honnête homme reprenait sa
respiration, tant il y avait de malaise dans cet air où les sophismes
se mêlaient aux vérités. Les esprits tremblaient dans l'anxiété
sociale comme les feuilles à l'approche de l'orage. La tension
électrique était telle qu'à de certains instants le premier venu, un
inconnu, éclairait. Puis l'obscurité crépusculaire retombait. Par
intervalles, de profonds et sourds grondements pouvaient faire juger
de la quantité de foudre qu'il y avait dans la nuée.

«Vingt mois à peine s'étaient écoulés depuis la révolution de juillet,
l'année 1832 s'était ouverte avec un aspect d'imminence et de menace.
La détresse du peuple, les travailleurs sans pain, le dernier des
Condés disparu dans les ténèbres, Bruxelles chassant les Nassau comme
Paris les Bourbons, la Belgique s'offrant à un prince français et
donnée à un prince anglais, la haine russe de Nicolas, derrière nous
deux démons du midi, Ferdinand en Espagne, Miguel en Portugal, la
terre tremblant en Italie, Metternich étendant la main sur Bologne, la
France brusquant l'Autriche à Ancône, au nord on ne sait quel sinistre
bruit de marteau reclouant la Pologne dans son cercueil, dans toute
l'Europe des regards irrités guettant la France; l'Angleterre, alliée
suspecte, prête à pousser ce qui pencherait et à se jeter sur ce qui
tomberait; la pairie s'abritant derrière Beccaria pour refuser quatre
têtes à la loi, les fleurs de lis raturées sur la voiture du roi, la
croix arrachée de Notre-Dame, la Fayette amoindri, Laffitte ruiné,
Benjamin Constant mort dans l'indigence, Casimir Périer mort dans
l'épuisement du pouvoir; la maladie politique et la maladie sociale se
déclarant à la fois dans les deux capitales du royaume, l'une la ville
de la pensée, l'autre la ville du travail; à Paris la guerre civile, à
Lyon la guerre servile; dans les deux cités la même lueur de
fournaise; une pourpre de cratère au front du peuple; le midi
fanatisé, l'ouest troublé, la duchesse de Berry dans la Vendée, les
complots, les conspirations, les soulèvements, le choléra, ajoutaient
à la sombre rumeur des idées le sombre tumulte des événements.»


VIII.

Tout cela mène à ce que l'auteur nomme l'Épopée de la rue Saint-Denis,
c'est-à-dire aux barricades. Ces jeunes rêveurs sont ses héros: quels
héros, grand Dieu! ni idée arrêtée, ni moyens praticables, ni but
avoué et avouable, ni gouvernement à fonder! Une fantaisie héroïque
d'étudiants désoeuvrés qui embauchent des vagabonds pour faire des
cadavres dans la rue. Des enfants qui s'amusent avec des fusils pour
jouets, et qui s'offrent eux-mêmes pour victimes, victimes ennuyées de
vin, au Teutatès de l'idéal!

On complote à table, une fille à gauche, un espion à droite, le verre
à la main. Voilà.


IX.

Le beau et doux Marius, qui a perdu son idéal à lui, l'idéal de son
coeur, Cosette, depuis quelques jours, parce que le jaloux tuteur
Valjean l'a enfouie dans la maison de la rue Plumet, et qui conspire
aussi sans savoir pourquoi, parce que _le temps lui dure_, comme dit
la romance; le beau Marius rencontre la petite Éponine, une des deux
filles des Thénardier, tombée de l'opprobre dans la misère, mais qui
le guette, le suit et l'aime à son insu.

«Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse enfant qui était
venue un matin chez lui, l'aînée des filles Thénardier, Éponine; il
savait maintenant comment elle se nommait. Chose étrange, elle était
appauvrie et embellie, deux pas qu'il ne semblait point qu'elle pût
faire. Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers
la détresse. Elle était pieds nus et en haillons comme le jour où
elle était entrée si résolument dans sa chambre; seulement ses
haillons avaient deux mois de plus; les trous étaient plus larges, les
guenilles plus sordides. C'était cette même voix enrouée, ce même
front terni et ridé par le hâle, ce même regard libre, égaré et
vacillant. Elle avait de plus qu'autrefois dans la physionomie ce je
ne sais quoi d'effrayé et de lamentable que la prison traversée ajoute
à la misère.

«Elle avait des brins de paille et de foin dans les cheveux, non comme
Ophélia pour être devenue folle à la contagion de la folie d'Hamlet,
mais parce qu'elle avait couché dans quelque grenier d'écurie.

«Et avec tout cela elle était belle. Quel astre vous êtes, ô
jeunesse!»

Que vous êtes heureux en rencontre, ô Hugo! À votre place, j'adorerais
le hasard: il vous sert bien! Qui donc attendait là cette petite
vagabonde, cette écrevisse de ruisseau?

Elle découvre à Marius, pour lui faire plaisir et mériter quelque
chose de lui en le servant contre elle-même (charmante et délicate
inconséquence du coeur), elle lui découvre la maison cachée de la rue
Plumet qu'habite Cosette.

Arrivée là, Éponine, qui s'attend à un baiser, s'arrête. Marius
fouille dans sa poche. Il ne possédait au monde que ses cinq francs:
il les prend et les met dans la main d'Éponine.

Elle ouvre les doigts et laisse tomber la pièce à terre, et, le
regardant d'un air sombre:

«Je ne veux pas de votre argent!» dit-elle.

J'ai oublié un refus pareil en écrivant un jour _Graziella_. Ce n'est
pas de l'art, c'est de la nature; mais choisir ce trait est d'un
suprême artiste.


X.

Ici, hélas! trop tard, commence pour moi le vrai poëme de cette
oeuvre, poëme souvent éloquent, souvent paradoxal, mais qui devient
innocemment passionné et descriptif à la fin de ce quatrième volume.
Nous ne connaissons rien de plus parfait et de plus réel dans aucune
langue ancienne ou moderne. Il semble que les années de solitude ont
apporté au poëte, dans son île, la seule note qui manquait à ses
concerts avant cette heure, la note paisible, amoureuse, sympathique,
celle qui fait rendre au coeur humain les vibrations les plus intimes,
celle de Charlotte sous la main de Goethe, celle de Bernardin de
Saint-Pierre dans _Paul et Virginie_, celle de René dans
Chateaubriand. Mais Goethe a exagéré la note; Chateaubriand y mêle
trop de lamentations mélancoliques; Bernardin de Saint-Pierre, quoique
parfait et modeste, a été obligé d'aller chercher la source des larmes
dans les îles de l'océan Indien, et d'emprunter leur émotion aux plus
grandes tragédies de la nature: les tonnerres, les tempêtes, les
naufrages, agents de ce drame qui n'avait eu jusqu'à lui aucun modèle
dans l'antiquité. Victor Hugo, au contraire, n'a eu besoin que de son
âme, d'ouvrir les yeux autour de lui, au milieu de nous, de décrire
une maison déserte et un jardinet inculte dans un de nos faubourgs les
plus reculés, et d'y placer deux êtres qui se sont entrevus, deux
innocents, deux sauvages de la grande ville, Cosette et Marius; et,
avec ces simples personnages, il a fait, en racontant leurs entrevues
et leurs entretiens, le plus ravissant tableau d'amour qu'il ait
jamais écrit.

Ici, il faudrait tout citer, ou plutôt tout lire. Relisez seulement la
description du jardin au clair de la lune.


XI.

LA MAISON À SECRET.

«Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement
de Paris, ayant une maîtresse et s'en cachant, car à cette époque les
grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les
cachaient, fit construire «une petite maison» faubourg Saint-Germain,
dans la rue déserte de Blomet, qu'on nomme aujourd'hui rue Plumet, non
loin de l'endroit qu'on appelait alors le _Combat des Animaux_.

«Cette maison se composait d'un pavillon à un seul étage; deux salles
au rez-de-chaussée, deux chambres au premier, en bas une cuisine, en
haut un boudoir, sous le toit un grenier, le tout précédé d'un jardin
avec large grille donnant sur la rue. Ce jardin avait environ un
arpent. C'était là tout ce que les passants pouvaient entrevoir; mais
en arrière du pavillon il y avait une cour étroite et au fond de la
cour un logis bas de deux pièces sur caves, espèce d'en-cas destiné à
dissimuler au besoin un enfant et une nourrice. Ce logis communiquait,
par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long
couloir étroit, pavé, sinueux, à ciel ouvert, bordé de deux hautes
murailles, lequel, caché avec un art prodigieux et comme perdu entre
les clôtures des jardins et les cultures dont il suivait tous les
angles et tous les détours, allait aboutir à une autre porte également
à secret, qui s'ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans
un autre quartier, à l'extrémité solitaire de la rue de Babylone.

«M. le président s'introduisait par là, si bien que ceux-là même qui
l'eussent épié et suivi et qui eussent observé que M. le président se
rendait tous les jours mystérieusement quelque part, n'eussent pu se
douter qu'aller rue de Babylone, c'était aller rue Blomet. Grâce à
d'habiles achats de terrains, l'ingénieux magistrat avait pu faire
faire ce travail de voirie secrète chez lui, sur sa propre terre, et
par conséquent sans contrôle. Plus tard il avait revendu par petites
parcelles pour jardins et cultures les lots de terre riverains du
corridor, et les propriétaires de ces lots de terre croyaient des deux
côtés avoir devant les yeux un mur mitoyen, et ne soupçonnaient pas
même l'existence de ce long ruban de pavé serpentant entre deux
murailles parmi leurs plates-bandes et leurs vergers. Les oiseaux
seuls voyaient cette curiosité. Il est probable que les fauvettes et
les mésanges du siècle dernier avaient fort jasé sur le compte de M.
le président.

«Le pavillon, bâti en pierre dans le goût Mansard, lambrissé et meublé
dans le goût Watteau, rocaille au dedans, perruque au dehors, muré
d'une triple haie de fleurs, avait quelque chose de discret, de
coquet et de solennel comme il sied à un caprice de l'amour et de la
magistrature.

«Cette maison et ce couloir, qui ont disparu aujourd'hui, existaient
encore il y a une quinzaine d'années. En 93, un chaudronnier avait
acheté la maison pour la démolir; mais n'ayant pu en payer le prix, la
nation le mit en faillite. De sorte que ce fut la maison qui démolit
le chaudronnier. Depuis, la maison resta inhabitée, et tomba lentement
en ruine, comme toute demeure à laquelle la présence de l'homme ne
communique plus la vie. Elle était restée meublée de ses vieux meubles
et toujours à vendre ou à louer, et les dix ou douze personnes qui
passent par an rue Plumet en étaient averties par un écriteau jaune et
illisible accroché à la grille du jardin depuis 1810.

«Vers la fin de la restauration, ces mêmes passants purent remarquer
que l'écriteau avait disparu, et que, même, les volets du premier
étage étaient ouverts. La maison en effet était occupée. Les fenêtres
avaient de petits rideaux, signe qu'il y avait une femme.

«Au mois d'octobre 1829, un homme d'un certain âge s'était présenté et
avait loué la maison telle qu'elle était, y compris, bien entendu,
l'arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à la rue de
Babylone. Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux
portes de ce passage. La maison, nous venons de le dire, était encore
à peu près meublée des vieux ameublements du président; le nouveau
locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui
manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des
marches à l'escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux
croisées, et enfin était venu s'installer avec une jeune fille et une
servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu'un qui se glisse que
comme quelqu'un qui entre chez soi. Les voisins n'en jasèrent point,
par la raison qu'il n'y avait pas de voisins.

«Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était
Cosette. La servante était une fille appelée Toussaint que Jean
Valjean avait sauvée de l'hôpital et de la misère et qui était
vieille, provinciale et bègue, trois qualités qui avaient déterminé
Jean Valjean à la prendre avec lui. Il avait loué la maison sous le
nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus
haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à
reconnaître Jean Valjean.

«Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus? Que
s'était-il passé?

«Il ne s'était rien passé.»

..................................................................

«Il découvrit la maison de la rue Plumet et s'y blottit. Il était
désormais en possession du nom d'Ultime Fauchelevent...

..................................................................



XII.

..................................................................

«Du reste, à proprement parler, il vivait rue Plumet et il y avait
arrangé son existence de la façon que voici:

«Cosette avec la servante occupait le pavillon; elle avait la grande
chambre à coucher aux trumeaux peints, le boudoir aux baguettes
dorées, le salon du président meublé de tapisseries et de vastes
fauteuils; elle avait le jardin. Jean Valjean avait fait mettre dans
la chambre de Cosette un lit à baldaquin d'ancien damas à trois
couleurs, et un vieux et beau tapis de Perse acheté rue du
Figuier-Saint-Paul chez la mère Gaucher, et, pour corriger la sévérité
de ces vieilleries magnifiques, il avait amalgamé à ce bric-à-brac
tous les petits meubles gais et gracieux des jeunes filles, l'étagère,
la bibliothèque et les livres dorés, la papeterie, le buvard, la table
à ouvrage incrustée de nacre, le nécessaire de vermeil, la toilette en
porcelaine du Japon. De longs rideaux de damas fond rouge à trois
couleurs, pareils au lit, pendaient aux fenêtres du premier étage. Au
rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. Tout l'hiver la petite
maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Lui, il habitait
l'espèce de loge de portier qui était dans la cour du fond, avec un
matelas sur un lit de sangle, une table de bois blanc, deux chaises de
paille, un pot à l'eau de faïence, quelques bouquins sur une planche,
sa chère valise dans un coin, jamais de feu. Il dînait avec Cosette,
et il y avait un pain bis pour lui sur la table. Il avait dit à
Toussaint lorsqu'elle était entrée:--C'est mademoiselle qui est la
maîtresse de la maison.--Et vous, mo-onsieur? avait répliqué Toussaint
stupéfaite.--Moi, je suis bien mieux que le maître, je suis le père.

«Cosette au couvent avait été dressée au ménage et réglait la dépense,
qui était fort modeste. Tous les jours Jean Valjean prenait le bras de
Cosette et la menait promener. Il la conduisait au Luxembourg, dans
l'allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe,
toujours à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c'était fort loin.
Comme c'est un quartier très-pauvre, il y faisait beaucoup l'aumône,
et les malheureux l'entouraient dans l'église, ce qui lui avait valu
l'épître des Thénardier: _Au monsieur bienfaisant de l'église
Saint-Jacques-du-Haut-Pas._ Il menait volontiers Cosette visiter les
indigents et les malades. Aucun étranger n'entrait dans la maison de
la rue Plumet. Toussaint apportait les provisions, et Jean Valjean
allait lui-même chercher l'eau à une prise d'eau qui était tout proche
sur le boulevard. On mettait le bois et le vin dans une espèce de
renfoncement demi-souterrain tapissé de rocailles qui avoisinait la
porte de la rue de Babylone et qui autrefois avait servi de grotte à
M. le président; car, au temps des Folies et des Petites-Maisons, il
n'y avait pas d'amour sans grotte...

..................................................................
..................................................................

«Ni Jean Valjean, ni Cosette, ni Toussaint, n'entraient et ne
sortaient jamais que par la porte de la rue de Babylone. À moins de
les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner
qu'ils demeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée.

«Jean Valjean avait laissé le jardin inculte, afin qu'il n'attirât pas
l'attention.

«En cela il se trompait peut-être.


XIII.

«Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d'un demi-siècle était
devenu extraordinaire et charmant. Les passants d'il y a quarante ans
s'arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des
secrets qu'il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes.
Plus d'un songeur à cette époque a laissé bien des fois ses yeux et sa
pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de l'antique
grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et
moussus, bizarrement couronnée d'un fronton d'arabesques
indéchiffrables.

«Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues
moisies, quelques treillages décloués par le temps pourrissant sur le
mur; du reste plus d'allées ni de gazon; du chiendent partout. Le
jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises
herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La
fête des giroflées y était splendide.


XIV.

«Rien dans ce jardin ne contrariait l'effort sacré des choses vers la
vie; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres s'étaient
baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres,
la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la
terre avait été trouver ce qui s'épanouit dans l'air, ce qui flotte au
vent s'était penché vers ce qui traîne dans la mousse; troncs,
rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines,
s'étaient mêlés, traversés, mariés, confondus; la végétation, dans un
embrassement étroit et profond, avait célébré et accompli là, sous
l'oeil satisfait du Créateur, en cet enclos de trois cents pieds
carrés, le saint mystère de la fraternité humaine.

«Ce jardin n'était plus un jardin, c'était une broussaille colossale;
c'est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt,
peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une
cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe,
vivant comme une foule.


XV.

«En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et dans ses
quatre murs, entrait en rut dans le sourd travail de la germination
universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui
aspire les effluves de l'amour cosmique et qui sent la sève d'avril
monter et bouillir dans ses veines, et, secouant au vent sa
prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les
statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le
pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la
fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums.

«À midi mille papillons blancs s'y réfugiaient, et c'était un
spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l'ombre cette
neige vivante de l'été. Là, dans ces gaies ténèbres de la verdure, une
foule de voix innocentes parlaient doucement à l'âme, et ce que les
gazouillements avaient oublié de dire, les bourdonnements le
complétaient. Le soir une vapeur de rêverie se dégageait du jardin et
l'enveloppait; un linceul de brume, une tristesse céleste et calme, le
couvraient; l'odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en
sortait de toute part comme un poison exquis et subtil; on entendait
les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes
s'assoupissant sous les branchages; on y sentait cette intimité sacrée
de l'oiseau et de l'arbre. Le jour, les ailes réjouissent les
feuilles; la nuit, les feuilles protégent les ailes.


XVI.

«L'hiver, la broussaille était noire, mouillée, hérissée, grelottante,
et laissait un peu voir la maison.

«On apercevait, au lieu de fleurs dans les rameaux et de rosée dans
les fleurs, les longs rubans d'argent des limaces sur le froid et
épais tapis des feuilles jaunes; mais de toute façon, sous tout
aspect, en toute saison, printemps, hiver, été, automne, ce petit
enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la
liberté, l'absence de l'homme, la présence de Dieu; et la vieille
grille rouillée avait l'air de dire:--Ce jardin est à moi!

«Le pavé de Paris avait beau être là tout autour, les hôtels
classiques et splendides de la rue de Varenne à deux pas, le dôme des
Invalides tout près, la Chambre des députés pas loin; les carrosses de
la rue de Bourgogne et de la rue Saint-Dominique avaient beau rouler
fastueusement dans le voisinage; les omnibus jaunes, bruns, blancs,
rouges, avaient beau se croiser dans le carrefour prochain: le désert
était rue Plumet; et la mort des anciens propriétaires, une révolution
qui avait passé, l'écroulement des antiques fortunes, l'absence,
l'oubli, quarante ans d'abandon et de viduité, avaient suffi pour
ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs,
les ciguës, les achillées, les hautes herbes, les grandes plantes
gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les
scarabées, les insectes inquiets et rapides; pour faire sortir des
profondeurs de la terre et reparaître entre ces quatre murs je ne sais
quelle grandeur sauvage et farouche; et pour que la nature, qui
déconcerte les arrangements mesquins de l'homme et qui se répand
toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi
que dans l'aigle, en vînt à s'épanouir dans un méchant petit jardin
parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une forêt
vierge du nouveau monde.


XVII.

«Rien n'est petit en effet; quiconque est sujet aux pénétrations
profondes de la nature le sait. Bien qu'aucune satisfaction absolue ne
soit donnée à la philosophie, pas plus de circonscrire la cause que de
limiter l'effet, le contemplateur tombe dans des extases sans fond à
cause de toutes ces décompositions de forces aboutissant à l'unité.

«Tout travaille à tout.

«L'algèbre s'applique aux nuages; l'irradiation de l'astre profite à
la rose; aucun penseur n'oserait dire que le parfum de l'aubépine est
inutile aux constellations. Qui donc peut calculer le trajet d'une
molécule? que savons-nous si des créations de mondes ne sont point
déterminées par des chutes de grains de sable? qui donc connaît les
flux et les reflux de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, le
retentissement des causes dans les précipices de l'être, et les
avalanches de la création?

«Un ciron importe; le petit est grand, le grand est petit; tout est en
équilibre dans la nécessité; effrayante vision pour l'esprit. Il y a
entre les êtres et les choses des relations de prodige; dans cet
inépuisable ensemble, de soleil à puceron, on ne se méprise pas; on a
besoin les uns des autres. La lumière n'emporte pas dans l'azur les
parfums terrestres sans savoir ce qu'elle en fait; la nuit fait des
distributions d'essence stellaire aux fleurs endormies. Tous les
oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l'infini. La germination
se complique de l'éclosion d'un météore, du coup de bec de
l'hirondelle brisant l'oeuf, et elle mène de front la naissance d'un
ver de terre et l'avènement de Socrate. Où finit le télescope, le
microscope commence. Lequel des deux a la vue plus grande? Choisissez.

«Une moisissure est une pléiade de fleurs; une nébuleuse est une
fourmilière d'étoiles. Même promiscuité, et plus inouïe encore, des
choses de l'intelligence et des faits de la substance. Les éléments
et les principes se mêlent, se combinent, s'épousent, se multiplient
les uns par les autres, au point de faire aboutir le monde matériel et
le monde moral à la même clarté. Le phénomène est en perpétuel repli
sur lui-même. Dans les vastes échanges cosmiques, la vie universelle
va et vient en quantités inconnues, roulant tout dans l'invisible
mystère des effluves, employant tout, ne perdant pas un rêve de pas un
sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et
serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un
élément, disséminée et indivisible, dissolvant tout, excepté ce point
géométrique, le moi; ramenant tout à l'âme atome; épanouissant tout en
Dieu; enchevêtrant, depuis la plus haute jusqu'à la plus basse, toutes
les activités dans l'obscurité d'un mécanisme vertigineux, rattachant
le vol d'un insecte au mouvement de la terre, subordonnant, qui sait?
ne fût-ce que par l'identité de la loi, l'évolution de la comète dans
le firmament au tournoiement de l'infusoire dans la goutte d'eau.
Machine faite d'esprit. Engrenage énorme dont le premier moteur est
le moucheron et dont la dernière roue est le zodiaque.»


XVIII.

Marius passe et repasse devant le grillage de la maisonnette indiquée
par Éponine: Cosette le regarde.

..................................................................
..................................................................

«On a tant abusé du regard dans les romans d'amour qu'on a fini par le
déconsidérer. C'est à peine si l'on ose dire maintenant que deux êtres
se sont aimés parce qu'ils se sont regardés. C'est pourtant comme cela
qu'on s'aime et uniquement comme cela. Le reste n'est que le reste, et
vient après. Rien n'est plus réel que ces grandes secousses que deux
âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

«À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui
troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui
troubla Cosette!

«Il lui fit le même mal ou le même bien.

«Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l'examinait comme les
filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait
encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais,
comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien
égal.

«Cependant elle ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il avait de beaux
cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix,
quand elle l'entendait causer avec ses camarades, qu'il marchait en se
tenant mal, si l'on veut, mais avec une grâce à lui, qui ne paraissait
pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et
fière, et qu'enfin il avait l'air pauvre, mais qu'il avait bon air.

«Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement
ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie,
Cosette ne comprit pas d'abord. Elle rentra pensive à la maison de la
rue de l'Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer
six semaines. Le lendemain, en s'éveillant, elle songea à ce jeune
homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait
maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du
monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu
de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle.
Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine,
qu'elle allait enfin se venger.


XIX.

«Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d'une façon indistincte,
qu'elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les
enfants avec leur couteau. Elles s'y blessent.

«On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses
terreurs. Il restait sur son banc et n'approchait pas. Ce qui dépitait
Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean:

«--Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là.»

«Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil
cas, toute femme ressemble à Mahomet. Et puis, chose bizarre, le
premier symptôme de l'amour vrai chez un jeune homme, c'est la
timidité: chez une jeune fille, c'est la hardiesse.

«Ceci étonne, et rien n'est plus simple pourtant. Ce sont les deux
sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l'un de
l'autre.

«Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de
Marius rendit Cosette tremblante. Marius s'en alla confiant, et
Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s'adorèrent.


XX.

«La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse
et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était
devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l'âme
des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaieté, ressemble
à la neige. Elle fond à l'amour, qui est son soleil.

«Cosette ne savait pas ce que c'était que l'amour. Elle n'avait jamais
entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre.....

..................................................................
..................................................................

«Elle aimait avec d'autant plus de passion qu'elle aimait avec
ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou
dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou
prohibé; elle aimait. On l'eût bien étonnée si on lui eût dit: Vous
ne dormez pas? mais c'est défendu! Vous ne mangez pas? mais c'est fort
mal! Vous avez des oppressions et des battements de coeur? mais cela
ne se fait pas! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être
vêtu de noir paraît au bout d'une certaine allée verte? mais c'est
abominable! Elle n'eût pas compris, et eût répondu: Comment peut-il y
avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais
rien?


XXI.

«Il se trouva que l'amour qui se présenta était précisément celui qui
convenait le mieux à l'état de son âme. C'était une sorte d'adoration
à distance, une contemplation muette, la déification d'un inconnu.
C'était l'apparition de l'adolescence à l'adolescence, le rêve devenu
roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair,
mais n'ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni
d'exigence, ni de défaut; en un mot, l'amant lointain et demeuré dans
l'idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et
plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à
demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes
les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées.
L'esprit du couvent, dont elle s'était pénétrée pendant cinq ans,
s'évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout
trembler autour d'elle. Dans cette situation, ce n'était pas un amant
qu'il lui fallait, ce n'était pas même un amoureux, c'était une
vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant,
de lumineux et d'impossible.

«Comme l'extrême naïveté touche à l'extrême coquetterie, elle lui
souriait, tout franchement.

«Elle attendait tous les jours l'heure de la promenade avec
impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse,
et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean
Valjean:

«--Quel délicieux jardin que le Luxembourg!»

«Marius et Cosette étaient dans la nuit l'un pour l'autre. Ils ne se
parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas;
ils se voyaient; et, comme les astres dans le ciel que des millions de
lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

«C'est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se
développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et
l'ignorance de son amour....»

..................................................................


XXII.

Ce bonheur sans conscience de lui-même est interrompu par la jalousie
paternelle de Jean Valjean, qui craint une embûche de libertinage pour
sa fille; il change de domicile et de promenade.

Une horrible apparition de la chaîne des galériens, sur la route des
Gobelins, le ramène au souvenir de sa condition et épouvante Cosette.

Cette apparition, très-habile comme comparaison, est
très-mélodramatique et très-exagérée comme tableau. La société y joue
un rôle gratuitement odieux. On dirait une horde de sauvages
vainqueurs, menant une autre horde au bûcher. On détruit l'effet de ce
qu'on exagère: c'est le fleuve qui rejette son écume sur ses bords,
pour que l'eau ne soit pas troublée; qui peut accuser le fleuve de
purifier l'écume?

Nous surtout, qui voulons supprimer la peine irréparable de mort en
matière civile, et qui avons eu l'audace de la supprimer même en
politique, nous n'aimons pas la peine corruptrice des bagnes, et nous
avons, dans nos nombreux discours sur ce sujet, réclamé un
pénitentiaire colonial avec une législation spéciale, et des prisons
lointaines et graduées, pour donner la sécurité à la société
innocente, contre les bêtes féroces de la ménagerie humaine; mais, la
prison pénitentiaire coloniale n'existant pas encore, il faut bien
reconnaître à la société le droit sacré de se défendre en attendant et
de se séparer de ce qui la menace en la souillant.


XXIII.

Interruption encore de plusieurs épisodes qui doivent converger plus
tard dans le dénoûment. Il y en a un véritablement touchant, comme une
légende de Juif-Errant de la science, c'est celui du vieil homme de
lettres, amant passionné des livres, et dévoré par eux, qui mange sou
à sou son mince patrimoine pour s'en procurer, qui finit par les
vendre un à un pour vivre, et qui, lorsqu'il a vendu le dernier, meurt
lui-même désespéré de sa passion du livre, d'abord résignée, puis
changée en fureur!

C'est là en effet une de ces _misères_ innommées dont la société n'est
nullement coupable. Peut-elle extirper les manies individuelles, elle
qui ne peut extirper les passions?


XXIV.

Cosette revient à la maison de la rue Plumet.

Cosette découvre dans un pavillon abandonné du jardin, sous une pierre
apportée par l'inconnu, un cahier de pensées écrites par une main
anonyme, dont quelques-unes sont divines. C'est l'alphabet de l'amour,
qu'on lui fait épeler pour la première fois.

«Dieu, c'est la plénitude du ciel; l'amour, c'est la plénitude de
l'homme!

«Vous regardez une étoile pour deux motifs: parce qu'elle est
lumineuse et parce qu'elle est impénétrable. Vous avez auprès de vous
un plus doux rayonnement et un plus grand mystère: la femme!

«Ce que l'amour commence ici-bas ne peut être achevé que par Dieu!

«Si l'amour s'éteignait, le soleil s'éteindrait!

«Oh! aimer! avoir perdu la trace de ce qu'on aime! Ne pas savoir
l'adresse de son âme! etc.»


XXV.

Ce livret de sainte Thérèse de l'amour profane respire le feu et le
communique à l'âme de Cosette. Elle vient au jardin le lendemain à
l'heure ténébreuse, à pas muets, sans savoir qu'elle y vient; elle
caresse de la main la grosse pierre, comme pour la remercier. Une
ombre apparaît derrière elle, ombre à l'astre amoureux des amoureux,
la lune. Elle tressaille: c'est lui! c'est Marius!


XXVI.

..................................................................

«Cosette, en reculant, rencontra un arbre et s'y adossa. Sans cet
arbre, elle fût tombée.

«Alors elle entendit sa voix, cette voix qu'elle n'avait vraiment
jamais entendue, qui s'élevait à peine au-dessus du frémissement des
feuilles et qui murmurait:

«--Pardonnez-moi, je suis là. J'ai le coeur gonflé, je ne pouvais pas
vivre comme j'étais, je suis venu. Avez-vous lu ce que j'avais mis là,
sur ce banc? me reconnaissez-vous un peu? n'ayez pas peur de moi.
Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m'avez
regardé? c'était dans le Luxembourg, près du Gladiateur. Et le jour où
vous avez passé devant moi? c'était le 16 juin et le 2 juillet. Il va
y avoir un an. Depuis bien longtemps je ne vous ai plus vue. J'ai
demandé à la loueuse de chaises, elle m'a dit qu'elle ne vous voyait
plus. Vous demeuriez rue de l'Ouest, au troisième sur le devant, dans
une maison neuve; vous voyez que je sais! Je vous suivais, moi.
Qu'est-ce que j'avais à faire? Et puis vous avez disparu. J'ai cru
vous voir passer une fois que je lisais les journaux sous les arcades
de l'Odéon. J'ai couru. Mais non. C'était une personne qui avait un
chapeau comme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, personne
ne me voit. Je viens regarder vos fenêtres de près. Je marche bien
doucement pour que vous n'entendiez pas, car vous auriez peut-être
peur. L'autre soir j'étais derrière vous, vous vous êtes retournée, je
me suis enfui. Une fois je vous ai entendue chanter. J'étais heureux.
Est-ce que cela vous fait quelque chose que je vous entende chanter à
travers le volet? cela ne peut rien vous faire. Non, n'est-ce pas?
Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu; je crois que
je vais mourir. Si vous saviez! je vous adore, moi! Pardonnez-moi, je
vous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche
peut-être, est-ce que je vous fâche?

«--Ô ma mère! dit-elle.

«Et elle s'affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.

«Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra
étroitement sans avoir conscience de ce qu'il faisait. Il la soutenait
tout chancelant. Il était comme s'il avait la tête pleine de fumée;
des éclairs lui passaient entre les cils; ses idées s'évanouissaient;
il lui semblait qu'il accomplissait un acte religieux et qu'il
commettait une profanation. Du reste, il n'avait pas le moindre désir
de cette femme ravissante dont il sentait la forme contre sa poitrine.
Il était éperdu d'amour.

«Elle lui prit la main et la posa sur son coeur.

«Il sentit le papier qui y était, il balbutia:

«--Vous m'aimez donc?

«Elle répondit d'une voix si basse que ce n'était plus qu'un souffle
qu'on entendait à peine:

«--Tais-toi! tu le sais!

«Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et
enivré.

«Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n'avaient plus de
paroles. Les étoiles commençaient à rayonner. Comment se fit-il que
leurs lèvres se rencontrèrent? Comment se fait-il que l'oiseau chante,
que la neige fonde, que la rose s'ouvre, que mai s'épanouisse, que
l'aube blanchisse derrière les arbres noirs au sommet frissonnant des
collines?

«Un baiser, et ce fut tout.

«Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l'ombre avec des
yeux éclatants.

«Ils ne sentaient ni la nuit fraîche, ni la pierre froide, ni la terre
humide, ni l'herbe mouillée; ils se regardaient et ils avaient le
coeur plein de pensées. Ils s'étaient pris les mains sans savoir.

«Elle ne lui demandait pas, elle n'y songeait pas même, par où il
était entré et comment il avait pénétré dans le jardin. Cela lui
paraissait si simple qu'il fût là!


XXVII.

..................................................................
..................................................................

«Par intervalles, Cosette bégayait une parole. Son âme tremblait à ses
lèvres comme une goutte de rosée à une fleur.

«Peu à peu ils se parlèrent. L'épanchement succéda au silence, qui est
la plénitude. La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur
tête. Ces deux êtres, purs comme des esprits, se dirent tout, leurs
songes, leurs ivresses, leurs extases, leurs chimères, leurs
défaillances, comme ils s'étaient adorés de loin, comme ils s'étaient
souhaités, leur désespoir quand ils avaient cessé de s'apercevoir. Ils
se confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus
accroître, ce qu'ils avaient de plus caché et de plus mystérieux. Ils
se racontèrent, avec une foi candide dans leurs illusions, tout ce que
l'amour, la jeunesse et ce reste d'enfance qu'ils avaient, leur
mettaient dans la pensée. Ces deux coeurs se versèrent l'un dans
l'autre, de sorte qu'au bout d'une heure c'était le jeune homme qui
avait l'âme de la jeune fille et la jeune fille qui avait l'âme du
jeune homme. Ils se pénétrèrent, ils s'enchantèrent, ils
s'éblouirent.


XXVIII.

«Quand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, elle posa sa
tête sur son épaule et lui demanda:

«--Comment vous appelez-vous?

«--Je m'appelle Marius, dit-il. Et vous?

«--Je m'appelle Cosette.»


XXIX.

Autre interruption qui nous ramène aux Thénardier, maintenant établis
à Paris sous le faux nom de Jondrette, et dont les nombreux enfants,
échangés, prêtés, rendus, ne savent plus guère à qui ils
appartiennent.

La mère a quelques scrupules.--«Mais c'est mal, dit-elle à son mari,
de vendre ainsi ses enfants.

--Jean-Jacques Rousseau a fait mieux,» répond Thénardier.

Épigramme amère du philosophe père de l'île de Guernesey, contre la
philosophie sans âme de Jean-Jacques Rousseau. Le premier quelquefois
est un sophiste d'esprit; mais le second est un sophiste de coeur!

On arrête dans son repaire la femme qui a acheté les deux derniers
petits enfants de la Thénardier. Un petit vagabond, nommé Gavroche,
les recueille, les couche dans le ventre de terre cuite de l'éléphant
de la Bastille; c'est une larme dans la boue, mais la larme est
chaude.


XXX.

L'histoire des enfants perdus, soit dans la forêt, mangeant des mûres,
soit dans les rues d'une grande capitale, et recueillis par la pitié
d'un vagabond dans son nid d'un soir, dans un monument en charpente
d'Égypte ou de Paris, est toujours une des misères les plus
apitoyantes de l'humanité.

Ce petit protecteur indifférent et gai des pauvres enfants est le type
de la légèreté stoïque de l'enfant de Paris, dont M. Hugo fait un
_idéal_, idéal féroce, ou compatissant par insouciance, qui caresse ou
qui mord sans réflexion, écume légère flottant sur la mer agitée des
capitales, qui n'a ni famille, ni écoles, ni profession, ni respect,
et dont toute la moralité consiste dans quelques chansons obscènes ou
avinées. C'est un pauvre _idéal_ de peuple à présenter à l'admiration
de nos artisans, la moelle peut-être de la population française.


XXXI.

Le gamin de Paris n'eut qu'un beau jour: celui où, du balcon de
l'Hôtel-de-Ville, au milieu de la tempête qui tourbillonnait à mes
pieds, menaçant de tout engloutir, je l'évoquai du fond du désordre
et j'en fis la _garde mobile_ de 1848, une armée de héros, les
_Marseillais_ de l'ordre! Héros qui sauvèrent Paris et l'Europe
gratuitement, par l'instinct de la bravoure et de la société, et que
la société sauvée a récompensés par un indigne oubli de leurs
services!

Voilà l'enfant de Paris, quand on sait faire appel à son feu caché
dans la fange.

Quant à celui que nous peint le roman des _Misérables_, ce n'est que
le lazzarone spirituel d'une populace hébétée, riant de tout et de
lui-même; c'est le petit Gavroche, cachant les petits Thénardier dans
le ventre de l'éléphant, sa demeure.

Mais, malgré l'étrangeté de cette invention du poëte, cela touche,
parce que cela est bon: ces pauvres enfants de la Thénardier, sans
feu, sans pain et sans asile, rappellent ces couvées de petits chiens
qu'on voit dans la cage des lions, réchauffés par la gueule du
monstre.


XXXII.

Un dixième tiroir contient une dissertation sur l'argot et presque un
éloge de cette langue infâme. Passons, c'est un étrange caprice.

Que peut-il y avoir à louer dans ce patois du crime, qui n'a été
inventé que comme un masque pour cacher le visage des scélérats, de
même que le masque des assassins cache leurs visages, et qu'on ne peut
apprendre que pour parler bas, devant l'honnête homme, des forfaits à
commettre ou à cacher? Débauche de science qu'il faut pardonner à
l'érudition capricieuse de Balzac, d'Eugène Sue, de Victor Hugo.

Seulement un bel hymne à l'avenir termine ce chapitre. On y reconnaît
le génie du bien idéalisant son type. Il n'a d'autre défaut que d'être
indéfini, et par conséquent vague et enivrant.


XXXIII.

En matière de législation, on ne chante pas le progrès, on le calcule.
C'est la _mécanique céleste_ de Laplace, mais la mécanique appliquée.
Une aspiration suffit au coeur; mais à l'économie politique, cette
astronomie des forces humaines, il faut le chiffre. Les aspirations de
mille passagers sur le vaisseau social ne conduiront pas le navire au
port; il faut qu'un seul monte sur le pont et presse l'auteur pour
donner la route. Victor Hugo ne la donne pas!

LAMARTINE.

(_La suite au mois prochain._)



LXXXVIIe ENTRETIEN.

CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,

OU

LE DANGER DU GÉNIE.

Les Misérables, par Victor Hugo.

CINQUIÈME PARTIE.


I.

Le onzième tiroir, plein à la fois de choses précieuses et de rebuts,
nous ramène à l'idylle de la _rue Plumet_, ce chef-d'oeuvre que
désormais les yeux ne quittent plus qu'avec regret.

«Aimer remplace presque penser. L'amour est un ardent oubli de tout le
reste; ils vivaient dans une minute d'or. C'est à peine si Marius
songeait que Cosette avait un père. Il y avait dans sa tête
l'effacement et l'éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces
amants? On l'a vu: des fleurs, des hirondelles, du soleil couchant, du
lever de la lune, de toutes les choses importantes. Ils s'étaient dit
tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c'est le rien. Mais le père,
les réalités, ce bouge, ces bandits, cette aventure, à quoi bon? et
était-il bien sûr que ce cauchemar eût existé? On était deux, on
s'adorait, il n'y avait que cela. Toute autre chose n'était pas. Il
est probable que cet évanouissement de l'enfer derrière nous est
inhérent à l'arrivée au paradis. Est-ce qu'on a vu des démons? est-ce
qu'il y en a? est-ce qu'on a tremblé? est-ce qu'on a souffert? On n'en
sait plus rien. Une nuée rose est là-dessus.

«Donc ces deux êtres vivaient ainsi, très-haut, avec toute
l'invraisemblance qui est dans la nature; ni au nadir, ni au zénith,
entre l'homme et le séraphin, au-dessus de la fange, au-dessous de
l'éther, dans le nuage; à peine os et chair, âme et extase de la tête
aux pieds; déjà trop sublimés pour marcher à terre, encore trop
chargés d'humanité pour disparaître dans le bleu, en suspension comme
des atomes qui attendent le précipité; en apparence hors du destin;
ignorant cette ornière, hier, aujourd'hui, demain; émerveillés, pâmés,
flottants; par moments, assez allégés pour la fuite dans l'infini;
presque prêts à l'envolement éternel.

«Ils dormaient éveillés dans ce bercement. Ô léthargie splendide du
réel accablé d'idéal!

«Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant
elle. Les yeux fermés, c'est la meilleure manière de regarder l'âme.

«Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils
se regardaient comme arrivés. C'est une étrange prétention des hommes
de vouloir que l'amour conduise quelque part.».......


II.

Une autre digression, mais qui tient au sujet, nous entraîne chez le
grand-père de Marius, ancien émigré de quatre-vingts ans, dont
l'intérieur est bien peint, mais un peu trop en caricature.

C'est le défaut de l'écrivain, de trop rire du passé et de se moquer
des aïeux. Cela fait peine. Hélas! chaque siècle vit de ses idées: ils
avaient les leurs, nous avons les nôtres; dans cinquante ans ne
serons-nous pas des aïeux?

Celui-là avait répudié et chassé impitoyablement, en apparence,
Marius, son petit-fils, de chez lui, parce que Marius était de son âge
et farci du libéralisme bonapartiste du _Constitutionnel_ de 1815.

Un beau jour Marius, sans préparation, vaincu par l'amour, vient
brusquement demander au vieillard de permettre son mariage avec
Cosette. Le vieillard croit que son petit-fils rêve, et le renvoie
avec sa malédiction et son rêve.

Le désespoir le précipite dans les barricades de je ne sais plus
quelle année du règne de 1830. Il se souvient qu'il a là une douzaine
d'étudiants, ses amis, qui ont fantaisie de se battre pour quoi que ce
soit, qui n'est ni la monarchie légitime, ni la royauté d'occasion de
1830, ni la république proprement dite, forme définie de gouvernement,
mais un je ne sais quoi, qui s'appelle tantôt la démocratie, tantôt
l'idéal, en réalité le drapeau rouge.

Une voix l'appelle dans la nuit, c'est celle d'Éponine; elle lui dit
que ses amis l'attendent à la barricade. Il y va mourir: puisqu'il ne
peut vivre avec Cosette, autant mourir pour le drapeau rouge!

Cet épisode est intitulé l'Épopée de la rue Saint-Denis. Épopée
tragi-burlesque où il se dépense autant d'héroïsme qu'au siége de
Troie, et où l'auteur ramène à la porte d'un cabaret douze ou quinze
personnages tombés des nues dans ce trou de six pieds, parmi lesquels
Valjean, qui ne sait non plus que faire et qui tire quelques coups de
fusil, s'amusant à tuer des hommes; douze ou quinze gamins de Paris et
autant d'étudiants buvant dans une salle basse, pérorant et se battant
tour à tour, Marius en tête, pour l'honneur du drapeau rouge.


III.

Cette longue pièce à tiroir est trop minutieusement étudiée pour le
roman et même pour l'histoire. Gavroche assaisonne de calembours les
coups de feu. Il y a beaucoup de Don Quichote dans ces héros, quelques
bacheliers de Salamanque, et pas mal de Gil Blas.

Marius, devenu tout à coup philosophe radical, joue d'inspiration un
hymne à la guerre civile. On ne peut pas discuter avec Marius: il a un
tourbillon dans la tête, une amante perdue dans le coeur, un baril de
poudre sous la main dans la barricade, la mèche au poing pour faire
sauter vainqueurs et vaincus si la victoire hésite.

Éponine reçoit un coup de feu qui était destiné à Marius. Elle meurt
en lui avouant son amour. Gavroche, le gamin de Paris, meurt en brave
et en chantant un refrain contre les gendarmes. Un billet de Cosette,
retrouvé sur la poitrine d'Éponine, apprend à Marius qu'elle loge avec
son père à deux pas de là, rue de l'Homme-Armé, nº 7.

Tout ce pêle-mêle de grisettes, de filles perdues, de vieillards
désespérés, d'étudiants goguenards, de philosophes radicaux, de braves
rêveurs, de héros sans cause, est d'un mouvement désordonné qui peint
bien l'imagination populaire un jour de révolution.

Marius succombe à la fin, le dernier, dans son fossé de feu; on
l'emporte au cabaret. Valjean le reconnaît et le fait disparaître, par
un trou dans le pavé, sous les solitudes des égouts de Paris. En même
temps il sauve la vie à Javert, son persécuteur et son prisonnier.


IV.

Ici un tiroir, bien plus vaste et bien plus étranger au roman ou à
l'épopée que les autres, forme sous les pas du lecteur comme une
trappe et le conduit, pendant je ne sais combien de pages, jusqu'à la
Seine.

L'architecte des égouts de Paris n'en ferait pas un plan plus
détaillé, et on peut dire plus hors d'oeuvre. C'est un voyage à
travers la boue, où le lecteur s'embourbe avec l'architecte. Cela
dure, pendant des pages et des pages, à la manière de Mercier, dans
son _Tableau de Paris_.

Valjean trouve à l'embouchure tous les personnages dont le roman a
besoin pour se dénouer: Javert, qui l'a suivi, invisible, et qui croit
tenir en lui un assassin emportant un cadavre accusateur à la rivière;
Thénardier, qui erre aussi dans ces parages et qui lui en donne la
clef; Marius, évanoui sur ses épaules, qu'il couche sur la plage et
qu'il rapporte ensuite à son grand-père, sans se faire connaître.
L'honnête agent de police Javert, combattu entre sa reconnaissance
pour Valjean, par qui il a été sauvé, et le remords de son métier qui
crie en lui, se débarrasse de lui-même en se jetant dans la Seine et
en se noyant pour se tirer d'embarras.

Cet égout, ces rencontres, ces complications, ces dénoûments,
ressemblent infiniment trop au boulevard du Crime. Le roman finit en
mélodrame souterrain. C'est du Pixerécourt, mais toujours écrit par le
génie du grand écrivain qui, comme sa lanterne sourde, le suit
partout.

Enfin le grand-père pardonne à Marius expirant, le fait soigner, le
marie inopinément à ce qu'il aime, débite l'épithalame à table avec
Valjean, étonné de ce jargon démocratique dans une bouche de bonne
compagnie.

On s'épouse, on reçoit les 730,000 francs de Valjean pour dot, on est
heureux; mais Valjean, honnête homme un peu tard, finit par confesser
tout bas à son gendre Marius qu'il n'est qu'un forçat et qu'il lui a
fait épouser une aventurière. Il meurt ensuite dans son bouge de
solitaire, et l'on est parfaitement heureux chez Marius.


V.

Voilà toute l'histoire, mais ce n'est pas tout le livre.

Si c'était vous ou moi qui eussions écrit cette histoire, on n'en
dirait rien, ou bien on en dirait peu de chose.

Pourquoi?

Parce que cette histoire, avec ses situations bizarres et ses tiroirs
plus longs que le bras, ne serait pas relevée par ce qui relève tout:
la magie unique du style, la verve adolescente de l'écrivain,
l'incroyable souplesse de ce génie infatigable qui va, de trapèze en
trapèze, tantôt à cent pieds au-dessus de notre tête, tantôt à cent
pieds au-dessous du pavé, sans donner un moment signe de lassitude, et
nous entraînant toujours où il veut, même dans l'incroyable.

Mais c'est Hugo qui écrit: il y a plus, c'est Hugo qui pense; il y a
plus encore, c'est Hugo qui songe.

Chez lui, le cauchemar même a du génie! Et de temps en temps, comme
dans l'Idylle de la rue Plumet, c'est Hugo qui pense et qui aime; la
rue Plumet est un Éden aussi délicieux que celui de Milton.


VI.

AURORE.

«En ce moment-là, Cosette se réveillait.

«Sa chambre était étroite, propre, discrète, avec une longue croisée
au levant sur l'arrière-cour de la maison.

«Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris. Elle n'était
point là la veille et elle était déjà rentrée dans sa chambre quand
Toussaint avait dit:--Il paraît qu'il y a du train.

«Cosette avait dormi peu d'heures, mais bien. Elle avait eu de doux
rêves, ce qui tenait peut-être un peu à ce que son petit lit était
très-blanc. Quelqu'un qui était Marius lui était apparu dans de la
lumière. Elle se réveilla avec du soleil dans les yeux, ce qui d'abord
lui fit l'effet de la continuation du songe.

«Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. Cosette se sentit
toute rassurée. Elle traversait, comme Jean Valjean quelques heures
auparavant, cette réaction de l'âme qui ne veut absolument pas du
malheur. Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir
pourquoi. Puis un serrement de coeur lui vint:--Voilà trois jours
qu'elle n'avait vu Marius. Mais elle se dit qu'il devait avoir reçu sa
lettre, qu'il savait où elle était, et qu'il avait tant d'esprit,
qu'il trouverait moyen d'arriver jusqu'à elle.--Et cela certainement
aujourd'hui, et peut-être ce matin même.--Il faisait grand jour, mais
le rayon de lumière était très-horizontal; elle pensa qu'il était de
très-bonne heure, qu'il fallait se lever pourtant pour recevoir
Marius.

«Elle sentait qu'elle ne pouvait vivre sans Marius, et que par
conséquent cela suffisait, et que Marius viendrait. Aucune objection
n'était recevable. Tout cela était certain. C'était déjà assez
monstrueux d'avoir souffert trois jours. Marius absent trois jours,
c'était horrible au bon Dieu. Maintenant cette cruelle taquinerie d'en
haut était une épreuve traversée: Marius allait arriver, et
apporterait une bonne nouvelle. Ainsi est faite la jeunesse; elle
essuie vite ses yeux; elle trouve la douleur inutile et ne l'accepte
pas. La jeunesse est le sourire de l'avenir devant un inconnu qui est
lui-même. Il lui est naturel d'être heureuse. Il semble que sa
respiration soit faite d'espérance.

«Du reste, Cosette ne pouvait parvenir à se rappeler ce que Marius lui
avait dit au sujet de cette absence qui ne devait durer qu'un jour, et
quelle explication il lui en avait donnée. Tout le monde a remarqué
avec quelle adresse une monnaie qu'on laisse tomber à terre court se
cacher, et quel art elle a de se rendre introuvable. Il y a des
pensées qui nous jouent le même tour; elles se blottissent dans un
coin de notre cerveau; c'est fini; elles sont perdues; impossible de
remettre la mémoire dessus. Cosette se dépitait quelque peu du petit
effort inutile que faisait son souvenir. Elle se disait que c'était
bien mal à elle et bien coupable d'avoir oublié des paroles prononcées
par Marius.

«Elle sortit du lit et fit les deux ablutions de l'âme et du corps, sa
prière et sa toilette.

«On peut à la rigueur introduire le lecteur dans une chambre nuptiale,
non dans une chambre virginale. Le vers l'oserait à peine, la prose ne
le doit pas.


VII.

«C'est l'intérieur d'une fleur encore close, c'est une blancheur dans
l'ombre, c'est la cellule intime d'un lis fermé qui ne doit pas être
regardé par l'homme tant qu'il n'a pas été regardé par le soleil. La
femme en bouton est sacrée. Ce lit innocent qui se découvre, cette
adorable demi-nudité qui a peur d'elle-même, ce pied blanc qui se
réfugie dans une pantoufle, cette gorge qui se voile devant un miroir
comme si ce miroir était une prunelle, cette chemise qui se hâte de
remonter et de cacher l'épaule pour un meuble qui craque ou pour une
voiture qui passe, ces cordons noués, ces agrafes accrochées, ces
lacets tirés, ces tressaillements, ces frissons de froid et de pudeur,
cet effarouchement exquis de tous les mouvements, cette inquiétude
presque ailée là où rien n'est à craindre, les phases successives du
vêtement aussi charmantes que les nuages de l'aurore, il ne sied pas
que tout cela soit raconté, et c'est déjà trop de l'indiquer.

«L'oeil de l'homme doit être plus religieux encore devant le lever
d'une jeune fille que devant le lever d'une étoile. La possibilité
d'atteindre doit tourner en augmentation de respect. Le duvet de la
pêche, la cendre de la prune, le cristal radié de la neige, l'aile du
papillon poudrée de plumes, sont des choses grossières auprès de cette
chasteté qui ne sait pas même qu'elle est chaste. La jeune fille n'est
qu'une lueur de rêve et n'est pas encore une statue. Son alcôve est
cachée dans la partie sombre de l'idéal; l'indiscret toucher du regard
brutalise cette vague pénombre.

«Ici, contempler, c'est profaner.

«Nous ne montrerons donc rien de tout ce suave petit remue-ménage du
réveil de Cosette.

«Un conte d'Orient dit que la rose avait été faite par Dieu blanche,
mais qu'Adam l'ayant regardée au moment où elle s'entrouvrait, elle
eut honte et devint rose. Nous sommes de ceux qui se sentent interdits
devant les jeunes filles et les fleurs, les trouvant vénérables.


VIII.

«Cosette s'habilla bien vite, se peigna, se coiffa, ce qui était fort
simple en ce temps-là, où les femmes n'enflaient pas leurs boucles et
leurs bandeaux avec des coussinets et des tonnelets, et ne mettaient
point de crinolines dans leurs cheveux. Puis elle ouvrit la fenêtre et
promena ses yeux partout autour d'elle, espérant découvrir quelque peu
de la rue, un angle de maison, un coin de pavé, et pouvoir guetter là
Marius. Mais on ne voyait rien du dehors. L'arrière-cour était
enveloppée de murs assez hauts, et n'avait pour échappée que quelques
jardins. Cosette déclara ces jardins hideux; pour la première fois de
sa vie elle trouva des fleurs laides. Le moindre bout de ruisseau du
carrefour eût été bien mieux son affaire. Elle prit le parti de
regarder le ciel, comme si elle pensait que Marius pouvait aussi venir
de là.

«Subitement, elle fondit en larmes. Non que ce fût mobilité d'âme;
mais des espérances coupées d'accablement, c'était sa situation. Elle
sentit confusément on ne sait quoi d'horrible. Les choses passent dans
l'air en effet. Elle se dit qu'elle n'était sûre de rien, que se
perdre de vue, c'était se perdre; et l'idée que Marius pourrait bien
lui revenir du ciel, lui apparut, non plus charmante, mais lugubre.

«Puis, tels sont ces nuages: le calme lui revint, et l'espoir, et une
sorte de sourire inconscient, mais confiant en Dieu.

«Tout le monde était encore couché dans la maison. Un silence
provincial régnait. Aucun volet n'était poussé. La loge du portier
était fermée. Toussaint n'était pas levée, et Cosette pensa tout
naturellement que son père dormait. Il fallait qu'elle eût bien
souffert, et qu'elle souffrît bien encore, car elle se disait que son
père avait été méchant; mais elle comptait sur Marius. L'éclipse d'une
telle lumière était décidément impossible. Par instants elle
entendait à une certaine distance des espèces de secousses sourdes, et
elle disait:--C'est singulier qu'on ouvre et qu'on ferme les portes
cochères de si bonne heure!--C'étaient les coups de canon qui
battaient la barricade.


IX.

«Il y avait, à quelques pieds au-dessous de la croisée de Cosette,
dans la vieille corniche toute noire du mur, un nid de martinets;
l'encorbellement de ce nid faisait un peu saillie au-delà de la
corniche, si bien que d'en haut on pouvait voir le dedans de ce petit
paradis. La mère y était, ouvrant ses ailes en éventail sur sa couvée;
le père voletait, s'en allait, puis revenait, rapportant dans son bec
de la nourriture et des baisers. Le jour levant dorait cette chose
heureuse, la grande loi _Multipliez_ était là souriante et auguste, et
ce doux mystère s'épanouissait dans la gloire du matin. Cosette, les
cheveux dans le soleil, l'âme dans les chimères, éclairée par l'amour
au dedans et par l'aurore au dehors, se pencha comme machinalement,
et, sans presque oser s'avouer qu'elle pensait en même temps à Marius,
se mit à regarder ces oiseaux, cette famille, ce mâle et cette
femelle, cette mère et ces petits, avec le profond trouble qu'un nid
donne à une vierge.»


X.

Mais ce qui fait de ce livre un livre souvent dangereux pour le
peuple, dont il aspire évidemment à être le code, c'est la partie
dogmatique, c'est l'erreur de l'économiste à côté de la charité du
philosophe; en un mot, c'est l'excès d'_idéal_, ou soi-disant tel,
versé partout à plein bord, et versé à qui? à la misère imméritée et
quelquefois très-méritée des classes inférieures, négligées, oubliées,
suspectes, souvent coupables, à la misère de la partie souffrante de
la société; idéal faux, qui, en se présentant à ces misères
déplorables, imméritées ou méritées, de l'humanité _manuellement_
laborieuse, présente à ses yeux la société comme une marâtre sans
entrailles, qu'il faut haïr et logiquement détruire de fond en comble
pour faire place à la société de Dieu. Voilà le monstre (nous disons
ce mot _monstre_ dans son sens antique, c'est-à-dire prodige), voilà
le livre que nous avons essayé d'analyser ici, en le condamnant
quelquefois et en l'admirant presque toujours. C'est le romantisme
introduit dans la politique.

Pour un écrivain réaliste par excellence, le réel y manque souvent.
Or, bien que l'idéal doive planer toujours un peu plus haut que la
ligne de l'horizon au-dessus du réel, dans les oeuvres des esprits
supérieurs qui veulent faire avancer le monde social, afin qu'il y ait
toujours un mieux moral posé devant les hommes pour les faire marcher
à Dieu; cet idéal ne doit jamais être tellement séparé du réel,
c'est-à-dire des conditions bornées de la nature dans l'imparfaite
humanité, qu'il sorte entièrement de l'ordre réel et qu'il devienne
rêve au lieu de rester pensée.


XI.

Lisez le charmant récit des deux enfants délivrés du ventre de
l'éléphant, et, après la mort de leur protecteur, le petit Gavroche,
retrouvant la Providence au bord d'un bassin du Luxembourg. L'auteur
n'oublie personne.

..................................................................
..................................................................

«Il y avait en ce moment-là même dans le jardin du Luxembourg,--car le
regard du drame doit être présent partout,--deux enfants qui se
tenaient par la main. L'un pouvait avoir sept ans, l'autre cinq. La
pluie les ayant mouillés, ils marchaient dans les allées du côté du
soleil; l'aîné conduisait le petit; ils étaient en haillons et pâles;
ils avaient un air d'oiseaux fauves. Le plus petit disait:--J'ai bien
faim!

«L'aîné, déjà un peu protecteur, conduisait son frère de la main
gauche et avait une baguette dans sa main droite.

«Ils étaient seuls dans le jardin; le jardin était désert, les grilles
étant fermées par mesure de police à cause de l'insurrection. Les
troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour le besoin du
combat.

«Comment ces enfants étaient-ils là? Peut-être s'étaient-ils évadés de
quelque corps de garde entre-bâillé; peut-être aux environs, à la
barrière d'Enfer, ou sur l'esplanade de l'Observatoire, ou dans le
carrefour voisin dominé par le fronton où on lit: _Invenerunt parvulum
pannis involutum_, y avait-il quelque baraque de saltimbanques dont
ils s'étaient enfuis; peut-être avaient-ils, la veille au soir, trompé
l'oeil des inspecteurs du jardin à l'heure de la clôture, et
avaient-ils passé la nuit dans quelqu'une de ces guérites où on lit
les journaux. Le fait est qu'ils étaient errants et qu'ils semblaient
libres. Être errant et sembler libre, c'est être perdu. Ces pauvres
petits étaient perdus en effet.

«Ces deux enfants étaient ceux-là même dont Gavroche avait été en
peine, et que le lecteur se rappelle. Enfants des Thénardier, en
location chez la Magnon, attribués à M. Gillenormand, et maintenant
feuilles tombées de toutes ces branches sans racines, et roulées sur
la terre par le vent.

«Leurs vêtements, propres du temps de la Magnon et qui lui servaient
de prospectus vis-à-vis de M. Gillenormand, étaient devenus guenilles.

«Ces êtres appartenaient désormais à la statistique des «enfants
abandonnés» que la police constate, ramasse, égare et retrouve sur le
pavé de Paris.

«Il fallait le trouble d'un tel jour pour que ces petits misérables
fussent dans ce jardin. Si les surveillants les eussent aperçus, ils
eussent chassé ces haillons. Les petits pauvres n'entrent pas dans les
jardins publics; pourtant on devrait songer que, comme enfants, ils
ont droit aux fleurs.

«Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. Ils étaient en
contravention. Ils s'étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient
restés. Les grilles fermées ne donnent pas congé aux inspecteurs, la
surveillance est censée continuer, mais elle s'amollit et se repose;
et les inspecteurs, émus, eux aussi, par l'anxiété publique, et plus
occupés du dehors que du dedans, ne regardaient plus le jardin, et
n'avaient pas vu les deux délinquants.


XII.

«Il avait plu la veille, et même un peu le matin. Mais en juin les
ondées ne comptent pas. C'est à peine si l'on s'aperçoit, une heure
après un orage, que cette belle journée blonde a pleuré. La terre en
été est aussi vite sèche que la joue d'un enfant.

«À cet instant du solstice, la lumière du plein midi est, pour ainsi
dire, poignante. Elle prend tout. Elle s'applique et se superpose à la
terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une
averse est un verre d'eau; une pluie est tout de suite bue. Le matin
tout ruisselait, l'après-midi tout poudroie.

«Rien n'est admirable comme une verdure débarbouillée par la pluie et
essuyée par le rayon; c'est de la fraîcheur chaude. Les jardins et les
prairies, ayant de l'eau dans leurs racines et du soleil dans leurs
fleurs, deviennent des cassolettes d'encens et fument de tous leurs
parfums à la fois. Tout rit, chante et s'offre. On se sent doucement
ivre. Le printemps est un paradis provisoire; le soleil aide à faire
patienter l'homme.


XIII.

«Il y a des êtres qui n'en demandent pas davantage; vivants qui, ayant
l'azur du ciel, disent: C'est assez! songeurs absorbés dans le
prodige, puisant dans l'idolâtrie de la nature l'indifférence du bien
et du mal, contemplateurs du cosmos radieusement distraits de l'homme,
qui ne comprennent pas qu'on s'occupe de la faim de ceux-ci, de la
soif de ceux-là, de la nudité du pauvre en hiver, de la courbure
lymphatique d'une petite épine dorsale, du grabat, du grenier, du
cachot, et des haillons des jeunes filles grelottantes, quand on peut
rêver sous les arbres; esprits paisibles et terribles, impitoyablement
satisfaits.

«Chose étrange, l'infini leur suffit. Ce grand besoin de l'homme, le
fini, qui admet l'embrassement, ils l'ignorent. Le fini, qui admet le
progrès, le travail sublime, ils n'y songent pas. L'indéfini, qui naît
de la combinaison humaine et divine de l'infini et du fini, leur
échappe. Pourvu qu'ils soient face à face avec l'immensité, ils
sourient. Jamais la joie, toujours l'extase. S'abîmer, voilà leur vie.
L'histoire de l'humanité pour eux n'est qu'un plan parcellaire; Tout
n'y est pas; le vrai Tout reste en dehors; à quoi bon s'occuper de ce
détail, l'homme? L'homme souffre, c'est possible; mais regardez donc
Aldébaran qui se lève! La mère n'a plus de lait, le nouveau-né se
meurt, je n'en sais rien, mais considérez donc cette rosace
merveilleuse que fait une rondelle de l'aubier du sapin examinée au
microscope! comparez-moi la plus belle maline à cela! Ces penseurs
oublient d'aimer. Le zodiaque réussit sur eux au point de les
empêcher de voir l'enfant qui pleure. Dieu leur éclipse l'âme. C'est
là une famille d'esprits, à la fois petits et grands. Horace en était,
Goethe en était, la Fontaine peut-être; magnifiques égoïstes de
l'infini, spectateurs tranquilles de la douleur, qui ne voient pas
Néron s'il fait beau, auxquels le soleil cache le bûcher, qui
regarderaient guillotiner en y cherchant un effet de lumière, qui
n'entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, ni le tocsin, pour
qui tout est bien, puisqu'il y a le mois de mai; qui, tant qu'il y
aura des nuages de pourpre et d'or au-dessus de leur tête, se
déclarent contents, et qui sont déterminés à être heureux jusqu'à
épuisement du rayonnement des astres et du chant des oiseaux.

«Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu'ils sont à
plaindre. Certes ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut
les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on
admirerait un être à la fois nuit et jour qui n'aurait pas d'yeux sous
les sourcils et qui aurait un astre au milieu du front.


XIV.

«L'indifférence de ces penseurs, c'est là, selon quelques-uns, une
philosophie supérieure. Soit; mais dans cette supériorité il y a de
l'infirmité. On peut être immortel et boiteux; témoin Vulcain. On peut
être plus qu'homme et moins qu'homme. L'incomplet immense est dans la
nature. Qui sait si le soleil n'est pas un aveugle?

«Mais alors, quoi! à qui se fier? _Solem quis dicere falsum audeat?_
Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains,
des hommes-astres, pourraient se tromper? Ce qui est là-haut, au
faîte, au sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de
clarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas? Cela n'est-il pas
désespérant? Mais qu'y a-t-il donc au-dessus du soleil? Le dieu.


XV.

«Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire
et dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres
s'envoyaient dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les
branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à
s'embrasser. Il y avait dans les sycomores un tintamarre de fauvettes,
les passereaux triomphaient, les pique-bois grimpaient le long des
marronniers en donnant de petits coups de bec dans les trous de
l'écorce.

«Les plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lis; le plus
auguste des parfums, c'est celui qui sort de la blancheur. On
respirait l'odeur poivrée des oeillets. Les vieilles corneilles de
Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil
dorait, empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre chose
que toutes les variétés de la flamme, faites fleurs. Tout autour des
bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces
fleurs-flammes. Tout était grâce et gaieté, même la pluie prochaine;
cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles devaient
profiter, n'avait rien d'inquiétant; les hirondelles faisaient la
charmante menace de voler bas. Qui était là aspirait bonheur; la vie
sentait bon; toute cette nature exhalait la candeur, le secours,
l'assistance, la paternité, la caresse, l'aurore. Les pensées qui
tombaient du ciel étaient douces comme une petite main d'enfant qu'on
baise.

«Les statues sous les arbres, nues et blanches, avaient des robes
d'ombre trouées de lumière; ces déesses étaient toutes déguenillées de
soleil, il leur pendait des rayons de tous les côtés. Autour du grand
bassin, la terre était déjà séchée au point d'être brûlée. Il faisait
assez de vent pour soulever çà et là de petites émeutes de poussière.
Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient
joyeusement, et semblaient gaminer.

«L'abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. Vie,
sève, chaleur, effluves, débordaient; on sentait sous la création
l'énormité de la source; dans tous ces souffles pénétrés d'amour, dans
ce va-et-vient de réverbérations et de reflets, dans cette prodigieuse
dépense de rayons, dans ce versement indéfini d'or fluide, on sentait
la prodigalité de l'inépuisable; et derrière cette splendeur comme
derrière un rideau de flamme, on entrevoyait Dieu, ce millionnaire
d'étoiles.

«Grâce au sable, il n'y avait pas une tache de boue; grâce à la pluie,
il n'y avait pas un grain de cendre. Les bouquets venaient de se
laver; tous les velours, tous les satins, tous les vernis, tous les
ors, qui sortent de la terre sous forme de fleurs, étaient
irréprochables. Cette magnificence était propre. Le grand silence de
la nature heureuse emplissait le jardin. Silence céleste compatible
avec mille musiques, roucoulements de nids, bourdonnements d'essaims,
palpitations du vent. Toute l'harmonie de la saison s'accomplissait
dans un gracieux ensemble; les entrées et les sorties du printemps
avaient lieu dans l'ordre voulu; les lilas finissaient, les jasmins
commençaient; quelques fleurs étaient attardées, quelques insectes en
avance; l'avant-garde des papillons rouges de juin fraternisait avec
l'arrière-garde des papillons blancs de mai. Les platanes faisaient
peau neuve. La brise creusait des ondulations dans l'énormité
magnifique des marronniers. C'était splendide. Un vétéran de la
caserne voisine qui regardait à travers la grille disait:--Voilà le
printemps au port d'armes et en grande tenue.

«Toute la nature déjeunait; la création était à table; c'était
l'heure; la grande nappe bleue était mise au ciel et la grande nappe
verte sur la terre; le soleil éclairait _à giorno_. Dieu servait le
repas universel. Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. Le ramier
trouvait du chènevis, le pinson trouvait du millet, le chardonneret
trouvait du mouron, le rouge-gorge trouvait des vers, l'abeille
trouvait des fleurs, la mouche trouvait des infusoires, les verdiers
trouvaient des mouches. On se mangeait bien un peu les uns les
autres, ce qui est le mystère du mal mêlé au bien; mais pas une bête
n'avait l'estomac vide.


XVI.

«Les deux petits abandonnés étaient parvenus près du grand bassin, et,
un peu troublés par cette grande lumière, ils tâchaient de se cacher,
instinct du pauvre et du faible devant la magnificence, même
impersonnelle; et ils se tenaient derrière la baraque des cygnes.

«Çà et là, par intervalles, quand le vent donnait, on entendait
confusément des cris, une rumeur, des espèces de râles tumultueux, qui
étaient des fusillades, et des frappements sourds, qui étaient des
coups de canon. Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des
halles. Une cloche, qui avait l'air d'appeler, sonnait au loin.

«Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. Le petit répétait
de temps en temps à demi-voix:--J'ai faim.


XVII.

«Presque au même instant que les deux enfants, un autre couple
s'approchait du grand bassin. C'était un bonhomme de cinquante ans qui
menait par la main un bonhomme de six ans. Sans doute le père avec son
fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche.

«À cette époque, de certaines maisons riveraines, rue Madame et rue
d'Enfer, avaient une clef du Luxembourg dont jouissaient les
locataires quand les grilles étaient fermées, tolérance supprimée
depuis. Ce père et ce fils sortaient sans doute d'une de ces
maisons-là.

«Les deux petits pauvres regardèrent venir «ce monsieur,» et se
cachèrent un peu plus.

«Celui-ci était un bourgeois; le même peut-être qu'un jour Marius, à
travers sa fièvre d'amour, avait entendu, près de ce même grand
bassin, conseillant à son fils «d'éviter les excès.» Il avait l'air
affable et altier, et une bouche qui, ne se fermant pas, souriait
toujours. Ce sourire mécanique, produit par trop de mâchoire et trop
peu de peau, montre les dents plutôt que l'âme. L'enfant, avec sa
brioche mordue qu'il n'achevait pas, semblait gravé. L'enfant était
vêtu en garde national à cause de l'émeute, et le père était resté
habillé en bourgeois à cause de la prudence.


XVIII.

«Le père et le fils s'étaient arrêtés près du bassin où s'ébattaient
les deux cygnes. Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une
admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu'il marchait
comme eux.

«Pour l'instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent
principal, et ils étaient superbes.

«Si les deux petits pauvres eussent écouté, et eussent été d'âge à
comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d'un homme grave. Le
père disait au fils:

«--Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n'aime pas le
faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d'or et de
pierreries; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

«Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec
un redoublement de cloche et de rumeurs.

«--Qu'est-ce que c'est que cela? demanda l'enfant.

«Le père répondit:

«--Ce sont des saturnales.

«Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles
derrière la maisonnette verte des cygnes.

«--Voilà le commencement, dit-il.

«Et après un silence il ajouta:

«--L'anarchie entre dans ce jardin.

«Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se
mit à pleurer.

«--Pourquoi pleures-tu? demanda le père.

«--Je n'ai plus faim, dit l'enfant.

«Le sourire du père s'accentua.

«--On n'a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

«--Mon gâteau m'ennuie. Il est rassis.

«--Tu n'en veux plus?

«--Non.

«Le père lui montra les cygnes.

«--Jette-le à ces palmipèdes.

«L'enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau; ce n'est pas une
raison pour le donner.

«Le père poursuivit:

«--Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

«Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

«Le gâteau tomba assez près du bord.

«Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque
proie. Ils n'avaient vu ni le bourgeois ni la brioche.

«Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de
ce naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit
par attirer l'attention des cygnes.

«Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme
des navires qu'ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement,
avec la majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

«--Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux
d'avoir de l'esprit.


XIX.

«En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un
grossissement subit. Cette fois ce fut sinistre. Il y a des bouffées
de vent qui parlent plus distinctement que d'autres. Celle qui
soufflait en cet instant-là apporta nettement des roulements de
tambour, des clameurs, des feux de peloton, et les répliques lugubres
du tocsin et du canon. Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha
brusquement le soleil.

«Les cygnes n'étaient pas encore arrivés à la brioche.

«--Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries.

«Il ressaisit la main de son fils. Puis il continua:

«--Des Tuileries au Luxembourg, il n'y a que la distance qui sépare la
royauté de la pairie; ce n'est pas loin. Les coups de fusil vont
pleuvoir.

«Il regarda le nuage.

«--Et peut-être aussi la pluie elle-même va pleuvoir; le ciel s'en
mêle; la branche cadette est condamnée. Rentrons vite!

«--Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l'enfant.

«Le père répondit:

«--Ce serait une imprudence.

«Et il emmena son petit bourgeois.

«Le fils, regrettant les cygnes, tourna la tête vers le bassin jusqu'à
ce qu'un coude des quinconces le lui eût caché.


XX.

«Cependant, en même temps que les cygnes, les deux petits errants
s'étaient approchés de la brioche. Elle flottait sur l'eau. Le plus
petit regardait le gâteau, le plus grand regardait le bourgeois qui
s'en allait.

«Le père et le fils entrèrent dans le labyrinthe d'allées qui mène au
grand escalier du massif d'arbres du côté de la rue Madame.

«Dès qu'ils ne furent plus en vue, l'aîné se coucha vivement à plat
ventre sur le rebord arrondi du bassin, et, s'y cramponnant de la main
gauche, penché sur l'eau, presque prêt à y tomber, étendit avec sa
main droite sa baguette vers le gâteau. Les cygnes, voyant l'ennemi,
se hâtèrent et en se hâtant firent un effet de poitrail utile au petit
pêcheur; l'eau devant les cygnes reflua, et l'une de ces molles
ondulations concentriques poussa doucement la brioche vers la
baguette de l'enfant. Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha
le gâteau. L'enfant donna un coup vif, ramena la brioche, effraya les
cygnes, saisit le gâteau, et se redressa. Le gâteau était mouillé;
mais ils avaient faim et soif. L'aîné fit deux parts de la brioche,
une grosse et une petite, prit la petite pour lui, donna la grosse à
son petit frère, et lui dit:

«--_Colle-toi ça dans le fusil._»

Nous négligeons ici quelques défauts de conception et de goût dans
l'oeuvre d'art de Victor Hugo, et nous disons en nous résumant:

Le livre est dangereux, parce que le danger suprême en fait de
sociabilité, l'excès séduisant l'idéal, le pervertit. Il passionne
l'homme peu intelligent pour l'impossible: la plus terrible et la plus
meurtrière des passions à donner aux masses, c'est la passion de
l'impossible! Presque tout est impossible dans les aspirations des
_Misérables_, et la première de ces impossibilités, c'est l'extinction
de toutes nos misères.

Ne trompez pas l'homme, vous le rendriez fou; et quand, de la folie
sacrée de votre idéal, vous le laisseriez retomber sur l'aridité et la
nudité de ses misères, vous le rendriez fou furieux.

Vous l'avez senti vous-même en excusant et en exaltant d'avance, dans
l'éloge de la Terreur, la frénésie de ses mécomptes en 1793. Votre
conventionnel, Marat, Danton, Robespierre, les hommes du Comité de
salut public, ne sont plus à vos yeux que des apôtres à tout prix de
l'idéal!

Vous êtes dans l'erreur: ils ont été des révoltés contre la nature.
Furieux de trouver la nature en opposition avec leur système
platonique de société, ils ont perdu la tête et ils ont fait le coup
d'État contre la nature. Pour avoir voulu être des dieux ils sont
devenus des radicaux, et pour avoir voulu être des radicaux ils sont
devenus des exterminateurs. Enfants des exterminés, brûlez donc votre
encens à l'ange exterminateur! Le faux idéal devient facilement
féroce. C'est la pente de cette critique radicale contre la société.

Qui est-ce qui cause les plus terribles tempêtes sur l'Océan? ce sont
ses limites; il veut les franchir, son poids s'y oppose, et il se
fond en écume en tentant follement de déraciner l'écueil.


XXI.

Il y a une puissance divine contre laquelle l'humanité, dans la
personne de ses plus grands hommes, s'est insurgée dans tous les
siècles, pour franchir aussi les limites prescrites à sa destinée
mortelle par son Créateur, et qui, comme l'Océan, l'a toujours fait
retomber en poussières et en écumes retentissantes dans son lit. Niez
cette puissance, c'est la folie; reconnaissez-la en l'adorant, c'est
la sagesse.

Cette puissance mystérieuse, invincible, souveraine, que les hommes
refusent orgueilleusement d'avouer, voulez-vous que je la révèle à mon
tour? Elle n'a qu'un nom, mystérieux et sans réplique comme elle:

  C'EST LA FORCE DES CHOSES.


XXII.

Qu'est-ce que la force des choses?

C'est l'ensemble, c'est le composé de toutes les lois absolues dont le
Créateur de ce pauvre _embryon de Dieu_, nommé l'homme, a formé sa
courte et imparfaite créature, en le jetant, on ne sait pour quelle
fin (châtiment, expiation, germination, mais, en tout cas, misère),
sur ce petit globe misérable lui-même, composé d'un éclair de temps,
d'un atome d'espace, d'un nombre infinitésimal de jours, d'un éclair
de vie et d'une nuit de mort!

Trouvez-moi donc la place, la durée, les éléments d'une humanité
parfaite dans cet abrégé de brièveté, d'imperfections et de
souffrances inhérentes à notre condition _fatale_! Rêvez donc l'Éden
de vos songes avec ce chaos d'infirmités organiques! Faites donc des
dieux avec cette parcelle d'intelligence emprisonnée dans cette
pincée de boue, comme l'étincelle de la lampe du mineur dans son
cachot qu'il n'agrandit que pour voir plus de nuit autour de son être!

Voilà la FORCE DES CHOSES de notre organisation. Humanité, ton vrai
nom est Misère!

N'est-ce pas misère que de naître à l'heure et dans les conditions
qu'on n'a ni délibérées, ni choisies, pour subir tous les maux
inhérents à l'organisation imparfaite et périssable de cette créature
appelée l'homme? sans que toutes les utopies, révolutions, progrès,
puissent retrancher un nerf ou ajouter un cheveu à ce mécanisme de
notre corps?

N'est-ce pas misère que d'y naître et d'y végéter forcément, dépendant
de tous par l'enfance et par la vieillesse, ces deux maladies
organiques de l'homme, qui lui prennent les deux tiers de sa vie?

N'est-ce pas misère que vouloir et ne pas pouvoir?

N'est-ce pas misère que de naître forcément dans telle patrie ou dans
telle autre, soumis à des lois qu'on n'a pas faites et contre
lesquelles on ne peut que protester?

N'est-ce pas misère que d'être classé d'avance dans telle ou telle
catégorie supérieure, moyenne ou subalterne, parmi cette horde humaine
jetée dans un monde tout fait, où les uns s'appellent grands, les
autres petits, sans qu'aucune égalité y soit possible, si ce n'est
l'égalité du cercueil qui n'a que six pieds pour les uns comme pour
les autres?

N'est-ce pas misère que d'aspirer follement à une égalité impossible
des conditions, égalité tellement impraticable que, si l'utopiste la
créait un instant, tout mouvement, et par conséquent tout ce que
l'auteur appelle le progrès, s'arrêterait à l'instant, car le grand
ressort de l'horloge humaine, le désir, serait à l'instant brisé?

N'est-ce pas misère que la brièveté où mène la longue durée de
l'existence (car tout ce qui finit par la mort est court, la mort n'a
point d'âge; à la pensée de celui qui meurt, c'est un songe)?

N'est-ce pas misère que ces infirmités, ces maladies inévitables qui
nous privent, nous vivants, d'un de ces sens si bornés dont la nature
nous a si parcimonieusement doués en naissant, comme conditions
nécessaires à notre existence? Demandez aux grabats de nos hôpitaux le
secret de la panacée universelle! Demandez à l'impotent de marcher, à
l'aveugle de voir, au muet de parler, au vieillard de rajeunir!

Et les misères morales, demandez-en le terme à ces myriades de
douleurs qui poignent l'homme depuis qu'il a la puissance de sentir,
c'est-à-dire de souffrir!

Misère de l'être aimant qui s'attache et se déchire en emportant un
morceau de son coeur à chaque déchirement d'un autre coeur! Misère de
la femme qui adhère à l'homme comme la chair aux os! Misère de l'époux
qui voit sécher sur son sein la compagne dans laquelle il a mis toutes
ses complaisances! Misère de la mère qui voit son fruit d'amour se
flétrir sous sa mamelle pleine de lait qu'elle répand à terre parce
que la bouche mourante se détourne de la coupe d'amour! Misère des
fils qui se voient enlever, comme la racine nourricière de l'arbre, le
père fort, la mère jeune, qui les ont engendrés!

Misères du corps qui ont plus de noms que l'année n'a de jours!
Misères de la condition sociale, qui n'ont de remèdes pour l'un qu'en
les déplaçant pour l'autre! Misères d'un métier horrible, et cependant
nécessaire, pour ces milliers d'hommes mourant de faim, de froid, de
nudité, de défaillance, si le mineur, pour gagner sa vie et celle de
ses petits, ne s'enfermait pas, son pic à la main, dans ces
labyrinthes souterrains de la mine pour en rapporter le soir le
morceau de pain pour sa famille, le calorique pétrifié pour les
autres!

Misères du laboureur qui amollit le sol de ses sueurs, qui le sème par
la pluie, qui le moissonne sous les feux de la canicule! Misères du
pasteur qui engraisse l'agneau et qui le dépouille de sa laine, qui y
attache son coeur et qui vend au boucher la génisse qui a donné son
lait à sa famille! Misères du boucher qui l'assomme sans haine et qui
en dépèce les chairs palpitantes pour en vendre le coeur à ce
carnivore universel qui ne peut vivre sans dévorer, et que la nature
condamne par talion à être dévoré à son tour par le plus vil des
reptiles!

Misères de l'esprit condamné au doute et qui ne peut vivre que de
foi! Misères du crime qui se frappe lui-même, dont le remords est le
bourreau, et qui peut tuer des milliers de victimes, mais qui ne peut
tuer son propre supplice, le remords! Misère du vice qui se punit
lui-même en se satisfaisant! Misère de la vertu qui se sent honnie,
persécutée sur la terre, et qui n'a pour récompense que la calomnie,
et pour consolation que la voix faible et lointaine de la conscience,
qui lui parle bas, comme une voix qu'on discerne à peine, et qui lui
dit les secrets de Dieu!

Misère de l'âme, qui vit d'espérances et qui est obligée de passer par
les ténèbres de l'existence et par l'ombre du tombeau, entre
l'incertitude et le désespoir! Misère de l'espérance elle-même, qui se
bâtit, comme Victor Hugo, des palais de délices et de justice pour
l'humanité, et qui, en avançant dans la vie, voit s'écrouler, comme la
pierre du cercueil, ses propres rêves!

Enfin, tant et tant de misères, que la seule et la plus définitive
vertu que l'homme ait pu inventer pour l'homme ici-bas, c'est la
compassion réciproque, l'assistance mutuelle, la pitié active, la
charité de main et de coeur, et que, sans cette vertu, personnifiée
dans une femme d'abnégation, appelée _soeur_ de ceux qui n'ont pas de
frères, ce monde infernal serait inhabitable pour tant de misères!


XXIII.

On a relégué un enfer ailleurs: c'est une des plus inutiles
superfluités; n'y en avait-il pas assez autour de nous et en nous?

Disons la vérité crûment à ceux qui, avec un pareil monde et pour un
pareil monde, ont créé une poétique fantasmagorie d'un progrès
indéfini où ils font marcher l'homme, comme dans une aube éternelle,
de perfection en perfection, jusqu'à des félicités et des immortalités
terrestres évidemment incompatibles avec sa nature. Perfection est le
mot d'un autre monde; vicissitude est le nom de celui-ci.

Ils ne le savent pas, mais ils l'attestent par la frénésie même de ces
illusions qu'ils donnent aux masses en les éprouvant d'abord. Le
matérialisme, cette maladie du dernier siècle, est, à leur insu, au
fond de toutes ces illusions de la chair, excepté chez Victor Hugo,
trop divin pour se matérialiser.

Lisez ses doctrines lyriques sur le _progrès_.


XXIV.

..................................................................
..................................................................

«Le progrès est le mode de l'homme. La vie générale du genre humain
s'appelle le Progrès; le pas collectif du genre humain s'appelle le
Progrès. Le Progrès marche; il fait le grand voyage humain et
terrestre vers le céleste et le divin; il a ses haltes où il rallie le
troupeau attardé; il a ses stations où il médite, en présence de
quelque Chanaan splendide dévoilant tout à coup son horizon; il a ses
nuits où il dort, et c'est une des poignantes anxiétés du penseur de
voir l'ombre sur l'âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans
pouvoir le réveiller, le Progrès endormi.

«--_Dieu est peut-être mort_, disait un jour à celui qui écrit ces
lignes Gérard de Nerval, confondant le Progrès avec Dieu, et prenant
l'interruption du mouvement pour la mort de l'Être.

«Qui désespère a tort. Le Progrès se réveille infailliblement, et, en
somme, on pourrait dire qu'il marche, même endormi, car il a grandi.
Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours
paisible, cela ne dépend pas plus du Progrès que du fleuve; n'y élevez
point de barrage, n'y jetez point de rocher; l'obstacle fait écumer
l'eau et bouillonner l'humanité. De là des troubles; mais, après ces
troubles, on reconnaît qu'il y a du chemin de fait. Jusqu'à ce que
l'ordre, qui n'est autre chose que la paix universelle, soit établi,
jusqu'à ce que l'harmonie et l'unité règnent, le Progrès aura pour
étapes les révolutions.

«Qu'est-ce donc que le Progrès? Nous venons de le dire. La vie
permanente des peuples.

«Or il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait
résistance à la vie éternelle du genre humain.

«Avouons-le sans amertume, l'individu a son intérêt distinct, et peut
sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre; le présent a
sa quantité excusable d'égoïsme; la vie momentanée a son droit, et
n'est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l'avenir. La génération
qui a actuellement son tour de passage sur la terre n'est pas forcée
de l'abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront
leur tour plus tard.--J'existe, murmure ce quelqu'un qui se nomme
Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me
reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais
de bonnes affaires, j'ai des maisons à louer, j'ai de l'argent sur
l'État, je suis heureux, j'ai femme et enfants, j'aime tout cela, je
désire vivre, laissez-moi tranquille.--De là, à de certaines heures,
un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.

«L'utopie d'ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en
faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son
procédé, la bataille, au mensonge d'hier. Elle, l'avenir, elle agit
comme le passé. Elle, l'idée pure, elle devient voie de fait. Elle
complique son héroïsme d'une violence dont il est juste qu'elle
réponde, violence d'occasion et d'expédient, contraire aux principes,
et dont elle est fatalement punie. L'utopie insurrection combat, le
vieux code militaire au poing; elle fusille les espions; elle exécute
les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les
ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble
que l'utopie n'ait plus de foi dans le rayonnement, sa force
irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun
glaive n'est simple. Toute épée a deux tranchants; qui blesse avec
l'un se blesse à l'autre.


XXV.

«Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est
impossible de ne pas admirer, qu'ils réussissent ou non, les glorieux
combattants de l'avenir, les confesseurs de l'utopie. Même quand ils
avortent, ils sont vénérables, et c'est peut-être dans l'insuccès
qu'ils ont le plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le
progrès, mérite l'applaudissement des peuples; mais une défaite
héroïque mérite leur attendrissement. L'une est magnifique, l'autre
est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown
est plus grand que Washington, et Piascane est plus grand que
Garibaldi.

«Il faut bien que quelqu'un soit pour les vaincus.

«On est injuste pour ces grands essayeurs de l'avenir quand ils
avortent.

«On accuse les révolutionnaires de semer l'effroi. Toute barricade
semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on
redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur
reproche d'élever, d'échafauder et d'entasser contre le fait social
régnant un monceau de misères, de douleurs, d'iniquités, de griefs, de
désespoirs, et d'arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour
s'y créneler et y combattre. On leur crie: Vous dépavez l'enfer! Ils
pourraient répondre: C'est pour cela que notre barricade est faite de
bonnes intentions.

«Le mieux, certes, c'est la solution pacifique. En somme,
convenons-en, lorsqu'on voit le pavé, on songe à l'ours, et c'est une
bonne volonté dont la société s'inquiète. Mais il dépend de la société
de se sauver elle-même; c'est à sa propre bonne volonté que nous
faisons appel. Aucun remède violent n'est nécessaire. Étudier le mal à
l'amiable, le constater, puis le guérir: c'est à cela que nous la
convions.

«Quoiqu'il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes,
ces hommes qui, sur tous les points de l'univers, l'oeil fixé sur la
France, luttent pour la grande oeuvre avec la logique inflexible de
l'idéal; ils donnent leur vie en pur don pour le Progrès; ils
accomplissent la volonté de la Providence; ils font un acte religieux.
À l'heure dite, avec autant de désintéressement qu'un acteur qui
arrive à sa réplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans
le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque,
ils l'acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences
universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé
le 14 juillet 1789; ces soldats sont des prêtres. La révolution
française est un geste de Dieu.


XXVI.

«Du reste, il y a, et il convient d'ajouter cette distinction aux
distinctions déjà indiquées dans un autre chapitre, il y a les
insurrections acceptées qui s'appellent révolutions; il y a les
révolutions refusées qui s'appellent émeutes. Une insurrection qui
éclate, c'est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le
peuple laisse tomber sa boule noire, l'idée est fruit sec;
l'insurrection est échauffourée.

«L'entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l'utopie le
désire n'est pas le fait des peuples. Les nations n'ont pas toujours
et à toute heure le tempérament des héros et des martyrs.

«Elles sont positives. _À priori_, l'insurrection leur répugne:
premièrement, parce qu'elle a souvent pour résultat une catastrophe;
deuxièmement, parce qu'elle a toujours pour point de départ une
abstraction.

«Car, et ceci est beau, c'est toujours pour l'idéal, et pour l'idéal
seul, que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un
enthousiasme. L'enthousiasme peut se mettre en colère; de là les
prises d'armes. Mais toute insurrection qui couche en joue un
gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple,
insistons-y, ce que combattaient les chefs de l'insurrection de 1832,
et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie,
ce n'était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à coeur
ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la
monarchie et à la révolution; aucun ne le haïssait. Mais ils
attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe
comme ils en avaient attaqué la branche aînée dans Charles X; et ce
qu'ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous
l'avons expliqué, c'était l'usurpation de l'homme sur l'homme et du
privilége sur le droit dans l'univers entier. Paris sans roi a pour
contre-coup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur
but était lointain sans doute, vague peut-être et reculant devant
l'effort; mais grand.


XXVII.

«Cela est ainsi. Et l'on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les
sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions
auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L'insurgé
poétise et dore l'insurrection. On se jette dans ces choses tragiques
en se grisant de ce que l'on va faire. Qui sait? on réussira
peut-être. On est le petit nombre, on a contre soi toute une armée;
mais on défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun
sur soi-même qui n'a pas d'abdication possible, la justice, la vérité,
et au besoin on meurt comme les trois cents Spartiates. On ne songe
pas à Don Quichote, mais à Léonidas. Et l'on va devant soi, et, une
fois engagé, on ne recule plus, et l'on se précipite tête baissée,
ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le
progrès remis en liberté, l'agrandissement du genre humain, la
délivrance universelle, et pour pis aller les Thermopyles.

«Ces passes d'armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons
de dire pourquoi. La foule est rétive à l'entraînement des paladins.
Les lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur
même, craignent les aventures; et il y a de l'aventure dans l'idéal.

«D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de
l'idéal et du sentimental. Quelquefois l'estomac paralyse le coeur.

«La grandeur et la beauté de la France, c'est qu'elle prend moins de
ventre que les autres peuples; elle se noue plus aisément la corde
aux reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle
va en avant. Elle est chercheuse.

«Cela tient à ce qu'elle est artiste.

«L'idéal n'est autre chose que le point culminant de la logique, de
même que le beau n'est autre chose que la cime du vrai. Les peuples
artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c'est
voir la lumière. C'est ce qui fait que le flambeau de l'Europe,
c'est-à-dire de la civilisation, a été porté d'abord par la Grèce, qui
l'a passé à l'Italie, qui l'a passé à la France. Divins peuples
éclaireurs! _Vitaï lampada tradunt._

«Chose admirable, la poésie d'un peuple est l'élément de son progrès.
La quantité de civilisation se mesure à la quantité d'imagination.
Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe,
oui; Sybaris, non. Qui s'effémine s'abâtardit. Il ne faut être ni
dilettante ni virtuose, mais il faut être artiste. En matière de
civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette
condition, on donne au genre humain le patron de l'idéal.

«L'idéal moderne a son type dans l'art, et son moyen dans la science.
C'est par la science qu'on réalisera cette vision auguste des poëtes:
le beau social. On refera l'Éden par A + B. Au point où la
civilisation est parvenue, l'exact est un élément nécessaire du
splendide, et le sentiment artiste est non-seulement servi, mais
complété par l'organe scientifique; le rêve doit calculer. L'art, qui
est le conquérant, doit avoir pour point d'appui la science, qui est
le marcheur. La solidité de la monture importe. L'esprit moderne,
c'est le génie de la Grèce ayant pour véhicule le génie de l'Inde:
Alexandre sur l'éléphant.

«Les races pétrifiées dans le dogme ou démoralisées par le lucre sont
impropres à la conduite de la civilisation. La génuflexion devant
l'idole ou devant l'écu atrophie le muscle qui marche et la volonté
qui va. L'absorption hiératique ou marchande amoindrit le rayonnement
d'un peuple, abaisse son horizon en abaissant son niveau, et lui
retire cette intelligence à la fois humaine et divine du but
universel, qui fait les nations missionnaires. Babylone n'a pas
d'idéal; Carthage n'a pas d'idéal. Athènes et Rome ont et gardent,
même à travers toute l'épaisseur nocturne des siècles, des auréoles de
civilisation.


XXVIII.

«La France est de la même qualité de peuple que la Grèce et l'Italie.
Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. En outre elle
est bonne. Elle se donne. Elle est plus souvent que les autres peuples
en humeur de dévouement et de sacrifice. Seulement cette humeur la
prend et la quitte. Et c'est là le grand péril pour ceux qui courent
quand elle ne veut que marcher, ou qui marchent quand elle veut
s'arrêter. La France a ses rechutes de matérialisme, et, à de certains
instants, les idées qui obstruent ce cerveau sublime n'ont plus rien
qui rappelle la grandeur française et sont de la dimension d'un
Missouri ou d'une Caroline du Sud. Qu'y faire? La géante joue la
naine; l'immense France a ses fantaisies de petitesse. Voilà tout.

«À cela rien à dire. Les peuples comme les astres ont le droit
d'éclipse. Et tout est bien, pourvu que la lumière revienne et que
l'éclipse ne dégénère pas en nuit. Aube et résurrection sont
synonymes. La réapparition de la lumière est identique à la
persistance du moi.

«Constatons ces faits avec calme. La mort sur la barricade, ou la
tombe dans l'exil, c'est pour le dévouement un en-cas acceptable. Le
vrai nom de dévouement, c'est désintéressement. Que les abandonnés se
laissent abandonner, que les exilés se laissent exiler, et
bornons-nous à supplier les grands peuples de ne pas reculer trop
loin, quand ils reculent. Il ne faut pas, sous prétexte de retour à la
raison, aller trop avant dans la descente.

«La matière existe, la minute existe, les intérêts existent, le ventre
existe; mais il ne faut pas que le ventre soit la seule sagesse. La
vie momentanée a son droit, nous l'admettons, mais la vie permanente a
le sien. Hélas! être monté, cela n'empêche pas de tomber. On voit
ceci dans l'histoire plus souvent qu'on ne voudrait: une nation est
illustre; elle goûte à l'idéal, puis elle mord dans la fange, et elle
trouve cela bon; et si on lui demande d'où vient qu'elle abandonne
Socrate pour Falstaff, elle répond: C'est que j'aime les hommes
d'État.

«Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée.


XXIX.

«Une bataille comme celle que nous racontons en ce moment n'est autre
chose qu'une convulsion vers l'idéal. Le progrès entravé est maladif,
et il a de ces tragiques épilepsies. Cette maladie du progrès, la
guerre civile, nous avons dû la rencontrer sur notre passage. C'est là
une des phases fatales, à la fois acte et entr'acte, de ce drame dont
le pivot est un damné social, et dont le titre véritable est: _le
Progrès_.

«Le Progrès!

«Ce cri que nous jetons souvent est toute notre pensée; et, au point
de ce drame où nous sommes, l'idée qu'il contient ayant encore plus
d'une épreuve à subir, il nous est permis peut-être, sinon d'en
soulever le voile, du moins d'en laisser transparaître nettement la
lueur.

«Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c'est d'un bout
à l'autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient
les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du
mal au bien, de l'injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au
jour, de l'appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la
bestialité au devoir, de l'enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de
départ: la matière; point d'arrivée: l'âme. L'hydre au commencement,
l'ange à la fin.»


XXX.

Ces pages sont très-belles, mais, de quelque mot qu'on se serve, de
quelques phrases qu'on les pare, il n'y a, il n'y a jamais eu et il
n'y aura jamais que deux philosophies sociales ici-bas:

La philosophie sociale des jouissances matérielles à multiplier et à
faire convoiter de bonne foi à tous les hommes;

La philosophie sociale du spiritualisme et de la résignation pieuse à
l'ordre douloureux de la nature, ce décret absolu du Créateur, ce fait
accompli, et tristement accompli, du destin; l'imperfection, la
douleur, le travail et la mort, pour mériter un autre sort dans le
monde ascendant et invisible dont la terre est la ténébreuse avenue.
L'épreuve ici, la récompense ailleurs.

Entre ces deux philosophies sociales, il n'y a pas de milieu: ou il
faut rêver avec les utopistes actuels, ces Titans de l'absurde, des
rêves tels que j'aimerais mieux croire à la quadrature du cercle et
aux hallucinations apocalyptiques de Patmos qu'à la réhabilitation de
la chair par Saint-Simon, ou à la mer de lait sucré, ou à
l'accroissement physique de l'homme par l'allongement de la colonne
vertébrale, c'est-à-dire par l'ignoble partie innommable du buste
humain; ou bien, faut-il le dire, à l'immense et universelle félicité
de l'être à deux pieds sans plumes, de mon sublime ami Victor Hugo,
qui, lui du moins, est hardiment spiritualiste et philosophiquement
chrétien.

Non, quel est le but de tout cela? La jouissance: un peu plus de
chair, un peu plus d'appétits, un peu plus de moyens d'y satisfaire;
un peu plus de vie, on ne sait pas comment: car, si nous vivions
indéfiniment sans maladie et sans mort, que deviendraient les
innombrables générations qui demandent à Dieu de naître à leur tour,
et qui, trouvant la place prise, rentreraient dans le néant avant
d'être nées? Et où serait la justice, pour ceux qui, étant nés et
étant morts avant l'ère de nos utopistes immortels, n'auraient pas
bénéficié de notre perfectibilité indéfinie? victimes innombrables
aussi du fait accompli! arrivés trop tard! irrémédiables _Tant pis_ du
banquet éternel!

Quelle justice du Créateur ou de la nature pour les générations, plus
nombreuses que le sable de la mer, qui sont nées, qui ont brouté, qui
sont mortes entre soixante-dix et quatre-vingts ans, temps légal
accordé aux hommes favorisés du temps, comme dit Job, qui s'y
connaissait déjà:

«L'homme vit peu, et sa vie est remplie de beaucoup de misères!»

Et quelle éternité que ce nombre indéfini d'années ajouté à nos
courtes années par ces philosophes de la chair et de la vie, occupés à
se partager équitablement et à dévorer en commun cette ration
exactement égale de nectar inépuisable ou d'ambroisie nourrissante!

Jouissance purement matérielle, et par conséquent bientôt savourée,
fond de cette philosophie _à la Condorcet_, qui m'ennuie seulement d'y
penser, et qui ennuierait de sa fastidieuse monotonie ses propres
inventeurs.

Car la jouissance matérielle est bornée comme la matière. Ils n'y ont
pas pensé; les morceaux ont le même goût à leur banquet de Platon, de
J.-J. Rousseau, de Condorcet, de Valjean, etc.

Rêve pour rêve, j'aime mieux rêver l'inconnu que de goûter la soupe de
ces bienheureux du monde perfectible jusqu'à satiété du repas de
l'avenir!


XXXI.

L'autre philosophie sociale est celle qui, reconnaissant aussi dans la
création énigmatique telle quelle, un _mystérieux fait accompli_, s'y
résigne comme à une justice inexpliquée, puisqu'elle est fatale, ce
qui veut dire divine: semblable, j'en conviens, au prisonnier des
ténèbres, qui, après avoir fait le tour de son étroit cachot, et
convaincu qu'il n'y a aucune issue que par le suicide, évasion de la
destinée humaine, s'y assoit à la place assignée par la Providence, y
livre son corps à sa condition de souffrance et de corruption, sans
murmure et sans regret, et y cherche la nourriture de son âme, qu'il
_sent_ immortelle, dans la conformité du dessein de Dieu son maître,
dans le sacrifice de son bonheur à celui de ses semblables, dans la
vertu, ce supplément de bonheur qui vaut mieux que lui, et dans la
sainte certitude d'un destin supérieur quand cette voûte de son
cachot s'écroulera sur son corps mortel pour lui laisser voir du fond
du cercueil le vrai jour de Dieu!


XXXII.

Entre ces deux philosophies, qui peut hésiter? Ce n'est ni vous, ni
moi, ni Victor Hugo lui-même; car, il faut être juste, il est presque
partout, dans ce livre, spiritualiste comme le génie, cette
transcendance de l'esprit. Entre ces deux philosophies qui jurent et
se font antithèse comme l'onde opaque et l'aube éternelle, il y a un
conciliateur cependant: c'est le bon sens!

C'est le bon sens qui dit:

Si la nature ou si la FORCE DES CHOSES, ce qui est le même mot,
condamne tout le genre humain, riches et pauvres, puissants ou
impuissants, exploitateurs ou exploités, travailleurs de la main ou
travailleurs de l'esprit (car tout le monde travaille ou souffre
selon ses facultés), si la force des choses, ce FAIT ACCOMPLI, les
condamne tous par leur nature bornée, par l'imperfection de leurs
organes, par leurs conditions nécessairement diverses, par leurs
misères à peu près égales, les condamne, dis-je, à un tâtonnement
éternel, à des souffrances modérées chez les heureux, intolérables
chez les mal partagés du sort, à vivre en commun sur le même globe,
aspirant à une meilleure répartition de ce qu'on appelle mal et de ce
qu'on appelle bien; il faut, de toute nécessité, ou qu'ils
s'entretuent ou qu'ils s'entr'aident.

S'ils s'entretuent, la même dose de mal, multipliée au centuple pour
les survivants par le mal de la haine et par l'impossibilité de la
répartition, se retrouvera entre eux le lendemain du cataclysme.

S'ils s'entr'aident, ils seront toujours misérables par la force des
choses naturelles, mais ils apporteront à leurs misères tous les
adoucissements que leur triste organisation comporte, et que
l'assistance mutuelle nous commande au nom de la conscience et de
Dieu.


XXXIII.

La société, tout imparfaite qu'elle est, parce qu'elle est
l'expression d'un être imparfait, est le grand fait accompli des
siècles. Il faut le reconnaître ou s'appeler Titan; tout remettre en
question, comme les utopistes; se constituer en état de révolte
radicale contre la forme de l'humanité tout entière, c'est-à-dire en
état de démence et de frénésie contre la FORCE DES CHOSES, cette
souveraineté absolue de Dieu.

Que la société, sans cesse pénétrée de l'esprit divin, qui est un
esprit de paix et non de guerre, s'interroge sans cesse elle-même pour
savoir ce qu'elle peut introduire d'améliorations pratiques dans ses
formes et dans ses lois sans faire écrouler l'édifice, qu'elle
s'appelle tour à tour oligarchie, aristocratie, monarchie, démocratie,
république, selon que la force des choses, la tradition,
l'innovation, lui indique dans quelle région de la hiérarchie humaine
se trouve le plus de droit, de force conservatrice, d'autorité
nécessaire, de lumière législative, de responsabilité et de passion du
bien général. C'est l'acte même de la vie sociale; c'est la pulsation
du pouls, c'est le battement du coeur de l'humanité; ce sont
quelquefois les changements d'attitude, debout ou assis, des peuples
en révolution; c'est la FORCE DES CHOSES en législation.

Mais qu'on fasse espérer aux peuples, fanatisés d'espérances, le
renversement à leur profit des inégalités organiques créées par la
FORCE DES CHOSES, et maintenues par la nature elle-même sous peine de
mort; qu'on leur persuade que les deux bases fondamentales de toute
société non barbare, la propriété et la famille, ces deux
constitutions de Dieu et non de l'homme, peuvent être déplacées par le
radicalisme sans que tout s'écroule à la fois sur la tête des radicaux
comme des conservateurs, c'est là le rêve, c'est là la démence, c'est
là le sacrilége, c'est le drapeau rouge ou le drapeau noir de la
philosophie sociale! Tout ce qu'il y a de raison, de bon sens, de
lumière dans l'intelligence humaine, doit se rallier et protester
contre ces doctrines qui seraient le suicide de l'humanité.

On peut y pousser son siècle de deux manières: soit par la violence et
par le levier de la loi agraire, comme Catilina à Rome et Babeuf à
Paris; soit par l'excès des tendances égalitaires et par la magie
séductrice d'un idéal plus beau que nature, comme Victor Hugo et les
utopistes.

Malgré ses protestations sincères et courageuses contre toute
coercition violente à ses fins, la seule magie de son éloquence, les
seuls mirages de ses promesses, la seule séduction de ses songes
dorés, font de son livre un livre malsain de fait. Il est trop beau
pour être innocent. Il ne sait pas dire à la société humaine d'assez
rudes vérités; il lui masque la face impassible de la FORCE DES
CHOSES; il la soulève contre le fait accompli; il la flatte plus qu'il
ne l'éclaire; il donne tort partout à la société contre la misère,
contre la nécessité, contre le crime; il lui reproche ses
impuissances.

Les utopistes sont souvent plus à craindre que les scélérats
eux-mêmes, parce qu'on ne s'en défie pas et qu'on aime ses flatteurs.
Platon, Fénelon, Morus, ont peut-être fait verser autant de sang que
Catilina. Que Victor Hugo prenne garde à ce côté de son génie! et
qu'avant d'énoncer sa théorie du progrès sans limites, il étudie
profondément la FORCE DES CHOSES, la loi de la nature, incommutable
comme la nature elle-même.

Nous sommes tous des _misérables_, et nous ne serons jamais des dieux!

Mais, pour tempérer nos misères et pour désarmer l'utopie, le ciel
nous a laissé un divin intermédiaire, l'assistance mutuelle, cette
charité de tous pour tous.

Que la société l'introduise en plus forte dose dans ses lois, à chaque
misère sociale qui se révèle.

La charité légale est le traité de paix entre nous.


XXXIV.

On me demandait un jour, en 1848, au moment où les théories de partage
égalitaire jetaient le plus de trouble dans les imaginations:

--Comment cela finira-t-il?

--Cela finira, répondis-je à mes interlocuteurs alarmés, par quatre
lois que le temps comporte et que la raison publique avoue:

Une loi qui donne son droit politique à chacune des classes sociales
par une part proportionnelle au suffrage;

Une loi qui assure, non le droit au travail, mais le _droit de vivre_
à tout homme que le ciel envoie sur la terre pour y vivre. Le dernier
mot d'une société bien faite ne peut pas être la mort!

Une loi qui supprime la _peine de mort_, quand la société aura rendu
cette suppression sans danger pour elle, par un système organisé de
colonisation pénale qui sépare l'écume de l'eau sur un écueil de
l'Océan lointain, qui sépare le criminel de la société autant que le
tranchant de la hache sépare la tête du tronc sur l'échafaud;

Enfin une loi qui constitue sérieusement la liberté d'adorer Dieu
selon sa raison ou sa tradition, c'est-à-dire la liberté du ciel.

Ces quatre lois accomplies, tout rentrera de soi-même dans l'ordre,
jusqu'à ce que de nouveaux besoins physiques, intellectuels ou moraux,
constatés, demandent à la société de nouvelles satisfactions
légitimes.

Chaque révolution est un pas vers le vrai; si elle veut en faire dix,
elle tombe dans la fausse utopie et dans l'impossible.

Il lui faut attendre une autre occasion pendant des années ou des
siècles; c'est à recommencer!

Mais on ne trouve pas toujours des occasions aussi innocentes et des
populations aussi raisonnables qu'en 1848.

La révolution de 1848 fut en majorité la révolution des hommes d'État,
et la réalité acceptée, servie et défendue par l'Assemblée
constituante, la raison et le courage de la France.

L'autre révolution, celle de 1849, fut la révolution des utopistes,
menaçant la propriété de subversion et la France de la terreur.

Prenez garde aux colères de la propriété et à l'effroi légitime de la
terreur. Votre conventionnel est une mauvaise enseigne sur vos bonnes
pensées. Effacez l'enseigne du sang, et chantez _Cosette_, cette
idylle, la plus accomplie de la langue, qui fait oublier la tragédie!

En résumé, les _Misérables_ sont un sublime talent, une honnête
intention, et un livre très-dangereux de deux manières:

Non-seulement parce qu'il fait trop craindre aux heureux, mais parce
qu'il fait trop espérer aux malheureux.

                                                            LAMARTINE.



LXXXVIIIe ENTRETIEN.

DE LA LITTÉRATURE DE L'ÂME.

JOURNAL INTIME D'UNE JEUNE PERSONNE.

Mlle de Guérin.


I.

Toute âme est une scène, sur laquelle la vie, obscure ou publique,
joue des drames qui arrachent le sourire ou les larmes aux spectateurs
ou aux acteurs des événements dont se compose notre existence.

L'événement n'est rien: l'impression est tout. Que l'événement soit
une chute d'un trône dans le cachot, ou qu'il soit une pensée de jeune
fille, éclose sur son oreiller à l'heure de son réveil, dans la
solitude d'une chambre haute à la campagne, et se résumant en un
soupir ou en une prière ruisselante de pleurs au pied de son lit, peu
importe: l'émotion est la même dans le coeur qui l'éprouve et dans le
coeur de celui qui s'associe par la lecture à la force de ce
sentiment.


II.

Interrogez-vous bien. De tous les livres que vous avez lus dans votre
vie: _Imitation de Jésus-Christ_, _Confessions de saint Augustin_,
_Confessions de J.-J. Rousseau_, correspondances des âmes effeuillées
page à page et recomposées à la fin de la vie, confidences par
confidences, sans songer que la main du public les décachètera un
jour; _Lettres de Cicéron_, _Lettres de Pline le Jeune_, _Lettres de
Sévigné_, ce grand siècle écrit jour à jour par ses reflets intimes
sur l'esprit d'une femme; _Lettres de Voltaire_ lui-même, ces lambeaux
d'une passion acharnée à la destruction d'une idée; _Lettres de
Mirabeau_, ces flammes échappées du volcan d'un coeur pour en
incendier un autre, etc., etc.; demandez-vous sincèrement lequel de
tous ces livres a pénétré le plus profondément dans votre coeur,
lequel cohabite le plus habituellement avec vous dans la solitude de
vos jours avancés, lequel est devenu votre ami le plus quotidien dans
vos angoisses, avec lequel vous aimez le mieux vivre, avec lequel vous
aimez le mieux mourir.

Les plus touchantes catastrophes de l'histoire: le meurtre de César,
le supplice de Charles Ier, le cachot du Temple, la mort si calme de
Louis XVI, priant pour son peuple égaré; aucune de ces scènes a-t-elle
jamais retenti plus profondément dans votre coeur que la chute d'une
larme secrète d'une pauvre âme inconnue qui dit à Dieu ses douleurs
intimes, sans dire au monde son nom?

La confidence est le sceau de la vérité: et que l'on confie à Dieu, à
soi-même, à quelque amitié obscure, sans penser qu'aucun regard,
aucune oreille interposée n'en dérobera rien pour le redire au monde,
a un caractère d'intimité et de sincérité qui en centuple le prix. On
n'a pas même besoin de connaître le nom de ce mystérieux confident.

Voyez le plus beau des livres chrétiens, l'_Imitation_: on n'a pas su
encore le nom de l'écrivain, on ne le saura jamais; c'est l'homme sans
nom causant avec lui-même et avec ce personnage divin qu'il appelle la
_Grâce_. L'anonyme, ici, est la contre-épreuve de la sincérité: s'il
croyait moins à Dieu, il songerait aux hommes, et il aurait laissé
lire son nom, comme le peintre, sous quelque pierre ou sur quelque
feuille du premier plan.

Le lecteur, indépendamment de ce qu'on lui dit, aime à être pris pour
confident par l'ami qui chante ou qui parle: avoir un secret en commun
avec cette âme, c'est vivre à deux, c'est une espèce d'amour qui
s'enivre de ce qu'on lui dit à l'oreille et de ce qu'il répond
confidentiellement lui-même à la confidence connue ou inconnue.

Un livre qui est en même temps un secret, une intimité de l'âme, a
donc deux mérites qui le rendent doublement cher à ceux qui le lisent:
premièrement, il est un beau livre; secondement, il est un secret.

Le livre admirable dont nous allons vous parler est du nombre
infiniment petit de ces secrets de la littérature qui ont été
chuchotés bien bas entre le berceau, le lit et l'autel; il est plein
de mystère et de larmes, il en fait couler. C'est la littérature de
l'âme, écoutez-la soupirer.


III.

Mais, d'abord, étudions la scène où cette âme d'élite fut jetée en
naissant, et le site obscur qui servit de cadre à sa courte vie.

Dans cette région de la vieille France située entre le midi et
l'ouest, derrière le Périgord, près de la Charente, non loin de
l'Océan, s'étend un pays d'habitudes, de traditions, de pauvres
cultures, de familles incrustées comme le grès dans la terre, nobles
par consentement commun, parce que le château n'est que la première
masure du village, et que tout le monde y vient, comme chez soi,
chercher ce qui lui manque: bonne amitié, vieilles idées, semailles,
aliments, soins, outils, conseils, médicaments. Là s'élève le château
du Cayla, capitale d'un domaine de deux ou trois mille livres de
rente.

C'est l'opulence de la contrée; cela suffit pour vivre dans l'aisance
relative, en y surajoutant le produit en nature du petit jardin, du
champ réservé, de la vigne, du moulin, du verger en pente, qui donnent
le blé de l'année, les pommes de terre, le maïs, les châtaignes
conservées, les noix cassées par les maîtres et les serviteurs pendant
les veillées d'hiver, sur la table solide de la cuisine; le vin, les
légumes, les fruits, cueillis par la servante et les enfants, et
soigneusement encaissés et visités dans le fruitier; tout ce qui est
strictement nécessaire, en un mot, pour vivre largement et pour donner
libéralement aux malades, aux infirmes, aux pauvres du village, aux
mendiants errants et réguliers des villages voisins.


IV.

Le château du Cayla était de père en fils possédé et habité par la
famille de M. de Guérin, dont la jeune femme était née dans le bourg
de Cahuzac. Mademoiselle de Cahuzac, d'une maison assez riche pour le
pays, avait apporté en dot à M. de Guérin quelques petites terres, et,
après la mort de ses grands-parents, une assez grande maison meublée
dans la petite ville de Cahuzac. Cette alliance donnait aux Guérin une
aisance et une parenté plus larges dans le rayon du Cayla.

Le château du Cayla se composait d'une cour, autrefois pavée, et dont
les eaux des écuries avaient défoncé les larges dalles. Les fumiers
des chevaux, des vaches et des moutons, entassés immémorialement aux
portes, tapissaient les murailles de ces bâtiments, et servaient
partout de clôture.

Les cuisines ouvraient, par un perron élevé de quelques marches, sur
ce vaste cloaque; quelques sureaux et quelques houx, dont la forte
racine ne craint pas le sol des bergeries, croissaient dans les angles
des murs.

Les portes, ou les barrières à claire-voie, étaient sans cesse
ouvertes, et permettaient nuit et jour aux passants de monter les
degrés de pierre pour venir demander le morceau de pain, le coup d'eau
à puiser au seau suspendu derrière la porte, et aux paysans du hameau
d'Andillac de vivre pour ainsi dire en commun avec les habitants de la
maison.


V.

Une cheminée à cintre très-élevé, à large tuyau, au sommet duquel on
voyait le jour, à chaînes noircies par la fumée et la suie, à chenet
unique, qui portait jour et nuit un arbre tout entier, brûlant par un
bout, formait à son sommet une couronne ou plutôt une corbeille
d'acier, polie par les mains des bergers.

Deux bancs en pierre, incrustés à demi dans la muraille, servaient de
siéges aux domestiques et aux hôtes. Quelques grosses chaises et
fauteuils de noyer, entre la table de cuisine et la cheminée, se
prêtaient aux maîtres de la maison, quand ils venaient s'asseoir en
commun avec les gens, soit pour prendre le repas banal dans l'écuelle
de lourde faïence, soit pour leur faire la prière, soit pour causer
des travaux du jour ou du lendemain.

Une batterie de cuisine, composée de bassins de cuivre luisant comme
l'or, de vastes soupières grossièrement peintes, et de grands plateaux
à mettre le poisson quand on péchait tous les trois ans l'étang du
moulin, complétaient cet ameublement, objet d'admiration et d'envie
pour toutes les ménagères du village.


VI.

On sortait de la cuisine par un long corridor enfumé qui conduisait à
la salle à manger, où la nappe n'était guère mise que les jours de
cérémonie et quand on avait des hôtes à la maison; les autres jours,
on prenait les repas avec les domestiques, qui dînaient debout ou à
l'extrémité de la nappe écrue.

Au-delà de la salle à manger, on montait par un escalier tournant de
quelques marches dans la chambre qui servait de salon à la famille, et
dont une grande fenêtre cintrée ouvrait sur les jardins, en plein
midi, un peu plus élevée que le côté des cuisines. Du salon on passait
dans la chambre conjugale, où couchait M. de Guérin le père, ouvrant
aussi sur le jardin.

On reconnaissait à un papier encore propre sur les murs, à quelques
meubles élégants et aux rideaux du vaste lit à colonnes, les
réparations que le maître de la maison avait fait faire à l'époque de
son mariage pour y recevoir sa charmante femme; hélas! elle y était
morte jeune encore, à son quatrième enfant, et entre le lit et la
cheminée un portrait d'un peintre ambulant y avait laissé sa douce et
mélancolique image. Le père et les enfants, à chaque anniversaire du
mariage ou de la mort, ornaient ce cadre unique, et pour ainsi dire
vivant, de branches de myrte, d'immortelles, et de quelques grappes de
houx tressées en couronnes.

M. de Guérin habitait seul cette chambre sanctifiée par son souvenir;
un prie-Dieu en noyer, recouvert de tapisserie sous les genoux et sous
les coudes par madame de Guérin, gisait devant son portrait et servait
maintenant à M. de Guérin et aux enfants pour prier en se remémorant
leur épouse et leur mère.

Une table couverte de poussière, et des fauteuils surchargés de livres
et de papiers, entouraient la chambre. On voyait que le père de
famille ne s'établissait pas d'une manière permanente dans le domicile
où la mort était venue lui ravir la meilleure moitié de lui-même,
mais qu'il se tenait prêt à partir aussitôt qu'il plairait à Dieu, et
que ses enfants, dont il était tout à la fois le père et la mère,
pourraient se passer de lui; son vrai séjour était au cimetière
d'Andillac, où il allait entendre la messe tous les matins, les genoux
sur la pierre de sa femme.


VII.

Le salon dans lequel il passait la soirée avec ses enfants, et
quelquefois avec ses hôtes, ses parents, ou ceux de sa femme, et le
vieux curé d'Andillac, conservait aussi quelques traces d'élégance de
l'ancienne cour: une cheminée antique, une glace, une pendule, un
canapé, des fauteuils et des chaises de tapisserie. Une large fenêtre,
presque toujours ouverte sur les jardins, le soleil qui y entrait par
les beaux jours, la vue assez étendue des carrés de légumes encerclés
d'arbres à fruits, plus loin les cimes grêles, mais vertes, des
vergers, puis les prés en pente, puis le ruisseau, l'écluse, le
moulin, puis enfin les collines, qui fermaient la vallée d'un rideau
de cultures, de champs et de châtaigniers, y répandaient plus de jour,
de lointain et de gaieté que dans le reste de la demeure; la famille y
passait une partie du jour.

Il y avait des livres sur la cheminée et sur la table à jeu du milieu:
on n'y jouait jamais, mais on y lisait beaucoup. La nature des
ouvrages rappelait les occupations sérieuses du père, du fils, et
surtout de la fille aînée, mademoiselle Eugénie de Guérin, qui
remplaçait la mère par nécessité, par vertu et par goût, auprès de son
frère Maurice et de sa plus jeune soeur. C'étaient presque tous des
livres de dévotion ou d'histoire, et çà et là quelques romans choisis
de Walter Scott, le barde posthume des Stuarts, auteur justement adoré
des légitimistes français.


VIII.

M. de Guérin, émigré dès son enfance et rentré tout jeune de
l'émigration, en avait rapporté au Cayla cette foi antique et robuste
de caste et de famille, qui était plus enfoncée dans son coeur que les
fondements de son ancien manoir dans le rocher d'Andillac.

En continuant de monter l'escalier sombre et à spirale du Cayla, on
rencontrait çà et là de petits paliers de quelques marches détachées
du grand escalier, qui formaient un angle rentrant sous une porte en
rosace, donnant entrée à quelques séries de petits appartements, et
enfin, très-haut, aux chambres des domestiques.

Le premier de ces repos ouvrait sur trois chambres, au-dessus du
salon, qu'habitaient mademoiselle Eugénie de Guérin et sa petite
soeur.

La chambre de mademoiselle de Guérin était un peu plus ornée que celle
d'une servante; le lit était sans rideaux, cependant une petite table
sans tapis était entre les deux fenêtres; des livres pareils à ceux du
salon, et quelques feuilles de papier à moitié écrites d'une fine
écriture, étaient épars çà et là sur la table et sur les fauteuils.
Deux ou trois petits cadres de portraits, cloués contre les
murailles, attestaient ses amitiés ou ses préférences en hommes ou en
femmes. Des ouvrages de contemplation et le livre des livres pour les
âmes qui aiment à s'entretenir avec Dieu, le livre qui s'appelle
d'abord _Consolations_, l'_Imitation_, était en permanence sur la
table de nuit, comme une fleur séchée et effeuillée dont on a respiré
mille fois tous les parfums, mais qu'on garde pour les respirer
encore. Un crucifix en ivoire, héritage de sa mère, reposait sur la
cheminée; un chapelet, rarement oisif, était enroulé autour du cou et
pendait jusqu'aux pieds du Christ. On voyait qu'en rentrant de la
petite église d'Andillac on l'avait déposé là le matin pour le
reprendre le soir, à l'heure où le soleil baissant fait sentir le
besoin de prier.


IX.

Voilà Je château pour le dedans. Quant à son aspect contemplé du
dehors, rien n'annonçait ni prétention ni orgueil dans le style ou
dans la construction du Cayla; il ne se distinguait des grosses fermes
du pays que par un porche à moitié démoli avançant sur le perron, par
les deux rainures d'un pont-levis sur le milieu desquelles le marteau
symbolique de 1793 avait effacé les vieilles armoiries de la famille
des Guérin, et par un large pan de toit qui recouvrait le principal
corps de bâtiment entre les constructions inégales et successives des
derniers siècles.


X.

Tel apparaissait le château du Cayla, vieux nid démantelé,
qu'habitaient encore les jeunes rejetons de l'ancienne famille,
heureux et riches tant qu'ils ne le quittaient pas, pauvres et réduits
aux dernières conditions de la société aussitôt qu'ils en sortaient
pour chercher dans le monde leur ancienne place.

Ce monde n'était plus fait à leur mesure. Les filles n'avaient point
de dot; le fils, aucun moyen d'éducation ni d'avancement. Il fallait
vivre là, ou s'abaisser aux plus vulgaires occupations de la vie pour
végéter ailleurs.

On conçoit quelle mélancolie incurable devait être le fond des pensées
de ces quatre ou cinq solitaires, riches de passé, dénués d'avenir;
condamnés à languir dans ce petit domaine, ou à être submergés par la
loi de la société en sortant.

Les filles pouvaient attendre un hasard heureux de mariage sans dot,
avec quelque gentilhomme veuf ou suranné des environs, ou se vouer
généreusement au célibat pour laisser à leur frère leur petite fortune
après la mort de leurs parents. C'est le parti que mademoiselle
Eugénie de Guérin prit de bonne heure, martyre obscure de deux
abnégations volontaires, l'une pour remplacer l'épouse morte dans la
maison et dans le coeur de son père, l'autre pour remplacer la mère
absente auprès de son frère enfant.

Voilà quelle était la vie habituelle des habitants du Cayla, avec les
modifications que l'âge, les circonstances, les petits événements
intérieurs apportaient dans ces habitudes.


XI.

Le père de M. de Guérin avait émigré tout jeune, mais son extrême
jeunesse même avait empêché que la petite fortune de la famille ne fût
confisquée. Il était rentré inaperçu, et non dénoncé par les bons
paysans d'Andillac, peu de temps avant son mariage.

Il avait rapporté dans le domaine paternel les sentiments d'affection
pour les Bourbons, et surtout les sentiments religieux dont il avait
trouvé le germe dans sa famille et les habitudes parmi ses camarades
d'émigration.

Chez lui, ces affections et ces habitudes étaient sincères; il en
avait conservé l'exercice pratique sous l'influence de sa famille à
son retour. Cette religion pratique, son seul refuge après la mort
précoce de sa femme, avait redoublé en lui par l'isolement de son
coeur. Ses enfants ici-bas, et Dieu au ciel avec l'ombre de sa femme
comme rayonnement attractif autour de l'Être infini, étaient devenus
sa seule pensée. D'un caractère tendre, d'une humeur très-douce, d'une
abnégation complète en ce qui ne concernait que lui, il s'était
consacré exclusivement, par devoir et par affection, à l'éducation de
ses chers enfants.

Sa fille aînée, Eugénie de Guérin, avait été naturellement sa première
élève; il lui avait appris tout ce qu'il savait: l'adoration de sa
mère absente, le culte quotidien de sa mémoire à l'église et au
cimetière d'Andillac, les soins assidus des pauvres, des vieillards,
des enfants orphelins dans les maisons du voisinage. La lecture,
l'écriture, un peu de latin pour qu'elle pût suivre plus tard les
études domestiques de son jeune frère, l'intelligence et le goût des
livres classiques français qui étaient le fond de la bibliothèque de
la vieille maison, quelques-uns des modernes, tels que Chateaubriand
et Lamennais, qui venaient de revernir le catholicisme, enfin un petit
nombre de livres tout à fait nouveaux, venus de Paris par des amis
qui les prêtaient au Cayla: voilà l'éducation de mademoiselle de
Guérin, éducation toute passée d'abord par l'âme du père, comme l'eau
suspecte filtrée par le crible. Quand le père trouvait dans ces
volumes certains passages qui pouvaient être dangereux à l'imagination
d'une jeune personne, il lui suffisait d'y mettre une marque pour en
interdire la lecture; l'épée de l'ange exterminateur n'aurait pas été
plus sûre d'être obéie; la jeune fille s'arrêtait et passait aux pages
non interdites.

Mais cette éducation, dont le père remettait avec confiance les rênes
dans les mains de sa fille, finit par produire dans mademoiselle de
Guérin une puissance de réflexion et de pureté qui l'égala à son insu
aux plus hautes personnalités littéraires de son siècle. Née
d'elle-même, elle grandit à la hauteur d'elle-même et elle devint
insensiblement, comme nous allons la voir, une femme phénoménale, qui
ne se mesurait plus qu'à sa propre taille, et sous l'oeil de son père,
et sous la mesure de Dieu.

Et, chose étonnante, son style, abandonné à lui-même, et qui n'avait
de juge et de critique que son âme, ne resta comme forme au-dessous de
rien, pendant que, comme fond, ce style était au niveau de tout.


XII.

Laissons-la parler tout haut et toute seule maintenant, dans cette
petite chambre d'une campagne obscure où elle avait concentré sa vie;
laissons-la causer avec elle-même, avec son pauvre père, père si digne
d'elle, avec son frère devenu son fils, sur qui toutes ses pensées
avaient fini par converger comme sur le but unique de sa vie.

Le bonheur a voulu que, par une série de heureux hasards et de fidèle
affection (celle de M. d'Aurevilly, un écrivain qui ne peut être
caractérisé que par lui-même, parce qu'il ne ressemble à personne), le
hasard et le bonheur ont voulu que ce journal et ces lettres n'aient
pas péri dans les cendres du Cayla; mais que des mains pieuses les
aient recueillies le lendemain de sa mort pour édifier tout un
siècle, et, après M. de Sainte-Beuve, moi, qui vais essayer d'inspirer
à mes lecteurs la passion de les lire comme une _Imitation de
Jésus-Christ_ en action, le plus beau des livres modernes dans la plus
tendre des âmes et dans le plus confidentiel des styles. Style, non,
car qui dit style dit travail: ici ce n'est point travail, c'est
éclosion naturelle de la pensée.


XIII.

Cela commence le 15 novembre 1815 par une lettre à son frère, que les
études classiques ont enlevé enfin au toit du Cayla, et qui achève ses
études au séminaire de Cahuzac.

«Puisque tu le veux, mon cher Maurice, je vais donc continuer ce petit
journal que tu aimais tant; mais, comme le papier me manque, je me
sers d'un papier cousu.»

..................................................................

Pauvre fille! qui n'a pas même les feuilles blanches nécessaires à
l'expansion de son coeur pour elle et pour un enfant de quatorze ans!

Elle lui annonce la mort d'un bon ami de la famille à Gaillac. «De
pauvres femmes disaient, en allant à son agonie:--Celui-là n'aurait
pas dû mourir.--Et elles priaient en pleurant pour sa bonne mort.
Voilà qui donne à espérer pour son âme: des vertus qui nous font
pleurer des hommes doivent nous faire aimer de Dieu!»


XIV.

                                                       Le 17 novembre.

«Mimi[1] m'a écrit. Cette chère Mimi me dit de charmantes et douces
choses sur notre séparation, sur son retour, sur son ennui, car elle
s'ennuie loin de moi comme je m'ennuie sans elle. À tout moment, je
vois, je sens qu'elle me manque, surtout la nuit où j'ai l'habitude de
l'entendre respirer à mon oreille. Ce petit bruit me porte sommeil. Ne
pas l'entendre me fait penser tristement. Je pense à la mort, qui fait
aussi tout taire autour de nous, qui sera aussi une absence.

[Note 1: On appelait quelquefois ainsi dans la famille l'autre soeur,
_Mimi, Mimin_ ou Marie.]

«Ces idées de la nuit me viennent un peu de celles du jour. On ne
parle que de maladies, que de morts; la cloche d'Andillac n'a sonné
que des glas ces jours-ci. C'est la fièvre maligne qui fait ses
ravages comme tous les ans. Nous pleurons tous une jeune femme de mon
âge, la plus belle, la plus vertueuse de la paroisse, enlevée en
quelques jours. Elle laisse un tout petit enfant qui tétait. Pauvre
petit! C'était Marianne de Gaillard.

«Dimanche dernier j'allai encore serrer la main à une agonisante de
dix-huit ans. Elle me reconnut, la pauvre jeune fille, me dit un mot
et se remit à prier Dieu. Je voulais lui parler, je ne sus que lui
dire; les mourants parlent mieux que nous. On l'enterrait lundi.

«Que de réflexions à faire sur ces tombes fraîches! Oh! mon Dieu! que
l'on s'en va vite de ce monde! Le soir, quand je suis seule, toutes
ces figures de mort me reviennent. Je n'ai pas peur, mais mes pensées
prennent toutes le deuil, et le monde me paraît aussi triste qu'un
tombeau. Je t'ai dit cependant que tes lettres m'avaient fait plaisir.
Oh! c'est bien vrai; mon coeur n'est pas muet au milieu de ces
agonies, et ne sent que plus vivement tout ce qui lui porte vie.

«Ta lettre donc m'a donné une lueur de joie, je me trompe, un
véritable bonheur, par les bonnes choses dont elle est remplie. Enfin
ton avenir commence à poindre; je te vois un état, une position
sociale, un point d'appui à la vie matérielle. Dieu soit loué! c'est
ce que je désirais le plus en ce monde et pour toi et pour moi, car
mon avenir s'attache au tien, ils sont frères. J'ai fait de beaux
rêves à ce sujet, je te les dirai peut-être. Pour le moment, adieu; il
faut que j'écrive à Mimi.»


XV.

                                                       Le 18 novembre.

«Je suis furieuse contre la chatte grise. Cette méchante bête vient de
m'enlever un petit pigeon que je réchauffais au coin du feu. Il
commençait à revivre, le pauvre animal; je voulais le priver, il
m'aurait aimée, et voilà tout cela croqué par un chat! Que de
mécomptes dans la vie!

«Cet événement et tous ceux du jour se sont passés à la cuisine; c'est
là que je fais demeure toute la matinée et une partie du soir depuis
que je suis sans Mimi. Il faut surveiller la cuisinière; papa
quelquefois descend, et je lui lis près du fourneau ou au coin du feu
quelques morceaux des _Antiquités de l'Église anglo-saxonne_. Ce gros
livre étonnait Pierril. _Qué de mouts aqui dédins!_[2] Cet enfant est
tout à fait drôle. Un soir il me demanda si l'âme était immortelle;
puis après, ce que c'était qu'un philosophe. Nous étions aux grandes
questions, comme tu vois. Sur ma réponse que c'était quelqu'un de sage
et de savant: «Donc, Mademoiselle, vous êtes philosophe.» Ce fut dit
avec un air de naïveté et de franchise qui aurait pu flatter Socrate,
mais qui me fit tant rire que mon sérieux de catéchiste s'en alla pour
la soirée.

[Note 2: En patois du pays: Que de mots là-dedans!]

«Cet enfant nous a quittés un de ces jours, à son grand regret; il
était à terme le jour de la Saint-Brice. Le voilà avec son petit
cochon cherchant des truffes. S'il vient par ici, j'irai le joindre
pour lui demander s'il me trouve toujours l'air philosophe.

«Avec qui croirais-tu que j'étais ce matin au coin du feu de la
cuisine? Avec Platon: je n'osais pas le dire, mais il m'est tombé sous
les yeux, et j'ai voulu faire sa connaissance. Je n'en suis qu'aux
premières pages. Il me semble admirable, ce Platon: mais je lui trouve
une singulière idée, c'est de placer la santé avant la beauté dans la
nomenclature des biens que Dieu nous fait. S'il eût consulté une
femme, Platon n'aurait pas écrit cela: tu le penses bien? Je le pense
aussi, et cependant, me souvenant que _je suis philosophe_, je suis un
peu de son avis. Quand on est au lit bien malade, on ferait volontiers
le sacrifice de son teint ou de ses beaux yeux pour rattraper la santé
et jouir du soleil. Il suffit d'ailleurs d'un peu de piété dans le
coeur, d'un peu d'amour de Dieu pour renoncer bien vite à ces
idolâtries, car une jolie femme s'adore. Quand j'étais enfant,
j'aurais voulu être belle: je ne rêvais que beauté, parce que, me
disais-je, maman m'aurait aimée davantage. Grâce à Dieu, cet
enfantillage a passé, et je n'envie d'autre beauté que celle de l'âme.
Peut-être même en cela suis-je enfant comme autrefois: je voudrais
ressembler aux anges. Cela peut déplaire à Dieu: c'est aussi pour en
être aimée davantage.

«Que de choses me viennent, s'il ne fallait pas te quitter! Mais mon
chapelet, il faut que je le dise, la nuit est là: j'aime à finir le
jour en prières.»

                                                       Le 20 novembre.

«J'aime la neige: cette blanche vue a quelque chose de céleste. La
boue, la terre nue, me déplaisent, m'attristent; aujourd'hui je
n'aperçois que la trace des chemins et les pieds des petits oiseaux.
Tout légèrement qu'ils se posent, ils laissent leurs petites traces
qui font mille figures sur la neige. C'est joli à voir, ces petites
pattes rouges comme des crayons de corail qui les dessinent. L'hiver a
donc aussi ses jolies choses, ses agréments. On en trouve partout
quand on y sait voir. _Dieu répandit partout la grâce et la beauté._

«Il faut que j'aille voir ce qu'il y a d'aimable au coin du feu de la
cuisine, des bluettes si je veux. Ceci n'est qu'un petit bonjour que
je dis à la neige et à toi, au saut du lit.»

..................................................................
..................................................................


XVI.

Elle reprend deux jours après: sa petite soeur Mimi est toujours
absente.

«Je n'ai rien mis ici hier; mieux vaut du blanc que des nullités.

«J'étais lasse, j'avais sommeil; aujourd'hui c'est mieux.

«J'ai vu tomber et disparaître la neige; du temps que je faisais
moi-même mon dîner, un beau soleil s'est levé; plus de neige à
présent; le noir, le laid, reparaissent.

«Que verrai-je demain matin? Qui sait?

«La face du monde change si promptement!

«J'ai passé ma soirée à la cuisine... Walter Scott a été négligé
aujourd'hui. Il est dix heures, je vais dormir.»


XVII.

Le lendemain, le père et la petite soeur toujours absents, elle écrit
pour elle seule.

                                                       Le 21 novembre.

«La journée a commencé radieuse: un soleil d'été, un air doux qui
invitait à la promenade. Tout me disait d'y aller, mais je n'ai fait
que deux pas dehors et me suis arrêtée à l'écurie des moutons pour
voir un agneau blanc qui venait de naître.

«J'aime à voir ces petites bêtes qui font remercier Dieu de tant de
douces créatures dont il nous environne. Puis Pierril est venu; je
l'ai fait déjeuner et ai causé quelque temps avec lui, sans m'ennuyer
du tout de cette conversation. De combien d'assemblées on n'en dit pas
autant!

«Le vent souffle, toutes nos portes et fenêtres gémissent; c'est quasi
triste à l'heure qu'il est dans ma solitude: toute la maison est
endormie; on s'est levé de bonne heure pour faire du pain. Aussi ai-je
été fort occupée toute la matinée aux deux dîners. Ensuite, du repos;
j'ai écrit à Antoinette.

«C'est bien insignifiant, tout cela: autant vaudrait du papier blanc
que ce que j'écris; mais, quand ce ne serait qu'une goutte d'encre
d'ici, tu aurais plaisir de la voir; voilà pourquoi j'en fais des
mots.

«Je ne sais pourquoi, la nuit dernière, je n'ai vu en songe défiler
que des cercueils. Je voudrais cette nuit un sommeil moins sombre. Je
vais prier Dieu de me le donner.»

Le 24 novembre, elle reprend son récit. On voit combien la pensée de
son frère la possède.

«Trois jours de lacune, mon cher ami. C'est bien long pour moi, qui
aime si peu le vide; mais le temps m'a manqué pour m'asseoir. Je n'ai
fait que passer dans ma chambrette depuis samedi; à présent seulement
je m'arrête, et c'est pour écrire à Mimi bien au long et deux mots
ici. Peut-être ce soir ajouterai-je quelque chose, s'il en survient.

«Pour le moment tout est au calme, le dehors et le dedans, l'âme et la
maison: état heureux, mais qui laisse peu à dire, comme les règnes
pacifiques.

«Une lettre de Paul a commencé ma journée. Il m'invite à aller à Alby,
je ne lui promets pas; il faudrait sortir pour cela, et je deviens
sédentaire. Volontiers, je ferais voeu de clôture au Cayla. Nul lieu
au monde ne me plaît comme le chez moi. Oh! le délicieux _chez moi_!
Que je te plains, pauvre exilé, d'en être si loin, de ne voir les
tiens qu'en pensée, de ne pouvoir nous dire ni bonjour ni bonsoir, de
vivre étranger, sans demeure à toi dans ce monde, ayant père, frère,
soeurs, en un endroit! Tout cela est triste, et cependant je ne puis
pas désirer autre chose pour toi. Nous ne pouvons pas t'avoir; mais
j'espère te revoir, et cela me console. Mille fois je pense à cette
arrivée, et je prévois d'avance combien nous serons heureux.»


XVIII.

Le 25, la nuit est superbe; c'est un des événements de cette solitude.
Voyez comme elle en jouit:

«Je regarde par ma fenêtre avant de me coucher, pour voir quel temps
il fait et pour en jouir un moment, s'il est beau.

«Ce soir, j'ai regardé plus qu'à l'ordinaire, tant c'était ravissant,
cette belle nuit! Sans la crainte du rhume, j'y serais encore. Je
pensais à Dieu qui a fait notre prison si radieuse; je pensais aux
saints qui ont toutes ces belles étoiles sous leurs pieds; je pensais
à toi qui les regardais peut-être comme moi. Cela me tiendrait
aisément toute la nuit; cependant il faut fermer la fenêtre à ce beau
dehors et cligner les yeux sous des rideaux!

«Éran m'a apporté ce soir deux lettres de Louise. Elles sont
charmantes, ravissantes d'esprit, d'âme, de coeur, et tout cela pour
moi! Je ne sais pourquoi je ne suis pas transportée, ivre d'amitié.
Dieu sait pourtant si je l'aime.

«Voilà ma journée jusqu'à la dernière heure. Il ne me reste que la
prière du soir et le sommeil à attendre. Je ne sais s'il viendra, il
est loin.

«Il est possible que Mimi vienne demain. À pareille heure, je l'aurai;
elle sera là, ou plutôt nous reposerons sur le même oreiller, elle me
parlant de Gaillac, et moi du Cayla.»


XIX.

Le 28, sa soeur retrouvée, elle va avec elle à l'église du village
faire ses dévotions.

«Avant le jour, écrit-elle, j'avais les doigts dans les cendres,
cherchant du feu pour allumer la chandelle. Je n'en trouvais pas et
allais retrouver mon lit, lorsqu'un petit charbon que j'ai rencontré
du bout du doigt m'a fait voir du feu: voilà ma lampe allumée.

«Vite la toilette, la prière, et nous voilà avec Mimi dans le chemin
de Cahuzac. Ce pauvre chemin, je l'ai fait longtemps seule, et que
j'étais aise de le faire à quatre pieds aujourd'hui! Le temps n'était
pas beau.»

Puis une réflexion naïve et digne de Tibulle ou de Virgile.

  Suave mari magno...

«Oh! qu'il est doux, lorsque la pluie à petit bruit tombe des cieux,
d'être au coin de son feu, à tenir des pincettes, à faire des
bluettes! C'était mon passe-temps tout à l'heure; je l'aime fort: les
bluettes sont si jolies! ce sont les fleurs de cheminée.

«Vraiment il se passe de charmantes choses sur la cendre, et, quand je
ne suis pas occupée, je m'amuse à voir la fantasmagorie du foyer. Ce
sont mille petites figures de braise qui vont, qui viennent,
grandissent, changent, disparaissent, tantôt anges, démons cornus,
enfants, vieilles, papillons, chiens, moineaux: on voit de tout sous
les tisons.

«Je me souviens d'une figure portant un air de souffrance céleste qui
me peignait une âme en purgatoire. J'en fus frappée, et aurais voulu
avoir un peintre auprès de moi. Jamais vision plus parfaite.

«Remarque les tisons, et tu conviendras qu'il y a de belles choses, et
qu'à moins d'être aveugle, on ne peut pas s'ennuyer auprès du feu.
Écoute surtout ce petit sifflement qui sort parfois de dessous la
braise comme une voix qui chante. Rien n'est plus doux et plus pur, on
dirait que c'est quelque tout petit esprit de feu qui chante.

«Voilà, mon ami, mes soirées et leurs agréments; ajoute le sommeil,
qui n'est pas le moindre.»

Quelle mélancolie dans ce dernier mot d'appel au sommeil, qui comble
tous les vides et qui calme toutes les douleurs!


XX.

Le 1er décembre, elle écrit à son frère:

«C'est de la même encre dont je viens de t'écrire que je t'écris
encore; la même goutte tombant moitié à Paris, moitié ici, te vient
marquer diverses choses, ici des tendresses, là-bas des fâcheries; car
je t'envoie toujours tout ce qui me traverse l'âme.

«Quand tu liras tout cela, mon ami, souviens-toi que c'est écrit le
1er décembre, jour de pluie, d'obscurité, d'ennui, où le soleil ne
s'est pas montré, où je n'ai vu que des corbeaux.»

Le 3 décembre, un seul mot.... «Il est sept heures, j'entends le
ruisseau et j'aperçois une belle étoile qui se lève sur Mérin: tu n'as
pas oublié ce hameau?»

                                                        Le 5 décembre.

«Papa est parti ce matin pour Gaillac; nous voilà seules châtelaines,
Mimi et moi, jusqu'à demain et maîtresses absolues. Cette régence ne
me va pas mal et me plaît assez pour un jour, mais pas davantage. Les
longs règnes sont ennuyeux. C'est assez pour moi de commander à Trilby
et d'obtenir qu'elle vienne quand je l'appelle ou que je lui demande
la patte.

«Hier, fâcheux accident pour Trilbette. Comme elle dormait tranquille
sous la cheminée de la cuisine, une courge qui séchait lui est tombée
dessus. Le coup l'a étourdie, la pauvre bête est venue à nous au plus
vite nous porter ses douleurs. Une caresse l'a guérie.

«Il était nuit. Un coup de marteau se fait entendre, tout le monde
accourt à la porte. Qui est là? C'était Jean de Persac, notre ancien
métayer, et que je n'avais pas vu depuis longtemps.

«Il a été le bienvenu et a eu en entrant place au plat et à la
bouteille. Puis nous l'avons fait jaser sur son pays d'à présent, sur
ses enfants et sa femme. J'aime fort ces conversations et ces
revoirs. Ces figures d'autrefois font plaisir, il semble qu'elles
ramènent la jeunesse.»

                                                        Le 6 décembre.

«Je fis promettre à Jean de repasser ici ce soir; je le reverrai, et
puis je veux lui donner une lettre pour Gabrielle: c'est un de leurs
métayers. _Bri_ ne sera pas fâchée de ce souvenir inattendu; je lui
aurais écrit par la poste, et lui épargne ainsi huit sous qu'elle
donnera de plus aux pauvres. Voilà donc une bonne oeuvre que je fais
faire.

«Au reste, c'est un jour de bonnes actions aujourd'hui; je viens de
Cahuzac et, comme chaque fois, merveilleusement disposée à bien faire;
faire mal ce jour-là me semble impossible. Puis, c'est un calme
étrange! Remarque comme ces jours-là mon âme a l'air tranquille. Elle
l'est en effet, car je ne dissimule pas avec toi et laisse tomber sur
le papier tout ce qui me vient, même des larmes.

«Quand mon bulletin se prolonge, c'est marque que je suis au mieux.
Grande abondance alors d'affection et de choses à dire, de celles qui
se font dans l'âme. Celles du dehors, souvent ce n'est pas la peine
d'en parler, à moins qu'elles n'aillent retentir au dedans comme le
marteau qui frappe à la porte. Alors on en parle, toute petite que
soit la chose. Une nouvelle, un bruit de vent, un oiseau, un rien, me
vont au coeur par moments et me feraient écrire des pages.

«Si je voulais parler de ce que je dois faire demain! Mais il vaut
mieux en ceci des prières que des paroles. En parlant à Dieu, il
viendra, et toi, tu es si loin! Tu ne m'entends pas, d'ailleurs, et le
temps que je te donne n'ira pas au ciel.

«Presque tout ce qu'on fait pour la créature est perdu, à moins que la
charité ne s'y mêle. C'est comme le sel qui préserve affections et
actions de la corruption de la vie.

«Voici papa.»

                                                        Le 7 décembre.

«La soirée s'est passée hier à causer de Gaillac, des uns, des autres,
de mille choses de la petite ville.

«J'aime peu les nouvelles, mais celles des amis font toujours plaisir,
et on les écoute avec plus d'intérêt que celles du monde et de
l'ennuyeuse politique. Rien ne me fait aussi tôt bâiller qu'un
journal. Il n'en était pas de même autrefois, mais les goûts changent
et le coeur se déprend chaque jour de quelque chose.

«Le temps, l'expérience aussi, désabusent. En avançant dans la vie, on
se place enfin comme il faut pour juger de ses affections et les
connaître sous leur véritable point de vue. J'ai toutes les miennes
sous les yeux.

«Je vois d'abord des poupées, des joujoux, des oiseaux, des papillons
que j'aimais, belles et innocentes affections d'enfance. Puis la
lecture, les conversations, un peu la parure, les rêves, les beaux
rêves!... Mais je ne veux pas me confesser.

«Il est dimanche, je suis seule de retour de la première messe de
Lentin, et je jouis dans ma chambrette du plus doux calme du monde, en
union avec Dieu.

«Le bonheur de la matinée me pénètre, s'écoule en mon âme et me
transforme en quelque chose que je ne puis dire. Je te laisse, il faut
me taire.»

                                                        Le 8 décembre.

«Je ne lis jamais aucun livre de piété que je n'y trouve des choses
admirables et comme faites pour moi. En voici: «Ceux qui espèrent au
Seigneur verront leurs forces se renouveler de jour en jour. Quand ils
croiront être à bout et n'en pouvoir plus, tout d'un coup ils
pousseront des ailes semblables à celles d'un aigle; ils courront et
ne se lasseront point, ils marcheront et ils seront infatigables.

«Marchez donc, âme pieuse, marchez, et, quand vous croirez n'en
pouvoir plus, redoublez votre ardeur et votre courage, car le Seigneur
vous soutiendra.»

«Que de fois on a besoin de ce soutien! Dis, âme faible, chancelante,
défaillante, que deviendrions-nous sans le secours divin? C'est de
Bossuet, ces paroles. Je n'ai guère ouvert d'autre livre aujourd'hui;
le temps s'est passé à tout autres choses qu'à la lecture, de ces
choses qui ne sont rien, qui n'ont pas de nom et qui pourtant vous
prennent tous les moments.

«Bonsoir, mon ami.»

Le 5, elle raconte des visites faites avec sa soeurs aux malades du
pays.


XXI.

                                                       Le 10 décembre.

«Givre, brouillards, air glacé, c'est tout ce que je vois aujourd'hui.
Aussi je ne sortirai pas et vais me recoquiller au coin du feu avec
mon ouvrage et mon livre. C'est tantôt l'un, tantôt l'autre; cette
variation me distrait.

«Cependant j'aimerais à lire toute la journée; mais il me faut faire
autre chose, et le devoir passe avant le plaisir. J'appelle plaisir la
lecture, qui n'est nullement essentielle pour moi.

«Voilà une puce, une puce en hiver! C'est un cadeau de Trilby.

«C'est aussi de toute saison les insectes qui nous dévorent morts et
vivants. Les moins nombreux encore sont-ils ceux que l'on voit; nos
dents, notre peau, tout notre corps, dit-on, en est plein. Pauvre
corps humain, faut-il que notre âme soit là-dedans! Aussi ne s'y
plaît-elle guère, dès qu'elle vient à considérer où elle est. Oh! le
beau moment où elle en sort, où elle jouit de la vie, du ciel, de
Dieu, de l'autre monde! Son étonnement, je pense, est semblable à
celui du poussin sortant de sa coquille, s'il avait une âme.

«Un pauvre aujourd'hui est passé, puis un tout petit enfant.--Est-ce
la peine d'en parler?»


XXII.

                                                       Le 25 décembre.

«Voilà Noël, belle fête, celle que j'aime le plus, qui me porte
autant de joie qu'aux bergers de Bethléhem. Vraiment, toute l'âme
chante à la belle venue de Dieu, qui s'annonce de tous côtés par des
cantiques et par le joli carillon.

«Rien à Paris ne donne l'idée de ce que c'est que Noël. Vous n'avez
même pas la messe de minuit.

«Nous y allâmes tous, papa en tête, par une nuit ravissante. Jamais
plus beau ciel que celui de minuit, si bien que papa sortait de temps
en temps la tête de dessous son manteau pour regarder en haut. La
terre était blanche de givre, mais nous n'avions pas froid; l'air
d'ailleurs était réchauffé devant nous par des fagots d'allumettes que
nos domestiques portaient pour nous éclairer. C'était charmant, je
t'assure, et je t'aurais voulu voir là cheminant comme nous vers
l'église, dans ces chemins bordés de petits buissons blancs comme
s'ils étaient fleuris. Le givre fait de belles fleurs. Nous en vîmes
un brin si joli que nous en voulions faire un bouquet au saint
Sacrement, mais il fondit dans nos mains: toute fleur dure peu. Je
regrettai fort mon bouquet: c'était triste de le voir fondre et
diminuer goutte à goutte.

«Je couchai au presbytère; la bonne soeur du curé me retint, me
prépara un excellent réveillon de lait chaud. Papa et Mimi vinrent se
chauffer ici, au grand feu de la bûche de Noël.

«Depuis il est venu du froid, du brouillard, toutes choses qui
assombrissent le ciel et l'âme. Aujourd'hui que voilà le soleil, je
reprends vie et m'épanouis comme la pimprenelle, cette jolie petite
fleur qui ne s'ouvre qu'au soleil.

«Voilà donc mes dernières pensées, car je n'écrirai plus rien de cette
année; dans quelques heures c'en sera fait, nous commencerons l'an
prochain. Oh! que le temps passe vite! Hélas! hélas! ne dirait-on pas
que je le regrette? Mon Dieu! non, je ne regrette pas le temps, ni
rien de ce qu'il nous emporte; ce n'est pas la peine de jeter ses
affections au torrent. Mais les jours vides, inutiles, perdus pour le
ciel, voilà ce qui fait regretter et retourner l'oeil sur la vie.

«Mon cher ami, où serai-je à pareil jour, à pareille heure, à pareil
instant l'an prochain? Sera-ce ici, ailleurs, là-bas ou là-haut? Dieu
le sait, et je suis là à la porte de l'avenir, me résignant à tout ce
qui peut en sortir.

«Demain je prierai pour que tu sois heureux, pour papa, pour Mimi,
pour Éran, pour tous ceux que j'aime. C'est le jour des étrennes, je
vais prendre les miennes au ciel. Je tire tout de là, car vraiment,
sur la terre, je trouve bien peu de choses à mon goût. Plus j'y
demeure, moins je m'y plais; aussi je vois sans peine venir les ans,
qui sont autant de pas vers l'autre monde. Ce n'est aucune peine ni
chagrin qui me fait penser de la sorte, ne le crois pas, je te le
dirais; c'est le mal du pays qui prend toute âme qui se met à penser
au ciel. L'heure sonne, c'est la dernière que j'entendrai en
t'écrivant; je la voudrais sans fin comme tout ce qui fait plaisir.

«Que d'heures sont sorties de cette vieille pendule, ce cher meuble
qui a vu passer tant de nous sans s'en aller jamais, comme une sorte
d'éternité! Je l'aime, parce qu'elle a sonné toutes les heures de ma
vie, les plus belles quand je ne l'écoutais pas. Je me rappelle quand
j'avais mon berceau à ses pieds, et que je m'amusais à voir courir
cette aiguille. Le temps amuse alors, j'avais quatre ans.

«On lit de jolies choses à la chambre; ma lampe s'éteint, je te
quitte. Ainsi finit mon année auprès d'une lampe mourante.»

Quelle inimitable mélancolie! et combien est pâle la tristesse
artificielle des écrivains de profession à côté de ce reflet touchant
de l'âme souffrante qui se replie en gémissant sur elle-même, qui se
voit vivre inutile, et qui se sent mourir sans avoir aimé!


XXIII.

Mais continuons.

Noël passe, le jour de l'an renouvelle tout, excepté le coeur: le
carnaval marche, finit; voilà le mardi gras, avec ses grelots de
folie, qui passe aussi en chantant. Voyez la jeune et sainte
solitaire.

                                                            Le 2 mars.

«Ce n'est pas la peine de parler d'aujourd'hui: rien n'est venu, rien
n'a bougé, rien ne s'est fait dans notre solitude. Mon petit oiseau
seul sautillait dans sa cage en gazouillant au soleil; je l'ai regardé
souvent, n'ayant rien de plus joli à voir dans ma chambre. Je n'en
suis pas sortie; tout mon temps s'est passé à coudre un peu, à lire,
puis à réfléchir.

«La belle chose que la pensée! et quels plaisirs elle nous donne quand
elle s'élève en haut! C'est sa direction naturelle qu'elle reprend
sitôt qu'elle est dégagée des objets terrestres. Entre le ciel et nous
il y a une mystérieuse attraction: Dieu nous veut et nous voulons
Dieu.

«Je ne sais quel oiseau vole sur ma tête, je l'entends sans presque le
voir, il est nuit. Ce n'est pas le temps des oiseaux nocturnes. Voilà
qui me détourne et brouille le fil que je dévidais. Comme il faut
peu! Cette petite apparition me fait quitter ma chambre, non pas de
peur; je vais dire à Mimi de venir voir cet oiseau.»

                                                            Le 3 mars.

«Qu'était-ce que cet oiseau d'hier au soir? Il a disparu comme une
vision dès que j'ai apporté la chandelle. On m'a ri au nez, disant que
je l'avais vu dans ma tête. Cependant c'était bien de mes yeux que je
l'avais vu; je l'ai regardé plus de cinq minutes.»

                                                            Le 5 mars.

«Tout chantait ce matin pendant que je faisais la prière, mon pinson,
mon pauvre linot. C'était comme au printemps, et ce soir voilà des
nuages, du froid, du sombre, l'hiver encore, le triste hiver.

«Je ne l'aime guère; mais toute saison est bonne, puisque Dieu les a
faites. Que le givre, le vent, la neige, le brouillard, le sombre, que
tout temps soit donc le bienvenu!

«N'y a-t-il pas du mal à se plaindre quand on est chaudement près de
son feu, tandis que tant de pauvres gens sont transis dehors? Un
mendiant a trouvé à midi ses délices dans une assiette de soupe chaude
qu'on lui a servie sur la porte, se passant fort bien de soleil. Je
puis donc bien m'en passer.

«C'est qu'il faut quelque chose d'agréable aujourd'hui que partout on
s'amuse, et nous voulions faire notre mardi gras au soleil en plein
air, en promenades. Il a fallu se borner à celle du hameau, où tout le
monde voulait nous fêter. Nous avons dit merci sans rien prendre.»


XXIV.

Puis voyez ce qu'est pour la vieille maison séculaire la position d'un
de ces pauvres ustensiles que nous ne connaissons pas même dans nos
villes: une plaque de foyer au fond de la cheminée de cuisine! Que
c'est touchant pour tous ceux qui en vivent et qui s'y réchauffent, et
qui espèrent s'y réchauffer jusqu'à leur dernier jour.

Lisez ceci: c'est homérique ou biblique comme le trépied de Nausicaa
ou comme le foyer de Jacob!

                                                            Le 7 mars.

«Aujourd'hui on a placé un âtre nouveau à la cuisine. Je viens d'y
poser les pieds, et je marque ici cette sorte de consécration du foyer
dont la pierre ne gardera point de trace.

«C'est un événement ici que ce foyer, comme à peu près un nouvel autel
dans une église. Chacun va le voir et se promet de passer de douces
heures et une longue vie devant ce foyer de la maison (car il est à
tous, maîtres et valets), mais qui sait?... Moi peut-être, je le
quitterai la première: ma mère s'en alla bientôt! On dit que je lui
ressemble.»

                                                            Le 8 mars.

«J'ai fait cette nuit un grand songe. L'Océan passait sous nos
fenêtres. Je le voyais, j'entendais ses vagues roulant comme des
tonnerres, car c'était pendant une tempête que j'avais la vue de la
mer, et j'avais peur.

«Un ormeau qui s'est élevé avec un oiseau chantant dessus m'a
détournée de la frayeur. J'ai écouté l'oiseau: plus d'Océan et plus de
songe.»


XXV.

Le printemps approche, l'âme triste se rassérène; pluie ou vent, chaud
ou froid, voilà la température de ces âmes qui n'ont pas d'autre
événement que l'influence du ciel sur elles.

                                                            Le 9 mars.

«La journée a commencé douce et belle; point de pluie ni de vent. Mon
oiseau chantait toute la matinée, et moi aussi, car j'étais contente
et je pressentais quelque bonheur pour aujourd'hui. Le voilà, mon
ami, c'est une de tes lettres. Oh! s'il m'en venait ainsi tous les
jours!

«Il faut que j'écrive à Louise.

«Du temps que j'écrivais, les nuages, le vent, sont revenus. Rien
n'est plus variable que le ciel et notre âme.

«Bonsoir.»

                                                           Le 10 mars.

«Oh! le beau rayon de lune qui vient de tomber sur l'évangile que je
lisais!»


XXVI.

                                                           Le 11 mars.

«Aujourd'hui, à cinq heures du matin, il y a eu cinquante-sept ans que
notre père vint au monde.

«Nous sommes allés, lui, Mimi et moi, à l'église en nous levant,
célébrer cet anniversaire et entendre la messe.

«Prier Dieu, c'est la seule façon de célébrer toute chose en ce monde.
Aussi ai-je beaucoup prié en ce jour où vint au monde le plus tendre,
le plus aimant, le meilleur des pères. Que Dieu nous le conserve et
ajoute à ses années tant d'années que je ne les voie pas finir!

«Mon Dieu! non, je ne voudrais pas mourir la dernière; aller au ciel
avant tous serait mon bonheur.

«Pourquoi parler de mort un jour de naissance? c'est que la vie et la
mort sont soeurs et naissent ensemble comme deux jumelles.

«Demain je ne serai pas ici. Je t'aurai quittée, ma chère chambrette;
papa m'emmène à Caylus. Ce voyage m'amuse peu; je n'aime pas à m'en
aller, à changer de lieu, ni de ciel, ni de vie, et tout cela change
en voyage.

«Adieu, mon confident, tu vas m'attendre dans mon bureau. Qui sait
quand nous nous reverrons? je dis dans huit jours, mais qui compte au
sûr dans ce monde?

«Il y a neuf ans que je demeurai un mois à Caylus. Ce n'est pas sans
quelque plaisir que je reverrai cet endroit, ma cousine, sa fille, et
le bon chevalier qui m'aimait tant! On prétend qu'il m'aime encore. Je
vais le savoir. C'est possible qu'il soit le même; lui me trouvera
bien changée depuis dix ans. Dix ans, c'est un siècle pour une femme.
Alors nous aurons même âge, car le brave homme a ses quatre-vingts ans
passés.»


XXVII.

                                                           Le 12 mars.

«C'était pour moi une véritable peine de m'en aller; papa l'a su et
m'a laissée. Il me dit hier au soir: Fais comme tu voudras.» Je
voulais demeurer et me sentais toute triste en pensant que ce soir je
serais loin d'ici, loin de Mimi, loin de mon feu, loin de ma
chambrette, loin de mes livres, loin de Trilby, loin de mon oiseau:
tout, jusqu'aux moindres choses, se présente quand on s'en va, et vous
entoure si bien qu'on n'en peut sortir. Voilà ce qui m'arrive chaque
fois qu'il est question de voyage: j'appelle voyage une sortie de huit
jours. Comme la colombe, j'aime chaque soir revenir à mon nid. Nul
endroit ne me fait envie.»


XXVIII.

Le 17, elle entend siffler dans la vallée au milieu du jour.

«J'écoute le berger qui siffle dans le vallon. C'est l'expression la
plus gaie qui puisse passer sur les lèvres de l'homme. Ce sifflement
marque un sans-souci, un bien-être, un _je suis content_ qui fait
plaisir. Ces pauvres gens! il leur faut bien quelque chose: ils ont la
gaieté.

«Deux petits enfants font aussi en chantant leur fagot de branches
parmi les moutons. Ils s'interrompent de temps en temps pour rire ou
pour jouer, car tout cela leur échappe. J'aimerais à les voir faire et
à écouter le merle qui chante dans la haie du ruisseau; mais je veux
lire.

«C'est Massillon que je lis depuis que nous sommes en carême. J'admire
son discours de vendredi _sur la Prière_, qui est vraiment un
cantique.»

                                                           Le 18 mars.

«Le berger m'a annoncé ce matin l'arrivée des bergeronnettes. Une a
suivi le troupeau toute la journée: c'est de bon augure, nous aurons
bientôt des fleurs. On croit aussi que ces oiseaux portent bonheur aux
troupeaux. Les bergers les vénèrent comme une sorte de génie et se
gardent d'en tuer aucune. Si ce malheur arrivait, le plus beau mouton
du troupeau périrait.

«Je voudrais que cette naïve crédulité préservât de même tant d'autres
petits oiseaux que nos paysans font périr inhumainement.


XXIX.

Le printemps est tout à fait revenu. La pauvre fille s'en réjouit
comme le brin d'herbe, sans savoir pourquoi, si ce n'est que la
lumière est pure, et le vent tiède.

Lisez:

«J'ai failli avoir un chagrin aujourd'hui. Comme j'entrais dans ma
chambre, je vis mon petit linot sous la griffe de la chatte. Je l'ai
sauvé en effrayant la chatte qui a lâché prise. L'oiseau n'a eu que
peur, puis il s'est trouvé si content qu'il s'est mis à chanter de
toutes ses forces, comme pour me remercier et m'assurer que la frayeur
ne lui avait pas ôté la voix.

«Un bouvier qui passe dans le chemin des Cordes chante aussi, menant
sa charrette, mais un air si insouciant, si mou, que j'aime mieux le
gazouillement du linot.

«Quand je suis seule ici, je me plais à écouter ce qui remue au
dehors, j'ouvre l'oreille à tout bruit: un chant de poule, les
branches tombant, un bourdonnement de mouche, quoi que ce soit
m'intéresse et me donne à penser. Que de fois je me prends à
considérer, à suivre des yeux de tout petits insectes que j'aperçois
dans les feuillets d'un livre, ou sur les briques, ou sur la table! Je
ne sais pas leur nom, mais nous sommes en connaissance comme des
passants qui se considèrent le long du chemin. Nous nous perdons de
vue, puis nous nous rencontrons par hasard, et la rencontre me fait
plaisir; mais les petites bêtes me fuient, car elles ont peur de moi,
quoique je ne leur aie jamais fait mal. C'est qu'apparemment je suis
bien effrayante pour elles.

«En serait-il de même au paradis? Il n'est pas dit qu'Ève y fit jamais
peur à rien. Ce n'est qu'après le péché que la frayeur s'est mise
entre les créatures.

«Il faut que j'écrive à Philibert.»


XXX.

Le commencement d'avril recommence les choses, mais la vie morale est
si pleine qu'elle n'ennuie jamais. Voyez.

                                                         Le 1er avril.

«Voilà donc un mois de passé, moitié triste, moitié beau, comme à peu
près toute la vie. Ce mois de mars a quelques lueurs de printemps qui
sont bien douces, c'est le premier qui voit des fleurs, quelques
pimprenelles qui s'ouvrent un peu au soleil, des violettes dans les
bois sous les feuilles mortes, qui les préservent des gelées blanches.
Les petits enfants s'en amusent et les appellent _fleurs de mars_.

«Ce nom est très-bien donné. On en fait sécher pour faire de la
tisane. Cette fleur est bonne et douce pour les rhumes, et, comme la
vertu cachée, son parfum la décèle.

«On a vu aujourd'hui des hirondelles, joyeuse annonce du printemps.»


XXXI.

                                                           Le 2 avril.

«Mon âme s'en va tout aujourd'hui du ciel sur une tombe, car il y a
seize ans que ma mère mourut à minuit. Ce triste anniversaire est
consacré au deuil et à la prière. Je l'ai passé devant Dieu en regrets
et en espérances; tout en pleurant, je lève les yeux et vois le ciel
où ma mère est heureuse sans doute, car elle a tant souffert!

«Sa maladie fut longue et son âme patiente. Je ne me souviens pas
qu'il lui soit échappé une plainte, qu'elle ait crié tant soit peu
sous la douleur qui la déchirait: nulle chrétienne n'a mieux souffert.
On voyait qu'elle l'avait appris devant la croix. Il lui serait venu
de sourire sur son lit de mort comme un martyr sur son chevalet. Son
visage ne perdit jamais sa sérénité, et jusque dans son agonie elle
semblait penser à une fête.

«Cela m'étonnait, moi qui la voyais tant souffrir, moi qui pleurais au
moindre mal, et qui ne savais pas ce que c'est que la résignation dans
les peines. Aussi, quand on me disait qu'elle s'en allait mourir, je
la regardais, et son air content me faisait croire qu'elle ne mourrait
pas. Elle mourut cependant le 2 avril à minuit, à l'heure où je
m'étais endormie au pied de son lit. Sa douce mort ne m'éveilla pas;
jamais âme ne sortit plus tranquillement de ce monde.

«Ce fut mon père... Mon Dieu! j'entends le prêtre, je vois les cierges
allumés, une figure pâle, en pleurs; je fus emmenée dans une autre
chambre.»

                                                           Le 3 avril.

«À neuf heures du matin ma mère fut mise au tombeau.»


XXXII.

Et plus loin:

..................................................................
..................................................................

«Je demande à mon âme ce qu'elle a vu aujourd'hui, ce
qu'elle a appris, ce qu'elle a aimé, car chaque jour elle aime quelque
chose.

«Ce matin j'ai vu un beau ciel, le marronnier verdoyant, et entendu
chanter les petits oiseaux. Je les écoutais sous le grand chêne, près
du Téoulé dont on nettoyait le bassin.

«Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me donnaient à penser
diversement: les oiseaux me faisaient plaisir, et, en voyant s'en
aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais
qu'on l'eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la
remue; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car
au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon.

«Voilà bien la peine de prendre de l'encre pour écrire de ces
inutilités!»

Cette âme aimante épie toute chose pour l'aimer. Le 15, elle entend le
premier rossignol.

                                                          Le 15 avril.

«À mon réveil, j'ai entendu le rossignol, mais rien qu'un soupir, un
signe de voix. J'ai écouté longtemps sans jamais entendre autre chose.
Le charmant musicien arrivait à peine et n'a fait que s'annoncer.
C'était comme le premier coup d'archet d'un grand concert. Tout chante
ou va chanter.»

Et quelques pages plus loin, à propos d'un enfant de deux ans, à qui
la mort a enlevé sa mère:

«Le coeur apprend à s'affliger comme il apprend à aimer, en
grandissant.»


XXXIII.

Les plus minutieux détails du ménage lui sont poésie et sentiment.
Nous avons dit que le repas au Cayla se prenait souvent à la cuisine.

..................................................................

«Il faut que je note en passant un excellent souper que nous venons de
faire, papa, Mimi et moi, au coin du feu de la cuisine, avec de la
soupe des domestiques, des pommes de terre bouillies et un gâteau que
je fis hier au four du pain; nous n'avions pour serviteurs que nos
chiens, _Lion_, _Wolf_ et _Trilby_, qui léchaient les miettes. Tous
nos gens sont à l'église.

«Ce repas au coin du feu, parmi chiens et chats, ce couvert mis sur
les bûches, est chose charmante. Il n'y manquait que le chant du
grillon et toi, pour compléter le charme.

«Est-ce assez bavardé aujourd'hui? Maintenant je vais écouter la
Vialarette, qui revient de Cordes: encore un plaisir.»

                                                          Le 25 avril.

«Me voici devant un charmant bouquet de lilas que je viens de prendre
sur la terrasse. Ma chambrette en est embaumée; j'y suis comme dans un
bouquetier, tant je respire de parfums!»

                                                          Le 26 avril.

«Je ne sais quoi m'ôta de sur les fleurs hier matin; depuis j'en ai vu
d'autres dans le chemin de Cahuzac, tout bordé d'aubépines. C'est
plaisir de trotter dans ces parfums, et d'entendre les petits oiseaux
qui chantent par ci par là dans les haies.

«Rien n'est charmant comme ces courses du matin au printemps, et je ne
regrette pas de me lever de bonne heure pour me donner ce plaisir.

«Bientôt je me lèverai à cinq heures. Je me règle sur le soleil, et
nous nous levons ensemble.

«L'hiver, il est paresseux: je le suis et ne sors du lit qu'à sept
heures. Encore parfois le jour me semble long. Cela m'arrive lorsque
le ciel est nébuleux, que je suis triste et que j'attends un peu de
soleil ou quelque chose de rayonnant dans mon âme; alors le temps est
long.

«Mon Dieu! trouver un jour long, tandis que la vie tout entière n'est
rien!

«C'est que l'ennui s'est posé sur moi, qu'il y demeure, et que tout ce
qui prend de la durée met de l'éternité dans le temps.»

L'ennui du printemps dans une âme de jeune fille éclate aussi dans les
lignes suivantes:

                                                          Le 28 avril.

«Quand tout le monde est occupé et que je ne suis pas nécessaire, je
fais retraite et viens ici à toute heure pour écrire, lire ou prier.
J'y mets aussi ce qui se passe dans l'âme et dans la maison, et de la
sorte nous retrouverons jour par jour tout le passé.

«Pour moi ce n'est rien, ce qui passe, et je ne l'écrirais pas; mais
je me dis:--Maurice sera bien aise de voir ce que nous faisions
pendant qu'il était loin et de rentrer ainsi dans la vie de
famille,--et je le marque pour toi.»


XXXIV.

Examinons les causes cachées de cet ennui, que la résignation pieuse
de la jeune fille empêchait seule de se convertir en désespoir: le
malheur a sa paix et sa gaieté dans l'âme qui s'est jetée tout entière
au Dieu des peines et des espérances éternelles.

Mademoiselle de Guérin avait vingt-huit ans; elle n'était pas jolie,
selon le vulgaire, bien que les yeux, où se reflète le génie, la
bouche, où s'épanouit la bonté, le contour harmonieux et délicat du
visage, qui encadre le caractère, les cheveux, grâce de la figure, la
taille svelte et souple, qui fait ressortir les formes du corps, la
vivacité de la démarche, qui transporte la personne avec la rapidité
de la pensée, fissent de cet ensemble un aspect très-agréable, plus
que suffisant au bonheur d'un époux.

Mais l'absence complète et volontaire de fortune ne lui laissait pas
l'illusion d'être recherchée, et l'espèce de langueur désintéressée
d'amour qui suit ces circonstances l'avait détachée de toutes ces
espérances, sinon de tous ces désirs.

Elle pouvait aimer; il paraît même que la préférence qui l'entraînait
à son insu vers un jeune ami de son frère se serait facilement changée
en un sentiment dont cet ami était bien digne.

Ce goût avait ému son coeur, mais le doigt sur la bouche du silence et
de la pureté virginale de cette âme n'avait rien laissé éclater, même
en elle-même.

L'amour, pensait-elle, n'est pas fait pour moi; je ne dois pas même y
songer. Ce songe ferait le malheur de deux êtres; jetons tous mes
songes à Dieu.

Elle avait pour son père un amour filial plein de confiance, de pitié
pour son isolement, de reconnaissance pour tous les sacrifices qu'il
s'imposait en faveur de ses enfants; pour sa soeur Mimi une affection
vraiment maternelle qui aimait à se tromper soi-même, en lui
persuadant que cette jeune soeur était sa fille.


XXXV.

Mais le plus fort attachement, après son attachement pour son père,
était le sentiment passionné qui liait son âme à son frère aîné,
Maurice de Guérin.

Elle l'avait élevé, elle avait été témoin de ses progrès dans ses
premières études; elle avait conçu de lui une de ces grandes idées qui
montrent un grand homme dans un enfant à des parents trop prévenus en
faveur de leur sang. Ces illusions étaient devenues des espérances.
Elle ne trouvait rien sur la terre de supérieur à ce qu'il méritait.
Elle avait transvasé toute son ambition dans la sienne, son génie dans
celui qu'elle lui supposait.


XXXVI.

Elle se trompait; nous avons lu avec attention et intérêt les deux
volumes d'essais et de correspondance de ce frère mort jeune, et dont
ses amis ont imprimé les oeuvres, sans doute par respect pour sa
soeur.

Il n'y a, selon nous, rien de supérieur, rien même de digne d'une
sérieuse attention dans tout cela.

Quelques lettres où l'on retrouve un peu de l'âme de sa soeur, et un
_Essai_ intitulé _le Centaure_, déclamation de rhétorique qui ne
mérite pas le bruit qu'on en a fait, et qui est tombée vite de ce
piédestal de complaisance dans le juste oubli qui lui était dû: voilà
tout, quant au prodigieux talent qu'on attribuait à ce jeune homme.

Nous ne savons pas ce qu'il serait devenu si Dieu l'avait laissé vivre
jusqu'à pleine maturité d'esprit. Il a été fauché dans sa verdeur.

Mais sa jeunesse avait été très-intéressante par ce contraste entre sa
naissance et sa condition à Paris.


XXXVII.

À peine était-il sorti du séminaire de Cahuzac qu'il fut lancé à
Paris, sans fortune, sans protecteur, pour faire ce qu'on appelle son
chemin à travers la vie. Ce chemin fut hérissé d'obstacles et de
ronces. Il fut obligé, pour vivre, de donner des leçons vulgaires à
des enfants plus jeunes que lui; puis, les élèves manquant, il fut
contraint de briguer un emploi de répétiteur mal rétribué dans un
collége, et il y végéta ainsi quelques années, lui, l'idole de son
père, et le favori adoré de sa soeur, dans un château de gentilhomme,
apparenté avec tout ce que sa province comptait de familles nobles ou
distinguées!

On conçoit combien d'amertume devait faire bouillonner dans cette âme
le souvenir de cette première condition et le contraste avec cet
humble métier de répétiteur de collége dont le salaire était à peine
une chambre haute dans un quartier de Paris, et un morceau de pain
trempé de fiel.

Sa soeur ne le perdait pas de vue; elle souffrait tout ce qu'il
souffrait, elle espérait quand il désespérait, elle rêvait pour lui
l'impossible.

Ces espérances le sauvèrent pourtant. Les Guérin avaient à l'Île de
France une parenté coloniale avec laquelle ils entretenaient une
correspondance. Cette famille vint en France. Une jeune fille, belle
comme une créole et d'une dot suffisante, l'y suivit; mademoiselle de
Guérin rêva la réhabilitation de son frère par un mariage.

Ce mariage fut conclu; il fit quelque temps le bonheur de son frère.
Mais ce temps fut court; le malheur lui avait abrégé la vie; la
poitrine était atteinte. On le fit venir au Cayla, il y arriva
mourant; il s'y éteignit dans les bras de son père, de sa soeur et de
sa jeune femme. Dès lors toute la terre s'évanouit, pour mademoiselle
de Guérin.


XXXVIII.

C'est là que nous la retrouvons, vieillie seulement de deux années,
mais en réalité vieillie de mille espérances ensevelies avant elle.

Il ne lui restait que son père à consoler, un tout jeune frère bon,
aimable, un peu étourdi, et sa soeur Mimi à cultiver. Quant à elle,
elle était morte à ce bas monde; mais le monde supérieur, le monde
céleste, celui où tout est éternel, lui apparaissait plus visible que
jamais. Elle vivait davantage d'immortalité!


XXXIX.

Maintenant donc que nous la connaissons à fond et que les murs du
vieux donjon de son cher Cayla sont transparents pour nous, relisons
ses notes, ses reliques épistolaires, avant et après l'événement qui
l'a privée de ce frère, et introduisons-nous le soir, au coin du feu,
entre son père et elle. Les confidences de l'espérance et de la
jeunesse, pleines d'illusions, sont moins touchantes que celles de la
dernière heure. La moitié de ces confidences s'étend sur la terre,
l'autre moitié regarde déjà le ciel.


XL.

                                                            Sans date.

«M'y revoici à ce cher Cayla!

«Oh! que ce fut un beau moment que le revoir de la famille, de papa,
de Mimi, d'Érembert (Éran), qui m'embrassaient si tendrement et me
faisaient sentir si profond tout le bonheur d'être ainsi aimée!»

Le 17, elle a repris sa vie découragée, mais sensible toujours au
bonheur d'autrui.

                                                          Le 18 avril.

«Qui aurait deviné ce qui vient de m'arriver aujourd'hui? J'en suis
surprise, occupée, bien aise. Je remercie, et regarde cent fois ma
belle fortune: les poésies créoles, à moi adressées par un poëte de
l'Île de France. Demain j'en parlerai. Il est trop tard à présent,
mais je n'ai pu dormir sans marquer ici cet événement de ma journée et
de ma vie.»

                                                          Le 19 avril.

«Me voici à la fenêtre, écoutant un choeur de rossignols qui chantent
dans la Moulinasse d'une façon ravissante.

«Oh! le beau tableau! Oh! le beau concert, que je quitte pour aller
porter l'aumône à Annette la boiteuse!»


XLI.

                                                          Le 22 avril.

«Mimi m'a quittée pour quinze jours; elle est à ***, et je la plains
au milieu de cette païennerie, elle si sainte et bonne chrétienne!
Comme me disait Louise une fois, elle me fait l'effet d'une bonne âme
dans l'enfer; mais nous l'en sortirons dès que le temps donné aux
convenances sera passé.

«De mon côté, il me tarde; je m'ennuie de ma solitude, tant j'ai
l'habitude d'être deux. Papa est aux champs presque tout le jour, Éran
à la chasse: pour toute compagnie, il me reste Trilby et mes poulets
qui font du bruit comme des lutins; ils m'occupent sans me désennuyer,
parce que l'ennui est le fond et le centre de mon âme aujourd'hui. Ce
que j'aime le plus est peu capable de me distraire. J'ai voulu lire,
écrire, prier, tout cela n'a duré qu'un moment; la prière même me
lasse. C'est triste, mon Dieu! Par bonheur, je me suis souvenue de ce
mot de Fénelon: Si Dieu vous ennuie, dites-lui qu'il vous ennuie.»

                                                          Le 23 avril.

«Je viens de passer la nuit à t'écrire. Le jour a remplacé la
chandelle, ce n'est pas la peine d'aller au lit. Oh! si papa le
savait!»

                                                          Le 24 avril.

«Comme elle a passé vite, cette nuit passée à t'écrire! l'aurore a
paru que je me croyais à minuit; il était trois heures pourtant, et
j'avais vu passer bien des étoiles, car de ma table je vois le ciel,
et de temps en temps je le regarde et le consulte; et il me semble
qu'un ange me dicte.

«D'où me peuvent venir, en effet, que d'en haut tant de choses
tendres, élevées, douces, vraies, pures, dont mon coeur s'emplit quand
je te parle! Oui, Dieu me les donne, et je te les envoie.

«Puisse ma lettre te faire du bien! Elle t'arrivera mardi; je l'ai
écrite la nuit pour la faire jeter à la poste le matin, et gagner un
jour. J'étais si pressée de te venir distraire et fortifier dans cet
état de faiblesse et d'ennui où je te vois!

«Mais je ne le vois pas, je l'augure d'après tes lettres, et quelques
mots de Félicité. Plût à Dieu que je pusse le voir et savoir ce qui te
tourmente! alors je saurais sur quoi mettre le baume, tandis que je le
pose au hasard. Oh! que je voudrais de tes lettres!

..................................................................
..................................................................

«Quelquefois je pense que ce n'est rien que ma tristesse, qu'un peu de
cette humeur noire que nous avons dans la famille, et qui rend si
triste quand il s'en répand dans le coeur!

«Mon âme est naturellement aimante, et la prière, qu'est-ce autre
chose que l'amour, un amour qui se répand de l'âme au dehors comme
l'eau sort de la fontaine?...

..................................................................
..................................................................

«Au moment où j'écris, tonnerre, vents, éclairs, tremblement du
château, torrents de pluie comme un déluge. J'écoute tout cela de ma
fenêtre inondée, et je n'y puis écrire comme chaque soir.

«C'est bien dommage, car c'est un charmant pupitre, sur ce tertre du
jardin si vert, si joli, si frais, tout parfumé d'acacias.


XLII.

                                                            Le 28 mai.

«Notre ciel d'aujourd'hui est pâle et languissant comme un beau visage
après la fièvre. Cet état de langueur a bien des charmes, et ce
mélange de verdure et de débris, de fleurs qui s'ouvrent sur des
fleurs tombées, d'oiseaux qui chantent et de petits torrents qui
coulent, cet air d'orage et cet air de mai, font quelque chose de
chiffonné, de triste, de riant que j'aime.

«Mais c'est l'Ascension aujourd'hui; laissons la terre et le ciel de
la terre, montons plus haut que notre demeure, et suivons Jésus-Christ
où il est entré.

«Cette fête est bien belle; c'est la fête des âmes détachées, libres,
célestes, qui se plaisent, au-delà du visible, où Dieu les attire.»

                                                            Le 29 mai.

«Jamais orage plus long, il dure encore, depuis trois jours le
tonnerre et la pluie vont leur train. Tous les arbres s'inclinent sous
ce déluge; c'est pitié de leur voir cet air languissant et défait dans
le beau triomphe de mai.

«Nous disions cela ce soir, à la fenêtre de la salle, en voyant les
peupliers du Pontet penchant leur tête tout tristement, comme
quelqu'un qui plie sous l'adversité. Je les plaignais ou peu s'en
faut; il me semble que tout ce qui paraît souffrir a une âme.»

                                                            Le 30 mai.

«Toujours, toujours la pluie. C'est un temps à faire de la musique ou
de la poésie. Tout le monde bâille en comptant les heures qui jamais
ne finissent.

«C'est un jour éternel pour papa surtout qui aime tant le dehors et
ses distractions. Le voilà comme en prison, feuilletant de temps en
temps une vieille histoire de l'Académie de Berlin, porte-sommeil,
assoupissante lecture!

«Juge! je suis tombée sur la _théologie de l'Être_!

«Vite, j'ai fermé le livre, et j'ai cru voir un puits sans eau.

«Le vide obscur m'a toujours fait peur.»


XLIII.

Les douleurs, ce chapelet de la vie, continuent à s'égrener sur le
Cayla.

Le 12 juin, meurt la bonne grand'mère, venue là pour y mourir.

Jour de deuil, écrit Eugénie.

                                                           Le 17 juin.

«Jour de deuil. Nous avons perdu ma grand'mère. Ce matin, papa est
venu de bonne heure dans ma chambre, s'est approché de mon lit et m'a
pris la main qu'il a serrée en me disant:

«--Lève-toi.

«--Pourquoi?

«Il m'a serré la main encore.

«--Lève-toi.

«--Il y a quelque chose, dites?

«--Ma mère...

«J'ai compris; je l'avais laissée mourante.»


XLIV.

                                                          Le 1er août.

«Ce soir ma tourterelle est morte, je ne sais de quoi, car elle
chantait encore ces jours-ci.

«Pauvre petite bête! voilà des regrets qu'elle me donne. Je l'aimais,
elle était blanche, et chaque matin c'était la première voix que
j'entendais sous ma fenêtre, tant l'hiver que l'été. Était-ce plainte
ou joie? je ne sais, mais ces chants me faisaient plaisir à entendre;
voilà un plaisir de moins. Ainsi, chaque jour, perdons-nous quelque
jouissance.

«Je veux mettre ma colombe sous un rosier de la terrasse; il me semble
qu'elle sera bien là, et que son âme (si âme il y a) reposera
doucement dans ce nid sous les fleurs.

«Je crois assez à l'âme des bêtes, et je voudrais même qu'il y eût un
petit paradis pour les bonnes et les douces, comme les tourterelles,
les chiens, les agneaux. Mais que faire des loups et autres méchantes
espèces? Les damner? cela m'embarrasse. L'enfer ne punit que
l'injustice, et quelle injustice commet le loup qui mange l'agneau? Il
en a besoin; ce besoin, qui ne justifie pas l'homme, justifie la bête,
qui n'a pas reçu de loi supérieure à l'instinct. En suivant son
instinct, elle est bonne ou mauvaise par rapport à nous seulement; il
n'y a pas _vouloir_, c'est-à-dire choix, dans les actions animales, et
par conséquent ni bien ni mal, ni paradis ni enfer. Je regrette
cependant le paradis, et qu'il n'y ait pas des colombes au ciel.

«Mon Dieu! qu'est-ce que je dis là? aurons-nous besoin de rien
d'ici-bas, là-haut, pour être heureux?»


XLV.

Le temps change, mais pas le coeur; lisez son voyage à Cahuzac.

                                                           Le 29 juin.

«Beau ciel, beau soleil, beau jour. C'est de quoi se réjouir, car le
beau temps est rare à présent, et je le sens comme un bienfait. C'en
est bien un, qu'une belle nature, un air pur, un ciel radieux, petites
images du séjour céleste, et qui font penser à Dieu.

«J'irai ce soir à Cahuzac, mon cher pèlerinage. En attendant, je vais
m'occuper de mon âme et voir où elle en est dans ses rapports avec
Dieu depuis huit jours. Cette revue éclaire, instruit et avance
merveilleusement le coeur dans la connaissance de Dieu et de soi-même.
N'y avait-il pas un philosophe qui ordonnait cet exercice trois fois
le jour à ses disciples? Et ses disciples le faisaient.

«Je le veux faire aussi, à l'école de Jésus, pour apprendre à devenir
sage, d'une sagesse chrétienne.»

                                                           Le 30 juin.

«Je passai la journée d'hier à Cahuzac, et quelques heures seule dans
la maison de notre grand'mère.

«Je me mis d'abord à genoux sur un prie-Dieu où elle priait, puis je
parcourus sa chambre, je regardai ses chaises, son fauteuil, ses
meubles dérangés comme quand on déloge; je vis son lit _vide_; je
passai partout où elle avait passé, et je me souvins de ces lignes de
Bossuet: «Dans un moment on passera où j'étais, et l'on ne m'y
trouvera plus. Voilà sa chambre, voilà son lit, dira-t-on, et de tout
cela il ne restera plus que mon tombeau où l'on dira que je suis, et
je _n'y serai pas_.» Oh! quelle idée de notre néant dans cette absence
même de la tombe, dans la dispersion si prompte de notre poussière
dans les souterrains de la mort!

«Demain, je change et vais à Cahuzac pour des réparations à la maison
qui me tiendront quelques jours. Ce seront des jours uniques; aussi
je veux les marquer et prendre mon journal.

«Je vais écrire à Antoinette, mon amie l'ange.»


XLVI.

Le 1er septembre elle y est, à Cahuzac, pour démeubler la maison vide
de sa grand'mère. Écoutons-la respirer toute seule.

                                                     Le 1er septembre.

«M'y voici, à Cahuzac, dans une autre chambrette, accoudée sur une
petite table où j'écris.

«Il me faut partout des tables et du papier, parce que partout mes
pensées me suivent et se veulent répandre en un endroit, pour toi, mon
ami. J'ai parfois l'idée que tu y trouveras quelque charme, et cette
idée me sourit et me fait continuer.

«Papa me viendra voir cette après-midi; cela me réjouit.»


XLVII.

                                                      Le 1er décembre.

«Je pense à la tombe qui s'ouvre ce matin à Gaillac pour engloutir ces
restes humains jusqu'à ce que Dieu les ravive. C'est notre sort à
tous, il faut être jeté en terre et pourrir dans les sillons de la
mort avant d'arriver à la floraison; mais, alors, que nous serons
heureux de vivre et même d'avoir vécu! L'immortalité nous fera sentir
le prix de la vie et tout ce que nous devons à Dieu pour nous avoir
tirés du néant.

«C'est un bienfait auquel nous ne pensons guère et dont nous jouissons
sans presque nous en soucier, car la vie souvent ne fait aucun
plaisir. Mais qu'importe pour le chrétien? À travers larmes ou fêtes,
il marche toujours vers le ciel; son but est là, ce qu'il rencontre
ne peut guère l'en détourner. Crois-tu que, si je courais vers toi,
une fleur sur mon chemin ou une épine au pied m'arrêtassent?

«Me voici au soir d'une journée remplie de mille pensées et choses
diverses dont je me rends compte au coin du feu de ma chambre, à la
clarté d'une petite lampe, ma seule compagne de nuit.

«Sans le malheur arrivé à Gaillac, j'aurais Mimi à côté de moi, et
nous causerions, et je lui dirais, à elle, ce que je dis mal ici à ce
confident muet.»

                                                        Le 2 décembre.

«Rien d'intéressant, que la venue d'un petit chien qui doit remplacer
Lion au troupeau. Il est beau et fort caressant, je l'aime; et je lui
cherche un nom. Ce serait Polydore, en souvenir du chien de La
Chênaie; mais, pour un chien de berger, c'est un nom de luxe: mieux
vaut Bataille, pour le combattant du troupeau.

«L'air est doux ce matin, les oiseaux chantent comme au printemps, et
un peu de soleil visite ma chambrette. Je l'aime ainsi et m'y plais
comme aux plus beaux endroits du monde, toute solitaire qu'elle est.
C'est que j'en fais ce que je veux, un salon, une église, une
académie. J'y suis quand je veux avec Lamartine, Chateaubriand,
Fénelon: une foule d'esprits m'entoure; ensuite ce sont des saints,
sainte Thérèse, saint Louis, patron de mon amie Louise, et une petite
image de l'Annonciation où je contemple un doux mystère et les plus
pures créatures de Dieu, l'ange et la Vierge. Voilà de quoi me plaire
ici et murer ma porte à tout ce qui se voit ailleurs.»...

..................................................................
..................................................................


XLVIII.

Arrêtons-nous un moment ici, où ses dernières joies finissent, et
demandons à nos lecteurs s'ils ont trouvé ailleurs ces ouvertures sur
l'âme humaine qui laissent mieux voir au fond d'un coeur. Et quel
coeur! et quelle admirable imagination! et quelle beauté dans la
simplicité des événements, toujours les mêmes! et quelle variété dans
la monotonie!

Mais est-ce que l'événement, quelque semblable qu'il soit à lui-même,
est jamais monotone?

Est-ce que l'eau du fleuve pur, qui coule la même en se renouvelant
toujours, ennuie jamais l'oeil qui la voit couler en reflétant les
scènes de son rivage?

La monotonie n'est pas dans la nature, elle est un nom; l'âme douée
d'une vie éternelle donne la vie à tout ce qui l'impressionne; sa
candeur n'est pas le néant, sa candeur est sa sincérité; plus elle
s'observe, plus elle se peint elle-même; plus elle se passionne et
plus elle nous intéresse.

Allons encore quelques pas dans cette belle vie, et voyons-la finir
comme elle a commencé: dans la douce candeur de la douleur confiante,
comme dans la naïve joie de la fleur qui vient d'éclore pour jouir,
aimer, souffrir, et embaumer ce qui la foule aux pieds sans la
cueillir et sans la voir.


XLIX.

Il nous reste de bien belles pages à feuilleter encore dans cette
_Imitation_ familière de l'ange solitaire du foyer.

Cette littérature de l'âme a des pages qu'aucune autre littérature
n'égalera jamais.

                                                            LAMARTINE.



LXXXIXe ENTRETIEN.

DE LA LITTÉRATURE DE L'ÂME.

JOURNAL INTIME D'UNE JEUNE PERSONNE.

Mlle de Guérin.

(Deuxième partie.)


I.

Il y a une littérature extérieure et publique, il y a une littérature
intérieure et privée. Celle-là est aussi supérieure à l'autre que
l'âme est au-dessus du corps. C'est d'elle que nous continuons de
vous entretenir aujourd'hui en feuilletant jusqu'à la fin cette
correspondance et ce journal intime de cet ange terrestre qu'on
appelait Eugénie de Guérin, ce saint Augustin des femmes, seulement un
saint Augustin sans péché, dont les larmes ne furent point de
l'expiation, mais des effusions du coeur, effusions tantôt
d'enthousiasme pour Dieu, tantôt de pitié pour ses créatures, tantôt
d'admiration pour la nature, et qui ne vécut comme la fleur de l'herbe
des champs que pour verser sa douce odeur sous les pieds de son père,
de son frère et de ses amis.


II.

Quand son premier amour de famille ici-bas, son frère Maurice, fut
mort entre ses bras au Cayla, et qu'elle-même fut morte après son
père, on retrouva dans ses papiers ces dernières notes de son journal
adressées à ce cher mort _Maurice_, et on les recueillit pour notre
édification intellectuelle comme des reliques que la flamme aurait
profanées. En voici; lisez encore.

Elle est retirée dans sa petite chambre: elle sourit, et elle lui dit
ou plutôt elle se dit à elle-même:

                                                      Le 12 mars 1836.

«J'admirais tout à l'heure un petit paysage de ma chambrette
qu'enluminait le soleil levant. Que c'était joli! Jamais je n'ai vu de
plus bel effet de lumière sur le papier, à travers des arbres en
peinture. C'était diaphane, transparent; c'était dommage pour mes
yeux, ce devait être vu par un peintre. Mais Dieu ne fait-il pas le
_beau_ pour tout le monde? Tous nos oiseaux chantaient ce matin,
pendant que je faisais ma prière. Cet accompagnement me plaît,
quoiqu'il me distraie un peu. Je m'arrête pour écouter; puis je
reprends, pensant que les oiseaux et moi nous faisons nos cantiques à
Dieu, et que ces petites créatures chantent peut-être mieux que moi.
Mais le charme de la prière, le charme de l'entretien avec Dieu, ils
ne le goûtent pas, il faut avoir une âme pour le sentir. J'ai ce
bonheur que n'ont pas les oiseaux. Il n'est que neuf heures et j'ai
déjà passé par l'heureux et par le triste. Comme il faut peu de temps
pour cela! L'heureux, c'est le soleil, l'air doux, le chant des
oiseaux, bonheurs à moi; puis une lettre de Mimi, qui est à Gaillac,
où elle me parle de Mme Vialar, qui t'a vu, et d'autres choses
riantes. Mais voilà que j'apprends parmi tout cela le départ de
M. Bories, de ce bon et excellent père de mon âme. Oh! que je le
regrette! quelle perte je vais faire en perdant ce bon guide de ma
conscience, de mon coeur, de mon esprit, de tout moi-même que Dieu lui
avait confié et que je lui laissais avec tant d'abandon! Je suis
triste d'une tristesse intérieure qui fait pleurer l'âme. Mon Dieu,
dans mon désert, à qui avoir recours? qui me soutiendra dans mes
défaillances spirituelles? qui me mènera au grand sacrifice? C'est en
ceci surtout que je regrette M. Bories. Il connaît ce que Dieu m'a
mis au coeur, j'avais besoin de sa force pour le suivre.

«Toi, tu me comprendras!»


III.

Elle quitte cette douce contemplation pour une peine utile. Écoutez:

«En allant à Cahuzac, j'ai voulu voir une pauvre femme malade qui
demeure au-delà de la Vère. C'est la femme de la complainte du
_Rosier_ que je t'ai contée, je crois. Mon Dieu, quelle misère! En
entrant, j'ai vu un grabat d'où s'est levée une tête de mort ou à peu
près. Cependant elle m'a connue. J'ai voulu m'approcher pour lui
parler, et j'ai vu de l'eau, une bourbe auprès de ce lit, des ordures
délayées par la pluie qui tombe de ce pauvre toit, et par une fontaine
qui filtre sous ce pauvre lit. C'était une infection, une misère, des
haillons pourris, des poux: vivre là! pauvre créature! Elle était sans
feu, sans pain, sans eau pour boire, couchée sur du chanvre et des
pommes de terre qu'elle tenait là pour les préserver de la gelée. Une
femme, qui nous suivait, l'a délogée du fumier, une autre a apporté
des fagots; nous avons fait du feu, nous l'avons assise sur un
_sélou_, et, comme j'étais fatiguée, je me suis mise auprès d'elle sur
le fagot qui restait. Je lui parlais du bon Dieu; rien n'est plus aisé
que d'être entendu des pauvres, des malheureux, des délaissés du
monde, quand on leur parle du ciel. C'est que leur coeur n'a rien qui
les empêche d'entendre. Aussi, qu'il est aisé de les consoler, de les
résigner à la mort! L'ineffable paix de leur âme fait envie. Notre
malade est _heureuse_, et rien n'est plus étonnant que de trouver le
bonheur chez une telle créature, dans une pareille demeure. C'est pire
cent fois qu'une étable à cochon. Je ne vis pas où poser mon châle
sans le salir, et, comme il m'embarrassait sur les épaules, je le
jetai sur les branches d'un saule qui se trouve devant la porte.»


IV.

                                                           Le 14 mars.

Un joli enfant vient la visiter.

«Après avoir donné au petit Antoine tout ce qu'il a voulu, je lui ai
demandé une boucle de ses cheveux, lui offrant une des miennes. Il m'a
regardée, un peu surpris: «Non, m'a-t-il dit, les miennes sont plus
jolies.» Il avait raison; des cheveux de trente ans sont bien laids
auprès de ses boucles blondes. Je n'ai donc rien obtenu qu'un baiser.
Ils sont doux, les baisers d'enfant: il me semble qu'un lis s'est posé
sur ma joue.»...

..................................................................
..................................................................


V.

«Aujourd'hui tout mon temps s'est passé en occupations, en affairages;
ni lecture, ni écriture; journée matérielle. À présent, seule, en
repos dans ma chambrette, je lirais, j'écrirais beaucoup, je ne sais
sur quoi, mais j'écrirais. Je me sens la veine ouverte. Ce serait un
beau moment de poésie, et je regrette de n'en avoir aucune en train.
En commencer? Non, c'est trop tard, la nuit est faite pour dormir, à
moins qu'on ne soit Philomèle; et puis, quand je commencerais quelque
chose, demain peut-être je le laisserais aux rats. La réflexion me
plonge vite au fond de toute chose, et je vois le néant dans tout, si
Dieu ne s'y trouve pas.»


VI.

                                                           Le 20 mars.

«Une petite lacune. Je saute du 14 au 20. Je trouve si peu de chose à
dire de mes jours, qui se ressemblent souvent comme des gouttes d'eau,
que je n'en dis rien. Ce n'est pas vraiment la peine d'employer
l'encre et le temps à cela, et je ferais mieux peut-être de m'occuper
d'autre chose. Mais aussi j'ai besoin d'écrire et d'un confident à
toute heure. Je parle quand je veux à ce petit cahier; je lui dis
tout, pensées, peines, plaisirs, émotions, tout enfin, hormis ce qui
ne peut se dire qu'à Dieu, et encore j'ai regret de ce que je laisse
au fond du coeur. Mais cela, je ferais mal, je crois, de le produire,
et la conscience se met entre la plume et mon papier. Alors je me
tais. Si ceci t'étonne, mon ami, avec la vie que tu me connais,
souviens-toi que Marie l'Égyptienne était fort tourmentée dans la
solitude. Il y a des esprits malins répandus dans l'air.

«Aujourd'hui, et depuis même assez longtemps, je suis calme, paix de
tête et de coeur, état de grâce dont je bénis Dieu. Ma fenêtre est
ouverte; comme il fait calme! tous les petits bruits du dehors me
viennent; j'aime celui du ruisseau. Adieu, j'entends une horloge à
présent, et la pendule qui lui répond. Ce tintement des heures dans le
lointain et dans la salle prend dans la nuit quelque chose de
mystérieux. Je pense aux trappistes qui se réveillent pour prier, aux
malades qui comptent en souffrant toutes les heures, aux affligés qui
pleurent, aux morts qui dorment glacés dans leur lit. Oh! que la nuit
fait venir des pensées graves!»


VII.

Les soucis actifs de sa maison la submergent en l'absence de son
père; elle emploie et nourrit quarante ouvriers des champs.

                                                           Le 22 mars.

«Hier s'est passé sans que j'aie pu te rien dire, à force
d'occupations, de ces trains de ménage, de ces courants d'affaires qui
emportent tous mes moments et tout moi-même, hormis le coeur qui monte
dessus et s'en va du côté qu'il aime. C'est tantôt ici, tantôt là, à
Paris, à Alby où est Mimi, aux montagnes, au ciel quelquefois, ou dans
une église, enfin où je veux; car je suis libre parmi mes entraves et
je sens la vérité de ce que dit l'_Imitation_, qu'on peut passer comme
sans soins à travers les soins de la vie. Mais ces soins-là pèsent à
l'âme, ils la fatiguent, l'ennuient souvent, et c'est alors qu'elle
aspire à la solitude. Oh! le bienheureux état où l'on peut s'occuper
uniquement de la seule chose nécessaire, où, du moins, les soins
matériels n'occupent que légèrement et ne prennent pas la grande
partie du jour! Voilà que pour quarante bêcheurs, ou menuisiers, ou je
ne sais quoi, il m'a fallu rester tout le long du jour à la cuisine,
les mains aux fourneaux et dans les _oulos_.

«Oh! que j'aurais bien mieux aimé être ici, avec un livre ou une
plume! Je t'aurais écrit, je t'aurais dit combien tes envois me sont
agréables, et je ne sais quoi ensuite; ce serait plus joli que des
plats de soupe. Mais pourquoi se plaindre et perdre ainsi le mérite
d'une contrariété? Faisons ma soupe de bonne grâce; les saints
souriaient à tout, et l'on dit que sainte Catherine de Sienne faisait
avec grande joie la cuisine.»

                                                          Le 11 avril.

«Je suis à mille choses qui remplissent tous mes moments de devoirs ou
d'occupations. Ceci n'est qu'un délassement, un temps de reste que je
te donne quand je puis, la nuit, le matin, à toute heure, car à toute
heure on peut causer quand c'est avec le coeur que l'on parle. Une
mouche, un bruit de porte, une pensée qui vient, que sais-je? tant de
choses qu'on voit, qu'on touche, qu'on sent, feraient écrire des
volumes. Je lisais hier au soir Bernardin, au premier volume des
_Études_, qu'il commence par un fraisier, ce fraisier qu'il décrit
avec tant de charme, tant d'esprit, tant de coeur, qui ferait, dit-il,
écrire des volumes sans fin, dont l'étude suffirait pour remplir la
vie du plus savant naturaliste par les rapports de cette plante avec
tous les règnes de la nature. Mon ami, je suis ce fraisier en rapport
avec la terre, avec l'air, avec le ciel, avec les oiseaux, avec tant
de choses visibles et invisibles que je n'aurais jamais fini si je me
mettais à me décrire, sans compter ce qui vit aux replis du coeur,
comme ces insectes qui logent dans l'épaisseur d'une feuille. De tout
cela, mon ami, quel volume!

«Voilà sous ma plume une petite bête qui chemine, pas plus grosse
qu'un point sur un _i_. Qui sait où elle va? de quoi elle vit? et si
elle n'a pas quelque chagrin au coeur? qui sait si elle ne cherche
pas quelque Paris où elle a un frère? elle va bien vite. Je m'arrête
sur son chemin: la voilà hors de la page; comme elle est loin! je la
vois à peine, je ne la vois plus. Bon voyage, petite créature, que
Dieu te conduise où tu veux aller! Nous reverrons-nous? T'ai-je fait
peur? Je suis si grande à tes yeux sans doute! mais peut-être par cela
même je t'échappe comme une immensité. Ma petite bête me mènerait
loin, je m'arrête à cette pensée: qu'ainsi je suis, aux yeux de Dieu,
petite et infiniment petite créature qu'il aime.

«Tous les soirs je lis quelque _Harmonie_ de Lamartine; j'en apprends
des morceaux par coeur, et cette étude me charme et fait jaillir je ne
sais quoi de mon âme, qui me transporte loin du livre qui tombe, loin
de ceux qui parlent auprès de moi; je me trouve où sont ces _esprits
qui balancent les astres sur nos têtes, et qui vivent de feu comme
nous vivons d'air_...»


VIII.

Son père l'interroge quelquefois sur ses occupations solitaires dans
sa chambre: elle lui lit pour le contenter quelques passages
insignifiants de ses notes, mais elle lui dérobe tout ce qui pourrait
l'affliger. Elle l'avoue à son frère qui n'est pas responsable de ce
qui lui manque dans la vie. Voyez:

                                                            Sans date.

«Le rossignol chante, le ciel est beau, choses toutes neuves dans ce
printemps tardif. J'ai réfléchi après avoir écouté le rossignol; j'ai
calculé le nombre des minutes de mon existence.

«C'est effrayant, 168 millions et quelques mille! Déjà tant de temps
dans ma vie! J'en comprends mieux toute la rapidité, maintenant que
je la mesure par parcelles. Le Tarn n'accumule pas plus vite les
grains de sable sur ses bords. Mon Dieu, qu'avons-nous fait de ces
instants que vous devez aussi compter un jour? S'en trouvera-t-il qui
comptent pour la vie éternelle? s'en trouvera-t-il beaucoup, s'en
trouvera-t-il un seul? _Si observaveris, Domine, Domine, quis
sustinebit?_»

Elle avoue une seconde fois qu'elle cache des pages à l'oeil de son
père de peur de l'affliger.

«Il n'est pas bon qu'il les voie et qu'il connaisse autre chose de moi
que le côté calme et serein. Une fille doit être si douce à son père!
Nous devons leur être à peu près ce que les anges sont à Dieu!»

Un jour après, elle écrit:

                                                        Le 5 mai 1837.

«Pluie, vent froid, ciel d'hiver, le rossignol, qui de temps en temps
chante sous des feuilles mortes, c'est triste au mois de mai. Aussi
suis-je triste en moi, malgré moi. Je ne voudrais pas que mon âme prît
tant de part à l'état de l'air et des saisons, que, comme une fleur,
elle s'épanouisse ou se ferme au froid ou au soleil. Je ne le
comprends pas, mais il en est ainsi tant qu'elle est enfermée dans ce
pauvre vase du corps.

«Pour me distraire, j'ai feuilleté Lamartine, le cher poëte. J'aime
l'hymne au rossignol et bien d'autres de ces _Harmonies_, mais que
c'est loin de l'effet que me faisaient ses _Méditations_! C'étaient
des ravissements, des extases; j'avais seize ans: que c'était beau! Le
temps change bien des choses. Le grand poète ne me fait plus vibrer le
coeur, il ne m'a pas même pu distraire aujourd'hui.»

Hélas, c'étaient les seize ans qui étaient beaux!


IX.

Ailleurs, elle raconte l'ameublement de sa chambre, ses livres, son
christ, son chapelet, ses gravures, ses tableaux. Pourquoi M. de
Ruder, cet émule mystique du mystique Scheffer, n'avait-il pas alors
conçu, dessiné et peint cette ardente et touchante image du Christ
priant sa dernière prière pour les hommes dans le bois des Oliviers?

Certes, M. de Ruder eût été son Lamartine en peinture; un habile burin
lui aurait rendu cette figure qui n'a besoin ni de couleurs, ni de
tons, ni de nuances pour passionner le regard. La pensée est tout dans
le dessin! Le coloris n'est que le vêtement de l'idée. La foudre est
dans la main; c'est elle qui frappe! ici elle a incrusté du premier
coup le Sauveur des hommes dans l'âme et dans les yeux de l'humanité!

Il est nuit, mais une de ces nuits lumineuses sur les collines de
Judée; les disciples de ce sage, qui voit sa mort pour le lendemain
dans la colère des grands et dans l'indifférence du peuple de
Jérusalem, reposent endormis et à peine visibles, étendus sur les
racines des noirs oliviers; le Christ les fuit comme des compagnons
qui commencent à douter et dans l'esprit de qui la trahison s'insinue
pour ébranler la foi chancelante.

Il tourne les épaules à la forêt sacrée pour chercher du regard le
ciel du côté où la lune en illumine l'avenue. Ses rayons, qui attirent
et qui enflamment les vapeurs humides de la nuit, forment un nimbe
orageux, confus, éclatant, au-dessus des oliviers, autour de la tête
de l'agonisant. Il tombe à genoux devant un gros fragment de rocher
qui supporte ses coudes et ses deux mains jointes pour supplier son
Père céleste. Ses mains jointes sont tellement éloquentes par la
pression des doigts contre les doigts et par les veines à travers
lesquelles on voit circuler le sang brûlant de se répandre pour
l'homme, son frère, que, lors même qu'on ne verrait ni le corps, ni
les jambes, ni le buste, ni la tête divine, mais que ces mains seules
sortiraient de l'ombre, le tableau aurait suffisamment parlé au coeur;
on aurait pleuré, on aurait compris que ces deux mains tendues par
l'enthousiasme de l'agonie triomphante étaient assez fortes pour
arracher l'_aiguillon_ à la mort et le salut de l'humanité au
ciel.--La passion de ces mains est égale à l'objet.

Mais la tête renversée en arrière les dépasse encore! C'est une tête
de Christ que la peinture n'avait pas encore inventée, même sous le
pinceau de Scheffer; un _Guido Reni_ à son bon temps, mais un _Guido
Reni_ avec l'énergie de Michel-Ange! Les traits sont beaux comme
l'homme qu'on a rêvé, mais jamais vu,--l'Antinoüs mystique.--Son
regard perce la nuit et porte à son Père toutes les supplications de
la terre; le vent de la miséricorde, qui souffle à lui, fait onduler
sa barbe et ses cheveux comme la sainte ferveur de l'invocation; le
corps s'affaisse sous la force dépensée de la prière, ses pieds
crispés prient comme ses mains, ses genoux à demi renversés cherchent
en vain leur aplomb parmi les dalles concassées, effondrées, soulevées
sur le sol par le récent tremblement de terre; toute la nature,
quoique maintenant sereine et attentive, est dans l'expectative de sa
prochaine convulsion. Le spectateur ne sait pas ce qu'il éprouve, mais
il éprouve quelque chose qu'il n'a jamais éprouvé,--la séparation de
lui-même en deux parts: l'une qui s'unit à la prière divine, l'autre
qui voudrait souffrir avec son grand prêtre et qui ne peut que
l'admirer. Voilà le tableau du peintre, qui cette fois n'a pas été un
peintre, mais un transfigurateur religieux. Toutes les fois que je me
retrouve en face de ce tableau, je pense à Mlle de Guérin qui a
transfiguré aussi la parole intime, le Verbe intérieur de l'homme, et
je me dis:--Oh! si elle l'avait vu!--C'est là le Christ qu'elle eût
inspiré!

N'en parlons plus, elle n'est plus là; mais sa chère âme y est tout
entière.


X.

Reprenons ses confidences, à elle. «Il ne nous manque au Cayla que
toi,» écrit-elle à ce frère chéri dans ces notes qu'il n'a jamais
lues, «cher membre que le corps réclame. Quand t'aurons nous? Rien ne
paraît s'arranger pour cela. Ainsi, nous passerons la vie sans nous
voir. C'est triste, mais résignons-nous à tout ce que Dieu veut ou
permet. J'aime beaucoup la Providence qui mène si bien toutes choses
et nous dispense de nous inquiéter des événements de ce monde. Un jour
nous saurons tout; un jour je saurai pourquoi nous sommes séparés,
nous deux qui voudrions être ensemble. Rapprochons-nous, mon ami,
rapprochons-nous de coeur et de pensée en nous écrivant l'un à
l'autre. Cette communication est bien douce, ces épanchements
soulagent, purifient même l'âme comme une eau courante emporte son
limon.»


XI.

                                                             Le 9 mai.

«Une journée passée à étendre une lessive laisse peu à dire. C'est
cependant assez joli que d'étendre du linge blanc sur l'herbe ou de le
voir flotter sur des cordes. On est, si l'on veut, la Nausicaa
d'Homère ou une de ces princesses de la Bible qui lavaient les
tuniques de leurs frères. Nous avons un lavoir, que tu n'as pas vu, à
la Moulinasse, assez grand et plein d'eau, qui embellit cet
enfoncement et attire les oiseaux qui aiment le frais pour chanter.

«Notre Cayla est bien changé et change tous les jours. Tu ne verras
plus le blanc pigeonnier de la côte, ni la petite porte de la
terrasse, ni le corridor et le _fenestroun_ où nous mesurions notre
taille quand nous étions petits. Tout cela est disparu et fait place à
de grandes croisées, à de grands salons. C'est plus joli, ces choses
nouvelles, mais pourquoi est-ce que je regrette les vieilles et
replace de coeur les portes ôtées, les pierres tombées? Mes pieds même
ne se font pas à ces marches neuves, ils vont suivant leur coutume et
font des faux pas où ils n'ont pas passé tout petits. Quel sera le
premier cercueil qui sortira par ces portes neuves? Soit nouvelles ou
anciennes, toutes ont leurs dimensions pour cela, comme tout nid a son
ouverture. Voilà qui désenchante cette demeure d'un jour et fait lever
les yeux vers cette habitation qui n'est pas bâtie de main d'homme.»

Et un peu plus bas:

«Un chagrin: nous avons Trilby malade, si malade que la pauvre bête en
mourra. Je l'aime, ma petite chienne, si gentille. Je me souviens
aussi que tu l'aimais et la caressais, l'appelant _coquine_. Tout
plein de souvenirs s'attachent à Trilbette et me la font regretter.
Petites et grandes affections, tout nous quitte et meurt à son tour.
Notre coeur est comme un arbre entouré de feuilles mortes.»

Ce frère tombe malade à Paris;--elle l'apprend; elle lui écrit sans
oser lui envoyer la lettre, de crainte de froisser la nouvelle épouse.

                                                            Le 28 mai.

«Voilà ma journée: ce matin à la messe, écrire à Louise, lire un peu,
et puis dans ma chambrette. Oh! je ne dis pas tout ce que j'y fais.
J'ai des fleurs dans un gobelet; j'en ai longtemps regardé deux dont
l'une penchait sur l'autre qui lui ouvrait son calice. C'était doux à
considérer, et à se représenter l'épanchement de l'amitié dans ces
deux petites fleurettes. Ce sont des stellaires, petites fleurs
blanches à longue tige, des plus gracieuses de nos champs. On les
trouve le long des haies, parmi le gazon. Il y en a dans le chemin du
moulin, à l'abri d'un tertre tout parsemé de leurs petites têtes
blanches. C'est ma fleur de prédilection. J'en ai mis devant notre
image de la Vierge. Je voudrais qu'elles y fussent quand tu viendras,
et te faire voir les deux fleurs amies. Douce image, qui des deux
côtés est charmante, quand je pense qu'une soeur est fleur de dessous!
Je crois, mon ami, que tu ne diras pas non. Cher Maurice, nous allons
nous voir, nous entendre! Ces cinq ans d'absence vont se retrouver
dans nos entretiens, nos causeries, nos dires de tout instant.»


XII.

De sombres pressentiments l'obsèdent; elle ne les confie qu'au papier.

Après un trop court séjour au Cayla, Maurice est reparti, mieux, mais
pas guéri. Le journal reprend:

                                                   Le 26 janvier 1838.

«Je rentre pour la première fois dans cette chambrette où tu étais
encore ce matin. Que la chambre d'un absent est triste! On le voit
partout sans le trouver nulle part. Voilà tes souliers sous le lit, ta
table toute garnie, le miroir suspendu au clou, les livres que tu
lisais hier au soir avant de t'endormir, et moi qui t'embrassais, te
touchais, te voyais. Qu'est-ce que ce monde où tout disparaît?
Maurice, mon cher Maurice, oh! que j'ai besoin de toi et de Dieu!
Aussi, en te quittant, suis-je allée à l'église où l'on peut prier et
pleurer à son aise. Comment fais-tu, toi qui ne pries pas, quand tu es
triste, quand tu as le coeur brisé? Pour moi, je sens que j'ai besoin
d'une consolation surhumaine, qu'il faut Dieu pour ami quand ce qu'on
aime fait souffrir.

«Que s'est-il passé aujourd'hui pour l'écrire? Rien que ton départ; je
n'ai vu que toi s'en allant, que cette croix où nous nous sommes
quittés. Quand le roi serait venu, je ne m'en soucierais pas.»


XIII.

                                                         Le 3 février.

«J'ai commencé ma journée par me garnir une quenouille bien ronde,
bien bombée, bien coquette avec son noeud de ruban. Là, je vais filer
avec un petit fuseau. Il faut varier travail et distractions; lasse du
bas, je prends l'aiguille, puis la quenouille, puis un livre. Ainsi le
temps passe et nous emporte sur sa croupe.

«Éran vient d'arriver. Il me tardait de le voir, de savoir quel jour
tu étais parti de Gaillac. C'est donc vendredi, le même jour que
d'ici. Ce fut un vendredi aussi que tu partis pour la Bretagne. Ce
jour n'est pas heureux; maman mourut un vendredi, et d'autres
événements tristes que j'ai remarqués. Je ne sais si l'on doit croire
à cette fatalité des jours.»


XIV.

Un passage de Bossuet, qui atteignait à la mélancolie par la grandeur,
surtout dans ses vieux jours, la frappe et se grave dans sa mémoire:
«En effet, ne paraît-il pas un certain rapport entre les langes et les
draps de la sépulture? On enveloppe presque de même façon ceux qui
naissent et ceux qui sont morts: un berceau a quelque idée d'un
sépulcre, et c'est la marque de notre mortalité qu'on nous ensevelisse
en naissant.»


XV.

                                                        Le 14 février.

«Papa est mieux: il a eu la fièvre, peu dormi. Nous lui avons cédé
notre chambre qui est plus chaude, et j'ai pris ton lit. Il y a bien
longtemps que je n'avais dormi là; depuis, je crois que j'emportai de
la tapisserie la main de l'homme qui allait défaire un nid qui s'y
trouve peint. Je lui prêtais du moins cette mauvaise intention qui me
mettait en colère à chaque réveil, et que je punis enfin par un acte
de rigueur dont je fus punie à mon tour. On me gronda d'avoir déchiré
le pauvre homme, sans écouter qu'il était méchant. Qui le voyait que
moi? Pour bien se conduire avec les enfants, il faut prendre leurs
yeux et leur coeur, voir et sentir à leur portée et les juger
là-dessus. On épargnerait bien des larmes qui coulent pour de fausses
leçons. Pauvres petits enfants, comme je souffre quand je les vois
malheureux, tracassés, contrariés! Te souviens-tu du _Pater_ que je
disais dans mon coeur pour que papa ne te grondât pas à la leçon? La
même compassion me reste, avec cette différence que je prie Dieu de
faire que les parents soient raisonnables.

«Si j'avais un enfant à élever, comme je le ferais doucement,
gaiement, avec tous les soins qu'on donne à une délicate petite fleur!
Puis je leur parlerais du bon Dieu avec des mots d'amour; je leur
dirais qu'il les aime encore plus que moi, qu'il me donne tout ce que
je leur donne, et, de plus, l'air, le soleil et les fleurs; qu'il a
fait le ciel et tant de belles étoiles. Ces étoiles, je me souviens
comme elles me donnaient une belle idée de Dieu, comme je me levais
souvent quand on m'avait couchée, pour les regarder à la petite
fenêtre donnant aux pieds de mon lit, chez nos cousines, à Gaillac. On
m'y surprit, et plus ne vis les beaux luminaires. La fenêtre fut
clouée, car je l'ouvrais et m'y suspendais, au risque de me jeter dans
la rue. Cela prouve que les enfants ont le sentiment du beau, et que
par les oeuvres de Dieu il est facile de leur inspirer la foi et
l'amour.

À présent, je te dirai qu'en ouvrant la fenêtre, ce matin, j'ai
entendu chanter un merle qui chantait là-haut sur Golse à plein
gosier. Cela fait plaisir, ce chant de printemps parmi les corbeaux,
comme une rose dans la neige. Mimi est au hameau, papa à sa chambre,
Éran à Gaillac, et moi avec toi. Cela se fait souvent.»


XVI.

La saison change.

                                                          Le 1er mars.

«Je me sens portée aux larmes; cependant je ne suis pas malheureuse.
D'où cela vient-il donc? De ce que, apparemment, notre âme s'ennuie
sur la terre, pauvre exilée!... Voilà Mimi en prière; je vais faire
comme elle et dire à Dieu que je m'ennuie. Oh! moi, que deviendrais-je
sans la prière, sans la foi, la pensée du ciel, sans cette pitié de la
femme qui se tourne en amour, en amour divin? J'étais perdue et sans
bonheur sur la terre. Tu peux m'en croire, je n'en ai trouvé encore en
rien, en aucune chose humaine, pas même en toi.»

                                                           Le 15 mars.

«Une lettre, mais pas de toi! C'est d'Euphrasie qui me donne des
nouvelles de Lili, tristes nouvelles qui me font craindre de perdre
cette pauvre amie. Je vais à Cahuzac en faire part à ma tante.»


XVII.

La _Vialarette_, une bonne servante volontaire du hameau, vient à
mourir. Écoutez:

                                                           Le 16 mars.

«La Vialarette ne te portera plus des marrons et des échaudés de
Cordes; la pauvre fille! elle est morte la nuit dernière. Je la
regrette pour ses qualités, sa fidélité, son attachement pour nous.
Étions-nous malades? elle était là; fallait-il un service? elle était
prête, et puis d'une discrétion, d'une sûreté! du petit nombre de
personnes à qui l'on peut confier un secret. C'était le sublime de sa
condition, ce me semble, que cette religion du secret que l'éducation
ne lui avait pas apprise. Je lui aurais tout confié.

«L'enterrement était pénible à voir; mais j'ai voulu accompagner
jusque-là celle qui n'a ni frère ni soeur, celle qui a suivi sur ce
cimetière tous ceux des nôtres qu'elle a vus mourir, celle qui a fait
tant de pas pour nous, hélas! à pareil jour, _samedi_. Enfin j'ai
voulu lui donner cette marque d'affection et l'accompagner de mes
prières jusqu'au bord de l'autre monde. J'ai entendu la messe à côté
de son cercueil.

«Il fut un temps où cela m'aurait effrayée; à présent, je ne sais pas
comment je trouve tout naturel de mourir; cercueils, morts, tombes,
cimetières, ne me donnent que des sentiments de foi, ne font que
reporter mon âme là-haut. La chose qui m'a le plus frappée, ç'a été
d'entendre la bière tombant dans la fosse: sourd et lugubre bruit, le
dernier de l'homme. Oh! qu'il est pénétrant, comme il va loin dans
l'âme qui l'écoute! Mais tous ne l'écoutent pas; les fossoyeurs
avaient l'air de voir cela comme un arbre qui tombe; le petit Cotive
et d'autres enfants regardaient là-dedans comme dans un fossé où il y
aurait des fleurs, l'air curieux et étonné. Mon Dieu! mon Dieu! quelle
indifférence entoure la tombe! Que les saints ont raison de mourir
avant l'heure, de faire leurs propres obsèques en se retirant du
monde! Est-ce la peine d'y demeurer? Non, ce n'est pas la peine, si ce
n'était quelques âmes chères à qui Dieu veut qu'on tienne compagnie
dans la vie. Voilà papa qui vient de me visiter dans ma chambre et m'a
laissé en s'en allant deux baisers sur le front. Comment laisser ces
tendres pères?»


XVIII.

Elle raconte qu'elle va se chauffer au soleil, pendant l'office des
morts, dans le cimetière du hameau.

                                                           Le 7 avril.

«D'où diriez-vous que je viens, ma chère Marie? Oh! vous ne devineriez
pas; de me chauffer au soleil dans un cimetière. Lugubre foyer si l'on
veut, mais où l'on se trouve au milieu de sa parenté. Là, j'étais avec
mon grand-père, des oncles, des aïeux, une foule de morts aimés. Il
n'y manquait que ma mère qui, hélas! repose un peu loin d'ici. Mais
pourquoi me trouvais-je là? Me croyez-vous amante des tombeaux? Pas
plus qu'une autre, ma chère. C'est que je suis allée me confesser ce
matin: et comme il y avait du monde, et que j'avais froid à l'église,
je suis sortie et me suis assise au soleil dans le cimetière; et là
les réflexions sont venues, et les pensées vers l'autre monde, et le
compte qu'on rend à Dieu. Le bon livre d'examen qu'une tombe! Comme on
y lit des vérités, comme on y trouve des lumières, comme les
illusions, les rêves de la vie s'y dissipent, et tous les
enchantements! Au sortir de là, le monde est jugé, on y tient moins.

  Le pied sur une tombe, on tient moins à la terre.

                                                  (LAMARTINE)

«Il n'est pas de danseuse qui ne quittât sa robe de bal et sa
guirlande de fleurs, pas de jeune fille qui n'oubliât sa beauté,
personne qui ne revînt meilleur de cette terre des morts.»


XIX.

Ainsi cela se poursuit parmi tous les événements de la vie, petits ou
grands, tristes ou gais; c'est la vicissitude éternelle, mais la
vicissitude interprétée, sentie, comprise par une âme intelligente de
ce qu'elle souffre et joyeuse de ce qu'elle cueille en passant sur le
bord du chemin.

Lisez cette note d'un de ses beaux jours où elle se promène avec son
père et son petit chien légué par _Lili_, une de ses amies qu'elle a
récemment ensevelie:

                                                             Le 3 mai.

«Depuis ce matin, rien de joli que la naissance d'un agneau et ce
cahier qui commence au chant du rossignol, devant deux vases de fleurs
qui embaument ma chambrette. C'est un charme d'écrire dans ces
parfums, d'y prier, d'y penser, d'y laisser aller l'âme.

«Je suis fatiguée d'écriture, deux grandes lettres m'ont brisé la
main. Aussi ne mettrai-je pas grand'chose ici; mais je veux marquer un
beau jour, calme, doux et frais, une vraie matinée de printemps. Tout
chante et fleurit. Nous venons de la promenade, papa, moi et mon
chien, le joli chien de Lili: chère petite bête! il ne me quitte
jamais: quand je m'assieds, il vient sur mes genoux; si je marche, il
suit mes pas. On dirait qu'il me comprend, qu'il sait que je remplace
sa maîtresse. Nous avons rapporté des fleurs blanches, violettes,
bleues, qui nous font un bouquet charmant. J'en ai détaché deux pour
envoyer à E***, dans une lettre: ce sont des _dames de onze heures_;
apparemment ce nom leur vient de ce qu'elles s'ouvrent alors, comme
font d'autres à d'autres heures, charmantes horloges des champs,
horloges de fleurs qui marquent de si belles heures. Qui sait si les
oiseaux les consultent, s'ils ne règlent pas sur des fleurs leur
coucher, leur repas, leurs rendez-vous? Pourquoi pas? tout s'harmonise
dans la nature; des rapports secrets unissent l'aigle et le brin
d'herbe, les anges et nous dans l'ordre de l'intelligence. J'aurai un
nid sous ma fenêtre; une tourterelle vient de chanter sur l'acacia où
il y avait un nid l'an dernier. C'est peut-être la même. Cet endroit
lui a convenu, et, en bonne mère, elle y replace son berceau.

«Rien ne me fait du bien comme d'écrire, parce qu'alors je m'oublie.
La prière me fait le même effet de calme, et même mieux, en ce qu'il
entre quelque chose de suave dans l'âme.»


XX.

                                                            Le 12 mai.

«Depuis cinq jours je n'ai pas écrit ici; dans ce temps il est venu
des feuilles, des fleurs, des roses. En voilà une sous mon front, qui
m'embaume, la première du printemps. J'aime à marquer le jour de cette
belle venue. Qui sait les printemps que je retrouve ainsi dans des
livres, sur une feuille de rose où je date le jour et l'an? Une de ces
feuilles s'en fut à l'île de France, où elle fit bien plaisir à ce
pauvre Philibert. Hélas! elle aura disparu comme lui! Quoique je le
regrette, ce n'est pas cela, mais je ne sais quoi qui m'attriste, me
tient dans la langueur aujourd'hui. Pauvre âme, pauvre âme, qu'as-tu
donc? que te faut-il? Où est ton remède? Tout verdit, tout fleurit,
tout chante, tout l'air est embaumé comme s'il sortait d'une fleur.
Oh! c'est si beau! allons dehors. Non, je serais seule et la belle
solitude ne vaut rien. Ève le fit voir dans Éden. Que faire donc?
Lire, écrire, prier, prendre une corbeille de sable sur la tête, comme
ce solitaire, et marcher. Oui, le travail, le travail! occuper le
corps qui nuit à l'âme. Je suis demeurée trop tranquille aujourd'hui,
ce qui fait mal, ce qui donne le temps de croupir à un certain ennui
qui est en moi.

«Pourquoi est-ce que je m'ennuie? Est-ce que je n'ai pas tout ce qu'il
me faut, tout ce que j'aime, hormis toi? Quelquefois je pense que
c'est la pensée du couvent qui fait cela, qui m'attire et m'attriste.
J'envie le bonheur d'une sainte Thérèse, de sainte Paule à Bethléem.
Si je pouvais me trouver dans quelque sainte solitude!... Le monde
n'est pas mon endroit; mon avenir serait fait alors, et je ne sais ce
qu'il sera.»


XXI.

On l'invite dans les environs à assister à la fonte d'une cloche. Les
réflexions que cela lui suggère se rapprochent du dithyrambe de
Schiller. Cela finit par une réflexion triste et vraie comme tout ce
qui est triste.

«Je ne suis pas en train d'écrire; il fait un vent qui souffle à tout
emporter, même les idées. Sans cela, je dirais tout ce qui m'est venu
près de ce fourneau, en pensées religieuses, gaies, tristes; ce que
j'ai coulé d'années, de siècles, de baptêmes, de glas, de noces,
d'incendies, avec cette cloche. Quand elle finira, qui sait tout ce
qui aura fini dans Andillac et dans le monde? L'âge des cloches prend
des siècles, du temps sans fin, à moins d'un malheur ou d'une
révolution. Ainsi, tous tant que nous étions là, nous ne la verrons
pas refondre. Cela seul est solennel: _ne plus voir ce qu'on voit_.
Il y a là quelque chose qui fait qu'on y attache fort les yeux, quand
ce ne serait qu'un brin d'herbe.»

Quel instinct de notre immortalité dans ces paroles!


XXII.

Elle aime les fleurs et voudrait apprendre la botanique pour avoir une
langue de plus, afin de mieux adorer et louer le créateur du cèdre et
de l'hysope!--«Maurice, tu me l'apprendras; ce serait bien facile avec
une Flore. Mais quand seras-tu ici au printemps? Tu n'y viens que
tard; ce n'est pas lorsque l'hiver a fauché toute la beauté de la
nature (suivant l'expression de notre ami, saint François de Sales)
qu'on peut se mettre à botaniser: plus de fleurs alors, et ce sont les
fleurs qui m'intéressent parce qu'elles sont si jolies sur ces tapis
verts. J'aimerais de connaître leur famille, leurs goûts, quels
papillons elles aiment, les gouttes de rosée qu'il leur faut, leurs
propriétés pour m'en servir au besoin. Les fleurs servent aux malades.
Dieu fait ses dons à tant de fins! Tout est plein pour nous d'une
merveilleuse bonté; vois la rose qui, après avoir donné du miel à
l'abeille, un baume à l'air, nous offre encore une eau si douce pour
les yeux malades. Je me souviens de t'en avoir mis des compresses
quand tu étais petit. Nous faisons tous les ans des fioles de cette
eau qu'on vient nous demander.»


XXIII.

Un autre jour la gaieté des champs la saisit.

                                                            Le 4 juin.

«Flageolet, hautbois, grosse caisse, rossignols, tourterelles,
loriots, merles, pinsons, belle et grotesque symphonie du moment.
C'est, en l'honneur de la fête votive, la bruyante musique d'Andillac
qui retentit jusqu'ici et se mêle à celle des oiseaux. Au moins ne
manquons-nous pas de concerts dans nos champs; tu aimes ceux de Paris
sans pouvoir y aller toujours, et moi, sans y aller, je m'y trouve.
C'est de tous côtés, de tous les arbres, des voix d'oiseaux, et mon
charmant musicien, le rossignol de l'autre soir, chantant encore près
du noyer du jardin. Ce sont pour moi des charmes, des plaisirs que je
ne puis dire. Aussi quelqu'un me disait: «Vous êtes heureusement née
pour habiter la campagne.» C'est vrai, je le sens, et que mon être
s'harmonise avec les fleurs, les oiseaux, les bois, l'air, le ciel,
tout ce qui vit dehors, grandes ou gracieuses oeuvres de Dieu.»


XXIV.

Et voyez maintenant comme elle aime les bêtes! Insensé qui ne les
comprend pas! Lisez les lignes suivantes, et jugez combien la piété
bien entendue et bien sentie s'étend à tout, depuis l'étoile
incommensurable jusqu'au pauvre petit chien qui n'a que ses deux
pattes à laisser à sa maîtresse. J'ai toujours reproché au
christianisme son insensibilité pour les animaux, comme si ce qui aime
tant n'avait point de coeur, comme si ce qui pense, calcule et
combine, n'avait point sa part d'intelligence. Encore une fois lisez
ceci.

«Vous avez raison de dire que je suis heureusement née pour habiter la
campagne. C'est mon endroit; je souffrirais bien plus ailleurs; je
reconnais en ceci un soin de la Providence, qui fait tout avec amour
pour ses créatures, qui ne fait pas naître la violette dans les rues.
Vous me voyez bien appuyée sur ma fenêtre, contemplant tout ce vallon
de verdure où chante le rossignol; puis je vais soigner mes poulets,
coudre, filer, broder dans la grande salle avec Marie. Ainsi, d'une
chose à l'autre, le jour passe, et nous arrivons au soir sans ennui.

..................................................................

«Un chagrin. Mon cher petit chien, mon joli Bijou est malade, si
malade que je crains qu'il n'en meure. Pauvre bête! comme il est
oppressé, comme il gémit, me lèche les mains et me dit:
«Soulagez-moi!» Je ne sais que lui faire, il ne prend rien que
quelques gouttes de sirop de gomme qu'il lèche sur mes doigts; c'est
ainsi que je le nourris, moitié sucre, moitié caresses. Hélas! que
sert d'aimer? je ne le sauverai pas. Cela me ferait pleurer, si je ne
renvoyais mes larmes. Pleurer une bête, c'est bête, mais le coeur n'a
pas d'esprit ni trop d'amour-propre souvent. Puis mon Bijou est si
joli, si gracieux, si gentil, si précieux, me venant de Lili! Un
chien, c'est si riant, si caressant, si tendre, si à nous! Je crois
que je pleurerai, mais ce sera ici dans ma chambrette où se passent
mes secrets.

«Une de mes amies demandait une fois des prières pour son chien
malade; je me moquai d'elle et trouvai sa dévotion mal placée.
Aujourd'hui j'en ferais comme elle, je ne trouve pas cette prière si
étrange: tant le coeur change l'esprit! Je n'aimais pas Bijou alors;
ma conscience ne s'offusque pas d'intéresser le bon Dieu à la
conservation d'une bête. Y a-t-il rien d'indigne dans ses créatures,
et ne peut-on pas lui demander la vie de celles que nous aimons? Je
suis portée à le croire et qu'on peut, excepté le mal, tout demander à
Dieu, au _bon Dieu_. Ce nom familier, ce nom populaire de la Divinité
m'inspire toute sorte de confiance. Qu'attendre d'un être
inaccessible, si loin, si loin de l'homme qu'on ne peut pas l'aimer en
l'adorant? et le coeur, cependant, veut aimer ce qu'il adore et adorer
ce qu'il aime; ce qui s'est fait quand Dieu s'est fait chair, quand il
a habité parmi nous. De cette condescendance infinie nous est venue
notre foi confiante. Il faut que je retourne auprès de mon pauvre
Bijou qui, certes, m'a menée assez loin.»

                                                       Le 1er juillet.

«Il est mort, mon cher petit chien. Je suis triste et n'ai guère envie
d'écrire.»

                                                         Le 2 juillet.

«Je viens de faire mettre Bijou dans la garenne des buis, parmi les
fleurs et les oiseaux. Là je planterai un rosier qui s'appellera le
_rosier du Chien_. J'ai gardé les deux petites pattes de devant si
souvent posées sur ma main, sur mes pieds, sur mes genoux. Qu'il était
gentil, gracieux dans ses poses de repos ou de caresses! Le matin, il
venait au pied du lit me lécher les pieds en me levant, puis il allait
en faire autant à papa. Nous étions ses deux préférés. Tout cela me
revient à présent. Les objets passés vont au coeur; papa le regrette
autant que moi. Il aurait donné, disait-il, dix moutons pour ce cher
joli petit chien. Hélas! il faut que tout nous quitte, ou tout
quitter.»


XXV.

Et comme elle décrit les scènes de la vie rustique!

«Je retourne à la salle loin de papa; j'écrivais ceci au chant des
jeunes poulets qui piquent l'herbe sous ma fenêtre, au bruit joyeux
des moissonneurs qui sont dans les chènevières. Heureuses gens qui
suent et qui chantent!

«Les gracieuses choses qui se voient dans les champs et que je viens
de voir! Un beau champ de blé plein de moissonneurs et de gerbes, et,
parmi ces gerbes, une seule debout faisant ombre à deux petits
enfants, et leur grand'mère les faisant déjeuner avec du lait!

«Rien ne monte à ma chambre ce soir que le chant des cigales.

«Ce soir, au crépuscule, j'écris d'une main fraîche, revenant de
laver ma robe au ruisseau! C'est joli de laver, de voir passer des
poissons, des flots, des brins d'herbe, des feuilles, des fleurs
tombées, de suivre cela et je ne sais quoi au fil de l'eau. Il vient
tant de choses à la laveuse qui sait voir dans le courant de ce
ruisseau! C'est la baignoire des oiseaux, le miroir du ciel, l'image
de la vie, un chemin courant! etc., etc.»


XXVI.

..................................................................

«Que survient-il donc? rien que le bruit des fléaux tombant en cadence
sur l'aire. Cette cadence, accompagnée du chant des coqs et des
cigales, fait quelque chose d'infiniment rustique que j'aime!...»

Et plus loin...

«En entrant dans ma chambrette ce soir à dix heures, je suis frappée
de la blanche lumière de la lune qui se lève ronde derrière un groupe
de chênes aux Mérix; la voilà plus haut, plus haut, toujours plus
haut, chaque fois que je regarde. Elle va plus vite dans le ciel que
ma plume sur ce papier, mais je puis la suivre des yeux; merveilleuse
faculté de _voir_, si élevée, si étendue, si jouissante! On jouit du
ciel quand on veut; la nuit même, de sur mon chevet, j'aperçois, par
la fente d'un contrevent, une petite étoile qui s'encadre là vers les
onze heures et me rayonne assez longtemps pour que je m'endorme avant
qu'elle soit passée; je l'appelle aussi l'étoile du sommeil, et je
l'aime. La pourrai-je voir à Paris? Je pense que mes nuits et mes
jours seront changés, et je n'y puis penser sans peine. Me tirer
d'ici, c'est tirer Paule de sa grotte; il faut bien que ce soit pour
toi que je quitte mon désert, toi pour qui Dieu sait que j'irais au
bout du monde. Adieu au clair de la lune, au chant des grillons, au
_glouglou_ du ruisseau; j'avais de plus le rossignol naguère; mais
toujours quelque charme manque à nos charmes. À présent, plus rien
qu'à Dieu, ma prière et le sommeil.»

                                                            Le 9 août.

«Dirais-tu ce qui me fait souffrir à présent en moi? C'est cette
petite reine Jeanne Gray, décapitée si jeune, si douce, si charmante,
à qui je pense.»

                                                           Le 10 août.

«Une compagne dans ma chambrette, une perdrix blessée à l'aile, mais
bien leste encore, bien vive, bien gentille; elle se coule comme un
rat dans tous les coins de sa prison et se prive, s'accoutume à me
voir, si bien qu'elle mange et boit à mes côtés. Je voudrais la porter
à Charles.

«Un peu de malaise m'a fait jeter sur ton lit, ce lit où tu as couché
six mois dans la fièvre, où je t'ai vu si pâle, défait, mourant, d'où
le bon Dieu t'a tiré par prodige. Tout cela s'est mis avec moi sur ce
lit; j'ai vu, revu, pensé, béni; puis un petit sommeil et un rêve...»


XXVII.

Qu'on ne s'étonne pas à me voir tant citer; je suis sans cesse tenté
de laisser aller ma plume, mais qu'écrirait-elle qui valût ce que nous
lisons ainsi ensemble? Si on me disait: «Parlez sur l'_Imitation_,» je
prendrais ce livre presque divin et le lirais, car rien de ce que je
pourrais dire ne vaudrait un de ces versets pleins de suc.--Il en est
ainsi des pages de mademoiselle de Guérin; ôtez quelques superstitions
féminines et quelques petitesses enfantines de dévotion qui ne
scandalisent pas, mais qui humilient l'intelligence et qui tiennent à
l'éducation, à l'habitude, au séjour, à la fréquentation de quelques
ecclésiastiques, tels que l'abbé de Lamennais et ses disciples, tout
est naïf, sublime, divin sous sa plume; on ne peut rien dire d'elle
qui ne soit mille fois dépassé par les éjaculations solitaires de
cette âme. Excusez-moi donc: le modèle que j'ai sous les yeux tue le
commentaire, contentez-vous d'admirer.


XXVIII.

Il faut lire, quand Maurice se marie, son extase de reconnaissance sur
les cadeaux de noces venus des Indes, que sa belle-soeur lui
envoie.--«Voilà pourtant ce qui nous arrive de Gaillac par le
messager; j'ajoute encore que ton frère me rapporte une perdrix qu'il
a tuée et deux pauvres cailles blessées... Les souffrants sont pour
moi et l'ont toujours été; étant enfant, je m'emparais de tous les
petits poulets blessés; faire du bien, soulager, est la moelle du
coeur d'une femme.»

Suivons cette veine de gaieté au mariage de son frère.

                                      Le 20 août, à 10 heures du soir.

«C'est trop joli, ce que je vois, pour ne pas te le dire: nos
demoiselles, là-bas, le long du ruisseau, chantant, riant, se montrant
çà et là sous des touffes d'arbres comme des nymphes de nuit, à la
clarté d'un feu d'allumettes que fait Jeannot, leur fanal courant:
c'est la pêche aux écrevisses, plaisir qu'Érembert a voulu donner à
ces jeunes filles que tout amuse. J'ai mieux aimé être ici à les voir
faire et te le dire. Je les entends rire et toujours rire; cet âge est
une joie permanente. Pour moi, j'ai besoin de repos, de me coucher au
lieu d'errer sur le frais gazon d'un ruisseau. Adieu, Maurice; nous
avons bien parlé de toi en montrant les cadeaux de noce. Je ne
voudrais pas te quitter, mais de force. Il y aurait de quoi passer la
nuit ici à décrire ce qui se voit, s'entend, dans ma délicieuse
chambrette, ce qui vient m'y visiter, de petits insectes, noirs comme
la nuit, de petits papillons mouchetés, tailladés, volant comme des
fous autour de ma lampe. En voilà un qui brûle, en voilà un qui part,
en voilà un qui vient, qui revient, et sur la table quelque chose
comme un grain de poussière qui marche. Que d'habitants dans ce peu
d'espace! Un mot, un regard à chacun, une question sur leur famille,
leur vie, leur contrée, nous mènerait à l'infini; il vaut mieux faire
ma prière ici devant ma fenêtre, devant l'infinité du ciel.»


XXIX.

                                                           Le 22 août.

«Mme et M. de Faramond, une lettre de Louise, hier une d'Antoinette,
plaisir et bonheur. Demain, je pars avec ces demoiselles. Adieu,
cahier; mais je le prendrai peut-être pour me trouver avec toi.»

                                                           Le 25 août.

«Oh! les vieux châteaux, avec leurs grandes salles, leurs meubles
antiques, leurs larges fenêtres d'où l'on voit tout le ciel, les
portraits de belles dames et de grands seigneurs, cela fait je ne sais
quel plaisir à voir, à s'y voir errant de chambre en chambre. Oh!
j'aime les vieux châteaux, et je me complais depuis un jour dans cette
jouissance. C'est de Montels que je t'écris, dans une chambre écartée
où j'ai, par bonheur, trouvé de l'encre; j'avais oublié d'en prendre,
et c'était grande privation de ne pouvoir rien tracer de tout ce qui
se peint en moi dans cette demeure de mon goût. Je m'y plairais
toujours, d'autant qu'à chaque endroit ce sont des souvenirs
d'enfance, et tu sais comme ce passé fait plaisir. J'avais neuf ans
quand je vins à Montels. En arrivant j'ai reconnu l'église sous son
grand ormeau où j'allais sauter à l'ombre, puis la grande cour et puis
la petite avec son puits, la porte à vitres du salon, et, dans ce
salon, les grandes belles dames que j'aimais tant à voir; une à côté
d'un capucin en méditation qui fait contraste, chose que je n'avais
pas tant remarquée qu'à présent. Dans l'enfance, les effets de
réflexion touchent peu. Nous sortons, nous courons.»


XXX.

Elle va à Paris; elle assiste à tout; elle soulage tout.--Avant de
retourner au Cayla rejoindre son père, elle va passer quelques
semaines en Nivernais chez une charmante amie digne d'elle, jeune,
belle, lettrée, Mme de Maistre. Elle se lie d'amitié avec cette
compagne dont l'âme aimante et mystique a de l'analogie avec la
sienne.

Description de journées de joie et d'ennui dans son vieux château du
Berry et de quelques courses jusqu'aux neiges de l'Auvergne.
Effusions intimes par-ci par-là, qui rappellent l'âme à son nid comme
le chalumeau du berger rappelle au bercail le troupeau dispersé.

À cette époque percent çà et là quelques mots qui font entrevoir un
goût naissant, mais caché, pour un ami de son frère, M. d'Aurevilly,
homme de même race, qui lui donne de temps en temps des nouvelles de
son frère et qu'elle semble aimer par reconnaissance. Mais la pitié,
tout aimable qu'elle est, n'est pas de l'amour! Il semble que M.
d'Aurevilly avait le coeur engagé ailleurs. On ne sait rien à cet
égard, tout flotte dans la pénombre, tout s'évanouit dans le silence
et peut-être dans les larmes.--«Pauvre coeur, n'auras-tu pas trop de
poids?--Oh! le mot! encore un mot de sainte Thérèse. Ou souffrir ou
mourir! Xavier de Maistre est à Paris, je l'ai vu, je lui écris, je
l'aime.» Qui n'eût pas aimé le vieillard de quatre-vingt-cinq ans,
dont l'âme avait la naïve jeunesse de vingt-cinq ans?


XXXI.

                                                     Le 27 avril 1839.

«Il fut un temps, il y a quelques armées, où la pensée d'écrire à un
poëte, à un grand nom, m'aurait ravie. Si, quand je lisais _Prascovie_
ou _le Lépreux_, l'espoir d'en voir l'auteur ou de lui parler m'était
venu, j'en aurais eu des enthousiasmes de bonheur. Ô jeunesse! Et
maintenant j'ai vu, écrit et parlé sans émotion, de sang-froid et sans
plaisir, ou que bien peu, celui de la curiosité[3], le moindre, le
dernier dans l'échelle des sensations. Curiosité encore, il faut le
dire, un peu décharmée, étonnée seulement de ne voir rien d'étonnant.
Un grand homme ressemble tant aux autres hommes! Aurais-je cru cela,
et qu'un Lamartine, un de Maistre, n'eussent pas quelque chose de plus
qu'humain. J'avais cru ainsi dans ma naïveté au Cayla, mais Paris m'a
ôté cette illusion et bien d'autres. Voilà le mal de voir et de vivre,
c'est de laisser toutes les plus jolies choses derrière.»

[Note 3: _Erreur_ (Ms.)]


XXXII.

La pensée de l'état de son frère devenu sa propre pensée la suit
toujours. On assiste par ce journal à cette permanence du sentiment.

                                                            Le 22 mai.

«Si jamais tu lis ceci, mon ami, tu auras l'idée d'une affection
permanente, ce quelque chose pour quelqu'un qui vous occupe au
coucher, au lever, dans le jour et toujours, qui fait tristesse ou
joie, mobile et centre de l'âme.--En lisant un livre de géologie, j'ai
rencontré un éléphant fossile découvert dans la Laponie, et une
pirogue déterrée dans l'île des Cygnes, en creusant les fondations du
pont des Invalides. Me voilà sur l'éléphant, me voilà dans la
pirogue, faisant le tour des mers du Nord et de l'île des Cygnes,
voyant ces lieux du temps de ces choses: la Laponie chaude, verdoyante
et peuplée, non de nains, mais d'hommes beaux et grands, de femmes
s'en allant en promenade sur un éléphant, dans ces forêts, sous ces
monts pétrifiés aujourd'hui; et l'île des Cygnes, blanche de fleurs,
et de leur duvet, oh! que je la trouve belle! Et ses habitants, qui
sont-ils? que font-ils dans ce coin du globe? Descendant comme nous de
l'exilé d'Éden, connaissent-ils sa naissance, sa vie, sa chute, sa
lamentable et merveilleuse histoire; cette Ève pour laquelle il a
perdu le ciel, tant de malheur et de bonheur ensemble, tant
d'espérances dans la foi, tant de larmes sur leurs enfants, tant et
tant de choses que nous savons, que savait peut-être avant nous ce
peuple dont il ne reste qu'une planche? Naufrages de l'humanité que
Dieu seul connaît, dont il a caché les débris dans les profondeurs de
la terre, comme pour les dérober à notre curiosité! S'il en laisse
voir quelque chose, c'est pour nous apprendre que ce globe est un
abîme de malheurs, et que ce qu'on gagne à remuer ses entrailles,
c'est d'y découvrir plus de cimetières. La mort est au fond de tout,
et on creuse toujours comme qui cherche l'immortalité!»

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain entretien._)



XCe ENTRETIEN.

DE LA LITTÉRATURE DE L'ÂME.

JOURNAL INTIME D'UNE JEUNE PERSONNE

Mlle de Guérin.

(TROISIÈME PARTIE.)


I.

Et son frère mourut, en effet, quelques semaines après ces lignes, au
Cayla, le vendredi 19 juillet 1839.

Elle continue à lui écrire dans l'autre vie.

Car, dit-elle, en m'empruntant ces deux vers:

  ...Où l'éternité réside
  On retrouve jusqu'au passé!

«Oh! que nous avons prié ce matin sur ta tombe! moi, ta femme, ton
père et tes soeurs!»

Souvenir de l'enfance du mort.

                                                            Le 4 août.

«À pareil jour vint au monde un frère que je devais bien aimer, bien
pleurer, hélas! ce qui va souvent ensemble. J'ai vu son cercueil dans
la même chambre, à la même place où, toute petite, je me souviens
d'avoir vu son berceau, quand on m'amena de Gaillac, où j'étais, pour
son baptême. Ce baptême fut pompeux, plein de fête, plus qu'aucun
autre de nous, marqué de distinction. Je jouai beaucoup et je repartis
le lendemain, aimant fort ce petit enfant qui venait de naître.
J'avais cinq ans. Deux ans après je revins, lui portant une robe que
je lui avais faite. Je lui mis sa robe et le menai par la main le long
de la garenne du nord, où il fit quelques pas tout seul, les premiers,
ce que j'allai annoncer en grande joie à ma mère: Maurice, Maurice a
marché seul!» Souvenir qui me vient tout mouillé de larmes.»

                                                            Le 6 août.

«Journée de prières et de pieuse consolation: pèlerinage de ton ami,
le saint abbé de Rivières, à Andillac, où il a dit la messe, où il est
venu prier avec tes soeurs près de ta tombe. Oh! que cela m'a touchée;
que j'ai béni dans mon coeur ce pieux ami agenouillé sur tes restes,
dont l'âme, par-delà ce monde, soulageait la tienne souffrante, si
elle souffre! Maurice, je te crois au ciel. Oh! j'ai cette confiance,
que tes sentiments religieux me donnent, que la miséricorde de Dieu
m'inspire. Dieu si bon, si compatissant, si aimant, si Père,
n'aurait-il pas eu pitié et tendresse pour un fils revenu à lui? Oh!
il y a trois ans qui m'affligent; je voudrais les effacer de mes
larmes. Mon Dieu, tant de supplications ont été faites! Mon Dieu, vous
les avez entendues, vous les aurez exaucées. Ô mon âme, pourquoi es-tu
triste et pourquoi me troubles-tu?»

                                                           Le 13 août.

«Besoin d'écrire, besoin de penser, besoin d'être seule, non pas
seule, avec Dieu et toi. Je me trouve isolée au milieu de tous. Ô
solitude vivante, que tu seras longue!

                                                           Le 17 août.

«Commencé à lire les _Saints Désirs de la mort_, lecture de mon goût.
Mon âme vit dans un cercueil. Oh! oui, enterrée, ensevelie en toi, mon
ami; de même que je vivais en ta vie, je suis morte en ta mort. Morte
à tout bonheur, à toute espérance ici-bas. J'avais tout mis en toi,
comme une mère en son fils; j'étais moins soeur que mère. Te
souviens-tu que je me comparais à Monique pleurant sur Augustin, quand
nous parlions de mes afflictions pour ton âme, cette chère âme dans
l'erreur? Que j'ai demandé à Dieu son salut, prié, supplié! Un saint
prêtre me dit: «Votre frère reviendra.» Oh! il est revenu, et puis il
m'a quittée pour le ciel, pour le ciel, j'espère. Il y a eu des signes
évidents de grâce, de miséricorde dans cette mort. Mon Dieu, j'ai plus
à vous bénir qu'à me plaindre. Vous en avez fait un élu par les
souffrances qui rachètent, par l'acceptation et la résignation qui
méritent, par la foi qui sanctifie. Oh! oui, cette foi lui était
revenue vive et profonde; cela s'est vu dans des actes religieux, des
prières, des lectures, et dans ce baiser à la croix fait avec tant
d'âme et d'amour un peu avant de mourir! Oh! moi qui le voyais faire,
qui le regardais tant dans ses dernières actions, j'ai dit, mon Dieu,
j'ai dit qu'il s'en allait en paradis. Ainsi finissent ceux qui s'en
vont dans la vie meilleure.

«Maurice, mon ami, qu'est ce que le ciel, ce lieu des amis? Jamais ne
me donneras-tu signe de là? Ne t'entendrai-je pas, comme on dit que
quelquefois on entend les morts? Oh! si tu le pouvais, s'il existe
quelque communication entre ce monde et l'autre, reviens! Je n'aurai
pas peur un soir de voir une apparition, quelque chose de toi à moi
qui étions si unis. Toi au ciel et moi sur la terre, oh! que la mort
nous sépare! J'écris ceci à la chambrette, cette chambrette tant aimée
où nous avons tant causé ensemble, rien que nous deux. Voilà ta place
et là la mienne. Ici était ton portefeuille si plein de secrets de
coeur et d'intelligence, si plein de toi et de choses qui ont décidé
de ta vie. Je le crois, je crois que les événements ont influé sur ton
existence. Si tu étais demeuré ici, tu ne serais pas mort. _Mort!_
terrible et unique pensée de ta soeur.»

                                                           Le 20 août.

«Hier allée à Cahuzac entendre la messe pour toi en union de celle
que le prince de Hohenlohe offrait en Allemagne pour demander à Dieu
ta guérison, hélas! demandée trop tard. Quinze jours après ta mort, la
réponse est venue m'apporter douleurs au lieu d'espérance. Que de
regrets de n'avoir pas pensé plus tôt à ce moyen de salut, qui en a
sauvé tant d'autres! C'est sur des faits bien établis que j'avais eu
recours au saint thaumaturge, et je croyais tant au miracle! Mon Dieu,
j'y crois encore, j'y crois en pleurant. Maurice, un torrent de
tristesse m'a passé sur l'âme aujourd'hui. Chaque jour agrandit ta
perte, agrandit mon coeur pour les regrets. Seule dans le bois avec
mon père, nous nous sommes assis à l'ombre, parlant de toi. Je
regardais l'endroit où tu vins t'asseoir il y a deux ans, le premier
jour, je crois, où tu fis quelques pas dehors. Oh! quel souvenir de
maladie et de guérison! Je suis triste à la mort. Je voudrais te voir.
Je prie Dieu à tout moment de me faire cette grâce. Ce ciel, ce ciel
des âmes, est-il si loin de nous, le ciel du temps de celui de
l'éternité? Ô profondeur! ô mystères de l'autre vie qui nous sépare!
Moi qui étais si en peine sur lui, qui cherchais tant à tout savoir,
où qu'il soit maintenant, c'est fini. Je le suis dans les trois
demeures, je m'arrête aux délices, je passe aux souffrances, aux
gouffres de feu. Mon Dieu, mon Dieu, non! Que mon frère ne soit pas
là, qu'il n'y soit pas! Il n'y est pas; son âme, l'âme de Maurice
parmi les réprouvés!... Horrible crainte, non! Mais au purgatoire où
l'on souffre, où s'expient les faiblesses du coeur, les doutes de
l'âme, les demi-volontés au mal. Peut-être mon frère est là qui
souffre et nous appelle dans les gémissements comme il faisait dans
les souffrances du corps: «Soulagez-moi, vous qui m'aimez.» Oui, mon
ami, par la prière. Je vais prier; je l'ai tant fait et le ferai
toujours. Des prières, oh! des prières pour les morts, c'est la rosée
du purgatoire.

«Sophie m'a écrit, cette Sophie, amie de Marie, qui m'aime en elle et
vient me consoler. Mais rien d'humain ne console. Je voudrais aller en
Afrique porter ma vie à quelqu'un, m'employer au salut des Arabes dans
l'établissement de Mme Vialar. Mes jours ne me sembleraient pas
vides, inutiles comme ils sont. Cette idée de cloître qui s'en était
allée, qui s'était retirée devant toi, me revient.

«Le rosier, le petit rosier des Coques, a fleuri. Que de tristesses,
de craintes, de souvenirs épanouis avec ces fleurs, renfermés dans ce
vase donné par Marie, emporté dans notre voyage, avec nous dans la
voiture de Tours à Bordeaux, de là ici! Ce rosier te faisait plaisir;
tu te plaisais à le voir, à penser d'où il venait. Je voyais cela et
comme étaient jolis ces petits boutons et cette petite verdure.»

                                                           Le 22 août.

«Mis au doigt la bague antique que tu avais prise et mise ici il y a
deux ans, cette bague qui nous avait tant de fois fait rire quand je
te disais: «Et la bague?» Oh! qu'elle m'est triste à voir et que je
l'aime! Mon ami, tout m'est relique de toi.

«_La mort nous revêtira de toute chose._ Consolante parole que je
viens de méditer, qui me revêt le coeur d'espérance, ce pauvre coeur
dépouillé.

«Comme j'aime ses lettres, ces lettres qui ne viennent pas! Mon Dieu,
recevez ce que j'en souffre et toutes les douleurs de cette affection.
Voilà que cette âme m'attriste, que son salut m'inquiète, que je
souffrirais le martyre pour lui mériter le ciel. Exaucez, mon Dieu,
mes prières: éclairez, attirez, touchez cette âme si faite pour vous
connaître et vous servir! Oh! quelle douleur de voir s'égarer de si
belles intelligences, de si nobles créatures, des êtres formés avec
tant de faveur, où Dieu semble avoir mis toutes ses complaisances
comme en des fils bien-aimés, les mieux faits à son image! Ah! qu'ils
sont à plaindre! que mon âme souvent les pleure avec Jésus venu pour
les sauver! Je voudrais le salut de tous, que tous profitent de la
rédemption qui s'étend à tout le genre humain. Mais le coeur a ses
élus, et pour ceux-là on a cent fois plus de désirs et de crainte.
Cela n'est pas défendu. Jésus, n'aviez-vous pas votre Jean bien-aimé,
dont les apôtres disaient que, par amour, vous feriez qu'il ne
mourrait pas? Faites qu'ils vivent toujours, ceux que j'aime, qu'ils
vivent de la vie éternelle! Oh! c'est pour cela, pas pour ici que je
les aime. À peine, hélas! si l'on s'y voit. Je n'ai fait que
l'apercevoir; mais l'âme reste dans l'âme.»

                                                           Le 25 août.

«Tristesse et communion; pleuré en Dieu; écrit à ton ami; lu Pascal,
l'étonnant penseur. J'ai recueilli cette pensée sur l'amour de Dieu,
qu'on aime sans le connaître: _Le coeur a ses raisons que la raison ne
comprend pas._ Bien souvent j'ai senti cela.»


II.

Et comme elle désire que toute la nature en convulsion s'associe par
un mouvement désordonné à la convulsion de sa douleur!

                                                           Le 26 août.

«Quelques gouttes de pluie sur la terre ardente. Peut-être orage ce
soir, ramassé par ces vapeurs. Qu'il tonne, qu'il passe des torrents
d'eau et de vent! je voudrais du bruit, des secousses, tout ce qui
n'est pas ce calme affaissant.--Si j'écrivais sa vie, cette vie si
jeune, si riche, si rare, si rattachée à tant d'événements, à tant
d'intérêts, à tant de coeurs! peu de vies semblables.»

                                                           Le 27 août.

«Je ne sais, sans mon père, j'irais peut-être joindre les soeurs de
Saint-Joseph, à Alger. Au moins ma vie serait utile. Qu'en faire à
présent? Je l'avais mise en toi, pauvre frère! Tu me disais de ne pas
te quitter. En effet, je suis bien demeurée près de toi pour te voir
mourir. Un _ecce homo_, l'homme de douleur, tous les autres derrière
celui-là. Souffrances de Jésus, saints désirs de la mort, uniques
pensées et méditations. Écrit à Louise comme à Marie; il fait bon
écrire à celle-là. Et lui, pourquoi ne pas écrire, ton frère?
Serait-il mort aussi? Mon Dieu, que le silence m'effraye à présent!
pardonnez-moi tout ce qui me fait peur. L'âme qui vous est unie,
qu'a-t-elle à craindre? Ne vous aimerais-je pas, mon Dieu, unique et
véritable et éternel amour? Il me semble que je vous aime, comme
disait le timide Pierre, mais pas comme Jean, qui s'endormait sur
votre coeur. Divin repos qui me manque! Que vais-je chercher dans les
créatures? Me faire un oreiller d'une poitrine humaine, hélas! j'ai vu
comme la mort nous l'ôte. Plutôt m'appuyer, Jésus, sur votre couronne
d'épines.»

                                                           Le 28 août.

«Saint Augustin aujourd'hui, ce saint qui pleurait si tendrement son
ami et d'avoir aimé Dieu si tard. Que je n'aie pas ces deux regrets:
oh! que je n'aie pas cette douleur à deux tranchants, qui me fendrait
l'âme à la mort! Mourir sans amour, c'est mourir en enfer. Amour
divin, seul véritable. Les autres ne sont que des ombres.

«Accablement, poids de douleurs; essayons de soulever ce mont de
tristesse. Que faire? Oh! que l'âme est ignorante! Il faut s'attacher
à Dieu, à celui qui soulève et le vaisseau et la mer. Pauvre nacelle
que je suis sur un océan de larmes!»


III.

La sérénité revient avec la lumière et revient seule.

                                                           Le 30 août.

«Qu'il faisait bon ce matin dans la vigne, cette vigne aux raisins
chasselas que tu aimais! En m'y voyant, en mettant le pied où tu
l'avais mis, la tristesse m'a rempli l'âme. Je me suis assise à
l'ombre d'un cerisier, et là, pensant au passé, j'ai pleuré. Tout
était vert, frais, doré de soleil, admirable à voir. Ces approches
d'automne sont belles, la température adoucie, le ciel plus nuagé, des
teintes de deuil qui commencent. Tout cela, je l'aime, je m'en savoure
l'oeil, m'en pénètre jusqu'au coeur, qui tourne aux larmes. _Vu
seule_, c'est si triste! Toi, tu vois le ciel! Oh! je ne te plains
pas. L'âme doit goûter d'ineffables ravissements...

«Le plus grand malheur de la vie, c'est d'en rompre les relations.

«Je voulais envoyer à mon ami les deux grenades du grenadier dont il a
travaillé le pied quelques jours avant sa mort. Ce fut son dernier
mouvement sur la terre!»


IV.

                                                         Le 6 octobre.

«À l'heure qu'il est, midi, premier dimanche d'octobre, j'étais à
Paris, j'étais dans ses bras, place Notre-Dame-des-Victoires. Un an
passé, mon Dieu!--Que je fus frappée de sa maigreur, de sa toux, moi
qui l'avais rêvé mort dans la route!--Nous allâmes ensemble à
Saint-Sulpice à la messe, à une heure. Aujourd'hui à Lentin, dans la
pluie, les poignants souvenirs et la solitude... Mais, mon âme,
apaise-toi avec ton Dieu que tu as reçu dans cette petite église.
C'est ton frère, ton ami, le bien-aimé souverain que tu ne verras pas
mourir, qui ne te manquera jamais ni en cette vie ni en l'autre.
Consolons-nous dans cette espérance, et qu'en Dieu on retrouve tout ce
qu'on a perdu. Si je pouvais m'en aller en haut; si je trouvais dans
ma poitrine ce souffle qui vient le dernier, ce souffle des mourants
qui porte l'âme au ciel, oh! je n'aurais pas beaucoup de regrets à la
vie. Mais la vie, c'est une épreuve, et la mienne est-elle assez
longue; ai-je assez souffert? Quand on se porte au Calvaire, on voit
ce que coûte le ciel. Oh! bien des larmes, des déchirements, des
épines, du fiel et du vinaigre. Ai-je goûté de tout cela? Mon Dieu,
ôtez-moi la plainte, soutenez-moi dans le silence et la résignation au
pied de la Croix, avec Marie et les femmes qui vous aimèrent.»

                                                        Le 19 octobre.

«Trois mois aujourd'hui de cette mort, de cette séparation. Oh! la
douloureuse date, que néanmoins je veux écrire chaque fois qu'elle
reviendra. Il y a pour moi une si attachante tristesse dans ce retour
du 19, que je ne puis le voir sans le marquer dans ma vie, puisque je
note ma vie. Eh! qu'y mettrais-je maintenant, si je n'y mettais mes
larmes, mes souvenirs, mes regrets de ce que j'ai le plus aimé? C'est
tout ce qui vous viendra, ô vous qui voulez que je continue ces
cahiers, mon _tous les jours_ au Cayla. J'allais cesser de le faire,
il y avait trop d'amertume à lui parler dans la tombe; mais puisque
vous êtes là, frère vivant, et avez plaisir de m'entendre, je continue
ma causerie intime; je rattache à vous ce qui restait là, tombé brisé
par la mort. _J'écrirai pour vous comme j'écrivais pour lui._ Vous
êtes mon frère d'adoption, mon frère de coeur. Il y a là-dedans
illusion et réalité, consolation et tristesse: Maurice partout. C'est
donc aujourd'hui 19 octobre que je date pour vous et que je marque ce
jour comme une époque dans ma vie, ma vie d'isolement, de solitude,
d'inconnue qui s'en va vers quelqu'un du monde, vers vous à Paris,
comme à peu près, je vous l'ai dit, je crois, si Eustoquie, de son
désert de Bethléem, eût écrit à quelque élégant chevalier romain. Le
contraste est piquant, mais ne m'étonne pas. Quelqu'un, une femme, me
disait qu'à ma place elle serait bien embarrassée pour vous écrire.
Moi, je ne comprends pas pourquoi je le serais. Rien ne me gêne avec
vous, en vérité, pas plus qu'avec Maurice; vous m'êtes lui au coeur et
à l'intelligence. C'est à ce point de vue que se met notre intimité.»


V.

Elle continue d'écrire à M. d'Aurevilly qu'aimait son frère et dont
elle a fait son frère d'adoption. Évidemment elle l'eût aimé, elle
l'aima peut-être en mémoire de celui qu'elle avait perdu. L'amour est
comme toutes les passions, il a des retours inattendus.

                                                        Le 20 octobre.

«La belle matinée d'automne! Un air transparent, un lever du jour
radieusement calme, des nuages en monceaux, du nord au midi, des
nuages d'un éclat, d'une couleur molle et vive, du coton d'or sur un
ciel bleu. C'était beau, c'était beau! Je regrettais d'être seule à le
voir. J'ai pensé à notre peintre et ami, M. Augier, lui qui sent si
bien et prend sitôt le beau dans son âme d'artiste. Et puis Maurice,
et puis vous, je vous aurais voulu voir tous sous mon ciel du Cayla;
mais devons-nous nous rencontrer jamais plus sur la terre?

«En allant au Posadou, j'ai voulu prendre une fleur très-jolie. Je
l'ai laissée pour le retour, et j'ai passé par un autre chemin. Adieu
ma fleur. Quand j'y reviendrais, où serait-elle? Une autre fois je ne
laisserai pas mes fleurs en chemin. Que de fois cependant cela
n'arrive-t-il pas dans la vie?

«Dimanche aujourd'hui. Revu à Andillac cette tombe toute verdoyante
d'herbe. Comme c'est venu vite, ces plantes! Comme la vie se hâte sur
la mort, et que c'est triste à notre vue! Que ce serait désolant, sans
la foi qui nous dit que nous devons renaître, sortir de ces cimetières
où nous semblons disparus!»

                                                        Le 21 octobre.

«Tonnerre, orage, tempête au dehors, mais calme au dedans, ce calme
d'une mer morte, qui a sa souffrance aussi bien que l'agitation. Le
repos n'est bon qu'en Dieu, ce repos des âmes saintes qui, avant la
mort, sont sorties de la vie. Heureux dégagement! Je meurs d'envie de
tout ce qui est céleste: c'est qu'ici-bas tout est vil et porte un
poids de terre.»

                                                      Le 1er novembre.

«Quel anniversaire! J'étais à Paris, assise seule dans le salon devant
une table, pensant, comme à présent, à cette fête des saints. Il vint,
Maurice, me trouver, causer un peu d'âme et de coeur, et me donna un
cahier de papier avec un «Je veux que tu m'écrives là ton _tous les
jours_ à Paris.» Oh! pauvre ami! je l'ai bien écrit, mais il ne l'a
pas lu! Il a été enlevé si subitement, si rapidement, avant d'avoir le
temps de rien faire, ce jeune homme né pour tant de choses, ce
semblait. Mais Dieu en a disposé autrement que nous ne pensions. Il
est de belles âmes dont nous ne devons voir ici que les apparences, et
dont l'entière réalisation s'achève ailleurs, dans l'autre vie. Ce
monde n'est qu'un lieu de transition, comme les saints l'ont cru,
comme l'âme qui pressent le _quelque autre part_ le croit aussi. Eh!
quel bonheur que tout ne soit pas ici! Impossible, impossible! Si nous
finissions à la tombe, le bon Dieu serait méchant, oui, méchant, de
créer pour quelques jours des créatures malheureuses: horrible à
penser. Rien que les larmes font croire à l'immortalité. Maurice a
fini son temps de souffrance, j'espère, et aujourd'hui je le vois à
tout moment parmi les bienheureux; je me dis qu'il doit y être, qu'il
plaint ceux qu'il voit sur la terre, qu'il me désire où il est, comme
il me désirait à Paris. Ah! mon Dieu, ceci me rappelle que nous étions
ensemble à pareil jour l'an dernier; que j'avais un frère, un ami que
je ne puis plus ni voir ni entendre. Plus de rapports après tant
d'intimité! C'est en ceci que la mort est désolante. Pour le
retrouver, cet être aimé et tant uni au coeur, il faut plonger dans la
tombe et dans l'éternité. Qui n'a pas Dieu avec soi en cet effroi, que
devenir? Que devenez-vous, vous, ami tant atterré par sa mort, quand
votre douleur se tourne vers l'autre monde? Oh! la foi ne vous manque
pas, sans doute: mais avez-vous une foi consolante, la foi pieuse?
Pensant que trop que vous ne l'avez pas, je me prends à vous plaindre
amèrement. Les sollicitudes que j'avais à cet égard pour son âme de
frère, se sont toutes portées sur la vôtre, presque aussi chère. Je ne
puis pas dire à quel degré je l'aimais, ni auquel je l'aime: c'est
quelque chose qui monte vers l'infini, vers Dieu. Là je m'arrête; à
cette pensée s'attache un million de pensées mortes et vives, mais
surtout mortes; mon mémorandum, commencé pour lui, continué pour vous
au même jour, daté de quelque joie l'an dernier et maintenant tout de
larmes. Mon pauvre Maurice, _j'ai été délaissée en une terre où il y a
larmes continuelles et continuelles angoisses_.

«Le jour des Morts.

    Voilà les feuilles sans sève
    Qui tombent sur le gazon;
    Voilà le vent qui s'élève
    Et gémit dans le vallon.
    ........................

    C'est la saison où tout tombe,
    Aux coups redoublés des vents:
    Un vent qui vient de la tombe
    Moissonne aussi les vivants.

                               (LAMARTINE.)

«Il y a peu d'années nous disions cela; nous récitions ces vers,
Maurice et moi, errant sur des feuilles sèches, le jour des Morts. Mon
Dieu, le voilà tombé lui aussi, lui si jeune, le dernier né de la
famille, que je comptais bien laisser en ce monde, entouré d'enfants
qui m'auraient pleurée comme leur mère! Au lieu de cela, c'est moi qui
pleure; c'est moi qui vois une tombe, où est renfermé tout ce que j'ai
eu d'espérance, de bonheur en affection humaine. Oh! que cela dépend
de toutes choses et porte l'âme affligée loin de cette vie, vers le
lieu où n'est pas la mort! Prié, pleuré, écrit, rien autre chose
aujourd'hui. Ô terrible fête des morts!»


VI.

Son amitié ambiguë pour M. d'Aurevilly se révèle en toute occasion et
en toute circonstance.

                                                        Le 6 novembre.

«Je n'ai pas écrit hier et n'écrirai pas de suite. Que feriez-vous de
trois cent soixante-six de mes jours presque uniformes, à voir, un an
durant, passer des flots pareils? La diversion fait l'intérêt des yeux
et de l'esprit, car nous ne nous plaisons qu'en curiosité. Où il n'y a
pas de nouveau, on s'ennuie. Il y a eu tels jours d'immobilité où j'ai
souhaité la foudre. Que serait donc pour vous mon calme perpétuel?
car, excepté ce qui me vient du coeur ou monte à la tête, rien ne fait
mouvement dans ma vie.

«Dans ce moment, je rentre d'une petite promenade au soleil, et rien
ne bouge autour de moi, que quelques mouches qui bourdonnent à l'air
chaud. Seule au grand monastère désert. Ce profond et complet
isolement me fait vivre une heure comme ont vécu des années les
ermites, hommes et femmes, ces âmes retirées du monde. Sans soins
matériels, sans parole qu'intérieure, sans sentiments que
d'intelligence, sans vie que celle de l'âme: il y a dans ce dégagement
une liberté pleine de jouissances, un bonheur inconnu, que je crois
bien que pour faire durer on puisse aller cacher à cent lieues du
désert. Aussi en était-il qui quittaient la cour pour cela, comme
saint Arsène et tant d'autres qui, ayant goûté des deux, ne voulurent
pas retourner au monde. C'est que le monde occupe encore la vie, mais
ne la remplit pas.»

                                                       Le 12 novembre.

«Il fut un temps où je décrivais avec charme les moindres petites
choses. Quatre pas dehors, une course au soleil à travers champs ou
dans les bois, me laissaient beaucoup à dire. Est-ce parce que je
disais à Lui, et que le coeur fournit abondamment? Je ne sais, mais,
n'ayant plus le plaisir de lui faire plaisir, ce que je vois n'offre
pas l'intérêt que j'y trouvais jadis. Cependant rien au dehors n'est
changé, c'est donc moi au dedans. Tout me devient d'une même couleur
triste, toutes mes pensées tournent à la mort. Ni envie ni pouvoir
d'écrire. Qu'écrirais-je d'ailleurs qui vous fût bon, à vous à qui je
voudrais tant de bien, à qui il est difficile d'en faire?

«Trouvé dans un livre une feuille de rose flétrie, qui sait depuis
quand? Je me le demande en revenant sur les printemps passés, sur les
jours et les lieux où cette rose a fleuri; mais rien ne revient de ces
choses perdues. Ce n'est pas un malheur d'être une fleur sans date.
Tout ce qui prend mystère a du charme. Cette feuille dans ce livre
m'intéresse plus qu'elle n'eût pu faire sur sa rose et son rosier.
J'en ai quitté de lire. Pour peu qu'on ait l'âme réfléchissante, il y
a de quoi s'arrêter à chaque instant et se mettre à penser sur ce qui
se présente dans la vie.»

                                                       Le 14 novembre.

«Revenue encore à ma solitude complète. Mon père est allé chercher
quelques livres dans une bibliothèque voisine. Je ne sais ce qu'il
apportera. J'ai demandé _Notre-Dame de Paris_, que jusqu'ici je
n'avais pas voulu lire. Pourquoi le lirai-je à présent? C'est que je
me sens le coeur assez mort pour que rien ne lui puisse nuire; qu'on
dit qu'il y a des beautés là-dedans que j'ai envie de connaître, et
qu'un homme de Dieu qui a du crédit sur moi m'a dit que je pouvais
faire cette lecture, et que le mal est annulé par la façon de le voir.
Le diable même, quand il déplaît, que peut-il? Le rencontrer n'est pas
le prendre. Peut-être serait-il mieux de rester dans l'ignorance de
tout livre et de toute chose; mais je ne me soucie pas non plus de
savoir. Ce n'est pas pour m'instruire, c'est pour m'élever que je
lis; tout m'est échelle pour le ciel, même ce petit cahier que
j'attache à une pensée céleste. Dieu le connaît. Quand Dieu ne verrait
pas tout, je lui ferais tout voir. Je ne saurais me passer de
l'approbation divine en ma vie et mes affections, mais peu m'enquiers
de celle des hommes, encore moins des femmes.»

                                                       Le 15 novembre.

«Mon Dieu, mon Dieu, quel jour! le jour de son mariage. À pareille
heure, un an passé, nous étions à l'Abbaye-aux-Bois, lui, vous, moi,
moi à côté de lui. Je viens d'une église aussi, et d'auprès de lui sur
sa tombe.»

                                                       Le 16 novembre.

«Plus rien mis hier après ces lignes. Il est des sentiments qui
dépassent toute expression. Dieu sait dans quel abîme j'étais plongée
et accablée des souvenances de noces. C'était lui et sa belle fiancée
agenouillés devant l'autel, le Père Buquet les bénissant et leur
parlant d'avenir, la foule assistante, le chant de l'orgue, cette
quête pour les pauvres où j'avais quelque embarras, la signature à la
sacristie, tant de témoins de ce brillant contrat avec la mort.--La
rencontre dehors d'un char funèbre; le déjeuner à côté de vous où vous
me disiez: «Que votre frère est beau!» où nous parlâmes tant de sa
vie;--la soirée, le bal où je dansai pour la première et dernière
fois. Je dois à Maurice des choses uniques. Le plaisir de lui voir
l'air content, d'être à sa fête, et au fond de cette joie des
serrements de coeur, et cette horrible vision des cercueils autour du
salon,--posés sur ces tabourets longs et drapés à franges d'argent.
Oh! que je fus glacée au sortir de leur chambre, en toilette avec des
fleurs pour le bal, que cela me vînt! J'en fermai les yeux. Journée,
soirée si diversement mémorables, date de tant de douleurs, je n'en
puis ôter mon âme. Je m'enfonce en toutes ces choses, et quand je
songe à tout ce que j'avais mis de bonheur dans un être qui n'est
plus maintenant qu'en souvenir, j'en éprouve une inénarrable
tristesse, et j'en apprends à ne faire fond sur aucune vie ni sur
rien. Il y a un cercueil entre le monde et moi; c'est fini du peu qui
m'y pouvait plaire. J'ai des liens de coeur, plus aucun de bonheur, de
fête. Maurice et moi nous nous tenions intérieurement par des rubans
roses. Tout m'était riant en lui, tout me plaisait, jusqu'aux peines:
mon Dieu! mon Dieu! avoir perdu cela! que voulez-vous que j'aime à
présent?»

                                                       Le 17 novembre.

«Belle journée radieuse, chaleureuse, un plein air de soleil. Cela
ravive, fait du bien, tant à sentir qu'à jouir, qu'à admirer. Quoiqu'à
présent je m'informe beaucoup moins de l'état du ciel qu'hélas! il y a
quelques mois, du temps du malade, je vois avec plaisir un beau jour,
la seule jolie chose à voir à la campagne en novembre.

«Ah! hier au soir, belle surprise aussi de votre lettre. Je ne
l'attendais pas sitôt, ni presque si aimable, quoique ce ne soit pas
surprenant; mais toute distinction qui me touche me surprend toujours
un peu. Je ne sais à quoi cela tient. Puis j'ai trouvé dans cette
lettre des choses qui m'ont affligée, de ces chagrins chrétiens de
l'âme pour une pauvre âme de frère, pour quelqu'un qui dit: _Je ne
prie pas._ Dieu sait là-dessus ce que je pense, ce que je souffre.
J'ai l'intérêt de la vie future de ceux que j'aime, et qui n'y croient
pas, tant en croyance et tant à coeur, que, pour le leur procurer, je
souffrirais avec joie le martyre. Ceci n'est pas une exagération, mais
bien pris dans toute la raison et le sentiment de la foi.--Érembert,
Marie qui arrivent!»

                                                       Le 28 novembre.

«Laissé enfermé depuis quinze jours. Que de choses dans cette lacune
qui ne seront nulle part, pas même ici!... Repris pour noter une
lettre de Marie, ma belle amie, qui tremble de me croire malade.
Hélas! non, je ne souffre pas dans mon corps. Oh! que je trouve
inutile d'écrire!»


VII.

Mille retours de sentiments consolés, graves, découragés, revenant en
arrière, courant en avant, emportés, stagnants, soulevés, affaissés
tour à tour, signalent cette période de sa vie.

                                                       Le 10 décembre.

«Enfin pourrai-je écrire? Que de fois j'ai pris la plume depuis huit
jours, et la plume m'est tombée des doigts sans rien faire! Il y a eu
tant de tristesse dans mon âme, tant de secousses dans mon être! Ô
Dieu! je semblais toucher à ma fin, à une sorte d'anéantissement
moral. Que cet état est terrible! Rien n'apaise, rien ne soutient:
travail, repos, livres, hommes, tout est dégoût. On voudrait mourir.
Dans cette lutte, l'âme sans foi serait perdue, oh! perdue, si Dieu ne
se montre; mais il ne manque pas, mais quelque chose d'inattendu vient
d'en haut.»


VIII.

1840 sonne et la rembrunit encore, les Notes courent comme des pas de
la vie entraînés sur une pente inclinée. Ce monde n'a rien pour elle,
elle s'habitue à en sortir.

«Je trouve une lettre de ma chère Marie (Mme de Maistre) sur mon
chevet, à mon réveil ce matin. Aurore d'un beau jour, tant en moi
qu'au dehors; soleil au ciel et dans mon âme: Dieu soit béni de ces
douces lueurs qui ravivent parmi les angoisses! Je sais bien que
c'est à recommencer, mais on s'est reposé un moment et on marche avec
plus de force ensuite. La vie est longue, il faut de temps en temps
quelques cordiaux pour la course: il m'en vient du ciel, il m'en vient
de la terre, je les prends tous, tous me sont bons, c'est Dieu qui les
donne, qui donne la vie à la rosée! Les lectures pieuses, la prière,
la méditation fortifient; les paroles d'amitié aussi soutiennent. J'en
ai besoin: nous avons un côté du coeur qui s'appuie sur ce qu'on aime;
l'amitié, c'est quelque chose qui se tient bras à bras. Comme Marie me
donne le sien tendrement, et que je me trouve bien là! Ainsi nous
irons jusqu'à la mort: _Dieu nous a unies._»


IX.

Vient ensuite un long récit de l'agonie et de la mort de son frère,
touchant comme une _passion_ de l'amitié; nous le retranchons, car il
faudrait le lire tout entier. C'est l'amour qui grave les sentiments
par les plus menus détails.

Elle s'interrompt pour écouter au mois d'avril chanter une grive:
«Triste date du 2 avril! La vie est toute coupée de douleurs. Les
oiseaux n'ont pas de chagrin sans doute, du moins la grive qui chante
tout aujourd'hui sous ma fenêtre. Joyeuse petite bête! Je me suis mise
à l'écouter bien des fois, à prendre plaisir à ces sifflements,
gazouillements et salutations au printemps. Ces chants doux et
réjouissants sous un genévrier, montant avec l'air dans ma chambrette,
sont d'un effet que je ne puis dire. Valentino n'en approche pas pour
le charme: Valentino où j'entendais pourtant quatre-vingts musiciens
et du _Beethoven_. Préférer à cela une pauvre petite grive, décidément
je suis une sauvage!»


X.

Un retour sur elle-même:

«Mon âme pourtant n'a rien qui lui pèse, rien qui lui donne un
remords. J'ai vécu heureusement loin du monde, dans l'ignorance de
presque tout ce qui porte au mal ou le développe en nous. À l'âge où
les impressions sont si vives, je n'en ai eu que de pieuses. J'ai vécu
comme dans un monastère; aussi ma vie doit être incomplète du côté du
monde. Ce que je sais sous ce rapport me vient presque d'instinct,
d'inspiration, comme la poésie, et m'a suffi pour paraître
convenablement partout. Un certain tact m'avertit, me donne le sens
des choses et des airs d'habitude là où je me trouve le plus souvent
étrangère...»

Le 20 avril, retour de jeunesse aussi: son oiseau favori est revenu
chanter sur le genévrier, sous sa fenêtre.

«Oh! c'était bien un rossignol que j'ai entendu ce matin. C'était vers
l'aurore et sur un réveil, en sorte que j'ai cru avoir rêvé; mais je
viens d'entendre encore, mon musicien est arrivé. Je note cela tous
les ans, la venue du rossignol et de la première fleur. Ce sont des
époques à la campagne et dans ma vie. L'ouverture du printemps si
admirablement belle est ainsi marquée, et le retard ou l'avancement
des saisons. Mes charmants calendriers ne s'y trompent pas, ils
annoncent au juste les beaux jours, le soleil, la verdure. Quand
j'entends le rossignol ou que je vois une hirondelle, je me dis:
«L'hiver a pris fin,» avec un plaisir indicible. Il y a pour moi
renaissance hors de la froidure, des brouillards, du ciel terne, de
toute cette nature morte. Je reverdis comme un brin d'herbe, même
moralement. La pensée reparaît et toutes ses fleurs.»

Puis le chagrin revient accumulé sur lui-même: on pressent la mort.

«Plusieurs jours depuis cette nuit de chants et d'orages. Comme le
temps occupe peu d'espace! Une fois passé, ce n'est rien. Dans ce peu
d'espace on pourrait faire entrer un siècle. Je n'y vois rien, quoi
qu'il soit venu dans l'histoire de ma vie, parce que tout reste au
dedans, que je n'ai plus d'intérêt à rien raconter, ni moi ni autre
chose. Tout meurt, je meurs à tout. Je meurs d'une lente agonie
morale, état d'indicible souffrance.--Va, pauvre cahier, dans l'oubli
avec ces objets qui s'évanouissent! Je n'écrirai plus ici que je ne
reprenne vie, que Dieu ne me ressuscite de ce tombeau où j'ai l'âme
ensevelie. Maurice, mon ami! il n'en était pas ainsi de moi quand je
l'avais. Penser à lui me relevait au plus fort d'un abattement;
l'avoir en ce monde me suffisait. Avec Maurice, je ne me serais pas
ennuyée entre deux montagnes.»

La nature immortelle prévaut encore un moment.

«Entre autres beaux effets du vent à la campagne, il n'en est pas qui
soient beaux comme la vue d'un champ de blé tout agité, bouillonnant,
ondulant sous ces grands souffles qui passent en abaissant et
soulevant si vite les épis par monceaux. Il s'en fait, par le
mouvement, comme de grosses boules vertes roulant par milliers l'une
sur l'autre avec une grâce infinie. J'ai passé une demi-heure à
contempler cela et à me figurer la mer, surface verte et bondissante.
Oh! que je voudrais réellement voir la mer, ce grand miroir de Dieu,
où se reflètent tant de merveilles!»


XI.

                                                       Le 1er juillet.

«J'entends la première cigale; quel plaisir! Je reçois un charmant
billet de M. de Sainte-Beuve, cet homme exquis dont je reçois
l'écriture vivante.»

M. de Sainte-Beuve avait rendu à son frère Maurice une justice qui eût
été bien plus juste si elle s'était adressée à la soeur! Le frère,
trop loué, ne faisait que déclamer ce que la soeur sentait et
soupirait à demi-voix.


XII.

La chambre s'égaye de deux nouveaux hôtes.

                                                        Le 28 juillet.

«Deux petits oiseaux, deux compagnons de ma chambrette, les bienvenus,
qui chanteront quand j'écrirai, me feront musique et accompagnement
comme les pianos qui jouaient à côté de Mme de Staël quand elle
écrivait. Le son est inspirateur; je le comprends par ceux de la
campagne, si légers, si aériens, si vagues, si au hasard, et d'un si
grand effet sur l'âme. Que doit-ce être d'une harmonie de science et
de génie, sur qui comprend cela, sur qui a reçu une organisation
musicale, développée par l'étude et la connaissance de l'art? Rien au
monde n'est plus puissant sur l'âme, plus pénétrant. Je le comprends,
mais ne le sens pas. Dans ma profonde ignorance, j'écouterais avec
autant de plaisir un grillon qu'un violon. Les instruments n'agissent
pas sur moi ou bien peu. Il faut que j'y comprenne comme à un air simple;
mais les grands concerts, mais les opéras, mais les morceaux tant
vantés, langue inconnue! Quand je dis opéras, je n'en ai jamais ouï,
seulement entendu des ouvertures sur les pianos. Parmi les fruits
défendus de ce paradis de Paris, il est deux choses dont j'ai eu envie
de goûter: l'Opéra et Mlle Rachel, surtout Mlle Rachel, qui dit si
bien Racine, dit-on. Ce doit être si beau!»


XIII.

À mesure que le chagrin lui retire sa vie, elle cherche évidemment à
la retenir instinctivement par quelques riantes images, réminiscences
impuissantes de la jeunesse.

«La prière me désaccable, une conversation, le grand air, les
promenades dans les bois et les champs. Ce soir, je me suis bien
trouvée d'un repos sur la paille, au vent frais, à regarder les
batteurs de blé, joyeuses gens qui toujours chantent. C'était joli de
voir tomber les fléaux en cadence et les épis qui dansent, des femmes,
des enfants, séparant la paille en monceaux, et le van qui tourne et
vanne le grain qui se trie et tombe pur comme le froment de Dieu. Ces
paisibles et riantes scènes font plaisir et plus de bien à l'âme que
tous les livres de M. Hugo, quoique M. Hugo soit un puissant écrivain,
mais il ne me plaît pas toujours. Je n'ai pas lu encore sa
_Notre-Dame_, avec l'envie de la lire. Il est de ces désirs qu'on
garde en soi.»

Le lendemain, autre scène.

                                                            Sans date.

«Huit jours de visites, de monde, de bruit, quelques conversations
aimables, un épisode en ma solitude. C'est la saison où l'on vient
nous voir, cette fois-ci c'était en foule des _allons à la campagne_,
et la campagne est envahie, le Cayla peuplé, bruyant, gai de jeunesse,
la table entourée de convives inattendus, l'_improvisé_ dispense de
cérémonie. Mais nous n'en faisons pas, et qui vient nous voir ne doit
s'attendre qu'au gracieux accueil, le meilleur qu'il nous soit
possible dans la plus simple expression de forme. Ainsi nos salons
tout blancs, sans glace ni trace de luxe aucun; la salle à manger avec
un buffet et des chaises, deux fenêtres donnant sur le bois du nord;
l'autre salon à côté avec un grand et large canapé; au milieu une
table ronde, des chaises de paille, un vieux fauteuil en tapisserie où
s'asseyait mon frère, deux portes vitrées sur la terrasse; cette
terrasse sur un vallon vert où coule le ruisseau!»

Quel mobilier du Cayla!


XIV.

Un autre devoir de famille la rappelle à Paris: lisez ses apprêts de
voyage.

                                                       Le 11 novembre.

«La lune se lève à l'horizon où j'ai si souvent regardé: le vent
souffle à ma fenêtre comme je l'ai si souvent entendu; je vois ma
chambrette, ma table, mes livres, mes écritures, la tapisserie et les
saintes images, tout ce que j'ai vu si souvent et que je ne verrai
plus bientôt. Je pars. Oh! que je regrette tout ce que je laisse ici,
et surtout mon père, et ma soeur, et mon frère! Qui sait quand je les
reverrai? qui sait si je les reverrai jamais? On court tant de dangers
en voyage! Cette route de Paris est si triste pour moi! Il me semble
que le malheur est au bout. Lequel maintenant? Je l'ignore.»

Elle confie son père, sa cage d'oiseaux, son chien à sa soeur: rien
n'est oublié.

Elle part enfin. Tableau de sa désolation extrême quand elle se trouve
seule dans une auberge sur la route, remplie d'indifférents. Oh! que
les solitaires ont le coeur vulnérable, accoutumés qu'ils sont à peu
de rapports avec le monde, mais à des relations qu'ils aiment et dont
ils sont aimés!

Les vraies douleurs, comme le vrai attachement, sont au désert.


XV.

Elle passe quelques heureux jours en Berry, au château de
Saint-Martin, chez son amie, Mme de Maistre.

                                                       À Saint-Martin.

«Lire, écrire, que faire dans ma chambre si bien disposée pour toutes
choses de mon goût? Un bon feu, des livres, une table avec encre,
plume et papier, moyens et attraits. Écrivons. Mais quoi? Eh! ce petit
Journal qui continuera ma pensée et ma vie, cette vie maintenant hors
de son cours ordinaire, comme si notre ruisseau se trouvait transporté
sur les bords de la Loire, cette Loire, ce pays que je ne devais
jamais voir, tant j'en étais née loin. Mais Dieu m'a portée ici. Je ne
puis m'empêcher de voir la Providence claire comme un plein jour dans
certain événements de la vie, non qu'elle ne soit en tous, mais plus
ou moins manifestée.

«Avec un peu plus de goût pour écrire j'aurais pu laisser ici un long
mémorandum de mon séjour à Saint-Martin, si beau, si grand dans son
parc et ses belles eaux. J'ai vu peu de lieux aussi distingués, aussi
remarquables de nature et d'art. On voit que Lenôtre a passé par là.
Je vais partir avec les souvenirs les plus agréables et les plus doux,
tant du dedans que du dehors: famille charmante où je suis adoptée, où
j'ai reçu les témoignages les plus touchants d'affection, affection si
vraie puisqu'elle est désintéressée. Que leur revient-il de m'aimer?
Rien que d'être aimés à leur tour et de se faire bénir devant Dieu.
Oh! que cela me serait doux si je ne pensais pas à Maurice, à qui je
dois ce bonheur dont je jouis après sa mort! J'ai voulu voir sa
chambre; je ne fais pas un pas, à la chapelle, dans le jardin, au
salon, qu'il n'ait fait aussi. Hélas! nous ne faisons que passer sur
le pas des morts.»

                                                     Dernier décembre.

«Mon Dieu, que le temps est quelque chose de triste, soit qu'il s'en
aille ou qu'il vienne! et que le saint a raison qui a dit: «Jetons nos
coeurs à l'éternité!»


XVI.

Elle rentra au Cayla, vit mourir son père, et, n'étant plus retenue
par un amour ni par un devoir, elle mourut.

Ses amis recueillirent ce Journal et une partie de sa correspondance;
c'était à peu près toute sa vie. Rien n'était mort d'elle que son
apparence. Toute sa vie morale était sauve avec ces reliques écrites.

Et maintenant, on vous les a données, les voilà, qu'en pensez-vous?

Quant à moi, j'en pense ce que les pieux cénobites du quatorzième
siècle pensèrent de l'_Imitation_, c'est qu'il y a des secrets dont
Dieu est le confident; j'en pense ce que les femmes du dix-septième
siècle pensèrent de la correspondance de Mme de Sévigné, ce livre des
cours, je veux dire que ce volume du Journal de Mlle de Guérin m'a
paru une des plus touchantes révélations de l'âme humaine dans nos
deux siècles: le dix-huitième, avec ses existences calmes, puissantes,
recueillies dans la solitude de leurs châteaux, moitié rurales, moitié
aristocratiques, au fond de leurs provinces; le dix-neuvième, avec ses
orages, ses renversements, ses dépouillements, ses honorables et
glorieuses misères, demandant aux lettres ce que la féodalité ne lui
donnait plus: le gentilhomme sans épée et sans éperons enseignant les
petits enfants pour un morceau de pain dans les mansardes d'un collége
de la capitale, et mourant jeune de misère après avoir coûté au
dévouement d'une soeur accomplie sa dot, son mariage, son bonheur; et
cette soeur, à la fois souffrante et heureuse de ce sacrifice, vivant
isolée dans les ruines du château paternel, développant son génie
natal et confidentiel dans des soliloques avec elle-même ou avec son
Dieu, et mourant de tristesse quand son frère et son père lui
manquent: Walter Scott seul aurait pu peindre une existence aussi
romanesque dans quelque masure d'Écosse, quand les fidèles adorateurs
des Stuarts sont vaincus, mais non ralliés à la révolution
triomphante.


XVII.

Mais il y a dans l'âme de Mlle de Guérin un principe de vie et
d'immortalité qui n'existe pas dans les héroïnes de Walter Scott:
c'est le mysticisme catholique exalté, qui donne la vie, la sainteté,
l'émotion sacrée du martyre à la jeune châtelaine du Cayla, et la
poésie profonde du coeur, qui élève ses confidences à la hauteur des
écrivains ascétiques les plus éloquents; c'est l'huile onctueuse de
cette lampe que le dieu du passé s'est allumée à lui-même dans les
ruines de son sanctuaire démoli.

Que l'on croie ou que l'on ne croie pas à la lettre les symboles de sa
foi, on doit reconnaître qu'ils impriment à tout ce qu'elle sent, à
tout ce qu'elle pense, à tout ce qu'elle écrit, un caractère de
surnaturel et de sincérité qui en fait le charme. Sans doute il y a
là, comme dans le livre de l'_Imitation_ qui touche exclusivement au
cénobitisme monacal, quelques signes de superstition qu'on regrette
d'y voir; c'est trop puéril ou trop âpre. On voudrait que la raison
humaine tempérât davantage ces pieuses crédulités du couvent; mais, à
mesure qu'elle avance dans la vie, cette foi, au lieu de s'isoler et
de s'aigrir, s'adoucit visiblement. Le contact avec le monde, qui
pénètre dans sa solitude avec son frère et les amis de son frère, leur
doute, leur changement d'opinion, même quand ils habitent avec ce
féroce esprit, l'abbé de Lamennais, qui avait des fanatismes éloquents
pour toutes les causes et qui ne permettait le doute à personne, parce
qu'il ne permettait de douter de rien pendant qu'il affirmait
lui-même, génie de l'expression, né pour être le prophète de toutes
les persécutions comme saint Paul, ou pour le christianisme ou contre
lui; tout cela avait évidemment agi sur Mlle de Guérin. Son
imagination était restée pieuse, sa raison était devenue tolérante;
elle n'avait gardé de ses premières doctrines que l'amour qui les
sanctifie toutes. C'était l'imagination de saint Jean qui ne savait
qu'un mot, _aimer_!


XVIII.

Et comme elle aimait! D'abord sa mère, puis son père, puis ce frère
Maurice, dans l'âme duquel elle se transvase, puis les amis de ce
frère, dans lesquels elle voit encore et toujours lui, puis enfin, si
l'on en croit des signes non équivoques de sa plume, cet admirateur de
son frère, ce jeune homme original, d'un autre temps, ce chevaleresque
paladin de style qui confond la plume avec l'épée, et qui aime le
combat contre son siècle, parce que le siècle est nombreux comme une
foule et que lui est seul comme l'antagonisme courageux, M.
d'Aurevilly! Son sentiment innomé pour M. d'Aurevilly est un reflet
prolongé de son sentiment pour son frère, une aurore boréale de
l'amitié fraternelle qui se confond avec l'aurore d'un second amour.
Mais il paraît que cet amour était né trop tard et que l'objet n'était
pas libre de l'accepter. Elle mourut donc de deux sentiments trompés,
l'un par la mort, l'autre par la mort du coeur dans lequel elle eût
aimé à verser le sien. Fatale destinée de femme!


XIX.

Mais comme sa belle imagination s'enrichit de toutes ces misères de sa
vie! Y en eut-il jamais une plus belle et plus pittoresque, et surtout
plus sensible? Saint Augustin, ce bel esprit du christianisme,
excepté dans les passages qui peignent sa conversion, ce drame
intérieur de sa vie, vise plus à briller qu'à convaincre; il veut
éblouir plus qu'émouvoir; d'ailleurs son livre est écrit pour le
public. Montaigne est un charmant génie, mais il écrit pour s'amuser
lui-même et pour amuser ses lecteurs. Sainte Thérèse chante plus
qu'elle n'écrit: c'est le Pindare des femmes; elle est sincère, mais
elle est illuminée; c'est le météore de l'amour pour l'_idéal_
chrétien: un Dieu-homme expirant sur la croix! J.-J. Rousseau a des
pages merveilleuses de description, d'érotisme et de contemplation de
la nature dans ses _Confessions_; mais ce sont des pages d'imagination
échauffée, ce n'est pas un livre fait pour nourrir des âmes. On doit
en boire une gorgée et cacher la coupe à ses enfants, de peur qu'ils
n'en boivent le poison. Il y a de l'intimité charmante dans les scènes
des _Charmettes_, de Chambéry, mais c'est de l'intimité suspecte: on
ne laisse pas le livre sous la main des innocents. Il en sort du
plaisir, mais aucune vertu.


XX.

Mais vous qui vivez à la campagne, soit dans le château démantelé de
vos pères, non loin de l'église du village et des pauvres du hameau,
soit dans la maison modeste, château nivelé de l'honnête bourgeoisie
du dix-neuvième siècle, élevant là des fils, des filles, des soeurs
étagées par rang d'âge dans la vie, qui vous demandent des livres à la
fois intéressants et sains, où respirent dans un style enchanteur
toutes les vertus que vous cherchez à nourrir dans votre jeune tribu;
vous qui, après une existence laborieuse, vous êtes retirés à moitié
de la vie active dans le verger de vos pères pour y soigner les
plantes naissantes destinées à vous remplacer sur la terre, et qui
voulez les saturer de bonne heure de ce bon air vital plein des
délicieuses senteurs de l'air; enfin vous qui, déjà vieillis et
désintéressés de votre propre existence prête à finir, voulez
cependant jeter un dernier regard consolant sur les péripéties
intérieures de ceux qui traversent les sentiers que vous avez
traversés, afin d'y retrouver vos propres traces et de vous dire:
«Voilà ce que j'ai éprouvé, pensé, senti, prié dans mes moments de
tristesse ou de consolation ici-bas; voilà la moisson en gerbes
odorantes que j'emporte à l'autre vie;» mettez à part, ou plutôt
gardez jour et nuit sur votre cheminée, comme un calendrier du coeur,
non pas ce livre confus où l'on a entassé pêle-mêle les oeuvres du
frère et de la soeur pour que le génie de l'une fit passer sur la
médiocrité de l'autre, mais le volume de Mlle de Guérin, cette sainte
Thérèse de la famille, qui n'a écrit que pour elle seule, et dont une
amitié longtemps distraite n'a recueilli que bien tard les
chefs-d'oeuvre involontaires qu'elle oublia de brûler au dernier
moment.

Tout y est de cette vie et tout y est de la vie future; deux mondes
entiers, le monde naturel et le monde surnaturel s'y déroulent par
pages, notes, lettres, effusions secrètes, dans ce style qui n'est pas
du talent, mais qui est la nature!


XXI.

Voulez-vous connaître, à travers les murs, la vie recueillie de ces
pauvres manoirs qui ont gardé loin du monde les oubliés du nouveau
siècle, comme les coquillages des mers de l'Ouest gardent entre leurs
écailles, concassées par le flux et reflux de l'élément des tempêtes,
les animalcules rejetés par les flots et endormis sur quelques grèves
isolées de vos rivages? Lisez d'un bout à l'autre Mlle de Guérin:
c'est un Walter Scott sédentaire qui fait partie du monument et qui
vous le décrit sans y penser. Elle n'en a pas seulement la vue, elle
en a l'intelligence et le goût, elle en fait partie, elle en est le
centre. Nulle part, pas même dans Chateaubriand, ce prophète du passé,
la noblesse indigente de ces manoirs nobles n'est si clairement
décrite. On y voit le paysage extérieur, les collines lointaines, le
ruisseau au bas, le moulin au bruit monotone, les champs verts ou
jaunes de la moisson, remontant vers la maison, les vergers plus haut,
le jardin avec ses arbres grêles et ses carrés de légumes entourés de
bordures de buis on d'oeillets, le perron enfin, où quelques figuiers
empaillés l'hiver et quelques grenadiers en caisse étalent contre les
murs leurs larges feuilles lapidaires ou fleurissent pour embaumer le
seuil.

Lisez encore Mlle de Guérin, si vous voulez connaître les habitants de
ces antiques demeures. Voilà le père revenant de ses champs pour
l'heure des repas, et embrassant ses enfants qui l'attendent pour
prendre avec lui le dîner frugal sur la table de la cuisine, au milieu
de cinq ou six serviteurs respectueux quoique familiers. On bénit le
pain à haute voix, pour que la reconnaissance précède le bienfait. Le
cidre ou le vin du pays coule modérément dans le verre des hommes; les
femmes ou les filles ne boivent que l'eau puisée dans une tasse de
cuivre au seau de la porte. Après le repas, on cause un moment, puis
le père rentre dans sa chambre, les filles au salon, les fils courent
à leurs jeux dans les prairies ou dans le ruisseau du moulin avec les
petits paysans de leur âge, et reviennent le soir chargés du poisson
de l'étang ou de la tonte des peupliers. La plus âgée des jeunes
personnes s'enferme seule dans sa petite chambre pour lire, étudier,
écrire, prier solitaire. Mais à qui écrira-t-elle? à elle-même; elle
note simplement ses impressions de la journée sans penser qu'un autre
oeil que le sien sondera jamais ces doux mystères. Les notes se
multiplient, les morts surviennent, les douleurs enseignent les
résignations, la religion console, les tendresses de famille
s'exaltent et se concentrent dans l'excellent et malheureux père, puis
tout se décolore excepté la piété, et tout meurt.


XXII.

Mais d'où vient ce style simple, pur et expressif comme l'émotion
elle-même? il vient comme il est venu à Mme de Sévigné, à Gerson; il
vient, sans art, du coeur écouté seul par la jeune fille qui s'écrit
elle-même devant le miroir de ses pensées. Nous avons vu souvent de
grands peintres faire leur propre portrait en se contemplant devant
une glace: mais la peinture ne peut rendre l'image du peintre que dans
une seule expression, une seule attitude, tandis que la plume peint la
nature morale dans toute sa mobilité, dans les mille émotions secrètes
que la vie donne à ceux qui pensent, qui sentent, qui jouissent, qui
souffrent, qui pleurent ou qui prient. Quelle différence! Le portrait
par la peinture, c'est un seul jour; le portrait par la plume, c'est
la vie entière! Mlle de Guérin, c'est l'enfance et la maturité, la
solitude et le monde, la vitalité et la mort, et après la mort
l'espérance immortelle qui ressuscite tout! Son livre est le voile
pudique de l'âme, levé en présence de son Créateur par la sainte
impudeur de la confession. Cela devait être brûlé: un heureux oubli de
la mourante a tout laissé, l'amitié édifiée a tout trahi. Prêtez
l'oreille et écoutez ces mystères de l'âme. Rien ne vous
scandalisera; c'était une femme, mais c'était une sainte! Vous vous
sanctifierez en la lisant.

Quant au style, après ce que nous vous avons si abondamment cité, nous
n'avons rien à vous dire. C'est la nature elle-même! Figurez-vous tout
ce qu'il y a de naïf dans l'enfant, d'aimant dans la jeune vierge, de
tendre dans la fille, de dévoué dans la soeur, d'affectueux dans
l'amie, de religieux dans le sentiment, de pittoresque dans le coup
d'oeil, de délicat dans la perception, de nouveau dans le sens des
choses morales et des paysages, sortant sans prétention, sans étude et
sans effort, pendant vingt ans, d'une âme qui s'oublie elle-même pour
se révéler à son Dieu, et qui trouve des accents, des images, des
soupirs, des hymnes, comme l'éclair trouve son chemin dans les nuages,
et comme l'abeille trouve son parfum dans les bouquets du printemps
sur l'océan de fleurs de la prairie: voilà ce style!

Ce n'est pas une forme de l'art, c'est une émanation de la vie qui
monte à l'âme et qui l'enivre de charme et de sainteté, d'un charme et
d'une sainteté tellement fondus ensemble qu'on ne peut pas discerner
ce qui est amour divin de ce qui serait amour terrestre, ce qui serait
délire de ce qui est édification, et qu'en fermant un moment le livre
pour le rouvrir bientôt après à une autre note, on ne peut en détacher
ni son coeur ni son imagination: oui, voilà ce style! Mille fois
au-dessus de l'admiration, ce qu'il provoque, c'est l'étonnement
d'abord, puis c'est l'amitié. Il est impossible de lire Mlle de Guérin
sans se dire à soi-même: «C'est mon amie!» Son âme est de même famille
que la mienne, et, puisque Dieu m'a permis de la connaître dans cette
confidence, cette âme ne me quittera plus jusqu'à mon dernier jour.

                                                            LAMARTINE.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Cours Familier de Littérature (Volume 15) - Un entretien par mois" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home