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Title: L'Illustration, No. 3691, 22 Novembre 1913
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 3691, 22 Novembre 1913

AVEC CE NUMÉRO _"La Petite Illustration"_ CONTENANT _JEAN et LOUISE_ par
ANTONIN DUSSERRE _DEUXIÈME PARTIE_

[Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot.]


[Illustration: Ce numéro contient:
1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Roman n° 19: JEAN ET LOUISE, par M.
Antonin Dusserre;

2° Un SUPPLÉMENT ÉCONOMIQUE ET FINANCIER de deux pages.


L'ILLUSTRATION _Prix du Numéro: Un Franc._ SAMEDI 22 NOVEMBRE 1913 _71e
Année.--N° 3691._]

[Illustration: LE DICTATEUR MEXICAIN VITTORIANO HUERTA Un descendant des
Indiens Aztèques chef d'une république latine du Nouveau-Monde. _Voir
l'article, page 402._]



COURRIER DE PARIS

LES PHRASES TOUTES FAITES

A peine rentrés, nous avons retrouvé nos chères petites phrases, «les
phrases toutes faites». Quel bonheur! Et aussi, quelle mélancolie!

Elles nous attendaient, fidèles, dans les milliers de bouches où elles
avaient l'air d'avoir été enfermées et rangées avant les vacances, ainsi
que les affaires d'hiver dans le poivre.

Certes, je ne prétends pas qu'il n'y ait qu'à Paris que soit répandu
leur usage. La province a les siennes. Ce ne sont pas les mêmes. Mais
cependant c'est surtout ici que nous les consommons en plus grand nombre
et avec le plus d'entrain.

La phrase toute faite offre cette particularité qu'elle n'est jamais
longue. Tout de suite à bout de souffle. Aussitôt partie la voilà
rendue. Elle n'est capable que de laisser tomber quelques mots comme ces
petites bouteilles vides d'où s'échappent trois gouttes restées au fond.

Ce qui distingue également la phrase toute faite, c'est qu'on ne sait
jamais qui l'a faite. Pille naturelle du bon sens et de la banalité, ne
portant le nom ni la marque de personne, elle affecte d'avoir une
origine très ancienne. Elle se perpétue à travers les hommes qui ne
paraissent pas se lasser de sa monotonie et de sa fadeur puisqu'ils
l'entendent et la répètent à l'infini avec la même indifférence sereine.
Elle se prononce dans la tranquillité absolue du corps, du visage, de la
voix, du regard. Elle n'a pas d'accent. Sauf en certains cas de tribunal
et de prétoire elle s'interdit la véhémence. Elle est une habitude de
l'esprit, une routine du langage, un poncif et un cliché de la
conversation. Elle s'efforce enfin d'exprimer le moins de pensée
possible. Et presque toujours elle y arrive.

                                  *
                                 * *

Les phrases toutes faites constituent une espèce de bruit, grâce auquel
on peut parler pendant des heures, sans rien dire. Elles ont dû être
inventées et choisies afin d'exercer la langue et les lèvres en
permettant à l'intelligence de prendre un repos qui n'est pas souvent
gagné.

Il y a des phrases toutes faites pour tout; pour tous les sentiments,
toutes les actions bonnes ou mauvaises, toutes les circonstances, pour
le crime et la charité, pour la douleur et la joie, pour l'amitié, pour
l'amour. Chaque profession, chaque âge étale les siennes. L'homme et la
femme ont les leurs,--qu'ils se prêtent. Les plus grandes questions ne
peuvent y échapper. Il faut toujours passer par elles pour aller
n'importe où. Elles mènent au diable et à Rome.

Mais je crois que la politique est leur vrai terrain.

Après, les sujets qui en fournissent le plus coquet ensemble sont: la
santé, le beau temps, la pluie et les domestiques.

La religion et la mort ont aussi leur petit lot qui n'est pas laid.

Combien il y en a?... Personne ne le sait. Je l'ai demandé à de grands
avocats qui l'ignoraient. Il y en a--au moins--soixante-dix-sept fois
sept mille, et pourtant une maîtresse de maison, même ordinaire, devra
les connaître toutes. Elles lui sont indispensables autant qu'à un
député. Qui que vous soyez, d'ailleurs, si vous ne possédez pas un jeu
abondant de phrases toutes faites, vous devez renoncer à la visite, au
dîner en ville, et vous priver du commerce de vos semblables. Restez
enfermé et isolé chez vous, ou partez ce soir (non sans avoir pris
prudemment un aller et retour) pour l'île déserte. Et là encore, quand,
en face de vous, tout seul, vous vous adresserez la parole, il vous
faudra des phrases toutes faites, pour vous entretenir avec vous-même.

C'est que ridicule, terne et vide, cette phrase de second ordre est
cependant nécessaire. De sa flexible platitude nous partons en
bondissant--pas trop fort--comme d'un sage tremplin.

Elle est une préparation, un travail de dégrossissement. Ne croyez pas
qu'il vous soit possible, même si vous savez bien nager, de vous lancer
dans l'océan des phrases rares et neuves, sans avoir recours d'abord à
ces précieuses bouées que sont les phrases toutes faites... Qui,
d'ailleurs, parmi les plus étincelants génies de cheminée, les Rivarol
et les Chamfort de salon, aurait l'audace de s'estimer capable de
dire--et du premier coup!--une chose, si spirituelle, fine et mordante
soit-elle,--qui n'ait été déjà conçue et exprimée avant lui de la même
façon, ou mieux?

Pénétrons-nous donc de modestie. Ne méprisons pas ni ne dédaignons les
phrases toutes faites. Elles ont leur immense utilité.

D'abord elles nous permettent de tâtonner, de voir venir, de prendre la
direction; elles sont à l'esprit ce que sont au corps ces formalités
physiques qu'on appelle les poignées de main. Quand deux êtres
s'abordent, ou qu'ils viennent d'être présentés l'un à l'autre,
qu'arrive-t-il? Chacun puise dans le sac de ses phrases toutes faites
pour discerner ce qu'il peut tirer de son partenaire, et, dès que l'on
est tombé d'accord sur deux ou trois points, on ne touche plus au sac et
«on se laisse aller». Mais il faut commencer par être garni de phrases
toutes faites... pour pouvoir s'en passer. Quelqu'un qui n'en aurait pas
toujours sur lui un assortiment complet, qui risquerait tout à coup d'en
manquer, serait le plus malheureux des hommes, exposé aux pires
détresses.

Vous le figurez-vous obligé, avec le premier venu, dont il ne sait rien,
de débuter _ex abrupto_ par une image délicieuse, un aperçu profond...
au jugé?... à l'aveuglette?... risquant de gaspiller du beau pour une
buse? Ce serait affreux.

Voilà bien à quoi sert la phrase toute faite, pierre de touche de
l'homme supérieur et de l'imbécile. Elle dicte en peu d'instants la
ligne de conduite à tenir.

Vous trouvez-vous de rencontre avec un causeur délicat et cultivé, le
moment ingrat de la phrase toute faite ne dure jamais qu'un éclair. On y
renonce de part et d'autre ensemble, sans se donner le mot. Nul n'est
même gêné d'y avoir eu recours. Cela n'a pas eu plus d'importance
qu'avant le repas de déplier sa serviette. Et bien vite on s'installe
simultanément en pleine curiosité de pensée et d'expression.

Mais si, au contraire, vous acquérez la triste certitude, dès sa
première question ou sa seconde réponse, que votre interlocuteur est un
sot distingué... ah! c'est alors que, puisant dans le dictionnaire, dans
le bottin des phrases toutes faites, vous vous en servirez uniquement
pour gaver le dindon, car vous estimerez avec justice qu'elles sont bien
assez bonnes pour ce minus habens et qu'il est inutile de lui accorder
autre chose que ce qu'il mérite et peut comprendre.

Ne craignez pas, en ce cas, qu'il s'aperçoive de votre manège humiliant,
car il est de ces gens qui, toute leur vie, ne se nourrissent que du
pain fade et mal cuit de la phrase toute faite. Elle est leur habituelle
pâture. Leur premier cri en venant au monde a été un cri tout fait, et
leur dernier soupir quand ils en sortiront sera un soupir «reçu
d'avance» et tout fait, lui aussi.

                                       *
                                      * *

La phrase personnelle et originale est à la phrase banale et toute faite
ce qu'est l'habit coupé et pris sur mesure à celui qui ne l'est pas. Or,
il y a de très honnêtes gens, pas bien soucieux d'élégance verbale qui
parlent «tout fait» à la machine, en n'employant que des mots de lisière
et qui semblent avoir été cousus les uns aux autres dans les prisons...
Sans aller jusqu'à les plaindre, il est permis de ne pas les imiter.

La phrase toute faite vous procurera en outre l'avantage, dans certaines
occasions particulières, de pouvoir, grâce à elle, déguiser votre vraie
pensée que vous ne voudrez pas laisser voir, de l'envelopper de termes
neutres et de mots d'emballage comme on recouvre d'un papier gris un
objet fragile ou frais pour que de gros doigts ou des mains sales ne le
touchent pas.

L'écrivain difficile et raffiné, le mandarin de lettres devra savoir
également, sur le bout de la langue, les phrases toutes faites. A
l'expérience, il apprendra que la moindre d'entre elles, et qui n'avait
l'air de rien, peut, en étant bien placée, produire par contraste un
effet énorme. En vertu d'un phénomène bizarre mais logique, c'est elle
qui tout à coup paraîtra la seule phrase-artiste, la phrase-écriture, la
phrase-pensée, et toutes les autres ne seront plus que des raclures, des
copeaux. L'oeuvre des génies est pleine de «phrases toutes faites»
auxquelles un choix heureux et imprévu a redonné la virginité de la
trouvaille.

Enfin l'homme, si grande que soit sa présomption, serait vraiment mal
venu à se montrer plus difficile que Dieu qui se contente depuis des
éternités de ces phrases toutes faites et pourtant sublimes: les
prières.

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



LES INCIDENTS DE SAVERNE

Edmond About parlait un jour des «geôliers maladroits de Saverne
germanisée». S'il était revenu, la semaine dernière, en sa propriété de
la «Schlitte» où il aimait passer une partie de l'année, il n'aurait
sans doute plus reconnu la «geôle», tant elle était eu rumeur.

[Illustration: Lieut. von Forstner.

La compagnie du 99e régiment d'infanterie prussienne, en garnison à
Saverne, qui compte parmi ses officiers le lieutenant von Forstner:
groupe des soldats de la classe 1911-1913, à leur départ.

Derrière le groupe, la colonnade de l'ancien château de Rohan, qui sert
de caserne. Les inscriptions disent: «A celui qui a fidèlement fait son
temps, à celui-là versons un plein verre!»--«Comme étrangers, nous nous
sommes connus; c'est comme amis que nous devons nous quitter «Nous avons
monté la garde aux Vosges pour la protection et pour la puissance de la
Patrie.»--Quant à l'inscription: §11, elle signifie: «Buvez jusqu'au
délire.»]

[Illustration: Le lieutenant von Forstner.]

Saverne, cependant, est une ville calme. Elle n'a pas de passé politique
mouvementé. On l'appelle couramment «la perle des Vosges» ou encore «la
cité des roses». Titres charmants et mérités. Or, la cité fleurie vient
de connaître l'émoi d'une révolte populaire. Les journaux quotidiens ont
conté en détail comment les choses se sont passées. Un jeune lieutenant
du 99° régiment d'infanterie, le baron von Forstner, s'adressant aux
recrues de sa compagnie, avait dit, à propos d'une affaire de coups de
couteau entre civils et militaires: «Je donnerais volontiers dix marks
de ma poche à celui d'entre vous qui trouerait la peau d'un _Waches_.»
Le mot «Waekes» constitue, dans la bouche d'un Allemand, la pire injure
qui puisse être adressée à un Alsacien, car il est employé d'une façon
courante par les immigrés pour désigner la population du pays
(_elsaesser waekes_, voyous d'Alsace). Ainsi faut-il s'expliquer l'émoi
qui s'empara de Saverne quand furent connus les propos outrageants du
lieutenant prussien. On commença par enfoncer ses fenêtres. Le
lendemain, 300 Alsaciens l'attendaient à la sortie du mess des officiers
et l'escortaient jusqu'au restaurant de la Carpe d'or, où il dut
chercher un refuge. Quelques citoyens l'ayant relancé à l'intérieur de
l'établissement, le lieutenant les menaça de son revolver, geste
qu'imitèrent neuf de ses camarades. Le colonel von Reutter accourut et
essaya de calmer les esprits en prononçant une harangue. Ce fut en vain.
Il fallut un piquet de fantassins, baïonnette au canon, pour dégager le
lieutenant von Forstner qui passa la nuit à la caserne. Le lendemain
était un dimanche. Dans le courant de l'après-midi, un millier de
manifestants mirent le siège devant le domicile particulier de
l'officier que gardait un important détachement de gendarmes, de soldats
et d'agents de police. L'officier fut longuement conspué. Les jours
suivants, les manifestations se renouvelèrent et prirent un tel
caractère de gravité que le colonel fit charger les mitrailleuses et
parla sérieusement de déclarer Saverne en état de siège. Il fallut toute
l'influence du sous-préfet et du maire alsaciens pour l'en empêcher. Les
choses étaient bien sur le point de se gâter. Les colères s'apaisèrent
seulement lorsqu'on sut qu'une enquête sévère était ouverte et que
satisfaction serait donnée à la population. Le jeudi 13 novembre on
annonçait que le colonel von Reutter et le lieutenant von Forstner
avaient été déplacés. Renseignements pris, la nouvelle était fausse.
Certes, le colonel, qui, dans une note officielle--accueillie avec
beaucoup de scepticisme--s'était efforcé de transformer le sens des
paroles de son subordonné, avait quitté Saverne, en congé; mais le
lieutenant était resté à son poste, si l'on ose dire. Et, le jour même
où on le croyait retourné en Allemagne, M. von Forstner se livra à de
nouveaux écarts de langage dont le drapeau français, selon les uns, la
légion étrangère, selon les autres, faisait les frais. Il était donc
superflu que son colonel prît tant de peine pour réduire la portée du
premier incident.

Que faut-il penser de cette attitude d'un officier vis-à-vis de la
population des provinces annexées? «Oh! c'est bien simple, nous écrit un
de nos correspondants d'Alsace. Lorsque le Reichstag se prononça
récemment en faveur de l'augmentation de l'armée allemande, les députés
alsaciens-lorrains votèrent contre le projet de loi, et ce vote souleva
de violentes colères parmi l'armée de 100.000 hommes qui couvre
l'Alsace-Lorraine.» D'autre part, il est à Strasbourg un général
commandant de corps, le général von Deimling, qui perd peu d'occasions
de manifester son humeur belliqueuse. C'est lui qui parlait, il y a
quelques jours, de courir sus aux pantalons rouges. Le lieutenant, lui,
offre de payer pour faire «trouer la peau» d'un civil, à condition qu'il
soit d'Alsace. Le lieutenant passe la mesure du général. On a fini par
s'en émouvoir à Saverne et un vent de révolte qui n'est point encore
calmé a passé justement sur «la cité des roses».

Il faut ajouter, en toute équité, que la grande majorité des journaux
allemands s'est montrée fort sévère pour les autorités militaires de
Saverne. Notamment le _Berliner Tageblatt_, la _Gazette de Voss_, la
_Germania_, ont protesté contre l'attitude inqualifiable du lieutenant
von Forstner et les agissements des officiers de son genre «qui sont les
meilleurs racoleurs pour la légion étrangère».

[Illustration: Le colonel von Reutter.]



[Illustration: Après l'accident du 4 juin: M. Aristide Briand, dégagé de
sa voiture renversée, soutient sa main blessée; au premier plan, la
voiture abordeuse.]

L'ACCIDENT DE PACY-SUR-EURE

Cette semaine, au moment où s'achèvera le présent numéro, un accident,
qui causa une profonde émotion, aura son épilogue devant le tribunal
d'Évreux.

Le 4 juin dernier. M. Aristide Briand, ancien président du Conseil, se
rendait en automobile, avec son collègue et vieil ami Albert Willm,
député de la Seine, à une petite maison des champs qu'il possède à
Cocherel (Eure). Ils allaient arriver à Pacy-sur-Eure. Leur voiture
suivait, à allure modérée, la droite de la grand'route de Paris à
Cherbourg quand une autre automobile, lancée à toute vitesse,
qu'essayait ce «metteur au point» d'une maison de construction, vint la
heurter par l'arrière, la jetant à demi broyée contre un arbre de
l'accotement.

Péniblement, MM. Aristide Briand et Albert Willm parvinrent à se
dégager.

[Illustration: Sur le lieu de l'accident: M. Aristide Briand et ses
«écraseurs».]

L'ancien président du Conseil, blessé à la tête, à l'épaule, la main
ensanglantée, souffrait cruellement. Le chauffeur, qui avait été projeté
hors de la voiture, ne se plaignait que de contusions. Les auteurs de
l'accident conduisirent leurs victimes à Pacy-sur-Eure. Sommairement
pansé, M. Aristide Briand, qui avait conservé toute son habituelle belle
humeur, plaisantait avec verve.

Mais, à l'examen, les médecins constatèrent que les deux blessés étaient
bien plus grièvement atteints qu'ils ne l'avaient cru tout d'abord. M.
Aristide Briand avait le bord de l'épaule gauche fracturé. Il leur
fallut, à l'un comme à l'autre, de longues semaines pour se remettre.

Aujourd'hui, ils ne conservent guère de cette aventure de route que le
mauvais souvenir,--et aussi, agréable compensation, le volumineux
dossier des lettres et des télégrammes par lesquels leurs amis leur
exprimaient leur sympathie.

[Illustration: A Pacy-sur-Eure, après le premier pansement à la
pharmacie.]

[Illustration: Les débris de l'automobile de M. Briand.--En avant, M.
Alexandre Duval qui ramena à Paris les victimes.]

UN ACCIDENT D'AUTOMOBILE QUI FAILLIT DEVENIR HISTORIQUE



[Illustration: A Varna, en Bulgarie, au bord de la mer Noire: la foule
entourant le monoplan qui vient d'atterrir.--_Phot. H. Roux._]

[Illustration: Daucourt ayant à sa droite Mme Duchesne, femme du consul
de France, à sa gauche Mme Stancioff, femme du ministre de Bulgarie à
Paris.]

PARIS-LE CAIRE EN AÉROPLANE

Dans notre précédent numéro, nous dépêches, le voyage aérien de Daucourt
publions aujourd'hui des photographies prises du bord de l'aéroplane par
le compagnon de Daucourt, M. Roux, qui nous envoie en même temps une
nouvelle série de notes précisant certains épisodes de ce raid
admirable.

Voici d'abord quelques détails rétrospectifs sur la traversée de
l'Allemagne.

Nous avions laissé les aviateurs à Schaffhouse; une panne de moteur les
arrête près de la vieille cité; ils reprennent leur vol le 28 octobre:
«...Un industriel du pays nous donne une lettre pour son frère qui
habite Alexandrie. C'est la dernière levée.» Le temps s'éclaircit; nous
atteignons Constance, puis Friedrichshafen. Le comte Zeppelin nous ayant
interdit de survoler son terrain, bien qu'il ne figure pas sur la carte
des zones interdites, nous passons prudemment à un kilomètre des
hangars. Le champ paraît avoir 800 mètres de côté; un grand hangar,
probablement tournant, occupe le centre. Je regrette de n'avoir pas mon
appareil photographique; je l'ai laissé à mon mécanicien pour la
traversée de l'Allemagne.

»Fort vent debout. Nous sommes de plus en plus secoués. Je tiens mon
stylo de la main droite, tandis que la gauche est cramponnée au
fuselage...

[Illustration: L'itinéraire suivi par Daucourt et Roux.]

»En traversant une légère brume, nous avons perdu la ligne du chemin de
fer. Nous la retrouvons bientôt, avec une gare dont je pourrais lire le
nom avec ma jumelle si Daucourt n'avait pas refusé de l'emporter, sous
prétexte que c'était du poids en trop. Tant pis pour lui.

»Une grande ville: Munich évidemment. A une heure, nous atterrissons sur
un terrain splendide... Ce n'est pas Munich, c'est Augsbourg!

»Nous restons jusqu'à 3 heures au poste de police du champ de
manoeuvres. Que de sonneries de téléphone pour nous! Je comprends qu'on
veut nous fouiller, mais le capitaine dit que c'est inutile. On nous
demande seulement si nous avons un appareil photographique, et on visite
l'aéroplane.

»Le 29 octobre, au matin, départ d'Augsbourg. Pays très plat, très vert,
beaucoup de bois: un billard avec des petits sapins de boîtes à soldats.

»Au bout d'une demi-heure, panne de moteur. En atterrissant contre une
balustrade, nous brisons une roue et l'hélice...

»La malchance qui nous poursuit, depuis Paris va enfin cesser. Le 31, à
9 heures du matin, nous repartons pour Vienne. Après Linz, nous abordons
les déniés du Danube, très encaissés, qui nous obligent à monter à 1.500
mètres. Nous n'apercevons que des forêts, sans le moindre espace pour
atterrir. A une heure de l'après-midi, nous atteignons la capitale de
l'Autriche, ayant couvert depuis le matin 500 kilomètres...» Le trajet
de Vienne à Budapest fut particulièrement dur: «Dès l'approche du
Danube, nous dansons fortement, et pendant une heure je suis réellement
mal à mon aise. Impossible de prendre des photographies, car mes deux
mains sont cramponnées au fuselage; d'ailleurs la brume épaissit; à un
kilomètre devant nous elle apparaît comme un mur noir infranchissable.
Daucourt atterrit dans un champ magnifique, et c'est la ruée des paysans
vers le Borel.

[Illustration: EN BULGARIE.--Le monoplan de Daucourt et Roux avant le
départ de Varna.--_Phot. H. Roux._]

[Illustration: Le Danube, près de Roustchouk.

LE VOYAGE EN ORIENT DE DEUX AVIATEURS FRANÇAIS.--Escorté jusqu'au Danube
par un aviateur roumain, le monoplan de Daucourt et Roux va traverser le
fleuve pour entrer en Bulgarie, près de Roustchouk.--_Photographie de M.
Roux._]

»Enfin, le ciel s'éclaire et nous arrivons à Budapest, où le comte Zichy
et les membres de l'Aéro-Club nous reçoivent de façon charmante.»

Les aviateurs repartent le lendemain après déjeuner:

«La Hongrie n'est qu'un vaste champ d'atterrissage. Pas un pouce de
terrain qui ne soit cultivé. L'aspect des villages est assez curieux:
les rues sont, en général, très droites, se coupant à angle droit, avec
les pignons des maisons face à la rue. Pendant trois heures, c'est le
même paysage uniforme, banal et ennuyeux. La minute drôle du voyage fut
le passage sur une tribu de tziganes, dont le campement comprenait une
centaine de tentes d'où ils se précipitèrent pour nous voir passer.»

Repos à Arad, où M. Roux prend le train pour traïova. Ignorant ce que
pourrait être la traversée des Carpathes, Daucourt a préféré faire cette
étape seul. Elle fut très pénible. Il dut s'élever à une altitude de
2.500 mètres et souffrit beaucoup du froid et du vent.

[Illustration: Le monoplan de l'aviateur militaire roumain Capsa.]

M. Roux reprend sa place à bord au départ de Craïova:

«Jusqu'à Bucarest, c'est la plaine très fertile, plus variée que la
plaine hongroise: du blé et beaucoup de maïs. Sur la gauche se déroule
la chaîne des Carpathes couverts de neige. Nous planons sur Bucarest à
midi 30, mais impossible de repérer l'aérodrome. Enfin, nous apercevons
deux monoplan qui viennent à notre rencontre, passant à 100 mètres.
Echange de saluts. Daucourt se laisse guider par l'un des appareils.
Nous descendons absolument dans son sillage et touchons terre au même
endroit précis. On crie «Vive la France!»; nous n'entendons parler que
le français dans la foule qui nous acclame.»

Le prince Bibesco et les aviateurs roumains «battent le record de la
réception».

Le lendemain, deux aviateurs de l'armée roumaine vont guider nos
compatriotes jusqu'à la frontière bulgare. L'un d'eux est le capitaine
Capsa, pilote de premier ordre, qui s'est signalé par des raids
audacieux au cours de la guerre des Balkans:

«...Très amusant: deux monoplans nous conduisent à la frontière. Partis
avant nous, ils montent et descendent devant le nôtre et nous indiquent
la route... 11 h. 25: nous avons dépassé les deux Blériot, moins
rapides... 11 h. 30: un Blériot pique au plus court et nous rattrape; il
est en plein dans le prolongement de notre aile droite et paraît
immobile... Voici Roustchouk et les nombreux méandres du Danube qui
annoncent la frontière bulgare; le pilote--le capitaine Capsa--qui vole
à 50 mètres de nous, nous dit adieu de la main, et fait demi-tour.»

[Illustration: Le palais d'Euxinograd, sur la mer Noire, où séjourne la
reine de Bulgarie.]

[Illustration: La côte de la mer Noire entre Varna et Bourgas: aucune
plage pour atterrir.
_Phot. Roux._]

Ne se croirait-on pas tout bonnement sur la grand'route?

«Accueil également chaleureux à Varna. Au départ, Mme Duchesne, femme du
consul de France, et Mme Stancioff, femme du ministre de Bulgarie à
Paris, viennent nous souhaiter bon voyage. Nous allons jeter un bouquet
aux couleurs bulgares au-dessus du palais d'Euxinograd où se trouve la
reine de Bulgarie. Nous volons à 2 kilomètres de la côte, très boisée,
qui ne présente aucun terrain d'atterrissage. Je me demande ce que
Daucourt choisirait en cas de panne, le bain ou la dégringolade dans les
arbres.

» A 11 h. 1/2, nous passons sur le cap Eminé. Le vent descendant de la
montagne nous empêche de monter et malgré nos efforts nous rejette
constamment vers le large... Nous sommes à 800 mètres au-dessus des
forêts qui bordent la mer Noire. L'énigme de l'atterrissage... Je ne
pense qu'au moteur, mais j'ai confiance en lui.

» A 5 heures, nous atterrissons à Podima, il fait presque nuit.
Impossible de nous faire comprendre; on nous croit Bulgares... La
tempête augmente et nous couchons sous l'appareil... Le lendemain, un
maître d'école grec finit par nous comprendre et dit aux paysans que
nous sommes Français. L'accueil change et l'on nous donne tout ce dont
nous avons besoin. Nous faisons amarrer solidement l'appareil que le
vent soulève de terre par instants; nous le laissons sous la garde des
gendarmes et nous allons nous reposer... Dans l'après-midi, nous
envoyons un paysan à cheval porter une dépêche à 50 kilomètres pour
prier l'ambassadeur de France de rassurer nos amis... La pluie commence
à tomber, et nous espérons que le vent cessera demain; nous atteindrons
alors Constantinople en cinquante minutes.»

Ici s'arrêtent les notes de M. Roux qui nous sont actuellement
parvenues. Le dimanche 9 novembre, à 4 heures du soir, par un temps
radieux, l'avion français atterrissait à l'aérodrome de Safrakeuy, près
de San Stefano, presque en même temps que Osman Noury bey, un des trois
officiers ottomans partis à sa rencontre.

Au premier rang de la foule nombreuse qui attend nos compatriotes depuis
le matin, on remarque: Mme Bompard, femme de l'ambassadeur de France; le
ministre de l'Intérieur; le préfet de Constantinople; notre éminent
confrère Ahmed Ihsan, maire de Péra, directeur-propriétaire du journal
illustré Servet-I-Funoun, etc. La réception est triomphale, et, durant
les quatre jours que les voyageurs passeront à Constantinople, ils
seront fêtés avec une égale cordialité par la colonie française et par
les autorités turques.

Daucourt et son compagnon ont quitté San Stefano le 15 novembre. Après
avoir survolé la Corne d'Or, ils franchissent le Bosphore et entrent en
Asie par Scutari. Ils suivent la côte de la mer de Marmara, passent à
Ismid, l'antique Nicodémie, et atterrissent à Adabazar, à 150 kilomètres
de leur point de départ.

La partie la plus scabreuse du voyage va commencer. Après un crochet
sur Brousse, nos voyageurs vont se diriger sur Koniah, Alexandrette,
Beyrouth. Jérusalem, Port-Saïd. Outre qu'ils auront à franchir le massif
du Taurus, ils aborderont des régions offrant peu de ressources pour un
aviateur, et où il sera malaisé de se diriger. Nous pouvons néanmoins,
maintenant, croire fermement au succès final.

[Illustration: L'aviateur Daucourt félicité par Mme Bompard, femme de
l'ambassadeur de France à Constantinople.--_Phot. Ferid Ibrahim._

LE VOYAGE AÉRIEN PARIS-LE CAIRE.--Arrivée du monoplan parti de Paris sur
le champ d'aviation de Safrakeuy, près de Constantinople. A droite,
atterrissage d'un monoplan monté par un officier turc qui était allé
au-devant des aviateurs français.--_Phot. comm. par M.
Beguin-Billecocq_.]



[Illustration: Fez au milieu de ses jardins.]

LE MAROC QU'IL FAUT VOIR

II

LA CAPITALE DU VIEUX MAGHREB

Pour bien goûter le charme de Fez, il faut avoir l'âme orientale,
c'est-à-dire se complaire dans la vie du Passé, si calme et si douce en
comparaison de celle que nous fait notre civilisation moderne; il faut
s'attacher à savourer la joie de vivre et non dévorer sa vie dans la
fièvre et la trépidation de nos existences compliquées. Un abîme sépare
cette sagesse orientale, que nous nommons parfois le fatalisme, de notre
conception du bonheur. Le progrès scientifique gagne chaque jour du
terrain sur les éléments, l'eau, l'air, le feu, et l'homme asservit de
plus en plus la nature à sa volonté conquérante, pour satisfaire
d'ailleurs des besoins de jour en jour plus impérieux et nouveaux.
Besoins factices! Tourbillon insensé! Orgueil et démence!... dira
l'habitant de Fez, le Fazi, fier de sa civilisation
traditionnelle--faite du souci d'un bien-être approprié au climat et
tenant en grand honneur le luxe--fier de sa ville, fier de la jalouse
indépendance qu'il a su y garder...

Tout semble réuni, d'ailleurs, dans cette capitale du vieux Maghreb pour
justifier cette prédilection et en faire un lieu de délices pour les
Orientaux. D'abord on y trouve de l'eau à discrétion. Elle est fournie
en abondance par l'oued Fez, né à quelques kilomètres sur les plateaux
du Sud-Ouest et qui dévale en cascades dans la ville. Mille et mille
fois dispersée en conduites souterraines, cette eau va dans chaque
maison entretenir la fraîcheur des jardins, gazouiller dans les
cascatelles, glouglouter dans les bassins de marbre. Bruits délicieux
aux oreilles orientales pour lesquelles, dit le proverbe arabe, il n'y a
que trois sons délectables: _le murmure de l'eau, le tintement de l'or,
la voix de la femme aimée_.

Le climat particulièrement tempéré de la région de Fez vient ajouter au
charme de la vieille cité maugrabine.

Puis ce sont les palais, les maisons particulières, rivalisant de luxe
et de beauté; les jardins qu'embaument les roses, les orangers et les
jasmins et où tant de fleurs vives aux parfums exquis s'épanouissent à
peu près en toutes saisons donnant l'illusion d'un éternel printemps...

Viennent enfin, pour compléter l'enchantement, les traditions de faste
et de confort qui se sont transmises dans l'art de recevoir les hôtes:
chère exquise, attentions délicates, petits soins de tous les instants.
A peine introduit dans la somptueuse demeure d'un Fazi, le visiteur est
aspergé de parfums, enveloppé de vapeurs odorantes dont les volutes
bleuâtres s'échappent des cassolettes où brûlent le bois de rose, la
myrrhe, l'encens ou le santal.

Des coussins moelleux et de riches tapis l'invitent au repos; des
aiguières d'eau parfumée lui sont présentées pour le lavage des mains.
Le thé à la menthe lui est servi. On lui donne à fumer, on l'éventé, on
s'empresse autour de lui.

Le reçoit-on à dîner? Des mets nombreux et variés sont apportés, dans de
superbes plats tenus au chaud par des cônes de sparterie et combien
savants, combien soignés! Poulets, pigeons, épaules d'agneaux, viandes
rôties ou cuites à l'étuvée parées de légumes de toutes sortes, gâteaux
au miel, fruits, couscouss ou, que sais-je encore, et d'innombrables
pâtisseries.

[Illustration: La maison d'El Mokri, à Fez.]

--Partout où nous avons été reçus, me disait mon fidèle Omar el Djerouni
(un Algérien qui, depuis quelques années, m'accompagne dans mes voyages
en Orient), que ce soit chez les émirs de Damas ou les grands
personnages de Turquie et d'Égypte, chez les riches négociants de Tunis,
de Stamboul ou du Caire, partout on nous servait, tu te souviens, des
poulets coupés en petits morceaux; mais ici, au Maroc, «chacun son
poulet»;--et il s'extasiait devant cette munificence.

Il est vrai que chaque grand dîner marocain, et particulièrement à Fez,
représente une hécatombe de volailles. Pour cinq convives on servira,
par exemple, cinq poulets cuits au carry indien, comme premier plat,
puis ce seront cinq poulets aux olives et, ensuite, dix ou douze pigeons
au cumin et encore un nouveau plat de cinq poulets farcis aux amandes,
suivi d'un cinquième plat de poulets ou de canards à l'étuvée, sur un
canapé de pilaf, le tout précédant les viandes, le couscoussou et les
desserts...

Le repas terminé, entrent en scène les musiciens et les chanteuses, les
fameuses Cheïkas de Fez, danseuses aussi, à l'occasion, qui feront
entendre, des heures durant, leurs étranges mélopées au rythme changeant
avec chaque poème, pendant que les convives allongés sur les tapis et
les coussins seront de nouveau aspergés de parfums, enveloppés des
nuages de l'odorante fumée des cassolettes...

                                 *
                                * *

Très étroites et malodorantes sont les rues de Fez, et les Européens
leur trouvent peu d'attraits; mais qu'importe au riche citadin qui
passe, juché sur sa belle mule!--un homme bien né ne songeant même pas à
circuler à pied dans leur dédale.

Une grande animation règne dans les bazars où affluent les provinciaux
venus de toutes parts, la bourse presque toujours bien garnie, avides de
remporter dans leurs montagnes les beaux cuirs ouvragés, les cuivres
rutilants, les poteries enluminées, spécialités de Fez; les parfums, les
épices, les étoffes de fabrication européenne ou venues de plus loin
encore,--de Damas ou de Bagdad, de Mascate ou des Indes, voire de Chine,
avec les thés.

Le thé! la grande affaire au Maroc, la boisson nationale qui remplace
ici la traditionnelle tasse de café de Turquie ou d'Égypte. C'est le
complément inévitable de toute rencontre, dans la boutique du marchand,
dans la maison de l'ami ou le salon du fonctionnaire. Thé partout, à
toute heure, en toutes circonstances, et, d'ailleurs, si fortement
additionné de poignées de feuilles de menthe fraîche que ce breuvage n'a
plus rien de commun, même la couleur, avec l'infusion qui nous est
coutumière. Et ce thé marocain est très richement servi dans de petits
verres de cristal multicolores taillés et enluminés de dorures.

[Illustration: Fez: la fontaine des Menuisiers.]

Les Fazis tirent également orgueil, et cela à très juste titre, de leurs
belles mosquées: la plus fréquentée, celle où repose Moulai Idriss II,
avec ses merveilleuses boiseries découpées et enluminées et ses
admirables mosaïques de faïence--la plus célèbre, celle de Karaouïne,
mosquée-université où se pressent les étudiants venus de tant de pays
d'Islam pour travailler dans la fameuse bibliothèque qui en est la
gloire--enfin celle des Andalous.

                                      *
                                     * *

Sans doute, pour l'Européen, le touriste excepté, toutes ces séductions
orientales ne sauraient compenser l'insalubrité permanente de cette
ville où les eaux souillées du tout à l'égout voisinent, par les
innombrables conduites souterraines, dans mie promiscuité dangereuse,
avec les eaux d'alimentation. De même, l'Européen s'accommode mal de
l'enchevêtrement chaotique des rues tortueuses, pour la plupart
inaccessibles aux véhicules. Et l'on conçoit sans peine la préférence
accordée au plateau qui domine la ville musulmane et sur lequel s'est
édifié le «camp», précurseur de la cité moderne qui lui succédera.

Si, dans une partie de la population de Fez, il demeure un sentiment
d'hostilité ou tout au moins de défiance pour tout ce qui est européen
et particulièrement français, nous travaillons du moins avec
persévérance à transformer ce sentiment. Nos établissements d'assistance
publique indigène, hôpitaux, dispensaires gratuits, ainsi que nos
institutions de prévoyance, y contribueront pour une large part et, dans
cet ordre d'idées, on ne saurait passer sous silence, même dans une
courte visite à Fez, les généreux efforts du docteur Murât.

Né en Algérie, marié à une jeune fille également Algérienne, le docteur
Murât a su, à peu de frais, dans un immeuble à lui donné par le sultan
Moulaï Hafid, créer de toutes pièces un hôpital et un dispensaire
gratuits pour les indigènes nécessiteux; 35.000 malheureux ont profité
de ses soins éclairés l'année dernière: musulmans ou juifs des deux
sexes, la plupart se présentant quotidiennement à sa consultation, car
le nombre des lits dont il dispose est encore restreint. Cette année,
grâce à de petites subventions qui sont venues augmenter son pécule, le
docteur Murat a pu construire de nouveaux bâtiments, aménager une jolie
salle d'opérations aux murs tapissés de faïences blanches de Fez, des
laboratoires pour les examens micrographiques, des salles de pansements,
etc. Ses pavillons sont entourés d'un beau jardin aménagé à la marocaine
qui, aux heures de consultation, est littéralement envahi d'une foule
bigarrée: juives de Fez avec leurs petits foulards de soie rouge ou
verte, coquettement arrangés en coquille qui les coiffent si bien, leurs
beaux châles historiés aux couleurs éclatantes, de provenance indienne;
musulmanes, drapées dans les longs voiles de laine blanche des femmes de
l'Islam; et toute une marmaille plus ou moins loqueteuse, toujours
pittoresque. Mais, ce qui retient l'attention, c'est le sentiment de
profonde reconnaissance qui anime tous les visages, c'est le concert de
bénédictions à l'adresse de leur bienfaiteur qui s'échappe de toutes les
lèvres quand on interroge ces infortunés. Cet exemple témoigne des
sentiments humanitaires qui caractérisent la «colonisation» française
telle qu'on la comprend aujourd'hui dans les milieux officiels, aussi
bien que dans les créations de l'initiative privée.

[Illustration: Fez: la mosquée des Andalous.]

Ainsi, nous sommes loin de la manière plutôt forte des conquistadors de
jadis, des procédés un peu rudes des premières conquêtes coloniales. Une
scène à laquelle j'assistai, ce printemps, à Casablanca, me paraît très
caractéristique. Nous descendions d'auto, au retour de Marrakech, et,
suivant l'usage, une foule de gamins indigènes se précipitait sur nous
pour s'emparer de nos valises. Un vieux Maltais, croyant nous obliger,
s'interposa et donna une, forte bourrade à l'un d'eux. Comme le gamin
protestait et poussait des clameurs, les taloches redoublèrent. A cette
vue, un Européen, garçon de café en tablier blanc qui passait, prit
immédiatement fait et cause pour le petit moricaud, un pauvre mioche
souffreteux et dépenaillé. Tombant à bras raccourcis sur le Maltais, il
lui reprocha avec véhémence l'indignité de sa conduite et nous dûmes le
lui arracher des mains. On n'aurait pas vu pareils sentiments se
manifester, il y a quelques années, dans les colonies, où les violences
à l'égard des indigènes n'auraient apitoyé personne. Il est donc permis
d'en conclure que, si, dans cet ordre d'idées, l'impulsion vient d'en
haut, les efforts du général Lyautey tendant à assurer l'application de
ces méthodes nouvelles au Maroc, tous les Français, de leur côté, à de
rares exceptions près, facilitent cette grande tâche en se montrant
justes et bienveillants dans leurs rapports avec les indigènes.

La région de Fez, plus éloignée du littoral et où les voies de
communications commencent seulement à s'établir, n'a guère attiré
jusqu'à présent les pionniers de la colonisation qui se portèrent en
masse à Casablanca et à Rabat. Mais, lorsque la route de l'Est sur
l'Algérie par Taza et Oudjda sera ouverte, tout permet de croire que la
poussée algérienne, cet essaimage si précieux dont j'ai parlé dans mon
précédent article, se fera vivement sentir de ce côté. Or, ce n'est plus
qu'une toute petite question de temps. Cette dernière citadelle des
patriotes marocains, cette petite place forte de Taza, qui est
maintenant le seul obstacle qui s'oppose à notre passage, sera
facilement enlevée quand l'opération aura été irrévocablement décidée.
Des considérations diverses, dictées par la sagesse et le désir de
diminuer autant que faire se pourra l'effusion du sang, ont jusqu'ici
retardé cette entreprise qui parachèvera l'oeuvre de pacification
assumée par la France.

L'oeuvre de colonisation proprement dite, c'est-à-dire la mise en oeuvre
des richesses latentes si nombreuses au Maroc, pourra alors commencer
dans la sécurité et dans la paix pour le plus grand profit des Marocains
comme des hommes d'initiative et de bonne volonté qui voudront concourir
à la régénération de ce beau pays. Agriculture, commerce, exploitation
des mines, tout est à créer en ce Maroc qui reste malheureusement si peu
connu du grand public. La presse donne fidèlement l'écho de tous les
coups de fusil que l'on y tire, mais elle néglige peut-être un peu trop
d'entretenir ses lecteurs de ce qu'il leur serait immédiatement utile de
savoir du Maroc: possibilités économiques, succès encourageants des
premières entreprises qui y ont été tentées, perspectives d'avenir
offertes aux intérêts français.

                                     *
                                    * *

Ainsi, le voyageur qui, aujourd'hui, descend de son auto à Oudjda ne
peut se faire une idée de ce qu'était ce cloaque avant l'arrivée des
Français. Sans lui ôter l'essentiel de son cachet original, on a percé
des rues, ouvert des places, tracé des jardins et des squares, restauré
les mosquées comme les vieux remparts, bâti un quartier européen à côté
de la ville arabe, assaini, aménagé ce chaos de ruelles et de masures
qui constituaient la sordide agglomération d'antan. Le «camp», avec ses
hangars d'aviation, ses logements d'officiers, ses casernements, ses
parcs d'artillerie et du génie, les garages des auto-mitrailleuses,
s'est perché sur un petit mamelon qui domine la ville. Il a fort bonne
mine, des allures à la fois simples et confortables, un air de propreté
et de prospérité qui réjouissent l'oeil. Des jardins font une ceinture
verdoyante à l'oasis régénérée, et il n'est pas un seul coin de la
plaine qui ne semble rajeuni et prospère.

Ce qu'ont réalisé là, en si peu de temps, le général Lyautey et ses
collaborateurs donne une idée de ce que deviendra, en très peu d'années,
le Maroc tout entier, sous l'impulsion que vont lui donner tant de
forces bienfaisantes et généreuses mises avec ardeur au service de son
relèvement.

A 4 kilomètres d'Oudjda, la petite palmeraie de Sidi Yaya, que féconde
et vivifie la belle source d'eau chaude du même nom, est le lieu de
promenade préféré des officiers d'Oudjda. A l'aube, cavaliers et
amazones s'y donnent rendez-vous, et c'est précisément l'heure choisie
par les officiers aviateurs pour faire l'«exercice» dans les airs.
Quelle sensation étrange l'on ressent à la vue de ces grands «oiseaux de
France» qui viennent ici évoluer au-dessus des palmiers au grand
ébahissement, au grand effroi même, des chameaux et de leurs
conducteurs!... Et c'est là, dans le ciel bleu, un éloquent symbole de
la marche rapide du progrès, dont les manifestations sont, en ce plein
désert africain, plus sensibles qu'ailleurs,--par contraste.

Cette marche rapide, vertigineuse, du progrès moderne, dans des pays
immobiles depuis des millénaires, effraie les uns, navre les autres,
mais entraîne tout et tous dans son irrésistible tourbillon.

[Illustration: GERVAIS-COURTELLEMONT.

_Photographies en couleurs de l'auteur._]

[Illustration: Fez: intérieur dans la ville arabe.]

[Illustration: Oudjda: la source de Sidi Yaya.]



[Illustration: LE RÉGENT DE BAVIÈRE DEVIENT ROI.--Réception solennelle
dans la salle du trône au palais de Munich.

_Phot. Obergassner._]

Munich, le 12 novembre dernier, était en fête. Une fiction, pénible pour
un peuple, prenait fin. Peu de jours avant, la folie du malheureux roi
Othon, qui, depuis dix-sept ans, «régnait» en théorie sur la Bavière,
avait été reconnue officiellement incurable. Le régent, le prince Louis,
était proclamé roi par le Landtag et c'était son avènement que célébrait
la capitale bavaroise.

Les fêtes commencèrent par un service religieux célébré dans toutes les
églises. Le nouveau roi Louis III, la reine et la cour, se rendirent en
carrosses de gala à la cathédrale où eut lieu une messe solennelle.
Après l'office, les souverains regagnèrent le palais, au bruit des
salves d'artillerie, et au milieu des acclamations de la foule. Sur la
Marienplatz, ils furent salués par le bourgmestre et les autorités
municipales. L'après-midi, dans la grande salle du trône au palais
royal, les souverains, le roi en uniforme--silhouette populaire à
Munich, avec sa barbe blanche et ses lunettes d'or--la reine en manteau
royal, reçurent les hommages des Chambres et des corps de l'État. Ainsi
finit, pour la Bavière, le règne des rois fous. Othon Ier, le lamentable
reclus du château de Fürstenried, conserve d'ailleurs le titre souverain
et les vains honneurs attachés à son rang.



[Illustration: Les Japonaises d'hier: chez «Madame Chrysanthème».]

LES FEMMES NOUVELLES DU JAPON

_Atarashiki Onna_, les femmes nouvelles! On en parle beaucoup au Japon.
Les magazines spéciaux, les graves revues, les quotidiens, s'attachent à
définir leurs vertus ou à combattre leurs tendances. Si l'on en croit
toute la littérature qu'a inspirée ce sujet si divers, les Japonaises
traversent actuellement une période émouvante de leur histoire. Il n'est
question que d'elles... Mais toutes ces polémiques servent-elles
seulement à exercer la verve des publicistes nippons et des mignonnes
authoresses ou bien marquent-elles une véritable évolution de la femme
au Japon? Voilà ce qu'il s'agit de préciser.

_Atarashiki_ est un adjectif qui signifie «nouveau» et, par extension:
frais, agréable, d'une verdeur tendre et juvénile. Les partisans des
femmes nouvelles le prononcent avec orgueil, indiquant par leur accent
qu'une grande renaissance féminine commence. Au contraire, ceux qui ne
croient pas aux femmes nouvelles ont l'air d'accoupler deux mots qui
jurent en disant dédaigneusement _Atarashiki Onna_, car les défenseurs
de la vieille école se refusent à admettre qu'il y ait rien de changé et
que les idées subversives de l'Occident aient à ce point bouleversé la
société de leur pays.

Pourtant, ils devront se faire une raison. Il y a des féministes dans
l'empire du Soleil Levant. N'exagérons rien! Ces féministes ne sont pas
prêtes à revendiquer leurs droits par la bombe--comme leurs cousines
célestes de Canton ou de Pékin--et elles n'empruntent point aux alliées
britanniques ces méthodes violentes qui ont défrayé la chronique
mondiale. A part deux ou trois clubs très restreints, le féminisme
intégral est même inconnu au Japon. Tout au plus est-il permis de
constater quelques trémoussements féministes qui ne manquent ni de
coquetterie ni d'originalité.

Mais, en vérité, si, au point de vue politique, les prétentions de
l'immense majorité des femmes sont encore d'une extrême modération,
l'esprit nouveau qui pénètre tout le Japon n'a pas manqué de se
manifester dans les milieux féminins. Sans partager les espoirs des
leaders radicales qui escomptent déjà le triomphe des femmes nouvelles,
on peut affirmer que le modernisme fait des progrès dans l'éducation
féminine et que l'on prépare des générations d'un esprit bien plus hardi
que les précédentes. L'évolution des moeurs précède et prépare
l'évolution politique.

Et cette évolution des moeurs elle-même obéit aux nécessités économiques
de l'heure présente.

Au Japon, comme dans les autres pays surpeuplés, la femme tend à
négliger son foyer pour satisfaire aux besoins croissants de la vie
moderne. Rien qu'à Tokio, où la population féminine compte 752.000 âmes
environ, 191.000 travailleuses exercent leur industrie au dehors. La
majorité d'entre elles sont couturières, employées de magasin,
servantes, ouvrières dans les manufactures, qui se multiplient sans
cesse autour de la capitale. Un grand nombre deviennent institutrices et
actrices. Et ce n'est pas tout. On trouve maintenant des femmes
médecins, des conférencières, des journalistes. A mon arrivée à Tokio,
je fus congrûment interviewé, par la rédactrice d'un grand journal qui,
avec force révérences, voulut bien me demander mes impressions sur le
Japon! Quant aux femmes qui sont occupées dans les postes et
télégraphes, dans les administrations de chemins de fer et dans les
gares, comme secrétaires ou dactylographes, elles forment déjà une
légion respectable. Les sujets de l'empire du Mikado, plus encore que
les hommes des autres pays, avaient réduit les femmes à la portion
congrue. Une réaction très nette se dessine et, s'il est vrai que la
faim fait sortir le loup du bois, c'est au premier chef le besoin de se
tailler une place au Soleil Levant qui incite la Japonaise à sortir de
sa demeure.

[Illustration: Japonaise d'aujourd'hui: Mme Tashiko Tamura
conférenciant.]

Elle y a été aidée par l'importation des idées occidentales. Mais ses
progrès ont--comme il fallait s'y attendre--donné lieu à des crises et à
des discussions nombreuses. Voici une vingtaine d'années,
d'enthousiastes apôtres réclamèrent l'éducation des femmes d'après nos
principes libéraux. Brusquement les jeunes Nipponnes, qui avaient
surtout bénéficié de l'enseignement familial, durent suivre nos
programmes et apprendre les langues vivantes. Cette pédagogie
occidentale mal digérée ne produisit aucun résultat satisfaisant. Quand
les femmes dressées selon ces méthodes inadéquates se mariaient, elles
avaient la mémoire bourrée de notions contradictoires et n'étaient point
aussi séduisantes que leurs aînées qui, du moins, connaissaient les arts
domestiques du pays, savaient orner la maison avec goût et n'ignoraient
aucune des subtilités de l'étiquette charmante qui régnait partout
auparavant. Elles choquaient leurs maris et leurs beaux-parents. On
protesta contre cette éducation d'importation. Les écoles modernes, qui
avaient été si à la mode, déclinèrent brusquement et tout faillit être
compromis par ces essais hâtifs et imprudents.

Heureusement, les réformateurs ne se découragèrent point. Mais ils
adoptèrent une tactique, plus sage, grâce à laquelle le modernisme et la
tradition pouvaient se concilier. Des écoles d'adultes et' des écoles
normales d'institutrices furent fondées par le gouvernement dans tous
les districts, ainsi qu'une école pour les maîtresses d'école moyenne à
Tokio. La sympathie du public fut peu à peu regagnée. Et voici que l'on
recommence à envoyer en masse les jeunes élèves dans les établissements
d'éducation où, tout en ne perdant rien de la grâce japonaise, on les
aguerrit aux luttes pour la vie.

Bien mieux, depuis 1900, a été ouverte à Tokio, sous la direction de M.
Jinzo Naruse, une grande université féminine. Ce pédagogue, qui est
devenu fameux au Japon, a entrepris une remarquable croisade, depuis
plus de vingt ans, en faveur d'une éducation à la fois conforme aux
aspirations nationales et aux besoins nouveaux. Il avait beaucoup
observé au cours de ses voyages en Amérique, et il rêvait de créer un
établissement modèle où les femmes appartenant à toutes les classes de
la société pourraient développer leurs facultés et fortifier leurs
talents. Il gagna à sa cause des hommes tels que le défunt prince Ito,
le prince Yamagata, le marquis Saionji, et quantité d'autres personnages
influents qui l'aidèrent à jeter les bases de l'université féminine.

Après bien des batailles et des vicissitudes financières, elle est
aujourd'hui en pleine prospérité. Plus de mille étudiantes la
fréquentent. Plus de cent professeurs y donnent leurs leçons.

Et l'enseignement y est extrêmement varié. Depuis la maternelle jusqu'à
la faculté incluse, tous les départements de l'activité féminine sont
représentés là. Les trois enseignements, primaire, secondaire,
supérieur, s'enchaînent harmonieusement, ou bien, si les élèves le
désirent, elles bifurquent dans les écoles d'industrie, de commerce,
d'agriculture, qui font partie de l'université. C'est un grand collège
synthétique admirablement outillé. Je l'ai visité en détail, parcourant
les salles d'études, les bibliothèques, les laboratoires, les ateliers
de couture, les ateliers de dessin, les cuisines, les jardins, les
champs d'expériences, les clubs. On compte bien une cinquantaine de
bâtiments où règne le confort le plus moderne, et c'était pour moi un
spectacle piquant que de voir ces étudiantes, là surveillant gravement
les réactions chimiques, là s'exerçant à l'étiquette antique, ici
apprenant l'algèbre, plus loin composant des bouquets délicieux.

D'autres, dans la classe de zoologie, classaient des papillons aux
couleurs éclatantes, tandis qu'un groupe voisin préparait le thé selon
les formules rigoureuses de la cérémonie ancestrale. C'était un mélange
inattendu de modernisme, d'exotisme, de traditionalisme, de futurisme.

Le président Naruse, pendant notre excursion, me développait son
programme:

«Nous voulons que nos jeunes filles prennent le sentiment de la
responsabilité, me disait-il, et qu'elles ne soient point pour les
hommes des compagnes serviles, sans initiative personnelle, sans idéal
national. Certes nous n'avons pas l'intention de copier aveuglément les
institutions d'Amérique ou d'Europe et de faire des Japonaises des
intellectuelles à la mode de Boston ou des émancipées qui s'imaginent
devoir prendre la place des hommes. Notre but, au contraire, c'est de
leur inculquer un sentiment plus complet de leur rôle domestique en même
temps qu'un patriotisme plus élevé. Nous voulons qu'en devenant des
femmes éclairées elles restent avant tout des Japonaises.

» Au début de notre tentative, on nous accusait de préparer la
destruction de ce particularisme exquis et de cette égalité d'humeur
inaltérable de nos compagnes. Mais l'expérience prouve le contraire. Nos
étudiantes conservent le goût des modes orientales. Comme vous pouvez le
constater, elles continuent à s'habiller comme leurs mères et leurs
grand'mères. Et quelle est la classe la plus fréquentée? Celle où l'on
enseigne la science domestique, les arts du foyer, les travaux manuels.
Les occupations agricoles sont aussi parmi les plus populaires et, sauf
les jeunes filles qui se destinent à l'enseignement public, la plus
grande partie des élèves se prépare surtout aux joies mieux comprises du
ménage.»

Puis le président Naruse m'entraîna dans une vaste cour où une centaine
d'étudiantes, armées d'un long bambou, se livraient à des exercices
d'ensemble, comme les soldats à la caserne.

«Oui, poursuivit-il, on a complètement négligé jusqu'ici la culture
physique pour les femmes japonaises. Ce que vous voyez là est encore une
innovation de notre part. Les jeunes filles ont été habituées à rester
claustrées à la maison et à se tenir accroupies pendant des heures et
des heures. Grâce à la gymnastique rationnelle, aux sports, à la vie en
plein air, nous leur rendons la vigueur nécessaire pour devenir de
bonnes mères.»

On comprend qu'après cet entraînement, sans devenir des suffragettes,
les jeunes diplômées de l'université de Tokio n'accepteront plus
désormais sans discussion les principes du sage Kaibara qui furent si
longtemps regardés comme un dogme dans la société japonaise.

[Illustration: La leçon de thé.]

Voici ce que disait jadis le sévère moraliste: «La femme doit considérer
son mari comme son maître et le servir avec humilité et tendresse, sans
une pensée légère ou irrévérencieuse à son égard. Toute sa vie, la femme
a pour devoir essentiel l'obéissance. Dans ses rapports avec son mari,
son attitude comme son langage seront toujours empreints de courtoisie,
de modestie, de souplesse conciliante, jamais insolents et intraitables,
jamais impolis et arrogants. Ce sera là le premier et le principal souci
de la femme. Lorsque le mari a donné ses ordres, l'épouse les suivra
scrupuleusement. Dans le cas où elle douterait de leur signification,
qu'elle s'enquière et qu'elle respecte ensuite à la lettre ses
commandements. Si son mari lui pose une question à son propre sujet,
qu'elle réponde avec précision. Répliquer d'une manière insouciante
serait une marque d'impolitesse. A supposer que son mari se mette en
colère, qu'elle obéisse avec crainte et en tremblant et qu'elle ne le
heurte pas dans sa colère et son irritation. Une femme doit regarder son
mari comme le ciel même!»

[Illustration: La classe d'histoire naturelle.]

Les jeunes Japonaises s'émanciperont chaque jour davantage dans leur vie
privée. Les relations des sexes ont fait l'objet de nombreuses
dissertations de la part des moralistes et des romanciers. Les écrivains
japonais, en copiant ou en traduisant les plus hardis de nos romans, ont
considérablement développé chez la femme nipponne le désir de la
responsabilité amoureuse. Les femmes nouvelles veulent tout d'abord
avoir droit à l'amour de leur choix et non plus subir passivement le
caprice de l'homme. Dans la multitude des revues féminines qui se
publient actuellement au Japon, cette thèse est souvent mise en avant.

Cependant, tout à l'extrême gauche de la société féminine japonaise
s'agite un petit groupe d'intellectuelles qui visent l'affranchissement
intégral. Il existe un club, le _Seitosha_--la société des
Bas-bleus--qui a pour présidente Mme Hiratsuka Aki-Ko. Et j'ai rendu
visite à cette Armande aux yeux bridés, toute menue, aux mains vives,
qui manient le pinceau littéraire avec une dextérité étonnante et dont
la réplique est non moins alerte dès que l'on attaque la question
féministe. Mlle Aki-Ko est fort savante. Mais elle discute si finement,
avec une conviction si éloquente, qu'elle ne saurait être accusée de
pédantisme. Membre de la secte Zen, qui enseigne par-dessus tout la
méditation religieuse, elle copie la gravité sereine d'un bonze
lorsqu'elle expose sa doctrine. Elle est le type de la femme nouvelle
dans ce qu'il y a d'odieux aux vieux Japonais. Néanmoins, elle ne
s'habille pas à l'européenne. Fidèle à la tradition vestimentaire, elle
porte toujours le ha-kama, qui est un compromis entre la jupe et le
pantalon. Mlle A-ki-Ko a publié plusieurs romans, de nombreux articles
de revues et elle donne des conférences très écoutées de ses disciples.
Celles-ci--également cultivées--appartiennent presque toutes à la bonne
classe moyenne, et certaines même sont issues de familles
aristocratiques. Le _Seitosha_ publie une revue mensuelle, le _Seito_
(le «Bas-Bleu», naturellement), d'où les signatures masculines sont
rigoureusement bannies. Les précieuses Nipponnes--qui ne redoutent
nullement le ridicule--en assurent seules la rédaction.

[Illustration: A L'UNIVERSITÉ FÉMININE DE TOKIO.--Le cours de cuisine.]

[Illustration: Concours mixte de postiers à Tokio: exercice de calcul.]

Mlle Aki-Ko voulut bien me faire cadeau du numéro où avait paru sa
profession de foi. Que l'on me permette d'en transcrire les passages
essentiels.

«Oui, s'écrie-t-elle, je suis une des femmes nouvelles. Du moins tel est
mon souhait et je m'efforce de le réaliser tous les jours.

» Qu'y a-t-il de vraiment et d'éternellement nouveau? C'est le soleil.

» Je suis donc avec le soleil, voilà mon but, voilà où j'aspire.

» Une vieille maxime dit qu'il faut se renouveler chaque jour. La
véritable grandeur et le renouveau se trouvent dans le soleil qui répand
à chaque apparition des clartés nouvelles.

» La femme nouvelle maudit le passé qui date d'hier. Elle ne peut suivre
en silence et avec obéissance le même chemin que l'ancienne femme, si
cruellement traitée. L'homme égoïste la considérerait comme son esclave.

» La femme nouvelle détruira les lois et la morale rétrograde qui a été
instituée pour la commodité du sexe masculin.

» Cependant les idées acquises hantent comme des fantômes l'esprit de la
femme d'hier et elles poursuivent avec acharnement la femme de demain.

» La femme nouvelle doit combattre chaque jour ces fantômes. Un moment
d'inattention et la femme nouvelle devient soudain une vieille femme.

» Non seulement elle a pour mission de détruire les règles anciennes et
la morale instituée par l'égoïsme de l'homme, mais il faut créer un
autre royaume où régneront des lois équitables, une morale renouvelée et
la religion de l'avenir.

» C'est pour établir ce nouvel État que nous devons étudier, nous agiter
et travailler de toutes nos forces...»

Un autre club, le _Seiko-Kai_ (l'Association des femmes nouvelles),
tenta au mois de mai d'organiser des meetings publics où les avocates de
la cause féminine voulaient développer ce thème:» Libérons nos corps et
nos âmes!» La police intervint et obligea Mlle Tashiko Tamura, l'une des
leaders du mouvement, à rengainer ses arguments.

[Illustration: Mlle Hiratsuka Aki-Ko, présidente du club des Bas-Bleus.]

L'interdiction de ce meeting suscita les commentaires les plus opposés.
Le journal _Nippon_ prit galamment les choses: «Le progrès féminin,
dit-il, ne doit nous causer ni regret, ni alarmes. Souvent le
mécontentement que provoquent les conditions politiques existantes sert
à élever le niveau général de la société. Vouloir le supprimer par des
mesures brutales peut entraîner les plus graves conséquences.» C'est
pour cela que le _Nippon_ a déjà mis le gouvernement en garde contre son
attitude intransigeante à l'égard du socialisme et les soi-disant idées
dangereuses, et qu'il a invité l'attention publique à ne pas condamner
aveuglément ceux qui professent ces doctrines. Pour les mêmes raisons,
il considère que le mouvement en faveur de la femme nouvelle doit être
traite avec magnanimité puisqu'il s'agit de l'émancipation de la femme.

Au contraire, le _Kokumin_ n'avait pas assez de sarcasmes pour les
héroïnes du jour. Il les accablait de son mépris et d'épithètes
ridicules, prétendant que ce serait la ruine du système familial
japonais si l'on écoutait leurs propositions subversives.

Les hommes n'étaient point seuls à combattre le modernisme féminin. Sous
les auspices de Mme Kaetsu-Kôko et d'autres dames éminemment
conservatrices, fut fondée à Kobé, au mois de mai, la _Fujin Michi-no
Kai_ (la Société pour l'encouragement des vertus féminines). A
l'_Atarashiki Onna_, elles se donnaient pour mission d'opposer la
_Furuki Onna_ (la femme du vieux temps). La place de la femme est au
foyer, et rien qu'au foyer, répliquaient-elles.

En vérité, les femmes nouvelles aux tendances féministes absolues ne
sont encore que l'exception. Elles ne forment, comme nous l'avons dit,
que deux ou trois clubs. Mais peu à peu d'autres les suivront de près ou
de loin... A mesure que l'éducation se répandra, que l'université
féminine éclairera les jeunes filles des classes moyennes, que des
institutions du même genre se multiplieront et que le modernisme
occidental invitera les femmes aux expériences hardies, les tendances
que représentent aujourd'hui la poignée de féministes avancées
s'affirmeront. Quant à vouloir déterminer une date même approximative à
laquelle la société féminine sera dégagée des liens actuels, c'est là
chose impossible. Le Japon est le pays des surprises. La tradition et
les rêves d'avenir s'y sont parfois rejoints sans efforts et très
rapidement. D'autres fois, malgré toutes les apparences,
l'occidentalisme est resté très superficiel dans les réformes empruntées
à l'Europe. Il semble que changer le sort de la femme jusqu'à lui
accorder l'égalité c'est peut-être le plus gros sacrifice que l'on
puisse demander aux Japonais du vingtième siècle. On ne vaincra leur
actuelle manière de voir qu'après une longue résistance. Mais c'est
justement pour cela que la bataille est si passionnante.

FRANÇOIS DE TESSAN.

[Illustration: JAPON D'AUJOURD'HUI.--A Tokio: départ de Mlle Mori,
actrice du Théâtre Impérial, pour une tournée en Europe.]



[Illustration: LE BAPTÊME DE LA LIGNE A bord du croiseur-école
«Jeanne-d'Arc», les aspirants qui passent pour la première fois
l'Équateur sont baptisés selon la vieille tradition maritime. _Phot. de
M. Pierre Taillac.--Voir l'article, page 402._]



CE QU'IL FAUT VOIR

PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER A PARIS

Deux façades de briques, dressées de chaque côté de la rue, l'une en
face de l'autre, et pavoisées de drapeaux. Les grilles des
maisons-soeurs sont grandes ouvertes, et laissent passer des hommes
qu'on salue et sur qui la légion des photographes braque ses objectifs.
Une animation _grave_ emplit la rue. Mouvements de police. Affluence
d'autos. Puis, soudain, la petite fièvre qu'on voit se produire à la
minute où l'arrivée du Chef est annoncée;--où Il passe, salue, descend
de voiture... Pas un cri; mais des casquettes et des chapeaux soulevés,
et, dans la foule, le brouhaha déférent, _contenu_, autour duquel on
voit les opérateurs de cinémas tourner éperdument leurs manivelles.

C'est M. Poincaré, venu rue Dutot pour célébrer «dans l'intimité» le
vingt-cinquième anniversaire de l'Institut Pasteur. Cent personnes à
peine sont là qui l'attendent; cent hommes seulement, mais dont on peut
dire que chacun d'eux est, dans l'État, «quelque chose», ou quelqu'un.
Parmi cette élite, va et vient «le maître de la maison»; maigre, mince
et long, sous la redingote noire boutonnée, le cache-nez de tricot blanc
épingle sous la pointe de la barbe grise; et, sur le crâne, l'étroite
calotte noire qu'il n'ôtera que pour recevoir son hôte, le conduire aux
laboratoires, à l'amphithéâtre et, là, lire devant lui le bilan de
l'oeuvre accomplie;--de l'oeuvre continuée depuis vingt-cinq ans,
derrière ces murs de briques, dans une paix de couvent provincial...
Roux, le premier des plus grands disciples de Pasteur,--évoquant le
souvenir et traçant l'histoire des prodigieuses conquêtes réalisées
depuis vingt-cinq ans, dans cette maison de faubourg, dont la plupart
des Parisiens ne sont jamais venus regarder la façade... voilà un
spectacle que n'oublieront pas ceux qui en furent témoins. Il parlait
d'une voix unie, froide et voilée, et l'accent ne s'échauffa et la main
qui tenait les feuillets ne trembla un peu que dans l'instant où il cita
les camarades tombés au champ d'honneur, les morts «de la maison»...

J'ai demandé à l'un des savants qui l'administrent: «Un étranger peut-il
visiter l'Institut Pasteur?» Il a souri, et m'a répondu: «En principe,
non. En fait... non et oui. Cela dépend de l'étranger; du jour; de
l'heure qu'il est... Pour ces choses-là, il n'y a qu'à consulter
Jupille.»

Et il me montrait, à côté de la grille d'entrée, le gardien Jupille, en
uniforme,--l'ancien petit berger, sauvé par Pasteur il y a vingt-huit
ans.

                                   *
                                  * *

Sans doute, madame, vous êtes allée déjà au Salon d'automne? Je veux
dire que vous en avez vu, il y a huit jours, le vernissage, ainsi qu'il
convient à toute personne soucieuse d'emboîter le pas, exactement, à
l'Actualité? Eh bien, il y faut retourner. Il faut aller voir, au Grand
Palais, les décorateurs, qui ne présentent pas, cette année, moins de
quarante ensembles, et qui n'étaient pas prêts samedi dernier. Ils
promettent à leurs amis un petit vernissage complémentaire; _leur_
vernissage, à eux. Bonne occasion de revoir un peu plus commodément une
Exposition que la cohue rendait, l'autre jour, à peu près inaccessible,
et qui vaut d'être, en certaines parties, regardée attentivement. Mais
essayez donc d'être attentif à quelque chose, au milieu d'une foule
venue au Salon d'automne, pour l'inaugurer! Je ne dis pas que le
spectacle soit déplaisant. Il n'est jamais désagréable de rencontrer de
la gaieté sur vingt mille visages à la fois, et il est certain qu'il n'y
a pas d'endroit à Paris où règne une bonne humeur plus générale qu'en ce
Grand Palais, durant les semaines où la Jeune-Peinture (nous avons nos
Jeunes-Peintres comme d'autres leurs Jeunes-Turcs) y déploie ses audaces
ingénues et ses laborieuses improvisations. Mais tout de même «ils sont
trop», ceux qui narguent, sourient, font des mots ou s'esclaffent, et
l'on aimerait bien pouvoir goûter, autrement qu'en une bousculade de
fête foraine, le plaisir qu'offrent aux yeux et à l'esprit certaines
oeuvres,--égarées ici, on ne sait comment, ni pourquoi. Oeuvres de
_vivants_ (et de vivants pleins de santé!) dont le talent éclate au
milieu de tant de médiocrités burlesques, et semble venir au-devant du
passant pour le rassurer: «Repose-toi, mon ami. Cesse de rire une
minute, et regarde-moi. Et conviens que nous sommes, dans cette
maison-ci, quelques-uns qui n'avons pas perdu la tête tout à fait...»

Et puis il y a les _morts_. Le Salon d'automne nous donne, cette année,
trois intéressantes Rétrospectives: celles de Georges Lopisgisch,
l'exquis _fleuriste_, du sculpteur Rodo, de François Bonhomé, le peintre
des hauts fourneaux. A signaler aussi exposition du Livre, égayée de
délicieux albums enfantins; l'exposition très amusante d'art populaire
russe; et enfin de très précieux «apports» de la Céramique et de la
Sculpture... Au total, il semble bien que ce Salon s'assagisse, qu'un
peu plus de raison le pénètre, d'automne en automne. On y hurle encore,
écrivait ces jours-ci M. Arsène Alexandre, «mais on y hurle
paisiblement».

C'est autant de gagné.

                                    *
                                   * *

M. Chantavoine donnait, il y a dix jours, une conférence sur les
_Caractères de la musique française_, à l'hôtel du «Foyer».

Cette conférence inaugurait la première série de douze concerts qui vont
y être donnés par l'Association des concerts Chaigneau, sous le
patronage de quelques maîtres, tels que Vincent d'Indy, Gabriel Fauré,
Camille Chevillard, Claude Debussy. Les six concerts de cette première
série auront lieu, de semaine en semaine, jusqu'en décembre. La seconde
ne sera commencée qu'en avril.

Un grand nombre de notabilités mondaines ont ajouté leur patronage à
celui des éminents «professionnels» dont je viens de citer les noms. Ces
séances de musique de chambre occupent l'après-midi. C'est une
concurrence aux _thés-tangos_. Je ne souhaite pas que les _thés-tangos_
l'emportent.

Les «grandes ventes» figurent ordinairement au programme des spectacles
de la Saison parisienne. La Grande vente est pour le public des grandes
épreuves sportives et des grandes premières un divertissement éminemment
printanier! En voici une qui clôturera l'automne: celle des collections
réunies par le regretté Édouard Aynard, député du Rhône, qui mourut
subitement, il y a quelques mois.

L'Exposition en sera faite chez Petit, à la fin de la semaine. Édouard
Aynard fut un homme de trop d'esprit, de trop de goût et d'une trop
haute culture pour que ses collections n'offrent pas, même aux profanes,
un spectacle intéressant. Il conviendra donc d'aller affronter, chez
Petit, la bousculade, samedi et dimanche prochains... Il sera même de
très bon ton d'y être allé.

UN PARISIEN.



AGENDA (22-29 novembre 1913)

EXAMEN ET CONCOURS.--Un emploi d'examinateur pour la physique est vacant
à l'École polytechnique. Les demandes devront être adressées à l'École
polytechnique avant le _5 décembre._--Une session extraordinaire
d'examens pour les étudiants de la classe 1910 libérés aura lieu en
_décembre_ à la Faculté de droit de Paris. Les inscriptions seront
reçues à l'École de droit le _20 novembre_.

EXPOSITIONS.--_Paris:_ Grand Palais, Salon d'automne.--Musée des Arts
décoratifs (107, rue de Rivoli): oeuvres de Mathurin Méheut.--Galerie
Georges Petit (8, rue de Sèze), la gravure originale en couleurs
(clôture le 27 _novembre_).--Galerie Haas et Gross (4, rue Édouard-VII),
oeuvres de Romney.--Galerie Boutet de Monvel (8, rue Tronchet),
céramiques de Lachenal; les peintres de Bretagne.--Galerie Devambez (43,
boulevard Malesherbes), exposition des Amis de l'eau-forte.

COURS ET CONFÉRENCES.--Le cours public de photographie en vingt leçons,
professé par M. Ernest Cousin à la Société française de photographie
(51, rue de Clichy), s'ouvrira le _26 novembre_, à 9 heures du soir et
se continuera tous les mercredis à la même heure.--Salle Gaveau (45, rue
La Boétie), _Visions d'art_, de M. Gervais-Courtellemont: le _24
novembre_, à 9 heures du soir: _Visions des Indes_, causerie de M.
Gervais-Courtellemont.

--Ecole des Hautes études sociales (rue de la Sorbonne) le lundi à 4 h.
15: _Feuilleton parlé_, de M. Camille Le Senne.

--Au Théâtre Femina (avenue des Champs-Elysées), les lundis à 5 heures,
conférences de M. Henry Bidou, du journal des _Débats_, sur le
_Dix-septième siècle_.--Université des _Annales_ (51, rue
Saint-Georges), à 5 heures, le _24 novembre: L'Amour de soi_, par M.
Émile Faguet; le _25, Marie de Médicis_, par M. Henry Roujon; le _26, le
Théâtre romantique_, par M. Jean Richepin; le _27, Au Pays de Lorraine_,
par M. Maurice Barrés; le 28, _Une promenade à Boulogne_, par M. Gabriel
Fauré; le 29, _Comment chante-t-on_, par M. Reynaldo Hahn.

CONCERTS.--Au théâtre des Champs-Elysées, le _26 novembre_, en soirée,
concert avec le concours de M. Vincent d'Indy et Georges Enesco; le 27,
à 3 heures, Hôtel du Foyer (34, rue Vaneau), concert Chaigneau.--Salle
Gaveau (45, rue La Boétie), le _28 novembre_, réouverture des concerts
de la Société G. S. Bach.--Eglise de la Sorbonne, le _30 novembre, le
Messie_, de Haendel.--Salle Malakoff (56 bis, avenue Malakoff), les
lundis, à 9 heures du soir, concerts de la Société des Concerts Rouge;
les vendredis, à 4 heures, musique de chambre.

L'EXPOSITION DE CHIENS DE LUXE.--Le _23 novembre_, clôture de
l'exposition de chiens de luxe et d'agrément ouverte depuis le _21
octobre_, rue La Boétie, 87.

SPORTS.--_Courses de chevaux: le 22 novembre_, Vincennes; le 23,
Auteuil; le 24, Saint-Ouen; le 25, Enghien; le 26, Vincennes; le 27,
Auteuil; le 28, Saint-Ouen; le 29, Vincennes; le 30, Auteuil (prix la
Haye-Jousselin, prix de Normandie).--_Automobile_: à Londres, Hall de
l'Olympia, Salon de l'automobile.--_Courses à pied: le 30 novembre_, à
Colombes, épreuve du critérium du comité de Paris.--_Cyclisme: le 30
novembre_, au Palais des sports, course de 24 heures à l'américaine.



LES LIVRES et LES ÉCRIVAINS

CONVERSIONS LITTÉRAIRES

Les conversions sont à la mode; je veux dire les conversions
littéraires. Il n'y a pas trois semaines, M. Louis Bertrand nous donnait
un _Saint Augustin_ qui est un véritable acte de foi chrétienne. Et
voici que Mme Juliette Adam, en un livre retentissant: _Chrétienne_[1],
abdique les «erreurs» contenues dans un ouvrage précédent et également
sensationnel. En d'autres termes, l'auteur de _Païenne_ se sépare des
dieux du paganisme. Car le paganisme de Mme Adam n'était point le
paganisme qui nie. C'était le paganisme qui croit, le paganisme grec
peuplé de dieux et d'artistes, animé de rites et fleuri de fêtes. Cette
évolution spirituelle de l'éminente femme est indiquée, phase par phase,
dans les différentes préfaces des éditions successives de _Païenne_.
L'histoire de la conversion de son héroïne, Mélissandre de Noves, nous
est contée dans le nouveau livre, sous la forme épistolaire. C'est un
échange, par lettres, d'idées et de sensations d'art, entre Mélissandre,
délivrée d'un odieux mariage, et son fiancé Tiburco Gardanne, peintre et
philosophe, qui, après avoir adopté le paganisme pour demeurer l'ami de
la païenne, ne va pas tarder à redevenir chrétien pour mériter la main
de la chrétienne. Cela ne se fait pas instantanément. Il n'y a
d'instantané que la conversion du père de Mélissandre, auquel vin
extraordinaire directeur de conscience, le colonel de Noves, «superbe
figure de Detaille», un soldat dont les seuls maîtres de tactique furent
«Xénophon et Jeanne d'Arc», ordonne de se confesser. La conversion de
Mélissandre et de Tiburce n'est point ainsi menée tambour battant et au
commandement militaire. Le colonel leur donne un an pour réfléchir,
méditer, comparer. Et Tiburce s'en va vivre ce délai à Athènes, ce qui
nous vaut de jolies pages sur la Grèce, sur ses dieux et sur ses sages.
Vous aimerez cette évocation de la philosophie antique. Vous admirerez,
avec votre expérience des réalités d'aujourd'hui, ce disciple de
Pythagore, Zaleucus, proposant que celui qui entreprendrait d'annihiler
une loi ancienne et d'en présenter une nouvelle «serait introduit dans
l'assemblée du peuple la corde au cou, que là il décrirait les
inconvénients qu'il trouvait à la loi qu'il voulait proscrire, et les
avantages qui reviendraient à celle qu'il voulait établir. Que, s'il
avait raison, il serait honoré comme le père de la patrie, dont aucun
danger n'avait pu refroidir le zèle, mais que, s'il avait tort, il
serait étranglé sur l'heure comme un perturbateur du repos public».

[Note 1: Edition Plon, 3 fr. 50.]

Bref, par Pythagore, et par Platon qui, dès avant le Christ, fut un
demi-chrétien, Tiburce est ramené au christianisme en même temps que
Mélissandre obéit aux voix non plus de ses déesses, mais de ses
«saintes», sainte Julie, Jeanne d'Arc «la Salvatrice», et les saintes
Maries de la Mer. La païenne est devenue chrétienne. Nous ne sommes pas
très surpris. Nous ne sommes pas très émus, car cette conversion, toute
cérébrale, intéresse trop exclusivement notre esprit pour ne pas être un
peu étrangère à notre âme.

ALBÉRIC CAHUET.



LE HAMAC POUR NOS SOLDATS

L'idée de donner à nos troupiers des hamacs au lieu de lits a valu à
_L'Illustration_ des communications et des observations intéressantes.

Je voudrais à ce sujet citer l'opinion d'un officier qui apporte à
l'appui de notre thèse un argument des plus sérieux.

On sait, dit cet officier, comment sont logés nos soldats dans les forts
en temps de paix et en temps de guerre.

En temps de paix beaucoup couchent dans des casemates assez obscures,
humides, munies de couchettes à deux étages.

L'aération est presque nulle et la literie est plongée dans une humidité
perpétuelle contre laquelle on ne peut presque rien, étant donné la
difficulté de la sortir tous les jours. Bien, au contraire, ne serait
plus simple avec le hamac.

En temps de guerre ce serait pire encore.

Beaucoup de nos forts comportent un casernement de guerre souterrain,
composé d'un bloc de béton armé, dans lequel sont disposées des chambres
de 56 hommes. Ces chambres reçoivent l'air et la lumière d'un couloir
aboutissant au fossé du fort.

Elles renferment des lits de camp sur lesquels on placerait paillasses
et matelas. Un espace libre très restreint, laissé au milieu de la
chambre, est le seul endroit où 56 hommes pourraient dérouiller leurs
muscles pendant un siège qui peut durer des mois et des mois!

Si on substituait à ces lits de camp des hamacs, qui chaque matin
seraient roulés et entassés dans un coin de la chambre, on aurait une
vaste salle, tout à fait dégagée, où les hommes pourraient courir en
rond, jouer et lutter contre le froid et l'ennui.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

LA VANILLE FRANÇAISE ET LES JOURNAUX ALLEMANDS.

Les journaux spéciaux destinés aux restaurateurs et aux hôteliers de
nationalité allemande établis dans notre pays mènent, depuis quelque
temps, une campagne dont le caractère tendancieux ne saurait être
méconnu, et qui a pour but de substituer partout la vanille de Togo à
celle des colonies françaises. A les en croire, les plantations de
Bourbon, des Comores, de la Guyane et de la Guadeloupe auraient à peu
près complètement disparu. Toutes les gousses vendues en France sous ces
diverses dénominations d'origine seraient récoltées à Tahiti et auraient
seulement l'odeur de la vanille, avec un goût voisin de celui de
l'héliotrope. Pour leur donner la saveur que réclame la clientèle, les
commerçants français seraient contraints de les «givrer» de vanilline,
c'est-à-dire de les enrober d'une couche pulvérulente d'un produit
chimique. Au contraire, la vanille allemande récoltée à Togo possède
toutes les qualités et toutes les perfections. Il est donc à la fois
logique et sage de la préférer aux vanilles des colonies françaises.

Ces assertions--il est à peine nécessaire de le dire--sont d'une
fausseté complète. Les importations de gousses de vanille récoltées dans
nos possessions d'outre-mer sont en augmentation croissante et
jouissent, à juste titre, de toute la sympathie des connaisseurs. Par
contre, les vanilles allemandes de Togo ont un goût rude et grossier qui
les fait impitoyablement refuser par les véritables gourmets.

Quant au prétendu «givrage» artificiel, rien de plus facile que le
mettre en évidence. En détachant avec l'ongle un cristal du givre blanc
qui couvre naturellement les gousses et en le posant sur la langue, on
doit sentir immédiatement un goût prononcé de vanille; dans le cas
contraire, on a très probablement affaire à de l'acide benzoïque.
D'autre part, quand on regarde à la loupe une gousse de vanille, on voit
facilement si les cristaux existant à sa surface ont la forme
d'aiguilles implantées perpendiculairement: ce sont alors des cristaux
naturels. S'ils paraissent accolés à la surface, au lieu d'être pour
ainsi dire piqués en elle, on peut être certain qu'ils ont été
frauduleusement ajoutés.

C'est ce qu'on constate bien souvent en examinant avec soin les vanilles
allemandes de Togo, dont, malheureusement, le givrage est bien souvent
artificiel.


NOTRE PREMIÈRE ESCADRE DANS LE LEVANT.

La première escadre française, commandée par l'amiral Boué de Lapeyrère,
poursuit en ce moment dans la Méditerranée orientale une croisière dont
l'importance s'affirme plus haute et plus complète à mesure que se
multiplient les témoignages de sympathie partout prodigués à nos marins.
Entreprise, ainsi que l'a déclaré le ministre de la Marine, «au
lendemain de la paix de Bucarest, qui a été facilitée par l'attitude du
gouvernement de la République envers les peuples balkaniques soutenant
chacun leur intérêt national», elle montre, fort à propos, notre
pavillon dans le Levant, «où, disait encore M. Pierre Baudin, la France
compte des amitiés fidèles et d'autant plus précieuses qu'elles ont reçu
l'épreuve du temps». Après avoir fait escale en Égypte, la première
escadre s'est dirigée vers Vourla, dans le golfe de Smyrne, d'où elle
doit, à la fin de ce mois, gagner les côtes grecques, pour s'y
rencontrer avec une force navale anglaise imposante.

Ce long voyage aura débuté sous les plus heureux auspices: le séjour de
nos cuirassés dans les eaux égyptiennes a laissé au Caire et à
Alexandrie une impression profonde, que nous traduisent les récits de
nos correspondants. L'autorité personnelle de l'amiral Boué de
Lapeyrère, le renom séculaire dont jouit en Orient notre pavillon, ont
contribué à l'éclat de cette visite, si favorable à nos intérêts et à
notre prestige.

A Alexandrie, la série des fêtes auxquelles donna lieu la présence de
nos marins s'est brillamment terminée, le 2 novembre, par une belle
cérémonie: la pose de la première pierre du nouveau lycée français, qui
doit remplacer l'ancien, devenu trop petit pour le nombre croissant de
ses élèves. L'amiral Boué de Lapeyrère la présidait, ayant à ses côtés
Mme de Reffye, femme de notre consul, qui avait accepté d'être la
marraine du futur établissement; et l'assistance comprenait, outre les
contre-amiraux Nicole et Lacaze, et les commandants des cuirassés, de
nombreuses personnalités de la colonie française. Un détachement de 250
matelots, accompagné de la musique des équipages, assurait le service
d'honneur.

Après les discours prononcés par M. Toutey, membre du Conseil supérieur
de l'Instruction publique et directeur du lycée, par M. Fouchet, gérant
de l'agence de France au Caire, et par l'amiral Boué de Lapeyrère, le
procès-verbal de la cérémonie fut enfermé dans un étui que l'on plaça
dans la pierre, scellée par le commandant en chef de notre première
escadre.


LE RAFFINAGE DES HUILES D'OLIVE.

L'importance que tend à prendre l'industrie du raffinage des huiles
d'olive inquiète sérieusement tous les propriétaires de la région de
l'olivier. Cette industrie consiste à traiter les résidus de fabrication
de façon à les rendre propres à la consommation; grâce au bas prix de
ces résidus, on peut vendre l'huile raffinée à un prix fort inférieur au
cours des huiles naturelles.

Les syndicats de producteurs demandent des mesures propres à empêcher la
confusion, dans le commerce, entre les huiles des deux catégories; mais
la chimie se déclare impuissante dans la circonstance. Depuis plusieurs
mois, le service de la répression des fraudes a cherché en vain des
méthodes d'analyse permettant de résoudre la question; des procédés, au
premier abord satisfaisants, ont été reconnus inefficaces.

Or, la nouvelle industrie peut créer une concurrence désastreuse à
l'oléiculture nationale. Car, si les résidus représentent à peine 5% de
la fabrication provençale, dans les autres pays la proportion des
résidus et des mauvaises huiles est énorme. Jusqu'ici ces huiles n'ont
trouvé de débouchés en France que pour les usages industriels;
désormais, elles nous arriveront de l'étranger toutes raffinées.

Dans ces conditions, il semble que, seule, une réforme du tarif douanier
pourrait conjurer la crise.


UN EXPRESS REMORQUÉ PAR UN MOTEUR À PÉTROLE.

Chaque jour voit réaliser un progrès dans la construction des moteurs à
pétrole de grande puissance, et il semble que ces moteurs ne tarderont
pas à faire une concurrence sérieuse aux machines à vapeur. Appliqué
depuis quelque temps à des navires de plusieurs milliers de tonnes, le
nouveau mode de propulsion vient d'être essayé en Allemagne pour le
remorquage d'un train express.

[Illustration: Une cérémonie française à Alexandrie: pose de la première
pierre du lycée français par Mme de Reffye, femme du consul de France,
et par l'amiral Boué de Lapeyrère.--_Phot. Reiser et Binder._]

Un moteur du type Diesel, développant une force de 1.000 chevaux,
actionne une machine chargée de remorquer un train express sur la grande
ligne de Berlin à Magdebourg. Lors des premiers voyages d'essai, on a
effectué le parcours Winterthur-Romanshorn à la vitesse moyenne de 70
kilomètres à l'heure; sur certaines sections du trajet, la vitesse a
atteint 100 kilomètres.

Extérieurement, la locomotive Diesel ne rappelle en rien l'aspect des
locomotives à vapeur; elle n'a pas de cheminée et elle ressemble assez,
comme lignes générales, aux derniers modèles d'automotrices électriques.

LA CANTATRICE ET LE LION. C'est à une transposition moderne du mythe
d'Orphée que volontiers ferait songer la singulière photographie
reproduite ci-dessous... Orphée, par les sons de sa lyre, charmait les
animaux féroces, qui lui faisaient une docile escorte: ainsi Mlle Emmy
Destinn, la célèbre cantatrice allemande que les Parisiens ont applaudie
il y a quelques années, semble-t-elle, par ses chants, apprivoiser le
plus redoutable des fauves, asservi au pouvoir d'une voix magnifique. Et
ce tableau imprévu, renouvelé des Grecs, suscitera, pendant longtemps
sans doute, l'émotion des foules,--car il s'intercale dans un _film_
sensationnel, récemment exécuté pour un cinéma de Berlin.

La fantaisie d'un auteur de scénarios, d'imagination fertile, a voulu
que Mlle Emmy Destinn vînt chanter devant un lion, dans sa cage même.

Nonchalamment étendue sur le piano, la bête formidable se prêta de fort
bonne grâce à l'étrange concert. Et, pour se faire entendre à pareil
auditoire, la voix de la cantatrice n'en fut ni moins ferme, ni moins
assurée que de coutume.


VALEUR FERTILISANTE DES PLUIES D'ORAGE.

Les pluies d'orage ont une valeur fertilisante. L'ammoniaque qui existe
couramment dans l'atmosphère est ramené sur la terre végétale par les
pluies et surtout les pluies d'orage qui constituent ainsi un puissant
moyen d'amendement. On admet qu'un litre d'eau de pluie contient en
moyenne 0,0008 gramme (huit dix-milligrammes) d'ammoniaque. Cette donnée
permet de faire soi-même les calculs qui s'imposent pour apprécier
l'importance de «l'engrais» que constitue une bonne averse.


LES COQUILLES D'HUÎTRES DANS LA CONSTRUCTION.

Que faire des coquilles de l'huître, après en avoir absorbé le contenu?
Sans doute, dans les régions pauvres en calcaires, dans les pays
granitiques comme les Vosges, par exemple, et d'autres encore, on peut
avec avantage donner les coquilles écrasées, mises en poussière, aux
poules ou bien aux champs, et leur fournir le calcaire nécessaire. Mais
ailleurs?

[Illustration: La légende d'Orphée; modernisée: Mlle Emmy Destinn
chantant devant un lion couché sur le piano de l'accompagnatrice.]

Ailleurs, on peut imiter l'exemple donné par un architecte de Galveston
et employer les écailles à faire un béton avec lequel on construit une
maison.

La maison construite à Galveston a été faite avec un ciment composé de 4
septièmes d'écaillés, 2 septièmes de sable et un septième de ciment.

Coûtant meilleur marché que le béton ordinaire et que la brique, il a le
grand avantage de ne laisser pénétrer aucune humidité.

L'immeuble, qui a cinq étages, a nécessité 26.423 mètres cubes de béton,
où sont entrés 11 millions d'écaillés d'huîtres. Galveston offre des
facilités particulières au point de vue de la matière première: il s'y
trouve des bancs d'huîtres gigantesques.

On aurait de la peine à se procurer la quantité d'écaillés voulue,
ailleurs, semble-t-il, même en organisant un service de ramassage
spécial dans les boîtes à ordures, service qui, du reste, coûterait plus
qu'il ne rapporterait, probablement.


CEUX QUI VIVENT DE L'ALCOOL.

On parle toujours, et beaucoup, en France, de la lutte contre
l'alcoolisme, qui est un des facteurs les plus redoutables de la
dégénérescence de la race et de la dépopulation.

Mais combien devrait être formidable l'effort nécessaire pour
entreprendre cette lutte, dans laquelle on se heurterait à des intérêts
énormes et à des intéressés innombrables.

D'après M. L. Jacquet, il n'y a nulle exagération à accepter que le
rendement annuel de la production de l'alcool, joint aux transactions
commerciales des spiritueux tant en exportation qu'en vente au détail,
atteint et même dépasse trois milliards et demi de francs.

Ce budget de l'alcool est monstrueux, et voici quelle est la population
qui y est intéressée:

Viticulteurs                            1.600.000
Cidriers                                1.075.000
Marchands en gros ou entrepositaires       34.000
Distillateurs de profession                16.000
Distillateurs ambulants                    18.000
Débitants au détail                       480.000
Assujettis divers                         115.000
Bouilleurs de cru                       1.300.000
Personnel employé par les marchands de
gros et distillateurs.                   300.000
Personnes salariées par les récoltants   500.000
Tonneliers, verriers, bouchon etc        400.000

Soit 5.838.000 personnes, non compris les entrepreneurs de transport,
camionneurs, etc.

Ainsi donc il est permis de dire qu'en France la moitié des électeurs
tirent profit de l'alcool.

Encore n'est-il pas, ici, tenu compte des agriculteurs, producteurs de
betteraves, dont l'intérêt pour l'alcool n'est pas douteux.



LE GÉNÉRAL VITTORIANO HUERTA

_(Voir notre gravure de première page.)_

La figure--désormais historique--du général et président actuel du
Mexique, Vittoriano Huerta, est assez énigmatique. Elle apparaît, du
moins, comme telle parce qu'elle est peu connue, surtout en France. La
situation de Huerta semble également peu compréhensible. Au point de vue
purement objectif, en effet, et en dehors de toute préoccupation
politique, voici un homme qu'on représente comme le dictateur du Mexique
et qui, en réalité, est tenu en échec, sur plusieurs points du
territoire mexicain, par les insurgés.

Or, l'homme et sa vie s'expliquent, en somme, d'un seul mot: Huerta est
un Indien. Il se vante, lui-même, d'être un Aztèque pur sang. Sa
physionomie physique, et morale, est profondément marquée du sceau de sa
race. Quelqu'un qui l'a approché de très près ces derniers temps, M.
Edwin Emerson, a noté, chez lui, les traits caractéristiques de
l'Indien: l'intrépidité devant le danger; l'astuce et la fourberie;
l'orgueil patriotique de la race,--et aussi, hélas! la cruauté.
D'indéniables atrocités commises envers les prisonniers de guerre, après
le combat, pèsent autant que la mort du président Madero, trahi par lui,
et celle de son frère Gustave, sur la conscience de Vittoriano Huerta.
Quant à son impuissance actuelle contre les insurgés, il ne faut pas
s'en étonner si l'on songe que Huerta a eu à peine l'occasion
d'apprendre son métier de général, et n'a commandé que rarement des
forces militaires importantes.

Vittoriano Huerta a aujourd'hui soixante ans. Il est entré, à dix-sept
ans, à l'Académie militaire de Chapultepec, d'où il sortit second
lieutenant dans le corps des ingénieurs. Capitaine en 1879, il crée et
organise l'état-major général. Il travaille, en excellent astronome et
mathématicien, à l'établissement de la carte de l'état-major. Colonel en
1890, il réprime la révolte des Indiens Yaquis et reçoit les étoiles de
général. Désormais, il va jouer un rôle. Et alors s'étale, ici, dans
toute son effronterie, un trait caractéristique de l'Indien, et si
accentué chez Huerta: l'impudence de la vantardise.

Veut-on savoir ce qu'il pense des Américains, et de ces États-Unis qui
entendent mettre fin, aujourd'hui, à sa carrière? Voici un témoignage,
resté jusqu'ici inédit en France. Ce sont les propos, à peu près
textuels, échappés au général Huerta, à la fin du banquet que lui
offrait, l'année dernière, la ville de Mexico, au moment de son départ
pour le front de bataille dans l'État de Chihuahua.

«Si les États-Unis allaient un jour intervenir?» lui disait-on. Et
Huerta s'indigna:

«Je n'ai pas peur des Gringoes!... Aucun Mexicain n'en a peur. Sans la
trahison du président Santa-Anna, qui se vendit aux Américains en 1847,
nous aurions battu les Yankees, comme sûrement nous les battrons la
prochaine fois! Qu'ils passent seulement le rio Bravo! Nous les
renverrons chez eux la tête en sang.--Nous autres, Mexicains, nous ne
craignons personne. N'avons-nous pas battu les Espagnols? et les
Français, les Autrichiens, les Belges, et tous les aventuriers étrangers
venus chez nous à la suite de Maximilien?... Il n'existe, d'ailleurs,
que deux nations, à côté de notre vieux peuple aztèque. Ce sont
l'Angleterre et le Japon. Les États-Unis sont une olla-podrida de
peuples... Un de ces jours, l'Angleterre, le Japon et le Mexique
marcheront ensemble, et ce sera la fin des États-Unis.»

L'année dernière, le président Madero envoyait Huerta contre l'insurgé
Orozco et ses rebelles. Après le premier combat victorieux--où il y eut
en tout, des deux côtés, 200 morts et blessés--le général Huerta, dans
un bulletin de victoire plus qu'enthousiaste, déclarait que c'était «la
plus terrible bataille qui ait été livrée, dans l'hémisphère américain,
depuis cinquante ans!» Et Vittoriano Huerta reste, pour ses partisans,
le «Héros de Bachimba», où le 13 juillet 1912, il défit Paschal Orozco
--avec 10.000 hommes contre 3.500--après un duel d'artillerie de dix
heures--qui tua _quatorze_ rebelles.

Une dernière anecdote achève de peindre le général Huerta. Il n'a jamais
pardonné, en véritable Indien, à Madero, alors simple citoyen, de s'être
interposé pour négocier avec les rebelles, à Cuernavaca. «S'il veut
traiter, qu'il vienne d'abord m'en demander permission!» s'écriait
Huerta devant son état-major, à l'hôtel Bellavista, où il était attablé
devant une bouteille de cognac. Une heure après, avec le flegme de
l'Indien cauteleux, il allait, suivi de son état-major, en grand
uniforme, rendre, à la maison du gouverneur, ses respects à senor
Madero.

Quelque temps avant la catastrophe qui allait lui coûter la vie,
l'infortuné président Madero déclarait ouvertement à l'ambassadeur des
États-Unis, M. Wilson, qu'il avait de graves raisons pour suspecter la
loyauté du général Huerta.

On sait, aujourd'hui, et l'on comprend l'attitude des États-Unis en face
du gouvernement de Vittoriano Huerta.

E. DE MORSIER.



LE BAPTÊME DE LA LIGNE

_(Voir notre gravure, page 399.)_

Quels souvenirs ces mots «baptême de la ligne» éveilleront dans les
mémoires des hommes qui prirent le goût de lire avant l'invention du
roman policier! Mais les enfants d'à présent ont-ils seulement feuilleté
_Robert-Robert_, et connurent-ils les frissons de Toussaint Lavenette au
passage de la ligne? Sinon, ils ne savent pas de quelles émotions ils
sont privés. Les pittoresques, les amusants récits que c'étaient, dans
les romans d'aventure de notre jeunesse, ceux qui décrivaient cette
burlesque cérémonie: la descente des hunes du courrier, la veille du
grand jour; l'arrivée, par le même chemin du ciel, du «père Trois
Piques» et de sa jeune épouse,--et puis, le bain, dans la baille
aménagée à cet usage, des passagers et des matelots qui passaient pour
la première fois l'Equateur... Or, tout cela, on est heureusement
surpris de le constater, a été conservé scrupuleusement dans notre
marine de guerre, gardienne fidèle des bonnes traditions, et l'on peut
voir par cette photographie prise il y a quelque temps sur la
_Jeanne-d'Arc_, croiseur-école des aspirants, au cours d'un voyage,
entre Madère et Rio de Janeiro, que les novices de la mer sont baptisés
selon tous les rites que subirent, de bonne humeur, leurs devanciers.
C'est une journée de repos, de détente au milieu des occupations sévères
du bord. Le lendemain, la discipline reprend ses droits et chacun se
remet à son devoir.



LE PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE

Aux termes du testament de M. Nobel, le prix de littérature doit être
attribué par l'Académie suédoise à la personne qui, dans l'année
immédiatement précédente, a donné l'oeuvre idéaliste la plus distinguée.
Cette fois l'attribution du prix répond exactement au désir du
testateur: _Gitanjali_--ou _Offrandes poétiques_--est bien l'oeuvre la
plus idéaliste qui ait été publiée depuis longtemps.

[Illustration: Le poète hindou Rabindranath Tagore.-_Phot. Elliott et
Fry._]

L'auteur, Rabindranath Tagore, a été appelé le prophète du nationalisme
hindou; dans son pays natal, de Bombay, aux confins de la Birmanie et
des sources du Gange à Colombo de Ceylan, il est connu de tous ses
compatriotes, qu'ils appartiennent aux castes les plus nobles ou aux
plus inférieures. Lui-même appartient à une des plus anciennes familles
du Bengale. Son grand-père, le prince Dwarkanath Tagore, visita l'Europe
et fut reçu par la reine Victoria; son père est le Maharshi Debendranath
Tagore (maharshi signifie «grand sage»). Il a trois frères et trois
soeurs qui se sont acquis une renommée locale; l'un d'eux est un fameux
philosophe: Les écureuils descendent des branches et grimpent sur ses
genoux, et les oiseaux se posent sur ses mains.»

Rabindranath Tagore est né en 1861, à Calcutta. A dix-huit ans, il
composa les paroles et la musique d'un drame lyrique, que suivirent des
pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des poèmes. Entre temps,
il vint à Londres pour y étudier le droit, mais il s'en dégoûta bien
vite et retourna aux Indes où il s'adonna tout entier à son art. En
outre, il a fondé à Bolepur, près de Calcutta, une école fréquentée par
plus de 200 élèves. Il a créé lui-même les méthodes d'enseignement; sous
sa direction, des maîtres formés par lui font étudier les élèves en
plein air.

L'oeuvre de Rabindranath Tagore n'est connue en Europe que par les
traductions anglaises qu'il a faites lui-même, et par les fragments
traduits en français et publiés en juillet dernier dans le «Mercure de
France». La version anglaise est en prose rythmée, si simple et
d'expression si choisie et si précise que le sens n'est jamais obscurci
et qu'elle exprime admirablement l'accord de l'idée et de l'émotion
provoquée par la contemplation méditative de l'univers. A les lire
lentement et à haute voix, ces poèmes révèlent toute leur beauté et on
les sent composés par un musicien, par un artiste familier avec une
musique plus subtile que la nôtre. Dans l'original, ces poèmes se
chantent. Les airs et les paroles sont intimement alliés; certains
«modes» de cette musique ont une signification particulière: les uns
s'emploient pour les chants du soir, les autres pour les chants de
l'aube, d'autres encore pendant la saison des pluies, de sorte qu'un
Hindou reconnaît, dès la première mesure, l'atmosphère et le lieu du
poème.

Aucun poète n'a exprimé aussi puissamment l'intimité de l'âme humaine et
de la nature, tout en professant une philosophie aussi claire et aussi
vaste. Ce mysticisme lyrique est d'une élévation incomparable; on y
trouve des accents passionnés qui rappellent le _Cantique des
Cantiques_, des accents d'allégresse et d'espoir qui dépassent tout ce
qu'offrent les prophètes ou les psaumes de David. Le chant de ce poète
est épuré de toute intonation de douleur ou de regret, de tristesse ou
de crainte. C'est la pure lumière de la vie spirituelle qui se marie au
chant harmonieux de la beauté parfaite.

HENRY-D. DAVRAY.


Nous citerons ici, à titre d'exemples, trois fragments de poèmes inédits
de M. Tagore traduits par M. Henry-D. Davray:

SIMPLICITÉ

Les mains s'attachent aux mains, et les yeux s'attardent aux yeux: ainsi
commence l'histoire de nos cours.

C'est la nuit de Mars qu'éclaire la lune; la suave senteur du henné
embaume l'air; ma flûte est à terre, négligée; et ta guirlande de fleurs
n'est pas achevée.

Cet amour entre toi et moi est simple comme un chant.

Ton voile couleur safran enivre mes yeux.

La guirlande de jasmin que tu m'as tressée fait tressaillir mon coeur
comme une louange.

C'est le jeu où l'on offre et où l'on retire, montrant ce qu'on tient
pour le dissimuler aussitôt: des sourires, de petites timidités et de
douces luttes inutiles.

Cet amour entre toi et moi est simple comme un chant.

LES FLEURS

J'ai cueilli tes fleurs, ô Monde!

Je les ai pressées sur mon coeur et les épines m'ont déchiré.

Quand le jour a baissé et que montèrent les ténèbres, j'ai trouvé que la
fleur était fanée, mais que la douleur restait.

Il te viendra encore des fleurs, ô Monde, des fleurs parfumées et
orgueilleuses.

Mais pour moi le temps de les cueillir est passé, et au cours de la nuit
noire, je n'aurai pas de roses, mais la douleur est restée.

LE SILENCE DE LA BEAUTÉ

Dans le tumulte impétueux et assourdissant de la vie, ô Beauté, sculptée
dans la pierre, tu demeures muette et immobile, seule et distante.

Le Temps est assis, amoureux, à tes pieds et murmure: «Parle, parle-moi,
mon amour; parle, ma fiancée!» Mais ton langage est enfermé dans la
pierre, ô Immuable Beauté.

Ce dernier poème n'évoque-t-il pas à l'esprit le souvenir d'un sonnet de
Baudelaire?



LES THÉÂTRES

L'un des plus constants défenseurs du théâtre d'observation minutieuse
et de fine psychologie, de vérité méticuleuse en même temps que de
littérature dramatique épurée, M. Edmond Sée, a fait représenter au
théâtre Réjane une comédie en quatre actes, l'_Irrégulière_, qu'on a
écoutée avec l'attention qu'elle méritait et qu'on a applaudie avec
sympathie. Elle nous expose les déboires et les chagrins d'une femme
«irrégulière» qui aspire à la régularité, y parvient et y trouve des
déceptions et des douleurs nouvelles. Mme Réjane incarne ce personnage
avec son art merveilleux et la troupe qui l'entoure est de tout premier
ordre.

De l'un des contes de Voltaire qui prennent rang de chef-d'oeuvre, de
l'_Ingénu_, MM. Charles Méré et Régis Gignoux ont tiré, pour le théâtre
Michel, une comédie en trois actes toute pleine de la plus ironique
belle humeur, de la plus heureuse audace et de la plus piquante
fantaisie. On a salué de rires et d'applaudissements cette très adroite
adaptation scénique des mémorables aventures du Huron fraîchement
débarqué, du fond de sa Huronie, en pleine France du dix-huitième siècle
Et l'interprétation est excellente avec MM. Harry-Baur, Lévesque, Guyon
fils, et Mmes Juliette Darcourt, Germaine Reuver, Isane.

Le Gymnase a repris l'un des plus incontestables succès de M. Henry
Bernstein, l'une de ses pièces où s'affirment avec le plus d'éclat ses
dons de psychologie aiguisée et de force puissante, _Samson_, qui
fournit d'ailleurs à son principal interprète, M. Lucien Guitry,
l'occasion de déployer des qualités d'interprétation exactement
correspondantes.

Signalons enfin la réouverture du «Bon Théâtre», quai de Passy qui a
pour but, comme son titre l'indique, d'offrir aux familles des
spectacles sains en même temps que présentant les meilleures garanties
artistiques: il commence sa saison par les _Oberlé_, de M. René Bazin.


[Illustration: LA CROISIÈRE, par Henriot.]


[Note du transcripteur: les suppléments mentionnés en titre ne nous
ont pas été fournis.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3691, 22 Novembre 1913" ***

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