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Title: La Mare au Diable
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Mare au Diable" ***


George Sand (née Amandine Aurore Lucile Dupin puis baronne
Dudevant dite George Sand) (1804-1876), La mare au diable
(1846), édition de 1929


Produit par Daniel Fromont


La Mare

Au Diable


Par


George Sand


Calmann-Lévy

Editeurs

3, rue Auber

Paris

1929



NOTICE


Quand j’ai commencé, par la _Mare au Diable_, une série de
romans champêtres, que je me proposais de réunir sous le titre
de _Veillées du Chanvreur_, je n’ai eu aucun système, aucune
prétention révolutionnaire en littérature. Personne ne fait
une révolution à soi tout seul, et il en est, surtout dans les
arts, que l’humanité accomplit sans trop savoir comment, parce
que c’est tout le monde qui s’en charge. Mais ceci n’est pas
applicable au roman de mœurs rustiques: il a existé de tout
temps et sous toutes les formes, tantôt pompeuses, tantôt
maniérées, tantôt naïves. Je l’ai dit, et dois le répéter ici,
le rêve de la vie champêtre a été de tout temps l’idéal des
villes et même celui des cours. Je n’ai rien fait de neuf en
suivant la pente qui ramène l’homme civilisé aux charmes de la
vie primitive. Je n’ai voulu ni faire une nouvelle langue, ni
me chercher une nouvelle manière. On me l’a cependant affirmé
dans bon nombre de feuilletons, mais je sais mieux que
personne à quoi m’en tenir sur mes propres desseins, et je
m’étonne toujours que la critique en cherche si long, quand
l’idée la plus simple, la circonstance la plus vulgaire, sont
les seules inspirations auxquelles les productions de l’art
doivent l’être. Pour _la Mare au Diable_ en particulier, le fait
que j’ai rapporté dans l’avant-propos, une gravure d’Holbein,
qui m’avait frappé, une scène réelle que j’eus sous les yeux
dans le même moment, au temps des semailles, voilà tout ce qui
m’a poussé à écrire cette histoire modeste, placée au milieu
des humbles paysages que je parcourais chaque jour. Si on me
demande ce que j’ai voulu faire, je répondrai que j’ai voulu
faire une chose très touchante et très simple, et que je n’ai
pas réussi à mon gré. J’ai bien vu, j’ai bien senti le beau
dans le simple, mais voir et peindre sont deux! Tout ce que
l’artiste peut espérer de mieux, c’est d’engager ceux qui ont
des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous
autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les
paysans surtout dans ce qu’ils ont de bon et de vrai: vous les
verrez un peu dans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux
dans la nature.


GEORGE SAND.


Nohant, 12 avril 1851.


TABLE


NOTICE


I. L’auteur au lecteur

II. Le labour

III. Le père Maurice

IV Germain le fin laboureur

V. La Guillette

VI. Petit-Pierre

VII. Dans la lande

VIII. Sous les grands chênes

IX. La prière du soir

X. Malgré le froid

XI. À la belle étoile

XII. La lionne du village

XIII. Le maître

XIV La vieille

XV. Le retour à la ferme

XVI. La mère Maurice

XVII. La petite Marie


APPENDICE


I. Les noces de campagne

II. Les livrées

III. Le mariage

IV. Le chou



LA

MARE AU DIABLE



1


L’AUTEUR AU LECTEUR


A la sueur de ton visaige

Tu gagnerois ta pauvre vie,

Après long travail et usaige,

Voicy la _mort_ qui te convie.


Le quatrain en vieux français, placé au-dessous d’une
composition d’Holbein, est d’une tristesse profonde dans sa
naïveté. La gravure représente un laboureur conduisant sa
charrue au milieu d’un champ. Une vaste campagne s’étend au
loin, on y voit de pauvres cabanes; le soleil se couche
derrière la colline. C’est la fin d’une rude journée de
travail. Le paysan est vieux, trapu, couvert de haillons.
L’attelage de quatre chevaux qu’il pousse en avant est maigre,
exténué; le soc s’enfonce dans un fonds raboteux et rebelle.
Un seul être est allègre et ingambe dans cette scène de _sueur
et usaige_. C’est un personnage fantastique, un squelette armé
d’un fouet, qui court dans le sillon à côté des chevaux
effrayés et les frappe, servant de valet de charrue au vieux
laboureur. C’est la mort, ce spectre qu’Holbein a introduit
allégoriquement dans la succession de sujets philosophiques et
religieux, à la fois lugubres et bouffons, intitulée les
_Simulachres de la mort_.

Dans cette collection, ou plutôt dans cette vaste composition
où la mort, jouant son rôle à toutes les pages, est le lien et
la pensée dominante, Holbein a fait comparaître les
souverains, les pontifes, les amants, les joueurs, les
ivrognes, les nonnes, les courtisanes, les brigands, les
pauvres, les guerriers, les moines, les juifs, les voyageurs,
tout le monde de son temps et du nôtre; et partout le spectre
de la mort raille, menace et triomphe. D’un seul tableau elle
est absente. C’est celui où le pauvre Lazare, couché sur un
fumier à la porte du riche, déclare qu’il ne la craint pas,
sans doute parce qu’il n’a rien à perdre et que sa vie est une
mort anticipée.

Cette pensée stoïcienne du christianisme demi-païen de la
Renaissance est-elle bien consolante, et les âmes religieuses
y trouvent-elles leur compte? L’ambitieux, le fourbe, le
tyran, le débauché, tous ces pécheurs superbes qui abusent de
la vie, et que la mort tient par les cheveux, vont être punis,
sans doute; mais l’aveugle, le mendiant, le fou, le pauvre
paysan, sont-ils dédommagés de leur longue misère par la seule
réflexion que la mort n’est pas un mal pour eux? Non! Une
tristesse implacable, une effroyable fatalité pèse sur l’œuvre
de l’artiste. Cela ressemble à une malédiction amère lancée
sur le sort de l’humanité.

C’est bien là la satire douloureuse, la peinture vraie de la
société qu’Holbein avait sous les yeux. Crime et malheur,
voilà ce qui le frappait; mais nous, artistes d’un autre
siècle, que peindrons-nous? Chercherons-nous dans la pensée de
la mort la rémunération de l’humanité présente? l’invoquerons-
nous comme le châtiment de l’injustice et le dédommagement de
la souffrance?

Non, nous n’avons plus affaire à la mort, mais à la vie. Nous
ne croyons plus ni au néant de la tombe, ni au salut acheté
par un renoncement forcé; nous voulons que la vie soit bonne,
parce que nous voulons qu’elle soit féconde. Il faut que
Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse
plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux,
afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et
maudit de Dieu. Il faut que le laboureur, en semant son blé,
sache qu’il travaille à l’œuvre de vie, et non qu’il se
réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. Il faut enfin
que la mort ne soit plus ni le châtiment de la prospérité, ni
la consolation de la détresse. Dieu ne l’a destinée ni à
punir, ni à dédommager de la vie; car il a béni la vie, et la
tombe ne doit pas être un refuge où il soit permis d’envoyer
ceux qu’on ne veut pas rendre heureux.

Certains artistes de notre temps, jetant un regard sérieux sur
ce qui les entoure, s’attachent à peindre la douleur,
l’abjection de la misère, le fumier de Lazare. Ceci peut être
du domaine de l’art et de la philosophie; mais en peignant la
misère si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si
criminelle, leur but est-il atteint, et l’effet en est-il
salutaire, comme ils le voudraient? Nous n’osons pas nous
prononcer là-dessus. On peut nous dire qu’en montrant ce
gouffre creusé sous le sol fragile de l’opulence, ils
effraient le mauvais riche, comme, au temps de la danse
macabre, on lui montrait sa fosse béante et la mort prête à
l’enlacer dans ses bras immondes. Aujourd’hui on lui montre le
bandit crochetant sa porte et l’assassin guettant son sommeil.
Nous confessons que nous ne comprenons pas trop comment on le
réconciliera avec l’humanité qu’il méprise, comment on le
rendra sensible aux douleurs du pauvre qu’il redoute, en lui
montrant ce pauvre sous la fourre du forçat évadé et du rôdeur
de nuit. L’affreuse mort, grinçant des dents et jouant du
violon dans les images d’Holbein et de ses devanciers, n’a pas
trouvé moyen, sous cet aspect, de convertir les pervers et de
consoler les victimes. Est-ce que notre littérature ne
procéderait pas un peu en ceci comme les artistes du moyen âge
et de la Renaissance?

Les buveurs d’Holbein remplissent leurs coupes avec une sorte
de fureur pour écarter l’idée de la mort, qui, invisible pour
eux, leur sert d’échanson. Les mauvais riches d’aujourd’hui
demandent des fortifications et des canons pour écarter l’idée
d’une jacquerie, que l’art leur montre travaillant dans
l’ombre, en détail, en attendant le moment de fondre sur
l’état social. L’Eglise du moyen âge répondait aux terreurs
des puissants de la terre par la vente des indulgences. Le
gouvernement d’aujourd’hui calme l’inquiétude des riches en
leur faisant payer beaucoup de gendarmes et de geôliers, de
baïonnettes et de prisons.

Albert Dürer, Michel-Ange, Holbein, Callot, Goya, ont fait de
puissantes satires des maux de leur siècle et de leur pays. Ce
sont des œuvres immortelles, des pages historiques d’une
valeur incontestable; nous ne voulons donc pas dénier aux
artistes le droit de sonder les plaies de la société et de les
mettre à nu sous nos yeux; mais n’y a-t-il pas autre chose à
faire maintenant que la peinture d’épouvante et de menace?
Dans cette littérature de mystères d’iniquité, que le talent
et l’imagination ont mise à la mode, nous aimons mieux les
figures douces et suaves que les scélérats à effet dramatique.
Celles-là peuvent entreprendre et amener des conversions; les
autres font peur, et la peur ne guérit pas l’égoïsme, elle
l’augmente.

Nous croyons que la mission de l’art est une mission de
sentiment et d’amour, que le roman d’aujourd’hui devrait
remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs, et que
l’artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de
proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour
atténuer l’effroi qu’inspirent ses peintures. Son but devrait
être de faire aimer les objets de sa sollicitude, et, au
besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un
peu. L’art n’est pas une étude de la réalité positive; c’est
une recherche de la vérité idéale, et le _Vicaire de Wakefield_
fut un livre plus utile et plus sain à l’âme que le _Paysan
perverti_ et les _Liaisons dangereuses_.

Lecteurs, pardonnez-moi ces réflexions, et veuillez les
accepter en manière de préface. Il n’y en aura point dans
l’historiette que je vais vous raconter, et elle sera si
courte et si simple que j’avais besoin de m’en excuser
d’avance, en vous disant ce que je pense des histoires
terribles.

C’est à propos d’un laboureur que je me suis laissé entraîner
à cette digression. C’est l’histoire d’un laboureur
précisément que j’avais l’intention de vous dire et que je
vous dirai tout à l’heure.


II


LE LABOUR


Je venais de regarder longtemps et avec une profonde
mélancolie le laboureur d’Holbein, et je me promenais dans la
campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée du
cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces
et ses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se
fait arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu’un morceau
de pain le plus noir et le plus grossier est, à la fin de la
journée, l’unique récompense et l’unique profit attachés à un
si dur labeur. Ces richesses qui couvrent le sol, ces
moissons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui
s’engraissent dans les longues herbes, sont la propriété de
quelques-uns et les instruments de la fatigue et de
l’esclavage du plus grand nombre. L’homme de loisir n’aime en
général pour eux-mêmes, ni les champs, ni les prairies, ni le
spectacle de la nature, ni les animaux superbes qui doivent se
convertir en pièces d’or pour son usage. L’homme de loisir
vient chercher un peu d’air et de santé dans le séjour de la
campagne, puis il retourne dépenser dans les grandes villes le
fruit du travail de ses vassaux.

De son côté, l’homme de travail est trop accablé, trop
malheureux, et trop effrayé de l’avenir, pour jouir de la
beauté des campagnes et des charmes de la vie rustique. Pour
lui aussi les champs dorés, les belles prairies, les animaux
superbes, représentent des sacs d’écus dont il n’aura qu’une
faible part, insuffisante à ses besoins, et que pourtant, il
faut remplir, chaque année, ces sacs maudits, pour satisfaire
le maître et payer le droit de vivre parcimonieusement et
misérablement sur son domaine.

Et pourtant, la nature est éternellement jeune, belle et
généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tous les êtres,
à toutes les plantes, qu’on laisse s’y développer à souhait.
Elle possède le secret du bonheur, et nul n’a su le lui ravir.
Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la
science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le
bien-être et la liberté dans l’exercice de sa force
intelligente, aurait le temps de vivre par le cœur et par le
cerveau, de comprendre son œuvre et d’aimer celle de Dieu.
L’artiste a des jouissances de ce genre, dans la contemplation
et la reproduction des beautés de la nature; mais, en voyant
la douleur des hommes qui peuplent ce paradis de la terre,
l’artiste au cœur droit et humain est troublé au milieu de sa
jouissance. Le bonheur serait là où l’esprit, le cœur et les
bras, travaillant de concert sous l’œil de la Providence, une
sainte harmonie existerait entre la munificence de Dieu et les
ravissements de l’âme humaine. C’est alors qu’au lieu de la
piteuse et affreuse mort, marchant dans son sillon, le fouet à
la main, le peintre d’allégories pourrait placer à ses côtés
un ange radieux, semant à pleines mains le blé béni sur le
sillon fumant.

Et le rêve d’une existence douce, libre, poétique, laborieuse
et simple pour l’homme des champs, n’est pas si difficile à
concevoir qu’on doive le reléguer parmi les chimères. Le mot
triste et doux de Virgile: "O heureux l’homme des champs, s’il
connaissait son bonheur!" est un regret; mais, comme tous les
regrets, c’est aussi une prédiction. Un jour viendra où le
laboureur pourra être aussi un artiste, sinon pour exprimer
(ce qui importera assez peu alors), du moins pour sentir le
beau. Croit-on que cette mystérieuse intuition de la poésie ne
soit pas en lui déjà à l’état d’instinct et de vague rêverie?
Chez ceux qu’un peu d’aisance protège dès aujourd’hui, et chez
qui l’excès du malheur n’étouffe pas tout développement moral
et intellectuel, le bonheur pur, senti et apprécié, est à
l’état élémentaire; et, d’ailleurs, si du sein de la douleur
et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjà élevées,
pourquoi dirait-on que le travail des bras est exclusif des
fonctions de l’âme? Sans doute cette exclusion est le résultat
général d’un travail excessif et d’une misère profonde; mais
qu’on ne dise pas que quand l’homme travaillera modérément et
utilement il n’y aura plus que de mauvais ouvriers et de
mauvais poètes. Celui qui puise de nobles jouissances dans le
sentiment de la poésie est un vrai poète, n’eût-il pas fait un
vers dans toute sa vie.

Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne m’apercevais pas
que cette confiance dans l’éducatibilité de l’homme était
fortifiée en moi par les influences extérieures. Je marchais
sur la lisière d’un champ que des paysans étaient en train de
préparer pour la semaille prochaine. L’arène était vaste comme
celle du tableau d’Holbein. Le paysage était vaste aussi et
encadrait de grandes lignes de verdure, un peu rougie aux
approches de l’automne, ce large terrain d’un brun vigoureux
où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons,
des lignes d’eau que le soleil faisait briller comme de minces
filets d’argent. La journée était claire et tiède, et la
terre, fraîchement ouverte par le tranchant des charrues,
exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ un
vieillard, dont le dos large et la figure sévère rappelaient
celui d’Holbein, mais dont les vêtements n’annonçaient pas la
misère, poussait gravement son areau de forme antique, traîné
par deux bœufs tranquilles, à la robe d’un jaune pâle,
véritables patriarches de la prairie, hauts de taille, un peu
maigres, les cornes longues et rabattues, de ces vieux
travailleurs qu’une longue habitude a rendus _frères_, comme on
les appelle dans nos campagnes, et qui, privés l’un de
l’autre, se refusent au travail avec un nouveau compagnon et
se laissent mourir de chagrin. Les gens qui ne connaissent pas
la campagne taxent de fable l’amitié du bœuf pour son camarade
d’attelage. Qu’ils viennent voir au fond de l’étable un pauvre
animal maigre, exténué, battant de sa queue inquiète ses
flancs décharnés, soufflant avec effroi et dédain sur la
nourriture qu’on lui présente, les yeux toujours tournés vers
la porte, en grattant du pied la place vide à ses côtés,
flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a portés,
et l’appelant sans cesse avec de déplorables mugissements. Le
bouvier dira: "C’est une paire de bœufs perdue; son frère est
mort, et celui-là ne travaillera plus. Il faudrait pouvoir
l’engraisser pour l’abattre; mais il ne veut pas manger, et
bientôt il sera mort de faim."

Le vieux laboureur travaillait lentement, en silence, sans
efforts inutiles. Son docile attelage ne se pressait pas plus
que lui; mais grâce à la continuité d’un labeur sans
distraction et d’une dépense de forces éprouvées et soutenues,
son sillon était aussi vite creusé que celui de son fils, qui
menait, à quelque distance, quatre bœufs moins robustes, dans
une veine de terres plus fortes et plus pierreuses.

Mais ce qui attira ensuite mon attention était véritablement
un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre. A l’autre
extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne
mine conduisait un attelage magnifique: quatre paires de
jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de
feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le
taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements
brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du
joug et de l’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à
la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des
bœufs _fraîchement liés_. L’homme qui les gouvernait avait à
défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de
souches séculaires, travail d’athlète auquel suffisaient à
peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi
indomptés.

Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les
épaules couvertes, sur sa blouse, d’une peau d’agneau qui le
faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintres
de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la
charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et
légère, armée d’un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux
frémissaient sous la petite main de l’enfant, et faisaient
grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en
imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu’une racine
arrêtait le soc, le laboureur criait d’une voix puissante,
appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que
pour exciter; car les bœufs, irrités par cette brusque
résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges
pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l’areau
à travers champs, si, de la voix et de l’aiguillon, le jeune
homme n’eût maintenu les quatre premiers, tandis que l’enfant
gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret,
d’une voix qu’il voulait rendre terrible et qui restait douce
comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de
grâce: le paysage, l’homme, l’enfant, les taureaux sous le
joug; et, malgré cette lutte puissante, où la terre était
vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme
profond qui planait sur toutes choses. Quand l’obstacle était
surmonté et que l’attelage reprenait sa marche égale et
solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n’était
qu’un exercice de vigueur et une dépense d’activité, reprenait
tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard
de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait
pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père de
famille entonnait le chant solennel et mélancolique que
l’antique tradition du pays transmet, non à tous les
laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l’art
d’exciter et de soutenir l’ardeur des bœufs de travail. Ce
chant, dont l’origine fut peut-être considérée comme sacrée,
et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées
jadis, est réputé encore aujourd’hui posséder la vertu
d’entretenir le courage de ces animaux, d’apaiser leurs
mécontentements et de charmer l’ennui de leur longue besogne.
Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un
sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine en
soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre: on n’est
point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs, et
c’est là une science à part qui exige un goût et des moyens
particuliers.

Ce chant n’est, à vrai dire, qu’une sorte de récitatif
interrompu et repris à volonté. Sa forme irrégulière et ses
intonations fausses selon les règles de l’art musical le
rendent intraduisible. Mais ce n’en est pas moins un beau
chant, et tellement approprié à la nature du travail qu’il
accompagne, à l’allure du bœuf, au calme des lieux agrestes, à
la simplicité des hommes qui le disent, qu’aucun génie
étranger au travail de la terre ne l’eût inventé, et qu’aucun
chanteur autre qu’un _fin laboureur_ de cette contrée ne saurait
le redire. Aux époques de l’année où il n’y a pas d’autre
travail et d’autre mouvement dans la campagne que celui du
labourage, ce chant si doux et si puissant monte comme une
voix de la brise, à laquelle sa tonalité particulière donne
une certaine ressemblance. La note finale de chaque phrase,
tenue et tremblée avec une longueur et une puissance d’haleine
incroyable, monte d’un quart de ton en faussant
systématiquement. Cela est sauvage, mais le charme en est
indicible, et quand on s’est habitué à l’entendre, on ne
conçoit pas qu’un autre chant pût s’élever à ces heures et
dans ces lieux-là, sans en déranger l’harmonie.

Il se trouvait donc que j’avais sous les yeux un tableau qui
contrastait avec celui d’Holbein, quoique ce fût une scène
pareille. Au lieu d’un triste vieillard, un homme jeune et
dispos; au lieu d’un attelage de chevaux efflanqués et
harassés, un double quadrige de bœufs robustes et ardents; au
lieu de la mort, un bel enfant; au lieu d’une image de
désespoir et d’une idée de destruction, un spectacle d’énergie
et une pensée de bonheur.

C’est alors que le quatrain français:


A la sueur de ton visaige, etc.


et le _O fortunatos... agricolas_ de Virgile me revinrent
ensemble à l’esprit, et qu’en voyant ce couple si beau,
l’homme et l’enfant, accomplir dans des conditions si
poétiques, et avec tant de grâce unie à la force, un travail
plein de grandeur et de solennité, je sentis une pitié
profonde mêlée à un regret involontaire. Heureux le laboureur!
oui, sans doute, je le serais à sa place, si mon bras, devenu
tout d’un coup robuste, et ma poitrine devenue puissante,
pouvaient ainsi féconder et chanter la nature, sans que mes
yeux cessassent de voir et mon cerveau de comprendre
l’harmonie des couleurs et des sons, la finesse des tons et la
grâce des contours, en un mot la beauté mystérieuse des
choses! et surtout sans que mon cœur cessât d’être en relation
avec le sentiment divin qui a présidé à la création immortelle
et sublime.

Mais, hélas! cet homme n’a jamais compris le mystère du beau,
cet enfant ne le comprendra jamais!... Dieu me préserve de
croire qu’ils ne soient pas supérieurs aux animaux qu’ils
dominent, et qu’ils n’aient pas par instants une sorte de
révélation extatique qui charme leur fatigue et endort leurs
soucis! Je vois sur leurs nobles fronts le sceau du Seigneur,
car ils sont nés rois de la terre bien mieux que ceux qui la
possèdent pour l’avoir payée. Et la preuve qu’ils le sentent,
c’est qu’on ne les dépayserait pas impunément, c’est qu’ils
aiment ce sol arrosé de leurs sueurs, c’est que le vrai paysan
meurt de nostalgie sous le harnais du soldat, loin du champ
qui l’a vu naître. Mais il manque à cet homme une partie des
jouissances que je possède, jouissances immatérielles qui lui
seraient bien dues, à lui, l’ouvrier du vaste temple que le
ciel est assez vaste pour embrasser. Il lui manque la
connaissance de son sentiment. Ceux qui l’ont condamné à la
servitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la
rêverie, lui ont ôté la réflexion.

Eh bien! tel qu’il est, incomplet et condamné à une éternelle
enfance, il est encore plus beau que celui chez qui la science
a étouffé le sentiment. Ne vous élevez pas au-dessus de lui,
vous autres qui vous croyez investis du droit légitime et
imprescriptible de lui commander, car cette erreur effroyable
où vous êtes prouve que votre esprit a tué votre cœur, et que
vous êtes les plus incomplets et les plus aveugles des
hommes!... J’aime encore mieux cette simplicité de son âme que
les fausses lumières de la vôtre; et si j’avais à raconter sa
vie, j’aurais plus de plaisir à en faire ressortir les côtés
doux et touchants, que vous n’avez de mérite à peindre
l’abjection où les rigueurs et les mépris de vos préceptes
sociaux peuvent le précipiter.

Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant, je savais leur
histoire, car ils avaient une histoire, tout le monde a la
sienne, et chacun pourrait intéresser au roman de sa propre
vie, s’il l’avait compris... Quoique paysan et simple
laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de
ses affections. Il me les avait racontés naïvement,
clairement, et je l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus
regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son
histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire
aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon
qu’il traçait avec sa charrue.

L’année prochaine, ce sillon sera comblé et couvert par un
sillon nouveau. Ainsi s’imprime et disparaît la trace de la
plupart des hommes dans le champ de l’humanité. Un peu de
terre l’efface, et les sillons que nous avons creusés se
succèdent les uns aux autres comme les tombes dans le
cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de
l’oisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par
une singularité ou une absurdité quelconque, il fait un peu de
bruit dans le monde?...

Eh bien! arrachons, s’il se peut, au néant de l’oubli, le
sillon de Germain, le _fin laboureur_. Il n’en saura rien et ne
s’en inquiétera guère; mais j’aurai eu quelque plaisir à le
tenter.


III


LE PERE MAURICE


Germain, lui dit un jour son beau-père, il faut pourtant te
décider à reprendre femme. Voilà bientôt deux ans que tu es
veuf de ma fille, et ton aîné a sept ans. Tu approches de la
trentaine, mon garçon, et tu sais que, passé cet âge-là, dans
nos pays, un homme est réputé trop vieux pour rentrer en
ménage. Tu as trois beaux enfants, et jusqu’ici ils ne nous
ont point embarrassés. Ma femme et ma bru les ont soignés de
leur mieux, et les ont aimés comme elles le devaient. Voilà
Petit-Pierre quasi élevé; il pique déjà les bœufs assez
gentiment; il est assez sage pour garder les bêtes au pré, et
assez fort pour mener les chevaux à l’abreuvoir. Ce n’est donc
pas celui-là qui nous gêne: mais les deux autres, que nous
aimons pourtant, Dieu le sait, les pauvres innocents nous
donnent cette année beaucoup de souci. Ma bru est près
d’accoucher, et elle en a encore un tout petit sur les bras.
Quand celui que nous attendons sera venu, elle ne pourra plus
s’occuper de ta petite Solange et surtout de ton Sylvain, qui
n’a pas quatre ans et qui ne se tient guère en repos ni le
jour ni la nuit. C’est un sang vif comme toi: ça fera un bon
ouvrier, mais ça fait un terrible enfant, et ma vieille ne
court plus assez vite pour le rattraper quand il se sauve du
côté de la fosse, ou quand il se jette sous les pieds des
bêtes. Et puis, avec cet autre que ma bru va mettre au monde,
son avant-dernier va retomber pendant un an au moins sur les
bras de ma femme. Donc tes enfants nous inquiètent et nous
surchargent. Nous n’aimons pas à voir des enfants mal soignés;
et quand on pense aux accidents qui peuvent leur arriver,
faute de surveillance, on n’a pas la tête en repos. Il te faut
donc une autre femme et à moi une autre bru. Songes-y, mon
garçon. Je t’ai déjà averti plusieurs fois, le temps se passe,
les années ne t’attendront point. Tu dois à tes enfants et à
nous autres, qui voulons que tout aille bien dans la maison,
de te marier au plus tôt.

—Eh bien, mon père, répondit le gendre, si vous le voulez
absolument, il faudra donc vous contenter. Mais je ne veux pas
vous cacher que cela me fera beaucoup de peine, et que je n’en
ai guère plus d’envie que de me noyer. On sait qui on perd et
on ne sait pas qui l’on trouve. J’avais une brave femme, une
belle femme, douce, courageuse, bonne à ses père et mère,
bonne à son mari, bonne à ses enfants, bonne au travail, aux
champs comme à la maison, adroite à l’ouvrage, bonne à tout
enfin; et quand vous me l’avez donnée, quand je l’ai prise,
nous n’avions pas mis dans nos conditions que je viendrais à
l’oublier si j’avais le malheur de la perdre.

—Ce que tu dis là est d’un bon cœur, Germain, reprit le père
Maurice; je sais que tu as aimé ma fille, que tu l’as rendue
heureuse, et que si tu avais pu contenter la mort en passant à
sa place, Catherine serait en vie à l’heure qu’il est, et toi
dans le cimetière. Elle méritait bien d’être aimée de toi à ce
point-là, et si tu ne t’en consoles pas, nous ne nous en
consolons pas non plus. Mais je ne te parle pas de l’oublier.
Le bon Dieu a voulu qu’elle nous quittât, et nous ne passons
pas un jour sans lui faire savoir par nos prières, nos
pensées, nos paroles et nos actions, que nous respectons son
souvenir et que nous sommes fâchés de son départ. Mais si elle
pouvait te parler de l’autre monde et te donner à connaître sa
volonté, elle te commanderait de chercher une mère pour ses
petits orphelins. Il s’agit donc de rencontrer une femme qui
soit digne de la remplacer. Ce ne sera pas bien aisé; mais ce
n’est pas impossible; et quand nous te l’aurons trouvée, tu
l’aimeras comme tu aimais ma fille, parce que tu es un honnête
homme, et que tu lui sauras gré de nous rendre service et
d’aimer tes enfants.

—C’est bien, père Maurice, dit Germain, je ferai votre
volonté comme je l’ai toujours faite.

—C’est une justice à te rendre, mon fils, que tu as toujours
écouté l’amitié et les bonnes raisons de ton chef de famille.
Avisons donc ensemble au choix de ta nouvelle femme. D’abord
je ne suis pas d’avis que tu prennes une jeunesse. Ce n’est
pas ce qu’il te faut. La jeunesse est légère; et comme c’est
un fardeau d’élever trois enfants, surtout quand ils sont d’un
autre lit, il faut une bonne âme bien sage, bien douce et très
portée au travail. Si ta femme n’a pas environ le même âge que
toi, elle n’aura pas assez de raison pour accepter un pareil
devoir. Elle te trouvera trop vieux et tes enfants trop
jeunes. Elle se plaindra et tes enfants pâtiront.

—Voilà justement ce qui m’inquiète, dit Germain. Si ces
pauvres petits venaient à être maltraités, haïs, battus?

—A Dieu ne plaise! reprit le vieillard. Mais les méchantes
femmes sont plus rares dans notre pays que les bonnes, et il
faudrait être fou pour ne pas mettre la main sur celle qui
convient.

—C’est vrai, mon père: il y a de bonnes filles dans notre
village. Il y a la Louise, la Sylvaine, la Claudie, la
Marguerite... enfin, celle que vous voudrez.

—Doucement, doucement, mon garçon, toutes ces filles-là sont
trop jeunes ou trop pauvres... ou trop jolies filles; car,
enfin, il faut penser à cela aussi, mon fils. Une jolie femme
n’est pas toujours aussi rangée qu’une autre.

—Vous voulez donc que j’en prenne une laide? dit Germain un
peu inquiet.

—Non, point laide, car cette femme te donnera d’autres
enfants, et il n’y a rien de si triste que d’avoir des enfants
laids, chétifs et malsains. Mais une femme encore fraîche,
d’une bonne santé et qui ne soit ni belle ni laide, ferait
très bien ton affaire.

—Je vois bien, dit Germain en souriant un peu tristement,
que, pour l’avoir telle que vous la voulez, il faudra la faire
faire exprès: d’autant plus que vous ne la voulez point
pauvre, et que les riches ne sont pas faciles à obtenir,
surtout pour un veuf.

—Et si elle était veuve elle-même, Germain? là, une veuve
sans enfants et avec un bon bien?

—Je n’en connais pas pour le moment dans notre paroisse.

—Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs.

—Vous avez quelqu’un en vue, mon père; alors, dites-le tout
de suite.


IV


GERMAIN LE FIN LABOUREUR


Oui, j’ai quelqu’un en vue, répondit le père Maurice. C’est
une Léonard, veuve d’un Guérin, qui demeure à Fourche.

—Je ne connais ni la femme ni l’endroit, répondit Germain
résigné, mais de plus en plus triste.

—Elle s’appelle Catherine, comme ta défunte.

—Catherine? Oui, ça me fera plaisir d’avoir à dire ce nom-là;
Catherine! Et pourtant, si je ne peux pas l’aimer autant que
l’autre, ça me fera encore plus de peine, ça me la rappellera
plus souvent.

—Je te dis que tu l’aimeras: c’est un bon sujet, une femme de
grand cœur; je ne l’ai pas vue depuis longtemps, elle n’était
pas laide fille alors; mais elle n’est plus jeune, elle a
trente-deux ans. Elle est d’une bonne famille, tous braves
gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs de terres,
qu’elle vendrait volontiers pour en acheter d’autres dans
l’endroit où elle s’établirait; car elle songe aussi à se
remarier, et je sais que, si ton caractère lui convenait, elle
ne trouverait pas ta position mauvaise.

—Vous avez donc déjà arrangé tout cela?

—Oui, sauf votre avis à tous les deux; et c’est ce qu’il
faudrait vous demander l’un à l’autre, en faisant
connaissance. Le père de cette femme-là est un peu mon parent,
et il a été beaucoup mon ami. Tu le connais bien, le père
Léonard?

—Oui, je l’ai vu vous parler dans les foires, et, à la
dernière, vous avez déjeuné ensemble; c’est donc de cela qu’il
vous entretenait si longuement?

—Sans doute; il te regardait vendre tes bêtes et il trouvait
que tu t’y prenais bien, que tu étais un garçon de bonne mine,
que tu paraissais actif et entendu; et quand je lui eus dit
tout ce que tu es et comme tu te conduis bien avec nous,
depuis huit ans que nous vivons et travaillons ensemble, sans
avoir jamais eu un mot de chagrin ou de colère, il s’est mis
dans la tête de te faire épouser sa fille; ce qui me convient
aussi, je te le confesse, d’après la bonne renommée qu’elle a,
d’après l’honnêteté de sa famille et les bonnes affaires où je
sais qu’ils sont.

—Je vois, père Maurice, que vous tenez un peu aux bonnes
affaires.

—Sans doute, j’y tiens. Est-ce que tu n’y tiens pas aussi?

—J’y tiens si vous voulez, pour vous faire plaisir; mais vous
savez que, pour ma part, je ne m’embarrasse jamais de ce qui
me revient ou de ce qui ne me revient pas dans nos profits. Je
ne m’entends pas à faire des partages, et ma tête n’est pas
bonne pour ces choses-là. Je connais la terre, je connais les
bœufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison,
les fourrages. Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les
menus profits et la culture fine, vous savez que ça regarde
votre fils et que je ne m’en mêle pas beaucoup. Quant à
l’argent, ma mémoire est courte, et j’aimerais mieux tout
céder que de disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de
me tromper et de réclamer ce qui ne m’est pas dû, et si les
affaires n’étaient pas simples et claires, je ne m’y
retrouverais jamais.

—C’est tant pis, mon fils, et voilà pourquoi j’aimerais que
tu eusses une femme de tête pour me remplacer quand je n’y
serai plus. Tu n’as jamais voulu voir clair dans nos comptes,
et ça pourrait t’amener du désagrément avec mon fils, quand
vous ne m’aurez plus pour vous mettre d’accord et vous dire ce
qui vous revient à chacun.

—Puissiez-vous vivre longtemps, père Maurice! Mais ne vous
inquiétez pas de ce qui sera après vous; jamais je ne me
disputerai avec votre fils. Je me fie à Jacques comme à vous-
même, et comme je n’ai pas de bien à moi, que tout ce qui peut
me revenir provient de votre fille et appartient à nos
enfants, je peux être tranquille et vous aussi; Jacques ne
voudrait pas dépouiller les enfants de sa sœur pour les siens,
puisqu’il les aime quasi autant les uns que les autres.

—Tu as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un
bon frère et un homme qui aime la vérité. Mais Jacques peut
mourir avant toi, avant que vos enfants soient élevés, et il
faut toujours songer, dans une famille, à ne pas laisser des
mineurs sans un chef pour les bien conseiller et régler leurs
différends. Autrement les gens de loi s’en mêlent, les
brouillent ensemble et leur font tout manger en procès. Ainsi
donc, nous ne devons pas penser à mettre chez nous une
personne de plus, soit homme, soit femme, sans nous dire qu’un
jour cette personne-là aura peut-être à diriger la conduite et
les affaires d’une trentaine d’enfants, petits-enfants,
gendres et brus... On ne sait pas combien une famille peut
s’accroître, et quand la ruche est trop pleine, qu’il faut
essaimer, chacun songe à emporter son miel. Quand je t’ai pris
pour gendre, quoique ma fille fût riche et toi pauvre, je ne
lui ai pas fait reproche de t’avoir choisi. Je te voyais bon
travailleur, et je savais bien que la meilleure richesse pour
des gens de campagne comme nous, c’est une paire de bras et un
cœur comme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une
famille, il apporte assez. Mais une femme, c’est différent:
son travail dans la maison est bon pour conserver, non pour
acquérir. D’ailleurs, à présent que tu es père et que tu
cherches femme, il faut songer que tes nouveaux enfants,
n’ayant rien à prétendre dans l’héritage de ceux du premier
lit, se trouveraient dans la misère si tu venais à mourir, à
moins que ta femme n’eût quelque bien de son côté. Et puis,
les enfants dont tu vas augmenter notre colonie coûteront
quelque chose à nourrir. Si cela retombait sur nous seuls,
nous les nourririons, bien certainement, et sans nous en
plaindre; mais le bien-être de tout le monde en serait
diminué, et les premiers enfants auraient leur part de
privations là-dedans. Quand les familles augmentent outre
mesure sans que le bien augmente en proportion, la misère
vient, quelque courage qu’on y mette. Voilà mes observations,
Germain, pèse-les, et tâche de te faire agréer à la veuve
Guérin; car sa bonne conduite et ses écus apporteront ici de
l’aide dans le présent et de la tranquillité pour l’avenir.

—C’est dit, mon père. Je vais tâcher de lui plaire et qu’elle
me plaise.

—Pour cela il faut la voir et aller la trouver.

—Dans son endroit? A Fourche? C’est loin d’ici, n’est-ce pas?
et nous n’avons guère le temps de courir dans cette saison.

—Quand il s’agit d’un mariage d’amour, il faut s’attendre à
perdre du temps; mais quand c’est un mariage de raison entre
deux personnes qui n’ont pas de caprices et savent ce qu’elles
veulent, c’est bientôt décidé. C’est demain samedi; tu feras
ta journée de labour un peu courte, tu partiras vers les deux
heures après dîner; tu seras à Fourche à la nuit; la lune est
grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons, et il n’y a
pas plus de trois lieues de pays. C’est près du Magnier.
D’ailleurs tu prendras la jument.

—J’aimerais autant aller à pied, par ce temps frais.

—Oui, mais la jument est belle, et un prétendu qui arrive
aussi bien monté a meilleur air. Tu mettras tes habits neufs,
et tu porteras un joli présent de gibier au père Léonard. Tu
arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passeras la
journée du dimanche avec sa fille, et tu reviendras avec un
oui ou un non lundi matin.

—C’est entendu, répondit tranquillement Germain; et pourtant
il n’était pas tout à fait tranquille.

Germain avait toujours vécu sagement comme vivent les paysans
laborieux. Marié à vingt ans, il n’avait aimé qu’une femme
dans sa vie, et, depuis son veuvage, quoiqu’il fût d’un
caractère impétueux et enjoué, il n’avait ri et folâtré avec
aucune autre. Il avait porté fidèlement un véritable regret
dans son cœur, et ce n’était pas sans crainte et sans
tristesse qu’il cédait à son beau-père; mais le beau-père
avait toujours gouverné sagement la famille, et Germain, qui
s’était dévoué tout entier à l’œuvre commune, et, par
conséquent, à celui qui la personnifiait, au père de famille,
Germain ne comprenait pas qu’il eût pu se révolter contre de
bonnes raisons, contre l’intérêt de tous.

Néanmoins il était triste. Il se passait peu de jours qu’il ne
pleurât sa femme en secret, et, quoique la solitude commençât
à lui peser, il était plus effrayé de former une union
nouvelle que désireux de se soustraire à son chagrin. Il se
disait vaguement que l’amour eût pu le consoler, en venant le
surprendre, car l’amour ne console pas autrement. On ne le
trouve pas quand on le cherche; il vient à nous quand nous ne
l’attendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait
le père Maurice, cette fiancée inconnue, peut-être même tout
ce bien qu’on lui disait de sa raison et de sa vertu, lui
donnaient à penser. Et il s’en allait, songeant, comme songent
les hommes qui n’ont pas assez d’idées pour qu’elles se
combattent entre elles, c’est-à-dire ne se formulant pas à
lui-même de belles raisons de résistance et d’égoïsme, mais
souffrant d’une douleur sourde, et ne luttant pas contre un
mal qu’il fallait accepter.

Cependant le père Maurice était rentré à la métairie, tandis
que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit, occupait
la dernière heure du jour à fermer les brèches que les moutons
avaient faites à la bordure d’un enclos voisin des bâtiments.
Il relevait les tiges d’épine et les soutenait avec des mottes
de terre, tandis que les grives babillaient dans le buisson
voisin et semblaient lui crier de se hâter, curieuses qu’elles
étaient de venir examiner son ouvrage aussitôt qu’il serait
parti.



V


LA GUILLETTE


Le père Maurice trouva chez lui une vieille voisine qui était
venue causer avec sa femme tout en cherchant de la braise pour
allumer son feu. La mère Guillette habitait une chaumière fort
pauvre à deux portées de fusil de la ferme. Mais c’était une
femme d’ordre et de volonté. Sa pauvre maison était propre et
bien tenue, et ses vêtements rapiécés avec soin annonçaient le
respect de soi-même au milieu de la détresse.

—Vous êtes venue chercher le feu du soir, mère Guillette, lui
dit le vieillard. Voulez-vous quelque autre chose?

—Non, père Maurice, répondit-elle; rien pour le moment. Je ne
suis pas quémandeuse, vous le savez, et je n’abuse pas de la
bonté de mes amis.

—C’est la vérité; aussi vos amis sont toujours prêts à vous
rendre service.

—J’étais en train de causer avec votre femme, et je lui
demandais si Germain se décidait enfin à se remarier.

—Vous n’êtes point une bavarde, répondit le père Maurice, on
peut parler devant vous sans craindre les propos: ainsi je
dirai à ma femme et à vous que Germain est tout à fait décidé;
il part demain pour le domaine de Fourche.

—A la bonne heure! s’écria la mère Maurice; ce pauvre enfant!
Dieu veuille qu’il trouve une femme aussi bonne et aussi brave
que lui!

—Ah! il va à Fourche? observa la Guillette. Voyez comme ça se
trouve! cela m’arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez
tout à l’heure si je désirais quelque chose, je vas vous dire,
père Maurice, en quoi vous pouvez m’obliger.

—Dites, dites, vous obliger, nous le voulons.

—Je voudrais que Germain prît la peine d’emmener ma fille
avec lui.

—Où donc? à Fourche?

—Non pas à Fourche; mais aux Ormeaux, où elle va demeurer le
reste de l’année.

—Comment! dit la mère Maurice, vous vous séparez de votre
fille?

—Il faut bien qu’elle entre en condition et qu’elle gagne
quelque chose. Ça me fait assez de peine et à elle aussi, la
pauvre âme! Nous n’avons pas pu nous décider à nous quitter à
l’époque de la Saint-Jean; mais voilà que la Saint-Martin
arrive, et qu’elle trouve une bonne place de bergère dans les
fermes des Ormeaux. Le fermier passait l’autre jour par ici en
revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses
trois moutons sur le communal. "Vous n’êtes guère occupée, ma
petite fille, qu’il lui dit; et trois moutons pour une
pastoure, ce n’est guère. Voulez-vous en garder cent? je vous
emmène. La bergère de chez nous est tombée malade, elle
retourne chez ses parents, et si vous voulez être chez nous
avant huit jours, vous aurez cinquante francs pour le reste de
l’année jusqu’à la Saint-Jean." L’enfant a refusé, mais elle
n’a pu se défendre d’y songer et de me le dire lorsqu’en
rentrant le soir elle m’a vue triste et embarrassée de passer
l’hiver, qui va être rude et long, puisqu’on a vu, cette
année, les grues et les oies sauvages traverser les airs un
grand mois plus tôt que de coutume. Nous avons pleuré toutes
deux; mais enfin le courage est venu. Nous nous sommes dit que
nous ne pouvions pas rester ensemble, puisqu’il y a à peine de
quoi faire vivre une seule personne sur notre lopin de terre;
et puisque Marie est en âge (la voilà qui prend seize ans), il
faut bien qu’elle fasse comme les autres, qu’elle gagne son
pain et qu’elle aide sa pauvre mère.

—Mère Guillette, dit le vieux laboureur, s’il ne fallait que
cinquante francs pour vous consoler de vos peines et vous
dispenser d’envoyer votre enfant au loin, vrai, je vous les
ferais trouver, quoique cinquante francs pour des gens comme
nous ça commence à peser. Mais en toutes choses il faut
consulter la raison autant que l’amitié. Pour être sauvée de
la misère de cet hiver, vous ne le serez pas de la misère à
venir, et plus votre fille tardera à prendre un parti, plus
elle et vous aurez de peine à vous quitter La petite Marie se
fait grande et forte, et elle n’a pas de quoi s’occuper chez
vous. Elle pourrait y prendre l’habitude de la fainéantise...

—Oh! pour cela, je ne le crains pas, dit la Guillette. Marie
est courageuse autant que fille riche et à la tête d’un gros
travail puisse l’être. Elle ne reste pas un instant les bras
croisés, et quand nous n’avons pas d’ouvrage elle nettoie et
frotte nos pauvres meubles qu’elle rend clairs comme des
miroirs. C’est une enfant qui vaut son pesant d’or, et
j’aurais bien mieux aimé qu’elle entrât chez vous comme
bergère que d’aller si loin chez des gens que je ne connais
pas. Vous l’auriez prise à la Saint-Jean, si nous avions su
nous décider; mais à présent vous avez loué tout votre monde,
et ce n’est qu’à la Saint-Jean de l’autre année que nous
pourrons y songer.

—Eh! j’y consens de tout mon cœur, Guillette! Cela me fera
plaisir. Mais en attendant, elle fera bien d’apprendre un état
et de s’habituer à servir les autres.

—Oui, sans doute; le sort en est jeté. Le fermier des Ormeaux
l’a fait demander ce matin; nous avons dit oui, et il faut
qu’elle parte. Mais la pauvre enfant ne sait pas le chemin, et
je n’aimerais pas à l’envoyer si loin toute seule. Puisque
votre gendre va à Fourche demain, il peut bien l’emmener. Il
paraît que c’est tout à côté du domaine où elle va, à ce qu’on
m’a dit; car je n’ai jamais fait ce voyage-là.

—C’est tout à côté, et mon gendre la conduira. Cela se doit;
il pourra même la prendre en croupe sur la jument, ce qui
ménagera ses souliers. Le voilà qui rentre pour souper. Dis-
moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillette s’en va
bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval, n’est-ce
pas?

—C’est bien, répondit Germain qui était soucieux, mais
toujours disposé à rendre service à son prochain.

Dans notre monde à nous, pareille chose ne viendrait pas à la
pensée d’une mère, de confier une fille de seize ans à un
homme de vingt-huit; car Germain n’avait réellement que vingt-
huit ans; et quoique, selon les idées de son pays, il passât
pour vieux au point de vue du mariage, il était encore le plus
bel homme de l’endroit. Le travail ne l’avait pas creusé et
flétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de
labourage sur la tête. Il était de force à labourer encore dix
ans sans paraître vieux, et il eût fallu que le préjugé de
l’âge fût bien fort sur l’esprit d’une jeune fille pour
l’empêcher de voir que Germain avait le teint frais, l’œil vif
et bleu comme le ciel de mai, la bouche rose, des dents
superbes, le corps élégant et souple comme celui d’un jeune
cheval qui n’a pas encore quitté le pré.

Mais la chasteté des mœurs est une tradition sacrée dans
certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu des
grandes villes, et, entre toutes les familles de Belair, la
famille de Maurice était réputée honnête et servant la vérité.
Germain s’en allait chercher femme; Marie était une enfant
trop jeune et trop pauvre pour qu’il y songeât dans cette vue,
et, à moins d’être un _sans cœur_ et un _mauvais homme_, il était
impossible qu’il eût une coupable pensée auprès d’elle. Le
père Maurice ne fut donc nullement inquiet de lui voir prendre
en croupe cette jolie fille; la Guillette eût cru lui faire
injure si elle lui eût recommandé de la respecter comme sa
sœur; Marie monta sur la jument en pleurant, après avoir vingt
fois embrassé sa mère et ses jeunes amies. Germain, qui était
triste pour son compte, compatissait d’autant plus à son
chagrin, et s’en alla d’un air sérieux, tandis que les gens du
voisinage disaient adieu de la main à la pauvre Marie sans
songer à mal.


VI


PETIT-PIERRE


La _Grise_ était jeune, belle et vigoureuse. Elle portait sans
effort son double fardeau, couchant les oreilles et rongeant
son frein, comme une fière et ardente jument qu’elle était. En
passant devant le pré-long, elle aperçut sa mère, qui
s’appelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise, et
elle hennit en signe d’adieu. La vieille Grise approcha de la
haie en faisant résonner ses enferges, essaya de galoper sur
la marge du pré pour suivre sa fille; puis, la voyant prendre
le grand trot, elle hennit à son tour, et resta pensive,
inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d’herbes qu’elle ne
songeait plus à manger.

—Cette pauvre bête connaît toujours sa progéniture, dit
Germain pour distraire la petite Marie de son chagrin. Ça me
fait penser que je n’ai pas embrassé mon Petit-Pierre avant de
partir. Le mauvais enfant n’était pas là! Il voulait, hier au
soir, me faire promettre de l’emmener, et il a pleuré pendant
une heure dans son lit. Ce matin, encore, il a tout essayé
pour me persuader. Oh! qu’il est adroit et câlin! mais quand
il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieur s’est fâché: il est
parti dans les champs, et je ne l’ai pas revu de la journée.

—Moi, je l’ai vu, dit la petite Marie en faisant effort pour
rentrer ses larmes. Il courait avec les enfants de Soulas du
côté des tailles, et je me suis bien doutée qu’il était hors
de la maison depuis longtemps, car il avait faim et mangeait
des prunelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné le pain
de mon goûter, et il m’a dit: "Merci, ma Marie mignonne: quand
tu viendras chez nous, je te donnerai de la galette." C’est un
enfant trop gentil que vous avez là, Germain!

—Oui, qu’il est gentil, reprit le laboureur, et je ne sais
pas ce que je ne ferais pas pour lui! Si sa grand’mère n’avait
pas eu plus de raison que moi, je n’aurais pas pu me tenir de
l’emmener, quand je le voyais pleurer si fort que son pauvre
petit cœur en était tout gonflé.

—Eh bien! pourquoi ne l’auriez-vous pas emmené, Germain? Il
ne vous aurait guère embarrassé; il est si raisonnable quand
on fait sa volonté!

—Il paraît qu’il aurait été de trop là où je vais. Du moins
c’était l’avis du père Maurice... Moi, pourtant, j’aurais
pensé qu’au contraire il fallait voir comment on le recevrait,
et qu’un si gentil enfant ne pouvait qu’être pris en bonne
amitié... Mais ils disent à la maison qu’il ne faut pas
commencer par faire voir les charges du ménage... Je ne sais
pas pourquoi je te parle de ça, petite Marie; tu n’y comprends
rien.

—Si fait, Germain; je sais que vous allez vous marier; ma
mère me l’a dit, en me recommandant de n’en parler à personne,
ni chez vous, ni là où je vais, et vous pouvez être
tranquille: je n’en dirai mot.

—Tu feras bien, car ce n’est pas fait; peut-être que je ne
conviendrai pas à la femme en question.

—Il faut espérer que si, Germain. Pourquoi donc ne lui
conviendrez-vous pas?

—Qui sait? J’ai trois enfants, et c’est lourd pour une femme
qui n’est pas leur mère!

—C’est vrai, mais vos enfants ne sont pas comme d’autres
enfants.

—Crois-tu?

—Ils sont beaux comme des petits anges, et si bien élevés
qu’on n’en peut pas voir de plus aimables.

—Il y a Sylvain qui n’est pas trop commode.

—Il est tout petit! il ne peut pas être autrement que
terrible, mais il a tant d’esprit!

—C’est vrai qu’il a de l’esprit: et un courage! Il ne craint
ni vaches, ni taureaux, et si on le laissait faire, il
grimperait déjà sur les chevaux avec son aîné.

—Moi, à votre place, j’aurais amené l’aîné. Bien sûr ça vous
aurait fait aimer tout de suite, d’avoir un enfant si beau!

—Oui, si la femme aime les enfants; mais si elle ne les aime
pas!

—Est-ce qu’il y a des femmes qui n’aiment pas les enfants?


Pas beaucoup, je pense; mais enfin il y en a, et c’est là ce
qui me tourmente.


Vous ne la connaissez donc pas du tout cette femme?

—Pas plus que toi, et je crains de ne pas la mieux connaître,
après que je l’aurai vue. Je ne suis pas méfiant, moi. Quand
on me dit de bonnes paroles, j’y crois: mais j’ai été plus
d’une fois à même de m’en repentir, car les paroles ne sont
pas des actions.

—On dit que c’est une fort brave femme.

—Qui dit cela? le père Maurice!

—Oui, votre beau-père.

—C’est fort bien; mais il ne la connaît pas non plus.

—Eh bien, vous la verrez tantôt, vous ferez grande attention,
et il faut espérer que vous ne vous tromperez pas, Germain.

—Tiens, petite Marie, je serais bien aise que tu entres un
peu dans la maison, avant de t’en aller tout droit aux
Ormeaux: tu es fine, toi, tu as toujours montré de l’esprit,
et tu fais attention à tout. Si tu vois quelque chose qui te
donne à penser, tu m’en avertiras tout doucement.

—Oh! non, Germain, je ne ferai pas cela! je craindrais trop
de me tromper; et, d’ailleurs, si une parole dite à la légère
venait à vous dégoûter de ce mariage, vos parents m’en
voudraient, et j’ai bien assez de chagrins comme ça, sans en
attirer d’autres sur ma pauvre chère femme de mère.

Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un écart en dressant
les oreilles, puis revint sur ses pas, et se rapprocha du
buisson, où quelque chose qu’elle commençait à reconnaître
l’avait d’abord effrayée. Germain jeta un regard sur le
buisson, et vit dans le fossé, sous les branches épaisses et
encore fraîches d’un têteau de chêne, quelque chose qu’il prit
pour un agneau.

—C’est une bête égarée, dit-il, ou morte, car elle ne bouge.
Peut-être que quelqu’un la cherche; il faut voir!

—Ce n’est pas une bête, s’écria la petite Marie: c’est un
enfant qui dort; c’est votre Petit-Pierre.

—Par exemple! dit Germain en descendant de cheval; voyez ce
petit garnement qui dort là, si loin de la maison, et dans un
fossé où quelque serpent pourrait bien le trouver!

Il prit dans ses bras l’enfant, qui lui sourit en ouvrant les
yeux et jeta ses bras autour de son cou en lui disant: Mon
petit père, tu vas m’emmener avec toi!

—Ah oui! toujours la même chanson! Que faisiez-vous là,
mauvais Pierre?

—J’attendais mon petit père à passer, dit l’enfant; je
regardais sur le chemin, et à force de regarder, je me suis
endormi.

—Et si j’étais passé sans te voir, tu serais resté toute la
nuit dehors, et le loup t’aurait mangé!

—Oh! je savais bien que tu me verrais! répondit Petit-Pierre
avec confiance.

—Eh bien, à présent, mon Pierre, embrasse-moi, dis moi adieu,
et retourne vite à la maison, si tu ne veux pas qu’on soupe
sans toi.

—Tu ne veux donc pas m’emmener? s’écria le petit en
commençant à frotter ses yeux pour montrer qu’il avait dessein
de pleurer.

—Tu sais bien que grand-père et grand’mère ne le veulent pas,
dit Germain, se retranchant derrière l’autorité des vieux
parents, comme un homme qui ne compte guère sur la sienne
propre.

Mais l’enfant n’entendit rien. Il se prit à pleurer tout de
bon, disant que puisque son père emmenait la petite Marie, il
pouvait bien l’emmener aussi. On lui objecta qu’il fallait
passer les grands bois, qu’il y avait là beaucoup de méchantes
bêtes qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne
voulait pas porter trois personnes, qu’elle l’avait déclaré en
partant, et que dans le pays où l’on se rendait, il n’y avait
ni lit ni souper pour les marmots. Toutes ces excellentes
raisons ne persuadèrent point Petit-Pierre; il se jeta sur
l’herbe, et s’y roula, en criant que son petit père ne
l’aimait plus, et que s’il ne l’emmenait pas, il ne rentrerait
point du jour ni de la nuit à la maison.

Germain avait un cœur de père aussi tendre et aussi faible que
celui d’une femme. La mort de la sienne, les soins qu’il avait
été forcé de rendre seul à ses petits, aussi la pensée que ces
pauvres enfants sans mère avaient besoin d’être beaucoup
aimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et il se fit en
lui un si rude combat, d’autant plus qu’il rougissait de sa
faiblesse et s’efforçait de cacher son malaise à la petite
Marie, que la sueur lui en vint au front et que ses yeux se
bordèrent de rouge, prêts à pleurer aussi. Enfin il essaya de
se mettre en colère; mais en se retournant vers la petite
Marie, comme pour la prendre à témoin de sa fermeté d’âme, il
vit que le visage de cette bonne fille était baigné de larmes,
et tout son courage l’abandonnant, il lui fut impossible de
retenir les siennes, bien qu’il grondât et menaçât encore.

—Vrai, vous avez le cœur trop dur, lui dit enfin la petite
Marie, et, pour ma part, je ne pourrais jamais résister comme
cela à un enfant qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain,
emmenez-le. Votre jument est bien habituée à porter deux
personnes et un enfant, à preuve que votre beau-frère et sa
femme, qui est plus lourde que moi de beaucoup, vont au marché
le samedi avec leur garçon, sur le dos de cette bonne bête.
Vous le mettrez à cheval devant vous, et d’ailleurs j’aime
mieux m’en aller toute seule à pied que de faire de la peine à
ce petit.

—Qu’à cela ne tienne, répondit Germain, qui mourait d’envie
de se laisser convaincre. La Grise est forte et en porterait
deux de plus, s’il y avait place sur son échine. Mais que
ferons-nous de cet enfant en route? il aura froid, il aura
faim... et qui prendra soin de lui ce soir et demain pour le
coucher, le laver et le rhabiller? Je n’ose pas donner cet
ennui-là à une femme que je ne connais pas, et qui trouvera,
sans doute, que je suis bien sans façons avec elle pour
commencer.

—D’après l’amitié ou l’ennui qu’elle montrera, vous la
connaîtrez tout de suite, Germain, croyez-moi; et d’ailleurs,
si elle rebute votre Pierre, moi je m’en charge. J’irai chez
elle l’habiller et je l’emmènerai aux champs demain. Je
l’amuserai toute la journée et j’aurai soin qu’il ne manque de
rien.

—Et il t’ennuiera, ma pauvre fille! Il te gênera! toute une
journée, c’est long!

—Ça me fera plaisir, au contraire, ça me tiendra compagnie,
et ça me rendra moins triste le premier jour que j’aurai à
passer dans un nouveau pays. Je me figurerai que je suis
encore chez nous.

L’enfant, voyant que la petite Marie prenait son parti,
s’était cramponné à sa jupe et la tenait si fort qu’il eût
fallu lui faire du mal pour l’en arracher. Quand il reconnut
que son père cédait, il prit la main de Marie dans ses deux
petites mains brunies par le soleil, et l’embrassa en sautant
de joie et en la tirant vers la jument, avec cette impatience
ardente que les enfants portent dans leurs désirs.

—Allons, allons, dit la jeune fille, en le soulevant dans ses
bras, tâchons d’apaiser ce pauvre cœur qui saute comme un
petit oiseau, et si tu sens le froid quand la nuit viendra,
dis-le-moi, mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Embrasse
ton petit père, et demande-lui pardon d’avoir fait le méchant.
Dis que ça ne t’arrivera plus, jamais! jamais, entends-tu?

—Oui, oui, à condition que je ferai toujours sa volonté,
n’est-ce pas? dit Germain en essuyant les yeux du petit avec
son mouchoir: ah! Marie, vous me le gâtez, ce drôle-là!... Et
vraiment, tu es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais
pas pourquoi tu n’es pas entrée bergère chez nous à la Saint-
Jean dernière. Tu aurais pris soin de mes enfants, et j’aurais
mieux aimé te payer un bon prix pour les servir, que d’aller
chercher une femme qui croira peut-être me faire beaucoup de
grâce en ne les détestant pas.

—Il ne faut pas voir comme ça les choses par le mauvais côté,
répondit la petite Marie, en tenant la bride du cheval pendant
que Germain plaçait son fils sur le devant du large bât garni
de peau de chèvre: si votre femme n’aime pas les enfants, vous
me prendrez à votre service l’an prochain, et, soyez
tranquille, je les amuserai si bien qu’ils ne s’apercevront de
rien.


VII


DANS LA LANDE


Ah çà, dit Germain, lorsqu’ils eurent fait quelques pas, que
va-t-on penser à la maison en ne voyant pas rentrer ce petit
bonhomme? Les parents vont être inquiets et le chercheront
partout.

—Vous allez dire au cantonnier qui travaille là-haut sur la
route, que vous l’emmenez, et vous lui recommanderez d’avertir
votre monde.

—C’est vrai, Marie, tu t’avises de tout, toi; moi, je ne
pensais plus que Jeannie devait être par là.

—Et justement, il demeure tout près de la métairie; et il ne
manquera pas de faire la commission.

Quand on eut avisé à cette précaution, Germain remit la jument
au trot, et Petit-Pierre était si joyeux, qu’il ne s’aperçut
pas tout de suite qu’il n’avait pas dîné; mais le mouvement du
cheval lui creusant l’estomac, il se prit, au bout d’une
lieue, à bâiller, à pâlir, et à confesser qu’il mourait de
faim.

—Voilà que ça commence, dit Germain. Je savais bien que nous
n’irions pas loin sans que ce monsieur criât la faim ou la
soif.

—J’ai soif aussi! dit Petit-Pierre.

—Eh bien! nous allons donc entrer dans le cabaret de la mère
Rebec, à Corlay, au _Point du Jour_. Belle enseigne, mais pauvre
gîte! Allons, Marie, tu boiras aussi un doigt de vin.

—Non, non, je n’ai besoin de rien, dit-elle, je tiendrai la
jument pendant que vous entrerez avec le petit.

—Mais j’y songe, ma bonne fille, tu as donné ce matin le pain
de ton goûter à mon Pierre, et toi tu es à jeun; tu n’as pas
voulu dîner avec nous à la maison, tu ne faisais que pleurer.

—Oh! je n’avais pas faim, j’avais trop de peine! et je vous
jure qu’à présent encore je ne sens aucune envie de manger.

—Il faut te forcer, petite; autrement tu seras malade. Nous
avons du chemin à faire, et il ne faut pas arriver là-bas
comme des affamés pour demander du pain avant de dire bonjour.
Moi-même je veux te donner l’exemple, quoique je n’aie pas
grand appétit; mais j’en viendrai à bout, vu que, après tout,
je n’ai pas dîné non plus. Je vous voyais pleurer, toi et ta
mère, et ça me troublait le cœur. Allons, allons, je vais
attacher la Grise à la porte; descends, je le veux.

Ils entrèrent tous trois chez la Rebec, et, en moins d’un
quart d’heure, la grosse boiteuse réussit à leur servir une
omelette de bonne mine, du pain bis et du vin clairet.

Les paysans ne mangent pas vite, et le petit Pierre avait si
grand appétit qu’il se passa bien une heure avant que Germain
pût songer à se remettre en route. La petite Marie avait mangé
par complaisance d’abord; puis, peu à peu, la faim était
venue: car à seize ans on ne peut pas faire longtemps diète,
et l’air des campagnes est impérieux. Les bonnes paroles que
Germain sut lui dire pour la consoler et lui faire prendre
courage produisirent aussi leur effet; elle fit effort pour se
persuader que sept mois seraient bientôt passés, et pour
songer au bonheur qu’elle aurait de se retrouver dans sa
famille et dans son hameau, puisque le père Maurice et Germain
s’accordaient pour lui promettre de la prendre à leur service.
Mais comme elle commençait à s’égayer et à badiner avec le
petit Pierre, Germain eut la malheureuse idée de lui faire
regarder, par la fenêtre du cabaret, la belle vue de la vallée
qu’on voit tout entière de cette hauteur, et qui est si
riante, si verte et si fertile. Marie regarda et demanda si de
là on voyait les maisons de Belair.

—Sans doute, dit Germain, et la métairie, et même ta maison.
Tiens, ce petit point gris, pas loin du grand peuplier à
Godard, plus bas que le clocher.

—Ah! je la vois, dit la petite; et là-dessus elle recommença
de pleurer.

—J’ai eu tort de te faire songer à ça, dit Germain, je ne
fais que des bêtises aujourd’hui! Allons, Marie, partons, ma
fille; les jours sont courts, et dans une heure, quand la lune
montera, il ne fera pas chaud.

Ils se remirent en route, traversèrent la grande _brande_, et
comme, pour ne pas fatiguer la jeune fille et l’enfant par un
trop grand trot, Germain ne pouvait faire aller la Grise bien
vite, le soleil était couché quand ils quittèrent la route
pour gagner les bois.

Germain connaissait le chemin jusqu’au Magnier; mais il pensa
qu’il aurait plus court en ne prenant pas l’avenue de
Chanteloube, mais en descendant par Presles et la Sépulture,
direction qu’il n’avait pas l’habitude de prendre quand il
allait à la foire. Il se trompa et perdit encore un peu de
temps avant d’entrer dans le bois; encore n’y entra-t-il point
par le bon côté, et il ne s’en aperçut pas, si bien qu’il
tourna le dos à Fourche et gagna beaucoup plus haut du côté
d’Ardentes.

Ce qui l’empêchait alors de s’orienter, c’était un brouillard
qui s’élevait avec la nuit, un de ces brouillards des soirs
d’automne, que la blancheur du clair de lune rend plus vagues
et plus trompeurs encore. Les grandes flaques d’eau dont les
clairières sont semées exhalaient des vapeurs si épaisses que,
lorsque la Grise les traversait, on ne s’en apercevait qu’au
clapotement de ses pieds et à la peine qu’elle avait à les
tirer de la vase.

Quand on eut enfin trouvé une belle allée bien droite, et
qu’arrivé au bout, Germain chercha à voir où il était, il
s’aperçut bien qu’il s’était perdu; car le père Maurice, en
lui expliquant son chemin, lui avait dit qu’à la sortie des
bois il aurait à descendre un bout de côte très raide, à
traverser une immense prairie et à passer deux fois la rivière
à gué. Il lui avait même recommandé d’entrer dans cette
rivière avec précaution, parce qu’au commencement de la saison
il y avait eu de grandes pluies et que l’eau pouvait être un
peu haute. Ne voyant ni descente, ni prairie, ni rivière, mais
la lande unie et blanche comme une nappe de neige, Germain
s’arrêta, chercha une maison, attendit un passant, et ne
trouva rien qui pût le renseigner. Alors il revint sur ses pas
et rentra dans les bois. Mais le brouillard s’épaissit encore
plus, la lune fut tout à fait voilée, les chemins étaient
affreux, les fondrières profondes. Par deux fois, la Grise
faillit s’abattre; chargée comme elle l’était, elle perdait
courage, et, si elle conservait assez de discernement pour ne
pas se heurter contre les arbres, elle ne pouvait empêcher que
ceux qui la montaient n’eussent affaire à de grosses branches,
qui barraient le chemin à la hauteur de leurs têtes et qui les
mettaient fort en danger. Germain perdit son chapeau dans une
de ces rencontres et eut grand’peine à le retrouver. Petit-
Pierre s’était endormi, et, se laissant aller comme un sac, il
embarrassait tellement les bras de son père, que celui-ci ne
pouvait plus ni soutenir ni diriger le cheval.

—Je crois que nous sommes ensorcelés, dit Germain en
s’arrêtant: car ces bois ne sont pas assez grands pour qu’on
s’y perde, à moins d’être ivre, et il y a deux heures au moins
que nous y tournons sans pouvoir en sortir. La Grise n’a
qu’une idée en tête, c’est de s’en retourner à la maison, et
c’est elle qui me fait tromper. Si nous voulons nous en aller
chez nous, nous n’avons qu’à la laisser faire. Mais quand nous
sommes peut-être à deux pas de l’endroit où nous devons
coucher, il faudrait être fou pour y renoncer et recommencer
une si longue route. Cependant, je ne sais plus que faire. Je
ne vois ni ciel ni terre, et je crains que cet enfant-là ne
prenne la fièvre si nous restons dans ce damné brouillard, ou
qu’il ne soit écrasé par notre poids si le cheval vient à
s’abattre en avant.

—Il ne faut pas nous obstiner davantage, dit la petite Marie.
Descendons, Germain; donnez-moi l’enfant, je le porterai fort
bien, et j’empêcherai mieux que vous que la cape, se
dérangeant, ne le laisse à découvert. Vous conduirez la jument
par la bride, et nous verrons peut-être plus clair quand nous
serons plus près de la terre.

Ce moyen ne réussit qu’à les préserver d’une chute de cheval,
car le brouillard rampait et semblait se coller à la terre
humide. La marche était pénible, et ils furent bientôt si
harassés qu’ils s’arrêtèrent en rencontrant enfin un endroit
sec sous de grands chênes. La petite Marie était en nage, mais
elle ne se plaignait ni ne s’inquiétait de rien. Occupée
seulement de l’enfant, elle s’assit sur le sable et le coucha
sur ses genoux, tandis que Germain explorait les environs,
après avoir passé les rênes de la Grise dans une branche
d’arbre.

Mais la Grise, qui s’ennuyait fort de ce voyage, donna un coup
de reins, dégagea les rênes, rompit les sangles, et lâchant,
par manière d’acquit, une demi-douzaine de ruades plus haut
que sa tête, partit à travers les taillis, montrant fort bien
qu’elle n’avait besoin de personne pour retrouver son chemin.

—Çà, dit Germain, après avoir vainement cherché à la
rattraper, nous voici à pied, et rien ne nous servirait de
nous trouver dans le bon chemin, car il nous faudrait
traverser la rivière à pied; et à voir comme ces routes sont
pleines d’eau, nous pouvons être sûrs que la prairie est sous
la rivière. Nous ne connaissons pas les autres passages. Il
nous faut donc attendre que ce brouillard se dissipe; ça ne
peut pas durer plus d’une heure ou deux. Quand nous verrons
clair, nous chercherons une maison, la première venue à la
lisière du bois; mais à présent nous ne pouvons sortir d’ici;
il y a là une fosse, un étang, je ne sais quoi devant nous; et
derrière, je ne saurais pas non plus dire ce qu’il y a, car je
ne comprends plus par quel côté nous sommes arrivés.


VIII


SOUS LES GRANDS CHENES


Eh bien! prenons patience, Germain, dit la petite Marie. Nous
ne sommes pas mal sur cette petite hauteur. La pluie ne perce
pas la feuillée de ces gros chênes, et nous pouvons allumer du
feu, car je sens de vieilles souches qui ne tiennent à rien et
qui sont assez sèches pour flamber. Vous avez bien du feu,
Germain? Vous fumiez votre pipe tantôt.

—J’en avais! mon briquet était sur le bât dans mon sac, avec
le gibier que je portais à ma future; mais la maudite jument a
tout emporté, même mon manteau, qu’elle va perdre et déchirer
à toutes les branches.

—Non pas, Germain; la bâtine, le manteau, le sac, tout est là
par terre, à vos pieds. La Grise a cassé les sangles et tout
jeté à côté d’elle en partant.

—C’est, vrai Dieu, certain! dit le laboureur; et si nous
pouvons trouver un peu de bois mort à tâtons, nous réussirons
à nous sécher et à nous réchauffer.

—Ce n’est pas difficile, dit la petite Marie, le bois mort
craque partout sous les pieds; mais donnez-moi d’abord ici la
bâtine.

—Qu’en veux-tu faire?

—Un lit pour le petit: non, pas comme ça, à l’envers; il ne
roulera pas dans la ruelle; et c’est encore tout chaud du dos
de la bête. Calez-moi ça de chaque côté avec ces pierres que
vous voyez là!

—Je ne les vois pas, moi! Tu as donc des yeux de chat!

—Tenez! voilà qui est fait, Germain! Donnez-moi votre
manteau, que j’enveloppe ses petits pieds, et ma cape par-
dessus son corps. Voyez! s’il n’est pas couché là aussi bien
que dans son lit! et tâtez-le comme il a chaud!

—C’est vrai! tu t’entends à soigner les enfants, Marie!

—Ce n’est pas bien sorcier. A présent, cherchez votre briquet
dans votre sac, et je vais arranger le bois.

—Ce bois ne prendra jamais, il est trop humide.

—Vous doutez de tout, Germain! vous ne vous souvenez donc pas
d’avoir été pâtour et d’avoir fait de grands feux aux champs,
au beau milieu de la pluie?

—Oui, c’est le talent des enfants qui gardent les bêtes; mais
moi j’ai été toucheur de bœufs aussitôt que j’ai su marcher.

—C’est pour cela que vous êtes plus fort de vos bras
qu’adroit de vos mains. Le voilà bâti ce bûcher, vous allez
voir s’il ne flambera pas! Donnez-moi le feu et une poignée de
fougère sèche. C’est bien! soufflez à présent; vous n’êtes pas
poumonique?

—Non pas que je sache, dit Germain en soufflant comme un
soufflet de forge. Au bout d’un instant, la flamme brilla,
jeta d’abord une lumière rouge, et finit par s’élever en jets
bleuâtres sous le feuillage des chênes, luttant contre la
brume et séchant peu à peu l’atmosphère à dix pieds à la
ronde.

—Maintenant, je vais m’asseoir auprès du petit pour qu’il ne
lui tombe pas d’étincelles sur le corps, dit la jeune fille.
Vous, mettez du bois et animez le feu, Germain! nous
n’attraperons ici ni fièvre ni rhume, je vous en réponds.

—Ma foi, tu es une fille d’esprit, dit Germain, et tu sais
faire le feu comme une petite sorcière de nuit. Je me sens
tout ranimé, et le cœur me revient; car avec les jambes
mouillées jusqu’aux genoux, et l’idée de rester comme cela
jusqu’au point du jour, j’étais de fort mauvaise humeur tout à
l’heure.

—Et quand on est de mauvaise humeur, on ne s’avise de rien,
reprit la petite Marie.

—Et tu n’es donc jamais de mauvaise humeur, toi?

—Eh non! jamais. A quoi bon?

—Oh! ce n’est bon à rien, certainement; mais le moyen de s’en
empêcher, quand on a des ennuis! Dieu sait que tu n’en as pas
manqué, toi, pourtant, ma pauvre petite: car tu n’as pas
toujours été heureuse!

—C’est vrai, nous avons souffert, ma pauvre mère et moi. Nous
avions du chagrin, mais nous ne perdions jamais courage.

—Je ne perdrais pas courage pour quelque ouvrage que ce fût,
dit Germain; mais la misère me fâcherait; car je n’ai jamais
manqué de rien. Ma femme m’avait fait riche et je le suis
encore; je le serai tant que je travaillerai à la métairie: ce
sera toujours, j’espère; mais chacun doit avoir sa peine! j’ai
souffert autrement.

—Oui, vous avez perdu votre femme, et c’est grand’pitié!

—N’est-ce pas?

—Oh! je l’ai bien pleurée, allez, Germain! car elle était si
bonne! Tenez, n’en parlons plus; car je la pleurerais encore,
tous mes chagrins sont en train de me revenir aujourd’hui.

—C’est vrai qu’elle t’aimait beaucoup, petite Marie! elle
faisait grand cas de toi et de ta mère. Allons! tu pleures?
Voyons, ma fille, je ne veux pas pleurer, moi...

—Vous pleurez, pourtant, Germain! Vous pleurez aussi! Quelle
honte y a-t-il pour un homme à pleurer sa femme? Ne vous gênez
pas, allez! je suis bien de moitié avec vous dans cette peine-
là!

—Tu as un bon cœur, Marie, et ça me fait du bien de pleurer
avec toi. Mais approche donc tes pieds du feu; tu as tes jupes
toutes mouillées aussi, pauvre petite fille! Tiens, je vas
prendre ta place auprès du petit, chauffe-toi mieux que ça.

—J’ai assez chaud, dit Marie; et si vous voulez vous asseoir,
prenez un coin du manteau, moi je suis très bien.

—Le fait est qu’on n’est pas mal ici, dit Germain en
s’asseyant tout auprès d’elle. Il n’y a que la faim qui me
tourmente un peu. Il est bien neuf heures du soir, et j’ai eu
tant de peine à marcher dans ces mauvais chemins, que je me
sens tout affaibli. Est-ce que tu n’as pas faim, aussi, toi,
Marie?

—Moi? pas du tout. Je ne suis pas habituée, comme vous, à
faire quatre repas, et j’ai été tant de fois me coucher sans
souper, qu’une fois de plus ne m’étonne guère.

—Eh bien, c’est commode une femme comme toi; ça ne fait pas
de dépense, dit Germain en souriant.

—Je ne suis pas une femme, dit naïvement Marie, sans
s’apercevoir de la tournure que prenaient les idées du
laboureur. Est-ce que vous rêvez?

—Oui, je crois que je rêve, répondit Germain; c’est la faim
qui me fait divaguer peut-être!

—Que vous êtes donc gourmand! reprit-elle en s’égayant un peu
à son tour; eh bien! si vous ne pouvez pas vivre cinq ou six
heures sans manger, est-ce que vous n’avez pas là du gibier
dans votre sac, et du feu pour le faire cuire?

—Diantre! c’est une bonne idée! mais le présent à mon futur
beau-père?

—Vous avez six perdrix et un lièvre! Je pense qu’il ne faut
pas tout cela pour vous rassasier?

—Mais faire cuire cela ici, sans broche et sans landiers, ça
deviendra du charbon!

—Non pas, dit la petite Marie; je me charge de vous le faire
cuire sous la cendre sans goût de fumée. Est-ce que vous
n’avez jamais attrapé d’alouettes dans les champs, et que vous
ne les avez pas fait cuire entre deux pierres? Ah! c’est vrai!
j’oublie que vous n’avez pas été pastour! Voyons, plumez cette
perdrix! Pas si fort! vous lui arrachez la peau!

—Tu pourrais bien plumer l’autre pour me montrer!

—Vous voulez donc en manger deux? Quel ogre! Allons, les
voilà plumées, je vais les cuire.

—Tu ferais une parfaite cantinière, petite Marie; mais, par
malheur, tu n’as pas de cantine, et je serai réduit à boire
l’eau de cette mare.

—Vous voudriez du vin, pas vrai? Il vous faudrait peut-être
du café? vous vous croyez à la foire sous la ramée! Appelez
l’aubergiste: de la liqueur au fin laboureur de Belair!

—Ah! petite méchante, vous vous moquez de moi? Vous ne
boiriez pas du vin, vous, si vous en aviez?

—Moi? j’en ai bu ce soir avec vous chez la Rebec, pour la
seconde fois de ma vie; mais si vous êtes bien sage, je vais
vous en donner une bouteille quasi pleine, et du bon encore!

—Comment, Marie, tu es donc sorcière, décidément?

—Est-ce que vous n’avez pas fait la folie de demander deux
bouteilles de vin à la Rebec? Vous en avez bu une avec votre
petit, et j’ai à peine avalé trois gouttes de celle que vous
aviez mise devant moi. Cependant vous les avez payées toutes
les deux sans y regarder.

—Eh bien?

—Eh bien, j’ai mis dans mon panier celle qui n’avait pas été
bue, parce que j’ai pensé que vous ou votre petit auriez soif
en route; et la voilà.

—Tu es la fille la plus avisée que j’aie jamais rencontrée.
Voyez! elle pleurait pourtant, cette pauvre enfant, en sortant
de l’auberge! ça ne l’a pas empêchée de penser aux autres plus
qu’à elle-même. Petite Marie, l’homme qui t’épousera ne sera
pas sot.

—Je l’espère, car je n’aimerais pas un sot. Allons, mangez
vos perdrix, elles sont cuites à point; et, faute de pain,
vous vous contenterez de châtaignes.

—Et où diable as-tu pris aussi des châtaignes?

—C’est bien étonnant! tout le long du chemin, j’en ai pris
aux branches en passant, et j’en ai rempli mes poches.

—Et elles sont cuites aussi?

—A quoi donc aurais-je eu l’esprit si je ne les avais pas
mises dans le feu dès qu’il a été allumé? Ça se fait toujours,
aux champs.

—Ah çà, petite Marie, nous allons souper ensemble! je veux
boire à ta santé et te souhaiter un bon mari... là, comme tu
le souhaiterais toi-même. Dis-moi un peu cela!

—J’en serais fort empêchée, Germain, car je n’y ai pas encore
songé.

—Comment, pas du tout? jamais? dit Germain, en commençant à
manger avec un appétit de laboureur, mais coupant les
meilleurs morceaux pour les offrir à sa compagne, qui refusa
obstinément et se contenta de quelques châtaignes. Dis-moi
donc, petite Marie, reprit-il, voyant qu’elle ne songeait pas
à lui répondre, tu n’as pas encore eu l’idée du mariage? tu es
en âge, pourtant!

—Peut-être, dit-elle; mais je suis trop pauvre. Il faut au
moins cent écus pour entrer en ménage, et je dois travailler
cinq ou six ans pour les amasser.

—Pauvre fille! je voudrais que le père Maurice voulût bien me
donner cent écus pour t’en faire cadeau.

—Grand merci, Germain. Eh bien! qu’est-ce qu’on dirait de
moi?

—Que veux-tu qu’on dise? on sait bien que je suis vieux et
que je ne peux pas t’épouser. Alors on ne supposerait pas que
je... que tu...

—Dites donc, laboureur! voilà votre enfant qui se réveille,
dit la petite Marie.



IX


LA PRIERE DU SOIR


Petit-Pierre s’était soulevé et regardait autour de lui d’un
air pensif.

—Ah! il n’en fait jamais d’autre quand il entend manger,
celui-là! dit Germain: le bruit du canon ne le réveillerait
pas; mais quand on remue les mâchoires auprès de lui, il ouvre
les yeux tout de suite.

—Vous avez dû être comme ça à son âge, dit la petite Marie
avec un sourire malin. Allons, mon petit Pierre, tu cherches
ton ciel de lit? Il est fait de verdure, ce soir, mon enfant;
mais ton père n’en soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui?
Je n’ai pas mangé ta part; je me doutais bien que tu la
réclamerais!

—Marie, je veux que tu manges, s’écria le laboureur, je ne
mangerai plus. Je suis un vorace, un grossier: toi, tu te
prives pour nous, ce n’est pas juste, j’en ai honte. Tiens, ça
m’ôte la faim; je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne
soupes pas.

—Laissez-nous tranquilles, répondit la petite Marie, vous
n’avez pas la clef de nos appétits. Le mien est fermé
aujourd’hui, mais celui de votre Pierre est ouvert comme celui
d’un petit loup. Tenez, voyez comme il s’y prend! Oh! ce sera
aussi un rude laboureur!

En effet, Petit-Pierre montra bientôt de qui il était fils, et
à peine éveillé, ne comprenant ni où il était, ni comment il y
était venu, il se mit à dévorer. Puis, quand il n’eut plus
faim, se trouvant excité comme il arrive aux enfants qui
rompent leurs habitudes, il eut plus d’esprit, plus de
curiosité et plus de raisonnement qu’à l’ordinaire. Il se fit
expliquer où il était, et quand il sut que c’était au milieu
d’un bois, il eut un peu peur.

—Y a-t-il des méchantes bêtes dans ce bois? demanda-t-il à
son père.

—Non, fit le père, il n’y en a point. Ne crains rien.

—Tu as donc menti quand tu m’as dit que si j’allais avec toi
dans les grands bois les loups m’emporteraient?

—Voyez-vous ce raisonneur? dit Germain embarrassé.

—Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit cela:
il a bonne mémoire, il s’en souvient. Mais apprends, mon petit
Pierre, que ton père ne ment jamais. Nous avons passé les
grands bois pendant que tu dormais, et nous sommes à présent
dans les petits bois, où il n’y a pas de méchantes bêtes.

—Les petits bois sont-ils bien loin des grands?

—Assez loin; d’ailleurs les loups ne sortent pas des grands
bois. Et puis, s’il en venait ici, ton père les tuerait.

—Et toi aussi, petite Marie?

—Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon Pierre? Tu
n’as pas peur, toi? Tu taperais bien dessus!

—Oui, oui, dit l’enfant enorgueilli, en prenant une pose
héroïque, nous les tuerions!

—Il n’y a personne comme toi pour parler aux enfants, dit
Germain à la petite Marie, et pour leur faire entendre raison.
Il est vrai qu’il n’y a pas longtemps que tu étais toi-même un
petit enfant, et tu te souviens de ce que te disait ta mère.
Je crois bien que plus on est jeune, mieux on s’entend avec
ceux qui le sont. J’ai grand’peur qu’une femme de trente ans,
qui ne sait pas encore ce que c’est que d’être mère,
n’apprenne avec peine à babiller et à raisonner avec des
marmots.

—Pourquoi donc pas, Germain? Je ne sais pourquoi vous avez
une mauvaise idée touchant cette femme; vous en reviendrez!

—Au diable la femme! dit Germain. Je voudrais en être revenu
pour n’y plus retourner. Qu’ai-je besoin d’une femme que je ne
connais pas?

—Mon petit père, dit l’enfant, pourquoi donc est-ce que tu
parles toujours de ta femme aujourd’hui, puisqu’elle est
morte?...

—Hélas! tu ne l’as donc pas oubliée, toi, ta pauvre chère
mère?

—Non, puisque je l’ai vu mettre dans une belle boîte de bois
blanc, et que ma grand’mère m’a conduit auprès pour
l’embrasser et lui dire adieu!... Elle était toute blanche et
toute froide, et tous les soirs ma tante me fait prier le bon
Dieu pour qu’elle aille se réchauffer avec lui dans le ciel.
Crois-tu qu’elle y soit, à présent?

—Je l’espère, mon enfant; mais il faut toujours prier, ça
fait voir à ta mère que tu l’aimes.

—Je vas dire ma prière, reprit l’enfant; je n’ai pas pensé à
la dire ce soir. Mais je ne peux pas la dire tout seul; j’en
oublie toujours un peu. Il faut que la petite Marie m’aide.

—Oui, mon Pierre, je vas t’aider, dit la jeune fille. Viens
là te mettre à genoux sur moi.

L’enfant s’agenouilla sur la jupe de la jeune fille, joignit
ses petites mains, et se mit à réciter sa prière, d’abord avec
attention et ferveur, car il savait très bien le commencement;
puis avec plus de lenteur et d’hésitation, et enfin répétant
mot à mot ce que lui dictait la petite Marie, lorsqu’il arriva
à cet endroit de son oraison, où le sommeil le gagnant chaque
soir, il n’avait jamais pu l’apprendre jusqu’au bout. Cette
fois encore, le travail de l’attention et la monotonie de son
propre accent produisirent leur effet accoutumé, il ne
prononça plus qu’avec effort les dernières syllabes, et encore
après se les être fait répéter trois fois; sa tête
s’appesantit et se pencha sur la poitrine de Marie: ses mains
se détendirent, se séparèrent et retombèrent ouvertes sur ses
genoux. A la lueur du feu du bivouac, Germain regarda son
petit ange assoupi sur le cœur de la jeune fille, qui, le
soutenant dans ses bras et réchauffant ses cheveux blonds de
sa pure haleine, s’était laissée aller aussi à une rêverie
pieuse, et priait mentalement pour l’âme de Catherine.

Germain fut attendri, chercha ce qu’il pourrait dire à la
petite Marie pour lui exprimer ce qu’elle lui inspirait
d’estime et de reconnaissance, mais ne trouva rien qui pût
rendre sa pensée. Il s’approcha d’elle pour embrasser son fils
qu’elle tenait toujours pressé contre son sein, et il eut
peine à détacher ses lèvres du front du petit Pierre.

—Vous l’embrassez trop fort, lui dit Marie en repoussant
doucement la tête du laboureur, vous allez le réveiller.
Laissez-moi le recoucher puisque le voilà reparti pour les
rêves du paradis.

L’enfant se laissa coucher, mais en s’étendant sur la peau de
chèvre du bât, il demanda s’il était sur la Grise. Puis,
ouvrant ses grands yeux bleus, et les tenant fixés vers les
branches pendant une minute, il parut rêver tout éveillé, ou
être frappé d’une idée qui avait glissé dans son esprit durant
le jour, et qui s’y formulait à l’approche du sommeil. "Mon
petit père, dit-il, si tu veux me donner une autre mère, je
veux que ce soit la petite Marie."

Et, sans attendre de réponse, il ferma les yeux et s’endormit.


X


MALGRE LE FROID


La petite Marie ne parut pas faire d’autre attention aux
paroles bizarres de l’enfant que de les regarder comme une
parole d’amitié; elle l’enveloppa avec soin, ranima le feu,
et, comme le brouillard endormi sur la mare voisine ne
paraissait nullement près de s’éclaircir, elle conseilla à
Germain de s’arranger auprès du feu pour faire un somme.

—Je vois que cela vous vient déjà, lui dit-elle, car vous ne
dites plus mot, et vous regardez la braise comme votre petit
faisait tout à l’heure. Allons, dormez, je veillerai à
l’enfant et à vous.

—C’est toi qui dormiras, répondit le laboureur, et moi je
vous garderai tous les deux, car jamais je n’ai eu moins envie
de dormir; j’ai cinquante idées dans la tête.

—Cinquante, c’est beaucoup, dit la fillette avec une
intention un peu moqueuse; il y a tant de gens qui seraient
heureux d’en avoir une!

—Eh bien! si je ne suis pas capable d’en avoir cinquante,
j’en ai du moins une qui ne me lâche pas depuis une heure.

—Et je vas vous la dire, ainsi que celles que vous aviez
auparavant.

—Eh bien! oui, dis-la si tu la devines, Marie; dis-la-moi
toi-même, ça me fera plaisir.

—Il y a une heure, reprit-elle, vous aviez l’idée de
manger... et à présent vous avez l’idée de dormir.

—Marie, je ne suis qu’un bouvier, mais vraiment tu me prends
pour un bœuf. Tu es une méchante fille, et je vois bien que tu
ne veux point causer avec moi. Dors donc, cela vaudra mieux
que de critiquer un homme qui n’est pas gai.

—Si vous voulez causer, causons, dit la petite fille en se
couchant à demi auprès de l’enfant, et en appuyant sa tête
contre le bât. Vous êtes en train de vous tourmenter, Germain,
et en cela vous ne montrez pas beaucoup de courage pour un
homme. Que ne dirais-je pas, moi, si je ne me défendais pas de
mon mieux contre mon propre chagrin?

—Oui, sans doute, et c’est là justement ce qui m’occupe, ma
pauvre enfant! Tu vas vivre loin de tes parents et dans un
vilain pays de landes et de marécages, où tu attraperas les
fièvres d’automne, où les bêtes à laine ne profitent pas, ce
qui chagrine toujours une bergère qui a bonne intention; enfin
tu seras au milieu d’étrangers qui ne seront peut-être pas
bons pour toi, qui ne comprendront pas ce que tu vaux. Tiens,
ça me fait plus de peine que je ne peux te le dire, et j’ai
envie de te ramener chez ta mère au lieu d’aller à Fourche.

—Vous parlez avec beaucoup de bonté, mais sans raison, mon
pauvre Germain; on ne doit pas être lâche pour ses amis, et au
lieu de me montrer le mauvais côté de mon sort, vous devriez
m’en montrer le bon, comme vous faisiez quand nous avons goûté
chez la Rebec.

—Que veux-tu! ça me paraissait ainsi dans ce moment-là, et à
présent ça me paraît autrement. Tu ferais mieux de trouver un
mari.

—Ça ne se peut pas, Germain, je vous l’ai dit; et comme ça ne
se peut pas, je n’y pense pas.

—Mais enfin si ça se trouvait? Peut-être que si tu voulais me
dire comment tu souhaiterais qu’il fût, je parviendrais à
imaginer quelqu’un.

—Imaginer n’est pas trouver. Moi, je n’imagine rien puisque
c’est inutile.

—Tu n’aurais pas l’idée de trouver un riche?

—Non, bien sûr, puisque je suis pauvre comme Job.

—Mais s’il était à son aise, ça ne te ferait pas de peine
d’être bien logée, bien nourrie, bien vêtue et dans une
famille de braves gens qui te permettrait d’assister ta mère?

—Oh! pour cela, oui! assister ma mère est tout mon souhait.

—Et si cela se rencontrait, quand même l’homme ne serait pas
de la première jeunesse, tu ne ferais pas trop la difficile?

—Ah! pardonnez-moi, Germain. C’est justement la chose à
laquelle je tiendrais. Je n’aimerais pas un vieux!

—Un vieux, sans doute; mais, par exemple, un homme de mon
âge?

—Votre âge est vieux pour moi, Germain; j’aimerais l’âge de
Bastien, quoique Bastien ne soit pas si joli homme que vous.

—Tu aimerais mieux Bastien le porcher? dit Germain avec
humeur. Un garçon qui a les yeux faits comme les bêtes qu’il
mène?

—Je passerais par-dessus ses yeux, à cause de ses dix-huit
ans.

Germain se sentit horriblement jaloux.

—Allons, dit-il, je vois que tu en tiens pour Bastien. C’est
une drôle d’idée, pas moins!

—Oui, ce serait une drôle d’idée, répondit la petite Marie en
riant aux éclats, et ça ferait un drôle de mari. On lui ferait
accroire tout ce qu’on voudrait. Par exemple, l’autre jour,
j’avais ramassé une tomate dans le jardin à monsieur le curé;
je lui ai dit que c’était une belle pomme rouge, et il a mordu
dedans comme un goulu. Si vous aviez vu quelle grimace! Mon
Dieu, qu’il était vilain!

—Tu ne l’aimes donc pas, puisque tu te moques de lui?

—Ce ne serait pas une raison. Mais je ne l’aime pas: il est
brutal avec sa petite sœur, et il est malpropre.

—Eh bien! tu ne te sens pas portée pour quelque autre?

—Qu’est-ce que ça vous fait, Germain?

—Ça ne me fait rien, c’est pour parler. Je vois, petite
fille, que tu as déjà un galant dans la tête.

—Non, Germain, vous vous trompez, je n’en ai pas encore; ça
pourra venir plus tard: mais puisque je ne me marierai que
quand j’aurai un peu amassé, je suis destinée à me marier tard
et avec un vieux.

—Eh bien, prends-en un vieux tout de suite.

—Non pas! quand je ne serai plus jeune, ça me sera égal; à
présent, ce serait différent.

—Je vois bien, Marie, que je te déplais: c’est assez clair,
dit Germain avec dépit, et sans peser ses paroles.

La petite Marie ne répondit pas. Germain se pencha vers elle:
elle dormait; elle était tombée vaincue et comme foudroyée par
le sommeil, comme font les enfants qui dorment déjà lorsqu’ils
babillent encore.

Germain fut content qu’elle n’eût pas fait attention à ses
dernières paroles; il reconnut qu’elles n’étaient point sages,
et il lui tourna le dos pour se distraire et changer de
pensée.

Mais il eut beau faire, il ne put s’endormir, ni songer à
autre chose qu’à ce qu’il venait de dire. Il tourna vingt fois
autour du feu, il s’éloigna, il revint; enfin, se sentant
aussi agité que s’il eût avalé de la poudre à canon, il
s’appuya contre l’arbre qui abritait les deux enfants et les
regarda dormir.

—Je ne sais pas comment je ne m’étais jamais aperçu, pensait-
il, que cette petite Marie est la plus jolie fille du pays!...
Elle n’a pas beaucoup de couleur, mais elle a un petit visage
frais comme une rose de buissons! Quelle gentille bouche et
quel mignon petit nez!... Elle n’est pas grande pour son âge,
mais elle est faite comme une petite caille et légère comme un
petit pinson!... Je ne sais pas pourquoi on fait tant de cas
chez nous d’une grande et grosse femme bien vermeille... La
mienne était plutôt mince et pâle, et elle me plaisait par-
dessus tout... Celle-ci est toute délicate, mais elle ne s’en
porte pas plus mal, et elle est jolie à voir comme un chevreau
blanc!... Et puis, quel air doux et honnête! comme on lit son
bon cœur dans ses yeux, même lorsqu’ils sont fermés pour
dormir!... Quant à de l’esprit, elle en a plus que ma chère
Catherine n’en avait, il faut en convenir, et on ne
s’ennuierait pas avec elle... C’est gai, c’est sage, c’est
laborieux, c’est aimant, et c’est drôle. Je ne vois pas ce
qu’on pourrait souhaiter de mieux....

Mais qu’ai-je à m’occuper de tout cela? reprenait Germain, en
tâchant de regarder d’un autre côté. Mon beau-père ne voudrait
pas en entendre parler, et toute la famille me traiterait de
fou!... D’ailleurs, elle-même ne voudrait pas de moi, la
pauvre enfant!... Elle me trouve trop vieux: elle me l’a
dit... Elle n’est pas intéressée, elle se soucie peu d’avoir
encore de la misère et de la peine, de porter de pauvres
habits, et de souffrir de la faim pendant deux ou trois mois
de l’année, pourvu qu’elle contente son cœur un jour, et
qu’elle puisse se donner à un mari qui lui plaira... elle a
raison, elle! je ferais de même à sa place... et, dès à
présent, si je pouvais suivre ma volonté, au lieu de
m’embarquer dans un mariage qui ne me sourit pas, je
choisirais une fille à mon gré...

Plus Germain cherchait à raisonner et à se calmer, moins il en
venait à bout. Il s’en allait à vingt pas de là, se perdre
dans le brouillard; et puis, tout d’un coup, il se retrouvait
à genoux à côté des deux enfants endormis. Une fois même il
voulut embrasser Petit-Pierre, qui avait un bras passé autour
du cou de Marie, et il se trompa si bien que Marie, sentant
une haleine chaude comme le feu courir sur ses lèvres, se
réveilla et le regarda d’un air tout effaré, ne comprenant
rien du tout à ce qui se passait en lui.

—Je ne vous voyais pas, mes pauvres enfants! dit Germain en
se retirant bien vite. J’ai failli tomber sur vous et vous
faire du mal.

La petite Marie eut la candeur de le croire, et se rendormit.
Germain passa de l’autre côté du feu, et jura à Dieu qu’il
n’en bougerait jusqu’à ce qu’elle fût réveillée. Il tint
parole, mais ce ne fut pas sans peine. Il crut qu’il en
deviendrait fou.

Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipa, et Germain put
voir les étoiles briller à travers les arbres. La lune se
dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à
semer des diamants sur la mousse humide. Le tronc des chênes
restait dans une majestueuse obscurité; mais, un peu plus
loin, les tiges blanches des bouleaux semblaient une rangée de
fantômes dans leurs suaires. Le feu se reflétait dans la mare;
et les grenouilles, commençant à s’y habituer, hasardaient
quelques notes grêles et timides; les branches anguleuses des
vieux arbres, hérissées de pâles lichens, s’étendaient et
s’entre-croisaient comme de grands bras décharnés sur la tête
de nos voyageurs; c’était un bel endroit, mais si désert et si
triste, que Germain, las d’y souffrir, se mit à chanter et à
jeter des pierres dans l’eau pour s’étourdir sur l’ennui
effrayant de la solitude. Il désirait aussi réveiller la
petite Marie; et lorsqu’il vit qu’elle se levait et regardait
le temps, il lui proposa de se remettre en route.

—Dans deux heures, lui dit-il, l’approche du jour rendra
l’air si froid, que nous ne pourrons plus y tenir, malgré
notre feu... A présent, on voit à se conduire, et nous
trouverons bien une maison qui nous ouvrira, ou du moins
quelque grange où nous pourrons passer à couvert le reste de
la nuit.

Marie n’avait pas de volonté; et, quoiqu’elle eût encore
grande envie de dormir, elle se disposa à suivre Germain.

Celui-ci prit son fils dans ses bras sans le réveiller, et
voulut que Marie s’approchât de lui pour se cacher dans son
manteau, puisqu’elle ne voulait pas reprendre sa cape roulée
autour du petit Pierre.

Quand il sentit la jeune fille si près de lui, Germain, qui
s’était distrait et égayé un instant, recommença à perdre la
tête. Deux ou trois fois il s’éloigna brusquement, et la
laissa marcher seule. Puis voyant qu’elle avait peine à le
suivre, il l’attendait, l’attirait vivement près de lui, et la
pressait si fort, qu’elle en était étonnée et même fâchée sans
oser le dire.

Comme ils ne savaient point du tout de quelle direction ils
étaient partis, ils ne savaient pas celle qu’ils suivaient; si
bien qu’ils remontèrent encore une fois tout le bois, se
retrouvèrent, de nouveau, en face de la lande déserte,
revinrent sur leurs pas, et, après avoir tourné et marché
longtemps, ils aperçurent de la clarté à travers les branches.

—Bon! voici une maison, dit Germain, et des gens déjà
éveillés, puisque le feu est allumé. Il est donc bien tard?

Mais ce n’était pas une maison: c’était le feu de bivouac
qu’ils avaient couvert en partant, et qui s’était rallumé à la
brise...

Ils avaient marché pendant deux heures pour se retrouver au
point de départ.



XI


A LA BELLE ETOILE


Pour le coup j’y renonce! dit Germain en frappant du pied.
On nous a jeté un sort, c’est bien sûr, et nous ne sortirons
d’ici qu’au grand jour. Il faut que cet endroit soit endiablé.

—Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit Marie, et prenons-
en notre parti. Nous ferons un plus grand feu, l’enfant est si
bien enveloppé qu’il ne risque rien, et pour passer une nuit
dehors nous n’en mourrons point. Où avez-vous caché la bâtine,
Germain? Au milieu des grands houx, grand étourdi! C’est
commode pour aller la reprendre!

—Tiens l’enfant, prends-le, que je retire son lit des
broussailles; je ne veux pas que tu te piques les mains.

—C’est fait, voici le lit, et quelques piqûres ne sont pas
des coups de sabre, reprit la brave petite fille.

Elle procéda de nouveau au coucher du petit Pierre, qui était
si bien endormi cette fois qu’il ne s’aperçut en rien de ce
nouveau voyage. Germain mit tant de bois au feu que toute la
forêt en resplendit à la ronde; mais la petite Marie n’en
pouvait plus, et quoiqu’elle ne se plaignît de rien, elle ne
se soutenait plus sur ses jambes. Elle était pâle et ses dents
claquaient de froid et de faiblesse. Germain la prit dans ses
bras pour la réchauffer; et l’inquiétude, la compassion, des
mouvements de tendresse irrésistible s’emparant de son cœur,
firent taire ses sens. Sa langue se délia comme par miracle,
et toute honte cessant:

—Marie, lui dit-il, tu me plais, et je suis bien malheureux
de ne pas te plaire. Si tu voulais m’accepter pour ton mari,
il n’y aurait ni beau-père, ni parents, ni voisins, ni
conseils qui pussent m’empêcher de me donner à toi. Je sais
que tu rendrais mes enfants heureux, que tu leur apprendrais à
respecter le souvenir de leur mère, et, ma conscience étant en
repos, je pourrais contenter mon cœur. J’ai toujours eu de
l’amitié pour toi, et à présent je me sens si amoureux que si
tu me demandais de faire toute ma vie tes mille volontés, je
te le jurerais sur l’heure. Vois, je t’en prie, comme je
t’aime, et tâche d’oublier mon âge. Pense que c’est une fausse
idée qu’on se fait quand on croit qu’un homme de trente ans
est vieux. D’ailleurs je n’ai que vingt-huit ans! une jeune
fille craint de se faire critiquer en prenant un homme qui a
dix ou douze ans de plus qu’elle, parce que ce n’est pas la
coutume du pays; mais j’ai entendu dire que dans d’autres pays
on ne regardait point à cela; qu’au contraire on aimait mieux
donner pour soutien, à une jeunesse, un homme raisonnable et
d’un courage bien éprouvé qu’un jeune gars qui peut se
déranger, et, de bon sujet qu’on le croyait, devenir un
mauvais garnement. D’ailleurs, les années ne font pas toujours
l’âge. Cela dépend de la force et de la santé qu’on a. Quand
un homme est usé par trop de travail et de misère ou par la
mauvaise conduite, il est vieux avant vingt-cinq ans. Au lieu
que moi... Mais tu ne m’écoutes pas, Marie.

—Si fait, Germain, je vous entends bien, répondit la petite
Marie, mais je songe à ce que m’a toujours dit ma mère: c’est
qu’une femme de soixante ans est bien à plaindre quand son
mari en a soixante-dix ou soixante-quinze, et qu’il ne peut
plus travailler pour la nourrir. Il devient infirme, et il
faut qu’elle le soigne à l’âge où elle commencerait elle-même
à avoir grand besoin de ménagement et de repos. C’est ainsi
qu’on arrive à finir sur la paille.

—Les parents ont raison de dire cela, j’en conviens, Marie,
reprit Germain; mais enfin ils sacrifieraient tout le temps de
la jeunesse, qui est le meilleur, à prévoir ce qu’on deviendra
à l’âge où l’on n’est plus bon à rien, et où il est
indifférent de finir d’une manière ou d’une autre. Mais moi,
je ne suis pas dans le danger de mourir de faim sur mes vieux
jours. Je suis à même d’amasser quelque chose, puisque, vivant
avec les parents de ma femme, je travaille beaucoup et ne
dépense rien. D’ailleurs, je t’aimerai tant, vois-tu, que ça
m’empêchera de vieillir. On dit que quand un homme est
heureux, il se conserve, et je sens bien que je suis plus
jeune que Bastien pour t’aimer; car il ne t’aime pas, lui, il
est trop bête, trop enfant pour comprendre comme tu es jolie
et bonne, et faite pour être recherchée. Allons, Marie, ne me
déteste pas, je ne suis pas un méchant homme: j’ai rendu ma
Catherine heureuse, elle a dit devant Dieu à son lit de mort
qu’elle n’avait jamais eu de moi que du contentement, et elle
m’a recommandé de me remarier. Il semble que son esprit ait
parlé ce soir à son enfant, au moment où il s’est endormi.
Est-ce que tu n’as pas entendu ce qu’il disait? et comme sa
petite bouche tremblait, pendant que ses yeux regardaient en
l’air quelque chose que nous ne pouvions pas voir! Il voyait
sa mère, sois-en sûre, et c’était elle qui lui faisait dire
qu’il te voulait pour la remplacer.

—Germain, répondit Marie, tout étonnée et toute pensive, vous
parlez honnêtement et tout ce que vous dites est vrai. Je suis
sûre que je ferais bien de vous aimer, si ça ne mécontentait
pas trop vos parents: mais que voulez-vous que j’y fasse? le
cœur ne m’en dit pas pour vous. Je vous aime bien, mais
quoique votre âge ne vous enlaidisse pas, il me fait peur. Il
me semble que vous êtes quelque chose pour moi, comme un oncle
ou un parrain; que je vous dois le respect, et que vous auriez
des moments où vous me traiteriez comme une petite fille
plutôt que comme votre femme et votre égale. Enfin, mes
camarades se moqueraient peut-être de moi, et quoique ça soit
une sottise de faire attention à cela, je crois que je serais
honteuse et un peu triste le jour de mes noces.

—Ce sont là des raisons d’enfant; tu parles tout à fait comme
un enfant, Marie!

—Eh bien! oui, je suis un enfant, dit-elle, et c’est à cause
de cela que je crains un homme trop raisonnable. Vous voyez
bien que je suis trop jeune pour vous, puisque déjà vous me
reprochez de parler sans raison! Je ne puis pas avoir plus de
raison que mon âge n’en comporte.

—Hélas! mon Dieu, que je suis donc à plaindre d’être si
maladroit et de dire si mal ce que je pense! s’écria Germain.
Marie, vous ne m’aimez pas, voilà le fait; vous me trouvez
trop simple et trop lourd. Si vous m’aimiez un peu, vous ne
verriez pas si clairement mes défauts. Mais vous ne m’aimez
pas, voilà!

—Eh bien! ce n’est pas ma faute, répondit-elle, un peu
blessée de ce qu’il ne la tutoyait plus; j’y fais mon possible
en vous écoutant, mais plus je m’y essaie et moins je peux me
mettre dans la tête que nous devions être mari et femme.

Germain ne répondit pas. Il mit sa tête dans ses deux mains et
il fut impossible à la petite Marie de savoir s’il pleurait,
s’il boudait, ou s’il était endormi. Elle fut un peu inquiète
de le voir si morne et de ne pas deviner ce qui roulait dans
son esprit; mais elle n’osa pas lui parler davantage, et comme
elle était trop étonnée de ce qui venait de se passer pour
avoir envie de se rendormir, elle attendit le jour avec
impatience, soignant toujours le feu et veillant l’enfant,
dont Germain paraissait ne plus se souvenir. Cependant Germain
ne dormait point; il ne réfléchissait pas à son sort, et ne
faisait ni projets de courage, ni plans de séduction. Il
souffrait, il avait une montagne d’ennui sur le cœur. Il aurait
voulu être mort. Tout paraissait devoir tourner mal pour lui,
et s’il eût pu pleurer il ne l’aurait pas fait à demi. Mais il
y avait un peu de colère contre lui-même, mêlée à sa peine, et
il étouffait sans pouvoir et sans vouloir se plaindre.

Quand le jour fut venu et que les bruits de la campagne
l’annoncèrent à Germain, il sortit son visage de ses mains et
se leva. Il vit que la petite Marie n’avait pas dormi non
plus, mais il ne sut rien lui dire pour marquer sa
sollicitude. Il était tout à fait découragé. Il cacha de
nouveau le bât de la Grise dans les buissons, prit son sac sur
son épaule, et tenant son fils par la main:

—A présent, Marie, dit-il, nous allons tâcher d’achever notre
voyage. Veux-tu que je te conduise aux Ormeaux?

—Nous sortirons du bois ensemble, lui répondit-elle, et quand
nous saurons où nous sommes, nous irons chacun de notre côté.

Germain ne répondit pas. Il était blessé de ce que la jeune
fille ne lui demandait pas de la mener jusqu’aux Ormeaux, et
il ne s’apercevait pas qu’il le lui avait offert d’un ton qui
semblait provoquer un refus.

Un bûcheron qu’ils rencontrèrent au bout de deux cents pas les
mit dans le bon chemin, et leur dit qu’après avoir passé la
grande prairie ils n’avaient qu’à prendre, l’un tout droit,
l’autre sur la gauche, pour gagner leurs différents gîtes, qui
étaient d’ailleurs si voisins qu’on voyait distinctement les
maisons de Fourche de la ferme des Ormeaux, et réciproquement.

Puis, quand ils eurent remercié et dépassé le bûcheron, celui-
ci les rappela pour leur demander s’ils n’avaient pas perdu un
cheval.

—J’ai trouvé, leur dit-il, une belle jument grise dans ma
cour, où peut-être le loup l’aura forcée de chercher un
refuge. Mes chiens ont _jappé à nuitée_, et au point du jour
j’ai vu la bête chevaline sous mon hangar; elle y est encore.
Allons-y, et si vous la reconnaissez, emmenez-la.

Germain ayant donné d’avance le signalement de la Grise et
s’étant convaincu qu’il s’agissait bien d’elle, se mit en
route pour aller rechercher son bât. La petite Marie lui
offrit alors de conduire son enfant aux Ormeaux, où il
viendrait le reprendre lorsqu’il aurait fait son entrée à
Fourche.

—Il est un peu malpropre après la nuit que nous avons passée,
dit-elle. Je nettoierai ses habits, je laverai son joli
museau, je le peignerai, et, quand il sera beau et brave, vous
pourrez le présenter à votre nouvelle famille.

—Et qui te dit que je veuille aller à Fourche? répondit
Germain avec humeur. Peut-être n’irai-je pas!

—Si fait, Germain, vous devez y aller, vous irez, reprit la
jeune fille.

—Tu es bien pressée que je me marie avec une autre, afin
d’être sûre que je ne t’ennuierai plus?

—Allons, Germain, ne pensez plus à cela: c’est une idée qui
vous est venue dans la nuit, parce que cette mauvaise aventure
avait un peu dérangé vos esprits. Mais à présent il faut que
la raison vous revienne; je vous promets d’oublier ce que vous
m’avez dit et de n’en jamais parler à personne.

—Eh! parles-en si tu veux. Je n’ai pas l’habitude de renier
mes paroles. Ce que je t’ai dit était vrai, honnête, et je
n’en rougirai devant personne.

—Oui; mais si votre femme savait qu’au moment d’arriver, vous
avez pensé à une autre, ça la disposerait mal pour vous. Ainsi
faites attention aux paroles que vous direz maintenant; ne me
regardez pas comme ça devant le monde, avec un air tout
singulier. Songez au père Maurice qui compte sur votre
obéissance, et qui serait bien en colère contre moi si je vous
détournais de faire sa volonté. Bonjour, Germain; j’emmène
Petit-Pierre afin de vous forcer d’aller à Fourche. C’est un
gage que je vous garde.

—Tu veux donc aller avec elle? dit le laboureur à son fils,
en voyant qu’il s’attachait aux mains de la petite Marie, et
qu’il la suivait résolument.

—Oui, père, répondit l’enfant qui avait écouté et compris à
sa manière ce qu’on venait de dire sans méfiance devant lui.
Je m’en vais avec ma Marie mignonne: tu viendras me chercher
quand tu auras fini de te marier; mais je veux que Marie reste
ma petite mère.

—Tu vois bien qu’il le veut, lui! dit Germain à la jeune
fille. Ecoute, Petit-Pierre, ajouta-t-il, moi je le souhaite,
qu’elle soit ta mère et qu’elle reste toujours avec toi: c’est
elle qui ne le veut pas. Tâche qu’elle raccorde ce qu’elle me
refuse.

—Sois tranquille, mon père, je lui ferai dire oui: la petite
Marie fait toujours ce que je veux.

Il s’éloigna avec la jeune fille. Germain resta seul, plus
triste, plus irrésolu que jamais.



XII


LA LIONNE DU VILLAGE


Cependant, quand il eut réparé le désordre du voyage dans ses
vêtements et dans l’équipage de son cheval, quand il fut monté
sur la Grise et qu’on lui eut indiqué le chemin de Fourche, il
pensa qu’il n’y avait plus à reculer, et qu’il fallait oublier
cette nuit d’agitations comme un rêve dangereux.

Il trouva le père Léonard au seuil de sa maison blanche, assis
sur un beau banc de bois peint en vert-épinard. Il y avait six
marches de pierre disposées en perron, ce qui faisait voir que
la maison avait une cave. Le mur du jardin et de la chènevière
était crépi à chaux et à sable. C’était une belle habitation;
il s’en fallait de peu pour qu’on ne la prît pour une maison
de bourgeois.

Le futur beau-père vint au-devant de Germain, et après lui
avoir demandé, pendant cinq minutes, des nouvelles de toute sa
famille, il ajouta la phrase consacrée à questionner poliment
ceux qu’on rencontre, sur le but de leur voyage: _Vous êtes
donc venu pour vous promener par ici?_

—Je suis venu vous voir, répondit le laboureur, et vous
présenter ce petit cadeau de gibier de la part de mon beau-
père, en vous disant, aussi de sa part, que vous devez savoir
dans quelles intentions je viens chez vous.

—Ah! ah! dit le père Léonard en riant et en frappant sur son
estomac rebondi, je vois, j’entends, j’y suis! Et, clignant de
l’œil, il ajouta: Vous ne serez pas le seul à faire vos
compliments, mon jeune homme. Il y en a déjà trois à la maison
qui attendent comme vous. Moi, je ne renvoie personne, et je
serais bien embarrassé de donner tort ou raison à quelqu’un,
car ce sont tous de bons partis. Pourtant, à cause du père
Maurice et de la qualité des terres que vous cultivez,
j’aimerais mieux que ce fût vous. Mais ma fille est majeure et
maîtresse de son bien; elle agira donc selon son idée. Entrez,
faites-vous connaître; je souhaite que vous ayez le bon
numéro!

—Pardon, excuse, répondit Germain, fort surpris de se trouver
en surnuméraire là ou il avait compté d’être seul. Je ne
savais pas que votre fille fût déjà pourvue de prétendants, et
je n’étais pas venu pour la disputer aux autres.

—Si vous avez cru que, parce que vous tardiez à venir,
répondit, sans perdre sa bonne humeur, le père Léonard, ma
fille se trouvait au dépourvu, vous vous êtes grandement
trompé, mon garçon. La Catherine a de quoi attirer les
épouseurs, et elle n’aura que l’embarras du choix. Mais entrez
à la maison, vous dis-je, et ne perdez pas courage. C’est une
femme qui vaut la peine d’être disputée.

Et poussant Germain par les épaules avec une rude gaieté:

—Allons, Catherine, s’écria-t-il en entrant dans la maison,
en voilà un de plus!

Cette manière joviale mais grossière d’être présenté à la
veuve, en présence de ses autres soupirants, acheva de
troubler et de mécontenter le laboureur. Il se sentit gauche et
resta quelques instants sans oser lever les yeux sur la belle
et sur sa cour.

La veuve Guérin était bien faite et ne manquait pas de
fraîcheur. Mais elle avait une expression de visage et une
toilette qui déplurent tout d’abord à Germain. Elle avait
l’air hardi et content d’elle-même, et ses cornettes garnies
d’un triple rang de dentelle, son tablier de soie, et son
fichu de blonde noire étaient peu en rapport avec l’idée qu’il
s’était faite d’une veuve sérieuse et rangée.

Cette recherche d’habillement et ces manières dégagées la lui
firent trouver vieille et laide, quoiqu’elle ne fût ni l’un ni
l’autre. Il pensa qu’une si jolie parure et des manières si
enjouées siéraient à l’âge et à l’esprit de la petite Marie,
mais que cette veuve avait la plaisanterie lourde et hasardée,
et qu’elle portait sans distinction ses beaux atours.

Les trois prétendants étaient assis à une table chargée de
vins et de viandes, qui étaient là en permanence pour eux
toute la matinée du dimanche; car le père Léonard aimait à
faire montre de sa richesse, et la veuve n’était pas fâchée
non plus d’étaler sa belle vaisselle, et de tenir table comme
une rentière. Germain, tout simple et confiant qu’il était,
observa les choses avec assez de pénétration, et pour la
première fois de sa vie il se tint sur la défensive en
trinquant. Le père Léonard l’avait forcé de prendre place avec
ses rivaux, et, s’asseyant lui-même vis-à-vis de lui, il le
traitait de son mieux et s’occupait de lui avec prédilection.
Le cadeau de gibier, malgré la brèche que Germain y avait
faite pour son propre compte, était encore assez copieux pour
produire de l’effet. La veuve y parut sensible, et les
prétendants y jetèrent un coup d’œil de dédain.

Germain se sentait mal à l’aise en cette compagnie et ne
mangeait pas de bon cœur. Le père Léonard l’en plaisanta.

—Vous voilà bien triste, lui dit-il, et vous boudez contre
votre verre. Il ne faut pas que l’amour vous coupe l’appétit,
car un galant à jeun ne sait point trouver de jolies paroles
comme celui qui s’est éclairci les idées avec une petite
pointe de vin. Germain fut mortifié qu’on le supposât déjà
amoureux, et l’air maniéré de la veuve, qui baissa les yeux en
souriant, comme une personne sûre de son fait, lui donna
l’envie de protester contre sa prétendue défaite; mais il
craignit de paraître incivil, sourit et prit patience.

Les galants de la veuve lui parurent trois rustres. Il fallait
qu’ils fussent bien riches pour qu’elle admît leurs
prétentions. L’un avait plus de quarante ans et était quasi
aussi gros que le père Léonard; un autre était borgne et
buvait tant qu’il en était abruti; le troisième était jeune et
assez joli garçon; mais il voulait faire de l’esprit et disait
des choses si plates que cela faisait pitié. Pourtant la veuve
en riait comme si elle eût admiré toutes ces sottises, et, en
cela, elle ne faisait pas preuve de goût. Germain crut d’abord
qu’elle en était coiffée; mais bientôt il s’aperçut qu’il
était lui-même encouragé d’une manière particulière, et qu’on
souhaitait qu’il se livrât davantage. Ce lui fut une raison
pour se sentir et se montrer plus froid et plus grave.

L’heure de la messe arriva, et on se leva de table pour s’y
rendre ensemble. Il fallait aller jusqu’à Mers, à une bonne
demi-lieue de là, et Germain était si fatigué qu’il eût fort
souhaité avoir le temps de faire un somme auparavant; mais il
n’avait pas coutume de manquer la messe, et il se mit en route
avec les autres.

Les chemins étaient couverts de monde, et la veuve marchait
d’un air fier, escortée de ses trois prétendants, donnant le
bras tantôt à l’un, tantôt à l’autre, se rengorgeant et
portant haut la tête. Elle eût fort souhaité produire le
quatrième aux yeux des passants; mais Germain trouva si
ridicule d’être traîné ainsi de compagnie par un cotillon, à
la vue de tout le monde, qu’il se tint à distance convenable,
causant avec le père Léonard, et trouvant moyen de le
distraire et de l’occuper assez pour qu’ils n’eussent point
l’air de faire partie de la bande.



XIII


LE MAITRE


Lorsqu’ils atteignirent le village, la veuve s’arrêta pour les
attendre. Elle voulait absolument faire son entrée avec tout
son monde; mais Germain, lui refusant cette satisfaction,
quitta le père Léonard, accosta plusieurs personnes de sa
connaissance, et entra dans l’église par une autre porte. La
veuve en eut du dépit.

Après la messe, elle se montra partout triomphante sur la
pelouse où l’on dansait, et ouvrit la danse avec ses trois
amoureux successivement. Germain la regarda faire, et trouva
qu’elle dansait bien, mais avec affectation.

—Eh bien! lui dit Léonard en lui frappant sur l’épaule, vous
ne faites donc pas danser ma fille? Vous êtes aussi par trop
timide!

—Je ne danse plus depuis que j’ai perdu ma femme, répondit le
laboureur.

—Eh bien! puisque vous en recherchez une autre, le deuil est
fini dans le cœur comme sur l’habit.

—Ce n’est pas une raison, père Léonard; d’ailleurs je me
trouve trop vieux, je n’aime plus la danse.

—Ecoutez, reprit Léonard en l’attirant dans un endroit isolé,
vous avez pris du dépit, en entrant chez moi, de voir la place
déjà entourée d’assiégeants, et je vois que vous êtes très
fier; mais ceci n’est pas raisonnable, mon garçon. Ma fille
est habituée à être courtisée, surtout depuis deux ans qu’elle
a fini son deuil, et ce n’est pas à elle à aller au-devant de
vous.

—Il y a déjà deux ans que votre fille est à marier, et elle
n’a pas encore pris son parti? dit Germain.

—Elle ne veut pas se presser, et elle a raison. Quoiqu’elle
ait la mine éveillée et qu’elle vous paraisse peut-être ne pas
beaucoup réfléchir, c’est une femme d’un grand sens, et qui
sait fort bien ce qu’elle fait.

—Il ne me semble pas, dit Germain ingénument, car elle a
trois galants à sa suite, et si elle savait ce qu’elle veut,
il y en aurait au moins deux qu’elle trouverait de trop et
qu’elle prierait de rester chez eux.

—Pourquoi donc? vous n’y entendez rien, Germain. Elle ne veut
ni du vieux, ni du borgne, ni du jeune, j’en suis quasi
certain; mais si elle les renvoyait, on penserait qu’elle veut
rester veuve, et il n’en viendrait pas d’autre.

—Ah! oui! ceux-là servent d’enseigne!

—Comme vous dites. Où est le mal, si cela leur convient?

—Chacun son goût! dit Germain.

—Je vois que ce ne serait pas le vôtre. Mais voyons, on peut
s’entendre, à supposer que vous soyez préféré: on pourrait
vous laisser la place.

—Oui, à supposer! Et en attendant qu’on puisse le savoir,
combien de temps faudrait-il rester le nez au vent?

—Ça dépend de vous, je crois, si vous savez parler et
persuader. Jusqu’ici ma fille a très bien compris que le
meilleur temps de sa vie serait celui qu’elle passerait à se
laisser courtiser, et elle ne se sent pas pressée de devenir
la servante d’un homme, quand elle peut commander à plusieurs.
Ainsi, tant que le jeu lui plaira, elle peut se divertir; mais
si vous plaisez plus que le jeu, le jeu pourra cesser. Vous
n’avez qu’à ne pas vous rebuter. Revenez tous les dimanches,
faites-la danser, donnez à connaître que vous vous mettez sur
les rangs, et si on vous trouve plus aimable et mieux appris
que les autres, un beau jour on vous le dira sans doute.

—Pardon, père Léonard, votre fille a le droit d’agir comme
elle l’entend, et je n’ai pas celui de la blâmer. A sa place,
moi, j’agirais autrement; j’y mettrais plus de franchise et je
ne ferais pas perdre du temps à des hommes qui ont sans doute
quelque chose de mieux à faire qu’à tourner autour d’une femme
qui se moque d’eux. Mais, enfin, si elle trouve son amusement
et son bonheur à cela, cela ne me regarde point. Seulement, il
faut que je vous dise une chose qui m’embarrasse un peu à vous
avouer depuis ce matin, vu que vous avez commencé par vous
tromper sur mes intentions, et que vous ne m’avez pas donné le
temps de vous répondre: si bien que vous croyez ce qui n’est
point. Sachez donc que je ne suis pas venu ici dans la vue de
demander votre fille en mariage, mais dans celle de vous
acheter une paire de bœufs que vous voulez conduire en foire
la semaine prochaine, et que mon beau-père suppose lui
convenir.

—J’entends, Germain, répondit Léonard fort tranquillement;
vous avez changé d’idée en voyant ma fille avec ses amoureux.
C’est comme il vous plaira. Il paraît que ce qui attire les
uns rebute les autres, et vous avez le droit de vous retirer
puisque aussi bien vous n’avez pas encore parlé. Si vous
voulez sérieusement acheter mes bœufs, venez les voir au
pâturage; nous en causerons, et, que nous fassions ou non ce
marché, vous viendrez dîner avec nous avant de vous en
retourner.

—Je ne veux pas que vous vous dérangiez, reprit Germain, vous
avez peut-être affaire ici; moi je m’ennuie un peu de voir
danser et de ne rien faire. Je vais voir vos bêtes, et je vous
trouverai tantôt chez vous.

Là-dessus Germain s’esquiva et se dirigea vers les prés, où
Léonard lui avait, en effet, montré de loin une partie de son
bétail. Il était vrai que le père Maurice en avait à acheter,
et Germain pensa que s’il lui ramenait une belle paire de
bœufs d’un prix modéré, il se ferait mieux pardonner d’avoir
manqué volontairement le but de son voyage.

Il marcha vite et se trouva bientôt à peu de distance des
Ormeaux. Il éprouva alors le besoin d’aller embrasser son
fils, et même de revoir la petite Marie, quoiqu’il eût perdu
l’espoir et chassé la pensée de lui devoir son bonheur. Tout
ce qu’il venait de voir et d’entendre, cette femme coquette et
vaine, ce père à la fois rusé et borné, qui encourageait sa
fille dans des habitudes d’orgueil et de déloyauté, ce luxe
des villes, qui lui paraissait une infraction à la dignité des
mœurs de la campagne, ce temps perdu à des paroles oiseuses et
niaises, cet intérieur si différent du sien, et surtout ce
malaise profond que l’homme des champs éprouve lorsqu’il sort
de ses habitudes laborieuses, tout ce qu’il avait subi d’ennui
et de confusion depuis quelques heures donnait à Germain
l’envie de se retrouver avec son enfant et sa petite voisine.
N’eût-il pas été amoureux de cette dernière, il l’aurait
encore cherchée pour se distraire et remettre ses esprits dans
leur assiette accoutumée.

Mais il regarda en vain dans les prairies environnantes, il
n’y trouva ni la petite Marie ni le petit Pierre: il était
pourtant l’heure où les pasteurs sont aux champs. Il y avait
un grand troupeau dans une _chôme;_ il demanda à un jeune
garçon, qui le gardait, si c’étaient les moutons de la
métairie des Ormeaux.

—Oui, dit l’enfant.

—En êtes-vous le berger? est-ce que les garçons gardent les
bêtes à laine des métairies, dans votre endroit?

—Non. Je les garde aujourd’hui parce que la bergère est
partie: elle était malade.

—Mais n’avez-vous pas une nouvelle bergère, arrivée de ce
matin?

—Oh! bien oui? elle est déjà partie aussi.

—Comment, partie? n’avait-elle pas un enfant avec elle?

—Oui: un petit garçon qui a pleuré. Ils se sont en allés tous
les deux au bout de deux heures.

—En allés, où?

—D’où ils venaient, apparemment. Je ne leur ai pas demandé.

—Mais pourquoi donc s’en allaient-ils? dit Germain de plus en
plus inquiet.

—Dame! est-ce que je sais?

—On ne s’est pas entendu sur le prix? ce devait être pourtant
une chose convenue d’avance.

—Je ne peux rien vous en dire. Je les ai vus entrer et
sortir, voilà tout.

Germain se dirigea vers la ferme et questionna les métayers.
Personne ne put lui expliquer le fait; mais il était constant
qu’après avoir causé avec le fermier, la jeune fille était
partie sans rien dire, emmenant l’enfant qui pleurait.

—Est-ce qu’on a maltraité mon fils? s’écria Germain dont les
yeux s’enflammèrent.

—C’était donc votre fils? Comment se trouvait-il avec cette
petite? D’où êtes-vous donc, et comment vous appelle-t-on?

Germain, voyant que, selon l’habitude du pays, on allait
répondre à ses questions par d’autres questions, frappa du
pied avec impatience et demanda à parler au maître.

Le maître n’y était pas: il n’avait pas coutume de rester
toute la journée entière quand il venait à la ferme. Il était
monté à cheval, et il était parti on ne savait pour quelle
autre de ses fermes.

—Mais enfin, dit Germain en proie à une vive anxiété, ne
pouvez-vous savoir la raison du départ de cette jeune fille?

Le métayer échangea un sourire étrange avec sa femme, puis il
répondit qu’il n’en savait rien, que cela ne le regardait pas.
Tout ce que Germain put apprendre, c’est que la jeune fille et
l’enfant étaient allés du côté de Fourche. Il courut à
Fourche: la veuve et ses amoureux n’étaient pas de retour, non
plus que le père Léonard. La servante lui dit qu’une jeune
fille et un enfant étaient venus le demander, mais que, ne les
connaissant pas, elle n’avait pas voulu les recevoir, et leur
avait conseillé d’aller à Mers.

—Et pourquoi avez-vous refusé de les recevoir? dit Germain
avec humeur. On est donc bien méfiant dans ce pays-ci, qu’on
n’ouvre pas la porte à son prochain?

—Ah dame! répondit la servante, dans une maison riche comme
celle-ci on a raison de faire bonne garde. Je réponds de tout
quand les maîtres sont absents, et je ne peux pas ouvrir aux
premiers venus.

—C’est une laide coutume, dit Germain, et j’aimerais mieux
être pauvre que de vivre comme cela dans la crainte. Adieu, la
fille! adieu à votre vilain pays!

Il s’enquit dans les maisons environnantes. On avait vu la
bergère et l’enfant. Comme le petit était parti de Belair à
l’improviste, sans toilette, avec sa blouse un peu déchirée et
sa petite peau d’agneau sur le corps; comme aussi la petite
Marie était, pour cause, fort pauvrement vêtue en tout temps,
on les avait pris pour des mendiants. On leur avait offert du
pain; la jeune fille en avait accepté un morceau pour l’enfant
qui avait faim, puis elle était partie très vite avec lui, et
avait gagné les bois.

Germain réfléchit un instant, puis il demanda si le fermier
des Ormeaux n’était pas venu à Fourche.

—Oui, lui répondit-on; il a passé à cheval peu d’instants
après cette petite.

—Est-ce qu’il a couru après elle?

—Ah! vous le connaissez donc? dit en riant le cabaretier de
l’endroit, auquel il s’adressait. Oui, certes; c’est un
gaillard endiablé pour courir après les filles. Mais je ne
crois pas qu’il ait attrapé celle-là; quoique après tout, s’il
l’eût vue...

—C’est assez, merci! Et il vola plutôt qu’il ne courut à
l’écurie de Léonard. Il jeta la bâtine sur la Grise, sauta
dessus, et partit au grand galop dans la direction des bois de
Chanteloube.

Le cœur lui bondissait d’inquiétude et de colère, la sueur lui
coulait du front. Il mettait en sang les flancs de la Grise,
qui, en se voyant sur le chemin de son écurie, ne se faisait
pourtant pas prier pour courir.


XIV


LA VIEILLE


Germain se retrouva bientôt à l’endroit où il avait passé la
nuit au bord de la mare. Le feu fumait encore; une vieille
femme ramassait le reste de la provision de bois mort que la
petite Marie y avait entassée. Germain s’arrêta pour la
questionner. Elle était sourde, et, se méprenant sur ses
interrogations:

—Oui, mon garçon, dit-elle, c’est ici la Mare au Diable.
C’est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans
jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le
signe de la croix de la main droite: ça éloigne les esprits.
Autrement il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour.

—Je ne vous parle pas de ça, dit Germain en s’approchant
d’elle et en criant à tue-tête: N’avez-vous pas vu passer dans
le bois une fille et un enfant?

—Oui, dit la vieille, il s’est noyé un petit enfant!

Germain frémit de la tête aux pieds; mais heureusement la
vieille ajouta:

—Il y a bien longtemps de ça; en mémoire de l’accident on y
avait planté une belle croix; mais, par une belle nuit de
grand orage, les mauvais esprits l’ont jetée dans l’eau. On
peut en voir encore un bout. Si quelqu’un avait le malheur de
s’arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pouvoir jamais
en sortir avant le jour. Il aurait beau marcher, marcher, il
pourrait faire deux cents lieues dans le bois et se retrouver
toujours à la même place. —L’imagination du laboureur se
frappa malgré lui de ce qu’il entendait, et l’idée du malheur
qui devait arriver pour achever de justifier les assertions de
la vieille femme s’empara si bien de sa tête, qu’il se sentit
froid par tout le corps. Désespérant d’obtenir d’autres
renseignements, il remonta à cheval et recommença de parcourir
le bois en appelant Pierre de toutes ses forces, et en
sifflant, faisant claquer son fouet, cassant les branches pour
remplir la forêt du bruit de sa marche, écoutant ensuite si
quelque voix lui répondait; mais il n’entendait que la cloche
des vaches éparses dans les taillis, et le cri sauvage des
porcs qui se disputaient la glandée.

Enfin Germain entendit derrière lui le bruit d’un cheval qui
courait sur ses traces, et un homme entre deux âges, brun,
robuste, habillé comme un demi-bourgeois, lui cria de
s’arrêter. Germain n’avait jamais vu le fermier des Ormeaux;
mais un instinct de rage lui fit juger de suite que c’était
lui. Il se retourna, et, le toisant de la tête aux pieds, il
attendit ce qu’il avait à lui dire.

—N’avez-vous pas vu passer par ici une jeune fille de quinze
ou seize ans, avec un petit garçon? dit le fermier en
affectant un air d’indifférence, quoiqu’il fût visiblement
ému.

—Et que lui voulez-vous? répondit Germain sans chercher à
déguiser sa colère.

—Je pourrais vous dire que ça ne vous regarde pas, mon
camarade! mais comme je n’ai pas de raisons pour le cacher, je
vous dirai que c’est une bergère que j’avais louée pour
l’année sans la connaître... Quand je l’ai vue arriver, elle
m’a semblé trop jeune et trop faible pour l’ouvrage de la
ferme. Je l’ai remerciée, mais je voulais lui payer les frais
de son petit voyage, et elle est partie fâchée pendant que
j’avais le dos tourné... Elle s’est tant pressée, qu’elle a
même oublié une partie de ses effets et sa bourse, qui ne
contient pas grand’chose, à coup sûr; quelques sous
probablement!... mais enfin, comme j’avais à passer par ici,
je pensais la rencontrer et lui remettre ce qu’elle a oublié
et ce que je lui dois.

Germain avait l’âme trop honnête pour ne pas hésiter en
entendant cette histoire, sinon très vraisemblable, du moins
possible. Il attachait un regard perçant sur le fermier, qui
soutenait son investigation avec beaucoup d’impudence ou de
candeur.

—Je veux en avoir le cœur net, se dit Germain, et, contenant
son indignation:

—C’est une fille de chez nous, dit-il; je la connais: elle
doit être par ici... Avançons ensemble... nous la retrouverons
sans doute.

—Vous avez raison, dit le fermier. Avançons... et pourtant,
si nous ne la trouvons pas au bout de l’avenue, j’y renonce...
car il faut que je prenne le chemin d’Ardentes.

—Oh! pensa le laboureur, je ne te quitte pas! quand même je
devrais tourner pendant vingt-quatre heures avec toi autour de
la Mare au Diable!

—Attendez! dit tout à coup Germain en fixant des yeux une
touffe de genêts qui s’agitait singulièrement: holà! holà!
Petit-Pierre, est-ce toi, mon enfant?

L’enfant, reconnaissant la voix de son père, sortit des genêts
en sautant comme un chevreuil, mais quand il le vit dans la
compagnie du fermier, il s’arrêta comme effrayé et resta
incertain.

—Viens, mon Pierre! viens, c’est moi! s’écria le laboureur en
courant après lui, et en sautant à bas de son cheval pour le
prendre dans ses bras: et où est la petite Marie?

—Elle est là, qui se cache, parce qu’elle a peur de ce vilain
homme noir, et moi aussi.

—Eh! sois tranquille; je suis là... Marie! Marie! c’est moi!

Marie approcha en rampant, et dès qu’elle vit Germain, que le
fermier suivait de près, elle courut se jeter dans ses bras;
et, s’attachant à lui comme une fille à son père:

—Ah! mon brave Germain, lui dit-elle, vous me défendrez; je
n’ai pas peur avec vous.

Germain eut le frisson. Il regarda Marie: elle était pâle, ses
vêtements étaient déchirés par les épines où elle avait couru,
cherchant le fourré, comme une biche traquée par les
chasseurs. Mais il n’y avait ni honte ni désespoir sur sa
figure.

—Ton maître veut te parler, lui dit-il, en observant toujours
ses traits.

—Mon maître? dit-elle fièrement; cet homme-là n’est pas mon
maître et ne le sera jamais!... C’est vous, Germain, qui êtes
mon maître. Je veux que vous me rameniez avec vous... Je vous
servirai pour rien!

Le fermier s’était avancé, feignant un peu d’impatience.

—Hé! la petite, dit-il, vous avez oublié chez nous quelque
chose que je vous rapporte.

—Nenni, monsieur, répondit la petite Marie, je n’ai rien
oublié, et je n’ai rien à vous demander...

—Ecoutez un peu ici, reprit le fermier, j’ai quelque chose à
vous dire, moi!... Allons!... n’ayez pas peur... deux mots
seulement...

—Vous pouvez les dire tout haut... je n’ai pas de secrets
avec vous.

—Venez prendre votre argent, au moins.

—Mon argent? Vous ne me devez rien, Dieu merci!

—Je m’en doutais bien, dit Germain à demi-voix; mais c’est
égal, Marie... écoute ce qu’il a à te dire... car, moi, je
suis curieux de le savoir. Tu me le diras après: j’ai mes
raisons pour ça. Va auprès de son cheval... je ne te perds pas
de vue.

Marie fit trois pas vers le fermier, qui lui dit, en se
penchant sur le pommeau de sa selle et en baissant la voix:

—Petite, voilà un beau louis d’or pour toi! tu ne diras rien,
entends-tu? Je dirai que je t’ai trouvée trop faible pour
l’ouvrage de ma ferme... Et qu’il ne soit plus question de
ça... Je repasserai par chez vous un de ces jours; et si tu
n’as rien dit, je te donnerai encore quelque chose... Et puis,
si tu es plus raisonnable, tu n’as qu’à parler: je te
ramènerai chez moi, ou bien, j’irai causer avec toi à la brune
dans les prés. Quel cadeau veux-tu que je te porte?

—Voilà, monsieur, le cadeau que je vous fais, moi! répondit à
haute voix la petite Marie, en lui jetant son louis d’or au
visage, et même assez rudement. Je vous remercie beaucoup, et
vous prie, quand vous repasserez par chez nous, de me faire
avertir: tous les garçons de mon endroit iront vous recevoir,
parce que chez nous, on aime fort les bourgeois qui veulent en
conter aux pauvres filles! Vous verrez ça, on vous attendra.

—Vous êtes une menteuse et une sotte langue! dit le fermier
courroucé, en levant son bâton d’un air de menace. Vous
voudriez faire croire ce qui n’est point, mais vous ne me
tirerez pas d’argent: on connaît vos pareilles!

Marie s’était reculée effrayée; mais Germain s’était élancé à
la bride du cheval du fermier, et la secouant avec force:

—C’est entendu, maintenant! dit-il, et nous voyons assez de
quoi il retourne... A terre! mon homme! à terre! et causons
tous les deux!

Le fermier ne se souciait pas d’engager la partie: il éperonna
son cheval pour se dégager, et voulut frapper de son bâton les
mains du laboureur pour lui faire lâcher prise; mais Germain
esquiva le coup, et, lui prenant la jambe, il le désarçonna et
le fit tomber sur la fougère, où il le terrassa, quoique le
fermier se fût remis sur ses pieds et se défendît
vigoureusement. Quand il le tint sous lui:

—Homme de peu de cœur! lui dit Germain, je pourrais te rouer
de coups si je voulais! Mais je n’aime pas à faire du mal, et
d’ailleurs aucune correction n’amenderait ta conscience...
Cependant, tu ne bougeras pas d’ici que tu n’aies demandé
pardon, à genoux, à cette jeune fille.

Le fermier, qui connaissait ces sortes d’affaires, voulut
prendre la chose en plaisanterie. Il prétendit que son péché
n’était pas si grave, puisqu’il ne consistait qu’en paroles,
et qu’il voulait bien demander pardon, à condition qu’il
embrasserait la fille, que l’on irait boire une pinte de vin
au prochain cabaret, et qu’on se quitterait bons amis.

—Tu me fais peine! répondit Germain en lui poussant la face
contre terre, et j’ai hâte de ne plus voir ta méchante mine.
Tiens, rougis si tu peux, et tâche de prendre le chemin des
_affronteux_1 [1. C’est le chemin qui détourne de la rue
principale à l’entrée des villages et les côtoie à
l’extérieur. On suppose que les gens qui craignent de recevoir
quelque affront mérité le prennent pour éviter d’être vus.]
quand tu passeras par chez nous.

Il ramassa le bâton de houx du fermier, le brisa sur son genou
pour lui montrer la force de ses poignets, et en jeta les
morceaux au loin avec mépris.

Puis, prenant d’une main son fils, et de l’autre la petite
Marie, il s’éloigna tout tremblant d’indignation.



XV


LE RETOUR À LA FERME


Au bout d’un quart d’heure ils avaient franchi les brandes.
Ils trottaient sur la grand’route, et la Grise hennissait à
chaque objet de sa connaissance. Petit-Pierre racontait à son
père ce qu’il avait pu comprendre dans ce qui s’était passé.

—Quand nous sommes arrivés, dit-il, cet _homme-là_ est venu
pour parler à ma Marie dans la bergerie où nous avons été tout
de suite, pour voir les beaux moutons. Moi, j’étais monté dans
la crèche pour jouer, et cet _homme-là_ ne me voyait pas. Alors
il a dit bonjour à ma Marie, et il l’a embrassée.

—Tu t’es laissé embrasser, Marie? dit Germain tout tremblant
de colère.

—J’ai cru que c’était une honnêteté, une coutume de l’endroit
aux arrivées, comme, chez vous, la grand’mère embrasse les
jeunes filles qui entrent à son service, pour leur faire voir
qu’elle les adopte et qu’elle leur sera comme une mère.

—Et puis alors, reprit Petit-Pierre, qui était fier d’avoir à
raconter une aventure, cet _homme-là_ t’a dit quelque chose de
vilain, quelque chose que tu m’as dit de ne jamais répéter et
de ne pas m’en souvenir: aussi je l’ai oublié bien vite.
Cependant, si mon père veut que je lui dise ce que c’était...

—Non, mon Pierre, je ne veux pas l’entendre, et je veux que
tu ne t’en souviennes jamais.

—En ce cas, je vas l’oublier encore, reprit l’enfant. Et puis
alors, cet _homme-là_ a eu l’air de se fâcher parce que Marie
lui disait qu’elle s’en irait. Il lui a dit qu’il lui
donnerait tout ce qu’elle voudrait, cent francs! Et ma Marie
s’est fâchée aussi. Alors il est venu contre elle, comme s’il
voulait lui faire du mal. J’ai eu peur, et je me suis jeté
contre Marie en criant. Alors cet _homme-là_ a dit comme ça:
"Qu’est-ce que c’est que ça? d’où sort cet enfant-là? Mettez-
moi ça dehors." Et il a levé son bâton pour me battre. Mais ma
Marie l’a empêché, et elle lui a dit comme ça: "Nous causerons
plus tard, monsieur; à présent il faut que je conduise cet
enfant-là à Fourche, et puis je reviendrai." Et aussitôt qu’il
a été sorti de la bergerie, ma Marie m’a dit comme ça:
"Sauvons-nous, mon Pierre, allons-nous-en d’ici bien vite, car
cet homme-là est méchant, et il ne nous ferait que du mal."
Alors nous avons passé derrière les granges, nous avons passé
un petit pré, et nous avons été à Fourche pour te chercher.
Mais tu n’y étais pas et on n’a pas voulu nous laisser
t’attendre. Et alors cet _homme-là_, qui était monté sur son
cheval noir, est venu derrière nous, et nous nous sommes
sauvés plus loin, et puis nous avons été nous cacher dans le
bois. Et puis il y est venu aussi, et quand nous l’entendions
venir, nous nous cachions. Et puis, quand il avait passé, nous
recommencions à courir pour nous en aller chez nous; et puis
enfin tu es venu, et tu nous as trouvés; et voilà comme tout
ça est arrivé. N’est-ce pas, ma Marie, que je n’ai rien
oublié?

—Non, mon Pierre, et ça est la vérité. A présent, Germain,
vous rendrez témoignage pour moi, et vous direz à tout le
monde de chez nous que si je n’ai pas pu rester là-bas, ce
n’est pas faute de courage et d’envie de travailler.

—Et toi, Marie, dit Germain, je te prierai de te demander à
toi-même si, quand il s’agit de défendre une femme et de punir
un insolent, un homme de vingt-huit ans n’est pas trop vieux!
Je voudrais un peu savoir si Bastien, ou tout autre joli
garçon, riche de dix ans moins que moi, n’aurait pas été
écrasé par cet _homme-là_, comme dit Petit-Pierre: qu’en penses-
tu?

—Je pense, Germain, que vous m’avez rendu un grand service,
et que je vous en remercierai toute ma vie.

—C’est là tout?

—Mon petit père, dit l’enfant, je n’ai pas pensé à dire à la
petite Marie ce que je t’avais promis. Je n’ai pas eu le
temps, mais je le lui dirai à la maison, et je le dirai aussi
à ma grand’mère.

Cette promesse de son enfant donna enfin à réfléchir à
Germain. Il s’agissait maintenant de s’expliquer avec ses
parents, et, en leur disant ses griefs contre la veuve Guérin,
de ne pas leur dire quelles autres idées l’avaient disposé à
tant de clairvoyance et de sévérité. Quand on est heureux et
fier, le courage de faire accepter son bonheur aux autres
paraît facile; mais être rebuté d’un côté, blâmé de l’autre,
ne fait pas une situation fort agréable.

Heureusement, le petit Pierre dormait quand ils arrivèrent à
la métairie, et Germain le déposa, sans l’éveiller, sur son
lit. Puis il entra sur toutes les explications qu’il put
donner. Le père Maurice, assis sur son escabeau à trois pieds,
à l’entrée de la maison, l’écouta gravement, et, quoiqu’il fût
mécontent du résultat de ce voyage, lorsque Germain, en
racontant le système de coquetterie de la veuve, demanda à son
beau-père s’il avait le temps d’aller les cinquante-deux
dimanches de l’année faire sa cour, pour risquer d’être
renvoyé au bout de l’an, le beau-père répondit, en inclinant
la tête en signe d’adhésion: "Tu n’as pas tort, Germain; ça ne
se pouvait pas." Et ensuite, quand Germain raconta comme quoi
il avait été forcé de ramener la petite Marie au plus vite
pour la soustraire aux insultes, peut-être aux violences d’un
indigne maître, le père Maurice approuva encore de la tête en
disant: "Tu n’as pas eu tort, Germain; ça se devait."

Quand Germain eut achevé son récit et donné toutes ses
raisons, le beau-père et la belle-mère firent simultanément un
gros soupir de résignation, en se regardant.

Puis, le chef de famille se leva en disant: "Allons! que la
volonté de Dieu soit faite! l’amitié ne se commande pas!"

—Venez souper, Germain, dit la belle-mère. Il est malheureux
que ça ne se soit pas mieux arrangé; mais, enfin, Dieu ne le
voulait pas, à ce qu’il paraît. Il faudra voir ailleurs.

—Oui, ajouta le vieillard, comme dit ma femme, on verra
ailleurs.

Il n’y eut pas d’autre bruit à la maison, et quand, le
lendemain, le petit Pierre se leva avec les alouettes, au
point du jour, n’étant plus excité par les événements
extraordinaires des jours précédents, il retomba dans
l’apathie des petits paysans de son âge, oublia tout ce qui
lui avait trotté par la tête, et ne songea plus qu’à jouer
avec ses frères et à faire l’homme avec les bœufs et les
chevaux.

Germain essaya d’oublier aussi, en se replongeant dans le
travail; mais il devint si triste et si distrait, que tout le
monde le remarqua. Il ne parlait pas à la petite Marie, il ne
la regardait même pas; et pourtant si on lui eût demandé dans
quel pré elle était et par quel chemin elle avait passé, il
n’était point d’heure du jour où il n’eût pu le dire s’il
avait voulu répondre. Il n’avait pas osé demander à ses
parents de la recueillir à la ferme pendant l’hiver, et
pourtant il savait bien qu’elle devait souffrir de la misère.
Mais elle n’en souffrit pas, et la mère Guillette ne put
jamais comprendre comment sa petite provision de bois ne
diminuait point, et comment son hangar se trouvait rempli le
matin lorsqu’elle l’avait laissé presque vide le soir. Il en
fut de même du blé et des pommes de terre. Quelqu’un passait
par la lucarne du grenier et vidait un sac sur le plancher
sans réveiller personne et sans laisser de traces. La vieille
en fut à la fois inquiète et réjouie; elle engagea sa fille à
n’en point parler, disant que si on venait à savoir le miracle
qui se faisait chez elle, on la tiendrait pour sorcière. Elle
pensait bien que le diable s’en mêlait, mais elle n’était pas
pressée de se brouiller avec lui en appelant les exorcismes du
curé sur sa maison; elle se disait qu’il serait temps, lorsque
Satan viendrait lui demander son âme en retour de ses
bienfaits.

La petite Marie comprenait mieux la vérité, mais elle n’osait
en parler à Germain, de peur de le voir revenir à son idée de
mariage, et elle feignait avec lui de ne s’apercevoir de rien.


XVI


LA MERE MAURICE


Un jour la mère Maurice, se trouvant seule dans le verger avec
Germain, lui dit d’un air d’amitié: "Mon pauvre gendre, je
crois que vous n’êtes pas bien. Vous ne mangez pas aussi bien
qu’à l’ordinaire, vous ne riez plus, vous causez de moins en
moins. Est-ce que quelqu’un de chez nous, ou nous-mêmes, sans
le savoir et sans le vouloir, vous avons fait de la peine?

—Non, ma mère, répondit Germain, vous avez toujours été aussi
bonne pour moi que la mère qui m’a mis au monde, et je serais
un ingrat si je me plaignais de vous, ou de votre mari, ou de
personne de la maison.

—En ce cas, mon enfant, c’est le chagrin de la mort de votre
femme qui vous revient. Au lieu de s’en aller avec le temps,
votre ennui empire, et il faut absolument faire ce que votre
beau-père vous a dit fort sagement: il faut vous remarier.

—Oui, ma mère, ce serait aussi mon idée; mais les femmes que
vous m’avez conseillé de rechercher ne me conviennent pas.
Quand je les vois, au lieu d’oublier ma Catherine, j’y pense
davantage.

—C’est qu’apparemment, Germain, nous n’avons pas su deviner
votre goût. Il faut donc que vous nous aidiez, en nous disant
la vérité. Sans doute il y a quelque part une femme qui est
faite pour vous, car le bon Dieu ne fait personne sans lui
réserver son bonheur dans une autre personne. Si donc vous
savez où la prendre, cette femme qu’il vous faut, prenez-la;
et qu’elle soit belle ou laide, jeune ou vieille, riche ou
pauvre, nous sommes décidés, mon vieux et moi, à vous donner
consentement; car nous sommes fatigués de vous voir triste, et
nous ne pouvons pas vivre tranquilles si vous ne l’êtes point.

—Ma mère, vous êtes aussi bonne que le bon Dieu, et mon père
pareillement, répondit Germain; mais votre compassion ne peut
pas porter remède à mes ennuis: la fille que je voudrais ne
veut point de moi.

—C’est donc qu’elle est trop jeune? S’attacher à une jeunesse
est déraison pour vous.

—Eh bien! oui, bonne mère, j’ai cette folie de m’être attaché
à une jeunesse, et je m’en blâme. Je fais mon possible pour
n’y plus penser; mais que je travaille ou que je me repose,
que je sois à la messe ou dans mon lit, avec mes enfants ou
avec vous, j’y pense toujours, je ne peux penser à autre
chose.

—Alors c’est comme un sort qu’on vous a jeté, Germain? Il n’y
a à ça qu’un remède, c’est que cette fille change d’idée et
vous écoute. Il faudra donc que je m’en mêle, et que je voie
si c’est possible. Vous allez me dire où elle est et comment
on l’appelle.

—Hélas! ma chère mère, je n’ose pas, dit Germain, parce que
vous allez vous moquer de moi.

—Je ne me moquerai pas de vous, Germain, parce que vous êtes
dans la peine et que je ne veux pas vous y mettre davantage.
Serait-ce point la Fanchette?

—Non, ma mère, ça ne l’est point.

—Ou la Rosette?

—Non.

—Dites donc, car je n’en finirai pas, s’il faut que je nomme
toutes les filles du pays.

Germain baissa la tête et ne put se décider à répondre.

—Allons! dit la mère Maurice, je vous laisse tranquille pour
aujourd’hui, Germain; peut-être que demain vous serez plus
confiant avec moi, ou bien que votre belle-sœur sera plus
adroite à vous questionner.

Et elle ramassa sa corbeille pour aller étendre son linge sur
les buissons.

Germain fit comme les enfants qui se décident quand ils voient
qu’on ne s’occupera plus d’eux. Il suivit sa belle-mère, et
lui nomma enfin en tremblant _la petite Marie à la Guillette_.

Grande fut la surprise de la mère Maurice: c’était la dernière
à laquelle elle eût songé. Mais elle eut la délicatesse de ne
point se récrier et de faire mentalement ses commentaires.
Puis, voyant que son silence accablait Germain, elle lui
tendit sa corbeille en lui disant: —Alors est-ce une raison
pour ne point m’aider dans mon travail? Portez donc cette
charge, et venez parler avec moi. Avez-vous bien réfléchi,
Germain? êtes-vous bien décidé?

—Hélas! ma chère mère, ce n’est pas comme cela qu’il faut
parler: je serais décidé si je pouvais réussir; mais comme je
ne serais pas écouté, je ne suis décidé qu’à m’en guérir si je
peux.

—Et si vous ne pouvez pas?

—Toute chose a son terme, mère Maurice: quand le cheval est
trop chargé, il tombe; et quand le bœuf n’a rien à manger, il
meurt.

—C’est donc à dire que vous mourrez, si vous ne réussissez
point? A Dieu ne plaise, Germain! Je n’aime pas qu’un homme
comme vous dise de ces choses-là, parce que quand il les dit
il les pense. Vous êtes d’un grand courage, et la faiblesse
est dangereuse chez les gens forts. Allons, prenez de
l’espérance. Je ne conçois pas qu’une fille dans la misère, et
à laquelle vous faites beaucoup d’honneur en la recherchant,
puisse vous refuser.

—C’est pourtant la vérité, elle me refuse.

—Et quelles raisons vous en donne-t-elle?

—Que vous lui avez toujours fait du bien, que sa famille doit
beaucoup à la vôtre, et qu’elle ne veut point vous déplaire en
me détournant d’un mariage riche.

—Si elle dit cela, elle prouve de bons sentiments, et c’est
honnête de sa part. Mais en vous disant cela, Germain, elle ne
vous guérit point, car elle vous dit sans doute qu’elle vous
aime, et qu’elle vous épouserait si nous le voulions?

—Voilà le pire! elle dit que son cœur n’est point porté vers
moi.

—Si elle dit ce qu’elle ne pense pas, pour mieux vous
éloigner d’elle, c’est une enfant qui mérite que nous
l’aimions et que nous passions par-dessus sa jeunesse à cause
de sa grande raison.

—Oui, dit Germain, frappé d’une espérance qu’il n’avait pas
encore conçue: ça serait bien sage et bien _comme il faut_ de sa
part! mais si elle est si raisonnable, je crains bien que
c’est à cause que je lui déplais.

—Germain, dit la mère Maurice, vous allez me promettre de
vous tenir tranquille pendant toute la semaine, de ne point
vous tourmenter, de manger, de dormir, et d’être gai comme
autrefois. Moi, je parlerai à mon vieux, et si je le fais
consentir, vous saurez alors le vrai sentiment de la fille à
votre endroit.

Germain promit, et la semaine se passa sans que le père
Maurice lui dît un mot en particulier et parût se douter de
rien. Le laboureur s’efforça de paraître tranquille, mais il
était toujours plus pâle et plus tourmenté.


XVII


LA PETITE MARIE


Enfin, le dimanche matin, au sortir de la messe, sa belle-mère
lui demanda ce qu’il avait obtenu de sa bonne amie depuis la
conversation dans le verger.

—Mais, rien du tout, répondit-il. Je ne lui ai pas parlé.

—Comment donc voulez-vous la persuader si vous ne lui parlez
pas?

—Je ne lui ai parlé qu’une fois, répondit Germain. C’est
quand nous avons été ensemble à Fourche; et, depuis ce temps-
là, je ne lui ai pas dit un seul mot. Son refus m’a fait tant
de peine que j’aime mieux ne pas l’entendre recommencer à me
dire qu’elle ne m’aime pas.

—Eh bien, mon fils, il faut lui parler maintenant; votre
beau-père vous autorise à le faire. Allez, décidez-vous! je
vous le dis, et, s’il le faut, je le veux; car vous ne pouvez
pas rester dans ce doute-là.

Germain obéit. Il arriva chez la Guillette, la tête basse et
l’air accablé. La petite Marie était seule au coin du feu, si
pensive qu’elle n’entendit pas venir Germain. Quand elle le
vit devant elle, elle sauta de surprise sur sa chaise, et
devint toute rouge.

—Petite Marie, lui dit-il en s’asseyant auprès d’elle, je
viens te faire de la peine et t’ennuyer, je le sais bien: mais
_l’homme et la femme de chez nous_ (désignant ainsi, selon
l’usage, les chefs de famille) veulent que je te parle et que
je te demande de m’épouser. Tu ne le veux pas, toi, je m’y
attends.

—Germain, répondit la petite Marie, c’est donc décidé que
vous m’aimez?

—Ça te fâche, je le sais, mais ce n’est pas ma faute: si tu
pouvais changer d’avis, je serais trop content, et sans doute
je ne mérite pas que cela soit. Voyons, regarde-moi, Marie, je
suis donc bien affreux?

—Non, Germain, répondit-elle en souriant, vous êtes plus beau
que moi.

—Ne te moque pas; regarde-moi avec indulgence; il ne me
manque encore ni un cheveu ni une dent. Mes yeux te disent que
je t’aime. Regarde-moi donc dans les yeux, ça y est écrit, et
toute fille sait lire dans cette écriture-là.

Marie regarda dans les yeux de Germain avec son assurance
enjouée; puis, tout à coup, elle détourna la tête et se mit à
trembler.

—Ah! mon Dieu! je te fais peur, dit Germain, tu me regardes
comme si j’étais le fermier des Ormeaux. Ne me crains pas, je
t’en prie, cela me fait trop de mal. Je ne te dirai pas de
mauvaises paroles, moi; je ne t’embrasserai pas malgré toi, et
quand tu voudras que je m’en aille, tu n’auras qu’à me montrer
la porte. Voyons, faut-il que je sorte pour que tu finisses de
trembler?

Marie tendit la main au laboureur, mais sans détourner sa tête
penchée vers le foyer, et sans dire un mot.

—Je comprends, dit Germain; tu me plains, car tu es bonne; tu
es fâchée de me rendre malheureux: mais tu ne peux pourtant
pas m’aimer?

—Pourquoi me dites-vous de ces choses-là, Germain? répondit
enfin la petite Marie, vous voulez donc me faire pleurer?

—Pauvre petite fille, tu as bon cœur, je le sais; mais tu ne
m’aimes pas, et tu me caches ta figure parce que tu crains de
me laisser voir ton déplaisir et ta répugnance. Et moi, je
n’ose pas seulement te serrer la main! Dans le bois, quand mon
fils dormait, et que tu dormais aussi, j’ai failli t’embrasser
tout doucement. Mais je serais mort de honte plutôt que de te
le demander, et j’ai autant souffert dans cette nuit-là qu’un
homme qui brûlerait à petit feu. Depuis ce temps-là j’ai rêvé
à toi toutes les nuits. Ah! comme je t’embrassais, Marie! Mais
toi, pendant ce temps-là, tu dormais sans rêver. Et, à
présent, sais-tu ce que je pense? c’est que si tu te
retournais pour me regarder avec les yeux que j’ai pour toi,
et si tu approchais ton visage du mien, je crois que j’en
tomberais mort de joie. Et toi, tu penses que si pareille
chose t’arrivait tu en mourrais de colère et de honte!

Germain parlait comme dans un rêve sans entendre ce qu’il
disait. La petite Marie tremblait toujours; mais comme il
tremblait encore davantage, il ne s’en apercevait plus. Tout à
coup elle se retourna; elle était toute en larmes et le
regardait d’un air de reproche. Le pauvre laboureur crut que
c’était le dernier coup, et, sans attendre son arrêt, il se
leva pour partir; mais la jeune fille l’arrêta en l’entourant
de ses deux bras, et, cachant sa tête dans son sein:

—Ah! Germain, lui dit-elle en sanglotant, vous n’avez donc
pas deviné que je vous aime?

Germain serait devenu fou, si son fils, qui le cherchait et
qui entra dans la chaumière au grand galop sur un bâton, avec
sa petite sœur en croupe qui fouettait avec une branche
d’osier ce coursier imaginaire, ne l’eût rappelé à lui-même.
Il le souleva dans ses bras, et le mettant dans ceux de sa
fiancée:

—Tiens, lui dit-il, tu as fait plus d’un heureux en m’aimant!



APPENDICE


I


LES NOCES DE CAMPAGNE


Ici finit l’histoire du mariage de Germain, telle qu’il me l’a
racontée lui-même, le fin laboureur qu’il est! Je te demande
pardon, lecteur ami, de n’avoir pas su te la traduire mieux;
car c’est une véritable traduction qu’il faut au langage
antique et naïf des paysans de la contrée que je _chante_ (comme
on disait jadis). Ces gens-là parlent trop français pour nous,
et, depuis Rabelais et Montaigne, les progrès de la langue
nous ont fait perdre bien des vieilles richesses. Il en est
ainsi de tous les progrès, il faut en prendre son parti. Mais
c’est encore un plaisir d’entendre ces idiotismes pittoresques
régner sur le vieux terroir du centre de la France; d’autant
plus que c’est la véritable expression du caractère
moqueusement tranquille et plaisamment disert des gens qui
s’en servent. La Touraine a conservé un certain nombre
précieux de locutions patriarcales. Mais la Touraine s’est
grandement civilisée avec et depuis la Renaissance. Elle s’est
couverte de châteaux, de routes, d’étrangers et de mouvement.
Le Berry est resté stationnaire, et je crois qu’après la
Bretagne et quelques provinces de l’extrême midi de la France,
c’est le pays le plus _conservé_ qui se puisse trouver à l’heure
qu’il est. Certaines coutumes sont si étranges, si curieuses,
que j’espère t’amuser encore un instant, cher lecteur, si tu
permets que je te raconte en détail une noce de campagne,
celle de Germain, par exemple, à laquelle j’eus le plaisir
d’assister il y a quelques années.

Car hélas! tout s’en va. Depuis seulement que j’existe il
s’est fait plus de mouvement dans les idées et dans les
coutumes de mon village, qu’il ne s’en était vu durant des
siècles avant la révolution. Déjà la moitié des cérémonies
celtiques, païennes ou moyen âge, que j’ai vues encore en
pleine vigueur dans mon enfance, se sont effacées. Encore un
ou deux ans peut-être, et les chemins de fer passeront leur
niveau sur nos vallées profondes, emportant, avec la rapidité
de la foudre, nos antiques traditions et nos merveilleuses
légendes.

C’était en hiver, aux environs du carnaval, époque de l’année
où il est séant et convenable chez nous de faire les noces.
Dans l’été on n’a guère le temps, et les travaux d’une ferme
ne peuvent souffrir trois jours de retard, sans parler des
jours complémentaires affectés à la digestion plus ou moins
laborieuse de l’ivresse morale et physique que laisse une
fête. —J’étais assis sous le vaste manteau d’une antique
cheminée de cuisine, lorsque des coups de pistolet, des
hurlements de chiens, et les sons aigus de la cornemuse
m’annoncèrent l’approche des fiancés. Bientôt le père et la
mère Maurice, Germain et la petite Marie, suivis de Jacques et
de sa femme, des principaux parents respectifs et des parrains
et marraines des fiancés, firent leur entrée dans la cour.

La petite Marie n’ayant pas encore reçu les cadeaux de noces,
appelés _livrées_, était vêtue de ce qu’elle avait de mieux dans
ses hardes modestes: une robe de gros drap sombre, un fichu
blanc à grands ramages de couleurs voyantes, un tablier
d’_incarnat_, indienne rouge fort à la mode alors et dédaignée
aujourd’hui, une coiffe de mousseline très blanche, et dans
cette forme heureusement conservée, qui rappelle la coiffure
d’Anne Boleyn et d’Agnès Sorel. Elle était fraîche et
souriante, point orgueilleuse du tout, quoiqu’il y eût bien de
quoi. Germain était grave et attendri auprès d’elle, comme le
jeune Jacob saluant Rachel aux citernes de Laban. Toute autre
fille eût pris un air d’importance et une tenue de triomphe;
car, dans tous les rangs, c’est quelque chose que d’être
épousée pour ses beaux yeux. Mais les yeux de la jeune fille
étaient humides et brillants d’amour; on voyait bien qu’elle
était profondément éprise, et qu’elle n’avait point le loisir
de s’occuper de l’opinion des autres. Son petit air résolu ne
l’avait point abandonnée; mais c’était toute franchise et tout
bon vouloir chez elle; rien d’impertinent dans son succès,
rien de personnel dans le sentiment de sa force. Je ne vis
oncques si gentille fiancée, lorsqu’elle répondait nettement à
ses jeunes amies qui lui demandaient si elle était contente:

—Dame! bien sûr! je ne me plains pas du bon Dieu.

Le père Maurice porta la parole; il venait faire les
compliments et invitations d’usage. Il attacha d’abord au
manteau de la cheminée une branche de laurier ornée de rubans;
ceci s’appelle l’_exploit_, c’est-à-dire la lettre de faire
part; puis il distribua à chacun des invités une petite croix
faite d’un bout de ruban bleu traversé d’un autre bout de
ruban rose; le rose pour la fiancée, le bleu pour l’épouseur;
et les invités des deux sexes durent garder ce signe pour en
orner les uns leur cornette, les autres leur boutonnière le
jour de la noce. C’est la lettre d’admission, la carte
d’entrée.

Alors le père Maurice prononça son compliment. Il invitait le
maître de la maison et toute _sa compagnie_, c’est-à-dire tous
ses enfants, tous ses parents, tous ses amis et tous ses
serviteurs, à la bénédiction, _au festin, à la divertissance, à
la dansière et à tout ce qui en suit_. Il ne manqua pas de
dire: —Je viens vous _faire l’honneur_ de vous _semondre_.
Locution très juste, bien qu’elle nous paraisse un contresens,
puisqu’elle exprime l’idée de rendre les honneurs à ceux qu’on
en juge dignes.

Malgré la libéralité de l’invitation portée ainsi de maison en
maison dans toute la paroisse, la politesse, qui est
grandement discrète chez les paysans, veut que deux personnes
seulement de chaque famille en profitent, un chef de famille
sur le ménage, un de leurs enfants sur le nombre.

Ces invitations faites, les fiancés et leurs parents allèrent
dîner ensemble à la métairie.

La petite Marie garda ses trois moutons sur le communal, et
Germain travailla la terre comme si de rien n’était.

La veille du jour marqué pour le mariage, vers deux heures de
l’après-midi, la musique arriva, c’est-à-dire le _cornemuseux_
et le _vielleux_, avec leurs instruments ornés de longs rubans
flottants, et jouant une marche de circonstance, sur un rythme
un peu lent pour des pieds qui ne seraient pas indigènes, mais
parfaitement combiné avec la nature du terrain gras et des
chemins ondulés de la contrée. Des coups de pistolet, tirés
par les jeunes gens et les enfants, annoncèrent le
commencement de la noce. On se réunit peu à peu, et l’on dansa
sur la pelouse devant la maison pour se mettre en train. Quand
la nuit fut venue, on commença d’étranges préparatifs, on se
sépara en deux bandes, et quand la nuit fut close, on procéda
à la cérémonie des _livrées_.

Ceci se passait au logis de la fiancée, la chaumière à la
Guillette. La Guillette prit avec elle sa fille, une douzaine
de jeunes et jolies _pastoures_, amies et parentes de sa fille,
deux ou trois respectables matrones, voisines fortes en bec,
promptes à la réplique et gardiennes rigides des anciens us.
Puis elle choisit une douzaine de vigoureux champions, ses
parents et amis; enfin le vieux _chanvreur_ de la paroisse,
homme disert et beau parleur s’il en fut.

Le rôle que joue en Bretagne le _bazvalan_, le tailleur du
village, c’est le broyeur de chanvre ou le cardeur de laine
(deux professions souvent réunies en une seule) qui le remplit
dans nos campagnes. Il est de toutes les solennités tristes ou
gaies, parce qu’il est essentiellement érudit et beau diseur,
et, dans ces occasions, il a toujours le soin de porter la
parole pour accomplir dignement certaines formalités usitées
de temps immémorial. Les professions errantes, qui
introduisent l’homme au sein des familles sans lui permettre
de se concentrer dans la sienne, sont propres à le rendre
bavard, plaisant, conteur et chanteur.

Le broyeur de chanvre est particulièrement sceptique. Lui et
un autre fonctionnaire rustique, dont nous parlerons tout à
l’heure, le fossoyeur, sont toujours les esprits forts du
lieu. Ils ont tant parlé de revenants et ils savent si bien
tous les tours dont ces malins esprits sont capables, qu’ils
ne les craignent guère. C’est particulièrement la nuit que
tous, fossoyeurs, chanvreurs et revenants exercent leur
industrie. C’est aussi la nuit que le chanvreur raconte ses
lamentables légendes. Qu’on me permette une digression.

Quand le chanvre est _arrivé_ à point, c’est-à-dire suffisamment
trempé dans les eaux courantes et à demi séché à la _rive_, on
le rapporte dans la cour des habitations; on le place debout
par petites gerbes qui, avec leurs tiges écartées du bas et
leurs têtes liées en boules, ressemblent déjà passablement le
soir à une longue procession de petits fantômes blancs,
plantés sur leurs jambes grêles, et marchant sans bruit le
long des murs.

C’est à la fin de septembre, quand les nuits sont encore
tièdes, qu’à la pâle clarté de la lune on commence à broyer.
Dans la journée, le chanvre a été chauffé au four; on l’en
retire, le soir, pour le broyer chaud. On se sert pour cela
d’une sorte de chevalet surmonté d’un levier en bois, qui,
retombant sur des rainures, hache la plante sans la couper.
C’est alors qu’on entend la nuit, dans les campagnes, ce bruit
sec et saccadé de trois coups frappés rapidement. Puis, un
silence se fait; c’est le mouvement du bras qui retire la
poignée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa
longueur. Et les trois coups recommencent; c’est l’autre bras
qui agit sur le levier, et toujours ainsi jusqu’à ce que la
lune soit voilée par les premières lueurs de l’aube. Comme ce
travail ne dure que quelques jours dans l’année, les chiens ne
s’y habituent pas et poussent des hurlements plaintifs vers
tous les points de l’horizon.

C’est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la
campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en
plein jour, l’œil les distingue à peine. La nuit, on les
entend seulement; et ces voix rauques et gémissantes, perdues
dans les nuages, semblent l’appel et l’adieu d’âmes
tourmentées qui s’efforcent de trouver le chemin du ciel, et
qu’une invincible fatalité force à planer non loin de la
terre, autour de la demeure des hommes; car ces oiseaux
voyageurs ont d’étranges incertitudes et de mystérieuses
anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. Il leur
arrive parfois de perdre le vent, lorsque des brises
capricieuses se combattent ou se succèdent dans les hautes
régions. Alors on voit, lorsque ces déroutes arrivent durant
le jour, le chef de file flotter à l’aventure dans les airs,
puis faire volte-face, revenir se placer à la queue de la
phalange triangulaire, tandis qu’une savante manœuvre de ses
compagnons les ramène bientôt en bon ordre derrière lui.
Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé renonce à
conduire la caravane; un autre se présente, essaie à son tour,
et cède la place à un troisième, qui retrouve le courant et
engage victorieusement la marche. Mais que de cris, que de
reproches, que de remontrances, que de malédictions sauvages
ou de questions inquiètes sont échangés, dans une langue
inconnue, entre ces pèlerins ailés!

Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres
tournoyer parfois assez longtemps au-dessus des maisons; et
comme on ne peut rien voir, on ressent malgré soi une sorte de
crainte et de malaise sympathique, jusqu’à ce que cette nuée
sanglotante se soit perdue dans l’immensité.

Il y a d’autres bruits encore qui sont propres à ce moment de
l’année, et qui se passent principalement dans les vergers. La
cueille des fruits n’est pas encore faite, et mille
crépitations inusitées font ressembler les arbres à des êtres
animés. Une branche grince, en se courbant, sous un poids
arrivé tout à coup à son dernier degré de développement; ou
bien, une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son
mat sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant
les branches et les herbes, un être que vous ne voyez pas:
c’est le chien du paysan, ce rôdeur curieux, inquiet, à la
fois insolent et poltron, qui se glisse partout, qui ne dort
jamais, qui cherche toujours on ne sait quoi, qui vous épie,
caché dans les broussailles, et prend la fuite au bruit de la
pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre.

C’est durant ces nuits-là, nuits voilées et grisâtres, que le
chanvreur raconte ses étranges aventures de follets et de
lièvres blancs, d’âmes en peine et de sorciers transformés en
loups, de sabbat au carrefour et de chouettes prophétesses au
cimetière. Je me souviens d’avoir passé ainsi les premières
heures de la nuit autour des _broyes_ en mouvement, dont la
percussion impitoyable, interrompant le récit du chanvreur à
l’endroit le plus terrible, nous faisait passer un frisson
glacé dans les veines. Et souvent aussi le bonhomme continuait
à parler en broyant; et il y avait quatre à cinq mots perdus:
mots effrayants, sans doute, que nous n’osions pas lui faire
répéter, et dont l’omission ajoutait un mystère plus affreux
aux mystères déjà si sombres de son histoire. C’est en vain
que les servantes nous avertissaient qu’il était bien tard
pour rester dehors, et que l’heure de dormir était depuis
longtemps sonnée pour nous: elles-mêmes mouraient d’envie
d’écouter encore; et avec quelle terreur ensuite nous
traversions le hameau pour rentrer chez nous! comme le porche
de l’église nous paraissait profond, et l’ombre des vieux
arbres épaisse et noire! Quant au cimetière, on ne le voyait
point; on fermait les yeux en le côtoyant.

Mais le chanvreur n’est pas plus que le sacristain adonné
exclusivement au plaisir de faire peur; il aime à faire rire,
il est moqueur et sentimental au besoin, quand il faut chanter
l’amour et l’hyménée; c’est lui qui recueille et conserve dans
sa mémoire les chansons les plus anciennes, et qui les
transmet à la postérité. C’est donc lui qui est chargé, dans
les noces, du personnage que nous allons lui voir jouer à la
présentation des livrées de la petite Marie.


II


LES LIVREES


Quand tout le monde fut réuni dans la maison, on ferma, avec
le plus grand soin, les portes et les fenêtres; on alla même
barricader la lucarne du grenier; on mit des planches, des
tréteaux, des souches et des tables en travers de toutes les
issues, comme si on se préparait à soutenir un siège; et il se
fit dans cet intérieur fortifié un silence d’attente assez
solennel, jusqu’à ce qu’on entendît au loin des chants, des
rires, et le son des instruments rustiques. C’était la bande
de l’épouseur, Germain en tête, accompagné de ses plus hardis
compagnons, du fossoyeur, des parents, amis et serviteurs, qui
formaient un joyeux et solide cortège.

Cependant, à mesure qu’ils approchèrent de la maison, ils se
ralentirent, se concertèrent et firent silence. Les jeunes
filles, enfermées dans le logis, s’étaient ménagé aux fenêtres
de petites fentes, par lesquelles elles les virent arriver et
se développer en ordre de bataille. Il tombait une pluie fine
et froide, qui ajoutait au piquant de la situation, tandis
qu’un grand feu pétillait dans l’âtre de la maison. Marie eût
voulu abréger les lenteurs inévitables de ce siège en règle;
elle n’aimait pas à voir ainsi se morfondre son fiancé, mais
elle n’avait pas voix au chapitre dans la circonstance, et
même elle devait partager ostensiblement la mutine cruauté de
ses compagnes.

Quand les deux camps furent ainsi en présence, une décharge
d’armes à feu, partie du dehors, mit en grande rumeur tous les
chiens des environs. Ceux de la maison se précipitèrent vers
la porte en aboyant, croyant qu’il s’agissait d’une attaque
réelle, et les petits enfants, que leurs mères s’efforçaient
en vain de rassurer, se mirent à pleurer et à trembler. Toute
cette scène fut si bien jouée qu’un étranger y eût été pris,
et eût songé peut-être à se mettre en état de défense contre
une bande de chauffeurs.

Alors le fossoyeur barde et orateur du fiancé, se plaça devant
la porte, et, d’une voix lamentable, engagea avec le
chanvreur, placé à la lucarne qui était située au-dessus de la
même porte, le dialogue suivant:


LE FOSSOYEUR

Hélas! mes bonnes gens, mes chers paroissiens, pour l’amour de
Dieu, ouvrez-moi la porte.


LE CHANVREUR

Qui êtes-vous donc, et pourquoi prenez-vous la licence de nous
appeler vos chers paroissiens? Nous ne vous connaissons pas.


LE FOSSOYEUR

Nous sommes d’honnêtes gens bien en peine. N’ayez peur de
nous, mes amis! donnez-nous l’hospitalité. Il tombe du
verglas, nos pauvres pieds sont gelés, et nous revenons de si
loin que nos sabots en sont fendus.


LE CHANVREUR

Si vos sabots sont fendus, vous pouvez chercher par terre;
vous trouverez bien un brin d’oisil (osier) pour faire des
_arcelets_ (petites lames de fer en forme d’arcs qu’on place sur
les sabots fendus pour les consolider).


LE FOSSOYEUR

Des arcelets d’oisil, ce n’est guère solide. Vous vous moquez
de nous, bonnes gens, et vous feriez mieux de nous ouvrir. On
voit luire une belle flamme dans votre logis; sans doute vous
avez mis la broche, et on se réjouit chez vous le cœur et le
ventre. Ouvrez donc à de pauvres pèlerins qui mourront à votre
porte si vous ne leur faites merci.


LE CHANVREUR

Ah! ah! vous êtes des pèlerins? vous ne nous disiez pas cela.
Et de quel pèlerinage arrivez-vous, s’il vous plaît?


LE FOSSOYEUR

Nous vous dirons cela quand vous nous aurez ouvert la porte,
car nous venons de si loin que vous ne voudriez pas le croire.


LE CHANVREUR

Vous ouvrir la porte? oui-da! nous ne saurions nous fier à
vous. Voyons: est-ce de Saint-Sylvain de Pouligny que vous
arrivez?


LE FOSSOYEUR

Nous avons été à Saint-Sylvain de Pouligny, mais nous avons
été bien plus loin encore.


LE CHANVREUR

Alors vous avez été jusqu’à Sainte-Solange?


LE FOSSOYEUR

A Sainte-Solange nous avons été, pour sûr; mais nous avons été
plus loin encore.


LE CHANVREUR

Vous mentez; vous n’avez même jamais été jusqu’à Sainte-
Solange.


LE FOSSOYEUR

Nous avons été plus loin, car à cette heure, nous arrivons de
Saint-Jacques de Compostelle.


LE CHANVREUR

Quelle bêtise nous contez-vous? Nous ne connaissons pas cette
paroisse-là. Nous voyons bien que vous êtes de mauvaises gens,
des brigands, des rien du tout et des menteurs. Allez plus
loin chanter vos sornettes; nous sommes sur nos gardes, et
vous n’entrerez point céans.


LE FOSSOYEUR

Hélas! mon pauvre homme, ayez pitié de nous! Nous ne sommes
pas des pèlerins, vous l’avez deviné; mais nous sommes de
malheureux braconniers poursuivis par des gardes. Mêmement les
gendarmes sont après nous et, si vous ne nous faites point
cacher dans votre fenil, nous allons être pris et conduits en
prison.


LE CHANVREUR

Et qui nous prouvera que, cette fois-ci, vous soyez ce que
vous dites? car voilà déjà un mensonge que vous n’avez pas pu
soutenir.


LE FOSSOYEUR

Si vous voulez nous ouvrir, nous vous montrerons une belle
pièce de gibier que nous avons tuée.


LE CHANVREUR

Montrez-la tout de suite, car nous sommes en méfiance.


LE FOSSOYEUR

Eh bien, ouvrez une porte ou une fenêtre, qu’on vous passe la
bête.


LE CHANVREUR

Oh! que nenni! pas si sot! Je vous regarde par un petit
pertuis! et je ne vois parmi vous ni chasseurs, ni gibier.


Ici un garçon bouvier, trapu et d’une force herculéenne, se
détacha du groupe où il se tenait inaperçu, éleva vers la
lucarne une oie plumée, passée dans une forte broche de fer,
ornée de bouquets de paille et de rubans.

—Oui-da! s’écria le chanvreur, après avoir passé avec
précaution un bras dehors pour tâter le rôt; ceci n’est point
une caille, ni une perdrix; ce n’est ni un lièvre, ni un
lapin; c’est quelque chose comme une oie ou un dindon.
Vraiment, vous êtes de beaux chasseurs! et ce gibier-là ne
vous a guère fait courir. Allez plus loin, mes drôles! toutes
vos menteries sont connues, et vous pouvez bien aller chez
vous faire cuire votre souper. Vous ne mangerez pas le nôtre.


LE FOSSOYEUR

Hélas! mon Dieu, où irons-nous faire cuire notre gibier? C’est
bien peu de chose pour tant de monde que nous sommes; et,
d’ailleurs, nous n’avons ni feu ni lieu. A cette heure-ci
toutes les portes sont fermées, tout le monde est couché; il
n’y a que vous qui fassiez la noce dans votre maison, et il
faut que vous ayez le cœur bien dur pour nous laisser transir
dehors. Ouvrez-nous, braves gens, encore une fois; nous ne
vous occasionnerons pas de dépenses. Vous voyez bien que nous
apportons le rôti; seulement un peu de place à votre foyer, un
peu de flamme pour le faire cuire, et nous nous en irons
contents.


LE CHANVREUR

Croyez-vous qu’il y ait trop de place chez nous, et que le
bois ne nous coûte rien?


LE FOSSOYEUR

Nous avons là une petite botte de paille pour faire le feu,
nous nous en contenterons; donnez-nous seulement la permission
de mettre la broche en travers de votre cheminée.


LE CHANVREUR

Cela ne sera point; vous nous faites dégoût et point du tout
pitié. M’est avis que vous êtes ivres, que vous n’avez besoin
de rien, et que vous voulez entrer chez nous pour voler notre
feu et nos filles.


LE FOSSOYEUR

Puisque vous ne voulez entendre à aucune bonne raison, nous
allons entrer chez vous par force.


LE CHANVREUR

Essayez, si vous voulez. Nous sommes assez bien renfermés pour
ne pas vous craindre. Et puisque vous êtes insolents, nous ne
vous répondrons pas davantage.


Là-dessus le chanvreur ferma à grand bruit l’huis de la
lucarne, et redescendit dans la chambre au-dessous, par une
échelle. Puis il reprit la fiancée par la main, et les jeunes
gens des deux sexes se joignant à eux, tous se mirent à danser
et à crier joyeusement tandis que les matrones chantaient
d’une voix perçante, et poussaient de grands éclats de rire en
signe de mépris et de bravade contre ceux du dehors qui
tentaient l’assaut.

Les assiégeants, de leur côté, faisaient rage: ils
déchargeaient leurs pistolets dans les portes, faisaient
gronder les chiens, frappaient de grands coups sur les murs,
secouaient les volets, poussaient des cris effroyables; enfin
c’était un vacarme à ne pas s’entendre, une poussière et une
fumée à ne se point voir.

Pourtant cette attaque était simulée: le moment n’était pas
venu de violer l’étiquette. Si l’on parvenait, en rôdant, à
trouver un passage non gardé, une ouverture quelconque, on
pouvait chercher à s’introduire par surprise, et alors, si le
porteur de la broche arrivait à mettre son rôti au feu, la
prise de possession du foyer ainsi constatée, la comédie
finissait et le fiancé était vainqueur. Mais les issues de la
maison n’étaient pas assez nombreuses pour qu’on eût négligé
les précautions d’usage, et nul ne se fût arrogé le droit
d’employer la violence avant le moment fixé pour la lutte.

Quand on fut las de sauter et de crier, le chanvreur songea à
capituler. Il remonta à sa lucarne, l’ouvrit avec précaution,
et salua les assiégeants désappointés par un éclat de rire.

—Eh bien, mes gars, dit-il, vous voilà bien penauds! Vous
pensiez que rien n’était plus facile que d’entrer céans, et
vous voyez que notre défense est bonne. Mais nous commençons à
avoir pitié de vous, si vous voulez vous soumettre et accepter
nos conditions.


LE FOSSOYEUR

Parlez, mes braves gens; dites ce qu’il faut faire pour
approcher de votre foyer.


LE CHANVREUR

Il faut chanter, mes amis, mais chanter une chanson que nous
ne connaissions pas, et à laquelle nous ne puissions pas
répondre par une meilleure.

—Qu’à cela ne tienne! répondit le fossoyeur, et il entonna
d’une voix puissante:

_Voilà six mois que c’était le printemps_,

—_Me promenais sur l’herbette naissante_, répondit le chanvreur
d’une voix un peu enrouée, mais terrible. Vous moquez-vous,
mes pauvres gens, de nous chanter une pareille vieillerie?
vous voyez bien que nous vous arrêtons au premier mot!

—_C’était la fille d’un prince_...

—_Qui voulait se marier_, répondit le chanvreur. Passez, passez
à une autre! nous connaissons celle-là un peu trop.


LE FOSSOYEUR

Voulez-vous celle-ci?

—_En revenant de Nantes_...


LE CHANVREUR

—_J’étais bien fatigué, voyez! J’étais bien fatigué_.

Celle-là est du temps de ma grand’mère. Voyons-en une autre!


LE FOSSOYEUR

—_L’autre jour en me promenant_...


LE CHANVREUR

—_Le long de ce bois charmant!_ En voilà une qui est bête! Nos
petits enfants ne voudraient pas se donner la peine de vous
répondre! Quoi! voilà tout ce que vous savez?


LE FOSSOYEUR

Oh! nous vous en dirons tant que vous finirez par rester
court.


Il se passa bien une heure à combattre ainsi. Comme les deux
antagonistes étaient les deux plus forts du pays sur la
chanson, et que leur répertoire semblait inépuisable, cela eût
pu durer toute la nuit, d’autant plus que le chanvreur mit un
peu de malice à laisser chanter certaines complaintes en dix,
vingt ou trente couplets, feignant, par son silence, de se
déclarer vaincu. Alors on triomphait dans le camp du fiancé,
on chantait en chœur à pleine voix, et on croyait que cette
fois la partie adverse ferait défaut; mais, à la moitié du
couplet final, on entendait la voix rude et enrhumée du vieux
chanvreur beugler les derniers vers; après quoi il s’écriait:
Vous n’aviez pas besoin de vous fatiguer à en dire une si
longue, mes enfants! Nous la savions sur le bout du doigt!

Une ou deux fois pourtant le chanvreur fit la grimace, fronça
le sourcil et se retourna d’un air désappointé vers les
matrones attentives. Le fossoyeur chantait quelque chose de si
vieux, que son adversaire l’avait oublié, ou peut-être qu’il
ne l’avait jamais su; mais aussitôt les bonnes commères
nasillaient, d’une voix aigre comme celle de la mouette, le
refrain victorieux; et le fossoyeur, sommé de se rendre,
passait à d’autres essais.

Il eût été trop long d’attendre de quel côté resterait la
victoire. Le parti de la fiancée déclara qu’il faisait grâce à
condition qu’on offrirait à celle-ci un présent digne d’elle.

Alors commença le chant des livrées sur un air solennel comme
un chant d’église.

Les hommes du dehors dirent en basse-taille à l’unisson:


Ouvrez la porte, ouvrez,

Marie, ma mignonne,

J’_ons_ de beaux cadeaux à vous présenter.

Hélas! ma mie, laissez-nous entrer.


A quoi les femmes répondirent de l’intérieur, et en fausset,
d’un ton dolent:


Mon père est en chagrin, ma mère en grand’tristesse,

Et moi je suis fille de trop grand merci

Pour ouvrir ma porte à _cette heure ici_.


Les hommes reprirent le premier couplet jusqu’au quatrième
vers, qu’ils modifièrent de la sorte:


_J’ons un beau mouchoir à vous présenter_.


Mais, au nom de la fiancée, les femmes répondirent de même que
la première fois.

Pendant vingt couplets, au moins, les hommes énumérèrent tous
les cadeaux de la livrée, mentionnant toujours un objet
nouveau dans le dernier vers: un beau _devanteau_ (tablier), de
beaux rubans, un habit de drap, de la dentelle, une croix
d’or, et jusqu’à _un cent d’épingles_ pour compléter la modeste
corbeille de la mariée. Le refus des matrones était
irrévocable; mais enfin les garçons se décidèrent à parler
_d’un beau mari à leur présenter_ et elles répondirent en
s’adressant à la mariée, en lui chantant avec les hommes:


Ouvrez la porte, ouvrez,

Marie, ma mignonne,

C’est un beau mari qui vient vous chercher,

Allons, ma mie, laissons-les entrer.


III


LE MARIAGE


Aussitôt le chanvreur tira la cheville de bois qui fermait la
porte à l’intérieur: c’était encore, à cette époque, la seule
serrure connue dans la plupart des habitations de notre
hameau. La bande du fiancé fit irruption dans la demeure de la
fiancée, mais non sans combat; car les garçons cantonnés dans
la maison, même le vieux chanvreur et les vieilles commères se
mirent en devoir de garder le foyer. Le porteur de la broche,
soutenu par les siens, devait arriver à planter le rôti dans
l’âtre. Ce fut une véritable bataille, quoiqu’on s’abstînt de
se frapper et qu’il n’y eût point de colère dans cette lutte.
Mais on se poussait et on se pressait si étroitement, et il y
avait tant d’amour-propre en jeu dans cet essai de forces
musculaires, que les résultats pouvaient être plus sérieux
qu’ils ne le paraissaient à travers les rires et les chansons.
Le pauvre vieux chanvreur, qui se débattait comme un lion, fut
collé à la muraille et serré par la foule, jusqu’à perdre la
respiration. Plus d’un champion renversé fut foulé aux pieds
involontairement, plus d’une main cramponnée à la broche fut
ensanglantée. Ces jeux sont dangereux, et les accidents ont
été assez graves dans les derniers temps pour que nos paysans
aient résolu de laisser tomber en désuétude la cérémonie des
livrées. Je crois que nous avons vu la dernière à la noce de
Françoise Meillant et encore la lutte ne fut-elle que simulée.

Cette lutte fut encore assez passionnée à la noce de Germain.
Il y avait une question de point d’honneur de part et d’autre
à envahir et à défendre le foyer de la Guillette. L’énorme
broche de fer fut tordue comme une vis sous les vigoureux
poignets qui se la disputaient. Un coup de pistolet mit le feu
à une petite provision de chanvre en poupées, placée sur une
claie, au plafond. Cet incident fit diversion, et, tandis que
les uns s’empressaient d’étouffer ce germe d’incendie, le
fossoyeur, qui était grimpé au grenier sans qu’on s’en
aperçût, descendit par la cheminée, et saisit la broche au
moment où le bouvier qui la défendait auprès de l’âtre,
l’élevait au-dessus de sa tête pour empêcher qu’elle ne lui
fût arrachée. Quelque temps avant la prise d’assaut, les
matrones avaient eu le soin d’éteindre le feu, de crainte
qu’en se débattant auprès, quelqu’un ne vînt à y tomber et à
se brûler. Le facétieux fossoyeur, d’accord avec le bouvier,
s’empara donc du trophée sans difficulté et le jeta en travers
sur les _landiers_. C’en était fait! il n’était plus permis d’y
toucher. Il sauta au milieu de la chambre et alluma un reste
de paille, qui entourait la broche, pour faire le simulacre de
la cuisson du rôti, car l’oie était en pièces et jonchait le
plancher de ses membres épars.

Il y eut alors beaucoup de rires et de discussions
fanfaronnes. Chacun montrait les horions qu’il avait reçus, et
comme c’était souvent la main d’un ami qui avait frappé,
personne ne se plaignit ni ne se querella. Le chanvreur, à
demi aplati, se frottait les reins, disant qu’il s’en souciait
fort peu, mais qu’il protestait contre la ruse de son compère
le fossoyeur, et que, s’il n’eût été à demi mort, le foyer
n’eût pas été conquis si facilement. Les matrones balayaient
le pavé, et l’ordre se faisait. La table se couvrait de brocs
de vin nouveau. Quand on eut trinqué ensemble et repris
haleine, le fiancé fut amené au milieu de la chambre, et, armé
d’une baguette, il dut se soumettre à une nouvelle épreuve.

Pendant la lutte, la fiancée avait été cachée avec trois de
ses compagnes par sa mère, sa marraine et ses tantes, qui
avaient fait asseoir les quatre jeunes filles sur un banc,
dans un coin reculé de la salle, et les avaient couvertes d’un
grand drap blanc. Les trois compagnes avaient été choisies de
la même taille que Marie, et leurs cornettes de hauteur
identique, de sorte que le drap leur couvrant la tête et les
enveloppant jusque par-dessous les pieds, il était impossible
de les distinguer l’une de l’autre.

Le fiancé ne devait les toucher qu’avec le bout de sa
baguette, et seulement pour désigner celle qu’il jugeait être
sa femme. On lui donnait le temps d’examiner, mais avec les
yeux seulement, et les matrones, placées à ses côtés,
veillaient rigoureusement à ce qu’il n’y eût point de
supercherie. S’il se trompait, il ne pouvait danser de la
soirée avec sa fiancée, mais seulement avec celle qu’il avait
choisie par erreur.

Germain, se voyant en présence de ces fantômes enveloppés sous
le même suaire, craignait fort de se tromper; et, de fait,
cela était arrivé à bien d’autres, car les précautions étaient
toujours prises avec un soin consciencieux. Le cœur lui
battait. La petite Marie essayait bien de respirer fort et
d’agiter un peu le drap, mais ses malignes rivales en
faisaient autant, poussaient le drap avec leurs doigts, et il
y avait autant de signes mystérieux que de jeunes filles sous
le voile. Les cornettes carrées maintenaient ce voile si
également qu’il était impossible de voir la forme d’un front
dessiné par ses plis.

Germain, après dix minutes d’hésitation, ferma les yeux,
recommanda son âme à Dieu, et tendit la baguette au hasard. Il
toucha le front de la petite Marie, qui jeta le drap loin
d’elle en criant victoire. Il eut alors la permission de
l’embrasser et, l’enlevant dans ses bras robustes, il la porta
au milieu de la chambre, et ouvrit avec elle le bal, qui dura
jusqu’à deux heures du matin.

Alors on se sépara pour se réunir à huit heures. Comme il y
avait un certain nombre de jeunes gens venus des environs, et
qu’on n’avait pas des lits pour tout le monde, chaque invitée
du village reçut dans son lit deux ou trois jeunes compagnes,
tandis que les garçons allèrent pêle-mêle s’étendre sur le
fourrage du grenier de la métairie. Vous pouvez bien penser
que là ils ne dormirent guère, car ils ne songèrent qu’à se
lutiner les uns les autres, à échanger des lazzis et à se
conter de folles histoires. Dans les noces, il y a de rigueur
trois nuits blanches, qu’on ne regrette point.

A l’heure marquée pour le départ, après qu’on eut mangé la
soupe au lait relevée d’une forte dose de poivre, pour se
mettre en appétit, car le repas de noces promettait d’être
copieux, on se rassembla dans la cour de la ferme. Notre
paroisse étant supprimée, c’est à une demi-lieue de chez nous
qu’il fallait aller chercher la bénédiction nuptiale. Il
faisait un beau temps frais, mais les chemins étant fort
gâtés, chacun s’était muni d’un cheval, et chaque homme prit
en croupe une compagne jeune ou vieille. Germain partit sur la
Grise, qui, bien pansée, ferrée à neuf et ornée de rubans,
piaffait et jetait le feu par les naseaux. Il alla chercher sa
fiancée à la chaumière avec son beau-frère Jacques, lequel,
monté sur la vieille Grise, prit la bonne mère Guillette en
croupe tandis que Germain rentra dans la cour de la ferme,
amenant sa chère petite femme d’un air de triomphe.

Puis la joyeuse cavalcade se mit en route, escortée par les
enfants à pied, qui couraient en tirant des coups de pistolet
et faisaient bondir les chevaux. La mère Maurice était montée
sur une petite charrette avec les trois enfants de Germain et
les ménétriers. Ils ouvraient la marche au son des
instruments. Petit-Pierre était si beau, que la vieille grand-
mère en était tout orgueilleuse. Mais l’impétueux enfant ne
tint pas longtemps à ses côtés. A un temps d’arrêt qu’il
fallut faire à mi-chemin pour s’engager dans un passage
difficile, il s’esquiva et alla supplier son père de l’asseoir
devant lui sur la _Grise_.

—Oui-da! répondit Germain, cela va nous attirer de mauvaises
plaisanteries! il ne faut point.

—Je ne me soucie guère de ce que diront les gens de Saint-
Chartier, dit la petite Marie. Prenez-le, Germain, je vous en
prie: je serai encore plus fière de lui que de ma toilette de
noces.

Germain céda, et le beau trio s’élança dans les rangs au galop
triomphant de la _Grise_.

Et, de fait, les gens de Saint-Chartier, quoique très
railleurs et un peu taquins à l’endroit des paroisses
environnantes réunies à la leur, ne songèrent point à rire en
voyant un si beau marié, une si jolie mariée, et un enfant qui
eût fait envie à la femme d’un roi. Petit-Pierre avait un
habit complet de drap bleu barbeau, un gilet rouge si coquet
et si court qu’il ne lui descendait guère au-dessous du
menton. Le tailleur du village lui avait si bien serré les
entournures qu’il ne pouvait rapprocher ses deux petits bras.
Aussi comme il était fier! Il avait un chapeau rond avec une
ganse noir et or, et une plume de paon sortant crânement d’une
touffe de plumes de pintade. Un bouquet de fleurs plus gros
que sa tête lui couvrait l’épaule, et les rubans lui
flottaient jusqu’aux pieds. Le chanvreur, qui était aussi le
barbier et le perruquier de l’endroit, lui avait coupé les
cheveux en rond, en lui couvrant la tête d’une écuelle et
retranchant tout ce qui passait, méthode infaillible pour
assurer le coup de ciseau. Ainsi accoutré, le pauvre enfant
était moins poétique, à coup sûr, qu’avec ses longs cheveux au
vent et sa peau de mouton à la saint Jean-Baptiste; mais il
n’en croyait rien, et tout le monde l’admirait, disant qu’il
avait l’air d’un petit homme. Sa beauté triomphait de tout, et
de quoi ne triompherait pas, en effet, l’incomparable beauté
de l’enfance?

Sa petite sœur Solange avait, pour la première fois de sa vie,
une cornette à la place du béguin d’indienne que portent les
petites filles jusqu’à l’âge de deux ou trois ans. Et quelle
cornette! plus haute et plus large que tout le corps de la
pauvrette. Aussi comme elle se trouvait belle! Elle n’osait
pas tourner la tête, et se tenait toute raide, pensant qu’on
la prendrait pour la mariée.

Quant au petit Sylvain, il était encore en robe, et, endormi
sur les genoux de sa grand’mère, il ne se doutait guère de ce
que c’est qu’une noce.

Germain regardait ses enfants avec amour, et, en arrivant à la
mairie, il dit à sa fiancée:

—Tiens, Marie, j’arrive là un peu plus content que le jour où
je t’ai ramenée chez nous, des bois de Chanteloube, croyant
que tu ne m’aimerais jamais; je te pris dans mes bras pour te
mettre à terre comme à présent; mais je pensais que nous ne
nous retrouverions plus jamais sur la pauvre bonne Grise avec
cet enfant sur nos genoux. Tiens, je t’aime tant, j’aime tant
ces pauvres petits, je suis si heureux que tu m’aimes, et que
tu les aimes, et que mes parents t’aiment, et j’aime tant ta
mère et mes amis, et tout le monde aujourd’hui, que je
voudrais avoir trois ou quatre cœurs pour y suffire. Vrai,
c’est trop peu d’un pour y loger tant d’amitiés et tant de
contentement! J’en ai comme mal à l’estomac.

Il y eut une foule à la porte de la mairie et de l’église pour
regarder la jolie mariée. Pourquoi ne dirions-nous pas son
costume? il lui allait si bien! Sa cornette de mousseline
claire et brodée partout, avait les barbes garnies de
rientelle. Dans ce temps-là les paysannes ne se permettaient
pas de montrer un seul cheveu; et quoiqu’elles cachent sous
leurs cornettes de magnifiques chevelures roulées dans des
rubans de fil blanc pour soutenir la coiffe, encore
aujourd’hui ce serait une action indécente et honteuse que de
se montrer aux hommes la tête nue. Cependant elles se
permettent à présent de laisser sur le front un mince bandeau
qui les embellit beaucoup. Mais je regrette la coiffure
classique de mon temps: ces dentelles blanches à cru sur la
peau avaient un caractère d’antique chasteté qui me semblait
plus solennel, et quand une figure était belle ainsi, c’était
d’une beauté dont rien ne peut exprimer le charme et la
majesté naïve.

La petite Marie portait encore cette coiffure, et son front
était si blanc et si pur, qu’il défiait le blanc du linge de
l’assombrir. Quoiqu’elle n’eût pas fermé l’œil de la nuit,
l’air du matin et surtout la joie intérieure d’une âme aussi
limpide que le ciel, et puis encore un peu de flamme secrète,
contenue par la pudeur de l’adolescence, lui faisaient monter
aux joues un éclat aussi suave que la fleur du pêcher aux
premiers rayons d’avril.

Son fichu blanc, chastement croisé sur son sein, ne laissait
voir que les contours délicats d’un cou arrondi comme celui
d’une tourterelle; son déshabillé de drap fin vert-myrte
dessinait sa petite taille, qui semblait parfaite, mais qui
devait grandir et se développer encore, car elle n’avait pas
dix-sept ans. Elle portait un tablier de soie violet-pensée,
avec la bavette, que nos villageoises ont eu le tort de
supprimer et qui donnait tant d’élégance et de modestie à la
poitrine. Aujourd’hui elles étalent leur fichu avec plus
d’orgueil, mais il n’y a plus dans leur toilette cette fine
fleur d’antique pudicité qui les faisait ressembler à des
vierges d’Holbein. Elles sont plus coquettes, plus gracieuses.
Le bon genre autrefois était une sorte de raideur sévère qui
rendait leur rare sourire plus profond et plus idéal.

A l’offrande, Germain mit, selon l’usage, le _treizain_, c’est-
à-dire treize pièces d’argent, dans la main de sa fiancée. Il
lui passa au doigt une bague d’argent, d’une forme invariable
depuis des siècles, mais que _l’alliance d’or_ a remplacée
désormais. Au sortir de l’église, Marie lui dit tout bas:

—Est-ce bien la bague que je souhaitais? celle que je vous ai
demandée, Germain?

—Oui, répondit-il, celle que ma Catherine avait au doigt
lorsqu’elle est morte. C’est la même bague pour mes deux
mariages.

—Je vous remercie, Germain, dit la jeune femme d’un ton
sérieux et pénétré. Je mourrai avec, et si c’est avant vous,
vous la garderez pour le mariage de votre petite Solange.



IV


LE CHOU


On remonta à cheval et on revint très vite à Belair. Le repas
fut splendide, et dura, entremêlé de danses et de chants,
jusqu’à minuit. Les vieux ne quittèrent point la table pendant
quatorze heures. Le fossoyeur fit la cuisine et la fit fort
bien. Il était renommé pour cela, et il quittait ses fourneaux
pour venir danser et chanter entre chaque service. Il était
épileptique pourtant, ce pauvre père Bontemps! Qui s’en serait
douté? Il était frais, fort, et gai comme un jeune homme. Un
jour nous le trouvâmes comme mort, tordu par son mal dans un
fossé, à l’entrée de la nuit. Nous le rapportâmes chez nous
dans une brouette, et nous passâmes la nuit à le soigner.
Trois jours après il était de noce, chantait comme une grive
et sautait comme un cabri, se trémoussant à l’ancienne mode.
En sortant d’un mariage, il allait creuser une fosse et clouer
une bière. Il s’en acquittait pieusement, et quoiqu’il n’y
parût point ensuite à sa belle humeur, il en conservait une
impression sinistre qui hâtait le retour de son accès. Sa
femme, paralytique, ne bougeait de sa chaise depuis vingt ans.
Sa mère en a cent quarante et vit encore. Mais lui, le pauvre
homme, si gai, si bon, si amusant, il s’est tué l’an dernier
en tombant de son grenier sur le pavé. Sans doute, il était en
proie au fatal accès de son mal, et, comme d’habitude, il
s’était caché dans le foin pour ne pas effrayer et affliger sa
famille. Il termina ainsi, d’une manière tragique, une vie
étrange comme lui-même, un mélange de choses lugubres et
folles, terribles et riantes, au milieu desquelles son cœur
était toujours resté bon et son caractère aimable.

Mais nous arrivons à la troisième journée des noces, qui est
la plus curieuse, et qui s’est maintenue dans toute sa rigueur
jusqu’à nos jours. Nous ne parlerons pas de la rôtie que l’on
porte au lit nuptial; c’est un assez sot usage qui fait
souffrir la pudeur de la mariée et tend à détruire celle des
jeunes filles qui y assistent. D’ailleurs je crois que c’est
un usage de toutes les provinces, et qui n’a chez nous rien de
particulier.

De même que la cérémonie des _livrées_ est le symbole de la
prise de possession du cœur et du domicile de la mariée, celle
du _chou_ est le symbole de la fécondité de l’hymen. Après le
déjeuner du lendemain de noces commence cette bizarre
représentation d’origine gauloise, mais qui, en passant par le
christianisme primitif, est devenue peu à peu une sorte de
_mystère_, ou de moralité bouffonne du moyen âge.

Deux garçons (les plus enjoués et les mieux disposés de la
bande) disparaissent pendant le déjeuner, vont se costumer, et
enfin reviennent escortés de la musique, des chiens, des
enfants et des coups de pistolet. Ils représentent un couple
de gueux, mari et femme, couverts des haillons les plus
misérables. Le mari est le plus sale des deux: c’est le vice
qui l’a ainsi dégradé; la femme n’est que malheureuse et
avilie par les désordres de son époux.

Ils s’intitulent _le jardinier et la jardinière_, et se disent
préposés à la garde et à la culture du chou sacré. Mais le
mari porte diverses qualifications qui toutes ont un sens. On
l’appelle indifféremment le _pailloux_, parce qu’il est coiffé
d’une perruque de paille ou de chanvre, et que, pour cacher sa
nudité mal garantie par ses guenilles, il s’entoure les jambes
et une partie du corps de paille. Il se fait aussi un gros
ventre ou une bosse avec de la paille ou du foin cachés sous
sa blouse. Le _peilloux_, parce qu’il est couvert de _peille_ (de
guenilles). Enfin, le _païen_, ce qui est plus significatif
encore, parce qu’il est censé, par son cynisme et ses
débauches, résumer en lui l’antipode de toutes les vertus
chrétiennes.

Il arrive, le visage barbouillé de suie et de lie de vin,
quelquefois affublé d’un masque grotesque. Une mauvaise tasse
de terre ébréchée, ou un vieux sabot, pendu à sa ceinture par
une ficelle, lui sert à demander l’aumône du vin. Personne ne
lui refuse, et il feint de boire, puis il répand le vin par
terre, en signe de libation. À chaque pas, il tombe, il se
roule dans la boue; il affecte d’être en proie à l’ivresse la
plus honteuse. Sa pauvre femme court après lui, le ramasse,
appelle au secours, arrache les cheveux de chanvre qui sortent
en mèches hérissées de sa cornette immonde, pleure sur
l’abjection de son mari et lui fait des reproches pathétiques.

—Malheureux! lui dit-elle, vois où nous a réduits ta mauvaise
conduite! J’ai beau filer, travailler pour toi, raccommoder
tes habits! tu te déchires, tu te souilles sans cesse. Tu m’as
mangé mon pauvre bien, nos six enfants sont sur la paille,
nous vivons dans une étable avec les animaux; nous voilà
réduits à demander l’aumône, et encore tu es si laid, si
dégoûtant, si méprisé, que bientôt on nous jettera le pain
comme à des chiens. Hélas! mes pauvres _mondes_ (mes pauvres
gens), ayez pitié de nous! ayez pitié de moi! Je n’ai pas
mérité mon sort, et jamais femme n’a eu un mari plus malpropre
et plus détestable. Aidez-moi à le ramasser, autrement les
voitures l’écraseront comme un vieux tesson de bouteille, et
je serai veuve, ce qui achèverait de me faire mourir de
chagrin, quoique tout le monde dise que ce serait un grand
bonheur pour moi.

Tel est le rôle de la jardinière et ses lamentations
continuelles durant toute la pièce. Car c’est une véritable
comédie libre, improvisée, jouée en plein air, sur les
chemins, à travers champs, alimentée par tous les accidents
fortuits qui se présentent, et à laquelle tout le monde prend
part, gens de la noce et du dehors, hôtes des maisons et
passants des chemins pendant trois ou quatre heures de la
journée, ainsi qu’on va le voir. Le thème est invariable, mais
on brode à l’infini sur ce thème, et c’est là qu’il faut voir
l’instinct mimique, l’abondance d’idées bouffonnes, la
faconde, l’esprit de repartie, et même l’éloquence naturelle
de nos paysans.

Le rôle de la jardinière est ordinairement confié à un homme
mince, imberbe et à teint frais, qui sait donner une grande
vérité à son personnage, et jouer le désespoir burlesque avec
assez de naturel pour qu’on en soit égayé et attristé en même
temps comme d’un fait réel. Ces hommes maigres et imberbes ne
sont pas rares dans nos campagnes, et, chose étrange, ce sont
parfois les plus remarquables pour la force musculaire.

Après que le malheur de la femme est constaté, les jeunes gens
de la noce l’engagent à laisser là son ivrogne de mari, et à
se divertir avec eux. Ils lui offrent le bras et l’entraînent.
Peu à peu elle s’abandonne, s’égaie et se met à courir, tantôt
avec l’un, tantôt avec l’autre, prenant des allures
dévergondées: nouvelle _moralité_, l’inconduite du mari provoque
et amène celle de la femme.

Le païen se réveille alors de son ivresse, il cherche des yeux
sa compagne, s’arme d’une corde et d’un bâton, et court après
elle. On le fait courir, on se cache, on passe la femme de
l’un à l’autre, on essaie de la distraire et de tromper le
jaloux. Ses _amis_ s’efforcent de l’enivrer. Enfin il rejoint
son infidèle et veut la battre. Ce qu’il y a de plus réel et
de mieux observé dans cette parodie des misères de la vie
conjugale, c’est que le jaloux ne s’attaque jamais à ceux qui
lui enlèvent sa femme. Il est fort poli et prient avec eux, il
ne veut s’en prendre qu’à la coupable, parce qu’elle est
censée ne pouvoir lui résister.

Mais au moment où il lève son bâton et apprête sa corde pour
attacher la délinquante, tous les hommes de la noce
s’interposent et se jettent entre les deux époux. _Ne la battez
pas! ne battez jamais votre femme!_ est la formule qui se
répète à satiété dans ces scènes. On désarme le mari, on le
force à pardonner, à embrasser sa femme, et bientôt il affecte
de l’aimer plus que jamais. Il s’en va bras dessus, bras
dessous avec elle, en chantant et en dansant, jusqu’à ce qu’un
nouvel accès d’ivresse le fasse rouler par terre: et alors
recommencent les lamentations de la femme, son découragement,
ses égarements simulés, la jalousie du mari, l’intervention
des voisins, et le raccommodement. Il y a dans tout cela un
enseignement naïf, grossier même, qui sent fort son origine
moyen âge, mais qui fait toujours impression, sinon sur les
mariés, trop amoureux ou trop raisonnables aujourd’hui pour en
avoir besoin, du moins sur les enfants et les adolescents. Le
païen effraie et dégoûte tellement les jeunes filles, en
courant après elles et en feignant de vouloir les embrasser,
qu’elles fuient avec une émotion qui n’a rien de joué. Sa face
barbouillée et son grand bâton (inoffensif pourtant) font
jeter les hauts cris aux marmots. C’est de la comédie de mœurs
à l’état le plus élémentaire, mais aussi le plus frappant.

Quand cette farce est bien mise en train, on se dispose à
aller chercher le chou. On apporte une civière sur laquelle on
place le païen armé d’une bêche, d’une corde et d’une grande
corbeille. Quatre hommes vigoureux l’enlèvent sur leurs
épaules. Sa femme le suit à pied, les _anciens_ viennent en
groupe après lui d’un air grave et pensif; puis la noce marche
par couples au pas réglé par la musique. Les coups de pistolet
recommencent, les chiens hurlent plus que jamais à la vue du
païen immonde, ainsi porté en triomphe. Les enfants
l’encensent dérisoirement avec des sabots au bout d’une
ficelle.

Mais pourquoi cette ovation à un personnage si repoussant? On
marche à la conquête du chou sacré, emblème de la fécondité
matrimoniale, et c’est cet ivrogne abruti qui, seul, peut
porter la main sur la plante symbolique. Sans doute il y a là
un mystère antérieur au christianisme, et qui rappelle la fête
des Saturnales, ou quelque bacchanale antique. Peut-être ce
païen, qui est en même temps le jardinier par excellence,
n’est-il rien moins que Priape en personne, le dieu des
jardins et de la débauche, divinité qui dut être pourtant
chaste et sérieuse dans son origine, comme le mystère de la
reproduction, mais que la licence des mœurs et l’égarement des
idées ont dégradée insensiblement.

Quoi qu’il en soit, la marche triomphale arrive au logis de la
mariée et s’introduit dans son jardin. Là on choisit le plus
beau chou, ce qui ne se fait pas vite, car les anciens
tiennent conseil et discutent à perte de vue, chacun plaidant
pour le chou qui lui paraît le plus convenable. On va aux
voix, et quand le choix est fixé, le _jardinier_ attache sa
corde autour de la tige, et s’éloigne autant que le permet
l’étendue du jardin. La jardinière veille à ce que, dans sa
chute, le légume sacré ne soit point endommagé. Les _Plaisants_
de la noce, le chanvreur, le fossoyeur, le charpentier ou le
sabotier (tous ceux enfin qui ne travaillent pas la terre, et
qui, passant leur vie chez les autres, sont réputés avoir, et
ont réellement plus d’esprit et de babil que les simples
ouvriers agriculteurs), se rangent autour du chou. L’un ouvre
une tranchée à la bêche, si profonde qu’on dirait qu’il s’agit
d’abattre un chêne. L’autre met sur son nez une _drogue_ en bois
ou en carton qui simule une paire de lunettes: il fait
l’office d’_ingénieur_, s’approche, s’éloigne, lève un plan,
lorgne les travailleurs, tire des lignes, fait le pédant,
s’écrie qu’on va tout gâter, fait abandonner et reprendre le
travail selon sa fantaisie, et le plus longuement, le plus
ridiculement possible dirige la besogne. Ceci est-il une
addition au formulaire antique de la cérémonie, en moquerie
des théoriciens en général que le paysan coutumier méprise
souverainement, ou en haine des arpenteurs qui règlent le
cadastre et répartissent l’impôt, ou enfin des employés aux
ponts et chaussées qui convertissent des communaux en routes,
et font supprimer de vieux abus chers au paysan? Tant il y a
que ce personnage de la comédie s’appelle le _géomètre_, et
qu’il fait son possible pour se rendre insupportable à ceux
qui tiennent la pioche et la pelle.

Enfin, après un quart d’heure de difficultés et de momeries,
pour ne pas couper les racines du chou et le déplanter sans
dommage, tandis que des pelletées de terre sont lancées au nez
des assistants (tant pis pour qui ne se range pas assez vite;
fût-il évêque ou prince, il faut qu’il reçoive le baptême de
la terre), le _païen_ tire la corde, la païenne tend son
tablier, et le chou tombe majestueusement aux _vivat_ des
spectateurs. Alors on apporte la corbeille, et le couple païen
y plante le chou avec toutes sortes de soins et de
précautions. On l’entoure de terre fraîche, on le soutient
avec des baguettes et des liens, comme font les bouquetières
des villes pour leurs splendides camélias en pot; on pique des
pommes rouges au bout des baguettes, des branches de thym, de
sauge et de laurier tout autour; on chamarre le tout de rubans
et de banderoles; on recharge le trophée sur la civière avec
le païen, qui doit le maintenir en équilibre et le préserver
d’accident, et enfin on sort du jardin en bon ordre et au pas
de marche.

Mais là quand il s’agit de franchir la porte, de même lorsque
ensuite il s’agit d’entrer dans la cour de la maison du marié,
un obstacle imaginaire si oppose au passage. Les porteurs du
fardeau trébuchent, poussent de grandes exclamations,
reculent, avancent encore, et, comme repoussés par une force
invincible, feignent de succomber sous le poids. Pendant cela,
les assistants crient, excitent et calment l’attelage humain.
"Bellement, bellement, enfant! Là, là, courage! Prenez garde!
patience! Baissez-vous. La porte est trop basse! Serrez-vous,
elle est trop étroite! un peu à gauche; à droite à présent!
allons, du cœur, vous y êtes!"

C’est ainsi que dans les années de récolte abondante, le char
à bœufs, chargé outre mesure de fourrage ou de moissons, se
trouve trop large ou trop haut pour entrer sous le porche de
la grange. C’est ainsi qu’on crie après les robustes animaux
pour les retenir ou les exciter; c’est ainsi qu’avec de
l’adresse et de vigoureux efforts on fait passer la montagne
des richesses, sans l’écrouler, sous l’arc de triomphe
rustique. C’est surtout le dernier charroi, appelé la
_gerbaude_, qui demande ces précautions, car c’est aussi une
fête champêtre, et la dernière gerbe enlevée au dernier sillon
est placée au sommet du char, ornée de rubans et de fleurs, de
même que le front des bœufs et l’aiguillon du bouvier Ainsi,
l’entrée triomphale et pénible du chou dans la maison est un
simulacre de la prospérité et de la fécondité qu’il
représente.

Arrivé dans la cour du marié, le chou est enlevé et porté au
plus haut de la maison ou de la grange. S’il est une cheminée,
un pignon, un pigeonnier plus élevé que les autres faîtes, il
faut, à tout risque, porter ce fardeau au point culminant de
l’habitation. Le païen l’accompagne jusque-là, le fixe, et
l’arrose d’un grand broc de vin, tandis qu’une salve de coups
de pistolet et les contorsions joyeuses de la païenne
signalent son inauguration.

La même cérémonie recommence immédiatement. On va déterrer un
autre chou dans le jardin du marié pour le porter avec les
mêmes formalités sur le toit que sa femme vient d’abandonner
pour le suivre. Ces trophées restent là jusqu’à ce que le vent
et la pluie détruisent les corbeilles et emportent le chou.
Mais ils y vivent assez longtemps pour donner quelque chance
de succès à la prédiction que font les anciens et les matrones
en le saluant: "Beau chou, disent-ils, vis et fleuris, afin
que notre jeune mariée ait un beau petit enfant avant la fin
de l’année; car si tu mourais trop vite ce serait signe de
stérilité, et tu serais là-haut sur sa maison comme un mauvais
présage."

La journée est déjà avancée quand toutes ces choses sont
accomplies. Il ne reste plus qu’à faire la conduite aux
parrains et marraines des conjoints. Quand ces parents
putatifs demeurent au loin, on les accompagne avec la musique
et toute la noce jusqu’aux limites de la paroisse. Là, on
danse encore sur le chemin et on les embrasse en se séparant
d’eux. Le païen et sa femme sont alors débarbouillés et
rhabillés proprement, quand la fatigue de leur rôle ne les a
pas forcés à aller faire un somme.

On dansait, on chantait et on mangeait encore à la métairie de
Belair, ce troisième jour de noce, à minuit, lors du mariage
de Germain. Les anciens, attablés, ne pouvaient s’en aller, et
pour cause. Ils ne retrouvèrent leurs jambes et leurs esprits
que le lendemain au petit jour. Alors, tandis que ceux-là
regagnaient leurs demeures, silencieux et trébuchants,
Germain, fier et dispos, sortit pour aller lier ses bœufs,
laissant sommeiller sa jeune compagne jusqu’au lever du
soleil. L’alouette, qui chantait en montant vers les cieux,
lui semblait être la voix de son cœur rendant grâce à la
Providence. Le givre, qui brillait aux buissons décharnés, lui
semblait la blancheur des fleurs d’avril précédant
l’apparition des feuilles. Tout était riant et serein pour lui
dans la nature. Le petit Pierre avait tant ri et tant sauté la
veille, qu’il ne vint pas l’aider à conduire ses bœufs; mais
Germain était content d’être seul. Il se mit à genoux dans le
sillon qu’il allait refendre, et fit la prière du matin avec
une effusion si grande que deux larmes coulèrent sur ses joues
encore humides de sueur.

On entendait au loin les chants des jeunes garçons des
paroisses voisines, qui partaient pour retourner chez eux, et
qui redisaient d’une voix un peu enrouée les refrains joyeux
de la veille.





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