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Title: L'Illustration, No. 3665, 24 Mai 1913
Author: Various
Language: French
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L'illustration, 3665, 24 Mai 1913.

LA REVUE COMIQUE, par Henriot.

Ce numéro se compose de VINGT-HUIT PAGES et contient:

LES PHOTOGRAPHIES INÉDITES DE LA TRAGIQUE EXPÉDITION POLAIRE DU
CAPITAINE SCOTT;

Suppléments:
1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 8: DAVID
COPPERFIELD de M. Max Maurey, d'après Charles Dickens;

2° L'ILLUSTRATION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE.

L'ILLUSTRATION
_Prix du Numéro: Un Franc._
SAMEDI 24 MAI 1913
_71e Année.--N° 3665._

[Illustration: _Phot. Marius Bar._
UN CHEF
Le vice-amiral Boué de Lapeyrère, commandant en chef de notre armée
navale, dans sa cabine du «Voltaire».]

LES PHOTOGRAPHIES
DE L'EXPÉDITION SCOTT

Quinze des vingt-huit pages de ce numéro exceptionnel sont consacrées à
la publication, réservée à l'_Illustration_, des photographies inédites
de l'expédition au Pôle Sud, si glorieuse et si tragique, du capitaine
Scott.

On trouvera aux pages 480 et suivantes, jusqu'à la page 494 incluse, ces
impressionnants documents.

Nous avons dû indiquer expressément, sous chaque photographie, que la
reproduction en est interdite.

Ces clichés sont, en effet, le patrimoine d'une expédition qui fut
coûteuse, l'héritage laissé à des veuves, à des orphelins, par les
explorateurs qui ont succombé à leur tâche héroïque.

Et les éditeurs anglais Smith et Elder, ainsi que le _Daily Mirror_ qui
avait acquis les premiers droits de reproduction et les a cédés pour la
France à l'_Illustration_, ont le devoir de sauvegarder des intérêts
sacrés.



COURRIER DE PARIS

SUR LES REMPARTS.

Un soir de la semaine passée, à l'heure immense et douce où la mer est
tranquille, sous le Niagara d'or d'un coucher de soleil tombant dans le
ciel pluvieux et l'inondant pour le sécher, ce jour-là même, à ce moment
fixé par mon petit destin, j'ai découvert la ville et la baie de
Saint-Malo.

Sans doute je connaissais bien ces lieux dont les noms m'avaient, depuis
des années, battu comme des vagues, mais je ne les savais que pour y
être allé par les longs et trop courts chemins des tableaux, des
lectures et des paroles entendues. Mes yeux, mes propres yeux si
entraînés et si dévoués, qui ne serviront jamais qu'à moi, mes yeux
qu'on fermera quand je ne verrai plus, mes yeux en qui j'ai confiance, à
qui je dois tant, jusque-là pris ailleurs, n'avaient pu faire le voyage
et venir s'assurer par eux-mêmes de la belle réalité.

A présent ils la touchaient. Ils la prenaient, somme avec la main pour
la conduire et la transmettre aux chambres de la pensée qui, sans eux,
seraient éternellement noires, et qui, par eux, deviennent à chaque
seconde une grotte d'azur...

J'ai donc vu, pour la première fois, ce décor historique et fameux qui,
loin de me surprendre, m'a satisfait et comblé en ne m'apportant d'abord
aucune déception. Que faut-il demander de plus à une joie inéprouvée, si
souvent décrite par avance, et promise, garantie sur un ton de telle
ivresse admirative que l'on n'a plus qu'une crainte, celle d'être, en la
savourant, au-dessous du trouble nécessaire et de la béatitude réclamée?
N'est-ce pas déjà une rare aubaine quand il vous est échu d'approcher un
personnage célèbre dont les traits par l'image vous étaient depuis
longtemps familiers, et dont l'esprit, le caractère, les habitudes, tout
enfin vous avait été mis à nu, que de le rencontrer à la hauteur du
signalement avantageux qui vous en avait été fourni?

... Ainsi je retrouvais le noble paysage de Saint-Malo, rude et apaisé,
tout pareil à celui que j'avais visité de loin, et récemment quitté au
cours d'une page ou d'un souvenir. Je le _constatais_ avec une calme
sérénité, voilà tout. Il n'était pour moi que la «copie conforme» de ma
ville «imaginée», du décor planté par mon rêve avec exactitude...

Et, instruit par l'expérience, j'étais forcé de bénir à nouveau la
délectation que l'on goûte toujours à connaître, quand on n'y comptait
plus, ce que l'on a vivement désiré. Nous sommes mis au courant de tout
à un âge où la brusquerie de la révélation prématurée ne peut être que
décevante. Nous apprenons, sans savoir la valeur des aliments que notre
jeune faim dévore. Pour profiter de ce que nous avons cru posséder, et;
qui nous échappe en étant cependant en nous, il faut à certains moments
de la vie, comme on _redouble_ une classe, refaire ses études, toutes
ses études... de lettres, d'histoire, de géographie, de sentiments,
d'amitié, d'amour... car nous avons autrefois tout su et découvert en
hâte, dans une précipitation sans finesse, avalant les mots et les
choses si vite qu'elles passaient entre l'intelligence et le coeur. Nous
nous apercevons un jour que nous avons, adolescents à peine évadés de
l'enfance, travaillé trop tôt, voyagé trop tôt, ri, pleuré, senti,
souffert, aimé trop tôt, et couru trop tôt, beaucoup trop tôt les
grandes routes, celles du monde et les autres, plus belles, plus
dangereuses, menant plus loin.

Mais quand nous faisons, vers la moitié de notre vie, une de ces
précieuses découvertes après lesquelles nous soupirions en vain depuis
des années, nous avons seulement alors la juste impression que la chose
arrive _à son temps_, comme il faut, qu'elle vient à nous,
volontairement, se détache et tombe dans notre jardin avec l'opportunité
délicate d'un fruit mûr qui ne tenait plus. Nous «apprécions» de toute
la force et de l'étendue antérieure de nos regrets amassés, mis à la
caisse d'épargne de l'avenir, et qui tout à coup prennent fin. Et ces
joies et ces émotions réparatrices qui nous étreignent, le font
elles-mêmes avec une plus sensible ardeur, avec une grâce animée, comme
si elles avaient, de leur côté, souffert d'être jusque-là privées de
nous, pour qui elles se savaient si bien faites et composées, et elles
nous sautent à l'esprit, au coeur, comme on saute au cou de ceux que
l'on regagne après une absence, et dans ce vif élan que donnent les
retours. Elles s'accroissent aussi du sentiment intime que nous avons
d'avoir fait quelque chose pour les obtenir. L'attente, les longs
espoirs paisibles ou révoltés, la souffrance, et jusqu'à la résignation,
étaient vraiment seuls capables de bien nous en rendre dignes... Et nous
les méritons d'y avoir renoncé. Mieux qu'un don irréfléchi de la
destinée, cela devient la récompense d'une sorte de vertu, vertu de
patience, de curiosité mise à l'épreuve, de désir trompé, de sacrifice
consenti. Un pur ravissement moral se mêle ainsi au plaisir naturel qui
se double et se décuple, quand nous songeons qu'il aurait bien pu nous
échapper puisque nous ne le cherchions plus, et qu'il est venu pour
ainsi dire se jeter sur nous tout seul, à l'improviste,... et presque
toujours trop tard.

Trop tard!... Ah! voilà les mots, à son de mélancolie, qui tintent
parfois dans la gaieté du pâle moment!... Entre jouir de tout trop tôt
ou n'en profiter que tard, ne pourrait-il donc pas y avoir d'exquis et
sage milieu? Il paraît que non!... La plupart de nos bonheurs, comme des
paresseux presque criminels qui auraient flâné ailleurs en route,
débarquent en dernier, quand va finir la fête. Ils avaient à eux le
printemps et tout l'été pour accourir... Ils ont choisi l'automne...

......................................................................

C'est à quoi, en une vaine et prenante rêverie, je me laissais aller à
Saint-Malo, en face des îles, des rochers et des blocs disposés dans la
mer autour du cénotaphe de Chateaubriand, et qui semblaient, sous la
noble injure et la caresse de la vague, les magnifiques morceaux de son
oeuvre écroulée. L'instant développait une beauté parfaite. Au-dessus et
en arrière des remparts, la lumière d'un gris vermeil argentait et
dorait les murailles des bâtiments alignés dans leur éternelle et sévère
ordonnance, autres remparts eux-mêmes--toujours debout, quoique
inutiles--des vieilles traditions, des vieilles moeurs et des vieilles
coutumes... Tranches de pierre robustes et minces, droites, hautes, les
cheminées montaient dans le ciel comme si elles voulaient le soutenir
ainsi que des arcs-boutants de cathédrale, et les grandes fenêtres nues
bravaient l'horizon, regardaient hardiment au loin de tous leurs petits
carreaux verts... Malgré les marées des siècles, et la lime des jours,
et l'âcre sel des eaux, et les flagellations de l'orage, et les cinglées
du vent, malgré tout cela, les arêtes des murs, les angles des
corniches, le bord des parapets, le coin des pierres avaient gardé leur
fil et leur fleur de grain, leur ligne nette et coupante. Rien de mou ni
d'arrondi. Pas de créneau d'humilié. Le granit armoricain semble
préservé plus qu'un autre des mortifications du temps. Seulement les
dalles et le flanc des tours, les marches des escaliers, les appuis des
balcons, étaient partout tigrés d'une éclatante rouille jaune qui
attestait et signait leur vétusté, et ces taches de topaze avaient été
bues par la matière pourtant si serrée et si dure, et y étaient entrées
à la longue, comme si on avait écrasé dessus tous les genêts qui sont
les mimosas de ces terres du Nord. Il n'y avait personne autour de moi.
J'étais seul à la proue d'un bastion, je pouvais naviguer au long cours
dans le passé, le présent, l'avenir, et croiser sans inquiétude, parmi
les choses qui font mon rêve, mon charme et mon tourment. Un vieil homme
perclus, à quelque distance, suivait du regard une voile amadou. Adossé
au rempart, il s'étayait sur deux béquilles, pauvre embarcation humaine
toute fatiguée... On eût dit un de ces bateaux à sec soutenus sur le
sable par deux boulins... Tout là-bas, comme une île fantôme en forme de
tiare, comme une basilique flottante de nacre et de perle... comme un
iceberg en diamant, comme une cité de Dieu descendue du ciel pour se
poser un instant sur les eaux... et qui va remonter... on voyait le
Mont... Et il semblait aussi que ce fût la gigantesque et nébuleuse
apparition de saint Michel, tout grand ailé, à pleines voiles...

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



M. MARCEL BASCHET A L'INSTITUT

Dans sa séance de samedi dernier, 17 mai, l'Académie des beaux-arts,
ayant à désigner un successeur à Edouard Detaille dans la section de
peinture, a élu M. Marcel Baschet.

Si cette nomination n'a rencontré, dans les arts, qu'unanime sympathie,
si elle a été saluée par la presse entière comme la juste consécration
d'un effort loyal, énergique et persévérant entre tous, elle ne pouvait
causer nulle part une joie plus vive et plus sincère que celle que nous
avons éprouvée tous, en l'apprenant, dans cette maison à laquelle un
lien si intime et si affectueux unit le nouvel académicien, et où des
collaborations trop rares, à notre gré, nous ont appris à estimer et à
aimer cet homme de caractère droit, cet artiste de grand talent et de
haute probité.

M. Marcel Baschet n'a guère, passé la cinquantaine: il est né, en effet,
le 5 août 1862, à Gagny (Seine-et-Oise), le berceau où toute la famille
demeure encore étroitement groupée.

Il fut, à l'atelier Jullian et à l'École des beaux-arts, l'élève de
maîtres tous deux défenseurs résolus des traditions et pénétrés de la
nécessité de disciplines rigoureuses: Gustave Boulanger et Jules
Lefebvre. Il leur fut un disciple respectueux, zélé, et leur conserve un
souvenir fidèlement reconnaissant.

Il leur fit honneur dès ses débuts: en 1883, il remportait le grand prix
de Rome. A peine de retour de la villa Médicis, il fixait l'attention
des connaisseurs et de la critique par ses envois au Salon.

Avec une très précoce sûreté de jugement, ayant la nette intuition de
son tempérament et de ses moyens, le jeune peintre se vouait au
portrait. Il allait, presque d'emblée, prendre sa place à côté des
maîtres les plus en vogue à l'époque dans ce genre; bien mieux affirmer
peu à peu des qualités de fond qui assureront à ses oeuvres, dans
l'avenir, une fortune plus durable, une survie que ne sauraient
ambitionner telles productions qui empruntèrent à des séductions plus
faciles des succès plus bruyants, comme plus éphémères.

Car son talent n'est pas de ceux qui aguichent les foules par de vaines
virtuosités. Et pourtant, quel autre serait mieux à même de réussir, en
se jouant, les plus élégants tours de force du pinceau, que l'auteur de
ces alertes pastels, enlevés de verve, dirait-on, avec une aisance
souveraine, dont nous avons reproduit, de temps à autre, quelques-uns,
et dont le dernier en date fut celui de _M. Raymond Poincaré, président
de la République_, spécialement fait pour _L'Illustration_? Mais ces
effigies mêmes ne furent point exécutées de la main désinvolte qu'on
pourrait croire d'abord, à ne s'en rapporter qu'à l'adresse prestigieuse
de leur facture. On s'en rend compte dès qu'à les examiner plus
attentivement on les pénètre plus avant, qu'on scrute la vie qui les
anime, la profondeur de leur expression, qu'on perçoit, enfin, derrière
la maîtrise technique indispensable à l'artiste ambitieux de poursuivre
jusqu'au bout la réalisation de son rêve, l'observation attentive, la
patiente étude psychologique qui précédèrent le geste des doigts agiles
et précis.

Tout justement, au Salon de cette année figure, à côté d'un portrait du
_Docteur Pierre Marie_, un second envoi de M. Marcel Baschet qui semble
être venu à point pour justifier, expliquer le choix de l'Académie des
beaux-arts: c'est le _Portrait de M. Thureau-Dangin_, l'ancien
secrétaire perpétuel de l'Académie française, que nous avons reproduit
lors de la mort de l'éminent historien.

De cette page de haut style, M. Thiébault-Sisson, si pondéré lui-même en
ses jugements, a pu écrire qu'elle «n'est pas seulement le chef-d'oeuvre
de Baschet, mais un des chefs-d'oeuvre, à coup sûr, du portrait
contemporain». Et, analysant ses mérites, il y constate l'absence de
tout artifice de couleurs, de toute virtuosité inutile, une allure
familière et simple, et pourtant une exécution bellement nerveuse, pour
résumer son sentiment en ces quelques mots qui constituent le plus
enviable éloge que puisse ambitionner un grand artiste: «Tout est dit,
dans ce morceau, avec une conscience qui ne se satisfait pas des
demi-mesures, avec une volonté qui appuie sur les traits essentiels,
mais qui se détend et passe en douceur sur les autres, et l'ensemble est
parfait de vérité et de mesure.»

[Illustration: M. Marcel Baschet.
_Portrait par Henri Royer._]

Précieux témoignage, et dont aimeront à faire état ceux qui, connaissant
l'homme si attirant qu'est M. Marcel Baschet, pourraient redouter de
s'être laissé entraîner, au moment de juger l'artiste, par des
considérations de sentiment étrangères à l'art--sympathie, estime
personnelle, amitié--car il fortifiera leurs jugements, les confirmera
dans leur admiration.

Oui, toutes ces qualités qu'énumère le critique du _Temps_ sont bien
celles qu'en bonne équité l'on doit reconnaître sans conteste au peintre
du _Portrait de M. Thureau-Dangin_; ce sont tous les caractères
distinctifs de son talent robuste, grave, réfléchi: la sévère conscience
si difficile à satisfaire; une volonté vigoureuse, sans relâche tendue
dans un incessant effort vers une perfection plus haute; cette
application, cette ferveur, on peut bien dire, à analyser les
caractères, à sonder les âmes, à comprendre, en un mot, ses modèles;
enfin, cette sobriété magistrale de la facture, toutes vertus par quoi
s'imposent les oeuvres fortes qui jalonnent, année par année, depuis
trente ans, cette carrière respectable, du _Portrait de Sarcey au milieu
de sa famille_ (1893), l'un des premiers et des plus sensationnels
succès de M. Marcel Baschet,--au _Portrait d'Henri Rochefort_,--un
chef-d'oeuvre encore, et l'un de ceux où s'affirme le mieux la
résolution du peintre de demeurer calme, dédaigneux des vaines
coquetteries,--en passant par les effigies _d'Ambroise Thomas_ (1895),
_d'Henri Bresson_ et d'_Henri Lavedan_ (1896), de _Jules Lefebvre_, de
_Tony Robert-Fleury_, de _Mme Grosclaude_ (1906), de _Mme la comtesse de
S..._ (1909); de _Mlle H.._ (1910); du _comte de B. L._ (1911).

Entre temps, M. Marcel Baschet a montré, dans une des heureuses
compositions dont se pare la Sorbonne, qu'il n'avait point oublié les
leçons naguère recueillies près des maîtres décorateurs italiens. Mais
c'est surtout un grand portraitiste que l'Académie des beaux-arts vient
d'appeler à elle en l'élisant, l'un de ceux qui donneront de nous, aux
générations futures, la meilleure idée que nous puissions souhaiter de
leur laisser, car jamais son pinceau sincère n'a consenti à nous montrer
aussi frivoles, évaporés et fous que voudraient bien le faire croire
tant d'autres de nos contemporains, artistes ou écrivains. Soyons-lui en
reconnaissants.

GUSTAVE BABIN.



L'ILE D'ADA-KALEH

Le gouvernement austro-hongrois a annexé, le 12 mai, aux territoires de
la monarchie dualiste une petite île danubienne, l'île d'Ada-Kaleh,
située près des Portes-de-Fer, à 5 kilomètres en aval d'Orsova et en
face de la frontière roumaine. L'annexion de cet îlot, qui compte 500
habitants, a eu pour but--a dit le ministère austro-hongrois--«de mettre
fin à un état de droit mal éclairci qui aurait pu être, après la paix de
la Turquie avec les alliés balkaniques, modifié à notre désavantage.
Cette île avait déjà une garnison autrichienne d'une vingtaine de
soldats, mais l'administration civile était restée confiée à un
gouverneur turc. Cette occupation militaire est le résultat d'un accord
avec la Turquie. L'annexion n'est donc que la consécration d'un état de
fait. La Turquie consentant à abandonner aux alliés toutes les
frontières à l'est de la ligne Enos-Midia, la Serbie aurait pu se croire
autorisée à occuper cette île. L'annexion écarte cette éventualité».

Sur l'aspect de l'île et sa population, M. Raymond Recouly, qui visita
récemment Ada-Kaleh, a écrit ces lignes dans le _Temps_: «Echouée au
milieu du fleuve, juste au point où il quitte la Hongrie, c'est comme un
coin d'Islam perdu en terre chrétienne, une dernière flaque que le flot
ottoman a laissée. Une cinquantaine de familles y vivent à côté des
soldats autrichiens. Les hommes sont mariniers ou portefaix. A travers
des clôtures mal jointes et par-dessus des haies, on aperçoit, de-ci
de-là, quelque femme voilée qui se cache. Une seule rue et quelques
boutiques, où se débite aux visiteurs une turquerie de bazar, importée
de Germanie. Les bastions dont l'île est couverte servent de demeure à
la plupart des insulaires.»

Le gouverneur ottoman de l'île, le chérif Eddin, est parti sans avoir
voulu signer le procès-verbal de cette annexion, d'ailleurs prévue, et
qui n'a soulevé dans la presse européenne que peu de commentaires.

[Illustration: L'île turque d'Ada-Kaleh, sur le Danube, annexée par
l'Autriche-Hongrie.]

[Illustration: carte.]

[Illustration: ÉTAT ACTUEL DE L'OCCUPATION DU MAROC

La bande grisée indique la limite extrême, à l'Est et à l'Ouest, de
notre action militaire jusqu'à ce jour.--Entre les deux bandes, les
régions du Moyen Atlas du Grand Atlas et du Petit Atlas sont encore
insoumises.--Au Nord s'étend la zone espagnole.] [Illustration.]

LES OPÉRATIONS DE LA COLONNE MANGIN, DANS LE MAROC OCCIDENTAL.--Le
village chleuh de Sidi Ali ben Brahim, dont l'occupation coûta à nos
troupes, du 27 au 29 avril, dix-huit tués et près de cinquante blessés.
Ce village est situé au Sud-Ouest de la casbah Zidania.--_Phot. du
lieutenant Bourgoin_.

[Illustration: Porte unique de la casbah M'Soun, gardée par un peloton
de tirailleurs.--_Phot. P. M._]

Le général Alix, que nous avions laissé l'avant-dernière semaine (numéro
du 10 mai) à Nekhila, n'aura pas attendu longtemps le moment propice
pour continuer sa marche jusqu'à M'Soun. Le 10 mai même, au moment où
paraissait notre article, il arrivait à cette casbah, où il faisait une
entrée impressionnante à la tête de toute sa cavalerie, accueilli par le
caïd, Si Mohammed ben Ali ben Hassein, et les notables. Cette pointe en
avant, admirablement préparée, s'est effectuée sans le moindre incident.
En vain, à plusieurs reprises, depuis lors, les Beni bou Yahi ont tenté
d'inquiéter les nouveaux occupants: M'Soun, confiée à la garde du
colonel Féraud, est solidement occupée. Dès le 13, on y commençait des
travaux qui affirmaient à l'ennemi nos intentions d'y demeurer. Et des
remparts qu'ils gardent, nos soldats peuvent voir, au loin, le but
suprême de leurs efforts: Taza et ses minarets.

[Illustration: L'OCCUPATION DE LA CASBAH M'SOUN.--Vue prise du côté de
l'oued M'Soun.--_Phot. P. M._ La casbah M'Soun est un carré de 118
mètres de côté; les murailles de terre à créneaux, qui tombaient en
ruines, ont été relevées par endroits, probablement après les luttes
contre le Rogui.]

[Illustration: Contre-amiral Nicol Commissaire en chef Dupont. V.-amiral
Boué de Lapeyrère Cap. vais, de St-Pair.
Le commandant en chef de l'armée navale, directeur des manoeuvres, et
son état-major, à bord du _Voltaire_.
Lieut, vais. Le Sort. Lieut, vais. Joubert.]

[Illustration: Cap. vais. Lanxade. V-amiral Marin-Darbel. Cap. frég.
Violette. Lieut. vais. Mégissier.
Le commandant en chef de la 3e escadre et son état-major, à bord du
_Suffren_.]

_Photographies Marius Bar._



LES MANOEUVRES NAVALES

Lundi ont commencé, en Méditerranée, sous la haute direction du
vice-amiral Boué de Lapeyrère, commandant en chef de la première armée
navale, des grandes manoeuvres qui doivent présenter un intérêt
exceptionnel.

D'abord, elles mettent en présence tous les chefs qui, en temps de
conflit armé, auraient à assumer les grands premiers rôles, à savoir,
autour de l'amiral de Lapeyrère, ses excellents collaborateurs les
amiraux Marin-Darbel, de Marolles, Auvert, Gauchet, etc.

D'autre part, la fiction est, cette fois, réduite au strict nécessaire:
des thèmes larges, laissant à chacun des chefs une grande part
d'initiative; plus de conventions attribuant aux bâtiments engagés des
valeurs arbitraires; plus de solutions arrêtées d'avance. On tend, dans
ce cas, à se rapprocher le plus possible des conditions réelles de la
guerre maritime.

L'amiral de Lapeyrère, arbitre général des manoeuvres, a arboré son
pavillon sur le _Voltaire_. Escorté de deux torpilleurs d'escadre comme
estafettes, il se portera partout où sa présence sera nécessaire.

Pendant la première partie des manoeuvres, qui comprendra une série
d'exercices à double action, l'armée navale sera divisée en deux partis
ainsi constitués:

Parti A: 1re escadre de ligne, composée de cinq cuirassés type _Danton_,
sous le commandement du contre-amiral Gauchet; 2e escadre de ligne, soit
cinq cuirassés type _Patrie_, sous les ordres du vice-amiral de
Marolles, commandant de parti; 2e et 4e escadrilles de torpilleurs
d'escadre; enfin, groupe de mouilleurs de mines.

[Illustration: Lieut. vais. de La Passardière, Cap. frég. du Couédic.
Lieut. vais. Dubois. Mécan. d'esc. Bour. Lient, vais, de Ruffi de
Pontevez.

Cap. vais. André Fouet Contre-am. Moreau. V.-am de Marolles. Cap. vais.
Amet. Cap. frég. Richard.
Le commandant en chef de la 2e escadre et son état-major, à bord du
cuirassé _Patrie_.]

[Illustration: Lieut. vais. Hardy. Cap. frég. Juramy. Commis d'esc. Le
Laidier. Lieut. vais. Destremeau. Lieut. vais. Maquet.
Mécan. d'esc. Danoy. Cap. vais. Mohez. V.-am. Auvert. Cap. vais. Caubet.
Méd. d'esc. Pungier.
Le commandant en chef de l'escadre légère et son état-major, à bord du
_Waldeck-Rousseau_.]

_Photographies Marius Bar._

Parti B: 3e escadre de ligne, composée du _Suffren_, des trois
_Charlemagne_, du _Jauréguiberry_, sous les ordres du vice-amiral
Marin-Darbel; escadre légère, soit deux _Waldeck-Rousseau_ et deux
_Victor-Hugo_, commandés par le vice-amiral Auvert; lre et 3e
escadrilles de torpilleurs d'escadre; lre et 2e escadrilles de
sous-marins; enfin, la _Foudre_ et son escadrille d'avions.

La première période des manoeuvres--la première semaine--a commencé
lundi matin, à 10 heures. Les hostilités s'ouvraient alors. Le thème en
était le suivant: le parti A, parti des Salins-d'Hyères, bloquait le
port de Toulon, où se trouvait le parti B. Celui-ci devait avoir pris la
mer dans les quarante-huit heures qui suivaient l'ouverture des
hostilités pour gagner Bizerte, afin d'y rejoindre une force amie, sous
la protection des forts du littoral.

Que si dans le délai de quarante-huit heures il ne pouvait forcer le
blocus, s'il était surpris en route, le combat s'engageait; puis les
hostilités étaient suspendues pendant dix heures, qu'on laissait au
parti B pour gagner Ajaccio et s'y établir au mouillage. Et A venait l'y
bloquer de nouveau.

Le problème posé aux amiraux en présence était donc celui-ci: une
escadre française, bloquée dans Toulon par des forces ennemies,
peut-elle forcer le blocus et gagner Bizerte, ou, à son défaut, Ajaccio?
Peut-elle, de là, atteindre la Tunisie? En d'autres termes, Toulon et
Ajaccio sont-ils suffisamment armés pour permettre à une flotte
française d'échapper à un blocus?

L'amiral Marin-Darbel, en échappant à ses adversaires, en gagnant malgré
leur vigilance la route de Bizerte, a répondu à cette première question:
oui.



[Illustration: La route du capitaine Scott et ses principaux jalons.
Au-dessous du profil perspectif une échelle indique les distances des
grande étapes, par comparaison avec celles de la route de Dieppe à
Florence, par Paris. Cet itinéraire doit être lu de droite à gauche: la
distance du cap Evans au Pôle équivalant à celle de Dieppe à
Florence--avec la traversée des Monts de la reine Alexandra remplaçant
celle des Alpes, de Chambéry à Turin--on voit que le capitaine Scott et
ses compagnons, quand ils sont morts, au retour, n'étaient plus qu'à une
distance de leur quartier d'hiver équivalant au trajet de Paris à
Dieppe.]

LES HÉROS DU POLE SUD

_Les photographies de l'expédition Scott, que_ L'Illustration _a
l'honneur de publier dans ce numéro, sont des documents uniques dans les
annales de l'exploration. Ils évoquent un triomphe glorieux qui fut mêlé
d'une affreuse amertume, et une tragique agonie plus glorieuse encore,
d'une noblesse, d'une beauté sans tache._

_Ces clichés que le capitaine Scott a pris lui-même sur le haut plateau
glacé du Pâle Sud, après y avoir planté le drapeau britannique non loin
des couleurs norvégiennes qu'avait pu arborer près d'un mois plus tôt
son heureux concurrent Amundsen,-ces minces pellicules sensibilisées, on
les a trouvées, dix mois après, sous une petite tente presque ensevelie
dans la neige, au centre d'un grand désert blanc, à côté des corps
raidis de trois héros. Hermétiquement enfermées, préservées de toute
lumière, elles seules plongées dans un peu de ténèbres absolues au
milieu de tant de blancheurs antarctiques, elles recelaient des images
qu'avaient contemplées des yeux maintenant tous clos: de la neige, un
campement, un cairn, une étoffe sacrée flottant au bout d'une hampe au
souffle du blizzard. Elles contenaient, emprisonné dans leur mystérieuse
émulsion, tout le souvenir qui n'était plus dans aucune mémoire, le seul
témoignage d'un grand fait géographique et d'un magnifique exploit de la
persévérance humaine._

_Dans le laboratoire de l'expédition, au cap Evans, elles ont livré leur
secret. Et maintenant les images de l'arrivée au Pôle Antarctique du
capitaine Scott et de ses compagnons sont indestructibles. Elles
s'ajoutent à la série incomparable de tableaux d'héroïsme dont
s'illustre l'histoire de la découverte de la terre par l'homme._

_Elles seront répandues partout, reproduites dans les journaux et les
magazines du monde entier. Mais les lecteurs de_ L'Illustration _seront
les premiers en France à les contempler, en même temps qu'en Angleterre
les lecteurs du_ Daily Mirror. _Nous sommes heureux et fiers d'avoir pu
obtenir pour eux ce privilège, par une contribution au «Fonds» destiné à
liquider les frais de l'expédition et à accomplir les dernières volontés
du capitaine Scott._

_Pour donner aux documents que nous publions toute leur valeur et tout
leur intérêt, nous les encadrons dans un nouveau récit, augmenté de
détails encore inédits:_

LE POLE SUD CONQUIS EN DIX ANS

De toutes les grandes entreprises géographiques, la conquête du Pôle Sud
a été la plus promptement achevée. Alors que le siège du Pôle Nord a
duré plus d'un siècle, que les «ténèbres» de l'Afrique n'ont été
dissipées qu'après plus de soixante-dix ans de luttes meurtrières, que
la mystérieuse Asie centrale a livré ses derniers secrets seulement au
prix de longues explorations, en dix ans le Pôle Austral a été vaincu.
Cette rapide victoire est due presque tout entière aux efforts de Scott.
Si l'infortuné chef de l'expédition anglaise n'a pas eu la joie
d'arriver le premier au but suprême, l'honneur d'avoir frayé la voie et
rendu possible le succès de son compétiteur lui appartient sans
conteste.

Au commencement de ce siècle, on ignorait pour ainsi dire tout de
l'Antarctique. On supposait la calotte polaire australe occupée par un
énorme continent grand comme l'Australie; mais ce n'était là qu'une vue
de l'esprit. Sauf sous le méridien de la Nouvelle-Zélande et dans
l'Atlantique sud, on n'avait guère dépassé le cercle antarctique. Que
l'on se figure dans notre hémisphère nos connaissances s'arrêtant à peu
près à la moitié de la Norvège, à la mer Blanche, à la Sibérie centrale
et, de l'autre côté de l'Atlantique, à la côte nord de la baie d'Hudson
et à l'extrémité méridionale du Grônland; qu'on imagine enfin qu'au delà
de ces limites seulement un fragment du Spitzberg et un bout de l'Océan
Arctique nous aient été révélés, on aura dans ses lignes générales la
représentation de l'inconnu austral en 1900.

Un an plus tard, Scott commençait le siège du Pôle Sud. Partant de la
Nouvelle-Zélande, sur le navire la _Discovery_, il faisait route vers la
terre Victoria, où, en 1841, Ross avait découvert la Grande Barrière,
énorme glacier de plus de 500 kilomètres de large. Essayer de pénétrer
vers l'extrême sud en s'avançant sur cette immense nappe de glace, telle
était la mission de l'officier anglais. Mais, avant d'entamer cette
exploration, Scott avait à procéder à des recherches qui, pour être
moins attrayantes, n'en avaient pas moins une importance capitale; de
leur résultat dépendait, en effet, l'issue de la campagne. Il lui
fallait tout d'abord découvrir, à proximité du champ de ses opérations
futures, un mouillage où son navire pourrait demeurer en sécurité
pendant l'hiver. Dans l'Antarctique, les côtes n'offrent que peu ou
point d'abris; en 1901 on n'en connaissait même aucun. Cette
circonstance si défavorable est la conséquence de l'intensité du
phénomène glaciaire; dans cette partie du monde, les glaciers revêtent
une puissance si colossale qu'ils envahissent les baies et les golfes;
et si parfois ils les laissent dégagés, leurs énormes masses branlantes
en interdisent l'approche. Au pied de ces falaises de glace un navire se
trouverait exposé à être englouti par quelque avalanche formidable; avec
cela, partout des _icebergs_ dont le moindre heurt enverrait le bateau
au fond de l'eau. La seconde expédition Charcot offre un exemple des
dangers et des difficultés que ces conditions apportent à l'exploration
antarctique. En 1909, le _Pourquoi-Pas?_ arrivait devant une côte
complètement inconnue. Une semaine durant, nos compatriotes luttent
contre les banquises et les tempêtes pour trouver un port où leur bateau
pourrait mouiller; toutes leurs recherches demeurent inutiles et force
leur est d'abandonner cette terre dont l'étude eût été singulièrement
féconde.

Scott fut plus heureux. Dans le Mac Murdo sound, tout près de la Grande
Barrière, il trouvait un excellent abri, et, l'été suivant, au prix
d'efforts inouïs, il réussissait à avancer sur ce grand glacier jusqu'au
82° 15' de latitude sud, parallèle correspondant dans notre hémisphère à
l'extrémité septentrionale de la terre François-Joseph. Du premier coup,
cet officier énergique avait éliminé les deux principales inconnues du
problème polaire; il avait découvert une base d'opérations et une voie
de pénétration vers l'extrême sud. Dès lors, il ne restait plus qu'à
aviser aux moyens de transporter les approvisionnements nécessaires pour
la traversée du désert de glace large de 350 lieues qui sépare le Mac
Murdo du pôle.

Six ans plus tard, en 1908, un nouveau progrès décisif était réalisé.
Avec l'aide de poneys de Mandchourie, Shackleton traversait entièrement
la Grande Barrière, puis, escaladant les Alpes antarctiques, arrivait
jusqu'à 179 kilomètres du but. Seule la famine l'obligea à s'arrêter.

LA SECONDE EXPÉDITION SCOTT

Dans l'espérance de compléter la victoire, Scott se remettait en
campagne dix-huit mois après cet exploit sensationnel. Afin d'assurer le
succès de la nouvelle entreprise, les Anglais ne dépensèrent pas moins
de 1.250.000 francs pour procurer aux explorateurs un équipement aussi
perfectionné que possible, et, le 1er juin 1910, aux acclamations d'une
foule enthousiaste, l'expédition quittait les docks de Londres sur le
_Terra-Nova_, avec le _Fram_, le meilleur bateau d'exploration polaire
qui fût alors à flot. Sept mois plus tard, au début de janvier 1911,
elle arrivait dans le Mac Murdo Sound.

Une épaisse banquise couvrait le fond de la baie. Attendre la débâcle,
c'eût été courir le risque de lie pouvoir organiser la station avant
l'hiver. On décide alors de s'installer à la limite de la glace
flottante, au cap Evans, une saillie de la côte orientale, à 26
kilomètres au nord de la pointe de la Hutte, anciens quartiers de
l'expédition de la _Discovery_ de 1902 à 1904. Cet emplacement
présentait un très grave inconvénient. Si, en effet, la banquise venait
à se rompre, les caravanes d'exploration sur la Grande Barrière seraient
coupées de leur base d'opérations: mais, dans une pareille entreprise,
qui ne risque rien n'a rien.

Aussitôt le site de la station choisi, on commença le débarquement des
approvisionnements et les constructions. Une spacieuse maison de bois
fut érigée, que l'on entoura d'une muraille de briquettes pour assurer
une meilleure protection contre le froid; autour, on bâtit des écuries
pour les poneys, des chenils, des observatoires; bref, sur cette plage
désolée, entourée de neige et de glace, s'éleva bientôt un véritable
village.

Pendant que l'on achevait les baraquements, Scott partit installer des
«caches» de vivres sur la Grande Barrière, afin de faciliter l'avance de
la colonne vers le sud au printemps suivant. Un premier dépôt, destiné à
servir de magasin de ravitaillement, fut établi à quelques kilomètres en
arrière du front du glacier dans le Mac Murdo, et, un second, le _Corner
Camp_, à 50 kilomètres plus au sud, près de l'île Blanche, une grosse
montagne solitaire au milieu des plaines supérieures de la Barrière.

Après cela, pendant trois jours, la caravane se trouva arrêtée par un
blizzard. Dans l'Antarctique, l'été n'est qu'une expression
météorologique. En décembre, janvier, février, qui correspondent à juin,
juillet et août de notre hémisphère, les tempêtes de neige sont
fréquentes et le thermomètre demeure presque toujours en dessous du
point de congélation, s'abaissant même parfois à -20° et -25°.

A peine cet ouragan s'est-il calmé qu'un second éclate et entraîne la
mort de deux chevaux. Néanmoins, quelques jours après, le gros de la
caravane atteignait le 79° 30' de latitude, et en ce point plaçait un
troisième dépôt, le _One Ton Camp_. Les attelages sont fourbus, et sans
cesse les tourmentes succèdent aux tourmentes. Dans de telles
conditions, pousser plus avant serait s'exposer à un désastre: la
retraite est donc décidée.

Le retour fut marqué par une catastrophe. Après avoir quitté la
Barrière, un détachement de trois hommes et de quatre poneys était campé
sur la banquise du Mac Murdo, se disposant à rallier la terre ferme,
lorsque tout à coup la débâcle se produit. Autour du bivouac, la glace,
soulevée par une grosse houle, se disloque; des crevasses s'ouvrent, en
même temps que de larges plaques partent à la dérive. Un poney est
englouti et toute la caravane menacée du même sort. Immédiatement, on
essaie de regagner la Barrière, en faisant sauter les chevaux de glaçon
en glaçon, au risque d'une noyade générale. Après huit heures de ce
dangereux exercice, les explorateurs touchent enfin le front du glacier,
mais impossible d'y prendre pied: partout un mur de glace à pic! Un
matelot parvient cependant à le gravir; à son appel, une escouade qui se
trouve aux environs arrive de suite à la rescousse. A l'aide de cordes,
elle hisse au sommet du glacier les hommes en perdition sur la banquise,
mais un pareil moyen ne peut être employé pour les poneys. A coups de
pioche, les hommes ouvrent alors une tranchée dans le front de la
Barrière afin de permettre aux chevaux de passer de la banquise sur le
glacier; mais, perchés sur des blocs accidentés que la mer ballotte, les
malheureuses bêtes ne peuvent prendre d'élan. Une seule réussit le saut
périlleux, tandis que les deux autres culbutent et disparaissent.

L'APPARITION D'UN CONCURRENT INATTENDU

Ainsi, cette première reconnaissance avait coûté pas moins de cinq
poneys, plus du tiers de la cavalerie: un désastre qui devait peser
lourdement sur l'issue de l'entreprise. Dès le début, le malheur semble
d'ailleurs s'être acharné sur l'expédition anglaise. Comme l'a dit le
poète, la mauvaise fortune ne vient jamais seule. Par un message envoyé
du cap Evans, Scott venait d'apprendre le débarquement d'Amundsen sur la
Grande Barrière. Après le départ de la troupe chargée d'aller installer
les dépôts, le _Terra-Nova_ avait repris la mer pour conduire une
escouade à la terre du Roi-Édouard VII, à l'extrémité orientale de la
Barrière, et rallier ensuite la Nouvelle-Zélande. Une banquise ayant
empêché le débarquement de ce détachement, le navire était entré dans la
baie des Baleines, située sur la côte ouest de cette terre; on voulait
examiner les possibilités d'hivernage dans cette région. Là, quelle ne
fut pas la stupeur des Anglais de rencontrer Amundsen. L'entrée en scène
des Norvégiens modifiait complètement les conditions de la lutte; aussi,
le capitaine du _Terra-Nova_ repartit de suite vers le cap Evans
communiquer cette grave nouvelle à l'expédition.

Peut-être, après la perte d'une partie de sa cavalerie, Scott
envisageait-il l'éventualité de différer d'un an l'assaut, pour attendre
le renfort d'animaux qui lui seraient amenés l'été suivant par le navire
ravitailleur. Du moment qu'Amundsen était arrivé, il ne pouvait plus
être question de remettre l'attaque. A moins de s'avouer vaincus
d'avance, les Anglais étaient contraints d'entamer la lutte dès le
printemps suivant. Dès lors, que d'inquiétudes ont dû traverser l'esprit
de ces vaillants et quels efforts ils ont dû faire sur eux-mêmes pour ne
pas se laisser entamer par le découragement!

En attendant, l'hiver s'écoula agréablement. La maison était chaude et
bien éclairée, et les distractions fréquentes afin de maintenir
l'entrain parmi les hommes. Lorsque l'état de l'atmosphère le
permettait, on se livrait à des parties de _football_ sur la glace, et,
le soir, de temps à autre, on organisait des conférences.

Comme les expériences antérieures l'avaient montré, la victoire
dépendait de la bonne organisation des services de ravitaillement. La
conquête du pôle était, en un mot, une question d'intendance. Il
s'agissait d'assurer la liberté de manoeuvre au détachement allant de
l'avant en lui fournissant des vivres pour plusieurs semaines à la plus
grande distance possible de la base et en assurant sa retraite par des
dépôts. Pour cela, Scott décida de partir avec tout son monde; puis,
successivement, des escouades battraient en retraite, après avoir
abandonné leur surplus de rations à ceux qui pousseraient vers le sud.
Grâce à cette organisation, au moment où le dernier groupe de soutien
rebrousserait chemin, les explorateurs chargés de marcher vers le pôle
auraient leur plein de vivres.

DÉPART POUR LE POLE

Comme un corps de troupe, la caravane fut partagée en avant-garde, gros
et arrière-garde. Le 27 octobre 1911, 27 avril dans nos régions,
L'avant-garde, composée de quatre hommes et de deux traîneaux
automobiles, se mit en route, avec un chargement d'approvisionnements.
Cinq jours plus tard, Scott s'ébranlait à son tour à la tête du
détachement principal, dix hommes et dix poneys tirant chacun un
traîneau chargé de 276 kilos de vivres. L'arrière-garde, quatre hommes
et les attelages de chiens, devait charroyer des approvisionnements
entre le _One Ton Camp_ et le pied du glacier Beardmore... Dix-huit
hommes en tout, dont plusieurs étaient des vétérans des précédentes
campagnes et connaissaient par suite le terrain des opérations, dix
chevaux, une vingtaine de chiens et deux traîneaux automobiles, jamais
une expédition aussi nombreuse, aussi expérimentée et aussi puissamment
outillée n'avait attaqué les glaces antarctiques.

Du cap Evans au pôle, la distance à vol d'oiseau est de 1.370
kilomètres, égale à celle de Dieppe à Florence; avec les détours
qu'entraîneraient les accidents du glacier, c'est à 3.000 kilomètres
pour le moins qu'il fallait évaluer le trajet que la caravane avait à
couvrir aller et retour, et cela en quatre mois, avant l'arrivée de
l'hiver.

Lents et pénibles furent les premiers progrès de cette lourde caravane.
Dans la neige molle qui recouvrait la Grande Barrière, les poneys
n'avançaient qu'à grand'peine. Au delà du _One Ton Camp_, la piste
devenant meilleure, l'on put allonger le pas et fournir des étapes de
près de 28 kilomètres. Seulement, le 21 novembre, la colonne arrivait au
80° 15', où l'avant-garde, confortablement installée dans des huttes de
neige qu'elle avait construites, attendait son arrivée. En dix-neuf
jours, le gros n'avait gagné que 291 kilomètres, environ 15 kilomètres
par jour, et n'était pas même arrivé à mi-chemin de la Grande Barrière!

D'après de nouveaux renseignements, les traîneaux automobiles n'ont pas
marché aussi bien que les premiers télégrammes l'avaient annoncé.
L'appareil de refroidissement par l'air qui avait été substitué à la
circulation habituelle d'eau, en raison des températures polaires, a mal
fonctionné; d'où échauffement des moteurs et pannes fréquentes. En
pareil cas, il fallait patiemment attendre le refroidissement des
machines, et, «pendant ce temps, exposés à une température de 20° sous
zéro, nous nous refroidissions trop», écrit le chef de l'avant-garde.
Ensuite, pour remettre en marche, on devait chauffer les carburateurs à
l'aida d'une lampe. Finalement, après un parcours d'une centaine de
kilomètres, les tracteurs durent être abandonnés. L'avant-garde chargea
alors ses bagages sur un traîneau, et, s'attelant à ce véhicule, avança
rapidement jusqu'au 80° 15' où elle avait ordre d'attendre l'arrivée du
gros.

En ce point, deux des chauffeurs rebroussèrent chemin, puis la pesante
colonne s'ébranla de nouveau, précédée d'une escouade d'éclaireurs.

Sur cette immense plaine de glace fréquemment embrumée ou balayée par la
tourmente, Scott prend les plus minutieuses précautions pour assurer le
retour. Tous les quatre milles (7.400 mètres), des monticules de neige
jalonnent la route, et, à des intervalles de 110 kilomètres, des dépôts
de vivres pour une semaine sont établis. Entre temps, on perd un poney;
puis on en abat quatre autres, que l'allégement des charges rend
inutiles, et on en nourrit les chiens.

Tandis qu'Amundsen était relativement favorisé par le temps, les Anglais
recevaient coups de vent sur coups de vent. Le 4 décembre, à la fin de
la Grande Barrière, une effroyable tourmente de sud se déchaîne. Pendant
quatre jours, l'ouragan fait rage, déversant une telle quantité de neige
que toutes les heures des corvées doivent dégager les tentes et les
chevaux. Après cela, comme il arrive toujours lorsque la tempête souffle
du sud, brusquement le thermomètre monte au-dessus du point de glace. Ce
fait étrange, que des vents venant du pôle et des glaciers déterminent
une hausse considérable de température, est dû à ce que l'air s'échauffe
par suite de la compression qu'il subit en descendant des hautes
montagnes riveraines de la Barrière. C'est le même phénomène qui donne
naissance en Suisse au foehn, ce souffle chaud issu des Alpes, et, sur
le versant français des Pyrénées, au vent d'Espagne. Ces courants
aériens élèvent la température de l'air, non parce qu'ils viennent du
sud, mais parce que, comme sur la Barrière, ils descendent d'une haute
chaîne de montagnes.

Ce dégel transforma le glacier en bourbier, si bien que, pour maintenir
les poneys à sa surface, on dut leur attacher, aux pieds, des raquettes
rondes, comme celles employées en Norvège en pareil cas. Telles furent
les difficultés sur ce sol fluant que les quinze derniers kilomètres de
la Barrière ne coûtèrent pas moins de quatorze heures d'efforts. A la
fin de cette étape harassante, la provision de fourrage se trouvant
épuisée, les cinq poneys survivants furent abattus et servirent à
augmenter l'important dépôt de vivres laissé en ce point.

L'ASCENSION DU PLATEAU POLAIRE

Le 10 décembre, après avoir gravi une bosse de terrain, Scott atteignait
le glacier Beardmore. En 38 jours, il avait traversé la Grande Barrière
et franchi un peu moins de la moitié de la distance entre le cap Evans
et le pôle. Restait maintenant à accomplir la plus longue et la plus
difficile partie du trajet, l'ascension du plateau polaire. Il
s'agissait de parcourir 740 kilomètres en montagne, et de s'élever de la
cote 200 à l'altitude de 3.000 mètres. Comme le représente, aux pages
précédentes, le beau profil de M. Trinquier, qui a la valeur d'un dessin
topographique, Scott se trouvait dans la situation d'un voyageur qui,
parti de Dieppe et arrivé à Chambéry, se dispose à escalader les Alpes,
avec cette différence qu'ici le relief à gravir possède une largeur
égale à la distance entre la capitale de la Savoie et Florence. A
travers cet énorme massif, la route est tracée par le glacier Beardmore,
descendant du plateau polaire en longues pentes pour confluer dans la
Grande Barrière. Que l'on se représente une surface glaciaire bordée de
montagnes de 3.000 mètres et plus, dans le genre de la Mer de Glace de
Chamonix, mais de dimensions énormes. D'une rive à l'autre, sa largeur
varie de 20 à 40 kilomètres, et de son embouchure à sa sortie du plateau
sa longueur n'est pas inférieure à 200 kilomètres.

Avant le début de l'ascension, Scott renvoya sur l'arrière une escouade
et tous les chiens. La vigueur dont ces animaux avaient fait preuve
n'avait pu modifier l'opinion défavorable que le chef de l'expédition
avait à leur égard: déplorable aveuglement dont, les conséquences
devaient être fatales! Dès lors, c'est à bras que les douze hommes
composant maintenant la caravane doivent haler les traîneaux. Travail
épuisant! Dans la neige fraîche qui recouvre le glacier les explorateurs
enfoncent jusqu'au genou et les véhicules demeurent enlizés. En dix
heures, à grand'peine ils réussissent à parcourir 10 kilomètres, et cela
dure ainsi cinq longues journées. Plus haut, au delà du Cloudmaker, le
terrain se raffermit; mais alors la brume arrive et bouche toute vue. A
travers un épais brouillard, allez donc choisir la route au milieu de
crevasses et de séracs! Quoi qu'il en soit, ces intrépides pionniers
avancent toujours, et, le 21 décembre, ils parviennent au sommet du
glacier, dans la région où la nappe glacée du plateau polaire s'écoule
vers l'aval, canalisée entre deux rangées de montagnes.

Après qu'un dépôt a été établi près du mont Darwin, une seconde escouade
bat en retraite; seuls huit hommes continuent la marche en avant.
Désormais, plus qu'une immense plaine blanche s'élevant en longues et
molles ondulations déchirées de crevasses. Par-dessus les bosses du
sous-sol, la rigide nappe de glace se déverse, rompue et disloquée,
comme une masse d'eau au passage d'un seuil rocheux. Au pied de chacune
de ces protubérances on espère que cela sera la dernière et qu'à son
sommet on atteindra enfin la plaine culminante sur laquelle le halage
deviendra aisé; au prix d'efforts inouïs on hisse les traîneaux au haut
de la pente; et toujours devant soi apparaît une nouvelle vague de cette
mer rigide. Malgré ces difficultés, grâce à un temps clair, les étapes
s'élèvent à 24 kilomètres. 24 kilomètres par jour sur un pareil terrain
et en halant de lourds véhicules, rien ne démontre mieux la vigueur et
l'énergie de l'équipe anglaise! Mais, quelque diligence qu'elle fasse,
le 3 janvier 1912, elle n'est encore qu'à 273 kilomètres du pôle. Scott
renvoie alors sur l'arrière trois de ses compagnons, le lieutenant R. G.
Evans, le sous-officier Crean et le mécanicien Lashley. Dramatique fut
le retour de ce détachement. Sur la Barrière, Evans, en proie à une
violente attaque de scorbut, devint incapable de faire un pas.
Admirables de dévouement, les deux marins réussirent cependant à sauver
leur chef, le charriant pendant quatre jours couché sur le traîneau,
puis l'un d'eux, au risque d'être englouti dans une crevasse ou perdu
dans la brume ou le blizzard, partant seul à la recherche de secours.
Nulle expédition n'a été plus que celle du Terra-Nova riche en actes
héroïques. Mais que d'anxiété sur le sort de Scott la nouvelle de ce cas
de scorbut chez un des membres de la caravane éveilla dès l'an dernier
parmi les spécialistes!

AU POLE, APRÈS AMUNDSEN

Après le départ du lieutenant Evans, Scott continue avec seulement
quatre compagnons, le docteur Wilson, le capitaine Oates, le lieutenant
Bowers et le sous-officier Evans. Malgré l'effrayant labeur fourni
depuis 62 jours, tous sont dispos et pleins d'ardeur. «Nous partons,
écrit le chef de l'expédition, avec un mois de vivres et l'espérance de
la victoire si le temps se maintient et si aucun obstacle imprévu ne
surgit.» Trois ou quatre jours après, une cruelle déception attendait
ces hommes énergiques: des traces de skis et de traîneaux sont visibles
à la surface du glacier!

Le succès que Scott avait tant mérité par sa constance et par ses
services antérieurs lui était ravi. Maintenant que l'espoir ne soutient
plus les explorateurs, combien plus pénible leur semble la route et
combien plus épuisant devient l'effort. Encore 200 kilomètres, puis, le
17 janvier, après trente-huit jours de montée, voici enfin le but marqué
par la petite tente pavoisée qu'Amundsen y a laissée en signe de
conquête. Quel déchirement pour ces marins et ces soldats d'apercevoir
un pavillon étranger flottant au-dessus du point où ils avaient rêvé de
planter l'_Union Jack!_ Ils ouvrent la tente; elle renferme une lettre
adressée à Scott par son heureux compétiteur, une seconde lettre
destinée au roi de Norvège, un sextant, un horizon artificiel et divers
effets d'habillement. Tous ces documents et tous ces objets, recueillis
par les Anglais, ont été retrouvés ensuite dans leurs bagages;
actuellement, le message adressé du Pôle Sud par Amundsen au roi Haakon
est arrivé à destination.

Le lendemain, le ciel étant devenu clair, des observations astronomiques
sont exécutées, lesquelles placent le pôle à 925 mètres au delà de la
tente des Norvégiens; puis on prend une série de photographies. C'est de
ces vues, du plus émouvant intérêt documentaire, que _L'Illustration_,
fidèle à ses habitudes d'informations précises et rapides, s'est assurée
la primeur.

[Illustration: Découverte de la tente laissée ats Pôle par Amundsen.]

[Illustration: Groupe des cinq explorateurs au point exact du Pôle.]

_Copyright. Repr. interdite._

Les clichés de l'arrivée au Pôle du capitaine Scott et de ses
compagnons, retrouvés non développés près de leurs cadavres, et
reproduits ici d'après des épreuves sans retouches, à leur format
exact.--_Voir aux pages suivantes les agrandissements._

[Illustration: Capitaine Scott. Capitaine Oates. Dr Wilson Sous-officier
Evans. L'EXPÉDITION DU CAPITAINE SCOTT, ARRIVANT AU POLE SUD, LE 17
JANVIER 1912, Y TROUVE, PAVOISÉE AUX COULEURS NORVÉGIENNES, LA TENTE
DRESSÉE UN MOIS AVANT PAR AMUNDSEN _Photographie du lieutenant Bowers._
_Copyright. Reproduction interdite._]

[Illustration: Capitaine Oates. Lieutenant Bowers. Capitaine Scott
(debout). Dr Wilson.

LA DERNIÈRE PHOTOGRAPHIE DU CAPITAINE SCOTT ET DE SES QUATRE COMPAGNONS,
GROUPÉS AU POINT EXACT DU POLE, A NEUF CENTS MÈTRES DE LA TENTE
D'AMUNDSEN

_Cliché pris par le lieutenant Bowers qui, après avoir mis au point,
prit place dans le groupe et fit déclancher l'obturateur en tirant un
cordon.--Copyright. Reproduction interdite._]

[Illustration: LE PLUS ÉMOUVANT TOMBEAU DU MONDE: PYRAMIDE DE GLACE ET
DE NEIGE ÉLEVÉE DANS LE DÉSERT ANTARCTIQUE AU-DESSUS DE LA TENTE OU SONT
MORTS SCOTT, BOWERS ET WILSON

_Les corps des trois héros ont été pieusement étendus côte à côte sous
la toile de leur tente et sous le monticule glacé surmonté d'une croix;
à gauche, se dresse encore la hampe du pavillon de leur dernier
campement, restée où ils l'avaient plantée; à droite, leur traîneau
abandonné a été dressé sur un petit tas de neige par les membres
l'expédition de secours.--Copyright. Reproduction interdite._]

[Illustration: LA TENTE OU SONT MORTS LE CAPITAINE SCOTT, LE LIEUTENANT
BOWERS ET LE DOCTEUR WILSON _dans l'état où elle fut trouvée, huit mois
après, par l'expédition de secours. Copyright. Reproduction interdite._]

[Illustration: Lieutenant Gran. Sous-officier Williamson. M. Nelson.
Sous-officier Crean. L'expédition de secours qui découvrit le campement
où moururent Scott et ses deux derniers compagnons. _Copyright.
Reproduction interdite._]

[Illustration: EN MÉMOIRE DES CINQ HÉROS.--Croix érigée par l'équipage
du _Terra-Nova_ sur la hauteur dite _Observation Hill_, voisine des
quartiers d'hiver du Cap Evans.--_Copyright. Reproduction interdite._]

La fin de l'été antarctique approche; il n'y a donc pas de temps à
perdre. Reprenant le chemin du retour, à toute vitesse la caravane
dévale le plateau polaire; un jour, elle réussit même à couvrir 33
kilomètres. Si cette allure pouvait être maintenue, Scott serait sauvé;
mais, à peine en route, Evans commence à faiblir, et de jour en jour son
état empire. Presque incapable de se tenir debout, le malheureux fait
une chute grave; après cet accident, la traversée de la zone de neige
molle, au nord du Cloudmaker, achève de l'épuiser, et, le 17 février, au
pied du glacier Beardmore, il tombe pour ne plus se relever.

[Illustration:

L'aller.

Le retour.

TOUTE L'EXPÉDITION DU CAPITAINE SCOTT RÉSUMÉE EN DEUX IMAGES
SCHÉMATIQUES Dessin de L. Trinquier.--L'itinéraire de gauche doit être
suivi de haut en bas; celui de droite, de bas en haut.]

L'AGONIE DE LA CARAVANE

L'agonie de la caravane commence. Sur la Grande Barrière, le froid
acquiert une rigueur extrême, et, sous l'influence de cette basse
température, la couche de neige devient pulvérulente comme du sable. Les
étapes sont par suite très lentes, et cette lenteur amène la famine. Les
dépôts échelonnés à des intervalles de 110 kilomètres renferment juste
le nombre de rations de vivres nécessaires à une escouade pour couvrir
cette distance, en marchant à raison de 16 kilomètres par jour. Or, par
suite du mauvais temps régnant, de l'état déplorable de la piste et de
la fatigue, la petite troupe ne peut soutenir pareil train. Parfois, en
24 heures, elle franchit à peine 3 kilomètres. Avec cela, le 16 mars,
Oates est à bout de forces. Les pieds et les mains gelés, le voilà
maintenant, pauvre masse presque inerte, à la charge de ses compagnons
défaillants. Dans cette conjoncture, il connaît son devoir, il l'a
formulé lui-même, devant des amis, avant son départ pour l'Antarctique.
En une pareille entreprise, avait-il déclaré, tout homme qui tombe
malade et de ce fait met en péril la vie de ses camarades doit avoir le
courage de disparaître. Oates est de ceux dont les actes ne démentent
pas les paroles: réunissant ses dernières forces, il se lève, sort de la
tente, et disparaît dans le blizzard, afin de libérer ses camarades.

Malgré la violence de la tempête, les trois survivants se remettent
aussitôt en route. Le gros dépôt du _One Ton Camp_ n'est plus loin, et
là est le salut. Après cinq nouvelles étapes terribles, au moment de
toucher le but, l'ouragan oblige les malheureux affamés à camper. Ils
n'ont plus que deux jours de vivres, en comptant toutes les miettes
soigneusement ramassées au fond des caissons. D'ici là la tempête
mollira... tout espoir n'est donc pas perdu. Dans l'attente anxieuse
quarante-huit heures se passent, mais jamais le vent n'abat; toujours
l'ouragan souffle comme un hululement de mort... Maintenant plus rien à
se mettre sous la dent; c'est la famine complète. Dans l'hallucination
que produit la faim, ces héros revivent leur admirable épopée; en rêve,
comme une gloire céleste, ils revoient ce pôle pavoisé de _l'Union Jack_
pour lequel ils ont sacrifié leurs vies; puis, peu à peu, leurs forces
défaillent...

Huit mois plus tard, le 12 novembre 1912, un détachement, parti des
quartiers d'hiver à la recherche des disparus, découvrait leur tente et
auprès d'elle leur traîneau, au milieu de la grande solitude. Contre
cette pauvre petite chose perdue dans cette immensité, unique saillie au
centre de la plaine infinie, les blizzards de l'hiver avaient épuisé
vainement leur violence. A peine la toile de la tente avait-elle un peu
fléchi. La neige, sèche comme une poussière, l'avait fouettée éperdument
sans s'y accrocher jamais, sans s'amonceler contre l'obstacle.

De loin, c'était simplement un campement abandonné... Le chef du groupe
avance le premier, tête nue, et, soulevant la portière de l'abri, il
découvre la chambre funèbre. Un simple coup d'oeil permet aux assistants
émus de reconstituer le dernier acte du drame.

Le capitaine est là, près du seuil, étendu tout de son long sur son sac
de couchage, tandis que Wilson et Bowers reposent dans leurs sacs. Ils
ont donc succombé les premiers, et, malgré sa propre faiblesse, leur
chef a trouvé l'énergie de les ensevelir dans ces suaires de fourrure,
en attendant que la mort vienne le prendre à son tour. Tous ont gardé un
air calme et semblent dormir. Wilson, raconte le lieutenant Gran, du
détachement de secours, était placé juste en face de l'entrée, à moitié
dressé, le buste appuyé contre la paroi de la tente, le visage éclairé
par un doux sourire; on eût dit qu'il allait s'éveiller. Même dans la
mort, l'excellent docteur, le boute-en-train de l'expédition, avait
gardé son amabilité habituelle; il semblait avoir accueilli la triste
visiteuse avec son affabilité coutumière... «Ce sourire sur cette bonne
physionomie à jamais glacée, ajoute Gran, nous fendit le coeur, et
devant ce spectacle profondément navrant nous demeurâmes tous comme
pétrifiés.»

Le matériel de la tente, les échantillons géologiques, les registres
d'observation, les carnets de notes, et tout d'abord l'émouvant message
de Scott au peuple anglais qui a été placé bien en évidence, sont
pieusement recueillis. Ensuite on récite les prières des morts; puis,
enlevant les piquets de la tente, on laisse retomber la toile sur les
dépouilles des trois héros. Par-dessus ce linceul, des blocs de neige et
de glace sont entassés sur une hauteur de cinq mètres, et, au sommet de
ce monticule, les quatre Anglais plantent une simple croix faite de deux
skis entre-croisés, suprême hommage aux morts qui reposent là où ils
sont tombés.

[Illustration: Le retour en Nouvelle-Zélande, pavillon en berne, du
navire de l'expédition, le _Terra-Nova_.]

LES DERNIERES LIGNES ÉCRITES PAR LE CAPITAINE SCOTT

L'expédition Scott demeurera un de ces magnifiques exemples de courage
et de grandeur morale qui honorent l'humanité entière. Qui ne se sentira
pris d'une profonde admiration pour ce chef de mission qui, dans les
affres de la mort, trouva encore la force d'exalter la grandeur de son
pays dans cette page si simple, si surhumainement émouvante et désormais
immortelle:

Notre désastre est dû, écrit Scott mourant, non à des vices
d'organisation, mais à la malchance dans toutes les situations
difficiles dont nous avions à triompher.

1° La perte de poneys survenue en 1911 m'obligea à partir plus tard que
je ne l'avais tout d'abord résolu et réduisit la quantité de vivres que
nous emportâmes.

2° Le mauvais temps à l'aller, notamment la longue tourmente éprouvée
sous le 83° de latitude, retarda notre marche.

3° La neige molle sur les pentes inférieures du glacier Beardmore
ralentit encor: nos progrès.

Avec énergie, nous avons lutté contre ces circonstances adverses et en
sommes venus à bout, mais au prix de larges prélèvements sur nos vivres
de réserve. Approvisionnements, vêtements, organisation de la longue
file de dépôts établie sur le plateau et sur la route du Pôle, longue de
1.300 kilomètres, tout nous a donné pleine satisfaction.

Notre groupe aurait rallié le glacier Beardmore en parfait état et avec
une réserve de vivres, sans la défaillance extraordinaire d'Evans, le
dernier que nous nous attendions à voir faiblir.

Jamais des êtres humains n'ont souffert autant que nous pendant ce
dernier mois; en dépit du mauvais temps, nous aurions cependant réussi à
passer, sans la maladie du capitaine Oates, sans la diminution de la
provision de combustible contenue dans les dépôts, diminution
inexplicable, sans, enfin, ce dernier ouragan. Il nous a arrêtés à 20
kilomètres du dépôt où nous avions l'espoir de trouver les vivres
nécessaires.

Eut-on jamais plus mauvaise chance? Nous sommes arrêtés ici, à 11 milles
(20 kilomètres) du dépôt du _One Ton Camp_, n'ayant plus que deux jours
de vivres et du pétrole pour préparer un seul repas.

Nous sommes faibles; je peux à peine tenir la plume. Pour ma part, je ne
regrette pas d'avoir entrepris cette expédition; elle montre l'endurance
des Anglais, leur esprit de solidarité, et prouve qu'ils savent regarder
la mort avec autant de courage aujourd'hui que jadis.

Nous avons couru des risques; nous savions d'avance que nous allions les
affronter.

Les choses ont tourné contre nous; nous ne devons pas nous plaindre,
mais nous incliner devant la décision de la Providence, résolus à faire
de notre mieux jusqu'à la fin.

Si dans cette entreprise nous avons volontairement donné nos vies, c'est
pour l'honneur du pays. J'adresse donc un appel à mes compatriotes et
les prie de veiller à ce que ceux dont nous étions les soutiens ne
soient pas abandonnés.

Eussions-nous survécu, le récit que j'aurais fait des souffrances, de
l'endurance et du courage de mes compagnons eût profondément ému tous
les coeurs anglais. Ces notes frustes et nos cadavres diront nos
épreuves, et certainement un grand et riche pays comme la
Grande-Bretagne assurera convenablement l'avenir de nos proches.

Ce morceau, digne des plus belles pages de Plutarque, constitue la plus
magnifique des leçons d'héroïsme et d'ardent patriotisme. Aussi, pour
exalter l'esprit de la jeunesse et développer chez elle la fierté du nom
anglais, ce message suprême a-t-il été lu et commenté dans toutes les
écoles publiques. A travers l'empire entier, l'admirable mort de Scott
et de ses compagnons a fait passer un frisson d'orgueil national et
réveillé l'esprit d'entreprise. Aux yeux de tous, l'exploration de
l'Antarctique qui, jusque-là, laissait les grandes masses indifférentes,
apparaît maintenant comme un des facteurs de la grandeur britannique.

CHARLES RABOT.

_Pour les deux photographies rapportées des lieux de la mort de Scott
par les membres de l'expédition de secours, ceux-ci ont pu fournir
eux-mêmes les légendes. Il n'en a pas été ainsi pour les trois clichés
trouvés non développés dans la tente où succombèrent les explorateurs.
Ce qu'ils représentaient n'était pas douteux. Mais sur ces visages
fatigués, hâtés, graisseux, on pouvait hésiter à mettre des noms.
L'identification que nous en donnons est pourtant certaine, et une note
dans un carnet de l'expédition indique expressément comment le groupe
complet fut pris, au Pôle même, par le lieutenant Bowers. Celui-ci est
également l'auteur du cliché de la tente d'Amundsen. Quant au traîneau
auquel sont attelés quatre des explorateurs, il paraît bien avoir été
photographié par le capitaine Scott lui-même._



[Illustration: Les pavillons des puissances (Allemagne, France,
Autriche-Hongrie, Italie, Angleterre) flottant sur la forteresse de
Scutari d'Albanie.]

LES PUISSANCES EN ALBANIE

A Scutari, maintenant, le drapeau monténégrin qui s'était substitué au
drapeau ottoman, est à son tour remplacé par les pavillons des grandes
puissances, Angleterre, Italie, Autriche-Hongrie, France, Allemagne,
dont les détachements occupent la ville. Une commission d'officiers de
la flotte internationale--auxquels tous les habitants sont invités à
obéir sous peine d'encourir les pénalités prévues par la loi
martiale--dirigera les services jusqu'à ce qu'un gouvernement autonome
soit établi en Albanie. Cette commission, présidée par le vice-amiral
anglais Burney, a déjà commencé ses travaux et pris d'utiles mesures
administratives. La surveillance des douanes est confiée à un officier
nommé par le corps consulaire. Les distributions de vivres aux indigents
se poursuivent avec méthode, et une commission sanitaire, composée de
médecins albanais, autrichiens et italiens, a pris d'urgence les mesures
réclamées par le mauvais état sanitaire de la ville.

[Illustration: Panorama de Santi Quaranta, port de ravitaillement de
Janina, Argyrocastro et Delvino.]

EN EPIRE HELLÈNE

Au moment où se prépare le partage, entre les alliés balkaniques, des
territoires conquis par eux, où se décident des tracés de frontières qui
vont, quoi qu'il advienne, causer plus d'une déception, le _Temps_ avec
cette préoccupation constante de l'actualité qui l'anime et à laquelle
il doit son allure vivante et, dirait-on, éternellement jeune, chargeait
l'un de ses plus actifs collaborateurs, M. René Puaux, d'une mission
d'études en Epire. Notre excellent confrère a envoyé à son journal des
articles substantiels, vivement colorés et de forme brillante; mais il a
bien voulu nous réserver les clichés photographiques qui en forment la
pittoresque illustration. Ce sont de beaux paysages aux lignes nobles,
où de sombres cyprès dressent dans des ciels limpides leurs silhouettes
classiques; puis, fatalement dans cette région où les haines de races
sont ardentes et où la lutte fut farouche, des visions lamentables de
ruines, et, d'autre part, spectacle plus inopiné, des tableaux de fêtes
agrestes tout à fait charmants et bien doux à nos coeurs: car, dans tout
le cours de son voyage, M. René Puaux se vit, à sa grande surprise, à sa
profonde émotion, l'objet de manifestations enthousiastes de la part de
cette malheureuse population épirote qui n'avait pas vu un étranger
depuis au moins un demi-siècle, mais qui, nourrie d'une certaine
tradition, a gardé sa foi en la France, comme en une nation libératrice.

[Illustration: Les habitants de Loukovo venus, avec des drapeaux grecs
et français, au-devant de notre compatriote, M. René Puaux.]

[Illustration: L'envoyé du _Temps_, M. René Puaux, à Nivitza, devant sa
porte décorée d'un drapeau grec et d'un drapeau français.]

Salué à Santi Quaranta par des ovations chaleureuses, le voyageur, le
Français, croit «avoir connu l'unique expérience d'une touchante
popularité». Mais il arrive à Nivitza:

«... Au milieu d'un petit bois d'oliviers, à deux cents mètres des
premières maisons, écrit-il, un spectacle inattendu me fit tirer en
arrière la bride de mon cheval. Une partie de la population était là,
et, au milieu d'un groupe d'une vingtaine de petites filles tenant de
gros bouquets de fleurs des champs, trois gamins brandissaient deux
drapeaux grecs et un drapeau français. Je mis pied à terre, et alors un
vieillard aux longues moustaches blanches tranchant sur le teint recuit
des joues s'avança. Il tenait, entre ses doigts qui tremblaient fort,
une feuille de papier écolier sur laquelle était écrit son discours: une
harangue émue où il était question de la France protectrice des faibles
et des causes justes, où l'on disait que les pauvres gens de Nivitza
préféraient maintenant mourir que de ne pas être Grecs.»

[Illustration: La côte de l'Epire hellène et le canal de Corfou.]

[Illustration: La petite ville de Chimara, qui avait su rester grecque
même sous la domination turque.]

Des vivats: _Zito Hellas! Zito Gallia! Zito Enossis!_ (Vive la Grèce!
Vive la France! Vive l'Union!) saluent ces paroles. Ce sont des cris qui
deviendront vite familiers aux oreilles de M. René Puaux, car ils
retentiront sur sa route à chaque étape, à Saint-Basile, à Loukovo, à
Pikerni, à Chimara, à Delvino, à Argyrocastro, où s'y mêlera même le cri
de _Zito Chronos!_ (Vive le _Temps!_).

Un cortège se forme «marchant à la file indienne, vu l'étroitesse du
sentier, les drapeaux grecs et français en avant».

On entre dans le village. Hélas! c'est un amas de ruines:

«Les Albanais, au soir du 13 décembre dernier, ont mis le feu à la
plupart des maisons que leurs habitants avaient hâtivement quittées à
leur approche. Il resta cinq vieilles femmes impotentes et deux
vieillards qui furent jetés dans le brasier. De leurs enfants qui
étaient demeurés avec eux, l'un fut assassiné dans la chambre même où
j'écris.»

Et à ce village de décombres il ne demeure qu'une parure, le séculaire
platane de sa grand'place, à l'ombre duquel, aux jours calmes, on se
réunit pour causer ou rêver.

Cet enthousiasme pour la Grèce comme ces visions d'horreur eurent vite
fait de convertir M. René Puaux aux convictions de ces braves gens, à
leurs espoirs. Avec eux, il croit fermement qu'ils ne peuvent plus être
abandonnés comme des otages aux fureurs de leurs oppresseurs albanais.
«Ce n'est pas, proclame-t-il dès les premiers pas qu'il fait parmi ces
Hellènes de coeur, ce n'est pas le gouvernement grec qui veut l'annexion
de l'Epire, ce sont les Epirotes qui réclament leur union à la Grèce.»

_Un vieux Chimariote._

Ses dernières haltes ne font que l'ancrer plus profondément dans cette
conviction.

A Chimara, où les hommes vont bardés de cartouchières et le fusil au
poing et où les querelles mortelles devraient être fréquentes, il admire
le régime paternel des «démogéronties», conseils de vieillards
administrant les affaires en commun, qui réussissent, à force de
sagesse, à maintenir parmi ces belliqueux une paix relative. Et les
droits de cette petite ville à la nationalité grecque lui paraissent
plus sacrés encore que ceux d'aucune autre:

«Les droits de Chimara à l'union avec la Grèce sont autant motivés par
ses traditions, son patriotisme, que par sa situation géographique et
économique. C'est le dernier clou planté au pavillon bleu et blanc en
haut de la hampe de la côte d'Epire; mais il est si bien enfoncé
qu'aucune tempête ne pourra l'arracher; l'étoffe tout entière cédera
plutôt!... Chimara ne peut pas ne pas être grecque, parce qu'elle l'est
déjà. Les Chimariotes sont célèbres dans tout le royaume hellénique. On
les cite en exemple de patriotisme. Ils ont droit aujourd'hui à la
récompense de leur attachement à la mère patrie.»

Quand, enfin, il a été témoin des manifestations de respect,
d'attachement, d'amour, dont fut l'objet, à Korytza, le nouveau
diadoque, visitant la contrée conquise, il lui sembla bien décidément
que la voix de ce peuple était la voix de Dieu lui-même.

[Illustration: EN ÉPIRE HELLÈNE.--La côte d'Epire, le canal de Corfou,
et l'île, de Corfou elle-même à l'horizon, vus de
Chimara.--_Photographies René Puaux._]



CE QU'IL FAUT VOIR

LE PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER

Il faut voir l'exposition des Chiens. Il faut même se presser de l'aller
voir, car elle sera fermée dans trois jours.

A dire vrai, cette exposition n'embellit pas le coin de Paris où elle
est placée. Aux Tuileries, sur cette admirable terrasse du Bord de l'eau
devant laquelle la place de la Concorde déploie le plus somptueux de nos
panoramas parisiens, s'alignent les baraquements bas de fer et de toile
grise où sont retenus prisonniers--pour leur gloire!--nos plus beaux
chiens. Le long des cages grilles, de la paille s'éparpille, des
gamelles traînent, des pancartes-réclames de biscuits et de produits
«désodorisants» sont accrochées. Des joueurs de cors de chasse soufflent
leurs airs mélancoliques sur un parterre de petites tables autour
desquelles des buveurs sont assis. L'Orangerie sert d'asile à un petit
Salon de peintres de chiens et de sculpteurs pour chiens, que continue,
au dehors, l'exposition en plein vent des vêtements, des colliers, de la
pharmacie, des nourritures de chiens...

Et cela aurait la vulgarité des pires fêtes foraines, si deux
attractions de qualité supérieure ne faisaient de cette exposition
canine un spectacle, au total, charmant. Ces attractions, ce sont les
chiens eux-mêmes; et, autour d'eux, _celles_ qui les regardent.

La première série des sujets exposés n'avait guère attiré aux Tuileries
que des élégances... masculines. C'était la série des chiens sérieux;
j'entends les chiens chasseurs... Braques d'Auvergne, braques
Saint-Germain, setters et pointers, orgueilleusement alignés derrière
leurs grilles, à côté des boxes plus vastes où rêvaient, endormies dans
la paille, en paquets, les meutes des tekels, des bassets griffons, des
beagles. Il y avait bien le clan aristocratique des lévriers, autour
desquels on vit s'agiter de délicieux chapeaux de printemps; les
chapeaux de «celles qui regardent». Mais ce n'est qu'à la seconde série
qu'elles affluent, celles qui regardent: la série de maintenant; celle
des petits chiens. Chiens-bibelots, chiens-joujoux, qui ne servent à
rien, qui coûtent des prix fous, et qu'on adore. Un salon spécial a été
aménagé pour eux. De minuscules cages en font le tour; et les voici
tous, enrubannés, pomponnés, parfumés, fleuris, précieusement vêtus:
caniches loulous d'Alsace et de Poméranie, King Charles, havanais et
pékinois, levrons et carlins, fox-terriers et papillons... Grelottants,
hargneux, terrifiés par la foule et le bruit... Mais l'amusant tapage,
où se confondent les bruits des voix, des rires, des aboiements! Le joli
tableau de frivolité spirituelle, d'élégance, de tendresse jolie... et
un peu comique, et comme décidément la femme créée par Paris, si je puis
dire, est intéressante à regarder, en quelque attitude qu'on la
surprenne!

                                   *
                                  * *

Ainsi l'avez-vous vue suivre une grande vente, rue de Sèze, chez Georges
Petit?

C'est encore une chose à voir, et tout à fait un spectacle de l'instant
de l'année où nous sommes. Pourquoi? On n'en sait rien. Le
commissaire-priseur a des raisons que la raison ne connaît pas. Ce qui
est certain, c'est qu'il y a à Paris une saison pour les «grandes ventes»
comme pour les grands dîners, les ballets russes et les grandes épreuves
de Longchamp. Et nous voilà au coeur de cette saison-là. Que l'étranger
ne s'illusionne point; le _décor_ n'est pas plus séduisant ici qu'à
l'exposition canine. Mais ce sont les figures qui sont bien amusantes,
là aussi, à observer.

La grande salle d'exposition est comme déshabillée. On en a supprimé les
grands vélums qui la plafonnent d'ordinaire, et par l'immense verrière
tombe un jour cru sur les figures des gens. Le long des cimaises, à la
place des tableaux, s'alignent des tapisseries à vendre, des bois de
lit, des glaces «de style», toutes sortes de pièces d'ameublement qui
font ressembler les murs de ce hall à ceux d'un magasin d'accessoires.

Au fond, la tribune où s'agite, les bras en l'air, un homme avec lequel
d'autres hommes échangent, à distance, des propos brefs, des appels de
nombres suivis de temps en temps d'un coup--frappé sur la tribune--du
marteau d'ivoire que M. le commissaire tient à la main. Les objets à
vendre sont promenés sous les yeux des amateurs, assis en rang sur des
fauteuils de velours rouge qui font penser à _l'orchestre_ d'un petit
théâtre... d'un petit théâtre où l'on s'écraserait en plein jour. Foule
mêlée. Des marchands, des marchandes, des oisifs sans le sou qui
viennent regarder vendre un tabouret 6.000 francs, et 45.000 une table à
thé; des gens de sport, des _club-men_ connus et très salués, des femmes
du monde, des femmes de théâtre, très entourées aussi. Que
viennent-elles faire là? Acheter des choses? Oh! que non. Elles viennent
simplement satisfaire la curiosité de savoir qui est celui qui payera
45.000 francs la petite table à thé, et goûter le plaisir d'avoir vu sa
figure.

Car c'en est un! une surenchère, c'est une course d'argent, comme une
course de chevaux est un match de vitesse, ou comme un match de boxe est
une course de poings! Et rien n'intéresse plus les femmes que d'assister
à une victoire, et d'avoir devant elles une figure de vainqueur à
regarder,--que ce vainqueur soit un pugiliste, un jockey, ou un monsieur
assez riche pour payer 45.000 francs une petite table à thé.

Un conseil: que l'étranger qui, cette semaine, se sera offert chez
Georges Petit le spectacle _sportif_ d'une grande vente ne manque pas de
s'arrêter (dans la même maison) à l'Exposition des délicieuses
_Sanguines_ d'Albert Fourié. Cela aussi, c'est à voir.

                                      *
                                     * *

Et ce qui est à voir encore, c'est la double Exposition dont le «tri
centenaire» de Lenôtre fournit en ce moment le sujet aux amateurs de
jardins. Je dis: double, je devrais dire: triple. Ce fut, il y a une
dizaine de jours, pour commencer, l'Exposition ouverte à la Bibliothèque
Le Peletier Saint-Fargeau des vieux livres, des estampes et des plans où
nous est racontée l'histoire des jardins de Paris. Puis, cette semaine,
le Salon de Bagatelle et cette exposition charmante de l'Art des jardins
où la Nature et l'Art se montrent si parfaitement dignes l'un de l'autre
qu'on ne sait plus si c'est le peintre qui a pris ses modèles chez le
jardinier ou le jardinier qui a imité le peintre. Et voici enfin que,
depuis hier, une troisième exposition s'ouvre au pavillon de Marsan; et
c'est encore aux jardins qu'elle est consacrée, et la mémoire de Lenôtre
qu'elle évoque.

Peut-être tous les étrangers ne comprendront-ils pas pourquoi le trois
centième anniversaire de Lenôtre suscite parmi nous cette sorte
d'emballement. Il faudra donc leur expliquer qu'ici encore il y a, à
côté de la raison qu'on voit, la raison qu'on ne voit pas. Sans doute,
Lenôtre fut l'exquis dessinateur des jardins de Versailles, de
Saint-Cloud, de Meudon, de Dijon, de Sceaux; des canaux de
Fontainebleau; de la terrasse de Saint-Germain; mais il fut surtout
l'homme d'une _idée_ qui, plusieurs fois depuis deux siècles, a cessé
chez nous d'être à la mode, et de laquelle--en politique aussi bien
qu'en art--semblent s'éprendre de nouveau les esprits. L'architecture de
Lenôtre, c'est un symbole de méthode, de discipline, de beauté claire et
d'ordre tranquille. Et voilà pourquoi nos imaginations surmenées et
désorientées à la fois par deux siècles d'indépendance trouvent Lenôtre
charmant. Elles se reposent en lui, de toutes les manières...

UN PARISIEN.



AGENDA (24-31 mai 1913)

EXPOSITIONS ARTISTIQUES.--_Paris_: Grand Palais: Salon de la Société des
Artistes français; Salon de la Société nationale des Beaux-Arts.--Petit
Palais: exposition de David et ses élèves.--Ancien hôtel de Sagan (3,
rue de Constantine): objets d'art du Moyen Age et de la Renaissance, au
profit de la Croix-Rouge française.--Union centrale des Arts décoratifs
(pavillon de Marsan): le _23 mai_, ouverture d'une exposition
rétrospective de l'Art des jardins en France (tapisseries, peintures,
dessins, gravures).--Hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau (9, rue de
Sévigné): Promenades et Jardins de Paris depuis le quinzième siècle
jusqu'à 830.--A Bagatelle (bois de Boulogne): exposition de l'Art du
jardin.--Hôtel de Sens (1, rue du Figuier); exposition des Artistes du
IVe arrondissement--A l'Office tunisien (2, rue Meyerbeer): oeuvres des
frères Delahogue, vues de Tunisie et d'Algérie.

VENTE D'ART.--Galerie Manzi-Joyant (15, rue de la Ville-l'Évêque): le
_30 mai_, vente de l'atelier de J.-B. Carpeaux, groupes, statuettes,
bustes; la Danse, Ugolin et ses enfants (groupes originaux en terre
cuite).

CONFÉRENCES.--A la Bibliothèque Saint-Fargeau (29, rue de Sévigné), tous
les vendredis à 4 heures, conférences sur _les Jardins et Promenades de
Paris_,--Hôtel de Sens (rue du Figuier): le 1er juin, à 4 heures:
conférence de M. Emile Berna: à l'Exposition des artistes du IVe
arrondissement.

L'EXPOSITION D'HORTICULTURE.--Au Cours la Reine: jusqu'au _26 mai_,
exposition de printemps de la Société nationale d'horticulture.

L'EXPOSITION CANINE.--Terrasse de l'Orangerie (Jardin des Tuileries):
jusqu'au _26 mai_, exposition canine internationale.

A LA SORBONNE.--Le _25 mai_, à la Sorbonne, assemblée générale de la
Société centrale de Secours aux naufragés, pour la distribution des
récompenses aux sauveteurs, sous la présidence de l'amiral Duperré.

FÊTES DE CHARITÉ.--A la Comédie-Royale, le 24 mai, à 2 heures:
représentation de gala au bénéfice de l'Oeuvre de la Miséricorde,
présidée par la comtesse de Piennes, née Mac-Mahon.--Au Trocadéro, le 24
mai en soirée: représentation au bénéfice de l'Oeuvre du théâtre à la
caserne.--Le _29 mai_, au Trocadéro, matinée de gala, au profit de
l'Oeuvre française des enfants d'artistes.--Au théâtre des
Champs-Elysées: le _1er juin_, fête de bienfaisance, au bénéfice de la
Société de charité maternelle, présidée par Mme la duchesse de Mouchy.

SPORTS.--_Courses de chevaux_: le _24 mai_, Saint-Ouen; le _25_,
Longchamp, Bordeaux; le _26_, Saint-Cloud; le _27_, Saint-Ouen; le _28_,
le Tremblay; le _29_, Longchamp; le _30_, Maisons-Laffitte; le _31_,
Enghien.--_Aviation_: le _1er juin_, match
Garros-Audemer.--_Automobile_: le _25 mai_, course de côte de Limonest
(Rhône); à la même date, à Reims, Grand Prix de Champagne
(motocyclettes).--_Escrime_: aux Tuileries, continuation de la Grande
semaine des armes de combat: le _24 mai_, championnat; le _25_,
championnat de baïonnette, critérium des champions, prix Hauzeur
(finale).--_Boxe_: le _28 mai_, à la salle Wagram, Grand Prix de Paris
(amateurs) de boxe anglaise.--Le _1er juin_, à l'Exposition universelle
de Gand, match Georges Carpentier-Bombardier Wells.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

LES LIVRES DE L'ÉNERGIE FRANÇAISE

«L'armée, écrit le lieutenant Psichari dans le beau livre qu'il rapporte
de la brousse africaine, l'armée est la meilleure école qui soit au
monde, surtout l'armée de métier. L'armée seule aujourd'hui, malgré les
efforts que l'on a fait, possède une tradition. Et c'est là que réside
toute sa vertu.» Ce mot vertu, vous devez l'entendre dans le sens
puissant que lui donnaient les anciens: énergie, courage, amour de
l'action périlleuse, dédain des quiétudes médiocres et des jouissances
égoïstes d'une vie sans effort. La vertu de l'armée est dans sa
tradition.

Hors des casernes et des garnisons trop douces de la métropole, au camp,
au feu, dans les sables perdus des nouvelles France, la tradition
échappe aux influences dissolvantes. Il n'y a plus là une armée d'hier
et une armée d'aujourd'hui. Les uniformes ont pu changer. Mais l'âme est
demeurée la même et vous n'en sauriez douter après avoir lu les quatre
livres signés par quatre officiers de notre armée de métier, notre armée
coloniale, souvenirs ou romans vécus, que nous venons de recevoir
presque simultanément et qui sont des livres de foi ardente dans
l'énergie de notre race.

L'un de ces livres, _En colonne_, par le général Bruneau (1), évoque les
fastes algériens d'il y a quarante ans. Les trois autres: _Gens de
guerre au Maroc_, par M. Emile Nolly (2); _les Amis de mon ami Fou Than
ou les Aventures de six marsouins en Chine_, par M. Léo Byram (3); et
_l'Appel des armes_, par M. Ernest Psichari (4), nous disent les gestes
héroïques de ce temps, et les sacrifices consentis pour la plus grande
France par les jeunes hommes d'aujourd'hui.

Deux générations de soldats surgissent de ces quatre volumes. Elles ne
s'opposent pas. Elles se dressent ensemble, avec le même élan, le même
regard, la même jeunesse, et le même cri de ralliement.

Les livres, cependant, sont de talents très divers. Les épisodes ne s'y
ressemblent pas. Ces soldats de notre race, qui transportent en Afrique
et en Asie, dans la défense et la conquête, le meilleur de l'énergie
française, ont eu, dans la vie collective des camps, une vie propre et
lss plus différentes aventures.

Nous avons déjà fait connaître à nos lecteurs plusieurs des récits du
général Bruneau qui est le plus ancien, _l'ancien_, des conteurs
militaires dont nous nous occupons aujourd'hui. Le général Bruneau
représente la génération doyenne. Il a fait la terrible et néfaste
guerre dont il nous a dit les héroïsmes désespérés (5). Puis il a
pacifié l'Algérie en révolte, et ce sont ses souvenirs d'Afrique,
combats et chasses, qu'il réunit maintenant en un livre charmant
d'entrain jeune, de verve pittoresque, et de patriotique confiance. Il
conte comme Marbeau, comme Parquin et comme du Barail. Il nous entraîne
en gaieté, droit au feu, ou au péril, sous quelque forme qu'il s'offre.
Lisez _Johann, le Blocus de Djelfa, le Rallye-Paper, Un raid
d'infanterie, le Combat de l'oued Cheref, Entre la vie et la mort._ Vous
verrez comme y sont admirablement évoqués, en pleine action, nos
Africains d'hier, et vous verrez aussi combien ces Africains d'hier,
guerriers ou civilisateurs, ressemblent, par les qualités profondes et
brillantes qui font l'âme du soldat français, à nos «Marocains»
d'aujourd'hui.

(1) Ed. Calmann-Lévy; 3 fr. 50.--(2) Librairie Plon, 3 fr. 50.--(3)
Calmann-Lévy, 3 fr. 50.--(4) Ed. Oudin, 3 fr. 50.--(5) _Récits de
guerre_, éditeur Calmann-Lévy. 3 fr. 50.

«Trop longtemps--écrit, à la veille de marcher sur Fez, M. Emile Nolly,
l'éloquent et immédiat historien de nos _Gens de guerre au Maroc_--les
jeunes hommes de France ont laissé le sabre au fourreau. L'espoir de
dégainer enfin les lames claires, d'ouïr la musique ardente des balles,
ranime le feu sacré qui couvait sous la cendre: l'instinct guerrier de
la race, qu'assoupissaient, depuis l'Année terrible, les sophismes des
pacifistes s'éveille et rugit.»

Voilà ce que dit M. Emile Nolly. M. Ernest Psichari va peut-être plus
avant encore. Le cas particulier de ce jeune romancier militaire dont le
manuscrit est daté de Mauritanie--décembre 1909, novembre 1912--est tout
à fait intéressant. M. Ernest Psichari, qui, avant de s'engager dans
notre armée coloniale, poursuivit et acheva en Sorbonne de fortes études
philosophiques, appartient à cette génération neuve d'intellectuels dont
une retentissante enquête de notre confrère _l'Opinion_ nous révéla non
point l'existence mais, déjà, l'importance dans l'État. Ces forces
jeunes, dégagées des sensibilités déprimantes, libérées du poison de la
critique, se sont élancées dans la vie avec un furieux appétit d'idéal.
Et par dégoût de cette rhétorique mortelle qui a tout détruit autour
d'elle, qui a comme vidé le monde de sa lumière, ces nouveaux venus ont
proclamé la nécessité du retour à l'action, l'action brutale, primitive,
qui nous rendra l'élan nécessaire pour remonter aux étoiles.

«Beaucoup de Français, constate M. Ernest Psichari, ont ressenti l'ennui
de vivre dans un monde trop vieux. «Où trouver, se disaient-ils, une
raison d'être? Où trouver une règle, une loi? Où trouver, dans le
désordre de la cité, un temple encore debout?» Ils cherchaient, en
tâtonnant, une grande pensée. Avec plus de foi, ils seraient entrés au
cloître. Mais aujourd'hui les cloîtres servent de musées.»

Reste l'armée, seule traditionnelle, l'armée de métier, l'armée de
l'éblouissante Afrique, où l'on apprend la haine du faux, du truqué, de
tout «l'écoeurant bavardage des commis-voyageurs de la pensée humaine»,
et où l'on se sent l'âme plus solennelle en partageant l'extase des
Maures devant le ciel. «Traverse la vie en barbare plutôt que de finir
en byzantin!», dira ou à peu près le capitaine Nangès à son élève, le
soldat Maurice Vincent, un converti de la veille, entraîné dans les
sables brûlants de la Mauritanie. Et le jeune homme, ardent à revivre
selon les lois de sa race, écrira à sa fiancée: «Il y a des moments où
je voudrais mourir sur un champ de bataille tant je suis heureux de
vivre.» Il a cessé de jouer Tristan et Yseult. Il marche désormais avec
Parsifal.

Telles sont les idées exprimées. Nous ne nous arrêterons point sur le
roman lui-même qui tient compte, avec une très juste observation, des
réalités de la vie, des défaillances d'âmes, des communes misères
humaines. Et il y a aussi des décors, adroitement brossés en exactes
couleurs, dans le livre de M. Ernest Psichari et dans celui de M. Emile
Nolly, car ces «barbares». pour le fond, sont, pour la forme, des
artistes.

Quant à M. Léo Byram dont la sensibilité se fait plus immédiate, plus
attentive, plus humaine, il nous fait aimer jusqu'en leurs défauts,
jusqu'en leurs erreurs dessinées finement par leur sage ami chinois, Fou
Than, ces humbles coloniaux détachés en Asie, dont la vie rude «est si
peu favorisée du destin qu'ils estiment une grâce insigne d'échapper à
la fièvre ou à la mort».

Ils grognent parfois--par tradition encore--mais ils continuent,
d'instinct, à faire figure de héros. Ils sont notre armée de métier,
celle qui nous a donné notre Asie et notre Afrique,--car ce ne sont
point les milices qui conquièrent ni qui défendent les empires.

ALBÉBIC CAHUET.

Voir, dans _la Petite Illustration_, le compte rendu de _Romieu et
Courchamps_, par M. Alfred Marquiset, et des autres livres nouveaux.



[Illustration: Les Eclaireurs de France, groupés par sections sur la
place de l'Hôtel-de-Ville, avant leur réception par le Conseil
municipal.]

LES ECLAIREURS A L'HOTEL DE VILLE

Le 12 mai dernier, alors qu'ils se trouvaient réunis, comme nous l'avons
indiqué dans notre dernier numéro, sur le terrain du génie militaire, à
Saint-Cyr, les Eclaireurs avaient été invités, par M. Henri Galli,
président du Conseil municipal, qui était venu visiter leur campement, à
se rendre, le dimanche suivant, à l'Hôtel de Ville.

«Je vous promets, leur avait-il dit, une brillante réception, à laquelle
je donnerai un caractère officiel.» Dimanche dernier, en effet, dès 9
heures, 700 boy-scouts, groupés par sections, s'alignaient en bon ordre
devant l'Hôtel de Ville, en présence d'une foule sympathique attirée par
cette petite mobilisation.

Accompagnés par le président et les dirigeants de l'Association, par
leurs moniteurs et les officiers chargés de leur préparation militaire,
ils furent introduits dans la grande salle des Fêtes, où M. Henri Galli,
M. Aubanel, représentant le préfet de la Seine, M. Laurent, secrétaire
général de la préfecture de police, au nom de M. Hennion, M. Poirier de
Narçay, au nom du Conseil général de la Seine, et le général Michel,
gouverneur de Paris, délégué par le ministre de la Guerre, leur
souhaitèrent la bienvenue, en des allocutions très applaudies.

Après une instructive promenade à travers l'Hôtel de Ville, les jeunes
gens, avant de partir, défilèrent, drapeau en tête, sur la place, au son
de la _Marche de Sambre-et-Meuse_ jouée par la musique militaire du 46e
d'infanterie... Ayant été ainsi à l'honneur, nos petits boy-scouts vont
maintenant se remettre au travail d'un coeur plus fier, avec plus
d'ardeur que jamais.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

MME POINCARÉ A BERCK-SUR-MER

[Illustration: Mme Raymond Poincaré, accompagnée par M. Mesureur, visite
les petits Parisiens hospitalisés à Berck-sur-Mer.]

Mme Raymond Poincaré qui consacre à nos institutions charitables toute
sa haute et active sollicitude, a visité, lundi dernier, l'hôpital
maritime de Berck-sur-Mer où les petits Parisiens tuberculeux envoyés
par l'Assistance publique reçoivent des soins attentifs et éclairés,
selon les plus récentes lois scientifiques.

Lorsque Mme Poincaré les visita et s'attarda, avec un intérêt ému,
auprès des plus atteints, tous les pauvres bébés étaient dans la joie.
Chacun d'eux, en effet, tenait dans ses mains un jouet. L'oeuvre du
«Jouet gratuit» dont Mme Poincaré est l'une des dirigeantes, avait
envoyé 1.500 joujoux à Berck pour fêter la visite de la Présidente aux
petits malades.

La visite à l'hôpital maritime dura deux longues heures. Mme Poincaré se
rendit ensuite à l'établissement Bouville où l'Assistance publique a
logé 200 petits garçons abandonnés et à l'établissement Vincent où, dans
les mêmes conditions, sont soignées 200 fillettes. Et, partout, la
charitable visiteuse laissa, avec un don généreux, le souvenir charmé de
ses maternelles paroles et de sa compatissante émotion.

LA LOCOMOTIVE A NAPHTALINE.

_L'Illustration_ a donné, dans son dernier numéro, une description de la
curieuse locomotive à naphtaline essayée récemment au Havre. Une phrase
de cette description pourrait faire croire que nous attribuons à M.
Brillié la première application de la naphtaline au moteur à explosion.
M. Brillié nous écrit que la priorité de l'emploi de ce carburant
revient à MM. Lion et Chenier qui, en 1902, équipèrent une voiture
fonctionnant au moyen des _boules blanches_. MM. Schneider ont, depuis,
repris la question en appliquant de nouveaux principes et en utilisant
en particulier la naphtaline _brute_ dont le prix de revient actuel est
d'environ 80 francs la tonne. Le prix du cheval-heure ressort ainsi à 5
centimes, prix comparable à celui que donnent les moteurs à vapeur.

Les essais du Havre ont été effectués avec le concours des chemins de
fer de l'État qui avaient mis à la disposition de MM. Schneider leur
wagon dynamomètre, avec tous ses appareils de mesure. On a pu faire
ainsi de très intéressantes constatations, qui serviront de guides pour
les nouvelles locomotives actuellement à l'étude.

LES PERTES A LA GUERRE.

Est-il bien exact, comme on l'a dit ici même en se plaçant à un point de
vue un peu exclusif, que les pertes à la guerre ne dépendent que du
moral des troupes engagées, les troupes de mauvaise qualité ne subissant
que des pertes insignifiantes parce qu'elles disparaissent dès que le
combat devient sérieux?

Les poltrons auraient tort de s'y fier. Pour que la fuite puisse les
sauver, il faut qu'ils deviennent invisibles et que les balles cessent
de les atteindre dans le dos à grande distance, comme le font en terrain
découvert les projectiles de l'artillerie. Il faut aussi que la
cavalerie ennemie ne puisse venir massacrer sans danger les fuyards,
comme la fait après Waterloo la cavalerie des coalisés, comme les Gallas
l'ont fait de nos jours après Adoua, et comme l'aurait fait, après
Moukden, la cavalerie japonaise si elle avait été plus nombreuse et
mieux entraînée.

Il faut enfin que la captivité épargne les fuyards, car la captivité
elle-même ne sauve point les vaincus. Qu'on se rappelle la garnison d'El
Arish se rendant malgré ses chefs et massacrée après la reddition, les
régiments de Dupont capitulant à Baylen après des pertes insignifiantes
et périssant presque entièrement de misère et de maladie dans la
captivité de Cabrera; qu'on se souvienne des pontons de Plymouth et de
Portsmouth. Et l'on ne saurait oublier qu'après Sedan des milliers de
prisonniers succombèrent au camp de la Misère dans la presqu'île d'Iges,
ou périrent en captivité dans les camps où ils avaient été internés.

Il y a quelques semaines à peine, c'est par dizaine de mille que la
faim, le dénuement et la maladie faisaient périr à Andrinople les soldats
qui n'avaient pas su conserver à leur pays le dernier boulevard de la
Turquie. Sans doute il n'est plus de mode aujourd'hui de massacrer les
prisonniers, mais on peut difficilement éviter que ceux-ci soient
éprouvés par les privations de toutes sortes et la famine. Il faut
prévoir en effet que, après les gigantesques batailles que nous réserve
l'avenir, l'exemple d'Andrinople se renouvellera sur une échelle plus
grande encore. C'est à grand'peine que les vainqueurs pourront subsister
sur l'espace restreint où les opérations auront brusquement accumulé
pendant quelques jours un ou deux millions d'hommes; et, quant aux
vaincus, ils n'échapperont aux sabres de la cavalerie ennemie que pour
succomber à la famine.

UNE BIZARRERIE DU COURS DE L'EURE.

Le cours de l'Eure présente une particularité curieuse. Née entre les
forêts de Longuy et de la Ferté-Vidame, cette rivière coule, depuis sa
source jusqu'à Thivars, soit pendant 50 kilomètres, dans la direction
sud-est. Elle revient alors brusquement au nord-est, puis s'infléchit
vers le nord-ouest, parallèlement à la vallée de la Seine. Son cours
inférieur suit donc une orientation inverse de son cours supérieur.

D'après les observations de M. François Bochin, signalées à l'Académie
des sciences par M. Barrois, cette anomalie provient de ce que l'Eure
actuelle est formée en partie par l'ancien cours supérieur du Loir qu
elle aurait capté à son profit.

Un tel phénomène géologique est assez rare. On cite néanmoins quelques
cas analogues; un des plus intéressants est la capture de la Moselle par
la Meurthe, à l'époque lointaine où ces deux rivières communiquaient
directement entre elles.

LE PAPIER DE SARMENTS

Il y a longtemps déjà que l'on a proposé d'utiliser les sarments pour
fabriquer de la pâte à papier; mais jusqu'ici on n'avait fait aucun
essai sérieux. Grâce aux études de M. Chaptal, professeur de chimie à
l'école d'agriculture de Montpellier, la question semble résolue, et une
industrie nouvelle va s'établir dans nos régions du Midi.

Les sarments, après avoir été attaqués par un mélange à chaud et dilué
d'acide nitrique et d'acide chlorhydrique, sont broyés et passés au
tamis. On obtient ainsi une pâte brunâtre, facile à décolorer par le
chlore, et dont les fibres, de longueur très variable, satisfont au
principe «que le rapport des dimensions longueur et largeur d'une fibre
doit être supérieur à 50, pour que son utilisation à la fabrication du
papier soit possible».

Mêlée à de la cellulose de sapin, la pâte de sarment fournit un papier
que les professeurs de l'école de papeterie de Grenoble ont reconnu
excellent pour l'impression.

Le rendement est, en général, moitié de celui que donne le bois. Ce
dernier coûtant environ 7 francs le mètre cube, soit à peu près 2 francs
les 100 kilos, on pense que les sarments pourront être payés 10 francs
la tonne. Il semble, d'ailleurs, que ce rendement puisse être dépassé;
M. Chaptal a tiré des sarments 30% de cellulose, alors que le rendement
des bois blancs feuillus, bouleau, hêtre, tremble, peuplier, varie de 29
à 32%.

M. Chaptal a calculé que la pâte produite en un an par les sarments des
vignes françaises équivaudrait en quantité à celle que fournirait
l'exploitation, par cycles de soixante ans, d'une forêt de sapins de
600.000 hectares.

Sur l'initiative du syndicat agricole de Lézignan (Aude), une
souscription a été ouverte dans l'Aude et l'Hérault, en vue de créer des
usines de papier de sarment, et l'on espère pouvoir installer, à bref
délai, une quinzaine d'usines dans les seuls arrondissements de Béziers
et de Narbonne. Chacune d'elles trouverait dans un rayon de 5 kilomètres
la matière première nécessaire pour une production annuelle de 4 tonnes
de pâte par jour.

LES SUCCESSIONS EN FRANCE.

Le nombre total des successions déclarées dans l'année 1911 a été de
359.133, déduction faite de 12.738 successions négatives, avec excédent
de passif. Ce nombre représente presque la moitié de celui des décès. Si
l'on tient compte des décès d'enfants, et aussi des très petites
successions mobilières en ligne directe, que les héritiers se partagent
sans déclaration, on voit que les trois quarts des adultes mourant
chaque année laissent un actif plus ou moins important.

Voici d'ailleurs comment se répartissent les successions de l'année
1911:

Montant des successions.        Nombres.      Sommes.
        Fr.                                     Fr.

De 1 à 500                       95.522      23.551.413
De 501 à 2.000                   91.787     119.126.038
De 2.001 à 10.000               105.966     523.585.874
De 10.001 à 50.000               47 032     993.980.837
De 50.001 à 100.000               7.755     539.326.357
De 100.001 à 250.000              4.878     761.071.426
De 250.001 à 500.000              1.675     587.970.721
De 500.001 à 1 million              882     591.273.726
De 1 à 2 millions                   379     532.314.059
De 2 à 5 millions                   245     439.897.393
De 5 à 10 millions                   30     200.601.397
De 10 à 50 millions                   9     233.010.638
Au-dessus de 50 millions.             3     215.978.834

                        Total   359.163   5.761.721.713

En 1911, le nombre des successions supérieures à un million de francs a
été de 666.

On voit que les millionnaires sont maintenant assez nombreux. Le million
est en voie de se démocratiser.



LES THÉÂTRES

Dans sa pièce _Vouloir_, qui vient d'être chaleureusement accueillie à
la Comédie-Française, M. Gustave Guiches a entrepris de montrer un
professeur d'énergie, une sorte de professionnel de la volonté pour qui
«vouloir c'est pouvoir», mais qui éprouve des difficultés à passer de la
théorie à la pratique. Sa volonté échouera devant un obstacle imprévu:
un conflit d'ordre sentimental, et s'appliquera vainement à vaincre ses
passions, à «vouloir» le bonheur de ceux qui l'entourent; il ne saura
parvenir à faire des heureux ni à l'être. Cette pièce, toute en
finesses, ne manque pas, çà et là, de vigueur; l'ironie et la grâce s'y
mêlent heureusement; elle présente des situations nouvelles et fortes.
La réalisation scénique en est parfaite avec une interprétation
admirablement homogène qui réunit dans le succès les noms de Mmes Sorel,
Maille, Devoyod, de Chauveron, Duluc, et de MM. de Féraudy, Grand, H.
Mayer, Siblot, Grandval, Numa.

L'Odéon vient de réunir dans un même spectacle deux ouvrages bien
différents. _Dannemorah_, de M. Puyfontaine, est une légende à
l'intrigue assez floue. Un vieux roi pleure ses illusions et croit les
retrouver à la faveur d'un philtre magique. Les gestes des personnages
sont malaisément explicables bien qu'ils s'expriment avec abondance, en
vers de belle sonorité.

L'autre pièce, _Réussir_, est plus claire, plus vivante. C'est une bonne
étude de moeurs du monde politique moderne. Un homme, pour «réussir»,
sacrifie la femme qui l'aime à ses ambitions. M. Paul Zahori, l'auteur
de ces trois actes bien construits, a fait preuve de réelles qualités
d'observation, d'un sens avisé du comique. Son dialogue abonde en
répliques heureuses.

MM. Serge Basset et Antoine Yvan ont tenté de rajeunir le vieux drame
populaire. Ils ont voulu, tout en conservant les formules «classiques»
du genre: accumulation des événements sensationnels, épisodes comiques
et pathétiques, coups de théâtre, etc., se tenir également éloignés de
l'emphase déclamatoire et du naturalisme excessif. Ils y ont réussi.
_Mon ami l'assassin_ pose un cas de conscience intéressant, une
situation poignante: un honnête homme, partagé entre le devoir social et
la reconnaissance, livrera-t-il celui qui le sauva du déshonneur et de
la mort lorsqu'il découvre qu'il est un abominable criminel? Ce drame
est vivant et pittoresque. L'Ambigu l'a monté avec le plus grand soin;
l'interprétation en est excellente.



UNE REINE DE LA CHANSON

On vient d'enterrer, au Père-Lachaise, la grande artiste, qui, de 1865 à
1880, personnifia la Chanson. Elle est morte, septuagénaire, dans la
Sarthe, près de Mamers, en son castel des «Lauriers», confortable
retraite où nous l'avons connue heureuse, souriante et faisant le bien.
Thérésa ne venait plus à Paris que rarement. «Je le trouve trop neuf et
je m'y sens trop vieille!» disait-elle.

Ce n'est pas que la créatrice de la _Femme à barbe_ eût perdu, comme
Alfred de Musset, «et ses amis et sa gaieté». Elle a conservé jusqu'à la
fin sa verve familière, son esprit endiablé, sa mémoire prodigieuse. Au
hasard des souvenirs, la diva se plaisait à évoquer le passé, les
personnalités qu'elle avait rencontrées, au concert, au théâtre et dans
le monde, depuis la princesse de Metternich, le marquis de Gallifet,
Offenbach, George Sand, Gustave Flaubert, jusqu'à Sarcey, Rodolphe
Salis, Alphonse Allais, le Chat Noir et Paulus.

[Illustration: Thérésa, à l'Alcazar, en 1865.]

Son père jouait du violon dans les bals. La mort le prit trop vite. La
mère abandonna la fillette, quitte à la revendiquer bruyamment plus tard
et à signer des réclames de cartomancienne, faubourg Montmartre: «_femme
Valladon, mère de Thérésa_», alors que celle-ci attirait tout Paris à
l'Alcazar. Ce que cette marâtre n'avait pas su deviner, le succès de sa
fille, Desbarolles l'avait prédit. Nous tenons la chose de Thérésa
elle-même. Cette anecdote--et bien d'autres encore--figurera dans les
«Souvenirs», recueillis auprès d'elle par notre confrère J.-L. Croze,
d'elle approuvés, et qu'on lira bientôt. En attendant, voici l'histoire
racontée par l'héroïne:

«Je me trouvais un jour chez Arsène Goubert, directeur de l'Alcazar, qui
me donnait généreusement 5 francs par soir pour chanter la romance
sentimentale. J'étais aussi pauvre que maigre, en deux mots, _à plat!_
Un monsieur se trouvait là qui me prit la main, sans crainte de se faire
mal.

«--Mademoiselle, me dit-il après m'avoir examinée sur toutes les lignes,
vous réussirez, vous gagnerez de l'argent, vous mourrez riche après
avoir eu une grande réputation.

«Je pensais, en remerciant ce prophète de bonheur: Il est fou! Le
monsieur sortit, je demandai son nom à Goubert: «Comment!
s'exclama-t-il, tu le connais pas? C'est Desbarolles!» Pas d'évangile!
ajoutai-je en risquant un calembour. «Bien sûr!» riposta mon directeur
qui devait, trois mois plus tard, m'octroyer un cachet quotidien de 300
francs, la vedette, et mes premières économies!»

La cigale chanta pendant bien des étés aux Champs-Elysées, à l'Alcazar,
à l'Eldorado, près de Darcier, son maître, qu'elle égala par
l'expression dramatique. Puis ce furent les brillants engagements à la
Gaîté, à la Porte-Saint-Martin, au Châtelet et Thérésa se fit fourmi,
thésaurisante et sage. Aussi, la vieillesse venue, avait-elle «de quoi»,
de quoi la recevoir, en bonne châtelaine, possédant pignon sur plaine,
basse-cour nombreuse, jardin fleuri, verger-fruitier.

Elle aimait ce bourg pittoresque de Neufchâtel-en-Saosnois, voisin de
l'adorable forêt de Perseigne, sous les ombrages de laquelle on la
voyait, il y a six ans encore, conduire un élégant équipage, attelé de
chevaux noirs. Parmi tout ce luxe, ce confort et ce calme, un chagrin
l'obsédait: la perte totale, absolue, de sa voix.

--J'aurais tant voulu donner des leçons de _Marseillaise_ aux gamins...
et à leurs pères, disait-elle, désolée, chanter aux hôtes des «Lauriers»
_le Bon Gîte_, ou simplement pouvoir d'une berceuse--sans
paroles--endormir ma petite-fille. Mais rien, plus rien là... Et la
grande artiste montrait sa gorge... Alors que tout est là encore!... Et
la noble femme montrait son coeur! En parlant ainsi, Thérésa pleurait.

[Illustration: Thérésa, en 1907, dans sa retraite de la villa des
Lauriers, à Neufchâtel-en-Saosnois. Auprès d'elle sa bru, Mme
Poëy-Valladon.--Phot. A. Dolbeau.]



[Illustration: LE MONSIEUR QUI N'A PAS DE PAYS, par Henriot.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3665, 24 Mai 1913" ***

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