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Title: De la Terre à la Lune
Author: Verne, Jules, 1828-1905
Language: French
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De la Terre à la Lune

Trajet Direct

en 97 Heures 20 Minutes

par Jules Verne



                                 I
                         --------------------
                             LE GUN-CLUB

Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très
influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland.  On
sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce
peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens.  De simples
négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines,
colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de
West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt
dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme
eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets,
les millions et les hommes.

Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens,
ce fut dans la science de la balistique.  Non que leurs armes
atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent
des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées
inconnues jusqu'alors.  En fait de tirs rasants, plongeants ou de
plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais,
les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs
canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de
poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine.

Ceci ne doit étonner personne.  Les Yankees, ces premiers mécaniciens
du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les
Allemands métaphysiciens,--de naissance.  Rien de plus naturel, dès
lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur
audacieuse ingéniosité.  De là ces canons gigantesques, beaucoup moins
utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus
admirés.  On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de
Dahlgreen, de Rodman.  Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de
Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux
d'outre-mer.

Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les
artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union
célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince
marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la
tête à calculer des trajectoires insensées.

Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui
la partage.  Sont-ils trois, ils élisent un président et deux
secrétaires.  Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau
fonctionne.  Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club
est constitué.  Ainsi arriva-t-il à Baltimore.  Le premier qui inventa
un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier
qui le fora.  Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement
«Club-Canon».].  Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent
trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent
soixante-quinze membres correspondants.

Une condition _sine qua non_ était imposée à toute personne qui
voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou,
tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à
feu quelconque.  Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à
quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne
jouissaient pas d'une grande considération.  Les artilleurs les
primaient en toute circonstance.

«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs
du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en
raison directe du carré des distances» atteintes par leurs
projectiles!

Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle
transportée dans l'ordre moral.

Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre
le génie inventif des Américains.  Les engins de guerre prirent des
proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des
limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs.  Toutes
ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments
de l'artillerie européenne.  Qu'on en juge par les chiffres suivants.

Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de
trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et
soixante-huit hommes.  C'était l'enfance de l'art.  Depuis lors, les
projectiles ont fait du chemin.  Le canon Rodman, qui portait à sept
milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres.  Cela fait donc près
de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et
trois cents hommes.  Il fut même question au Gun-Club d'en faire une
épreuve solennelle.  Mais, si les chevaux consentirent à tenter
l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.

Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à
chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux.
Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à
Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre
qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix
ennemis par terre?  Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou
d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille?  On en avait vu
bien d'autres pendant la guerre fédérale!  Au combat de Gettysburg, un
projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent
soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet
Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment
meilleur.  Il faut mentionner également un mortier formidable
inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du
Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à
son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en
éclatant, il est vrai!

Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes?  Rien.  Aussi
admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le
statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous
les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de
ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois
cent soixante-quinze hommes et une fraction.

A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique
préoccupation de cette société savante fut la destruction de
l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des
armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.

C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en
tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur
personne.  On comptait parmi eux des officiers de tout grade,
lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui
débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur
leur affût.  Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms
figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la
plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité.
Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires
en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la
collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le
Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes,
et seulement deux jambes pour six.

Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils
se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille
relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles
dépensés.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par
les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les
mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons,
la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans
les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers
poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les
vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le
Gun-Club demeura plongé dans un désœuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien
encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes
gigantesques et d'obus incomparables.  Mais, sans la pratique,
pourquoi ces vaines théories?  Aussi les salles devenaient désertes,
les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux
moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de
ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient
dans les rêveries de l'artillerie platonique!

«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir.  Rien à
faire!  rien à espérer!  Quelle existence fastidieuse!  Où est le
temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses
détonations?

--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à
se détirer les bras qui lui manquaient.  C'était un plaisir alors!
On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer
devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de
Sherman ou une poignée de main de MacClellan!  Mais, aujourd'hui, les
généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles,
ils expédient d'inoffensives balles de coton!  Ah!  par sainte Barbe!
l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!

--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles
déceptions!  Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce
au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard,
il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.

Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de
donner une pareille marque de son désœuvrement, et cependant, ce
n'étaient pas les poches qui lui manquaient.

«Et nulle guerre en perspective!  dit alors le fameux J.-T. Maston,
en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha.  Pas un
nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science
de l'artillerie!  Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une
épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer
les lois de la guerre!

--Vraiment?  répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.

--Vraiment, répondit celui-ci.  Mais à quoi serviront tant d'études
menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues?  N'est-ce pas
travailler en pure perte?  Les peuples du Nouveau Monde semblent
s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_
[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à
pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement
scandaleux des populations!

--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
en Europe pour soutenir le principe des nationalités!

--Eh bien?

--Eh bien!  il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si
l'on acceptait nos services...

--Y pensez-vous?  s'écria Bilsby.  Faire de la balistique au profit
des étrangers!

--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le
colonel.

--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
même pas songer à cet expédient.

--Et pourquoi cela? demanda le colonel.

--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui
contrarieraient toutes nos habitudes américaines.  Ces gens-là ne
s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir
servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne
saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même!
Or, c'est tout simplement...

--Absurde!  répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son
fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque
les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou
à distiller de l'huile de baleine!

--Comment!  s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces
dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au
perfectionnement des armes à feu!  Une nouvelle occasion ne se
rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles!  L'atmosphère
ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons!  Il ne surgira pas
une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre
à quelque puissance transatlantique!  Les Français ne couleront pas un
seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du
droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!

--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
bonheur!  Non!  pas un de ces incidents ne se produira, et, se
produisît-il, nous n'en profiterions même pas!  La susceptibilité
américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!

--Oui, nous nous humilions!  répliqua Bilsby.

--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.

--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une
nouvelle véhémence.  Il y a dans l'air mille raisons de se battre et
l'on ne se bat pas!  On économise des bras et des jambes, et cela au
profit de gens qui n'en savent que faire!  Et tenez, sans chercher si
loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu
autrefois aux Anglais?

--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
béquille.

--Eh bien!  reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour
n'appartiendrait-elle pas aux Américains?

--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.

--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T.
Maston, et vous verrez comme il vous recevra!

--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il
avait sauvées de la bataille.

--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a
que faire de compter sur ma voix!

--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux
invalides.

--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ
de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours
m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!

--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de
l'audacieux J.-T. Maston.

Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en
plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un
événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.

Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle
recevait une circulaire libellée en ces termes:

                                         _Baltimore, 3 octobre._

_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu'à
la séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les
intéresser vivement.  En conséquence, il les prie, toute affaire
cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la
présente._

                                        _Très cordialement leur_
                                        IMPEY BARBICANE, P. G.-C.



                                  II
                         --------------------
                 COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE

Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait
dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square.  Tous les membres du
cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur
président.  Quant aux membres correspondants, les express les
débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que
fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver
place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait
le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à
gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante
communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant,
s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées
dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.].

Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas
obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci
était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants;
nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les
magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus
par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs
administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.

Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle.
Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination.  De
hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers
servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte,
véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce.  Des
panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de
toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les
murs dans un entrelacement pittoresque.  Le gaz sortait pleine flamme
d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des
girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en
faisceaux, complétaient ce splendide éclairage.  Les modèles de
canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les
plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de
l'artilleur surprenaient l'œil par leur étonnante disposition et
laissaient à penser que leur véritable destination était plus
décorative que meurtrière.

A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un
morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre,
précieux débris du canon de J.-T. Maston.

A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre
secrétaires, occupait une large esplanade.  Son siège, élevé sur un
affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un
mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de
quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte
que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs»
[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort
agréable par les grandes chaleurs.  Sur le bureau, vaste plaque de
tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût
exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à
détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver.  Pendant les
discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à
peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.

Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les
circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de
bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du
Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les
remparts».  On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût
pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.

Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère,
d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un
chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère
inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant
des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires;
l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux
Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens
Cavaliers de la mère patrie.  En un mot, un Yankee coulé d'un seul
bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois;
nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra
fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua
puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses
expérimentales un incomparable élan.

C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception
dans le Gun-Club, tous ses membres intacts.  Ses traits accentués
semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que,
pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil,
Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de
l'énergie, de l'audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme,
cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.

Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire;
ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions,
ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager
l'X de son imperturbable physionomie.

Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande
salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa
subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un
peu emphatique, prit la parole en ces termes:

«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est
venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable
désœuvrement.  Après une période de quelques années, si pleine
d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur
la route du progrès.  Je ne crains pas de le proclamer à haute voix,
toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien
venue...

--Oui, la guerre!  s'écria l'impétueux J.-T. Maston.

--Écoutez!  écoutez!  répliqua-t-on de toutes parts.

--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les
circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable
interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos
canons tonnent sur un champ de bataille.  Il faut donc en prendre son
parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité
qui nous dévore!

L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat.
Elle redoubla d'attention.

«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me
suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne
pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe
siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas
de la mener à bonne fin.  J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de
mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans
une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays.  Ce
projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il
est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer
de faire du bruit dans le monde!

--Beaucoup de bruit?  s'écria un artilleur passionné.

--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.

--N'interrompez pas!  répétèrent plusieurs voix.

--Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de
m'accorder toute votre attention.

Un frémissement courut dans l'assemblée.  Barbicane, ayant d'un geste
rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une
voix calme:

«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou
tout au moins, qui n'en ait entendu parler.  Ne vous étonnez pas si je
viens vous entretenir ici de l'astre des nuits.  Il nous est peut-être
réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu.  Comprenez-moi,
secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et
son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand
pays de l'Union!

--Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.

--On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité,
son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son
rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé
des cartes sélénographiques[*] avec une perfection qui égale, si même
elle ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a
donné de notre satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir
les magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En
un mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques,
l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais
jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle.

[* De σελἡνη, mot grec qui signifie Lune.]

Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles.

«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment
certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires,
prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite.  Au XVIIe
siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des
habitants de la Lune.  En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le
_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès_, aventurier
espagnol.  A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette
expédition célèbre qui eut tant de succès en France.  Plus tard, un
autre Français--ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune--, le nommé
Fontenelle, écrivit la _Pluralité des Mondes_, un chef-d'œuvre en son
temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'œuvre!
Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir
John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des
études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par
un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts
yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.].  Alors
il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient
des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des
moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec
des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris.  Cette
brochure, œuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut
publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de
Rome en 1840.], eut un très grand succès.  Mais bientôt on reconnut
que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les
premiers à en rire.

--Rire d'un Américain!  s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus
belli_!...

--Rassurez-vous, mon digne ami.  Les Français, avant d'en rire,
avaient été parfaitement dupés de notre compatriote.  Pour terminer ce
rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam,
s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et
trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après
dix-neuf jours de traversée.  Ce voyage, comme les tentatives
précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'œuvre d'un
écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif.
J'ai nommé Poe!

--Hurrah pour Edgard Poe!  s'écria l'assemblée, électrisée par les
paroles de son président.

--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des
relations sérieuses avec l'astre des nuits.  Cependant, je dois
ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en
communication sérieuse avec lui.  Ainsi, il y a quelques années, un
géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les
steppes de la Sibérie.  Là, sur de vastes plaines, on devait établir
d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs
lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé
le «Pont aux ânes» par les Français.  «Tout être intelligent, disait
le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette
figure.  Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent,
répondront par une figure semblable, et la communication une fois
établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de
s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre
allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici
aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite.  Mais il
est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport
avec le monde sidéral.  Le moyen d'y parvenir est simple, facile,
certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.

Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles.  Il
n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé
par les paroles de l'orateur.

«Écoutez!  écoutez!  Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.

Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave
son discours interrompu:

«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis
quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient
parvenues, si la guerre eût continué.  Vous n'ignorez pas non plus
que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la
puissance expansive de la poudre sont illimitées.  Eh bien!  partant
de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil
suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne
serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.

A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines
haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme
profond qui précède les coups de tonnerre.  Et, en effet, le tonnerre
éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
fit trembler la salle des séances.  Le président voulait parler; il ne
le pouvait pas.  Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à
se faire entendre.

«Laissez-moi achever, reprit-il froidement.  J'ai pris la question
sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs
indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse
initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et
dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle.  J'ai donc
l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette
petite expérience!



                                 III
                         --------------------
                 EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE

Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles
de l'honorable président.  Quels cris!  quelles vociférations!  quelle
succession de grognements, de hurrahs, de «hip!  hip!  hip!» et de
toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine!
C'était un désordre, un brouhaha indescriptible!  Les bouches
criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des
salles.  Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois,
n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores.  Cela ne peut
surprendre.  Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs
canons.

Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues,
car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant
s'épuisa en violentes détonations.  On ne l'entendit même pas.
Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains
de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins
surexcitée.

Rien ne saurait étonner un Américain.  On a souvent répété que le mot
«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de
dictionnaire.  En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant
aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées.
Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee
ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté.  Chose
dite, chose faite.

La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée.  Une
véritable marche aux flambeaux.  Irlandais, Allemands, Français,
Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population
du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.

Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la
Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son
intense irradiation les feux environnants.  Tous les Yankees
dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la
saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms;
ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de
huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune
à vendre des lunettes.  L'astre des nuits était lorgné comme une lady
de haute volée.  Les Américains en agissaient avec un sans-façon de
propriétaires.  Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces
audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union.  Et
pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon
assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort
en usage parmi les nations civilisées.

Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se
maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le
magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les
hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout
fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués
dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise
nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par
les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins
regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun
conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait,
depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms
devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange,
de sucre, de cannelle et de muscade.  Cette boisson de couleur
jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre.
Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se
grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.
Littéralement, en anglais: _thorough knock me down_.] » dans les
sombres tavernes du Fells-Point.

Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma.  Le président
Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu.  Un
hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil.  La foule
abandonna peu à peu les places et les rues.  Les quatre rails-roads de
l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui
convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins
des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.

Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée
mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation.  Les
grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington,
Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston,
la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes
prenaient leur part de ce délire.  En effet, les trente mille
correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président,
et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication
du 5 octobre.  Aussi, le soir même, à mesure que les paroles
s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils
télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de
deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
mille lieues.  C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde.  On
peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les
États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un
seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs, gonflés d'orgueil,
battirent de la même pulsation.

Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,
bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils
l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques,
économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique
ou de la civilisation.  Ils se demandèrent si la Lune était un monde
achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation.
Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas
encore?  Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde
terrestre?  Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à
l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série
d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les
derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même
semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement
l'équilibre européen.

Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les
recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par
les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir
les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la
Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société
géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique
américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de
Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au
Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre
d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même
pas question.  Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons
qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée
d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur
auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine
flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à
le garantir contre l'indignation générale.  Il y a des choses dont on
ne rit pas dans le Nouveau Monde.  Impey Barbicane devint donc, à
partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque
chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs,
montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un
homme.

Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une
troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de
_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des
comédies de Shakespeare.].  Mais la population de la ville, voyant dans
ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane,
envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux
directeur à changer son affiche.  Celui-ci, en homme d'esprit,
s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse
comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de
Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes
phénoménales.



                                  IV
                         --------------------
                RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE

Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations
dont il était l'objet.  Son premier soin fut de réunir ses collègues
dans les bureaux du Gun-Club.  Là, après discussion, on convint de
consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise;
leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens
mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette
grande expérience.

Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc
rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le
Massachusetts.  Cette ville, où fut fondée la première Université des
États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique.  Là se
trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la
puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse
d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius.  Cet
établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance
du Gun-Club.

Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue,
arrivait entre les mains du président Barbicane.  Elle était conçue en
ces termes:

_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club,
à Baltimore._

                                                «Cambridge, 7 octobre.

«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de
Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau
s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte
le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de
répondre comme suit:

«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:

«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son
satellite?

«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été
imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel
moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point
déterminé?

«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la
position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?

«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à
lancer le projectile?

«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où
partira le projectile?

«Sur la première question:--Est-il possible d'envoyer un projectile
dans la Lune?

«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on
parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille
yards par seconde.  Le calcul démontre que cette vitesse est
suffisante.  A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la
pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances,
c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette
action est neuf fois moins forte.  En conséquence, la pesanteur du
boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au
moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre,
c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet.  En ce
moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il
tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire.  La
possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée;
quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin
employé.

«Sur la deuxième question:--Quelle est la distance exacte qui sépare
la Terre de son satellite?

«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien
une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette
conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre,
et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son
apogée, tantôt dans son périgée.  Or, la différence entre sa plus
grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans
l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger.  En effet, dans son
apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent
cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son
périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles
seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit
mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus
du neuvième du parcours.  C'est donc la distance périgéenne de la Lune
qui doit servir de base aux calculs.

«Sur la troisième question:--Quelle sera la durée du trajet du
projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante,
et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
rencontre la Lune en un point déterminé?

«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze
mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne
mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais
comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se
trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour
atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font
équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille
secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes.
Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.

«Sur la quatrième question:--A quel moment précis la Lune se
présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être
atteinte par le projectile?

«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir
l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment
où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une
distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf
milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent
quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues).
Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve
pas toujours au zénith à ce moment.  Elle ne se présente dans ces deux
conditions qu'à de longs intervalles.  Il faudra donc attendre la
coïncidence du passage au périgée et au zénith.  Or, par une heureuse
circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces
deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à
sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au
zénith.

«Sur la cinquième question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec
le canon destiné à lancer le projectile?

«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être
braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé
verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la
sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le
projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction
terrestre.  Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut
que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de
cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de
latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe
comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans
lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e
degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance
vers les pôles.].  En tout autre endroit, le tir devrait être
nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.

«Sur la sixième question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans
le ciel au moment où partira le projectile?

«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui
avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq
secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois
ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt
secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la
durée du parcours du projectile.  Mais comme il faut également tenir
compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de
rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après
avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui,
comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit
ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà
mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds.  Ainsi donc,
au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la
verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.

«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de
Cambridge par les membres du Gun-Club.

«En résumé:

«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de
latitude nord ou sud.

«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu.

«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze
mille yards par seconde.

«4º Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze
heures moins treize minutes et vingt secondes.

«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4
décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.

«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer
au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4
décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de
périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.

«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur
disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par
la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.

«Pour le bureau:

                                                       «J.-M. BELFAST,
                         «_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._



                                  V
                         --------------------
                         LE ROMAN DE LA LUNE

Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce
centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades
d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers.  Mais peu
à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi
d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants
jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs
affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont
sont parsemées les profondeurs du ciel.

Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de
leur point central.  Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à
tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs,
suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume
diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait,
et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale,
centre de l'amas nébuleux.

En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres
molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser
à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et
graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables.  La
nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille
actuellement, était formée.

Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont
nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles,
dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.

[* Du mot grec γαλαχτος,qui signifie lait.]

Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit
millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le
diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du
Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle
qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels
est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis
à ses yeux.

En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules
mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail
de concentration.  Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se
fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé
où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui
tend à repousser les molécules vers le centre.

Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de
l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur,
s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se
briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs
anneaux concentriques semblables à celui de Saturne.  A leur tour, ces
anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de
la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités
secondaires, c'est-à-dire en planètes.

Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces
planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil
et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de
ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.

Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à
l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à
l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la
planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des
transformations subies par les corps célestes depuis les premiers
jours du monde.

Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et
cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à
la nébuleuse de la Voie lactée.  Centre d'un monde, et si petit qu'il
paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car
sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre.  Autour de
lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux
premiers temps de la Création.  Ce sont, en allant du plus proche de
ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter,
Saturne, Uranus et Neptune.  De plus entre Mars et Jupiter circulent
régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris
errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le
télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour.
[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en
faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas
gymnastique.]

De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique
par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur
tour des satellites.  Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre,
Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins
importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le
génie audacieux des Américains prétendait conquérir.

L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle
rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé
avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil
est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses
contemplateurs à baisser les yeux.

La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment
voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'œil, peu ambitieuse,
et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux
Apollon, sans jamais être éclipsée par lui.  Les mahométans ont
compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la
Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours
et demi environ.].

Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste
déesse.  Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient
Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone
et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites
mystérieuses de Diane au bel Endymion.  A en croire la légende
mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune
avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par
Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et
cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable
Séléné.

Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en
un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique,
les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en
sélénographie.

Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent
certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science.  Si
les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la
Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment
détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit
un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si
d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la
Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur
lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut
d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui
régissent l'astre des nuits.

Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune
était éclairée par le Soleil.  Aristarque de Samos donna la véritable
explication de ses phases.  Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une
lumière réfléchie.  Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son
mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de
révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente
toujours la même face.  Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère
chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents
du satellite de la Terre.

Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent
aux nouveaux astronomes.  Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa,
au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que
subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action
du Soleil.  Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie
moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au
XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le
système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps
célestes.

A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de
sa constitution physique on savait peu de chose.  Ce fut alors que
Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines
phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur
moyenne de quatre mille cinq cents toises.

Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes
altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli
les reporta à sept mille.

Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope,
réduisit singulièrement les mesures précédentes.  Il donna dix-neuf
cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des
différentes hauteurs à quatre cents toises seulement.  Mais Herschell
se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter,
Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour
résoudre définitivement la question.  Grâce à ces savants, l'élévation
des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui.  MM.
Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont
au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer
est de 4813 mètres.].  Leur plus haut sommet domine de trois mille
huit cent et une toises la surface du disque lunaire.

En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre
apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement
volcanique s'affirmait à chaque observation.  Du défaut de réfraction
dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que
l'atmosphère devait presque absolument lui manquer.  Cette absence
d'air entraînait l'absence d'eau.  Il devenait donc manifeste que les
Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une
organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la
Terre.

Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus
perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un
point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux
mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues,
c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est
la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de
kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume
du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper
à l'œil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin
encore leurs prodigieuses observations.

Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque
apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et
pendant les phases, rayé de lignes noires.  En étudiant avec une plus
grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la
nature de ces lignes.  C'étaient des sillons longs et étroits, creusés
entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des
cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles
et une largeur de huit cents toises.  Les astronomes les appelèrent
des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer
ainsi.  Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits
desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une
manière complète.  Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un
jour ou l'autre, ce fait géologique.  Ils se réservaient également de
reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface
de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les
considéra comme un système de fortifications élevées par les
ingénieurs sélénites.  Ces deux points, encore obscurs, et bien
d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après
une communication directe avec la Lune.

Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre
à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible
que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable
sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière
cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque
lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant
dans ses première et dernière phases.

Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la
Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de
vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.



                                  VI
                         --------------------
       CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST
              PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS

La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à
l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des
nuits.  Chacun se mit à l'étudier assidûment.  Il semblait que la Lune
apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût
encore entrevue dans les cieux.  Elle devint à la mode; elle fut la
lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les
«étoiles» sans en montrer plus de fierté.  Les journaux ravivèrent les
vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un
rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des
premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils
eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de
sélénomanie.

De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement
les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de
l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et
approuvée sans réserve.

Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees,
d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus
bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses
erreurs à son endroit.  La science leur arrivait sous toutes les
formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible
d'être un âne...en astronomie.

Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la
distance qui sépare la Lune de la Terre.  On profita de la
circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la
mesure de la parallaxe de la Lune.  Si le mot parallaxe semblait les
étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes
droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune.
Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait
immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de
deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles
(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient
pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues).

A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune,
les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux
mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second
dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux
dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée
de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met à
revenir à une même étoile.].

Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la
surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une
nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent
cinquante-quatre heures et un tiers.  Mais, heureusement pour elle, la
face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une
intensité égale à la lumière de quatorze Lunes.  Quant à l'autre face,
toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté
qui tombe des étoiles».  Ce phénomène est uniquement dû à cette
particularité que les mouvements de rotation et de révolution
s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun,
suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très
probablement à tous les autres satellites.

Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient
pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face
à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de
temps, elle faisait un tour sur elle-même.  A ceux-là on disait:
«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de
manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade
circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même,
puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la
salle.  Eh bien!  la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre,
et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la
comparaison.

Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre;
cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un
certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé
«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son
disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.

Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune,
ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de
la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les
instruire.  Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité
d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la
Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la
Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses
différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en
opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont
sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle
quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle
se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil
et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.

Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence,
que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de
conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien.  En
conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition,
c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses
n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit,
sur le plan suivant lequel se meut la Terre.

Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de
l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à
cet égard.  Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude
du lieu où on l'observe.  Mais les seules zones du globe pour
lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer
directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont
nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et
l'équateur.  De là cette recommandation importante de tenter
l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin
que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi
plus vite à l'action de la pesanteur.  C'était une condition
essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
préoccuper vivement l'opinion publique.

Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la
Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux
ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante,
non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des
foyers.  Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes
aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle
prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement.  Il était
bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de
la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.

Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que
personne ne pouvait décemment ignorer.  Mais si ces vrais principes se
vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes
illusoires, furent moins faciles à déraciner.

Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune
était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée
autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue
dans son cercle d'attraction.  Ces astronomes de salon prétendaient
expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont
ils se prenaient à l'astre radieux.  Seulement, quand on leur faisait
observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que
peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.

D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient
certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire
que, depuis les observations faites au temps des Califes, son
mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils
en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une
accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la
distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à
l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre.
Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de
Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de
mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une
diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder.  Ainsi donc,
l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles
à venir.

Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants;
ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas,
et à propos de la Lune ils en savaient long.  Les uns regardaient son
disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des
divers points de la Terre et se communiquer ses pensées.  Les autres
prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent
cinquante avaient amené des changements notables, tels que
cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils
croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les
destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre
poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était
rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec
le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est
entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons
naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le
dernier quartier, etc., etc.  Mais enfin il fallut renoncer à ces
vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune,
dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains
courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés,
l'immense majorité se prononça pour elle.  Quant aux Yankees, ils
n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau
continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon
étoilé des États-Unis d'Amérique.



                                 VII
                         --------------------
                          L'HYMNE DU BOULET

L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7
octobre, traité la question au point de vue astronomique; il
s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement.  C'est alors que
les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre
pays que l'Amérique.  Ici ce ne fut qu'un jeu.

Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein
du Gun-Club un Comité d'exécution.  Ce Comité devait en trois séances
élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des
poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces
matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le
général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T.
Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.

Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3,
Republican-street.  Comme il était important que l'estomac ne vînt pas
troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre
membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches
et de théières considérables.  Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à
son crochet de fer, et la séance commença.

Barbicane prit la parole:

«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus
importants problèmes de la balistique, cette science par excellence,
qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés
dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à
eux-mêmes.

--Oh!  la balistique!  la balistique!  s'écria J.-T. Maston d'une
voix émue.

--Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer
cette première séance à la discussion de l'engin...

--En effet, répondit le général Morgan.

--Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé
que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les
dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.

--Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston.

La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé
magnifique.

«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison
de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres!
Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager,
notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à
un point de vue purement moral.

Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la
curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive
attention aux paroles de J.-T. Maston.

«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai
de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le
boulet mathématique, le boulet moral.  Le boulet est pour moi la plus
éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus
rapproché du Créateur!

--Très bien! dit le major Elphiston.

--En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les
planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses
terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne
sont, à vrai dire, que des projectiles!  A Dieu la vitesse de
l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la
vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des
satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent!  Mais à nous la
vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des
chevaux les plus rapides!

J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques
en chantant cet hymne sacré du boulet.

«Voulez-vous des chiffres?  reprit-il, en voilà d'éloquents!  Prenez
simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant
vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que
l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière,
soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de
translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il
dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de
la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait
deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes,
quatorze milles à la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles à
l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640
lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le
mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six
mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues).  Il mettrait donc
onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil,
trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde
solaire.  Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos
mains!  Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde!  Ah!  boulet
superbe!  splendide projectile!  j'aime à penser que tu seras reçu
là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!

Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.
Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses
collègues.

«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la
poésie, attaquons directement la question.

--Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant
chacun une demi-douzaine de sandwiches.

--Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il
s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par
seconde.  J'ai lieu de penser que nous y réussirons.  Mais, en ce
moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan
pourra nous édifier à cet égard.

--D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la
guerre, j'étais membre de la commission d'expérience.  Je vous dirai
donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille
cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale
de cinq cents yards à la seconde.

--Bien.  Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad
à ces énormes engins de destruction.] Rodman?  demanda le président.

--La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York,
lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles,
avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont
jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.

--Oh!  les Anglais!  fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de
l'est son redoutable crochet.

--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
vitesse maximum atteinte jusqu'ici?

--Oui, répondit Morgan.

--Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
n'eût pas éclaté...

--Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste
bienveillant.  Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit
cents yards.  Il faudra la vingtupler.  Aussi, réservant pour une
autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette
vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les
dimensions qu'il convient de donner au boulet.  Vous pensez bien qu'il
ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!

--Pourquoi pas?  demanda le major.

--Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être
assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en
existe toutefois.

--Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante
encore.

--Que voulez-vous dire, Barbicane?  demanda le major.

--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne
plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours
jusqu'au moment où il atteindra le but.

--Hein!  firent le général et le major, un peu surpris de la
proposition.

--Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou
notre expérience ne produira aucun résultat.

--Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des
dimensions énormes?

--Non.  Veuillez bien m'écouter.  Vous savez que les instruments
d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes
on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et
à ramener la Lune à quarante milles environ (-- 16 lieues).  Or, à
cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont
parfaitement visibles.  Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance
de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce
qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir
réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on
puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.

--Eh bien!  que ferez-vous alors?  demanda le général.  Donnerez-vous
à votre projectile un diamètre de soixante pieds?

--Non pas!

--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?

--Parfaitement.

--Voilà qui est fort!  s'écria J.-T. Maston.

--Oui, fort simple, répondit Barbicane.  En effet, si je parviens à
diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la
Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense?

--Évidemment.

--Eh bien!  pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un
télescope sur quelque montagne élevée.  Ce que nous ferons.

--Je me rends, je me rends, répondit le major.  Vous avez une façon de
simplifier les choses!...  Et quel grossissement espérez-vous obtenir
ainsi?

--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à
cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront
plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.

--Parfait!  s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf
pieds de diamètre?

--Précisément.

--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston,
qu'il sera encore d'un poids tel, que...

--Oh!  major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids,
laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce
genre.  Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas
progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on
obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants
que les nôtres.

--Par exemple!  répliqua Morgan.

--Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.

--Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à
l'appui de ma proposition.  Ainsi, au siège de Constantinople par
Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient
dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.

--Oh!  oh!  fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros
chiffre!

--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents
livres.

--Pas possible!

--Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier
lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe,
partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages,
allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.

--Très bien!  dit J.-T. Maston.

--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme?  Les canons Armstrong lancer des
boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles
d'une demi-tonne!  Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en
portée, ils ont perdu en pesanteur.  Or, si nous tournons nos efforts
de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à
décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de
Malte.

--C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc
employer pour le projectile?

--De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.

--Peuh!  de la fonte!  s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain,
c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.

--N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte
suffira.

--Eh bien!  alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est
proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds
de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!

--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.

--Creux!  ce sera donc un obus?

--Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des
échantillons de nos productions terrestres!

--Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet
plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres,
poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver
une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un
poids de cinq mille livres.

--Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois?  demanda le major.

--Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un
diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
moins.

--Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il
ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira
donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression
des gaz de la poudre.  Voici donc le problème: quelle épaisseur doit
avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres?
Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance
tenante.

--Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité.

Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on
vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la
deuxième puissance.  Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une
certaine racine cubique, et dit:

«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.

--Sera-ce suffisant?  demanda le major d'un air de doute.

--Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.

--Eh bien!  alors, que faire?  reprit Elphiston d'un air assez
embarrassé.

--Employer un autre métal que la fonte.

--Du cuivre?  dit Morgan.

--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous
proposer.

--Quoi donc?  dit le major.

--De l'aluminium, répondit Barbicane.

--De l'aluminium!  s'écrièrent les trois collègues du président.

--Sans doute, mes amis.  Vous savez qu'un illustre chimiste français,
Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir
l'aluminium en masse compacte.  Or, ce précieux métal a la blancheur
de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la
fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille
facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque
l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois
plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour
nous fournir la matière de notre projectile!

--Hurrah pour l'aluminium!  s'écria le secrétaire du Comité, toujours
très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.

--Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de
revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?

--Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte,
la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent
quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombée
à vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf
dollars (-- 48.75 F).

--Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas
facilement, c'est encore un prix énorme!

--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.

--Que pèsera donc le projectile?  demanda Morgan.

--Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet
de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente
centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur
pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent
quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à
dix-neuf mille deux cent cinquante livres.

--Parfait!  s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.

--Parfait!  parfait!  répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à
dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...

--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (--
928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes
amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en
réponds.

--Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.

--Eh bien!  que pensez-vous de l'aluminium?  demanda le président.

--Adopté, répondirent les trois membres du Comité.

--Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu,
puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera
dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur
lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.

Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile
était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la
pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur
donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!



                                 VIII
                         --------------------
                         L'HISTOIRE DU CANON

Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet
au-dehors.  Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un
boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace.  On se
demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale
suffisante à une pareille masse.  Le procès verbal de la seconde
séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.

Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant
de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan
de thé.  La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans
préambule.

«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de
l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition
et de son poids.  Il est probable que nous arriverons à lui donner des
dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés,
notre génie industriel en aura facilement raison.  Veuillez donc
m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant.  Je ne
les crains pas!

Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.

«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous
a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme:
imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un
obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille
livres.

--Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.

--Je continue, reprit Barbicane.  Quand un projectile est lancé dans
l'espace, que se passe-t-il?  Il est sollicité par trois forces
indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la
force d'impulsion dont il est animé.  Examinons ces trois forces.  La
résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu
importante.  En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles
(-- 16 lieues environ).  Or, avec une rapidité de douze mille yards,
le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez
court pour que la résistance du milieu soit regardée comme
insignifiante.  Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire
à la pesanteur de l'obus.  Nous savons que cette pesanteur diminuera
en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la
physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la
surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90
centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la
Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de
ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté
à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement
dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une
demi-ligne environ dans la première seconde.  C'est presque
l'immobilité.  Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action
de la pesanteur.  Comment y parviendrons-nous?  Par la force
d'impulsion.

--Voilà la difficulté, répondit le major.

--La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons,
car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la
longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci
n'étant limitée que par la résistance de celui-là.  Occupons-nous donc
aujourd'hui des dimensions à donner au canon.  Il est bien entendu que
nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi
dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manœuvré.

--Tout ceci est évident, répondit le général.

--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes
Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous
allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons
forcés d'adopter.

--Eh!  sans doute, s'écria J.-T. Maston.  Pour mon compte, je demande
un canon d'un demi-mille au moins!

--Un demi-mille!  s'écrièrent le major et le général.

--Oui!  un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.

--Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.

--Non pas!  répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment
pourquoi vous me taxez d'exagération.

--Parce que vous allez trop loin!

--Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs,
sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller
trop loin!

La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.

«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une
grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des
gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser
certaines limites.

--Parfaitement, dit le major.

--Quelles sont les règles usitées en pareil cas?  Ordinairement la
longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet,
et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.

--Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.

--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille
livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds
et un poids de sept millions deux cent mille livres.

--C'est ridicule, répartit J.-T. Maston.  Autant prendre un pistolet!

--Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose
de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents
pieds.

Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins
cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club,
fut définitivement adoptée.

«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.

--Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.

--Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un
affût?  demanda le major.

--Ce serait pourtant superbe!  dit J.-T. Maston.

--Mais impraticable, répondit Barbicane.  Non, je songe à couler cet
engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et
enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à
chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du
terrain environnant.  Une fois la pièce fondue, l'âme sera
soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est
l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la
pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et
toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.

--Hurrah!  hurrah!  fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.

--Pas encore!  répondit Barbicane en calmant de la main son impatient
ami.

--Et pourquoi?

--Parce que nous n'avons pas discuté sa forme.  Sera-ce un canon, un
obusier ou un mortier?

--Un canon, répliqua Morgan.

--Un obusier, repartit le major.

--Un mortier!» s'écria J.-T. Maston.

Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.

«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad
tiendra de ces trois bouches à feu à la fois.  Ce sera un canon,
puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme.  Ce
sera un obusier, puisqu'il lancera un obus.  Enfin, ce sera un
mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix
degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il
communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée
dans ses flancs.

--Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.

--Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il
rayé?

--Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale
énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des
canons rayés que des canons à âme lisse.

--C'est juste.

--Enfin, nous le tenons, cette fois!  répéta J.-T. Maston.

--Pas tout à fait encore, répliqua le président.

--Et pourquoi?

--Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.

--Décidons-le sans retard.

--J'allais vous le proposer.

Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de
sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.

«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une
grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur,
indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.

--Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il
faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas
l'embarras du choix.

--Eh bien!  alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la
Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent
parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.

--Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a
donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait
trop cher et serait d'un emploi fort difficile.  Je pense donc qu'il
faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la
fonte de fer.  N'est-ce pas votre avis, major?

--Parfaitement, répondit Elphiston.

--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que
le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des
moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la
fois économie d'argent et de temps.  D'ailleurs, cette matière est
excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège
d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt
minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.

--Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.

--Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas,
je vous en réponds.

--On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T.
Maston.

--Évidemment, répondit Barbicane.  Je vais donc prier notre digne
secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents
pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds
d'épaisseur.

--A l'instant», répondit J.-T. Maston.

Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une
merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:

«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000
kg).

--Et à deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il coûtera?...

--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (--
13,608,000 francs).

J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air
inquiet.

«Eh bien!  messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je
vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront
pas!

Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir
remis au lendemain soir sa troisième séance.



                                  IX
                         --------------------
                       LA QUESTION DES POUDRES

Restait à traiter la question des poudres.  Le public attendait avec
anxiété cette dernière décision.  La grosseur du projectile, la
longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre
nécessaire pour produire l'impulsion?  Cet agent terrible, dont
l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer
son rôle dans des proportions inaccoutumées.

On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut
inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa
grande découverte.  Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette
histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age.  La poudre
n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux
grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre.  Seulement,
depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges
fusants, se sont transformés en mélanges détonants.

Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la
poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique.  Or,
c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la
question soumise au Comité.

Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [La
livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre
cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une
température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace
de quatre mille litres.  Donc le volume de la poudre est aux volumes
des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille.  Que
l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont
comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.

Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le
lendemain ils entrèrent en séance.  Barbicane donna la parole au major
Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.

«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par
des chiffres irrécusables qui nous serviront de base.  Le boulet de
vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en
termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize
livres de poudre seulement.

--Vous êtes certain du chiffre?  demanda Barbicane.

--Absolument certain, répondit le major.  Le canon Armstrong n'emploie
que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents
livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de
poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne.  Ces
faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même
dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.

--Parfaitement, répondit le général.

--Eh bien!  reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces
chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids
du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un
boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons
ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du
poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante.
Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu
de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été
réduite à cent soixante livres seulement.

--Où voulez-vous en venir?  demanda le président.

--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T.
Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera
suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.

--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses,
répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des
quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur.
Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les
plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après
expérience, au dixième du poids du boulet.

--Rien n'est plus exact, dit Morgan.  Mais avant de décider la
quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il
est bon de s'entendre sur sa nature.

--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa
déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.

--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit
par altérer l'âme des pièces.

--Bon!  ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un
long service n'en est pas un pour notre Columbiad.  Nous ne courons
aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme
instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.

--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à
mettre le feu sur divers points à la fois.

--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus
difficile.  J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime
ces difficultés.

--Soit, répondit le général.

--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une
poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de
saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte.  Cette poudre
était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main,
renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène,
déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait
pas sensiblement les bouches à feu.

--Eh bien!  il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à
hésiter, et que notre choix est tout fait.

--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major
en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son
susceptible ami.

Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion.  Il
laissait parler, il écoutait.  Il avait évidemment une idée.  Aussi se
contenta-t-il simplement de dire:

«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?

Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.

«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.

--Cinq cent mille, répliqua le major.

--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.

Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération.  En
effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant
vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille
yards par seconde.  Un moment de silence suivit donc la triple
proposition faite par les trois collègues.

Il fut enfin rompu par le président Barbicane.

«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce
principe que la résistance de notre canon construit dans des
conditions voulues est illimitée.  Je vais donc surprendre l'honorable
J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je
proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.

--Seize cent mille livres?  fit J.-T. Maston en sautant sur sa
chaise.

--Tout autant.

--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de
longueur.

--C'est évident, dit le major.

--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité,
occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de
800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une
contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres
cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue
pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante
impulsion.

Il n'y avait rien à répondre.  J.-T. Maston disait vrai.  On regarda
Barbicane.

«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre.
Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six
milliards de litres de gaz.  Six milliards!  Vous entendez bien?

--Mais alors comment faire?  demanda le général.

--C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre,
tout en lui conservant cette puissance mécanique.

--Bon!  mais par quel moyen?

--Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.

Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.

«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette
masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable.  Vous
connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus
élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.

--Ah!  fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.

--Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté
parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre
chose que le poil des graines du cotonnier.  Or, le coton, combiné
avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance
éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive.
Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot,
découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine.  En 1838, un autre
Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en
1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre
de guerre.  Cette poudre, c'est le coton azotique...

--Ou pyroxyle, répondit Elphiston.

--Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.

--Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette
découverte?  s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment
d'amour-propre national.

--Pas un, malheureusement, répondit le major.

--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai
que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à
l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux
agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous
dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard,
alors étudiant en médecine à Boston.

--Eh bien!  hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton!  s'écria le
bruyant secrétaire du Gun-Club.

--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane.  Vous connaissez ses
propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la
plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant
[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand
d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à
grande eau, puis séché, et voilà tout.

--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.

--De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse
à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon;
son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux
cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut
l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps
de prendre feu.

--Parfait, répondit le major.

--Seulement il est plus coûteux.

--Qu'importe?  fit J.-T. Maston.

--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
supérieure à celle de la poudre.  J'ajouterai même que, si l'on y mêle
les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance
expansive est encore augmentée dans une grande proportion.

--Sera-ce nécessaire?  demanda le major.

--Je ne le pense pas, répondit Barbicane.  Ainsi donc, au lieu de
seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille
livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq
cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière
n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad.  De
cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir
sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son
vol vers l'astre des nuits!

A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta
dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il
l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.

Cet incident termina la troisième séance du Comité.  Barbicane et ses
audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de
résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des
poudres.  Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.

«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.

[NOTA--Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour
l'un de ses compatriotes l'invention du collodion.  C'est une erreur,
n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude
de deux noms.

En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée
d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion
était connu en 1846.  C'est à un Français, un esprit très distingué,
un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et
chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande
découverte.--J. V.]



                                  X
                         --------------------
               UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS

Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres
détails de l'entreprise du Gun-Club.  Il suivait jour par jour les
discussions du Comité.  Les plus simples préparatifs de cette grande
expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les
difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train»,
voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.

Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et
leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide
d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du
moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux,
c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique.
Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques
dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune,
c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs
propres yeux.  Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les
détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable
intérêt.

Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout
d'un coup surexcité par un incident.

On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet
Barbicane avait ralliées à son auteur.  Pourtant, si honorable, si
extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être
l'unanimité.  Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union,
protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence,
à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut
plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de
tous les autres.

Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait
cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et
d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait
pris naissance.

Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu.
Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement
entraîné de fâcheuses conséquences.  Ce rival était un savant comme
Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur
Yankee.  On le nommait le capitaine Nicholl.  Il habitait
Philadelphie.

Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre
fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés;
celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se
laisser percer.  De là une transformation radicale de la marine dans
les États des deux continents.  Le boulet et la plaque luttèrent avec
un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant
dans une proportion constante.  Les navires, armés de pièces
formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable
carapace.  Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les
_Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des
projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des
autres.  Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.

Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un
grand forgeur de plaques.  L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et
l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie.  Chacun suivait un
courant d'idées essentiellement opposé.

Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait
une nouvelle plaque.  Le président du Gun-Club passait sa vie à percer
des trous, le capitaine à l'en empêcher.  De là une rivalité de tous
les instants qui allait jusqu'aux personnes.  Nicholl apparaissait
dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable
contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de
Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.

Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants
auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de
géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel.  Fort
heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de
cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs
amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent
jamais.

Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on
ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste
appréciation.  Il semblait cependant, en fin de compte, que la
cuirasse devait finir par céder au boulet.

Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents.  Aux dernières
expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se
ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le
forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de
mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux
boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut
en rabattre.  En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse
médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de
l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques
du meilleur métal.

Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir
rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl
terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé!  C'était un
chef-d'œuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du
monde.  Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en
provoquant le président du Gun-Club à la briser.  Barbicane, la paix
étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.

Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets
les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques.  Refus du
président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier
succès.

Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter
Barbicane en lui laissant toutes les chances.  Il proposa de mettre sa
plaque à deux cents yards du canon.  Barbicane de s'obstiner dans son
refus.  A cent yards?  Pas même à soixante-quinze.

«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à
vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!

Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se
mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.

Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux
personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que
l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir
peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six
milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par
les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure
à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à
l'envoyer dans toutes les règles de l'art.

A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les
connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise
l'absorbaient entièrement.

Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du
capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme.  Il s'y mêlait une
suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance!  Comment
inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents
pieds!  Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt
mille livres!  Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce
«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition
du poids de ses arguments.

Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia
nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire.
Il essaya de démolir scientifiquement l'œuvre de Barbicane.  Une fois
la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et,
à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.

D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres;
Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il
l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique.
Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était
absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de
douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que,
même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne
franchirait les limites de l'atmosphère terrestre!  Il n'irait
seulement pas à huit lieues!  Mieux encore.  En regardant la vitesse
comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas
à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents
mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il
ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie
de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des
imprudents spectateurs.

Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son œuvre.

Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son
inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort
dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence
un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce
déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile
n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il
retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille
masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait
singulièrement quelque point du globe.  Donc, en pareille
circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres,
il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait
nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon
plaisir d'un seul.

On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine
Nicholl.  Il était seul de son opinion.  Aussi personne ne tint compte
de ses malencontreuses prophéties.  On le laissa donc crier à son
aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait.  Il se
faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais
on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
président du Gun-Club.  Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la
peine de rétorquer les arguments de son rival.

Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même
pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son
argent.  Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond
une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion
croissante.

Il paria:

  1º Que les fonds nécessaires à l'entreprise
     du Gun-Club ne seraient pas faits, ci...  1000 dollars

  2º Que l'opération de la fonte d'un canon
     de neuf cents pieds était impraticable
     et ne réussirait pas, ci..............    2000 --

  3º Qu'il serait impossible de charger la
     Columbiad, et que le pyroxyle prendrait
     feu de lui-même sous la pression du
     projectile, ci......................      3000 --

  4º Que la Columbiad éclaterait au premier
     coup, ci...............................   4000 --

  5º Que le boulet n'irait pas seulement
     six milles et retomberait quelques
     secondes après avoir été lancé, si...     5000 --

On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans
son invincible entêtement.  Il ne s'agissait pas moins de quinze mille
dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].

Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un
laconisme superbe et conçu en ces termes:

                                       _Baltimore, 18 octobre_.

_Tenu_.

                                           BARBICANE.



                                  XI
                         --------------------
                           FLORIDE ET TEXAS

Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir
un endroit favorable à l'expérience.  Suivant la recommandation de
l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé
perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith;
or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et
28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28°
[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste;
l'ascension droite en est la longitude.].  Il s'agissait donc de
déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense
Columbiad.

Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane
apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp.  Mais,
sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé
la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:

«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une
véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de
faire un grand acte de patriotisme.

Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur
voulait en venir.

«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire
de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer,
c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du
Gun-Club.  Or, dans les circonstances actuelles...

--Brave Maston... dit le président.

--Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur.  Dans les
circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez
rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes
conditions...

--Si vous voulez bien... dit Barbicane.

--Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant
J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera
notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.

--Sans doute!  répondirent quelques membres.

--Eh bien!  puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque
au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il
nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe
ce vingt-huitième parallèle, c'est là un _casus belli_ légitime, et je
demande que l'on déclare la guerre au Mexique!

--Mais non!  mais non!  s'écria-t-on de toutes parts.

--Non!  répliqua J.-T. Maston.  Voilà un mot que je m'étonne
d'entendre dans cette enceinte!

--Mais écoutez donc!...

--Jamais!  jamais!  s'écria le fougueux orateur.  Tôt ou tard cette
guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.

--Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je
vous retire la parole!

Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent
à le contenir.

«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être
tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût
laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il
est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car
certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du
vingt-huitième parallèle.  Voyez, nous avons à notre disposition toute
la partie méridionale du Texas et des Florides.

L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret
que J.-T. Maston se laissa convaincre.  Il fut donc décidé que la
Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de
la Floride.  Mais cette décision devait créer une rivalité sans
exemple entre les villes de ces deux États.

Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine,
traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu
près égales.  Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend
l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la
Louisiane.  Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se
prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique.  Il n'y avait
donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de
ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées
par l'Observatoire de Cambridge.

La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités
importantes.  Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les
Indiens errants.  Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en
faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.

Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus
importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les
cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans
le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans
l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron,
formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.

Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens
arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le
président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent
assiégés jour et nuit de réclamations formidables.  Si sept villes de
la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États
tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.

On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues
de la ville.  A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre,
qui aurait eu des conséquences désastreuses.  Heureusement la prudence
et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger.  Les
démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux
des divers États.  Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la
_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American
Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens.  Les
membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.

Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait
mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés
pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.

Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes,
mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec
cinquante-six mille.  D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une
spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an,
plusieurs milliers d'habitants.  Et elle n'avait pas tort.

A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride
n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de
traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de
posséder le «vómito negro» à l'état chronique.  Et il avait raison.

«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_,
on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute
l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la
construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe
et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de
minerai pur.

A cela l'_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans
être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et
la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre
argileuse.

«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans
un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la
Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de
Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les
flottes du monde entier.

--Bon!  répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la
donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du
vingt-neuvième parallèle.  N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo,
ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par
laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?

--Jolie baie!  répondait le Texas, elle est à demi ensablée!

--Ensablés vous-mêmes!  s'écriait la Floride.  Ne dirait-on pas que je
suis un pays de sauvages?

--Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!

--Eh bien!  et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!

La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride
essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le
_Times_ insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine»,
elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement
américain»!

A ces mots le Texas bondit: «Américains!  s'écria-t-il, ne le
sommes-nous pas autant que vous?  Le Texas et la Floride n'ont-ils pas
été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?

--Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux
Américains depuis 1820.

--Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols
ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis
pour cinq millions de dollars!

--Et qu'importe!  répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir?
En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize
millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?

--C'est une honte!  s'écrièrent alors les députés du Texas.  Un
misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au
Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui
a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république
fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du
San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna!  Un pays enfin qui s'est
adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!

--Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.

Peur!  Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position
devint intolérable.  On s'attendit à un égorgement des deux partis
dans les rues de Baltimore.  On fut obligé de garder les députés à
vue.

Le président Barbicane ne savait où donner de la tête.  Les notes, les
documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison.
Quel parti devait-il prendre?  Au point de vue de l'appropriation du
sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports,
les droits des deux États étaient véritablement égaux.  Quant aux
personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.

Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand
Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution
qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.

«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la
Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se
reproduiront entre les villes de l'État favorisé.  La rivalité
descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout.
Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se
disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux
ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une.  Va donc pour la Floride
et pour Tampa-Town!

Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas.  Ils
entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des
provocations nominales aux divers membres du Gun-Club.  Les magistrats
de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent.
On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré
mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles
à l'heure.

Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un
dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.

Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île
resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas
à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.

«Eh bien!  qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un
laconisme digne des temps antiques.



                                 XII
                         --------------------
                             URBI ET ORBI

Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois
résolues, vint la question d'argent.  Il s'agissait de se procurer une
somme énorme pour l'exécution du projet.  Nul particulier, nul État
même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.

Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût
américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de
demander à chaque peuple sa coopération financière.  C'était à la fois
le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires
de son satellite.  La souscription ouverte dans ce but s'étendit de
Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.

Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance.  Il
s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter.  L'opération
était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et
n'offrait aucune chance de bénéfice.

Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux
frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le
Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et
l'Océanie.  Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat
avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de
Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie,
de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès,
de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club;
les autres gardèrent une prudente expectative.

Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux
autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net;
il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories
du capitaine Nicholl.  Aussi, tandis que diverses sociétés savantes
promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de
Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la
proposition Barbicane.  C'était là de la belle et bonne jalousie
anglaise.  Pas autre chose.

En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là
il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la
question.  Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient
être appelées à souscrire un capital considérable.

Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste
empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les
hommes de bonne volonté sur la Terre».  Ce document, traduit en toutes
langues, réussit beaucoup.

Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore
street; puis on souscrivit dans les différents États des deux
continents:

A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;

A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;

A Paris, au Crédit mobilier;

A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;

A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;

A Turin, chez Ardouin et Ce;

A Berlin, chez Mendelssohn;

A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;

A Constantinople, à la Banque Ottomane;

A Bruxelles, chez S. Lambert;

A Madrid, chez Daniel Weisweller;

A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;

A Rome, chez Torlonia et Ce;

A Lisbonne, chez Lecesne;

A Copenhague, à la Banque privée;

A Buenos Aires, à la Banque Maua;

A Rio de Janeiro, même maison;

A Montevideo, même maison;

A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;

A Mexico, chez Martin Daran et Ce;

A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.

Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions
de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient
versés dans les différentes villes de l'Union.  Avec un pareil
acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.

Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique
que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable
empressement.  Certains pays se distinguaient par leur générosité;
d'autres se desserraient moins facilement.  Affaire de tempérament.

Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici
l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club,
après souscription close.

La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent
soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre
cent soixante-quinze mille francs.].  Pour s'en étonner, il faudrait
méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils
impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux
observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.

La France commença par rire de la prétention des Américains.  La Lune
servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de
vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance.
Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils
payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une
somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs.  A
ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.

L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas
financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de
deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui
furent les bienvenus.

Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille
trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la
Norvège.  Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il
eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à
Christiania en même temps qu'à Stockholm.  Pour une raison ou pour une
autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.

La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf
cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute
approbation pour l'entreprise.  Ses différents observatoires
contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent
les plus ardents à encourager le président Barbicane.

La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement
intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses
années et son jeûne du Ramadan.  Elle ne pouvait faire moins que de
donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante
piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et
elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine
pression du gouvernement de la Porte.

La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un
don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par
habitant.

La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent
dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.],
demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour
cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.

Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant
neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze
francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions
scientifiques.

La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux
cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne
pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné
davantage.

Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les
poches de ses enfants, mais en les retournant bien.  Si elle avait eu
la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la
Vénétie.

Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept
mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le
Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille
cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].

Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires
qui se fondent sont toujours un peu gênés.

Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse
dans l'œuvre américaine.  Il faut le dire franchement, la Suisse ne
voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas
que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir
des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait
peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
aléatoire.  Après tout, la Suisse avait peut-être raison.

Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix
réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.].  Elle donna
pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer.  La vérité
est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là.  Il est
encore un peu arriéré.  Et puis certains Espagnols, non des moins
instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du
projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt
à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à
provoquer sa chute à la surface du globe terrestre.  Dans ce cas-là,
il valait mieux s'abstenir.  Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.

Restait l'Angleterre.  On connaît la méprisante antipathie avec
laquelle elle accueillit la proposition Barbicane.  Les Anglais n'ont
qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que
renferme la Grande-Bretagne.  Ils donnèrent à entendre que
l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de
non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.

A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et
revint à sa grande affaire.  Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le
Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie,
eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois
cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il
se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:

 Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars
 Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars
                                 -----------------
 Total.......................... 5,446,675 dollars

C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent
soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille
neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public
versait dans la caisse du Gun-Club.

Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme.  Les travaux
de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers,
leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de
fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le
projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à
peu près tout entière.  Certains coups de canon de la guerre fédérale
sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique
dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois
plus.

Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près
New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs
canons de fonte.

Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de
Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride
méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre
prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de
cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au
moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions,
c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours.  L'engagement des
ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la
compagnie du Goldspring.

Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane,
président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de
Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.



                                 XIII
                         --------------------
                             STONE'S-HILL

Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du
Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un
devoir d'étudier la géographie de la Floride.  Jamais les libraires ne
vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural
history of East and West Florida_, de _William's territory of
Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
Florida_.  Il fallut imprimer de nouvelles éditions.  C'était une
fureur.

Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses
propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad.  Aussi, sans
perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de
Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et
traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection
du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de
J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
Goldspring.

Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La
Nouvelle-Orléans.  Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le
_Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à
leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la
Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.

La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le
_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ
deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne.  En
approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate,
d'un aspect assez infertile.  Après avoir rangé une suite d'anses
riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie
d'Espiritu-Santo.

Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la
rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet.  Peu de
temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus
des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond
du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.

Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du
soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.

Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu'il foula le sol
floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte
d'une maison dont il éprouve la solidité.  J.-T. Maston grattait la
terre du bout de son crochet.

«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre,
et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.

Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de
Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au
président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix.  Ils le
reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se
déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne
voulut recevoir personne.  Le métier d'homme célèbre ne lui allait
décidément pas.

Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins
de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres.  Mais, au lieu de
quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers.  Barbicane
descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout
d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade.  Il remarqua
en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et
des pistolets dans ses fontes.  La raison d'un tel déploiement de
forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:

«Monsieur, il y a les Séminoles.

--Quels Séminoles?

--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de
vous faire escorte.

--Peuh!  fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.

--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.

--Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention,
et maintenant, en route!

La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de
poussière.  Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait
déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit.  Cela
fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer
modéraient cette excessive température.

Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la
côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia.
Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles
au-dessous de Tampa-Town.  Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive
droite en remontant vers l'est.  Bientôt les flots de la baie
disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne
s'offrit seule aux regards.

La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse,
moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des
principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre
l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux,
n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream,
pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent
incessamment les nombreux navires du canal de Bahama.  C'est la
sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes.  La superficie de
cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille
quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir
un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à
l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement
la configuration du sol et sa distribution particulière.

La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des
Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries.  Elle méritait peu cette
appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées.  Mais, à
quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et
le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un
réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs;
on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne
s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où
réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses
champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées
dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin
ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de
canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs
richesses avec une insouciante prodigalité.

Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du
terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:

«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier
ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.

--Pour être plus près de la Lune?  s'écria le secrétaire du Gun-Club.

--Non!  répondit Barbicane en souriant.  Qu'importent quelques toises
de plus ou de moins?  Non, mais au milieu de terrains élevés, nos
travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec
les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est
considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
profondeur.

--Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant
que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous
rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec
nos machines, ou nous les détournerons.  Il ne s'agit pas ici d'un
puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a
cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où
le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur,
travaillent en aveugles.  Non.  Nous opérerons à ciel ouvert, au
grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous
irons rapidement en besogne.

--Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature
nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail
en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre
tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises
au-dessus du niveau de la mer.

--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous
trouverons avant peu un emplacement convenable.

--Ah!  je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.

--Et moi au dernier!  s'écria J.-T. Maston.

--Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi,
la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de
retard.

--Par sainte Barbe!  vous aurez raison!  répliqua J.-T. Maston; cent
dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes
conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours,
savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent
dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux
francs.]?

--Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous
n'aurons pas besoin de l'apprendre.

Vers dix heures du matin,  la petite troupe avait franchi une douzaine
de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des
forêts.  Là, croissaient les essences les plus variées avec une
profusion tropicale.  Ces forêts presque impénétrables étaient faites
de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits
et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums.  A l'ombre
odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde
d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait
plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin,
pour être digne de ces bijoux emplumés.

J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette
opulente nature sans en admirer les splendides beautés.  Mais le
président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller
en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même;
sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et
cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.

Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et
non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs
de quinze à dix-huit pieds.  J.-T. Maston les menaça hardiment de son
redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans,
les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis
que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.

Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres
moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes
isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des
troupeaux de daims effarouchés.

«Enfin!  s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la
région des pins!

--Et celle des sauvages», répondit le major.

En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils
s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux
rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à
détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations
hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.

Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste
espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil
inondait de rayons brûlants.  Elle était formée par une large
extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club
toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.

«Halte!  dit Barbicane en s'arrêtant.  Cet endroit a-t-il un nom dans
le pays?

--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des
Floridiens.

Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et
commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite
troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond
silence.

En ce moment le soleil passait au méridien.  Barbicane, après quelques
instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:

«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de
la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien
de Washington.  La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'.
Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît
offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions
favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que
s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de
nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du
pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers
les espaces du monde solaire!



                                 XIV
                         --------------------
                          PIOCHE ET TRUELLE

Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et
l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La
Nouvelle-Orléans.  Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener
la plus grande partie du matériel.  Les membres du Gun-Club
demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en
s'aidant des gens du pays.

Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie
d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur.  Murchison
avait réuni quinze cents travailleurs.  Aux mauvais jours de
l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines.  Mais depuis que
l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes
libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une
main-d'œuvre largement rétribuée.  Or, l'argent ne manquait pas au
Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications
considérables et proportionnelles.  L'ouvrier embauché pour la Floride
pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé
en son nom à la banque de Baltimore.  Murchison n'eut donc que
l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et
l'habileté de ses travailleurs.  On est autorisé à croire qu'il enrôla
dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des
fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
manœuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de
couleur.  Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille.  C'était une
véritable émigration.

Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les
quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui
régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la
population.  En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette
initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent
dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence
de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers
la presqu'île floridienne.

Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage
apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez
grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et
numérotées.  En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons
d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à
Tampa-Town.

On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain;
capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les
garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines,
dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci
de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant;
seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté.  Le chemin
de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne
demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.

Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il
l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa
conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du
don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche
bourdonnante.  Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions.
Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il
était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des
réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les
problèmes.  Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de
Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en
pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.

Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de
travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques
s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son
mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes
cités de l'Union.  La vie y fut réglée disciplinairement, et les
travaux commencèrent dans un ordre parfait.

Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la
nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4
novembre.  Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur
dit:

«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette
partie sauvage de la Floride.  Il s'agit de couler un canon mesurant
neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois
et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au
total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une
profondeur de neuf cents.  Cet ouvrage considérable doit être terminé
en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent
cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes
par jour.  Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers
travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace
relativement restreint.  Néanmoins, puisque ce travail doit se faire,
il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
habileté.

A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le
sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus
oisif un seul instant dans la main des mineurs.  Les ouvriers se
relayaient par quart de journée.

D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait
point la limite des forces humaines.  Loin de là.  Que de travaux
d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être
directement combattus, qui furent menés à bonne fin!  Et, pour ne
parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du
Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une
époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force
de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de
trois cents pieds!  Et cet autre puits creusé à Coblentz par le
margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol!  Eh bien!
de quoi s'agissait-il, en somme?  De tripler cette profondeur et sur
une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile!  Aussi il
n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de
l'opération.

Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord
avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la
marche des travaux.  Un article du traité portait que la Columbiad
serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud.  Luxe de
précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces
anneaux compresseurs.  On renonça donc à cette clause.

De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce
nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction
des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le
forage.  Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire
d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient
avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre
poids.

Cette manœuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait
atteint la partie solide du sol.

Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de
l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de
Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.

La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six
pouces, dont elle eut facilement raison.  A ce terreau succédèrent
deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait
servir à la confection du moule intérieur.

Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à
la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre
pieds.

Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une
espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très
solide, et que les outils ne devaient plus quitter.  A ce point, le
trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de
maçonnerie furent commencés.

Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de
chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute
épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre
égal au diamètre extérieur da la Columbiad.  Ce fut sur ce rouet que
reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment
hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité.  Les
ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se
trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.

Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la
pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin
de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de
chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait
gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins;
le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de
maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient
incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre
aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.

Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté
extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant
sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et
même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute,
et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés
centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les
blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la
roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le
tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de
Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les
détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.

Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur
activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut
peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en
tirait avec habileté.

Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée
pour ce laps de temps, soit cent douze pieds.  En décembre, cette
profondeur fut doublée, et triplée en janvier.  Pendant le mois de
février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui
se fit jour à travers l'écorce terrestre.  Il fallut employer des
pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin
de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à
bord d'un navire.  Enfin on eut raison de ces courants malencontreux.
Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en
partie, et il y eut un débordement partiel.  Que l'on juge de
l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de
soixante-quinze toises!  Cet accident coûta la vie à plusieurs
ouvriers.

Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre,
à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dans ses
conditions premières de solidité.  Mais, grâce à l'habileté de
l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un
instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.

Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et
le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par
Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres,
avait atteint la profondeur de neuf cents pieds.  Au fond, la
maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds
d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le
sol.

Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent
chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était
accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.

Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il
s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses
travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies
communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans
ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.

Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences
inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont
impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se
préoccupent assez peu.  Ils ont plus souci de l'humanité en général
que de l'individu en particulier.  Cependant Barbicane professait les
principes contraires, et il les appliquait en toute occasion.  Aussi,
grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans
les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne
des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour
leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte
environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.



                                  XV
                         --------------------
                         LA FÊTE DE LA FONTE

Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les
travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément
avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût
été fort surpris du spectacle offert à ses regards.

A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce
point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de
six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une
demi-toise.  La ligne développée par ces douze cents fours offrait une
longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.].  Tous
étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée
quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet.  J.-T.
Maston trouvait superbe cette disposition architecturale.  Cela lui
rappelait les monuments de Washington.  Pour lui, il n'existait rien
de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait
jamais été».

On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à
employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte
grise.  Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux,
facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et,
traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les
pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines
à vapeur, presses hydrauliques, etc.

Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement
assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure,
qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.

Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité
dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du
charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était
carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce
silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que
l'on transforme la fonte en fer ductile.].  Après cette première
opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill.  Mais il s'agissait
de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à
expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de
la matière.  Il parut préférable d'affréter des navires à New York et
de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de
soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui,
le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan,
prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla
la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie
d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de
Tampa-Town.

Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de
Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal
se trouvait rendue à destination.

On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour
liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte.  Chacun de
ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de
métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la
fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et
étaient très surbaissés.  L'appareil de chauffe et la cheminée se
trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que
celui-ci était également chauffé dans toute son étendue.  Ces fours,
construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une
grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle
devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous
un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans
les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le
dirigeaient vers le puits central.

Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent
terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur;
il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un
cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad.  Ce cylindre fut
composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de
foin et de paille.  L'intervalle laissé entre le moule et la
maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait
ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.

Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par
des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de
traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces
traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui
n'offrait aucun inconvénient.

Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au
lendemain.

«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T.
Maston à son ami Barbicane.

--Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête
publique!

--Comment!  vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout
venant?

--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une
opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle
s'effectue à huis clos.  Au départ du projectile, fête si l'on veut,
mais jusque-là, non.

Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers
imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de
parer.  Il fallait conserver la liberté de ses mouvements.  Personne
ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des
membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town.  On vit là le
fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
Elphiston, le général Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la
fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle.  J.-T. Maston
s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail;
il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des
machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns
après les autres.  A la douze-centième visite, ils étaient un peu
écœurés.

La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait
été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées
par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre
elles.  Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans
l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de
sourdes trépidations.  Autant de livres de métal à fondre, autant de
livres de houille à brûler.  C'étaient donc soixante-huit mille tonnes
de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau
de fumée noire.

La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont
les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants
ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient
d'oxygène tous ces foyers incandescents.

L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite.  Au
signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à
la fonte liquide et se vider entièrement.

Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment
déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion.
Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître
fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.

Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine,
assistaient à l'opération.  Devant eux, une pièce de canon était là,
prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.

Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal
commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à
peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos
pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des
substances étrangères.

Midi sonna.  Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve
dans les airs.  Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et
douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en
déroulant leurs anneaux incandescents.  Là ils se précipitèrent, avec
un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds.  C'était
un émouvant et magnifique spectacle.  Le sol tremblait, pendant que
ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée,
volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par
les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables
vapeurs.  Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en
montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises.
Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu
croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et
cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage,
ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la
nature est capable de produire!  Non!  l'homme seul avait créé ces
vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces
trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de
terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et
c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un
Niagara, de métal en fusion.



                                 XVI
                         --------------------
                             LA COLUMBIAD

L'opération de la fonte avait-elle réussi?  On en était réduit à de
simples conjectures.  Cependant tout portait à croire au succès,
puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans
les fours.  Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de
s'en assurer directement.

En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante
mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le
refroidissement.  Combien de temps, dès lors, la monstrueuse
Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa
chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses
admirateurs?  Il était difficile de le calculer.

L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps
à une rude épreuve.  Mais on n'y pouvait rien.  J.-T. Maston faillit
se rôtir par dévouement.  Quinze jours après la fonte, un immense
panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait
les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de
Stone's-Hill.

Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre.
Nul moyen de refroidir l'immense cylindre.  Impossible de s'en
approcher.  Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient
leur frein.

«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston.  Quatre mois à
peine nous séparent du premier décembre!  Enlever le moule intérieur,
calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à
faire!  Nous ne serons pas prêts!  On ne peut seulement pas approcher
du canon!  Est-ce qu'il ne se refroidira jamais!  Voilà qui serait une
mystification cruelle!

On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir,
Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde
irritation.  Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps
seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les
circonstances,--et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur
pour des gens de guerre.

Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un
certain changement dans l'état du sol.  Vers le 15 août, les vapeurs
projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur.
Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée,
dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre.  Peu à
peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de
calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se
rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et,
le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre
place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill,
un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore
permis d'avoir froid aux pieds.

«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de
satisfaction.

Les travaux furent repris le même jour.  On procéda immédiatement à
l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le
pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la
terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous
l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux
extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur,
et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de
Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande
force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du
moule avait disparu.

Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent
installées sans retard et manœuvrèrent rapidement de puissants
alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte.
Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube
était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un
poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication
Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité
absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à
fonctionner.  Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était
sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous.  La joie de J.-T.
Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute
effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel
Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur
sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi
qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci
inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux
mille dollars.  On est autorisé à croire que la colère du capitaine
fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie.
Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et
cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire
n'était pas mauvaise, sans être excellente.  Mais l'argent n'entrait
point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la
fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas
résisté, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement
ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se
comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des
États-Unis, convergeaient vers la Floride.  La ville de Tampa s'était
prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux
travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent
cinquante mille âmes.  Après avoir englobé le fort Brooke dans un
réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers
neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient
poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil
américain.  Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection
d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an
l'étendue de la ville fut décuplée.

On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les
jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct
des affaires s'exerce utilement.  C'est pourquoi de simples curieux,
des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations
du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès
qu'ils furent installés à Tampa.  Les navires frétés pour le
transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une
activité sans pareille.  Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et
de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de
marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes
comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la
ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra
chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.

Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci,
en considération du prodigieux accroissement de sa population et de
son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États
méridionaux de l'Union.  Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le
grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se
dirigea sur Tallahassee.  Là existait déjà un petit tronçon de voie
ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait
en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer.  Ce fut ce
bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur
son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la
Floride centrale.  Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie
dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put
prendre à bon droit les airs d'une grande ville.  On l'avait surnommée
«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait
une éclipse totale, visible de tous les points du monde.

Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre
le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se
virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club.  Dans
leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait
gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un
semblable coup de canon serait accompagné.  Le Texas y perdait un
vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement
considérable de population.  Tous ces avantages retournaient à cette
misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les
flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique.  Aussi, Barbicane
partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies
texiennes.

Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue
industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde
d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club.  Au contraire.
Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la
passionnèrent.  Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.

On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération
des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de
tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île.
L'Europe émigrait en Amérique.

Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux
arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite.  Beaucoup
comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les
fumées.  C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut
admettre personne à cette opération.  De là maugréement,
mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa
d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain».  Il y eut
presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill.  Barbicane,
on le sait, resta inébranlable dans sa décision.

Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne
put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer
ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics.
Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé
par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité
publique.

C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre
dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le _ne
plus ultra_ du bonheur en ce monde.  Aussi pas un curieux qui ne
voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de
métal.  Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux
spectateurs de satisfaire leur curiosité.  Ce fut une fureur.  Femmes,
enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au
fond de l'âme les mystères du canon colossal.  Le prix de la descente
fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation,
pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les
visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille
dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].

Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les
membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre
assemblée.  Cette solennité eut lieu le 25 septembre.  Une caisse
d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major
Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur
Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club.  En tout,
une dizaine.  Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de
métal.  On y étouffait un peu!  Mais quelle joie!  quel ravissement!
Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre
qui supportait la Columbiad éclairée _a giorno_ par un jet de lumière
électrique.  Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du
ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les
meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas
splendide servi à neuf cents pieds sous terre.

Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux
s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite,
on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à
Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»!
Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube
acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule,
rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de cœur et de cris aux dix
convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.

J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula,
s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir.  En
tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même
le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû
l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».



                                 XVII
                         --------------------
                        UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE

Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire,
terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le
jour où le projectile s'élancerait vers la Lune.  Deux mois qui
devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle!
Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque
jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un œil avide et
passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende
d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun
s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.

Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint
fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier
sous le coup d'une poignante surexcitation.  Un jour, le 30 septembre,
à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis
par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte
américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.

Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel
que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se
troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.

Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du
Gun-Club:

                            FRANCE, PARIS.
_30 septembre, 4 h matin.

                                         Barbicane, Tampa, Floride,
                                                        États-Unis.

Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique.  Partirai
dedans.  Arriverai par steamer_ Atlanta.

                                                      MICHEL ARDAN.



                                XVIII
                         --------------------
                       LE PASSAGER DE L'«ATLANTA

Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe
cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens,
américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du
télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant.  Il se
serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son
œuvre.  Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
Français surtout.  Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez
audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage?  Et si
cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans
un cabanon et non dans un boulet?

Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont
peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait
déjà les divers États de l'Union.  Ainsi Barbicane n'avait plus aucune
raison de se taire.  Il réunit donc ses collègues présents à
Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou
moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le
texte laconique.

«Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est
moqué de nous!--Ridicule!--Absurde!» Toute la série des expressions qui
servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se
déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités
en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules
ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston
eut un mot superbe.

«C'est une idée, cela!  s'écria-t-il.

--Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir
des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer à
les mettre à exécution.

--Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt
à discuter.  Mais on ne voulut pas le pousser davantage.

Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de
Tampa.  Les étrangers et les indigènes se regardaient,
s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,--un mythe,
un individu chimérique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à
l'existence de ce personnage légendaire.  Quand Barbicane proposa
d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise
naturelle, praticable, une pure affaire de balistique!  Mais qu'un
être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de
tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste,
une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les
Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage
familier, un «humbug [Mystification.]»!

Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut
affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère
habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers
des prôneurs, des adeptes, des partisans.

Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées
nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits.  Cela
dérangeait le cours des émotions accoutumées.  «On n'avait pas songé à
cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté
même.  On y pensait.  Que de choses niées la veille dont le lendemain
a fait des réalités!  Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
jour ou l'autre?  Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer
ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait
être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de
troubler toute une population par ses billevesées ridicules.

Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement?  Grande question!
Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique!  Il
appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses.
Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique,
cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris
passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces
circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de
vraisemblance.  Il fallait en avoir le cœur net.  Bientôt les
individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent
sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de
l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule
compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.

Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il
avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester
ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre
les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit
d'un œil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
fenêtres.  Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à
paraître.  On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent,
tous les ennuis de la célébrité.

Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole,
lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans
la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour
l'Amérique, oui ou non?

--Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.

--Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes.

--Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président.

--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier,
reprit l'orateur.  Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi
que le demande le télégramme?

--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi
s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra
bien compléter ses renseignements.

--Au télégraphe!  au télégraphe!» s'écria la foule.

Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se
dirigea vers les bureaux de l'administration.

Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des
courtiers de navires à Liverpool.  On demandait une réponse aux
questions suivantes:

«Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitté
l'Europe?--Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?

Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une
précision qui ne laissait plus place au moindre doute.

«Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2
octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant à son bord un Français,
porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.

A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président
brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et
on l'entendit murmurer:

«C'est donc vrai!  c'est donc possible!  ce Français existe!  et dans
quinze jours il sera ici!  Mais c'est un fou!  un cerveau brûlé!...
Jamais je ne consentirai...

Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co.,
en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile.

Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière;
comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce
que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la
nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du
vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun
vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession
fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique;
montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux
arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant
affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'_Atlanta_,
les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie
d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les
packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes
dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en
quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des
tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des
forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité.

Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de
Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon.  Deux heures plus
tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de
reconnaissance.  Aussitôt le nom de l'_Atlanta_ fut expédié à
Tampa-Town.  A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade
d'Espiritu-Santo.  A cinq, il franchissait les passes de la rade
Hillisboro à toute vapeur.  A six, il mouillait dans le port de Tampa.

L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents
embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer était pris
d'assaut.  Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une
voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:

«Michel Ardan! s'écria-t-il.

--Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.

Barbicane, les bras croisés, l'œil interrogateur, la bouche muette,
regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.

C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà,
comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules.  Sa
tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une
chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière.  Une face
courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme
les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés
en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope,
complétaient cette physionomie éminemment féline.  Mais le nez était
d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut,
intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche.
Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues
jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une
allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti,
«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à
l'art métallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine
sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes
indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le
danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la
bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains
tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en
revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et
d'acquérir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient
de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son
pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan
se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de
chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses
manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles
s'échappaient des mains fébriles.  On sentait que, même au plus fort
des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,--pas
même aux yeux.

D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait,
venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme
disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant
ses ongles avec une avidité nerveuse.  C'était un de ces originaux que
le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise
aussitôt le moule.

En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large
champ aux observations de l'analyste.  Cet homme étonnant vivait dans
une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore
dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine
de son œil avec des dimensions démesurées; de là une association
d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et
les hommes.

C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un
garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais
s'escrimait plutôt en tirailleur.  Dans les discussions, peu soucieux
de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il
avait des coups à lui.  Véritable casseur de vitres, il lançait en
pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet sûr, et il
aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.

Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme
Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens,
disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la
partie».  C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et
merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un
Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des
ailes de rechange.  Du reste, il payait de sa personne et payait bien,
il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses
vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire
casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par
retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau
dont les enfants s'amusent.

En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de
l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la
belle expression de Pope.

Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de
ses qualités!  Qui ne risque rien n'a rien, dit-on.  Ardan risqua
souvent et n'avait pas davantage!  C'était un bourreau d'argent, un
tonneau des Danaïdes.  Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il
faisait autant de coups de cœur que de coups de tête; secourable,
chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel
ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.

En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage
brillant et bruyant.  Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par
les cent voix de la Renommée enrouées à son service?  Ne vivait-il pas
dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de
ses plus intimes secrets?  Mais aussi possédait-il une admirable
collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés,
blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa
trouée dans la foule.

Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté.
C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à
laisser», et on le prenait.  Chacun s'intéressait à ses hardies
entreprises et le suivait d'un regard inquiet.  On le savait si
imprudemment audacieux!  Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui
prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par
ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se
douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.

Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours
bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce
qu'il venait faire en Amérique--il n'y pensait même pas--, mais par
l'effet de son organisation fiévreuse.  Si jamais individus offrirent
un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le
Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis,
audacieux à leur manière.

La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en
présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite
interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule.  Ces cris
devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes
tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier
de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
réfugier dans sa cabine.

Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.

«Vous êtes Barbicane?  lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent
seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.

--Oui, répondit le président du Gun-Club.

--Eh bien!  bonjour, Barbicane.  Comment cela va-t-il?  Très bien?
Allons tant mieux!  tant mieux!

--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé
à partir?

--Absolument décidé.

--Rien ne vous arrêtera?

--Rien.  Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma
dépêche?

--J'attendais votre arrivée.  Mais, demanda Barbicane en insistant de
nouveau, vous avez bien réfléchi?...

--Réfléchi!  est-ce que j'ai du temps à perdre?  Je trouve l'occasion
d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout.  Il
me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.

Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de
voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si
parfaite absence d'inquiétudes.

«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?

--Excellents, mon cher Barbicane.  Mais permettez-moi de vous faire
une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à
tout le monde, et qu'il n'en soit plus question.  Cela évitera des
redites.  Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues,
toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et
demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux
objections quelles qu'elles soient.  Soyez tranquille, je les
attendrai de pied ferme.  Cela vous va-t-il?

--Cela me va», répondit Barbicane.

Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la
proposition de Michel Ardan.  Ses paroles furent accueillies avec des
trépignements et des grognements de joie.  Cela coupait court à toute
difficulté.  Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le
héros européen.  Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne
voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit à
bord.  Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la
lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en
arracher.

«C'est un héros!  un héros!  s'écriait-il sur tous les tons, et nous
ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!

Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il
rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où
la cloche du steamer sonna le quart de minuit.

Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement
la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.



                                 XIX
                         --------------------
                              UN MEETING

Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience
publique.  On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer
une semblable fête.  Barbicane, craignant les questions indiscrètes
pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit
nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple.  Mais autant essayer
d'endiguer le Niagara.  Il dut donc renoncer à ses projets et laisser
son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique.  La
nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions
colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion
projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.

Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en
quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil;
les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange,
en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction
d'une tente colossale.  Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur
la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour.  Là trois cent
mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures
une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français.  De
cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre;
un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il
ne voyait rien et n'entendait pas davantage.  Ce ne fut cependant pas
le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.

A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des
principaux membres du Gun-Club.  Il donnait le bras droit au président
Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le
Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant.  Ardan monta sur une
estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de
chapeaux noirs.  Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait
pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable.  Aux hurrahs
qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la
main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et
s'exprima fort correctement en ces termes:

«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos
moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont
paru vous intéresser.  Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne
comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que
cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué.  Donc, écoutez-moi
avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de
l'auteur.

Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent
leur contentement par un immense murmure de satisfaction.

«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est
interdite.  Ceci convenu, je commence.  Et d'abord, ne l'oubliez pas,
vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il
ignore même les difficultés.  Il lui a donc paru que c'était chose
simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de
partir pour la Lune.  Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et
quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du
progrès.  L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un
beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien!  le
projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes
ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la
main du Créateur.  Mais revenons à notre véhicule.  Quelques-uns de
vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée
est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en
rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation
autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement.  Voici
quelques exemples.  Seulement, je vous demande la permission de
m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très
familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.

La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté.
L'orateur reprit son discours:

«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes.  Je suis
obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement
ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi
savants que moi.  Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à
l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent
cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus,
trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille
cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans
leur périhélie!  Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés,
notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle
ira toujours en décroissant!  Je vous demande s'il y a là de quoi
s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque
jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou
l'électricité seront probablement les agents mécaniques?

Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.

«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits
bornés--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanité serait
renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et
condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les
espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux
planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New
York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera
bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un
mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.

L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un
peu interdite devant cette audacieuse théorie.  Michel Ardan parut le
comprendre.

«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un
aimable sourire.  Eh bien!  raisonnons un peu.  Savez-vous quel temps
il faudrait à un train express pour atteindre la Lune?  Trois cents
jours.  Pas davantage.  Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre
cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela?  Pas même neuf fois le tour
de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence.
Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route!
Ah!  vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il
faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure!  Mais que
diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze
cent quarante-sept millions de lieues du Soleil!  Voilà un voyage que
peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par
kilomètre!  Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard,
n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept
millions, il resterait en route!

Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée;
d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu
avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit
avec une admirable assurance:

«Eh bien!  mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien
encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer
l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération
éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le
milliard pour unité.  Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette
question, mais elle est d'un intérêt palpitant.  Écoutez et jugez!
Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à
cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards,
Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept
mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les
autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de
milliards de lieues!  Et l'on viendrait parler de la distance qui
sépare les planètes du Soleil!  Et l'on soutiendrait que cette
distance existe!  Erreur!  fausseté!  aberration des sens!  Savez-vous
ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à
Neptune?  Voulez-vous connaître ma théorie?  Elle est bien simple!
Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes
qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace
existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du
métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine!  J'ai donc le
droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera
tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!

--Bien dit!  Bravo!  Hurrah!  s'écria d'une seule voix l'assemblée
électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse
de ses conceptions.

--Non!  s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la
distance n'existe pas!

Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps
qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade
sur le sol.  Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita
une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas
un vain mot.  Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son
cours.

«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
maintenant résolue.  Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que
j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et
il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques.  Quoi
qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son
satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un
esprit sérieux.  Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on
établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se
fera commodément le voyage de la Terre à la Lune.  Il n'y aura ni
choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le
but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour
parler le langage de vos trappeurs.  Avant vingt ans, la moitié de la
Terre aura visité la Lune!

--Hurrah!  hurrah pour Michel Ardan!  s'écrièrent les assistants, même
les moins convaincus.

--Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.

Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut
accueilli par d'unanimes applaudissements.

«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque
question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme
comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.

Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait
de la tournure que prenait la discussion.  Elle portait sur ces
théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa
vive imagination, se montrait fort brillant.  Il fallait donc
l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût
moins bien tiré, sans doute.  Barbicane se hâta de prendre la parole,
et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
planètes fussent habitées.

«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président,
répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des
hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de
Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour
l'affirmative.  En me plaçant au point de vue de la philosophie
naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien
d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une
autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont
habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.

--Très bien!  s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont
l'opinion avait force de loi pour les derniers.

--On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le
président du Gun-Club.  La question revient donc à celle-ci: Les
mondes sont-ils habitables?  Je le crois, pour ma part.

--Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.

--Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre
l'habitabilité des mondes.  Il faudrait évidemment dans la plupart que
les principes de la vie fussent modifiés.  Ainsi, pour ne parler que
des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les
autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.

--Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître
personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui
répondre.  Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la
combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont
l'habitabilité des mondes a été l'objet.  Si j'étais physicien, je
dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les
planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes
éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et
rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés
comme nous le sommes.  Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après
beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre
des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux
autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez
difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent
dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être
écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers
insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la
fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de
l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une
diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non
moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance.  Si j'étais
chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment
formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces
indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à
des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach,
elle a dû être nécessairement «animalisée».  Enfin, si j'étais
théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant
saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les
mondes célestes.  Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni
naturaliste, ni physicien.  Aussi, dans ma parfaite ignorance des
grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne
sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je
vais y voir!

L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres
arguments?  Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de
la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour.  Lorsque le
silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le
triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:

«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à
peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours
public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet.  Il y a toute une
autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes.  Je la
laisse de côté.  Permettez-moi seulement d'insister sur un point.  Aux
gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut
répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est
le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait
dit Voltaire.  Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus,
Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est
point à dédaigner.  Mais ce qui rend surtout notre globe peu
confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite.  De là
l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des
saisons.  Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud
ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète
aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la
surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné
[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3°
5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y
a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la
zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui
lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la
température.  Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de
Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze
ans chacune!  De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices
et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus
savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y
sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs.  Hélas!  que
manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection?  Peu de
chose!  Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.

--Eh bien!  s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts,
inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!

Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont
l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston.  Il est probable
que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts
d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition.  Mais, il faut le
dire--car c'est la vérité--, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris,
et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par
Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de
soulever le monde et de redresser son axe.  Mais le point d'appui,
voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.

Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la
discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps,
bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la
proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du
Gun-Club.



                                  XX
                         --------------------
                          ATTAQUE ET RIPOSTE

Cet incident semblait devoir terminer la discussion.  C'était le «mot
de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux.  Cependant, quand
l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une
voix forte et sévère:

«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie,
voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et
discuter la partie pratique de son expédition?

Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi.
C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe
taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton.  A la faveur
des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu
gagné le premier rang des spectateurs.  Là, les bras croisés, l'œil
brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting.
Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir
des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure
désapprobateur excité par ses paroles.  La réponse se faisant
attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et
précis, puis il ajouta:

«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.

--Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion
s'est égarée.  Revenons à la Lune.

--Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est
habité.  Bien.  Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup
sûr, vivent sans respirer, car--je vous en préviens dans votre
intérêt--il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la
Lune.

A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que
la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.
Il le regarda fixement à son tour, et dit:

«Ah!  il n'a pas d'air dans la Lune!  Et qui prétend cela, s'il vous
plaît?

--Les savants.

--Vraiment?

--Vraiment.

--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une
profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain
pour les savants qui ne savent pas.

--Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?

--Particulièrement. En France, il y en a
un qui soutient que «mathématiquement»
l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les
théories démontrent que le poisson n'est pas
fait pour vivre dans l'eau.

--Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à
l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.

--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui,
d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!

--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne
les avez pas étudiées?  demanda l'inconnu assez brutalement.

--Pourquoi!  répondit Ardan.  Par la raison que celui-là est toujours
brave qui ne soupçonne pas le danger!  Je ne sais rien, c'est vrai,
mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.

--Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de
mauvaise humeur.

--Eh!  tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la
Lune!

Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait
si hardiment se jeter au travers de l'entreprise.  Aucun ne le
connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une
discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une
certaine appréhension.  L'assemblée était attentive et sérieusement
inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention
sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.

«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont
nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère
autour de la Lune.  Je dirai même _a priori_ que, si cette atmosphère
a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre.  Mais j'aime
mieux vous opposer des faits irrécusables.

--Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie
parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!

--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne
droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction.  Eh
bien!  lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs
rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre
déviation ni donné le plus léger indice de réfraction.  De là cette
conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une
atmosphère.

On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les
conséquences en étaient rigoureuses.

«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour
ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y
répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une
valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune
parfaitement déterminé, ce qui n'est pas.  Mais passons, et dites-moi,
mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la
surface de la Lune.

--Des volcans éteints, oui; enflammés, non.

--Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la
logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine
période!

--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes
l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne
prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.

--Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre
d'arguments pour arriver aux observations directes.  Mais je vous
préviens que je vais mettre des noms en avant.

--Mettez.

--Je mets.  En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant
l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature
bizarre.  Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent
attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère
de la Lune.

--En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont
pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres,
tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère.
Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que
je réponds avec eux.

--Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte.
Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points
lumineux à la surface de la Lune?

--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points
lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la
nécessité d'une atmosphère lunaire.

--Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je
vois que vous êtes très fort en sélénographie.

--Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM.
Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa
surface.

Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des
arguments de ce singulier personnage.

«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et
arrivons maintenant à un fait important.  Un habile astronome
français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860,
constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et
tronquées.  Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation
des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas
d'autre explication possible.

--Mais le fait est-il certain?  demanda vivement l'inconnu.

--Absolument certain!

Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont
l'adversaire resta silencieux.  Ardan reprit la parole, et sans tirer
vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc
bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon
absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune;
cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais
aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.

--Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui
n'en voulait pas démordre.

--Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur
quelques centaines de pieds.

--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet
air sera terriblement raréfié.

--Oh!  mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme
seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser
de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!

Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux
interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant
avec fierté.

«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes
d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés
d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau.  C'est une
conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte.  D'ailleurs, mon
aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
observation.  Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et
s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il
y en ait beaucoup sur la face opposée.

--Et pour quelle raison?

--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris
la forme d'un œuf que nous apercevons par le petit bout.  De là cette
conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est
situé dans l'autre hémisphère.  De là cette conclusion que toutes les
masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre
satellite aux premiers jours de sa création.

--Pures fantaisies!  s'écria l'inconnu.

--Non!  pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la
mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter.  J'en appelle
donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si
la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface
de la Lune?

Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition.
L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait
plus se faire entendre.  Les cris, les menaces fondaient sur lui comme
la grêle.

«Assez!  assez!  disaient les uns.

--Chassez cet intrus!  répétaient les autres.

--A la porte!  à la porte!» s'écriait la foule irritée.

Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait
passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel
Ardan ne l'eût apaisé d'un geste.  Il était trop chevaleresque pour
abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.

«Vous désirez ajouter quelques mots?  lui demanda-t-il du ton le plus
gracieux.

--Oui!  cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement.  Ou plutôt,
non, un seul!  Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous
soyez...

--Imprudent!  Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé
un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner
en route à la façon des écureuils?

--Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au
départ!

--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion
du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront
pas à la résoudre!

--Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en
traversant les couches d'air?

--Oh!  ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi
l'atmosphère!

--Mais des vivres?  de l'eau?

--J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée
durera quatre jours!

--Mais de l'air pour respirer en route?

--J'en ferai par des procédés chimiques.

--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?

--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque
la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.

--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!

--Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées
convenablement disposées et enflammées en temps utile?

--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues,
tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre
faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune,
comment reviendrez-vous?

--Je ne reviendrai pas!

A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité,
l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que
n'eussent été ses cris d'enthousiasme.  L'inconnu en profita pour
protester une dernière fois.

«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui
n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!

--Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez
d'une façon fort agréable.

--Ah!  c'en est trop!  s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne
sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse!
Poursuivez à votre aise cette folle entreprise!  Ce n'est pas à vous
qu'il faut s'en prendre!

--Oh!  ne vous gênez pas!

--Non!  c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!

--Et qui donc, s'il vous plaît?  demanda Michel Ardan d'une voix
impérieuse.

--L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que
ridicule!

L'attaque était directe.  Barbicane, depuis l'intervention de
l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler
sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si
outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à
l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé
de lui.

L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le
président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du
triomphe.  Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans
cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette
manifestation l'appui de ses épaules.

Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la
place.  L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte?
Non, sans doute.  En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras
croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.

Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes
demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.

Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité
pendant cette marche triomphale.  Michel Ardan se laissait faire avec
un plaisir évident.  Sa face rayonnait.  Quelquefois l'estrade
semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des
flots.  Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne
bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
Tampa-Town.  Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux
dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à
l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement
dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous
ses fenêtres.

Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre
le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.

Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.

«Venez!» dit-il d'une voix brève.

Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent
seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.

Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.

«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.

--Le capitaine Nicholl.

--Je m'en doutais.  Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur
mon chemin...

--Je suis venu m'y mettre!

--Vous m'avez insulté!

--Publiquement.

--Et vous me rendrez raison de cette insulte.

--A l'instant.

--Non.  Je désire que tout se passe secrètement entre nous.  Il y a un
bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw.  Vous le
connaissez?

--Je le connais.

--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un
côté?...

--Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.

--Et vous n'oublierez pas votre rifle?  dit Barbicane.

--Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl.

Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le
capitaine se séparèrent.  Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu
de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les
moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce
difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du
meeting.



                                 XXI
                         --------------------
               COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE

Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le
président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel
chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait
des fatigues du triomphe.  Se reposer n'est évidemment pas une
expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la
dureté avec des tables de marbre ou de granit.

Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les
serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une
couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent
vint l'arracher à ses rêves.  Des coups désordonnés ébranlaient sa
porte.  Ils semblaient être portés avec un instrument de fer.  De
formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop
matinal.

«Ouvre!  criait-on.  Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!

Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment
posée.  Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle
allait céder aux efforts du visiteur obstiné.  Le secrétaire du
Gun-Club fit irruption dans la chambre.  Une bombe ne serait pas
entrée avec moins de cérémonie.

«Hier soir, s'écria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre président a été
insulté publiquement pendant le meeting!  Il a provoqué son
adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl!  Ils se battent
ce matin au bois de Skersnaw!  J'ai tout appris de la bouche de
Barbicane!  S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets!  Il
faut donc empêcher ce duel!  Or, un seul homme au monde peut avoir
assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel
Ardan!

Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à
l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de
deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les
faubourgs de Tampa-Town.

Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de
la situation.  Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de
Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date,
pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le
capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il
s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et
qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps
cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.

Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant
lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se
guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme
des bêtes fauves.  C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur
intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces,
leur flair de l'ennemi.  Une erreur, une hésitation, un faux pas
peuvent amener la mort.  Dans ces rencontres, les Yankees se font
souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier,
ils se relancent pendant des heures entières.

«Quels diables de gens vous êtes!  s'écria Michel Ardan, quand son
compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en
scène.

--Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais
hâtons-nous.

Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine
encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks,
couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et
demie le bois de Skersnaw.  Barbicane devait avoir passé sa lisière
depuis une demi-heure.

Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres
abattus sous sa hache.  Maston courut à lui en criant:

«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane,
le président...  mon meilleur ami?...

Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président
devait être connu du monde entier.  Mais le bushman n'eut pas l'air de
le comprendre.

«Un chasseur, dit alors Ardan.

--Un chasseur?  oui, répondit le bushman.

--Il y a longtemps?

--Une heure à peu près.

--Trop tard!  s'écria Maston.

--Et avez-vous entendu des coups de fusil?  demanda Michel Ardan.

--Non.

--Pas un seul?

--Pas un seul.  Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!

--Que faire?  dit Maston.

--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est
pas destinée.

--Ah!  s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans
la tête de Barbicane.

--En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.

Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le
taillis.  C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de
sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de
magnolias.  Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un
inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin.
Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant
silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au
milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou
les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et
attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles.  Quant aux
traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le
bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient
en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien
eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.

Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons
s'arrêtèrent.  Leur inquiétude redoublait.

«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé.  Un homme comme
Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué
de manœuvre!  Il est trop franc, trop courageux.  Il est allé en
avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que
le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!

--Mais nous!  nous!  répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous
bois, nous aurions entendu!...

--Et si nous sommes arrivés trop tard!  s'écria Maston avec un accent
de désespoir.

Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent
leur marche interrompue.  De temps en temps ils poussaient de grands
cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni
l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix.  De joyeuses
volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les
branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à
travers les taillis.

Pendant une heure encore, la recherche se prolongea.  La plus grande
partie du bois avait été explorée.  Rien ne décelait la présence des
combattants.  C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan
allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance
inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.

«Chut!  fit-il.  Quelqu'un là-bas!

--Quelqu'un?  répondit Michel Ardan.

--Oui!  un homme!  Il semble immobile.  Son rifle n'est plus entre ses
mains.  Que fait-il donc?

--Mais le reconnais-tu?  demanda Michel Ardan, que sa vue basse
servait fort mal en pareille circonstance.

--Oui!  oui! Il se retourne, répondit Maston.

--Et c'est?...

--Le capitaine Nicholl!

--Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement
de cœur.

Nicholl désarmé!  Il n'avait donc plus rien à craindre de son
adversaire?

«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.

Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils
s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine.  Ils
s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa
vengeance!  En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.

Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers
gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes
enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs.  L'oiseleur
qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain,
mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme
un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes.  Le hideux animal, au
moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et
chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi
redoutable venait le menacer à son tour.

En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les
dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement
possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée.
Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit
joyeusement de l'aile et disparut.

Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il
entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:

«Vous êtes un brave homme, vous!

Il se retourna.  Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les
tons:

«Et un aimable homme!

--Michel Ardan!  s'écria le capitaine.  Que venez-vous faire ici,
monsieur?

--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou
d'être tué par lui.

--Barbicane!  s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures
sans le trouver!  Où se cache-t-il?...

--Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli!  il faut toujours
respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant,
nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas
amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous
chercher aussi.  Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan
qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.

--Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il
y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous...

--Allons donc!  allons donc!  reprit Michel Ardan, de braves gens
comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime.  Vous ne vous
battrez pas.

--Je me battrai, monsieur!

--Point.

--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, je suis
l'ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez
absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même
chose.

--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive,
ces plaisanteries...

--L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je
comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime!  Mais ni
lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl,
car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils
s'empresseront de l'accepter.

--Et laquelle?  demanda Nicholl avec une visible incrédulité.

--Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence
de Barbicane.

--Cherchons-le donc», s'écria le capitaine.

Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après
avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas
saccadé, sans mot dire.

Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles.  Maston
se sentait pris d'un sinistre pressentiment.  Il observait sévèrement
Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie
au fond de quelque taillis ensanglanté.  Michel Ardan semblait avoir
la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le
capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.

Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa
apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.

«C'est lui!» fit Maston.

Barbicane ne bougeait pas.  Ardan plongea ses regards dans les yeux du
capitaine, mais celui-ci ne broncha pas.  Ardan fit quelques pas en
criant:

«Barbicane!  Barbicane!

Nulle réponse.  Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il
allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de
surprise.

Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures
géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à
terre.

Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et
sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.

Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le
considéra d'un œil étonné.

«Ah!  s'écria-t-il enfin, toi!  ici!  J'ai trouvé, mon ami!  J'ai
trouvé!

--Quoi?

--Mon moyen!

--Quel moyen?

--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!

--Vraiment?  dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'œil.

--Oui!  de l'eau!  de l'eau simple qui fera ressort...  Ah!  Maston!
s'écria Barbicane, vous aussi!

--Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en
même temps le digne capitaine Nicholl!

--Nicholl!  s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant.  Pardon,
capitaine, dit-il, j'avais oublié...  je suis prêt...

Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de
s'interpeller.

«Parbleu!  dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se
soient pas rencontrés plus tôt!  Nous aurions maintenant à pleurer
l'un ou l'autre.  Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus
rien à craindre.  Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des
problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que
cette haine n'est dangereuse pour personne.

Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.

«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme
vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de
carabine?

Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si
inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance
garder l'un vis-à-vis de l'autre.  Michel Ardan le sentit bien, et il
résolut de brusquer la réconciliation.

«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son
meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu.  Pas
autre chose.  Eh bien!  pour prouver que tout est fini entre vous, et
puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la
proposition que je vais vous faire.

--Parlez, dit Nicholl.

--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.

--Oui, certes, répliqua le président.

--Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.

--J'en suis certain, s'écria le capitaine.

--Bon!  reprit Michel Ardan.  Je n'ai pas la prétention de vous mettre
d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez
voir si nous resterons en route.

--Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.

Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux
l'un sur l'autre.  Ils s'observaient avec attention.  Barbicane
attendait la réponse du capitaine.  Nicholl guettait les paroles du
président.

«Eh bien?  fit Michel de son ton le plus engageant.  Puisqu'il n'y a
plus de contrecoup à craindre!

--Accepté!» s'écria Barbicane.

Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en
même temps que lui.

«Hurrah!  bravo!  vivat!  hip!  hip!  hip!  s'écria Michel Ardan en
tendant la main aux deux adversaires.  Et maintenant que l'affaire est
arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française.
Allons déjeuner.



                                 XXII
                         --------------------
                  LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS

Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du
capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier
dénouement.  Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque
Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté,
l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent
lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher
d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel
Ardan.

On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un
individu.  Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la
voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de
la passion déchaînée par l'audacieux Français!  Si l'on ne détela pas
ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais
toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées.  Pas
un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de cœur!  _Ex pluribus
unum_, suivant la devise des États-Unis.

A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos.  Des
députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans
fin ni trêve.  Il dut les recevoir bon gré mal gré.  Ce qu'il serra de
mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur
les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne
s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il
faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut
porter à tous les comtés de l'Union.  Ce succès eût grisé un autre dès
le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété
spirituelle et charmante.

Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des
«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur
conquérant de la Lune.  Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,
assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à
retourner avec lui dans leur pays natal.  Certains d'entre eux
prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel
Ardan.  Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manie et se
chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.

«Singulière folie!  dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et
folie qui frappe souvent les vives intelligences.  Un de nos plus
illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et
très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande
exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune
les occupait.  Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les
maladies?

--Peu, répondit le président du Gun-Club.

--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des
faits au moins étonnants.  Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les
personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une
éclipse.  Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la
Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre.
Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399,
soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune.  Des médecins ont classé le
mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune.  Les maladies
nerveuses ont paru subir souvent son influence.  Mead parle d'un
enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition.
Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles
s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la
pleine Lune.  Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur
les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à
prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les
maladies terrestres.

--Mais comment?  pourquoi?  demanda Barbicane.

--Pourquoi?  répondit Ardan.  Ma foi, je te ferai la même réponse
qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être
parce que ça n'est pas vrai!

Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des
corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre.  Les entrepreneurs de
succès voulurent l'exhiber.  Barnum lui offrit un million pour le
promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer
comme un animal curieux.  Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya
promener lui-même.

Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses
portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place
d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes
dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions
microscopiques des timbres-poste.  Chacun pouvait posséder son héros
dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de
face, de profil, de trois quarts, de dos.  On en tira plus de quinze
cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se
débiter en reliques, mais il n'en profita pas.  Rien qu'à vendre ses
cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire
fortune!

Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas.  Au contraire.
Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec
l'univers entier.  On répétait ses bons mots, on les propageait,
surtout ceux qu'il ne faisait pas.  On lui en prêtait, suivant
l'habitude, car il était riche de ce côté.

Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes.  Quel
nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la
fantaisie l'eût pris de «se fixer»!  Les vieilles misses surtout,
celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et
jour devant ses photographies.

Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il
leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs.  Les femmes
sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout.  Mais son
intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y
transplanter une race croisée de Français et d'Américains.  Il refusa
donc.

«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève,
merci!  Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...

Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe,
il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad.  Il lui
devait bien cela.  Du reste, il était devenu très fort en balistique,
depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_.
Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs
qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants.  Il ne
tarissait pas en plaisanteries à cet égard.  Le jour où il visita la
Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce
gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des
nuits.

«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est
déjà assez étonnant de la part d'un canon.  Mais quant à vos engins
qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez
pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne
vous croirais pas!

Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston.  Quand
le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la
proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de
faire «la partie à quatre».  Un jour il demanda à être du voyage.
Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers.  J.-T. Maston,
désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et
fit valoir des arguments _ad hominem_.

«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes
paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop
incomplet pour te présenter dans la Lune!

--Incomplet!  s'écria le vaillant invalide.

--Oui!  mon brave ami!  Songe au cas où nous rencontrerions des
habitants là-haut.  Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée
de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre,
leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se
manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait
nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents
millions à peine?  Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à
la porte!

--Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez
aussi incomplets que moi!

--Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en
morceaux!

En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait
donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes
espérances.  Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de
contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier
de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola.  On
l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe
retombât dans la mer et que sa chute fût amortie.  Il ne s'agissait
que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée.
Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette
curieuse expérience.  Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de
ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures.
C'était un véritable nid soigneusement ouaté.

«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en
regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.

Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à
vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant
au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait
particulièrement.  Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu
sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.

Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe
placée dans la pièce.  On fit feu.

Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit
majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds
environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des
flots.

Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa
chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et
attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement
hissée à bord.  Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment
où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le
couvercle de leur prison.

Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et
ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à
comprendre.  A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança
au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de
revenir d'une expédition aérienne.  Mais d'écureuil point.  On chercha.
Nulle trace.  Il fallut bien alors reconnaître la vérité.  Le chat
avait mangé son compagnon de voyage.

J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et
se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.

Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute
crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore
perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets
de contrecoup.  Il n'y avait donc plus qu'à partir.

Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de
l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.

A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette,
le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis
d'Amérique.



                                XXIII
                         --------------------
                         LE WAGON-PROJECTILE

Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta
immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à
transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers.  Personne
n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan
demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du
Comité.

Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du
projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en
quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide
absolu.  Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le
boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie.  Mais,
dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre
affaire.  Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des
écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant
autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans
doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu
convenables.

De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co.
d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard.  Le
projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié
immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est.  Le 10, il
arriva sans accident au lieu de sa destination.  Michel Ardan,
Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce
«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler
à la découverte d'un nouveau monde.

Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit
métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel
des Américains.  On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium
en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé
comme un résultat prodigieux.  Ce précieux projectile étincelait aux
rayons du Soleil.  A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de
son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses
tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age
suspendaient à l'angle des châteaux forts.  Il ne lui manquait que des
meurtrières et une girouette.

«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme
d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier.  Nous serons
là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie,
on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y
en a dans la Lune!

--Ainsi le véhicule te plaît?  demanda Barbicane à son ami.

--Oui!  oui!  sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en
artiste.  Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus
effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une
touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple,
une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et
la gueule ouverte...

--A quoi bon?  dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible
aux beautés de l'art.

--A quoi bon, ami Barbicane!  Hélas!  puisque tu me le demandes, je
crains bien que tu ne le comprennes jamais!

--Dis toujours, mon brave compagnon.

--Eh bien!  suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce
que l'on fait, cela vaut mieux.  Connais-tu une pièce indienne qu'on
appelle _Le Chariot de l'Enfant_?

--Pas même de nom, répondit Barbicane.

--Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan.  Apprends donc que, dans
cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une
maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une
fleur, d'un oiseau ou d'une amphore.  Eh bien!  dis-moi, ami
Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que
tu aurais condamné ce voleur-là?

--Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la
circonstance aggravante d'effraction.

--Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane!  Voilà pourquoi tu ne
pourras jamais me comprendre!

--Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.

--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre
wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon
aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la
Terre!

--A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta
fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.

Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait
songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les
effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.

Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait
assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade
dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande
difficulté d'une ingénieuse façon.  C'est à l'eau qu'il comptait
demander de lui rendre ce service signalé.  Voici comment.

Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une
couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement
étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du
projectile.  C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient
place.  Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons
horizontales que le choc au départ devait briser successivement.
Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute,
s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du
projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni
lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot
inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons.  Sans
doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après
le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc
devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande
puissance.

Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre
pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais
la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant
Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc
devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.

Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon
il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup.  Du reste, ce
travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison
Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et
l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser
facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les
supportait au moment du départ.

Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues
d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur
acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre.  Les tuyaux
d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même
soupçonner leur existence.

Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier
choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel
Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».

Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze
pieds de haut.  Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un
peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie
inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés
par la déflagration du pyroxyle.  Il en est ainsi, d'ailleurs, dans
les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours
plus épais.

On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture
ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des
chaudières à vapeur.  Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une
plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de
pression.  Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur
prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.

Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route.  Rien ne
fut plus facile.  En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre
hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans
la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure
et un quatrième dans son chapeau conique.  Les voyageurs seraient donc
à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils
abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces
constellés du ciel.  Seulement, ces hublots étaient protégés contre
les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était
facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs.  De
cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
s'échapper, et les observations devenaient possibles.

Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la
plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins
intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.

Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau
et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même
se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un
récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères.  Il
suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
éclairer et chauffer ce confortable véhicule.  On le voit, rien ne
manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être.  De
plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre
à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile
un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué.  Du
reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
trouver à l'étroit dans cette tour de métal.  Elle avait une surface
de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur,
ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement.  Ils
n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des
États-Unis.

La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la
question de l'air.  Il était évident que l'air enfermé dans le
projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des
voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ
tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air.  Barbicane, ses deux
compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer,
par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou,
en poids, à peu près sept livres.  Il fallait donc renouveler l'air du
projectile.  Comment?  Par un procédé bien simple, celui de MM.
Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du
meeting.

On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties
d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote.  Or, que se
passe-t-il dans l'acte de la respiration?  Un phénomène fort simple.
L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la
vie, et rejette l'azote intact.  L'air expiré a perdu près de cinq
pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal
d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du
sang par l'oxygène inspiré.  Il arrive donc que dans un milieu clos,
et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par
l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.

La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé
intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique
expiré.  Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la
potasse caustique.

Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de
paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à
quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et
l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement.  Or, dix-huit livres
de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la
quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures.  Voilà
pour refaire l'oxygène.

Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide
carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en
empare et forme du bicarbonate de potasse.  Voilà pour absorber
l'acide carbonique.

En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié
toutes ses qualités vivifiantes.  C'est ce que les deux chimistes, MM.
Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès.  Mais, il faut le
dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_.  Quelle
que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des
hommes la supporteraient.

Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave
question.  Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité
de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai
avant le départ.  Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé
énergiquement par J.-T. Maston.

«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins
que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.

Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser.  On se rendit à ses
vœux.  Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse
caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours;
puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du
matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison
avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
dont la plaque fut hermétiquement fermée.  Que se passa-t-il pendant
cette huitaine?  Impossible de s'en rendre compte.  L'épaisseur des
parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver
au-dehors.

Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis
de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets.  Mais ils
furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait
un hurrah formidable.

Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une
attitude triomphante.  Il avait engraissé!



                                 XXIV
                         --------------------
                 LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES

Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le
président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des
sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique.
Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour
rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf
pieds de largeur.

Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il
est bon de la rappeler ici.  La lunette se compose d'un tube qui porte
à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à
son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à
laquelle s'applique l'œil de l'observateur.  Les rayons émanant de
l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par
réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où
les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.].  Cette
image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme
ferait une loupe.  Le tube de la lunette est donc fermé à chaque
extrémité par l'objectif et l'oculaire.

Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité
supérieure.  Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent
librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire
convergent.  De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir
qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image
produite.

Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et
dans les télescopes, la réflexion.  De là le nom de réfracteurs donné
aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds.  Toute la
difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la
confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de
miroirs métalliques.

Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces
instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des
résultats magnifiques.  Le temps était loin où Galilée observa les
astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.
Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et
s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de
jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors.
Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on
citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont
l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a
coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien
français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin
la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a
dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).

Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance
remarquable et de dimension gigantesque.  Le premier, construit par
Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large
de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de
six mille fois.  Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le
parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse.  La longueur de son
tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six
pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une
longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de
foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire
de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur,
tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif
le plus exactement possible.  On comprend combien ces instruments
étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer
deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six
mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense
construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à
la manœuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.

Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements
obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un
grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf
milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets
ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient
très allongés.

Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds
et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (-- 2
lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de
quarante-huit mille fois.

Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge.  Il ne
devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc
les difficultés matérielles.

Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes.  Les
lunettes présentent des avantages sur les télescopes.  A égalité
d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus
considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les
lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le
miroir métallique des télescopes.  Mais l'épaisseur que l'on peut
donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse
plus passer les rayons lumineux.  En outre, la construction de ces
vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps
considérable, qui se mesure par années.

Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes,
avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la
lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le
télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de
plus forts grossissements.  Seulement, comme les rayons lumineux
perdent une grande partie de leur intensité en traversant
l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des
plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des
couches aériennes.

Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe
placée à l'œil de l'observateur, produit le grossissement, et
l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont
le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus
grande.  Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser
singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse.
Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération
très délicate.

Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de
France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très
facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le
miroir métallique par des miroirs argentés.  Il suffisait de couler un
morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite
avec un sel d'argent.  Ce fut ce procédé, dont les résultats sont
excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.

De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour
ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image
des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se
former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi
l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se
hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait
dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer
le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne
subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un
moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins
affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux
dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés
«front view telescope».].

Ces résolutions prises, les travaux commencèrent.  D'après les calculs
du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau
réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et
son miroir seize pieds de diamètre.  Quelque colossal que fût un
pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de
dix mille pieds (-- 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke
proposait de construire il y a quelques années.  Néanmoins
l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes
difficultés.

Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue.  Il
s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne
sont pas nombreuses dans les États.

En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux
chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique
Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves»,
s'ils admettaient une royauté quelconque.

A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le
New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est
fort modeste.

A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense
chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale
de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit
l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux
rivages de la mer polaire.

Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les
regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur.  En
effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds,
tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent
trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la
mer.

Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que
la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se
contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut
dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.

Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains
eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils
accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas.  Ce fut un
véritable tour de force.  Il fallut monter des pierres énormes, de
lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les
vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente
mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus
de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies
désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des
centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles
chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble.
Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en
triompha.  Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les
derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur
dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds.  Il
était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux
permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et
de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à
travers l'espace.

Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent
mille francs.].  La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les
observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète.
Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui
grossissait quarante-huit mille fois les objets observés?  Des
populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs,
des océans?  Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les
points de son disque la nature volcanique de la Lune put être
déterminée avec une précision absolue.

Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au
Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie.  Grâce à sa
puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées
jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre
d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de
Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la
forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse
n'avait jamais pu réduire.



                                 XXV
                         --------------------
                           DERNIERS DÉTAILS

On était au 22 novembre.  Le départ suprême devait avoir lieu dix
jours plus tard.  Une seule opération restait encore à mener à bonne
fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions
infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait
engagé son troisième pari.  Il s'agissait, en effet, de charger la
Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de
fulmi-coton.  Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la
manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait
de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment
explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.

Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la
légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre
fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche.  Mais
Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port; il
choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux,
il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et
de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de
succès.

Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte
de Stone's-Hill.  Il le fit venir peu à peu dans des caissons
parfaitement clos.  Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient
été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit
cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles
artificiers de Pensacola.  Chaque caisson pouvait en contenir dix et
arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette
façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la
fois dans l'enceinte.  Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé
par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à
l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de
grues manœuvrées à bras d'hommes.  Toute machine à vapeur avait été
écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde.
C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre
les ardeurs du soleil, même en novembre.  Aussi travaillait-on de
préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans
le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour
artificiel jusqu'au fond de la Columbiad.  Là, les gargousses étaient
rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen
d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle
électrique au centre de chacune d'elles.

En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué
à cette masse de fulmi-coton.  Tous ces fils, entourés d'une matière
isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à
la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient
l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents
du revêtement de pierre conservé dans ce but.  Une fois arrivé au
sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une
longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en
passant par un appareil interrupteur.  Il suffisait donc de presser du
doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément
rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton.  Il
va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier
moment.

Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de
la Columbiad.  Cette partie de l'opération avait réussi.  Mais que de
tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président
Barbicane!  Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill;
chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns,
poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des
balles de fulmi-coton.  Barbicane se mettait dans des fureurs
quotidiennes.  J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la
chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de
cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là.  Rude tâche,
car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des
palissades.  Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les
caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les
imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du
Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide
fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.

Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le
chargement fut mené à bonne fin.  Le troisième pari du capitaine
Nicholl était donc fort aventuré.  Restait à introduire le projectile
dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.

Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au
voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile.  Ils
étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel
Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux
voyageurs.  On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait
emporter dans la Lune.  Une véritable pacotille d'inutilités.  Mais
Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.

Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le
coffre aux instruments.

Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet,
et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils
emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa
selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit
pour un véritable chef-d'œuvre d'observation et de patience.  Elle
reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de
cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées,
cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions
exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts
Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale
du disque, jusqu'à la _Mare frigoris_, qui s'étend dans les régions
circumpolaires du Nord.

C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils
pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.

Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à
système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en
très grande quantité.

«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan.  Hommes ou
bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite!  Il
faut donc prendre ses précautions.

Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés
de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables,
sans parler des vêtements convenables à toutes les températures,
depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone
torride.

Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain
nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne
voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les
tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.

«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou
vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient
d'une grande utilité.

--J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club,
mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé.  Il n'en a ni la
capacité ni la destination.  Ainsi restons dans les limites du
possible.

Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs
se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse
appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force
prodigieuse.  Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent
mises au nombre des objets indispensables.  Si l'on eût laissé faire
Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les
y semer.  En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent
soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du
projectile.

Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir
le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile.
Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année.  Mais
il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent
en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple
volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient
une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très
variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille
expédition.  Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant
s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations
des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une
certaine quantité d'eau à la surface de la Lune.  Quant aux vivres, il
eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne
trouveraient pas à se nourrir là-haut.  Michel Ardan ne conservait
aucun doute à cet égard.  S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé
à partir.

«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas
complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront
soin de ne pas nous oublier.

--Non, certes, répondit J.-T. Maston.

--Comment l'entendez-vous?  demanda Nicholl.

--Rien de plus simple, répondit Ardan.  Est-ce que la Columbiad ne
sera pas toujours là?  Eh bien!  toutes les fois que la Lune se
présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée,
c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous
envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?

--Hurrah!  hurrah!  s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée;
voilà qui est bien dit!  Certainement, mes braves amis, nous ne vous
oublierons pas!

--J'y compte!  Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des
nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits
si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la
Terre!

Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec
son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à
sa suite.  Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile,
d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon
mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois
voyageurs dans leur expédition lunaire.

Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile,
l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et
le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient.  Quant au chlorate de
potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards
imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler
l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois.  Un
appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se
chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier
d'une façon complète.  Le projectile était donc prêt, et il n'y avait
plus qu'à le descendre dans la Columbiad.  Opération, d'ailleurs,
pleine de difficultés et de périls.

L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill.  Là, des grues
puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de
métal.

Ce fut un moment palpitant.  Que les chaînes vinssent à casser sous ce
poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement
déterminé l'inflammation du fulmi-coton.

Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le
wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur
sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant.  Sa pression
n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la
Columbiad.

«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane
une somme de trois mille dollars.

Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon
de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que
tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.

«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter,
mon brave capitaine.

--Laquelle?  demanda Nicholl.

--C'est que vous perdiez vos deux autres paris!  De cette façon, nous
serons sûrs de ne pas rester en route.



                                 XXVI
                         --------------------
                                 FEU!

Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ
du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures
quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit
ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes
conditions simultanées de zénith et de périgée.

Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil
resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que
trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.

Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si
impatiemment désiré!  Que de poitrines furent oppressées par le pesant
fardeau de l'attente!  Tous les cœurs palpitèrent d'inquiétude, sauf
le cœur de Michel Ardan.  Cet impassible personnage allait et venait
avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une
préoccupation inaccoutumée.  Son sommeil avait été paisible, le
sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.

Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui
s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill.  Tous les quarts
d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette
immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les
relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée,
cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.

Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour
de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée
depuis Ardan's-Town.  Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des
tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient
une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités
de l'Europe.

Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les
dialectes du monde s'y parlaient à la fois.  On eût dit la confusion
des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel.  Là, les
diverses classes de la société américaine se confondaient dans une
égalité absolue.  Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y
coudoyaient avec un sans-gêne primitif.  Les créoles de la Louisiane
fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du
Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains
donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux
marchands de bœufs de Cincinnati.  Coiffés du chapeau de castor blanc
à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade
bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes
de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils
exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à
leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix
doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,
d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont
le haut prix égalait le mauvais goût.  Femmes, enfants, serviteurs,
dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient,
précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui
ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles
innombrables.

A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur
les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit
menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui
répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées,
singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons
divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.

Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en
aide à cette alimentation indigeste!  Quels cris excitants, quelles
vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les
tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de
bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le
sucre et de paquets de paille!

«Voilà le julep à la menthe!  criait l'un de ces débitants d'une voix
retentissante.

--Voici le sangaree au vin de Bordeaux!  répliquait un autre d'un ton
glapissant.

--Et du gin-sling!  répétait celui-ci.

--Et le cocktail!  le brandy-smash!  criait celui-là.

--Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?
s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un
verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le
citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas
frais qui composent cette boisson rafraîchissante.

Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous
l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air
et produisaient un assourdissant tapage.  Mais ce jour-là, ce premier
décembre, ces cris étaient rares.  Les débitants se fussent vainement
enroués à provoquer les chalands.  Personne ne songeait ni à manger ni
à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs
circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch
accoutumé!  Symptôme plus significatif encore, la passion violente de
l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion.  A voir les
quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant
dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les
cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on
comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne
laissait place à aucune distraction.

Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui
précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse.
Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur
pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur.  Chacun
aurait voulu «que ce fût fini».

Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement.
La Lune se levait sur l'horizon.  Plusieurs millions de hurrahs
saluèrent son apparition.  Elle était exacte au rendez-vous.  Les
clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de
toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans
un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les
plus affectueux.

En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs.  A leur aspect
les cris redoublèrent d'intensité.  Unanimement, instantanément, le
chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines
haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en chœur par cinq millions
d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières
limites de l'atmosphère.

Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières
harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une
rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément
impressionnée.  Cependant, le Français et les deux Américains avaient
franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense
foule.  Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des
députations envoyées par les observatoires européens.  Barbicane,
froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres.  Nicholl,
les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un
pas ferme et mesuré.  Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait
voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté,
flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la
bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main
avec une prodigalité princière.  Il était intarissable de verve, de
gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces
de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la
dernière seconde.

Dix heures sonnèrent.  Le moment était venu de prendre place dans le
projectile; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de
fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages
penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.

Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur
celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au
moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le
projectile pourraient ainsi suivre de l'œil l'impassible aiguille qui
marquerait l'instant précis de leur départ.

Le moment des adieux était donc arrivé.  La scène fut touchante; en
dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému.  J.-T. Maston
avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il
réservait sans doute pour cette occasion.  Il la versa sur le front de
son cher et brave président.

«Si je partais?  dit-il, il est encore temps!

--Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.

Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient
installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la
plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée,
s'ouvrait librement vers le ciel.

Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans
leur wagon de métal.

Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son
paroxysme?

La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant
sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait
alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin
de l'horizon et du zénith.  Chacun devait donc facilement comprendre
que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du
lièvre qu'il veut atteindre.

Un silence effrayant planait sur toute cette scène.  Pas un souffle de
vent sur la terre!  Pas un souffle dans les poitrines!  Les cœurs
n'osaient plus battre.  Tous les regards effarés fixaient la gueule
béante de la Columbiad.

Murchison suivait de l'œil l'aiguille de son chronomètre.  Il s'en
fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne
sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.

A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la
pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le
projectile comptaient aussi ces terribles secondes!  Des cris isolés
s'échappèrent:

«Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante!
Feu!!!»

Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil,
rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la
Columbiad.

Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait
donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des
éruptions, se produisit instantanément.  Une immense gerbe de feu
jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère.  La terre se
souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant
entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des
vapeurs flamboyantes.



                                XXVII
                         --------------------
                            TEMPS COUVERT

Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une
prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride
entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à
la nuit sur une étendue considérable de pays.  Cet immense panache de
feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique,
et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
l'apparition de ce météore gigantesque.

La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable
tremblement de terre.  La Floride se sentit secouer jusque dans ses
entrailles.  Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur,
repoussèrent avec une incomparable violence les couches
atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que
l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.

Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous
furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte
inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et
J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se
vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet
au-dessus de la tête de ses concitoyens.  Trois cent mille personnes
demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.

Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements,
culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt
milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette
ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre
autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se
lézarda dans toute sa longueur.  Quelques-uns des bâtiments du port,
choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de
navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs
chaînes comme des fils de coton.

Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et
au-delà des limites des États-Unis.  L'effet du contrecoup, aidé des
vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents
milles des rivages américains.  Une tempête factice, une tempête
inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces
tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent
sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool,
regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet
des plus vives récriminations.

Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que
l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du
projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent
avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes
sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la
côte africaine.

Mais il faut revenir à la Floride.  Le premier instant du tumulte
passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et
des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan!  Hurrah pour Barbicane!
Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux.  Plusieurs million
d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de
lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les
émotions, pour ne se préoccuper que du projectile.  Mais ils le
cherchaient en vain.  On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait
se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak.  Le directeur
de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste
dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et
persévérant, que les observations avaient été confiées.

Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel
on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une
rude épreuve.

Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se
couvrit de nuages.  Pouvait-il en être autrement, après le terrible
déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de
l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de
quatre cent mille livres de pyroxyle?  Tout l'ordre naturel avait été
troublé.  Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer,
on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les
décharges de l'artillerie.

Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais,
lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui,
malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses.
Ce fut une fatalité.  Un concert de réclamations s'éleva de toutes les
parties du globe.  Mais la nature s'en émut peu, et décidément,
puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation,
ils devaient en subir les conséquences.

Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile
opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun
d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par
suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait
nécessairement alors par la ligne des antipodes.

Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit
impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il
fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à
dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle.  Il n'y
eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak
confirmèrent ce fâcheux contretemps.

Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er
décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
soir, devaient arriver le 4 à minuit.  Donc, jusqu'à cette époque, et
comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces
conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop
crier.

Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de
suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir
sur le disque éclatant de la Lune.  Mais le temps demeura
impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération
publique.  On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point.
Triste retour des choses d'ici-bas!

J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak.  Il voulait
observer lui-même.  Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent
arrivés au terme de leur voyage.  On n'avait pas, d'ailleurs, entendu
dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et
des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant
une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts
couvert.

Le 5, même temps.  Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux
d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur
l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en
Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute
observation utile.

Le 6, même temps.  L'impatience rongeait les trois quarts du globe.
On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les
nuages accumulés dans l'air.

Le 7, le ciel sembla se modifier un peu.  On espéra, mais l'espoir ne
fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent
la voûte étoilée contre tous les regards.

Alors cela devint grave.  En effet, le 11, à neuf heures onze minutes
du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier.  Après ce
délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait
rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement
amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion
toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont
les rayons la rendraient absolument invisible.  Il faudrait donc
attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la
retrouver pleine et commencer les observations.

Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne
dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience
angélique.

Le 8, rien.  Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les
Américains.  Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un
pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.

Le 10, pas de changement.  J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on
eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé
jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.

Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions
intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère.  De grands vents d'est
balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le
disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au
milieu des limpides constellations du ciel.



                                XXVIII
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                           UN NOUVEL ASTRE

Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue
éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là,
s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils
télégraphiques du globe.  Le projectile avait été aperçu, grâce au
gigantesque réflecteur de Long's-Peak.

Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge.
Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du
Gun-Club.

                                  _Longs's-Peak, 12 décembre._

A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.

_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par
MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures
quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier
quartier.

Ce projectile n'est point arrivé à son but.  Il a passé à côté, mais
assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.

Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire
d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite
elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable
satellite.

Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés.
On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation.
La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à
deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).

Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une
modification dans l'état des choses:

Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs
atteindront le but de leur voyage;

Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour
du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.

C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la
tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel
astre notre système solaire._

                                                    J.-M. BELFAST.

Que de questions soulevait ce dénouement inattendu!  Quelle situation
grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la
science!  Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette
entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune,
venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont
incalculables.  Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite,
s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du
monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour
le première fois, l'œil pouvait en pénétrer tous les mystères.  Les
noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à
jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines,
se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie
dans la plus étrange tentative des temps modernes.

Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut
dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi.  Était-il
possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre?  Non,
sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en
franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres.
Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois.  Ils avaient des
vivres pour un an.  Mais après?...  Les cœurs les plus insensibles
palpitaient à cette terrible question.

Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée.
Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et
résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.

D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux.  Son domicile fut
désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense
réflecteur.  Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait
dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard
et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces
stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du
projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme
restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne
désespérait pas de revoir un jour.

«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès
que les circonstances le permettront.  Nous aurons de leurs nouvelles
et ils auront des nôtres!  D'ailleurs, je les connais, ce sont des
hommes ingénieux.  A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les
ressources de l'art, de la science et de l'industrie.  Avec cela on
fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!»





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