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Title: L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche
Author: Cervantes, Michel
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche" ***


produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



  Au lecteur

  L'orthographe et la typographie sont conformes à l'édition papier.
  Seules les erreurs manifestes d'imprimerie ont été corrigées.



  L'INGÉNIEUX CHEVALIER
  DON QUICHOTTE
  DE LA MANCHE


  PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1



  L'INGÉNIEUX CHEVALIER
  DON QUICHOTTE
  DE LA MANCHE

  PAR

  MICHEL CERVANTES

  TRADUCTION NOUVELLE
  PAR CH. FURNE


  ILLUSTRÉE DE 160 DESSINS PAR G. ROUX
  GRAVÉS PAR YON ET PERRICHON

  [Illustration]

  PARIS
  FURNE, JOUVET ET C{IE}, ÉDITEURS
  RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 45



  L'INGÉNIEUX CHEVALIER
  DON QUICHOTTE
  DE LA
  MANCHE

  [Illustration]



PRÉFACE


En te présentant ce livre enfant de mon esprit, ai-je besoin de te
jurer, ami lecteur, que je voudrais qu'il fût le plus beau, le plus
ingénieux, le plus parfait de tous les livres? Mais, hélas! je n'ai pu
me soustraire à cette loi de la nature qui veut que chaque être engendre
son semblable. Or, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal
cultivé tel que le mien, sinon un sujet bizarre, fantasque, rabougri et
plein de pensées étranges qui ne sont jamais venues à personne? De plus,
j'écris dans une prison, et un pareil séjour, siége de toute
incommodité, demeure de tout bruit sinistre, est peu favorable à la
composition d'un ouvrage, tandis qu'un doux loisir, une paisible
retraite, l'aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des
eaux, la tranquillité de l'âme, rendraient fécondes les Muses les plus
stériles.

Je sais que la tendresse fascine souvent les yeux d'un père, au point de
lui faire prendre pour des grâces les imperfections de son enfant; c'est
pourquoi je m'empresse de te déclarer que don Quichotte n'est pas le
mien; il n'est que mon fils adoptif. Aussi je ne viens pas, les larmes
aux yeux, suivant l'usage, implorer humblement pour lui ton indulgence;
libre de ton opinion, maître absolu de ta volonté comme le roi l'est de
ses gabelles, juge-le selon ta fantaisie; tu sais du reste notre
proverbe: Sous mon manteau, je tue le roi[1]. Te voilà donc bien averti
et dispensé envers moi de toute espèce de ménagements; le bien ou le mal
que tu diras de mon ouvrage ne te vaudra de ma part pas plus d'inimitié
que de reconnaissance.

  [1] Debajo de mi manto, el rey mato.

J'aurais voulu te l'offrir sans ce complément obligé qu'on nomme
préface, et sans cet interminable catalogue de sonnets et d'éloges qu'on
a l'habitude[2] de placer en tête de tous les livres; car bien que
celui-ci m'ait donné quelque peine à composer, ce qui m'a coûté le plus,
je dois en convenir, cher lecteur, c'est la préface que tu lis en ce
moment; bien des fois j'ai pris, quitté, repris la plume, sans savoir
par où commencer.

  [2] Cette coutume, alors générale, était surtout très-suivie en
  Espagne.

J'étais encore dans un de ces moments d'impuissance, mon papier devant
moi, la plume à l'oreille, le coude sur la table et la joue dans la
main, quand je fus surpris par un de mes amis, homme d'esprit et de bon
conseil, lequel voulut savoir la cause de ma profonde rêverie. Je lui
confessai que le sujet de ma préoccupation était la préface de mon
histoire de don Quichotte, et qu'elle me coûtait tant d'efforts, que
j'étais sur le point de renoncer à mettre en lumière les exploits du
noble chevalier.

Et pourtant, ajoutais-je, comment se risquer à publier un livre sans
préface? Que dira de moi ce sévère censeur qu'on nomme le public,
censeur que j'ai négligé depuis si longtemps, quand il me verra
reparaître vieux et cassé[3], avec un ouvrage maigre d'invention, pauvre
de style, dépourvu d'érudition, et, ce qui est pis encore, sans
annotations en marges et sans commentaires, tandis que nos ouvrages
modernes sont tellement farcis de sentences d'Aristote, de Platon et de
toute la troupe des philosophes, que, dans son enthousiasme, le lecteur
ne manque jamais de porter aux nues ces ouvrages comme des modèles de
profonde érudition? Et qu'est-ce, bon Dieu, quand leurs auteurs en
arrivent à citer la sainte Écriture! Oh! alors, on les prendrait pour
quelque saint Thomas, ou autre fameux docteur de l'Église; en effet, ils
ont tant de délicatesse et de goût, qu'ils se soucient fort peu de
placer après le portrait d'un libertin dépravé un petit sermon chrétien,
si joli, mais si joli, que c'est plaisir de le lire et de l'entendre.
Vous voyez bien que mon ouvrage va manquer de tout cela, que je n'ai
point de notes ni de commentaires à la fin de mon livre, qu'ignorant les
auteurs que j'aurais pu suivre, il me sera impossible d'en donner, comme
tous mes confrères, une table alphabétique commençant par Aristote et
finissant par Xénophon, ou par Zoïle et Zeuxis, quoique celui-ci soit un
peintre et l'autre un critique plein de fiel.

  [3] Cervantes avait cinquante-sept ans lorsqu'il publia la première
  partie du _Don Quichotte_.

Mais ce n'est pas tout; mon livre manquera encore de ces sonnets
remplis d'éloges pour l'auteur, dont princes, ducs, évêques, grandes
dames et poëtes célèbres, font ordinairement les frais (quoique, avec
des amis comme les miens, il m'eût été facile de m'en pourvoir et des
meilleurs); aussi tant d'obstacles à surmonter m'ont-ils fait prendre la
résolution de laisser le seigneur don Quichotte enseveli au fond des
archives de la Manche, plutôt que de le mettre au jour dénué de ces
ornements indispensables qu'un maladroit de mon espèce désespère de
pouvoir jamais lui procurer. C'était là le sujet de la rêverie et de
l'indécision où vous m'avez surpris.

A ces paroles, mon ami partit d'un grand éclat de rire. Par ma foi,
dit-il, vous venez de me tirer d'une erreur où j'étais depuis longtemps:
je vous avais toujours cru homme habile et de bons sens, mais je viens
de m'apercevoir qu'il y a aussi loin de vous à cet homme-là que de la
terre au ciel. Comment de semblables bagatelles, et si faciles à
obtenir, ont-elles pu vous arrêter un seul instant, accoutumé que vous
êtes à aborder et à vaincre des difficultés bien autrement sérieuses? En
vérité, je gagerais que ce n'est pas insuffisance de votre part, mais
simplement paresse ou défaut de réflexion. M'accordez-vous quelque
confiance? Eh bien, écoutez-moi, et vous allez voir de quelle façon je
saurai aplanir les obstacles qui vous empêchent de publier l'histoire de
votre fameux don Quichotte de la Manche, miroir et fleur de la
chevalerie errante.

Dieu soit loué! m'écriai-je; mais comment parviendrez-vous à combler ce
vide et à débrouiller ce chaos?

Ce qui vous embarrasse le plus, répliqua mon ami, c'est l'absence de
sonnets et d'éloges dus à la plume d'illustres personnages pour placer
en tête de votre livre? Eh bien, qui vous empêche de les composer
vous-même et de les baptiser du nom qu'il vous plaira de leur donner?
Attribuez-les au prêtre Jean des Indes[4], ou à L'empereur de
Trébizonde: vous savez qu'ils passent pour d'excellents écrivains. Si,
par hasard, des pédants s'avisent de contester et de critiquer pour
semblable peccadille, souciez-vous-en comme d'un maravédis; allez,
allez, quand même le mensonge serait avéré, on ne coupera pas la main
qui en sera coupable. Pour ce qui est des citations marginales, faites
venir à propos quelques dictons latins, ceux que vous savez par cœur ou
qui ne vous donneront pas grand'peine à trouver. Par exemple, avez-vous
à parler de l'esclavage et de la liberté? qui vous empêche de mettre

  Non bene pro toto libertas venditur auro.

Traitez-vous de la mort? citez sur-le-champ:

  Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernas
        Regumque turres....

  [4] Personnage proverbial, comme l'est encore le juif errant.

S'il est question de l'amour que Dieu commande d'avoir pour son ennemi,
l'Écriture sainte ne nous dit-elle pas: _Ego autem dico vobis, diligite
inimicos vestros_? S'il s'agit de mauvaises pensées, recourez à
l'Évangile: _De corde exeunt cogitationes malæ_. Pour l'instabilité de
l'amitié, Caton vous prêtera son distique:

  Donec eris felix, multos numerabis amicos;
    Tempora si fuerint nubila, solus eris[5].

  [5] C'est à tort que Cervantes attribue ces vers à Caton; ils sont
  d'Ovide.

Avec ces bribes de latin amenées à propos, vous passerez pour un érudit,
et par le temps qui court, cela vaut honneur et profit.

Quant aux notes et commentaires qui devront compléter votre livre, voici
comment vous pourrez procéder en toute sûreté. Vous faut-il un géant?
prenez-moi Goliath, et avec lui vous avez un commentaire tout fait; vous
direz: Le géant Golias ou Goliath était un Philistin que le berger David
tua d'un coup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu'il est
écrit au _Livre des Rois_, chapitre..... Voulez-vous faire une excursion
dans le domaine des sciences, en géographie, par exemple? eh bien,
arrangez-vous pour parler du Tage, et vous avez là une magnifique
période! Dites: Le fleuve du Tage fut ainsi nommé par un ancien roi des
Espagnes, parce qu'il prend sa source en tel endroit, et qu'il a son
embouchure dans l'Océan, où il se jette après avoir baigné les murs de
la célèbre et opulente ville de Lisbonne, il passe pour rouler un sable
d'or, etc., etc. Voulez-vous parler de brigands? je vous recommande
l'histoire de Cacus. Vous faut-il des courtisanes? l'évêque de
Mondonedo[6] vous fournira des Samies, des Laïs, des Flores. S'agit-il
de démons femelles? Ovide vous offre sa Médée. Sont-ce des magiciennes
ou enchanteresses? vous avez Calypso dans Homère et Circé dans Virgile.
En fait de grands capitaines, Jules César se peint lui-même dans ses
_Commentaires_, et Plutarque vous fournira mille Alexandre. Enfin si
vous avez à traiter de l'amour, avec deux onces de langue italienne,
Léon Hébreu[7] vous donnera pleine mesure; et s'il vous répugne de
recourir à l'étranger, nous avons en Espagne le Traité de Fonseca sur
l'Amour de Dieu, dans lequel se trouve développé tout ce que l'homme le
plus exigeant peut désirer en semblable matière. Chargez-vous seulement
d'indiquer les sources où vous puiserez, et laissez-moi le soin des
notes et des commentaires; je me charge de remplir vos marges, et de
barbouiller quatre feuilles de remarques par-dessus le marché.

  [6] Don Antonio de Guevara, auteur de la notable histoire des _Trois
  Amoureuses_.

  [7] Rabbin, portugais qui a écrit les _Dialogues d'amour_.

Mais, il me semble, en vérité, que votre ouvrage n'a aucun besoin de ce
que vous dites lui manquer, puisqu'en fin de compte vous n'avez voulu
faire qu'une satire des livres de chevalerie, qu'Aristote n'a pas
connus, dont Cicéron n'a pas eu la moindre idée, et dont saint Basile ne
dit mot. Ces fantastiques inventions n'ont rien à démêler avec les
réalités de l'histoire, ni avec les calculs de la géométrie, les règles
et les arguments de la rhétorique. Vous n'avez pas sans doute la
prétention de convertir les gens, comme veulent le faire tant de vos
confrères qui mêlent le sacré et le profane, mélange coupable et
indécent que doit sévèrement réprouver tout esprit vraiment chrétien!
Bien exprimer ce que vous avez à dire, voilà votre but; ainsi, plus
l'imitation sera fidèle, plus votre ouvrage approchera de la perfection.
Si donc vous n'en voulez qu'aux livres de chevalerie, pourquoi emprunter
des sentences aux philosophes, des citations à la sainte Écriture, des
fables aux poëtes, des discours aux rhéteurs, des miracles aux saints?
Faites seulement que votre phrase soit harmonieuse et votre récit
intéressant; que votre langage, clair et précis, rende votre intention
sans obscurité ni équivoque; tâchez surtout qu'en vous lisant, le
mélancolique ne puisse s'empêcher de rire, que l'ignorant s'instruise,
que le connaisseur admire, que le sage se croie tenu de vous louer.
Surtout visez constamment à détruire cette ridicule faveur qu'ont
usurpée auprès de tant de gens les livres de chevalerie; et, par ma foi,
si vous en venez à bout, vous n'aurez pas accompli une mince besogne.

J'avais écouté dans un grand silence ce que disait mon ami; ses raisons
frappèrent tellement mon esprit que, sans répliquer, je les tins, à
l'instant même, pour excellentes, et je résolus d'en faire cette
préface, dans laquelle tu reconnaîtras, cher lecteur, le grand sens d'un
tel conseiller, et ma bonne fortune qui me l'avait envoyé si à propos.
Tu y trouveras aussi ton compte, puisque, sans autre préliminaire, tu
vas passer à l'histoire naïve et sincère de ce don Quichotte de la
Manche, regardé par les habitants de la plaine de Montiel comme le plus
chaste des amants et le plus vaillant des chevaliers. Mais je ne
voudrais pas trop exagérer le service que tu me dois pour t'avoir fait
connaître un héros si recommandable; je demande seulement que tu me
saches quelque gré de te présenter son illustre écuyer Sancho Panza,
dans la personne duquel tu trouveras, je l'espère, rassemblées toutes
les grâces _écuyéresques_ éparses dans la foule vaine et insipide des
livres de chevalerie.

Sur ce, que Dieu te conserve, cher lecteur, sans m'oublier cependant.



UN MOT SUR CETTE NOUVELLE TRADUCTION

Comme Homère, comme Virgile, Dante, Shakespeare, Cervantes, a eu un
grand nombre de traducteurs; et cependant après tant d'essais, le
chef-d'œuvre de cet immortel écrivain _Don Quichotte_, en un mot, est
encore et restera toujours à traduire.

Notre admiration pour Cervantes et pour la chevaleresque patrie qui l'a
vu naître nous a depuis longtemps inspiré le désir et fait prendre la
résolution de tenter cette périlleuse aventure. Aussi, pour nous y
préparer, avons-nous lu et relu l'inimitable roman de _Gil Blas_, ce
modèle accompli de l'art du conteur.

Dans les lettres, obscur ouvrier de la onzième heure, nous n'avons pas
la prétention d'avoir atteint le but que tant d'autres, avant nous, ont
poursuivi avec constance et quelquefois avec bonheur; mais dans la
mesure de nos forces, et par une version fidèle que nous nous sommes
efforcé de rendre agréable, nous avons cherché à augmenter le nombre des
admirateurs d'un des plus beaux génies dont s'honore l'humanité.

C'est le résultat de cette tentative que nous soumettons au public.

  CH. FURNE.



[Illustration]

L'INGÉNIEUX CHEVALIER

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE



PREMIÈRE PARTIE

LIVRE PREMIER--CHAPITRE PREMIER

QUI TRAITE DE LA QUALITÉ ET DES HABITUDES DE L'INGÉNIEUX DON QUICHOTTE


Dans un petit bourg de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le
nom[8], vivait naguère un de ces hidalgos qui ont lance au râtelier,
rondache antique, vieux cheval et lévrier de chasse.--Une _olla_[9],
bien plus souvent de bœuf[10] que de mouton, un _saupiquet_[11] le
soir, le vendredi des lentilles, des abatis de bétail le samedi, et le
dimanche quelques pigeonneaux outre l'ordinaire, emportaient les trois
quarts de son revenu; le reste payait son justaucorps de panne de soie,
avec chausses et mules de velours pour les jours de fête, car d'habitude
notre hidalgo se contentait d'un surtout de la bonne laine du pays. Une
gouvernante qui avait passé quarante ans, une nièce qui n'en avait pas
vingt, et un valet qui savait travailler aux champs, étriller un cheval
et manier la serpette, composaient toute sa maison. Son âge frisait la
cinquantaine; il était de complexion robuste, maigre de visage, sec de
corps, fort matinal et grand chasseur. Parmi les historiens,
quelques-uns ont dit qu'il s'appelait Quisada ou Quesada, d'autres le
nomment Quixana. Au reste cela importe peu, pourvu que notre récit ne
s'écarte en aucun point de l'exacte vérité.

  [8] Argamasilla de Alba; on y montre encore une antique maison où la
  tradition locale place la prison de Cervantes.

  [9] _Olla_, pot-au-feu.

  [10] En Espagne, le bœuf est moins estimé que le mouton.

  [11] _Salpicon_, saupiquet, émincé de viande avec une sauce qui excite
  l'appétit.

Or, il faut savoir que dans ses moments de loisir, c'est-à-dire à peu
près toute l'année, notre hidalgo s'adonnait à la lecture des livres de
chevalerie avec tant d'assiduité et de plaisir, qu'il avait fini par en
oublier l'exercice de la chasse et l'administration de son bien. Son
engouement en vint même à ce point, qu'il vendit plusieurs pièces de
bonne terre pour acquérir ces sortes d'ouvrages; aussi en amassa-t-il un
si grand nombre qu'il en emplit sa maison.

Mais, parmi ces livres, aucun n'était plus de son goût que ceux du
célèbre Feliciano de Silva[12]. Les faux brillants de sa prose le
ravissaient, et ses propos quintessenciés lui semblaient autant de
perles; il admirait ses cartels de défis, et surtout ses tirades
galantes où se trouvaient ces mots: _La raison de la déraison que vous
faites à ma raison, affaiblit tellement ma raison, que ce n'est pas sans
raison que je me plains de votre beauté_; et cet autre passage vraiment
incomparable: _Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le
secours des étoiles vous fortifient et vous font méritante des mérites
que mérite votre grandeur_.

  [12] Feliciano de Silva, auteur de la _Chronique des très-vaillants
  Chevaliers_.

Le jugement de notre pauvre hidalgo se perdait au milieu de toutes ces
belles phrases; il se donnait la torture pour les approfondir et leur
arracher un sens des entrailles, ce que n'aurait pu faire le grand
Aristote lui-même, fût-il ressuscité exprès pour cela. Il s'accommodait
mal des innombrables blessures que faisait ou recevait don Belianis;
car, malgré toute la science des chirurgiens qui l'ont guéri, un si
intrépide batailleur, disait-il, doit avoir le corps couvert de
cicatrices, et le visage, de balafres. Mais il n'en louait pas moins
dans l'auteur l'ingénieuse façon dont il termine son livre par la
promesse d'une inénarrable aventure. Plus d'une fois il fut tenté de
prendre la plume afin de l'achever, ce qu'il eût fait sans doute et même
avec succès, si depuis longtemps déjà il n'eût roulé dans sa tête de
plus importantes pensées. Souvent il disputait avec le curé de son
village, homme docte qui avait étudié à Siguenza[13], sur la question de
savoir lequel était meilleur chevalier, de Palmerin d'Angleterre, ou
d'Amadis de Gaule. Le barbier du village, maître Nicolas, prétendait que
personne n'allait à la taille du chevalier Phébus, et que si quelqu'un
pouvait lui être comparé, c'était le seul don Galaor, parce qu'avec des
qualités qui le rendaient propre à tout, ce Galaor n'était point un
dameret, un langoureux comme son frère Amadis, à qui d'ailleurs il ne le
cédait en rien quant à la vaillance.

  [13] Siguenza est dit ironiquement.

Bref, notre hidalgo se passionna tellement pour sa lecture, qu'il y
passait les nuits du soir au matin, et les jours du matin au soir, si
bien qu'à force de toujours lire et de ne plus dormir, son cerveau se
dessécha, et qu'il finit par perdre l'esprit. L'imagination remplie de
tout ce fatras, il ne rêvait qu'enchantements, querelles, défis,
combats, blessures, déclarations galantes, tourments amoureux et autres
extravagances semblables; et ces rêveries saugrenues s'étaient si bien
logées dans sa tête, que pour lui il n'existait pas au monde d'histoires
plus certaines et plus authentiques.

Il disait que le cid Ruy-Dias avait été certes un bon chevalier, mais
qu'il était loin de valoir le chevalier de l'Ardente-Épée, qui, d'un
seul revers avait pourfendu deux féroces et monstrueux géants. Bernard
de Carpio lui semblait l'emporter encore, parce que, à Ronceveaux,
s'aidant fort à propos de l'artifice d'Hercule lorsqu'il étouffa entre
ses bras Antée, fils de la Terre, il avait su mettre à mort Roland
l'enchanté. Il vantait beaucoup aussi le géant Morgan, qui, seul de
cette race orgueilleuse et farouche, s'était toujours montré plein de
courtoisie. Mais son héros par excellence, c'était Renaud de Montauban,
surtout quand il le voyait sortir de son château pour détrousser les
passants, ou, franchissant le détroit, courir en Barbarie dérober cette
idole de Mahomet qui était d'or massif, à ce que raconte l'histoire.
Quant à ce traître de Ganelon, afin de pouvoir lui administrer cent
coups de pieds dans les côtes, il aurait de bon cœur donné sa
gouvernante et même sa nièce par-dessus le marché.

Enfin, la raison l'ayant abandonné sans retour, il en vint à former le
plus bizarre projet dont jamais fou se soit avisé. Il se persuada qu'il
était convenable et même nécessaire, tant pour le service de son pays
que pour sa propre gloire, de se faire chevalier errant et de s'en aller
de par le monde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures,
défendre les opprimés, redresser les torts, et affronter de tels dangers
que s'il en sortait à son honneur, sa renommée ne pouvait manquer d'être
immortelle. Le pauvre rêveur se voyait déjà couronné par la force de son
bras, et, pour le moins en possession de l'empire de Trébizonde.

Plein de ces agréables pensées, et emporté par le singulier plaisir
qu'il y trouvait, il ne songea plus qu'à passer du désir à l'action.
Son premier soin fut de déterrer les pièces d'une vieille armure, qui,
depuis longtemps couverte de moisissure et rongée par la rouille, gisait
oubliée dans un coin de sa maison. Il les nettoya et les rajusta de son
mieux, mais grand fut son chagrin quand au lieu du heaume complet il
s'aperçut qu'il ne restait plus que le morion. Son industrie y suppléa,
et avec du carton il parvint à fabriquer une espèce de demi-salade, qui,
emboîtée avec le morion, avait toute l'apparence d'une salade entière.
Aussitôt, pour la mettre à l'épreuve, il tira son épée et lui en
déchargea deux coups dont le premier détruisit l'ouvrage d'une semaine.
Cette fragilité lui déplut fort: afin de s'assurer contre un tel péril
il se mit à refaire son armet, et cette fois il ajouta en dedans de
légères bandes de fer. Satisfait de sa solidité, mais peu empressé de
risquer une seconde expérience, il le tint désormais pour un casque de
la plus fine trempe.

Cela fait, notre hidalgo alla visiter sa monture; et quoique la pauvre
bête eût plus de tares que de membres, et fût de plus chétive apparence
que le cheval de Gonèle[14] CUI TANTUM PELLIS ET OSSA FUIT, il lui
sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babieça du Cid, ne
pouvaient lui être comparés. Il passa quatre jours entiers à chercher
quel nom il lui donnerait, disant qu'il n'était pas convenable que le
cheval d'un si fameux chevalier, et de plus si excellent par lui-même,
entrât en campagne sans avoir un nom qui le distinguât tout d'abord.
Aussi se creusait-il l'esprit pour lui en composer un qui exprimât ce
que le coursier avait été jadis et ce qu'il allait devenir: le maître
changeant d'état, le cheval, selon lui, devait changer de nom et
désormais en porter un conforme à la nouvelle profession qu'il
embrassait. Après beaucoup de noms pris, quittés, rognés, allongés,
faits et défaits, il s'arrêta à celui de ROSSINANTE[15], qui lui parut
tout à la fois sonore, retentissant, significatif, et bien digne, en
effet, de la première de toutes les rosses du monde.

  [14] Bouffon du duc de Ferrare au quinzième siècle, dont le cheval
  n'avait que la peau et les os.

  [15] ROCIN-ANTES, _Rosse auparavant_.

Une fois ce nom trouvé pour son cheval, il voulut s'en donner un à
lui-même, et il y consacra encore huit jours, au bout desquels il se
décida enfin à s'appeler DON QUICHOTTE, ce qui a fait penser aux auteurs
de cette véridique histoire que son nom était Quixada et non Quesada,
comme d'autres l'ont prétendu. Mais, venant à se souvenir que le
valeureux Amadis ne s'était pas appelé Amadis tout court, et que pour
rendre à jamais célèbre le nom de son pays, il l'avait ajouté au sien,
en se faisant appeler Amadis de Gaule, notre hidalgo, jaloux de
l'imiter, voulut de même s'appeler don Quichotte de la Manche, persuadé
qu'il illustrait sa patrie en la faisant participer à la gloire qu'il
allait acquérir.

Après avoir fourbi ses armes, fait avec un morion une salade entière,
donné un nom retentissant à son cheval, et en avoir choisi un tout aussi
noble pour lui-même, il se tint pour assuré qu'il ne manquait plus rien,
sinon une dame à aimer, parce qu'un chevalier sans amour est un arbre
sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. En effet, que pour la
punition de mes péchés, se disait-il, ou plutôt grâce à ma bonne étoile,
je vienne à me trouver face à face avec un géant, comme cela arrive sans
cesse aux chevaliers errants, que je le désarçonne au premier choc et le
pourfende par le milieu du corps, ou seulement le réduise à merci,
n'est-il pas bien d'avoir une dame à qui je puisse l'envoyer en présent,
afin qu'arrivé devant ma douce souveraine, il lui dise en l'abordant,
d'une voix humble et soumise: «Madame, je suis le géant Caraculiambro,
seigneur de l'île de Malindrania, qu'a vaincu en combat singulier votre
esclave, l'invincible et jamais assez célébré don Quichotte de la
Manche. C'est par son ordre que je viens me mettre à vos genoux devant
Votre Grâce, afin qu'elle dispose de moi selon son bon plaisir.»

Oh! combien notre hidalgo fut heureux d'avoir inventé ce beau discours,
et surtout d'avoir trouvé celle qu'il allait faire maîtresse de son
cœur, instituer dame de ses pensées! C'était, à ce que l'on croit, la
fille d'un laboureur des environs, jeune paysanne de bonne mine, dont il
était devenu amoureux sans que la belle s'en doutât un seul instant.
Elle s'appelait Aldonza Lorenzo. Après lui avoir longtemps cherché un
nom qui, sans trop s'écarter de celui qu'elle portait, annonçât
cependant la grande dame et la princesse, il finit par l'appeler
DULCINÉE DU TOBOSO, parce qu'elle était native d'un village appelé le
Toboso, nom, à son avis, noble, harmonieux, et non moins éclatant que
ceux qu'il avait choisis pour son cheval et pour lui-même.



CHAPITRE II

QUI TRAITE DE LA PREMIÈRE SORTIE QUE FIT L'INGÉNIEUX DON QUICHOTTE


Ces préliminaires accomplis, notre hidalgo ne voulut pas différer plus
longtemps de mettre à exécution son projet, se croyant déjà responsable
de tous les maux que son inaction laissait peser sur la terre, torts à
redresser, dettes à satisfaire, injures à punir, outrages à venger.
Ainsi sans se confier à âme qui vive, et sans être vu de personne, un
matin avant le jour (c'était un des plus chauds du mois de juillet), il
s'arme de pied en cap, enfourche Rossinante, et, lance au poing,
rondache au bras, visière baissée, il s'élance dans la campagne, par la
fausse porte de sa basse-cour, ravi de voir avec quelle facilité il
venait de donner carrière à son noble désir. Mais à peine fut-il en
chemin, qu'assailli d'une fâcheuse pensée, peu s'en fallut qu'il
n'abandonnât l'entreprise. Il se rappela tout à coup que n'étant point
armé chevalier, les lois de cette profession lui défendaient d'entrer
en lice avec aucun chevalier; et que le fût-il, il n'avait droit, comme
novice, de porter que des armes blanches, c'est-à-dire sans devise sur
l'écu, jusqu'à ce qu'il en eût conquis une par sa valeur. Ce scrupule le
tourmentait; mais, sa folie l'emportant sur toute considération, il
résolut de se faire armer chevalier par le premier qu'il rencontrerait,
comme il avait lu dans ses livres que cela s'était souvent pratiqué.
Quant à ses armes, il se promettait de les fourbir si bien, tout en
tenant la campagne, qu'elles deviendraient plus blanches que l'hermine.
S'étant donc mis l'esprit en repos, il poursuivit son chemin,
s'abandonnant à la discrétion de son cheval, et persuadé qu'en cela
consistait l'essence des aventures.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, imp.                    Furne, Jouvet et comp., édit.

Dans ce moment survint l'hôtelier (p. 11).]

Pendant qu'il cheminait enseveli dans ses pensées, notre chercheur
d'aventures se parlait à lui-même. Lorsque dans les siècles à venir sera
publié l'histoire de mes glorieux exploits, se disait-il, nul doute que
le sage qui tiendra la plume, venant à raconter cette première sortie
que je fais si matin, ne s'exprime de la sorte: A peine le blond Phébus
commençait à déployer sur la spacieuse face de la terre les tresses
dorées de sa belle chevelure, à peine les petits oiseaux, nuancés de
mille couleurs, saluaient des harpes de leurs langues, dans une douce et
mielleuse harmonie, l'Aurore au teint rose quittant la couche de son
vieil époux pour venir éclairer l'horizon castillan, que le fameux
chevalier don Quichotte de la Manche, désertant la plume paresseuse,
monta sur son fidèle Rossinante, et prit sa route à travers l'antique et
célèbre plaine de Montiel. C'était là qu'il se trouvait en ce moment.
Heureux âge, ajoutait-il, siècle fortuné qui verra produire au grand
jour mes incomparables prouesses, dignes d'être éternisées par le
bronze et le marbre, retracées par le pinceau, afin d'être données en
exemples aux races futures! Et toi, sage enchanteur, assez heureux pour
être le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, n'oublie pas, je
t'en conjure, mon bon Rossinante, ce cher compagnon de mes pénibles
travaux.

Puis tout à coup, comme dans un transport amoureux: O Dulcinée!
s'écriait-il, souveraine de ce cœur esclave, à quelle épreuve vous le
soumettez en me bannissant avec la rigoureuse défense de reparaître
devant votre beauté! Du moins qu'il vous souvienne des tourments
qu'endure pour vous ce cœur votre sujet! A ces rêveries il en ajoutait
cent autres non moins extraordinaires, sans s'apercevoir que le soleil,
déjà bien haut sur l'horizon, lui dardait tellement sur la tête, qu'il
n'en fallait pas davantage pour fondre sa cervelle, s'il lui en était
resté quelque peu.

Notre héros chemina ainsi tout le jour sans qu'il lui arrivât rien qui
mérite d'être raconté; ce qui le désespérait, tant il lui tardait de
trouver une épreuve digne de son courage. Quelques-uns prétendent que sa
première aventure fut celle du _puerto Lapice_[16]; d'autres, celle des
moulins à vent; mais tout ce que j'ai pu découvrir à ce sujet dans les
annales de la Manche, c'est qu'après avoir marché jusqu'au coucher du
soleil, son cheval et lui, demi-morts de faim, étaient si fatigués,
qu'ils pouvaient à peine se soutenir. En regardant de tous côtés s'il ne
découvrirait pas quelque abri où il pût se reposer, il aperçut, non loin
du chemin qu'il suivait, une auberge isolée, laquelle brilla à ses yeux
comme une étoile qui allait le conduire au port du salut. Pressant le
pas de son cheval, il y arriva comme le jour finissait.

  [16] En Espagne, on appelle _puerto_, port, un col ou passage dans les
  montagnes.

Sur la porte en ce moment prenaient leurs ébats deux de ces donzelles
dont on a coutume de dire qu'elles sont de bonne volonté; ces filles
allaient à Séville avec des muletiers qui s'étaient arrêtés là pour y
passer la nuit. Comme notre aventurier voyait partout ce qu'il avait lu
dans ses livres, il n'eut pas plus tôt aperçu cette misérable
hôtellerie, qu'il la prit pour un château avec ses quatre tourelles, ses
chapiteaux d'argent bruni reluisant au soleil, ses fossés, son
pont-levis, enfin tous les accessoires qui accompagnent ces sortes de
descriptions. A peu de distance il s'arrêta, et, retenant la bride de
son cheval, il attendit qu'un nain vînt se montrer aux créneaux pour
annoncer à son de trompe l'arrivée d'un chevalier; mais comme rien ne
paraissait, et que Rossinante avait hâte de gagner l'écurie, don
Quichotte avança de quelques pas et aperçut alors les deux filles en
question, qui lui parurent deux nobles damoiselles folâtrant devant la
porte du château. Un porcher qui passait en ce moment se mit à souffler
dans une corne pour rassembler son troupeau: persuadé qu'on venait de
donner le signal de sa venue, notre héros s'approcha tout à fait de ces
femmes, qui, à l'aspect imprévu d'un homme armé jusqu'aux dents,
rentrèrent précipitamment dans la maison. Devinant le motif de leur
frayeur, don Quichotte leva sa visière, et découvrant à moitié son sec
et poudreux visage, il leur dit d'un ton calme et doux: Timides vierges,
ne fuyez point, et ne redoutez de ma part aucune offense; la chevalerie,
dont je fais profession, m'interdit d'offenser personne, et surtout de
nobles damoiselles telles que vous paraissez.

Ces femmes le regardaient avec étonnement et cherchaient de tous leurs
yeux son visage sous la mauvaise visière qui le couvrait; mais quand
elles s'entendirent appeler damoiselles, elles ne purent s'empêcher
d'éclater de rire.

La modestie sied à la beauté, reprit don Quichotte d'un ton sévère, et
le rire qui procède de cause futile est une inconvenance. Si je vous
parle ainsi, ne croyez pas que ce soit pour vous affliger, ni pour
troubler la belle humeur où je vous vois, car la mienne n'est autre que
de vous servir.

Ce langage et cette bizarre figure ne faisaient que redoubler les éclats
de leur gaieté; et cela sans doute eût mal tourné, si dans ce moment ne
fût survenu l'hôtelier, homme d'un énorme embonpoint, et par conséquent
très-pacifique. A l'aspect de cet étrange personnage tout couvert
d'armes dépareillées, il fut bien près de partager l'hilarité des deux
donzelles; mais, en voyant cet attirail de guerre, se ravisant, il dit à
l'inconnu: Seigneur chevalier, si Votre Grâce a besoin d'un gîte, sauf
le lit toutefois, car il ne m'en reste pas un seul, elle trouvera chez
moi tout à profusion.

Aux avances courtoises du gouverneur du château (tels lui paraissaient
l'hôtellerie et l'hôtelier) don Quichotte répondit: Seigneur châtelain,
peu de chose me suffit; LES ARMES SONT MA PARURE, _et mes délassements
les combats_[17].

  [17] Mis arreos son las armas,
       Mi descanso el pelear. (_Romancero._)

A ce nom de châtelain (_castellano_[18]), l'hôtelier crut que notre
aventurier le prenait pour un Castillan, lui qui était un franc
Andalous, et même de la plage de San Lucar, aussi voleur que Cacus,
aussi goguenard qu'un écolier ou qu'un page: En ce cas, lui dit-il, _la
couche de Votre Seigneurie doit être un dur rocher et son sommeil une
veille continuelle_[19]. S'il en est ainsi, vous pouvez mettre pied à
terre, sûr de trouver ici mille occasions pour une de passer
non-seulement la nuit, mais toute l'année sans dormir. En disant cela il
courut tenir l'étrier à don Quichotte, qui descendit de cheval avec
beaucoup de peine et d'efforts, comme un homme accablé du poids de ses
armes et qui depuis douze heures était encore à jeun.

  [18] Il y a ici un jeu de mots: en espagnol, _castellano_ veut dire
  Castillan et châtelain.

  [19] Mi cama las duras peñas,
       Mi dormir siempre velar. (_Romancero._)

Le premier soin de notre héros fut de recommander sa monture, affirmant
que de toutes les bêtes qui dans le monde portaient selle, c'était
certainement la meilleure. En examinant Rossinante, l'hôtelier put se
convaincre qu'il en fallait rabattre plus de moitié; toutefois il le
conduisit à l'écurie, et revenant aussitôt près de son hôte, il le
trouva réconcilié avec les deux donzelles, qui s'empressaient à le
débarrasser de son armure. Elles lui avaient bien ôté la cuirasse et le
corselet; mais quand il fallut déboîter le gorgerin et enlever la
malheureuse salade, attachée par des rubans verts, il devint impossible
de défaire les nœuds sans les couper; aussi don Quichotte ne voulut
jamais y consentir, aimant mieux passer toute la nuit avec sa salade en
tête, ce qui lui faisait la plus plaisante figure qu'on pût imaginer.

Pendant cette cérémonie, prenant toujours celles qui le désarmaient pour
de nobles damoiselles et les maîtresses de ce château, notre héros leur
débitait d'un air galant ces vers d'un vieux romancero:

  Vit-on jamais un chevalier,
  Plus en faveur auprès des belles?
  Don Quichotte est servi par elles,
  Dames ont soin de son coursier.

Rossinante est son nom, mesdames, et don Quichotte de la Manche celui de
votre serviteur, qui avait fait serment de ne point se découvrir avant
d'avoir accompli quelque grande prouesse. Le besoin d'ajuster la romance
de Lancelot à la situation où je me trouve fait que vous savez mon nom
plus tôt que je ne l'aurais voulu; mais viendra le temps, j'espère, où
Vos Gracieuses Seigneuries me donneront leurs ordres, où je serai
heureux de leur obéir et de mettre à leur service la valeur de mon bras.

Peu accoutumées à de semblables discours, ces femmes ouvraient de grands
yeux et ne répondaient rien; à la fin pourtant, elles lui demandèrent
s'il voulait manger quelque chose.

Volontiers, répondit don Quichotte; et, quoi que ce puisse être, tout
viendra fort à propos.

Par malheur, c'était un vendredi, et il n'y avait dans toute
l'hôtellerie que les restes d'un poisson séché qu'on appelle en
Espagne, selon la province, morue, merluche ou truitelle. Elles le
prièrent de vouloir bien s'en contenter, puisque c'était la seule chose
qu'on pût lui offrir.

Pourvu qu'il y ait un certain nombre de ces truitelles, répliqua don
Quichotte, cela équivaudra à une truite; car, me donner la monnaie d'une
pièce de huit réaux, ou la pièce entière, peu importe. D'autant qu'il en
est peut-être de la truitelle comme du veau, qui est plus tendre que le
bœuf, ou bien encore du chevreau, qui est plus délicat que le bouc.
Mais, quoi que ce soit, je le répète, qu'on l'apporte au plus vite; car,
pour supporter la fatigue et le poids des armes, il faut réconforter
l'estomac.

Pour qu'il dînât au frais, une table fut dressée devant la porte de
l'hôtellerie, et l'hôtelier lui apporta un morceau de poisson mal
dessalé et plus mal cuit, avec un pain moisi plus noir que ses armes.
C'était un plaisant spectacle de le voir ainsi attablé, la tête emboîtée
dans son morion, visière et mentonnière en avant. Comme il avait peine à
se servir de ses mains pour porter les morceaux à sa bouche, une de ces
dames fut obligée de lui rendre ce service. Quant à le faire boire, ce
fut bien autre chose, et on n'y serait jamais parvenu, si l'hôtelier ne
se fût avisé de percer de part en part un long roseau et de lui en
introduire entre les dents un des bouts. Mais notre héros endurait tout
patiemment, plutôt que de laisser couper les rubans de son armet. Sur
ces entrefaites, un châtreur de porcs, qui rentrait à l'hôtellerie,
s'étant mis à siffler cinq ou six fois, cet incident acheva de lui
persuader qu'il était dans un fameux château, et qu'on lui faisait de la
musique pendant le repas. Alors la merluche fut pour lui de la truite,
le pain noir du pain blanc, les donzelles de grandes dames, l'hôtelier
le seigneur châtelain. Aussi était-il ravi de la résolution qu'il avait
prise, et du gracieux résultat de sa première sortie. Une seule chose
cependant le chagrinait au fond de l'âme: c'était de n'être point encore
armé chevalier, parce qu'en cet état, disait-il, on ne pouvait
légitimement entreprendre aucune aventure.



CHAPITRE III

OU L'ON RACONTE DE QUELLE PLAISANTE MANIÈRE DON QUICHOTTE FUT ARMÉ
CHEVALIER


Tourmenté de cette pensée, il abrége son maigre repas, puis, se levant
brusquement, il appelle l'hôtelier, l'emmène dans l'écurie, et, après en
avoir fermé la porte, il se jette à deux genoux devant lui en disant: Je
ne me relèverai pas d'où je suis, illustre chevalier, que Votre
Seigneurie ne m'ait octroyé l'insigne faveur que j'ai à lui demander,
laquelle ne tournera pas moins à votre gloire qu'à l'avantage du genre
humain.

En le voyant dans cette posture suppliante tenir un si étrange discours,
l'hôtelier le regardait tout ébahi, et s'opiniâtrait à le relever; mais
il n'y parvint qu'en promettant de faire ce qu'il désirait.

Je n'attendais pas moins de votre courtoisie, seigneur, dit don
Quichotte. Le don que je vous demande et que vous promettez de
m'octroyer si obligeamment, c'est demain, à la pointe du jour, de
m'armer chevalier; mais au préalable, afin de me préparer à recevoir cet
illustre caractère que je souhaite avec ardeur, permettez-moi de faire
cette nuit la veille des armes dans la chapelle de votre château, après
quoi il me sera permis de chercher les aventures par toute la terre,
secourant les opprimés, châtiant les méchants, selon le vœu de la
chevalerie, et comme doit le faire tout chevalier errant que sa vocation
appelle à remplir une si noble tâche.

[Illustration: Don Quichotte restait fièrement près de l'auge (p. 15).]

L'hôtelier, rusé compère (on l'a vu déjà), et qui avait quelque soupçon
du jugement fêlé de son hôte, acheva de s'en convaincre en entendant un
semblable discours; aussi, pour s'apprêter de quoi rire, il voulut lui
donner satisfaction. Il lui dit qu'une pareille résolution montrait
qu'il était homme sage et de grand sens; qu'elle était d'ailleurs
naturelle aux hidalgos d'aussi haute volée qu'il paraissait être et que
l'annonçaient ses gaillardes manières; que lui-même, dans sa jeunesse,
s'était voué à cet honorable exercice; qu'il avait visité, en quête
d'aventures, plusieurs parties du monde, ne laissant dans les faubourgs
de Séville et de Malaga, dans les marchés de Ségovie, dans l'oliverie de
Valence, près des remparts de Grenade, sur la plage de San Lucar, et
dans les moindres cabarets de Tolède[20], aucun endroit où il eût
négligé d'exercer la légèreté de ses pieds ou la subtilité de ses mains,
causant une foule de torts, cajolant les veuves, débauchant les jeunes
filles, dupant nombre d'orphelins, finalement faisant connaissance avec
presque tous les tribunaux d'Espagne, ou peu s'en faut; après quoi,
ajouta-t-il, je suis venu me retirer dans ce château, où, vivant de mon
bien et de celui des autres, je m'empresse d'accueillir tous les
chevaliers errants, de quelque condition et qualité qu'ils soient,
seulement pour l'estime que je leur porte, et pourvu qu'ils partagent
avec moi leurs finances en retour de mes généreuses intentions. Notre
compère assura qu'il n'avait pas chez lui de chapelle pour faire la
veille des armes, parce qu'on l'avait abattue à seule fin d'en rebâtir
une toute neuve; mais qu'il était certain qu'en cas de nécessité, cette
veille pouvait avoir lieu où bon semblait, qu'en conséquence il
engageait son hôte à la faire dans la cour du château, où, dès la petite
pointe du jour, et avec l'aide de Dieu, s'achèverait la cérémonie
usitée; si bien que, dans quelques heures, il pourrait se vanter d'être
armé chevalier, autant qu'on pût l'être au monde. Notre homme finit en
lui demandant s'il portait de l'argent.

  [20] L'hôtelier donne ici la nomenclature des divers endroits
  fréquentés par les vagabonds et les voleurs.

Pas un maravédis, répondit don Quichotte, et dans aucune histoire je
n'ai lu qu'un chevalier errant en ai porté.

Vous vous abusez étrangement, répliqua l'hôtelier: et soyez sûr que si
les historiens sont muets sur ce point, c'est qu'ils ont regardé comme
superflu de recommander une chose aussi simple que celle de porter avec
soi de l'argent et des chemises blanches. Tenez donc pour certain et
avéré que les chevaliers errants dont parlent les livres avaient à tout
événement la bourse bien garnie, et de plus une petite boîte d'onguent
pour les blessures. En effet, comment croire que ces chevaliers, exposés
à des combats incessants, au milieu des plaines et des déserts, eussent
là tout à point quelqu'un pour les panser; à moins cependant qu'un
enchanteur n'accourût à leur secours, amenant à travers les airs, sur un
nuage, quelque dame ou nain porteur d'une fiole d'eau d'une vertu telle,
qu'avec deux simples gouttes sur le bout de la langue ils se trouvaient
tout aussi dispos qu'auparavant: mais, à défaut de ces puissants amis,
croyez-le bien, ces chevaliers veillaient avec grand soin à ce que leurs
écuyers fussent pourvus d'argent, de charpie et d'onguent; et si par
hasard ils n'avaient point d'écuyer, cas fort rare, ils portaient
eux-mêmes tout cela dans une petite besace, sur la croupe de leur
cheval; car, cette circonstance exceptée, l'usage de porter besace était
peu suivi des chevaliers errants. C'est pourquoi, ajouta notre compère,
je vous donne le conseil et même au besoin l'ordre, comme à celui qui va
être mon filleul d'armes, de ne plus désormais vous mettre en route sans
argent; et soyez persuadé que, dans plus d'une occasion, vous aurez à
vous applaudir de cette prévoyance.

Don Quichotte promit de suivre ce conseil, et, sans plus tarder, se
prépara à faire la veille des armes dans une basse-cour dépendante de
l'hôtellerie. Il rassembla toutes les pièces de son armure, les posa sur
une auge qui était près du puits; après quoi, la rondache au bras et la
lance au poing, il se mit à passer et à repasser devant l'abreuvoir,
d'un air calme et fier tout ensemble. Les gens de l'hôtellerie avaient
été mis au fait de la folie de cet inconnu, de ce qu'il appelait la
veille des armes, et de son violent désir d'être armé chevalier. Curieux
d'un spectacle si étrange, ils vinrent se placer à quelque distance, et
chacun put l'observer tout à son aise, tantôt se promenant d'un pas lent
et mesuré, tantôt s'appuyant sur sa lance et les yeux attachés sur son
armure. Quoique la nuit fût close, la lune répandait une clarté si vive,
qu'on distinguait aisément jusqu'aux moindres gestes de notre héros.

Sur ces entrefaites, un des muletiers qui étaient logés dans
l'hôtellerie voulut faire boire ses bêtes; mais pour cela il fallait
enlever les armes de dessus l'abreuvoir. Don Quichotte, qui en le voyant
venir avait deviné son dessein, lui cria d'une voix fière: O toi,
imprudent chevalier qui oses approcher des armes d'un des plus vaillants
parmi ceux qui ont jamais ceint l'épée, prends garde à ce que tu vas
faire, et crains de toucher à cette armure, si tu ne veux laisser ici la
vie pour prix de ta témérité! Le muletier, sans s'inquiéter de ces
menaces (mieux eût valu pour sa santé qu'il en fît cas!), prit l'armure
par les courroies et la jeta loin de lui.

Plus prompt que l'éclair, notre héros lève les yeux au ciel, et
invoquant Dulcinée: Ma dame, dit-il à demi-voix, secourez-moi en ce
premier affront qu'essuie ce cœur, votre vassal; que votre faveur me
soit en aide en ce premier péril! Aussitôt, jetant sa rondache, il
saisit sa lance à deux mains, et en décharge un tel coup sur la tête du
muletier, qu'il l'étend à ses pieds dans un état si piteux qu'un second
l'eût à jamais dispensé d'appeler un chirurgien. Cela fait, il ramasse
son armure, la replace sur l'abreuvoir, et recommence sa promenade avec
autant de calme que s'il ne fût rien arrivé.

Peu après, un autre muletier ignorant ce qui venait de se passer, voulut
aussi faire boire ses mules; mais comme il allait toucher aux armes pour
débarrasser l'abreuvoir, don Quichotte, sans prononcer une parole, et
cette fois sans demander la faveur d'aucune dame, lève de nouveau sa
lance, en assène trois ou quatre coups sur la tête de l'audacieux, et la
lui ouvre en trois ou quatre endroits. Aux cris du blessé, tous les gens
de l'hôtellerie accoururent; mais notre héros, reprenant sa rondache et
saisissant son épée: Dame de beauté, s'écrie-t-il, aide et réconfort de
mon cœur, voici l'instant de tourner les yeux de Ta Grandeur vers le
chevalier, ton esclave, que menace une terrible aventure! Après cette
invocation, il se sentit tant de force et de courage, que tous les
muletiers du monde n'auraient pu le faire reculer d'un seul pas.

Les camarades des blessés, les voyant en cet état, se mirent à faire
pleuvoir une grêle de pierres sur don Quichotte, qui s'en garantissait
de son mieux avec sa rondache, restant fièrement près de l'auge, à la
garde de ses armes. L'hôtelier criait à tue-tête qu'on laissât
tranquille ce diable d'homme; qu'il avait assez dit que c'était un fou,
et que, comme tel, il en sortirait quitte, eût-il assommé tous les
muletiers d'Espagne. Notre héros vociférait encore plus fort que lui,
les appelant lâches, mécréants, et traitant de félon le seigneur du
château, puisqu'il souffrait qu'on maltraitât de la sorte les chevaliers
errants. Si j'avais reçu l'ordre de chevalerie, disait-il, je lui
prouverais bien vite qu'il n'est qu'un traître! Quant à vous, impure et
vile canaille, approchez, approchez tous ensemble, et vous verrez quel
châtiment recevra votre insolence. Enfin il montra tant de résolution,
que les assaillants cessèrent de lui jeter des pierres. Don Quichotte,
laissant emporter les blessés, reprit la veille des armes avec le même
calme et la même gravité qu'auparavant.

L'hôtelier, qui commençait à trouver peu divertissantes les folies de
son hôte, résolut pour y mettre un terme de lui conférer au plus vite ce
malencontreux ordre de chevalerie. Après s'être excusé de l'insolence de
quelques malappris, bien châtiés du reste, il jura que tout s'était
passé à son insu; il lui répéta qu'il n'avait point de chapelle dans son
château, mais que cela n'était pas absolument nécessaire, le point
essentiel pour être armé chevalier consistant, d'après sa parfaite
connaissance du cérémonial, en deux coups d'épée, le premier sur la
nuque, le second sur l'épaule, et affirmant de plus que cela pouvait
s'accomplir n'importe où, fût-ce au milieu des champs. Quant à la veille
des armes, ajouta-t-il, vous êtes en règle, car deux heures suffisent,
et vous en avez passé plus de quatre. Don Quichotte se laissa facilement
persuader, déclarant au seigneur châtelain qu'il était prêt à lui obéir,
mais qu'il le priait d'achever promptement la cérémonie, parce qu'une
fois armé chevalier, disait-il, si l'on vient derechef m'attaquer, je ne
laisserai personne en vie dans ce château, hormis pourtant ceux que mon
noble parrain m'ordonnera d'épargner.

Très-peu rassuré par ces paroles, l'hôtelier courut chercher le livre où
il inscrivait d'habitude la paille et l'orge qu'il donnait aux
muletiers; puis, accompagné des deux donzelles en question et d'un
petit garçon portant un bout de chandelle, il revient trouver don
Quichotte, auquel il ordonne de se mettre à genoux; après quoi, les yeux
fixés sur le livre, comme s'il eût débité quelque dévote oraison, il
prend l'épée de notre héros, lui en donne un coup sur la nuque, un autre
sur l'épaule, puis invite une de ces dames à lui ceindre l'épée, ce dont
elle s'acquitta avec beaucoup d'aisance et de modestie, mais toujours
sur le point d'éclater de rire, si ce qui venait d'arriver n'eût tenu en
bride sa gaieté. Dieu fasse de Votre Grâce un heureux chevalier, lui
dit-elle, et vous accorde bonne chance dans les combats!

Don Quichotte lui demanda son nom, voulant savoir à quelle noble dame il
demeurait obligé d'une si grande faveur. Elle répondit qu'elle
s'appelait la Tolosa, que son père était fripier à Tolède, dans les
échoppes de Sancho Benaya, et qu'en tout temps, en tout lieu et à toute
heure, elle serait sa très-humble servante. Notre héros la pria, pour
l'amour de lui, de prendre à l'avenir le _don_, et de s'appeler dona
Tolosa, ce qu'elle promit de faire. L'autre lui ayant chaussé l'éperon,
il lui demanda également son nom: elle répondit qu'elle s'appelait la
Molinera, et qu'elle était fille d'un honnête meunier d'Antequerra.
Ayant obtenu d'elle pareille promesse de prendre le _don_, et de
s'appeler à l'avenir dona Molinera, il lui réitéra ses remercîments et
ses offres de service.

Cette cérémonie terminée à la hâte, don Quichotte, qui aurait voulu être
déjà en quête d'aventures, s'empressa de seller Rossinante, puis, venant
à cheval embrasser l'hôtelier, il le remercia de l'avoir armé chevalier,
et cela avec des expressions de gratitude si étranges, qu'il faut
renoncer à vouloir les rapporter fidèlement. Pour le voir partir au plus
vite, notre compère lui rendit, en quelques mots, la monnaie de ses
compliments, et, sans rien réclamer pour sa dépense, le laissa aller à
la grâce de Dieu.



CHAPITRE IV

DE CE QUI ARRIVA A NOTRE CHEVALIER QUAND IL FUT SORTI DE L'HOTELLERIE


L'aube blanchissait à l'horizon quand don Quichotte quitta l'hôtellerie
si joyeux, si ravi de se voir enfin armé chevalier, que dans ses
transports il faisait craquer les sangles de sa selle. Toutefois venant
à se rappeler le conseil de l'hôtelier au sujet des choses dont il
devait absolument se pourvoir, il résolut de s'en retourner chez lui,
afin de se munir d'argent et de chemises, et surtout pour se procurer un
écuyer, emploi auquel il destinait un laboureur, son voisin, pauvre
diable chargé d'enfants, mais, selon lui, très-convenable à l'office
d'écuyer dans la chevalerie errante. Il prit donc le chemin de son
village; et, comme si Rossinante eût deviné l'intention de son maître,
il se mit à trotter si prestement, que ses pieds semblaient ne pas
toucher la terre.

Notre héros marchait depuis peu de temps, lorsqu'il crut entendre à sa
droite une voix plaintive sortant de l'épaisseur d'un bois. A peine en
fut-il certain, qu'il s'écria: Grâces soient rendues au ciel qui
m'envoie sitôt l'occasion d'exercer le devoir de ma profession et de
cueillir les premiers fruits de mes généreux desseins. Ces plaintes
viennent sans doute d'un infortuné qui a besoin de secours; et aussitôt
tournant bride vers l'endroit d'où les cris lui semblaient partir, il y
pousse Rossinante.

Il n'avait pas fait vingt pas dans le bois, qu'il vit une jument
attachée à un chêne, et à un autre chêne également attaché un jeune
garçon d'environ quinze ans, nu jusqu'à la ceinture. C'était de lui que
venaient les cris, et certes il ne les poussait pas sans sujet. Un
paysan vigoureux et de haute taille le fustigeait avec une ceinture de
cuir, accompagnant chaque coup du même refrain: Yeux ouverts et bouche
close! lui disait-il. Pardon, seigneur, pardon, pour l'amour de Dieu!
criait le pauvre garçon, j'aurai désormais plus de soin du troupeau.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Don Quichotte s'écria d'une voix courroucée: Il est mal de s'attaquer à
qui ne peut se défendre (p. 17).]

A cette vue, don Quichotte s'écria d'une voix courroucée: Discourtois
chevalier, il est mal de s'attaquer à qui ne peut se défendre; montez à
cheval, prenez votre lance (il y en avait une appuyée contre l'arbre
auquel la jument était attachée[21]), et je saurai vous montrer qu'il
n'appartient qu'à un lâche d'agir de la sorte.

  [21] Il était d'usage alors, chez les paysans espagnols, d'être armé
  de la lance, comme aujourd'hui de porter l'escopette.

Sous la menace de ce fantôme armé qui lui tenait sa lance contre la
poitrine, le paysan répondit d'un ton patelin: Seigneur, ce mien valet
garde un troupeau de brebis que j'ai près d'ici; mais il est si
négligent, que chaque jour il en manque quelques-unes; et comme je
châtie sa paresse, ou plutôt sa friponnerie, il dit que c'est par
avarice et pour ne pas lui payer ses gages. Sur mon Dieu et sur mon âme
il en a menti!

Un démenti en ma présence, misérable vilain! repartit don Quichotte; par
le soleil qui nous éclaire, je suis tenté de te passer cette lance au
travers du corps. Qu'on délie cet enfant et qu'on le paye, sinon, j'en
prends Dieu à témoin, je t'anéantis sur l'heure.

Le paysan, baissant la tête sans répliquer, détacha le jeune garçon, à
qui don Quichotte demanda combien il lui était dû:

Neuf mois, à sept réaux chacun, répondit-il.

Notre héros ayant compté, trouva que cela faisait soixante-trois réaux,
qu'il ordonna au laboureur de payer sur-le-champ, s'il tenait à la vie.
Tout tremblant, cet homme répondit que dans le mauvais pas où il se
trouvait, il craignait de jurer faux, mais qu'il ne devait pas autant;
qu'en tout cas il fallait en rabattre le prix de trois paires de
souliers, et de deux saignées faites à son valet malade.

Eh bien, répliqua don Quichotte, cela compensera les coups que vous lui
avez donnés sans raison. S'il a usé le cuir de vos souliers, vous avez
déchiré la peau de son corps; si le barbier lui a tiré du sang pendant
sa maladie, vous lui en avez tiré en bonne santé; ainsi vous êtes
quittes, l'un vaudra pour l'autre.

Le malheur est que je n'ai pas d'argent sur moi, dit le paysan; mais
qu'André vienne à la maison, je le payerai jusqu'au dernier réal.

M'en aller avec lui! Dieu m'en préserve! s'écria le berger. S'il me
tenait seul, il m'écorcherait comme un saint Barthélemi.

Non, non, répliqua don Quichotte, il n'en fera rien; qu'il me le jure
seulement par l'ordre de chevalerie qu'il a reçu, il est libre, et je
réponds du payement.

Seigneur, que Votre Grâce fasse attention à ce qu'elle dit, reprit le
jeune garçon; mon maître n'est point chevalier, et n'a jamais reçu aucun
ordre de chevalerie: c'est Jean Haldudo le riche, qui demeure près de
Quintanar.

Qu'importe? dit don Quichotte; il peut y avoir des Haldudos chevaliers;
d'ailleurs ce sont les bonnes actions qui anoblissent, et chacun est
fils de ses œuvres.

Cela est vrai, répondit André, mais de quelles œuvres est-il fils, lui
qui me refuse un salaire gagné à la sueur de mon corps?

Vous avez tort, André, mon ami, répliqua le paysan, et, s'il vous plaît
de venir avec moi, je fais serment, par tous les ordres de chevalerie
qu'il y a dans le monde, de vous payer ce que je vous dois, comme je
l'ai promis, et même en réaux tout neufs.

Pour neufs, je t'en dispense, reprit notre chevalier; paye-le, cela me
suffit; mais songe à ce que tu viens de jurer d'accomplir, sinon je jure
à mon tour que je saurai te retrouver, fusses-tu aussi prompt à te
cacher qu'un lézard; afin que tu saches à qui tu as affaire, apprends
que je suis le valeureux don Quichotte de la Manche, celui qui redresse
les torts et répare les injustices. Adieu, qu'il te souvienne de ta
parole, ou je tiendrai la mienne. En achevant ces mots, il piqua
Rossinante, et s'éloigna.

Le paysan le suivit quelque temps des yeux, puis, quand il l'eut perdu
de vue dans l'épaisseur du bois, il retourna au berger: Viens, mon fils,
lui dit-il, viens que je m'acquitte envers toi comme ce redresseur de
torts me l'a commandé.

Si vous ne faites, répondit André, ce qu'a ordonné ce bon chevalier (à
qui Dieu donne heureuse et longue vie pour sa valeur et sa justice!), je
jure d'aller le chercher en quelque endroit qu'il puisse être et de
l'amener pour vous châtier, selon qu'il l'a promis.

Très-bien, reprit le paysan, et pour te montrer combien je t'aime, je
veux accroître la dette, afin d'augmenter le payement; puis, saisissant
André par le bras, il le rattacha au même chêne, et lui donna tant de
coups qu'il le laissa pour mort. Appelle, appelle le redresseur de
torts, lui disait-il, tu verras qu'il ne redressera pas celui-ci,
quoiqu'il ne soit qu'à moitié fait; car je ne sais qui me retient, pour
te faire dire vrai, que je ne t'écorche tout vif. A la fin, il le
détacha: Maintenant va chercher ton juge, ajouta-t-il, qu'il vienne
exécuter sa sentence; tu auras toujours cela par provision.

André s'en fut tout en larmes, jurant de se mettre en quête du seigneur
don Quichotte jusqu'à ce qu'il l'eût rencontré, et menaçant le paysan de
le lui faire payer avec usure. Mais, en attendant, le pauvre diable
s'éloignait à demi-écorché, tandis que son maître riait à gorge
déployée.

Enchanté de l'aventure, et d'un si agréable début dans la carrière
chevaleresque, notre héros poursuivait son chemin: Tu peux t'estimer
heureuse entre toutes les femmes, disait-il à demi-voix, ô belle
par-dessus toutes les belles, belle Dulcinée du Toboso! d'avoir pour
humble esclave un aussi valeureux chevalier que don Quichotte de la
Manche, lequel, comme chacun sait, est armé chevalier d'hier seulement,
et a déjà redressé la plus grande énormité qu'ait pu inventer
l'injustice et commettre la cruauté, en arrachant des mains de cet
impitoyable bourreau le fouet dont il déchirait un faible enfant. En
disant cela, il arrivait à un chemin qui se partageait en quatre, et
tout aussitôt il lui vint à l'esprit que les chevaliers errants
s'arrêtaient en pareils lieux, pour délibérer sur la route qu'ils
devaient suivre. Afin de ne faillir en rien à les imiter, il s'arrêta;
mais, après avoir bien réfléchi, il lâcha la bride à Rossinante, qui, se
sentant libre, suivit son inclination naturelle, et prit le chemin de
son écurie.

Notre chevalier avait fait environ deux milles quand il vit venir à lui
une grande troupe de gens: c'était, comme on l'a su depuis, des
marchands de Tolède qui allaient acheter de la soie à Murcie. Ils
étaient six, tous bien montés, portant chacun un parasol, et accompagnés
de quatre valets à cheval et d'autres à pied conduisant les mules. A
peine don Quichotte les a-t-il aperçus, qu'il s'imagine rencontrer une
nouvelle aventure; aussitôt, pour imiter les passes d'armes qu'il avait
vues dans ses livres, il saisit l'occasion d'en faire une à laquelle il
songeait depuis longtemps. Se dressant sur ses étriers d'un air fier, il
serre sa lance, se couvre de son écu, se campe au beau milieu du chemin,
et attend ceux qu'il prenait pour des chevaliers errants. Puis d'aussi
loin qu'ils peuvent le voir et l'entendre, il leur crie d'une voix
arrogante: Qu'aucun de vous ne prétende passer outre, à moins de
confesser que sur toute la surface de la terre il n'y a pas une seule
dame qui égale en beauté l'impératrice de la Manche, la sans pareille
Dulcinée du Toboso!

Les marchands s'arrêtèrent pour considérer cet étrange personnage, et, à
la figure non moins qu'aux paroles, ils reconnurent bientôt à qui ils
avaient affaire. Mais, voulant savoir où les mènerait l'aveu qu'on leur
demandait, l'un d'eux, qui était très-goguenard, répondit: Seigneur
chevalier, nous ne connaissons pas cette noble dame dont vous parlez;
faites-nous-la voir: et si sa beauté est aussi merveilleuse que vous le
dites, nous confesserons de bon cœur et sans contrainte ce que vous
désirez.

Et si je vous la faisais voir, répliqua don Quichotte, quel mérite
auriez-vous à reconnaître une vérité si manifeste? L'essentiel, c'est
que, sans l'avoir vue, vous soyez prêts à le confesser, à l'affirmer, et
même à le soutenir les armes à la main; sinon, gens orgueilleux et
superbes, je vous défie, soit que vous veniez l'un après l'autre, comme
le veulent les règles de la chevalerie, soit que vous veniez tous
ensemble, comme c'est la vile habitude des gens de votre espèce. Je vous
attends avec la confiance d'un homme qui a le bon droit de son côté.

Seigneur chevalier, répondit le marchand, au nom de tout ce que nous
sommes de princes ici, et pour l'acquit de notre conscience, laquelle
nous défend d'affirmer une chose que nous ignorons, chose qui d'ailleurs
serait au détriment des autres impératrices et reines de l'Estramadure
et de la banlieue de Tolède, je supplie Votre Grâce de nous faire voir
le moindre petit portrait de cette dame; ne fût-il pas plus grand que
l'ongle, par l'échantillon on juge de la pièce; du moins notre esprit
sera en repos, et nous pourrons vous donner satisfaction. Nous sommes
déjà si prévenus en sa faveur, que, lors même que son portrait la
montrerait borgne d'un œil et distillant de l'autre du vermillon et du
soufre, nous dirons à sa louange tout ce qu'il vous plaira.

Il n'en distille rien, canaille infâme! s'écria don Quichotte enflammé
de colère, il n'en distille rien de ce que vous osez dire, mais bien du
musc et de l'ambre; elle n'est ni borgne ni bossue: elle est plus droite
qu'un fuseau de Guadarrama; aussi vous allez me payer le blasphème que
vous venez de proférer. En même temps, il court la lance basse sur celui
qui avait porté la parole, et cela avec une telle furie que si
Rossinante n'eût bronché au milieu de sa course, le railleur s'en serait
fort mal trouvé.

Rossinante s'abattit, et s'en fut au loin rouler avec son maître, qui
s'efforça plusieurs fois de se relever, sans pouvoir en venir à bout,
tant l'embarrassaient son écu, sa lance et le poids de son armure. Mais
pendant ces vains efforts, sa langue n'était pas en repos: Ne fuyez pas,
lâches! criait-il; ne fuyez pas, vils esclaves! c'est par la faute de
mon cheval, et non par la mienne, que je suis étendu sur le chemin.

Un muletier de la suite des marchands, qui n'avait pas l'humeur
endurante, ne put supporter tant de bravades. Il court sur notre héros,
lui arrache sa lance qu'il met en pièces, et avec le meilleur tronçon il
l'accable de tant de coups que, malgré sa cuirasse, il le broyait comme
du blé sous la meule. On avait beau lui crier de s'arrêter, le jeu lui
plaisait tellement qu'il ne pouvait se résoudre à le quitter. Après
avoir brisé le premier morceau de la lance, il eut recours aux autres,
et il acheva de les user sur le malheureux chevalier, qui, pendant cette
grêle de coups ne cessait d'invoquer le ciel et la terre, et de menacer
les scélérats qui le traitaient si outrageusement. Enfin le muletier se
lassa et les marchands poursuivirent leur chemin avec un ample sujet de
conversation.

Quand don Quichotte se vit seul, il fit de nouveaux efforts pour se
relever; mais s'il n'avait pu y parvenir bien portant, comment l'eût-il
fait moulu et presque disloqué? Néanmoins il se consolait d'une disgrâce
familière, selon lui, aux chevaliers errants, et qu'il attribuait,
d'ailleurs, tout entière à la faute de son cheval.



CHAPITRE V

OU SE CONTINUE LE RÉCIT DE LA DISGRACE DE NOTRE CHEVALIER


Convaincu qu'il lui était impossible de se mouvoir, don Quichotte prit
le parti de recourir à son remède ordinaire, qui consistait à se
rappeler quelques passages de ses livres, et tout aussitôt sa folie lui
remit en mémoire l'aventure du marquis de Mantoue et de Baudouin, quand
Charlot abandonna celui-ci, blessé dans la montagne; histoire connue de
tout le monde et non moins authentique que les miracles de Mahomet.
Cette aventure lui paraissant tout à fait appropriée à sa situation, il
commença à se rouler par terre comme un homme désespéré, répétant d'une
voix dolente ce que l'auteur met dans la bouche du chevalier blessé:

  Où donc es-tu, dame de mes pensées, que mes maux te touchent si peu?
  Ou tu les ignores, ou tu es fausse et déloyale.

Comme il continuait la romance jusqu'à ces vers:

  O noble marquis de Mantoue,
  Mon oncle et mon seigneur,

le hasard amena du même côté un laboureur de son village, qui revenait
de porter une charge de blé au moulin. Voyant un homme étendu sur le
chemin, il lui demanda qui il était et quel mal il ressentait pour se
plaindre si tristement. Don Quichotte, se croyant Baudouin, et prenant
le laboureur pour le marquis de Mantoue, se met, pour toute réponse, à
lui raconter ses disgrâces et les amours de sa femme avec le fils de
l'empereur, comme on le voit dans la romance. Le laboureur, étonné
d'entendre tant d'extravagances, le débarrassa de sa visière, qui était
toute brisée, et, ayant lavé ce visage plein de poussière, le reconnut.
Hé! bon Dieu, seigneur Quixada, s'écria-t-il (tel devait être son nom
quand il était en son bon sens et qu'il n'était pas encore devenu,
d'hidalgo paisible, chevalier errant), qui a mis Votre Grâce en cet
état?

Au lieu de répondre à la question, notre chevalier continuait sa
romance. Voyant qu'il n'en pouvait tirer autre chose, le laboureur lui
ôta le plastron et le corselet afin de visiter ses blessures; mais ne
trouvant aucune trace de sang, il se mit à le relever de terre non sans
peine, et le plaça sur son âne pour le mener plus doucement. Ramassant
ensuite les armes et jusqu'aux éclats de la lance, il attacha le tout
sur le dos de Rossinante qu'il prit par la bride, puis il poussa l'âne
devant lui, et marcha ainsi vers son village, écoutant, sans y rien
comprendre, les folies que débitait don Quichotte.

[Illustration: Il le plaça sur son âne pour le mener plus doucement
(p. 21).]

Toujours préoccupé de ses rêveries, notre héros était de plus en si
mauvais état qu'il ne pouvait se tenir sur le pacifique animal; aussi,
de temps en temps, poussait-il de grands soupirs. Le laboureur lui
demanda de nouveau quel mal il ressentait; mais on eût dit que le diable
prenait plaisir à réveiller dans la mémoire du chevalier ce qui avait
quelque rapport à son aventure. Oubliant Baudouin, il vint à se rappeler
tout à coup le Maure Abendarraez, quand le gouverneur d'Antequerra,
Rodrigue de Narvaez, l'emmène prisonnier; de sorte qu'il se mit à
débiter mot pour mot ce que l'Abencerrage répond à don Rodrigue dans la
_Diane de Montemayor_, et en s'appliquant si bien tout ce fatras, qu'il
était difficile d'entasser plus d'extravagances. Convaincu que son
voisin était tout à fait fou, le laboureur pressa le pas afin d'abréger
l'ennui que lui causait cette interminable harangue.

Seigneur don Rodrigue de Narvaez, poursuivait don Quichotte, il faut que
vous sachiez que cette belle Karifa, dont je vous parle, est
présentement la sans pareille Dulcinée du Toboso, pour qui j'ai fait, je
fais et je ferai les plus fameux exploits de chevalerie qu'on ai vus,
qu'on voie et même qu'on puisse voir dans les siècles à venir.

Je ne suis pas Rodrigue de Narvaez ni le marquis de Mantoue, répondait
le laboureur, mais Pierre Alonzo, votre voisin; et vous n'êtes ni
Baudouin ni le Maure Abendarraez, mais un honnête hidalgo, le seigneur
Quixada.

Je sais qui je suis, répliquait don Quichotte, et je sais de plus que je
puis être non-seulement ceux que j'ai dits, mais encore tout à la fois
les douze pairs de France et les neuf preux, puisque leurs grandes
actions réunies ne sauraient égaler les miennes.

Ces propos et autres semblables les menèrent jusqu'à leur village, où
ils arrivèrent comme le jour finissait. Le laboureur, qui ne voulait pas
qu'on vît notre hidalgo en si piteux état, attendit que la nuit fût
venue pour le conduire à sa maison, où tout était en grand trouble de
son absence.

Ses bons amis, le curé et le barbier, s'y trouvaient en ce moment, et la
gouvernante leur disait: Eh bien, seigneur licencié Pero Pérez (c'était
le nom du curé), que pensez-vous de notre maître? Il y a six jours
entiers que nous n'avons vu ni lui ni son cheval, et il faut qu'il ait
emporté son écu, sa lance et ses armes, car nous ne les trouvons pas.
Oui, aussi vrai que je suis née pour mourir, ce sont ces maudits livres
de chevalerie, sa seule et continuelle lecture, qui lui auront brouillé
la cervelle. Je lui ai entendu dire bien des fois qu'il voulait se faire
chevalier errant, et s'en aller de par le monde en quête d'aventures;
puissent Satan et Barabbas emporter les livres qui ont troublé la
meilleure tête qui se soit vue dans toute la Manche!

La nièce en disait plus encore: Sachez, maître Nicolas (c'était le nom
du barbier), sachez qu'il arrivait souvent à mon oncle de passer
plusieurs jours et plusieurs nuits sans quitter ces maudites lectures;
après quoi, tout hors de lui, il jetait le livre, tirait son épée et
s'escrimait à grands coups contre les murailles; puis, quand il n'en
pouvait plus, il se vantait d'avoir tué quatre géants plus hauts que des
tours, et soutenait que la sueur dont ruisselait son corps était le sang
des blessures qu'il avait reçues dans le combat. Là-dessus il buvait un
grand pot d'eau froide, disant que c'était un précieux breuvage apporté
par un enchanteur de ses amis. Hélas! je me taisais, de peur qu'on ne
pensât que mon oncle avait perdu l'esprit, et c'est moi qui suis la
cause de son malheur pour ne pas avoir parlé plus tôt, car vous y auriez
porté remède, et tous ces maudits livres seraient brûlés depuis
longtemps comme autant d'hérétiques.

C'est vrai, dit le curé; et le jour de demain ne se passera pas sans
qu'il en soit fait bonne justice: ils ont perdu le meilleur de mes amis;
mais je fais serment qu'à l'avenir ils ne feront de mal à personne.

Tout cela était dit si haut que don Quichotte et le laboureur, qui
entraient en ce moment, l'entendirent; aussi ce dernier ne doutant plus
de la maladie de son voisin, se mit à crier à tue-tête: Ouvrez au
marquis de Mantoue et au seigneur Baudouin, qui revient grièvement
blessé; ouvrez au seigneur maure Abendarraez, que le vaillant Rodrigue
de Narvaez, gouverneur d'Antequerra, amène prisonnier!

On s'empressa d'ouvrir la porte; le curé et le barbier, reconnaissant
leur ami, la nièce son oncle, et la gouvernante son maître, accoururent
pour l'embrasser.

Arrêtez, dit froidement don Quichotte, qui n'avait pu encore descendre
de son âne; je ne suis blessé que par la faute de mon cheval. Qu'on me
porte au lit, et s'il se peut, qu'on fasse venir la sage Urgande pour me
panser.

Eh bien! s'écria la gouvernante, n'avais-je pas deviné de quel pied
clochait notre maître? Entrez, seigneur, entrez, et laissez là votre
Urgande; nous vous guérirons bien sans elle. Maudits soient les chiens
de livres qui vous ont mis en ce bel état!

On porta notre chevalier dans son lit; et comme on cherchait ses
blessures sans en trouver aucune: Je ne suis pas blessé, leur dit-il; je
ne suis que meurtri, parce que mon cheval s'est abattu sous moi tandis
que j'étais aux prises avec dix géants, les plus monstrueux et les plus
farouches qui puissent jamais se rencontrer.

Bon, dit le curé, voilà les géants en danse. Par mon saint patron! il
n'en restera pas un seul demain avant la nuit.

Ils adressèrent mille questions à don Quichotte, mais à toutes il ne
faisait qu'une seule réponse: c'était qu'on lui donnât à manger et qu'on
le laissât dormir, deux choses dont il avait grand besoin. On s'empressa
de le satisfaire. Le curé s'informa ensuite de quelle manière le
laboureur l'avait rencontré. Celui-ci raconta tout, sans oublier aucune
des extravagances de notre héros, soit lorsqu'il l'avait trouvé étendu
sur le chemin, soit pendant qu'il le ramenait sur son âne.

Le lendemain, le curé n'en fut que plus empressé à mettre son projet à
exécution; il fit appeler maître Nicolas, et tous deux se rendirent à la
maison de don Quichotte.



CHAPITRE VI

DE LA GRANDE ET AGRÉABLE ENQUÊTE QUE FIRENT LE CURÉ ET LE BARBIER DANS
LA BIBLIOTHÈQUE DE NOTRE CHEVALIER


Notre héros dormait encore quand le curé et le barbier vinrent demander
à sa nièce la clef de la chambre où étaient les livres, source de tout
le mal. Elle la leur donna de bon cœur, et ils entrèrent accompagnés de
la gouvernante. Là se trouvaient plus de cent gros volumes, tous bien
reliés, et un certain nombre en petit format. A peine la gouvernante les
eut-elle aperçus, que, sortant brusquement, et rapportant bientôt après
un vase rempli d'eau bénite: Tenez, seigneur licencié, dit-elle au curé,
arrosez partout cette chambre, de peur que les maudits enchanteurs, dont
ces livres sont pleins, ne viennent nous ensorceler, pour nous punir de
vouloir les chasser de ce monde.

Le curé sourit en disant au barbier de lui donner les livres les uns
après les autres, pour savoir de quoi ils traitaient, parce qu'il
pouvait s'en trouver qui ne méritassent pas la peine du feu.

Non, non, dit la nièce, n'en épargnez aucun; tous ils ont fait du mal.
Il faut les jeter par la fenêtre et les amonceler au milieu de la cour,
afin de les brûler d'un seul coup, ou plutôt les porter dans la
basse-cour, et dresser là un bûcher pour n'être pas incommodé par la
fumée.

La gouvernante fut de cet avis; mais le curé voulut connaître au moins
le titre des livres.

Le premier que lui passa maître Nicolas était _Amadis de Gaule_.

Oh! oh! s'écria le curé, on prétend que c'est le premier livre de
chevalerie imprimé en notre Espagne, et qu'il a servi de modèle à tous
les autres; je conclus à ce qu'il soit condamné au feu, comme chef d'une
si détestable secte.

Grâce pour lui, reprit le barbier; car bien des gens assurent que c'est
le meilleur livre que nous ayons en ce genre. Comme modèle, du moins, il
mérite qu'on lui pardonne.

Pour l'heure, dit le curé, on lui fait grâce. Voyons ce qui suit.

Ce sont, reprit le barbier, _les Prouesses d'Esplandian_, fils légitime
d'Amadis de Gaule.

Le fils n'approche pas du père, dit le curé; tenez, dame gouvernante,
ouvrez cette fenêtre, et jetez-le dans la cour: il servira de fond au
bûcher que nous allons dresser.

La gouvernante s'empressa d'obéir, et _Esplandian_ s'en alla dans la
cour attendre le supplice qu'il méritait.

Passons, continua le curé.

Voici _Amadis de Grèce_, dit maître Nicolas, et je crois que tous ceux
de cette rangée sont de la même famille.

Qu'ils prennent le chemin de la cour, reprit le curé; car, plutôt que
d'épargner la reine _Pintiquiniestre_ et le berger _Danirel_, avec tous
leurs propos quintessenciés, je crois que je brûlerais avec eux mon
propre père, s'il se présentait sous la figure d'un chevalier errant.

C'est mon avis, dit le barbier.

C'est aussi le mien, ajouta la nièce.

Puisqu'il en est ainsi, dit la gouvernante, qu'ils aillent trouver leurs
compagnons! Et, sans prendre la peine de descendre, elle les jeta
pêle-mêle par la fenêtre.

Quel est ce gros volume? demanda le curé.

_Don Olivantes de Laura_, répondit maître Nicolas.

Il est du même auteur que le _Jardin de Flore_, reprit le curé, mais je
ne saurais dire lequel des deux est le moins menteur; dans tous les cas,
celui-ci s'en ira dans la cour à cause des extravagances dont il
regorge.

Cet autre est _Florismars d'Hircanie_, dit le barbier.

Quoi! le seigneur Florismars est ici? s'écria le curé; eh bien, qu'il se
dépêche de suivre les autres, en dépit de son étrange naissance et de
ses incroyables aventures. La rudesse et la pauvreté de son style ne
méritent pas un meilleur traitement.

Voici _le Chevalier Platir_, dit maître Nicolas.

C'est un vieux livre fort insipide, reprit le curé, et qui ne contient
rien qui lui mérite d'être épargné: à la cour! dame gouvernante, et
qu'il n'en soit plus question!

On ouvrit un autre livre; il avait pour titre: _le Chevalier de la
Croix_. Un nom si saint devrait lui faire trouver grâce, dit le curé;
mais n'oublions pas le proverbe: Derrière la croix se tient le diable.
Qu'il aille au feu!

Voici _le Miroir de la Chevalerie_, dit le barbier.

Ah! ah! j'ai l'honneur de le connaître, reprit le curé. Nous avons là
Renaud de Montauban avec ses bons amis et compagnons, tous plus voleurs
que Cacus, et les douze pairs de France, et le véridique historien
Turpin. Si vous m'en croyez, nous ne les condamnerons qu'à un
bannissement perpétuel, par ce motif qu'ils ont inspiré Matéo Boyardo,
que le célèbre Arioste n'a pas dédaigné d'imiter[22]. Quant à ce
dernier, si je le rencontre ici parlant une autre langue que la sienne,
qu'il ne s'attende à aucune pitié; mais s'il parle son idiome natal,
accueillons-le avec toutes sortes d'égards.

  [22] Boyardo est auteur de _Roland amoureux_, et l'Arioste de _Roland
  furieux_.

Moi, je l'ai en italien, dit le barbier, mais je ne l'entends point.

Plût à Dieu, reprit le curé, que ne l'eût pas entendu davantage certain
capitaine[23] qui, pour introduire l'Arioste en Espagne, a pris la peine
de l'habiller en castillan, car il lui a ôté bien de son prix. Il en
sera de même de toutes les traductions d'ouvrages en vers; jamais on ne
peut conserver les grâces de l'original, quelque talent qu'on y apporte.
Pour celui-ci et tous ceux qui parlent des choses de France, je suis
d'avis qu'on les garde en lieu sûr; nous verrons plus à loisir ce qu'il
faudra en faire. J'en excepte pourtant un certain _Bernard de Carpio_
qui doit se trouver par ici, et un autre appelé _Roncevaux_; car, s'ils
tombent sous ma main, ils passeront bientôt par celles de la
gouvernante.

  [23] Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea, qui avait fait
  une détestable traduction du _Roland furieux_.

De tout cela, maître Nicolas demeura d'accord sur la foi du curé, qu'il
connaissait homme de bien et si grand ami de la vérité, que pour tous
les trésors du monde il n'aurait pas voulu la trahir. Il ouvrit deux
autres livres: l'un était _Palmerin d'Olive_, et l'autre _Palmerin
d'Angleterre_.

Qu'on brûle cette olive, dit le curé, et qu'on en jette les cendres au
vent; mais conservons cette palme d'Angleterre comme un ouvrage unique,
et donnons-lui une cassette non moins précieuse que celle trouvée par
Alexandre dans les dépouilles de Darius, et qu'il destina à renfermer
les œuvres d'Homère. Ce livre, seigneur compère, est doublement
recommandable: d'abord il est excellent en lui-même, de plus il passe
pour être l'œuvre d'un roi de Portugal, savant autant qu'ingénieux.
Toutes les aventures du château de Miraguarda sont fort bien imaginées
et pleines d'art; le style est aisé et pur; l'auteur s'est attaché à
respecter les convenances, et a pris soin de conserver les caractères:
ainsi donc, maître Nicolas, sauf votre avis, que ce livre et l'_Amadis
de Gaule_ soient exemptés du feu. Quant aux autres, qu'ils périssent à
l'instant même.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Elle jeta les livres pêle-mêle par la fenêtre (p. 24).]

Arrêtez, arrêtez, s'écria le barbier, voici le fameux _Don Belianis_.

_Don Belianis!_ reprit le curé; ses seconde, troisième et quatrième
parties auraient grand besoin d'un peu de rhubarbe pour purger la bile
qui agite l'auteur; cependant, en retranchant son _Château de la
Renommée_ et tant d'autres impertinences, on peut lui donner quelque
répit, et, selon qu'il se sera corrigé, on lui fera justice. Mais, en
attendant, gardez-le chez vous, compère, et ne souffrez pas que personne
le lise. Puis, sans prolonger l'examen, il dit à la gouvernante de
prendre les autres grands volumes, et de les jeter dans la cour.

Celle-ci, qui aurait brûlé tous les livres du monde, ne se le fit pas
dire deux fois, et elle en saisit un grand nombre pour les jeter par la
fenêtre; mais elle en avait tant pris à la fois, qu'il en tomba un aux
pieds du barbier qui voulut voir ce que c'était; en l'ouvrant, il lut au
titre: _Histoire du fameux Tirant-le-Blanc_.

Comment! s'écria le curé, vous avez là _Tirant-le-Blanc_? Donnez-le
vite, seigneur compère, car c'est un trésor d'allégresse et une source
de divertissement! C'est là qu'on rencontre le chevalier _Kyrie Eleison
de Montalban_ et _Thomas de Montalban_, son frère, avec le chevalier de
_Fonseca_; le combat du valeureux _Detriant_ contre le dogue; les
finesses de la demoiselle _Plaisir de ma vie_; les amours et les ruses
de la _veuve Tranquille_, et l'impératrice amoureuse de son écuyer.
C'est pour le style le meilleur livre du monde: les chevaliers y
mangent, y dorment, y meurent dans leur lit après avoir fait leur
testament, et mille autres choses qui ne se rencontrent guère dans les
livres de cette espèce; et pourtant celui qui l'a composé aurait bien
mérité, pour avoir dit volontairement tant de sottises, qu'on l'envoyât
ramer aux galères le reste de ses jours. Emportez ce livre chez vous,
lisez-le, et vous verrez si tout ce que j'en dis n'est pas vrai.

Vous serez obéi, dit le barbier; mais que ferons-nous de tous ces petits
volumes qui restent?

Ceux-ci, répondit le curé, ne doivent pas être des livres de chevalerie,
mais de poésie; et le premier qu'il ouvrit était _la Diane de
Montemayor_. Ils ne méritent pas le feu, ajouta-t-il, parce qu'ils ne
produiront jamais les désordres qu'ont causés les livres de chevalerie;
ils ne s'écartent point des règles du bon sens, et personne ne court
risque de perdre l'esprit en les lisant.

Ah! seigneur licencié! s'écria la nièce, vous pouvez bien les envoyer
avec les autres; car si mon oncle vient à guérir de sa fièvre de
chevalerie errante, il est capable en lisant ces maudits livres de
vouloir se faire berger, et de se mettre à courir les bois et les prés,
chantant et jouant du flageolet, ou, ce qui serait pis encore, de se
faire poëte: maladie contagieuse et surtout, dit-on, incurable.

Cette fille a raison, dit le curé; il est bon d'ôter à notre ami une
occasion de rechute. Commençons donc par la _Diane de Montemayor_. Je ne
suis pourtant pas d'avis qu'on la jette au feu; car en se contentant de
supprimer ce qui traite de la sage Félicie et de l'eau enchantée,
c'est-à-dire presque tous les vers, on peut lui laisser, à cause de sa
prose, l'honneur d'être le premier entre ces sortes d'ouvrages.

Voici _la Diane_, appelée la seconde, du Salmentin, dit le barbier; puis
une autre dont l'auteur est Gilles Pol.

Que celle du Salmentin augmente le nombre des condamnés, reprit le curé;
mais gardons _la Diane_ de Gilles Pol, comme si Apollon lui-même en
était l'auteur. Passons outre, seigneur compère, ajouta-t-il, et
dépêchons, car il se fait tard.

Voici les dix livres de _la Fortune d'amour_, composés par Antoine de
l'Ofrase, poëte de Sardaigne, dit le barbier.

Par les ordres que j'ai reçus! reprit le curé, depuis qu'on parle
d'Apollon et des Muses, en un mot depuis qu'il y a des poëtes, il n'a
point été composé un plus agréable ouvrage que celui-ci, et quiconque ne
l'a point lu peut dire qu'il n'a jamais rien lu d'amusant.
Donnez-le-moi, seigneur compère; aussi bien je le préfère à une soutane
du meilleur taffetas de Florence.

Ceux qui suivent, continua le barbier, sont _le Berger d'Ibérie_, _les
Nymphes d'Hénarès_ et _le Remède à la jalousie_.

Livrez tout cela à la gouvernante, dit le curé; et qu'on ne m'en demande
pas la raison, car nous n'aurions jamais fini.

Et _le Berger de Philida_? dit le barbier.

Oh! ce n'est point un berger, reprit le curé, mais un sage et ingénieux
courtisan qu'il faut garder comme une relique.

Et ce gros volume, intitulé _Trésor des poésies diverses_? dit maître
Nicolas.

S'il y en avait moins, répondit le curé, elles n'en vaudraient que
mieux. Toutefois, en retranchant de ce livre quelques pauvretés mêlées à
de fort belles choses, on peut le conserver; les autres ouvrages de
l'auteur doivent faire épargner celui-ci.

_Le Chansonnier de Lopez de Maldonado!_ Qu'est cela? dit le barbier en
ouvrant un volume.

Je connais l'auteur, reprit le curé; ses vers sont admirables dans sa
bouche, car il a une voix pleine de charme. Il est un peu étendu dans
ses églogues, mais une bonne chose n'est jamais trop longue. Il faut le
mettre avec les réservés. Et celui qui est là tout auprès, comment
s'appelle-t-il?

C'est _la Galatée de Michel Cervantes_, répondit maître Nicolas.

Il y a longtemps que ce Cervantes est de mes amis, reprit le curé, et
l'on sait qu'il est encore plus célèbre par ses malheurs que par ses
vers. Son livre ne manque pas d'invention, mais il propose et ne conclut
pas. Attendons la seconde partie qu'il promet[24]; peut-être y
réussira-t-il mieux et méritera-t-il l'indulgence qu'on refuse à la
première.

  [24] Cervantes renouvela peu de jours avant sa mort, dans la préface
  de _Persiles et Sigismonde_, la promesse de donner cette seconde
  partie de la _Galatée_. Elle ne fut point trouvée parmi ses écrits.

Que sont ces trois volumes? demanda le barbier. _L'Araucana, de don
Alonzo de Hercilla_, _l'Austriada de Juan Rufo, jurat de Cordoue_, et
_le Montserrat de Christoval de Viruez_, poëte valencien.

Ces trois ouvrages, répondit le curé, renferment les meilleurs vers
héroïques qu'on ait composés en espagnol, et ils peuvent aller de pair
avec les plus fameux de l'Italie. Gardons-les soigneusement, comme des
monuments précieux de l'excellence de nos poëtes.

Le curé, se lassant enfin d'examiner tant de livres, conclut
définitivement, sans pousser plus loin l'examen, qu'on jetât tout le
reste au feu. Mais le barbier lui en présenta un qu'il venait d'ouvrir,
et qui avait pour titre _les Larmes d'Angélique_.

Ce serait à moi d'en verser, dit le curé, si cet ouvrage avait été brûlé
par mon ordre, car l'auteur est un des plus célèbres poëtes,
non-seulement d'Espagne, mais encore du monde entier, et il a
particulièrement réussi dans la traduction de plusieurs fables d'Ovide.



CHAPITRE VII

DE LA SECONDE SORTIE DE NOTRE BON CHEVALIER DON QUICHOTTE DE LA MANCHE


Ils en étaient là, quand tout à coup don Quichotte se mit à jeter de
grands cris: A moi, à moi, valeureux chevaliers! disait-il. C'est ici
qu'il faut montrer la force de vos bras, sinon les gens de la cour vont
remporter le prix du tournoi. Afin d'accourir au bruit, on abandonna
l'inventaire des livres; aussi faut-il croire que si _la Carolea_ et
_Léon d'Espagne_ s'en allèrent au feu avec _les Gestes de l'Empereur_,
composés par Louis d'Avila, c'est qu'ils se trouvèrent à la merci de la
gouvernante et de la nièce, mais à coup sûr ils eussent éprouvé un sort
moins sévère si le curé eût encore été là.

En arrivant auprès de don Quichotte, on le trouva debout, continuant à
vociférer, frappant à droite et à gauche, d'estoc et de taille, aussi
éveillé que s'il n'eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, et, bon
gré, mal gré, on le reporta dans son lit. Quand il se fut un peu calmé:
Archevêque Turpin, dit-il en s'adressant au curé, avouez que c'est une
grande honte pour des chevaliers errants tels que nous, de se laisser
enlever le prix du tournoi par les gens de la cour, lorsque pendant les
trois jours précédents l'avantage nous était resté!

Patience, reprit le curé; la chance tournera, s'il plaît à Dieu; ce
qu'on perd aujourd'hui peut se regagner demain. Pour le moment, ne
songeons qu'à votre santé; vous devez être bien fatigué, si même vous
n'êtes grièvement blessé.

Blessé, non, dit don Quichotte, mais brisé et meurtri autant qu'on
puisse l'être; car ce bâtard de Roland m'a roué de coups avec le tronc
d'un chêne, et cela parce que seul je tiens tête à ses fanfaronnades. Je
perdrai mon nom de Renaud de Montauban, ou, dès que je pourrai sortir du
lit, il me le payera cher, en dépit de tous les enchantements qui le
protégent. Pour l'instant, ajouta-t-il, qu'on me donne à manger, rien ne
saurait venir plus à propos; quant à ma vengeance, qu'on m'en laisse le
soin.

On lui apporta ce qu'il demandait, après quoi il se rendormit, laissant
tout le monde stupéfait d'une si étrange folie. Cette nuit même, la
gouvernante s'empressa de brûler les livres qu'on avait jetés dans la
cour, et ceux qui restaient encore dans la maison: aussi, tels
souffrirent la peine du feu qui méritaient un meilleur sort; mais leur
mauvaise étoile ne le voulut pas, et pour eux se vérifia le proverbe que
souvent le juste paye pour le pécheur.

Un des remèdes imaginés par le curé et le barbier contre la maladie de
leur ami fut de faire murer la porte du cabinet des livres, afin qu'il
ne la trouvât plus quand il se lèverait; espérant ainsi qu'en ôtant la
cause du mal l'effet disparaîtrait également, et que dans tous les cas
on dirait qu'un enchanteur avait emporté le cabinet et les livres: ce
qui fut exécuté avec beaucoup de diligence.

Deux jours après, don Quichotte se leva, et son premier soin fut d'aller
visiter sa bibliothèque; ne la trouvant plus où il l'avait laissée, il
se mit à chercher de tous côtés, passant et repassant où jadis avait été
la porte, tâtant avec les mains, regardant partout sans dire mot et sans
y rien comprendre. A la fin pourtant, il demanda de quel côté était le
cabinet de ses livres.

De quel cabinet parle Votre Grâce, répondit la gouvernante, et que
cherchez-vous là où il n'y a rien? Il n'existe plus ici ni cabinet ni
livres, le diable a tout emporté.

Ce n'est pas le diable, dit la nièce; c'est un enchanteur, qui, aussitôt
après le départ de notre maître, est venu pendant la nuit, monté sur un
dragon, a mis pied à terre, et est entré dans son cabinet, où je ne sais
ce qui se passa; mais au bout de quelque temps, nous le vîmes sortir par
la toiture, laissant la maison toute pleine de fumée; puis, quand nous
voulûmes voir ce qu'il avait fait, il n'y avait plus ni cabinet, ni
livres. Seulement, nous nous souvenons fort bien, la gouvernante et moi:
que ce mécréant nous cria d'en haut, en s'envolant, que c'était par
inimitié pour le maître des livres qu'il avait fait le dégât dont on
s'apercevrait plus tard. Il dit aussi qu'il s'appelait Mugnaton.

Dites Freston et non Mugnaton, reprit don Quichotte.

Je ne sais si c'est Freton ou Friton, répliqua la nièce, mais je sais
que son nom finissait en _on_.

Cela est vrai, ajouta don Quichotte; ce Freston est un savant enchanteur
qui a pour moi une aversion mortelle, parce que son art lui a révélé
qu'un jour je dois me rencontrer en combat singulier avec un jeune
chevalier qu'il protége; et comme il sait que j'en sortirai vainqueur,
quoi qu'il fasse, il ne cesse, en attendant, de me causer tous les
déplaisirs imaginables; mais je l'avertis qu'il s'abuse et qu'on ne peut
rien contre ce que le ciel a ordonné.

Et qui en doute? dit la nièce. Mais, mon cher oncle, pourquoi vous
engager dans toutes ces querelles? Ne vaudrait-il pas mieux rester
paisible dans votre maison, au lieu de courir le monde cherchant de
meilleur pain que celui de froment? Sans compter que bien des gens,
croyant aller querir de la laine, s'en reviennent tondus.

Vous êtes loin de compte, ma mie, repartit don Quichotte; avant que
l'on me tonde, j'aurai arraché la barbe à quiconque osera toucher la
pointe d'un seul de mes cheveux.

[Illustration: Cheval et cavalier s'en allèrent rouler dans la poussière
(p. 31).]

Les deux femmes s'abstinrent de répliquer, voyant bien que sa tête
commençait à s'échauffer. Quinze jours se passèrent ainsi, pendant
lesquels notre chevalier resta dans sa maison, sans laisser soupçonner
qu'il pensât à de nouvelles folies. Chaque soir, avec ses deux compères,
le curé et le barbier, il avait de fort divertissants entretiens, ne
cessant d'affirmer que la chose dont le monde avait le plus pressant
besoin, c'était de chevaliers errants et que cet ordre illustre
revivrait dans sa personne. Quelquefois le curé le contredisait, mais le
plus souvent il faisait semblant de se rendre, seul moyen de ne pas
l'irriter.

En même temps don Quichotte sollicitait en cachette un paysan, son
voisin, homme de bien (s'il est permis de qualifier ainsi celui qui est
pauvre), mais qui n'avait assurément guère de plomb dans la cervelle.
Notre hidalgo lui disait qu'il avait tout à gagner en le suivant, parce
qu'en échange du fumier et de la paille qu'il lui faisait quitter, il
pouvait se présenter telle aventure qui, en un tour de main, lui
vaudrait le gouvernement d'une île. Par ces promesses, et d'autres tout
aussi certaines, Sancho Panza, c'était le nom du laboureur, se laissa si
bien gagner, qu'il résolut de planter là femme et enfants, pour suivre
notre chevalier en qualité d'écuyer.

Assuré d'une pièce si nécessaire, don Quichotte ne songea plus qu'à
ramasser de l'argent; et, vendant une chose, engageant l'autre, enfin
perdant sur tous ses marchés, il parvint à réunir une somme raisonnable.
Il se pourvut aussi d'une rondache, qu'il emprunta d'un de ses amis;
puis ayant raccommodé sa salade du mieux qu'il put, il avisa son écuyer
du jour et de l'heure où il voulait se mettre en route, pour que de son
côté il se munit de ce qui leur serait nécessaire. Il lui recommanda
surtout d'emporter un bissac. Sancho répondit qu'il n'y manquerait pas,
ajoutant qu'étant mauvais marcheur, il avait envie d'emmener son âne,
lequel était de bonne force. Le mot âne surprit don Quichotte, qui
chercha à se rappeler si l'on avait vu quelque écuyer monter de la
sorte; aucun ne lui vint en mémoire; cependant il y consentit, comptant
bien donner au sien une plus honorable monture dès sa première rencontre
avec quelque chevalier discourtois.

Il se pourvut encore de chemises et des autres choses indispensables,
suivant le conseil que lui avait donné l'hôtelier.

Tout étant préparé en silence, un beau soir Sancho, sans dire adieu à sa
femme et à ses enfants, et don Quichotte, sans prendre congé de sa nièce
ni de sa gouvernante, s'échappèrent de leur village et marchèrent toute
la nuit avec tant de hâte, qu'au point du jour ils se tinrent pour
assurés de ne pouvoir être atteints quand même on se fût mis à leur
poursuite. Assis sur son âne avec son bissac et sa gourde, Sancho se
prélassait comme un patriarche, déjà impatient d'être gouverneur de
l'île que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit la même route
qu'il avait suivie lors de sa première excursion, c'est-à-dire à travers
la plaine de Montiel, où, cette fois, il cheminait avec moins
d'incommodité, parce qu'il était grand matin, et que les rayons du
soleil, frappant de côté, ne le gênaient point encore.

Ils marchaient depuis quelque temps, lorsque Sancho, qui ne pouvait
rester longtemps muet, dit à son maître: Seigneur, que Votre Grâce se
souvienne de l'île qu'elle m'a promise; je me fais fort de la bien
gouverner, si grande qu'elle puisse être.

Ami Sancho, répondit don Quichotte, apprends que de tout temps ce fut un
usage consacré parmi les chevaliers errants de donner à leurs écuyers le
gouvernement des îles et des royaumes dont ils faisaient la conquête;
aussi, loin de vouloir déroger à cette louable coutume, je prétends
faire mieux encore. Souvent ces chevaliers attendaient pour récompenser
leurs écuyers, que ceux-ci, las de passer de mauvais jours et de plus
mauvaises nuits fussent vieux et incapables de service; alors ils leur
donnaient quelque modeste province avec le titre de marquis ou de comte:
eh bien, moi, j'espère qu'avant six jours, si Dieu me prête vie, j'aurai
su conquérir un si vaste royaume, que beaucoup d'autres en dépendront,
ce qui viendra fort à propos pour te faire couronner roi de l'un des
meilleurs. Ne pense pas qu'il y ait là rien de bien extraordinaire; tous
les jours pareilles fortunes arrivent aux chevaliers errants, et souvent
même par des moyens si imprévus qu'il me sera facile de te donner
beaucoup plus que je ne te promets.

A ce compte-là, dit Sancho, si j'allais devenir roi par un de ces
miracles que sait faire Votre Grâce, Juana Guttierez, ma femme, serait
donc reine, et nos enfants, infants?

Sans aucun doute, répondit don Quichotte.

J'en doute un peu, moi, répliqua Sancho; car quand bien même Dieu
ferait pleuvoir des couronnes, m'est avis qu'il ne s'en trouverait pas
une qui puisse s'ajuster à la tête de ma femme; par ma foi, elle ne
vaudrait pas un maravédis pour être reine; passe pour comtesse, et
encore, avec l'aide de Dieu!

Eh bien, laisse-lui ce soin, dit don Quichotte; il te donnera ce qui te
conviendra le mieux; seulement prends patience, et par modestie ne va
pas te contenter à moins d'un bon gouvernement de province.

Non vraiment, répondit Sancho, surtout ayant en Votre Grâce un si
puissant maître, qui saura me donner ce qui ira à ma taille et ce que
mes épaules pourront porter.



CHAPITRE VIII

DU BEAU SUCCÈS QU'EUT LE VALEUREUX DON QUICHOTTE DANS L'ÉPOUVANTABLE ET
INOUIE AVENTURE DES MOULINS A VENT


En ce moment ils découvrirent au loin dans la campagne trente ou
quarante moulins à vent. A cette vue, don Quichotte s'écria: La fortune
conduit nos affaires beaucoup mieux que nous ne pouvions l'espérer.
Aperçois-tu, Sancho, cette troupe de formidables géants? Eh bien, je
prétends les combattre et leur ôter la vie. Enrichissons-nous de leurs
dépouilles; cela est de bonne guerre, et c'est grandement servir Dieu
que balayer pareille engeance de la surface de la terre.

Quels géants? demanda Sancho.

Ceux que tu vois là-bas avec leurs grands bras, répondit son maître;
plusieurs les ont de presque deux lieues de long.

Prenez garde, seigneur, dit Sancho; ce que voit là-bas Votre Grâce ne
sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui paraît leurs
bras, ce sont les ailes qui, poussées par le vent, font aller la meule.

Tu n'es guère expert en fait d'aventures, répliqua don Quichotte: ce
sont des géants, te dis-je. Si tu as peur, éloigne-toi et va te mettre
en oraison quelque part pendant que je leur livrerai un inégal mais
terrible combat.

Aussitôt il donne de l'éperon à Rossinante, et quoique Sancho ne cessât
de jurer que c'étaient des moulins à vent, et non des géants, notre
héros n'entendait pas la voix de son écuyer. Plus même il approchait des
moulins, moins il se désabusait. Ne fuyez pas, criait-il à se fendre la
tête, ne fuyez pas, lâches et viles créatures; c'est un seul chevalier
qui entreprend de vous combattre. Un peu de vent s'étant levé au même
instant, les ailes commencèrent à tourner. Vous avez beau faire,
disait-il en redoublant ses cris, quand vous remueriez plus de bras que
n'en avait le géant Briarée, vous me le payerez tout à l'heure. Puis se
recommandant à sa dame Dulcinée, et la priant de le secourir dans un si
grand péril, il se précipite, couvert de son écu et la lance en arrêt,
contre le plus proche des moulins. Mais comme il en perçait l'aile d'un
grand coup, le vent la fit tourner avec tant de violence qu'elle mit la
lance en pièces, emportant cheval et cavalier, qui s'en allèrent rouler
dans la poussière.

Sancho accourait au grand trot de son âne, et en arrivant il trouva que
son maître était hors d'état de se remuer, tant la chute avait été
lourde. Miséricorde, s'écria-t-il; n'avais-je pas dit à Votre Grâce de
prendre garde à ce qu'elle allait faire; que c'étaient là des moulins à
vent? Pour s'y tromper, il faut en avoir d'autres dans la tête.

Tais-toi, dit don Quichotte, de tous les métiers celui de la guerre est
le plus sujet aux caprices du sort, ce ne sont que vicissitudes
continuelles. Faut-il dire ce que je pense (de cela, j'en suis certain),
eh bien, ce maudit Freston, celui-là même qui a enlevé mon cabinet et
mes livres, vient de changer ces géants en moulins, afin de m'ôter la
gloire de les vaincre, tant la haine qu'il me porte est implacable; mais
viendra un temps où son art cédera à la force de mon épée.

Dieu le veuille, reprit Sancho en aidant son maître à remonter sur
Rossinante, dont l'épaule était à demi déboîtée.

Tout en devisant sur ce qui venait d'arriver, nos deux aventuriers
prirent le chemin du _Puerto-Lapice_, parce qu'il était impossible,
affirmait don Quichotte, que sur une route aussi fréquentée on ne
rencontrât pas beaucoup d'aventures. Seulement il regrettait sa lance,
et le témoignant à son écuyer: J'ai lu quelque part, dit-il, qu'un
chevalier espagnol nommé Diego Perez de Vargas, ayant rompu sa lance
dans un combat, arracha d'un chêne une forte branche avec laquelle il
assomma un si grand nombre de Mores, que le surnom d'assommeur lui en
resta, et que ses descendants l'ont ajouté à leur nom de Vargas. Je te
dis cela, Sancho, parce que je me propose d'arracher du premier chêne
que nous rencontrerons une branche en tout semblable, avec laquelle
j'accomplirai de tels exploits, que tu te trouveras heureux d'en être le
témoin, et de voir de tes yeux des prouesses si merveilleuses qu'un jour
on aura peine à les croire.

Ainsi soit-il, répondit Sancho: je le crois, puisque vous le dites. Mais
redressez-vous un peu, car Votre Grâce se tient tout de travers: sans
doute elle se ressent encore de sa chute?

Cela est vrai, reprit don Quichotte, et si je ne me plains pas, c'est
qu'il est interdit aux chevaliers errants de se plaindre, lors même
qu'ils auraient le ventre ouvert et que leurs entrailles en sortiraient.

S'il doit en être ainsi, je n'ai rien à répliquer, dit Sancho; pourtant
j'aimerais bien mieux entendre se plaindre Votre Grâce lorsqu'elle
ressent quelque mal; quant à moi, je ne saurais me refuser ce
soulagement, et à la première égratignure vous m'entendrez crier comme
un désespéré, à moins que la plainte ne soit également interdite aux
écuyers des chevaliers errants.

Don Quichotte sourit de la simplicité de son écuyer, et lui déclara
qu'il pouvait se plaindre quand et comme il lui plairait, n'ayant
jamais lu dans les lois de la chevalerie rien qui s'y opposât.

Sancho fit remarquer que l'heure du dîner était venue. Mange à ta
fantaisie, dit don Quichotte; pour moi je n'en sens pas le besoin.

Usant de la permission, Sancho s'arrangea du mieux qu'il put sur son
âne, tira ses provisions du bissac, et se mit à manger tout en cheminant
derrière son maître. Presque à chaque pas, il s'arrêtait pour donner une
embrassade à son outre, et il le faisait de si bon cœur qu'il aurait
réjoui le plus achalandé cabaretier de la province de Malaga. Ce
passe-temps délectable lui faisait oublier les promesses de son
seigneur, et considérer pour agréable occupation la recherche des
aventures.

Le soir ils s'arrêtèrent sous un massif d'arbres. Don Quichotte arracha
de l'un d'eux une branche assez forte pour lui servir de lance, puis y
ajusta le fer de celle qui s'était brisée entre ses mains, il passa la
nuit entière sans fermer l'œil, ne cessant de penser à sa Dulcinée,
afin de se conformer à ce qu'il avait vu dans ses livres sur
l'obligation imposée aux chevaliers errants de veiller sans cesse
occupés du souvenir de leurs dames. Quant à Sancho, qui avait le ventre
plein, il dormit jusqu'au matin, et les rayons du soleil qui lui
donnaient dans le visage, non plus que le chant des oiseaux qui
saluaient joyeusement la venue du jour, ne l'auraient réveillé si son
maître ne l'eût appelé cinq ou six fois. En ouvrant les yeux, son
premier soin fut de faire une caresse à son outre, qu'il s'affligea de
trouver moins rebondie que la veille, car il ne se voyait guère sur le
chemin de la remplir de si tôt. Pour don Quichotte, il refusa toute
nourriture, préférant, comme on l'a dit, se repaître de ses amoureuses
pensées.

Ils reprirent le chemin du Puerto-Lapice, dont, vers trois heures de
l'après-midi, ils aperçurent l'entrée: Ami Sancho, s'écria aussitôt don
Quichotte, c'est ici que nous allons pouvoir plonger nos bras jusqu'aux
coudes dans ce qu'on appelle les aventures. Écoute-moi bien, et n'oublie
pas ce que je vais te dire: quand même tu me verrais dans le plus grand
péril, garde-toi de jamais tirer l'épée, à moins de reconnaître, à n'en
pas douter, que nous avons affaire à des gens de rien, à de la basse et
vile engeance; oh! dans ce cas, tu peux me secourir: mais si j'étais aux
prises avec des chevaliers, les lois de la chevalerie t'interdisent
formellement de venir à mon aide, tant que tu n'auras pas été toi-même
armé chevalier.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il aperçut deux moines qui portaient des parasols et des lunettes de
voyage (p. 34).]

Votre Grâce sera bien obéie en cela, répondit Sancho, d'autant plus que
je suis pacifique de ma nature et très-ennemi des querelles. Seulement,
pour ce qui est de défendre ma personne, lorsqu'on viendra l'attaquer,
permettez que je laisse de côté vos recommandations chevaleresques, car
les commandements de Dieu et de l'Église n'ont rien, je pense, de
contraire à cela.

D'accord, reprit don Quichotte; mais si nous avions à combattre des
chevaliers, songe à tenir en bride ta bravoure naturelle.

Oh! je n'y manquerai point, dit Sancho, et je vous promets d'observer
ce commandement aussi exactement que celui de chômer le dimanche.

Pendant cet entretien, deux moines de l'ordre de Saint-Benoît, montés
sur des dromadaires (du moins leurs mules en avaient la taille) parurent
sur la route. Ils portaient des parasols et des lunettes de voyage. A
peu de distance, derrière eux, venait un carrosse escorté par quatre ou
cinq cavaliers et suivi de deux valets à pied. Dans ce carrosse, on l'a
su depuis, voyageait une dame biscaïenne qui allait retrouver son mari à
Séville, d'où il devait passer dans les Indes avec un emploi
considérable.

A peine don Quichotte a-t-il aperçu les moines, qui n'étaient pas de
cette compagnie, bien qu'ils suivissent le même chemin: Ou je me trompe
fort, dit-il à son écuyer, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui
se soit jamais rencontrée. Ces noirs fantômes que j'aperçois là-bas
doivent être et sont sans nul doute des enchanteurs qui ont enlevé
quelque princesse et l'emmènent par force dans cet équipage; il faut, à
tout prix, que j'empêche cette violence.

Ceci m'a bien la mine d'être encore pis que les moulins à vent, dit
Sancho en branlant la tête. Seigneur, que Votre Grâce y fasse attention,
ces fantômes sont des moines de l'ordre de Saint-Benoît, et certainement
le carrosse appartient à ces gens qui voyagent: prenez garde à ce que
vous allez faire, et que le diable ne vous tente pas.

Je t'ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, que tu n'entendais rien
aux aventures; tu vas voir dans un instant si ce que j'avance n'est pas
l'exacte vérité.

Aussitôt, prenant les devants, il va se camper au milieu du chemin,
puis, quand les moines sont assez près pour l'entendre, il leur crie
d'une voix tonnante: Gens diaboliques et excommuniés, mettez sur l'heure
en liberté les hautes princesses que vous emmenez dans ce carrosse,
sinon préparez-vous à recevoir la mort en juste punition de vos méfaits.

Les deux moines retinrent leurs mules, non moins étonnés de l'étrange
figure de don Quichotte que de son discours: Seigneur chevalier,
répondirent-ils, nous ne sommes point des gens diaboliques ni des
excommuniés; nous sommes des religieux de l'ordre de Saint-Benoît qui
suivons paisiblement notre chemin: s'il y a dans ce carrosse des
personnes à qui on fait violence, nous l'ignorons.

Je ne me paye pas de belles paroles, repartit don Quichotte, et je vous
connais, canaille déloyale. Puis, sans attendre de réponse, il fond, la
lance basse, sur un des religieux, et cela avec une telle furie, que si
le bon père ne se fût promptement laissé glisser de sa mule, il aurait
été dangereusement blessé, ou peut-être tué du coup. L'autre moine,
voyant de quelle manière on traitait son compagnon, donna de l'éperon à
sa monture et gagna la plaine, plus rapide que le vent.

Aussitôt, sautant prestement de son âne, Sancho se jeta sur le moine
étendu par terre, et il commençait à le dépouiller quand accoururent les
valets des religieux, qui lui demandèrent pourquoi il lui enlevait ses
vêtements. Parce que, répondit Sancho, c'est le fruit légitime de la
bataille que mon maître vient de gagner.

Peu satisfaits de la réponse, voyant d'ailleurs que don Quichotte
s'était éloigné pour aller parler aux gens du carrosse, les deux valets
se ruèrent sur Sancho, le renversèrent sur la place, et l'y laissèrent à
demi mort de coups. Le religieux ne perdit pas un moment pour remonter
sur sa mule, et il accourut tremblant auprès de son compagnon, qui
l'attendait assez loin de là, regardant ce que deviendrait cette
aventure; puis tous deux poursuivirent leur chemin, faisant plus de
signes de croix que s'ils avaient eu le diable à leurs trousses.

Pendant ce temps, don Quichotte se tenait à la portière du carrosse, et
il haranguait la dame biscaïenne, qu'il avait abordée par ces paroles:

Madame, votre beauté est libre, elle peut faire maintenant ce qu'il lui
plaira; car ce bras redoutable vient de châtier l'audace de ses
ravisseurs. Afin que vous ne soyez point en peine du nom de votre
libérateur, sachez que je m'appelle don Quichotte de la Manche, que je
suis chevalier errant, et esclave de la sans pareille Dulcinée du
Toboso. En récompense du service qu'elle a reçu de moi, je ne demande à
Votre Grâce qu'une seule chose: c'est de vous rendre au Toboso, de vous
présenter de ma part devant cette dame, et de lui apprendre ce que je
viens de faire pour votre liberté.

Parmi les gens de l'escorte se trouvait un cavalier biscaïen qui
écoutait attentivement notre héros. Irrité de le voir s'opposer au
départ du carrosse, à moins qu'il ne prît le chemin du Toboso, il
s'approche, et, empoignant la lance de don Quichotte, il l'apostrophe
ainsi en mauvais castillan ou en biscaïen, ce qui est pis encore:
Va-t'en, chevalier, et mal ailles-tu; car, par le Dieu qui m'a créé, si
toi ne laisses partir le carrosse, moi te tue, aussi vrai que je suis
Biscaïen.

Don Quichotte qui l'avait compris, répondit sans s'émouvoir: Si tu étais
chevalier, aussi bien que tu ne l'es pas, j'aurais déjà châtié ton
insolence.

Moi pas chevalier! répliqua le Biscaïen; moi jure Dieu, jamais chrétien
n'avoir plus menti. Si toi laisses ta lance, et tires ton épée, moi fera
voir à toi comme ton _chat à l'eau vite s'en va_. Hidalgo par mer,
hidalgo par le diable, et toi mentir si dire autre chose.

C'est ce que nous allons voir, repartit don Quichotte, puis, jetant sa
lance, il tire son épée, embrasse son écu, et il fond sur le Biscaïen,
impatient de lui ôter la vie.

Celui-ci eût bien voulu descendre de sa mule, mauvaise bête de louage,
sur laquelle il ne pouvait compter; mais à peine eut-il le temps de
tirer son épée, et bien lui prit de se trouver assez près du carrosse
pour saisir un coussin et s'en faire un bouclier. En voyant les deux
champions courir l'un sur l'autre comme de mortels ennemis, les
assistants essayèrent de s'interposer; tout fut inutile; car le Biscaïen
jurait que si on tentait de l'arrêter, il tuerait plutôt sa maîtresse et
les personnes de sa suite. Effrayée de ces menaces, la dame, toute
tremblante, fit signe au cocher de s'éloigner, puis, arrivée à quelque
distance, elle s'arrêta pour regarder le combat.

En abordant son adversaire, l'impétueux Biscaïen lui déchargea un tel
coup sur l'épaule, que si l'épée n'eût rencontré la rondache, il le
fendait jusqu'à la ceinture.

Dame de mon âme! s'écria don Quichotte à ce coup qui lui parut la chute
d'une montagne; Dulcinée! fleur de beauté, daignez secourir votre
chevalier, qui pour vous obéir se trouve en cette extrémité.

Prononcer ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, fondre sur
son ennemi, tout cela fut l'affaire d'un instant. Le Biscaïen, en le
voyant venir avec tant d'impétuosité, l'attendait de pied ferme, couvert
de son coussin, d'autant plus que sa mule, harassée de fatigue et mal
dressée à ce manége, ne pouvait bouger. Ainsi don Quichotte courait
l'épée haute contre le Biscaïen, cherchant à le pourfendre, et le
Biscaïen l'attendait, abrité derrière son coussin. Les spectateurs
étaient dans l'anxiété des coups épouvantables dont nos deux combattants
se menaçaient, et la dame du carrosse faisait des vœux à tous les
saints du paradis pour obtenir que Dieu protégeât son écuyer, et la
délivrât du péril où elle se trouvait.

Malheureusement, l'auteur de l'histoire la laisse en cet endroit
pendante et inachevée, donnant pour excuse qu'il ne sait rien de plus
sur les exploits de don Quichotte. Mais le continuateur, ne pouvant se
résoudre à penser qu'un récit aussi curieux se fût ainsi arrêté à
moitié chemin, et que les beaux esprits de la Manche eussent négligé
d'en conserver la suite, ne désespéra pas de la retrouver. En effet, le
ciel aidant, il réussit dans sa recherche de la manière qui sera exposée
dans le livre suivant.



LIVRE II[25]--CHAPITRE IX

OU SE CONCLUT ET SE TERMINE L'ÉPOUVANTABLE COMBAT DU BRAVE BISCAIEN ET
DU MANCHOIS


Dans la première partie de cette histoire, nous avons laissé l'ardent
Biscaïen et le valeureux don Quichotte, les bras levés, les épées nues,
et en posture de se décharger de tels coups, que s'ils fussent tombés
sans rencontrer de résistance, nos deux champions ne se seraient rien
moins que pourfendus de haut en bas et ouverts comme une grenade; mais
en cet endroit, je l'ai dit, le récit était resté pendant et inachevé,
sans que l'auteur fît connaître où l'on trouverait de quoi le
poursuivre. J'éprouvai d'abord un violent dépit, car le plaisir que
m'avait causé le commencement d'un conte si délectable se tournait en
grande amertume, quand je vins à songer quel faible espoir me restait
d'en retrouver la fin. Toutefois il me paraissait impossible qu'un héros
si fameux manquât d'un historien pour raconter ses incomparables
prouesses, lorsque chacun de ses devanciers en avait compté plusieurs,
non-seulement de leurs faits et gestes, mais même de leurs moindres
pensées. Ne pouvant donc supposer qu'un chevalier de cette importance
fût dépourvu de ce qu'un _Platir_ et ses pareils avaient eu de reste, je
persistai à croire qu'une semblable histoire n'était point demeurée
ainsi à moitié chemin, et que le temps seul, qui détruit tout, l'avait
dévorée ou la tenait quelque part ensevelie. De plus, je me disais:
Puisque dans la Bibliothèque de notre chevalier il y avait des livres
modernes, tels que _le Remède à la jalousie_, _les Nymphes_, _le Berger
de Hénarès_, elle ne doit pas être fort ancienne, et si elle n'a pas été
écrite, on doit au moins la retrouver dans la mémoire des gens de son
village et des pays circonvoisins.

  [25] Cervantes divisa la première partie de _Don Quichotte_ en quatre
  livres fort inégaux. Dans la seconde partie, il abandonna cette
  division pour s'en tenir à celle des chapitres.

Tourmenté de cette pensée, je nourrissais toujours un vif désir de
connaître en son entier la vie et les merveilleux exploits de notre
héros, cette éclatante lumière de la Manche, le premier qu'on ait vu
dans ces temps calamiteux se vouer au grand exercice de la chevalerie
errante, redressant les torts, secourant les veuves, protégeant les
damoiselles, pauvres filles qui s'en allaient par monts et par vaux sur
leurs palefrois, portant la charge et l'embarras de leur virginité avec
si peu de souci, qu'à moins de violence de la part de quelque chevalier
félon, de quelque vilain armé en guerre, de quelque géant farouche,
elles descendaient au tombeau aussi vierges que leurs mères. Je dis donc
qu'à cet égard et à beaucoup d'autres, notre brave don Quichotte est
digne d'éternelles louanges, et qu'à moi-même on ne saurait en refuser
quelques-unes pour le zèle que j'ai mis à rechercher la fin d'une si
agréable histoire. Mais toute ma peine eût été inutile, et la postérité
eût été privée de ce trésor, si le hasard ne l'avait fait tomber entre
mes mains de la manière que je vais dire.

Me promenant un jour à Tolède, dans la rue d'Alcana, je vis un jeune
garçon qui vendait de vieilles paperasses à un marchand de soieries. Or,
curieux comme je le suis, à ce point de ramasser pour les lire les
moindres chiffons de papier, je pris des mains de l'enfant un des
cahiers qu'il tenait; voyant qu'il était en caractères arabes que je ne
connais point, je cherchai des yeux quelque Morisque[26] pour me les
expliquer, et je n'eus pas de peine à trouver ce secours dans un lieu
où il y a des interprètes pour une langue beaucoup plus sainte et plus
ancienne[27]. Le hasard m'en amena un à qui je mis le cahier entre les
mains; mais à peine en avait-il parcouru quelques lignes qu'il se prit à
rire. Je lui en demandai la cause. C'est une annotation que je trouve
ici à la marge, répondit-il; et continuant à rire, il lut ces paroles:
_Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent parlé dans la présente
histoire, eut, dit-on, pour saler les pourceaux, meilleure main
qu'aucune femme de la Manche_.

  [26] On appelait _Morisques_ les descendants des Arabes et des Mores
  restés en Espagne, après la prise de Grenade, et convertis violemment
  au christianisme.

  [27] Cervantes veut parler de l'hébreu, et faire entendre qu'il y
  avait des juifs à Tolède.

[Illustration: Se hissant sur ses étriers et serrant son épée, il en
déchargea un terrible coup sur la tête de son ennemi (p. 38).]

Au nom de Dulcinée du Toboso, m'imaginant que ces vieux cahiers
contenaient peut-être l'histoire de don Quichotte, je pressai le
Morisque de lire le titre du livre; il y trouva ces mots: _Histoire de
don Quichotte de la Manche, écrite par cid Hamet Ben-Engeli, historien
arabe_. En l'entendant, j'éprouvai une telle joie que j'eus beaucoup de
peine à la dissimuler; et rassemblant tous les papiers, j'en fis marché
avec le jeune garçon, qui me donna pour un demi-réal ce qu'il m'aurait
vendu vingt fois autant s'il eût pu lire dans mon esprit. Je m'éloignai
aussitôt avec mon Morisque par le cloître de la cathédrale, et lui
proposai de traduire ces cahiers en castillan sans y ajouter ni en
retrancher la moindre chose, moyennant la récompense qu'il voudrait. Il
se contenta de deux arrobes de raisins et de quatre boisseaux de
froment, me promettant de faire en peu de temps cette traduction aussi
fidèlement que possible; mais pour rendre l'affaire plus facile, et ne
pas me dessaisir de mon trésor, j'emmenai le Morisque chez moi, où en
moins de six semaines la version fut faite, telle que je la donne ici.

Dans le premier cahier se trouvait représentée la bataille de don
Quichotte avec le Biscaïen, tous deux dans la posture où nous les avons
laissés, le bras levé, l'épée nue, l'un couvert de sa rondache, l'autre
abrité par son coussin. La mule du Biscaïen était d'une si grande
vérité, qu'à portée d'arquebuse on l'aurait facilement reconnue pour une
mule de louage: à ses pieds on lisait _don Sancho de Aspetia_, ce qui
était sans doute le nom du Biscaïen. Aux pieds de Rossinante on lisait
celui de _don Quichotte_. Rossinante est admirablement peint, long,
roide, maigre, l'épine du dos si tranchante, et l'oreille si basse,
qu'on jugeait tout d'abord que jamais cheval au monde n'avait mieux
mérité d'être appelé ainsi. Tout auprès, Sancho Panza tenait par le
licou son âne, au pied duquel était écrit _Sancho Zanças_. Il était
représenté avec la panse large, la taille courte, les jambes cagneuses,
et c'est sans doute pour ce motif que l'histoire lui donne
indifféremment le nom de Panza ou de Zanças.

Il y avait encore d'autres détails, mais de peu d'importance, et qui
n'ajoutent rien à l'intelligence de ce récit. Si quelque chose pouvait
faire douter de sa sincérité, c'est que l'auteur est Arabe, et que tous
les gens de cette race sont enclins au mensonge; mais, d'autre part, ils
sont tellement nos ennemis, que celui-ci aura plutôt retranché
qu'ajouté. En effet, lorsqu'il devait, selon moi, le plus longuement
s'étendre sur les exploits de notre chevalier, il les a, au contraire,
malicieusement amoindris ou même passés sous silence: procédé indigne
d'un historien, qui doit toujours se montrer fidèle, exempt de passion
et d'intérêt, sans que jamais la crainte, l'affection ou l'inimitié le
fassent dévier de la vérité, mère de l'histoire, dépôt des actions
humaines, puisque c'est là qu'on rencontre de vrais tableaux du passé,
des exemples pour le présent et des enseignements pour l'avenir.
J'espère cependant que l'on trouvera dans ce récit tout ce que l'on peut
désirer, ou que s'il y manque quelque chose, ce sera la faute du
traducteur et non celle du sujet.

La seconde partie commençait ainsi:

A l'air terrible et résolu des deux fiers combattants, avec leur
tranchantes épées levées, on eût dit qu'ils menaçaient le ciel et la
terre. Celui qui porta le premier coup fut l'ardent Biscaïen, et cela
avec tant de force et de furie, que si le fer n'eût tourné dans sa main,
ce seul coup aurait terminé cet épouvantable combat et mis fin à toutes
les aventures de notre chevalier; mais le sort, qui le réservait pour
d'autres exploits, fit tourner l'épée du Biscaïen de telle sorte que,
tombant à plat sur l'épaule gauche, elle ne fit d'autre mal que de
désarmer tout ce côté-là, emportant chemin faisant un bon morceau de la
salade et la moitié de l'oreille de notre héros.

Qui pourrait, grand Dieu! peindre la rage dont fut transporté don
Quichotte quand il se sentit atteint! Se hissant sur ses étriers, et
serrant de plus belle son épée avec ses deux mains, il en déchargea un
si terrible coup sur la tête de son ennemi, que, malgré la protection du
coussin, le pauvre diable commença à jeter le sang par le nez, la bouche
et les oreilles, prêt à tomber, ce qui certes fût arrivé s'il n'eût à
l'instant embrassé le cou de sa bête, mais bientôt ses bras se
détachèrent, ses pieds lâchèrent les étriers, et la mule épouvantée, ne
sentant plus le frein, prit sa course à travers champs, après avoir
désarçonné son cavalier qui tomba privé de sentiment.

Don Quichotte ne vit pas plus tôt son ennemi par terre, que, sautant
prestement de cheval, il courut lui présenter la pointe de l'épée entre
les deux yeux, lui criant de se rendre, sinon qu'il lui couperait la
tête. Le malheureux Biscaïen était incapable d'articuler un seul mot,
et, dans sa fureur, don Quichotte ne l'aurait pas épargné, si la dame du
carrosse, qui, à demi morte de peur, attendait au loin l'issue du
combat, n'était accourue lui demander, avec les plus vives instances, la
vie de son écuyer.

Je vous l'accorde, belle dame, répondit gravement notre héros, mais à
une condition: c'est que ce chevalier me donnera sa parole d'aller au
Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée,
afin qu'elle dispose de lui selon son bon plaisir.

Sans rien comprendre à ce discours, ni s'informer quelle était cette
Dulcinée, la dame promit pour son écuyer tout ce qu'exigeait don
Quichotte.

Qu'il vive donc sur la foi de votre parole, reprit notre héros, et qu'à
cause de vous il jouisse d'une grâce dont son arrogance le rendait
indigne.



CHAPITRE X

DU GRACIEUX ENTRETIEN QU'EUT DON QUICHOTTE AVEC SANCHO PANZA SON ÉCUYER


Quoique moulu des rudes gourmades que lui avaient administrées les
valets des bénédictins, Sancho s'était depuis quelque temps déjà remis
sur ses pieds, et tout en suivant d'un œil attentif le combat où était
engagé son seigneur, il priait Dieu de lui accorder la victoire, afin
qu'il y gagnât quelque île et l'en fit gouverneur, comme il le lui avait
promis. Voyant enfin le combat terminé, et son maître prêt à remonter à
cheval, il courut lui tenir l'étrier; mais d'abord il se jeta à genoux
et lui baisa la main en disant: Que Votre Grâce daigne me donner l'île
qu'elle vient de gagner; car je me sens en état de la bien gouverner, si
grande qu'elle puisse être.

Ami Sancho, répondit don Quichotte, ce ne sont pas là des aventures
d'îles, ce sont de simples rencontres de grands chemins, dont on ne peut
guère attendre d'autre profit que de se faire casser la tête ou emporter
une oreille. Prends patience, il s'offrira, pour m'acquitter de ma
promesse, assez d'autres occasions, où je pourrai te donner un bon
gouvernement, si ce n'est quelque chose de mieux encore.

Sancho se confondit en remercîments, et après avoir baisé de nouveau la
main de son maître et le pan de sa cotte de mailles, il l'aida à
remonter à cheval, puis enfourcha son âne, et se mit à suivre son
seigneur, lequel, s'éloignant rapidement sans prendre congé de la dame
du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là.

Sancho le suivait de tout le trot de sa bête, mais Rossinante détalait
si lestement, qu'il fut obligé de crier à son maître de l'attendre. Don
Quichotte retint la bride à sa monture, jusqu'à ce que son écuyer l'eût
rejoint. Il serait prudent, ce me semble, dit Sancho en arrivant, de
nous réfugier dans quelque église, car celui que vous venez de combattre
est en bien piteux état; on pourrait en donner avis à la
Sainte-Hermandad[28], qui viendrait nous questionner à ce sujet, et une
fois entre ses mains, il se passerait du temps avant de nous en tirer.

  [28] La _Sainte-Hermandad_ était un corps spécialement chargé de la
  poursuite des malfaiteurs.

Tu ne sais ce que tu dis, repartit don Quichotte; où donc as-tu vu ou lu
qu'un chevalier errant ait été traduit en justice, quelque nombre
d'homicides qu'il ait commis?

Je n'entends rien à vos homicides, répondit Sancho, et je ne me souviens
pas d'en avoir jamais vu; mais je sais que ceux qui se battent au milieu
des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et c'est là ce que je
voudrais éviter.

Ne t'en mets point en peine, reprit don Quichotte; je t'arracherais des
mains des Philistins, à plus forte raison de celles de la
Sainte-Hermandad. Maintenant, réponds avec franchise, crois-tu que sur
toute la surface de la terre il y ait un chevalier aussi vaillant que je
le suis? As-tu jamais vu ou lu dans quelque histoire qu'un chevalier ait
montré autant que moi d'intrépidité dans l'attaque, de résolution dans
la défense, plus d'adresse à porter les coups, et de promptitude à
culbuter l'ennemi?

La vérité est que je n'ai jamais rien vu ni lu de semblable, répondit
Sancho, car je ne sais ni lire ni écrire; mais ce dont je puis faire
serment, c'est que de ma vie je n'ai servi un maître aussi hardi que
Votre Grâce, et Dieu veuille que cette hardiesse ne nous mène pas là où
je m'imagine. Pour l'heure pansons votre oreille, car il en sort
beaucoup de sang; heureusement, j'ai de la charpie et de l'onguent dans
mon bissac.

Nous nous passerions bien de tout cela, dit don Quichotte, si j'avais
songé à faire une fiole de ce merveilleux baume de Fier-à-Bras[29], et
combien une seule goutte de cette précieuse liqueur nous épargnerait de
temps et de remèdes?

  [29] C'était, dit l'histoire de Charlemagne, un géant qui guérissait
  ses blessures en buvant d'un baume qu'il portait dans deux petits
  barils gagnés à la conquête de Jérusalem.

Quelle fiole et quel baume? demanda Sancho.

C'est un baume dont j'ai la recette en ma mémoire, répondit don
Quichotte; avec lui on se moque des blessures, et on nargue la mort.
Aussi, quand après l'avoir composé, je l'aurai remis entre tes mains, si
dans un combat je viens à être pourfendu d'un revers d'épée par le
milieu du corps, comme cela nous arrive presque tous les jours, il te
suffira de ramasser la moitié qui sera tombée à terre, puis, avant que
le sang soit figé, de la rapprocher de l'autre moitié restée sur la
selle, en ayant soin de les bien remboîter; après quoi, rien qu'avec
deux gouttes de ce baume, tu me reverras aussi sain qu'une pomme.

S'il en est ainsi, repartit Sancho, je renonce dès aujourd'hui au
gouvernement que vous m'avez promis, et pour récompense de mes services
je ne demande que la recette de ce baume. Il vaudra bien partout deux ou
trois réaux l'once; en voilà assez pour passer ma vie honorablement et
en repos. Mais dites-moi, seigneur, ce baume coûte-t-il beaucoup à
composer?

Pour trois réaux on peut en faire plus de six pintes, répondit don
Quichotte.

Grand Dieu! s'écria Sancho, que ne me l'enseignez-vous sur l'heure, et
que n'en faisons-nous de suite plusieurs poinçons?

Patience, ami Sancho, reprit don Quichotte, je te réserve bien d'autres
secrets, et de bien plus grandes récompenses. Pour l'instant pansons mon
oreille; elle me fait plus de mal que je ne voudrais.

Sancho tira l'onguent et la charpie du bissac; mais quand don Quichotte,
en ôtant sa salade, la vit toute brisée, peu s'en fallut qu'il ne perdît
le reste de son jugement. Portant la main sur son épée, et levant les
yeux au ciel il s'écria: Par le créateur de toutes choses, et sur les
quatre Évangiles, je fais le serment que fit le grand marquis de
Mantoue, lorsqu'il jura de venger la mort de son neveu Baudouin,
c'est-à-dire de ne point manger pain sur nappe, de ne point approcher
femme, et de renoncer encore à une foule d'autres choses (lesquelles,
bien que je ne m'en souvienne pas, je tiens pour comprises dans mon
serment), jusqu'à ce que j'aie tiré une vengeance éclatante de celui qui
m'a fait un tel outrage.

Que Votre Grâce, dit Sancho, veuille bien faire attention que si ce
chevalier vaincu exécute l'ordre que vous lui avez donné d'aller se
mettre à genoux devant madame Dulcinée, il est quitte, et qu'à moins
d'une nouvelle offense, vous n'avez rien à lui demander.

Tu parles sagement, reprit don Quichotte, et j'annule mon serment quant
à la vengeance; mais je le confirme et le renouvelle quant à la vie que
j'ai juré de mener jusqu'au jour où j'aurai enlevé de vive force à
n'importe quel chevalier une salade en tout semblable à celle que j'ai
perdue. Et ne t'imagine pas, ami, que je parle à la légère; j'ai un
exemple à suivre en ceci: la même chose arriva pour l'armet de Mambrin,
qui coûta si cher à Sacripant.

Donnez tous ces serments au diable, dit Sancho; ils nuisent à la santé
et chargent la conscience; car, enfin, que ferons-nous si de longtemps
nous ne rencontrons un homme coiffé d'une salade? Tiendrez-vous votre
serment en dépit des incommodités qui peuvent en résulter, comme, par
exemple, de coucher tout habillé, de ne point dormir en lieu couvert, et
tant d'autres pénitences que s'imposait ce vieux fou de marquis de
Mantoue? Songez, je vous prie, seigneur, qu'il ne passe point de gens
armés par ces chemins-ci, que l'on n'y rencontre guère que des
charretiers et des conducteurs de mules. Ces gens-là ne portent point de
salades, et ils n'en ont jamais peut-être entendu prononcer le nom.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Je fais le serment que fit le grand marquis de Mantoue (p. 40).]

Tu te trompes, ami, repartit don Quichotte, et nous ne serons pas restés
ici deux heures, que nous y verrons se présenter plus de gens en armes
qu'il n'en vint jadis devant la forteresse d'Albraque, pour la conquête
de la belle Angélique.

Ainsi soit-il, reprit Sancho. Dieu veuille que tout aille bien, et
qu'arrive au plus tôt le moment de gagner cette île qui me coûte si
cher, dussé-je en mourir de joie!

Je t'ai déjà dit de ne point te mettre en peine, répliqua don Quichotte;
car en admettant que l'île vienne à manquer, n'avons-nous pas le royaume
de Danimarque et celui de Sobradise[30], qui t'iront comme une bague au
doigt? étant en terre ferme, ils doivent te convenir encore mieux. Mais
laissons cela; à présent, regarde dans le bissac si tu as quelque chose
à manger, puis nous irons à la recherche d'un château où nous puissions
passer la nuit et préparer le baume dont je t'ai parlé; car l'oreille me
fait souffrir cruellement.

  [30] Royaumes extraordinaires cités dans _Amadis de Gaule_.

J'ai bien ici un oignon et un morceau de fromage avec deux ou trois
bribes de pain, répondit Sancho: mais ce ne sont pas là des mets à
l'usage d'un chevalier vaillant tel que vous.

Que tu me connais mal! reprit don Quichotte. Apprends, ami Sancho, que
la gloire des chevaliers errants est de passer des mois entiers sans
manger, et, quand ils se décident à prendre quelque nourriture, de se
contenter de ce qui leur tombe sous la main. Tu n'en douterais pas si tu
avais lu autant d'histoires que moi, et dans aucune je n'ai vu que les
chevaliers errants mangeassent, si ce n'est par hasard, ou dans quelque
somptueux festin donné en leur honneur; car le plus souvent ils vivaient
de l'air du temps. Cependant, comme ils étaient hommes et qu'ils ne
pouvaient se passer tout à fait d'aliments, il faut croire que,
constamment au milieu des forêts et des déserts, et toujours sans
cuisinier, leurs repas habituels étaient des mets rustiques comme ceux
que tu m'offres en ce moment. Cela me suffit, ami Sancho; cesse donc de
t'affliger, et surtout n'essaye pas de transformer le monde, ni de
changer les antiques coutumes de la chevalerie errante.

Il faut me pardonner, répliqua Sancho, si ne sachant ni lire ni écrire
(je l'ai déjà dit à Votre Grâce), j'ignore les règles de la chevalerie;
mais, à l'avenir, le bissac sera fourni de fruits secs pour vous, qui
êtes chevalier; et comme je n'ai pas cet honneur, j'aurai soin de le
garnir pour moi de quelque chose de plus nourrissant.

Je n'ai pas dit, répliqua don Quichotte, que les chevaliers errants
devaient ne manger que des fruits, j'ai dit qu'ils en faisaient leur
nourriture habituelle; ils y joignaient encore quelques herbes des
champs, qu'ils savaient fort bien reconnaître et que je saurai
distinguer également.

C'est une grande vertu que de connaître ces herbes, repartit Sancho, et
si je ne m'abuse, nous aurons plus d'une occasion de mettre cette
connaissance à profit. Pour l'instant, voici ce que Dieu nous envoie,
ajouta-t-il; et tirant les vivres du bissac, tous deux se mirent à
manger d'un égal appétit.

Ils eurent bientôt achevé leur frugal repas, et reprirent leurs montures
afin d'atteindre une habitation avant la chute du jour; mais le soleil
venant à leur manquer, et, avec lui, l'espérance de trouver ce qu'ils
cherchaient, il s'arrêtèrent auprès de quelques huttes de chevriers pour
y passer la nuit. Autant Sancho s'affligeait de n'être pas à l'abri dans
quelque bon village, autant don Quichotte fut heureux de dormir à la
belle étoile, se figurant que tout ce qui lui arrivait de la sorte
prouvait une fois de plus sa vocation de chevalier errant.



CHAPITRE XI

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC LES CHEVRIERS


Don Quichotte reçut des chevriers un bon accueil, et Sancho ayant
accommodé du mieux qu'il put Rossinante et son âne, se dirigea en toute
hâte vers l'odeur qu'exhalaient certains morceaux de chèvre qui
cuisaient dans une marmite devant le feu. Notre écuyer eût bien voulu
s'assurer s'ils étaient cuits assez à point pour les faire passer de la
marmite dans son estomac, mais les chevriers ne lui en laissèrent pas le
temps; car, les ayant retirés du feu, ils dressèrent leur table
rustique, tout en invitant de bon cœur les deux étrangers à partager
leurs provisions; puis étendant sur le sol quelques peaux de mouton, ils
s'assirent au nombre de six, après avoir offert à don Quichotte, en
guise de siége, une auge de bois qu'ils retournèrent.

Notre héros prit place au milieu d'eux; quant à Sancho, il se plaça
debout derrière son maître, prêt à lui verser à boire dans une coupe qui
n'était pas de cristal, mais de corne. En le voyant rester debout: Ami,
lui dit don Quichotte, afin que tu connaisses toute l'excellence de la
chevalerie errante, et que tu saches combien ceux qui en font
profession, n'importe à quel degré, ont droit d'être estimés et honorés
dans le monde, je veux qu'ici, en compagnie de ces braves gens, tu
prennes place à mon côté, pour ne faire qu'un avec moi, qui suis ton
seigneur et ton maître, et que mangeant au même plat, buvant dans ma
coupe, on puisse dire de la chevalerie errante ce qu'on dit de l'amour:
qu'elle nous fait tous égaux.

Grand merci, répondit Sancho; mais je le dis à Votre Grâce, pourvu que
j'aie de quoi manger, je préfère être seul et debout, qu'assis à côté
d'un empereur. Je savoure bien mieux, dans un coin tout à mon aise, ce
qu'on me donne, ne fût-ce qu'un oignon sur du pain, que les fines
poulardes de ces tables où il faut mâcher lentement, boire à petits
coups, s'essuyer la bouche à chaque morceau, sans oser tousser ni
éternuer, quelque envie qu'on en ait, ni enfin prendre ces autres
licences qu'autorisent la solitude et la liberté. Ainsi donc,
monseigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut m'accorder comme à son
écuyer, je suis prêt à les convertir en choses qui me soient de plus de
profit, car ces honneurs dont je vous suis bien reconnaissant, j'y
renonce à jamais.

Fais ce que je t'ordonne, repartit don Quichotte: Dieu élève celui qui
s'humilie. Et prenant Sancho par le bras, il le fit asseoir à son côté.

Les chevriers ne comprenaient rien à tout cela, et continuaient de
manger en silence, regardant leurs hôtes, qui, d'un grand appétit,
avalaient des morceaux gros comme le poing. Après les viandes, on
servit des glands doux avec une moitié de fromage plus dur que du
ciment. Pendant ce temps, la corne à boire ne cessait d'aller et de
venir à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots de la roue
à chapelet[31], si bien que des deux outres qui étaient là, l'une fut
entièrement mise à sec.

  [31] Roue garnie de seaux à bascule, qui puisent l'eau et la versent
  dans un réservoir.

Quand don Quichotte eut satisfait son appétit, il prit dans sa main une
poignée de glands, puis après les avoir quelque temps considérés en
silence: Heureux siècle, s'écria-t-il, âge fortuné, auquel nos ancêtres
donnèrent le nom d'âge d'or, non pas que ce métal, si estimé dans notre
siècle de fer, se recueillît sans peine à cette époque privilégiée, mais
parce que ceux qui vivaient alors ignoraient ces deux funestes mots de
TIEN et de MIEN. En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Afin
de se procurer l'ordinaire soutien de la vie, on n'avait qu'à étendre la
main pour cueillir aux branches des robustes chênes les fruits savoureux
qui se présentaient libéralement à tous. Les claires fontaines et les
fleuves rapides offraient en abondance leurs eaux limpides et
délicieuses. Dans le creux des arbres et dans les fentes des rochers,
les diligentes abeilles établissaient sans crainte leur république,
abandonnant au premier venu l'agréable produit de leur doux labeur.
Alors les liéges vigoureux se dépouillaient eux-mêmes, et leurs larges
écorces suffisaient à couvrir les cabanes élevées sur des poteaux
rustiques. Partout régnaient la concorde, la paix, l'amitié. Le soc aigu
de la pesante charrue ne s'était pas encore enhardi à ouvrir les
entrailles de notre première mère, dont le sein fertile satisfaisait
sans effort à la nourriture et aux plaisirs de ses enfants. Alors les
belles et naïves bergères couraient de vallée en vallée, de colline en
colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autre vêtement que celui
que la pudeur exige: ni la soie façonnée de mille manières, ni la
pourpre de Tyr, ne composaient leurs simples atours; des plantes mêlées
au lierre leur suffisaient, et elles se croyaient mieux parées de ces
ornements naturels que ne le sont nos grandes dames avec les inventions
merveilleuses que leur enseigne l'oisive curiosité. Alors les tendres
mouvements du cœur se montraient simplement, sans chercher, pour
s'exprimer, d'artificieuses paroles. Alors, la fraude, le mensonge
n'altéraient point la franchise et la vérité; la justice régnait seule,
sans crainte d'être égarée par la faveur et l'intérêt qui l'assiégent
aujourd'hui, car la loi du bon plaisir ne s'était pas encore emparée de
l'esprit du juge, et il n'y avait personne qui jugeât ni qui fût jugé.
Les jeunes filles, je le répète, allaient en tous lieux seules et
maîtresses d'elles-mêmes, sans avoir à craindre les propos effrontés ou
les desseins criminels. Quand elles cédaient, c'était à leur seul
penchant et de leur libre volonté; tandis qu'aujourd'hui, dans ce siècle
détestable, aucune n'est en sûreté, fût-elle cachée dans un nouveau
labyrinthe de Crète; partout pénètrent les soins empressés d'une
galanterie maudite, qui les fait succomber malgré leur retenue. C'est
pour remédier à tous ces maux que, dans la suite des temps, la
corruption croissant avec eux, fut institué l'ordre des Chevaliers
errants, défenseurs des vierges, protecteurs des veuves, appuis des
orphelins et des malheureux. J'exerce cette noble profession, mes bons
amis, et c'est à un chevalier errant et à son écuyer que vous avez fait
le gracieux accueil dont je vous remercie de tout mon cœur; et, bien
qu'en vertu de la simple loi naturelle chacun soit tenu de vous imiter,
comme vous l'avez fait sans me connaître, il est juste que je vous en
témoigne ma reconnaissance.

Cette interminable harangue, dont il aurait fort bien pu se dispenser,
don Quichotte ne l'avait débitée que parce qu'en lui rappelant l'âge
d'or, les glands avaient fourni à sa fantaisie l'occasion de s'adresser
aux chevriers qui, sans répondre un mot, restaient tout ébahis à
l'écouter. Sancho gardait aussi le silence, mais il en profitait pour
avaler force glands et faire de fréquentes visites à la seconde outre
qu'on avait suspendue à un arbre pour tenir le vin frais.

Le souper avait duré moins longtemps que le discours; dès qu'il fut
terminé, un des chevriers dit à don Quichotte: Seigneur chevalier
errant, afin que Votre Grâce puisse dire avec encore plus de raison que
nous l'avons régalée de notre mieux, nous voulons lui procurer un
nouveau plaisir, en faisant chanter un de nos camarades qui ne peut
tarder à arriver. C'est un jeune berger amoureux et plein d'esprit, qui
sait lire et écrire, et qui de plus est musicien, car il joue de la
viole à ravir.

A peine le chevrier achevait-il ces mots qu'on entendit le son d'une
viole, et bientôt parut un jeune garçon âgé d'environ vingt-deux ans et
de fort bonne mine. Ses compagnons lui demandèrent s'il avait soupé; il
répondit que oui. En ce cas, Antonio, dit l'un d'eux, tu nous feras le
plaisir de chanter quelque chose, afin que ce seigneur, notre hôte,
sache que dans nos montagnes on trouve aussi des gens qui savent la
musique. Comme nous lui avons vanté tes talents, et que nous ne
voudrions point passer pour menteurs, dis-nous la romance de tes amours,
que ton oncle le bénéficier a mise en vers, et qui a tant plu à tout le
village.

Volontiers, répondit Antonio; et sans se faire prier, il s'assit sur le
tronc d'un chêne, puis, après avoir accordé sa viole, il chanta la
romance qui suit:


      Olalla! je sais que tu m'aime,
      Sans que la bouche me l'ait dit:
      Tes beaux yeux sont muets de même;
  Mais tu m'aimes, et je sais que cela seul suffit.

      On dit que d'un amour connu
      Il faut toujours bien espérer,
      Le souffrir c'est en être ému,
  Et soi-même à la fin on se laisse attirer.

      Aussi, de ton indifférence
      Au lieu de me montrer chagrin,
      Je sens naître quelque espérance,
  Et vois briller l'amour à travers tes dédains.

      C'est pourquoi mon cœur s'encourage,
      Et j'en suis pour l'heure à tel point,
      Que te trouvant tendre ou sauvage,
  Mon amour ne peut croître, et ne s'affaiblit point.

      Si l'amour est, comme je pense,
      Et, comme on dit, une vertu,
      Le mien me donne l'espérance
  Que mon zèle à la fin ne sera pas perdu.

      Olalla! crois, si je te presse,
      Que c'est avec un bon dessein,
      Et ne veux t'avoir pour maîtresse
  Que lorsqu'avec mon cœur tu recevras ma main.

      L'Église a des liens de soie,
      Et son joug est doux et léger;
      Tu verras avec quelle joie
  Je courrai m'y soumettre en t'y voyant ranger.

      Mais si je n'apprends de ta bouche
      Que tu consens à mon dessein,
      Je mourrai dans ce lieu farouche:
  Je le jure, ou dans peu je serai capucin[32].


  [32] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

[Illustration: Il prit dans sa main une poignée de glands (p. 43).]

Le chevrier avait à peine cessé de chanter, que don Quichotte insistait
pour qu'il continuât, mais Sancho, qui avait grande envie de dormir, s'y
opposa en disant qu'il était temps de songer à s'arranger un gîte pour
la nuit, et que ces braves gens, qui travaillaient tout le jour, ne
pouvaient passer la nuit à chanter.

Je t'entends, dit don Quichotte; j'oubliais qu'une tête alourdie par les
vapeurs du vin a plus besoin de sommeil que de musique.

Dieu soit loué, chacun en a pris sa part, répliqua Sancho.

D'accord, reprit don Quichotte: arrange-toi donc à ta fantaisie; quant à
ceux de ma profession, il leur sied mieux de veiller que de dormir;
seulement il faudrait panser mon oreille, car elle me fait souffrir
grandement.

Sancho se disposait à obéir, quand un des bergers dit à notre chevalier
de ne pas se mettre en peine; il alla chercher quelques feuilles de
romarin; puis, après les avoir mâchées et mêlées avec du sel, il les lui
appliqua sur l'oreille, l'assurant qu'il n'avait que faire d'un autre
remède; ce qui réussit en effet.



CHAPITRE XII

DE CE QUE RACONTA UN BERGER A CEUX QUI ÉTAIENT AVEC DON QUICHOTTE


Sur ces entrefaites arriva un autre chevrier de ceux qui apportaient les
provisions du village. Amis, dit-il, savez-vous ce qui se passe?

Et comment le saurions-nous? répondit l'un d'eux.

Apprenez, dit le paysan, que ce berger si galant, que cet étudiant qui
avait nom Chrysostome, vient de mourir ce matin même, et que chacun se
dit tout bas qu'il est mort d'amour pour la fille de Guillaume le Riche,
pour cette endiablée de Marcelle qu'on voit sans cesse rôder dans les
environs en habit de bergère.

Pour Marcelle? demanda un des chevriers.

Pour elle-même, répondit le paysan; mais ce qui étonne tout le monde,
c'est que, par son testament, Chrysostome ordonne qu'on l'enterre, ainsi
qu'un mécréant, au milieu de la campagne et précisément au pied de la
fontaine du Liége, parce que c'est là, dit-il, qu'il avait vu Marcelle
pour la première fois. Il a encore ordonné bien d'autres choses, mais
nos anciens disent qu'on n'en fera rien. Le grand ami de Chrysostome,
Ambrosio, répond qu'il faut exécuter de point en point ses intentions.
Le village est en grande rumeur à ce sujet. Mais on assure que tout se
fera ainsi que le veulent Ambrosio et les bergers ses amis. Demain, on
vient en grande pompe enterrer le pauvre Chrysostome à l'endroit que je
vous ai dit. Voilà qui sera beau à voir; aussi ne manquerai-je pas d'y
aller, si je ne suis pas obligé de retourner au village.

Nous irons tous, s'écrièrent les chevriers, mais après avoir tiré au
sort à qui restera pour garder les chèvres.

N'en ayez nul souci, reprit l'un d'eux, je resterai pour tous, et ne
m'en sachez aucun gré, car l'épine que je me suis enfoncée dans le pied
l'autre jour m'empêche de faire un pas.

Nous ne t'en sommes pas moins obligés, repartit Pedro.

Là-dessus don Quichotte pria Pedro de lui dire quelle était cette
bergère et quel était ce berger dont on venait d'annoncer la mort. Pedro
répondit que tout ce qu'il savait, c'est que le défunt était fils d'un
hidalgo fort riche, qui habitait ces montagnes; et qu'après avoir
longtemps étudié à Salamanque, il était revenu dans son pays natal avec
une grande réputation de science. On assure, ajouta le chevrier, qu'il
savait surtout ce que font là-haut non-seulement les étoiles, mais
encore le soleil et la lune, dont il ne manquait jamais d'annoncer les
_ellipses_ à point nommé.

Mon ami, dit don Quichotte, c'est éclipse et non ellipse, qu'on appelle
l'obscurcissement momentané de ces deux corps célestes.

Il devinait aussi, continua Pedro, quand l'année devait être abondante
ou _estérile_.

Vous voulez dire stérile, observa notre chevalier.

Peu importe repartit Pedro; ce que je puis assurer c'est que parents ou
amis quand ils suivaient ses conseils, devenaient riches en peu de
temps. Tantôt il disait: Semez de l'orge cette année et non du froment;
une autre fois: Semez des pois et non de l'orge; l'année qui vient
donnera beaucoup d'huile et les trois suivantes n'en fourniront pas une
goutte; ce qui ne manquait jamais d'arriver.

Cette science s'appelle astrologie, dit don Quichotte.

Je l'ignore, répliqua Pedro, mais lui il savait tout cela et bien
d'autres choses encore. Bref, quelques mois après son retour de
Salamanque, un beau matin nous le vîmes tout à coup quitter le manteau
d'étudiant pour prendre l'habit de berger, avec sayon et houlette, et
accompagné de son ami Ambrosio dans le même costume. J'oubliais de vous
dire que le défunt était un grand faiseur de chansons, au point que les
noëls de la Nativité de Notre-Seigneur et les actes de la Fête-Dieu que
représentent nos jeunes garçons étaient de sa composition. Quand on vit
ces deux amis habillés en bergers, tout le village fut bien surpris, et
personne ne pouvait en deviner la cause. Déjà, à cette époque le père de
Chrysostome était mort, lui laissant une grande fortune en bonnes terres
et en beaux et bons écus, sans compter de nombreux troupeaux. De tout
cela le jeune homme resta le maître absolu, et en vérité il le méritait,
car c'était un bon compagnon, charitable et ami des braves gens. Plus
tard, on apprit qu'en prenant ce costume, le pauvre garçon n'avait eu
d'autre but que de courir après cette bergère Marcelle, dont il était
devenu éperdument amoureux. Maintenant il faut vous dire quelle est
cette créature: car jamais vous n'avez entendu et jamais vous
n'entendrez raconter rien de semblable dans tout le cours de votre vie,
dussiez-vous vivre plus d'années que la vieille Sarna.

Dites Sara[33] et non Sarna, reprit don Quichotte, qui ne pouvait
souffrir ces altérations de mots.

  [33] Femme d'Abraham.

Sarna ou Sara, c'est tout un, répondit le chevrier; et si vous vous
mettez à éplucher mes paroles, nous n'aurons pas fini d'ici à l'an
prochain.

Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, entre Sarna et Sara il y a une
grande différence; mais continuez votre récit.

Je dis donc, poursuivit Pedro, qu'il y avait dans notre village un
laboureur nommé Guillaume, à qui le ciel, avec beaucoup d'autres
richesses, donna une fille dont la mère mourut en la mettant au monde.
Il me semble encore la voir, la digne femme, avec sa mine
resplendissante comme un soleil, et de plus, si charitable et si
laborieuse, qu'elle ne peut manquer de jouir là-haut de la vue de Dieu.
Son mari Guillaume la suivit de près, laissant sa fille Marcelle, riche
et en bas âge, sous la tutelle d'un oncle, prêtre et bénéficier dans ce
pays. En grandissant, l'enfant faisait souvenir de sa mère, qu'elle
annonçait devoir encore surpasser en beauté. A peine eut-elle atteint
ses quinze ans, qu'en la voyant chacun bénissait le ciel de l'avoir
faite si belle; aussi la plupart en devenaient fous d'amour. Son oncle
l'élevait avec beaucoup de soin et dans une retraite sévère; néanmoins
le bruit de sa beauté se répandit de telle sorte, que soit pour elle,
soit pour sa richesse, les meilleurs partis de la contrée ne cessaient
d'importuner et de solliciter son tuteur afin de l'avoir pour femme. Dès
qu'il la vit en âge d'être mariée, le bon prêtre y eût consenti
volontiers, mais il ne voulait rien faire sans son aveu. N'allez pas
croire pour cela qu'il entendît profiter de son bien, dont il avait
l'administration; à cet égard, tout le village n'a cessé de lui rendre
justice; car il faut que vous le sachiez, seigneur chevalier, dans nos
veillées, chacun critique et approuve selon sa fantaisie, et il doit
être cent fois bon celui qui oblige ses paroissiens à dire du bien de
lui.

C'est vrai, dit don Quichotte; mais continuez, ami Pedro, votre histoire
m'intéresse, et vous la contez de fort bonne grâce.

Que celle de Dieu ne me manque jamais, reprit le chevrier, c'est le plus
important. Vous saurez donc, continua-t-il, que l'oncle avait beau
proposer à sa nièce chacun des partis qui se présentaient, faisant
valoir leurs qualités, et l'engageant à choisir parmi eux un mari selon
son goût, la jeune fille ne répondait jamais rien, sinon qu'elle voulait
rester libre, et qu'elle se trouvait trop jeune pour porter le fardeau
du ménage. Avec de pareilles excuses, son oncle cessait de la presser,
attendant qu'elle ait pris un peu plus d'âge, et espérant qu'à la fin
elle se déciderait. Les parents, disait-il, ne doivent pas engager leurs
enfants contre leur volonté.

Mais voilà qu'un jour, sans que personne s'y attendit, la dédaigneuse
Marcelle se fait bergère, et que, malgré son oncle et tous les habitants
du pays qui cherchaient à l'en dissuader, elle s'en va aux champs avec
les autres filles, pour garder son troupeau. Dès qu'on la vit et que sa
beauté parut au grand jour, je ne saurais vous dire combien de jeunes
gens riches, hidalgos ou laboureurs, prirent le costume de berger afin
de suivre ses pas.

Un d'entre eux était le pauvre Chrysostome, comme vous le savez déjà,
duquel on disait qu'il ne l'aimait pas, mais qu'il l'adorait. Et qu'on
ne pense pas que, pour avoir adopté cette manière d'être si étrange,
Marcelle ait jamais donné lieu au moindre soupçon; loin de là, elle est
si sévère, que de tous ses prétendants aucun ne peut se flatter d'avoir
obtenu la moindre espérance de faire agréer ses soins; car bien qu'elle
ne fuie personne, et qu'elle traite tout le monde avec bienveillance,
dès qu'un berger se hasarde à lui déclarer son intention, quelque juste
et sainte qu'elle soit, il est renvoyé si loin qu'il n'y revient plus.
Mais, hélas! avec cette façon d'agir, elle cause plus de ravages en ce
pays que n'en ferait la peste; car sa beauté et sa douceur attirent les
cœurs que son indifférence et ses dédains réduisent bientôt au
désespoir. Aussi ne cesse-t-on de l'appeler ingrate, cruelle, et si vous
restiez quelques jours parmi nous, seigneur, vous entendriez ces
montagnes et ces vallées retentir des plaintes et des gémissements de
ceux qu'elle rebute.

Près d'ici sont plus de vingt hêtres qui portent gravé sur leur écorce
le nom de Marcelle; au-dessus on voit presque toujours une couronne,
pour montrer qu'elle est la reine de beauté. Ici soupire un berger, là
un autre se lamente, plus loin l'on entend des chansons d'amour,
ailleurs des plaintes désespérées. L'un passe la nuit au pied d'un
chêne, ou sur le haut d'une roche, et le jour le retrouve absorbé dans
ses pensées sans qu'il ait fermé ses paupières humides; un autre reste
à l'ardeur du soleil, étendu sur le sable brûlant, demandant au ciel la
fin de son martyre. En voyant l'insensible bergère jouir des maux
qu'elle a causés, chacun se demande à quoi aboutira cette conduite
altière, et quel mortel pourra dompter ce cœur farouche. Comme ce que
je viens de vous raconter est l'exacte vérité, nous croyons tous que la
mort de Chrysostome n'a pas eu d'autre motif. C'est pourquoi, seigneur
chevalier, vous ferez bien de vous trouver à son enterrement; cela sera
curieux à voir, car nombreux étaient ses amis, et d'ici à l'endroit
qu'il a désigné pour son tombeau à peine s'il y a une demi-lieue.

Je n'y manquerai pas, dit don Quichotte, et vous remercie du plaisir que
m'a fait votre récit.

Il y a encore beaucoup d'autres aventures arrivées aux amants de
Marcelle, reprit le chevrier; mais demain nous rencontrerons sans doute
en chemin quelque berger qui nous les racontera. Quant à présent vous
ferez bien d'aller vous reposer dans un endroit couvert, parce que le
serein est contraire à votre blessure, quoiqu'il n'y ait aucun danger
après le remède qu'on y a mis.

Sancho, qui avait donné mille fois au diable le chevrier et son récit,
pressa son maître d'entrer dans la cabane de Pedro. Don Quichotte y
consentit quoique à regret, mais ce fut pour donner le reste de la nuit
au souvenir de sa Dulcinée, à l'imitation des amants de Marcelle. Quant
à Sancho, il s'arrangea sur la litière, entre son âne et Rossinante, et
y dormit non comme un amant rebuté, mais comme un homme qui a le dos
roué de coups.



CHAPITRE XIII

OU SE TERMINE L'HISTOIRE DE LA BERGÈRE MARCELLE AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS


L'aurore commençait à paraître aux balcons de l'Orient quand les
chevriers se levèrent et vinrent réveiller don Quichotte, en lui
demandant s'il était toujours dans l'intention de se rendre à
l'enterrement de Chrysostome, ajoutant qu'ils lui feraient compagnie.
Notre chevalier, qui ne demandait pas mieux, ordonna à son écuyer de
seller Rossinante, et de tenir son âne prêt. Sancho obéit avec
empressement, et toute la troupe se mit en chemin.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Plus de vingt hêtres portent gravés sur l'écorce le nom de MARCELLE
(p. 48).]

Ils n'eurent pas fait un quart de lieue, qu'à la croisière d'un sentier
ils rencontrèrent six bergers vêtus de peaux noires, la tête couronnée
de cyprès et de laurier-rose; tous tenaient à la main un bâton de houx.
Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, suivis de trois valets à
pied. En s'abordant les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et
voyant qu'ils se dirigeaient vers le même endroit, ils se mirent à
cheminer de compagnie.

Un des cavaliers, s'adressant à son compagnon, lui dit: Seigneur
Vivaldo, je crois que nous n'aurons pas à regretter le retard que va
nous occasionner cette cérémonie; car elle doit être fort intéressante,
d'après les choses étranges que ces bergers racontent aussi bien du
berger défunt que de la bergère homicide.

Je le crois comme vous, reprit Vivaldo, et je retarderais mon voyage,
non d'un jour, mais de quatre, pour en être témoin.

Don Quichotte leur ayant demandé ce qu'ils savaient de Chrysostome et de
Marcelle, l'autre cavalier répondit que, rencontrant les bergers dans un
si lugubre équipage, ils avaient voulu en connaître la cause; et que
l'un d'eux leur avait raconté l'histoire de cette bergère appelée
Marcelle, aussi belle que bizarre, les amours de ses nombreux
prétendants, et la mort de ce Chrysostome à l'enterrement duquel ils se
rendaient. Bref, il répéta à don Quichotte tout ce que Pedro lui avait
appris.

A cet entretien en succéda bientôt un autre. Celui des cavaliers qui
avait nom Vivaldo demanda à notre chevalier pourquoi, en pleine paix et
dans un pays si tranquille, il voyageait si bien armé.

La profession que j'exerce et les vœux que j'ai faits, répondit don
Quichotte, ne me permettent pas d'aller autrement: le loisir et la
mollesse sont le partage des courtisans, mais les armes, les fatigues et
les veilles reviennent de droit à ceux que le monde appelle chevaliers
errants, et parmi lesquels j'ai l'honneur d'être compté, quoique indigne
et le moindre de tous.

En l'entendant parler de la sorte, chacun le tint pour fou; mais afin de
mieux s'en assurer encore, et de savoir quelle était cette folie d'une
espèce si nouvelle, Vivaldo lui demanda ce qu'il entendait par
chevaliers errants.

Vos Grâces, répondit don Quichotte, connaissent sans doute ces
chroniques d'Angleterre qui parlent si souvent des exploits de cet
Arthur, que nous autres Castillans appelons Artus, et dont une antique
tradition, acceptée de toute la Grande-Bretagne, rapporte qu'il ne
mourut pas, mais fut changé en corbeau par l'art des enchanteurs (ce qui
fait qu'aucun Anglais depuis n'a tué de corbeau); qu'un jour cet Arthur
reprendra sa couronne et son sceptre? Eh bien, c'est au temps de ce bon
roi que fut institué le fameux ordre des chevaliers de la Table ronde,
et qu'eurent lieu les amours de Lancelot du Lac et de la reine Genièvre,
qui avait pour confidente cette respectable duègne Quintagnone. Nous
avons sur ce sujet une romance populaire dans notre Espagne:

  Onc chevalier ne fut sur terre
  De dame si bien accueilli,
  Que Lancelot s'en vit servi
  Quand il revenait d'Angleterre.

Depuis lors, cet ordre de chevalerie s'est étendu et développé par toute
la terre, et l'on a vu s'y rendre célèbres par leurs hauts faits Amadis
de Gaule et ses descendants jusqu'à la cinquième génération, le vaillant
Félix-Mars d'Hircanie, ce fameux Tirant le Blanc, et enfin l'invincible
don Bélianis de Grèce, qui s'est fait connaître presque de nos jours.
Voilà, seigneurs, ce qu'on appelle les chevaliers errants et la
chevalerie errante; ordre dans lequel, quoique pécheur, j'ai fait
profession, comme je vous l'ai dit, et dont je m'efforce de pratiquer
les devoirs à l'exemple de mes illustres modèles des temps passés. Cela
doit vous expliquer pourquoi je parcours ces déserts, cherchant les
aventures avec la ferme résolution d'affronter même la plus périlleuse,
dès qu'il s'agira de secourir l'innocence et le malheur.

Ce discours acheva de convaincre les voyageurs de la folie de notre
héros, et de la nature de son égarement. Vivaldo, dont l'humeur était
enjouée, désirant égayer le reste du chemin, voulut lui fournir
l'occasion de poursuivre ses extravagants propos. Seigneur chevalier,
lui dit-il, Votre Grâce me paraît avoir fait profession dans un des
ordres les plus rigoureux qu'il y ait en ce monde; je crois même que la
règle des chartreux n'est pas aussi austère.

Aussi austère, cela est possible, répondit don Quichotte, mais aussi
utile à l'humanité, c'est ce que je suis à deux doigts de mettre en
doute; car, pour dire mon sentiment, ces pieux solitaires dont vous
parlez, semblables à des soldats qui exécutent les ordres de leur
capitaine, n'ont rien autre chose à faire qu'à prier Dieu
tranquillement, lui demandant les biens de la terre. Nous, au contraire,
à la fois soldats et chevaliers, pendant qu'ils prient, nous agissons,
et ce bien qu'ils se contentent d'appeler de leurs vœux, nous
l'accomplissons par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées,
non point à l'abri des injures du temps, mais à ciel ouvert et en butte
aux dévorants rayons du soleil d'été ou aux glaces hérissées de l'hiver.
Nous sommes donc les ministres de Dieu sur la terre, les instruments de
sa volonté et de sa justice. Or, les choses de la guerre et toutes
celles qui en dépendent ne pouvant s'exécuter qu'à force de travail, de
sueur et de sang, quiconque suit la carrière des armes accomplit, sans
contredit, une œuvre plus grande et plus laborieuse que celui qui,
exempt de tout souci et de tout danger, se borne à prier Dieu pour les
faibles et les malheureux. Je ne prétends pas dire que l'état de
chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré; je veux
seulement inférer des fatigues et des privations que j'endure, que ma
profession est plus pénible, plus remplie de misères, enfin, qu'on y est
plus exposé à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Nos
illustres modèles des siècles passés ont enduré toutes ces souffrances,
et si parmi eux quelques-uns se sont élevés jusqu'au trône, certes il
leur en a coûté assez de sueur et de sang. Encore, pour y arriver,
ont-ils eu souvent besoin d'être protégés par des enchanteurs, sans quoi
ils auraient été frustrés de leurs travaux et déçus dans leurs
espérances.

D'accord, répliqua le voyageur; mais une chose qui, parmi beaucoup
d'autres m'a toujours choqué chez les chevaliers errants, c'est qu'au
moment d'affronter une périlleuse entreprise, on ne les voit point
avoir recours à Dieu, ainsi que tout bon chrétien doit le faire en
pareil cas, mais seulement s'adresser à leur maîtresse comme à leur
unique divinité: selon moi, cela sent quelque peu le païen.

Seigneur, répondit don Quichotte, il n'y a pas moyen de s'en dispenser,
et le chevalier qui agirait autrement se mettrait dans son tort. C'est
un usage consacré, que tout chevalier errant, sur le point d'accomplir
quelque grand fait d'armes, tourne amoureusement les yeux vers sa dame,
pour la prier de lui être en aide dans le péril où il va se jeter; et
alors même qu'elle ne peut l'entendre, il est tenu de murmurer entre ses
dents quelques mots par lesquels il se recommande à elle de tout son
cœur: de cela nous avons nombre d'exemples dans les histoires. Mais il
ne faut pas en conclure que les chevaliers s'abstiennent de penser à
Dieu; il y a temps pour tout, et ils peuvent s'en acquitter pendant le
combat.

Il me reste encore un doute, répliqua Vivaldo, souvent on a vu deux
chevaliers errants, discourant ensemble, en venir tout à coup à
s'échauffer à tel point que, tournant leurs chevaux pour prendre du
champ, ils revenaient ensuite à bride abattue l'un sur l'autre, ayant à
peine eu le temps de penser à leurs dames. Au milieu de la course, l'un
était renversé de cheval, percé de part en part, tandis que l'autre eût
roulé dans la poussière s'il ne se fût retenu à la crinière de son
coursier. Or, j'ai peine à comprendre comment, dans une affaire si tôt
expédiée le mort trouvait le temps de penser à Dieu. N'eût-il pas mieux
valu que ce chevalier lui eût adressé les prières qu'il adressait à sa
dame? Il eût satisfait ainsi à son devoir de chrétien, et ne fût mort
redevable qu'envers sa maîtresse: inconvénient peu grave, à mon avis,
car je doute que tous les chevaliers errants aient eu des dames à qui se
recommander; sans compter qu'il pouvait s'en trouver qui ne fussent
point amoureux.

Cela est impossible, repartit vivement don Quichotte: être amoureux leur
est aussi naturel qu'au ciel d'avoir des étoiles. C'est proprement
l'essence du chevalier; c'est là ce qui le constitue. Trouvez-moi une
seule histoire qui dise le contraire. Au reste, si par hasard il s'était
trouvé un chevalier errant sans dame, on ne l'eût pas tenu pour
légitime, mais pour bâtard, et l'on aurait dit de lui qu'il était entré
dans la forteresse de l'ordre non par la grande porte, mais par-dessus
les murs, comme un brigand et un voleur.

Je crois me rappeler, dit Vivaldo, que don Galaor, frère du valeureux
Amadis, n'eut jamais de dame attitrée qu'il pût invoquer dans les
combats; cependant il n'en fut pas moins regardé comme un très-fameux
chevalier.

Une hirondelle ne fait pas le printemps, repartit don Quichotte;
d'ailleurs je sais de bonne part que ce chevalier aimait en secret. S'il
en contait à toutes celles qu'il trouvait à son gré, c'était par une
faiblesse dont il n'avait pu se rendre maître, mais toujours sans
préjudice de la dame qu'on sait pertinemment avoir été la reine de ses
pensées, et à laquelle il se recommandait souvent, et en secret, car il
se piquait d'une parfaite discrétion.

Puisqu'il est de l'essence de tout chevalier errant d'être amoureux,
reprit Vivaldo, Votre Grâce n'aura sans doute pas dérogé à la règle de
sa noble profession; et à moins qu'elle ne se pique d'autant de
discrétion que don Galaor, je la supplie de nous apprendre le nom et la
qualité de sa dame, et de nous en faire le portrait. Elle sera flattée,
j'en suis certain, que l'univers entier sache qu'elle est aimée et
servie par un chevalier tel que vous.

J'ignore, répondit don Quichotte en poussant un grand soupir, si cette
douce ennemie trouvera bon qu'on sache que je suis son esclave;
cependant, pour satisfaire à ce que vous me demandez avec tant
d'instance, je puis dire qu'elle se nomme Dulcinée; que sa patrie est un
village de la Manche appelé le Toboso, et qu'elle est au moins
princesse, étant dame souveraine de mes pensées. Ses charmes sont
surhumains, et tout ce que les poëtes ont imaginé de chimérique et
d'impossible pour vanter leurs maîtresses se trouve vrai chez elle au
pied de la lettre. Ses cheveux sont des tresses d'or, ses sourcils des
arcs-en-ciel, ses yeux deux soleils, ses joues des roses, ses lèvres du
corail, ses dents des perles, son cou de l'albâtre, son sein du marbre,
et ses mains de l'ivoire: par ce qu'on voit, on devine aisément que ce
que la pudeur cache aux regards doit être sans prix et n'admet pas de
comparaison.

Pourrions-nous savoir quelle est sa famille, sa race et sa généalogie?
demanda Vivaldo.

Elle ne descend pas des Curtius, des Caïus ou des Scipions de l'ancienne
Rome, des Colonna ou des Orsini de la Rome moderne, continua don
Quichotte; elle n'appartient ni aux Moncades, ni aux Requesans de
Catalogne; elle ne compte point parmi ses ancêtres les Palafox, les
Luna, les Urreas d'Aragon; les Cerdas, les Manriques, les Mandoces ou
les Gusmans de Castille; les Alencastres ou les Menezes de Portugal;
elle est tout simplement de la famille des Toboso de la Manche; race
nouvelle, il est vrai, mais destinée, je n'en fais aucun doute, à
devenir la souche des plus illustres familles des siècles à venir. Et à
cela je ne souffrirai point de réplique, si ce n'est aux conditions que
Zerbin écrivit au-dessous des armes de Roland:

  Que nul de les toucher ne soit si téméraire,
  S'il ne veut de Roland affronter la colère.

Pour moi, dit Vivaldo, bien que ma famille appartienne aux Cachopins[34]
de Laredo, je suis loin de vouloir la comparer à celle des Toboso de la
Manche, quoique à vrai dire ce soit la première fois que j'en entends
parler.

  [34] On donnait alors le nom de _Cachopin_ à l'Espagnol qui émigrait
  aux grandes Indes, par pauvreté ou vagabondage.

J'en suis extrêmement surpris, repartit don Quichotte.

[Illustration: Sur le brancard était un cadavre revêtu d'un habit de
berger (p. 53).]

Les voyageurs écoutaient attentivement cette conversation, si bien que,
jusqu'aux chevriers, tous demeurèrent convaincus que notre chevalier
avait des chambres vides dans la cervelle. Le seul Sancho acceptait
comme oracle ce que disait son maître, par ce qu'il connaissait sa
sincérité et qu'il ne l'avait pas perdu de vue depuis l'enfance; il lui
restait pourtant quelque doute sur cette Dulcinée, car, bien qu'il fût
voisin du Toboso, jamais il n'avait entendu prononcer le nom de cette
princesse.

Comme ils allaient ainsi discourant, ils aperçurent dans un chemin creux
entre deux montagnes, une vingtaine de bergers vêtus de pelisses noires,
et couronnés de guirlandes, qu'on reconnut être, les unes d'if, les
autres de cyprès; six d'entre eux portaient un brancard couvert de
rameaux et de fleurs. Dès qu'ils parurent: Voici, dit un des chevriers,
ceux qui portent le corps de Chrysostome, et c'est au pied de cette
montagne qu'il a voulu qu'on l'enterrât.

A ces mots on hâta le pas, et la troupe arriva au moment où les porteurs
ayant déposé le brancard, quatre d'entre eux commençaient à creuser une
fosse au pied d'une roche. On s'aborda de part et d'autre avec
courtoisie; puis les saluts échangés, don Quichotte et ceux qui
l'accompagnaient se mirent à considérer le brancard sur lequel était un
cadavre revêtu d'un habit de berger et tout couvert de fleurs. Il
paraissait avoir trente ans. Malgré sa pâleur, on jugeait aisément qu'il
avait été beau et de bonne mine. Autour de lui sur le brancard étaient
placés quelques livres et divers manuscrits, les uns pliés, les autres
ouverts.

Tous les assistants gardaient un profond silence, qu'un de ceux qui
avaient apporté le corps rompit en ces termes: Toi qui veux qu'on
exécute de point en point les volontés de Chrysostome, dis-nous,
Ambrosio, si c'est bien là l'endroit qu'il a désigné.

Oui, c'est bien là, répondit Ambrosio, et mon malheureux ami m'y a cent
fois conté sa déplorable histoire. C'est là qu'il vit pour la première
fois cette farouche ennemie du genre humain; c'est là qu'il lui fit la
première déclaration d'un amour aussi délicat que passionné; c'est là
que l'impitoyable Marcelle acheva de le désespérer par son indifférence
et par ses dédains, et qu'elle l'obligea de terminer tragiquement ses
jours; c'est là enfin qu'en mémoire de tant d'infortunes, il a voulu
qu'on le déposât dans le sein d'un éternel oubli.

S'adressant ensuite à don Quichotte et aux voyageurs, il continua ainsi:
Seigneurs, ce corps que vous regardez avec tant de pitié renfermait, il
y a peu de jours encore, une âme ornée des dons les plus précieux; ce
corps est celui de Chrysostome qui eut un esprit incomparable, une
loyauté sans pareille, une tendresse à toute épreuve. Il fut libéral
sans vanité, modeste sans affectation, aimable et enjoué sans
trivialité; en un mot, il fut le premier entre les bons et sans égal
parmi les infortunés. Il aima, et fut dédaigné; il adora, et fut haï; il
tenta, mais inutilement, d'adoucir un tyran farouche; il gémit, il
pleura devant un marbre sourd et insensible; ses cris se perdirent dans
les airs, le vent emporta ses soupirs, se joua de ses plaintes; et pour
avoir trop aimé une ingrate, il devint au printemps de ses jours la
proie de la mort, victime des cruautés d'une bergère qu'il voulait, par
ses vers, faire vivre éternellement dans la mémoire des hommes. Ces
papiers prouveraient au besoin ce que j'avance, s'il ne m'avait ordonné
de les livrer aux flammes en même temps que je rendrais son corps à la
terre.

Vous seriez plus cruel encore que lui en agissant ainsi, dit Vivaldo; il
n'est ni juste ni raisonnable d'observer si religieusement ce qui est
contraire à la raison. Le monde entier aurait désapprouvé Auguste
laissant exécuter les suprêmes volontés du divin chantre de Mantoue.
Rendez donc à votre ami, seigneur Ambrosio, ce dernier service, de
sauver ses ouvrages de l'oubli, et n'accomplissez pas trop absolument ce
que son désespoir a ordonné. Conservez ces papiers, témoignages d'une
cruelle indifférence, afin que dans les temps à venir ils servent
d'avertissement à ceux qui s'exposent à tomber dans de semblables
abîmes. Nous tous, ici présents, qui connaissons l'histoire de votre ami
et la cause de son trépas, nous savons votre affection pour lui, ce
qu'il a exigé de vous en mourant, et par ce récit lamentable nous avons
compris la cruauté de Marcelle et l'amour du berger, et quelle triste
fin se préparent ceux qui ne craignent pas de se livrer aveuglément aux
entraînements de l'amour. Hier, en apprenant sa mort, et votre dessein
de l'enterrer en ce lieu, la compassion, plus que la curiosité, nous a
détournés de notre chemin, afin d'être témoins des devoirs qu'on lui
rend, et de montrer que les cœurs honnêtes s'intéressent toujours aux
malheurs d'autrui. Ainsi, nous vous prions, sage Ambrosio, ou du moins,
pour ma part, je vous supplie de renoncer à livrer ces manuscrits aux
flammes, et de me permettre d'en emporter quelques-uns.

Sans attendre la réponse, Vivaldo étendit la main, et prit les feuilles
qui se trouvaient à sa portée.

Que ceux-là vous restent, j'y consens, répondit Ambrosio; mais pour les
autres, laissez-moi, je vous prie, accomplir la dernière volonté de mon
ami.

Vivaldo, impatient de savoir ce que contenaient ces papiers, en ouvrit
un qui avait pour titre: _Chant de désespoir_.

Ce sont, dit Ambrosio, les derniers vers qu'écrivit l'infortuné; et afin
qu'on sache en quel état l'avaient réduit ses souffrances, lisez,
seigneur, de manière à être entendu; vous en aurez le temps avant qu'on
ait achevé de creuser son tombeau.

Volontiers, dit Vivaldo. L'assemblée s'étant rangée en cercle autour de
lui, il lut ce qui suit d'une voix haute et sonore.



CHAPITRE XIV

OU SONT RAPPORTÉS LES VERS DÉSESPÉRÉS DU BERGER DÉFUNT ET AUTRES CHOSES
NON ATTENDUES


  CHANT DE CHRYSOSTOME

  Cruelle! faut-il donc que ma langue publie
  Ce que m'a fait souffrir ton injuste rigueur!
  Pour peindre mes tourments, je veux d'une furie
  Emprunter aujourd'hui la rage et la fureur.

  Eh bien, oui, je le veux; la douleur qui me presse
  M'anime d'elle-même à faire cet effort:
  Ce poison trop gardé me dévore sans cesse,
  Je souffre mille morts pour une seule mort.

  Sortez de vos forêts, monstres les plus sauvages,
  Venez mêler vos cris à mes gémissements;
  Ours, tigres, prêtez-moi vos effrayants langages;
  Fiers lions, j'ai besoin de vos rugissements.

  Ne me refusez pas le bruit de vos orages,
  Vents, préparez ici l'excès de vos fureurs:
  Tonnerres, tous vos feux; tempêtes, vos ravages;
  Mer, toute ta colère; enfer, tous tes malheurs.

  O toi, sombre tyran de l'amoureux empire,
  Ressentiment jaloux, viens armer ma fureur;
  Mais que ton souvenir m'accable et me déchire,
  Et, pour finir mes maux, augmente ma douleur!

  Mourons enfin, mourons; il n'est plus de remède.
  Qui vécut malheureux, doit l'être dans la mort.
  Destin, je m'abandonne et renonce à ton aide;
  Rends le sort qui m'attend égal au dernier sort!

  Venez, il en est temps, sortez des noirs abîmes:
  Tantale, à tout jamais de la soif tourmenté;
  Sisyphe infortuné, à qui d'horribles crimes
  Font souffrir un tourment pour toi seul inventé;

  Fils de Japet, qui sers de pâture incessante
  A l'avide vautour, sans pouvoir l'assouvir;
  Ixion enchaîné sur une roue ardente,
  Noires sœurs, qui filez nos jours pour les finir;

  Amenez avec vous l'implacable Cerbère,
  J'invite tout l'enfer à ce funeste jour:
  Ses feux, ses hurlements sont la pompe ordinaire
  Qui doit suivre au cercueil un martyr de l'amour[35].

  [35] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Tous les assistants applaudirent aux vers de Chrysostome; Vivaldo seul
trouva que ces soupçons dont ils étaient pleins s'accordaient mal avec
ce qu'il avait entendu raconter de la vertu de Marcelle. Ambrosio, qui
avait connu jusqu'aux plus secrètes pensées de son ami, répliqua
aussitôt: Je dois dire, seigneur, pour faire cesser votre doute, que
lorsque Chrysostome composa ces vers, il s'était éloigné de Marcelle,
afin d'éprouver si l'absence produirait sur lui l'effet ordinaire; et
comme il n'est pas de soupçon qui n'assiége et ne poursuive un amant
loin de ce qu'il aime, l'infortuné souffrait tous les tourments d'une
jalousie imaginaire; mais ses plaintes et ses reproches ne sauraient
porter atteinte à la vertu de Marcelle, vertu telle, qu'à la dureté
près, et sauf une fierté qui va jusqu'à l'orgueil, l'envie elle-même ne
peut lui reprocher aucune faiblesse.

Vivaldo resta satisfait de la réponse d'Ambrosio; il s'apprêtait à lire
un autre feuillet, mais il fut empêché par une vision merveilleuse, car
on ne saurait donner un autre nom à l'objet qui s'offrit tout à coup à
leurs yeux? C'était Marcelle elle-même, qui, plus belle encore que la
renommée ne la publiait, apparaissait sur le haut de la roche au pied de
laquelle on creusait la sépulture. Ceux qui ne l'avaient jamais vue
restèrent muets d'admiration, et ceux qui la connaissaient déjà
subissaient le même charme que la première fois. A peine Ambrosio
l'eut-il aperçue, qu'il lui cria avec indignation: Que viens-tu chercher
ici, monstre de cruauté, basilic dont les regards lancent le poison?
Viens-tu voir si les blessures de l'infortuné que ta cruauté met au
tombeau se rouvriront en ta présence? Viens-tu insulter à ses malheurs
et te glorifier des funestes résultats de tes dédains? Dis-nous au moins
ce qui t'amène et ce que tu attends de nous; car sachant combien toutes
les pensées de Chrysostome te furent soumises pendant sa vie, je ferai
en sorte, maintenant qu'il n'est plus, que tu trouves la même
obéissance parmi ceux qu'il appelait ses amis.

Vous me jugez mal, répondit la bergère; je ne viens que pour me
défendre, et prouver combien sont injustes ceux qui m'accusent de leurs
tourments et m'imputent la mort de Chrysostome. Veuillez donc,
seigneurs, et vous aussi, bergers, m'écouter quelques instants; peu de
temps et de paroles suffiront pour me justifier.

Le ciel, dites-vous, m'a faite si belle qu'on ne saurait me voir sans
m'aimer, et parce que ma vue inspire de l'amour, vous croyez que je dois
en ressentir moi-même! Je reconnais bien, grâce à l'intelligence que
Dieu m'a donnée, que ce qui est beau est aimable; mais parce qu'on aime
ce qui est beau, faut-il en conclure que ce qui est beau soit à son tour
forcé d'aimer; car celui qui aime peut être laid et partant, n'exciter
que l'aversion. Mais quand bien même la beauté serait égale de part et
d'autre, ne faudrait-il pas que la sympathie le fût aussi, puisque
toutes les beautés n'inspirent pas de l'amour, et que telle a souvent
charmé les yeux sans parvenir à soumettre la volonté. En effet, si la
seule beauté charmait tous les cœurs, que verrait-on ici-bas, sinon une
confusion étrange de désirs errants et vagabonds qui changeraient sans
cesse d'objet? Ainsi puisque l'amour, comme je le crois, doit être libre
et sans contrainte, pourquoi vouloir que j'aime quand je n'éprouve aucun
penchant? D'ailleurs, si j'ai de la beauté, n'est-ce pas de la pure
grâce du ciel que je la tiens, sans en rien devoir aux hommes? Et si
elle produit de fâcheux effets, suis-je plus coupable que la vipère ne
l'est du venin que lui a donné la nature? La beauté, chez la femme
honnête et vertueuse, est comme le feu dévorant ou l'épée immobile;
l'une ne blesse, l'autre ne brûle que ceux qui s'en approchent de trop
près.

Je suis née libre, et c'est pour vivre en liberté que j'ai choisi la
solitude; les bois et les ruisseaux sont les seuls confidents de mes
pensées et de mes charmes. Ceux que ma vue a rendus amoureux, je les ai
désabusés par mes paroles; après cela s'ils nourrissent de vains désirs
et de trompeuses espérances, ne doit-on pas avouer que c'est leur
obstination qui les tue, et non ma cruauté? Vous dites que les
intentions de Chrysostome étaient pures et que j'ai eu tort de le
repousser! Mais dès qu'il me les eut fait connaître, ne lui ai-je pas
déclaré, à cette même place où vous creusez son tombeau, mon dessein de
vivre seule, sans jamais m'engager à personne, et ma résolution de
rendre à la nature tout ce qu'elle m'a donné? Après cet aveu sincère,
s'il a voulu s'embarquer sans espoir, faut-il s'étonner qu'il ait fait
naufrage? Suis-je la cause de son malheur? Que celui-là que j'ai abusé
m'accuse, j'y consens; que ceux que j'ai trahis m'accablent de
reproches: mais a-t-on le droit de m'appeler trompeuse, quand je n'ai
rien promis à qui que ce soit? Jusqu'ici le ciel n'a pas voulu que
j'aimasse; et que j'aime volontairement, il est inutile d'y compter. Que
cette déclaration serve d'avertissement à ceux qui formeraient quelque
dessein sur moi; après cela s'ils ont le sort de Chrysostome, qu'on n'en
accuse ni mon indifférence ni mes dédains. Qui n'aime point ne saurait
donner de jalousie, et un refus loyal et sincère n'a jamais passé pour
de la haine ou du mépris.

Celui qui m'appelle basilic peut me fuir comme un monstre haïssable;
ceux qui me traitent d'ingrate, de cruelle, peuvent renoncer à suivre
mes pas: je ne me mettrai point en peine de les rappeler. Qu'on cesse
donc de troubler mon repos et de vouloir que je hasarde parmi les hommes
la tranquillité dont je jouis, et que je m'imagine ne pouvoir y trouver
jamais. Je ne veux rien, je n'ai besoin de rien, si ce n'est de la
compagnie des bergères de ces bois, qui, avec le soin de mon troupeau,
m'occupent agréablement. En un mot, mes désirs ne s'étendent pas au delà
de ces montagnes; et si mes pensées vont plus loin, ce n'est que pour
admirer la beauté du ciel et me rappeler que c'est le lieu d'où je suis
venue et où je dois retourner.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

C'était Marcelle elle-même (p. 55).]

En achevant ces mots, la bergère disparut par le chemin le plus escarpé
de la montagne, laissant tous ceux qui l'écoutaient non moins
émerveillés de sa sagesse et de son esprit que de sa beauté. Plusieurs
de ceux qu'avaient blessés les charmes de ses yeux, loin d'être retenus
par le discours qu'ils venaient d'entendre, firent mine de la suivre;
don Quichotte s'en aperçut, et voyant là une nouvelle occasion d'exercer
sa profession de chevalier protecteur des dames:

Que personne, s'écria-t-il en portant la main sur la garde de son épée,
ne soit assez hardi pour suivre la belle Marcelle, sous peine d'encourir
mon indignation. Elle a prouvé, par des raisons sans réplique, qu'elle
est tout à fait innocente de la mort de Chrysostome, et elle a fait voir
tout son éloignement pour engager sa liberté. Qu'on la laisse en repos,
et qu'elle soit à l'avenir respectée de toutes les âmes honnêtes,
puisque elle seule peut-être au monde agit avec des intentions si
pures.

Soit à cause des menaces de don Quichotte, soit parce qu'Ambrosio pria
les bergers d'achever de rendre les derniers devoirs à son ami, personne
ne s'éloigna avant que les écrits de Chrysostome fussent livrés aux
flammes et son corps rendu à la terre, ce qui eut lieu au milieu des
larmes de tous les assistants. On couvrit la fosse d'un éclat de roche,
en attendant une tombe de marbre qu'avait commandée Ambrosio, et qui
devait porter cette épitaphe:


  Ci-gît le corps glacé d'un malheureux amant,
  Que tuèrent l'amour, le dédain et la haine;
  Une ingrate bergère a fait toute sa peine,
  Et payé tous ses soins d'un rigoureux tourment.

  Ici de ses malheurs il vit naître la source,
  Il commença d'aimer et de le dire ici;
  Il apprit sa disgrâce en cet endroit aussi;
  Il a voulu de même y terminer sa course.

      Passant, évite le danger;
  Si la bergère vit, même sort te regarde;
  On ne peut valoir plus que valait le berger.
      Adieu! passant! prends-y bien garde[36].


  [36] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

La sépulture fut ensuite couverte de branchages et de fleurs, et tous
les bergers s'éloignèrent après avoir témoigné à Ambrosio la part qu'ils
prenaient à son affliction. Vivaldo et son compagnon en firent autant de
leur côté. Don Quichotte prit congé de ses hôtes et des voyageurs.
Vivaldo le sollicita instamment de l'accompagner à Séville, l'assurant
qu'il n'y avait pas au monde de lieu plus fécond en aventures, à tel
point qu'on pouvait dire qu'elles y naissaient sous les pas à chaque
coin de rue; mais notre héros s'excusa en disant que cela lui était
impossible avant d'avoir purgé ces montagnes des brigands dont on les
disait infestées. Le voyant en si bonne résolution, les voyageurs ne
voulurent pas l'en détourner, et poursuivirent leur chemin.

Dès qu'ils furent partis, don Quichotte se mit en tête de suivre la
bergère Marcelle, et d'aller lui offrir ses services. Mais les choses
arrivèrent tout autrement qu'il ne l'imaginait, comme on le verra dans
la suite de cette histoire.



LIVRE III--CHAPITRE XV

OU L'ON RACONTE LA DÉSAGRÉABLE AVENTURE QU'ÉPROUVA DON QUICHOTTE EN
RENCONTRANT DES MULETIERS YANGOIS


Cid Hamet Ben-Engeli raconte qu'ayant pris congé de ses hôtes et de ceux
qui s'étaient trouvés à l'enterrement de Chrysostome, don Quichotte et
son écuyer s'enfoncèrent dans le bois où ils avaient vu disparaître la
bergère Marcelle; mais après l'y avoir cherchée vainement pendant plus
de deux heures, ils arrivèrent dans un pré tapissé d'une herbe fraîche
et arrosé par un limpide ruisseau, si bien que conviés par la beauté du
lieu, ils se déterminèrent à y passer les heures de la sieste: mettant
donc pied à terre, et laissant Rossinante et l'âne paître en liberté,
maître et valet délièrent le bissac, puis sans cérémonie mangèrent
ensemble ce qui s'y trouva.

Sancho n'avait pas songé à mettre des entraves à Rossinante, le
connaissant si chaste et si paisible, que toutes les juments des
prairies de Cordoue ne lui auraient pas donné la moindre tentation. Mais
le sort, ou plutôt le diable qui ne dort jamais, voulut que dans ce
vallon se trouvât en même temps une troupe de cavales galiciennes, qui
appartenaient à des muletiers Yangois dont la coutume est de s'arrêter,
pendant la chaleur du jour, dans les lieux où ils rencontrent de l'herbe
et de l'eau fraîche.

Or, il arriva que Rossinante n'eut pas plus tôt flairé les cavales, qu'à
l'encontre de sa retenue habituelle il lui prit envie d'aller les
trouver. Sans demander permission à son maître, il se dirige de leur
côté au petit trot pour leur faire partager son amoureuse ardeur: mais
les cavales, qui ne demandaient qu'à paître, le reçurent avec les pieds
et les dents, de telle sorte qu'en peu d'instants elles lui rompirent
les sangles de la selle, et le mirent à nu avec force contusions. Pour
surcroît d'infortune, les muletiers, qui de loin avaient aperçu
l'attentat de Rossinante, accoururent avec leurs bâtons ferrés, et lui
en donnèrent tant de coups qu'ils l'eurent bientôt jeté à terre dans un
piteux état.

Voyant de quelle manière on étrillait Rossinante, don Quichotte et son
écuyer accoururent. A ce que je vois, ami, lui dit notre héros d'une
voix haletante, ces gens-là ne sont pas des chevaliers, mais de la basse
et vile canaille; tu peux donc en toute sûreté de conscience m'aider à
tirer vengeance de l'outrage qu'ils m'ont fait en s'attaquant à mon
cheval.

Eh! quelle vengeance voulez-vous en tirer, seigneur? répondit Sancho;
ils sont vingt, et nous ne sommes que deux, ou plutôt même un et demi.

Moi, j'en vaux cent, répliqua don Quichotte; et sans plus de discours,
il met l'épée à la main, et fond sur les muletiers. Sancho en fit
autant, animé par l'exemple de son maître.

Du premier coup qu'il porta, notre chevalier fendit le pourpoint de cuir
à celui qui se rencontra sous sa main, et lui emporta un morceau de
l'épaule. Il allait continuer, quand les muletiers, honteux de se voir
ainsi malmenés par deux hommes seuls, s'armèrent de leurs pieux, et,
entourant nos aventuriers, se mirent à travailler sur eux avec une
merveilleuse diligence. Comme ils y allaient de bon cœur, l'affaire fut
bientôt expédiée. Dès la seconde décharge que Sancho reçut à la ronde,
il alla mordre la poussière; et rien ne servit à don Quichotte d'avoir
de l'adresse et du courage, il n'en fut pas quitte à meilleur marché:
son mauvais sort voulut même qu'il allât tomber aux pieds de Rossinante,
qui n'avait pu se relever. Exemple frappant de la fureur avec laquelle
officie le bâton dans des mains grossières et courroucées. Voyant la
méchante besogne qu'ils avaient faite, les muletiers rassemblèrent
promptement leurs bêtes, et poursuivirent leur chemin.

Le premier qui se reconnut après l'orage, ce fut Sancho, lequel, se
traînant auprès de son maître, lui dit d'une voix faible et dolente:
Seigneur! aïe! aïe! seigneur!

Que me veux-tu, ami Sancho? répondit don Quichotte d'un ton non moins
lamentable.

N'y aurait-il pas moyen, dit Sancho, d'avaler deux gorgées de ce baume
de Fier-à-Bras, si par hasard Votre Grâce en a sous la main? Peut-être
sera-t-il aussi bon pour le brisement des os que pour d'autres
blessures.

Hélas! ami, répondit don Quichotte, si j'en avais, que nous
manquerait-il? mais, foi de chevalier errant, je jure qu'avant deux
jours ce baume sera en mon pouvoir, ou j'aurai perdu l'usage de mes
mains.

Deux jours! repartit Sancho; et dans combien Votre Grâce croit-elle donc
que nous pourrons seulement remuer les pieds?

La vérité est, reprit le moulu chevalier, que je ne saurais en dire le
nombre, vu l'état où je me sens; mais aussi, Je dois l'avouer, toute la
faute en est à moi, qui vais mettre l'épée à la main contre des gens qui
ne sont pas armés chevaliers. Oui, je n'en fais aucun doute, c'est pour
avoir oublié les lois de la chevalerie que le Dieu des batailles a
permis que je reçusse ce châtiment. C'est pourquoi, ami Sancho, je dois
t'avertir d'une chose qui importe beaucoup à notre intérêt commun:
Quand, à l'avenir, de semblables canailles nous feront quelque insulte,
n'attends pas que je tire l'épée contre eux; dorénavant, je ne m'en
mêlerai en aucune façon; cela te regarde, châtie ces marauds comme tu
l'entendras. Mais si par hasard des chevaliers accourent à leur aide,
oh! alors, je saurai bien les repousser! Tu connais la force de ce bras,
tu en as vu des preuves assez nombreuses. Par ces paroles notre héros
faisait allusion à sa victoire sur le Biscaïen.

L'avis ne fut pas tellement du goût de Sancho qu'il n'y trouvât quelque
chose à redire. Seigneur, reprit-il, je n'aime point les querelles, et
je sais, Dieu merci, pardonner une injure, car j'ai une femme à nourrir
et des enfants à élever. Votre Grâce peut donc tenir pour certain que
jamais je ne tirerai l'épée ni contre vilain ni contre chevalier, et que
d'ici au jugement dernier je pardonne les offenses qu'on m'a faites ou
qu'on me fera, qu'elles me soient venues, qu'elles me viennent ou
doivent me venir de riche ou de pauvre, de noble ou de roturier.

Si j'étais assuré, répondit don Quichotte, que l'haleine ne me manquât
point, et que la douleur de mes côtes me laissât parler à mon aise, je
te ferais bientôt comprendre que tu ne sais pas ce que tu dis! Or çà,
réponds-moi, pécheur impénitent! Si le vent de la fortune, qui jusqu'ici
nous a été contraire, vient enfin à tourner en notre faveur, et
qu'enflant les voiles de nos désirs elle nous fasse prendre terre dans
une de ces îles dont je t'ai parlé, que feras-tu, si après l'avoir
conquise je t'en donne le gouvernement? Pourras-tu t'en acquitter
dignement, n'étant pas chevalier, et ne te souciant point de l'être,
n'ayant ni ressentiment pour venger tes injures, ni courage pour
défendre ton État? Ignores-tu que dans tous les pays nouvellement
conquis, les naturels ont l'esprit remuant et ne s'accoutument qu'avec
peine à une domination étrangère; que jamais ils ne sont si bien soumis
à leur nouveau maître, qu'ils n'éprouvent tous les jours la tentation de
recouvrer leur liberté? Crois-tu qu'avec des esprits si mal disposés, tu
n'auras pas besoin d'un bon jugement pour te conduire, de résolution
pour attaquer et de courage pour te défendre, en mille occasions qui
peuvent se présenter?

Il m'eût été bon, repartit Sancho, d'avoir ce jugement et ce courage que
vous dites, dans l'aventure qui vient de nous arriver; mais pour
l'heure, je l'avoue, j'ai plus besoin d'emplâtres que de sermons.
Voyons, essayez un peu de vous lever pour m'aider à mettre Rossinante
sur ses jambes, quoiqu'il ne le mérite guère; car c'est lui qui a causé
tout le mal. Vraiment, je ne me serais pas attendu à cela; je le
croyais chaste et paisible, et j'aurais répondu de lui comme de moi. On
a bien raison de dire qu'il faut du temps avant de connaître les gens et
que rien n'est assuré dans cette vie. Hélas! qui aurait pu supposer,
après avoir vu Votre Grâce faire tant de merveilles contre ce malheureux
chevalier errant de l'autre jour, qu'une telle avalanche de coups de
bâton fondrait sitôt sur nos épaules.

Encore les tiennes doivent être faites à de semblables orages, dit don
Quichotte; mais les miennes, accoutumées à reposer dans la fine toile de
Hollande, elles s'en ressentiront longtemps. Si je ne pensais, que
dis-je? s'il n'était même certain que tous ces désagréments sont
inséparables de la profession des armes, je me laisserais mourir ici de
honte et de dépit.

Puisque de pareilles disgrâces sont les revenus de la chevalerie,
répliqua Sancho, dites-moi, je vous prie, seigneur, arrivent-elles tout
le long de l'année, ou, seulement à époque fixe, comme les moissons? car
après deux récoltes comme celle-ci, je ne pense pas que nous soyons en
état d'en faire une troisième, à moins que le bon Dieu ne vienne à notre
aide.

Apprends, Sancho, reprit don Quichotte, que pour être exposés à mille
accidents fâcheux, les chevaliers errants n'en sont pas moins chaque
jour et à toute heure en passe de devenir rois ou empereurs; et sans la
douleur que je ressens, je te raconterais l'histoire de plusieurs
d'entre eux qui, par la valeur de leurs bras, se sont élevés jusqu'au
trône, quoiqu'ils n'aient pas été pour cela à l'abri des revers, car
plusieurs sont tombés ensuite dans d'étranges disgrâces. Ainsi le grand
Amadis de Gaule sévit un jour au pouvoir de l'enchanteur Archalaüs, son
plus mortel ennemi, et l'on tient pour avéré que ce perfide nécromant,
après l'avoir attaché à une colonne dans la cour de son château, lui
donna de sa propre main deux cents coups d'étrivières avec les rênes de
son cheval. Nous savons, par un auteur peu connu mais très-digne de foi,
que le chevalier Phébus, ayant été pris traîtreusement dans une trappe
qui s'enfonça sous ses pieds, fut jeté garrotté au fond d'un cachot, et
que là on lui administra un de ces lavements composés d'eau de neige et
de sable, qui le mit à deux doigts de la mort; et sans un grand
enchanteur de ses amis qui vint le secourir dans ce pressant péril, c'en
était fait du pauvre chevalier! Nous pouvons donc, ami Sancho, passer
par les mêmes épreuves que ces nobles personnages, car ils endurèrent
des affronts encore plus grands que ceux qui viennent de nous arriver.
Tu sauras d'ailleurs que toute blessure, faite avec le premier
instrument que le hasard met sous la main, n'a rien de déshonorant; et
cela est écrit en termes exprès dans la loi sur le duel: «Si le
cordonnier en frappe un autre avec la forme qu'il tient à la main, elle
a beau être de bois, on ne dira pas pour cela que le bâtonné a reçu des
coups de bâton.» Ce que j'en dis, c'est afin que tu ne croies pas que,
pour avoir été roués de coups dans cette rencontre, nous ayons essuyé
aucun outrage; car, à bien prendre, les armes dont se servaient ces
hommes n'étaient pas tant des bâtons que des pieux, sans lesquels ils ne
vont jamais, et pas un d'entre eux n'avait, ce me semble, dague, épée ou
poignard.

[Illustration: Il prit envie à Rossinante d'aller trouver les cavales
(p. 58).]

Ils ne m'ont point donné le temps d'y regarder de si près, reprit
Sancho; à peine eus-je mis au vent ma _tisonne_[37], qu'avec leurs
gourdins ils me chatouillèrent si bien les épaules, que les yeux et les
jambes me manquant à la fois, je tombai tout de mon long à l'endroit où
je suis encore. Et pour dire la vérité ce qui me fâche ce n'est pas la
pensée que ces coups de pieux soient un affront, mais bien la douleur
qu'ils me causent et que je ne saurais ôter de ma mémoire, non plus que
de dessus mes épaules.

  [37] _Tizona_: c'était le nom de l'épée du Cid.

Il n'est point de ressentiment que le temps n'efface, ni de douleur que
la mort ne guérisse, dit don Quichotte.

Grand merci, répliqua Sancho; et qu'y a-t-il de pis qu'un mal auquel le
temps seul peut remédier et dont on ne guérit que par la mort? Passe
encore si notre mésaventure était de celles qu'on soulage avec une ou
deux couples d'emplâtres; mais à peine si tout l'onguent d'un hôpital
suffirait pour nous remettre sur nos pieds.

Laisse là ces vains discours, dit don Quichotte, et fais face à la
mauvaise fortune. Voyons un peu comment se porte Rossinante, car le
pauvre animal a eu, je crois, sa bonne part de l'orage.

Et pourquoi en serait-il exempt? reprit Sancho, est-il moins chevalier
errant que les autres? Ce qui m'étonne, c'est de voir que mon âne en
soit sorti sans qu'il lui en coûte seulement un poil, tandis qu'à nous
trois il ne nous reste pas une côte entière.

Dans les plus grandes disgrâces, la fortune laisse toujours une porte
ouverte pour en sortir, dit don Quichotte; et à défaut de Rossinante,
ton grison servira pour me tirer d'ici et me porter dans quelque château
où je puisse me faire panser de mes blessures. Je n'ai point, je te
l'avoue, de répugnance pour une telle monture, car je me souviens
d'avoir lu que le père nourricier du dieu Bacchus, le vieux Silène,
chevauchait fort doucement sur un bel âne, quand il fit son entrée dans
la ville aux cent portes.

Cela serait bon, répondit Sancho, si vous pouviez vous tenir comme lui;
mais il y a une grande différence entre un homme à cheval et un homme
couché en travers comme un sac de farine, car je ne pense pas qu'il soit
possible à Votre Grâce d'aller autrement.

Je t'ai déjà dit que les blessures qui résultent des combats n'ont rien
de déshonorant, reprit don Quichotte. Au reste, en voilà assez sur ce
sujet; essaye seulement de te lever et place-moi comme tu pourras sur
ton âne, puis tirons-nous d'ici avant que la nuit vienne nous
surprendre.

Il me semble avoir entendu souvent dire à Votre Grâce, répliqua Sancho,
que la coutume des chevaliers errants est de dormir à la belle étoile,
et que passer la nuit au milieu des champs est pour eux une agréable
aventure.

Ils en usent ainsi quand ils ne peuvent faire autrement, repartit don
Quichotte, ou bien quand ils sont amoureux; et cela est si vrai, qu'on a
vu tel chevalier passer deux ans entiers sur une roche, exposé à toutes
les intempéries des saisons, sans que sa maîtresse en eût la moindre
connaissance. Amadis fut de ce nombre, quand il prit le nom de
Beau-Ténébreux, et se retira sur la Roche-Pauvre, où il passa huit ans
ou huit mois, je ne me le rappelle pas au juste, le compte m'en est
échappé. Quoi qu'il en soit, il est constant qu'il y demeura fort
longtemps faisant pénitence pour je ne sais plus quel dédain de son
Oriane. Mais laissons cela et dépêchons, de peur qu'une nouvelle
disgrâce n'arrive à Rossinante.

Il faudrait avoir bien mauvaise chance, répliqua Sancho; puis, poussant
trente hélas! soixante soupirs entremêlés de ouf! et de aïe! et
proférant plus de cent malédictions contre ceux qui l'avaient amené là,
il fit tant qu'à la fin il se mit sur ses pieds, demeurant toutefois à
moitié chemin, courbé comme un arc, sans pouvoir achever de se
redresser. Dans cette étrange posture, il lui fallut rattraper le grison
qui profitant des libertés de cette journée, s'était écarté au loin, et
se donnait à cœur joie du bien d'autrui. Son âne sellé, Sancho releva
Rossinante, lequel, s'il avait eu une langue pour se plaindre, aurait
tenu tête au maître et au valet. Enfin, après bien des efforts, Sancho
parvint à placer don Quichotte en travers sur le bât; puis ayant attaché
Rossinante à la queue de sa bête, il la prit par le licou et se dirigea
du côté qu'il crut être le grand chemin.

Au bout d'une heure de marche, la fortune, de plus en plus favorable,
leur fit découvrir une hôtellerie, que don Quichotte ne manqua pas de
prendre pour un château. L'écuyer soutenait que c'était une hôtellerie,
mais le maître s'obstinait à dire que c'était un château; et la querelle
durait encore quand ils arrivèrent devant la porte, que Sancho franchit
avec la caravane, sans plus d'informations.



CHAPITRE XVI

DE CE QUI ARRIVA A NOTRE CHEVALIER DANS L'HOTELLERIE QU'IL PRENAIT POUR
UN CHATEAU


En voyant cet homme placé en travers sur un âne, l'hôtelier demanda quel
mal il ressentait; Sancho répondit que ce n'était rien, mais qu'ayant
roulé du haut d'une roche, il avait les côtes tant soit peu meurtries.
Au rebours des gens de sa profession, la femme de cet hôtelier était
charitable et s'apitoyait volontiers sur les maux du prochain; aussi
s'empressa-t-elle d'accourir pour panser notre héros, secondée dans cet
office par sa fille, jeune personne avenante et de fort bonne mine.

Dans la même hôtellerie il y avait une servante asturienne, à la face
large, au chignon plat, au nez camus, laquelle de plus était borgne et
n'avait pas l'autre œil en très-bon état. Il est vrai de dire que chez
elle l'élégance de la taille suppléait à ce manque d'agrément, car la
pauvre fille n'avait pas sept palmes des pieds à la tête, et ses épaules
surchargeaient si fort le reste de son corps qu'elle avait bien de la
peine à regarder en l'air. Cette gentille créature accourut aider la
fille de la maison et toutes deux dressèrent à don Quichotte un méchant
lit dans un galetas qui, selon les apparences, n'avait servi depuis
longues années que de grenier à paille.

Dans ce même réduit couchait un muletier, lequel s'était fait un lit
avec les bâts et les couvertures de ses mulets; mais tel qu'il était, ce
lit valait cent fois celui de notre héros, dont la couche se composait
de planches mal rabotées et placées sur quatre pieds inégaux, d'un
matelas fort mince, hérissé de bourrelets si durs qu'on les eût pris
pour des cailloux, enfin de deux draps plutôt de cuir que de laine. Ce
fut sur ce grabat que l'on étendit don Quichotte, et aussitôt l'hôtesse
et sa fille vinrent l'oindre d'onguent des pieds à la tête, à la lueur
d'une lampe que tenait la gentille Maritorne: c'est ainsi que s'appelait
l'Asturienne.

En le voyant meurtri en tant d'endroits, l'hôtesse ne put s'empêcher de
dire que cela ressemblait beaucoup plus à des coups qu'à une chute.

Ce ne sont pourtant pas des coups, dit Sancho; mais la maudite roche
avait tant de pointes, que chacune a fait sa meurtrissure. Que Votre
Grâce veuille bien garder quelques étoupes, ajouta-t-il; je sais qui
vous en saura gré, car les reins me cuisent quelque peu.

Êtes-vous donc aussi tombé? demanda l'hôtesse.

Non pas, répondit Sancho; mais quand j'ai vu tomber mon maître, j'ai
éprouvé un si grand saisissement par tout le corps, qu'il me semble
avoir reçu mille coups de bâton.

Cela se comprend, dit la jeune fille; j'ai souvent rêvé que je tombais
du haut d'une tour, sans jamais arriver jusqu'à terre, et quand j'étais
réveillée, je me sentais rompue comme si je fusse tombée tout de bon.

Justement, reprit Sancho: la seule différence c'est que sans rêver, et
plus éveillé que je ne le suis à cette heure, je ne me trouve pourtant
pas moins meurtri que mon maître.

Comment s'appelle votre maître? demanda Maritorne.

Don Quichotte de la Manche, chevalier errant, et l'un des plus valeureux
qu'on ait vu depuis longtemps, répondit Sancho.

Chevalier errant? s'écria l'Asturienne; qu'est-ce que cela?

Vous êtes bien neuve dans ce monde! reprit Sancho; apprenez, ma fille,
qu'un chevalier errant est quelque chose qui se voit toujours à la
veille d'être empereur ou roué de coups de bâton; aujourd'hui la plus
malheureuse et la plus affamée des créatures, demain ayant trois ou
quatre royaumes à donner à son écuyer.

D'où vient donc, repartit l'hôtesse, qu'étant écuyer d'un si grand
seigneur, vous n'avez pas au moins quelque comté?

Il n'y a pas de temps perdu, répondit Sancho; depuis un mois que nous
cherchons les aventures, nous n'en avons pas encore trouvé de cette
espèce-là; outre que bien souvent en cherchant une chose, on en
rencontre une autre. Mais que mon maître guérisse de sa chute, que je ne
reste pas estropié de la mienne, et je ne troquerais point mes
espérances contre la meilleure seigneurie d'Espagne.

De son lit, don Quichotte écoutait attentivement cet entretien; à la
fin, se levant du mieux qu'il put sur son séant, il prit courtoisement
la main de l'hôtesse et lui dit: Belle et noble dame, vous pouvez vous
féliciter de l'heureuse circonstance qui vous a fait me recueillir dans
ce château. Si je n'en dis pas davantage, c'est qu'il ne sied jamais de
se louer soi-même; mais mon fidèle écuyer vous apprendra qui je suis. Je
conserverai toute ma vie, croyez-le bien, le souvenir de vos bons
offices, et je ne laisserai échapper aucune occasion de vous en
témoigner ma reconnaissance. Plût au ciel, ajouta-t-il, en regardant
tendrement la fille de l'hôtesse, que l'amour ne m'eût pas assujetti à
ses lois, et fait l'esclave d'une ingrate dont en ce moment même je
murmure le nom, car les yeux de cette belle demoiselle eussent triomphé
de ma liberté!

A ce discours qu'elles ne comprenaient pas plus que si on leur eût parlé
grec, l'hôtesse, sa fille et Maritorne tombaient des nues; elles se
doutaient bien que c'étaient des galanteries et des offres de service,
mais, peu habituées à ce langage, toutes trois se regardaient avec
étonnement, et prenaient notre héros pour un homme d'une espèce
particulière. Après l'avoir remercié de sa politesse, elles se
retirèrent, et Maritorne alla panser Sancho, qui n'en avait pas moins
besoin que son maître.

Or, il faut savoir que le muletier et l'Asturienne avaient comploté
cette nuit-là même de prendre leurs ébats ensemble. La compatissante
créature avait donné parole à son galant qu'aussitôt les hôtes retirés
et ses maîtres endormis, elle viendrait se mettre à son entière
disposition, et l'on raconte de cette excellente fille qu'elle ne donna
jamais semblable parole sans la tenir, car elle se piquait d'avoir du
sang d'hidalgo dans les veines, et ne croyait pas avoir dérogé pour être
devenue servante d'auberge. La mauvaise fortune de ses parents,
disait-elle, l'avait réduite à cette extrémité.

Dans cet étrange appartement dont la toiture laissait voir les étoiles,
le premier lit qu'on rencontrait en entrant c'était le dur, étroit,
chétif et traître lit de don Quichotte. Tout auprès, sur une natte de
jonc, Sancho avait fait le sien avec une couverture qui paraissait
plutôt de crin que de laine. Un peu plus loin se trouvait celui du
muletier, composé, comme je l'ai dit, des bâts et des couvertures de ses
mulets, au nombre de douze, tous fort gras et bien entretenus; car
c'était un des plus riches muletiers d'Arevalo, à ce que raconte
l'auteur de cette histoire, lequel parle dudit muletier comme l'ayant
intimement connu: on ajoute même qu'ils étaient un peu parents. Or, il
faut convenir que cid Hamet Ben-Engeli est un historien bien
consciencieux, puisqu'il rapporte des choses de si minime importance:
exemple à proposer surtout à ces historiens qui dans leurs récits
laissent au fond de leur encrier, par ignorance ou par malice, le plus
substantiel de l'ouvrage.

Je dis donc que le muletier, après avoir visité ses bêtes et leur avoir
donné la seconde ration d'orge, s'étendit sur ses harnais, attendant
avec impatience la ponctuelle Maritorne. Bien graissé, couvert
d'emplâtres, Sancho s'était couché: mais quoiqu'il fît tous ses efforts
pour dormir, la douleur de ses côtes l'en empêchait; quant à don
Quichotte, tenu éveillé par la même cause, il avait les yeux ouverts
comme un lièvre.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sancho se dirigea du côté qu'il crut être le grand chemin (p. 63).]

Un profond silence régnait dans l'hôtellerie, où il ne restait en ce
moment d'autre lumière que celle d'une lampe qui brûlait suspendue sous
la grande porte. Ce silence, joint aux pensées bizarres qu'entretenaient
chez notre héros, les livres de chevalerie, causes de ses continuelles
disgrâces, fit naître dans son esprit l'une des plus étranges folies
dont on puisse concevoir l'idée. Il se persuada être dans un fameux
château (il n'y avait point d'hôtellerie à laquelle il ne fît cet
honneur), et que la fille de l'hôtelier, qui par conséquent était celle
du seigneur châtelain, subjuguée par sa bonne grâce, s'était éprise
d'amour pour lui, et avait résolu de venir, cette nuit même, en cachette
de ses parents, le visiter dans son alcôve. Tourmenté de cette chimère,
il était fort préoccupé du péril imminent auquel sa constance allait se
trouver exposée; mais il se promit au fond du cœur de rester fidèle à
sa chère Dulcinée, lors même que la reine Genièvre, suivie de sa duègne
Quintagnone, viendrait pour le séduire.

Il se complaisait dans ces rêveries, lorsque arriva l'heure, pour lui
fatale, où devait venir l'Asturienne qui, fidèle à sa parole, en
chemise, pieds nus, et les cheveux ramassés sous une coiffe de serge,
entra à pas de loup, en quête du muletier. A peine eut-elle franchi la
porte que don Quichotte, toujours l'oreille au guet, l'entendit;
aussitôt se mettant sur son séant, malgré ses emplâtres et la douleur
de ses reins, il tendit les bras pour la recevoir. Toute ramassée et
retenant son haleine, l'Asturienne portait les mains en avant, cherchant
à tâtons son bien-aimé; mais en dépit de toutes ses précautions, elle
alla donner dans les bras de don Quichotte qui, la saisissant par le
poignet et la tirant à lui, sans qu'elle osât souffler mot, la fit
asseoir sur son lit. Sa chemise, qui était de la toile à sacs, ne
désabusa point notre chevalier; les bracelets en boules de verre qu'elle
portait lui parurent de précieuses perles d'Orient; ses cheveux, qu'on
eût pris pour du crin, lui semblèrent des tresses d'or fin d'Arabie,
dont l'éclat faisait pâlir celui du soleil; enfin, comparant à un
agréable mélange des parfums les plus exquis cette haleine qui sentait
l'ail mariné de la veille, il se représenta l'Asturienne comme une de
ces nobles damoiselles qu'il avait vues dans ses livres, allant visiter
à la dérobée leurs amants blessés. En un mot, tel était l'aveuglement du
pauvre chevalier que, n'étant détrompé ni par le toucher, ni par
l'haleine, ni par certaines autres particularités qui distinguaient la
pauvre fille, lesquelles auraient fait vomir les entrailles à tout autre
qu'à un muletier, il s'imagina tenir entre ses bras la reine des amours.
Éperdu, et pressant Maritorne au point de l'étouffer, il lui dit à demi
voix: Que n'est-il en mon pouvoir, noble dame, de reconnaître l'insigne
faveur dont m'honore votre merveilleuse beauté! Mais la fortune, qui ne
se lasse jamais de persécuter les gens de bien, m'a jeté dans ce lit si
moulu, si brisé que, ma volonté fût-elle d'accord avec la vôtre, il me
serait impossible de correspondre à votre désir. A cette impuissance
s'en ajoute une plus grande encore, c'est la foi que j'ai jurée à la
sans pareille Dulcinée du Toboso, l'unique dame de mes plus secrètes
pensées; car si cet obstacle insurmontable ne venait à la traverse, je
ne serais certes point un chevalier assez niais pour laisser s'évanouir
l'occasion fortunée que m'offrent vos bontés.

Pendant ce beau discours, Maritorne, au supplice de se voir entre les
bras de don Quichotte, faisait sans souffler mot tous ses efforts pour
s'en dégager. De son côté, l'impatient muletier, que ses amoureux désirs
tenaient en éveil, avait entendu entrer sa belle. Prêtant l'oreille, il
la soupçonne d'abord de chercher à le trahir; transporté de jalousie, il
s'approche pour écouter. Mais quand il voit la fidèle Asturienne se
débattre entre les mains de don Quichotte, qui s'efforçait de la
retenir, le jeu lui déplut fort: levant le bras de toute sa hauteur, il
décharge un si terrible coup de poing sur les étroites mâchoires de
l'amoureux chevalier, qu'il lui met la bouche tout en sang. Ben-Engeli
ajoute même qu'il lui sauta sur le corps, et que, d'un pas qui
approchait du galop, il le lui parcourut trois ou quatre fois d'un bout
à l'autre.

Le lit, qui était de trop faible complexion pour porter cette surcharge,
s'abîme sous le poids; L'hôtelier s'éveille au bruit; aussitôt
pressentant quelque escapade de l'Asturienne, qu'il avait appelée cinq
ou six fois à tue-tête sans obtenir de réponse, il se lève et allume sa
lampe pour aller voir d'où vient ce tapage. En entendant la voix de son
maître, dont elle connaissait l'humeur brutale, Maritorne toute
tremblante court se cacher dans le lit de Sancho, qui dormait, et se
blottit auprès de lui.

Où est-tu, carogne? s'écrie l'hôtelier en entrant; à coup sûr, ce sont
là de tes tours.

Sous ce fardeau qui l'étouffait, Sancho s'éveille à demi, croyant avoir
le cauchemar, et se met à distribuer au hasard de grands coups de poing,
qui la plupart tombèrent sur l'Asturienne, laquelle perdant la retenue
avec la patience, ne songe plus qu'à prendre sa revanche, et rend à
Sancho tant de coups qu'elle achève de l'éveiller. Furieux de se sentir
traité de la sorte, sans savoir pourquoi, Sancho se redresse sur son lit
du mieux qu'il peut, et saisissant Maritorne à bras-le-corps, ils
commencent entre eux la plus plaisante escarmouche qu'il soit possible
d'imaginer.

A la lueur de lampe, le muletier, voyant le péril où se trouvait sa
dame, laisse don Quichotte pour voler à son aide; l'hôtelier y court
aussi, mais dans une intention bien différente, car c'était pour châtier
la servante, qu'il accusait du vacarme; et de même qu'on a coutume de
dire _le chien au chat, le chat au rat_, le muletier tapait sur Sancho,
Sancho sur Maritorne, Maritorne sur Sancho, l'hôtelier sur Maritorne; le
tout si dru et si menu, qu'ils semblaient craindre que le temps ne leur
manquât. Pour compléter l'aventure, la lampe s'éteignit; alors ce ne fut
plus qu'une mêlée confuse, d'où pas un des combattants ne se retira avec
sa chemise entière ni sans quelque partie du corps exempte de
meurtrissures.

Or, par hasard un archer de l'ancienne confrérie de Tolède logeait cette
nuit dans l'hôtellerie. En entendant tout ce vacarme, il prend sa verge
noire ainsi que la boîte de fer-blanc qui contenait ses titres, et se
dirigeant vers le lieu du combat: Arrêtez! s'écrie-t-il, arrêtez!
respect à la justice, respect à la Sainte-Hermandad.

Le premier qu'il rencontra sous sa main fut le moulu don Quichotte, qui
gisait étendu au milieu des débris de son lit, la bouche béante et privé
de sentiment; l'archer l'ayant saisi à tâtons par la barbe, crie de plus
belle: Main-forte à la justice! Mais, s'apercevant que celui qu'il
tenait ne donnait aucun signe de vie, il ne douta point qu'il ne fût
mort, et que ceux qui étaient là ne fussent ses meurtriers; ce qui le
fit crier encore plus fort: Qu'on ferme la porte, afin que personne ne
s'échappe! on vient de tuer un homme ici.

Ce cri dispersa les combattants, et chacun alors laissa la bataille où
elle en était. L'hôtelier se retira dans sa chambre, le muletier sur ses
harnais, et Maritorne dans son taudis. Pour don Quichotte et Sancho, qui
ne pouvaient se remuer, ils restèrent à la même place, et l'archer lâcha
la barbe de notre chevalier, pour aller chercher de la lumière et
revenir s'assurer des coupables. Mais en se retirant, l'hôtelier avait
éteint la lampe qui brûlait sous la grande porte, si bien que l'archer
dut avoir recours à la cheminée, où il se trouvait si peu de feu, qu'il
souffla plus d'une heure avant de parvenir à le rallumer.



CHAPITRE XVII

OU SE CONTINUENT LES TRAVAUX INNOMBRABLES DU VAILLANT DON QUICHOTTE ET
DE SON ÉCUYER DANS LA MALHEUREUSE HOTELLERIE, PRISE A TORT POUR UN
CHATEAU


Avec cet accent plaintif et de cette voix lamentable dont son écuyer
l'avait appelé la veille après leur rencontre avec les muletiers
Yangois, don Quichotte, revenu enfin de son évanouissement, l'appela à
son tour, en lui disant: Ami Sancho, dors-tu? Dors-tu, ami Sancho?

Hé! comment voulez-vous que je dorme, répondit Sancho, outré de fureur
et de dépit, quand tous les démons de l'enfer ont été cette nuit
déchaînés après moi?

Est-il possible? s'écria don Quichotte. Par ma foi, je n'y comprends
rien, ou ce château est enchanté. Écoute bien ce que je vais te dire...
mais avant tout jure-moi de ne révéler ce secret qu'après ma mort.

Je le jure, répondit Sancho.

J'exige ce serment, reprit don Quichotte, parce que je ne voudrais pour
rien au monde nuire à l'honneur de personne.

Je vous dis que je jure de n'en ouvrir la bouche qu'après la fin de vos
jours, répliqua Sancho, et Dieu veuille que ce puisse être dès demain!

Te suis-je donc tant à charge, dit don Quichotte, que tu souhaites me
voir si tôt mort?

Oh! non, reprit Sancho; mais c'est que je n'aime pas à garder trop
longtemps les secrets, et je craindrais que celui-là ne vînt à me
pourrir dans le corps.

Que ce soit pour une raison ou pour une autre, continua don Quichotte,
je me confie à ton affection et à ta loyauté. Eh bien! apprends donc
que cette nuit il m'est arrivé une surprenante aventure et dont certes
je pourrais tirer quelque vanité; mais, pour te la raconter brièvement,
tu sauras qu'il y a peu d'instants la fille du seigneur de ce château
est venue me trouver ici même, et que c'est bien la plus accorte et la
plus séduisante damoiselle qu'il soit possible de rencontrer sur une
grande partie de la terre. Je ne te parlerai pas des charmes de sa
personne et des grâces de son esprit, ni de tant d'autres attraits
cachés auxquels je ne veux pas même penser, afin de garder plus sûrement
la foi que j'ai promise à Dulcinée du Toboso; qu'il me suffise de te
dire que le ciel, envieux sans doute du merveilleux bonheur que
m'envoyait la fortune, ou plutôt, ce qui est plus certain, parce que ce
château est enchanté, a permis, au moment où j'étais avec cette dame
dans l'entretien le plus tendre et le plus passionné, qu'une main que je
ne voyais point et qui venait de je ne sais où, mais à coup sûr une main
attachée au bras de quelque énorme géant, m'assénât un si grand coup sur
les mâchoires, qu'il m'a mis tout en sang; après quoi, profitant de ma
faiblesse, le géant m'a moulu à ce point que je suis encore pis que je
n'étais hier quand les muletiers s'en prirent à nous, tu dois t'en
souvenir, de l'incontinence de Rossinante: d'où je conclus que ce trésor
de beauté est confié à la garde de quelque More enchanté, et qu'il n'est
pas réservé pour moi.

Ni pour moi non plus, s'écria Sancho, car plus de quatre cents Mores
m'ont tanné la peau de telle sorte que les coups de pieux ne firent en
comparaison que me chatouiller. Mais Votre Grâce songe-t-elle bien à
l'état où nous sommes, pour trouver cette aventure si délectable? Vous
qui avez eu l'avantage de tenir entre vos bras cette merveilleuse
beauté, cela peut vous consoler; mais moi, qu'y ai-je gagné, si ce n'est
les plus rudes gourmades que je recevrai en toute ma vie? Malheur à moi
et à la mère qui m'a mis au monde! Je ne suis point chevalier errant,
je n'espère pas le devenir jamais, et dans les mauvaises rencontres
j'attrape toujours la plus grosse part.

Comment! on t'a gourmé aussi? demanda don Quichotte.

Malédiction sur toute ma race! répliqua Sancho; qu'est-ce donc que je
viens de vous dire?

Ne fais pas attention à cela, ami, reprit don Quichotte, je vais
composer tout à l'heure le précieux baume de Fier-à-Bras, qui nous
guérira en un clin d'œil.

Ils en étaient là quand l'archer, ayant pu enfin rallumer la lampe,
rentra dans la chambre. Sancho, qui le premier l'aperçut, en chemise, un
linge roulé autour de la tête, avec une face d'hérétique, demanda à son
maître si ce n'était point là le More enchanté qui venait s'assurer s'il
leur restait encore quelque côte à briser.

Ce ne peut être le More, répondit don Quichotte, car les enchantés ne se
laissent voir de personne.

Par ma foi, s'ils ne se laissent pas voir, ils se font bien sentir,
répliqua Sancho; on peut en demander des nouvelles à mes épaules.

Crois-tu donc que les miennes ne sachent qu'en dire? ajouta don
Quichotte; cependant l'indice n'est pas suffisant pour conclure que
celui que nous voyons soit le More enchanté.

L'archer, en s'approchant, resta fort surpris de voir des gens
s'entretenir si paisiblement; et comme notre héros était encore étendu
tout de son long, immobile, la bouche en l'air, il lui dit: Eh bien!
comment vous va, bon homme?

Je parlerais plus courtoisement si j'étais à votre place, repartit don
Quichotte; est-il d'usage dans ce pays de parler ainsi aux chevaliers
errants, rustre que vous êtes?

L'archer, qui était peu endurant, ne put souffrir cette apostrophe d'un
homme de si triste mine; il lança de toute sa force la lampe à la tête
du malheureux chevalier, et, ne doutant pas qu'il ne la lui eût
fracassée, il se déroba incontinent, à la faveur des ténèbres.

[Illustration: Où donc es-tu, carogne? s'écria l'hôtelier en entrant
(p. 66).]

Hé bien, dit Sancho, il n'y a plus moyen d'en douter; voilà justement le
More; il garde le trésor de beauté pour les autres, et, pour nous, les
gourmades et les coups de chandelier.

Cette fois, j'en conviens, cela peut être, reprit don Quichotte; mais,
crois-moi, il n'y a qu'à se moquer de tous ces enchantements, au lieu de
s'en irriter; comme ce sont toutes choses fantastiques et invisibles,
nous chercherions en vain à qui nous en prendre, jamais nous n'en
aurions raison. Lève-toi, si tu peux, et va prier le gouverneur de ce
château de te faire donner un peu d'huile, de vin, de sel et de romarin,
afin que je compose mon baume; car, entre nous soit dit, au sang qui
coule de la blessure que ce fantôme m'a faite, je ne crois pas pouvoir
m'en passer plus longtemps.

Sancho se leva, non sans pousser quelques gémissements, et s'en fut à
tâtons chercher l'hôtelier. Ayant rencontré l'archer, qui écoutait près
de la porte, un peu en peine des suites de sa brutalité: Seigneur, lui
dit-il, qui que vous soyez, faites-nous, je vous en supplie, la charité
de nous donner un peu de romarin, d'huile, de vin et de sel, car nous en
avons grand besoin pour panser l'un des meilleurs chevaliers errants
qu'il y ait sur toute la terre, lequel gît dans son lit grièvement
blessé par le More enchanté qui habite ce château.

En l'entendant parler de la sorte, l'archer prit Sancho pour un homme
dont le cerveau n'était pas en bon état; toutefois il appela l'hôtelier
afin de lui dire ce que cet homme demandait; et, comme le jour
commençait à poindre, il ouvrit la porte de l'hôtellerie.

L'hôtelier donna à Sancho ce qu'il désirait. Celui-ci, ayant porté le
tout à son maître, le trouva la tête dans ses mains, se plaignant du
coup de lampe, lequel heureusement ne lui avait fait d'autre mal que
deux bosses assez grosses; car ce qu'il prenait pour du sang était tout
simplement l'huile, qui lui coulait le long du visage. Don Quichotte
versa dans une marmite ce que Sancho venait de lui apporter, fit
bouillir le tout, et lorsque la composition lui parut à point, il
demanda une bouteille; mais comme il n'y en avait point dans la maison,
il dut se contenter d'une burette de fer-blanc qui servait à mettre
l'huile, et dont l'hôtelier lui fit présent. Ensuite il récita sur la
burette plus de cent _Pater Noster_, autant d'_Ave Maria_, de _Salve_ et
de _Credo_, accompagnant chaque parole d'un signe de croix en manière de
bénédiction. Sancho Panza, l'archer et l'hôtelier assistaient à cette
cérémonie; car le muletier était en train de panser ses bêtes, sans
avoir l'air d'avoir pris la moindre part aux aventures de la nuit.

Le baume achevé, don Quichotte voulut sur-le-champ en faire l'épreuve,
et sans s'amuser à l'appliquer sur ses blessures, il en avala en forme
de potion la valeur d'une demi-pinte, qui n'avait pu entrer dans la
burette. Mais à peine avait-il achevé de boire, qu'il se mit à vomir
avec une telle abondance que rien ne lui resta dans l'estomac; et ces
efforts prolongés lui ayant causé une forte sueur, il demanda qu'on le
couvrît, puis qu'on le laissât reposer. Il dormit en effet trois grandes
heures, au bout desquelles il se sentit si bien soulagé, qu'il ne douta
plus d'avoir réussi à composer le précieux baume de Fier-à-Bras, et que,
possesseur d'un tel remède, il ne fût en état d'entreprendre les plus
périlleuses aventures.

Sancho, qui tenait à miracle la guérison de son maître, demanda comme
une grâce la permission de boire ce qui restait dans la marmite; don
Quichotte le lui abandonna. Aussitôt notre écuyer saisissant, de la
meilleure foi du monde, la marmite à deux mains, s'en introduisit dans
le corps une bonne partie, c'est-à-dire presque autant qu'en avait pris
son maître. Il faut croire qu'il avait l'estomac plus délicat; car,
avant que le remède eût produit son effet, le pauvre diable fut pris de
nausées si violentes et de coliques si atroces, qu'il croyait à chaque
instant toucher à sa dernière heure; aussi, dans ses cruelles
souffrances, ne cessait-il de maudire le baume et le traître qui le lui
avait donné.

Sancho, lui dit gravement son maître, ou je me trompe fort, ou ton mal
provient de ce que tu n'es pas armé chevalier, car je tiens pour certain
que ce baume ne convient qu'à ceux qui le sont.

Malédiction sur moi et sur toute ma race! répliqua Sancho; si Votre
Grâce savait cela, pourquoi m'y avoir seulement laissé goûter?

En ce moment, le breuvage opéra, et le pauvre écuyer se remit à vomir
avec si peu de relâche et une telle abondance, que la natte de jonc sur
laquelle il était couché et la couverture de toile à sacs qui le
couvrait furent mises à tout jamais hors de service. Ces vomissements
étaient accompagnés de tant et de si violents efforts, que les
assistants crurent qu'il y laisserait la vie. Enfin, au bout d'une heure
que dura cette bourrasque, au lieu de se sentir soulagé, il se trouva si
faible et si abattu, qu'à peine il pouvait respirer.

Don Quichotte, qui, comme je l'ai dit, se sentait tout dispos, ne voulut
pas différer plus longtemps à se remettre à la recherche de nouvelles
aventures. Il se croyait responsable de chaque minute de retard; et,
confiant désormais dans la vertu de son baume, il ne respirait que
dangers et comptait pour rien les plus terribles blessures. Dans son
impatience, il alla lui-même seller Rossinante, mit le bât sur l'âne, et
son écuyer sur le bât, après l'avoir aidé à s'habiller; puis,
enfourchant son cheval, il se saisit d'une demi-pique qu'il trouva sous
sa main et qui était d'une force suffisante pour lui servir de lance.
Tous les gens de la maison le regardaient avec étonnement, mais la fille
de l'hôtelier l'observait plus curieusement que les autres, car elle
n'avait jamais rien vu de semblable. Notre chevalier avait aussi les
yeux attachés sur elle, et de temps à autre poussait un grand soupir,
qu'il tirait du fond de ses entrailles, mais dont lui seul savait la
cause, car l'hôtesse et Maritorne, qui l'avaient si bien graissé la
veille au soir, imputaient toutes deux ces soupirs à la douleur que lui
causaient ses blessures.

Dès que le maître et l'écuyer furent en selle, don Quichotte appela
l'hôtelier, et lui dit d'une voix grave et solennelle: Seigneur
châtelain, grandes et nombreuses sont les courtoisies que j'ai reçues
dans ce château; ne puis-je les reconnaître en tirant pour vous
vengeance de quelque outrage? Vous savez que ma profession est de
secourir les faibles, de punir les félons et de châtier les traîtres.
Consultez vos souvenirs, et si vous avez à vous plaindre de quelqu'un,
parlez: je jure, par l'ordre de chevalerie que j'ai reçu, que vous aurez
bientôt satisfaction.

Seigneur cavalier, répliqua non moins gravement l'hôtelier, je n'ai pas
besoin, Dieu merci, que vous me vengiez de personne; et lorsqu'on
m'offense, je sais fort bien me venger moi-même. Tout ce que je désire,
c'est que vous me payiez la dépense que vous avez faite, ainsi que la
paille et l'orge que vos bêtes ont mangées. On ne sort pas ainsi de chez
moi.

Comment! dit don Quichotte, c'est donc ici une hôtellerie?

Oui sans doute, et des meilleures, répliqua l'hôtelier.

J'ai été étrangement abusé jusqu'à cette heure, continua notre héros;
car je la prenais pour un château, et même pour un château de grande
importance; mais puisque c'est une hôtellerie, il faut que vous
m'excusiez pour le moment de rester votre débiteur. Aussi bien il m'est
interdit de contrevenir à la règle des chevaliers errants, desquels je
sais de science certaine, sans avoir jusqu'ici lu le contraire, qu'ils
n'ont jamais rien payé dans les hôtelleries. En effet, la raison,
d'accord avec la coutume, veut qu'on les reçoive partout gratuitement,
en compensation des fatigues inouïes qu'ils endurent pour aller à la
recherche des aventures, la nuit, le jour, l'hiver, l'été, à pied et à
cheval, supportant la faim, la soif, le froid et le chaud, exposés enfin
à toutes les incommodités qui peuvent se rencontrer sur la terre.

Sornettes que tout cela! dit l'hôtelier; payez-moi ce que vous me devez;
je ne donne pas ainsi mon bien.

Vous êtes un insolent et un mauvais gargotier, répliqua don Quichotte;
en même temps brandissant sa demi-pique, et éperonnant Rossinante, il
sortit de l'hôtellerie avant qu'on pût l'en empêcher, puis gagna du
champ sans regarder si son écuyer le suivait.

L'hôtelier, voyant qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté, vint
réclamer la dépense à Sancho, lequel répondit qu'il ne payerait pas plus
que son maître, parce que, étant écuyer de chevalier errant, il devait
jouir du même privilége. L'hôtelier eut beau se mettre en colère et le
menacer, s'il refusait, de se payer de ses propres mains de façon qu'il
s'en souviendrait longtemps; Sancho jura, par l'ordre de la chevalerie
qu'avait reçu son maître, que, dût-il lui en coûter la vie, il ne
donnerait pas un maravédis, ne voulant pas que les écuyers à venir
pussent reprocher à sa mémoire qu'un si beau privilége se fût perdu par
sa faute.

La mauvaise étoile de Sancho voulut que, parmi les gens qui étaient là,
se trouvassent quatre drapiers de Ségovie, trois merciers de Cordoue et
deux marchands forains de Séville, tous bons compagnons, malins et
goguenards, lesquels, poussés d'un même esprit, s'approchèrent de notre
écuyer, et le descendirent de son âne, pendant qu'un d'entre eux allait
chercher une couverture. Ils y jetèrent le pauvre Sancho, et voyant que
le dessous de la porte n'était pas assez élevé pour leur dessein, ils
passèrent dans la basse-cour, qui n'avait d'autre toit que le ciel.
Chacun alors prenant un coin de la couverture, ils se mirent à faire
sauter et ressauter Sancho dans les airs, se jouant de lui comme les
étudiants le font d'un chien pendant le carnaval.

Les cris affreux que jetait le malheureux berné arrivèrent jusqu'aux
oreilles de son maître, qui crut d'abord que le ciel l'appelait à
quelque nouvelle aventure; mais reconnaissant que ces hurlements
venaient de son écuyer, il poussa de toute la vitesse de Rossinante vers
l'hôtellerie, qu'il trouva fermée. Comme il faisait le tour pour en
trouver l'entrée, les murs de la cour, qui n'étaient pas fort élevés,
lui laissèrent voir Sancho montant et descendant à travers les airs avec
tant de grâce et de souplesse, que, sans la colère où il était, notre
chevalier n'aurait pu s'empêcher d'en rire. Mais le jeu ne lui plaisant
pas, il essaya plusieurs fois de grimper sur son cheval afin d'enjamber
la muraille, et il y serait parvenu s'il n'eût été si moulu qu'il ne put
même venir à bout de mettre pied à terre. Il fut donc réduit à dire
force injures aux berneurs, à leur jeter force défis, pendant que ces
impitoyables railleurs continuaient leur besogne et n'en riaient que
plus fort. Enfin le malheureux Sancho, tantôt priant, tantôt menaçant,
n'eut de répit que lorsque les berneurs, après s'être relayés deux ou
trois fois, l'abandonnèrent de lassitude, et, l'enveloppant dans sa
casaque, le remirent charitablement où ils l'avaient pris, c'est-à-dire
sur son âne.

La compatissante Maritorne, qui n'avait pu voir sans chagrin le cruel
traitement qu'on faisait subir à Sancho, lui apporta un pot d'eau
fraîche, qu'elle venait de tirer du puits; mais comme il le portait à sa
bouche, il fut arrêté par la voix de son maître qui lui cria de l'autre
côté de la muraille: Mon fils Sancho, ne bois point; ne bois point, mon
enfant, ou tu es mort: n'ai-je pas ici le divin baume qui va te remettre
dans un instant? Et en même temps il lui montrait la burette de
fer-blanc.

Mais Sancho, tournant la tête et le regardant de travers, répondit:
Votre Grâce a-t-elle déjà oublié que je ne suis pas armé chevalier, ou
veut-elle que j'achève de vomir les entrailles qui me restent? De par
tous les diables, gardez votre breuvage, et laissez-moi tranquille.

Il porta le pot à ses lèvres; mais s'apercevant à la première gorgée que
c'était de l'eau, il pria Maritorne de lui donner un peu de vin, ce que
fit de bon cœur cette excellente fille, qui le paya même de son argent,
car, on l'a déjà vu, elle possédait un grand fond de charité chrétienne.

Dès qu'il eut achevé de boire, Sancho donna du talon à son âne, et
faisant ouvrir à deux battants la porte de l'hôtellerie, il sortit
enchanté de n'avoir rien payé, si ce n'est toutefois aux dépens de ses
épaules, ses cautions ordinaires. Son bissac, qu'il avait oublié dans
son trouble, était de plus resté pour les gages. Dès qu'il le vit
dehors, l'hôtelier voulut barricader la porte; mais les berneurs l'en
empêchèrent, car ils ne craignaient guère notre chevalier, quand même il
aurait été chevalier de la Table ronde.



CHAPITRE XVIII

OU L'ON RACONTE L'ENTRETIEN QUE DON QUICHOTTE ET SANCHO PANZA EURENT
ENSEMBLE, AVEC D'AUTRES AVENTURES DIGNES D'ÊTRE RAPPORTÉES


Sancho rejoignit son maître; mais il était si las, si épuisé, qu'il
avait à peine la force de talonner son âne.

En le voyant dans cet état: Pour le coup, mon fils, lui dit don
Quichotte, j'achève de croire que ce château ou hôtellerie, si tu veux,
est enchanté; car, je te le demande, que pouvaient être ceux qui se sont
joués de toi si cruellement, sinon des fantômes et des gens de l'autre
monde? Ce qui me confirme dans cette pensée, c'est que pendant que je
considérais ce triste spectacle par-dessus la muraille de la cour, il
n'a jamais été en mon pouvoir de la franchir, ni même de descendre de
cheval. Aussi je n'en fais aucun doute: ces mécréants me tenaient
enchanté, et certes ils ont bien fait de prendre cette précaution, car
je les aurais châtiés de telle sorte, qu'ils n'auraient de longtemps
perdu le souvenir de leur méchant tour; m'eût-il fallu pour cela
contrevenir aux lois de la chevalerie, lesquelles, comme je te l'ai
souvent répété, défendent à un chevalier de tirer l'épée contre ceux qui
ne le sont pas, si ce n'est pour sa défense personnelle, et dans le cas
d'extrême nécessité.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Les murs de la cour lui laissèrent voir Sancho montant et descendant
à travers les airs (p. 72).]

Chevalier ou non, je me serais bien vengé moi-même si j'avais pu,
répondit Sancho; mais cela n'a point dépendu de moi. Et pourtant je
ferais bien le serment que les traîtres qui se sont divertis à mes
dépens n'étaient point des fantômes ou des enchantés, comme le prétend
Votre Grâce, mais bien des hommes en chair et en os, tels que nous; il
n'y a pas moyen d'en douter, puisque je les entendais s'appeler l'un
l'autre pendant qu'ils me faisaient voltiger, et que chacun d'eux avait
son nom. L'un s'appelait Pedro Martinez, l'autre Tenorio Fernando, et
l'hôtelier, Juan Palomèque le Gaucher. Ainsi donc, seigneur, si Votre
Grâce n'a pu enjamber la muraille, ni mettre pied à terre, cela vient
d'autre chose que d'un enchantement. Quant à moi, ce que je vois de plus
clair en tout ceci, c'est qu'à force d'aller chercher les aventures,
nous en trouverons une qui ne nous laissera plus distinguer notre pied
droit d'avec notre pied gauche. Or, ce qu'il y aurait de mieux à faire,
selon mon petit entendement, ce serait de reprendre le chemin de notre
village, maintenant que la moisson approche, et de nous occuper de nos
affaires, au lieu d'aller, comme on dit, tombant tous les jours de
fièvre en chaud mal.

Ah! mon pauvre Sancho, reprit don Quichotte, que tu es ignorant en fait
de chevalerie! Prends patience: un jour viendra où ta propre expérience
te fera voir quelle grande et noble chose est l'exercice de cette
profession. Dis-moi, je te prie, y a-t-il plaisir au monde qui égale
celui de vaincre dans un combat, et de triompher de son ennemi? Aucun,
assurément.

Cela peut bien être, répondit Sancho, quoique je n'en sache rien. Tout
ce que je sais, c'est que depuis que nous sommes chevaliers errants,
vous du moins, car pour moi je suis indigne de compter dans une si
honorable confrérie, nous n'avons jamais gagné de bataille, si ce n'est
contre le Biscaïen; et comment Votre Grâce en sortit-elle? Avec perte de
la moitié d'une oreille et sa salade fracassée! Depuis lors tout a été
pour nous coups de poing et coups de bâton. Seulement moi, j'ai eu
l'avantage d'être berné par-dessus le marché, et cela par des gens
enchantés, dont je ne puis me venger, afin de savourer ce plaisir que
Votre Grâce dit se trouver dans la vengeance.

C'est la peine que je ressens, répondit don Quichotte, et ce doit être
aussi la tienne; mais rassure-toi, car je prétends avant peu avoir une
épée si artistement forgée, que celui qui la portera sera à l'abri de
toute espèce d'enchantement; il pourrait même arriver que ma bonne
étoile me mît entre les mains celle qu'avait Amadis, quand il s'appelait
le chevalier de l'Ardente-Épée. C'était assurément la meilleure lame qui
fût au monde, puisque, outre la vertu dont je viens de parler, elle
possédait celle de couper comme un rasoir, et il n'était point d'armure
si forte et si enchantée qu'elle ne brisât comme verre.

Je suis si chanceux, repartit Sancho, que quand bien même Votre Grâce
aurait une épée comme celle dont vous parlez, cette épée n'aura, comme
le baume, de vertu que pour ceux qui sont armés chevaliers; et tout
tombera sur le pauvre écuyer.

Bannis cette crainte, dit don Quichotte; le ciel te sera plus favorable
à l'avenir.

Nos chercheurs d'aventures allaient ainsi devisant, quand ils aperçurent
au loin une poussière épaisse que le vent chassait de leur côté; se
tournant aussitôt vers son écuyer: Ami Sancho, s'écria notre héros,
voici le jour où l'on va voir ce que me réserve la fortune; voici le
jour, te dis-je, où doit se montrer plus que jamais la force de mon
bras, et où je vais accomplir des exploits dignes d'être écrits dans les
annales de la renommée, pour l'instruction des siècles à venir. Vois-tu
là-bas ce tourbillon de poussière? Eh bien, il s'élève de dessous les
pas d'une armée innombrable, composée de toutes les nations du monde.

A ce compte-là, dit Sancho, il doit y avoir deux armées, car de ce côté
voici un autre tourbillon.

Don Quichotte se retourna, et voyant que Sancho disait vrai, il sentit
une joie inexprimable, croyant fermement (il ne croyait jamais d'autre
façon) que c'étaient deux grandes armées prêtes à se livrer bataille;
car le bon hidalgo avait l'imagination tellement remplie de combats, de
défis et d'enchantements, qu'il ne pensait, ne disait et ne faisait
rien qui ne tendît de ce côté. Deux troupeaux de moutons qui venaient de
deux directions opposées soulevaient cette poussière, et elle était si
épaisse, qu'on n'en pouvait reconnaître la cause à moins d'en être tout
proche. Mais don Quichotte affirmait avec tant d'assurance que c'étaient
des gens de guerre, que Sancho finit par le croire. Eh bien, seigneur,
qu'allons-nous faire ici? lui dit-il.

Ce que nous allons faire? répondit don Quichotte; nous allons secourir
les faibles et les malheureux. Mais d'abord, afin que tu connaisses ceux
qui sont près d'en venir aux mains, je dois te dire que cette armée que
tu vois à gauche est commandée par le grand empereur Alifanfaron,
seigneur de l'île Taprobane; et que celle qui est à droite a pour chef
son ennemi, le roi des Garamantes, Pentapolin au _Bras-Retroussé_. On
l'appelle ainsi, parce qu'il combat toujours le bras droit nu jusqu'à
l'épaule.

Et pourquoi ces deux princes se font-ils la guerre? demanda Sancho.

Ils se font la guerre, répondit don Quichotte, parce que Alifanfaron est
devenu amoureux de la fille de Pentapolin, très-belle et très-accorte
dame, mais chrétienne avant tout: et comme Alifanfaron est païen,
Pentapolin ne veut pas la lui donner pour femme, qu'il n'ait renoncé à
son faux prophète Mahomet et embrassé le christianisme.

Par ma barbe, reprit Sancho, Pentapolin a raison, et je l'aiderai de bon
cœur en tout ce que je pourrai.

Tu ne feras que ton devoir, répliqua don Quichotte; aussi bien, en ces
sortes d'occasions, il n'est point nécessaire d'être armé chevalier.

Tant mieux, repartit Sancho. Mais où mettrai-je mon âne, pour être
assuré de le retrouver après la bataille? car je n'ai guère envie de m'y
risquer sur une pareille monture.

Tu peux, dit don Quichotte, le laisser aller à l'aventure; d'ailleurs,
vînt-il à se perdre, nous aurons après la victoire tant de chevaux à
choisir, que Rossinante lui-même court risque d'être remplacé. Mais
d'abord, écoute-moi: avant qu'elles se choquent, je veux t'apprendre
quels sont les principaux chefs de ces deux armées. Gagnons cette petite
éminence, afin que tu puisses les découvrir plus aisément.

En même temps, ils gravirent une hauteur, d'où, si la poussière ne les
eût empêchés, ils auraient pu voir que c'étaient deux troupeaux de
moutons que notre chevalier prenait pour deux armées; mais comme don
Quichotte voyait toujours les choses telles que les lui peignait sa
folle imagination, il commença d'une voix éclatante à parler ainsi:

Vois-tu là-bas ce chevalier aux armes dorées, qui porte sur son écu un
lion couronné, étendu aux pieds d'une jeune damoiselle? eh bien, c'est
le valeureux Laurcalco, seigneur du Pont-d'Argent. Cet autre, qui a des
armes à fleur d'or et qui porte trois couronnes d'argent en champ
d'azur, c'est le redoutable Micolambo, grand-duc de Quirochie. A sa
droite, avec cette taille de géant, c'est l'intrépide Brandabarbaran de
Boliche, seigneur des trois Arabies: il a pour cuirasse une peau de
serpent, et pour écu une des portes qu'on prétend avoir appartenu au
temple renversé par Samson, quand il se vengea des Philistins aux dépens
de sa propre vie. Maintenant tourne les yeux de ce côté, et tu pourras
voir, à la tête de cette autre armée, l'invincible Timonel de
Carcassonne, prince de la nouvelle Biscaye: il porte des armes
écartelées d'azur, de sinople, d'argent et d'or, et sur son écu un chat
d'or en champ de pourpre, avec ces trois lettres M. I. U., qui forment
la première syllabe du nom de sa maîtresse, l'incomparable fille du duc
Alphénique des Algarves. Ce cavalier intrépide, qui fait plier les reins
à cette jument sauvage, et dont les armes sont blanches comme neige,
l'écu de même et sans devise, c'est un jeune chevalier français appelé
Pierre Papin, seigneur des baronnies d'Utrique. Cet autre aux armes
bleues, qui presse les flancs de ce zèbre rapide, c'est le puissant duc
de Nervie, Espartafilando du Bocage; il a dans son écu un champ semé
d'asperges, avec cette devise: _Rastrea mi suerte_[38].

  [38] En voie de fortune. Mot à mot: Chercher mon sort à la piste.

Notre héros nomma encore une foule d'autres chevaliers qu'il s'imaginait
voir dans ces prétendues armées, donnant à chacun d'eux, sans hésiter un
seul instant, les armes, couleurs et devises que lui fournissait son
inépuisable folie, et sans s'arrêter il poursuivit:

Ces escadrons qui se déploient en face de nous sont composés d'une
multitude de nations diverses; voici d'abord ceux qui boivent les douces
eaux du Xanthe fameux; viennent ensuite les montagnards qui foulent les
champs Massiliens; plus loin ceux qui criblent la fine poudre d'or de
l'Heureuse Arabie; là ceux qui jouissent des fraîches rives du limpide
Thermodon et ceux qui épuisent par mille saignées le Pactole au sable
doré; les Numides à la foi équivoque; les Perses, sans pareils à tirer
l'arc; les Mèdes et les Parthes, habiles à combattre en fuyant; les
Arabes, aux tentes voyageuses; les Scythes farouches et cruels; les
Éthiopiens, aux lèvres percées; enfin une multitude d'autres nations
dont je connais les visages, mais dont je n'ai pas retenu les noms. Dans
cette autre armée, tu dois voir ceux qui s'abreuvent au limpide cristal
du Bétis, dont les bords sont couverts d'oliviers; ceux qui se baignent
dans les ondes dorées du Tage; ceux qui jouissent des eaux fertilisantes
du divin Xénil; ceux qui foulent les champs Tartésiens aux gras
pâturages; les heureux habitants des délicieuses prairies de Xérès; les
riches Manchègues, couronnés de jaunes épis; les descendants des anciens
Goths tout couverts de fer; ceux qui font paître leurs troupeaux dans
les riches pâturages de la tournoyante Guadiana; ceux qui habitent au
pied des froides montagnes des Pyrénées ou dans les neiges de
l'Apennin; en un mot toutes les nations que l'Europe renferme dans sa
vaste étendue.

Qui pourrait dire tous les peuples que dénombra notre héros, donnant à
chacun d'eux, avec une merveilleuse facilité, les attributs les plus
précis, rempli qu'il était de ses rêveries habituelles! Quant à Sancho,
il était si abasourdi qu'il ne soufflait mot; seulement, les yeux grands
ouverts, il tournait de temps en temps la tête pour voir s'il
parviendrait à découvrir ces chevaliers et ces géants. Mais, ne voyant
rien paraître:

Par ma foi, s'écria-t-il, je me donne au diable, si j'aperçois un seul
des chevaliers ou des géants que Votre Grâce vient de nommer. Tout cela
doit être enchantement, comme les fantômes d'hier au soir.

Comment peux-tu parler ainsi? repartit don Quichotte; n'entends-tu pas
le hennissement des chevaux, le son des trompettes, le roulement des
tambours?

Je n'entends que des bêlements d'agneaux et de brebis, répliqua Sancho.
Ce qui était vrai, car les deux troupeaux étaient tout proche.

La peur te fait voir et entendre tout de travers, dit don Quichotte;
car, on le sait, un des effets de cette triste passion est de troubler
les sens et de montrer les choses autrement qu'elles ne sont. Eh bien,
si le courage te manque, tiens-toi à l'écart, et laisse-moi faire; seul,
je suffis pour porter la victoire où je porterai mon appui. En même
temps il donne de l'éperon à Rossinante, et, la lance en arrêt, se
précipite dans la plaine avec la rapidité de la foudre.

Arrêtez, seigneur, arrêtez, lui criait Sancho; le ciel m'est témoin que
ce sont des moutons et des brebis que vous allez attaquer. Par l'âme de
mon père, quelle folie vous possède? Considérez, je vous prie, qu'il n'y
a ici ni chevaliers, ni géants, ni écus, ni armures, ni champs
d'asperges, ni aucune autre de ces choses dont vous parlez.

[Illustration: Il courait çà et là en répétant à haute voix: Où donc
es-tu, superbe Alifanfaron? (p. 77).]

Ces cris n'arrêtaient pas don Quichotte, au contraire il vociférait de
plus belle: Courage, courage, disait-il, chevaliers qui combattez sous
la bannière du valeureux Pentapolin au _Bras-Retroussé_! suivez-moi, et
vous verrez que je l'aurai bientôt vengé du traître Alifanfaron de
Taprobane.

En parlant ainsi il se jette au milieu du troupeau de brebis, et il se
met à larder de tous côtés, avec autant d'ardeur et de rage que s'il
avait eu affaire à ses plus mortels ennemis.

Les bergers qui conduisaient le troupeau crièrent d'abord à notre héros
de s'arrêter, demandant ce que lui avaient fait ces pauvres bêtes. Mais
bientôt las de crier inutilement, ils dénouèrent leurs frondes, et
commencèrent à saluer notre chevalier d'une grêle de cailloux plus gros
que le poing, avec tant de diligence qu'un coup n'attendait pas l'autre.
Quant à lui, sans daigner se garantir, il courait çà et là en répétant à
haute voix: Où donc es-tu, superbe Alifanfaron? approche, approche; je
t'attends seul ici, pour te faire éprouver la force de mon bras et te
punir de la peine que tu causes au valeureux Pentapolin.

De tant de pierres qui volaient autour de l'intrépide chevalier, une
enfin l'atteignit et lui renfonça deux côtes dans le corps. A la
violence du coup il se crut mort, ou du moins grièvement blessé;
aussitôt se rappelant son baume, il porte la burette à sa bouche, et se
met à boire la précieuse liqueur. Mais avant qu'il en eût avalé quelques
gorgées, un autre caillou vient fracasser la burette dans sa main,
chemin faisant lui écrase deux doigts, puis lui emporte trois ou quatre
dents. Ces deux coups étaient si violents, que notre chevalier en fut
jeté à terre, où il demeura étendu. Les pâtres, croyant l'avoir tué,
rassemblèrent leurs bêtes à la hâte, puis chargeant sur leurs épaules
les brebis mortes, au nombre de sept ou huit, sans oublier les blessées,
ils s'éloignèrent en diligence.

Pendant ce temps, Sancho était resté sur la colline, d'où il contemplait
les folies de son maître, et s'arrachait la barbe à pleines mains,
maudissant mille fois le jour et l'heure où sa mauvaise fortune le lui
avait fait connaître. Quand il le vit par terre et les bergers hors de
portée, il descendit de la colline, s'approcha de lui, et le trouvant
dans un piteux état, quoiqu'il n'eût pas perdu le sentiment.

Eh bien, seigneur, lui dit-il, n'avais-je pas averti Votre Grâce qu'elle
allait attaquer, non pas des armées, mais des troupeaux de moutons?

C'est ainsi, reprit don Quichotte, que ce brigand d'enchanteur, mon
ennemi, transforme tout à sa fantaisie; car, mon fils, rien n'est aussi
facile pour ces gens-là. Jaloux de la gloire que j'allais acquérir, ce
perfide nécromant aura changé les escadrons de chevaliers en troupeaux
de moutons. Au reste, veux-tu me faire plaisir et te désabuser une bonne
fois, eh bien, monte sur ton âne, et suis de loin ce prétendu bétail: je
gage qu'avant d'avoir fait cent pas ils auront repris leur première
forme, et alors tu verras ces moutons redevenir des hommes droits et
bien faits, comme je les ai dépeints. Attends un peu cependant, j'ai
besoin de tes services; approche et regarde dans ma bouche combien il me
manque de dents; je crois, en vérité, qu'il ne m'en reste pas une seule.

Sancho s'approcha, et comme en regardant de si près il avait presque les
yeux dans le gosier de son maître, le baume acheva d'opérer dans
l'estomac de don Quichotte qui, avec la même impétuosité qu'aurait pu
faire un coup d'arquebuse, lança tout ce qu'il avait dans le corps aux
yeux et sur la barbe du compatissant écuyer.

Sainte Vierge! s'écria Sancho, que vient-il de m'arriver là? Sans doute
mon seigneur est blessé à mort, puisqu'il vomit le sang par la bouche.

Mais quand il eut regardé de plus près, il reconnut à la couleur, à
l'odeur et à la saveur, que ce n'était pas du sang, mais bien le baume
qu'il lui avait vu boire. Alors il fut pris d'une telle nausée que, sans
avoir le temps de tourner la tête, il lança à son tour au nez de son
maître ce que lui-même il avait dans les entrailles, et tous deux se
trouvèrent dans le plus plaisant état qu'il soit possible d'imaginer.
Sancho courut vers son âne pour prendre de quoi s'essuyer le visage et
panser son seigneur; mais ne trouvant point le bissac oublié dans
l'hôtellerie, il faillit en perdre l'esprit. Alors il se donna de
nouveau mille malédictions, et résolut dans son cœur de planter là
notre héros et de s'en retourner chez lui, sans nul souci de la
récompense de ses services ni du gouvernement de l'île.

Après de pénibles efforts, don Quichotte réussit enfin à se lever, et
mettant la main gauche sur sa bouche, pour appuyer le reste de ses
dents, il prit de l'autre main la bride du fidèle Rossinante, qui
n'avait pas bougé, tant il était d'un bon naturel, et s'en fut trouver
Sancho. En le voyant courbé en deux sur son âne, la tête dans ses mains,
comme un homme enseveli dans une profonde tristesse: Ami Panza, lui
dit-il, apprends qu'un homme n'est pas plus qu'un autre, s'il ne fait
davantage. Ces orages dont nous sommes assaillis ne sont-ils pas des
signes évidents que le temps va devenir serein, et nos affaires
meilleures? Ignores-tu que le bien comme le mal a son terme? d'où il
suit que le mal ayant beaucoup duré, le bien doit être proche. Cesse
donc de t'affliger des disgrâces qui m'arrivent, d'autant plus que tu
n'en souffres pas.

Comment! repartit Sancho; est-ce que celui qu'on berna hier était un
autre que le fils de mon père? et le bissac que l'on m'a pris, avec
tout ce qu'il y avait dedans, n'était peut-être pas à moi?

Quoi! tu as perdu le bissac? s'écria don Quichotte.

Je ne sais s'il est perdu, répondit Sancho, mais je ne le trouve pas où
j'ai coutume de le mettre.

Nous voilà donc réduits à jeûner aujourd'hui? dit notre héros.

Assurément, répondit l'écuyer, surtout si ces prés manquent de ces
herbes que vous connaissez, et qui peuvent au besoin servir de
nourriture aux pauvres chevaliers errants.

Pour te dire la vérité, continua don Quichotte, j'aimerais mieux, à
cette heure, un quartier de pain bis avec deux têtes de sardines, que
toutes les plantes que décrit Dioscoride, même aidé des commentaires du
fameux docteur Laguna[39]. Allons, mon fils Sancho, monte sur ton âne et
suis-moi; Dieu, qui pourvoit à toutes choses, ne nous abandonnera pas,
voyant surtout notre application à le servir dans ce pénible exercice;
car il n'oublie ni les moucherons de l'air, ni les vermisseaux de la
terre, ni les insectes de l'eau, et il est si miséricordieux qu'il fait
luire son soleil sur le juste et sur l'injuste, et répand sa rosée aussi
bien sur les méchants que sur les bons.

  [39] André Laguna, né à Ségovie, médecin de l'empereur Charles-Quint,
  traducteur et commentateur de Dioscoride.

En vérité, seigneur, répondit Sancho, vous étiez plutôt fait pour être
prédicateur que chevalier errant.

Les chevaliers errants savent tout et doivent tout savoir, dit don
Quichotte; on a vu jadis tel d'entre eux s'arrêter au beau milieu d'un
chemin, pour faire un sermon ou un discours, comme s'il eût pris ses
licences à l'Université de Paris; tant il est vrai que jamais l'épée
n'émoussa la plume ni la plume l'épée.

Qu'il en soit comme le veut Votre Grâce, reprit Sancho. Maintenant
allons chercher un gîte pour la nuit, et plaise à Dieu que ce soit dans
un lieu où il n'y ait ni berneurs, ni fantômes, ni Mores enchantés, car,
si j'en rencontre encore, je dis serviteur à la chevalerie et j'envoie
ma part à tous les diables.

Prie Dieu qu'il nous guide, mon fils, dit don Quichotte, et prends le
chemin que tu voudras; je te laisse pour cette fois le soin de notre
logement. Mais d'abord, donne-moi ta main, et tâte avec ton doigt
combien il me manque de dents à la mâchoire d'en haut, du côté droit,
car c'est là qu'est mon mal.

Sancho lui mit le doigt dans la bouche; et après l'avoir soigneusement
examinée: Combien de dents Votre Grâce était-elle dans l'habitude
d'avoir de ce côté? demanda-t-il.

Quatre, sans compter l'œillère, et toutes bien saines, répondit don
Quichotte.

Prenez garde à ce que vous dites, observa Sancho.

Je dis quatre, si même il n'y en avait cinq, reprit don Quichotte, car
jusqu'à cette heure on ne m'en a arraché aucune, et je n'en ai jamais
perdu, ni par carie, ni par fluxion.

Eh bien, ici en bas, repartit Sancho, Votre Grâce n'a plus que deux
dents et demie, et pas même la moitié d'une en haut; tout est ras comme
la main.

Malheureux que je suis! s'écria notre héros à cette triste nouvelle;
j'aimerais mieux qu'ils m'eussent coupé un bras, pourvu que ce ne fût
pas celui de l'épée; car tu sauras, mon fils, qu'une bouche sans dents
est comme un moulin sans meule, et qu'une dent est plus précieuse qu'un
diamant. Mais qu'y faire? puisque c'est là notre partage, à nous qui
suivons les lois austères de la chevalerie errante. Marche, ami, et
conduis-nous, j'irai le train que tu voudras.

Sancho fit ce que disait son maître, et s'achemina du côté où il
comptait plus sûrement trouver un gîte, sans s'écarter du grand chemin,
fort suivi en cet endroit. Comme ils allaient à petits pas, parce que
don Quichotte éprouvait une vive douleur que le mouvement du cheval
augmentait encore, Sancho voulut l'entretenir afin d'endormir son mal;
et, entre autres choses, il lui dit ce qu'on verra dans le chapitre
suivant.



CHAPITRE XIX

DU SAGE ET SPIRITUEL ENTRETIEN QUE SANCHO EUT AVEC SON MAITRE, DE LA
RENCONTRE QU'ILS FIRENT D'UN CORPS MORT, AINSI QUE D'AUTRES ÉVÉNEMENTS
FAMEUX


Je crains bien, seigneur, que toutes ces mésaventures qui nous sont
arrivées depuis quelques jours ne soient la punition du péché que Votre
Grâce a commis contre l'ordre de sa chevalerie, en oubliant le serment
que vous aviez fait de ne point manger pain sur nappe, de ne point
folâtrer avec la reine, enfin tout ce que vous aviez juré d'accomplir
tant que vous n'auriez pas enlevé l'armet de ce Malandrin, ou comme se
nomme le More, car je ne me rappelle pas très-bien son nom.

Tu as raison, répondit don Quichotte; à dire vrai, cela m'était sorti de
la mémoire; et sois certain que c'est pour avoir manqué de m'en faire
ressouvenir que tu as été berné si cruellement. Mais je réparerai ma
faute, car dans l'ordre de la chevalerie il y a accommodement pour tout
péché.

Est-ce que par hasard j'ai juré quelque chose, moi? répliqua Sancho.

Peu importe que tu n'aies pas juré, dit don Quichotte; il suffit que tu
ne sois pas complétement à l'abri du reproche de complicité: en tout cas
il sera bon de nous occuper à y chercher remède.

S'il en est ainsi, reprit Sancho, n'allez pas oublier votre serment
comme la première fois; je tremble qu'il ne prenne encore envie aux
fantômes de se divertir à mes dépens, et peut-être bien à ceux de Votre
Grâce, s'ils la trouvent en rechute.

Pendant cette conversation, la nuit vint les surprendre au milieu du
chemin, sans qu'ils eussent trouvé où se mettre à couvert, et le pis de
l'affaire, c'est qu'ils mouraient de faim, car en perdant le bissac ils
avaient perdu leurs provisions. Pour comble de disgrâce, il leur arriva
une nouvelle aventure, ou du moins quelque chose qui y ressemblait
terriblement. Malgré l'obscurité de la nuit, ils allaient toujours
devant eux, parce que Sancho s'imaginait qu'étant sur le grand chemin
ils avaient tout au plus une ou deux lieues à faire pour trouver une
hôtellerie.

Ils marchaient dans cette espérance, l'écuyer mourant de faim, et le
maître ayant grande envie de manger, lorsqu'ils aperçurent à quelque
distance plusieurs lumières qui paraissaient autant d'étoiles mouvantes.
A cette vue, Sancho faillit s'évanouir; don Quichotte lui-même éprouva
de l'émotion. L'un tira le licou de son âne, l'autre retint la bride de
son cheval, et, tous deux s'arrêtant pour considérer ce que ce pouvait
être, ils reconnurent que ces lumières venaient droit à eux, et que plus
elles approchaient, plus elles grandissaient. La peur de Sancho
redoubla, et les cheveux en dressèrent sur la tête de don Quichotte qui,
s'affermissant sur ses étriers, lui dit: Ami Sancho, voici sans doute
une grande et périlleuse aventure, où je pourrai déployer tout mon
courage et toute ma force.

Malheureux que je suis! repartit Sancho; si c'est encore une aventure de
fantômes, comme elle en a bien la mine, où trouverai-je des côtes pour y
suffire?

Fantômes tant qu'ils voudront, dit don Quichotte, je te réponds qu'il ne
t'en coûtera pas un seul poil de ton pourpoint; si l'autre fois ils
t'ont joué un mauvais tour, c'est que je ne pus escalader cette maudite
muraille; mais à présent que nous sommes en rase campagne, j'aurai la
liberté de jouer de l'épée.

Et s'ils vous enchantent encore, comme ils l'ont déjà fait, reprit
Sancho, à quoi servira que vous ayez ou non le champ libre?

Prends courage, dit don Quichotte, et tu vas me voir à l'épreuve.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il s'en fut trouver Sancho (p. 78).]

Eh bien, oui, j'en aurai du courage, si Dieu le veut, répondit Sancho.

Et tous deux se portant à l'écart, pour considérer de nouveau ce que
pouvaient être ces lumières qui s'avançaient, ils aperçurent bientôt un
grand nombre d'hommes vêtus de blanc.

Cette vision abattit le courage de Sancho, à qui les dents commencèrent
à claquer comme s'il eût eu la fièvre. Mais elles lui claquèrent de plus
belle quand il vit distinctement venir droit à eux une vingtaine
d'hommes à cheval, enchemisés dans des robes blanches, tous portant une
torche à la main, et paraissant marmotter quelque chose d'une voix basse
et plaintive. Derrière ces hommes venait une litière de deuil, suivie de
six cavaliers couverts de noir jusqu'aux pieds de leurs mules. Cette
étrange apparition, à une pareille heure et dans un lieu si désert, en
aurait épouvanté bien d'autres que Sancho, dont aussi la valeur fit
naufrage en cette occasion; mais le contraire advint pour don Quichotte,
à qui sa folle imagination représenta sur-le-champ que c'était là une
des aventures de ses livres. Se figurant que la litière renfermait
quelque chevalier mort ou blessé, dont la vengeance était réservée à lui
seul, il se campe au milieu du chemin par où cette troupe allait passer,
s'affermit sur ses étriers, met la lance en arrêt, et crie d'une voix
terrible: Qui que vous soyez, halte-là; dites-moi qui vous êtes, d'où
vous venez, où vous allez, et ce que vous portez sur ce brancard? Selon
toute apparence, vous avez reçu quelque outrage, ou vous-mêmes en avez
fait à quelqu'un. Ainsi donc, il faut que je le sache, ou pour vous
punir ou pour vous venger.

Nous sommes pressés, répondit un des cavaliers, l'hôtellerie est encore
loin, et nous n'avons pas le temps de vous rendre les comptes que vous
demandez. En disant cela, il piqua sa mule et passa outre.

Arrêtez, insolent, lui cria don Quichotte, en saisissant les rênes de la
mule; soyez plus poli et répondez sur-le-champ, sinon préparez-vous au
combat.

La bête était ombrageuse; se sentant prise au mors, elle se cabra, et se
renversa sur son maître fort rudement. Ne pouvant faire autre chose, un
valet qui était à pied se mit à dire mille injures à don Quichotte,
lequel déjà enflammé de colère fondit la lance basse sur un des
cavaliers vêtus de deuil, et l'étendit par terre en fort mauvais état.
De celui-ci il passe à un autre, et c'était merveille de voir la vigueur
et la promptitude dont il allait, de sorte qu'en ce moment on eût dit
que Rossinante avait des ailes, tant il était fier et léger.

Ces gens étaient peu courageux et sans armes; ils prirent bientôt
l'épouvante, et s'enfuyant à travers champs avec leurs torches
enflammées, on les eût pris pour des masques courant dans une nuit de
carnaval. Les hommes aux manteaux noirs n'étaient pas moins troublés, et
de plus embarrassés de leurs longs vêtements; aussi don Quichotte,
frappant à son aise, demeura maître du champ de bataille, la troupe
épouvantée le prenant pour le diable qui venait leur enlever le corps
enfermé dans la litière. Sancho admirait l'intrépidité de son seigneur,
et en le regardant faire il se disait dans sa barbe: Il faut pourtant
bien que ce mien maître-là soit aussi brave et aussi vaillant qu'il le
prétend.

Cependant, à la lueur d'une torche qui brûlait encore, don Quichotte
apercevant le cavalier qui était resté gisant sous sa mule, courut lui
mettre la pointe de sa lance contre la poitrine, lui criant de se
rendre. Je ne suis que trop rendu, répondit l'homme à terre, puisque je
ne saurais bouger, et que je crois avoir une jambe cassée. Si vous êtes
chrétien et gentilhomme, je vous supplie de ne pas me tuer; aussi bien,
vous commettriez un sacrilége, car je suis licencié, et j'ai reçu les
premiers ordres.

Et qui diable, étant homme d'église, vous amène ici? demanda don
Quichotte.

Ma mauvaise fortune, répondit-il.

Elle pourrait s'aggraver encore, si vous ne répondez sur l'heure à
toutes mes questions, répliqua notre héros.

Rien n'est plus facile, seigneur, reprit le licencié; il me suffira de
vous dire que je m'appelle Alonzo Lopès, que je suis natif d'Alcovendas,
et que je viens de Baeça avec onze autres ecclésiastiques, ceux que vous
venez de mettre en fuite; nous accompagnons le corps d'un gentilhomme
mort depuis quelque temps à Baeça, et qui a voulu être enterré à
Ségovie, lieu de sa naissance.

Et qui l'a tué, ce gentilhomme? demanda don Quichotte.

Dieu, par une fièvre maligne qu'il lui a envoyée, répondit le licencié.

En ce cas, répliqua notre chevalier, le seigneur m'a déchargé du soin de
venger sa mort, comme j'aurais dû le faire si quelque autre lui eût ôté
la vie. Mais puisque c'est Dieu, il n'y a qu'à se taire et à plier les
épaules, comme je ferai moi-même quand mon heure sera venue. Maintenant,
seigneur licencié, apprenez que je suis un chevalier de la Manche, connu
sous le nom de don Quichotte, et que ma profession est d'aller par le
monde, redressant les torts et réparant les injustices.

Je ne sais comment vous redressez les torts, reprit le licencié; mais de
droit que j'étais, vous m'avez mis en un bien triste état, avec une
jambe rompue, que je ne verrai peut-être jamais redressée. L'injustice
que vous avez réparée à mon égard a été de m'en faire une irréparable,
et si vous cherchez les aventures, moi j'ai rencontré la plus fâcheuse,
en me trouvant sur votre chemin.

Toutes choses n'ont pas même succès, dit don Quichotte; le mal est venu
de ce que vous et vos compagnons cheminez la nuit avec ces longs
manteaux de deuil, ces surplis, ces torches enflammées, marmottant je ne
sais quoi entre les dents, et tels enfin que vous semblez gens de
l'autre monde. Vous voyez donc que je n'ai pu m'empêcher de remplir mon
devoir, et je l'aurais fait quand bien même vous auriez été autant de
diables, comme je l'ai cru d'abord.

Puisque mon malheur l'a voulu ainsi, repartit le licencié, il faut s'en
consoler; je vous supplie seulement, seigneur chevalier errant, de
m'aider à me dégager de dessous cette mule: j'ai une jambe prise entre
l'étrier et la selle.

Que ne le disiez-vous plus tôt! reprit don Quichotte; autrement nous
aurions conversé jusqu'à demain.

Il cria à Sancho de venir; mais celui-ci n'avait garde de se hâter,
occupé qu'il était à dévaliser un mulet chargé de vivres que menaient
avec eux ces bons prêtres; il fallut attendre qu'il eût fait de sa
casaque une espèce de sac et l'eût chargée sur son âne après l'avoir
farcie de tout ce qu'il put y faire entrer. Il courut ensuite à son
maître, qu'il aida à dégager le licencié de dessous sa mule et à
remettre en selle. Don Quichotte rendit sa torche à cet homme, et lui
permit de rejoindre ses compagnons, en le priant de leur faire ses
excuses pour le traitement qu'il leur avait infligé, mais qu'il n'avait
pu ni dû s'empêcher de leur faire subir.

Seigneur, lui dit Sancho en le voyant prêt à s'éloigner, si vos
compagnons demandent quel est ce vaillant chevalier qui les a mis en
fuite, vous leur direz que c'est le fameux don Quichotte de la Manche,
autrement appelé le chevalier de la Triste-Figure.

Quand le licencié fut parti, don Quichotte demanda à Sancho pourquoi il
l'avait appelé le chevalier de la Triste-Figure plutôt à cette heure
qu'à toute autre.

C'est qu'en vous regardant à la lueur de la torche que tenait ce pauvre
diable, répondit Sancho, j'ai trouvé à Votre Grâce une physionomie si
singulière, que je n'ai jamais rien vu de semblable; il faut que cela
vous vienne de la fatigue du combat ou de la perte de vos dents.

Tu n'y es pas, dit don Quichotte. Crois plutôt que le sage qui doit un
jour écrire l'histoire de mes exploits aura trouvé bon que j'aie un
surnom comme tous les chevaliers mes prédécesseurs. L'un s'appelait le
chevalier de l'Ardente-Épée, un autre le chevalier de la Licorne,
celui-ci des Damoiselles, celui-là du Phénix, un autre du Griffon, un
autre de la Mort, et ils étaient connus sous ces noms-là par toute la
terre. Je pense donc que ce sage t'aura mis dans la pensée et sur le
bout de la langue le surnom de chevalier de la Triste-Figure; je veux le
porter désormais, et, pour cela, je suis décidé à faire peindre sur mon
écu quelque figure extraordinaire.

Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, Votre Grâce peut se dispenser de
faire peindre cette figure-là, il suffira de vous montrer: vos longs
jeûnes et le mauvais état de vos mâchoires vous font une mine si
étrange, qu'il n'y a peinture qui puisse en approcher, et ceux qui vous
verront ne manqueront pas de vous donner, sans autre image et sans nul
écu, le nom de chevalier de la Triste-Figure.

Don Quichotte ne put s'empêcher de sourire de la saillie de son écuyer;
mais il n'en résolut pas moins de prendre le surnom qu'il lui avait
donné, et de se faire peindre sur son écu à la première occasion.
Sais-tu bien, Sancho, lui dit-il, que je crains de me voir excommunié
pour avoir porté la main sur une chose sainte, suivant ce texte: _Si
quis, suadente diabolo_..... Et pourtant, à vrai dire, je ne l'ai pas
touchée de la main, mais seulement de la lance; outre que je ne croyais
pas que ce fussent là des prêtres, ni rien qui appartînt à l'Église, que
j'honore et respecte, comme chrétien catholique, mais des fantômes et
des habitants de l'autre monde. Au surplus, il s'en faut de beaucoup que
mon cas soit aussi grave que celui du cid Ruy Dias, qui fut excommunié
par le pape en personne pour avoir osé briser, en présence de Sa
Sainteté, le fauteuil d'un ambassadeur; ce qui n'empêcha pas Rodrigue de
Vivar d'être tenu pour loyal et vaillant chevalier.

Le licencié s'étant éloigné comme je l'ai dit, sans souffler mot, don
Quichotte voulut savoir si ce qui était dans la litière était bien le
corps du gentilhomme, ou seulement son squelette; mais Sancho ne voulut
jamais y consentir: Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce a mis fin à cette
aventure à moins de frais qu'aucune de celles que nous avons rencontrées
jusqu'ici. Si ces gens viennent à s'apercevoir que c'est un seul homme
qui les a mis en fuite, ils peuvent revenir sur leurs pas et nous causer
bien des soucis. Mon âne est en bon état, la montagne est proche, la
faim nous talonne, qu'avons-nous de mieux à faire sinon de nous retirer
doucement? Que le mort, comme on dit, s'en aille à la sépulture, et le
vivant à la pâture.

Là-dessus, poussant son âne devant lui, il pria son maître de le suivre,
ce que celui-ci fit sans répliquer, voyant bien que Sancho avait raison.

Après avoir cheminé quelque temps entre deux coteaux qu'ils
distinguaient à peine, ils arrivèrent dans un vallon spacieux et
découvert, où don Quichotte mit pied à terre. Là, assis sur l'herbe
fraîche, et sans autre assaisonnement que leur appétit, ils déjeunèrent,
dînèrent et soupèrent tout à la fois avec les provisions que Sancho
avait trouvées en abondance dans les paniers des ecclésiastiques,
lesquels, on le sait, sont rarement gens à s'oublier. Mais une disgrâce
que Sancho trouva la pire de toutes, c'est qu'ils mouraient de soif, et
qu'ils n'avaient pas même une goutte d'eau pour se désaltérer. Aussi
notre écuyer, sentant que le pré autour d'eux était couvert d'une herbe
fraîche et humide, dit à son maître ce qu'on va rapporter dans le
chapitre suivant.



CHAPITRE XX

DE LA PLUS ÉTONNANTE AVENTURE QU'AIT JAMAIS RENCONTRÉE AUCUN CHEVALIER
ERRANT, ET DE LAQUELLE DON QUICHOTTE VINT A BOUT A PEU DE FRAIS


L'herbe sur laquelle nous sommes assis, dit Sancho, me paraît si fraîche
et si drue, qu'il doit y avoir ici près quelque ruisseau; aussi je crois
qu'en cherchant un peu, nous trouverons de quoi apaiser cette soif qui
nous tourmente, et qui me semble plus cruelle encore que la faim.

Don Quichotte fut de cet avis; prenant Rossinante par la bride, et
Sancho son âne par le licou, après lui avoir mis sur le dos les restes
du souper, ils commencèrent à marcher en tâtonnant, parce que
l'obscurité était si grande qu'ils ne pouvaient rien distinguer. Ils
n'eurent pas fait deux cents pas, qu'ils entendirent un grand bruit,
pareil à celui d'une cascade qui tomberait du haut d'un rocher. Ce bruit
leur causa d'abord bien de la joie; mais en écoutant de quel côté il
pouvait venir, ils entendirent un autre bruit qui leur parut beaucoup
moins agréable que le premier, surtout à Sancho, naturellement très
poltron. C'étaient de grands coups sourds frappés en cadence avec un
cliquetis de ferrailles et de chaînes qui, joint au bruit affreux du
torrent, aurait terrifié tout autre que notre héros.

[Illustration: Don Quichotte lui cria de se rendre (p. 82).]

La nuit, comme je l'ai dit, était fort obscure, et le hasard les avait
conduits sous de grands arbres, dont un vent frais agitait les feuilles
et les branches; si bien que l'obscurité, le bruit de l'eau, le murmure
du feuillage, et ces grands coups qui ne cessaient de retentir, tout
cela semblait fait pour inspirer la terreur, d'autant plus qu'ils ne
savaient pas où ils étaient et que le jour tardait à paraître. Mais,
loin de s'épouvanter, l'intrépide don Quichotte sauta sur Rossinante, et
embrassant son écu: Ami Sancho, lui dit-il, apprends que le ciel m'a
fait naître en ce maudit siècle de fer pour ramener l'âge d'or; à moi
sont réservées les grandes actions et les périlleuses aventures; c'est
moi, je te le répète, qui dois faire oublier les chevaliers de la Table
ronde, les douze pairs de France, les neuf preux, les Olivantes, les
Belianis, les Platir, les Phébus, et tous les chevaliers errants des
temps passés. Remarque, cher et fidèle écuyer, les ténèbres de cette
nuit et son profond silence; écoute le bruit sourd et confus de ces
arbres, l'effroyable vacarme de cette eau qui semble tomber des
montagnes de la Lune, et ces coups redoublés qui déchirent nos oreilles:
une seule de ces choses suffirait pour étonner le dieu Mars lui-même. Eh
bien, tout cela n'est qu'un aiguillon pour mon courage, et déjà le cœur
me bondit dans la poitrine du désir d'affronter cette aventure, toute
périlleuse qu'elle s'annonce. Serre donc un peu les sangles à
Rossinante, et reste en la garde de Dieu. Tu m'attendras ici pendant
trois jours, au bout desquels, si tu ne me vois pas revenir, tu pourras
t'en retourner à notre village; après quoi tu te rendras au Toboso afin
de dire à la sans pareille Dulcinée que le chevalier son esclave a péri
pour avoir voulu entreprendre des choses qui pussent le rendre digne
d'elle.

En entendant son maître parler de la sorte, Sancho se mit à pleurer:
Seigneur, lui dit-il, pourquoi Votre Grâce veut-elle s'engager dans une
si périlleuse aventure? Il est nuit noire, on ne nous voit point: nous
pouvons donc quitter le chemin et éviter ce danger. Comme personne ne
sera témoin de notre retraite, personne ne pourra nous accuser de
poltronnerie. J'ai souvent entendu dire à notre curé, que vous
connaissez bien: «Celui qui cherche le péril, y périra»; ainsi
gardez-vous de tenter Dieu en vous jetant dans une aventure dont un
miracle pourrait seul nous tirer. Ne vous suffit-il pas que le ciel vous
ait garanti d'être berné comme moi, et qu'il vous ait donné pleine
victoire sur les gens qui accompagnaient ce défunt? Mais si tout cela ne
peut toucher votre cœur, que du moins il s'attendrisse en pensant qu'à
peine m'aurez-vous abandonné, la peur livrera mon âme à qui voudra la
prendre. J'ai quitté mon pays, j'ai laissé ma femme et mes enfants pour
suivre Votre Grâce, espérant y gagner et non y perdre; mais, comme on
dit, convoitise rompt le sac; elle a détruit mes espérances, car c'est
au moment où j'allais mettre la main sur cette île que vous m'avez
promise tant de fois, que vous voulez m'abandonner dans un lieu si
éloigné du commerce des hommes. Pour l'amour de Dieu, mon cher maître,
n'ayez pas cette cruauté, et si vous voulez absolument entreprendre
cette maudite aventure, attendez jusqu'au matin. D'après ce que j'ai
appris étant berger, il n'y a guère plus de trois heures d'ici à l'aube;
en effet, la bouche de la Petite Ourse[40] dépasse la tête de la croix,
et elle marque minuit à la ligne du bras gauche.

  [40] Les bergers espagnols appellent la constellation de la Petite
  Ourse _la bocina_ (le clairon).

Comment vois-tu cela? dit don Quichotte; la nuit est si obscure qu'on
n'aperçoit pas une seule étoile dans tout le ciel.

C'est vrai, répondit Sancho; mais la peur a de bons yeux, et d'ailleurs
il est facile de connaître qu'il n'y a pas loin d'ici au jour.

Qu'il vienne tôt ou qu'il vienne tard, reprit don Quichotte, il ne sera
pas dit que des prières et des larmes m'auront empêché de faire mon
devoir de chevalier. Ainsi, Sancho, toutes tes paroles sont inutiles. Le
ciel, qui m'a mis au cœur le dessein d'affronter cette formidable
aventure, saura m'en tirer, ou prendra soin de toi après ma mort. Sangle
Rossinante, et attends-moi; je te promets de revenir bientôt, mort ou
vif.

Sancho, voyant l'inébranlable résolution de son maître, et que ses
prières et ses larmes n'y pouvaient rien, prit le parti d'user d'adresse
afin de l'obliger malgré lui d'attendre le jour; pour cela, avant de
serrer les sangles à Rossinante, il lui lia, sans faire semblant de
rien, les jambes de derrière avec le licou de son âne, de façon que
lorsque don Quichotte voulut partir, son cheval, au lieu d'aller en
avant, ne faisait que sauter. Eh bien, seigneur, lui dit Sancho
satisfait du succès de sa ruse, vous voyez que le ciel est de mon côté,
il ne veut pas que Rossinante bouge d'ici. Si vous vous obstinez à
tourmenter cette pauvre bête, elle ne fera que regimber contre
l'aiguillon, et mettre la fortune en mauvaise humeur.

Don Quichotte enrageait; mais voyant que plus il piquait Rossinante,
moins il le faisait avancer, il prit le parti d'attendre le jour ou le
bon vouloir de son cheval, sans qu'un seul instant il lui vînt à
l'esprit que ce pût être là un tour de son écuyer. Puisque Rossinante ne
veut pas bouger de place, dit-il, il faut bien me résigner à attendre
l'aube, quelque regret que j'en aie.

Et qu'y a-t-il de si fâcheux? reprit Sancho; pendant ce temps, je ferai
des contes à Votre Grâce, et je m'engage à lui en fournir jusqu'au jour,
à moins qu'elle n'aime mieux mettre pied à terre, et dormir sur le
gazon, à la manière des chevaliers errants. Demain vous en serez plus
reposé, et mieux en état d'entreprendre cette aventure qui vous attend.

Moi, dormir! moi, mettre pied à terre! s'écria don Quichotte; suis-je
donc un de ces chevaliers qui reposent quand il s'agit de combattre?
Dors, dors, toi qui es né pour dormir, ou fais ce que tu voudras: pour
moi, je connais mon devoir.

Ne vous fâchez point, mon cher seigneur, reprit Sancho; je dis cela sans
mauvaise intention; puis s'approchant, il mit une main sur le devant de
la selle de son maître, porta l'autre sur l'arçon de derrière, en sorte
qu'il lui embrassait la cuisse gauche et s'y tenait cramponné, tant lui
causaient de peur ces grands coups qui ne discontinuaient pas.

Fais-moi quelque conte, lui dit don Quichotte, pour me distraire en
attendant.

Je le ferais de bon cœur, répondit Sancho, si ce bruit ne m'ôtait la
parole. Cependant je vais tâcher de vous conter une histoire, la
meilleure peut-être que vous ayez jamais entendue, si je la puis
retrouver, et qu'on me la laisse conter en liberté. Or, écoutez bien; je
vais commencer.

Un jour il y avait ce qu'il y avait, que le bien qui vient soit pour
tout le monde, et le mal pour qui va le chercher. Remarquez, je vous
prie, seigneur, que les anciens ne commençaient pas leurs contes au
hasard comme nous le faisons aujourd'hui. Ce que je viens de vous dire
est une sentence de Caton, le censureur romain, qui dit que le mal est
pour celui qui va le chercher: cela vient fort à propos pour avertir
Votre Grâce de se tenir tranquille, et de ne pas aller chercher le mal,
mais au contraire de prendre une autre route, puisque personne ne nous
force de suivre celle-ci, où l'on dirait que tous les diables nous
attendent.

Poursuis ton conte, repartit don Quichotte, et laisse-moi le choix du
chemin que nous devons prendre.

Je dis donc, reprit Sancho, qu'en un certain endroit de l'Estramadure il
y avait un berger chevrier, c'est-à-dire qui gardait des chèvres,
lequel berger ou chevrier, dit le conte, s'appelait Lopez Ruys, et ce
berger Lopez Ruys était amoureux d'une bergère nommée la Toralva,
laquelle bergère nommée la Toralva était fille d'un riche pasteur qui
avait un grand troupeau, lequel riche pasteur, qui avait un grand
troupeau.....

Si tu t'y prends de cette façon, interrompit don Quichotte, et que tu
répètes toujours deux fois la même chose, tu ne finiras de longtemps;
conte ton histoire en homme d'esprit, sinon je te dispense d'achever.

Toutes les nouvelles se content ainsi en nos veillées, reprit Sancho, et
je ne sais point conter d'une autre façon; trouvez bon, s'il vous plaît,
que je n'invente pas de nouvelles coutumes.

Conte donc à ta fantaisie, dit don Quichotte, puisque mon mauvais sort
veut que je sois forcé de t'écouter.

Eh bien, vous saurez, mon cher maître, continua Sancho, que ce berger
était amoureux, comme je l'ai dit, de la bergère Toralva, créature
joufflue et rebondie, fort difficile à gouverner et qui tenait un peu de
l'homme, car elle avait de la barbe au menton, si bien que je crois la
voir encore.

Tu l'as donc connue? demanda don Quichotte.

Point du tout, répondit Sancho; mais celui de qui je tiens le conte m'a
dit qu'il en était si certain, que lorsque je le ferais à d'autres je
pouvais jurer hardiment que je l'avais vue. Or donc, les jours allant et
venant, le diable, qui ne dort point et qui se fourre partout, fit si
bien que l'amour du berger pour la bergère se changea en haine, et la
cause en fut, disaient les mauvaises langues, une bonne quantité de
petites jalousies que lui donnait la Toralva, et qui passaient la
plaisanterie. Depuis lors, la haine du berger en vint à ce point qu'il
ne pouvait plus souffrir la bergère; aussi, pour ne pas la voir, il lui
prit fantaisie de s'en aller si loin qu'il n'en entendît jamais parler.
Mais dès qu'elle se vit dédaignée de Lopez Ruys, la Toralva se mit tout
à coup à l'aimer et cent fois plus que celui-ci n'avait jamais fait.

Voilà bien le naturel des femmes, interrompit don Quichotte; elles
dédaignent qui les aime, et elles aiment qui les dédaigne. Continue.

Il arriva donc, reprit Sancho, que le berger partit, poussant ses
chèvres devant lui, et s'acheminant par les plaines de l'Estramadure,
droit vers le royaume de Portugal. La Toralva, ayant appris cela, se mit
à sa poursuite. Elle le suivait de loin, pieds nus, un bourdon à la
main, et portant à son cou un petit sac, où il y avait, à ce qu'on
prétend, un morceau de miroir, la moitié d'un peigne, avec une petite
boîte de fard pour le visage. Mais il y avait ce qu'il y avait, peu
importe quant à présent.

Finalement, le berger arriva avec ses chèvres sur le bord du Guadiana, à
l'endroit où le fleuve sortait presque de son lit. Du côté où il était,
il n'y avait ni barque, ni batelier, ni personne pour le passer lui et
son troupeau, ce dont il mourait d'angoisse, parce qu'il sentait la
Toralva sur ses talons, et qu'elle l'aurait fait enrager avec ses
prières et ses larmes. En regardant de tous côtés, il aperçut un pêcheur
qui avait un tout petit bateau, mais si petit qu'il ne pouvait contenir
qu'un homme et une chèvre. Comme il n'y avait pas à balancer, il fait
marché avec lui pour le passer ainsi que ses trois cents chèvres. Le
pêcheur amène le bateau, et passe une chèvre; il revient et en passe une
autre; il revient encore et en passe une troisième. Que Votre Grâce
veuille bien faire attention au nombre de chèvres qu'il passait sur
l'autre rive; car s'il vous en échappe une seule, je ne réponds de rien,
et mon histoire s'arrêtera tout net. Or, la rive, de ce côté, était
glissante et escarpée, ce qui faisait que le pêcheur mettait beaucoup de
temps à chaque voyage. Avec tout cela, il allait toujours, passait une
chèvre, puis une autre, et une autre encore.

Que ne dis-tu qu'il les passa toutes, interrompit don Quichotte, sans le
faire aller et venir de la sorte! tu n'auras pas achevé demain de
passer tes chèvres.

Combien Votre Grâce croit-elle qu'il y en a de passées à cette heure?
demanda Sancho.

Et qui diable le saurait? répondit don Quichotte: penses-tu que j'y aie
pris garde?

Eh bien, voilà ce que j'avais prévu, reprit Sancho; vous n'avez pas
voulu compter, et voilà mon conte fini; il n'y a plus moyen de
continuer.

Est-il donc si nécessaire, dit don Quichotte, de savoir le compte des
chèvres qui sont passées, que s'il en manque une tu ne puisses continuer
ton récit?

Oui, seigneur, répondit Sancho; et du moment que je vous ai demandé
combien il y avait de chèvres passées, et que vous avez répondu que vous
n'en saviez rien, dès ce moment j'ai oublié tout ce qui me restait à
dire, et par ma foi, c'est grand dommage, car c'était le meilleur.

Ton histoire est donc finie? dit don Quichotte.

Aussi finie que la vie de ma mère, reprit Sancho.

En vérité, Sancho, continua notre chevalier, voilà bien le plus étrange
conte, et la plus bizarre manière de raconter qu'il soit possible
d'imaginer. Mais qu'attendre de ton esprit? ce vacarme continuel t'aura
sans doute brouillé la cervelle?

Cela se pourrait, répondit Sancho; mais quant au conte, je sais qu'il
finit toujours là où manque le compte des chèvres.

Qu'il finisse où il pourra, dit don Quichotte; voyons maintenant si mon
cheval voudra marcher; et il se mit à repiquer Rossinante qui se remit à
faire des sauts, mais sans bouger de place, tant il était bien attaché.

En ce moment, soit que la fraîcheur du matin commençât à se faire
sentir, soit que Sancho eût mangé la veille quelque chose de laxatif,
soit plutôt que la nature opérât toute seule, notre écuyer se sentit
pressé d'un fardeau dont il était malaisé qu'un autre le soulageât; mais
le pauvre diable avait si grand'peur, qu'il n'osait s'éloigner tant soit
peu. Il lui fallait pourtant apporter remède à un mal que chaque minute
de retard rendait plus incommode; aussi, pour tout concilier, il retira
doucement la main droite dont il tenait l'arçon de la selle de son
maître, et se mettant à son aise du mieux qu'il put, il détacha
l'aiguillette qui retenait ses chausses, lesquelles tombant sur ses
talons lui restèrent aux pieds comme des entraves; ensuite il releva sa
chemise, et mit à l'air les deux moitiés d'un objet qui n'était pas de
mince encolure. Cela fait, il crut avoir achevé le plus difficile; mais
quand il voulut essayer le reste, serrant les dents, pliant les épaules
et retenant son haleine, il ne put s'empêcher de produire certain bruit
dont le son était fort différent de celui qui les importunait depuis si
longtemps.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Fais-moi quelque conte, lui dit don Quichotte (p. 87).]

Qu'est-ce que j'entends? demanda brusquement don Quichotte.

Je ne sais, seigneur, répondit Sancho. Vous verrez que ce sera quelque
nouvelle diablerie, car les aventures ne commencent jamais pour peu.

Notre héros s'en étant heureusement tenu là, Sancho fit une nouvelle
tentative, qui cette fois eut un succès tel que sans avoir causé le
moindre bruit il se trouva délivré du plus lourd fardeau qu'il eût porté
de sa vie. Mais comme don Quichotte n'avait pas le sens de l'odorat
moins délicat que celui de l'ouïe, et que d'ailleurs Sancho était à son
côté, certaines vapeurs montant presque en ligne droite ne manquèrent
pas de lui révéler ce qui se passait. A peine en fut-il frappé, que se
serrant le nez avec les doigts: Sancho, lui dit-il, il me semble que tu
as grand'peur.

Cela se peut, répondit Sancho, et pourquoi Votre Grâce s'en
aperçoit-elle plutôt à cette heure qu'auparavant.

C'est, reprit notre chevalier, que tu ne sentais pas si fort, et ce
n'est pas l'ambre que tu sens.

Peut-être bien, dit Sancho, mais ce n'est pas ma faute; aussi pourquoi
me tenir à pareille heure dans un lieu comme celui-ci?

Éloigne-toi de trois ou quatre pas, reprit don Quichotte, et désormais
fais attention à ta personne et à ce que tu dois à la mienne; je vois
bien que la trop grande familiarité dont j'use avec toi est cause de ce
manque de respect.

Je gagerais, répliqua Sancho, que Votre Grâce s'imagine que j'ai fait
quelque chose qui ne doit pas se faire.

Assez, assez, repartit don Quichotte; il n'est pas bon d'appuyer
là-dessus.

Ce fut en ces entretiens et autres semblables que notre chevalier et son
écuyer passèrent la nuit. Dès que ce dernier vit le jour prêt à poindre,
il releva ses chausses, et délia doucement les jambes de Rossinante,
qui, se sentant libre, se mit à frapper plusieurs fois la terre des
pieds de devant; quant à des courbettes, c'était pour lui fruit défendu.
Son maître, le voyant en état de marcher, en conçut le présage qu'il
était temps de commencer cette grande aventure.

Le jour achevait de paraître, et alors les objets pouvant se distinguer,
don Quichotte vit qu'il était dans un bois de châtaigniers, mais
toujours sans pouvoir deviner d'où venait ce bruit qui ne cessait point.
Sans plus tarder, il résolut d'en aller reconnaître la cause; et faisant
sentir l'éperon à Rossinante pour achever de l'éveiller, il dit encore
une fois adieu à son écuyer, en lui réitérant l'ordre de l'attendre
pendant trois jours, et, s'il tardait davantage, de tenir pour certain
qu'il avait perdu la vie en affrontant ce terrible danger, il lui répéta
ce qu'il devait aller dire de sa part à sa dame Dulcinée; enfin il
ajouta que pour ce qui était du payement de ses gages, il ne s'en mît
point en peine, parce qu'avant de partir de sa maison il y avait pourvu
par son testament. Mais, continua-t-il, s'il plaît à Dieu que je sorte
sain et sauf de cette périlleuse affaire et que les enchanteurs ne s'en
mêlent point, sois bien assuré, mon enfant, que le moins que tu puisses
espérer, c'est l'île que je t'ai promise.

A ce discours, Sancho se mit à pleurer, jurant à son maître qu'il était
prêt à le suivre dans cette maudite aventure, dût-il n'en jamais
revenir. Ces pleurs et cette honorable résolution, qui montrent que
Sancho était bien né et tout au moins vieux chrétien, dit l'auteur de
cette histoire, attendrirent si fort don Quichotte, que pour ne pas
laisser paraître de faiblesse, il marcha sur-le-champ du côté où
l'appelait le bruit de ces grands coups; et Sancho le suivit à pied,
tirant par le licou son âne; éternel compagnon de sa mauvaise fortune.

Après avoir marché quelque temps, ils arrivèrent dans un pré bordé de
rochers, du haut desquels tombait le torrent qu'ils avaient d'abord
entendu. Au pied de ces rochers se trouvaient quelques mauvaises
cabanes, plutôt semblables à des masures qu'à des habitations, et là ils
commencèrent à reconnaître d'où venaient ces coups qui ne
discontinuaient point. Tant de bruit, et si proche, parut troubler
Rossinante; mais notre chevalier, le flattant de la main et de la voix,
s'approcha peu à peu des masures, se recommandant de toute son âme à sa
dame Dulcinée, la suppliant de lui être en aide et priant Dieu de ne
point l'oublier. Quant à Sancho, il n'avait garde de s'éloigner de son
maître, et, le cou tendu, il regardait entre les jambes de Rossinante,
s'efforçant de découvrir ce qui lui causait tant de peur. A peine
eurent-ils fait encore cent pas, qu'ayant dépassé une pointe de rocher,
ils virent enfin d'où venait tout ce tintamarre qui les tenait dans de
si étranges alarmes. Que cette découverte, lecteur, ne te cause ni
regret ni dépit: c'était tout simplement six marteaux à foulon, qui
n'avaient pas cessé de battre depuis la veille.

A cette vue, don Quichotte resta muet. Sancho le regarda, et le vit la
tête baissée sur la poitrine comme un homme confus et consterné. Don
Quichotte à son tour regarda Sancho, et, lui voyant les deux joues
enflées comme un homme qui crève d'envie de rire, il ne put, malgré son
désappointement, s'empêcher de commencer lui-même: de sorte que
l'écuyer, ravi que son maître eût donné le signal, laissa partir sa
gaieté, et cela d'une façon si démesurée, qu'il fut obligé de se serrer
les côtes avec les poings pour n'en pas suffoquer. Quatre fois il
s'arrêta, et quatre fois il recommença avec la même force; mais, ce qui
acheva de faire perdre patience à don Quichotte, ce fut lorsque Sancho
alla se planter devant lui, et en le contrefaisant d'un air goguenard,
lui dit: «Apprends, ami Sancho, que le ciel m'a fait naître pour ramener
l'âge d'or dans ce maudit siècle de fer: à moi sont réservées les
grandes actions et les périlleuses aventures.....» et il allait
continuer de plus belle, quand notre chevalier, trop en colère pour
souffrir que son écuyer plaisantât si librement, lève sa lance, et lui
en applique sur les épaules deux coups tels que s'ils lui fussent aussi
bien tombés sur la tête, il se trouvait dispensé de payer ses gages, si
ce n'est à ses héritiers.

Sancho, voyant le mauvais succès de ses plaisanteries et craignant que
son maître ne recommençât, lui dit avec une contenance humble et d'un
ton tout contrit: Votre Grâce veut-elle donc me tuer? ne voit-elle pas
que je plaisante?

C'est parce que vous raillez que je ne raille pas, moi, reprit don
Quichotte. Répondez, mauvais plaisant; si cette aventure avait été
véritable aussi bien qu'elle ne l'était pas, n'ai-je pas montré tout le
courage nécessaire pour l'entreprendre et la mener à fin? Suis-je
obligé, moi qui suis chevalier, de connaître tous les sons que
j'entends, et de distinguer s'ils viennent ou non de marteaux à foulon,
surtout si je n'ai jamais vu de ces marteaux? c'est votre affaire à
vous, misérable vilain qui êtes né au milieu de ces sortes de choses:
Supposons un seul instant que ces six marteaux soient autant de géants,
donnez-les-moi à combattre l'un après l'autre, ou tous ensemble, peu
m'importe; oh! alors, si je ne vous les livre pieds et poings liés,
raillez tant qu'il vous plaira.

Seigneur, répondit Sancho, je confesse que j'ai eu tort, je le sens
bien; mais, dites-moi, maintenant que nous sommes quittes et que la paix
est faite entre nous (Dieu puisse vous tirer sain et sauf de toutes les
aventures comme il vous a tiré de celle-ci!), n'y a-t-il pas de quoi
faire un bon conte de la frayeur que nous avons eue? moi, du moins; car,
je le sais, la peur n'est pas de votre connaissance.

Je conviens, dit don Quichotte, que dans ce qui vient de nous arriver il
y a quelque chose de plaisant, et qui prête à rire; cependant il me
semble peu sage d'en parler, tout le monde ne sachant pas prendre les
choses comme il faut, ni en faire bon usage.

Par ma foi, seigneur, reprit Sancho, on ne dira pas cela de Votre Grâce.
Peste! Vous savez joliment prendre la lance et vous en servir comme il
faut excepté pourtant lorsque, visant à la tête, vous donnez sur les
épaules; car si je n'eusse fait un mouvement de côté, j'en tenais de la
bonne façon. Au reste, n'en parlons plus: tout s'en ira à la première
lessive; d'ailleurs, qui aime bien châtie bien, sans compter qu'un bon
maître, quand il a dit une injure à son valet, ne manque jamais de lui
donner des chausses. J'ignore ce qu'il donne après des coups de gaule;
mais je pense que les chevaliers errants donnent au moins à leurs
écuyers des îles ou quelques royaumes en terre ferme.

La chance pourrait finir par si bien tourner, reprit don Quichotte, que
ce que tu viens de dire ne tardât pas à se réaliser. En attendant,
pardonne-moi le passé: tu sais que l'homme n'est pas maître de son
premier mouvement. Cependant, afin que tu ne t'émancipes plus à
l'avenir, je dois t'apprendre une chose; c'est que, dans tous les livres
de chevalerie que j'ai lus, et certes ils sont en assez bon nombre, je
n'ai jamais trouvé d'écuyer qui osât parler devant son maître aussi
librement que tu le fais; et, en cela, nous avons tort tous deux, toi,
de n'avoir pas assez de respect pour moi, et moi, de ne pas me faire
assez respecter. L'écuyer d'Amadis, Gandalin, qui devint comte de l'île
Ferme, ne parlait jamais à son seigneur que le bonnet à la main, la tête
baissée, et le corps incliné, _more turquesco_, à la manière des Turcs.
Mais que dirons-nous de cet écuyer de don Galaor, Gasabal, lequel fut si
discret que, pour instruire la postérité de son merveilleux silence,
l'auteur ne le nomme qu'une seule fois dans cette longue et véridique
histoire. Ce que je viens de dire, Sancho, c'est afin de te faire sentir
la distance qui doit exister entre le maître et le serviteur. Ainsi,
vivons désormais dans une plus grande réserve, et sans prendre, comme on
dit, trop de corde; car, enfin, de quelque manière que je me fâche, ce
sera toujours tant pis pour la cruche. Les récompenses que je t'ai
promises arriveront en leur temps; et fallût-il s'en passer, les gages
au moins ne manqueront pas.

Tout ce que vous dites, seigneur, est très-bien dit, répliqua Sancho;
mais, si par hasard le temps des récompenses n'arrivait point et qu'on
dût s'en tenir aux gages, apprenez-moi, je vous prie, ce que gagnait un
écuyer de chevalier errant: faisait-il marché au mois, ou à la journée?

Jamais on n'a vu ces sortes d'écuyers être à gages, mais à merci,
répondit don Quichotte. Si je t'ai assigné des gages dans mon testament,
c'est qu'on ne sait pas ce qui peut arriver; et comme dans les temps
calamiteux où nous vivons, tu parviendrais peut-être difficilement à
prouver ma chevalerie, je n'ai pas voulu que pour si peu de chose mon
âme fût en peine dans l'autre monde. Nous avons assez d'autres travaux
ici-bas, mon pauvre ami, car tu sauras qu'il n'y a guère de métier plus
scabreux que celui de chercheur d'aventures.

Je le crois, reprit Sancho, puisqu'il a suffi du bruit de quelques
marteaux à foulon pour troubler l'âme d'un errant aussi valeureux que
l'est Votre Grâce; aussi soyez bien certain qu'à l'avenir je ne rirai
plus quand il s'agira de vos affaires, et que maintenant je n'ouvrirai
la bouche que pour vous honorer comme mon maître et mon véritable
seigneur.

C'est le moyen que tu vives longuement sur la terre, dit don Quichotte,
car après les pères et les mères, ce qu'on doit respecter le plus ce
sont les maîtres, car ils en tiennent lieu.



CHAPITRE XXI

QUI TRAITE DE LA CONQUÊTE DE L'ARMET DE MAMBRIN, ET D'AUTRES CHOSES
ARRIVÉES A NOTRE INVINCIBLE CHEVALIER


En ce moment, il commença à tomber un peu de pluie. Sancho eût bien
voulu se mettre à couvert dans les moulins à foulon, mais don
Quichotte, depuis le tour qu'ils lui avaient joué, les avait pris en si
grande aversion, que jamais il ne voulut consentir à y mettre le pied.
Changeant donc de chemin, il en trouva bientôt à droite un semblable à
celui qu'ils avaient parcouru le jour précédent.

[Illustration: Sancho fut obligé de se serrer les côtes avec les deux
poings (p. 91).]

A peu de distance don Quichotte aperçut un cavalier qui portait sur sa
tête un objet brillant comme de l'or. Aussitôt se tournant vers Sancho:
Ami, lui dit-il, sais-tu bien qu'il n'y a rien de si vrai que les
proverbes? ce sont autant de maximes tirées de l'expérience même. Mais
cela est surtout vrai du proverbe qui dit: Quand se ferme une porte, une
autre s'ouvre. En effet, si la fortune nous ferma hier soir la porte de
l'aventure que nous cherchions, en nous abusant avec ces maudits
marteaux, voilà maintenant qu'elle nous ouvre à deux battants la porte
d'une aventure meilleure et plus certaine. Si je ne parviens pas à en
trouver l'entrée, ce sera ma faute; car ici il n'y a ni vacarme inconnu
qui m'en impose, ni obscurité que j'en puisse accuser. Je dis cela parce
que, sans aucun doute, je vois venir droit à nous un homme qui porte
sur sa tête cet armet de Mambrin à propos duquel j'ai fait le serment
que tu dois te rappeler.

Seigneur, répondit Sancho, prenez garde à ce que vous dites, et plus
encore à ce que vous allez faire. Ne serait-ce point ici d'autres
marteaux à foulon, qui achèveraient de nous fouler et de nous marteler
le bon sens?

Maudits soient tes marteaux! dit don Quichotte; quel rapport ont-ils
avec un armet?

Je n'en sais rien, reprit Sancho; mais si j'osais parler comme j'en
avais l'habitude, peut-être convaincrais-je Votre Grâce qu'elle pourrait
bien se tromper.

Et comment puis-je me tromper, traître méticuleux? dit don Quichotte: ne
vois-tu pas venir droit à nous, monté sur un cheval gris pommelé, ce
chevalier qui porte sur sa tête un armet d'or?

Ce que je vois et revois, reprit Sancho, c'est un homme monté sur un âne
gris brun, et qui a sur la tête je ne sais quoi de luisant.

Eh bien, ce je ne sais quoi, c'est l'armet de Mambrin, répliqua don
Quichotte. Range-toi de côté et me laisse seul: tu vas voir comment, en
un tour de main, je mettrai fin à cette aventure et resterai maître de
ce précieux armet.

Me mettre à l'écart n'est pas chose difficile, répliqua Sancho; mais,
encore une fois, Dieu veuille que ce ne soit pas une nouvelle espèce de
marteaux à foulon.

Mon ami, repartit vivement don Quichotte, je vous ai déjà dit que je ne
voulais plus entendre parler de marteaux ni de foulons, et je jure
par... que si désormais vous m'en rompez la tête, je vous foulerai l'âme
dans le corps, de façon qu'il vous en souviendra.

Sancho se tut tout court, craignant que son maître n'accomplît le
serment qu'il venait de prononcer avec une énergie singulière.

Or voici ce qu'étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier
qu'apercevait don Quichotte. Dans les environs il y avait deux villages,
dont l'un était si petit qu'il ne s'y trouvait point de barbier; aussi
le barbier du grand village, qui se mêlait un peu de chirurgie, servait
pour tous les deux. Dans le plus petit de ces villages, un homme ayant
eu besoin d'une saignée et un autre de se faire faire la barbe, le
barbier s'y acheminait à cette intention. Se trouvant surpris par la
pluie, il avait mis son plat à barbe sur sa tête pour garantir son
chapeau; et comme le bassin était de cuivre tout battant neuf, on le
voyait reluire d'une demi-lieue. Cet homme montait un bel âne gris,
ainsi que l'avait fort bien remarqué Sancho; mais tout cela pour don
Quichotte était un chevalier monté sur un cheval gris pommelé, avec un
armet d'or sur sa tête, car il accommodait tout à sa fantaisie
chevaleresque. Il courut donc sur le barbier bride abattue et la lance
basse, résolu de le percer de part en part. Quand il fut sur le point de
l'atteindre: Défends-toi, lui cria-t-il, chétive créature, ou rends-moi
de bonne grâce ce qui m'appartient.

En voyant fondre si brusquement sur lui cette espèce de fantôme, le
barbier ne trouva d'autre moyen d'esquiver la rencontre que de se
laisser glisser à terre, où il ne fut pas plus tôt que, se relevant
prestement, il gagna la plaine avec plus de vitesse qu'un daim, sans nul
souci de son âne ni du bassin.

C'était tout ce que désirait don Quichotte, qui se retourna vers son
écuyer et lui dit en souriant: Ami, le païen n'est pas bête; il imite le
castor auquel son instinct apprend à échapper aux chasseurs en se
coupant ce qui les anime à sa poursuite: ramasse cet armet.

Par mon âme, le bassin n'est pas mauvais, dit Sancho en soupesant le
prétendu casque; il vaut une piastre comme un maravédis. Puis il le
tendit à son maître, qui voulut incontinent le mettre sur sa tête; et
comme, en le tournant de tous côtés pour trouver l'enchâssure, il n'en
pouvait venir à bout: Celui pour qui cet armet fut forgé, dit notre
héros, devait avoir une bien grosse tête; le pis, c'est qu'il en manque
la moitié.

Quand il entendit donner le nom d'armet à un plat à barbe, Sancho ne put
s'empêcher de rire; mais, se rappelant les menaces de son maître, il
s'arrêta à moitié chemin.

De quoi ris-tu, Sancho? lui demanda don Quichotte.

Je ris, répondit l'écuyer, de la grosse tête que devait avoir le premier
possesseur de cet armet, qui ressemble si parfaitement à un bassin de
barbier.

Sais-tu ce que je pense? reprit don Quichotte. Cet armet sera sans doute
tombé entre les mains de quelque ignorant, incapable d'en apprécier la
valeur; comme c'est de l'or le plus pur, il en aura fondu la moitié pour
en faire argent, puis avec le reste il a composé ceci, qui, en effet,
ressemble assez, comme tu le dis, à un bassin de barbier. Mais que
m'importe à moi qui en connais le prix? Au premier village où nous
rencontrerons une forge, je le ferai remettre en état, et j'affirme
qu'alors il ne le cédera pas même à ce fameux casque que Vulcain fourbit
un jour pour le dieu de la guerre. En attendant je le porterai tel qu'il
est: il vaudra toujours mieux que rien, et dans tous les cas il sera bon
contre les coups de pierre.

Oui, dit Sancho, pourvu qu'elles ne soient pas lancées avec une fronde,
comme dans cette bataille entre les deux armées, quand on vous rabota si
bien les mâchoires et qu'on mit en pièces la burette où vous portiez ce
breuvage qui faillit me faire vomir les entrailles.

C'est un malheur facile à réparer, reprit don Quichotte, puisque j'en ai
la recette en ma mémoire.

Moi aussi, répondit Sancho; mais s'il m'arrive jamais de composer ce
maudit breuvage et encore moins d'en goûter, que ma dernière heure soit
venue. D'ailleurs, je me promets de fuir toutes les occasions d'en avoir
besoin: car désormais je suis bien résolu d'employer mes cinq sens à
m'éviter d'être blessé; comme aussi je renonce de bon cœur à blesser
personne. Pour ce qui est d'être berné encore une fois, je n'oserais en
jurer; ce sont des accidents qu'on ne peut guère prévenir, et quand ils
arrivent, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de plier les épaules, de
retenir son souffle, et de se laisser aller les yeux fermés où le sort
et la couverture vous envoient.

Tu es un mauvais chrétien, Sancho, dit don Quichotte; jamais tu
n'oublies une injure; apprends qu'il est d'un cœur noble et généreux de
mépriser de semblables bagatelles. Car enfin, de quel pied boites-tu, et
quelle côte t'a-t-on brisée, pour te rappeler cette plaisanterie avec
tant d'amertume? Après tout, ce ne fut qu'un passe-temps; si je ne
l'avais ainsi considéré moi-même, je serais retourné sur mes pas, et
j'en aurais tiré une vengeance encore plus éclatante que les Grecs n'en
tirèrent de l'enlèvement de leur Hélène, qui, ajouta-t-il avec un long
soupir, n'aurait pas eu cette grande réputation de beauté, si elle fût
venue en ce temps-ci, ou que ma Dulcinée eût vécu dans le sien.

Eh bien, dit Sancho, que l'affaire passe pour une plaisanterie, puisque
après tout il n'y a pas moyen de s'en venger; quant à moi, je sais fort
bien à quoi m'en tenir, et je m'en souviendrai tant que j'aurai des
épaules. Mais laissons cela; maintenant, seigneur, dites-moi, je vous
prie, qu'allons-nous faire de ce cheval gris pommelé, qui m'a tout l'air
d'un âne gris brun, et qu'a laissé sans maître ce pauvre diable que vous
avez renversé? Car à la manière dont il a pris la clef des champs, je
crois qu'il n'a guère envie de revenir le chercher, et par ma barbe le
grison n'est pas mauvais.

Il n'est pas dans mes habitudes de dépouiller les vaincus, répondit don
Quichotte, et les règles de la chevalerie interdisent de les laisser
aller à pied, à moins toutefois que le vainqueur n'ait perdu son cheval
dans le combat, auquel cas il peut prendre le cheval du vaincu, comme
conquis de bonne guerre. Ainsi donc, Sancho, laisse là ce cheval ou cet
âne, comme tu voudras l'appeler; son maître ne manquera pas de venir le
reprendre dès que nous nous serons éloignés.

Je voudrais bien pourtant emmener cette bête, reprit Sancho, ou du moins
la troquer contre la mienne, qui ne me paraît pas à moitié si bonne.
Peste! que les règles de la chevalerie sont étroites, si elles ne
permettent pas seulement de troquer un âne contre un âne! Au moins il ne
doit pas m'être défendu de troquer le harnais.

Le cas est douteux, dit don Quichotte; cependant, jusqu'à plus ample
information, je pense que tu peux faire l'échange, pourvu seulement que
tu en aies un pressant besoin.

Aussi pressant que si c'était pour moi-même, répondit Sancho.

Là-dessus, usant de la permission de son maître, Sancho opéra l'échange
du harnais, _mutatio capparum_, comme on dit, ajustant celui du barbier
sur son âne, qui lui en parut une fois plus beau, et meilleur de moitié.

Cela fait, ils déjeunèrent des restes de leur souper, et burent de l'eau
du ruisseau qui venait des moulins à foulon, sans que jamais don
Quichotte pût se résoudre à regarder de ce côté, tant il conservait
rancune de ce qui lui était arrivé. Après un léger repas, ils
remontèrent sur leurs bêtes, et sans s'inquiéter du chemin, ils se
laissèrent guider par Rossinante, que l'âne suivait toujours de la
meilleure amitié du monde. Puis ils gagnèrent insensiblement la grande
route, qu'ils suivirent à l'aventure, n'ayant pour le moment aucun
dessein arrêté.

Tout en cheminant, Sancho dit à son maître:

Seigneur, Votre Grâce veut-elle bien me permettre de causer tant soit
peu avec elle? car, depuis qu'elle me l'a défendu, quatre ou cinq bonnes
choses m'ont pourri dans l'estomac, et j'en ai présentement une sur le
bout de la langue à laquelle je souhaiterais une meilleure fin.

Parle, mais sois bref, répondit don Quichotte; les longs discours sont
ennuyeux.

Eh bien, seigneur, continua Sancho, après avoir considéré la vie que
nous menons, je dis que toutes ces aventures de grands chemins et de
forêts sont fort peu de chose, car, si périlleuses qu'elles soient,
elles ne sont vues ni sues de personne, et j'ajoute que vos bonnes
intentions et vos vaillants exploits sont autant de bien perdu, dont il
ne nous reste ni honneur ni profit. Il me semble donc, sauf meilleur
avis de Votre Grâce, qu'il serait prudent de nous mettre au service de
quelque empereur, ou de quelque autre grand prince qui eût avec ses
voisins une guerre, dans laquelle vous pourriez faire briller votre
valeur et votre excellent jugement; car enfin au bout de quelque temps
il faudrait bien de toute nécessité qu'on nous récompensât, vous et moi,
chacun selon notre mérite, s'entend; sans compter que maints
chroniqueurs prendraient soin d'écrire les prouesses de Votre Grâce,
afin d'en perpétuer la mémoire. Pour ce qui est des miennes, je n'en
parle pas, sachant qu'il ne faut pas les mesurer à la même aune:
quoique, en fin de compte, si c'est l'usage d'écrire les prouesses des
écuyers errants, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas fait mention
de moi comme de tout autre.

Tu n'as pas mal parlé, dit don Quichotte. Mais avant d'en arriver là il
faut d'abord faire ses preuves, chercher les aventures; parce qu'alors
le chevalier étant connu par toute la terre, s'il vient à se présenter à
la cour de quelque grand monarque, à peine aura-t-il franchi les portes
de la ville, aussitôt les petits garçons de l'endroit se précipiteront
sur ses pas en criant: Voici venir le chevalier du Soleil, ou du
Serpent, ou de tout autre emblème sous lequel il sera connu pour avoir
accompli des prouesses incomparables. C'est lui, dira-t-on, qui a
vaincu, en combat singulier, le géant Brocambruno l'indomptable, c'est
lui qui a délivré le grand Mameluk de Perse du long enchantement où il
était retenu depuis près de neuf cents ans. Si bien qu'au bruit des
hauts faits du chevalier, le roi ne pourra se dispenser de paraître aux
balcons de son palais, et reconnaissant tout d'abord le nouveau venu à
ses armes, ou à la devise de son écu, il ordonnera aux gens de sa cour
d'aller recevoir la fleur de la chevalerie. C'est alors à qui
s'empressera d'obéir, et le roi lui-même voudra descendre la moitié des
degrés pour serrer plus tôt entre ses bras l'illustre inconnu, en lui
donnant au visage le baiser de paix; puis le prenant par la main, il le
conduira aux appartements de la reine, où se trouvera l'infante sa
fille, qui doit être la plus accomplie et la plus belle personne du
monde.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Or voici ce qu'étaient cet armet, ce cheval et ce chevalier (p. 94).]

Une fois l'infante et le chevalier en présence, l'infante jettera les
yeux sur le chevalier et le chevalier sur l'infante, et ils se
paraîtront l'un à l'autre une chose divine plutôt qu'humaine; alors,
sans savoir pourquoi ni comment, ils se trouveront subitement embrasés
d'amour et n'ayant qu'une seule inquiétude, celle de savoir par quels
moyens ils pourront se découvrir leurs peines. Le chevalier sera conduit
ensuite dans un des plus beaux appartements du palais, où, après l'avoir
débarrassé de ses armes, on lui présentera un manteau d'écarlate, tout
couvert d'une riche broderie; et s'il avait bonne mine sous son armure,
juge de ce qu'il paraîtra en habit de courtisan. La nuit venue, il
soupera avec le roi, la reine et l'infante. Pendant le repas, et sans
qu'on s'en aperçoive, il ne quittera pas des yeux la jeune princesse;
elle aussi le regardera à la dérobée, sans faire semblant de rien, parce
que c'est, comme je te l'ai déjà dit, une personne pleine d'esprit et de
sens. Le repas achevé, on verra entrer tout à coup dans la salle du
festin un hideux petit nain, suivi d'une très-belle dame accompagnée de
deux géants, laquelle dame proposera une aventure imaginée par un ancien
sage, et si difficile à accomplir que celui qui en viendra à bout sera
tenu pour le meilleur chevalier de la terre. Aussitôt le roi voudra que
les chevaliers de sa cour en fassent l'épreuve; mais fussent-ils cent
fois plus nombreux, tous y perdront leur peine, et seul le nouveau venu
pourra la mettre à fin, au grand accroissement de sa gloire, et au grand
contentement de l'infante, qui s'estimera trop heureuse d'avoir mis ses
pensées en si haut lieu.

Le bon de l'affaire, c'est que ce roi ou prince est engagé dans une
grande guerre contre un de ses voisins. Après quelques jours passés dans
son palais, le chevalier lui demande la permission de le servir dans
ladite guerre; le roi la lui accorde de bonne grâce, et le chevalier lui
baise courtoisement la main, pour le remercier de la faveur qui lui est
octroyée. Cette même nuit il prend congé de l'infante, à la fenêtre
grillée de ce jardin où il lui a déjà parlé plusieurs fois, grâce à la
complaisance d'une demoiselle, médiatrice de leurs amours, à qui la
princesse confie tous ses secrets. Le chevalier soupire, l'infante
s'évanouit; la confidente s'empresse de lui jeter de l'eau au visage, et
redoute de voir venir le jour, car elle serait au désespoir que
l'honneur de sa maîtresse reçût la moindre atteinte.

Bref, l'infante reprend connaissance, et présente, aux travers des
barreaux ses blanches mains au chevalier, qui les couvre de baisers et
les baigne de larmes. Ils se concertent ensuite sur la manière dont ils
pourront se donner des nouvelles l'un de l'autre; l'infante supplie le
chevalier d'être absent le moins longtemps possible; ce qu'il ne manque
pas de lui promettre avec mille serments. Il lui baise encore une fois
les mains, et s'attendrit de telle sorte, en lui faisant ses adieux,
qu'il est sur le point d'en mourir. Il se retire ensuite dans sa chambre
et se jette sur son lit, mais il lui est impossible de fermer l'œil;
aussi, dès la pointe du jour est-il debout, afin d'aller prendre congé
du roi et de la reine. Il demande à saluer l'infante, mais la jeune
princesse lui fait répondre qu'étant indisposée elle ne peut recevoir de
visite; et comme il ne doute pas que son départ n'en soit la véritable
cause, il en est si touché qu'il est tout près de laisser éclater
ouvertement son affliction.

La demoiselle confidente, à laquelle rien n'a échappé, va sur l'heure en
rendre compte à sa maîtresse, qu'elle trouve toute en larmes, parce que
son plus grand chagrin, dit-elle, est de ne pas savoir quel est ce
chevalier, s'il est ou non de sang royal. Mais comme on lui affirme
qu'on ne saurait unir tant de courtoisie à tant de vaillance, à moins
d'être de race souveraine, cela console un peu la malheureuse princesse,
qui, pour ne donner aucun soupçon au roi et à la reine, consent au bout
de quelques jours à reparaître en public.

Cependant le chevalier est parti; il combat, il défait les ennemis du
roi, prend je ne sais combien de villes, et gagne autant de batailles;
après quoi il revient à la cour, et reparaît devant sa maîtresse,
couvert de gloire; il la revoit à la fenêtre que tu sais, et là ils
arrêtent ensemble que, pour récompense de ses services, il la demandera
en mariage à son père. Le roi refuse d'abord, parce qu'il ignore quelle
est la naissance du chevalier; mais l'infante, soit par un enlèvement,
soit de toute autre manière, n'en devient pas moins son épouse, et le
père finit par tenir cette union à grand honneur, car bientôt on
découvre que son gendre est le fils d'un grand roi, de je ne sais plus
quel pays: on ne le trouve même pas, je crois, sur la carte.

Peu après, le père meurt: l'infante devient son héritière; voilà le
chevalier roi. C'est alors qu'il songe à récompenser son écuyer et tous
ceux qui ont contribué à sa haute fortune; aussi commence-t-il par
marier ledit écuyer avec une demoiselle de l'infante, celle sans doute
qui fut la confidente de leurs amours, et qui se trouve être la fille
d'un des principaux personnages du royaume.

Voilà justement ce que je demande, s'écria Sancho, et vogue la galère!
Par ma foi, seigneur, tout arrivera au pied de la lettre, pourvu que
Votre Grâce conserve ce surnom de chevalier de la Triste-Figure.

N'en doute point, mon fils, répliqua don Quichotte; voilà le chemin que
suivaient les chevaliers errants, et c'est par là qu'un si grand nombre
sont devenus rois ou empereurs. Il ne nous reste donc plus qu'à chercher
un roi chrétien ou païen qui soit en guerre avec son voisin, et qui ait
une belle fille. Mais nous avons le temps d'y penser, car, comme je te
l'ai dit, avant de se présenter à la cour, il faut se faire un fonds de
renommée, afin d'y être connu en arrivant. Entre nous cependant, une
chose m'inquiète, et à laquelle je ne vois pas de remède, c'est, lorsque
j'aurai trouvé ce roi et cette infante et acquis une renommée
incroyable, comment il pourra se faire que je sois de race royale, ou
pour le moins bâtard de quelque empereur; car, malgré tous mes exploits,
le roi ne consentira jamais sans cette condition à me donner sa fille,
de sorte qu'il est à craindre que pour si peu, je ne vienne à perdre ce
que la valeur de mon bras m'aura mérité. Pour gentilhomme, je le suis de
vieille race et bien connue pour telle; j'espère même que le sage qui
doit écrire mon histoire finira par débrouiller si bien ma généalogie,
que je me trouverai tout à coup arrière-petit-fils de roi.

A propos de cela, Sancho, je dois t'apprendre qu'il y a deux sortes de
races parmi les hommes. Les uns ont pour aïeux des rois et des princes;
mais peu à peu le temps et la mauvaise fortune les ont fait déchoir, et
ils finissent en pointe comme les pyramides; les autres, au contraire,
quoique sortis de gens de basse extraction, n'ont cessé de prospérer
jusqu'à devenir de très-grands seigneurs: de sorte que la seule
différence entre eux, c'est que les uns ont été et ne sont plus, et les
autres sont ce qu'ils n'étaient pas. Aussi, je ne vois pas pourquoi, en
étudiant l'histoire de ma race, on ne parviendrait pas à découvrir que
je suis le sommet d'une de ces pyramides à base auguste, c'est-à-dire le
dernier rejeton de quelque empereur, ce qui alors devra décider le roi,
mon futur beau-père, à m'agréer sans scrupule pour gendre. Dans tous les
cas, l'infante m'aimera si éperdument qu'en dépit de sa famille elle me
voudra pour époux, mon père eût-il été un portefaix: alors j'enlève la
princesse et l'emmène où bon me semblera, jusqu'à ce que le temps ou la
mort aient apaisé le courroux de ses parents.

Par ma foi, vous avez raison, reprit Sancho; il n'est tel que de se
nantir soi-même; et, comme disent certains vauriens, à quoi bon demander
de gré ce qu'on peut prendre de force? Mieux vaut saut de haies que
prières de bonnes âmes; je veux dire que si le roi votre beau-père ne
consent pas à vous donner sa fille, ce sera fort bien fait à Votre Grâce
de l'enlever et de la transporter en lieu sûr. Tout le mal que j'y
trouve, c'est qu'avant que la paix soit faite entre le beau-père et le
gendre, et que vous jouissiez paisiblement du royaume, le pauvre écuyer,
dans l'attente des récompenses, fonds sur lequel il ne trouverait
peut-être pas à emprunter dix réaux, court risque de n'avoir rien à
mettre sous la dent, à moins que la demoiselle confidente qui doit
devenir sa femme, ne plie bagage en même temps que l'infante et qu'il ne
se console avec elle jusqu'à ce que le ciel en ordonne autrement; car je
pense qu'alors son maître peut bien la lui donner pour légitime épouse.

Et qui l'en empêcherait? repartit don Quichotte.

S'il en est ainsi, dit Sancho, nous n'avons plus qu'à nous recommander à
Dieu, et à laisser courir le sort là où il lui plaira de nous mener.

Dieu veuille, ajouta don Quichotte, que tout arrive comme nous
l'entendons l'un et l'autre; que celui qui s'estime peu, se donne pour
ce qu'il vaudra.

Ainsi soit-il, reprit Sancho; parbleu, je suis vieux chrétien, et cela
doit suffire pour être comte.

Et quand tu ne le serais pas, dit don Quichotte, cela ne fait rien à
l'affaire; car, dès que je serai roi, j'aurai parfaitement le pouvoir de
t'anoblir sans que tu achètes la noblesse; une fois comte, te voilà
gentilhomme, et alors, bon gré, mal gré, il faudra bien qu'on te traite
de Seigneurie.

Et pourquoi non? répliqua Sancho; est-ce que je n'en vaux pas un autre?
par ma foi, on pourrait bien s'y tromper. J'ai déjà eu l'honneur d'être
bedeau d'une confrérie, et chacun disait qu'avec ma belle prestance et
ma bonne mine sous la robe de bedeau, je méritais d'être marguillier.
Que sera-ce donc lorsque j'aurai un manteau ducal sur les épaules ou que
je serai tout cousu d'or et de perles, comme un comte étranger? Je veux
qu'on vienne me voir de cent lieues.

Certes, tu auras fort bon air, dit don Quichotte: seulement il faudra
que tu te fasses souvent couper la barbe; car tu l'as si épaisse et si
crasseuse, qu'à moins d'y passer le rasoir tous les deux jours, on
reconnaîtra qui tu es à une portée d'arquebuse.

Et bien, qu'à cela ne tienne, reprit Sancho; je prendrai un barbier à
gages, afin de l'avoir à la maison, et, dans l'occasion, je le ferai
marcher derrière moi comme l'écuyer d'un grand seigneur.

Comment sais-tu que les grands seigneurs mènent derrière eux leurs
écuyers? demanda don Quichotte.

Je vais vous le dire, répondit Sancho. Il y a quelques années je passai
environ un mois dans la capitale, et là je vis à la promenade un petit
homme[41], qu'on disait être un grand seigneur, suivi d'un homme à
cheval, qui s'arrêtait quand le seigneur s'arrêtait, marchait quand il
marchait, ni plus ni moins que s'il eût été son ombre. Je demandai
pourquoi celui-ci ne rejoignait pas l'autre, et allait toujours derrière
lui; on me répondit que c'était son écuyer, et que les grands avaient
l'habitude de se faire suivre ainsi. Je m'en souviens et je veux en user
de même quand mon tour sera venu.

  [41] Cervantes fait allusion au duc d'Ossuna, dont on disait qu'il
  n'avait de petit que la taille.

Par ma foi, tu as raison, dit don Quichotte; et tu feras fort bien de
mener ton barbier à ta suite: toutes les modes n'ont pas été inventées
d'un seul coup, et tu seras le premier comte qui aura mis celle-là en
usage. D'ailleurs, l'office de barbier est bien au-dessus de celui
d'écuyer.

Pour ce qui est du barbier, reposez-vous-en sur moi, reprit Sancho; que
Votre Grâce songe seulement à devenir roi, et à me faire comte.

Sois tranquille, dit don Quichotte, qui, levant les yeux, aperçut ce que
nous dirons dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XXII

COMMENT DON QUICHOTTE DONNA LA LIBERTÉ A UNE QUANTITÉ DE MALHEUREUX
QU'ON MENAIT, MALGRÉ EUX, OU ILS NE VOULAIENT PAS ALLER


Cid Hamet Ben-Engeli, auteur de cette grave, douce, pompeuse, humble et
ingénieuse histoire, raconte qu'après la longue et admirable
conversation que nous venons de rapporter, don Quichotte, levant les
yeux, vit venir sur le chemin qu'il suivait une douzaine d'hommes à pied
ayant des menottes aux bras et enfilés comme les grains d'un chapelet
par une longue chaîne, qui les prenait tous par le cou. Ils étaient
accompagnés de deux hommes à cheval, et de deux à pied, les premiers
portant des arquebuses à rouet, et les seconds des piques et des épées.

Voilà, dit Sancho en apercevant cette caravane, la chaîne des forçats
qu'on mène servir le roi sur les galères.

[Illustration: Voilà la chaîne des forçats qu'on mène servir le roi sur
les galères (p. 100).]

Des forçats? s'écria don Quichotte; est-il possible que le roi fasse
violence à quelqu'un?

Je ne dis pas cela, reprit Sancho; je dis que ce sont des gens qu'on a
condamnés pour leurs crimes à servir le roi sur les galères.

En définitive, reprit don Quichotte, ces gens sont contraints, et ne
vont pas là de leur plein gré.

Oh! pour cela je vous en réponds, repartit Sancho.

Eh bien, dit don Quichotte, cela me regarde, moi dont la profession est
d'empêcher les violences et de secourir les malheureux.

Faites attention, seigneur, continua Sancho, que la justice et le roi ne
font aucune violence à de semblables gens, et qu'ils n'ont que ce qu'ils
méritent.

En ce moment la bande passa si près de don Quichotte, qu'il pria les
gardes, avec beaucoup de politesse, de vouloir bien lui apprendre pour
quel sujet ces pauvres diables marchaient ainsi enchaînés.

Ce sont des forçats qui vont servir sur les galères du roi, répondit un
des cavaliers; je ne sais rien de plus, et je ne crois pas qu'il soit
nécessaire que vous en sachiez davantage.

Vous m'obligeriez beaucoup, reprit don Quichotte, en me laissant
apprendre de chacun d'eux en particulier la cause de sa disgrâce.

Il accompagna sa prière de tant de civilités, que l'autre cavalier lui
dit: Nous avons bien ici les sentences de ces misérables, mais il serait
trop long de les lire, et cela ne vaut pas la peine de défaire nos
valises: questionnez-les vous-même, ils vous satisferont, s'ils en ont
envie, car ces honnêtes gens ne se font pas plus prier pour raconter
leurs prouesses que pour les faire.

Avec cette permission, qu'il aurait prise de lui-même si on la lui avait
refusée, don Quichotte s'approcha de la chaîne, et demanda à celui qui
marchait en tête pour quel péché il allait de cette triste façon.

C'est pour avoir été amoureux, répondit-il.

Quoi! rien que pour cela? s'écria notre chevalier. Si on envoie les
amoureux aux galères, il y a longtemps que je devrais ramer.

Mes amours n'étaient pas de ceux que suppose Votre Grâce, reprit le
forçat, j'aimais si fort une corbeille remplie de linge blanc, et je la
tenais embrassée si étroitement que, sans la justice qui s'en mêla, elle
serait encore entre mes bras. Pris sur le fait, on n'eut pas recours à
la question: je fus condamné, après avoir eu les épaules chatouillées
d'une centaine de coups de fouet; mais quand j'aurai, pendant trois ans,
fauché le grand pré, j'en serai quitte.

Qu'entendez-vous par faucher le grand pré? demanda don Quichotte.

C'est ramer aux galères, répondit le forçat, qui était un jeune homme
d'environ vingt-quatre ans, natif de Piedrahita.

Don Quichotte fit la même question au suivant, qui ne répondit pas un
seul mot, tant il était triste et mélancolique; son camarade lui en
épargna la peine en disant:

Celui-là est un serin de Canarie; il va aux galères pour avoir trop
chanté.

Comment! on envoie aussi les musiciens aux galères? dit don Quichotte.

Oui, seigneur, répondit le forçat, parce qu'il n'y a rien de plus
dangereux que de chanter dans le tourment.

J'avais toujours entendu dire: Qui chante, son mal enchante, repartit
notre chevalier.

C'est tout au rebours ici, répliqua le forçat: qui chante une fois,
pleure toute sa vie.

Par ma foi, je n'y comprends rien, dit don Quichotte.

Pour ces gens de bien, interrompit un des gardes, chanter dans le
tourment, signifie confesser à la torture. On a donné la question à ce
drôle; il a fait l'aveu de son crime, qui était d'avoir volé des
bestiaux; et, pour avoir confessé, ou chanté, comme ils disent, il a été
condamné à six ans de galères, outre deux cents coups de fouet qui lui
ont été comptés sur-le-champ. Si vous le voyez triste et confus, c'est
que ses camarades le bafouent et le maltraitent pour n'avoir pas eu le
courage de souffrir et de nier: car, entre eux, ils prétendent qu'il n'y
a pas plus de lettres dans un _non_ que dans un _oui_, et qu'un accusé
est bien heureux de tenir son absolution au bout de sa langue, quand il
n'y a pas de témoin contre lui. Franchement, je trouve qu'ils n'ont pas
tout à fait tort.

C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; et, passant au troisième, il
lui adressa la même question.

Celui-ci, sans se faire tirer l'oreille, répondit d'un ton dégagé:

Moi je m'en vais pour cinq ans aux galères, faute de dix ducats.

J'en donnerai vingt de bon cœur pour vous en dispenser, dit don
Quichotte.

Il est un peu trop tard, repartit le forçat; cela ressemble fort à celui
qui a sa bourse pleine au milieu de la mer, et qui meurt de faim faute
de pouvoir acheter ce dont il a besoin. Si j'avais eu en prison les
vingt ducats que vous m'offrez en ce moment, pour graisser la patte du
greffier, et pour aviver la langue de mon avocat, je serais à l'heure
qu'il est à me promener au beau milieu de la place de Zocodover à
Tolède, et non sur ce chemin, mené en laisse comme un lévrier. Mais,
patience! chaque chose a son temps.

Le quatrième était un vieillard de vénérable aspect, avec une longue
barbe blanche qui lui descendait sur la poitrine. Il se mit à pleurer
quand don Quichotte lui demanda ce qui l'avait amené là, et celui qui
suivait répondit à sa place: Cet honnête barbon va servir le roi sur mer
pendant quatre ans, après avoir été promené en triomphe par les rues,
vêtu magnifiquement.

Cela s'appelle, je crois, faire amende honorable, dit Sancho.

Justement, répondit le forçat, et c'est pour avoir été courtier
d'oreille et même du corps tout entier; c'est-à-dire que ce gentilhomme
est ici en qualité de Mercure galant, et aussi pour quelques petits
grains de sorcellerie.

De ces grains-là, je n'ai rien à dire, reprit don Quichotte; mais s'il
n'avait été que messager d'amour, il ne mériterait pas d'aller aux
galères, si ce n'est pour être fait général. L'emploi de messager
d'amour n'est pas ce qu'on imagine, et pour le bien remplir il faut être
habile et prudent. Dans un État bien réglé, c'est un office qui ne
devrait être confié qu'à des personnes de choix. Il serait bon, pour ces
sortes de charges, de créer des contrôleurs et examinateurs comme il y
en a pour les autres; ceux qui les exercent devraient être fixés à un
certain nombre, et prêter serment: par là on éviterait beaucoup de
désordres provenant de ce que trop de gens se mêlent du métier, gens
sans intelligence, pour la plupart, sottes servantes, laquais et jeunes
pages, qui dans les circonstances difficiles ne savent plus reconnaître
leur main droite d'avec leur main gauche, et laissent geler leur soupe
dans le trajet de l'assiette à la bouche. Si j'en avais le temps, je
voudrais donner mes raisons du soin qu'il convient d'apporter dans le
choix des gens destinés à un emploi de cette importance; mais ce n'est
pas ici le lieu. Quelque jour j'en parlerai à ceux qui peuvent y
pourvoir. Aujourd'hui je dirai seulement que ma peine à la vue de ce
vieillard, avec ses cheveux blancs et son vénérable visage, si durement
traité pour quelques messages d'amour, a quelque peu cessé quand vous
avez ajouté qu'il se mêlait aussi de sorcellerie, quoiqu'à dire vrai, je
sache bien qu'il n'y a ni charmes ni sortiléges au monde qui puissent
influencer la volonté, comme le pensent beaucoup d'esprits crédules.
Nous avons tous pleinement notre libre arbitre, contre lequel plantes
et enchantements ne peuvent rien. Ce que font quelques femmelettes par
simplicité, quelques fripons par fourberie, ce sont des breuvages, des
mixtures, au moyen desquels ils rendent les hommes fous en leur faisant
accroire qu'ils ont le secret de les rendre amoureux, tandis qu'il est,
je le répète, impossible de contraindre la volonté.

Cela est vrai, dit le vieillard, et pour ce qui est de la sorcellerie,
seigneur, je n'ai rien à me reprocher. Quant aux messages galants, j'en
conviens; mais je ne croyais pas qu'il y eût le moindre mal à cela, je
voulais seulement que chacun fût heureux. Hélas! ma bonne intention
n'aura servi qu'à m'envoyer dans un lieu d'où je pense ne plus revenir,
chargé d'ans comme je suis, et souffrant d'une rétention d'urine qui ne
me laisse pas un moment de repos.

A ces mots le pauvre homme se remit à pleurer de plus belle, et Sancho
en eut tant de compassion, qu'il tira de sa poche une pièce de quatre
réaux et la lui donna.

Passant à un autre, don Quichotte lui demanda quel était son crime. Le
forçat répondit d'un ton non moins dégagé que ses camarades.

Je m'en vais aux galères pour avoir trop folâtré avec deux de mes
cousines germaines, et même avec deux autres cousines qui n'étaient pas
les miennes. Bref, nous avons joué ensemble aux jeux innocents, et il
s'en est suivi un accroissement de famille tellement embrouillé que le
plus habile généalogiste aurait peine à s'y reconnaître. J'ai été
convaincu par preuves et témoignages. Les protections me manquant,
l'argent aussi, je me suis vu sur le point de mourir d'un mal de gorge;
cependant je n'ai été condamné qu'à six ans de galères: aussi n'en ai-je
point appelé, crainte de pis. J'ai mérité ma peine; mais je me sens
jeune, la vie est longue, et avec le temps on vient à bout de tout.
Maintenant, seigneur, si Votre Grâce veut secourir les pauvres gens,
qu'elle le fasse promptement. Dieu la récompensera dans le ciel, et
nous le prierons ici-bas pour qu'il vous donne santé aussi bonne et vie
aussi longue que vous le méritez.

Ce dernier portait un habit d'étudiant, et un des gardes dit que c'était
un beau parleur qui savait son latin.

Derrière tous ceux-là venait un homme d'environ trente ans, bien fait et
de bonne mine, si ce n'est qu'il louchait d'un œil; il était autrement
attaché que les autres, car il portait au pied une chaîne si longue
qu'elle lui entourait tout le corps, puis deux anneaux de fer au cou,
l'un rivé à la chaîne, et l'autre de ceux qu'on appelle PIED D'AMI, d'où
descendaient deux branches allant jusqu'à la ceinture, et aboutissant à
deux menottes qui lui serraient si bien les bras, qu'il ne pouvait
porter les mains à sa bouche, ni baisser la tête jusqu'à ses mains. Don
Quichotte demanda pourquoi celui-là était plus maltraité que les autres.

Parce qu'à lui seul il est plus criminel que tous les autres ensemble,
répondit le garde; il est si hardi et si rusé, que même en cet état nous
craignons qu'il ne nous échappe.

Quel crime a-t-il donc commis, s'il n'a point mérité la mort? dit don
Quichotte.

Il est condamné aux galères pour dix ans, reprit le commissaire, ce qui
équivaut à la mort civile. Au reste, il vous suffira de savoir que cet
honnête homme est le fameux Ginez de Passamont, autrement appelé
Ginesille de Parapilla.

Doucement, s'il vous plaît, seigneur commissaire, interrompit le forçat,
et n'épiloguons point sur nos noms et surnoms; je m'appelle Ginez et non
pas Ginesille; Passamont est mon nom de famille, et point du tout
Parapilla, comme il vous plaît de m'appeler. Que chacun à la ronde
s'examine, et, quand on aura fait le tour, ce ne sera pas temps perdu.

Tais-toi, maître larron, dit le commissaire.

L'homme va comme il plaît à Dieu, repartit Passamont; mais un jour on
saura si je m'appelle ou non Ginesille de Parapilla.

N'est-ce pas ainsi qu'on t'appelle, imposteur? dit le garde.

C'est vrai, répondit Ginez; mais je ferai en sorte qu'on ne me donne
plus ce nom, ou je m'arracherai la barbe jusqu'au dernier poil. Seigneur
chevalier, dit-il en s'adressant à don Quichotte, si vous voulez nous
donner quelque chose, faites-le promptement, et allez-vous-en en la
garde de Dieu, car tant de questions sur la vie du prochain commencent à
nous ennuyer; s'il vous plaît de connaître la mienne, sachez que je suis
Ginez de Passamont, dont l'histoire est écrite par les cinq doigts de
cette main.

Il dit vrai, ajouta le commissaire; lui-même a écrit son histoire, et
l'on dit même que c'est un morceau fort curieux; mais il a laissé le
livre en gage dans la prison pour deux cents réaux.

J'espère bien le retirer, reprit Passamont, fût-il engagé pour deux
cents ducats.

Est-il donc si parfait? demanda don Quichotte.

Si parfait, répondit Passamont, qu'il fera la barbe à Lazarille de
Tormes, et à tous les livres de cette espèce, écrits ou à écrire. Tout
ce que je puis vous dire, c'est qu'il contient des vérités si utiles et
si agréables, qu'il n'y a fables qui les vaillent.

Et quel titre porte votre livre? poursuivit don Quichotte.

_Vie de Ginez de Passamont_, répondit le forçat.

Est-il achevé? dit notre héros.

Achevé, répliqua Ginez, autant qu'il peut l'être jusqu'à cette heure où
je n'ai pas achevé de vivre. Il commence du jour où je suis né, et
s'arrête à cette nouvelle fois que je vais aux galères.

Vous y avez donc été déjà? demanda don Quichotte.

J'y ai passé quatre ans pour le service de Dieu et du roi, répondit
Ginez; et je connais le goût du biscuit et du nerf de bœuf. Au reste,
cela ne me fâche pas autant qu'on le croit d'y retourner, parce que là
du moins je pourrai achever mon livre, et que j'ai encore une foule de
bonnes choses à dire. Dans les galères d'Espagne, on a beaucoup de
loisir, et il ne m'en faudra guère, car ce qui me reste à ajouter, je le
sais par cœur.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Tour à tour visant l'un, visant l'autre (p. 106).]

Tu as de l'esprit, dit don Quichotte.

Et du malheur, repartit Ginez; car le malheur poursuit toujours
l'esprit.

Il poursuit les scélérats, interrompit le commissaire.

Je vous ai déjà dit, seigneur commissaire, de parler plus doux, répliqua
Passamont; messeigneurs nos juges ne vous ont pas mis en main cette
verge noire pour maltraiter les pauvres gens qui sont ici, mais pour les
conduire où le roi a besoin d'eux. Sinon et par la vie de... Mais
suffit; que chacun se taise, vive bien et parle mieux encore...
Poursuivons notre chemin, car voilà assez de fadaises comme cela.

A ces mots, le commissaire leva sa baguette sur Passamont, pour lui
donner la réponse à ses menaces; mais don Quichotte, se jetant
au-devant, le pria de ne pas le maltraiter.

Encore est-il juste, dit-il, que celui qui a les bras si bien liés ait
au moins la langue un peu libre. Puis, se tournant vers les forçats: Mes
frères, ajouta-t-il, de ce que je viens d'entendre il résulte clairement
pour moi que bien qu'on vous ait punis pour vos fautes, la peine que
vous allez subir est fort peu de votre goût, et que vous allez aux
galères tout à fait contre votre gré. Or, comme le peu de courage que
l'un a montré à la question, le manque d'argent chez l'autre, et surtout
l'erreur et la passion des juges, qui vont si vite en besogne, ont pu
vous mettre dans le triste état où je vous vois, je pense que c'est ici
le cas de montrer pourquoi le ciel m'a fait naître, et m'a inspiré le
noble dessein d'embrasser cette profession de chevalier errant dans
laquelle j'ai fait vœu de secourir les malheureux et de protéger les
petits contre l'oppression des grands. Mais comme aussi dans ce qu'on
veut obtenir la sagesse conseille de recourir à la persuasion plutôt
qu'à la violence, je prie le seigneur commissaire et vos gardiens de
vous ôter vos fers et de vous laisser aller en paix: assez d'autres se
trouveront pour servir le roi quand l'occasion s'en présentera, et
c'est, à vrai dire, une chose monstrueuse de rendre esclaves des hommes
que Dieu et la nature ont créés libres. D'ailleurs, continua-t-il en
s'adressant au commissaire et aux gardes, ces gens-là ne vous ont fait
aucune offense; eh bien, que chacun reste avec son péché, et puisqu'il y
a un Dieu là-haut qui prend soin de châtier les méchants quand ils ne
veulent pas se corriger, il n'est pas bien que des gens d'honneur se
fassent les bourreaux des autres hommes. Je vous demande cela avec calme
et douceur, afin que, si vous me l'accordez, j'aie à vous en remercier:
autrement, cette lance et cette épée, secondant la vigueur de mon bras
sauront bien l'obtenir par la force.

Admirable conclusion! repartit le commissaire; par ma foi, voilà qui est
plaisant: nous demander la liberté des forçats du roi; comme si nous
avions le pouvoir de les délivrer, ou que vous eussiez celui de nous y
contraindre! Seigneur, continuez votre route, et redressez un peu le
bassin que vous portez sur la tête, sans vous inquiéter de savoir si
notre chat n'a que trois pattes.

C'est vous, qui êtes le rat, le chat, et le goujat! s'écria don
Quichotte; en même temps il s'élança avec tant de furie sur le
commissaire, qu'avant de s'être mis en défense, celui-ci fut renversé
par terre dangereusement blessé d'un coup de lance.

Surpris d'une attaque si inattendue, les autres gardes ne tardèrent pas
à se remettre, et tous alors, les uns avec leurs épées, les autres avec
leurs piques, commencèrent à attaquer notre héros, qui s'en serait fort
mal trouvé si les forçats, voyant une belle occasion de reprendre la
clef des champs, n'eussent cherché à en profiter pour rompre leurs
chaînes. La confusion devint si grande, que, tantôt courant aux forçats
qui se déliaient, tantôt ripostant à don Quichotte qui ne leur donnait
point de trêve, les gardes ne firent rien qui vaille. De son côté,
Sancho s'empressa d'aider Ginez de Passamont à rompre sa chaîne, lequel
ne fut pas plutôt libre qu'il fondit sur le commissaire, lui arracha son
arquebuse, et tour à tour visant l'un, visant l'autre, sans tirer
jamais, sut montrer tant d'audace et de résolution, que, ses compagnons
le secondant à coups de pierres, les gardes prirent la fuite et
abandonnèrent le champ de bataille.

Sancho s'affligea fort de ce bel exploit, se doutant bien que ceux qui
se sauvaient à toutes jambes allaient prévenir la Sainte-Hermandad, et
chercher main-forte, afin de se mettre à la poursuite des coupables.
Dans cette appréhension, il conjura son maître de s'éloigner au plus
vite du grand chemin et de se réfugier dans la sierra qui était proche.

C'est fort bien, reprit don Quichotte; mais, pour l'heure, je sais, moi,
ce qu'il convient de faire avant tout. A sa voix, les forçats, qui
couraient pêle-mêle, et qui venaient de dépouiller le commissaire
jusqu'à la peau, s'approchèrent pour savoir ce que voulait notre héros;
Des hommes bien nés comme vous l'êtes, leur dit-il, doivent se montrer
reconnaissants des services qu'ils ont reçus; et de tous les vices
l'ingratitude, vous le savez, est celui que Dieu punit le plus
sévèrement. Aussi, d'après ce que je viens de faire pour vous, persuadé
que je n'ai pas obligé des ingrats, je ne demande en retour qu'une seule
chose: c'est que, chargés de cette même chaîne dont je vous ai délivrés,
vous vous mettiez immédiatement en chemin pour la cité du Toboso. Là,
vous présentant devant madame Dulcinée, vous lui direz que son esclave,
le chevalier de la Triste-Figure lui envoie ses compliments, et vous lui
raconterez mot pour mot ce que je viens de faire pour votre délivrance.
Cela fait, allez où il vous plaira.

A ce discours, Ginez de Passamont, prenant la parole, répondit au nom de
ses camarades: Seigneur chevalier notre libérateur, ce que désire Votre
Grâce est impossible, et nous n'oserions nous montrer ensemble le long
des grands chemins; il faut, au contraire, nous séparer au plus vite,
afin de ne plus retomber entre les mains de la Sainte-Hermandad, qui,
sans aucun doute, va envoyer à notre poursuite. Ce que doit faire Votre
Grâce, et ce qui me paraît juste qu'elle fasse, c'est de commuer le
tribut que nous devons à madame Dulcinée du Toboso en une certaine
quantité d'_Ave Maria_ et de _Credo_, que nous dirons à son intention.
Voilà du moins une pénitence que nous pourrons accomplir facilement, de
nuit comme de jour, en marche ou au repos. Mais penser que de gaieté de
cœur nous allions retourner aux marmites d'Égypte, c'est-à-dire
reprendre notre chaîne, autant vouloir qu'il soit jour en pleine nuit.
Nous demander semblable folie, c'est demander des poires à l'ormeau.

Eh bien, don fils de gueuse, don Ginez ou Ginesille de Paropillo, car
peu m'importe comment on t'appelle, s'écria don Quichotte enflammé de
colère, je jure Dieu que seul de tes compagnons tu iras chargé de la
chaîne que je t'ai ôtée, et de tout le bagage que tu avais sur ton noble
corps.

Peu endurant de sa nature, Passamont, qui n'en était plus à s'apercevoir
que notre héros avait la cervelle endommagée d'après ce qu'il venait de
faire, se voyant traité si cavalièrement, fit un signe à ses compagnons.
Ceux-ci, s'éloignant aussitôt, se mirent à faire pleuvoir sur don
Quichotte une telle grêle de pierres qu'il ne pouvait suffire à les
parer avec sa rondache. Quant au pauvre Rossinante, il se souciait
aussi peu de l'éperon que s'il eût été de bronze. Sancho s'abrita
derrière son âne, et par ce moyen évita la tempête; mais son maître ne
put si bien s'en garantir qu'il ne reçût à travers les reins je ne sais
combien de cailloux qui le jetèrent par terre. L'étudiant fondit sur
lui, et lui arrachant le bassin qu'il portait sur la tête, il lui en
donna plusieurs coups sur les épaules; après quoi frappant cinq ou six
fois le prétendu armet contre le sol, il le mit en pièces. Les forçats
enlevèrent au chevalier une casaque qu'il portait par-dessus ses armes,
et ils lui auraient ôté jusqu'à ses chausses, si ses genouillères ne les
en eussent empêchés. Pour ne pas laisser l'ouvrage imparfait, ils
débarrassèrent Sancho de son manteau, et le laissèrent en justaucorps,
après quoi ils partagèrent entre eux les dépouilles du combat; puis
chacun tira de son côté, plus curieux d'éviter la Sainte-Hermandad que
de faire connaissance avec la princesse du Toboso.

L'âne, Rossinante, Sancho et don Quichotte, demeurèrent seuls sur le
champ de bataille: l'âne, la tête baissée, et secouant de temps en temps
les oreilles, comme si la pluie de cailloux durait encore; Rossinante,
étendu près de son maître; Sancho en manches de chemise, et tremblant à
la seule pensée de la Sainte-Hermandad; don Quichotte enfin, l'âme
navrée d'avoir été mis en ce piteux état par ceux-là même à qui il
venait de rendre un si grand service.



CHAPITRE XXIII

DE CE QUI ARRIVA AU FAMEUX DON QUICHOTTE DANS LA SIERRA MORENA, ET DE
L'UNE DES PLUS RARES AVENTURES QUE MENTIONNE CETTE VÉRIDIQUE HISTOIRE


En se voyant traité si indignement, don Quichotte ne put s'empêcher de
dire à son écuyer: Sancho, j'ai toujours entendu dire que faire du bien
aux méchants, c'était porter de l'eau à la mer; si je t'avais écouté,
j'aurais évité cette mésaventure: mais enfin ce qui est fait est fait;
prenons patience, et que l'expérience nous profite pour l'avenir.

Vous profiterez de l'expérience comme je deviendrai Turc, répondit
Sancho; vous dites que si vous m'eussiez cru, vous pouviez éviter cette
mésaventure; eh bien, croyez-moi à cette heure, et vous en éviterez une
plus grande encore; car, en un mot comme en mille, je vous avertis que
la Sainte-Hermandad se moque de toutes vos chevaleries, et qu'elle ne
fait pas plus de cas de tous les chevaliers errants du monde que d'un
maravédis. Tenez, il me semble que j'entends déjà ses flèches me siffler
aux oreilles[42].

  [42] La Sainte-Hermandad faisait tuer à coups de flèches les criminels
  qu'elle condamnait, et laissait leurs cadavres exposés au gibet.

Tu es un grand poltron, Sancho, reprit don Quichotte; cependant, afin
que tu ne dises pas que je suis un entêté et que je ne fais jamais ce
que tu me conseilles, je veux cette fois suivre ton avis, et m'éloigner
de ce danger que tu redoutes si fort; mais à une condition, c'est que,
ou mort ou vivant, tu ne diras jamais que je me suis esquivé par
crainte, mais seulement pour céder à ta prière et te faire plaisir. Si
tu dis le contraire, tu auras menti; et aujourd'hui comme alors, alors
comme aujourd'hui, je te donne un démenti, et dis que tu mens, et
mentiras toutes les fois que tu diras ou penseras pareille chose. Pas un
mot, je te prie; car la seule idée que je tourne le dos à un péril,
quelque grand qu'il puisse être, me donne envie de demeurer ici, et d'y
attendre de pied ferme, non-seulement la Sainte-Hermandad, mais encore
les douze tribus d'Israël, les sept frères Machabées, Castor et Pollux,
et tous les frères et confréries du monde.

Se retirer n'est pas fuir, dit Sancho; et attendre n'est pas sagesse,
quand le péril dépasse l'espérance et les forces. Un homme sage doit se
conserver aujourd'hui pour demain, sans aventurer tout en un jour.
Sachez que tout rustre et vilain que je suis, j'ai pourtant quelque idée
de ce qu'on appelle se bien gouverner. Ne vous repentez donc point de
suivre mon conseil: tâchez seulement de monter sur Rossinante, sinon je
vous aiderai, et suivez-moi, car quelque chose me dit qu'à cette heure,
nous avons plus besoin de nos pieds que de nos mains.

Don Quichotte remonta à cheval sans dire mot, et Sancho prenant les
devants sur son âne, ils entrèrent dans la sierra qui se trouvait
proche. L'intention de l'écuyer était de traverser toute cette chaîne de
montagnes, et d'aller déboucher au Viso ou bien à Almodovar del Campo,
après s'être cachés quelques jours dans ces solitudes pour échapper à la
Sainte-Hermandad, dans le cas où elle se mettrait à leur poursuite. Ce
qui le fortifiait dans ce dessein, c'était de voir que le sac aux
provisions que portait le grison avait échappé aux mains des forçats,
chose qui tenait du miracle, tant ces honnêtes gens avaient bien fureté
et enlevé tout ce qui était à leur convenance.

Nos deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au milieu de la _Sierra
Morena_ ou montagne Noire, et dans l'endroit le plus désert. Sancho
conseilla à son maître d'y faire halte pendant quelques jours,
c'est-à-dire tant que dureraient leurs provisions. Ils commencèrent par
s'établir entre deux roches, au milieu de quelques grands liéges. Mais
la fortune, qui, selon l'opinion de ceux que n'éclaire pas la vraie foi,
ordonne et règle toutes choses à sa fantaisie, voulut que Ginez de
Passamont, ce forçat que la générosité et la folie de notre chevalier
avaient tiré de la chaîne, fuyant de son côté la Sainte-Hermandad qu'il
redoutait avec juste raison, eût la pensée de venir chercher un asile
dans ces montagnes, et qu'il s'arrêtât précisément au même endroit où
étaient don Quichotte et Sancho. Il ne les eut pas plus tôt reconnus à
leurs discours, qu'il les laissa s'endormir paisiblement; et, comme les
méchants sont ingrats, et que la nécessité n'a pas de loi, Ginez, qui ne
brillait pas par la reconnaissance, résolut, pendant leur sommeil, de
dérober l'âne de Sancho, préférablement à Rossinante, qui lui parut de
mince ressource, soit pour le mettre en gage, soit pour le vendre. Et
avant le jour, l'insigne vaurien, monté sur le grison, était déjà trop
loin pour qu'on pût le rattraper.

[Illustration: Puis chacun tira de son côté (p. 107).]

Quand l'aurore avec sa face riante vint réjouir et embellir la terre, ce
fut pour attrister le pauvre Sancho. Dès qu'il s'aperçut de la
disparition de son âne, il se mit à pousser les plus tristes
lamentations, tellement que ses sanglots réveillèrent don Quichotte qui
l'entendit pleurer en disant: O fils de mes entrailles, né dans ma
propre maison, jouet de mes enfants, délices de ma femme, envie de mes
voisins, compagnon de mes travaux, et finalement nourricier de la moitié
de ma personne, puisque, avec les quelques maravédis que tu gagnais par
jour, je subvenais à la moitié de ma dépense!

Don Quichotte, devinant le sujet de la douleur de Sancho, entreprit de
le consoler par les meilleurs raisonnements qu'il put trouver sur les
disgrâces de cette vie; mais il n'y parvint réellement qu'après avoir
promis de lui donner une lettre de change de trois ânons, à prendre sur
cinq qu'il avait laissés dans son écurie. Aussitôt Sancho arrêta ses
soupirs, calma ses sanglots, sécha ses larmes, et remercia son seigneur
de la faveur qu'il lui accordait.

En pénétrant dans ces montagnes qui lui promettaient les aventures qu'il
cherchait sans relâche, notre héros avait senti son cœur bondir de
joie. Il repassait dans sa mémoire les merveilleux événements qui
étaient arrivés aux chevaliers errants en de semblables lieux, et ces
pensées le transportaient et l'absorbaient à tel point, qu'il en
oubliait le monde entier. Quant à Sancho, depuis qu'il croyait cheminer
en lieu sûr, il ne songeait plus qu'à restaurer son estomac avec les
restes du butin enlevé aux prêtres du convoi. Chargé de ce qu'aurait dû
porter le grison, il cheminait à petits pas, tirant du sac à chaque
instant de quoi remplir son ventre, sans nul souci des aventures, et
n'en imaginant point de plus heureuse que celle-là.

En ce moment il leva les yeux, et, voyant son maître s'arrêter, il
accourut pour en savoir la cause. En approchant, il reconnut que don
Quichotte remuait avec le bout de sa lance un coussin et une valise
attachés ensemble, tous deux en lambeaux et à demi pourris, mais si
pesants qu'il fallut que Sancho aidât à les soulever. Son maître lui
ayant dit d'examiner ce que ce pouvait être, il s'empressa d'obéir, et
quoique la valise fût fermée, il put facilement voir par les trous ce
qu'elle contenait. Il en tira quatre chemises de toile de Hollande
très-fine, d'autres hardes aussi propres qu'élégantes, et enfin une
certaine quantité d'écus d'or renfermés dans un mouchoir.

A cette vue, il s'écria: Béni soit le ciel, qui enfin nous envoie une si
heureuse aventure. En poursuivant l'examen, il trouva un livre de
souvenirs richement relié.

Je retiens cela, dit don Quichotte; quant à l'argent, tu peux le
prendre.

Grand merci, seigneur, répondit Sancho en lui baisant les mains; et il
mit les hardes et l'argent dans son bissac.

Il faut, dit don Quichotte, que quelque voyageur se soit égaré dans ces
montagnes, où des voleurs l'auront assassiné et seront venus l'enterrer
en cet endroit.

Vous n'y êtes pas, seigneur, répondit Sancho: si c'étaient des voleurs,
ils auraient pris l'argent.

Tu as raison, dit don Quichotte, et je ne devine pas ce que cela peut
être. Mais, attends; dans ce livre se trouve sans doute quelque
écriture qui nous apprendra ce que nous cherchons.

En même temps, notre héros l'ouvrit, et il y trouva le brouillon d'un
sonnet qu'il lut à haute voix, afin que Sancho l'entendît:


  Comme Amour est sans yeux, il est sans connaissance;
  Oui, c'est un dieu bizarre et plein de cruauté,
  Qui condamne au hasard et sans nulle équité;
  Ou le mal que je souffre excède sa sentence.

  Mais si l'Amour est dieu, c'est une conséquence,
  Qu'il voit tout, connaît tout, et c'est impiété
  D'accuser de rigueur une divinité:
  D'où viennent donc mes maux, et qui fait ma souffrance?

  Philis, ce n'est pas vous; un si noble sujet
  Ne peut jamais causer un aussi triste effet;
  Et ce n'est pas du ciel que mon malheur procède.

  Je vois qu'il faut mourir dans ce trouble confus.
  Comment guérir de maux qui nous sont inconnus?
  Un miracle peut seul en donner le remède.


Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho, à moins que par ce
fil dont elle parle nous ne tenions le peloton de toute l'aventure.

De quel fil parles-tu? demanda don Quichotte.

Il me semble que Votre Grâce a parlé de fil, répondit Sancho.

J'ai parlé de Philis, reprit don Quichotte; et ce nom doit être celui de
la dame dont se plaint l'auteur de ce sonnet. Certes, le poëte n'est pas
des moindres, ou je n'entends rien au métier.

Comment! dit Sancho, est-ce que Votre Grâce se connaît aussi à composer
des vers?

Mieux que tu ne penses, répondit don Quichotte, et bientôt tu le verras
quand je t'aurai donné une lettre toute en vers pour porter à Dulcinée
du Toboso. Apprends, Sancho, que les chevaliers errants du temps passé
étaient, la plupart du moins, poëtes et musiciens; car ces talents, ou
pour mieux dire, ces dons du ciel, sont le lot ordinaire des amoureux
errants. Malgré cela, il faut convenir que dans leurs poésies les
anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse.

Lisez toujours, seigneur, dit Sancho, peut-être trouverons-nous ce que
nous cherchons.

Don Quichotte tourna le feuillet: Ceci est de la prose, dit-il, et
ressemble à une lettre.

A une lettre missive? demanda Sancho.

Par ma foi, le début ferait croire à une lettre d'amour, répondit don
Quichotte.

Eh bien, que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut; j'aime
infiniment ces sortes de lettres et tout ce qui est dans ce genre.

Volontiers, dit don Quichotte; et il lut ce qui suit:

  «La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me
  conduisent en un lieu d'où tu apprendras plus tôt la nouvelle de ma
  mort que l'expression de mes plaintes. Tu m'as trahi, ingrate, pour un
  plus riche, mais non pour un meilleur que moi; car si la vertu était
  estimée à l'égal de la richesse, je n'envierais pas le bonheur
  d'autrui, et je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu'a fait
  naître ta beauté, ton inconstance l'a détruit: par l'une tu me parus
  un ange, mais l'autre m'a prouvé que tu n'étais qu'une femme. Adieu.
  Vis en paix, toi qui me fais une guerre si cruelle. Fasse le ciel que
  la perfidie de ton époux ne te soit jamais connue, afin que, venant à
  te repentir de ta trahison, je ne sois point forcé de venger nos
  déplaisirs communs sur un homme que tu es désormais tenue de
  respecter.»

Voilà qui nous en apprend encore moins que les vers, dit don Quichotte,
si ce n'est pourtant que celui qui a écrit cette lettre est un amant
trahi; et continuant de feuilleter le livre de poche, il trouva qu'il ne
contenait que des plaintes, des reproches, des lamentations, puis des
dédains et des faveurs, les unes exhalées avec enthousiasme, les autres
amèrement déplorés.

Pendant que don Quichotte feuilletait le livre de poche, Sancho
revisitait la valise, sans y laisser non plus que dans le coussin, un
repli qu'il ne fouillât, une couture qu'il ne rompit, un flocon de laine
qu'il ne triât soigneusement, tant il était en goût, depuis la
découverte des écus d'or, dont il avait trouvé plus d'une centaine.
Cette récompense de toutes ses mésaventures lui parut satisfaisante, et
à ce prix il en eût voulu autant tous les mois.

Notre chevalier avait grande envie de connaître le maître de la valise,
conjecturant par le sonnet et la lettre, par la quantité d'écus d'or et
la finesse du linge, qu'elle devait appartenir à un amoureux de bonne
maison, réduit au désespoir par les cruautés de sa dame. Mais, comme
dans ces lieux déserts il n'apercevait personne de qui il pût recueillir
quelque information, il se décida à passer outre, se laissant aller au
gré de Rossinante, qui marchait tant bien que mal à travers ces roches
hérissées de ronces et d'épines.

Tandis qu'il cheminait ainsi, espérant toujours qu'en cet endroit âpre
et sauvage viendrait enfin s'offrir à lui quelque aventure
extraordinaire, il aperçut tout à coup, au sommet d'une montagne, un
homme courant avec une légèreté surprenante de rocher en rocher. Il crut
reconnaître que cet homme était presque sans vêtements, qu'il avait la
tête nue, les cheveux en désordre, la barbe noire et touffue, les pieds
sans chaussure, et qu'il portait un pourpoint qui semblait de velours
jaune, mais tellement en lambeaux, que la chair paraissait en plusieurs
endroits. Bien que cet homme eût passé avec la rapidité de l'éclair,
tout cela fut remarqué par don Quichotte, qui fit ses efforts pour le
suivre; mais il n'était pas donné aux faibles jarrets du flegmatique
Rossinante de courir sur un terrain aussi accidenté. S'imaginant que ce
devait être le maître de la valise, notre héros résolut de se mettre à
sa recherche, dût-il, pour l'atteindre, errer une année entière dans ces
solitudes. Il ordonna à Sancho de parcourir un côté de la montagne,
pendant que lui-même irait du côté opposé.

Cela m'est impossible, répondit Sancho, car dès que je quitte tant soit
peu Votre Grâce, la peur s'empare de moi et vient m'assaillir avec
toutes sortes de visions. Aussi soyez assuré que dorénavant je ne
m'éloignerai pas de vous, fût-ce d'un demi-pied.

J'y consens, dit don Quichotte, et je suis bien aise de voir la
confiance que tu as en ma valeur: sois certain qu'elle ne te faillira
pas, quand même l'âme viendrait à te manquer au corps. Suis-moi donc pas
à pas, les yeux grands ouverts; nous ferons le tour de cette montagne,
et peut-être rencontrerons-nous le maître de cette valise, car c'est lui
sans doute que nous avons vu passer si rapidement.

Ne serait-il pas mieux de ne le point chercher? reprit Sancho; si nous
le trouvons, et que l'argent soit à lui, il est clair que je suis obligé
de le restituer. Vous le voyez, cette recherche ne peut être d'aucune
utilité, et mieux vaut posséder cet argent de bonne foi, jusqu'à ce que
le hasard nous en fasse découvrir le véritable propriétaire. Oh! alors,
si l'argent est parti, le roi m'en fera quitte.

Tu te trompes en cela, Sancho, dit don Quichotte; dès qu'un seul instant
nous pouvons supposer que cet homme est le maître de cet argent, notre
devoir est de le chercher sans relâche pour lui faire restitution; car
la seule présomption qu'il peut l'être équivaut pour nous à la certitude
qu'il l'est réellement et nous en fait responsables. Ainsi donc, que
cette recherche ne te donne point de chagrin; quant à moi, il me semble
que je serai déchargé d'un grand fardeau si je peux réussir à rencontrer
cet inconnu.

En disant cela il piqua Rossinante, et Sancho le suivit à pied, toujours
portant la charge de l'âne, grâce à Ginez de Passamont.

Après avoir longtemps fouillé toute la montagne, ils arrivèrent au bord
d'un ruisseau, où ils rencontrèrent le cadavre d'une mule ayant encore
sa selle et sa bride et à demi mangée des corbeaux et des loups. Cela
les confirma dans l'idée que l'homme qui fuyait était le maître de la
valise et de la mule. Pendant qu'ils la considéraient, un coup de
sifflet pareil à celui d'un berger qui rassemble son troupeau se fit
entendre; aussitôt ils aperçurent sur la gauche une grande quantité de
chèvres, et plus loin un vieux pâtre qui les gardait. Don Quichotte
élevant la voix pria cet homme de descendre, lequel tout surpris leur
demanda comment ils avaient pu pénétrer dans un endroit si sauvage,
connu seulement des chèvres et des loups.

Descendez, lui cria Sancho; nous vous en rendrons compte.

Le chevrier descendit. Je gage, seigneur, dit-il en arrivant auprès de
don Quichotte, que vous regardiez cette mule étendue dans le ravin. Il y
a, sans mentir, six mois qu'elle est à la même place; mais, dites-moi,
n'avez-vous point rencontré son maître?

Nous n'avons rien rencontré, répondit don Quichotte, si ce n'est un
coussin et une petite valise à quelques pas d'ici.

Je l'ai trouvée aussi, dit le chevrier, et, comme vous, je me suis bien
gardé d'y toucher; je n'ai pas seulement voulu en approcher, de peur de
quelque surprise, et peut-être de me voir accuser de larcin; car le
diable est subtil, et souvent il met sur notre chemin des choses qui
nous font broncher sans savoir ni pourquoi ni comment.

Voilà justement ce que je disais, repartit Sancho; moi aussi j'ai trouvé
la valise, sans vouloir en approcher d'un jet de pierre. Je l'ai laissée
là-bas, qu'elle y demeure; je n'aime pas à attacher des grelots aux
chiens.

Savez-vous, bonhomme, quel est le maître de ces objets? reprit don
Quichotte en s'adressant au chevrier.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il aperçut au sommet d'une montagne un homme courant de rocher en
rocher (p. 111).]

Tout ce que je sais, répondit celui-ci, c'est qu'il y a environ six
mois, un jeune homme de belle taille et de bonne façon, monté sur la
même mule que vous voyez, mais qui alors était en vie, avec le coussin
et la valise que vous dites avoir trouvés et n'avoir point touchés,
arriva à des huttes qui sont à trois lieues d'ici, demandant quel était
l'endroit le plus désert de ces montagnes. Nous lui répondîmes que
c'était celui où nous sommes en ce moment; cela est si vrai qu'en
s'avançant à une demi-lieue plus loin, on aurait bien de la peine à en
sortir; aussi suis-je étonné de voir que vous ayez pu pénétrer
jusqu'ici, car il n'y a ni chemin ni sentier qui y conduise. Ce jeune
homme n'eut pas plus tôt entendu notre réponse, qu'il tourna bride et
prit la direction que nous lui avions indiquée, nous laissant tout
surpris de l'empressement qu'il mettait à s'enfoncer dans ce désert.
Depuis, personne ne l'avait revu, quand un jour il rencontra un de nos
pâtres, sur lequel il se jeta comme un furieux en l'accablant de coups;
courant ensuite aux provisions qui étaient là sur un âne, il s'empara du
pain et du fromage qui s'y trouvaient, puis disparut plus agile qu'un
daim. Quand nous apprîmes cette aventure, nous nous mîmes, quelques
chevriers et moi, à le chercher; et après avoir fouillé longtemps les
endroits les plus épais, nous le trouvâmes, enfin, caché dans le tronc
d'un gros liége.

Il s'avança vers nous avec douceur, mais le visage si altéré et si brûlé
du soleil, que sans ses habits, qui déjà étaient en lambeaux, nous
aurions eu de la peine à le reconnaître. Il nous salua courtoisement;
et, en quelques mots bien tournés, il nous dit de ne pas nous étonner de
le voir agir de la sorte, qu'il fallait que cela fût ainsi pour
accomplir une pénitence qu'on lui avait imposée. Nous le priâmes de nous
dire qui il était, mais il s'y refusa obstinément. Nous lui demandâmes
d'indiquer l'endroit où nous pourrions le retrouver afin de lui donner,
quand il en aurait besoin, la nourriture dont il ne pouvait se passer,
l'assurant que ce serait de bon cœur; ou que, tout au moins, il vînt la
demander sans la prendre de force. Il nous remercia, s'excusa de ses
violences passées, nous promettant de demander à l'avenir, pour l'amour
de Dieu et sans violenter personne, ce qui lui serait nécessaire. Quant
à son habitation, il n'avait point de retraite fixe, il s'arrêtait,
dit-il, là où la nuit le surprenait.

Après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si amèrement
qu'il eût fallu être de bronze pour ne pas en avoir pitié, nous autres
surtout qui le trouvions dans un état si différent de celui où nous
l'avions vu pour la première fois; car, je vous l'ai dit, c'était un
beau jeune homme, de fort bonne mine, qui avait de l'esprit, et
paraissait plein de sens; et tout cela réuni nous fit croire qu'il était
de bonne maison et richement élevé. Tout à coup, au milieu de la
conversation, le voilà qui s'arrête, devient muet, et demeure longtemps
les yeux cloués en terre, pendant que nous étions là étonnés, inquiets
attendant à quoi aboutirait cette extase, non sans éprouver beaucoup de
compassion d'un si triste état. En le voyant ouvrir de grands yeux sans
remuer les paupières, puis les fermer en serrant les lèvres et fronçant
les sourcils, nous reconnûmes sans peine qu'il était sujet à des accès
de folie. Nous ne tardâmes pas à en avoir la preuve, car après s'être
roulé par terre, il se releva brusquement et tout aussitôt se précipita
sur l'un de nous avec une telle furie, que si nous ne l'eussions arraché
de ses mains, il le tuait à coups de poings et à coups de dents; en le
frappant il lui disait: Ah! traître don Fernand, c'est ici que tu me
payeras l'outrage que tu m'as fait: c'est ici que mes mains
t'arracheront ce lâche cœur qui recèle toutes les méchancetés du monde.
Il ajoutait encore mille autres injures, qui toutes tendaient à
reprocher à ce Fernand son parjure et sa trahison. Après quoi il
s'enfonça dans la montagne, courant avec une telle vitesse à travers les
buissons et sur ces rochers, qu'il nous fut impossible de le suivre.

Cela nous a fait penser que sa folie le prenait par intervalles, et
qu'un homme, appelé don Fernand, lui avait causé un déplaisir si grand
qu'il en avait perdu la raison. Notre soupçon s'est confirmé quand nous
l'avons vu venir tantôt demander avec douceur à manger aux bergers,
tantôt prendre leurs provisions par force, selon qu'il est ou non dans
son bon sens. Aussi, poursuivit le chevrier, deux bergers de mes amis,
leurs valets et moi, nous avons résolu de chercher ce pauvre jeune homme
jusqu'à ce que nous l'ayons trouvé, pour l'amener de gré ou de force, à
Almodovar qui est à huit lieues d'ici, et le faire traiter s'il y a
remède à son mal, ou tout au moins apprendre qui il est, afin qu'on
puisse informer ses parents de son malheur. Voilà tout ce que je puis
répondre aux questions que vous m'avez faites; mais soyez certains que
celui que vous avez vu courir si rapidement, et presque nu, est le
véritable maître de la mule et de la valise que vous avez trouvées sur
votre chemin.

Émerveillé du récit que le chevrier venait de lui faire, don Quichotte
n'en eut que plus d'envie de savoir quel était cet homme si cruellement
traité par le sort, et qu'il trouvait si fort à plaindre. Il s'affermit
donc dans la résolution de le chercher par toute la montagne, se
promettant de ne pas laisser un recoin sans le visiter. Mais la fortune
en ordonna mieux qu'il n'espérait, car au même instant, dans une
embrasure de rocher, le jeune homme parut, s'avançant vers eux, et
marmottant tout bas des paroles qu'ils ne pouvaient entendre. Son
vêtement était tel que nous l'avons dépeint; seulement, don Quichotte
reconnut, en s'approchant, que le pourpoint qu'il portait était parfumé
d'ambre, ce qui le confirma dans l'idée qu'il devait être de haute
condition. En les abordant, le jeune homme les salua d'une voix rauque
et brusque, quoique avec courtoisie. Notre héros lui rendit son salut,
et descendant de cheval s'avança avec empressement pour l'embrasser;
mais l'inconnu, après s'être laissé donner l'accolade, s'écartant un peu
et posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, se mit à le
considérer de la tête aux pieds, comme s'il eût cherché à le
reconnaître, non moins surpris de la figure, de la taille et de l'armure
du chevalier, que celui-ci ne l'était de le voir lui-même en cet état.
Enfin le premier des deux qui parla fut l'inconnu, et il dit ce qu'on
verra dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XXIV

OU SE CONTINUE L'AVENTURE DE LA SIERRA MORENA


L'histoire rapporte que don Quichotte écoutait avec une extrême
attention l'inconnu de la montagne, lequel, poursuivant l'entretien, lui
dit: Qui que vous soyez, seigneur, je vous rends grâces de la courtoisie
dont vous faites preuve envers moi, et je voudrais être en état de vous
témoigner autrement que par des paroles la reconnaissance que m'inspire
un si bon accueil; mais ma mauvaise fortune ne s'accorde pas avec mon
cœur, et pour reconnaître tant de bontés, il ne me reste que des désirs
impuissants.

Les miens, répondit don Quichotte, sont tellement de vous servir, que
j'avais résolu de ne point quitter ces solitudes jusqu'à ce que je vous
eusse découvert, afin d'apprendre de votre bouche s'il y a quelque
remède aux déplaisirs qui vous font mener une si triste existence, et
afin de chercher à y mettre un terme à quelque prix que ce soit, fût-ce
au péril de ma propre vie. Dans le cas où vos malheurs seraient de ceux
qui ne souffrent pas de consolation, je venais du moins pour vous aider
à les supporter, en les partageant, et mêler mes larmes aux vôtres; car
c'est un adoucissement à nos disgrâces que de trouver des gens qui s'y
montrent sensibles. Si ma bonne intention vous paraît mériter quelque
retour, je vous supplie, par la courtoisie dont je vous vois rempli, je
vous conjure par ce que vous avez de plus cher, de me dire qui vous
êtes, et quel motif vous a fait choisir une existence si triste, si
sauvage et si différente de celle que vous devriez mener. Par l'ordre de
chevalerie que j'ai reçu quoique indigne, et par la profession que j'en
fais, je jure, si vous me montrez cette confiance, de vous rendre tous
les services qui seront en mon pouvoir, soit en apportant du remède à
vos malheurs, soit, comme je vous l'ai promis, en m'unissant à vous pour
les pleurer.

En entendant parler de la sorte le chevalier de la Triste-Figure,
l'inconnu de la montagne se mit à le considérer de la tête aux pieds.
Après l'avoir longtemps envisagé en silence, il lui dit: Si l'on a
quelque nourriture à me donner, pour l'amour de Dieu qu'on me la donne,
après quoi je ferai ce que vous souhaitez de moi. Aussitôt Sancho tira
de son bissac, et le chevrier de sa panetière, de quoi apaiser la faim
du malheureux, qui se mit à manger comme un insensé, et avec tant de
précipitation, qu'un morceau n'attendait pas l'autre, et qu'il dévorait
plutôt qu'il ne mangeait. Après avoir apaisé sa faim, il se leva, et
faisant signe à don Quichotte et aux deux autres de le suivre, il les
conduisit au détour d'un rocher, dans une prairie qui était près de là.

Quand on y fut arrivé, il s'assit sur l'herbe et chacun en fit autant;
puis s'étant placé à son gré, il commença ainsi: Si vous voulez que je
raconte en peu de mots l'histoire de mes malheurs, il faut me promettre
avant tout de ne pas m'interrompre, parce qu'une seule parole prononcée
mettrait fin à mon récit. (Ce préambule rappela à don Quichotte certaine
nuit où, faute par lui d'avoir noté avec exactitude le nombre des
chèvres qui passaient la rivière, Sancho ne put achever son conte.) Si
je prends cette précaution, ajouta l'inconnu, c'est afin de ne pas
m'arrêter trop longtemps sur mes disgrâces: les rappeler à ma mémoire ne
fait que les accroître, et toute question en allongerait le récit; du
reste, pour satisfaire complétement votre curiosité, je n'omettrai rien
d'important.

Don Quichotte promit au nom de tous grande attention et silence absolu,
après quoi l'inconnu commença en ces termes:

Je m'appelle Cardenio; mon pays est une des principales villes
d'Andalousie, ma race est noble, ma famille est riche; mais si grands
sont mes malheurs, que les richesses de mes parents n'y sauraient
apporter remède, car les dons de la fortune sont impuissants contre les
chagrins que le ciel nous envoie. Dans la même ville a pris naissance
une jeune fille d'une beauté incomparable, appelée Luscinde, noble,
riche autant que moi, mais moins constante que ne méritait l'honnêteté
de mes sentiments. Dès mes plus tendres années, j'aimai Luscinde, et
Luscinde m'aima avec cette sincérité qui accompagne toujours un âge
innocent. Nos parents connaissaient nos intentions, et ne s'y opposaient
point, parce qu'ils n'en redoutaient rien de fâcheux: l'égalité des
biens et de la naissance les aurait fait aisément consentir à notre
union. Cependant l'amour crût avec les années, et le père de Luscinde,
semblable à celui de cette Thisbé si célèbre chez les poëtes, croyant
ne pouvoir souffrir plus longtemps avec bienséance notre familiarité
habituelle, me fit interdire l'entrée de sa maison. Cette défense ne
servit qu'à irriter notre amour. On enchaîna notre langue, mais on ne
put arrêter nos plumes; et comme nous avions des voies sûres et aisées
pour nous écrire, nous le faisions à toute heure. Maintes fois j'envoyai
à Luscinde des chansons et de ces vers amoureux qu'inventent les amants
pour adoucir leurs peines. De son côté, Luscinde prenait tous les moyens
de me faire connaître la tendresse de ses sentiments. Nous soulagions
ainsi nos déplaisirs, et nous entretenions une passion violente. Enfin,
ne pouvant résister plus longtemps à l'envie de revoir Luscinde, je
résolus de la demander en mariage, et pour ne pas perdre un temps
précieux, je m'adressai moi-même à son père. Il me répondit qu'il était
sensible au désir que je montrais d'entrer dans sa famille, mais que
c'était à mon père à faire cette démarche, parce que si mon dessein
avait été formé sans son consentement, ou qu'il refusât de l'approuver,
Luscinde n'était pas faite pour être épousée clandestinement. Je le
remerciai de ses bonnes intentions en l'assurant que mon père viendrait
lui-même faire la demande. Aussitôt j'allai le trouver pour lui
découvrir mon dessein, et le prier de m'y aider s'il l'approuvait.

Quand j'entrai dans sa chambre, il tenait à la main une lettre qu'il me
présenta avant que j'eusse ouvert la bouche. Vois, Cardenio, me dit-il,
l'honneur que le duc Ricardo veut te faire. Ce duc, vous le savez sans
doute, est un grand d'Espagne, dont les terres sont dans le meilleur
canton de l'Andalousie. Je lus la lettre, et la trouvai si obligeante,
que je crus, comme mon père, ne pas devoir refuser l'honneur qu'on nous
faisait à tous deux. Le duc priait mon père de me faire partir sans
délai, désirant me placer auprès de son fils aîné, non pas à titre de
serviteur, mais de compagnon; il se chargeait, disait-il, de me faire
un sort qui répondît à la bonne opinion qu'il avait de moi. Après avoir
lu, je restai muet, et je pensai perdre l'esprit quand mon père ajouta:
il faut que tu te tiennes prêt à partir, d'ici à deux jours; Cardenio,
rends grâces à Dieu de ce qu'il t'ouvre une carrière où tu trouveras
honneur et profit. Il joignit à ces paroles les conseils d'un père
prudent et sage.

[Illustration: Don Quichotte élevant la voix pria le vieux pâtre de
descendre (p. 112).]

La nuit qui précéda mon départ, je vis ma chère Luscinde, et lui appris
ce qui se passait. La veille, j'avais pris congé de son père, en le
suppliant de me conserver la bonne volonté qu'il m'avait témoignée, et
de différer de pourvoir sa fille jusqu'à mon retour. Il me le promit, et
Luscinde et moi nous nous séparâmes avec toute la douleur que peuvent
éprouver des amants tendres et passionnés. Après mille serments
réciproques, je partis, et bientôt j'arrivai chez le duc, qui me reçut
avec tant de marques de bienveillance que l'envie ne tarda pas à
s'éveiller, surtout parmi les anciens serviteurs de la maison, il leur
semblait que les marques d'intérêt qu'on m'accordait étaient à leur
détriment. Le seul qui parût satisfait de ma venue fut le second fils
du duc, appelé don Fernand, jeune homme aimable, gai, libéral et
amoureux. Il me prit bientôt en telle amitié, que tout le monde en était
jaloux, et comme entre amis il n'y a point de secrets, il me confiait
tous les siens, à ce point qu'il ne tarda pas à me mettre dans la
confidence d'une intrigue amoureuse qui l'occupait entièrement.

Il aimait avec passion la fille d'un riche laboureur, vassal du duc son
père, jeune paysanne si belle, si spirituelle et si sage, qu'elle
faisait l'admiration de tous ceux qui la connaissaient. Tant de
perfections avaient tellement charmé l'esprit de don Fernand, que,
voyant l'impossibilité d'en faire sa maîtresse, il résolut d'en faire sa
femme. Touché de l'amitié qu'il me montrait, je crus devoir le détourner
de ce dessein, m'appuyant des raisons que je pus trouver; mais après
avoir reconnu l'inutilité de mes efforts, je pris la résolution d'en
avertir le duc. L'honneur m'imposait de lui révéler un projet si
contraire à la grandeur de sa maison. Don Fernand s'en douta, et il ne
songea qu'à me détourner de ma résolution en me faisant croire qu'il
n'en serait pas besoin. Pour le guérir de sa passion, il m'assura que le
meilleur moyen était de s'éloigner pendant quelque temps de celle qui en
était l'objet, et afin de motiver mon absence, ajouta-t-il, je dirai à
mon père que tous deux nous avons formé le projet de nous rendre dans
votre ville natale pour acheter des chevaux; c'est là en effet qu'on
trouve les plus renommés. Le désir de revoir Luscinde me fit approuver
son plan; je croyais que l'absence le guérirait, et je le pressai
d'exécuter ce projet. Mais, comme je l'ai su depuis, don Fernand n'avait
pensé à s'éloigner qu'après avoir abusé de la fille du laboureur, sous
le faux nom d'époux, et afin d'éviter le premier courroux de son père
quand il apprendrait sa faute.

Or, comme chez la plupart des jeunes gens, l'amour n'est qu'un goût
passager, dont le plaisir est le but et qui s'éteint par la possession,
don Fernand n'eut pas plus tôt obtenu les faveurs de sa maîtresse qu'il
sentit son affection diminuer; ce grand feu s'éteignit, ses désirs se
refroidirent; et s'il avait d'abord feint de vouloir s'éloigner, il le
désirait véritablement alors. Le duc lui en accorda la permission, et
m'ordonna de l'accompagner. Nous vînmes donc chez mon père, où don
Fernand fut reçu comme une personne de sa qualité devait l'être par des
gens de la nôtre. Quant à moi, je courus chez Luscinde, qui m'accueillit
comme un amant qui lui était cher et dont elle connaissait la constance.
Après quelques jours passés à fêter don Fernand, je crus devoir à son
amitié la même confiance qu'il m'avait témoignée, et pour mon malheur
j'allai lui faire confidence de mon amour. Je lui vantai la beauté de
Luscinde, sa sagesse, son esprit; ce portrait lui inspira le désir de
connaître une personne ornée de si brillantes qualités; aussi, pour
satisfaire son impatience, un soir je la lui fis voir à une fenêtre
basse de sa maison, où nous nous entretenions souvent. Elle lui parut si
séduisante, qu'en un instant il oublia toutes les beautés qu'il avait
connues jusque-là. Il resta muet, absorbé, insensible; en un mot, il
devint épris d'amour au point que vous le verrez dans la suite. Pour
l'enflammer encore davantage, le hasard fit tomber entre ses mains un
billet de Luscinde, par lequel elle me pressait de faire parler à son
père et de hâter notre mariage; mais cela avec une si touchante pudeur
que don Fernand s'écria qu'en elle seule étaient réunis les charmes de
l'esprit et du corps qu'on trouve répartis entre les autres femmes. Ces
louanges, toutes méritées qu'elles étaient, me devinrent suspectes dans
sa bouche; je commençai à me cacher de lui; mais autant je prenais soin
de ne pas prononcer le nom de Luscinde, autant il se plaisait à m'en
entretenir. Sans cesse il m'en parlait, et il avait l'art de ramener sur
elle notre conversation. Cela me donnait de la jalousie, non que je
craignisse rien de Luscinde, dont je connaissais la constance et la
loyauté, mais j'appréhendais tout de ma mauvaise étoile, car les amants
sont rarement sans inquiétude. Sous prétexte que l'ingénieuse expression
de notre tendresse mutuelle l'intéressait vivement, don Fernand
cherchait toujours à voir les lettres que j'écrivais à Luscinde et les
réponses qu'elle y faisait.

Un jour il arriva que Luscinde m'ayant demandé un livre de chevalerie
qu'elle affectionnait, l'Amadis de Gaule...

A peine don Quichotte eut-il entendu prononcer le mot de livre de
chevalerie, qu'il s'écria:

Si, en commençant son histoire, Votre Grâce m'eût dit que cette belle
demoiselle aimait autant les livres de chevalerie, cela m'aurait suffi
pour me faire apprécier l'élévation de son esprit, qui certes ne serait
pas aussi distingué que vous l'avez dépeint, si elle eût manqué de goût
pour une si savoureuse lecture. Il ne me faut donc point d'autre preuve
qu'elle est belle, spirituelle et d'un mérite accompli; et, puisqu'elle
a cette inclination, je la tiens pour la plus belle et la plus
spirituelle personne du monde. J'aurais voulu seulement, seigneur,
qu'avec Amadis de Gaule vous eussiez mis entre ses mains cet excellent
don Roger de Grèce; car l'aimable Luscinde aurait sans doute fort goûté
Daraïde et Garaya, le discret berger Darinel, et les vers de ses
admirables bucoliques, qu'il chantait avec tant d'esprit et
d'enjouement. Mais il sera facile de réparer cet oubli, et quand vous
voudrez bien me faire l'honneur de me rendre visite, je vous montrerai
plus de trois cents ouvrages qui font mes délices, quoique je croie me
rappeler en ce moment qu'il ne m'en reste plus un seul, grâce à la
malice et à l'envie des enchanteurs. Excusez-moi, je vous prie, si,
contre ma promesse, je vous ai interrompu; car dès qu'on parle devant
moi de chevalerie et de chevaliers, il n'est pas plus en mon pouvoir de
me taire qu'aux rayons du soleil de cesser de répandre de la chaleur, et
à ceux de la lune de l'humidité. Maintenant, poursuivez votre récit.

Pendant ce discours, Cardenio avait laissé tomber sa tête sur sa
poitrine, comme un homme absorbé dans une profonde rêverie; et quoique
don Quichotte l'eût prié deux ou trois fois de continuer son histoire,
il ne répondait rien. Enfin, après un long silence, il releva la tête en
disant: Il y a une chose que je ne puis m'ôter de la pensée, et personne
n'en viendrait à bout, à moins d'être un maraud et un coquin, c'est que
cet insigne bélître d'Élisabad[43] vivait en concubinage avec la reine
Madasime.

  [43] Chirurgien d'Amadis de Gaule.

Oh! pour cela, non, non, de par tous les diables!... s'écria don
Quichotte, enflammé de colère, c'est une calomnie au premier chef. La
reine Madasime fut une excellente et vertueuse dame, et il n'y a pas
d'apparence qu'une si grande princesse se soit oubliée à ce point avec
un guérisseur de hernies. Quiconque le dit ment impudemment, et je le
lui prouverai à pied et à cheval, armé ou désarmé, de jour et de nuit,
enfin de telle manière qu'il lui conviendra.

Cardenio le regardait fixement en silence, et n'était pas plus en état
de poursuivre son récit, que don Quichotte de l'entendre, tant notre
héros avait ressenti l'affront qu'on venait de faire en sa présence à la
reine Madasime. Chose étrange! il prenait la défense de cette dame comme
si elle eût été sa véritable et légitime souveraine, tellement ses
maudits livres lui avaient troublé la cervelle.

Cardenio, qui était redevenu fou, s'entendant traiter de menteur
impudent, prit mal la plaisanterie, et ramassant un caillou qui se
trouvait à ses pieds, le lança si rudement contre la poitrine de notre
héros, qu'il l'étendit par terre. Sancho Panza voulut s'élancer pour
venger son maître; mais Cardenio le reçut de telle façon, que d'un seul
coup il l'envoya par terre, puis, lui sautant sur le ventre, il le foula
tout à son aise et ne le lâcha point qu'il ne s'en fût rassasié. Le
chevrier voulut aller au secours de Sancho, il n'en fut pas quitte à
meilleur marché. Enfin, après les avoir bien frottés et moulus l'un
après l'autre, Cardenio les laissa et regagna à pas lents le chemin de
la montagne.

Furieux d'avoir été ainsi maltraité, Sancho s'en prit au chevrier, en
lui disant qu'il aurait dû les prévenir que cet homme était sujet à des
accès de fureur, parce que, s'ils l'avaient su, ils se seraient tenus
sur leurs gardes. Le chevrier répondit qu'il les avait avertis, et que
s'ils ne l'avaient pas entendu, ce n'était pas sa faute. Sancho
repartit, le chevrier répliqua, et de reparties en répliques, de
répliques en reparties, ils en vinrent à se prendre par la barbe et à se
donner de telles gourmades que si don Quichotte ne les eût séparés, ils
se seraient mis en pièces. Sancho était en goût, et criait à son maître:
Laissez-moi faire, seigneur chevalier de la Triste-Figure; celui-ci
n'est pas armé chevalier, ce n'est qu'un paysan comme moi, je puis
combattre avec lui à armes égales et me venger du tort qu'il m'a causé.

Cela est vrai, dit don Quichotte, mais il est innocent de ce qui nous
est arrivé.

Étant parvenu à les séparer, notre héros demanda au chevrier s'il ne
serait pas possible de retrouver Cardenio, parce qu'il mourait d'envie
de savoir la fin de son histoire. Le chevrier répondit, comme il avait
déjà fait, qu'il ne connaissait point sa retraite; mais qu'en parcourant
avec soin les alentours, on le retrouverait sûrement, ou dans son bon
sens ou dans sa folie.



CHAPITRE XXV

DES CHOSES ÉTRANGES QUI ARRIVÈRENT AU VAILLANT CHEVALIER DE LA MANCHE
DANS LA SIERRA MORENA, ET DE LA PÉNITENCE QU'IL FIT A L'IMITATION DU
BEAU TÉNÉBREUX


Ayant dit adieu au chevrier, don Quichotte remonta sur Rossinante, et
ordonna à Sancho de le suivre, ce que celui-ci fit de très-mauvaise
grâce, forcé qu'il était d'aller à pied. Ils pénétrèrent peu à peu dans
la partie la plus âpre de la montagne. Sancho mourait d'envie de parler;
mais pour ne pas contrevenir à l'ordre de son maître, il aurait désiré
qu'il commençât l'entretien. Enfin, ne pouvant supporter un plus long
silence, et don Quichotte continuant à se taire: Seigneur, lui dit-il,
je supplie Votre Grâce de me donner sa bénédiction et mon congé; je
veux, sans plus tarder, aller retrouver ma femme et mes enfants, avec
qui je pourrai au moins converser tout à mon aise; car vous suivre par
ces solitudes, jour et nuit, sans dire un seul mot, autant vaudrait
m'enterrer tout vivant. Encore si les bêtes parlaient, comme au temps
d'Ésope, le mal serait moins grand, je m'entretiendrais avec mon âne[44]
de ce qui me passerait par la tête, et je prendrais mon mal en patience;
mais être sans cesse en quête d'aventures, ne rencontrer que des coups
de poing, des pluies de pierres, des sauts de couverture, et, pour tout
dédommagement, avoir la bouche cousue, comme si on était né muet, par ma
foi, c'est une tâche qui est au-dessus de mes forces.

  [44] Inadvertance de l'auteur, car Sancho a perdu son âne et ne l'a
  pas encore retrouvé.

Je t'entends, Sancho, répondit don Quichotte; tu ne saurais tenir
longtemps ta langue captive. Eh bien, je lui rends la liberté, mais
seulement pour le temps que nous serons dans ces solitudes: parle donc à
ta fantaisie.

A la bonne heure, reprit Sancho; et pourvu que je parle aujourd'hui,
Dieu sait ce qui arrivera demain. Aussi, pour profiter de la permission,
je demanderai à Votre Grâce pourquoi elle s'est avisée de prendre si
chaudement le parti de cette reine Marcassine, ou n'importe comme elle
s'appelle, car je ne m'en soucie guère, et que vous importait que cet
Abad fût ou non son bon ami? Si vous aviez laissé passer cela, qui ne
vous touche en rien, le fou aurait achevé son histoire, vous vous seriez
épargné le coup de pierre, et je n'aurais pas la toile du ventre
rompue.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

De reparties en répliques, de répliques en reparties, ils en vinrent à
se prendre par la barbe (p. 120).]

Si tu savais, comme moi, reprit don Quichotte, quelle grande et noble et
dame était la reine Madasime, je suis certain que tu dirais que j'ai
encore montré trop de patience en n'arrachant pas la langue insolente
qui a osé proférer un pareil blasphème; car, je t'en fais juge, n'est-ce
pas un exécrable blasphème de prétendre qu'une reine a fait l'amour avec
un chirurgien? La vérité est que cet Élisabad, dont a parlé le fou, fut
un homme prudent et de bon conseil, qui servait autant de gouverneur que
de médecin à la reine; mais soutenir qu'elle était sa maîtresse, c'est
une insolence digne du plus sévère châtiment. Au reste, afin que tu sois
bien convaincu que Cardenio ne savait ce qu'il disait, tu n'as qu'à te
rappeler qu'il était déjà retombé dans un de ses accès de folie.

Justement, voilà où je vous attendais, s'écria Sancho; à quoi bon se
mettre en peine des discours d'un fou! et si ce caillou, au lieu de vous
frapper dans l'estomac, vous avait donné par la tête, nous serions dans
un bel état pour avoir pris la défense de cette grande dame, que Dieu a
mise en pourriture.

Sancho, répondit don Quichotte, contre les fous et contre les sages,
tout chevalier errant est tenu de défendre l'honneur des dames, quelles
qu'elles puissent être; à plus forte raison l'honneur des hautes et
nobles princesses, comme l'était la reine Madasime, pour qui j'ai une
vénération particulière, à cause de sa vertu et de toutes ses admirables
qualités; car, outre qu'elle était fort belle, elle montra beaucoup de
patience et de résignation dans les malheurs dont elle fut accablée.
C'est alors que les sages conseils d'Élisabad l'aidèrent à supporter ses
déplaisirs, et c'est aussi de là que des gens ignorants et
malintentionnés ont pris occasion de dire qu'ils vivaient familièrement
ensemble. Mais encore une fois ils ont menti, et ils mentiront deux
cents autres fois, tous ceux qui le diront ou seulement en auront la
pensée.

Je ne le dis ni ne le pense, repartit Sancho: que ceux qui le pensent en
soient seuls responsables; s'ils ont ou non couché ensemble, c'est à
Dieu qu'ils en ont rendu compte. Moi je viens de mes vignes, et je ne
sais rien de rien; je ne fourre point mon nez où je n'ai que faire; qui
achète et vend, en sa bourse le sent; nu je suis né, nu je me trouve; je
ne perds ni ne gagne; et que m'importe, à moi, qu'ils aient été bons
amis! Bien des gens croient qu'il y a du lard, là où il n'y a pas
seulement de crochets pour le pendre; qui peut mettre des portes aux
champs? N'a-t-on pas glosé de Dieu lui-même?

Sainte Vierge! s'écria don Quichotte; eh! combien enfiles-tu là de
sottises? Explique-moi, je te prie, quels rapports ont tous ces
impertinents proverbes avec ce que je viens de dire? Va, va, occupe-toi
désormais de talonner ton âne, sans te mêler de ce qui ne te regarde
pas. Mais surtout, tâche de bien imprimer dans ta cervelle que ce
qu'avec l'aide de mes cinq sens j'ai fait, je fais et je ferai, est
toujours selon la droite raison, et parfaitement conforme aux lois de la
chevalerie, que j'entends mieux qu'aucun des chevaliers qui en ont
jamais fait profession.

Mais, seigneur, est-ce une loi de la chevalerie, reprit Sancho, de
courir ainsi perdus au milieu de ces montagnes, où il n'y a ni chemin ni
sentier, cherchant un fou auquel, dès que nous l'aurons trouvé, il
prendra fantaisie d'achever de nous briser, à vous la tête, et à moi les
côtes?

Encore une fois, laissons cela, repartit don Quichotte; apprends que mon
dessein n'est pas seulement de retrouver ce pauvre fou, mais d'accomplir
en ces lieux mêmes une prouesse qui doit éterniser mon nom parmi les
hommes, et laissera bien loin derrière moi tous les chevaliers errants
passés et à venir.

Est-elle bien périlleuse, cette prouesse? demanda Sancho.

Non, répondit don Quichotte. Cependant la chose pourrait tourner de
telle sorte, que nous rencontrions malheur au lieu de chance. Au reste,
tout dépendra de ta diligence.

De ma diligence? dit Sancho.

Oui, mon ami, reprit don Quichotte, parce que si tu reviens promptement
d'où j'ai dessein de t'envoyer, plus tôt ma peine sera finie, et plus
tôt ma gloire commencera. Mais comme il n'est pas juste que je te tienne
davantage en suspens, je veux que tu saches, ô Sancho, que le fameux
Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants qui se
soient vus dans le monde; que dis-je? le plus parfait, il fut le seul,
l'unique, ou tout au moins le premier. J'en suis fâché pour ceux qui
oseraient se comparer à lui, ils se tromperaient étrangement; il n'y en
a pas un qui soit digne seulement d'être son écuyer. Lorsqu'un peintre
veut s'illustrer dans son art, il s'attache à imiter les meilleurs
originaux, et prend pour modèles les ouvrages des plus excellents
maîtres; eh bien, la même règle s'applique à tous les arts et à toutes
les sciences qui font l'ornement des sociétés. Ainsi, celui qui veut
acquérir la réputation d'homme prudent et sage doit imiter Ulysse,
qu'Homère nous représente comme le type de la sagesse et de la prudence;
dans la personne d'Énée, Virgile nous montre également la piété d'un
fils envers son père, et la sagacité d'un vaillant capitaine: et tous
deux ont peint ces héros, non pas peut-être tels qu'ils furent, mais
tels qu'ils devaient être, afin de laisser aux siècles à venir un modèle
achevé de leurs vertus. D'où il suit qu'Amadis de Gaule ayant été le
pôle, l'étoile, le soleil des vaillants et amoureux chevaliers, c'est
lui que nous devons imiter, nous tous qui sommes engagés sous les
bannières de l'amour et de la chevalerie. Je conclus donc, ami Sancho,
que le chevalier errant qui l'imitera le mieux, approchera le plus de
la perfection. Or, la circonstance dans laquelle le grand Amadis fit
surtout éclater sa sagesse, sa valeur, sa patience et son amour, fut
celle où, dédaigné de sa dame Oriane, il se retira sur la Roche Pauvre
pour y faire pénitence, changeant son nom en celui de Beau Ténébreux,
nom significatif et tout à fait en rapport avec le genre de vie qu'il
s'était imposé. Mais, comme il m'est plus facile de l'imiter en sa
pénitence que de pourfendre, comme lui, des géants farouches, de
détruire des armées, de disperser des flottes, de défaire des
enchantements, et que de plus ces lieux sauvages sont admirablement
convenables pour mon dessein, je ne veux pas laisser échapper, sans la
saisir, l'occasion qui m'offre si à propos une mèche de ses cheveux.

Mais enfin, demanda Sancho, qu'est-ce donc que Votre Grâce prétend faire
dans un lieu si désert?

Ne t'ai-je pas dit, reprit don Quichotte, que mon intention est
non-seulement d'imiter Amadis dans son désespoir amoureux et sa folie
mélancolique, mais aussi le valeureux Roland, alors que s'offrit à lui
sur l'écorce d'un hêtre l'irrécusable indice qu'Angélique s'était
oubliée avec le jeune Médor; ce qui lui donna tant de chagrin qu'il en
devint fou, qu'il arracha les arbres, troubla l'eau des fontaines, tua
les bergers, dispersa leurs troupeaux, incendia leurs chaumières, traîna
sa jument, et fit cent mille autres extravagances dignes d'une éternelle
mémoire? Et quoique je ne sois pas résolu d'imiter Roland, Orland ou
Rotoland (car il portait ces trois noms) dans toutes ses folies,
j'ébaucherai de mon mieux les plus essentielles; peut-être bien me
contenterai-je tout simplement d'imiter Amadis, qui, sans faire des
choses aussi éclatantes, sut acquérir par ses lamentations amoureuses
autant de gloire que personne.

Seigneur, dit Sancho, il me semble que ces chevaliers avaient leurs
raisons pour accomplir toutes ces folies et toutes ces pénitences; mais
quel motif a Votre Grâce pour devenir fou? Quelle dame vous a rebuté, et
quels indices peuvent vous faire penser que madame Dulcinée du Toboso a
folâtré avec More ou chrétien?

Eh bien, Sancho, continua don Quichotte, voilà justement le fin de mon
affaire: le beau mérite qu'un chevalier errant devienne fou lorsqu'il a
de bonnes raisons pour cela; l'ingénieux, le piquant, c'est de devenir
fou sans sujet, et de faire dire à sa dame: Si mon chevalier fait de
telles choses à froid, que ferait-il donc à chaud? en un mot, de lui
montrer de quoi on est capable dans l'occasion, puisqu'on agit de la
sorte sans que rien vous y oblige. D'ailleurs, n'ai-je pas un motif
suffisant dans la longue absence qui me sépare de la sans pareille
Dulcinée? N'as-tu pas entendu dire au berger Ambrosio que l'absence fait
craindre et ressentir tous les maux? Cesse donc, Sancho, de me détourner
d'une si rare et si heureuse imitation. Fou je suis, et fou je veux
demeurer, jusqu'à ce que tu sois de retour avec la réponse à une lettre
que tu iras porter de ma part à madame Dulcinée: si je la trouve digne
de ma fidélité, je cesse à l'instant même d'être fou et de faire
pénitence; mais si elle n'est pas telle que je l'espère, oh! alors, je
resterai fou définitivement, parce qu'en cet état je ne sentirai rien:
de sorte que, quoi que me réponde ma dame, je me tirerai toujours
heureusement d'affaire, jouissant comme sage du bien que j'espère de ton
retour, ou, comme fou, ne sentant pas le mal que tu m'auras apporté.
Mais dis-moi, as-tu bien précieusement gardé l'armet de Mambrin? Je t'ai
vu le ramasser après que cet ingrat eut fait tous ses efforts pour le
mettre en pièces, sans pouvoir en venir à bout, tant il est de bonne
trempe.

Vive Dieu! reprit Sancho, je ne saurais endurer patiemment certaines
choses que dit Votre Grâce; en vérité, cela ferait croire que ce que
vous racontez des chevaliers errants, de ces royaumes dont ils font la
conquête, de ces îles qu'ils donnent pour récompense à leurs écuyers,
que toutes ces belles choses enfin sont des contes à dormir debout.
Comment sans cesse entendre répéter qu'un plat à barbe est l'armet de
Mambrin, sans penser que celui qui soutient cela a perdu le jugement?
J'ai dans mon bissac le bassin tout aplati, et je l'emporte chez moi
pour le redresser et me faire la barbe, si Dieu m'accorde jamais la
grâce de me retrouver avec ma femme et mes enfants.

Sancho, reprit don Quichotte, par le nom du Dieu vivant que tu viens de
jurer, je jure à mon tour que sur toute la surface de la terre on n'a
pas encore vu d'écuyer d'un plus médiocre entendement. Depuis le temps
que je t'ai pris à mon service, est-il possible que tu sois encore à
t'apercevoir qu'avec les chevaliers errants tout semble chimères,
folies, extravagances, non pas parce que cela est ainsi, mais parce
qu'il se rencontre partout sur leur passage des enchanteurs, qui
changent, bouleversent et dénaturent les objets selon qu'ils ont envie
de nuire ou de favoriser? Ce qui te paraît à toi un bassin de barbier
est pour moi l'armet de Mambrin, et paraîtra tout autre chose à un
troisième. En cela j'admire la sage prévoyance de l'enchanteur qui me
protége, d'avoir fait que chacun prenne pour un bassin de barbier cet
armet, car étant une des plus précieuses choses du monde, et
naturellement la plus enviée, sa possession ne m'aurait pas laissé un
moment de repos, et il m'aurait fallu soutenir mille combats pour le
défendre; tandis que, sous cette vile apparence, personne ne s'en
soucie, comme cet étourdi l'a fait voir en essayant de le rompre, sans
daigner même l'emporter. Garde-le, ami Sancho, je n'en ai pas besoin
pour l'heure; au contraire, je veux me désarmer entièrement et me mettre
nu comme lorsque je sortis du ventre de ma mère, si toutefois je trouve
qu'il soit plus à propos d'imiter la pénitence de Roland que celle
d'Amadis.

En devisant ainsi, ils arrivèrent au pied d'une roche très-haute et
comme taillée à pic. Sur son flanc un ruisseau limpide courait en
serpentant arroser une verte prairie. Quantité d'arbres sauvages, de
plantes et de fleurs des champs entouraient cette douce retraite. Ce
lieu plut beaucoup au chevalier de la Triste-Figure, qui, le prenant
pour théâtre de sa pénitence, en prit possession en ces termes:

Cruelle! voici l'endroit que j'adopte et que je choisis pour pleurer
l'infortune où tu m'as fait descendre! oui, je veux que mes larmes
grossissent les eaux de ce ruisseau, que mes soupirs incessants agitent
les feuilles et les branches de ces arbres, en signe et témoignage de
l'affliction qui déchire mon cœur outragé. O vous! divinités champêtres
qui faites séjour en ce désert, écoutez les plaintes d'un malheureux
amant, qu'une longue absence et une jalousie imaginaire ont amené dans
ces lieux, afin de pleurer son triste sort, et gémir à son aise des
rigueurs d'une ingrate en qui le ciel a rassemblé toutes les perfections
de l'humaine beauté! O Dulcinée du Toboso! soleil de mes jours, lune de
mes nuits, étoile polaire de ma destinée! prends pitié du triste état où
m'a réduit ton absence, et daigne répondre par un heureux dénoûment à la
constance de ma foi! Arbres, désormais compagnons de ma solitude, faites
connaître par le doux bruissement de votre feuillage que ma présence ne
vous déplaît pas. Et toi, cher écuyer, fidèle compagnon de mes nombreux
travaux, regarde bien ce que je vais faire, afin de le raconter
fidèlement à celle qui en est l'unique cause.

En achevant ces mots, il mit pied à terre, ôta la selle et la bride à
Rossinante, et lui frappant doucement sur la croupe avec la paume de la
main, il dit en soupirant:

Celui qui a perdu la liberté te la donne, ô coursier aussi excellent par
tes œuvres que malheureux par ton sort! Va, prends le chemin que tu
voudras, car tu portes écrit sur le front que jamais l'hippogriffe
d'Astolphe, ni le renommé Frontin, qui coûta si cher à Bradamante,
n'ont égalé ta légèreté et ta vigueur.

[Illustration: Celui qui a perdu sa liberté te la donne (p. 124).]

Maudit, et mille fois maudit, s'écria Sancho, soit celui qui me prive du
soin de débâter mon âne. Par ma foi, les caresses et les compliments ne
lui manqueraient pas à cette heure. Et pourtant quand il serait ici, le
pauvre grison, à quoi servirait de lui ôter le bât? Qu'a-t-il à voir aux
folies des amoureux et des désespérés, puisque son maître, et ce maître
c'est moi, n'a jamais été ni l'un ni l'autre? Mais dites-moi, seigneur,
si mon départ et votre folie sont choses sérieuses, ne serait-il pas à
propos de seller Rossinante, afin de remplacer mon âne? ce sera toujours
du temps de gagné; tandis que s'il me faut aller à pied, je ne sais trop
quand j'arriverai, ni quand je serai de retour, car je suis mauvais
marcheur.

Fais comme tu voudras, répondit don Quichotte; d'autant que ton idée ne
me semble pas mauvaise. Au reste, tu partiras dans trois jours; je te
retiens jusque-là, afin que tu puisses voir ce que j'accomplirai pour ma
dame, et que tu puisses lui en faire un fidèle récit.

Et que puis-je voir de plus? dit Sancho.

Vraiment, tu n'y es pas encore, repartit don Quichotte: ne faut-il pas
que je déchire mes habits, que je disperse mes armes, que je me jette la
tête en bas sur ces rochers, et fasse mille autres choses qui te
raviront d'admiration?

Pour l'amour de Dieu, reprit Sancho, que Votre Grâce prenne bien garde à
la manière dont elle fera ses culbutes, car vous pourriez donner de la
tête en tel endroit que dès le premier coup l'échafaudage de votre
pénitence serait renversé. Si cependant ces culbutes sont
indispensables, je suis d'avis, puisque tout cela n'est que feinte et
imitation, que vous vous contentiez de les faire dans l'eau ou sur
quelque chose de mou comme du coton; après quoi laissez-moi le soin du
reste, je saurai bien dire à madame Dulcinée que vous avez fait ces
culbutes sur des roches plus dures que le diamant.

Je te suis reconnaissant de ta bonne intention, dit don Quichotte; mais
apprends que tout ceci, loin d'être une feinte, est une affaire
très-sérieuse. D'ailleurs, agir autrement serait manquer aux lois de la
chevalerie, qui nous défendent de mentir sous peine d'indignité; or
faire ou dire une chose pour une autre c'est mentir; il faut donc que
mes culbutes soient réelles, franches, loyales, exemptes de toutes
supercherie. Il sera bon néanmoins que tu me laisses de la charpie pour
panser mes blessures, puisque notre mauvais sort a voulu que nous
perdions le baume.

Ç'a été bien pis de perdre l'âne, puisqu'il portait la charpie et le
baume, repartit Sancho; quant à ce maudit breuvage, je prie Votre Grâce
de ne m'en parler jamais; rien que d'en entendre prononcer le nom me met
l'âme à l'envers, et à plus forte raison l'estomac. Je vous prie aussi
de considérer comme achevés les trois jours que vous m'avez donnés pour
voir vos folies; je les tiens pour vues et revues, et j'en dirai des
merveilles à madame Dulcinée. Veuillez écrire la lettre et m'expédier
promptement; car je voudrais être déjà de retour pour vous tirer du
purgatoire où je vous laisse.

Purgatoire! reprit don Quichotte; dis enfer, et pis encore, s'il y a
quelque chose de pire au monde.

A qui est en enfer NULLA EST RETENTIO, à ce que j'ai entendu dire,
répliqua Sancho.

Qu'entends-tu par RETENTIO? demanda don Quichotte.

J'entends par RETENTIO, qu'une fois en enfer on n'en peut plus sortir,
répondit Sancho; ce qui n'arrivera pas à Votre Grâce, ou je ne saurais
plus jouer des talons pour hâter Rossinante. Plantez-moi une bonne fois
devant madame Dulcinée, et je lui ferai un tel récit des folies que vous
avez faites pour elle et de celles qui vous restent encore à faire, que
je la rendrai aussi souple qu'un gant, fût-elle plus dure qu'un tronc de
liége. Puis, avec sa réponse douce comme miel, je reviendrai comme les
sorciers, à travers les airs, vous tirer de votre purgatoire, qui semble
enfer, mais qui ne l'est pas, puisqu'il y a espérance d'en sortir,
tandis qu'on ne sort jamais de l'enfer, quand une fois on y a mis le
pied; ce qui est aussi, je crois, l'avis de Votre Grâce.

C'est la vérité, dit don Quichotte; mais comment ferons-nous pour écrire
ma lettre?

Et aussi la lettre de change des trois ânons? ajouta Sancho.

Sois tranquille, je ne l'oublierai pas, reprit don Quichotte; et puisque
le papier manque, il me faudra l'écrire à la manière des anciens, sur
des feuilles d'arbres ou des tablettes de cire. Mais je m'en souviens,
j'ai le livre de poche de Cardenio, qui sera très-bon pour cela.
Seulement tu auras soin de faire transcrire ma lettre sur une feuille de
papier dans le premier village où tu trouveras un maître d'école; sinon
tu en chargeras le sacristain de la paroisse; mais garde-toi de
t'adresser à un homme de loi, car alors le diable même ne viendrait pas
à bout de la déchiffrer.

Et la signature? demanda Sancho.

Jamais Amadis ne signait ses lettres, répondit don Quichotte.

Bon pour cela, dit Sancho; mais la lettre de change doit forcément être
signée: si elle n'est que transcrite, ils diront que le seing est faux,
et adieu mes ânons.

La lettre de change sera dans le livre de poche, reprit don Quichotte,
et je la signerai; lorsque ma nièce verra mon nom, elle ne fera point
difficulté d'y faire honneur. Quant à la lettre d'amour, tu auras soin
de mettre pour signature: _A vous jusqu'à la mort, le chevalier de la
Triste-Figure_. Peu importe qu'elle soit d'une main étrangère, car, si
je m'en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de sa vie
n'a vu lettre de ma main. En effet, nos amours ont toujours été
platoniques, et n'ont jamais passé les bornes d'une honnête œillade;
encore ç'a été si rarement, que depuis douze ans qu'elle m'est plus
chère que la prunelle de mes yeux, qu'un jour mangeront les vers du
tombeau, je ne l'ai pas vue quatre fois; peut-être même ne s'est-elle
jamais aperçue que je la regardasse, tant Laurent Corchuelo, son père,
et Aldonça Nogalès, sa mère, la veillaient de près et la tenaient
resserrée.

Comment! s'écria Sancho, la fille de Laurent Corchuelo et d'Aldonça
Nogalès est madame Dulcinée du Toboso?

Elle-même, répondit don Quichotte, et qui mérite de régner sur tout
l'univers.

Oh! je la connais bien, dit Sancho, et je sais qu'elle lance une barre
aussi rudement que le plus vigoureux garçon du village. Par ma foi, elle
peut prêter le collet à tout chevalier errant qui la prendra pour
maîtresse. Peste! qu'elle est droite et bien faite! et la bonne voix
qu'elle a! Un jour qu'elle était montée au haut du clocher de notre
village, elle se mit à appeler les valets de son père qui travaillaient
à plus de demi-lieue; eh bien, ils l'entendirent aussi distinctement que
s'ils eussent été au pied de la tour. Ce qu'elle a de bon, c'est qu'elle
n'est point dédaigneuse: elle joue avec tout le monde, et folâtre à tout
propos. Maintenant j'en conviens, seigneur chevalier de la
Triste-Figure, vous pouvez faire pour elle autant de folies qu'il vous
plaira, vous pouvez vous désespérer et même vous pendre; personne ne
dira que vous avez eu tort, le diable vous eût-il emporté. Aldonça
Lorenço! bon Dieu, je grille d'être en chemin pour la revoir. Elle doit
être bien changée, car aller tous les jours aux champs et en plein
soleil, cela gâte vite le teint des femmes.

Seigneur don Quichotte, continua Sancho, je dois vous confesser une
chose. J'étais resté jusqu'ici dans une grande erreur; j'avais toujours
cru que madame Dulcinée était une haute princesse, ou quelque grande
dame méritant les présents que vous lui avez envoyés, comme ce Biscaïen,
ces forçats, et tant d'autres non moins nombreux que les victoires
remportées par vous avant que je fusse votre écuyer; mais en vérité que
doit penser madame Aldonça Lorenço, je veux dire madame Dulcinée du
Toboso, en voyant s'agenouiller devant elle les vaincus que lui envoie
Votre Grâce? Ne pourrait-il pas arriver qu'en ce moment elle fût occupée
à peigner du chanvre ou à battre du grain, et qu'à cette vue tous ces
gens-là se missent en colère, tandis qu'elle-même se moquerait de votre
présent?

Sancho, reprit don Quichotte, je t'ai dit bien des fois que tu étais un
grand bavard, et qu'avec ton esprit lourd et obtus, tu avais tort de
vouloir badiner et de faire des pointes. Mais, pour te prouver que je
suis encore plus sage que tu n'es sot, je veux que tu écoutes cette
petite histoire. Apprends donc qu'une veuve, jeune, belle, riche, et
surtout fort amie de la joie, s'amouracha un jour d'un frère lai, bon
compagnon et de large encolure. En l'apprenant, le frère de la dame vint
la trouver pour lui en dire son avis: «Comment, madame, une femme aussi
noble, aussi belle et aussi riche que l'est Votre Grâce, peut-elle
s'amouracher d'un homme de si bas étage et de si médiocre intelligence,
tandis que dans la même maison il y a tant de docteurs et de savants
théologiens, parmi lesquels elle peut choisir comme au milieu d'un cent
de poires?--Vous n'y entendez rien, mon cher frère, répondit la dame, si
vous pensez que j'ai fait un mauvais choix; car pour ce que je veux en
faire, il sait autant et plus de philosophie qu'Aristote.» De la même
manière, Sancho, tu sauras que pour ce que je veux faire de Dulcinée du
Toboso, elle est autant mon fait que la plus grande princesse de la
terre. Crois-tu que les Philis, les Galatées, les Dianes et les
Amaryllis, qu'on voit dans les livres et sur le théâtre, aient été des
créatures en chair et en os, et les maîtresses de ceux qui les ont
célébrées? Non, en vérité: la plupart des poëtes les imaginent pour
s'exercer l'esprit et faire croire qu'ils sont amoureux ou capables de
grandes passions. Il me suffit donc qu'Aldonça Lorenço soit belle et
sage: quant à sa naissance, peu m'importe; on n'en est pas à faire une
enquête pour lui conférer l'habit de chanoinesse, et je me persuade,
moi, qu'elle est la plus grande princesse du monde. Apprends, Sancho, si
tu ne le sais pas, que les choses qui nous excitent le plus à aimer sont
la sagesse et la beauté; or, ces deux choses se trouvent réunies au
degré le plus éminent chez Dulcinée, car en beauté personne ne l'égale,
et en bonne renommée peu lui sont comparables. En un mot, je m'en suis
fait une idée telle, que ni les Hélènes, ni les Lucrèces, ni toutes les
héroïnes des temps passés, grecques, latines ou barbares, n'en ont
jamais approché. Qu'on dise ce qu'on voudra; si les sots ne m'approuvent
pas, les gens sensés ne manqueront pas d'être de mon sentiment.

Seigneur, reprit Sancho, vous avez raison en tout et partout, et je ne
suis qu'un âne. Mais pourquoi, diable, ce mot-là me vient-il à la
bouche? on ne devrait jamais parler de corde dans la maison d'un pendu.
Maintenant il ne reste plus qu'à écrire vos lettres, et je décampe
aussitôt.

Don Quichotte prit le livre de poche, et s'étant mis un peu à l'écart,
il commença à écrire avec un grand sang-froid. Sa lettre achevée, il
appela son écuyer pour la lui lire, parce que, lui dit-il, je crains
qu'elle ne se perde en chemin, et que j'ai tout à redouter de ta
mauvaise étoile.

Votre Grâce ferait mieux de l'écrire deux ou trois fois dans le livre de
poche, reprit Sancho; c'est folie de penser que je puisse la loger dans
ma mémoire; car je l'ai si mauvaise, que j'oublie quelquefois jusqu'à
mon propre nom. Cependant, lisez-la-moi; je m'imagine qu'elle est faite
comme au moule, et je serai bien aise de l'entendre.

Écoute, dit don Quichotte.


  LETTRE DE DON QUICHOTTE A DULCINÉE DU TOBOSO.

  «Haute et souveraine Dame,

  «Le piqué jusqu'au vif de la pointe aiguë de l'absence, le blessé dans
  l'intime région du cœur, dulcissime Dulcinée du Toboso, vous souhaite
  la santé dont il ne jouit pas. Si votre beauté continue à me
  dédaigner, si vos mérites ne finissent par s'expliquer en ma faveur,
  si enfin vos rigueurs persévèrent, il me sera impossible, quoique
  accoutumé à la souffrance, de résister à tant de maux, parce que la
  force du mal sera plus forte que ma force. Mon fidèle écuyer Sancho
  vous rendra un compte exact, belle ingrate et trop aimable ennemie, de
  l'état où je suis à votre intention. S'il plaît à Votre Grâce de me
  secourir, vous ferez acte de justice, et sauverez un bien qui vous
  appartient: sinon faites ce qu'il vous plaira; car, en achevant de
  vivre, j'aurai satisfait à votre cruauté et à mes désirs.

  «Celui qui est à vous jusqu'à la mort.

    «Le chevalier de la TRISTE-FIGURE.»


Par ma barbe, s'écria Sancho, voilà la meilleure lettre que j'aie
entendue de ma vie! Peste, comme Votre Grâce dit bien ce qu'elle veut
dire, et comme vous avez enchâssé là le chevalier de la Triste-Figure!
En vérité, vous êtes le diable en personne, et il n'y a rien que vous ne
sachiez.

Dans la profession que j'exerce, il faut tout savoir, dit don Quichotte.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Dulcinée du Toboso (p. 127).]

Or çà, reprit Sancho, écrivez donc de l'autre côté la lettre de change
des ânons, et signez lisiblement, afin qu'on sache que c'est votre
écriture.

Volontiers, dit don Quichotte. Après l'avoir écrite, il lut ce qui
suit:

  «Ma nièce, vous payerez, par cette première de change, trois ânons des
  cinq que j'ai laissés dans mon écurie, à Sancho Panza, mon écuyer,
  valeur reçue de lui. Je vous en tiendrai compte sur le vu de la
  présente, quittancée dudit Sancho. Fait au fond de la Sierra Morena,
  le 26 août de la présente année.»

Très-bien, s'écria Sancho; Votre Grâce n'a plus qu'à signer.

C'est inutile, répondit don Quichotte, je me contenterai de la parapher,
et cela suffirait pour trois cents ânes.

Je m'en rapporte à vous, dit Sancho; maintenant je vais seller
Rossinante; préparez-vous à me donner votre bénédiction, car je veux
partir à l'instant même, sans voir les extravagances que vous avez à
faire; je dirai à madame Dulcinée que je vous en ai vu faire à bouche
que veux-tu.

Il faut au moins, et cela est nécessaire, reprit don Quichotte, que tu
me voies nu, sans autre vêtement que la peau, faire une ou deux
douzaines de folies, afin que les ayant vues, tu puisses jurer en toute
sûreté de conscience de celles que tu croiras devoir y ajouter, et sois
certain que tu n'en diras pas la moitié.

En ce cas, seigneur, dépêchez-vous, repartit Sancho; mais, pour l'amour
de Dieu, que je ne voie point la peau de Votre Grâce, cela me ferait
trop de chagrin, et je ne pourrais m'empêcher de pleurer. J'ai tant
pleuré cette nuit mon grison, que je ne suis pas en état de recommencer.
S'il faut absolument que je vous voie faire quelques-unes de ces folies,
faites-les tout habillé, et des premières qui vous viendront à l'esprit;
car je vous l'ai déjà dit, c'est autant de pris sur mon voyage, et je
tarderai d'autant à rapporter la réponse que mérite Votre Grâce. Par ma
foi, que madame Dulcinée se tienne bien et réponde comme elle le doit,
car autrement je fais vœu solennel de lui tirer la réponse de l'estomac
à beaux soufflets comptants et à grands coups de pied dans le ventre.
Peut-on souffrir qu'un chevalier errant, fameux comme vous l'êtes,
devienne fou, sans rime ni raison, pour une...? Qu'elle ne me le fasse
pas dire deux fois, la bonne dame, ou bien je lâche ma langue, et je lui
crache son fait à la figure. Oui-da, elle a bien rencontré son homme; je
ne suis pas si facile qu'elle s'imagine; elle me connaît mal, et
très-mal; si elle me connaissait, elle saurait que je ne me mouche pas
du pied.

En vérité, Sancho, tu n'es guère plus sage que moi, dit don Quichotte.

Je ne suis pas aussi fou, répliqua Sancho, mais je suis plus colère.
Enfin, laissons cela. Dites-moi, je vous prie, jusqu'à ce que je sois de
retour de quoi vivra Votre Grâce? Ira-t-elle par les chemins dérober
comme Cardenio le pain des pauvres bergers?

Ne prends de cela aucun souci, répondit don Quichotte; quand même
j'aurais de tout en abondance, je suis résolu à ne me nourrir que des
herbes de cette prairie et des fruits de ces arbres. Le fin de mon
affaire consiste même à ne pas manger du tout, et à souffrir bien
d'autres austérités.

A propos, seigneur, dit Sancho, savez-vous que j'ai grand'peur, lorsque
je reviendrai, de ne point retrouver l'endroit où je vous laisse, tant
il est écarté?

Remarque-le bien, reprit don Quichotte; quant à moi, je ne m'éloignerai
pas d'ici, et de temps en temps je monterai sur la plus haute de ces
roches, afin que tu puisses me voir ou que je t'aperçoive à ton retour.
Mais, pour plus grande sûreté, tu n'as qu'à couper des branches de
genêt, et à les répandre de six pas en six pas, jusqu'à ce que tu sois
dans la plaine; cela te servira à me retrouver; Thésée ne fit pas autre
chose, quand à l'aide d'un fil il entreprit de se guider dans le
labyrinthe de Crète.

Sancho s'empressa d'obéir, et, après avoir coupé sa charge de genêts, il
vint demander la bénédiction de son seigneur, prit congé de lui et monta
en pleurant sur Rossinante.

Sancho, lui dit don Quichotte, je te recommande mon bon cheval; aies-en
soin comme de ma propre personne.

Là-dessus, l'écuyer se mit en chemin, semant les branches de genêt comme
don Quichotte le lui avait conseillé. Il n'était pas encore bien
éloigné, que revenant sur ses pas: Seigneur, lui dit-il, Votre Grâce
avait raison quand elle voulait me rendre témoin de quelques-unes de ses
folies, afin que je puisse jurer en repos de conscience que je vous en
ai vu faire, sans compter que l'idée de votre pénitence n'est pas une
des moindres.

Ne te l'avais-je pas dit? répondit don Quichotte. Eh bien, attends un
peu; en moins d'un _Credo_ ce sera fait.

Se mettant à tirer ses chausses, il fut bientôt en pan de chemise; puis,
sans autre façon, se donnant du talon au derrière, il fit deux cabrioles
et deux culbutes, les pieds en haut, la tête en bas, et mettant à
découvert de telles choses, que pour ne pas les voir deux fois Sancho
s'empressa de tourner bride, satisfait de pouvoir jurer que son maître
était parfaitement fou.

Nous le laisserons suivre son chemin jusqu'au retour, qui ne fut pas
long.



CHAPITRE XXVI

OU SE CONTINUENT LES RAFFINEMENTS D'AMOUR DU GALANT CHEVALIER DE LA
MANCHE DANS LA SIERRA MORENA


En revenant à conter ce que fit le chevalier de la Triste-Figure quand
il se vit seul, l'histoire dit: A peine don Quichotte eut achevé ses
sauts et ses culbutes, nu de la ceinture en bas et vêtu de la ceinture
en haut, voyant Sancho parti sans en attendre la fin, qu'il gravit
jusqu'à la cime d'une roche élevée, et là se mit à réfléchir sur un
sujet qui maintes fois avait occupé sa pensée sans qu'il eût encore pu
prendre à cet égard aucune résolution: c'était de savoir lequel serait
préférable et lui conviendrait mieux d'imiter Roland dans sa démence
amoureuse, ou bien Amadis dans ses folies mélancoliques; et se parlant à
lui-même, il disait: Que Roland ait été aussi vaillant chevalier qu'on
le prétend; qu'y a-t-il à cela de merveilleux? il était enchanté, et on
ne pouvait lui ôter la vie, si ce n'est en lui enfonçant une épingle
noire sous la plante du pied. Or, il avait, pour le préserver en cet
endroit, six semelles de fer: et pourtant tout cela ne lui servit de
rien, puisque Bernard de Carpio devina la ruse et l'étouffa entre ses
bras, dans la gorge de Roncevaux. Mais laissons à part sa vaillance, et
venons à sa folie; car il est certain qu'il perdit la raison, quand les
arbres de la fontaine lui eurent dévoilé le fatal indice, et quand le
pasteur lui eut assuré qu'Angélique avait fait deux fois la sieste avec
Médor, ce jeune More à la blonde chevelure. Et certes, après que sa dame
lui eut joué ce vilain tour, il n'avait pas grand mérite à devenir fou.
Mais pour l'imiter dans sa folie, il faudrait avoir le même motif. Or,
je jurerais bien que ma Dulcinée n'a jamais vu de More, même en
peinture, et qu'elle est encore telle que sa mère l'a mise au monde: ce
serait donc lui faire une injure gratuite et manifeste que de devenir
fou du même genre de folie que Roland.

D'un autre côté, je vois qu'Amadis de Gaule, sans perdre la raison ni
faire d'extravagances, acquit en amour autant et plus de renommée que
personne. Se voyant dédaigné de sa dame Oriane, qui lui avait défendu de
paraître en sa présence jusqu'à ce qu'elle le rappelât, il ne fit rien
de plus, dit son histoire, que de se retirer en compagnie d'un ermite,
sur la roche Pauvre, où il versa tant de larmes que le ciel le prit en
pitié et lui envoya du secours au plus fort de son âpre pénitence. Et
cela étant, comme cela est, pourquoi me déshabiller entièrement,
pourquoi m'en prendre à ces pauvres arbres qui ne m'ont fait aucun mal,
et troubler l'eau de ces ruisseaux qui doivent me désaltérer quand
l'envie m'en prendra? Ainsi donc, vive Amadis! et qu'il soit imité de
son mieux par don Quichotte de la Manche, duquel on dira ce qu'on a dit
d'un autre: que s'il ne fit pas de grandes choses, il périt du moins
pour les avoir entreprises. D'ailleurs, si je ne suis ni dédaigné, ni
outragé par ma Dulcinée, ne suffit-il pas que je sois loin de sa vue?
Courage, mettons la main à l'œuvre; revenez dans ma mémoire,
immortelles actions d'Amadis, et faites-moi connaître par où je dois
commencer. Si je m'en souviens, la prière était son passe-temps
principal; eh bien, faisons de même, imitons-le en tout et pour tout,
puisque je suis l'Amadis de mon siècle, comme il fut celui du sien.

Là-dessus notre chevalier prit, pour lui servir de chapelet, de grosses
pommes de liége qu'il enfila et dont il se fit un rosaire. Seulement, il
était contrarié de ne pas avoir sous la main un ermite pour le confesser
et lui offrir des consolations; aussi passait-il le temps, soit à se
promener dans la prairie, soit à tracer sur l'écorce des arbres, ou même
sur le sable du chemin, une foule de vers, tous en rapport avec sa
tristesse, tous à la louange de Dulcinée.


  Beaux arbres qui portez vos têtes jusqu'aux cieux,
  Et recueillez chez vous cent familles errantes;
  Vous que mille couleurs font briller à nos yeux,
      Aimables fleurs, herbes et plantes,
  Si mon séjour pour vous n'est point trop ennuyeux,
  Écoutez d'un amant les plaintes incessantes.

      Ne vous lassez point d'écouter;
  Je suis venu vers vous tout exprès pour chanter
  De mes maux sans pareils l'horrible destinée.
  Vous aurez en revanche abondamment de l'eau;
  Car don Quichotte ici va pleurer comme un veau,
      De l'absence de Dulcinée
          Du Toboso.

  Voici le lieu choisi par un fidèle amant:
  Des plus loyaux amants le plus parfait modèle,
  Qui pour souffrir tout seul un horrible tourment,
      Se cache aux yeux de sa belle,
  Et la fuit sans savoir ni pourquoi ni comment,
  Si ce n'est qu'il est fou par un excès de zèle.

      L'amour, ce petit dieu matois,
  Le brûle à petit feu par-dessous son harnois,
  Et le fait enrager comme une âme damnée:
  Ne sachant plus que faire en ce cruel dépit,
  Don Quichotte éperdu pleure à remplir un muid,
      De l'absence de Dulcinée
          Du Toboso.

  Pendant que pour la gloire il fait un grand effort,
  A travers les rochers cherchant des aventures
  Il maudit mille fois son déplorable sort,
      Ne trouvant que des pierres dures,
  Des ronces, des buissons qui le piquent bien fort,
  Et sans lui faire honneur lui font mille blessures.

      L'amour le frappe à tour de bras,
  Non pas de son bandeau, car il ne flatte pas:
  Mais d'une corde d'arc qui n'est pas étrennée,
  Il ébranle sa tête, il trouble son cerveau,
  Et don Quichotte alors de larmes verse un seau,
      De l'absence de Dulcinée
          Du Toboso[45].


  [45] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Ces vers ne réjouirent pas médiocrement ceux qui les lurent; le refrain
_du Toboso_ leur parut surtout fort plaisant, car ils pensèrent que don
Quichotte, en les composant, s'était imaginé qu'on ne les comprendrait
pas si après le nom de Dulcinée il négligeait d'ajouter celui du Toboso;
ce qui était vrai, et ce qu'il a avoué depuis. Il écrivit encore
beaucoup d'autres vers, comme on l'a dit, mais ces stances furent les
seules qu'on parvint à déchiffrer.

Telle était dans sa solitude l'occupation de notre amoureux chevalier:
tantôt il soupirait, tantôt il invoquait la plaintive Écho, les faunes
et les sylvains de ces bois, les nymphes de ces fontaines, les conjurant
de lui répondre et de le consoler; tantôt enfin il cherchait des herbes
pour se nourrir, attendant avec impatience le retour de son écuyer. Si
au lieu d'être absent trois jours, Sancho eût tardé plus longtemps, il
trouvait le chevalier de la Triste-Figure tellement défiguré, que la
mère qui le mit au monde aurait eu peine à le reconnaître. Mais laissons
notre héros soupirer tout à son aise, pour nous occuper de Sancho et de
son ambassade.

A la sortie de la montagne, l'écuyer avait pris le chemin du Toboso, et
le jour suivant il atteignit l'hôtellerie où il avait eu le malheur
d'être berné. A cette vue, un frisson lui parcourut tout le corps, et
s'imaginant déjà voltiger par les airs, il était tenté de passer outre,
quoique ce fût l'heure du dîner et qu'il n'eût rien mangé depuis
longtemps. Pressé par le besoin, il avança jusqu'à la porte de la
maison. Pendant qu'il délibérait avec lui-même, deux hommes en sortirent
qui crurent le reconnaître, et dont l'un dit à l'autre: Seigneur
licencié, n'est-ce pas là ce Sancho Panza que la gouvernante de notre
voisin nous a dit avoir suivi son maître en guise d'écuyer?

C'est lui-même, reprit le curé, et voilà le cheval de don Quichotte.

C'était, en effet, le curé et le barbier de son village, les mêmes qui
avaient fait le procès et l'auto-da-fé des livres de chevalerie.

Quand ils furent certains de ne pas se tromper, ils s'approchèrent; et
le curé appelant Sancho par son nom, lui demanda où il avait laissé son
maître. Sancho, qui les reconnut, se promit tout d'abord de taire le
lieu et l'état dans lequel il l'avait quitté. Mon maître, répondit-il,
est en un certain endroit occupé en une certaine affaire de grande
importance, que je ne dirai pas quand il s'agirait de ma vie.

[Illustration: Sancho s'empressa de tourner bride, satisfait de pouvoir
jurer que son maître était parfaitement fou (p. 130).]

Ami Sancho, reprit le barbier, on ne se débarrasse pas de nous si
aisément, et si vous ne déclarez sur-le-champ où vous avez laissé le
seigneur don Quichotte, nous penserons que vous l'avez tué pour lui
voler son cheval. Ainsi, dites-nous où il est, ou bien préparez-vous à
venir en prison.

Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas tant de menaces: je ne suis
point un homme qui tue, ni qui vole; je suis chrétien. Mon maître est au
beau milieu de ces montagnes où il fait pénitence tant qu'il peut: et
sur-le-champ il leur conta, sans prendre haleine, en quel état il
l'avait laissé, les aventures qui leur étaient arrivées, ajoutant qu'il
portait une lettre à madame Dulcinée du Toboso, la fille de Laurent
Corchuelo, dont son maître était éperdument amoureux.

Le curé et le barbier restèrent tout ébahis de ce que leur contait
Sancho; et bien qu'ils connussent la folie de don Quichotte, leur
étonnement redoublait en apprenant que chaque jour il y ajoutait de
nouvelles extravagances. Ils demandèrent à voir la lettre qu'il écrivait
à madame Dulcinée; Sancho répondit qu'elle était dans le livre de
poche, et qu'il avait ordre de la faire copier au premier village qu'il
rencontrerait. Le curé lui proposa de la transcrire lui-même; sur ce
Sancho mit la main dans son sein pour en tirer le livre de poche; mais
il n'avait garde de l'y trouver, car il avait oublié de le prendre, et,
sans y penser, don Quichotte l'avait retenu. Quand notre écuyer vit que
le livre n'était pas où il croyait l'avoir mis, il fut pris d'une sueur
froide, et devint pâle comme la mort. Trois ou quatre fois il se tâta
par tout le corps, fouilla ses habits, regarda cent autres fois autour
de lui, mais voyant enfin que ses recherches étaient inutiles, il porta
les deux mains à sa barbe, et s'en arracha la moitié; puis, tout d'un
trait, il se donna sur le nez et sur les mâchoires cinq ou six coups de
poing avec une telle vigueur qu'il se mit le visage tout en sang.

Le curé et le barbier, qui n'avaient pu être assez prompts pour
l'arrêter, lui demandèrent pour quel motif il se traitait d'une si rude
façon.

C'est parce que je viens de perdre en un instant trois ânons, dont le
moindre valait une métairie, répondit Sancho.

Que dites-vous là? reprit le barbier.

J'ai perdu, repartit Sancho, le livre de poche où était la lettre pour
madame Dulcinée et une lettre de change, signée de mon maître, par
laquelle il mande à sa nièce de me donner trois ânons, de quatre ou cinq
qu'elle a entre les mains.

Il raconta ensuite la perte de son grison, et, là-dessus, il voulut
recommencer à se châtier; mais le curé le calma, en l'assurant qu'il lui
ferait donner par son maître une autre lettre de change, et cette fois
sur papier convenable, parce que celles qu'on écrivait sur Un livre de
poche n'étaient pas dans la forme voulue.

En ce cas, répondit Sancho, je regrette peu la lettre de madame
Dulcinée; d'ailleurs, je la sais par cœur, et je pourrai la faire
transcrire quand il me plaira.

Eh bien, dites-nous-la, reprit le barbier, après quoi nous la
transcrirons.

Sancho s'arrêta tout court; il se gratta la tête pour se rappeler les
termes de la lettre, se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur un autre,
regardant le ciel, puis la terre; enfin, après s'être rongé la moitié
d'un ongle: Je veux mourir sur l'heure, dit-il, si le diable ne s'en
mêle pas; je ne saurais me souvenir de cette chienne de lettre, sinon
qu'il y avait au commencement: Haute et souterraine dame.

Vous voulez dire souveraine, et non pas souterraine? reprit le barbier.

Oui, oui, c'est cela, cria Sancho; attendez donc, il me semble qu'il y
avait ensuite: le maltraité, le privé de sommeil, le blessé baise les
mains de Votre Grâce, ingrate et insensible belle. Je ne sais ce qu'il
disait, de santé et de maladie, qu'il lui envoyait; tant il y a qu'il
discourait encore quelque peu, et puis finissait par _à vous jusqu'à la
mort, le chevalier de la Triste-Figure_.

La fidèle mémoire de Sancho divertit beaucoup le curé et le barbier: ils
lui en firent compliment, et le prièrent de recommencer la lettre trois
ou quatre fois, afin de l'apprendre eux-mêmes par cœur. Sancho la
répéta donc quatre autres fois, et quatre autres fois répéta quatre
mille impertinences. Ensuite il se mit à conter les aventures de son
maître; mais il ne souffla mot de son bernement dans l'hôtellerie. Il
ajouta que s'il venait à rapporter une réponse favorable de madame
Dulcinée, son maître devait se mettre en campagne pour tâcher de devenir
empereur: chose d'ailleurs très-facile, tant étaient grandes la force de
son bras et sa vaillance incomparable; qu'aussitôt monté sur le trône,
il le marierait, lui Sancho, car alors il ne pouvait manquer d'être
veuf, avec une demoiselle de l'impératrice, héritière d'un grand État en
terre ferme, mais sans aucune île, parce qu'il ne s'en souciait plus.

Sancho débitait tout cela avec tant d'assurance, que le curé et le
barbier en étaient encore à comprendre comment la folie de don Quichotte
avait pu être assez contagieuse pour brouiller en si peu de temps la
cervelle de son écuyer. Ils ne cherchèrent point à le désabuser, parce
qu'en cela sa conscience ne courait aucun danger, et que, tant qu'il
serait plein de ces ridicules espérances, il ne songerait pas à mal
faire, sans compter qu'ils étaient bien aises de se divertir à ses
dépens. Le curé lui recommanda de prier Dieu pour la santé de son
seigneur, ajoutant qu'avec le temps ce n'était pas une grande affaire
pour lui que de devenir empereur, ou pour le moins archevêque, ou
dignitaire d'un ordre équivalent.

Mais si les affaires tournaient de telle sorte que mon seigneur ne
voulût plus se faire empereur, et qu'il se mît en tête de devenir
archevêque, dites-moi, je vous prie, demanda Sancho, ce que les
archevêques errants donnent à leurs écuyers.

Ils ont l'habitude de leur donner, répondit le curé, un office de
sacristain, ou souvent même une cure qui leur procure un beau revenu,
sans compter le casuel, qui ne vaut pas moins.

Mais pour cela, dit Sancho, il faudrait que l'écuyer ne fût pas marié,
et qu'il sût servir la messe. S'il en est ainsi, me voilà dans de beaux
draps: malheureux que je suis j'ai une femme et des enfants, et je ne
sais pas la première lettre de l'A, B, C. Que deviendrai-je, bon Dieu,
s'il prend fantaisie à mon maître de se faire archevêque?

Rassurez-vous, ami Sancho, reprit le barbier, nous lui parlerons, et le
seigneur licencié lui ordonnera, sous peine de péché, de se faire plutôt
empereur qu'archevêque; chose pour lui très-facile, car il a plus de
valeur que de science.

C'est aussi ce qu'il me semble, repartit Sancho, quoiqu'à vrai dire, je
ne croie pas qu'il y ait au monde rien qu'il ne sache. Pour moi, je
m'en vais prier Dieu de lui envoyer ce qui lui conviendra le mieux et
lui fournira le moyen de me donner de plus grandes récompenses.

Vous parlez en homme sage, dit le curé, et vous agirez en bon chrétien.
Mais ce qui importe à présent, c'est de tirer votre maître de cette
sauvage et inutile pénitence, qui ne lui produira aucun fruit; et pour y
penser à loisir, aussi bien que pour dîner, car il en est temps, entrons
dans l'hôtellerie.

Entrez, vous autres, dit Sancho; pour moi j'attendrai ici, et je vous
dirai tantôt pourquoi; qu'on m'envoie seulement quelque chose à manger,
de chaud bien entendu, avec de l'orge pour Rossinante.

Les deux amis entrèrent, et peu après le barbier vint lui apporter ce
qu'il demandait.

Ils se concertèrent ensuite sur les moyens de faire réussir leur projet:
le curé proposa un plan qui lui semblait infaillible, et tout à fait
conforme au caractère de don Quichotte: J'ai pensé, dit-il au barbier, à
prendre le costume de princesse, pendant que vous vous habillerez de
votre mieux en écuyer. Nous irons trouver don Quichotte, et feignant
d'être une grande dame affligée qui a besoin de secours, je lui
demanderai de m'octroyer un don, qu'en sa qualité de chevalier errant il
ne pourra me refuser: ce don sera de venir avec moi, pour me venger
d'une injure que m'a faite un chevalier discourtois et félon;
j'ajouterai comme grâce insigne de ne point exiger que je lève mon voile
jusqu'à ce qu'il m'ait fait rendre justice. En nous y prenant de la
sorte, je ne doute pas que don Quichotte ne fasse tout ce qu'on voudra:
nous le tirerons ainsi du lieu où il est, nous le ramènerons chez lui,
et là nous verrons à loisir s'il n'y a point quelque remède à sa folie.



CHAPITRE XXVII

COMMENT LE CURÉ ET LE BARBIER VINRENT A BOUT DE LEUR DESSEIN, AVEC
D'AUTRES CHOSES DIGNES D'ÊTRE RACONTÉES


D'accord sur le mérite de l'invention, tous deux se mirent à l'œuvre
aussitôt. Ils empruntèrent à l'hôtesse une jupe de femme et des coiffes
dont le curé s'affubla, laissant pour gage une soutane toute neuve;
quant au barbier, il se fit une grande barbe avec une queue de vache
dont l'hôtelier se servait pour nettoyer son peigne. L'hôtesse demanda
quel était leur projet; le curé lui ayant appris en peu de mots la folie
de don Quichotte, et la nécessité de ce déguisement pour le tirer de la
montagne, elle devina aisément que ce fou était l'homme au baume et le
maître de l'écuyer berné: aussi s'empressa-t-elle de raconter ce qui
s'était passé dans sa maison, sans oublier ce que Sancho mettait tant de
soins à tenir secret.

Bref, l'hôtesse accoutra le curé de la façon la plus divertissante. Elle
lui fit revêtir une jupe de drap chamarrée de bandes noires d'une palme
de large, et toute tailladée, comme on en portait au temps du roi Wamba.
Pour coiffure, le curé se contenta d'un petit bonnet en toile piquée,
qui lui servait la nuit; puis il se serra le front avec une jarretière
de taffetas noir, et fit de l'autre une espèce de masque dont il se
couvrit la barbe et le visage. Par-dessus le tout il enfonça son
chapeau, qui pouvait lui tenir lieu de parasol; puis se couvrant de son
manteau, il monta sur sa mule à la manière des femmes. Affublé de sa
barbe de queue de vache, qui lui descendait jusqu'à la ceinture, le
barbier enfourcha aussi sa mule, et dans cet équipage ils prirent congé
de tout le monde, sans oublier la bonne Maritorne, laquelle, quoique
pécheresse, promit de réciter un rosaire pour le succès d'une entreprise
si chrétienne.

A peine avaient-ils fait cinquante pas, qu'il vint un scrupule au curé.
Réfléchissant que c'était chose inconvenante pour un prêtre de se
déguiser en femme, bien que ce fût à bonne intention, il dit au barbier:
Compère, changeons de costume; mieux vaut que vous soyez la dame et moi
l'écuyer, j'en profanerai moins mon caractère; et dût le diable emporter
don Quichotte, je suis résolu, sans avoir fait cet échange, à ne pas
aller plus avant.

Sancho arriva sur ces entrefaites, et ne put s'empêcher de rire en les
voyant travestis de la sorte. Le barbier fit ce que voulait le curé, qui
s'empressa d'instruire son compère de ce qu'il devait dire à notre héros
pour lui faire abandonner sa pénitence. Maître Nicolas l'assura qu'il
saurait bien s'acquitter de son rôle; mais il ne voulut point s'habiller
pour le moment. Le curé ajusta sa grande barbe, et tous deux se remirent
en route sous la conduite de Sancho, qui leur conta chemin faisant tout
ce qui était arrivé à son maître et à lui avec un fou qu'ils avaient
rencontré dans la montagne, sans parler toutefois de la valise et des
écus d'or; car tout simple qu'il était, notre homme ne manquait pas de
finesse.

Le jour suivant, on arriva à l'endroit où commençaient les branches de
genêt. Sancho leur dit que c'était là l'entrée de la montagne, et qu'ils
eussent à s'habiller, s'ils croyaient que leur déguisement pût être de
quelque utilité; car ils lui avaient fait part de leur dessein, en lui
recommandant de ne pas les découvrir. Lorsque votre maître, avaient-ils
dit, demandera, comme cela est certain, si vous avez remis sa lettre à
Dulcinée, donnez-lui cette assurance, mais ayez soin d'ajouter que sa
dame, ne sachant ni lire ni écrire, lui ordonne de vive voix, sous peine
d'encourir sa disgrâce et même sa malédiction, de se rendre sur-le-champ
auprès d'elle, et que c'est son plus vif désir. Avec cette réponse que
nous appuierons de notre côté, nous sommes assurés de le faire changer
de résolution, et de le décider à se mettre en chemin pour devenir roi
ou empereur, car alors il n'y aura plus à craindre qu'il pense à se
faire archevêque.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Trois ou quatre fois, il se tâta partout le corps, fouilla ses habits
(p. 131).]

Sancho les remercia de leur bonne intention. Il sera bien, ajouta-t-il,
que j'aille d'abord trouver mon maître pour lui donner la réponse de sa
dame; peut-être aura-t-elle la vertu de le tirer de là, sans que vous
preniez tant de peine.

L'avis fut approuvé; et après qu'ils lui eurent promis d'attendre son
retour, Sancho prit le chemin de la montagne, laissant nos deux
compagnons dans un étroit défilé au bord d'un petit ruisseau, où
quelques arbres et de hautes roches formaient un ombrage d'autant plus
agréable, qu'au mois d'août, et vers trois heures après midi, la chaleur
est excessive en ces lieux.

Le curé et le barbier se reposaient paisiblement à l'ombre, quand tout à
coup leurs oreilles furent frappées des accents d'une voix qui, sans
être accompagnée d'aucun instrument, leur parut très-belle et
très-suave. Ils ne furent pas peu surpris d'entendre chanter de la sorte
dans un lieu si sauvage; car, bien qu'on ait coutume de dire qu'au
milieu des champs et des forêts se rencontrent les plus belles voix du
monde, personne n'ignore que ce sont là plutôt des fictions que des
vérités. Leur étonnement redoubla donc lorsqu'ils entendirent
distinctement ces vers qui n'avaient rien de rustique:

  Je vois d'où vient enfin le trouble de mes sens;
  L'absence, le dédain, une âpre jalousie
          Empoisonnent ma vie,
        Et font tous les maux que je sens.
  Dans ces tourments affreux quelle est mon espérance?
  Il n'est point de remède à des maux si cuisants,
        Et les efforts les plus puissants
        Succombent à leur violence.

  C'est toi, cruel Amour, qui causes mes douleurs!
  C'est toi, rigoureux sort, dont l'aveugle caprice
          Me fait tant d'injustice;
        Ciel! tu consens à mes douleurs.
  Il faut mourir enfin dans un état si triste,
  Le ciel, le sort, l'Amour, l'ont ainsi résolu;
        Ils ont un empire absolu,
        Et c'est en vain qu'on leur résiste.

  Rien ne peut adoucir la rigueur de mon sort:
  A moins d'être insensible au mal qui me possède,
          Il n'est point de remède
        Que le changement ou la mort,
  Mais mourir ou changer, et perdre ce qu'on aime,
  Ou se rendre insensible en perdant la raison,
        Peut-il s'appeler guérison,
        Et n'est-ce pas un mal extrême?

L'heure, la solitude, le charme des vers et de la voix, tout cela réuni
causait à nos deux amis un plaisir mêlé d'étonnement. Ils attendirent
quelque temps; mais, n'entendant plus rien, ils se levaient pour aller à
la recherche de celui qui chantait si bien, quand la même voix se fit
entendre de nouveau:

  Pure et sainte amitié, rare présent des dieux,
  Qui, lasse des mortels et de leur inconstance,
  Ne nous laissant de toi qu'une vaine apparence,
  As quitté ce séjour pour retourner aux cieux;

  De là quand il te plaît, tu répands à nos yeux,
  De tes charmes si doux l'adorable abondance,
  Mais une fausse image, avec ta ressemblance,
  Sous le voile menteur désole tous ces lieux.

  Descends pour quelque temps, amitié sainte et pure;
  Viens confondre ici-bas la fourbe et l'imposture,
  Qui, sous ton sacré nom abusent les mortels;

  Découvre à nos regards l'éclat de ton visage;
  Remets, avec la paix, la franchise en usage,
  Et dissipant l'erreur, renverse ses autels[46].

  [46] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Le chant fut terminé par un profond soupir.

Non moins touchés par la compassion qu'excités par la curiosité, le curé
et le barbier voulurent savoir quelle était cette personne si affligée.
A peine eurent-ils fait quelques pas, qu'au détour d'un rocher ils
découvrirent un homme qui, en les voyant, s'arrêta tout à coup, laissant
tomber sa tête sur sa poitrine, comme en proie à une rêverie profonde.
Le curé était plein de charité; aussi se doutant, aux détails donnés par
l'écuyer de don Quichotte, que c'était là Cardenio, il s'approcha de lui
avec des paroles obligeantes, le priant en termes pressants de quitter
un lieu si sauvage et une vie si misérable, dans laquelle il courait le
risque de perdre son âme, ce qui est le plus grand de tous les malheurs.
Cardenio, libre en ce moment des accès furieux dont il était souvent
possédé, voyant deux hommes tout autrement vêtus que ceux qu'il avait
coutume de rencontrer dans ces montagnes lui parler comme s'ils
l'eussent connu, commença par les considérer avec attention et leur dit
enfin: Qui que vous soyez, seigneurs, je vois bien que le ciel, dans le
soin qu'il prend de secourir les bons et quelquefois les méchants, vous
a envoyés vers moi, sans que j'aie mérité une telle faveur, pour me
tirer de cette affreuse solitude et m'obliger de retourner parmi les
hommes; mais comme vous ignorez, ce que je sais, moi, qu'en sortant du
mal présent je cours risque de tomber dans un pire, vous me regardez
sans doute comme un être dépourvu d'intelligence et privé de jugement.
Hélas! il ne serait pas surprenant qu'il en fût ainsi, car je sens
moi-même que le souvenir de mes malheurs me trouble souvent au point
d'égarer ma raison, surtout quand on me rappelle ce que j'ai fait
pendant ces tristes accès, et qu'on m'en donne des preuves que je ne
puis récuser. Alors j'éclate en plaintes inutiles, je maudis mon étoile;
et pour faire excuser ma folie, j'en raconte la cause à qui veut
m'entendre. Il me semble que cela me soulage, persuadé que ceux qui
m'écoutent me trouvent plus malheureux que coupable, et que la
compassion que je leur inspire leur fait oublier mes extravagances. Si
vous venez ici avec la même intention que d'autres y sont déjà venus, je
vous supplie, avant de continuer vos charitables conseils, d'écouter le
récit de mes tristes aventures; peut-être, après les avoir entendues,
jugerez-vous qu'avec tant de sujets de m'affliger, et ne pouvant trouver
de consolations parmi les hommes, j'ai raison de m'en éloigner.

Curieux d'apprendre de sa bouche la cause de ses disgrâces, le curé et
le barbier le prièrent instamment de la leur raconter, l'assurant qu'ils
n'avaient d'autre dessein que de lui procurer quelque soulagement, s'il
était en leur pouvoir de le faire.

Cardenio commença donc son récit presque dans les mêmes termes qu'il
l'avait déjà fait à don Quichotte, récit qui s'était trouvé interrompu,
à propos de la reine Madasime et de maître Élisabad, par la trop grande
susceptibilité de notre héros sur le chapitre de la chevalerie; mais
cette fois, il en fut autrement, et Cardenio eut tout le loisir de
poursuivre jusqu'à la fin. Arrivé au billet que don Fernand avait trouvé
dans un volume d'Amadis de Gaule, il dit se le rappeler et qu'il était
ainsi conçu:


  LUSCINDE A CARDENIO.

  «Je découvre chaque jour en vous de nouveaux sujets de vous estimer;
  si donc vous voulez que j'acquitte ma dette, sans que ce soit aux
  dépens de mon honneur, il vous sera facile de réussir. J'ai un père
  qui vous connaît, et qui m'aime assez pour ne pas s'opposer à mes
  desseins quand il en reconnaîtra l'honnêteté. C'est à vous de faire
  voir que vous m'estimez autant que vous le dites et que je le crois.»


Ce billet, qui m'engageait à demander la main de Luscinde, donna si
bonne opinion de son esprit et de sa sagesse à don Fernand, que dès
lors il conçut le projet de renverser mes espérances. J'eus l'imprudence
de confier à ce dangereux ami la réponse du père de Luscinde, réponse
par laquelle il me disait vouloir connaître les sentiments du mien, et
que ce fût lui qui fît la demande. Redoutant un refus de mon père, je
n'osais lui en parler, non dans la crainte qu'il ne trouvât pas en
Luscinde assez de vertu et de beauté pour faire honneur à la meilleure
maison d'Espagne, mais parce que je pensais qu'il ne consentirait pas à
mon mariage avant de savoir ce que le duc avait l'intention de faire
pour moi. A tout cela, don Fernand me répondit qu'il se chargerait de
parler à mon père, et d'obtenir de lui qu'il s'en ouvrît au père de
Luscinde.

Lorsque je te découvrais avec tant d'abandon les secrets de mon cœur,
cruel et déloyal ami, comment pouvais-tu songer à trahir ma confiance?
Mais, hélas! à quoi sert de se plaindre? Lorsque le ciel a résolu la
perte d'un homme, est-il possible de la conjurer, et toute la prudence
humaine n'est-elle pas inutile? Qui aurait jamais cru que don Fernand,
qui par sa naissance et son mérite pouvait prétendre aux plus grands
partis du royaume, qui me témoignait tant d'amitié et m'était redevable
de quelques services, nourrissait le dessein de m'enlever le seul bien
qui pût faire le bonheur de ma vie, et que même je ne possédais pas
encore?

Don Fernand, qui voyait dans ma présence un obstacle à ses projets,
pensa à se débarrasser de moi adroitement. Le jour même où il se
chargeait de parler à mon père, il fit, dans le but de m'éloigner, achat
de six chevaux, et me pria d'aller demander à son frère aîné l'argent
pour les payer. Je n'avais garde de redouter une trahison; je le croyais
plein d'honneur, et j'étais de trop bonne foi pour soupçonner un homme
que j'aimais. Aussi dès qu'il m'eut dit ce qu'il souhaitait, je lui
proposai de partir à l'instant. J'allai le soir même prendre congé de
Luscinde, et lui confiai ce que don Fernand m'avait promis de faire
pour moi; elle me répondit de revenir au plus vite, ne doutant pas que
dès que mon père aurait parlé au sien, nos souhaits ne fussent
accomplis. Je ne sais quel pressentiment lui vint tout à coup, mais elle
fondit en larmes, et se trouva si émue qu'elle ne pouvait articuler une
parole. Quant à moi je demeurai plein de tristesse, ne comprenant point
la cause de sa douleur, que j'attribuais à sa tendresse et au déplaisir
qu'allait lui causer mon absence. Enfin je partis l'âme remplie de
crainte et d'émotion, indices trop certains du coup qui m'était réservé.
Je remis la lettre de don Fernand à son frère, qui me fit mille
caresses, et m'engagea à attendre huit jours, parce que don Fernand le
priait de lui envoyer de l'argent à l'insu de leur père. Mais ce n'était
qu'un artifice pour retarder mon départ; car le frère de Fernand ne
manquait pas d'argent, et il ne tenait qu'à lui de me congédier sur
l'heure. Plusieurs fois, je fus sur le point de repartir, ne pouvant
vivre éloigné de Luscinde, surtout en l'état plein d'alarmes où je
l'avais laissée. Je demeurai pourtant, car la crainte de contrarier mon
père, et de faire une action que je ne pourrais excuser raisonnablement,
l'emporta sur mon impatience.

J'étais absent depuis quatre jours, lorsque tout à coup un homme
m'apporte une lettre, que je reconnais aussitôt être de Luscinde.
Surpris qu'elle m'envoyât un exprès, j'ouvre la lettre en tremblant:
mais avant d'y jeter les yeux, je demandai au porteur qui la lui avait
remise, et combien de temps il était resté en chemin. Il me répondit
qu'en passant par hasard dans la rue, vers l'heure de midi, une jeune
femme toute en pleurs l'avait appelé par une fenêtre, et lui avait dit
avec beaucoup de précipitation: Mon ami, si vous êtes chrétien, comme
vous le paraissez, je vous supplie, au nom de Dieu, de partir sans délai
et de porter cette lettre à son adresse; en reconnaissance de ce
service, voilà ce que je vous donne. En même temps, ajouta-t-il, elle me
jeta un mouchoir où je trouvai cent réaux avec une bague d'or et cette
lettre; quand je l'eus assurée par signes que j'exécuterais fidèlement
ce qu'elle m'ordonnait, sa fenêtre se referma. Me trouvant si bien payé
par avance, voyant d'ailleurs que la lettre s'adressait à vous, que je
connais, Dieu merci, et plus touché encore des larmes de cette belle
dame que de tout le reste, je n'ai voulu m'en fier à personne, et en
seize heures je viens de faire dix-huit grandes lieues. Pendant que cet
homme me donnait ces détails, j'étais, comme on dit, pendu à ses lèvres,
et les jambes me tremblaient si fort que j'avais peine à me soutenir.
Enfin j'ouvris la lettre de Luscinde, et voici à peu près ce qu'elle
contenait:


  AUTRE LETTRE DE LUSCINDE A CARDENIO.

  «Don Fernand s'est acquitté de la parole qu'il vous avait donnée de
  faire parler à mon père; mais il a fait pour lui ce qu'il avait promis
  de faire pour vous: il me demande lui-même en mariage, et mon père,
  séduit par les avantages qu'il attend de cette alliance, y a si bien
  consenti, que dans deux jours don Fernand doit me donner sa main, mais
  si secrètement, que notre mariage n'aura d'autres témoins que Dieu et
  quelques personnes de notre maison. Jugez de l'état où je suis par
  celui où vous devez être, et venez promptement si vous pouvez. La
  suite fera voir si je vous aime. Dieu veuille que cette lettre tombe
  entre vos mains, avant que je sois obligée de m'unir à un homme qui
  sait si mal garder la foi promise. Adieu.»


[Illustration: J'allai le soir même prendre congé de Luscinde (p. 139).]

Je n'eus pas achevé de lire cette lettre, poursuivit Cardenio, que je
partis, voyant trop tard la fourberie de don Fernand, qui n'avait
cherché à m'éloigner que pour profiter de mon absence. L'indignation et
l'amour me donnaient des ailes; j'arrivai le lendemain à la ville, juste
à l'heure favorable pour entretenir Luscinde. Un heureux hasard voulut
que je la trouvasse à cette fenêtre basse, si longtemps témoin de nos
amours. Notre entrevue eut quelque chose d'embarrassé, et Luscinde ne me
témoigna pas l'empressement que j'attendais. Hélas! quelqu'un peut-il se
vanter de connaître les confuses pensées d'une femme, et d'avoir jamais
su pénétrer les secrets de son cœur? Cardenio, me dit-elle, tu me vois
avec mes habillements de noce, car on m'attend pour achever la
cérémonie; mais mon père, le traître don Fernand et les autres, seront
plutôt témoins de ma mort que de mon mariage. Ne te trouble point, cher
Cardenio, tâche seulement de te trouver présent à ce sacrifice; et sois
certain que, si mes paroles ne peuvent l'empêcher, un poignard est là
qui saura du moins me soustraire à toute violence, et qui, en m'ôtant la
vie, mettra le sceau à l'amour que je t'ai voué. Faites, Madame, lui
dis-je avec précipitation, faites que vos actions justifient vos
paroles. Quant à moi, si mon épée ne peut vous défendre, je la tournerai
contre moi-même, plutôt que de vous survivre. Je ne sais si Luscinde
m'entendit, car on vint la chercher en grande hâte, en disant qu'on
n'attendait plus qu'elle. Je demeurai en proie à une tristesse et à un
accablement que je ne saurais exprimer; ma raison était éteinte et mes
yeux ne voyaient plus. Dans cet état, devenu presque insensible, je
n'avais pas la force de me mouvoir, ni de trouver l'entrée de la maison
de Luscinde.

Enfin, ayant repris mes sens, et comprenant combien ma présence lui
était nécessaire dans une circonstance si critique, je me glissai à la
faveur du bruit, et, sans avoir été aperçu, je me cachai derrière une
tapisserie, dans l'embrasure d'une fenêtre, d'où je pouvais voir
aisément ce qui allait se passer. Comment peindre l'émotion qui
m'agitait, les pensées qui m'assaillirent, les résolutions que je
formai! Je vis d'abord don Fernand entrer dans la salle, vêtu comme à
l'ordinaire, accompagné seulement d'un parent de Luscinde; les autres
témoins étaient des gens de la maison. Bientôt après, Luscinde sortit
d'un cabinet de toilette, accompagnée de sa mère et suivie de deux
femmes qui la servaient; elle était vêtue et parée comme doit l'être une
personne de sa condition. Le trouble où j'étais m'empêcha de remarquer
les détails de son habillement, qui me parut d'une étoffe rose et
blanche, avec beaucoup de perles et de pierreries; mais rien n'égalait
l'éclat de sa beauté, dont elle était bien plus parée que de tout le
reste. O souvenir cruel, ennemi de mon repos, pourquoi me représentes-tu
si fidèlement l'incomparable beauté de Luscinde! ne devrais-tu pas
plutôt me cacher ce que je vis s'accomplir? Seigneur, pardonnez-moi ces
plaintes; je n'en suis point le maître, et ma douleur est si vive que je
me fais violence pour ne pas m'arrêter à chaque parole.

Après quelques instants de repos, Cardenio poursuivit de la sorte:

Quand tout le monde fut réuni dans la salle, on fit entrer un prêtre,
qui, prenant par la main chacun des fiancés, demanda à Luscinde si elle
recevait don Fernand pour époux. En ce moment j'avançai la tête hors de
la tapisserie, et, tout troublé que j'étais, j'écoutai cependant ce que
Luscinde allait dire, attendant sa réponse comme l'arrêt de ma vie ou de
ma mort. Hélas! qui est-ce qui m'empêcha de me montrer en ce moment?
Pourquoi ne me suis-je pas écrié: Luscinde, Luscinde, tu as ma foi, et
j'ai la tienne; tu ne peux te parjurer sans commettre un crime, et sans
me donner la mort. Et toi, perfide don Fernand, qui oses violer toutes
les lois divines et humaines pour me ravir un bien qui m'appartient,
crois-tu pouvoir troubler impunément le repos de ma vie? crois-tu qu'il
y ait quelque considération capable d'étouffer mon ressentiment, quand
il s'agit de mon honneur et de mon amour! Malheureux! c'est à présent
que je sais ce que j'aurais dû faire! Mais pourquoi te plaindre d'un
ennemi dont tu pouvais te venger? Maudis, maudis plutôt ton faible
cœur, et meurs comme un homme sans courage, puisque tu n'as pas su
prendre une résolution, ou que tu as été assez lâche pour ne pas
l'accomplir. Le prêtre attendait toujours la réponse de Luscinde, et
lorsque j'espérais qu'elle allait tirer son poignard pour sortir
d'embarras, ou qu'elle se dégagerait par quelque subterfuge qui me
serait favorable, je l'entendis prononcer d'une voix faible: _Oui, je le
reçois_. Fernand, ayant fait le même serment, lui donna l'anneau
nuptial: et ils demeurèrent unis pour jamais. Fernand s'approcha pour
embrasser son épouse, mais elle, posant la main sur son cœur, tomba
évanouie entre les bras de sa mère.

Il me reste à dire ce qui se passa en moi à cette heure fatale où je
voyais la fausseté des promesses de Luscinde, et où une seule parole
venait de me ravir à jamais l'unique bien qui me fît aimer la vie! Je
restai privé de sentiment; il me sembla que j'étais devenu l'objet de la
colère du ciel, et qu'il m'abandonnait à la cruauté de ma destinée. Le
trouble et la confusion s'emparèrent de mon esprit. Mais bientôt la
violence de la douleur étouffant en moi les soupirs et les larmes, je
fus saisi d'un désespoir violent et transporté de jalousie et de
vengeance. L'évanouissement de Luscinde troubla toute l'assemblée, et sa
mère l'ayant délacée pour la faire respirer, on trouva dans son sein un
papier cacheté, dont s'empara vivement don Fernand; mais après l'avoir
lu, sans songer si sa femme avait besoin de secours, il se jeta dans un
fauteuil comme un homme qui vient d'apprendre quelque chose de fâcheux.
Pour moi, au milieu de la confusion, je sortis lentement sans
m'inquiéter d'être aperçu, et, dans tous les cas, résolu à faire un tel
éclat en châtiant le traître, qu'on apprendrait en même temps et sa
perfidie et ma vengeance. Mon étoile, qui me réserve sans doute pour de
plus grands malheurs, me conserva alors un reste de jugement qui m'a
tout à fait manqué depuis. Je m'éloignai sans tirer vengeance de mes
ennemis, qu'il m'eût été facile de surprendre, et je ne pensai qu'à
tourner contre moi-même le châtiment qu'ils avaient si justement mérité.

Enfin je m'échappai de cette maison, et je me rendis chez l'homme où
j'avais laissé ma mule. Je la fis seller et sortis aussitôt de la ville.
Arrivé à quelque distance dans la campagne, seul alors au milieu des
ténèbres, j'éclatai en malédictions contre don Fernand, comme si
j'obtenais par là quelque soulagement. Je m'emportai aussi contre
Luscinde, comme si elle eût pu entendre mes reproches: cent fois je
l'appelai ingrate et parjure; je l'accusai de manquer de foi à l'amant
qui l'avait toujours fidèlement servie, et, pour un intérêt vil et bas,
de me préférer un homme qu'elle connaissait à peine. Mais, au milieu de
ces emportements et de ma fureur, un reste d'amour me faisait l'excuser.
Je me disais qu'élevée dans un grand respect pour son père, et
naturellement douce et timide, elle n'avait peut-être cédé qu'à la
contrainte; qu'en refusant, contre la volonté de ses parents, un
gentilhomme si noble, si riche et si bien fait de sa personne, elle
avait craint de donner une mauvaise opinion de sa conduite, et des
soupçons désavantageux à sa réputation. Mais aussi, m'écriai-je,
pourquoi n'avoir pas déclaré les serments qui nous liaient? Ne
pouvait-elle légitimement s'excuser de recevoir la main de don Fernand?
Qui l'a empêchée de se déclarer pour moi? Suis-je donc tant à dédaigner?
Sans ce perfide, ses parents ne me l'auraient pas refusée. Mais hélas!
je restai convaincu que peu d'amour et beaucoup d'ambition lui avaient
fait oublier les promesses dont elle avait jusque-là bercé mon sincère
et fidèle espoir.

Je marchai toute la nuit dans ces angoisses, et le matin je me trouvai à
l'entrée de ces montagnes, où j'errai à l'aventure pendant trois jours,
au bout desquels je demandai à quelques chevriers qui vinrent à moi,
quel était l'endroit le plus désert. Ils m'enseignèrent celui-ci, et je
m'y acheminai, résolu d'y achever ma triste vie. En arrivant au pied de
ces rochers, ma mule tomba morte de fatigue et de faim: moi-même j'étais
sans force, et tellement abattu que je ne pouvais plus me soutenir. Je
restai ainsi je ne sais combien de temps étendu par terre, et quand je
me relevai, j'étais entouré de bergers qui m'avaient sans doute secouru,
quoique je ne m'en ressouvinsse pas. Ils me racontèrent qu'ils m'avaient
trouvé dans un bien triste état, et disant tant d'extravagances, qu'ils
crurent que j'avais perdu l'esprit. J'ai reconnu moi-même depuis lors
que je n'ai pas toujours le jugement libre et sain; car je me laisse
souvent aller à des folies dont je ne suis pas maître, déchirant mes
habits, maudissant ma mauvaise fortune, et répétant sans cesse le nom de
Luscinde, sans autre dessein que d'expirer en la nommant; puis, quand je
reviens à moi, je me sens brisé de fatigue comme à la suite d'un violent
effort. Je me retire d'ordinaire dans un liége creux, qui me sert de
demeure. Les chevriers de ces montagnes ont pitié de moi; ils déposent
quelque nourriture dans les endroits où ils pensent que je pourrai la
rencontrer; car, quoique j'aie presque perdu le jugement, la nature me
fait sentir ses besoins, et l'instinct m'apprend à les satisfaire. Quand
ces braves gens me reprochent de leur enlever quelquefois leurs
provisions et de les maltraiter quoiqu'ils me donnent de bon cœur ce
que je demande, j'en suis extrêmement affligé et je leur promets d'en
user mieux à l'avenir.

Voilà, seigneurs, de quelle manière je passe ma misérable vie, en
attendant que le ciel en dispose, ou que, touché de pitié, il me fasse
perdre le souvenir de la beauté de Luscinde et de la perfidie de don
Fernand. Si cela m'arrive avant que je meure, j'espère que le trouble de
mon esprit se dissipera. En attendant, je prie le ciel de me regarder
avec compassion, car, je le comprends, cette manière de vivre ne peut
que lui déplaire et l'irriter; mais je n'ai pas le courage de prendre
une bonne résolution: mes disgrâces m'accablent et surmontent mes
forces; ma raison s'est si fort affaiblie, que, bien loin de n'être
d'aucun secours, elle m'entretient dans ces sentiments tout contraires.
Dites maintenant si vous avez jamais connu sort plus déplorable, si ma
douleur n'est pas bien légitime, et si l'on peut avec plus de sujet
témoigner moins d'affliction. Ne perdez donc point votre temps à me
donner des conseils; ils seraient inutiles. Je ne veux pas vivre sans
Luscinde; il faut que je meure, puisqu'elle m'abandonne. En me préférant
don Fernand, elle a fait voir qu'elle en voulait à ma vie; eh bien, je
veux la lui sacrifier, et jusqu'au dernier soupir exécuter ce qu'elle a
voulu.

Cardenio s'arrêta; et comme le curé se préparait à le consoler, il en
fut tout à coup empêché par des plaintes qui attirèrent leur attention.
Dans le quatrième livre, nous verrons de quoi il s'agit; car cid Hamet
Ben-Engeli écrit ceci: Fin du livre troisième.



LIVRE IV--CHAPITRE XXVIII

DE LA NOUVELLE ET AGRÉABLE AVENTURE QUI ARRIVA AU CURÉ ET AU BARBIER
DANS LA SIERRA MORENA


Heureux, trois fois heureux fut le siècle où vint au monde l'intrépide
chevalier don Quichotte de la Manche, puisqu'en lui mettant au cœur le
généreux dessein de ressusciter l'ordre déjà plus qu'à demi éteint de la
chevalerie errante, il est cause que, dans notre âge très-pauvre en
joyeuses distractions, nous jouissons non-seulement de la délectable
lecture de sa véridique histoire, mais encore des contes et épisodes
qu'elle renferme, et qui n'ont pas moins de charme que l'histoire
elle-même.

En reprenant le fil peigné, retors et dévidé du récit, celle-ci raconte
qu'au moment où le curé se disposait à consoler de son mieux Cardenio,
il en fut empêché par une voix plaintive qui s'exprimait ainsi:

O mon Dieu! serait-il possible que j'eusse enfin trouvé un lieu qui pût
servir de tombeau à ce corps misérable, dont la charge m'est devenue si
pesante? Que je serais heureuse de rencontrer dans la solitude de ces
montagnes le repos qu'on ne trouve point parmi les hommes, afin de
pouvoir me plaindre en liberté des malheurs qui m'accablent! Ciel,
écoute mes plaintes, c'est à toi que je m'adresse: les hommes sont
faibles et trompeurs, toi seul peux me soutenir et m'inspirer ce que je
dois faire.

Ces paroles furent entendues par le curé et par ceux qui
l'accompagnaient, et tous se levèrent aussitôt pour aller savoir qui se
plaignait si tristement. A peine eurent-ils fait vingt pas, qu'au détour
d'une roche, au pied d'un frêne, ils découvrirent un jeune homme vêtu en
paysan, dont on ne pouvait voir le visage parce qu'il l'inclinait en
lavant ses pieds dans un ruisseau. Ils s'étaient approchés avec tant de
précaution, que le jeune garçon ne les entendit point, et ils eurent
tout le loisir de remarquer qu'il avait les pieds si blancs, qu'on les
eût dit des morceaux de cristal mêlés aux cailloux du ruisseau. Tant de
beauté les surprit dans un homme grossièrement vêtu, et, leur curiosité
redoublant, ils se cachèrent derrière quelques quartiers de roche, d'où,
l'observant avec soin, ils virent qu'il portait un mantelet gris brun
serré par une ceinture de toile blanche, et sur la tête un petit bonnet
ou _montera_[47] de même couleur que le mantelet. Après qu'il se fut
lavé les pieds, le jeune garçon prit sous sa montera un mouchoir pour
les essuyer, et alors ce mouvement laissa voir un visage si beau, que
Cardenio ne put s'empêcher de dire au curé: Puisque ce n'est point
Luscinde, ce ne peut être une créature humaine; c'est quelque ange du
ciel.

  [47] _Montera_, espèce de casquette sans visière que portent les
  paysans espagnols.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le matin je me trouvai à l'entrée de ces montagnes (p. 143).]

En ce moment le jeune homme ayant ôté sa montera pour secouer sa
chevelure, déroula des cheveux blonds si beaux, qu'Apollon en eût été
jaloux. Ils reconnurent alors que celui qu'ils avaient pris pour un
paysan était une femme délicate et des plus belles. Cardenio lui-même
avoua qu'après Luscinde il n'avait jamais rien vu de comparable. En
démêlant les beaux cheveux dont les tresses épaisses la couvraient tout
entière, à ce point que de tout son corps on n'apercevait que les pieds,
la jeune fille laissa voir des bras si bien faits, et des mains si
blanches qu'elles semblaient des flocons de neige, et que l'admiration
et la curiosité de ceux qui l'épiaient s'en augmentant, ils se levèrent
afin de la voir de plus près, et apprendre qui elle était. Au bruit
qu'ils firent, la jeune fille tourna la tête, en écartant les cheveux
qui lui couvraient le visage; mais à peine eut-elle aperçu ces trois
hommes, que, sans songer à rassembler sa chevelure, et oubliant qu'elle
avait les pieds nus, elle saisit un petit paquet de hardes, et se mit à
fuir à toutes jambes. Mais ses pieds tendres et délicats ne purent
supporter longtemps la dureté des cailloux, elle tomba, et ceux qu'elle
fuyait étant accourus à son secours, le curé lui cria:

Arrêtez, Madame; ne craignez rien, qui que vous soyez; nous n'avons
d'autre intention que de vous servir. En même temps il s'approcha d'elle
et la prit par la main; la voyant étonnée et confuse, il continua de la
sorte:

Vos cheveux, Madame, nous ont découvert ce que vos vêtements nous
cachaient: preuves certaines qu'un motif impérieux a pu seul vous forcer
à prendre un déguisement si indigne de vous, et vous conduire au fond de
cette solitude où nous sommes heureux de vous rencontrer, sinon pour
faire cesser vos malheurs, au moins pour vous offrir des consolations.
Il n'est point de chagrins si violents que la raison et le temps ne
parviennent à adoucir. Si donc vous n'avez pas renoncé à la consolation
et aux conseils des humains, je vous supplie de nous apprendre le sujet
de vos peines, et d'être persuadée que nous vous le demandons moins par
curiosité que dans le dessein de les adoucir en les partageant.

Pendant que le curé parlait ainsi, la belle inconnue le regardait,
interdite et comme frappée d'un charme, semblable en ce moment à
l'ignorant villageois auquel on montre à l'improviste des choses qu'il
n'a jamais vues; enfin le curé lui ayant laissé le temps de se remettre,
elle laissa échapper un profond soupir et rompit le silence en ces
termes:

Puisque la solitude de ces montagnes n'a pu me cacher, et que mes
cheveux m'ont trahi, il serait désormais inutile de feindre avec vous,
en niant une chose dont vous ne pouvez plus douter; et puisque vous
désirez entendre le récit de mes malheurs, j'aurais mauvaise grâce de
vous le refuser après les offres obligeantes que vous me faites.
Toutefois, je crains bien de vous causer moins de plaisir que de
compassion, parce que mon infortune est si grande, que vous ne trouverez
ni remède pour la guérir, ni consolation pour en adoucir l'amertume.
Aussi ne révélerai-je qu'avec peine des secrets que j'avais résolu
d'ensevelir avec moi dans le tombeau, car je ne puis les raconter sans
me couvrir de confusion; mais trouvée seule et sous des habits d'homme,
dans un lieu si écarté, j'aime mieux vous les révéler que de laisser le
moindre doute sur mes desseins et ma conduite.

Cette charmante fille, ayant parlé de la sorte, s'éloigna un peu pour
achever de s'habiller; puis, s'étant rapprochée, elle s'assit sur
l'herbe, et après s'être fait violence quelque temps pour retenir ses
larmes, elle commença ainsi:

Je suis née dans une ville de l'Andalousie, dont un duc porte le nom, ce
qui lui donne le titre de grand d'Espagne. Mon père, un de ses vassaux,
n'est pas d'une condition très-relevée; mais il est riche, et si les
biens de la nature eussent égalé chez lui ceux de la fortune, il
n'aurait pu rien désirer au delà, et moi-même je serais moins à plaindre
aujourd'hui; car je ne doute point que mes malheurs ne viennent de celui
qu'ont mes parents de n'être point d'illustre origine. Ils ne sont
pourtant pas d'une extraction si basse qu'elle doive les faire rougir:
ils sont laboureurs de père en fils, d'une race pure et sans mélange;
ce sont de vieux chrétiens, et leur ancienneté, jointe à leurs grands
biens et à leur manière de vivre, les élève beaucoup au-dessus des gens
de leur profession, et les place presque au rang des plus nobles. Comme
je suis leur unique enfant, ils m'ont toujours tendrement chérie; et ils
se trouvaient encore plus heureux de m'avoir pour fille que de toute
leur opulence. De même que j'étais maîtresse de leur cœur, je l'étais
aussi de leur bien; tout passait par mes mains dans notre maison, les
affaires du dehors comme celles du dedans; et comme ma circonspection et
mon zèle égalaient leur confiance, nous avions vécu jusque-là heureux et
en repos. Après les soins du ménage, le reste de mon temps était
consacré aux occupations ordinaires des jeunes filles, telles que le
travail à l'aiguille, le tambour à broder, et bien souvent le rouet;
quand je quittais ces travaux, c'était pour faire quelque lecture utile,
ou jouer de quelque instrument, ayant reconnu que la musique met le
calme dans l'âme et repose l'esprit fatigué. Telle était la vie que je
menais dans la maison paternelle. Si je vous la raconte avec ces
détails, ce n'est pas par vanité, mais pour vous apprendre que ce n'est
pas ma faute si je suis tombée de cette heureuse existence dans la
déplorable situation où vous me voyez aujourd'hui. Pendant que ma vie se
passait ainsi dans une espèce de retraite comparable à celle des
couvents, ne voyant d'autres gens que ceux de notre maison, ne sortant
jamais que pour aller à l'église, toujours de grand matin et en
compagnie de ma mère, le bruit de ma beauté commença à se répandre, et
l'amour vint me troubler dans ma solitude. Un jour à mon insu, le second
fils de ce duc dont je vous ai parlé, nommé don Fernand, me vit...

A ce nom de Fernand, Cardenio changea de couleur, et laissa paraître une
si grande agitation, que le curé et le barbier, qui avaient les yeux sur
lui, craignirent qu'il n'entrât dans un de ces accès de fureur dont ils
avaient appris qu'il était souvent atteint. Heureusement qu'il n'en fut
rien: seulement il se mit à considérer fixement la belle inconnue,
attachant sur elle ses regards, et cherchant à la reconnaître; mais,
sans faire attention aux mouvements convulsifs de Cardenio, elle
continua son récit.

Ses yeux ne m'eurent pas plutôt aperçue, comme il l'avoua depuis, qu'il
ressentit cette passion violente dont il donna bientôt des preuves. Pour
achever promptement l'histoire de mes malheurs, et ne point perdre de
temps en détails inutiles, je passe sous silence les ruses qu'employa
don Fernand pour me révéler son amour: il gagna les gens de notre
maison; il fit mille offres de services à mon père, l'assurant de sa
faveur en toutes choses. Chaque jour ce n'étaient que divertissements
sous mes fenêtres, et la nuit s'y passait en concerts de voix et
d'instruments. Il me fit remettre, par des moyens que j'ignore encore,
un nombre infini de billets pleins de promesses et de tendres
sentiments. Cependant tout cela ne faisait que m'irriter, bien loin de
me plaire et de m'attendrir, et dès lors je regardai don Fernand comme
un ennemi mortel. Ce n'est pas qu'il me parût aimable, et que je ne
sentisse quelque plaisir à me voir recherchée d'un homme de cette
condition; de pareils soins plaisent toujours aux femmes, et la plus
farouche trouve dans son cœur un peu de complaisance pour ceux qui lui
disent qu'elle est belle; mais la disproportion de fortune était trop
grande pour me permettre des espérances raisonnables, et ses soins trop
éclatants pour ne pas m'offenser. Les conseils de mes parents, qui
avaient deviné don Fernand, achevèrent de détruire tout ce qui pouvait
me flatter dans sa recherche. Un jour mon père, me voyant plus inquiète
que de coutume, me déclara que le seul moyen de faire cesser ses
poursuites et de mettre un obstacle insurmontable à ses prétentions,
c'était de prendre un époux, que je n'avais qu'à choisir, dans la ville
ou dans notre voisinage, un parti à mon gré, et qu'il ferait tout ce
que je pouvais attendre de son affection.

Je le remerciai de sa bonté, et répondis que n'ayant encore jamais pensé
au mariage, j'allais songer à éloigner don Fernand, d'une autre manière,
sans enchaîner pour cela ma liberté. Je résolus dès lors de l'éviter
avec tant de soin, qu'il ne trouvât plus moyen de me parler. Une manière
de vivre si réservée ne fit que l'exciter dans son mauvais dessein, je
dis mauvais dessein, parce que, s'il avait été honnête, je ne serais pas
dans le triste état où vous me voyez. Mais quand don Fernand apprit que
mes parents cherchaient à m'établir, afin de lui ôter l'espoir de me
posséder, ou que j'eusse plus de gardiens pour me défendre, il résolut
d'entreprendre ce que je vais vous raconter.

Une nuit que j'étais dans ma chambre, avec la fille qui me servait, ma
porte bien fermée pour être en sûreté contre la violence d'un homme que
je savais capable de tout oser, il se dressa subitement devant moi. Sa
vue me troubla à tel point que, perdant l'usage de mes sens, je ne pus
articuler un seul mot pour appeler du secours. Profitant de ma faiblesse
et de mon étonnement, don Fernand me prit entre ses bras, me parla avec
tant d'artifice, et me montra tant de tendresse, que je n'osais appeler
quand je m'en serais senti la force. Les soupirs du perfide donnaient du
crédit à ses paroles, et ses larmes semblaient justifier son intention;
j'étais jeune et sans expérience dans une matière où les plus habiles
sont trompées. Ses mensonges me parurent des vérités, et touchée de ses
soupirs et de ses larmes, je sentais quelques mouvements de compassion.
Cependant, revenue de ma première surprise, et commençant à me
reconnaître, je lui dis avec indignation:

Seigneur, si en même temps que vous m'offrez votre amitié, et que vous
m'en donnez des marques si étranges, vous me permettiez de choisir entre
cette amitié et le poison, estimant beaucoup plus l'honneur que la vie,
je n'aurais pas de peine à sacrifier l'une à l'autre. Je suis votre
vassale, et non votre esclave; et je m'estime autant, moi fille obscure
d'un laboureur, que vous, gentilhomme et cavalier. Ne croyez donc pas
m'éblouir par vos richesses, ni me tenter par l'éclat de vos grandeurs.
C'est à mon père à disposer de ma volonté, et je ne me rendrai jamais
qu'à celui qu'il m'aura choisi pour époux. Si donc, vous m'estimez comme
vous le dites, abandonnez un dessein qui m'offense et ne peut jamais
réussir. Pour que je jouisse paisiblement de la vie, laissez-moi
l'honneur, qui en est inséparable; et puisque vous ne pouvez être mon
époux, ne prétendez pas à un amour que je ne puis donner à aucun autre.

S'il ne faut que cela pour te satisfaire, répondit le déloyal cavalier,
je suis trop heureux que ton amour soit à ce prix. Je t'offre ma main,
charmante Dorothée (c'est le nom de l'infortunée qui vous parle), et
pour témoins de mon serment je prends le ciel, à qui rien n'est caché,
et cette image de la Vierge qui est devant nous.

Le nom de Dorothée fit encore une fois tressaillir Cardenio, et le
confirma dans l'opinion qu'il avait eue dès le commencement du récit;
mais pour ne pas l'interrompre, et savoir quelle en sera la fin, il se
contenta de dire: Quoi! Madame, Dorothée est votre nom? J'ai entendu
parler d'une personne qui le portait, et dont les malheurs vont de pair
avec les vôtres. Continuez, je vous prie; bientôt je vous apprendrai des
choses qui ne vous causeront pas moins d'étonnement que de pitié.

Dorothée s'arrêta pour regarder Cardenio et l'étrange dénûment où il
était: Si vous savez quelque chose qui me regarde, je vous conjure, lui
dit-elle, de me l'apprendre à l'instant: j'ai assez de courage pour
supporter les coups que me réserve la fortune; mon malheur présent me
rend insensible à ceux que je pourrais redouter encore.

[Illustration: Après qu'il se fut lavé les pieds, le jeune garçon prit
sous sa montera un mouchoir (p. 145).]

Je vous aurais déjà dit ce que je pense, Madame, répondit Cardenio, si
j'étais bien certain de ce que je suppose; mais jusqu'à cette heure, il
ne vous importe en rien de le connaître, et il sera toujours temps de
vous en instruire.

Dorothée continua en ces termes:

Après ces assurances, don Fernand me présenta la main, et m'ayant donné
sa foi, il me la confirma par des paroles pressantes, et avec des
serments extraordinaires; mais, avant de souffrir qu'il se liât, je le
conjurai de ne point se laisser aveugler par la passion, et par un peu
de beauté qui ne suffirait point à l'excuser. Ne causez pas, lui dis-je,
à votre père le déplaisir et la honte de vous voir épouser une personne
si fort au-dessous de votre condition; et, par emportement, ne prenez
pas un parti dont vous pourriez vous repentir, et qui me rendrait
malheureuse. A ces raisons, j'en ajoutai beaucoup d'autres, qui toutes
furent inutiles. Don Fernand s'engagea en amant passionné qui sacrifie
tout à son amour, ou plutôt en fourbe qui se soucie peu de tenir ses
promesses. Le voyant si opiniâtre dans sa résolution, je pensai
sérieusement à la conduite que je devais tenir. Je me représentai que
je n'étais pas la première que le mariage eût élevée à des grandeurs
inespérées, et à qui la beauté eût tenu lieu de naissance et de mérite.
L'occasion était belle, et je crus devoir profiter de la faveur que
m'envoyait la fortune. Quand elle m'offre un époux qui m'assure d'un
attachement éternel, pourquoi, me disais-je, m'en faire un ennemi par
des mépris injustes? Je me représentai de plus que don Fernand était à
ménager; que s'offrant surtout avec de si grands avantages, un refus
pourrait l'irriter; et que sa passion le portant peut-être à la
violence, il se croirait dégagé d'une parole que je n'aurais pas voulu
recevoir, et qu'ainsi je demeurerais sans honneur et sans excuse. Toutes
ces réflexions commençaient à m'ébranler; les serments de don Fernand,
ses soupirs et ses larmes, les témoins sacrés qu'il invoquait; en un
mot, son air, sa bonne mine, et l'amour que je croyais voir en toutes
ses actions, achevèrent de me perdre. J'appelai la fille qui me servait,
pour qu'elle entendît les serments de don Fernand; il prit encore une
fois devant elle le ciel à témoin, appela sur sa tête toutes sortes de
malédictions si jamais il violait sa promesse; il m'attendrit par de
nouveaux soupirs et de nouvelles larmes; et cette fille s'étant retirée,
le perfide, abusant de ma faiblesse, acheva la trahison qu'il avait
méditée.

Quand le jour qui succéda à cette nuit fatale fut sur le point de
paraître, don Fernand, sous prétexte de ménager ma réputation, montra
beaucoup d'empressement à s'éloigner. Il me dit avec froideur de me
reposer sur son honneur et sur sa foi; et pour gage, il tira un riche
diamant de son doigt et le mit au mien. Il s'en fut; la servante qui
l'avait introduit dans ma chambre, à ce qu'elle m'avoua depuis, lui
ouvrit la porte de la rue, et je demeurai si confuse de tout ce qui
venait de m'arriver, que je ne saurais dire si j'en éprouvais de la joie
ou de la tristesse. J'étais tellement hors de moi, que je ne songeais
pas à reprocher à cette fille sa trahison, ne pouvant encore bien juger
si elle m'était nuisible ou favorable. J'avais dit à don Fernand, avant
qu'il s'éloignât, que puisque j'étais à lui, il pouvait se servir de la
même voie pour me revoir, jusqu'à ce qu'il trouvât à propos de déclarer
l'honneur qu'il m'avait fait. Il revint la nuit suivante; mais depuis
lors, je ne l'ai pas revu une seule fois, ni dans la rue, ni à l'église,
pendant un mois entier que je me suis fatiguée à le chercher, quoique je
susse bien qu'il était dans le voisinage et qu'il allât tous les jours à
la chasse.

Cet abandon que je regardais comme le dernier des malheurs, faillit
m'accabler entièrement. Ce fut alors que je compris les conséquences de
l'audace de ma servante, et combien il est dangereux de se fier aux
serments. J'éclatai en imprécations contre don Fernand, sans soulager ma
douleur. Il fallut cependant me faire violence pour cacher mon
ressentiment, dans la crainte que mon père et ma mère ne me pressassent
de leur en dire le sujet. Mais bientôt il n'y eut plus moyen de feindre,
et je perdis toute patience en apprenant que don Fernand s'était marié
dans une ville voisine, avec une belle et noble personne appelée
Luscinde.

En entendant prononcer le nom de Luscinde, vous eussiez vu Cardenio
plier les épaules, froncer le sourcil, se mordre les lèvres, et bientôt
après deux ruisseaux de larmes inonder son visage. Dorothée, cependant,
ne laissa pas de continuer son récit.

A cette triste nouvelle, l'indignation et le désespoir s'emparèrent de
mon esprit, et, dans le premier transport, je voulais publier partout la
perfidie de don Fernand, sans m'inquiéter si en même temps je
n'affichais pas ma honte. Peut-être un reste de raison calma-t-il tous
ces mouvements, mais je ne les ressentis plus après le dessein que je
formai sur l'heure même. Je découvris le sujet de ma douleur à un jeune
berger qui servait chez mon père, et, lui ayant emprunté un de ses
vêtements, je le priai de m'accompagner jusqu'à la ville où je savais
qu'était don Fernand. Le berger fit tout ce qu'il put pour m'en
détourner; mais, voyant ma résolution inébranlable, il consentit à me
suivre. Ayant donc pris un habit de femme, quelques bagues et de
l'argent que je lui donnai à porter pour m'en servir au besoin, nous
nous mîmes en chemin la nuit suivante, à l'insu de tout le monde. Hélas!
je ne savais pas trop ce que j'allais faire; car que pouvais-je espérer
en voyant le perfide, si ce n'est la triste satisfaction de lui adresser
des reproches inutiles?

J'arrivai en deux jours et demi au terme de mon voyage. En entrant dans
la ville je m'informai sans délai de la demeure des parents de Luscinde;
le premier que j'interrogeais m'en apprit beaucoup plus que je ne
voulais en savoir. Il me raconta dans tous ses détails le mariage de don
Fernand et de Luscinde; il me dit qu'au milieu de la cérémonie, Luscinde
était tombée évanouie en prononçant le oui fatal, et que son époux,
ayant desserré sa robe pour l'aider à respirer, y avait trouvé cachée
une lettre écrite de sa main, dans laquelle elle déclarait ne pouvoir
être sa femme, parce qu'un gentilhomme nommé Cardenio avait déjà reçu sa
foi, et qu'elle n'avait feint de consentir à ce mariage que pour ne pas
désobéir à son père. Dans cette lettre, elle annonçait le dessein de se
tuer; dessein que confirmait un poignard trouvé sur elle, ce qu'au reste
don Fernand, furieux de se voir ainsi trompé, aurait fait lui-même, si
ceux qui étaient présents ne l'en eussent empêché. Cet homme ajouta
enfin qu'il avait quitté aussitôt la maison de Luscinde, laquelle
n'était revenue de son évanouissement que le lendemain, déclarant de
nouveau avoir depuis longtemps engagé sa foi à Cardenio. Il m'apprit
aussi que ce Cardenio s'était trouvé présent au mariage, et qu'il
s'était éloigné, désespéré, après avoir laissé une lettre dans laquelle,
maudissant l'infidélité de sa maîtresse, il déclarait la fuir pour
toujours. Cela était de notoriété publique et faisait le sujet de
toutes les conversations.

Mais ce fut bien autre chose quand on apprit la fuite de Luscinde de la
maison paternelle et le désespoir de ses parents, qui ne savaient ce
qu'elle était devenue. Pour moi, je trouvai quelque consolation dans ce
qu'on venait de m'apprendre; je me disais que le ciel n'avait sans doute
renversé les injustes desseins de don Fernand que pour le faire rentrer
en lui-même; et qu'enfin, puisque son mariage avec Luscinde ne s'était
pas accompli, je pouvais un jour voir le mien se réaliser. Je tâchai de
me persuader ce que je souhaitais, me forgeant de vaines espérances d'un
bonheur à venir, pour ne pas me laisser accabler entièrement, et pour
prolonger une vie qui m'est désormais insupportable.

Pendant que j'errais dans la ville, sans savoir à quoi me résoudre,
j'entendis annoncer la promesse d'une grande récompense pour celui qui
indiquerait ce que j'étais devenue. On me désignait par mon âge et par
l'habit que je portais. J'appris en même temps qu'on accusait le berger
qui était venu avec moi de m'avoir enlevée de chez mon père; ce qui me
causa un déplaisir presque égal à l'infidélité de don Fernand, car je
voyais ma réputation absolument perdue, et pour un sujet indigne et bas.
Je sortis de la ville avec mon guide, et le même soir nous arrivâmes
ici, au milieu de ces montagnes. Mais, vous le savez, un malheur en
appelle un autre; et la fin d'une infortune est le commencement d'une
plus grande. Je ne fus pas plus tôt dans ce lieu écarté, que le berger
en qui j'avais mis toute ma confiance, tenté sans doute par l'occasion
plutôt que par ma beauté, osa me parler d'amour. Voyant que je ne
répondais qu'avec mépris, il résolut d'employer la violence pour
accomplir son infâme dessein. Mais le ciel et mon courage ne
m'abandonnèrent pas en cette circonstance. Aveuglé par ses désirs, ce
misérable ne s'aperçut pas qu'il était sur le bord d'un précipice; je
l'y poussai sans peine, puis courant de toute ma force, je pénétrai
bien avant dans ces déserts, pour dérouter les recherches. Le lendemain,
je rencontrai un paysan qui me prit à son service en qualité de berger
et m'emmena au milieu de ces montagnes. Je suis restée chez lui bien des
mois, allant chaque jour travailler aux champs, et ayant grand soin de
ne pas me laisser reconnaître; mais, malgré tout, il a fini par
découvrir ce que je suis; si bien que m'ayant, à son tour, témoigné de
mauvais desseins, et la fortune ne m'offrant pas les mêmes moyens de m'y
soustraire, j'ai quitté sa maison il y a deux jours, et suis venue
chercher un asile dans ces solitudes, pour prier le ciel en repos, et
tâcher de l'émouvoir par mes soupirs et mes larmes, ou tout au moins
pour finir ici ma misérable vie, et y ensevelir le secret de mes
douleurs.



CHAPITRE XXIX

QUI TRAITE DU GRACIEUX ARTIFICE QU'ON EMPLOYA POUR TIRER NOTRE AMOUREUX
CHEVALIER DE LA RUDE PÉNITENCE QU'IL ACCOMPLISSAIT


Telle est, seigneurs, l'histoire de mes tristes aventures; jugez
maintenant si ma douleur est légitime, et si une infortunée dont les
maux sont sans remède est en état de recevoir des consolations. La seule
chose que je vous demande et qu'il vous sera facile de m'accorder, c'est
de m'apprendre où je pourrai passer le reste de ma vie à l'abri de la
recherche de mes parents: non pas que je craigne qu'ils m'aient rien
retiré de leur affection, et qu'ils ne me reçoivent pas avec l'amitié
qu'ils m'ont toujours témoignée; mais quand je pense qu'ils ne doivent
croire à mon innocence que sur ma parole, je ne puis me résoudre à
affronter leur présence.

Dorothée se tut, et la rougeur qui couvrit son beau visage, ses yeux
baissés et humides, montrèrent clairement son inquiétude et tous les
sentiments qui agitaient son cœur.

Ceux qui venaient d'entendre l'histoire de la jeune fille étaient
charmés de son esprit et de sa grâce; et ils éprouvaient d'autant plus
de compassion pour ses malheurs, qu'ils les trouvaient aussi surprenants
qu'immérités. Le curé voulait lui donner des consolations et des avis,
mais Cardenio le prévint.

--Quoi! madame, s'écria-t-il, vous êtes la fille unique du riche
Clenardo?

Dorothée ne fut pas peu surprise d'entendre le nom de son père, en
voyant la chétive apparence de celui qui parlait (on se rappelle comment
était vêtu Cardenio). Qui êtes-vous, lui dit-elle, vous qui savez le nom
de mon père? car si je ne me trompe, je ne l'ai pas nommé une seule fois
dans le cours du récit que je viens de faire.

Je suis, répondit Cardenio, cet infortuné qui reçut la foi de Luscinde,
celui qu'elle a dit être son époux, et que la trahison de don Fernand a
réduit au triste état que vous voyez, abandonné à la douleur, privé de
toute consolation, et, pour comble de maux, n'ayant l'usage de sa raison
que pendant les courts intervalles qu'il plaît au ciel de lui laisser.
C'est moi qui fut le triste témoin du mariage de don Fernand, et qui
déjà, plein de trouble et de terreur, finis par m'abandonner au
désespoir quand je crus que Luscinde avait prononcé le oui fatal. Sans
attendre la fin de son évanouissement, éperdu, hors de moi, je quittai
sa maison après avoir donné à un de mes gens une lettre avec ordre de la
remettre à Luscinde, et je suis venu dans ces déserts vouer à la douleur
une vie dont tous les moments étaient pour moi autant de supplices. Mais
Dieu n'a pas voulu me l'ôter, me réservant sans doute pour le bonheur
que j'ai de vous rencontrer ici. Consolez-vous belle Dorothée, le ciel
est de notre côté; ayez confiance dans sa bonté et sa protection, et
après ce qu'il a fait en votre faveur, ce serait l'offenser que de ne pas
espérer un meilleur sort. Il vous rendra don Fernand, qui ne peut être à
Luscinde; et il me rendra Luscinde, qui ne peut être qu'à moi. Quand mes
intérêts ne seraient pas d'accord avec les vôtres, ma sympathie pour
vos malheurs est telle qu'il n'est rien que je ne fasse pour y mettre un
terme; je jure de ne prendre aucun repos que don Fernand ne vous ait
rendu justice, et même de l'y forcer au péril de ma vie, si la raison et
la générosité ne l'y peuvent amener.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le ciel et mon courage ne m'abandonnèrent pas dans cette circonstance
(p. 151).]

Dorothée était si émue, qu'elle ne savait comment remercier Cardenio; et
le regardant déjà comme son protecteur, elle allait se jeter à ses
pieds, mais il l'en empêcha. Le curé, prenant la parole pour tous deux,
loua Cardenio de sa généreuse résolution, et consola si bien Dorothée
qu'il la fit consentir à venir se remettre un peu de tant de fatigues
dans sa maison, où ils aviseraient tous ensemble au moyen de retrouver
don Fernand. Le barbier, qui jusque-là avait écouté en silence, s'offrit
avec empressement à faire tout ce qui dépendrait de lui; il leur apprit
ensuite le dessein qui les avait conduits, lui et le curé, dans ces
montagnes, et l'étrange folie de don Quichotte, dont ils attendaient
l'écuyer, lequel n'avait guère moins besoin de traitement que son
maître. Cardenio se ressouvint alors du démêlé qu'il avait eu avec
notre héros, mais seulement comme d'un songe, et en le racontant il n'en
put dire le sujet.

En ce moment des cris se firent entendre, et ils reconnurent la voix de
Sancho, qui, ne les trouvant point à l'endroit où ils les avait laissés,
les appelait à tue-tête. Tous allèrent au-devant de lui, et comme le
curé lui demandait avec empressement des nouvelles de don Quichotte,
Sancho répondit comment il l'avait trouvé en chemise, pâle, jaune,
mourant de faim, mais soupirant toujours pour sa dame Dulcinée. Je lui
ai bien dit, ajouta-t-il, qu'elle lui ordonnait de quitter ce désert
pour se rendre au Toboso, où elle l'attend avec impatience; mais il m'a
répondu qu'il est résolu à ne point paraître devant sa beauté, jusqu'à
ce qu'il ait fait des prouesses dignes de cette faveur. En vérité,
seigneurs, si cela dure plus longtemps, mon maître court grand risque de
ne jamais devenir empereur, comme il s'y est engagé, ni même archevêque,
ce qui est le moins qu'il puisse faire. Au nom du ciel, voyez donc
promptement ce qu'il y aurait à faire pour le tirer de là.

Rassurez-vous, Sancho, dit le curé, nous l'en tirerons malgré lui; et se
tournant vers Cardenio et Dorothée, il leur raconta ce qu'ils avaient
imaginé pour la guérison de don Quichotte, ou tout au moins pour
l'obliger de retourner dans sa maison.

Dorothée, à qui ses nouvelles espérances rendaient déjà un peu de
gaieté, s'offrit à remplir le rôle de la damoiselle affligée, disant
qu'elle s'en acquitterait mieux que le barbier, parce qu'elle avait
justement emporté un costume de grande dame; qu'au reste il n'était pas
besoin de l'instruire pour représenter ce personnage, parce qu'ayant lu
beaucoup de livres de chevalerie elle en connaissait le style, et savait
de quelle manière les damoiselles infortunées imploraient la protection
des chevaliers errants.

A la bonne heure, madame, dit le curé; il ne s'agit plus que de se
mettre à l'œuvre.

Dorothée ouvrit son paquet et en tira une jupe de très-belle étoffe et
un riche mantelet de brocart vert avec un tour de perles et d'autres
ajustements; quand elle s'en fut parée, elle leur parut à tous si belle,
qu'ils ne se lassaient pas de l'admirer, et plaignaient don Fernand
d'avoir dédaigné une si charmante personne. Mais celui qui trouvait
Dorothée le plus à son goût, c'était Sancho Panza; il n'avait pas assez
d'yeux pour la regarder, et il était devant elle comme en extase.

Quelle est donc cette belle dame? demanda-t-il; et que vient-elle
chercher au milieu de ces montagnes?

Cette belle dame, ami Sancho, répondit le curé, c'est tout simplement
l'héritière en ligne directe du grand royaume de Micomicon. Elle vient
prier votre maître de la venger d'une injure que lui a faite un géant
déloyal; et au bruit que fait dans toute la Guinée la valeur du fameux
don Quichotte, cette princesse n'a pas craint d'entreprendre ce long
voyage pour venir le chercher.

Par ma foi! s'écria Sancho transporté, voilà une heureuse quête et une
heureuse trouvaille, surtout si mon maître est assez chanceux pour
venger cette injure et assommer ce damné géant que vient de dire Votre
Grâce. Oh! certes, il l'assommera s'il le rencontre; à moins pourtant
que ce soit un fantôme, car sur ces gens-là mon maître est sans pouvoir.
Seigneur licencié, lui dit-il, j'ai, entre autres choses, une grâce à
vous demander: pour qu'il ne prenne pas fantaisie à mon maître de se
faire archevêque, car c'est là toute ma crainte, conseillez-lui, je vous
en conjure, de se marier promptement avec cette princesse, afin que
n'étant plus en état de recevoir les ordres, il soit forcé de devenir
empereur. Franchement, j'ai bien réfléchi là-dessus, et, tout compte
fait, je trouve qu'il n'est pas bon pour moi qu'il soit archevêque,
parce que je ne vaux rien pour être d'église, et que d'ailleurs ayant
femme et enfants, il me faudrait songer à prendre des dispenses, afin
de toucher les revenus d'une prébende, ce qui me donnerait beaucoup trop
d'embarras. Le mieux est donc que mon seigneur se marie tout de suite
avec cette grande dame que je ne puis pas nommer parce que j'ignore son
nom.

Elle s'appelle la princesse Micomicona, dit le curé; car son royaume
étant celui de Micomicon, elle doit se nommer ainsi.

En effet, reprit Sancho: j'ai vu nombre de gens qui prennent le nom du
lieu de leur naissance, comme Pedro d'Alcala, Juan d'Ubeda, Diego de
Valladolid; il doit en être de même en Guinée.

Sans aucun doute, Sancho, répondit le curé, et pour ce qui est du
mariage de votre maître, croyez que j'y pousserai de tout mon pouvoir.

Sancho demeura fort satisfait de la promesse du curé, et le curé encore
plus étonné de la simplicité de Sancho, en voyant à quel point les
contagieuses folies du maître avaient pris racine dans le cerveau du
serviteur.

Pendant cet entretien, Dorothée étant montée sur la mule du curé, et le
barbier ayant ajusté sa fausse barbe, tous dirent à Sancho de les
conduire où se trouvait don Quichotte; lui recommandant de ne pas
laisser soupçonner qu'il les connût, parce que, si le chevalier venait à
s'en douter seulement, l'occasion de le faire empereur serait perdue à
jamais. Cardenio ne voulut point les accompagner, dans la crainte que
don Quichotte ne vînt à se rappeler le démêlé qu'ils avaient eu
ensemble; et le curé, ne croyant pas sa présence nécessaire, demeura
également, après avoir donné quelques instructions à Dorothée, qui le
pria de s'en reposer sur elle, l'assurant qu'elle suivrait exactement ce
que lui avaient appris les livres de chevalerie.

La princesse Micomicona et ses deux compagnons se mirent donc en chemin.
Ils eurent à peine fait trois quarts de lieue, qu'ils découvrirent au
milieu d'un groupe de roches amoncelées don Quichotte, déjà habillé,
mais sans armure. Sitôt que Dorothée l'aperçut et que Sancho lui eut
appris que c'était là notre héros, elle hâta son palefroi, suivi de son
écuyer barbu. Aussitôt celui-ci sauta à bas de sa mule, prit entre ses
bras sa maîtresse, qui ayant mis pied à terre avec beaucoup d'aisance,
alla se jeter aux genoux de don Quichotte; notre héros fit tous ses
efforts pour la relever, mais elle, sans vouloir y consentir, lui parla
de la sorte:

Je ne me relèverai point, invincible chevalier, que votre courtoisie ne
m'ait octroyé un don, lequel ne tournera pas moins à la gloire de votre
magnanime personne qu'à l'avantage de la plus outragée damoiselle que
jamais ait éclairée le soleil. S'il est vrai que votre valeur et la
force de votre bras répondent à ce qu'en publie la renommée, vous êtes
tenu, par les lois de l'honneur et par la profession que vous exercez,
de secourir une infortunée qui, sur le bruit de vos exploits et à la
trace de votre nom célèbre, vient des extrémités de la terre chercher un
remède à ses malheurs.

Je suis bien résolu, belle et noble dame, dit don Quichotte, à ne point
entendre et à ne point répondre une seule parole que vous ne vous soyez
relevée.

Et moi, je ne me relèverai point d'où je suis, illustre chevalier,
reprit la dolente damoiselle, que vous ne m'ayez octroyé le don que
j'implore de votre courtoisie.

Je vous l'octroie, Madame, dit don Quichotte, mais à une condition:
c'est qu'il ne s'y trouvera rien de contraire au service de mon roi ou
de mon pays, ni aux intérêts de celle qui tient mon cœur et ma liberté
enchaînés.

Ce ne sera ni au préjudice ni contre l'honneur de ceux ou de celle que
vous venez de nommer, répondit Dorothée.

Comme elle allait continuer, Sancho s'approcha de son maître, et lui dit
à l'oreille: Par ma foi, seigneur, vous pouvez bien accorder à cette
dame ce qu'elle vous demande; en vérité, ce n'est qu'une bagatelle: il
s'agit tout simplement d'assommer un géant, et celle qui vous en prie
est la princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon, en
Éthiopie.

Qu'elle soit ce qu'il plaira à Dieu, répondit don Quichotte; je ferai ce
que me dicteront ma conscience et les lois de ma profession. Puis se
tournant vers Dorothée: Que Votre Beauté veuille bien se lever, Madame,
lui dit-il, je vous octroie le don qu'il vous plaira de me demander.

Eh bien, chevalier sans pareil, reprit Dorothée, le don que j'implore de
votre valeureuse personne, c'est qu'elle me suive sans retard où il me
plaira de la mener, et qu'elle me promette de ne s'engager dans aucune
autre aventure jusqu'à ce qu'elle m'ait vengé d'un traître qui, contre
toutes les lois divines et humaines, a usurpé mon royaume.

Ce don, très-haute dame, je répète que je vous l'octroie, répondit don
Quichotte; désormais prenez courage et chassez la tristesse qui vous
accable: j'espère, avec l'aide de Dieu et la force de mon bras, vous
rétablir avant peu dans la possession de vos États, en dépit de tous
ceux qui prétendraient s'y opposer. Or, mettons promptement la main à
l'œuvre; les bonnes actions ne doivent jamais être différées, et c'est
dans le retardement qu'est le péril.

Dorothée fit tous ses efforts pour baiser les mains de don Quichotte,
qui ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever,
l'embrassa respectueusement, après quoi il dit à Sancho de bien sangler
Rossinante et de lui donner ses armes. L'écuyer détacha d'un arbre
l'armure de son maître, qui y était suspendue comme un trophée. Quand
notre héros l'eut endossée: Maintenant, dit-il, allons, avec l'aide de
Dieu, porter secours à cette grande princesse, et employons la valeur et
la force que le ciel nous a données, à la faire triompher de ses
ennemis.

Le barbier, qui, pendant cette cérémonie, était resté à genoux, faisait
tous ses efforts pour ne pas éclater de rire ni laisser tomber sa
barbe, dans la crainte de tout gâter; quand il vit le don octroyé et
avec quel empressement notre héros se disposait à partir, il se releva,
et, prenant la princesse d'une main tandis que don Quichotte la prenait
de l'autre, tous deux la mirent sur sa mule. Le chevalier enfourcha
Rossinante, le barbier sa monture, et ils se mirent en chemin.

Le pauvre Sancho les suivait à pied, et la fatigue qu'il en éprouvait
lui rappelait à chaque pas la perte de son grison. Il prenait toutefois
son mal en patience, voyant son maître en chemin de se faire empereur;
car il ne doutait point qu'il ne se mariât avec cette princesse, et
qu'il ne devînt bientôt souverain de Micomicon. Une seule chose
troublait le plaisir qu'il ressentait, c'était de penser que ce royaume
étant dans le pays des nègres, les gens que son maître lui donnerait à
gouverner seraient Mores; mais il trouva sur-le-champ remède à cet
inconvénient. Eh! qu'importe, se disait-il, que mes vassaux soient
Mores? Je les ferai charrier en Espagne, où je les vendrai fort bien, et
j'en tirerai du bon argent comptant, dont je pourrai acheter quelque
office, afin de vivre sans souci le reste de mes jours. Me croit-on donc
si maladroit, que je ne sache tirer parti des choses? faut-il tant de
philosophie pour vendre vingt ou trente mille esclaves? Oh! par ma foi,
je saurai bien en venir à bout; et je les rendrai blancs ou tout au
moins jaunes, seraient-ils plus noirs que le diable. Plein de ces
agréables pensées, Sancho cheminait si content, qu'il en oubliait le
désagrément d'aller à pied.

Toute cette étrange scène, le curé et Cardenio la regardaient depuis
longtemps à travers les broussailles, fort en peine de savoir comment
ils pourraient se réunir au reste de la troupe; mais le curé, grand
trameur d'expédients, en trouva un tout à point: avec des ciseaux qu'il
portait dans un étui, il coupa la barbe à Cardenio, et lui fit prendre
sa soutane et son manteau noir, se réservant seulement le pourpoint et
les chausses. Sous ce nouveau costume, Cardenio était si changé, qu'il
ne se serait pas reconnu lui-même. Cela fait, ils gagnèrent le grand
chemin, où ils arrivèrent encore avant notre chevalier et sa suite, tant
les mules avaient de peine à marcher dans ces sentiers difficiles. Dès
que le curé aperçut venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il
courut à lui les bras ouverts, et le regardant fixement comme un homme
qu'on cherche à reconnaître, il s'écria: Qu'il soit le bien venu, le
bien trouvé, mon cher compatriote don Quichotte de la Manche, fleur de
la galanterie, rempart des affligés, quintessence des chevaliers
errants. En parlant ainsi, il tenait embrassée la jambe gauche de notre
héros, qui, tout stupéfait d'une rencontre si imprévue, voulut mettre
pied à terre quand il l'eut enfin reconnu; mais le curé l'en empêcha.

[Illustration: Je ne me relèverai point, invincible chevalier, que votre
courtoisie ne m'ait octroyé un don (p. 155).]

Il n'est pas convenable, lui disait don Quichotte, que je sois à cheval
pendant que Votre Révérence est à pied.

Je n'y consentirai jamais, reprit le curé; que Votre Grâce reste à
cheval, où elle a fait tant de merveilles! c'est assez pour moi de
prendre la croupe d'une de ces mules, si ces gentilshommes veulent bien
le permettre; et j'aime mieux être en votre compagnie de cette façon,
que de me voir monté sur le célèbre cheval Pégase, ou sur la jument
sauvage de ce fameux More Muzarrache, qui aujourd'hui encore est
enchanté dans la caverne de Zulema, auprès de la grande ville de
Compluto.

Vous avez raison, seigneur licencié, dit don Quichotte, et je ne m'en
étais pas avisé. J'espère que madame la princesse voudra bien, pour
l'amour de moi, ordonner à son écuyer de vous donner la selle de sa
mule, et de se contenter de la croupe, si tant est que la bête soit
accoutumée à porter double fardeau.

Assurément, répondit Dorothée, et mon écuyer n'attendra pas mes ordres
pour cela; il a trop de courtoisie pour souffrir que le seigneur
licencié aille à pied.

Assurément, dit le barbier; et sautant à bas de sa mule, il présenta la
selle au curé, qui l'accepta sans se faire prier.

Par malheur la mule était de louage, c'est-à-dire quinteuse et mutine.
Quand le barbier voulut monter en croupe, elle leva brusquement le train
de derrière, et, détachant quatre ou cinq ruades, elle donna une telle
secousse à notre homme, qu'il roula par terre fort rudement; et comme
dans cette chute la barbe de maître Nicolas vint à se détacher, il ne
trouva rien de mieux à faire que de porter vivement les deux mains à son
visage, en criant de toutes ses forces que la maudite bête lui avait
cassé la mâchoire.

En apercevant ce gros paquet de poils sans chair ni sang répandu: Quel
miracle! s'écria don Quichotte, la mule vient de lui enlever la barbe du
menton comme aurait fait un revers d'épée!

Le curé, voyant son invention en grand danger d'être découverte, se hâta
de ramasser la barbe; et courant à maître Nicolas, qui continuait à
pousser des cris, il lui prit la tête, et l'appuyant contre sa poitrine,
il lui rajusta la barbe en un clin d'œil, en marmottant quelques
paroles qu'il dit être un charme propre à faire reprendre les barbes,
comme on l'allait voir; en effet, il s'éloigna, et l'écuyer parut aussi
barbu qu'auparavant. Don Quichotte, tout émerveillé de la guérison, pria
le curé de lui enseigner le charme quand il en aurait le loisir, ne
doutant point que sa vertu ne s'étendît beaucoup plus loin, puisqu'il
était impossible que les barbes fussent enlevées de la sorte sans que la
chair fût emportée du même coup, et que cependant il n'y paraissait
plus. Le désordre ainsi réparé, on convint que le curé monterait seul
sur la mule jusqu'à ce qu'on fût arrivé à l'hôtellerie, distante encore
de deux lieues.

Le chevalier de la Triste-Figure, la princesse Micomicona et le curé
étant donc à cheval, tandis que Cardenio, le barbier et Sancho les
suivaient à pied, don Quichotte dit à la princesse: Que Votre Grandeur
nous conduise maintenant où il lui plaira, nous la suivrons jusqu'au
bout du monde.

Le curé, prenant la parole avant qu'elle eût ouvert la bouche: Madame,
lui dit-il, vers quel royaume Votre Grâce veut-elle diriger ses pas?
N'est-ce pas vers celui de Micomicon?

Dorothée comprit très-bien ce qu'il fallait répondre: C'est justement
là, reprit-elle aussitôt.

En ce cas, Madame, dit le curé, il nous faudra passer au beau milieu de
mon village; vous prendrez ensuite la route de Carthagène; là vous
pourrez vous embarquer; et si vous avez un bon vent, en un peu moins de
neuf années vous serez rendus aux Palus-Méotides, d'où il n'y a pas plus
de cent journées de marche jusqu'au royaume de Votre Altesse.

Votre Grâce, seigneur, me semble se tromper, répondit Dorothée; j'en
suis partie il n'y a pas deux ans, sans avoir jamais eu le vent bien
favorable, et cependant depuis quelque temps déjà je suis en Espagne, où
je n'ai pas plus tôt eu mis le pied, que le nom du fameux don Quichotte
est venu frapper mon oreille; et j'en ai entendu raconter des choses si
grandes, si merveilleuses, que quand même ce n'eût pas été ma première
pensée, j'aurais pris soudain la résolution de confier mes intérêts à la
valeur de son bras invincible.

Assez, assez, madame, s'écria don Quichotte, mettez, je vous en supplie,
un terme à vos louanges: je suis ennemi de la flatterie, et quoique vous
me rendiez peut-être justice, je ne saurais entendre sans rougir un
discours si obligeant et des louanges si excessives. Tout ce que je
puis dire, c'est que, vaillant ou non, je suis prêt à verser pour votre
service jusqu'à la dernière goutte de mon sang, et le temps vous le
prouvera. Maintenant trouvez bon que j'apprenne du seigneur licencié ce
qui l'amène seul ici, à pied, et vêtu tellement à la légère, que je ne
sais que penser.

Pour vous satisfaire en peu de mots, seigneur don Quichotte, répondit le
curé, il faut que vous sachiez que maître Nicolas et moi nous allions à
Séville pour y toucher de l'argent qu'un de mes parents m'envoie des
Indes, et la somme n'est pas si peu considérable qu'elle n'atteigne pour
le moins six mille écus. En passant près d'ici, nous avons été attaqués
par des voleurs, qui nous ont tout enlevé, même la barbe, si bien que
maître Nicolas est contraint d'en porter une postiche. Ils ont aussi
laissé nu comme la main ce jeune homme que vous voyez (il montrait
Cardenio). Mais le plus curieux de l'affaire, c'est que ces brigands
sont des forçats à qui un vaillant chevalier a, dit-on, donné la clef
des champs, malgré la résistance de leurs gardiens. Il faut, en vérité,
que ce chevalier soit un bien grand fou, ou qu'il ne vaille guère mieux
que les scélérats qu'il a mis en liberté, puisqu'il ne se fait aucun
scrupule de livrer les brebis à la fureur des loups; puisqu'il viole le
respect dû au roi et à la justice, et se fait le protecteur des ennemis
de la sûreté publique; puisqu'il prive les galères de ceux qui les font
mouvoir, et remet sur le pied la Sainte-Hermandad, qui se reposait
depuis longues années; puisque, enfin, il expose légèrement sa liberté
et sa vie, et renonce avec impiété au salut de son âme.

Sancho avait conté l'histoire des forçats au curé, qui parlait ainsi
pour voir ce que dirait don Quichotte, lequel changeait de couleur à
chaque parole, et n'osait s'avouer le libérateur de ces misérables.

Voilà, ajouta le curé, les honnêtes gens qui nous ont mis dans cet état:
que Dieu leur pardonne, et à celui qui a empêché qu'ils ne reçussent le
juste châtiment de leurs crimes.



CHAPITRE XXX

QUI TRAITE DE LA FINESSE D'ESPRIT QUE MONTRA LA BELLE DOROTHÉE, AINSI
QUE D'AUTRES CHOSES NON MOINS DIVERTISSANTES


Le curé n'avait pas fini de parler que Sancho s'écria: Savez-vous,
seigneur licencié, qui a fait ce bel exploit? eh bien, c'est mon maître!
Et pourtant je n'avais cessé de lui dire de prendre garde à ce qu'il
allait faire, et de lui répéter que c'était péché de rendre libres des
coquins qu'on envoyait aux galères en punition de leurs méfaits.

Traître, repartit don Quichotte; est-ce aux chevaliers errants à
s'enquérir si les malheureux et les opprimés qu'ils rencontrent sur leur
chemin sont ainsi traités pour leurs fautes, ou si on leur fait
injustice? Ils ne doivent considérer que leur misère, sans s'informer de
leurs actions. Je rencontre une troupe de pauvres diables, enfilés comme
les grains d'un chapelet, et je fais, pour les secourir, ce que
m'ordonne le serment de la noble profession que j'exerce. Qu'a-t-on à
dire à cela? Quiconque le trouve mauvais, n'a qu'à me le témoigner, et à
tout autre qu'au seigneur licencié, dont j'honore et respecte le
caractère, je ferai voir qu'il ne sait pas un mot de la chevalerie
errante; et je suis prêt à le lui prouver l'épée à la main, à pied et à
cheval, ou de toute autre manière.

En disant cela, notre héros s'affermit sur ses étriers, et enfonça son
morion; car depuis le jour où les forçats l'avaient si fort maltraité,
l'armet de Mambrin était resté pendu à l'arçon de sa selle.

Dorothée ne manquait pas de malice; connaissant la folie de don
Quichotte, et sachant d'ailleurs que tout le monde s'en moquait, hormis
Sancho Panza, elle voulut prendre sa part du divertissement:

Seigneur chevalier, lui dit-elle, que Votre Grâce se souvienne du
serment qu'elle a fait de n'entreprendre aucune aventure, si pressante
qu'elle puisse être, avant de m'avoir rétablie dans mes États.
Calmez-vous, je vous prie, et croyez que si le seigneur licencié eût pu
se douter un seul instant que les forçats devaient leur délivrance à
votre bras invincible, il se serait mille fois coupé la langue plutôt
que de rien dire qui vous déplût.

Je prends Dieu à témoin, ajouta le curé, que j'aurais préféré m'arracher
la moustache poil à poil.

Il suffit, madame, reprit don Quichotte; je réprimerai ma juste colère,
et je jure de nouveau de ne rien entreprendre que je n'aie réalisé la
promesse que vous avez reçue de moi. En attendant, veuillez nous
apprendre l'histoire de vos malheurs, si toutefois vous n'avez pas de
secrètes raisons pour les cacher: car enfin, il faut que je sache de qui
je dois vous venger, et de quel nombre d'ennemis j'aurai à tirer pour
vous une éclatante et complète satisfaction.

Volontiers, répondit Dorothée; mais je crains bien de vous ennuyer par
ce triste récit.

Non, non, madame, repartit don Quichotte.

En ce cas, dit Dorothée, que Vos Grâces me prêtent attention.

Aussitôt, Cardenio et le barbier s'approchèrent pour entendre ce qu'elle
allait raconter; Sancho, non moins abusé que son maître sur le compte de
la princesse, s'approcha aussi; Dorothée s'affermit sur sa mule pour
parler plus commodément; puis après avoir toussé et pris les précautions
d'un orateur au début, elle commença de la sorte:

Seigneur, vous saurez d'abord que je m'appelle... Elle s'arrêta quelques
instants, parce qu'elle ne se ressouvenait plus du nom que lui avait
donné le curé; celui-ci, qui vit son embarras, vint à son aide et lui
dit: Il n'est pas surprenant, madame, que Votre Grandeur hésite en
commençant le récit de ses malheurs; c'est l'effet ordinaire des
longues disgrâces de troubler la mémoire, et celles de la princesse
Micomicona ne doivent pas être médiocres, puisqu'elle a traversé tant de
terres et de mers pour y chercher remède.

J'avoue, reprit Dorothée, qu'il s'est tout à coup présenté à ma mémoire
des souvenirs si cruels, que je n'ai plus su ce que je disais; mais me
voilà remise, et j'espère maintenant mener à bon port ma véridique
histoire.

Je vous dirai donc, seigneurs, que je suis l'héritière légitime du grand
royaume de Micomicon. Le roi, mon père, qui se nommait Tinacrio le Sage,
était très-versé dans la science qu'on appelle magie; cette science lui
fit découvrir que ma mère, la reine Xaramilla, devait mourir la
première, et que lui-même la suivant de près au tombeau, je resterais
orpheline. Cela, toutefois, affligeait moins mon père que la triste
certitude où il était que le souverain d'une grande île située sur les
confins de mon royaume, effroyable géant appelé Pandafilando de la Vue
Sombre, ainsi surnommé parce qu'il regarde toujours de travers comme
s'il était louche, ce qu'il ne fait que par malice et pour effrayer tout
le monde; que cet effroyable géant, dis-je, me sachant orpheline, devait
un jour à la tête d'une armée formidable envahir mes États et m'en
dépouiller entièrement, sans me laisser un seul village où je pusse
trouver asile; mais que je pourrais éviter cette disgrâce en consentant
à l'épouser. Aussi mon père, qui savait bien que jamais je ne pourrais
m'y résoudre, me conseilla, lorsque je verrais Pandafilando prêt à
envahir ma frontière, de ne point essayer de me défendre, parce que ce
serait ma perte, mais, au contraire, de lui abandonner mon royaume, afin
de sauver ma vie et empêcher la ruine de mes loyaux et fidèles sujets;
et il ajouta qu'en choisissant quelques-uns d'entre eux pour
m'accompagner, je devais passer incontinent en Espagne, où j'étais
certaine de trouver un protecteur dans la personne d'un fameux chevalier
errant, connu par toute la terre pour sa force et son courage, et qui
se nommait, si je m'en souviens bien, don Chicot, ou don Gigot...

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Don Quichotte dit à la princesse: Que Votre Grandeur nous conduise où il
lui plaira (p. 158).]

Don Quichotte, madame, s'écria Sancho; don Quichotte, autrement appelé
le chevalier de la Triste-Figure.

C'est cela, dit Dorothée. Mon père ajouta que mon protecteur devait être
de haute stature, maigre de visage, sec de corps, et, de plus, avoir
sous l'épaule gauche, ou près de là, un signe de couleur brune, tout
couvert de poil en manière de soie de sanglier.

Approche ici, mon fils Sancho, dit notre héros à son écuyer; aide-moi à
me déshabiller promptement, que je sache si je suis le chevalier
qu'annonce la prophétie de ce sage roi.

Que voulez-vous faire, seigneur? demanda Dorothée.

Je veux savoir, madame, répondit don Quichotte, si j'ai sur moi ce signe
dont votre père a fait mention.

Il ne faut point vous déshabiller pour cela, reprit Sancho; je sais que
Votre Grâce a justement au milieu du dos un signe tout semblable, et
l'on assure que c'est une preuve de force.

Il suffit, dit Dorothée; entre amis on n'y regarde pas de si près, et
peu importe que le signe soit à droite ou à gauche, puisque après tout
c'est la même chair. Je le vois bien, mon père a touché juste en tout ce
qu'il a dit; quant à moi, j'ai encore mieux rencontré, en m'adressant au
seigneur don Quichotte, dont la taille et le visage sont si conformes à
la prophétie paternelle, et dont la renommée est si grande,
non-seulement en Espagne, mais encore dans toute la Manche, qu'à peine
débarquée à Ossuna, j'ai entendu faire un tel récit de ses prouesses,
qu'aussitôt mon cœur m'a dit que c'était bien le chevalier que je
cherchais.

Mais comment peut-il se faire, madame, observa don Quichotte, que vous
ayez débarqué à Ossuna où il n'y a point de port?

La princesse, répondit le curé, a voulu dire qu'après avoir débarqué à
Malaga, le premier endroit où elle apprit de vos nouvelles fut Ossuna.

C'est ainsi que je l'entendais, seigneur, dit Dorothée.

Maintenant, reprit le curé, Votre Altesse peut poursuivre quand il lui
plaira.

Je n'ai rien à dire de plus, continua Dorothée, si ce n'est que ç'a été
pour moi une si haute fortune de rencontrer le seigneur don Quichotte,
que je me regarde comme déjà rétablie sur le trône de mes pères,
puisqu'il a eu l'extrême courtoisie de m'accorder sa protection, et de
s'engager à me suivre partout où il me plaira de le mener; et certes ce
sera contre le traître Pandafilando, dont il me vengera, je l'espère, en
lui arrachant, avec la vie, le royaume dont il m'a si injustement
dépouillée. J'oubliais de vous dire que le roi mon père m'a laissé un
écrit en caractères grecs ou arabes, que je ne connais point, mais par
lequel il m'ordonne de consentir à épouser le chevalier mon libérateur,
si, après m'avoir rétablie dans mes États, il me demande en mariage, et
de le mettre sur-le-champ en possession de mon royaume et de ma
personne.

Hé bien, que t'en semble, ami Sancho? dit don Quichotte; vois-tu ce qui
se passe? Ne te l'avais-je pas dit? Avons-nous des royaumes à notre
disposition, et des filles de roi à épouser?

Par ma foi, il y a assez longtemps que nous les cherchons, reprit
Sancho, et nargue du bâtard qui après avoir ouvert le gosier à ce
Grand-fil-en-dos, n'épouserait pas incontinent madame la princesse!
Peste! elle est assez jolie pour cela, et je voudrais que toutes les
puces de mon lit lui ressemblassent! Là-dessus, se donnant du talon au
derrière, le crédule écuyer fit deux sauts en l'air en signe de grande
allégresse; puis s'allant mettre à genoux devant Dorothée, il lui
demanda sa main à baiser afin de lui prouver que désormais il la
regardait comme sa légitime souveraine.

Il eût fallu être aussi peu sage que le maître et le valet pour ne pas
rire de la folie de l'un et de la simplicité de l'autre. Dorothée donna
à Sancho sa main à baiser, lui promettant de le faire grand seigneur dès
qu'elle serait rétablie dans ses États, et Sancho l'en remercia par un
compliment si extravagant, que chacun se mit à rire de plus belle.

Voilà, reprit Dorothée, la fidèle histoire de mes malheurs; je n'ai rien
à y ajouter, si ce n'est que de tous ceux de mes sujets qui m'ont
accompagnée il ne m'est resté que ce bon écuyer barbu, les autres ayant
péri dans une grande tempête en vue du port; ce fidèle compagnon et moi,
nous avons seuls échappé par un de ces miracles qui font croire que le
ciel nous réserve pour quelque grande aventure.

Elle est toute trouvée, madame, dit don Quichotte: je confirme le don
que je vous ai octroyé; et je jure encore une fois de vous suivre
jusqu'au bout du monde, et de ne prendre aucun repos que je n'aie
rencontré votre cruel ennemi, dont je prétends, avec le secours du ciel
et par la force de mon bras, trancher la tête superbe, fût-il aussi
vaillant que le dieu Mars. Mais après vous avoir remise en possession de
votre royaume, je vous laisserai la libre disposition de votre personne,
car tant que mon cœur et ma volonté seront assujettis aux lois de
celle... Je m'arrête en songeant qu'il m'est impossible de penser à me
marier, fût-ce avec le phénix.

Sancho se trouva si choqué des dernières paroles de son maître, qu'il
s'écria plein de courroux: Je jure Dieu et je jure diable, seigneur don
Quichotte, que Votre Grâce n'a pas le sens commun! comment se peut-il
que vous hésitiez à épouser une si grande princesse que celle-là?
Croyez-vous donc que de semblables fortunes viendront se présenter à
tout bout de champ? Est-ce que par hasard madame Dulcinée vous
semblerait plus belle? Par ma foi, il s'en faut de plus de moitié
qu'elle soit digne de lui dénouer les cordons de ses souliers! C'est
bien par ce chemin-là que j'attraperai le comté que vous m'avez promis
tant de fois, et que j'attends encore. Mariez-vous! mariez-vous!
prenez-moi ce royaume qui vous tombe dans la main; puis quand vous serez
roi, faites-moi marquis ou gouverneur, et que Satan emporte le reste.

En entendant de tels blasphèmes contre sa Dulcinée, don Quichotte, sans
dire gare, leva sa lance, et en déchargea sur les reins de l'indiscret
écuyer deux coups tels, qu'il le jeta par terre, et sans Dorothée, qui
lui criait de s'arrêter, il l'aurait tué sur la place. Quand il se fut
un peu calmé: Pensez-vous, rustre mal appris, lui dit-il, que notre
unique occupation à tous deux soit, vous de faire toujours des sottises
et moi de vous les pardonner sans cesse? N'y comptez pas, misérable
excommunié, car tu dois l'être pour avoir osé mal parler de la sans
pareille Dulcinée. Ignorez-vous, vaurien, maraud, bélître, que sans la
valeur qu'elle prête à mon bras, je suis incapable de venir à bout d'un
enfant? Dites-moi un peu, langue de vipère, qui a conquis ce royaume,
qui a coupé la tête à ce géant, qui vous a fait marquis ou gouverneur,
car je tiens tout cela pour accompli, si ce n'est Dulcinée elle-même,
qui s'est servie de mon bras pour exécuter ces grandes choses? Sachez
que c'est elle qui combat en moi et qui remporte toutes mes victoires,
comme moi je vis et je respire en elle! Il faut que vous soyez bien
ingrat! A l'instant même où l'on vous tire de la poussière pour vous
élever au rang des plus grands seigneurs, vous ne craignez pas de dire
du mal de ceux qui vous comblent d'honneurs et de richesses.

Tout maltraité qu'il était, Sancho entendait fort bien ce que disait son
maître; mais pour y répondre il voulait être en lieu de sûreté. Se
levant de son mieux, il alla d'abord se réfugier derrière le palefroi de
Dorothée et de là apostrophant don Quichotte: Or çà, seigneur, lui
dit-il, si Votre Grâce est très-décidée à ne point épouser madame la
princesse, son royaume ne sera pas à votre disposition; eh bien, cela
étant, quelle récompense aurez-vous à me donner? Voilà ce dont je me
plains. Mariez-vous avec cette reine, pendant que vous l'avez là comme
tombée du ciel; ce sera toujours autant de pris, après quoi vous pourrez
retourner à votre Dulcinée; car il me semble qu'il doit s'être trouvé
dans le monde des rois qui, outre leur femme, ont eu des maîtresses.
Quant à leur beauté, je ne m'en mêle pas; à vrai dire, cependant, je les
trouve fort belles l'une et l'autre, quoique je n'aie jamais vu madame
Dulcinée.

Comment, traître, tu ne l'as jamais vue! reprit don Quichotte; ne
viens-tu pas de m'apporter un message de sa part?

Je veux dire que je ne l'ai pas assez vue pour remarquer toute sa
beauté, repartit Sancho; mais en bloc je l'ai trouvée fort belle.

Je te pardonne, reprit don Quichotte; pardonne-moi aussi le déplaisir
que je t'ai causé; l'homme n'est pas toujours maître de son premier
mouvement.

Je le sens bien, repartit Sancho; et l'envie de parler est en moi un
premier mouvement auquel je ne puis résister: il faut toujours que je
dise au moins une fois ce qui me vient sur le bout de la langue.

D'accord, dit don Quichotte; mais prends garde à l'avenir de quelle
manière tu parleras; tant va la cruche à l'eau..... Je ne t'en dis pas
davantage.....

Dieu est dans le ciel qui voit les tricheries, répliqua Sancho; eh bien,
il jugera qui de nous deux l'offense le plus, ou moi en parlant tout de
travers, ou Votre Seigneurie en n'agissant pas mieux.

C'est assez, dit Dorothée; Sancho, allez baiser la main de votre
seigneur, demandez-lui pardon, et soyez plus circonspect à l'avenir.
Surtout ne parlez jamais mal de cette dame du Toboso, que je ne connais
point, mais que je serais heureuse de servir, puisque le grand don
Quichotte la vénère: ayez confiance en Dieu, et vous ne manquerez point
de récompense.

Sancho s'en alla tête baissée demander la main à son maître, qui la lui
donna avec beaucoup de gravité; après quoi, don Quichotte le prenant à
part lui dit de le suivre, parce qu'il avait des questions de haute
importance à lui adresser.

Tous deux prirent les devants; et quand ils furent assez éloignés: Ami
Sancho, dit don Quichotte, depuis ton retour, je n'ai pas trouvé
occasion de t'entretenir touchant ton ambassade; mais à présent que nous
sommes seuls, dis-moi exactement ce qui s'est passé, et raconte-moi
toutes les particularités que j'ai besoin de savoir.

Que Votre Grâce demande ce qu'il lui plaira, répondit Sancho, tout
sortira de ma bouche comme cela est entré par mon oreille; seulement, à
l'avenir ne soyez pas si vindicatif.

Pourquoi dis-tu cela? demanda don Quichotte.

Je dis cela, répondit Sancho, parce que ces coups de bâton de tout à
l'heure me viennent de la querelle que vous m'avez faite à propos des
forçats, et non de ce que j'ai dit contre madame Dulcinée, que j'honore
et révère comme une relique, encore qu'elle ne serait pas bonne à en
faire, mais parce que c'est un bien qui est à Votre Grâce.

Laisse là ton discours, il me chagrine, repartit don Quichotte; je t'ai
pardonné tout à l'heure, mais tu connais le proverbe: A péché nouveau,
nouvelle pénitence.

Comme ils en étaient là, ils virent venir à eux, assis sur un âne, un
homme qu'ils prirent d'abord pour un Bohémien. Sancho, qui depuis la
perte de son grison n'en apercevait pas un seul que le cœur ne lui
bondît, n'eut pas plus tôt aperçu celui qui le montait, qu'il reconnut
Ginez de Passamont, comme c'était lui en effet. Le drôle avait pris le
costume des Bohémiens, dont il possédait parfaitement la langue, et pour
vendre l'âne il l'avait aussi déguisé. Mais bon sang ne peut mentir, et
du même coup Sancho reconnut la monture et le cavalier, à qui il cria:
Ah! voleur de Ginésille, rends-moi mon bien, rends-moi mon lit de repos;
rends-moi mon âne, tout mon plaisir et toute ma joie; décampe, brigand;
rends-moi ce qui m'appartient.

Peu de paroles suffisent à qui comprend à demi-mot; dès le premier,
Ginez sauta à terre et disparut en un clin d'œil. Sancho courut à son
âne, et l'embrassant avec tendresse: Comment t'es-tu porté, mon fils,
lui dit-il, mon cher compagnon, mon fidèle ami? et il le baisait, le
choyait comme quelqu'un qu'on aime tendrement. A cela l'âne ne répondait
rien, et se laissait caresser sans bouger. Toute la compagnie étant
survenue, chacun félicita Sancho d'avoir retrouvé son grison; et don
Quichotte, pour récompenser un si bon naturel, confirma la promesse
qu'il avait faite de lui donner trois ânons.

Pendant que notre chevalier et son écuyer s'étaient écartés pour
s'entretenir, le curé complimentait Dorothée: Madame, lui dit-il,
l'histoire que vous avez composée est vraiment fort ingénieuse; j'admire
avec quelle facilité vous avez employé les termes de chevalerie, et
combien vous avez su dire de choses en peu de paroles.

J'ai assez feuilleté les romans pour en connaître le style, répondit
Dorothée; mais la géographie m'est moins familière, et j'ai été dire
assez mal à propos que j'avais débarqué à Ossuna.

Cela n'a rien gâté, madame, répliqua le curé, et le petit correctif que
j'y ai apporté a tout remis en place. Mais n'admirez-vous pas la
crédulité de ce pauvre gentilhomme, qui accueille si facilement tous
ces mensonges, par cela seulement qu'ils ressemblent aux extravagances
des romans de chevalerie?

[Illustration: Don Quichotte leva sa lance, et en déchargea sur les
reins de l'indiscret écuyer deux coups (p. 163).]

Je crois, dit Cardenio, qu'on ne saurait forger de fables si
déraisonnables et si éloignées de la vérité, qu'il n'y ajoutât foi.

Ce qu'il y a de plus étonnant, continua le curé, c'est qu'à part le
chapitre de la chevalerie, il n'y a point de sujet sur lequel il ne
montre un jugement sain et un goût délicat; en sorte que, pourvu qu'on
ne touche point à la corde sensible, il n'y a personne qui ne le juge
homme d'esprit fin et de droite raison.



CHAPITRE XXXI

DU PLAISANT DIALOGUE QUI EUT LIEU ENTRE DON QUICHOTTE ET SANCHO, SON
ÉCUYER, AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS


Tandis que Dorothée et le curé s'entretenaient de la sorte, don
Quichotte reprenait la conversation interrompue par Ginez. Ami Sancho,
faisons la paix, lui dit-il, jetons au vent le souvenir de nos
querelles, et raconte-moi maintenant sans garder dépit ni rancune, où,
quand et comment tu as trouvé Dulcinée. Que faisait-elle? que lui as-tu
dit? que t'a-t-elle répondu? quelle mine fit-elle à la lecture de ma
lettre? qui te l'avait transcrite? enfin raconte-moi tout, sans rien
retrancher ni rien ajouter dans le dessein de m'être agréable; car il
m'importe de savoir exactement ce qui s'est passé.

Seigneur, répondit Sancho, s'il faut dire la vérité, personne ne m'a
transcrit de lettre, car je n'en ai point emporté.

En effet, dit don Quichotte, deux jours après ton départ je trouvai le
livre de poche, ce qui me mit fort en peine; j'avais toujours cru que tu
reviendrais le chercher.

Je l'aurais fait aussi, si je n'eusse pas su la lettre par cœur, reprit
Sancho; mais l'ayant apprise pendant que vous me la lisiez, je la
répétai mot pour mot à un sacristain qui me la transcrivit, et il la
trouva si bonne, qu'il jura n'en avoir jamais rencontré de semblable en
toute sa vie, bien qu'il eût vu force billets d'enterrement.

La sais-tu encore? dit don Quichotte.

Non, seigneur, répondit Sancho; quand une fois je la vis écrite, je me
mis à l'oublier, si quelque chose m'en est resté dans la mémoire, c'est
le commencement, _la souterraine_, je veux dire _la souveraine dame_, et
la fin, _à vous jusqu'à la mort, le chevalier de la Triste-Figure_;
entre tout cela j'avais mis plus de trois cents âmes, beaux yeux et
m'amours.

Tout va bien jusqu'ici, dit don Quichotte; poursuivons. Que faisait cet
astre de beauté quand tu parus en sa présence? A coup sûr tu l'auras
trouvé enfilant un collier de perles, ou brodant quelque riche écharpe
pour le chevalier son esclave?

Je l'ai trouvé vannant deux setiers de blé dans sa basse-cour, répondit
Sancho.

Hé bien, dit don Quichotte, sois assuré que, touché par ses belles
mains, chaque grain de blé se convertissait en diamant; et si tu y as
fait attention, ce blé devait être du pur froment, bien lourd et bien
brun?

Ce n'était que du seigle blond, répondit Sancho.

Vanné par ses mains, ce seigle aura fait le plus beau et le meilleur
pain du monde! dit don Quichotte;... mais passons outre. Quand tu lui
rendis ma lettre, elle dut certainement la couvrir de baisers et
témoigner une grande joie? Que fit-elle, enfin?

Quand je lui présentai votre lettre, répondit Sancho, son van était
plein, et elle le remuait de la bonne façon, si bien qu'elle me dit:
Ami, mettez cette lettre sur ce sac, je ne puis la lire que je n'aie
achevé de vanner tout ce qui est là.

Charmante discrétion, dit don Quichotte; sans doute elle voulait être
seule pour lire ma lettre et la savourer à loisir. Pendant qu'elle
dépêchait sa besogne, quelles questions te faisait-elle? Que lui
répondis-tu? Achève, ne me cache rien, et satisfais mon impatience.

Elle ne me demanda rien reprit Sancho; mais moi, je lui appris de quelle
manière je vous avais laissé dans ces montagnes, faisant pénitence à son
service, nu de la ceinture en bas comme un vrai sauvage, dormant sur la
terre, ne mangeant pain sur nappe, ne vous peignant jamais la barbe,
pleurant comme un veau, et maudissant votre fortune.

Tu as mal fait de dire que je maudissais ma fortune, dit don Quichotte,
parce qu'au contraire je la bénis, et je la bénirai tous les jours de ma
vie, pour m'avoir rendu digne d'aimer une aussi grande dame que Dulcinée
du Toboso.

Oh! par ma foi, elle est très-grande, repartit Sancho: elle a au moins
un demi-pied de plus que moi.

Hé quoi! demanda don Quichotte, t'es-tu donc mesuré avec elle, pour en
parler ainsi?

Je me suis mesuré avec elle en lui aidant à mettre un sac de blé sur son
âne, répondit Sancho: nous nous trouvâmes alors si près l'un de l'autre,
que je vis bien qu'elle était plus haute que moi de toute la tête.

N'est-il pas vrai, dit don Quichotte, que cette noble taille est
accompagnée d'un million de grâces, tant de l'esprit que du corps? Au
moins tu conviendras d'une chose: en approchant d'elle, tu dus sentir
une merveilleuse odeur, un agréable composé des plus excellents parfums,
un je ne sais quoi qu'on ne saurait exprimer, une vapeur délicieuse, une
exhalaison qui t'embaumait, comme si tu avais été dans la boutique du
plus élégant parfumeur?

Tout ce que je puis vous dire, répondit Sancho, c'est que je sentis une
certaine odeur qui approchait de celle du bouc; mais sans doute elle
avait chaud, car elle suait à grosses gouttes.

Tu te trompes, dit don Quichotte: c'est que tu étais enrhumé du cerveau
ou que tu sentais toi-même. Je sais, Dieu merci, ce que doit sentir
cette rose épanouie, ce lis des champs, cet ambre dissous.

A cela je n'ai rien à répondre, repartit Sancho; bien souvent il sort de
moi l'odeur que je sentais; mais en ce moment je me figurai qu'elle
sortait de la Seigneurie de madame Dulcinée: au reste, il n'y a là rien
d'étonnant; un diable ressemble à l'autre.

Eh bien, maintenant qu'elle a fini de cribler son froment, et qu'elle
l'a envoyé au moulin, que fit-elle en lisant ma lettre? demanda don
Quichotte.

Votre lettre, elle ne la lut point, répondit Sancho, ne sachant,
m'a-t-elle dit, ni lire ni écrire; au contraire, elle la déchira en
mille morceaux, ajoutant que personne ne devait connaître ses secrets;
qu'il suffisait de ce que je lui avais raconté de vive voix, touchant
l'amour que vous lui portez, et la pénitence que vous faisiez à son
intention. Finalement, elle me commanda de dire à Votre Grâce qu'elle
lui baise bien les deux mains, et qu'elle a plus d'envie de vous voir
que de vous écrire; qu'ainsi elle vous supplie et vous ordonne
humblement, aussitôt la présente reçue, de sortir de ces rochers sans
faire plus de folies, et de prendre sur-le-champ le chemin du Toboso, à
moins qu'une affaire plus importante ne vous en empêche, car elle brûle
de vous revoir. Elle faillit mourir de rire quand je lui contai que vous
aviez pris le surnom de chevalier de la Triste-Figure. Je lui demandai
si le Biscaïen était venu la trouver; elle me répondit que oui, et
m'assura que c'était un fort galant homme. Quant aux forçats, elle me
dit n'en avoir encore vu aucun.

Maintenant, dis-moi, continua don Quichotte, quand tu pris congé d'elle,
quel bijou te remit-on de sa part pour les bonnes nouvelles que tu lui
portais de son chevalier? car entre les chevaliers errants et leurs
dames, il est d'usage de donner quelque riche bague aux écuyers en
récompense de leurs messages.

J'en approuve fort la coutume, répondit Sancho; mais cela sans doute ne
se pratiquait qu'au temps passé: à présent on se contente de leur donner
un morceau de pain et de fromage; voilà du moins tout ce que madame
Dulcinée m'a jeté par-dessus le mur de la basse-cour, quand je m'en
allai; à telles enseignes que c'était du fromage de brebis.

Oh! elle est extrêmement libérale, reprit don Quichotte; et si elle ne
t'a pas fait don de quelque diamant, c'est qu'elle n'en avait pas sur
elle en ce moment; mais je la verrai, et tout s'arrangera. Sais-tu,
Sancho, ce qui m'étonne? c'est qu'il semble, en vérité, que tu aies
voyagé par les airs; à peine as-tu mis trois jours pour aller et revenir
d'ici au Toboso, et pourtant il y a trente bonnes lieues; aussi cela me
fait penser que le sage enchanteur qui prend soin de mes affaires et qui
est mon ami, car je dois en avoir un, sous peine de ne pas être un
véritable chevalier errant, t'aura aidé dans ta course, sans que tu t'en
sois aperçu. En effet, il y a de ces enchanteurs qui prennent tout
endormi dans son lit un chevalier, lequel, sans qu'il s'en doute, se
trouve le lendemain à deux ou trois mille lieues de l'endroit où il
était la veille; et c'est là ce qui explique comment les chevaliers
peuvent se porter secours les uns aux autres, comme ils le font à toute
heure. Ainsi, l'un d'eux est dans les montagnes d'Arménie, à combattre
quelque andriague, ou n'importe quel monstre qui le met en danger de
perdre la vie; eh bien, au moment où il y pense le moins, il voit
arriver sur un nuage, ou dans un char de feu, un de ses amis qu'il
croyait en Angleterre, et qui vient le tirer du péril où il allait
succomber; puis le soir, ce même chevalier se retrouve chez lui frais et
dispos, assis à table et soupant fort à son aise, comme s'il revenait de
la promenade. Tout cela, ami Sancho, se fait par la science et l'adresse
de ces sages enchanteurs qui veillent sur nous. Ne t'étonne donc plus
d'avoir mis si peu de temps dans ton voyage; tu auras sans doute été
mené de la sorte.

Je le croirais volontiers, répondit Sancho, car Rossinante détalait
comme l'âne d'un Bohême; on eut dit qu'il avait du vif-argent par tout
le corps[48].

  [48] Allusion à l'usage des Bohémiens qui versaient du vif-argent dans
  les oreilles d'une mule pour lui donner une allure plus vive.

Du vif-argent! repartit don Quichotte; c'était plutôt une légion de ces
démons qui nous font cheminer tant qu'ils veulent, sans ressentir
eux-mêmes la moindre fatigue. Mais revenons à nos affaires. Dis-moi,
Sancho, que faut-il que je fasse, touchant l'ordre que me donne Dulcinée
d'aller la trouver? car, quoique je sois obligé de lui obéir
ponctuellement, et que ce soit mon plus vif désir, j'ai des engagements
avec la princesse; les lois de la chevalerie m'ordonnent de tenir ma
parole et de préférer le devoir à mon plaisir. D'une part, j'éprouve un
ardent désir de revoir ma dame, de l'autre, ma parole engagée et la
gloire me retiennent; cela réuni m'embarrasse extrêmement. Mais je crois
avoir trouvé le moyen de tout concilier: sans perdre de temps, je vais
me mettre à la recherche de ce géant; en arrivant, je lui coupe la tête,
je rétablis la princesse sur son trône et lui rends ses États; cela
fait, je repars à l'instant, et reviens trouver cet astre qui illumine
mes sens et à qui je donnerai des excuses si légitimes, qu'elle me saura
gré de mon retardement, voyant qu'il tourne au profit de sa gloire et de
sa renommée, car toute celle que j'ai déjà acquise, toute celle que
j'acquiers chaque jour, et que j'acquerrai à l'avenir, me vient de
l'honneur insigne que j'ai d'être son esclave.

Aïe! aïe! c'est toujours la même note, reprit Sancho. Comment, seigneur,
vous voudriez faire tout ce chemin-là pour rien, et laisser perdre
l'occasion d'un mariage qui vous apporte un royaume; mais un royaume
qui, à ce que j'ai entendu dire, a plus de vingt mille lieues de tour,
qui regorge de toutes les choses nécessaires à la vie, et qui est à lui
tout seul plus grand que la Castille et le Portugal réunis! En vérité,
vous devriez mourir de honte des choses que vous dites. Croyez-moi,
épousez la princesse au premier village où il y aura un curé; sinon
voici le seigneur licencié qui en fera l'office à merveille. Je suis
déjà assez vieux pour donner des conseils, et celui que je vous donne,
un autre le prendrait sans se faire prier. Votre Grâce ignore-t-elle que
passereau dans la main vaut mieux que grue qui vole; et que lorsqu'on
vous présente l'anneau, il faut tendre le doigt?

Je vois bien, Sancho, reprit don Quichotte, que si tu me conseilles si
fort de me marier, c'est pour que je sois bientôt roi afin de te donner
les récompenses que je t'ai promises. Mais apprends que sans cela j'ai
un sûr moyen de te satisfaire; c'est de mettre dans mes conditions,
avant d'entrer au combat, que si j'en sors vainqueur, on me donnera une
partie du royaume, pour en disposer comme il me plaira; et quand j'en
serai maître, à qui penses-tu que j'en fasse don, si ce n'est à toi?

A la bonne heure, répondit Sancho; mais surtout que Votre Grâce n'oublie
pas de choisir le côté qui avoisine la mer, afin que si le pays ne me
plaît pas, je puisse embarquer mes vassaux nègres, et en faire ce que je
me disais tantôt. Ainsi, pour l'heure, laissez là madame Dulcinée, afin
de courir assommer ce géant, et achevons promptement cette affaire; je
ne saurais m'ôter de la tête qu'elle sera honorable et de grand profit.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

L'embrassant avec tendresse: Comment t'es-tu porté, mon fils? lui dit-il
(p. 164).]

Je te promets, Sancho, de suivre ton conseil, dit don Quichotte, et de
ne pas chercher à revoir Dulcinée avant d'avoir rétabli la princesse
dans ses États. En attendant, ne parle pas de la conversation que nous
venons d'avoir ensemble, car Dulcinée est si réservée qu'elle n'aime pas
qu'on sache ses secrets, et il serait peu convenable que ce fût moi qui
les eusse découverts.

S'il en est ainsi, reprit Sancho, à quoi pense Votre Grâce en lui
envoyant tous ceux qu'elle a vaincus? n'est-ce pas leur déclarer que
vous êtes son amoureux, et est-ce bien garder le secret pour vous et
pour elle, que de forcer les gens d'aller se jeter à ses genoux?

Que tu es simple! dit don Quichotte; ne vois-tu pas que tout cela tourne
à sa gloire? ne sais-tu pas qu'en matière de chevalerie, il est
grandement avantageux à une dame de tenir sous sa loi plusieurs
chevaliers errants, sans que pour cela ils prétendent à d'autres
récompenses de leurs services que l'honneur de les lui offrir, et
qu'elle daigne les avouer pour ses chevaliers?

C'est de cette façon, disent les prédicateurs, qu'il faut aimer Dieu,
reprit Sancho, pour lui seulement, et sans y être poussé par l'espérance
du paradis ou par la crainte de l'enfer; quant à moi, je serais content
de l'aimer n'importe pour quelle raison.

Diable soit du vilain, dit don Quichotte; il a parfois des reparties
surprenantes, et on croirait vraiment qu'il a étudié à l'université de
Salamanque.

Eh bien, je ne connais pas seulement l'A, B, C, répondit Sancho.

Ils en étaient là quand maître Nicolas leur cria d'attendre un peu,
parce que la princesse voulait se rafraîchir à une source qui se
trouvait sur le bord du chemin. Don Quichotte s'arrêta, au grand
contentement de Sancho, qui, las de tant mentir, craignait enfin d'être
pris sur le fait; car, bien qu'il sût que Dulcinée était fille d'un
laboureur du Toboso, il ne l'avait vue de sa vie. On mit donc pied à
terre auprès de la fontaine, et on fit un léger repas avec ce que le
curé avait apporté de l'hôtellerie.

Sur ces entrefaites, un jeune garçon vint à passer sur le chemin. Il
s'arrêta d'abord pour regarder ces gens qui mangeaient, et après les
avoir considérés avec attention, il accourut auprès de notre chevalier
et embrassant ses genoux en pleurant: Hélas! seigneur, lui dit-il, ne me
reconnaissez-vous pas? ne vous souvient-il plus de cet André que vous
trouvâtes attaché à un chêne?

Don Quichotte le reconnut sur ces paroles, et le prenant par la main, il
le présenta à la compagnie en disant: Seigneurs, afin que Vos Grâces
voient de quelle importance et de quelle utilité sont les chevaliers
errants, et comment ils portent remède aux désordres qui ont lieu dans
le monde, il faut que vous sachiez qu'il y a quelque temps, passant
auprès d'un bois, j'entendis des cris et des gémissements. J'y courus
aussitôt pour satisfaire à mon inclination naturelle et au devoir de ma
profession. Je trouvai ce garçon dans un état déplorable, et je suis
ravi que lui-même puisse en rendre témoignage. Il était attaché à un
chêne, nu de la ceinture en haut, tandis qu'un brutal et vigoureux
paysan le déchirait à grands coups d'étrivières. Je demandai à cet homme
pourquoi il le traitait avec tant de cruauté; le rustre me répondit que
c'était son valet, et qu'il le châtiait pour des négligences qui
sentaient, disait-il, encore plus le larron que le paresseux. C'est
parce que je réclame mes gages, criait le jeune garçon. Son maître
voulut me donner quelques excuses, dont je ne fus pas satisfait. Bref,
j'ordonnai au paysan de le détacher, en lui faisant promettre d'emmener
le pauvre diable, et de le payer jusqu'au dernier maravédis. Cela
n'est-il pas vrai, André, mon ami? Te souviens-tu avec quelle autorité
je gourmandai ton maître, et avec quelle humilité il me promit
d'accomplir ce que je lui ordonnais? Réponds sans te troubler, afin que
ces seigneurs sachent de quelle utilité est dans ce monde la chevalerie
errante.

Tout ce qu'a dit Votre Seigneurie est vrai, répondit André; mais
l'affaire alla tout au rebours de ce que vous pensez.

Comment! répliqua don Quichotte, ton maître ne t'a-t-il pas payé sur
l'heure?

Non-seulement il ne m'a pas payé, répondit André, mais dès que vous
eûtes traversé le bois et que nous fûmes seuls, il me rattacha au même
chêne, et me donna un si grand nombre de coups que je ressemblais à un
chat écorché. Il les assaisonna même de tant de railleries en parlant de
Votre Grâce, que j'aurais ri de bon cœur, si ç'avait été un autre que
moi qui eût reçu les coups. Enfin il me mit dans un tel état, que depuis
je suis resté à l'hôpital, où j'ai eu bien de la peine à me rétablir.
Ainsi, c'est à vous que je dois tout cela, seigneur chevalier errant:
car si, au lieu de fourrer votre nez où vous n'aviez que faire, vous
eussiez passé votre chemin, j'en aurais été quitte pour une douzaine de
coups, et mon maître m'eût payé ce qu'il me devait. Mais vous allâtes
lui dire tant d'injures qu'il en devint furieux, et que, ne pouvant se
venger sur vous, c'est sur moi que le nuage a crevé; aussi je crains
bien de ne devenir homme de ma vie.

Tout le mal est que je m'éloignai trop vite, dit don Quichotte: je
n'aurais point dû partir qu'il ne t'eût payé entièrement; car les
paysans ne sont guère sujets à tenir parole, à moins qu'ils n'y trouvent
leur compte. Mais tu dois te rappeler, mon bon André, que je fis
serment, s'il manquait à te satisfaire, que je saurais le retrouver,
fût-il caché dans les entrailles de la terre.

C'est vrai, reprit André; mais à quoi cela sert-il?

Tu verras tout à l'heure si cela sert à quelque chose, repartit don
Quichotte; et se levant brusquement, il ordonna à Sancho de seller
Rossinante qui, pendant que la compagnie dînait, paissait de son côté.

Dorothée demanda à don Quichotte ce qu'il prétendait faire: Partir à
l'instant, dit-il, pour aller châtier ce vilain, et lui faire payer
jusqu'au dernier maravédis ce qu'il doit à ce pauvre garçon, en dépit de
tous les vilains qui voudraient s'y opposer.

Seigneur, reprit Dorothée, après la promesse que m'a faite Votre Grâce,
vous ne pouvez entreprendre aucune aventure que vous n'ayez achevé la
mienne; suspendez votre courroux, je vous prie, jusqu'à ce que vous
m'ayez rétabli dans mes États.

Cela est juste, madame, répondit don Quichotte, et il faut de toute
nécessité qu'André prenne patience; encore une fois je jure de ne
prendre aucun repos avant que je ne l'aie vengé et qu'il ne soit
entièrement satisfait.

Je me fie à vos serments, comme ils le méritent, dit André, mais
j'aimerais mieux avoir de quoi me rendre à Séville, que toutes ces
vengeances que vous me promettez. Seigneur, continua-t-il, faites-moi
donner un morceau de pain avec quelques réaux pour mon voyage, et que
Dieu vous conserve, ainsi que tous les chevaliers errants du monde.
Puissent-ils être aussi chanceux pour eux qu'ils l'ont été pour moi.

Sancho tira de son bissac un quartier de pain et un morceau de fromage,
et le donnant à André: Tenez, frère, lui dit-il, il est juste que chacun
ait sa part de votre mésaventure.

Et quelle part en avez-vous? repartit André.

Ce pain et ce fromage que je vous donne, répondit Sancho, Dieu sait
s'ils ne me feront pas faute; car, apprenez-le, mon ami, nous autres
écuyers de chevaliers errants, nous sommes toujours à la veille de
mourir de faim et de soif, sans compter beaucoup d'autres désagréments
qui se sentent mieux qu'ils ne se disent.

André prit le pain et le fromage; et voyant que personne ne se disposait
à lui donner autre chose, il baissa la tête et tourna le dos à la
compagnie. Mais avant de partir, s'adressant à don Quichotte: Pour
l'amour de Dieu, seigneur chevalier, lui dit-il, une autre fois ne vous
mêlez point de me secourir; et quand même vous me verriez mettre en
pièces, laissez-moi avec ma mauvaise fortune; elle ne saurait être pire
que celle que m'attirerait Votre Seigneurie, que Dieu confonde ainsi que
tous les chevaliers errants qui pourront venir d'ici au jugement
dernier.

Don Quichotte se levait pour châtier André; mais le drôle se mit à
détaler si lestement, qu'il eût été difficile de le rejoindre, et pour
n'avoir pas la honte de tenter une chose inutile, force fut à notre
chevalier de rester sur place; mais il était tellement courroucé que,
dans la crainte de l'irriter davantage, personne n'osa rire, bien que
tous en eussent grande envie.



CHAPITRE XXXII

QUI TRAITE DE CE QUI ARRIVA DANS L'HOTELLERIE A DON QUICHOTTE ET A SA
COMPAGNIE


Le repas terminé on remit la selle aux montures; et sans qu'il survînt
aucun événement digne d'être raconté, toute la troupe arriva le
lendemain à cette hôtellerie, la terreur de Sancho Panza. L'hôtelier, sa
femme, sa fille et Maritorne, qui reconnurent de loin don Quichotte et
son écuyer, s'avancèrent à leur rencontre avec de joyeuses
démonstrations. Notre héros les reçut d'un air grave, et leur dit de lui
préparer un meilleur lit que la première fois; l'hôtesse répondit que,
pourvu qu'il payât mieux, il aurait une couche de prince. Sur sa
promesse, on lui dressa un lit dans le même galetas qu'il avait déjà
occupé, et il alla se coucher aussitôt, car il n'avait pas le corps en
meilleur état que l'esprit.

Dès que l'hôtesse eut fermé la porte, elle courut au barbier, et lui
sautant au visage: Par ma foi, dit-elle, vous ne vous ferez pas plus
longtemps une barbe avec ma queue de vache, il est bien temps qu'elle me
revienne; depuis qu'elle vous sert de barbe, mon mari ne sait plus où
accrocher son peigne. L'hôtesse avait beau faire, maître Nicolas ne
voulait pas lâcher prise; mais le curé lui fit observer que son
déguisement était inutile, et qu'il pouvait se montrer sous sa forme
ordinaire. Vous direz à don Quichotte, ajouta-t-il, qu'après avoir été
dépouillé par les forçats, vous êtes venu vous réfugier ici; et s'il
demande où est l'écuyer de la princesse, vous répondrez que par son
ordre il a pris les devants pour aller annoncer à ses sujets qu'elle
arrive accompagnée de leur commun libérateur. Là-dessus, le barbier
rendit sa barbe d'emprunt, ainsi que les autres hardes qu'on lui avait
prêtées.

Tous les gens de l'hôtellerie ne furent pas moins émerveillés de la
beauté de Dorothée que de la bonne mine de Cardenio. Le curé fit
préparer à manger; et stimulé par l'espoir d'être bien payé, l'hôtelier
leur servit un assez bon repas. Pendant ce temps, don Quichotte
continuait à dormir, et tout le monde fut d'avis de ne point l'éveiller,
la table lui étant à cette heure beaucoup moins nécessaire que le lit.
Le repas fini, on s'entretint devant l'hôtelier, sa femme, sa fille et
Maritorne, de l'étrange folie de don Quichotte, et de l'état où on
l'avait trouvé faisant pénitence dans la montagne. L'hôtesse profita de
la circonstance pour raconter l'aventure de notre héros avec le
muletier; et comme Sancho était absent pour le moment, elle y ajouta
celle du bernement, ce qui divertit fort l'auditoire.

Comme le curé accusait de tout cela les livres de chevalerie: Je n'y
comprends rien, dit l'hôtelier; car, sur ma foi, je ne connais pas de
plus agréable lecture au monde. Au milieu d'un tas de paperasses, j'ai
là-haut deux ou trois de ces ouvrages qui m'ont souvent réjoui le cœur,
ainsi qu'à bien d'autres. Quand vient le temps de la moisson, quantité
de moissonneurs se rassemblent ici les jours de fête: l'un d'entre eux
prend un de ces livres, on s'assoit en demi-cercle, et alors nous
restons tous à écouter le lecteur avec tant de plaisir, que cela nous
ôte des milliers de cheveux blancs. Quant à moi, lorsque j'entends
raconter ces grands coups d'épée, il me prend envie de courir les
aventures, et je passerais les jours et les nuits à en écouter le récit.

Moi aussi, dit l'hôtesse, et je n'ai de bons moments que ceux-là; en
pareil cas, on est si occupé à prêter l'oreille, qu'on oublie tout, même
de gronder les gens.

C'est vrai, ajouta Maritorne, j'ai de même un grand plaisir à entendre
ces jolies histoires, surtout quand il est question de dames qui se
promènent sous des orangers, au bras de leurs chevaliers, pendant que
leurs duègnes font le guet en enrageant; cela doit être doux comme
miel.

[Illustration: Pour l'amour de Dieu, seigneur chevalier, lui dit-il, une
autre fois ne vous mêlez point de me secourir (p. 171).]

Et vous, que vous en semble? dit le curé en s'adressant à la fille de
l'hôtesse.

Seigneur, je ne sais, répondit la jeune fille; mais j'écoute comme les
autres. Seulement, ces grands coups d'épée qui plaisent tant à mon père
m'intéressent bien moins que les lamentations poussées par ces
chevaliers quand ils sont loin de leurs dames, et souvent ils me font
pleurer de compassion.

Ainsi donc, vous ne laisseriez pas ces chevaliers se lamenter de la
sorte? reprit Dorothée.

Je ne sais ce que je ferais, répondit la jeune fille; mais je trouve ces
dames bien cruelles, et je dis que leurs chevaliers ont raison de les
appeler panthères, tigresses, et de leur donner mille autres vilains
noms. En vérité, il faut être de marbre pour laisser ainsi mourir, ou
tout au moins devenir fou, un honnête homme, plutôt que de le regarder.
Je ne comprends rien à toutes ces façons-là. Si c'est par sagesse, eh
bien, pourquoi ces dames n'épousent-elles pas ces chevaliers, puisqu'ils
ne demandent pas mieux?

Taisez-vous, repartit l'hôtesse; il paraît que vous en savez long
là-dessus; il ne convient pas à une petite fille de tant babiller.

On m'interroge, il faut bien que je réponde, répliqua la jeune fille.

En voilà assez sur ce sujet, reprit le curé. Montrez-moi un peu ces
livres, dit-il en se tournant vers l'hôtelier; je serais bien aise de
les voir.

Très-volontiers, répondit celui-ci; et bientôt après il rentra portant
une vieille malle fermée d'un cadenas, d'où il tira trois gros volumes
et quelques manuscrits.

Le curé prit les livres, et le premier qu'il ouvrit fut _don Girongilio
de Thrace_; le second, _don Félix-Mars d'Hircanie_; et le dernier,
_l'histoire du fameux capitaine Gonzalve de Cordoue_, avec la _Vie de
don Diego Garcia de Paredès_. Après avoir vu le titre des deux premiers
ouvrages, le curé se tourna vers le barbier en lui disant: Compère, il
manque ici la nièce et la gouvernante de notre ami.

Nous n'en avons pas besoin, répondit le barbier; je saurai aussi bien
qu'elles les jeter par la fenêtre; et, sans aller plus loin, il y a bon
feu dans la cheminée.

Comment! s'écria l'hôtelier, vous parlez de brûler mes livres?

Seulement ces deux-ci, répondit le curé, _don Girongilio de Thrace_ et
_Félix-Mars d'Hircanie_.

Est-ce que mes livres sont hérétiques ou flegmatiques, pour les jeter au
feu? dit l'hôtelier.

Vous voulez dire schismatiques? reprit le curé en souriant.

Comme il vous plaira, repartit l'hôtelier; mais si vous avez tant
d'envie d'en brûler quelques-uns, je vous livre de bon cœur le grand
capitaine et ce don Diego; quant aux deux autres, je laisserais plutôt
brûler ma femme et mes enfants.

Frère, reprit le curé, vos préférés sont des contes remplis de sottises
et de rêveries, tandis que l'autre est l'histoire véritable de ce
Gonzalve de Cordoue qui pour ses vaillants exploits mérita le surnom de
grand capitaine. Quant à don Diego Garcia de Paredès, ce n'était qu'un
simple chevalier natif de la ville de Truxillo en Estramadure, mais si
vaillant soldat, et d'une force si prodigieuse, que du doigt il arrêtait
une meule de moulin dans sa plus grande furie. On raconte de lui qu'un
jour, s'étant placé au milieu d'un pont avec une épée à deux mains, il
en défendit le passage contre une armée entière; et il a fait tant
d'autres choses dignes d'admiration, que si au lieu d'avoir été
racontées par lui-même avec trop de modestie, de pareilles prouesses
eussent été écrites par quelque biographe, elles auraient fait oublier
les Hector, les Achille et les Roland.

Arrêter une meule de moulin! eh bien, qu'y a-t-il d'étonnant à cela?
repartit l'hôtelier. Que direz-vous donc de ce Félix-Mars d'Hircanie,
qui, d'un revers d'épée, pourfendait cinq géants comme il aurait pu
faire de cinq raves; et qui, une autre fois, attaquant seul une armée de
plus d'un million de soldats armés de pied en cap, vous la mit en
déroute comme si ce n'eût été qu'un troupeau de moutons? Parlez-moi
encore du brave don Girongilio de Thrace, lequel naviguant sur je ne
sais plus quel fleuve, en vit sortir tout à coup un dragon de feu, lui
sauta sur le corps et le serra si fortement à la gorge, que le dragon,
ne pouvant plus respirer, n'eut d'autre ressource que de replonger,
entraînant avec lui le chevalier, qui ne voulut jamais lâcher prise.
Mais le plus surprenant de l'affaire, c'est qu'arrivés au fond de l'eau,
tous deux se trouvèrent dans un admirable palais où il y avait les plus
beaux jardins du monde; et que là le dragon se transforma en un
vénérable vieillard, qui raconta au chevalier des choses si
extraordinaires, que c'était ravissant de les entendre. Allez, allez,
seigneur, vous deviendriez fou de plaisir, si vous lisiez cette
histoire; aussi, par ma foi, deux figues[49] pour le grand capitaine et
votre don Diego Garcia de Paredès!

  [49] Allusion à un proverbe italien.

Dorothée, se tournant alors vers Cardenio: Que pensez-vous de tout ceci?
lui dit-elle à demi-voix: il s'en faut de peu, ce me semble, que notre
hôtelier ne soit le second tome de don Quichotte.

Il est en bon chemin, répondit Cardenio, et je suis d'avis qu'on lui
donne ses licences; car, à la manière dont il parle, il n'y a pas un mot
dans les romans qu'il ne soutienne article de foi, et je défierais qui
que ce soit de le désabuser.

Sachez donc, frère, continua le curé, que votre don Girongilio de Thrace
et votre Félix-Mars d'Hircanie n'ont jamais existé. Ignorez-vous que ce
sont autant de fables inventées à plaisir? Détrompez-vous une fois pour
toutes, et apprenez qu'il n'y a rien de vrai dans ce qu'on raconte des
chevaliers errants.

A d'autres, à d'autres, s'écria l'hôtelier; croyez-vous que je ne sache
pas où le soulier me blesse, et combien j'ai de doigts dans la main? Oh!
je ne suis plus au maillot, pour qu'on me fasse avaler de la bouillie,
et il faudra vous lever de grand matin avant de me faire accroire que
des livres imprimés avec licence et approbation de messeigneurs du
conseil royal ne contiennent que des mensonges et des rêveries: comme si
ces seigneurs étaient gens à permettre qu'on imprimât des faussetés
capables de faire perdre l'esprit à ceux qui les liraient!

Mon ami, reprit le curé, je vous ai déjà dit que tout cela n'est fait
que pour amuser les oisifs: et de même que dans les États bien réglés on
tolère certains jeux, tels que la paume, les échecs, le billard, pour le
divertissement de ceux qui ne peuvent, ne veulent, ou ne doivent pas
travailler, de même on permet d'imprimer et de débiter ces sortes de
livres, parce qu'il ne vient dans la pensée de personne qu'il se trouve
quelqu'un assez simple pour s'imaginer que ce sont là de véritables
histoires. Si j'en avais le temps, et que l'auditoire y consentît, je
m'étendrais sur ce sujet; je voudrais montrer de quelle façon les romans
doivent être composés pour être bons, et mes observations ne
manqueraient peut-être ni d'utilité, ni d'agrément; mais un jour viendra
où je pourrais m'en entendre avec ceux qui doivent y mettre ordre. En
attendant, croyez ce que je viens de vous dire, tâchez d'en profiter, et
Dieu veuille que vous ne clochiez pas du même pied que le seigneur don
Quichotte!

Oh! pour cela, non, repartit l'hôtelier: je ne serai jamais assez fou
pour me faire chevalier errant; d'ailleurs je vois bien qu'il n'en est
plus aujourd'hui comme au temps passé, lorsque ces fameux chevaliers
s'en allaient, dit-on, chevauchant par le monde.

Sancho, qui rentrait à cet endroit de la conversation, fut fort étonné
d'entendre dire que les chevaliers errants n'étaient plus de mode, et
que les livres de chevalerie étaient autant de faussetés. Il en devint
tout pensif; il se promit à lui-même d'attendre le résultat du voyage de
son maître, et, dans le cas où il ne réussirait pas comme il l'espérait,
de le planter là, et de s'en aller retrouver sa femme et ses enfants.

L'hôtelier emportait sa malle et ses livres pour les remettre en place;
mais le curé l'arrêta en lui disant qu'il désirait voir quels étaient
ces papiers écrits d'une si belle main. L'hôtelier les tira du coffre,
et les donnant au curé, celui-ci trouva qu'ils formaient plusieurs
feuillets manuscrits portant ce titre: _Nouvelle du Curieux malavisé_.
Il en lut tout bas quelques lignes, sans lever les yeux, puis il dit à
la compagnie: J'avoue que ceci me tente et me donne envie de lire le
reste.

Je n'en suis pas surpris, dit l'hôtelier: quelques-uns de mes hôtes en
ont été satisfaits, et tous me l'ont demandé; si je n'ai jamais voulu
m'en défaire, c'est que le maître de cette malle pourra repasser quelque
jour, et je veux la lui rendre telle qu'il l'a laissée. Ce ne sera
pourtant pas sans regret que je verrai partir ces livres: mais enfin
ils ne sont pas à moi, et tout hôtelier que je suis, je ne laisse pas
d'avoir ma conscience à garder.

Permettez-moi au moins d'en prendre une copie, dit le curé.

Volontiers, répondit l'hôtelier.

Pendant ce discours, Cardenio avait à son tour parcouru quelques lignes:
Cela me paraît intéressant, dit-il au curé, et si vous voulez prendre la
peine de lire tout haut, je crois que chacun sera bien aise de vous
entendre.

N'est-il pas plutôt l'heure de se coucher que de lire? dit le curé.

J'écouterai avec plaisir, reprit Dorothée, et une agréable distraction
me remettra l'esprit.

Puisque vous le voulez, madame, reprit le curé, voyons ce que c'est, et
si nous en serons tous aussi contents.

Le barbier et Sancho, témoignant la même curiosité, chacun prit sa
place, et le curé commença ce qu'on va lire dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XXXIII

OU L'ON RACONTE L'AVENTURE DU CURIEUX MALAVISÉ


A Florence, riche et fameuse ville d'Italie, dans la province qu'on
appelle Toscane, vivaient deux nobles cavaliers, Anselme et Lothaire;
tous deux unis par les liens d'une amitié si étroite, qu'on ne les
appelait que Les deux amis. Jeunes et presque du même âge, ils avaient
les mêmes inclinations, si ce n'est qu'Anselme était plus galant et
Lothaire plus grand chasseur; mais ils s'aimaient par-dessus tout, et
leurs volontés marchaient si parfaitement d'accord, que deux horloges
bien réglées n'offraient pas la même harmonie.

Anselme devint éperdument amoureux d'une belle et noble personne de la
même ville, fille de parents recommandables, et si digne d'estime
elle-même qu'il résolut, après avoir pris conseil de son ami, sans
lequel il ne faisait rien, de la demander en mariage. Lothaire s'en
chargea, et s'y prit d'une façon si habile qu'en peu de temps Anselme se
vit en possession de l'objet de ses désirs. De son côté, Camille,
c'était le nom de la jeune fille, se trouva tellement satisfaite d'avoir
Anselme pour époux, que chaque jour elle rendait grâces au ciel, ainsi
qu'à Lothaire, par l'entremise duquel lui était venu tant de bonheur.

Lothaire continua comme d'habitude de fréquenter la maison de son ami,
tant que durèrent les réjouissances des noces; il aida même à en faire
les honneurs, mais dès que les félicitations et les visites se furent
calmées, il crut devoir ralentir les siennes, parce que cette grande
familiarité qu'il avait avec Anselme ne lui semblait plus convenable
depuis son mariage. L'honneur d'un mari, disait-il, est chose si
délicate, qu'il peut être blessé par les frères, à plus forte raison par
les amis.

Tout amoureux qu'il était, Anselme s'aperçut du refroidissement de
Lothaire. Il lui en fit les plaintes les plus vives, disant que jamais
il n'aurait pensé au mariage s'il eût prévu que cela dût les éloigner
l'un de l'autre; que la femme qu'il avait épousée n'était que comme un
tiers dans leur amitié; qu'une circonspection exagérée ne devait pas
leur faire perdre ces doux surnoms des DEUX AMIS, qui leur avait été si
cher; il ajouta que Camille n'éprouvait pas moins de déplaisir que lui
de son éloignement, et qu'heureuse de l'union qu'elle avait formée, sa
plus grande joie était de voir souvent celui qui y avait le plus
contribué; enfin il mit tout en œuvre pour engager Lothaire à venir
chez lui comme par le passé, lui déclarant ne pouvoir être heureux qu'à
ce prix.

Lothaire lui répondit avec tant de réserve et de prudence, qu'Anselme
demeura charmé de sa discrétion; et pour concilier la bienséance avec
l'amitié, ils convinrent entre eux que Lothaire viendrait manger chez
Anselme deux fois la semaine, ainsi que les jours de fête. Lothaire le
promit. Toutefois il continua à n'y aller qu'autant qu'il crut pouvoir
le faire sans compromettre la réputation de son ami, qui ne lui était
pas moins chère que la sienne. Il répétait souvent que ceux qui ont de
belles femmes ne sauraient les surveiller de trop près, quelque assurés
qu'ils soient de leur vertu, le monde ne manquant jamais de donner une
fâcheuse interprétation aux actions les plus innocentes. Par de
semblables discours, il tâchait de faire trouver bon à Anselme qu'il le
fréquentât moins qu'à l'ordinaire, et il ne le voyait en effet que
très-rarement.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Pendant ce temps, don Quichotte continuait de dormir (p. 172).]

On trouvera, je le pense, peu d'exemples d'une aussi sincère affection;
je ne crois même pas qu'il se soit jamais rencontré un second Lothaire,
un ami jaloux de l'honneur de son ami, au point de se priver de le voir
dans la crainte qu'on interprétât mal ses visites, et cela dans un âge
où l'on réfléchit peu, où le plaisir tient lieu de tout. Aussi Anselme
ne voyait point ce fidèle ami, qu'il ne lui fît des reproches sur cette
conduite si réservée; et chaque fois Lothaire lui donnait de si bonnes
raisons, qu'il parvenait toujours à l'apaiser.

Un jour qu'ils se promenaient ensemble hors de la ville, Anselme, lui
prenant la main, parla en ces termes: Pourrais-tu croire, mon cher
Lothaire, après les grâces dont le ciel m'a comblé en me donnant de
grands biens, de la naissance, et, ce que j'estime chaque jour
davantage, Camille et ton amitié, pourrais-tu croire que je désire
encore quelque chose et n'éprouve guère moins de souci qu'un homme privé
de tous ces biens? Depuis quelque temps, te l'avouerai-je, une idée
bizarre m'obsède sans relâche; c'est, j'en conviens, une fantaisie
extravagante: je m'en étonne moi-même et m'en fais à toute heure des
reproches; mais ne pouvant plus contenir ce secret, je m'en ouvre à toi,
dans l'espoir que par tes soins je me verrai délivré des angoisses qu'il
me cause, et que ta sollicitude saura me rendre le calme que j'ai perdu
par ma folie.

En écoutant ce long préambule, Lothaire se creusait l'esprit pour
deviner ce que pouvait être cet étrange désir dont son ami paraissait
obsédé. Aussi, afin de le tirer promptement de peine, il lui dit qu'il
faisait tort à leur amitié en prenant tant de détours pour lui confier
ses plus secrètes pensées, puisqu'il avait dû se promettre de trouver en
lui des conseils pour les diriger, ou des ressources pour les accomplir.

Tu as raison, répondit Anselme; aussi, dans cette confiance, je
t'apprendrai, mon cher Lothaire, que le désir qui m'obsède, c'est de
savoir si Camille, mon épouse, m'est aussi fidèle que je l'ai cru
jusqu'ici. Or, afin de m'en bien assurer, je veux la mettre à la plus
haute épreuve. La vertu chez les femmes est, selon moi, comme ces
monnaies qui ont tout l'éclat de l'or, mais que l'épreuve du feu peut
seule faire connaître. Ce grand mot de vertu, qui souvent couvre de
grandes faiblesses, ne doit s'appliquer qu'à celles qui ne sont séduites
ni par les présents ni par les promesses, qu'à celles que la
persévérance et les larmes d'un amant n'ont jamais émues. Qu'y a-t-il
d'étonnant qu'une femme reste sage quand elle n'a pas assez de liberté
pour mal faire, ou qu'elle n'est sollicitée par personne? Aussi je fais
peu de cas d'une vertu qui n'est fondée que sur la crainte ou sur
l'absence d'occasions, et j'estime celle-là seule que rien n'éblouit et
qui résiste à toutes les attaques. Eh bien, je veux savoir si la vertu
de Camille est de cette trempe, et l'éprouver par tout ce qui est
capable de séduire. L'épreuve est dangereuse, je le sens; mais je ne
puis goûter de repos tant que je ne serai pas complétement rassuré de
ce côté. Si, comme je l'espère, Camille sort victorieuse de la lutte, je
suis le plus heureux des hommes; si, au contraire, elle succombe,
j'aurai du moins l'avantage de ne m'être point trompé dans l'opinion que
j'ai des femmes, et de n'avoir pas été la dupe d'une confiance qui en
abuse tant d'autres. Ne cherche point à me détourner d'un dessein qui
doit te paraître ridicule, tes efforts seraient vains; prépare-toi
seulement à me rendre ce service. Fais en sorte de persuader à Camille
que tu es amoureux d'elle, et n'épargne rien pour t'en faire aimer.
Songe que tu ne saurais me donner une plus grande preuve de ton amitié,
et commence dès aujourd'hui, je t'en conjure.

Atterré d'une semblable confidence, Lothaire écoutait son ami sans
desserrer les lèvres; il le regardait fixement, plein d'anxiété et
d'effroi; enfin, après une longue pause, il lui dit:

Anselme, faut-il prendre au sérieux ce que je viens d'entendre? Crois-tu
que si je ne l'eusse regardé comme une plaisanterie je ne t'aurai pas
interrompu au premier mot? Je ne te connais plus, Anselme, ou tu ne me
connais plus moi-même; car, si tu avais réfléchi un seul instant, je ne
pense pas que tu m'eusses voulu charger d'un pareil emploi. On a raison
de recourir à ses amis en toute circonstance; mais leur demander des
choses qui choquent l'honnêteté et dont on ne peut attendre aucun bien,
c'est leur faire injure. Tu veux que je feigne d'être amoureux de ta
femme, et qu'à force de soins et d'hommages je tâche de la séduire et de
m'en faire aimer? Mais si tu es assuré de sa vertu, que te faut-il de
plus, et qu'est-ce que mes soins ajouteront à son mérite? Si tu ne crois
pas Camille plus sage que les autres femmes, résigne-toi sans chercher à
l'éprouver, et, dans la mauvaise opinion que tu as de ce sexe en
général, jouis paisiblement d'un doute qui est pour toi un avantage.
L'honneur d'une femme, mon cher Anselme, consiste avant tout dans la
bonne opinion qu'on a d'elle: c'est un miroir que le moindre souffle
ternit, une fleur délicate qui se flétrit pour peu qu'on la touche. Je
vais te citer, à ce sujet, quelques vers qui me reviennent à la mémoire
et qui sont tout à fait applicables au sujet qui nous occupe; c'est un
vieillard qui conseille à un père de veiller de près sur sa fille, de
l'enfermer au besoin, et de ne s'en fier qu'à lui-même.


        Les femmes sont comme le verre:
        Il ne faut jamais éprouver
  S'il briserait ou non, en le jetant par terre;
  Car on ne sait pas bien ce qui peut arriver.

  Mais comme il briserait, selon toute apparence,
  Il faut être bien fou pour vouloir hasarder
        Une semblable expérience
        Sur un corps qu'on ne peut souder!

        Ceci sur la raison se fonde,
  Et c'est l'opinion de tout le monde encor:
  Que tant que l'on verra des Danaés au monde,
        On y verra pleuvoir de l'or[50].


  [50] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Après avoir parlé dans ton intérêt, continua Lothaire, permets, Anselme,
que je parle dans le mien. Tu me regardes, dis-tu, comme ton véritable
ami, et cependant tu veux m'ôter l'honneur, ou tu veux que je te l'ôte à
toi-même. Que pourra penser Camille quand je lui parlerai d'amour, si ce
n'est que je suis un traître, qui viole sans scrupule les droits sacrés
de l'amitié? Ne devra-t-elle pas s'offenser d'une hardiesse qui semblera
lui dire que j'ai reconnu quelque chose de peu estimable dans sa
conduite? Si je la trouve faible, faudra-t-il que je te trahisse? Si je
cesse ma poursuite, quelle ne sera pas son aversion pour celui qui ne
voulait que se jouer de sa crédulité? Si je donne pour excuse les
instances que tu me fais, que pensera-t-elle d'un homme qui se charge
d'une pareille mission, et quel ne sera pas son mépris pour celui qui
l'a imposée? Comment éviterai-je les reproches des honnêtes gens, après
avoir troublé, par une fatale complaisance, le repos de toute une
famille? Enfin ne deviendrons-nous pas, l'un et l'autre, la risée de
ceux qui vantaient notre amitié? Crois-moi, cher Anselme, reste dans une
confiance qui doit te rendre heureux et songe que tu compromets ton
repos par un projet bien téméraire; car si l'événement ne répondait pas
à ton attente, tu en serais mortellement affligé, quoi que tu dises, et
tu ne ferais plus que traîner une vie misérable qui me jetterait
moi-même dans le désespoir. Bref, pour t'ôter l'espoir de me convaincre,
je te déclare que ta prière m'offense, et que je ne te rendrai jamais le
dangereux service que tu exiges de moi, quand même ce refus devrait me
faire perdre ton affection, ce qui est la perte la plus sensible que je
puisse faire.

Ce discours causa une telle confusion à Anselme, qu'il resta longtemps
sans prononcer un seul mot; mais se remettant peu à peu: Mon cher
Lothaire, lui dit-il, je t'ai écouté avec attention, avec plaisir même;
tes paroles montrent tout ce que tu possèdes de discrétion et de
prudence, et ton refus fait preuve de ta sincère amitié. Oui j'avoue que
j'exige une chose déraisonnable, et qu'en repoussant tes conseils je
fuis le bien et cours après le mal. Hélas! Lothaire, celui dont je
souffre s'irrite chaque jour davantage. Je t'ai longtemps caché ma
faiblesse, espérant la surmonter; mais je n'ai pu m'en rendre maître, et
c'est ce déplorable état qui m'oblige à chercher du secours. Ne
m'abandonne pas, cher ami; ne t'irrite point contre un insensé:
traite-moi plutôt comme ces malades chez qui le goût s'est dépravé, et
qui ne savent ce qu'ils veulent. Commence, je t'en supplie, à éprouver
Camille: elle n'est pas assez faible pour se rendre à une première
attaque, et peut-être qu'alors cette simple épreuve de sa vertu et de
ton amitié me suffira, sans qu'il soit besoin d'insister davantage.
Réfléchis que j'en suis arrivé à ce point de ne pouvoir guérir seul, et
que si tu me forces à recourir à un autre, je publie moi-même mon
extravagance et perds cet honneur que tu veux me conserver. Quant au
tien, que tu redoutes de voir compromis dans l'opinion de Camille par
tes sollicitations, rassure-toi; et s'il faut lui découvrir notre
intelligence, je suis certain qu'elle ne prendra tout cela que comme un
badinage. Tu as donc bien peu de chose à faire pour me donner
satisfaction; car si après un premier effort tu éprouves de la
résistance, je suis content de Camille et de toi, et nous sommes en
repos pour jamais.

Voyant l'obstination d'Anselme, Lothaire accepta cet étrange rôle, se
promettant de le remplir si adroitement, que, sans blesser Camille il
trouverait le moyen de satisfaire son ami: il serait imprudent, lui
dit-il, de vous confier à un autre; je me charge de l'entreprise, et mon
amitié ne saurait vous refuser plus longtemps. Anselme le serra
tendrement dans ses bras, le remerciant comme s'il lui eût accordé une
insigne faveur, et il exigea que dès le jour suivant commençât
l'exécution de ce beau dessein. Il promit à Lothaire de lui fournir le
moyen d'entretenir Camille tête à tête; il arrêta le plan des sérénades
qu'il voulait que son ami donnât à sa femme, s'offrant de composer
lui-même les vers à sa louange si Lothaire ne voulait pas s'en donner la
peine, et il ajouta qu'il lui mettrait entre les mains de l'argent et
des bijoux pour les offrir quand il le jugerait à propos. Lothaire
consentit à tout pour contenter un homme si déraisonnable, et ils
retournèrent près de Camille, qui était déjà inquiète de voir son mari
rentrer plus tard que de coutume. Après quelques propos indifférents,
Lothaire laissa Anselme plein de joie de la promesse qu'il lui avait
faite, mais se retira fort contrarié de s'être chargé d'une si
extravagante affaire.

Ayant passé la nuit à songer comment il s'en tirerait, Lothaire alla,
dès le lendemain, dîner chez Anselme, et Camille, comme à l'ordinaire,
lui fit très-bon visage, sachant qu'en cela elle complaisait à son mari.
Le repas achevé, Anselme prétexta une affaire pour quelques heures,
priant Lothaire de tenir, pendant son absence, compagnie à sa femme.
Celui-ci voulait l'accompagner, et Camille le retenir; mais toutes leurs
instances furent inutiles; car, après avoir engagé son ami à l'attendre,
parce que, disait-il, il avait à son retour quelque chose d'important à
lui communiquer, Anselme sortit et les laissa seuls. Lothaire se vit
alors dans la situation la plus redoutable; aussi, ne sachant que faire
pour conjurer le péril où il se trouvait, il feignit d'être accablé par
le sommeil, et, après quelques excuses adressées à Camille, il se laissa
aller sur un fauteuil, où il fit semblant de dormir. Anselme revint
bientôt après; retrouvant encore Camille dans sa chambre, et Lothaire
endormi, il pensa, malgré tout, que son ami avait parlé, et il attendit
son réveil pour sortir avec lui et l'interroger.

Lothaire lui dit qu'il avait jugé inconvenant de se découvrir dès la
première entrevue; qu'il s'était contenté de parler à Camille de sa
beauté, et de lui dire que partout on s'entretenait de l'heureux choix
d'Anselme, ne doutant point qu'en s'insinuant ainsi dans son esprit, il
ne la disposât à l'écouter une autre fois. Ce commencement satisfit le
malheureux époux, qui promit à son ami de lui ménager souvent semblable
occasion.

Plusieurs jours se passèrent ainsi sans que Lothaire adressât une seule
parole à Camille; chaque fois cependant il assurait Anselme qu'il
devenait plus pressant, mais qu'il avait beau faire, chaque fois ses
avances étaient repoussées et qu'elle l'avait même menacé de tout
révéler à son époux s'il ne chassait pas ces mauvaises pensées. Mais
Anselme n'était pas homme à en rester là. Camille a résisté à des
paroles, dit-il; eh bien, voyons si elle aura la force de tenir contre
quelque chose de plus réel: je te remettrai demain deux mille écus d'or
que tu lui offriras en cadeau, et deux mille autres pour acheter des
pierreries; il n'y a rien que les femmes, même les plus chastes, aiment
autant que la parure; si Camille résiste à cette séduction, je
n'exigerai rien de plus. Puisque j'ai commencé, dit Lothaire, je
poursuivrai l'épreuve; mais sois bien assuré que tous mes efforts seront
vains.

[Illustration: (Page 176.)]

Le jour suivant, Anselme mit les quatre mille écus d'or entre les mains
de son ami, qu'il jetait ainsi dans de nouveaux embarras. Toutefois
Lothaire se promit de continuer à lui dire que la vertu de Camille était
inébranlable; que ses présents ne l'avaient pas plus émue que ses
discours, et qu'il craignait d'attirer sa haine à force de persécutions.
Mais le sort, qui menait les choses d'une autre façon, voulut qu'Anselme
ayant un jour laissé comme d'habitude Lothaire seul avec sa femme,
s'enferma dans une chambre voisine, d'où il pouvait par le trou de la
serrure s'assurer de ce qui se passait. Or, après les avoir observés
pendant près d'une heure, il reconnut que pendant tout ce temps Lothaire
n'avait pas ouvert la bouche une seule fois; ce qui lui fit penser que
les réponses de Camille étaient supposées. Pour s'en assurer il entra
dans la chambre, et ayant pris Lothaire à part, il lui demanda quelles
nouvelles il avait à lui donner et de quelle humeur s'était montrée
Camille. Lothaire répondit qu'il voulait en rester là, parce qu'elle
venait de le traiter avec tant de dureté et d'aigreur, qu'il ne se
sentait plus le courage de lui adresser désormais la parole. Ah!
Lothaire! Lothaire! reprit Anselme, est-ce donc là ce que tu m'avais
promis, et ce que je devais attendre de ton amitié? J'ai fort bien vu
que tu n'as pas parlé à Camille, et je ne doute point que tu ne m'aies
trompé en tout ce que tu m'as dit jusqu'ici. Pourquoi vouloir m'ôter par
la ruse les moyens de satisfaire mon désir?

Piqué d'être pris en flagrant délit de mensonge, Lothaire ne songea qu'à
apaiser son ami au lieu de chercher à le guérir, et il lui promit
d'employer à l'avenir tous ses soins pour lui donner satisfaction.
Anselme le crut, et pour lui laisser le champ libre, il résolut d'aller
passer huit jours à la campagne, où il prit soin de se faire inviter par
un de ses amis, afin d'avoir auprès de Camille un prétexte de
s'éloigner.

Malheureux et imprudent Anselme! que fais-tu? Ne vois-tu pas que tu
travailles contre toi-même, que tu trames ton déshonneur, que tu
prépares ta perte? Ton épouse est vertueuse: tu la possèdes en paix,
personne ne te cause d'alarmes; ses pensées et ses désirs n'ont jamais
franchi le seuil de ta maison; tu es son ciel sur la terre,
l'accomplissement de ses joies, la mesure sur laquelle se règle sa
volonté; eh bien, comme si tout cela ne pouvait contenter un mortel, tu
te tortures à chercher ce qui ne peut se rencontrer ici-bas.

Dès le lendemain Anselme partit pour la campagne, après avoir prévenu
Camille que Lothaire viendrait dîner avec elle, qu'il veillerait à tout
en son absence, enfin lui enjoignant de le traiter comme lui-même. Cet
ordre contraria Camille non moins que le départ de son mari: aussi
témoigna-t-elle modestement qu'elle s'y soumettait avec peine; que la
bienséance s'opposait à ce que Lothaire vînt si familièrement pendant
son absence: Si vous doutez que je sois capable de conduire seule les
affaires de la maison, ajouta-t-elle, veuillez en faire l'expérience, et
vous vous convaincrez que je ne manque ni d'ordre ni de surveillance.
Anselme répliqua avec autorité qu'il le voulait ainsi, et partit
sur-le-champ.

Lothaire revint donc le lendemain s'installer chez Camille, dont il
reçut un honnête et affectueux accueil; mais pour ne pas se trouver en
tête à tête avec lui, l'épouse d'Anselme eut soin d'avoir toujours dans
sa chambre quelqu'un de ses domestiques, principalement une fille
appelée Léonelle, qu'elle aimait beaucoup. Les trois premiers jours,
Lothaire ne lui adressa pas un seul mot, quoiqu'il lui fût aisé de
parler tandis que les gens de la maison prenaient leur repas. Il est
vrai que Camille avait ordonné à Léonelle de dîner toujours de bonne
heure, afin d'être à ses côtés; mais cette fille, qui avait bien
d'autres affaires en tête, ne se souciait guère des ordres de sa
maîtresse, et la laissait souvent seule. Toutefois Lothaire ne profita
pas de l'occasion, soit qu'il voulût encore abuser son ami, soit qu'il
ne pût se résoudre à se jouer de Camille, qui le traitait avec tant de
douceur et de bonté, et dont le maintien était si modeste et si grave,
qu'il ne pouvait la regarder qu'avec respect.

Mais cette retenue de Lothaire et le silence qu'il gardait eurent à la
fin un effet opposé à son intention, car si la langue se taisait,
l'imagination n'était pas en repos. Croyant d'abord ne regarder Camille
qu'avec indifférence, peu à peu il commença à la contempler avec
admiration, et bientôt avec tant de plaisir qu'il ne pouvait plus en
détacher ses yeux. Enfin, l'amour grandissait insensiblement et avait
déjà fait bien des progrès quand lui-même s'en aperçut. Que ne se dit-il
point lorsqu'il vint à se reconnaître et à s'interroger, et quels
combats ne se livrèrent pas dans son cœur cet amour naissant et la
sincère amitié qu'il portait à Anselme! Il se repentit mille fois de sa
fatale complaisance, et il était à tout moment tenté de prendre la
fuite; mais chaque fois le plaisir de voir Camille le retenait, et il
n'avait pas la force de s'éloigner. Lutte inutile! la beauté, la
modestie, les rares qualités de cette femme, et sans doute aussi le
destin qui voulait châtier l'imprudent Anselme, finirent par triompher
de la loyauté de Lothaire. Il crut qu'une résistance de plusieurs jours,
mêlée de perpétuels combats, suffisait pour le dégager des devoirs de
l'amitié; et ne trouvant d'autre issue que celle d'aimer la plus aimable
personne du monde, il franchit ce dernier pas et découvrit à Camille la
violence de sa passion. A cette révélation inattendue, l'épouse
d'Anselme resta confondue; elle se leva de la place qu'elle occupait, et
rentra dans sa chambre sans répondre un seul mot. Mais ce froid dédain
ne rebuta point Lothaire, qui l'en estima davantage; et l'estime
augmentant encore l'amour, il résolut de poursuivre son dessein.
Cependant Camille, après avoir réfléchi au parti qu'elle devait prendre,
jugea que le meilleur était de ne plus donner occasion à Lothaire de
l'entretenir, et, dès le soir même, elle envoya un de ses gens à
Anselme, avec un billet ainsi conçu:



CHAPITRE XXXIV

OU SE CONTINUE LA NOUVELLE DU CURIEUX MALAVISÉ


  «De même qu'on a coutume de dire qu'une armée n'est pas bien sans son
  général, ou un château sans son châtelain, de même une femme mariée
  est pis encore sans son mari, lorsque aucune affaire importante ne les
  sépare. Je me trouve si mal loin de vous, et je supporte si
  impatiemment votre absence, que, si vous ne revenez promptement, je me
  verrai contrainte de me retirer dans la maison de mon père, dût la
  vôtre rester sans gardien: aussi bien, celui que vous m'avez laissé,
  si vous lui donnez ce titre, me paraît plus occupé de son plaisir que
  de vos intérêts. Je ne vous dis rien de plus, et même il ne convient
  pas que j'en dise davantage.»

Anselme s'applaudit en recevant ce billet; il vit que Lothaire lui avait
tenu parole, et que Camille avait fait son devoir; ravi d'un si heureux
commencement, il répondit à sa femme de ne pas songer à s'éloigner, et
qu'il serait bientôt de retour.

Camille fut fort étonnée de cette réponse, qui la jetait dans de
nouveaux embarras. Elle n'osait ni rester dans sa maison, ni se retirer
chez ses parents. Dans le premier cas, elle voyait sa vertu en péril;
dans le second, elle désobéissait aux ordres de son mari. Livrée à cette
incertitude, elle prit le plus mauvais parti, celui de rester et de ne
point fuir la présence de Lothaire de peur de donner à ses gens matière
à causer. Déjà même elle se repentait d'avoir écrit à son époux,
craignant qu'il ne la soupçonnât d'avoir donné à Lothaire quelque sujet
de lui manquer de respect; mais, confiante en sa vertu, elle se mit sous
la garde de Dieu et de sa ferme intention, espérant triompher par le
silence de tout ce que pourrait lui dire l'ami d'Anselme.

Dans une résolution si prudente en apparence, et en réalité si
périlleuse, Camille écouta le jour suivant les galants propos de
Lothaire, qui, trouvant l'occasion favorable, sut employer un langage si
tendre et des expressions si passionnées que la fermeté de Camille
commençant à s'ébranler, elle eut bien de la peine à empêcher ses yeux
de découvrir ce qui se passait dans son cœur. Ce combat intérieur,
soigneusement observé par Lothaire, redoubla ses espérances; persuadé
dès lors que le cœur de Camille n'était pas de bronze, il n'oublia rien
de ce qui pouvait la toucher; il pria, supplia, pleura, adula, enfin il
montra tant d'ardeur et de sincérité, qu'à la fin il conquit ce qu'il
désirait le plus et espérait le moins. Nouvel exemple de la puissance de
l'amour, qu'on ne peut vaincre que par la fuite; car pour lui résister,
il faudrait des forces surhumaines.

Léonelle connut seule la faute de sa maîtresse. Quant à Lothaire, il se
garda bien de découvrir à Camille l'étrange fantaisie de son époux, et
d'avouer que c'était de lui qu'il avait tenu les moyens d'y réussir; il
aurait craint qu'elle ne prît son amour pour une feinte dont elle avait
été dupe, et que, venant à se repentir de sa faiblesse, elle ne le
détestât plus encore qu'elle n'était disposée à l'aimer.

Après plusieurs jours d'absence, Anselme revint. Plein d'impatience, il
court chez son ami pour lui demander des nouvelles de sa vie ou de sa
mort. Anselme, lui dit Lothaire en l'embrassant, tu peux te vanter
d'avoir une épouse incomparable, et que toutes les femmes devraient se
proposer comme le modèle et l'ornement de leur sexe. Mes paroles se sont
perdues dans les airs; elle s'est moquée de mes larmes, et mes offres
n'ont fait que l'irriter. En un mot, Camille n'a pas moins de sagesse
que de beauté, et tu es le plus heureux des hommes. Tiens, cher ami,
voilà ton argent et tes bijoux; je n'ai point eu besoin d'y toucher.
Camille m'a fait voir qu'elle a le cœur trop noble pour céder à des
moyens si bas. Tu dois être satisfait maintenant; jouis donc de ton
bonheur, sans le compromettre davantage; c'est le sage conseil que te
donne mon amitié, et le seul fruit que je veuille tirer du service que
je t'ai rendu.

A ce discours qu'il écoutait comme les paroles d'un oracle, on ne
saurait exprimer la joie d'Anselme. Il pria Lothaire de continuer ses
galanteries, ne fût-ce que comme passe-temps; ajoutant qu'il pouvait à
l'avenir s'épargner une partie des soins qu'il avait pris jusque-là,
mais sans les discontinuer tout à fait; et comme son ami faisait
facilement des vers, il le conjura d'en composer pour Camille, sous le
nom de Chloris. Je feindrai, lui dit-il, de les croire adressés à une
personne dont tu seras amoureux. Lothaire, pour qui ses complaisances
n'étaient plus une gêne, promit tout ce qu'on lui demandait.

De retour dans sa maison, Anselme s'était empressé de demander à sa
femme ce qui l'avait obligée de lui écrire. Je m'étais figuré,
répondit-elle, qu'en votre absence Lothaire me regardait avec d'autres
yeux que lorsque vous étiez présent; mais j'ai bientôt reconnu que ce
n'était qu'une chimère; il me semble même que depuis ce moment il évite
de me voir et de rester seul avec moi. Anselme la rassura en lui disant
qu'elle n'avait rien à craindre de son ami, parce qu'il le savait
violemment épris d'une jeune personne pour qui il faisait souvent des
vers sous le nom de Chloris, et que, quand bien même son cœur serait
libre, il était assuré de sa loyauté. Cette feinte Chloris ne donna
point de jalousie à Camille, que Lothaire avait prévenue afin de lui
ôter tout ombrage et de pouvoir faire des vers pour elle sous un nom
supposé.

Quelques jours après, tous trois étant réunis à table, Anselme pria,
vers la fin du repas, son ami de leur réciter quelques-unes des poésies
qu'il avait composées pour la personne objet de ses soins, ajoutant
qu'il ne devait point s'en faire scrupule, puisque Camille ne la
connaissait pas. Et quand elle la connaîtrait? reprit Lothaire, un amant
fait-il injure à celle qu'il aime lorsqu'il se plaint de sa rigueur en
même temps qu'il loue sa beauté. Quoi qu'il en soit, voici un sonnet que
j'ai fait il n'y a pas longtemps:


  SONNET

  Pendant qu'un doux sommeil dans l'ombre et le silence
  Délasse les mortels de leurs rudes travaux,
  Des rigueurs de Chloris je sens la violence,
  Et j'implore le ciel sans trouver de repos.

  Quand l'aube reparaît, ma plainte recommence,
  Et je ressens alors mille tourments nouveaux;
  Je passe tout le jour dans la même souffrance,
  Espérant vainement la fin de tant de maux.

  La nuit revient encor, et ma plainte est la même;
  Tout est dans le repos, et mon mal est extrême,
  Comme si j'étais né seulement pour souffrir.

  Qu'est-ce donc que j'attends de ma persévérance,
  Si le ciel et Chloris m'ôtent toute espérance?
  Mais n'est-ce pas assez d'aimer et de mourir?


[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Camille écouta le jour suivant les galants propos de Lothaire
(p. 183).]

Le sonnet plut à Camille; quant à Anselme, il le trouva admirable. Il
faut, dit-il, que cette dame soit bien cruelle pour ne pas se laisser
toucher par un amour si sincère et si passionné? Est-ce que tous les
amants disent vrai dans leurs vers? demanda Camille. Non pas comme
poëtes, mais comme amoureux, ils sont bien au-dessous de la vérité,
répondit Lothaire. Cela ne fait pas le moindre doute, reprit Anselme,
toujours pour appuyer les sentiments de son ami et les faire valoir
auprès de sa femme. Camille, qui savait que ces vers s'adressaient à
elle seule et qu'elle était la véritable Chloris, demanda à Lothaire
s'il savait quelque autre sonnet, de le réciter. En voici un, répondit
celui-ci, dont je n'ai guère meilleure opinion que du premier; mais vous
en jugerez.


  AUTRE SONNET

  Je sens venir la mort, elle est inévitable!
  La douleur qui me presse achève son effort;
  Et moi-même après tout, j'aime bien mieux mon sort
  Que de cesser d'aimer ce que je trouve aimable.

  A quoi bon essayer un remède haïssable,
  Qui pour ma guérison ne peut être assez fort?
  Mais, bravant les rigueurs, les mépris et la mort,
  Faisons voir à Chloris un amant véritable.

  Ah! qu'on est imprudent de courir au hasard,
  Sans connaître de port, sans pilote et sans art,
  Une mer inconnue, et sujette à l'orage!

  Mais pourquoi murmurer? s'il faut mourir un jour,
  Il est beau de mourir par les mains de l'Amour;
  Et mourir pour Chloris est un heureux naufrage[51].


  [51] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Anselme trouva ce sonnet non moins bon que le premier, et ne le loua pas
moins. Ainsi continuant à se tromper lui-même, il ajoutait chaque jour à
son malheur; car plus Lothaire le déshonorait, plus il vantait sa loyale
amitié, et plus Camille devenait coupable, plus, dans l'opinion de son
époux, elle atteignait le faîte de la vertu et de la bonne renommée.

Un jour cependant que Camille se trouvait seule avec sa camériste: Que
je m'en veux, lui dit-elle, de m'être si tôt laissé persuader! Je crains
bien que Lothaire un jour ne vienne à me mépriser, quand il se
souviendra de ma faiblesse et du peu que lui a coûté ma possession.
Rassurez-vous, madame, répondit Léonelle; ce n'est pas ainsi que se
mesurent les affections, et pour être accordées promptement, les faveurs
ne perdent point de leur prix; loin de là: n'a-t-on pas coutume de dire
que donner vite c'est donner deux fois? Oui, repartit Camille, mais on
dit aussi que ce qui coûte peu s'estime de même. Cela ne vous regarde
pas, madame, reprit la rusée Léonelle, et vous ne vous êtes pas rendue
si promptement que vous n'ayez pu voir toute l'âme de Lothaire dans ses
yeux, dans ses serments, et reconnaître combien ses qualités le rendent
digne d'être aimé. Pourquoi donc vous mettre dans l'esprit toutes ces
chimères? Vivez plutôt contente et satisfaite de ce qu'étant tombée dans
l'amoureuse chaîne, celui qui l'a serrée mérite votre estime. Au reste,
ajouta-t-elle, j'ai remarqué une chose, car je suis de chair aussi et
j'ai du sang jeune dans les veines, c'est que l'amour ne se gouverne
pas comme on le veut, au contraire, c'est lui qui nous mène à sa
fantaisie.

Camille sourit des propos de sa suivante, ne doutant pas, d'après ces
dernières paroles, qu'elle ne fût plus savante en amour qu'elle ne le
paraissait. Cette fille lui en fournit bientôt la preuve en avouant
franchement qu'un jeune gentilhomme de la ville la courtisait.
Extrêmement troublée d'une confidence si inattendue, Camille voulut
savoir s'il y avait entre eux autre chose que des promesses; mais
Léonelle lui déclara effrontément que les choses ne pouvaient aller plus
loin. Dans l'embarras où se trouvait l'épouse d'Anselme, elle conjura sa
suivante de ne rien dire à son amant de ce qu'elle savait, et d'avoir
soin d'agir de façon que ni Anselme ni Lothaire ne pussent en avoir
connaissance. Léonelle le promit; mais sa conduite fit bientôt voir
combien Camille avait eu raison de la craindre. En effet, assurée du
silence de sa maîtresse, cette fille fut bientôt assez hardie pour faire
venir son amant dans la maison, et jusque sous les yeux de Camille, qui,
désormais réduite à tout souffrir, était contrainte de servir sa
passion, et souvent l'aidait à cacher ce jeune homme.

Toutes ces précautions n'empêchèrent pas qu'un matin à la pointe du
jour, Lothaire n'aperçût sortir l'amant de Léonelle. Il en fut d'abord
si étonné qu'il le prit pour un fantôme; mais en le voyant s'éloigner à
grand pas, le visage dans son manteau, il comprit que c'était un homme
qui ne voulait pas être reconnu. Aussitôt, sans que Léonelle vînt à se
présenter à sa pensée, il s'imagina que ce devait être un rival aussi
bien traité que lui-même. Transporté de fureur, il court chez Anselme:
Apprends, lui dit-il en entrant, apprends que depuis longtemps déjà je
me fais violence pour ne pas te découvrir un secret qu'il faut enfin que
tu saches; mais mon amitié pour toi l'emporte, et je ne puis dissimuler
davantage: Camille s'est enfin rendue, Anselme, et est prête à faire ce
qu'il me plaira. Si j'ai tardé à t'en avertir, c'est parce que je
n'étais pas certain si ce que je prenais chez ta femme pour un caprice
n'était point au contraire une ruse pour m'éprouver. Je m'attendais
chaque jour que tu viendrais me dire qu'elle t'a tout révélé; comme elle
n'en a rien fait, je ne doute plus qu'elle n'ait envie de me tenir
parole et de me procurer la liberté de l'entretenir seule la première
fois que tu iras à la campagne. Ce secret que je te confie ne doit pas
te causer d'emportement; car, après tout, Camille ne t'a point encore
offensé, et elle peut revenir d'une faiblesse que tu crois si naturelle
aux femmes. Jusqu'ici tu t'es bien trouvé de mes conseils, écoute celui
que je vais te donner. Feins de t'absenter pour quelques jours, et
trouve moyen de te cacher dans la chambre de Camille; si son intention
est coupable, comme je le crains, alors tu pourras venger sûrement et
sans bruit ton honneur outragé.

Qui pourrait exprimer ce que devint le pauvre Anselme à une confidence
si imprévue? Il demeura immobile, les yeux baissés vers la terre, comme
un homme privé de sentiment. A la fin, regardant tristement Lothaire:
Vous avez fait, reprit-il, ce que j'attendais de votre amitié; dites
maintenant comment il faut que j'agisse, je m'abandonne entièrement à
vos conseils. Lothaire, ne sachant que lui répondre, l'embrassa et
sortit brusquement. Mais à peine l'eut-il quitté, qu'il commença à se
repentir d'avoir compromis si inconsidérément Camille, dont il eût pu
tirer vengeance avec moins de honte et de péril pour elle. Mais ne
pouvant plus revenir sur sa démarche, il résolut au moins de l'en
avertir; et comme il pouvait lui parler à toute heure, il voulut le
faire à l'instant même.

Anselme était déjà sorti de chez lui quand Lothaire y entra. Ah! mon
cher Lothaire, lui dit Camille en le voyant, j'ai au fond du cœur une
chose qui me cause bien du tourment, et dont les suites me font
trembler! Ma suivante, Léonelle, a un amant, et son effronterie en est
venue à ce point de l'introduire toutes les nuits dans sa chambre, où
il reste jusqu'au jour. Jugez à quoi elle m'expose, et ce qu'on pourra
penser en voyant sortir de ma maison un homme à pareille heure? Mais ce
qui m'afflige le plus, c'est d'être forcée de dissimuler, parce qu'en
voulant châtier cette fille de son impudence, je puis provoquer un éclat
qui me serait funeste. Cependant, je suis perdue si cela ne change pas:
songez, songez à y mettre ordre, je vous en conjure.

Aux premières paroles de Camille, Lothaire crut que c'était un artifice
de sa part; mais en la voyant toute en larmes, il ne douta plus qu'elle
ne dît vrai, ce qui accrut son repentir et sa confusion. Il lui apprit
que ce n'était pas là le plus grand de leurs malheurs; et, lui demandant
cent fois pardon de ses soupçons, il avoua ce que les transports d'une
flamme jalouse l'avaient poussé à dire à Anselme, ajoutant qu'il l'avait
fait résoudre à se cacher pour voir par ses propres yeux de quelle
loyauté était payée sa tendresse.

Épouvantée de cet aveu de Lothaire, Camille lui reprocha d'abord avec
emportement, puis avec douceur, sa mauvaise pensée et la résolution qui
l'avait suivie; mais comme la femme a l'esprit plus prompt que l'homme
pour le bien de même que pour le mal, esprit qui lui échappe quand elle
veut réfléchir mûrement, elle trouva sur-le-champ le moyen de réparer
l'imprudence de son amant. Elle lui dit de faire en sorte qu'Anselme se
cachât le lendemain à l'endroit convenu, parce que, d'après le plan qui
lui venait à l'esprit, elle espérait tirer de cette épreuve une facilité
nouvelle pour se voir tous deux encore plus librement. Lothaire eut beau
la presser, elle refusa de s'expliquer davantage. Ne manquez pas, lui
dit-elle, de venir dès que je vous ferai appeler, et répondez comme si
vous ne saviez pas être écouté d'Anselme. Là-dessus, Lothaire s'éloigna.

Le lendemain, Anselme monta à cheval, sous prétexte d'aller à la
campagne, chez un de ses amis: mais revenant aussitôt sur ses pas, il
alla se cacher dans le cabinet attenant à la chambre de sa femme, où il
put s'embusquer tout à son aise sans être troublé par Camille ni par
Léonelle, qui lui en donnèrent le loisir. Après l'avoir laissé quelque
temps livré aux angoisses que doit éprouver un homme qui va s'assurer
par ses propres yeux de la perte de son honneur, la maîtresse et sa
suivante entrèrent dans la chambre.

A peine Camille y eut-elle mis le pied: Hélas! chère amie, dit-elle à sa
suivante en poussant un grand soupir et en brandissant une épée,
peut-être ferai-je mieux de me percer le cœur à l'instant même, que
d'exécuter la résolution que j'ai formée; mais d'abord je veux savoir
quelle imprudence de ma part a pu inspirer à Lothaire l'audace de
m'avouer un aussi coupable désir que celui qu'il n'a pas eu honte de me
témoigner, au mépris de mon honneur et de son amitié pour Anselme. Ouvre
cette fenêtre et donne-lui le signal; car sans doute il attend dans la
rue, espérant bientôt satisfaire sa perverse intention; mais il s'abuse
le traître, et je lui ferai voir combien la mienne est cruelle autant
qu'honorable. Hé! madame, à quoi bon cette épée? reprit la rusée
Léonelle. Ne voyez-vous pas qu'en vous tuant, ou en tuant Lothaire, cela
tournera toujours contre vous-même? Allez! il vaut mieux dissimuler
l'outrage que vous a fait ce méchant homme, et ne point le laisser
entrer maintenant que nous sommes seules: car, aveuglé par sa passion,
il serait capable, avant que vous ayez pu vous venger, de se porter à
quelque violence plus déplorable encore que s'il vous ôtait la vie. Et
puis, quand vous l'aurez tué, car je ne doute pas que ce ne soit votre
dessein, qu'en ferez-vous? Qu'Anselme en fasse ce qu'il voudra, répondit
Camille; pour moi, il me semble que chaque minute de retard me rend plus
coupable, et que je suis d'autant moins fidèle à mon mari que je diffère
plus longtemps à venger son honneur et le mien.

Tout cela, Anselme l'entendait caché derrière une tapisserie, et à
chaque parole de Camille il formait autant de différentes pensées. En la
voyant si résolue à tuer Lothaire, il fut sur le point de se découvrir
pour sauver son ami; mais curieux de voir jusqu'où pouvait aller la
détermination de sa femme, il résolut de ne paraître qu'en temps
opportun. En ce moment, Camille parut atteinte d'une forte pâmoison;
aussitôt Léonelle de se lamenter amèrement: Malheureuse! s'écria-t-elle
en portant sa maîtresse sur un lit qui se trouvait là, suis-je donc
destinée à voir mourir entre mes bras cette fleur de chasteté, cet
exemple de vertu! avec bien d'autres exclamations qui auraient donné à
penser qu'elle était la plus affligée des servantes, et sa maîtresse une
autre Pénélope. Mais bientôt Camille, feignant de reprendre ses sens:
Pourquoi n'appelles-tu pas le traître? dit-elle à sa suivante; cours,
vole, hâte-toi, de peur que le feu de la colère qui m'embrase ne vienne
à s'éteindre, et que mon ressentiment ne se dissipe en vaines paroles!
J'y cours, répondit Léonelle; mais avant tout, madame, donnez-moi cette
épée. Ne crains rien, reprit Camille; oui, je veux mourir, et je
mourrai, mais seulement après que le sang de Lothaire m'aura fait raison
de son outrage.

La suivante semblait ne pouvoir se résoudre à quitter sa maîtresse, et
elle ne sortit qu'après se l'être fait répéter plusieurs fois. Quand
Camille se vit seule, elle commença à marcher à grand pas, puis à
diverses reprises elle se jeta sur son lit avec les signes d'une
violente agitation. Il n'y a plus à balancer, disait-elle; il faut qu'il
périsse, il me coûte trop de larmes; il le payera de sa vie, et il ne se
vantera pas d'avoir impunément tenté la vertu de Camille. En parlant
ainsi, elle parcourait l'appartement l'épée à la main, les yeux pleins
de fureur, et laissant échapper des paroles empreintes d'un tel
désespoir, que de femme délicate, elle semblait changée en bravache
désespéré. Anselme était dans un ravissement inexprimable; aussi
craignant pour son ami la fureur de sa femme, ou quelque funeste
résolution de celle-ci contre elle-même, il allait se montrer, quand
Léonelle revint tenant Lothaire par la main.

[Illustration: Ouvre cette fenêtre et donne-lui le signal (p. 188).]

Aussitôt que Camille l'aperçut, elle traça par terre une longue raie
avec l'épée qu'elle tenait à la main: Arrête, lui dit-elle; ne va pas
plus avant, car si tu oses dépasser cette limite, sous tes yeux je me
perce le cœur avec cette épée. Connais-tu Anselme, et me connais-tu,
Lothaire? réponds sans détour. Celui-ci, qui avait soupçonné le dessein
de sa maîtresse, n'éprouva aucune surprise, et accommodant sa réponse à
son intention, répondit: Je ne croyais pas, madame, que vous me fissiez
appeler pour me parler de la sorte; j'avais meilleure opinion de mon
bonheur; et puisque vous n'étiez pas disposée à tenir la parole que vous
m'avez donnée, au moins vous auriez dû m'en avertir, sans me tendre un
piége qui fait tort à votre foi et à la grandeur de mon affection.
Maintenant, s'il faut vous répondre, oui, je connais Anselme, et tous
deux nous nous connaissons dès l'enfance; et si j'ai laissé paraître
des sentiments qui semblent trahir notre amitié, il faut s'en prendre à
l'amour et à vous, belle Camille, dont les charmes ont détruit mon
repos.

Si c'est là ce que tu confesses, perfide et lâche ami, reprit Camille,
de quel front oses-tu te présenter devant moi, après une déclaration qui
ne m'offense pas moins que lui? Que pensais-tu donc, quand tu vins me
déclarer ta passion? T'avait-on dit qu'il fût si aisé de me toucher?
Mais je crois deviner à présent ce qui peut t'avoir enhardi: j'aurai
sans doute manqué de réserve, j'aurai négligé quelque bienséance, ou
souffert des familiarités que tu auras mal interprétées. Ai-je rien fait
cependant qui pût flatter ton espérance? m'as-tu trouvée sensible aux
présents, et m'as-tu jamais parlé de tes désirs sans que je les aie
rejetés avec mépris! Hélas! mon seul tort est de ne t'avoir pas repoussé
assez sévèrement; c'est mon indulgence qui t'a encouragé; aussi quand je
n'aurai d'autres reproches à me faire que la sotte prudence qui m'a
empêchée d'en instruire Anselme, afin de ne pas rompre votre amitié et
dans l'espoir que tu éprouverais du repentir, je suis assez coupable, et
je veux m'en punir; mais avant il faut que je t'arrache la vie, et que
je satisfasse ma vengeance.

A ces mots, Camille se précipita sur Lothaire, feignant si bien de
vouloir le percer, que celui-ci ne savait plus qu'en penser, tant il lui
fallut employer de force et d'adresse pour se garantir. Elle jouait le
désespoir avec des couleurs si vraies, qu'il était impossible de ne pas
y être trompé. Enfin voyant qu'elle ne pouvait atteindre Lothaire, ou
plutôt feignant de ne pouvoir accomplir sa menace: Eh bien! tu vivras,
s'écria-t-elle, puisque je n'ai pas assez de force pour te donner la
mort; mais du moins tu ne m'empêcheras pas de me punir moi-même; et
s'arrachant des bras de son amant qui s'efforçait de la contenir, elle
se frappa de l'épée au-dessus du sein gauche, près de l'épaule, puis se
laissa tomber comme évanouie.

Lothaire et Léonelle, frappés de surprise, accoururent pour la relever;
mais en voyant une si légère blessure, ils se regardèrent tous deux,
étonnés des merveilleux artifices de cette femme. Lothaire simula un
profond chagrin, et se donna mille malédictions, ne les épargnant pas
non plus à l'auteur de la catastrophe, qu'il savait aposté près de là.
Léonelle prit sa maîtresse entre ses bras, et, l'ayant déposée sur le
lit, pria Lothaire d'aller chercher en secret quelqu'un pour la panser,
lui demandant conseil sur ce qu'il fallait dire à Anselme s'il revenait
avant qu'elle fût guérie. Faites ce que vous voudrez, répondit Lothaire;
je suis si peu en état de donner des conseils, que je ne sais moi-même
quel parti prendre. Arrêtez au moins le sang qui s'échappe de sa
blessure; quant à moi, je vais chercher un lieu écarté afin d'y vivre
loin de tous les regards; et il sortit en donnant les marques du plus
violent désespoir.

Léonelle étancha sans peine la blessure de Camille, blessure si légère
qu'il n'en avait coulé que le sang nécessaire pour appuyer sa feinte; et
tout en pansant sa maîtresse, elle tenait de tels discours, que le
malheureux époux ne doutait point que sa femme ne fût une seconde
Porcie, une nouvelle Lucrèce. Pendant ce temps, Camille maudissait
l'impuissance qui avait trahi son bras, et paraissait inconsolable de
survivre, tout en demandant à Léonelle si elle lui conseillait de
révéler à Anselme ce qui venait de se passer. N'en faites rien, madame,
répondait celle-ci: il ne manquerait pas de se porter à des violences
contre Lothaire; une honnête femme ne doit jamais compromettre un mari
qu'elle aime. Je suivrai ton conseil, répondit Camille; mais, pourtant,
il faut bien trouver quelque chose à lui dire quand il verra ma
blessure. Madame, repartit Léonelle, je ne saurais mentir, même en
plaisantant. Ni moi non plus, y allât-il de la vie, reprit Camille; je
ne vois donc rien de mieux que d'avouer ce qui en est. Quittez ce souci,
dit Léonelle; j'y songerai, et peut-être alors votre blessure sera si
bien fermée qu'il n'y paraîtra plus. Tâchez de vous remettre de cette
cruelle émotion, vous en serez plus tôt guérie. Si votre époux arrive
auparavant, vous ne mentirez point en lui disant qu'étant indisposée,
vous avez besoin de repos.

Pendant que ces deux hypocrites se jouaient ainsi de la crédulité
d'Anselme, qui n'avait pas perdu une seule de leurs paroles, le
malheureux époux s'applaudissait dans son cœur, et attendait avec
impatience le moment d'aller remercier ce fidèle ami. Camille et
Léonelle, qui n'étaient pas au bout de leurs ruses, lui en laissèrent la
liberté. Sans perdre de temps, il alla trouver Lothaire, qui s'attendait
à cette visite. En entrant, il se jeta à son cou, lui fit tant de
remercîments, et dit tant de choses à la louange de sa femme, dont il ne
parlait qu'avec transport, que Lothaire tout confus et la conscience
bourrelée, ne savait que répondre et n'avait pas le courage de lui
témoigner la moindre joie. Anselme s'aperçut bien de la tristesse de son
ami; mais, l'attribuant à la blessure de Camille, dont il se disait seul
la cause, il se mit à le consoler, l'assurant que c'était peu de chose
puisqu'elle était convenue de n'en pas parler. Il ajouta que loin de
s'affliger, il devait plutôt se réjouir avec lui, puisque grâce à son
entremise et à son adresse, il se voyait parvenu à la plus haute
félicité dont il eût pu concevoir le désir; que, désormais il n'y avait
qu'à composer des vers à la louange de Camille, pour éterniser son nom
dans les siècles à venir. Lothaire répondit qu'il trouvait cela juste,
et s'offrit de l'aider pour sa part à élever ce glorieux monument.

Anselme resta donc le mari le mieux trompé qu'on pût rencontrer dans le
monde; conduisant chaque jour par la main, dans sa maison, l'homme qu'il
croyait l'instrument de sa gloire, et qui l'était de son déshonneur, il
reprochait à sa femme de le recevoir avec un visage courroucé, tandis
qu'au contraire, elle l'accueillait avec une âme riante et gracieuse.
Cette tromperie dura encore quelque temps, jusqu'à ce que la fortune,
reprenant son rôle, la fit éclater aux yeux de tout le monde, et que la
fatale curiosité d'Anselme, après lui avoir coûté l'honneur, lui coûta
la vie.



CHAPITRE XXXV

QUI TRAITE DE L'EFFROYABLE BATAILLE QUE LIVRA DON QUICHOTTE A DES OUTRES
DE VIN ROUGE, ET OU SE TERMINE LA NOUVELLE DU CURIEUX MALAVISÉ


Quelques pages de la nouvelle restaient à lire, lorsque tout à coup,
sortant effaré du galetas où couchait don Quichotte, Sancho se mit à
crier à pleine gorge: Au secours, seigneurs! au secours! accourez à
l'aide de mon maître, qui est engagé dans la plus terrible et la plus
sanglante bataille que j'aie jamais vue. Vive Dieu! du premier coup
qu'il a porté à l'ennemi de madame la princesse de Micomicon, il lui a
fait tomber la tête à bas des épaules, comme si ce n'eût été qu'un
navet.

Que dites-vous là, Sancho? reprit le curé; avez-vous perdu l'esprit?
C'est chose impossible, puisque le géant est à plus de deux mille lieues
d'ici.

En ce moment un grand bruit se fit entendre, et au milieu du tapage on
distinguait la voix de don Quichotte, qui criait: Arrête, brigand!
félon! malandrin! Je te tiens cette fois, et ton cimeterre ne te sauvera
pas! Le tout accompagné de coups d'épée qui retentissaient contre la
muraille.

A quoi songez-vous, seigneurs? disait toujours Sancho; venez donc
séparer les combattants! quoique, à vrai dire, je pense qu'il n'en soit
guère besoin, car à cette heure le géant doit être allé rendre compte à
Dieu de sa vie passée; puisque j'ai vu son sang couler comme une
fontaine, et sa tête coupée rouler dans un coin, grosse, sur ma foi,
comme un muid.

Que je meure, s'écria l'hôtelier, si ce don Quichotte ou don Diable n'a
pas donné quelques coups d'estoc à des outres de vin rouge qui sont
rangées dans sa chambre le long du mur; c'est le vin qui en sort que cet
homme aura pris pour du sang.

Il courut aussitôt, suivi de tous ceux qui étaient là, sur le prétendu
champ de bataille, où ils trouvèrent don Quichotte dans le plus étrange
accoutrement. Sa chemise était si courte par devant, qu'elle lui
dépassait à peine la moitié des cuisses, et il s'en fallait d'un
demi-pied qu'elle fût aussi longue par derrière; ses jambes longues,
sèches, velues, étaient d'une propreté plus que douteuse; il portait sur
la tête un bonnet de couleur rouge, fort gras, qui avait longtemps servi
à l'hôtelier; autour de son bras gauche était roulée cette couverture à
laquelle Sancho gardait une si profonde rancune, et de la main droite,
brandissant son épée, il frappait à tort et à travers, en proférant des
menaces. Le plus surprenant, c'est qu'il avait les yeux fermés, car il
dormait; mais, l'imagination frappée de l'aventure qu'il allait
entreprendre, il avait fait en dormant le voyage de Micomicon, et il
croyait se mesurer avec son ennemi. Par malheur, ses coups étaient
tombés sur des outres suspendues contre la muraille, en sorte que la
chambre était inondée de vin.

Quand l'hôtelier vit tout ce dégât, il entra dans une telle fureur, que,
s'élançant sur don Quichotte les poings fermés, il aurait promptement
mis fin à sa bataille contre le géant, si Cardenio et le curé ne le lui
eussent arraché des mains. Malgré cette grêle de coups, le pauvre
chevalier ne se réveillait pas; il fallut que le barbier courût chercher
un seau d'eau froide pour le lui jeter sur le corps, ce qui finit par
l'éveiller, mais non assez toutefois pour le faire s'apercevoir de
l'état où il était. Dorothée qui survint en ce moment, s'en retourna sur
ses pas, à l'aspect de son défenseur si légèrement vêtu, et n'en voulut
pas voir davantage.

Quant à Sancho, il allait cherchant dans tous les coins la tête du
géant; et comme il ne la trouvait pas: Je savais bien, dit-il, que dans
cette maudite maison tout se faisait par enchantement; cela est si vrai
que dans le même endroit où je suis, j'ai reçu, il n'y a pas longtemps,
force coups de pied et de poing, sans jamais pouvoir deviner d'où ils
venaient; maintenant le diable ne veut pas que je retrouve cette tête,
quand de mes deux yeux je l'ai vu couper, et le sang ruisseler comme une
fontaine.

De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et des
saints? reprit l'hôtelier, ne vois-tu pas que cette fontaine ce sont mes
outres que ton maître a percées comme un crible, et ce sang, mon vin
dont cette chambre est inondée? Puissé-je voir nager en enfer l'âme de
celui qui m'a fait tout ce dégât!

Ce ne sont pas là mes affaires, repartit Sancho; tout ce que je sais,
c'est que faute de retrouver cette tête, mon gouvernement vient, hélas!
de se fondre, comme du sel dans l'eau.

L'hôtelier se désespérait du sang-froid de l'écuyer, après le dégât que
venait de lui causer le maître; il jurait que cela ne se passerait pas
cette fois-ci comme la première, et que malgré les priviléges de leur
chevalerie, ils lui payeraient jusqu'au dernier maravédis les outres et
le vin. Le curé tenait par les bras don Quichotte, lequel, croyant avoir
achevé l'aventure et se trouver en présence de la princesse de
Micomicon, se jeta à ses pieds en disant: Madame, Votre Grandeur est
maintenant en sûreté; vous n'avez plus à craindre le tyran qui vous
persécutait; quant à moi, je suis quitte de ma parole, puisque avec le
secours du ciel, et la faveur de celle pour qui je vis et je respire,
j'en suis venu à bout si heureusement.

Eh bien, seigneurs, dit Sancho, direz-vous encore que je suis ivre?
voyez si mon maître n'est pas venu à bout du géant; plus de doute, mon
gouvernement est sauvé.

Chacun des assistants riait à gorge déployée du maître et du valet,
excepté l'hôtelier qui les donnait à tous les diables. A la fin,
pourtant, le curé, Cardenio et le barbier parvinrent, non sans peine, à
remettre don Quichotte dans son lit, où on le laissa dormir, et tous
trois retournèrent sous le portail de l'hôtellerie consoler Sancho de ce
qu'il n'avait pu trouver la tête du géant. Mais ils furent impuissants à
calmer l'hôtelier, désespéré de la mort subite de ses outres; l'hôtesse,
surtout, jetait les hauts cris et s'arrachait les cheveux. Malédiction,
s'écriait-elle, ce diable errant n'est entré dans ma maison que pour me
ruiner: une fois, déjà, il m'a emporté sa dépense, celle de son chien
d'écuyer, d'un cheval et d'un âne, sous prétexte qu'ils sont chevaliers
errants, et qu'il est écrit dans leurs maudits grimoires qu'ils ne
doivent jamais rien débourser. Dieu les damne, et que leur ordre soit
anéanti dès demain! Mort de ma vie! il n'en sera pas cette fois quitte à
si bon marché; il me payera, ou je perdrai le nom de mon père. Que le
diable emporte tous les chevaliers errants! grommelait de son côté
Maritorne. Quant à la fille de l'hôtelier, elle souriait et ne disait
mot.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Lothaire simule un profond chagrin et se donne mille malédictions
(p. 190).]

Le curé calma cette tempête, en promettant de payer tout le dégât,
c'est-à-dire les outres et le vin, sans oublier l'usure de la queue de
vache, dont l'hôtesse faisait grand bruit. Dorothée consola Sancho, en
lui disant que puisque son maître avait abattu la tête du géant, elle
lui donnerait la meilleure seigneurie de son royaume dès qu'elle y
serait rétablie. Sancho jura de nouveau avoir vu tomber cette tête, à
telles enseignes, qu'elle avait une barbe qui descendait jusqu'à la
ceinture. Si on ne la retrouve pas, ajouta-t-il, c'est que dans cette
maison rien n'arrive que par enchantement, comme je l'ai déjà éprouvé
une première fois. Dorothée lui dit de ne pas s'affliger, et que tout
s'arrangerait à son entière satisfaction.

La paix rétablie, le curé proposa d'achever l'histoire du Curieux
malavisé; et tous étant de son avis, il continua ainsi:

Désormais assuré de la vertu de sa femme, Anselme se croyait le plus
heureux des hommes. Quant à Camille, elle continuait de faire, avec
intention, mauvais visage à Lothaire, et tous deux entretenaient le
malheureux époux dans une erreur dont il ne pouvait plus revenir; car
persuadé qu'il ne manquait à son bonheur que de voir son ami et sa femme
en parfaite intelligence, il s'efforçait chaque jour de les réunir, leur
fournissant ainsi mille moyens de le tromper.

Pendant ce temps, Léonelle, emportée par le plaisir, et autorisée par
l'exemple de sa maîtresse, qui était forcée de fermer les yeux sur ces
déportements, ne gardait plus aucune mesure. Une nuit, enfin, il arriva
qu'Anselme entendit du bruit dans la chambre de cette fille; il voulut y
pénétrer pour savoir ce que c'était; sentant la porte résister, il sut
s'en rendre maître, et, en entrant, il aperçut un homme qui se laissait
glisser par la fenêtre. Il s'efforça de l'arrêter; mais il ne put y
parvenir, parce que Léonelle se jeta au-devant de lui, le suppliant de
ne point faire de bruit, lui jurant que cela ne regardait qu'elle seule,
et que celui qui fuyait était un jeune homme de la ville qui avait
promis de l'épouser. Anselme, plein de fureur, la menaça d'un poignard
qu'il tenait à la main. Parle à l'instant, lui dit-il, ou je te tue. Il
m'est impossible de le faire en ce moment, tant je suis troublée,
répondit Léonelle en embrassant ses genoux: mais attendez jusqu'à
demain, et je vous apprendrai des choses dont vous ne serez pas peu
étonné. Anselme lui accorda le temps qu'elle demandait, et, après
l'avoir enfermée dans sa chambre, il alla retrouver Camille pour lui
dire ce qui venait de se passer.

Pensant avec raison que ces choses importantes la concernaient, Camille
fut saisie d'une telle frayeur, que sans vouloir attendre la
confirmation de ses soupçons, aussitôt Anselme endormi, elle prit tout
ce qu'elle avait de pierreries et d'argent, et courut chez Lothaire,
pour lui demander de la mettre en lieu de sûreté. La vue de sa maîtresse
jeta Lothaire dans un si grand trouble, qu'il ne sut que répondre et
encore moins quel parti prendre. Cependant l'affaire ne pouvant souffrir
de retard, et Camille le pressant d'agir, il la conduisit dans un
couvent, et la laissa entre les mains de sa sœur, qui en était abbesse;
puis, montant à cheval, il sortit de la ville sans avertir personne.

Le jour venu, Anselme, plein d'impatience, entra dans la chambre de
Léonelle, qu'il croyait encore au lit; mais il ne la trouva point, parce
qu'elle s'était laissé glisser la nuit au moyen de draps noués ensemble,
et qui pendaient encore à la fenêtre. Il retourna aussitôt vers Camille,
et sa surprise fut au comble de ne la rencontrer nulle part, sans
qu'aucun de ses gens pût dire ce qu'elle était devenue. En la cherchant
avec anxiété, il entra dans un cabinet où il y avait un coffre resté
tout grand ouvert. Il s'aperçut alors qu'on en avait enlevé quantité de
pierreries; à cette vue, ses soupçons redoublèrent, et se rappelant ce
que lui avait dit Léonelle, il ne douta plus qu'il n'y eût chez lui
quelque désordre dont cette fille n'était pas l'unique cause. Éperdu,
et sans achever de s'habiller, il courut chez Lothaire, pour lui
raconter sa disgrâce; mais quand on lui eut appris qu'il n'y était
point, et que cette nuit-là même il était monté à cheval après avoir
pris tout l'argent dont il pouvait disposer, il ne sut plus que penser,
et peu s'en fallut qu'il ne perdît l'esprit.

En effet que pouvait supposer un homme qui, après s'être cru au comble
du bonheur, se voyait en un instant sans femme, sans ami, et par-dessus
tout, il faut le dire, déshonoré? Ne sachant plus que devenir, il ferma
les portes de sa maison, et sortit à cheval pour aller trouver cet ami
qui habitait à la campagne, et chez lequel il avait passé le temps
employé à la machination de son infortune; mais il n'eut pas fait la
moitié du chemin, qu'à bout de forces, et accablé de mille pensées
désespérantes, il mit pied à terre et se laissa tomber au pied d'un
arbre en poussant de plaintifs et douloureux soupirs; il y resta jusqu'à
la chute du jour.

Il était presque nuit, quand passa un cavalier qui venait de la ville.
Anselme lui ayant demandé quelles nouvelles il y avait à Florence: Les
plus étranges qu'on y ait depuis longtemps entendues, répondit le
cavalier. On dit publiquement que Lothaire, ce grand ami d'Anselme, qui
demeure auprès de Saint-Jean, lui a enlevé sa femme la nuit dernière, et
que tous deux ont disparu. C'est du moins ce qu'a raconté une suivante
de Camille, que le guet a arrêtée comme elle se laissait glisser par la
fenêtre dans la rue. Je ne saurais vous dire précisément comment cela
s'est passé; mais on ne parle d'autre chose, et tout le monde en est
dans un extrême étonnement, parce que l'amitié de Lothaire et d'Anselme
était si étroite et si connue, qu'on ne les appelait que les deux amis.
Et sait-on quel chemin ont pris les fugitifs? reprit Anselme. Je
l'ignore, répondit le cavalier; on dit seulement que le gouverneur les
fait rechercher avec beaucoup de soin. Allez avec Dieu, seigneur, dit
Anselme. Demeurez avec lui, reprit le cavalier; et il continua son
chemin.

Ces tristes nouvelles achevèrent non-seulement de troubler la raison du
malheureux Anselme, mais de l'abattre entièrement; enfin il se leva, et,
remontant à cheval non sans peine, il alla descendre chez cet ami, qui
ignorait son malheur. Celui-ci en le voyant devina qu'il lui était
arrivé quelque chose de terrible. Anselme le pria de lui faire préparer
un lit, de lui donner de quoi écrire, et de le laisser seul; mais dès
qu'il fut en face de lui-même, la pensée de son infortune se présenta si
vivement à son esprit et l'accabla de telle sorte, que jugeant, aux
angoisses mortelles qui brisaient son cœur, que la vie allait lui
échapper, il voulut du moins faire connaître l'étrange cause de sa mort.
Il commença donc à écrire, mais le souffle lui manqua avant qu'il pût
achever; et le maître de la maison étant entré dans la chambre pour
savoir s'il avait besoin de secours, le trouva sans mouvement, le corps
à demi penché sur la table, la plume encore à la main, et posée sur un
papier ouvert sur lequel on lisait ces mots:

  «Une fatale curiosité me coûte l'honneur et la vie. Si la nouvelle de
  ma mort parvient à Camille, qu'elle sache que je lui pardonne; elle
  n'était pas tenue de faire un miracle, je n'en devais pas exiger
  d'elle; et puisque je suis seul artisan de mon malheur, il n'est pas
  juste que...»

Ici la main s'était arrêtée, et il fallait croire qu'en cet endroit la
douleur d'Anselme avait mis fin à sa vie. Le lendemain, son ami prévint
la famille, qui savait déjà cette triste aventure. Quant à Camille,
enfermée dans un couvent, elle était inconsolable, non de la mort de son
mari, mais de la perte de son amant. Elle ne voulut, dit-on, prendre de
parti qu'après avoir appris la mort de Lothaire, qui fut tué dans une
bataille livrée près de Naples à Gonsalve de Cordoue par M. de Lautrec.
Cette nouvelle la décida à prononcer ses vœux, et depuis elle traîna
une vie languissante, qui s'éteignit peu de temps après. Ainsi tous
trois moururent victimes d'une déplorable curiosité.

Cette nouvelle me paraît intéressante, dit le curé, mais je ne saurais
me persuader qu'elle soit véritable. Si elle est d'invention, elle part
d'un esprit peu sensé; car il n'est guère vraisemblable qu'un mari soit
assez fou pour tenter pareille épreuve: d'un amant cela pourrait à peine
se concevoir, mais d'un ami je le tiens pour impossible.



CHAPITRE XXXVI

QUI TRAITE D'AUTRES INTÉRESSANTES AVENTURES ARRIVÉES DANS L'HOTELLERIE


Vive Dieu! s'écria l'hôtelier, qui était en ce moment sur le seuil de sa
maison; voici venir une belle troupe de voyageurs; s'ils arrêtent ici,
nous chanterons un fameux alléluia.

Quels sont ces voyageurs? demanda Cardenio.

Ce sont quatre cavaliers, masqués de noir, avec l'écu et la lance,
répondit l'hôtelier; il y a au milieu d'eux une dame vêtue de blanc,
assise sur une selle en fauteuil; elle a le visage couvert, et elle est
suivie de deux valets à pied.

Sont-ils bien près d'ici? demanda le curé.

Si près que les voilà arrivés, répondit l'hôtelier.

A ces paroles Dorothée se couvrit le visage, et Cardenio courut
s'enfermer dans la chambre de don Quichotte, pendant que les cavaliers,
mettant pied à terre, s'empressaient de descendre la dame, que l'un
d'eux prit entre ses bras et déposa sur une chaise qui se trouvait à
l'entrée de la chambre où venait d'entrer Cardenio. Jusque-là personne
de la troupe n'avait quitté son masque ni prononcé une parole. La dame
seule, en s'asseyant, poussa un grand soupir, laissant tomber ses bras
comme une personne malade et défaillante. Les valets de pied ayant mené
les chevaux à l'écurie, le curé, dont ce déguisement et ce silence
piquaient la curiosité, alla les trouver, et demanda à l'un d'eux qui
étaient ses maîtres.

Par ma foi, seigneur, je serais fort en peine de vous le dire, répondit
cet homme; il faut pourtant que ce soient des gens de qualité, surtout
celui qui a descendu de cheval la dame que vous avez vue, car les autres
lui montrent beaucoup de respect et se contentent d'exécuter ses ordres.
Voilà tout ce que j'en sais.

Et quelle est cette dame? reprit le curé.

Je ne suis pas plus savant sur cela que sur le reste, repartit le valet,
car pendant tout le chemin je n'ai vu qu'une seule fois son visage; mais
en revanche je l'ai entendue bien souvent soupirer et se plaindre: à
chaque instant on dirait qu'elle va rendre l'âme. Au reste, il ne faut
pas s'étonner si je ne puis vous en dire plus long: depuis deux jours
seulement, mon camarade et moi nous avons rencontré ces cavaliers en
chemin, et ils nous ont engagés à les suivre en Andalousie, avec
promesse de nous récompenser largement.

Vous savez au moins leurs noms? demanda le curé.

Pas davantage, répondit le valet; ils voyagent sans mot dire, et on les
prendrait pour des chartreux. Depuis que nous sommes à leurs ordres,
nous n'avons entendu que les soupirs et les plaintes de cette pauvre
dame, qu'on emmène, si je ne me trompe, contre son gré. Autant que je
puis en juger par son habit, elle est religieuse, ou va bientôt le
devenir; et c'est sans doute parce qu'elle n'a pas de goût pour le
couvent qu'elle est si mélancolique.

Cela se pourrait, dit le curé. Là-dessus il revint trouver Dorothée,
qui, ayant aussi entendu les soupirs de la dame voilée, s'était
empressée de lui offrir ses soins. Comme celle-ci ne répondait rien, le
cavalier masqué qui l'avait descendue de cheval s'approcha de Dorothée
et lui dit: Ne perdez point votre temps, madame, à faire des offres de
service à cette femme; elle est habituée à ne tenir aucun compte de ce
qu'on fait pour elle; et ne la forcez point de parler, si vous ne voulez
entendre sortir de sa bouche quelque mensonge.

[Illustration: Il frappait à tort et à travers, en proférant des menaces
(p. 192).]

Je n'ai jamais menti, repartit fièrement la dame affligée, et c'est pour
avoir été trop sincère que je suis dans la triste position où l'on me
voit; je n'en veux d'autre témoin que vous-même, car c'est par trop de
franchise de ma part que vous êtes devenu faux et menteur.

Quels accents! s'écria Cardenio, qui de la chambre où il était entendit
distinctement ces paroles.

Au cri de Cardenio, la dame voulut s'élancer; mais le cavalier masqué
qui ne l'avait pas quittée un seul instant l'en empêcha. Dans le
mouvement qu'elle fit, son voile tomba, et laissa voir, malgré sa
pâleur, une beauté incomparable. Occupé à la retenir, le cavalier dont
nous venons de parler laissa aussi tomber son masque, et, Dorothée ayant
levé les yeux, reconnut don Fernand; elle poussa un grand cri et tomba
évanouie entre les mains du barbier, qui se trouvait à ses côtés. Le
curé accourut et écarta son voile afin de lui jeter de l'eau au visage;
alors don Fernand, car c'était lui, reconnut Dorothée et resta comme
frappé de mort. Malgré son trouble, il continuait à retenir Luscinde,
qui faisait tous ses efforts pour lui échapper, depuis qu'elle avait
entendu Cardenio. Celui-ci, de son côté, ayant deviné Luscinde au son de
sa voix, s'élança hors de la chambre, et le premier objet qui frappa sa
vue, ce fut don Fernand, lequel ne fut pas moins saisi en voyant
Cardenio. Tous quatre étaient muets d'étonnement, et pouvaient à peine
comprendre ce qui venait de se passer. Après qu'ils se furent pendant
quelque temps regardés en silence, Luscinde, prenant la parole, dit à
don Fernand:

Seigneur, il est temps de cesser une violence aussi injuste; laissez-moi
retourner au chêne dont je suis le lierre, à celui dont vos promesses ni
vos menaces n'ont pu me séparer. Voyez par quels chemins étranges et
pour nous inconnus le ciel m'a ramenée devant celui qui a ma foi. Mille
épreuves pénibles vous ont déjà prouvé que la mort seule aurait le
pouvoir de l'effacer de mon souvenir; aujourd'hui désabusé par ma
constance, changez, s'il le faut, votre amour en haine, votre
bienveillance en fureur, ôtez-moi la vie; la mort me sera douce aux yeux
de mon époux bien-aimé.

Dorothée, revenue peu à peu de son évanouissement, devinant à ces
paroles que la dame qui parlait était Luscinde, et voyant que don
Fernand la retenait toujours sans répondre un seul mot, alla se jeter à
ses genoux, et lui dit, en fondant en larmes:

O mon seigneur, si les rayons de ce soleil que tu tiens embrassé ne
t'ont point encore ôté la lumière des yeux, tu auras bientôt reconnu que
celle qui tombe à tes pieds est, tant qu'il te plaira qu'elle le soit,
la triste et malheureuse Dorothée. Oui je suis cette humble paysanne,
que, soit bonté, soit caprice, tu as voulu élever assez haut pour oser
se dire à toi; je suis cette jeune fille si heureuse dans la maison de
son père, et qui, contente de sa condition, n'avait connu encore aucun
désir quand tu vins troubler son innocence et son repos, et que tu lui
fis ressentir les premiers tourments de l'amour. Tu dois te rappeler,
seigneur, que tes promesses et tes présents furent inutiles, et que,
pour m'entretenir quelques instants, il te fallut recourir à la ruse.
Que n'as-tu pas fait pour me persuader de ton amour? Cependant, à quel
prix es-tu venu à bout de ma résistance? Je ne me défends pas d'avoir
été touchée par tes soupirs et par tes larmes, et d'avoir ressenti pour
toi de la tendresse; mais, tu le sais, je ne me rendis qu'à l'honneur
d'être ta femme, et sur la foi que tu m'en donnas après avoir pris le
ciel à témoin par des serments solennels. Trahiras-tu, seigneur, à la
fois tant d'amour et de constance? Et si tu ne peux être à Luscinde
puisque tu es à moi, et que Luscinde ne saurait t'appartenir puisqu'elle
est à Cardenio, rends-les l'un à l'autre; et rends-moi don Fernand, sur
lequel j'ai des droits si légitimes.

Ces paroles, Dorothée les prononça d'un ton si touchant et en versant
tant de larmes, que chacun en fut attendri. Don Fernand l'écouta d'abord
sans répondre un mot; mais la voyant affligée au point d'en mourir de
douleur, il se sentit tellement ému, que, rendant la liberté à Luscinde,
il tendit les bras à Dorothée, en s'écriant: Tu as vaincu, belle
Dorothée.

Encore mal remise de son évanouissement, Luscinde, que don Fernand
venait de quitter sans qu'elle s'y attendît, fut bien près de défaillir;
mais Cardenio, rapide comme l'éclair, s'empressa de la soutenir, en lui
disant: Noble et loyale Luscinde, puisque le ciel permet enfin qu'on
vous laisse en repos, vous ne sauriez trouver un plus sûr asile qu'entre
les bras d'un homme qui vous a si tendrement aimée toute sa vie.

A ces mots, Luscinde tourna la tête, et achevant de reconnaître
Cardenio, elle se jeta à son cou. Quoi! c'est vous, cher Cardenio! lui
dit-elle; suis-je assez heureuse pour revoir, en dépit du destin
contraire, la seule personne que j'aime au monde?

Les marques de tendresse prodiguées par Luscinde à Cardenio firent une
telle impression sur don Fernand, que Dorothée, dont les yeux ne le
quittaient pas, le voyant changer de couleur et prêt à mettre l'épée à
la main, se jeta au-devant de lui, et embrassant ses genoux: Seigneur,
qu'allez-vous faire? lui dit-elle: votre femme est devant vos yeux, vous
venez de la reconnaître à l'instant même, et pourtant vous songez à
troubler des personnes que l'amour unit depuis longtemps. Quels sont vos
droits pour y mettre obstacle? Pourquoi vous offenser des témoignages
d'amitié qu'ils se donnent? Sachez, seigneur, combien j'ai souffert; ne
me causez pas, je vous en conjure, de nouveaux chagrins; et si mon amour
et mes larmes ne peuvent vous toucher, rappelez votre raison, songez à
vos serments, et conformez-vous à la volonté du ciel.

Pendant que Dorothée parlait ainsi, Cardenio tenant Luscinde embrassée,
ne quittait pas des yeux son rival, afin de ne point se laisser
surprendre; mais ceux qui accompagnaient don Fernand étant accourus, le
curé se joignit à eux, et tous, y compris Sancho Panza, se jetèrent à
ses pieds, le suppliant d'avoir pitié des larmes de Dorothée, puisqu'il
lui avait fait l'honneur de la reconnaître pour sa femme. Considérez,
seigneur, disait le curé, que ce n'est point le hasard, comme pourraient
le faire croire les apparences, mais une intention particulière de la
Providence, qui vous a tous réunis d'une façon si imprévue; croyez que
la mort seule peut enlever Luscinde à Cardenio, et que dût-on les
séparer avec le tranchant d'une épée, la mort qui les frapperait du même
coup leur semblerait douce. Dans les cas désespérés, ce n'est pas
faiblesse que de céder à la raison. D'ailleurs la charmante Dorothée ne
possède-t-elle pas tous les avantages qu'on peut souhaiter dans une
femme? Elle est vertueuse, elle vous aime; vous lui avez donné votre
foi, et vous avez reçu la sienne: qu'attendez-vous pour lui rendre
justice?

Persuadé par ces raisons auxquelles chacun ajouta la sienne, don Fernand
qui, malgré tout, avait l'âme généreuse, s'attendrit, et pour le
prouver: Levez-vous, madame, dit-il à Dorothée: je ne puis voir à mes
pieds celle que je porte en mon cœur, et qui me prouve tant de
constance et tant d'amour; oubliez mon injustice et les chagrins que je
vous ai causés: la beauté de Luscinde doit me servir d'excuse. Qu'elle
vive tranquille et satisfaite pendant longues années avec son Cardenio,
je prierai le ciel à genoux qu'il m'en accorde autant avec ma Dorothée.

En disant cela, don Fernand l'embrassait avec de telles expressions de
tendresse, qu'il eut bien de la peine à retenir ses larmes. Cardenio,
Luscinde et tous ceux qui étaient présents furent si sensibles à la joie
de ces amants, qu'ils ne purent s'empêcher d'en répandre. Sancho
lui-même pleura de tout son cœur; mais il avoua depuis que c'était du
regret de voir que Dorothée n'étant plus reine de Micomicon, il se
trouvait frustré des faveurs qu'il en attendait.

Luscinde et Cardenio remercièrent don Fernand de la noblesse de ses
procédés, et en termes si touchants que, ne sachant comment répondre, il
les embrassa avec effusion. Il demanda ensuite à Dorothée par quel
hasard elle se trouvait dans un pays si éloigné du sien. Dorothée lui
raconta les mêmes choses qu'au curé et à Cardenio, et charma tout le
monde par le récit de son histoire.

Don Fernand raconta, à son tour, ce qui s'était passé dans la maison de
Luscinde, le jour de la cérémonie nuptiale, quand le billet par lequel
elle déclarait avoir donné sa foi à Cardenio fut trouvé dans son sein.
Je voulus la tuer, dit-il, et je l'aurais fait si ses parents ne
m'eussent retenu. Enfin je quittai la maison plein de fureur, et ne
respirant que la vengeance. Le lendemain, j'appris la fuite de Luscinde,
sans que personne pût m'indiquer le lieu de sa retraite. Mais quelque
temps après, ayant appris qu'elle s'était retirée dans un couvent,
décidée à y passer le reste de ses jours, je me fis accompagner de trois
cavaliers, puis ayant épié le moment où la porte était ouverte, je
parvins à l'enlever sans lui laisser le temps de se reconnaître; ce qui
ne fut pas difficile, puisque ce couvent était dans la campagne et loin
de toute habitation. Il ajouta que lorsque Luscinde se vit entre ses
bras, elle s'était d'abord évanouie; mais qu'ayant repris ses sens, elle
n'avait cessé de gémir sans vouloir prononcer un seul mot, et qu'en cet
état ils l'avaient amenée jusqu'à cette hôtellerie, où le ciel réservait
une si heureuse fin à toutes leurs aventures.



CHAPITRE XXXVII

OU SE POURSUIT L'HISTOIRE DE LA PRINCESSE DE MICOMICON, AVEC D'AUTRES
PLAISANTES AVENTURES


Témoin de tout cela, le pauvre Sancho avait l'âme navrée de voir ses
espérances s'en aller en fumée depuis que la princesse de Micomicon
était redevenue Dorothée, et le géant Pandafilando don Fernand, pendant
que son maître dormait comme un bienheureux sans s'inquiéter de ce qui
se passait.

Dorothée se trouvait si satisfaite de son changement de fortune, qu'elle
croyait rêver encore; Cardenio et Luscinde ne pouvaient comprendre cette
fin si prompte de leurs malheurs, et don Fernand rendait grâces au ciel
de lui avoir fourni le moyen de sortir de ce labyrinthe inextricable où
son honneur et son salut couraient tant de risques; finalement, tous
ceux qui étaient dans l'hôtellerie faisaient éclater leur joie de
l'heureux dénoûment qu'avaient eu des affaires si désespérées. Le curé,
en homme d'esprit, arrangeait toute chose à merveille, et félicitait
chacun d'eux en particulier d'être la cause d'un bonheur dont ils
jouissaient tous. Mais la plus contente était l'hôtesse, à qui Cardenio
et le curé avaient promis de payer le dégât qu'avait fait notre
chevalier.

Le seul Sancho était triste et affligé, comme on l'a déjà dit; aussi
entrant d'un air tout piteux dans la chambre de son maître, qui venait
de se réveiller: Seigneur Triste-Figure, lui dit-il, Votre Grâce peut
dormir tant qu'il lui plaira, sans se mettre en peine de rétablir la
princesse dans ses États, ni de tuer aucun géant; l'affaire est faite et
conclue.

Je le crois bien, dit don Quichotte, puisque je viens de livrer à ce
mécréant le plus formidable combat que j'aurai à soutenir de ma vie, et
que d'un seul revers d'épée je lui ai tranché la tête. Aussi je t'assure
que son sang coulait comme une nappe d'eau qui tomberait du haut d'une
montagne.

Dites plutôt comme un torrent de vin rouge, reprit Sancho; car Votre
Grâce saura, si elle ne le sait pas encore, que le géant mort est tout
simplement une outre crevée, et le sang répandu, six mesures de vin
rouge qu'elle avait dans le ventre; quant à la tête coupée, autant en
emporte le vent, et que le reste s'en aille à tous les diables.

Que dis-tu là, fou? repartit don Quichotte; as-tu perdu l'esprit?

Levez-vous, seigneur, répondit Sancho, et venez voir le bel exploit que
vous avez fait, et la besogne que nous aurons à payer; sans compter qu'à
cette heure la princesse de Micomicon est métamorphosée en une simple
dame, qui s'appelle Dorothée, et bien d'autres aventures qui ne vous
étonneront pas moins si vous y comprenez quelque chose.

Rien de cela ne peut m'étonner, répliqua don Quichotte; car, s'il t'en
souvient, la première fois que nous vînmes ici, ne t'ai-je pas dit que
tout y était magie et enchantement? Pourquoi en serait-il autrement
aujourd'hui?

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Témoin de tout cela, le pauvre Sancho avait l'âme navrée (p. 200).]

Je pourrais vous croire, répondit Sancho, si mon bernement avait été de
la même espèce; mais il ne fut que trop véritable, et je remarquai fort
bien que notre hôtelier, le même qui est là, tenait un des coins de la
couverture, à telles enseignes que le traître, en riant de toutes ses
forces, me poussait encore plus vigoureusement que les autres. Or,
lorsqu'on reconnaît les gens, il n'y a point d'enchantement, je soutiens
que c'est seulement une mauvaise aventure.

Allons, dit don Quichotte, Dieu saura y remédier. En attendant, aide-moi
à m'habiller, que je me lève et que j'aille voir toutes ces
transformations dont tu parles.

Pendant que don Quichotte s'habillait, le curé apprenait à don Fernand
et à ses compagnons quel homme était notre héros, et la ruse qu'il avait
fallu employer pour le tirer de la Roche-Pauvre, où il se croyait exilé
par les dédains de sa dame. Il leur raconta la plupart des aventures que
Sancho lui avait apprises, ce qui les divertit beaucoup, et leur parut
la plus étrange espèce de folie qui se pût imaginer. Le curé ajouta que
l'heureuse métamorphose de la princesse, ne permettant plus de mener à
bout leur dessein, il fallait inventer un nouveau stratagème pour
ramener don Quichotte dans sa maison. Cardenio insista pour ne rien
déranger à leur projet, disant que Luscinde prendrait la place de
Dorothée. Non, non, s'écria don Fernand, Dorothée achèvera ce qu'elle a
entrepris. Je serai bien aise de contribuer à la guérison de ce pauvre
gentilhomme, puisque nous ne sommes pas loin de chez lui.

Don Fernand parlait encore, quand soudain parut don Quichotte armé de
pied en cap, l'armet de Mambrin tout bossué sur la tête, la rondache au
bras, la lance à la main. Cette étrange apparition frappa de surprise
don Fernand et les cavaliers venus avec lui. Tous regardaient avec
étonnement ce visage d'une demi-lieue de long, jaune et sec, cette
contenance calme et fière, enfin le bizarre assemblage de ses armes, et
ils attendaient en silence qu'il prît la parole. Après quelques instants
de silence, don Quichotte, d'un air grave, et d'une voix lente et
solennelle, les yeux fixés sur Dorothée, s'exprima de la sorte:

Belle et noble dame, je viens d'apprendre par mon écuyer que votre
grandeur s'est évanouie, puisque de reine que vous étiez, vous êtes
redevenue une simple damoiselle. Si cela s'est fait par l'ordre du grand
enchanteur, le roi votre père, dans la crainte que je ne parvinsse pas à
vous donner l'assistance convenable, je n'ai rien à dire, si ce n'est
qu'il s'est trompé lourdement, et qu'il connaît bien peu les traditions
de la chevalerie; car s'il les eût lues et relues aussi souvent et avec
autant d'attention que je l'ai fait, il aurait vu à chaque page que des
chevaliers d'un renom moindre, sans vanité, que le mien, ont mis fin à
des entreprises incomparablement plus difficiles. Ce n'est pas
merveille, je vous assure, de venir à bout d'un géant, quelles que
soient sa force et sa taille, et il n'y a pas longtemps que je me suis
mesuré avec un de ces fiers-à-bras; aussi je me tairai, de peur d'être
accusé de forfanterie; mais le temps, qui ne laisse rien dans l'ombre,
parlera pour moi, et au moment où l'on y pensera le moins.

Vous vous êtes escrimé contre des outres pleines de vin, et non pas
contre un géant, s'écria l'hôtelier, à qui don Fernand imposa silence
aussitôt.

J'ajoute, très-haute et déshéritée princesse, poursuivit don Quichotte,
que si c'est pour un pareil motif que le roi votre père a opéré cette
métamorphose en votre personne, vous ne devez lui accorder aucune
créance, car il n'y a point de danger sur la terre dont je ne puisse
triompher à l'aide de cette épée; et c'est par elle que, mettant à vos
pieds la tête de votre redoutable ennemi, je vous rétablirai dans peu
sur le trône de vos ancêtres.

Don Quichotte se tut pour attendre la réponse de la princesse; et
Dorothée, sachant qu'elle faisait plaisir à don Fernand en continuant la
ruse jusqu'à ce qu'on eût ramené don Quichotte dans son pays, répondit
avec gravité: Vaillant chevalier de la Triste-Figure, celui qui vous a
dit que je suis transformée est dans l'erreur. Il est survenu, j'en
conviens, un agréable changement dans ma fortune; mais cela ne m'empêche
pas d'être aujourd'hui ce que j'étais hier, et d'avoir toujours le même
désir d'employer la force invincible de votre bras pour remonter sur le
trône de mes ancêtres. Ne doutez donc point, seigneur, que mon père
n'ait été un homme aussi prudent qu'avisé, puisque sa science lui a
révélé un moyen si facile et si sûr de remédier à mes malheurs. En
effet, le bonheur de votre rencontre a été pour moi d'un tel prix, que
sans elle je ne me serais jamais vue dans l'heureux état où je me
trouve; ceux qui m'entendent sont, je pense, de mon sentiment. Ce qui me
reste à faire, c'est de nous mettre en route dès demain; aujourd'hui il
serait trop tard. Quant à l'issue de l'entreprise, je l'abandonne à
Dieu, et m'en remets à votre courage.

A peine Dorothée eut-elle achevé de parler, que don Quichotte,
apostrophant Sancho d'un ton courroucé: Petit Sancho, lui dit-il, tu es
bien le plus insigne vaurien qu'il y ait dans toute l'Espagne. Dis-moi
un peu, scélérat, ne viens-tu pas de m'assurer à l'instant que la
princesse n'était plus qu'une simple damoiselle, du nom de Dorothée, et
la tête du géant une plaisanterie, avec cent autres extravagances qui
m'ont jeté dans la plus horrible confusion où je me sois trouvé de ma
vie. Par le Dieu vivant, s'écria-t-il en grinçant des dents, si je ne me
retenais, j'exercerais sur ta personne un tel ravage, que tu servirais
d'exemple à tous les écuyers fallacieux et retors qui auront jamais
l'honneur de suivre des chevaliers errants.

Seigneur, répondit Sancho, que Votre Grâce ne se mette point en colère;
il peut se faire que je me sois trompé quant à la transformation de
madame la princesse; mais pour ce qui est des outres percées, et du vin
au lieu de sang, oh! par ma foi! je ne me trompe pas. Les outres, toutes
criblées de coups, sont encore au chevet de votre lit, et le vin forme
un lac dans votre chambre; vous le verrez bien tout à l'heure, quand il
faudra faire frire les œufs, c'est-à-dire quand on vous demandera le
payement du dégât que vous avez fait. Au surplus, si madame la princesse
est restée ce qu'elle était, je m'en réjouis de toute mon âme, d'autant
mieux que j'y trouve aussi mon compte.

En ce cas, Sancho, répliqua don Quichotte, je dis que tu n'es qu'un
imbécile; pardonne-moi, et n'en parlons plus.

Très-bien, s'écria don Fernand; et puisque madame veut qu'on remette le
voyage à demain, parce qu'il est tard, il faut ne songer qu'à passer la
nuit agréablement en attendant le jour. Nous accompagnerons ensuite le
seigneur don Quichotte pour être témoins des merveilleuses prouesses
qu'il doit accomplir.

C'est moi qui aurai l'honneur de vous accompagner, reprit notre héros;
je suis extrêmement reconnaissant envers la compagnie de la bonne
opinion qu'elle a de moi, et je tâcherai de ne pas la démériter, dût-il
m'en coûter la vie, et plus encore, s'il est possible.

Il se faisait un long échange d'offres de services entre don Quichotte
et don Fernand, quand ils furent interrompus par l'arrivée d'un voyageur
dont le costume annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays des
Mores, vêtu qu'il était d'une casaque de drap bleu fort courte et sans
collet, avec des demi-manches, des hauts-de-chausses de toile bleue, et
le bonnet de même couleur. Il portait un cimeterre à sa ceinture. Une
femme vêtue à la moresque, le visage couvert d'un voile, sous lequel on
apercevait un petit bonnet de brocart d'or, et habillée d'une longue
robe qui lui venait jusqu'aux pieds, le suivait assise sur un âne. Le
captif paraissait avoir quarante ans; il était d'une taille robuste et
bien prise, brun de visage, portait de grandes moustaches, et l'on
jugeait à sa démarche qu'il devait être de noble condition. En entrant
dans l'hôtellerie, il demanda une chambre, et parut fort contrarié quand
on lui répondit qu'il n'en restait point. Cependant il prit la Moresque
entre ses bras, et la descendit de sa monture. Luscinde, Dorothée et les
femmes de la maison, attirées par la nouveauté d'un costume qu'elles ne
connaissaient pas, s'approchèrent de l'étrangère; après l'avoir bien
considérée, Dorothée, qui avait remarqué son déplaisir, lui dit: Il ne
faut point vous étonner, Madame, de ne pas trouver ici toutes les
commodités désirables, c'est l'ordinaire des hôtelleries; mais si vous
consentez à partager notre logement, dit-elle en montrant Luscinde,
peut-être avouerez-vous n'avoir point rencontré dans le cours de votre
voyage un meilleur gîte que celui-ci, et où l'on vous ait fait un
meilleur accueil. L'étrangère ne répondit rien; mais croisant ses bras
sur sa poitrine, elle baissa la tête pour témoigner qu'elle se sentait
obligée; son silence ainsi que sa manière de saluer firent penser
qu'elle était musulmane et qu'elle n'entendait pas l'espagnol.

Mesdames, répondit le captif, cette jeune femme ne comprend pas la
langue espagnole et ne parle que la sienne; c'est pourquoi elle ne
répond pas à vos questions.

Nous ne lui adressons point de questions, reprit Luscinde; nous lui
offrons seulement notre compagnie pour cette nuit, et nos services
autant qu'il dépend de nous et que le lieu le permet.

Je vous rends grâces, mesdames, et pour elle et pour moi, dit le captif;
et je suis d'autant plus touché de vos offres de service, que je vois
qu'elles sont faites par des personnes de qualité.

Cette dame est-elle chrétienne ou musulmane? demanda Dorothée, car son
habit et son silence nous font croire qu'elle n'est pas de notre
religion.

Elle est née musulmane, répondit le captif; mais au fond de l'âme elle
est chrétienne et ne souhaite rien tant que de le devenir.

Est-elle baptisée? demanda Luscinde.

Nous n'en avons pas encore trouvé l'occasion, depuis qu'elle est partie
d'Alger, sa patrie, répondit le captif, et nous n'avons pas voulu
qu'elle le fût avant d'être bien instruite dans notre sainte religion;
mais s'il plaît à Dieu, elle recevra bientôt le baptême avec toute la
solennité que mérite sa qualité, qui est plus relevée que ne l'annoncent
son costume et le mien.

Ces paroles donnaient à ceux qui les avaient entendues un vif désir de
savoir qui étaient ces voyageurs; mais personne n'osa le laisser
paraître, parce qu'on voyait qu'ils avaient besoin de repos. Dorothée
prit la Moresque par la main, et l'ayant fait asseoir, la pria de lever
son voile. L'étrangère regarda le captif comme pour lui demander ce
qu'on souhaitait d'elle, et quand il lui eut fait comprendre en arabe
que ces dames la priaient de lever son voile, elle fit voir tant
d'attraits, que Dorothée la trouva plus belle que Luscinde, et Luscinde
plus belle que Dorothée; et comme le privilége de la beauté est de
s'attirer la sympathie générale, ce fut à qui s'empresserait auprès de
l'étrangère, et à qui lui ferait le plus d'avances. Don Fernand ayant
exprimé le désir d'apprendre son nom, le captif répondit qu'elle
s'appelait Lela Zoraïde; mais elle, qui avait deviné l'intention du
jeune seigneur, s'écria aussitôt: _No, no, Zoraïda! Maria! Maria!_
voulant dire qu'elle s'appelait Marie, et non pas Zoraïde. Ces paroles,
le ton dont elle les avait prononcées, émurent vivement tous ceux qui
étaient présents, et particulièrement les dames, qui, naturellement
tendres, sont plus accessibles aux émotions. Luscinde l'embrassa avec
effusion, en disant: _Oui, oui, Marie! Marie!_ A quoi la Moresque
répondit avec empressement: _Si, si, Maria! Zoraïda macangé!_
c'est-à-dire plus de Zoraïde.

Cependant la nuit approchait, et sur l'ordre de don Fernand l'hôtelier
avait mis tous ses soins à préparer le souper. L'heure venue, chacun
prit place à une longue table, étroite comme celle d'un réfectoire. On
donna le haut bout à don Quichotte, qui d'abord déclina cet honneur, et
ne consentit à s'asseoir qu'à une condition, c'est que la princesse de
Micomicon prendrait place à son côté, puisqu'elle était sous sa garde.
Luscinde et Zoraïde s'assirent ensuite, et en face d'elles don Fernand
et Cardenio; plus bas le captif et les autres cavaliers, puis,
immédiatement après les dames, le curé et le barbier.

Le repas fut très-gai, parce que la compagnie était agréable et que tous
avaient sujet d'être contents. Mais ce qui augmenta la bonne humeur, ce
fut quand ils virent que don Quichotte s'apprêtait à parler, animé du
même esprit qui lui avait fait adresser naguère sa harangue aux
chevriers. En vérité, messeigneurs, dit notre héros, il faut convenir
que ceux qui ont l'avantage d'avoir fait profession dans l'ordre de la
chevalerie errante sont souvent témoins de bien grandes et bien
merveilleuses choses! Dites-moi, je vous prie, quel être vivant y a-t-il
au monde qui, entrant à cette heure dans ce château, et nous voyant
attablés de la sorte, pût croire ce que nous sommes en réalité? Qui
pourrait jamais s'imaginer que cette dame, assise à ma droite, est la
grande reine que nous connaissons tous, et que je suis ce chevalier de
la Triste-Figure dont ne cesse de s'occuper la renommée? Comment donc ne
pas avouer que cette noble profession surpasse de beaucoup toutes celles
que les hommes ont imaginées? et n'est-elle pas d'autant plus digne
d'estime qu'elle expose ceux qui l'exercent à de plus grands dangers?
Qu'on ne vienne donc point soutenir devant moi que les lettres
l'emportent sur les armes, ou je répondrai à celui-là, quel qu'il soit,
qu'il ne sait ce qu'il dit.

[Illustration: Soudain parut don Quichotte, armé de pied en cap
(p. 201).]

La raison que bien des gens donnent de la prééminence des lettres sur
les armes, et sur laquelle ils se fondent, c'est que les travaux de
l'intelligence surpassent de beaucoup ceux du corps, parce que, selon
eux, le corps fonctionne seul dans la profession des armes: comme si
cette profession était un métier de portefaix, qui n'exigeât que de
bonnes épaules, et qu'il ne fallût point un grand discernement pour bien
employer cette force; comme si le général qui commande une armée en
campagne et qui défend une place assiégée, n'avait pas encore plus
besoin de vigueur d'esprit que de force de corps! Est-ce par hasard avec
la force du corps qu'on devine les desseins de l'ennemi, qu'on imagine
des ruses pour les opposer aux siennes et des stratagèmes pour ruiner
ses entreprises? Ne sont-ce pas là toutes choses du ressort de
l'intelligence, et où le corps n'a rien à voir? Maintenant, s'il est
vrai que les armes exigent comme les lettres l'emploi de l'intelligence,
puisqu'il n'en faut pas moins à l'homme de guerre qu'à l'homme de
lettres, voyons le but que chacun d'eux se propose, et nous arriverons à
conclure que celui-là est le plus à estimer qui se propose une plus
noble fin.

La fin et le but des lettres (je ne parle pas des lettres divines, dont
la mission est de conduire et d'acheminer les âmes au ciel; car à une
telle fin nulle autre ne peut se comparer); je parle des lettres
humaines, qui ont pour but la justice distributive, le maintien et
l'exécution des lois. Cette fin est assurément noble, généreuse et digne
d'éloges, mais pas autant, toutefois, que celle des armes, lesquelles
ont pour objet et pour but la paix, c'est-à-dire le plus grand des biens
que les hommes puissent désirer en cette vie. Quelles furent, je vous le
demande, les premières paroles prononcées par les anges dans cette nuit
féconde qui est devenue pour nous la source de la lumière? _Gloire à
Dieu dans les hauteurs célestes, paix sur la terre aux hommes de bonne
volonté._ Quel était le salut bienveillant que le divin maître du ciel
et de la terre recommandait à ses disciples, quand ils entraient dans
quelque lieu: _La paix soit dans cette maison_. Maintes fois il leur a
dit: _Je vous donne ma paix, je vous laisse la paix_, comme le joyau le
plus précieux que pût donner et laisser une telle main, et sans lequel
il ne saurait exister de bonheur ici-bas. Or, la paix est la fin que se
propose la guerre, et qui dit la guerre dit les armes. Une fois cette
vérité admise, que la paix est la fin que se propose la guerre, et qu'en
cela elle l'emporte sur les lettres, venons-en à comparer les travaux du
lettré avec ceux du soldat, et voyons quels sont les plus pénibles.

Don Quichotte poursuivait son discours avec tant de méthode et
d'éloquence, qu'aucun de ses auditeurs ne songeait à sa folie; au
contraire, comme ils étaient la plupart adonnés à la profession des
armes, ils l'écoutaient avec autant de plaisir que d'attention.

Je dis donc, continua-t-il, que les travaux et les souffrances de
l'étudiant, du lettré, sont ceux que je vais énumérer. D'abord et
par-dessus tout la pauvreté; non pas que tous les étudiants soient
pauvres, mais pour prendre leur condition dans ce qu'elle a de pire, et
parce que la pauvreté est selon moi un des plus grands maux qu'on puisse
endurer en cette vie; car qui dit pauvre, dit exposé à la faim, au
froid, à la nudité, et souvent à ces trois choses à la fois. Eh bien,
l'étudiant n'est-il jamais si pauvre, qu'il ne puisse se procurer
quelque chose à mettre sous la dent? ne rencontre-t-il pas le plus
souvent quelque _brasero_, quelque cheminée hospitalière, où il peut,
sinon se réchauffer tout à fait, au moins se dégourdir les doigts, et,
quand la nuit est venue, ne trouve-t-il pas toujours un toit où se
reposer? Je passe sous silence la pénurie de leur chaussure,
l'insuffisance de leur garde-robe, et ce goût qu'ils ont pour
s'empiffrer jusqu'à la gorge, quand un heureux hasard leur fait trouver
place à quelque festin. Mais c'est par ce chemin, âpre et difficile,
j'en conviens, que beaucoup parmi eux bronchant par ici, tombant par là,
se relevant d'un côté pour retomber de l'autre, beaucoup, dis-je, sont
arrivés au but qu'ils ambitionnaient, et nous en avons vu qui, après
avoir traversé toutes ces misères, paraissant comme emportés par le vent
favorable de la fortune, se sont trouvés tout à coup appelés à gouverner
l'État, ayant changé leur faim en satiété, leur nudité en habits
somptueux, et leur natte de jonc en lit de damas, prix justement mérité
de leur savoir et de leur vertu. Mais si l'on met leurs travaux en
regard de ceux du soldat, et que l'on compare l'un à l'autre, combien le
lettré reste en arrière! C'est ce que je vais facilement démontrer.



CHAPITRE XXXVIII

OU SE CONTINUE LE CURIEUX DISCOURS QUE FIT DON QUICHOTTE SUR LES LETTRES
ET SUR LES ARMES


Don Quichotte, après avoir repris haleine pendant quelques instants,
continua ainsi: Nous avons parlé de toutes les misères et de la pauvreté
du lettré; voyons maintenant si le soldat est plus riche. Eh bien, il
nous faudra convenir que nul au monde n'est plus pauvre que ce dernier,
car c'est la pauvreté même. En effet, il doit se contenter de sa
misérable solde, qui vient toujours tard, quelquefois même jamais;
alors, si manquant du nécessaire, il se hasarde à dérober quelque chose,
il le fait souvent au péril de sa vie, et toujours au notable détriment
de son âme. Vous le verrez passer tout un hiver avec un méchant
justaucorps tailladé, qui lui sert à la fois d'uniforme et de chemise,
n'ayant pour se défendre contre l'inclémence du ciel que le souffle de
sa bouche, lequel sortant d'un endroit vide et affamé, doit
nécessairement être froid. Maintenant vienne la nuit, pour qu'il puisse
prendre un peu de repos; par ma foi, tant pis pour lui si le lit qui
l'attend pèche par défaut de largeur, car il peut mesurer sur la terre
autant de pieds qu'il voudra, pour s'y tourner et retourner tout à son
aise, sans crainte de déranger ses draps. Arrive enfin le jour et
l'heure de gagner les degrés de sa profession, c'est-à-dire un jour de
bataille; en guise de bonnet de docteur, on lui appliquera sur la tête
une compresse de charpie pour panser la blessure d'une balle qui lui
aura labouré la tempe, ou le laissera estropié d'une jambe ou d'un bras.
Mais supposons qu'il s'en soit tiré heureusement, et que le ciel, en sa
miséricorde, l'ait conservé sain et sauf, en revient-il plus riche qu'il
n'était auparavant? ne doit-il pas se trouver encore à un grand nombre
de combats, et en sortir toujours vainqueur, avant d'arriver à quelque
chose? sortes de miracles qui ne se voient que fort rarement. Aussi,
combien peu de gens font fortune à l'armée, en comparaison de ceux qui
périssent! le nombre des morts est incalculable, et les survivants n'en
font pas la millième partie. Pour le lettré, c'est tout le contraire:
car, de manière ou d'autre, avec le pan de sa robe, sans compter les
manches, il trouve toujours de quoi vivre; et pourtant, bien que les
travaux du soldat soient incomparablement plus pénibles que ceux du
lettré, il a beaucoup moins de récompenses à espérer, et elles sont
toujours de moindre importance.

Mais, dira-t-on, il est plus aisé de récompenser le petit nombre des
lettrés que cette foule de gens qui suivent la profession des armes,
parce qu'on s'acquitte envers les premiers en leur conférant des offices
qui reviennent de droit à ceux de leur profession, tandis que les
seconds ne peuvent être rémunérés qu'aux dépens du seigneur qu'ils
servent: ce qui ne fait que confirmer ce que j'ai déjà avancé. Mais
laissons là ce labyrinthe de difficile issue, et revenons à la
prééminence des armes sur les lettres.

On dit, pour les lettres, que sans elles les armes ne pourraient
subsister, à cause des lois auxquelles la guerre est soumise, et parce
que ces lois étant du domaine des lettrés, ils en sont les interprètes
et les dispensateurs. A cela je réponds que sans les armes, au
contraire, les lois ne pourraient pas se maintenir, parce que c'est avec
les armes que les États se défendent, que les royaumes se conservent,
que les villes se gardent, que les chemins deviennent sûrs, que les mers
sont purgées de pirates; que sans les armes enfin, les royaumes, les
cités, en un mot la terre et la mer, seraient perpétuellement en butte à
la plus horrible confusion. Or, si c'est un fait reconnu, que plus une
chose coûte cher à acquérir, plus elle s'estime et doit être estimée, je
demanderai ce qu'il en coûte pour devenir éminent dans les lettres? Du
temps, des veilles, de l'application d'esprit, faire souvent mauvaise
chère, être mal vêtu, et d'autres choses dont je crois avoir déjà parlé.
Mais, pour devenir bon soldat, il faut endurer tout cela, et bien
d'autres misères presque sans relâche, sans compter le risque de la vie
à toute heure.

Quelle souffrance peut endurer le lettré qui approche de celle qu'endure
un soldat dans une ville assiégée par l'ennemi? Seul en sentinelle sur
un rempart, le soldat entend creuser une mine sous ses pieds; eh bien,
osera-t-il jamais s'éloigner du péril qui le menace? Tout au plus s'il
lui est permis de faire donner à son capitaine avis de ce qui se passe,
afin qu'on puisse remédier au danger; mais en attendant il doit demeurer
ferme à son poste, jusqu'à ce que l'explosion le lance dans les airs, ou
l'ensevelisse sous les décombres. Voyez maintenant ces deux galères
s'abordant par leurs proues, se cramponnant l'une à l'autre au milieu du
vaste Océan. Pour champ de bataille, le soldat n'a qu'un étroit espace
sur les planches de l'éperon: tout ce qu'il a devant lui sont autant de
ministres de la mort; ce ne sont que mousquets, lances et coutelas; il
sert de but aux grenades, aux pots à feu, et chaque canon est braqué
contre lui à quatre pas de distance. Dans une situation si terrible,
pressé de toutes parts et cerné par la mer, quand le moindre faux pas
peut l'envoyer visiter la profondeur de l'empire de Neptune, son seul
espoir est dans sa force et son courage. Aussi, intrépide et emporté par
l'honneur, il affronte tous ces périls, surmonte tous ces obstacles, et
se fait jour à travers tous ces mousquets et ces piques pour se
précipiter dans l'autre vaisseau, où tout lui est ennemi, tout lui est
danger. A peine le soldat est-il emporté par le boulet, qu'un autre le
remplace; celui-là est englouti par la mer, un autre lui succède, puis
un autre encore, sans qu'aucun de ceux qui survivent s'effraye de la
mort de ses compagnons; ce qui est une marque extraordinaire de courage
et de merveilleuse intrépidité. Heureux les temps qui ne connaissaient
point ces abominables instruments de guerre, dont je tiens l'inventeur
pour damné au fond de l'enfer, où il reçoit, j'en suis certain, le
salaire de sa diabolique invention! Grâce à lui, le plus valeureux
chevalier peut tomber sans vengeance sous les coups éloignés du lâche!
grâce à lui, une balle égarée, tirée peut-être par tel qui s'est enfui,
épouvanté du feu de sa maudite machine, arrête en un instant les
exploits d'un héros qui méritait de vivre longues années! Aussi,
m'arrive-t-il souvent de regretter au fond de l'âme d'avoir embrassé,
dans ce siècle détestable, la profession de chevalier errant; car bien
qu'aucun péril ne me fasse sourciller, il m'est pénible de savoir qu'il
suffit d'un peu de poudre et de plomb pour paralyser ma vaillance et
m'empêcher de faire connaître sur toute la surface de la terre la force
de mon bras. Mais après tout, que la volonté du ciel s'accomplisse,
puisque si j'atteins le but que je me suis proposé, je serai d'autant
plus digne d'estime, que j'aurai affronté de plus grands périls que n'en
affrontèrent les chevaliers des siècles passés.

Pendant que don Quichotte prononçait ce long discours au lieu de prendre
part au repas, bien que Sancho l'eût averti plusieurs fois de manger,
lui disant qu'il pourrait ensuite parler à son aise, ceux qui
l'écoutaient trouvaient un nouveau sujet de le plaindre de ce qu'après
avoir montré tant de jugement sur diverses matières, il venait de le
perdre à propos de sa maudite chevalerie. Le curé applaudit à la
préférence que notre héros donnait aux armes sur les lettres, ajoutant
que tout intéressé qu'il était dans la question, en sa qualité de
docteur, il se sentait entraîné vers son sentiment.

On acheva de souper; et pendant que l'hôtesse et Maritorne préparaient,
pour les dames, la chambre de don Quichotte, don Fernand pria le captif
de conter l'histoire de sa vie, ajoutant que toute la compagnie l'en
priait instamment, la rencontre de Zoraïde leur faisant penser qu'il
devait s'y trouver des aventures fort intéressantes. Le captif répondit
qu'il ne savait point résister à ce qu'on lui demandait de si bonne
grâce, mais qu'il craignait que sa manière de raconter ne leur donnât
pas autant de satisfaction qu'ils s'en promettaient. A la fin, se
voyant sollicité par tout le monde: Seigneurs, dit-il, que Vos Grâces me
prêtent attention, et je vais leur faire une relation véridique, qui ne
le cède en rien aux fables les mieux inventées. Chacun étant ainsi
préparé à l'écouter, il commença en ces termes:

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le costume du voyageur annonçait un chrétien nouvellement revenu du pays
des Mores (p. 203).]



CHAPITRE XXXIX

OU LE CAPTIF RACONTE SA VIE ET SES AVENTURES


Je suis né dans un village des montagnes de Léon, de parents plus
favorisés des biens de la nature que de ceux de la fortune. Toutefois,
dans un pays où les gens sont misérables, mon père ne laissait pas
d'avoir la réputation d'être riche; et il l'aurait été en effet s'il eût
mis autant de soin à conserver son patrimoine qu'il mettait
d'empressement à le dissiper. Il avait contracté cette manière de vivre
à la guerre, ayant passé sa jeunesse dans cette admirable école, qui
fait d'un avare un libéral, et d'un libéral un prodigue, et où celui qui
épargne est à bon droit regardé comme un monstre indigne de la noble
profession des armes. Mon père, voyant qu'il ne pouvait résister à son
humeur trop disposée à la dépense et aux largesses, résolut de se
dépouiller de son bien. Il nous fit appeler, mes deux frères et moi, et
nous tint à peu près ce discours:

Mes chers enfants, vous donner ce nom, c'est dire assez que je vous
aime; mais comme ce n'est pas en fournir la preuve que de dissiper un
bien qui doit vous revenir un jour, j'ai résolu d'accomplir une chose à
laquelle je pense depuis longtemps, et que j'ai mûrement préparée. Vous
êtes tous les trois en âge de vous établir, ou du moins de choisir une
profession qui vous procure dans l'avenir honneur et profit. Eh bien,
mon désir est de vous y aider; c'est pourquoi j'ai fait de mon bien
quatre portions égales; je vous en abandonne trois, me réservant la
dernière pour vivre le reste des jours qu'il plaira au ciel de
m'accorder; seulement, après avoir reçu sa part, je désire que chacun de
vous choisisse une des carrières que je vais vous indiquer.

Il y a dans notre Espagne un vieux dicton plein de bon sens, comme ils
le sont tous d'ailleurs, étant appuyés sur une longue et sage
expérience; voici ce dicton: _L'Église, la mer ou la maison du roi_;
c'est-à-dire que celui qui veut prospérer et devenir riche, doit entrer
dans l'Église, ou trafiquer sur mer, ou s'attacher à la cour. Je
voudrais donc, mes chers enfants, que l'un de vous s'adonnât à l'étude
des lettres, un autre au commerce, et qu'enfin le troisième servît le
roi dans ses armées, car il est aujourd'hui fort difficile d'entrer dans
sa maison; et quoique le métier des armes n'enrichisse guère ceux qui
l'exercent, on y obtient du moins de la considération et de la gloire.
D'ici à huit jours vos parts seront prêtes, et je vous les donnerai en
argent comptant, sans vous faire tort d'un maravédis, comme il vous sera
aisé de le reconnaître. Dites maintenant quel est votre sentiment, et si
vous êtes disposés à suivre mon conseil.

Mon père m'ayant ordonné de répondre le premier, comme étant l'aîné, je
le priai instamment de ne point se priver de son bien, lui disant qu'il
pouvait en faire tel usage qu'il lui plairait; que nous étions assez
jeunes pour en acquérir; j'ajoutai que du reste je lui obéirais, et que
mon désir était de suivre la profession des armes. Mon second frère
demanda à partir pour les Indes; le plus jeune, et je crois le mieux
avisé, dit qu'il souhaitait entrer dans l'Église, et aller à Salamanque
achever ses études. Après nous avoir entendus, notre père nous embrassa
tendrement; et dans le délai qu'il avait fixé, il remit à chacun de nous
sa part en argent, c'est-à-dire, si je m'en souviens bien, trois mille
ducats, un de nos oncles ayant acheté notre domaine afin qu'il ne sortît
point de la famille.

Tout étant prêt pour notre départ, le même jour nous quittâmes tous
trois notre père; mais moi qui regrettais de le laisser avec si peu de
bien dans un âge si avancé, je l'obligeai, à force de prières, à
reprendre deux mille ducats sur ma part, lui faisant observer que le
reste était plus que suffisant pour un soldat. Mes frères, à mon
exemple, lui laissèrent chacun aussi mille ducats, outre ce qu'il
s'était réservé en fonds de terre. Nous prîmes ensuite congé de mon père
et de mon oncle, qui nous prodiguèrent toutes les marques de leur
affection, nous recommandant avec instance de leur donner souvent de nos
nouvelles. Nous le promîmes, et après avoir reçu leur baiser d'adieu et
leur bénédiction, l'un de nous prit le chemin de Salamanque, un autre
celui de Séville; quant à moi, je me dirigeai vers Alicante, où se
trouvait un bâtiment de commerce génois qui allait faire voile pour
l'Italie, et sur lequel je m'embarquai. Il peut y avoir vingt-deux ans
que j'ai quitté la maison de mon père; et pendant ce long intervalle,
bien que j'aie écrit plusieurs fois, je n'ai reçu aucune nouvelle ni de
lui ni de mes frères.

Notre bâtiment arriva heureusement à Gênes; de là je me rendis à Milan,
où j'achetai des armes et un équipement de soldat, afin d'aller
m'enrôler dans les troupes piémontaises; mais, sur le chemin
d'Alexandrie, j'appris que le duc d'Albe passait en Flandre. Cette
nouvelle me fit changer de résolution, et j'allai prendre du service
sous ce grand capitaine. Je le suivis dans toutes les batailles qu'il
livra; je me trouvai à la mort des comtes de Horn et d'Egmont, et je
devins enseigne dans la compagnie de don Diego d'Urbina. J'étais en
Flandre depuis quelque temps, quand le bruit courut que le pape,
l'Espagne et la république de Venise s'étaient ligués contre le Turc,
qui venait d'enlever Chypre aux Vénitiens; que don Juan d'Autriche,
frère naturel de notre roi Philippe II, était général de la ligue, et
qu'on faisait de grands préparatifs pour cette guerre. Cette nouvelle me
donna un vif désir d'assister à la brillante campagne qui allait
s'ouvrir; et quoique je fusse presque certain d'avoir une compagnie à la
première occasion, je préférai renoncer à cette espérance, et revenir en
Italie.

Ma bonne étoile voulut que j'arrivasse à Gênes en même temps que don
Juan d'Autriche y entrait avec sa flotte pour cingler ensuite vers
Naples, où il devait se réunir à celle de Venise, jonction qui eut lieu
plus tard à Messine. Bref, devenu capitaine d'infanterie, honorable
emploi que je dus à mon bonheur plutôt qu'à mon mérite, je me trouvai à
cette grande et mémorable journée de Lépante, qui désabusa la chrétienté
de l'opinion où l'on était alors que les Turcs étaient invincibles sur
mer.

En ce jour où fut brisé l'orgueil ottoman, parmi tant d'heureux qu'il
fit, seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir après la bataille,
comme au temps de Rome, une couronne navale, je me vis, la nuit
suivante, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici
comment m'était arrivée cette cruelle disgrâce: Uchali, roi d'Alger et
hardi corsaire, ayant pris à l'abordage la galère capitane de Malte, où
il n'était resté que trois chevaliers tout couverts de blessures, le
bâtiment aux ordres de Jean-André Doria, sur lequel je servais avec ma
compagnie, s'avança pour le secourir; je sautai le premier à bord de la
galère; mais celle-ci s'étant éloignée avant qu'aucun de mes compagnons
pût me suivre, les Turcs me firent prisonnier après m'avoir blessé
grièvement. Uchali, comme vous le savez, ayant réussi à s'échapper avec
toute son escadre, je restai en son pouvoir, et dans la même journée qui
rendait la liberté à quinze mille chrétiens enchaînés sur les galères
turques, je devins esclave des barbares.

Emmené à Constantinople, où mon maître fut fait général de la mer, en
récompense de sa belle conduite et pour avoir pris l'étendard de l'ordre
de Malte, je me trouvai à Navarin l'année suivante, ramant sur la
capitane appelée les _Trois-Fanaux_. Là, je pus remarquer comme quoi on
laissa échapper l'occasion de détruire toute la flotte turque pendant
qu'elle était à l'ancre, car les janissaires qui la montaient, ne
doutant point qu'on ne vînt les attaquer, se tenaient déjà prêts à
gagner la terre, sans vouloir attendre l'issue du combat, tant ils
étaient épouvantés depuis l'affaire de Lépante. Mais le ciel en ordonna
autrement; et il ne faut en accuser ni la conduite, ni la négligence du
général qui commandait les nôtres. En effet, Uchali se retira à Modon,
île voisine de Navarin; là, ayant mis ses troupes à terre, il fortifia
l'entrée du port, et y resta jusqu'à ce que don Juan se fût éloigné.

Ce fut dans cette campagne que notre bâtiment, appelé la _Louve_, monté
par ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible
don Alvar de Bazan, marquis de Sainte-Croix, s'empara d'une galère que
commandait un des fils du fameux Barberousse. Vous serez sans doute bien
aise d'apprendre comment eut lieu ce fait de guerre. Ce fils de
Barberousse traitait ses esclaves avec tant de cruauté, et en était
tellement haï, que ceux qui ramaient sur sa galère, se voyant près
d'être atteints par la _Louve_, qui les poursuivait vivement, laissèrent
en même temps tomber leurs rames, et, saisissant leur chef, qui criait
du gaillard d'arrière de ramer avec plus de vigueur, le firent passer de
banc en banc, de la poupe à la proue et en lui donnant tant de coups de
dents, qu'avant qu'il eût atteint le grand mât son âme était dans les
enfers.

De retour à Constantinople, nous y apprîmes que notre général don Juan
d'Autriche, après avoir emporté d'assaut Tunis, l'avait donné à
Muley-Hamet, ôtant ainsi l'espérance d'y rentrer à Muley-Hamida, le More
le plus vaillant mais le plus cruel qui fût jamais. Le Grand Turc
ressentit vivement cette perte; aussi avec la sagacité qui caractérise
la race ottomane, il s'empressa de conclure la paix avec les Vénitiens,
qui la souhaitaient non moins ardemment; puis, l'année suivante, il
ordonna de mettre le siége devant la Goulette et devant le fort que don
Juan avait commencé à faire élever auprès de Tunis.

Pendant ces événements, j'étais toujours à la chaîne, sans aucun espoir
de recouvrer ma liberté, du moins par rançon, car je ne voulais pas
donner connaissance à mon père de ma triste situation. Bientôt on sut
que la Goulette avait capitulé, puis le fort, assiégés qu'ils étaient
par soixante mille Turcs réguliers, et par plus de quatre cent mille
Mores et Arabes accourus de tous les points de l'Afrique. La Goulette,
réputée jusqu'alors imprenable, succomba la première malgré son
opiniâtre résistance. On a prétendu que ç'avait été une grande faute de
s'y enfermer au lieu d'empêcher la descente des ennemis; mais ceux qui
parlent ainsi font voir qu'ils n'ont guère l'expérience de la guerre.
Comment sept mille hommes, tout au plus, qu'il y avait dans la Goulette
et dans le fort, auraient-ils pu se partager pour garder ces deux
places, et tenir en même temps la campagne contre une armée si
nombreuse? et d'ailleurs où est la place, si forte soit-elle, qui ne
finisse par capituler si elle n'est point secourue à temps, surtout
quand elle est attaquée par une foule immense et opiniâtre, qui combat
dans son pays?

Pour moi, je pense avec beaucoup d'autres que la chute de la Goulette
fut un bonheur pour l'Espagne; car ce n'était qu'un repaire de bandits,
qui coûtait beaucoup à entretenir et à défendre sans servir à rien qu'à
perpétuer la mémoire de Charles-Quint, comme si ce grand prince avait
besoin de cette masse de pierres pour éterniser son nom. Quant au fort,
il coûta cher aux Turcs, qui perdirent plus de vingt-cinq mille hommes
en vingt-deux assauts, où les assiégés firent une si opiniâtre
résistance et déployèrent une si grande valeur, que des treize cents qui
restèrent aucun n'était sans blessures.

Un petit fort, construit au milieu du lac, et où s'était enfermé, avec
une poignée d'hommes, don Juan Zanoguera, brave capitaine valencien, fut
contraint de capituler. Il en fut de même du commandant de la Goulette,
don Pedro Puerto-Carrero, qui, après s'être distingué par la défense de
cette place, mourut de chagrin sur la route de Constantinople, où on le
conduisait. Gabriel Cerbellon, excellent ingénieur milanais et
très-vaillant soldat, resta aussi prisonnier. Enfin, il périt dans ces
deux siéges un grand nombre de gens de marque, parmi lesquels il faut
citer Pagano Doria, chevalier de l'ordre de Saint-Jean, homme généreux
comme le montra l'extrême libéralité dont il usa envers son frère, le
fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort encore plus déplorable,
c'est que, voyant le fort perdu sans ressource, il crut pouvoir se
confier à des Arabes qui s'étaient offerts à le conduire sous un habit
moresque à Tabarca, petit port pour la pêche du corail que possèdent les
Génois, sur ce rivage. Mais ces Arabes lui coupèrent la tête, et la
portèrent au chef de la flotte turque; celui-ci les récompensa suivant
le proverbe castillan: _La trahison plaît, mais non le traître_; car
il les fit pendre tous pour ne pas lui avoir amené Doria vivant.

[Illustration: Je sautai le premier à bord de la galère (p. 211).]

Parmi les prisonniers se trouvait aussi un certain don Pedro d'Aguilar,
de je ne sais plus quel endroit de l'Andalousie; c'était un homme d'une
grande bravoure, qui avait été enseigne dans le fort: militaire
distingué; il possédait de plus un goût singulier pour la poésie; il fut
mis sur la même galère que moi, et devint esclave du même maître. Avant
de partir, il composa, pour servir d'épitaphe à la Goulette et au fort,
deux sonnets que je vais vous réciter, si je m'en souviens; je suis
certain qu'ils vous feront plaisir.

En entendant prononcer le nom de Pedro d'Aguilar, don Fernand regarda
ses compagnons, et tous trois se mirent à sourire. Comme le captif
allait continuer:

Avant de passer outre, lui dit un des cavaliers, veuillez m'instruire de
ce qu'est devenu ce Pedro d'Aguilar.

Tout ce que je sais, répondit le captif, c'est qu'après deux ans
d'esclavage à Constantinople il s'enfuit un jour en habit d'Arnaute avec
un espion grec: j'ignore s'il parvint à recouvrer la liberté; mais un
an plus tard, je vis le Grec à Constantinople, sans jamais trouver
l'occasion de lui demander des nouvelles de leur évasion.

Je puis vous en donner, repartit le cavalier; ce don Pedro est mon
frère; il est maintenant dans son pays en bonne santé, richement marié,
et il a trois enfants.

Dieu soit loué! dit le captif; car, selon moi, le plus grand des biens,
c'est de recouvrer la liberté.

J'ai retenu aussi les sonnets que fit mon frère, reprit le cavalier.

Vous me ferez plaisir de nous les réciter, répondit le captif, et vous
vous en acquitterez mieux que moi.

Volontiers, dit le cavalier. Voici celui de la Goulette:



CHAPITRE XL

OU SE CONTINUE L'HISTOIRE DU CAPTIF


  SONNET

  Esprits qui, dégagés des entraves du corps,
  Jouissez maintenant de cette paix profonde
  Que jamais les mortels ne goûtent dans le monde,
  Ce digne et juste prix de vos nobles efforts,

  Vous avez su montrer par d'illustres transports
  Qu'un zèle ardent et saint rend la valeur féconde,
  Lorsque de votre sang teignant à peine l'onde,
  Vous fîtes des vainqueurs des montagnes de morts.

  Vous manquâtes de vie et non pas de courage,
  Et vos corps épuisés après tant de carnage,
  Tombèrent invaincus, les armes à la main.

  O valeur immortelle! une seule journée
  Te fait vivre ici-bas à jamais couronnée,
  Et le maître du ciel te couronne en son sein.


Je me le rappelle bien, dit le captif.

Quant à celui qui fut fait pour le fort, si j'ai bonne mémoire, il était
ainsi conçu, reprit le cavalier:


  Tous ces murs écroulés dans ces plaines stériles,
  Sont le noble théâtre où trois mille soldats,
  Pour renaître bientôt en des lieux plus paisibles,
  Souffrirent par le fer un illustre trépas.

  Après avoir rendu leurs remparts inutiles,
  Ces cruels ennemis ne les vainquirent pas;
  Mais leurs corps épuisés, languissants et débiles,
  Cédèrent sous l'effort d'un million de bras.

  C'est là ce lieu fatal où, depuis tant d'années,
  Par les sévères lois des saintes destinées,
  On moissonne en mourant la gloire et les lauriers.

  Mais jamais cette terre, en prodiges féconde,
  N'a nourri pour le ciel, ou fait voir dans le monde,
  Ni de plus saints martyrs, ni de plus grands guerriers[52].


  [52] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Les sonnets ne furent pas trouvés mauvais, et le captif, après s'être
réjoui des bonnes nouvelles qu'on lui donnait de son ancien compagnon
d'infortune, continua son histoire: Les Turcs firent démanteler la
Goulette, et pour en venir plus promptement à bout, ils la minèrent de
trois côtés; mais jamais ils ne purent parvenir à renverser les vieilles
murailles, qui semblaient les plus faciles à détruire; tout ce qui
restait de la nouvelle fortification tomba au contraire en un instant.
Quant au fort, il était dans un tel état, qu'il ne fut pas besoin de le
ruiner davantage. Bref, l'armée retourna triomphante à Constantinople,
où Uchali mourut peu de temps après. On l'avait surnommé FARTAX, ce qui
en langue turque veut dire TEIGNEUX, car il l'était effectivement. Les
Turcs ont coutume de donner aux gens des sobriquets tirés de leurs
qualités ou de leurs défauts: comme ils ne possèdent que quatre noms,
ceux des quatre familles de la race ottomane, ils sont obligés pour se
distinguer entre eux d'emprunter des désignations provenant soit de
quelque qualité morale soit de quelque défaut corporel.

Cet Uchali avait commencé par être forçat sur les galères du Grand
Seigneur, dont il resta l'esclave pendant quatorze années. A
trente-quatre ans, il se fit renégat pour devenir libre et se venger
d'un Turc qui lui avait donné un soufflet. Dans la première rencontre,
il se distingua tellement par sa valeur, que, sans passer par les
emplois subalternes, ce dont les favoris même du Grand Seigneur ne sont
pas exempts, il devint dey d'Alger, puis général de la mer, ce qui est
la troisième charge de l'empire. Il était Calabrais de nation, et, à sa
religion près, homme de bien et assez humain pour ses esclaves, dont le
nombre s'élevait à plus de trois mille. Uchali mort, ses esclaves furent
partagés entre le Grand Seigneur, qui d'ordinaire hérite de ses sujets,
et les renégats attachés à sa personne. Quant à moi, j'échus en partage
à un renégat vénitien, qui avait été mousse sur un navire tombé au
pouvoir d'Uchali, lequel conçut pour lui une si grande affection qu'il
en avait fait un de ses plus chers confidents. Il s'appelait Azanaga.
Devenu extrêmement riche, il fut fait plus tard dey d'Alger. Mais
c'était un des hommes les plus cruels qu'on ait jamais vus.

Conduit dans cette ville avec mes compagnons d'esclavage, j'eus une
grande joie de me sentir rapproché de l'Espagne, persuadé que je
trouverais à Alger, plutôt qu'à Constantinople, quelque moyen de
recouvrer ma liberté; car je ne perdais point l'espérance, et quand ce
que j'avais projeté ne réussissait pas, je cherchais à m'en consoler en
rêvant à d'autres moyens. Je passais ainsi ma vie, dans une prison que
les Turcs appellent _bagne_, où ils renferment tous leurs esclaves, ceux
qui appartiennent au dey, ceux des particuliers, et ceux appelés
esclaves de l'_almacen_, comme on dirait en Espagne de l'_ayuntamiento_;
ils sont tous employés aux travaux publics. Ces derniers ont bien de la
peine à recouvrer leur liberté, parce qu'étant à tout le monde, et
n'appartenant à aucun maître, ils ne savent à qui s'adresser pour
traiter de leur rançon. Quant aux esclaves dits _de rachat_, on les
place dans ces bagnes jusqu'à ce que leur rançon soit venue. Là ils ne
sont employés à aucun travail, si ce n'est quand l'argent se fait trop
attendre; car alors on les envoie au bois avec les autres, travail
extrêmement pénible. Dès qu'on sut que j'étais capitaine, ce fut
inutilement que je me fis pauvre: je fus regardé comme un homme
considérable, et on me mit au nombre des esclaves de rachat, avec une
chaîne qui faisait voir que je traitais de ma liberté plutôt qu'elle
n'était une marque de servitude.

Je demeurai ainsi quelque temps dans ce bagne, avec d'autres esclaves
qui n'étaient pas retenus plus étroitement que moi; et bien que nous
fussions souvent pressés par la faim, et que nous subissions une foule
d'autres misères, rien ne nous affligeait tant que les cruautés
qu'Azanaga exerçait à toute heure sur nos malheureux compagnons. Il ne
se passait pas de jour qu'il ne fît pendre ou empaler quelques-uns
d'entre eux; le moindre supplice consistait à leur couper les oreilles,
et pour des motifs si légers, qu'au dire même des Turcs il n'agissait
ainsi qu'afin de satisfaire son instinct cruel et sanguinaire.

Un soldat espagnol, nommé Saavedra, trouva seul le moyen et eut le
courage de braver cette humeur barbare. Quoique, pour recouvrer sa
liberté, il eût fait des tentatives si prodigieuses que les Turcs en
parlent encore aujourd'hui, et que, chaque jour, nous fussions dans la
crainte de le voir empalé, que lui-même enfin le craignît plus d'une
fois, jamais son maître ne le fit battre ni jamais il ne lui adressa le
moindre reproche. Si j'en avais le temps, je vous raconterais de ce
Saavedra des choses qui vous intéresseraient beaucoup plus que mes
propres aventures; mais, je le répète, cela m'entraînerait trop loin.

Sur la cour de notre prison donnaient les fenêtres de l'habitation d'un
riche More; selon l'usage du pays, ce sont plutôt des lucarnes que des
fenêtres, encore sont-elles protégées par des jalousies épaisses et
serrées. Un jour que j'étais monté sur une terrasse où, pour tuer le
temps, je m'exerçais à sauter avec trois de mes compagnons, les autres
ayant été envoyés au travail, je vis tout à coup sortir d'une de ces
lucarnes un mouchoir attaché au bout d'une canne de jonc. Au mouvement
de cette canne, qui semblait être un appel, un de mes compagnons
s'avança pour la prendre; mais on la retira sur-le-champ. Celui-ci à
peine éloigné, la canne reparut aussitôt; un autre voulut recommencer
l'épreuve, mais ce fut en vain; le troisième ne fut pas plus heureux.
Enfin je voulus éprouver la fortune à mon tour, et dès que je fus sous
la fenêtre, la canne tomba à mes pieds. Je m'empressai de dénouer le
mouchoir, et j'y trouvai dix petites pièces valant environ dix de nos
réaux. Vous jugez de ma joie en recevant ce secours dans la détresse où
nous étions, joie d'autant plus grande que le bienfait s'adressait à moi
seul.

Je revins sur la terrasse, et regardant du côté de la fenêtre, j'aperçus
une main très-blanche qui la fermait; ce qui me fit penser que nous
devions à une femme cette libéralité. Nous la remerciâmes à la manière
des Turcs, en inclinant la tête et le corps, et en croisant les bras sur
la poitrine. Au bout de quelque temps, nous vîmes paraître à la même
lucarne une petite croix de roseau qu'on retira aussitôt. Cela nous
donna à croire que c'était une esclave chrétienne qui nous voulait du
bien; néanmoins, d'après la blancheur du bras, et aussi d'après le
bracelet que nous avions distingué, nous pensâmes que c'était plutôt une
chrétienne renégate que son maître avait épousée, les Mores préférant
ces femmes à celles de leur propre pays; mais nous nous trompions dans
nos diverses conjectures, comme vous le verrez par la suite.

Depuis ce moment, nous avions sans cesse les yeux attachés sur la
fenêtre d'où nous avions reçu une si agréable assistance. Quinze jours
se passèrent sans qu'on l'ouvrît, et, malgré les peines que nous nous
donnâmes pour savoir s'il se trouvait dans cette maison quelque
chrétienne renégate, nous ne pûmes rien découvrir, si ce n'est que la
maison appartenait à Agimorato, homme considérable, ancien caïd du fort
de Bata, emploi des plus importants chez les Mores.

Un jour que nous étions encore tous les quatre seuls dans le bagne,
nous aperçûmes de nouveau la canne et le mouchoir: nous répétâmes la
même épreuve, et toujours avec le même résultat; la canne ne se rendit
qu'à moi, et je trouvai dans le mouchoir quarante écus d'or d'Espagne,
avec une lettre écrite en arabe et une grande croix au bas. Je baisai la
croix, je pris les écus, et nous retournâmes sur la terrasse pour faire
notre remercîment ordinaire. Lorsque j'eus fait connaître par signe que
je lirais le papier, la main disparut et la fenêtre se referma.

Cette bonne fortune, dans le triste état où nous étions, nous donna une
joie extrême et de grandes espérances; mais aucun de nous n'entendait
l'arabe, et nous étions fort embarrassés de savoir le contenu de la
lettre, craignant, en nous adressant mal, de compromettre notre
bienfaitrice avec nous. Enfin le désir de savoir pourquoi on m'avait
choisi plutôt que mes compagnons, m'engagea à me confier à un renégat de
Murcie qui me témoignait de l'amitié. Je m'ouvris à cet homme après
avoir pris toutes les précautions possibles pour l'engager au secret,
c'est-à-dire en lui donnant une attestation qu'il avait toujours servi
et assisté les chrétiens, et que son dessein était de s'enfuir dès qu'il
en trouverait l'occasion; les renégats se munissent de ces certificats
par précaution. Je vous dirai à ce sujet que les uns en usent de bonne
foi, mais que d'autres agissent seulement par ruse. Lorsqu'ils vont
faire la course en mer, si par hasard ils tombent entre les mains des
chrétiens, ils se tirent d'affaire au moyen de ces certificats qui
tendent à prouver que leur intention était de retourner dans leur pays.
Ils évitent ainsi la mort en feignant de se réconcilier avec la religion
chrétienne, et sous le voile d'une abjuration simulée, ils vivent en
liberté sans qu'on les inquiète; mais le plus souvent, à la première
occasion favorable, ils repassent en Barbarie.

Le renégat auquel je m'étais confié avait une attestation semblable de
tous mes compagnons d'infortune; et si les Mores l'avaient soupçonné, il
aurait été brûlé vif. Après avoir pris mes précautions avec lui, et
sachant qu'il parlait l'arabe, je le priai, sans m'expliquer davantage,
de me lire ce billet que je disais avoir trouvé dans un coin de ma
prison. Il l'ouvrit, l'examina quelque temps, et après l'avoir lu deux
ou trois fois, il me pria, si je voulais en avoir l'explication, de lui
procurer de l'encre et du papier; ce que je fis. L'ayant traduit
sur-le-champ: voici me dit-il, ce que signifie cet écrit, sans qu'il y
manque un seul mot; je vous avertis seulement que _Lela Marien_ veut
dire vierge Marie, et _Allah_, Dieu.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Nous vîmes paraître à la même lucarne une petite croix de roseau
(p. 216).]

Tel était le contenu de cette lettre, qui ne sortira jamais de ma
mémoire:

  «Lorsque j'étais enfant, une femme, esclave de mon père, m'apprit en
  notre langue la prière des chrétiens, et me dit plusieurs choses de
  _Lela Marien_. Cette esclave mourut, et je sais qu'elle n'alla point
  dans le feu éternel, mais avec Dieu; car, depuis qu'elle est morte, je
  l'ai revue deux fois, et toujours elle m'a recommandé d'aller chez
  les chrétiens voir _Lela Marien_, qui m'aime beaucoup. De cette
  fenêtre, j'ai aperçu bien des chrétiens; mais je dois l'avouer, toi
  seul parmi eux m'a paru gentilhomme. Je suis jeune et assez belle, et
  j'ai beaucoup d'argent que j'emporterai avec moi: vois si tu veux
  entreprendre de m'emmener. Il ne tiendra qu'à toi que je sois ta
  femme; si tu ne le veux pas, je n'en suis point en peine, parce que
  _Lela Marien_ saura me donner un mari. Comme c'est moi qui ai écrit
  cette lettre, je voudrais pouvoir t'avertir de ne te fier à aucun
  More, parce qu'ils sont tous traîtres. Aussi cela me cause beaucoup
  d'inquiétude; car si mon père vient à en avoir connaissance, je suis
  perdue. Il y a au bout de la canne un fil auquel tu attacheras ta
  réponse; si tu ne trouves personne qui sache écrire en arabe,
  explique-moi par signes ce que tu auras à me dire. _Lela Marien_ me le
  fera comprendre. Je te recommande à Dieu et à elle, et encore à cette
  croix que je baise souvent, comme l'esclave m'a recommandé de le
  faire.»

Il serait difficile, continua le captif, de vous exprimer combien cette
lettre nous causa de joie et d'admiration. Le renégat, qui ne pouvait se
persuader qu'elle eût été trouvée par hasard, mais qui croyait au
contraire qu'elle s'adressait à l'un de nous, nous pria de lui dire la
vérité, et de nous fier entièrement à lui, résolu qu'il était de
hasarder sa vie pour notre liberté. En parlant ainsi, il tira de son
sein un petit crucifix, et, versant des larmes abondantes, il jura, par
le Dieu dont il montrait l'image et en qui il croyait de tout son cœur
malgré son infidélité, de garder un secret inviolable; ajoutant qu'il
voyait bien que nous pouvions tous recouvrer la liberté par le secours
de celle qui nous écrivait, et qu'ainsi il aurait la consolation de
rentrer dans le sein du christianisme, dont il s'était malheureusement
séparé. Cet homme manifestait un tel repentir, que nous n'hésitâmes plus
à lui découvrir la vérité, et même à lui montrer la fenêtre d'où nous
était venu tant de bonheur. Il promit d'employer toute son adresse pour
savoir qui habitait cette maison; puis il écrivit en arabe ma réponse à
la lettre.

En voici les propres termes, je les ai très-bien retenus, comme tout ce
qui m'est arrivé dans mon esclavage:

  «Le véritable _Allah_ vous conserve, madame, et la bienheureuse _Lela
  Marien_, la mère de notre Sauveur, qui vous a mis au cœur le désir
  d'aller chez les chrétiens parce qu'elle vous aime! Priez-la qu'il lui
  plaise de conduire le dessein qu'elle vous a inspiré; elle est si
  bonne qu'elle ne vous repoussera pas. Je vous promets de ma part, et
  au nom de mes compagnons, de faire, au risque de la vie, tout ce qui
  dépendra de nous pour votre service. Ne craignez point de m'écrire, et
  donnez-moi avis de tout ce que vous aurez résolu: j'aurai soin de vous
  faire réponse. Nous avons ici un esclave chrétien qui sait écrire en
  arabe, comme vous le verrez par cette lettre. Quant à l'offre que vous
  me faites d'être ma femme quand nous serons chez les chrétiens, je la
  reçois de grand cœur et avec une joie extrême; et dès à présent je
  vous donne ma parole d'être votre mari: vous savez que les chrétiens
  tiennent mieux leurs promesses que les Mores. Le véritable _Allah_ et
  _Lela Marien_ vous conservent!»

Ce billet écrit et fermé, j'attendis deux jours que le bagne fût vide
pour retourner, comme à l'ordinaire, sur la terrasse. Je n'y fus pas
longtemps sans voir la canne, et j'y attachai ma réponse. Elle reparut
peu après, et cette fois le mouchoir tomba à mes pieds avec plus de
cinquante écus d'or, ce qui redoubla notre allégresse et nos espérances.
La nuit suivante le renégat vint nous apprendre que cette maison était
celle d'Agimorato, un des plus riches Mores d'Alger, qui n'avait,
disait-on, pour héritière qu'une seule fille, et la plus belle personne
de toute la Barbarie. Cette fille, ajouta-t-il, avait eu pour esclave
une chrétienne morte depuis peu: ce qui s'accordait avec ce qu'elle
avait écrit. Nous nous consultâmes avec le renégat sur les moyens
d'emmener la belle Moresque et de revenir tous en pays chrétiens; mais
avant de rien conclure, nous résolûmes d'attendre encore une fois des
nouvelles de Zoraïde (ainsi s'appelle celle qui souhaite si ardemment
d'être nommée Marie). Le renégat nous voyant déterminés à fuir, nous dit
de le laisser agir seul, qu'il réussirait ou qu'il y perdrait la vie. Le
bagne étant resté pendant quatre jours plein de monde, nous fûmes tout
ce temps sans voir reparaître la canne: mais le cinquième jour, comme
nous étions seuls, elle se montra de nouveau avec un mouchoir beaucoup
plus lourd que les deux précédents: on l'abaissa comme à l'ordinaire,
pour moi seulement, et je trouvai cent écus d'or, avec une lettre que
nous allâmes faire lire au renégat. Voici ce qu'elle contenait:

  «Je ne sais comment nous ferons pour gagner l'Espagne; _Lela Marien_
  ne me l'a point dit, quoique je l'en ai bien priée. Tout ce que je
  puis faire, c'est de te donner beaucoup d'or, dont tu te rachèteras
  ainsi que tes compagnons, et l'un d'eux ira chez les chrétiens acheter
  une barque, avec laquelle il reviendra chercher les autres. Quant à
  moi, tu sauras que je vais passer le printemps avec mon père et nos
  esclaves dans un jardin au bord de la mer, près de la porte Babazoun;
  là, tu pourras venir me prendre une nuit, et me conduire à la barque
  sans rien craindre. Mais souviens-toi, chrétien, que tu m'as promis
  d'être mon mari; si tu manques à ta parole, je prierai _Lela Marien_
  de te punir. Si tu ne veux te confier à personne pour acheter la
  barque, vas-y toi-même: car je ne doute pas que tu ne reviennes,
  puisque tu es gentilhomme et chrétien. Fais aussi en sorte de savoir
  où est notre jardin. En attendant que tout soit prêt, promène-toi dans
  la cour du bagne quand il sera vide, et je te donnerai autant d'or que
  tu en voudras. Allah te garde, chrétien!»

Après la lecture de cette lettre, chacun s'offrit pour aller acheter la
barque. Mais le renégat jura qu'aucun de nous ne sortirait de captivité
sans être suivi de ses compagnons, sachant, dit-il, par expérience,
qu'on ne garde pas très-scrupuleusement les paroles données dans les
fers, et que déjà plusieurs fois des esclaves riches qui en avaient
racheté d'autres pour les envoyer à Majorque ou à Valence fréter un
esquif, avaient été trompés dans leur attente; aucun n'avait reparu, la
liberté étant un si grand bien que la crainte de la perdre encore
effaçait souvent dans les cœurs tout sentiment de reconnaissance.
Donnez-moi, ajouta-t-il, l'argent que vous destinez à la rançon de l'un
de vous, j'achèterai une barque à Alger même, en disant que mon
intention est de trafiquer à Tétouan et sur les côtes; après quoi, sans
éveiller les soupçons, je me mettrai en mesure de nous sauver tous. Cela
sera d'autant plus facile, que si la Moresque vous donne autant d'argent
qu'elle l'a promis, vous pourrez facilement vous racheter, et même vous
embarquer en plein jour. Je ne vois à cela qu'une difficulté,
continua-t-il, c'est que les Mores ne permettent pas aux renégats
d'avoir de grands bâtiments pour faire la course, parce qu'ils savent,
surtout quand c'est un Espagnol, qu'il n'achète un navire que pour
s'enfuir. Il faudrait donc m'associer avec un More de Tanger pour
l'achat de la barque et la vente des marchandises; plus tard je saurai
bien m'en rendre maître, et alors j'achèverai le reste.

Tout en pensant, mes compagnons et moi, qu'il était beaucoup plus sûr
d'envoyer acheter une barque à Majorque, comme nous le mandait Zoraïde,
nous n'osâmes point contredire le renégat, dans la crainte de l'irriter,
et qu'en allant révéler notre intelligence avec la jeune fille, il ne
compromît une existence qui nous était bien plus chère que la nôtre.
Nous mîmes donc le tout entre les mains de Dieu, et pour témoigner une
confiance entière au renégat, je le priai d'écrire à Zoraïde que nous
suivrions son conseil, car il semblait que _Lela Marien_ l'eût
inspirée; je réitérai ma parole d'être son mari, lui disant que
désormais cela ne dépendait plus que d'elle.

Le lendemain, le bagne se trouvant vide, Zoraïde nous donna en plusieurs
fois mille écus d'or, nous prévenant en même temps que le vendredi
suivant elle quitterait la ville; qu'avant de partir elle nous
fournirait autant d'argent que nous pourrions en souhaiter, puisqu'elle
était maîtresse absolue des richesses de son père. Je remis aussitôt
cinq cents écus au renégat pour acheter une barque, et j'en déposais
huit cents autres entre les mains d'un marchand valencien, qui me
racheta sur sa parole, et sous promesse de faire compter l'argent par le
premier vaisseau qui arriverait de Valence. Il ne voulut pas payer ma
rançon sur-le-champ, dans la crainte qu'on ne le soupçonnât d'avoir
cette somme depuis longtemps; car Azanaga était un homme rusé, dont il
fallait toujours se défier. Le jeudi suivant, Zoraïde nous donna encore
mille écus d'or, en nous prévenant qu'elle se rendrait le lendemain au
jardin de son père; elle me recommandait de me faire indiquer sa
demeure, dès que je serais racheté, et de mettre tout en œuvre pour
arriver à lui parler. Je traitai de la rançon de mes compagnons, afin
qu'ils eussent aussi la liberté de sortir du bagne, parce que, me voyant
seul libre, tandis que je possédais les moyens de les racheter tous
trois, j'aurais craint que le désespoir ne les poussât à quelque
résolution fatale à Zoraïde. Je les connaissais assez pour me fier à
eux; mais parmi tant de maux qui accompagnent l'esclavage, on conserve
difficilement la mémoire des bienfaits, et de longues souffrances
rendent un homme capable de tout; en un mot, je ne voulais rien
commettre au hasard sans une nécessité absolue. Je consignai donc entre
les mains du marchand l'argent nécessaire pour nous cautionner tous,
mais je ne lui découvris rien de notre dessein.



CHAPITRE XLI

OU LE CAPTIF TERMINE SON HISTOIRE


Quinze jours à peine s'étaient écoulés, que le renégat avait acheté une
barque pouvant contenir trente personnes. Pour prévenir tout soupçon et
mieux cacher son dessein, il fit d'abord seul un voyage à Sargel, port
distant de vingt lieues d'Alger, du côté d'Oran, où il se fait un grand
commerce de figues sèches. Il y retourna encore deux ou trois fois avec
le More qu'il s'était associé. Dans chacun de ses voyages, il avait
soin, en passant, de jeter l'ancre dans une petite cale située à une
portée de mousquet du jardin d'Agimorato. Là il s'exerçait avec ses
rameurs à faire la _zala_, qui est un exercice de mer, et à essayer,
comme en jouant, ce qu'il voulait bientôt exécuter en réalité. Il allait
même au jardin de Zoraïde demander du fruit, qu'Agimorato lui donnait
volontiers quoiqu'il ne le connût point. Son intention, m'a-t-il dit
depuis, était de parler à Zoraïde, et de lui apprendre que c'était de
lui que j'avais fait choix pour l'enlever et l'emmener en Espagne; mais
il n'en put trouver l'occasion, les femmes du pays ne se laissant voir
ni aux Mores ni aux Turcs. Quant aux esclaves chrétiens, c'est autre
chose, et elles ne les accueillent même que trop librement. J'aurais
beaucoup regretté que le renégat eût parlé à Zoraïde, qui sans doute
aurait pris l'alarme en voyant son secret confié à la langue d'un
renégat; mais Dieu ordonna les choses d'une autre façon.

Quand le renégat vit qu'il lui était facile d'aller et de venir le long
des côtes, de mouiller où bon lui semblait, que le More, son associé, se
fiait entièrement à lui, et que je m'étais racheté, il me déclara qu'il
n'y avait plus qu'à chercher des rameurs, et à choisir promptement ceux
d'entre mes compagnons que je voulais emmener, afin qu'ils fussent prêts
le vendredi suivant, jour fixé par lui pour notre départ. Je m'assurai
de douze Espagnols bons rameurs, parmi ceux qui pouvaient le plus
librement sortir de la ville. Ce fut hasard d'en trouver un si grand
nombre, dans un moment où il y avait à la mer plus de vingt galères, sur
lesquelles ils étaient presque tous embarqués. Heureusement leur maître
n'allait point en course en ce moment, occupé qu'il était d'un navire
alors en construction sur les chantiers. Je ne recommandai rien autre
chose à mes Espagnols, sinon le vendredi suivant de sortir le soir l'un
après l'autre, et d'aller m'attendre auprès du jardin d'Agimorato, les
avertissant, si d'autres chrétiens se trouvaient là, de leur dire que je
leur en avais donné l'ordre. Restait encore à prévenir Zoraïde de se
tenir prête et de ne point s'effrayer en se voyant enlever avant d'être
instruite que nous avions une barque.

[Illustration: Il jura par le Dieu dont il montrait l'image de garder un
secret inviolable (p. 218).]

En conséquence, je résolus donc de faire tous mes efforts pour lui
parler, et deux jours avant notre départ j'allai dans son jardin sous
prétexte de cueillir des herbes. La première personne que j'y rencontrai
fut son père, lequel me demanda en _langue franque_, langage usité dans
toute la Barbarie, ce que je voulais et à qui j'appartenais. Je répondis
qu'étant esclave d'Arnaute Mami, et sachant que mon maître était de ses
meilleurs amis, je venais cueillir de la salade. Il me demanda si
j'avais traité de ma rançon, et combien mon maître exigeait. Pendant ces
questions et ces réponses, la belle Zoraïde, qui m'avait aperçu, entra
dans le jardin; et, comme je l'ai déjà dit, les femmes mores se montrant
volontiers aux chrétiens, elle vint trouver son père, qui, en
l'apercevant, l'avait appelée lui-même.

Vous peindre mon émotion en la voyant s'approcher est impossible: elle
me parut si séduisante que j'en fus ébloui, et quand je vins à comparer
cette merveilleuse beauté et sa riche parure avec le misérable état où
j'étais, je ne pouvais m'imaginer que ce fût moi qu'elle choisissait
pour son mari, et qu'elle voulût suivre ma fortune. Elle portait sur la
poitrine, aux oreilles, et dans sa coiffure, une très-grande quantité de
perles, et les plus belles que j'aie vues de ma vie; ses pieds, nus à la
manière du pays, entraient dans des espèces de brodequins d'or; ses bras
étaient ornés de bracelets en diamants qui valaient plus de vingt mille
ducats; sans compter les perles qui ne valaient pas moins que le reste.
Comme les perles sont la principale parure des Moresques, elles en ont
plus que les femmes d'aucune autre nation. Le père de Zoraïde passait
pour posséder les plus belles perles de tout le pays, et en outre plus
de deux cent mille écus d'or d'Espagne, dont il lui laissait la libre
disposition. Jugez, seigneurs, par les restes de beauté que Zoraïde a
conservés après tant de souffrances, ce qu'elle était avec une parure si
éclatante et un cœur libre d'inquiétude. Pour moi, je la trouvai plus
belle encore qu'elle n'était richement parée; et, le cœur plein de
reconnaissance, je la regardais comme une divinité descendue du ciel
pour me charmer et me sauver tout ensemble.

Dès qu'elle nous eut rejoint, son père lui dit dans son langage que
j'étais un esclave d'Arnaute Mami, et que je venais chercher de la
salade; se tournant alors de mon côté, elle me demanda dans cette langue
dont je vous ai déjà parlé, pourquoi je ne me rachetais point. Madame,
je me suis racheté, lui dis-je, et mon maître m'estimait assez pour
mettre ma liberté au prix de quinze cents sultanins. En vérité, repartit
Zoraïde, si tu avais appartenu à mon père, je n'aurais pas consenti
qu'il t'eût laissé partir pour deux fois autant; car, vous autres
chrétiens, vous mentez en tout ce que vous dites, et vous vous faites
pauvres pour nous tromper. Peut-être bien y en a-t-il qui ne s'en font
pas scrupule, répondis-je; mais j'ai traité de bonne foi avec mon
maître, et je traiterai toujours de même avec qui que ce soit au monde.
Et quand t'en vas-tu? demanda Zoraïde. Je pense que ce sera demain,
madame, répondis-je; il y a au port un vaisseau français prêt à mettre à
la voile, et je veux profiter de l'occasion. Et ne serait-il pas mieux,
dit Zoraïde, d'attendre un vaisseau espagnol plutôt que de t'en aller
avec des Français, qui sont ennemis de ta nation? Madame, répondis-je,
quoiqu'il puisse arriver bientôt, dit-on, un navire d'Espagne, j'ai si
grande envie de revoir ma famille et mon pays, que je ne puis me
résoudre à retarder mon départ. Tu es sans doute marié, dit Zoraïde, et
tu souhaites de revoir ta femme? Je ne le suis pas, madame, mais j'ai
donné ma parole de l'être aussitôt que je serai dans mon pays. Et celle
à qui tu as donné ta parole est-elle belle? demanda Zoraïde. Elle est si
belle, répondis-je, que pour en donner une idée, je dois dire qu'elle
vous ressemble. Cette réponse fit sourire Agimorato: Par Allah,
chrétien, me dit-il, tu n'es pas à plaindre si ta maîtresse ressemble à
ma fille, qui n'a point sa pareille dans tout Alger; regarde-la bien, et
vois si je dis vrai. Le père de Zoraïde nous servait comme d'interprète
dans cette conversation; car, pour elle, quoiqu'elle entendît assez bien
la _langue franque_, elle s'expliquait beaucoup plus par signes
qu'autrement.

Sur ces entrefaites, un More, ayant aperçu quatre Turcs franchissant les
murailles du jardin pour cueillir du fruit, vint, en courant, donner
l'alarme. Agimorato se troubla, car les Mores redoutent extrêmement les
Turcs, et surtout les soldats, qui les traitent avec beaucoup
d'insolence. Rentre dans la maison, ma fille, dit Agimorato, et restes-y
jusqu'à ce que j'aie parlé à ces chiens. Toi, chrétien, ajouta-t-il,
prends de la salade autant que tu voudras, et que Dieu te conduise en
santé dans ton pays. Je m'inclinai, en signe de remercîment, et
Agimorato s'en fut au-devant de ces Turcs, me laissant seul avec
Zoraïde, qui fit alors semblant de se conformer à l'ordre de son père.
Mais dès qu'elle le vit assez éloigné, elle revint sur ses pas, et me
dit les yeux pleins de larmes: _Amexi, christiano, amexi?_ ce qui veut
dire: Tu t'en vas donc, chrétien, tu t'en vas? Oui, madame, répondis-je;
mais je ne m'en irai point sans vous. Tout est prêt pour vendredi;
comptez sur moi: je vous donne ma parole de vous emmener chez les
chrétiens. J'avais dit ce peu de mots de manière à me faire comprendre;
alors, appuyant sa main sur mon épaule, elle se dirigea d'un pas
tremblant vers la maison.

Tandis que nous marchions ainsi, nous aperçûmes Agimorato qui revenait.
Pensant bien qu'il nous avait vus dans cette attitude, je tremblais pour
ma chère Zoraïde; mais elle au lieu de retirer sa main, elle s'approcha
encore plus de moi, et, appuyant sa tête contre ma poitrine, se laissa
aller comme une personne défaillante, pendant que de mon côté je
feignais de la soutenir. En voyant sa fille en cet état, Agimorato lui
demanda ce qu'elle avait; et n'obtenant pas de réponse: Sans doute,
dit-il, ma fille s'est évanouie de la frayeur que ces chiens lui ont
faite, et il la prit entre ses bras. Zoraïde poussa un grand soupir, en
me disant les yeux pleins de larmes: Va-t'en, chrétien, va-t'en. Mais
pourquoi veux-tu qu'il s'en aille, ma fille? dit Agimorato; il ne t'a
point fait de mal, et les Turcs se sont retirés. Ne crains rien, il n'y
a personne ici qui veuille te causer du déplaisir. Ces Turcs, dis-je à
Agimorato, l'ont sans doute épouvantée, et puisqu'elle veut que je m'en
aille, il n'est pas juste que je l'importune: avec votre permission,
ajoutai-je, je reviendrai ici quelquefois pour chercher de la salade,
parce que mon maître n'en trouve pas de pareille ailleurs. Tant que tu
voudras, répondit Agimorato; ce que vient de dire ma fille ne regarde ni
toi ni aucun des chrétiens; elle désirait seulement que les Turcs s'en
allassent; mais comme elle était un peu troublée, elle s'est méprise, ou
peut-être a-t-elle voulu t'avertir qu'il est temps de cueillir tes
herbes.

Ayant pris congé d'Agimorato et de sa fille, qui, en se retirant, me
montra qu'elle se faisait une violence extrême, je visitai le jardin
tout à mon aise; j'en étudiai les diverses issues, en un mot tout ce qui
pouvait favoriser notre entreprise, et j'allai en donner connaissance au
renégat et à mes compagnons.

Enfin le temps s'écoula et amena pour nous le jour tant désiré. A
l'entrée de la nuit le renégat vint jeter l'ancre en face du jardin
d'Agimorato. Mes rameurs, déjà cachés en plusieurs endroits des
environs, m'attendaient avec inquiétude, parce que n'étant point
instruits de notre dessein et ne sachant pas que le renégat fût de nos
amis, il ne s'agissait plus, disaient-ils, que d'attaquer la barque,
d'égorger les Mores qui la montaient pour s'en rendre maîtres, et de
fuir. Quand j'arrivai avec mes compagnons, nos Espagnols me reconnurent,
et vinrent se joindre à nous. Par bonheur les portes de la ville étaient
déjà fermées, et il ne paraissait plus personne de ce côté-là. Une fois
réunis, nous délibérâmes sur ce qui était préférable, ou de commencer
par enlever Zoraïde, ou de nous assurer des Mores. Mais le renégat, qui
survint pendant cette délibération, nous dit qu'il était temps de mettre
la main à l'œuvre; que ces Mores étant la plupart endormis, et ne se
tenant point sur leurs gardes, il fallait s'en rendre maîtres avant
d'aller chercher Zoraïde. Se dirigeant aussitôt vers la barque, il sauta
le premier à bord, le cimeterre à la main: Que pas un ne bouge, s'il
veut conserver la vie! s'écria-t-il en langue arabe. Ces hommes, qui
manquaient de résolution, surpris des paroles du patron, ne firent
seulement pas mine de saisir leurs armes, dont ils étaient d'ailleurs
très-mal pourvus. On les mit sans peine à la chaîne, les menaçant de la
mort au moindre cri. Une partie des nôtres resta pour les garder. Puis,
le renégat servant de guide au reste de notre troupe, nous courûmes au
jardin, et, ayant ouvert la porte, nous approchâmes de la maison sans
être vus de personne.

Zoraïde nous attendait à sa fenêtre. Quand elle nous vit approcher, elle
demanda à voix basse si nous étions _Nazarani_, ce qui veut dire
chrétiens; je lui répondis affirmativement, et qu'elle n'avait qu'à
descendre. Ayant reconnu ma voix, elle n'hésita pas un seul instant, et,
descendant en toute hâte, elle se montra à nos yeux si belle, si
richement parée, que je ne pourrais en donner l'idée. Je pris sa main,
que je baisai; le renégat et mes compagnons en firent autant pour la
remercier de la liberté qu'elle nous procurait. Le renégat lui demanda
où était son père; elle répondit qu'il dormait. Il faut l'éveiller,
répliqua-t-il, et l'emmener avec nous. Non, non, dit Zoraïde, qu'on ne
touche point à mon père: j'emporte avec moi tout ce que j'ai pu réunir,
et il y en a assez pour vous rendre tous riches. Elle rentra chez elle
en disant qu'elle reviendrait bientôt. En effet, nous ne tardâmes pas à
la revoir portant un coffre rempli d'écus d'or, et si lourd qu'elle
fléchissait sous le poids.

La fatalité voulut qu'en cet instant Agimorato s'éveillât. Le bruit
qu'il entendit lui fit ouvrir la fenêtre, et, à la vue des chrétiens, il
se mit à pousser des cris. Dans ce péril, le renégat, sentant combien
les moments étaient précieux avant qu'on pût venir au secours, s'élança
dans la chambre d'Agimorato avec quelques-uns de nos compagnons, pendant
que je restai auprès de Zoraïde, tombée presque évanouie entre mes bras.
Bref, ils firent si bien, qu'au bout de quelques minutes ils accoururent
nous rejoindre, emmenant avec eux le More, les mains liées et un
mouchoir sur la bouche.

Nous les dirigeâmes tous deux vers la barque, où nos gens nous
attendaient dans une horrible anxiété. Il était environ deux heures de
la nuit quand nous y entrâmes. On ôta à Agimorato le mouchoir et les
liens, en le menaçant de le tuer s'il jetait un seul cri. Tournant les
yeux sur sa fille qu'il ne savait pas encore s'être livrée elle-même,
il fut étrangement surpris de voir que je la tenais embrassée, et
qu'elle le souffrait sans résistance; il poussa un soupir, et
s'apprêtait à lui faire d'amers reproches, quand les injonctions du
renégat lui imposèrent silence.

Dès que l'on commença à ramer, Zoraïde me fit prier par le renégat de
rendre la liberté aux prisonniers, menaçant de se jeter à la mer plutôt
que de souffrir qu'on emmenât captif un père qui l'aimait si tendrement,
et pour qui elle avait une affection non moins vive. J'y consentis
d'abord; mais le renégat m'ayant représenté combien il était dangereux
de délivrer des gens qui ne seraient pas plus tôt libres qu'ils
compromettraient notre entreprise, nous tombâmes tous d'accord de ne les
relâcher que sur le sol chrétien. Aussi, après nous être recommandés à
Dieu, nous naviguâmes gaiement, à l'aide de nos bons rameurs, faisant
route vers les îles Baléares, terre chrétienne la plus proche. Mais tout
à coup le vent du nord s'éleva, et, la mer grossissant à chaque instant,
il devint impossible de conserver cette direction: nous fûmes contraints
de tourner la proue vers Oran, non sans appréhension d'être découverts
ou de rencontrer quelques bâtiments faisant la course. Pendant ce temps,
Zoraïde tenait sa tête entre ses mains pour ne pas voir son père, et
j'entendais qu'elle priait _Lela Marien_ de venir à notre secours.

Nous avions fait trente milles environ, quand le jour, qui commençait à
poindre, nous laissa voir la terre à trois portées de mousquet. Nous
gagnâmes la haute mer, devenue moins agitée; puis lorsque nous fûmes à
deux lieues du rivage, nous dîmes à nos Espagnols de ramer plus
lentement, afin de prendre un peu de nourriture. Ils répondirent qu'ils
mangeraient sans quitter les rames, parce que le moment de se reposer
n'était pas venu. Un fort coup de vent nous ayant alors assaillis à
l'improviste, nous fûmes obligés de hisser la voile et de cingler de
nouveau sur Oran. On donna à manger aux Mores, que le renégat consolait
en leur affirmant qu'ils n'étaient point esclaves, et que bientôt ils
seraient libres.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Elle me dit, les yeux pleins de larmes: Tu t'en vas donc, chrétien, tu
t'en vas? (p. 223.)]

Il tint le même langage au père de Zoraïde; mais le vieillard répondit:
Chrétiens, après vous être exposés à tant de périls pour me ravir la
liberté, pensez-vous que je sois assez simple pour croire que vous ayez
l'intention de me la rendre si libéralement et si vite, surtout me
connaissant, et sachant de quel prix je puis la payer? Si vous voulez la
mettre à prix, je vous offre tout ce que vous demanderez pour moi et
pour ma pauvre fille, ou seulement pour elle, qui m'est plus chère que
la vie.

En achevant ces mots, il se mit à verser des larmes amères. Zoraïde, qui
s'était tournée vers son père, en voyant son affliction, l'embrassa
tendrement, et ils pleurèrent tous deux avec de telles expressions de
tendresse et de douleur, que la plupart d'entre nous sentirent leurs
yeux se mouiller de larmes.

Mais lorsque Agimorato vint à s'apercevoir que sa fille était parée et
aussi couverte de pierreries que dans un jour de fête: Qu'est-ce que
ceci? lui dit-il. Hier, avant notre malheur, tu portais tes vêtements
ordinaires, et aujourd'hui que nous avons sujet d'être dans la dernière
affliction, te voilà parée de ce que tu as de plus précieux, comme au
temps de ma prospérité? Réponds à cela, je te prie, car j'en suis encore
étonné plus que de l'infortune qui nous accable.

Zoraïde ne répondait rien, quand tout à coup son père, découvrant dans
un coin de la barque sa cassette de pierreries, lui demanda, frappé
d'une nouvelle surprise, comment ce coffre se trouvait entre nos mains.

Seigneur, lui dit le renégat, n'obligez point votre fille à s'expliquer
là-dessus; je vais tout vous apprendre en peu de mots: Zoraïde est
chrétienne; elle a été la lime de nos chaînes, et c'est elle qui nous
rend la liberté; elle vient avec nous de son plein gré, heureuse surtout
d'avoir embrassé une religion aussi pleine de vérités que la vôtre l'est
de mensonges. Cela est-il vrai, ma fille? dit le More. Oui, mon père,
répondit Zoraïde. Tu es chrétienne! s'écria Agimorato; c'est donc toi
qui as mis ton père au pouvoir de ses ennemis? Je suis chrétienne, il
est vrai, répliqua Zoraïde; mais je ne vous ai point mis dans l'état où
vous êtes; jamais je n'ai pensé à vous livrer, ni à vous causer le
moindre déplaisir; j'ai seulement voulu chercher un bien que je ne
pouvais trouver parmi les Mores. Et quel est ce bien, ma fille? dit le
vieillard. Demandez-le à Lela Marien, répondit Zoraïde; elle vous
l'apprendra mieux que moi.

Agimorato n'eut pas plutôt entendu cette réponse, que sans dire un mot
il se précipita dans la mer, et il y eut certainement trouvé la mort
sans les longs vêtements qu'il portait. Aux cris de Zoraïde, on s'élança
et l'on parvint à remettre le vieillard dans la barque à demi-mort et
privé de sentiment. Pénétrée de douleur, Zoraïde embrassait avec
désespoir le corps de son père; mais grâce à nos soins, au bout de
quelques heures il reprit connaissance.

Bientôt le vent changea; alors nous fûmes forcés de nous diriger vers la
terre, craignant sans cesse d'y être jetés, et tâchant de nous en
garantir à force de rames. Mais notre bonne étoile nous fit aborder à
une cale voisine d'un petit cap ou promontoire que les Mores appellent
la _Cava rumia_[53], ce qui en leur langue veut dire la _mauvaise femme
chrétienne_, parce que la tradition raconte que Florinde, cette fameuse
fille du comte Julien, qui fut la cause de la perte de l'Espagne, y est
enterrée. Ils regardent comme un mauvais présage d'être obligé de se
réfugier dans cet endroit, et ils ne le font jamais que par nécessité:
mais ce fut pour nous un port assuré contre la tempête qui nous
menaçait. Nous plaçâmes des sentinelles à terre, et, sans abandonner les
rames, nous prîmes un peu de nourriture, priant Dieu de mener à bonne
fin une entreprise si bien commencée.

  [53] Le mot _cava_, signifie mauvaise, et _rumia_ veut dire
  chrétienne.

Pour céder aux supplications de Zoraïde, on se prépara à mettre à terre
son père et les autres Mores prisonniers. En effet, le ciel ayant exaucé
nos prières, et la mer étant devenue plus tranquille, nous déliâmes les
Mores, et contre leur espérance nous les déposâmes sur le rivage. Mais
quand on voulut faire descendre le père de Zoraïde: Chrétiens, nous
dit-il, pourquoi pensez-vous que cette méchante créature souhaite de me
voir en liberté? croyez-vous qu'un sentiment d'amour et de pitié
l'engage à ne pas me rendre le témoin de ses mauvais desseins?
Croyez-vous qu'elle ait changé de religion dans l'espoir que la vôtre
soit meilleure que la sienne? Non, non, c'est parce qu'elle sait que les
femmes sont plus libres chez vous que chez les Mores. Infâme,
ajouta-t-il en se tournant vers elle, pendant que nous le tenions à
bras-le-corps pour prévenir quelque emportement, fille dénaturée, que
cherches-tu? où vas-tu, aveugle? ne vois-tu point que tu te jettes
entre les bras de nos plus dangereux ennemis? Va, misérable! je me
repens de t'avoir donné la vie. Que l'heure en soit maudite à jamais! à
jamais maudits soient les soins que j'ai pris de ton enfance!

Voyant que ces imprécations ne tarissaient pas, je fis promptement
déposer sur le rivage Agimorato; mais à peine y fut-il qu'il les
recommença avec une fureur croissante, priant Allah de nous engloutir
dans les flots; puis, quand il crut que ses paroles ne pouvaient presque
plus arriver jusqu'à nous, la barque commençant à s'éloigner, il
s'arracha les cheveux et la barbe, et se roula par terre avec de si
grandes marques de désespoir, que nous redoutions quelque funeste
événement.

Mais bientôt nous l'entendîmes crier de toutes ses forces: Reviens, ma
chère fille, reviens! je te pardonne; laisse à tes ravisseurs ces
richesses, et viens consoler un père qui t'aime et qui va mourir dans ce
désert où tu l'abandonnes. Zoraïde pleurait à chaudes larmes sans
pouvoir articuler une parole; à la fin, faisant un suprême effort: Mon
père, lui dit-elle, je prie Lela Malien, qui m'a faite chrétienne, de
vous donner de la consolation. Allah m'est témoin que je n'ai pu
m'empêcher de faire ce que j'ai fait; les chrétiens ne m'y ont nullement
forcée; mais je n'ai pu résister à Lela Marien. Zoraïde parlait encore,
quand son père disparut à nos yeux.

Délivrés de cette inquiétude, nous voulûmes profiter d'une brise qui
nous faisait espérer d'atteindre le lendemain les côtes d'Espagne. Par
malheur, notre joie fut de courte durée; peut-être aussi les
malédictions d'Agimorato produisirent-elles leur effet, car vers trois
heures de la nuit, voguant à pleines voiles et les rames au repos, nous
aperçûmes tout à coup, à la clarté de la lune, un vaisseau rond qui
venait par notre travers, et déjà si rapproché que nous eûmes beaucoup
de peine à éviter sa rencontre. Il nous héla, demandant qui nous étions,
d'où nous venions, et où nous allions. A ces questions faites en
français, le renégat ne voulut pas qu'on répondît, assurant, disait-il,
que c'étaient des corsaires français qui pillaient indifféremment amis
et ennemis. Nous pensions déjà en être quittes pour la peur, quand nous
reçûmes deux boulets ramés, dont l'un coupa en deux notre grand mât, qui
tomba dans la mer avec la voile, et dont l'autre donna dans les flancs
de la barque, et la perça de part en part, sans pourtant blesser
personne. En nous sentant couler, nous demandâmes du secours aux gens du
vaisseau, leur criant de venir nous prendre, parce que nous périssions.
Ils diminuèrent de voiles, et, mettant la chaloupe à la mer, ils vinrent
au nombre de douze, mousquet et mèche allumée; lorsqu'ils eurent reconnu
que la barque enfonçait, ils nous prirent avec eux, tout en nous
reprochant de nous être attiré ce traitement par notre incivilité.

A peine fûmes-nous montés à leur bord, qu'après s'être informés de ce
qu'ils voulaient savoir, ils se mirent à nous traiter en ennemis: nous
dépouillant du peu que nous possédions, car la cassette où étaient les
pierreries, avait été jetée à la mer par le renégat sans que personne
s'en fût aperçu. Ils ôtèrent aussi à Zoraïde les bracelets qu'elle avait
aux pieds et aux mains; et plus d'une fois je craignis qu'ils ne
passassent à des violences plus graves; mais heureusement ces gens-là,
tout grossiers qu'ils sont, n'en veulent qu'au butin, dont ils sont si
avides, qu'ils nous auraient enlevé jusqu'à nos habits d'esclaves s'ils
avaient pu s'en servir. Un moment ils délibérèrent entre eux s'ils ne
nous jetteraient point à la mer, enveloppés dans une voile, parce
qu'ayant dessein, disaient-ils, de trafiquer dans quelques ports de
l'Espagne, sous pavillon anglais, ils craignaient que nous ne
donnassions avis de leurs brigandages. Beaucoup furent de cette opinion;
mais le capitaine, à qui la dépouille de ma chère Zoraïde était tombée
en partage, déclara qu'il était content de sa prise, et qu'il ne
songeait plus qu'à repasser le détroit de Gibraltar, pour regagner,
sans s'arrêter, le port de la Rochelle, d'où il était parti. S'étant mis
d'accord sur ce point, le jour suivant ils nous donnèrent leur chaloupe
avec le peu de vivres qu'il fallait pour le reste de notre voyage, car
nous étions déjà proche des terres d'Espagne, dont la vue nous causa
tant de joie que nous en oubliâmes toutes nos disgrâces.

Il était midi environ quand nous descendîmes dans la chaloupe, avec deux
barils d'eau et un peu de biscuit. Touché de je ne sais quelle pitié
pour Zoraïde, le capitaine, en nous quittant, lui remit quarante écus
d'or, et de plus défendit à ses compagnons de la dépouiller de ses
habits, qui sont ceux qu'elle porte encore aujourd'hui. Nous prîmes
congé de ces hommes, en les remerciant et en leur témoignant moins de
déplaisir que de reconnaissance; et pendant qu'ils continuaient leur
route, nous voguâmes en hâte vers la terre, que nous avions en vue, et
dont nous approchâmes tellement au coucher du soleil, que nous aurions
pu aborder avant la nuit. Mais comme le temps était couvert, et que nous
ne connaissions point le pays, nous n'osâmes débarquer, malgré l'avis de
plusieurs d'entre nous, qui disaient, non sans raison, qu'il valait
mieux donner contre un rocher, loin de toute habitation, plutôt que de
s'exposer à la rencontre des corsaires de Tétouan, qui toutes les nuits
infestent ces parages.

De ces avis opposés il s'en forma un troisième, ce fut d'approcher peu à
peu de la côte, et de descendre dès que l'état de la mer le permettrait.
On continua donc à ramer, et vers minuit nous arrivâmes près d'une haute
montagne; tous alors nous descendîmes sur le sable, et aussitôt chacun
de nous embrassa la terre avec des larmes de joie, rendant grâce à Dieu
de la protection qu'il nous avait accordée. On ôta les provisions de la
chaloupe, après l'avoir tirée sur le rivage; puis nous nous dirigeâmes
vers la montagne, ne pouvant croire encore que nous fussions chez des
chrétiens et en lieu de sûreté. Le jour venu, il fallut atteindre le
sommet pour découvrir de là quelque village, ou quelque cabane de
pêcheur; mais ne voyant ni habitation, ni chemin, ni même le moindre
sentier, si loin que nous pussions porter la vue, nous nous mîmes en
chemin, soutenus par l'espoir de rencontrer quelqu'un qui nous apprît où
nous étions.

Après avoir fait environ un quart de lieue, le son d'une petite
clochette nous fit penser qu'il y avait non loin de là quelque troupeau,
et en même temps nous vîmes assis au pied d'un liége un berger qui, dans
le plus grand calme, taillait un bâton avec son couteau. Nous
l'appelâmes; il se leva, tourna la tête, et, à ce que nous avons su
depuis, ayant aperçu le renégat et Zoraïde vêtus en Mores, il s'enfuit
avec une vitesse incroyable, en criant: Aux armes! aux armes! et croyant
avoir tous les Mores d'Afrique à ses trousses. Cela nous mit un peu en
peine; aussi, prévoyant que tout le canton allait prendre l'alarme, et
ne manquerait pas de venir nous reconnaître, nous fîmes prendre au
renégat, la casaque d'un des nôtres, au lieu de sa veste; puis, nous
recommandant à Dieu, nous suivîmes la trace du berger, toujours dans
l'appréhension de voir d'un moment à l'autre la cavalerie de la côte
fondre sur nous. Au bout de deux heures, la chose arriva comme nous
l'avions pensé.

A peine étions-nous entrés dans la plaine, à la sortie d'une vaste
lande, que nous aperçûmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au
grand trot à notre rencontre. Nous fîmes halte pour les attendre; mais
quand ils furent arrivés, et qu'au lieu de Mores qu'ils cherchaient, ils
virent une petite troupe de chrétiens misérables et en désordre, ils
s'arrêtèrent tout surpris et nous demandèrent si ce n'était point nous
qui avions causé l'alarme. Je répondis que oui, et je me préparais à en
dire davantage, lorsqu'un de mes compagnons, reconnaissant le cavalier
qui parlait, m'interrompit en s'écriant: Dieu soit loué, qui nous a si
bien adressés! car, si je ne me trompe, nous sommes dans la province de
Velez-Malaga; et vous, seigneur, si ma captivité ne m'a point fait
perdre la mémoire, vous êtes Pedro Bustamente, mon cher oncle.

[Illustration: Reviens, ma chère fille, reviens, je te pardonne!
(p. 227).]

A ce nom, le cavalier sauta à bas de son cheval, et courut embrasser le
jeune homme: Oui, c'est moi, mon cher neveu, lui dit-il; oui, c'est bien
toi, mon enfant, que j'ai cru mort et pleuré tant de fois; ta mère et
toute ta famille auront bien de la joie de ton retour: nous avions enfin
appris que tu étais à Alger, et à tes vêtements comme à ceux de tes
compagnons, je comprends que vous vous êtes sauvés par quelque voie
extraordinaire. Cela est vrai, répondit le captif, et Dieu aidant, nous
vous en ferons le récit.

Dès qu'ils surent que nous étions des chrétiens esclaves, les cavaliers
mirent pied à terre, et chacun offrit sa monture pour nous conduire à
Velez-Malaga, qui était distant d'une lieue et demie. Quelques-uns
d'entre eux se chargèrent d'aller prendre la barque pour la porter à la
ville; les autres nous prirent en croupe de leurs chevaux; et Bustamente
fit monter Zoraïde avec lui sur le sien. En cet équipage nous fûmes
accueillis avec joie par tous les habitants, qui, déjà prévenus,
venaient au-devant de nous. Ils s'étonnaient peu de voir des esclaves et
des Mores esclaves, parce que ceux qui habitent ces côtes sont
accoutumés à semblables rencontres. Quant à Zoraïde, la fatigue du
chemin et la joie de se voir parmi les chrétiens, donnaient des couleurs
si vives et tant d'éclat à sa beauté, que, je puis le dire sans
flatterie, elle excitait l'admiration générale. Tout le peuple nous
accompagna à l'église, pour aller rendre grâces à Dieu. Nous n'y fûmes
pas plus tôt entrés, que Zoraïde s'écria: Voilà des visages qui
ressemblent à celui de Lela Marien. Nous lui dîmes que c'étaient ses
images, et le renégat lui expliqua de son mieux pourquoi elles étaient
là, afin qu'elle leur rendît le même hommage que les chrétiens.

L'esprit vif de Zoraïde lui fit comprendre aisément les paroles du
renégat, et dans sa dévotion naïve elle montra à sa manière une si
véritable piété que tous ceux qui la regardaient pleuraient de joie. En
sortant de l'église, on nous donna des logements, et mon compagnon, ce
neveu de Bustamente, nous emmena, le renégat, Zoraïde et moi, dans la
maison de son père, qui nous reçut avec la même affection qu'il
témoignait à son propre fils. Après avoir passé environ six jours à
Velez-Malaga, et avoir fait toutes les démarches nécessaires à sa
sûreté, le renégat se rendit à Grenade afin de rentrer, par le moyen de
la Sainte-Inquisition, dans le giron de l'Église, et chacun de nos
compagnons prit le parti qui lui plut. Zoraïde et moi nous restâmes
seuls avec le secours qu'elle tenait de la libéralité du corsaire
français, dont j'employai une partie à acheter cette monture afin de lui
épargner de la fatigue.

Maintenant, lui servant toujours de protecteur et d'écuyer, nous allons
savoir si mon père est encore vivant, et si l'un de mes frères a
rencontré un meilleur sort que le mien, quoique après tout je n'aie pas
lieu de m'en plaindre, puisqu'il me vaut l'affection de Zoraïde, dont la
beauté et la vertu sont pour moi d'un plus haut prix que tous les
trésors du monde. Mais je voudrais pouvoir la dédommager de tout ce
qu'elle a perdu, et qu'elle n'eût pas lieu de se repentir d'avoir
abandonné tant de richesses, et un père qui l'aimait si tendrement, pour
accompagner un malheureux. Rien de plus admirable que la patience dont
elle a fait preuve dans toutes les fatigues que nous avons souffertes et
de tous les accidents qui nous sont arrivés, si ce n'est le désir ardent
qu'elle a de se voir chrétienne. Aussi, quand je ne serais point son
obligé autant que je le suis, sa seule vertu m'inspirerait toute
l'estime et l'attachement que je lui dois par reconnaissance, et
m'engagerait à la servir et à l'honorer toute ma vie. Mais le bonheur
que j'éprouve d'être à elle est troublé par l'inquiétude de savoir si je
pourrai trouver dans mon pays quelque abri pour la retirer, mon père
étant mort sans doute, et mes frères occupant, je le crains, des emplois
qui les tiennent éloignés du lieu de leur naissance, sans compter que la
fortune ne les aura peut-être pas mieux traités que moi-même.

Seigneurs, telle est mon histoire. J'aurais désiré vous la raconter
aussi agréablement qu'elle est pleine d'étranges aventures; mais je n'ai
point l'art de faire valoir les choses, et dans un pays où j'ai été
obligé d'apprendre une autre langue, j'ai presque oublié la mienne.
Aussi je crains bien de vous avoir ennuyés par la longueur de ce récit;
cependant il n'a pas dépendu de moi de le faire plus court, et j'en ai
même retranché plusieurs circonstances.



CHAPITRE XLII

DE CE QUI ARRIVA DE NOUVEAU DANS L'HOTELLERIE, ET DE PLUSIEURS AUTRES
CHOSES DIGNES D'ÊTRE CONNUES


Après ces dernières paroles, le captif se tut. En vérité, seigneur
capitaine, lui dit don Fernand, la manière dont vous avez raconté votre
histoire égale l'intérêt et le charme de l'histoire elle-même; tout y
est curieux, extraordinaire, et plein des plus merveilleux incidents;
dût le jour de demain nous retrouver occupés à vous écouter, nous
serions aises de l'entendre encore une fois. Cardenio et les autres
convives lui firent les mêmes compliments, mêlés d'offres si
obligeantes, que le captif ne pouvait suffire à exprimer sa
reconnaissance, et il remerciait Dieu d'avoir trouvé tant d'amis dans sa
mauvaise fortune. Don Fernand ajouta que s'il voulait l'accompagner, il
prierait le marquis, son frère, d'être parrain de Zoraïde, et que pour
lui, il se chargeait de le mettre en mesure de rentrer dans son pays
avec toute la considération due à son mérite. Le captif les remercia
courtoisement, et se défendit de bonne grâce d'accepter ces offres
généreuses.

Cependant le jour baissait, et quand la nuit fut venue, un carrosse
s'arrêta devant la porte de l'hôtellerie, escorté de quelques cavaliers
qui demandèrent à loger. On leur répondit qu'il n'y avait pas un pied
carré de libre dans toute la maison. Pardieu, dit un des cavaliers qui
avait déjà pied à terre, il y aura bien toujours place pour monseigneur
l'auditeur. A ce nom, l'hôtesse se troubla: Seigneur, reprit-elle, je
veux dire que nous n'avons point de lits vacants; mais si monseigneur
fait porter le sien, comme je n'en doute pas, nous lui abandonnerons
volontiers notre chambre pour que Sa Grâce s'y établisse. A la bonne
heure, dit l'écuyer.

En même temps descendait du carrosse un homme de bonne mine, dont le
costume indiquait la dignité. Sa longue robe à manches tailladées
faisait assez connaître qu'il était auditeur, comme l'avait annoncé son
valet. Il tenait par la main une jeune demoiselle d'environ quinze à
seize ans, en habit de voyage, mais si fraîche, si jolie et de si bon
air, que tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie la trouvèrent non moins
belle que Dorothée, Luscinde et Zoraïde. Don Quichotte, qui se trouvait
présent, ne put s'empêcher, en le voyant s'avancer, de lui adresser ces
paroles: Seigneur, lui dit-il, que Votre Grâce entre avec assurance dans
ce château, et y demeure tant qu'il lui plaira. Tout étroit qu'il est et
assez mal pourvu des choses nécessaires, il peut suffire à n'importe
quel homme de guerre ou de lettres, surtout quand il se présente, ainsi
que Votre Grâce, accompagné d'une si charmante personne, devant qui
non-seulement les portes des châteaux doivent s'ouvrir, mais les rochers
se dissoudre, et les montagnes s'abaisser. Que Votre Grâce entre donc
dans ce paradis, elle y trouvera des soleils et des étoiles dignes de
faire compagnie à l'astre éblouissant qu'elle conduit par la main: je
veux dire les armes à leur poste, et la beauté dans toute son
excellence.

Tout interdit de cette harangue, l'auditeur se mit à considérer notre
héros de la tête aux pieds, non moins étonné de sa figure que de ses
paroles. Pendant que Luscinde et Dorothée entendant l'hôtesse vanter la
beauté de la jeune voyageuse, s'avançaient avec empressement pour la
recevoir, Don Fernand, Cardenio et le curé vinrent se joindre à elles;
et tous accablèrent l'auditeur de tant de civilités, qu'il avait à peine
le temps de se reconnaître; aussi, tout surpris de ce qu'il venait de
voir et d'entendre en si peu de temps, il entra dans l'hôtellerie,
faisant de grandes révérences à droite et à gauche sans savoir que
répondre. Il ne doutait pas qu'il n'eût affaire à des gens de qualité;
mais le visage, le costume et les manières de don Quichotte le
déroutaient. Enfin, après force compliments de part et d'autre, on
arrêta que les dames coucheraient toutes dans la même chambre, et que
les hommes se tiendraient au dehors, comme leurs protecteurs et leurs
gardiens; l'auditeur consentit à tout et s'accommoda du lit de
l'hôtelier joint à celui qu'il faisait porter.

Quant au captif, dès le premier regard jeté sur l'auditeur, il avait
ressenti de secrets mouvements qui lui disaient que cet inconnu était
son frère; mais dans la joie que lui donnait cette rencontre, ne voulant
pas s'en rapporter à son pressentiment, il demanda à l'un des écuyers le
nom de son maître. L'écuyer répondit qu'il s'appelait Juan Perez de
Viedma; et qu'il le croyait originaire des montagnes de Léon. Cette
réponse acheva de confirmer le captif dans son opinion, il prit à part
don Fernand, Cardenio et le curé, et les assura que le voyageur était
certainement ce frère qui avait voulu se livrer à l'étude; que ses gens
venaient de lui apprendre qu'il était auditeur dans les Indes, en
l'audience du Mexique, et que la jeune demoiselle était sa fille, dont
la mère était morte en la mettant au monde. Là-dessus il leur demanda
conseil sur la manière dont il pourrait se faire reconnaître, et s'il ne
devait pas d'abord s'assurer de l'accueil qui lui était réservé, parce
que, dans le dénûment où il se trouvait, l'auditeur aurait peut-être
quelque honte de l'avouer pour son frère.

Seigneur, laissez-moi tenter cette épreuve, dit le curé; j'ai bonne
opinion du succès, et à sa physionomie je vois d'avance qu'il n'a pas ce
sot orgueil qui fait mépriser les gens que la fortune persécute.

Je ne voudrais pourtant pas me présenter brusquement, reprit le captif;
il serait préférable, ce me semble, de le pressentir et de le préparer
adroitement à me revoir.

Encore une fois, répliqua le curé, si vous voulez vous en rapporter à
moi, je ne doute point que vous n'ayez satisfaction, et vous me ferez
plaisir en me procurant cette occasion de vous rendre service.

Le souper étant servi, l'auditeur se mit à table; don Fernand, ses
compagnons, le curé et Cardenio vinrent lui tenir compagnie, quoiqu'ils
eussent déjà pris leur repas du soir; les dames, de leur côté, restèrent
avec la jeune fille, qui alla souper dans l'autre chambre, où le captif
entra sous prétexte de servir d'interprète à Zoraïde.

Le curé, s'adressant à l'auditeur, pendant qu'il mangeait: Seigneur, lui
dit-il, étant jadis esclave à Constantinople, j'ai eu un compagnon de ma
mauvaise fortune du même nom que Votre Grâce; c'était un brave homme, et
un des meilleurs officiers de l'infanterie espagnole; mais le pauvre
diable éprouva autant de traverses qu'il avait de mérite.

Et comment s'appelait cet officier? demanda l'auditeur.

Ruiz Perez de Viedma, répondit le curé, et il était des montagnes de
Léon. Un jour, il me raconta une particularité assez étrange de lui et
de ses deux frères: son père, me disait-il, craignant, par suite d'une
humeur trop libérale, de dissiper son bien, le partagea entre ses trois
enfants, en y ajoutant des conseils qui faisaient voir qu'il était homme
de sens. Mon compagnon avait choisi la carrière des armes; il s'y
distingua si bien par sa valeur, qu'en peu de temps on lui donna une
compagnie d'infanterie, et il était en passe de devenir mestre de camp,
quand le sort voulut qu'il perdît cet espoir avec la liberté dans cette
grande journée de Lépante, où tant d'esclaves la recouvrèrent; pour moi,
je fus fait prisonnier à la Goulette, et, après divers événements, nous
nous trouvâmes à Constantinople appartenir à un même maître. De là il
fut conduit à Alger, où il lui arriva des aventures qui semblent tenir
du prodige. Le curé termina par le récit succinct de l'histoire du
captif et de Zoraïde, récit que l'auditeur écoutait avec une attention
extrême, jusqu'au moment où les Français, après s'être emparés de la
barque et avoir dépouillé les malheureux Espagnols, laissèrent Zoraïde
et son compagnon dans le plus grand dénûment. Depuis ce jour,
ajouta-t-il, on n'a pas eu de leurs nouvelles, et j'ignore s'ils sont
arrivés en Espagne, ou si les corsaires les ont emmenés en France.

Le captif ne perdait pas une des paroles du curé, et observait avec une
égale attention tous les mouvements de l'auditeur. Celui-ci poussa un
grand soupir, et les yeux pleins de larmes: Ah! seigneur, dit-il au
curé, si vous saviez combien votre récit me touche! Ce brave soldat dont
vous parlez est mon frère aîné, qui, plein d'une généreuse résolution,
embrassa la carrière des armes; moi j'ai préféré celle des lettres, où
Dieu, mes travaux et mes veilles m'ont fait parvenir à la dignité
d'auditeur. Quant à notre frère cadet, il habite le Pérou, où il s'est
enrichi. L'argent qu'il nous a envoyé surpasse de beaucoup la somme
qu'il avait reçue en partage, et elle a mis notre père à même de
satisfaire cette libéralité qui lui est naturelle. Cet excellent homme
vit encore, et tous les jours il prie Dieu de ne point le retirer de ce
monde qu'il n'ait eu la consolation d'embrasser l'aîné de ses enfants,
dont il n'a pas reçu la moindre nouvelle depuis son départ. On a
vraiment peine à comprendre qu'un homme tel que mon frère soit resté
aussi longtemps sans informer de sa situation un père qui l'aime et sans
témoigner quelque sollicitude pour sa famille. Si nous eussions été
instruits de sa disgrâce, il n'aurait pas, à coup sûr, eu besoin de
cette canne merveilleuse qui lui rendit la liberté. Mais je crains bien
qu'il ne l'ait reperdue avec ces corsaires. Et qui sait si ces
misérables ne se seront pas défaits de lui pour mieux cacher leurs
brigandages? Hélas! cette pensée va troubler tout l'agrément que je me
promettais de mon voyage, et je ne saurais plus goûter de véritable
joie. Ah! mon pauvre frère, si je pouvais savoir où vous êtes en ce
moment, je n'épargnerais rien pour adoucir votre misère, et je suis
assuré que notre père donnerait tout pour vous délivrer. O Zoraïde!
aussi libérale que belle, qui pourra jamais vous récompenser dignement?
Que j'aurais de plaisir à voir la fin de vos malheurs, et, par un
mariage tant désiré, de contribuer à faire deux heureux! L'auditeur
prononça ces paroles avec une telle expression de douleur et de
tendresse, que tous ceux qui l'entendaient en furent touchés.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Chacun des cavaliers offrit sa monture pour nous conduire à Velez-Malaga
(p. 229).]

Le curé, voyant que son dessein avait si bien réussi, ne voulut pas
différer plus longtemps: il se leva de table, et allant prendre d'une
main Zoraïde, que suivirent Dorothée, Luscinde et Claire, il saisit en
passant de l'autre main celle du captif: Essuyez vos larmes, seigneur,
dit-il à l'auditeur en revenant vers lui; vous avez devant vous ce cher
frère et cette aimable belle-sœur que vous souhaitez si ardemment de
voir: voilà le capitaine Viedma, et voici la belle More à qui il est
redevable de si grands services; en voyant le misérable état où ces
Français les ont réduits, vous serez heureux de donner un libre cours à
votre générosité.

Le captif courut aussitôt vers son frère, qui, l'ayant considéré quelque
temps et achevant de le reconnaître, se jeta dans ses bras, et tous deux
étroitement attachés l'un à l'autre, ils versèrent tant de larmes
qu'aucun des assistants ne put retenir les siennes. Il serait impossible
de répéter tout ce que se dirent les deux frères: qu'on se figure ce que
de braves gens qui s'aiment peuvent éprouver dans un pareil moment! Ils
se racontèrent succinctement leurs aventures, et à chaque parole ils se
prodiguaient les plus précieuses marques d'une vive amitié. Tantôt
l'auditeur quittait son frère pour embrasser Zoraïde, à qui il faisait
mille offres obligeantes, tantôt il retournait embrasser son frère; la
fille de l'auditeur et la belle More ne pouvaient non plus se séparer,
et par les témoignages de tendresse qu'ils se donnaient les uns aux
autres, ils firent de nouveau couler les larmes de tous les yeux.

Quant à don Quichotte, il regardait tout cela sans dire mot, et
l'attribuait en lui-même aux prodiges de la chevalerie errante. Les deux
frères, après s'être embrassés de nouveau, adressèrent quelques excuses
à la compagnie, qui leur exprima combien elle prenait part à leur joie.
Les compliments étant épuisés de part et d'autre, l'auditeur voulut que
le captif l'accompagnât à Séville, pendant qu'on donnerait avis de son
retour à leur père, afin que le vieillard pût s'y rendre pour assister
au baptême et aux noces de Zoraïde, lui-même devant continuer son
voyage, afin de ne pas laisser échapper l'occasion d'un bâtiment prêt à
mettre à la voile pour les Indes. Tout le monde partageait la joie du
captif, et ne cessait point de le lui témoigner; mais comme il était
fort tard, chacun se décida à aller dormir le reste de la nuit.

Don Quichotte s'offrit à faire la garde du château, afin d'empêcher
qu'un géant ou quelqu'autre brigand de cette espèce, jaloux des trésors
de beautés qu'il renfermait, ne vînt à s'y introduire par surprise. Ceux
qui le connaissaient le remercièrent de son offre et ils apprirent à
l'auditeur la bizarre manie du chevalier de la Triste-Figure, ce qui le
divertit beaucoup. Le seul Sancho se désespérait au milieu de la joie
générale, en voyant qu'on tardait à se mettre au lit; lorsqu'il en eut
enfin reçu la permission de son maître, il alla s'étendre sur le bât de
son âne, qui va lui coûter bien cher, comme nous le verrons tout à
l'heure. Les dames retirées dans leur chambre, et les hommes arrangés de
leur mieux, don Quichotte sortit de l'hôtellerie pour aller se mettre en
sentinelle et faire, comme il l'avait offert, la garde du château.

Or, au moment où l'aube commençait à poindre, les dames entendirent tout
à coup une voix douce et mélodieuse: d'abord elles écoutèrent avec
grande attention, surtout Dorothée, qui s'était éveillée depuis quelque
temps, tandis que Claire Viedma, la fille de l'auditeur, dormait à ses
côtés. Cette voix n'était accompagnée d'aucun instrument, et tantôt il
leur semblait que c'était dans la cour qu'on chantait, tantôt dans un
autre endroit. Comme elles étaient dans ce doute et toujours fort
attentives, Cardenio s'approcha de la porte de leur chambre: Mesdames,
dit-il à demi-voix, si vous ne dormez point, écoutez un jeune muletier
qui chante à merveille.

Nous l'écoutions, et avec beaucoup de plaisir, répondit Dorothée; puis
voyant que la voix recommençait, elle prêta de nouveau l'oreille, et
entendit les couplets suivants:



CHAPITRE XLIII

OU L'ON RACONTE L'INTÉRESSANTE HISTOIRE DU GARÇON MULETIER, AVEC
D'AUTRES ÉVÉNEMENTS EXTRAORDINAIRES ARRIVÉS DANS L'HOTELLERIE


    Je suis un nautonnier d'amour,
  Voguant sur cette mer si fertile en orages;
  Sans connaître de port où se termine un jour
      Ma course et mes voyages.

    J'ai pour guide un astre brillant,
  Dont je suis en tous lieux l'éclatante lumière;
  le soleil n'en voit point de plus étincelant
      En toute sa carrière.

    Mais comme j'ignore son cours,
  Je navigue au hasard, incertain de ma course,
  Attentif seulement à l'observer toujours,
      Et sans autre ressource.

    Trop souvent le jaloux destin,
  Sous le voile fâcheux de quelque retenue,
  Me fait sans guide errer du soir jusqu'au matin
      Le cachant à ma vue.

    Bel astre si doux à mes yeux!
  Ne cache plus le phare utile à mon voyage:
  Si tu cesses de luire, en ces funestes lieux
      Je vais faire naufrage.


En cet endroit de la chanson, Dorothée voulut faire partager à Claire le
plaisir qu'elle éprouvait: elle la poussa deux ou trois fois, et étant
parvenue à l'éveiller: Pardonnez-moi, ma belle enfant, lui dit-elle, si
j'interromps votre sommeil, mais c'est pour vous faire entendre la plus
agréable voix qui soit au monde.

Claire ouvrit les yeux à demi, sans comprendre d'abord ce que lui disait
Dorothée; mais après se l'être fait répéter, elle se mit aussi à
écouter. A peine eut-elle entendu la voix, qu'il lui prit un tremblement
dans tous les membres comme si elle avait eu la fièvre. Ah! madame,
dit-elle en se jetant dans les bras de sa compagne, pourquoi m'avez-vous
réveillée? La plus grande faveur que pouvait à cette heure m'accorder la
fortune, c'était de me tenir les oreilles fermées pour ne pas entendre
ce pauvre musicien.

Ma chère enfant, dit Dorothée, apprenez que celui qui chante n'est qu'un
garçon muletier.

Ce n'est pas un garçon muletier, reprit Claire, c'est un seigneur de
terre et d'âmes, et si bien seigneur de la mienne, que s'il ne veut pas
de lui-même y renoncer, il la conservera éternellement.

Dorothée, surprise de ce discours, qu'elle n'attendait pas d'une fille
de cet âge, lui répondit: Expliquez-vous, ma belle, et apprenez-moi quel
est ce musicien qui vous cause tant d'inquiétude. Mais il me semble
qu'il recommence à chanter; il mérite bien qu'on l'écoute, vous
répondrez ensuite à mes questions.

Oui, dit Claire en se bouchant les oreilles avec ses deux mains pour ne
pas entendre. La voix reprit ainsi:


      Mon cœur, ne perds point l'espérance,
      Persévérons jusques au bout;
      L'amour est le maître de tout;
  On devient plus heureux lorsque moins on y pense.

      Et le triomphe et la victoire
      Suivent un généreux effort;
      Il faut toujours tenter le sort,
  Mais pour les paresseux il n'est aucune gloire.

      L'amour vend bien cher ses caresses;
      Pourrait-on les acheter moins?
      Qu'est-ce que du temps et des soins?
  Un moment de bonheur vaut toutes les richesses[54].


  [54] Ces vers et les précédents sont empruntés à la traduction de
  Filleau de Saint-Martin.

Ici, la voix cessa, et la fille de l'auditeur poussa de nouveaux
soupirs. Dorothée, dont la curiosité s'augmentait, la pria de remplir sa
promesse. Claire, approchant sa bouche de l'oreille de Dorothée pour ne
pas être entendue de Luscinde qui était dans l'autre lit: Celui qui
chante, lui dit-elle, est le fils d'un grand seigneur d'Aragon, qui a sa
maison à Madrid, vis-à-vis celle de mon père. Je ne sais vraiment où ce
jeune gentilhomme a pu me voir, si ce fut à l'église ou ailleurs, car
nos fenêtres étaient toujours soigneusement fermées: quoi qu'il en
soit, il devint amoureux de moi, et il me l'exprimait souvent par une
des fenêtres de sa maison qui ouvrait sur les nôtres, et où je le voyais
verser tant de larmes qu'il me faisait pitié. Je m'accoutumai à sa vue,
et je me mis à l'aimer sans savoir ce qu'il me demandait. Entre autres
signes, je le voyais toujours joindre ses deux mains pour me faire
comprendre qu'il désirait se marier avec moi. J'aurais été bien aise
qu'il en fût ainsi; mais, hélas! seule et sans mère, je ne savais
comment lui faire connaître mes sentiments. Je le laissai donc
continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n'est pourtant quand
mon père n'était pas au logis, celle de hausser un moment la jalousie,
afin qu'il pût me voir, ce dont le pauvre garçon avait tant de joie,
qu'on eût dit qu'il en perdait l'esprit.

Enfin l'époque de notre départ approchait. J'ignore comment il en fut
instruit, car je ne pus trouver moyen de l'en prévenir; j'appris alors
qu'il en était tombé malade de chagrin, et, ce moment venu, il me fut
impossible de lui dire adieu. Mais au bout de deux jours de route, comme
nous entrions dans une hôtellerie qui est à une journée d'ici, voilà que
je l'aperçois sur la porte en habit de muletier, et si bien déguisé, que
je ne l'aurais pas reconnu si je ne l'avais toujours présent à la
pensée. Je fus fort étonnée de cette rencontre; et j'en ressentis bien
de la joie. Quant à lui, il a les yeux sans cesse attachés sur moi,
excepté devant mon père, dont il se cache avec beaucoup de soin. Comme
je sais qui il est, et que c'est par amour pour moi qu'il a fait la
route à pied avec tant de fatigue, j'en ai beaucoup de chagrin, et
partout où il met les pieds, je le suis des yeux. J'ignore quelles sont
ses intentions, ni comment il a pu s'échapper de chez son père, qui
l'aime tendrement, car il n'a que lui pour héritier, et aussi parce
qu'il est fort aimable, comme en jugera sans doute Votre Grâce. On dit
qu'il a beaucoup d'esprit, qu'il compose tout ce qu'il chante, qu'il
fait très-bien les vers. Aussi, chaque fois que je le vois et
l'entends, je tremble que mon père ne vienne à le reconnaître. De ma vie
je ne lui ai adressé la parole, et pourtant je l'aime à tel point qu'il
me serait désormais impossible de vivre sans lui. Voilà, ma chère dame,
tout ce que je puis vous dire de ce musicien dont les accents vous ont
charmée; vous voyez, d'après cela, que ce n'est pas un garçon muletier,
mais le fils d'un grand seigneur.

Calmez-vous, ma chère enfant, reprit Dorothée en l'embrassant; tout ira
bien, et j'espère que des sentiments si raisonnables auront une heureuse
fin.

Hélas! madame, dit Claire, quelle fin dois-je espérer! Son père est un
seigneur si noble et si riche, qu'il m'estimera toujours trop au-dessous
de son fils; et quand à me marier à l'insu du mien, je ne le ferais pas
pour tous les trésors du monde. Je voudrais seulement que ce pauvre
enfant s'en retournât; peut-être alors que ne le voyant plus, et près de
faire moi-même avec mon père un si long voyage, je serai soulagée du mal
dont je souffre, quoique je ne pense pas que cela puisse servir à
grand'chose. Je ne sais, vraiment, quel démon nous a mis ces idées-là
dans la tête, puisque nous sommes tous deux si jeunes, que je le crois à
peine âgé de seize ans, tandis que j'en aurai treize seulement dans
quelques mois, à ce que m'a dit mon père.

Dorothée ne put s'empêcher de sourire de l'ingénuité de l'aimable
Claire: Mon enfant, lui dit-elle, dormons le reste de la nuit; le jour
viendra, et il faut espérer que Dieu aura soin de toutes choses.

Elles se rendormirent après cet entretien, et dans l'hôtellerie régna le
plus profond silence: il n'y avait d'éveillée que la fille de l'hôtelier
et Maritorne, qui, toutes deux connaissant la folie de don Quichotte,
résolurent de lui jouer quelque bon tour, pendant que notre chevalier,
armé de pied en cap et monté sur Rossinante, ne songeait qu'à faire une
garde exacte.

[Illustration: L'auditeur tenait par la main une jeune demoiselle
(p. 231).]

Or, il faut savoir qu'il n'y avait dans toute la maison d'autre fenêtre
donnant sur les champs, qu'une simple lucarne pratiquée dans la
muraille, et par laquelle on jetait la paille pour les mules et les
chevaux. Ce fut à cette lucarne que vinrent se poster les deux
donzelles, et c'est de là qu'elles aperçurent don Quichotte à cheval,
languissamment appuyé sur sa lance et poussant par intervalles de
profonds et lamentables soupirs, comme s'il eût été prêt de rendre
l'âme. O Dulcinée du Toboso! disait-il d'une voix tendre et amoureuse;
type suprême de la beauté, idéal de l'esprit, sommet de la raison,
archives des grâces, dépôt des vertus, et finalement abrégé de tout ce
qu'il y a dans le monde de bon, d'utile et de délectable, que fait Ta
Seigneurie en ce moment? Ta pensée s'occupe-t-elle par aventure du
chevalier, ton esclave qui, dans le seul dessein de te plaire, s'est
exposé volontairement à tant de périls? Oh! donne-moi de ses nouvelles,
astre aux trois visages, qui, peut-être envieux du sien, te livres au
plaisir de la regarder, soit qu'elle se promène dans quelque galerie
d'un de ses magnifiques palais, soit qu'appuyée sur un balcon doré, elle
rêve aux moyens de faire rentrer le calme dans mon âme agitée;
c'est-à-dire de me rappeler d'une triste mort à une délicieuse vie, et,
sans péril pour sa réputation, de récompenser mon amour et mes services.
Et toi, Soleil, qui sans doute ne te hâtes d'atteler tes coursiers
qu'afin de venir admirer plus tôt celle que j'adore, salue-la, je t'en
prie, de ma part; mais garde-toi de lui donner un baiser, car j'en
serais encore plus jaloux que tu ne le fus de cette nymphe ingrate et
légère qui te fit tant courir dans les plaines de la Thessalie ou sur
les rives du Pénée: je ne me rappelle pas bien où ton amour et ta
jalousie t'entraînèrent en cette circonstance.

Notre héros en était là de son pathétique monologue, quand il fut
interrompu par la fille de l'hôtelier, qui, faisant signe avec la main,
lui dit, en l'appelant à voix basse: Mon bon seigneur, approchez quelque
peu, je vous prie. A cette voix, l'amoureux chevalier tourna la tête, et
reconnaissant, à la clarté de la lune, qu'on l'appelait par cette
lucarne, qu'il transformait en une fenêtre à treillis d'or, ainsi qu'il
en voyait à tous les châteaux dont il avait l'imagination remplie, il se
mit dans l'esprit, comme la première fois, que la fille du seigneur
châtelain, éprise de son mérite et cédant à la passion, le sollicitait
de nouveau d'apaiser son martyre. Aussi, plein de cette chimère, et pour
ne pas paraître discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et
s'approcha: Que je vous plains, madame, lui dit-il en soupirant, que je
vous plains d'avoir pris pour but de vos amoureuses pensées un
malheureux chevalier errant, qui ne s'appartient plus, et que l'amour
tient ailleurs enchaîné. Ne m'en voulez pas, aimable demoiselle;
retirez-vous dans votre appartement, je vous en conjure, et à force de
faveurs ne me rendez point encore plus ingrat. Mais si, à l'exception de
mon cœur, il se trouve en moi quelque chose qui puisse payer l'amour
que vous me témoignez, demandez-le hardiment: je jure par les yeux de la
belle et douce ennemie dont je suis l'esclave, de vous l'accorder sur
l'heure, quand bien même vous exigeriez une tresse des cheveux de
Méduse, qui étaient autant d'effroyables couleuvres, ou les rayons du
Soleil lui-même enfermés dans une fiole.

Ma maîtresse n'a pas besoin de tout cela, seigneur chevalier, répondit
Maritorne.

De quoi votre maîtresse a-t-elle besoin, duègne sage et discrète?
demanda don Quichotte.

Seulement d'une de vos belles mains, répondit Maritorne, afin de calmer
un feu dont l'ardeur l'a conduite à cette lucarne en l'absence d'un père
qui, sur le moindre soupçon, hacherait sa fille si menu que l'oreille
resterait la plus grosse partie de toute sa personne.

Qu'il s'en garde bien, repartit don Quichotte, s'il ne veut avoir la
plus terrible fin que père ait jamais eue pour avoir porté une main
insolente sur les membres délicats de son amoureuse fille.

Après un pareil serment, Maritorne ne douta point que don Quichotte ne
donnât sa main. Aussi pour exécuter son projet, elle courut à l'écurie
chercher le licou de l'âne de Sancho, et revint bientôt après juste au
moment où le chevalier venait de se mettre debout sur sa selle, pour
atteindre jusqu'à la fenêtre grillée où il apercevait la passionnée
demoiselle: Voilà, lui dit-il en se haussant, voilà cette main que vous
demandez, madame, ou plutôt ce fléau des méchants qui troublent la terre
par leurs forfaits, cette main que personne n'a jamais touchée, pas même
celle à qui j'appartiens corps et âme; prenez-la cette main, je vous la
donne non pour la couvrir de baisers, mais simplement pour vous faire
admirer l'admirable contexture de ses nerfs, le puissant assemblage de
ses muscles, et la grosseur peu commune de ses veines; jugez, d'après
cela, quelle est la force du bras auquel appartient une telle main.

Nous le verrons dans un instant, dit Maritorne, qui ayant fait un nœud
coulant à l'un des bouts du licou, le jeta au poignet de don Quichotte,
puis s'empressa d'attacher l'autre bout au verrou de la porte.

Le chevalier, sentant la rudesse du lien qui lui retenait le bras, ne
savait que penser: Ma belle demoiselle, lui dit-il avec douceur, il me
semble que Votre Grâce m'égratigne la main au lieu de la caresser,
épargnez-la, de grâce; elle n'a aucune part au tourment que vous
endurez; il n'est pas juste que vous vengiez sur une petite partie de
moi-même la grandeur de votre dépit: quand on aime bien, on ne traite
pas les gens avec cette rigueur.

Il avait beau se plaindre, personne ne l'écoutait, car dès que Maritorne
l'eut lié de telle sorte qu'il ne pouvait plus se détacher, nos deux
donzelles s'étaient retirées en pouffant de rire. Le pauvre chevalier
resta donc debout sur son cheval, le bras engagé dans la lucarne,
fortement retenu par le poignet, et mourant de peur que Rossinante, en
se détournant tant soit peu, ne l'abandonnât à ce supplice d'un nouveau
genre. Dans cette inquiétude il n'osait remuer; et retenant son haleine,
il craignait de faire un mouvement qui impatientât son cheval, car il ne
doutait pas que de lui-même le paisible quadrupède ne fût capable de
rester là un siècle entier. Au bout de quelque temps néanmoins, le
silence de ces dames commença à lui faire penser qu'il était le jouet
d'un enchantement, comme lorsqu'il fut roué de coups dans ce même
château par le More enchanté, et il se reprochait déjà l'imprudence
qu'il avait eue de s'y exposer une seconde fois, après avoir été si
maltraité la première. J'aurais dû me rappeler, se disait-il en
lui-même, que lorsqu'un chevalier tente une aventure sans pouvoir en
venir à bout, c'est une preuve qu'elle est réservée à un autre; et il
est dispensé dans ce cas de l'entreprendre de nouveau. Cependant il
tirait son bras, avec beaucoup de ménagement toutefois, de crainte de
faire bouger Rossinante, mais tous ses efforts ne faisaient que
resserrer le lien, de sorte qu'il se trouvait dans cette cruelle
alternative, ou de se tenir sur la pointe des pieds, ou de s'arracher
le poignet pour parvenir à se remettre en selle. Oh! comme en cet
instant il eût voulu posséder cette tranchante épée d'Amadis, qui
détruisait toutes sortes d'enchantements! que de fois il maudit son
étoile, qui privait la terre du secours de son bras tant qu'il resterait
enchanté! Que de fois il invoqua sa bien-aimée Dulcinée du Toboso! que
de fois il appela son fidèle écuyer Sancho Panza, qui, étendu sur le bât
de son âne, et enseveli dans un profond sommeil, oubliait que lui-même
fût de ce monde!

Finalement, l'aube du jour le surprit, mais si confondu, si désespéré,
qu'il mugissait comme un taureau, et malgré tout si bien persuadé de son
enchantement, que confirmait encore l'incroyable immobilité de
Rossinante, qu'il ne douta plus que son cheval et lui ne dussent rester
plusieurs siècles sans boire, ni manger, ni dormir, jusqu'à ce que le
charme fût rompu, ou qu'un plus savant enchanteur vînt le délivrer.


Il en était là, lorsque quatre cavaliers bien équipés et portant
l'escopette à l'arçon de leurs selles, vinrent frapper à la porte de
l'hôtellerie. Don Quichotte, pour remplir malgré tout le devoir d'une
vigilante sentinelle, leur cria d'une voix haute: Chevaliers ou écuyers,
ou qui que vous soyez, cessez de frapper à la porte de ce château: ne
voyez-vous pas qu'à cette heure ceux qui l'habitent reposent encore? On
n'ouvre les forteresses qu'après le lever du soleil. Retirez-vous, et
attendez qu'il soit jour; nous verrons alors s'il convient ou non de
vous ouvrir.

Quelle diable de forteresse y a-t-il ici, pour nous obliger à toutes ces
cérémonies? dit l'un des cavaliers; si vous êtes l'hôtelier, faites-nous
ouvrir promptement, car nous sommes pressés, et nous ne voulons que
faire donner l'orge à nos montures, puis continuer notre chemin.

Est-ce que j'ai la mine d'un hôtelier? repartit don Quichotte.

Je ne sais de qui vous avez la mine, répondit le cavalier; mais il faut
rêver pour appeler cette hôtellerie un château.

C'en est un pourtant, et des plus fameux de tout le royaume, répliqua
don Quichotte; il a pour hôtes en ce moment tels personnages qui se sont
vus le sceptre à la main et la couronne sur la tête.

C'est sans doute une troupe de ces comédiens qu'on voit sur le théâtre,
répondit le cavalier; car il n'y a guère d'apparence qu'il y ait
d'autres gens dans une pareille hôtellerie.

Vous connaissez peu les choses de la vie, repartit don Quichotte,
puisque vous ignorez encore les miracles qui ont lieu chaque jour dans
la chevalerie errante.

Ennuyés de ce long dialogue, les cavaliers recommencèrent à frapper de
telle sorte, qu'ils finirent par éveiller tout le monde. Or, il arriva
qu'en ce moment la jument d'un d'entre eux s'en vint flairer Rossinante,
qui, immobile et l'oreille basse, continuait à soutenir le corps allongé
de son maître. Rossinante, qui était de chair, quoiqu'il parût de bois,
voulut à son tour s'approcher de la jument qui lui faisait des avances;
mais à peine eût-il bougé tant soit peu, que, glissant de sa selle, les
deux pieds de don Quichotte perdirent à la fois leur appui, et le pauvre
homme serait tombé lourdement s'il n'avait été fortement attaché par le
bras. Il éprouva une telle angoisse, qu'il crut qu'on lui arrachait le
poignet. Allongé par le poids de son corps, il touchait presque à terre,
ce qui lui fut un surcroît de douleur, car, sentant combien peu il s'en
fallait que ses pieds ne portassent, il s'allongeait de lui-même encore
plus, comme font les malheureux soumis au supplice de l'estrapade, et
augmentait ainsi son tourment.



CHAPITRE XLIV

OU SE POURSUIVENT LES ÉVÉNEMENTS INOUIS DE L'HOTELLERIE


Aux cris épouvantables que poussait don Quichotte, l'hôtelier
s'empressa d'ouvrir la porte, pendant que de son côté Maritorne,
éveillée par le bruit et en devinant sans peine la cause, se glissait
dans le grenier afin de détacher le licou et de rendre la liberté au
chevalier, qui roula par terre en présence des voyageurs. Ils lui
demandèrent pour quel sujet il criait si fort; mais, sans leur répondre,
notre héros se relève promptement, saute sur Rossinante, embrasse son
écu, met la lance en arrêt, et, prenant du champ, revient au petit galop
en disant: Quiconque prétend que j'ai été justement enchanté ment comme
un imposteur; je lui en donne le démenti! et pourvu que madame la
princesse de Micomicon m'en accorde la permission, je le défie et
l'appelle en combat singulier.

Ces paroles surprirent grandement les nouveaux venus qui, ayant su
l'humeur bizarre du chevalier, ne s'y arrêtèrent pas davantage et
demandèrent à l'hôtelier s'il n'y avait point chez lui un jeune homme
d'environ quinze ans, vêtu en muletier; en un mot, ils donnèrent le
signalement complet de l'amant de la belle Claire.

Il y a tant de gens de toute sorte dans ma maison, répondit l'hôtelier,
que je n'ai pas pris garde à celui dont vous parlez.

Mais un des cavaliers, reconnaissant le cocher qui avait amené
l'auditeur, s'écria que le jeune homme était sans doute là: Qu'un de
nous, ajouta-t-il, se tienne à la porte et fasse sentinelle, pendant que
les autres le chercheront; il serait bon aussi de veiller autour de
l'hôtellerie, de peur que le fugitif ne s'échappe par-dessus les murs.
Ce qui fut fait.

Le jour étant venu, chacun pensa à se lever, surtout Dorothée et la
jeune Claire, qui n'avaient pu dormir, l'une troublée de savoir son
amant si près d'elle, et l'autre brûlant d'envie de le connaître. Don
Quichotte étouffait de rage, en voyant qu'aucun des voyageurs ne faisait
attention à lui, et s'il n'eût craint de manquer aux lois de la
chevalerie, il les aurait assaillis tous à la fois, pour les contraindre
de répondre à son défi. Mais tenu comme il l'était de n'entreprendre
aucune aventure avant d'avoir rétabli la princesse de Micomicon sur le
trône, il se résigna et regarda faire les voyageurs.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Voilà, dit-il en se haussant, voilà la main que vous demandez, madame
(p. 238).]

L'un d'eux ayant enfin trouvé le jeune garçon qu'ils cherchaient,
endormi tranquillement auprès d'un muletier, le saisit par le bras et
lui dit en l'éveillant: Par ma foi, seigneur don Luis, je vous trouve
dans un bel équipage, et ce lit répond bien aux délicatesses dans
lesquelles vous avez été élevé!

Notre amoureux, encore tout assoupi, se frotta les yeux, et ayant
envisagé celui qui le tenait, reconnut un des valets de son père, ce
dont il fut si surpris qu'il fut longtemps sans pouvoir articuler une
parole.

Seigneur don Luis, continua le valet, vous n'avez qu'un seul parti à
prendre. Retournez chez votre père, si vous ne voulez être bientôt privé
de lui; car il n'y a guère autre chose à attendre de l'état où l'a mis
votre fuite.

Hé! comment mon père a-t-il su que j'avais pris ce chemin et ce
déguisement? répondit don Luis.

En voyant son affliction, un étudiant à qui vous aviez confié votre
dessein lui a tout découvert, et il nous a envoyés à votre poursuite,
ces trois cavaliers et moi. Nous serons heureux de pouvoir bientôt vous
remettre entre les bras d'un père qui vous aime tant.

Oh! il n'en sera que ce que je voudrai, répondit don Luis.

Le muletier auprès de qui don Luis avait passé la nuit, ayant entendu
cette conversation, en alla donner avis à don Fernand et aux autres, qui
étaient déjà sur pied; il leur dit que le valet appelait le jeune homme
seigneur, et qu'on voulait l'emmener malgré lui. Ces paroles leur
donnèrent à tous l'envie de le connaître et de lui prêter secours au cas
où l'on voudrait lui faire quelque violence; ils coururent donc à
l'écurie, où ils le trouvèrent se débattant contre le valet. Dorothée
qui, en sortant de sa chambre, avait rencontré Cardenio, lui conta en
peu de mots l'histoire de Claire et du musicien inconnu, et Cardenio, de
son côté, lui apprit ce qui se passait entre don Luis et les gens de son
père. Mais il ne le fit pas si secrètement que Claire, qui suivait
Dorothée, ne l'entendît. Elle en fut si émue, qu'elle faillit
s'évanouir. Heureusement Dorothée la soutint et l'emmena dans sa
chambre, après que Cardenio l'eût assurée qu'il allait faire tous ses
efforts pour arranger tout cela.

Cependant les quatre cavaliers venus à la recherche de don Luis ne le
quittaient pas; ils tâchaient de lui persuader de partir sur-le-champ
pour aller consoler son père; et comme il refusait avec emportement,
ayant, disait-il, à terminer une affaire qui intéressait son honneur, sa
vie, et même son salut, ils le pressaient de façon à ne lui laisser
aucun doute sur la résolution où ils étaient de l'emmener à quelque prix
que ce fût. Tous ceux qui étaient dans l'hôtellerie étaient accourus au
bruit, Cardenio, don Fernand et ses cavaliers, l'auditeur, le curé,
maître Nicolas et don Quichotte lui-même, auquel il avait semblé
inutile de faire plus longtemps la garde du château. Cardenio, qui
connaissait déjà l'histoire du garçon muletier, demanda à ceux qui
voulaient l'entraîner par force, quel motif ils avaient d'emmener ce
jeune homme, puisqu'il s'y refusait obstinément.

Notre motif, répondirent-ils, c'est de rendre la vie au père de ce
gentilhomme, que son absence réduit au désespoir.

Ce sont mes affaires et non les vôtres, répliqua don Luis; je
retournerai s'il me plaît, et pas un de vous ne saurait m'y forcer.

La raison vous y forcera, répondit un des valets, et si elle ne peut
rien sur vous, nous ferons notre devoir.

Sachons un peu ce qu'il y a au fond de tout cela, dit l'auditeur.

Ce valet reconnut l'auditeur. Est-ce que Votre Grâce, Seigneur, lui
dit-il en le saluant, ne se rappelle pas ce jeune gentilhomme? C'est le
fils de votre voisin; il s'est échappé de chez son père sous un costume
qui ne ferait guère soupçonner qui il est.

Frappé de ces paroles, l'auditeur le considéra quelque temps, et,
s'étant rappelé ses traits, il lui dit en l'embrassant: Hé! quel
enfantillage est-ce là, seigneur don Luis? Quel motif si puissant a pu
vous faire prendre un déguisement si indigne de vous? mais voyant le
jeune garçon les yeux pleins de larmes, il dit aux valets de s'éloigner;
et l'ayant pris à part, il lui demanda ce que cela signifiait.

Pendant que l'auditeur interrogeait don Luis, on entendit de grands cris
à la porte de l'hôtellerie. Deux hommes qui y avaient passé la nuit,
voyant tous les gens de la maison occupés, voulurent déguerpir sans
payer: mais l'hôtelier, plus attentif à ses affaires qu'à celles
d'autrui, les arrêta au passage, leur réclamant la dépense avec un tel
surcroît d'injures qu'il les excita à lui répondre à coups de poing, et
en effet, ils le gourmaient de telle sorte, qu'il fut contraint
d'appeler au secours. L'hôtesse et sa fille accoururent; mais comme
elles n'y pouvaient rien, la fille de l'hôtesse, qui avait vu en passant
don Quichotte les bras croisés et au repos, revint sur ses pas et lui
dit: Seigneur chevalier, par la vertu que Dieu vous a donnée, venez, je
vous en supplie, venez secourir mon père, que deux méchants hommes
battent comme plâtre.

Très-belle demoiselle, répondit don Quichotte avec le plus grand
sang-froid, votre requête ne saurait pour l'heure être accueillie, car
j'ai donné ma parole de n'entreprendre aucune aventure avant d'en avoir
achevé une à laquelle je me suis engagé. Mais voici ce que je peux faire
pour votre service: courez dire au seigneur votre père de soutenir de
son mieux le combat où il est engagé, sans se laisser vaincre; j'irai
pendant ce temps demander à la princesse de Micomicon la liberté de le
secourir; si elle me l'octroie, soyez convaincue que je saurai le tirer
d'affaire.

Pécheresse que je suis! s'écria Maritorne qui était présente, avant que
Votre Seigneurie ait la permission qu'elle vient de dire, notre maître
sera dans l'autre monde!

Trouvez bon, madame, que j'aille la réclamer, repartit don Quichotte, et
quand une fois je l'aurai obtenue, peu importe que le seigneur châtelain
soit ou non dans l'autre monde; je saurai l'en arracher en dépit de tous
ceux qui voudraient s'y opposer, ou du moins je tirerai de ceux qui l'y
auront envoyé une vengeance si éclatante que vous aurez lieu d'être
satisfaite.

Cela dit, il va se jeter à genoux devant Dorothée, la suppliant, avec
les expressions les plus choisies de la chevalerie errante, de lui
permettre de secourir le seigneur du château, qui se trouvait dans un
pressant péril. La princesse y consent; alors notre valeureux chevalier,
mettant l'épée à la main et embrassant son écu, se dirige vers la porte
de l'hôtellerie, où le combat continuait au grand désavantage de
l'hôtelier. Mais tout à coup il s'arrête et demeure immobile, quoique
l'hôtesse et Maritorne le harcelassent en lui demandant ce qui
l'empêchait de secourir leur maître.

Ce qui m'en empêche, répondit don Quichotte, c'est qu'il ne m'est pas
permis de tirer l'épée contre de pareilles gens; appelez mon écuyer
Sancho Panza, c'est à lui que revient de droit le châtiment de ceux qui
ne sont pas armés chevaliers.

Voilà ce qui se passait à la porte de l'hôtellerie, où les gourmades
tombaient dru comme grêle sur la tête de l'hôtelier, pendant que
Maritorne, l'hôtesse et sa fille enrageaient de la froideur de don
Quichotte et lui reprochaient sa poltronnerie. Mais quittons-les un
moment, et allons savoir ce que don Luis répondait aux questions de
l'auditeur, au sujet de sa fuite et de son déguisement.

Le jeune homme pressait les mains du père de la belle Claire et versait
des larmes abondantes. Seigneur, lui disait-il, je ne saurais confesser
autre chose, sinon qu'après avoir vu mademoiselle votre fille, lorsque
vous êtes venu habiter dans notre voisinage, j'en devins éperdument
amoureux; et si vous consentez à ce que j'aie l'honneur d'être votre
fils, dès aujourd'hui même elle sera ma femme: c'est pour elle que j'ai
quitté sous ce déguisement la maison de mon père, et je suis résolu à la
suivre partout. Elle ne sait pas combien je l'aime, à moins pourtant
qu'elle ne l'ait deviné à mes larmes, car je n'ai jamais eu le bonheur
de lui parler. Vous savez qui je suis, quel est le bien de mon père,
vous savez aussi qu'il n'a pas d'autre héritier que moi. D'après cela si
vous me jugez digne de votre alliance, rendez-moi heureux promptement,
je vous en supplie, en m'acceptant pour votre fils, et je vous jure de
vous servir toute ma vie avec tout le respect et toute l'affection
imaginables. Si, par hasard, mon père refusait d'y consentir, j'espère
que le temps et l'excellence de mon choix le feront changer d'idée.

L'amoureux jeune homme se tut; l'auditeur demeura non moins surpris
d'une confidence si imprévue, qu'indécis sur le parti qu'il devait
prendre. Il engagea d'abord don Luis à se calmer, et lui dit que pourvu
qu'il obtînt des gens de son père de ne pas le forcer à les suivre, il
allait aviser au moyen de faire ce qui conviendrait le mieux.

L'hôtelier avait fait la paix avec ses deux hôtes, que les conseils de
don Quichotte, encore plus que ses menaces, avaient décidés à payer leur
dépense, et les valets de don Luis attendaient le résultat de
l'entretien de leur jeune maître avec l'auditeur, quand le diable, qui
ne dort jamais, amena dans l'hôtellerie le barbier à qui don Quichotte
avait enlevé l'armet de Mambrin, et Sancho Panza le harnais de son âne.
En conduisant sa bête à l'écurie, cet homme reconnut Sancho qui
accommodait son grison: Ah! larron, lui dit-il en le prenant au collet,
je te tiens à la fin; tu vas me rendre mon bassin, mon bât et tout
l'équipage que tu m'as volé. Se voyant attaqué à l'improviste, et
s'entendant dire des injures, Sancho saisit d'une main l'objet de la
dispute, et de l'autre appliqua un si grand coup de poing à son
agresseur, qu'il lui mit la mâchoire en sang; néanmoins le barbier ne
lâchait point prise, et il se mit à pousser de tels cris, que tout le
monde accourut. Justice! au nom du roi! justice! criait-il; ce
détrousseur de passants veut m'assassiner parce que je reprends mon
bien.

Tu en as menti par la gorge! répliquait Sancho; je ne suis point un
détrousseur de passants, et c'est de bonne guerre que mon maître a
conquis ces dépouilles.

Témoin de la valeur de son écuyer, don Quichotte jouissait de voir avec
quelle vigueur Sancho savait attaquer et se défendre; aussi dès ce
moment il le tint pour homme de cœur, et il résolut de l'armer
chevalier à la première occasion qui viendrait à se présenter, ne
doutant point que l'ordre n'en retirât un très-grand lustre. Pendant ce
temps, le pauvre barbier continuait à s'escrimer de son mieux. De même
que ma vie est à Dieu, disait-il, ce bât est à moi, et je le reconnais
comme si je l'avais mis au monde! d'ailleurs mon âne est là qui pourra
me démentir: qu'on le lui essaye, et si ce bât ne lui va pas comme un
gant, je consens à passer pour un infâme. Mais ce n'est pas tout, le
même jour qu'ils me l'ont pris, ils m'ont aussi enlevé un plat à barbe
de cuivre tout battant neuf, qui m'avait coûté un bel et bon écu.

En entendant ces paroles, don Quichotte ne put s'empêcher d'intervenir;
il sépara les combattants, déposa le bât par terre, afin qu'il fût vu de
tout le monde, et dit: Seigneurs, Vos Grâces vont reconnaître
manifestement l'erreur de ce bon écuyer, qui appelle un plat à barbe ce
qui est, fut et ne cessera jamais d'être l'armet de Mambrin; or, cet
armet, je le lui ai enlevé en combat singulier, j'en suis donc maître de
la façon la plus légitime. Quant au bât, je ne m'en mêle point: tout ce
que je puis dire à ce sujet, c'est qu'après le combat mon écuyer me
demanda la permission de prendre le harnais du cheval de ce poltron,
pour remplacer le sien. Expliquer comment ce harnais s'est métamorphosé
en bât, je ne saurais en donner d'autre raison, sinon que ces sortes de
transformations se voient chaque jour dans la chevalerie errante; et
pour preuve de ce que j'avance, ajouta-t-il, cours, Sancho, mon enfant,
va chercher l'armet que ce brave homme appelle un bassin de barbier.

Si nous n'avons pas d'autre preuve, répliqua Sancho, nous voilà dans de
beaux draps: aussi plat à barbe est l'armet de Mambrin, que la selle de
cet homme est bât.

Fais ce que je t'ordonne, repartit don Quichotte; peut-être que ce qui
arrive dans ce château ne se fera pas toujours par voie d'enchantement.

Sancho alla chercher le bassin et l'apporta. Voyez maintenant,
seigneurs, dit don Quichotte en le présentant à l'assemblée, voyez s'il
est possible de soutenir que ce ne soit pas là un armet? Je jure, par
l'ordre de chevalerie dont je fais profession, que cet armet est tel que
je l'ai pris, sans y avoir rien ajouté, rien retranché.

[Illustration: Il ne m'est pas permis de tirer l'épée contre de
pareilles gens, appelez mon écuyer Sancho (p. 243).]

Il n'y a pas le moindre doute, ajouta Sancho, et depuis que mon maître
l'a conquis, il n'a livré qu'une seule bataille, celle où il délivra ces
misérables forçats; et bien lui en prit, car ce plat à barbe ou armet,
comme on voudra l'appeler, lui a garanti la tête de nombreux coups de
pierre en cette diabolique rencontre.

Eh bien! messeigneurs, dit le barbier, que vous semble de gens qui
affirment que ceci n'est point un plat à barbe, mais un armet?



CHAPITRE XLV

OU L'ON ACHÈVE DE VÉRIFIER LES DOUTES SUR L'ARMET DE MAMBRIN ET SUR LE
BAT DE L'ANE, AVEC D'AUTRES AVENTURES AUSSI VÉRITABLES


A qui osera soutenir le contraire, repartit don Quichotte, je dirai
qu'il ment, s'il est chevalier, et s'il n'est qu'écuyer, qu'il a menti
et rementi mille fois.

Pour divertir la compagnie, maître Nicolas voulut appuyer la folie de
don Quichotte, et s'adressant à son confrère: Seigneur barbier, lui
dit-il, sachez que nous sommes, vous et moi, du même métier: il y a plus
de vingt ans que j'ai mes lettres de maîtrise, et je connais fort bien
tous les instruments de barberie, depuis le plus grand jusqu'au plus
petit. Sachez de plus qu'ayant été soldat dans ma jeunesse je connais
parfaitement ce que c'est qu'un armet, un morion, une salade, en un mot
toutes les choses de la guerre. Ainsi donc, sauf meilleur avis, je dis
que cette pièce qui est entre les mains du seigneur chevalier est si
éloignée d'être un plat à barbe, qu'il n'existe pas une plus grande
différence entre le blanc et le noir; je dis et redis que c'est un
armet; seulement il n'est pas entier.

Assurément, répliqua don Quichotte, car il en manque la moitié, à savoir
la mentonnière.

Tout le monde est d'accord là-dessus! ajouta le curé, qui avait saisi
l'intention de maître Nicolas.

Cardenio, don Fernand et ses amis affirmèrent la même chose. L'auditeur
aurait volontiers dit comme eux, si l'affaire de don Luis ne lui eût
donné à réfléchir; mais il la trouvait assez grave pour ne pas se mêler
à toutes ces plaisanteries.

Dieu me soit en aide! s'écriait le malheureux barbier; comment tant
d'honnêtes gentilshommes peuvent-ils prendre un plat à barbe pour un
armet? En vérité, il y a là de quoi confondre toute une université; si
ce plat à barbe est un armet, alors ce bât doit être aussi une selle de
cheval, comme le prétend ce seigneur.

Quant à cet objet, il me semble bât, reprit notre chevalier; mais je
vous ai déjà dit que je ne me mêle point de cela.

Selle ou bât, dit le curé, c'est à vous, seigneur don Quichotte, qu'il
appartient de résoudre cette question, car, en matière de chevalerie,
tout le monde ici vous cède la palme, et nous nous en rapportons à votre
jugement.

Vos Grâces me font trop d'honneur, répliqua notre héros; mais il m'est
arrivé des aventures si étranges, les deux fois que je suis venu loger
dans ce château, que je n'ose plus me prononcer sur ce qu'il renferme:
car tout s'y fait, je pense, par voie d'enchantement. La première fois,
je fus très-tourmenté par le More enchanté qui est ici, et Sancho n'eut
guère à se louer des gens de sa suite. Hier au soir, la date est toute
fraîche, je me suis trouvé suspendu par le bras, et je suis resté en cet
état pendant près de deux heures, sans pouvoir m'expliquer d'où me
venait cette disgrâce. Après cela, donner mon avis sur des choses si
confuses, serait témérité de ma part. J'ai dit mon sentiment pour ce qui
est de l'armet; mais décider si c'est là un bât d'âne ou une selle de
cheval, cela vous regarde, seigneurs. Peut-être que, n'étant pas armés
chevaliers, les enchantements n'auront point de prise sur vous;
peut-être aussi jugerez-vous plus sainement de ce qui se passe ici, les
objets vous paraissant autres qu'ils ne me paraissent à moi-même.

Le seigneur don Quichotte a raison, reprit don Fernand; c'est à nous de
régler ce différend; et pour y procéder avec ordre et dans les formes,
je vais prendre l'opinion de chacun en particulier: la majorité
décidera.

Pour qui connaissait l'humeur du chevalier, tout cela était fort
divertissant; mais pour ceux qui n'étaient pas dans le secret, c'était
de la dernière extravagance, notamment pour les gens de don Luis, don
Luis lui-même, et trois nouveaux venus qu'à leur mine on prit pour des
archers, ce qu'ils étaient en effet. Le barbier enrageait de voir son
plat à barbe devenir un armet, et il ne doutait pas que le bât de son
âne ne se transformât en selle de cheval. Tous riaient en voyant don
Fernand consulter sérieusement l'assemblée, et dans les mêmes formes que
s'il se fût agi d'une affaire de grande importance. Enfin, après avoir
recueilli les voix, don Fernand dit au barbier: Bon homme, je suis las
de répéter tant de fois la même question, et d'entendre toujours
répondre qu'il est inutile de s'enquérir si c'est là un bât d'âne, quand
il est de la dernière évidence que c'est une selle de cheval et même
d'un cheval de race: prenez donc patience, car en dépit de votre âne et
de vous, c'est une selle et non un bât. Vous avez mal plaidé, et encore
moins fourni de preuves.

Que je perde ma place en paradis, s'écria le pauvre barbier, si vous ne
rêvez, tous tant que vous êtes; et puisse mon âme paraître devant Dieu,
comme cela me paraît un bât! mais les lois vont... Je n'en dis pas
davantage; et certes je ne suis pas ivre, car je n'ai encore bu ni mangé
d'aujourd'hui.

On ne s'amusait pas moins des naïvetés du barbier que des extravagances
de don Quichotte, qui conclut en disant: Ce qu'il y a de mieux à faire,
c'est que chacun ici reprenne son bien. Et comme on dit: ce que Dieu t'a
donné, que saint Pierre le bénisse.

Mais si la chose en fût restée là, le diable n'y aurait pas trouvé son
compte; un des valets de don Luis voulut aussi donner son avis. Si ce
n'est pas une plaisanterie, dit-il, comment tant de gens d'esprit
peuvent-ils prendre ainsi martre pour renard? Assurément ce n'est pas
sans intention que l'on conteste une chose si évidente; quant à moi, je
défie qui que ce soit de m'empêcher de croire que cela est un plat à
barbe, et ceci un bât d'âne.

Ne jurez pas, dit le curé; ce pourrait être celui d'une ânesse.

Comme vous voudrez, repartit le valet; mais enfin, c'est toujours un
bât.

Un des archers qui venaient d'entrer voulut aussi se mêler de la
contestation. Parbleu! dit-il, voilà qui est plaisant! ceci est un bât
comme mon père est un homme, et quiconque soutient le contraire doit
être aviné comme un grain de raisin.

Tu en as menti, maraud! répliqua don Quichotte; et levant sa lance,
qu'il ne quittait jamais, il lui en déchargea un tel coup sur la tête,
que si l'archer ne se fût un peu écarté, il l'étendait tout de son long.
La lance se brisa, et les autres archers, voyant maltraiter leur
compagnon, commencèrent à faire grand bruit, demandant main-forte pour
la Sainte-Hermandad. Là-dessus l'hôtelier, qui était de cette noble
confrérie, courut chercher sa verge et son épée, et revint se ranger du
côté des archers; les gens de don Luis entourèrent leur jeune maître
pour qu'il ne pût s'échapper à la faveur du tumulte; le pauvre barbier,
qu'on avait si fort mystifié, voyant toute l'hôtellerie en confusion,
voulut en profiter pour reprendre son bât, et Sancho en fit autant.

Don Quichotte mit l'épée à la main, et attaqua vigoureusement les
archers; don Luis, voyant la bataille engagée, se démenait au milieu de
ses gens, leur criant de le laisser aller, et de courir au secours de
don Quichotte, de don Fernand et de Cardenio, qui s'étaient mis de la
partie; le curé haranguait de toute la force de ses poumons; l'hôtesse
jetait les hauts cris, sa fille était toute en larmes, Maritorne hors
d'elle-même; Dorothée et Luscinde épouvantées, la jeune Claire évanouie;
le barbier gourmait Sancho, et Sancho rouait de coups le barbier; d'un
autre côté, don Luis, qui ne songeait qu'à s'échapper, se sentant saisi
par un des valets de son père, lui appliqua un si vigoureux coup de
bâton, qu'il lui fit lâcher prise; don Fernand tenait sous lui un archer
et le foulait aux pieds, Cardenio frappait à tort et à travers, pendant
que l'hôtelier ne cessait d'invoquer la Sainte-Hermandad: si bien que
dans toute la maison ce n'était que cris, sanglots, hurlements, coups de
poings, coups de pied, coups de bâton, coups d'épée et effusion de sang.

Tout à coup, au milieu de ce chaos, l'idée la plus bizarre vient
traverser l'imagination de don Quichotte; il se croit transporté dans le
camp d'Agramant, et, s'imaginant être au plus fort de la mêlée, il crie
d'une voix à ébranler les murs: Que tout le monde s'arrête! qu'on
remette l'épée au fourreau! et que chacun m'écoute s'il veut conserver
la vie! Tous s'arrêtèrent à la voix de notre héros, qui continua en ces
termes: Ne vous ai-je pas déjà dit, seigneurs, que ce château est
enchanté, et qu'une légion de diables y fait sa demeure? voyez plutôt de
vos propres yeux si la discorde du camp d'Agramant ne s'est pas glissée
parmi nous: voyez, vous dis-je; ici l'on combat pour l'épée, là pour le
cheval, d'un autre côté pour l'aigle blanc, ailleurs pour un armet;
enfin nous en sommes tous venus aux mains sans nous entendre, et sans
distinguer amis ni ennemis. De grâce, seigneur auditeur, et vous,
seigneur licencié, soyez, l'un le roi Agramant, l'autre le roi Sobrin,
et tâchez de nous mettre d'accord; car, par le Dieu tout-puissant, il
est vraiment honteux que tant de gens de qualité s'entre-tuent pour de
si misérables motifs.

Les archers, qui ne comprenaient rien aux rêveries de don Quichotte et
que Cardenio, don Fernand et ses compagnons avaient rudement étrillés,
ne voulaient point cesser le combat; le pauvre barbier, au contraire, ne
demandait pas mieux, car son bât était rompu, et à peine lui restait-il
un poil de la barbe; quant à Sancho, il s'était arrêté à la voix de son
maître, et reprenait haleine en s'essuyant le visage; seul, l'hôtelier
ne pouvait se contenir et s'obstinait à vouloir châtier ce fou, qui
mettait sans cesse le trouble dans sa maison. A la fin pourtant les
querelles s'apaisèrent, ou du moins il y eut suspension d'armes: le bât
demeura selle, le plat à barbe armet, et l'hôtellerie resta château dans
l'imagination de don Quichotte.

Les soins de l'auditeur et du curé ayant rétabli la paix, et tous étant
redevenus amis, ou à peu près, les gens de don Luis le pressèrent de
partir sans délai pour aller retrouver son père; et pendant qu'il
discutait avec eux, l'auditeur, prenant à part don Fernand, Cardenio et
le curé, leur apprit ce que lui avait révélé ce jeune homme, demandant
leur avis sur le parti qu'il fallait prendre. Il fut décidé d'un commun
accord que don Fernand se ferait connaître aux gens de don Luis, leur
déclarant qu'il voulait l'emmener en Andalousie, où le marquis son frère
l'accueillerait de la manière la plus distinguée, puisque ce jeune homme
refusait absolument de retourner à Madrid. Cédant à la volonté de leur
jeune maître, les valets convinrent que trois d'entre eux iraient donner
avis au père de ce qui se passait, et que le dernier resterait auprès
du fils en attendant des nouvelles.

C'est ainsi que, par l'autorité du roi d'Agramant et par la prudence du
roi Sobrin, fut apaisée cette effroyable tempête, et que fut étouffé cet
immense foyer de divisions et de querelles. Mais quand le démon, ennemi
de la concorde et de la paix, se vit arracher le fruit qu'il espérait de
si grands germes de discorde, il résolut de susciter de nouveaux
troubles.

Or, voici ce qui arriva: les archers, voyant que leurs adversaires
étaient des gens de qualité, avec qui il n'y avait à gagner que des
coups, se retirèrent doucement de la mêlée. Mais l'un d'entre eux, celui
qui avait été si malmené par don Fernand, s'étant ressouvenu que parmi
divers mandats dont il était porteur, il y en avait un contre un certain
don Quichotte, que la Sainte-Hermandad ordonnait d'arrêter pour avoir
mis en liberté des forçats qu'on menait aux galères, voulut s'assurer si
par hasard le signalement de ce don Quichotte s'appliquait à l'homme
qu'il avait devant les yeux: il tira donc un parchemin de sa poche, et
le lisant assez mal, car il était fort peu lettré, il se mit à comparer
chaque phrase du signalement avec le visage de notre chevalier.
Reconnaissant enfin que c'était bien là le personnage en question, il
prend son parchemin de la main gauche, saisit au collet notre héros de
la main droite, et cela avec une telle force, qu'il lui coupait la
respiration: Main-forte, seigneurs, s'écriait-il, main-forte à la
Sainte-Hermandad! et afin que personne n'en doute, voilà le mandat qui
m'ordonne d'arrêter ce détrousseur de grands chemins. Le curé prit le
mandat, et vit que l'archer disait vrai; mais lorsque don Quichotte
s'entendit traiter de détrousseur de grands chemins, il entra dans une
si effroyable colère, que les os de son corps en craquaient; et,
saisissant à son tour l'archer à la gorge, il l'aurait étranglé plutôt
que de lâcher prise, si on n'était venu au secours. L'hôtelier accourut,
obligé qu'il y était par le devoir de sa charge. En voyant de nouveau
son mari fourré dans cette mêlée, l'hôtesse se mit à crier de plus
belle, pendant que sa fille et Maritorne, renchérissant sur le tout,
imploraient en hurlant le secours du ciel et de ceux qui se trouvaient
là.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Néanmoins le barbier ne lâchait pas prise, et il se mit à pousser de
tels cris... (p. 244).]

Vive Dieu! s'écria Sancho; mon maître a bien raison de dire que ce
château est enchanté; tous les diables de l'enfer y sont déchaînés, et
il n'y a pas moyen d'y vivre une heure en repos.

On sépara l'archer et don Quichotte, au grand soulagement de tous les
deux, car ils s'étranglaient réciproquement. Cependant les archers
continuaient à réclamer leur prisonnier, priant qu'on les aidât à le
lier et qu'on le remît entre leurs mains, et disant qu'il y allait du
service du roi et de la Sainte-Hermandad, au nom de laquelle ils
demandaient secours et protection, afin de s'assurer de cet insigne
brigand, de ce détrousseur de passants.

A tout cela don Quichotte souriait dédaigneusement, et avec un calme
admirable, il se contenta de leur répondre: Approchez ici, hommes mal
nés, canaille mal apprise! Quoi! rendre la liberté à des hommes
enchaînés, secourir des malheureux, prendre la défense des opprimés,
vous appelez cela détrousser les passants! Ah! race infâme, race
indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle
jamais la moindre parcelle de cette vertu que renferme en soi la
chevalerie errante, ni qu'il vous tire de l'erreur où vous croupissez,
en refusant d'honorer la présence, que dis-je? l'ombre du moindre
chevalier errant! Venez ici, archers, ou plutôt voleurs de grands
chemins avec licence de la Sainte-Hermandad; dites-moi un peu quel est
l'étourdi qui a osé signer un mandat contre un chevalier tel que moi?
quel est l'ignorant qui en est à savoir que les chevaliers errants ne
sont pas gibier de justice, qu'ils ne reconnaissent au monde ni
tribunaux, ni juges, qu'ils n'ont d'autres lois que leur épée, et que
leur seule volonté remplace pour eux édits, arrêts et ordonnances? Quel
est le sot, continua-t-il, qui ne sait pas encore qu'aucunes lettres de
noblesse ne confèrent autant de priviléges et d'immunités qu'en acquiert
un chevalier errant, dès le jour où il se voue à ce pénible et honorable
exercice? quel chevalier errant a jamais payé taille, impôts, gabelle?
quel tailleur leur a jamais demandé la façon d'un habit? quel châtelain
leur a jamais refusé l'entrée de son château? quel roi ne les a fait
asseoir à sa table? quelle dame n'a été charmée de leur mérite, et ne
s'est mise à leur entière discrétion? Enfin quel chevalier errant
vit-on, voit-on ou verra-t-on jamais dans le monde, qui n'ait assez de
force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à
quatre cents marauds d'archers qui oseraient lui tenir tête?



CHAPITRE XLVI

DE LA GRANDE COLÈRE DE DON QUICHOTTE, ET D'AUTRES CHOSES ADMIRABLES


Pendant cette harangue, le curé cherchait à faire entendre aux archers
comme quoi notre chevalier ne jouissait pas de son bon sens, ainsi
qu'ils pouvaient en juger eux-mêmes par ses actions et ses paroles,
ajoutant qu'il était inutile d'aller plus avant, car ils ne l'auraient
pas plus tôt pris et emmené, qu'on le relâcherait comme fou.

Le porteur du mandat répondait qu'il n'était pas juge de la folie du
personnage; qu'il devait d'abord exécuter son ordre, qu'ensuite on
pourrait relâcher le prisonnier sans qu'il s'en mît en peine.

Vous ne l'emmènerez pourtant pas de cette fois, dit le curé; car je vois
bien qu'il n'est pas d'humeur à y consentir. Enfin le curé parla si
bien, et don Quichotte fit tant d'extravagances, que les archers eussent
été plus fous que lui s'ils n'eussent reconnu qu'il avait perdu
l'esprit. Ils prirent donc le parti de s'apaiser, et se portèrent même
médiateurs entre le barbier et Sancho, qui se regardaient toujours de
travers et mouraient d'envie de recommencer. Comme membres de la
justice, ils arrangèrent l'affaire à la satisfaction des deux parties;
quant à l'armet de Mambrin, le curé donna huit réaux au barbier sans que
don Quichotte s'en aperçût, et sur la promesse qu'il ne serait exercé
aucune poursuite.

Ces deux importantes querelles apaisées, il ne restait plus qu'à forcer
les gens de don Luis à s'en retourner, à l'exception d'un seul qui
suivrait le jeune garçon là où don Fernand avait dessein de l'emmener.
Après avoir commencé à se déclarer en faveur des amants et des braves,
la fortune voulut achever son ouvrage: les valets de don Luis firent
tout ce qu'il exigea, et la belle Claire eut tant de joie de voir rester
son amant, qu'elle en parut mille fois plus belle. Quant à Zoraïde, qui
ne comprenait pas bien ce qu'elle voyait, elle s'attristait ou se
réjouissait selon qu'elle voyait les autres être gais ou tristes,
réglant ses sentiments sur ceux de son Espagnol, qu'elle ne quittait pas
des yeux un seul instant. L'hôtelier, qui s'était aperçu du présent que
le curé avait fait au barbier, voulut se faire apaiser de la même
manière, et se mit aussi à réclamer l'écot de don Quichotte, plus le
prix de ses outres et de son vin, jurant qu'il ne laisserait sortir ni
Rossinante, ni Sancho, ni l'âne, avant d'être payé jusqu'au dernier
maravédis. Le curé régla le compte, et don Fernand en paya le montant,
quoique l'auditeur eût offert sa bourse. Ainsi, pour la seconde fois, la
paix fut conclue, et, selon l'expression de notre chevalier, au lieu de
la discorde du camp d'Agramant, on vit régner le calme et la douceur de
l'empire d'Auguste. Tout le monde convint que cet heureux résultat était
dû à l'éloquence du curé et à la libéralité de don Fernand.

Se voyant débarrassé de toutes ces querelles, tant des siennes que de
celles de son écuyer, don Quichotte crut qu'il était temps de continuer
son voyage, et de songer à poursuivre la grande aventure qu'il s'était
chargé de mener à fin. Dans cette intention, il alla se jeter aux genoux
de Dorothée, qui d'abord ne voulut point l'écouter; aussi, pour lui
obéir, il se releva et dit: C'est un adage bien connu, très-haute et
très-illustre princesse, que la diligence est mère du succès, et
l'expérience a prouvé maintes fois que l'activité du plaideur vient à
bout d'un procès douteux; mais cette vérité n'éclate nulle part mieux
qu'à la guerre, où la vigilance et la célérité à prévenir les desseins
de l'ennemi nous en font souvent triompher avant qu'il se soit mis sur
la défensive. Je vous dis ceci, très-excellente dame, parce qu'il me
semble que notre séjour dans ce château est non-seulement désormais
inutile, mais qu'il pourrait même nous devenir funeste. Qui sait si
Pandafilando n'aura point appris par des avis secrets que je suis sur le
point de l'aller détruire, et si, se prévalant du temps que nous
perdons, il ne sera point fortifié dans quelque château, contre lequel
toute ma force et toute mon adresse seront impuissantes? Prévenons donc
ses desseins par notre diligence, et partons à l'instant même, car
l'accomplissement des souhaits de Votre Grâce n'est éloigné que de la
distance qui me sépare encore de son ennemi.

Après ces paroles, don Quichotte se tut, et attendit gravement la
réponse de la princesse, qui, avec une contenance étudiée et un langage
accommodé à l'humeur de notre héros, lui répondit en ces termes:

Seigneur, je vous sais gré du désir ardent que vous faites paraître de
soulager mes peines; c'est agir en véritable chevalier; plaise au ciel
que vos vœux et les miens s'accomplissent, afin que je puisse être à
même de vous prouver que toutes les femmes ne sont pas ingrates. Partons
sur-le-champ si tel est votre désir, je n'ai de volonté que la vôtre;
disposez de moi: celle qui a mis entre vos mains ses intérêts et la
défense de sa personne a hautement manifesté l'opinion qu'elle a de
votre prudence, et témoigné qu'elle s'abandonne aveuglément à votre
conduite.

A la garde de Dieu! reprit don Quichotte; puisqu'une si grande princesse
daigne s'abaisser devant moi, je ne veux point perdre l'occasion de la
relever et de la rétablir sur son trône; partons sur-le-champ. Sancho,
selle Rossinante, prépare ta monture et le palefroi de la reine; prenons
congé du châtelain et de tous ces chevaliers, et quittons ces lieux au
plus vite.

Seigneur, seigneur, répondit Sancho en branlant la tête, va le hameau
plus mal que n'imagine le bedeau, soit dit sans offenser personne.

Traître, repartit don Quichotte, quel mal peut-il y avoir en aucun
hameau, ni en aucune ville du monde, qui soit à mon désavantage?

Si Votre Grâce se met en colère, reprit Sancho, je me tairai; alors vous
ne saurez point ce que je me crois obligé de vous révéler et ce que tout
bon serviteur doit dire à son maître.

Dis ce que tu voudras, répliqua don Quichotte, pourvu que tes paroles
n'aient pas pour but de m'intimider: si la peur te possède, songe à t'en
guérir; quant à moi, je ne veux la connaître que sur le visage de mes
ennemis.

Il ne s'agit point de cela, ni de rien qui en approche, répondit Sancho;
mais il est une chose que je ne saurais cacher plus longtemps à Votre
Grâce, c'est que cette grande dame qui se prétend reine du royaume de
Micomicon ne l'est pas plus que ma défunte mère; si elle l'était, elle
n'irait pas, dès qu'elle se croit seule, et à chaque coin de mur, se
becqueter avec quelqu'un de la compagnie.

Ces paroles firent rougir Dorothée, parce qu'à dire vrai don Fernand
l'embrassait souvent à la dérobée; et Sancho, qui s'en était aperçu,
trouvait que ce procédé sentait plutôt la courtisane que la princesse:
de sorte que la jeune fille, un peu confuse, ne sut que répondre. Ce qui
m'oblige à vous dire cela, mon cher maître, c'est que, si après avoir
vous et moi bien chevauché, passé de mauvaises nuits et de pires
journées, il faut qu'un fanfaron de taverne vienne jouir du fruit de nos
travaux, je n'ai pas besoin de me presser de seller Rossinante et le
palefroi de la reine, ni vous de battre les buissons pour qu'un autre en
prenne les oiseaux. En pareil cas, mieux vaut rester tranquille, et que
chaque femelle file sa quenouille.

Qui m'aidera à peindre l'effroyable colère de don Quichotte, quand il
entendit les inconvenantes paroles de son écuyer? Elle fut telle que,
les yeux hors de la tête, et bégayant de rage, il s'écria: Scélérat,
téméraire et impudent blasphémateur! comment as-tu l'effronterie de
parler ainsi en ma présence, et devant ces illustres dames! comment
oses-tu former dans ton imagination des pensées si détestables! Fuis
loin de moi, cloaque de mensonges, réceptacle de fourberies, arsenal de
malice, publicateur d'extravagances scandaleuses, perfide ennemi de
l'honneur et du respect qu'on doit aux personnes royales! fuis, ne
parais jamais en ma présence, si tu ne veux pas que je t'anéantisse
après t'avoir fait souffrir tout ce que la fureur peut inventer. En
parlant ainsi, il fronçait les sourcils, il s'enflait les narines et les
joues, portait de tous côtés des regards menaçants, et frappait du pied
à grands coups sur le sol, signes évidents de l'épouvantable colère qui
faisait bouillonner ses entrailles.

En entendant ces terribles invectives, devant ces gestes furieux et
menaçants, Sancho demeura si atterré, que Ben-Engeli ne craint pas de
dire que le pauvre écuyer eût voulu de bon cœur que la terre se fût
entr'ouverte pour l'engloutir; aussi, dans l'impuissance de répondre,
il tourna les talons, et s'en fut loin de la présence de son maître.
Mais la spirituelle Dorothée, qui connaissait l'humeur de don Quichotte,
lui dit pour l'adoucir: Seigneur chevalier, ne vous irritez point des
impertinences de votre bon écuyer; peut-être ne les a-t-il pas proférées
sans raison, car on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d'avoir
sciemment porté un faux témoignage. Il faut donc croire, et même cela
est certain, que, dans ce château, toutes choses arrivant par
enchantement, Sancho aura vu par cette voie diabolique ce qu'il dit
avoir vu d'offensant contre mon honneur.

Par le Dieu tout-puissant, créateur de l'univers, s'écria don Quichotte,
Votre Grandeur a touché juste: quelque mauvaise vision a troublé ce
misérable pécheur, et lui aura fait voir par enchantement, ce qu'il
vient de dire; car je connais assez sa simplicité et son innocence pour
être persuadé que de sa vie il ne voudrait faire de tort à qui que ce
soit.

Sans aucun doute, ajouta don Fernand; et votre Seigneurie doit lui
pardonner et le rappeler au giron de ses bonnes grâces, comme avant que
ces visions lui eussent brouillé la cervelle.

Je lui pardonne, dit don Quichotte; et aussitôt le curé alla chercher
Sancho, qui vint humblement se prosterner aux pieds de son maître, en
lui demandant sa main à baiser.

Don Quichotte la donna. A présent, mon fils Sancho, lui dit-il, tu ne
douteras plus de ce que je t'ai dit tant de fois, que tout ici n'arrive
que par voie d'enchantement.

Je n'en doute plus, et j'en jurerai quand on voudra, répondit Sancho,
car je vois que je parle moi-même par enchantement. Toutefois, il faut
en excepter mon bernement, qui fut véritable, et dont le diable ne se
mêla point, si ce n'est pour en suggérer l'idée.

N'en crois rien, répliqua don Quichotte: s'il en était ainsi, je
t'aurais vengé alors, et je te vengerai à cette heure; mais ni à cette
heure, ni alors, je n'ai pu trouver sur qui venger ton outrage.

[Illustration: Voilà le mandat qui m'ordonne d'arrêter ce détrousseur de
grands chemins (p. 248).]

On voulut savoir ce que c'était que ce bernement, et l'hôtelier conta de
point en point de quelle manière on s'était diverti de Sancho, ce qui
fit beaucoup rire l'auditoire; aussi, pendant ce récit, l'écuyer
aurait-il cent fois éclaté de colère, si son maître ne l'eût assuré de
nouveau que tout cela n'était qu'enchantement. Néanmoins la simplicité
de Sancho n'alla jamais jusqu'à croire que ce fût une fiction; au
contraire, il persista à penser que c'était une malice bien et dûment
exécutée par des hommes en chair et en os.

Il y avait deux jours que tant d'illustres personnages se trouvaient
réunis dans l'hôtellerie. Jugeant qu'il était temps de partir, ils
pensèrent aux moyens de ramener don Quichotte en sa maison, où le curé
et maître Nicolas pourraient travailler plus aisément à remonter cette
imagination détraquée, sans donner à don Fernand et à Dorothée la peine
de faire le voyage, comme on l'avait arrêté d'abord, sous prétexte de
rétablir la princesse de Micomicon dans ses États. Ils imaginèrent de
faire marché avec le conducteur d'une charrette à bœufs, qui passait là
par hasard, pour emmener notre chevalier de la manière que je vais
raconter.

Avec de grands bâtons entrelacés, on construisit une espèce de cage,
assez vaste pour qu'un homme y pût tenir passablement à l'aise; après
quoi don Fernand et ses compagnons, les gens de don Luis, les archers et
l'hôtelier, ayant pris divers déguisements d'après l'avis du curé qui
conduisait l'affaire, entrèrent en silence dans la chambre de don
Quichotte. Plongé dans le sommeil, notre héros était loin de s'attendre
à une pareille aventure. On lui lia les pieds et les mains si
étroitement, que lorsqu'il s'éveilla il ne put faire autre chose que
s'étonner de l'état où il se trouvait et de l'étrangeté des figures qui
l'environnaient. Il ne manqua pas de croire tout aussitôt ce que son
extravagante imagination lui représentait sans cesse, c'est-à-dire que
c'étaient des fantômes habitants de ce château enchanté, et qu'il était
enchanté, puisqu'il ne pouvait se défendre ni même se remuer. Tout
réussit précisément comme l'avait prévu le curé inventeur de ce
stratagème.

De tous les assistants, le seul Sancho était avec sa figure ordinaire,
et peut-être aussi le seul dans son bon sens. Quoiqu'il fût bien près de
partager la maladie de son maître, il ne laissa pas de reconnaître ces
personnages travestis; mais dans son abasourdissement, il n'osa point
ouvrir la bouche avant d'avoir vu où aboutirait cette séquestration de
son seigneur, lequel, muet comme un poisson, attendait le dénoûment de
tout cela. Le dénoûment fut qu'on apporta la cage près de son lit et
qu'on le mit dedans. Après en avoir cloué les ais de telle façon qu'il
eût fallu de puissants efforts pour les rompre, les fantômes le
chargèrent sur leurs épaules; et au sortir de la chambre, on entendit
une voix éclatante (c'était celle de maître Nicolas) prononcer ces
paroles:

O noble et vaillant chevalier de la Triste-Figure! N'éprouve aucun
déconfort de la captivité que tu subis en ce moment; il doit en être
ainsi pour que l'aventure où t'a engagé la grandeur de ton courage soit
plus tôt achevée. On en verra la fin, quand le terrible lion de la
Manche et la blanche colombe du Toboso reposeront dans le même nid,
après avoir humilié leurs fronts superbes sous le joug d'un doux hyménée
d'où sortiront un jour de vaillants lionceaux qui porteront leurs
griffes errantes sur les traces de leur inimitable père. Et toi, ô le
plus discret et le plus obéissant écuyer qui ait jamais ceint l'épée et
porté barbe au menton, ne te laisse pas troubler en voyant ainsi enlever
sous tes yeux la fleur de la chevalerie errante. Bientôt, toi-même, s'il
plaît au grand régulateur des mondes, tu te verras élevé à une telle
hauteur que tu ne pourras plus te reconnaître; ainsi seront accomplies
les promesses de ton bon seigneur. Je viens encore te dire, au nom de la
sage Mentironiane, que tes travaux ne demeureront pas sans récompense,
et que tu verras en son temps s'abattre sur toi une fertile rosée de
gages et de salaires. Va, divin écuyer, va sur les traces de ce
valeureux et enchanté chevalier, car il t'est commandé de le suivre
jusqu'au terme fixé par votre commune destinée; et comme il ne m'est pas
permis de t'en dire davantage, je te fais mes adieux, et m'en retourne
où seul je sais.

A la fin de la prédiction, le barbier renforça sa voix, puis la baissa
peu à peu avec une inflexion si touchante, que ceux même qui savaient la
supercherie furent sur le point de prendre au sérieux ce qu'ils venaient
d'entendre.

Don Quichotte se sentit consolé par les promesses de l'oracle, car il en
démêla le sens et la portée et comprit fort bien qu'on lui faisait
espérer de se voir un jour uni par les liens sacrés d'un légitime
mariage avec sa chère Dulcinée du Toboso, dont le sein fécond mettrait
au monde les lionceaux, ses fils, pour l'éternelle gloire de la Manche.
Ajoutant donc à ces promesses une foi égale à celle qu'il avait pour les
livres de chevalerie, il répondit en poussant un grand soupir:

O toi, qui que tu sois, qui m'annonces de si heureux événements, conjure
de ma part, je t'en supplie, le sage enchanteur qui prend soin de mes
affaires de ne pas me laisser mourir dans cette prison où l'on m'emmène,
avant d'avoir vu l'entier accomplissement des incomparables promesses
que tu m'annonces. Pourvu qu'elles viennent à se réaliser, je ferai
gloire des peines de ma captivité; et loin de regarder comme un rude
champ de bataille le lit étroit et dur sur lequel je suis étendu en ce
moment, je le tiendrai pour une molle et délicieuse couche nuptiale.
Quant à la consolation que doit m'offrir la compagnie de Sancho Panza,
mon écuyer, j'ai trop de confiance dans sa loyauté et son affection pour
craindre qu'il m'abandonne en la bonne ou en la mauvaise fortune; et
s'il arrivait, par la faute de son étoile ou de la mienne, que je ne
pusse lui donner l'île que je lui ai promise ou quelque chose
d'équivalent, il est du moins assuré de ses gages, car j'ai eu soin de
déclarer par mon testament le dédommagement que je lui destine,
dédommagement, il est vrai, fort au-dessous de ses services et de mes
bonnes intentions à son égard, mais enfin le seul que me permettent mes
faibles moyens.

A ces mots, Sancho Panza, tout attendri, fit un profond salut et baisa
les deux mains de son maître, car lui en baiser une seulement n'était
pas possible, puisqu'elles étaient attachées ensemble; aussitôt les
fantômes, enlevant la cage, la placèrent sur la charrette.



CHAPITRE XLVII

QUI CONTIENT DIVERSES CHOSES


Lorsque don Quichotte se vit hissé sur la charrette: Certes, dit-il,
j'ai lu bien des histoires de chevaliers errants, mais de ma vie je
n'ai lu, ni vu, ni entendu dire, qu'on emmenât de la sorte les
chevaliers enchantés, surtout avec la lenteur particulière à ces lourds
et paresseux animaux. En effet, c'est toujours par les airs, et avec une
rapidité excessive qu'on a coutume de les enlever, soit enfermés dans un
épais nuage, soit sur un char de feu, soit enfin montés sur quelque
hippogriffe; mais être emmené dans une charrette traînée par des bœufs,
vive Dieu! j'en mourrai de honte. Après tout, peut-être, les enchanteurs
de nos jours procèdent-ils autrement que ceux des temps passés.
Peut-être aussi étant nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui
ait ressuscité l'exercice oublié de la chevalerie errante, aura-t-on
inventé, pour moi, de nouveaux genres d'enchantements et de nouvelles
manières de faire voyager les enchantés. Dis-moi, que t'en semble, ami
Sancho?

Je ne sais trop, seigneur, ce qu'il m'en semble, répondit Sancho, car je
n'ai pas autant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes, mais
pourtant j'oserais affirmer que ces visions qui nous entourent ne sont
pas très-catholiques.

Catholiques! s'écria don Quichotte; hé, bon Dieu! comment seraient-elles
catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des figures
fantastiques pour venir me mettre en cet état? Si tu veux t'en assurer
par toi-même, touche-les, mon ami, et tu verras que ce sont de purs
esprits qui n'ont d'un corps solide que l'apparence.

Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà assez maniés, à
telles enseignes que le diable qui se donne là tant de peine est bien en
chair et en os, et je ne pense pas que cet autre se nourrisse de vent.
Il a de plus une propriété très-différente de celle qu'on attribue aux
démons, qui est de sentir toujours le soufre, car lui, il sent l'ambre à
une demi-lieue de distance.

Sancho désignait par là don Fernand, qui, en qualité de grand seigneur,
portait toujours sur lui des parfums.

Ne t'en étonne point, ami Sancho, repartit don Quichotte, les diables en
savent plus long que tu ne penses; et bien qu'ils portent avec eux des
odeurs, ils ne peuvent rien sentir, étant de purs esprits; ou s'ils
sentent quelque chose, ce ne peut être qu'une odeur fétide et
détestable. La raison en est simple, quelque part qu'ils aillent, ils
traînent après eux leur enfer; et comme la bonne odeur est une chose qui
réjouit les sens, il est impossible qu'ils sentent jamais bon. Quand
donc tu t'imagines que ce démon sent l'ambre, ou tu te trompes, ou il
veut te tromper, afin de t'empêcher de reconnaître qui il est.

Pendant cet entretien du maître et du valet, don Fernand et Cardenio,
craignant que don Quichotte ne vînt à découvrir la supercherie,
décidèrent, afin de prévenir ce contre-temps, de partir sur l'heure; en
conséquence, ils ordonnèrent à l'hôtelier de seller Rossinante et de
bâter le grison, en même temps que le curé faisait prix avec les archers
pour accompagner jusqu'à son village le chevalier enchanté. Cardenio
attacha le plat à barbe et la rondache à l'arçon de la selle de
Rossinante, puis le donna à mener à Sancho, qu'il fit monter sur son
âne, et prendre les devants, pendant que deux archers, armés de leurs
arquebuses, marchaient de chaque côté de la charrette. Mais avant que
les bœufs commençassent à tirer, l'hôtesse sortit du logis avec sa
fille et Maritorne, pour prendre congé de don Quichotte, dont elles
feignaient de pleurer amèrement la disgrâce.

Ne pleurez point, mes excellentes dames, leur dit notre héros; ces
malheurs sont attachés à la profession que j'exerce, et sans eux je ne
me croirais pas un véritable chevalier errant, car rien de semblable
n'arrive aux chevaliers de peu de renom, qu'on laisse toujours dans
l'obscurité où ils s'ensevelissent d'eux-mêmes. Ces malheurs, n'en
doutez pas, sont le lot des plus renommés, de ceux enfin dont la
vaillance et la vertu excitent la jalousie des chevaliers leurs
confrères qui, désespérant de pouvoir égaler leur mérite, trament
lâchement leur ruine; mais la vérité est d'elle-même si puissante, qu'en
dépit de la magie inventée par Zoroastre, elle sortira victorieuse de
tous ces périls, surmontera tous ces obstacles, et répandra dans le
monde un éclat non moins vif que celui dont le soleil illumine les
cieux. Pardonnez-moi, mes bonnes dames, si je vous ai causé quelque
déplaisir: croyez bien que ce fut malgré moi, car volontairement et en
connaissance de cause jamais je n'offenserai personne. Priez Dieu qu'il
me tire de cette prison où me retient quelque malintentionné enchanteur:
et si un jour je deviens libre, je veux rappeler à ma mémoire, où elles
sont du reste profondément gravées, les courtoisies que j'ai reçues dans
votre château, pour vous en témoigner ma gratitude par toutes sortes de
bons offices.

Pendant que notre chevalier faisait ses adieux aux dames du château, le
curé et le barbier prenaient congé de don Fernand et de ses compagnons,
ainsi que du captif, de l'auditeur et des autres dames, principalement
de Dorothée et de Luscinde. Tous s'embrassèrent en se promettant de se
donner de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé une voie sûre
pour l'informer de ce que deviendrait don Quichotte, affirmant qu'il ne
saurait lui faire un plus grand plaisir; de son côté, il s'engagea à lui
mander tout ce qu'il croyait pouvoir l'intéresser, tel que son mariage
avec Dorothée, la solennité du baptême de Zoraïde, le succès des amours
de don Luis et de la belle Claire. Les compliments terminés, on
s'embrassa de nouveau, en se réitérant les offres de service.

Sur le point de se séparer, l'hôtelier s'approcha du curé et lui remit
quelques papiers qu'il avait trouvés dans la même valise où était
l'histoire du Curieux malavisé, désirant, disait-il, lui en faire
présent, puisqu'il n'avait point de nouvelles du maître de cette
valise. Le curé le remercia, et prenant le manuscrit, il lut au titre:
_Histoire de Rinconette et de Cortadillo_[55]. Puisqu'elle est du même
auteur, pensa-t-il, cette histoire ne doit pas être moins intéressante
que celle du Curieux malavisé.

  [55] Cette nouvelle est de Cervantes lui-même. Elle fut publiée, pour
  la première fois, dans le recueil de ses nouvelles, 1613. Elles
  étaient divisées en (_jocosas_) badines et (_serias_) sérieuses.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il ne manqua pas de croire que c'étaient des fantômes et qu'il était
enchanté (p. 254).]

Là-dessus, le cortége se mit en route dans l'ordre suivant: d'abord, le
char à bœufs, accompagné, comme je l'ai déjà dit, par deux archers
marchant de chaque côté armés de leurs arquebuses; Sancho suivait, monté
sur son âne et tirant Rossinante par la bride; puis enfin le curé et le
barbier, sur leurs mules et le masque sur le visage pour n'être pas
reconnus. Cette illustre troupe marchait d'un pas grave et majestueux,
s'accommodant à la lenteur de l'attelage. Quant à don Quichotte, il
était assis, appuyé contre les barreaux de sa cage, les mains attachées
et les jambes étendues, immobile et silencieux comme une statue de
pierre. On fit dans cet ordre environ deux lieues, jusqu'à ce qu'on fût
arrivé dans un vallon où le conducteur demanda à faire paître ses
bœufs; après en avoir parlé au curé, le barbier conseilla d'aller un
peu plus loin, parce que derrière un coteau qu'ils voyaient devant eux
se trouvait, disait-il, une vallée où il y avait beaucoup plus d'herbe,
et de la meilleure.

Ils continuèrent donc leur chemin, mais le curé ayant tourné la tête,
vit venir six ou sept hommes, montés sur de puissantes mules, qui les
eurent bientôt rejoints, car ils allaient le train de gens pressés
d'arriver à l'hôtellerie, encore éloignée d'une bonne lieue, pour y
passer la grande chaleur du jour. Ils se saluèrent les uns les autres,
et un des voyageurs, qui était chanoine de Tolède et paraissait chef de
la troupe, voyant cette procession si bien ordonnée et un homme renfermé
dans une cage, ne put s'empêcher de demander ce que cela signifiait et
pourquoi on menait ainsi ce malheureux, pensant bien toutefois, à la vue
des archers, que c'était quelque fameux brigand dont le châtiment
appartenait à la Sainte-Hermandad.

L'archer à qui le chanoine avait adressé la parole répondit: Seigneur,
c'est à ce gentilhomme à vous apprendre lui-même pourquoi on le conduit
de la sorte, car nous n'en savons rien.

Don Quichotte avait tout entendu: Est-ce que par hasard, dit-il, Vos
Grâces seraient instruites et versées dans ce qu'on appelle la
chevalerie errante? En ce cas, je ne ferai pas de difficultés pour vous
apprendre mes infortunes; sinon, il est inutile que je me fatigue à vous
les raconter.

Frère, répondit le chanoine, je connais bien mieux les livres de
chevalerie que les éléments de logique du docteur Villalpando[56]; ainsi
vous pouvez en toute assurance me confier ce qu'il vous plaira.

  [56] Gaspard de Villalpando est l'auteur d'un livre scolastique fort
  estimé de son temps.

Eh bien, seigneur chevalier, répliqua don Quichotte, apprenez que je
suis retenu dans cette cage par la malice et la jalousie des
enchanteurs, car la vertu est toujours plus vivement persécutée par les
méchants qu'elle n'est soutenue par les gens de bien. Je suis chevalier
errant, non de ceux que la renommée ne connaît point, ou dont elle
dédaigne de s'occuper, mais de ces chevaliers dont, en dépit de l'envie,
en dépit de tous les mages de la Perse, de tous les brahmanes de l'Inde
et de tous les gymnosophistes de l'Éthiopie, elle prend soin de graver
le nom et les exploits dans le temple de l'immortalité, pour servir,
dans les siècles à venir, de modèle et d'exemple aux chevaliers errants
qui voudront arriver jusqu'au faîte de la gloire des armes.

Le curé, qui s'était approché avec le barbier, ajouta: Le seigneur don
Quichotte a raison; il est enchanté sur cette charrette, non par sa
faute et pour ses péchés, mais par la surprise et l'injuste violence de
ceux à qui sa valeur et sa vertu donnent de l'ombrage. Vous avez devant
vous ce chevalier de la Triste-Figure dont vous aurez sans doute entendu
parler et de qui les actions héroïques et les exploits inouïs seront à
jamais gravés sur le marbre et le bronze, quelque effort que fassent
l'envie pour en ternir l'éclat, et la malice pour les ensevelir dans
l'oubli.

Lorsque le chanoine entendit celui qui était libre tenir même langage
que le prisonnier, il fut sur le point de se signer de surprise, ainsi
que ceux qui l'accompagnaient. En ce moment, Sancho Panza, qui s'était
approché afin d'entendre la conversation, voulut tout raccommoder, et
prit la parole:

Par ma foi, seigneurs, dit-il, qu'on me sache gré ou non de ce que je
vais dire, peu m'importe, puisque ma conscience m'oblige à parler. La
vérité est que monseigneur don Quichotte n'est pas plus enchanté que ma
défunte mère: il jouit de son bon sens, il boit, il mange, et il fait
ses nécessités comme les autres hommes, enfin tout comme avant d'être
mis dans cette cage. Cela étant, pourquoi donc veut-on me faire accroire
qu'il est enchanté? comme si je ne savais pas que les enchantés ne
mangent, ni ne dorment, ni ne parlent; tandis que si une fois mon maître
s'y met, je gage qu'il va jaser plus que trente procureurs. Puis,
regardant le curé, il ajouta: Est-ce que Votre Grâce s'imagine que je ne
devine pas où tendent tous ces enchantements? Vous avez beau cacher
votre visage, seigneur licencié, je vous connais comme je connais mon
âne. Au diable soit la rencontre! si Votre Révérence ne s'était mise à
la traverse, mon maître serait déjà marié avec l'infante de Micomicon,
et moi j'allais obtenir un comté ou une seigneurie, ce qui est la
moindre récompense que je puisse espérer de la générosité de monseigneur
de la Triste-Figure, et de la fidélité de mes services. Je vois à
présent combien est vrai ce qu'on dit dans mon pays: «La roue de la
fortune va plus vite que celle d'un moulin, et ceux qui étaient hier sur
le pinacle sont aujourd'hui dans la poussière.» J'en suis fâché
seulement pour ma femme et mes enfants, qui me verront revenir comme un
simple palefrenier, au lieu de me voir arriver gouverneur ou vice-roi de
quelque île. En attendant, seigneur licencié, prenez garde que Dieu ne
vous demande compte, dans ce monde ou dans l'autre, du tour que l'on
joue à mon maître, et de tout le bien qu'on l'empêche de faire en lui
ôtant les moyens de secourir les affligés, les veuves et les orphelins,
et de châtier les brigands.

Allons! nous y voilà, repartit le barbier: comment Sancho, vous êtes
aussi de la confrérie de votre maître? Vive Dieu! il me prend envie de
vous enchanter, et de vous mettre en cage avec lui comme membre de la
même chevalerie. A la malheure, vous vous êtes laissé engrosser de ses
promesses, et fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez si
fort.

Je ne suis gros de personne, repartit Sancho, et je ne suis point homme
à me laisser engrosser, fût-ce par un prince. Quoique pauvre, je suis un
vieux chrétien, et je ne dois rien à personne; si je convoite des îles,
les autres convoitent bien autre chose, et chacun est fils de ses
œuvres. Après tout, puisque, étant homme, je pourrais devenir pape,
pourquoi pas gouverneur d'îles, si mon maître en peut conquérir tant
qu'il ne sache qu'en faire? Prenez garde à ce que vous dites, seigneur
barbier: ce n'est pas tout que de faire des barbes, il faut savoir faire
la différence de Pierre à Pierre. Je dis cela parce que nous nous
connaissons, et que ce n'est pas à moi qu'il faut donner de faux dés.
Quant à l'enchantement de mon maître, Dieu sait ce qui en est. Mais
restons-en là, aller plus loin nous ferait trouver pire.

Le barbier ne voulut pas répliquer, de crainte que Sancho, en parlant
davantage, ne découvrît ce que lui et le curé avaient tant d'envie de
cacher. Pour conjurer ce danger le curé avait pris les devants avec le
chanoine et ses gens, à qui il dévoilait le mystère de cet homme encagé;
il les informa de la condition du chevalier, de sa vie et de ses mœurs,
racontant succinctement le commencement et la cause de ses rêveries
extravagantes, et la suite de ses aventures, jusqu'à celle de la cage,
enfin le dessein qu'ils avaient de le ramener chez lui, pour essayer si
sa folie était susceptible de guérison.

Le chanoine et ses gens écoutaient tout surpris l'histoire de don
Quichotte; quand le curé l'eut achevée: Seigneur, lui dit le chanoine,
les livres de chevalerie sont, suivant moi, non-seulement inutiles, mais
encore très-préjudiciables à un État; et quoique j'aie commencé la
lecture de presque tous ceux qui sont imprimés, je n'ai jamais pu me
résoudre à en achever un seul, car tous se ressemblent, et il n'y a pas
plus à apprendre dans l'un que dans l'autre. Ces sortes de compositions
rentrent beaucoup dans le genre des anciennes fables milésiennes, contes
bouffons, extravagants, lesquels avaient pour unique objet d'amuser et
non d'instruire, au rebours des apologues, dont le but est de divertir
et d'enseigner tout ensemble. Si réjouir l'esprit est le but qu'on s'est
proposé dans les livres de chevalerie, il faut convenir qu'ils sont loin
d'y atteindre, car ils ne sont remplis que d'événements
invraisemblables, comme si leurs auteurs ignoraient que le mérite d'une
composition résultant toujours de la beauté de l'ensemble et de
l'harmonie des parties, la difformité et le désordre ne sauraient jamais
plaire.

En effet, quelle proportion de l'ensemble avec les parties et des
parties avec l'ensemble peut-on trouver dans une composition où un
damoiseau de quinze ans pourfend d'un seul revers un géant d'une taille
énorme, comme s'il s'agissait d'un peu de fumée? Comment croire qu'un
chevalier triomphe seul, par la force de son bras, d'un million
d'ennemis, et sans qu'il lui en coûte une goutte de sang? Que dire de la
facilité avec laquelle une reine, ou l'héritière de quelque grand
empire, confie ses intérêts au premier chevalier errant qu'elle
rencontre? Quel est l'esprit assez stupide et d'assez mauvais goût pour
se complaire à entendre raconter qu'une grande tour remplie de
chevaliers vogue légèrement sur la mer comme le vaisseau le plus léger
pourrait le faire par un bon vent; que le soir cette tour arrive en
Lombardie, et le lendemain, à la pointe du jour, sur les terres du
Prêtre-Jean des Indes, ou en d'autres royaumes que jamais Ptolémée ou
Marco Polo n'ont décrits?

On dit que les auteurs de ces ouvrages, les donnant comme de pure
invention, dédaignent la vraisemblance; parbleu! voilà une étrange
raison. Pour que la fiction puisse plaire, ne doit-elle pas approcher un
peu de la vérité, et n'est-ce pas une règle du bon sens que, pour être
divertissantes, les aventures ne doivent pas sembler impossibles? il
conviendrait, selon moi, que les ouvrages d'imagination fussent composés
de manière à ne pas choquer le sens commun, et qu'après avoir tenu
l'esprit en suspens, ils en vinssent à l'émouvoir, à le ravir, et à lui
causer autant de plaisir que d'admiration; ce qui est toute la
perfection d'un livre. Eh bien, quel livre de chevalerie a-t-on jamais
vu dont tous les membres formassent un corps entier, c'est-à-dire dont
le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au
milieu? Loin de là, les auteurs les composent de tant de membres
dépareillés, qu'on dirait qu'ils se sont plutôt proposés de peindre un
monstre ou une chimère qu'une figure avec ses proportions naturelles.
Outre cela, leur style est rude et grossier, les prouesses qu'ils
racontent sont incroyables, leurs aventures d'amour blessent la pudeur;
ils sont prolixes dans la description des batailles, ignorants en
géographie, et extravagants dans les voyages; finalement dépourvus de
tact, d'art, d'invention, et dignes d'être chassés de tous les États
comme gens inutiles et dangereux.

Le curé avait attentivement écouté le chanoine, et le trouvait homme de
sens. Il dit qu'il partageait son opinion, et que, par une aversion
particulière qu'il avait toujours eue pour les livres de chevalerie, il
avait fait brûler le plus grand nombre de ceux que possédait don
Quichotte. Il raconta de quelle façon il avait instruit leur procès,
ceux qu'il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait fait grâce,
enfin ce qu'avait pensé le chevalier de la perte de sa bibliothèque. Ce
récit divertit beaucoup le chanoine et ceux qui l'accompagnaient.

Néanmoins, seigneur, reprit le chanoine, quelque mal que je pense de ces
livres, ils ont, selon moi, un bon côté, et ce côté le voici: c'est
l'occasion qu'ils offrent à l'intelligence de s'exercer et de se
déployer à l'aise; en effet, la plume peut y courir librement, soit pour
décrire des tempêtes, des naufrages, des rencontres, des batailles, soit
pour peindre un grand capitaine avec toutes les qualités qui doivent le
distinguer, telles que la vigilance à prévenir l'ennemi, l'éloquence à
persuader les soldats, la prudence dans le conseil. Tantôt l'auteur
peindra une lamentable histoire, tantôt quelque joyeux événement; là, il
représentera une femme belle et vertueuse; ici, un cavalier vaillant et
libéral: d'un côté, un barbare insolent et téméraire; de l'autre, un
prince sage et modéré, sans cesse occupé du bien de ses sujets, et
toujours prêt à récompenser le zèle et la fidélité de ses serviteurs. Il
prêtera successivement à ses héros l'adresse et l'éloquence d'Ulysse, la
piété d'Énée, la vaillance d'Achille, la prudence de César, la clémence
d'Auguste, la bonne foi de Trajan, la sagesse de Caton, enfin toutes les
grandes qualités qui peuvent rendre un homme illustre. Si avec cela,
l'ouvrage est écrit d'un style pur, facile et agréable; si, au mérite de
l'invention, l'auteur joint l'art de conserver la vraisemblance dans les
événements, il aura tissu sa toile de fils précieux et variés, et
composé un tableau qui ne manquera pas de plaire et d'instruire, ce qui
est la fin qu'on doit se proposer en prenant la plume.

[Illustration: On fit dans cet ordre environ deux lieues (p. 257).]



CHAPITRE XLVIII

SUITE DU DISCOURS DU CHANOINE SUR LE SUJET DES LIVRES DE CHEVALERIE


Votre Grâce a raison, dit le curé, et ceux qui composent ces sortes
d'ouvrages sont d'autant plus à blâmer, qu'ils négligent les règles que
vous venez de poser, règles dont l'observation a rendu si célèbres les
deux princes de la poésie grecque et latine.

J'ai quelquefois été tenté, reprit le chanoine, de composer un livre de
chevalerie d'après ces mêmes règles, et j'en avais déjà écrit une
centaine de pages. Pour éprouver si cet essai méritait quelque estime,
je l'ai montré à des personnes qui, quoique gens d'esprit et de science,
aiment passionnément ces sortes d'ouvrages, et à des ignorants qui n'ont
de goûts que pour les folies; eh bien, chez les uns comme chez les
autres, j'ai trouvé une agréable approbation. Néanmoins j'y ai renoncé,
parce que d'abord cela ne me semblait guère convenir à ma profession, et
qu'ensuite les gens ignorants sont beaucoup plus nombreux que les gens
éclairés; et, quoiqu'on puisse se consoler d'être sifflé par le grand
nombre des sots, quand on a l'estime de quelques sages, je n'ai pas
voulu me soumettre au jugement de cet aveugle et impertinent vulgaire,
à qui s'adressent principalement de semblables livres.

Mais ce qui m'ôta surtout la pensée de le terminer, ce fut un
raisonnement que je me fis à propos des comédies qu'on représente
aujourd'hui. Si ces comédies, me disais-je, aussi bien celles
d'invention que celles empruntées à l'histoire, sont, de l'aveu de tous,
des ouvrages ridicules, sans nulle délicatesse, et entièrement contre
les règles, si pourtant le vulgaire ne cesse d'y applaudir, si les
auteurs qui les composent et les acteurs qui les représentent prétendent
qu'elles doivent être ainsi composées, parce que le public les veut
ainsi, tandis que les pièces où l'on respecte les règles de l'art n'ont
pour approbateurs que quelques hommes de goût, la même chose arrivera à
mon livre; et quand je me serai brûlé les sourcils à force de travail,
je resterai comme ce _tailleur de Campillo_, qui fournissait gratis le
fil et la façon.

Souvent j'ai entrepris de faire comprendre à ces auteurs qu'ils
faisaient fausse route, qu'ils obtiendraient plus de gloire et de profit
en composant des pièces régulières; mais je les ai trouvés si entichés
de leur méthode, qu'il n'y a raisons ni évidence qui puisse les y faire
renoncer. M'adressant un jour à un de ces opiniâtres: Seigneur, lui
disais-je, ne vous souvient-il point qu'il y a quelques années on
représenta trois comédies d'un poëte espagnol qui obtinrent
l'approbation générale; et que les comédiens y gagnèrent plus qu'ils
n'ont gagné depuis avec trente autres des meilleurs qu'on ait composées?
Je m'en souviens, répondit-il, vous voulez assurément parler de la
_Isabella_, de la _Philis_ et de la _Alexandra_[57]? Justement,
répliquai-je. Hé bien, ces pièces ne sont-elles pas selon les règles? et
pourtant elles ont enlevé tous les suffrages. La faute n'en est donc pas
au vulgaire, qu'on laisse se plaire à voir représenter des inepties,
mais à ceux qui ne savent lui servir autre chose. Il n'y a rien de tel
dans l'_Ingratitude vengée_[58], dans la _Numancia_, dans le _Marchand
amoureux_, et encore moins dans l'_Ennemi favorable_, ni dans beaucoup
d'autres pièces qui ont fait la réputation de leurs auteurs, et enrichi
les comédiens qui les ont représentées. J'ajoutai encore bien des
raisons qui confondirent mon homme, mais sans le faire changer
d'opinion.

  [57] Ces trois pièces sont de Lupercio Leonardo de Argensola.

  [58] L'_Ingratitude vengée_ est de Lope de Vega; _Numancia_, de
  Cervantes lui-même; le _Marchand amoureux_, de Gaspard de Aguilar, et
  l'_Ennemi favorable_, de Francisco Tarraga.

Seigneur chanoine, répondit le curé, vous venez de toucher là un sujet
qui a réveillé dans mon esprit une aversion que j'ai toujours eue pour
les comédies de notre temps, aversion au moins égale à celle que
j'éprouve pour les livres de chevalerie. Lorsque la comédie, suivant
Cicéron, devrait être l'image de la vie humaine, l'exemple des bonnes
mœurs et le miroir de la vérité, pourquoi, de nos jours, la comédie
n'est-elle que miroir d'extravagances, exemple de sottises, image
d'impudicités? Car quelle plus grande extravagance que de montrer un
enfant qui, dans la première scène, est au berceau, et dans la seconde a
déjà barbe au menton? Quoi de plus ridicule que de nous peindre un
vieillard bravache, un homme poltron dans toute la force de l'âge, un
laquais orateur, un page conseiller, un roi crocheteur, une princesse
laveuse de vaisselle? Que dire de cette confusion des temps et des lieux
dans les pièces qu'on représente! N'ai-je pas vu une comédie où le
premier acte se passait en Europe, le second en Asie, et le troisième en
Afrique! En vérité, je gage que si l'ouvrage avait eu plus de trois
actes, l'Amérique aurait eu aussi sa part. Si la vraisemblance doit être
observée dans une pièce de théâtre, comment peut-on admettre que dans
celle dont l'action est présentée comme contemporaine de Pépin ou de
Charlemagne, le principal personnage soit l'empereur Héraclius, que
l'on fait s'emparer de la terre sainte et entrer dans Jérusalem avec la
croix? exploit qui fut l'œuvre de Godefroy de Bouillon, séparé du héros
byzantin par un si grand nombre d'années!

Si nous arrivons aux sujets sacrés, que de faux miracles, que de faits
apocryphes! Ne va-t-on pas même jusqu'à introduire le surnaturel dans
les sujets purement profanes? Tel en est presque toujours aujourd'hui le
dénoûment, et cela sans autre motif que celui-ci: le vulgaire se laisse
facilement toucher par ces scènes extraordinaires et en aime la
représentation; ce qui est un oubli complet de la vérité, et la honte
des écrivains espagnols, que les étrangers, observateurs fidèles des
règles du théâtre, regardent comme des barbares dépourvus de goût et de
sens. C'est un grand tort de prétendre que les spectacles publics étant
faits pour amuser le peuple et le détourner des vices qu'engendre
l'oisiveté, on obtient ce résultat par une mauvaise comédie aussi bien
que par une bonne, et qu'il est fort inutile de s'assujettir à des
règles qui fatiguent l'esprit et consument le temps; car bien
certainement le spectateur serait plus satisfait d'une pièce à la fois
régulière et embellie de tous les ornements de l'art, une action bien
représentée ne manquant jamais d'intéresser le spectateur, et d'émouvoir
l'esprit même le plus grossier.

Après tout, peut-être ne faut-il pas s'en prendre tout à fait aux
auteurs des défauts de leurs ouvrages: la plupart les connaissent, et
certains parmi eux ne manquent ni d'intelligence ni de goût, mais ils ne
travaillent pas pour la gloire, et les pièces de théâtre sont devenues
une marchandise que les comédiens refuseraient si elles n'étaient pas
conçues selon leur fantaisie: si bien que l'auteur est forcé de
s'accommoder à la volonté de celui qui doit payer son ouvrage, et de le
livrer tel qu'on lui a commandé. N'avons-nous pas vu un des plus beaux
et des plus rares esprits de ce royaume[59], pour complaire aux
comédiens, négliger de mettre la dernière main à ses ouvrages et de les
rendre excellents, comme il pouvait le faire? D'autres, enfin, n'ont-ils
pas écrit avec si peu de mesure, qu'après une seule représentation de
leurs pièces, on a vu les acteurs obligés de s'enfuir, dans la crainte
d'être châtiés pour avoir parlé contre la conduite du prince, ou contre
l'honneur de sa maison? On obvierait, il me semble, à ces inconvénients,
si, choisissant un homme d'autorité et d'intelligence, on lui donnait la
charge d'examiner ces sortes d'ouvrages, et de n'en permettre
l'impression et le débit qu'après avoir été revêtus de son approbation.
Ce serait un remède contre la licence qui règne au théâtre: la crainte
d'un examen sévère forcerait les auteurs à montrer plus de retenue; on
ne verrait que de bons ouvrages, écrits avec la perfection dont vous
venez de nous tracer les règles; enfin le public aurait là un
passe-temps utile et agréable, car l'arc ne peut toujours être tendu, et
l'humaine faiblesse a besoin de se reposer dans d'honnêtes récréations.

  [59] Lope de Vega. Il a composé près de dix-huit cents pièces de
  théâtre.

La conversation en était là, quand le barbier s'approcha et dit au curé:
Seigneur, voici l'endroit où j'ai pensé que nous pourrions plus
commodément faire la sieste, et où les bœufs trouveront une herbe
fraîche et abondante.

C'est aussi ce qu'il me semble, répondit le curé; et il demanda au
chanoine quels étaient ses projets.

Le chanoine répondit qu'il serait bien aise de rester avec eux pour
jouir de la beauté du vallon qui s'offrait à leur vue, pour profiter de
la conversation du curé, qui l'intéressait vivement, enfin pour
apprendre plus en détail l'histoire et les prouesses de don Quichotte.
Afin de pouvoir se reposer en cet endroit l'après-dînée, il commanda à
un de ses gens d'aller à l'hôtellerie voisine chercher de quoi manger;
et comme on lui répondit que le mulet de bagage, bien pourvu de vivres,
devait être arrivé, il se contenta d'envoyer son équipage à
l'hôtellerie, ordonnant d'amener le mulet porteur des provisions.

Pendant que cet ordre s'exécutait, Sancho, voyant qu'il pouvait enfin
parler à son maître sans la continuelle présence du curé et du barbier,
s'approcha de la cage et lui dit: Seigneur, pour la décharge de ma
conscience, je veux vous dire ce qui se passe au sujet de votre
enchantement. Ces deux hommes qui vous accompagnent avec le masque sur
le visage sont le curé de notre paroisse et maître Nicolas, le barbier
de notre endroit. Je pense qu'ils ne vous emmènent de la sorte que par
jalousie, et parce que vos exploits leur donnent de l'ombrage; j'en
conclus donc que vous n'êtes pas plus enchanté que mon âne, mais tout
simplement joué et mystifié. Je n'en veux pour preuve que la réponse à
une question que je vais vous adresser: si elle est telle qu'elle doit
être et qu'elle sera, j'en suis certain, je vous ferai toucher du doigt
la ruse, et alors vous avouerez qu'au lieu d'être enchanté, vous n'avez
que la cervelle à l'envers.

Demande ce que tu voudras, mon fils, répondit don Quichotte, je te
donnerai satisfaction. Quant à l'opinion que tu as que ces deux hommes
qui vont et viennent autour de nous sont le curé et le barbier de notre
village, il peut se faire qu'ils te paraissent tels; mais qu'ils le
soient effectivement, n'en crois rien, je te prie. S'ils te semblent ce
que tu dis, sois sûr que les enchanteurs, auxquels il est facile de se
transformer à volonté, ont pris leur ressemblance, afin de t'abuser et
de te jeter dans un labyrinthe de doutes et d'incertitudes dont tu ne
sortirais pas quand tu aurais en main le fil de Thésée, et aussi pour me
troubler l'esprit, afin que je ne puisse pas deviner qui me joue ce
mauvais tour. Car, enfin, d'un côté tu me dis que ce sont là le curé et
le barbier de notre village; d'un autre côté, je me vois enfermé dans
une cage, pendant que je suis certain qu'aucune puissance humaine ne
serait capable de m'y retenir; que dois-je en conclure, si ce n'est que
mon enchantement est bien plus fort et d'une tout autre espèce que ceux
que j'ai lus dans toutes les histoires de chevaliers errants qui ont
subi le même sort que moi? Ainsi donc, cesse de croire que ces gens-là
sont ce que tu dis, car ils le sont tout comme je suis turc. Maintenant
adresse-moi telle question que tu voudras; je consens à répondre jusqu'à
demain.

Par Notre-Dame; s'écria Sancho, faut-il que vous ayez la tête assez dure
pour en être encore à reconnaître que le diable se mêle bien moins de
vos affaires que les hommes! Or çà, je m'en vais vous prouver clair
comme le jour que vous n'êtes point enchanté: dites-moi, je vous prie,
seigneur... que Dieu vous délivre du tourment où vous êtes, et
puissiez-vous tomber dans les bras de madame Dulcinée, au moment où vous
y penserez le moins...

Cesse tes exorcismes, mon fils, reprit don Quichotte: ne t'ai-je pas dit
que je répondrai ponctuellement à tes questions?

Voilà justement ce que je demande, répliqua Sancho: or çà, dites-moi,
sans rien ajouter ni rien retrancher, mais franchement et avec vérité,
comme doivent parler tous ceux qui font profession des armes en qualité
de chevaliers errants...

Je te répète que je ne mentirai en rien, reprit don Quichotte; mais pour
l'amour de Dieu, finis-en, tu me fais mourir d'impatience avec tes
préambules.

Je n'en voulais pas davantage, dit Sancho; et je me crois assuré de la
bonté et de la franchise de mon maître. Dès lors, comme cela vient fort
à propos, je lui ferai une question: voyons, répondez, seigneur, depuis
que Votre Grâce est enchantée dans cette cage, a-t-elle eu par hasard
envie de faire, comme on dit, le petit ou le gros?

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sancho, voyant qu'il pouvait enfin parler à son maître, s'approcha de la
cage (p. 264).]

Mon ami, je ne te comprends pas, dit don Quichotte; explique-toi mieux,
si tu veux que je réponde d'une manière nette et précise.

Vous ne comprenez pas ce que signifie le petit et le gros! repartit
Sancho: vous moquez-vous de moi? mais c'est la première chose qu'on
apprend à l'école. Je demande si vous n'avez point eu envie de faire ce
que personne ne peut faire à votre place?

Ah! si, vraiment! je comprends, répondit don Quichotte, et plus d'une
fois; même à l'heure où je te parle, je me sens bien pressé; mets-y
ordre promptement, je te prie; je crains qu'il ne soit déjà trop tard.



CHAPITRE XLIX

DE L'EXCELLENTE CONVERSATION DE DON QUICHOTTE ET DE SANCHO PANZA.


Par ma foi, vous êtes pris, s'écria Sancho, et voilà où je voulais en
venir. Or çà, monseigneur: nierez-vous quand on voit une personne
abattue et languissante, qu'on n'ait l'habitude de se dire: Qu'est-ce
qu'a un tel? il ne mange, ne boit, ni ne dort, et ne sait jamais ce
qu'on lui demande; on dirait qu'il est enchanté? Il faut donc conclure
de là que ceux qui ne boivent, ne mangent, ni ne dorment, et ne font
point leurs fonctions naturelles, sont enchantés; mais non pas ceux qui
ont l'envie qui vous presse à cette heure, qui boivent quand ils ont
soif, mangent quand ils ont faim, et répondent à propos.

Tu as raison, Sancho, répliqua don Quichotte; mais ne t'ai-je pas dit
aussi qu'il y avait plusieurs sortes d'enchantements, que peut-être la
forme en a changé par la succession des temps, et qu'aujourd'hui c'est
un usage établi que les enchantés fassent tout ce que je fais? Cela
étant, il n'y a rien à objecter; d'ailleurs, je sais et je tiens pour
certain que je suis enchanté, ce qui suffit pour mettre ma conscience en
repos: car si j'en doutais un seul instant, je me ferais scrupule de
demeurer ainsi enseveli dans une lâche oisiveté, pendant que le monde
est rempli d'infortunés qui sans doute ont besoin de mon secours et de
ma protection.

Eh bien, repartit Sancho, que n'essayez-vous, pour en être plus certain,
de sortir de prison, ce à quoi je vous aiderai, puis de tâcher de monter
sur Rossinante, qui me paraît aussi enchanté que vous, tant il est
triste et mélancolique, et de nous mettre encore une fois à la recherche
des aventures? Si cela ne réussit point, nous avons tout le temps de
revenir à la cage, où je promets et je jure, foi de bon et loyal écuyer,
de m'enfermer avec Votre Grâce, s'il arrive que vous soyez assez
malheureux et moi assez imbécile pour ne pouvoir venir à bout de ce que
je viens de dire.

Je consens à tout, mon ami, répondit don Quichotte, et dès que tu verras
l'occasion favorable, tu n'as qu'à mettre la main à l'œuvre; je ferai
tout ce que tu voudras, et me laisserai conduire: mais tu verras, mon
pauvre Sancho, combien est fausse l'opinion que tu te formes de tout
ceci.

Le chevalier errant et le fidèle écuyer s'entretinrent de la sorte
jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'endroit où le curé, le chanoine et
le barbier avaient mis pied à terre en les attendant. Les bœufs furent
dételés pour les laisser paître en liberté, et Sancho pria le curé de
permettre que son maître sortît un moment de la cage, parce qu'autrement
elle courait grand risque de ne pas rester aussi propre que l'exigeait
la dignité et la décence d'un chevalier tel que lui. Le curé comprit
Sancho, et répondit qu'il y consentirait de bon cœur, sans la crainte
où il était que don Quichotte, une fois libre, ne vînt à faire des
siennes, et qu'il ne s'en allât si loin qu'on ne le revît plus.

Je réponds de lui, reprit Sancho.

Et moi aussi, ajouta le chanoine, pourvu qu'il nous donne sa foi de
chevalier qu'il ne s'éloignera pas sans notre consentement.

J'en fais le serment, dit don Quichotte. D'ailleurs, ajouta-t-il,
l'enchanté n'a pas la liberté de faire sa volonté, puisque l'enchanteur
peut empêcher qu'il ne bouge de trois siècles entiers; et que s'il
s'enfuyait, il peut le faire revenir plus vite que le vent: ainsi,
seigneurs, relâchez-moi sans crainte; car franchement la chose presse,
et je ne réponds de rien.

Sur sa parole, le chanoine le prit par la main et le tira de sa cage, ce
dont le pauvre homme ressentit une joie extrême. La première chose qu'il
fit fut de se détirer deux ou trois fois tout le corps; puis
s'approchant de Rossinante: Miroir et fleur des coursiers errants,
dit-il en lui donnant deux petits coups sur la croupe, j'espère toujours
que, grâce à Dieu et à sa sainte Mère, nous nous reverrons bientôt dans
l'état que nous souhaitons l'un et l'autre; toi sous ton cher maître, et
moi sur tes reins vigoureux, exerçant ensemble la profession pour
laquelle Dieu nous a mis en ce monde.

Après avoir ainsi parlé, notre chevalier se retira à l'écart avec
Sancho, et revint peu après, fort soulagé, et très-impatient de voir
l'effet des promesses de son écuyer.

Le chanoine ne pouvait se lasser de considérer notre héros: il observait
jusqu'à ses moindres mouvements, étonné de cette étrange folie qui lui
laissait l'esprit libre sur toutes sortes de sujets, et l'altérait si
fort quand il s'agissait de chevalerie. Le malheur de ce pauvre
gentilhomme lui fit compassion, et il voulut essayer de le guérir par le
raisonnement. Toute la compagnie s'étant donc assise sur l'herbe, en
attendant les provisions, il parla ainsi à don Quichotte:

Est-il possible, seigneur, que cette fade et impertinente lecture des
romans de chevalerie ait troublé votre esprit au point de vous persuader
que vous êtes enchanté? comment peut-il se trouver au monde un homme
assez simple pour s'imaginer que ces Amadis, ces empereurs de
Trébizonde, ces Félix Mars d'Icarnie, tous ces monstres et tous ces
géants, ces enchantements, ces querelles, ces défis, ces combats, en un
mot tout ce fatras d'extravagances dont parlent les livres de chevalerie
aient jamais existé? Pour moi, je l'avoue, quand je les lis sans faire
réflexion qu'ils sont pleins de mensonges, ils ne laissent pas de me
donner quelque plaisir; mais lorsque je viens à ne les plus considérer
que comme un tissu de fables sans vraisemblance, je les jetterais de bon
cœur au feu, comme des impostures qui abusent de la crédulité publique,
et portent le trouble et le désordre dans les meilleurs esprits, tels
enfin que le vôtre, au point qu'on est obligé de vous mettre en cage, et
de vous conduire dans un char à bœufs, comme un lion ou un tigre
promené de ville en ville.

Allons, seigneur don Quichotte, rappelez votre raison et servez-vous de
ce discernement admirable que le ciel vous a donné, afin de choisir des
lectures plus profitables à votre esprit; et si, après tout, par
inclination naturelle, vous éprouvez un grand plaisir à lire les
exploits guerriers et les actions prodigieuses, adressez-vous à
l'histoire, et là vous trouverez des miracles de valeur qui
non-seulement ne le cèderont en rien à la fable, mais qui surpassent
encore tout ce que l'imagination peut enfanter. Si vous voulez des
grands hommes, la Grèce n'a-t-elle pas son Alexandre, Rome son César,
Carthage son Annibal, la Lusitanie son Viriate? N'avons-nous pas, dans
la Castille, Fernando Gonzalès, le Cid dans Valence, don Diego Garcia de
Paredès dans l'Estramadure, don Garcy Perès de Vargas dans Xerès, don
Garcilasso dans Tolède, et don Manuel Ponce de Léon dans Séville, tous
modèles d'une vertu héroïque, dont les prouesses intéressent le lecteur,
et lui donnent de grands exemples à suivre? Voilà, seigneur don
Quichotte, une lecture digne d'occuper votre esprit; là vous apprendrez
le métier de la guerre, et comment doit se conduire un grand capitaine;
là, enfin, vous verrez des prodiges de valeur, qui, tout en restant dans
les limites de la vérité, surpassent de beaucoup les actions ordinaires.

Don Quichotte écoutait avec une extrême attention le discours du
chanoine; après l'avoir considéré quelque temps en silence, il répondit:
Si je ne me trompe, seigneur, cette longue harangue tend à me persuader
qu'il n'a jamais existé de chevaliers errants; que les livres de
chevalerie sont faux, menteurs, inutiles et pernicieux à l'État; que
j'ai mal fait de les lire, fort mal fait d'y ajouter foi, et plus mal
fait encore de les prendre pour modèles dans la profession que j'exerce;
en un mot, qu'il n'y a jamais eu d'Amadis de Gaule, ni de Roger de
Grèce, ni cette foule de chevaliers dont nous possédons les histoires.

C'est la pure vérité, répondit le chanoine.

Vous avez ajouté, continua don Quichotte, que ces livres m'ont porté un
grand préjudice, puisqu'ils m'ont troublé le jugement, et qu'ils sont
cause qu'on m'a mis dans cette cage; enfin vous m'avez conseillé de
changer de lecture et de choisir des livres sérieux, qui soient en même
temps utiles et agréables.

Tout cela est vrai au pied de la lettre, répondit le chanoine.

Eh bien, reprit don Quichotte, toute réflexion faite, je trouve que
c'est vous qui êtes enchanté et sans jugement, puisque vous osez
proférer de pareils blasphèmes contre une chose si généralement reçue,
et tellement admise pour véritable, que celui qui la nie, comme le fait
Votre Grâce, mérite le même châtiment que vous infligez à ces livres
dont la lecture vous révolte; car enfin prétendre qu'il n'y a jamais eu
d'Amadis ni aucun de ces chevaliers errants dont les livres font
mention, autant vaut soutenir que le soleil n'éclaire point, ou que la
terre n'est pas ronde.

Ainsi, selon vous, ce serait autant de faussetés, poursuivit notre
héros, que l'histoire de l'infante Floride avec Guy de Bourgogne, et
cette aventure de Fier-à-Bras au pont de Mantible, aventure qui se passa
du temps de Charlemagne. Mais si vous traitez cela de mensonges, il doit
en être de même d'Hector, d'Achille, de la guerre de Troie, des douze
pairs de France, de cet Artus, roi d'Angleterre, qui existe encore
aujourd'hui sous la forme d'un corbeau, et qu'à toute heure on s'attend
à voir reparaître dans son royaume. Que ne dites-vous que l'histoire de
Guérin Mesquin et de la dame de Saint-Grial, que les amours de don
Tristan et de la reine Iseult sont fausses également; que celles de la
belle Geneviève et de Lancelot sont apocryphes, quand il y a des gens
qui se souviennent presque d'avoir vu la duègne Quintagnonne, qui eut le
don de se connaître en vins mieux que le meilleur gourmet de la
Grande-Bretagne. Ainsi, moi qui vous parle, je crois entendre encore mon
aïeule, du côté paternel, me dire quand elle rencontrait une de ces
vénérables matrones à long voile: Vois-tu, mon fils, en voici une qui
ressemble à la duègne Quintagnonne; d'où j'infère qu'elle devait la
connaître, ou qu'elle avait pour le moins vu son portrait. Il faudrait
donc contester aussi l'histoire de Pierre de Provence et de la belle
Maguelonne, lorsqu'on voit encore aujourd'hui dans le musée royal
militaire la cheville de bois que montait ce chevalier, laquelle
cheville, plus grosse qu'un timon de charrette, est auprès de la selle
de Babieça, le cheval du Cid. De tout cela donc, je dois conclure, qu'il
y a eu douze pairs de France, un Pierre de Provence, un Cid, et d'autres
chevaliers de même espèce, enfin de ceux dont on dit communément qu'ils
vont aux aventures.

Voudrait-on soutenir encore que Juan de Merlo, ce vaillant Portugais,
n'était pas chevalier errant, qu'il ne se battit pas en Bourgogne contre
le fameux Pierre seigneur de Chargny, et plus tard à Bâle avec Henry de
Ramestan, et qu'il ne remporta pas l'honneur de ces deux rencontres? Il
ne manquerait plus que de traiter de contes en l'air les aventures de
Pedro Barba, et celles de Guttierès Quixada (duquel je descends en
droite ligne par les mâles), qui se signalèrent par la défaite des fils
du comte de Saint-Pol. Ce sont sans doute aussi des fables que ces
fameuses joutes de Suero de Quinones, ce célèbre défi du pas de
l'Orbigo, celui de Luis de Falces contre don Gonzalès de Gusman,
chevalier castillan, et mille autres glorieux faits d'armes des
chevaliers chrétiens, à travers le monde, tous si véritables et si
authentiques, que, je ne crains pas de le répéter, il faut avoir perdu
la raison pour en douter un seul instant.

Le chanoine était de plus en plus étonné de voir ce mélange confus que
faisait notre héros de la fable et de l'histoire, et de l'admirable
connaissance qu'avait cet homme de tout ce qui a été écrit touchant la
chevalerie errante.

Je ne puis nier, seigneur don Quichotte, répliqua-t-il, qu'il n'y ait
quelque chose de vrai dans ce que vous venez de dire, et
particulièrement dans ce qui concerne les chevaliers errants d'Espagne;
je vous accorde aussi qu'il y a eu douze pairs de France, mais je ne
saurais ajouter foi à tout ce qu'en a écrit le bon archevêque Turpin. Il
est vrai que des chevaliers choisis par les rois de France reçurent le
nom de pairs, parce qu'ils avaient tous le même rang et qu'ils étaient
égaux en naissance et en valeur: c'était un ordre à peu près comme
l'ordre de Saint-Jacques ou celui de Calatrava en Espagne, dont chacun
des membres est réputé vaillant et d'illustre origine, et de même que
nous disons chevalier de Saint-Jean ou d'Alcantara, on disait alors un
des douze pairs, parce qu'ils n'étaient que douze. Pour ce qui est de
l'existence du Cid, je n'en doute pas plus que de celle de Bernard de
Carpio; mais qu'ils aient fait tout ce qu'on en raconte, c'est autre
chose. Quant à la cheville du cheval de Pierre de Provence, que vous
dites se trouver à côté de la selle de Babieça dans le musée royal, je
confesse à cet égard mon ignorance ou la faiblesse de ma vue, car je
n'ai jamais remarqué cette cheville, ce qui me surprend, d'après le
volume que vous dites, quoique j'aie bien vu la selle.

[Illustration: Notre chevalier se retira à l'écart avec Sancho
(p. 267).]

Elle y est pourtant, répliqua don Quichotte, et la preuve, c'est qu'on
l'a mise dans un fourreau de cuir pour la conserver.

D'accord, repartit le chanoine, mais je ne me souviens pas de l'avoir
vue; d'ailleurs, quand je vous accorderais qu'elle y fût, cela ne
suffirait pas pour me faire ajouter foi aux histoires de tous ces Amadis
et de ce nombre infini de chevaliers. C'est vraiment chose étonnante,
qu'un galant homme tel que vous, doué d'un si bon entendement, ait pu
prendre toutes ces extravagances pour autant de vérités incontestables.



CHAPITRE L

DE L'AGRÉABLE DISPUTE DU CHANOINE ET DE DON QUICHOTTE


Sur ma foi! voilà qui est plaisant! s'écria don Quichotte; comment des
livres imprimés avec privilége du roi et approbation des examinateurs,
accueillis de tout le monde, des gens de qualité et du peuple, des
savants et des ignorants, comment de tels livres ne seraient que
rêveries et mensonges, quand la vérité y est partout si claire et si
nue, et toutes les circonstances si bien précisées, qu'on y trouve le
lieu de naissance et l'âge des chevaliers, les noms de leurs pères et
mères, leurs exploits, les lieux où ils les ont accomplis; et tout cela
de point en point, jour par jour, avec la plus scrupuleuse exactitude!
Pour l'amour de Dieu, seigneur, n'ouvrez jamais la bouche, plutôt que de
prononcer un tel blasphème, et, croyez que je vous conseille en ami:
sinon, lisez ces livres; et vous verrez quel plaisir vous en donnera la
lecture. Dites-moi un peu, je vous prie, n'auriez-vous pas un bonheur
extrême, à l'instant où je vous parle, s'il s'offrait soudain devant
vous un lac de poix bouillante, rempli de serpents, de lézards et de
couleuvres, et que, du milieu de ses ondes épaisses et fumantes, une
voix lamentable s'élevât, en vous disant:

«O toi, chevalier, qui que tu sois, qui es à regarder ce lac
épouvantable, si tu veux posséder le trésor caché sous ses eaux, eh
bien, montre la grandeur de ton courage en te plongeant au milieu de ces
ondes enflammées; autrement tu es indigne de contempler les
incomparables merveilles qu'enferment les sept châteaux des sept fées,
qui gisent sous sa noire épaisseur!»

A peine la voix a-t-elle cessé de se faire entendre, que le chevalier,
sans considérer le péril auquel il s'expose, se recommande à Dieu et à
sa dame, s'élance dans ce lac bouillonnant, puis quand on le croit
perdu, et que lui-même ne sait plus ce qu'il va devenir; le voilà qui se
retrouve dans une merveilleuse campagne, à laquelle les Champs-Élysées
eux-mêmes n'ont rien de comparable. Là, le ciel lui semble plus pur et
plus serein, et le soleil brille d'une lumière nouvelle; bientôt une
agréable forêt se présente à sa vue, et pendant qu'une foule d'arbres
différents et toujours verts réjouit ses yeux, un nombre infini de
petits oiseaux nuancés de mille couleurs voltigent de branches en
branches, et charment son oreille par leur doux gazouillement; sans
compter que non loin de là, un ruisseau roule en serpentant des flots
argentés sur un sable d'or. Le chevalier aperçoit ensuite une élégante
fontaine formée de jaspe aux mille couleurs et de marbre poli; plus loin
il en voit une autre, disposée d'une façon rustique, où les fins
coquillages de la moule et les tortueuses maisons de l'escargot, rangés
dans un aimable désordre et mêlés de brillants morceaux de cristal,
forment un ouvrage varié, où l'art imitant la nature, rivalise avec elle
et semble même la vaincre cette fois.

Soudain le chevalier voit s'élever un palais, dont les murailles sont
d'or massif, les créneaux de diamants, les portes de hyacinthes et
finalement d'une si admirable architecture que les rubis, les
escarboucles, les perles et les émeraudes en composent la moindre
matière. Tout à coup par une des portes du château sort une foule de
jeunes damoiselles, dans un costume si riche et si galant, que je n'en
finirais jamais si j'entreprenais de vous le dépeindre. Celle qui
paraît être la maîtresse de ce lieu enchanteur prend alors par la main
le preux aventurier, et, sans lui adresser une seule parole, elle le
conduit dans ce riche palais, où après l'avoir fait déshabiller par ses
compagnes, il est plongé dans un bain d'eaux délicieuses, où on le
frotte de diverses essences; au sortir du bain, on lui passe une chemise
de lin toute parfumée; après quoi on lui jette sur les épaules un
magnifique manteau dont le prix égale pour le moins une ville entière,
si ce n'est même davantage.

Mais ce n'est pas tout: on l'introduit dans une salle dont l'ameublement
surpasse tout ce qu'on peut imaginer; là, le chevalier trouve la table
toute dressée; on lui donne à laver ses mains dans un bassin d'or
ciselé, enrichi de diamants, avec une eau toute distillée d'ambre et de
fleurs les plus odorantes; puis on le fait asseoir dans une chaise
d'ivoire, et alors les damoiselles le servent à l'envi en observant un
profond silence. Que dire du nombre et de la délicatesse des mets qui
lui sont présentés? comment exprimer l'excellence de la musique qu'on
lui donne pendant le repas, sans qu'il voie ni ceux qui chantent, ni
ceux qui jouent des instruments? Le festin achevé, pendant que,
mollement enfoncé dans son fauteuil, le chevalier est peut-être à se
curer les dents, entre à l'improviste une damoiselle incomparablement
plus belle que toutes les autres; elle va s'asseoir auprès de lui, lui
dit ce que c'est que ce château, lui apprend qu'elle y est enchantée, et
lui raconte mille autres choses qui ravissent le chevalier et causeront
l'admiration de tous ceux qui liront cette histoire. Mais il est inutile
de m'étendre davantage sur ce sujet; en voilà plus qu'il n'en faut, ce
me semble, pour prouver qu'on ne saurait rencontrer un tableau plus
délicieux. Croyez-moi, seigneur, lisez ces livres, et vous verrez comme
ils savent insensiblement charmer la mélancolie et faire naître la joie
dans le cœur; je dirai plus: si, par hasard vous aviez un mauvais
naturel, ils sont capables de le corriger, et de vous inspirer de
meilleures inclinations.

Pour moi, depuis que je suis chevalier errant, je puis dire que je me
sens plein de vaillance, affable, complaisant, généreux, hardi, patient,
infatigable; enfin prêt à supporter avec un surcroît de vigueur d'esprit
et de corps les rudes travaux, la captivité et les enchantements. Tout
enfermé que je suis à cette heure dans une cage comme un fou, je ne
désespère pas de me voir, sous très-peu de jours, par la force de mon
bras et la faveur du ciel, souverain de quelque grand empire, ce qui me
permettra de faire éclater la libéralité et la reconnaissance que je
porte au fond de mon cœur. Mais en eût-il le plus vif désir, le pauvre
n'a pas le pouvoir d'être libéral, car la gratitude, qui ne gît que dans
le désir est une vertu morte, comme la foi sans les œuvres: voilà
pourquoi je voudrais que la fortune m'offrît bientôt l'occasion de me
faire empereur, afin de pouvoir faire éclater mes bons sentiments en
enrichissant mes amis, à commencer par ce fidèle écuyer ici présent, qui
est le meilleur des hommes. Je serais fort aise de lui donner un comté,
que du reste je lui promets depuis longtemps, quoique, à vrai dire, je
me défie un peu de sa capacité pour le bien gouverner.

Seigneur, repartit Sancho, travaillez seulement à me donner ce comté,
que vous me faites tant attendre: et je le gouvernerai bien, je vous en
réponds. D'ailleurs, si je n'en puis venir à bout, j'ai entendu dire
qu'il y a des gens qui prennent à ferme les terres des seigneurs et les
font valoir à leur place, tandis que les maîtres se donnent du bon temps
et mangent gaiement leur revenu. Par ma foi, j'en ferais bien autant, et
cela ne me paraît pas si difficile. Oh! que je ne m'amuserai point à
marchander! je vous mettrai prestement le fermier en fonctions, et je
mangerai mes rentes comme un prince: après cela, qu'on en fasse des
choux ou des raves, du diable si je m'en soucie!

Ce ne sont pas là de mauvaises philosophies, comme vous le prétendez,
Sancho, répliqua le chanoine; mais il y a bien quelque chose à dire au
sujet de ce comté.

Je n'entends rien à vos philosophies, répondit Sancho; qu'on commence
par me donner ce comté, et je saurai bien le gouverner. J'ai autant
d'âme qu'un autre et autant de corps que celui qui en a le plus,
j'espère donc être aussi roi dans mon État que chacun l'est dans le
sien: cela étant, je ferai ce que je voudrai, et faisant ce que je
voudrai, je ferai à ma fantaisie; faisant à ma fantaisie, je serai
content, et quand je serai content, je n'aurai plus rien à désirer; et
quand je n'aurai plus rien à désirer, que diable me faudra-t-il de plus?
Ainsi donc, que le comté vienne, et adieu jusqu'au revoir, comme se
disent les aveugles.

Compère Sancho, quant au revenu, dit le chanoine, cela se peut; mais
quant à l'administration de la justice, c'est autre chose: c'est là que
le seigneur doit appliquer tous ses soins; c'est là qu'il montre
l'excellence de son jugement, et surtout son désir de bien faire, désir
qui doit être le principe de ses moindres actions. Car de même que Dieu
aide et récompense les bonnes intentions, de même il renverse les
mauvais desseins.

Je ne sais pas ce qu'il y a à dire au sujet du comté que j'ai promis à
Sancho, dit don Quichotte; mais je me guide sur l'exemple du grand
Amadis, lequel fit son écuyer comte de l'île Ferme; je puis donc sans
scrupule donner un comté à Sancho Panza, qui est assurément un des
meilleurs écuyers qu'ait jamais eu chevalier errant.

Le chanoine était confondu des extravagances que débitait don Quichotte:
il admirait cette présence d'esprit avec laquelle il venait d'improviser
l'aventure du chevalier du Lac, et cette vive impression que les
rêveries contenues dans les romans avaient faite dans son imagination.
Il n'était guère moins étonné de la simplicité de Sancho, qui demandait
un comté avec tant d'empressement, et qui croyait que son maître pouvait
le lui donner comme on donne une simple métairie. Pendant qu'il
réfléchissait là-dessus, ses gens revinrent avec le mulet de bagages, et
ayant jeté un tapis sur l'herbe à l'ombre de quelques arbres, on se mit
à manger.

A peine avaient-ils commencé, qu'ils entendirent le son d'une clochette,
et en même temps ils virent sortir des buissons qui étaient là une
chèvre noire et blanche, mouchetée de taches fauves; derrière elle
courait un berger qui la flattait en son langage pour la faire arrêter
ou retourner au troupeau. La fugitive s'en vint tout effarouchée se
jeter, comme dans un asile, au milieu des personnes qui mangeaient, et
s'y arrêta; alors le chevrier la prenant par les cornes, se mit à lui
dire, comme si elle eût été capable de raison: Ah çà, montagnarde
mouchetée, comme vous fuyez! Qu'avez-vous donc, la belle? Qu'est-ce qui
vous fait peur? me le direz-vous, ma fille? A moins qu'en votre qualité
de femelle il vous soit impossible de rester en repos? Revenez, ma mie,
revenez; vous serez plus en sûreté dans la bergerie, ou parmi vos
compagnes. Vous qui devez les conduire, que deviendront-elles, si vous
vous égarez de la sorte?

Ces paroles intéressèrent le chanoine, qui pria le berger de ne point se
presser de remmener sa chèvre. Mon ami, lui dit-il, étant femelle comme
vous dites, il faut la laisser suivre sa volonté: vous auriez beau
vouloir l'en empêcher, elle n'écoutera jamais que sa fantaisie. Prenez
ce morceau, mon camarade, ajouta-t-il, et buvez un coup pour vous
remettre, pendant que votre chèvre se reposera.

On lui donna une cuisse de lapin froid, qu'il accepta sans façon, et
après avoir bu un coup à la santé de la compagnie: Seigneurs, dit-il,
pour m'avoir entendu parler ainsi à cette bête, ne croyez pas que je
sois un imbécile. Ce que je viens de dire ne vous paraît pas
très-raisonnable; mais tout rustre que je suis, je sais comment il faut
parler aux hommes et aux bêtes.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le chevalier se recommande à Dieu et à sa dame, s'élance dans ce lac
bouillonnant (p. 270).]

Je n'en fais aucun doute, dit le curé; car je sais par expérience qu'on
trouve des poëtes dans les montagnes, et que souvent les cabanes
abritent des philosophes.

Seigneurs, répliqua le chevrier, il ne laisse pas de s'y trouver
quelquefois des gens qui sont devenus sages à leurs dépens, et si je ne
craignais de vous ennuyer, je vous conterais une petite histoire pour
confirmer ce que le seigneur licencié vient de dire.

Mon ami, reprit don Quichotte, prenant la parole au nom de la compagnie
entière, comme ce que vous avez à nous conter me paraît avoir quelque
semblant d'aventure de chevalerie, je vous écouterai de bon cœur; tous
ceux qui sont ici feront de même, j'en suis certain, car ils aiment les
choses curieuses: vous n'avez donc qu'à commencer, nous vous donnerons
toute notre attention.

Pour moi, je suis votre serviteur, dit Sancho: ventre affamé n'a pas
d'oreilles. Avec votre permission, je m'en vais au bord de ce ruisseau
m'en donner avec ce pâté et me farcir la panse pour trois jours. Aussi
bien ai-je entendu dire à mon maître que l'écuyer d'un chevalier errant
ne doit jamais perdre l'occasion de se garnir l'estomac, quand il la
trouve, car il n'a ensuite que trop de loisir pour digérer. En effet, il
lui arrive souvent de s'égarer dans une forêt dont on ne trouverait pas
le bout en six jours; si donc le pauvre diable n'a pas pris ses
précautions, et n'a rien dans son bissac, il demeure là comme une momie.
D'ailleurs, cela nous est arrivé plus d'une fois.

Tu as peut-être raison, Sancho, dit don Quichotte; va où tu voudras et
mange à ton aise. Pour moi, j'ai pris ce qu'il me faut, et je n'ai plus
besoin que de donner un peu de nourriture à mon esprit, comme je vais le
faire en écoutant l'histoire du chevrier.

Allons, dit le chanoine, il peut commencer quand il voudra; il me semble
que nous sommes prêts.

Le chevrier frappa deux petits coups sur le dos de sa chèvre, en lui
disant: Couche-toi auprès de moi, mouchetée, nous avons plus de loisir
qu'il ne nous en faut pour retourner au troupeau. On eût dit que la
chèvre comprenait les paroles de son maître, car elle s'étendit près de
lui; puis le regardant fixement au visage, elle semblait attendre qu'il
commençât, ce qu'il fit en ces termes:



CHAPITRE LI

CONTENANT CE QUE RACONTE LE CHEVRIER


A trois lieues de ce vallon, dans un hameau qui, malgré son peu
d'étendue, n'en est pas moins un des plus riches du pays, demeurait un
laboureur aimé et estimé de ses voisins, mais bien plus encore pour sa
vertu que pour sa richesse. Ce laboureur se trouvait si heureux d'avoir
une fille belle et sage, qu'il en faisait sa plus grande joie, ne
comptant pour rien, au prix de cet enfant, tout ce qu'il possédait. A
peine eut-elle atteint seize ans, la renommée de ses charmes se répandit
tellement, que non-seulement des villages d'alentour, mais même des plus
éloignés, on venait la voir, ainsi qu'une image de sainte opérant des
miracles. Le père la gardait ni plus ni moins qu'un trésor, mais elle se
gardait encore mieux elle-même, et vivait dans une extrême retenue.
Aussi quantité de gens, attirés par le bien du père, par la beauté de la
jeune fille, et surtout par la bonne réputation dont ils jouissaient
tous deux, se déclarèrent les serviteurs de la belle, et embarrassèrent
fort le bon homme, en la lui demandant en mariage.

Parmi ce grand nombre de prétendants, j'étais un de ceux qui avaient le
plus sujet d'espérer: fort connu du père, et habitant le même village,
il savait que je sortais de gens sans reproche; il connaissait mon bien
et mon âge, et autour de moi on disait que je ne manquais pas d'esprit.
Tout cela parlait en ma faveur; mais un certain Anselme, garçon de
l'endroit, estimé de tout le monde, et qui avait même dessein que moi,
tenait en suspens l'esprit du père; de sorte que ce brave homme, jugeant
que nous pourrions l'un ou l'autre être le fait de sa Leandra (c'est le
nom de la jeune fille) se remit entièrement à elle du choix qu'elle
ferait entre nous deux, ne voulant pas contraindre son inclination en
choisissant lui-même. J'ignore quelle fut la réponse de Leandra; mais
dès ce moment son père nous ajourna toujours avec adresse, sous prétexte
du peu d'âge de sa fille, sans s'engager et sans nous rebuter.

Vers cette époque, on vit tout à coup arriver dans le village un certain
Vincent de la Roca, fils d'un pauvre laboureur, notre voisin. Ce Vincent
revenait d'Italie et d'autres contrées lointaines où il avait,
disait-il, fait la guerre. Un capitaine d'infanterie, qui passait dans
le pays avec sa compagnie, l'avait enrôlé à l'âge de douze ans, et au
bout de douze autres années, nous vîmes reparaître ce Vincent avec un
habit de soldat, bariolé de mille couleurs, et tout couvert de
verroteries et de chaînettes d'acier. Chaque jour il changeait de
costume: aujourd'hui une parure, demain une autre, le tout de peu de
poids et surtout de peu de valeur. Comme on est malicieux dans nos
campagnes, et que souvent on n'a rien de mieux à faire, on s'amusait à
regarder ces braveries, et de compte fait on finit par trouver qu'il
n'avait que trois habits d'étoffes différentes, tant bons que mauvais,
avec les hauts-de-chausses et les jarretières, mais qu'il savait si bien
les ajuster, et de tant de façons, qu'on eût juré qu'il en avait plus de
dix paires, avec autant de panaches. Ne vous étonnez pas, seigneurs, si
je fais mention de ces bagatelles; la suite vous apprendra qu'elles
jouent un grand rôle dans cette histoire.

D'ordinaire, notre soldat s'asseyait sur un banc de pierre qui est sous
le grand peuplier de la place du village; là il faisait le récit de ses
aventures, et vantait sans cesse ses prouesses. Il n'existait point de
lieu au monde qu'il ne connût, ni de bataille où il n'eût assisté: il
avait tué plus de Mores qu'il n'y en a dans le Maroc et dans Tunis.
Gante, Luna, don Diego Garcia de Paredès, et mille autres qu'il nommait,
n'avaient pas paru aussi souvent que lui sur le pré, et il s'était
toujours tiré avec avantage de ces différentes affaires, sans qu'il lui
en coûtât une seule goutte de sang. Après avoir raconté ses exploits, il
nous montrait des cicatrices imperceptibles, prétendant qu'elles
venaient d'autant d'arquebusades reçues dans différentes batailles.
Bref, pour achever son portrait, il était si arrogant qu'il traitait
sans façon non-seulement ses égaux, mais ceux mêmes qui l'avaient connu
jadis, disant que son bras était son père, ses actions sa race, et
qu'étant soldat, il ne le cédait dans le monde à qui que ce fût. Ce
fanfaron, qui est quelque peu musicien, se mêlait aussi de racler une
guitare, qu'il disait avoir reçue en présent d'une duchesse: il obtenait
de la sorte l'admiration des niais, et amusait les habitants du village.

Mais là ne se bornaient pas les perfections de ce drôle: il était poëte,
et sur le moindre incident arrivé dans le pays, il composait une romance
de trois ou quatre pages d'écriture. Or, ce soldat que je viens de dire,
ce Vincent de la Roca, ce brave, ce galant, fut vu de Leandra par une
fenêtre de la maison de son père qui donne sur la place; la belle le
remarqua; l'oripeau de ses habits l'éblouit; elle fut charmée de ses
romances, dont il donnait libéralement des copies, et le récit de ses
prétendues prouesses lui ayant tourné la tête, le diable aussi s'en
mêlant, elle devint éperdument amoureuse de cet homme avant même qu'il
eût osé lui parler d'amour. Or comme, en pareille matière, on dit que la
chose est en bon train lorsque le galant est regardé d'un bon œil,
bientôt la Roca et Leandra s'aimèrent, et ils étaient d'intelligence
avant qu'aucun de nous s'en fût aperçu. Aussi n'eurent-ils pas de peine
à faire ce qu'ils avaient résolu. Un beau matin Leandra s'enfuit de la
maison de son père, qui l'aimait tendrement, pour suivre un homme
qu'elle ne connaissait pas; et Vincent de la Roca sortit plus triomphant
de cette entreprise que de toutes celles dont il se vantait.

L'événement surprit tout le monde; le père fut accablé de douleur;
Anselme, ainsi que moi, nous faillîmes mourir de désespoir.

Furieux de l'outrage, les parents eurent recours à la justice;
incontinent les archers se mirent en campagne, on battit les chemins, on
fouilla les bois; enfin, au bout de trois jours, Leandra fut retrouvée
dans la montagne au fond d'une caverne, presque sans vêtements et
n'ayant plus ni l'argent, ni les pierreries qu'elle avait emportés. La
pauvre créature fut ramenée à son père; on lui demanda la cause de son
malheur; elle confessa que Vincent de la Roca l'avait trompée; que sous
promesse d'être son mari, il lui avait persuadé de l'accompagner à
Naples, où il prétendait avoir de très-hautes connaissances; elle ajouta
que ce misérable, abusant de son inexpérience et de sa faiblesse, après
lui avoir fait emporter le plus possible d'argent et de bijoux, l'avait
menée dans la montagne, et enfermée dans cette caverne, dans l'état où
on la trouvait, sans lui demander autre chose, ni lui avoir fait aucune
violence.

Croire à la continence du jeune homme était chose difficile; mais
Leandra l'affirma de tant de manières, que, sur la parole de sa fille,
le pauvre père se consola, et rendit grâces à Dieu de l'avoir si
miraculeusement préservée. Le même jour, il la fit disparaître à tous
les regards, et alla l'enfermer dans un couvent des environs, en
attendant que le temps eût effacé la honte dont la couvrait son
imprudence. La jeunesse de Leandra servit d'excuse à sa légèreté, au
moins auprès des gens qui ne prenaient pas d'intérêt à elle: mais ceux
qui la connaissaient n'attribuèrent point sa faute à son ignorance, ils
en accusèrent plutôt le naturel des femmes, qui sont pour la plupart
volages et inconsidérées. Depuis lors, Anselme est en proie à une
mélancolie dont rien ne peut le guérir. Pour moi, qui l'aimais tant, et
qui l'aime peut-être encore, je ne connais plus de joie ici-bas, et la
vie m'est devenue insupportable. Je ne vous dis point toutes les
malédictions que nous avons données au soldat; combien de fois nous
avons déploré l'imprévoyance du père, qui a si mal gardé sa fille, et
combien nous lui avons adressé de reproches à elle-même, en un mot tous
ces regrets inutiles auxquels se livrent les amants désespérés.

Aussi, depuis la fuite de Leandra, Anselme et moi, tous deux
inconsolables, nous sommes-nous retirés dans cette vallée, où nous
menons paître deux grands troupeaux, passant notre vie au milieu de ces
arbres, tantôt soupirant chacun de notre côté, tantôt chantant ensemble,
soit des vers pour célébrer la belle Leandra, soit des invectives
contre elle. A notre exemple, bien d'autres de ses amants sont venus
habiter ces montagnes, où ils mènent une vie aussi déraisonnable que la
nôtre; et le nombre des bergers et des troupeaux est tel, qu'il semble
que ce soit ici l'Arcadie pastorale, dont vous avez sans doute entendu
parler. Les lieux d'alentour retentissent sans cesse du nom de Leandra:
un berger l'appelle fantasque et légère; un autre la traite de facile et
d'imprudente; d'autres tout à la fois l'accusent et la plaignent;
ceux-ci ne parlent que de sa beauté, et regrettent son absence; ceux-là
lui reprochent les maux qu'ils endurent. Tous la maudissent et tous
l'adorent; et leur folie est si grande, que les uns se plaignent de ses
mépris sans jamais l'avoir vue, tandis que d'autres meurent de jalousie
avec aussi peu de raison; car, ainsi que je l'ai déjà dit, je ne la
crois coupable que de l'imprudence qu'elle-même a confessée. Quoi qu'il
en soit, on ne voit sur ces rochers, au bord des ruisseaux et au pied
des arbres, qu'amants désolés, poussant mille plaintes, et prenant le
ciel et la terre à témoin de leur martyre: les échos ne se lassent pas
de répéter le nom de Leandra; les montagnes en retentissent, l'écorce
des arbres en est couverte, et l'on dirait que les ruisseaux le
murmurent. On n'entend, la nuit, le jour, que le nom de Leandra, et
cette Leandra qui ne pense guère à nous, nous enchante et nous poursuit
sans cesse; tous enfin nous sommes en proie à l'espérance et à la
crainte, sans savoir ce que nous devons craindre ou ce que nous devons
espérer.

Parmi ces pauvres insensés, le plus raisonnable et à la fois le plus
fou, c'est Anselme, mon rival, qui, avec tant de sujets de se lamenter,
ne gémit que de la seule absence de Leandra, et au son d'un violon dont
il joue admirablement, exprime sa douleur en cadence, chantant des vers
de sa façon, qui prouvent combien il a d'esprit. Quant à moi, je suis un
chemin plus facile et plus sage, à mon avis: je passe mon temps à me
plaindre de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de la fausseté
de leurs promesses, et de l'inconséquence empreinte dans presque toutes
leurs actions.

[Illustration: Derrière elle courait un berger qui la flattait en son
langage (page 272).]

Voilà, seigneurs, l'explication des paroles que vous m'avez entendu
adresser à cette chèvre quand j'approchai de vous; car, en sa qualité de
femelle, je l'estime peu, quoiqu'elle soit la meilleure de mon troupeau.

Mon histoire, seigneurs, vous a peu divertis, j'en suis certain; mais si
vous voulez prendre la peine de venir jusqu'à ma cabane, qui est près
d'ici, je tâcherai de réparer l'ennui que je vous ai causé, par un petit
rafraîchissement de fromage et de lait, mêlé à quelques fruits de la
saison, qui, j'espère, ne vous sera pas désagréable.



CHAPITRE LII

DU DÉMÊLÉ DE DON QUICHOTTE AVEC LE CHEVRIER, ET DE LA RARE AVENTURE DES
PÉNITENTS, QUE LE CHEVALIER ACHEVA A LA SUEUR DE SON CORPS


L'histoire fut trouvée intéressante, et le chanoine, à qui elle avait
beaucoup plu, vanta le récit du chevrier, en lui disant que loin
d'avoir rien de grossier et de rustique, il avait parlé en homme délicat
et de bons sens, et que le seigneur licencié avait eu grandement raison
de dire qu'on rencontrait parfois dans les montagnes des gens qui ont de
l'esprit. Chacun lui fit son compliment; mais don Quichotte renchérit
sur tous les autres.

Frère, lui dit-il, je jure que s'il m'était permis d'entreprendre
aujourd'hui quelque aventure, je me mettrais à l'instant même en chemin
pour vous en procurer une heureuse: oui, j'irais arracher la belle
Leandra de son couvent, où sans doute on la retient contre sa volonté;
et en dépit de l'abbesse, en dépit de tous les moines passés, présents
et à venir, je la remettrais entre vos mains pour que vous puissiez en
disposer selon votre gré, en observant toutefois les lois de la
chevalerie errante, qui défendent de causer aux dames le moindre
déplaisir. Mais j'ai l'espoir, Dieu aidant, que le pouvoir d'un
enchanteur plein de malice ne prévaudra pas toujours contre celui d'un
autre enchanteur mieux intentionné; et alors je vous promets mon
concours et mon appui, comme l'exige ma profession, qui n'est autre que
de secourir les opprimés et les malheureux.

Jusque-là le chevrier n'avait pas fait attention à don Quichotte; il se
mit alors à le regarder de la tête aux pieds, et, en le voyant de si
pauvre pelage et de si pauvre carrure, il se tourna vers le barbier,
assis près de lui: Seigneur, lui dit-il, quel est donc cet homme qui a
une mine si étrange et qui parle d'une si singulière façon?

Et qui ce peut-il être, répondit le barbier, sinon le fameux don
Quichotte de la Manche, le redresseur de torts, le réparateur
d'injustices, le protecteur des dames, la terreur des géants, le
vainqueur invincible dans toutes les batailles.

Voilà, reprit le chevrier, qui ressemble fort à ce qu'on lit dans les
livres des chevaliers errants, qui étaient tout ce que vous dites; mais
pour moi, je crois que vous vous moquez, ou plutôt que ce gentilhomme a
des cases vides dans la cervelle.

Insolent, s'écria don Quichotte, c'est vous qui manquez de cervelle, à
moi seul j'en ai cent fois plus que la double carogne qui vous a mis au
monde!

En disant cela il prit un pain sur la table, et le jeta à la tête du
chevrier avec tant de force, qu'il lui cassa presque le nez et les
dents. Cet homme n'entendait point raillerie; sans nul souci de la nappe
ni des viandes, ni de ceux qui les entouraient, il sauta brusquement sur
don Quichotte, et lui portant les mains à la gorge, il l'aurait
étranglé, si Sancho, le saisissant lui-même par les épaules, ne l'eût
renversé sur le pré pêle-mêle avec les débris du festin.

Don Quichotte, aussitôt qu'il se vit libre, se rejeta sur le chevrier,
tandis que celui-ci, se trouvant deux hommes sur les bras, le visage
sanglant et le corps tout brisé des coups que lui portait Sancho,
cherchait à tâtons un couteau pour en percer son ennemi; mais, par
prudence, le chanoine et le curé s'étaient emparés de toutes les armes
offensives. Le barbier, naturellement charitable, eut pitié du pauvre
diable, et parvint à mettre sous lui don Quichotte, sur lequel le
chevrier, devenu maître d'agir, fit pleuvoir tant de coups pour se
venger du sang qu'il avait perdu, par celui qu'il tira du nez de son
adversaire, qu'on eût dit qu'ils portaient chacun un masque, tant ils
étaient défigurés. Le curé et le chanoine étouffaient de rire; les
archers trépignaient de joie; et tous ils les animaient l'un contre
l'autre en les agaçant comme on fait aux chiens qui se battent. Sancho
seul se désespérait en se sentant retenu par un des valets du chanoine,
qui l'empêchait de secourir son maître.

Pendant qu'ils étaient ainsi occupés, les spectateurs à rire, les
combattants à se déchirer, on entendit tout à coup le son d'une
trompette, mais si triste et si lugubre, qu'il attira l'attention
générale. Le plus ému fut don Quichotte, qui, toujours sous le chevrier,
et plus que moulu des coups qu'il en recevait, fit néanmoins céder le
sentiment de la vengeance à l'instinct de la curiosité. Frère diable,
dit-il à son adversaire, car tu ne peux être autre chose, ayant assez de
valeur et de force pour triompher de moi, faisons trêve, je te prie,
pour une heure seulement: il me semble que le son lamentable de cette
trompette m'appelle à quelque nouvelle aventure.

Le chevrier, non moins las de gourmer que d'être gourmé, le lâcha
aussitôt. Don Quichotte s'étant relevé s'essuya le visage, tourna la
tête du côté d'où venait le bruit, et aperçut plusieurs hommes vêtus de
blanc, semblables à des pénitents ou à des fantômes, qui descendaient la
pente d'un coteau. Or, il faut savoir que cette année-là le ciel avait
refusé sa rosée à la terre, et que dans toute la contrée on faisait des
prières pour obtenir de la pluie; c'est pourquoi les habitants d'un
village voisin venaient en procession à un saint ermitage construit sur
le penchant de la montagne.

A la vue de l'étrange habillement des pénitents, don Quichotte, sans se
rappeler qu'il en avait cent fois rencontré dans sa vie, se figure que
c'était quelque aventure réservée pour lui comme au seul chevalier
errant de la troupe. Une statue couverte de deuil que portaient ces gens
le confirma dans cette illusion; il s'imagina que c'était quelque
princesse emmenée de force par des brigands félons et discourtois. Dans
cette pensée, il court promptement à Rossinante qui paissait, le bride,
saute en selle; puis, son écuyer lui ayant donné ses armes, il embrasse
son écu, et, s'adressant à ceux qui l'entouraient, il s'écrie: C'est
maintenant, illustre compagnie, que vous allez reconnaître combien
importe au monde l'existence des gens voués à l'exercice de la
chevalerie errante; c'est maintenant que vous allez voir par mes actions
et par la liberté rendue à cette dame captive, quelle estime on doit
faire des chevaliers errants.

Aussitôt, à défaut d'éperons, il serre les flancs de Rossinante, et s'en
va au grand trot donner au milieu des pénitents, malgré les efforts du
curé et du chanoine pour le retenir, et sans s'inquiéter des hurlements
de Sancho, qui criait de toutes ses forces: Où courez-vous, seigneur don
Quichotte? quel diable vous tient au corps pour aller ainsi contre la
foi catholique? Ne voyez-vous pas que c'est une procession de pénitents,
et que la dame qu'ils portent sur ce brancard est l'image de la Vierge?
Seigneur, seigneur, prenez garde à ce que vous allez faire. Mort de ma
vie! c'est maintenant qu'il faut dire que vous avez perdu la raison.

Sancho s'épuisait en vain, car son maître était trop pressé de délivrer
la dame en deuil pour écouter une seule parole; et l'eût-il entendu, il
n'aurait pas tourné bride, même sur l'ordre du roi. Lorsqu'il fut à
vingt pas de la procession, le chevalier retint sa monture, qui déjà ne
demandait pas mieux, puis cria d'une voix rauque et tremblante: Arrêtez,
misérables, qui vous masquez sans doute à cause de vos méfaits; arrêtez
et écoutez ce que je veux vous dire.

Les porteurs de l'image obéirent les premiers. Un des prêtres qui
chantaient des litanies, voyant l'étrange mine de don Quichotte, la
maigreur de Rossinante, et tout ce qu'il y avait de ridicule dans le
chevalier répliqua: Frère, si vous avez à nous dire quelque chose,
parlez vite, car ces pauvres gens ont les épaules rompues, et nous
n'avons pas le loisir d'entendre de longs discours.

Je n'ai qu'une parole à dire, repartit don Quichotte: rendez sur l'heure
la liberté à cette noble dame, dont la contenance triste et l'air
affligé font assez connaître que vous lui avez fait quelque outrage, et
que vous l'emmenez contre son gré; quant à moi, qui ne suis venu en ce
monde que pour redresser de semblables torts, je ne puis vous laisser
faire un pas de plus.

Il n'en fallut pas davantage pour apprendre à ces gens que don Quichotte
était fou, et ils ne purent s'empêcher de rire. Malheureusement, c'était
mettre le feu aux étoupes. Se voyant bafoué, notre héros tire son épée,
et court furieux vers la sainte image. Aussitôt un des porteurs,
laissant toute la charge à ses compagnons, se jette au-devant du
chevalier, et lui oppose une des fourches qui servaient à soutenir le
brancard pendant le repos. Du premier choc, elle se rompit, mais du
tronçon qui restait il porta un si rude coup à notre héros sur l'épaule
droite, que l'écu n'arrivant pas assez à temps pour la couvrir, ou
n'étant pas assez fort pour amortir la violence du choc, don Quichotte
roula à terre, les bras étendus, et comme inanimé. Sancho, qui suivait,
arrive tout essoufflé; à la vue de son maître en ce piteux état, il crie
au paysan d'arrêter, en lui jurant que c'est un pauvre chevalier
enchanté, lequel, en toute sa vie, n'avait jamais fait de mal à
personne.

Les cris de Sancho eussent été inutiles si le paysan, voyant son
adversaire immobile, n'eût cru l'avoir tué; retroussant donc son surplis
pour courir plus à l'aise, il détala comme s'il avait eu la
Sainte-Hermandad à ses trousses. Témoins de ce qui se passait, les
compagnons de don Quichotte accoururent pleins de colère, et les gens de
la procession, remarquant parmi eux des archers armés d'arquebuses,
jugèrent prudent de se tenir sur leurs gardes. En un clin d'œil ils se
rangèrent autour de l'image, et relevant leurs voiles, les pénitents
armés de leurs disciplines, les clercs armés de leurs chandeliers, ils
attendirent de pied ferme, résolus à se bien défendre. Toutefois la
fortune en ordonna mieux qu'ils n'osaient l'espérer, et se rendit
favorable aux deux partis. Pendant que Sancho, couché sur le corps de
son maître, poussait les plus tristes et les plus plaisantes
lamentations du monde, le curé fut reconnu par celui de la procession,
ce qui calma les esprits; et le premier ayant appris à son confrère ce
qu'était le chevalier, tous deux ils se hâtèrent d'aller, suivis des
pénitents et de toute l'assistance, pour voir si le pauvre gentilhomme
était mort. En arrivant, ils trouvèrent Sancho qui, les larmes aux yeux,
exprimait sa douleur en ces termes:

O fleur de la chevalerie: qui d'un seul coup de bâton as vu terminer le
cours d'une vie si bien employée! ô honneur de ta race, gloire et
merveille de la Manche, merveille du monde entier, que la mort laisse
orphelin et exposé à la rage des scélérats qui vont le mettre sens
dessus dessous, parce qu'il n'y aura plus personne pour châtier leurs
brigandages! ô toi, dont la libéralité surpasse celle de tous les
Alexandre, puisque, pour huit mois de service seulement, tu m'avais
donné la meilleure île de la terre! ô toi, humble avec les superbes et
arrogant avec les humbles; affronteur de périls, endureur d'outrages,
amoureux sans sujet, imitateur des bons, fléau des méchants et ennemi de
toute malice; en un mot, chevalier errant, ce qui est tout ce qu'on peut
dire de plus!

Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte ouvrit les yeux,
et la première parole qu'il prononça fut celle-ci: Celui qui vit loin de
vous, sans pareille Dulcinée, ne peut jamais être que misérable. Ami
Sancho, ajouta-t-il, aide-moi à me remettre sur le char enchanté, car je
ne suis plus en état de me tenir sur Rossinante, j'ai l'épaule toute
brisée.

Bien volontiers, mon cher maître, répondit l'écuyer. Allons, retournons
à notre village en compagnie de ces seigneurs qui ne veulent que votre
bien; et là nous songerons à faire une nouvelle excursion qui nous
procure plus de gloire et plus de profit.

Tu as raison, Sancho, repartit son maître; il est prudent de laisser
passer cette maligne influence des astres qui nous poursuit en ce
moment.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Ce misérable l'avait menée dans la montagne et enfermée dans cette
caverne (p. 276).]

Le chanoine, le curé, et maître Nicolas, approuvèrent vivement cette
résolution; et plus étonnés que jamais des simplicités de Sancho, ils se
hâtèrent de replacer don Quichotte sur la charrette. La procession se
reforma, et se remit en chemin, le chevrier se retira après avoir salué
la compagnie; les deux archers, se voyant désormais inutiles, firent de
même, non sans avoir d'abord été largement récompensés par le curé. De
son côté, le chanoine ayant embrassé son confrère, le pria instamment de
lui donner des nouvelles de ce qui arriverait à notre héros, et
poursuivit son chemin. Bref, la troupe se sépara, et il ne resta plus
que le curé, le barbier, don Quichotte et Sancho, sans compter
l'illustre Rossinante, qui en tout ceci n'avait pas témoigné moins de
patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, accommoda le
chevalier sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la
route qu'on lui indiqua.

Au bout de six jours ils arrivèrent au village du pauvre Hidalgo, où
entrant en plein midi et un jour de dimanche, ils trouvèrent la
population assemblée sur la place; aussi ne manqua-t-il pas de curieux
qui tous reconnurent leur concitoyen.

Pendant qu'on entoure le chariot, que chacun à l'envi demande à don
Quichotte de ses nouvelles, et à ceux qui l'accompagnent pourquoi on le
menait dans cet équipage, un petit garçon court avertir la nièce et la
gouvernante que leur maître arrivait dans une charrette traînée par des
bœufs, couché sur une botte de foin, mais si maigre et si décharné,
qu'il ressemblait à un squelette.

Aussi ce fut pitié d'ouïr les cris que jetèrent ces pauvres femmes, de
voir les soufflets dont elles se plombèrent le visage, d'entendre les
malédictions qu'elles donnèrent à ces maudits livres de chevalerie,
quand elles virent notre héros franchir le seuil de sa maison en plus
mauvais état encore qu'on ne le leur avait annoncé.

A la nouvelle du retour de nos deux aventuriers, Thérèse Panza qui avait
fini par savoir que Sancho accompagnait don Quichotte en qualité
d'écuyer, vint des premières pour lui faire son compliment, et
rencontrant son mari: Eh bien, mon ami, lui dit-elle, comment se porte
notre âne?

Il se porte mieux que son maître, répondit Sancho.

Dieu soit loué, dit Thérèse. Mais conte-moi donc tout de suite ce que tu
as gagné dans ton écuyerie: où sont les jupes que tu m'apportes? où sont
les souliers pour nos enfants?

Je n'apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho; mais j'apporte
d'autres choses qui sont de bien plus haute importance.

Quel plaisir tu me fais, reprit Thérèse: Oh! montre-les-moi ces choses
de haute importance, mon ami; j'ai grande envie de les voir pour réjouir
un peu mon pauvre cœur, qui a été triste tout le temps de ton absence.

Je te les montrerai demain, femme, repartit Sancho, prends patience, et
sois assurée que, s'il plaît à Dieu, mon maître et moi nous irons encore
une fois chercher les aventures, et qu'alors tu me verras bientôt comte
ou gouverneur d'une île, je dis d'une île en terre ferme, et des
meilleures qui puissent se rencontrer.

Dieu le veuille! ajouta Thérèse, car nous en avons grand besoin; mais
qu'est-ce que cela, des îles? Je n'y entends rien.

Le miel n'est pas fait pour la bouche de l'âne, répondit Sancho; tu
sauras cela en son temps, femme, et alors tu t'émerveilleras de
t'entendre appeler Seigneurie par tes vassaux.

Que parles-tu de seigneurie et de vassaux, repartit Juana Panza. (C'est
ainsi que s'appelait la femme de Sancho, non qu'ils fussent parents,
comme le fait observer Ben-Engeli, mais parce que c'est la coutume de la
Manche, que la femme prenne le nom de son mari.)

Tu as tout le temps d'apprendre cela, Juana, répliqua Sancho: le jour
dure plus d'une heure; il suffit que je dise la vérité. Sache, en
attendant, qu'il n'y a pas de plus grand plaisir au monde que d'être
l'honnête écuyer d'un chevalier errant en quête d'aventures, quoique
celles qu'on rencontre n'aboutissent pas toujours comme on le voudrait,
et que sur cent il s'en trouve au moins quatre-vingt-dix-neuf de
travers. Je le sais par expérience, femme; j'en ai tâté, Dieu merci, et
tu peux m'en croire sur parole: il y en a d'où je me suis tiré berné;
d'autres, d'où je suis sorti roué de coups de bâton; et pourtant, malgré
cela, c'est une chose très-agréable que d'aller chercher fortune,
gravissant les montagnes, traversant les forêts, visitant les châteaux
et logeant dans les hôtelleries sans jamais payer son écot, quelque
chère qu'on y fasse.

Pendant ce dialogue de Sancho et de sa femme, la nièce et la gouvernante
déshabillaient et étendaient dans son antique lit à ramages don
Quichotte qui les regardait tour à tour avec des yeux hagards, sans
parvenir à les reconnaître ni à se reconnaître lui-même. Le curé
recommanda à la nièce d'avoir grand soin de son oncle, et de veiller à
ce qu'il ne vînt point à leur échapper encore une fois. Mais quand il
se mit à raconter le mal qu'on avait eu à le ramener dans sa maison, les
deux femmes se remirent à crier de plus belle, et fulminèrent de nouveau
mille malédictions contre les livres de chevalerie; elles se laissèrent
même aller à un tel degré d'emportement, qu'elles conjuraient le ciel de
plonger dans le fond des abîmes les auteurs de tant d'impostures et
d'extravagances. A la fin pourtant elles se calmèrent et ne songèrent
plus qu'à soigner attentivement leur seigneur, au milieu des transes
continuelles que leur causait la crainte de le reperdre aussitôt qu'il
serait en meilleure santé; ce qui, malgré tout, ne tarda guère à
arriver.

[Illustration: A la vue de son maître en ce piteux état, il crie au
paysan d'arrêter (p. 280).]

Mais quelques soins qu'ait pris l'auteur de cette histoire pour
rechercher la suite des exploits de don Quichotte, il n'a pu en obtenir
une connaissance exacte, du moins par des écrits authentiques. La seule
tradition qui se soit conservée dans la mémoire des peuples de la
Manche, c'est que notre chevalier fit une troisième sortie, que cette
fois il se rendit à Saragosse, et qu'il y figura dans un célèbre
tournoi, où il accomplit des prouesses dignes de sa valeur et de
l'excellence de son jugement. L'auteur n'a pu recueillir rien de plus
concernant ses aventures ni la fin de sa vie, et jamais il n'en aurait
su davantage, si par bonheur il n'eût fait la rencontre d'un vieux
médecin, possesseur d'une caisse de plomb, trouvée, disait-il, sous les
fondations d'un ancien ermitage, et dans laquelle on découvrit un
parchemin où des vers espagnols en lettres gothiques retraçaient
plusieurs des exploits de don Quichotte, et célébraient la beauté de
Dulcinée du Toboso, la vigueur de Rossinante et la fidélité de Sancho
Panza.

Le scrupuleux historien de ces incroyables aventures rapporte ici tout
ce qu'il a pu en apprendre, et pour récompense de la peine qu'il s'est
donnée en feuilletant toutes les archives de la Manche, il ne demande
qu'une chose au lecteur: c'est d'ajouter foi à son récit, autant que les
honnêtes gens en accordent aux livres de chevalerie, si fort en crédit
par le monde. Tel est son unique désir, et cela suffira pour
l'encourager à s'imposer de nouveaux labeurs et à poursuivre ses
investigations touchant la véritable suite de cette histoire, ou tout au
moins à écrire des aventures aussi divertissantes.

Les premières paroles qui étaient écrites sur le parchemin trouvé dans
la caisse de plomb, étaient celles-ci:


  LES ACADÉMICIENS DE L'ARGAMASILLA
        VILLAGE DE LA MANCHE
          _HOC SCRIPSERUNT_
        SUR LA VIE ET LA MORT
      DU VAILLANT DON QUICHOTTE
            DE LA MANCHE


  LE MONICONGO[60], ACADÉMICIEN DE L'ARGAMASILLA,
  DANS LE TOMBEAU DE DON QUICHOTTE

  ÉPITAPHE

    La tête brûlée qui para la Manche
  De plus de dépouilles que Jason de Crète;
  Le jugement qui eut la girouette pointue,
  Là où elle aurait dû être plate;

    Le bras que sa force a tant allongé,
  Puisqu'il atteignit du Catay à Gaëte,
  La Muse la plus affreuse et la plus discrète,
  Qui grava jamais des vers sur l'airain:

    Celui qui laissa en arrière les Amadis,
  Et fit très-peu de cas des Galaors,
  S'appuyant sur son amour et sur sa bravoure:

    Celui qui fit taire les Bélianes:
  Celui qui erra çà et là sur Rossinante,
  Gît ici sous cette pierre froide.

  [60] Mot composé de _mono_, singe, et de _congo_, c'est-à-dire singe
  du Congo, marmot, gros singe.


  LE PANIAQUADO[62], ACADÉMICIEN DE L'ARGAMASILLA
  IN LAUDEM DULCINEÆ DU TOBOSO

  SONNET

    Celle que vous voyez au visage joufflu,
  A la forte poitrine et au maintien altier,
  C'est Dulcinée, reine du Toboso,
  Dont le grand don Quichotte fut l'adorateur.

    Il foula, pour elle, à pied et fatigué,
  L'un et l'autre flanc de la grande montagne Noire
  Et les fameux champs de Montiel,
  Jusqu'à la plaine verdoyante d'Aranjuez.

    Par la faute de Rossinante, ô étoile adverse!
  Cette dame manchoise et cet invincible
  Chevalier errant, dans leurs jeunes années,

    Elle cessa en mourant d'être belle,
  Et lui, bien qu'il reste écrit sur le marbre,
  Il ne put échapper à l'amour et aux tromperies.

  [62] Ce mot a différentes acceptions, telles que _commensal
  compagnon_, _partisan déclaré_, etc.


  LE CAPRICIEUX TRÈS-DISCRET ACADÉMICIEN DE L'ARGAMASILLA
  A LA LOUANGE DE ROSSINANTE,
  CHEVAL DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE

  SONNET

    Sur le superbe tronc diamanté,
  Que Mars foule de ses pieds sanglants,
  Le Manchois frénétique fait flotter son étendard
  Avec un courage extraordinaire.

    Il suspend les armes et le fin acier
  Avec lequel il détruit, il ravage, il fend, il taille:
  Nouvelles prouesses; mais l'art invente
  Un nouveau style pour le nouveau paladin.

    Et si la Gaule se glorifie de son Amadis,
  Dont les braves descendants firent triompher
  Mille fois la Grèce en propageant sa renommée;

    Aujourd'hui le temple où Bellone règne,
  Couronne don Quichotte, et la Manche se glorifie
  Plus de lui que la Grèce et la Gaule.

    L'oubli ne souillera jamais ses gloires,
  Car Rossinante même excède en gaillardise
  Brilladore et Bayard.


  DU FACÉTIEUX ACADÉMICIEN DE L'ARGAMASILLA
  A SANCHO PANÇA

  SONNET

    Voici Sancho Pança, petit de corps,
  Mais d'un grand courage. Miracle étrange!
  Je vous jure et certifie qu'il fut l'écuyer le plus simple
  Et sans artifice qu'il y eût au monde.

    Il tint à un rien qu'il ne fût comte,
  Et il l'aurait certes été si les insolences et les injures
  De ce siècle mesquin qui ne pardonne, pas même
  A un âne, ne se fussent conjurées pour sa ruine.

    C'est sur lui[63] (pardon de le nommer)
  Que marchait ce paisible écuyer, derrière le paisible
  Cheval Rossinante, et derrière son maître.

    O vaines espérances du monde!
  Vous passez en promettant le repos,
  A la fin vous devenez une ombre, de la fumée ou un rêve.

  [63] L'âne.


  LE CACHIDIABLO[64], ACADÉMICIEN DE L'ARGAMASILLA
  SUR LE TOMBEAU DE DON QUICHOTTE

  ÉPITAPHE

  Ci-gît le chevalier
  Bien moulu et mal errant
  Que porta Rossinante
  Par maint et maint sentier.

    Sancho Pança le Nigaud
  Repose aussi près de lui;
  Ce fut l'écuyer le plus fidèle
  Parmi tous les écuyers.

  [64] Nom d'un fameux renégat.


  DU TIQUETOC, ACADÉMICIEN DE L'ARGAMASILLA, SUR LE TOMBEAU
  DE DULCINÉE DU TOBOSO

  ÉPITAPHE

    Ici repose Dulcinée,
  Que, bien que fraîche et dodue,
  A été changée en poussière et en cendre
  Par la mort épouvantable et vilaine.

  Elle naquit de bonne race,
  Et eut un certain air de dame;
  Elle fut la flamme du grand Quichotte
  Et la gloire de son hameau.

  Voici les seuls vers que l'on put lire; l'écriture des autres était
  tellement vermoulue, qu'on les remit à un académicien pour qu'il les
  défrichât par conjectures. On a appris qu'il est parvenu à le faire à
  force de veilles et d'assiduité et qu'il a l'intention de les publier
  dans l'espoir de la troisième sortie de don Quichotte.


  LOS ACADÉMICOS DE LA ARGAMASILLA
        LUGAR DE LA MANCHA
          _HOC SCRIPSERUNT_
          EN VIDA Y MUERTE
      DEL VALEROSO DON QUIJOTE
            DE LA MANCHA


  EL MONICONGO, ACADÉMICO DE LA ARGAMASILLA,
  A LA SEPULTURA DE DON QUIJOTE

  EPITAFIO

    El calvatrueno[61] que adornó la Mancha
  De mas despojos que Jason de Creta;
  El juicio que tuvo la veleta,
  Aguda, donde fuera mejor ancha;

    El brazo que su fuerza tanto ensancha,
  Que llegó del Catay hasta Gaeta,
  La Musa mas horrenda y mas discreta,
  Que grabó versos en broncinea plancha:

    El que á cola dejó los Amadises,
  Y en muy poquito á Galaores tuvo,
  Estribando en su amor y bizarría:

    El que hizo callar los Belianises:
  Aquel que en Rocinante errando anduvo,
  Yace debajo desta losa fria.

  [61] Se dice del que tiene la cabeza atronada, y es vocinglero y
  alocado.


  DEL PANIAGUADO, ACADÉMICO DE LA ARGAMASILLA,
  IN LAUDEM DULCINEÆ DEL TOBOSO

  SONETO

    Esta que veis de rostro amondongado,
  Alta de pechos y ademan brioso,
  Es Dulcinea, Reyna del Toboso,
  De quien fué el gran Quijote aficionado.

    Pisó por ella el uno y otro lado
  De la gran Sierra Negra, y el famoso
  Campo de Montiel, hasta el herboso
  Llano de Aranjuez, á pie y cansado:

    Culpa de Rocinante. ¡O dura estrella!
  Que esta Manchega dama, y este invito
  Andante caballero, en tiernos años,

    Ella dejó muriendo de ser bella,
  Y él, aunque queda en mármoles escrito,
  No pudo huir de amor, iras y engaños.


  DEL CAPRICHOSO, DISCRETISIMO ACADÉMICO DE LA ARGAMASILLA
  EN LOOR DE ROCINANTE
  CABALLO DE DON QUIJOTE DE LA MANCHA

  SONETO

    En el soberbio tronco diamantino,
  Que con sangrientas plantas huella Marte,
  Frenético el Manchego su estandarte
  Tremola con esfuerzo peregrino.

    Cuelga las armas y el acero fino,
  Con que destroza, asuela, raja y parte:
  Nuevas proezas; pero inventa el arte.
  Un nuevo estilo al nuevo Paladino.

    Y si de su Amadis se precia Gaula,
  Por cuyos bravos descendientes Grecia
  Triunfó mil veces, y su fama ensancha,

    Hoy á Quijote le corona el aula
  Dó Belona preside, y dél se precia
  Mas que Grecia ni Gaula, la alta Mancha.

    Nunca sus glorias el olvido mancha,
  Pues hasta Rocinante, en ser gallardo,
  Excede á Brilladoro y á Bayardo.


  DEL BURLADOR, ACADÉMICO ARGAMASILLESCO,
  A SANCHO PANZA

  SONETO

    Sancho Panza es aqueste en cuerpo chico;
  Pero grande en valor. ¡Milagro extraño!
  Escudero el mas simple y sin engaño,
  Que tuvo el mundo, os juro y certifico.

    De ser Conde no estuvo en un tantico,
  Si no se conjuraran en su daño
  Insolencias y agravios del tacaño
  Siglo, que aun no perdonan á un borrico.

    Sobre él anduvo (con perdon se miente)
  Este manso escudero, tras el manso
  Caballo Rocinante y tras su dueño.

    ¡O vanas esperanzas de la gente,
  Como pasais con prometer descanso,
  Y al fin parais en sombra, en humo, en sueño!


  DEL CACHIDIABLO, ACADÉMICO DE LA ARGAMASILLA,
  EN LA SEPULTURA DE DON QUIJOTE

  EPITAFIO

    Aquí yace el Caballero
  Bien molido y mal andante,
  A quien llevó Rocinante
  Por uno y otro sendero.

    Sancho Panza el majadero
  Yace también junto á él,
  Escudero el mas fiel,
  Que vió el trato de escudero.


  DEL TIQUETOC, ACADÉMICO DE LA ARGAMASILLA, EN LA
  SEPULTURA DE DULCINEA DEL TOBOSO

  EPITAFIO

    Reposa aquí Dulcinea,
  Y aunque de carnes rolliza,
  La volvió en polvo y ceniza
  La muerte espantable y fea.

  Fué de castiza ralea,
  Y tuvo asomos de dama,
  Del gran Quijote fué llama,
  Y fué gloria de su aldea.

Estos fueron los versos que se pudieron leer: los demás, por estar
carcomida la letra, se entregaron á un Académico, para que por
conjeturas, los declarase. Tiénese noticia que lo ha hecho á costa de
muchas vigilias y mucho trabajo, y que tiene intencion de sacallos á
luz, con esperenza de la tercera salida de don Quijote.

  _Forse altro canterà con miglior plettro._


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

[Illustration]



[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.]

PRÉFACE


Vive Dieu! avec quelle impatience, ami lecteur, illustre ou plébéien,
peu importe, tu dois attendre cette préface, croyant sans doute y
trouver des personnalités, des représailles, des injures, contre
l'auteur du second _don Quichotte_: je veux parler de celui qui fut,
dit-on, engendré à Tordesillas, et naquit à Tarragone[65]. Eh bien, je
t'en demande pardon, mais il ne m'est pas possible de te donner cette
satisfaction, car si d'habitude l'injustice et l'outrage éveillent la
colère dans les plus humbles cœurs, cette règle rencontre une exception
dans le mien. Voudrais-tu que j'allasse jeter au nez de cet homme qu'il
n'est qu'un impertinent, un sot, un âne? Eh bien, je n'en n'ai pas même
la pensée; qu'il reste avec son péché, qu'il le mange avec son pain, et
grand bien lui fasse.

  [65] C'est l'écrivain caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez
  de Avellaneda, natif de Tordesillas, et dont le livre fut imprimé à
  Tarragone.

Mais ce que je ne puis me résoudre à passer sous silence et à couvrir
simplement de mon mépris, c'est de m'entendre appeler par lui vieux et
manchot, comme s'il avait été en mon pouvoir d'arrêter la marche du
temps et de faire qu'il ne s'écoulât pas pour moi, et comme si ma main
brisée l'avait été dans quelque dispute de taverne, et non dans la plus
éclatante rencontre[66] qu'aient vue les siècles passés et présents et
que puissent voir les siècles à venir.

  [66] La bataille de Lépante, livrée le 5 octobre 1571.

Si ma blessure ne brille pas aux yeux, elle est, du moins, appréciée par
ceux qui savent où elle fut reçue, car mourir en combattant sied mieux
au soldat, qu'être libre dans la fuite; et je préfère avoir assisté
jadis à cette prodigieuse affaire que de me voir aujourd'hui exempt de
blessures sans y avoir pris part. Les cicatrices que le soldat porte sur
la poitrine et au visage sont autant d'étoiles qui nous guident dans le
sentier de l'honneur vers le désir des nobles louanges. D'ailleurs
est-ce avec les cheveux blancs qu'on écrit? N'est-ce pas plutôt avec
l'entendement, lequel a coutume de se fortifier par les années?

Autre chose encore m'a causé du chagrin: cet homme m'appelle envieux et
il se donne la peine de m'expliquer, comme si je l'ignorais, ce que
c'est que l'envie; eh bien, qu'il le sache, des deux sortes d'envie que
l'on connaît, je n'éprouve que celle qui est sainte, noble, bien
intentionnée. Comment donc oser supposer que j'aille m'attaquer à un
prêtre, surtout quand ce prêtre ajoute à ce respectable caractère le
titre de familier du saint-office[67]? Je le déclare ici, mon adversaire
se trompe; car de celui qu'il prétend que j'ai voulu désigner, j'adore
le génie, j'admire les travaux et je respecte le labeur incessant et
honorable. Quant à mes _Nouvelles_, que cet aristarque trouve plus
satiriques qu'exemplaires; eh bien, qu'importe? pourvu qu'elles soient
bonnes, et elles ne pourraient l'être s'il ne s'y trouvait un peu de
tout.

  [67] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et familier du
  Saint-Office.

Tu vas dire sans doute, ami lecteur, que je me montre peu exigeant, mais
il ne faut pas accroître les chagrins d'un homme déjà si affligé, et
ceux de ce seigneur doivent être grands puisqu'il dissimule sa patrie et
déguise son nom, comme s'il se sentait coupable du crime de
lèse-majesté. Si donc par aventure tu viens à le connaître, dis-lui de
ma part que je ne me tiens nullement pour offensé, que je connais fort
bien les piéges du démon, et qu'un des plus dangereux qu'il puisse
tendre à un homme, c'est de lui mettre dans la cervelle qu'il est
capable de composer un livre qui lui procurera autant de renommée que
d'argent et autant d'argent que de renommée. A l'appui de ce que
j'avance, conte-lui avec ton esprit et ta bonne grâce accoutumée la
petite histoire que voici:

«Il y avait à Séville un fou qui donna dans la plus plaisante folie dont
fou se soit jamais avisé. Il prit un jonc qu'il tailla en pointe par un
bout, et quand il rencontrait un chien, il lui mettait un pied sur la
patte de derrière, lui levait l'autre patte avec la main, après quoi lui
introduisant son tuyau dans certain endroit, il soufflait par l'autre
bout, et rendait bientôt l'animal rond comme une boule. Quand il l'avait
mis en cet état, il lui donnait deux tapes sur le ventre et le lâchait
en disant à ceux qui étaient là toujours en grand nombre: «Vos Grâces
pensent-elles que ce soit chose si facile que d'enfler un chien?» Eh
bien, à mon tour, je demanderai: Pensez-vous que ce soit un petit
travail de faire un livre?

Si ce conte, ami lecteur, ne lui convient pas, dis-lui cet autre, qui
est encore un conte de fou et de chien: «Il y avait à Cordoue un fou qui
avait coutume de porter sur sa tête un morceau de dalle en marbre ou en
pierre, non des plus légers; quand il apercevait un chien, il s'en
approchait avec précaution et laissait la dalle tomber d'aplomb sur le
pauvre animal. Roulant d'abord sous le coup, le chien ne tardait pas à
se sauver en jetant des hurlements à ne pas s'arrêter au bout de trois
rues. Or, il arriva qu'un jour il s'en prit au chien d'un mercier, que
son maître aimait beaucoup. L'animal poussa des cris perçants. Le
mercier, furieux, saisit une aune, tomba sur le fou et le bâtonna
rondement, en lui disant à chaque coup: «Chien de voleur, ne vois-tu pas
que mon chien est un lévrier?» Et après lui avoir répété le mot de
lévrier plus de cent fois, il le renvoya moulu comme plâtre.
L'avertissement fit son effet, et le fou fut tout un mois sans se
montrer. A la fin cependant, il reparut avec une dalle bien plus pesante
que la première, mais quand il rencontrait un chien, il s'arrêtait tout
court en disant: «Oh! oh! celui-ci est un lévrier.» Depuis lors, tous
les chiens qu'il trouvait sur son chemin, fussent-ils dogues ou roquets,
étaient pour lui autant de lévriers, et il ne lâchait plus sa pierre.
Peut-être en arrivera-t-il de même à cet homme; il n'osera plus lâcher
en livres le poids de son esprit, lequel, il faut en convenir, est plus
lourd que le marbre.

Quant à la menace qu'il me fait de m'enlever tout profit avec son
ouvrage, dis-lui, ami lecteur, que je m'en moque comme d'un maravédis et
que je lui réponds: «Vive pour moi le comte de Lémos, et Dieu pour
tous!» Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la libéralité bien connue
m'abrite contre la mauvaise fortune, et vive la suprême charité de
l'archevêque de Tolède[68]! Ces deux princes, par leur seule bonté d'âme
et sans que je les aie sollicités par aucune espèce d'éloges, ont pris à
leur charge le soin de venir généreusement à mon aide, et en cela je me
tiens pour plus honoré et plus riche que si la fortune, par une voie
ordinaire, m'eût comblé de ses faveurs. L'honneur, je le sens, peut
rester au pauvre, mais non au pervers; la pauvreté peut couvrir d'un
nuage la noblesse, mais non l'obscurcir entièrement. Pourvu que la vertu
jette quelque lumière, fût-ce par les fissures de la détresse, elle
finit toujours par être estimée des grands et nobles esprits.

  [68] Don Bernardo Sandoval y Rojas.

Ne lui dis rien de plus, ami lecteur; quant à moi, je me contenterai de
te faire remarquer que cette seconde partie de _Don Quichotte_, dont je
te fais hommage, est taillée sur le même patron, et qu'elle est de même
étoffe que la première. Dans cette seconde partie, je te donne mon
chevalier conduit jusqu'au terme de sa vie, et finalement mort et
enterré, afin que personne ne puisse en douter désormais. C'est assez
qu'un honnête homme ait rendu compte de ses aimables folies, sans que
d'autres prétendent encore y mettre la main. L'abondance des choses,
même bonnes, en diminue le prix, tandis que la rareté des mauvaises les
fait apprécier en ce point...

J'oubliais de te dire que tu auras bientôt _Persiles_, que je suis en
train d'achever, ainsi que la seconde partie de _Galatée_.

[Illustration]



[Illustration]

L'INGÉNIEUX CHEVALIER

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE



DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

DE CE QUI SE PASSA ENTRE LE CURÉ ET LE BARBIER AVEC DON QUICHOTTE AU
SUJET DE SA MALADIE


Dans la seconde partie de cette histoire, qui contient la troisième
sortie de don Quichotte, Cid Hamet Ben-Engeli raconte que le curé et le
Barbier restèrent plus d'un mois sans chercher à le voir, pour ne pas
lui rappeler par leur présence le souvenir des choses passées. Ils ne
laissaient pas néanmoins de visiter souvent sa nièce et sa gouvernante,
leur recommandant chaque fois d'avoir grand soin de leur maître, et de
lui donner une nourriture bonne pour l'estomac et surtout pour le
cerveau, d'où venait, à n'en pas douter, tout son mal. Ces femmes
répondaient qu'elles n'auraient garde d'y manquer, d'autant plus que,
par moment, leur seigneur paraissait avoir recouvré tout son bon sens.
Cette nouvelle causa bien de la joie à nos deux amis, qui s'applaudirent
d'autant plus d'avoir employé, pour le ramener chez lui, le stratagème
que nous avons raconté dans les chapitres qui terminent la première
partie de cette grande et véridique histoire. Toutefois, comme ils
tenaient cette guérison pour impossible, ils résolurent de s'en assurer
par eux-mêmes, et après s'être promis de ne pas toucher la corde de la
chevalerie, dans la crainte de découdre les points d'une blessure si
fraîchement fermée[69], ils se rendirent chez don Quichotte, qu'ils
trouvèrent dans sa chambre, assis sur son lit, en camisole de serge
verte, et coiffé d'un bonnet de laine rouge de Tolède, mais tellement
sec et décharné, qu'il ressemblait à une momie. Ils furent très-bien
reçus de notre chevalier, qui répondit à leurs questions sur sa santé
avec beaucoup de justesse et en termes choisis.

  [69] Il était alors d'usage en chirurgie de coudre les blessures.

Peu à peu la conversation s'engagea, et après avoir causé d'abord de
choses indifférentes, on en vint à entamer le chapitre des affaires
publiques et des formes de gouvernement. Celui-ci changeait une coutume,
celui-là corrigeait un abus; bref, chacun de nos trois amis devint,
séance tenante, un nouveau Lycurgue, un moderne Solon, et ils
remanièrent si bien l'État, qu'il semblait qu'après l'avoir mis à la
forge, ils l'en avaient retiré entièrement remis à neuf. Sur ces divers
sujets, don Quichotte montra tant de tact et d'à-propos, que les deux
visiteurs ne doutèrent plus qu'il n'eût recouvré tout son bon sens.
Présentes à l'entretien, la nièce et la gouvernante versaient des larmes
de joie et ne cessaient de rendre grâces à Dieu en voyant leur maître
montrer une telle lucidité d'esprit. Mais le curé, revenant sur sa
première intention, qui était de ne point parler chevalerie, voulut
compléter l'épreuve, afin de s'assurer si cette guérison était réelle ou
seulement apparente. De propos en propos, il se mit à conter quelques
nouvelles récemment venues de la cour: On tient pour assuré, dit-il, que
le Turc fait de grands préparatifs de guerre, et qu'il se dispose à
descendre le Bosphore avec une immense flotte; seulement, on ne sait pas
sur quels rivages ira fondre une si formidable tempête; il ajouta que la
chrétienté en était fort alarmée, et qu'à tout événement Sa Majesté
faisait pourvoir à la sûreté du royaume de Naples, des côtes de la
Sicile et de l'île de Malte.

Sa Majesté agit en prudent capitaine, dit don Quichotte, lorsqu'elle met
ses vastes États sur la défensive, afin que l'ennemi ne les prenne pas
au dépourvu. Mais si elle me faisait l'honneur de me demander mon avis,
je lui conseillerais une mesure à laquelle elle est, j'en suis certain,
bien éloignée de penser à cette heure.

A peine le curé eut-il entendu ces paroles, qu'il se dit en lui-même:
Dieu te soit en aide, pauvre don Quichotte; car, si je ne me trompe, te
voilà retombé au plus profond de ta démence.

Le barbier, qui avait eu la même pensée, demanda quelle était cette
importante mesure, craignant, disait-il, que ce ne fût un de ces
impertinents avis qu'on ne se fait pas faute de donner aux princes.

Maître râpeur de barbes, repartit don Quichotte, mon avis n'a rien
d'impertinent; il est, au contraire, tout à fait pertinent.

D'accord, répliqua le barbier; cependant l'expérience a prouvé que ces
sortes d'expédients sont presque toujours impraticables ou ridicules,
quelquefois même contraires à l'intérêt du roi et de l'État.

Soit; mais le mien, reprit don Quichotte, n'est ni impraticable ni
ridicule: loin de là, c'est le plus simple et le plus convenable qui
puisse se présenter à l'esprit d'un donneur de conseil.

Votre Grâce tarde bien à nous l'apprendre, dit le curé.

Je ne suis pas fort empressé de le faire connaître, répondit don
Quichotte, de peur qu'en arrivant aux oreilles de messeigneurs du
conseil, l'honneur de l'invention ne soit aussitôt enlevé.

Quant à moi, reprit le barbier, je jure devant Dieu et devant les hommes
de n'en parler ni à roi, ni _à Roch_, ni à âme qui vive, comme il est
dit dans cette romance du curé[70], où l'on avise le roi de ce voleur
qui lui avait escamoté cent doublons et sa mule qui allait si bien
l'amble.

  [70] Allusion à quelque romance populaire de l'époque, aujourd'hui
  inconnue.

Je ne connais pas cette histoire, dit don Quichotte, mais je tiens le
serment pour bon, sachant le seigneur barbier homme de bien.

Et quand cela ne serait pas, reprit le curé, je me porte fort pour lui,
et je réponds qu'il n'en parlera pas plus que s'il était né muet.

Et vous, seigneur curé, demanda don Quichotte, quelle sera votre
caution?

Mon caractère, répliqua le curé, car il me fait un devoir de garder les
secrets.

Eh bien donc, s'écria don Quichotte, j'affirme que si le roi faisait
publier à son de trompe que tous les chevaliers qui errent par l'Espagne
sont tenus de se rendre à sa cour, à jour nommé, ne s'en présentât-il
qu'une demi-douzaine, tel parmi eux, j'en suis certain, pourrait se
rencontrer qui viendrait à bout de la puissance du Turc. Que Vos Grâces
veuillent bien me prêter attention et suivre mon raisonnement. Est-ce
qu'on n'a pas vu maintes fois un chevalier défaire à lui seul une armée
de deux cent mille hommes, comme si tous ensemble ils n'avaient eu
qu'une tête à couper? Vive Dieu! si le fameux don Bélianis, ou même un
simple rejeton des Amadis de Gaule était encore vivant, et que le Turc
se trouvât face à face avec lui, par ma foi, je ne parierais pas pour le
Turc. Mais patience, Dieu aura pitié de son peuple, et saura lui envoyer
quelque chevalier moins illustre peut-être que ceux des temps passés,
qui pourtant ne leur sera point inférieur en vaillance. Je n'en dis pas
davantage, Dieu m'entend.

Sainte Vierge! s'écria la nièce, que je meure si mon oncle n'a pas envie
de se faire encore une fois chevalier errant!

Oui, oui, repartit don Quichotte, chevalier errant je suis, et chevalier
errant je mourrai; que le Turc monte ou descende quand il voudra, et
déploie toute sa puissance! je le répète, Dieu m'entend.

Sur ce le barbier prit la parole: Que Vos Grâces, dit-il, me permettent
de leur raconter une petite histoire; elle vient ici fort à propos.

Comme il vous plaira, reprit don Quichotte; nous sommes prêts à vous
donner audience.

Le barbier continua de la sorte: A Séville, dans l'hôpital des fous, il
y avait un homme que ses parents firent enfermer comme ayant perdu la
raison. Cet homme avait pris ses licences à l'université d'Ossuna; mais
quand même il les eût prises à celle de Salamanque, il n'en serait pas
moins, disait-on, devenu fou. Après plusieurs années de réclusion, le
pauvre diable se croyant guéri, écrivit à l'archevêque une lettre pleine
de bon sens, dans laquelle il le suppliait de le tirer de sa misérable
vie, puisque Dieu, dans sa miséricorde, lui avait fait la grâce de lui
rendre la raison. Il prétendait que ses parents, pour jouir de son bien,
continuaient à le tenir enfermé, et voulaient, en dépit de la vérité, le
faire passer pour fou jusqu'à sa mort. Convaincu du bon sens de cet
homme par les lettres qu'il ne cessait d'en recevoir, l'archevêque
chargea un de ses chapelains de s'informer auprès du directeur de
l'hôpital si tout ce que lui écrivait le licencié était exact, enfin de
l'interroger lui-même, l'autorisant, si l'examen était favorable, à le
faire mettre en liberté.

Le chapelain vint trouver le directeur de l'hôpital, et lui demanda ce
qu'il pensait de l'état mental du licencié. Le directeur répondit qu'il
le tenait pour aussi fou que jamais; qu'à la vérité il parlait
quelquefois en homme de bon sens, mais qu'en fin de compte il retombait
toujours dans ses premières extravagances, comme le chapelain pouvait
d'ailleurs s'en assurer par lui-même. Celui-ci témoigna le désir de
tenter l'expérience. On le mena à la chambre du licencié, avec lequel il
s'entretint plus d'une heure sans que pendant tout ce temps cet homme
donnât le moindre signe de folie; loin de là, ses discours furent si
pleins d'à-propos et de bon sens, que le chapelain ne put s'empêcher de
le regarder comme entièrement guéri.

Entre autres choses, le pauvre diable se plaignit de la connivence du
directeur de l'hôpital, qui, pour plaire à sa famille et ne pas perdre
les cadeaux qu'il en recevait, affirmait qu'il était toujours fou,
quoiqu'il eût souvent de bons moments. Il ajoutait que, dans son
malheur, son plus grand ennemi, c'était sa fortune; car pour en jouir,
disait-il, mes parents portent un jugement qu'ils savent faux,
puisqu'ils ne veulent pas reconnaître la grâce que Dieu m'a faite en me
rappelant de l'état de brute à l'état d'homme. Bref, il parla de telle
sorte, qu'il réussit à rendre le directeur suspect, et à faire passer
ses parents pour cupides et dénaturés, si bien que le chapelain résolut
de l'emmener, pour rendre l'archevêque lui-même témoin d'une guérison
dont il n'était plus permis de douter. Le directeur fit tous ses efforts
pour dissuader le chapelain, lui disant d'y prendre garde; que cet homme
n'avait jamais cessé d'être fou, et qu'il aurait le déplaisir de s'être
trompé sur son compte; mais quand on lui eut montré la lettre de
l'archevêque, il ordonna de rendre au licencié ses anciens vêtements, et
le laissa entre les mains du chapelain.

A peine dépouillé de sa casaque de fou, notre homme voulut aller prendre
congé de ses anciens compagnons. Il en demanda avec instance la
permission au chapelain, qui désira même l'accompagner dans cette
visite; quelques-uns de ceux qui étaient là se joignirent à lui. En
passant devant la loge d'un fou furieux qui par hasard était calme en ce
moment: Adieu, frère, lui dit le licencié; voyez si vous n'avez pas
quelque chose à me demander, car je vais retourner chez moi, puisque
Dieu dans sa bonté infinie et sans que je le méritasse, m'a fait la
grâce de me rendre la raison. J'espère qu'il fera de même pour vous;
aussi priez-le bien et ne manquez jamais de confiance; en attendant,
j'aurai soin de vous envoyer quelques bons morceaux, car je sais, par ma
propre expérience, que la folie ne vient le plus souvent que du vide de
l'estomac et du cerveau. Prenez donc courage, et ne vous laissez point
abattre; dans les disgrâces qui nous arrivent, le découragement détruit
la santé et ne fait qu'avancer la mort.

En entendant ce discours, un autre fou renfermé dans une loge qui
faisait face à celle du fou furieux, se redressa tout à coup d'une
vieille natte de jonc sur laquelle il était couché, et demanda en criant
à tue-tête quel était ce camarade qui s'en allait si sain de corps et
d'esprit?

C'est moi, frère, répondit le licencié; je n'ai plus besoin de rester
dans cette maison après la grâce que Dieu m'a faite.

Prends garde à ce que tu dis, licencié mon ami, repartit cet homme, et
que le diable ne t'abuse pas. Crois-moi, reste avec nous, afin de
t'épargner l'allée et le retour.

Je sais que je suis guéri, reprit le licencié, et je ne pense pas avoir
jamais à recommencer mes stations.

Toi, guéri, continua le fou; à la bonne heure, et que Dieu te conduise;
mais par le nom de Jupiter, dont je représente ici-bas la majesté
souveraine, je jure que pour ce seul péché, que Séville vient de
commettre en te rendant la liberté, je la frapperai d'un tel châtiment,
que le souvenir s'en perpétuera dans les siècles des siècles. _Amen._ Ne
sais-tu pas, pauvre petit licencié sans cervelle, que j'en ai le
pouvoir, puisque je suis Jupiter Tonnant, et que je tiens dans mes mains
les foudres destructeurs qui peuvent en un instant réduire toute la
terre en cendres? Mais non, je n'infligerai qu'une simple correction à
cette ville ignorante et stupide; je me contenterai de la priver de
l'eau du ciel, ainsi que tous ses habitants, pendant trois années
entières et consécutives, à compter du jour où la menace vient d'en être
prononcée. Ah! tu es libre, tu es dans ton bon sens, et moi je suis fou
et en prison! De par mon tonnerre, je leur enverrai de la pluie, tout
comme je songe à me pendre.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

S'il est Jupiter, le dieu de la foudre, je suis Neptune, le dieu des
eaux (p. 297).]

Chacun écoutait ces propos avec étonnement, quand le licencié se tourna
vivement vers le chapelain et lui prenant les deux mains: Que Votre
Grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, ne se mette point en peine des
menaces que ce fou vient de débiter; car s'il est Jupiter, le dieu de la
foudre, je suis Neptune, le dieu des eaux, et je ferai pleuvoir quand il
en sera besoin.

Très-bien, très-bien, repartit le chapelain; mais en attendant, il ne
faut pas irriter Jupiter, seigneur Neptune. Rentrez dans votre loge,
nous reviendrons vous chercher une autre fois.

Chacun se mit à rire en voyant la confusion du chapelain. Quant au
licencié, on lui remit sa casaque, on le renferma de nouveau, et le
conte est fini.

C'était donc là, reprit don Quichotte, ce conte venu si à point qu'on ne
pouvait se dispenser de nous le servir. Ah! maître raseur, maître
raseur, bien aveugle est celui qui ne voit pas à travers la toile du
tamis! Votre Grâce en est-elle encore à ignorer que ces comparaisons
d'esprit à esprit, de courage à courage, de beauté à beauté, de famille
à famille, sont toujours odieuses et mal reçues? Seigneur barbier, je ne
suis pas Neptune, le dieu des eaux, et je m'inquiète fort peu de passer
pour un homme d'esprit, surtout ne l'étant pas; mais, quoi qu'il en
soit, je n'en continuerai pas moins jusqu'à mon dernier jour à signaler
au monde l'énorme faute que l'on commet en négligeant de rétablir
l'ancienne chevalerie errante. Hélas! je ne le vois que trop, notre âge
dépravé ne mérite pas de jouir du bonheur ineffable dont ont joui les
siècles passés, alors que les chevaliers errants prenaient en main la
défense des royaumes, la protection des jeunes filles, des veuves et des
orphelins. Maintenant, les chevaliers abandonnent la cuirasse et la
cotte de mailles, pour revêtir la veste de brocard et de soie. Où
sont-ils ceux qui, armés de pied en cap, à cheval et appuyés sur leur
lance, s'ingéniaient à tromper le sommeil, la faim, la soif, et les
besoins les plus impérieux de la nature? Où est le chevalier de notre
temps qui, après une longue course à travers les montagnes et les
forêts, arrivant au bord de la mer, où il ne trouve qu'un frêle esquif,
s'y jette hardiment, malgré les vagues furieuses qui tantôt le lancent
au ciel, tantôt le précipitent au fond des abîmes; puis le lendemain, à
trois mille lieues de là, abordant une terre inconnue, y accomplit des
prouesses si extraordinaires, qu'elles méritent d'être gravées sur le
bronze? A présent, la mollesse et l'oisiveté sont vertus à la mode, et
la véritable valeur qui fut jadis le partage des chevaliers errants
n'est plus de saison. Où rencontrer aujourd'hui un chevalier aussi
vaillant qu'Amadis? aussi courtois que Palmerin d'Olive? aussi galant
que Lisvart de Grèce? plus blessant et plus blessé que don Bélianis?
aussi brave que Rodomont? aussi prudent que le roi Sobrin? aussi
entreprenant que Renaud? aussi invincible que Roland? aussi séduisant
que Roger, de qui, en droite ligne, descendent les ducs de Ferrare,
d'après Turpin dans sa _Cosmographie_.

Tous ces chevaliers et tant d'autres que je pourrais citer, ont été
l'honneur de la chevalerie errante; c'est d'eux et de leurs pareils que
je conseillerais au roi de se servir, s'il veut être bien servi et à bon
marché, et voir le Turc s'arracher la barbe à pleines mains. Mais avec
tout cela, il faut que je reste dans ma loge, puisqu'on refuse de m'en
tirer; et si Jupiter, comme a dit le barbier, ne veut pas qu'il pleuve,
je suis ici, moi, pour faire pleuvoir quand il m'en prendra fantaisie.
Ceci soit dit afin que le seigneur Plat-à-Barbe sache que je l'ai
compris.

Seigneur don Quichotte, répondit le barbier, Votre Grâce aurait tort de
se fâcher; Dieu m'est témoin que je n'ai pas eu dessein de vous
déplaire.

Si je dois me fâcher ou non, c'est à moi de le savoir, reprit don
Quichotte.

Seigneurs, interrompit le curé, qui jusqu'alors avait écouté sans rien
dire, je voudrais éclaircir un doute qui me pèse, et que vient de faire
naître en moi le discours du seigneur don Quichotte.

Parlez sans crainte, répondit notre chevalier, et mettez votre
conscience en repos.

Eh bien, dit le curé, je dois avouer qu'il m'est impossible de croire
que tous ces chevaliers errants dont Votre Grâce vient de parler, aient
été des hommes en chair et en os; pour moi, tout cela n'est que
fictions, rêveries et contes faits à plaisir.

Voilà une erreur, répondit don Quichotte, dans laquelle sont tombés
nombre de gens. J'ai souvent cherché à faire luire la lumière de la
vérité sur cette illusion devenue presque générale: quelquefois je n'ai
pu réussir; mais presque toujours j'en suis venu à bout, et j'ai eu le
bonheur de rencontrer des personnes qui se sont rendues à la force de
cette vérité pour moi si manifeste, que je pourrais dire avoir vu de mes
yeux Amadis de Gaule. Oui, c'était un homme de haute taille, au teint
vif et blanc; il avait la barbe noire et bien plantée, le regard fier et
doux; il n'était pas grand parleur, se mettait rarement en colère, et
n'y restait pas longtemps. Non moins aisément que j'ai dépeint Amadis,
je pourrais vous faire le portrait de tous les chevaliers errants; car
sur l'idée qu'en donnent leurs histoires, il est facile de dire quel
était leur air, quelle était leur stature et la couleur de leur teint.

S'il en est ainsi, seigneur, dit le barbier, apprenez-nous quelle taille
avait le géant Morgan?

Qu'il ait existé des géants ou qu'il n'en ait pas existé, répondit don
Quichotte, les opinions sont partagées à ce sujet. Cependant la sainte
Écriture, qui ne peut induire en erreur, nous apprend qu'il y en a eu,
par ce qu'elle raconte de ce Goliath qui avait sept coudées et plus de
hauteur. On a trouvé en Sicile des ossements de jambes et de bras dont
la longueur prouve qu'ils appartenaient à des géants aussi hauts que des
tours. Toutefois je ne saurais affirmer que le géant Morgan ait été
d'une très-grande taille; je ne le pense pas, et en voici la raison: son
histoire dit qu'il dormait souvent à couvert; or, puisqu'il trouvait des
habitations capables de le recevoir, il ne devait pas être d'une
grandeur démesurée.

C'est juste, dit le curé, qui, prenant plaisir à entendre notre héros
débiter de telles extravagances, lui demanda à son tour ce qu'il pensait
de Roland, de Renaud et des douze pairs de France, tous anciens
chevaliers errants?

De Renaud, répondit don Quichotte, je dirai qu'il devait avoir la face
large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et pleins de feu; il
était extrêmement chatouilleux et emporté, et se plaisait à protéger les
malandrins et gens de cette espèce. Quant à Roland, Rotoland ou Orland
(l'histoire lui donne ces trois noms), je crois pouvoir affirmer qu'il
était de moyenne taille, large des épaules, un peu cagneux des genoux;
il avait le teint brun, la barbe rude et rousse, le corps velu, la
parole brève et le regard menaçant; du reste, courtois, affable et bien
élevé.

Par ma foi, si Roland ressemblait au portrait que vient d'en faire Votre
Grâce, dit le barbier, je ne m'étonne plus que la belle Angélique lui
ait de beaucoup préféré ce petit More à poil follet à qui elle livra ses
charmes.

Cette Angélique, reprit don Quichotte, était une créature fantasque et
légère, une coureuse, qui a rempli le monde du bruit de ses fredaines.
Sacrifiant sa réputation à son plaisir, elle a dédaigné mille nobles
personnages, mille chevaliers pleins d'esprit et de bravoure, pour un
petit page au menton cotonneux, sans naissance et sans fortune, et dont
tout le renom fut l'attachement qu'il montra pour son vieux maître[71].
Aussi, le chantre de sa beauté, le grand Arioste, cesse-t-il d'en parler
après cette faiblesse impardonnable, et pour ne plus s'occuper d'elle,
il termine brusquement son histoire par ces vers:

  Peut-être à l'avenir une meilleure lyre,
  Dira comme elle obtint du grand Catay l'empire.

  [71] Médor fut laissé pour mort sur la place, en allant relever le
  cadavre de son maître. (ARIOSTE, chant XXIII.)

Ces vers furent une prophétie, car les poëtes s'appellent _vates_,
c'est-à-dire devins, et la prédiction s'accomplit si bien, que depuis
lors ce fut un poëte andaloux qui chanta les larmes d'Angélique, et un
poëte castillan qui chanta sa beauté.

Parmi tant de poëtes qui l'ont célébrée, dit maître Nicolas, il doit
s'en être trouvé au moins un pour lui dire son fait.

Si Sacripant ou Roland eussent été poëtes, reprit don Quichotte,
j'incline à croire qu'ils auraient joliment savonné la tête à cette
écervelée; car c'est l'ordinaire des amants rebutés de se venger par
des satires et des libelles: vengeance, après tout, indigne d'un cœur
généreux. Mais jusqu'à ce jour, je n'ai pas connaissance d'un seul vers
injurieux contre cette Angélique qui a bouleversé le monde.

C'est miracle! dit le curé; et tout à coup on entendit la nièce et la
gouvernante, qui depuis quelque temps déjà s'étaient retirées, jeter les
hauts cris; aussitôt nos trois amis se levèrent et coururent au bruit.



CHAPITRE II

QUI TRAITE DE LA GRANDE QUERELLE QU'EUT SANCHO PANZA AVEC LA NIÈCE ET LA
GOUVERNANTE, AINSI QUE D'AUTRES PLAISANTS ÉVÉNEMENTS


L'histoire raconte que les auteurs de tout ce tapage étaient Sancho,
lequel voulait entrer pour voir son seigneur, et la nièce et la
gouvernante qui s'y opposaient de toutes leurs forces.

Que veut ce vagabond, ce fainéant? demandait la gouvernante. Retournez
chez vous, mon ami, vous n'avez que faire céans; c'est vous qui
débauchez et pervertissez notre maître, et l'emmenez courir les grands
chemins.

Gouvernante de Satan, répondait Sancho, vous vous trompez de plus de
moitié; le débauché, le perverti et l'emmené par les chemins, c'est moi
et non pas votre maître. C'est lui qui m'a tiré de ma maison en
m'enjôlant avec des tricheries et en me promettant une île que j'attends
encore.

Que veut-il dire avec ses îles? répliquait la gouvernante. Est-ce par
hasard quelque chose de bon à manger, glouton que tu es?

Non pas à manger, reprenait Sancho, mais à gouverner, et meilleur que
quatre villes et une province entière.

Tu n'entreras pas ici, tonneau de malices, sac de méchancetés,
continuait la gouvernante: va gouverner ta maison et labourer ton coin
de terre, et laisse-là tes gouvernements.

Le curé et le barbier riaient de bon cœur de ce plaisant dialogue; mais
don Quichotte craignant que Sancho ne lâchât sa langue et n'en vînt à
débiter, selon sa coutume quelques malicieuses simplicités, fit taire les
deux femmes, et ordonna qu'on le laissât entrer. Sancho entra. Aussitôt
le curé et le barbier prirent congé de leur ami, désespérant de sa
guérison, puisqu'il se montrait entiché plus que jamais de sa maudite
chevalerie.

Vous verrez, compère, dit le curé en sortant, qu'au moment où nous y
penserons le moins, notre hidalgo reprendra sa volée.

Oh! cela est certain, reprit le barbier; mais ce qui m'étonne, c'est
moins la folie du maître que la simplicité de l'écuyer: il s'est si bien
fourré cette île dans la cervelle, que rien au monde ne pourrait l'en
faire sortir.

Dieu leur soit en aide, dit le curé; quant à nous, guettons-les bien
afin de voir où aboutira cette mise en commun d'extravagances; car on
dirait qu'ils ont été créés l'un pour l'autre, et que les folies du
maître vaudraient moins sans celles du valet.

C'est vrai, ajouta le barbier; mais je voudrais bien savoir ce qu'ils
vont comploter ensemble.

Soyez tranquille, répliqua le curé, la nièce et la gouvernante ne nous
laisseront rien ignorer; elles ne sont pas femmes à en perdre leur part.

Pendant cet entretien, don Quichotte et son écuyer s'étaient renfermés.
Quand ils se virent seuls: Sancho, dit don Quichotte, je suis très-peiné
d'apprendre que tu ailles répétant partout que je t'ai enlevé de ta
chaumière, quand tu sais que je ne suis pas resté dans ma maison. Partis
ensemble, nous avons fait tous deux même chemin et éprouvé même fortune:
si une fois on t'a berné, cent fois j'ai reçu des coups de bâton: c'est
le seul avantage que j'ai sur toi.

[Illustration: Tu n'entreras pas ici, tonneau de malices, sac de
méchancetés... (p. 300).]

C'était bien juste, répondit Sancho; puisque, d'après le dire de Votre
Grâce, les mésaventures sont plutôt le fait des chevaliers errants que
de leurs écuyers.

Tu te trompes, Sancho, repartit don Quichotte, témoins ces vers: _Quando
caput dolet_...

Je n'entends point d'autre langue que la mienne, dit Sancho.

Je veux dire, répliqua don Quichotte, que quand la tête souffre,
souffrent tous les membres. Ainsi, moi, ton maître, je suis la tête du
corps dont tu fais partie, étant mon serviteur; par conséquent, le mal
que j'éprouve, tu dois le ressentir, et moi le tien.

Cela devrait être, repartit Sancho; mais pendant qu'on me bernait, moi,
pauvre membre, ma tête était derrière la muraille de la cour, et elle me
regardait voltiger dans les airs, sans éprouver la moindre douleur; si
les membres sont obligés de ressentir le mal de la tête, il me semble
que la tête devrait à son tour prendre part à leur mal.

Crois-tu, reprit don Quichotte, que je ne souffrais pas pendant qu'on te
bernait? Ne le dis, ni ne le pense, mon ami, et sois bien persuadé que
je souffrais plus dans mon esprit que toi dans tout ton corps. Mais
laissons cela, nous en reparlerons à loisir. Maintenant, ami Sancho,
réponds-moi franchement, je te prie; que dit-on de moi dans le pays?
comment en parlent les paysans, les hidalgos, les chevaliers? quelle
opinion a-t-on de ma courtoisie, de ma valeur, de mes exploits? que
pense-t-on du dessein que j'ai formé de rétablir dans son antique lustre
l'ordre oublié de la chevalerie errante? Bref, répète-moi, sans
flatterie, ce qui est arrivé à tes oreilles, sans rien ajouter, sans
rien retrancher; car le devoir d'un serviteur fidèle est de dire à son
seigneur la vérité telle qu'elle est, sans qu'aucune considération la
lui fasse exagérer ou diminuer. Tu sauras, Sancho, que si la vérité se
présentait toujours devant les princes nue et dépouillée des ornements
de la flatterie, notre siècle serait un âge d'or, ce qu'il est déjà, à
ce que j'entends dire chaque jour, comparé aux siècles qui nous ont
précédés. Mets à profit cet avis, et réponds sans déguisement à ma
question.

Volontiers, répondit Sancho, mais à condition que Votre Grâce ne se
fâchera pas si je lui redis les choses telles qu'elles sont venues à mes
oreilles.

Je t'assure que je ne me fâcherai nullement, dit don Quichotte; parle
librement et sans détour.

Eh bien, seigneur, reprit Sancho, vous saurez que tout le monde nous
tient, vous, pour le plus grand des fous, et moi, pour le dernier des
imbéciles. Les hidalgos disent que Votre Grâce n'avait pas le droit de
s'arroger le _don_, et de se faire d'emblée chevalier, avec quatre pieds
de vigne, deux journaux de terre, un fossé par devant et un par
derrière. Quant aux chevaliers, ils sont fort peu satisfaits que les
hidalgos se mêlent à eux, principalement ceux qui sont tout au plus bons
pour être écuyers, qui noircissent leurs chaussures avec de la suie, et
raccommodent leurs bas noirs avec de la soie verte.

Cela ne me regarde pas, dit don Quichotte; je suis toujours
très-convenablement vêtu, et je ne porte jamais d'habits rapiécés;
déchirés, c'est possible, et encore plutôt par le frottement des armes
que par l'action du temps.

Quant à votre valeur, votre courtoisie, vos exploits et vos projets,
continua Sancho, les opinions sont partagées; les uns disent: C'est un
fou, mais il est plaisant; les autres: Il est vaillant, mais peu
chanceux; d'autres: Il est courtois, mais extravagant; et pour ne rien
vous cacher, ils en débitent tant sur votre compte, que, par ma foi, ils
ne laissent rien à y ajouter.

Tu le vois, Sancho, dit don Quichotte, plus la vertu est éminente, plus
elle est exposée à la calomnie. Peu de grands hommes y ont échappé:
Jules César, ce sage et vaillant capitaine a passé pour un ambitieux; on
lui a même reproché de n'avoir ni grande propreté dans ses habits, ni
grande pureté dans ses mœurs. On a accusé d'ivrognerie Alexandre, ce
héros auquel tant de belles actions ont mérité le surnom de Grand.
Hercule, après avoir consumé sa vie en d'incroyables travaux, a fini par
passer pour un homme voluptueux et efféminé. On a dit du frère d'Amadis,
don Galaor, que c'était un brouillon, un querelleur, et d'Amadis
lui-même, qu'il pleurait comme une femme. Aussi, mon pauvre Sancho, je
ne me mets nullement en peine des traits de l'envie, et pourvu que ce
soit là tout, je m'en console avec ces héros, qui ont fait l'admiration
de l'univers.

Oh! répliqua Sancho, on ne s'arrête pas en si beau chemin.

Qu'y a-t-il donc encore? demanda don Quichotte.

Il reste la queue à écorcher, répondit Sancho: jusqu'ici ce n'était que
miel, mais si vous voulez savoir le reste, je vais vous amener un homme
qui vous donnera contentement. Le fils de Bartholomé Carrasco est
arrivé hier soir de Salamanque, où il s'est fait recevoir bachelier; et
comme j'allais le voir pour me réjouir avec lui, il m'a raconté que
l'histoire de Votre Grâce est déjà mise en livre sous le titre de
l'_Ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche_; il dit de plus que
j'y suis tout du long avec mon propre nom de Sancho Panza, et qu'on y a
même fourré madame Dulcinée du Toboso, sans compter bien d'autres choses
qui se sont passées entre vous et moi, tellement que j'ai fait mille
signes de croix, ne sachant comment ce diable d'auteur a pu les
apprendre.

Il faut assurément, dit don Quichotte, que ce soit un enchanteur qui ait
écrit cette histoire, car ces gens-là devinent tout.

Parbleu, si c'est un enchanteur, je le crois bien, reprit Sancho,
puisque le bachelier Samson Carrasco dit qu'il s'appelle Cid Hamet
Berengena.

C'est un nom moresque, dit don Quichotte.

Cela se pourrait, répondit Sancho, d'autant plus que j'ai ouï dire que
les Mores aiment beaucoup les aubergines[72].

  [72] Sancho change le nom de Ben-Engeli en Berengena, qui veut dire
  aubergine, espèce de légume fort commun dans le royaume de Valence.

Il faut que tu te trompes quant au mot de cid, dit don Quichotte, car ce
mot signifie seigneur.

Je n'en sais rien, répondit Sancho; mais si vous voulez que j'amène ici
le bachelier, je l'irai querir à vol d'oiseau.

Tu me feras plaisir, mon enfant, dit don Quichotte; ce que tu viens de
m'apprendre m'a mis la puce à l'oreille, et je ne mangerai morceau qui
me profite jusqu'à ce que je sois exactement informé de tout.

Sancho s'en fut. Peu après il revint avec le bachelier, et il y eut
entre eux trois la plaisante conversation que l'on verra dans le
chapitre suivant.



CHAPITRE III

DU RISIBLE ENTRETIEN QU'EURENT ENSEMBLE DON QUICHOTTE SANCHO PANZA ET LE
BACHELIER SAMSON CARRASCO


En attendant le bachelier Samson Carrasco, don Quichotte resta tout
pensif; il ne pouvait se persuader que l'histoire de ses prouesses fût
déjà publiée, quand son épée fumait encore du sang de ses ennemis. Il en
vint alors à s'imaginer qu'un enchanteur, ami ou ennemi, les avait, par
son art, écrites et livrées à l'impression: ami, pour les grandir et les
élever au-dessus de celles des plus illustres chevaliers; ennemi, pour
les ravaler et les mettre au-dessous des moindres exploits du plus mince
écuyer. Cependant, se disait-il à lui-même, jamais, s'il m'en souvient,
exploits d'écuyer ne furent écrits! et s'il est vrai que mon histoire
existe, étant celle d'un chevalier errant, elle doit être noble, fière,
pompeuse et véridique. Cette réflexion le consola; mais venant à songer
que l'auteur était More, comme l'indiquait ce nom de cid, et que de
pareilles gens on ne doit attendre rien de vrai, puisqu'ils sont tous
menteurs et faussaires, cela lui fit craindre que cet écrivain n'eût
parlé de ses amours avec madame Dulcinée du Toboso d'une manière peu
décente et qui entachât l'honneur de la souveraine de son cœur. Il
espérait au moins qu'en parlant de lui, l'auteur avait eu soin d'exalter
cette admirable constance envers sa dame, qui lui fit refuser tant
d'impératrices et de reines, pour ne point porter d'atteinte, même
légère, à la fidélité qu'il lui devait. Ce fut plongé dans ces pensées
que le trouvèrent Sancho Panza et Samson Carrasco, et il sortit comme
d'un assoupissement pour recevoir le bachelier, à qui il fit beaucoup de
civilités.

Bien qu'il s'appelât Samson, ce Carrasco était un petit homme, âgé
d'environ vingt-quatre ans, maigre et pâle, de beaucoup d'esprit et
très-railleur: il avait le visage rond, le nez camard et la bouche
grande, signes caractéristiques des gens qui ne se font pas scrupule de
se divertir aux dépens d'autrui. En entrant chez don Quichotte, il se
jeta à genoux en lui demandant sa main à baiser: Seigneur, lui dit-il,
par les licences que j'ai reçues, vous êtes bien le plus fameux
chevalier errant qui ait jamais été et qui sera jamais dans tout
l'univers. Soit mille fois loué Cid Hamet Ben-Engeli du soin qu'il a
pris d'écrire l'histoire de vos merveilleuses prouesses! et cent mille
fois loué soit celui qui l'a fidèlement traduit de l'arabe en castillan
et qui par là nous fait jouir d'une si agréable lecture!

Il est donc vrai, dit don Quichotte en le relevant, que l'on a écrit mon
histoire, et qu'un More en est l'auteur?

Cela est si vrai, seigneur, repartit Carrasco, qu'à cette heure on en a
imprimé, je crois, plus de douze mille exemplaires tant à Lisbonne qu'à
Barcelone et à Valence; on dit même qu'on a commencé de l'imprimer à
Anvers, et je ne doute point qu'un jour on ne l'imprime partout, et
qu'on ne la traduise dans toutes les langues.

Une des choses qui peuvent donner le plus de satisfaction à un homme
éminent et vertueux, dit don Quichotte, c'est de se savoir en bon renom
dans le monde, imprimé et gravé de son vivant.

Oh! pour le bon renom, repartit le bachelier, Votre Grâce l'emporte de
cent piques sur tous les chevaliers errants, car l'auteur more dans sa
langue, et le chrétien dans la sienne, ont pris à tâche de peindre votre
caractère avec tous les ornements qui pouvaient lui donner de l'éclat:
l'intrépidité dans le péril, la patience dans les adversités, le courage
à supporter les blessures, enfin la chasteté de vos amours platoniques
avec madame dona Dulcinée du Toboso.

Ah! ah! interrompit Sancho, je n'avais pas encore entendu donner le
_don_ à madame Dulcinée du Toboso, on l'appelait seulement madame
Dulcinée, voilà déjà une faute dans l'histoire.

C'est une objection sans importance, répondit le bachelier.

Certainement, ajouta don Quichotte. Mais, dites-moi, je vous prie,
seigneur bachelier, quels sont ceux de mes exploits que l'on vante le
plus dans cette histoire?

Les goûts diffèrent à ce sujet, répondit Carrasco, et les opinions sont
partagées. Ceux-ci raffolent de l'aventure des moulins à vent, que Votre
Grâce prit pour des géants; ceux-là de l'aventure des moulins à foulon;
quelques-uns préfèrent celle des deux armées qui se trouvèrent être deux
troupeaux de moutons; il y en a qui sont pour l'histoire du mort qu'on
menait à Ségovie; d'autres pour celle des forçats; beaucoup enfin
prétendent que votre bataille contre le valeureux Biscayen l'emporte sur
tout le reste.

Dites-moi, je vous prie, seigneur bachelier, demanda Sancho, parle-t-on
dans cette histoire de l'aventure des muletiers Yangois, quant il prit
fantaisie à Rossinante de faire le galant?

Il n'y manque rien, répondit le bachelier: l'auteur n'a rien laissé au
fond de son écritoire, il a tout relaté, tout bien circonstancié,
jusqu'aux cabrioles que le bon Sancho fit dans la couverture.

Je ne fis pas de cabrioles dans la couverture, répliqua Sancho; mais
dans l'air, et beaucoup plus que je n'aurais voulu.

Il n'y a point d'histoire, ajouta don Quichotte, qui n'ait ses hauts et
ses bas, surtout les histoires qui traitent de chevalerie, car elles ne
sont pas toujours remplies d'événements heureux.

En effet, repartit Carrasco, parmi ceux qui ont lu celle-ci, beaucoup
disent que l'auteur aurait bien dû omettre quelques-uns de ces nombreux
coups de bâton que le seigneur don Quichotte a reçus en diverses
rencontres.

Ils sont pourtant bien réels, dit Sancho.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le bachelier Samson Carrasco.]

On aurait mieux fait de les passer sous silence, reprit don Quichotte: à
quoi bon rapporter des choses inutiles à l'intelligence du récit, et qui
sont faites pour déconsidérer le héros qui en est l'objet? Croit-on
qu'Énée ait été aussi pieux que le dépeint Virgile, et Ulysse aussi
prudent que le fait Homère?

En effet, répliqua Carrasco, autre chose est d'écrire comme poëte ou
d'écrire comme historien; le poëte peut raconter les événements non tels
qu'ils furent, mais tels qu'ils devraient être; tandis que l'historien
doit toujours les rapporter comme ils sont, sans rien y ajouter, ni rien
retrancher.

Pardieu, si ce seigneur more est un historien véridique, dit Sancho,
sans doute qu'en parlant des coups de bâton de mon maître, il aura fait
mention des miens; car jamais on n'a pris à Sa Grâce la mesure des
épaules, qu'en même temps on ne m'ait pris celle de tout le corps. Mais
il ne faut pas s'en étonner, si, comme le dit monseigneur, du mal de la
tête les membres doivent souffrir.

Sancho, vous êtes un mauvais plaisant, reprit don Quichotte, et vous ne
manquez pas de mémoire, quand cela vous convient.

Comment pourrais-je oublier les coups de bâton, repartit Sancho, quand
les meurtrissures sont encore toutes fraîches sur mes côtes?

Taisez-vous, dit don Quichotte, et n'interrompez pas le seigneur
bachelier, que je prie de passer outre, et de m'apprendre ce qu'on
raconte de moi dans l'histoire en question.

Et de moi aussi, ajouta Sancho, car on prétend que j'en suis un des
principaux parsonnages.

Dites personnages, et non parsonnages, interrompit Carrasco.

Allons! voilà un autre éplucheur de paroles, s'écria Sancho; si cela
continue, nous ne finirons de la vie.

Que Dieu cesse de veiller sur la mienne, Sancho, reprit le bachelier, si
vous n'êtes pas le second personnage de cette histoire; il y a des gens
qui préfèrent vous entendre parler que d'entendre le plus huppé du
livre; mais on trouve que vous avez été bien crédule en prenant pour
argent comptant cette île que le seigneur don Quichotte devait vous
donner à gouverner.

Il y a encore du soleil derrière la montagne, dit don Quichotte; à
mesure que Sancho avancera en âge, il deviendra, avec l'expérience des
années, plus capable d'être gouverneur qu'il ne l'est à présent.

Par ma foi, reprit Sancho, l'île que je ne saurais pas gouverner à l'âge
que j'ai, je n'en viendrais pas à bout, quand même j'aurais l'âge de
Mathusalem: le mal est que l'île se cache, et qu'on ne sait où la
trouver, mais ce n'est pas la cervelle qui manque pour cela.

Il faut s'en rapporter à Dieu là-dessus, reprit don Quichotte, et tout
ira peut-être mieux qu'on ne pense; il ne tombe pas une feuille de
l'arbre sans sa volonté.

Cela est vrai, reprit Carrasco, et si Dieu le veut, Sancho aura plutôt
cent îles à gouverner qu'une seule.

Moi, j'ai vu par ici, dit Sancho, des gouverneurs qui ne me vont pas à
la cheville; cependant on les traite de Seigneurie, et ils mangent dans
des plats d'argent.

Ce ne sont pas des gouverneurs d'îles, mais d'autres gouvernements plus
à la main, reprit Carrasco; car ceux qui ont la prétention de gouverner
des îles doivent au moins savoir la grammaire.

Je n'entends rien à toutes vos balivernes, répliqua Sancho; au reste,
Dieu saura m'envoyer là où je pourrai mieux le servir. Seigneur
bachelier, l'auteur de cette histoire a bien fait, en parlant de moi, de
prendre garde à ce qu'il disait; autrement je jure que j'aurais crié à
me faire entendre des sourds.

Par ma foi, on aurait crié au miracle, repartit Samson.

Miracle ou non, répliqua Sancho, que chacun fasse attention à la manière
dont il parle des personnes, et qu'il ne mette pas à tort et à travers
tout ce qui lui passe par la cervelle.

Un des défauts de cette histoire, continua le bachelier, c'est que
l'auteur y a inséré une nouvelle intitulée: _le Curieux malavisé_; non
que cette nouvelle soit ennuyeuse ou mal écrite, mais parce qu'elle n'a
aucun rapport avec les aventures du seigneur don Quichotte.

Je gage que, dans cette histoire, ce fils de chien aura tout fourré
pêle-mêle comme dans une valise, dit Sancho.

S'il en est ainsi, reprit don Quichotte, cet historien n'est pas un sage
enchanteur, mais quelque bavard ignorant; il aura sans doute écrit sans
jugement et au hasard, comme peignait ce peintre d'Ubeda qui, lorsqu'on
lui demandait ce qu'il allait faire, répondait: Ce qui se rencontrera.
Une fois, il peignit un coq si ressemblant, qu'on fut obligé d'écrire au
bas: Ceci est un coq. Je crains bien qu'il n'en soit de même de mon
histoire, et qu'elle n'ait grand besoin de commentaire.

Oh! pour cela, non, répondit Carrasco; elle est si claire, qu'aucune
difficulté n'y embarrasse, et que tout le monde la comprend. Les enfants
la feuillettent, les jeunes gens la dévorent, les hommes en sont épris,
les vieillards la vantent. Finalement, elle est lue et relue par tant de
gens, qu'à peine voit-on passer un cheval étique, aussitôt chacun de
s'écrier: Voilà Rossinante. Mais ceux qui raffolent le plus de cette
lecture, ce sont les pages: il n'y a pas d'antichambre de grand seigneur
où l'on ne trouve un DON QUICHOTTE; dès que l'un l'a quitté, l'autre
s'en empare; et tous voudraient l'avoir à la fois. Enfin, ce livre est
bien le plus agréable et le plus innocent passe-temps que l'on ait
encore vu, car on n'y rencontre pas un seul mot qui éveille une pensée
déshonnête ou qui prête à une interprétation qui ne soit parfaitement
orthodoxe.

Celui qui écrirait autrement mériterait d'être brûlé vif comme
faux-monnayeur, reprit don Quichotte. Mais je ne sais vraiment pourquoi
l'auteur s'est avisé d'aller mettre dans cette histoire des aventures
épisodiques et qui n'ont nul rapport au sujet, alors que les miennes lui
fournissaient une si ample matière? Rien qu'avec mes pensées, mes
soupirs, mes larmes, mes chastes désirs et mes hardies entreprises,
n'avait-il pas de quoi remplir plusieurs volumes? Je conclus de tout
ceci, seigneur bachelier, que pour composer un livre il faut posséder un
jugement solide et un mûr entendement; il n'appartient qu'aux grands
esprits de plaisanter avec grâce, de dire des choses piquantes et
ingénieuses. Dans la comédie, vous le savez, le rôle le plus difficile à
peindre, c'est celui du niais; car il ne faut pas être simple pour
savoir le paraître à propos. Je ne dis rien de l'histoire, chose sacrée,
qui doit toujours être conforme à la vérité; et cependant on voit des
gens qui composent et débitent des livres à la douzaine, comme si
c'étaient des beignets.

Il n'y a livre si médiocre qui ne contienne quelque chose de bon, dit le
bachelier.

Sans doute, repartit don Quichotte: mais on a vu souvent des écrits
vantés tant qu'il restent en portefeuille, être réduits à rien dès
qu'ils sont livrés à l'impression.

La raison en est simple, dit Carrasco; un ouvrage imprimé s'examine à
loisir, on est à même d'en saisir tous les défauts, et plus la
réputation de l'auteur est grande, plus on les relève avec soin. Nos
grands poëtes, nos historiens célèbres, ont toujours eu pour envieux
cette foule de gens qui n'ayant jamais rien produit, se font un malin
plaisir de juger sévèrement les ouvrages d'autrui.

Il ne faut pas s'en étonner, reprit don Quichotte; nous avons quantité
de théologiens qui figureraient très-mal en chaire, quoiqu'ils jugent
admirablement des sermons.

D'accord, répliqua le bachelier, mais au moins ces rigides censeurs
devraient être plus indulgents, et considérer que _si aliquando bonus
dormitat Homerus_[73], il a dû se tenir longtemps éveillé pour imprimer
à la lumière de son œuvre le moins d'ombre possible; il se pourrait
même que ces prétendus défauts dont ils sont choqués fussent comme ces
signes qui relèvent la beauté de certains visages. Aussi, je dis que
celui qui publie un livre s'expose à une bien grande épreuve, car, quoi
qu'il fasse, il ne pourra jamais plaire à tout le monde.

  [73] Si le bon Homère dort quelquefois.

D'après cela, dit don Quichotte, je crois que mon histoire n'aura pas
satisfait beaucoup de gens.

Au contraire, repartit le bachelier; comme _stultorum infinitus est
numerus_[74], infini est le nombre de ceux à qui a plu cette histoire.
On reproche seulement à l'auteur de manquer de mémoire, parce qu'il
oublie de faire connaître le voleur qui déroba l'âne de Sancho; en
effet, il dit que le grison fut volé, et quelques pages plus loin on
revoit Sancho sur son âne, sans qu'on sache comment il l'a retrouvé. On
lui reproche encore d'avoir oublié de nous apprendre ce que Sancho fit
des cent écus qu'il trouva dans certaine valise; car il n'en est plus
question, et l'on serait bien aise de savoir ce qu'ils sont devenus.

  [74] Infini est le nombre des fous.

Seigneur bachelier, répondit Sancho, je ne suis guère, à l'heure qu'il
est, en état de vous répondre sur tant de points; je viens d'être pris
d'une faiblesse d'estomac que je vais m'empresser de guérir avec deux
bonnes rasades. Ma ménagère m'attend, et dès que j'aurai fini, je
reviendrai vous satisfaire sur l'âne, sur les cent écus, sur tout ce que
vous voudrez; et il partit sans attendre de réponse.

Don Quichotte retint Carrasco à dîner; on ajouta deux pigeons à
l'ordinaire, ils prirent place à table, et le bachelier se mettant à
l'unisson de son hôte, on ne parla que de chevalerie. Après le repas,
ils firent la sieste, et quand Sancho revint on reprit la conversation.



CHAPITRE IV

OU SANCHO PANZA RÉPOND AUX QUESTIONS ET ÉCLAIRCIT LES DOUTES DU
BACHELIER SAMSON CARRASCO, AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS DIGNES D'ÊTRE
RACONTÉS


Vous voulez savoir, seigneur bachelier, dit Sancho, reprenant la
conversation précédente, quand, comment et par qui mon âne fut volé. Eh
bien, je m'en vais vous le dire. La nuit où, redoutant la
Sainte-Hermandad, nous gagnâmes, mon seigneur et moi, la sierra Morena,
après cette maudite aventure des forçats et la rencontre du défunt qu'on
menait à Ségovie, nous nous enfonçâmes dans l'épaisseur d'un bois, et
là, lui à cheval, et appuyé sur sa lance, et moi planté sur mon grison,
tous deux moulus de nos derniers combats, nous nous endormîmes comme sur
de bons lits de plume. Pour mon compte, mon sommeil fut si profond, que
qui voulut eut tout le temps de mettre quatre pieux aux quatre coins du
bât pour le soutenir, puis de tirer mon âne d'entre mes jambes sans que
je m'en aperçusse.

L'aventure n'est pas nouvelle, dit don Quichotte; pareille chose est
arrivée à Sacripan, lorsqu'au siége d'Albraque ce larron de Brunel lui
déroba son cheval.

Le jour vint, continua Sancho, et au premier mouvement que je fis en
m'éveillant, les quatre pieux manquant à la fois, je tombai à terre fort
lourdement. Je cherchai mon âne, et je ne le vis plus. Aussitôt mes yeux
se remplirent de larmes, et je me livrai à une lamentation telle que si
l'auteur de notre histoire n'en a rien dit, il peut se vanter d'avoir
oublié un excellent morceau. A quelque temps de là, comme je suivais
madame la princesse Micomicona, je reconnus sur le dos de mon âne, en
habit de bohémien, ce vaurien de Ginez de Passamont que mon maître avait
délivré de sa chaîne.

Ce n'est pas en cela qu'est l'erreur, dit Carrasco, mais en ce qu'avant
d'avoir retrouvé l'âne, l'auteur dit que Sancho était monté sur ce même
grison.

Je n'ai rien à répondre à cela, reprit Sancho, sinon que l'historien
s'est trompé ou que c'est une faute de l'imprimeur.

C'est assez probable; mais qu'avez-vous fait des cent écus? demanda
Carrasco.

Je les ai défaits, répondit Sancho; je les ai dépensés pour l'utilité de
ma personne, pour celle de ma femme et de mes enfants. Ils sont cause
que ma Thérèse a pris en patience toutes mes courses à la suite du
Seigneur don Quichotte; car si, après ma longue absence, j'étais revenu
sans âne et sans argent, je n'en aurais pas été quitte à bon marché!
Maintenant veut-on en savoir plus long? Me voici prêt à répondre au roi
même en personne. Et qu'on ne se mette point à éplucher ce que j'ai
rapporté, ce que j'ai dépensé; car si tous les coups de bâton que j'ai
reçus dans le cours de ces voyages m'étaient comptés seulement quatre
maravédis la pièce, mille réaux ne suffiraient pas pour m'en payer la
moitié. Seigneur bachelier, que chacun s'examine, sans se mêler de
critiquer les autres.

[Illustration: Mon sommeil fut si profond, que qui voulut mon âne eut
tout le temps (page 308).]

J'aurai soin, reprit Carrasco, d'avertir l'auteur de l'histoire de ne
point oublier, s'il la réimprime, ce que le bon Sancho vient de dire;
cela devra rehausser le prix d'une nouvelle édition.

Y a-t-il encore autre chose à corriger? demanda don Quichotte.

Sans doute, répondit Carrasco, mais aucune correction n'aura
l'importance de celle-ci.

Et l'auteur promet-il par hasard une seconde partie? poursuivit don
Quichotte.

Oui, certes, répondit Carrasco, mais il dit qu'il ne l'a pas encore
trouvée et qu'il ne sait où la prendre; de sorte qu'on ignore si jamais
elle paraîtra. Ainsi, pour cette raison d'abord, puis à cause de la
prévention que le public a toujours eue pour les secondes parties, on
craint bien que l'auteur n'en reste là; et pourtant on ne cesse de
demander des Aventures de don Quichotte. Que don Quichotte agisse et que
Sancho Panza parle, entend-on répéter à tout propos, nous sommes
contents.

Et à quoi se décide l'auteur? demanda notre chevalier.

A quoi? répondit Carrasco, à chercher cette histoire avec un soin
extrême, et quand il l'aura trouvée, à la livrer sans retard à
l'impression, plutôt en vue du profit que de l'honneur qu'il peut en
tirer.

Ah! l'auteur ne pense qu'à l'argent! s'écria Sancho; par ma foi, ce sera
merveille s'il réussit. Il m'a bien la mine de faire comme ces tailleurs
qui, la veille de Pâques, cousent à grands points pour expédier la
besogne, mais du diable s'il y a morceau qui tienne. Dites de ma part à
ce seigneur more de prendre un peu de patience; car mon maître et moi
nous lui fournirons bientôt tant d'aventures, qu'il pourra publier
non-seulement une seconde partie, mais dix autres encore. Le bon homme
pense peut-être que nous ne songeons qu'à dormir; eh bien, qu'il vienne
nous tenir le pied à la forge, et il verra duquel nous sommes
chatouilleux. Tenez, seigneur bachelier, si mon maître voulait suivre
mon conseil, nous serions déjà en campagne, redressant les torts,
réparant les injustices, vengeant les outrages, comme c'est le devoir
des chevaliers errants.

A peine Sancho achevait de parler, qu'on entendit hennir Rossinante; don
Quichotte, voyant là un favorable augure, résolut de faire sous peu de
jours une nouvelle sortie. Il s'ouvrit de son projet à Samson Carrasco,
et lui demanda son avis sur le chemin qu'il devait prendre.

Si vous m'en croyez, répondit le bachelier, vous vous dirigerez du côté
de Saragosse, où dans peu, pour la Saint-Georges, doivent avoir lieu des
joutes solennelles; là il y aura de la gloire à acquérir, car, en
l'emportant sur les chevaliers aragonais, vous pourrez vous vanter de
l'emporter sur tous les chevaliers du monde. Carrasco loua sa généreuse
résolution, tout en lui conseillant d'affronter désormais le péril avec
moins de témérité, parce que sa vie ne lui appartenait pas, mais à ceux
qui avaient besoin du secours de son bras.

Voilà justement ce qui me fait donner au diable, dit Sancho; mon maître
se précipite sur cent hommes armés, comme un enfant gourmand tombe sur
une douzaine de poires. Mort de ma vie! il y a temps pour attaquer, et
temps pour faire retraite; on ne peut pas toujours crier _Saint
Jacques!_ et _Ferme Espagne!_ d'autant plus que j'ai entendu dire bien
des fois, et, si j'ai bonne mémoire, c'est à monseigneur lui-même,
qu'entre la témérité et la poltronnerie, il y place pour le vrai
courage. On ne doit donc pas fuir sans motif, ni attaquer hors de
propos. Au surplus, je l'avertis que s'il m'emmène avec lui, ce sera à
condition qu'il se chargera seul de toutes les batailles, et que je
n'aurai à m'occuper que de sa nourriture et de ses vêtements; oh! pour
cela, il ne me trouvera pas en défaut; mais espérer que je mette l'épée
à la main, fût-ce même contre des muletiers, par ma foi, je suis bien
son serviteur.

Seigneur bachelier, jamais je n'ai songé à passer pour un Roland, mais
pour le meilleur et le plus loyal écuyer qui ait servi chevalier errant.
Après cela, si, en récompense de mes bons services, monseigneur don
Quichotte veut m'accorder une de ces îles qu'il doit conquérir, à la
bonne heure! je lui en aurai grande obligation. S'il ne me la donne pas,
eh bien, il faudra s'en consoler; l'homme ne doit pas vivre sur la
parole d'autrui, mais sur celle de Dieu. Et puis, gouverné ou
gouvernant, le pain que je mangerai me semblera-t-il meilleur? Que
sais-je même, si, en fin de compte, le diable ne me prépare pas dans ces
gouvernements quelque croc-en-jambe pour me faire tomber et casser la
mâchoire? Sancho je suis né, et Sancho je pense mourir. Pourtant, si,
sans risques ni soucis, le ciel m'envoyait une île ou quelque chose de
semblable, je ne suis pas si sot que d'en faire fi. Quand on te donne la
génisse, dit le proverbe, jette-lui la corde au cou et mène-la dans ta
maison.

Ami Sancho, vous venez de parler comme un livre, reprit le bachelier;
prenez patience; tout vient à point pour qui sait attendre, et le
seigneur don Quichotte vous donnera non-seulement une île, mais un
royaume.

Va pour le plus comme pour le moins, repartit Sancho. Soyez certain,
seigneur bachelier, que si mon maître me donne un royaume, il n'aura pas
lieu de s'en repentir; je me suis bien tâté là-dessus, et me sens de
force à gouverner île ou royaume.

Prenez garde, Sancho, dit le bachelier; les honneurs changent les
mœurs, et il se pourrait qu'une fois gouverneur, vous en vinssiez à
méconnaître la mère qui vous a mis au monde.

Cela serait bon pour ces petites gens nés sous la feuille d'un chou,
répliqua Sancho; mais ceux qui, comme moi, ont sur l'âme quatre doigts
de graisse de vieux chrétien! oh! ne craignez rien, tout le monde sera
content.

Dieu le veuille ainsi, ajouta don Quichotte. Au reste, nous ne tarderons
pas à voir Sancho à l'œuvre; car, si je ne me trompe, l'île est bien
près de venir, je crois déjà la voir d'ici.

Cela dit, notre héros pria le bachelier, en sa qualité de poëte de
vouloir bien lui composer quelques vers pour prendre congé de madame
Dulcinée du Toboso. Je voudrais, lui dit-il, que chaque vers commençât
par une lettre de son nom, de manière que les premières lettres de
chacun d'eux formassent par leur réunion le nom de Dulcinée du Toboso.

Bien que je ne sois pas un des poëtes fameux que possède l'Espagne,
puisqu'on n'en compte que trois et demi, j'essayerai de vous donner
satisfaction, repartit le bachelier.

Surtout, répliqua don Quichotte, faites de façon à ne pas laisser croire
que ces vers aient pu être composés pour une autre dame que pour
Dulcinée du Toboso.

Ils tombèrent d'accord sur ce point et fixèrent le départ à huit jours
de là. Don Quichotte recommanda au bachelier le secret, surtout à
l'égard du curé, de maître Nicolas, de sa nièce et de sa gouvernante,
afin qu'ils ne vinssent pas se jeter en travers de sa louable
résolution. Carrasco le promit et prit congé de notre héros, le priant
de l'aviser, quand il en aurait l'occasion, de sa bonne ou de sa
mauvaise fortune. Sur cela ils se séparèrent, et Sancho alla faire ses
dispositions pour leur nouvelle campagne.



CHAPITRE V

DU SPIRITUEL, PROFOND ET GRACIEUX ENTRETIEN DE SANCHO ET DE SA FEMME,
AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS DIGNES D'HEUREUSE SOUVENANCE


En arrivant à écrire ce cinquième chapitre, le traducteur de cette
histoire avertit qu'il le tient pour apocryphe, parce que Sancho y parle
un langage qui semble surpasser son intelligence bornée, et qu'il y dit
des choses si subtiles qu'elles ne sauraient venir de son propre fonds;
toutefois, il ajoute qu'il n'a pas voulu manquer de le traduire, comme
c'était son devoir, puis il continue de la sorte:

Sancho revenait chez lui si joyeux, si content, que sa femme, qui avait
aperçu son allégresse à la distance d'un trait d'arbalète, lui demanda
avec empressement: Qu'avez-vous donc, mon ami, que vous paraissez si
joyeux?

Femme, répondit Sancho, je le serais bien davantage, si je n'étais pas
si content.

Je ne vous comprends pas, mon ami. Vous dites que vous seriez plus
joyeux si vous n'étiez pas si content; encore que je sois bien sotte, je
ne crois pas qu'on puisse regretter d'être content.

Apprends, Thérèse, répondit Sancho, que si je suis joyeux, c'est parce
que j'ai résolu de repartir avec mon maître don Quichotte, qui s'en va
pour la troisième fois chercher les aventures; apprends de plus que si
je m'en vais avec lui, c'est d'abord par nécessité, et ensuite dans
l'espoir de trouver cent autres écus comme ceux que nous avons déjà
dépensés; car si Dieu m'avait accordé de vivre à l'aise dans ma maison,
ce qui lui était facile, puisqu'il n'avait qu'à le vouloir, ma joie
serait bien plus grande encore, car je n'aurais pas le déplaisir de te
quitter ainsi que mes enfants! N'ai-je donc pas raison de dire que je
serais plus content si je n'étais pas si joyeux?

En vérité, dit Thérèse, il n'y a plus moyen de vous entendre depuis que
vous êtes dans vos chevaleries.

Dieu m'entend, femme, répliqua Sancho; et comme il est l'entendeur de
toutes choses, cela me suffit. Aie seulement soin du grison pendant ces
trois jours-ci, afin qu'il soit en bon état; double-lui sa ration,
regarde s'il ne manque rien aux harnais, car ce n'est pas à la noce que
nous allons, mais bien faire le tour du monde, nous prendre de querelle
avec des géants, des andriaques, des vampires; et tout cela encore ne
serait que pain bénit, si l'on ne rencontrait pas des muletiers yangois
et des Mores enchantés.

Je me doute bien, répliqua Thérèse, que les écuyers errants ne mangent
pas gratis le pain de leur maître; aussi je prierai Dieu qu'il vous
garantisse des mauvaises aventures.

Vois-tu, femme, dit Sancho, si je n'espérais devenir bientôt gouverneur
d'une île, je me laisserais tomber mort à l'instant même.

Que dites-vous là, Sancho? reprit Thérèse, vive, vive la poule, même
avec sa pépie! Vivez donc, et que les gouvernements s'en aillent à tous
les diables. Vous êtes sorti sans gouvernement du ventre de votre mère,
et sans gouvernement vous avez vécu jusqu'à cette heure; il faudra bien
trouver moyen de s'en passer; que de gens vivent sans cela, et qui n'en
sont pas moins gens de bien! Tenez, la meilleure sauce du monde c'est la
faim, et comme elle ne manque jamais aux pauvres, ils mangent toujours
avec appétit. Mais pourtant, mon ami, si vous veniez à attraper un
gouvernement, tâchez de ne pas oublier votre femme et vos enfants. Votre
fils Sancho a bientôt quinze ans, et il est temps de l'envoyer à
l'école, si tant est que son oncle le bénéficier le destine toujours à
l'Église; quant à Sanchette, votre fille, je ne pense pas qu'un mari lui
fasse peur; et si je ne me trompe, elle n'a pas moins d'envie d'être
mariée que vous d'être gouverneur; après tout, mieux vaut fille mal
mariée que bien amourachée.

Écoute, femme, repartit Sancho, je t'assure que si je deviens
gouverneur, je marierai notre fille en si haut lieu, qu'on ne
l'approchera pas à moins de la traiter de Seigneurie.

Oh! pour cela, non, non, s'il vous plaît, répliqua Thérèse, croyez-moi,
mariez-la avec votre égal, c'est le plus sage parti; mais si vous la
faites passer des sabots aux escarpins et de la jaquette de laine au
vertugadin de velours; si d'une Sanchette qu'on tutoie, vous en faites
une dona Maria, qu'on traitera de Seigneurie, la pauvre enfant ne s'y
reconnaîtra plus, et fera voir à chaque instant qu'elle n'est qu'une
grossière paysanne.

Tais-toi, sotte, repartit Sancho, tout cela n'est que l'affaire de deux
ou trois ans, après quoi tu verras si elle ne fait pas comme les autres!
Qu'elle soit Seigneurie d'abord, après nous verrons.

Mesurez-vous avec votre état, Sancho, reprit Thérèse, sans chercher à
vous élever plus haut que lui. Ce serait, par ma foi, une belle affaire
de marier notre Sanchette avec quelque gentillâtre, qui, lorsqu'il lui
en prendrait fantaisie, l'appellerait fille de manant pioche-terre et de
dame tourne-fuseau. Non, non, mon ami, ce n'est pas pour cela que je
l'ai élevée; tâchez seulement d'apporter de l'argent; et quant à la
marier, fiez-vous-en à moi. Nous avons ici tout près le fils de Juan
Tocho, notre voisin, Lope Tocho, garçon frais et gaillard, que nous
connaissons depuis longtemps; je sais qu'il ne regarde pas la petite
d'un mauvais œil, il est notre égal, et avec lui elle sera bien
mariée. Nous les aurons tous les deux sous nos yeux; père, mère, enfants
et petits-enfants, nous vivrons tous ensemble, et la bénédiction de Dieu
sera sur nous. Mais n'allez pas me la marier dans vos grands palais, où
on ne l'entendrait pas plus qu'elle ne s'entendrait elle-même.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Mesurez-vous avec votre état, Sancho (page 312).]

Viens çà, bête opiniâtre, femme de Barabbas, répliqua Sancho; pourquoi
veux-tu m'empêcher, sans rime ni raison, de marier ma fille avec un
homme qui me donnerait des grands seigneurs pour héritiers? Écoute,
Thérèse, j'ai toujours entendu dire à mon grand-père que celui qui ne
sait pas saisir le bonheur quand il vient ne doit pas se plaindre quand
il s'en va; ainsi, à cette heure, qu'il frappe à notre porte, nous
serions bien sots de la lui fermer au nez. Laissons-nous donc emporter
par le vent favorable de la fortune, puisqu'il souffle dans nos voiles!
(C'est à cause de cette façon de parler, et aussi pour ce que Sancho va
dire plus bas, que le traducteur de cette histoire tient le présent
chapitre pour apocryphe.) Lorsque j'aurai attrapé quelque bon
gouvernement qui nous tire de la misère, et que j'aurai marié ma fille
selon mon goût, tu verras alors comme on t'appellera dona Teresa Panza,
gros comme le poing, et comment à l'église tu t'assoiras sur des tapis
et des carreaux de velours, en dépit de toutes les femmes d'hidalgos du
pays? Veux-tu donc rester toujours dans le même état, sans jamais
croître ni décroître, comme une figure de tapisserie? Mais en voilà
assez là-dessus. Quoi que tu dises, notre fille sera comtesse.

Prenez garde à ce que vous dites, mon ami, répondit Thérèse, j'ai bien
peur que tout cela ne soit un jour la perdition de votre fille.
Faites-en ce que vous voudrez, mais pour comtesse, jamais je n'y
donnerai mon consentement. Voyez-vous, Sancho, j'ai toujours aimé
l'égalité, et je ne saurais endurer la morgue et la suffisance; on m'a
nommée, au baptême, Thérèse tout court; mon père s'appelait Cascayo, et
moi je m'appelle Thérèse Panza, parce que je suis votre femme, car je
devrais m'appeler Thérèse Cascayo; mais là où sont les rois, là vont les
lois; tant il y a que je suis contente de mon nom, et ne veux pas qu'on
le grossisse, de peur qu'il ne pèse trop et ne fasse jaser les gens.
Vraiment ils se gêneraient bien pour dire: Voyez donc comme elle fait la
renchérie, cette gardeuse de cochons! Hier encore elle filait de
l'étoupe et allait à la messe avec le pan de sa robe en guise de mante,
et aujourd'hui madame se promène avec une robe de soie et porte un
vertugadin. Si Dieu me conserve mes cinq ou six sens, enfin le nombre
que j'en ai, je jure bien de ne pas leur donner cette satisfaction. Pour
vous, mon ami, soyez gouverneur, président, tout ce qu'il vous plaira;
mais quand à votre fille et à moi, nous ne ferons jamais un pas hors de
notre village, ou je n'aurai pas voix au chapitre. Femme de bon renom a
la jambe cassée et reste à la maison, et fille honnête de travailler se
fait fête. Allez-vous-en courir à vos aventures avec votre seigneur don
Quichotte, et laissez-nous tranquilles; en vérité, je ne sais où il a
pris le _don_ celui-là, car ni son père ni son grand-père ne l'ont
jamais porté!

En vérité, femme, répliqua Sancho, il faut que tu aies un démon familier
dans le corps; où vas-tu prendre toutes les sottises que tu viens de
débiter? Qu'est-ce que tes Cascayo, tes vertugadins et tes présidents
ont à voir avec ce que j'ai dit? Viens çà, stupide ignorante; car j'ai
bien le droit de t'appeler ainsi, puisque tu n'entends pas raison, et
que tu fuis ton bonheur. Si je te disais qu'il faut que ma fille se
jette du haut d'une tour en bas, ou s'en aille courir le monde, comme
l'infante _dona Urraca_[75], tu pourrais te fâcher: mais si en trois
pas et un saut je fais tant qu'on la nomme madame, si je la tire du
chaume pour la faire asseoir sous un dais, et sur plus de coussins de
velours qu'il n'y a d'Almohades au Maroc, pourquoi ne veux-tu pas être
de mon avis?

  [75] L'infante dona Urraca n'ayant rien reçu dans le partage des biens
  de la couronne que fit le roi de Castille, Ferdinand Ier, entre ses
  trois fils, prit le bourdon de pèlerin, et menaça son père de quitter
  l'Espagne. Elle obtint alors la ville de Zamora.

Pourquoi? répondit Thérèse; c'est à cause du proverbe qui dit: Qui te
couvre, te découvre. On ne jette les yeux qu'en passant sur les pauvres,
mais on les arrête sur les riches; quand le riche a été pauvre, on ne
fait que murmurer et en médire, et le pis est que lorsqu'on a commencé,
on ne finit plus; car il y a dans les rues des médisants par tas, comme
des essaims d'abeilles.

Ma pauvre Thérèse, répliqua Sancho, je m'en vais te dire des choses que
tu n'as peut-être jamais entendues en toute ta vie, et certes elles ne
sont pas de mon cru, car ce sont les propres paroles du prédicateur qui
prêchait le carême dernier dans notre village. Il disait, si j'ai bonne
mémoire, que les choses qu'on a tous les jours devant les yeux entrent
dans la tête, et s'impriment mieux dans la mémoire que les choses
passées. (Ce discours que va tenir Sancho est tellement au-dessus de sa
portée d'esprit habituelle, que c'est le second motif pour lequel le
traducteur croit que le présent chapitre n'est pas authentique.) Ainsi,
lorsque nous voyons un homme paré de beaux habits et entouré de nombreux
valets, nous lui portons involontairement du respect, quoique nous nous
rappelions de l'avoir jadis vu pauvre, parce qu'il ne l'est plus, et que
nous ne pensons qu'à ce qu'il est devenu: l'état où on le voit fait
oublier l'état où on l'a vu. Pourquoi donc, celui que le sort favorise,
s'il est bon et libéral, serait-il moins aimé et estimé que ceux qui
sont de noble race, puisqu'il vit comme s'il l'était, et qu'il mérite de
l'être; il n'y a que les envieux qui se rappellent son passé pour lui en
faire reproche.

Je ne comprends rien à tout cela, reprit Thérèse; faites ce que vous
voudrez, mon ami, et ne me rompez plus la tête si vous êtes si révolu de
faire ce que vous dites...

Il faut dire résolu, femme, et non pas révolu, observa Sancho.

Ne nous amusons point à disputer, répliqua Thérèse, je parle comme il
plaît à Dieu, et cela me suffit. Je veux dire que si vous vous
opiniâtrez à être gouverneur, il faudra emmener avec vous votre fils
Sancho, pour lui apprendre à tenir un gouvernement; car les fils doivent
apprendre de bonne heure le métier de leurs pères.

Quand je serai dans le gouvernement, répondit Sancho, j'enverrai
chercher le petit par la poste, et en même temps je t'enverrai de
l'argent; je n'en manquerai pas alors, car il n'y a personne qui n'en
prête aux gouverneurs; seulement, fais en sorte que son habit ne laisse
pas voir ce qu'il est, mais ce qu'il doit paraître.

Commencez par envoyer l'argent, ajouta Thérèse, et je vous l'habillerai
comme un chérubin.

Or çà, femme, dit Sancho, sommes-nous d'accord que notre fille sera
comtesse?

Le jour où elle sera comtesse, s'écria Thérèse, je préférerais la voir à
cent pieds sous terre. Mais encore une fois, faites comme vous
l'entendrez: car, vous autres hommes, vous êtes les maîtres, et les
femmes ne sont que vos servantes.

Là-dessus la pauvre Thérèse se mit à pleurer, comme si l'on eût porté sa
fille en terre. Mais Sancho l'apaisa en l'assurant qu'il attendrait le
plus tard possible pour la faire comtesse, et il alla trouver don
Quichotte pour procéder aux préparatifs du départ.



CHAPITRE VI

QUI TRAITE DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC SA NIÈCE ET SA
GOUVERNANTE, ET L'UN DES PLUS IMPORTANTS CHAPITRES DE CETTE HISTOIRE


Pendant que Sancho Panza et sa femme Thérèse Cascayo avaient ensemble
l'étonnante conversation que nous venons de rapporter, la nièce et la
gouvernante de don Quichotte étaient dans une grande anxiété, car à
mille signes divers elles voyaient bien que leur oncle et seigneur se
préparait à leur échapper une troisième fois pour retourner à sa maudite
chevalerie; aussi, par tous les moyens possibles, tâchaient-elles de
l'en détourner, mais c'était prêcher dans le désert et battre le fer à
froid.

Enfin après y avoir dépensé toute son éloquence, la gouvernante ne put
s'empêcher de lui dire: En vérité, monseigneur, si Votre Grâce a résolu
de quitter encore une fois sa maison pour s'en aller courir par monts et
par vaux, comme une âme en peine, cherchant ce que vous appelez des
aventures, et ce qu'il faudrait plutôt appeler mauvaises rencontres, je
jure que j'irai m'en plaindre à Dieu et au roi.

J'ignore, ma mie, repartit don Quichotte, ce que Dieu répondra à vos
plaintes, non plus que ce que dira le roi; mais ce que je sais, c'est
qu'à sa place, je me dispenserais de recevoir toutes ces impertinentes
requêtes qu'on lui fait parvenir chaque jour. Un des plus grands ennuis
de la royauté, parmi beaucoup d'autres, c'est, à mon avis, d'être forcé
d'écouter tout et de répondre à tout; aussi ne voudrais-je pas que mes
affaires causassent au roi le moindre souci.

Dites-moi, seigneur, demanda la gouvernante, est-ce que dans la cour du
roi il n'y a pas des chevaliers?

Il y en a un grand nombre, répondit don Quichotte, car ces chevaliers
sont le soutien du trône, et leur présence augmente l'éclat de la
majesté royale.

Eh bien, reprit la nièce, pourquoi ne seriez-vous pas un de ces heureux
chevaliers qui, sans tourner les talons à tout propos, servent
tranquillement, dans sa cour, leur roi et seigneur?

Ma mie, répliqua don Quichotte, tous les chevaliers ne peuvent pas être
courtisans, ni tous les courtisans être chevaliers; il faut de tout dans
le monde, et quoique les uns et les autres portent le même nom, il
existe cependant entre eux une grande différence. En effet, sans quitter
la cour, sans dépenser un maravédis, et sans éprouver la moindre
fatigue, il suffit aux courtisans, pour voyager par toute la terre, de
regarder simplement la carte. Mais nous, chevaliers errants, c'est
exposés au brûlant soleil de l'été et au froid glacé de l'hiver, que
nous parcourons incessamment la surface entière du globe; ce n'est pas
en peinture que nous connaissons l'ennemi, c'est armés et à chaque
instant que nous l'affrontons, sans consulter cette loi du duel qui veut
que la longueur des épées soit égale de part et d'autre; sans savoir si
notre adversaire n'a pas sur lui quelque talisman qui lui assure
l'avantage; sans penser, avant d'en venir aux mains, à partager le
soleil; et tant d'autres cérémonies en usage dans les combats
singuliers. Sachez, ma chère nièce, qu'un véritable chevalier errant,
loin de s'épouvanter de la rencontre de dix géants, leurs têtes
dépassassent-elles les nuages, leurs jambes fussent-elles plus grosses
que des tours, leurs bras plus longs que des mâts de navires, leurs yeux
plus grands que des roues de moulins et plus ardents qu'un four de
vitrier; sachez, dis-je, que loin d'éprouver la moindre crainte, ce
chevalier doit, avec une contenance dégagée et un cœur intrépide,
attaquer ces géants, s'efforcer de les vaincre, de les tailler en
pièces: et cela, quand bien même ils auraient pour armure les écailles
d'un certain poisson qu'on dit plus dures que le diamant, et pour épées,
des cimeterres de Damas ou des massues à pointes d'acier, comme j'en ai
vu très-souvent. Je vous dis cela afin que vous fassiez la différence de
tel chevalier à tel autre chevalier; il serait bon que les princes
sussent faire aussi cette différence, afin d'apprécier un peu mieux le
mérite et l'importance de ceux qu'on appelle chevaliers errants, car il
s'est rencontré tel parmi eux qui a été le salut de tout un royaume.

Que dites-vous là, mon bon seigneur? repartit la nièce; considérez donc
que tout ce qu'on dit des chevaliers errants n'est que fable et
mensonge; par ma foi, leurs histoires mériteraient un _san benito_[76],
comme corruptrices des bonnes mœurs.

  [76] C'était la coiffure des condamnés du Saint-Office.

Par le Dieu vivant qui nous éclaire! s'écria don Quichotte, si tu
n'étais ma nièce, la fille de ma propre sœur, je t'infligerais, pour le
blasphème que tu viens de prononcer, un tel châtiment, que tout
l'univers en parlerait. Est-il possible qu'une petite morveuse qui sait
à peine tourner le fuseau, ait l'audace de parler ainsi des chevaliers
errants! qu'aurait dit le grand Amadis s'il t'avait entendue tenir un
semblable langage? Tiens... il aurait eu pitié de toi, car c'était le
plus courtois des chevaliers et le plus grand protecteur des jeunes
filles. Mais tel autre te l'aurait fait payer cher; car ils n'avaient
pas tous la même modération, et pour s'appeler chevaliers, ils ne se
ressemblaient pas en toutes choses. Si les uns sont d'or pur, les autres
sont d'alliage. Les premiers s'élèvent par leur mérite et leur courage,
les seconds s'abaissent par leur mollesse et leurs vices. Il faut, je
t'assure, beaucoup de discernement et d'expérience pour distinguer ces
deux espèces de chevaliers, si semblables par le nom, mais si différents
par la conduite.

Sainte Vierge! s'écria la nièce; en vérité, mon cher oncle, vous
pourriez monter en chaire et devenir prédicateur; et pourtant vous êtes
aveugle à ce point de vous croire encore un jeune homme, tout vieux que
vous êtes, et surtout de vous dire chevalier, ne l'étant pas? car bien
que les hidalgos puissent le devenir, ce n'est pas quand ils sont
pauvres.

En ceci tu as raison, ma chère nièce, répondit don Quichotte, et je
pourrais, sur ce chapitre de la naissance, t'apprendre des choses qui
t'étonneraient; mais pour ne pas mêler le divin au terrestre, je m'en
abstiens. Écoutez seulement ceci, l'une et l'autre, et faites-en votre
profit. On peut réduire à quatre toutes les races ou familles qu'il y a
dans le monde: les unes, parties d'un humble commencement, se sont
progressivement élevées jusqu'à la puissance souveraine; d'autres,
illustres dès l'origine, se maintiennent encore aujourd'hui dans le même
éclat; il en est dont la grandeur peut se comparer à celle des
pyramides: ayant eu d'abord une base large et puissante, elles ont fini
peu à peu en pointe imperceptible; la dernière, enfin, et la plus
nombreuse, est toujours restée dans l'obscurité, et continuera d'y
demeurer, c'est le menu peuple.

[Illustration: Par le Dieu vivant qui nous éclaire! si tu n'étais pas ma
nièce (page 316).]

De ces races parties d'humbles commencements, je pourrais citer en
exemple la maison ottomane, qui a eu pour point de départ un simple
pâtre, et s'est élevée successivement au faîte de la grandeur où nous la
voyons aujourd'hui. Nombre de princes qui règnent par droit de
succession et qui ont su conserver en paix leurs États, sont la preuve
des secondes; pour les troisièmes, qui ont fini en pointe ainsi que les
pyramides, nous avons les Pharaons et les Ptolémées d'Égypte, les
Césars de Rome, et cette multitude de princes, assyriens, mèdes, grecs
ou barbares, dont il ne reste plus que le nom. Quant aux familles
plébéiennes, je n'ai rien à en dire, si ce n'est qu'elles servent à
augmenter le nombre des vivants, sans mériter aucune mention dans
l'histoire.

Par tout ce que je viens de dire, mes enfants, je veux vous faire
conclure qu'il y a des différences considérables entre les races, et que
celle-là seule est grande et illustre, qui se distingue par la vertu, la
richesse et la libéralité de ses membres; je dis la vertu, la richesse
et la libéralité, parce qu'un grand seigneur sans vertu n'est qu'un
grand vicieux; et le riche sans libéralité, qu'un mendiant avare. Ce ne
sont pas les richesses qui font le bonheur, c'est l'usage qu'on en fait.
Le chevalier pauvre a un sûr moyen de prouver qu'il est un véritable
chevalier; ce moyen, c'est de se montrer loyal, obligeant, sans orgueil,
et surtout charitable, car avec deux maravédis seulement qu'il donnera
d'un cœur joyeux, il ne sera pas moins libéral que celui qui fait
l'aumône à son de cloches. En le voyant orné de ces vertus, chacun, même
en sachant sa détresse, le jugera de noble race, et ce serait miracle
qu'il en fût autrement; car l'estime publique a toujours récompensé la
vertu.

Deux chemins, mes chères filles, peuvent conduire aux richesses et aux
honneurs; ces deux chemins ce sont les lettres et les armes. Il faut
croire que la planète de Mars dominait quand je vins au monde, puisque
les armes sont plus de mon goût; aussi je me vois contraint d'obéir à
leur influence, et de suivre le penchant de ma nature. Oui, c'est en
vain que l'on voudrait me persuader de résister à la volonté du ciel,
d'aller contre ma destinée, et avant tout contre mon désir. Je connais
les rudes travaux imposés à la chevalerie errante, mais je sais aussi
combien on y rencontre de sérieux avantages; je n'ignore pas que le
sentier de la vertu est rude et étroit, et le chemin du vice large et
facile; mais je sais aussi que ces deux voies aboutissent à des
résultats bien différents: le chemin du vice, avec tous ses charmes,
nous conduit à la mort; tandis que le sentier de la vertu, tout pénible
qu'il est, nous conduit à la vie, non à une vie périssable, mais à une
vie qui n'a point de fin; et, comme dit notre grand poëte castillan[77]:

  Par ce sentier étroit, si rude et si pénible,
  On arrive à la fin au séjour éternel;
  Le chercher autrement, c'est tenter l'impossible
        Et renoncer au ciel.

  [77] Garcilaso de la Vega.

Miséricorde! s'écria la nièce, quoi! mon oncle est poëte aussi? il
connaît tout, il sait tout; je gage, s'il l'eût entrepris, qu'il
pourrait bâtir une maison.

Ma pauvre enfant, repartit don Quichotte, je t'assure que si l'exercice
de la chevalerie errante ne m'absorbait tout entier, il n'est rien au
monde dont je ne puisse venir à bout.

En ce moment, on entendit frapper à la porte. Sancho ayant fait
connaître que c'était lui, la gouvernante se cacha aussitôt pour ne pas
le voir, car elle le haïssait mortellement; la nièce alla lui ouvrir;
don Quichotte courut au-devant de son écuyer, l'embrassa, se renferma
avec lui dans sa chambre, où ils eurent ensemble une conversation qui ne
le cède en rien à celle qui vient d'avoir lieu.



CHAPITRE VII

DE CE QUI SE PASSA ENTRE DON QUICHOTTE ET SON ÉCUYER, AINSI QUE D'AUTRES
ÉVÉNEMENTS ON NE PEUT PLUS DIGNES DE MÉMOIRE


Dès que la gouvernante vit Sancho s'enfermer avec son seigneur, elle
devina leur dessein; aussi, se doutant bien que de cette entrevue allait
naître la résolution d'une troisième sortie, elle prit sa mante, et,
pleine de trouble et de chagrin, elle courut trouver le bachelier
Samson Carrasco, pensant que, comme nouvel ami de son maître, et doué
d'une parole facile, il pourrait mieux que personne le dissuader de son
impertinente résolution. Quand elle entra, le bachelier se promenait
dans la cour de sa maison; aussitôt qu'elle l'aperçut, elle se laissa
tomber à ses pieds haletante et désolée.

Qu'avez-vous, dame gouvernante? demanda Carrasco; qu'est-il donc arrivé?
On dirait que vous allez rendre l'âme.

Rien, rien, seigneur bachelier, répondit-elle, sinon que mon maître s'en
va; bien certainement il s'en va.

Et par où s'en va votre maître? demanda Carrasco; s'est-il ouvert
quelque partie du corps?

Non, seigneur, répondit-elle; il s'en va par la porte de sa folie; je
veux dire, seigneur bachelier de mon âme, qu'il va faire une nouvelle
sortie, et ce sera la troisième, afin d'aller courir encore une fois le
monde à la recherche de ce qu'il appelle d'heureuses aventures, quoique
je ne sache guère comment il peut les nommer ainsi. La première fois, on
nous le ramena couché en travers sur un âne, et roué de coups de bâton;
la seconde, nous le vîmes revenir sur une charrette traînée par des
bœufs, enfermé dans une cage où il se prétendait enchanté, et dans un
état tel que la mère qui l'a mis au monde aurait eu peine à le
reconnaître. Il était jaune comme un parchemin, et il avait les yeux
tellement enfoncés dans le fin fond de la cervelle, que pour le remettre
sur pied, il m'en a coûté plus de cent douzaines d'œufs, comme Dieu le
sait, et comme le diraient mes pauvres poules si elles pouvaient parler.

Il n'est pas besoin de témoin pour cela, reprit Carrasco; on sait que
pour tout au monde vous ne voudriez pas altérer la vérité. Ainsi donc,
dame gouvernante, il ne s'est passé rien autre chose, et vous n'avez à
cette heure d'autre souci que celui de voir le seigneur don Quichotte
prendre encore une fois la clef des champs?

Oui, seigneur, répondit-elle.

Eh bien, ne vous mettez point en peine, repartit le bachelier, retournez
chez vous, et préparez-moi quelque chose de chaud pour déjeuner. Vous
direz seulement, chemin faisant, l'oraison de sainte Apolline; je vous
suis de près et vous verrez merveilles.

L'oraison de sainte Apolline! _Jésus! Maria!_ s'écria la gouvernante;
ce serait bon si mon maître avait mal aux dents; mais, ce qui est malade
chez lui, c'est la cervelle.

Allez, dame gouvernante, allez, repartit Carrasco; faites ce que je vous
dis sans répliquer; car, ne l'oubliez pas, je suis bachelier, et qui
plus est de par l'université de Salamanque.

Là-dessus, la gouvernante se retira, et le bachelier alla trouver le
curé pour comploter avec lui ce qu'on verra plus tard.

Pendant ce temps, don Quichotte et Sancho avaient ensemble une longue
conversation, dont l'histoire nous a conservé la relation véridique.

Seigneur, disait Sancho, j'ai fait si bien que ma femme est réluite à me
laisser aller encore une fois avec Votre Grâce, partout où il lui plaira
de m'emmener.

C'est réduite qu'il faut dire, et non réluite, reprit don Quichotte.

Je vous ai déjà prié, seigneur, répondit Sancho, de ne pas me reprendre
sur les mots, lorsque vous comprenez ce que je veux dire; quand vous ne
me comprenez pas, dites: Sancho, je ne te comprends pas. Si après cela
je m'explique mal, alors vous pourrez me reprendre; car je n'ai pas un
esprit de contravention et je ne demande pas mieux qu'on m'induise?

Du diable si je te comprends, repartit don Quichotte; que veux-tu dire
avec ton _esprit de contravention_, et ton je veux bien qu'on
_m'induise_?

Un esprit de contravention, répliqua Sancho, cela veux dire un esprit
qui est... tout... attendez... tout je ne sais comment, qui n'aime point
à être... vous me comprenez bien.

Je te comprends encore moins, dit don Quichotte.

Par ma foi, si vous ne me comprenez pas, je ne sais plus comment parler,
reprit Sancho: nous n'avons donc qu'à en rester là.

Ah! si vraiment, je devine, repartit don Quichotte: tu veux dire que tu
n'as pas un esprit de contradiction, et que tu es bien aise qu'on
t'instruise.

Je gagerais ma vie, reprit Sancho, que vous m'avez compris du premier
coup; mais vous prenez plaisir à me faire trébucher à tout bout de
champ.

Ce n'était pas mon intention, observa don Quichotte; mais enfin que dit
Thérèse?

Thérèse dit qu'il faut que je prenne mes sûretés avec Votre Grâce, que
quand l'homme se tait le papier parle; que qui prend bien ses mesures ne
se trompe point: qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras; et moi
j'ajoute qu'un conseil de femme n'est pas grand'chose, mais que celui
qui ne l'écoute pas est un fou.

C'est aussi mon avis, dit don Quichotte; continue, Sancho, tu parles
aujourd'hui comme un livre.

Je dis donc, poursuivit Sancho, et Votre Grâce le sait mieux que moi, je
dis donc que nous sommes tous mortels, que l'agneau meurt comme la
brebis, et que nul ne peut en cette vie se promettre une heure au delà
de celle que Dieu a jugé bon de lui accorder; car la mort est sourde, et
lorsqu'elle frappe à notre porte, c'est toujours à grand'hâte, et alors
prières, couronnes, sceptres, mitres n'y peuvent rien, comme disent les
prédicateurs.

Tout cela est vrai, mais où veux-tu en venir? demanda don Quichotte.

Je veux en venir, répondit Sancho, à ce que Votre Grâce m'alloue des
gages fixes, c'est-à-dire, tant par mois, tout le temps que j'aurai
l'honneur de la servir, et que ces gages me soient payés sur ses biens.
J'aime mieux cela que d'être à merci, parce que les récompenses
viennent trop tard ou même jamais, tandis qu'avec des gages, je sais au
moins à quoi m'en tenir. Peu ou beaucoup, on est bien aise de savoir ce
que l'on gagne; et qui gagne, ne perd point. Malgré cela, s'il arrivait,
ce que je ne crois ni n'espère plus, que Votre Grâce vînt à me donner
l'île qu'elle m'a promise, je ne suis pas si ingrat ni si exigeant, que
je ne consente volontiers à rabattre mes gages sur le montant des
revenus de l'île.

A bon chat bon rat, ami Sancho, dit don Quichotte.

Je gage, repartit Sancho, que Votre Grâce a voulu dire qu'un rat est
aussi bon qu'un chat; mais qu'importe! puisque vous m'avez compris.

Si bien compris, continua don Quichotte, que j'ai pénétré le fond de ta
pensée, et deviné le but où visent les innombrables flèches de tes
proverbes. Écoute, Sancho, si dans une seule histoire j'avais pu trouver
le plus léger indice de ce que les chevaliers errants donnaient par mois
à leurs écuyers, je ne ferais aucune difficulté de condescendre à ton
désir; mais je t'affirme qu'après les avoir toutes lues et relues, je
n'y ai jamais rencontré rien de semblable. Tout ce que je sais, c'est
que les écuyers servaient à merci; seulement à l'heure où ils y
pensaient le moins; et si la chance tournait en faveur de leurs maîtres,
ils étaient gratifiés de quelque île, ou tout au moins ils attrapaient
un titre ou une seigneurie. Si dans cette espérance, mon ami, vous
voulez rester à mon service, à la bonne heure; sinon je vous baise les
mains; car, croyez-le bien, je n'irai pas pour vos beaux yeux changer
les antiques coutumes de la chevalerie errante. Vous n'avez donc qu'à
retourner chez vous, et consulter votre Thérèse: si elle trouve bon que
vous me serviez dans l'attente des récompenses, ainsi soit-il; si elle
ne le veut pas, ni vous non plus, _bene quidem_, nous n'en serons pas
moins bons amis. Tant que le grain ne manquera pas au colombier, le
colombier ne manquera point de pigeons. Cependant, je vous avertis que
bonne espérance vaut mieux que mauvaise possession, et bonne
revendication mieux que mauvais payement. Vous voyez, Sancho, que les
proverbes ne me coûtent pas plus qu'à un autre. Je vous parle
franchement, si vous n'avez pas envie de me suivre à merci, Dieu vous
bénisse et vous sanctifie! quant à moi, je saurai trouver des écuyers
plus obéissants, plus empressés, et surtout moins bavards que vous.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Devant une si ferme décision de son maître, Sancho sentit ses yeux se
couvrir d'un nuage (page 321).]

Devant une si ferme décision de son maître, Sancho sentit son cœur
défaillir et ses yeux se couvrir d'un nuage; car il s'était persuadé que
pour tous les trésors du monde don Quichotte ne partirait pas sans lui.
Il en était encore tout interdit, lorsque Samson Carrasco survint avec
la nièce et la gouvernante, qui le suivaient, empressées de savoir
comment le bachelier parviendrait à détourner leur seigneur de se lancer
encore une fois à la recherche des aventures. A peine le bachelier
fut-il entré, qu'embrassant les genoux de notre héros: O fleur de la
chevalerie errante, s'écria-t-il, lumière resplendissante des armes,
honneur et miroir de la vaillante nation espagnole! plaise au Dieu
tout-puissant que ceux qui voudraient s'opposer à la généreuse
résolution que tu as formée de faire une troisième sortie, ne sachent
plus comment sortir du labyrinthe de leurs folles pensées, et ne voient
jamais s'accomplir leurs souhaits les plus ardents!

Il est inutile de réciter plus longtemps l'oraison de sainte Apolline,
dit-il à la gouvernante; je sais que le ciel, dans ses décrets
immuables, a décidé que le seigneur don Quichotte retournerait au grand
exercice de la chevalerie errante; je chargerais donc gravement ma
conscience si je ne conseillais, que dis-je, si je n'intimais à ce
chevalier de faire éclater de nouveau la bonté de son imperturbable
cœur et la force de son valeureux bras, qu'il ne peut laisser plus
longtemps dans l'inaction, sans tromper l'attente des malheureux, sans
faire tort aux orphelins et aux veuves, sans exposer l'honneur des
femmes et des filles, dont il est le rempart et l'appui, sans
contrevenir à toutes les lois de cet ordre incomparable que Dieu
enflamma de son souffle tout-puissant pour la sûreté du genre humain.
Courage donc, seigneur don Quichotte! courage! commençons aujourd'hui
plutôt que demain; et si quelque chose vous manque pour l'exécution de
vos grands desseins, je suis prêt à vous y aider en personne; je
tiendrai non-seulement à honneur d'être écuyer de Votre Grâce, mais j'en
recevrai encore le titre comme la première et la plus glorieuse fortune
du monde.

Eh bien, que t'avais-je dit, reprit Don Quichotte en se tournant vers
Sancho; crois-tu maintenant que je manquerai d'écuyer? vois-tu qui
s'offre à m'en servir! sais-tu que c'est l'étonnant bachelier Samson
Carrasco, le joyeux boute-en-train de l'université de Salamanque?
Considère comme il est sain de corps et d'esprit, bien fait de sa
personne, et dans la vigueur de l'âge; celui-là sait souffrir le chaud
et le froid, la faim et la soif, et, ce qui vaut mieux, il sait se
taire; enfin c'est un homme qui possède au plus haut degré toutes les
qualités requises chez l'écuyer d'un chevalier errant. A Dieu ne plaise
cependant que pour mon intérêt particulier, j'expose ainsi le vase de la
science, la colonne des lettres, et la palme des beaux-arts! Que le
nouveau Samson reste dans sa patrie dont il est l'honneur et la défense;
ne privons pas son vieux père de l'appui de sa vieillesse; et puisque
Sancho ne veut pas venir avec moi... j'aime mieux me contenter du
premier écuyer venu.

Si fait, si fait, je veux y aller, reprit Sancho tout attendri et les
yeux pleins de larmes: il ne sera pas dit que j'aurai faussé compagnie à
un homme après avoir mangé son pain. Je ne suis point, Dieu merci, d'une
race ingrate, et, dans notre village, tout le monde connaît ceux dont je
suis sorti; et puis, je vois à vos actes et plus encore à vos paroles,
que vous avez envie de me faire du bien. Si je vous ai demandé des
gages, c'était pour complaire à ma femme; car dès qu'elle s'est mis une
chose dans la tête, il n'y a pas de maillet qui serre autant les cercles
d'une cuve, qu'elle vous serre le bouton pour en venir à ses fins. Mais,
après tout, il faut que l'homme soit homme, et puisque je le suis, je le
serai dans ma maison comme ailleurs, quand on devrait en enrager. Il n'y
a donc plus qu'une chose à faire, c'est que Votre Grâce rédige son
testament et son concile, de telle façon qu'il ne se puisse rétorquer;
après quoi mettons-nous en chemin, afin que l'âme du seigneur bachelier
ne pâtisse pas davantage, car il a dit que sa conscience le pressait de
pousser Votre Grâce à faire une troisième sortie. Quant à moi, mon cher
maître, je suis prêt à vous suivre jusqu'au bout du monde; et je vous
servirai aussi fidèlement, et même mieux qu'aucun des écuyers qui ont
jamais servi les chevaliers errants passés, présents et à venir.

Le bachelier ne fut pas médiocrement étonné du discours de Sancho, car
bien qu'il connût la première partie de l'histoire de don Quichotte, il
ne croyait pas son écuyer aussi plaisant que l'auteur le fait; mais en
lui entendant dire un testament et un concile qui ne se puisse
rétorquer, au lieu d'un testament et d'un codicille qui ne se puisse
révoquer, il crut aisément tout ce qu'il avait lu sur son compte, et il
se dit en lui-même qu'après le maître il n'y avait guère de plus grand
fou au monde que le serviteur.

Finalement, don Quichotte et Sancho s'embrassèrent, meilleurs amis que
jamais; puis, sur l'avis du grand Samson Carrasco, qui était devenu son
oracle, notre chevalier arrêta de partir sous trois jours, pendant
lesquels il aurait le loisir de se munir des choses nécessaires pour le
voyage et de se procurer une salade à visière, décidé qu'il était à en
porter désormais une de la sorte. Carrasco s'offrit à lui procurer celle
que possédait un de ses amis, l'assurant qu'elle était de bonne trempe,
et qu'il suffirait de la dérouiller.

La nièce et la gouvernante, qui attendaient tout autre chose des
conseils du bachelier, lui donnèrent mille malédictions: elles
s'arrachèrent les cheveux et s'égratignèrent le visage, criant et
hurlant, comme si la troisième sortie de don Quichotte eût été un
présage de sa mort. Le projet de Carrasco, en lui conseillant de se
mettre encore une fois en campagne, était de faire ce qu'on verra dans
la suite de cette histoire.

Enfin, pourvus de tout ce qui leur parut nécessaire, Sancho ayant apaisé
sa femme, et don Quichotte sa nièce et sa gouvernante, un beau soir,
sans témoins, hormis le bachelier, qui voulut les accompagner à
demi-lieue, nos deux chercheurs d'aventures prirent le chemin du Toboso,
don Quichotte sur Rossinante, et Sancho sur son ancien grison, le bissac
bien bourré de provisions de bouche et la bourse garnie d'argent.
Carrasco prit congé du chevalier, après l'avoir supplié de lui donner
avis de sa bonne ou de sa mauvaise fortune, afin de se réjouir de l'une
ou de s'attrister de l'autre, comme le voulait leur amitié. Ils
s'embrassèrent; le bachelier reprit le chemin de son village, et don
Quichotte continua le sien vers la grande cité du Toboso.



CHAPITRE VIII

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE ET A SANCHO EN ALLANT VOIR DULCINÉE


Béni soit le Tout-Puissant Allah! s'écrie cid Hamed-Ben-Engeli au
commencement de ce chapitre, Allah soit béni! répète-t-il par trois
fois! ajoutant que s'il lui adresse ses bénédictions, c'est parce
qu'enfin don Quichotte et Sancho sont en campagne, et que désormais vont
recommencer les exploits du maître et les facéties de l'écuyer. Il
invite en même temps le lecteur à oublier les prouesses passées de notre
héros, pour accorder toute son attention à celles qu'il va raconter et
qui commencent sur le chemin du Toboso, comme les premières ont commencé
dans la plaine de Montiel; et en vérité ce qu'il demande est peu de
chose en comparaison de ce qu'il promet. Après quoi il continue de la
sorte:

A peine don Quichotte et Sancho venaient-ils de quitter Samson Carrasco,
que Rossinante se mit à hennir et le grison à braire; ce que le maître
et l'écuyer tinrent à bon signe et regardèrent comme un heureux présage.
Toutefois, s'il faut dire la vérité, les soupirs et les braiments de
l'âne furent plus prolongés et plus forts que les hennissements du
cheval, d'où Sancho conclut que son bonheur devait surpasser celui de
son maître, se fondant sur je ne sais quelle astrologie judiciaire dont
il avait sans doute connaissance, quoique l'histoire n'en parle pas.
Seulement on lui avait entendu dire que lorsqu'il trébuchait ou tombait,
il eût voulu n'être pas sorti de sa maison, parce que trébucher et
tomber signifiait, selon lui, souliers rompus, ou côtes brisées; et par
ma foi, tout simple qu'il était, il faut convenir qu'il avait raison.

Ami Sancho, dit don Quichotte, plus nous marchons, plus la nuit avance,
et bientôt elle sera si obscure, que nous ne pourrons apercevoir le
Toboso; et pourtant c'est là que j'ai résolu de me rendre avant
d'entreprendre aucune aventure. Là je demanderai à la sans pareille
Dulcinée son agrément et sa bénédiction, et dès qu'elle m'aura accordé
l'un et l'autre, j'espère et je suis même assuré de mener à bonne fin
toute périlleuse prouesse, car rien n'exalte et ne fortifie le cœur
d'un chevalier errant comme de se savoir protégé par sa dame.

Je le crois aussi, répondit Sancho; mais il me semble qu'il sera bien
difficile à Votre Grâce de lui parler et de recevoir sa bénédiction, à
moins cependant qu'elle ne vous la jette par-dessus le mur de la
basse-cour où je la vis la première fois quand je lui portai votre
lettre avec le détail des extravagances que vous faisiez pour elle au
fond de la Sierra-Morena.

Un mur de basse-cour! s'écria don Quichotte. Quoi! c'est là que tu
t'imagines avoir vu cet astre de beauté! Tu te trompes grandement, mon
ami; ce ne pouvait être que sur quelque balcon doré ou sous le riche
vestibule de quelque somptueux palais.

C'est possible, répondit Sancho; mais à moi, si je m'en souviens bien,
cela m'a semblé le mur d'une basse-cour.

Quoi qu'il en soit, allons-y, reprit don Quichotte, et pourvu que je
voie Dulcinée, peu m'importe que ce soit par-dessus le mur d'une
basse-cour ou à travers la grille d'un jardin, car de quelque endroit
que m'arrive le moindre rayon de sa beauté, il éclairera mon entendement
et fortifiera mon cœur de telle sorte que je deviendrai sans égal pour
l'esprit et pour la vaillance.

Par ma foi, seigneur, dit Sancho, quand je vis ce soleil de madame
Dulcinée, il n'était pas assez brillant pour jeter aucun rayon. Mais
cela vient sans doute de ce qu'étant à cribler le grain que je vous ai
dit, la poussière épaisse qui en sortait élevait devant elle un nuage
qui m'empêchait de la voir.

Est-il possible, Sancho, reprit don Quichotte, que tu persistes encore à
croire et à soutenir que Dulcinée criblait du grain, quand tu sais
combien une semblable occupation est indigne d'une personne de son
mérite et de sa qualité! As-tu donc oublié ces vers dans lesquels notre
grand poëte[78] dépeint les ouvrages délicats dont s'occupaient, au fond
de leur palais de cristal, ces nymphes qui, sortant des profondeurs du
Tage, allaient souvent s'asseoir dans une verte prairie pour travailler
à de riches étoffes toutes de perles, d'or et de soie? Eh bien, telle
devait être l'occupation de Dulcinée quand tu la vis, à moins cependant
que quelque maudit enchanteur, par une de ces transformations qu'ils ont
toujours à leurs ordres, ne t'ait donné le change et jeté dans l'erreur.
Aussi je crains bien que l'histoire de mes prouesses (qui circule
imprimée, dit-on), si elle a pour auteur un de ces mécréants, contienne
fort peu de vérités mêlées à beaucoup de mensonges. O envie! source de
tous les maux, ver rongeur de toutes les vertus! Les autres vices,
Sancho, ont encore, malgré leur laideur, je ne sais quel charme, mais
l'envie ne traîne après elle que désordres, ressentiments et fureurs!

  [78] Garcilaso de la Vega.

Voilà justement ce que je pense, dit Sancho: aussi je gage que dans ce
livre, dont a parlé le bachelier Carrasco, je suis arrangé de la bonne
façon, et que mon honneur y va roulant de çà, de là, battant les murs
comme une voiture disloquée; et pourtant, je le jure par l'âme des
Panza, je n'ai de ma vie médit d'aucun enchanteur, et je ne suis pas
assez riche pour faire des jaloux. Ce qu'on peut me reprocher, c'est
d'avoir un petit grain de coquinerie et de dire trop souvent ce qui me
vient au bout de la langue; mais, après tout, je suis plus simple que
méchant, et quand je n'aurais pour moi que de croire sincèrement et
fermement à tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique
romaine, et d'être, comme je le suis, ennemi mortel des Juifs, les
historiens devraient m'en tenir compte et m'épargner dans leurs écrits.
Au reste, puisque je n'y peux rien, et que me voilà mis en livre, qu'ils
disent ce qu'ils voudront; je m'en soucie comme d'une figue, et je ne
donnerais pas un maravédis pour les en empêcher.

[Illustration: Enfin, le second jour, ils découvrirent la grande cité du
Toboso (page 327).]

Ce que tu viens de dire, Sancho, reprit don Quichotte, me rappelle
l'histoire d'un poëte de notre temps, qui, dans une satire contre les
dames galantes de la cour, avait négligé à dessein d'en nommer une sur
le compte de laquelle il n'osait pas se prononcer. Furieuse de l'oubli,
la dame courut chez le poëte, le sommant de réparer l'omission et le
menaçant, en cas de refus, de lui faire un mauvais parti. Le poëte
s'empressa de lui donner satisfaction, et l'arrangea de telle sorte que
mille langues de duègnes n'eussent pas mieux fait. A ce propos vient
encore l'histoire de ce berger qui, dans le seul but d'immortaliser son
nom, incendia une des sept merveilles du monde, le fameux temple de
Diane à Éphèse: aussi malgré tout ce qu'on put faire pour empêcher d'en
parler, nous ne savons pas moins qu'il s'appelait Érostrate.

On peut encore citer à ce sujet ce qui arriva à notre grand empereur
Charles-Quint. En passant à Rome, ce prince voulut visiter le Panthéon
d'Agrippa, ce fameux temple de tous les dieux, qu'on a depuis appelé
temple de tous les saints: c'est l'édifice le mieux conservé de
l'ancienne Rome, celui qui donne la plus haute idée de la magnificence
de ses fondateurs; il est d'une admirable architecture, et quoiqu'il ne
reçoive le jour que par une large ouverture placée au sommet du
monument, il est aussi bien éclairé que s'il était ouvert de tous côtés.
L'illustre visiteur considérait de là l'édifice, pendant qu'un
gentilhomme romain, qui l'accompagnait, lui faisait remarquer les
détails de ce chef-d'œuvre d'architecture. Lorsque l'empereur se fut
retiré: «Sire, lui dit ce gentilhomme, il faut que j'avoue à Votre
Majesté une pensée bizarre qui vient de me traverser l'esprit: pendant
qu'elle était au bord de ce trou, il m'a pris plusieurs fois envie de la
saisir à bras-le-corps et de me jeter du haut en bas avec elle, afin de
rendre, par sa mort, mon nom immortel!--Je vous sais gré de n'avoir pas
mis à exécution cette mauvaise pensée, reprit Charles-Quint; et pour ne
plus vous exposer à semblable tentation, je vous défends de jamais vous
trouver dans le même lieu que moi.» Après quoi il le congédia en lui
accordant une grande faveur.

Ceci te montre, Sancho, combien est vif, chez les hommes, le désir de
faire parler de soi. Quel motif, à ton sens, avait Horatius Coclès pour
se jeter dans le Tibre, chargé du poids de ses armes? Qui pouvait
inspirer à Mutius, surnommé depuis Scævola, un mépris de la douleur
assez grand pour lui faire tenir la main étendue sur un brasier ardent,
jusqu'à ce qu'elle fût presque consumée? Qui poussa Curtius à se
précipiter dans cet abîme de feu qui s'était ouvert tout à coup au
milieu de Rome? Pourquoi Jules César passa-t-il le Rubicon après tant de
présages sinistres? De nos jours, enfin, pourquoi les vaillants
Espagnols, que guidait le grand Cortez à la conquête du nouveau monde,
coulèrent-ils eux-mêmes leurs vaisseaux, s'ôtant ainsi tout moyen de
retraite?

Eh bien, Sancho, c'est la soif de la renommée qui a produit tous ces
exploits; c'est pour elle qu'on affronte les plus grands périls et la
mort même, comme si dans la résolution que l'on fait paraître on
jouissait par avance de l'immortalité. Mais nous, chrétiens catholiques
et chevaliers errants, nous devons travailler plutôt pour la gloire
éternelle dont on jouit dans le ciel, que pour une vaine renommée qui
doit finir avec cette vie périssable. Ainsi donc, Sancho, que nos
actions soient toujours conformes aux règles de cette religion que nous
avons le bonheur de connaître et de professer. En tuant des géants,
proposons-nous de terrasser l'orgueil, combattons l'envie par la
générosité et la grandeur d'âme, opposons à la colère le calme et le
sang-froid, à la gourmandise la sobriété, à l'incontinence et à la
luxure la fidélité due à la dame de nos pensées; triomphons de la
paresse en parcourant les quatre parties du monde et en recherchant sans
cesse toutes les occasions qui peuvent nous rendre non-seulement bons
chrétiens, mais encore fameux chevaliers. Voilà, Sancho, les degrés par
lesquels on peut et on doit atteindre au faîte glorieux d'une bonne
renommée.

Seigneur, dit Sancho, j'ai bien compris ce que vient de dire Votre
Grâce: je désire seulement que vous me débarrassiez d'un doute qui
m'arrive à l'esprit.

Qu'est-ce, mon fils, reprit don Quichotte; dis ce que tu voudras, et je
te répondrai de mon mieux.

Ces Césars, ces Jules, tous ces chevaliers dont vous venez de parler et
qui sont morts, où sont-ils maintenant? demanda Sancho.

Sans aucun doute, les païens sont en enfer, répondit don Quichotte; les
chrétiens, s'ils ont bien vécu, sont dans le purgatoire ou dans le ciel.

Voilà qui est bien, continua Sancho; mais, dites-moi, les tombeaux où
reposent les corps de ces gros seigneurs ont-ils à leurs portes des
lampes d'argent sans cesse allumées, et les murailles de leurs chapelles
sont-elles ornées de béquilles, de suaires, de têtes, de jambes et de
bras en cire: Si ce n'est de tout cela, de quoi sont-elles ornées, je
vous prie?

Les tombeaux des païens, répondit don Quichotte, ont été, pour la
plupart des monuments fastueux. Les cendres de Jules César furent mises
sous une pyramide en pierre d'une grandeur démesurée, qu'on appelle, à
Rome, l'aiguille de Saint-Pierre, un tombeau grand comme un village,
qu'on appelait alors _Moles Adriani_, et qui est aujourd'hui le château
Saint-Ange, a servi de sépulture à l'empereur Adrien; la reine Artémise
a fait placer le corps de son époux Mausole dans un tombeau si vaste et
d'un travail si exquis, qu'on l'a mis au rang des sept merveilles du
monde; mais tous ces somptueux monuments n'ont jamais été ornés de
suaires ou d'offrandes pouvant faire penser que ceux qu'ils renferment
soient devenus des saints.

Très-bien, répliqua Sancho, maintenant que choisirait Votre Grâce de
tuer un géant ou de ressusciter un mort?

La réponse est facile, dit don Quichotte; je préférerais ressusciter un
mort.

Par ma foi, je vous tiens! s'écria Sancho: vous convenez que la renommée
de ceux qui ressuscitent les morts, qui rendent la vue aux aveugles, qui
font marcher les boiteux, et qui ont sans cesse la foule agenouillée
devant leurs reliques, est plus grande dans ce monde et dans l'autre que
celle de tous les empereurs idolâtres et de tous les chevaliers errants
ayant jamais existé?

J'en demeure d'accord, dit don Quichotte.

Eh bien, reprit Sancho, puisque les saints ont seuls le privilége
d'avoir des chapelles toujours remplies de lampes allumées, de jambes et
de bras en cire; que les évêques et les rois portent leurs reliques sur
leurs épaules, qu'ils en décorent leurs oratoires, et en enrichissent
leurs autels...

Achève, dit don Quichotte; que veux-tu conclure de là?

Je conclus, continua Sancho, que nous ferions mieux de nous adonner à
être saints, pour atteindre plus tôt cette bonne renommée que nous
cherchons, et qui nous fuira peut-être encore longtemps. Tenez:
avant-hier, on canonisa deux carmes déchaux; eh bien, vous ne sauriez
imaginer la foule qu'il y avait pour baiser les chaînes qu'ils
portaient autour de leur corps. Sur ma foi, on paraissait les priser
bien plus que cette fameuse épée de Roland qui est dans le magasin des
armes du roi, notre maître, que Dieu garde! Vous voyez donc, seigneur,
qu'il vaut mieux être un simple moine, n'importe de quel ordre, que le
plus vaillant chevalier errant du monde. Douze coups de discipline
appliqués à propos sont plus agréables à Dieu que mille coups de lance
qui tombent sur des géants, des vampires ou autres monstres de cette
espèce.

J'en conviens, mon ami, dit don Quichotte; mais nous ne pouvons pas tous
être moines et Dieu a plusieurs voies pour acheminer ses élus au ciel.
La chevalerie est un ordre religieux, et il y a des saints chevaliers
dans le paradis.

D'accord, reprit Sancho; mais on dit qu'il s'y trouve encore plus de
moines.

C'est vrai, répondit don Quichotte, car le nombre des religieux est plus
grand que celui des chevaliers errants.

Il y a pourtant bien des gens qui errent, dit Sancho.

Beaucoup, reprit don Quichotte, mais peu qui méritent le nom de
chevaliers.

Ce fut dans cet entretien et autres semblables, que nos aventuriers
passèrent la nuit et le jour suivant, sans qu'il leur arrivât rien qui
mérite d'être raconté, ce qui chagrinait fort don Quichotte. Enfin, le
second jour, ils découvrirent la grande cité du Toboso, et notre
chevalier ne l'eût pas plus tôt aperçue qu'il ressentit une joie
incroyable. Sancho, au contraire, devint mélancolique et rêveur, parce
qu'il ne connaissait pas la maison de Dulcinée, et que pas plus que son
seigneur, il n'avait vu la dame; de sorte que tous deux, l'un pour la
voir, l'autre pour ne pas l'avoir vue, ils étaient inquiets et agités.
Bref, notre chevalier résolut de n'entrer dans la ville qu'à la nuit
close; en attendant l'heure, ils se tinrent cachés dans un bouquet de
chênes qui est proche du Toboso, et la nuit venue ils entrèrent dans la
grande cité, où il leur arriva des choses qui peuvent être qualifiées
ainsi.



CHAPITRE IX

OU L'ON RACONTE CE QU'ON Y VERRA


Il était minuit ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent
le petit bois pour entrer dans le Toboso. Un profond silence régnait
dans tout le village, car à cette heure les habitants dormaient, comme
on dit, à jambe étendue. La nuit était d'une clarté douteuse, et Sancho
aurait bien voulu qu'elle fût tout à fait noire, afin que cette
obscurité vînt en aide à son ignorance. Partout ce n'était qu'aboiements
de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient l'âme de son
écuyer. De temps en temps un âne se mettait à braire, des cochons
grognaient, des chats miaulaient, et ces bruits divers produisaient un
vacarme qu'augmentait encore le silence de la nuit. Tout cela parut de
mauvais augure à l'amoureux chevalier; cependant il dit à Sancho: Mon
fils, conduis-nous au palais de Dulcinée; peut-être la trouverons-nous
encore éveillée.

A quel diable de palais voulez-vous que je vous conduise, répondit
Sancho; celui où j'ai vu Sa Grandeur n'était qu'une toute petite maison
des moins apparentes du village.

Sans doute, répondit don Quichotte, elle s'était retirée dans quelque
modeste pavillon de son alcazar, pour se divertir en liberté avec ses
femmes, comme c'est la coutume des grandes princesses.

Puisque Votre Grâce veut à toute force que la maison de madame Dulcinée
soit un alcazar, répliqua Sancho, dites-moi, je vous prie, est-ce bien
l'heure d'en trouver la porte ouverte? est-il convenable d'y aller
frapper à tour de bras, au risque de mettre sur pied tout le monde?
Allons-nous par hasard chez nos donzelles, semblables à ces galants
protecteurs qui entrent et sortent à toute heure de nuit?

Commençons par trouver l'alcazar, dit don Quichotte; après je te dirai
ce qu'il faut faire. Mais, ou je n'y vois goutte, ou cette masse qu'on
aperçoit là-bas et qui projette une si grande ombre doit être le palais
de Dulcinée?

Eh bien, seigneur, conduisez-moi, répondit Sancho; peut-être bien est-ce
cela; mais quand même je le verrais de mes yeux et le toucherais de mes
mains, j'y croirais comme je crois qu'il fait jour à présent.

Don Quichotte prit les devants, et après avoir fait environ deux cents
pas, il s'arrêta au pied de la masse qui projetait la grande ombre. En
voyant une haute tour, il reconnut que cet édifice n'était pas un
palais, mais l'église paroissiale du village. Nous avons rencontré
l'église, dit-il à son écuyer.

Je le vois bien, répondit Sancho, et Dieu veuille que nous n'ayons pas
rencontré notre sépulture, car c'est mauvais signe de courir les
cimetières à pareille heure, surtout, si je m'en souviens, quand j'ai
dit à Votre Grâce que la maison de sa dame est dans un cul-de-sac.

Maudit sois-tu de Dieu, s'écria don Quichotte; où et par qui as-tu
jamais entendu dire que les maisons royales étaient bâties dans de
pareils endroits?

Seigneur, répliqua Sancho, chaque pays a sa coutume, et peut-être que
celle du Toboso est de placer dans les culs-de-sac les palais et les
grands édifices; je supplie Votre Grâce de me laisser chercher autour
d'ici, et sans doute je trouverai dans quelque coin cet alcazar que je
voudrais voir mangé des chiens, tant il nous fait donner au diable.

Sancho, dit don Quichotte, parle avec plus de respect de ce qui concerne
ma dame; passons la fête en paix et ne jetons pas le manche après la
cognée.

Je tiendrai ma langue, Seigneur, répondit Sancho, mais comment Votre
Grâce veut-elle que je reconnaisse la maison de notre maîtresse, que je
n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie, et surtout quand il fait noir
comme dans un four, tandis que vous, qui devez l'avoir vue plus de cent
fois, vous ne pouvez la retrouver.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il s'arrêta au pied de la masse qui projetait la grande ombre
(page 328).]

Tu me ferais perdre l'esprit! reprit don Quichotte. Viens çà, hérétique.
Ne t'ai-je pas dit mille et mille fois que de ma vie je n'ai vu la sans
pareille Dulcinée; que je n'ai jamais franchi le seuil de son palais;
qu'enfin je n'en suis amoureux que sur ouï-dire et d'après cette grande
réputation qu'elle a d'être la plus belle et la plus sage princesse de
la terre!

Je l'apprends à cette heure, répondit Sancho, et je dis que puisque
Votre Grâce ne l'a pas vue, par ma foi, je ne l'ai pas vue davantage.

Cela ne peut être, répliqua don Quichotte, puisque tu m'as dit l'avoir
trouvée criblant du blé, quand tu me rapportas sa réponse à la lettre
que tu lui avais remise de ma part.

Ne vous y fiez pas, seigneur, répondit Sancho; car, sachez-le, ma visite
et la réponse que je vous rapportai sont aussi sur ouï-dire; je connais
madame Dulcinée tout comme je puis donner un coup de poing dans la lune.

Sancho, Sancho, repartit don Quichotte, il y a temps pour plaisanter et
temps où la plaisanterie ne serait pas de saison. Parce que je dis
n'avoir jamais vu la dame de mes pensées, il ne t'est pas permis à toi
d'en dire autant, surtout quand tu sais que c'est le contraire qui est
la vérité.

Ils en étaient là de leur entretien, lorsqu'ils virent venir à eux un
homme qui poussait deux mules devant lui. Au bruit que faisait la
charrue que traînaient ces mules, nos aventuriers jugèrent que ce devait
être quelque laboureur levé avant le jour pour aller aux champs; ce qui
était vrai. Tout en cheminant, ce rustre chantait ce refrain d'une
vieille romance:


  On vous fit bonne chasse,
  Français, à Roncevaux[79].


  [79] Mala la hovistes, Franceses,
       La caza de Roncesvalles; etc., etc. (_Cancionero._)

Que je meure, dit don Quichotte, s'il nous arrive rien de bon cette
nuit; entends-tu ce que chante ce drôle?

Je l'entends fort bien, répondit Sancho, mais qu'est-ce que cela fait à
notre affaire, la chasse de Roncevaux?

Le laboureur les ayant rejoints: Ami, lui dit don Quichotte, Dieu vous
donne sa bénédiction. Pourriez-vous m'indiquer où est le palais de la
sans pareille princesse dona Dulcinée du Toboso?

Seigneur, répondit le laboureur, je ne suis pas d'ici, et il y a peu de
temps que je sers un riche fermier de ce village; mais, dans cette
maison, là en face, demeurent le curé et le sacristain; l'un ou l'autre
pourra vous donner des nouvelles de cette princesse, parce qu'ils ont la
liste de tous les habitants du Toboso; quoique, à vrai dire, je ne pense
pas qu'il y ait dans ce pays aucune princesse, mais seulement des dames
de qualité qui peut-être sont princesses dans leurs maisons.

Eh bien, c'est parmi elles que doit se trouver celle que je cherche, dit
don Quichotte.

Cela se pourrait, répondit le laboureur: le jour vient, adieu; et
touchant ses mules, il s'éloigna.

Voyant son maître indécis et mécontent de la réponse, Sancho lui dit:
Seigneur, voici venir le jour, et il me semble qu'il ne serait pas
prudent que le soleil nous trouvât dans la rue. Si vous m'en croyez,
nous sortirons de la ville, et nous irons nous embusquer dans quelques
bois près d'ici; quand le jour sera venu, je reviendrai chercher de
porte en porte le palais de votre maîtresse; et, par ma foi, il faudra
que je sois bien malheureux si je ne parviens pas à le déterrer; puis,
quand je l'aurai trouvé, je parlerai à Sa Grâce et je lui demanderai
humblement où et comment vous pourrez la voir sans dommage pour sa
réputation et son honneur.

Bien parlé, Sancho, dit don Quichotte, ces quelques mots valent un
millier de proverbes, et je veux suivre ton conseil. Allons, mon fils,
allons chercher un endroit propre à m'embusquer en t'attendant; après
quoi tu iras trouver cette reine de la beauté, dont la discrétion et la
courtoisie me font espérer mille faveurs miraculeuses.

Sancho brûlait d'impatience d'emmener son maître, tant il craignait de
voir découvrir sa fraude au sujet de cette réponse qu'il lui avait
rapportée dans la Sierra-Morena, de la part de Dulcinée; il se mit donc
à marcher le premier, et au bout d'une demi-lieue, ayant rencontré un
petit bois, don Quichotte s'y cacha pendant que son écuyer alla faire
cette ambassade dans laquelle il lui arriva des événements qui méritent
un redoublement d'attention.



CHAPITRE X

OU L'ON RACONTE LE STRATAGÈME QU'EMPLOYA SANCHO POUR ENCHANTER DULCINÉE
AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS NON MOINS PLAISANTS QUE VÉRITABLES


En arrivant à raconter les événements que renferme le présent chapitre,
l'auteur de cette grande histoire dit qu'il fut tenté de les passer sous
silence, dans la crainte qu'on ne voulût pas y ajouter foi, parce qu'ici
les folies de don Quichotte touchèrent la dernière limite qu'il soit
possible d'atteindre et allèrent même à deux portées d'arquebuse au
delà. Il se décida pourtant à les écrire comme le chevalier les avait
faites, sans rien ajouter, sans rien retrancher, dût-il être accusé
d'avoir menti; et en cela il eut raison, car la vérité, si ténue qu'elle
soit, ne se brise jamais, et nage toujours au-dessus du mensonge, comme
l'huile nage au-dessus de l'eau.

Continuant donc son récit, l'historien dit qu'à peine entré dans le
petit bois qui est près du Toboso, don Quichotte ordonna à Sancho de
retourner à la ville, et de ne pas reparaître devant lui sans avoir
parlé à sa dame, pour la supplier de daigner admettre en sa présence son
captif chevalier, dont le souhait le plus ardent était d'obtenir et de
recevoir sa bénédiction, afin qu'il pût se promettre de sortir
heureusement de toutes les entreprises qu'il allait affronter désormais.
Sancho promit d'exécuter ponctuellement les ordres de son maître, et de
lui rapporter une réponse non moins bonne que la première fois.

Va, mon fils, lui dit don Quichotte, va, mais songe à ne point te
troubler quand tu approcheras de ce soleil de beauté à la recherche
duquel je t'envoie, ô le plus fortuné des écuyers du monde! Lorsque tu
seras admis en son auguste présence, aies bien soin de graver dans ta
mémoire de quelle façon elle te recevra; observe si elle se trouble
quand tu lui exposeras l'objet de ton ambassade, si elle rougit en
entendant prononcer mon nom. Si tu la trouves assise sur les moelleux
coussins de la riche estrade où doit te recevoir une femme de sa
condition, remarque bien si elle s'agite, si elle a de la peine à rester
en place. Dans le cas où elle serait debout, observe si elle se pose
tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre; si elle hésite dans sa réponse,
si elle la change de douce en aigre, et d'aigre en amoureuse; si enfin,
pour cacher son embarras, elle porte la main à sa chevelure, faisant
semblant de l'arranger, bien qu'elle ne soit pas en désordre. Bref, mon
fils, examine avec soin tous ses gestes, tous ses mouvements, afin de
m'en faire un fidèle récit. Car tu sauras, Sancho, si tu ne le sais pas
encore, qu'en amour les mouvements extérieurs trahissent les secrets
sentiments de l'âme. Pars, ami, sois guidé par un meilleur sort que le
mien, et ramené par un meilleur succès que celui dans l'attente duquel
je vais rester en l'amère solitude où tu me laisses.

J'irai et je reviendrai promptement, répondit Sancho; mais, seigneur,
remettez-vous, de grâce, et laissez dilater un peu ce petit cœur, qui
ne doit pas être en ce moment plus gros qu'une noisette; rappelez-vous
ce qu'on a coutume de dire: Bon courage vient à bout de mauvaise
fortune, et à l'heure où l'on s'y attend le moins, saute le lièvre. Si
je n'ai pu trouver, cette nuit, le palais de madame Dulcinée, maintenant
qu'il fait jour je saurai bien le reconnaître, et quand je l'aurai
trouvé, laissez-moi faire.

Sur ce, Sancho tourna le dos et bâtonna son grison, tandis que don
Quichotte restait à cheval, languissamment appuyé sur sa lance, l'esprit
livré à de tristes et confuses pensées. Nous le laisserons dans cette
attitude pour suivre l'écuyer, qui s'éloignait non moins pensif et
préoccupé que son maître.

Quand Sancho fut hors du bois, il tourna la tête; n'apercevant plus don
Quichotte, il mit pied à terre, puis s'asseyant au pied d'un arbre, il
commença de la sorte à se parler à lui-même: Maintenant, frère Sancho,
dites-moi un peu où va Votre Grâce? Allez-vous à la recherche de quelque
âne que vous avez perdu?--Pas le moins du monde.--Eh bien, qu'allez-vous
donc chercher?--Je vais tout simplement chercher une princesse qui, à
elle seule, est plus belle que le soleil et tous les astres
ensemble.--Et où pensez-vous trouver cette princesse?--Où? Dans la
grande cité du Toboso.--Fort bien. Et de quelle part l'allez-vous
chercher?--De la part du fameux chevalier don Quichotte de la Manche,
celui qui redresse les torts, qui donne à manger à ceux qui ont soif, et
à boire à ceux qui ont faim.--Très-bien. Connaissez-vous la demeure de
cette dame?--Pas du tout; seulement mon maître m'a dit que c'était un
magnifique palais, un superbe alcazar.--L'avez-vous vue quelquefois,
cette dame?--Ni mon maître ni moi ne l'avons jamais vue.--Et si les gens
du Toboso savaient que vous venez dans l'intention d'enlever leurs
princesses et de débaucher leurs femmes, croyez-vous, ami Sancho, qu'ils
auraient tort de vous frotter les épaules à grands coups de
bâton?--C'est juste; mais s'ils considèrent que je ne suis
qu'ambassadeur, et que je ne viens que pour le compte d'autrui, je ne
pense pas qu'ils se permettent d'en user si librement.--Ne vous y fiez
pas, Sancho; les gens de la Manche n'entendent point raillerie. Vive
Dieu! s'ils vous dépistent, vous n'avez qu'à bien vous tenir, ou à jouer
des jambes au plus vite.--En ce cas, qu'est-ce donc que je viens
chercher? Par ma foi, je l'ignore moi-même, et j'en donne ma langue aux
chiens; d'ailleurs, chercher madame Dulcinée dans le Toboso, n'est-ce
pas chercher le bachelier dans Salamanque? Malédiction! c'est le diable
en personne qui m'a fourré dans cette affaire.

Telles étaient les réflexions que faisait Sancho, et la conclusion qu'il
en tira fut de se raviser sur-le-champ. Pardieu, se dit-il, il y a
remède à tout, si ce n'est à la mort, à laquelle nous devons tribut à
la fin de la vie. Mon maître est fou à lier, comme je m'en suis maintes
fois aperçu; et franchement je ne suis guère en reste avec lui, puisque
je l'accompagne et le sers; car, selon le proverbe, dis-moi qui tu
hantes, et je te dirai qui tu es. Or, mon maître étant fou, et d'une
folie qui lui fait prendre le blanc pour le noir et le noir pour le
blanc, des moulins à vent pour des géants, des mules pour des
dromadaires, des troupeaux de moutons pour des armées, et cent autres
choses de la même force, il ne me sera pas difficile de lui faire
accroire que la première paysanne qui me tombera sous la main est madame
Dulcinée. S'il s'y refuse, j'en jurerai; s'il soutient le contraire,
j'en jurerai encore plus fort; s'il tient bon, je n'en démordrai pas; de
cette façon, j'aurai toujours manche pour moi, quoi qu'il arrive.
Peut-être ainsi le dégoûterai-je de me charger de pareils messages, en
voyant le peu d'avantage qu'il en tire; ou plutôt s'en prendra-t-il à
quelque enchanteur qui, pour lui faire pièce, aura changé la figure de
sa dame.

De cette manière, Sancho se mit l'esprit en repos et regarda l'affaire
comme arrangée. Il resta sous son arbre jusqu'au soir, afin de mieux
tromper son maître sur l'aller et le retour, et son bonheur fut tel, que
lorsqu'il se leva pour remonter sur son grison, il aperçut venir, sur le
chemin du Toboso, trois paysannes montées sur trois ânes ou trois
ânesses (l'auteur se tait sur ce point), mais il faut croire que
c'étaient des bourriques, monture ordinaire des femmes de la campagne.
Bref, dès que Sancho vit ces trois donzelles, il revint au petit trot
chercher don Quichotte, qu'il retrouva dans la même attitude où il
l'avait laissé, continuant à se lamenter et à soupirer amoureusement.

Eh bien, qu'y a-t-il, ami? lui dit son maître, dois-je marquer cette
journée avec une pierre blanche ou avec une pierre noire?

Il faut la marquer avec une pierre rouge, répondit Sancho; comme ces
écriteaux qu'on veut qui soient vus de loin.

[Illustration: De cette manière, Sancho se mit l'esprit en repos et
regarda l'affaire comme arrangée (page 332).]

Tu m'apportes donc de bonnes nouvelles, mon fils? demanda don Quichotte.

Si bonnes, répondit Sancho, que vous n'avez qu'à éperonner Rossinante,
pour aller au-devant de madame Dulcinée, qui vient avec deux de ses
femmes rendre visite à Votre Grâce.

Sainte Vierge! dis-tu vrai? s'écria don Quichotte; ne m'abuse point, mon
ami, et ne cherche pas à me donner de fausses joies pour charmer mes
ennuis.

Et que gagnerais-je à vous tromper, répliqua Sancho, quand vous êtes à
deux doigts de savoir ce qu'il en est? Avancez seulement de quelques
pas, et vous verrez venir votre maîtresse parée comme une châsse. Elle
et ses femmes ne sont que colliers de perles, rivières de diamants,
étoffes d'argent et d'or, si bien que je ne sais comment elles peuvent
porter tout cela; leurs cheveux tombent sur leurs épaules à grosses
boucles, et on dirait les rayons du soleil agités par le vent; enfin,
dans un moment, vous allez les voir toutes les trois, montées sur des
caquenées grasses à lard, et qui valent leur pesant d'or.

C'est haquenées qu'il faut dire, Sancho, reprit don Quichotte; si
Dulcinée t'entendait parler de la sorte, elle ne nous prendrait pas pour
ce que nous sommes.

La distance de caquenées à haquenées n'est pas bien grande, répliqua
Sancho; mais qu'elles soient montées sur ce qu'elles voudront, je n'ai
jamais vu de dames plus élégantes, et surtout madame Dulcinée.

Allons, reprit don Quichotte, pour étrennes d'une nouvelle si heureuse
et si peu attendue, je t'abandonne le butin de notre prochaine aventure;
ou, si tu l'aimes mieux, les poulains de mes trois juments, qui, tu le
sais, sont près de mettre bas.

Je m'en tiens aux poulains, repartit Sancho, car il n'est pas sûr que le
butin de votre prochaine aventure soit bon à garder.

Ainsi discourant ils sortirent du bois; aussitôt don Quichotte jeta les
yeux sur toute la longueur du chemin du Toboso; mais n'apercevant que
trois paysannes, il commença à se troubler, et demanda à son écuyer s'il
avait laissé ces dames hors de la ville.

Hors de la ville? répondit Sancho. Votre Grâce a-t-elle les yeux
derrière la tête? ne voyez-vous point ces trois dames qui viennent à
nous, resplendissantes comme le soleil en plein midi?

Je ne vois que trois paysannes montées sur trois ânes, dit don
Quichotte.

Dieu me soit en aide! repartit Sancho; se peut-il que vous preniez pour
trois ânes trois haquenées plus blanches que la neige! Par ma foi, on
dirait que vous n'y voyez goutte, ou que vous êtes encore enchanté.

En vérité, Sancho, reprit notre chevalier, c'est toi qui n'y vois
goutte: ce sont des ânes ou des ânesses, aussi sûr que je suis don
Quichotte et que tu es Sancho Panza; du moins il me le semble ainsi.

Allons, allons, seigneur, vous vous moquez, repartit Sancho:
frottez-vous les yeux, et venez faire la révérence à la dame de vos
pensées que voilà tout près de vous.

En même temps, il alla à la rencontre des paysannes, et sautant à bas de
son grison, il arrêta un des ânes par le licou, puis, se jetant à deux
genoux:

O sublime princesse! s'écria-t-il, reine et duchesse de la beauté, que
Votre Grandeur ait la bonté d'admettre en grâce et d'accueillir avec
faveur ce pauvre chevalier, votre esclave, qui est là froid comme le
marbre, tant il est troublé et haletant de se voir en votre magnifique
présence! Je suis Sancho Panza, son écuyer, pour vous servir, et lui,
c'est le vagabond chevalier don Quichotte de la Manche, autrement appelé
le chevalier de la Triste-Figure.

Pendant cette harangue, l'amoureux chevalier s'était jeté à genoux
auprès de Sancho et ouvrait de grands yeux; mais ne voyant dans celle
que son écuyer traitait de reine et de princesse qu'une grossière
paysanne au visage boursouflé et au nez camard, il demeura si stupéfait
qu'il ne pouvait desserrer les lèvres. Les paysannes n'étaient pas moins
étonnées à la vue de ces deux hommes si différents l'un de l'autre, tous
deux à genoux et leur barrant le chemin; aussi celle que Sancho avait
arrêtée, prenant la parole: Gare, seigneurs, gare, dit-elle, passez
votre chemin et laissez-nous, nous sommes pressées.

O grande princesse! répondit Sancho, ô dame universelle du Toboso!
comment votre cœur magnanime ne s'amollit-il point, en voyant prosterné
devant votre sublime présence la colonne et l'arc-boutant de la
chevalerie errante?

Oui-da, oui-da, reprit une des paysannes: voyez un peu ces hidalgos qui
viennent se gausser des filles du village; comme si nous n'étions pas
faites comme les autres! Passez, passez, celles-là sont prises;
laissez-nous continuer notre chemin.

Lève-toi, Sancho, lève-toi, dit tristement don Quichotte; je vois bien
que le sort n'est point encore rassasié de mon malheur, et qu'il a fermé
tous les chemins par où pouvait arriver quelque joie à cette âme chétive
que je porte en ma chair. Et toi, dernier terme de la beauté humaine,
résumé accompli de toutes les perfections, unique soutien de ce cœur
affligé qui t'adore, puisque le maudit enchanteur qui me poursuit a jeté
sur mes yeux une effroyable cataracte, et que pour moi et non pour
d'autres il cache ton incomparable beauté sous les traits d'une
grossière paysanne, ne laisse pas, je t'en supplie, de me regarder avec
amour, à moins toutefois qu'il ne m'ait donné aussi l'aspect de quelque
vampire, pour me rendre horrible à tes yeux! Tu vois, adorable
princesse, tu vois quelle est ma soumission et mon zèle, et que, malgré
l'artifice de mes ennemis, mon cœur ne laisse pas de t'offrir les
hommages qui te sont dus.

Ah! par ma foi, repartit la paysanne, je suis bien bonne d'écouter vos
cajoleries! Laissez-nous passer, seigneurs, nous n'avons pas de temps à
perdre.

Sancho s'empressa de se relever et de lui faire place, ravi dans son
cœur d'être parvenu si heureusement à sortir d'embarras.

A peine la prétendue Dulcinée se vit-elle libre, qu'avec le clou qui
était fixé au bout de son bâton elle piqua son âne, et se mit à le faire
courir de toute sa force à travers le pré. Mais pressé par l'aiguillon
plus qu'à l'ordinaire, le baudet allait par sauts et par bonds, lâchant
force ruades, et il fit tant qu'à la fin il jeta madame Dulcinée par
terre. Aussitôt, l'amoureux chevalier courut pour la relever, tandis que
Sancho ramenait le bât qui avait tourné sous le ventre de la bête. Le
bât replacé et sanglé, don Quichotte voulut prendre sa dame entre ses
bras pour la porter sur l'âne, mais la belle, se relevant prestement,
fit trois pas en arrière pour prendre son élan, posa les mains sur la
croupe de sa monture, et d'un saut se trouva à califourchon sur le bât.

Vive Dieu! s'écria Sancho, notre maîtresse est plus légère qu'un daim,
et elle rendrait des points à tous les écuyers de Cordoue et du Mexique!
D'un seul bond elle a passé par-dessus l'arçon de sa selle. Voyez comme
elle fait courir sa haquenée sans éperons. Par ma foi! ses femmes ne
sont point en reste, tout cela court comme le vent.

Sancho disait vrai, car toutes trois galopaient à qui mieux mieux, sans
tourner la tête, et elles coururent ainsi plus d'une demi-lieue.

Don Quichotte les suivit des yeux pendant quelque temps, et lorsqu'il
cessa de les apercevoir: Vois, Sancho, lui dit-il, jusqu'où va la haine
des enchanteurs, et de quel détestable artifice ils se servent pour me
priver du bonheur que j'aurais eu à contempler Dulcinée! Fut-il jamais
homme plus malheureux que moi, et ne suis-je pas le type du malheur
même? Les traîtres! non contents de la transformer en une grossière
paysanne, et de me la montrer sous une figure indigne de sa qualité et
de son mérite, ils lui ont encore ôté ce qui distingue les grandes
princesses, dont l'haleine respire toujours un si doux parfum; car
lorsque je me suis approchée de Dulcinée pour la remettre sur sa
haquenée, comme tu l'appelles, quoique j'aie constamment pris sa monture
pour une ânesse, elle m'a lancé, te l'avouerai-je, une odeur d'oignon
cru qui m'a soulevé le cœur.

Canailles! misérables et pervers enchanteurs! cria Sancho, n'aurai-je
jamais le plaisir de vous voir tous enfilés par la même broche, et
griller comme des sardines! Ne devait-il pas vous suffire, infâmes
coquins! brigands maudits! d'avoir changé les perles des yeux de notre
maîtresse en des yeux de chèvre, ses cheveux d'or pur en queue de vache
rousse, et finalement d'avoir gâté toute sa personne, sans pervertir
encore son odeur? Par là du moins nous aurions pu nous faire quelque
idée de ce qui était caché sous cette grossière écorce; bien qu'à vrai
dire, je ne me sois point aperçu de sa laideur, et qu'au contraire je
n'aie vu que sa beauté, à telles enseignes qu'elle a sur la lèvre droite
un gros signe, en manière de moustache, d'où sortent sept ou huit poils
roux de deux doigts de long, qu'on prendrait pour autant de filets d'or.

D'après les rapports que les signes du visage ont avec ceux du corps,
reprit don Quichotte, Dulcinée doit en avoir un du même côté sur le plat
de la cuisse; mais ces poils que tu viens de dire, Sancho, sont bien
grands pour un signe, et cela n'est point ordinaire.

Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, ils font là merveille.

Oh! j'en suis persuadé, dit don Quichotte, car la nature n'a rien mis en
Dulcinée qui ne soit l'idéal de la perfection; et ces signes dont tu
parles ne sont pas en elle des défauts, ce sont plutôt des étoiles
resplendissantes et lumineuses. Mais dis-moi, ce qui m'a semblé un bât,
était-ce une selle plate ou une selle en fauteuil?

C'était une selle à la genette[80] avec une housse si riche, mais si
riche, qu'elle vaut la moitié d'un royaume, répondit Sancho.

  [80] Selle arabe, avec deux montants, un par devant et un par
  derrière.

Et je n'ai rien vu de tout cela? reprit don Quichotte: ah! je ne
cesserai de le répéter, je suis le plus malheureux des hommes.

Le sournois d'écuyer avait bien de la peine à s'empêcher de rire en
voyant l'extravagance et la crédulité de son maître, et il se
réjouissait tout bas de l'avoir trompé si adroitement. Finalement, nos
deux aventuriers remontèrent sur leurs bêtes, et prirent le chemin de
Saragosse, où ils comptaient être encore assez à temps pour se trouver à
une fête solennelle qui a lieu tous les ans dans cette ville: mais il
leur arriva tant de choses et de si surprenantes, qu'elles méritent
d'être racontées comme on le verra ci-après.



CHAPITRE XI

DE L'ÉTRANGE AVENTURE DU CHAR DES CORTÈS DE LA MORT


Don Quichotte suivait son chemin tout pensif et tout préoccupé du
mauvais tour que lui avaient joué les enchanteurs en transformant sa
dame en une grossière paysanne, ce qui malheureusement lui paraissait
sans remède. Ces pensées l'absorbaient tellement que, sans y faire
attention, il lâcha la bride à Rossinante, lequel, se sentant libre,
s'arrêtait à chaque pas pour paître l'herbe fraîche qui croissait
abondamment dans cet endroit.

Seigneur, lui dit Sancho en le voyant ainsi, la tristesse, j'en
conviens, n'a pas été faite pour les bêtes, mais pour l'homme; et
pourtant, quand l'homme s'y abandonne, il devient une bête. Allons,
allons! remettez-vous, relevez la bride à Rossinante, et faites voir ce
que vous êtes: un véritable chevalier errant. Morbleu! pourquoi vous
décourager de la sorte? Que Satan emporte toutes les Dulcinées qu'il y a
dans ce monde, plutôt que j'aie la douleur de voir un seul chevalier
errant succomber à la maladie!

Tais-toi, répondit don Quichotte, et ne profère point de blasphème
contre Dulcinée; c'est moi qui suis la seule cause de sa disgrâce: elle
ne serait pas telle qu'elle m'est apparue si les enchanteurs ne
portaient envie à ma gloire et à mes plaisirs.

C'est aussi mon avis, reprit Sancho; en vérité le cœur se fend quand on
pense à ce qu'elle était jadis et à ce qu'elle est maintenant.

Ah! tu peux bien le dire, toi qui l'as vue dans tout l'éclat de sa
beauté, car le charme dirigé contre moi ne troublait point ta vue. Il me
semble pourtant, Sancho, que tu as mal dépeint la beauté de ma dame en
disant qu'elle avait des yeux de perles: des yeux de perles sont des
yeux de poisson plutôt que des yeux de femme. Les yeux de Dulcinée ne
peuvent être que deux vertes émeraudes, avec deux arcs-en-ciel pour
sourcils. Mon ami, réserve les perles pour les dents et non pour les
yeux; tu auras sans doute fait confusion.

Cela peut être, répondit Sancho, car j'ai été aussi troublé de sa beauté
que vous avez pu l'être de sa laideur. Mais recommandons le tout à Dieu,
qui seul sait ce qui doit arriver dans cette vallée de larmes, dans ce
méchant monde où il n'y a rien qui soit exempt de malice ou de
fourberie. Une seule chose m'inquiète, c'est de savoir comment on s'y
prendra quand, après avoir vaincu quelque géant ou quelque chevalier,
Votre Grâce lui ordonnera d'aller se présenter devant madame Dulcinée.
Où le pauvre diable la trouvera-t-il? Il me semble le voir d'ici se
promener dans les rues du Toboso, le nez en l'air, la bouche béante, et
cherchant madame Dulcinée, qui passera cent fois devant lui sans qu'il
la reconnaisse.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

D'un saut la belle se trouve à califourchon sur le bât (page 335).]

L'enchantement ne s'étendra peut-être pas jusqu'aux géants ou aux
chevaliers vaincus, répondit don Quichotte. Au reste, nous en ferons
l'expérience sur les deux ou trois premiers auxquels nous aurons
affaire, en leur ordonnant de venir me rendre compte de ce qu'ils auront
éprouvé à ce sujet.

Votre idée me paraît excellente, repartit Sancho. Une fois certain que
la beauté de notre maîtresse n'est voilée que pour vous seul, il faudra
en prendre votre parti; le malheur sera pour vous et non pour elle; et
puis du moment que madame Dulcinée se porte bien, pourquoi nous
attrister? En attendant, poussons notre fortune du mieux que nous
pourrons en cherchant les aventures; le temps arrangera le reste, car il
est le meilleur médecin du monde, et il n'y a pas de maladie qu'il ne
guérisse.

Don Quichotte allait répliquer, quand tout à coup, au détour du chemin,
parut un chariot chargé de divers personnages et des plus étranges
figures qu'on puisse imaginer. Celui qui faisait l'office de cocher
était un horrible démon, et comme le chariot était découvert, on voyait
aisément ceux qui étaient dedans. Après le cocher, la première figure
qui s'offrit aux yeux de don Quichotte fut celle de la Mort sous un
visage humain. Tout près d'elle se tenait un ange avec de grandes ailes
de différentes couleurs; à sa droite était un empereur avec une couronne
qui paraissait d'or; aux pieds de la Mort, on voyait assis le dieu
Cupidon, avec son carquois, son arc et ses flèches, mais sans bandeau
sur les yeux; enfin, un chevalier armé de toutes pièces, si ce n'est
qu'au lieu de casque il portait un chapeau orné de plumes de diverses
couleurs, complétait la troupe.

Ce spectacle inattendu troubla quelque peu notre chevalier, et jeta
l'effroi dans l'âme de Sancho; mais une prompte joie succéda à la
surprise dans l'esprit de don Quichotte, qui ne douta point que ce ne
fût quelque périlleuse aventure. Dans cette pensée, et avec un courage
prêt à tout braver, il se campe au-devant de l'équipage, et d'une voix
fière et menaçante: Cocher ou diable, s'écrie-t-il, il faut que tu me
dises à l'instant qui tu es, où tu vas, et quelles gens tu mènes dans ce
chariot, qui a plutôt l'air de la barque à Caron que d'une charrette
ordinaire.

Seigneur, répondit le diable d'une voix mielleuse et en retenant les
rênes, nous sommes acteurs de la troupe d'Angulo le Mauvais. Ce matin,
octave de la Fête-Dieu, nous venons de représenter derrière cette
colline que vous voyez là-bas, la tragédie des _Cortès de la Mort_, et
nous devons la jouer encore ce soir dans le village qui est devant nous:
comme c'était tout proche, nous n'avons pas voulu quitter nos habits,
afin de n'avoir pas la peine de les reprendre. Ce jeune homme que vous
voyez représente la Mort; cet autre un ange; cette dame, qui est la
femme de l'auteur de la pièce, fait la reine; en voilà un qui remplit un
rôle d'empereur, cet autre celui de soldat; quant à moi je suis le
diable pour vous servir et un des principaux acteurs, car j'ouvre la
scène. Si vous avez d'autres questions à me faire, parlez, seigneur,
parlez, je répondrai à tout ponctuellement, étant le diable, il n'y a
rien que je ne sache.

Foi de chevalier errant, répondit don Quichotte, dès que j'ai vu votre
chariot, j'aurais juré que c'était une grande aventure qui s'offrait à
moi; je vois bien qu'il ne faut pas se fier aux apparences, si l'on ne
veut être trompé.

Allez, mes amis, allez en paix célébrer votre fête, et si je puis vous
être utile à quelque chose, croyez que je suis à vous de bien bon cœur:
j'ai été toute ma vie grand amateur du théâtre, et dès ma tendre
jeunesse je ne rêvais que comédie.

Comme ils en étaient là, le sort voulut qu'un des acteurs de la troupe,
qui était resté en arrière, les rejoignît. Ce dernier était habillé en
fou de cour, avec quantité de grelots autour du corps, et il portait au
bout d'un bâton trois vessies gonflées. En approchant de don Quichotte,
ce grotesque personnage se mit à s'escrimer avec son bâton, frappant la
terre avec ses vessies, et sautant de droite et de gauche pour faire
résonner ses grelots. Cette fantastique vision épouvanta tellement
Rossinante, que, malgré les efforts de son maître pour le calmer, il
prit le mors aux dents et se mit à courir à travers champs avec une
vitesse qu'on était loin d'attendre de lui. A cette vue Sancho sauta à
bas de son âne pour aller secourir son seigneur, mais quand il arriva,
cheval et cavalier étaient étendus sur la poussière, conclusion
ordinaire des prouesses de Rossinante.

Or, à peine Sancho eut-il lâché sa monture, que le fou sauta dessus, et,
la fouettant à grands coups de vessies, il la fit courir vers le village
où la fête allait avoir lieu. Entre la chute de son maître et la fuite
de son âne, Sancho se trouvait dans une cruelle perplexité; mais, en
fidèle écuyer, l'amour de son seigneur l'emporta, et malgré la pluie de
coups qu'il voyait tomber sur la croupe du baudet, et qu'il eut préféré
cent fois recevoir sur la prunelle de ses propres yeux, il accourut
auprès de don Quichotte qu'il trouva en fort mauvais état. Tout en
l'aidant à remonter sur Rossinante: Seigneur, lui dit-il, le diable
emporte l'âne.

Quel diable? demanda don Quichotte.

Le diable aux vessies, répondit Sancho.

Sois tranquille, reprit notre héros, je te le ferai rendre, allât-il se
cacher au fond des enfers. Suis-moi; le chariot marche lentement; et
avec les mules qui le traînent je couvrirai, sois-en certain, la perte
de ton grison.

Plus n'est besoin de s'en occuper! s'écria Sancho: le diable l'a lâché,
et le voilà qui revient, le pauvre enfant!

Sancho disait vrai; le diable et le grison avaient culbuté à l'instar de
don Quichotte et de Rossinante, et pendant que l'un gagnait le village,
l'autre venait retrouver son maître.

Malgré tout, dit don Quichotte, il serait bon de châtier l'insolence de
ce démon sur un des hommes du chariot, fût-ce sur l'empereur lui-même.

Otez-vous cela de l'esprit, Seigneur, repartit Sancho; il n'y a rien à
gagner avec les comédiens, ces gens-là ont des amis partout. J'ai connu
autrefois un comédien poursuivi pour deux meurtres; eh bien, il s'en est
tiré sans qu'il lui en coûtât un cheveu de la tête. Comme ce sont des
gens de plaisir, tout le monde les protége et les aime, ceux-ci surtout
qui se prétendent de la troupe royale.

Il ne sera pas dit, répliqua don Quichotte, que ce mauvais histrion
m'aura échappé, dût le genre humain tout entier le prendre sous sa
protection! Et il se mit à courir après le chariot, en criant: Arrêtez,
baladins! arrêtez, mauvais bouffons! je veux vous apprendre à respecter
à l'avenir les bêtes qui servent de monture aux écuyers des chevaliers
errants.

Don Quichotte criait si fort que les comédiens l'entendirent. Jugeant de
son intention par ses paroles, la Mort saute à terre, avec le diable,
suivi de l'empereur et de l'ange; il n'y eut pas jusqu'au dieu Cupidon
qui ne voulût être de la partie: alors tous se chargent de pierres, et,
se retranchant derrière leur voiture, ils attendent l'assaillant,
résolus à se défendre. En les voyant si bien armés et faire bonne
contenance, notre héros retint la bride à Rossinante, et se mit à
réfléchir de quelle manière il attaquerait ce bataillon avec le moins de
danger. Pendant qu'il délibérait sur ce qu'il avait à faire, Sancho
arriva, et trouvant son maître prêt à en venir aux mains:

Seigneur, lui dit-il, voici une aventure qui ne me paraît nullement
bonne à entreprendre. Considérez que contre des amandes de ruisseaux il
n'existe pas d'armes défensives, à moins de se blottir sous une cloche
de bronze? Considérez aussi qu'il y a plus de témérité que de courage à
vouloir attaquer seul une armée où les empereurs combattent en personne,
et qui est soutenue par les bons et les mauvais anges, sans compter la
Mort, qui est à leur tête? Et puis, remarquez, je vous prie, mon cher
maître, que parmi tous ces gens-là il n'y a pas un seul chevalier
errant.

Tu as touché juste, interrompit don Quichotte, et voilà de quoi me faire
changer de résolution: je ne puis ni ne dois tirer l'épée contre
n'importe quelles gens s'ils ne sont armés chevaliers; ainsi donc,
Sancho, cela te regarde; c'est à toi de tirer vengeance de l'outrage
fait à ton grison. Je me tiendrai ici pour te donner mes conseils et
t'animer au combat.

Seigneur, il n'y a pas là de quoi tirer vengeance de personne, repartit
Sancho, et un bon chrétien doit savoir oublier les offenses; d'ailleurs,
je m'arrangerai avec mon âne, et comme il n'est pas moins pacifique que
son maître, je suis certain qu'une mesure d'avoine sera bien plus de son
goût.

Si c'est là ton avis, bon et pacifique Sancho, répliqua don Quichotte,
laissons-là ces fantômes et allons chercher de meilleures aventures; car
ce pays-ci m'a tout l'air d'en fournir un bon nombre et des plus
surprenantes.

En parlant ainsi, il tourna bride, suivi de son écuyer. De son côté, la
Mort et ses compagnons remontèrent sur le chariot et continuèrent leur
voyage. Telle fut, grâce aux sages conseils de Sancho Panza, l'heureuse
fin de la terrible aventure du char de la Mort. Le jour suivant, notre
héros eut une autre aventure avec un chevalier amoureux et errant,
laquelle mérite, à elle seule, un nouveau chapitre.



CHAPITRE XII

DE L'ÉTRANGE AVENTURE QUI ARRIVA AU VALEUREUX DON QUICHOTTE AVEC LE
GRAND CHEVALIER DES MIROIRS


La nuit qui suivit le jour de la rencontre du char de la Mort, don
Quichotte et son écuyer la passèrent sous un bouquet de grands arbres où
ils soupèrent avec les provisions que portait le grison. Pendant qu'ils
mangeaient, Sancho dit à son maître: Avouez, Seigneur, que j'aurais eu
grand tort de choisir pour étrennes le butin de votre dernière aventure
plutôt que les poulains des trois juments: Par ma foi, mieux vaut
moineau en cage que grue qui vole!

Cela se peut, répondit don Quichotte, mais pourtant si tu m'avais laissé
attaquer et combattre comme je le voulais, tu n'aurais certes pas eu
lieu de te plaindre, car à cette heure, tu serais en possession de la
couronne d'or de l'empereur et des ailes peintes de ce Cupidon: je les
lui aurais arrachées pour les remettre entre tes mains.

Bah! reprit Sancho, jamais sceptres ni couronnes des empereurs de
comédie n'ont été d'or, mais bien de cuivre ou de fer-blanc.

Cela est vrai, reprit don Quichotte; en effet, il ne conviendrait pas
que les hochets de la comédie fussent de fine matière; ils doivent être
comme elle une sorte de fiction, une simple apparence. A propos de
comédie, j'entends, Sancho, que tu sois bien disposé pour le théâtre,
ainsi que pour ceux qui composent les pièces et ceux qui les
représentent, parce que ce sont des gens fort utiles dans un État, car,
en nous offrant chaque jour un miroir fidèle où se reflète la vie
humaine, ils nous montrent ce que nous sommes et ce que nous devrions
être. Tu as sans doute vu représenter des comédies dans lesquelles il y
avait des rois, des prêtres, des chevaliers, des dames et autres
personnages divers? L'un fait le fanfaron, l'autre le fourbe, celui-là
le soldat, celui-ci l'amoureux; puis, quand la pièce est terminée,
chacun quitte son costume, et, dans la coulisse tout se donne la main.

Oui, vraiment, j'ai vu de ces comédies-là, répondit Sancho.

Eh bien, reprit don Quichotte, il en est de même dans la comédie de ce
monde: les uns sont empereurs, les autres papes; finalement autant de
personnages différents que sur le théâtre. Puis quand arrive la fin de
la pièce, c'est-à-dire quand vient la mort qui leur fait quitter les
oripeaux qui les distinguaient, tous redeviennent égaux dans la
sépulture.

Voilà une comparaison que j'ai entendu faire bien souvent et qui
ressemble comme deux gouttes d'eau au jeu des échecs, dit Sancho: tant
que le jeu dure, chaque pièce représente un personnage; mais une fois le
jeu fini, elles sont toutes jetées pêle-mêle dans une boîte, comme dans
un tombeau.

Il me semble, reprit don Quichotte, que tu deviens chaque jour moins
simple et plus avisé.

Pardieu, répliqua Sancho, en me frottant tous les jours contre Votre
Grâce, il faut bien qu'il m'en reste quelque chose. Bien aride serait le
terrain qui ne rapporterait rien, quand on le cultive et qu'on le fume:
je veux dire, seigneur, que la conversation de Votre Grâce a été
l'engrais répandu sur la terre sèche de mon esprit, et le temps passé à
votre service la culture moyennant laquelle j'espère rapporter des
moissons dignes du bon labourage que vous avez fait dans mon stérile
entendement.

Le chevalier ne put s'empêcher de sourire des expressions recherchées
dont Sancho appuyait son raisonnement; il lui sembla qu'il en savait
plus long qu'à l'ordinaire, et il en était tout surpris. En effet,
depuis quelque temps, Sancho parlait de façon à étonner son maître;
seulement, quand il voulait par trop faire le beau parleur, comme un
candidat au concours, il trébuchait lourdement. Ce qui lui allait le
mieux, c'était de débiter des proverbes, qu'ils vinssent à tort ou à
raison, comme on l'a vu souvent et comme on le verra encore dans la
suite de cette histoire.

[Illustration: Don Quichotte criait si fort que les comédiens
l'entendirent (page 339).]

Nos aventuriers passèrent une partie de la nuit en de semblables
entretiens, jusqu'à ce qu'il prit envie à Sancho de laisser tomber les
rideaux de ses yeux: c'était sa manière de s'exprimer lorsqu'il voulait
dormir. Il ôta le bât et le licou au grison, et le laissa paître en
liberté. Quant à Rossinante, il se contenta de lui retirer la bride,
parce que don Quichotte lui avait expressément défendu d'enlever la
selle tant qu'ils seraient en campagne, suivant la coutume si prudemment
établie et si fidèlement observée par les chevaliers errants.

D'après la même tradition, l'amitié de ces deux pacifiques animaux fut
si intime, que l'auteur de ce récit lui avait consacré plusieurs
chapitres; il les supprima depuis par bienséance et pour garder la
dignité qui convient à une si héroïque histoire. Parfois, néanmoins, il
oublie sa résolution, et se complaît à nous représenter les deux amis se
grattant l'un l'autre; puis, quand ils étaient fatigués de cet exercice,
Rossinante croisant sur le cou du grison un cou qui le dépassait d'une
demi-aune; et tous deux les yeux fichés en terre demeuraient ainsi des
jours entiers, à moins qu'on ne les tirât de leur immobilité, ou que la
faim ne les talonnât. L'auteur n'avait pas craint de comparer leur
amitié à celle de Nisus et Euryale, ou bien encore à celle d'Oreste et
Pylade, ce qui fait voir la haute opinion qu'il en avait conçue;
peut-être aussi voulait-il par là montrer aux hommes combien ils ont
tort de trahir l'amitié, quand les bêtes la pratiquent si fidèlement.
C'est pourquoi l'on a dit: il n'y a pas d'ami pour l'ami, et les roseaux
se changent en lance. Et qu'on n'aille pas blâmer cette comparaison de
l'amitié des bêtes avec celle des hommes: n'avons-nous pas appris du
chien la fidélité, de la fourmi la prévoyance, de l'éléphant la pudeur,
et du cheval la loyauté!

Nos aventuriers reposaient depuis peu de temps, Sancho sous un liége et
don Quichotte sous un robuste chêne, lorsque notre héros fut réveillé
par un bruit qui se fit derrière sa tête; se levant en sursaut pour
s'assurer d'où ce bruit provenait, il crut entendre deux cavaliers, dont
l'un, se laissant glisser de sa selle, disait à l'autre:

Ami, mets pied à terre, et ôte la bride à nos chevaux; ils doivent
trouver ici de l'herbe fraîche, comme j'y trouverai moi-même le silence
et la solitude propres à entretenir mes amoureuses pensées.

Dire ce peu de mots et s'étendre à terre fut l'affaire d'un instant.
Mais en se couchant l'inconnu fit résonner les armes dont il était
couvert. A cet indice, don Quichotte reconnut un chevalier; s'approchant
de Sancho, et le secouant par le bras pour l'éveiller: Ami, lui dit-il à
voix basse, nous tenons une aventure.

Dieu veuille nous l'envoyer bonne, répondit Sancho encore à moitié
endormi; mais, dites-moi, seigneur, où est-elle Sa Grâce madame
l'aventure?

Où elle est, répliqua don Quichotte: regarde de ce côté, et tu y verras
étendu un chevalier qui, si je ne me trompe, a quelque grand sujet de
déplaisir, car il s'est laissé tomber à terre si lourdement, que ses
armes en ont résonné.

Eh bien, où voyez-vous que ce soit une aventure? dit Sancho.

Je ne prétends pas que ce soit absolument une aventure, repartit don
Quichotte, je dis que c'est un commencement d'aventure, car elles
débutent toujours ainsi. Au reste, écoutons; il me semble que ce
chevalier accorde un luth ou une guitare, et à la manière dont il tousse
pour se nettoyer le gosier, il doit se préparer à chanter.

Par ma foi, vous avez raison, dit Sancho, il faut que ce soit un
chevalier amoureux.

Crois-tu donc qu'il y en ait d'autres? reprit don Quichotte; apprends,
mon ami, qu'il n'y a point de chevalier qui ne soit amoureux.
Écoutons-le; sa plainte nous apprendra sans doute son secret, car
l'abondance du cœur fait parler la langue.

Sancho allait répliquer, quand l'inconnu se mit à chanter ce qui suit:


  Eh bien, il faut, madame, il faut vous satisfaire,
        Et ne plus vous parler d'amour,
  Mon tourment a beau croître et grandir chaque jour,
  Ce cœur, trop amoureux, sait souffrir et se taire;
  Mais quand pour vos beaux yeux je consens à mourir,
  Pardonnez à l'amour s'il m'échappe un soupir.


L'inconnu poussa un profond soupir, et bientôt il s'écria d'une voix
dolente et plaintive: O la plus belle, mais la plus ingrate de toutes
les femmes, sérénissime Cassildée de Vandalie! comment peux-tu consentir
à laisser errer par le monde et consumer sa vie en d'âpres et pénibles
travaux le chevalier ton esclave? Ne suffit-il pas que ma valeur et mon
bras aient fait confesser à tous les chevaliers de la Navarre, à tous
les chevaliers de Léon, d'Andalousie, de Castille, et enfin à tous les
chevaliers de la Manche que tu es la plus belle personne du monde?

Oh! pour cela non, repartit don Quichotte, car je suis de la Manche, et
je n'ai jamais confessé ni ne confesserai de ma vie une chose si
contraire et si préjudiciable à la beauté de Dulcinée. Sancho, ce
chevalier divague; mais écoutons encore, peut-être va-t-il se faire
mieux connaître.

Sans aucun doute, répliqua Sancho; car il me paraît prendre le chemin de
se lamenter un mois durant.

Toutefois, il n'en fut pas ainsi: l'inconnu ayant cru entendre qu'on
parlait à ses côtés, se leva et dit d'une voix sonore: Qui va là? qui
êtes-vous? Êtes-vous du nombre des heureux, ou de celui des affligés?

Je suis du nombre des affligés, répondit don Quichotte.

Dans ce cas, approchez, reprit l'inconnu; vous trouverez ici la
tristesse et l'affliction en personne.

Don Quichotte s'approcha, s'y voyant invité avec tant de courtoisie, et
l'inconnu le prenant par le bras:

Asseyez-vous, seigneur chevalier, lui dit-il; car pour deviner que vous
l'êtes, il me suffit de vous avoir rencontré dans cet endroit, où vous
font compagnie la solitude et le serein, gîte naturel et couche
ordinaire des chevaliers errants.

Je suis chevalier, en effet, répondit don Quichotte, et de la profession
que vous dites; accablé moi-même par le souvenir de mes disgrâces, je ne
laisse pas d'avoir le cœur sensible aux malheurs d'autrui; et je
compatis d'autant plus aux vôtres, seigneur, que par vos plaintes j'ai
compris qu'ils doivent avoir leur source dans votre amour pour l'ingrate
que vous venez de nommer.

Pendant qu'ils s'entretenaient de la sorte, tous deux étaient assis sur
le gazon, l'un à côté de l'autre, et aussi tranquilles que s'ils
n'eussent pas dû se couper la gorge au lever de l'aurore.

Seigneur chevalier, seriez-vous par bonheur amoureux? demanda l'inconnu.

Pour mon malheur, je le suis, répondit notre héros, quoique, après tout,
les souffrances qui résultent du choix d'un trop noble sujet puissent
plutôt passer pour des biens que pour des maux.

Oui, reprit l'inconnu, si les dédains d'une ingrate n'en venaient pas à
troubler notre raison, et à nous exciter à la vengeance.

Pour moi, repartit don Quichotte, je n'ai jamais éprouvé le dédain de ma
dame.

Non, par ma foi, interrompit Sancho; notre maîtresse est tendre comme la
rosée, et plus douce qu'un mouton.

Est-ce là votre écuyer? demanda l'inconnu du bocage à don Quichotte.

C'est mon écuyer, répondit notre héros.

En vérité, répliqua l'inconnu, il est le premier que j'aie entendu
parler si librement en présence de son maître; j'ai là le mien, qui n'a
jamais été assez hardi pour desserrer les dents, quand il est devant
moi.

Eh bien, moi, s'écria Sancho, j'ai parlé et je parlerai devant le... et
même plus... mais laissons cela.

En ce moment, l'autre écuyer tira Sancho par le bras, et lui dit à
l'oreille: Frère, cherchons quelque endroit où nous puissions parler à
notre aise, et laissons ici nos maîtres s'entretenir de leurs amours;
car le jour les surprendra qu'ils n'auront pas encore fini.

Volontiers, repartit Sancho; je serais bien aise d'apprendre à Votre
Grâce qui je suis, et de vous montrer si c'est à moi qu'on peut
reprocher d'être un bavard.

Tous deux s'en furent à l'écart, et il s'établit entre eux une
conversation pour le moins aussi plaisante que celle de leurs maîtres
fut sérieuse.



CHAPITRE XIII

OU SE POURSUIT L'AVENTURE DU CHEVALIER DU BOCAGE AVEC LE PIQUANT
DIALOGUE QU'EURENT ENSEMBLE LES ÉCUYERS


Ainsi séparés, d'un côté étaient les chevaliers, de l'autre les écuyers,
ceux-ci se racontant leurs vies, ceux-là se confiant leurs amours; mais
l'histoire s'occupe d'abord de la conversation des valets, et rapporte
que l'écuyer du Bocage dit à Sancho:

Il faut convenir, frère, qu'il y a peu d'existences aussi rudes que
celles des écuyers errants, et c'est bien à eux que peut s'appliquer la
malédiction dont Dieu frappa notre premier père, quand il lui dit: «Tu
mangeras ton pain à la sueur de ton front.»

Et à la froidure de ton corps, ajouta Sancho, car qui souffre plus de
l'intempérie des saisons qu'un écuyer dans la chevalerie errante? Encore
s'il avait toujours de quoi manger, le mal serait moins grand: avec du
pain on nargue le chagrin; mais il se passe des jours entiers où nous
n'avons rien à mettre sous la dent, si ce n'est pourtant l'air que nous
respirons.

Quand on a l'espoir d'être récompensé quelque jour, tout cela peut se
prendre en patience, repartit l'écuyer du Bocage; car il faut qu'un
chevalier errant soit bien peu chanceux s'il n'a pas une fois en sa vie
une île ou un comté à donner à son écuyer.

J'ai souvent dit à mon maître qu'avec une île je me tiendrais pour
satisfait, répliqua Sancho, et il est si noble et si libéral qu'il me
l'a promise bien des fois.

Je n'ai pas de si hautes prétentions, repartit l'écuyer du Bocage, et
avec un canonicat dont mon maître m'a déjà pourvu je me trouverai
amplement récompensé de mes services.

Votre maître, demanda Sancho, est donc chevalier ecclésiastique,
puisqu'il peut donner un canonicat à son écuyer? Quant au mien, il est
simple laïque; et pourtant, je me rappelle que des gens d'esprit et de
sens, dans des intentions suspectes, à mon avis, lui conseillaient de
devenir archevêque. Par bonheur, il ne voulut jamais être qu'empereur;
mais je tremblais qu'il ne lui prît fantaisie de se faire d'église; car,
entre nous, tout dégourdi que je paraisse, vous saurez que je ne suis
qu'une bête pour gérer un bénéfice.

Ne vous y trompez pas, répondit l'écuyer du Bocage, les gouvernements
d'îles ne sont pas si aisés à conduire que vous pourriez le supposer, et
souvent on n'y trouve pas même de l'eau à boire. Il y en a de fort
pauvres, d'autres sont très-mélancoliques; et les meilleurs sont des
charges fort pesantes que se mettent sur les épaules certains
gouverneurs; aussi à toute heure en voit-on qui ploient sous le faix.
Tenez, plutôt que d'exercer une profession comme la nôtre, on ferait
mieux de s'en aller chez soi pour y passer le temps à des exercices plus
paisibles, tels que la chasse ou la pêche; car quel est l'écuyer, si
pauvre soit-il, qui n'a pas quelque méchant cheval et une couple de
lévriers, ou tout au moins une ligne à pêcher, pour se divertir dans son
village?

A l'exception du cheval, je possède tout cela, répondit Sancho; mais
j'ai un âne qui, sans le flatter, vaut deux fois le cheval de mon
maître; aussi je me garderais bien de le troquer, me donnât-t-il quatre
boisseaux d'avoine en retour. Sur ma foi, vous ne sauriez croire ce que
vaut mon grison, je dis grison, parce que c'est sa couleur; quant aux
lévriers, du diable si j'en manquais, car il y en a de reste dans notre
village, et la chasse est d'autant plus agréable qu'on la fait aux
dépens d'autrui.

Seigneur, dit l'écuyer du Bocage, il faut que je vous avoue une chose:
c'est que j'ai résolu de laisser là cette ridicule chevalerie et de me
retirer chez moi, afin d'y vivre en paix et d'élever mes enfants; j'en
ai trois, Dieu merci, qui sont beaux comme des anges.

Moi, repartit Sancho, j'en ai deux qu'on pourrait présenter au pape en
personne, surtout une jeune créature que j'élève pour être comtesse,
s'il plaît à Dieu, quoique un peu en dépit de sa mère.

Eh! quel âge a cette demoiselle que vous élevez pour être comtesse?
demanda l'écuyer du Bocage.

Environ quinze ans et demi, plus ou moins, répondit Sancho; elle est
grande comme une perche, fraîche comme une matinée d'avril, et forte
comme un portefaix.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Ainsi séparés, d'un côté étaient les chevaliers, de l'autre les écuyers
(page 343).]

Peste! s'écria l'écuyer du Bocage, voilà bien des qualités: il y a là de
quoi faire non-seulement une comtesse, mais encore une nymphe du vert
bosquet. Oh! la gueuse, la fille de gueuse, elle m'a la mine de porter
joliment son bois!

Ma fille n'est point une gueuse, repartit Sancho avec humeur, ni sa mère
non plus; et il n'en entrera jamais à la maison tant que je vivrai.
Seigneur écuyer, parlons plus sagement: pour un homme nourri parmi les
chevaliers errants, qui sont la courtoisie même, vos propos sont
très-malsonnants.

Oh! que vous vous connaissez mal en fait de louanges! répliqua l'écuyer
du Bocage. N'avez-vous donc jamais entendu, lorsque dans un combat de
taureaux le toréador vient de faire un beau coup, chacun s'écrier: Oh!
le gueux, le fils de gueuse, comme il s'en est bien tiré! Vous voyez
donc que ce n'est pas une injure, mais une sorte de louange. Allez,
seigneur, reniez plutôt vos enfants s'ils ne font rien pour mériter de
pareils éloges.

A ce compte-là vous pourriez leur jeter toute une gueuserie sur le
corps, repartit Sancho; mais j'espère qu'ils ne me causeront point ce
chagrin, car ils ne font et ne disent rien qui mérite de pareils
compliments: aussi je voudrais déjà les revoir, tant je les aime, et
tous les jours je prie Dieu qu'il me tire de ce dangereux métier
d'écuyer, où je me suis fourré encore une fois dans l'espoir de trouver
une bourse de cent ducats, comme je l'ai déjà fait dans la
Sierra-Morena. Depuis lors, le diable me met à toute heure devant les
yeux un sac de doublons; il me semble en ce moment que je le vois, que
je me jette dessus, que je le tiens entre mes bras, que je l'emporte
dans ma maison, que j'en achète des terres, et que je vis comme un
prince. Aussi chaque fois que je pense à cela, je compte pour rien
toutes les fatigues que j'endure à la suite de mon maître, qui, je le
vois bien, tient plus du fou que du chevalier.

C'est pour cela qu'on dit convoitise rompt le sac, reprit l'écuyer du
Bocage; et, s'il faut parler de nos maîtres, je ne crois pas qu'il y ait
au monde un plus grand fou que le mien; il est de ceux dont on dit: Des
soucis d'autrui, l'âne dépérit. Ainsi, pour rétablir en son bon sens un
chevalier qui est devenu fou, il est devenu fou lui-même, et il va
chercher sans difficulté une chose telle, que s'il la trouvait, il
pourrait bien s'en mordre les doigts.

Serait-il par hasard amoureux, votre maître? dit Sancho.

Justement, répondit l'écuyer du Bocage, il est amoureux d'une certaine
Cassildée de Vandalie, qui est la plus cruelle créature et la plus
difficile à gouverner qu'on puisse rencontrer dans le monde. Mais ce
n'est point cela qui occupe mon maître en ce moment: il a bien d'autres
projets en tête, comme il le fera voir avant peu.

Il n'est chemin si uni qui n'ait quelques pierres à faire broncher,
reprit Sancho; si l'on fait cuire des fèves chez les autres, chez nous
c'est à pleine marmite, et la folie a toujours plus de commensaux que la
raison. Mais si, comme je l'ai entendu dire souvent, les malheureux se
consolent entre eux, je pourrai me consoler avec Votre Grâce, puisque
vous servez un maître aussi fou que le mien.

Fou, oui, mais vaillant, dit l'écuyer du Bocage, et plus matois encore
que vaillant et que fou.

Oh! ce n'est point ainsi qu'est mon maître, reprit Sancho: il n'y a pas
chez lui la moindre malice; au contraire, il a un cœur de pigeon, et il
est incapable de faire du mal à une fourmi; de plus, il est si naïf,
qu'un enfant lui ferait accroire qu'il est nuit en plein jour. Eh bien,
c'est une simplicité qui fait que je l'aime comme la prunelle de mes
yeux, et que je ne puis me résoudre à le quitter malgré toutes ses
extravagances.

Mais, en fin de compte, dit l'écuyer du Bocage, quand un aveugle en
conduit un autre, il y a danger pour les deux. Je pense donc que le
meilleur et le plus sûr serait de battre en retraite et de regagner nos
gîtes; car ceux qui cherchent les aventures ne les trouvent pas toujours
comme ils les voudraient.

En cet endroit de la conversation, l'écuyer du Bocage s'apercevant que
Sancho crachait souvent et avec peine, lui dit: Seigneur, il me semble
qu'à force de parler nous nous sommes desséché le gosier et la langue;
il n'y aurait pas grand mal de nous les rafraîchir, et, contre de tels
accidents, mon cheval porte à l'arçon de ma selle un remède qui n'est
pas à dédaigner. Attendez-moi un moment.

Cela dit, il se leva, et revint bientôt après portant une grande outre
pleine de vin, et un pâté si long, que Sancho crut qu'il contenait non
pas un chevreau, mais un bouc.

Comment, seigneur! dit Sancho en le débarrassant du pâté, ce sont là vos
provisions?

Et qu'attendiez-vous donc? répondit l'écuyer du Bocage: me preniez-vous
pour un écuyer au pain et à l'eau? Je ne me mets jamais en chemin sans
avoir semblable valise en croupe.

Ils s'assirent à terre; et Sancho, sans se faire prier, se mit à manger
d'un si grand appétit, que, grâce à l'obscurité, il avalait des morceaux
gros comme le poing.

Seigneur, dit-il, à en juger par les provisions que vous portez, si vous
n'êtes point ici par enchantement, au moins le croirait-on; vous êtes
bien le plus magnifique et le plus généreux écuyer que j'aie rencontré
de ma vie; en vérité, vous méritez d'être celui d'un roi. Tandis que
moi, pauvre diable, je n'ai dans mon bissac qu'un morceau de fromage si
dur, si dur, qu'on pourrait en casser la tête à un géant: puis quelques
oignons et deux ou trois douzaines de noisettes qui lui font compagnie,
grâce à la détresse de mon maître, et à la conviction où il est que les
chevaliers errants doivent se contenter de quelques fruits secs et des
herbes des champs.

Mon estomac n'est point accoutumé aux oignons et aux racines sauvages,
répliqua l'écuyer du Bocage; que nos maîtres vivent tant qu'ils voudront
selon les règles de leur étroite chevalerie; moi, je porte toujours des
viandes froides, et de plus cette outre pendue à l'arçon de ma selle:
c'est ma fidèle compagne, et je l'aime si tendrement que je lui donne à
chaque instant mille embrassades et mille baisers.

En disant cela, il passa l'outre à Sancho, qui, l'ayant aussitôt portée
à sa bouche, se mit à regarder les étoiles pendant un bon quart d'heure.
Quand il eut achevé d'étancher sa soif, il laissa tomber sa tête sur son
épaule, et jetant un profond soupir, il s'écria: Oh! le fils de gueuse!
comme il est catholique et comme il se laisse avaler!

Ah! pour le coup, je vous y prends, repartit l'écuyer du Bocage: comment
venez-vous d'appeler ce vin?

Je conviens, répondit Sancho, ce n'est pas une injure que d'appeler
quelqu'un fils de gueuse, quand c'est avec intention de le louer. Mais,
dites-moi, seigneur, par le salut de votre âme, n'est-ce pas là du vin
de Ciudad-Réal?

Par ma foi, vous êtes un fin gourmet, répondit l'écuyer du Bocage; vous
l'avez deviné, il n'est pas d'un autre cru, et il est vieux de plusieurs
années.

Oh! j'ai le nez bon, repartit Sancho; et pour se connaître en vin, je
défie qui que ce soit: rien qu'au flair je vous dirai d'où il vient,
quel est son âge, s'il est de garde; enfin toutes ses bonnes ou
mauvaises qualités. Et il ne faut pas s'étonner de cela: dans ma
famille, du côté de mon père, nous avons eu les deux plus fameux
gourmets qui se soient jamais vus dans toute la Manche. Ce que je vais
vous conter en est la preuve. Un jour on les appela pour avoir leur avis
sur du vin qui était dans une cuve. L'un en mit sur le bout de sa
langue, l'autre l'approcha de son nez; le premier prétendit que le vin
sentait le fer, le second assura qu'il sentait le cuir; le maître du vin
jura qu'il était franc, et qu'on n'y avait rien mis qui pût lui donner
aucune odeur: mais nos deux gourmets ne voulurent pas en démordre. A
quelque temps de là, le vin se vendit, et quand on eut nettoyé la cuve,
on trouva, au fond, une petite clef attachée à une aiguillette de cuir.
Maintenant, seigneur, dites-moi si un homme qui sort d'une telle race
peut donner son avis en semblable matière?

Assurément, répondit l'écuyer du Bocage, mais à quoi cela vous sert-il
dans le métier que vous faites? Croyez-moi, laissons la chevalerie et
les aventures pour ce qu'elles valent, et puisque nous avons du pain
chez nous, n'allons pas chercher des tourtes là où il n'y a peut-être
pas de farine.

J'ai résolu d'accompagner mon maître jusqu'à Saragosse, repartit Sancho;
mais après, serviteur! et je verrai le parti qu'il me faudra prendre.

Finalement, tant parlèrent et tant burent nos deux écuyers, que le
sommeil seul fut capable de mettre fin à leurs propos et à leurs
rasades. Aussi, tous deux, tenant embrassée l'outre à peu près vide, et
ayant encore les morceaux mâchés dans la bouche, ils s'endormirent sur
la place. Nous les y laisserons, pour conter ce qui se passa entre le
chevalier du Bocage et le chevalier de la Triste-Figure.



CHAPITRE XIV

OU SE POURSUIT L'AVENTURE DU CHEVALIER DU BOCAGE


Parmi beaucoup de propos qu'échangèrent don Quichotte et le chevalier du
Bocage, l'histoire raconte que celui-ci dit à l'autre: Enfin, Seigneur,
vous saurez que ma destinée, ou plutôt mon libre choix, m'a rendu
amoureux de la sans pareille Cassildée de Vandalie; je dis sans
pareille, parce qu'elle n'a point d'égale pour l'élégance de la taille,
ni pour la perfection de la beauté; eh bien, quoique j'aie pu faire,
cette Cassildée, dont je vous parle, n'a su récompenser mes honnêtes
pensées et mes chastes désirs qu'en m'exposant sans cesse comme la
marâtre d'Hercule à une foule de périlleux travaux, me flattant de
l'espérance toujours déçue de me récompenser à la fin de chaque
aventure.

Une fois, le croiriez-vous, elle m'a commandé d'aller combattre en champ
clos cette fameuse géante de Séville, appelée la Giralda[81], qui, tout
naturellement offre la résistance et la force du bronze, et qui, sans
jamais bouger de place, est la plus volage et la plus changeante femme
de la terre. Je vins, je la vis, je la vainquis, et je la tins immobile,
aidé d'un vent du nord qui souffla toute une semaine. Une autre fois,
Cassildée m'ordonna d'aller prendre et soupeser les formidables
taureaux de Guisando[82], entreprise plus digne d'un portefaix que d'un
chevalier. Ce n'est pas tout, elle a voulu que je me précipitasse tout
vivant dans les profondeurs de Cabra pour lui rapporter une relation
exacte de ce que renferme cet obscur abîme, entreprise téméraire,
inouïe, et dont on ne peut sortir que par miracle. Eh bien, j'arrêtai la
Giralda, je soupesai les taureaux de Guisando, je révélai le secret des
abîmes de Cabra, sans que Cassildée cessât de se montrer ingrate et
dédaigneuse. Enfin, pour dernière épreuve, elle m'a ordonné de parcourir
toutes les provinces d'Espagne, afin de faire confesser à tous les
chevaliers errants que je viendrais à rencontrer, qu'elle seule mérite
le sceptre de la beauté, et que je suis le plus vaillant et le plus
amoureux des chevaliers. J'ai obéi, et dans plusieurs rencontres, j'ai
vaincu bon nombre de chevaliers assez hardis pour me contredire. Mais,
je dois l'avouer, l'exploit dont je suis le plus fier, c'est d'avoir
vaincu en combat singulier, le fameux, l'illustre chevalier don
Quichotte de la Manche, et de lui avoir fait confesser que ma Cassildée
de Vandalie est incomparablement plus belle que sa Dulcinée du Toboso:
victoire à jamais glorieuse pour moi, et dans laquelle je puis me vanter
d'avoir triomphé de tous les chevaliers errants du monde, puisque le
fameux, l'illustre don Quichotte dont je vous parle les a tous vaincus.

  [81] La Giralda, grande statue de bronze qui sert de girouette à la
  haute tour arabe de la cathédrale de Séville.

  [82] Les taureaux de Guisando sont quatre énormes blocs de pierre qui
  ont la forme de taureaux; ils sont dans la province d'Avila.

Don Quichotte eut besoin de toute sa courtoisie pour ne pas donner sur
le champ un démenti au chevalier du Bocage; la formule consacrée _tu en
as menti_ lui vint même au bout de la langue: il se contint toutefois,
certain de lui faire confesser plus tard son erreur de sa propre bouche.

Seigneur, lui dit-il avec calme, que Votre Grâce ait triomphé de la
plupart des chevaliers errants d'Espagne et même du monde entier, à cela
je n'ai rien à répondre; mais que vous ayez vaincu don Quichotte de la
Manche, vous me permettrez d'en douter; il se pourrait que ce fût
quelqu'un qui lui ressemblât, quoiqu'à vrai dire il y ait bien peu de
gens qui lui ressemblent.

[Illustration: Le chevalier du Bocage ou des Miroirs et son écuyer au
grand nez (pages 351-352).]

Non, non répliqua le chevalier du Bocage, c'est bien don Quichotte de la
Manche que j'ai combattu, que j'ai vaincu, que j'ai fait rendre à merci.
C'est un homme de haute taille, maigre de visage, qui a les membres
longs et grêles, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et même un peu
crochu, les moustaches grandes, noires et tombantes; il combat sous le
nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan
nommé Sancho Panza; il presse le flanc et dirige le frein d'un fameux
coursier appelé Rossinante; enfin il a pour dame de ses pensées une
certaine Dulcinée du Toboso, appelée jadis Aldonça Lorenzo, comme la
mienne que j'appelle Cassildée de Vandalie, parce qu'elle a nom Cassilda
et qu'elle est Andalouse: maintenant si tout cela ne suffit pas pour
prouver ce que j'avance, j'ai là une épée qui saura mettre les
incrédules à la raison.

Doucement, seigneur chevalier, reprit don Quichotte; ne vous emportez
pas, et écoutez ce que je vais vous dire. Apprenez que ce don Quichotte
est le meilleur ami que j'aie au monde, et que sa réputation ne m'est
pas moins chère que la mienne. Aux indices que vous m'en donnez, je dois
croire que c'est lui-même que vous avez vaincu; cependant, je vois avec
les yeux et je touche avec les mains que cela est de toute
impossibilité, et je ne trouve aucune explication à ce que vous
affirmez, si ce n'est que des enchanteurs, surtout un, qui est son
ennemi particulier, aura pris sa ressemblance et se sera laissé vaincre
tout exprès pour lui enlever la gloire que ses exploits lui ont si
justement acquise par toute la terre; et pour preuve de cela, je dois
vous apprendre qu'il y a deux jours à peine, ces mécréants ont
transformé la belle Dulcinée du Toboso en une horrible paysanne. Ils
auront sans doute aussi transformé don Quichotte. Si, après cela, il
vous reste encore quelque incertitude, voici devant vous don Quichotte
en personne qui maintiendra ce qu'il avance les armes à la main, soit à
pied, soit à cheval, enfin de telle manière qui vous conviendra.

En même temps, don Quichotte se leva brusquement, et portant la main sur
la garde de son épée, il attendit la décision du chevalier du Bocage,
qui lui répondit froidement:

Un bon payeur ne craint pas de donner des gages, seigneur chevalier;
celui qui une première fois a su vous vaincre transformé peut espérer
vous vaincre de nouveau sous votre forme véritable. Mais comme il n'est
pas convenable que les chevaliers errants accomplissent leurs exploits
dans les ténèbres, ainsi que des vauriens et des brigands, attendons le
lever du soleil, et alors nous verrons à qui des deux Mars sera
favorable; toutefois, seigneur, sous cette condition, que le vaincu
restera à la discrétion du vainqueur, et sera obligé de faire ce qu'il
lui ordonnera, pourvu que ce soit selon les règles de la chevalerie.

Cela dit, ils se rapprochèrent de leurs écuyers, qu'ils trouvèrent
dormant et ronflant dans la même posture où ils avaient été surpris par
le sommeil; ils les réveillèrent en leur ordonnant de tenir leurs
chevaux prêts et en bon état, parce qu'au lever du soleil allait se
livrer un combat sanglant et formidable.

Atterré de cette nouvelle, Sancho tremblait déjà pour les jours de son
maître, après les prouesses qu'il avait entendu raconter du chevalier du
Bocage par son écuyer. Tous deux néanmoins se mirent en devoir d'obéir,
et s'en furent chercher leur troupeau; car, après s'être flairés, les
trois chevaux et l'âne paissaient ensemble.

Chemin faisant, l'écuyer du Bocage dit à Sancho: Vous saurez, frère, que
la coutume des écuyers d'Andalousie n'est pas de rester les bras croisés
quand leurs maîtres se battent; ainsi nous n'avons qu'à nous préparer à
jouer des couteaux.

Cette coutume peut être celle des bravaches dont vous parlez, répondit
Sancho; mais que ce soit la coutume des chevaliers errants, je ne le
pense pas; au moins n'ai-je jamais entendu dire rien de semblable à mon
maître, lui qui sait par cœur tous les règlements de la chevalerie.
D'ailleurs, s'il y a obligation pour les écuyers de se battre quand
s'escriment leurs seigneurs, il doit y avoir une peine pour les
contrevenants; eh bien, je préfère payer l'amende; elle n'excédera
point, j'en suis sûr, la valeur de deux livres de cire[83]; aussi,
j'aime mieux payer les cierges que de recevoir quelque mauvais coup et
de me ruiner en emplâtres; il y a plus, c'est que je n'ai point d'épée,
et que je n'en ai porté de ma vie.

  [83] C'était l'amende à laquelle on condamnait les membres d'une
  confrérie absents le jour d'une réunion

Qu'à cela ne tienne, repartit l'écuyer du Bocage; j'ai là deux sacs de
toile de la même grandeur: Votre Grâce en prendra un, moi l'autre, et
de la sorte nous combattrons à armes égales.

Très-bien, dit Sancho: d'autant que ces armes seront plus propres à ôter
la poussière de nos habits qu'à nous faire du mal.

Comment l'entendez-vous? répliqua l'écuyer du Bocage: nous mettrons dans
chaque sac, afin que le vent ne les emporte pas, une douzaine de jolis
cailloux bien polis, bien ronds, et après cela nous pourrons nous battre
tout à notre aise.

Une douzaine de cailloux! quelle ouate! repartit Sancho; si vous avez la
tête de bronze, la mienne est de chair et d'os: mais, je vous le dis et
le redis, n'y aurait-il dans les sacs que des cocons de soie, je ne me
sens pas d'humeur à guerroyer: laissons nos maîtres combattre tant
qu'ils voudront, s'ils en ont envie; quant à nous, buvons et mangeons,
par ma foi, c'est le plus court et le plus sûr; le temps se chargera
bien assez du soin de nous ôter la vie, sans travailler à la raccourcir
nous-mêmes avant qu'elle soit à terme et tombe de maturité.

Vous avez beau dire, répliqua l'écuyer du Bocage, nous nous battrons au
moins une demi-heure.

Non, non, répondit Sancho, pas même une minute: je suis trop courtois
pour chercher querelle à un homme avec qui je viens de boire et de
manger; et puis, diable! qui peut songer à se battre sans être en
colère?

A cela je sais un remède, dit l'écuyer du Bocage: avant de commencer le
combat je m'approcherai tout doucement de Votre Grâce, et avec cinq ou
six coups de poing par les mâchoires et autant de coups de pied dans le
ventre, je suis assuré de réveiller votre colère, fût-elle plus endormie
qu'une marmotte.

Et moi j'en sais un autre qui ne lui cède en rien, reprit Sancho: je
prendrai un bon gourdin, et avant que vous ayez réveillé ma colère,
j'endormirai si bien la vôtre, qu'elle ne pourra se réveiller que dans
l'autre monde. Oh! je ne suis pas homme à me laisser manier de la
sorte; tenez, le meilleur est de laisser dormir chacun notre colère. Il
ne faut point, comme on dit, réveiller le chat qui dort, et tel souvent
va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a béni la paix et maudit
les querelles; faisons de même: aussi bien, si un chat enfermé se change
en lion, en quoi suis-je capable de me changer, moi qui suis un homme?

C'est bien, dit l'écuyer du Bocage; le jour ne tardera pas à paraître,
et nous verrons ce qu'il faudra faire.

Déjà l'on entendait gazouiller dans le feuillage une foule de petits
oiseaux, saluant de leurs cris joyeux la venue de la blanche aurore, qui
commençait à se montrer sur les balcons de l'Orient. De sa chevelure
dorée ruisselait un nombre infini de perles liquides, et les plantes,
baignées de cette suave liqueur, paraissaient elles-mêmes répandre des
gouttes de diamant; les saules distillaient une manne savoureuse, les
fontaines semblaient rire, les ruisseaux murmurer, les bois prenaient un
air de fête et les prairies se paraient de fleurs.

Aussitôt que le jour parut, le premier objet qui s'offrit aux regards de
Sancho fut le nez de l'écuyer du Bocage, nez si grand, si énorme, qu'il
faisait ombre sur son corps. En effet, l'histoire raconte que ce nez
était d'une longueur démesurée, bossu au milieu, tout couvert de
verrues, d'une couleur violacée comme celle des mûres, et qu'il
descendait deux doigts plus bas que la bouche. Cette hideuse vision
épouvanta si fort le pauvre Sancho, et il fut saisi d'un tel tremblement
que, tout bas, il se vouait à tous les saints d'Espagne, afin d'être
délivré de ce fantôme, bien résolu d'en recevoir cent gourmades plutôt
que de laisser éveiller sa propre colère pour combattre ce vampire.

Don Quichotte regarda aussi son adversaire; mais celui-ci avait déjà le
casque en tête et la visière baissée, de sorte qu'il ne put le voir au
visage; seulement il remarqua que c'était un homme fort et robuste,
quoique de moyenne taille; par-dessus ses armes il portait une casaque
qui paraissait de brocart d'or; on y voyait éclater quantité de petites
lunes ou miroirs d'argent, et ce riche costume lui prêtait beaucoup
d'élégance et de grâce; son casque était surmonté de plumes jaunes,
vertes et blanches; sa lance, appuyée contre un arbre, était grosse et
longue, et terminée par une pointe d'acier d'une palme de long. De tout
cela, don Quichotte conclut que l'inconnu devait être d'une force peu
commune; mais loin de s'en étonner, il s'avança vers lui d'un air
dégagé: Seigneur, lui dit-il, si l'ardeur qui vous porte au combat
n'altère point votre courtoisie, je vous prie de lever un moment votre
visière, afin que je puisse voir si votre bonne mine répond à la vigueur
qu'annonce votre noble taille.

Vainqueur ou vaincu, répondit le chevalier des Miroirs, vous aurez tout
le temps de m'examiner après le combat; je ne puis accéder à votre
demande, car il me semble que je fais tort à la beauté de ma Cassildée
et à ma gloire, en reculant d'une seule minute l'aveu que je dois vous
arracher.

Au moins, répliqua notre héros, vous pouvez me dire, avant que nous
montions à cheval, si je suis ce don Quichotte que vous prétendez avoir
vaincu.

A cela, je répondrai qu'on ne peut pas avoir plus de ressemblance, dit
le chevalier des Miroirs: mais, après ce que vous m'avez dit de la
persécution des enchanteurs, je n'oserais jurer que vous soyez le même.

Il suffit, reprit don Quichotte; qu'on amène nos chevaux, et je vous
tirerai d'erreur en moins de temps que vous n'en auriez mis à lever
votre visière; si Dieu, ma dame et mon bras, ne me font pas défaut, je
verrai votre visage, et vous me direz alors si je suis ce don Quichotte
qui se laisse vaincre si aisément.

Ils montèrent à cheval sans discourir davantage, et tournèrent leurs
chevaux pour prendre du champ; mais à peine s'étaient-ils éloignés
d'une vingtaine de pas, que le chevalier des Miroirs appela don
Quichotte.

Seigneur chevalier, lui dit-il en se rapprochant, vous savez les
conditions de notre combat; le vaincu sera à la disposition du
vainqueur.

Je le sais, répondit don Quichotte; mais à la condition aussi que le
vainqueur n'imposera rien de contraire aux lois de la chevalerie.

Cela est de toute justice, repartit le chevalier des Miroirs.

En ce moment, l'étrange nez de l'écuyer du Bocage vint frapper les
regards de don Quichotte, qui n'en fut pas moins surpris que Sancho; il
crut même voir une sorte de monstre, un homme de race nouvelle,
jusqu'alors inconnu sur la terre. Sancho, voyant partir son maître pour
prendre du champ, ne voulut pas rester seul avec cet effroyable nez;
s'accrochant à une des courroies de la selle de Rossinante, il courut
derrière don Quichotte, et dès qu'il le vit prêt à tourner bride, il lui
dit à l'oreille: Seigneur, je vous supplie de m'aider à grimper sur ce
chêne, afin que je puisse voir plus à mon aise votre combat avec ce
chevalier.

N'est-ce point plutôt, dit don Quichotte, que tu veux monter sur les
banquettes pour voir sans danger courir les taureaux?

S'il faut dire la vérité, repartit Sancho, l'effroyable nez de cet homme
me fait peur, et je n'ai pas le courage de rester seul avec lui.

Il est tel, en effet, reprit don Quichotte, que si je n'étais pas ce que
je suis, il me ferait trembler moi-même. Viens çà, que je t'aide à
accomplir ton dessein.

Pendant que don Quichotte secondait les efforts de Sancho, le chevalier
des Miroirs prenait le champ qu'il jugeait nécessaire; et pensant que
son adversaire avait fait de même, il tourna bride pour venir à sa
rencontre de toute la vitesse de son cheval, c'est-à-dire au petit trot,
car son coursier ne valait guère mieux que Rossinante. Mais en voyant
don Quichotte occupé à prêter secours à Sancho, il s'arrêta au milieu de
la carrière, à la grande satisfaction de sa monture, qui ne pouvait déjà
plus remuer. Notre héros, qui croyait au contraire que son adversaire
allait tomber sur lui comme la foudre, enfonça vigoureusement l'éperon
dans les flancs de Rossinante, et le fit détaler de telle sorte, que
l'histoire rapporte qu'il prit enfin le galop, ce qui ne lui était
jamais arrivé. Ainsi emporté, le chevalier de la Triste-Figure s'élança
sur celui des Miroirs, qui ne cessait de talonner son cheval sans
pouvoir le faire avancer; et le choc fut si violent, qu'il lui fit vider
les arçons et le coucha par terre privé de connaissance.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le choc fut si violent, qu'il lui fit vider les arçons (page 353).]

Sancho, se laissant glisser de son arbre, vint en toute hâte rejoindre
son maître, qui déjà s'était précipité sur le vaincu, et lui détachait
les courroies de son armet, pour voir s'il était mort, ou pour lui
donner de l'air, si par hasard il était encore vivant. Il reconnut...
(comment le dire sans frapper d'étonnement et d'épouvante ceux qui
liront ce récit?...) il reconnut, dit l'histoire, le visage, la figure,
l'aspect, l'effigie, enfin toute l'apparence du bachelier Samson
Carrasco. A cette vue, il appela Sancho à grands cris: Accours, mon
fils, lui dit-il, accours, viens voir ce que tu ne pourras jamais
croire, même après l'avoir vu; regarde quel est le pouvoir de la magie,
la malice des enchanteurs et la force des enchantements.

L'écuyer s'approcha, et reconnaissant Samson Carrasco, il se signa plus
de mille fois. Mais comme le chevalier vaincu ne donnait pas signe de
vie: Seigneur, dit-il à son maître, plantez-moi, à tout hasard, votre
épée deux ou trois fois dans la gorge de cet homme qui ressemble si
fort au bachelier; peut-être tuerez-vous en lui un de vos ennemis les
enchanteurs.

Tu as raison, repartit don Quichotte; aussi bien, plus de morts, moins
d'ennemis. Et déjà il tirait son épée quand l'écuyer du chevalier des
Miroirs, qui n'avait plus ce nez qui le rendait si effroyable, accourut
en criant de toutes ses forces: Arrêtez, seigneur, arrêtez, prenez garde
à ce que vous allez faire, cet homme étendu à vos pieds est le bachelier
Samson Carrasco, votre bon ami, et moi qui vous parle, je lui servais
d'écuyer.

A d'autres, répliqua Sancho; qu'est devenu le nez?

Le voici, répondit l'écuyer du Bocage; et il tira de sa poche un nez de
carton vernissé, tel qu'il a été dépeint.

Sainte-Vierge! s'écria Sancho en regardant l'homme qui le lui montrait,
n'est-ce pas là Thomas Cécial, mon voisin et mon compère?

C'est lui-même, ami Sancho, répondit Thomas, c'est votre voisin, et qui
vous dira tout à l'heure par suite de quelle intrigue il se trouve ici.
Mais priez d'abord votre maître de ne point faire de mal à ce chevalier
qu'il tient sous ses pieds, et qui n'est autre que le pauvre et
imprudent Samson Carrasco.

En cet instant, le chevalier des Miroirs revint à lui, et au premier
signe de vie qu'il donna, don Quichotte lui présentant l'épée à la
gorge: Vous êtes mort, chevalier, lui dit-il, si vous ne confessez que
la sans pareille Dulcinée du Toboso l'emporte en beauté sur votre
Cassildée de Vandalie. Vous allez promettre en outre, dans le cas où
vous survivriez à ce combat et à cette chute, de vous rendre à la ville
du Toboso, et de vous présenter devant madame, pour qu'elle dispose de
vous selon son bon plaisir. Si elle vous laisse libre, vous reviendrez
me chercher à la trace de mes exploits, afin de me rendre compte de ce
qui se sera passé entre elle et vous, conditions qui, ainsi que nous en
sommes convenus avant le combat, ne sortent pas des règles de la
chevalerie.

Oui, je le confesse, répondit le pauvre Carrasco, mieux vaut cent fois
le soulier sale et déchiré de madame Dulcinée du Toboso, que les mules
brodées d'or de Cassildée de Vandalie; je promets d'aller au Toboso me
présenter devant votre dame, et de revenir ensuite vous rendre un compte
exact et détaillé de ce que vous demandez.

Il faut encore confesser, continua don Quichotte, que le chevalier que
vous avez vaincu n'était ni ne pouvait être don Quichotte de la Manche,
mais seulement quelqu'un qui lui ressemblait: comme aussi, de mon côté,
je reconnais que vous n'êtes point le bachelier Samson Carrasco, mais
quelque autre qui lui ressemble, et à qui les enchanteurs mes ennemis
ont donné le même visage et la même forme, afin de modérer les
mouvements impétueux de ma colère, et me faire user avec clémence de la
victoire.

J'avoue tout cela et le confesse selon votre désir, dit Carrasco;
laissez-moi seulement me remettre debout, je suis fort incommodé de ma
chute.

Don Quichotte l'aida à se relever, secondé par Thomas Cécial, que Sancho
ne quittait pas des yeux, lui faisant mille questions pour s'assurer si
c'était bien lui qu'il voyait, car il ne pouvait y croire, tant la
rencontre lui semblait surprenante, et tant l'opinion de son maître sur
le pouvoir des enchanteurs s'était fortement imprimé dans son esprit.

Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, et le chevalier
des Miroirs s'éloigna, suivi de son écuyer, afin d'aller se faire guérir
les côtes. Un moment après, don Quichotte reprit sa route vers
Saragosse, où il faut le laisser aller pour dire quels étaient le
chevalier des Miroirs et l'écuyer au grand nez.



CHAPITRE XV

QUELS ÉTAIENT LE CHEVALIER DES MIROIRS ET L'ÉCUYER AU GRAND NEZ


Don Quichotte s'en allait tout ravi, tout glorieux, tout fier de la
victoire remportée sur un aussi vaillant adversaire que le chevalier des
Miroirs; confiant dans la parole que ce chevalier lui avait si
solennellement donnée, il comptait apprendre bientôt des nouvelles de
Dulcinée, et surtout si son enchantement durait toujours. Mais si le
vainqueur pensait une chose, le vaincu en pensait une autre; car ce
dernier ne songeait, comme on l'a dit, qu'à se faire guérir promptement
les côtes pour être en état d'exécuter son nouveau dessein.

Or, voici ce que rapporte l'histoire: lorsque Samson Carrasco conseilla
à don Quichotte de retourner à la recherche des aventures, ce ne fut
qu'après en avoir conféré avec le curé et le barbier. Sur sa proposition
particulière, l'avis unanime fut qu'on laisserait partir notre héros,
puisque le retenir était chose impossible; que quelques jours après,
Carrasco partirait à sa rencontre, en équipage de chevalier errant,
chercherait à le provoquer et à le vaincre, ayant auparavant mis dans
les conditions du combat que le vaincu serait à la discrétion du
vainqueur; qu'alors il lui ordonnerait de retourner dans sa maison, et
de n'en pas sortir sans sa permission avant l'expiration de deux années:
ce que don Quichotte ne manquerait pas d'accomplir religieusement, pour
ne pas contrevenir aux lois de la chevalerie, et qu'alors peut-être il
oublierait ses extravagances, ou du moins qu'on aurait le loisir d'y
apporter remède. Samson s'était chargé de bon cœur de l'entreprise;
Thomas Cécial, compère et voisin de Sancho, et de plus bon compagnon,
s'était offert à lui servir d'écuyer.

Carrasco s'équipa donc comme nous venons de le voir, et prit le nom de
chevalier des Miroirs. Pour n'être pas reconnu de Sancho, Thomas Cécial
s'étant mis un faux nez, tous deux suivirent don Quichotte à la trace,
et de si près, qu'ils faillirent assister à l'aventure du char de la
Mort; mais ils le rejoignirent seulement dans le bois où eut lieu le
combat que nous venons de raconter; et n'eût été la cervelle détraquée
de don Quichotte, qui se figura que le vaincu n'était point Carrasco,
notre bachelier demeurait à tout jamais hors d'état de prendre ses
licences de docteur.

Thomas Cécial, voyant le mauvais succès de leur voyage, et le pauvre
Carrasco en si piteux état: Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit-il,
nous n'avons que ce que nous méritons; entreprendre une aventure n'est
pas chose difficile, mais la mener à bonne fin est tout différent. Don
Quichotte est un fou, et nous nous croyons sages; cependant il s'en va
sain et content, et nous nous en retournons tous deux tristes, et de
plus vous bien frotté. Dites-moi, je vous prie, quel est le plus fou, ou
de celui qui l'est parce qu'il ne peut s'en empêcher, ou de celui qui le
devient par l'effet de sa volonté? La différence entre ces deux espèces
de fous est que celui qui l'est sans le vouloir, le sera toujours,
tandis que celui qui l'est par sa volonté, cessera de l'être quand il
lui plaira. Ainsi donc, si j'ai consenti à être fou en vous servant
d'écuyer, je veux, pour ne l'être pas davantage, reprendre le chemin de
ma maison.

Comme il vous conviendra, dit le bachelier: mais si vous croyez que je
rentrerai chez moi avant d'avoir roué de coups don Quichotte, vous vous
trompez étrangement. Ce qui m'anime à cette heure, ce n'est pas le désir
de lui rendre la raison, mais bien le désir de tirer une éclatante
vengeance de l'effroyable douleur que je ressens dans les côtes.

Tout en parlant ainsi, ils atteignirent un village où, par bonheur, il y
avait un chirurgien; Samson se mit entre ses mains, et Thomas Cécial
reprit le chemin de sa maison. Pendant que le bachelier se fait panser
et songe à sa vengeance, allons retrouver don Quichotte, et voyons s'il
ne nous donnera point de nouveaux sujets de divertissement.



CHAPITRE XVI

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC UN CHEVALIER DE LA MANCHE


Dans cette satisfaction, ce ravissement et cet orgueil qu'on vient de
dire, notre héros poursuit son chemin, se croyant désormais le plus
vaillant chevalier du monde, car cette dernière victoire lui semblait le
présage assuré de toutes les autres; il tenait pour achevées et menées à
bonne fin les aventures qui pourraient lui arriver désormais; et
narguant enchanteurs et enchantements, il ne se souvenait plus des
nombreux coups de bâton qu'il avait reçus dans le cours de ses
expéditions chevaleresques, ni de cette pluie de pierres qui lui cassa
la moitié des dents, ni de l'ingratitude des forçats, ni de l'insolence
des muletiers yangois. Enfin, se disait-il en lui-même, si je parviens à
découvrir quelque moyen de désenchanter Dulcinée, je n'aurai rien à
envier au plus fortuné de tous les chevaliers errants des siècles
passés.

Il était plongé dans ces agréables rêveries, lorsque Sancho lui dit:

Seigneur, n'est-il pas singulier que j'aie toujours devant les yeux cet
effroyable nez de mon compère Cécial?

Est-ce que par hasard tu t'imagines que le chevalier des Miroirs était
le bachelier Samson Carrasco, et son écuyer Thomas Cécial? repartit don
Quichotte.

Je ne sais que dire à cela, répondit Sancho, mais tout ce que je sais,
c'est qu'un autre que Cécial ne pouvait savoir ce que celui-là m'a conté
de ma maison, de ma femme et de mes enfants; et puis, quand il n'a plus
ce grand nez, c'est bien le visage de Cécial, c'est aussi le même son de
voix; en un mot, il est tel que je l'ai connu toute ma vie. Je ne puis
m'y tromper, puisque nous demeurons porte à porte et que chaque jour
nous sommes ensemble.

D'accord, répliqua don Quichotte; mais raisonnons un peu. Comment
peux-tu supposer que le bachelier Samson Carrasco vienne en équipage de
chevalier errant, avec armes offensives et défensives, pour me
combattre? Suis-je son ennemi, lui ai-je jamais donné le moindre sujet
d'être le mien? Peut-il me regarder comme son rival? Enfin exerce-t-il
la profession des armes, pour porter envie à la gloire que je m'y suis
acquise?

Mais enfin, seigneur, reprit Sancho, que penser de la ressemblance de ce
chevalier avec Samson Carrasco, et de celle de son écuyer avec mon
compère Cécial? Si c'est enchantement, comme le dit Votre Grâce, n'y
a-t-il pas dans le monde d'autres individus dont ils auraient pu prendre
la figure?

Tout cela n'est qu'artifice et stratagème de mes ennemis les
enchanteurs, dit don Quichotte. Prévoyant que je sortirais vainqueur de
ce combat, ils ont, par prudence, changé le visage de mon adversaire en
celui du bachelier Samson Carrasco, afin que l'amitié qu'ils savent que
je lui porte, arrêtant ma juste fureur, me fît épargner la vie de celui
qui attaquait si déloyalement la mienne. Te faut-il d'autre preuve de la
malice et du pouvoir de ces mécréants, que celle que nous avons eue tout
récemment dans la transformation de Dulcinée? Ne m'as-tu pas dit
toi-même que tu la voyais dans toute sa beauté naturelle, avec tous les
charmes que lui a si largement départis la nature, tandis que moi, objet
de l'aversion de ces misérables, elle m'apparaissait sous la figure
d'une paysanne laide et difforme, avec des yeux chassieux et une haleine
empestée! Qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que l'enchanteur pervers, qui
a osé faire une si détestable transformation, ait également opéré celle
de Samson Carrasco et de ton compère, pour me priver de la gloire du
triomphe? Cependant, j'ai lieu de me consoler, puisque mon bras a été
plus fort que toute sa magie, et qu'en dépit de la puissance d'un art
détestable, mon courage m'a rendu vainqueur.

[Illustration: Le gentilhomme les salua poliment en passant près d'eux
(page 357).]

Dieu sait la vérité de toutes choses, reprit Sancho peu satisfait des
raisonnements de son maître; mais il ne voulait pas le contredire, dans
la crainte de découvrir sa supercherie à propos de l'enchantement de
Dulcinée.

Ils en étaient là de leur entretien, quand ils furent rejoints par un
cavalier monté sur une belle jument gris pommelé. Ce cavalier portait un
caban de drap vert, avec une bordure de velours fauve, et sur la tête
une _montera_ de même étoffe; un cimeterre moresque, soutenu par un
baudrier vert et or, pendait à sa ceinture. Ses bottines étaient du même
travail que le baudrier, et ses éperons également vernis de vert d'un
bruni si luisant, que par leur harmonie avec le reste du costume, ils
faisaient meilleur effet que s'ils eussent été d'or pur. Le gentilhomme
les salua poliment en passant près d'eux; puis, donnant de l'éperon à sa
monture, il allait poursuivre sa route, quand don Quichotte lui dit:
Seigneur, si Votre Grâce suit le même chemin que nous et si rien ne la
presse, je serais flatté de cheminer avec elle.

Seigneur, j'avais même intention, répondit le voyageur; mais j'ai craint
que votre cheval ne s'emportât à cause de ma jument.

Oh! pour cela ne craignez rien, repartit Sancho; notre cheval est le
plus honnête et le mieux appris qui soit au monde; ce n'est pas un
animal à faire des escapades, et pour une fois en toute sa vie qu'il
s'est émancipé, nous l'avons payé cher, mon maître et moi. Ne craignez
rien, je le répète; votre jument est en sûreté, car ils seraient dix ans
côte à côte, qu'il ne prendrait pas à notre cheval la moindre envie de
folâtrer.

Le gentilhomme ralentit sa monture et se mit à considérer, non sans
étonnement, la figure de notre héros, qui marchait tête nue, Sancho
portant le casque de son maître pendu à l'arçon du bât de son âne. Mais
si le cavalier regardait attentivement don Quichotte, don Quichotte
regardait le cavalier avec une curiosité plus grande encore, le jugeant
homme d'importance. Son âge paraissait être d'environ cinquante ans, il
avait les cheveux grisonnants, le nez aquilin, le regard grave et doux;
enfin sa tenue et ses manières annonçaient beaucoup de distinction.

Quant à l'inconnu, le jugement qu'il porta de notre chevalier fut que
c'était quelque personnage extraordinaire, et il ne se souvenait pas
d'avoir jamais vu quelqu'un équipé de la sorte. Sa longue taille, la
maigreur de son visage, ces armes dépareillées et cette singulière
tournure sur ce cheval efflanqué, tout enfin lui paraissait si étrange,
qu'il ne se lassait point de le regarder. Don Quichotte s'aperçut de la
surprise qu'éprouvait le gentilhomme, et lisant dans ses yeux l'envie
qu'il avait d'en savoir davantage, il voulut le prévenir par un effet de
sa courtoisie habituelle.

Je comprends, seigneur, lui dit-il, que vous soyez surpris de voir en
moi un air et des manières si différentes de celles des autres hommes;
mais votre étonnement cessera, quand vous saurez que je suis chevalier
errant, de ceux dont on dit communément qu'ils vont à la recherche des
aventures. Oui, j'ai quitté mon pays, j'ai engagé mon bien, j'ai renoncé
à tous les plaisirs, et je me suis jeté dans les bras de la fortune,
pour qu'elle m'emmenât où bon lui semblerait. Mon dessein a été de
ressusciter la défunte chevalerie errante, et depuis longtemps déjà,
bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j'ai en grande partie
réalisé mon désir, car j'ai secouru les veuves, protégé les jeunes
filles, défendu les droits des femmes mariées, des orphelins, et de tous
les affligés, labeur ordinaire des chevaliers errants. Aussi, par bon
nombre de vaillantes et chrétiennes prouesses, ai-je mérité de parcourir
en lettres moulées presque tous les pays du globe. Trente mille volumes
de mon histoire sont déjà imprimés, et elle pourra bientôt se répandre
encore davantage, si Dieu n'y met ordre. Bref, pour tout dire en peu de
mots, et même en un seul, je suis don Quichotte de la Manche, autrement
dit, le chevalier de la Triste-Figure; et quoiqu'il soit peu convenable
de publier ses propres louanges, je suis parfois obligé de le faire,
quand personne ne se rencontre pour m'en épargner le soin et la peine.
Ainsi donc, seigneur, ni cet écu, ni cette lance, ni cet écuyer, ni ce
cheval, ni la couleur de mon visage, ni la maigreur de mon corps, ne
doivent vous étonner, puisque vous savez qui je suis et la profession
que j'exerce.

Don Quichotte se tut, et l'homme au caban vert, après avoir tardé
quelque temps à lui répondre, dit enfin: Seigneur chevalier, au moment
de notre rencontre, vous aviez lu ma curiosité sur mon visage; mais ce
que vous venez de dire est loin de l'avoir fait cesser. Est-il possible
qu'il existe aujourd'hui des chevaliers errants, et qu'on ait imprimé
des histoires de véritable chevalerie? Par ma foi, seigneur, j'aurais
eu peine à me persuader qu'il y eût encore de ces défenseurs des dames,
de ces protecteurs des veuves et des orphelins, si mes yeux ne m'en
faisaient voir en votre personne un témoignage assuré. Béni soit le ciel
qui a permis que l'histoire de vos grands et véridiques exploits, que
vous dites imprimée, soit venue faire oublier les innombrables prouesses
de ces chevaliers errants imaginaires, dont le monde était plein, au
grand détriment des histoires véritables.

Il y a beaucoup à dire sur la question de savoir si les histoires des
chevaliers errants sont imaginaires ou ne le sont pas, répondit don
Quichotte.

Comment! reprit le voyageur, se trouverait-il quelqu'un qui doutât de la
fausseté de ces histoires?

Moi j'en doute, répliqua don Quichotte. Mais laissons cela; j'espère, si
nous voyageons quelque temps ensemble, vous tirer de l'erreur dans
laquelle vous a entraîné le torrent de l'opinion.

Ces dernières paroles, le ton dont elles avaient été prononcées, firent
penser au voyageur que notre héros devait être quelque cerveau fêlé, et
il l'observait soigneusement pour saisir un nouvel indice qui vînt
confirmer ses premiers soupçons.

Mais avant d'aborder un autre sujet d'entretien, don Quichotte le pria
de lui dire à son tour qui il était.

Seigneur chevalier, répondit le voyageur, je m'appelle don Diego de
Miranda; je suis un hidalgo, natif d'un bourg voisin, où nous irons
souper ce soir, s'il plaît à Dieu. Possesseur d'une fortune raisonnable,
je passe doucement ma vie entre ma femme et mon fils. Mes exercices
ordinaires sont la chasse et la pêche; mais je n'entretiens ni faucons
ni lévriers: je me contente d'un chien courant ou d'un hardi furet. Ma
bibliothèque se compose d'une soixantaine de volumes, tant latins
qu'espagnols, quelques-uns d'histoire, d'autres de dévotion; quant aux
livres de chevalerie, jamais ils n'ont passé le seuil de ma maison. Je
préfère à tous les autres les livres profanes, pourvu qu'ils aient du
style et de l'invention; et de ceux-là il y en a fort peu dans notre
Espagne. Mes voisins et moi nous vivons en parfaite intelligence, et
souvent nous mangeons les uns chez les autres; nos repas sont abondants
sans superfluité. Je ne glose jamais sur la conduite d'autrui, et ne
souffre pas que la médisance se donne carrière devant moi. Je ne fouille
la vie et n'épie les actions de personne. J'entends la messe chaque
jour; je donne aux pauvres une partie de mon bien, sans faire parade de
bonnes œuvres, afin de ne pas ouvrir dans mon âme accès à l'hypocrisie
ou à la vanité, ennemis qui, si l'on n'y prend garde, ne tardent pas à
s'emparer du cœur le plus humble. Je m'efforce d'apaiser autour de moi
les querelles; je suis dévot à la mère de notre Sauveur, et j'ai
confiance dans la miséricorde de Dieu.

Sancho avait écouté avec la plus grande attention cet exposé de la vie
et des occupations du gentilhomme au caban vert; aussi, persuadé qu'un
homme qui vivait de la sorte devait être un saint et faire des miracles,
il saute à bas de son âne, va saisir l'étrier du voyageur, puis d'un
cœur dévot et les larmes aux yeux, il lui baise le pied à plusieurs
reprises.

Que faites-vous là, mon ami? s'écria le gentilhomme; qu'avez-vous à me
baiser ainsi les pieds?

Laissez-moi faire, seigneur, répondit Sancho; j'ai toujours honoré les
saints, mais votre Grâce est le premier saint à cheval que j'aie vu en
toute ma vie.

Je ne suis pas un saint, répliqua le gentilhomme, mais un grand pécheur;
c'est plutôt vous, mon frère, qui méritez le titre de saint, par
l'humilité que vous faites paraître.

Satisfait de ce qu'il venait de faire, Sancho, sans rien répondre,
remonta sur son grison.

Don Quichotte, qui malgré sa mélancolie n'avait pu s'empêcher de rire de
la naïveté de son écuyer, prit la parole, et demanda au seigneur don
Diego s'il avait beaucoup d'enfants, ajoutant que la chose dans laquelle
les anciens philosophes, qui pourtant manquèrent de la connaissance du
vrai Dieu, avaient placé le souverain bien, c'était, outre les avantages
de la nature et de la fortune, de posséder beaucoup d'amis et d'avoir
des enfants bons et nombreux.

Seigneur, répondit don Diego, je n'ai qu'un fils, mais il est tel que
peut-être sans lui je serais plus complétement heureux que je ne suis;
non que ses inclinations soient mauvaises, mais enfin parce qu'il n'a
pas celles que j'aurais souhaité qu'il eût. Il a environ dix-huit ans;
les six dernières années il les a passées à Salamanque à apprendre les
langues grecque et latine; mais quand j'ai voulu l'appliquer à d'autres
sciences, je l'ai trouvé si entêté de poésie (si toutefois la poésie
peut s'appeler une science), qu'il m'a été impossible de le faire mordre
à l'étude du droit, ni à la première de toutes les sciences, la
théologie. J'aurais voulu qu'il étudiât pour devenir l'honneur de sa
race, puisque nous avons le bonheur de vivre dans un temps où les rois
savent si bien récompenser le mérite vertueux[84]; mais il préfère
passer ses journées à discuter sur un passage d'Homère, ou sur la
manière d'interpréter tel ou tel vers de Virgile. Enfin il ne quitte pas
un seul instant ces auteurs, non plus qu'Horace, Perse, Juvénal et
Tibulle, car des poëtes modernes il fait fort peu de cas; et cependant,
malgré son dédain pour notre poésie espagnole, il est complétement
absorbé, à l'heure qu'il est, par la composition d'une glose sur quatre
vers qu'on lui a envoyés de Salamanque, et qui sont, je crois, le sujet
d'une joute littéraire.

  [84] Ce passage, sous la plume de Cervantes, pauvre et oublié, est une
  bien innocente ironie.

Seigneur, répondit don Quichotte, nos enfants sont une portion de nos
entrailles, et nous devons les aimer tels qu'ils sont, comme nous
aimons ceux qui nous ont donné la vie. C'est aux parents à les diriger
dès l'enfance dans le sentier de la vertu par une éducation sage et
chrétienne, afin que, devenus hommes, ils soient l'appui de leur
vieillesse et l'honneur de leur postérité. Quant à étudier telle ou
telle science, je ne suis pas d'avis de les contraindre; il vaut mieux y
employer la persuasion; après quoi, surtout s'ils n'ont pas besoin
d'étudier de _pane lucrando_, on fera bien de laisser se développer leur
inclination naturelle. Quoique la poésie offre plus d'agrément que
d'utilité, c'est un art qui ne peut manquer d'honorer celui qui le
cultive. La poésie, seigneur, est à mon sens comme une belle fille dont
les autres sciences forment la couronne; elle doit se servir de toutes,
et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne
doit pas s'émanciper en honteuses satires ou en sonnets libertins; noble
interprète, c'est à des poëmes héroïques, à des tragédies intéressantes,
à des comédies ingénieuses, qu'elle prêtera ses accents et sa voix.
Celui donc qui s'occupera de poésie dans les conditions que je viens de
poser rendra son nom célèbre chez toutes les nations policées.

Quant à ce que vous dites, seigneur, que votre fils fait peu de cas de
notre poésie espagnole, je trouve qu'il a tort; et voici ma raison:
puisque le grand Homère, l'harmonieux et tendre Virgile, en un mot tous
les poëtes anciens ont écrit dans leur langue maternelle, et n'ont point
cherché des idiomes étrangers pour exprimer leurs hautes conceptions,
pourquoi condamner le poëte allemand parce qu'il écrit dans sa langue,
ou le castillan, et même le biscayen parce qu'il écrit dans la sienne?
La conclusion de tout ceci, seigneur, est que vous laissiez votre fils
suivre son inclination; laborieux comme il doit l'être, puisqu'il a
franchi heureusement le premier échelon des sciences, je veux dire la
connaissance des langues anciennes, il parviendra de lui-même au faite
des lettres humaines, ce qui sied non moins à un gentilhomme que la
mitre aux évêques, ou la toge aux jurisconsultes. Réprimandez votre fils
s'il compose des satires qui puissent nuire à la réputation d'autrui;
mais s'il s'occupe, à la manière d'Horace, de satires morales, où il
gourmande le vice en général, surtout avec autant d'élégance que l'a
fait son devancier, oh! alors, ne lui épargnez pas les éloges. On a vu
certains poëtes, qui, pour le stérile plaisir de dire une méchanceté,
n'ont pas craint de se faire exiler dans les îles du Pont[85]. Mais si
le poëte est réservé dans ses mœurs, il le sera dans ses vers. La plume
est l'interprète de l'âme; ce que l'une pense, l'autre l'exprime. Aussi
quand les princes rencontrent, chez des hommes sages et vertueux, cette
merveilleuse science de la poésie, ils s'empressent de l'honorer, de
l'enrichir et de la couronner des feuilles de cet arbre que la foudre ne
frappe jamais, pour montrer qu'on doit respecter ceux dont le front est
paré de telles couronnes.

  [85] Allusion à l'exil d'Ovide.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Malappris et impertinent écuyer, tu as mis des fromages dans mon casque
(page 362).]

L'homme au caban vert ne savait que penser du langage de don Quichotte,
et il commençait à revenir de l'opinion peu favorable qu'il avait
d'abord conçue de son jugement. Vers le milieu de ce discours, qui
n'était pas fort de son goût, Sancho s'était écarté du chemin pour
demander un peu de lait à des bergers occupés près de là à traire des
brebis. Le gentilhomme s'apprêtait à répondre, enchanté de l'esprit et
du bon sens de notre héros, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit venir
sur le chemin qu'il suivait un char surmonté de bannières aux armes
royales. S'imaginant que c'était quelque nouvelle aventure, il appela
Sancho à grands cris pour qu'il lui apportât sa salade. Quittant
aussitôt les bergers, et talonnant le grison de toutes ses forces,
l'écuyer accourut auprès de son maître, auquel, en effet, il va arriver
la plus insensée et la plus épouvantable aventure.



CHAPITRE XVII

DE LA PLUS GRANDE PREUVE DE COURAGE QU'AIT JAMAIS DONNÉE DON QUICHOTTE
ET DE L'HEUREUSE FIN DE L'AVENTURE DES LIONS


L'histoire raconte que Sancho était en train d'acheter de petits
fromages aux bergers lorsque don Quichotte l'appela. Pressé d'obéir et
ne sachant comment emporter ces fromages qu'il ne pouvait se résoudre à
perdre après les avoir payés, notre écuyer imagina de les jeter dans le
casque de son seigneur; puis il accourut en toute hâte pour savoir ce
qu'il voulait.

Donne, ami, donne-moi ma salade, lui dit don Quichotte; car je suis peu
expert en fait d'aventures, ou celle que j'aperçois m'oblige dès à
présent à prendre les armes.

En entendant ces paroles, l'homme au caban vert jeta les yeux de tous
côtés et ne découvrit rien autre chose qu'un chariot surmonté de deux ou
trois petites banderoles, qui venait à leur rencontre; d'où il conclut
que ce chariot portait l'argent du trésor royal. Il fit part de cette
pensée à don Quichotte; mais notre héros, qui n'était pas homme à se
détromper aisément, et croyait toujours voir arriver aventure sur
aventure, lui répondit: Seigneur, un homme découvert est à demi vaincu;
je ne risque rien en me tenant sur mes gardes, car je sais par
expérience que je ne manque pas d'ennemis visibles et invisibles,
toujours prêts à me surprendre. En parlant ainsi, il prit le casque et
le mit sur sa tête, avant que son écuyer eût eu le temps d'en ôter les
fromages; mais le petit lait commença à dégoutter de tous côtés sur ses
yeux et sur sa barbe.

Qu'est-ce ceci, Sancho? s'écria don Quichotte: on dirait que mon crâne
se ramollit, et que ma cervelle se fond; en effet, je sue des pieds à la
tête; ce n'est pas de peur assurément. Oui, j'en ai le pressentiment,
j'ai devant moi une terrible aventure; donne-moi de quoi m'essuyer,
ajouta-t-il, je suis aveuglé par la sueur.

Sancho lui donna un mouchoir, sans dire mot, remerciant Dieu de ce que
son maître ne devinait point ce que c'était. Don Quichotte s'essuya le
visage, et ayant ôté son casque pour s'essuyer aussi la tête, et savoir
ce qui la rafraîchissait à contre-temps, il vit cette bouillie blanche,
qu'il porta aussitôt à son nez: Par la vie de la sans pareille Dulcinée,
s'écria-t-il, traître, malappris et impertinent écuyer, tu as mis des
fromages dans mon casque.

Seigneur, répondit Sancho sans s'émouvoir et avec une dissimulation
parfaite, si ce sont des fromages, donnez-les moi, je les mangerai bien.
Mais non: que le diable les mange, lui qui les a fourrés là. Me
croyez-vous assez hardi pour salir l'armet de Votre Grâce? Par ma foi,
vous avez joliment trouvé le coupable. Tout ce que je vois, c'est qu'il
y a des enchanteurs qui me persécutent aussi bien que vous; et pourquoi
y échapperais-je, étant membre de Votre Grâce? Vous verrez que ce sont
eux qui auront placé là ces immondices, pour exciter votre colère, et me
faire, suivant l'usage, moudre les côtes; mais, cette fois, ils auront
craché en l'air, car j'ai affaire à un bon maître, qui connaît toute
leur malice, et qui sait que si ce sont là des fromages, j'aurais mieux
aimé les mettre dans mon estomac.

Tout cela est possible, reprit don Quichotte, mais finissons.

L'homme au caban vert les regardait tout étonné; et son étonnement fut
au comble lorsqu'il vit don Quichotte, après s'être essuyé le visage et
la barbe, enfoncer de nouveau son casque sur sa tête, s'affermir sur ses
étriers, dégainer à demi son épée et empoigner sa lance en disant:
Maintenant advienne que pourra, me voilà prêt et résolu à en venir aux
mains avec Satan lui-même.

Sur ces entrefaites, arriva le char aux banderoles, où il n'y avait
d'autres gens que le gardien assis sur le devant, et le conducteur monté
sur une des mules. Don Quichotte leur barra le passage. Où allez-vous,
amis, leur dit-il, quel est ce chariot? qu'y a-t-il dedans, et que
signifient ces banderoles!

Seigneur, répondit le gardien, ce chariot est à moi, et dans ces deux
cages il y a deux lions, que le gouverneur d'Oran envoie au roi notre
maître. Au reste, pour preuve de ce que j'avance, voilà les armoiries
royales.

Les lions sont-ils grands? demanda don Quichotte.

Oui, vraiment, ils sont grands, répondit le gardien, et si grands qu'il
n'en est point encore venu de semblables d'Afrique en Espagne; c'est moi
qui en suis le gardien, ajouta-t-il, j'en ai conduit beaucoup en ma vie,
mais jamais qui approchent de ceux-là. Dans cette première cage est le
lion, et dans l'autre la lionne; à cette heure ils ont grand'faim, car
d'aujourd'hui ils n'ont encore pris aucune nourriture. Ainsi, seigneur,
veuillez nous laisser continuer notre chemin jusqu'à l'endroit où nous
pourrons leur donner à manger.

Le conducteur allait passer outre; mais don Quichotte lui dit en
souriant: A moi des lions! des lions à moi! eh bien, je veux montrer à
ceux qui me les envoient si je suis homme à m'épouvanter pour des lions.
Ami, mets pied à terre, et, puisque tu es leur gardien, ouvre ces cages
et fais-les sortir. Je veux au milieu de cette campagne, en dépit et à
la barbe des enchanteurs, leur faire connaître quel est don Quichotte de
la Manche.

Oh! pour le coup, il n'en faut plus douter, dit en lui-même l'homme au
caban vert, notre chevalier vient de se découvrir, ces fromages lui
auront sans doute amolli la cervelle.

Seigneur, au nom de Dieu, lui dit Sancho en s'approchant tout
tremblant, empêchez que mon maître n'ait querelle avec ces lions; car
s'il les attaque, ils vont nous mettre en pièces.

Croyez-vous donc votre maître assez fou pour vouloir en venir aux mains
avec des bêtes féroces? reprit le gentilhomme.

Il n'est pas fou, dit Sancho; mais c'est un homme qui ne craint rien.

Allez, allez, reprit le gentilhomme, je réponds de lui; et s'approchant
de don Quichotte, qui pressait toujours le gardien d'ouvrir les cages:
Seigneur, lui dit-il, les chevaliers errants ne doivent entreprendre que
des aventures dont ils puissent venir à bout, mais non celles dont le
succès est impossible; autrement leur courage n'est que brutalité
farouche qui tient plus de la folie que de la véritable vaillance.
D'ailleurs, ces lions ne viennent pas contre vous, c'est un présent que
l'on envoie au roi; il serait malséant de les retenir et de retarder
leur voyage.

A chacun son métier, mon gentilhomme, répondit brusquement don
Quichotte; mêlez-vous de vos perdrix et de vos filets: ceci me regarde,
et c'est à moi de savoir si les lions viennent ou non contre moi; puis
se tournant vivement vers le gardien: Maraud, lui dit-il, ouvre ces
cages, ou je te cloue à l'instant même contre ton chariot avec ma lance.

Par charité, seigneur, s'écria le conducteur, permettez que je dételle
mes mules, afin de m'enfuir avec elles avant qu'on ouvre aux lions; car
s'ils se jettent sur ces pauvres bêtes, me voilà ruiné pour le reste de
mes jours, et, je le jure devant Dieu, je n'ai d'autre bien que ces
mules et ce chariot.

Homme de peu de foi, ajoute don Quichotte, descends, dételle, fais ce
que tu voudras, mais tu vas voir que c'était une peine que tu aurais pu
t'épargner.

Le muletier ne se le fit point répéter; il sauta par terre et détela ses
mules en toute hâte pendant que le gardien criait: Je vous prends à
témoin vous tous ici présents, que c'est contre ma volonté et par force
que j'ouvre les cages et que je lâche ces lions; je proteste contre ce
seigneur de tout le mal qui peut en arriver, comme aussi de la perte de
mon salaire. Hâtez-vous de vous mettre en sûreté; quant à moi, je suis
bien sûr que les lions ne me feront aucun mal.

Le gentilhomme voulut encore une fois détourner don Quichotte d'un si
étrange dessein, en lui représentant que c'était tenter Dieu que de
s'exposer à un pareil danger; mais notre héros répondit qu'il n'avait
pas besoin de conseils.

Prenez-y garde, reprit l'homme au caban vert; bien certainement vous
vous trompez.

Seigneur, répliqua don Quichotte, si vous croyez qu'il y ait tant de
danger, vous n'avez qu'à jouer de l'éperon.

Sancho, voyant que le gentilhomme n'y pouvait rien, voulut à son tour
dissuader son maître, et, les larmes aux yeux, il le supplia de ne point
entreprendre cette aventure, disant que celle des moulins à vent et
celle des marteaux à foulon n'étaient en comparaison que jeux d'enfants.
Seigneur, faites attention, lui disait-il, qu'il n'y a point ici
d'enchantement: j'ai vu une des pattes du lion à travers les barreaux de
sa cage, et, par ma foi, à en juger par les ongles, il doit être plus
gros qu'un éléphant.

Bientôt la peur te le fera voir plus gros qu'une montagne, repartit don
Quichotte; retire-toi, mon pauvre Sancho, et laisse-moi seul, tu perds
ton temps, aussi bien que les autres. S'il m'arrive malheur, qu'il te
souvienne de ce dont nous sommes convenus: tu iras trouver Dulcinée de
ma part, et, je ne t'en dis pas davantage. Il ajouta encore quelques
paroles qui montraient que rien n'était capable de le faire reculer.

Le gentilhomme tenta un dernier effort; mais voyant que tout était
inutile, et se trouvant d'ailleurs hors d'état de mettre à la raison ce
fou qui n'entendait point raillerie, et qui était d'ailleurs bien armé,
il prit le parti de s'éloigner avec Sancho et le muletier, qui
pressèrent vigoureusement leurs montures, pendant que don Quichotte
continuait à menacer le gardien des lions. Le pauvre Sancho était
accablé de douleur, pleurant déjà la mort de son maître; il maudissait
son étoile et l'heure où il s'était attaché à son service; mais tout en
regrettant la perte de son temps et de ses récompenses, il talonnait le
grison de toutes ses forces pour s'enfuir au plus vite.

Quand le gardien vit nos gens assez éloignés, il pria de nouveau don
Quichotte de ne point le contraindre d'ouvrir à des animaux si
dangereux, et voulut encore une fois lui remontrer la grandeur du péril;
mais notre chevalier ne fit que sourire, lui disant seulement de se
hâter. Pendant que le gardien ouvrait avec lenteur une des cages, don
Quichotte se demanda en lui-même s'il ne ferait pas mieux de combattre à
pied; considérant, en effet, que Rossinante pourrait s'épouvanter à
l'aspect du lion, il saute à bas de son cheval, jette sa lance, embrasse
son écu, tire son épée, et va intrépidement se camper devant le chariot,
se recommandant d'abord à Dieu, puis à sa dame Dulcinée.

Or, vous saurez qu'arrivé en cet endroit, l'auteur de cette véridique
histoire s'écrie, transporté d'admiration: O vaillant! ô intrépide don
Quichotte de la Manche! Miroir où peuvent venir se contempler tous les
vaillants du monde! O nouveau Ponce de Léon, honneur et gloire des
chevaliers espagnols[86]! quelles paroles employer pour raconter cette
prouesse surhumaine, afin de la rendre vraisemblable aux âges futurs! où
trouver des louanges qui ne soient toujours au-dessous de la grandeur
de ton courage! Toi seul, à pied, couvert d'une mauvaise rondache, armé
d'une simple épée et non d'une de ces fines lames de Tolède marquées au
petit chien[87], tu provoques et tu attends les deux plus formidables
lions qu'aient produits les déserts africains. Que tes exploits parlent
seuls à ta louange, héros incomparable, valeureux Manchois. Quant à moi,
je m'arrête, car les expressions me manquent pour te louer dignement.

  [86] On raconte que pendant la dernière guerre de Grenade, les Rois
  catholiques ayant reçu d'un émir africain un présent de plusieurs
  lions, des dames de la cour regardaient du haut d'un balcon ces
  animaux dans leur enceinte. L'une d'elles, que _servait_ le célèbre
  don Manuel Ponce, laissa tomber son gant exprès ou par mégarde.
  Aussitôt don Manuel s'élança dans l'enceinte l'épée à la main, et
  releva le gant de sa maîtresse. C'est à cette occasion que la reine
  Isabelle l'appela don Manuel Ponce de _Léon_, nom que ses descendants
  ont conservé depuis; et c'est aussi pour cela que Cervantes appelle
  don Quichotte _nouveau Ponce de Léon_.

  [87] Célèbres épées qui se fabriquaient à Tolède et qui avaient pour
  marque un petit chien.

[Illustration: Il tire son épée, et va intrépidement se camper devant le
chariot (page 364).]

Après cette invocation, l'auteur continue son récit.

Quand le gardien des lions vit qu'il lui était impossible de résister
sans s'attirer la colère de notre héros, il ouvrit à deux battants la
première cage où se trouvait le lion mâle, lequel parut d'une grandeur
démesurée. La première chose que fit l'animal fut de se retourner
plusieurs fois, puis de s'étendre tout de son long, en allongeant ses
pattes et faisant jouer ses griffes; il ouvrit ensuite une gueule
immense, bâilla lentement et tirant deux pieds de langue, il s'en
frotta les yeux et s'en lava la face. Cela fait, il avança la tête hors
de sa cage, et regarda de tous côtés avec deux yeux rouges comme du
sang. Ce spectacle, capable d'effrayer la témérité en personne, don
Quichotte se contentait de l'observer attentivement, impatient d'en
venir aux mains avec son terrible adversaire et comptant bien le mettre
en pièces. Mais le lion, plus courtois qu'arrogant, tourna le dos sans
faire attention à toutes ces bravades, se mit à regarder de tous côtés,
puis alla se recoucher au fond de sa cage avec le plus grand sang-froid.
En voyant cela, notre chevalier ordonna impérieusement au gardien de
harceler le lion à coups de bâton, pour le faire sortir à quelque prix
que ce fût.

Oh! pour cela je n'en ferai rien, dit le gardien; car si on l'excite, le
premier qui sera mis en pièces, ce sera moi. Votre Grâce, seigneur
chevalier, n'a-t-elle pas assez montré sa vaillance sans vouloir tenter
une seconde fois la fortune? Le lion a eu la porte ouverte; s'il n'est
pas sorti, c'est qu'il ne sortira pas de tout le jour. Personne n'est
tenu à plus qu'à défier son ennemi et à l'attendre en rase campagne. Si
le provoqué ne vient pas, tant pis pour lui: le combattant exact au
rendez-vous est sans contredit le victorieux.

Par ma foi, tu as raison, répondit don Quichotte; donne-moi une
attestation en bonne forme de ce qui vient de se passer, c'est-à-dire,
que tu as ouvert au lion, que je l'ai attendu, et qu'il n'est point
sorti; que je l'ai attendu une seconde fois, qu'il a de nouveau refusé
de sortir, et qu'il est allé se coucher. Je ne dois rien de plus:
arrière les enchanteurs et les enchantements, et vive la véritable
chevalerie! Ferme la cage, pendant que je vais rappeler nos fuyards,
afin qu'ils apprennent la vérité de ta propre bouche.

Le gardien ne se le fit pas dire deux fois, et don Quichotte, attachant
au bout de sa lance le mouchoir avec lequel il avait essuyé les
fromages, l'éleva dans l'air pour faire signe aux fuyards de revenir.
Sancho courait toujours avec les autres; mais comme il tournait de temps
en temps la tête, il aperçut le signal: Que je sois pendu, dit-il, si
mon maître n'a pas vaincu ces bêtes féroces, car le voilà qui nous
appelle!

Tous trois s'arrêtèrent, reconnaissant que c'était bien don Quichotte
qui leur faisait signe; ils commencèrent à se rassurer, et se
rapprochant peu à peu, ils entendirent bientôt la voix de notre héros,
auprès duquel ils ne tardèrent pas à arriver.

Camarade, dit don Quichotte au muletier, attelle tes mules, et continue
ton chemin; et toi, Sancho, donne deux écus d'or à cet homme, pour le
temps que je lui ai fait perdre.

De bon cœur, répondit Sancho en les tirant de sa bourse; mais que sont
devenus les lions? ajouta-t-il: sont-ils morts ou vivants?

Alors le gardien se mit à raconter longuement comment l'action s'était
passée, exagérant à dessein l'intrépidité de notre héros, et attribuant
la poltronnerie du lion à la frayeur qu'il lui avait causée.

Eh bien! que t'en semble, ami Sancho? dit don Quichotte, crois-tu qu'il
y ait des enchantements au-dessus de la véritable vaillance? Les
enchanteurs pourraient peut-être me dérober la victoire, mais diminuer
mon courage, je les en défie.

Sancho donna les deux écus, le muletier attela ses bêtes, le gardien
baisa les mains du chevalier en signe de reconnaissance, et promit de
raconter ce merveilleux exploit au roi lui-même, quand il serait arrivé
à la cour.

Si par hasard, ajouta don Quichotte, Sa Majesté désire connaître celui
qui en est l'auteur, vous lui direz que c'est le chevalier des Lions,
car désormais je veux porter ce nom au lieu de celui de chevalier de la
Triste-Figure, et en cela je ne fais que suivre l'antique coutume des
chevaliers errants, qui changeaient de nom à leur fantaisie.

Sur ce, le chariot se remit en marche, puis don Quichotte, Sancho et le
gentilhomme au caban vert, continuèrent leur chemin.

Pendant tout ce temps, don Diego n'avait pas dit une seule parole,
occupé qu'il était à observer notre chevalier, qui lui paraissait tantôt
le plus sage des fous, tantôt le plus fou des sages. N'ayant pas lu la
première partie de son histoire, il ne pouvait comprendre quelle était
cette folie d'une si étrange espèce. Quelle plus grande extravagance, se
disait-il en lui-même que de mettre sur sa tête un casque plein de
fromages, et d'aller s'imaginer que les enchanteurs vous ramollissent la
cervelle? Quelle témérité peut se comparer à celle d'un homme qui veut
lutter seul contre des lions?

Don Quichotte vint le tirer de ses réflexions en lui disant: Je
gagerais, seigneur, que Votre Grâce me regarde comme un être privé de
raison; et à dire vrai, je ne serais point étonné qu'il en fût ainsi,
car mes actions ne rendent pas d'autre témoignage; toutefois je vous
prie de suspendre votre jugement, et de croire que je ne suis pas aussi
fou que je le parais. Tel chevalier se distingue sous les yeux de son
roi, en donnant un beau coup de lance à un taureau farouche; tel autre
couvert d'une brillante armure paraît dans la lice aux yeux des dames;
et tous deux, à des titres divers sont admirés, fêtés, applaudis. Mais
combien est plus digne d'estime le chevalier errant qui parcourt les
forêts et les montagnes, recherchant les aventures les plus périlleuses
pour les mener à bonne fin, et cela dans la seule intention d'acquérir
une renommée glorieuse et durable? N'aurait-il qu'une fois le bonheur de
protéger dans quelque lieu désert une pauvre veuve, combien il l'emporte
sur le chevalier qui courtise la jeune fille au sein des cités!

Au surplus, chacun a sa fonction: que le chevalier de cour serve les
dames, qu'il rehausse par le luxe de ses livrées l'éclat de la suite des
princes, qu'il reçoive à sa table les gentilshommes pauvres, qu'il porte
un défi dans une joute, qu'il soit tenant dans un tournoi; s'il se
montre libéral, magnifique, et surtout bon chrétien, il aura fait tout
ce que son rang lui impose. Mais le chevalier errant, oh! pour celui-là,
c'est autre chose: son devoir est de sans cesse parcourir tous les coins
du globe, de pénétrer dans les labyrinthes les plus inextricables, de
tenter à chaque pas l'impossible, de braver les brûlants rayons du
soleil d'été, aussi bien que les glaces hérissées de l'hiver, de
regarder les lions sans effroi, les vampires sans épouvante, les
andriagues sans terreur; car chercher les uns, attaquer les autres, les
vaincre tous, voilà ses principaux et véritables exercices. Comme membre
de la chevalerie errante, il m'est imposé d'entreprendre tout ce qui
tient au devoir de ma profession; ainsi donc j'ai dû aujourd'hui
attaquer ces lions, quoique je susse à n'en pas douter que c'était une
extrême témérité. Je n'ignore pas que la véritable vaillance est un
juste milieu placé entre la couardise et la témérité; mais mieux vaut ce
dernier excès que d'être accusé de poltronnerie; et de même qu'il est
plus facile au prodigue qu'à l'avare de se montrer libéral, de même il
est plus aisé au téméraire de rester dans les bornes du vrai courage,
qu'au lâche de s'y élever. Pour ce qui est de tenter les aventures,
croyez-moi, seigneur, mieux vaut se perdre pour le plus que pour le
moins, et cela résonne plus agréablement à l'oreille, quand on s'entend
dire: Ce chevalier est audacieux et téméraire, que si l'on disait: Il
est timide et poltron.

Je le reconnais, seigneur don Quichotte, reprit don Diego; tout ce que
dit et fait Votre Grâce est marqué au cachet de la droite raison, et je
suis certain que si les lois de la chevalerie venaient à se perdre,
elles se retrouveraient dans votre cœur, comme dans leur dernier asile.
Cependant il se fait tard; doublons le pas, je vous prie, afin d'arriver
d'assez bonne heure chez moi, où je serai heureux de profiter de tout le
temps que vous voudrez bien y demeurer.

Je tiens l'invitation à grand honneur, répondit don Quichotte.

En même temps, ils pressèrent leurs chevaux, et sur les deux heures de
l'après-midi, ils arrivèrent à la maison de l'homme au caban vert.



CHAPITRE XVIII

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE DANS LA MAISON DE DON DIEGO


En entrant dans la maison de don Diego, qu'il trouva belle et surtout
spacieuse, comme elles le sont toutes à la campagne, avec armes
sculptées au-dessus de la porte, don Quichotte aperçut plusieurs grandes
cruches de terre propres à garder le vin, rangées en cercle dans la
cour, près du cellier; ces cruches, qui se fabriquent au Toboso, lui
rappelèrent sa dame enchantée. Aussitôt il se prit à soupirer, et sans
faire attention à ceux qui l'entouraient, il s'écria: O chers trésors
rencontrés pour mon malheur! chers et joyeux tant que Dieu l'a permis!
cruches tobosines, qui me rappelez de si amers chagrins!

Ces exclamations furent entendues de l'étudiant-poëte, fils de don
Diego, qui était venu le recevoir accompagné de sa mère; la mère et le
fils restèrent interdits en voyant l'étrange figure de notre héros.
Quant à celui-ci, il s'avança vers la dame en réclamant la faveur de lui
baiser la main.

Madame, dit don Diego à sa femme, je vous présente et vous prie de
recevoir avec votre bonne grâce accoutumée le seigneur don Quichotte, le
chevalier errant le plus discret, le plus spirituel et le plus vaillant
qui soit au monde.

Dona Christina, c'était le nom de la dame, reçut son hôte avec de
grandes démonstrations de politesse et d'estime auxquelles celui-ci
répondit avec sa courtoisie accoutumée. Il en fut de même de l'étudiant
qui, en l'entendant, le tint pour un homme d'un esprit fin et délicat.

Ici l'auteur décrit dans tous ses détails la maison de don Diego, qui
était celle d'un riche campagnard. Mais le traducteur laisse de côté ces
minuties, comme inutiles à l'objet principal de l'histoire, qui n'a que
faire de froides digressions.

Notre héros fut conduit dans une salle basse où, s'étant fait désarmer
par Sancho, il resta en chausses à la wallonne et en pourpoint de
chamois tout souillé de la crasse de ses vieilles armes. Il portait un
collet de simple toile à la façon des étudiants. Ses bottines étaient
jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l'épaule sa bonne
épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu'il ne
ceignait pas autour de son corps, parce que, dit-on, il avait souffert
des reins pendant longues années. Puis il jeta sur son dos un petit
manteau de drap brun. Mais, avant toute chose, il s'était lavé la tête
et le visage dans cinq ou six aiguiérées d'eau (on n'est pas d'accord
sur le nombre), encore la dernière resta-t-elle couleur de petit lait,
grâce à la gourmandise de Sancho et à ces maudits fromages qui avaient
si bien barbouillé son maître.

Le désordre de son costume ainsi réparé, don Quichotte, d'un air libre
et dégagé, entra dans une autre pièce où l'étudiant l'attendait pour lui
tenir compagnie jusqu'à ce que la table fût servie, car pour honorer un
tel hôte dona Christina n'avait rien épargné.

Pendant que don Quichotte quittait son armure, don Lorenzo, ainsi
s'appelait l'étudiant, avait eu le temps de dire à son père: Quel est
cet hidalgo que nous amène Votre Grâce? Nous sommes étrangement surpris,
ma mère et moi, de sa figure, de son nom, et surtout de ce titre de
chevalier errant que vous lui avez donné.

En vérité, je ne sais qu'en penser, répondit don Diego; tout ce que je
puis dire, c'est qu'il parle comme un sage et qu'il agit comme un fou.
Au reste, entretiens-le toi-même, et tu m'en diras ton avis.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il s'était lavé la tête et le visage dans cinq ou six aiguiérées d'eau
(page 368).]

Sur ce, don Lorenzo alla, comme il a été dit, tenir compagnie à don
Quichotte, et dans la conversation qu'ils eurent ensemble, notre héros
lui dit entre autres choses: Le seigneur don Diego, votre père, m'a
parlé de l'esprit ingénieux que possède Votre Grâce; il m'a entretenu
particulièrement de votre talent pour la poésie, il a même ajouté que
vous étiez un grand poëte.

Poëte, c'est possible, répondit le jeune homme; pour grand, je ne m'en
flatte pas. La vérité est que j'ai du goût pour la poésie et que j'aime
à lire les bons auteurs; mais pour être qualifié de grand poëte, comme
l'a fait mon père, cela ne suffit pas.

Cette modestie est de bon augure, répliqua don Quichotte, car qui dit
poëte, dit présomptueux, et le moindre se croit toujours le premier.

Il n'y a point de règle sans exception, répondit Lorenzo, et tel peut se
rencontrer qui soit poëte sans s'en douter.

Peu sont dans ce cas, repartit don Quichotte; mais dites-moi, je vous
prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier et qui
vous tiennent préoccupé et soucieux? Si c'est par hasard quelque glose,
je m'entends assez dans ce genre de composition, et je serai charmé de
connaître votre ouvrage. S'il s'agit d'autre chose, d'une joute
littéraire, par exemple, je souhaite à Votre Grâce, d'obtenir plutôt le
second prix que le premier, car le premier prix se donne toujours à la
faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s'accorde
qu'au mérite; de manière que le troisième prix devient le second, et que
le premier à ce compte, n'est plus que le troisième, à la façon des
licences qui s'obtiennent dans les universités. Malgré tout, cela
n'empêche pas le premier prix d'être une très-honorable distinction.

Jusqu'à présent, dit à part lui Lorenzo, je ne puis le prendre pour un
fou. Il me semble, continua-t-il que Votre Grâce a fréquenté les
universités: quelles sciences y a-t-elle principalement étudiées?

Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est aussi
élevée que celle de la poésie, et la dépasse même de deux doigts, à
quelque point qu'on puisse y exceller.

J'ignore quelle est cette science, répliqua Lorenzo, et jusqu'à présent
je n'en avais pas entendu parler.

C'est une science qui renferme toutes les autres, reprit don Quichotte.
En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte, et savoir les
lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce
qui lui appartient. Il doit être théologien, afin de pouvoir, en toute
circonstance, donner les raisons de sa foi. Il doit être médecin et
connaître les simples qui ont la vertu de guérir, car au milieu des
montagnes et des déserts, le chevalier errant ne trouve guère de
chirurgien pour panser ses blessures. S'il n'est pas instruit de
l'astronomie et qu'il ignore le cours des astres, comment pourra-t-il
savoir la nuit quelle heure il est, sous quel climat, dans quelle partie
du monde il se trouve? Il doit connaître les mathématiques, car à chaque
pas le calcul lui est nécessaire; et laissant de côté, comme chose
convenue, qu'il doit être orné de toutes les vertus théologales et
cardinales, je dirai, pour descendre à des bagatelles, qu'il lui faut
savoir monter un cheval, le ferrer au besoin, raccommoder une selle et
une bride, nager comme un poisson, danser, faire des armes, enfin tout
ce qui constitue le cavalier accompli; remontant ensuite aux choses d'en
haut, je dirai qu'il doit être fidèle à Dieu et à sa dame, chaste dans
ses pensées, discret dans ses discours, généreux, vaillant, charitable
envers les malheureux; finalement, le constant et ferme champion de la
vérité en tous temps et en tous lieux, aux dépens même de sa vie. Telles
sont les qualités, grandes et petites, qui constituent le véritable
chevalier errant; jugez maintenant, seigneur Lorenzo, quelle science est
la chevalerie errante, et si parmi celles qu'on enseigne dans les
gymnases et les écoles, aucune est capable d'en approcher.

S'il en est ainsi, répondit Lorenzo, cette science assurément l'emporte
sur toutes les autres.

En doutez-vous? repartit don Quichotte.

Je veux dire, répliqua Lorenzo, que j'ai de la peine à croire qu'il y
ait jamais eu, et encore moins qu'il y ait aujourd'hui dans le monde des
chevaliers si accomplis.

Voilà justement, dit don Quichotte, comment parlent la plupart des
hommes; je vois bien que si le ciel ne fait un miracle tout exprès pour
leur prouver clair comme le jour qu'il a existé des chevaliers errants,
et qu'il en existe encore à cette heure, c'est vouloir se casser la tête
que de prétendre le leur démontrer. Seigneur, je ne chercherai point en
ce moment à vous tirer d'une ignorance que Votre Grâce partage avec tant
d'autres; tout ce que je puis faire, c'est de prier Dieu qu'il vous
éclaire, et vous fasse comprendre combien ces chevaliers furent
nécessaires dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans
le siècle présent; mais aujourd'hui triomphent, pour nos péchés, la
paresse, l'oisiveté, la gourmandise et la mollesse.

Notre hôte vient de se trahir, dit tout bas Lorenzo, qui ne cessait de
l'observer avec beaucoup d'attention; malgré tout, c'est un fou
remarquable, et j'aurais grand tort de ne pas être de son avis.

En ce moment, on les appela pour dîner, et don Diego, prenant son fils à
part, lui demanda ce qu'il pensait de notre chevalier.

Je pense, seigneur, répondit le jeune homme, que tous les médecins du
monde ne viendraient pas à bout de le guérir, car il est fou sans
remède; mais tel qu'il est, il a, sur ma foi, de fort bons moments.

On se mit à table, et l'on fit bonne chère. Ce qui enchanta le plus don
Quichotte pendant le repas, ce fut le merveilleux silence qu'on
observait dans toute la maison, qu'il comparait en lui-même à un couvent
de chartreux.

Sitôt qu'on eût desservi, récité les grâces et jeté de l'eau sur les
mains, don Quichotte pria instamment Lorenzo de lui montrer les vers
dont il lui avait parlé.

Seigneur, répondit l'étudiant, pour ne point ressembler à ces poëtes qui
refusent de montrer leurs ouvrages quand on les en prie, et les jettent
à la tête des gens quand on ne les leur demande pas, je vais vous lire
ma glose dont je n'attends aucun prix, et que j'ai composée seulement
dans le but de m'exercer l'imagination.

Un de mes amis, qui est homme de sens et d'esprit, reprit don Quichotte,
me disait un jour qu'il n'était pas d'avis qu'on se fatiguât à composer
une glose, parce que c'était, selon lui, un travail ingrat, et dont les
règles sont fort étroites; en effet, jamais glose ne peut égaler le
thème; la plupart du temps, elle s'éloigne du sujet qu'elle est destinée
à développer, enfin elle présente une foule d'entraves qui gênent un
auteur et qu'on ne rencontre que dans ce genre de poésie, comme doit le
savoir Votre Grâce.

En vérité, seigneur, répondit Lorenzo, vous m'apprenez là bien des
choses qu'on ignore généralement; j'espérais trouver Votre Grâce en
défaut, mais vous m'échappez toujours au moment où je crois le mieux
vous tenir.

Je n'entends point ce que vous voulez dire par ces mots, que je vous
échappe, repartit don Quichotte.

Je m'expliquerai mieux plus tard, répliqua l'étudiant; pour l'heure
voyons ma glose. Voici le texte qu'on m'a envoyé:


  Si mon bonheur passé pouvait encor renaître,
  Sans me faire espérer un douteux avenir,
  Ou que dès aujourd'hui l'avenir pût paraître,
  Et que je susse enfin si mon mal doit finir....[88]


  [88] Ces vers et les suivants sont empruntés à la traduction de
  Filleau de Saint-Martin.

Et voici la glose que j'ai faite:


  Tout change, hélas! et rien ici-bas n'est durable;
  Dans les plus grands plaisirs il n'est rien d'arrêté;
  Le sort à mes désirs autrefois favorable
  Par un nouveau caprice enfin m'a tout ôté.
  Fortune, en ma faveur, poursuis ton inconstance;
  Je n'ai que trop souffert, fais cesser ma souffrance,
  Et laisse-toi fléchir à l'ardeur de mes vœux;
  Je ne désire rien qu'un bien dont je fus maître;
  Et malgré tant de maux je serais trop heureux
  Si mon bonheur passé pouvait encor renaître.

  Je ne demande point la pompe et l'ornement,
  Ce superbe appareil, où la richesse éclate;
  La gloire qui des rois fait tout l'empressement
  N'est point ce qui me touche, et n'a rien qui me flatte;
  Sans orgueil, sans envie, et sans ambition,
  Mon cœur avait borné toute sa passion
  A goûter mon bonheur dans une paix tranquille;
  Mais que m'en reste-t-il, qu'un triste souvenir?
  Rends-moi ce bien, Fortune, à qui tout est facile,
  Et sans me faire attendre un douteux avenir.

  Mais il faut que mes maux me rendent bien sensible,
  Pour nourrir si longtemps des désirs superflus;
  Je souhaite, et je tente une chose impossible;
  Hélas! le temps passé ne se rappelle plus.
  Le temps, qui fuit sans cesse, incessamment s'efface;
  Il ne laisse après lui qu'une invisible trace;
  C'est en vain qu'on le cherche, en vain qu'on le poursuit;
  Cessons donc d'espérer ce qui ne saurait être,
  Ou qu'on pût retenir le passé qui nous fuit,
  Ou que dès aujourd'hui l'avenir pût paraître.

  Que le sort m'a réduit dans un état fâcheux!
  A toute heure agité d'espérance et de crainte;
  Et si quelque moment j'espère un bien douteux,
  La crainte au même instant me donne quelque atteinte.
  Ah! terminons enfin le cours de mes ennuis,
  Mourons, c'est un bien sûr en l'état où je suis
  Mourons; mais perdre tout, renonçant à la vie,
  Le dur remède, hélas! ne saurais-je obtenir,
  Perdant l'espoir du bien, d'en perdre aussi l'envie,
  Ou que je susse enfin si mon mal doit finir?


A peine Lorenzo eut achevé de lire, que don Quichotte se levant
vivement, et lui saisissant les deux mains; Vive Dieu! s'écria-t-il avec
transport, vous êtes bien le meilleur poëte que j'aie rencontré de ma
vie: et certes, vous auriez bien mérité d'être couronné de lauriers par
les académies d'Athènes, si elles existaient encore, comme vous méritez
de l'être aujourd'hui par celles de Paris, de Bologne et de Salamanque.
Qu'Apollon perce de ses flèches les juges assez ignorants pour vous
refuser le premier prix, et que jamais les Muses ne franchissent le
seuil de leurs demeures. Récitez-moi, je vous supplie, Seigneur,
quelques vers de grande mesure, car je désire connaître à fond votre
admirable génie.

Est-il besoin de dire que Lorenzo fut enchanté de s'entendre louer par
don Quichotte, bien qu'il le tînt pour fou! O puissance de la flatterie!
que tu es grande, et combien loin s'étendent les lois de ton séduisant
empire! Notre jeune étudiant confirma cette vérité, en s'empressant de
réciter à don Quichotte un sonnet sur la mort de Pyrame et Thisbé, qui
lui valut encore de la part de notre héros les plus hyperboliques
compliments.

Enfin, après quatre jours passés dans la maison de don Diego, don
Quichotte lui demanda la permission de prendre congé: Je suis
très-reconnaissant de votre bon accueil, lui dit-il; mais il sied mal
aux chevaliers errants de s'oublier au sein de l'oisiveté; je dois
poursuivre le devoir de ma profession, et chercher les aventures dont je
sais que le pays abonde, en attendant l'époque des joutes de Saragosse,
qui sont le principal but de mon voyage. Mon intention est de commencer
par la caverne de Montésinos, dont on raconte tant de merveilles, et de
rechercher la source de ces lacs, au nombre de sept, vulgairement
appelés les lagunes de Ruidera.

Don Diego et son fils louèrent sa noble résolution, et se mirent à son
service pour tout ce qui était en leur pouvoir et dont il pourrait avoir
besoin.

Enfin arriva le jour du départ, aussi beau pour don Quichotte que triste
pour Sancho, qui, du sein de l'abondance où il nageait, se voyait forcé
de retourner aux aventures et d'en revenir aux maigres provisions de son
bissac. En attendant, il le remplit tout comble de ce qui lui parut
nécessaire.

En prenant congé de ses hôtes, don Quichotte s'adressa à Lorenzo:
Seigneur, je ne sais si j'ai dit à Votre Grâce, mais en tous cas je le
lui répète, que si elle veut arriver sûrement au temple de Mémoire, il
lui faut quitter le sentier déjà fort étroit de la poésie pour prendre
le sentier plus étroit encore de la chevalerie errante; cela suffit pour
devenir empereur en un tour de main.

Par ces propos, don Quichotte acheva de vider le procès de sa folie, et
surtout quand il ajouta: Dieu sait si j'aurais eu du plaisir à emmener
avec moi le seigneur Lorenzo, pour lui enseigner les vertus inhérentes à
la profession que j'exerce, et lui montrer de quelle manière on épargne
les humbles et on abat les superbes. Mais comme il est trop jeune pour
cela, et qu'il a d'ailleurs d'autres occupations, je me bornerai à lui
donner un conseil: c'est que pour devenir un poëte célèbre, il fera bien
de se guider plutôt sur l'opinion d'autrui que sur la sienne propre; car
s'il n'y a pas d'enfants disgracieux aux yeux de leur père et mère, pour
les enfants de notre intelligence, c'est bien une autre affaire.

Don Diego et son fils ne cessaient de s'étonner des propos tantôt
sensés, tantôt extravagants de notre chevalier, et surtout de son
incurable manie de se lancer incessamment à la recherche des aventures.
On réitéra de part et d'autre les politesses et les offres de service,
après quoi, avec la gracieuse permission de la dame du château, don
Quichotte et Sancho s'éloignèrent, l'un sur Rossinante et l'autre sur
son grison.



[Illustration: A peine Lorenzo eut achevé de lire que don Quichotte se
levant vivement (page 371).]

CHAPITRE XIX

DE L'AVENTURE DU BERGER AMOUREUX, ET DE PLUSIEURS AUTRES CHOSES


Don Quichotte n'était qu'à peu de distance du village de don Diego,
quand il fut rejoint par quatre hommes, dont deux étaient des laboureurs
et les deux autres paraissaient des étudiants, tous montés sur des ânes.
L'un des étudiants portait en guise de porte-manteau un petit paquet
composé de quelques hardes et de deux paires de bas en bure noire; tout
le bagage de son compagnon consistait en deux fleurets mouchetés; quant
aux laboureurs, leurs bêtes étaient chargées de différentes provisions
qu'ils venaient sans doute d'acheter à quelque ville voisine.

Étudiants et laboureurs éprouvèrent la même surprise que causait don
Quichotte à quiconque le voyait pour la première fois, et tous ils
mouraient d'envie de savoir quel était cet homme dont le pareil ne
s'était jamais présenté à leurs yeux. Notre héros les salua, et
lorsqu'il eut appris qu'ils suivaient la même direction, il leur
témoigna le désir de faire route ensemble, en les priant de ralentir le
pas, parce que leurs bêtes marchaient plus vite que son cheval. Par
courtoisie, il leur dit sa qualité et sa profession; à savoir, qu'il
était chevalier errant, et qu'il allait cherchant les aventures par
toute la terre, il ajouta qu'il s'appelait don Quichotte de la Manche,
surnommé le chevalier des Lions. Pour les laboureurs, c'était parler
grec, mais il n'en fut pas de même des étudiants, qui comprirent
aussitôt que cet inconnu avait des chambres vides dans la cervelle.
Néanmoins ils le regardaient avec un étonnement mêlé de respect, et l'un
d'eux lui dit: Seigneur chevalier, si, comme tous ceux qui cherchent les
aventures, Votre Grâce n'a point de chemin arrêté, venez avec nous, et
vous verrez assurément une des noces les plus belles et les plus
magnifiques dont on ait eu, depuis longtemps, le spectacle dans toute la
Manche.

De la façon dont vous parlez, il faut que ce soient les noces de quelque
prince, répondit don Quichotte.

Point du tout, répliqua l'étudiant, ce sont les noces d'un laboureur,
mais le plus riche du pays, et d'une paysanne, la plus belle fille qui
se puisse voir. Ces noces doivent se faire dans un pré, voisin du
village de la fiancée. Elle s'appelle Quitterie la belle; le fiancé se
nomme Gamache le riche; c'est un garçon d'environ vingt-deux ans; la
fiancée en compte à peine dix-huit; en un mot, ils sont faits l'un pour
l'autre, quoique certains disent que la race de Quitterie est plus
ancienne que celle de Gamache; mais il ne faut pas s'arrêter à cela, et
dans la richesse il y a de quoi boucher bien des trous. Ce Gamache, qui
est libéral, ne veut rien épargner pour rendre la fête célèbre; il a
fait couvrir le pré avec des branches d'arbres, afin que le soleil ne
puisse y pénétrer: là auront lieu toutes sortes de divertissements, jeu
de paume, jeu de barre, luttes, danse avec les castagnettes et le
tambour de basque, car son village est rempli de gens qui savent le
faire résonner, sans compter la _Zapateta_[89], qu'on y exécute dans la
perfection. Mais de toutes ces belles choses et de bien d'autres encore
que je passe sous silence, aucune, j'imagine, ne vaudra le spectacle que
nous donnera le désespéré Basile.

  [89] _Zapateta_, danse aux souliers. Le danseur frappe par intervalle
  son soulier avec la paume de sa main.

Et quel est ce Basile? demanda don Quichotte.

Basile, répondit l'étudiant, est un berger du même village que
Quitterie, et dont la maison touche presque à la sienne: tous deux ils
se sont aimés dès l'enfance. Lorsqu'ils commencèrent à devenir grands,
le père de Quitterie, qui ne trouvait pas Basile assez riche pour sa
fille, commença par lui refuser l'entrée de sa maison: et pour lui ôter
toute espérance, il résolut de la marier avec Gamache. Ce Gamache a
beaucoup plus de bien que Basile; mais, à vrai dire, il ne l'égale pas
dans le reste, car Basile est le garçon le mieux fait et le plus adroit,
toujours le premier à la course et à la lutte; personne ne lance mieux
une barre, et n'est si adroit à la paume; il pince de la guitare au
point de la faire parler; il chante comme une alouette, saute comme un
daim; mais surtout il manie l'épée comme un maître d'escrime.

Pour ce seul talent, dit don Quichotte, ce garçon méritait d'épouser,
non-seulement la belle Quitterie, mais la reine Genièvre elle-même, si
elle vivait encore, en dépit de Lancelot et de tous ceux qui voudraient
s'y opposer.

Allez donc dire cela à ma femme, interrompit Sancho, qui n'avait fait
jusque-là qu'écouter et se taire; elle qui veut qu'on ne se marie
qu'avec son égal, chaque brebis avec sa pareille. Ce que je demande,
moi, c'est que ce brave Basile, car je commence à l'aimer, se marie avec
cette dame Quitterie; maudits soient dans ce monde et dans l'autre ceux
qui empêchent les gens de se marier à leur goût!

Si tous ceux qui s'aiment pouvaient se marier ainsi, repartit don
Quichotte, que deviendraient le pouvoir et l'autorité des pères? Il
serait beau vraiment que les enfants eussent la liberté de choisir
suivant leur caprice! Si le choix d'un mari était laissé à la volonté
des filles, telle épouserait le valet de son père, ou le premier venu
qu'elle trouverait à sa fantaisie, quand même ce serait un débauché et
un spadassin; car l'amour est aveugle, et, quand il nous possède, on n'a
plus assez de raison pour faire un bon choix. Ainsi tu vois, mon pauvre
Sancho, qu'il n'y a point de circonstance dans la vie où l'on ait plus
grand besoin de jugement que lorsqu'il s'agit de contracter mariage: une
femme légitime n'est pas une marchandise dont on puisse se défaire à sa
volonté; c'est une compagne inséparable qu'on s'associe au lit, à la
table, en tout et partout; c'est un lien qu'on ne peut rompre, à moins
qu'il ne soit tranché par le ciseau des Parques. Je pourrais en dire
beaucoup plus sur ce sujet, mais j'ai hâte de savoir si le seigneur
licencié n'a point autre chose à nous apprendre touchant ce Basile.

Il ne me reste qu'une chose à dire, répondit l'étudiant, c'est que du
jour où Basile a su que la belle Quitterie épousait Gamache le riche, on
ne l'a plus vu rire, on ne lui a plus entendu tenir un propos sensé. Il
marche triste, la tête basse, se parlant à lui-même; il mange peu et ne
dort pas davantage; s'il mange, ce sont des fruits, et s'il dort, c'est
comme une brute, sur la terre nue. De temps en temps on le voit lever
les yeux au ciel, puis tout à coup les attacher fixement sur le sol,
comme s'il était en extase, et de telle sorte qu'il semble métamorphosé
en statue; enfin, le pauvre garçon est dans un tel état, que ceux qui le
connaissent ne doutent pas qu'à peine Quitterie aura prononcé le oui
fatal, il ne rende le dernier soupir.

Dieu y mettra ordre, reprit Sancho: quand il envoie le mal, il envoie le
remède; personne ne sait ce qui doit arriver! d'ici à demain il y a bien
des heures, et dans un instant la maison peut tomber. Combien de fois
ai-je vu pleuvoir et faire soleil tout ensemble! tel se couche bien
portant, qui s'éveille roide mort le lendemain; quelqu'un pourrait-il se
vanter d'avoir attaché un clou à la roue de fortune? sans compter
qu'entre le oui et le non d'une femme, je ne voudrais pas mettre la
pointe d'une aiguille, elle n'y tiendrait pas. Faites seulement que
Quitterie ait de la bonne volonté pour Basile, et je prédis qu'il lui
reste encore de fameuses chances; car, à ce que j'ai entendu dire,
l'amour regarde avec des yeux qui font passer le cuivre pour de l'or et
des noyaux pour des perles.

Où t'arrêteras-tu, maudit Sancho? interrompit don Quichotte; quand une
fois tu commences à enfiler des proverbes, personne ne peut te suivre,
si ce n'est le diable en personne, et puisse-t-il t'emporter! Dis-moi,
animal, sais-tu ce que c'est que la roue de fortune, pour te mêler d'en
dire ton sentiment?

Si l'on ne m'entend pas, répondit Sancho, il n'est pas étonnant que mes
sentences passent pour des sottises; mais qu'importe! je m'entends
moi-même, et je suis sûr de n'avoir pas dit trop de bêtises; mais Votre
Grâce prend toujours plaisir à pontrôler mes paroles.

Dis donc contrôler, prévaricateur du beau langage, reprit don Quichotte,
ou que Dieu te rende muet pour le reste de tes jours.

Que Votre Grâce ne se fâche point contre moi, répondit Sancho; vous
savez bien que je n'ai pas été élevé à la cour, et que je n'ai pas
étudié à Salamanque, pour savoir si je manque quand je parle. Vive Dieu!
le paysan de Sayago ne peut pas parler comme le citadin de Tolède: sans
compter qu'il y a beaucoup de gens à Tolède qui parlent comme il plaît à
Dieu.

C'est vrai, reprit un des étudiants; ceux qui sont élevés dans les
tanneries ou dans les boutiques du Zocodover ne parlent pas aussi bien
que ceux qui passent tout le jour à se promener dans le cloître de la
cathédrale: cependant ils sont tous de Tolède. L'élégance du langage ne
se trouve guère que parmi les courtisans, et encore parmi les plus
délicats. Quant à moi, seigneurs, j'ai, pour mes péchés, étudié quelque
temps à Salamanque, et je me pique de m'exprimer en termes choisis.

Si vous ne vous piquiez pas de jouer encore mieux de ces fleurets que de
la langue, dit l'autre étudiant, vous auriez tenu la tête du concours,
au lieu d'en avoir la queue.

Bachelier, répliqua le licencié, vous vous trompez grandement quand vous
croyez que savoir manier l'épée soit chose inutile.

Pour moi ce n'est pas une opinion, repartit Corchuelo (c'était le nom du
bachelier), c'est une vérité démontrée; au reste, s'il vous plaît d'en
faire l'expérience, l'occasion est belle: vous avez là deux épées, et je
possède en force et en courage plus qu'il n'en faut pour vous prouver
que j'ai raison. Descendez seulement de votre monture, mettez en usage
toutes les ruses de la salle, et si, avec la seule adresse que m'a
donnée la nature, je ne vous fais voir des étoiles en plein midi, je
veux recevoir des étrivières: tel que je suis, voyez-vous, je défie qui
que ce soit de me faire reculer d'un pas, et il n'est personne à qui je
ne puisse faire perdre terre.

Pour ce qui est de ne point reculer, je le crois, répondit le licencié;
mais il pourrait se faire que là où vous auriez cloué le pied on creusât
votre sépulture: je veux dire que, faute d'avoir appris le métier, il
pourrait vous en coûter la vie.

C'est ce que nous allons voir, repartit Corchuelo; et, sautant à bas de
son âne, il saisit avec furie un des fleurets que portait le licencié.

Ah! vraiment, cela ne peut se passer ainsi, dit don Quichotte; il faut
procéder avec méthode, et je veux être le juge d'une question tant de
fois débattue et qui n'est point encore décidée.

Aussitôt il descendit de cheval, et prenant sa lance, il se campa au
milieu du chemin, pendant que le licencié, d'un air dégagé et en
mesurant ses pas, s'avançait contre Corchuelo, qui courait sur lui plein
de fureur, et, comme on dit, jetant le feu par les yeux. Les deux
paysans et Sancho s'écartèrent un peu, sans descendre de leurs ânes, et
furent ainsi spectateurs du combat qui commença à l'instant. Les bottes
d'estoc et de taille que portait Corchuelo ne pouvaient se compter; il
attaquait en lion, et un coup n'attendait pas l'autre; mais le licencié,
sans s'émouvoir, parait toutes ses attaques, et lui faisait souvent
baiser la pointe de son fleuret comme si c'eût été une relique, quoique
avec moins de dévotion. Bref, le licencié lui coupa l'un après l'autre
tous les boutons de sa soutanelle, et la mit en lambeaux, sans jamais
être touché; il lui abattit deux fois son chapeau, et le fatigua de
telle sorte, que, de dépit et de rage, Corchuelo jeta son fleuret, qui
alla tomber à plus de cinquante pas, comme en témoigna par écrit un des
laboureurs, greffier de son état, qui était allé le ramasser; ce qui fit
voir par preuve authentique, comment la force est vaincue par l'adresse.

Corchuelo s'était assis tout essoufflé: Par ma foi, seigneur bachelier,
lui dit Sancho, si vous m'en croyez, dorénavant vous ne défierez
personne à l'escrime, mais plutôt à jeter la barre, ou à lutter, car
vous avez la force nécessaire pour cela. Quant à ces bretteurs,
croyez-moi, il ne faut pas s'y frotter: je me suis laissé dire qu'ils
mettraient la pointe de leur épée dans le trou d'une aiguille.

J'en conviens, reprit Corchuelo, et ne regrette pas l'expérience qui m'a
fait revenir de mon erreur.

En même temps il embrassa le licencié, et ils restèrent meilleurs amis
que jamais.

Les voyageurs se remirent en marche, hâtant leurs montures pour arriver
de bonne heure au village de Quitterie, d'où ils étaient tous. Chemin
faisant, le licencié leur expliqua l'excellence de l'escrime, et il en
prouva les avantages par tant de figures et de démonstrations
mathématiques, que chacun resta persuadé de l'utilité de cet art;
Corchuelo encore plus que les autres.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Le licencié, sans s'émouvoir, parait toutes ses attaques (page 376).]

La nuit venue, et comme ils étaient sur le point d'arriver, ils crurent
voir en avant du village un ciel resplendissant d'innombrables étoiles;
bientôt après ils entendirent un bruit confus, mais agréable, de divers
instruments, flûtes, hautbois, fifres et tambours de basque. En
approchant ils virent qu'on avait suspendu aux arbres une infinité de
lampions, dont l'effet était d'autant plus agréable qu'il ne faisait pas
le moindre vent. Les joueurs d'instruments qu'on rencontrait de tous
côtés par bandes, les uns dansant, les autres jouant de leurs cornemuses
ou de leurs flageolets, réjouissaient toute l'assemblée. Enfin, ce pré
semblait le séjour de la joie et des plaisirs: en divers endroits il y
avait des gens occupés à dresser des échafauds pour placer beaucoup de
monde durant la fête qui devait avoir lieu le lendemain, jour fixé pour
la solennité des noces du riche Gamache, et, suivant les apparences,
pour les funérailles du pauvre Basile.

Don Quichotte ne voulut pas pénétrer dans le village, quelques instances
que lui fissent ses compagnons de route, alléguant l'antique coutume des
chevaliers errants, qui aimaient mieux dormir à la belle étoile que sous
les lambris dorés. Il se détourna donc un peu du chemin, quoi que pût
dire son écuyer, qui regrettait de tout son cœur la maison du seigneur
don Diego.



CHAPITRE XX

DES NOCES DE GAMACHE, ET DE CE QU'Y FIT BASILE


A peine les rayons du brûlant Phébus achevaient de sécher les perles
liquides des cheveux de la pâle Aurore, que don Quichotte, secouant ses
membres engourdis, se leva et appela son écuyer qui dormait encore; mais
en l'entendant ronfler de toutes ses forces, il s'arrêta pour lui
adresser ces paroles:

O toi, bienheureux entre tous les mortels, puisque, sans exciter ni
ressentir l'envie, tu dors dans le repos de ton esprit, aussi libre des
persécutions des enchanteurs que peu troublé des enchantements; dors, te
dirai-je mille fois, dors, toi qui ne connus jamais les cuisants soucis
d'une flamme jalouse, les pénibles insomnies du débiteur qui ne peut
s'acquitter, ni la sollicitude quotidienne de fournir à ta subsistance
et à celle de ta pauvre famille; dors, toi dont le repos n'est pas
troublé par l'ambition, et dont la vaine pompe du monde n'excite pas les
désirs, lesquels se bornent au soin de ton âne, celui de ta personne
étant remis à ma charge, compensation légitime qu'imposent au seigneur
la nature et la coutume. Le valet dort, pendant que veille le seigneur,
songeant au moyen de le nourrir et de lui assurer un juste salaire: un
ciel de bronze a beau refuser à la terre la rosée dont elle a besoin, ce
soin ne regarde pas le serviteur, il revient tout entier au maître, qui
doit, dans la stérilité, nourrir celui qui l'a servi dans l'abondance.

A tout cela Sancho ne répondait mot, car il dormait, et certes il ne se
serait pas réveillé de longtemps si don Quichotte ne l'eût poussé deux
ou trois fois avec le bois de sa lance. Enfin il ouvrit les yeux, et
encore à moitié endormi, il promena ses regards à droite et à gauche. Du
côté de cette ramée, dit-il, vient, si je ne me trompe, une odeur de
jambon rôti qui vaut bien celle du thym et du serpolet. Sur mon âme,
des noces qui s'annoncent par de tels parfums promettent d'être
abondantes et libérales.

Paix! glouton, dit don Quichotte; lève-toi, et allons voir ces noces qui
te préoccupent si fort, pour savoir ce que fera le pauvre Basile.

Par ma foi! qu'il fasse ce qu'il voudra, répondit Sancho. Puisqu'il est
pauvre, pourquoi veut-il épouser Quitterie? Quand on n'a pas le sou
vaillant, pourquoi vouloir se marier dans les nuages? En vérité,
seigneur, le pauvre, selon moi, devrait se contenter de ce qu'il trouve,
sans chercher des perles dans les vignes. Je gagerais bien ma tête que
Gamache pourrait enterrer Basile sous ses réaux; cela étant, pourquoi
Quitterie irait-elle renoncer aux parures et aux joyaux que Gamache lui
a donnés, et lui donnera encore, pour un tireur de barre ou de fleuret
comme Basile. Ce n'est pas sur un coup de barre ou un coup d'épée qu'on
trouve à la taverne un verre de vin. Foin des talents qui ne rapportent
rien; quand ils se rencontrent avec les écus, oh! c'est différent. Sur
un bon fondement on peut bâtir une bonne maison; et en fait de
fondement, il n'y a rien de tel que l'argent.

Au nom de Dieu! Sancho, dit don Quichotte; mets fin à ta harangue! quand
une fois tu as commencé à parler, je crois, si l'on ne t'arrêtait, que
tu ne songerais plus à manger ni à dormir.

Si Votre Grâce avait bonne mémoire, répliqua Sancho, elle se
souviendrait qu'avant notre dernière sortie, nous sommes convenus qu'il
me serait permis de parler tant que je voudrais, pourvu que ce ne soit
pas contre le prochain ou contre votre autorité. Jusqu'à présent, vous
n'avez rien à me reprocher.

Je ne m'en souviens pas, répondit don Quichotte, et quand cela serait
vrai, je veux que tu te taises et que tu me suives. J'entends déjà le
son des instruments qui retentissent de toutes parts; sans doute que le
mariage aura lieu de bon matin, pour éviter la chaleur du jour.

Sancho obéit et sella promptement Rossinante, puis, ayant mis le bât
sur le grison, le maître et l'écuyer montèrent sur leurs bêtes et se
dirigèrent au petit pas du côté de la ramée.

La première chose qui s'offrit aux regards de Sancho, ce fut un bœuf
entier, auquel un ormeau servait de broche. Une montagne de gros bois
composait le foyer où l'on allait le faire rôtir; alentour bouillaient
six grandes marmites, ou plutôt six cuves capables d'engloutir plusieurs
moutons tout entiers; une multitude de chapons, d'oisons et de poules,
étaient déjà préparés pour être ensevelis dans les marmites, et toutes
sortes d'oiseaux, de gibier de basse-cour et autres pendaient en foule à
des arbres où on les avait mis la veille pour les mortifier. Sancho
compta plus de soixante outres pleines de vin, qui contenaient chacune
pour le moins cinquante pintes. On voyait là des monceaux de pain blanc,
comme on voit les tas de moëllons près des carrières; les fromages
empilés ressemblaient à un mur de briques. Tout auprès, deux chaudières
pleines d'huile et plus grandes que celles des teinturiers, servaient à
faire des beignets et la pâtisserie, pendant qu'on prenait le sucre à
pleines mains dans une caisse qui en était remplie. Il y avait plus de
cinquante cuisiniers ou cuisinières, tous la joie peinte sur le visage,
et travaillant avec diligence. Dans le large ventre du bœuf on avait
cousu une douzaine de cochons de lait pour l'attendrir et lui donner du
goût. Quant aux épiceries de toutes sortes, elles n'étaient point là en
cornets de papier, mais par quintaux et à plein coffre. Finalement, les
préparatifs de la noce, quoique rustiques, étaient très-abondants, et il
y avait de quoi nourrir une armée entière.

Sancho regardait chaque chose avec de grands yeux; il prenait tout en
amitié, et était enchanté de ce spectacle. Les marmites le tentèrent les
premières, et il eût de bon cœur pris le soin de les écumer. Plus loin,
il se sentit attendri par la vue des outres de vin; puis les gâteaux et
l'odeur des beignets le captivèrent tout à fait; enfin, n'y pouvant plus
tenir, il aborda un des cuisiniers et avec la politesse d'un estomac
affamé, il le pria de permettre qu'il trempât une croûte de pain dans
une de ces marmites.

Frère, répondit le cuisinier, ce jour-ci n'est pas un jour de jeûne,
grâce à la libéralité du riche Gamache; mettez pied à terre, et cherchez
s'il n'y a point là quelque cuiller à pot pour écumer une ou deux
poules, et grand bien vous fasse! personne ne s'avisera de vous le
reprocher.

Je ne vois point de cuiller, dit Sancho en soupirant.

Parbleu! répondit le cuisinier, vous voilà embarrassé pour bien peu de
chose; et prenant une casserole, il la plongea dans une marmite d'où il
tira d'un seul coup trois poules et deux oies: Tenez, ami, dit-il à
Sancho, déjeunez de cette écume en attendant l'heure du dîner.

Grand merci, mais je ne sais où mettre cela, dit Sancho.

Emportez la casserole et ce qu'elle contient, repartit le cuisinier;
Gamache est trop riche et trop heureux aujourd'hui pour y regarder de si
près.

Pendant que Sancho mettait ainsi le temps à profit, don Quichotte
regardait entrer douze jeunes garçons en habits de fête, et montés sur
de belles juments couvertes de riches harnais avec quantité de grelots
autour du poitrail. Ils s'élancèrent dans le pré, maniant leurs montures
avec beaucoup d'adresse, et criant tous ensemble. Vive Quitterie et
Gamache, lui aussi riche qu'elle est belle, et elle la plus belle du
monde! On voit bien, dit don Quichotte en lui-même, que ces gens-là ne
connaissent pas ma Dulcinée, car s'ils l'avaient vue, ils seraient un
peu plus sobres de louanges pour leur Quitterie. Un moment après, on vit
déboucher sur plusieurs points de la ramée une troupe de danseurs que
précédaient vingt-quatre jeunes bergers de bonne mine, vêtus de toile
blanche et fine, ayant sur la tête des mouchoirs de soie de différentes
couleurs, avec des couronnes de laurier et de chêne, et tous l'épée à
la main. Sitôt qu'ils parurent, un de ceux qui étaient à cheval demanda
à celui qui les conduisait, jeune homme élégant et bien pris, si aucun
des danseurs n'était blessé.

Aucun jusqu'à cette heure, répondit celui-ci; nous sommes, Dieu merci,
tous bien portants et prêts à faire merveille; et aussitôt il se mêla
avec ses compagnons, qui s'escrimèrent les uns contre les autres en
cadence et avec tant d'adresse, que don Quichotte, tout habitué qu'il
était à ces sortes de spectacles, avoua qu'il n'en avait jamais vu de
comparable. Notre héros ne fut pas moins charmé de l'entrée d'une autre
troupe: c'étaient de belles jeunes filles âgées de quinze à seize ans au
plus, vêtues d'une étoffe verte; partie de leurs cheveux était attachée
avec des rubans, et le reste épars et traînant presque jusqu'à terre;
elles portaient sur la tête des guirlandes de jasmin, de roses et de
chèvrefeuille. Cette troupe, sous la conduite d'un vénérable vieillard
et d'une imposante matrone, tous deux plus dispos que ne l'annonçait
leur grand âge, exécuta une danse moresque au son de la cornemuse et
avec tant de légèreté et d'élégance, qu'elle enleva tous les suffrages.

Après cela on vit exécuter une autre danse fort ingénieusement composée,
de celles qu'on appelle _parlantes_[90]. C'était une troupe de huit
nymphes partagées en deux files, l'une conduite par l'Amour, avec ses
ailes, son carquois, son arc et ses flèches; et l'autre par l'Intérêt,
couvert d'une riche étoffe d'or et de soie. Les nymphes qui suivaient
l'Amour avaient sur les épaules un morceau de taffetas blanc pour les
distinguer: la Poésie était la première; la Sagesse, la seconde; la
Noblesse, la troisième, et la Vaillance, la quatrième. Celles qui
marchaient sous la conduite de l'Intérêt avaient des marques
différentes: l'une s'appelait la Libéralité; l'autre, la Largesse;
celle-ci, la Richesse, et celle-là, la Possession pacifique. Devant
cette troupe, une espèce de château était traîné par quatre sauvages
vêtus de toile verte, tous couverts de lierre, et porteurs de si
horribles masques, que Sancho ne put les voir sans en être effrayé. Sur
la façade du château et sur les trois autres côtés, on lisait: _Château
de la Prudence_.

  [90] Les danses parlantes, pantomimes mêlées de danses et de
  récitatifs.

L'Amour ouvrit la danse au son de deux tambours et de deux flûtes; après
avoir fait quelques pas, il leva les yeux, saisit une flèche et fit mine
de vouloir tirer sur une jeune fille qui était venue se placer entre les
créneaux du château, mais à laquelle il adressa d'abord ces paroles:


  Je suis le souverain de la terre et de l'onde,
            Et tout cède à ma voix:
  Je ne me borne pas à l'empire du monde,
  Le ciel et les enfers reconnaissent mes lois;
  C'est en vain qu'on résiste, et jusqu'à l'impossible,
            J'en sais venir à bout;
  Et portant en tous lieux un pouvoir invincible,
  La gloire et les lauriers m'accompagnent partout.


En finissant, l'Amour décocha une flèche par-dessus le château, et
regagna sa place. L'Intérêt s'avança à son tour, dansa aussi deux pas,
puis regardant la jeune fille, il récita ces vers:


        J'ai plus de pouvoir que l'Amour,
        Quelque vanité qu'il en fasse;
        Rien n'est plus noble que ma race,
        Dont l'auteur est père du jour.
  C'est moi qui fais la paix, c'est moi qui fais la guerre;
        C'est moi qui meus tout ici-bas:
  Mais pendant que je règne en tyran sur la terre,
  Je veux suivre en captif et ton char et tes pas.


L'Intérêt se retira, et la Poésie ayant pris sa place, récita les vers
suivants, les yeux élevés du côté du château, comme l'avaient fait les
deux personnages précédents:


  C'est moi qui des vertus conserve la mémoire,
        Moi qui les sauve de l'oubli;
  Et le nom des héros serait enseveli,
  Si mes soins et mes vers ne consacraient leur gloire.
        Je viens, au bruit de ta beauté,
        Te rendre un légitime hommage,
        Et par un immortel ouvrage
  Apprendre à l'univers quelle est la vanité
        De t'en disputer l'avantage.


La Poésie étant retournée à sa place, la Libéralité quitta la troupe de
l'Intérêt, et vint dire à son tour:


        C'est mon humeur et mon plaisir
        De donner avec abondance,
        Et sans attendre qu'on y pense
        Je préviens même le désir;
          Mais enfin je me lasse
  De donner au hasard, et donner tant de fois:
        Il est temps de faire un beau choix
  Qui relève l'éclat des trésors que j'amasse:
  Je vous les offre tous, et ne voudrais pour grâce
          Que recevoir vos lois[91].


  [91] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

[Illustration: Emportez la casserole et ce qu'elle contient, repartit le
cuisinier (page 379).]

De la même façon entrèrent et sortirent tous les personnages des deux
troupes, chacun récitant des vers après avoir fait son entrée. Les uns
étaient bons, les autres mauvais, et don Quichotte, qui avait une
excellente mémoire, retint seulement ceux que je viens de citer.
Ensuite tous les personnages se mêlèrent, formant tour à tour ou rompant
la chaîne, et se séparant à la fin de chaque cadence avec beaucoup
d'aisance et de grâce. Toutes les fois que l'Amour passait devant le
château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l'Intérêt brisait
contre ses murs des boules dorées. Finalement, quand ils eurent
longtemps dansé, l'Intérêt tira une grande bourse qui paraissait pleine
d'argent, et l'ayant lancée contre le château, les planches qui le
formaient tombèrent, laissant à découvert et sans défense cette belle
fille qui avait paru entre les créneaux. L'Intérêt s'approcha aussitôt
avec sa suite, et lui jeta au cou une chaîne d'or, comme pour la faire
prisonnière; mais l'Amour accourut avec les siens pour la défendre.

Quand on eut bien disputé de part et d'autre, toujours au son des
tambours, et avec des mouvements appropriés à la cadence et au sujet,
les sauvages les séparèrent, et rajustèrent en un instant les planches
du château, où la jeune fille s'enferma comme auparavant. C'est ainsi
que le ballet finit aux applaudissements de tous les spectateurs.

Don Quichotte demanda qui avait composé cette petite fête; on lui
répondit que c'était un bénéficier de village, qui avait beaucoup de
talent pour ces sortes d'inventions.

Je gagerais, dit le chevalier, qu'il est plus ami de Gamache que de
Basile, et qu'il s'entend mieux à cela qu'à réciter son bréviaire: sa
pièce est fort bonne, et il y fait valoir adroitement la richesse de
Gamache et les talents de Basile.

Ma foi, dit Sancho, qui écoutait, le roi est mon coq, et je suis pour
Gamache.

On voit bien, reprit don Quichotte, que tu es un vilain, et de ceux qui
toujours disent: Vive le plus fort!

Je ne sais trop desquels je suis, répliqua Sancho, mais je sais que je
ne tirerai jamais de la marmite de Basile l'écume que j'ai tirée de
celle de Gamache. En même temps il montrait les poules et les oies dont
il se remit à manger avec grand appétit, en disant: Nargue des talents
de Basile! Autant tu as, autant tu vaux; autant tu vaux, autant tu as.
Il n'y a que deux familles au monde, disait ma grand'mère: avoir ou
n'avoir pas, et elle se sentait beaucoup de penchant pour avoir.
Aujourd'hui, mon seigneur et maître, on aime mieux l'argent que la
science, et un âne chargé d'or a meilleure mine qu'un cheval couvert de
panaches. Encore une fois, je suis pour Gamache, dont la marmite est
farcie d'oies et de poules, tandis que celle de Basile ne me donnerait,
je le crains bien, que de l'eau claire.

Auras-tu bientôt fini? dit don Quichotte.

Voilà qui est fait, seigneur, répondit Sancho, car je vois que cela vous
fâche: autrement, j'avais de la besogne taillée pour huit jours.

Que Dieu m'accorde la grâce de ne pas mourir avant de t'avoir vu devenir
muet, dit don Quichotte.

Au train dont nous allons, repartit Sancho, j'ai peur de vous en donner
le plaisir un de ces jours: il ne faut pour cela que tomber entre les
mains des muletiers Yangois, ou marcher toute une semaine à travers les
forêts, sans trouver quoi que ce soit à mettre sous la dent; alors vous
me verrez si bien muet, que je ne dirai pas une seule parole d'ici au
jugement dernier.

Et quand cela serait, reprit don Quichotte, jamais ton silence n'égalera
ton bavardage. D'ailleurs, selon l'ordre de la nature, je dois mourir
avant toi; aussi je désespère de jamais te voir muet, non pas même en
buvant, ou en dormant, ce qui est tout ce que je peux dire de plus.

Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, il n'y a point à se fier à cette
maudite camarde, je veux dire à la Mort: car elle mange l'agneau tout
comme le mouton; et j'ai entendu notre curé dire qu'elle frappait
également les palais des rois et les cabanes des chevriers[92]. Elle a
beaucoup de pouvoir, cette dame, mais pas un brin de courtoisie: car
elle s'en prend à tout, mange de tout, et remplit sa besace de gens de
tout âge et de toute condition. Oh! ce n'est point là un moissonneur qui
fasse la sieste; elle a les yeux sans cesse ouverts, elle coupe l'herbe
verte comme la sèche, aussi bien la nuit que le jour. Par ma foi, on
peut dire non pas qu'elle mange, mais bien plutôt qu'elle dévore et
engloutit tout ce qui se trouve sur son chemin, car elle a une faim
qu'on ne peut rassasier; et quoiqu'elle n'ait point de ventre, on la
dirait hydropique, tant elle a soif de boire la vie de tous les hommes,
comme on boit une jarre d'eau fraîche.

  [92] Pallida mors æquo, etc. (HORACE.)

Assez, assez, s'écria don Quichotte, tu ne t'en es pas mal tiré avec ton
éloquence rustique: ne va pas plus loin, mon ami, dans la crainte de
tomber; par ma foi, si tu avais autant de science et d'étude que tu as
d'esprit naturel et de jugement, tu pourrais monter en chaire et devenir
un excellent prédicateur.

Qui vit bien prêche bien, repartit Sancho, je n'en sais point davantage.

Tu n'as pas besoin d'en savoir davantage, dit don Quichotte; cependant
je ne puis comprendre que, le commencement de la sagesse étant la
crainte de Dieu, toi qui crains moins Dieu qu'un lézard, tu en saches si
long.

Seigneur, reprit Sancho, que Votre Grâce soit juge de sa chevalerie, et
non de la peur ou du courage des autres, puisque notre curé dit qu'il
faut examiner ses actions et non celles d'autrui. Après tout,
laissez-moi dire un mot à cette écume, car tous ces discours ne sont que
paroles oiseuses, dont il nous faudra rendre compte au jour du jugement.

Sans plus discourir, il donna un nouvel assaut à la casserole, et avec
tant de vigueur, qu'il réveilla l'appétit de son maître; lequel lui
aurait tenu compagnie s'il n'en eût été empêché par ce qu'il faudra
remettre au chapitre suivant.



CHAPITRE XXI

SUITE DES NOCES DE GAMACHE, ET DES CHOSES ÉTRANGES QUI Y ARRIVÈRENT


Don Quichotte et Sancho achevaient la conversation que nous venons de
rapporter, quand il se fit un grand bruit de voix; ce bruit venait des
cavaliers qui venaient au-devant des nouveaux époux. En effet, ceux-ci
s'avançaient au milieu de toutes sortes d'instruments, avec le curé,
leurs familles, et suivis de la plus brillante compagnie des villages
circonvoisins, tous en habit de fête.

Dès que la fiancée parut; Peste! s'écria Sancho, ce n'est point là une
paysanne; par ma foi, on dirait plutôt une princesse: quelle belle
guirlande de corail elle vous a autour du cou! et cette robe d'un
velours à trente poils, avec bordures de satin! Mais voyez donc ses
mains: que je meure si elles ne sont pas d'émail; et ces belles bagues
d'or avec des perles blanches comme du lait; il n'y en a pas une qui ne
vaille pour le moins un œil de la tête. Tudieu! quels cheveux! s'ils ne
sont pas faux, je n'en ai vu de ma vie d'aussi longs ni d'aussi blonds.
Que dites-vous de sa taille et de sa tournure? A la voir ainsi couverte
de joyaux de la tête aux pieds, on la prendrait pour un palmier chargé
de dattes. En vérité, voilà une maîtresse fille et qui pourrait passer
sur les bancs de Flandre[93].

  [93] Passage dangereux qui borde la côte des Pays-Bas. On disait
  proverbialement pour faire l'éloge de quelqu'un, qu'il pouvait passer
  sur les bancs de Flandre.

Don Quichotte souriait des éloges de Sancho, et il convenait en lui-même
qu'après Dulcinée on n'avait jamais rien vu de si merveilleux. Quitterie
paraissait un peu pâle, suite ordinaire de la mauvaise nuit que passent
les jeunes filles en préparant pour le lendemain leur parure de noces.
Les fiancés se dirigeaient vers une espèce d'estrade, couverte de
rameaux, de tapis et de branchages, sur laquelle devaient se faire les
épousailles, et d'où ils pouvaient plus commodément voir les jeux et les
danses.

Tout à coup, au moment d'atteindre leurs places, ils entendirent
derrière eux un grand tumulte, et du milieu sortit une voix qui disait:
«Attendez, attendez, gens inconsidérés, vous êtes trop pressés d'en
finir.» A ces mots tous les assistants tournèrent la tête, et l'on vit
s'avancer un homme vêtu d'une casaque noire, bordée de bandes cramoisies
et parsemée de flammes; il avait sur la tête une couronne de cyprès, et
dans la main un long bâton. Quand il fut proche, chacun reconnut Basile,
et, le voyant dans un pareil lieu, l'on commença à craindre quelque
triste événement. Il arriva enfin essoufflé, hors d'haleine, et dès
qu'il fut devant les deux époux, fichant en terre son bâton garni d'une
pointe d'acier, le visage pâle et les yeux attachés sur Quitterie, il
lui dit d'une voix sourde et tremblante:

As-tu donc oublié, ingrate Quitterie, que tu m'avais donné ta foi, et
que tu ne pourrais prendre un autre époux, tant que je serais vivant?
M'as-tu jamais trouvé infidèle, et en attendant qu'il me fût donné de
t'épouser, peux-tu me reprocher d'avoir manqué à l'amitié que je te
dois, ou fait quelque chose qui pût t'offenser? Pourquoi donc fausser ta
parole, pourquoi donner à un autre un bien qui m'appartient, sans qu'il
ait sur moi d'autre avantage que celui que le hasard distribue suivant
sa fantaisie? Eh bien, qu'il en jouisse, puisque c'est ta volonté; je
vais faire disparaître l'obstacle qui pouvait s'y opposer, et le rendre
heureux aux dépens de ma propre vie. Vivent! vivent le riche Gamache et
l'ingrate Quitterie! et meure Basile, puisque la pauvreté a coupé les
ailes à son bonheur et l'a précipité dans le tombeau.

En achevant ces paroles, Basile tira une courte épée qui était cachée
dans son bâton, et, en ayant appuyé la poignée contre terre, il se jeta
sur la pointe avec autant de célérité que de résolution, et tomba
nageant dans son sang. A ce funeste spectacle, ses amis accoururent,
poussant des cris et déplorant son malheur. Don Quichotte accourut
aussi, et prenant l'infortuné entre ses bras, il trouva qu'il respirait
encore. On voulut lui retirer l'épée de la poitrine, mais le curé s'y
opposa, avant qu'il ne se fût confessé, disant qu'on ne pouvait arracher
l'épée sans lui ôter en même temps la vie. Alors Basile, revenant un peu
à lui, dit d'une voix affaiblie et presque éteinte: Cruelle Quitterie!
si à cette heure terrible et solennelle tu voulais m'accorder ta main
comme époux, je regretterais moins ma témérité, puisqu'elle m'a procuré
le bonheur d'être à toi.

Mon enfant, lui dit le curé, il n'est plus temps de penser aux choses de
ce monde; songez à vous réconcilier avec Dieu, et à lui demander pardon
d'une résolution si désespérée.

J'avoue que je suis désespéré, reprit Basile; et il prononça encore
quelques paroles qui montraient sa résolution de ne point se confesser
sans obtenir de Quitterie ce qu'il demandait, ajoutant que cette
satisfaction pouvait seule lui en donner le courage et la force.

Don Quichotte déclara la demande parfaitement juste et raisonnable, et
d'autant plus aisée à accorder, qu'il y avait le même honneur pour
Gamache à prendre Quitterie, veuve d'un si honnête homme, que s'il la
recevait des mains de son père. D'ailleurs, ajouta-t-il, il n'y a qu'un
oui à proférer, et ce oui ne doit pas lui coûter beaucoup, puisque le
lit nuptial de Basile sera son tombeau.

En voyant et entendant tout cela, Gamache était plein d'incertitude;
mais les amis de Basile le prièrent avec tant d'instances de consentir à
ce que Quitterie donnât la main à leur ami mourant, au moins pour sauver
son âme, qu'ils le décidèrent à déclarer que si elle y consentait il ne
s'y opposait pas, puisque ce n'était que différer un instant
l'accomplissement de ses propres désirs. Alors tous s'approchèrent de
Quitterie, et les uns les larmes aux yeux, les autres avec des paroles
obligeantes, ils tâchèrent de l'émouvoir en lui représentant qu'elle ne
pouvait refuser cette dernière grâce à un homme qui n'en jouirait pas
longtemps. Mais la belle Quitterie, immobile comme un marbre, ne savait
ou ne voulait pas répondre, et l'on n'aurait peut-être pas tiré d'elle
une parole, si le curé ne l'eût pressée de prendre un parti, disant que
Basile ayant la mort sur les lèvres, il n'y avait pas un instant à
perdre. Triste et troublée, Quitterie s'approcha de Basile, qui, les
yeux déjà fermés et respirant à peine, murmurait entre ses dents le nom
de Quitterie. Dès qu'elle fut près de lui, elle se mit à genoux et lui
demanda sa main, mais seulement par signe, comme n'ayant pas la force de
parler.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

As-tu donc oublié, ingrate Quitterie, que tu m'avais donné ta foi?
(page 384).]

Basile ouvrit les yeux, et les attachant languissamment sur elle: O
Quitterie! lui dit-il, à quoi bon cette pitié, maintenant qu'il me
reste si peu d'instants pour jouir du bonheur d'être ton époux, et que
rien ne peut arrêter le coup qui va me mettre au tombeau? Mais, au
moins, je t'en conjure, ô ma fatale étoile! c'est qu'en ce moment où tu
me demandes la main et tu m'offres la tienne, ce ne soit pas par
complaisance et pour m'abuser de nouveau: déclare donc que c'est sans
contrainte que tu me prends pour époux, et aussi librement que lorsque
nous nous donnâmes une foi mutuelle. Dans le triste état où tu m'as
réduit, il serait affreux de feindre avec moi, après m'avoir toujours
trouvé si fidèle et si sincère.

Pendant qu'il parlait, on le voyait défaillir de telle sorte que tous
les assistants croyaient qu'il allait expirer à chaque parole.
Quitterie, confuse et les yeux baissés, prit de sa main droite celle de
son malheureux amant et lui dit: Rien n'est capable de forcer ma
volonté, Basile; d'un esprit aussi libre que je te donne ma main, je
reçois la tienne, s'il est vrai qu'il te reste assez de présence
d'esprit pour savoir ce que tu fais.

Je te la donne, répondit Basile, l'esprit aussi sain et aussi entier que
je l'ai reçu du ciel; et c'est de tout mon cœur que je te reçois pour
épouse.

Et moi, ajouta Quitterie, je te reçois pour époux, soit que tu vives de
longues années, soit qu'on te porte de mes bras dans le tombeau.

Pour être aussi grièvement blessé, dit Sancho, voilà un garçon qui jase
beaucoup: il faudrait lui dire de laisser là toutes ces galanteries, et
de songer à son âme, qu'il a, ce me semble, plutôt sur le bout de la
langue qu'entre les dents.

Pendant que Basile tenait ainsi la main de Quitterie, le curé attendri,
et les larmes aux yeux, leur donna la bénédiction nuptiale, priant Dieu
de recevoir en paix l'âme du nouveau marié. Mais celui-ci n'eut pas
plutôt reçu la bénédiction, qu'il se releva prestement, et avec une
célérité merveilleuse retira la dague à laquelle son corps servait de
fourreau. Les assistants étaient frappés de surprise, et plusieurs dans
leur simplicité se mirent à crier au miracle. Non, répliqua Basile, ce
n'est pas miracle, c'est adresse qu'il faut dire. Le curé, stupéfait,
hors de lui, accourut pour tâter la blessure avec sa main, et il trouva
que la dague, au lieu de percer le corps de Basile, était entrée dans un
fourreau de fer, adroitement rempli de sang. Bref, le curé, Gamache, et
ses amis, virent qu'on les avait joués. Quant à la fiancée, elle n'en
témoigna pas le moindre déplaisir; loin de là, entendant dire que ce
mariage entaché de fraude ne serait pas valable, elle déclara qu'elle le
ratifiait de nouveau: ce qui fit penser à tout le monde que la ruse
avait été concertée entre eux. Gamache et ses amis étaient si irrités,
qu'ils voulurent en tirer vengeance sur l'heure, et ils attaquèrent
Basile, pour lequel, en un clin d'œil, brillèrent cent épées nues.

Don Quichotte accourut à cheval un des premiers, la rondache au bras, la
lance au poing, et se jeta entre les combattants, lesquels s'écartèrent
aussitôt. Quant à Sancho, qui avait les querelles en horreur, il se
réfugia au milieu des marmites, comme dans un asile sacré.

Arrêtez! seigneurs, arrêtez! criait don Quichotte; on ne doit jamais se
venger des ruses que fait inventer l'amour, car l'amour et la guerre
sont même chose; et comme dans la guerre il a été de tout temps permis
d'employer des stratagèmes pour vaincre son ennemi, de même dans les
rivalités d'amour il faut tenir pour légitimes les ruses qu'on emploie
afin de réussir, pourvu toutefois que ce ne soit pas au détriment de
l'objet aimé. Quitterie est à Basile, et Basile à Quitterie, ainsi l'a
voulu le ciel. Gamache est riche, il trouvera assez d'autres femmes;
Basile, au contraire, n'a que cette brebis, il serait injuste de vouloir
la lui ravir. L'homme n'a pas le droit de séparer ce que Dieu a uni;
celui qui osera l'entreprendre, aura d'abord affaire à la pointe de
cette lance. En disant cela, il brandissait son arme avec tant de
vigueur, qu'il terrifia tous ceux qui ne le connaissaient pas.

L'indifférence de Quitterie avait produit une telle impression sur
l'esprit de Gamache, qu'en un instant elle s'effaça de sa mémoire. Aussi
céda-t-il sans efforts aux exhortations du curé, homme sage et
conciliant; et pour montrer leurs intentions pacifiques, lui et ses amis
remirent leurs épées dans le fourreau, blâmant plutôt la facilité de
Quitterie que la ruse de Basile. Bien plus, quand Gamache eut réfléchi
que si Quitterie aimait Basile, étant jeune fille, elle l'eût encore
aimé après son mariage, il rendit grâce au ciel de la lui avoir enlevée,
et afin de prouver qu'il n'avait aucun ressentiment de ce qui venait de
se passer, il voulut que la fête s'achevât comme s'il se fût marié
réellement.

Basile et Quitterie, ainsi que tous ceux de leur parti, refusèrent d'y
assister, et l'on se mit en chemin pour le village de Basile, qui malgré
sa pauvreté eut tout sujet de se réjouir; car le pauvre vertueux trouve
des amis pour le soutenir et l'honorer, comme le riche ne manque jamais
de flatteurs pour lui faire cortége. Ils emmenèrent avec eux don
Quichotte, le tenant pour homme de cœur et qui avait, comme on dit, du
poil sur l'estomac. Le seul Sancho avait l'âme navrée d'être forcé de
renoncer au splendide festin des noces de Gamache, qui se prolongèrent
une grande partie de la nuit. Tournant donc le dos, bien qu'il les
portât dans son cœur, aux marmites d'Égypte, dont l'écume presque
achevée qu'il emportait dans la casserole lui représentait l'abondance
perdue, il suivit son seigneur qui s'en allait avec le quadrille de
Basile. Ainsi, tout chagrin, quoique largement repu, il remonta sur son
grison et suivit Rossinante.



CHAPITRE XXII

DE L'AVENTURE INOUIE DE LA CAVERNE DE MONTESINOS DONT LE VALEUREUX DON
QUICHOTTE VINT A BOUT


Grands et nombreux furent les régals qui attendaient don Quichotte chez
les nouveaux époux, empressés de reconnaître la protection qu'il leur
avait apportée si à propos; aussi mettant son esprit au niveau de son
courage, ils le qualifiaient tour à tour de Cicéron pour l'éloquence et
de Cid pour la valeur. Le bon Sancho se récréa trois jours aux dépens
des mariés, desquels on apprit que Quitterie n'avait eu aucune part à la
supercherie de Basile, qui seul s'était concerté avec ses amis, afin que
l'heure venue ils lui prêtassent appui.

On ne doit point appeler supercherie, disait don Quichotte, les moyens
qui tendent à une fin louable et vertueuse; or pour les amants le
mariage est la fin par excellence. Seulement, comme dans le mariage tout
doit être contentement, joie et plaisir, le plus grand ennemi que puisse
redouter l'amour c'est la pauvreté. Ce que j'en dis c'est afin que le
seigneur Basile sache qu'il est temps de renoncer à tous ces exercices
du corps où il excelle et qui ne lui feront qu'une réputation inutile,
sans lui procurer aucun profit, et qu'ayant maintenant une épouse
vertueuse autant que belle, qui a dédaigné pour lui de grandes
richesses, il est désormais obligé de travailler à se faire une fortune
digne de sa femme, afin d'être tous deux en état de passer leur vie en
repos.

Je ne sais quel sage, ajoutait notre chevalier, a dit qu'il n'existait
au monde qu'une seule femme véritablement bonne; mais qu'il conseillait
à chaque mari de se persuader, pour être heureux, que cette femme était
la sienne. Moi, qui ne suis pas marié et qui n'ai encore jamais pensé au
mariage, j'oserais cependant donner à celui qui me les demanderait
quelques conseils sur le choix d'une épouse. Je lui dirais: faites plus
attention, chez une femme, à la réputation qu'à la fortune; la femme
vertueuse n'acquiert pas la bonne renommée seulement parce qu'elle est
vertueuse, mais aussi parce qu'elle le paraît; les légèretés et les
imprudences nuisent plus aux femmes que les fautes secrètes. Si vous
ouvrez votre maison à une épouse vertueuse, il vous sera facile de la
maintenir dans cet état et même de l'y fortifier; mais si pour compagne
vous prenez une femme aux penchants vicieux, vous aurez bien de la peine
à l'en corriger, car il est très-difficile de revenir du vice à la
vertu. La chose n'est pas impossible, j'en conviens, mais je la regarde
comme d'une excessive difficulté.

Sancho écoutait, se disant à lui-même: Ce mien maître-là, quand je viens
à dire quelques bonnes choses, ne manque jamais de s'écrier que je
pourrais monter en chaire et m'en aller prêcher par le monde; eh bien,
je soutiens, moi, que lorsqu'il se met à enfiler des sentences et à
donner des conseils, non-seulement il pourrait monter en chaire, mais
même sur le haut du clocher. Peste soit de l'homme qui, en sachant si
long, s'est fait chevalier errant! je m'étais figuré qu'il ne savait
guère que ce qui a rapport à sa chevalerie, mais je vois qu'il n'y a
point de sujet où il ne puisse placer son mot.

Que murmures-tu là Sancho? demanda don Quichotte.

Je ne murmure rien, répondit Sancho; je pensais seulement à part moi,
qu'avant d'avoir pris femme, j'aurais bien voulu entendre dire ce que
dit Votre Grâce; peut-être dirais-je à présent que le bœuf libre du
joug se lèche plus à l'aise.

Comment, ta Thérèse est méchante à ce point? reprit don Quichotte.

Elle n'est pas très-méchante, répliqua Sancho; mais elle n'est pas non
plus très-bonne; du moins elle n'est pas aussi bonne que je voudrais.

Sancho, dit don Quichotte, tu as tort de mal parler de ta femme; car
c'est la mère de tes enfants.

Oh! nous ne nous devons rien, répondit Sancho; et quand la fantaisie lui
en prend, elle ne me ménage guère, surtout si elle a un grain de
jalousie. Aussi, dans ces moments-là, je la donnerais à tous les
diables.

Nos aventuriers passèrent trois jours à faire bonne chère chez les
nouveaux mariés; mais don Quichotte, qui se lassait déjà d'une vie
oisive et si contraire à sa profession, pria le licencié avec qui il
était venu, et qui jouait si bien des fleurets, de lui donner un guide
pour le conduire à la caverne de Montesinos, où il avait le plus vif
désir de pénétrer, afin de voir par ses propres yeux les merveilles que
l'on en racontait dans le pays. Le licencié lui dit qu'un de ses
cousins, garçon fort instruit, et grand amateur de livres de chevalerie,
le conduirait de bon cœur jusqu'à l'entrée de la caverne, et lui
indiquerait les sources de Ruidera, si fameuses dans toute l'Espagne,
ajoutant qu'il aurait grand plaisir dans la compagnie de ce jeune homme.
En effet, le cousin arriva bientôt après, monté sur une bourrique
pleine. Sancho sella Rossinante, bâta son grison, puis s'étant
recommandé à Dieu, et le bissac bien fourni, la caravane se mit en route
dans la direction de la fameuse caverne.

Chemin faisant, don Quichotte demanda à son guide quelles étaient ses
études et sa profession.

[Illustration: Il tira son épée, et se mit à abattre les broussailles et
les épines (page 391).]

Seigneur, répondit celui-ci, ma profession est celle d'humaniste, et je
compose des livres pour le plaisir et l'utilité du public. J'en ai un
prêt à paraître, qui a pour titre: _Recueil de livrées_: il contiendra
plus de sept cents figures, chiffres et devises, dont le but est
d'épargner aux chevaliers de la cour la peine de se creuser la cervelle
pour en trouver de conformes à leur intention, lorsqu'ils ont à figurer
dans un carrousel ou dans un tournoi. J'ai prévu tout ce qu'on peut
souhaiter là-dessus: il y a des devises pour le jaloux, il y en a pour
l'absent, pour le dédaigné, qui leur vont comme un gant. Je viens aussi
d'achever un autre ouvrage que j'intitule les _Métamorphoses_ ou
l'_Ovide espagnol_. Celui-ci est d'une invention rare et originale, car,
imitant Ovide dans le genre burlesque, j'explique ce que furent la
Giralda de Séville, l'ange de la Madeleine, l'égout de Vinceguerra à
Cordoue, les taureaux de Guisando, les fontaines de Legatinos et de
Lavapiès à Madrid, sans oublier celles du Pou, du Tuyau doré, et de la
Prieure, le tout accompagné de métaphores et d'allégories, de façon que
l'ouvrage soit à la fois instructif et amusant. J'en ai encore sur le
chantier un autre que j'appelle: _Supplément à Polydore Virgile_, et qui
traite de l'origine des choses: c'est un livre d'une grande érudition,
car j'y explique toutes les questions importantes qu'avait oubliées
Polydore. Par exemple, il n'a point dit quel est le premier homme du
monde qui ait eu un catarrhe; quel recourut le premier aux frictions
pour guérir le mal français; eh bien, moi, j'enseigne tout cela de point
en point et appuyé de l'autorité de plus de vingt-cinq auteurs, la
plupart contemporains. Jugez, seigneur, si mon travail est utile et
curieux.

Seigneur, vous qui savez tout, demanda Sancho, pourriez-vous me dire
quel est le premier homme qui s'est gratté la tête; quant à moi, je
pense que c'est Adam, notre premier père.

Très-probablement, répondit le guide, car Adam avait une tête et des
cheveux, et il y a apparence qu'étant le premier homme, il y a le
premier senti de la démangeaison.

C'est ce que je crois aussi, reprit Sancho; dites-moi maintenant quel
est l'homme qui a sauté ou voltigé le premier?

En vérité, frère, répondit le guide, je ne saurais résoudre cela sur
l'heure, et il faut avant tout que j'en fasse la recherche; je
feuilletterai mes livres aussitôt que je serai de retour, et je vous
rendrai raison à la prochaine rencontre, car j'espère que celle-ci ne
sera pas la dernière.

Ne prenez pas tant de peine, dit Sancho, je viens de trouver la chose:
le premier sauteur du monde fut Lucifer, car, lorsqu'il fut chassé du
ciel, il s'en alla voltigeant jusqu'au fond des enfers.

Vous avez raison, compère, répondit le guide.

Sancho, dit don Quichotte, la demande et la réponse ne sont pas de toi;
tu les as déjà entendu faire.

Seigneur, repartit Sancho, en fait de demandes et de réponses, j'en ai
au moins pour deux jours; et quant à débiter des sottises, je n'ai, Dieu
merci, besoin de personne.

Tu en dis plus que tu ne penses, repartit don Quichotte: en effet, il y
a nombre de gens qui se donnent beaucoup de peine pour apprendre et
vérifier des choses oiseuses où la mémoire et l'esprit n'ont rien à
gagner.

Nos voyageurs passèrent la journée dans ces agréables entretiens. Puis
la nuit venue, ils allèrent loger dans un petit village, d'où, suivant
le guide, il n'y avait pas plus de deux lieues jusqu'à la caverne de
Montesinos. Notre chevalier fut averti de se pourvoir de cordes, s'il
avait envie de descendre jusqu'au fond. Don Quichotte répondit qu'il y
était résolu, dût-il pénétrer jusqu'aux abîmes. On acheta cent brasses
de corde, et, le jour suivant, les trois voyageurs arrivèrent, sur les
deux heures après midi, proche de la caverne, dont l'entrée, quoique
large et spacieuse, était tellement obstruée de ronces et de
broussailles entrelacées, qu'elle semblait inaccessible.

Quand ils furent près du bord, don Quichotte, le guide et Sancho, mirent
pied à terre; puis les deux compères s'occupèrent à attacher fortement
notre chevalier avec des cordes. Pendant qu'on lui ceignait les reins,
Sancho lui dit: Que Votre Grâce, mon bon seigneur, prenne garde à ce
qu'elle va faire; pourquoi vous enterrer tout vivant, comme une cruche
qu'on met dans un puits pour la rafraîchir? Quel intérêt vous force
d'aller voir ce qui se passe au fond d'un trou qui doit être pire qu'une
prison de Maures?

Attache et tais-toi, répondit don Quichotte; à moi seul était réservée
une entreprise telle que celle-ci.

Seigneur, lui dit le guide, observez bien, je vous prie, tout ce qu'il y
a dans cette caverne: peut-être s'y rencontrera-t-il des choses dignes
de trouver place dans mon livre des métamorphoses.

Soyez tranquille, reprit Sancho; mon maître tient la flûte, je vous
assure qu'il en jouera bien.

Se voyant prêt à descendre: Pardieu! dit don Quichotte, nous avons été
bien imprévoyants de ne pas nous munir d'une petite clochette qu'on
aurait attachée à la corde même, et dont le bruit vous eût avertis que
je descendais toujours et que j'étais encore vivant; mais puisqu'il n'en
est plus temps, à la grâce de Dieu. Sur ce, notre chevalier se jeta à
genoux, fit une courte prière à voix basse, pour demander le secours du
ciel dans une si périlleuse aventure, après quoi il s'écria: O dame de
mes pensées, maîtresse de mes actions, illustre et sans pareille
Dulcinée du Toboso, si les prières de ton amant fortuné arrivent jusqu'à
toi, daigne, je t'en conjure, par cette beauté incomparable qui m'a
charmé, daigne les écouter favorablement; car elles n'ont d'autre objet
que d'obtenir ta protection dont j'ai si grand besoin, au moment où je
vais m'enfoncer dans cet abîme, poussé par le seul désir d'apprendre à
tout l'univers que celui que tu favorises ne connaît rien d'impossible.

En disant ces paroles, il s'approcha de l'ouverture de la caverne, et
voyant qu'il était impossible d'y pénétrer, à moins de s'ouvrir par
force un passage, il tira son épée, et se mit à abattre les broussailles
et les épines. Au bruit que faisaient ses coups, il s'en échappa une
nuée si rapide et si épaisse d'énormes corbeaux, de corneilles et de
chauves-souris, que notre héros en fut renversé. S'il eût été aussi
superstitieux qu'il était bon catholique et franc chevalier, il aurait
tenu cela à mauvais présage et renoncé à l'entreprise; mais se relevant
avec un courage intrépide et voyant qu'il ne sortait plus d'oiseaux, il
demanda de la corde au guide et à Sancho, qui commencèrent à le laisser
couler doucement. Au moment où il disparut, Sancho lui envoya sa
bénédiction, en faisant sur lui mille signes de croix: Que Dieu te
conduise, dit-il, ainsi que Notre-Dame du Puy et la Sainte-Trinité de
Gayette, crème, fleur, écume des chevaliers errants! Va en paix,
champion du monde, cœur d'acier, bras d'airain; que Dieu te conduise et
te ramène sain et sauf à la lumière de cette vie que tu abandonnes pour
t'enterrer dans cette obscurité!

Le guide répéta à peu près les mêmes invocations.

Cependant don Quichotte criait toujours qu'on lui lâchât de la corde, et
ils continuaient à lui en envoyer peu à peu. Quand ils reconnurent
qu'ils en avaient coulé plus de cent brasses, et qu'aucun son
n'arrivait jusqu'à eux, ils furent d'avis de remonter notre chevalier;
néanmoins ils attendirent près d'une demi-heure, après quoi ils
commencèrent à retirer la corde. Comme elle remontait sans qu'ils
éprouvassent aucune résistance, ils craignirent que don Quichotte ne fût
resté au fond de la caverne. Sancho pleurait déjà amèrement, et tirait
en toute hâte pour s'assurer de la vérité. Au bout de quatre-vingts
brasses environ, ils sentirent un poids assez lourd, ce qui leur causa
une joie extrême, puis enfin après dix autres brasses ils aperçurent
distinctement don Quichotte, à qui Sancho cria tout joyeux: Soyez le
bienvenu, mon bon seigneur; nous pensions que vous étiez resté là-bas
pour faire race. Don Quichotte ne répondit mot; mais quand il fut au
bord du trou, ils virent qu'il avait les yeux fermés, comme un homme
endormi. Ils le délièrent et l'étendirent par terre, sans qu'il
s'éveillât; enfin quand ils l'eurent bien tourné et retourné, il revint
à lui, se frotta les yeux, s'allongea comme si on l'eût tiré d'un
profond sommeil, puis jetant de côté et d'autre des regards effarés:
Dieu vous le pardonne, amis, s'écria-t-il; mais vous venez de m'enlever
au plus beau spectacle et à la plus délicieuse vie dont mortel ait
jamais joui. C'est maintenant qu'il me faut reconnaître que toutes les
joies de ce monde passent comme l'ombre et se flétrissent comme la fleur
des champs. O malheureux Montesinos! ô Durandart, lâchement assassiné! ô
infortuné Belerne! ô larmoyant Guadiana! et vous, déplorables filles de
Ruidera, qui par l'abondance de vos eaux faites voir combien vos beaux
yeux ont versé de larmes!

Étonnés d'entendre ces paroles qu'il proférait comme s'il eût été
pénétré d'une profonde douleur, le guide et Sancho le supplièrent de
leur en apprendre le sens, et de leur raconter ce qu'il avait vu dans
cet enfer.

Enfer! s'écria don Quichotte; ce nom, je vous l'assure, ne lui convient
nullement. Il demanda quelque chose à manger, parce qu'il avait grand
faim; on étendit sur l'herbe le tapis qui formait la selle du coursier,
on vida les besaces, et tous trois, de bon appétit, dînèrent et
soupèrent d'un même coup. Quand le tapis fut enlevé: Que personne ne
bouge, enfants, dit don Quichotte, et prêtez-moi la plus grande
attention.



CHAPITRE XXIII

DES ADMIRABLES CHOSES QUE L'INCOMPARABLE DON QUICHOTTE PRÉTENDIT AVOIR
VUES DANS LA PROFONDE CAVERNE DE MONTESINOS, ET DONT L'INVRAISEMBLANCE
ET LA GRANDEUR FONT QUE L'ON TIENT CETTE AVENTURE POUR APOCRYPHE


Il était environ quatre heures du soir, lorsque le soleil, caché par des
nuages qui amortissaient l'éclat de sa lumière et tempéraient l'ardeur
de ses rayons, permit à don Quichotte de raconter, sans fatigue, à ses
deux illustres auditeurs, les choses merveilleuses qu'il avait vues dans
la caverne de Montesinos. Il commença en ces termes:

A douze ou quatorze hauteurs d'homme du fond de cette caverne se trouve
à main droite une cavité ou espace vide pouvant contenir un grand
chariot attelé de ses mules. Une faible lueur y arrive par quelques
fentes assez éloignées, puisqu'elles viennent de la surface du sol.
J'aperçus cette cavité dans un moment où j'étais las et attristé de me
sentir, suspendu à une corde, descendre dans cette région obscure sans
avoir de route certaine; cela me détermina à y entrer pour prendre un
peu de repos. Je vous criai en même temps de ne plus lâcher de corde,
mais probablement vous ne m'entendîtes pas. Je ramassai alors celle que
vous continuiez à m'envoyer, et j'en fis, en la roulant, une sorte de
siége sur lequel je m'assis tout pensif, réfléchissant sur ce que
j'avais à faire pour gagner le fond. Pendant que j'étais plongé dans ces
pensées et dans cette incertitude, je fus gagné par un sommeil des plus
profonds: puis, quand j'y songeais le moins, je m'éveillai et alors je
me trouvai, sans savoir ni pourquoi ni comment, au milieu de la plus
belle, de la plus agréable, et de la plus délicieuse prairie que puisse
former la nature ou rêver une riante imagination. Je me frottai les
yeux, et reconnus que je ne dormais plus et que j'étais bien réellement
éveillé. Je me tâtai la tête et la poitrine, pour m'assurer si c'était
bien moi qui étais là ou seulement quelque vain fantôme, quelque
contrefaçon de ma personne; mais le sentiment, le toucher, les
raisonnements suivis que je faisais en moi-même, tout m'attesta que
j'étais véritablement alors ce que je suis à présent.

Bientôt s'offrit à ma vue un royal et somptueux palais dont les murs
semblaient être faits d'un cristal pur et diaphane. Deux grandes portes
s'ouvrirent, et je vis s'avancer vers moi un vénérable vieillard, vêtu
d'un manteau violet qui traînait jusqu'à terre. Sa poitrine et ses
épaules étaient entourées d'un chaperon collégial en satin vert. Une
toque milanaise en velours noir lui couvrait la tête, et sa barbe
blanche se prolongeait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune
arme; seulement il tenait à la main un rosaire dont les grains étaient
plus gros que des noix et les dizains comme des œufs d'autruche. Sa
démarche, sa noble prestance et l'ampleur de sa personne, tout en lui,
dans les détails comme dans l'ensemble, me frappa de surprise et
d'admiration. Il s'approcha, et m'embrassant étroitement: Vaillant
chevalier don Quichotte de la Manche, me dit-il, nous tous qui depuis
longues années sommes enchantés dans ces solitudes, nous attendions ta
venue afin que tu puisses faire connaître au monde ce que recèle l'antre
profond dans lequel tu viens de pénétrer, et qui s'appelle la caverne de
Montesinos. Cette prouesse était réservée à ton grand cœur et à ton
invincible courage. Viens avec moi, illustre seigneur, viens; je veux te
dévoiler les merveilles que renferme ce transparent Alcazar dont je
suis à perpétuité le gouverneur et le gardien; car tu vois Montesinos
lui-même, de qui cette caverne a pris le nom.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Je fus gagné par un sommeil des plus profonds (page 392).]

A ce nom de Montesinos, je lui demandai s'il était vrai, comme on le
racontait dans le monde d'en haut, qu'il eût avec une petite dague tiré
le cœur de Durandart du fond de sa poitrine, pour le porter à la señora
Belerme, suivant le vœu de son ami mourant.

Cela est vrai de tout point, sauf la dague, me dit-il, car c'était un
poignard fourbi et pointu comme une alène.

En ce cas, interrompit Sancho, ce devait être un poignard du fameux
Ramon de Hocès, l'armurier de Séville[94].

  [94] Célèbre armurier au seizième siècle.

Je n'en sais rien, répondit don Quichotte; mais cela ne se peut, puisque
l'armurier que tu cites n'est que d'hier, tandis que l'événement dont je
parle s'est passé à Roncevaux il y a plusieurs siècles. Au surplus,
cette particularité est sans importance; elle ne peut en rien altérer le
fond de cette histoire.

Non, certes, ajouta le guide; continuez, seigneur don Quichotte;
j'éprouve le plus grand plaisir à vous entendre.

Et moi non moins à vous faire ce récit, reprit notre héros. Je suivis
donc le vénérable Montesinos au palais de cristal, où dans une salle
toute en albâtre et d'une fraîcheur délicieuse, se trouvait un tombeau
en marbre sculpté avec un art merveilleux. Sur ce tombeau je vis étendu
tout de son long un chevalier, non de bronze, de marbre, ni de jaspe,
tel qu'on en voit sur d'autres monuments, mais bien de chair et d'os. Il
tenait sa main droite (qui me sembla nerveuse et très-velue, ce qui est
un attribut de la force) posée sur son cœur. En me voyant contempler
l'homme du tombeau: Voilà, me dit Montesinos, voilà mon ami Durandart,
miroir, fleur des vaillants et amoureux chevaliers de son temps; il est
retenu ici enchanté comme moi et tant d'autres, hommes et femmes, par
Merlin, l'enchanteur français, qui passait pour être fils du diable.
Quant à moi, je ne pense pas qu'il ait eu un tel père; car il en savait
plus long que le diable, et il lui aurait même rendu des points. Comment
et pourquoi nous a-t-il enchantés? Tout le monde l'ignore; mais le temps
le révélera et ce temps-là n'est pas loin, je l'imagine. Tout ce que je
sais, et cela est aussi certain qu'il fait jour à présent, c'est que
Durandart a cessé de vivre entre mes bras; qu'après sa mort j'ai enlevé
son cœur de sa poitrine, et cela de mes propres mains; et en vérité il
devait peser au moins deux livres, car suivant les naturalistes, l'homme
qui a un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui chez lequel
il est petit. Eh bien, puisqu'il en est ainsi et que ce chevalier est
bien mort, comment peut-il encore parfois pousser des soupirs et des
plaintes comme s'il était vivant? A ces mots, l'infortuné Durandart jeta
un grand cri, et s'adressant à Montesinos:

O mon cousin, la dernière prière que je vous adressai, ce fut, quand mon
âme aurait quitté mon corps, de porter vous-même mon cœur à la señora
Belerme, après l'avoir détaché de ma poitrine, soit avec un poignard,
soit avec une dague.

En entendant cela, Montesinos se jeta à genoux devant le déplorable
chevalier, et lui dit les larmes aux yeux: Seigneur Durandart, mon
très-cher cousin, j'ai exécuté ponctuellement ce que vous m'aviez
prescrit à l'heure fatale de notre défaite; je vous ai détaché le cœur
du mieux que j'ai pu, ayant bien soin de n'en pas laisser la moindre
parcelle dans votre poitrine; je l'ai essuyé avec un mouchoir de
dentelle, et sans perdre un instant j'ai pris le chemin de France, après
vous avoir préalablement déposé dans le sein de la terre, et avoir versé
tant de larmes, qu'elles ont suffi à me laver les mains, et à effacer
les traces de votre sang. Pour surcroît de preuves, cousin de mon âme,
dans le premier village que je traversai à ma sortie de Roncevaux, je
saupoudrai votre cœur d'un peu de sel, afin qu'il ne prît pas mauvaise
odeur, et qu'il arrivât, sinon parfaitement frais, du moins bien
conservé, en présence de la señora Belerme. Cette dame, comme vous, moi,
Guadiana, votre écuyer, la duègne Ruidera, ses sept filles, ses deux
nièces, et bon nombre de nos amis et connaissances, sommes depuis
longtemps enchantés ici par le sage Merlin. Quoiqu'il y ait de cela
maintenant plus de cinq cents ans révolus, personne n'est mort parmi
nous; il ne nous manque que Ruidera, ses filles et ses nièces,
lesquelles, à force de larmes, ont attendri Merlin et ont été changées
par lui en autant de lagunes qui, dans le monde des vivants et dans la
province de la Manche, s'appellent les lagunes de Ruidera. Quant à votre
écuyer Guadiana, qui pleurait aussi votre disgrâce, il est devenu un
fleuve[95], qu'on appelle du même nom, et qui, arrivé à la surface du
sol, voyant un autre soleil que celui qu'il connaissait, fut pris d'un
tel regret de nous quitter, qu'il se replongea dans les entrailles de
la terre; mais comme il faut toujours obéir à sa pente naturelle, il
reparaît de temps en temps, et se montre à la face du ciel et des
hommes. Les lagunes dont j'ai parlé lui prêtent leurs eaux, et avec ce
secours et celui de quelques autres rivières, il entre majestueusement
dans le royaume de Portugal.

  [95] Le Guadiana tire sa source des lagunes de Ruidera, au pied de la
  Sierra de Alcaraz, dans la province de la Manche.

Ce que je viens de vous dire, mon cher cousin, je vous l'ai bien souvent
répété; mais comme vous ne répondez pas, j'en conclus que vous ne pouvez
m'entendre, ou que vous ne m'en croyez pas sur parole; et Dieu sait à
quel point cela me chagrine. Présentement, je viens vous faire part
d'une nouvelle qui, si elle n'apporte pas un grand soulagement à votre
douleur, ne peut du moins l'aggraver en aucune façon. Sachez que vous
avez en votre présence (ouvrez les yeux et vous le verrez) ce noble
chevalier duquel Merlin a prophétisé tant et de si grandes choses, ce
fameux don Quichotte de la Manche, qui a ressuscité, avec un éclat plus
vif encore que dans les siècles passés, la chevalerie errante oubliée de
nos jours. Par lui et à cause de lui, il pourrait arriver que nous
fussions désenchantés, car c'est aux grands hommes que sont réservées
les grandes prouesses. Et quand cela ne serait pas, répondit d'une voix
basse et étouffée l'affligé Durandart, je dirais: Patience, et battons
les cartes. Puis, sans ajouter un seul mot, il se tourna sur le côté, et
retomba dans son silence habituel.

En ce moment, de grands cris se firent entendre ainsi que des pleurs
accompagnés de profonds gémissements et de sanglots entrecoupés. Je
tournai la tête, et à travers les murailles de cristal, j'aperçus dans
une autre salle du château une procession de belles damoiselles défilant
sur deux rangs; elles étaient toutes vêtues de deuil, et coiffées de
turbans blancs, à la manière des Turcs. A leur suite venait une dame
(ainsi le faisait supposer la gravité de sa prestance) également
habillée de noir; elle portait un voile blanc si long qu'il balayait la
terre. Son turban était deux fois plus gros que ceux des damoiselles;
elle avait des sourcils qui se joignaient, le nez épaté, la bouche
grande, les lèvres d'un rouge vif. Ses dents, que par intervalles elle
laissait voir, semblaient rares et mal rangées, mais blanches comme des
amandes dépouillées de leur pellicule. Elle tenait à la main un linge
très-fin, dans lequel, autant que j'ai pu le remarquer, était un cœur
momifié, tant il me parut sec et ratatiné. Montesinos m'apprit que toute
cette procession était composée des serviteurs de Durandart et de
Belerme, qui se trouvaient enchantés en ce lieu avec leurs seigneurs, et
que celle qui portait le cœur enveloppé dans un linge, était la señora
Belerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, renouvelait avec
ses damoiselles la même procession, en récitant d'une voix plaintive des
chants funèbres sur le cœur de son infortuné cousin. Si elle vous
semble laide, ajouta-t-il, ou du moins inférieure à sa réputation de
beauté, cela tient aux mauvaises nuits et aux tristes journées qu'elle a
passées dans cet enchantement, comme on peut le voir à son teint pâle et
à ses yeux fatigués: résultat inévitable du douloureux spectacle qui lui
rappelle sans cesse la fin de son amant; car autrement sa beauté, sa
grâce et ses charmes seraient à peine égalés par ceux de la grande
Dulcinée du Toboso; si renommée, non-seulement dans tous les environs,
mais même dans le monde entier.

Halte-là seigneur, dis-je à don Montesinos; que Votre Grâce conte son
histoire simplement; vous savez que toute comparaison est odieuse, et il
ne s'agit point ici d'établir de parallèle. La sans pareille Dulcinée du
Toboso est ce qu'elle est, et la señora Belerme est aussi ce qu'elle
est, et ce qu'elle a été; n'allons pas plus loin.--Seigneur don
Quichotte, me répondit Montesinos, que Votre Grâce veuille bien
m'excuser; j'avoue que j'ai eu tort de dire que la beauté de la señora
Belerme serait à peine égalée par celle de la grande Dulcinée du
Toboso; car il me suffisait d'avoir soupçonné, sur je ne sais quels
indices, que vous êtes son chevalier, pour me mordre la langue plutôt
que de faire un rapprochement avec quoi que ce soit, si ce n'est avec le
ciel lui-même.

Grâce à cette satisfaction que me donna le seigneur Montesinos, je
sentis mon cœur s'apaiser et se remettre de l'émotion que j'avais
éprouvée en entendant comparer ma Dulcinée à la señora Belerme.

Par ma foi, seigneur, s'écria Sancho, je m'étonne que vous n'ayez pas
grimpé sur le corps du bonhomme, que vous ne lui ayez pas moulu les os
et arraché la barbe jusqu'au dernier poil.

En cela j'eusse mal agi, reprit don Quichotte; nous sommes tenus de
respecter les vieillards, même lorsqu'ils ne sont pas chevaliers; à plus
forte raison quand ils le sont, et enchantés par-dessus le marché. Nous
avons, du reste, Montesinos et moi, échangé bon nombre de questions pour
lesquelles nous sommes quittes l'un envers l'autre.

Je ne sais vraiment, seigneur, dit le guide, comment dans le peu de
temps qu'elle est restée là-bas, Votre Grâce a pu voir tant de choses,
questionner et répondre sur tant de points.

Combien y a-t-il donc de temps que je suis descendu? demanda don
Quichotte.

Un peu plus d'une heure, répondit Sancho.

Cela ne se peut, dit don Quichotte, puisque j'ai vu venir la nuit,
ensuite le jour, et par trois fois; de façon qu'à mon compte je ne suis
pas resté moins de trois jours dans ces profondeurs cachées à votre vue.

Ce que dit là mon maître doit être vrai, repartit Sancho; en effet,
comme toutes choses lui arrivent par enchantement, ce qui nous semble
une heure lui aura sans doute paru trois jours et autant de nuits.

Il faut croire qu'il en est ainsi, dit don Quichotte.

Mais, seigneur, Votre Grâce n'a-t-elle rien mangé pendant tout ce
temps? demanda le guide.

Pas une seule bouchée, répondit don Quichotte; je n'en ai pas éprouvé le
besoin, et n'y ai même pas pensé.

Les enchantés mangent-ils? demanda le guide.

Non, ils ne mangent pas, reprit don Quichotte, et ils ne font pas non
plus leurs nécessités majeures; mais on croit que leurs ongles, leur
barbe et leurs cheveux continuent à pousser.

Et dorment-ils par hasard, les enchantés? demanda Sancho.

Pas davantage, répliqua don Quichotte; du moins, pendant les trois jours
que j'ai séjourné parmi eux, aucun n'a fermé l'œil, ni moi non plus.

Par ma foi, reprit Sancho, c'est bien ici que peut s'encadrer le
proverbe: Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Votre Grâce
fréquente des enchantés qui jeûnent et veillent; eh bien, qu'y a-t-il
d'étonnant à ce qu'elle jeûne et veille comme eux? Mais pardonnez-moi,
mon cher maître, d'avoir parlé comme je viens de le faire; car Dieu
m'emporte, j'allais dire le diable, si j'en crois le premier mot.

Le seigneur don Quichotte est incapable de mentir, repartit le guide; et
d'ailleurs, quand il l'eût voulu, jamais il n'aurait eu le temps
d'inventer ce million de mensonges.

Je ne crois pas du tout que mon maître mente, reprit Sancho.

Eh! que crois-tu donc? demanda don Quichotte.

Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin ou ces enchanteurs qui ont
enchanté toute la bande que Votre Grâce dit avoir vue là-bas, vous ont
fourré dans la cervelle les rêveries que vous venez de nous débiter et
toutes celles qu'il vous reste à nous conter encore.

Cela pourrait être, Sancho, repartit don Quichotte, mais cela n'est pas:
ce que j'ai conté, je l'ai vu de mes yeux et touché de mes mains. Mais
que diras-tu quand, parmi les merveilles sans nombre que m'a montrées
Montesinos (je te les conterai l'une après l'autre et en temps opportun
dans le cours de notre voyage, car toutes ne sont pas de saison), que
diras-tu quand je t'apprendrai qu'il m'a fait remarquer, dans ces
délicieuses campagnes où nous nous promenions ensemble, trois
villageoises sautant et gambadant comme des chèvres? A peine les eus-je
aperçues, que je reconnus, à n'en pas douter, l'une d'elles pour la sans
pareille Dulcinée, et les deux autres pour ces deux paysannes que nous
accostâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montesinos s'il les
connaissait; il me répondit que non, mais que c'étaient sans doute
quelques grandes dames enchantées, qui depuis peu de jours avaient fait
leur apparition dans ces prairies; que je ne devais pas m'en étonner,
parce qu'il y en avait là beaucoup d'autres, des siècles passés et
présents, enchantées sous des figures aussi diverses qu'étranges, entre
autres la reine Genièvre et sa duègne Quintagnone, celle qui, suivant la
_romance_, versa du vin à Lancelot quand il revint de Bretagne.

[Illustration: Elle tourna le dos et s'enfuit avec une telle vitesse
qu'une flèche n'aurait pu l'atteindre (page 398).]

Lorsque Sancho entendit son maître tenir un pareil langage, il faillit
en perdre l'esprit ou en crever de rire. Comme il savait le fin mot de
l'enchantement de Dulcinée, dont il était l'inventeur et l'unique
témoin, il acheva de se convaincre que son maître était fou de tout
point; il lui dit donc: Maudits soient le jour et l'heure, mon cher
patron, où vous vous êtes mis en tête de descendre dans l'autre monde;
et maudit soit surtout l'instant où vous avez fait la rencontre du
seigneur Montesinos, qui vous renvoie en pareil état. Nous vous
connaissions bien ici en haut avec votre jugement sain et entier, tel
que Dieu vous l'a donné débitant des sentences et donnant des conseils à
chaque pas; mais que devons-nous penser à cette heure, où vous nous
contez les plus énormes extravagances qui se puissent imaginer.

Sancho, répondit don Quichotte, je te connais assez pour ne tenir aucun
compte de tes paroles.

Ni moi de celles de Votre Grâce, répliqua Sancho, dussiez-vous me
battre, dussiez-vous me tuer, pour ce que je vous ai déjà dit et pour ce
que je compte vous répéter tous les jours, si vous ne songez à vous
corriger et à vous amender dans vos propos. Mais, pendant que la paix
règne entre nous, dites-moi, je vous prie, à quels signes avez-vous
reconnu madame notre maîtresse? Si vous lui avez parlé, que lui
avez-vous dit, et qu'a-t-elle répondu?

Je l'ai reconnue, répondit don Quichotte, à ce qu'elle portait les mêmes
vêtements que lorsque tu me l'as montrée à la sortie du Toboso. Je lui
parlai; mais, sans me répondre, elle tourna le dos et s'enfuit avec une
telle vitesse, qu'une flèche n'aurait pu l'atteindre. Je voulus la
suivre, et je l'aurais fait, si Montesinos ne m'eût conseillé de ne pas
prendre une fatigue inutile, m'avertissant que l'heure approchait où je
devais quitter la caverne. Il me dit aussi qu'il me ferait connaître, à
une époque ultérieure, la manière dont ils devraient être désenchantés,
lui, la señora Belerme, Durandart et leurs compagnons. Mais de tout ce
que j'ai vu et observé là-bas, il est une chose qui, je dois te
l'avouer, m'a causé un profond chagrin. Pendant que je causais avec
Montesinos, une des compagnes de la malheureuse Dulcinée s'approcha de
moi timidement, et me dit d'une voix émue, les yeux pleins de larmes:
Seigneur, ma maîtresse Dulcinée du Toboso baise les mains de Votre
Grâce, et vous supplie de lui faire savoir des nouvelles de votre santé;
et, comme elle se trouve en ce moment dans un pressant besoin, elle
conjure Votre Grâce de vouloir bien lui prêter, sur ce cotillon neuf en
cotonnade que voici, une demi-douzaine de réaux, ou ce que vous aurez
sur vous: elle engage sa parole de les restituer à très-court terme.

Un semblable message me surprit étrangement; je me tournai vers
Montesinos, et lui dis: Est-il possible, seigneur, que la pénurie se
fasse sentir, même parmi les enchantés de haut rang? Seigneur don
Quichotte de la Manche, me répondit Montesinos, croyez que ce qu'on
nomme la misère se rencontre et s'étend partout, atteint tous les
hommes, et n'épargne même pas les enchantés. Puisque madame Dulcinée
vous envoie demander ces six réaux, et que d'ailleurs le gage paraît
valable, vous ferez bien de les lui prêter; car, à coup sûr, elle doit
être dans une grande disette d'argent. Je ne veux point de gage,
répliquai-je, et quant à lui remettre ce qu'elle me demande, cela m'est
impossible, puisque je ne possède en tout que quatre réaux (ceux que tu
me donnas l'autre jour, Sancho, pour faire l'aumône aux pauvres que je
rencontrerais sur ma route). Je les remis à cette fille en lui disant:
Ma chère, assurez à votre maîtresse que ses peines retombent sur mon
cœur, et que je voudrais être un _Fucar_[96] pour y porter remède;
dites-lui bien qu'il ne peut, qu'il ne doit y avoir pour moi ni
satisfaction, ni relâche, tant que je serai privé de son adorable vue
et de sa charmante conversation, et que je la supplie humblement de
consentir à se laisser voir et entretenir par son captif serviteur et
désolé chevalier. Dites-lui aussi que, lorsqu'elle y pensera le moins,
elle entendra parler d'un vœu et d'un serment faits par moi, vœu et
serment en tout semblables à ceux que fit le marquis de Mantoue pour
venger son neveu Baudouin, quand il le trouva près d'expirer dans la
montagne; lesquels consistaient à ne point manger pain sur table, à ne
point approcher femme, sans compter une kyrielle d'autres pénitences à
accomplir, jusqu'à ce que son neveu fût vengé. Eh bien, moi, je fais de
même le serment de ne prendre aucun repos, et de parcourir les quatre
parties du monde, avec encore plus de ponctualité que l'infant don Pedro
de Portugal, jusqu'à ce que je l'aie désenchantée. Tout cela, et plus
encore, est bien dû par Votre Grâce à ma maîtresse, me répondit la
damoiselle; puis prenant les quatre réaux, au lieu de me tirer sa
révérence, elle fit une cabriole et sauta en l'air à plus de six pieds
de haut.

  [96] Famille suisse établie à Augsbourg, et qui rappelait par ses
  richesses les Médicis de Florence.

Sainte Vierge! s'écria Sancho, est-il possible de voir jamais rien de
pareil! et que la puissance des enchanteurs ait été assez grande pour
changer le sain et droit jugement de mon maître en une folie si bien
conditionnée! Seigneur, seigneur, par le saint nom de Dieu, que Votre
Grâce s'observe et prenne soin de son honneur; gardez-vous de donner
créance à ces billevesées qui troublent et altèrent votre bon sens.

Comme je sais que tu me veux du bien, Sancho, je comprends que tu parles
ainsi; et comme, d'un autre côté, tu n'as aucune expérience des choses
de ce monde, tout ce qui présente quelques difficultés est jugé par toi
impossible. Mais, je te l'ai déjà dit, le temps marche; plus tard je te
raconterai quelques-unes des particularités de mon séjour dans la
caverne; elles te convaincront que celles que j'ai déjà rapportées sont
d'une telle exactitude qu'elles ne souffrent ni objection ni réplique.



CHAPITRE XXIV

OU L'ON VERRA MILLE BABIOLES AUSSI RIDICULES QU'ELLES SONT NÉCESSAIRES
POUR L'INTELLIGENCE DE CETTE VÉRIDIQUE HISTOIRE


Le traducteur de cette grande histoire dit qu'en arrivant au chapitre
qui suit l'aventure de la caverne de Montesinos, il trouva en marge du
manuscrit original les paroles suivantes, écrites de la main de cid
Hamet Ben-Engeli lui-même:

Je ne puis comprendre ni me persuader que les aventures rapportées dans
le chapitre précédent soient arrivées au grand don Quichotte. La raison
en est que jusqu'ici toutes ses autres prouesses sont possibles et
vraisemblables; mais quant à cette aventure de la caverne, je ne vois
aucun moyen d'y ajouter foi, tant elle sort des limites du sens commun.
Supposer que don Quichotte ait menti, lui l'homme le plus véridique et
le plus noble chevalier de son temps, cela ne se peut; il eût mieux aimé
se laisser cribler de flèches. Cependant il raconte cette aventure avec
des circonstances tellement minutieuses, qu'on doit le croire sur
parole, surtout si l'on réfléchit que le temps lui manquait pour
fabriquer un pareil assemblage d'extravagances. Si donc cette aventure
paraît apocryphe, ce n'est pas ma faute, je la raconte telle qu'elle
est. Toi, lecteur, dans ta sagesse, juges-en comme il te plaira; quant à
moi, je ne dois ni ne peux rien de plus. Cependant on tient pour certain
qu'au moment de sa mort, don Quichotte se rétracta, et confessa avoir
inventé cette aventure parce qu'elle lui semblait cadrer à merveille
avec toutes celles qu'il avait lues dans ses livres de chevalerie.

Le guide, déjà fort étonné de la liberté de l'écuyer, le fut encore plus
de la patience du maître; mais il pensa que la joie d'avoir vu sa dame,
tout enchantée qu'elle était, avait adouci son humeur et lui faisait
supporter des insolences qui, en toute autre circonstance, auraient
attiré à Sancho cent coups de bâton. Pour moi, seigneur don Quichotte,
lui dit-il, je regarde cette journée comme bien employée, car j'y ai
trouvé plusieurs avantages: le premier, d'avoir connu Votre Grâce,
avantage que je tiens à grand honneur; le second, d'avoir appris les
choses merveilleuses que renferme la caverne de Montesinos, telles que
la transformation de Guadiana et des filles de Ruidera, ce qui certes ne
sera pas un médiocre ornement pour l'_Ovide espagnol_ que j'ai sur le
métier; le troisième, d'être renseigné positivement sur l'antiquité des
cartes à jouer: en effet, l'on devait s'en servir du temps de
Charlemagne, comme le prouvent les dernières paroles proférées par le
seigneur Durandart: _patience, et battons les cartes_; car enfin ce
chevalier ne peut avoir connu cette expression depuis qu'il est
enchanté, mais seulement pendant son séjour en France, sous le règne de
cet empereur; et cela vient fort à propos pour mon _Supplément à
Polydore Virgile_, sur l'origine des choses. Je ne crois pas qu'il ait
encore été parlé de l'invention des cartes, et comme il était important
de la connaître, je suis bien aise d'avoir pour garant un témoignage
aussi grave que celui du seigneur Durandart. Le dernier avantage, enfin,
c'est de savoir avec certitude la source du fleuve Guadiana, ignorée
jusqu'ici de tout le monde.

Votre Grâce a raison, dit don Quichotte; je suis heureux d'avoir
contribué à éclaircir des choses si importantes. Mais dites-moi, je vous
prie, si tant est que vous obteniez le privilége d'imprimer vos
ouvrages, à qui pensez-vous en faire la dédicace?

Il ne manque pas de grands seigneurs en Espagne pour cela, répondit le
guide.

Moins que vous ne pensez, repartit don Quichotte: la plupart refusent
les dédicaces, pour n'être pas obligés de récompenser le travail des
auteurs; quant à moi, je sais un prince[97] qui seul peut remplacer tous
les autres, un prince d'un mérite tel, que si j'osais dire ce que je
pense, j'éveillerais une noble émulation dans plus d'un cœur généreux.
Au reste, nous reparlerons de cela en temps opportun; mais allons
chercher un gîte pour la nuit.

  [97] Cervantes fait ici allusion au comte de Lemos, son protecteur.

Il y a tout près d'ici, reprit le guide, une petite habitation où
demeure un ermite qui, dit-on, fut autrefois soldat; c'est un homme si
charitable, qu'il a fait bâtir à ses dépens cette maison près de
l'ermitage, où il reçoit de bon cœur tous ceux qui s'y présentent.

A-t-il des poules, ce bon ermite? demanda Sancho.

Peu d'ermites en manquent, répondit don Quichotte; nos solitaires ne
sont plus comme ceux de la Thébaïde, qui se couvraient de feuilles de
palmier et ne vivaient que de racines; quoique je parle bien des uns,
n'allez pas croire que je parle mal des autres; je veux dire seulement
que leur vie n'a plus la même austérité. A mon avis, cependant, ils ne
sont pas moins dignes de nos respects; car, lorsque tout va de travers,
l'homme qui feint la vertu est toujours plus utile que celui qui fait
vanité de ses vices.

Ils en étaient là, quand ils virent venir à leur rencontre un paysan qui
marchait en toute hâte, chassant devant lui un mulet chargé de lances et
de hallebardes. Arrivé près d'eux, cet homme les salua et passa outre:
Arrêtez un peu, ami, lui cria don Quichotte; il me semble que votre
mulet ne demande pas que vous le pressiez si fort.

Je ne puis m'arrêter, seigneur, répondit le paysan; ces armes que vous
voyez doivent servir demain, et je n'ai pas de temps à perdre. Pour peu
que vous ayez envie de savoir pourquoi je les porte, je coucherai cette
nuit à l'hôtellerie située au-dessus de l'ermitage; si par hasard c'est
votre chemin, vous m'y trouverez, et je vous conterai merveille. Adieu,
seigneur, adieu, ainsi qu'à votre compagnie.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il s'en allait chantant des _seguidillas_ pour charmer l'ennui de la
route (page 402).]

Sur ce, il pressa si bien son mulet, que notre héros n'eut pas le loisir
de lui en demander davantage.

Curieux comme il l'était de tout ce qui avait la moindre apparence
d'aventures, don Quichotte résolut aussitôt d'aller, sans s'arrêter,
coucher à cette hôtellerie. Nos voyageurs reprirent leurs montures, et
un peu avant la fin du jour ils arrivèrent à l'ermitage, où le guide
proposa d'entrer pour boire un coup. Aussitôt Sancho poussa le grison de
ce côté, et don Quichotte le suivit sans faire d'objection. Mais le sort
voulut que l'ermite fût absent. Il ne s'y trouvait que son compagnon, à
qui notre écuyer demanda s'il y avait moyen de s'humecter le gosier; on
leur répondit que le père n'avait point de vin, mais que s'ils voulaient
de l'eau on leur en offrirait de bon cœur, et qui ne leur coûterait
rien.

Si j'avais soif d'eau, repartit Sancho, j'ai assez trouvé de sources en
chemin. Ah! noces de Gamache, ajouta-t-il en soupirant, abondance de la
maison de Diego, qu'êtes-vous devenues?

Quittant donc l'ermitage, ils prirent le chemin de l'hôtellerie. A
quelque distance, ils rejoignirent un jeune garçon qui marchait d'un pas
délibéré; sur son épaule, il portait, en guise de bâton, une épée, à
laquelle pendait un paquet renfermant quelques hardes; il était vêtu
d'un pourpoint de velours, dont l'usure, en certains endroits, laissait
voir sa chemise; ses bas étaient en soie et ses souliers carrés à la
mode de la cour; il paraissait avoir dix-huit à dix-neuf ans; il avait
l'air jovial, la démarche agile, et s'en allait chantant des
_seguidillas_ pour charmer l'ennui de la route. En ce moment, il en
finissait une dont voici le refrain:


  Je m'en vais à la guerre et c'est en enrageant;
  Au diable le métier, si j'avais de l'argent!


Où allez-vous ainsi, mon brave? lui demanda don Quichotte; il me semble
que vous cheminez bien à la légère?

C'est à cause de la chaleur et de la pauvreté, répondit le jeune homme;
et je m'en vais à la guerre.

A cause de la chaleur, je le crois aisément, dit don Quichotte: mais
pourquoi à cause de la pauvreté?

Seigneur, repartit le jeune garçon, j'ai là dans ce paquet des chausses
de velours qui accompagnent le pourpoint, mais je ne veux pas les user
en voyageant; ils ne me feraient plus d'honneur une fois arrivé à la
ville, et je n'ai pas d'argent pour les remplacer. Par cette raison, et
aussi afin de n'avoir pas trop chaud, je marche comme vous voyez,
jusqu'à ce que j'aie rejoint, à dix ou douze lieues d'ici, quelques
compagnies d'infanterie dans lesquelles je compte m'enrôler; alors
j'aurai tout ce qu'il me faut pour atteindre plus à l'aise le lieu de
l'embarquement, qu'on dit être Carthagène, car j'aime mieux avoir le roi
pour maître, et le servir dans les camps, que d'être aux gages de
quelque ladre à la cour.

Mais n'avez-vous pas quelque haute paye? demanda le guide.

Si j'avais servi un grand d'Espagne, ou quelque autre personnage
d'importance, répondit le jeune homme, certes elle ne manquerait pas,
car de la table des pages on sort enseigne et capitaine, souvent avec
quelque bonne pension; mais je n'ai jamais servi que des solliciteurs de
places et des gens de rien, qui mettent leurs valets à la portion
congrue et si maigre, que la moitié de mes gages suffisait à peine pour
payer l'empois de mon collet. En vérité, ce serait miracle qu'un page
d'aventure eût pu faire quelques économies.

Depuis le temps que vous êtes en service, demanda don Quichotte, comment
se fait-il que vous n'ayez pas attrapé au moins quelque livrée?

J'ai eu deux maîtres, répondit le jeune garçon; mais de même qu'à celui
qui quitte le couvent avant d'y faire profession on retire le capuchon
et la robe, de même les maîtres que je servais, ayant achevé les
affaires qui les amenaient à la cour, sont retournés chez eux après
m'avoir repris les habits de livrée qu'ils ne m'avaient donnés que par
ostentation.

Insigne vilenie! s'écria don Quichotte. Félicitez-vous, mon ami, d'avoir
quitté de pareilles gens, surtout avec le dessein qui vous anime, car je
ne connais rien de plus honorable après le service de Dieu, que de
servir son roi dans le noble métier des armes. Si l'on n'y amasse pas de
grandes richesses, au moins y acquiert-on plus de gloire et d'honneur
que dans la profession des lettres, comme je crois l'avoir déjà
démontré. Les lettres servent souvent de marchepied à la fortune, mais
les armes ont je ne sais quoi de grand et de noble qui répand sur les
familles un plus vif éclat. Maintenant écoutez bien ce que je vais vous
dire, et gravez-le dans votre mémoire, vous y trouverez profit et
soulagement dans les peines attachées au métier que vous allez
embrasser. Affermissez-vous sans cesse contre les adversités, et soyez
préparé à tous les événements, en songeant que le plus funeste c'est la
mort, mais que pourvu qu'elle soit glorieuse, elle est préférable à la
vie. On demandait un jour au grand Jules César quelle était la meilleure
mort: La soudaine et l'imprévue, répondit-il; et il disait vrai, car la
crainte de la mort est le plus fort instinct de notre nature. Qu'importe
qu'on soit tué d'une décharge d'artillerie, ou des éclats d'une mine!
c'est toujours mourir, et la besogne est faite. Térence l'a dit: Mourir
en combattant sied mieux au soldat que d'être libre dans la fuite.
Croyez-moi, le soldat doit plutôt sentir la poudre que l'ambre, et si la
vieillesse l'atteint dans ce noble métier, fût-il mutilé et couvert de
blessures, au moins ne le surprendra-t-elle point sans honneur, et ces
marques glorieuses le protégeront contre le mépris qui s'attache
toujours à la pauvreté. Grâce au ciel, on s'occupe en ce moment à
établir un fonds pour l'entretien des soldats vieux et estropiés; car il
n'était pas juste de les traiter comme ces misérables Mores à qui on
donne la liberté quand l'âge les a rendus inutiles, les faisant ainsi
esclaves de la faim pour récompenses de leurs services. Quant à présent,
mon ami, je n'ai rien à vous dire de plus, si ce n'est de prendre la
croupe de mon cheval jusqu'à l'hôtellerie, où je veux que vous soupiez
avec moi, et demain vous continuerez votre voyage, que je vous souhaite
aussi bon que le mérite votre louable résolution.

Le page s'excusa de monter derrière don Quichotte, mais il accepta
l'invitation à souper avec force remercîments. L'histoire rapporte que
pendant le discours de son maître, Sancho disait en lui-même: Comment se
peut-il que l'homme qui dit tant et de si belles choses, comme celles
qu'il vient de débiter, soutienne avoir vu toutes ces bêtises
impossibles qu'il raconte de la caverne de Montesinos? Par ma foi, j'en
jette ma langue aux chiens.

Ils arrivèrent bientôt à l'hôtellerie, et outre la joie d'y arriver,
Sancho eut encore celle de voir que son maître la prenait pour ce
qu'elle était, et non pour un château selon sa coutume. En entrant, don
Quichotte s'informa d'un homme qui portait des lances et des
hallebardes; et après qu'on lui eut répondu qu'il était à l'écurie où il
arrangeait son mulet, tous trois s'y rendirent et y attachèrent leurs
montures.



CHAPITRE XXV

DE L'AVENTURE DU BRAIEMENT DE L'ANE, DE CELLE DU JOUEUR DE MARIONNETTES,
ET DES DIVINATIONS ADMIRABLES DU SINGE


Don Quichotte grillait, comme on dit, d'impatience d'apprendre les
merveilles que l'homme aux hallebardes avait promis de lui raconter;
aussi en l'abordant le somma-t-il de tenir sa parole.

Seigneur, répondit celui-ci, ce n'est ni si vite, ni sur les pieds qu'on
peut conter tout cela; que Votre Grâce me laisse achever de panser mon
mulet, après quoi je vous donnerai satisfaction.

Qu'à cela ne tienne, répondit notre chevalier, et je vais vous y aider
moi-même. Aussitôt il se mit à vanner l'orge, à nettoyer la mangeoire:
courtoisie pleine de simplicité qui lui gagna si complétement les bonnes
grâces de l'inconnu, que, sortant de l'écurie, celui-ci vint s'asseoir
sur le bord d'un puits, et là, ayant pour auditoire don Quichotte,
Sancho, le guide, le page et l'hôtelier, il commença de la sorte:

Vous saurez, seigneurs, que dans un village situé à quatre ou cinq
lieues d'ici, il arriva qu'un régidor perdit, il y a quelque temps, un
âne, par la faute ou plutôt, dit-on, par la malice de sa servante; et
quelque diligence qu'il fît pour le retrouver, il n'en put jamais venir
à bout. A quinze jours de là environ, comme il se promenait dans le
marché, un autre régidor, son voisin, vint à lui: Que me donnerez-vous,
compère, lui dit-il, si je vous apporte des nouvelles de votre âne?

Tout ce que vous voudrez, répondit le régidor; mais dites-moi, je vous
prie, qu'en savez-vous?

Eh bien, votre âne, reprit l'autre, je l'ai rencontré ce matin, dans la
montagne, sans bât, sans licou, et si maigre, que c'était pitié; j'ai
voulu le chasser devant moi, pour vous l'amener, mais il était déjà
devenu si farouche, que dès que je m'en suis approché, il s'est mis à
ruer, puis s'est enfui dans le fourré le plus épais. Si vous voulez,
nous l'irons chercher ensemble; laissez-moi seulement mettre cette
bourrique à l'écurie, et dans un moment je suis à vous.

Vous me ferez grand plaisir, répondit le régidor, et en pareille
occasion vous pouvez compter sur moi.

C'est de cette façon que ceux qui savent l'histoire la content mot pour
mot. Bref, nos deux régidors se rendirent à pied dans la montagne, vers
l'endroit où ils espéraient trouver l'âne; et après bien des allées et
venues inutiles: Compère, dit celui qui l'avait vu, je viens d'imaginer
un bon moyen pour découvrir votre baudet, fût-il caché dans les
entrailles de la terre. Je sais braire à merveille, et pour peu que vous
le sachiez aussi, l'affaire est faite?

Pour peu que je le sache! répondit l'autre régidor; sans vanité je ne le
cède à qui que ce soit, pas même aux ânes en chair et en os.

Tant mieux, repartit le premier régidor: nous n'avons donc qu'à marcher
chacun de notre côté, en faisant le tour de la montagne; vous brairez de
temps en temps, moi après vous, et il faudra que le diable s'en mêle, si
l'âne nous entend pas.

Par ma foi, compère, dit le second régidor, l'invention est admirable et
digne de votre rare esprit.

Sur ce, ils se séparèrent. Or, il arriva qu'en marchant ils se mirent à
braire en même temps, et de telle sorte que chacun d'eux, trompé par les
braiments de son compagnon, courut à sa voix, croyant que l'âne était
retrouvé; mais ils furent bien étonnés de se rencontrer.

Serait-il vrai, compère, s'écria le premier régidor, que ce n'est pas
mon âne que j'ai entendu?

Non, vraiment, c'est moi, répondit le voisin.

Vous? repartit le régidor, est-il possible? Ah! je dois l'avouer, il n'y
a aucune différence entre vous et un âne, au moins en fait de braiments;
de ma vie je n'ai entendu rien de semblable.

Vous vous moquez, reprit l'autre; ces louanges vous appartiennent plus
qu'à moi, et sans flatterie, vous feriez la leçon aux meilleurs maîtres;
vous avez la voix forte, l'haleine longue et vous faites les roulements
à merveille. En vérité, je me rends, et je dirai partout que vous en
savez plus que tous les ânes ensemble.

Trêve de louanges, compère, dit le régidor; je ne me reconnais pas tant
de mérite qu'il vous plaît de m'en accorder, mais après ce que vous
venez de dire, je m'estimerai désormais davantage.

Il faut avouer, dit son compagnon, qu'il y a bien des talents perdus
dans le monde, faute d'avoir l'occasion de s'en servir.

Je ne sais guère à quoi peut servir celui que nous avons montré tous
deux, répondit le régidor, si ce n'est en pareille circonstance.

Après ces compliments ils se séparèrent de nouveau, et se mirent à
chercher en brayant de plus belle; mais ils ne faisaient que se tromper
à chaque pas et couraient l'un vers l'autre, croyant toujours que
c'était l'âne, jusqu'à ce qu'enfin ils convinrent de braire deux fois de
suite, pour indiquer que c'était eux. De cette manière ils firent le
tour de la montagne, toujours brayant, mais toujours inutilement; l'âne
ne répondait rien. En effet, comment eût-elle répondu, la pauvre bête,
puisqu'ils finirent par la trouver dans le fourré le plus épais, à demi
mangée par les loups?

[Illustration: Aussitôt il se mit à vanner l'orge avec une courtoisie
pleine de simplicité (page 403).]

Je m'étonnais bien qu'il ne répondît pas, dit son maître en le voyant,
car il n'eût pas manqué de le faire, s'il nous eût entendus braire, ou
il n'aurait pas été un âne. Après tout, compère, je tiens pour bien
employé le temps que j'ai mis à vous entendre, car ce plaisir compense
pour moi la perte de ma bête.

A la bonne heure, répondit l'autre; mais si le curé chante bien, son
vicaire ne lui cède en rien.

Enfin ils s'en retournèrent au village, tristes et enroués, et ils
contèrent à leurs amis ce qui venait de leur arriver, se donnant l'un à
l'autre de grandes louanges sur leur habileté à braire.

Tout cela se sut et se répandit dans les villages voisins; aussi le
diable, qui ne dort jamais et qui ne demande que plaies et bosses, fit
si bien, que les habitants de ces villages, quand ils rencontraient
quelqu'un du nôtre, lui allaient braire au nez, pour se moquer de nos
régidors. Les enfants mêmes se sont mis de la partie, au point que les
gens de notre village sont à cette heure connus comme les nègres parmi
les blancs. Mais ce n'est pas tout: la raillerie a été si avant, que
railleurs et raillés en sont souvent venus aux coups, sans s'inquiéter
ni du roi ni de la justice; et je crois que demain ou après-demain, pas
plus tard, nos gens iront combattre ceux d'un autre village qui est à
deux lieues d'ici, parce que ce sont ceux qui les persécutent le plus;
et c'est pour ce combat que je viens d'acheter les lances et les
hallebardes que vous avez vues. Voilà, seigneurs, les merveilles que
j'avais à vous conter, je n'en sais point d'autres.

En cet instant, parut à la porte de l'hôtellerie un homme habillé de
peau de chamois, bas, chausses et pourpoint.

Seigneur hôtelier, dit-il en élevant la voix, y a-t-il place au logis?
voici venir le singe qui devine, et le tableau de la liberté de
Mélisandre.

Comment, reprit l'hôtelier, c'est maître Pierre! Mort de ma vie! nous
nous divertirons joliment ce soir. Que maître Pierre soit le bienvenu!
Où donc sont le singe et le tableau? Je ne les vois point.

Ils ne sont pas loin, répondit maître Pierre; j'ai pris les devants pour
savoir s'il y avait de quoi loger?

Pour loger maître Pierre, je refuserais le duc d'Albe en personne, dit
l'hôtelier; faites venir le singe et le tableau, il y a ici des gens qui
en payeront la vue bien volontiers.

Et moi, repartit maître Pierre, j'en ferai meilleur marché, à cause de
l'honorable compagnie; pourvu que je retire mes frais, je me trouverai
content. Je m'en vais chercher la charrette, et dans un moment je suis à
vous.

J'avais oublié de dire que ce maître Pierre avait l'œil gauche couvert
d'un emplâtre de taffetas vert qui lui cachait la moitié du visage; ce
qui faisait penser qu'il devait avoir ce côté-là endommagé.

Don Quichotte demanda à l'hôtelier qui était ce maître Pierre, et ce
qu'étaient son singe et son tableau.

C'est, répondit l'hôtelier, un excellent joueur de marionnettes, qui
depuis quelque temps parcourt la province, montrant un tableau de
Mélisandre délivré par don Galiferos, et c'est bien la plus merveilleuse
peinture qu'on ait vue depuis longtemps dans tout le pays. Il mène avec
lui un singe admirable, et qui n'a jamais eu son pareil. Lui fait-on une
question, il commence par écouter, puis après avoir réfléchi quelque
temps, il saute sur l'épaule de son maître, et lui dit la réponse à la
question; réponse que maître Pierre répète tout haut sur-le-champ. Il
connaît mieux les choses passées que celles de l'avenir, et quoiqu'il ne
rencontre pas toujours juste, il se trompe rarement, si bien que cela
fait croire à beaucoup de gens qu'il a un démon dans le corps. On donne
deux réaux pour chaque question, si le singe répond, ou, pour mieux
dire, si maître Pierre répond après que le singe lui a parlé à
l'oreille: de sorte que ce maître Pierre passe pour être fort riche.
C'est un bon compagnon; il parle plus que six et boit comme douze; en un
mot, il mène la plus joyeuse vie du monde, et tout cela grâce à son
industrie.

Là-dessus, maître Pierre arriva avec la charrette et le singe, qui était
très-grand, sans queue, les fesses pelées, et fort plaisant à voir. A
peine don Quichotte l'eût-il aperçu, que, poussé par l'impatience qu'il
avait de tout connaître, il lui dit: Maître devin, _quel poisson
prenons-nous_[98]? que doit-il nous arriver? tenez, voilà mes deux
réaux. Et il fit signe à Sancho de les donner à maître Pierre; celui-ci
prenant la parole pour son singe: Seigneur, cet animal ne sait rien de
l'avenir, comme je vous l'ai déjà dit; il ne parle que du passé et un
peu du présent.

  [98] Expression italienne, prêtée par Cervantes à don Quichotte, qui
  équivaut à cette locution française. «Quelle anguille sous roche?»

Pardieu, reprit Sancho, du diable si je donnerais un maravédis pour
apprendre ce qui m'est arrivé: qui est-ce qui le sait mieux que moi? il
faudrait que je fusse bien fou que de bailler pour cela. Mais puisque le
seigneur singe connaît le présent, voilà mes deux réaux: qu'il me dise
ce que fait Thérèse Panza ma femme, et à quoi elle s'occupe en ce
moment.

Maître Pierre répondit qu'il ne recevait point d'argent par avance,
qu'il fallait attendre la réponse du singe. Il frappa deux coups sur son
épaule gauche, le singe s'élança et s'approchant de l'oreille de son
maître, il commença à remuer les mâchoires, comme s'il eût marmotté
quelque chose, puis, au bout d'un _credo_, il sauta par terre. Aussitôt
maître Pierre courut s'agenouiller devant don Quichotte, et lui
embrassant les deux jambes:

J'embrasse ces jambes avec plus de joie que je n'embrasserais les
colonnes d'Hercule, s'écria-t-il. O restaurateur insigne de l'oubliée
chevalerie errante! ô illustre chevalier, jamais assez dignement loué,
fameux don Quichotte de la Manche, appui des faibles, soutien de ceux
qui chancellent, bras qui relève les abattus, en un mot, renfort de tous
les nécessiteux.

Don Quichotte demeura très-surpris, Sancho plein de frayeur, le guide et
le page en admiration; bref, les cheveux en dressèrent à tous ceux qui
étaient présents. Maître Pierre, sans se troubler, continua ainsi: Et
toi, ô bon Sancho Panza! le meilleur écuyer du meilleur chevalier du
monde, réjouis-toi; ta Thérèse s'occupe à l'heure qu'il est de filer une
livre d'étoupes; à telles enseignes qu'elle a près d'elle une jarre
ébréchée par le haut, remplie de deux pintes de bon vin, qui lui sert à
se délasser de son travail.

Oh! pour cela, je le crois aisément, repartit Sancho, c'est une vraie
bienheureuse, et n'était sa jalousie, je ne la troquerais pas pour la
géante Andandona, qui, suivant mon maître, fut une femme très-entendue
et de grand mérite. Ma Thérèse est de celles qui ne se laissent manquer
de rien, dussent en pâtir leurs héritiers.

C'est avec raison qu'il est dit: on s'instruit beaucoup en voyageant,
reprit notre chevalier; qui se serait jamais douté qu'il y a des singes
qui devinent! Par ma foi, je ne le croirais point si je ne l'avais vu de
mes yeux. En effet, seigneurs, poursuivit-il, je suis ce même don
Quichotte de la Manche, qu'a dit ce bon animal, au mérite près, sur
lequel il s'est un peu trop étendu; mais, quoi qu'il en soit, je rends
grâces au ciel de m'avoir donné un bon cœur, et le désir d'être utile à
tout le monde.

Si j'avais de l'argent, dit le page, je demanderais au singe de
m'apprendre ce qui doit m'arriver dans mon voyage.

Seigneurs, répondit maître Pierre, je vous ai déjà dit que mon singe ne
savait rien de l'avenir; s'il en avait connaissance, vous n'auriez pas
besoin d'argent pour cela, car il n'est rien que je ne fusse disposé à
faire en considération du seigneur don Quichotte, dont j'estime l'amitié
plus que tous les trésors du monde. Aussi, pour le lui témoigner, je
vais préparer mon théâtre, et en donner gratis le divertissement à la
compagnie.

L'hôtelier, tout joyeux, indiqua l'endroit où l'on pouvait dresser le
théâtre; ce qui fut fait en un instant.

Don Quichotte avait peine à comprendre qu'un singe devinât et fît des
réponses; il se retira avec Sancho dans un coin de l'écurie pendant que
maître Pierre s'occupait de ses préparatifs, et voyant que personne ne
pouvait les entendre: Sancho, lui dit-il, j'ai pensé et repensé à
l'étonnante habileté de ce singe, et pour mon compte je suis très-porté
à croire que son maître a fait quelque pacte ou convention tacite avec
le démon.

Oh! je gagerais bien, répondit Sancho, qu'ils n'ont point dit leur
_bénédicité_ avant de faire cette collation; mais, seigneur, à quoi sert
à ce maître Pierre d'avoir fait un pacte avec le diable?

Tu ne m'as pas compris, reprit don Quichotte: je veux dire que, par un
pacte, le diable est convenu de donner ce talent au singe, pour enrichir
le maître qui, plus tard en retour, devra livrer son âme au diable, but
que poursuit sans cesse cet ennemi du genre humain. Ce qui me le fait
penser, c'est que le singe ne parle que du passé et du présent, car là
se borne toute la science du démon, qui ne sait rien de l'avenir, si ce
n'est par quelques conjectures, et encore se trompe-t-il souvent, Dieu
seul s'étant réservé la connaissance de toutes choses. Cela étant, il
est clair que le singe ne parle qu'avec le secours du diable, et je
suis étonné qu'on n'ait point encore déféré ce maître Pierre au
saint-office, pour lui faire avouer en vertu de quoi son singe devine.
Après tout, ni son maître ni lui ne sont prophètes, ils ne sont point
non plus tireurs d'horoscopes, si ce n'est peut-être à la manière dont
tout le monde s'en mêle aujourd'hui en Espagne, même les savetiers et
les laquais, qui, par leurs mensonges et leur ignorance, sont parvenus à
discréditer l'astrologie judiciaire, cette science merveilleuse et
ineffable.

A propos d'astrologie, cela me rappelle cette femme de qualité qui
demandait à un de ces tireurs d'horoscopes, si une petite chienne
qu'elle avait deviendrait pleine, si elle mettrait bas, de quelle
couleur seraient ses petits, et quel en serait le nombre. Notre homme,
après avoir interrogé sa figure, répondit que la chienne aurait trois
chiens, l'un vert, l'autre rouge et le troisième mêlé, pourvu toutefois
qu'elle fût couverte le lundi ou le samedi, entre onze et douze heures
du jour ou de la nuit. Eh bien, la petite chienne mourut au bout de
trois jours, et la prédiction ne laissa pas de mettre l'astrologue en
grande réputation d'habileté.

Malgré tout, seigneur, reprit Sancho, je voudrais bien faire demander au
singe si ce que vous avez raconté de la caverne de Montesinos est
véritable; pour moi, je pense, soit dit sans vous offenser, que ce sont
autant de rêveries, ou tout au moins des visions que vous aurez eues en
dormant.

Tout est possible, répondit don Quichotte; je le demanderai pour te
faire plaisir, bien que j'en éprouve quelque scrupule.

Ils en étaient là, quand maître Pierre vint chercher don Quichotte,
disant que son théâtre était prêt et qu'on n'attendait que Sa Grâce pour
commencer. Notre héros lui répondit qu'avant tout il voulait faire une
question au singe, et savoir si certaines choses qui lui étaient
arrivées dans un souterrain, appelé la caverne de Montesinos, étaient
vision ou réalité, lui-même croyant qu'il y avait à la fois un peu de
tout cela. Maître Pierre alla aussitôt chercher son singe: Savant singe,
lui dit-il, l'illustre chevalier qui est devant vous désire savoir si
certaines choses qui lui sont arrivées dans la caverne de Montesinos
sont fausses ou vraies. Au signal accoutumé, le singe sauta sur l'épaule
gauche de son maître, puis après avoir quelque temps remué les
mâchoires, comme s'il lui eût parlé à l'oreille, il s'élança à terre.
Aussitôt maître Pierre dit à don Quichotte: Seigneur chevalier, le singe
répond qu'une partie des merveilles que vous avez vues dans la caverne
est vraisemblable, et l'autre douteuse: c'est tout ce qu'il peut en
dire. Si vous voulez en savoir davantage, il satisfera vendredi prochain
aux questions que vous lui adresserez; quant à présent, sa faculté
divinatrice est suspendue.

Avais-je tort de dire, seigneur, repartit Sancho, que ces aventures
n'étaient pas toutes véritables? Par ma foi, il s'en faut de plus de la
moitié.

La suite nous l'apprendra, répondit don Quichotte; car le temps, grand
découvreur de toutes choses, n'en laisse aucune sans la traîner à la
lumière du soleil, fût-elle cachée dans les profondeurs de la terre.
Mais, brisons-là pour l'heure, et voyons le tableau de maître Pierre; je
suis persuadé qu'il nous présentera quelque chose de curieux.

Comment, quelque chose! répliqua maître Pierre; dites cent mille choses;
seigneur chevalier, il n'y a rien aujourd'hui qui mérite plus votre
attention. Au surplus, _operibus credite, non verbis_, c'est-à-dire
mettons la main à l'œuvre, car il se fait tard, et nous avons beaucoup
à faire voir et à expliquer.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Au signal accoutumé, le singe sauta sur l'épaule de son maître
(page 408).]

Don Quichotte et Sancho le suivirent dans la chambre où était dressé le
théâtre, éclairé d'une foule de petites bougies; maître Pierre passa
derrière le tableau, parce que c'était lui qui faisait jouer les
figures; en avant se tenait un petit garçon pour servir d'interprète,
et annoncer avec une baguette les mystères de la représentation. Enfin,
la compagnie s'étant placée, le spectacle commença.



CHAPITRE XXVI

DE LA REPRÉSENTATION DU TABLEAU, AVEC D'AUTRES CHOSES QUI NE SONT PAS EN
VÉRITÉ MAUVAISES


Tous se turent, Tyriens et Troyens[99]: je veux dire que les
spectateurs, les yeux fixés sur le théâtre, étaient suspendus à la
bouche de l'explicateur de ces merveilles, quand tout à coup on entendit
un grand bruit de timbales et de trompettes; puis, après deux ou trois
décharges d'artillerie, le petit garçon qui servait d'interprète éleva
la voix en disant: Cette histoire véritable que nous allons représenter
devant vous est tirée mot pour mot des chroniques de France et des
romances espagnoles, que tout le monde sait et que les enfants chantent
par les rues. Nous allons voir comment don Galiferos délivra la belle
Mélisandre, son épouse, que les Mores tenaient captive dans la cité de
Sansuena, appelée aujourd'hui Sarragosse. Regardez bien, seigneurs;
voici don Galiferos qui s'amuse à jouer au trictrac, ne pensant déjà
plus à sa femme, comme le dit la romance.

  [99] Réminiscence du commencement du second chant de l'_Énéide_:
  _Conticuere omnes_, etc., etc.

Cet autre personnage, le plus grand de tous, couronne en tête et sceptre
à la main, est le grand empereur Charlemagne, père putatif de la belle
Mélisandre. Fort mécontent de la nonchalance de son gendre, il vient lui
en faire des reproches. Remarquez, je vous prie, comme il le gourmande;
ne dirait-on pas qu'il a envie de lui casser la tête avec son sceptre?
Certains auteurs prétendent même qu'il lui en donna cinq ou six horions
bien appliqués, après lui avoir remontré le tort qu'il se faisait en ne
portant point secours à sa femme. Considérez comment, après une bonne
poignée d'avertissements, l'empereur lui tourne le dos; et comment don
Galiferos, tout dépité, renverse la table et le trictrac, fait signe
qu'on lui apporte ses armes, et prie son cousin Roland de lui prêter sa
bonne épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et offre à son
cousin de l'accompagner; mais don Galiferos refuse en disant qu'il
suffit seul pour tirer sa femme de captivité, fût-elle à cent cinquante
lieues par delà les antipodes. Voyez comme il s'empresse de s'armer pour
se mettre en route à l'instant même.

Maintenant, seigneurs, tournez les yeux vers cette tour qui est là-bas;
c'est une des tours de l'alcazar de Saragosse, qu'on appelle aujourd'hui
Aljaferia. Cette dame, que vous voyez sur ce balcon, vêtue à la
moresque, est la sans pareille Mélisandre, qui venait souvent s'y placer
pour regarder du côté de la France, et se consoler ainsi de sa captivité
par le ressouvenir de son cher mari et de la bonne ville de Paris. Oh!
c'est ici, seigneurs, qu'il faut considérer avec attention une chose
nouvelle, et qu'on n'a peut-être jamais vue. N'apercevez-vous pas un
More qui s'en vient tout doucement le doigt sur la bouche? Le
voyez-vous se glisser derrière Mélisandre? Le voilà qui lui frappe sur
l'épaule? Mélisandre tourne la tête, et le More lui donne un baiser.
Voyez comme la belle s'essuie les lèvres avec la manche de sa chemise!
comme elle se lamente! la voilà toute en pleurs, qui arrache ses beaux
cheveux blonds, comme s'ils étaient coupables de l'affront que le More
vient de lui faire. Voyez aussi ce grave personnage à turban qui se
promène dans cette galerie. Ce grave personnage, c'est Marsile, roi de
Sansuena, qui, s'étant aperçu de l'insolence du More, et sans considérer
que c'est son parent et l'un de ses favoris, le fait saisir par les
archers de sa garde, et commande qu'on le promène dans toutes les rues
et par toutes les places publiques de la ville, avec un écriteau devant
et un autre derrière, et qu'on lui applique deux cents coups de fouet.

Voyez maintenant comment les archers sortent pour exécuter la sentence
aussitôt qu'elle est prononcée, parce que chez les Mores il n'y a ni
information, ni confrontation, ni appel.

Holà, l'ami, s'écria don Quichotte, suivez votre histoire en droite
ligne, sans prendre de chemin de traverse; car pour tirer au clair une
vérité, il faut bien des preuves et des surpreuves.

Petit garçon, répliqua de derrière son tableau maître Pierre, fais ce
que te dit ce bon seigneur, sans t'amuser à battre les buissons:
poursuis ton chemin et ne t'occupe pas du reste.

Le jeune garçon reprit: Celui qui se présente là, à cheval, couvert
d'une cape de Béarn, c'est don Galiferos en personne, à qui la belle
Mélisandre, apaisée par le châtiment du More amoureux, parle du haut de
la tour; croyant que c'est quelque voyageur étranger: Chevalier, lui
dit-elle, si vous allez en France, informez-vous de don Galiferos. Je ne
vous rapporte point tout leur entretien, parce que les longs discours
sont ennuyeux; il suffit de savoir comment don Galiferos se fait
reconnaître, et comment Mélisandre montre, par les transports auxquels
elle se livre, qu'elle l'a reconnu, surtout maintenant qu'on la voit se
glisser du balcon, pour se mettre en croupe sur le cheval de son époux
bien-aimé. Mais le malheur poursuit toujours les gens de bien. Voilà
Mélisandre arrêtée par sa jupe à un des fers du balcon; elle reste
suspendue en l'air sans pouvoir atteindre le sol. Hélas! comment
fera-t-elle, et qui la secourra dans un si grand péril? Voyez, pourtant,
seigneurs, que le ciel ne l'abandonne point dans un danger si pressant;
car don Galiferos s'approche, et sans nul souci de gâter sa riche jupe,
il tire sa femme en bas, et malgré tous ces empêchements il la
débarrasse, et la met aussitôt en croupe, à califourchon, comme un
homme, l'avertissant de l'embrasser fortement par le milieu du corps,
crainte de tomber, car elle n'était pas habituée à chevaucher ainsi.
N'est-ce pas merveille d'entendre ce cheval, qui témoigne par ses
hennissements combien il a de joie d'emporter son maître et sa
maîtresse? Voyez comme ils s'éloignent de la ville, et prennent gaiement
le chemin de Paris. Allez en paix, ô couple de véritables amants!
arrivez sains et saufs dans votre chère patrie; puisse la mauvaise
fortune ne pas mettre obstacle à votre voyage, que vos parents et vos
amis vous voient jouir d'une paix tranquille le reste de vos jours, et
que ces mêmes jours puissent égaler ceux de Nestor.

En cet endroit, maître Pierre éleva de nouveau la voix: Doucement, petit
garçon, lui cria-t-il; ne montez pas si haut, la chute en deviendrait
plus lourde.

L'interprète continua sans répondre: Il ne manqua pas d'yeux oisifs, car
il y en a pour tout voir, qui s'aperçurent de la fuite de Mélisandre, et
qui en donnèrent incontinent avis au roi Marsile, qui fit aussitôt
donner l'alarme. Ne dirait-on pas que la ville est près de s'abîmer sous
le bruit des cloches qui retentissent dans toutes les mosquées?

Oh! pour ce qui est des cloches, observa don Quichotte, maître Pierre se
trompe lourdement: les Mores n'en ont point; ils ne se servent que de
tambours et de timbales, et de certaines _dulzaïna_, qui ressemblent
beaucoup à nos clairons; faire sonner les cloches à Sansuena est un
énorme anachronisme.

Ne vous inquiétez pas pour si peu, seigneur chevalier, reprit maître
Pierre: ne savez-vous pas que tous les jours on représente en Espagne
des comédies remplies de sottises et d'extravagances, et qui n'en sont
pas moins applaudies avec enthousiasme? Allez toujours, petit garçon, et
laissez dire: pourvu que je garnisse mon gousset, je me moque du reste.

Pardieu, maître Pierre a raison, dit don Quichotte.

Or, voyez, seigneurs, poursuivit l'interprète, la belle et nombreuse
cavalerie qui sort de la ville à la poursuite de nos amants; combien de
trompettes résonnent, combien de timbales et de tambours retentissent de
toutes parts! Pour moi, je crains bien qu'on ne les rattrape, et que
nous ne les voyions ramener attachés à la queue des chevaux; ce qui
serait un épouvantable spectacle.

Don Quichotte, comme réveillé par ces paroles, voyant cette multitude de
Mores et entendant tout ce tapage, crut en effet qu'il était temps de
secourir ces amants fugitifs, il se leva brusquement, et s'écria tout
hors de lui: Pour qui me prend-on donc ici? sera-t-il dit que, moi
présent et vivant, on aura fait violence à un si fameux chevalier que
don Galiferos? Arrêtez, canaille insolente, et ne soyez pas assez hardis
pour oser passer outre, ou vous aurez affaire à don Quichotte de la
Manche.

Ce disant, il tire son épée, d'un bond atteint le théâtre, et commence à
tomber sur la foule des Mores avec une fureur inouïe, pourfendant tous
ceux qui se trouvent sous sa main. En s'escrimant ainsi, il porta un si
furieux coup de haut en bas, que si le joueur de marionnettes n'eût
baissé la tête, il la lui aurait fait sauter de dessus les épaules.

Que faites-vous! seigneur chevalier! que faites-vous? criait maître
Pierre; ce ne sont pas ici de véritables Mores: ne voyez-vous pas que ce
sont des figures de carton, et que vous allez me ruiner?

Les cris de maître Pierre n'arrêtèrent point notre héros. Tant qu'il
croit voir des ennemis, ses coups tombaient serrés comme la pluie, si
bien qu'en moins d'un _credo_ il mit le tableau en pièces, laissant le
roi Marsile dangereusement blessé, Charlemagne la tête fendue, sans
distinguer entre Mores ni chrétiens. Toute l'assistance se troubla; le
singe s'enfuit et gagna le toit de la maison, le guide trembla, le page
resta stupéfait; Sancho lui-même éprouva une grande frayeur, car, ainsi
qu'il l'avoua après la tempête passée, il n'avait jamais vu son maître
dans une pareille colère.

Enfin, après avoir tout bouleversé, don Quichotte se calma: Je voudrais
bien, dit-il en s'essuyant le front, tenir à l'heure qu'il est ces gens
qui ne veulent pas reconnaître de quel avantage sont dans le monde les
chevaliers errants. Si je ne m'étais pas trouvé là, dites-moi, je vous
prie, ce qui serait advenu de don Galiferos et de la belle Mélisandre? A
coup sûr ces mécréants les auraient déjà rattrapés et leur auraient fait
un mauvais parti. Vive, vive la chevalerie errante, ajouta-t-il, en
dépit de l'envie et malgré l'ignorance et la faiblesse de ceux qui n'ont
pas le courage de se ranger sous ses lois! Que celui qui oserait
soutenir le contraire paraisse à l'instant.

Ah! qu'elle vive, j'y consens, repartit maître Pierre d'un ton
lamentable; mais que je meure, moi misérable, qui puis bien répéter ce
que disait le roi don Rodrigue: Hier, j'étais seigneur de toutes les
Espagnes, aujourd'hui il ne me reste plus un pouce de terre. Il n'y a
pas un quart d'heure j'avais la plus belle cour du monde, je commandais
à des rois et à des empereurs, j'avais une armée innombrable en hommes
et en chevaux, mes coffres étaient pleins de parures magnifiques, et me
voilà dépouillé, pauvre et mendiant! me voilà surtout sans mon singe,
qui était mon unique ressource; et cela par la fureur inconsidérée de ce
chevalier, qu'on dit être le rempart des orphelins et des veuves,
l'appui et le réconfort des affligés. Cette immense charité qu'on lui
reconnaît envers les autres, il y renonce pour moi seul! Cependant béni
soit Dieu mille fois jusqu'au trône de sa gloire, quoiqu'il ait permis
que le chevalier de la Triste Figure ait tellement défiguré les miennes,
qu'elles méritent mieux que lui-même de porter ce nom!

Sancho se sentit tout attendri: Ne pleurez point, maître Pierre, lui
dit-il, ne vous lamentez point; vous me fendez le cœur. Sachez que mon
maître est aussi bon chrétien que vaillant chevalier; s'il vient à
reconnaître qu'il vous a fait le moindre dommage, il vous le payera au
centuple.

Pourvu que le seigneur don Quichotte me paye une partie de ce que m'ont
coûté mes figures, dit maître Pierre, je serai content et il mettra sa
conscience en repos; car on ne saurait sauver son âme si l'on ne répare
le tort fait au prochain, si l'on ne lui restitue le bien qu'on lui a
pris.

Cela est vrai, reprit don Quichotte; mais jusqu'à présent, maître
Pierre, je ne sache pas avoir rien à vous.

Comment! rien, seigneur, repartit maître Pierre: et ces tristes débris
que vous voyez gisants sur le sol, qui les a dispersés, anéantis, si ce
n'est la force de votre bras invincible? et ces corps à qui
appartenaient-ils, si ce n'est à moi? enfin qui me faisait subsister, si
ce n'étaient eux?

Pour le coup, reprit don Quichotte, je doute moins que jamais de ce que
j'ai répété si souvent: oui, les enchanteurs changent et bouleversent
toutes choses à leur fantaisie pour m'abuser; car, je vous le jure,
seigneurs qui m'entendez, ce que j'ai vu là m'a semblé réel et constant,
comme au temps de Charlemagne; j'ai pris cette Mélisandre pour
Mélisandre, don Galiferos pour don Galiferos, et Marsile pour le roi
Marsile; en un mot, les Mores pour les Mores, comme s'ils avaient été en
chair et en os. Cela étant, je n'ai pu retenir ma colère; et pour
accomplir le devoir de ma profession, qui m'ordonne de secourir les
opprimés, j'ai fait ce dont vous avez été témoins; si les effets ne
répondent pas à mon intention, ce n'est pas ma faute, mais celle des
enchanteurs qui me persécutent sans relâche. Cependant, tout innocent
que je suis de leur malice, je me condamne à réparer le dommage: que
maître Pierre dise ce qu'il lui faut pour la perte de ses figures, et je
le lui ferai payer sur-le-champ.

[Illustration: Tant qu'il croit voir des ennemis, ses coups tombent
serrés comme la pluie (page 412).]

Je n'attendais pas moins, dit maître Pierre, en s'inclinant
profondément, de la chrétienne probité du vaillant don Quichotte de la
Manche, le véritable soutien de tous les vagabonds nécessiteux: voilà le
seigneur hôtelier et le grand Sancho Panza qui seront, s'il plaît à
Votre Seigneurie, médiateurs entre elle et moi, et qui apprécieront mes
figures brisées.

J'y consens et de tout mon cœur, dit don Quichotte.

Aussitôt maître Pierre ramassa Marsile, et montrant qu'il était sans
tête: Vous voyez bien, seigneurs, dit-il, qu'il m'est impossible de
remettre le roi de Saragosse en son premier état; ainsi je crois, sauf
meilleur avis, qu'on ne peut me donner pour sa personne moins de quatre
réaux et demi.

D'accord, dit don Quichotte; passons à un autre.

Pour cette ouverture de haut en bas, continua maître Pierre en levant de
terre l'empereur Charlemagne, serait-ce trop de cinq réaux et un quart?

Ce n'est-pas peu, dit Sancho.

Ce n'est pas trop, repartit l'hôtelier; mais partageons le différend, et
accordons-lui cinq réaux.

Qu'on lui donne cinq réaux et le quart avec, dit don Quichotte; mais
dépêchez-vous, maître Pierre; car il est temps de souper; et la faim
commence à se faire sentir.

Pour cette figure sans nez, avec un œil de moins, qui est celle de la
belle Mélisandre, il me semble, dit maître Pierre, que, demander deux
réaux et douze maravédis, c'est être fort accommodant.

Ah! parbleu, s'écria don Quichotte, ce serait bien le diable si, à cette
heure et d'après le galop qu'avait pris son cheval, don Galiferos et
Mélisandre ne sont pas au moins sur la frontière de France. A d'autres,
maître Pierre, ce n'est pas à moi qu'on vend un chat pour un lièvre;
n'espérez pas me faire passer votre Mélisandre camuse pour la véritable
Mélisandre qui, en ce moment, doit être à la cour de Charlemagne, en
train de se divertir avec son époux.

Maître Pierre voyant don Quichotte retourner à son premier thème, ne
voulut pas le laisser échapper; il se mit à considérer la figure de
plus près, et dit: Si ce n'est point là Mélisandre, il faut que ce soit
quelqu'une de ses damoiselles, qui se servait de ses habits; qu'on me
donne seulement soixante maravédis, je serai content.

Il examina ainsi toutes les autres figures, mettant le prix à chacune,
prix que les juges réglèrent, à la satisfaction des parties, à la somme
de quarante réaux et trois quarts payés sur-le-champ par Sancho. Maître
Pierre demanda encore deux réaux pour la peine qu'il aurait à rattraper
son singe.

Donne-les, Sancho, dit don Quichotte, et plus s'il le faut, pour le
satisfaire; mais j'en donnerais volontiers deux cents autres,
ajouta-t-il, à qui m'assurerait que don Galiferos et Mélisandre sont
maintenant en France, dans le sein de leur famille.

Personne ne pourra le dire mieux que mon singe, repartit maître Pierre;
mais le diable ne le rattraperait pas, effarouché comme il l'est;
j'espère pourtant que la faim, jointe à l'attachement qu'il a pour moi,
le feront revenir cette nuit. Au reste, demain il fera jour, et nous
verrons.

Enfin, la tempête apaisée, toute la compagnie soupa aux dépens de don
Quichotte. L'homme aux hallebardes partit de grand matin; et dès qu'il
fut jour, le guide et le page allèrent prendre congé de notre héros,
l'un pour s'en retourner dans son pays, l'autre pour continuer son
voyage. Don Quichotte donna une douzaine de réaux au page, et, après
quelques judicieux conseils touchant la carrière qu'il allait suivre, il
l'embrassa et le laissa partir. Quant à maître Pierre, bien instruit de
l'humeur du chevalier, il ne voulut rien avoir de plus à démêler avec
lui; ayant donc rattrapé son singe et ramassé les débris de son théâtre,
il partit avant le lever du soleil, sans dire adieu, et alla, de son
côté, chercher les aventures. Don Quichotte fit payer largement
l'hôtelier, et, le laissant non moins surpris de ses extravagances que
de sa libéralité, il monta à cheval vers huit heures du matin, et se
mit en route.

Nous le laisserons cheminer, afin de donner à loisir plusieurs
explications nécessaires à l'intelligence de cette histoire.



CHAPITRE XXVII

OU L'ON APPREND CE QU'ÉTAIENT MAITRE PIERRE ET SON SINGE, AVEC LE FAMEUX
SUCCÈS QU'EUT DON QUICHOTTE DANS L'AVENTURE DU BRAIMENT, QU'IL NE
TERMINA PAS COMME IL L'AVAIT PENSÉ


Cid Hamed Ben-Engeli, l'auteur de cette grande histoire, commence le
présent chapitre par ces paroles: _Je jure comme chrétien catholique_,
etc., etc. Sur quoi le traducteur fait observer qu'en jurant comme
chrétien catholique, tandis qu'il était More (et sans aucun doute il
l'était), cid Hamed n'a voulu dire autre chose, sinon que comme le
chrétien catholique promet, quand il jure, de dire la vérité, de même il
promet de la dire en ce qui concerne don Quichotte, principalement en
expliquant ce qu'étaient maître Pierre et son singe, dont les
divinations faisaient l'admiration de toute la contrée. Il dit donc que
ceux qui ont lu la première partie de cette histoire se rappelleront
sans doute un certain Ginez de Passamont, auquel don Quichotte rendit la
liberté ainsi qu'à d'autres forçats qu'on menait aux galères; bienfait
dont ces gens de mauvaise vie le récompensèrent d'une si étrange
manière. Ce Ginez de Passamont, que don Quichotte appelait don Ginesille
de Parapilla, déroba, on se le rappelle, le grison de Sancho dans la
Sierra Morena; et parce qu'il n'a point été dit alors de quelle manière
eut lieu ce larcin, l'imprimeur ayant supprimé cinq ou six lignes qui
l'expliquent, on a généralement attribué à l'auteur ce qui n'était
qu'une omission de l'imprimerie. Voici comment le fait arriva.

Pendant que Sancho dormait d'un profond sommeil sur son âne, Ginez
employa le même artifice dont Brunel avait fait usage devant la
forteresse d'Albraque, pour voler le cheval de Sacripant, et lui tira
son grison d'entre les jambes après avoir placé sous le bât quatre pieux
appuyés contre terre; depuis, Sancho retrouva son âne, ainsi que nous
l'avons raconté. Ce Ginez, craignant d'être repris par la justice qui le
recherchait pour ses prouesses (le nombre en était si grand qu'il en
composa lui-même un gros volume), s'appliqua un emplâtre sur l'œil, et,
ainsi déguisé, résolut de passer au royaume d'Aragon comme joueur de
marionnettes, car en pareille matière et pour les tours de gobelets il
était maître achevé. Chemin faisant, il acheta de quelques chrétiens qui
revenaient de Barbarie le singe dont nous avons parlé, auquel il apprit,
à certain signal, à lui sauter sur l'épaule et à paraître lui marmotter
quelque chose à l'oreille. Son plan arrêté, notre homme, avant d'entrer
dans un village, s'informait avec soin aux environs des particularités
survenues dans cet endroit et des gens qu'elles concernaient. Cela logé
dans sa mémoire, la première chose qu'il faisait en arrivant, c'était de
dresser son théâtre, lequel représentait tantôt une histoire, tantôt une
autre, mais toutes agréables et divertissantes. La représentation finie,
il annonçait le talent de son singe, qui connaissait, disait-il, le
passé et le présent, mais ne se mêlait point de l'avenir; pour chaque
question il prenait deux réaux, et faisait meilleur marché à
quelques-uns, après avoir tâté le pouls aux curieux. Souvent, quand il
se trouvait avec des gens dont il savait bien l'histoire, encore qu'on
ne lui adressât point de demande, il faisait à son singe le signal
accoutumé, disait qu'il venait de lui révéler telle ou telle chose, et
comme cela concordait presque toujours avec ce qui était arrivé, il
s'était acquis un crédit incroyable parmi le peuple. S'il n'était pas
bien informé, il y suppléait avec adresse, faisant une réponse ambiguë
qui avait rapport à la demande; mais comme la plupart des gens n'y
voyaient que du feu, il se moquait de tout le monde, et remplissait
ainsi son escarcelle. En entrant dans l'hôtellerie, il reconnut de suite
don Quichotte et Sancho, et il lui fut facile, on le pense bien, de les
étonner, ainsi que tous ceux qui étaient présents. Cependant il lui en
aurait coûté cher, si notre chevalier eût un peu plus baissé le bras
quand il fit sauter la tête au roi Marsile et détruisit toute sa
cavalerie, comme nous l'avons dit au chapitre précédent.

Mais revenons à don Quichotte. En quittant l'hôtellerie, le héros de la
Manche résolut d'aller visiter les beaux rivages de l'Èbre et les lieux
environnants, avant de gagner Saragosse, l'époque des joutes annoncées
dans cette ville étant encore assez éloignée. Il marcha ainsi deux jours
entiers, sans qu'il lui arrivât rien qui mérite d'être raconté. Le
troisième jour, comme il gravissait une petite colline, il entendit un
grand bruit de tambours et de trompettes. Il crut d'abord que c'était
quelque troupe de soldats, et poussa Rossinante de ce côté; mais arrivé
au sommet de la colline, il aperçut à l'autre extrémité de la plaine
plus de deux cents hommes armés de lances, pertuisanes, arbalètes,
piques, avec quelques arquebuses et un bon nombre de rondaches. Il
descendit la côte et s'approcha assez du bataillon pour pouvoir
distinguer des bannières avec leurs couleurs et leurs devises, parmi
lesquelles une entre autres en satin blanc représentait un âne peint au
naturel, le cou tendu, le nez en l'air, la bouche béante, la langue
allongée, comme s'il eût été prêt à braire; autour étaient écrits ces
mots: «Ce n'est pas pour rien que nos alcades se sont mis à braire.»

Don Quichotte comprit par là que ces gens armés appartenaient au village
du braiment, et il le dit à Sancho, tout en lui faisant remarquer que
l'homme dont ils tenaient l'histoire s'était sans doute trompé,
puisqu'il n'avait parlé que de régidors, tandis que la bannière mettait
en scène des alcades.

Il ne faut pas y regarder de si près, seigneur, répondit Sancho; ces
régidors sont peut-être devenus alcades par la suite des temps; et puis,
que ce soient des régidors ou des alcades, qu'est-ce que cela fait,
s'ils se sont mis de même à braire? Il n'est pas plus étonnant
d'entendre braire un alcade qu'un régidor.

Bref, ils reconnurent et apprirent que les gens du village persiflé
s'étaient mis en campagne pour combattre les habitants d'un autre
village, qui les raillaient plus que de raison. Don Quichotte
s'approcha, malgré les conseils de Sancho, qui avait peu de goût pour de
semblables rencontres, et les gens du bataillon l'accueillirent, croyant
que c'était quelqu'un de leur parti. Quant à lui, haussant sa visière,
il poussa jusqu'à l'étendard, et là il fut entouré par les principaux de
la troupe, lesquels demeurèrent plus qu'étonnés de son étrange figure.

Don Quichotte les voyant attentifs à le considérer sans lui adresser la
parole, voulut profiter de leur silence et leur parla en ces termes:
Braves seigneurs, je vous supplie de ne point interrompre le discours
que je vais vous adresser, à moins que vous ne le trouviez ennuyeux,
car, dans ce cas, au moindre signe, je mettrai un frein à ma langue et
un bâillon à ma bouche. Tous répondirent qu'il pouvait parler, et qu'ils
l'écouteraient de bon cœur; notre héros continua donc de la sorte: Mes
chers amis, je suis chevalier errant; ma profession est celle des armes
et me fait un devoir de protéger ceux qui en ont besoin. Depuis
plusieurs jours je connais votre disgrâce et la cause qui vous rassemble
pour tirer vengeance de vos ennemis. Après avoir bien réfléchi sur votre
affaire, et consulté les lois sur le duel, j'ai conclu que vous avez
tort de vous tenir pour offensés, et en voici la raison: un seul homme
ne peut, selon moi, offenser une commune entière, si ce n'est pourtant
en l'accusant de trahison en général, comme nous en avons un exemple
dans don Diego Ordugnez de Lara, qui défia tous les habitants de
Zamora[100], ignorant que c'était le seul Vellidos Dolfos qui avait tué
le roi son maître. Or, cette accusation et ce défi les offensant
également, la vengeance en appartenait à tous en général et à chacun en
particulier. Dans cette occasion, néanmoins, le seigneur don Diego
s'emporta outre mesure, et dépassa de beaucoup les limites du défi, car
il n'y avait aucun motif pour y comprendre avec les vivants, les morts,
l'eau, le pain, les enfants à naître, et tant d'autres particularités
dont son cartel contient l'énumération; mais lorsque la colère a débordé
et s'est emparée d'un homme, aucun frein n'est capable de le retenir.

  [100] Voici ce défi:

    «Moi don Diego Ordunez de Lara, je vous défie, gens de Zamora, comme
    traîtres et félons; je défie tous les morts et avec eux tous les
    vivants; je défie les hommes et les femmes, ceux qui sont nés et ceux
    à naître; je défie les grands et les petits, la viande, le poisson,
    les eaux des rivières.

      «CANCIONERO.»

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Mes chers amis, je suis chevalier errant (page 416).]

Ainsi donc, puisqu'un seul homme ne peut offenser une république, un
royaume, une province, une ville, une commune entière, il est manifeste
que vous avez tort de vous mettre en campagne pour venger une offense
qui n'existe pas. Que diriez-vous, je vous le demande, si les habitants
de Valladolid, de Tolède ou de Madrid, se battaient à tout propos avec
ceux qui les appellent _Cazalleros_[101], _Auberginois_, _Baleinaux_, et
si ceux auxquels les enfants donnent de pareils surnoms s'escrimaient à
tout bout de champ? Il ferait beau voir que ces illustres cités fussent
toujours prêtes à prendre les armes à la moindre provocation! Non, non,
que Dieu ne le veuille ni ne le permette jamais! Il n'y a que quatre
circonstances dans lesquelles les républiques bien gouvernées et les
hommes sages doivent prendre les armes et tirer l'épée. Ces quatre
circonstances les voici: la première, c'est la défense de la foi
catholique; la seconde, la défense de leur vie, qui est de droit naturel
et divin; la troisième, la conservation de leur honneur, de leur famille
et de leur fortune; la quatrième, le service de leur roi dans une guerre
juste; et si nous voulions en ajouter une cinquième, qu'il faudrait
placer en seconde ligne, c'est la défense de la patrie. Mais recourir
aux armes pour de simples badinages, pour de simples plaisanteries qui
ne sont pas de véritables offenses, par ma foi, ce serait manquer de
raison. D'ailleurs, tirer une vengeance injuste (car juste, aucune ne
peut l'être), c'est aller directement contre la sainte loi que nous
professons, laquelle nous ordonne de faire du bien à nos ennemis, et
d'aimer ceux qui nous haïssent. Ce commandement, je le sais, paraît
quelque peu difficile à accomplir, mais il ne l'est que pour ceux qui
sont moins à Dieu qu'au monde, et plus selon la chair que selon
l'esprit; car Jésus-Christ, qui Dieu et homme tout ensemble, jamais n'a
menti et jamais n'a pu mentir, a dit, en se faisant notre législateur,
que son joug était doux et son fardeau léger; il n'a donc pu nous
prescrire rien d'impossible. Ainsi, mes bons seigneurs, Vos Grâces sont
obligées, par les lois divines et humaines, à calmer leurs
ressentiments et à déposer leurs armes.

  [101] On appelait _Cazalleros_ les habitants de Valladolid, par
  allusion à Augustin de Cazalla, qui y périt sur l'échafaud. On ignore
  l'origine des autres surnoms.

Que je meure à l'instant, dit tout bas Sancho, si ce mien maître-là
n'est pas théologien; et s'il ne l'est pas, par ma foi, il y ressemble
comme un œuf ressemble à un autre œuf.

Don Quichotte se tut quelque temps pour reprendre haleine, et voyant que
toute l'assistance l'écoutait favorablement, il allait continuer sa
harangue, quand, voyant que son maître s'arrêtait, Sancho se jeta à la
traverse, prit la parole et dit: Monseigneur don Quichotte de la Manche,
naguère appelé le chevalier de la Triste-Figure, et à présent le
chevalier des Lions, est un gentilhomme de beaucoup de sens, et qui
connaît son latin comme un bachelier. Dans les conseils qu'il donne il y
va toujours rondement, et il n'y a point de lois ni d'ordonnances pour
la guerre qu'il ne sache sur le bout de son doigt; ainsi donc,
seigneurs, croyez tout ce qu'il dit, et qu'on s'en prenne à moi si l'on
n'est pas content. Il est évident qu'on a tort de se mettre en colère
pour cela seul qu'on entend braire, car moi, je m'en souviens fort bien,
lorsque j'étais petit garçon, je brayais lorsqu'il m'en prenait envie,
sans que personne y trouvât à redire; et sans vanité, c'était avec tant
de naturel et de grâce, que tous les ânes du pays se mettaient à braire
quand ils m'entendaient: je n'en étais pourtant pas moins fils de mon
père, qui fut homme de bien. Ce talent excita la jalousie de
quelques-uns des plus huppés du village, mais je m'en souciais comme
d'un maravédis. Au reste, pour vous prouver ce que j'avance, écoutez
seulement, et vous allez voir; car cette science est comme celle de
nager, une fois apprise, on ne l'oublie plus.

Aussitôt se serrant le nez avec les doigts, Sancho se mit à braire si
puissamment, que tous les lieux d'alentour en retentirent; et il allait
recommencer de plus belle, lorsqu'un des auditeurs, croyant qu'il ne le
faisait que pour se moquer d'eux, leva une longue gaule et lui en
déchargea sur les reins un si rude coup, qu'il l'étendit à terre tout de
son long.

Le voyant ainsi maltraité, don Quichotte courut la lance basse contre
l'agresseur; mais tant de gens s'y opposèrent, qu'il lui fut impossible
de venger son écuyer. Loin de là, lui-même se vit assailli d'une telle
grêle de pierres, tellement menacé de toutes parts avec l'arbalète
tendue et l'arquebuse en joue, qu'il tourna bride et s'échappa au grand
galop de Rossinante, se recommandant à Dieu, et s'imaginant déjà être
percé de mille balles. Mais ces gens se contentèrent de le voir fuir
sans tirer un seul coup. Quand à Sancho, ils le replacèrent sur son âne,
et lui permirent de rejoindre son maître; ce que le grison fit de
lui-même, accoutumé qu'il était à suivre Rossinante et n'en pouvant
demeurer un seul moment séparé.

Lorsque don Quichotte fut hors de portée, il tourna la tête, et voyant
que Sancho n'était pas poursuivi, il attendit. Quant aux gens du village
persiflé, ils restèrent là jusqu'à la nuit; puis ils s'en retournèrent
chez eux, triomphant de ce que l'ennemi n'avait point paru. Je crois
même, s'ils avaient connu l'antique coutume des Grecs, qu'ils n'eussent
pas manqué d'élever sur le terrain un trophée pour servir de monument à
leur valeur.



CHAPITRE XXVIII

DES GRANDES CHOSES QUE DIT BEN-ENGELI, ET QUE SAURA CELUI QUI LES LIRA
S'IL LES LIT AVEC ATTENTION


Quand le brave fuit, c'est que l'embuscade est découverte, et l'homme
prudent doit se réserver pour une meilleure occasion. De ceci nous avons
une preuve en don Quichotte, qui, sans songer au péril où il laissait le
pauvre Sancho, aima mieux prendre la poudre d'escampette que de
s'exposer à la fureur de cette troupe en courroux, et s'éloigna jusqu'à
ce qu'il se crût en lieu de sûreté.

Plié en deux sur son âne, Sancho le suivait, comme nous avons dit; en
arrivant près de son seigneur, déjà il avait repris ses sens, et il se
laissa tomber haletant devant Rossinante. Don Quichotte mit pied à terre
pour voir s'il était blessé, et ne lui trouvant aucune égratignure, il
lui dit avec colère: Sancho, mon ami, vous avez mal choisi votre temps
pour braire; où diable avez-vous trouvé qu'il fût sage de parler corde
dans la maison d'un pendu? A musique comme la vôtre, quel accompagnement
pouvait-on faire, si ce n'est de coups de bâton? Rendez grâces à Dieu,
Sancho, de ce qu'au lieu de vous bâtonner ils ne vous aient point fait
le _per signum crucis_ avec une lame de cimeterre.

Je ne suis pas en état de répondre, dit Sancho, et il me semble que je
parle par les épaules; montons sur nos bêtes et tirons-nous d'ici. Soyez
certain que je ne brairai de ma vie, mais à ce que je vois, les
chevaliers errants lâchent pied tout comme les autres, et se soucient
fort peu de laisser leurs pauvres écuyers moulus comme plâtre au pouvoir
des ennemis.

Se retirer n'est pas fuir, répondit don Quichotte. Apprenez-le Sancho,
la valeur qui n'est pas fondée sur la prudence s'appelle témérité, et
les prouesses d'un homme téméraire s'attribuent moins à son courage qu'à
sa bonne fortune; ainsi je confesse m'être retiré, mais non pas avoir
fui, et en cela j'ai imité plusieurs vaillants guerriers, qui surent se
réserver pour de meilleures occasions. Les histoires sont pleines de
semblables événements, que je pourrais vous raconter; mais comme cela
est inutile, je m'en abstiens pour l'heure.

En discourant de la sorte, don Quichotte avait remis Sancho sur son âne,
puis, étant remonté à cheval, tous deux gagnèrent à petits pas un bois
qu'on apercevait près de là. De temps en temps l'écuyer poussait de
profonds hélas! et des gémissements douloureux; don Quichotte lui en
demanda le sujet: C'est, répondit Sancho, que depuis l'extrémité de
l'échine jusqu'à la nuque du cou, je ressens une douleur qui me fait
perdre l'esprit.

Sans aucun doute, reprit don Quichotte, cela vient de ce que le bâton
étant large et long, il aura porté sur toutes les parties qui te font
mal; s'il eût touché en quelque autre endroit, tu souffrirais de même à
cet endroit-là.

Pardieu, dit Sancho, Votre Grâce vient de me tirer d'un grand embarras,
et de m'expliquer la chose en bons termes. Mort de ma vie! faut-il tant
de paroles pour me prouver que je souffre à tous les endroits où le
bâton a porté? Si je souffrais à la cheville du pied, passe encore; mais
pour deviner que je souffre là où l'on m'a meurtri, il ne faut pas être
sorcier. Je le vois, mon seigneur et maître, mal d'autrui n'est que
songe, et chaque jour découvre ce que je dois attendre en compagnie de
Votre Grâce. Aujourd'hui, vous m'avez laissé bâtonner; demain, vous me
laisserez berner, comme l'autre fois; et si un jour il m'en coûte une
côte, un autre jour il m'en coûtera les yeux de la tête. Que je ferais
bien mieux... (mais je ne suis qu'une bête, et bête je resterai toute ma
vie); que je ferais bien mieux de m'en aller retrouver ma femme et mes
enfants, et prendre soin de ma maison avec le peu d'esprit que Dieu m'a
donné, au lieu de m'amuser à vous suivre à travers champs, bien souvent
sans boire ni manger. Car enfin, après avoir couru pendant tout le jour,
si l'on a besoin de dormir, eh bien frère écuyer, vous dit-on, mesurez
six pieds de terre; en voulez-vous davantage? taillez, taillez, en plein
drap, vous êtes à même, étendez-vous de tout votre long. Ah! que je
voudrais voir brûlé et réduit en cendres le premier qui s'avisa de la
chevalerie errante, ou du moins celui qui a été assez sot pour servir
d'écuyer à de pareils étourdis; je parle des chevaliers errants du temps
passé; de ceux d'aujourd'hui je ne dis rien, je leur porte trop de
respect, Votre Grâce étant du nombre: aussi bien, je commence à
m'apercevoir qu'elle en revendrait au diable en personne.

Maintenant que vous parlez à votre aise, reprit don Quichotte, je
gagerais que vous ne ressentez aucun mal; eh bien, parlez, mon ami,
parlez tout votre soûl, et dites tout ce qui vous viendra sur le bout de
la langue: pourvu que vous ne vous plaigniez point, je supporterai de
bon cœur l'ennui de vos impertinences. Au reste, avez-vous si grande
envie d'aller retrouver votre femme et vos enfants, à Dieu ne plaise que
je vous en empêche; vous avez mon argent, comptez le nombre de jours qui
se sont écoulés depuis notre troisième sortie, supputez ce que vous
devez gagner par mois, et payez-vous de vos propres mains.

Quand je servais Thomas Carrasco, le père du bachelier Samson, que Votre
Grâce connaît bien, je gagnais deux ducats par mois, sans compter ma
nourriture, répondit Sancho: je ne sais pas ce que je dois gagner avec
vous, mais j'affirme que l'écuyer d'un chevalier errant fatigue beaucoup
plus que le valet d'un laboureur, car, après tout, quand nous servons
ces derniers, quel que soit le travail de la journée, au moins, la nuit
venue, mangeons-nous à la marmite et dormons-nous dans un lit. Tandis
que, depuis que je vous sers, je jure n'avoir tâté ni de l'un, ni de
l'autre, si ce n'est le peu de jours que nous avons passés chez le
seigneur don Diego, ou lorsque j'écumai la marmite de Gamache, et puis
ce que j'ai mangé, bu et dormi chez Basile; le reste du temps, j'ai
couché sur la dure et à ciel découvert, vivant à la grâce de Dieu, de
pelures de fromage, de quelques noisettes, de croûtes de pain, et buvant
l'eau qu'on trouve en ces déserts.

J'en demeure d'accord, dit don Quichotte: combien croyez-vous donc que
je doive vous donner de plus que Thomas Carrasco?

Avec deux réaux par mois qu'ajouterait Votre Grâce, il me semble,
répondit Sancho, que je serai raisonnablement payé quant aux gages;
mais pour me dédommager de la perte de l'île que vous m'aviez promise,
il serait juste d'ajouter encore six réaux, ce qui ferait trente réaux
en tout.

[Illustration: Lorsque don Quichotte fut hors de portée, il tourna la
tête (page 419).]

C'est très-bien, répliqua don Quichotte; voilà vingt-cinq jours que nous
sommes partis de notre village, comptez ce qui vous est dû, et, je le
répète, payez-vous de vos propres mains.

Nous sommes un peu loin de compte, repartit Sancho; car, pour ce qui est
de l'île, il faut compter à partir du jour que vous me l'avez promise
jusqu'à cette heure.

Combien donc y a-t-il de jours que je vous l'ai promise? dit don
Quichotte.

Si je m'en souviens bien, répondit Sancho, il y a aujourd'hui quelque
vingt ans, trois ou quatre jours de plus ou de moins.

Par ma foi, voilà qui est plaisant, s'écria don Quichotte en partant
d'un grand éclat de rire; à peine avons-nous employé deux mois dans
toutes nos courses, et tu dis, Sancho, qu'il y a vingt ans que je t'ai
promis cette île? Mon ami, je commence à croire que tu veux garder tout
l'argent que tu as à moi! Eh bien, soit, qu'à cela ne tienne, je te
l'abandonne de bon cœur, pour me voir au plus tôt débarrassé d'un si
pitoyable écuyer! Mais, réponds-moi, prévaricateur des ordonnances
écuyéresques de la chevalerie errante, où as-tu vu ou lu que jamais
écuyer ait marchandé avec son seigneur, et contesté sur le plus ou sur
le moins? Entre, pénètre, félon, brigand, vampire, car tu mérites tous
ces noms; pénètre, dis-je, dans ce _mare magnum_ de leurs histoires, et
si tu y trouves rien d'égal à ce que tu oses me proposer, je consens à
passer pour le plus indigne chevalier qui ait jamais ceint l'épée.
Aussi, et c'en est fait, tu peux prendre le chemin de ta maison, car je
suis résolu à ne pas souffrir que tu me suives un seul instant de plus.
O pain mal reconnu, ô promesses mal placées, ô misérable sans cœur, qui
tient plus de la brute que de l'homme! tu songes à me quitter, quand
j'étais sur le point de t'élever à une condition telle, qu'en dépit de
ta femme on allait t'appeler monseigneur! tu te retires, quand j'ai la
meilleure île de la mer à te donner! On a bien raison de dire que le
miel n'est pas fait pour la bouche de l'âne: car âne tu es, âne tu
vivras, et âne tu mourras, sans t'apercevoir même que tu n'es qu'une
bête.

Pendant que don Quichotte l'accablait de reproches, Sancho tout confus
le regardait fixement; enfin, se sentant pénétré d'une vive douleur, le
pauvre écuyer répondit d'une voix dolente et entrecoupée de sanglots:
Monseigneur, mon bon maître, je confesse que je suis un âne, et que pour
l'être tout à fait il ne manque que la queue; si vous voulez me la
mettre, je la tiendrai pour bien placée, et je vous servirai comme un
âne le reste de mes jours. Que Votre Grâce me pardonne et prenne pitié
de ma jeunesse; considérez que je ne sais pas grand'chose, et que si je
parle beaucoup, c'est plutôt par infirmité que par malice; mais qui
pèche et s'amende, à Dieu se recommande.

J'aurais été fort étonné, Sancho, reprit don Quichotte, que tu eusses
prononcé vingt paroles sans citer quelque proverbe; eh bien, oui, je te
pardonne à condition que tu te corrigeras et que tu ne seras plus
désormais si attaché à ton intérêt; prends courage et repose-toi sur la
foi de mes promesses qui, pour ne pas encore être réalisées, n'en sont
pas moins certaines.

Sancho promit de s'amender et de faire de nécessité vertu. Sur ce ils
entrèrent dans le bois, et se couchèrent chacun au pied d'un arbre.
Sancho dormit mal, les coups de gaule se faisant mieux sentir par le
serein; quant à don Quichotte, il s'abandonna à ses rêveries
habituelles. Après avoir pris quelque repos, le jour venu, ils
continuèrent leur chemin vers les célèbres rivages de l'Èbre, où il leur
arriva ce que nous raconterons dans le chapitre suivant.



CHAPITRE XXIX

DE LA FAMEUSE AVENTURE DE LA BARQUE ENCHANTÉE


Après avoir cheminé pendant deux jours entiers, nos aventuriers
arrivèrent au bord de l'Èbre. Don Quichotte éprouva un vif plaisir à la
vue de ce fleuve; il ne pouvait se lasser de considérer la beauté de ses
rives, l'abondance et la tranquillité de ses eaux, et cet aspect
réveilla dans sa mémoire mille amoureuses pensées. Il se rappela ce
qu'il avait vu dans la caverne de Montesinos, car bien que le singe de
maître Pierre lui eût dit que ces choses étaient en partie vraies, en
partie fausses, il était disposé à les regarder comme des réalités, au
rebours de Sancho qui les tenait pour autant de mensonges.

Tout à coup notre héros aperçut une petite barque, sans rames et sans
voiles, attachée à un tronc d'arbre; il regarda de tous côtés, et ne
voyant personne, il mit pied à terre, dit à son écuyer d'en faire autant
et de lier leurs montures à un saule qui se trouvait là. Sancho lui
demanda pourquoi il descendait si brusquement de cheval et quel était
son dessein.

Apprends, répondit don Quichotte, que ce bateau est ici pour m'inviter à
y entrer, afin que j'aille au secours soit d'un chevalier, soit de toute
autre personne qui se trouve en pressant danger: car c'est ainsi que
procèdent les enchanteurs. Lorsqu'un chevalier de leurs amis court
quelque péril dont il ne peut être tiré que par le bras d'un autre
chevalier, ils lui envoient un bateau comme celui-ci, ou bien ils
l'enlèvent dans quelque nuage, et en un clin d'œil il est transporté, à
travers les airs ou sur les eaux, aux lieux où on a besoin de son aide.
Sans nul doute, cette barque est placée ici pour le même objet, ou je
ne m'y connais pas. Donc, avant que la nuit arrive, attache ensemble
Rossinante et ton grison, et partons sans perdre de temps, car je suis
résolu de tenter cette aventure, une troupe de carmes déchaussés
vint-elle me prier de n'en rien faire.

Puisqu'il en est ainsi, reprit Sancho, et que Votre Grâce veut à tout
propos donner dans ce que j'appellerai des folies, il n'y a qu'à obéir
et à baisser la tête, suivant le proverbe qui dit: Fais ce que ton
maître ordonne, et assieds-toi à table à ses côtés. Toutefois, et pour
l'acquit de ma conscience, je veux avertir Votre Grâce que ce bateau
n'appartient pas à des enchanteurs, mais plutôt à quelque pêcheur de
cette rivière où l'on prend, dit-on, les meilleures aloses du monde.

Tout en disant cela, Sancho attachait Rossinante et le grison,
très-affligé de les laisser seuls, et appelant sur eux dans le fond de
son âme la protection des enchanteurs.

Ne te mets point en peine de ces animaux, lui dit don Quichotte; celui
qui va conduire les maîtres en prendra soin.

Or ça, reprit Sancho, les voilà attachés: que faut-il faire?

Nous recommander à Dieu et lever l'ancre, repartit don Quichotte; je
veux dire nous embarquer et couper la corde qui retient ce bateau. Puis
sans plus délibérer il saute dedans, suivi de son écuyer, coupe la
corde, et le bateau s'éloigne de la rive.

A peine Sancho fut-il à vingt pas du bord, qu'il commença à trembler, se
croyant perdu; mais ce fut bien pis quand il entendit le grison braire
et vit Rossinante se débattre pour se détacher: Seigneur, dit-il, voilà
Rossinante qui s'efforce de rompre son licou pour venir nous retrouver,
et mon âne qui gémit de notre absence. Mes bons amis, continua-t-il en
tournant vers eux ses regards, prenez patience: nous nous désabuserons,
s'il plaît à Dieu, de la folie qui nous mène, et nous vous rejoindrons
bientôt. Et il se mit à pleurer si amèrement, que don Quichotte
impatienté, lui dit:

Que crains-tu, lâche créature? qui te poursuit, cœur de souris
casanière, et qu'as-tu à gémir de la sorte? Ne dirait-on pas que tu
marches pieds nus sur les rochers aigus et tranchants des monts Riphées,
ou à travers les sables ardents des déserts de la Libye? N'es-tu pas
assis comme un prince, t'abandonnant sans fatigue au cours de cet
aimable fleuve? Va, va, console-toi, nous allons bientôt entrer dans le
vaste Océan, si déjà nous n'y sommes, car nous avons fait pour le moins
sept ou huit cents lieues. Si j'avais un astrolabe pour prendre la
hauteur du pôle, je te dirais au juste combien de chemin nous avons
fait; cependant, ou je n'y entends rien, ou nous avons passé, ou nous
sommes sur le point de passer la ligne équinoxiale, située à égale
distance des deux pôles.

Et quand nous aurons passé cette ligne, combien aurons-nous fait de
chemin? demanda Sancho.

Beaucoup assurément, répondit don Quichotte: car alors nous aurons
parcouru la moitié du globe terrestre, qui, selon le comput de Ptolémée,
le plus célèbre des cosmographes, ne compte pas moins de trois cent
soixante degrés, ce qui, à vingt-cinq lieues par degré, fait neuf mille
lieues de tour.

Pardieu, Votre Grâce prend à témoin une jolie personne, l'homme qui pue
comme quatre! dit Sancho.

Don Quichotte ne put s'empêcher de sourire de la manière dont son écuyer
avait compris les mots comput et cosmographe: Tu sauras, lui dit-il, que
ceux qui vont aux Indes regardent comme un signe positif que la ligne
est passée, quand certains insectes meurent instantanément, et qu'on ne
pourrait en trouver un sur tout le bâtiment, fût-ce au poids de l'or.
Ainsi, promène ta main sous une de tes cuisses, et si tu y trouves
quelque être vivant, nos doutes seront éclaircis; dans le cas
contraire, nous aurons passé la ligne.

Je ferai ce que m'ordonne Votre Grâce, répliqua Sancho, quoique ces
expériences me paraissent inutiles, puisque, selon moi, nous ne sommes
pas à cinq toises du rivage, et que je vois de mes yeux Rossinante et le
grison au même endroit où nous les avons laissés.

Fais ce que je t'ai dit, répliqua don Quichotte, et ne t'inquiète pas du
reste. Tu ne sais pas, je pense, ce que c'est que zodiaque, lignes,
parallèles, pôles, solstices, équinoxes, planètes, enfin tous les degrés
et les mesures dont se composent la sphère céleste et la sphère
terrestre; car si tu connaissais toutes ces choses, même d'une manière
imparfaite, tu saurais combien de parallèles nous avons coupés, combien
de signes nous avons parcourus, et combien de constellations nous avons
laissées derrière nous. Mais je te le répète, tâte-toi de la tête aux
pieds; je suis certain qu'à cette heure tu es plus net qu'une feuille de
papier blanc.

Sancho obéit, et porta la main sous le pli de son jarret gauche, après
quoi il se mit à regarder son maître en souriant: Ou l'expérience est
fausse, lui dit-il, ou nous ne sommes pas arrivés à l'endroit que pense
Votre Grâce, il s'en faut de bien des lieues.

Comment! reprit don Quichotte, est-ce que tu as trouvé quelqu'un?

Et même quelques-uns, répondit Sancho. Puis, secouant les doigts, il
plongea sa main dans le fleuve, sur lequel glissait tranquillement la
barque sans être poussée par aucun enchanteur, mais tout bonnement par
le courant, qui était alors doux et paisible.

Tout à coup ils aperçurent un grand moulin établi au milieu du fleuve. A
cette vue, don Quichotte s'écria d'une voix retentissante: Regarde, ami
Sancho, tu as devant toi la forteresse ou le château dans lequel doivent
se trouver le chevalier ou la princesse infortunés au secours de qui le
ciel nous envoie.

De quel château ou forteresse parlez-vous? répondit Sancho; ne
voyez-vous pas que c'est un moulin établi sur la rivière pour moudre le
blé?

Tais-toi, repartit don Quichotte. Cela te semble un moulin, mais ce
n'est qu'une illusion: ne t'ai-je pas répété plus de cent fois que les
enchanteurs changent, dénaturent, transforment toutes choses à leur
fantaisie? je ne dis pas qu'ils les transforment réellement, mais qu'ils
paraissent les transformer, comme ils nous l'ont fait assez voir dans la
métamorphose de Dulcinée.

Pendant ce dialogue, le bateau ayant gagné le milieu du fleuve, commença
à marcher avec plus de rapidité. Les gens du moulin, voyant venir au fil
de l'eau une barque prête à s'engouffrer sous les roues, sortirent avec
de longues perches pour l'arrêter, en criant de toutes leurs forces: Où
allez-vous, imprudents? quel désespoir vous pousse? voulez-vous donc
vous faire mettre en pièces? Et comme ces hommes étaient couverts de
farine de la tête aux pieds, ils ressemblaient beaucoup à une apparition
fantastique.

Ne t'ai-je pas dit, Sancho, que j'allais avoir à montrer toute la force
de mon bras? Regarde combien de monstres s'avancent contre moi, combien
de fantômes hideux essayent de m'épouvanter!

Se dressant debout dans la barque, il se met à menacer les meuniers:
Canaille mal née, canaille mal apprise, leur criait-il, hâtez-vous de
mettre en liberté ceux que vous retenez injustement dans votre château;
car je suis don Quichotte de la Manche, surnommé le chevalier des Lions,
que l'ordre souverain des cieux envoie pour mettre fin à cette aventure.

En même temps, il tire son épée et s'escrime en l'air contre les
meuniers, qui, sans rien comprendre à ces extravagances, tâchaient
seulement d'empêcher avec leurs perches le bateau d'entrer dans le
torrent formé par les roues du moulin. Le pauvre Sancho était à genoux,
priant Dieu de le sauver d'un si grand péril. Enfin, les meuniers
parvinrent à détourner le bateau, mais non pas si heureusement qu'il ne
chavira au milieu de la rivière avec ceux qu'il portait. Bien prit à don
Quichotte de savoir nager, car le poids de ses armes l'entraîna par deux
fois au fond de l'eau; et si les meuniers ne s'y fussent jetés pour les
en tirer, l'un par les pieds, l'autre par la tête, les aventures du
maître et du valet en restaient là. Quand ils furent déposés à terre,
plus trempés que morts de soif, Sancho s'agenouilla, et les mains
jointes, les yeux levés au ciel, il se mit à demander à Dieu, dans une
longue et fervente oraison, de le délivrer à jamais des folies de son
seigneur.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Mes bons amis, continua Sancho, prenez patience (page 423).]

Pendant ce temps, les pêcheurs étaient accourus; voyant leur barque
brisée, ils se jetèrent sur Sancho, demandant à don Quichotte de leur
payer le dommage.

Très-volontiers, reprit notre héros avec son sang-froid habituel, mais à
une condition, c'est que sur-le-champ vous allez mettre en liberté ceux
que vous retenez par violence dans ce château.

De quel château et de quels prisonniers parles-tu, tête à l'envers?
repartit un des meuniers; veux-tu, par hasard, emmener ceux qui viennent
moudre le blé à ce moulin?

C'est folie, dit à part soi don Quichotte, c'est parler dans le désert
que vouloir faire entendre raison à semblable canaille. Il faut qu'il se
soit ici rencontré deux enchanteurs, dont l'un détruit ce que l'autre
fait; car l'un m'envoie la barque, et l'autre la renverse. Que Dieu y
porte remède, s'il lui plaît! Au reste, voilà le train du monde, on n'y
rencontre qu'artifice et contrariété de toutes parts. Se tournant
ensuite vers le moulin: Qui que vous soyez, amis, qui gémissez enfermés
dans cette prison, pardonnez-moi si, pour mon malheur et pour le vôtre,
je ne puis briser vos fers; c'est sans doute à un autre chevalier qu'est
réservée cette aventure. Il finit par entrer en arrangement avec les
pêcheurs, à qui Sancho compta cinquante réaux en poussant de profonds
soupirs. Encore une seconde traversée comme celle-ci, disait-il, et tout
notre avoir sera bientôt au fond de l'eau.

Meuniers et pêcheurs considéraient, pleins de surprise, ces deux hommes,
et, les tenant pour fous, ils se retirèrent, les premiers dans leur
moulin, les seconds dans leurs cabanes. Don Quichotte et Sancho
retournèrent à leurs bêtes, et bêtes ils restèrent comme devant. Ainsi
finit l'aventure de la barque enchantée.



CHAPITRE XXX

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC UNE BELLE CHASSERESSE


Nos aventuriers rejoignirent Rossinante et le grison, l'oreille basse,
principalement Sancho, à qui c'était percer l'âme que de toucher à son
argent. Finalement ils enfourchèrent leurs montures sans mot dire, et
s'éloignèrent du célèbre fleuve: don Quichotte enseveli dans ses
pensées amoureuses, et Sancho dans celle de sa fortune à faire, qu'il
voyait plus reculée que jamais, car, malgré sa simplicité, il
s'apercevait bien que les espérances et les promesses de son maître
étaient autant de chimères; aussi cherchait-il l'occasion de décamper et
de prendre le chemin de son village. Mais le sort en ordonna autrement,
comme nous le verrons bientôt.

Il arriva donc le jour suivant qu'au coucher du soleil, en débouchant
d'un bois, don Quichotte aperçut dans une vaste prairie quantité de gens
qui chassaient à l'oiseau. En approchant, il distingua parmi les
chasseurs une dame très-gracieuse, montée sur une haquenée ou palefroi
portant selle en drap vert et à pommeau d'argent; cette dame était
également habillée de vert et en équipage de chasse, mais d'un si bon
goût et avec tant de richesse, qu'elle semblait l'élégance en personne.
Sur son poing droit se voyait un faucon, ce qui fit penser à don
Quichotte que ce devait être une grande dame et la maîtresse de ces
chasseurs, comme elle l'était en effet; aussi dit-il à Sancho: Cours,
mon fils, cours saluer de ma part la dame au palefroi et au faucon, et
dis-lui que moi, le chevalier des Lions, je baise les mains à son
insigne beauté, et que si elle le permet j'irai les lui baiser moi-même
et la servir en tout ce qu'il plaira à Sa Grandeur de m'ordonner.
Seulement, prends garde à tes paroles, et ne va pas enchâsser dans ton
compliment quelques-uns de ces proverbes dont tu regorges à toute heure.

Vous avez bien trouvé l'enchâsseur, répondit Sancho; est-ce la première
fois que je porte des messages à de grandes dames?

Hormis le message que tu as porté à Dulcinée, je n'en sais pas d'autres,
dit don Quichotte, au moins depuis que tu es à mon service.

Il est vrai, reprit Sancho; mais un bon payeur ne craint point de donner
des gages, et dans une maison bien fournie la nappe est bientôt mise; je
veux dire qu'il n'est pas besoin de me faire la leçon, car Dieu merci,
je sais un peu de tout.

Je le crois, dit don Quichotte; va donc et que Dieu te conduise.

Sancho partit au grand trot de son âne. Quand il fut arrivé près de la
belle chasseresse, il mit pied à terre, et s'agenouillant devant elle,
il lui dit: Belle et noble dame, ce chevalier que vous voyez là-bas, et
qu'on appelle le chevalier des Lions, est mon maître; moi, je suis son
écuyer, qui dans sa maison a nom Sancho Panza. Ce chevalier des Lions
qui, naguère encore, s'appelait le chevalier de la Triste Figure,
m'envoie prier Votre Grandeur de lui octroyer la très-humble permission
de vous offrir ses services afin de satisfaire son désir, lequel est, à
ce qu'il dit, et comme je le crois, de servir éternellement votre haute
fauconnerie et beauté. En octroyant cette permission, Votre Seigneurie
fera une chose qui tournera à son profit, tandis que mon maître en
recevra faveur insigne et signalé contentement.

Assurément, bon écuyer, répondit la dame, vous vous êtes acquitté de
votre commission avec toutes les formalités qu'exigent de pareils
messages; levez-vous, je vous prie: l'écuyer d'un aussi fameux chevalier
que le chevalier de la Triste-Figure, dont nous connaissons très-bien
les aventures, ne doit pas rester sur ses genoux: levez-vous, mon ami,
et allez dire à votre maître qu'il fera honneur et plaisir au duc mon
époux, et à moi, s'il veut prendre la peine de se rendre à une maison de
plaisance que nous avons près d'ici.

Sancho se leva, charmé de l'exquise courtoisie de la belle chasseresse,
et surtout de lui avoir entendu dire qu'elle connaissait parfaitement le
chevalier de la Triste-Figure, qu'elle n'avait pas appelé chevalier des
Lions, parce que sans doute il portait ce nom depuis trop peu de temps.

Brave écuyer, ajouta la duchesse, votre maître n'est-il pas celui dont
il circule une histoire imprimée sous le nom de l'ingénieux chevalier
don Quichotte de la Manche, et qui a pour maîtresse une certaine
Dulcinée du Toboso?

C'est lui-même, Madame, répondit Sancho, et cet écuyer dont il est parlé
dans l'histoire, et qu'on appelle Sancho Panza, c'est moi si l'on ne m'a
pas changé en nourrice; je veux dire, si l'on ne m'a pas défiguré à
l'imprimerie.

Je suis charmée, reprit la duchesse: allez, mon cher Panza, dites à
votre maître qu'il sera le bienvenu sur nos terres, et que rien ne
pouvait nous causer une plus grande satisfaction.

Avec une si agréable réponse, Sancho retourna plein de joie vers son
maître, à qui il raconta tout ce qu'avait dit la dame, élevant jusqu'au
ciel sa courtoisie, sa grâce et sa beauté. Aussitôt don Quichotte se met
gaillardement en selle, s'affermit sur ses étriers, relève sa visière,
et donnant de l'éperon à Rossinante, part pour aller baiser la main de
la duchesse, qui, dès que Sancho l'eut quittée, avait fait prévenir le
duc, son époux, de l'ambassade qui venait de se présenter. Tous deux se
préparèrent donc à recevoir notre chevalier, et comme ils connaissaient
la première partie de son histoire, ils l'attendaient avec impatience,
se promettant de le traiter selon sa fantaisie, d'abonder dans son sens
pendant le temps qu'il passerait près d'eux, sans le contredire en quoi
que ce fût, et surtout en observant le cérémonial de la chevalerie
errante, dont ils connaissaient parfaitement les histoires, car ils en
étaient très-friands.

En ce moment parut don Quichotte, la visière haute; et comme il se
préparait à descendre de cheval, Sancho se hâta d'aller l'y aider. Mais
le sort voulut qu'en sautant à bas du grison, notre écuyer s'embarrassa
si bien le pied dans la corde qui lui servait d'étrier, qu'il lui fut
impossible de se dégager, et qu'il tomba, la poitrine et le visage
contre le sol. Notre héros, qui ne s'était aperçu de rien et croyait
Sancho à son poste, leva la jambe pour mettre pied à terre; mais
entraînant la selle, mal sanglée sans doute, il roula entre les jambes
de Rossinante, crevant de dépit et maudissant son écuyer, qui de son
côté restait le pied pris dans l'entrave.

Sur l'ordre du duc, les chasseurs coururent au secours du maître et de
l'écuyer; ceux-ci relevèrent don Quichotte, qui, tout maltraité de sa
chute, s'en alla cependant, clopin clopant, s'agenouiller devant Leurs
Seigneuries. Le duc ne voulut point le permettre, mais, au contraire il
descendit de cheval et fut embrasser don Quichotte.

C'est pour moi un bien grand déplaisir, seigneur chevalier de la
Triste-Figure, lui dit-il, que le jour où pour la première fois Votre
Grâce met le pied dans mes domaines, elle ait lieu de s'en repentir;
mais l'incurie des écuyers est souvent cause de pareils accidents.

Votre présence, prince, répondit don Quichotte, m'est un si grand
bonheur, que peu importe le prix auquel j'en obtiens l'avantage; et je
me consolerais de ma disgrâce, eussé-je été précipité dans le fond des
abîmes, car la gloire d'avoir approché de votre personne suffirait pour
m'en tirer. Mon écuyer, que Dieu maudisse, sait mieux délier sa langue
pour débiter des sottises que fixer solidement une selle. Mais dans
quelque posture que je me trouve, tombé ou relevé, à pied ou à cheval,
je n'en serai pas moins toujours à votre service, et à celui de madame
la duchesse, votre digne compagne, reine de la beauté et princesse
universelle de la courtoisie.

Trève de flatterie, seigneur don Quichotte de la Manche, reprit le duc:
là ou règne la sans pareille Dulcinée du Toboso, on ne peut, on ne doit
louer d'autre beauté que la sienne.

Sancho, qui achevait de se débarrasser de la corde qui lui servait
d'étrier, prit la parole et dit: Certes, on ne saurait nier que madame
Dulcinée du Toboso ne soit fort belle, et j'en conviens tout le premier;
mais au moment où on y pense le moins saute le lièvre, et j'ai ouï dire
que dame nature ressemble au potier qui a fait un beau vase; quand il
en a fait un, il peut en faire deux, trois, voire même cent: aussi, sur
mon âme, madame la duchesse ne le cède en rien à madame Dulcinée.

Madame, dit don Quichotte en se tournant vers la duchesse, Votre
Grandeur saura que jamais chevalier errant n'a eu un écuyer plus bavard
et plus facétieux que le mien; au reste, il prouvera surabondamment la
vérité de ce que j'avance, si Votre Altesse daigne me garder quelques
jours à son service.

Si le bon Sancho est plaisant, je l'en estime davantage, reprit la
duchesse; vous le savez, seigneur chevalier, bien plaisanter n'est point
le partage des esprits lourds et grossiers; et puisque Sancho est
plaisant, je le tiens désormais pour homme d'esprit.

Et grand bavard, ajouta don Quichotte.

Tant mieux, repartit le duc; un homme qui parle bien ne saurait trop
parler. Mais pour ne point perdre nous-mêmes le temps en vains discours,
marchons, et que l'illustre chevalier de la Triste-Figure nous fasse
l'honneur de nous accompagner.

Vos Altesses voudront bien dire chevalier des Lions, reprit Sancho; il
n'y a plus de Triste-Figure.

Des Lions, soit, reprit le duc; eh bien, que le seigneur chevalier des
Lions vienne donc, s'il lui plaît, à un château que j'ai près d'ici, où
madame la duchesse et moi lui ferons l'accueil que nous avons coutume
d'accorder à tous les chevaliers errants qui nous honorent de leur
visite.

Tous montèrent à cheval et se mirent en marche. Le duc et don Quichotte
se tenant à côté de la duchesse, qui appela Sancho et voulut qu'il se
tînt auprès d'elle, parce qu'elle prenait beaucoup de plaisir à
l'entendre. Notre écuyer ne se fit pas prier, et se mit de quart dans la
conversation, au grand plaisir des deux époux, pour qui c'était une
bonne fortune d'héberger un tel chevalier errant et un tel écuyer
parlant.

[Illustration: Il roula entre les jambes de Rossinante, crevant de dépit
et maudissant son écuyer (page 428).]



CHAPITRE XXXI

QUI TRAITE DE PLUSIEURS GRANDES CHOSES


On ne saurait exprimer la joie qu'avait Sancho de se voir en si grande
faveur auprès de la duchesse, comptant bien trouver chez elle la même
abondance qu'il avait rencontrée chez le seigneur don Diego et chez
Basile; car toujours prêt à mener joyeuse vie, notre écuyer saisissait
aux cheveux, dès qu'elle se présentait, l'occasion de faire bonne chère.

Avant d'arriver au château, le duc avait pris les devants, afin
d'avertir ses gens de la manière dont il voulait qu'on traitât don
Quichotte: si bien que lorsque le chevalier parut, deux laquais ou
palefreniers, vêtus de longues vestes de satin cramoisi, l'aidèrent à
descendre de cheval, le priant en même temps d'aider leur maîtresse à
mettre pied à terre. Don Quichotte obéit; mais comme, après mille
cérémonies, la duchesse s'opiniâtrait à ne point descendre, disant
qu'elle ne pouvait consentir à charger un si fameux chevalier d'un si
inutile fardeau, le duc vint donner la main à son épouse. On entra
ensuite dans une cour d'honneur, où deux belles damoiselles
s'approchèrent de don Quichotte, et lui jetèrent sur les épaules un
manteau de fine écarlate, pendant que les galeries se remplissaient de
serviteurs qui, après avoir crié: Bienvenues soient la crème et la fleur
des chevaliers errants! répandirent des flacons d'eau de senteur sur
toute la compagnie.

Une telle réception ravissait notre héros, et ce jour fut le premier où
il se crut un véritable chevalier errant, parce qu'on le traitait de la
même façon que, dans ses livres, il avait vu qu'on traitait les
chevaliers des siècles passés.

Sancho, laissant son grison, s'était attaché aux jupons de la duchesse;
il la suivit dans le château; mais bientôt sa conscience lui reprochant
d'avoir abandonné son âne seul à la porte, il s'approcha d'une
respectable duègne qui était venue avec d'autres femmes au-devant de
leur maîtresse: Dame Gonzalès, lui dit-il à demi-voix, comment s'appelle
Votre Grâce?

Je m'appelle Rodriguez de Grijalva, reprit la duègne; que
souhaitez-vous, mon ami?

Je voudrais bien, dit Sancho, que Votre Grâce me fît celle d'aller à la
porte du château; là vous trouverez un âne, qui m'appartient; ayez la
bonté de le faire conduire à l'écurie, ou de l'y conduire vous-même, car
le pauvre animal est timide, et ne saurait rester seul un instant.

Si le maître n'est pas mieux appris que le valet, nous voilà bien
tombées, répondit la duègne; allez, mon ami, allez ailleurs chercher des
dames qui prendront soin de votre âne; ici elles ne sont point faites
pour semblables besognes.

Peste! vous voilà bien dégoûtée, répliqua Sancho; j'ai entendu dire à
monseigneur don Quichotte, qui sait par cœur toutes les histoires, que
lorsque Lancelot revint d'Angleterre, les princesses prenaient soin de
lui, et les damoiselles de son cheval; et par ma foi, ma chère dame,
pour ce qui est de mon âne, je ne troquerais pas contre le cheval de
Lancelot.

Ami, repartit la señora Rodriguez, si vous êtes bouffon de votre métier,
gardez vos bons mots pour ceux qui les aiment et qui peuvent les payer,
car de moi vous n'aurez qu'une figue.

Elle serait du moins bien mûre, pour peu quelle gagne un point sur Votre
Grâce, reprit Sancho.

Je suis vieille, repartit la duègne, c'est à Dieu que j'en rendrai
compte, et non à toi, imbécile, rustre et malappris, qui empestes l'ail
d'une lieue.

Cela fut dit d'un ton si haut, que la duchesse l'entendit, et demanda à
la señora Rodriguez à qui elle en avait.

J'en ai, répondit-elle, à cet homme qui me charge de mener son âne à
l'écurie, en me disant que de plus grandes dames que moi pansaient le
cheval de je ne sais quel Lancelot, et par-dessus le marché ce sot m'a
appelée vieille.

Cela m'offense encore plus que vous, repartit la duchesse: et se
tournant vers Sancho: La señora Rodriguez, lui dit-elle, est encore
toute jeune, et si elle porte ces longues coiffes, c'est plutôt parce
que sa charge le veut ainsi, qu'à cause de ses années.

Qu'il ne m'en reste pas une à vivre, repartit Sancho, si j'ai dit cela
pour la fâcher; mais j'ai tant d'amitié pour mon grison, qui ne m'a pas
quitté depuis l'enfance, que j'ai cru ne pouvoir le recommander à une
personne plus charitable que cette bonne dame.

Sancho, interrompit don Quichotte en le regardant de travers, est-ce
dans une aussi honorable maison qu'il convient de parler de la sorte?

Chacun parle de ses affaires où il se trouve, répondit Sancho; je me
suis souvenu ici du grison, et j'en parle ici; si je m'en étais souvenu
dans l'écurie, j'en aurais parlé dans l'écurie.

Sancho a raison, dit le duc, et je ne vois pas qu'il y ait là de quoi le
blâmer; mais qu'il ne se mette pas en peine de son âne, on en aura soin
comme de lui-même.

Au milieu de ces propos qui divertissaient tout le monde, excepté don
Quichotte, ils montèrent l'escalier du château, et l'on conduisit notre
chevalier dans une salle richement tendue de brocart d'or et d'argent.
Six jeunes filles, instruites par le duc et la duchesse de la manière
dont il fallait traiter notre héros, afin qu'il ne doutât point qu'on le
traitait en chevalier errant, vinrent lui servir de pages et
s'occupèrent à le désarmer.

Débarrassé de sa cuirasse, don Quichotte demeura avec ses étroits
hauts-de-chausses et son pourpoint de chamois, long, sec, maigre, les
mâchoires serrées et les joues si creuses qu'elles s'entre-baisaient,
enfin sous un aspect si comique que, les jeunes filles le voyant ainsi,
eussent éclaté de rire si le duc ne leur eût expressément enjoint de
s'observer. Elles prièrent notre héros de trouver bon qu'on le
déshabillât, afin de lui passer une chemise; mais il ne voulut jamais y
consentir, disant que les chevaliers errants ne se piquaient pas moins
de chasteté que de vaillance. Il les pria donc de remettre la chemise à
son écuyer; et pour exécuter lui-même ce qu'on lui proposait, il passa
avec Sancho dans une chambre où se trouvait un lit magnifique.

Dès qu'il se vit seul avec son écuyer, il se mit à le gourmander en ces
termes: Dis-moi un peu, bouffon récent et imbécile de vieille date, où
as-tu jamais vu traiter comme tu viens de le faire une dame vénérable et
aussi digne de respect qu'est la señora Rodriguez? Était-ce bien le
moment de te ressouvenir de ton âne? Crois-tu donc que des personnes
d'une telle importance, et qui reçoivent si bien les maîtres, puissent
oublier leurs montures? Au nom de Dieu, Sancho, défais-toi de ces
libertés, et ne laisse pas voir, à force de sottises, de quelle
grossière étoffe tu es formé. Ignores-tu, pécheur endurci, qu'on a
d'autant meilleure opinion des seigneurs que leurs gens sont biens
élevés, et qu'un des principaux avantages qui font que les grands
l'emportent sur les autres hommes, c'est d'avoir à leur service des gens
qui valent autant qu'eux? Quand on verra que tu n'es qu'un rustre
grossier et un mauvais bouffon, pour qui me prendra-t-on? N'aura-t-on
pas sujet de penser que je ne suis moi-même qu'un hobereau de colombier
ou quelque chevalier d'emprunt? Apprends, Sancho, qu'un parleur
indiscret, et qui veut plaisanter sur tout et à toute heure, finit par
devenir un bateleur fade et dégoûtant. Mets donc un frein à ta langue,
pèse tes paroles, et, avant d'ouvrir la bouche, regarde à qui tu
parles. Nous voilà, Dieu merci, arrivés en un lieu d'où, avec la faveur
du ciel et la force de mon bras, nous devons sortir deux fois plus
grands en réputation et en fortune.

Sancho promit à son maître de se coudre la bouche et de se mordre la
langue plutôt que de prononcer un seul mot qui ne fût à propos.
Défaites-vous de tout souci à cet égard, ajouta-t-il; ce ne sera jamais
par moi qu'on découvrira qui nous sommes.

Enfin, don Quichotte acheva de s'habiller; il prit son baudrier et son
épée, jeta un manteau d'écarlate sur ses épaules, mit sur sa tête une
_montera_ de satin vert, et, paré de ce costume, rentra dans la salle où
il trouva les mêmes damoiselles, rangées sur deux files et toutes tenant
des flacons d'eau de senteur qu'elles lui versèrent sur les mains avec
mille révérences et cérémonies. Bientôt après arrivèrent douze pages
avec le maître d'hôtel, pour le conduire à table, où on l'attendait.
Notre héros s'avança gravement au milieu d'eux, jusqu'à une autre salle
où étaient dressés un buffet magnifique et une table somptueuse avec
quatre couverts seulement. Le duc et la duchesse allèrent le recevoir à
la porte, accompagnés d'un de ces ecclésiastiques qu'en Espagne on voit
gouverner les maisons des grands seigneurs, mais qui eux-mêmes, n'étant
pas nés grands seigneurs, ne sauraient apprendre à leurs maîtres comment
ils doivent se conduire: de ceux, dis-je, qui veulent que la grandeur
des grands se mesure à leur petitesse, et qui, sous prétexte de modérer
leur libéralité, les rendent mesquins et misérables. Au nombre de ces
gens-là devait être l'ecclésiastique qui vint avec le duc et la duchesse
au-devant de don Quichotte. On échangea mille courtoisies, et finalement
ayant placé notre héros au milieu d'eux, ils prirent place à table. Le
duc offrit le haut bout à son hôte, lequel voulut décliner cet honneur;
mais les instances furent telles, qu'il dut accepter; l'ecclésiastique
s'assit en face du chevalier, le duc et la duchesse à ses côtés.

Sancho était si stupéfait de l'honneur qu'on faisait à son maître, qu'on
eût dit qu'il tombait des nues; mais en voyant toutes les courtoisies
échangées au sujet de la place d'honneur, il ne put retenir sa langue:
Si Vos Seigneuries, dit-il, veulent bien m'en accorder la permission, je
leur conterai ce qui arriva un jour dans notre village à propos de
places à table. Sancho n'avait pas achevé de prononcer ces mots, que don
Quichotte prit l'alarme, se doutant bien qu'il allait lâcher quelque
sottise; ce que voyant, l'écuyer: Rassurez-vous, monseigneur, lui
dit-il, je ne dirai rien qui ne soit à son point; je n'ai pas encore
oublié la leçon que vous m'avez faite.

Je ne me souviens de rien, répondit don Quichotte; dis ce que tu
voudras, pourvu que tu le dises vite.

Or, seigneurs, ce que j'ai à dire est vrai comme il fait jour, reprit
Sancho; aussi bien, mon maître est là qui pourra me démentir.

Mens tant que tu voudras, répliqua don Quichotte; mais prends garde à
tes paroles.

Oh! j'y ai pensé et repensé, dit Sancho; je suis certain qu'on ne me
fera aucun reproche.

En vérité, reprit don Quichotte, Vos Altesses devraient faire chasser
cet imbécile, qui va débiter mille stupidités.

Ah! pour cela non, dit la duchesse, Sancho ne s'éloignera pas de moi; je
l'aime trop, et je me fie à sa discrétion.

Que Dieu accorde à Votre Grandeur, madame, mille années de vie, en
récompense de la bonne opinion que vous avez de moi, quoique je ne le
mérite guère, reprit Sancho. Or, voici mon conte: Un gentilhomme de
notre village, fort riche et de bonne famille, car il venait de ceux de
Medina del Campo, convia un jour... ah! j'oubliais de vous dire que ce
gentilhomme avait épousé une certaine Mancia de Quignonez, fille de don
Alonzo de Martagnon, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, lequel se
noya dans l'île de la Herradura, et qui fut cause de cette grande
querelle, dont se mêla monseigneur don Quichotte, querelle où fut blessé
Tomasillo, le garnement, fils de Balbastro, le maréchal... Tout cela
n'est-il pas la vérité, mon cher maître? parlez hardiment, afin que ces
seigneurs ne me prennent pas pour un menteur et un bavard.

Jusqu'à cette heure, mon ami, vous me paraissez plutôt bavard que
menteur, dit l'ecclésiastique; j'ignore ce que, dans la suite, je
penserai de vous.

Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, et tu cites tant de
circonstances, ajouta don Quichotte, qu'il faut assurément que tu dises
vrai; mais abrége, car, de la manière dont tu procèdes, tu ne finiras
d'aujourd'hui.

Que Sancho n'abrége pas, s'il veut me faire plaisir, dit la duchesse;
qu'il conte son histoire comme il l'entend; dût-elle durer six jours, il
me trouvera toujours prête à l'écouter.

Je dis donc, messeigneurs, continua Sancho, que ce gentilhomme dont je
parle, et que je connais comme je connais mes deux mains, car de sa
maison à la mienne il n'y a pas un trait d'arbalète, convia un jour un
paysan pauvre mais honnête...

Au fait, frère, au fait, interrompit l'ecclésiastique, ou votre histoire
ne finira que dans l'autre monde.

J'arriverai bien à mi-chemin, s'il plaît à Dieu, répliqua Sancho. Je dis
donc que ce paysan, étant arrivé à la maison de ce gentilhomme, qui
l'avait convié, et qui avait épousé la fille de don Alonzo de
Martagnon... hélas! ce pauvre gentilhomme, que Dieu veuille avoir son
âme, car il est mort depuis ce temps-là et à telles enseignes qu'on dit
qu'il fit une mort d'ange; pour moi, je n'assistai pas à sa dernière
heure, j'étais allé faire la moisson à Tembleque.

Allons, mon ami, dit l'ecclésiastique, sortez promptement de Tembleque,
et poursuivez votre histoire sans vous occuper à faire les funérailles
de ce gentilhomme, si vous ne voulez faire aussi les nôtres.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Paré de ce costume, notre héros s'avança gravement (page 431).]

Il arriva donc, continua Sancho, que comme ils étaient prêts à se mettre
à table, je veux dire le gentilhomme et le paysan... Tenez, il me semble
que je les vois, comme si c'était aujourd'hui.

Le duc et la duchesse s'amusaient fort du dépit que causaient à
l'ecclésiastique les interruptions de Sancho et la longueur de son
conte; quant à don Quichotte, il enrageait dans l'âme, mais ne soufflait
mot.

Il fallait pourtant se mettre à table, poursuivit Sancho; or, le paysan
attendait toujours que le gentilhomme prît le haut bout, mais celui-ci
insistait pour le faire prendre au paysan, disant qu'il était maître
chez lui; le paysan qui se piquait de civilité et de savoir-vivre, ne
voulait point y consentir; tant enfin que le gentilhomme, le prenant par
les épaules, le fit asseoir par force, en lui disant: Asseyez-vous,
lourdaud; quelque place que je prenne, je tiendrai toujours le haut
bout. Voilà mon conte, mes seigneurs; et en vérité, je crois qu'il
arrive assez à point.

Aux paroles de son écuyer, don Quichotte rougit, pâlit, se marbra de
tant de couleurs, que son visage semblait moins de chair que de jaspe.
Le duc et la duchesse, qui s'aperçurent du trouble où il était, se
continrent, quoiqu'ils mourussent d'envie de rire; car ils avaient
compris la malice de Sancho. Afin de changer l'entretien, la duchesse
demanda à don Quichotte quelle nouvelle il avait de madame Dulcinée; et
s'il lui avait envoyé depuis peu quelques malandrins, ou quelques
géants; car il ne pouvait manquer d'en avoir vaincu un grand nombre.

Madame, répondit don Quichotte, mes disgrâces ont eu un commencement,
mais je ne crois pas qu'elles aient jamais de fin. Oui, j'ai vaincu des
géants, défait des malandrins, et je les lui ai envoyés; mais, hélas! où
auraient-ils pu la rencontrer, et à quelles marques la reconnaître,
puisqu'elle est enchantée et changée en la plus horrible créature qu'il
soit possible d'imaginer?

Je n'y comprends rien, dit Sancho, à moi elle m'a paru la plus belle
personne du monde. Pour l'agilité, du moins, elle en revendrait à un
danseur de corde: par ma foi, elle saute sur une bourrique comme le
ferait un chat!

Et vous, Sancho, demanda le duc, l'avez-vous vue enchantée?

Comment! si je l'ai vue! s'écria Sancho; et qui diable a découvert cela
si ce n'est moi? Oui, oui, je l'ai vue, et elle est enchantée tout comme
mon père.

L'ecclésiastique, entendant parler de géants et d'enchantements,
commença à croire, ce qu'il soupçonnait déjà, que le nouveau venu
pourrait bien être ce don Quichotte de la Manche dont le duc feuilletait
sans cesse l'histoire; se tournant donc vers ce dernier: Monseigneur,
lui dit-il plein de colère, Votre Excellence un jour rendra compte à
Dieu de la conduite de ce pauvre homme: ce don Quichotte ou don
Extravagant, comme il vous plaira de l'appeler, n'est peut-être pas
aussi fou que Votre Grandeur le croit, et lui donne sujet de le
paraître en lâchant la bride à ses impertinences. Et vous, maître fou,
continua-t-il en s'adressant à notre héros, qui vous a fourré dans la
cervelle que vous êtes chevalier errant, et que vous défaites des
malandrins et des géants? Croyez-moi, retournez dans votre maison, afin
de prendre soin de vos enfants et de vos affaires, au lieu de vous
amuser à courir le monde, prêtant à rire à ceux qui vous voient? Où
avez-vous trouvé qu'il y ait jamais eu des chevaliers errants, et encore
moins qu'il y en ait à cette heure? En quel endroit de l'Espagne
avez-vous rencontré des géants, des lutins, des Dulcinées enchantées, et
toute cette foule d'extravagances qu'on vous attribue.

Don Quichotte écouta ce discours sans donner aucun signe d'impatience:
mais à peine l'ecclésiastique eut-il achevé, que se levant de table, le
visage enflammé de colère, il lui fit une réponse qui à elle seule
mérite un nouveau chapitre.



CHAPITRE XXXII

DE LA RÉPONSE QUE FIT DON QUICHOTTE AUX INVECTIVES DE L'ECCLÉSIASTIQUE


Se levant donc de toute sa hauteur et tremblant des pieds à la tête
comme un épileptique, notre héros s'adressa au censeur imprudent qui
l'avait si peu ménagé, et lui dit d'une voix émue et précipitée: Si le
lieu où je suis, si la présence de mes illustres hôtes et la vénération
que j'ai toujours eue pour votre caractère n'enchaînaient mon bras, je
vous aurais déjà appris à refréner l'indiscrétion de votre langue: mais
puisque les gens de votre robe n'ont d'autres armes que celles dont se
servent les femmes, je ne vous menacerai point des miennes, et je
consens à me servir des vôtres.

J'avais toujours pensé que d'un homme tel que vous il fallait n'attendre
que de charitables conseils et des remontrances bienveillantes; loin de
là, oubliant toute mesure, vous vous laissez emporter, sans provocation
de ma part et sans me connaître, à m'accabler de propos outrageants.
Quel droit, je vous prie, avez-vous d'en user ainsi? Sachez que les
remontrances bien intentionnées demandent d'autres circonstances et
exigent d'autres formes; mais me reprendre ainsi devant tout le monde,
et avec tant d'aigreur, c'est dépasser les bornes de la correction
fraternelle, correction que vous devriez exercer avec plus de charité
que tout autre; oui, c'est mal, croyez-le bien, quand on n'a aucune
connaissance du péché que l'on censure, de traiter, sans examen, le
pécheur d'imbécile et de fou.

De quelles extravagances suis-je donc coupable pour que Votre Grâce ose
ainsi me conseiller d'aller prendre soin de ma femme et de mes enfants,
sans savoir si je suis marié ou non? Suffit-il d'avoir su se glisser
dans une maison pour se croire appelé à en gouverner les maîtres? et
parce qu'un homme aura été élevé dans l'étroite enceinte d'un collége,
sans avoir jamais vu plus de monde que n'en contiennent quelques lieues
de pays, s'arrogera-t-il de but en blanc le droit de donner des lois à
la chevalerie, et de juger les chevaliers errants? Ah! c'est, selon
vous, une occupation oiseuse et un temps perdu que le temps employé à
courir le monde, non pour en rechercher les avantages, mais au
contraire, pour en affronter ces périls qui, pour les gens de cœur,
sont le chemin de l'immortalité? Si ce reproche m'était adressé par un
véritable gentilhomme, ce serait un malheur dont je ne pourrais me
consoler; mais qu'un pédant, étranger à la chevalerie, ose me traiter
d'insensé, je m'en soucie comme d'un maravédis. Chevalier je suis, et
chevalier je mourrai, s'il plaît à Dieu.

Les uns suivent ici-bas le chemin de l'orgueilleuse ambition, d'autres
le chemin de l'adulation basse et servile: ceux-ci préfèrent les routes
ténébreuses de l'hypocrisie; ceux-là, les voies de la piété sincère.
Quant à moi, guidé par mon étoile, j'ai suivi l'étroit sentier de la
chevalerie errante, qui m'apprend à mépriser les richesses et les vains
amusements du monde, pour rechercher l'honneur et la véritable gloire.
J'ai redressé des torts, j'ai vengé des injures, j'ai terrassé des
géants et combattu des fantômes; je suis amoureux, il est vrai, mais en
tant que ma profession de chevalier errant m'oblige à l'être, et non au
delà; je ne suis donc pas un de ces amants qui n'ont que la volupté pour
objet, mais un amant continent et platonique. Mes intentions sont
irréprochables, Dieu merci; car je ne songe qu'à faire du bien à tout le
monde, et à ne jamais donner lieu à personne de se plaindre de moi. Si
un homme guidé par de tels sentiments, et qui s'efforce chaque jour de
les mettre en pratique, mérite d'être traité de fou, c'est à vous de
prononcer, noble duc et noble duchesse; je m'en rapporte à Vos
Grandeurs.

Par ma foi, dit Sancho, il n'y a rien à ajouter: tenez-vous-en là, mon
cher maître; et puisque ce seigneur n'est pas d'accord qu'il y ait eu
des chevaliers errants, il ne faut pas s'étonner qu'il n'ait su ce qu'il
disait.

Vous qui parlez, mon ami, dit l'ecclésiastique, ne seriez-vous point ce
Sancho Panza à qui son maître a promis le gouvernement d'une île?

Oui, c'est moi, répondit Sancho, et qui le mérite autant qu'un autre, si
huppé qu'il puisse être; oui, je suis de ceux dont on peut dire:
Mets-toi avec les bons et tu seras bon; ou bien encore: Appuie-toi
contre un bon arbre, et tu auras une bonne ombre. Je me suis attaché à
un bon maître, et il y a déjà longtemps que je suis en sa compagnie; je
dois donc être un autre lui-même, et si Dieu permet que tous deux nous
vivions, il ne manquera pas de royaumes à donner ni moi d'îles à
gouverner.

Non assurément, Sancho, dit le duc, et en considération du seigneur don
Quichotte, je vous donne le gouvernement d'une île que j'ai vacante en
ce moment.

Sancho, dit don Quichotte, va te mettre à genoux devant Son Excellence,
et baise-lui les pieds, pour la remercier de la faveur qu'elle te fait.

Sancho obéit. Aussitôt l'ecclésiastique, outré de voir l'insuccès de ses
remontrances, se leva de table plein de dépit, et dit au duc: Par
l'habit que je porte, monseigneur, je vous crois, en vérité, aussi
insensé que ces misérables: comment se pourrait-il qu'ils ne soient pas
fous, lorsque les sages applaudissent à leurs folies? Que Votre
Excellence reste avec eux puisqu'elle s'en accommode si bien; quant à
moi, je ne mettrai pas les pieds dans ce château, tant que ces honnêtes
gens y demeureront: au moins ne serai-je pas témoin de leurs
extravagances, et l'on n'aura point à me reprocher d'avoir souffert ce
que je pouvais empêcher.

Là-dessus il sortit malgré toutes les prières qu'on fit pour le retenir.
Il est vrai que le duc n'insista pas beaucoup, occupé qu'il était à rire
de son impertinente colère.

Quand il eut repris son sérieux, le duc dit à don Quichotte: Votre
Grâce, seigneur chevalier des Lions, vient de répondre à cet homme d'une
manière si victorieuse et si complète, qu'il ne vous faut point d'autre
satisfaction de son indigne emportement; et puis, après tout, vous le
savez, ce qui vient des religieux ou des femmes ne peut passer pour un
affront.

Vous dites vrai, monseigneur, répliqua don Quichotte, et la raison en
est que celui qui ne peut être outragé ne peut non plus outrager
personne. Aussi, les enfants, les femmes et les gens d'église, étant
considérés comme des personnes incapables de se défendre, ne peuvent
faire d'affront ni en recevoir. D'ailleurs, Votre Excellence n'ignore
pas qu'il y a une notable différence entre une offense et un affront: on
appelle affront l'offense que soutient celui qui l'a faite; tandis que
l'offense peut venir du premier venu, sans que pour cela il y ait
affront.

Par exemple, un homme passe dans la rue sans défiance, dix hommes armés
l'attaquent et lui donnent des coups de bâton; il met l'épée à la main,
afin de se venger, mais il en est empêché par le grand nombre de ses
ennemis: on peut dire de cet homme-là qu'il a reçu une offense, mais non
un affront. Autre exemple pour confirmer ce que j'avance: Quelqu'un a le
dos tourné, un homme vient par derrière, le frappe avec un bâton et
s'enfuit; le premier le poursuit et ne peut l'atteindre: dans ce cas, le
frappé a reçu une offense et non pas un affront, qui pour être tel
aurait dû être soutenu. Si celui qui l'a attaqué, même à la dérobée, eût
mis l'épée à la main et fait face à son adversaire, le frappé aurait
tout à la fois reçu une offense et un affront: une offense, parce qu'on
l'aurait pris en trahison; un affront, parce que l'agresseur aurait
soutenu ce qu'il avait fait. De tout ce que je viens de dire, il résulte
que je puis avoir été offensé, mais je n'ai point reçu d'affront, aussi
je ne me crois obligé à aucun ressentiment contre ce brave homme pour
les paroles qu'il m'a adressées: j'aurais voulu seulement qu'il prît
patience, et m'eût laissé le temps de le désabuser de l'erreur où il est
quant à l'existence des chevaliers errants. Par ma foi, si Amadis ou un
de ses descendants l'avait entendu parler de la sorte, il aurait eu, je
crois, sujet de s'en repentir.

Je jure, moi, ajouta Sancho, qu'ils lui auraient ouvert le ventre comme
à un melon bien mûr: oh! qu'ils n'étaient pas gens à souffrir qu'on leur
marchât sur le pied! Mort de ma vie! si Renaud de Montauban avait
entendu les paroles de ce petit bonhomme, il lui aurait appliqué un tel
horion sur le museau, que le malheureux en serait resté plus de trois
ans muet. Oui, oui, qu'il aille s'y frotter, et il verra comment il se
tirera de leurs mains.

La duchesse mourait de rire en entendant les folies que débitait Sancho;
elle le trouvait encore plus plaisant et plus fou que son maître, et
tous les témoins de cette scène étaient de son avis.

[Illustration: Il resta donc le cou tendu, les yeux fermés et la barbe
pleine de savon (page 437).]

Enfin don Quichotte se calma, et l'on acheva de dîner. Comme on
commençait à desservir entrèrent quatre jeunes filles, dont l'une tenait
un bassin d'argent, l'autre une aiguière, la troisième du linge parfumé
et d'une blancheur éclatante; la dernière, enfin, les bras nus jusqu'aux
coudes, portait dans une boîte des savonnettes de senteur. La première
s'approcha de don Quichotte, lui passa sous le menton une serviette,
qu'elle lui attacha derrière le cou, puis, après une profonde révérence,
celle qui tenait le bassin le plaça sous le menton de notre héros, qui,
surpris d'abord d'une cérémonie si extraordinaire, mais croyant sans
doute que c'était l'usage du pays de laver la barbe au lieu des mains,
tendit le cou sans rien dire. Cela fait, la jeune fille versa de l'eau
dans le bassin, et celle qui tenait la savonnette se mit à laver et à
savonner, de toute sa force, non-seulement la barbe de don Quichotte,
mais encore son visage et ses yeux, qu'il fut obligé de fermer. Le duc
et la duchesse, qui n'étaient avertis de rien, se regardaient l'un
l'autre, et attendaient la fin de cette étrange cérémonie. Quand la
demoiselle barbière eut bien savonné notre chevalier, elle feignit de
manquer d'eau et envoya sa compagne en chercher, le priant de patienter
quelque peu. Don Quichotte resta donc dans le plus plaisant état qu'on
puisse imaginer, le cou tendu, les yeux fermés et la barbe pleine de
savon. Celles qui lui jouaient ce mauvais tour tenaient les yeux
baissés, sans oser regarder le duc et la duchesse, qui, de leur côté,
bien qu'ils ne goûtassent guère une plaisanterie qu'ils n'avaient pas
ordonnée, avaient toutes les peines du monde à s'empêcher de rire. Enfin
la demoiselle à l'aiguière revint, et l'on acheva de laver notre héros,
après quoi celle qui tenait le linge l'essuya le plus tranquillement du
monde, et toutes quatre, ayant fait une grande révérence, s'apprêtèrent
à se retirer. Mais le duc, craignant que don Quichotte ne s'aperçût
qu'on se moquait de lui, appela la demoiselle qui portait le bassin:
Venez, lavez-moi, lui dit-il, et surtout que l'eau ne vienne pas à
manquer. La jeune fille, qui était fort avisée, comprit l'intention, et
mettant le bassin au duc comme à don Quichotte, le lava prestement; puis
après une nouvelle révérence, elle et ses compagnes sortirent de la
salle. Sancho, tout ébahi, regardait cette cérémonie: Pardieu! se
disait-il à lui-même, si c'est l'usage de ce pays de laver aussi la
barbe aux écuyers, j'en aurais grand besoin, et je donnerais volontiers
un demi-réal à qui m'y passerait le rasoir.

Que dites-vous là tout bas, Sancho? demanda la duchesse.

Je dis, madame, que dans les cours des autres princes, j'ai entendu
raconter qu'une fois la nappe enlevée, on versait de l'eau sur les
mains, mais non du savon sur les barbes. Ainsi il fait bon vivre pour
beaucoup voir, celui qui vit longtemps, dit-on, a de mauvais moments à
passer; mais passer par un savonnage de cette espèce, ce doit être
plutôt un plaisir qu'un ennui.

Eh bien, ne vous en mettez point en peine, Sancho, dit la duchesse; je
vous ferai savonner par mes filles, et même mettre en lessive, si cela
est nécessaire.

Quant à présent, je me contente de la barbe, reprit Sancho; pour
l'avenir, Dieu sait ce qui arrivera.

Maître d'hôtel, dit la duchesse, occupez-vous de ce que demande le bon
Sancho, et que ses ordres soient exécutés de point en point.

Le maître d'hôtel répondit que le seigneur Sancho serait servi à
souhait, et il l'emmena dîner avec lui. Le duc, la duchesse et don
Quichotte restèrent à table.

Après s'être entretenus quelque temps, et toujours de chevalerie, la
duchesse pria notre héros de vouloir bien lui faire le portrait de
madame Dulcinée; car, d'après ce que la renommée publie de ses charmes,
ajouta-t-elle, je dois croire qu'elle est la plus belle créature de
l'univers, et même de toute la Manche.

A ces paroles, don Quichotte poussa un grand soupir: Madame, dit-il, si
m'arrachant de la poitrine ce cœur où est empreint le portrait de ma
Dulcinée, je pouvais le mettre ici sous les yeux de Votre Grandeur,
j'épargnerais à ma langue une tentative surhumaine; car comment puis-je
venir à bout de tracer un fidèle portrait de celle qui eût mérité
d'occuper le pinceau de Parrhasius, de Timanthe et d'Apelle, le burin de
Lysippe, le ciseau de Phidias, l'éloquence de Cicéron et de Démosthène?

Tout vous est possible, seigneur don Quichotte, reprit le duc; ne fût-ce
qu'une esquisse, un profil, un simple trait, cela suffira, j'en suis
certain, pour exciter la jalousie des plus belles.

Je le ferais bien volontiers, repartit don Quichotte, si la disgrâce qui
lui est arrivée tout récemment n'avait effacé son image de ma mémoire,
et ne m'invitait plutôt à la pleurer qu'à en faire le portrait. Vos
Grandeurs sauront donc qu'il y a quelque temps je voulus aller lui
baiser les mains, recevoir sa bénédiction et prendre ses ordres pour ma
troisième campagne. Mais, hélas! quelle douleur m'était réservée! Au
lieu d'une princesse, je ne trouvai qu'une vulgaire paysanne: sa beauté
était devenue une horrible laideur, la suave odeur qu'elle a coutume
d'exhaler, une puanteur repoussante; je croyais trouver un ange, je
rencontrai un démon; au lieu d'une personne sage et modeste, une
baladine effrontée; des ténèbres au lieu de la lumière, et enfin, au
lieu de la sans pareille Dulcinée du Toboso, une brute stupide et
dégoûtante.

Sainte Vierge! s'écria le duc, quel monstre assez pervers a pu causer
une pareille affliction à la terre, lui ravir la beauté qui la charmait
et la pudeur qui faisait son plus bel ornement?

Eh qui pourrait-ce être, repartit don Quichotte, sinon un de ces maudits
enchanteurs qui me persécutent, un de ces perfides nécromants vomis par
l'enfer pour obscurcir la gloire et les exploits des gens de bien,
exalter et glorifier les actions des méchants! Les enchanteurs m'ont
persécuté et me persécuteront sans relâche, jusqu'à ce qu'ils aient
enseveli moi et mes hauts faits dans les profonds abîmes de l'oubli. Les
traîtres savaient bien qu'en faisant cela ils me blessaient dans
l'endroit le plus sensible! En effet, priver un chevalier de sa dame,
c'est le priver de la lumière du soleil, de l'aliment qui le sustente,
de l'appui qui le soutient, de la source féconde où il puise et sa
vigueur et sa force; car, je le répète et le répéterai sans cesse, un
chevalier errant sans dame n'est plus qu'un arbre sans sève, un édifice
bâti sur le sable, un corps privé de sa chaleur vivifiante.

Vous dites vrai, repartit la duchesse; mais s'il faut en croire
l'histoire imprimée depuis quelque temps du seigneur don Quichotte,
histoire qui a mérité l'approbation générale, Sa Seigneurie n'a jamais
vu madame Dulcinée; ce n'est qu'une dame imaginaire et chimérique, qui
n'existe que dans son imagination, et à qui il attribue les perfections
et les avantages qu'il lui plaît.

Il y a beaucoup à dire là-dessus, répondit don Quichotte: Dieu seul sait
s'il y a, ou non, une Dulcinée dans ce monde, et si elle est réelle ou
chimérique; ce sont des choses qu'il ne faut pas trop vouloir
approfondir. Quoi qu'il en soit, je la tiens pour une personne qui
réunit toutes les qualités capables de la distinguer des autres femmes:
beauté accomplie, fierté sans orgueil, passion pleine de pudeur, modeste
enjouement, parfaite courtoisie, enfin, illustre origine; car la beauté
resplendit encore avec plus d'éclat chez une personne issue d'un noble
sang, que chez celle d'une humble naissance.

Cela est incontestable, dit le duc; mais Votre Seigneurie me permettra
de lui soumettre un doute qu'a fait naître en mon esprit l'histoire que
j'ai lue de ses prouesses, et ce doute le voici: Tout en demeurant
d'accord qu'il existe une Dulcinée au Toboso, ou hors du Toboso, et
qu'elle est belle au degré de beauté que le prétend Votre Grâce, il me
semble qu'en fait de noble origine elle ne saurait entrer en comparaison
avec les Oriane, les Madasine, les Genièvre, enfin avec ces grandes
dames dont sont pleines les histoires que vous connaissez.

A cela, monseigneur, je répondrai que Dulcinée est fille de ses œuvres,
que le mérite rachète la naissance, enfin qu'il vaut mieux être
distingué par sa vertu que par ses aïeux. D'ailleurs, Dulcinée possède
des qualités suffisantes pour devenir un jour reine avec sceptre et
couronne, puisqu'une femme belle et vertueuse peut prétendre à tout,
puisqu'on ne doit point limiter l'espérance là où le mérite est sans
bornes, et qu'il renferme en lui, sinon formellement, du moins
virtuellement, les plus hautes destinées.

Il faut l'avouer, seigneur don Quichotte, reprit la duchesse, Votre
Grâce possède le grand art de la persuasion; aussi je me range à son
avis, et désormais je soutiendrai partout qu'il existe une Dulcinée du
Toboso, qu'elle est parfaitement belle, de race illustre, et digne, en
un mot, des vœux et des soins du chevalier des Lions, du grand don
Quichotte de la Manche. Toutefois, il me reste un scrupule, et je ne
puis m'empêcher d'en vouloir un peu à votre écuyer: c'est qu'il est
raconté dans l'histoire que lorsqu'il porta de votre part une lettre à
madame Dulcinée, il la trouva criblant de l'avoine, ce qui, à vrai dire,
pourrait faire douter quelque peu de sa noble origine.

Madame, répondit don Quichotte, Votre Grandeur saura que les aventures
qui m'arrivent, au moins pour la plupart, sont extraordinaires et ne
ressemblent en rien à celles des autres chevaliers errants, soit que
cela provienne de la volonté du destin, soit plutôt de la malice et de
la jalousie des enchanteurs. Or, il est incontestable que parmi les plus
fameux chevaliers, certains furent doués de vertus secrètes, celui-ci de
ne pouvoir être enchanté, celui-là d'avoir la chair impénétrable,
Roland, par exemple, l'un des douze pairs de France, qui, disait-on, ne
pouvait être blessé que sous la plante du pied gauche, et seulement par
une épingle; aussi à Roncevaux, quand Bernard de Carpio reconnut qu'il
ne pouvait lui ôter la vie avec son épée, fut-il obligé de l'étouffer
entre ses bras, comme Hercule avait fait d'Antée, ce féroce géant qu'on
disait fils de la Terre. Eh bien, de tout ceci, je conclus qu'il serait
fort possible que je possédasse une de ces vertus, non point celle de
n'être jamais blessé, car l'expérience m'a prouvé bien des fois que je
suis formé de chairs tendres et nullement impénétrables; mais, par
exemple, celle de ne pouvoir être enchanté, puisque je me suis vu pieds
et poings liés, enfermé dans une cage, où le monde entier n'aurait pas
été capable de me retenir, si ce n'est à force d'enchantements; et comme
peu de temps après je m'en tirai moi-même, je crois qu'il n'y a
désormais rien au monde qui ait le pouvoir de m'arrêter. Aussi, mes
ennemis, voyant qu'ils ne peuvent rien contre moi, s'en prennent à ce
que j'aime le plus, et veulent me faire perdre la vie en attaquant celle
de Dulcinée, par qui je vis et je respire.

Quand mon écuyer lui porta mon message, ils la lui montrèrent
malicieusement sous la figure d'une paysanne, occupée à un exercice
indigne d'elle, celui de cribler du froment; au reste, j'ai soutenu que
ce froment n'était ni de l'orge, ni du blé, mais des grains de perles
orientales. Et pour preuve, je dirai à Vos Grandeurs qu'étant allé
dernièrement au Toboso, il me fut impossible de trouver seulement le
palais de Dulcinée. Quelques jours après, tandis que mon écuyer la
voyait sous sa figure véritable, qui est la plus belle du monde, elle me
sembla, à moi, une femme grossière, sotte en ses discours, bien
qu'ordinairement elle soit l'esprit, la modestie et la discrétion mêmes.
Or donc, puisque je ne suis point enchanté, ni ne puis l'être, ainsi que
je viens de le prouver, c'est elle qui est enchantée, transformée,
métamorphosée, c'est sur elle que mes ennemis se sont vengés de moi; et
comme c'est parce qu'elle m'appartient qu'elle souffre tout cela, je
veux renoncer à tous plaisirs, et me consumer en regrets et en larmes,
jusqu'à ce que je l'aie rétablie en son premier état. Que Sancho ait vu
Dulcinée criblant de l'avoine, cela ne prouve rien, car si les
enchanteurs l'ont changée pour moi, ils ont bien pu la changer pour lui.
Dulcinée est de bonne naissance, d'une des plus nobles races de tout le
Toboso, où il en existe beaucoup et de très-anciennes, et je ne doute
pas qu'un jour le lieu qui l'a vue naître ne devienne célèbre au même
titre que Troie pour son Hélène, et l'Espagne à cause de sa Cava[102],
mais avec bien plus de raison, et avec un nom incomparablement plus
glorieux.

  [102] Nom donné par les Arabes à la fille du comte Julien.

Je dirai aussi à Vos Excellences que Sancho Panza est le plus plaisant
écuyer qui ait jamais servi chevalier errant. Il a souvent des naïvetés
telles, qu'on se demande s'il est simple ou malin; quelquefois ses
malices le font croire un rusé drôle, et, tout d'un coup, à ses
simplicités on le prendrait pour un lourdaud. Il doute de tout, et il
croit tout; puis au moment où l'on craint qu'il ne s'embarrasse et ne se
perde dans ses raisonnements, il s'en tire avec une adresse qu'on était
loin d'attendre de lui. Enfin, tel qu'il est, je ne le troquerais pas
contre un autre écuyer, m'offrît-on en retour une ville entière. Je me
demande s'il est bon de l'envoyer dans le gouvernement que lui a donné
Votre Grandeur; pourtant il me semble doué d'une capacité suffisante
pour être gouverneur, et je m'imagine qu'en lui aiguisant un peu
l'esprit, il fera tout comme un autre, d'autant plus que nous voyons
chaque jour qu'il ne faut pas tant d'habileté ni tant de science pour
cela, car nous avons quantité de gouverneurs qui savent à peine lire, et
qui gouvernent comme des aigles[103]. L'important est d'avoir
l'intention droite; pour le reste on ne manque pas de conseillers qui
conduisent les affaires. Le seul avis que je donnerai à Sancho, c'est de
défendre ses droits, mais sans accabler ses sujets. Je tiens en réserve
dans mon esprit d'autres recommandations, qui plus tard lui seront
utiles dans le gouvernement de son île.

  [103] Le texte porte _Girifaltes_, Gerfauts, oiseaux de proie.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sancho tout effaré se précipite dans la salle, suivi d'une bande de
marmitons (page 441).]

L'entretien en était là quand il se fit un grand bruit, et Sancho tout
effaré se précipita dans la salle, un torchon au cou pour bavette, et
suivi d'une bande de marmitons et autres vauriens de même espèce; l'un
d'eux portait un chaudron plein d'une eau si sale, qu'il était aisé de
reconnaître que c'était de l'eau de vaisselle. Il poursuivait Sancho,
pour la lui mettre sous le menton, pendant qu'un autre faisait tous ses
efforts pour lui laver le visage.

Qu'est-ce donc, mes amis? dit la duchesse; que voulez-vous à ce brave
homme? eh quoi! oubliez-vous qu'il est gouverneur?

Madame, ce seigneur ne veut point se laisser laver, comme c'est l'usage,
et comme monseigneur le duc et son maître l'ont été, répondit le
marmiton.

Si fait, si fait, je le veux bien, repartit Sancho étouffant de colère,
mais je voudrais que ce fût avec du linge plus blanc, de l'eau plus
claire, et par des mains moins crasseuses; il n'y a pas si grande
différence entre mon maître et moi, pour qu'on me donne cette lessive du
diable, lorsque, lui, on l'a lavé avec de l'eau de rose: les usages
valent d'autant mieux qu'ils ne fâchent personne, mais le lavage qu'on
me propose serait tout au plus bon pour les pourceaux. J'ai la barbe
propre, et je n'ai pas besoin d'être rafraîchi; quiconque viendra m'en
toucher un seul poil, recevra une si bonne taloche, que mon poing lui
restera enfoncé dans la mâchoire; ces cirimonies et ces savonnages
ressemblent par trop à de méchantes farces.

En voyant la colère de Sancho, la duchesse étouffait de rire; quant à
don Quichotte, il n'était guère satisfait de voir son écuyer mystifié de
la sorte et entouré de cette impertinente canaille. Après s'être
profondément incliné comme pour demander à Leurs Excellences la
permission de parler, il dit aux marmitons d'une voix grave: Holà,
seigneurs, holà; retirez-vous, et laissez-nous en paix; mon écuyer est
aussi propre que le premier venu, et ces écuelles ne sont pas faites
pour son visage; encore une fois, retirez-vous, car ni lui ni moi
n'entendons raillerie.

Non, non, qu'ils s'approchent, ajouta Sancho et nous verrons beau jeu!
Maintenant, qu'on apporte un peigne si l'on veut, et qu'on me râcle la
barbe; si l'on y trouve quelque chose qui offense la propreté, je
consens qu'on me l'arrache poil à poil.

Sancho a raison, dit la duchesse, et toujours il aura raison; il est
fort propre, et n'a pas besoin d'être lavé; puisque nos usages lui
déplaisent, il est le maître de s'en dispenser. Vous, ministres de la
propreté, je vous trouve bien impertinents d'apporter pour la barbe d'un
tel personnage, au lieu d'aiguières d'or et de serviettes de fin lin de
Hollande, des écuelles de bois et des torchons de toile d'emballage. En
vérité, ces drôles ne sauraient s'empêcher de montrer en toute occasion
leur aversion pour les écuyers des chevaliers errants.

Les marmitons et le maître d'hôtel, qui était avec eux, crurent que la
duchesse parlait sérieusement; ils se hâtèrent d'ôter le torchon qu'ils
avaient mis au cou du pauvre diable, et disparurent.

Dès qu'il se vit libre, Sancho alla s'agenouiller devant la duchesse, et
lui dit: Des grandes dames on attend les grandes faveurs, et je ne
saurais mieux reconnaître celle dont vient de me gratifier Votre
Grandeur, qu'en me faisant armer chevalier errant pour demeurer toute ma
vie à son très-humble service: je suis laboureur, je m'appelle Sancho
Panza, j'ai une femme et des enfants, et je fais le métier d'écuyer; si
dans quelqu'une de ces choses il m'est possible de vous servir, je
mettrai moins de temps à vous obéir que Votre Seigneurie à commander.

On voit bien, Sancho, répondit la duchesse, que vous avez puisé à la
source même de la courtoisie, et que vous avez été élevé dans le giron
du seigneur don Quichotte, qui est la crème de la politesse et la fleur
des cérémonies ou cirimonies, comme vous dites. Heureux siècle qui
possède un tel chevalier et un tel écuyer: l'un l'honneur de la
chevalerie errante, l'autre le type de la fidélité écuyéresque!
Levez-vous, ami Sancho, et reposez-vous-en sur moi; pour reconnaître
votre courtoisie, je ferai en sorte que mon seigneur le duc vous donne
promptement le gouvernement qu'il vous a promis.

La conversation finie, don Quichotte alla faire la sieste, et la
duchesse dit à Sancho que s'il n'avait pas besoin de repos, il pouvait
venir passer l'après-dînée avec elle et ses femmes dans une salle bien
fraîche. Sancho répondit que quoiqu'il eût l'habitude de dormir en été
ses quatre ou cinq heures après le repas, il s'en priverait pour obéir à
ses commandements.

De son côté, le duc sortit pour donner de nouveaux ordres aux gens de sa
maison sur la manière de traiter don Quichotte sans s'éloigner en aucun
point du cérémonial avec lequel étaient reçus les anciens chevaliers
errants.



CHAPITRE XXXIII

DE LA CONVERSATION QUI EUT LIEU ENTRE LA DUCHESSE ET SANCHO PANZA,
CONVERSATION DIGNE D'ÊTRE LUE AVEC ATTENTION


L'histoire rapporte que Sancho ne dormit point cette sieste, et qu'au
contraire, pour tenir sa parole, il alla trouver la duchesse, laquelle,
dès qu'il fut entré, lui offrit un tabouret à ses côtés, ce que Sancho
refusa en homme qui savait vivre; mais la duchesse l'engagea à s'asseoir
comme gouverneur, et à parler comme écuyer, puisqu'à ces deux titres il
méritait le siége même du cid Ruy Dias le Campeador. Sancho s'inclina et
s'assit. Aussitôt toutes les femmes de la duchesse l'environnèrent en
silence, attentives à ce qu'il allait dire; mais ce fut leur maîtresse
elle-même qui ouvrit l'entretien.

A présent que nous sommes seuls, dit la duchesse, je voudrais bien que
le seigneur gouverneur éclaircît certains doutes que j'ai conçus en
lisant l'histoire du grand don Quichotte de la Manche. Le premier de ces
doutes est celui-ci: puisque Sancho n'a jamais vu Dulcinée, je veux dire
madame Dulcinée du Toboso, et qu'il ne lui porta point la lettre que le
seigneur don Quichotte lui écrivait de la Sierra Morena, ayant oublié de
prendre le livre de poche qui la renfermait, comment a-t-il été assez
hardi pour inventer une réponse, et prétendre qu'il avait trouvé cette
dame criblant de l'avoine? ce qui est non-seulement un mensonge capable
de porter atteinte à la considération de la sans pareille Dulcinée, mais
de plus une imposture indigne d'un fidèle écuyer.

Avant de répondre, Sancho se leva, puis le corps penché, le doigt sur
les lèvres, il s'en alla sur la pointe du pied soulever, l'une après
l'autre, toutes les tapisseries, après quoi il vint se rasseoir près de
la duchesse: A présent, dit-il, que je suis bien certain de n'être pas
écouté, me voilà prêt, madame, à répondre à tout ce qu'il vous plaira de
me demander. Et d'abord je vous dirai que je tiens monseigneur don
Quichotte pour un fou achevé, bien que parfois, à mon avis et à celui de
tous ceux qui l'entendent, il ne laisse pas de dire des choses si
bonnes, si bonnes, que le diable lui-même, avec toute sa science, n'en
inventerait pas de meilleures. Cela pourtant n'empêche pas que je ne
croie qu'il a le cerveau fêlé, aussi je lui en baille à garder de toutes
les façons: telle entre autres la réponse à la lettre de la Sierra
Morena, et cette affaire de l'autre jour, qui n'est pas encore écrite
dans l'histoire, je veux dire l'enchantement de madame Dulcinée que je
lui ai fait accroire, quoique cette dame ne soit pas plus enchantée que
mon grison.

La duchesse pria Sancho de lui raconter cet enchantement, ce qu'il fit
sans oublier la moindre circonstance, et au grand contentement de celles
qui l'écoutaient. De ce que vient de conter le seigneur Sancho, reprit
alors la duchesse, il se forme un terrible scrupule dans mon esprit, et
il me semble entendre murmurer à mes oreilles une voix qui me dit: Mais
s'il est vrai que don Quichotte de la Manche soit fou sans ressources,
pourquoi Sancho Panza, son écuyer, qui le connaît pour tel,
continue-t-il à le servir sur l'espoir de ses vaines promesses? il faut
donc que l'écuyer soit encore plus fou que le maître. S'il en est ainsi,
un jour tu rendras compte à Dieu, madame la duchesse, d'avoir donné à ce
Sancho Panza une île à gouverner; car celui qui ne sait pas se gouverner
lui-même saura encore moins gouverner les autres.

Pardieu, madame la duchesse, cette voix n'a point tort, repartit Sancho,
et vous pouvez bien lui répondre de ma part que je reconnais qu'elle dit
vrai. Si j'avais deux onces de bon sens, depuis longtemps j'aurais
quitté mon maître; mais il n'y a pas moyen de s'en dédire: là où est
attachée la chèvre, il faut qu'elle broute. Et puis, voyez-vous, nous
sommes du même village; c'est un bon maître, je l'aime, j'ai mangé son
pain, il m'a donné ses ânons, et par-dessus tout je suis fidèle; il est
donc impossible que rien puisse nous séparer, si ce n'est quand la pelle
et la pioche nous feront à chacun notre lit. Maintenant si Votre
Grandeur ne trouve pas bon qu'on me donne le gouvernement que
monseigneur m'a promis, eh bien, ce sera un gouvernement de moins; je ne
l'avais pas en sortant du ventre de ma mère, et s'il m'échappe,
peut-être sera-ce tant mieux pour mon salut. Tout sot que je suis,
croyez que j'ai bien compris le proverbe qui dit: Pour son malheur, des
ailes sont venues à la fourmi. Il se pourrait donc que Sancho écuyer
montât plus vite en paradis que Sancho gouverneur. Personne, d'ailleurs,
n'a l'estomac deux fois plus grand que celui d'un autre, et tant grand
qu'il soit on peut le remplir de paille ou de foin. Les petits oiseaux
dans les champs ont Dieu pour pourvoyeur, et quatre vares de gros drap
de Cuença tiennent plus chaud que quatre vares de drap fin de Ségovie.
Quand il nous faut déguerpir de ce monde, le chemin est le même pour le
prince et pour le laboureur; et le corps du pape ne tient pas plus
d'espace que celui du sacristain, car en entrant dans la fosse, nous
nous pressons, nous nous serrons, ou plutôt l'on nous fait serrer et
presser malgré nous; après quoi il n'y a plus qu'à tirer le rideau, la
farce est jouée, et au revoir, bonsoir.

Je vous déclare donc, madame la duchesse, que si Votre Seigneurie ne
veut pas me donner une île, parce qu'elle me croit un imbécile, je serai
assez sage pour m'en passer. J'ai ouï dire, il y a longtemps, que
derrière la croix se tient le diable, et que tout ce qui reluit n'est
pas or; j'ai ouï dire aussi qu'on tira le laboureur Vamba[104] de sa
chaumière pour le faire roi d'Espagne, et le roi Rodrigue[105] d'entre
les fêtes et les divertissements, pour le faire manger aux couleuvres,
si toutefois la romance ne ment point.

  [104] Vamba régna sur l'Espagne gothique au septième siècle.

  [105] Rodrigue, dernier roi des Goths, périt à la bataille de
  Guadalète en 712.

Et pourquoi mentirait-elle, dit la señora Rodriguez, en racontant que ce
roi fut mis dans une fosse pleine de crapauds, de serpents et de
lézards; et que deux jours après on l'entendait s'écrier d'une voix
dolente: Ils me déchirent, ils me dévorent par où j'ai le plus péché;
puisque cela est certain, ce seigneur a donc grande raison de dire qu'il
vaut mieux être laboureur que roi, si l'on doit être mangé par ces
affreuses bêtes.

La duchesse ne put s'empêcher de sourire de la simplicité de la señora
Rodriguez, et elle dit à Sancho: Sancho, vous savez que lorsqu'un
chevalier a donné sa parole, il la tient, dût-il lui en coûter la vie;
or, quoique monseigneur le duc ne coure pas les aventures, il n'en est
pas moins chevalier, et il tiendra sa promesse en dépit de la médisance
et de l'envie. Prenez donc courage; vous vous verrez bientôt en
possession de votre gouvernement, logé comme un prince, et couvert de
velours et de brocart. Tout ce que je vous recommande, c'est de vous
appliquer à bien gouverner vos sujets, qui tous sont loyaux et bien nés.

Pour ce qui est de bien gouverner, répondit Sancho, on peut s'en
rapporter à moi, car je suis charitable de ma nature et j'ai compassion
des pauvres. A qui pétrit le pain, ne vole pas le levain. Oh! par mon
saint patron, on ne me trichera pas avec de faux dés! Je n'ai pas, Dieu
merci, besoin qu'on me chasse les mouches de devant les yeux, je les
chasse bien moi-même, et je sais fort bien où le soulier me blesse: je
veux dire que les bons auront avec moi la main et la porte ouvertes,
mais les méchants ni pieds ni accès. Il me semble qu'en fait de
gouvernement le tout est de commencer, et il se pourrait qu'au bout de
quinze jours j'entende mieux le gouvernement que le labourage où j'ai
été élevé depuis mon enfance.

[Illustration: Il s'en alla sur la pointe du pied soulever, l'une après
l'autre, toutes les tapisseries (page 443).]

Vous avez raison, Sancho, repartit la duchesse; les hommes ne naissent
pas tous avec la science infuse, et c'est avec des hommes qu'on fait des
évêques, non avec des pierres. Mais pour en revenir à l'enchantement de
madame Dulcinée, je pense, et je tiens même pour certain que l'intention
qu'eut Sancho de mystifier son maître en lui faisant accroire que sa
dame était enchantée, fut plutôt une malice des enchanteurs: car je sais
de bonne part que la paysanne qui sauta sur l'âne était la véritable
Dulcinée, et qu'ainsi le bon Sancho, en pensant être le trompeur, fut le
premier trompé. Cela est positif et clair comme le jour; car sachez-le,
seigneur Sancho, nous avons en ce pays des enchanteurs qui nous
apprennent tout ce qui se passe dans le monde. Soyez donc certain que
cette paysanne si leste était Dulcinée elle-même, Dulcinée enchantée
tout comme la mère qui l'a mise au monde, et que lorsque nous y
penserons le moins, nous la verrons tout à coup reparaître sous sa
propre figure: alors, je le pense, vous reviendrez de votre erreur.

Cela est très-possible, Madame, répondit Sancho, et je commence à croire
vrai ce que mon maître raconte de cette caverne de Montesinos, dans
laquelle il prétend avoir trouvé madame Dulcinée sous le même costume où
je lui dis l'avoir vue quand il me prit fantaisie de l'enchanter; oui,
je reconnais bien maintenant que je fus le premier trompé, comme le dit
Votre Grandeur. En effet, comment supposer que j'ai eu assez d'esprit
pour fabriquer sur-le-champ tant de subtilités, et puis mon maître n'est
pas encore assez fou pour se laisser tromper si aisément. N'allez pas
croire pour cela, Madame, que j'ai de mauvaises intentions; un lourdaud
comme moi n'est pas obligé de connaître la malice de ces scélérats
d'enchanteurs: quand j'ai imaginé cela, c'était pour échapper aux
reproches de mon maître, et non dans l'intention de l'offenser; si
l'affaire a tourné autrement, Dieu sait à qui il faut s'en prendre, et
il châtiera les coupables.

Très-bien, repartit la duchesse. Mais, dites-moi, Sancho, qu'est-ce que
cette aventure de la caverne de Montesinos? j'ai grande envie de la
connaître.

Alors Sancho se mit à raconter ce que nous avons dit de cette aventure.

Quand il eut terminé: De tout ceci, dit la duchesse, on peut conclure
que puisque le grand don Quichotte affirme avoir vu la même paysanne qui
se montra à Sancho à la sortie du Toboso, il est clair que cette
paysanne était Dulcinée; ainsi donc, vous le voyez, nos enchanteurs sont
très-dignes de foi.

Après tout, reprit Sancho, si madame Dulcinée est enchantée, tant pis
pour elle: je ne me soucie guère de m'attirer pour cela des querelles
avec les ennemis de mon maître, qui sont très-nombreux et très-méchants.
La vérité est que celle que j'ai vue était une paysanne; si cette
paysanne était Dulcinée ou non, cela ne me regarde pas, et l'on ne doit
pas m'en rendre responsable. Autrement on viendrait dire à tout bout de
champ: Sancho a dit ceci, Sancho a fait cela, Sancho par-ci, Sancho
par-là, comme si Sancho était un je ne sais qui, et non ce même Sancho
qu'on voit tout de son long dans une histoire, à ce que m'a dit Samson
Carrasco, lequel n'est rien moins que bachelier; et, comme on sait, ces
gens-là ne mentent jamais, si ce n'est quand il leur en prend fantaisie,
ou lorsqu'ils y trouvent leur profit. Qu'on ne s'en prenne donc pas à
moi, je m'en lave les mains, vienne seulement le gouvernement, et vous
verrez merveilles; car qui a été bon écuyer, sera encore meilleur
gouverneur.

En vérité, Sancho, s'écria la duchesse, vous êtes un homme incomparable:
tout ce que vous venez de dire équivaut à autant de sentences, et, comme
dit notre proverbe espagnol: souvent mauvaise cape couvre un bon buveur.

Madame, répondit Sancho, je jure que de ma vie je n'ai bu par vice; par
soif, c'est possible; car je n'ai pas la moindre hypocrisie. Je bois
quand l'envie m'en prend, ou, si je ne l'ai pas, quand on m'offre à
boire; alors j'accepte pour ne pas paraître mal élevé; à une santé
portée par un ami, y a-t-il cœur de pierre qui ne soit prêt à faire
raison? mais quoique je mette mes chausses, je ne les salis pas, je veux
dire que si je bois, je ne m'enivre pas. Au reste, c'est un reproche
qu'on ne fera guère aux écuyers des chevaliers errants; car les pauvres
diables sont toujours par les forêts, par les déserts et par les
montagnes, buvant de l'eau plus qu'ils ne veulent: et souvent ils
donneraient un œil de la tête pour se procurer une seule goutte de vin.

Je vous crois, répondit la duchesse. Mais il se fait tard, allez
reposer, mon ami; une autre fois nous en dirons davantage. En attendant,
je veillerai à ce que l'on vous donne ce gouvernement.

Sancho baisa les mains de la duchesse, et après l'avoir remerciée, il la
supplia qu'on eût soin de son grison, parce que c'était ce qu'il avait
de plus cher au monde.

Qu'est-ce que ce grison? demanda la duchesse.

Madame, c'est mon âne, répondit Sancho; pour ne pas l'appeler ainsi,
j'ai coutume de l'appeler le grison. En entrant dans ce château, j'avais
voulu le recommander à cette bonne dame que voilà, mais elle s'est
fâchée tout rouge comme si je l'eusse appelée vieille ou laide, et
pourtant l'affaire des duègnes devrait être plutôt, ce me semble, de
panser les ânes que de parader dans un salon. Dieu de Dieu, quelle dent
avait contre elles un hidalgo de mon village!

C'était sans doute quelque manant comme vous, interrompit la señora
Rodriguez, car s'il eût été un véritable gentilhomme, il les aurait
honorées et respectées.

Assez, assez, señora Rodriguez, dit la duchesse; et vous, Sancho, ne
vous mettez point en peine de votre grison; je m'en charge. Puisque
c'est le bien-aimé de mon ami, je veux le porter dans mon cœur.

Il suffit qu'il soit à l'écurie, madame, repartit Sancho; quant à être
porté dans le cœur de Votre Excellence, ni lui ni moi ne sommes dignes
de nous y voir un seul instant.

Eh bien, Sancho, dit la duchesse, emmenez le grison à votre
gouvernement; vous l'y traiterez à votre fantaisie, et il n'aura plus
qu'à s'engraisser.

Madame, répondit Sancho, j'ai vu plus d'un âne entrer dans un
gouvernement: il n'y aurait donc rien d'étonnant que j'y emmenasse le
mien.

Tous ces propos égayèrent la duchesse, et après avoir de nouveau dit à
Sancho d'aller se reposer, elle fut raconter au duc la conversation qui
venait d'avoir lieu. Ils concertèrent ensemble quelque bonne
mystification dans le genre chevaleresque, afin que le chevalier et son
écuyer ne s'aperçussent en aucune manière de la tromperie, et
assurément ce sont là les plus mémorables aventures que contienne cette
grande histoire.



CHAPITRE XXXIV

DES MOYENS QU'ON TROUVA POUR DÉSENCHANTER DULCINÉE


Le duc et la duchesse prenaient un plaisir extrême à la conversation de
leurs hôtes, et ne songeaient qu'à trouver de nouveaux moyens de s'en
divertir: ce qui étonnait le plus la duchesse, c'était la simplicité de
Sancho, qui en était venu à croire véritable l'enchantement de Dulcinée,
dont lui seul était l'inventeur. L'aventure de la caverne de Montesinos,
qu'avait racontée notre écuyer, leur parut excellente pour la
mystification qu'ils se proposaient.

Six jours ayant été employés à se préparer et à instruire leurs gens,
ils engagèrent le chevalier à une chasse au sanglier, qui devait avoir
lieu avec un équipage complet de piqueurs et de chiens. Avant le départ,
on présenta à notre héros et à son écuyer un habit de chasse en beau
drap vert: don Quichotte refusa, disant qu'il aurait bientôt à reprendre
le rude métier des armes et qu'il ne pouvait se charger d'un
porte-manteau; tout au contraire, Sancho accepta, se promettant bien
d'en faire argent à la plus prochaine occasion.

Les préparatifs achevés, don Quichotte s'arma de toutes pièces; Sancho
endossa son nouvel habit, et monté sur son grison, de préférence à un
bon cheval qu'on lui offrait, il se mêla à la troupe des chasseurs. La
duchesse ne tarda pas à paraître élégamment parée, et don Quichotte,
avec courtoisie, prit la bride de son palefroi, malgré les efforts que
faisait le duc pour s'y opposer. On se dirigea vers un bois planté entre
deux grandes collines. Quand les postes furent pris, les sentiers
occupés, on découpla les chiens, on partagea les chasseurs en plusieurs
troupes, et la chasse commença avec de si grands cris qu'il devenait
impossible de s'entendre. Bientôt la duchesse descendit de son palefroi,
et l'épieu à la main, vint s'embusquer dans un endroit par lequel le
sanglier avait coutume de passer; le duc et don Quichotte mirent aussi
pied à terre, et se placèrent à ses côtés; Sancho, lui, sans descendre
du grison, se tint coi derrière tout le monde, de crainte de quelque
mésaventure.

A peine étaient-ils rangés en haie avec une partie de leurs gens, qu'ils
virent accourir un énorme sanglier, harcelé par les chiens et poursuivi
par les chasseurs. Don Quichotte, embrassant fortement son écu, marche à
la rencontre de la bête l'épée à la main; le duc y court aussi avec son
épieu, et la duchesse les aurait devancés si son époux ne l'en eût
empêchée. Quant à Sancho, dès qu'il aperçut le terrible animal, avec ses
longues défenses, la gueule blanchie d'écume et les yeux étincelants, il
lâcha son grison et courut à toutes jambes vers un chêne, pour y
grimper; mais au moment où il atteignait le milieu, prêt à saisir une
branche pour gagner la cime, cette branche se rompit, et en tombant il
resta accroché à un tronçon. Lorsque, suspendu de la sorte, il sentit
son habit se déchirer, l'idée lui vint que le sanglier pourrait bien le
déchirer lui-même, et il se mit à pousser de tels cris, que tous ceux
qui l'entendaient le crurent sous la dent de quelque bête sauvage.
Finalement le sanglier resta sur la place, percé de mille coups
d'épieux, et don Quichotte, accourant aux cris de Sancho, le trouva
suspendu, la tête en bas, le fidèle grison auprès de lui. Il dégagea son
écuyer. Devenu libre, Sancho examina la déchirure faite à son habit de
chasse, accident dont il eut un déplaisir mortel, car dans cet habit il
s'imaginait posséder une métairie.

Enfin, l'énorme sanglier, couvert de branches de romarin et de myrte,
fut placé par les chasseurs sur le dos d'un mulet et conduit en triomphe
vers une tente dressée au milieu du bois, où l'on trouva la table
chargée d'un abondant repas, tout à fait digne de la munificence du
personnage qui l'offrait à ses convives.

Montrant à la duchesse les plaies de son habit tout déchiré: Si cette
chasse, dit Sancho, eût été aux lièvres et aux petits oiseaux, mon
pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais vraiment quel plaisir on
peut trouver à poursuivre un animal qui, s'il vous attrape avec ses
crochets, peut envoyer son homme dans l'autre monde. Cela me rappelle
cette vieille romance dont le refrain était: Sois-tu mangé des ours
comme fut Favila!

Ce Favila était un roi goth qui, dans une chasse aux bêtes sauvages, fut
dévoré par un ours, dit don Quichotte[106].

  [106] Ce Favila n'était pas un roi goth; il succéda à Pélage dans les
  Asturies.

Justement, repartit Sancho: aussi comment les princes et les rois
s'exposent-ils à se faire dévorer, pour le seul plaisir de tuer un
pauvre animal qui ne leur a fait aucun tort?

Vous vous trompez, Sancho, dit le duc: la chasse aux bêtes sauvages est
le divertissement favori des rois et des princes; cette chasse est une
image de la guerre: on y emploie des ruses et des stratagèmes pour
vaincre l'ennemi; on s'y accoutume à endurer le froid et le chaud; on
oublie le sommeil et l'oisiveté; en un mot, c'est un exercice qu'on
prend sans nuire à personne, et un plaisir qu'on partage avec beaucoup
de gens. Cette chasse, d'ailleurs, n'est pas permise à tout le monde,
non plus que celle du haut vol, car toutes deux n'appartiennent qu'aux
princes et aux grands seigneurs. Ainsi donc, Sancho, quand vous serez
gouverneur, adonnez-vous à la chasse, et vous verrez que vous vous en
trouverez bien.

Oh! pour cela, non, répondit Sancho; à bon gouverneur, comme à bonne
ménagère, jambe rompue et à la maison; il ferait beau voir des gens
pressés, bien fatigués du chemin, venir demander le gouverneur, et qu'il
fût au bois à se divertir! les affaires marcheraient d'une singulière
façon! Par ma foi, seigneur, m'est avis que la chasse est plutôt le fait
des fainéants que des gouverneurs; moi, je me contente de jouer à _la
triomphe_ les quatre jours de Pâques[107], et aux boules les dimanches
et fêtes. Toutes ces chasses ne vont guère à mon humeur et ne
s'accordent pas avec ma conscience.

  [107] Noël, l'Épiphanie, Pâques et la Pentecôte.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

En tombant, Sancho resta accroché à un tronçon (page 448).]

Qu'il en soit ce qu'il plaira à Dieu, Sancho, repartit le duc: mais
entre le dire et le faire il y a bien du chemin.

Qu'il y ait le chemin qu'on voudra, repartit Sancho, au bon payeur il ne
coûte rien de donner des gages; et mieux vaut celui que Dieu assiste,
que celui qui se lève de grand matin; c'est le ventre qui fait mouvoir
les pieds, et non les pieds le ventre: je veux dire que si Dieu
m'assiste, et si je vais droit mon chemin, avec bonne intention, je
gouvernerai mieux qu'un aigle royal. Si l'on ne m'en croit pas, qu'on me
mette le doigt dans la bouche, et on verra si je serre bien.

Maudit sois-tu de Dieu et des saints, détestable Sancho, s'écria don
Quichotte; quand donc t'entendrai-je parler un quart d'heure sans cette
avalanche de proverbes? Que Vos Grâces laissent là cet imbécile, mes
seigneurs, si vous ne voulez être accablés de si ridicules
impertinences.

Pour être nombreux, dit la duchesse, les proverbes de Sancho n'en sont
pas moins agréables; quant à moi, ils me divertissent extrêmement,
qu'ils viennent à propos ou non; d'ailleurs, entre amis, on ne doit pas
y regarder de si près.

Au milieu de ces agréables entretiens, on sortit des tentes pour rentrer
dans le bois, où le reste du jour se passa à préparer des affûts. La
nuit vint surprendre les chasseurs, non pas la nuit sereine, comme elle
l'est presque toujours en été, mais un peu obscure, et d'autant plus
favorable aux projets du duc et de la duchesse.

Soudain le bois parut en feu, et de toutes parts on entendit un grand
bruit de trompettes et autres instruments de guerre, ainsi que le pas de
nombreuses troupes de cavaliers qui traversaient le bois en tous sens.
Cette lumière subite, ce bruit inattendu surprirent l'assemblée; les
sons discordants d'une infinité de ces instruments dont les Mores se
servent dans les batailles, ceux des trompettes et des clairons, enfin
les fifres, les hautbois et les tambours mêlés confusément, faisaient un
tel vacarme, qu'il eût fallu être privé de sens pour n'en être pas ému.
Le duc pâlit, la duchesse frissonna, et don Quichotte lui-même ressentit
quelque émotion; quant à Sancho, il tremblait de tous ses membres, et il
n'y eut pas jusqu'à ceux qui étaient dans le secret qui n'éprouvassent
de l'effroi.

Tout à coup ce vacarme cesse; et un courrier, qu'à son costume on eût
pris pour un démon, passe brusquement, sonnant avec un bruit
épouvantable dans une corne démesurée.

Holà, dit le duc, qui êtes-vous? à qui en voulez-vous? et que signifie
cette troupe de gens de guerre qui traverse ce bois?

Je suis le diable! répondit le courrier d'une voix rauque; je vais à la
recherche de don Quichotte de la Manche, et les gens que vous entendez
sont six troupes de magiciens, qui amènent la sans pareille Dulcinée du
Toboso enchantée sur un char de triomphe; elle est accompagnée du
vaillant Montesinos, qui vient révéler au seigneur don Quichotte les
moyens de désenchanter la pauvre dame.

Si vous étiez le diable, comme vous le dites, repartit le duc, vous
auriez déjà reconnu le chevalier don Quichotte de la Manche; car il est
devant vous.

En mon âme et conscience, je n'y prenais pas garde, répondit le diable:
j'ai tant de choses dans la tête, que j'oubliais la principale, celle
pour laquelle je suis venu.

Ce démon, dit Sancho, doit être honnête homme et bon catholique:
autrement il ne jurerait pas sur son âme et sur sa conscience; il y a
partout des gens de bien, à ce que je vois, même en enfer.

Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, tourna les yeux vers don
Quichotte: C'est vers toi, lui dit-il, chevalier des Lions (puissé-je
bientôt te voir entre leurs griffes!), c'est vers toi que m'envoie
l'infortuné mais vaillant Montesinos, pour te dire de l'attendre à
l'endroit même où je te rencontrerai, parce qu'il amène avec lui la sans
pareille Dulcinée du Toboso; il veut t'apprendre le moyen de la
désenchanter. Ma venue n'étant à autre fin, je ne m'arrêterai pas plus
longtemps; que les démons de mon espèce restent dans ta compagnie, et
les bons anges avec ces seigneurs. Puis, sonnant dans sa corne, il
tourna bride et disparut.

La surprise s'accrut pour tout le monde, mais surtout pour don Quichotte
et Sancho: pour l'écuyer, parce qu'on voulait à toute force que Dulcinée
fût enchantée; pour le chevalier, parce qu'il ne savait plus à quoi s'en
tenir sur les visions qu'il avait eues dans la caverne de Montesinos.
Pendant que notre héros s'abîmait dans ses pensées, le duc lui dit:
Est-ce que Votre Grâce veut attendre cette visite, seigneur don
Quichotte?

Certainement, répondit-il; je l'attendrai ici de pied ferme, dût l'enfer
entier m'assaillir.

Eh bien, moi, dit Sancho, s'il vient encore un diable me corner aux
oreilles, je resterai ici tout comme je suis en Flandre.

La nuit achevait de se fermer, et l'on commençait à distinguer à travers
le bois un nombre infini de lumières courant de tous côtés; telles dans
un temps serein on voit voltiger les exhalaisons de la terre. Bientôt se
fit entendre un bruit semblable à celui que produiraient les roues
massives d'une charrette à bœufs, bruit strident qui fait fuir les
loups et les ours. A ce tintamarre vint s'en joindre un autre qui le
rendit plus horrible encore: il semblait qu'en divers endroits de la
forêt on livrât plusieurs batailles; d'un côté retentissait le bruit de
l'artillerie, d'un autre, celui d'un grand nombre de mousquetades: à la
voix des combattants, on les aurait jugés tout proche, tandis que plus
loin, une multitude d'instruments ne cessaient de jouer à la manière des
Mores, comme pour animer au combat. En un mot, le bruit confus de ces
instruments, les cris des guerriers, le sourd retentissement des
chariots, inspiraient de la frayeur aux plus hardis; et don Quichotte
lui-même eut besoin de tout son courage pour n'être pas épouvanté. Quant
à Sancho, le sien fut bientôt abattu, et il tomba évanoui aux pieds de
la duchesse, qui s'empressa de lui faire jeter de l'eau au visage. Il
fut assez longtemps à revenir, et il commençait à ouvrir les yeux
lorsqu'un de ces chariots qui faisaient tant de bruit arriva, tiré par
quatre bœufs entièrement couverts de drap noir et ayant à chaque corne
une torche allumée. Au sommet du char, sur une espèce de trône, se
tenait assis un vieillard vénérable, dont la longue barbe, plus blanche
que la neige, lui descendait jusqu'à la ceinture; pour tout vêtement, il
avait une ample robe de boucassin noir. Comme ce chariot portait une
infinité de lumières, on pouvait aisément distinguer les objets. Il
était conduit par deux démons habillés de la même étoffe, et dont les
effroyables visages auraient fait retomber Sancho en défaillance, s'il
n'eût fermé les yeux pour ne pas les voir.

Ce noir équipage étant arrivé devant le duc, le vieillard se leva, et
dit d'une voix grave: Je suis le sage Lirgande; et le char passa outre.
Il fut suivi d'un autre, tout à fait semblable, sur lequel était un
vieillard vêtu comme le premier, qui, ayant fait arrêter le chariot, dit
d'une voix non moins grave: Je suis le sage Alquif, le grand ami
d'Urgande la déconvenue; et il passa comme le précédent. Un troisième
char avec un pareil attelage et de semblables conducteurs, s'avança de
même; mais celui qu'on voyait assis sur le trône était un homme robuste
et à mine rébarbative, qui, se redressant, cria d'une voix rauque et
satanique: Je suis l'enchanteur Arcalaüs, ennemi mortel d'Amadis de
Gaule et de toute sa postérité.

A quelques pas plus loin les trois chars s'arrêtèrent, et le bruit
criard des roues ayant cessé, on entendit une agréable musique, dont
Sancho tout réjoui tira bon augure.

Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s'éloignait jamais d'un pas, là
où est la musique, il ne peut y avoir rien de mauvais.

Non plus que là où est la lumière, ajouta la duchesse.

Madame, répliqua Sancho, la lumière vient de la flamme et la flamme peut
tout embraser. Ces lumières que nous voyons là sont capables de mettre
le feu à la forêt, tandis que la musique est toujours signe de
réjouissance et de fêtes.

C'est ce que nous apprendra l'avenir dit don Quichotte.

Et notre héros avait raison, comme le prouve le chapitre suivant.



CHAPITRE XXXV

SUITE DES MOYENS QU'ON PRIT POUR DÉSENCHANTER DULCINÉE ETC.


Au son de cette agréable musique s'avançait un char traîné par six mules
caparaçonnées de toiles blanches; sur chacune des mules était monté un
pénitent, à la manière de ceux qui font amende honorable, tous également
vêtus de blanc, avec une grosse torche de cire à la main. Ce char était
deux fois et même trois fois plus grand que les précédents; de chaque
côté marchaient douze autres pénitents, tenant une torche allumée. Sur
un trône élevé au centre du char, était assise une jeune fille habillée
d'une étoffe de gaze d'argent, si brillante de paillettes d'or que les
yeux n'en pouvaient soutenir l'éclat; un voile de soie, assez
transparent pour laisser voir sa beauté, lui couvrait le visage, et les
nombreuses lumières permettaient de distinguer ses attraits et son âge,
qui semblait être de dix-sept à vingt ans. Auprès d'elle se tenait un
personnage enveloppé jusqu'aux pieds d'une robe de velours à longue
queue, et la tête couverte d'un voile noir.

Quand le char fut arrivé en face du duc, la musique cessa, et le
personnage que nous venons de dépeindre, s'étant levé, écarta sa robe,
rejeta son voile, et fit voir la figure de la Mort hideuse et décharnée.
Don Quichotte en pâlit, Sancho pensa mourir de peur, le duc et la
duchesse firent un mouvement d'effroi. Cette Mort vivante s'étant levée
sur ses pieds, prononça ces paroles d'une voix lente:


        O toi dont les nobles travaux
  Méritaient en amour un destin plus prospère,
  Reconnais ce Merlin, des enchanteurs le père,
  Le fléau des méchants et l'ami des héros.
  Sur les bords du Léthé j'appris que Dulcinée
  Avait en un moment perdu tous ses attraits;
  Je viens finir les maux de cette infortunée.
        Du sort écoute les arrêts:
  Par la main de Sancho, sur son large derrière,
  Trois mille et trois cents coups appliqués fortement
        Avec une longue étrivière
        Rendront à cet objet charmant
        Son éclat, sa beauté première[108].


  [108] Ces vers sont empruntés à Florian.

Oui-da, je t'en pondrai, s'écria Sancho, je ne me donnerai pas seulement
trois coups de fouet. Au diable soit ta manière de désenchanter! et
qu'est-ce que mes fesses ont à voir avec les enchantements? Je jure que
si le seigneur Merlin n'a pas d'autre moyen de désenchanter Dulcinée,
elle pourra s'en aller avec son enchantement dans la sépulture.

Et bien moi, je vous saisirai, don manant farci d'ail, reprit don
Quichotte, et je vous attacherai à un arbre, nu comme quand votre mère
vous a mis au monde; après quoi je vous donnerai non pas trois mille
trois cents coups de fouet, mais cinquante mille, et si bien appliqués
qu'il vous en cuira toute votre vie. Pas de réplique, ou je vous
étrangle sur l'heure.

Tout beau, tout beau! interrompit Merlin, cela ne peut se passer ainsi:
les coups de fouet que recevra Sancho doivent être volontaires, et le
moment à son choix, car il n'y a point d'époque limitée pour cela; il
dépend même de lui d'en être quitte pour la moitié, pourvu qu'il trouve
bon que ces coups lui soient appliqués par une autre main que la sienne,
si rude qu'elle puisse être.

Ni ma main, ni celle d'un autre, ni pesante, ni à peser, ni dure, ni
douce, ne me touchera, repartit Sancho. Est-ce que j'ai engendré madame
Dulcinée du Toboso, pour que mes fesses payent le mal qu'ont fait ses
beaux yeux? que monseigneur don Quichotte ne se fouette-t-il? c'est son
affaire. Lui qui l'appelle sans cesse sa joie, sa vie, son âme, c'est à
lui de chercher les moyens de la désenchanter; mais me fouetter, moi?
_abernuncio[109]!_

  [109] _Abrenuncio_: locution familière pour exprimer la répugnance.

Sancho eut à peine achevé de parler, que la nymphe qui se tenait près de
Merlin se leva, écarta le voile qui lui couvrait le visage, et fit
briller aux yeux de tous une beauté incomparable; puis, avec un geste
assez masculin, et d'une voix fort peu féminine, elle apostropha Sancho
en ces termes:

[Illustration: Reconnais ce Merlin, des enchanteurs le père (page 452).]

O malencontreux écuyer, cœur de poule, âme de bronze, entrailles de
pierres et de cailloux, si l'on te demandait, larron, meurtrier, de te
jeter du haut d'une tour; si l'on voulait, tigre sans pitié, te faire
avaler des crapauds et des lézards; si l'on t'ordonnait, serpent
venimeux, d'étrangler ta femme et tes enfants, il ne serait pas étonnant
de te voir faire tant de façons: mais regarder à trois mille et trois
cents coups de fouet, quand il n'est si chétif écolier de la doctrine
chrétienne qui n'en attrape autant chaque mois, en vérité tu devrais en
mourir de honte, et il y a là de quoi surprendre, étourdir, stupéfier,
non-seulement ceux qui t'écoutent, mais quiconque un jour l'apprendra.
Lève, ô misérable et endurci animal, lève tes yeux de mulet ombrageux
sur la prunelle des miens, et tu verras mes larmes tracer goutte à
goutte des sillons et des sentiers à travers les campagnes fleuries de
mes belles joues. N'es-tu pas ému, monstre sournois et malintentionné,
en voyant une princesse de mon âge se flétrir et se consumer sous
l'écorce d'une grossière paysanne! quoique je ne paraisse pas telle à
présent, grâce à la faveur particulière du seigneur Merlin, qui a pensé
que les pleurs d'une belle affligée seraient plus capables de
t'attendrir. Résouds-toi donc, brute indomptée, à frapper tes chairs
épaisses: triomphe une fois en ta vie de cette inclination gloutonne qui
te fait ne songer qu'à te farcir la panse; et remets dans son premier
état la délicatesse de ma peau, l'aimable douceur de mon caractère,
l'incomparable beauté de mon visage; et si je ne suis pas capable
d'adoucir ton humeur farouche, si tu ne me trouves pas encore assez à
plaindre pour exciter ta pitié, aie au moins compassion de ce pauvre
chevalier qui est à tes côtés, de ce bon maître qui t'aime si
tendrement, et dont l'âme, je le vois, est à deux doigts de ses lèvres
et n'attend plus que ta réponse, ou compatissante ou impitoyable, pour
lui sortir par la bouche ou lui rentrer dans le gosier.

En entendant ces mots, don Quichotte se tâta le gosier. Parbleu, dit-il
en se tournant vers le duc, Dulcinée dit vrai; voici que j'ai l'âme
arrêtée là, comme une noix d'arbalète.

Eh bien, Sancho, que dites-vous de tout ceci? demanda la duchesse?

Madame, ce que j'ai dit, je le répète, répondit Sancho; quant aux coups
de fouet, _abernuncio_.

C'est _abrenuncio_ qu'il faut dire, observa le duc.

Pour l'amour de Dieu, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grandeur
me laisse parler à ma guise; est-ce que je suis en état de m'amuser à
ces subtilités? Vraiment il m'importe bien d'une lettre de plus ou de
moins quand il s'agit de quatre à cinq mille coups de fouet!

Vous vous trompez, Sancho, reprit le duc, il ne s'agit que de trois
mille trois cents.

Voilà le compte bien diminué! dit Sancho; qui trouve le marché bon n'a
qu'à le prendre. Par ma foi, je voudrais bien savoir où notre maîtresse
Dulcinée du Toboso a trouvé cette manière de prier les gens! Comment,
venir du même coup me demander de me mettre le corps en lambeaux pour
l'amour d'elle et m'appeler cœur de poule, bête farouche, tigre
abominable, avec une kyrielle d'injures à faire fuir le diable. Est-ce
que par hasard mes chairs sont de bronze, est-ce que je gagnerai quelque
chose à la désenchanter? Encore, si elle venait avec une belle corbeille
de linge blanc, quelques coiffes de nuit ou seulement des escarpins
(bien que je n'en mette pas) peut-être me laisserais-je faire: mais
pour m'attendrir elle me débite un boisseau d'injures et l'on dirait
qu'elle va me dévisager. Ne sait-elle point qu'un mulet chargé d'or n'en
gravit que mieux la montagne, que les présents ramollissent les pierres,
et qu'un tiens vaut mieux que deux tu auras? Mais ce n'est pas tout:
voilà qu'au lieu de m'encourager, mon seigneur et maître me menace de
m'attacher à un arbre, et de doubler la dose prescrite par le seigneur
Merlin. On devrait bien considérer que ce n'est pas un simple écuyer
qu'on prie de se fouetter, mais un gouverneur; car enfin faut-il
regarder à qui l'on parle et comment on prie. Il conviendrait, ce me
semble, de choisir un autre temps; on me voit navré de la déchirure de
mon habit vert, et l'on vient me demander de me déchirer moi-même,
quoique je n'en aie pas plus envie que de me faire cacique!

En vérité, ami Sancho, reprit le duc, vous faites trop de façons: mais
je vous le dis en un mot comme en mille, si vous ne devenez plus souple
qu'un gant, il faudra renoncer au gouvernement: il serait beau vraiment
que je donne à mes sujets un gouverneur aux entrailles de pierre, qui ne
fût touché ni des larmes des dames affligées, ni des prières et des
conseils des plus sages enchanteurs! Encore une fois, Sancho, vous vous
fouetterez ou l'on vous fouettera, ou vous ne serez point gouverneur.

Monseigneur, répondit Sancho, ne m'accorderait-on pas au moins deux
jours pour y penser?

Cela ne se peut, repartit Merlin, cette affaire-là doit être conclue à
l'heure même, sinon Dulcinée retourne à la caverne de Montesinos,
changée en paysanne; ou bien, dans l'état où elle est, elle sera
conduite aux champs Élyséens, pour y attendre que le nombre des coups de
fouet soit complet.

Allons, Sancho, ajouta la duchesse, prenez courage; songez que vous avez
mangé le pain du seigneur don Quichotte, que nous devons tous servir et
aimer à cause de sa loyauté et de ses grands exploits de chevalerie:
consentez à ces coups de fouet, mon enfant; la crainte est pour le
poltron, et un noble cœur ne trouve rien de difficile.

Au lieu de répondre, Sancho, tout hors de lui, se tourna vers Merlin:
Seigneur Merlin, lui dit-il, ce diable, qui est venu ici en poste, a
ordonné à mon maître d'attendre le seigneur Montesinos, qui allait venir
lui parler du désenchantement de madame Dulcinée: cependant, nous
n'avons point encore vu Montesinos, ni rien qui lui ressemble.

Ami Sancho, répondit Merlin, ce diable est un étourdi et un grandissime
vaurien: c'est moi qui l'envoyais vers votre maître, et non Montesinos,
lequel n'a pas quitté sa caverne, où longtemps encore il attendra la fin
de son enchantement. Si Montesinos est votre débiteur, ou si vous avez
quelque affaire à traiter avec lui, je l'amènerai où il vous plaira;
pour l'heure, résignez-vous à cette petite pénitence que nous vous avons
ordonnée, et, croyez-moi, elle vous sera d'un grand profit pour l'âme et
pour le corps: pour l'âme, parce que vous ferez une bonne action; pour
le corps parce qu'étant d'une complexion sanguine, il n'y a pas de mal
de vous tirer un peu de sang.

Par ma foi, celui-là est bon, répliqua Sancho: il n'y a pas déjà assez
de médecins sur terre, il faut encore que les enchanteurs s'en mêlent!
Mais enfin, puisque tout le monde ici, excepté moi, le trouve utile, je
consens à m'appliquer les trois mille trois cents coups de fouet, à la
condition que je me les donnerai quand il me plaira, sans qu'on me fixe
ni le temps ni le jour; de mon côté, je tâcherai de terminer cette
affaire le plus tôt possible, afin que le monde puisse jouir de la
beauté de madame Dulcinée, beauté, à ce qu'il paraîtrait, beaucoup plus
grande que je n'avais pensé. J'y mets encore une condition, c'est que je
ne serai point obligé de me fouetter jusqu'au sang, et si quelques coups
ne font que chasser les mouches, ils compteront de même; de plus, si je
venais à me tromper sur la quantité, le seigneur Merlin, qui sait tout,
aura soin de les compter, et il me dira si je m'en suis donné trop ou
trop peu.

Du trop il ne faut pas s'inquiéter, répondit Merlin, car sitôt que le
nombre sera complet, soudain madame Dulcinée se trouvera désenchantée,
et elle viendra remercier le bon Sancho et lui témoigner sa
reconnaissance par des présents considérables; n'ayez donc aucun souci
du trop ou du trop peu, je le prends sur ma conscience; le ciel me
préserve de tromper personne, ne fût-ce que d'un cheveu de la tête.

Allons, dit Sancho, je consens à mon supplice, c'est-à-dire j'accepte la
pénitence; aux conditions que j'ai dites, s'entend.

Sancho n'eut pas plutôt prononcé ces dernières paroles, que la musique
recommença avec accompagnement de deux ou trois décharges d'artillerie,
et don Quichotte alla se jeter au cou de son écuyer, qu'il baisa cent
fois sur le front et sur les joues. Le duc, la duchesse, tous les
chasseurs, lui témoignèrent la joie qu'ils éprouvaient de le voir se
rendre à la raison; puis, le char se remit en marche, la belle Dulcinée
salua Leurs Excellences et fit une profonde révérence à son futur
libérateur.

Cependant l'aube riante et vermeille commençait à poindre: la terre
joyeuse, le ciel serein, la lumière pure, tout annonçait le jour qui
déjà posant le pied sur le pan de la robe de la fraîche Aurore
promettait d'être magnifique. Le duc et la duchesse, très-satisfaits de
leur chasse, et surtout d'avoir si bien réussi dans leur projet,
retournèrent au château, décidés à continuer ces plaisanteries qui les
divertissaient de plus en plus.



CHAPITRE XXXVI

DE L'ÉTRANGE ET INOUIE AVENTURE DE LA DUÈGNE DOLORIDE, APPELÉE COMTESSE
TRIFALDI: ET D'UNE LETTRE QUE SANCHO ÉCRIVIT A SA FEMME


Le duc avait un majordome d'un esprit jovial et plein de ressources;
c'était lui qui avait composé les vers, disposé tout l'appareil de la
scène, représenté le personnage de Merlin, et fait remplir par un jeune
page celui de Dulcinée. A la demande de ses maîtres, il composa une
autre comédie aussi originale que la première, et non moins bien
imaginée.

Le jour suivant, la duchesse demanda à Sancho s'il avait commencé sa
pénitence; il répondit que la nuit précédente il s'était donné cinq
coups de fouet.

Avec quoi? reprit la duchesse.

Avec ma main, répliqua Sancho.

Mais c'est plutôt se caresser que se fouetter, dit la duchesse, et je ne
sais si Merlin sera satisfait. Je pense donc qu'il conviendrait que
Sancho fit une discipline composée de chardons ou de quelques
cordelettes de cuir, capable de se faire bien sentir, ce qui est une
condition expresse imposée par Merlin; car la liberté d'une aussi grande
dame que Dulcinée ne saurait être achetée à vil prix.

Madame, répondit Sancho, que Votre Excellence me donne une discipline à
sa fantaisie, et je m'en servirai pourvu qu'elle ne me fasse pas trop de
mal, car je l'avouerai à Votre Grandeur, tout paysan que je suis, j'ai
la peau fort délicate; et il ne serait pas juste que je me misse en
lambeaux pour le service d'autrui.

Eh bien, dit la duchesse, demain je vous donnerai une discipline faite
exprès pour vous, et qui s'accommodera à la délicatesse de vos chairs
comme si elles étaient ses propres sœurs.

A propos, dit Sancho, Votre Altesse saura que j'ai écrit une lettre à
Thérèse Panza, ma femme, où je lui donne avis de tout ce qui m'est
arrivé depuis que je suis parti d'auprès d'elle; j'ai la lettre sur moi,
et il n'y a plus qu'à mettre l'adresse; je voudrais bien que Votre Grâce
eût la bonté de la lire, elle me semble tournée de la façon dont doivent
écrire les gouverneurs.

Et qui l'a dictée? demanda la duchesse.

Sainte Vierge! répondit Sancho, et qui l'aurait dictée, si ce n'est moi?

C'est donc vous qui l'avez écrite? dit la duchesse.

Oh! pour ça non, madame, répondit Sancho, car je ne sais ni lire ni
écrire, encore que je sache signer.

Voyons-la, dit la duchesse, votre esprit et votre excellent jugement
doivent s'y montrer à chaque ligne.

Sancho mit la main dans son sein, et en tira la lettre. Elle était ainsi
conçue:


  LETTRE DE SANCHO PANZA A THÉRÈSE PANZA, SA FEMME

  «Bien m'a pris, femme, d'avoir bon dos, car j'ai été bien étrillé; et
  si j'ai un riche gouvernement, il m'en coûte de bons coups de fouet;
  mais tu sauras cela plus tard; aujourd'hui tu n'y comprendrais rien.
  Apprends donc, ma chère Thérèse, que j'ai résolu de te faire monter en
  carrosse; voilà l'essentiel, car aller autrement, autant vaut marcher
  à quatre pattes. Finalement, tu es femme de gouverneur; dis-moi si à
  cette heure quelqu'un te va à la cheville. Je t'envoie ci-joint un
  habit de chasse vert, que m'a donné madame la duchesse; arrange-le de
  manière qu'il fasse un corsage et une jupe à notre fille Sanchette.

  «Don Quichotte, mon maître, à ce que j'ai ouï dire en ce pays-ci, est
  un fou sensé, un cerveau brûlé divertissant, et, sans vanité, on dit
  que je ne lui cède en rien. Nous avons été visiter ensemble la caverne
  de Montesinos, et le sage Merlin a jeté les yeux sur moi pour
  désenchanter Dulcinée du Toboso, qui est celle qu'on appelle là-bas
  Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet que je
  dois me donner, moins cinq, que j'ai déjà reçus, elle sera
  désenchantée comme la mère qui l'a mise au monde. Bouche close sur
  cela, femme, car les uns diraient que c'est du blanc, les autres que
  c'est du noir.

  «D'ici à quelques jours je partirai pour mon gouvernement, où je
  grille de me voir installé, afin d'amasser de l'argent, car on m'a dit
  que les nouveaux gouverneurs n'ont point d'autre souci; je sonderai le
  terrain, et je te manderai s'il faut que tu viennes me rejoindre. Le
  grison se porte à merveille, et il se recommande à toi et à nos
  enfants. Je veux l'emmener avec moi et je ne le quitterais pas quand
  même on me ferait Grand Turc. Son Excellence madame la duchesse te
  baise mille fois les mains; baises-les-lui en retour deux mille fois,
  car il n'y a rien de si bon marché que les compliments, à ce que j'ai
  entendu dire à mon maître.

  «Dieu n'a pas voulu que je trouvasse encore une bourse de cent
  doublons, comme celle de la fois passée; ce n'a pas été faute de la
  chercher; mais que cela ne te chagrine pas, ma chère Thérèse: celui
  qui sonne les cloches est en sûreté, et tout se trouvera dans la
  lessive du gouvernement. Une chose pourtant me met en peine, c'est
  qu'on me dit que si j'en tâte une fois, je me lécherai les doigts
  jusqu'à me manger les mains. Mais, baste! qu'y faire? pour les
  estropiés les aumônes valent autant qu'un canonicat. Tu vois bien,
  femme, que de façon ou d'autre, tu ne peux manquer d'être riche et
  heureuse. Dieu te soit en aide comme il le peut, et qu'il me conserve
  pour te servir. De ce château, le 20 juillet 1614.

    «Ton mari, le gouverneur SANCHO PANZA.»


[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Je m'appelle Trifaldin de la barbe blanche (page 458).]

Il me semble, dit la duchesse après avoir lu, que notre bon gouverneur
se fourvoie ici de deux façons: la première, en disant, ou, pour le
moins, en donnant à penser, qu'il n'a obtenu son gouvernement que pour
les coups de fouet qu'il doit se donner, quoiqu'il sache bien, cependant
que lorsque monseigneur le duc, mon époux, le lui promit, on ne songeait
pas plus aux coups de fouet que s'il n'y en avait jamais eu au monde; la
seconde, c'est qu'il me paraît trop attaché à son intérêt, penchant qui
donne mauvaise opinion d'un homme, car, on dit que convoitise rompt le
sac, et qu'un gouverneur avare est bien près de vendre la justice.

Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, madame, répondit Sancho; et si ma
lettre ne plaît pas à Votre Grâce, il n'y a qu'à la déchirer et en
écrire une autre; mais il se pourrait faire que la seconde fût pire, si
je m'en mêle encore une fois.

Sur ce, on se rendit au jardin où l'on devait dîner ce jour-là.

La duchesse montra la lettre de Sancho au duc, qui s'en amusa beaucoup
pendant le repas, et quand la table fut desservie, ils s'entretinrent
quelque temps avec lui, car sa conversation les divertissait
merveilleusement. Tout à coup et lorsqu'on y pensait le moins, on
entendit le son aigu d'un fifre, mêlé à celui d'un tambour discordant.
A cette harmonie triste et confuse, chacun parut se troubler. Don
Quichotte devint tout pensif, et Sancho courut se blottir auprès de la
duchesse, son refuge ordinaire. Au milieu de la stupéfaction générale,
on vit entrer dans le jardin deux hommes portant des robes de deuil si
longues, qu'elles balayaient la terre: ils frappaient deux grands
tambours couverts de drap noir; à leurs côtés marchait le joueur de
fifre, vêtu de noir comme les autres. Derrière ces trois hommes venait
un personnage à taille gigantesque, enveloppé d'une grande robe noire;
par-dessus la robe il portait un large baudrier d'où pendait un énorme
cimeterre à poignée noire ainsi que le fourreau. Son visage était
couvert d'un long voile, au travers duquel on apercevait une barbe
blanche comme la neige. D'un pas lent et solennel qu'il semblait régler
sur le son du tambour, ce grave personnage vint se mettre à genoux
devant le duc, qui l'attendait debout; mais le duc ne voulut point
l'écouter qu'il ne se fût relevé. Le fantôme obéit, et en se redressant
il écarta son voile et mit à découvert la plus longue, la plus blanche
et la plus épaisse barbe qu'eussent jamais vue des yeux humains; puis,
les regards fixés sur le duc et d'une voix pleine et sonore qu'il
paraissait tirer du fond de sa poitrine, il lui dit:

Très-haut et très-puissant seigneur, je m'appelle Trifaldin de la barbe
blanche. Écuyer de la comtesse Trifaldi, autrement appelée la duègne
Doloride, je suis envoyé par elle vers Votre Altesse, pour supplier
Votre Magnificence de lui permettre de venir vous exposer son infortune,
qui est assurément la plus surprenante, aussi bien que la plus inouïe.
Mais, avant tout, j'ai ordre de m'informer si par hasard le grand, le
valeureux et invaincu chevalier don Quichotte de la Manche se trouve en
ces lieux, car c'est lui que cherche ma maîtresse, et c'est pour lui
qu'elle est venue à pied et à jeun, depuis le royaume de Candaya jusque
dans vos États, miracle qu'on ne peut attribuer qu'à la force des
enchantements. Elle attend, devant ce palais, que je lui porte de votre
part la permission d'y entrer.

Il finit en toussant, puis promenant la main sur sa longue barbe, du
haut jusqu'en bas, il attendit gravement la réponse du duc, qui lui dit:

Noble écuyer Trifaldin de la barbe blanche, depuis longtemps nous
connaissons la disgrâce de madame la comtesse Trifaldi, à qui les
enchanteurs ont fait prendre la figure et le nom de la duègne Doloride:
allez, merveilleux écuyer, lui porter l'assurance qu'elle sera la
bienvenue, et que nous possédons ici l'incomparable chevalier don
Quichotte de la Manche, dont le caractère généreux lui promet secours et
protection. Ajoutez de ma part que mon appui ne lui fera pas défaut non
plus, s'il lui est nécessaire, mon devoir étant de le lui offrir comme
chevalier, titre qui m'impose l'obligation de protéger toutes les
femmes, et principalement les pauvres veuves affligées, comme l'est Sa
Seigneurie.

A cette réponse, Trifaldin mit un genou en terre, puis, au triste son
des tambours et du fifre, il quitta le jardin du même pas qu'il y était
entré, laissant toute la compagnie étonnée de sa haute taille et de son
air tout à la fois vénérable et modeste.

Vous le voyez, vaillant chevalier, dit le duc en se tournant vers don
Quichotte, les ténèbres de l'ignorance et de l'envie ne sauraient
obscurcir l'éclat de la valeur et de la vertu: depuis six jours à peine
vous êtes dans ce château, et déjà l'on vient vous y chercher des pays
les plus lointains, non pas en carrosse ni à cheval, mais à pied et à
jeun, tant les malheureux ont d'empressement à vous voir, tant ils ont
de confiance en la force de votre bras et en la grandeur de votre
courage, grâce à la réputation que vos exploits vous ont acquise, grâce
au bruit qui en est répandu par tout l'univers.

Je regrette fort, seigneur duc, répondit don Quichotte, que ce bon
ecclésiastique qui l'autre jour montrait tant d'aversion pour les
chevaliers errants, ne soit pas témoin de ce qui se passe: il verrait
par lui-même si ces chevaliers sont ou non nécessaires au monde; il
pourrait du moins se convaincre que dans leur détresse les malheureux ne
vont pas chercher du secours auprès des hommes de robe, ni chez les
sacristains de village, ni chez le gentilhomme qui n'a jamais franchi
les limites de sa paroisse; en pareil cas, la véritable panacée à
l'affliction, c'est l'épée du chevalier errant. Qu'elle vienne donc,
cette duègne, qu'elle demande ce qu'elle voudra; le remède à son mal lui
sera bientôt expédié par la force de mon bras et par l'intrépidité du
cœur qui le fait agir.



CHAPITRE XXXVII

SUITE DE LA FAMEUSE AVENTURE DE LA DUÈGNE DOLORIDE


Le duc et la duchesse étaient charmés de voir don Quichotte donner si
complétement dans leurs vues; lorsque Sancho se mit de la partie. Je
voudrais bien, dit-il, que cette bonne duègne ne vînt pas jeter quelque
bâton dans les roues de mon gouvernement! car, je tiens d'un apothicaire
de Tolède, qui parlait comme un chardonneret, que partout où se fourrent
les duègnes, tout va de mal en pis. Dieu de Dieu! comme il les
détestait! et par ma foi, puisque toutes les duègnes sont fâcheuses et
impertinentes, que faut-il attendre d'une affligée comme l'est, dit-on,
cette comtesse Trifaldi?

Silence, Sancho, reprit don Quichotte: puisque cette dame vient de si
loin me chercher, elle ne peut être de celles dont parlait ton
apothicaire; de plus, elle est comtesse, et quand les comtesses servent
en qualité de duègnes, c'est auprès des reines et des impératrices: car
dans leurs maisons, elles sont dames et maîtresses et se font servir par
d'autres duègnes.

Madame la duchesse a pour suivantes des duègnes qui seraient comtesses,
si le sort l'eût voulu, repartit la señora Rodriguez qui était présente;
mais là vont les lois où il plaît aux rois. Cependant, qu'on ne dise pas
de mal des duègnes, surtout de celles qui sont vieilles filles: car bien
que je ne compte pas parmi ces dernières, je sens l'avantage qu'une
duègne fille a sur une duègne veuve. A quiconque voudra nous tondre, les
ciseaux resteront dans la main.

Ce ne sera pas faute de trouver à tondre sur les duègnes, toujours
suivant mon apothicaire, repartit Sancho: mais ne remuons pas le riz,
dût-il prendre au fond du pot.

Les écuyers ont toujours été nos ennemis, répliqua la señora Rodriguez;
véritables piliers d'antichambre, ces fainéants, au lieu de prier Dieu,
emploient leur temps à médire de nous, vont fouillant dans notre
généalogie, et font de rudes accrocs à notre réputation. Eh bien, moi,
je déclare ici, qu'en dépit d'eux nous continuerons à vivre dans les
grandes maisons, quoiqu'on nous y laisse mourir de faim et qu'on nous y
donne à peine une chétive robe noire pour couvrir nos chairs délicates.
Oui, si j'en avais le talent et le loisir, je voudrais prouver,
non-seulement aux personnes ici présentes, mais encore au monde entier
qu'il n'est point de vertu qui ne se rencontre chez une duègne.

Je suis de l'avis de ma chère Rodriguez, dit la duchesse; mais elle
voudra bien remettre à une autre fois à défendre sa cause et celle des
duègnes, à réfuter les propos de ce méchant apothicaire, et à faire
revenir le grand Sancho de sa mauvaise opinion.

Par ma foi, madame, repartit Sancho, depuis que le gouvernement m'est
monté à la tête, je ne me souviens plus d'avoir été écuyer, et je me
moque de toutes les duègnes du monde comme d'un fétu.

Ici la conversation fut interrompue par les deux tambours et le fifre
annonçant l'approche de la Doloride. La duchesse demanda à son époux si
elle ne devait pas aller au-devant de cette dame, puisque c'était une
comtesse et une femme de qualité.

Comme comtesse, ce serait chose juste, dit Sancho; comme duègne, je ne
conseille pas à Vos Excellences de faire un pas.

Eh! de quoi te mêles-tu, Sancho, reprit don Quichotte.

De quoi je me mêle, seigneur? répondit Sancho: je me mêle de ce dont je
puis me mêler, étant un écuyer nourri à l'école de Votre Grâce, vous le
chevalier le plus courtois de toute la courtoiserie. En ces choses-là,
je vous ai entendu dire qu'on risque autant de perdre pour un point de
plus que pour un point de moins; et à bon entendeur salut.

Sancho a raison, ajouta le duc, il nous faut voir un peu quelle mine a
cette comtesse; d'après cela, nous mesurerons la politesse qui lui est
due.

En ce moment rentrèrent dans le jardin les tambours et le fifre jouant
leur marche ordinaire, toujours sur un ton lugubre, et l'auteur termine
ici ce court chapitre pour commencer le suivant, où se continue la même
aventure, une des plus remarquables de toute l'histoire.



CHAPITRE XXXVIII

OU LA DUÈGNE DOLORIDE RACONTE SON AVENTURE


A la suite des musiciens parurent d'abord douze duègnes rangées sur deux
files, toutes vêtues de larges robes de mousseline blanche, avec des
voiles d'une telle longueur, qu'on n'apercevait que le bas de leur
vêtement; après elles venait la comtesse Trifaldi, donnant la main à
Trifaldin, son écuyer: elle était vêtue d'une robe de frise noire à
longue queue, terminée par trois pointes à angles aigus, que portaient
trois pages habillés de deuil. Cette partie de son ajustement fit penser
à tout le monde que la noble dame tirait son nom de cette invention
nouvelle. En effet, Trifaldi, c'est comme qui dirait la comtesse à trois
queues. Ben-Engeli en tombe d'accord, mais en faisant remarquer que son
nom propre était la comtesse Loupine, à cause de la grande quantité de
loups qui peuplaient ses terres, tandis que si, au lieu de loups, c'eût
été des renards, on l'aurait appelée la comtesse Renardine. Quoi qu'il
en soit, la comtesse et ses douze duègnes s'avançaient lentement, le
visage couvert de voiles noirs si épais qu'il eût été impossible de rien
distinguer au travers. Sitôt qu'elles se furent arrêtées pour former la
haie, le duc et don Quichotte se levèrent; alors, passant au milieu des
duègnes, la Doloride, sans quitter la main de son écuyer, se dirigea
vers le duc, qui, avec toute la compagnie, s'avança pour la recevoir.

[Illustration: Passant au milieu des duègnes, la Doloride se dirigea
vers le duc (page 461).]

Que Vos Grandeurs veuillent bien ne pas faire tant de courtoisies à leur
humble serviteur, je me trompe, à leur humble servante, car mon
affliction est telle que je ne pourrai jamais y répondre, tant ma
disgrâce étrange, inouïe, m'a emporté l'esprit je ne sais où, et ce doit
être fort loin, puisque plus je le cherche, moins je le trouve.

Il faudrait que nous l'eussions perdu tout à fait, madame la comtesse,
répondit le duc, pour ne pas reconnaître votre mérite, et l'on ne
saurait vous rendre trop d'honneurs.

En parlant ainsi il la releva, et la fit asseoir auprès de la duchesse,
qui l'accueillit avec beaucoup d'empressement. Don Quichotte regardait
sans prononcer un seul mot, tandis que de son côté Sancho mourait
d'envie de voir le visage de la comtesse Trifaldi ou de quelqu'une de
ses duègnes; mais il lui fallut y renoncer jusqu'à ce qu'elles
voulussent bien se découvrir elles-mêmes.

Chacun gardait le silence: ce fut enfin la Doloride qui le rompit pour
s'exprimer en ces termes: J'ai la confiance, très-haut et puissantissime
seigneur, très-belle et excellentissime dame, et très-sages et
illustrissimes auditeurs, que ma peine grandissime trouvera un accueil
favorable dans la générosité de vos sentiments, car mon infortune est
telle qu'elle est capable de faire pleurer le marbre, d'attendrir le
diamant et d'amollir l'acier des cœurs les plus endurcis. Mais avant de
porter jusqu'à vos courtoises oreilles le récit de mes tristes
aventures, je voudrais savoir si l'illustrissime chevalier don Quichotte
de la Manche et son fameusissime écuyer Panza sont dans votre noble et
brillante compagnie.

Panza est ici en personnissime, répliqua Sancho, et monseigneur don
Quichotte aussi; vous pouvez donc, très-honnêtissime dame, dire tout ce
qu'il vous plaira à votre agréabilissime fantaisie, et vous nous
trouverez diligentissimes à servir votre dolentissime beauté.

Madame, ajouta don Quichotte en s'adressant à la Doloride, si vous
croyez trouver un remède à vos malheurs dans le bras de quelque
chevalier errant, voici le mien; si faible qu'il soit, je le mets tout à
votre service. Je suis don Quichotte de la Manche, dont la profession et
le devoir sont de protéger et de défendre les affligés. Il n'est pas
besoin de détours ni de paroles éloquentes pour s'assurer de ma
bienveillance, vous n'avez qu'à raconter simplement vos disgrâces; ceux
qui vous écoutent, s'ils ne peuvent remédier à vos maux, sauront du
moins y compatir.

A ces paroles, la Doloride fit mine de se jeter aux genoux de don
Quichotte, et elle s'y jeta réellement, cherchant à les embrasser: Je me
prosterne devant ces pieds, devant ces jambes s'écria-t-elle, ô
invincible chevalier! comme devant les bases et les colonnes de la
chevalerie errante; laissez-moi baiser ces pieds que je ne saurais trop
révérer, puisque leurs pas doivent atteindre au terme de mes maux, que
Votre Grâce est seule capable de guérir, ô valeureux errant, dont les
merveilleux exploits font pâlir les fabuleuses histoires des Amadis,
réduisent en fumée les hauts faits des Bélianis, et anéantissent les
actions imaginaires des Esplandians! Puis, se tournant vers Sancho, et
le prenant par la main: Et toi, ajouta-t-elle, ô le plus loyal écuyer
qui ait jamais servi chevalier errant, dans les siècles passés, présents
et à venir; écuyer dont la bonté est encore plus grande et plus longue
que la barbe de mon écuyer Trifaldin, tu peux t'enorgueillir à juste
titre; puisqu'en servant le grand don Quichotte, tu sers toute la valeur
errante concentrée dans un seul chevalier. Je te conjure, nobilissime
écuyer, je te conjure par la fidélité exorbitante de tes services,
d'être un intercesseur bénévole auprès de ton maître, afin qu'il
favorise une infélicissime comtesse, et ta très-humilissime servante.

Madame la comtesse, répondit Sancho, que ma bonté soit aussi grande que
la barbe de votre écuyer, ce n'est pas là ce dont il s'agit. Au surplus,
sans toutes ces câlineries et ces supplications, je prierai mon maître
(qui m'aime bien, je le sais, et surtout en ce moment qu'il a besoin de
moi pour certaine affaire) de vous favoriser et de vous aider en tout ce
qu'il pourra. Ainsi donc, ne vous gênez pas, contez-nous votre peine, et
vous verrez ce que nous savons faire.

Le duc et la duchesse étaient ravis de voir leur dessein si bien
réussir, car la Doloride faisait merveilles. La comtesse s'assit à la
prière du duc, et après que tout le monde eut fait silence, elle
commença de la sorte:

Sur le fameux royaume de Candaya, situé entre la grande Trapobane et la
mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin, régnait la reine
Magonce, veuve du roi Archipiel, son époux. De leur mariage était issue
l'infante Antonomasie, qu'ensemble ils avaient procréée. L'héritière du
royaume me fut confiée en naissant et grandit sous ma tutelle, parce que
j'étais la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère. Après bien
des soleils (c'est ainsi que l'on compte les jours en notre pays) la
petite Antonomasie se trouva avoir quatorze ans et plus de beauté que la
nature en a jamais départi à celles qu'elle a le mieux favorisées; son
esprit n'était pas en retard, car elle montrait déjà un très-bon
jugement; enfin elle était aussi discrète que belle, ou pour mieux dire
elle est encore la plus belle personne du monde, si le destin jaloux et
les Parques au cœur de bronze n'ont point tranché le fil délié de sa
délicate vie; et ils ne l'auront pas osé sans doute, car le ciel ne
saurait permettre qu'on fasse à la terre ce tort insigne, de couper
toutes vertes les grappes de la plus belle vigne qui en aucun temps se
soit vue dans le contour de sa vaste étendue.

De cette beauté sans pareille, et dont ma langue inculte ne saurait
assez dignement célébrer les louanges, devinrent amoureux un nombre
infini de princes, tant nationaux qu'étrangers. Mais parmi tous ces
soupirants, un simple chevalier, porté sur les ailes rapides de son
ambition démesurée, confiant dans sa jeunesse, sa bonne mine, et la
vivacité de l'esprit le plus heureux, osa lever les yeux jusqu'au
neuvième ciel de cette miraculeuse beauté. Je dois dire à Vos Grandeurs
qu'il jouait de la guitare à ravir; que de plus il était poëte et grand
danseur, et si adroit à fabriquer des cages d'oiseaux, qu'il aurait pu
gagner sa vie rien qu'à ce métier, s'il y eût été forcé par le besoin.
Avec tous ces mérites, de quoi ne viendrait-on pas à bout? à plus forte
raison du cœur d'une jeune fille; et cependant toutes ces qualités
n'auraient pas suffi à faire capituler la forteresse dont j'étais
gouvernante, si l'effronté scélérat n'eût habilement commencé par me
faire capituler moi-même. A force de cajoleries et de présents, il
flatta mon cœur et s'empara de ma volonté; mais ce qui acheva ma
défaite, ce fut certain couplet que j'entendis chanter une nuit sous mes
fenêtres; le voici, si je m'en souviens bien:

  De l'éclat des beaux yeux de la cruelle Aminte
  Il sort des traits ardents qui consument mon cœur;
  Et parmi tous mes maux elle a tant de rigueurs,
  Que même il ne faut pas qu'il m'échappe une plainte.

La strophe me sembla d'or, et la voix de miel; aussi depuis lors, chaque
fois que j'ai réfléchi sur ma faute, j'ai conclu en moi-même que Platon
avait eu raison de vouloir bannir les poëtes de toute république bien
ordonnée, au moins les poëtes érotiques, parce qu'ils font des vers, non
pas comme ceux du marquis de Mantoue, bons tout au plus à divertir les
petits enfants et à faire pleurer les femmes, mais des vers qui sont
autant d'épines qui percent le cœur, et qui, de même que la foudre fond
une épée sans attaquer le fourreau, consument et brûlent le corps sans
endommager les habits. Une autre fois il me chanta ceux-ci:

  O Mort! viens promptement contenter mon envie;
        Mais viens sans te faire sentir,
  De peur que le plaisir que j'aurais à mourir
        Ne me rendît encor la vie.

Il m'en débita encore beaucoup d'autres, qui transportent quand on les
chante et qui ravissent quand on les lit. Mais, qu'est-ce, bon Dieu!
quand ces séducteurs s'avisent de composer certains morceaux de poésie
fort à la mode dans le royaume de Candaya, et qu'on appelle
_seguidillas_? Aussi, je le répète, on devrait les reléguer dans quelque
île par delà les antipodes. Après tout, cependant, il ne faut point s'en
prendre à eux, mais aux ignorants qui les louent et aux sots qui les
croient. Si j'avais été sur mes gardes, comme doit le faire toute bonne
gouvernante, je n'aurais pas prêté l'oreille à leurs cajoleries, ni pris
au sérieux leurs dangereux propos; tels que ceux-ci: _je vis en
mourant_, _je brûle dans la glace_, _j'espère sans espoir_, _je pars et
je reste_, et tant d'autres du même genre, dont ils farcissent leurs
écrits, et qu'on trouve d'autant plus beaux, qu'on les comprend moins.
N'ont-ils pas le front de nous promettre le phénix, la toison d'or, la
couronne d'Ariadne, l'anneau de Gigès, les pommes du jardin des
Hespérides, des montagnes d'or et des monceaux de diamants! et pourtant
on s'y laisse prendre comme s'ils en montraient des échantillons. Mais à
quoi me laissé-je entraîner, et quelle folie me pousse à parler des
faiblesses d'autrui, quand j'ai tant à dire sur les miennes? Hélas!
infortunée, ce ne sont pas ces vers, ces discours qui t'ont abusée, ni
ces sérénades qui t'ont perdue; c'est ton imprudente simplicité, c'est
ta faiblesse, c'est ton peu de prévoyance, qui ont ouvert les sentiers
et aplani le chemin aux séductions de don Clavijo. Tel est le nom du
chevalier. Sous mon patronage, il entra non pas une fois, mais cent
fois, dans la chambre d'Antonomasie, abusée plutôt par moi que par lui,
et cela sous le titre de légitime époux, car, autrement, toute
pécheresse que je suis, je n'aurais jamais consenti qu'il eût seulement
baisé le pan de sa robe; oh! non, non, le mariage sera toujours en
première ligne quand je me mêlerai de semblables affaires. Dans
celle-ci, il n'y avait qu'un inconvénient, la différence des conditions,
don Clavijo n'étant qu'un simple chevalier, et l'infante Antonomasie
étant princesse, et de plus, comme je vous l'ai dit, l'héritière d'un
grand royaume. Par mes soins, l'intrigue demeura longtemps ignorée,
jusqu'à ce qu'enfin certaine enflure au-dessous de l'estomac de la jeune
fille me fit juger que le secret ne tarderait guère à être divulgué.
Dans cette appréhension, tous trois nous tînmes conseil, et l'avis
unanime fut, avant que le pot aux roses vînt à se découvrir, que
par-devant le grand vicaire, don Clavijo demandât pour femme Antonomasie
en vertu d'une promesse qu'il avait d'elle, promesse que j'avais
moi-même formulée, mais formulée avec tant de force qu'elle aurait défié
celle de Samson; bref, le grand vicaire vit la cédule, reçut la
confession de l'infante qui avoua tout, après quoi il la mit sous la
garde d'un honnête alguazil.

Comment! s'écria Sancho! il y a à Candaya des alguazils, des poëtes et
des seguidillas? Par ma foi, le monde est partout semblable, à ce que
je vois. Mais que Votre Grâce se dépêche, dame Trifaldi: il est tard, et
je meurs d'envie de savoir la fin de cette histoire, qui, sans reproche,
est un peu longue.

Vous allez l'apprendre, répondit la comtesse.



CHAPITRE XXXIX

SUITE DE L'ÉTONNANTE ET MÉMORABLE HISTOIRE DE LA COMTESSE TRIFALDI


Chaque mot de Sancho enchantait la duchesse et désolait don Quichotte,
qui lui ordonna de se taire. La Doloride poursuivit:

Enfin, après bien des questions, comme l'infante ne variait point en ses
réponses et persistait dans ses dires, le grand vicaire prononça en
faveur de don Clavijo, et lui adjugea Antonomasie pour légitime épouse,
ce dont la reine Magonce eut tant de déplaisir, que trois jours après on
l'enterra.

Elle était donc morte? dit Sancho.

Assurément, répondit Trifaldin; car en Candaya nous n'enterrons personne
qu'il ne soit bien convaincu d'être mort.

Seigneur écuyer, repartit Sancho, ce ne serait pas la première fois
qu'on aurait enterré des gens évanouis, les croyant morts; et par ma
foi, vous en conviendrez, on n'a jamais vu mourir si vite que votre
reine Magonce: il me semble que c'eût été assez de s'évanouir, car enfin
on remédie à bien des choses avec la vie, et la folie de cette infante
n'avait pas été si grande, qu'il fallût se laisser mourir. Si cette
demoiselle eût épousé un de ses pages, ou quelque autre domestique de sa
maison, comme cela est arrivé à tant d'autres, le mal eût été sans
remède; mais épouser un chevalier aussi noble et distingué que vous le
dites, en vérité, ce n'est pas là un bien grand malheur, et c'est aussi,
je pense, l'avis de monseigneur don Quichotte, qui est là pour me
démentir: les chevaliers, surtout s'ils sont errants, sont du bois dont
on fait les rois et les empereurs, de même qu'avec des clercs on fait
des évêques.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Malambrun les enchanta tous deux sur la tombe de la reine (page 466).]

Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte; oui, et pour peu qu'un
chevalier errant ait de chance, il est toujours au moment de se voir le
plus grand seigneur du monde. Mais continuez, madame, s'il vous plaît;
il me semble que le plus désagréable de cette histoire reste à raconter,
car ce que nous avons entendu jusqu'ici ne mérite pas qu'on s'en afflige
si fort.

En effet, répondit la comtesse, c'est le plus pénible qui reste à dire,
et même si pénible, que l'absinthe et les fruits sauvages n'ont ni
autant d'aigreur ni autant d'amertume. Dès que la reine fut morte, nous
l'enterrâmes, mais à peine, hélas! _quis talia fando temperet a
lacrymis_[110], à peine lui eûmes-nous dit le dernier adieu, que nous
vîmes subitement paraître au-dessus de sa tombe le géant Malambrun,
cousin germain de la défunte, monté sur un cheval de bois et lançant sur
les assistants des regards farouches. Ce géant, aussi versé dans l'art
du nécromant qu'il est vindicatif et cruel, était là pour tirer
vengeance de la mort de feu sa cousine, et pour châtier l'audace de don
Clavijo et la légèreté d'Antonomasie. Il les enchanta tous deux sur la
tombe de la reine: Antonomasie devint une guenon de bronze, don Clavijo
un effroyable crocodile d'un métal inconnu; et entre eux fut placée une
colonne également de métal, portant un écriteau en langue syriaque: «Ces
téméraires amants ne reprendront leur forme première que lorsque le
valeureux Manchois se sera rencontré avec moi en combat singulier; c'est
à sa valeur incomparable que les immuables destins réservent une
aventure si extraordinaire.» Puis, il tira d'un large fourreau un
démesuré cimeterre, et m'ayant saisie par les cheveux, il fit mine de
vouloir me couper la tête; j'étais si troublée que je n'osais ni ne
pouvais crier, tant la frayeur me rendait immobile. Néanmoins, me
rassurant de mon mieux, je lui dis d'une voix tremblante de telles
choses, qu'il suspendit l'exécution de ce châtiment rigoureux. Bref, il
fit amener devant lui toutes les duègnes du palais, celles qui sont ici
présentes; et après nous avoir reproché notre défaut de surveillance,
tempêté contre les duègnes, en les chargeant toutes de la faute dont
j'étais coupable, il déclara ne pas vouloir nous infliger la perte de la
vie, mais un long supplice qui fût pour nous comme une espèce de mort
civile. A l'instant où il achevait ces paroles, nous sentîmes les pores
de notre visage se dilater, avec une vive démangeaison, semblable à
celle que causeraient des pointes d'aiguilles; et en y portant les
mains, nous nous trouvâmes dans l'état que vous allez voir.

  [110] Qui pourrait, sans pleurer, conter pareille histoire!
  (Réminiscence de l'_Énéide_ de Virgile.)

Sur ce, la Doloride et ses compagnes ôtèrent leurs voiles, et
découvrirent des visages chargés d'épaisses barbes, les unes noires, les
autres blanches, d'autres rousses, et d'autres grisonnantes. A cette
vue, le duc, la duchesse et don Quichotte parurent frappés de stupeur,
et Sancho fut épouvanté. Voilà, dit la Trifaldi en continuant, voilà
dans quel état nous a mis ce scélérat de Malambrun, couvrant la
blancheur et la beauté de nos visages de ces rudes soies; trop heureuses
si par le fil acéré de son épouvantable cimeterre il nous eût fait voler
la tête de dessus les épaules plutôt que de nous rendre ainsi difformes
et velues comme des chèvres! Car en fin de compte, seigneurs (et ce que
je vais ajouter, je voudrais le faire avec des yeux convertis en
torrents, mais les mers de pleurs que j'ai versés en pensant à nos
disgrâces sont taries, aussi parlerai-je sans répandre de nouvelles
larmes); car en fin de compte, je vous le demande, où osera se présenter
une duègne barbue? qu'en diront les mauvaises langues? quel père ou
quelle mère voudront la reconnaître? et puisqu'une duègne qui a le teint
frais et poli, qui se martyrise le visage à force de fards et de
pommades, a tant de peine à plaire, que sera-ce de celles qui sont
velues comme des ours? O duègnes, mes compagnes, que nous sommes nées
sous une funeste étoile, et qu'elle fut néfaste l'heure où nos mères
nous ont mises au monde!

En prononçant ces paroles, la Doloride fit semblant de tomber évanouie.



CHAPITRE XL

SUITE DE CETTE AVENTURE, AVEC D'AUTRES CHOSES DE MÊME IMPORTANCE


Ceux qui aiment les histoires comme celle-ci doivent savoir gré à son
premier auteur, cid Hamet Ben-Engeli, pour l'attention qu'il met à en
raconter les plus minutieux détails. En effet, il découvre les secrètes
pensées, éclaircit les doutes, résout les objections, et, en un mot,
donne satisfaction sur tous les points à la curiosité la plus exigeante.
O incomparable auteur! ô infortuné don Quichotte! ô sans pareille
Dulcinée! ô réjouissant Sancho Panza! vivez de longs siècles, ensemble
ou séparément, pour le plaisir et l'amusement des générations présentes
et à venir.

L'histoire dit donc qu'en voyant la Doloride évanouie, Sancho s'écria:
Foi d'homme de bien, et par l'âme de tous les Panza mes ancêtres,
jamais, je le jure, je n'ai vu, ni entendu, ni rêvé, et jamais non plus
mon maître ne m'a raconté pareille aventure. Que mille satans
t'entraînent jusqu'au fond des abîmes, si cela n'est déjà fait, maudit
enchanteur de Malambrun! Ne pouvais-tu imaginer quelque autre manière de
punir ces créatures, sans les rendre barbues comme des chèvres? Eh! ne
valait-il pas mieux leur fendre les naseaux, dussent-elles nasiller un
peu, que de les gratifier de ces barbes-là? Je gagerais mon âne qu'elles
n'ont pas seulement de quoi payer un barbier.

C'est la vérité pure, seigneur, répondit une des duègnes; entre toutes,
nous ne possédons pas un maravédis, aussi sommes-nous forcées, par
économie, d'user d'emplâtres de poix: nous nous les appliquons sur le
visage, et en les tirant tout d'un coup, nos mentons demeurent lisses
comme la paume de la main. Il y a bien à Candaya des femmes qui vont de
maison en maison épiler les dames, leur polir les sourcils, et préparer
certains ingrédients servant à la toilette féminine[111], mais nous
autres, duègnes de madame, nous n'avons jamais voulu les recevoir, parce
que la plupart font le métier d'entremetteuses. Vous voyez donc que si
le seigneur don Quichotte ne vient à notre secours, nous emporterons nos
barbes au tombeau.

  [111] Les épileuses étaient fort à la mode du temps de Cervantes.

Je me laisserais plutôt arracher la mienne poil à poil par les Mores,
que de manquer à vous soulager, repartit notre héros.

En cet endroit, la comtesse Trifaldi reprit ses esprits, et s'adressant
à don Quichotte: L'agréable son de vos promesses, valeureux chevalier, a
frappé mes oreilles et suffit pour me rappeler à la vie; je vous
supplie de nouveau, errant, glorieux et indomptable seigneur, de
convertir promptement vos paroles en œuvres efficaces.

Il ne tiendra pas à moi, répondit don Quichotte; dites ce qu'il faut que
je fasse, et vous me trouverez prêt à vous servir.

Votre Magnanimité, saura donc, invincible chevalier, repartit la
Doloride, que d'ici au royaume de Candaya, si l'on y va par terre, il y
a cinq mille lieues, peut-être une ou deux de plus ou de moins; mais si
l'on y va par les airs et en ligne droite, il n'y en a que trois mille
deux cent vingt-sept. Vous saurez encore que le géant Malambrun m'a dit
qu'aussitôt que ma bonne fortune m'aurait fait rencontrer le chevalier
notre libérateur, il lui enverrait une monture incomparablement
meilleure et moins mutine que toutes les mules de louage, car c'est le
même cheval de bois sur lequel Pierre de Provence enleva la belle
Maguelonne; animal paisible et qu'on gouverne au moyen d'une cheville
plantée dans le front, mais qui parcourt l'espace avec tant de légèreté
et de vitesse, qu'on le dirait emporté par le diable en personne. Ce
cheval, disent les anciennes traditions, est un ouvrage du sage Merlin,
qui le prêta à son ami, Pierre de Provence, lequel fit sur cette monture
de très-longs voyages par les airs, laissant ébahis ceux qui d'en bas le
regardaient passer. Merlin ne le prêtait qu'aux gens qu'il aimait, ou
qui lui payaient un bon prix: aussi n'avons-nous pas ouï dire que depuis
le fameux Pierre de Provence jusqu'à présent, personne l'ait monté.
Malambrun, par la force de ses enchantements, est parvenu à s'en
emparer; il s'en sert dans tous ses voyages: aujourd'hui il est ici,
demain en France, et le jour suivant au Potose ou en Chine. Le plus
merveilleux, c'est que ce cheval ne boit pas, ne mange pas, ne dort pas
et n'use point de fers; et il marche si bien l'amble, que celui qui est
dessus peut porter à la main une tasse pleine d'eau sans en renverser
une seule goutte: voilà pourquoi la belle Maguelonne aimait tant à s'y
trouver en croupe.

Pour avoir une douce allure, s'écria Sancho, vive mon grison! à cela
près qu'il ne marche point dans l'air; mais sur la terre, ma foi, il
défierait tous les ambles du monde.

Chacun se mit à rire, et la Doloride continua: Eh bien, si Malambrun
veut mettre fin à nos disgrâces, ce cheval sera ici après la tombée de
la nuit; car il me l'a dit, l'indice certain que j'aurai trouvé le
chevalier qui doit nous délivrer consiste à voir arriver promptement le
cheval partout où il en sera besoin.

Combien tient-t-on sur ce cheval? demanda Sancho.

Deux, répondit Doloride, un sur la selle et un autre en croupe; et
d'ordinaire ces deux personnes sont le chevalier et l'écuyer lorsqu'il
n'y a point de dame enlevée.

Madame, continua Sancho, comment appelle-t-on ce cheval?

La Doloride répondit: Il ne s'appelle pas Pégase, comme le cheval de
Bellérophon, ni Bucéphale, comme le cheval du grand Alexandre, ni
Bride-d'Or, comme celui de Roland, ni Bayard, comme celui de Renaud de
Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, encore moins Bootès, ou
Pirithoüs, comme se nommaient, dit-on, les chevaux du Soleil; ni même
Orélie, comme le coursier que montait le malheureux Rodrigue, le dernier
roi des Goths, dans la bataille où il perdit le trône et la vie.

Puisqu'on ne lui a donné aucun des noms de ces chevaux fameux, je
gagerais bien, dit Sancho, qu'on ne lui a pas donné non plus le nom du
cheval de mon maître, Rossinante, celui de tous qui me semble le mieux
approprié à la bête.

Assurément, dit la comtesse; néanmoins il a un nom convenable et
significatif, car il s'appelle Chevillard le Léger, parce qu'il est de
bois et qu'il a une cheville au front, mais surtout à cause de sa
légèreté merveilleuse. Ainsi, quant au nom, il peut le disputer même au
fameux Rossinante.

Le nom me revient assez, reprit Sancho. Mais avec quoi le gouverne-t-on?
est-ce avec une bride ou avec un licou?

Je vous ai déjà dit, répondit la Trifaldi, que c'est avec la cheville:
en la tournant à droite ou à gauche, le cavalier le fait marcher comme
il l'entend, tantôt au plus haut des airs et tantôt rasant la terre
jusqu'à l'effleurer, tantôt dans ce juste milieu que l'on doit chercher
en toutes choses.

Je serais curieux de le voir, repartit Sancho, non pas pour monter
dessus, car de penser que jamais je m'y mette en selle ou en croupe,
votre serviteur: il serait bon, ma foi, qu'un homme qui a déjà bien de
la peine à se tenir sur son âne, assis sur un bât douillet comme du
coton, allât monter en croupe sur un chevron sans coussin ni tapis! Oh!
que nenni; je n'ai pas envie de me faire écorcher le derrière pour ôter
la barbe aux gens: qui a de la barbe de trop se rase. Pour mon compte,
je n'entends pas accompagner mon maître dans un pareil voyage;
d'ailleurs, je ne dois pas être nécessaire dans ce rasement de barbes,
comme je le suis dans le désenchantement de madame Dulcinée.

Pardon, vous êtes nécessaire, repartit la Trifaldi, et même tellement
nécessaire, qu'on ne peut rien sans vous.

A d'autres, à d'autres, s'écria Sancho: qu'est-ce que les écuyers ont à
voir avec les aventures de leurs maîtres? Ceux-ci auraient toute la
gloire, et nous toute la peine. Encore, si les faiseurs d'histoires
disaient: Un tel chevalier a achevé une grande aventure avec l'aide d'un
tel son écuyer, sans quoi il lui aurait été impossible d'en venir à
bout; à la bonne heure. Mais au lieu de cela, ils vous écrivent tout
sec: Don Paralipomenon des trois Étoiles a mis fin à l'aventure des six
vampires; sans plus faire mention de l'écuyer que s'il n'eût point été
au monde, quoiqu'il fût présent, qu'il suât à grosses gouttes, et qu'il
y eût attrapé de bons horions. Encore une fois, mon maître peut partir
tout seul si cela lui convient, et Dieu l'assiste! Quant à moi, je ne
lui porte point envie, je resterai en compagnie de madame la duchesse;
et quand il sera de retour, peut-être trouvera-t-il l'affaire de madame
Dulcinée en bon chemin, car, à mes moments perdus, je prétends
m'étriller d'importance.

[Illustration: Voilà, dit la Trifaldi, voilà dans quel état nous a mis
ce scélérat de Malambrun (page 466).]

Mon ami, dit la duchesse, il faut pourtant accompagner votre maître si
cela est nécessaire, nous vous en conjurons tous; pour de vaines
frayeurs, il serait fort mal de laisser le visage de ces dames en l'état
où il est.

A d'autres encore une fois, répliqua Sancho; passe encore, si c'était
pour de jeunes recluses, ou pour de petites filles de la doctrine
chrétienne, on pourrait risquer quelques fatigues; mais hasarder de se
casser bras ou jambes pour tondre des duègnes, au diable qui en fera
rien; qu'elles cherchent d'autres tondeurs; dans tous les cas, ce ne
sera pas Sancho Panza. Pardieu! j'aime mieux les voir toutes barbues
comme des boucs, depuis la plus grande jusqu'à la plus petite, depuis la
plus mijaurée jusqu'à la plus pimpante.

Vous en voulez bien aux duègnes, ami Sancho, dit la duchesse, et vous
les épargnez encore moins que ne faisait votre apothicaire de Tolède! En
vérité, vous avez tort: il y a telle duègne qui peut servir de modèle à
toutes les femmes, et quand ce ne serait que ma bonne señora Rodriguez
ici présente... Je n'en veux pas dire davantage.

Votre Excellence peut dire ce qui lui plaira, répondit la duègne; Dieu
sait la vérité de tout, et bonnes ou méchantes, barbues ou non barbues,
nous sommes, comme toutes les autres femmes, filles de nos mères; et
puisque Dieu nous a mises au monde, il sait pourquoi. Aussi je compte
sur sa miséricorde, et non sur la charité d'autrui.

La señora Rodriguez a raison, dit don Quichotte. Quant à vous, comtesse
Trifaldi et compagnie, espérez du ciel la fin de vos malheurs; et croyez
que Sancho fera ce que je lui ordonnerai. Je voudrais que Chevillard fût
ici, et déjà me voir aux prises avec Malambrun; je lui apprendrai à
persécuter les duègnes et à défier des chevalier errants. Dieu tolère
les méchants, mais ce n'est jamais que pour un temps limité.

Valeureux chevalier, s'écria la Doloride, puissent les étoiles du ciel
regarder avec des yeux bénins Votre Grandeur, et verser sur votre cœur
magnanime toute la force et toute la prospérité qu'elles enserrent, afin
que vous deveniez le bouclier et le rempart des malheureuses duègnes
détestées des apothicaires, calomniées par les écuyers, et tourmentées
par les pages. Maudit soit l'insensée qui, à la fleur de son âge, ne se
fait pas religieuse plutôt que duègne! O géant Malambrun qui, tout
enchanteur que tu es, ne laisses pas d'être fidèle en tes promesses,
envoie-nous promptement le sans pareil Chevillard, afin que nous voyions
dans peu la fin de nos disgrâces. Si les chaleurs viennent nous
surprendre avec de telles barbes, nous sommes perdues!

La Trifaldi laissa tomber ces mots d'un ton si affligé, avec une
expression si touchante, que chacun en fut attendri. Sancho pleura tout
de bon, et résolut en son cœur d'accompagner son maître, dût-il le
conduire jusqu'aux antipodes, s'il ne fallait que cela pour faire tomber
la laine de ces vénérables visages.



CHAPITRE XLI

DE L'ARRIVÉE DE CHEVILLARD, ET DE LA FIN DE CETTE LONGUE ET TERRIBLE
AVENTURE


Sur ce vint la nuit, et avec elle l'heure indiquée pour l'arrivée du
fameux Chevillard, dont le retardement commençait à inquiéter don
Quichotte. Puisque, se disait-il, Malambrun diffère de l'envoyer, je ne
suis pas le chevalier à qui cette aventure est réservée; peut-être aussi
le géant craint-il de se mesurer avec moi. Mais voilà que tout à coup
quatre sauvages, couverts de lierre, entrent dans le jardin, portant sur
leurs épaules un grand cheval de bois; ils le posent à terre, et l'un
d'entre eux prononce ces paroles: Que le chevalier qui en aura le
courage monte sur cette machine.

Pour moi, je n'y monte pas, dit Sancho, je n'en ai pas le courage, et
d'ailleurs je ne suis point chevalier.

Que son écuyer, s'il en a un, monte en croupe, continua le sauvage; il
peut prendre confiance dans le valeureux Malambrun, et être sûr de
n'avoir à redouter de lui que son épée. Il suffira de tourner cette
cheville pour que le chevalier et l'écuyer s'en aillent à travers les
airs, là où Malambrun les attend. Mais afin de prévenir les vertiges que
pourrait leur causer l'élévation extraordinaire de la route, ils devront
tous deux avoir les yeux bandés, jusqu'à ce que le cheval hennisse; à ce
signe ils reconnaîtront que leur voyage est achevé.

Cela dit, les sauvages se retirèrent d'un pas dégagé, comme ils étaient
venus.

Quand la Doloride aperçut le cheval, elle dit à don Quichotte d'une voix
presque larmoyante: Vaillant chevalier, les promesses de Malambrun sont
accomplies; voici le cheval, et pourtant nos barbes ne cessent de
croître: nous te supplions donc, chacune en particulier, de nous
débarrasser de cette bourre importune qui nous défigure, puisqu'il te
suffit de monter, toi et ton écuyer, sur Chevillard et d'entreprendre
ce voyage d'un nouveau genre.

Je le ferai de bien bon cœur, comtesse Trifaldi, répondit don
Quichotte, sans prendre coussins ni éperons, tant j'ai hâte de soulager
votre infortune.

Et moi, ajouta Sancho, je ne le ferai pas. Si ce voyage ne peut avoir
lieu sans que je monte en croupe, mon maître n'a qu'à prendre un autre
écuyer, et ces dames chercher quelque autre moyen de se polir le menton.
Suis-je sorcier pour m'en aller ainsi courir par les airs? Et que
penseraient les habitants de mon île, quand on leur dirait que leur
gouverneur s'expose ainsi à tous les vents? Il y a, dit-on, trois ou
quatre mille lieues d'ici à Candaya; et si le cheval vient à se fatiguer
ou si le géant se fâche, nous mettrons donc une douzaine d'années à
revenir, et alors quelle île et quels vassaux voudront me reconnaître.
Puisqu'on dit que c'est dans le retardement qu'est le péril, j'en
demande pardon aux barbes de ces dames; mais saint Pierre est bien à
Rome: je veux dire que je me trouve au mieux dans cette maison où l'on
me traite avec tant de bonté, et du maître de laquelle j'attends le
bonheur insigne de me voir gouverneur.

Ami Sancho, dit le duc, l'île que je vous ai promise n'est ni mobile ni
fugitive, elle tient à la terre par de profondes racines; et puis, vous
le savez aussi bien que moi, les dignités de ce monde ne s'obtiennent
pas sans une sorte de pot-de-vin. Celui que je demande pour prix du
gouvernement que je vous ai donné, c'est d'accompagner le seigneur don
Quichotte dans cette mémorable aventure; et soit que vous reveniez aussi
promptement que le promet la célérité de Chevillard, soit que la fortune
contraire vous ramène à pied comme un pèlerin, mendiant de porte en
porte, en tout temps et à toute heure vous retrouverez votre île où vous
l'aurez laissée, et vos vassaux aussi disposés à vous prendre pour
gouverneur qu'ils l'aient jamais été. Quant à moi, supposer que je
puisse changer à votre égard, ce serait faire injure à mes sentiments
pour vous.

Assez, monseigneur, assez, dit Sancho: je ne suis qu'un pauvre écuyer,
et je n'ai pas la force de résister à tant de courtoisies. Allons! que
mon maître monte, qu'on me bande les yeux, et qu'on me recommande à
Dieu. Mais quand nous serons là-haut, dites-moi, je vous prie,
pourrai-je moi-même implorer Notre-Seigneur, et invoquer les saints
anges?

Vous le pourrez en toute sûreté, dit la Trifaldi; car, quoique Malambrun
soit enchanteur, il est bon catholique; et il a soin de faire ses
enchantements avec beaucoup de tact et de prudence, afin de ne s'attirer
aucun reproche.

Allons, reprit Sancho, que Dieu m'assiste et la sainte Trinité de Gaëte!

Depuis la formidable aventure des moulins à foulon, dit don Quichotte,
je n'ai jamais vu Sancho aussi effrayé qu'il l'est à cette heure; et si,
comme tant d'autres, je croyais aux présages, cela ferait quelque peu
fléchir mon courage. Approche, mon ami, que je te dise deux mots en
particulier, avec la permission de Leurs Excellences.

Il emmena son écuyer au fond du jardin, sous de grands arbres, et là lui
prenant les mains: Tu vois, lui dit-il, le long voyage que nous allons
faire. Dieu seul sait quand nous en reviendrons, et les aventures qui
nous attendent; je voudrais donc, mon enfant, que sous le prétexte
d'aller prendre quelque chose dont tu aurais besoin, tu te retirasses
dans ta chambre, et que là tu te donnasses quatre ou cinq cents coups de
fouet à compte sur les trois mille trois cents auxquels tu t'es engagé;
ce sera toujours autant de fait: chose bien commencée est à moitié
finie.

Pardieu, s'écria Sancho, il faut que Votre Grâce ait perdu l'esprit;
c'est comme qui dirait: Tu me vois un procès sur les bras et tu me
demandes ma fille en mariage! Au moment de monter sur une croupe fort
dure, vous voulez que j'aille m'écorcher le derrière; en vérité, cela
n'est pas raisonnable. Allons d'abord barbifier ces dames, et au retour
je vous promets, foi d'homme de bien, que j'aviserai au reste; pour le
moment n'en parlons pas.

Je m'en fie à ta parole, dit don Quichotte, car, quoique simple, tu es
sincère et véridique.

Bon! bon! reprit Sancho, soyez tranquille; mais n'entreprenons pas tant
de besogne à la fois.

Sans plus discourir ils se rapprochèrent de Chevillard; et sur le point
de l'enfourcher, don Quichotte dit à Sancho: Bande-toi les yeux et monte
hardiment; il n'y a pas d'apparence que celui qui nous a envoyé chercher
de si loin ait dessein de nous tromper: quel avantage aurait-il à se
jouer de gens qui se fient à lui? Mais quand tout irait au rebours de ce
que j'imagine, la gloire d'avoir entrepris cette aventure est assez
grande pour ne pas craindre de la voir obscurcie par les ténèbres de
l'envie!

Allons, seigneur, dit Sancho, il me semble que j'ai la conscience
chargée de toute la bourre de ces pauvres duègnes, et je ne mangerai
morceau qui me profite avant d'avoir vu leur menton en meilleur état.
Montez, seigneur, continua-t-il, car si je dois aller en croupe, il faut
commencer par vous mettre en selle.

Tu as raison, repartit don Quichotte. Et tirant un mouchoir de sa poche,
il pria la Doloride de lui bander les yeux; mais tout aussitôt d'un
mouvement brusque il l'ôta lui-même, en disant: Je me souviens, si j'ai
bonne mémoire, d'avoir lu dans Virgile que le palladium de Troie était
un cheval de bois que les Grecs présentèrent à la déesse Pallas, et qui
avait dans ses flancs des combattants armés, par lesquels la ruine
d'Ilion fut consommée; il serait donc à propos d'examiner ce que
Chevillard a dans l'estomac.

C'est inutile, reprit la Doloride, je me rends caution de tout;
Malambrun n'est pas un traître: montez, sur ma parole, et s'il vous
arrive du mal je le prends sur moi.

Don Quichotte, pensant que plus d'insistance ferait suspecter son
courage, monta sans autre objection; et comme, faute d'étriers, il
tenait les jambes allongées et pendantes, on eût dit une de ces figures
de tapisserie qui représentent un triomphateur romain.

Sancho vint monter à son tour, mais lentement et à contre-cœur. Sitôt
qu'il fut sur le cheval, dont il trouva la croupe fort dure, il commença
à se remuer en tout sens pour s'asseoir plus à son aise; enfin ne
pouvant en venir à bout, il pria le duc de lui faire donner un coussin,
fût-ce même un de ceux de l'estrade de madame la duchesse, parce que,
ajouta-t-il, ce cheval me paraît avoir le trot dur.

La Trifaldi répondit que Chevillard ne souffrirait sur son dos aucune
espèce de harnais; que Sancho pouvait, pour être moins durement, monter
à la manière des femmes. Sancho le fit; ensuite on lui banda les yeux,
et il dit adieu à la compagnie. Mais à peine le bandeau fut-il placé,
qu'il le releva, et regardant tristement ceux qui étaient dans le
jardin, il les conjura les larmes aux yeux de dire force _Pater_ et
_Ave_ à son intention, afin qu'en semblable passe Dieu leur envoyât à
eux-mêmes de bonnes âmes pour les assister de leurs prières.

Larron! s'écria don Quichotte, es-tu donc attaché au gibet pour user de
pareilles supplications? n'es-tu pas assis, lâche créature, au même
endroit qu'occupa jadis la belle Maguelonne, et d'où elle descendit pour
devenir reine de France? et moi qui te parle, ne suis-je point à tes
côtés, puisqu'on m'a choisi pour remplir la même place qu'occupa le
fameux Pierre de Provence? Couvre tes yeux, être sans courage, et qu'il
ne t'arrive plus de laisser paraître de semblables frayeurs, du moins en
ma présence.

Qu'on me bande donc les yeux, répondit Sancho; et puisqu'on ne veut pas
que je me recommande à Dieu, ni que je lui sois recommandé, est-il
étonnant si j'ai peur qu'il se trouve par ici quelque légion de diables
pour nous emporter à Peralvillo[112].

  [112] Village près de Tolède, où la Sainte-Hermandad faisait exécuter
  les malfaiteurs.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sancho se serrait contre son maître, l'embrassant par la ceinture
(page 473).]

Enfin on leur banda les yeux, après quoi don Quichotte, assuré que tout
était en bon état, commença à tourner la cheville. A peine y eut-il
porté la main que tous les assistants élevèrent la voix en criant: Dieu
te conduise, valeureux chevalier! Dieu te soit en aide, écuyer
intrépide! puissions-nous bientôt vous revoir? ce qui ne saurait tarder,
à la vitesse dont vous fendez l'air, car déjà nous vous perdons presque
de vue. Tiens-toi bien, valeureux Sancho, ne te dandine pas; prends
garde de tomber, car ta chute serait encore plus lourde que celle de ce
jeune étourdi qui voulut conduire les chevaux du soleil.

A ces paroles, Sancho se serrait contre son maître, et l'embrassant par
la ceinture, il lui dit: Seigneur, pourquoi ces gens disent-ils que
nous sommes déjà très-haut, puisque nous les entendons si clairement
qu'on dirait qu'ils nous parlent aux oreilles!

Ne t'arrête pas à cela, répondit don Quichotte: comme ces manières de
voyager sont extraordinaires, tout le reste est à l'avenant; ainsi la
voix ne trouvant aucun obstacle, vient aisément jusqu'à nous, l'air lui
servant de véhicule. Ne me serre donc pas si fort, tu m'étouffes. En
vérité, je ne comprends pas de quoi tu peux t'épouvanter: car de ma vie
je n'ai monté cheval d'une plus douce allure! on dirait que nous ne
bougeons pas de place. Allons, ami, rassure-toi, les choses vont comme
elles doivent aller, et nous pouvons dire que nous avons le vent en
poupe.

Par ma foi, repartit Sancho, je sens déjà de ce côté une bise qui me
siffle aux oreilles.

Il ne se trompait pas: quatre ou cinq hommes l'éventaient par derrière
avec de grands soufflets, tant le duc et son intendant avaient bien pris
leurs dispositions pour qu'il ne manquât rien à l'affaire.

Don Quichotte ayant senti le vent: Sans aucun doute, dit-il, Sancho,
nous devons être arrivés à la moyenne région de l'air, où se forment la
grêle, les vents et la foudre; et si nous montons toujours avec la même
vitesse, nous atteindrons bientôt la région du feu. Vraiment, je ne sais
comment tourner cette cheville, afin de ne pas être bientôt embrasés.

En effet, on leur chauffait le visage avec des étoupes enflammées qu'on
promenait devant eux au bout d'un long roseau.

Nous devons être où vous dites, ou du moins bien près, s'écria Sancho,
car j'ai la barbe à demi grillée; seigneur, je vais me découvrir les
yeux, pour voir où nous sommes.

Garde-toi d'en rien faire, reprit don Quichotte: ne connais-tu pas
l'histoire du licencié Torralva, que le diable enleva dans les airs, à
cheval sur un bâton et les yeux bandés? En douze heures, il arriva à
Rome, assista à l'assaut de la ville, vit la mort du connétable de
Bourbon, et le lendemain, à la pointe du jour, il était de retour à
Madrid, où il rendit compte de ce dont il avait été témoin. Entre autres
choses, ce Torralva raconta que pendant qu'il traversait les airs, le
diable lui ayant dit d'ouvrir les yeux, il les ouvrit, et se vit
tellement proche du corps de la lune, qu'il pouvait y toucher avec la
main; mais il n'osa regarder en bas, de crainte que la tête ne lui
tournât. D'après cela, Sancho, juge si ta curiosité serait dangereuse.
Celui qui a pris l'engagement de nous conduire répondra de nous; et bien
qu'en apparence il n'y ait pas une demi-heure que nous sommes partis,
crois-moi, nous devons avoir fait bien du chemin.

Je n'ai rien à répondre, répliqua Sancho; mais tout ce que je puis dire,
c'est que si la dame Maguelonne s'arrangeait de cette chienne de croupe,
il fallait qu'elle eût la peau bien dure.

Le duc, la duchesse et leur compagnie ne perdaient rien de ce plaisant
dialogue, et riaient comme des fous, sans éclater toutefois, de peur de
découvrir la mystification. Enfin, pour donner une digne issue à une
aventure si adroitement fabriquée, ils firent mettre le feu à un paquet
d'étoupes placé sous la queue de Chevillard, dont l'intérieur était
rempli de fusées et de pétards. Le cheval sauta en l'air avec un bruit
épouvantable, renversant sur l'herbe don Quichotte et Sancho, tous deux
à demi roussis.

Un peu auparavant, la Doloride et sa suite étaient sorties du jardin;
ceux qui restaient s'étendirent par terre comme évanouis. Don Quichotte
et Sancho se relevèrent un peu maltraités de leur chute, et ayant
regardé de tous côtés, ils furent stupéfaits de se revoir dans le même
lieu et d'y trouver tant de gens couchés sans mouvement; mais leur
surprise s'accrut encore lorsqu'ils aperçurent une lance fichée en
terre, d'où pendait, à deux cordons de soie verte, un parchemin portant
ces mots tracés en lettres d'or:


  _L'illustre et valeureux chevalier don Quichotte de la Manche a mis
  fin à l'aventure de la comtesse Trifaldi, autrement dite la duègne
  Doloride et compagnie, rien qu'en l'entreprenant. Malambrun est
  satisfait. Les mentons des duègnes sont nets et rasés, le roi don
  Clavijo et la reine Antonomasie ont repris leur première forme.
  Aussitôt que le gracieux écuyer aura accompli sa pénitence, la blanche
  colombe Tobosine se verra hors des griffes des vautours qui la
  persécutent et dans les bras de son bien-aimé tourtereau. Ainsi
  l'ordonne le sage Merlin, proto-enchanteur des enchanteurs._


Ces dernières paroles firent comprendre aisément à don Quichotte qu'il
s'agissait du désenchantement de Dulcinée. Rendant grâces au ciel
d'avoir accompli avec si peu de risques un tel exploit, et rendu leur
poli aux visages des vénérables duègnes, il s'approcha de la duchesse et
du duc, en apparence toujours évanouis. Allons, seigneur, lui dit-il,
bon courage, tout ceci n'est rien; l'aventure est achevée, ainsi que
vous pouvez le voir par l'écriteau que voici.

Le duc, comme s'il sortait d'un profond sommeil, parut reprendre peu à
peu ses sens; la duchesse fit de même, et tous ceux qui étaient dans le
jardin simulèrent si bien la surprise qu'on aurait cru effectivement
qu'il leur était arrivé quelque chose d'étrange. Le duc lut l'écriteau,
les yeux encore à demi fermés, et se les frottant à chaque mot; mais
aussitôt qu'il eût achevé de lire, il se jeta les bras ouverts au cou de
don Quichotte, lui disant qu'il était plus grand que tous les chevaliers
des siècles passés. Sancho cherchait des yeux la Doloride, pour voir
quelle figure elle avait sans barbe, et si elle était aussi belle, le
menton rasé, que le promettait sa bonne mine; mais on lui dit qu'en même
temps que Chevillard tombait tout en feu du haut des airs, la Trifaldi
avait disparu avec sa troupe, n'ayant plus au menton le moindre poil de
barbe ni l'apparence d'en avoir jamais eu.

La duchesse demanda à Sancho comment il se trouvait d'un si long voyage
et ce qui lui était arrivé.

Dieu merci, madame, répondit-il, je me trouve assez bien, si ce n'est
que je me suis un peu meurtri l'épaule en tombant, mais cela n'est rien.
Je vous dirai seulement que comme nous allions atteindre la région du
feu, je demandai à mon maître la permission de me découvrir les yeux,
mais il ne voulut jamais y consentir. Alors, moi, qui suis un peu
curieux de mon naturel, et qui ai toujours la démangeaison d'apprendre
ce qu'on veut me cacher, je relevai tout doucement mon bandeau, et me
mis à regarder la terre du coin de l'œil. Nous étions en ce moment si
haut, si haut, qu'elle ne me parut pas plus grosse qu'un grain de
moutarde, et les hommes qui marchaient dessus, guère plus gros que des
noisettes.

Prenez garde, ami Sancho, reprit la duchesse: d'après vos propres
paroles, vous ne pouviez voir la terre, mais seulement les hommes qui
marchaient dessus. Et cela se conçoit: si la terre ne paraissait pas
plus grosse qu'un grain de moutarde, et chaque homme gros comme une
noisette, un seul homme devait la couvrir toute entière.

Il devrait en être ainsi, répondit Sancho; malgré cela, je la découvris
par un petit coin, et je l'ai vue en son entier.

Mais, repartit la duchesse, on ne saurait voir en son entier ce qu'on ne
regarde que par un petit coin.

Je n'entends rien à ces finesses-là, répliqua Sancho; qu'il suffise à
Votre Seigneurie de savoir que nous volions par enchantement, et que par
enchantement aussi j'ai pu voir la terre et les hommes, de quelque façon
que je les eusse regardés. Si Votre Grâce ne croit pas cela, elle croira
encore moins que, me découvrant les yeux pour regarder en haut, je me
vis si près du ciel, qu'il ne s'en fallait pas d'un demi-pied que j'y
touchasse; et ce dont je puis faire serment, madame, c'est qu'il est
furieusement grand. Nous étions en ce moment vers l'endroit où sont les
chèvres; et comme, étant enfant, j'ai été chevrier dans mon pays, il me
prit une si grande envie de causer quelques instants avec ces chèvres,
que si je ne l'eusse fait, je crois que j'en serais mort. J'arrive donc
près d'elles, sans rien dire à personne, ni même à mon maître; je
descends tout bonnement de Chevillard, et me mets à causer environ trois
ou quatre heures avec ces chèvres, qui en vérité sont gentilles comme
des giroflées et douces comme des fleurs; et pendant tout ce temps,
Chevillard ne bougea pas.

Pendant que Sancho s'entretenait avec les chèvres, que faisait le
seigneur don Quichotte? demanda le duc.

Comme toutes les choses qui m'arrivent ont lieu par des voies
extraordinaires, répondit don Quichotte, il ne faut pas s'étonner de ce
que raconte Sancho. Moi, je ne me découvris point les yeux, et ne vis ni
ciel, ni terre, ni mer, ni montagnes; je m'aperçus seulement, lorsque
nous eûmes traversé la moyenne région de l'air, que nous approchions
fort de la région du feu; mais que nous ayons été plus avant, je ne le
crois pas. En effet, la région du feu étant placée entre la lune et la
dernière région de l'air, nous ne pouvions arriver jusqu'où sont les
sept chèvres dont parle Sancho sans être consumés; et puisque nous voilà
ici, Sancho ment, ou il rêve.

Je ne mens ni ne rêve, repartit Sancho: qu'on me demande le signalement
des chèvres, et on verra si je dis, ou non, la vérité.

Eh bien, comment sont-elles? demanda la duchesse.

Il y en avait deux vertes, deux incarnates, deux bleues, et la dernière
bariolée, répondit Sancho.

Voilà une nouvelle espèce de chèvres, reprit le duc; sur terre nous n'en
avons point de semblables.

Est-il donc si étonnant qu'il y ait de la différence entre les chèvres
de la terre et les chèvres du ciel? repartit Sancho.

Dites-moi un peu, mon ami, n'y avait-il aucun bouc parmi ces chèvres?
demanda le duc.

Non, monseigneur, répondit Sancho; j'ai toujours entendu dire qu'aucun
animal à cornes ne passait les cornes de la lune.

Le duc et la duchesse cessèrent de questionner notre écuyer, qu'ils
voyaient en train de se promener à travers les sept cieux et de leur en
donner des nouvelles sans avoir bougé du jardin.

Telle fut la fin de l'aventure de Doloride.

Don Quichotte s'approchant de son écuyer, lui dit à l'oreille: Sancho,
puisque vous voulez qu'on ajoute foi à ce que vous racontez avoir vu
dans le ciel, je veux à mon tour que vous teniez pour véritable ce que
j'ai vu dans la caverne de Montesinos: je ne vous en dis pas davantage.



CHAPITRE XLII

DES CONSEILS QUE DON QUICHOTTE DONNA A SANCHO PANZA TOUCHANT LE
GOUVERNEMENT DE L'ILE, ETC.


Le duc et la duchesse furent si satisfaits de l'heureux et plaisant
dénoûment de l'aventure de la Doloride, qu'ils ne pensèrent plus qu'à
inventer de nouveaux sujets de se divertir, et toujours aux dépens de
leurs hôtes. Ayant donc préparé leur plan et instruit leurs gens de la
manière dont ils devaient agir avec Sancho, le duc lui dit de se
préparer à partir afin d'aller prendre possession de son gouvernement,
où les vassaux l'attendaient avec non moins d'impatience que la terre
desséchée attend la rosée du matin.

Sancho s'inclina jusqu'à terre, et répondit: Monseigneur, depuis que je
suis descendu du ciel, depuis que, du plus haut de sa voûte, j'ai
considéré la terre, je l'ai trouvée si petite, si petite, que l'envie
m'a presque passé d'être gouverneur. Le bel honneur, en effet, de
commander sur un grain de moutarde, à une douzaine d'hommes, gros chacun
comme une noisette! car il me semblait qu'il n'y en avait pas davantage
sur toute la terre. Si Votre Seigneurie voulait me donner à gouverner
une petite partie du ciel, ne fût-elle que d'une demi-lieue, je la
préférerais à la plus grande île du monde.

[Illustration: Don Quichotte et Sancho se relevèrent un peu maltraités
de leur chute (page 474).]

Ami Sancho, répondit le duc, je ne puis donner à personne aucune partie
du ciel, ne fût-elle pas plus grande que l'ongle: Dieu seul a le pouvoir
d'accorder semblables faveurs. Je vous donne ce que je puis vous donner,
une île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, fertile et
abondante, où, si vous en prenez la peine, vous pourrez ajouter aux
richesses de la terre celles du ciel.

Monseigneur, répliqua Sancho, que l'île vienne, et je m'efforcerai de la
gouverner si bien, qu'en dépit de tous les méchants j'irai droit au
ciel. Ce n'est point par ambition, croyez-le, que je songe à quitter ma
chaumière, mais seulement pour tâter de ces gouvernements, dont tout le
monde est si affamé.

Ami Sancho, dit le duc, quand vous en aurez une fois goûté, vous vous en
lécherez les doigts jusqu'aux coudes, tant est grand le plaisir de
commander et de se faire obéir.

Monseigneur, répondit Sancho, je m'imagine qu'il est fort agréable de
commander, ne fût-ce qu'à un troupeau de moutons.

Par ma foi, vous possédez toute science, Sancho, repartit le duc, et je
crois que vous serez un fort bon gouverneur. Mais trêve de discours, et
sachez que dès demain vous irez prendre possession de votre île. Ce soir
on prépare l'équipage qui vous convient et toutes les choses
nécessaires à votre installation.

Qu'on m'habille comme on voudra, répondit Sancho; sous quelque habit que
ce soit, je n'en serai pas moins Sancho Panza.

Cela est vrai, dit le duc; cependant le costume doit être conforme à
l'état qu'on professe et à la dignité dont on est revêtu: il serait
ridicule qu'un jurisconsulte fût vêtu comme un homme d'épée, et un
soldat comme un prêtre. Quant à vous, Sancho, votre costume doit tenir
du lettré et de l'homme de guerre, parce que dans l'île que je vous
donne, les armes sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres
que les armes.

Pour la science, repartit Sancho, je n'en suis guère pourvu, car je ne
sais pas l'A B C; mais je sais mon _Pater noster_, et c'est assez pour
être bon gouverneur; quant aux armes, je me servirai de celles qu'on me
donnera, jusqu'à ce qu'elles me tombent des mains, et à la grâce de
Dieu.

Avec de pareils sentiments, dit le duc, Sancho ne pourra faillir en
rien.

Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Ayant appris que Sancho devait
partir le jour suivant, il le prit par la main, et avec la permission du
duc l'emmena dans sa chambre, pour lui donner, avant son départ,
quelques leçons sur la manière dont il devait remplir son nouvel emploi.
Sitôt qu'ils furent entrés, le chevalier ferma la porte, et ayant fait
asseoir Sancho presque malgré lui, d'une voix lente et posée il lui
parla en ces termes:

Je rends grâces au ciel, ami Sancho, de ce que la fortune, qui n'a
encore eu pour moi que des rigueurs, soit venue, pour ainsi dire, te
prendre par la main. Moi, qui pensais trouver dans les faveurs du sort
de quoi récompenser la fidélité de tes services, je suis encore au début
de mes espérances, tandis que toi, avant le temps et contre tout calcul
raisonnable, tu vas voir combler tous tes désirs. L'un se donne mille
soucis et travaille sans relâche pour atteindre son but, quand l'autre
sans y songer, sans savoir pourquoi ni comment, se trouve en possession
de l'emploi sollicité par une foule de prétendants. C'est bien le cas de
dire que dans la poursuite des places il n'y a qu'heur et malheur.
Ainsi, quoique tu ne sois qu'un lourdaud, te voilà, sans faire un pas,
sans perdre une minute de ton sommeil, mais par cela seulement que la
chevalerie errante t'a touché de son souffle, te voilà appelé au
gouvernement d'une île.

Je te dis cela, Sancho, pour que tu n'attribues pas ta bonne fortune à
ton mérite, mais afin que tu apprennes à remercier incessamment le ciel,
et après lui la chevalerie errante dont la grandeur renferme en elle
tant de biens. Maintenant que ton cœur est disposé à suivre mes
conseils, écoute avec l'attention d'un disciple qui veut profiter des
enseignements de son maître, écoute les préceptes qui devront te servir
d'étoile et de guide pour éviter les écueils de cette mer orageuse où tu
vas te lancer; car les hauts emplois et les charges d'importance ne sont
qu'un profond abîme couvert d'obscurités et rempli d'écueils.

Premièrement, mon fils, garde la crainte de Dieu, parce que cette
crainte est le commencement de la sagesse, et que celui qui est sage ne
tombe jamais dans l'erreur.

Secondement, souviens-toi toujours de ta première condition, et ne cesse
de t'examiner pour arriver à te connaître toi-même; c'est la chose à
laquelle on doit le plus s'appliquer, et à laquelle d'ordinaire on
réussit le moins. Cette connaissance t'apprendra à ne pas t'enfler comme
la grenouille qui voulut un jour s'égaler au bœuf; et si la vanité,
cette sotte enflure de cœur, venait à s'emparer de ton âme,
rappelle-toi que tu as gardé les cochons.

C'est vrai, répondit Sancho; mais j'étais petit garçon; plus tard, en
grandissant, ce sont les oies que j'ai gardées et non pas les cochons.
Au reste, qu'est-ce que cela fait à l'affaire? tous les gouverneurs ne
sont pas fils de princes.

J'en demeure d'accord, dit don Quichotte; c'est pourquoi ceux dont la
naissance ne répond pas à la gravité de leur emploi doivent être
affables, afin d'échapper à la médisance et à l'envie, qui toujours
s'attachent aux dépositaires de l'autorité.

Fais gloire, Sancho, de l'humilité de ta naissance, et n'aie point honte
d'avouer que tu es fils de laboureur; car tant que tu ne t'élèveras
point, personne ne songera à t'humilier. Pique-toi plutôt d'être humble
vertueux, que pécheur superbe. On ne saurait dire le nombre de ceux que
la fortune a tirés de la poussière pour les élever jusqu'à la dignité de
la couronne et de la tiare, et je pourrais t'en citer des exemples
jusqu'à te fatiguer.

Que la vertu soit la règle constante de tes actions, et tu n'auras rien
à envier à ceux qui sont princes et grands seigneurs; car on hérite de
la noblesse, mais la vertu s'acquiert, et par elle seule la vertu vaut
ce que le sang ne peut valoir.

Cela étant, si un de tes parents va te voir dans ton gouvernement, ne le
rebute point; au contraire, fais-lui bon accueil; ainsi tu obéiras à
Dieu, qui défend de mépriser son ouvrage, et tu te conformeras aux
saintes lois de la nature, qui veulent que tous les hommes se traitent
en frères.

Si tu emmènes ta femme avec toi (et il n'est pas convenable qu'un
gouverneur soit longtemps sans sa femme), tâche de la dégrossir et de la
former, car ce que peut gagner un gouverneur sage et discret, une femme
sotte et grossière le lui fait perdre.

Si par hasard tu deviens veuf, ce qui peut arriver, et si l'emploi te
faisait trouver une femme de plus haute condition, ne la prends pas
telle qu'elle serve d'amorce et prenne à toutes mains; car je te le dis,
ce que reçoit la femme du juge, le mari en rendra compte au jour du
jugement; et alors il payera au centuple ce dont il fut innocent pendant
sa vie.

Ne te laisse point aller à l'interprétation arbitraire de la loi, comme
font les ignorants qui se piquent d'habileté et de pénétration.

Que les larmes du pauvre trouvent accès auprès de toi, mais sans te
faire oublier la justice qui est due au riche. Fais en sorte de
découvrir la vérité à travers les promesses et les présents du riche,
comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.

Ne frappe pas le coupable avec toute la rigueur de la loi: la réputation
de juge impitoyable ne vaut pas mieux que celle de juge trop
compatissant.

Si tu laisses quelquefois pencher la balance de la justice, que ce ne
soit pas sous le poids des présents, mais sous celui de la miséricorde.

Quand tu auras à juger un de tes ennemis, abjure tout ressentiment, et
n'examine que son procès; autrement si la passion dictait ta sentence,
tu te verrais un jour obligé de réparer ton injustice aux dépens de ton
honneur et de ta bourse.

Si une femme belle vient te solliciter, ferme tes yeux et bouche tes
oreilles; car la beauté est dangereuse, il n'y a point de poison plus
fait pour corrompre l'intégrité d'un juge.

Ne maltraite point en paroles celui que tu châtieras en actions; la
peine suffit aux malheureux, sans y ajouter de cruels propos.

Pense toujours à la misérable condition des hommes sujets aux infirmités
de leur nature dépravée; et autant que tu le pourras, montre-toi
miséricordieux, sans blesser l'équité; car parmi les attributs de Dieu,
bien qu'ils soient tous égaux, la miséricorde resplendit avec encore
plus d'éclat que la justice.

En suivant ces préceptes, Sancho, tu auras de longs jours, ta renommée
sera éternelle, tes désirs seront comblés, ta félicité sera ineffable,
et après avoir vécu dans la paix de ton cœur, entouré des bénédictions
des gens de bien, la mort t'atteindra dans une douce vieillesse, et tes
yeux se fermeront sous les doigts tendres et délicats de tes petits
enfants.

Voilà mon ami, les conseils que j'avais à te donner, en ce qui concerne
l'ornement de ton âme; écoute maintenant ceux qui doivent servir à la
parure de ton corps.



CHAPITRE XLIII

SUITE DES CONSEILS QUE DON QUICHOTTE DONNA A SANCHO


Qui aurait pu entendre ce discours sans tenir don Quichotte pour un
homme plein de sagesse et de bonnes intentions? Mais, comme nous l'avons
vu plus d'une fois dans le cours de cette grande histoire, l'esprit de
notre pauvre gentilhomme, raisonnable sur tout le reste, déménageait
quand il était question de chevalerie: de sorte qu'à toute heure ses
œuvres discréditaient son jugement, et son jugement démentait ses
œuvres. Dans les secondes instructions qu'il donna à Sancho, il fit
preuve d'une grâce parfaite, et montra dans tout leur jour sa sagesse et
sa folie. Sancho l'écoutait avec une extrême attention, et tâchait
d'imprimer ses conseils dans sa mémoire, bien résolu à les suivre, afin
de se tirer au mieux de la grande affaire de son gouvernement. Don
Quichotte continua ainsi:

En ce qui touche, Sancho, la manière dont tu dois gouverner ta maison et
ta personne, la première chose que je te recommande, c'est d'être propre
et de te couper les ongles, au lieu de les laisser pousser à l'exemple
de certaines gens assez sots pour croire que de grands ongles
embellissent les mains; comme si cet appendice pouvait s'appeler des
ongles, quand ce sont plutôt des griffes d'épervier.

Ne te montre jamais avec des vêtements débraillés et en désordre, c'est
le signe d'un esprit faible et lâche; à moins que cette négligence ne
couvre une grande dissimulation, comme on l'a pensé de Jules César.

Sonde discrètement ce que peut te rapporter ton office: s'il te permet
de donner une livrée à tes gens, donne-leur en une qui soit propre et
commode, plutôt que brillante et magnifique, et emploie l'épargne que tu
feras là-dessus à habiller autant de pauvres. Si donc tu as de quoi
entretenir six pages, habilles-en trois seulement, et distribues le
reste à autant de pauvres: tu auras ainsi trois pages pour le ciel et
trois pour la terre, manière de donner des livrées que ne connaissent
point les glorieux.

Ne mange point d'ail ni d'oignon, de crainte que ce parfum ne vienne à
trahir ta condition première. Marche posément, parle avec lenteur, mais
non pas à ce point que tu paraisses t'écouter toi-même, car toute
affectation est mauvaise.

Dîne peu; soupe moins encore; la santé de tout le corps s'élabore dans
l'officine de l'estomac.

Sois tempérant dans le boire; celui qui s'enivre est incapable de garder
un secret ni de tenir un serment.

Fais attention, en mangeant, à ne point mâcher des deux côtés à la fois,
et à n'éructer devant personne.

Qu'entendez-vous par éructer? demanda Sancho.

Éructer, répondit don Quichotte, signifie roter, ce qui est un des plus
vilains mots de notre langue, quoique fort expressif: aussi les gens
bien élevés ont recours au latin, et au lieu de roter, ils disent
éructer; au lieu de rots, éructations. Si quelques personnes n'entendent
point cela, peu importe; l'usage et le temps feront adopter le mot;
ainsi s'enrichissent les langues, sur lesquelles le vulgaire et l'usage
ont tant de pouvoir.

En vérité, seigneur, reprit Sancho, un des conseils que je veux surtout
retenir, c'est de ne pas roter; car cela m'arrive à tout bout de champ.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Premièrement, mon fils, garde la crainte de Dieu (page 478).]

Éructer, reprit don Quichotte, et non pas roter.

A l'avenir, je dirai toujours éructer, repartit Sancho, et je vous
promets de ne pas l'oublier.

Veille aussi à ne pas mêler à tes discours cette foule de proverbes dont
tu abuses à chaque instant; les proverbes, il est vrai, sont de courtes
sentences, mais tu les tires tellement par les cheveux, qu'ils ont
plutôt l'air de balourdises que de maximes.

Dieu seul peut y remédier, dit Sancho; car j'ai en moi plus de proverbes
qu'un livre; et sitôt que je desserre les dents, il m'en vient sur le
bout de la langue un si grand nombre, qu'ils se disputent à qui sortira
le premier: mais j'aurai soin dorénavant de ne dire que ceux qui
conviendront à la gravité de mon emploi; car en bonne maison la nappe
est bientôt mise, qui convient du prix n'a pas de dispute, celui-là ne
craint rien qui sonne le tocsin, et entre donner et prendre garde de se
méprendre.

Allons, mon ami, lâche, lâche tes proverbes! c'est bien le cas de dire
ma mère me châtie, et je fouette la toupie: je suis à te corriger de ta
manie des proverbes, et tu en débites une kyrielle qui viennent aussi à
propos que s'ils tombaient des nues. Je ne blâme pas un proverbe bien
placé; mais les enfiler sans rime ni raison, cela rend la conversation
lourde et fastidieuse.

Quand tu monteras à cheval, aie soin de tenir la jambe tendue et le
corps droit; autrement tu aurais l'air d'être encore sur ton grison.

Sois modéré quant au sommeil: celui qui n'est pas levé avec le soleil ne
jouit pas du jour. Je t'avertis, Sancho, que la diligence est mère de la
bonne fortune, et que la paresse, son ennemie, n'atteignit jamais un but
honorable.

J'ai à te donner un dernier conseil, et quoiqu'il ne regarde pas, comme
les précédents, la parure de ton corps, je crois que son observation te
sera très-profitable. Le voici: Ne dispute jamais sur la noblesse des
familles; quand on les compare, l'une finit toujours par l'emporter, et
tu te ferais une ennemie de celle que tu mettrais au second rang, sans
que l'autre te sût le moindre gré de ta préférence.

Ton habillement devra se composer de chausses entières, d'un pourpoint
et d'un manteau. Jamais de grègues, elles ne conviennent ni aux
gentilshommes, ni aux gouverneurs.

Voilà, Sancho, les conseils qui, pour le moment, se sont présentés à mon
esprit; je t'en enverrai d'autres à l'occasion, pourvu que tu aies soin
de m'informer de l'état de tes affaires.

Seigneur, répondit Sancho, toutes les choses que vous venez de me dire
sont saintes et profitables; mais à quoi cela me servira-t-il, si je ne
m'en souviens pas? Pour ce qui est de me rogner les ongles, et de me
remarier, si le cas se présente, cela ne sortira point de la tête: quant
à toutes ces autres minuties que vous m'avez recommandées, par ma foi,
je ne m'en souviens pas plus que des nuages de l'an passé. Veuillez me
les coucher par écrit, et je les remettrai à mon confesseur, afin qu'au
besoin il me les fourre dans la cervelle.

Qu'il sied mal à un gouverneur de ne savoir ni lire ni écrire! reprit
don Quichotte. Sais-tu, Sancho, ce qu'on pense d'un homme qui ne sait
pas lire? de deux choses l'une, ou qu'il a eu pour parents des gens de
la dernière condition, ou qu'il a été lui-même un si mauvais sujet,
qu'on ne l'a pas trouvé susceptible de correction. C'est un grand défaut
que tu as là, mon ami, et je voudrais au moins que tu apprisses à signer
ton nom.

Je sais signer mon nom, repartit Sancho: lorsque j'étais bedeau dans
notre village, j'ai appris à tracer des lettres comme celles qu'on met
sur les ballots de marchandises, et on disait que cela figurait mon
nom. Après tout, je ferai semblant d'avoir la main droite estropiée, et
un autre signera pour moi; car il y a remède à tout, fors à la mort; et
comme je serai le maître, et tiendrai la baguette, je ferai ce que je
voudrai, d'autant plus que celui dont le père est alcade... et comme je
serai gouverneur, ce qui est encore plus que d'être alcade.... Oui-da,
qu'on s'y frotte, et on sera bien reçu: tel vient chercher de la laine,
qui s'en retourne tondu. D'ailleurs, les sottises du riche passent dans
le monde pour sentences, et quand je serai riche, puisque je serai
gouverneur, qui est-ce qui me trouvera un défaut? Oui, oui, faites-vous
miel, et les mouches vous mangeront; autant tu possèdes, autant tu vaux,
disait ma grand'mère; et d'un homme qui a pignon sur rue on n'a jamais
raison.

Maudit sois-tu de Dieu et des saints! interrompit don Quichotte; mille
satans puissent-ils emporter toi et tes proverbes! Il y a plus d'une
heure que tu me tiens à la torture. Si tes proverbes ne te conduisent un
jour au gibet, dis que je suis un faux prophète: ils exciteront quelque
sédition parmi tes vassaux, et finiront par te faire perdre ton
gouvernement. Et où diable vas-tu les trouver, imbécile, lorsque moi,
pour en citer un à propos, je sue comme si je piochais la terre.

Par ma foi, Votre Grâce se fâche pour peu de chose, repartit Sancho; qui
diable peut trouver mauvais que je me serve de mon bien, puisque je n'en
possède pas d'autres? Je n'ai que des proverbes, eh bien, je lâche des
proverbes; tenez, j'en ai quatre en ce moment sur le bout de la langue,
qui venaient à point nommé, mais je ne les dirai pas; car, comme dit le
vieux dicton, pour se taire à propos, il n'est tel que Sancho.

Tu n'es pas ce Sancho-là reprit don Quichotte, mais Sancho le bavard et
l'opiniâtre. Néanmoins je serais curieux de connaître les quatre
proverbes que tu prétends venir si à propos: j'ai beau y songer, et
quoique j'aie la mémoire assez bonne, il ne s'en présente aucun.

Eh! quels meilleurs proverbes peut-il y avoir que ceux-ci, répondit
Sancho: Entre deux dents mâchelières ne mets jamais le doigt; Videz la
maison et que voulez-vous à ma femme? et cet autre, Si la pierre donne
contre la cruche, ou la cruche contre la pierre, tant pis pour la
cruche. Ce qui veut dire: que personne ne se prenne de querelle avec son
gouverneur, autrement, il lui en cuira; lorsque le gouverneur commande,
il n'y a pas à répliquer, non plus qu'à Vider la maison, et que
voulez-vous à ma femme? Pour celui de la cruche et de la pierre, un
aveugle le verrait. Du reste, Votre Seigneurie n'ignore pas qu'un sot en
sait plus long dans sa maison qu'un sage dans celle d'autrui.

Sancho, repartit don Quichotte, ni dans sa maison ni ailleurs, un sot ne
sait rien; il est impossible de rien asseoir de raisonnable sur le
fondement de la sottise. Mais restons-en là mon ami: si tu gouvernes
mal, à toi la faute, à moi la honte; cependant j'aurai la consolation de
n'avoir rien négligé, et de t'avoir donné mes conseils en homme
d'honneur et de conscience. Dieu te conduise, Sancho, qu'il te gouverne
dans ton gouvernement, et me délivre, moi, de l'inquiétude où je vais
rester que tu ne mettes tout sens dessus dessous dans ton île. Il ne
tiendrait qu'à moi de m'ôter cette crainte; je n'aurais qu'à découvrir
au duc qui tu es, et que ton épaisse personne n'est qu'un magasin de
proverbes et un sac plein de malice.

Seigneur, répondit Sancho, si Votre Grâce ne me croit pas capable de
remplir le devoir d'un bon gouverneur, eh bien, n'en parlons plus, je
renonce au gouvernement; la plus petite portion de mon âme m'est plus
chère que mon corps tout entier; je vivrai aussi bien Sancho avec un
morceau de pain et un oignon, que Sancho gouverneur avec des chapons et
des perdrix. D'ailleurs, si Votre Seigneurie veut bien se le rappeler,
c'est elle qui m'a mis le gouvernement en tête, car moi, je ne sais ce
que c'est qu'île et gouvernement. Après tout, enfin, si vous croyez que
le diable doive emporter le gouverneur, j'aime mieux aller simple Sancho
en paradis que gouverneur en enfer.

En vérité, Sancho, dit don Quichotte, les dernières paroles que tu viens
de prononcer méritent à elles seules le gouvernement de cent îles: tu as
un bon naturel, sans quoi il n'y a science qui vaille. Va,
recommande-toi à Dieu; et surtout cherche le bien en toutes choses; le
ciel ne manque jamais de favoriser les bonnes intentions.

Maintenant allons dîner: Leurs Seigneuries, je crois, nous attendent.



CHAPITRE XLIV

COMMENT SANCHO ALLA PRENDRE POSSESSION DU GOUVERNEMENT DE L'ILE, ET DE
L'ÉTRANGE AVENTURE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE DANS LE CHATEAU


Dans l'original de cette histoire, on trouve au présent chapitre un
exorde dont voici le sens: Cid Hamet se plaint à lui-même et regrette
d'avoir entrepris une tâche aussi aride et aussi uniforme que celle-ci,
forcé qu'il est de parler toujours de don Quichotte et de Sancho. Il dit
qu'avoir l'esprit et la plume sans cesse occupés d'un seul personnage,
ne parler que par la bouche de peu de gens, c'est un travail par trop
ingrat. Pour éviter cet inconvénient, j'avais, ajoute-t-il, usé d'un
artifice dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles,
comme celles du _Curieux malavisé_ et du _Captif_, qui sont en dehors de
l'histoire; mais ayant fait réflexion que les lecteurs, absorbés par le
récit des prouesses de don Quichotte, n'accorderaient aucune attention
aux _nouvelles_ et les parcourraient à la hâte, je me suis abstenu d'en
insérer dans cette seconde partie, me bornant à quelques épisodes semés
çà et là, et encore d'une manière fort restreinte et en aussi peu de
mots qu'en exige l'exposition. Son exorde terminé, il continue son
récit:

Au sortir de table, don Quichotte coucha par écrit les conseils que dans
la journée il avait donnés à Sancho, et les lui remit en disant qu'il
n'avait qu'à se les faire lire quand il lui plairait; mais le papier fut
aussitôt perdu que donné, et un valet, dans les mains duquel il tomba,
s'empressa de le porter au duc et à la duchesse, qui admirèrent de
nouveau la folie et le grand sens de notre héros. Pour continuer une
plaisanterie dont ils s'amusaient tous deux de plus en plus, dès le même
soir ils envoyèrent Sancho avec un grand cortége au bourg qui devait
passer pour son île. Ils le firent accompagner d'un majordome, homme
plein d'esprit et d'enjouement (il n'y a pas d'enjouement sans esprit),
lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi, et inventé la
mystification que nous avons rapportée. Grâce à ses talents et aux
instructions qu'il avait reçues, il ne réussit pas moins agréablement
dans celle qui va suivre.

Or, il arriva que Sancho, ayant regardé avec attention ce majordome,
reconnut la figure de la Trifaldi: Seigneur, dit-il en se tournant vers
son maître, le diable m'emporte si le majordome de monseigneur ne
ressemble pas comme deux gouttes d'eau à la duègne Doloride.

Don Quichotte, après avoir bien considéré cet homme, répondit: Il
existe, j'en conviens, de la ressemblance entre le visage de la Doloride
et celui du majordome; mais il ne s'ensuit pas que le majordome soit la
Doloride. Au reste, ce n'est pas le moment de faire de pareilles
investigations, elles nous jetteraient dans un labyrinthe inextricable;
crois-moi, mon ami, nous n'avons tous deux qu'un besoin, c'est de prier
instamment Notre-Seigneur qu'il nous délivre des maudits sorciers et des
méchants enchanteurs.

Ce n'est pas une plaisanterie, seigneur, répliqua Sancho; je viens à
l'instant même d'entendre parler le majordome, et, sur ma foi, il me
semblait que la voix de la Doloride me cornait aux oreilles. Pour
l'heure, je n'en dis pas davantage, mais je me tiendrai sur mes gardes,
et nous verrons si je ne découvrirai rien qui nous éclaircisse mieux sur
ce point.

Tu feras bien, Sancho, dit don Quichotte, de me donner avis de ce que tu
auras pu découvrir, comme aussi de tout ce qui t'arrivera dans ton
gouvernement.

Enfin l'heure du départ étant venue, Sancho sortit accompagné d'une
suite nombreuse. Il était vêtu en magistrat, avec un long manteau de
camelot fauve, une toque de même couleur, et montait un mulet avec selle
à la genette; son âne, magnifiquement caparaçonné et couvert d'une
housse de cheval d'une étoffe incarnate, marchait derrière lui. De temps
en temps, Sancho tournait la tête pour considérer son grison, ravi de
l'état où il le voyait, non moins que de celui où il était lui-même, et
il n'aurait pas changé sa fortune contre celle d'un empereur
d'Allemagne. J'oubliais de dire qu'en prenant congé du duc et de la
duchesse, il leur baisa les mains, puis alla demander la bénédiction de
son maître. Don Quichotte la lui donna les larmes aux yeux, ce dont
Sancho éprouva un attendrissement qui se traduisit en une fort laide
grimace.

Maintenant, ami lecteur, laissons aller en paix notre gouverneur; prends
patience et sois assuré de la pinte de bon sang que tu vas faire quand
tu verras comment il se comporte dans son nouvel emploi. A présent
occupons-nous de don Quichotte.

A peine Sancho fut-il en chemin, que notre chevalier éprouva un tel
regret de son départ et de l'isolement où il se trouvait réduit, que
s'il eût pu révoquer la mission de son écuyer, il l'eût rappelé sur
l'heure sans s'inquiéter s'il le privait d'un gouvernement, juste
récompense de ses services. La duchesse, qui s'aperçut de sa mélancolie,
lui en demanda le sujet, ajoutant que si l'absence de Sancho en était la
cause, il y avait dans sa maison cent duègnes ou demoiselles qui
mettraient le plus grand empressement à le servir.

[Illustration: Sancho était ravi de l'état où il voyait son grison, non
moins que de celui où il était lui-même (page 484).]

Madame, répondit don Quichotte, j'avoue que Sancho me fait faute, mais
ce n'est pas là la principale cause de ma tristesse. Quant aux offres
que Votre Excellence a la bonté de me faire, j'accepte seulement la
courtoisie qui les dicte, et je supplie très-humblement Votre Grandeur
de vouloir bien permettre que je n'aie d'autre serviteur que moi-même.

Oh! par ma foi, il n'en sera pas ainsi, seigneur don Quichotte, dit la
duchesse, et je veux vous faire servir par quatre de mes filles, qui
sont toutes fraîches comme des roses.

Elles ne seraient pas pour moi des roses, mais des épines, reprit notre
héros; aussi, Madame, suis-je bien résolu, sauf le respect que je dois à
Votre Grâce, à ne point les laisser pénétrer dans ma chambre.
Laissez-moi, je vous prie, me servir seul, à huis clos; il m'importe de
mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté; je dormirais plutôt
tout habillé, que de me laisser déshabiller par personne.

Eh bien, seigneur don Quichotte, répliqua la duchesse, puisque vous
l'exigez, non-seulement aucune de mes filles, mais pas même une mouche
n'entrera dans votre appartement. Je sais que parmi les nombreuses
vertus de Votre Seigneurie, celle qui tient le premier rang, c'est la
chasteté, et je ne suis pas femme à permettre qu'on y porte la moindre
atteinte: que Votre Grâce s'habille et se déshabille comme il lui
plaira; seulement on aura soin de mettre dans votre appartement les
meubles nécessaires à qui dort porte close, afin de vous épargner la
peine de les demander. Vive à jamais la grande Dulcinée du Toboso! que
son nom soit célébré par toute la terre, puisqu'elle a mérité d'avoir
pour serviteur un chevalier si chaste et si vaillant! Veuille le ciel
mettre au cœur de notre gouverneur Sancho Panza la résolution
d'accomplir sans retard l'heureuse pénitence qui doit faire jouir
l'univers des attraits d'une si grande dame.

Votre Grandeur, répondit notre héros, imprime le dernier sceau au mérite
de ma Dulcinée; c'est votre bouche qui relève l'éclat de sa beauté et la
met dans tout son lustre. Après l'éloge que vous venez d'en faire, le
nom de Dulcinée sera encore plus glorieux et plus révéré dans le monde,
que si les orateurs les plus éloquents avaient pris soin de célébrer ses
louanges.

Trève de compliments, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse;
voici l'heure du souper et le duc doit nous attendre. Votre Grâce
veut-elle bien m'accompagner? Au sortir de table nous vous laisserons
jouir du repos dont vous avez sans doute grand besoin, car le voyage de
Candaya a dû vous causer quelque fatigue.

Je n'en sens aucune, répondit le chevalier, et j'oserais jurer à Votre
Excellence, que de ma vie je n'ai rencontré monture plus agréable que
Chevillard; aussi ne puis-je comprendre comment Malambrun a pu se
défaire d'un cheval d'une si douce allure et le brûler sans plus de
façon.

Je pense, répondit la duchesse, que le repentir du mal qu'il avait fait
à la Trifaldi et à ses compagnes, ainsi qu'à bien d'autres, l'a porté à
détruire tous les éléments de ses maléfices, surtout Chevillard, qui en
était le principal, et qui le tenait dans une extrême agitation, en le
faisant courir sans cesse de pays en pays: sans nul doute, il aura pensé
que cette machine ne devait plus servir à personne, après avoir porté le
grand don Quichotte de la Manche.

Notre chevalier fit de nouveaux remercîments à la duchesse, et dès qu'il
eut soupé, il se retira dans sa chambre, sans vouloir souffrir que
personne y pénétrât, tant il craignait de porter atteinte à la fidélité
promise à Dulcinée. Il ferma donc la porte sur lui, et à la lueur de
deux bougies, il commença à se déshabiller. Mais en se déchaussant, ô
disgrâce indigne d'un tel personnage! il fit partir, non des soupirs, ni
rien autre chose qui fût contraire à ses habitudes de propreté et
d'extrême courtoisie, mais environ deux douzaines de mailles à un de ses
bas, lequel demeura percé à claire-voie comme une jalousie. Le bon
seigneur en fut contristé jusqu'au fond de l'âme, et il aurait
volontiers donné une once d'argent pour quelques fils de soie verte, je
dis de soie verte car ses bas étaient de cette couleur.

En cet endroit, Ben-Engeli interrompt son récit pour s'écrier: O
pauvreté! pauvreté! je ne sais quel motif a pu pousser le grand poëte de
Cordoue[113] à t'appeler _saint présent dont on ne connaît pas le prix_.
Pour moi, quoique More, je sais, par mes rapports avec les chrétiens,
que la sainteté consiste dans la charité, l'humilité, la foi,
l'obéissance et la pauvreté. Malgré tout, celui-là doit être élu de
Dieu, qui se félicite d'être pauvre, à moins que ce ne soit de cette
pauvreté dont saint Paul a dit: _Possédez toutes choses, comme si vous
ne les possédiez pas_. Par là, il entendait l'absolu détachement des
biens de ce monde. Mais toi, seconde pauvreté, qui es celle dont je
parle ici, pourquoi t'attaquer de préférence aux hidalgos? pourquoi les
forces-tu à rapiécer leurs chausses, et à porter à leurs pourpoints des
boutons, les uns de soie, les autres de crin ou de verre? Pourquoi es-tu
cause que leurs collets, presque toujours sales et chiffonnés, sont
ouverts autrement qu'au moule (ce qui prouve combien est ancien l'usage
de l'amidon et des collets ouverts)? Malheureux, continue Ben-Engeli,
malheureux l'hidalgo qui met son honneur au régime, fait maigre chère à
huis clos, puis sort de chez lui armé d'un cure-dent hypocrite, sans
avoir rien mangé qui l'oblige à se nettoyer la bouche. Oui, malheureux
celui dont l'honneur ombrageux s'imagine qu'on aperçoit d'une lieue le
rapiéçage de son soulier, la crasse de son chapeau, la corde du drap de
son manteau et le vide de son estomac.

  [113] Juan de Mena, natif de Cordoue, auteur du _Labyrinthe_, ouvrage
  dans lequel il avait entrepris de réunir toute la science humaine.

Toutes ces réflexions vinrent à l'esprit de don Quichotte, à propos de
la rupture de ses mailles; mais il se consola en voyant que Sancho lui
avait laissé des bottes de voyage qu'il résolut de mettre le lendemain.
Finalement il se coucha pensif et chagrin. Puis ayant éteint la lumière,
il voulut s'endormir, mais il n'en put venir à bout: l'absence de Sancho
et l'extrême chaleur l'en empêchaient. Il se leva donc et se promena
quelque temps dans sa chambre; ne trouvant pas encore assez de
fraîcheur, il ouvrit une fenêtre grillée qui donnait sur un jardin. Tout
aussitôt il entendit des voix de femmes, dont l'une disait à l'autre, en
poussant un grand soupir: N'exige pas que je chante, ô Émerancie! Tu le
sais, depuis que cet étranger est entré dans ce château, depuis que mes
regards se sont attachés sur lui, j'ai moins envie de chanter que de
verser des larmes. D'ailleurs, madame a le sommeil léger, et, pour tous
les trésors du monde, je ne voudrais pas qu'elle nous surprît; mais
quand elle dormirait, à quoi servirait mon chant, si ce nouvel Énée,
auteur de ma souffrance, dort d'un paisible sommeil, et ignore le sujet
de mes plaintes?

Bannis cette inquiétude, chère Altisidore, répondit une autre voix: tout
dort dans le château, excepté l'objet de tes désirs, car si je ne me
trompe, je viens d'entendre ouvrir sa fenêtre. Ne crains donc point de
chanter, pauvre blessée, chante à voix basse, et si la duchesse nous
entend, la chaleur qu'il fait nous servira d'excuse.

Ce n'est pas là ce qui me retient, repartit Altisidore: je ne voudrais
pas que mon chant découvrit l'état de mon âme, et que ceux qui ignorent
la puissance irrésistible de l'amour me prissent pour une créature
volage et sans pudeur. Mais advienne que pourra, mieux vaut honte sur le
visage que souffrance au cœur. Et prenant son luth, elle se mit à
préluder.

En entendant ces paroles et cette musique, notre héros éprouva un
ravissement inexprimable, car se rappelant aussitôt ce qu'il avait lu
dans ses livres, il s'imagina que c'était quelque femme de la duchesse
éprise d'amour pour lui, que la pudeur forçait à cacher sa passion.
Après s'être recommandé avec dévotion à sa Dulcinée, et avoir fait en
son cœur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre, il se décida à
écouter; bien plus, afin d'indiquer qu'il était là, il feignit
d'éternuer, ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui n'avaient qu'un
désir, celui d'être entendues de don Quichotte.

Altisidore ayant accordé son luth, chanta cette romance:


  Toi qui du soir jusqu'au matin,
  Dans ton lit à jambe étendue,
  Dors, quand pleine de chagrin
  Je fais ici le pied de grue!

  Écoute le chant ennuyeux
  D'une triste et dolente dame
  A qui le feu de tes beaux yeux
  A consumé le corps et l'âme.

  Sais-tu que par monts et par vaux
  Courant après les aventures,
  Tu viens nous causer tous les maux
  Sans jamais guérir nos blessures?

  Dis-moi, courage de lion,
  Quel monstre t'a donné la vie?
  Es-tu né sous le Scorpion
  Ou dans les sables de Libye?

  Un serpent t'a-t-il enfanté?
  Quelque dragon fut-il ton père?
  Une ourse t'a-t-elle allaité,
  Ou le sein de quelque panthère?

  Dulcinée, comment donc fis-tu
  Pour vaincre ce tigre sauvage?
  Si j'avais pareille vertu,
  Je n'en voudrais pas davantage.

  Mon cœur, tu fais bien du chemin!
  Arrête un désir téméraire:
  Crois-tu que ce héros divin
  Ait été formé pour te plaire?

  Si tu voulais, mon Adonis,
  Avoir pitié de ta captive,
  J'ai mille choses de grand prix,
  Que je t'offrirais morte ou vive.

  Je suis aussi droite qu'un jonc.
  Et plus vermeille que l'Aurore;
  Mes cheveux, d'une aune de long,
  Sont d'argent, et plus beaux encore.

  Mes yeux ressemblent au corail,
  Aussi bien qu'à l'azur ma bouche,
  Et mes dents sont d'un pur émail
  Où l'on a mis d'ambre une couche.

  Le ciel m'a fait mille autres dons,
  Que je tais; mais à ma requête
  Prête l'oreille, et je réponds
  Qu'Altisidore est ta conquête[114].


  [114] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Ici s'arrêta le chant de l'amoureuse Altisidore et commença l'effroi du
trop courtisé chevalier, qui, poussant un grand soupir, se dit à
lui-même: Faut-il que je sois si malheureux qu'il n'y ait pas un cœur
de femme que je n'embrase à la première vue? Qu'as-tu donc fait au ciel,
sans pareille Dulcinée, pour te voir sans cesse troublée dans la
possession de ma constance et de ma foi? Que lui voulez-vous, reines?
qu'avez-vous à lui reprocher, impératrices? et vous, jeunes filles,
pourquoi la poursuivre ainsi? Laissez-la, laissez-la s'enorgueillir et
triompher du destin que lui a fait l'amour, en soumettant mon âme à ses
lois. Songez-y bien, troupe amoureuse, je suis de cire molle pour la
seule Dulcinée, de marbre et de bronze pour toutes les autres. Dulcinée
est la seule belle, la seule chaste, la seule discrète, la seule noble,
la seule digne d'être aimée; chez les autres, je ne vois que laideur,
sottise, dévergondage et basse origine. C'est pour elle seule que le
ciel m'a fait naître. Qu'Altisidore chante ou pleure, qu'elle nourrisse
de vains désirs ou meure de désespoir, c'est à Dulcinée que je dois
appartenir, en dépit de tous les enchantements du monde.

Là-dessus, don Quichotte ferma brusquement sa fenêtre et alla se jeter
sur son lit. Nous l'y laisserons reposer, car ailleurs nous appelle le
grand Sancho, qui va débuter dans le gouvernement de son île.



CHAPITRE XLV

COMMENT LE GRAND SANCHO PRIT POSSESSION DE SON ILE ET DE LA MANIÈRE DONT
IL GOUVERNA


O toi qui parcours incessamment l'un et l'autre hémisphère, flambeau du
beau monde, œil du ciel, aimable auteur du balancement des cruches à
rafraîchir[115]; Phœbus par ici, Tymbrius par là, archer d'un côté,
médecin de l'autre, père de la poésie, inventeur de la musique; toi qui
tous les jours te lèves et ne te couches jamais, c'est à toi que je
m'adresse, ô Soleil! avec l'aide de qui l'homme engendre l'homme, afin
que tu illumines l'obscurité de mon esprit, et que tu me donnes la force
de raconter de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza; car
sans toi je me sens troublé, faible, abattu.

  [115] En Espagne, pour rafraîchir l'eau pendant l'été, on place dans
  un courant d'air des cruches nommées _alcarazas_.

Or donc, notre gouverneur, avec tout son cortége, arriva bientôt dans un
bourg d'environ mille habitants, qui était un des meilleurs de la
dépendance du duc. On lui dit que c'était l'île Barataria, soit que le
bourg s'appelât Baratorio, soit pour exprimer combien peu lui en coûtait
le gouvernement, _barato_, signifiant bon marché. Sitôt qu'il fut arrivé
aux portes du bourg, qui était entouré de bonnes murailles, les notables
sortirent à sa rencontre, on sonna les cloches, et au milieu de
l'allégresse générale on le conduisit en grande pompe à la cathédrale;
puis, après avoir rendu grâces à Dieu, on lui présenta les clefs, et on
l'installa comme gouverneur perpétuel de l'île Barataria. Le costume, la
barbe, la taille épaisse et raccourcie du nouveau gouverneur surprirent
tout le monde, ceux qui n'étaient pas dans la confidence, comme ceux
qui avaient le mot de l'énigme. Bref, au sortir de l'église, on le mena
dans la salle d'audience, et quand il se fut assis comme juge souverain,
le majordome du duc lui dit: Seigneur gouverneur, c'est une ancienne
coutume dans cette île que celui qui vient en prendre possession soit
tenu, pour mettre en lumière la solidité de son jugement, de résoudre
une question difficile, afin que, par sa réponse, le peuple sache s'il a
lieu de se réjouir ou de s'attrister de sa venue.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

La romance de l'amoureuse Altisidore (page 487).]

Pendant que le majordome parlait, Sancho regardait avec attention
plusieurs grandes lettres tracées sur le mur; mais comme il ne savait
pas lire, il demanda ce que signifiaient ces peintures.

On lui répondit: Seigneur, elles marquent le jour où vous êtes entré en
fonction, et voici en quels termes: Aujourd'hui, tel jour et tel an, le
seigneur don Sancho Panza a pris possession de cette île; puisse-t-il en
jouir longues années!

Et qui appelle-t-on don Sancho Panza? demanda le gouverneur.

Votre Seigneurie, répondit le majordome; jamais aucun Panza n'a occupé
la place où vous êtes.

Eh bien, sachez, mon ami, reprit Sancho, que je ne porte point le don;
que jamais personne de ma famille ne l'a porté; je m'appelle Sancho
Panza tout court; Panza s'appelait mon aïeul, et tous mes aïeux se sont
appelés Panza sans don ni seigneurie. Au reste, Dieu m'entend; et si ce
gouvernement dure seulement quatre jours, je prétends dissiper tous ces
DON comme autant de moustiques importuns. Maintenant, qu'on me fasse
telle question qu'on voudra, et je répondrai du mieux que je pourrai,
sans m'inquiéter que le peuple s'afflige ou qu'il se réjouisse de ma
venue.

Au même instant, on vit entrer dans la salle deux hommes, l'un vêtu en
paysan, et l'autre qu'aux ciseaux qu'il tenait à la main on reconnut
pour un tailleur: Seigneur gouverneur, dit le dernier, ce paysan et moi
nous sommes devant Votre Grâce pour le fait que voici: cet homme est
venu il y a peu de jours à ma boutique (car, sauf votre respect et celui
de la compagnie, je suis maître tailleur juré), et, me mettant un coupon
de drap entre les mains, il me dit: Seigneur, y a-t-il là assez d'étoffe
pour faire un chaperon? Je mesurai l'étoffe, et lui répondis qu'elle
suffisait amplement. Fondé sur sa propre malice, et sur la mauvaise
opinion qu'en général on a des tailleurs, il s'imagina sans doute que
j'avais envie de lui voler une partie de son drap, et il me dit de bien
regarder s'il n'y avait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa
pensée, et je lui répondis que oui; mais lui, toujours poursuivant sa
méchante intention, me demanda si l'on ne pourrait pas en faire
davantage; je répondis affirmativement, et il fut convenu entre nous que
je lui en livrerais cinq; maintenant que la besogne est achevée, il me
refuse mon salaire et veut me faire payer son drap, ou que je le lui
rende.

Tout cela est-il vrai? demanda Sancho au paysan.

Oui, seigneur, répondit celui-ci; mais ordonnez, je vous prie, qu'il
montre les chaperons qu'il m'a faits.

Les voici, repartit le tailleur, qui, tirant la main de dessous son
manteau, montra au bout de ses cinq doigts cinq petits chaperons, en
disant: Voici les chaperons que cet homme m'a demandés, et sur mon Dieu
et ma conscience, si je n'y ai employé toute l'étoffe, je m'en rapporte
à l'examen des experts!

Tout le monde se mit à rire en voyant ce nombre de chaperons. Quant à
Sancho, il resta quelque temps à rêver: Ce procès-là, dit-il, ne me
semble pas demander un long examen, voici donc ma sentence: Le paysan
perdra son drap, et le tailleur sa façon; que les chaperons soient
livrés aux prisonniers, et qu'il ne soit plus question de cette affaire.

On fit ce que venait d'ordonner le gouverneur, devant lequel parurent
ensuite deux vieillards, dont l'un avait pour bâton une tige de roseau;
celui qui était sans bâton dit à Sancho: Seigneur, il y a quelque temps
je prêtai à cet homme dix écus d'or pour lui faire plaisir et lui rendre
service, à condition qu'il me les remettrait dès que je lui en ferais la
demande. Depuis lors bien des jours se sont passés sans que je lui aie
rien réclamé, mais quand j'ai vu qu'il ne songeait point à s'acquitter,
je lui ai redemandé plusieurs fois mon argent; et maintenant
non-seulement il ne veut pas me payer, mais il nie la dette, disant que
je ne lui ai rien prêté, ou que si je lui ai fait un prêt, il me l'a
rendu. Comme je n'ai point de témoins de mon côté, ni lui du sien, je
prie Votre Grâce de lui déférer le serment; alors s'il jure qu'il m'a
rendu mon argent, je le tiens quitte.

Qu'avez-vous à répondre à cela, bonhomme? dit Sancho.

Seigneur, répondit le vieillard au bâton, je confesse qu'il m'a prêté
dix écus; et puisqu'il s'en rapporte à mon serment, je suis prêt à
jurer que je les lui ai bien et loyalement restitués.

Le gouverneur lui ordonna de lever la main; alors le vieillard passant
son bâton à son adversaire, comme s'il en eût été embarrassé, étendit la
main sur la croix, suivant la coutume d'Espagne, et dit: J'avoue avoir
reçu des mains de cet homme les dix écus d'or, mais je jure que je les
lui ai remis, et c'est faute d'y avoir pris garde qu'il me les réclame
une seconde fois.

Là-dessus, le créancier répliqua que puisque son débiteur jurait, il
fallait qu'il dît la vérité, le sachant homme de bien et bon chrétien,
et que dorénavant il ne lui réclamerait plus rien. Le débiteur
s'inclina, reprit son bâton, et sortit de l'audience.

Sancho, considérant la résignation du demandeur, tandis que l'autre s'en
allait sans plus de façon, pencha la tête sur sa poitrine, puis tout
d'un coup, se mordant le bout du doigt, il fit rappeler le vieillard qui
déjà avait disparu. Au bout de quelque temps on le ramena.

Donnez-moi votre bâton, brave homme, lui dit Sancho.

Le voilà, seigneur, répondit le vieillard.

Sancho le prit, et le tendant à l'autre vieillard: Allez avec Dieu, lui
dit-il, vous êtes payé maintenant.

Qui! moi! seigneur, répondit celui-ci; est-ce que ce roseau vaut dix
écus d'or?

Oui, oui, répliqua le gouverneur, il les vaut, ou je suis le plus grand
sot du monde, et on verra tout à l'heure si je m'entends en fait de
gouvernement. Qu'on rompe le bâton, ajouta-t-il.

Le bâton fut rompu, et dans l'intérieur on trouva dix écus d'or. Tous
les assistants demeurèrent émerveillés et il n'y en eut pas un seul qui
ne regardât le seigneur gouverneur comme un nouveau Salomon. On lui
demanda d'où il avait conjecturé que les écus d'or étaient dans le
bâton: C'est, répondit-il, parce que j'ai vu que celui qui le portait
l'avait mis sans nécessité entre les mains de sa partie adverse, pendant
qu'il jurait, et qu'il l'avait repris aussitôt après, ce qui m'a donné à
penser qu'il n'aurait pas juré si affirmativement sans être sûr de son
fait. De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion: que ceux qui
sont appelés à gouverner encore qu'ils soient simples, Dieu quelquefois
leur fait la grâce de les diriger dans leurs jugements.

Finalement les vieillards se retirèrent, l'un remboursé, l'autre confus,
et les spectateurs restèrent dans l'admiration. Celui qui avait charge
d'enregistrer les faits et gestes de Sancho ne savait plus, après cela,
s'il devait le tenir pour fou ou pour sage.

Cette affaire terminée, une femme entra dans l'audience, traînant à deux
mains un homme vêtu en riche éleveur de bétail. Justice! s'écriait-elle,
justice, seigneur gouverneur; si on ne me la fait sur la terre, j'irai
la chercher dans le ciel. Ce manant m'a surprise seule au milieu des
champs, et s'est servi de mon corps comme d'une guenille; ah!
malheureuse que je suis! il m'a dérobé ce que j'avais défendu pendant
vingt-cinq ans contre Mores et chrétiens, nationaux et étrangers.
C'était bien la peine de me conserver jusqu'à ce jour intacte comme la
salamandre dans le feu, pour que ce malotru vînt mettre sur moi ses
sales mains.

Reste à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains sales ou non;
puis se tournant vers le paysan, il lui demanda ce qu'il avait à
répondre à la plainte de cette femme.

Seigneur, répondit l'homme tout ému, je suis un pauvre berger, éleveur
de bêtes à soies. Ce matin comme je sortais de ce bourg où j'étais venu,
sauf votre respect, vendre quatre cochons, que j'ai même donnés à bon
marché, afin de pouvoir payer la taille, j'ai rencontré cette duègne sur
mon chemin. Le diable, qui se fourre partout, nous a fait folâtrer
ensemble; je n'ai point fait le difficile, ni elle la renchérie; mais
du reste, seigneur, je lui ai bien payé ce qui lui était dû. Cependant
cette enragée m'a traîné jusqu'ici, prétendant que je lui ai fait
violence; mais elle ment par le serment que j'en fais et que je suis
prêt à faire. Voilà toute la vérité, sans qu'il y manque un fil.

Avez-vous de l'argent sur vous, mon ami? demanda le gouverneur.

Seigneur, j'ai environ vingt ducats dans le fond d'une bourse en cuir,
répondit le paysan.

Donnez telle qu'elle est votre bourse à la plaignante, répliqua le
gouverneur.

Le pauvre diable obéit tout tremblant, la femme prit la bourse, après
s'être bien assurée toutefois que c'était de la monnaie d'argent qu'elle
contenait; et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur
gouverneur, qui prenait ainsi la défense des pauvres orphelines, elle
sortit toute joyeuse de l'audience.

Elle était à peine dehors que Sancho dit au berger, dont le cœur et les
yeux s'en allaient après la bourse: Mon ami, courez après cette femme,
reprenez-lui votre bourse de gré ou de force, et revenez tous deux ici.

Notre homme n'était ni sot ni sourd; il partit comme un éclair pour
exécuter les ordres du gouverneur, et pendant que les spectateurs
étaient en suspens, attendant la fin de l'affaire, le berger et la femme
revinrent cramponnés l'un à l'autre, elle sa jupe retroussée tenant la
bourse entre ses jambes, lui faisant tous ses efforts pour la reprendre;
mais il n'y avait pas moyen, tant cette femme la défendait bien.
Justice, criait-elle de toute sa force, justice! Voyez, seigneur, voyez
l'effronterie de ce vaurien, qui, au milieu de la rue et devant tout le
monde, veut me reprendre la bourse que Votre Grâce m'a fait donner.

Et vous l'a-t-il ôtée? demanda Sancho.

Otée! répliqua-t-elle, oh! il m'arracherait plutôt la vie; je ne suis
pas si sotte, il faudrait me jeter d'autres chats à la gorge, que ce
nigaud répugnant. Ni marteau, ni tenaille, ni ciseau, ni maillet, ne me
feraient lâcher prise; on m'arracherait plutôt l'âme du milieu des
chairs.

Je confesse que je suis rendu, dit le paysan, et qu'elle est plus forte
que moi; et il la laissa aller.

Donnez cette bourse, chaste et vaillante héroïne, dit le gouverneur. La
femme la donna aussitôt, et Sancho l'ayant prise la rendit au laboureur,
en disant à la plaignante: Ma sœur, si vous vous étiez défendue ce
matin avec autant de force et de courage que vous venez de défendre
cette bourse, dix hommes réunis n'auraient jamais été capables de vous
violenter. Allons, tirez au large, dévergondée, enjôleuse, et de vos
jours n'approchez de cette île ni de six lieues à la ronde, sous peine
de deux cents coups de fouet.

La femme s'en fut tête baissée et maugréant. Mon ami, dit le gouverneur
au paysan, allez-vous-en avec votre argent; et si vous ne voulez le
perdre, abstenez-vous à l'avenir de folâtrer avec personne.

Le bonhomme remercia comme il put et sortit, laissant chacun stupéfait
de la sagesse du nouveau gouverneur. Tous ces détails, recueillis par
son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait
avec impatience.

Mais laissons ici le bon Sancho, et retournons à son maître, encore tout
agité des plaintes d'Altisidore.



CHAPITRE XLVI

DE L'ÉPOUVANTABLE CHARIVARI QUE REÇUT DON QUICHOTTE PENDANT QU'IL RÊVAIT
A L'AMOUR D'ALTISIDORE


Nous avons laissé le grand don Quichotte livré aux préoccupations
qu'avait fait naître dans son âme la sérénade de l'amoureuse Altisidore;
ces préoccupations le suivirent au lit comme autant de puces, et la
déconfiture de ses bas se joignant aux pensées tumultueuses qui
l'agitaient, il lui fut impossible de prendre un seul instant de repos.
Mais le temps est léger, rien ne l'arrête dans sa course, et comme il
court à cheval sur les heures, bientôt arriva celle du matin. A la
pointe du jour, notre vigilant chevalier sauta à bas du lit, revêtit son
pourpoint de chamois et chaussa ses bottes de voyage; il jeta sur son
épaule son manteau d'écarlate, mit sur sa tête une toque de velours
vert, garnie de passements d'argent, sans oublier sa bonne épée et son
large baudrier de buffle, puis tenant à la main son rosaire, qu'il
portait toujours avec lui, il s'avança gravement vers la salle, où le
duc et la duchesse, déjà levés, semblaient s'être rendus pour
l'attendre.

[Illustration: Justice! s'écriait-elle, justice! seigneur gouverneur
(page 491).]

Dans une galerie qu'il devait traverser, Altisidore et sa compagne
s'étaient postées pour le saisir au passage. Dès qu'Altisidore aperçut
le chevalier, elle feignit de s'évanouir, et se laissa tomber entre les
bras de son amie, qui la délaça promptement pour lui donner de l'air.

Don Quichotte s'approcha, et sans beaucoup s'émouvoir: Nous savons,
dit-il, d'où procèdent de semblables accidents.

Et moi je n'en sais rien, repartit l'amie; car Altisidore est la fille
du monde qui se portait le mieux il y a quelques jours, et depuis que je
la connais, je ne l'ai jamais entendue se plaindre de quoi que ce soit:
que maudits soient jusqu'au dernier les chevaliers errants, si tous sont
ingrats! Retirez-vous, seigneur don Quichotte; car tant que vous
resterez-là, cette pauvre fille ne reprendra point ses sens.

Mademoiselle, faites, je vous prie, porter un luth dans ma chambre, dit
don Quichotte; je tâcherai, cette nuit, de consoler la pauvre blessée.
Quand l'amour commence à se manifester, le meilleur remède est un prompt
désabusement. Là-dessus il s'éloigna.

A peine avait-il tourné les talons, que se relevant, Altisidore dit à sa
compagne: Il ne faut pas manquer de procurer à don Quichotte le luth
qu'il demande: sans doute il veut nous faire de la musique, et Dieu sait
si elle sera bonne.

Elles allèrent conter à la duchesse ce qui venait d'arriver, laquelle,
ravie de l'occasion, concerta sur-le-champ avec le duc une nouvelle
mystification. En attendant, ils s'entretinrent avec leur hôte, dont la
conversation les divertissait de plus en plus.

Dans la journée, la duchesse expédia à Thérèse Panza un page porteur de
la lettre de son mari et du paquet de hardes auquel Sancho avait donné
la même destination. Ce page devait, au retour, rendre un compte exact
de son message.

La nuit venue, don Quichotte se retira dans la chambre et y trouva un
luth; après l'avoir accordé, il ouvrit la fenêtre, et s'apercevant qu'il
y avait du monde au jardin, il chanta d'une voix enrouée mais juste, la
romance qui suit, romance qu'il avait composée le jour même:


      Oh! que l'amour est dangereux
      Pour une créature oisive!
  Il s'empare toujours d'un esprit paresseux,
  Et c'est là qu'il allume une flamme plus vive.

      Mais quand on est dès le matin,
      Durant le jour bien occupée,
  Il rôde vainement, et se retire enfin,
  Trouvant de tous côtés la place sans entrée.

      Jamais les chevaliers errants
      N'ont fait cas des filles coquettes,
  Et non plus qu'eux les sages courtisans
  Ne veulent épouser que des filles discrètes.

      L'amour que le hasard produit
      Aussi légèrement s'efface;
  Un instant le fait naître, un autre le détruit,
  Et le cœur en conserve à peine quelque trace.

      Mais Dulcinée dans mon esprit
      Est si profondément gravée,
  Et mon cœur à tel point l'estime et la chérit,
  Qu'on ne saurait jamais en arracher l'idée[116].


  [116] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Don Quichotte en était là de son chant, quand tout à coup du balcon
placé au-dessus de sa tête on entendit retentir le bruit de plus de cent
clochettes; un instant après, un grand sac rempli de chats, qui avaient
autant de sonnettes attachées à la queue, fut secoué sur sa fenêtre. Les
miaulements de ces animaux, joints au bruit des sonnettes, produisirent
un si grand tintamarre, que les auteurs du tour en furent stupéfaits, et
que don Quichotte lui-même sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
Trois ou quatre de ces animaux entrèrent dans sa chambre, et comme ils
couraient çà et là tout effarés, on eût dit une légion de diables qui
prenaient leurs ébats. En cherchant à s'échapper, ils éteignirent les
bougies et renversèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage.
Pendant ce temps, les sonnettes faisaient un tel carillon, que ceux qui
n'étaient pas dans le secret de la plaisanterie ne savaient plus que
penser.

Debout près de la fenêtre et l'épée à la main, le chevalier se mit à
porter à droite et à gauche de grandes estocades, en criant: Arrière,
arrière, malins enchanteurs! fuyez, canailles maudites! Je suis don
Quichotte de la Manche, contre qui tous vos enchantements sont inutiles.
Puis attaquant les chats qui couraient de tous côtés, et qu'il
distinguait à l'éclat de leurs yeux, il les poursuivit si vivement,
qu'il les contraignit à se précipiter par la fenêtre. Mais l'un d'entre
eux, serré de trop près, sauta au visage de notre héros et s'y attacha
de telle sorte avec les griffes et les dents, qu'il lui fit jeter des
cris aigus. Le duc devinant ce qui se passait, accourut avec de la
lumière, suivi de ses gens; et lorsqu'ils eurent ouvert la porte de la
chambre, ils virent le pauvre chevalier s'escrimant de toutes ses forces
pour faire lâcher prise au chat, sans pouvoir en venir à bout. Aussitôt
chacun s'empressa de le secourir.

Mais lui de s'écrier: Que personne ne s'en mêle; qu'on me laisse faire;
je suis ravi de le tenir entre mes mains, ce démon, ce sorcier, cet
enchanteur, et je veux lui apprendre aujourd'hui à connaître don
Quichotte de la Manche.

De son côté, le chat ne serrait que plus fort, et ne cessait de gronder,
comme pour défendre sa proie; enfin le duc parvint à le saisir et le
jeta par la fenêtre.

Le pauvre chevalier resta le visage percé comme un crible, et le nez en
fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu'en arrachant de ses
mains ce malandrin d'enchanteur, on lui avait enlevé le plaisir d'en
triompher. On apporta une espèce d'onguent; et de ses mains blanches,
Altisidore appliqua des emplâtres sur toutes les parties blessées.
Pendant l'opération, elle disait à voix basse: Cette mésaventure,
impitoyable chevalier, est le châtiment de ton indifférence et de ta
cruauté; plaise à Dieu que ton écuyer Sancho néglige de se fustiger,
afin que tu restes à jamais privé des embrassements de ta Dulcinée, au
moins tant que je verrai le jour, moi qui t'adore.

A ce discours, don Quichotte ne répondit que par un profond soupir, puis
il alla se mettre au lit, non sans avoir adressé à ses nobles hôtes des
excuses pour le dérangement que leur avaient causé ces maudits
enchanteurs, et des remercîments pour l'empressement qu'on lui avait
témoigné en venant à son secours. Le duc et la duchesse le laissèrent
reposer, et se retirèrent assez mécontents du mauvais succès de la
plaisanterie, car notre héros fut obligé de garder la chambre plus d'une
semaine.

Peu de temps après, il lui arriva une aventure encore plus plaisante,
dont il faut ajourner le récit. Pour le moment, retournons à Sancho, que
nous trouverons assez embarrassé dans son gouvernement, mais plus
étonnant que jamais.



CHAPITRE XLVII

SUITE DU GOUVERNEMENT DU GRAND SANCHO PANZA


Cid Hamet raconte qu'après l'audience Sancho fut conduit à un magnifique
palais, où dans la grande salle était dressée une table élégamment
servie. Dès qu'il parut, les clairons sonnèrent, et quatre pages
s'avancèrent pour lui verser de l'eau sur les mains, cérémonie qu'il
laissa s'accomplir avec la plus parfaite gravité. La musique ayant cessé
Sancho se mit seul à table, car il n'y avait d'autre siége ni d'autre
couvert que le sien. Près de lui, mais debout, vint se placer un
personnage qu'on reconnut bientôt pour un médecin: Il tenait à la main
une petite baguette. Au signal qu'il donna on enleva une fine et blanche
nappe qui couvrait les mets dont la table était chargée; puis un
ecclésiastique ayant donné la bénédiction, un page passa sous le menton
de Sancho une bavette à franges, et un maître d'hôtel lui présenta un
plat de fruits. Le gouverneur y porta aussitôt la main, le médecin
toucha le plat de sa baguette, et on l'enleva avec une merveilleuse
célérité. Le maître d'hôtel approcha un autre plat; mais cette fois
avant même que le gouverneur eût allongé le bras, la baguette fit son
office, et le plat disparut. Sancho, fort étonné de cette cérémonie, et
promenant son regard sur tout le monde, demanda ce que cela signifiait,
et si dans l'île on ne dînait qu'avec les yeux.

Seigneur, répondit l'homme à la baguette, on mange ici selon la coutume
de toutes les îles où il y a des gouverneurs. Je suis médecin, et gagé
pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m'occupe plus de leur
santé que de la mienne, et j'étudie jour et nuit le tempérament du
gouverneur, afin de bien savoir comment je dois le traiter quand il
tombe malade: pour cela j'assiste à tous ses repas, afin qu'il ne mange
pas ce qui peut être nuisible à son estomac. J'ai fait enlever le plat
de fruits, parce que c'est une chose trop humide, et l'autre mets parce
que c'est une substance chaude, épicée et faite pour exciter la soif;
or, celui qui boit beaucoup consume et détruit l'humide radical,
principe de la vie.

En ce cas, répliqua Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me
semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal?

Le seigneur gouverneur ne mangera pas de ce plat, tant que j'aurai un
souffle de vie, repartit le médecin.

Et pourquoi? demanda Sancho.

Pourquoi? répondit le médecin; parce que notre maître Hippocrate, cette
grande lumière de la médecine, a dit dans ses aphorismes: _Omnis
saturatio mala, perdicis autem pessima_, c'est-à-dire: «toute
indigestion est mauvaise, et celle que cause la perdrix est la pire de
toutes.»

Puisqu'il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie donc de
tous ces mets celui qui m'est bon ou mauvais, et qu'ensuite il me laisse
satisfaire mon appétit, sans jouer de sa baguette, car je meurs de faim,
et n'en déplaise à la médecine, c'est vouloir me faire mourir que
m'empêcher de manger.

Votre Grâce a raison, répondit le médecin; aussi suis-je d'avis qu'on
enlève ce civet de lapin comme viande trop commune; quant à cette pièce
de veau, si elle n'était ni rôtie ni marinée, on pourrait en goûter,
mais telle qu'elle est il n'y faut pas songer.

Et ce grand plat qui fume, et qui, si je ne me trompe, est une olla
podrida, dit Sancho, il ne présente sans doute aucun danger, car ces
ollas podridas étant composées de toutes sortes de viandes, il doit s'en
trouver au moins une qui soit bonne pour mon estomac.

_Absit_, s'écria le médecin, il n'y a rien de pire au monde qu'une _olla
podrida_; il faut laisser cela aux chanoines, aux recteurs de colléges
et aux noces de village; quant aux gouverneurs, on ne doit leur servir
que des viandes délicates et sans assaisonnement. La raison en est
claire: les médecines simples sont toujours préférables aux médecines
composées; dans les premières on ne peut errer; c'est tout le contraire
dans les secondes, à cause de la grande quantité de substances qui y
entrent, et qui en altèrent la qualité. Mais ce que peut manger Son
Excellence pour corroborer et même entretenir sa santé, c'est un cent de
ces fines oublies avec deux ou trois tranches de coing; elles sont
admirables pour la digestion.

Quand Sancho entendit cet arrêt, il se renversa sur le dossier de sa
chaise, et regardant fixement le médecin, il lui demanda comment il
s'appelait, et où il avait étudié?

Moi, seigneur, répondit-il, je m'appelle Pedro Rezio de Aguero; je suis
natif d'un village nommé Tirteafuera, situé entre Caraquel et Almodovar
del Campo, en tirant sur la droite, et j'ai pris mes licences dans
l'université d'Ossuna.

Eh bien, docteur Pedro Rezio de mal Aguero, natif de Tirteafuera, entre
Caraquel et Almodovar, gradué par l'université d'Ossuna, lui dit Sancho
avec des yeux pleins de colère, décampez à l'instant; sinon, je prends
un gourdin, et je jure qu'à coups de trique, en commençant par vous, je
ne laisserai pas un médecin vivant dans l'île entière, au moins de ceux
que je reconnaîtrai pour ignorants; car les médecins savants et
discrets, je les honore et les estime. Mais, je le répète, si Pedro
Rezio ne décampe au plus vite, j'empoigne cette chaise et je l'envoie
exercer son métier dans l'autre monde: s'en plaigne après qui voudra,
j'aurai du moins rendu service à Dieu, en assommant un méchant médecin,
un bourreau de la république. Maintenant, qu'on me donne à manger ou
qu'on me reprenne le gouvernement; car un métier qui ne nourrit pas son
maître, ne vaut pas un maravédis.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

L'un de ces chats, serré de trop près, sauta au visage de notre héros
(page 495).]

Épouvanté de la colère et des menaces du gouverneur, le médecin voulait
gagner la porte, quand le cornet d'un postillon se fit entendre; et le
maître d'hôtel ayant regardé par la fenêtre: Voici venir, dit-il, un
exprès de monseigneur le duc; c'est sans doute quelque affaire
d'importance. Le courrier entra tout hors d'haleine, et tirant un paquet
de son sein, il le présenta au gouverneur, qui le mit entre les mains du
majordome en lui disant de voir la suscription; elle était ainsi conçue:
_A don Sancho Panza, gouverneur de l'île Barataria, en mains propres ou
en celles de son secrétaire_.

Qui est ici mon secrétaire? demanda Sancho.

Moi, seigneur, répondit un jeune homme; car je sais lire et écrire, et
je suis Biscayen[117], pour vous servir.

  [117] A l'époque de Cervantes, les Biscayens étaient depuis longtemps
  en possession des places de secrétaire du conseil.

A ce titre, répliqua Sancho, vous pourriez être secrétaire de l'Empereur
lui-même: ouvrez ce paquet, et voyez ce dont il s'agit.

Le secrétaire obéit, et après avoir lu, il dit au gouverneur qu'il
s'agissait d'une affaire dont il devait l'informer en secret. Sancho fit
signe que tout le monde se retirât, excepté le majordome et le maître
d'hôtel; l'ordre exécuté, le secrétaire lut tout haut ce qui suit:


  «Seigneur don Sancho Panza, j'ai eu avis que vos ennemis et les miens
  ont résolu de vous attaquer une de ces nuits: il faut donc veiller et
  vous tenir sur vos gardes pour n'être pas pris au dépourvu. J'ai
  encore appris par des espions sûrs, que quatre hommes déguisés sont
  entrés dans votre île pour vous ôter la vie, car on redoute
  singulièrement la pénétration de votre esprit: ainsi, ouvrez l'œil;
  observez avec soin ceux qui vous approchent et surtout ne mangez rien
  de ce qui vous sera présenté; j'aurai soin de vous porter secours, si
  vous êtes en danger. Adieu, je m'en remets à votre prudence ordinaire.
  Ce 16 d'août, sur les quatre heures du matin.

    «Votre ami, LE DUC.»


Sancho resta frappé de stupeur, ainsi que les assistants. Se tournant
vers le majordome: Ce qu'il faut faire et sans perdre de temps, lui
dit-il, c'est de mettre au fond d'un cachot le docteur Rezio; car si
quelqu'un doit me tuer, c'est lui, et de la mort la plus lente et la
plus horrible, celle de la faim.

Il me semble pourtant, dit le maître d'hôtel, que Votre Grâce fera bien
de ne rien manger de tout ce qui est là, car ce sont des friandises
faites par des religieuses, et, comme on dit, derrière la croix se tient
le diable.

Vous avez raison, reprit Sancho; qu'on me donne seulement un morceau de
pain et quelques livres de raisin: personne ne se sera avisé, je pense,
de les empoisonner; car, après tout, je ne puis me passer de manger; et
puisqu'il faut se préparer à combattre, il est bon de se nourrir, car
c'est l'estomac qui soutient le cœur, et non le cœur qui soutient
l'estomac. Vous, secrétaire, faites réponse à monseigneur le duc, et
mandez-lui qu'on exécutera ce qu'il ordonne, sans oublier un seul point.
Vous donnerez de ma part un baisemain à madame la duchesse, et vous
ajouterez que je la prie de se souvenir d'envoyer, par un exprès, ma
lettre et le paquet de hardes à Thérèse Panza, ma femme; dites-lui
qu'elle me fera grand plaisir, et que je m'efforcerai toujours de la
servir de mon mieux. Chemin faisant, vous enchâsserez dans la lettre
quelques baisemains pour monseigneur don Quichotte, afin qu'il voie que
je ne suis pas un ingrat; puis, comme bon secrétaire et bon Biscayen,
vous ajouterez tout ce qu'il vous plaira. Maintenant, reprit-il, qu'on
enlève cette nappe, et qu'on me donne à manger; on verra ensuite si je
crains les espions, les enchanteurs ou les assassins qui viendront
fondre sur nous.

Comme il achevait de parler, entra un page: Monseigneur, lui dit-il, un
paysan demande à entretenir Votre Seigneurie d'une affaire importante.

Au diable soit l'importun, s'écria Sancho: ignore-t-il que ce n'est pas
l'heure de venir parler d'affaires? est-ce que, par hasard, les
gouverneurs ne sont pas de chair et d'os comme les autres hommes? Nous
croit-on de bronze ou de marbre? Si ce gouvernement me dure entre les
mains, ce que je ne crois guère, je mettrai à la raison plus d'un
solliciteur. Cependant qu'on fasse entrer cet homme, mais après s'être
assuré d'abord si ce n'est point un des espions dont je suis menacé.

Non, seigneur, repartit le page: celui-là, si je ne me trompe, est bon
comme le bon pain.

Ne craignez rien, seigneur, ajouta le majordome, nous ne nous
éloignerons pas.

N'y a-t-il pas moyen, maître d'hôtel, demanda Sancho, qu'en l'absence du
docteur Rezio, je mange quelque chose, ne fût-ce qu'un quartier de pain
et un oignon?

Ce soir vous serez satisfait, seigneur, répondit le maître d'hôtel, au
souper on compensera le défaut du dîner.

Dieu le veuille, repartit Sancho.

Sur ce entra le paysan: Qui de vous tous est le gouverneur? demanda cet
homme, dont la mine annonçait la simplicité.

Et quel autre serait-ce, répondit le secrétaire, sinon la personne
assise dans le fauteuil?

Pardon, dit le paysan; et se jetant à genoux devant Sancho, il lui
demanda sa main à baiser. Sancho s'y refusa, lui enjoignit de se lever,
et d'exposer promptement sa requête. Le paysan obéit. Seigneur,
reprit-il, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, village qui est à
deux lieues de Ciudad-Real.

Voici un autre Tirteafuera, grommela Sancho. Continuez, bonhomme, je
connais Miguel-Turra, je n'en suis pas fort éloigné.

Le cas est donc, seigneur, poursuivit le paysan, que par la miséricorde
de Dieu je me suis marié en face de la sainte Église catholique,
apostolique et romaine; j'ai deux fils qui étudient, le cadet pour être
bachelier, et l'aîné pour être licencié; je suis veuf, parce que ma
femme est morte, ou plutôt parce qu'un mauvais médecin l'a tuée en lui
donnant une médecine pendant qu'elle était enceinte, et si Dieu eût
voulu qu'elle eût accouché d'un troisième garçon, j'avais dessein de le
faire étudier pour être docteur, afin qu'il n'eût rien à envier à ses
frères le bachelier et le licencié.

De façon, interrompit Sancho, que si votre femme ne s'était pas laissée
mourir, ou qu'on ne l'eût point tuée, vous ne seriez point veuf?

Non, seigneur, répondit le paysan.

Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. Achevez, mon ami, car il est
plutôt l'heure de dormir que de parler d'affaires.

Je dis donc, continua le laboureur, qu'un de mes enfants, celui qui sera
bachelier, s'est amouraché dans notre village d'une jeune fille qu'on
appelle Claire Perlerina. Le père, André Perlerino, est un riche
cultivateur. Ce nom de Perlerino ne vient d'aucune terre, il leur a été
donné parce qu'ils sont tous culs-de-jatte dans cette famille, et
pourtant, s'il faut dire la vérité, la jeune fille est une vraie perle
d'Orient. Quand on la regarde du côté droit, elle est belle comme un
astre, mais ce n'est pas de même du côté gauche, parce que la petite
vérole lui a fait perdre un œil, et lui a laissé en revanche de grands
trous sur le visage; mais on dit que cela n'est rien, et que ce sont
autant de fossettes où viennent s'ensevelir les cœurs de ses amants.
Elle n'a point le nez trop long, au contraire, il est un peu retroussé,
avec trois bons doigts de distance jusqu'à la bouche, qu'elle a fort
bien fendue, et les lèvres aussi minces qu'on en puisse voir; et s'il ne
lui manquait point une douzaine de dents, ce serait une perfection.
J'oubliais d'ajouter, et par ma foi je lui faisais grand tort, que ses
lèvres sont de la plus belle couleur qu'on ait jamais vue, et peut-être
la moins commune: elle ne les a point rouges comme les autres femmes,
mais jaspées de bleu et de vert, et d'un violet qui tire sur celui des
figues quand elles sont trop mûres. Je vous demande pardon, seigneur
gouverneur, si je prends tant de plaisir à peindre et à vous expliquer
toutes les beautés de cette jeune fille, mais c'est que je l'aime déjà
comme mon propre enfant.

Peignez tout ce que vous voudrez, dit Sancho; la peinture me divertit,
et si j'avais dîné, je ne trouverais pas de meilleur dessert que le
portrait que vous faites là.

Il est au service de Votre Grâce et moi aussi, repartit le laboureur;
mais un temps viendra qui n'est pas venu. Je dis donc, seigneur, que si
je pouvais peindre la bonne mine et la taille de cette fille, vous en
seriez ravi. Mais cela m'embarrasse un peu, parce qu'elle est si courbée
que ses genoux touchent son menton; cependant il est aisé de voir que si
elle pouvait se tenir droite, elle toucherait le toit avec sa tête. Elle
aurait depuis longtemps déjà donné la main à mon fils le bachelier, si
ce n'est qu'elle ne peut l'étendre, parce qu'elle a les nerfs tout
retirés; et malgré tout, on voit bien à ses ongles croches que sa main a
une belle forme.

Bien, bien, dit Sancho, supposez que vous l'avez peinte de la tête aux
pieds: que voulez-vous maintenant? venez au fait sans tourner autour du
pot et sans nous faire tant de peintures.

Je voudrais donc, si c'est un effet de votre bonté, seigneur gouverneur,
que Votre Grâce me donnât pour le père de ma bru une lettre de
recommandation, dans laquelle vous le supplieriez de permettre ce
mariage au plus vite; d'ailleurs, puisque nous sommes égaux en fortune
lui et moi, nos enfants n'ont rien à se reprocher. En effet, pour ne
vous rien cacher, je vous dirai que mon fils est possédé du diable, et
qu'il n'y a pas de jour que le malin esprit ne le tourmente trois ou
quatre fois; que de plus, pour être un jour tombé dans le feu, il a le
visage si retiré, qu'il ressemble à un morceau de parchemin, et que ses
yeux coulent et pleurent comme s'il avait une source dans la tête. Mais
à cela près, il a un très-bon naturel; et n'était qu'il se gourme et se
déchire souvent lui-même, ce serait un ange du ciel.

Eh bien, voulez-vous encore autre chose, bonhomme? dit Sancho.

Seigneur, je voudrais bien encore quelque chose, répliqua le paysan;
seulement je n'ose le dire; mais vaille que vaille, et puisque je l'ai
sur le cœur, il faut que je m'en débarrasse. Je dis donc, seigneur, que
je voudrais que Votre Grâce eût l'obligeance de me donner cinq ou six
cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, afin de lui aider à
se mettre en ménage; car il faut que ces enfants vivent chez eux et
qu'ils ne dépendent ni l'un ni l'autre d'un beau-père.

Voyez si vous voulez encore autre chose, ajouta Sancho; continuez, et
que la honte ne vous arrête pas.

Seigneur, je n'ai plus rien à demander, répondit le laboureur.

Il n'eut pas plus tôt achevé, que le gouverneur se levant brusquement,
et saisissant le fauteuil sur lequel il était assis: Je jure,
s'écria-t-il, pataud, rustre et malappris, je jure que si tu ne sors à
l'instant de ma présence, je te casse la tête! Voyez un peu ce maroufle,
ce peintre de Belzébuth, qui vient me demander effrontément six cents
ducats, comme il demanderait six maravédis! D'où veux-tu que je les aie,
puant que tu es? et quand je les aurais, pourquoi te les donnerais-je,
sournois, imbécile? Que me font à moi, toi et tous tes Perlerino? Hors
d'ici! et ne sois jamais assez hardi pour t'y présenter, ou je fais
serment par la vie du duc, mon seigneur, de te casser bras et jambes. Il
n'y a pas vingt-quatre heures que je suis gouverneur, et tu veux que
j'aie six cents ducats à te donner! Mort de ma vie, il me prend
fantaisie de te sauter sur le ventre, et de t'arracher les entrailles.

Le maître d'hôtel fit signe au laboureur de se retirer; ce que celui-ci
s'empressa de faire, ayant l'air d'avoir grand'peur que le gouverneur
n'exécutât ses menaces, car le fripon jouait admirablement son rôle.

Enfin Sancho eut bien de la peine à s'apaiser. Laissons-le ronger son
frein, et retournons à don Quichotte, que nous avons laissé couvert
d'emplâtres et en si mauvais état, qu'il mit à guérir plus de huit
jours, pendant lesquels il lui arriva ce que nous allons voir dans le
chapitre suivant.



CHAPITRE XLVIII

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC LA SENORA RODRIGUEZ, ET D'AUTRES
CHOSES AUSSI ADMIRABLES.


Triste, mélancolique, et le visage couvert de compresses, languissait le
pauvre chevalier. Il resta plus de six jours sans oser se montrer en
public; une nuit enfin, comme il réfléchissait à ses disgrâces et aux
persécutions d'Altisidore, il crut entendre une clef qui cherchait à
ouvrir la porte de sa chambre. S'imaginant que l'amoureuse demoiselle
venait livrer un dernier assaut à sa pudeur, et tâcher d'ébranler la foi
qu'il avait jurée à sa dame Dulcinée du Toboso: Non, s'écria-t-il assez
haut pour être entendu, non, la plus grande beauté de la terre ne
saurait effacer de mon cœur celle que l'amour y a gravée si
profondément; que tu sois, ô ma dame, transformée en ignoble paysanne
occupée à manger des oignons, ou bien en nymphe du Tage tissant des
étoffes d'or et de soie; que Merlin ou Montesinos te retiennent où il
leur plaira, libre ou enchantée, absente ou présente, tu es toujours ma
souveraine, et je serai toujours ton esclave.

[Illustration: Eh bien, docteur Pedro Rezio, lui dit Sancho, décampez à
l'instant (page 498).]

Il achevait ces mots quand la porte s'ouvrit. Aussitôt, s'enveloppant
d'une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage
parsemé d'emplâtres, et les moustaches en papillotes, don Quichotte se
dressa debout sur son lit. Dans ce costume, il avait l'air du plus
épouvantable fantôme qui se puisse imaginer. Mais lorsque, les yeux
cloués sur la porte, il espérait voir paraître la dolente Altisidore, il
vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si
plissés et si longs, qu'ils la cachaient de la tête aux pieds. De sa
main gauche elle tenait une petite bougie allumée, et portait l'autre
main au-devant, afin que la lumière ne lui donnât pas dans les yeux,
qu'elle avait de plus protégés par de grandes lunettes. Elle marchait à
pas de loup et sur la pointe du pied. Du lieu où il était comme en
sentinelle, don Quichotte l'observait attentivement, et à la lenteur de
sa démarche, à son accoutrement étrange, il la prit pour une sorcière
qui venait exercer sur lui ses maléfices.

Cependant la duègne continuait d'avancer. Quand elle fut au milieu de
l'appartement, elle leva les yeux, et alors elle vit le chevalier qui
faisait des signes de croix de toute la vitesse de son bras. S'il fut
intimidé en apercevant une telle figure, la duègne fut encore plus
épouvantée en voyant la sienne; Jésus, qu'aperçois-je! s'écria-t-elle.

Dans son effroi, la bougie lui échappa des mains et s'éteignit; plongée
dans les ténèbres, elle voulut fuir, mais elle s'embarrassa dans les
plis de son voile, et tomba tout de son long sur le plancher.

Plus effrayé que jamais: Je t'adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, se
mit à dire don Quichotte, je t'adjure de me dire qui tu es, et ce que tu
exiges de moi. Si tu es une âme en peine, parle, je ferai pour te
soulager tout ce qu'on doit attendre d'un bon catholique, car je le
suis, et me complais à être utile à tout le monde; c'est pour cela que
j'ai embrassé l'ordre de la chevalerie errante, dont la profession
s'étend jusqu'à rendre service aux âmes du purgatoire.

S'entendant adjurer de la sorte, la pauvre duègne jugea par sa propre
frayeur de celle de notre héros, et répondit d'une voix basse et
dolente: Seigneur don Quichotte, si toutefois c'est bien vous, je ne
suis ni vision ni fantôme, ni âme du purgatoire, comme Votre Grâce se
l'imagine; je suis la señora Rodriguez, cette dame d'honneur de madame
la duchesse, et je viens ici vous demander aide et secours pour une
affliction à laquelle Votre Grâce peut seule remédier.

Parlez franchement, señora Rodriguez, repartit don Quichotte, êtes-vous
ici pour quelque entremise d'amour? Dans ce cas, vous perdez votre
temps: la beauté de Dulcinée du Toboso s'est tellement emparée de mon
cœur, qu'elle me rend sourd et insensible à toutes prières de cette
nature. Mais s'il n'est point question de message amoureux, allez
rallumer votre bougie et revenez ici; nous aviserons ensuite, sauf
toutefois les réserves que je viens de faire.

Moi, messagère d'amour! mon bon Seigneur, reprit la duègne; Votre Grâce
me connaît mal. Dieu merci, je ne suis point encore assez vieille pour
faire ce métier-là; je suis bien saine, et j'ai toutes mes dents, hormis
quelques-unes qui me sont tombées par suite de catarrhes fort ordinaires
dans ce pays d'Aragon. Mais que Votre Grâce m'accorde un instant, je
vais rallumer ma bougie, et je reviens vous conter mes ennuis, comme à
celui qui sait remédier à tous les déplaisirs du monde; et elle sortit
sans attendre de réponse.

Une pareille visite à une pareille heure fit à l'instant naître de si
étranges pensées dans l'imagination de don Quichotte, qu'il ne se crut
point en sûreté malgré toutes ses résolutions: Qui sait, se disait-il,
si le diable, toujours artificieux et subtil, ne me tend pas ici quelque
nouveau piége? Qui sait s'il n'essayera pas, au moyen d'une duègne, de
me faire tomber dans les précipices que j'ai si souvent évités? J'ai ouï
dire bien des fois que, quand il le peut, il nous envoie la tentatrice
plutôt à nez camard qu'à nez aquilin. Quelle honte pour moi et quel
affront pour Dulcinée, si cette vieille femme allait triompher d'une
constance que reines, impératrices, duchesses et marquises ont cherché
vainement à ébranler! En pareil cas, mieux vaut fuir qu'accepter le
combat. Mais, en vérité, ajouta notre chevalier, je dois avoir perdu la
tête, pour que de telles extravagances me viennent à l'esprit et sur les
lèvres? Est-il possible qu'une duègne avec ses coiffes blanches, son
visage ridé et ses lunettes, éveille une pensée lascive, même dans le
cœur le plus dépravé? Y a-t-il par hasard dans l'univers entier une
duègne qui ait la chair ferme et rebondie? toutes ne sont-elles pas
grimacières et mijaurées? Arrière donc, troupe embéguinée, ennemie de
toute humaine création. Oh! combien eut raison cette dame qui avait fait
placer aux deux bouts de son estrade deux duègnes en cire, avec lunettes
et coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l'aiguille!
Car, sur ma foi, ces deux statues lui rendaient tout autant de services
que deux véritables duègnes.

En disant cela, il se jeta à bas du lit, dans l'intention d'aller fermer
sa porte; mais au moment où il touchait la serrure, la señora Rodriguez
rentra. Quand elle vit notre chevalier dans l'état où nous l'avons
dépeint, elle fit trois pas en arrière: Sommes-nous en sûreté, seigneur
don Quichotte? lui dit-elle; je ne sais vraiment que penser en voyant
que Votre Grâce a quitté son lit.

Je vous adresserai la même question, señora, reprit notre héros, et je
voudrais être assuré qu'il ne me sera fait aucune violence.

Contre qui, et à qui demandez-vous cela, seigneur chevalier? repartit la
duègne.

C'est à vous et contre vous-même, répondit don Quichotte; car enfin ni
vous ni moi ne sommes de bronze; et puis, l'heure est suspecte, surtout
dans une chambre plus close et aussi sourde que la caverne où le perfide
Énée abusa de la faiblesse de la malheureuse Didon. Néanmoins,
donnez-moi la main, car, après tout, ma continence et ma retenue me
suffiront, je l'espère, surtout avec le secours de vos vénérables
coiffes. Et lui ayant baisé la main droite, il lui offrit la sienne, que
la señora accepta de bonne grâce.

Ben-Engeli s'arrête en cet endroit pour faire une parenthèse et
s'écrier: Par Mahomet! pour voir ces deux personnages dans un semblable
costume, se dirigeant de la porte de la chambre vers le lit, j'aurais
donné la meilleure pelisse des deux que je possède.

Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, tandis que la señora
Rodriguez prenait place sur une chaise assez écartée du lit, sans
quitter ni sa bougie ni ses lunettes. Puis, quand ils furent tous deux
bien installés, le premier qui rompit le silence fut don Quichotte.
Madame, dit-il, vous pouvez maintenant découdre vos lèvres, et
m'apprendre le sujet de vos déplaisirs: vous serez écoutée par de
chastes oreilles et secourue par de charitables œuvres.

Je n'en fais aucun doute, répondit la señora Rodriguez, car du gentil et
tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer qu'une réponse
si chrétienne. Apprenez donc, seigneur chevalier, quoique vous me voyiez
assise ici sur cette chaise en costume de misérable duègne, au beau
milieu du royaume d'Aragon, que je n'en suis pas moins native des
Asturies d'Oviedo, et d'une des meilleures races de cette province. La
mauvaise étoile de mon père et de ma mère, qui s'appauvrirent de bonne
heure, sans savoir pourquoi ni comment, m'amena à Madrid, où, pour me
faire un sort, mes parents me placèrent chez une grande dame, en qualité
de femme de chambre; car il faut que vous le sachiez, seigneur don
Quichotte, pour toutes sortes d'ouvrages, surtout ceux à l'aiguille, je
ne le cède à personne. Mon père et ma mère s'en retournèrent dans leur
province, me laissant en condition, et peu de temps après, ils
quittèrent ce monde pour aller en paradis, car ils étaient bons
catholiques. Je restai donc orpheline, sans autre ressource que les
misérables gages qu'on nous donne dans les palais des grands. Un écuyer
de la maison où j'étais devint amoureux de moi, sans que j'y songeasse:
c'était un homme déjà avancé en âge, à grande barbe, à vénérable aspect,
et noble comme le roi, car il était montagnard. Nos amours ne furent pas
toutefois si secrètes que ma maîtresse n'en eût connaissance, et pour
empêcher les caquets elle nous maria en face de notre mère la sainte
Église catholique. De notre union naquit une fille; pour combler ma
disgrâce, non pas que je sois morte en couche, car l'enfant vint bien et
à terme, mais parce que mon pauvre mari, Dieu veuille avoir son âme,
mourut peu de temps après d'une frayeur qu'il eut, et dont vous serez
étonné vous-même, si j'ai le temps de vous la raconter.

Ici, la pauvre duègne se mit à pleurer amèrement, après quoi elle
reprit: Pardonnez-moi, seigneur chevalier, si je verse des larmes, mais
je ne puis me rappeler le pauvre défunt sans pleurer; Dieu! qu'il avait
bonne mine, quand il menait ma maîtresse en croupe sur une belle mule
noire comme jais! car dans ce temps-là on n'avait point de carrosse
comme aujourd'hui, et les dames allaient en croupe derrière leurs
écuyers. Ce que je dis, c'est afin de vous faire connaître la politesse
et la ponctualité de cet excellent homme. Un jour, à Madrid, comme il
allait entrer dans la rue Santiago, rue fort étroite, un alcade de cour
en sortait suivi de deux alguazils; mon mari aussitôt tourna bride pour
accompagner l'alcade; mais ma maîtresse qui était en croupe, lui dit à
voix basse: Que faites-vous, malheureux? ne songez-vous plus que je suis
ici? L'alcade, en homme courtois, retint la bride de son cheval et dit à
mon mari: Seigneur, suivez votre chemin; c'est à moi d'accompagner la
señora Cassilda. C'était le nom de ma maîtresse. Malgré cela, mon mari,
la toque à la main, s'opiniâtrait à suivre l'alcade. Ce que voyant, ma
maîtresse tira de son étui une grosse aiguille, peut-être bien même un
poinçon, et, pleine de dépit et de fureur, elle l'enfonça dans le corps
de mon pauvre mari qui, jetant un grand cri, roula à terre avec elle.
Les laquais de la dame accoururent, avec l'alcade et les alguazils, pour
les relever. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je
veux dire les oisifs qui s'y trouvaient. Ma maîtresse s'en retourna à
pied, et mon époux se réfugia dans la boutique d'un barbier, disant
qu'il avait les entrailles traversées de part en part. On ne parla plus
dans Madrid que de sa courtoisie, et quand il fut guéri, les petits
garçons le suivaient par les rues. Pour ce motif, et aussi parce qu'il
avait la vue un peu basse, ma maîtresse lui donna son congé, ce dont il
eut tant de chagrin, que telle fut, sans nul doute, la cause de sa mort.
Je restai veuve, pauvre, et chargée d'une fille qui chaque jour allait
croissant en beauté. Comme j'avais la réputation de travailler
admirablement à l'aiguille, madame la duchesse, qui était récemment
mariée avec monseigneur le duc, m'emmena en Aragon et ma fille aussi.
Bref, les jours se succédant, ma fille a grandi ornée de toutes les
grâces du monde; aujourd'hui elle chante comme un rossignol, danse comme
une sylphide, lit et écrit comme un maître d'école, et compte comme un
usurier. Je ne dis rien des soins qu'elle prend de sa personne: l'eau
courante n'est pas plus nette; et à cette heure, elle a, si je ne me
trompe, seize ans cinq mois et trois jours, pas un de plus, pas un de
moins.

De cette mienne enfant est devenu amoureux le fils d'un riche laboureur,
qui tient ici près une ferme de monseigneur le duc. Le jeune homme a si
bien fait, que, sous promesse de l'épouser, il a abusé de la pauvre
créature, et aujourd'hui il refuse de tenir sa parole, quoique
monseigneur sache toute l'affaire, car je me suis plainte à lui, non pas
une fois, mais mille, le suppliant de forcer ce garçon à épouser ma
fille; mais notre maître fait la sourde oreille et veut à peine
m'entendre. La raison en est que le père du séducteur, qui est fort
riche, lui prête de l'argent et chaque jour lui sert de caution pour ses
sottises, c'est pourquoi il ne veut le désobliger en rien.

Je viens donc vous demander, seigneur chevalier, puisqu'au dire de tout
le monde Votre Grâce est venue ici-bas pour redresser les torts et
prêter assistance aux malheureux, de prendre fait et cause pour ma
fille, afin que, soit par la persuasion, soit par les armes, vous
obteniez réparation du tort qu'on lui a fait. Jetez les yeux, je vous en
supplie, sur l'abandon de cette pauvre enfant, sur sa jeunesse, sa
gentillesse et toutes ses bonnes qualités; car, sur mon honneur, de
toutes les femmes de madame la duchesse, il n'y en a pas une qui la
vaille; et une certaine Altisidore, qui passe pour la plus huppée et la
plus égrillarde, n'en approche pas de cent lieues. Votre Grâce, seigneur
don Quichotte, doit savoir que tout ce qui reluit n'est pas or: aussi
cette Altisidore a-t-elle plus de présomption que de beauté, et plus
d'effronterie que de retenue, sans compter qu'elle n'est pas fort saine,
car elle a l'haleine si forte qu'on ne saurait rester longtemps auprès
d'elle. Madame la duchesse elle-même... mais il faut se taire, parce
que, vous le savez, les murs ont des oreilles.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Sommes-nous en sûreté, seigneur don Quichotte? lui dit-elle (page 503).]

Qu'a donc madame la duchesse, señora Rodriguez? demanda don Quichotte;
sur ma vie, expliquez-vous.

Je n'ai rien à vous refuser, répondit la duègne: eh bien, voyez-vous,
seigneur chevalier, la beauté de madame la duchesse, ce teint si
brillant qu'on dirait que c'est une lame d'épée fourbie, ces joues qui
semblent pétries de lait et de vermillon, et cet air dont elle marche,
dédaignant presque de toucher la terre; eh bien, tout cela, c'est grâce
à deux fontaines qu'elle a aux jambes, par où vont s'écoulant toutes les
mauvaises humeurs dont les médecins assurent qu'elle est remplie.

Bon Dieu? que m'apprenez-vous là, señora? s'écria don Quichotte; est-il
possible que madame la duchesse ait de semblables exutoires? En vérité,
je ne l'aurais jamais cru, quand tous les carmes déchaussés me
l'auraient affirmé; mais puisque vous me le dites, je n'en doute plus.
D'ailleurs, j'en suis persuadé, de pareilles fontaines doivent répandre
plutôt de l'ambre liquide qu'aucune autre humeur, et tout de bon je
commence à croire que ces sortes de fontaines sont fort utiles pour la
santé.

Don Quichotte achevait de parler, lorsque la porte de la chambre
s'ouvrit avec fracas; le saisissement fit tomber la bougie des mains de
la señora Rodriguez, et l'appartement resta, comme on dit, aussi noir
qu'un four. En même temps, la pauvre duègne se sentit prendre à la gorge
par deux mains qui la serrèrent si vigoureusement qu'elle ne pouvait
respirer; et une troisième main lui ayant relevé sa jupe, une quatrième,
avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la
fustiger si vertement, que c'était pitié. Don Quichotte, tout charitable
qu'il était, ne bougea pas de son lit, ignorant ce que ce pouvait être,
et redoutant pour lui-même l'orage qu'il entendait éclater à ses côtés.
Le bon chevalier ne craignait pas sans raison: car après que les
invisibles bourreaux eurent bien corrigé la malheureuse duègne, qui
n'osait souffler mot, ils se jetèrent sur lui, et ayant enlevé sa
couverture, ils le pincèrent si fort et si dru, qu'il fut forcé de se
défendre à grands coups de pieds, et tout cela dans un admirable
silence. La bataille dura plus d'une demi-heure, après quoi les fantômes
disparurent. La señora Rodriguez se releva, rajusta sa jupe, et sortit
sans proférer une parole.

Quant à don Quichotte, il resta dans son lit, triste et pensif, pincé et
meurtri, mais mourant d'envie de savoir quel était l'enchanteur qui
l'avait mis en cet état.

Nous verrons cela une autre fois, car il nous faut retourner à Sancho,
comme le veut l'ordre de cette histoire.



CHAPITRE XLIX

DE CE QUI ARRIVA A SANCHO PANZA, EN FAISANT LA RONDE DANS SON ILE.


Nous avons laissé notre gouverneur fort courroucé contre ce narquois de
paysan qui, instruit par le majordome d'après les ordres du duc, s'était
moqué de lui; mais, tout simple qu'il était, Sancho Panza leur tenait
tête à tous, sans reculer d'un pas. Maintenant, dit-il à ceux qui
l'entouraient, parmi lesquels était le docteur Pedro Rezio, je comprends
qu'il faut que les gouverneurs et les juges soient de bronze, afin de
pouvoir résister à ces importuns qui à toute heure viennent demander
qu'on les écoute et qu'on expédie leur affaire quoi qu'il arrive; et si
un pauvre juge refuse de les entendre, parce que c'est le moment de
prendre son repas, ou parce qu'il n'a pas le loisir de donner audience,
ils en disent pis que pendre. A ce plaideur malavisé, je dirai: Choisis
mieux ton temps, mon ami, et ne viens pas aux heures où l'on mange, ni à
celles où l'on dort, car nous autres juges et gouverneurs, nous sommes
de chair et d'os comme les autres hommes: il faut que nous accordions à
la nature ce qu'elle exige, si ce n'est moi pourtant qui ne donne rien à
manger à la mienne, grâce au docteur Pedro Rezio de Tirteafuera ici
présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que c'est pour ma
santé. Dieu lui donne santé pareille; ainsi qu'à tous les médecins de
son espèce.

En entendant Sancho chacun s'étonnait, et se disait qu'il n'est rien de
tel que les charges d'importance soit pour aviver, soit pour engourdir
l'esprit. Finalement, le docteur Pedro Rezio lui promit de le laisser
souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d'Hippocrate. Cette
promesse remplit de joie notre gouverneur, qui attendit avec une extrême
impatience que la nuit vînt, et avec elle l'heure du souper.

Enfin arriva le moment tant désiré, et on servit à Sancho un hachis de
bœuf à l'oignon, avec les pieds d'un veau quelque peu avancé en âge.
Notre bon gouverneur se jeta sur ces ragoûts avec plus d'appétit que si
on lui eût présenté des faisans d'Étrurie, du veau de Sorrente, des
perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Aussi, pendant le repas, se
tourna-t-il vers le médecin et lui dit: Seigneur docteur, ne vous mettez
point en peine à l'avenir de me donner des mets recherchés, mon estomac
n'y est pas fait, et il s'accommode fort bien de bœuf, de lard, de
navets et d'oignons; lorsque par aventure on lui donne des ragoûts de
roi, il ne les reçoit qu'en rechignant, et souvent avec dégoût. Ce que
le maître d'hôtel pourra faire de mieux, c'est de me donner ce qu'on
appelle pots pourris; plus ils sont pourris, meilleurs ils sont; qu'il y
fourre tout ce qu'il voudra: pourvu que ce soient choses bonnes à
manger, je serai satisfait, et m'en souviendrai dans l'occasion; et que
personne ne s'avise d'en plaisanter, car enfin je suis gouverneur ou je
ne le suis pas. Vivons et mangeons en paix, puisque quand Dieu fait
luire le soleil c'est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans
rien prendre ni laisser prendre; mais que chacun ait l'œil au guet, et
se tienne sur le qui-vive, autrement je lui fais savoir que le diable
s'est mis de la danse; et si on me fâche, on trouvera à qui parler.

Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d'hôtel, Votre Grâce a
raison en tout et partout, et je me rends caution, au nom de tous les
habitants de cette île, que vous serez servi et obéi avec ponctualité,
amour et respect: votre aimable façon de gouverner ne saurait leur
inspirer d'autre désir que celui d'être tout à votre service.

Je le crois bien, repartit Sancho, et ils seraient des imbéciles s'ils
pensaient autrement: je recommande seulement qu'on ait soin de pourvoir
à ma subsistance et à celle de mon âne; de cette façon nous serons tous
contents. Maintenant, quand il sera temps de faire la ronde, qu'on
m'avertisse, mon intention est de purger cette île des gens désœuvrés,
des vagabonds; car je vous l'apprendrai, mes amis, les gens oisifs et
les batteurs de pavé sont aux États ce que les frelons sont aux
abeilles, ils mangent et dissipent ce qu'elles amassent avec beaucoup de
travail. Moi, je prétends protéger les laboureurs, assurer les
priviléges de la noblesse, récompenser les hommes vertueux, et surtout
faire respecter la religion et ceux qui la pratiquent. Eh bien, que vous
en semble? ai-je raison, ou me casserais-je la tête inutilement?

Vous parlez si bien, seigneur gouverneur, répondit le majordome, que je
suis encore à comprendre qu'un homme aussi peu lettré que l'est Votre
Grâce, je crois même que vous ne l'êtes pas du tout, dise de telles
choses, et prononce autant de sentences que de paroles. Certes, ceux qui
vous ont envoyé ici et ceux que vous y trouvez ne s'y attendaient guère:
ainsi chaque jour on voit des choses nouvelles, et les moqueurs, comme
on dit, se trouvent moqués.

Après avoir assez amplement soupé, avec la permission du docteur Pedro
Rezio, le gouverneur, accompagné du majordome, du secrétaire, du maître
d'hôtel, de l'historien chargé de recueillir par écrit ses faits et
gestes, et suivi d'une foule d'alguazils et de gens de justice, sortit
pour faire sa ronde. Sancho marchait gravement au milieu d'eux, sa verge
à la main. Ils avaient à peine traversé plusieurs rues, qu'un cliquetis
d'épées vint à leurs oreilles; ils y coururent, et trouvèrent deux
hommes qui étaient aux prises. Ces hommes voyant venir la justice
s'arrêtèrent, et l'un d'eux s'écria: Est-il possible qu'on vole ici
comme sur un grand chemin, et qu'on assassine en pleine rue?

Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi le sujet de votre
plainte; je suis le gouverneur.

Seigneur gouverneur, répondit un des combattants, je vais vous l'exposer
en deux mots. Votre Excellence saura que ce gentilhomme vient de gagner
mille réaux dans une maison qui est près d'ici; je suis son compère, et
Dieu sait combien de fois j'ai prononcé en sa faveur, souvent même
contre ma conscience! Eh bien, quand j'espérais qu'il me donnerait
quelques écus, comme c'est la coutume avec les gens de qualité tels que
moi, qui viennent là pour juger les coups et empêcher les querelles, il
a ramassé son argent et est sorti sans daigner me regarder. J'ai couru
après lui, le priant avec politesse de me donner au moins huit réaux,
car il n'ignore pas que je suis homme d'honneur, et que je n'ai ni
métier ni rentes, parce que mes parents ne m'ont laissé ni l'un ni
l'autre; mais ce ladre n'a consenti à m'accorder que quatre réaux. Voyez
un peu quelle dérision! Par ma foi, sans l'arrivée de Votre Grâce, je
lui aurais fait rendre gorge, et appris à me donner bonne mesure.

Que répondez-vous à cela? demanda Sancho à l'autre partie.

Celui-ci répondit que ce que son adversaire venait de dire était exact,
et qu'il n'avait pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce qu'il
les lui donnait très-souvent. Ceux qui attendent la gratification des
joueurs, ajouta-t-il, doivent être polis et prendre gaiement ce qu'on
leur donne, sans marchander avec les gagnants, à moins de savoir avec
certitude que ce sont des escrocs et que ce qu'ils gagnent est mal
gagné. Au reste la meilleure preuve que je suis un homme d'honneur,
c'est que je n'ai voulu donner rien de plus, car les fripons sont
toujours tributaires de ceux qui les connaissent.

Cela est vrai; que plaît-il à Votre Seigneurie qu'on fasse de ces deux
hommes? dit le majordome.

Ce qu'il y a à faire, le voici, répondit Sancho: vous homme de bonne ou
de mauvaise foi, donnez sur-le-champ à votre compère cent réaux, et
trente pour les pauvres; vous qui n'avez ni métier ni rente, et qui
vivez les bras croisés, prenez ces cent réaux, puis demain de grand
matin décampez au plus vite de cette île, et n'y rentrez de dix années,
sous peine, si vous y manquez, de les achever dans l'autre monde: car je
vous fais accrocher par la main du bourreau à la première potence venue.
Et qu'aucun des deux ne réplique, ou gare à lui.

La sentence fut exécutée sur-le-champ, et le gouverneur ajouta: Ou je
serai sans pouvoir, ou je fermerai ces maisons de jeu; tant je suis
persuadé qu'elles causent de dommage.

Pas celle-ci du moins, répondit le greffier, car elle est tenue par un
grand personnage, qui assurément y perd beaucoup plus d'argent chaque
année qu'il n'en gagne; mais Votre Grâce pourra montrer son pouvoir
contre les tripots de bas étage, qui donnent à jouer à tous venants, et
dans lesquels il se commet mille friponneries, les filous n'étant pas
assez hardis pour exercer leur industrie chez les personnes de
distinction; et puisque enfin la passion du jeu est devenue générale, il
vaut mieux que l'on joue chez les gens de qualité que dans ces repaires
où l'on retient un malheureux toute la nuit pour l'écorcher tout vif.

Il y a beaucoup à dire à cela, greffier, répliqua Sancho; mais nous en
reparlerons.

Sur ce arriva un alguazil qui tenait un homme au collet: Seigneur
gouverneur, dit-il, ce jeune compagnon venait de notre côté, mais
aussitôt qu'il a aperçu la justice, le drôle a tourné les talons, et
s'est mis à courir de toute sa force: signe certain qu'il a quelque
chose à se reprocher. J'ai couru après lui, et s'il n'eût trébuché il ne
serait pas maintenant devant vous.

[Illustration: Contez-moi le sujet de votre plainte, dit Sancho, je suis
le gouverneur (page 508).]

Pourquoi donc fuyais-tu, jeune homme? demanda Sancho.

Seigneur, répondit le garçon, je fuyais pour éviter toutes ces questions
que font les gens de justice.

Fort bien; quel est ton métier?

Tisserand, avec la permission de Votre Grâce.

Et qu'est-ce que tu tisses?

Des fers de lance.

Ah! ah! repartit Sancho, tu fais le plaisant, j'en suis bien aise. Et où
allais-tu, à l'heure qu'il est?

Prendre l'air, répondit-il.

Et où prend-on l'air dans cette île? demanda Sancho.

Là où il souffle, seigneur, répondit le jeune homme.

C'est très-bien répondre, dit le gouverneur, et je vois que tu en sais
long. Eh bien, mon ami, imagine-toi que c'est moi qui suis l'air, que je
te souffle en poupe, et que je te pousse à la prison: holà, qu'on l'y
mène à l'instant! Je saurai bien empêcher que tu dormes cette nuit en
plein air.

Pardieu, seigneur, reprit-il, vous me ferez dormir en prison, tout comme
je serai roi.

Et pourquoi donc ne te ferais-je pas dormir en prison, insolent?
repartit Sancho; est-ce que je n'ai pas le pouvoir de t'y faire
conduire, et de t'en tirer quand il me plaira.

Ma foi, vous auriez cent fois plus de pouvoir, que vous ne m'y feriez
point dormir, répondit le jeune homme.

Comment, non! répliqua Sancho; qu'on le mène en prison sur-le-champ,
afin qu'il apprenne à ses dépens si je suis le maître ou non; et si le
geôlier le laisse échapper, je le condamne d'avance à deux mille ducats
d'amende.

Plaisanterie que tout cela! Je défie tous les habitants de la terre de
me faire dormir cette nuit en prison.

Es-tu le diable en personne, ou possèdes-tu quelque esprit familier pour
t'ôter les menottes qu'on va te mettre? demanda Sancho avec colère.

Un instant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d'un air
dégagé; soyons raisonnable, et venons au fait. Je suppose que Votre
Seigneurie m'envoie en prison, qu'on me mette au fond d'un cachot, les
fers aux pieds et aux mains, et qu'on me garde à vue: eh bien, si je ne
veux pas dormir, et si je veux passer la nuit les yeux ouverts, tout
votre pouvoir serait-il capable de me contraindre à les fermer.

Il a raison, observa le secrétaire.

De sorte, dit Sancho, que tu ne dormiras pas, uniquement pour suivre ta
fantaisie, et non pour contrevenir à ma volonté?

Assurément, seigneur, répondit le jeune homme; je n'en ai pas même la
pensée.

A la bonne heure, va dormir chez toi, je ne prétends pas l'empêcher;
mais, à l'avenir, je te conseille de ne pas plaisanter avec la justice,
car tu pourrais tomber entre les mains d'un juge qui n'entendrait pas
raillerie et te donnerait sur les doigts.

Le jeune homme s'en fut, et le gouverneur continua la ronde.

A quelques pas de là, deux archers survinrent avec un nouveau
prisonnier: Seigneur, dit l'un d'eux, celui que nous vous amenons n'est
point un homme, c'est une femme, et même fort aimable, qui a pris ce
travestissement.

On approcha deux lanternes, à la lumière desquelles on reconnut que
c'était une fille d'environ quinze à seize ans. Ses cheveux étaient
ramassés dans une résille de fils d'or et de soie verte; elle portait un
vêtement de brocart d'or à fond vert; ses bas de soie étaient incarnats,
ses jarretières de taffetas blanc, bordées de franges d'or avec des
perles, ses souliers étaient blancs comme ceux des hommes; elle n'avait
point d'épée, mais seulement un riche poignard, et aux doigts plusieurs
bagues d'un grand prix. En un mot, sa beauté surprit tout le monde, mais
aucun des assistants ne put la reconnaître; ceux mêmes qui étaient dans
le secret des tours qu'on voulait jouer à Sancho, non moins étonnés que
les autres, attendaient la fin de l'aventure.

Émerveillé de la beauté de cette jeune fille, Sancho lui demanda qui
elle était, où elle allait, et pourquoi on la rencontrait sous ce
déguisement.

Seigneur, répondit-elle en rougissant, je ne saurais dire devant tant de
monde une chose qu'il m'importe de cacher; je puis seulement vous
assurer que je ne suis point un malfaiteur, mais une infortunée à qui la
violence d'un sentiment jaloux a fait oublier les règles de la
bienséance.

Le majordome, qui l'avait entendue, dit à Sancho: Seigneur gouverneur,
ordonnez à vos gens de s'éloigner, afin que cette dame puisse parler en
toute liberté.

Lorsqu'ils se furent retirés sur l'ordre du gouverneur, avec qui il ne
demeura que le majordome, le maître d'hôtel et le secrétaire, la jeune
fille parla ainsi: Seigneur, je suis la fille de Pedro Perez Mazorca,
fermier des laines de ce pays, lequel a l'habitude de venir souvent chez
mon père.

Cela n'a pas de sens, madame! interrompit le majordome; je connais fort
bien Pedro Perez, et je sais qu'il n'a pas d'enfants; d'ailleurs, après
avoir dit que vous êtes sa fille, vous ajoutez qu'il va souvent chez
votre père: cela ne se comprend pas.

J'en avais déjà fait la remarque, dit Sancho.

Seigneurs, je vous demande pardon, continua la jeune fille, je suis si
troublée que je ne sais ce que je dis; la vérité est que je suis la
fille de don Diego de la Lana.

Je connais très-bien don Diego de la Lana, dit le majordome. Don Diego
est un gentilhomme fort riche, qui a un fils et une fille; mais depuis
qu'il est veuf, personne ne peut se vanter d'avoir vu le visage de sa
fille; il la tient si resserrée qu'il la cache au soleil lui-même, mais
malgré toutes ses précautions on sait qu'elle est d'une remarquable
beauté.

Vous dites vrai, seigneur, répliqua-t-elle, et cette fille c'est moi.
Quant à cette beauté dont vous parlez, vous pouvez en juger maintenant
que vous m'avez vue.

A ces mots, elle se mit à sangloter, et le secrétaire dit à l'oreille du
majordome: il faut qu'il soit arrivé quelque chose d'extraordinaire à
cette jeune fille, puisque bien née comme elle l'est, on la rencontre à
pareille heure hors de sa maison.

Il n'en faut pas douter, répondit celui-ci, et ses larmes en font foi.

Sancho la consola du mieux qu'il put, la conjurant d'avouer, sans nulle
crainte, ce qui lui était arrivé, et lui promettant de faire tout ce qui
serait en son pouvoir pour lui rendre service.

Seigneurs, répondit-elle, depuis dix ans que ma mère est morte, mon père
m'a tenu renfermée, et pendant tout ce temps je n'ai vu d'homme que mon
père, un frère que j'ai, et Pedro Perez, le fermier que tout à l'heure
j'ai dit être mon père afin de ne pas nommer le mien. Cette solitude si
resserrée, la défense de sortir de la maison, même pour aller à
l'église, car chez nous on dit la messe dans un riche oratoire, me
donnaient beaucoup de chagrin, et je mourais d'ennui de voir le monde,
ou pour le moins le lieu où je suis née, ne croyant pas qu'il y eût
rien de coupable à cela. Quand j'entendais parler de courses de
taureaux, de jeux de bagues, de comédies, je demandais à mon frère, qui
est d'un an plus jeune que moi, ce que c'était, et il me l'expliquait de
son mieux, ce qui redoubla l'envie que j'avais de les voir; enfin, pour
abréger le récit de ma faute, je suppliai mon frère, et plût à Dieu que
je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable!... Ici, la pauvre
enfant se mettant à pleurer de plus belle, excita une grande compassion
chez tous ceux qui l'écoutaient.

Jusqu'ici il n'y a point lieu de s'affliger, dit le majordome;
rassurez-vous, madame, et continuez; vos paroles et vos larmes nous
tiennent en suspens.

Je n'ai rien à dire de plus, répondit-elle; mais j'ai beaucoup à pleurer
mon imprudence et ma curiosité.

Les charmes de la jeune fille avaient impressionné le maître d'hôtel; il
approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder, et il lui sembla que
ce n'étaient point des larmes qui coulaient de ses yeux, mais plutôt des
gouttes de rosée; il en vint même à les élever au rang de perles
orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que le malheur de cette belle
enfant ne fût pas aussi grand que le témoignaient ses soupirs et ses
pleurs. Quant au gouverneur, il se désespérait de ces retards et de ces
interruptions, et il la pria d'achever son récit, disant qu'il se
faisait tard et qu'il avait encore une grande partie de la ville à
parcourir pour terminer sa ronde.

Alors, d'une voix entrecoupée par de nouveaux sanglots, la jeune fille
poursuivit: Ma disgrâce vient d'avoir, pendant que mon père dormait,
demandé à mon frère de me prêter un de ses habillements, afin d'aller
ensemble nous promener par la ville. Importuné de mes prières, il m'a
donné ses vêtements, et il a pris le mien, qui lui sied à ravir, car
sous ce costume il ressemble à une jolie fille. Il y a environ une
heure que nous sommes sortis de la maison, poussés par notre imprudente
curiosité; nous avions fait le tour du pays, quand tout à coup, en
revenant, nous avons vu s'avancer vers nous une nombreuse troupe de
gens. Mon frère me dit: Voici sans doute les archers; tâche de me
suivre, et fuyons au plus vite; si on nous reconnaît, nous sommes
perdus. Aussitôt il s'est mis à courir, mais avec tant de vitesse qu'on
eût dit qu'il volait; pour moi, je suis bientôt tombée de peur; alors
survint cet homme qui m'a amenée ici, où j'ai honte de paraître une
fille fantasque et dévergondée aux yeux de tant de monde.

Ne vous est-il arrivé que cela? demanda Sancho; ce n'est donc point la
jalousie, comme vous le disiez d'abord, qui vous a fait quitter votre
maison?

Il ne m'est rien arrivé que cela, Dieu merci, et en sortant mon seul
dessein était de voir la ville, ou tout ou moins les rues de ce pays que
je ne connaissais pas encore.

Ce qu'avait dit la jeune fille fut confirmé par son frère, qu'un des
archers ramenait après l'avoir rattrapé à grand'peine. Il portait une
jupe de femme, avec un mantelet de damas bleu bordé d'une riche
dentelle; sa tête était nue et sans autre ornement que ses propres
cheveux, qui semblaient autant d'anneaux d'or, tant ils étaient blonds
et bouclés. Le gouverneur, le majordome et le maître d'hôtel
s'écartèrent un peu du reste de la troupe, et ayant demandé au jeune
garçon, sans que sa sœur l'entendît, pourquoi il était en cet équipage,
il répéta tout ce qu'avait déjà raconté celle-ci, et avec la même
naïveté et le même embarras: ce dont eut beaucoup de joie le maître
d'hôtel, que tout cela intéressait vivement.

Voilà, il faut l'avouer, un terrible enfantillage! dit le gouverneur; et
il ne fallait pas tant de soupirs et tant de larmes pour en faire le
récit: était-il si difficile de dire: Nous sommes un tel et une telle,
sortis de chez nos parents pour nous promener, sans autre dessein que
la curiosité? Le conte eût été fini, et vous vous seriez épargné toutes
ces pleurnicheries.

Vous avez raison, seigneur, répondit la jeune fille, mais mon trouble a
été si grand que je n'ai pas eu la force de retenir mes larmes.

Il n'y a rien de perdu, dit Sancho; allons, venez avec nous: nous allons
vous reconduire chez votre père, qui peut-être ne s'est pas aperçu de
votre absence. Mais une autre fois n'ayez pas tant d'envie de voir le
monde; à fille de renom, dit le proverbe, la jambe cassée et la maison;
poule et femme se perdent pour trop vouloir trotter; car celle qui a
envie de voir a aussi envie d'être vue.

Nos deux étourdis remercièrent le gouverneur de sa bonté; et l'on prit
le chemin de la maison de don Diego de la Lana, qui n'était pas
éloignée. En arrivant, le jeune homme jeta un petit caillou contre la
fenêtre, aussitôt une servante vint ouvrir la porte; le frère et la
sœur entrèrent. Le seigneur gouverneur et sa troupe continuèrent la
ronde, s'entretenant de la gentillesse de ces pauvres enfants, et de
l'envie qu'ils avaient eue de courir le monde de nuit, sans sortir de
leur village.

Pendant le peu de temps qu'il avait vu cette jeune fille, le maître
d'hôtel en était devenu si amoureux, qu'il résolut de la demander à son
père dès le lendemain, ne doutant point qu'on ne lui accordât, puisqu'il
était attaché à la personne du duc. De son côté, Sancho eut aussi
quelque désir de marier le jeune homme à sa petite Sanchette, se
réservant d'effectuer son dessein quand le temps serait venu, et
persuadé qu'il n'y avait point de parti au-dessus de la fille du
gouverneur. Ainsi finit cette ronde de nuit, et, deux jours après, le
gouvernement, avec la chute duquel s'écroulèrent tous les projets de
Sancho, comme on le verra plus loin.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

On reconnut que c'était une fille d'environ quinze à seize ans (page 510).]



CHAPITRE L

DES ENCHANTEURS QUI FOUETTÈRENT LA SENORA RODRIGUEZ ET QUI ÉGRATIGNÈRENT
DON QUICHOTTE.


Cid Hamet, le ponctuel chroniqueur des moindres faits de cette véridique
histoire, dit qu'au moment où la señora Rodriguez se leva pour aller
trouver don Quichotte, une autre duègne, qui était couchée près d'elle
s'en aperçut; et comme toutes les duègnes sont curieuses, celle-ci
suivit sa compagne à pas de loup. L'ayant vue entrer dans la chambre de
notre chevalier, elle ne manqua pas, suivant la louable coutume qu'ont
aussi les duègnes d'être bavardes et rapporteuses, de courir en
instruire la duchesse. Aussitôt, afin d'approfondir ce mystère, la
duchesse prit avec elle Altisidore, et toutes deux allèrent se poster
près de la porte pour écouter. Comme la señora Rodriguez parlait haut,
elles ne perdirent pas un seul mot de la conversation; aussi, quand la
duchesse entendit dévoiler le secret de ses fontaines, elle ne put se
contenir; Altisidore encore moins. Elles enfoncèrent la porte,
criblèrent de coups d'ongles notre héros et fustigèrent la señora comme
nous l'avons déjà dit; tant les outrages qui s'adressent à la beauté des
femmes allument dans leur cœur le désir de la vengeance. La duchesse
alla raconter le tout au duc qui s'en amusa beaucoup; puis pour
continuer à se divertir de leur hôte, la duchesse dépêcha un jeune page
(celui-là même qui avait fait le personnage de Dulcinée dans la
cérémonie du désenchantement) chargé de remettre à Thérèse Panza une
lettre de son mari et une autre lettre de sa propre main, avec un grand
collier de corail.

Or, dit l'histoire, ce page était fort égrillard; aussi, charmé de
complaire à ses maîtres, il partit de grand matin pour le village de
Sancho. Un peu avant d'y arriver, il trouva quantité de femmes qui
lavaient dans un ruisseau. Il les aborda en les priant de lui indiquer
une personne du village qui avait nom Thérèse Panza, et qui était femme
d'un certain Sancho Panza, écuyer d'un chevalier qu'on appelait don
Quichotte de la Manche.

A cette question, une jeune fille qui lavait avec les autres se leva, en
disant: Cette Thérèse Panza, c'est ma mère; ce Sancho, c'est mon
seigneur père, et ce chevalier c'est notre maître.

Eh bien, mademoiselle, reprit le page, venez avec moi, et conduisez-moi
vers votre mère, car je lui apporte une lettre et un présent de ce
seigneur votre père.

Volontiers, répondit la jeune fille, qui paraissait avoir quinze ans;
puis laissant son linge, et sans prendre le temps de se chausser, tant
elle avait hâte, elle se mit à courir en gambadant devant le page:
Venez, seigneur, venez, disait-elle, notre maison n'est pas loin d'ici,
et ma mère y est en ce moment bien en peine, car il y a bien longtemps
qu'elle n'a reçu des nouvelles de mon seigneur père.

Eh bien, repartit le page, je lui en apporte de si bonnes qu'elle aura
sujet d'en rendre grâces à Dieu.

Enfin, la petite Sanchette, courant, sautant, et gambadant, arriva à la
maison; et de si loin qu'elle crut pouvoir être entendue: Venez! ma
mère, s'écria-t-elle, venez vite! voici un seigneur qui apporte une
lettre de mon père et d'autres choses qui vous réjouiront.

Aux cris de sa fille, parut Thérèse Panza, sa quenouille à la main,
vêtue d'un jupon de serge brune, mais si court qu'il ne descendait pas à
la moitié des jambes; elle n'était pas très-vieille, bien qu'elle eût
dépassé la quarantaine, mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Qu'est-ce
donc, Sanchette? dit-elle à sa fille; quel est ce seigneur?

C'est le très-humble serviteur de madame dona Thérésa Panza, répondit le
page. En même temps il mit pied à terre, et fléchissant le genou devant
elle, il ajouta: Que Votre Grâce veuille bien me permettre de baiser sa
main, très-honorée dame, en qualité de propre et légitime épouse du
seigneur Sancho Panza, gouverneur souverain de l'île Barataria.

Levez-vous, seigneur, reprit Thérèse, je ne suis point une dame, mais
une pauvre paysanne, fille de bûcheron, femme d'un écuyer errant, et non
d'un gouverneur.

Votre Seigneurie, repartit le page, est la très-digne épouse d'un
archiduquissime gouverneur; et pour preuve, lisez cette lettre et
recevez ce présent.

Il lui remit la lettre, et lui passa au cou la chaîne de corail, dont
les agrafes étaient d'or: Cette lettre, ajouta-t-il, est du seigneur
gouverneur, et cette autre, ainsi que la chaîne est de madame la
duchesse qui m'envoie auprès de Votre Grâce.

Thérèse et sa fille restèrent pétrifiées. Que je meure, dit la petite,
si notre seigneur et maître don Quichotte n'est pas là dedans; il aura
donné à mon père le comté qu'il lui avait promis.

Justement, répondit le page, c'est en considération du seigneur don
Quichotte que le seigneur Sancho est devenu gouverneur de l'île
Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.

Lisez-la donc, seigneur, dit Thérèse; je sais filer, mais je ne sais pas
lire.

Ni moi non plus, ajouta Sanchette; attendez, j'irai chercher quelqu'un
qui la lira, soit le curé, soit le bachelier Samson Carrasco; ils
viendront de bon cœur pour apprendre des nouvelles de mon seigneur
père.

Il n'est besoin d'aller chercher personne, dit le page; je ne sais point
filer, mais je sais lire, et je la lirai bien tout seul.

Comme cette lettre est rapportée plus haut, on ne la répète point ici.
Le page ensuite en prit une autre, celle de la duchesse, qui était
conçue en ces termes:


  «Amie Thérèse, les excellentes qualités de cœur et d'esprit de votre
  époux Sancho m'ont décidée à prier monseigneur le duc de lui donner le
  gouvernement d'une île parmi celles qu'il possède. J'apprends qu'il
  gouverne comme un aigle, ce dont je me réjouis fort, ainsi que le duc
  mon seigneur, qui s'applaudit chaque jour du choix qu'il a fait; car,
  vous le savez, ma chère dame, il n'y a rien de si difficile au monde
  que de trouver un homme capable, et Dieu veuille faire de moi une
  femme aussi bonne que Sancho est bon gouverneur. Mon page vous
  remettra une chaîne de corail dont les agrafes sont en or. Je
  voudrais, ma bonne amie, que ce fût autant de perles orientales; mais
  enfin qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra,
  j'espère, où nous pourrons nous connaître et nous visiter; en
  attendant, faites mes compliments à la petite Sanchette; dites-lui de
  ma part qu'elle se tienne prête, et qu'au moment où elle y pensera le
  moins, je veux la marier à un grand seigneur. On dit ici que vous avez
  dans votre village une très-belle espèce de gland, envoyez-m'en, je
  vous prie, deux douzaines; le présent me sera considérable venant de
  vous. Écrivez-moi longuement de votre santé, de vos occupations,
  enfin de tout ce qui vous regarde; et si vous avez besoin de quelque
  chose, faites-moi-le savoir, vous serez servie à bouche que veux-tu.
  Dieu vous tienne en sa sainte garde!

  «Votre bonne amie, qui vous aime bien.

    «LA DUCHESSE.

  «De cet endroit tel jour.»


Sainte Vierge! s'écria Thérèse, la bonne dame que voilà, et qu'elle est
simple et modeste! Dieu fasse qu'on m'enterre avec de pareilles dames,
et non avec ces femmes d'hidalgos de notre village, qui, parce qu'elles
sont nobles, ne voudraient pas que le vent les touche, vont à l'église
avec autant de morgue que si elles étaient des reines, et croiraient se
déshonorer si elles regardaient une paysanne en face; tandis que voilà
une duchesse qui m'appelle sa bonne amie, et me traite comme si j'étais
son égale. Plaise à Dieu que je la voie un jour aussi élevée que le plus
haut clocher de la Manche! Quant aux glands doux qu'elle me demande, je
lui en enverrai un boisseau, mais de si gros que je veux qu'on vienne
les voir d'une lieue. Sanchette aie soin de ce seigneur, et qu'on traite
son cheval comme lui-même: va chercher des œufs dans l'étable, coupe
une large tranche de lard, enfin traite-le comme un prince: les
nouvelles qu'il nous apporte méritent bien qu'on lui fasse faire bonne
chère. En attendant, je m'en vais raconter l'heureuse nouvelle à nos
voisines, au seigneur curé et à maître Nicolas, qui étaient et qui sont
encore si bons amis de ton père.

Soyez tranquille, ma mère, répondit la petite, je me charge de tout.
Mais, dites-moi, n'oubliez pas de me donner la moitié de votre collier,
car je ne pense pas que madame la duchesse soit si mal apprise que de
l'envoyer pour vous seule.

Il sera pour toi tout entier, ma fille, reprit Thérèse; laisse-le-moi
porter seulement quelques jours, cela me réjouira le cœur.

Votre cœur se réjouira bien davantage, dit le page, quand je vous
ferai voir ce que j'ai dans cette valise: c'est un habillement de drap
fin, que le gouverneur n'a porté qu'une seule fois à la chasse, et il
l'envoie tout complet à mademoiselle Sanchette.

Qu'il vive mille années, mon bon père! s'écria Sanchette, ainsi que
celui qui nous apporte de si bonnes nouvelles, et même deux mille, au
besoin.

Thérèse s'en fut aussitôt, le collier au cou et les lettres à la main;
et ayant rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à sauter en
disant: Par ma foi, c'est aujourd'hui qu'il n'y a plus de parents
pauvres, nous tenons un gouvernement. Que la plus huppée de ces dames
vienne se frotter à moi, elles trouveront à qui parler.

Que voulez-vous dire, Thérèse, demanda le curé; d'où vient cette folie,
et quel papier tenez-vous là?

Toute la folie est que voici des lettres de duchesse et de gouverneur,
que le collier que je porte a les _Ave_ de fin corail, les _Pater
noster_ d'or pur, et que je suis gouverneuse.

Que Dieu vous entende, Thérèse, dit Carrasco; car nous ne vous entendons
pas, et nous ne savons ce que vous voulez dire.

Vous l'allez voir à l'instant, repartit Thérèse; lisez seulement.

Le curé lut les lettres à haute voix, et lui et le bachelier restèrent
encore plus étonnés qu'auparavant, car ils n'y pouvaient rien
comprendre. Carrasco demanda qui les avait apportées.

Venez à la maison, répondit Thérèse, et vous verrez le messager: c'est
un jeune garçon beau comme le jour, et il m'apporte en présent bien
d'autres choses.

Le curé prit le collier, le considéra trois ou quatre fois, et
reconnaissant qu'il était de prix, il ne pouvait revenir de sa surprise.
Par l'habit que je porte, s'écria-t-il, je m'y perds: le cadeau n'est
pas de médiocre valeur; et voici une duchesse qui envoie demander des
glands, comme si c'était chose rare et qu'elle n'en eût jamais vu.

Tout cela est bizarre, dit Carrasco: mais allons trouver le messager,
nous apprendrons peut-être ce que cela signifie.

Ils suivirent Thérèse, que la joie avait rendue folle, et en entrant ils
virent le page qui criblait de l'avoine pour son cheval, et la petite
Sanchette qui coupait du jambon pour faire une omelette. Le messager
leur parut de bonne mine et en galant équipage. S'étant salués de part
et d'autre, Carrasco lui demanda des nouvelles de don Quichotte et de
son écuyer, disant que les lettres qu'ils venaient de lire ne faisaient
que les embarrasser, qu'ils ne comprenaient rien au gouvernement de
Sancho, et surtout à cette île qu'on lui avait donnée, puisque celles de
la Méditerranée appartenaient au roi d'Espagne.

Seigneur, répondit le page, il n'y a cependant rien de plus vrai; le
seigneur Sancho est gouverneur, que ce soit d'une île ou d'autre chose,
je n'en sais rien: quoi qu'il en soit, c'est une ville de plus de mille
habitants. Pour ce qui est des glands que madame la duchesse envoie
demander à une paysanne, il ne faut point s'en étonner: elle n'est pas
fière, et je l'ai vue plus d'une fois envoyer prier une de ses voisines
de lui prêter un peigne. Nos dames, d'Aragon ne sont pas si fières ni si
pointilleuses que celles de Castille, et elles traitent les gens avec
moins de hauteur.

Pendant cet entretien, la petite Sanchette accourut avec des œufs dans
le pan de sa robe, et s'adressant au page: Dites-moi, seigneur, est-ce
que mon seigneur père attache ses chausses avec des aiguillettes, depuis
qu'il est gouverneur?

Je n'y ai pas fait attention, répondit le page, mais il doit en être
ainsi.

Eh bon Dieu, continua Sanchette, que je serais aise de voir mon seigneur
père en hauts-de-chausses! je l'ai toujours demandé à Dieu, depuis que
je suis au monde.

[Illustration: Venez vite! voici un seigneur qui apporte une lettre de
mon père (page 514).]

Si le gouvernement dure seulement deux mois, répondit le page, vous le
verrez voyager avec un masque sur le visage.

Le curé et le bachelier s'apercevaient bien qu'on se moquait de la mère
et de la fille; mais ils ne savaient que penser du riche collier et de
l'habit de chasse que Thérèse leur avait montrés. Cependant ils riaient
de bon cœur de la simplicité de Sanchette; et ce fut bien mieux encore
lorsque Thérèse vint à dire: Or çà, seigneur licencié, connaissez-vous
ici quelqu'un qui aille à Madrid ou à Tolède? Je voudrais faire acheter
pour moi un vertugadin à la mode. Car, en vérité, je veux honorer le
gouvernement de mon mari en tout ce que je pourrai, et si on me fâche,
je m'en irai à la cour, et j'aurai un carrosse comme les autres: une
femme dont le mari est gouverneur a bien le droit d'en avoir un.

Plût à Dieu, ma mère, que ce fût aujourd'hui plutôt que demain, ajouta
Sanchette, quand même ceux qui me verraient dedans devraient dire:
Regardez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d'ail, la
voyez-vous se prélasser dans ce carrosse, à côté de madame sa mère! ne
dirait-on pas que c'est la papesse Jeanne? Mais qu'ils enragent, je m'en
moque, et qu'ils pataugent dans la boue, pourvu que j'aille dans un bon
carrosse les pieds chauds. N'ai-je pas raison, ma mère?

Oui, ma fille, répondit Thérèse, et mon bon Sancho me l'a toujours dit,
qu'il me ferait un jour comtesse. Le tout est de commencer, et, comme je
l'ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est autant le père des
proverbes que le tien: Si on te donne la vache, mets-lui la corde au
cou; si on te donne un gouvernement, empoigne-le; si on te donne un
comté, saute dessus; ce qui est bon à prendre, est bon à garder; sinon,
fermez l'oreille et ne répondez pas au bonheur qui vient frapper à votre
porte.

Je me moque bien, moi, reprit Sanchette, qu'on dise en me voyant prendre
des grands airs: Le lévrier s'est joliment refait, depuis qu'il a un
collier d'or, il ne connaît plus son compagnon.

En vérité, dit le curé, je crois que toute cette race des Panza est
venue au monde avec un sac de proverbes dans le corps; je n'en ai pas vu
un seul qui n'en lâche une douzaine à tout propos.

Il est vrai, repartit le page, qu'ils ne coûtent rien au seigneur
gouverneur; il en débite à chaque instant, et quoique nombre ne viennent
pas fort à propos, cela ne laisse pas de divertir madame la duchesse,
ainsi que son époux.

Seigneur, dit Carrasco, parlons sérieusement, je vous prie. Quel est ce
gouvernement de Sancho, et quelle est cette duchesse qui écrit à sa
femme et lui envoie des présents? Quoique nous voyions les présents et
les lettres, nous ne savons qu'en penser, sinon que c'est une de ces
choses extraordinaires qui arrivent constamment au seigneur don
Quichotte, et qu'il s'imagine toujours avoir lieu par enchantement. Nous
sommes même tentés de vous prendre pour un ambassadeur fantastique.

Quant à moi, répondit le page, tout ce que je puis vous dire, c'est que
je suis un véritable ambassadeur, qu'on m'a envoyé ici avec ces lettres
et ces présents; que le seigneur Sancho Panza est bien effectivement
gouverneur, et que le duc, mon maître, lui a donné ce gouvernement où il
fait merveilles. Si dans tout cela il y a enchantement, je laisse Vos
Grâces en discuter entre elles; pour moi, je ne sais rien autre chose,
et j'en jure par la vie de mes père et mère, qui sont en bonne santé et
que je chéris tendrement.

Cela peut être ainsi, repartit Carrasco; mais vous me permettrez d'en
douter.

Doutez-en si vous voulez, dit le page; je vous ai dit la vérité: sinon,
venez avec moi, et vous la verrez de vos propres yeux.

Moi, moi, j'irai, cria Sanchette; prenez-moi sur la croupe de votre
bidet, je serai fort aise d'aller voir mon seigneur père.

Les filles des gouverneurs ne doivent point aller ainsi, mais en
carrosse ou en litière, et avec un grand nombre de serviteurs, repartit
le page.

J'irai sur une bourrique aussi bien assise que dans un coche, reprit
Sanchette; vraiment, vous l'avez bien trouvée votre mijaurée.

Tais-toi, petite, dit Thérèse à sa fille, tu ne sais ce que tu dis, et
ce seigneur a raison; il y a temps et temps; quand c'était Sancho,
c'était la petite Sanchette, et quand c'est le gouverneur, c'est
mademoiselle; tâche de ne point l'oublier.

Madame Thérèse a raison, ajouta le page; mais qu'on me donne, je vous
prie, un morceau à manger, afin que je m'en aille, car je dois être ce
soir de retour.

Seigneur, dit le curé, vous viendrez, s'il vous plaît, faire pénitence
avec moi: madame Thérèse a plus de bonne volonté que de moyens pour
traiter un homme de votre qualité.

Le page le remercia d'abord, mais finit par se rendre, et le curé fut
charmé de pouvoir le questionner à son aise sur don Quichotte et sur
Sancho. Le bachelier Carrasco offrit à Thérèse d'écrire ses réponses,
mais elle ne voulut point qu'il se mêlât de ses affaires, le sachant
très-goguenard; elle s'adressa à un enfant de chœur, qui écrivit deux
lettres, l'une pour la duchesse, l'autre pour Sancho, toutes deux
sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvais
morceaux de cette histoire.



CHAPITRE LI

SUITE DU GOUVERNEMENT DE SANCHO PANZA.


L'esprit préoccupé des attraits de la jeune fille déguisée, le maître
d'hôtel avait passé la nuit sans dormir, tandis que le majordome
l'employait, de son côté, à écrire à ses maîtres tout ce que disait et
faisait Sancho Panza. Le jour venu, le seigneur gouverneur se leva, et,
par ordre du docteur Pedro Rezio, on le fit déjeuner avec un peu de
conserves et quelques gorgées d'eau fraîche, mets que Sancho eût troqués
de bon cœur contre un quartier de pain bis. Enfin, voyant qu'il fallait
en passer par là, il s'y résigna à la grande douleur de son âme et à la
grande fatigue de son estomac, le médecin lui affirmant que manger peu
avive l'esprit; chose nécessaire aux personnes constituées en dignité et
chargées de graves emplois, où l'on a bien moins besoin des forces du
corps que de celles de l'intelligence. Avec ces beaux raisonnements,
Sancho souffrait la faim, maudissant tout bas le gouvernement et celui
qui le lui avait donné.

Cependant il ne laissa pas de tenir audience ce jour-là, et la première
affaire qui s'offrit, ce fut une question que lui fit un étranger en
présence du majordome et des autres gens de sa suite.

Monseigneur, lui dit cet homme, que Votre Grâce veuille bien m'écouter
avec attention, car le cas est grave et passablement difficile. Une
large et profonde rivière sépare en deux les terres d'un même seigneur;
sur cette rivière il y a un pont, et au bout de ce pont une potence,
ainsi qu'une salle d'audience, où d'ordinaire sont quatre juges chargés
d'appliquer la loi établie par le propriétaire de la seigneurie. Cette
loi est ainsi conçue: «Quiconque voudra traverser ce pont doit d'abord
affirmer par serment d'où il vient et où il va: s'il dit la vérité,
qu'on le laisse passer; s'il ment, qu'on le pende sans rémission à ce
gibet.» Cette loi étant connue de tout le monde, on a l'habitude
d'interroger ceux qui se présentent pour passer; on les fait jurer, et
s'ils disent vrai, ils passent librement. Or, un jour il arriva qu'un
homme, après avoir fait le serment d'usage, dit: Par le serment que je
viens de prêter, je jure que je mourrai à cette potence, et non d'autre
manière. Les juges se regardèrent en disant: Si nous laissons passer cet
homme, il aura fait un faux serment, et suivant la loi il doit mourir;
mais si nous le faisons pendre, il aura dit vrai, et suivant la même
loi, ayant dit vrai, on doit le laisser passer. Or, on demande à Votre
Grâce ce que les juges doivent faire de cet homme, car ils sont encore
en suspens et ne savent quel parti adopter. Ayant appris par le bruit
public combien vous êtes clairvoyant dans les matières les plus
difficiles, ils m'ont envoyé vers vous, Monseigneur, pour supplier Votre
Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé.

En vérité, répondit Sancho, ceux qui vous envoient ici auraient bien pu
s'en épargner la peine; car je ne suis pas aussi subtil qu'ils le
pensent, et j'ai plus d'épaisseur de chair que de finesse d'esprit.
Néanmoins, répétez-moi votre question; je tâcherai de bien la
comprendre, et peut-être qu'à force de chercher, je toucherai le but.

Le questionneur répéta une ou deux fois ce qu'il avait d'abord exposé.
Il me semble, continua Sancho, qu'on peut bâcler cela en un tour de
main, et voici comment: cet homme jure qu'il va mourir à cette potence,
et s'il y meurt, il a dit vrai: or, s'il dit vrai, la loi veut qu'on le
laisse passer; si on ne le pend point, il a menti, et il doit être
pendu: n'est-ce pas cela?

C'est cela même, seigneur gouverneur, répondit l'étranger.

Eh bien, mon avis, ajouta Sancho, est qu'on laisse passer de cet homme
la partie qui a dit vrai, et qu'on pende la partie qui a dit faux; de
cette façon, la loi sera exécutée au pied de la lettre.

Mais, seigneur, repartit l'étranger, il faudra couper cet homme en deux?
et cela ne pouvant se faire sans qu'il meure, la question reste
indécise.

Écoutez, répliqua Sancho: ou je suis un sot, ou il y a autant de raisons
pour laisser vivre cet homme que pour le faire mourir, car si le
mensonge le condamne, la vérité le sauve: ainsi donc, vous direz à ceux
qui vous envoient que, puisqu'il est, à mon avis, aussi raisonnable de
l'absoudre que de le condamner, ils doivent le laisser aller. Il vaut
toujours mieux qu'un juge soit doux que rigoureux, et cela je le
signerais de ma main si je savais signer. D'ailleurs, je vous apprendrai
que ce que je viens de dire n'est pas de mon cru. Je me rappelle que
monseigneur don Quichotte m'a dit, entre autres choses, la veille même
de mon départ pour venir gouverner cette île, que quand je trouverais un
cas douteux, je fisse miséricorde; et Dieu a voulu que je m'en sois
ressouvenu ici fort à propos.

Seigneur, dit le majordome, ce jugement est si équitable que Lycurgue,
qui donna des lois à Lacédémone, n'en aurait pu rendre un meilleur. Mais
en voilà assez pour l'audience de ce matin, et je vais donner des ordres
pour que Votre Grâce dîne tout à son aise.

C'est cela, dit Sancho, qu'on me nourrisse bien, et qu'on me fasse
question sur question; si je ne vous les éclaircis comme un crible,
dites que je suis une bête.

Le majordome tint parole, se faisant conscience de laisser mourir de
faim un si grand gouverneur et un juge si éclairé; outre qu'il avait
envie de jouer à Sancho, la nuit suivante, le dernier tour qu'on lui
réservait.

Or, il arriva que notre gouverneur ayant fort bien dîné ce jour-là, en
dépit des aphorismes du docteur Tirteafuera, un courrier entra dans la
salle et lui remit une lettre de la part de don Quichotte. Sancho
ordonna au secrétaire de la parcourir des yeux, pour voir s'il n'y avait
rien de secret. Après l'avoir achevée, le secrétaire s'écria que
non-seulement on devait en donner lecture devant tout le monde, mais
qu'elle devrait être gravée en lettres d'or, et il lut ce qui suit:


  LETTRE DE DON QUICHOTTE DE LA MANCHE A SANCHO PANZA, GOUVERNEUR DE
  L'ÎLE DE BARATARIA.

  «Quand je m'attendais à recevoir des nouvelles de ta négligence et de
  tes sottises, ami Sancho, je n'entends parler que de ta sage
  administration et de ta prudence, ce dont je rends grâces au ciel, qui
  sait tirer le pauvre du fumier et de sots faire des gens d'esprit.

  «On me dit que tu gouvernes ton île avec la dignité d'un homme, mais
  qu'on te prendrait pour une brute, tant est grande la simplicité de ta
  vie. Je dois t'avertir, Sancho, que pour conserver l'autorité de sa
  place, il faut savoir résister à l'humilité de son cœur; la
  bienséance exige que ceux qui sont chargés de hautes fonctions se
  conforment à la dignité de ces fonctions, et oublient le rôle chétif
  qu'ils remplissaient auparavant. Sois toujours bien vêtu, car un bâton
  paré n'est plus un bâton; je ne dis pas cela pour que tu te couvres de
  dentelles et de broderies, et qu'étant magistrat, tu aies l'air d'un
  courtisan; mais afin que l'habit que requiert ta profession soit
  propre, et décent.

  «Pour gagner l'affection de ceux que tu gouvernes, observes deux
  choses: la première, c'est d'être affable avec tout le monde, ainsi
  que je te l'ai déjà dit; la seconde, d'entretenir l'abondance dans ton
  île, car il n'y a rien qui fasse autant murmurer le peuple que la
  disette et la faim.

  «Fais le moins possible de lois et d'ordonnances; mais quand tu en
  feras, qu'elles soient bonnes et qu'on les suive exactement; les lois
  qu'on n'observe pas, font dire que celui qui a eu la sagesse de les
  concevoir n'a pas eu la force de les faire exécuter. Or, la loi qui
  reste impuissante est comme cette poutre qu'on donna pour reine aux
  grenouilles; après avoir commencé par la craindre, elles finirent par
  la mépriser jusqu'à sauter dessus.

  «Sois une mère pour les vertus et une marâtre pour les vices. Ne te
  montre ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et tiens le
  milieu entre ces deux extrêmes: c'est là qu'est la sagesse.

  «Visite les prisons, les boucheries, les marchés; tous les endroits,
  en un mot, où la présence du gouverneur est indispensable.

  «Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leur
  affaire.

  «Sois un épouvantail pour les bouchers et les revendeurs, afin qu'ils
  donnent le juste poids.

  «Garde-toi de te montrer, quand tu le serais, ce que je ne crois pas,
  avide, gourmand, débauché; car dès qu'on aura découvert en toi de
  mauvaises inclinations, il ne manquera pas de gens pour te tendre des
  piéges, et dès lors ta passion causerait ta perte.

  «Lis et relis sans cesse les instructions que je t'ai données quand tu
  partis pour ton gouvernement; si tu les suis, tu verras de quelle
  utilité elles te seront dans une charge si épineuse.

  «Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard:
  l'ingratitude est fille de l'orgueil et l'un des plus grands péchés
  que l'on connaisse; tandis qu'être reconnaissant du bien qu'on a reçu,
  est une preuve qu'on le sera également envers Dieu, qui nous accorde
  chaque jour tant de faveurs.

  «Madame la duchesse a dépêché un exprès à ta femme pour lui porter ton
  habit de chasse, et un autre présent qu'elle lui envoie par la même
  occasion; nous attendons d'heure en heure la réponse.

  «J'ai été quelque peu indisposé par suite de certaines égratignures de
  chats, dont mon nez ne s'est pas fort bien trouvé, mais cela n'a rien
  été, car s'il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il n'en manque
  pas pour me protéger.

  «Le majordome qui t'accompagnait a-t-il quelque chose de commun avec
  la Trifaldi, comme tu l'avais cru d'abord? Donne-moi avis de tout ce
  qui t'arrivera, puisque la distance est si courte.

  «Entre nous, je te dirai que je songe à quitter la vie oisive où je
  languis; elle n'est pas faite pour moi. Une circonstance s'est
  présentée qui, je le crains bien, a dû me faire perdre les bonnes
  grâces de monseigneur le duc et de madame la duchesse: mais enfin,
  malgré le regret que j'en ai, quoi que je puisse leur devoir, je me
  dois encore plus à ma profession; suivant cet adage: _Amicus Plato,
  sed magis amica veritas_[118]. Je te dis ces quelques mots de latin,
  parce que je pense que depuis que tu es gouverneur tu n'auras pas
  manqué de l'apprendre.

  «Sur ce, Dieu te garde longues années, et qu'il te préserve de la
  compassion d'autrui.

    «Ton ami,

    «DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.»


  [118] J'aime Platon, mais j'aime encore plus la vérité.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

  Thérèse s'adressa à un enfant de chœur qui écrivit deux lettres
  (page 518).]

Cette lettre fut trouvée admirable et pleine de bon sens; aussi dès que
Sancho en eut entendu la lecture, il se leva de table, appela son
secrétaire, et alla s'enfermer avec lui pour y faire réponse
sur-le-champ. Après avoir ordonné au secrétaire d'écrire, sans ajouter
ni retrancher un seul mot, voici ce qu'il lui dicta:


  LETTRE DE SANCHO PANZA A DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.

  «L'occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je n'ai
  pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les ongles;
  aussi les ai-je si longs, que Dieu seul peut y remédier. Je dis cela,
  mon cher maître, afin que Votre Grâce ne soit pas surprise si jusqu'à
  présent je ne l'ai pas informée comment je me trouve dans ce
  gouvernement, où je souffre encore plus de la faim que quand nous
  errions tous les deux par les forêts et les déserts.

  «Monseigneur le duc m'a écrit l'autre jour, pour me donner avis qu'il
  est entré dans mon île des assassins avec le dessein de me tuer. Mais
  jusqu'à présent je n'ai pu en découvrir d'autre qu'un certain docteur,
  qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de gouverneurs qu'il y en
  vient. Il s'appelle le docteur Pedro Rezio, et est natif de
  Tirteafuera. Voyez quel nom, et si j'ai raison de craindre de mourir
  par ses mains. Ce docteur avoue qu'il ne guérit point la maladie qu'on
  a; mais qu'il la prévient pour qu'elle ne vienne pas. Or, ses remèdes
  sont diète sur diète, jusqu'à rendre un homme plus sec que du bois,
  comme si la maigreur n'était pas un plus grand mal que la fièvre.
  Finalement il me fait mourir de faim, et en attendant je crève de
  dépit: car lorsque je vins dans le gouvernement, je comptais manger
  chaud, boire frais, et me reposer sur la plume entre des draps de
  fine toile de Hollande, tandis que j'y suis réduit à faire pénitence
  comme un ermite: mais comme je ne la fais qu'en enrageant, j'ai bien
  peur qu'à la fin le diable n'en profite, et ne m'emporte un beau jour
  décharné comme un squelette.

  «Jusqu'à présent je n'ai perçu aucuns droits, ni reçu aucuns cadeaux;
  j'ignore pourquoi, car on m'avait dit que les habitants de ce pays
  donnent ou prêtent de grandes sommes aux gouverneurs à leur entrée
  dans l'île, comme c'est aussi la coutume dans les autres
  gouvernements.

  «Hier soir, en faisant ma ronde, j'ai rencontré une jeune demoiselle,
  belle à ravir, en habit de garçon, et son frère en habit de femme. Mon
  maître d'hôtel est devenu en un instant amoureux de la fille, et il
  veut en faire sa femme, à ce qu'il nous a dit; quant à moi, j'ai
  choisi le jeune homme pour mon gendre. Aujourd'hui nous en causerons
  avec le père, qui est un certain don Diego de Lana, vieux chrétien, et
  gentilhomme si jamais il en fut.

  «Je visite souvent les marchés et les places publiques, comme Votre
  Grâce me le conseille. Hier, je vis une marchande qui vendait des
  noisettes fraîches, parmi lesquelles s'en trouvaient bon nombre de
  vieilles et pourries: je confisquai le tout au profit des enfants de
  la doctrine chrétienne, qui sauront bien distinguer les bonnes des
  mauvaises, et j'ai condamné en outre la marchande à ne point
  reparaître de quinze jours dans le marché. Et on m'a dit que j'avais
  fort bien fait. Ce que je puis assurer à Votre Grâce, c'est que le
  bruit court en ce pays qu'il n'y a pas de plus mauvaise engeance que
  ces revendeuses, qu'elles sont toutes effrontées, menteuses, sans foi
  ni loi; et je le crois bien, car partout je les ai vues de même.

  «Que madame la duchesse ait écrit à Thérèse, et lui ait envoyé le
  présent que dit Votre Grâce, j'en suis très-satisfait; et je tâcherai,
  en temps et lieu, de montrer que je ne suis pas ingrat. En attendant,
  baisez-lui les mains de ma part, et dites-lui que le bien qu'elle m'a
  fait n'est point tombé dans un sac percé.

  «Je ne voudrais pas que Votre Seigneurie eût des démêlés et des
  fâcheries avec monseigneur le duc et madame la duchesse; car si Votre
  Grâce se brouille avec eux, il est clair que ce sera à mon détriment,
  et puis ce serait mal à vous, qui me conseillez d'être reconnaissant,
  de ne pas l'être envers des personnes qui vous ont si bien accueilli
  et régalé dans leur château.

  «Quant aux égratignures de chats, j'ignore ce que cela signifie; je
  m'imagine que ce doit être quelque méchant tour de vos ennemis les
  enchanteurs; vous me direz au juste ce qui en est quand nous nous
  reverrons.

  «J'aurais voulu envoyer quelque chose en présent à Votre Grâce, mais
  je n'ai rien trouvé dans ce pays, si ce n'est des canules de seringue
  ajustées à des vessies, instruments qu'on y travaille à merveille; au
  reste, si l'office me demeure, je saurai bien sous peu vous envoyer
  quelque chose de mieux.

  «Dans le cas où Thérèse Panza, ma femme, viendrait à m'écrire, payez
  le port, et envoyez-moi la lettre sans retard, car je meurs d'envie de
  savoir comment on se porte chez nous. Je prie Dieu qu'il vous délivre
  des enchanteurs, et moi, qu'il me tire sain et sauf de ce
  gouvernement, chose dont je doute fort à la manière dont me traite le
  docteur Pedro Rezio.

    «Le très-humble serviteur de Votre Grâce,

    «SANCHO PANZA, le gouverneur.

  «De mon île, le même jour où je vous écris.»


Le secrétaire ferma la lettre, et fit partir le courrier; puis les
mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux de mettre fin à son
gouvernement. Quant à lui, il passa l'après-dînée à dresser quelques
ordonnances touchant la bonne administration de ce qu'il croyait être
une île. Il défendit les revendeurs de comestibles, mais il permit de
faire venir du vin d'où l'on voudrait, pourvu qu'on déclarât l'endroit
d'où il était, afin d'en fixer le prix selon la qualité et selon
l'estime qu'on faisait du cru; déclarant que celui qui y mettrait de
l'eau ou le dirait d'un autre endroit que celui d'où il provenait,
serait puni de mort. Il abaissa le prix de toute espèce de chaussures,
et principalement celui des souliers, qui lui semblait exorbitant. Il
taxa les gages des valets. Il établit des peines rigoureuses contre ceux
qui chanteraient des chansons obscènes, soit de jour, soit de nuit. Il
défendit qu'aucun aveugle chantât des complaintes faites sur des
miracles, à moins de fournir des preuves de leur authenticité; car il
lui semblait que la plupart étant controuvés, ils faisaient tort aux
véritables. Il créa un alguazil des pauvres, non pas pour les
poursuivre, mais pour s'assurer s'ils l'étaient véritablement, parce
que, disait-il, ces prétendus manchots, avec leurs plaies factices, ne
sont souvent que des coupeurs de bourse et des ivrognes. En un mot, il
rendit des ordonnances si équitables et si utiles, qu'on les observe
encore aujourd'hui dans le pays, où on les appelle les _Constitutions du
grand gouverneur Sancho Panza_.



CHAPITRE LII

AVENTURE DE LA SECONDE DOLORIDE, AUTREMENT LA SENORA RODRIGUEZ.


Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses égratignures,
trouvant la vie qu'il menait indigne d'un véritable chevalier errant,
résolut de prendre congé de ses hôtes et de s'en aller à Saragosse, afin
de se trouver au tournoi annoncé, où il prétendait conquérir l'armure,
prix ordinaire de ces joutes. Un jour qu'il était à table avec le duc,
bien résolu à lui déclarer son intention, on vit tout à coup entrer dans
la salle deux femmes couvertes de deuil de la tête aux pieds. L'une
d'elles, s'approchant de notre héros, se jeta à ses pieds et les
embrassa avec des gémissements si prolongés, qu'on crut qu'elle allait
expirer de douleur. Quoique le duc et la duchesse s'imaginassent que
c'était quelque nouveau tour qu'on voulait jouer à don Quichotte,
l'affliction de cette femme paraissait tellement naturelle, qu'ils ne
savaient qu'en penser.

Touché de compassion, don Quichotte fit relever la suppliante, puis,
l'ayant priée d'écarter son voile, on reconnut la vénérable señora
Rodriguez, et dans la personne qui l'accompagnait, cette jeune fille
qu'avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une grande surprise,
surtout pour le duc et la duchesse, car quoiqu'ils connussent la duègne
pour une créature assez simple, ils ne pensaient pas qu'elle fût capable
d'une si grande crédulité. Enfin la señora Rodriguez se tourna du côté
de ses maîtres, et après avoir fait une profonde révérence, elle leur
dit humblement:

Que Vos Excellences veuillent bien me permettre d'entretenir un instant
ce chevalier; j'ai besoin de lui pour sortir à mon honneur d'un embarras
où m'a plongée l'audace d'un vilain malintentionné.

Je vous l'accorde, lui répondit le duc, et vous pouvez dire au seigneur
don Quichotte tout ce qu'il vous plaira.

Valeureux chevalier, dit la señora Rodriguez en se tournant vers don
Quichotte, il y a quelques jours, je vous ai raconté la perfidie dont un
rustre s'est rendu coupable envers ma chère fille, l'infortunée ici
présente. Vous me promîtes alors de prendre sa défense, et de redresser
le tort qu'on lui a fait; mais j'apprends que votre intention est de
quitter ce château pour retourner aux aventures qu'il plaira à Dieu de
vous envoyer; je voudrais donc qu'avant de vous mettre en chemin, il
plût à Votre Grâce de défier ce rustre indompté, pour le contraindre à
épouser ma fille, selon sa promesse; car de penser que monseigneur le
duc me fasse rendre justice, c'est demander des poires à l'ormeau, pour
la raison que je vous ai déjà confiée. Sur cela, que Notre-Seigneur
Jésus-Christ donne à Votre Grâce une excellente santé, et qu'il ne nous
abandonne point, ma fille et moi.

[Illustration: Touché de compassion, don Quichotte fit relever la
suppliante (page 524).]

Ma chère dame, répondit don Quichotte avec gravité, séchez vos larmes,
et arrêtez vos soupirs: je prends à ma charge la réparation due à votre
fille; elle n'aurait pas dû sans doute croire si facilement aux
promesses des amoureux, promesses très-légères à contracter et
très-lourdes à tenir; mais enfin, puisque le mal est fait, il faut
penser au remède; ainsi donc je vous promets, avec la permission de
monseigneur le duc, de me mettre sur-le-champ à la recherche de ce
dénaturé garçon, et quand je l'aurai trouvé, de le défier et de le tuer
s'il refuse d'accomplir sa promesse; car le premier devoir de ma
profession est de châtier les insolents et de pardonner aux humbles, de
secourir les affligés et d'abattre les persécuteurs.

Seigneur chevalier, répondit le duc, ne vous mettez point en peine de
chercher le paysan dont se plaint cette dame, et dispensez-vous de me
demander la permission de le défier; je le donne et le tiens pour défié;
je me charge de lui transmettre votre cartel, et de le lui faire
accepter; il viendra répondre lui-même, et je vous donnerai à tous deux
le champ libre et sûr, observant les conditions en usage dans de
semblables rencontres, et faisant à chacun une égale justice, comme y
sont obligés tous princes qui accordent le champ clos aux combattants.

Avec l'assurance que me donne Votre Grandeur, repartit don Quichotte, je
renonce pour cette fois aux priviléges de ma noblesse, je m'abaisse
jusqu'à la condition de l'offenseur et me rends son égal, afin qu'il
puisse mesurer sa lance avec la mienne. Ainsi donc, quoique absent, je
l'appelle et le défie comme traître, pour avoir abusé de cette
demoiselle et lui avoir ravi l'honneur. Il deviendra son époux, ou il
payera de la vie son manque de foi.

Aussitôt tirant le gant de sa main gauche, notre héros le jeta au milieu
de la salle. Le duc le releva, en répétant qu'il acceptait le défi au
nom de son vassal, qu'il fixait au sixième jour l'époque du combat, et
assignait la cour du château pour champ de bataille, avec les armes
ordinaires des chevaliers, la lance et l'écu, le harnais à cotte de
mailles et les autres pièces de l'armure, sans fraude ni supercherie, le
tout dûment examiné par les juges du camp. Mais, d'abord, reprit-il, il
faut savoir si cette bonne duègne et son imprudente fille remettent
formellement leur droit entre les mains du seigneur don Quichotte;
autrement le défi serait non avenu.

Je les y remets, dit la duègne.

Et moi aussi, ajouta la jeune fille en baissant les yeux.

Ces dispositions arrêtées, les deux plaignantes se retirèrent. La
duchesse ordonna qu'on ne les traitât plus dorénavant comme ses
suivantes, mais en dames aventurières qui venaient demander justice: on
leur donna un appartement dans le château, où elles furent servies à
titre d'étrangères, au grand ébahissement de ceux qui ne savaient ce que
tout cela signifiait.

On était à la fin du repas, quand, pour compléter la fête, entra le page
qui avait porté le présent à Thérèse Panza, femme de notre illustre
gouverneur. Le duc le questionna avec empressement sur son voyage; il
répondit qu'il avait beaucoup de choses à dire, mais que, comme
plusieurs étaient de haute importance, il suppliait Leurs Excellences de
lui accorder un entretien particulier. Le duc ayant fait sortir la
plupart de ses gens, le page tira deux lettres de son sein, et les mit
entre les mains de la duchesse; il y en avait une pour elle, et l'autre
pour Sancho avec cette suscription: _A mon mari Sancho Panza, gouverneur
de l'île Barataria, à qui Dieu donne heureuse et longue vie_.

Impatiente de savoir ce que contenait sa lettre, la duchesse l'ouvrit et
en prit lecture.


  LETTRE DE THÉRÈSE PANZA A LA DUCHESSE.

  «Ma bonne dame, j'ai eu bien de la joie de la lettre que Votre
  Grandeur m'a écrite; car, en vérité, il y a longtemps que je la
  désirais. Le collier de corail est très-beau, et l'habit de chasse de
  mon mari ne lui cède en rien. Tout notre village s'est fort réjoui de
  ce que Votre Seigneurie a fait mon mari gouverneur, quoique personne
  ne veuille le croire, principalement notre curé, maître Nicolas le
  barbier, et le bachelier Carrasco; mais ça m'est égal, et je ne me
  soucie guère qu'ils le croient, ou qu'ils ne le croient pas, pourvu
  que cela soit comme je sais que cela est. Pourtant, s'il faut dire la
  vérité, je ne l'aurais pas cru non plus, sans le collier de corail et
  l'habit de chasse, car tous les gens du pays disent que mon mari est
  un imbécile, qui n'a jamais gouverné que des chèvres et qui ne saurait
  gouverner autre chose; mais celui que Dieu aide est bien aidé.

  «Il faut que je vous dise, ma chère dame, qu'un de ces jours, j'ai
  résolu d'aller à la cour, en carrosse, pour faire crever de dépit
  mille envieux que j'ai déjà. Je prie donc Votre Seigneurie de
  recommander à mon mari de m'envoyer un peu d'argent, et même en assez
  grande quantité, parce que la dépense est grande à la cour, où le pain
  vaut, dit-on, un réal, et la viande trois maravédis la livre; mais
  s'il ne veut pas que j'y aille, qu'il me le mande bien vite, car déjà
  les pieds me démangent de me mettre en route. Mes voisines me disent
  que si ma fille et moi nous allons bien parées à la cour, mon mari
  sera bientôt plus connu par moi que moi par lui: parce que tout le
  monde demandera quelles sont les dames de ce carrosse, et que mon
  valet répondra: La femme et la fille de Sancho Panza, gouverneur de
  l'île Barataria; de cette façon, mon mari sera connu, moi je serai
  prônée, et à la grâce de Dieu.

  «Je suis bien fâchée que dans notre pays les glands n'aient pas donné
  cette année; j'en envoie pourtant à Votre Seigneurie un demi-boisseau
  que j'ai cueilli moi-même un à un dans la montagne. Ce n'est pas ma
  faute s'ils ne sont pas aussi gros que des œufs d'autruche, comme je
  l'aurais voulu.

  «Que Votre Grandeur ne manque pas de m'écrire; j'aurai soin de lui
  faire réponse aussitôt, et de lui donner avis de ma santé et de tout
  ce qui se passe dans notre village, où je reste priant Dieu qu'il vous
  garde longues années et qu'il ne m'oublie pas. Sanchette, ma fille, et
  mon fils baisent les mains de Votre Grâce.

  «Celle qui a plus envie de vous voir que de vous écrire.

    «Votre servante, THÉRÈSE PANZA.»


La lettre fut trouvée fort divertissante, et la duchesse ayant demandé à
don Quichotte s'il pensait qu'on pût décacheter celle que Thérèse
écrivait à son mari, le chevalier répondit qu'il l'ouvrirait pour leur
faire plaisir. Elle disait ce qui suit:


  «J'ai reçu ta lettre, Sancho de mon âme, et je te jure, foi de
  chrétienne catholique, qu'il ne s'en est pas fallu de deux doigts que
  je ne devienne folle de joie. Quand j'ai su, mon ami, que tu étais
  gouverneur, j'ai failli tomber morte du coup, tant j'étais
  transportée; car tu le sais, on meurt de joie aussi bien que de
  tristesse. Notre petite Sanchette a mouillé son jupon sans s'en
  apercevoir, et cela de pur contentement. J'avais sous les yeux l'habit
  que tu m'as envoyé, et à mon cou le collier de corail de madame la
  duchesse; je tenais les lettres à la main, le messager était devant
  moi; eh bien, malgré tout, je croyais que ce que je voyais et touchais
  n'était que songe; car qui aurait jamais pu penser qu'un gardeur de
  chèvres deviendrait gouverneur d'île? Tu te rappelles ce que disait ma
  défunte mère, et elle avait raison: Qui vit beaucoup, voit beaucoup;
  je te dis cela parce que j'espère voir encore davantage si je vis plus
  longtemps, et je ne serai point contente que je ne te voie fermier de
  la gabelle; car bien qu'on prétende que ce sont des offices du diable,
  toujours font-ils venir l'eau au moulin.

  «Madame la duchesse te dira l'envie que j'ai d'aller à la cour: vois
  si c'est à propos, et me mande ta volonté; j'irai en carrosse pour te
  faire honneur.

  «Le curé, le barbier, le bachelier et même le sacristain, ne peuvent
  encore croire que tu sois gouverneur, et disent que tout cela est
  folie ou enchantement, comme tout ce qui arrive à ton maître. Samson
  Carrasco dit qu'il t'ira trouver, afin de t'ôter le gouvernement de la
  tête, et à monseigneur don Quichotte la folie de sa cervelle; quant à
  moi, je ne fais qu'en rire, en considérant mon collier de corail, et
  je songe toujours à l'habit que je vais faire à notre fille avec celui
  que tu m'as envoyé. J'envoie des glands à madame la duchesse, et je
  voudrais qu'ils fussent d'or; toi, envoie-moi quelque collier de
  perles, si l'on en porte dans ton île.

  «Maintenant voici les nouvelles de notre village: la Berruca a marié
  sa fille avec un mauvais barbouilleur, qui était venu ici pour peindre
  tout ce qu'il rencontrerait. L'_ayuntamiento_[119] l'a chargé de
  peindre les armoiries royales sur la porte de la maison commune; il a
  demandé deux ducats par avance; il a travaillé huit jours, et comme il
  n'a pu en venir à bout, il a dit pour raison qu'il n'était pas fait
  pour peindre de pareilles bagatelles. Il a donc rendu l'argent, et
  malgré tout il s'est marié à titre de bon ouvrier: il est vrai que
  depuis il a quitté le pinceau pour la pioche, et qu'il va aux champs
  comme un gentilhomme. Le fils de Pedro Lobo veut se faire prêtre; il a
  déjà reçu la tonsure; la petite-fille de Mingo Silvato, Minguilla, l'a
  su, et elle va lui faire un procès, parce qu'il lui avait promis de
  l'épouser: les mauvaises langues disent qu'elle est enceinte de son
  fait, mais lui s'en défend comme un beau diable.

  [119] _Ayuntamiento_, corps municipal.

  «Il n'y a point chez nous d'olives cette année, et l'on ne saurait
  trouver une goutte de vinaigre dans tout le pays. Une compagnie de
  soldats est passée par ici, et ils ont emmené chemin faisant trois
  filles du village; je ne veux pas te les nommer parce qu'elles
  reviendront peut-être, et alors il ne manquera pas de gens pour les
  épouser, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Notre petite travaille
  à faire du réseau, et elle gagne par jour huit maravédis, qu'elle met
  dans une bourse, pour amasser son trousseau: mais à cette heure que tu
  es gouverneur, tu lui donneras une dot sans qu'elle ait besoin de
  travailler pour cela. La fontaine de la place s'est tarie, et le
  tonnerre est tombé sur la potence; plaise à Dieu qu'il en arrive
  autant à toutes les autres. J'attendrai ta réponse et ta décision pour
  mon voyage à la cour. Dieu te donne bonne et longue vie, je veux dire
  autant qu'à moi, car je ne voudrais pas te laisser seul dans ce monde.

    «Ta femme, THÉRÈSE PANZA.»


Les deux lettres furent trouvées admirables et dignes d'éloges; pour
mettre le sceau à la bonne humeur de l'assemblée, on vit entrer le
courrier qui apportait à don Quichotte la lettre de Sancho. On la lut de
même devant ceux qui étaient là: mais elle fit quelque peu douter de la
simplicité du gouverneur. La duchesse alla se renfermer avec le page qui
revenait du village de Thérèse Panza, et lui fit tout conter, jusqu'à la
moindre circonstance. Le page lui présenta les glands, et de plus un
fromage que la bonne dame lui envoyait comme chose d'une délicatesse
exquise.

Mais il est temps de retourner à Sancho, fleur et miroir de tous les
gouverneurs insulaires.



CHAPITRE LIII

DE LA FIN DU GOUVERNEMENT DE SANCHO PANZA.


S'imaginer que dans cette vie les choses doivent rester toujours en même
état, c'est se tromper étrangement. Au printemps succède l'été, à l'été
l'automne, à l'automne l'hiver; et le temps, revenant chaque jour sur
lui-même, ne cesse de tourner ainsi sur cette roue perpétuelle. L'homme
seul court à sa fin sans espoir de se renouveler, si ce n'est dans
l'autre vie, qui n'a point de bornes. Ainsi parle Cid Hamet, philosophe
mahométan, car cette question de la rapidité et de l'instabilité de la
vie présente et de l'éternelle durée de la vie future, bien des gens,
quoique privés de la lumière de la foi, l'ont comprise par la seule
lumière naturelle. Mais ici notre auteur n'a voulu que faire allusion à
la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho s'éclipsa,
s'anéantit, et s'en alla en fumée.

La septième nuit de son gouvernement, Sancho était dans son lit, plus
rassasié de procès que de bonne chère, plus fatigué de rendre des
jugements et de donner des avis, que de toute autre chose; il cherchait
dans le sommeil à se refaire de tant de fatigues, et commençait à
fermer les yeux, quand tout à coup il entendit un bruit épouvantable de
cris et de cloches qui lui fit croire que l'île entière s'écroulait. Il
se leva en sursaut sur son séant, et prêta l'oreille pour démêler la
cause d'un si grand vacarme; non-seulement il n'y comprit rien, mais un
grand bruit de trompettes et de tambours vint encore se joindre aux cris
et au son des cloches. Plein d'épouvante et de trouble, il saute à
terre, et court pieds nus et en chemise à la porte de sa chambre. Au
même instant, il voit se précipiter par les corridors un grand nombre de
gens armés d'épées et portant des torches enflammées: Aux armes! aux
armes! criaient-ils; seigneur gouverneur, les ennemis sont dans l'île,
et nous périssons si votre valeur et votre prudence nous font défaut.
Puis, arrivés près de Sancho, qui était plus mort que vif: Que Votre
Grâce s'arme à l'instant, lui dirent-ils tous ensemble, ou nous sommes
perdus.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Aux armes! criaient-ils; seigneur gouverneur, les ennemis sont dans
l'île (page 529).]

A quoi bon m'armer? répondit Sancho; est-ce que je connais quelque chose
en fait d'attaque et de défense? Il faut laisser cela à mon maître don
Quichotte, qui dépêchera vos ennemis en un tour de main; quant à moi,
pauvre pécheur, je n'y entends rien.

Quelle froideur est-ce là? armez-vous, seigneur, repartit un d'entre
eux; voici des armes offensives et défensives: guidez-nous, comme notre
chef et notre gouverneur.

Eh bien, que l'on m'arme; et à la grâce de Dieu, répondit Sancho.

Aussitôt on apporta deux grands boucliers, qu'on lui attacha l'un par
devant, l'autre par derrière, en les liant étroitement avec des
courroies, les bras seuls étant laissés libres, de façon que le pauvre
homme, une fois enchâssé, ne pouvait ni remuer, ni seulement plier les
genoux. Cela fait, on lui mit dans la main une lance sur laquelle il fut
obligé de s'appuyer pour se tenir debout. Quand il fut équipé de la
sorte, on lui dit de marcher le premier, afin d'animer tout le monde au
combat, ajoutant que tant qu'on l'aurait pour guide, on était assuré de
la victoire.

Et comment diable marcherais-je? répondit Sancho: entre ces planches où
vous m'avez emboîté, je ne puis seulement pas plier le jarret. Ce qu'il
faut faire, c'est de m'emporter à bras et de me placer en travers ou
debout à quelque poterne que je défendrai ou avec ma lance ou avec mon
corps.

Allons donc, seigneur gouverneur, dit un de ces gens, ce ne sont pas vos
armes, c'est bien plutôt la peur qui vous empêche de marcher:
hâtez-vous; le bruit augmente et le danger redouble.

A ces exhortations et à ces reproches, le pauvre Sancho essaya de se
remuer; mais dès les premiers pas il tomba si lourdement qu'il crut
s'être mis en pièces. Il demeura par terre étendu tout de son long,
assez semblable à une tortue sous son écaille, ou à quelque barque
échouée sur le sable. Mais ces impitoyables railleurs n'en eurent pas
plus de compassion: au contraire, ils éteignirent leurs torches, et
simulant le bruit de gens qui combattent, ils passèrent et repassèrent
plus de cent fois sur le corps du gouverneur, donnant de grands coups
d'épée sur le bouclier qui le couvrait, pendant que se ramassant de son
mieux dans cette étroite prison, le pauvre diable suait à grosses
gouttes, et priait Dieu de tout son cœur de le tirer d'un si grand
péril. Les uns trébuchaient, d'autres tombaient sur lui, il y en eut
même un qui, après lui avoir monté sur le dos, se mit à crier comme
d'une éminence, et simulant l'office de général: Courez par ici,
l'ennemi vient de ce côté; qu'on garde cette brèche, qu'on ferme cette
porte; rompez les échelles; vite, vite, de la poix et de la résine;
qu'on apporte des chaudrons pleins d'huile bouillante, qu'on couvre les
maisons avec des matelas; puis il continuait à nommer l'un après l'autre
tous les instruments et machines de guerre dont on se sert dans une
ville prise d'assaut.

Quant au malheureux Sancho, étendu par terre, foulé aux pieds et demi
mort de peur, il murmurait entre ses dents: Plût à Dieu que l'île fût
déjà prise, et que je me visse mort ou délivré de cette horrible
angoisse! Enfin le ciel eut pitié de lui, et lorsqu'il s'y attendait le
moins, il entendit crier: Victoire, victoire! les ennemis sont en fuite.
Allons, seigneur, levez-vous, venez jouir de votre triomphe et prendre
votre part des dépouilles conquises par votre bras invincible.

Qu'on me lève, dit Sancho tristement. Quand on l'eut aidé à se remettre
sur ses pieds: L'ennemi que j'ai tué, ajouta-t-il, je consens qu'on me
le cloue sur le front; quant aux dépouilles, vous pouvez vous les
partager, je n'y prétends rien. S'il me reste ici un ami, qu'il me donne
un peu de vin; le cœur me manque, et, pour l'amour de Dieu, qu'on
m'essuie le visage, je suis tout en eau.

On l'essuya, on lui donna du vin, on le débarrassa des boucliers; enfin,
se voyant libre, il voulut s'asseoir sur son lit, mais il tomba évanoui
de fatigue et d'émotion.

Les mystificateurs commençaient à se repentir d'avoir poussé si loin la
plaisanterie, lorsque Sancho, en revenant à lui, calma la crainte que
leur avait causée sa pâmoison. Il demanda quelle heure il était; on lui
répondit que le jour venait de poindre. Aussitôt, sans ajouter un mot,
il acheva de s'habiller, laissant tous les assistants surpris de
l'empressement qu'il y mettait. Quand il eut terminé, quoique avec bien
de la peine, tant il était brisé de fatigue, il se dirigea vers
l'écurie, suivi de tous ceux qui étaient là, puis s'approchant du
grison, il le prit tendrement entre ses bras, lui donna un baiser sur le
front, et lui dit les yeux pleins de larmes: Viens çà, mon fidèle ami,
viens, cher compagnon de mes aventures et de mes travaux; quand je
cheminais avec toi, sans autre souci que d'avoir à raccommoder ton
harnais et soigner ta gentille personne, heureux étaient mes heures, mes
jours, mes années. Mais depuis que je t'ai quitté pour me laisser
emporter sur les tours de l'ambition et de l'orgueil, tout a été pour
moi souffrances, inquiétudes et misères. En parlant ainsi, Sancho
passait le licou à son âne, et lui ajustait le bât; le grison bâté, il
monta dessus avec beaucoup d'efforts, et s'adressant au majordome, au
maître d'hôtel et au docteur Pedro Rezio: Place, place, messeigneurs,
leur dit-il, laissez-moi retourner à mon ancienne liberté; laissez-moi
retourner à ma vie passée, pour me ressusciter de cette mort présente.
Je ne suis point né pour être gouverneur; mon lot est de conduire la
charrue, de manier la pioche et de tailler la vigne, et non de donner
des lois ou de défendre des îles contre ceux qui viennent les attaquer.
Saint-Pierre est bien à Rome, je veux dire que chacun doit rester chez
lui et faire son métier. Faucille me sied mieux en main que bâton de
commandement; je préfère me rassasier de soupe à l'oignon, que d'être à
la merci d'un méchant médecin, qui me fait mourir de faim. Je dors mieux
en été, à l'ombre d'un chêne, que l'hiver entre deux draps de fine toile
de Hollande et enveloppé de riches fourrures. Adieu, adieu encore une
fois. Dites à monseigneur le duc que nu je suis né, nu je me trouve; je
veux dire qu'entré ici sans un maravédis, j'en sors les mains vides,
tout au rebours des autres gouverneurs. Allons, gare! vous dis-je;
laissez-moi passer, que j'aille me graisser les côtes, car il me semble
que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont promenés cette nuit
sur mon estomac.

Arrêtez, seigneur gouverneur, lui dit le docteur Pedro Rezio; arrêtez,
je vais vous faire donner un breuvage qui vous remettra dans un
instant; quant à votre table, je promets à Votre Grâce de m'amender, et
de lui laisser à l'avenir manger tout ce qu'il lui plaira.

Grand merci, reprit Sancho, il est trop tard; j'ai envie de rester comme
de me faire Turc. Ce n'est pas moi qu'on attrape deux fois de la même
façon, et si jamais il me prend envie d'avoir un gouvernement, que je
meure avant que d'y mettre le pied. Je suis de la famille des Panza; ils
sont tous entêtés comme des mulets, et quand une fois ils ont dit non,
ils n'en démordraient pas pour tout l'or du monde. Je laisse ici les
ailes de la vanité qui ne m'ont enlevé dans les airs qu'afin de me faire
manger aux hirondelles et aux oiseaux de proie; je redescends sur terre
pour y marcher comme auparavant, et si je n'ai pas de chaussures de
maroquin piqué, au moins ne manquerais-je jamais de sandales de cordes.
Adieu, encore une fois, qu'on me laisse passer, car il se fait tard.

Seigneur gouverneur, dit le majordome, nous laissons partir Votre Grâce,
puisqu'elle le veut, quoique ce ne soit pas sans regret que nous
consentions à perdre un homme de votre mérite, et dont la conduite a été
si chrétienne; mais tout gouverneur qui se démet de sa charge est obligé
de rendre compte de son administration: rendez le vôtre, s'il vous
plaît, après quoi nous ne vous retenons plus.

Personne n'a le droit de me demander des comptes, repartit Sancho, s'il
n'en a reçu le pouvoir de monseigneur le duc; je m'en vais le trouver,
et c'est à lui que je les rendrai. D'ailleurs, je sors d'ici nu, et cela
me dispense d'autre preuve.

Le seigneur Sancho a raison, dit Pedro Rezio, il faut le laisser aller;
d'autant plus que monseigneur sera enchanté de le revoir.

Tout le monde fut du même sentiment, et on le laissa partir en lui
offrant de l'accompagner et de lui fournir ce qui serait nécessaire pour
faire commodément son voyage. Sancho répondit qu'il ne voulait qu'un peu
d'orge pour son âne, et pour lui un morceau de pain et du fromage; que
le chemin étant si court, il n'avait pas besoin d'autre chose. Tous
l'embrassèrent; lui les embrassa aussi en pleurant, les laissant non
moins étonnés de son bon sens que de la prompte et énergique résolution
qu'il avait prise.



CHAPITRE LIV

QUI TRAITE DES CHOSES RELATIVES A CETTE HISTOIRE ET NON A D'AUTRES.


Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu'avait porté
don Quichotte à leur vassal, pour le motif dont nous avons parlé plus
haut; mais comme le jeune homme était en Flandre, où il s'était enfui
afin de ne pas épouser la fille de la señora Rodriguez, ils imaginèrent
de lui substituer un laquais gascon, appelé Tosilos. Après avoir donné à
cet homme les instructions nécessaires pour bien jouer son personnage,
le duc déclara à don Quichotte que dans un délai de quatre jours son
adversaire viendrait, armé de toutes pièces, se présenter en champ clos
et soutenir par la moitié de sa barbe, et même par sa barbe entière, que
la jeune fille mentait en affirmant qu'il lui avait promis de l'épouser.
Grande fut la joie de notre héros d'avoir rencontré une si belle
occasion de montrer à ses illustres hôtes sa valeur et la force de son
bras formidable; aussi dans son impatience, ces quatre jours lui
semblèrent-ils autant de siècles. Pendant qu'il se repose bien malgré
lui, allons tenir compagnie à Sancho qui, moitié triste, moitié joyeux,
venait retrouver son maître, plus content toutefois de se sentir sur son
fidèle grison qu'affligé de la perte de son gouvernement.

Il n'était pas encore bien loin de son île, de sa ville ou de son
village, car on n'a jamais su précisément ce que c'était, quand il vit
venir six pèlerins étrangers. Arrivés près de lui, ces pèlerins se
rangèrent sur deux files et se mirent à chanter à tue-tête dans une
langue dont Sancho ne put rien démêler, sinon le mot _aumône_. Il en
conclut que toute la chanson n'avait pas d'autre but, et comme il était
naturellement charitable, il leur offrit le pain et le fromage qu'il
portait dans son bissac, leur faisant entendre par signes qu'il n'avait
rien de plus. Les pèlerins acceptèrent l'aumône en criant: _Geld!
geld[120]!_

  [120] Mot allemand qui veut dire _argent_.

Je ne vous comprends pas, frères, dit Sancho; que voulez-vous!

L'un d'eux alors tira une bourse de son sein, pour faire entendre à
Sancho qu'ils demandaient de l'argent; mais lui, ouvrant la main et
écartant les doigts, afin de leur montrer qu'il ne possédait pas une
obole, piqua son grison et voulut passer au milieu d'eux. Mais un de ces
étrangers, qui l'avait reconnu, l'arrêta, et l'embrassant lui dit en
castillan: Sainte Vierge! qu'est-ce que je vois? n'est-ce pas mon ami,
mon bon voisin Sancho Panza? Oui! par ma foi, c'est bien lui, car je ne
suis ni ivre ni endormi.

Tout surpris d'entendre prononcer son nom et de se sentir embrasser,
Sancho regarda longtemps cet homme sans rien dire; mais il avait beau le
considérer, il ne pouvait se rappeler ses traits. Comment se peut-il,
lui dit alors le pèlerin, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote
le Morisque, le mercier de notre village?

Et qui diable t'aurait reconnu sous ce costume? reprit Sancho en
l'examinant de plus près; mais comment oses-tu revenir en Espagne?
Malheur à toi, mon pauvre ami, si tu venais à être découvert; tu
n'aurais pas à te louer de l'aventure.

Si tu te tais, répondit le pèlerin, je suis bien sûr que personne ne me
reconnaîtra sous cet habit. Mais quittons le grand chemin, et allons
dans ce bois où mes camarades veulent dîner et faire la sieste: ce sont
de braves gens, tu dîneras avec eux, et là je pourrai te conter ce qui
m'est arrivé depuis cet édit que le roi a fait publier contre les débris
de notre malheureuse nation.

[Illustration: On l'essuya, on lui donna du vin, on le débarrassa des
boucliers (page 531).]

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé à ses compagnons, tous
s'enfoncèrent dans le bois qui était en vue, s'éloignant ainsi de la
grand'route. Arrivés là, ils se débarrassèrent de leurs bourdons, de
leurs mantelets, et restèrent en justaucorps. Ils étaient jeunes,
enjoués et de bonne mine, hormis Ricote qui était déjà avancé en âge;
chacun d'eux portait une besace bien pourvue, au moins de ces viandes
qui appellent la soif de deux lieues. Ils s'assirent sur l'herbe, qui
leur servit de nappe, et tous alors fournissant ce qu'ils portaient dans
leur bissac, la place se trouva en un clin d'œil couverte de pain, de
noix, de fromage et de quelques os où il restait encore à ronger, sans
compter une espèce de saucisson appelé _cavial_, composé de ces œufs
d'esturgeon, grands provocateurs de l'appétit. Il s'y trouva aussi des
olives en quantité, lesquelles, quoiqu'un peu sèches, ne laissaient pas
d'être de bon goût. Mais ce qui fit ouvrir les yeux à Sancho, c'étaient
six grandes outres de vin, chacun ayant fourni la sienne, sans compter
celle de Ricote qui seule valait toutes les autres ensemble. Enfin nos
gens se mirent à manger, mais lentement et en savourant chaque morceau.
Puis tout à coup, levant les bras et les outres en l'air, le goulot sur
la bouche et les yeux fixés au ciel, comme s'ils y avaient pris leurs
points de mire, ils restèrent tous un bon quart d'heure à transvaser le
vin dans leur estomac. Sancho admirait cette harmonie muette, et ne
pensait déjà plus au gouvernement qu'il venait de quitter. Afin de se
mettre à l'unisson, il pria Ricote de lui prêter son outre, et l'ayant
embouchée, il fit voir qu'il ne manquait pour cet exercice ni de méthode
ni d'haleine.

De temps en temps, un des pèlerins prenant la main de Sancho, lui
disait: _Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno_; et Sancho
répondait: _Bon compagno jura di_; puis il éclatait de rire, mettant en
oubli sa mésaventure; en effet, sur le temps où l'on est occupé à manger
ou à boire, les soucis n'ont guère de prise. Quatre fois nos gens
recommencèrent à jouer de leurs musettes, mais à la cinquième fois elles
se désenflèrent si bien, qu'il n'y eut plus moyen d'en rien tirer:
toutefois, si le vin fit défaut, le sommeil ne leur manqua pas, car ils
s'endormirent sur la place. Ricote et Sancho, se trouvant plus éveillés,
pour avoir moins bu, laissèrent dormir leurs compagnons, et allèrent
s'asseoir au pied d'un hêtre, où le pèlerin, quittant sa langue
maternelle pour s'exprimer en bon castillan, parla de la sorte:

Tu n'as pas oublié, ami Sancho, quelle terreur s'empara des nôtres quand
le roi fit publier son édit contre les Mores; je fus si alarmé moi-même,
que craignant de ne pouvoir quitter l'Espagne assez tôt, je me voyais
déjà traîner au supplice avec mes enfants. Toutefois, ne trouvant pas
que nous fissions sagement de fuir avec tant de hâte, je résolus de
laisser ma famille dans notre village, et d'aller seul chercher quelque
endroit où je pusse la mettre en sûreté. Je m'étais bien aperçu, ainsi
que les plus habiles de notre nation, que cet édit n'était pas une vaine
menace, mais une résolution arrêtée. En effet, connaissant les mauvaises
intentions de beaucoup d'entre nous, intentions qu'ils ne cachaient pas,
je restai convaincu que Dieu seul avait pu mettre dans l'esprit du roi
une résolution si soudaine et si rigoureuse. Non pas que nous fussions
tous coupables: car parmi nous, il se trouvait des chrétiens sincères,
mais en si petit nombre qu'à parler franchement, souffrir tant d'ennemis
dans le royaume, c'était nourrir un serpent dans son sein. Quoi qu'il en
soit, le bannissement, trop doux pour quelques-uns, fut trop sévère pour
ceux qui, non plus que moi, n'avaient pas de mauvais desseins. Depuis
cette époque, dans quelque endroit que nous portions nos pas, nous
regrettons toujours l'Espagne, notre berceau, ne trouvant point ailleurs
le repos que nous espérions. Nous avions cru qu'en Barbarie et en
Afrique on nous recevrait à bras ouverts, mais c'est là qu'on nous
méprise et qu'on nous maltraite le plus. Hélas! nous n'avons connu notre
bonheur qu'après l'avoir perdu; aussi notre désir de revoir l'Espagne
est si grand, que la plupart d'entre nous, qui en savent fort bien la
langue, n'ont pas craint d'abandonner femme et enfants pour y revenir.

Je quittai donc notre village, et je partis pour la France avec
quelques-uns des nôtres; quoique nous y fussions bien reçus, le désir me
prit d'aller plus loin. Je passai en Italie, et de là en Allemagne, où
il me sembla qu'on vivait avec encore plus de sécurité, car presque
partout il y a une grande liberté de conscience. Je m'assurai d'une
maison proche d'Augsbourg, et m'associai à ces pèlerins qui ont coutume
de venir visiter les sanctuaires de l'Espagne, visite qui pour eux vaut
les mines du Pérou. Chaque année, ils la parcourent tout entière, et il
n'y a point de village qu'ils ne quittent repus jusqu'à la gorge, et
emportant un bon sac d'argent. Cet argent ils ont soin de l'échanger
contre de l'or, dont ils remplissent le creux de leurs bourdons, ou bien
ils le cousent dans les plis de leurs mantelets; puis, à force
d'industrie, ils parviennent à sortir d'Espagne avec leur butin, malgré
la rigoureuse surveillance des gardiens des passages. Aujourd'hui, ami
Sancho, mon intention est de reprendre l'argent que j'ai enfoui avant de
partir; et comme c'est hors de notre village, je pourrai le faire sans
péril, après quoi j'irai de Valence à Alger rejoindre ma femme et ma
fille. De là, nous repasserons en France, d'où je les emmènerai en
Allemagne, en attendant ce que Dieu voudra faire de nous; car enfin je
suis certain que ma femme et ma fille sont bonnes catholiques; quant à
moi, quoique je ne le sois pas autant, je suis plus chrétien que More,
et tous les jours je prie Dieu de m'ouvrir les yeux davantage, et de
m'apprendre comment il veut que je le serve. Mais ce qui m'étonne le
plus, Sancho, c'est que ma femme ait mieux aimé aller vivre en Barbarie
qu'en France, où elle et sa fille pourraient librement pratiquer leur
religion.

Oh! cela n'a pas dépendu d'elles, dit Sancho, c'est Jean Tiopevo, ton
beau-frère, qui les a emmenées: et comme c'est un vrai More, il n'a
songé qu'à ce qui l'accommodait le mieux. Mais veux-tu que je te dise,
Ricote: je suis certain que tu irais en vain chercher ton trésor, tu ne
le trouveras plus, car nous avons su qu'on avait pris à ton beau-frère
et à ta femme des perles et beaucoup d'argent qu'ils allaient faire
enregistrer.

Cela peut être, répliqua Ricote, mais je suis bien certain qu'ils n'ont
point touché à mon trésor, n'ayant confié le secret à personne, de
crainte de malheur. Si tu veux venir avec moi et m'aider à l'emporter,
je te promets deux cents écus: cet argent pourra te mettre à l'aise, car
je sais, mon ami, que tu n'es pas bien riche.

Je le ferais volontiers, repartit Sancho, mais je ne suis point aussi
intéressé que tu pourrais le croire. Si j'aimais la richesse, je
n'aurais pas quitté ce matin un office où je pouvais faire d'or les murs
de ma maison, et avant qu'il fût six mois manger dans des plats
d'argent. Et pour cette raison, comme aussi parce que ce serait trahir
le roi notre maître, que d'aider ses ennemis, je n'irais pas avec toi,
quand au lieu de deux cents écus tu m'en offrirais le double.

Quel office as-tu donc quitté? demanda Ricote.

J'ai quitté le gouvernement d'une île, mais d'une île, vois-tu, qui n'a
pas sa pareille à un quart de lieue à la ronde, répondit Sancho.

Et où est-elle située, cette île? continua Ricote.

Où elle est? A deux lieues d'ici, répliqua Sancho, et elle s'appelle
l'île de Barataria.

Que dis-tu là, reprit Ricote; est-ce qu'il y a des îles en terre ferme?

Pourquoi non? reprit Sancho. Je te dis, mon ami, que j'en suis parti ce
matin, et qu'hier encore je la gouvernais à ma fantaisie; malgré tout,
je l'ai quittée, parce qu'il m'est avis que l'office de gouverneur est
dangereux.

Et qu'as-tu gagné dans ton gouvernement? demanda Ricote.

Ce que j'y ai gagné? répondit Sancho; par ma foi, j'y ai gagné
d'apprendre que je ne suis pas bon à être gouverneur, si ce n'est d'un
troupeau de chèvres, et que les richesses amassées dans les
gouvernements coûtent le repos et le sommeil, voire même le boire et le
manger. Dans les îles, il faut que les gouverneurs ne mangent presque
rien, surtout s'ils ont des médecins qui prennent soin de leur santé.

Je ne sais ce que tu veux dire, répliqua Ricote. Hé! qui diable pouvait
s'aviser de te donner une île à gouverner? manque-t-il d'habiles gens au
monde, qu'il faille prendre des paysans pour en faire des gouverneurs?
Tu rêves, mon pauvre ami. Vois seulement si tu veux venir avec moi pour
m'aider à emporter mon trésor. Je t'assure qu'il en mérite bien le nom,
et je te donnerai ce que je t'ai promis.

Je t'ai déjà dit que je ne le veux pas, répondit Sancho; mais sois sûr
de n'être pas dénoncé par moi. Adieu; continue ton chemin, et
laisse-m'en faire autant: si le bien gagné honnêtement se perd
quelquefois, à plus forte raison le bien mal acquis doit-il se perdre
avec son maître.

Je n'insiste pas, reprit Ricote, mais tu ne sais pas ce que tu refuses.
Dis-moi, étais-tu dans le village quand mon beau-frère emmena ma femme
et ma fille?

Vraiment oui, j'y étais, répondit Sancho, et tout le monde trouvait ta
fille si belle, qu'on sortait en foule pour la voir: chacun la suivait
des yeux, disant que c'était la plus jolie fille d'Espagne. La pauvre
créature pleurait en embrassant ses amies, les priant de la recommander
à Dieu et à sa sainte mère. Elle nous faisait pitié, tant elle était
triste, et je ne pus m'empêcher de pleurer, moi qui ne suis pas un grand
pleurard. Bien des gens voulaient la cacher; d'autres, s'ils n'eussent
pas craint l'édit de Sa Majesté, de l'enlever par les chemins. Don Pedro
Gregorio, ce jeune homme que tu connais, et qui est si riche, se
démenait fort pour elle: il l'aimait beaucoup, à ce qu'on dit; aussi ne
l'a-t-on plus revu depuis qu'elle est partie, et nous crûmes tous qu'il
avait couru après elle pour l'enlever, mais on n'en a pas entendu parler
jusqu'à cette heure.

Par ma foi, dit Ricote, j'avais toujours cru ce jeune homme amoureux de
ma fille; mais comme je me fiais à elle, je m'en inquiétais peu. Tu sais
bien, Sancho, que les Morisques ne se marient guère par amour avec les
vieux chrétiens; et ma fille, ce me semble, songeait moins à se marier
qu'à devenir bonne chrétienne; aussi je pense qu'elle se souciait fort
peu des poursuites de ce gentilhomme.

Dieu le veuille, repartit Sancho, car cela ne convient ni à l'un ni à
l'autre. Adieu, mon ami; laisse-moi partir; je veux aller ce soir
retrouver mon maître, le seigneur don Quichotte.

Que Dieu t'accompagne, frère Sancho, dit Ricote. Aussi bien, voilà mes
compagnons qui s'éveillent, et il est temps de continuer notre chemin.

Après s'être embrassés, Sancho monta sur son âne, Ricote prit son
bourdon, et ils se séparèrent.



CHAPITRE LV

DE CE QUI ARRIVA A SANCHO EN CHEMIN.


Pour avoir passé trop de temps à s'entretenir avec Ricote, Sancho ne put
arriver de jour au château du duc, et il en était encore à une
demi-lieue quand la nuit le surprit. Comme on était au printemps, il ne
s'en mit pas en peine; seulement, il s'écarta de la route dans
l'intention de se procurer un gîte. Mais sa mauvaise étoile voulut qu'en
cherchant un endroit pour passer la nuit, lui et son grison tombèrent
dans un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu de
bâtiments en ruine. Lorsque Sancho sentit la terre lui manquer, il se
recommanda à Dieu avec ferveur, se croyant déjà au fond des abîmes;
pourtant, il en fut quitte à meilleur marché, car à quatre toises il se
trouva sur la terre ferme et assis sur sa monture sans s'être fait aucun
mal. Il commença par se tâter par tout le corps, et retint son haleine
pour s'assurer s'il n'avait aucune blessure; quand il se sentit bien
portant, il rendit grâces au ciel de l'avoir préservé d'un danger où il
avait failli se mettre en pièces. Le pauvre diable porta aussitôt ses
mains de tous côtés pour voir s'il n'y avait pas moyen de se tirer de
là; mais les murs étaient si droits et si escarpés qu'il lui était
impossible d'y grimper. Désolé de cette découverte, il le fut bien
davantage quand il entendit son grison se plaindre douloureusement, et
certes avec sujet, car il était en assez piteux état.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Ricote et Sancho allèrent s'asseoir au pied d'un hêtre (page 534).]

Hélas! hélas! s'écria Sancho, que d'accidents imprévus dans ce misérable
monde! Qui aurait dit que l'homme qui était hier gouverneur d'une île,
commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd'hui
seul, sans serviteurs ni vassaux pour le secourir! Faudra-t-il donc, mon
pauvre grison, que tous les deux nous mourions de faim ici, ou toi de
tes blessures, et moi de chagrin! Encore si j'étais aussi chanceux que
le fut monseigneur don Quichotte dans la caverne de Montesinos, où il
trouva la nappe mise et son lit tout prêt! Mais que trouverai-je dans ce
maudit trou, sinon des couleuvres et des crapauds? Malheureux que je
suis! où ont abouti mes folies et mes caprices? Si du moins nous étions
morts dans notre pays et parmi les gens de notre connaissance, nous
n'eussions pas manqué d'âmes charitables pour nous pleurer et nous
fermer les yeux à notre dernière heure! O mon fidèle ami, mon cher
compagnon, quelle récompense je donne à tes bons services! mais
pardonne-moi, et prie la fortune qu'elle nous tire de ce mauvais pas,
après quoi tu verras que je ne suis pas ingrat, et je te promets double
ration.

Pendant que le maître se lamentait de la sorte, l'âne restait immobile,
tant grande était l'angoisse que le pauvre animal endurait. Le jour
revint, et aux premières clartés de l'aurore, Sancho, voyant qu'il était
absolument impossible, sans être aidé, de sortir de cette espèce de
puits, recommença à se lamenter et à jeter de grands cris pour appeler
du secours. Mais personne ne l'entendait, et il se tint pour mort,
surtout en voyant son âne couché à terre, les oreilles basses et faisant
fort triste mine. Enfin, il l'aida à se remettre sur ses pieds, non sans
beaucoup de peine; puis, ayant tiré un morceau de pain de son bissac, il
le lui donna en disant: _Tiens, mon enfant, quand on a du pain, les maux
se sentent moins_.

L'infortuné Sancho était dans cette cruelle anxiété, cherchant de tous
côtés remède à son malheur, quand il découvrit à l'un des bouts du
souterrain une ouverture assez grande pour qu'un homme pût y passer. Il
s'y glissa à quatre pattes, et il vit qu'à l'autre bout le trou allait
toujours s'élargissant. Revenant sur ses pas, il prit une pierre avec
laquelle il pratiqua une brèche capable de livrer passage à son âne, et,
le tirant par le licou, il commença à cheminer le long du souterrain.
Tantôt il marchait à tâtons, tantôt il entrevoyait la lumière, mais
toujours avec une égale frayeur. Dieu puissant, se disait-il, mon maître
trouverait ceci une excellente aventure, tandis que moi, malheureux,
privé de conseil et dénué de courage, il me semble à tous moments que la
terre va me manquer sous les pieds. Tout en se lamentant, et après avoir
fait, à ce qu'il crut, près de demi-lieue, il commença à découvrir un
faible jour qui se glissait par une étroite fissure, et il espéra revoir
la lumière encore une fois. Mais Ben-Engeli le laisse là pour retourner
à don Quichotte, lequel attendait avec autant d'impatience que de joie
le jour fixé pour le combat qu'il devait livrer au séducteur de la fille
de la señora Rodriguez.

Or, comme ce matin-là notre héros était sorti pour tenir son cheval en
haleine et le disposer au combat du lendemain, il arriva qu'à la suite
d'une attaque simulée à toute bride, Rossinante vint mettre les pieds de
devant sur le bord d'un trou dans lequel, sans la vigueur du cavalier
qui arrêta sa monture sur les jarrets de derrière, tous deux seraient
tombés infailliblement. La curiosité de don Quichotte l'engagea à voir
de plus près ce que c'était: il s'approcha sans mettre pied à terre.
Pendant qu'il considérait cette large ouverture, de grands cris, partis
du fond, vinrent frapper son oreille: Hélas! disait une voix, n'y a-t-il
point là-haut quelque chrétien qui m'entende, quelque chevalier
charitable qui ait pitié d'un malheureux pécheur enterré tout vivant,
d'un pauvre gouverneur qui n'a pas su se gouverner lui-même?

Surpris au dernier point, don Quichotte crut reconnaître la voix de
Sancho, et, pour s'en assurer, il cria de toute sa force: Qui es-tu
là-bas, toi qui te plains ainsi?

Et qui peut se plaindre, répondit la voix, si ce n'est le malheureux
Sancho Panza, ci-devant écuyer du fameux chevalier don Quichotte de la
Manche, et, pour ses péchés, gouverneur de l'île Barataria?

Ces paroles redoublèrent la surprise du chevalier. S'imaginant que
Sancho était mort, et que son âme faisait là son purgatoire, il répondit
à son tour: En ma qualité de chrétien catholique, je t'engage à me
déclarer qui tu es. Si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux
que je fasse pour te soulager, car ma profession étant de secourir tous
les affligés, je puis aussi porter secours à ceux de l'autre monde qui
ne sauraient s'aider eux-mêmes.

Vous qui me parlez, reprit la voix, vous êtes donc monseigneur don
Quichotte de la Manche; car à l'accent et à la parole ce ne peut être
que lui.

Oui, oui, répliqua notre héros, je suis ce don Quichotte qui a fait
profession de secourir et d'assister en leurs nécessités les vivants et
les morts; apprends-moi donc qui tu es toi-même, car tu me tiens en
grand souci. Si tu es Sancho mon écuyer, et si tu as cessé de vivre,
pourvu que les diables ne t'aient point emporté, et que par la
miséricorde de Dieu tu sois seulement en purgatoire, notre mère la
sainte Église catholique a des prières efficaces pour abréger tes
peines; de ma part j'y emploierai tous mes efforts: achève donc de
t'expliquer et dis-moi qui tu es.

Je jure Dieu, seigneur don Quichotte, répondit la voix, et je fais
serment que je suis Sancho Panza, votre écuyer, et que je ne suis jamais
mort depuis que je suis dans ce monde; mais qu'après avoir quitté mon
gouvernement pour des raisons qu'il serait trop long de raconter, je
tombai hier dans ce trou où je suis encore avec le grison qui ne me
laissera pas mentir à telles enseignes, qu'il est à mes côtés.

En ce moment, comme s'il eût compris son maître et voulu lui rendre
témoignage, l'âne se mit à braire si puissamment, que toute la caverne
en retentit.

Voilà un témoin irrécusable, dit don Quichotte; au bruit je reconnais
l'âne, et le maître à sa parole. Attends un peu, mon pauvre ami, je m'en
vais au château qui est tout proche, et j'amènerai des gens pour te
tirer d'ici.

Dépêchez-vous, je vous prie, seigneur, car je suis au désespoir de me
voir enterré tout vivant, et je me sens mourir de peur.

Don Quichotte alla conter l'aventure au duc et à la duchesse, qui
savaient que ce souterrain existait depuis un temps immémorial; mais ce
qui surtout les surprit, ce fut d'apprendre que Sancho avait quitté son
gouvernement sans qu'on leur eût donné avis de son départ. On courut
avec des cordes et des échelles, et à force de bras on ramena Sancho et
le grison à la lumière du soleil. Un étudiant qui se trouvait là par
hasard ne put s'empêcher de dire en voyant notre écuyer: Il serait bon
que tous les mauvais gouverneurs sortissent de leurs gouvernements,
comme celui-ci sort de cet abîme, pâle et mourant de faim, et, si je ne
me trompe, la bourse très-peu garnie.

Frère, repartit Sancho, il y a huit jours que je suis entré dans l'île
qu'on m'avait donné à gouverner; pendant ces huit jours, je n'ai pas
mangé mon soûl une seule fois: j'ai été persécuté par les médecins, les
ennemis m'ont rompu les os, et je n'ai pas même eu le temps de toucher
mes gages. Vous voyez bien que je ne méritais point d'en sortir ainsi;
mais l'homme propose et Dieu dispose, et où l'on croit trouver du lard,
il n'y souvent pas de crochet pour le pendre. Au reste, Dieu m'entend,
et cela me suffit.

Sancho, laisse parler les gens, lui dit son maître; repose-toi sur ta
bonne conscience, et qu'on dise ce qu'on voudra. Qui prétendrait
attacher toutes les langues n'aurait jamais fini; on mettrait plutôt des
portes aux champs. Si un gouverneur est riche, on dit qu'il a volé; s'il
est pauvre, on dit que c'est un niais et un imbécile.

Permis de m'appeler un imbécile, répliqua Sancho, mais non de dire que
je suis un voleur.

Tout en discourant, ils arrivèrent au château, entourés d'une foule de
gens, et ils trouvèrent le duc et la duchesse qui les attendaient dans
une galerie. Sancho ne voulut point monter rendre visite au duc et à la
duchesse qu'il n'eût mis son grison à l'écurie, car la pauvre bête
avait, disait-il, passé une très-mauvaise nuit. Enfin il alla saluer
Leurs Excellences: Messeigneurs, dit-il en mettant un genou en terre, je
suis allé gouverner votre île de Barataria, parce que Vos Grandeurs
l'ont voulu, et non parce que je l'avais mérité: j'y suis entré nu, et
nu j'en sors; je n'y ai perdu ni gagné, et si j'ai bien ou mal gouverné,
il y a des témoins qui pourront dire ce qui en est. J'ai éclairci des
difficultés, jugé des procès, toujours mourant de faim, grâce au docteur
Pedro Rezio, naturel de Tirteafuera, médecin de l'île et assassin des
gouverneurs. Les ennemis nous ont attaqués nuitamment et mis en grand
péril; mais ceux de l'île ont assuré que nous étions victorieux par la
force de mon bras; Dieu les récompense dans ce monde et dans l'autre
s'ils ne mentent point. Après avoir pesé les charges et les fatigues
qu'on rencontre dans les gouvernements, j'ai trouvé le fardeau trop
pesant pour mes épaules, et en fin de compte j'ai reconnu que je ne suis
pas du bois dont on fait les gouverneurs; aussi, avant que le
gouvernement me quittât, j'ai quitté le gouvernement, et hier, de bon
matin, j'ai laissé l'île à l'endroit où je l'avais trouvée, avec les
mêmes maisons et les mêmes rues, sans y avoir rien changé. Je n'ai rien
emprunté à personne, je n'ai fait de profit sur quoi que ce soit, et si,
comme cela est, j'ai songé à faire des ordonnances utiles et
profitables, j'y ai renoncé bien vite, de peur qu'on ne les observât
pas; parce qu'alors les faire ou ne pas les faire, c'est absolument la
même chose. Je suis parti sans autre compagnie que celle de mon grison.
Pendant la nuit, je suis tombé dans un souterrain, je l'ai parcouru tout
du long; puis j'ai tant fait que, le jour venu, j'ai découvert une
issue, mais non si facile toutefois que je n'y fusse demeuré jusqu'au
jugement dernier sans le secours de mon maître. Voici donc, monseigneur
le duc et madame la duchesse, votre gouverneur Sancho Panza, qui, en dix
jours qu'il a gouverné, a appris à mépriser le gouvernement,
non-seulement d'une île, mais encore du monde entier. Sur quoi je baise
très-humblement les pieds de Vos Excellences; et avec leur permission,
je retourne au service de monseigneur don Quichotte, avec qui je mange
au moins du pain tout mon soûl. Encore bien, je l'avoue, que cela ne
m'arrive que par saccades, je m'en rassasie du moins; et pourvu que je
m'emplisse le ventre, peu m'importe que ce soit de fèves ou de perdrix.

L'écuyer finit là sa harangue, au grand contentement de son maître, qui
mourait de peur qu'il ne lui échappât mille impertinences. Le duc
embrassa Sancho, lui disant qu'il regrettait de le voir quitter son
gouvernement, mais qu'il lui donnerait dans ses États quelque autre
emploi où il aurait moins de peine et plus de profit. La duchesse aussi,
recommanda qu'on lui fît faire grande chère et qu'on lui dressât un bon
lit, car il paraissait tout moulu et à moitié disloqué.



CHAPITRE LVI

DE L'ÉTRANGE COMBAT DE DON QUICHOTTE ET DU LAQUAIS TOSILOS, AU SUJET DE
LA FILLE DE LA SENORA RODRIGUEZ.


Le majordome qui avait accompagné Sancho à Barataria revint le même jour
raconter au duc et à la duchesse les faits et gestes de notre
gouverneur, et jusqu'à ses moindres paroles; mais ce qui les amusa le
plus, ce fut l'assaut simulé de l'île, les frayeurs de Sancho et enfin
son départ précipité.

Cependant arriva le jour fixé pour le combat. Dans l'intervalle, le duc
avait eu le temps d'instruire son laquais Tosilos des précautions qu'il
fallait prendre pour vaincre don Quichotte sans le tuer ni le blesser.
Il décida qu'on ôterait le fer des lances, alléguant que les sentiments
chrétiens dont il se piquait ne permettaient pas que ce combat pût
entraîner la mort, et que les combattants devaient se contenter d'avoir
le champ libre sur ses terres, malgré les décrets des conciles qui
défendent ce genre de duel, sans le vouloir encore à outrance. Notre
héros répondit que le duc pouvait régler les choses comme il
l'entendrait; qu'il se conformerait en tout à ses volontés.

Sur l'esplanade du château, le duc avait fait dresser un spacieux
échafaud, où devaient se tenir les juges du camp et les dames qui
demandaient justice. Le grand jour arrivé, une foule immense de curieux
accourut de tous les villages environnants. Jamais dans le pays vivants
ou morts n'avaient entendu raconter pareille chose.

[Illustration: Il recommença à se lamenter et à jeter de grands cris
pour appeler du secours (page 538).]

Le premier qui parut dans la lice fut le maître des cérémonies; il la
parcourut d'un bout à l'autre pour s'assurer qu'il n'y avait aucun piége
ou obstacle qui pût faire trébucher les combattants. La duègne et sa
fille, dans une contenance affligée et avec leurs voiles tombant jusqu'à
terre, vinrent ensuite prendre place. Notre héros était déjà dans la
lice, quand par un des angles de la place et au son des trompettes on
vit entrer le grand laquais Tosilos, couvert d'armes resplendissantes,
le casque en tête et la visière baissée. Il montait un puissant cheval
de Frise qui faisait trembler la terre sous ses pas. Tosilos n'avait
point oublié les instructions du duc son seigneur, c'est-à-dire d'éviter
le premier choc, pour éviter la mort si don Quichotte l'atteignait. Il
parcourut la place, et s'approchant des dames, il regarda quelque temps
avec beaucoup d'attention, celle qui le réclamait pour époux. Enfin, le
juge du camp appela notre chevalier, et suivi de Tosilos, il alla
demander aux plaignantes si elles consentaient à prendre pour champion
le seigneur don Quichotte de la Manche. Toutes deux s'inclinèrent en
répondant qu'elles tenaient pour bon et valable ce qu'il ferait en cette
circonstance.

Le duc et la duchesse étaient assis dans une galerie construite
au-dessus de l'enceinte et remplie de gens qui attendaient l'issue d'un
combat si extraordinaire. Les conditions du champ clos furent que si don
Quichotte était vainqueur, le vaincu épouserait la fille de la señora
Rodriguez; qu'au contraire, s'il succombait, son adversaire se
trouverait relevé de sa promesse. Le maître des cérémonies partagea le
soleil aux combattants, et assigna à chacun le lieu où il devait se
placer. Puis dès qu'il fut retourné à sa place, les clairons
retentirent.

Tout en attendant le dernier signal, don Quichotte s'était recommandé à
Dieu et à sa dame Dulcinée; quant à Tosilos, il avait bien d'autres
pensées en tête. S'étant mis à considérer son aimable ennemie, elle lui
avait semblé la plus charmante créature du monde: aussi le petit dieu
qu'on appelle Amour ne voulut-il pas perdre l'occasion de triompher d'un
cœur de laquais; il s'approcha du drôle, sans être vu de personne, et
il lui décocha une flèche qui le perça de part en part (car l'amour est
invisible, il va et vient, entre et sort à sa fantaisie), si bien que
lorsque les clairons sonnèrent, Tosilos n'entendit rien, ne songeant
déjà plus qu'à la beauté dont il était devenu tout à coup l'esclave.

Don Quichotte, au contraire, n'avait pas plutôt entendu le signal de
l'attaque qu'il s'était élancé sur son adversaire de toute la vitesse de
Rossinante, pendant que Sancho criait de toutes ses forces: Que Dieu te
conduise, fleur et crème de la chevalerie errante! que Dieu te donne la
victoire comme tu la mérites!

Bien que Tosilos vît fondre sur lui don Quichotte, il ne bougea pas; au
contraire, appelant à haute voix le juge du camp: Seigneur, lui dit-il,
ce combat n'a-t-il lieu que pour m'obliger à épouser cette dame?

Précisément, lui répondit celui-ci.

En ce cas, repartit Tosilos, ma conscience me défend de passer outre: je
me tiens pour vaincu, et je suis prêt à épouser cette dame à l'instant
même.

A ces paroles, le juge du camp, qui était un des confidents de cette
facétie, demeura fort étonné, et ne sut que répondre.

Quant à don Quichotte, voyant que son ennemi ne venait point à sa
rencontre, il s'était arrêté au milieu de la carrière. Le duc cherchait
à deviner ce qui suspendait le combat; mais lorsqu'il sut ce qu'il en
était, il entra dans une grande colère contre son domestique, sans
toutefois oser le laisser paraître.

Tosilos s'approchant de l'estrade où était la señora Rodriguez: Madame,
lui dit-il, je suis prêt à épouser votre fille, et je ne veux point
obtenir par les armes ce que je puis posséder sans débat.

S'il en est ainsi, je suis libre et délié de mon serment, ajouta don
Quichotte; qu'ils se marient, et puisque Dieu la lui donne, que saint
Pierre les bénisse!

Le duc descendit dans la lice: Est-il vrai, chevalier, dit-il en
s'adressant à Tosilos, que vous vous teniez pour vaincu, et que pressé
des remords de votre conscience, vous consentiez à épouser cette jeune
fille?

Oui, seigneur, répondit celui-ci.

Par ma foi, il fait bien, dit alors Sancho, car ce que tu voulais donner
au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira.

Cependant Tosilos s'était mis à délacer son casque, et priait qu'on
l'aidât, parce qu'il ne pouvait plus respirer, tant il était serré dans
cette étroite prison. On s'empressa de le satisfaire. Alors se montra à
découvert le visage du laquais Tosilos. Quand la señora Rodriguez et sa
fille virent ce qu'il en était, elles se mirent à crier en disant: C'est
une tromperie, c'est une infâme tromperie. On a mis Tosilos, le laquais
de monseigneur, à la place de mon véritable époux. Justice, justice!
nous ne souffrirons pas cette trahison.

Ne vous affligez point, mesdames, dit don Quichotte, il n'y a ici ni
malice ni tromperie; du reste, s'il y en a, elle n'est point de la part
de monseigneur le duc, mais de la part des enchanteurs, mes ennemis,
qui, jaloux de la gloire que j'allais acquérir dans ce combat, ont
changé le visage de votre époux en celui de ce laquais. N'en doutez pas,
mademoiselle, ajouta-t-il, et en dépit de la malice de nos ennemis,
mariez-vous avec ce cavalier; car c'est bien celui que vous désiriez.
Là-dessus, vous pouvez vous en fier à moi.

En entendant notre héros, le duc sentit s'évanouir sa colère: En vérité,
dit-il, tout ce qui arrive au chevalier de la Manche est tellement
extraordinaire, que je suis disposé à croire que l'homme ici présent
n'est point mon laquais; mais pour en être plus certains, remettons le
mariage à quinzaine, et gardons sous clef ce personnage qui nous tient
en suspens; peut-être alors aura-t-il repris sa première forme. La
malice des enchanteurs contre le seigneur don Quichotte ne peut pas
toujours durer, surtout quand ils verront que toutes leurs ruses et
leurs transformations sont inutiles.

Oh! vraiment, dit Sancho, ces diables d'enchanteurs sont plus opiniâtres
qu'on ne pense, et ils ne tiennent pas mon maître quitte à si bon
marché: dans ce qui lui arrive, ce n'est que transformation de celui-ci
en celui-là, et de celui-là en un autre. Il y a peu de jours il vainquit
un chevalier qui s'appelait le chevalier des Miroirs; eh bien, les
enchanteurs donnèrent au vaincu la figure du bachelier Samson Carrasco,
qui est un de ses meilleurs amis; madame Dulcinée, ils l'ont changée en
une grossière paysanne; mais je serais bien trompé si ce laquais ne
reste pas laquais jusqu'à la fin de ses jours.

Il en sera ce qui pourra, reprit la fille de la señora Rodriguez; et
puisqu'il consent à m'épouser, je l'accepte de bon cœur: j'aime mieux
être la femme d'un laquais que la maîtresse d'un gentilhomme, d'autant
plus que mon séducteur ne l'est pas.

Malgré tout on renferma Tosilos, sous prétexte de voir ce qui
adviendrait de sa métamorphose, et don Quichotte fut proclamé vainqueur.
Quant aux spectateurs qui avaient espéré voir les combattants se mettre
en pièces, ils se retirèrent aussi désappointés que le sont les petits
garçons lorsqu'on fait grâce au condamné qu'ils étaient venus pour voir
pendre. Le duc, la duchesse et le glorieux don Quichotte rentrèrent au
château; la señora Rodriguez et sa fille étaient charmées de voir que,
de façon ou d'autre, cette aventure finissait par un mariage; quant à
Tosilos, il ne demandait pas mieux.



CHAPITRE LVII

COMMENT DON QUICHOTTE PRIT CONGÉ DU DUC, ET DE CE QUI LUI ARRIVA AVEC LA
BELLE ALTISIDORE, DEMOISELLE DE LA DUCHESSE.


Craignant enfin d'avoir un jour à rendre compte à Dieu de la vie oisive
qu'il menait dans ce château, vie qu'il trouvait si contraire à sa
profession de chevalier errant, don Quichotte se résolut enfin à partir,
et demanda congé à Leurs Excellences. Ce ne fut pas sans montrer un
grand déplaisir que le duc y consentit; mais enfin, il se rendit aux
raisons du chevalier.

La duchesse remit à Sancho les lettres de sa femme. Après en avoir
entendu la lecture: Qui eût pensé, se disait-il en pleurant, que toutes
mes espérances s'en iraient en fumée, et qu'il me faudrait encore une
fois me mettre en quête d'aventures à la suite de mon maître? Au moins
je suis bien aise d'apprendre que Thérèse a fait son devoir en envoyant
des glands à madame la duchesse: si elle y eût manqué, je l'aurais
regardée comme une ingrate. Ce qui me console, c'est qu'on ne peut
appeler ce cadeau un pot-de-vin, puisque j'occupais déjà le gouvernement
quand elle l'a envoyé; si petit qu'il soit, il montre que nous sommes
reconnaissants. Nu je suis entré dans le gouvernement, et nu j'en sors.
Ainsi, on n'a rien à me reprocher, et me voilà tel que ma mère m'a mis
au monde.

Don Quichotte, qui, la veille au soir, avait pris congé du duc et de la
duchesse, voulut se mettre en route de grand matin. Au lever du soleil,
il parut tout armé dans la cour du château, dont les galeries étaient
remplies de gens curieux d'assister à son départ. Sancho était sur son
grison avec sa valise et son bissac, le cœur plus joyeux qu'on ne
pensait, car, à l'insu de don Quichotte, le majordome du duc lui avait
remis deux cents écus d'or pour continuer leur voyage.

Tout le monde avait les yeux attachés sur notre chevalier, quand tout à
coup l'effrontée et spirituelle Altisidore éleva la voix du milieu des
filles de la duchesse et dit d'un ton amoureux et plaintif:


  Arrête, ô le plus dur des chevaliers errants!
      Retiens le mors, quitte la selle;
      Sans fatiguer en vain les flancs
      De ta vieille et maigre haridelle;
      Apprends donc que tu ne fuis pas
      Une vipère venimeuse,
  Mais un petit agneau qui recherche tes bras,
      Et qui n'est point brebis galeuse.

      Monstre, tu réduis aux abois
      La plus aimable créature
      Que Diane ait vue dans ses bois,
      Ou Vénus dans sa grotte obscure.
      Cruel Énée, amant trop fugitif,
  Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif!

  Tu m'as ravi, cruel, oui, oui, tu m'as ravi
      Un cœur plein d'amoureuse rage;
      Et tu t'en es si mal servi,
      Qu'il ne peut servir davantage:
      Mais voler trois coiffes de nuit,
      Et dérober ma jarretière!
  Va, va te promener, et tout ce qui s'ensuit:
      Ce ne sont point là tours à faire.

      Tu m'as volé mille soupirs,
      Et des soupirs chauds comme braise,
      Non pas de languissants zéphyrs,
      Mais de vrais soufflets à fournaise.
      Cruel Énée, amant trop fugitif,
  Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif.

  Que toujours le nigaud qui te sert d'écuyer,
      Laisse ton âme désolée,
      Sans mettre en son état premier
      Ta ridicule Dulcinée;
      Qu'elle se ressente à jamais,
      L'impertinente créature,
  De toutes tes rigueurs, des maux que tu m'as faits,
      De tous les tourments que j'endure.

      Puisses-tu dans tes plus hauts faits,
      N'avoir que mauvaise aventure,
      Et qu'avec toi tous tes souhaits
      Soient bientôt dans ta sépulture!
      Cruel Énée, amant trop fugitif,
  Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif[121]!


  [121] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Tandis qu'Altisidore se lamentait de la sorte, don Quichotte la
regardait avec de grands yeux; tout à coup, se tournant vers Sancho: Par
le salut de tes aïeux, lui dit-il, je te prie, je t'adjure de déclarer
la vérité: emportes-tu, par hasard, les trois mouchoirs et les
jarretières dont parle cette amoureuse damoiselle!

Les mouchoirs, j'en conviens, répondit Sancho; mais de jarretières, pas
plus que sur ma main.

Quoiqu'elle la connût pour une personne très-hardie et très-facétieuse,
la duchesse ne revenait pas de l'effronterie de sa suivante; mais le
duc, à qui le jeu plaisait, ne fut pas fâché de le prolonger. Seigneur
chevalier, dit-il à don Quichotte, votre conduite est inexcusable,
surtout après le bon accueil que Votre Grâce a reçu dans ce château:
votre action dénote un mauvais cœur, et trahit un genre de faiblesse
qui s'accorde mal avec ce que la renommée publie de vous. Rendez les
jarretières à cette demoiselle, sinon je vous défie en combat à outrance
sans craindre que les enchanteurs changent mes traits, comme cela est
arrivé à mon laquais Tosilos.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Au son des trompettes, on vit entrer le grand laquais Tosilos
(page 541).]

Dieu me préserve, seigneur, répondit notre héros, de tirer l'épée contre
votre illustre personne de qui j'ai reçu tant de faveurs. Les mouchoirs,
je les ferai rendre, puisque Sancho dit qu'il les a: quant aux
jarretières, ni lui ni moi ne les avons vues: que cette belle demoiselle
veuille bien les chercher dans sa toilette, sans aucun doute elle les y
trouvera. Jamais je n'ai rien dérobé, seigneur duc, et j'espère ne
jamais donner sujet qu'on m'accuse de pareilles bassesses, à moins que
Dieu ne m'abandonne. Cette jeune fille, on le voit bien, parle avec le
dépit d'un cœur amoureux, que je n'ai nullement pensé à enflammer;
aussi n'ai-je point d'excuses à lui faire, non plus qu'à Votre
Excellence, que je supplie très-humblement d'avoir de moi meilleure
opinion, et de me permettre de continuer mon voyage.

Partez, seigneur don Quichotte, dit la duchesse, et puisse la fortune
vous être toujours fidèle, afin que nous puissions entendre parler de
vos nouveaux exploits; partez, car votre présence est un mauvais remède
aux blessures que l'amour a faites à mes femmes. Quant à celle-ci, je la
châtierai si bien, qu'elle sera plus réservée à l'avenir.

O valeureux chevalier! s'écria Altisidore, encore deux mots, je t'en
conjure: pardon de t'avoir accusé du vol de mes jarretières; je te fais
réparation d'honneur, car je les ai sur moi en ce moment; mais je suis
si troublée que je ressemble à celui qui cherchait son âne pendant qu'il
était monté dessus.

Ne l'avais-je pas dit? s'écria Sancho: ah! vraiment, c'est bien moi
qu'il faut accuser de larcin! si j'avais voulu voler, n'en avais-je pas
une belle occasion dans mon gouvernement?

Don Quichotte se baissa avec grâce sur ses arçons, pour saluer le duc,
la duchesse et tous les assistants, puis, tournant bride, il sortit du
château et prit le chemin de Saragosse.



CHAPITRE LVIII

COMMENT DON QUICHOTTE RENCONTRA AVENTURES SUR AVENTURES, ET EN SI GRAND
NOMBRE, QU'IL NE SAVAIT DE QUEL COTÉ SE TOURNER.


Lorsque don Quichotte se vit en rase campagne, libre et à l'abri des
importunités d'Altisidore, il se sentit renaître, et il lui sembla
qu'une force nouvelle se manifestait en lui pour pratiquer mieux que
jamais sa profession de chevalier errant. Ami, dit-il en se tournant
vers son écuyer, de tous les biens dont le ciel a comblé les mortels, le
plus précieux est la liberté, les trésors que la terre cache dans ses
entrailles, ceux que la mer recèle dans ses vastes profondeurs, n'ont
rien qui lui soit comparable: pour la liberté aussi bien que pour
l'honneur, on peut et on doit aventurer sa vie. Tu as été témoin,
Sancho, des délices et de l'abondance dont nous avons joui dans ce
château; eh bien, te l'avouerai-je? au milieu de ces banquets somptueux,
de ces breuvages exquis, il me semblait toujours souffrir le tourment
de la soif et de la faim. Non, je ne jouissais point de ces choses avec
la même liberté que si elles m'eussent appartenu: car l'obligation de
reconnaître les bienfaits et les services qu'on a reçus est un lien
serré de mille nœuds qui tient une âme constamment captive. Heureux
celui à qui le ciel a donné un morceau de pain, et qui n'est tenu d'en
remercier que le ciel lui-même!

Malgré tout ce que vient de dire Votre Grâce, répondit Sancho, nous ne
saurions nous empêcher d'être reconnaissants de la bourse de deux cents
écus d'or que m'a donnée le majordome de monseigneur le duc; aussi je la
porte sur mon cœur, comme une relique contre la nécessité, et comme un
bouclier contre les accidents qu'on rencontre à toute heure: car pour un
château où l'on fait bonne chère, il y a cent hôtelleries où l'on est
roué de coups.

Déjà depuis quelque temps le chevalier et l'écuyer errants marchaient
s'entretenant de la sorte, quand ils aperçurent une douzaine d'hommes en
costume de paysans, qui dînaient assis sur l'herbe, leurs manteaux leur
servant de nappe. Près d'eux, d'espace en espace, étaient étendus de
grands draps blancs, qui recouvraient quelque chose. Don Quichotte
s'approcha, et ayant salué poliment, il demanda ce que cachaient ces
toiles.

Seigneur, répondit un de ces hommes, sous ces toiles sont des figures
sculptées destinées à un reposoir qu'on est en train de faire dans notre
village. Nous les portons sur nos épaules, de peur qu'elles ne se
brisent, et nous les couvrons, afin qu'elles ne se gâtent point à l'air
et par les chemins.

Vous me feriez plaisir si vous vouliez me permettre de les voir, dit don
Quichotte, car je m'imagine que des figures dont on prend un tel soin
doivent être fort belles.

Oui, certes, elles le sont, répondit l'interlocuteur; mais aussi il faut
savoir ce qu'elles coûtent! il n'y en a pas une seule qui ne revienne à
plus de cinquante ducats. Vous allez en juger, ajouta-t-il. Et il
découvrit une superbe figure représentant un saint George à cheval
vainqueur d'un dragon auquel il tenait la lance contre la poitrine.
L'image entière ressemblait à une châsse d'or.

Don Quichotte ayant quelque temps considéré la figure: Ce chevalier,
dit-il, fut un des plus illustres chevaliers errants de la milice
céleste; il s'appelait saint George et fut un grand protecteur de
l'honneur des dames. Passons au suivant. L'homme la découvrit, et l'on
reconnut l'image de saint Martin également à cheval, et partageant son
manteau avec le pauvre. Ce chevalier, poursuivit notre héros, était
aussi un grand aventurier chrétien; mais il se montra plus charitable
encore que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu'il coupe son
manteau pour en donner la moitié à un pauvre; et ce fut probablement en
hiver; autrement, charitable comme il l'était, il lui aurait donné le
manteau tout entier.

Vous n'y êtes pas, repartit Sancho; c'est parce qu'il savait le
proverbe: Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir.

Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte, et il demanda qu'on lui fît
voir une autre figure.

Cette fois on découvrit l'image du patron des Espagnes, l'épée sanglante
à la main, culbutant les Mores et les foulant sous les pieds de son
coursier. Oh! pour celui-ci, s'écria notre héros, c'était un des plus
fameux aventuriers qui aient jamais suivi l'étendard de la croix: c'est
le grand saint Jacques, surnommé le tueur de Mores, un des plus
vaillants chevaliers qu'ait possédé le monde, et que possède maintenant
le ciel.

On lui fit voir ensuite un saint Paul précipité à bas de son cheval,
avec toutes les circonstances qui d'habitude accompagnent le récit de sa
conversion. Ce saint-là, dit don Quichotte, fut d'abord un très-grand
ennemi de l'Église de Dieu, mais il a fini par en être le plus zélé
défenseur. Chevalier errant pendant sa vie, saint inébranlable dans la
foi jusqu'à la mort, ouvrier infatigable de la vigne du Seigneur,
docteur des nations, il puisa sa doctrine dans le ciel, et eut
Jésus-Christ lui-même pour instituteur et pour maître. Enfants, couvrez
vos images. Mes frères, reprit-il, je tiens à bon présage ce que je
viens de voir; car ces chevaliers exercèrent la profession que j'ai
embrassée, celle des armes, avec cette différence toutefois qu'ils
furent saints, et qu'ils combattirent avec des armes célestes, tandis
que moi, pécheur, je combats à la manière des hommes. Ils ont conquis le
ciel par la violence, car le royaume des cieux veut qu'on l'obtienne par
la violence; mais moi, jusqu'à cette heure, je ne sais trop ce que j'ai
conquis, quelles que soient les fatigues que j'ai endurées. Oh! si ma
chère Dulcinée pouvait être délivrée des peines qu'elle endure, mon sort
s'améliorant et mon esprit se trouvant plus en repos, peut-être
m'engagerais-je dans une voie meilleure que celle où j'ai marché jusqu'à
présent.

Que Dieu t'entende! dit tout bas Sancho!

Ces hommes n'étaient pas moins surpris de la figure de notre héros que
de son langage, auquel ils ne comprenaient rien ou peu s'en faut. Leur
repas achevé, ils chargèrent les figures sur leurs épaules, prirent
congé de don Quichotte, et continuèrent leur chemin.

Comme s'il n'eût jamais entendu parler son maître, Sancho était resté
tout ébahi, voyant bien qu'il n'y avait point d'histoire au monde dont
il n'eût une parfaite connaissance. En vérité, monseigneur, lui dit-il,
si ce qui vient de nous arriver peut s'appeler une aventure, c'est
assurément la plus douce et la plus agréable que nous ayons rencontrée
jusqu'ici: nous en sommes sortis sans coups de bâton; nous n'avons point
mis l'épée à la main; nous n'avons pas mesuré la terre de nos corps,
enfin nous voilà sains et saufs, sans avoir souffert ni la soif ni la
faim. Dieu soit béni de la grâce qu'il m'a faite de voir tout cela de
mes propres yeux.

C'est vrai, Sancho, répondit don Quichotte; mais tu dois savoir que les
temps ne se ressemblent pas, et qu'on n'a pas toujours mauvaise chance.
Là où le vulgaire ne voit qu'un fâcheux présage, celui qui a le sens
droit voit une heureuse rencontre. Un homme superstitieux sort de chez
lui de bon matin, et il se trouve face à face avec un moine de l'ordre
de Saint-François, aussitôt il tourne les talons comme s'il eût
rencontré le diable; on renverse du sel sur la table, et le voilà tout
mélancolique, comme si la nature devait employer des moyens aussi
futiles pour nous avertir des malheurs qui nous menacent. L'homme sage
et chrétien n'attache aucune importance à de semblables vétilles.
Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses
soldats tiennent sa chute à mauvais présage; aussitôt, embrassant le
sol: Afrique, je te tiens, dit-il, tu ne m'échapperas pas. Ainsi, moi,
ami Sancho, je considère comme un bonheur d'avoir rencontré ces images.

Je le crois, dit Sancho; je voudrais seulement que Votre Grâce daignât
m'expliquer pourquoi, en invoquant, avant de livrer bataille, ce saint
Jacques, le tueur de Mores, les Espagnols ont coutume de s'écrier:
_Saint Jacques, et ferme, Espagne[122]!_ L'Espagne est-elle ouverte,
qu'il soit besoin de la fermer? Quelle cérémonie est-ce là?

  [122] Santiago, y cierra, España. Le mot _cerrar_, qui primitivement
  signifiait attaquer, veut dire aujourd'hui: fermer. C'est comme, en
  France, _Montjoie, Saint-Denis!_

Que tu es simple, mon pauvre ami! répondit don Quichotte: apprends que
Dieu a donné aux Espagnols pour protecteur ce grand chevalier à la
Croix-Vermeille, et surtout dans les luttes terribles qu'ils ont
autrefois soutenues contre les Mores! C'est pour cela qu'ils l'invoquent
dans les combats, car on l'a vu souvent en personne, foulant aux pieds,
détruisant les escadrons ennemis, comme je pourrais t'en fournir cent
exemples tirés des histoires les plus dignes de foi.

Changeant d'entretien, Sancho dit à son maître: En vérité, seigneur, je
ne reviens pas de l'effronterie de cette Altisidore: il faut que la
pauvrette en ait dans l'aile, et que ce petit scélérat qu'on appelle
Amour l'ait diantrement blessée! Le drôle n'y voit goutte, dit-on; mais
cela n'y fait rien: lorsqu'il prend un cœur pour but, il vous le perce
de part en part avec ses flèches. J'avais entendu dire que les flèches
de l'amour s'émoussaient contre la sagesse des filles; eh bien, c'est
tout le contraire chez cette Altisidore, car on dirait qu'elles ne s'en
aiguisent que mieux.

Ami Sancho, reprit don Quichotte, l'amour ne connaît ni ménagements, ni
considérations: il est comme la mort, qui n'épargne pas plus les rois
que les bergers. Lorsqu'il s'empare d'un cœur, la première chose qu'il
fait, c'est d'en chasser la honte et la crainte. Ainsi, comme tu l'as
vu, c'est sans pudeur qu'Altisidore m'a montré des désirs qui ont excité
chez moi moins de pitié que de confusion.

O cruauté notoire, ingratitude inouïe! s'écria Sancho; que ne
s'adressait-elle à moi, je me serais rendu au premier petit mot d'amour!
Mort de ma vie! quel cœur de rocher! quelles entrailles de bronze a
Votre Grâce! Mais qu'a donc pu découvrir en vous la pauvre fille pour
prendre ainsi feu comme une étoupe? Où donc est la beauté qui l'a si
fort charmée dans votre personne? Je vous ai bien des fois regardé de la
tête aux pieds, et jamais, je dois l'avouer, je n'ai vu chez vous que
des choses plutôt faites pour épouvanter les gens que pour les séduire.
S'il est vrai, comme on le prétend, que pour éveiller l'amour
l'essentiel soit la beauté, Votre Grâce n'en ayant pas du tout, je ne
sais de quoi s'est amourachée cette Altisidore.

Apprends, Sancho, reprit don Quichotte, qu'il y a deux sortes de beauté,
celle de l'âme et celle du corps. Celle de l'âme se manifeste par
l'esprit, la libéralité, la courtoisie, et tout cela peut se rencontrer
chez un homme laid; quand on possède cette beauté, et non celle du
corps, l'amour qu'on inspire n'est que plus ardent et plus durable. Moi,
Sancho, je sais fort bien que je ne suis pas beau, mais enfin je ne suis
pas difforme; et il suffit à un honnête homme de n'être pas un monstre,
pour être capable d'inspirer une passion aussi vive que profonde.

[Illustration:

  Cruel Énée, amant trop fugitif,
  Que le diable t'emporte et t'étrangle tout vif! (Page 544).]

En devisant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait sur
leur chemin, lorsque, sans y penser, don Quichotte se trouva pris dans
de grands filets de soie verte, tendus parmi les arbres: Sancho, dit-il,
voici, si je ne me trompe, une des aventures les plus étranges qu'on
puisse imaginer: qu'on me pende si les enchanteurs qui me persécutent
n'ont pas résolu de m'empêtrer dans ces filets et d'interrompre mon
voyage pour venger Altisidore de l'indifférence que je lui ai montrée.
Eh bien, je leur déclare que quand même ces filets, au lieu d'être
tissus de soie verte, seraient de durs diamants, et mille fois plus
forts que ceux dans lesquels le jaloux Vulcain emprisonna jadis Mars et
Vénus, je les romprais avec la même facilité que s'ils n'étaient
composés que de joncs marins ou d'effilures de coton.

Il s'apprêtait à passer outre, au risque de tout briser, quand il vit
sortir de l'épaisseur du bois deux femmes vêtues en bergères; mais avec
cette différence que leurs corsets étaient de fin brocart et leurs jupes
de riche taffetas doré! Leurs cheveux, si blonds qu'ils pouvaient le
disputer à ceux d'Apollon lui-même, tombaient en longues boucles sur
leurs épaules; leurs têtes étaient couronnées de guirlandes, où se
mêlaient le laurier vert et la rouge amarante, leur âge était au-dessus
de quinze années, mais sans atteindre encore la dix-huitième. A cette
vue, Sancho ouvre de grands yeux, et don Quichotte reste interdit; le
Soleil arrête sa course, et tous étaient dans un merveilleux silence.
Enfin une des bergères, s'adressant à notre héros:

Arrêtez, seigneur chevalier, arrêtez, lui dit-elle, ne brisez pas ces
filets, ils ne cachent aucun piége; nous ne les avons fait tendre que
pour nous divertir; comme je pense que vous désirez savoir qui nous
sommes et quel est notre dessein, je vais vous l'expliquer en peu de
mots. A deux lieues d'ici, dans un village qu'habitent des gens de
qualité, plusieurs personnes de la même famille sont convenues de venir
s'amuser en cet endroit, qui est un des plus agréables des environs,
afin de former entre elles une nouvelle Arcadie pastorale. Les jeunes
gens sont vêtus en bergers, les jeunes filles en bergères. Nous avons
étudié deux églogues, l'une est de Garcilasso, l'autre du fameux
Camoëns, poëte portugais. Nous ne sommes ici que d'hier, et nous avons
fait dresser des tentes sous ces arbres, au bord de ce ruisseau qui
arrose les prés d'alentour. La nuit dernière, on a tendu ces filets pour
y prendre les petits oiseaux qui, chassés par le bruit, viendraient s'y
jeter sans méfiance. Si vous consentez, seigneur, à devenir notre hôte,
soyez le bienvenu; nous en aurons tous une grande joie, car nous ne
connaissons pas la mélancolie.

En vérité, belle et noble dame, répondit don Quichotte, Actéon fut moins
agréablement surpris quand il aperçut au bain la chaste Diane, que je le
suis en vous voyant. Je loue l'objet de vos divertissements, et je vous
rends grâces de vos offres obligeantes. Si je puis vous servir, parlez,
vous êtes sûre d'être promptement obéie, car ma profession est de me
montrer affable et empressé, surtout envers les personnes de votre
qualité et de votre mérite. Si ces filets, qui n'occupent qu'un faible
espace, s'étendaient sur toute la surface de la terre, j'irais, plutôt
que de les rompre, chercher un passage dans de nouveaux continents; et
afin que vous n'en doutiez pas, apprenez que celui qui vous parle est
don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu'à vos
oreilles.

Quel bonheur est le nôtre! chère amie de mon âme, s'écria l'autre
bergère; regarde ce seigneur! eh bien, c'est le plus vaillant et le plus
courtois chevalier qu'il y ait au monde, si l'histoire qui court
imprimée de ses hauts faits ne ment point: je l'ai lue, et je gage que
ce brave homme qui l'accompagne est Sancho Panza, son écuyer, dont
personne n'égale les aimables saillies.

Vous ne vous trompez pas, Madame, répondit Sancho, c'est moi-même qui
suis ce plaisant écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître,
le même don Quichotte de la Manche dont parle cette histoire.

Est-il possible, chère amie! dit l'autre bergère; en ce cas, il faut
prier ces étrangers de rester avec nous; nos parents et nos frères en
auront une joie infinie. J'avais déjà entendu parler de ce que tu viens
de me dire; on ajoute même que ce chevalier est l'amant le plus constant
et le plus amoureux que l'on connaisse, et que sa dame est une certaine
Dulcinée du Toboso à qui l'Espagne entière décerne la palme de la
beauté.

Rien de plus vrai, repartit don Quichotte; votre beauté, mesdames,
pourrait seule remettre la chose en question. Mais cessez de vouloir me
retenir: les devoirs impérieux de ma profession m'interdisent de me
reposer jamais.

Sur ces entrefaites arriva le frère d'une des bergères, vêtu aussi en
berger, et avec non moins de richesse et d'élégance. Sa sœur lui ayant
appris que celui à qui elles parlaient était le valeureux don Quichotte
de la Manche, et l'autre son écuyer Sancho, le jeune homme, qui avait lu
leur histoire, adressa un gracieux compliment au chevalier, et le pria
avec tant d'instance de les accompagner, que notre héros y consentit. On
continua la chasse aux huées, et une multitude d'oiseaux, trompés par la
couleur des filets, tombèrent dans le péril qu'ils croyaient éviter.
Cela fit rassembler les chasseurs, qui bientôt réunis au nombre de plus
de cinquante, vêtus en bergers et en bergères, et ravis d'apprendre que
c'était là don Quichotte et son écuyer, les emmenèrent vers les tentes
où la table était dressée. On fit asseoir le chevalier à la place
d'honneur; et pendant le repas, tous le regardaient avec étonnement,
tous étaient ravis de le voir. Mais lorsqu'on fut près de lever la
nappe, don Quichotte, promenant ses yeux sur les convives, prit la
parole en ces termes:

De tous les péchés des hommes, bien qu'on ait souvent prétendu que le
plus grand c'est l'orgueil, je soutiens, moi, que c'est l'ingratitude,
et je me fonde sur ce qu'on dit communément que l'enfer est peuplé
d'ingrats. Ce péché, je me suis toute ma vie efforcé de l'éviter; et
lorsque je ne puis payer par d'autres services les services qu'on me
rend, mon impuissance est du moins compensée par l'intention; mais comme
cela ne saurait suffire, je les publie, je les proclame, afin qu'on
sache bien que si un jour il m'arrive de pouvoir les reconnaître, je n'y
faillirai pas. Trop souvent, hélas! je me suis vu réduit au stérile
désir de m'acquitter, celui qui reçoit étant toujours au-dessous de
celui qui donne. Ainsi, envers Dieu qui nous accorde à toute heure tant
de faveurs, qu'est-il possible à l'homme de faire pour s'acquitter?
Rien, car la distance qui les sépare est infinie. A cette impuissance, à
cette misère, supplée jusqu'à un certain point la gratitude et la
reconnaissance. C'est pourquoi, reconnaissant du gracieux accueil qu'on
m'a fait ici, mais ne pouvant y répondre dans la même mesure, je suis
contraint de me renfermer dans les étroites limites de mon pouvoir, et
de n'offrir bien à regret que les modestes prémices de ma moisson. Je
déclare donc que pendant deux jours entiers, armé de toutes pièces, et
au milieu de cette grande route qui conduit à Saragosse, je soutiendrai
contre tout venant que les dames ici présentes sont les plus courtoises
et les plus belles qu'il y ait au monde, à l'exception toutefois de la
sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit
dit sans offenser aucune des dames qui m'entendent.

A ces dernières paroles, Sancho, qui écoutait de toutes ses oreilles, ne
put se contenir et s'écria: Est-il possible qu'il y ait sous le ciel des
gens assez osés pour dire et jurer même que mon maître est fou?
Répondez, seigneurs bergers, quel est le curé de village, si sensé et si
savant qu'il soit, qui serait capable de mieux parler que ne vient de le
faire monseigneur don Quichotte, quel chevalier errant avec toutes ses
rodomontades oserait proposer chose pareille?

Don Quichotte se tourna brusquement vers son écuyer, et lui dit le
visage enflammé de colère: Est-il possible, ô Sancho! qu'il se trouve
dans l'univers entier un homme qui ose dire que tu n'es pas un sot
doublé de malice et de friponnerie? Qui te prie de te mêler de mes
affaires, et de rechercher si je suis fou ou si je ne le suis pas.
Tais-toi, va seller Rossinante, afin que je réalise ma promesse, car
avec la raison que j'ai de mon côté, tu peux tenir pour vaincus tous
ceux qui oseraient me contredire.

Sur ce, il se leva avec des gestes d'indignation, laissant les
spectateurs douter de sa sagesse aussi bien que de sa folie. Tous le
prièrent de ne point pousser le défi plus avant, disant qu'ils
connaissaient assez la délicatesse de ses sentiments, sans qu'il en
donnât de nouvelles preuves; et qu'il n'avait pas non plus besoin de
signaler davantage sa valeur, puisqu'ils connaissaient son histoire.

Don Quichotte n'en persista pas moins dans sa résolution. Enfourchant
Rossinante, il embrasse sa rondache, et, la lance au poing, va se camper
au milieu du grand chemin, suivi de Sancho et de toute la troupe des
bergers et des bergères curieux de voir quelle serait l'issue d'un défi
si singulier et si arrogant. Campé, comme on vient de le dire, au beau
milieu du chemin, notre héros fit retentir l'air de ces superbes
paroles:

O vous, chevaliers, écuyers, voyageurs à pied et à cheval, qui passez ou
devez passer sur cette route pendant les deux jours entiers qui vont
suivre, apprenez que don Quichotte de la Manche, chevalier errant, est
ici pour soutenir que toutes les beautés et courtoisies de la terre sont
surpassées par celles que l'on rencontre chez les nymphes de ces prés et
de ces bois, à l'exception toutefois de la reine de mon âme, la sans
pareille Dulcinée du Toboso. Que celui qui oserait soutenir le
contraire, sache que je l'attends ici!

Par deux fois il répéta le même défi, et deux fois ses paroles ne furent
entendues d'aucun chevalier errant.

Mais le sort, qui conduisait de mieux en mieux ses affaires, voulut que
peu de temps après on vît venir sur la route un grand nombre de
cavaliers, armés de lances et s'avançant en toute hâte. Ceux qui étaient
avec notre chevalier ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu'ils
s'empressèrent de s'éloigner du chemin, jugeant qu'il y avait danger à
barrer le passage. Don Quichotte, d'un cœur intrépide, resta seul sur
la place, tandis que Sancho se faisait un bouclier de la croupe de
Rossinante. Cependant la troupe confuse des cavaliers approchait, et
l'un d'eux, qui marchait en avant, se mit à crier à don Quichotte: Gare,
homme du diable, gare du chemin! ne vois-tu pas que ces taureaux vont te
mettre en pièces?

Canailles, répondit don Quichotte, vous avez bien rencontré votre homme!
Pour moi, il n'y a taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus
formidables de la vallée de Jarama. Confessez tous, malandrins,
confessez la vérité de ce que je viens de proclamer, sinon préparez-vous
au combat.

Le guide n'eut pas le temps de répliquer, ni don Quichotte de se
détourner, quand même il l'aurait voulu: aussi la bande entière des
redoutables taureaux, avec les bœufs paisibles qui servaient à les
conduire, et la foule de gens qui les accompagnaient à la ville où une
course devait se faire le lendemain, tout cela passa par-dessus don
Quichotte, par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à
terre et les foulant aux pieds. De l'aventure, Sancho resta moulu, don
Quichotte exaspéré, Rossinante et le grison dans un état fort peu
orthodoxe. A la fin, pourtant, ils se relevèrent, et don Quichotte,
encore étourdi de sa chute, trébuchant ici, bronchant là, se mit à
courir après le troupeau de bêtes à cornes, en criant: Arrêtez,
malandrins, arrêtez; c'est un seul chevalier qui vous défie, lequel
n'est ni de l'humeur ni de l'avis de ceux qui disent: «A l'ennemi qui
fuit fais un pont d'or.»

Mais le vent emportait ses menaces, et, le troupeau s'éloignant
toujours, notre chevalier, plus enflammé de colère que rassasié de
vengeance, s'assit sur le bord du chemin, attendant Sancho, Rossinante
et le grison. Ils arrivèrent enfin; maître et valet remontèrent sur
leurs bêtes, et sans dire adieu aux nymphes de la nouvelle Arcadie
continuèrent tout honteux leur chemin.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Il vit sortir de l'épaisseur du bois deux femmes vêtues en bergères
(page 550).]

Une claire fontaine, qui serpentait au milieu d'un épais bouquet
d'arbres, fut un utile secours pour rafraîchir nos aventuriers et
nettoyer la poussière qu'ils devaient à l'incivilité des taureaux. Ils
s'assirent auprès de cette fontaine, et après avoir débridé Rossinante
et le grison, ils secouèrent leurs habits. Don Quichotte se rinça la
bouche, se lava le visage, et par cette ablution rendit quelque énergie
à ses esprits abattus; quant à Sancho, il se mit à visiter le bissac, et
en tira ce qu'il avait coutume d'appeler sa victuaille.



CHAPITRE LIX

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE, ET QUE L'ON PEUT VÉRITABLEMENT APPELER
UNE AVENTURE.


Don Quichotte était si triste, si fatigué, qu'il ne songeait point à
manger, et Sancho, par déférence, n'osait toucher à ce qui était devant
lui. Mais voyant qu'enseveli dans ses pensées son maître oubliait de
prendre aucune nourriture, il mit de côté toute retenue et commença à
enfourner dans son estomac le pain et le fromage qu'il avait sous la
main. Mange, ami Sancho, mange, lui dit don Quichotte; jouis du plaisir
de vivre, plaisir que tu sais goûter bien mieux que moi, et laisse-moi
mourir sous le poids de mes disgrâces. Je suis né pour vivre en mourant,
comme toi, Sancho, pour mourir en mangeant; et afin de te prouver
combien j'ai raison de parler ainsi, vois-moi, je te prie, imprimé dans
les histoires, fameux par mes exploits, loyal dans mes actions, honoré
des princes, sollicité des jeunes filles; et malgré tout cela, au moment
où j'avais le droit d'espérer les palmes et les lauriers mérités par mes
hauts faits, je me suis vu ce matin terrassé, foulé aux pieds par des
animaux immondes, au point d'être pris en pitié par ceux qui apprendront
notre aventure! Crois-tu, mon ami, que l'amertume d'une telle pensée ne
soit pas faite pour émousser les dents, engourdir les mains et ôter
l'appétit? Aussi, mon enfant, suis-je résolu à me laisser mourir de
faim, ce qui de toutes les morts est la mort la plus cruelle.

Ainsi, répondit Sancho, qui ne cessait de jouer des mâchoires, Votre
Grâce n'est pas de l'avis du proverbe qui dit: Meure la poule, pourvu
qu'elle meure soûle. Quant à moi, je ne suis pas si sot que de me
laisser mourir de faim: et je prétends imiter le cordonnier, qui tire le
cuir avec ses dents jusqu'à ce qu'il le fasse arriver où il veut.
Sachez, seigneur, qu'il n'y a pire folie que celle de se désespérer
comme le fait Votre Grâce; croyez-moi, mangez, et après avoir mangé,
dormez deux heures, le ventre au soleil, sur l'herbe de cette prairie:
et si vous n'êtes pas mieux en vous réveillant, dites que je suis une
bête.

Don Quichotte lui promit de suivre son conseil, sachant par expérience
combien la philosophie naturelle l'emporte sur tous les raisonnements.
Si, en attendant, mon fils, ajouta-t-il, tu voulais faire ce que je vais
te dire, mon soulagement serait plus assuré et mes peines plus légères:
ce serait tandis que je vais sommeiller uniquement pour te complaire, de
t'écarter un peu, et, mettant ta peau à l'air, de t'administrer avec la
bride de Rossinante trois ou quatre cents coups de fouet, à valoir sur
les trois mille trois cents que tu dois te donner pour le
désenchantement de Dulcinée; car, je te le demande, n'est-ce pas pitié
que cette pauvre dame reste dans l'état où elle est, et cela par ta
négligence?

L'affaire mérite réflexion, répondit Sancho; dormons d'abord, nous
verrons ensuite; car enfin, croyez-vous que ce soit chose bien
raisonnable, qu'un homme se fouette ainsi de sang-froid, et surtout
quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri? Que madame
Dulcinée prenne patience; un de ces jours, quand elle y pensera le
moins, elle me verra percé comme un crible. Jusqu'à la mort tout est
vie: je veux dire que je suis encore de ce monde, et que j'aurai tout le
temps de tenir ma promesse.

Don Quichotte se tint pour satisfait de la parole de son écuyer, et
après avoir mangé, l'un beaucoup, l'autre peu, tous deux s'étendirent
sur l'herbe, laissant paître en liberté Rossinante et le grison.

Le jour était avancé quand nos aventuriers se réveillèrent; aussitôt ils
reprirent leurs montures pour atteindre une hôtellerie que l'on
découvrait à environ une lieue de là: je dis hôtellerie, parce que don
Quichotte la nomma ainsi de lui-même, contre sa coutume d'appeler toutes
les hôtelleries des châteaux. En entrant, ils demandèrent s'il y avait
place pour loger; il leur fut répondu que oui, et avec toutes les
commodités qu'ils pourraient trouver même à Saragosse. Ils mirent donc
pied à terre; puis Sancho ayant déposé les bagages dans une chambre dont
l'hôtelier lui remit la clef, il alla mettre Rossinante et le grison à
l'écurie, et leur donna la ration en rendant grâces à Dieu de ce que son
maître avait pris cette maison pour ce qu'elle était en réalité. Quand
il revint auprès de lui, il le trouva assis sur un banc.

L'heure du souper venue, don Quichotte se retira dans sa chambre, et
Sancho demanda à l'hôtelier ce qu'il avait à leur donner.

Parlez, répondit celui-ci: en animaux de la terre, en oiseaux de l'air,
en poissons de la mer, vous serez servis à bouche que veux-tu.

Il ne nous en faut pas tant, repartit Sancho: deux bons poulets feront
notre affaire, car mon maître est délicat et mange peu, et moi, je ne
suis pas glouton à l'excès.

L'hôtelier répondit qu'il n'y avait pas de poulets, parce que les milans
les détruisaient tous.

Eh bien, faites-nous donner une poule grasse et tendre, dit Sancho.

Une poule? reprit l'hôtelier, en frappant du pied, par ma foi, j'en
envoyai vendre hier plus de cinquante à la ville. Mais, excepté cela,
dites ce que vous désirez.

Aurez-vous du moins quelque tranche de veau ou de chevreau? demanda
Sancho.

Pour l'heure, il n'y en a point céans, répondit l'hôtelier; ce matin on
a mangé le dernier morceau; mais je vous assure que la semaine prochaine
il y en aura de reste.

Courage, dit Sancho, nous y voilà: je gage que toutes ces grandes
provisions vont aboutir à une tranche de lard et à des œufs.

Parbleu, reprit l'hôtelier, mon hôte a bonne mémoire! je viens de lui
dire que je n'ai ni poules ni poulets, et il veut qu'il y ait des œufs!
Cherchez, s'il vous plaît, quelque autre chose, et laissons-là toutes
ces délicatesses.

Eh, morbleu! finissons-en, dit Sancho, et dites-nous vite ce que vous
avez pour souper, sans nous faire tant languir.

Eh bien, répondit l'hôtelier, j'ai tout prêts deux pieds de bœuf à
l'oignon avec de la moutarde: c'est un manger de prince.

Des pieds de bœuf! s'écria Sancho; que personne n'y touche, je les
retiens pour moi: rien n'est plus de mon goût.

Je vous les garderai, répondit l'hôtelier, parce que les autres
voyageurs que j'ai ici sont gens d'assez haute volée pour mener avec
eux cuisinier, sommelier et provisions de bouche.

Pour la qualité, dit Sancho, mon maître ne le cède à personne; mais sa
profession ne permet ni sommelier, ni maître d'hôtel; le plus souvent
nous nous étendons au milieu d'un pré, et nous mangeons à notre soûl des
nèfles et des glands.

La discussion finit là; et quoique l'hôtelier eût demandé à Sancho
quelle était la profession de son maître, Sancho s'en alla sans lui
donner satisfaction. L'heure du souper venue, l'hôtelier apporta le
ragoût, qu'il avait annoncé, dans la chambre de don Quichotte, et le
chevalier se mit à table.

A peine commençait-il à manger que, dans une chambre séparée de la
sienne par une simple cloison, il entendit quelqu'un qui disait: Par la
vie de Votre Grâce, seigneur don Geronimo, lisons en attendant qu'on
apporte le souper un autre chapitre de la seconde partie de l'histoire
de don Quichotte de la Manche.

Notre chevalier n'eut pas plutôt entendu son nom qu'il était debout, et
prêtant l'oreille, il écouta ce qu'on disait de lui. Il saisit cette
réponse de don Geronimo: Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que
nous lisions ces sottises? Quand on connaît la première partie, quel
plaisir peut-on trouver à la seconde?

D'accord, répliqua don Juan, mais il n'y a si mauvais livre qui n'ait
quelque bon côté: ce qui me déplaît toutefois dans cette seconde partie,
c'est qu'on y dit que don Quichotte est guéri de son amour pour Dulcinée
du Toboso.

A ces mots, notre héros s'écria plein de dépit et de fureur: Quiconque
prétend que don Quichotte de la Manche a oublié, ou est capable
d'oublier Dulcinée du Toboso, ment par sa gorge, et je le lui prouverai
à armes égales. La sans pareille Dulcinée du Toboso ne saurait être
oubliée, et un tel oubli est indigne de don Quichotte de la Manche: la
constance est sa devise, et son devoir de la garder incorruptible
jusqu'à la mort.

Qui est-ce qui parle là? demanda-t-on de l'autre chambre.

Et qui ce peut-il être, répondit Sancho, sinon don Quichotte de la
Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu'il vient de dire; car un bon
payeur ne craint pas de donner des gages.

Sancho n'avait pas achevé de parler, que deux gentilshommes entrèrent
dans la chambre, et l'un d'eux se jetant dans les bras de notre héros:
Votre aspect, lui dit-il, ne dément point votre nom, ni votre nom votre
aspect, seigneur chevalier, et sans aucun doute vous êtes le véritable
don Quichotte de la Manche, l'étoile polaire de la chevalerie errante,
en dépit de l'imposteur qui a usurpé votre nom, et qui tâche d'effacer
l'éclat de vos prouesses, comme le prouve ce livre que je remets entre
vos mains.

Don Quichotte prit le livre, et après l'avoir quelque temps feuilleté en
silence, il le rendit. Dans le peu que je viens de lire, dit-il, je
trouve trois choses fort blâmables: la première, ce sont quelques
passages de la préface; la seconde, c'est que le dialecte est aragonais,
car l'auteur supprime souvent les articles; et enfin la troisième, qui
prouve son ignorance, c'est qu'il se fourvoie sur un point capital de
l'histoire en disant que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s'appelle
Marie Guttierez, tandis qu'elle s'appelle Thérèse Panza. Celui qui fait
une erreur de cette importance doit être inexact dans tout le reste.

Par ma foi, s'écria Sancho, voilà qui est beau pour un historien, et il
est joliment au courant de nos affaires, puisqu'il appelle Thérèse
Panza, ma femme, Marie Guttierez: seigneur, reprenez ce livre, je vous
prie, voyez un peu s'il y est parlé de moi, et si l'on n'a point aussi
changé mon nom.

A ce que je vois, mon ami, repartit don Geronimo, vous êtes Sancho
Panza, l'écuyer du seigneur don Quichotte?

Oui, seigneur, c'est moi, et je serais très-fâché que ce fût un autre.

En vérité, dit le cavalier, l'auteur ne vous traite guère comme vous me
paraissez le mériter: il vous fait glouton et niais, et nullement
plaisant, bien différent en cela du Sancho de la première partie de
l'histoire de votre maître.

Dieu lui pardonne, repartit Sancho, mieux eût valu qu'il m'oubliât tout
à fait; quand on ne sait pas jouer de la flûte, on ne devrait pas s'en
servir, et saint Pierre n'est bien qu'à Rome.

Les deux cavaliers invitèrent notre héros à passer dans leur chambre et
à partager leur repas, disant qu'ils savaient que dans cette hôtellerie
il n'y avait rien qui fût digne de lui. Don Quichotte qui était la
courtoisie même, ne se fit pas prier davantage, et alla souper avec eux.
Resté en pleine possession du ragoût, Sancho prit le haut bout de la
table, l'hôtelier s'assit à ses côtés, et ils mangèrent avec appétit
leurs pieds de bœuf, buvant et riant comme s'ils eussent fait la plus
grande chère du monde.

Pendant le repas, don Juan demanda à notre héros quelles nouvelles il
avait de madame Dulcinée du Toboso; si elle était mariée, si elle était
accouchée ou enceinte, ou si, restée chaste et fidèle, elle pensait à
couronner la constance du seigneur don Quichotte.

Dulcinée est aussi pure, aussi intacte qu'au sortir du ventre de sa
mère, répondit notre chevalier; mon cœur est plus fidèle que jamais,
notre correspondance est toujours nulle, et sa beauté changée en la
laideur d'une grossière paysanne. Puis il leur conta l'enchantement de
sa maîtresse, ses aventures personnelles dans la caverne de Montesinos,
et la recette que lui avait enseignée Merlin pour désenchanter sa dame;
recette qui était la flagellation de Sancho.

Les deux voyageurs furent ravis d'entendre de la bouche de don Quichotte
le récit de ses étranges aventures. Étonnés de tant d'extravagances et
de la manière dont il les racontait, tantôt ils le prenaient pour un
fou, tantôt pour un homme de bon sens, et en définitive ils ne savaient
que penser.

[Illustration: «Arrêtez, malandrins, arrêtez; c'est un seul chevalier
qui vous défie!» (Page 552.)]

Ayant achevé de souper, Sancho laissa l'hôtelier bien repu, et passa
dans la chambre des cavaliers: Qu'on me pende, seigneurs, dit-il en
entrant, si l'auteur de ce livre a envie que nous restions longtemps
bons amis; je voudrais bien, puisqu'il m'appelle glouton, comme vous le
dites, qu'il se dispensât de m'appeler ivrogne.

En effet, c'est ainsi qu'il vous qualifie, répondit don Geronimo; je ne
me rappelle point le passage, mais je soutiens qu'il a mille fois tort:
la physionomie seule du seigneur Sancho, ici présent, fait assez voir
que celui qui en parle de la sorte est un imposteur.

Vos Grâces peuvent m'en croire, reprit Sancho; le Sancho et le don
Quichotte de cette histoire doivent être d'autres gens que ceux de
l'histoire de Cid Hamet, qui fait mon maître sage, vaillant et amoureux,
et moi, simple et plaisant, mais non ivrogne et glouton.

Je n'en doute pas, répondit don Juan, et il aurait fallu faire défense à
tout autre qu'à Cid Hamet de se mêler d'écrire les prouesses du grand
don Quichotte, de même qu'Alexandre défendit à tout autre peintre
qu'Apelle de faire son portrait.

Fasse mon portrait qui voudra, dit don Quichotte; mais qu'on y prenne
garde, il y a un terme à la patience.

Hé! répliqua don Juan, quelle injure ferait-on au seigneur don Quichotte
dont il ne puisse aisément tirer vengeance? à moins qu'il ne préférât la
parer avec le bouclier de cette patience qui, on le sait, n'est pas la
moindre des vertus qu'il possède?

Une partie de la nuit se passa en de semblables entretiens, et toutes
les instances de don Juan pour engager notre héros à s'assurer si le
livre ne contenait pas d'autres impertinences, furent inutiles, don
Quichotte disant qu'il tenait l'ouvrage pour lu et relu, qu'il le
déclarait en tout et partout impertinent et menteur; que de plus si
l'auteur venait à savoir qu'il lui fût tombé entre les mains, il ne
voulait pas donner à un pareil imposteur le plaisir de croire qu'il se
fût arrêté à le lire, parce que si un honnête homme doit détourner sa
pensée des objets ridicules ou obscènes, à plus forte raison doit-il en
détourner les yeux.

Don Juan ayant demandé à notre héros quels étaient ses projets et le but
de son voyage, il répondit qu'il se rendait à Saragosse, afin d'assister
aux joutes qui avaient lieu tous les ans. Mais lorsque don Juan lui eut
appris que dans l'ouvrage il était question d'une course de bagues où
l'auteur faisait figurer don Quichotte, récit dénué d'invention, pauvre
de style, plus pauvre encore en descriptions de livrées, mais fort riche
en niaiseries, en ce cas, repartit notre chevalier, il en aura le
démenti, je ne mettrai pas le pied à Saragosse; et alors tout le monde
reconnaîtra, je l'espère, que je ne suis pas le don Quichotte dont il
parle.

Ce sera fort bien fait, dit don Geronimo: d'ailleurs il y a d'autres
joutes à Barcelone où Votre Seigneurie pourra signaler sa valeur.

Tel est mon dessein, repartit don Quichotte. Mais il est temps que Vos
Grâces me permettent de leur souhaiter le bonsoir et d'aller prendre
quelque repos. Qu'elles me comptent désormais au nombre de leurs
meilleurs amis et de leurs plus fidèles serviteurs.

Et moi aussi, ajouta Sancho; peut-être leur serai-je bon à quelque
chose.

Le maître et le valet se retirèrent dans leur chambre, laissant nos
cavaliers émerveillés de ce mélange de sagesse et de folie, et bien
convaincus que c'étaient là le véritable don Quichotte et le vrai
Sancho, et non ceux qu'avait dépeints l'auteur aragonais. Don Quichotte
se leva de grand matin, et, frappant à la cloison, il dit adieu à ses
hôtes de la veille; puis Sancho paya magnifiquement l'hôtelier, tout en
lui conseillant de moins vanter à l'avenir son auberge, et de la tenir
un peu mieux approvisionnée.



CHAPITRE LX

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE EN ALLANT A BARCELONE.


La matinée était fraîche et promettait une belle journée, quand don
Quichotte partit de l'hôtellerie après s'être informé de la route la
plus courte pour se rendre à Barcelone, résolu qu'il était, en n'allant
pas à Saragosse, de faire mentir l'auteur aragonais qui le traitait si
mal dans son histoire. Il chemina six jours entiers, sans qu'il lui
arrivât rien qui mérite d'être rapporté.

Le septième jour, vers le soir, s'étant écarté du chemin, la nuit le
surprit dans un épais bouquet de chênes et de liéges. Maître et valet
mirent pied à terre, et Sancho, qui avait fait ses quatre repas, ne
tarda pas à franchir la porte du sommeil. Don Quichotte, au contraire,
que ses pensées tenaient constamment éveillé, ne put fermer les yeux:
porté par son imagination en cent lieux divers, tantôt il se croyait
dans la caverne de Montesinos, tantôt il voyait Dulcinée transformée en
paysanne, cabrioler et sauter sur son âne; tantôt résonnaient à ses
oreilles les paroles du sage Merlin, qui venait lui révéler
l'infaillible moyen de désenchanter la pauvre dame. A ce souvenir il se
désespérait en voyant la lenteur et le peu de charité de Sancho, qui, de
son propre aveu, s'était donné cinq coups de fouet seulement, nombre
bien minime en comparaison de ceux qu'il lui restait à s'appliquer.
Notre amoureux chevalier en conçut un tel dépit, qu'il voulut y mettre
ordre sur-le-champ. Si Alexandre le Grand, se disait-il, trancha le
nœud gordien, en soutenant qu'_autant vaut couper que délier_, et
n'en devint pas moins le maître de l'Asie, pourquoi donc ne viendrais-je
pas à bout de désenchanter Dulcinée en fouettant moi-même Sancho? Si la
vertu du remède consiste en ce que Sancho reçoive les trois mille et
tant de coups de fouet, qu'importe de quelle main ils lui soient
appliqués? l'essentiel est qu'il les reçoive. Là-dessus, muni des rênes
de Rossinante, il s'approche avec précaution de son écuyer, et se met en
devoir de lui détacher l'aiguillette, mais à peine avait-il commencé,
que Sancho s'éveillant en sursaut se mit à crier: Qui va là? qui est-ce
qui détache mes chausses?

C'est moi, répondit don Quichotte, qui viens réparer ta négligence et
remédier à mes peines: je viens te fouetter, et acquitter en partie la
dette que tu as contractée. Dulcinée périt, malheureux! et pendant que
je me consume dans le désespoir, tu vis sans te soucier de rien. Défais
tes chausses de bonne volonté, car mon intention est de t'appliquer dans
cette solitude au moins deux mille coups de fouet.

Non pas, non pas, dit Sancho; laissez-moi, ou je vais pousser de tels
cris, que les sourds nous entendront: les coups de fouet auxquels je me
suis engagé, doivent être volontaires; et pour l'heure, je n'ai nulle
envie d'être fouetté. Qu'il vous suffise de la parole que je vous donne
de me fustiger aussitôt que la fantaisie m'en prendra, mais encore
faut-il la laisser venir.

Je ne puis m'en fier à toi, mon ami, répondit don Quichotte, car tu es
dur de cœur, et, quoique vilain, tendre de chair.

En parlant ainsi, il s'efforçait de lui dénouer l'aiguillette; mais
Sancho, se dressant sur ses pieds, sauta sur notre héros, lui donna un
croc en jambe, l'étendit par terre tout de son long, puis il lui mit le
genou sur la poitrine et lui saisit les deux mains de façon qu'il ne
pouvait remuer.

Comment! traître, s'écria don Quichotte, tu te révoltes contre ton
maître, contre ton seigneur naturel! tu t'attaques à celui qui te donne
du pain!

Je ne trahis point mon roi, répondit Sancho, je ne fais que me secourir
moi-même, qui suis mon propre maître et mon véritable seigneur; que
Votre Grâce me promette de me laisser tranquille et de ne point parler
de me fouetter pour le moment, aussitôt je vous lâche; sinon, _tu
mourras ici, traître, ennemi de dona Sancha_[123].

  [123] Aqui moriras, traydor
        Enemigo de dona Sancha.
          (_Ancien romancero._)

Notre héros lui promit ce qu'il exigeait, jurant par la vie de Dulcinée
qu'il ne toucherait pas un poil de son pourpoint, et que désormais il
s'en remettait à sa bonne volonté.

Sancho, s'étant relevé, alla chercher pour dormir un endroit plus
éloigné. Comme il s'appuyait contre un arbre, il sentit quelque chose
lui toucher la tête; il y porta les mains, et rencontra deux jambes
d'hommes. Saisi de frayeur, il courut se réfugier sous un autre arbre,
où il fit même rencontre. Alors il se mit à pousser de grands cris; don
Quichotte accourut, et lui en demanda la cause.

Ces arbres sont pleins de pieds et de jambes d'hommes, répondit Sancho.

Don Quichotte toucha à tâtons, et devina sur-le-champ ce qu'il en était:
Ne crains rien, lui dit-il; ces pieds et ces jambes appartiennent sans
doute à des bandits qu'on a pendus à ces arbres. C'est le lieu où l'on a
coutume d'en faire justice quand on les prend; on les attache par vingt
et trente à la fois, et cela m'indique que nous ne sommes pas loin de
Barcelone.

Le chevalier avait raison; car dès qu'il fut jour ils reconnurent que la
plupart des arbres étaient chargés de cadavres. Déjà épouvantés par les
morts, ce fut bien pis encore quand nos aventuriers virent tout à coup
fondre sur eux une cinquantaine de bandits vivants, qui sortant d'entre
les arbres leur crièrent en catalan de ne pas bouger jusqu'à la venue de
leur capitaine. Se trouvant à pied, son cheval débridé, sa lance loin
de lui, don Quichotte ne pouvait penser à se défendre. Il croisa les
mains et baissa la tête, réservant son courage pour une meilleure
occasion. Les bandits débarrassèrent le grison de tout ce qu'il portait,
ne laissant rien ni dans le bissac ni dans la valise; et bien prit à
Sancho d'avoir sur lui les écus d'or que lui avait donnés le majordome,
ainsi que l'argent de son maître, qu'il portait dans une ceinture sous
sa chemise, car ces honnêtes gens n'auraient pas manqué de le trouver,
l'eût-il caché dans la moelle de ses os, si par bonheur leur capitaine
n'était survenu.

C'était un homme robuste, d'environ trente-cinq ans, d'une taille haute,
au teint brun, au regard sévère; il portait une cotte de mailles, à sa
ceinture quatre de ces pistolets qu'en Catalogne on appelle
_pedrenales_, et il montait un cheval de forte encolure. Voyant que ses
écuyers (c'est le nom que se donnent entre eux les gens de cette
profession) allaient dépouiller Sancho, il leur commanda de n'en rien
faire: ainsi fut sauvée la ceinture. Étonné de voir une lance appuyée
contre un arbre, une rondache par terre, et de plus un personnage armé
de pied en cap, avec la mine la plus triste et la plus mélancolique
qu'il soit possible d'imaginer, il s'approcha en lui disant:
Rassurez-vous, bonhomme, vous n'êtes pas tombé entre les mains de
quelque cruel Osiris, mais dans celles de Roque Guinart, qui jamais ne
maltraite les gens dont il n'a pas à se plaindre.

Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne provient pas de ce que je suis
tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, toi dont la renommée n'a point
de bornes sur la terre, mais de ce que tes soldats m'ont surpris sans
bride à mon cheval; car les règles de la chevalerie errante, dont je
fais profession, me prescrivent d'être constamment en alerte et de me
servir de sentinelle à moi-même. Apprends, ô grand Roque Guinart, que
s'ils m'avaient trouvé en selle, la rondache au bras et la lance au
poing, ils ne seraient pas venus à bout de moi si aisément, car je suis
ce don Quichotte de la Manche qui a rempli l'univers du bruit de ses
exploits.

Il n'en fallut pas davantage pour faire connaître à Roque Guinart quelle
était la maladie de notre héros; il avait souvent entendu parler de lui,
mais il avait peine à se persuader que semblable fantaisie fût parvenue
à se loger dans une cervelle humaine. Ravi d'avoir rencontré don
Quichotte, afin de pouvoir juger par lui-même si l'original ressemblait
aux copies: Vaillant chevalier, lui dit-il, consolez-vous et
n'interprétez point à mauvaise fortune l'état où vous vous trouvez; il
se pourrait, au contraire, que votre sort fourvoyé retrouvât sa droite
ligne. C'est souvent par des chemins étranges, en dehors de toute
prévoyance humaine, que le ciel se plaît à relever les abattus et à
enrichir les pauvres.

Don Quichotte s'apprêtait à lui rendre grâces quand ils entendirent
derrière eux comme le bruit d'une troupe de gens à cheval: il n'y avait
pourtant qu'un cavalier, mais il était monté sur un puissant coursier,
et s'approchait à toute bride. En tournant la tête, ils aperçurent un
jeune homme de fort bonne mine, d'environ vingt ans, vêtu d'une étoffe
de damas vert ornée de dentelle d'or, le chapeau retroussé à la
wallonne, les bottes étroites et luisantes, l'épée, le poignard et les
éperons dorés; il tenait un mousquet à la main et avait deux pistolets à
sa ceinture.

O vaillant Roque! je te cherchais, pour trouver auprès de toi sinon le
remède, du moins quelque soulagement à mon malheur, dit le cavalier en
les abordant; et pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois
que tu ne me reconnais pas, sache que je suis Claudia Geronima, fille de
Simon Forte, ton meilleur ami et l'ennemi juré de Clauquel Torellas, qui
est dans le parti de tes ennemis. Ce Torellas a un fils nommé don
Vincent. Don Vincent me vit et devint amoureux de moi; je l'écoutai
favorablement à l'insu de mon père; enfin il me promit de m'épouser, me
donna sa parole, et reçut la mienne. Eh bien, j'ai appris hier
qu'oubliant sa promesse, l'ingrat allait en épouser une autre. Cette
nouvelle a produit sur moi l'effet que tu peux imaginer, aussi,
profitant de l'absence de mon père, je me suis mise à la recherche du
perfide en l'équipage où tu me vois. Je l'ai rejoint à une lieue d'ici;
et sans perdre de temps à lui faire des reproches, ni à recevoir ses
excuses, je lui ai tiré un coup de carabine et deux coups de pistolet,
lavant ainsi mon affront dans son sang. Il est resté sur la place, entre
les mains de ses gens, qui n'ont osé ni pu prendre sa défense. Je viens
te prier de me faire passer en France, où j'ai des parents, et de
protéger mon père contre la vengeance de la famille et des amis de don
Vincent.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Muni des rênes de Rossinante, il s'approche avec précaution de son
écuyer (page 559).]

Surpris de la bonne mine de la belle Claudia, aussi bien que de sa
résolution, Roque lui promit de l'accompagner partout où elle voudrait.
Mais avant tout, ajouta-t-il, allons voir si votre ennemi est mort; nous
aviserons ensuite à ce qu'il faudra faire.

Notre héros, qui avait écouté attentivement la belle Claudia et la
réponse de Roque Guinart: Que personne, dit-il, ne se mette en peine de
défendre cette dame; je la prends sous ma protection; qu'on me donne mon
cheval et mes armes, et qu'on m'attende ici: j'irai chercher ce
chevalier, et, mort ou vif, je saurai bien le forcer à ne pas devenir
parjure.

Oh! cela est certain, s'écria Sancho, car mon maître a la main heureuse
en fait de mariages: il y a peu de jours, il fit tenir à un certain
drôle la parole qu'il avait de même donnée à une demoiselle; et si les
enchanteurs qui le poursuivent n'avaient transformé cet homme en
laquais, à cette heure la pauvre fille serait pourvue.

Plus occupé de la belle Claudia que des discours du maître et du valet,
Roque fit rendre à Sancho tout ce que lui avaient pris ses compagnons;
et après leur avoir ordonné de l'attendre, il s'éloigna avec elle au
grand galop. Arrivés à l'endroit où Claudia avait rencontré son amant,
ils n'y trouvèrent que des taches de sang fraîchement répandu; mais en
promenant la vue de toutes parts, ils aperçurent un groupe d'hommes au
sommet d'une colline. Jugeant que ce devait être le blessé que ses gens
emportaient, ils piquèrent de ce côté et ne tardèrent pas à les
rejoindre. En effet, ils trouvèrent entre leurs bras don Vincent, qui,
d'une voix éteinte, les priait de le laisser mourir sur la place; le
sang qu'il perdait et la douleur causée par ses blessures ne lui
permettant pas d'aller plus loin.

Roque et Claudia sautèrent à bas de leurs chevaux, et celle-ci, le cœur
partagé entre l'amour et la vengeance, s'approcha de son amant: Si tu ne
m'avais pas trahie, don Vincent, dit-elle en lui prenant la main, tu ne
serais pas en cette cruelle extrémité.

Le malheureux ouvrit les yeux, et reconnaissant les traits de la jeune
fille: Belle et abusée Claudia, répondit-il, je vois que c'est toi qui
m'as donné la mort; mais ni mes actions ni mes sentiments ne méritaient
ce cruel châtiment.

Grand Dieu! repartit Claudia, tu ne devais donc pas, ce matin même,
épouser Léonore, la fille du riche Ballastro?

Non, certainement! répondit don Vincent; c'est ma mauvaise fortune qui
t'a porté cette fausse nouvelle, afin qu'elle me coûtât la vie. Mais
puisque je la quitte entre tes bras, je ne meurs pas sans consolation,
et je me trouve trop heureux de pouvoir encore te donner des marques
sincères de mon amour et de ma constance. Serre ma main, chère Claudia,
et reçois-moi pour époux: la seule joie que je puisse avoir en mourant,
c'est de te donner satisfaction de l'injure que tu croyais avoir reçue
de moi.

Pénétrée d'une vive douleur, Claudia tomba évanouie sur le corps de son
amant, qui rendit le dernier soupir. Les gens de don Vincent coururent
chercher de l'eau pour la jeter au visage de leur maître, mais ce fut
inutilement.

Lorsque, revenue à elle, Claudia s'aperçut que don Vincent avait cessé
de vivre, elle remplit l'air de ses cris, s'arracha les cheveux et se
déchira le visage. Malheureuse, disait-elle, avec quelle facilité
t'es-tu laissée emporter à cet horrible dessein! Ta jalousie a mis au
tombeau celui qui ne vivait que pour toi; eh bien, meurs à ton tour,
meurs de douleur, puisque tu survis à un époux si fidèle! Meurs de honte
et de désespoir, car après ton crime, te voilà devenue l'objet de la
vengeance de Dieu et des hommes! Hélas! cher amant, ajouta-t-elle en
jetant ses bras autour de ce corps inanimé, faut-il que je te perde,
faut-il que nous ne soyons réunis que pour être séparés à jamais!

Il y avait dans ces plaintes une douleur si déchirante et si vraie, que,
pour la première fois peut-être, Roque lui-même se sentit attendri; les
domestiques fondaient en larmes, et les lieux d'alentour semblaient
devenus un champ de tristesse et de deuil.

Roque commanda aux gens de don Vincent de porter le corps de leur maître
à la maison de son père, qui était située non loin de là. En les
regardant s'éloigner, Claudia exprima le désir de se retirer dans un
monastère dont l'abbesse était sa tante. Là, dit-elle, je finirai mes
jours dans la compagnie d'un époux préférable à tout autre, et qui ne
m'abandonnera jamais. Roque approuva sa résolution, et proposa de
l'accompagner, l'assurant qu'il défendrait sa famille contre celle de
don Vincent, et même contre le monde entier; Claudia le remercia de ses
offres, et prit congé de lui en pleurant.

Étant venu rejoindre ses hommes, Roque trouva au milieu d'eux don
Quichotte à cheval. Notre héros, par un sage discours, tâchait de leur
faire quitter un genre de vie qui présente tant de danger pour l'âme et
pour le corps; mais comme la plupart étaient des Gascons, gens grossiers
et farouches, ils goûtaient médiocrement le prédicateur et le sermon. Le
chef demanda à Sancho si on lui avait rendu tout ce qui lui appartenait;
Sancho répondit que oui, hormis trois mouchoirs de tête qui valaient
trois bonnes villes.

Eh! l'ami, que dis-tu là? reprit un des bandits, c'est moi qui les ai,
et ils ne valent pas trois réaux.

Cela est vrai, repartit don Quichotte; mais mon écuyer les estime
beaucoup à cause de la personne qui les lui a donnés.

Roque les fit rendre sur-le-champ; il fit ensuite ranger sa troupe et
apporter devant lui les pierreries, l'argent, enfin le butin fait depuis
le dernier partage; et après en avoir examiné la valeur, supputé en
argent ce qui ne pouvait être divisé, il répartit le tout avec tant
d'équité que chacun se montra satisfait. Seigneur, dit-il ensuite à don
Quichotte, si avec ces gens-là on n'observait pas une exacte justice, il
n'y aurait pas moyen d'être obéi.

Par ma foi, il faut que la justice soit une bonne chose, puisqu'elle se
pratique même parmi des voleurs! répliqua Sancho.

A ces paroles, un des bandits qui les avait entendues le coucha en joue
avec son arquebuse, et il lui aurait cassé la tête, si Roque n'eût crié
à cet homme de s'arrêter. Sancho frissonna de tout son corps et éprouva
un tel saisissement, qu'il se promit bien de ne plus ouvrir la bouche au
milieu de gens qui entendaient si peu raillerie.

Sur ces entrefaites, un des écuyers postés sur le grand chemin accourut
dire au capitaine: Seigneur, j'aperçois non loin d'ici une troupe de
voyageurs qui se dirigent vers Barcelone.

Sont-ils de ceux qui nous cherchent ou de ceux que nous cherchons?
demanda Roque.

De ceux que nous cherchons, répondit l'écuyer.

En ce cas, à cheval, enfants! cria le capitaine, et qu'on les amène ici
sans qu'il en manque un seul.

Les bandits obéirent. Pendant ce temps, Roque, don Quichotte et Sancho
se trouvant seuls, le premier dit à notre héros: Seigneur, ce genre de
vie vous paraît étrange, et je ne m'en étonne pas, car ce sont tous les
jours aventures nouvelles, nouveaux événements, et tous également
périlleux. Il n'y a pas, je dois l'avouer, une vie plus inquiète, plus
agitée que la nôtre. Malheureusement, je m'y trouve engagé par des
sentiments de vengeance dont je n'ai pu triompher, car je suis par
nature d'une humeur douce et compatissante; le besoin de me venger a si
bien imposé silence à mes honnêtes inclinations, qu'il me retient dans
ce périlleux métier en dépit de moi-même; et comme toujours l'abîme
attire un autre abîme, comme les vengeances sont toutes enchaînées,
non-seulement je poursuis les miennes, mais encore je me charge de
poursuivre celles des autres. Malgré tout, j'espère de la miséricorde de
Dieu, plein de pitié pour la faiblesse humaine, qu'il me tirera de cet
affreux labyrinthe dont je n'ai pas la force de me tirer moi-même.

En entendant un tel discours, don Quichotte se demandait comment parmi
des voleurs et des assassins il pouvait se trouver un homme qui montrât
des sentiments si sensés et si édifiants. Seigneur Roque, lui dit-il,
pour le malade, le commencement de la santé c'est de connaître son mal
et de se montrer disposé à prendre les remèdes que prescrit le médecin.
Votre Grâce est malade, elle connaît son mal; Eh bien, ayez recours à
Dieu, c'est un médecin infaillible: il vous donnera les remèdes dont
vous avez besoin, remèdes qui agissent d'autant plus sûrement qu'ils
rencontrent une bonne nature et une heureuse disposition. Un pécheur
éclairé est bien plus près de s'amender qu'un sot, car discernant entre
le bien et le mal, il rougit de ses propres vices; tandis que le sot,
aveuglé par son ignorance, n'écoute que son instinct et s'abandonne à
ses passions dont il ne connaît pas le danger. Courage, donc, seigneur
Roque, courage, et puisque vous avez de l'esprit et du bon sens,
servez-vous de ces lumières, et ne désespérez pas de l'entière guérison
de votre âme. Mais si Votre Grâce veut abréger le chemin et entrer dans
celui de son salut, venez avec moi; je vous apprendrai la profession de
chevalier errant. A la vérité, c'est une source inépuisable de travaux
et de fâcheuses aventures, mais en les offrant à Dieu comme expiation de
vos fautes, vous vous ouvrirez les portes du ciel.

Roque sourit du conseil de notre héros, et pour changer d'entretien il
lui raconta la triste fin de l'aventure de Claudia, dont Sancho se
trouva très-contristé, car il avait trouvé fort de son goût la pétulance
et la beauté de la jeune personne.

En cet instant les bandits arrivèrent avec leurs prisonniers,
c'est-à-dire avec deux cavaliers assez bien montés, deux pèlerins à
pied, puis un carrosse dans lequel il y avait des dames accompagnées de
sept ou huit valets tant à pied qu'à cheval. Ces hommes farouches les
environnèrent en silence, attendant que leur chef prît la parole. Roque
demanda aux cavaliers qui ils étaient et où ils allaient.

Seigneurs, répondit l'un d'eux, nous sommes capitaines d'infanterie; nos
compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer à Barcelone,
d'où quatre galères ont reçu l'ordre de passer en Sicile. Nous possédons
environ deux ou trois cents écus, avec lesquels nous nous croyons assez
riches, car, vous le savez, le métier ne permet guère de thésauriser.

Et vous? demanda Roque aux pèlerins.

Monseigneur, répondirent-ils, nous allons à Rome; et à nous deux nous
n'avons qu'une soixantaine de réaux.

Roque demanda ensuite quels étaient les gens du carrosse; un des hommes
à cheval répondit: Ma maîtresse est la señora Guyamor de Quinonez, femme
du régent de l'intendance de Naples, elle est avec sa fille, une femme
de chambre et une duègne; nous sommes trois valets à cheval et trois
valets à pied qui les accompagnons, et leur argent monte à six cents
écus.

De façon, dit Roque, que nous avons ici neuf cents écus et soixante
réaux. Moi, j'ai soixante soldats; voyez, seigneurs, ce qui peut revenir
à chacun d'eux, car je ne sais guère calculer.

A ces mots, les bandits s'écrièrent: Vive le grand Roque Guinart, en
dépit de ceux qui ont juré sa perte!

Les capitaines, la tête baissée, faisaient bien voir à leur contenance
qu'ils regrettaient leur argent; la régente et sa suite n'étaient guère
plus gaies, et les pauvres pèlerins ne montraient nul envie de rire.

Roque les tint un moment en suspens, mais ne voulant pas prolonger leur
anxiété: Seigneurs capitaines, leur dit-il en se tournant vers eux,
prêtez-moi, je vous prie, soixante écus; madame la régente m'en donnera
quatre-vingts: pour contenter mes soldats, car le prêtre vit de ce qu'il
chante. Cela fait, vous pourrez continuer votre route, munis d'un
sauf-conduit de ma main, afin que ceux de mes hommes qui parcourent les
environs ne vous fassent aucune insulte; car je ne veux pas qu'on
maltraite les gens de guerre ni les femmes, et surtout les dames de
qualité.

Les capitaines se confondirent en remercîments sur la courtoisie et la
libéralité de Roque, car, à leurs yeux, c'en était une de leur laisser
leur propre argent; la señora voulait descendre de son carrosse pour
embrasser ses genoux, mais il s'y opposa, lui demandant pardon de la
violence que son méchant état le forçait à lui faire.

[Illustration: Roque s'éloigna avec elle au grand galop (page 562).]

La régente et les capitaines avaient donné ce qu'on leur demandait, et
voyant qu'on ne parlait point de diminuer leur contribution, les pauvres
pèlerins s'apprêtaient à remettre tout leur argent; mais Roque leur fit
signe d'attendre: De ces cent quarante écus, dit-il à ses gens, il vous
en revient deux à chacun; des vingt formant l'excédant, donnez-en dix à
ces pèlerins, et les autres à ce bon écuyer, afin qu'il ait sujet de se
réjouir de cette aventure. Puis se faisant apporter de l'encre et du
papier, il écrivit un sauf-conduit par lequel il était enjoint à ses
lieutenants de laisser passer librement toute la caravane, qui s'éloigna
exaltant la façon d'agir du grand Roque, sa courtoisie, sa bonne mine,
et le traitant plutôt de galant homme que de corsaire.

Un des bandits qui ne partageait pas l'humeur généreuse de son chef, ne
put s'empêcher de donner son avis: Parbleu, dit-il dans son jargon
mi-gascon, mi-catalan, notre capitaine serait meilleur moine que chef de
bons garçons; mais à l'avenir s'il a de pareils accès de libéralité,
qu'il les satisfasse avec son argent et non avec le nôtre. Le malheureux
ne parla pas si bas qu'il ne fût entendu de Roque, qui tirant son épée
lui fendit presque la tête, en disant: C'est ainsi que je châtie les
insolents et les téméraires. Aucun n'osa souffler mot, tant le chef
savait se faire craindre et obéir.

Roque se retira à l'écart et écrivit à un de ses amis de Barcelone, pour
lui donner avis qu'il avait fait rencontre du fameux don Quichotte de la
Manche, cet illustre chevalier errant dont on parlait par toute
l'Espagne, l'assurant que c'était l'homme le plus divertissant qu'on pût
trouver; il ajouta que sous quatre jours, à la fête de Saint-Jean, il
l'amènerait lui-même à Barcelone, sur la grande place, armé de pied en
cap et montant le superbe Rossinante, suivi de l'écuyer Sancho sur son
âne. Il le priait d'en donner avis aux Niaros, ses amis, à qui il
voulait procurer ce plaisir; il eût bien désiré que leurs ennemis les
Cadeils n'y eussent point part, mais il en reconnaissait
l'impossibilité, les extravagances du maître et les bouffonneries du
valet étant trop éclatantes pour ne pas attirer tout le monde.

La lettre, portée par un des bandits déguisé en paysan, fut remise à son
adresse.



CHAPITRE LXI

DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE A SON ENTRÉE DANS BARCELONE, AVEC
D'AUTRES CHOSES QUI SEMBLENT PLUS VRAIES QUE RAISONNABLES.


Don Quichotte demeura trois jours et trois nuits avec les bandits, et
fût-il resté trois siècles, il aurait toujours trouvé de quoi s'étonner.
C'était sans cesse nouvelle aventure: on s'éveillait ici, on mangeait
là-bas; quelquefois on fuyait sans savoir pourquoi, et l'on s'arrêtait
de même. En alerte continuelle, ces hommes dormaient à cheval,
interrompaient à toute heure leur sommeil pour changer d'asile; leur
temps se passait à poser des sentinelles, à écouter le cri d'alarme, à
souffler des mèches d'arquebuse, quoiqu'ils eussent peu de ces armes,
presque tous portant des mousquets à pierre. Roque passait la nuit loin
des siens; car le vice-roi de Barcelone ayant mis sa tête à prix, il
craignait d'être livré par eux à la justice: existence assurément fort
triste et fort misérable.

Enfin, par des chemins détournés et des sentiers couverts, Roque, don
Quichotte et Sancho se dirigèrent vers Barcelone. Ils arrivèrent sur la
plage la veille de la Saint-Jean, pendant la nuit. Après avoir donné à
Sancho les dix écus qu'il lui avait promis, le capitaine l'embrassa
ainsi que son maître, puis on se sépara, échangeant mille offres de
services.

Don Quichotte attendit en selle la venue du jour, et il ne tarda pas à
voir paraître la face pâle de la blanche aurore, qui s'avançant en
silence sur les balcons de l'orient, venait humecter les plantes et les
fleurs. Presque au même instant, le son d'une agréable musique se fit
entendre: c'étaient des hautbois, des fifres et des tambours auxquels
succédaient des cris joyeux qui paraissaient venir de la ville. L'aurore
fit bientôt place au soleil, dont le visage plus large qu'une rondache
s'élevait sur l'horizon. Don Quichotte et Sancho, jetant les yeux de
toutes parts, aperçurent pour la première fois la mer, qui leur parut
spacieuse, immense et beaucoup plus étendue que les lagunes de Ruidera,
situées dans leur province. Ils virent aussi des galères amarrées à la
plage, lesquelles, abattant leurs voiles, se montrèrent couvertes de
mille banderoles qui tantôt flottaient au vent, tantôt balayaient la
surface des eaux, pendant qu'échappé de leurs flancs le bruit des
clairons et des trompettes faisait retentir les lieux d'alentour d'une
harmonie suave et belliqueuse. Bientôt ces galères commencèrent à
s'ébranler, simulant une escarmouche navale, tandis qu'un nombre infini
de cavaliers, sortant de la ville avec de brillantes livrées, maniaient
adroitement leurs chevaux, et suivaient les mouvements de la flotte,
dont l'artillerie faisait un bruit épouvantable, la mer était calme, le
jour pur et serein, quoique voilé de temps en temps par la fumée du
canon. Tout semblait d'accord pour enivrer de joie la population
entière. Quant à Sancho, il ne parvenait pas à comprendre comment ces
énormes masses qui se mouvaient sur l'eau pouvaient avoir tant de pieds.

Bientôt une troupe de cavaliers, portant de magnifiques livrées, accourt
avec des cris de joie vers don Quichotte, qui était resté tout stupéfait
d'un si beau spectacle; et l'un d'entre eux, celui que Roque avait fait
prévenir, dit à haute voix:

Qu'il soit le bienvenu, le miroir, le fanal, l'étoile polaire de la
chevalerie errante; qu'il soit le bienvenu, le grand, le valeureux don
Quichotte, le vrai chevalier de la Manche, dont la fleur des historiens,
cid Hamet Ben-Engeli, nous a raconté les exploits, et non pas le
controuvé, le faux historien, dont on vient de publier le livre
mensonger.

Don Quichotte n'eut pas le temps de répondre, parce que les cavaliers et
les gens de leur suite faisant caracoler leurs chevaux, l'entourèrent
aussitôt en décrivant mille cercles autour de lui: Ces seigneurs, dit-il
à Sancho, nous ont sans doute reconnus; je parierais qu'ils ont lu notre
histoire, et même celle que l'Aragonais a publiée récemment.

Le cavalier qui avait parlé à don Quichotte s'approcha de nouveau, et
lui dit: Que Votre Grâce, seigneur, veuille bien venir avec nous: tous
nous sommes ses serviteurs et les amis de Roque Guinart.

Si les courtoisies engendrent les courtoisies, répondit don Quichotte,
la vôtre, seigneur chevalier, doit être fille ou proche parente de celle
du grand Roque. Conduisez-moi où il vous plaira, je vous suivrai avec
plaisir, surtout si vous me faites l'honneur d'accepter mes services.

Le cavalier répondit avec non moins de civilité; puis, lui et ses amis
ayant placé notre héros au milieu d'eux, on prit le chemin de Barcelone,
au son des fifres et des tambours. Mais, à l'entrée de la ville, deux
petits drôles, plus malins que la malice elle-même, s'avisèrent d'un
méchant tour: se faufilant au milieu de la foule, ils s'approchèrent de
nos aventuriers, et levant la queue, l'un à Rossinante, l'autre au
grison, ils leur plantèrent à chacun dans cet endroit un paquet de
chardons. Les pauvres bêtes ne sentirent pas plus tôt ces éperons d'un
nouveau genre, qu'elles se mirent à serrer la queue; ce qui, augmentant
leur souffrance, les poussa à ruer de telle sorte qu'elles jetèrent
leurs cavaliers dans la poussière. Honteux et mortifié, don Quichotte se
hâta d'enlever le panache à Rossinante, et Sancho en fit autant à son
âne. Leurs nouveaux amis s'apprêtaient à châtier cette insolente
canaille, mais il leur fallut y renoncer, car les deux espiègles
s'étaient perdus dans la foule. Bref, don Quichotte et Sancho
remontèrent sur leurs bêtes, et toujours suivis de la musique et
accompagnés des mêmes cris de joie, ils gagnèrent la maison de leur
hôte, une des plus belles de Barcelone. Suivons-y notre chevalier, ainsi
le veut cid Hamet Ben-Engeli.



CHAPITRE LXII

AVENTURE DE LA TÊTE ENCHANTÉE, AINSI QUE D'AUTRES ENFANTILLAGES QU'ON NE
PEUT S'EMPÊCHER DE RACONTER.


L'hôte de don Quichotte s'appelait don Antonio Moreno; c'était un
gentilhomme riche et plein d'esprit, qui aimait à se divertir avec
décence et bon goût. Quand il vit notre héros en sa maison, il songea à
lui faire faire quelques bonnes folies, sans lui causer de déplaisir,
car la plaisanterie a des bornes, et un passe-temps ne saurait être
agréable, s'il a lieu aux dépens d'autrui. La première chose dont il
s'avisa, ce fut, quand on eut désarmé le chevalier, de le conduire,
couvert seulement de cet étroit pourpoint déjà décrit tant de fois, à un
balcon donnant sur une des principales rues de la ville, où on l'exposa
à la vue des passants comme une bête curieuse. Les cavaliers aux livrées
firent de nouvelles passes sous ses yeux, de même que si c'eût été pour
lui seul, et non à cause de la fête, qu'ils se fussent mis en frais.
Sancho était tout radieux, s'imaginant avoir trouvé de nouvelles noces
de Gamache, ou une maison semblable à celle de don Diego, ou bien un
château comme celui du duc.

Plusieurs amis de don Antonio vinrent dîner avec lui; tous firent de
grands honneurs à don Quichotte, et le traitèrent en véritable
chevalier errant, ce qui le rendit si fier et si rengorgé, qu'il ne se
sentait pas d'aise. De son côté, Sancho lâcha tant de plaisantes
reparties, que les gens de la maison et tous ceux qui étaient là
n'avaient d'oreilles que pour lui et riaient à gorge déployée.

Seigneur écuyer, lui dit don Antonio, il nous a été conté que vous êtes
extrêmement friand de blanc-manger et de petites andouilles; et que
lorsque vous en avez de reste, vous les mettez dans votre poche pour le
lendemain[124].

  [124] Allusion au don Quichotte d'Avellaneda.

C'est une insigne fausseté, seigneur, répondit Sancho; je suis plus
propre que goulu, et monseigneur don Quichotte, ici présent, pourra vous
dire que nous nous contentions bien souvent, lui et moi, pendant des
jours entiers, d'une poignée de noisettes, ou d'une demi-douzaine
d'oignons. Il est vrai que si parfois on me donne la génisse, je cours
lui mettre la corde au cou; c'est-à-dire que je mange ce qu'on me
présente, et prends le temps comme il vient. Mais quiconque ose avancer
que je suis un mangeur vorace et malpropre, peut se tenir pour dit qu'il
se trompe du tout au tout, et je le lui apprendrais d'une autre façon,
n'était le respect que je dois aux vénérables barbes ici présentes.

Oui, certes, dit don Quichotte, la modération et la propreté de Sancho
quand il mange, mériteraient d'être écrites et gravées sur le bronze
pour servir d'exemple aux races futures: tout ce qu'on peut lui
reprocher, c'est lorsqu'il a faim d'être un peu glouton; alors il mâche
des deux côtés à la fois, et un morceau n'attend pas l'autre. Mais pour
ce qui est de la propreté, on ne le trouvera jamais en défaut, et il l'a
prouvé du reste pendant qu'il était gouverneur, car il mangeait avec
tant de délicatesse, qu'il prenait les grains de raisin avec sa
fourchette.

Comment! s'écria don Antonio, le seigneur Sancho a été gouverneur?

Oui, seigneur, répondit Sancho, j'ai été gouverneur, et d'une île qu'on
appelle Barataria; je l'ai gouvernée pendant dix jours, à bouche que
veux-tu; j'y ai perdu le repos, l'esprit et l'embonpoint, et j'y ai
appris à mépriser tous les gouvernements du monde. J'ai quitté l'île en
courant, et je suis tombé dans un grand trou, où je me suis cru mort,
mais dont par miracle je suis sorti vivant.

Alors don Quichotte se mit à conter l'histoire du gouvernement de
Sancho, ce qui divertit fort la compagnie.

Le repas achevé, don Antonio prit notre héros par la main, et le
conduisit dans une pièce où pour tout meuble se trouvait une table de
jaspe, soutenue par un pied de même matière; sur cette table était un
buste qui paraissait de bronze et représentait un empereur romain. Ils
se promenèrent pendant quelque temps de long en large, firent le tour de
la table, puis, don Antonio s'arrêtant dit à don Quichotte: Maintenant
que je suis certain de n'être écouté par personne, je vais apprendre à
Votre Grâce une des plus étonnantes aventures dont on ait jamais entendu
parler, à condition toutefois que ce secret restera entre elle et moi.

Je le jure, seigneur, répondit notre héros: celui à qui vous parlez a
des yeux et des oreilles, mais point de langue. Votre Grâce peut en
toute assurance verser dans mon cœur ce qu'elle a dans le sien, et
rester persuadée qu'elle l'a jeté dans les abîmes du silence.

Sur la foi de cette promesse, repartit don Antonio, je vais vous confier
des choses qui vous raviront d'admiration, et je me soulagerai moi-même
d'un fardeau qui me pèse, car je n'ai encore révélé à personne le secret
que je vais vous dire. Cette tête que vous voyez, seigneur don
Quichotte, ajouta-t-il en la lui faisant toucher avec la main, a été
fabriquée par un des plus grands enchanteurs qui aient jamais existé.
C'était, je crois, un Polonais, disciple du fameux Scot dont on raconte
tant de merveilles. Je reçus chez moi cet enchanteur; et pour la somme
de mille écus il me fabriqua cette tête, qui a la propriété de répondre
à toutes les questions qu'on lui adresse. Après avoir tracé des cercles,
observé les astres, écrit des caractères cabalistiques, épié les
conjonctions voulues, l'auteur mit la dernière main à son ouvrage avec
une perfection dont vous aurez la preuve demain, car le vendredi cette
tête est muette, et il serait inutile de lui rien demander aujourd'hui.
D'ici là, Votre Grâce peut songer aux questions qu'il vous conviendra de
lui faire, et l'expérience vous prouvera si je dis vrai.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Les pauvres bêtes se mirent à ruer de telle sorte, qu'elles jetèrent
leurs cavaliers dans la poussière (page 567).]

Étonné de ce qu'il entendait, don Quichotte avait peine à croire que
cette tête fût douée d'une telle vertu; mais comme il devait bientôt
savoir à quoi s'en tenir, il se contenta de faire de grands remercîments
à son hôte pour lui avoir confié un secret de cette importance. Ils
sortirent de la chambre, que don Antonio ferma à clef, et ils
retournèrent dans le salon, où Sancho avait eu le temps de conter à la
compagnie une partie des aventures de son maître.

Le soir venu, ils allèrent tous ensemble se promener par la ville, don
Quichotte sans armes, mais couvert d'une houppelande de drap fauve,
capable, à cette époque de l'année, de mettre en sueur l'hiver lui-même.
Sancho resta au logis avec les valets, qui avaient ordre de l'entretenir
et de l'amuser si bien qu'il ne pensât point à sortir. Notre héros ne
montait pas Rossinante, mais un grand mulet de bât harnaché avec
beaucoup de richesse et d'élégance; sans qu'il s'en doutât, on lui avait
attaché au dos, et par-dessus la houppelande, un parchemin sur lequel
était écrit en grosses lettres: _Je suis don Quichotte de la Manche_.
Cet écriteau arrêtait tous les passants; et comme chacun répétait: _Je
suis don Quichotte de la Manche_, le chevalier fut surpris que tant de
gens prononçassent son nom comme s'ils le connaissaient:

Seigneur, dit-il à don Antonio qui marchait à côté de lui, la chevalerie
errante a de bien grands avantages, puisqu'elle répand sur toute la
terre le nom de ceux qui l'exercent. Entendez-vous comme on parle de
moi; jusqu'aux petits enfants, tous me connaissent sans m'avoir jamais
vu!

Quoi d'étonnant à cela, seigneur don Quichotte? répondit don Antonio. De
même que le feu jette une lumière qui le trahit, de même la vertu a un
éclat qui ne manque jamais de la faire reconnaître, surtout celle qui
s'acquiert dans la profession des armes, car elle resplendit par-dessus
toutes les autres.

Or, pendant que don Quichotte marchait ainsi, tout fier de lui-même, il
arriva qu'à la vue de l'écriteau, un passant s'arrêta, et lui jeta ces
mots à la face en bon castillan: Au diable soit don Quichotte de la
Manche! comment peux-tu être encore de ce monde, après les coups de
bâton que tu as reçus? Il faut, en vérité, que tu sois fou. Si encore tu
l'étais seul, il n'y aurait pas grand dommage; mais ta folie est si
contagieuse, qu'elle se communique à tous ceux qui t'approchent; ceux
qui t'accompagnent en ce moment n'en sont-ils pas la preuve? Va, va,
nigaud, retourne chez toi prendre soin de ton bien, de ta femme et de
tes enfants, sans creuser davantage ta pauvre cervelle, qui n'est déjà
que trop endommagée.

Mon ami, dit Antonio à cet homme, passez votre chemin sans vous mêler de
donner des conseils à qui ne vous en demande pas: le seigneur don
Quichotte est très-sain d'esprit, et nous qui l'accompagnons, nous ne
sommes pas des imbéciles: la vertu a droit à nos hommages, en quelque
lieu qu'elle se rencontre. Passez votre chemin, et mêlez-vous de vos
affaires.

Par ma foi, seigneur, vous avez raison, répondit le Castillan; aussi
bien, donner des conseils à ce pauvre fou, ce serait frapper du poing
contre l'aiguillon. Mais il est vraiment dommage de voir le bon sens
qu'il montre, dit-on, sur tant de matières, s'en aller en eau claire
quand il s'agit de chevalerie. Que je meure à l'instant, moi et tous mes
descendants, si je m'avise jamais de donner des conseils à personne,
dût-on m'en prier à genoux.

Le Castillan disparut, et la promenade continua; mais une telle foule se
pressait pour lire l'écriteau, que don Antonio fut obligé de l'enlever.

La nuit venue, on retourna chez don Antonio, où sa femme, personne aussi
aimable que belle, avait invité plusieurs de ses amies pour faire
honneur à leur hôte et s'amuser de ses étranges folies. Il vint donc
quantité de dames; il y eut un souper magnifique, et sur les dix heures
le bal commença. Parmi ces dames, il s'en trouvait surtout deux pleines
d'esprit et d'humeur moqueuse, qui, pour divertir la compagnie,
invitèrent don Quichotte à danser; et, chacune tour à tour s'emparant de
lui dès que l'autre l'avait quitté, elles exténuèrent si bien le pauvre
chevalier qu'il suait à grosses gouttes et ne pouvait presque plus se
remuer. Qu'on se représente ce grand corps maigre, sec, efflanqué, au
teint jaune, aux yeux creux, aux moustaches longues et tombantes, serré
dans ses habits, fort maussade enfin et d'une légèreté plus que
problématique, agacé par deux belles personnes qui lui lançaient à la
dérobée des propos d'amour auxquels il ne répondait qu'avec dédain. A
bout de patience: Arrière, démons! s'écria-t-il, arrière; laissez-moi en
paix, importunes pensées. Tâchez, Mesdames, de maîtriser vos sentiments;
la sans pareille Dulcinée du Toboso est l'unique souveraine de mon âme,
et elle ne souffre point que d'autres en triomphent. Puis il se laissa
tomber au beau milieu du salon, brisé et rompu d'un si violent
exercice.

Don Antonio le fit emporter à bras dans sa chambre. Sancho, qui s'était
empressé de le suivre: Peste, monseigneur, lui dit-il, comme vous vous
êtes trémoussé! Pensiez-vous, par hasard, que tous les braves sont tenus
d'être des danseurs, et tous les chevaliers errants des faiseurs
d'entrechats? Par ma foi, mon cher maître, vous étiez dans une grande
erreur, car tel aura moins de mal à tuer un géant qu'à faire une
cabriole. Sauter en se donnant du talon dans le derrière, c'est mon
fort, à moi; mais danser comme vous venez de le faire, je ne m'en pique
point.

Chacun riait aux éclats des propos de notre écuyer, qui, ayant mis son
maître au lit, eut grand soin de le bien couvrir, dans la crainte qu'il
n'éprouvât quelque refroidissement.

Le lendemain, don Antonio jugea à propos de faire l'expérience de la
tête enchantée. Suivi de don Quichotte, de Sancho, de deux de ses amis
et des dames qui avaient fait danser notre chevalier, il se dirigea vers
la chambre où elle se trouvait. Quand tout le monde fut entré, il ferma
soigneusement la porte, énuméra à la compagnie les vertus de cette tête,
disant que c'était la première fois qu'on en faisait l'épreuve et qu'il
demandait le secret. Personne, à l'exception des deux gentilshommes, ne
savait ce qui allait se passer.

Don Antonio s'approcha le premier, et demanda à voix basse, de manière
pourtant à être entendu: Tête, par la vertu que tu renfermes, dis-moi ce
que je pense en ce moment. Sans remuer les lèvres, mais d'une voix
claire et distincte, la tête répondit vivement: «Je ne juge point des
pensées.»

Chacun resta stupéfait, surtout les dames, car ni autour de la table ni
dans la salle il ne se trouvait personne qui pût faire cette réponse, et
on voyait bien qu'elle venait directement de la tête.

Combien sommes-nous ici? continua don Antonio?

«Toi et ta femme, répondit la tête, deux de ses amies et deux des tiens,
ainsi qu'un fameux chevalier appelé don Quichotte de la Manche, et son
écuyer, qui se nomme Sancho Panza.»

La surprise augmenta, et plus d'un assistant sentit ses cheveux se
dresser.

Bien, dit don Antonio en se retirant; ceci fait voir que je n'ai point
été trompé par celui qui t'a fabriquée, tête sage, tête parlante, tête
merveilleuse et incomparable. Qu'un autre me remplace, ajouta-t-il, et
t'adresse telle question qu'il voudra.

Comme les femmes sont d'ordinaire assez curieuses, une des dames
s'approcha: Dis-moi, tête, demanda-t-elle, que faut-il que je fasse pour
être très-belle?

«Sois très-honnête.»

Cela suffit, dit la dame en faisant place à sa compagne.

Savante tête, demanda celle-ci, je désirerais bien savoir si mon mari
m'aime ou non?

«Remarque sa conduite envers toi, et tu le sauras.»

Je n'en veux pas davantage, dit la dame: en effet, la conduite des
hommes nous donne la mesure de l'affection qu'ils nous portent.

Un des amis de don Antonio demanda: Qui suis-je?

«Tu le sais,» lui fut-il répondu.

Ce n'est pas là ce que je demande, repartit le cavalier; je veux savoir
si tu me connais.

«Je te connais, tu es don Pedro Noriz.»

O tête admirable! c'en est assez pour me convaincre que tu n'ignores
rien, ajouta le cavalier.

L'autre ami s'approcha et fit cette question: Quel est le plus vif désir
de mon fils aîné?

«Je t'ai déjà dit que je ne juge point des pensées; cependant je puis
ajouter: Ton fils ne souhaite que de t'enterrer.»

Je le savais déjà, repartit le gentilhomme, et je n'en doutais
nullement.

La femme de don Antonio s'approcha comme les autres, et dit: En vérité,
tête, je ne sais que te demander; je voudrais seulement savoir si je
conserverai longtemps mon cher mari.

«Oui, car sa bonne santé et sa manière de vivre lui promettent de longs
jours, que la plupart des hommes abrégent par la débauche et
l'intempérance.»

A son tour, don Quichotte s'approcha: Dis-moi, tête, toi qui réponds si
bien, est-ce une réalité ou un songe ce que j'ai vu dans la caverne de
Montesinos? Sancho, mon écuyer, se donnera-t-il les coups de fouet
auxquels il s'est engagé? et verrai-je enfin le désenchantement de
Dulcinée?

«Quant à l'histoire de la caverne, il y a beaucoup à dire, l'aventure
tient de la réalité et du songe; les coups de fouet de Sancho se feront
un peu attendre, mais l'enchantement de Dulcinée finira.»

Cela me suffit, répliqua don Quichotte; que Dulcinée soit désenchantée,
et mes vœux seront accomplis.

Le dernier qui interrogea la tête, ce fut Sancho. Il le fit en ces
termes: Dis-moi, tête, aurai-je encore un gouvernement? quitterai-je le
misérable métier d'écuyer errant, et reverrai-je enfin ma femme et mes
enfants?

Il lui fut répondu: «Tu gouverneras en ta maison, si tu y retournes; tu
pourras y revoir ta femme et tes enfants, s'ils y sont; et quand tu ne
pourras plus servir, tu ne seras plus écuyer.»

Par ma foi, voilà qui est plaisant, repartit Sancho; il ne faut pas être
sorcier pour deviner cela, je le savais de reste.

Et que veux-tu donc qu'on te dise, imbécile? repartit don Quichotte:
n'est-ce pas assez que les réponses de la tête concordent avec les
questions?

Cela suffit, puisque vous le voulez, répondit Sancho; mais je voudrais
qu'elle se fût un peu mieux expliquée et qu'elle m'en apprît davantage.

Là s'arrêtèrent les questions et les réponses, mais non l'étonnement de
la compagnie, car tous étaient en admiration, excepté les deux amis de
don Antonio, qui savaient à quoi s'en tenir. Cid Hamet Ben-Engeli, pour
ne pas laisser le lecteur en suspens, de crainte qu'il ne soupçonne de
la magie dans une chose si surprenante, s'empresse de révéler le secret:
Don Antonio, dit-il, afin de se divertir aux dépens des niais, fit faire
cette tête à l'imitation d'une autre qu'il avait vue à Madrid. La table
avec son pied, d'où sortaient quatre griffes d'aigle, était de bois
peint en jaspe, la tête, semblable à un buste d'empereur romain et
couleur de bronze, était creuse comme la table, sur laquelle on l'avait
si bien enchâssée que tout paraissait d'une seule pièce. Le pied de la
table était creux aussi et communiquait par deux tuyaux à la bouche et à
l'oreille de la tête; ces tuyaux descendaient dans une chambre
au-dessous, où se tenait cachée la personne qui faisait les réponses. La
voix, partie de haut en bas ou de bas en haut, passait si bien par ces
tuyaux, qu'on ne perdait pas une parole; de sorte qu'à moins de le
savoir, il était impossible de pénétrer l'artifice. Un étudiant, neveu
de don Antonio, jeune homme plein d'esprit, fut chargé des réponses; et
comme il connaissait les personnes entrées dans la chambre où était la
tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter, tantôt directement,
tantôt par conjecture, et toujours avec un extrême à-propos.

Cid Hamet ajoute que cette merveille dura une douzaine de jours. Le
bruit s'étant répandu par la ville que don Antonio avait chez lui une
tête enchantée, la crainte que la chose ne parvînt aux oreilles des
seigneurs inquisiteurs le décida à aller lui-même leur apprendre ce qui
en était. Ils lui dirent de briser la machine et qu'il n'en fût plus
question. La tête n'en passa pas moins pour enchantée dans l'opinion de
don Quichotte et de Sancho: le chevalier resta très-satisfait de la
réponse qu'il avait obtenue, et l'écuyer assez peu content de la
sienne.

[Illustration: «Arrière, démons! s'écria-t-il, arrière; laissez-moi en
paix, importunes pensées» (page 570).]

Pour complaire à don Antonio, pour profiter de la présence de notre
héros et se divertir de ses folies, plusieurs gentilshommes de la ville
avaient résolu de faire, à six jours de là, une course de bagues: cette
course n'eut point lieu, pour les raisons que nous dirons par la suite.
Dans l'intervalle il prit envie à don Quichotte de parcourir Barcelone,
mais à pied et comme _incognito_, pour ne plus se voir poursuivi par les
petits garçons: il sortit accompagné de Sancho, et de deux valets que
lui donna don Antonio. Or, pendant qu'il se promenait, il lut par hasard
sur une porte ces mots écrits en grandes lettres: IMPRIMERIE. Poussé par
la curiosité, car il n'en avait jamais vu, il y entra avec tout son
cortége. Il vit d'abord des gens qui tiraient des feuilles de papier de
dessous la presse, d'autres qui corrigeaient des épreuves, d'autres qui
composaient; en un mot, tout ce qui se pratique dans une imprimerie.
Notre chevalier s'approchait de chaque ouvrier, s'informant de ce qu'il
faisait, admirait et passait outre. Enfin il s'arrêta près d'un
compositeur, et lui demanda quel était son emploi.

Seigneur, répondit l'ouvrier, ce gentilhomme qui est assis là (en lui
montrant un homme de bonne mine et qui avait l'air fort soucieux) a
traduit un livre de l'italien en langue castillane, et je suis en train
de le composer pour le mettre sous presse.

Quel est le titre de ce livre? demanda don Quichotte.

Seigneur, lui répondit l'auteur en s'approchant, ce livre se nomme _le
Bagatele_ en italien.

Comment rendez-vous ce mot en castillan? continua don Quichotte.

_Le Bagatele_, reprit l'auteur, signifie _les Bagatelles_; et bien qu'un
pareil titre n'en donne pas une grande idée, ce livre ne laisse pas de
renfermer des choses utiles et de bon goût.

Je sais quelque peu la langue italienne, repartit don Quichotte, et je
connais passablement mon Arioste. Dites-moi, seigneur, et je ne vous
adresse cette question que par simple curiosité et non pour faire subir
un examen à Votre Grâce, avez-vous rencontré quelquefois dans la langue
italienne le mot _pignata_?

Fort souvent, répondit l'auteur.

Comment le traduisez-vous en castillan? demanda don Quichotte.

Et comment le traduire autrement que par le mot _marmite_? répliqua
celui-ci.

Mort de ma vie! dit don Quichotte, je vois que vous connaissez à fond
l'idiome toscan. Ainsi, quand il y a dans l'italien _piace_, vous le
traduisez par _plaît_, _più_ par _plus_, _sù_ par _en haut_, et _giù_
par _en bas_.

En effet, répondit l'auteur, ce sont là les véritables équivalents.

Eh bien, malgré votre savoir, je gagerais, repartit don Quichotte, que
vous n'en êtes pas mieux apprécié du public, toujours enclin à dédaigner
les louables travaux. Oh! que de talents enfouis, que de génies oubliés!
Toutefois il faut convenir que les traductions d'une langue dans une
autre, à moins qu'il ne s'agisse du grec et du latin, véritables reines
des langues, ressemblent beaucoup à ces tapisseries de Flandre qui, vues
à l'envers, n'ont ni le poli, ni le brillant de l'endroit. Je n'entends
pas dire par là que le métier de traducteur ne soit pas estimable; car
on peut s'occuper à de pires choses et qui donnent moins de profit. Dans
tous les cas, il faut faire une exception en faveur de deux célèbres
traducteurs, Christoval de Figueroa, pour le _Pastor Fido_, et don Juan
de Jauregui, pour l'_Aminta_, où l'un et l'autre ont su faire douter
quelle est la traduction, et quel est l'original. Mais, dites-moi, je
vous prie, votre livre s'imprime-t-il pour votre compte, ou bien en
avez-vous vendu le privilége à quelque libraire?

Je le fais imprimer à mes frais, répondit l'auteur, et je prétends
gagner mille ducats au moins avec la première édition, que l'on tire en
ce moment à deux mille exemplaires: ils seront bientôt, je l'espère,
débités aux prix de six réaux chacun.

Je crains que vous n'ayez mauvaise chance, repartit don Quichotte; on
voit bien que vous ne connaissez pas encore les libraires: allez,
seigneur, vous êtes loin de compte; quand vous aurez sur les bras ces
deux mille exemplaires, vos épaules en seront moulues à crier merci,
surtout si l'ouvrage n'a rien de piquant.

Eh! que voulez-vous que je fasse? répondit l'auteur: faut-il que j'aille
donner mon livre à un libraire qui m'en offrirait la dixième partie de
ce qu'il vaut, et croirait me faire encore trop d'honneur? Tenez, je
dois vous dire la vérité: eh bien, je ne travaille pas pour me faire une
réputation, car je suis assez connu, c'est du profit que je cherche, et
sans le profit je ne donnerais pas un maravédis de la bonne renommée
pour mes ouvrages.

Dieu veuille que vous réussissiez! dit don Quichotte.

Il passa à une autre casse, où l'ouvrier corrigeait une feuille d'un
livre intitulé: _La lumière de l'âme_. Voilà, dit-il, les livres qu'on a
raison d'imprimer, quoiqu'il y en ait déjà beaucoup; mais le nombre des
pécheurs est plus grand encore, et il ne saurait y avoir trop de
lumières pour tant d'aveugles.

Plus loin on travaillait à un autre ouvrage; notre héros en ayant
demandé le titre, on lui répondit que c'était _la seconde partie de
l'ingénieux don Quichotte de la Manche_, composée par un bourgeois de
Tordesillas.

Je connais ce livre, dit-il, et je croyais qu'on l'avait fait brûler
comme n'étant qu'un tissu d'impostures; mais patience, son heure
viendra. Il est impossible que l'on ne finisse pas par se désabuser de
tant de sottises, surtout dépourvues qu'elles sont d'agrément et de
vraisemblance.

En disant cela, il sortit de l'imprimerie, mais non sans laisser percer
quelques marques de dépit.

Le même jour, don Antonio voulut faire visiter à don Quichotte les
galères ancrées dans le port, à la grande joie de Sancho, qui n'en avait
vu de sa vie, il envoya dire à l'amiral, lequel avait déjà entendu
parler de notre chevalier, qu'il le lui mènerait après le dîner. Ce qui
leur arriva dans cette visite se verra dans le chapitre suivant.



CHAPITRE LXIII

DU PLAISANT RÉSULTAT QU'EUT POUR SANCHO SA VISITE AUX GALÈRES, ET DE
L'AVENTURE DE LA BELLE MORISQUE.


Don Quichotte ne cessait de réfléchir aux réponses de la tête enchantée,
dont il cherchait vainement à pénétrer le secret; toutefois il se
réjouissait en lui-même de la promesse qu'elle lui avait faite touchant
le désenchantement de Dulcinée, qu'il tenait pour certain désormais.
Quant à Sancho, quoiqu'il eût pris en haine les fonctions de gouverneur,
il souhaitait toujours de commander et de se voir obéi encore une fois,
tant on trouve de plaisir à se sentir au-dessus des autres, même quand
ce n'est qu'un simple jeu.

Enfin, après le dîner, don Antonio, ses deux amis, don Quichotte et
Sancho, allèrent visiter les galères. Ils ne furent pas plutôt au bord
de la mer, que l'amiral, prévenu de leur arrivée, se prépara à les
recevoir dignement. On abattit la tente, les clairons retentirent; on
mit à l'eau l'esquif couvert de riches tapis et garni de coussins de
velours cramoisi. Au moment où don Quichotte y posait le pied, la galère
capitane fit une salve de son artillerie, à laquelle répondit toute la
flotte. Puis, quand il s'apprêtait à monter à l'échelle, la chiourme le
salua, comme c'est l'usage lorsqu'une personne de qualité entre dans un
bâtiment, par ce cri trois fois répété: _hou, hou, hou_. L'amiral, qui
était un gentilhomme valencien, lui tendit la main, et lui dit en
l'embrassant: Je marquerai ce jour avec une pierre blanche, comme un des
plus heureux de ma vie, puisque j'ai eu le bonheur de voir le seigneur
don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume tout l'éclat de
la chevalerie errante. Notre héros répondit à ce compliment avec sa
courtoisie habituelle, heureux qu'il était de se voir traité avec tant
de distinction. Toute la compagnie entra dans la cabine de poupe, qui
était meublée avec élégance, et s'assit sur les bancs des plats bords.
Aussitôt le _comite_ passa dans l'entre-pont, et d'un coup de sifflet
fit mettre casaque bas à la chiourme, ce qui fut exécuté en un clin
d'œil.

A l'aspect de tant de gens nus, Sancho resta bouche béante; mais ce fut
bien autre chose quand il les vit hisser la tente avec une si grande
promptitude, qu'il crut que c'était un enchantement. Notre écuyer était
assis sur le pilier de poupe, près du premier rameur du banc de droite;
celui-ci, qui avait reçu le mot d'ordre, le saisit vivement, et
l'enlevant à bras tendus, le passa à la chiourme. Voilà donc Sancho
voltigeant de banc en banc, de main en main, et avec une telle vitesse
qu'il se croyait emporté par tous les diables; enfin, les forçats ne le
lâchèrent qu'après l'avoir déposé à la place qu'il occupait d'abord,
mais suant à grosses gouttes, et si haletant qu'il ne pouvait plus
respirer. Étonné de voir ainsi voltiger son écuyer, don Quichotte
demanda à l'amiral si c'était là une cérémonie dont on honorait les
nouveaux venus sur les galères. Quant à moi, ajouta-t-il, je n'ai nulle
envie d'y faire profession, et si quelqu'un est assez osé pour me
toucher du doigt, je lui tirerai l'âme du corps à grands coups de pieds
dans les côtes. En prononçant ces paroles, il se leva et mit la main sur
la garde de son épée.

Tout à coup, on abattit la tente, et l'on fit tomber la grande vergue
avec un bruit épouvantable; si bien que Sancho, croyant que le ciel lui
croulait sur les épaules, se cacha la tête entre les jambes. Don
Quichotte lui-même tressaillit et changea de couleur. La chiourme hissa
la vergue avec la même promptitude et dans le même silence. Le _comite_
ayant donné le signal de lever l'ancre sauta au milieu de l'entre-pont,
le nerf de bœuf à la main, se mit à cingler les épaules des forçats, et
la galère prit le large.

Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car il
prenait les rames pour des pieds: Pour le coup, dit-il en lui-même,
voilà des choses vraiment enchantées, et non pas celles que raconte mon
maître. Mais qu'ont fait ces malheureux pour qu'on les traite de la
sorte? Comment cet homme, qui se promène en sifflant, a-t-il l'audace de
fouetter à lui seul tant de gens? Par ma foi, si ce n'est pas ici
l'enfer, je jurerais que nous n'en sommes pas loin.

Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait tout ce qui
se passait, s'approcha et lui dit: Sancho, mon ami, avec quelle facilité
tu pourrais, à peu de frais, te mettre nu jusqu'à la ceinture seulement,
et te glisser pendant quelques instants parmi ces gentilshommes, pour
en finir une bonne fois avec le désenchantement de Dulcinée! Au milieu
des souffrances de tant de gens, tu ne sentirais pas les tiennes. Je
suis même certain que le sage Merlin compterait chaque coup pour dix en
les voyant si bien appliqués.

L'amiral allait demander quels étaient ces coups de fouet et ce
désenchantement de Dulcinée, quand on signala un bâtiment près de la
côte, au couchant. Aussitôt s'élançant sur le tillac, l'amiral cria:
Allons, enfants, qu'il ne nous échappe pas; c'est sans doute quelque
corsaire algérien. Les autres galères s'approchèrent de la galère
capitane pour prendre l'ordre de l'amiral, qui en fit partir deux vers
la haute mer, tandis qu'avec la troisième il se proposait de serrer la
terre de si près que le corsaire ne pût s'échapper. La chiourme
travaillait avec une telle ardeur que les galères semblaient voler sur
les eaux. Celles qui avaient gagné le large ne tardèrent pas à découvrir
le brigantin, qui, de son côté, ne les eut pas plus tôt aperçues qu'il
prit chasse, espérant échapper par sa légèreté; mais ce fut en vain;
aussi le patron était-il d'avis qu'on cessât de ramer et qu'on se rendît
à discrétion, afin de ne pas trop irriter notre amiral. Malheureusement
le sort voulut qu'au moment d'amener, deux Turcs pris de vin, qui
étaient à bord du brigantin, tirèrent chacun un coup d'arquebuse, et
tuèrent deux de nos gens montés dans la grande hune. A ce spectacle,
notre amiral fit serment de mettre à mort tous ceux qui étaient sur ce
navire. Il poussa avec fureur sur le brigantin qui esquiva par-dessous
les rames; mais la galère lui coupa le chemin et le devança d'un
demi-mille environ. Se voyant perdu, l'équipage déploya ses voiles
pendant que le capitaine revirait, et se mit à fuir de toute sa vitesse.
Mais cela ne servit qu'à retarder de quelques instants sa perte; il fut
contraint de se rendre. Les autres galères étant arrivées au même
instant, toutes quatre, avec leur capture, retournèrent à la côte, où
une foule nombreuse et impatiente les attendait. L'amiral jeta l'ancre
près de terre, et sachant que le vice-roi était sur le rivage, il fit
mettre l'esquif à la mer pour l'aller chercher; il commanda ensuite de
descendre la vergue, décidé qu'il était à faire pendre sur-le-champ le
patron du corsaire, et les Turcs, au nombre de trente-six, tous beaux
hommes et bons tireurs.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Avant son départ mon père avait eu la précaution d'enfouir beaucoup de
perles et de pierres précieuses (page 578).]

L'amiral ayant demandé quel était leur capitaine; un des captifs, qu'on
sut depuis être un renégat espagnol, répondit en castillan, en désignant
de la main un jeune garçon d'environ vingt ans, d'une admirable beauté:
Ce jeune homme que tu vois là est notre commandant.

Dis-moi, chien, demanda l'amiral à ce dernier, qui t'a poussé à faire
tuer mes soldats, voyant qu'il t'était impossible d'échapper? Ne sais-tu
pas que témérité n'est pas vaillance, et qu'on doit plus de respect aux
galères capitanes?

Le patron allait répondre, quand l'amiral le quitta pour s'avancer à la
rencontre du vice-roi, qui entrait dans la galère avec quelques gens de
sa suite et des personnes de la ville.

La chasse a-t-elle été bonne? demanda le vice-roi.

Si bonne, répondit l'amiral, que Votre Excellence va la voir pendue tout
à l'heure au haut de cette vergue.

Eh, pourquoi? répliqua le vice-roi.

Parce que sans motif et contre tous les usages de la guerre, ils ont tué
deux de mes meilleurs soldats; aussi ai-je juré de faire pendre tous
ceux qui se trouveraient à bord du corsaire, principalement ce jeune
garçon, qui en est le patron.

En même temps il le lui montrait, les mains déjà liées et n'attendant
plus que la mort. Le vice-roi jeta les yeux sur le prisonnier, et en eut
compassion. Sa beauté, sa jeunesse, un certain air de modestie,
semblaient demander grâce, et il résolut de le sauver.

De quelle nation es-tu? lui demanda-t-il, Turc, More ou renégat?

Je ne suis rien de tout cela, répondit-il en castillan.

Qu'es-tu donc?

Je suis femme et chrétienne.

Femme et chrétienne! sous ce costume et en tel lieu! répliqua le
vice-roi: voilà qui est étrange et difficile à croire?

Seigneurs, dit-elle, suspendez mon supplice et je vous raconterai mon
histoire; cela ne retardera guère votre vengeance.

Tout le monde était touché des paroles de cette femme et de l'air dont
elle les prononçait; mais l'amiral, toujours irrité, lui dit avec
rudesse: Raconte ce que tu voudras, mais n'espère pas que je te pardonne
la mort de mes soldats.

Seigneurs, dit-elle, je suis née de parents mores, parmi cette nation
plus imprudente que sage sur laquelle sont tombés depuis peu tant
d'infortunes. A l'époque de nos malheurs, deux de mes oncles
m'emmenèrent malgré moi en Barbarie. J'eus beau protester et dire que
j'étais chrétienne, comme je le suis en effet et du fond du cœur, je
ne fus pas écoutée; ni ceux qui étaient chargés de nous déporter, ni mes
oncles, ne voulurent me croire; ils m'entraînèrent malgré moi. Cependant
mes parents étaient chrétiens; et j'ai si bien sucé avec le lait la foi
catholique, que je ne crois pas avoir jamais témoigné, par mes paroles
ou mes actions, aucune inclination contraire. Quoique tenue fort à
l'étroit dans la maison de mon père, on savait que j'étais belle, et le
bruit de ma beauté m'attira les soins d'un jeune gentilhomme appelé don
Gaspar Gregorio, fils aîné d'un chevalier qui avait une habitation près
de notre village. Vous dire comment il me vit, les ruses qu'il employa
pour me parler, les marques qu'il me donna de sa passion, aussi bien que
vous peindre sa joie quand il lui fut permis de croire que je l'aimais,
cela serait trop long à raconter, surtout en présence de la corde fatale
qui me menace. Je dirai seulement que don Gaspar voulut m'accompagner
dans notre exil. Il se mêla parmi les Mores chassés d'autres provinces,
et comme il connaissait parfaitement leur langue, il se lia d'amitié
pendant le voyage avec les deux oncles qui m'emmenaient; car en homme
prudent, mon père, dès le premier édit qui exilait notre nation, avait
été nous préparer un asile en pays étranger. Avant son départ il avait
eu aussi la précaution d'enfouir dans un endroit dont j'avais seule
connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles d'un grand
prix, m'ordonnant de n'y point toucher, si même on nous déportait avant
son retour. Je lui obéis, et je passai en Barbarie avec mes oncles et
d'autres parents. Nous nous réfugiâmes d'abord à Alger, mais mieux eût
valu nous réfugier dans l'enfer même, car le dey ayant su que j'étais
belle autant que riche, me fit comparaître devant lui. Il me demanda
quel était mon pays, quels bijoux et quel argent j'apportais. Je lui
déclarai le lieu de ma naissance, ajoutant que mon argent et mes bijoux
y étaient enfouis, mais qu'on pourrait les recouvrer, si j'allais les
chercher moi-même. Je parlais ainsi afin que son avarice lui fît
oublier ce que j'avais de beauté.

Pendant qu'il me questionnait de la sorte, on vint lui dire que j'étais
accompagnée d'un des plus beaux jeunes hommes qu'on pût imaginer: je
compris aussitôt qu'il s'agissait de don Gaspar, qui, en effet, est
d'une beauté peu commune. Je me troublai à la pensée du péril que don
Gaspar allait courir chez cette nation barbare, où l'on fait encore plus
de cas de la beauté des hommes que de celle des femmes. Le dey ordonna
de le lui amener, pour savoir si ce qu'on en disait était vrai. Alors,
par une subite inspiration du ciel, je lui affirmai que c'était une
femme, et le suppliai de me permettre d'aller lui faire prendre les
habillements de son sexe, afin que sa beauté se fît voir dans tout son
jour, et qu'elle parût avec moins d'embarras devant lui. Il y consentit,
en ajoutant que le lendemain on aviserait à nous faire passer en Espagne
pour y aller chercher le trésor enfoui. Je courus révéler à don Gaspar
le péril qu'il courait, et l'ayant habillé en femme, je le menai dès le
soir même devant le dey, qui, ravi d'admiration, résolut de le garder
pour en faire présent au Grand Seigneur. Mais en attendant, de crainte
d'être tenté lui-même, il le mit sous la garde d'une dame more, des
premières de la ville. Je laisse aux amants et à ceux qui connaissent
les tourments de l'absence à juger des mortelles angoisses que nous
dûmes éprouver, ainsi éloignés l'un de l'autre.

Par l'ordre du dey je partis le lendemain sur ce brigantin, accompagnée
de deux Turcs, ceux-là même qui ont tué vos soldats, et de ce renégat
espagnol (montrant celui qui l'avait fait connaître pour le patron), qui
est chrétien au fond de l'âme, et qui a plus d'envie de rester en
Espagne que de retourner en Barbarie; le reste de la chiourme se compose
de Mores. Contrairement à l'ordre qu'ils avaient reçu de nous débarquer,
le renégat et moi, au premier endroit où on pourrait aborder, ces deux
Turcs ont voulu d'abord courir la côte pour faire quelque prise,
craignant, s'ils nous mettaient à terre auparavant, que leur dessein ne
fût dévoilé, et, s'il y avait des galères dans ces parages qu'on ne vînt
nous attaquer. Bref, nous avons été découverts, et nous voilà maintenant
entre vos mains. Mais, hélas! don Gaspar est resté parmi ces barbares,
en habit de femme, et exposé à toutes sortes de périls. Pour moi, je ne
sais si je dois me plaindre de mon sort; car, après tant de traverses,
la vie m'est devenue insupportable, et je la perdrai sans regret: la
seule chose que je vous demande, seigneurs, c'est de m'accorder la grâce
de mourir en chrétienne, puisque je suis innocente des fautes que l'on
reproche à ceux de ma nation.

En achevant de parler, la belle Morisque versa des larmes, et la pitié
en arracha à tous les assistants. Non moins attendri, le vice-roi
s'approcha d'elle sans rien dire et lui délia les mains.

Pendant qu'elle racontait son histoire, un vieux pèlerin, qui était
entré avec les gens du vice-roi, avait tenu les yeux cloués sur la jeune
fille; dès qu'elle eut cessé de parler, il se précipita à ses genoux, et
les embrassant avec tendresse: O Anna Félix, ma chère enfant,
s'écria-t-il, ne reconnais-tu point Ricote, ton père, qui revenait pour
te chercher, car il ne peut vivre sans toi?

A ce nom de Ricote, Sancho, encore tout pensif du mauvais tour que lui
avaient joué les rameurs, leva la tête, fixa le pèlerin et reconnut ce
Ricote dont il avait fait la rencontre le jour où il quitta son
gouvernement; aussitôt, regardant par deux ou trois fois la jeune
Morisque, il affirma que c'était bien la fille de son ami qui, depuis
qu'elle avait les mains libres, s'était jetée au cou de son père, et y
restait attachée, mêlant ses larmes aux siennes.

Oui, seigneurs, dit Ricote en s'adressant à l'amiral et au vice-roi,
c'est là ma fille, à qui son nom semblait promettre un meilleur sort,
car elle s'appelle Anna Félix, et elle n'est pas moins célèbre par sa
beauté que par mes richesses. J'ai quitté mon pays, afin d'aller à
l'étranger chercher un asile; et après en avoir découvert un en
Allemagne, je suis revenu sous ce costume, pour emmener mon enfant et
déterrer les richesses que j'avais enfouies avant mon départ. Mais je ne
trouvai que mon trésor que je rapporte avec moi. Aujourd'hui enfin,
après bien des traverses, je rencontre, par un hasard merveilleux, cette
chère enfant, mon véritable trésor, que je préfère à tous les biens du
monde. Si son innocence, ses larmes et les miennes peuvent vous toucher,
ayez pitié de deux malheureux qui ne vous ont pas offensés et qui n'ont
jamais pris part aux mauvais desseins de leurs compatriotes justement
exilés.

Oh! je reconnais bien Ricote, reprit Sancho, et je vous réponds qu'il
dit vrai quand il assure qu'Anna Félix est sa fille: quant à toutes ses
allées et venues, à ses bons ou à ses mauvais desseins, je ne m'en mêle
pas.

Tous les assistants étaient émerveillés d'une si étrange aventure. Vos
larmes, dit l'amiral, m'empêchent d'accomplir mon serment; vivez, belle
Anna Félix, vivez autant d'années que vous en réserve le ciel, et que
ceux-là qui ont eu l'insolence de commettre un meurtre inutile en
portent seuls la peine.

En même temps, il ordonna de pendre les deux Turcs; mais le vice-roi
demanda leur grâce avec de si vives instances, remontrant qu'il y avait
eu dans leur action moins de bravade que de folie, que l'amiral y
consentit, car il est difficile de se venger de sang-froid.

On s'occupa aussitôt des moyens de tirer don Gaspar du péril où il
était; Ricote offrit pour sa délivrance deux mille ducats, qu'il
possédait en perles et en bijoux. De tous les expédients proposés, aucun
ne fut jugé meilleur que celui du renégat espagnol, qui s'offrit de
retourner à Alger, dans une petite barque montée par des rameurs
chrétiens, parce qu'il savait où il pourrait débarquer et qu'il
connaissait aussi la maison où était don Gaspar. L'amiral et le vice-roi
avaient quelque scrupule de se fier à un renégat; mais Anna Félix
répondit de lui, et Ricote offrit de payer la rançon de l'équipage, si
par hasard il venait à être capturé. Ce parti adopté, le vice-roi prit
congé de l'amiral, et don Antonio Moreno emmena avec lui Anna Félix et
son père, le vice-roi lui ayant recommandé d'en avoir le plus grand
soin, tant il était touché de la beauté de la jeune Morisque!



CHAPITRE LXIV

DE L'AVENTURE QUI CAUSA LE PLUS DE CHAGRIN A DON QUICHOTTE PARMI TOUTES
CELLES QUI LUI FUSSENT JAMAIS ARRIVÉES.


La femme de don Antonio accueillit Anna Félix dans sa maison avec une
joie extrême et eut pour elle toutes sortes de prévenances, charmée
qu'elle était de sa beauté autant que de sa sagesse. Toute la ville
venait, comme à son de cloche, la voir et l'admirer.

Don Quichotte assurait que le parti auquel on s'était arrêté pour
délivrer don Gaspar n'était pas le meilleur et qu'on aurait beaucoup
mieux fait de le passer lui-même, avec son cheval et ses armes, en
Barbarie, d'où il aurait tiré le jeune homme en dépit de tous les Mores,
comme avait fait don Galiferos pour son épouse Mélisandre.

D'accord, seigneur, repartit Sancho; mais songez que lorsque don
Galiferos enleva sa femme, c'était en terre ferme, et qu'il la ramena en
France par la terre ferme; ici c'est tout autre chose: si vous parveniez
à délivrer ce don Gaspar, par où le ramèneriez-vous en Espagne, puisque
la mer est au milieu?

Il y a remède à tout, excepté à la mort, répondit don Quichotte; pourvu
que le bâtiment puisse approcher de la côte, je me fais fort de
débarquer, quand bien même l'univers entier tenterait d'y mettre
obstacle.

[Illustration: Elle s'était jetée au cou de son père et y restait
attachée (page 579).]

Cela ne coûte guère à dire, seigneur, repartit Sancho; mais du dit au
fait il y a grand trajet; pour ma part, je me fie au renégat, qui me
paraît habile et homme de bien.

Au surplus, dit don Antonio, si le renégat ne réussit pas, on aura
recours à la valeur du grand don Quichotte, et on le passera en
Barbarie.

Deux jours après, le renégat partit dans une barque légère, montée de
vigoureux rameurs. De son côté, l'amiral, après avoir prié le vice-roi
de lui donner des nouvelles d'Anna Félix, ainsi que de tout ce qui
serait fait pour la délivrance de don Gaspar, prit congé de lui, et fit
voile pour le Levant.

Un matin que don Quichotte, armé de toutes pièces, car, ainsi qu'on l'a
dit maintes fois, _ses armes étaient sa parure, et ses délassements les
combats_, était sorti pour se promener sur la plage, il vit venir vers
lui un cavalier également armé de pied en cap, et portant un écu sur
lequel était peinte une lune resplendissante. Quand l'inconnu se fut
assez approché pour être entendu de notre héros, il lui dit d'une voix
haute et sonore:

Insigne chevalier et jamais suffisamment loué, don Quichotte de la
Manche! je suis le chevalier de la Blanche-Lune, dont les prouesses
inouïes t'auront sans doute appris le nom. Je viens pour me mesurer avec
toi, et mettre à l'épreuve la force de ton bras, dans l'unique but de te
faire reconnaître et confesser que ma dame, quelle qu'elle soit, est
incomparablement plus belle que ta Dulcinée du Toboso. Si tu confesses
cette vérité, tu éviteras, à toi la mort, et à moi la peine de te la
donner. Dans le cas où nous en viendrions aux mains, la seule chose que
j'exige de toi, si je suis vainqueur, c'est que déposant les armes, et
t'abstenant de chercher les aventures, tu te retires pendant une année
entière dans ton village, afin d'y vivre dans un repos non moins utile
au salut de ton âme qu'aux soins de ta fortune. Si, au contraire, je
suis vaincu, ma vie sera à ta discrétion; je t'abandonne mon cheval et
mes armes, et la renommée de mes hauts faits viendra s'ajouter à la
tienne. Choisis et réponds sur-le-champ, car je n'ai qu'un jour pour
expédier cette affaire.

Don Quichotte resta étonné de l'arrogance du chevalier de la
Blanche-Lune et du sujet de son défi. Il répondit avec calme, mais d'un
ton sévère: Chevalier de la Blanche-Lune, vous dont les prouesses ne
sont point encore parvenues jusqu'à mon oreille, je fais serment que
jamais vous n'avez vu la sans pareille Dulcinée du Toboso; autrement,
vous n'eussiez point recherché ce combat, et vous eussiez avoué de
vous-même et sans crainte qu'il n'existe pas dans l'univers de beauté
comparable à la sienne. Sans donc prétendre que vous en avez menti, mais
me bornant à dire que vous vous abusez étrangement, j'accepte le défi
aux conditions que vous y avez mises, et je l'accepte sur-le-champ, afin
que ce jour décide entre vous et moi; n'exceptant de vos conditions
qu'une seule, celle d'accroître ma renommée du renom de vos prouesses.
Car ces prouesses, je les ignore, et quelles qu'elles soient, je me
contente des miennes. Prenez donc du champ ce que vous en voudrez
prendre, je ferai de même, et que la volonté du ciel s'accomplisse.

De la ville, on avait aperçu le chevalier de la Blanche-Lune, et déjà le
vice-roi était averti qu'on l'avait vu s'entretenir avec don Quichotte.
Aussitôt il prit le chemin de la plage, accompagné de don Antonio et de
plusieurs autres, et ils arrivèrent au moment où notre héros tournait
bride pour prendre du champ. Voyant les deux champions prêts à fondre
l'un sur l'autre, le vice-roi vint se placer au milieu de la lice,
s'informant du motif qui les portait à en venir si brusquement aux
mains. Le chevalier de la Blanche-Lune répondit qu'il s'agissait d'une
prééminence de beauté, répétant en peu de mots ce qui venait de se
passer. Sur ce, le vice-roi s'approcha de don Antonio, et lui demanda à
l'oreille s'il connaissait le chevalier de la Blanche-Lune, et si ce
n'était pas là quelque mauvais tour qu'on voulût jouer à don Quichotte.
Don Antonio ayant répondu qu'il l'ignorait, le vice-roi resta quelque
temps indécis s'il permettrait aux combattants de passer outre.
Toutefois, pensant bien que c'était une plaisanterie, il s'écarta en
disant: Seigneurs chevaliers, s'il n'y a point ici de milieu entre
confesser ou mourir, si le seigneur don Quichotte est intraitable, et si
Votre Grâce, seigneur de la Blanche-Lune, n'en veut pas démordre, en
avant, et à la garde de Dieu!

Le chevalier de la Blanche-Lune remercia le vice-roi en termes pleins de
courtoisie. Don Quichotte fit de même, se recommandant de tout son cœur
à Dieu et à sa dame Dulcinée, suivant sa coutume en pareilles
rencontres; il prit un peu plus de champ, voyant que son adversaire
faisait de même; puis, sans qu'aucune trompette en donnât le signal, ils
fondirent tout à coup l'un sur l'autre. Le chevalier de la Blanche-Lune
montait un coursier plus vif et plus vigoureux que Rossinante, si bien
qu'arrivé aux deux tiers de la carrière, il heurta don Quichotte avec
tant de force, sans se servir de la lance, dont il leva la pointe à
dessein, qu'il fit rouler homme et monture sur le sable. Aussitôt, se
précipitant vers le chevalier, et lui mettant le fer de sa lance à la
gorge: Vous êtes vaincu, seigneur chevalier, lui dit-il, et vous êtes
mort si vous ne confessez les conditions de notre combat.

Étourdi et brisé de sa chute, don Quichotte répondit d'une voix creuse
et dolente comme si elle fût sortie du tombeau: Dulcinée du Toboso est
la plus belle personne du monde, et moi le plus malheureux des
chevaliers; mais il ne faut pas que mon malheur démente une vérité si
manifeste. Pousse ta lance, chevalier, et m'ôte la vie, puisque déjà tu
m'as ôté l'honneur.

Non, non, répliqua le chevalier de la Blanche-Lune, vive, vive dans tout
son éclat la réputation de beauté de madame Dulcinée du Toboso. Je
n'exige qu'une chose, c'est que le grand don Quichotte se retire pendant
toute une année dans son village, ainsi que nous en sommes convenus
avant d'en venir aux mains.

Le vice-roi, don Antonio et ceux qui étaient présents entendirent ces
paroles, et la réponse faite par notre héros, que pourvu qu'on ne lui
demandât rien de contraire à la gloire de Dulcinée, il accomplirait tout
le reste en véritable chevalier. De quoi le vainqueur déclara se
contenter, puis tournant bride et saluant les spectateurs, il se dirigea
au petit galop vers la ville. Le vice-roi donna ordre à Antonio de le
suivre et de s'informer qui il était.

On releva don Quichotte, et on lui découvrit le visage qu'on trouva
pâle, inanimé, inondé d'une sueur froide. Rossinante était dans un tel
état qu'il fut impossible de le remettre sur ses jambes. Sancho, triste
et accablé, ne savait que dire ni que faire; tout cela lui paraissait un
songe, un véritable enchantement. Il voyait son seigneur vaincu, rendu à
merci, et obligé de ne porter les armes d'un an entier, en même temps
que la gloire de ses exploits était à jamais ensevelie. De son côté à
lui, toutes ses espérances s'en allaient en fumée; enfin, il craignait
que Rossinante ne restât estropié pour le reste de ses jours, et son
maître disloqué, sinon pis encore.

Finalement, avec une chaise à porteur, que le vice-roi fit venir, on
ramena notre héros à la ville, et lui-même regagna son palais,
très-impatient de savoir qui était le chevalier de la Blanche-Lune.



CHAPITRE LXV

OU L'ON FAIT CONNAITRE QUI ÉTAIT LE CHEVALIER DE LA BLANCHE-LUNE, ET OU
L'ON RACONTE LA DÉLIVRANCE DE DON GREGORIO, AINSI QUE D'AUTRES
ÉVÉNEMENTS.


Don Antonio Moreno suivit le chevalier de la Blanche-Lune, qu'une foule
d'enfants escortèrent jusqu'à la porte d'une hôtellerie située au centre
de la ville. Ainsi mis sur ses traces, il y entra presque aussitôt que
lui, et le trouva dans une salle basse en train de se faire désarmer par
son écuyer. Don Antonio le salua sans dire mot, attendant l'occasion
d'ouvrir l'entretien; mais le chevalier, voyant qu'il ne se disposait
pas à se retirer, lui dit: Seigneur, je vois ce qui vous amène, vous
voulez savoir qui je suis; et comme je n'ai nulle raison de le cacher,
je vais vous satisfaire pendant que mon écuyer achèvera de m'ôter mon
armure. Je m'appelle le bachelier Samson Carrasco, et j'habite le même
village que don Quichotte de la Manche. La folie de ce pauvre hidalgo,
qui fait compassion à tous ceux qui le connaissent, m'a ému de pitié
encore plus que tout autre. Persuadé que sa guérison dépend de son
repos, je me suis mis en tête de le ramener dans sa maison. Il y a
environ trois mois, j'endossai le harnais dans ce dessein, et, sous le
nom de chevalier des Miroirs, je me mis à la recherche de don Quichotte,
afin de le combattre et de le vaincre, sans toutefois le blesser, ayant
mis préalablement dans les conditions du combat que le vaincu resterait
à la merci du vainqueur. Mon intention était de lui imposer de ne pas
sortir de sa maison d'un an entier, persuadé que pendant ce temps on
parviendrait à le guérir. Mais la fortune en ordonna autrement; ce fut
lui qui me fit rudement vider les arçons. Don Quichotte continua sa
route, et je m'en retournai brisé de ma chute, qui avait été fort
dangereuse. Cependant je n'avais pas renoncé à mon entreprise, ainsi que
vous venez de le voir, et cette fois, c'est moi qui suis vainqueur.
Voilà, seigneur, sans aucune réticence, ce que vous désiriez savoir. Je
ne demande à Votre Grâce qu'une seule chose, c'est que don Quichotte
n'ait jamais connaissance de ce que je viens de vous dire, afin que mes
bonnes intentions ne soient pas perdues, et que le pauvre homme arrive à
recouvrer l'esprit, qu'il a d'ailleurs excellent lorsqu'il n'est point
troublé par les rêveries de son extravagante chevalerie.

Ah! seigneur, repartit don Antonio, que Dieu vous pardonne le tort que
vous faites au monde entier en le privant du plus agréable fou qu'il
possède. Tout le profit qu'on peut tirer du bon sens de don Quichotte
compensera-t-il jamais le plaisir que nous procurent ses folies? Mais je
crains que votre peine soit inutile, car il est presque impossible de
rendre la raison à un homme qui l'a si complétement perdue. Quant à moi,
si ce n'était pécher contre la charité, je demanderais que don Quichotte
ne guérît point, puisque par là nous serons privés non-seulement de ses
aimables extravagances, mais encore de celles de son écuyer Sancho, dont
la moindre est capable de dérider la mélancolie même. Je me tairai
toutefois, afin de voir, ce dont je doute, si vos soins aboutiront à
quelque chose.

Seigneur, repartit Carrasco, l'affaire est en bon train, et j'espère un
heureux succès.

Après quelques compliments échangés de part et d'autre, don Antonio
quitta le chevalier de la Blanche-Lune, qui, ayant fait lier ses armes,
les plaça sur un mulet, et, monté sur son cheval de bataille, prit le
chemin de son village. De son côté, don Antonio alla rendre compte de sa
mission au vice-roi, qui ne put s'empêcher de partager ses regrets,
prévoyant bien que la réclusion de notre héros allait priver le monde de
ses nouvelles folies.

Don Quichotte resta six jours au lit, sombre, rêveur, et beaucoup plus
affligé de sa défaite que du mal qu'il ressentait. Sancho ne le quittait
pas d'un instant, et s'efforçait de le consoler: Allons, mon bon
maître, lui disait-il, relevez la tête, et tâchez de reprendre votre
gaieté: mieux vaut se réjouir que s'affliger; n'êtes-vous pas assez
heureux de ne point vous être brisé les côtes en tombant si lourdement;
ignorez-vous que là où se donnent les coups ils se reçoivent, et qu'il
n'y a pas toujours du lard où se trouvent des crochets pour le pendre?
Moquez-vous du médecin, puisque vous n'avez pas besoin de lui pour
guérir; retournons chez nous, sans chercher désormais les aventures à
travers des pays qui nous sont inconnus. Après tout, si vous êtes le
plus maltraité, c'est moi qui suis le plus perdant. Quoique j'aie laissé
avec le gouvernement l'envie d'être gouverneur, je n'ai pas renoncé à
devenir comte; cependant il faudra bien que je m'en passe, si vous
n'arrivez pas à devenir roi, comme cela est probable, en quittant vos
chevaleries, et alors toutes mes espérances s'en iront en fumée.

Mon ami, répondit don Quichotte, il n'y a rien de désespéré. Ma retraite
ne doit durer qu'une année; au bout de ce temps je reprendrai l'exercice
des armes, et alors je ne manquerai pas de royaumes à conquérir, ni de
comtés à te donner.

Dieu le veuille, répliqua Sancho: bonne espérance vaut toujours mieux
que mauvaise possession.

Comme ils en étaient là, don Antonio entra avec toutes les marques d'une
grande allégresse: Bonne nouvelle, dit-il, seigneur don Quichotte, bonne
nouvelle! don Gaspar et le renégat sont au palais du vice-roi, et ils
vont venir ici dans un instant.

Le visage de don Quichotte parut se dérider un peu.

En vérité, seigneur, reprit-il, j'aurais préféré que le contraire
arrivât, afin de passer moi-même en Barbarie et d'avoir le plaisir de
délivrer, avec don Gaspar, tous les chrétiens esclaves de ces infidèles.
Mais, hélas! ajouta-t-il en soupirant: ne suis-je pas ce vaincu, ce
désarçonné, qui d'une année entière n'a le droit de porter les armes? De
quoi puis-je me vanter, moi qui suis plus propre à filer une quenouille
qu'à manier une épée.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Vous êtes vaincu, seigneur chevalier, lui dit-il (page 582).]

Laissons tout cela, seigneur, répliqua Sancho; vous me faites mourir
avec tous vos discours: voulez-vous donc vous enterrer tout vivant? vive
la poule, même avec sa pépie: on ne peut pas toujours vaincre; il faut
que chacun ait son tour! Ainsi va le monde. Tenez, il n'y a rien de sûr
avec toutes ces batailles; mais celui qui tombe aujourd'hui peut se
relever demain, à moins qu'il n'aime mieux garder le lit: je veux dire
s'il laisse abattre son courage à ce point qu'il ne lui en reste plus
pour de nouveaux combats. Levez-vous, mon cher maître, et allons
recevoir don Gaspar: au bruit que j'entends, il faut qu'il soit déjà
dans la maison.

En effet, don Gaspar, après avoir salué le vice-roi, s'était rendu avec
le renégat chez don Antonio, impatient de revoir Anna Félix, et sans
prendre le temps de quitter l'habit d'esclave qu'il avait en partant
d'Alger; ce qui n'empêchait pas qu'il n'attirât les yeux de tout le
monde par sa bonne mine, car il était d'une beauté surprenante, et
pouvait avoir dix-sept à dix-huit ans. Ricote et Anna Félix allèrent le
recevoir, le père avec des larmes de joie et la fille avec une pudeur
charmante. Les deux amants ne s'embrassèrent point, car beaucoup d'amour
et peu de hardiesse vont de compagnie, et leurs yeux furent les seuls
interprètes de leurs chastes pensées. Le renégat raconta de quelle
manière il avait délivré don Gaspar; celui-ci raconta aussi les périls
qu'il avait courus parmi les femmes qui le gardaient, montrant dans son
récit une discrétion si charmante et si fort au-dessus de son âge,
qu'on ne lui trouva pas moins d'esprit que de grâce. Ricote récompensa
généreusement le renégat et ses rameurs. Le renégat rentra dans le giron
de l'Église, et de membre gangrené, il redevint sain et pur par la
pénitence.

Deux jours après, le vice-roi et don Antonio s'occupèrent des moyens
d'empêcher qu'on n'inquiétât Ricote et Anna Félix, qu'ils désiraient
voir rester en Espagne, la fille étant si véritablement chrétienne et le
père si bien intentionné. Don Antonio s'offrit pour aller solliciter à
la cour, où d'autres affaires l'appelaient, disant qu'à force de
présents et avec le secours de ses amis, il espérait y réussir. Mais
Ricote répondit qu'il ne fallait rien espérer, parce que le comte de
Salazar, chargé par le roi d'achever l'expulsion des Mores, était,
quoique compatissant, un homme auprès de qui prières et présents étaient
inutiles, de sorte que, malgré toutes leurs ruses, il en avait déjà
purgé l'Espagne entière.

Quoi qu'il en soit, répliqua don Antonio, quand je serai sur les lieux,
je n'épargnerai ni soin ni peine, et il en arrivera ce qu'il plaira à
Dieu. Don Gaspar viendra avec moi pour consoler ses parents qui sont
inquiets de son absence, et Anna Félix restera ici auprès de ma femme,
ou se retirera dans un couvent. Quant à Ricote, je suis assuré que
monseigneur le vice-roi ne lui refusera pas sa protection, jusqu'au
résultat de mes démarches.

Le vice-roi approuva tout. Don Gaspar refusa d'abord de s'éloigner
d'Anna Félix; mais comme il désirait beaucoup revoir ses parents, et
qu'il était certain de retrouver sa maîtresse, il finit par consentir à
l'arrangement proposé. Le jour du départ arriva, et de la part des deux
amants, il y eut bien des larmes et bien des soupirs.

Enfin, il fallut se séparer; Ricote offrit à don Gaspar mille écus, que
le jeune homme refusa malgré toutes ses instances, se bornant à
accepter de don Antonio l'argent dont il crut avoir besoin.

Deux jours après, don Quichotte se sentant un peu rétabli, se mit aussi
en chemin, sans cuirasse et sans armes, vêtu d'un simple habit de
voyage, et suivi de Sancho à pied, qui conduisait le grison chargé de la
panoplie de son maître.



CHAPITRE LXVI

QUI TRAITE DE CE QUE VERRA CELUI QUI VOUDRA LE LIRE


Au sortir de Barcelone, don Quichotte voulut revoir le lieu où il avait
été vaincu: C'est ici que fut Troie[125], dit-il tristement; c'est ici
que ma mauvaise étoile, et non ma lâcheté, m'a enlevé toute gloire;
c'est ici que la fortune m'a fait sentir son inconstance, éprouver ses
caprices; ici se sont obscurcies mes prouesses; ici tomba ma renommée
pour ne plus se relever.

  [125] Campos ubi Troja fuit... (Réminiscence de Virgile.)

Seigneur, lui dit Sancho, il est d'un cœur généreux d'avoir autant de
résignation dans le malheur que de ressentir de joie dans la prospérité.
Voyez, moi, j'étais assurément fort joyeux d'être gouverneur; eh bien,
maintenant que je suis à pied, suis-je plus triste pour cela? J'ai
entendu dire que cette femelle qu'on appelle la Fortune est une créature
fantasque, toujours ivre, et aveugle par-dessus le marché, aussi ne
voit-elle point ce qu'elle fait, et ne sait-elle ni qui elle abat, ni
qui elle élève.

Tu es bien philosophe, Sancho, repartit don Quichotte, et tu parles
comme un docteur: je ne sais vraiment où tu as appris tout cela. Mais ce
que je puis te dire, c'est qu'il n'y a point de fortune en ce monde, et
que toutes les choses qui s'y passent, soit en bien, soit en mal,
n'arrivent jamais par hasard, mais sont l'effet d'une providence
particulière du ciel. De là vient qu'on a coutume de dire que chacun est
l'artisan de sa fortune. Moi, je l'avais été de la mienne, et c'est
parce que je n'y ai pas travaillé avec assez de prudence que je me vois
châtié de ma présomption. J'aurais dû penser que la débilité de
Rossinante le rendait incapable de soutenir le choc du puissant coursier
du chevalier de la Blanche-Lune; cependant j'acceptai le combat, et
quoique j'aie fait de mon mieux, j'eus la honte de me voir renversé dans
la poussière. Mais si j'ai perdu l'honneur, je dois avoir le courage
d'accomplir ma promesse. Quand j'étais chevalier errant, hardi,
valeureux, mon bras et mes œuvres étaient celles d'un homme de cœur;
aujourd'hui, descendu à la condition d'écuyer démonté, mon entière
soumission et ma loyauté feront voir que je suis homme de parole. Allons
faire chez nous notre année de noviciat, ami Sancho, et dans cette
réclusion forcée, nous puiserons une nouvelle vigueur pour reprendre
avec plus d'éclat l'exercice des armes.

Seigneur, répondit Sancho, ce n'est point chose si agréable de cheminer
à pied, qu'elle donne envie de faire de longues étapes, et lorsque je
serai sur le dos du grison, nous marcherons aussi vite que vous voudrez.
Mais tant que mes jambes devront me porter, ne me pressez pas, s'il vous
plaît.

Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte, attachons ici mes armes en
trophée, puis au-dessous et à l'entour nous graverons sur l'écorce des
arbres ce qu'il y avait au bas du trophée des armes de Roland:

  Que nul de les toucher ne soit si téméraire,
  S'il ne veut de Roland affronter la colère.

A merveille, seigneur, répondit Sancho; et n'était le besoin que nous
pourrions avoir de Rossinante, je serais d'avis qu'on le pendît
également.

Non, repartit don Quichotte, il ne faut pendre ni les armes, ni
Rossinante, afin qu'on ne puisse pas dire: A bon serviteur mauvaise
récompense.

Sans doute aussi, répliqua Sancho, à cause du proverbe qui dit qu'il ne
faut pas faire retomber sur le bât la faute de l'âne. Eh bien, puisque
c'est à Votre Grâce que revient le tort de cette aventure, châtiez-vous
vous-même, et ne vous en prenez point à vos armes qui sont déjà toutes
brisées, ni au malheureux Rossinante, qui n'en peut mais, et encore
moins à mes pauvres pieds, en les faisant cheminer plus que de raison.

Cette journée et trois autres encore se passèrent en semblables
discours, sans que rien vînt entraver leur voyage. Le cinquième jour, à
l'entrée d'une bourgade, ils trouvèrent tous les habitants sur la place,
assemblés pour se divertir, car c'était la fête du pays. Comme don
Quichotte s'approchait d'eux, un laboureur éleva la voix et dit: Bon!
voilà justement notre affaire: ces seigneurs qui ne connaissent point
les parieurs jugeront notre différend.

Très-volontiers, mes amis, répondit notre héros, pourvu que je parvienne
à bien comprendre.

Mon bon seigneur, voici le cas, repartit le laboureur: un habitant de ce
village, si gros qu'il pèse près de deux cent quatre-vingts livres, a
défié à la course un de ses voisins, qui ne pèse pas la moitié autant
que lui, et ils doivent courir cent pas, à condition qu'ils porteront
chacun le même poids. Quand on demande à l'auteur du défi comment il
veut qu'on s'y prenne, il répond que son adversaire doit se charger de
cent cinquante livres de fer, et que par ce moyen ils pèseront autant
l'un que l'autre.

Vous n'y êtes pas, dit Sancho devançant la réponse de son maître, et
c'est à moi, qui viens tout fraîchement d'être gouverneur, comme chacun
sait, à juger cette affaire.

Juge, ami Sancho, reprit don Quichotte; aussi bien ne suis-je pas en
état de distinguer le blanc du noir, tant mon jugement est troublé et
obscurci.

Eh bien, frères, continua Sancho, je vous dis donc, avec la permission
de mon maître, que ce que demande le défieur n'est pas juste. C'est
toujours au défié à choisir les armes; ici c'est le défieur qui les
choisit, et il en donne à son adversaire de si embarrassantes, que
celui-ci non-seulement ne saurait remporter la victoire, mais même se
remuer. Or, s'il est trop gros, qu'il se coupe cent cinquante livres de
chair par-ci par-là, à son choix: de cette manière les parties devenant
égales, personne n'aura lieu de se plaindre.

Par ma foi, reprit un paysan, ce seigneur a parlé comme un bienheureux
et jugé comme un chanoine: mais le gros ne voudra jamais s'ôter une once
de chair, à plus forte raison cent cinquante livres.

Le mieux est qu'ils ne courent point, dit un autre, afin que le maigre
n'ait point à crever sous le faix, ni le gros à se déchiqueter le corps.
Convertissons en vin la moitié de la gageure, et emmenons ces seigneurs
à la taverne: s'il en arrive mal, je le prends sur moi.

Je vous suis fort obligé, seigneurs, répondit don Quichotte; mais je ne
puis m'arrêter un seul instant. De sombres pensées et de tristes
pressentiments me forcent d'être impoli et me font cheminer plus vite
que je ne voudrais.

En parlant ainsi, il piqua Rossinante et passa outre, laissant les
villageois non moins étonnés de son étrange figure que de la sagacité de
son écuyer.

Lorsqu'il les vit s'éloigner, un des laboureurs dit aux autres: Si le
valet a tant d'esprit, que doit être le maître! S'ils vont étudier à
Salamanque, je gage qu'ils deviendront en un tour de main alcades de
cour; car il n'est rien comme d'étudier et d'avoir un peu de chance,
pour, au moment où l'on y songe le moins, se voir verge à la main ou
mitre sur la tête.

Cette nuit-là, le maître et le valet la passèrent à la belle étoile au
milieu des champs. Le matin, comme ils poursuivaient leur route, ils
virent venir à eux un messager à pied qui avait un bissac sur l'épaule,
et une espèce de bâton ferré à la main. Cet homme doubla le pas en
approchant de don Quichotte, et lui embrassant la cuisse: Seigneur, lui
dit-il, que monseigneur le duc aura de joie quand il apprendra que vous
retournez au château! Il y est encore avec madame la duchesse.

Mon ami, je ne sais qui vous êtes; veuillez me le dire, reprit notre
chevalier.

Moi, seigneur, répondit l'homme, je suis ce Tosilos, laquais de
monseigneur le duc, qui refusa de se mesurer avec Votre Grâce, au sujet
de la fille de la señora Rodriguez.

Sainte Vierge! s'écria don Quichotte, quoi, c'est vous que les
enchanteurs, mes ennemis, ont transformé en laquais, pour m'ôter la
gloire de ce combat!

Je vous demande pardon, répliqua Tosilos, il n'y eut ni transformation
ni enchantement: j'étais laquais quand j'entrai dans la lice, et laquais
quand j'en sortis. Comme la fille me semblait jolie, j'ai préféré
l'épouser plutôt que de combattre. Mais il y eut bien à déchanter après
votre départ: monseigneur le duc m'a fait donner cent coups de bâton,
pour n'avoir pas exécuté ses ordres; la pauvre fille a été mise en
religion, et la señora Rodriguez s'en est retournée en Castille. Pour
l'instant, je vais à Barcelone porter un paquet de lettres à monseigneur
le vice-roi, de la part de mon maître. J'ai ici une gourde pleine de
vieux vin, ajouta-t-il; Votre Seigneurie veut-elle boire un coup?
quoique chaud, quelques bribes d'un fromage que j'ai encore là vous le
feront trouver bon.

Je vous prends au mot, dit Sancho, car, moi, je ne fais point de façon
avec mes amis. Que Tosilos mette la nappe, et nous verrons si les
enchanteurs m'empêchent de lever le coude.

En vérité, Sancho, répondit don Quichotte, tu es bien le plus grand
glouton et le plus ignorant personnage qui soit dans le monde. Ne
vois-tu pas que ce courrier est enchanté, et que ce n'est là qu'un faux
Tosilos. Reste avec lui; farcis-toi la panse, je m'en irai au petit pas
en t'attendant.

[Illustration: Ici tomba ma renommée pour ne plus se relever (page
586).]

Tosilos sourit en regardant partir le chevalier, et ayant tiré de son
bissac la gourde et le fromage, il s'assit sur l'herbe avec Sancho. Tous
deux y restèrent jusqu'à ce que la gourde fût entièrement vide;
l'histoire dit même qu'ils finirent par lécher le paquet de lettres,
seulement parce qu'il sentait le fromage.

Ton maître doit être un grand fou! dit Tosilos à Sancho.

Comment! il doit? répondit Sancho: parbleu! il ne doit rien, il n'y a
point d'homme qui paye mieux ses dettes, surtout quand c'est en monnaie
de folies. Je m'en aperçois bien, et je le lui ai souvent dit à
lui-même; mais qu'y faire? maintenant qu'il est fou à lier, depuis le
jour où il a été vaincu par le chevalier de la Blanche-Lune!

Tosilos le pria de lui conter cette aventure; Sancho répondit qu'il lui
donnerait contentement à la première rencontre et qu'il ne voulait pas
faire attendre son maître plus longtemps. Il se leva, secoua son
pourpoint et les miettes qui étaient tombées sur sa barbe; puis ayant
souhaité un bon voyage à Tosilos, il poussa le grison devant lui et
rejoignit don Quichotte, qui l'attendait à l'ombre, sous un arbre.



CHAPITRE LXVII

DE LA RÉSOLUTION QUE PRIT DON QUICHOTTE DE SE FAIRE BERGER TOUT LE TEMPS
QU'IL ÉTAIT OBLIGÉ DE NE POINT PORTER LES ARMES


Si don Quichotte, avant sa rencontre avec le chevalier de la
Blanche-Lune, avait été en proie à de tristes pensées, c'était bien pis
depuis sa défaite.

Il attendait, comme je l'ai dit, couché à l'ombre d'un arbre, et là
mille pénibles souvenirs, comme autant de moustiques, venaient
l'assaillir et le harceler: les uns avaient trait au désenchantement de
Dulcinée, les autres au genre de vie qu'il allait mener pendant son
repos forcé.

Sancho s'étant mis à lui vanter la générosité du laquais Tosilos:

Est-il possible, lui dit-il, que tu croies encore que ce soit là un
véritable laquais? Tu as donc oublié la malice de mes ennemis les
enchanteurs? Dulcinée transformée en paysanne, et le chevalier des
Miroirs devenu le bachelier Carrasco? Mais, dis-moi, as-tu demandé à ce
prétendu Tosilos des nouvelles d'Altisidore? A-t-elle pleuré mon
absence, ou a-t-elle banni loin d'elle les amoureuses pensées qui la
tourmentaient avec tant de violence moi présent?

Par ma foi, seigneur, répondit Sancho, je ne songeais guère à ces
niaiseries: mais, pourquoi, je vous prie, vous occuper des pensées
d'autrui, et surtout des pensées amoureuses?

Mon ami, dit don Quichotte, il y a une grande différence entre la
conduite qu'inspire l'amour, et celle qui est dictée par la
reconnaissance: un chevalier peut se montrer froid et insensible, mais
il ne doit jamais être ingrat. Altisidore m'aimait sans doute,
puisqu'elle m'a donné les mouchoirs de tête que tu sais; elle a pleuré
mon départ, m'a adressé des reproches et maudit devant tout le monde, en
dépit de toute pudeur; preuves certaines qu'elle m'adorait, car toujours
les dépits des amants éclatent en malédictions. Moi, je n'avais ni
trésors à lui offrir, ni espérance à lui donner: tout cela appartient à
Dulcinée, la souveraine de mon âme, Dulcinée, que tu outrages par tes
retardements à châtier ces chairs épaisses que je voudrais voir mangées
des loups, puisqu'elles aiment mieux se réserver pour les vers du
tombeau que de s'employer à la délivrance de cette pauvre dame.

En vérité, seigneur, répondit Sancho, je ne puis me persuader que ces
coups de fouet dont vous parlez sans cesse aient rien de commun avec le
désenchantement de personne; c'est comme si on disait: La tête te fait
mal; eh bien, graisse-toi la cheville. Je jurerais bien que dans vos
livres de chevalerie vous n'avez jamais vu délivrer un enchanté à coups
de fouet. Mais enfin, pour vous faire plaisir, je me les donnerai
aussitôt que l'envie m'en prendra et que j'en trouverai l'occasion.

Que Dieu t'entende, dit don Quichotte, et qu'il te fasse la grâce de
reconnaître bientôt l'obligation où tu es de soulager ma dame et
maîtresse, qui est aussi la tienne puisque tu es à moi.

En discourant ainsi, ils arrivèrent à l'endroit où ils avaient été
culbutés et foulés sous les pieds des taureaux. Don Quichotte reconnut
la place et dit à son écuyer: Voici la prairie où nous rencontrâmes
naguère ces aimables bergers et ces charmantes bergères qui voulaient
renouveler l'Arcadie pastorale. Leur idée me semble aussi louable
qu'ingénieuse; et si tu veux m'en croire, ami Sancho, nous nous ferons
bergers à leur imitation, ne fût-ce que pendant le temps que j'ai promis
de ne pas porter les armes. J'achèterai quelques brebis et toutes les
choses nécessaires à la vie pastorale; puis, me faisant appeler le
Berger Quichottin, et toi le berger Pancinot, nous nous mettrons à errer
à travers les bois et les prés, chantant par ici, soupirant par là,
tantôt nous désaltérant au pur cristal des fontaines, tantôt aux eaux
limpides des ruisseaux. Les chênes nous donneront libéralement leurs
fruits savoureux; le tronc des liéges, un abri rustique; les saules,
leur ombre hospitalière; la rose, ses parfums; les prairies, leurs tapis
émaillés de mille couleurs; l'air, sa pure haleine; les étoiles, leur
douce lumière; le chant, du plaisir: l'Amour nous inspirera de tendres
pensées, et Apollon nous dictera des vers qui nous rendront fameux,
non-seulement dans l'âge présent, mais aussi dans les siècles à venir.

Pardieu, seigneur, voilà une manière de vivre qui m'enchante, répondit
Sancho; il faut que le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas le
barbier n'y aient jamais pensé: je parie qu'ils seront ravis de se faire
bergers. Et que diriez-vous si le seigneur licencié faisait de même, lui
qui est bon compagnon et qui aime tant la joie?

Ce que tu dis là est parfait, reprit don Quichotte; et si le bachelier
Samson veut être de la partie, comme il n'aura garde d'y manquer, il
pourra s'appeler le berger Sansonio ou le berger Carrascon; maître
Nicolas s'appellera Nicoloso, à l'imitation de l'ancien Boscan, qui
s'appelait Nemoroso; quant au seigneur curé, je ne sais trop quel nom
lui donner, si ce n'est un nom qui dérive du sien, le berger Curiambro,
par exemple. Nous pourrons donner à nos bergères les noms que bon nous
semblera, et comme celui de Dulcinée convient aussi bien à une bergère
qu'à une princesse, je n'ai que faire de me creuser la tête pour lui en
chercher un autre; toi, Sancho, tu feras porter à ta bergère tel nom que
tu voudras.

Je n'ai pas envie, répondit Sancho, de lui en donner un autre que celui
de Thérésona, il ira bien avec sa taille ronde et avec le nom qu'elle
porte, puisqu'elle s'appelle Thérèse, outre qu'en la nommant dans mes
vers, on verra que je lui suis fidèle, et que je ne vais point moudre au
moulin d'autrui. Pour ce qui est du curé, il ne convient pas qu'il ait
de bergère, afin de donner le bon exemple, mais si le bachelier veut en
avoir une, à lui permis.

_Bone Deus!_ s'écria don Quichotte, quelle vie nous allons mener, ami
Sancho! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles! que de
tambourins, de violes et de guimbardes! et si avec cela nous pouvons
nous procurer des albogues[126], il ne nous manquera aucun des
instruments qui entrent dans la musique pastorale.

  [126] Espèces de cymbales.

Qu'est-ce que cela, des albogues, seigneur? demanda Sancho; je n'en ai
jamais vu, ni même entendu parler de ma vie.

Des albogues, répondit don Quichotte, sont des plaques de métal assez
semblables à des pieds de chandeliers, et qui, frappées l'une contre
l'autre, rendent un son peu agréable, peut-être, mais qui se marie fort
bien avec la cornemuse et le tambourin. Ce nom d'albogue est arabe,
comme tous ceux de notre langue qui commencent par _al_; par exemple,
_almoaça_, _almorzar_, _alhombra_, _alguazil_, _almaçen_ et autres
semblables. Notre langue n'a que trois mots qui finissent en _i_,
_borcegui_, _zaquizami_ et _maravedi_; car _alheli_ et _alfaqui_, autant
pour l'_al_, qui est au commencement que pour l'_i_ de la fin, sont
reconnus pour être d'origine arabe. Je dis ceci en passant, parce que le
nom d'albogue vient de me le rappeler. Au reste, ce qui nous aidera
surtout à pratiquer dans la perfection notre état de berger, c'est que
je me mêle un peu de poésie, comme tu sais, et que le bachelier Carrasco
est un poëte excellent: du curé, je n'ai rien à dire, mais je crois
qu'il en tient un peu. Quant à maître Nicolas, il n'en faut pas douter,
car tous les barbiers sont joueurs de guitare et faiseurs de couplets.
Moi, je gémirai de l'absence; toi, tu chanteras la fidélité; le berger
Carrascon fera l'amoureux dédaigné; le berger Curiambro, ce qui lui
plaira; et de la sorte tout ira à merveille.

Seigneur, dit Sancho, j'ai tant de guignon, que je ne verrai jamais
arriver l'heure de commencer une si belle vie. Oh! que de jolies
cuillers de bois je vais faire, quand je serai berger! que de fromages à
la crème, que de houlettes, que de guirlandes je ferai pour moi et ma
bergère! Et si l'on ne dit pas que je suis savant, au moins dira-t-on
que je ne suis pas maladroit. Sanchette, ma fille, viendra nous apporter
notre dîner à la bergerie. Mais, j'y songe! elle n'est pas trop
déchirée, la petite, et il y a des bergers qui sont plus malins qu'on ne
croit. Diable, je ne voudrais pas qu'elle vînt chercher de la laine et
s'en retournât tondue; les amourettes et les méchants désirs se fourrent
partout, aussi bien aux champs qu'à la ville, aussi bien dans les
chaumières que dans les châteaux. Ainsi je ne veux pas que ma fille
vienne à la bergerie, elle restera à la maison; car en ôtant l'occasion,
on ôte le péché, et, comme on dit, si les yeux ne voient pas, le cœur
ne saute pas.

Trêve, trêve de proverbes, Sancho, s'écria don Quichotte; en voilà assez
pour exprimer ta pensée, et je t'ai souvent répété de n'en pas être si
prodigue. Mais, avec toi, c'est prêcher dans le désert; ma mère me
châtie, je fouette la toupie.

Par ma foi, seigneur, repartit Sancho, Votre Grâce est avec moi comme la
pelle avec le fourgon: vous dites que je lâche trop de proverbes, et
vous les enfilez deux à deux.

Écoute, Sancho, reprit don Quichotte, ceux que je place ont leur
à-propos; mais les tiens, tu les tires si fort par les cheveux, qu'on
dirait que tu les traînes. Je te l'ai répété souvent, les proverbes sont
autant de sentences tirées de l'expérience et des observations de nos
anciens sages; mais le proverbe qui vient à tort et à travers est plutôt
une sottise qu'une sentence. Au surplus, laissons cela: la nuit arrive,
éloignons-nous du chemin, et cherchons quelque gîte; nous verrons demain
ce que Dieu nous réserve.

Ils gagnèrent un endroit écarté et soupèrent tard et mal, au grand
déplaisir de Sancho, à qui les jeûnes de la chevalerie errante faisaient
incessamment regretter l'abondance de la maison de don Diego, les noces
de Gamache et le logis de don Antonio. Mais enfin, considérant que la
nuit devait succéder au jour, et le jour à la nuit, il s'endormit pour
passer celle-là de son mieux.



CHAPITRE LXVIII

AVENTURE DE NUIT, QUI FUT PLUS SENSIBLE A SANCHO QU'A DON QUICHOTTE


La nuit était obscure, quoique la lune fût au ciel, mais elle ne se
montrait pas dans un endroit d'où on pût l'apercevoir; car Diane va
quelquefois se promener aux antipodes, et laisse dans l'ombre nos
montagnes et nos vallées. Don Quichotte paya le tribut à la nature en
dormant le premier sommeil; mais il ne se permit pas le second, tout au
rebours de Sancho, qui avait coutume de dormir d'une seule traite,
depuis le soir jusqu'au matin, preuve d'une bonne constitution et de
fort peu de soucis.

Ceux de don Quichotte, au contraire, le réveillèrent de bonne heure;
aussi, après avoir appelé plusieurs fois son écuyer, il lui dit: En
vérité, Sancho, je t'admire: tu parais aussi insensible que le marbre ou
le bronze; tu dors quand je veille, tu chantes quand je pleure; je tombe
d'inanition, faute de donner à la nature les aliments nécessaires,
pendant que tu es alourdi et haletant pour avoir trop mangé. Il est
pourtant d'un serviteur fidèle de prendre part aux déplaisirs de son
maître ou d'en paraître touché, ne fût-ce que par bienséance. Vois comme
la nuit est sereine, et quelle solitude règne autour de nous; tout cela
mérite bien qu'on se prive d'un peu de sommeil pour en profiter:
lève-toi donc, je t'en conjure: éloigne-toi un peu, et par pitié pour
Dulcinée donne-toi quatre ou cinq cents coups de fouet sur ceux que tu
es convenu de t'appliquer pour le désenchantement de cette pauvre dame;
agis de bonne grâce, je t'en supplie; je ne veux pas en venir aux mains
avec toi, comme l'autre jour; car, je le sais, tu as la poigne un peu
rude. Puis, quand l'affaire sera faite, nous passerons le reste de la
nuit à chanter, moi les maux de l'absence, et toi les douceurs de la
fidélité, commençant tous deux dès à présent cette vie que nous devons
mener dans notre village.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Mille pénibles souvenirs venaient l'assaillir et le harceler (page 590).]

Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux pour me lever ainsi
au milieu de mon sommeil et me donner la discipline. Par ma foi, voilà
qui est plaisant de croire qu'après cela nous chanterons toute la nuit:
pensez-vous qu'un homme qui a été bien étrillé ait grande envie de
chanter? Laissez-moi dormir, je vous prie, et ne me pressez point
davantage de me fouetter, autrement je fais serment de ne jamais battre
mon pourpoint, encore moins ma propre chair.

O cœur endurci! s'écria don Quichotte, ô homme sans entrailles, ô
faveurs mal placées! est-ce là ma récompense de t'avoir fait gouverneur,
et de t'avoir mis en position de devenir au premier jour comte ou
marquis; ce qui ne peut manquer d'arriver aussitôt que j'aurai accompli
le temps de mon exil, car enfin, _post tenebras spero lucem_[127].

  [127] Après les ténèbres, j'attends la lumière.

Je ne comprends pas cela, repartit Sancho; mais ce que je comprends fort
bien, c'est que quand je dors je n'ai ni crainte ni espérance, ni peine
ni plaisir. Car, ma foi, béni soit celui qui a inventé le sommeil!
manteau qui couvre les soucis, mets qui chasse la faim, eau qui calme la
soif, feu qui garantit du froid, froid qui tempère la chaleur; en un
mot, monnaie universelle pour acheter tous les plaisirs du monde,
balance dans laquelle rois et bergers, savants et ignorants, ont tous le
même poids! C'est une bonne chose que le sommeil, seigneur, si ce n'est
qu'il ressemble à la mort; car d'un trépassé à un homme endormi, il n'y
a pas grande différence, excepté pourtant que l'on ronfle quelquefois,
tandis que l'autre ne souffle jamais mot.

De ma vie je ne t'ai entendu parler avec autant d'élégance, dit don
Quichotte; et le proverbe a raison quand il dit: _Regarde non avec qui
tu nais, mais avec qui tu pais_.

Eh bien, seigneur, repartit Sancho, est-ce moi maintenant qui enfile des
proverbes? Par ma foi, mon cher maître, ils sortent de votre bouche deux
par deux, avec cette différence, il est vrai, que ceux de Votre Grâce
viennent à propos, et les miens sans rime ni raison; mais, en fin de
compte, ce sont toujours des proverbes.

Ils en étaient là quand ils entendirent un bruit sourd qui remplissait
toute la vallée. Don Quichotte se leva brusquement, et mit l'épée à la
main, mais Sancho se coula aussitôt sous son grison, se faisant un
rempart à droite et à gauche des armes de son maître et du bât de l'âne:
encore tremblait-il de tout son corps, quoiqu'il fût bien retranché. De
moment en moment le bruit augmentait; et plus il approchait de nos
aventuriers, plus il leur causait de frayeur, à l'un du moins, car pour
l'autre on connaît sa vaillance. Ce bruit venait de plus de six cents
pourceaux que des marchands conduisaient à la foire. Ils marchaient la
nuit afin de n'être point incommodés par la chaleur, et le grognement de
ces animaux était si fort, que don Quichotte et Sancho en avaient les
oreilles assourdies sans pouvoir deviner ce que ce pouvait être. Peu
soucieux de savoir si don Quichotte et Sancho se trouvaient sur leur
chemin et sans respect pour la chevalerie errante, les pourceaux leur
passèrent sur le corps, emportant les retranchements de Sancho,
confondant pêle-mêle le chevalier et l'écuyer, Rossinante et le grison,
le bât et les armes.

Sancho se releva du mieux qu'il put, et demanda l'épée de son maître
pour apprendre à vivre à messieurs les pourceaux, car il avait enfin
reconnu ce que c'était.

Laisse-les passer, ami, répondit tristement don Quichotte; cet affront
est la peine de mon péché, et il est juste qu'un chevalier vaincu soit
piqué par les moustiques, mangé par les renards, et foulé aux pieds par
les pourceaux.

Je n'ai rien à répliquer à cela, seigneur, dit Sancho; mais est-il juste
que les écuyers des chevaliers vaincus soient tourmentés des moustiques,
mangés des poux, dévorés par la faim? Si nous étions, nous autres
écuyers, les enfants des chevaliers que nous servons, ou leurs proches
parents, je ne m'étonnerais pas que nous fussions châtiés pour leurs
fautes, même jusqu'à la quatrième génération. Mais qu'ont à démêler les
Panza avec les don Quichotte? Enfin, prenons courage, tâchons de dormir
le reste de la nuit: il fera jour demain, et nous verrons ce qui nous
attend.

Dors, Sancho, dors, toi qui es né pour dormir, répondit notre héros:
moi, qui suis fait pour veiller, je vais songer à mes malheurs, et
tâcher de les soulager en chantant une romance que j'ai composée la nuit
dernière, et dont je ne t'ai rien dit.

Par ma foi, reprit Sancho, les malheurs qui n'empêchent pas de faire des
chansons, ne doivent pas être bien grands. Au reste, seigneur, chantez
tant qu'il vous plaira; moi, je vais dormir de toutes mes forces.

Là-dessus, prenant sur la terre autant d'espace qu'il voulut, il
s'endormit d'un profond sommeil. Don Quichotte, appuyé contre un hêtre,
ou peut-être contre un liége, car cid Hamet ne dit point quel arbre
c'était, chanta ces vers en soupirant:


      Amour! amour! lorsque je pense
  Au terrible tourment que tu me fais souffrir,
      Je ne songe plus qu'à mourir
      Pour finir enfin ma souffrance.

      Mais au point de franchir le pas
  Qui me doit délivrer des peines de la vie,
  Un excès de plaisir dont mon âme est ravie
      Me dérobe encore au trépas.

  Ainsi ne pouvant vivre et ne sachant mourir,
  J'éprouve à tous moments des angoisses mortelles,
      Et le sort n'a rien à m'offrir
  Qu'une vie, une mort également cruelles[128].


  [128] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Il accompagnait chaque vers de soupirs et de larmes, comme un homme
ulcéré du sentiment de sa défaite.

Cependant le jour parut, et les rayons du soleil donnant dans les yeux
de Sancho, il commença à s'allonger, à se tourner d'un côté, puis d'un
autre, et parvint à s'éveiller tout à fait. En voyant le désordre
qu'avaient causé les pourceaux dans son équipage, il se mit à maudire le
troupeau et ceux qui le conduisaient. Bref, nos aventuriers reprirent
leurs montures, et continuèrent leur chemin. A la nuit tombante, ils
virent venir à leur rencontre huit ou dix hommes à cheval, suivis de
cinq ou six autres à pied. Don Quichotte sentit son cœur battre, et
Sancho le sien défaillir, car ces gens portaient des lances et des
boucliers, et semblaient en équipage de guerre. Sancho, dit notre héros
en se tournant vers son écuyer, s'il m'était permis de faire usage de
mes armes, et que ma parole ne me liât point les mains, cet escadron
entier ne me ferait pas peur. Il se pourrait cependant que ce fût tout
autre chose que ce que nous pensons.

Il parlait encore lorsqu'ils furent rejoints par les cavaliers qui,
environnant don Quichotte sans dire mot, lui mirent la pointe de leurs
lances les uns sur la poitrine, les autres contre les reins, comme pour
le menacer de mort. Un des gens à pied, le doigt posé sur la bouche,
pour montrer qu'il fallait se taire, prit Rossinante par la bride, et le
conduisit hors du chemin; ses compagnons, entourant Sancho dans un
merveilleux silence, le firent marcher du même côté. Deux ou trois fois
il prit envie au pauvre chevalier de demander ce qu'on lui voulait, et
où on le conduisait: mais dès qu'il voulait desserrer les lèvres, ses
gardes, d'un œil menaçant et faisant briller leur lance, lui fermaient
la bouche. Sancho n'en était pas quitte à si bon marché: pour peu qu'il
fît mine de vouloir parler, on le piquait avec un aiguillon, lui et son
âne, comme si l'on eût appréhendé que le grison n'eût la même envie. La
nuit venue, on doubla le pas, et la frayeur augmenta dans le cœur de
nos deux prisonniers, quand ils entendirent ces paroles: Avancez,
Troglodites; silence, barbares; souffrez, anthropophages; cessez de vous
plaindre, Scythes; fermez les yeux, Polyphèmes meurtriers, tigres
dévorants, et autres noms semblables, dont on leur assourdissait les
oreilles.

Voilà des noms qui ne sonnent rien de bon; disait Sancho en lui-même; il
souffle un mauvais vent! et tous les maux viennent à la fois, comme au
chien les coups de bâton. Plaise à Dieu que cette rencontre ne finisse
pas de même; mais elle commence trop mal pour avoir une bonne fin.

Don Quichotte marchait tout interdit; il ne pouvait comprendre les
injures et les reproches dont on l'accablait; et malgré ses efforts pour
trouver une explication, il jugea seulement qu'il y avait beaucoup à
craindre et peu à espérer de cette aventure. Environ à une heure de la
nuit, ils arrivèrent à la porte d'un château que don Quichotte reconnut
pour être celui du duc, où il avait séjourné quelques jours auparavant.

Eh! que signifie tout ceci? demanda-t-il alors: n'est-ce pas dans ces
lieux où j'ai rencontré naguère tant de courtoisie? Mais pour les
vaincus tout est amertume et déception, le bien se change en mal, et le
mal en pis.

En entrant dans la principale cour du château, ce qu'ils aperçurent
augmenta leur étonnement, et redoubla leurs frayeurs, comme on le verra
dans le chapitre suivant.



CHAPITRE LXIX

DE LA PLUS SURPRENANTE AVENTURE QUI SOIT ARRIVÉE A DON QUICHOTTE DANS
TOUT LE COURS DE CETTE GRANDE HISTOIRE


Les cavaliers mirent pied à terre, puis enlevant don Quichotte et Sancho
de leur selle, ils les portèrent dans la cour du château. Cent torches
brûlaient à l'entour, et plus de cinq cents lampes qui donnaient une
lumière égale à celle du plus beau jour éclairaient les galeries. Au
milieu de la cour s'élevait un catafalque haut de sept à huit pieds,
couvert d'un immense dais de velours noir, autour duquel brûlaient une
centaine de cierges de cire blanche dans des chandeliers d'argent. Sur
le catafalque était étendu le corps d'une jeune fille, si belle, qu'elle
embellissait la mort même. Sa tête, posée sur un carreau de brocart,
était couronnée d'une guirlande de fleurs diverses; dans ses mains,
croisées sur sa poitrine, elle tenait une branche de palmier. A l'un des
côtés de la cour s'élevait un espèce de théâtre, sur lequel on voyait
deux personnages, couronne en tête et sceptre à la main, tels qu'on
représente Minos et Rhadamanthe. Au pied de l'estrade, il y avait deux
siéges vides: ce fut là que les gens qui avaient arrêté don Quichotte et
Sancho les menèrent et les firent asseoir, en leur recommandant le
silence d'un air farouche; mais il n'était pas besoin de menaces, la
terreur les avait rendus muets.

Pendant que notre chevalier regardait tout cela avec stupéfaction, ne
sachant que penser, surtout en voyant que le corps déposé sur le
catafalque était celui de la belle Altisidore, deux personnages de
distinction, que nos aventuriers reconnurent pour le duc et la duchesse,
naguère leurs hôtes, montèrent sur le théâtre et vinrent s'asseoir sur
deux riches fauteuils, auprès des deux rois couronnés. Don Quichotte et
Sancho leur firent une profonde révérence, à laquelle le noble couple
répondit en inclinant légèrement la tête.

Un officier de justice parut alors, et s'approchant de Sancho, il le
revêtit d'une robe de boucassin noir, bariolée de flammes peintes, lui
posa sur la tête une mitre pointue, semblable à celles que portent les
condamnés du saint-office, en lui déclarant à voix basse que s'il
desserrait les dents on lui mettrait un bâillon, si même on ne le
massacrait sur la place. Ainsi affublé, Sancho se regardant des pieds à
la tête, se voyait tout couvert de flammes, mais comme il ne se sentait
point brûler, il en prit son parti. Il ôta la mitre, et la voyant
couverte de diables, il la replaça sur sa tête, en se disant à lui-même:
Puisque ni les flammes ne me brûlent ni les diables ne m'emportent, il
n'y a pas à s'inquiéter. Don Quichotte, en regardant son écuyer, ne put,
malgré toute sa frayeur, s'empêcher de rire.

Alors, au milieu du silence général, on entendit sortir de dessous le
catafalque un agréable concert de flûtes; puis tout d'un coup, près du
coussin sur lequel reposait le cadavre se montra un beau jeune homme
vêtu à la romaine, qui, accordant sa voix avec une harpe qu'il tenait,
chanta les stances suivantes:

  Pendant que l'amoureuse et triste Altisidore
        Repose en son cercueil;
      Pendant que nous voyons encore
  Soupirer et gémir ses compagnes en deuil,
      Je vais, ainsi qu'un autre Orphée,
      Chanter son mérite en mes vers,
      Et pour l'apprendre à l'univers,
      En informer la Renommée.

      Je ne prétends seulement pas
      Le publier pendant la vie,
      Je veux même après le trépas
  Que, libre de mon corps, mon esprit le publie;
      Qu'on sache partout ses malheurs,
      Que l'univers entier en pleure,
      Et jusqu'en la sombre demeure,
  Que Pluton et sa cour en répandent des pleurs[129].

  [129] Ces vers sont empruntés à la traduction de Filleau de
  Saint-Martin.

Assez, dit un des deux rois; assez, chantre divin: ce serait à n'en
jamais finir que de vouloir célébrer la mort et les attraits de
l'incomparable Altisidore. Elle n'est pas morte, comme le pense le
vulgaire ignorant, car elle vit grâce à la renommée, mais elle vit et
elle revivra, grâce surtout aux tourments que Sancho Panza, ici présent,
va endurer pour la rendre à la lumière. Ainsi donc, ô Rhadamanthe! toi
qui siéges avec moi dans les sombres cavernes du destin, toi qui connais
ce qu'ordonnent ses immuables décrets, pour que cette aimable personne
revienne à la vie, déclare-le sur-le-champ, afin que nous ne soyons pas
privés plus longtemps du bonheur que doit nous procurer son retour.

[Illustration: Sans respect pour la chevalerie errante, les pourceaux
leur passèrent sur le corps (page 594).]

A peine Minos eut-il cessé de parler, que Rhadamanthe se leva et dit:
Allons, ministres de justice, grands et petits, forts et faibles, vous
tous qui êtes ici, accourez, et appliquez sur le visage de Sancho Panza
vingt-quatre croquignoles, faites-lui douze pincements aux bras, et aux
reins six piqûres d'épingles, car de cela dépend la résurrection
d'Altisidore.

Mille Satans! s'écria Sancho, je suis aussi disposé à me laisser faire
qu'à devenir Turc. Mort de ma vie! qu'a de commun ma peau avec la
résurrection de cette demoiselle! Il paraît que l'appétit vient en
mangeant. Madame Dulcinée est enchantée, il faut que je la désenchante à
coups de fouet; celle-là meurt du mal que Dieu lui envoie et il faut que
je me laisse meurtrir le visage à coups de croquignoles, et percer le
corps comme un crible pour la rappeler à la vie! A d'autres, à d'autres,
s'il vous plaît: je suis un vieux renard, et je ne m'en laisse pas
conter de la sorte.

Tu mourras, cria Rhadamanthe d'une voix formidable; tigre, adoucis-toi,
humilie-toi, superbe; souffre et tais-toi, puisqu'on ne te demande rien
d'impossible, et surtout n'essaye pas de pénétrer le secret de cette
affaire: tu seras souffleté, tu seras égratigné, tu gémiras sous les
poignantes piqûres des épingles. Sus donc, mes fidèles ministres, qu'on
exécute ma sentence, où je vais vous montrer si je sais me faire obéir.

Aussitôt s'avancèrent six duègnes marchant à la file; quatre portaient
des lunettes; toutes avaient la main droite levée et découverte jusqu'au
poignet, afin qu'elle parût plus longue. En les apercevant, Sancho se
mit à mugir comme un taureau.

Non! non! dit-il. Je me laisserai bien manier et pincer par qui l'on
voudra, mais par des duègnes, jamais: qu'on m'égratigne le visage comme
les chats égratignèrent celui de mon maître dans ce même château; qu'on
me perce le corps à coups de dague; qu'on me déchiquette les bras avec
des tenailles rouges, je le souffrirai, puisqu'il le faut: mais que les
duègnes me touchent, non, mille fois non; dussent tous les diables
m'emporter.

Résigne-toi, mon enfant, dit don Quichotte; donne contentement à ces
seigneurs, et rends grâces au ciel de t'avoir octroyé une aussi grande
vertu que celle de désenchanter les enchantées, et de ressusciter les
morts.

Les duègnes étaient déjà près de Sancho, lorsque devenu plus traitable,
ou plutôt acceptant ce qu'il ne pouvait empêcher, il commença à
s'arranger sur son siége et tendit le visage. Une première duègne lui
appliqua une vigoureuse croquignole sur la joue et lui fit ensuite une
grande révérence.

Trêve de civilités, madame la duègne, dit Sancho, et à l'avenir rognez
un peu mieux vos ongles.

Bref, les six duègnes lui en donnèrent autant avec les mêmes cérémonies,
et tous les gens de la maison lui pincèrent les bras. Mais les piqûres
d'épingles lui firent perdre toute patience: à la première il se leva de
son siége, et, saisissant une torche enflammée qui se trouvait près de
lui, il fondit sur ses bourreaux, en criant de toutes ses forces: Hors
d'ici, ministres de Satan! croyez-vous que je sois de bronze pour être
insensible à un pareil supplice?

En ce moment, Altisidore, fatiguée sans doute d'être resté si longtemps
sur le dos, se tourna sur le côté; aussitôt tous les assistants de
s'écrier: Altisidore est vivante! Altisidore est vivante!

Rhadamanthe invita Sancho à se calmer, puisque le résultat qu'on se
proposait était obtenu.

Quand don Quichotte vit remuer Altisidore, il se jeta à deux genoux
devant Sancho et lui dit: O mon fils! voici l'instant de t'appliquer
quelques-uns de ces coups de fouet qu'on t'a ordonnés pour le
désenchantement de Dulcinée! voici l'instant où ta vertu est en train
d'opérer: ne perds pas une minute, je t'en conjure, pour travailler à la
guérison de ma maîtresse, qui est aussi la tienne.

Savez-vous bien, seigneur, répondit Sancho, que soie sur soie n'est pas
propre à faire bonne doublure? Comment, ce n'est pas assez d'être
souffleté, pincé et égratigné, il faut encore que je me fouette? Tenez,
seigneur, qu'on m'attache au cou une meule de moulin, et qu'on me jette
dans un puits, si pour guérir les maux d'autrui je dois être toujours le
veau de la noce. Qu'on me laisse tranquille, ou j'envoie tout au diable.

Pendant ce temps, Altisidore s'était dressé sur son séant, et l'on
entendait le son des hautbois et des musettes, mêlé à des voix qui
criaient: Vive Altisidore! vive Altisidore! Le duc et la duchesse, Minos
et Rhadamanthe se levèrent, et tous, y compris don Quichotte et Sancho,
s'avancèrent vers elle pour l'aider à descendre du catafalque.
Altisidore fit une profonde révérence au duc, à la duchesse et aux deux
rois, puis regardant notre héros de travers: Dieu te le pardonne, lui
dit-elle, insensible chevalier dont la cruauté m'a envoyée dans l'autre
monde où je suis restée, à ce qu'il me semble, un long siècle. Quant à
toi, ô le plus compatissant des écuyers! ajouta-t-elle en se tournant
vers Sancho, je te rends grâces de mon retour à la vie; reçois en
récompense d'un si grand service six de mes chemises dont tu pourras en
faire six autres pour ton usage; si elles ne sont pas en très-bon état,
au moins puis-je t'assurer qu'elles sont fort propres.

Sancho, ayant ôté sa mitre, mit un genou en terre et lui baisa la main
en signe de reconnaissance. Le duc ordonna qu'on rendît à Sancho son
chaperon et son pourpoint, et qu'on lui ôtât la robe semée de flammes;
mais notre écuyer le supplia de permettre qu'il emportât chez lui la
robe et la mitre, disant qu'il voulait les conserver en souvenir d'une
aventure si étrange. La duchesse répondit qu'on les lui abandonnait
volontiers.

Le duc fit débarrasser la cour de tout cet attirail; chacun se retira,
puis on conduisit nos deux aventuriers à leur ancien appartement.



CHAPITRE LXX

QUI TRAITE DE CHOSES FORT IMPORTANTES POUR L'INTELLIGENCE DE CETTE
HISTOIRE


Sancho coucha cette nuit-là sur un lit de camp qu'on lui avait dressé
dans la chambre du chevalier; ce qu'il aurait voulu éviter, se doutant
bien que de questions en réponses et de réponses en questions, son
maître ne lui laisserait pas un moment de repos, et il eût de bon cœur
donné quelque chose pour coucher seul sous une hutte de berger plutôt
que dans ce riche appartement.

En effet, le pauvre diable ne fut pas plus tôt au lit, que don Quichotte
l'interpella: Que te semble, ami Sancho, lui dit-il, de l'aventure de
cette nuit? Comprend-on la force et la violence d'un désespoir amoureux!
Car, enfin, tu as vu de tes propres yeux Altisidore tuée, non par une
arme meurtrière ni par l'action mortelle du poison, mais uniquement par
l'indifférence que je lui ai montrée.

Qu'elle fût morte, à la bonne heure, répondit Sancho, mais au moins elle
aurait dû me laisser tranquille, moi qui de ma vie ne l'ai ni enflammée
ni dédaignée; qu'a de commun la guérison de cette Altisidore avec le
martyre de Sancho Panza? C'est maintenant que je reconnais qu'il y a des
enchanteurs et des enchantements dans ce monde: Dieu veuille m'en
délivrer, puisque je ne sais pas m'en garantir. Mais, de grâce,
seigneur, laissez-moi dormir, si vous ne voulez pas que je me jette par
la fenêtre.

Dors, Sancho, dors, mon enfant, reprit don Quichotte, si toutefois tes
chiquenaudes et tes piqûres te le permettent.

N'était l'affront de les avoir reçus de ces duègnes, je me moquerais
bien des pincements et des piqûres, répliqua Sancho. Mais encore une
fois, seigneur, laissez-moi dormir.

Ainsi soit-il, dit don Quichotte, et que Dieu soit avec toi.

Ils s'endormirent tous deux, et cid Hamed Ben-Engeli profite de ce répit
pour nous apprendre ce qui avait engagé le duc à imaginer la plaisante
cérémonie que nous venons de raconter. Carrasco, dit-il, conservait un
amer souvenir de la culbute que lui avait fait faire don Quichotte en le
désarçonnant comme chevalier des Miroirs; aussi était-il résolu à une
nouvelle tentative aussitôt qu'il en trouverait l'occasion. S'étant donc
informé près du page qui avait porté la lettre de la duchesse à Thérèse
Panza du lieu où se trouvait notre héros, il se procura un cheval et des
armes, et se mit en route avec un mulet chargé de son équipage que
conduisait un paysan qui lui servait d'écuyer. En arrivant chez le duc,
il sut le départ de don Quichotte, et le chemin qu'il avait pris dans le
dessein de se trouver aux joutes de Saragosse. Le duc raconta à Carrasco
les tours que l'on avait joués à notre chevalier, sans oublier le
désenchantement de Dulcinée, qui devait s'opérer aux dépens du pauvre
Sancho; il lui raconta aussi la malice de l'écuyer qui avait fait
accroire à son maître que Dulcinée était enchantée et transformée en
paysanne, mais comment la duchesse lui avait persuadé que c'était lui
qui se trompait. Tout cela fit beaucoup rire le bachelier, qui se remit
immédiatement à la recherche de notre héros, et promit au duc de lui
faire savoir l'issue de l'entreprise. Ne le trouvant pas à Saragosse,
Carrasco poussa plus avant, et le rencontra à Barcelone, où il eut sa
revanche, comme nous l'avons dit. Il revint tout conter au duc, regagna
promptement son village, où don Quichotte ne devait pas tarder de le
rejoindre. Voilà ce qui avait fourni au duc l'idée de cette
mystification, tant il se plaisait dans la compagnie de deux fous si
divertissants.

Un grand nombre de ses gens, tant à pied qu'à cheval, se postèrent donc
aux environs du château et sur tous les chemins par où l'on pouvait
penser que passeraient nos aventuriers. On les rencontra, en effet, et
incontinent le duc en fut informé. Comme tout était déjà préparé, on
n'eut qu'à allumer les torches; Altisidore s'étendit sur le catafalque
avec l'appareil qu'on vient de décrire, et tout réussit admirablement.
Cid Hamet ajoute que pour lui il croit que les mystificateurs n'étaient
guère moins fous que les mystifiés, et qu'il ne saurait penser autre
chose du duc et de la duchesse, qui employaient ainsi leur esprit à se
jouer de deux pauvres cervelles.

Le jour surprit don Quichotte et Sancho, l'un ronflant de toutes ses
forces, l'autre complétement absorbé dans ses rêveries ordinaires.

Comme don Quichotte se disposait à se lever, car vaincu ou vainqueur il
fut toujours ennemi de la paresse, Altisidore, la tête ornée de la même
guirlande que la veille, vêtue d'une robe de satin blanc à fleurs d'or,
les cheveux épars sur les épaules, et s'appuyant sur un bâton d'ébène,
entra tout à coup dans la chambre du chevalier qui, troublé et confus,
s'enfonça sous sa couverture sans pouvoir articuler un seul mot.
Altisidore s'assit sur une chaise, à son chevet, et après un grand
soupir, elle lui dit à voix basse et d'un air tendre: Quand les dames de
qualité et les modestes jeunes filles foulent aux pieds la honte, et
permettent à leur langue de découvrir les secrets de leur cœur, c'est
qu'elles se trouvent réduites à une bien cruelle extrémité; eh bien,
moi, seigneur don Quichotte, je suis une de ces femmes, pressée par la
passion, vaincue par l'amour, et cependant chaste à ce point, que pour
cacher mon martyre, il m'en a coûté la vie. Il y a deux jours,
insensible chevalier, que la seule pensée de ton indifférence m'a mise
au tombeau, ou du moins fait juger morte par ceux qui m'entouraient; et
si, prenant pitié de mes peines, l'amour n'eût trouvé un remède dans le
martyre de ce bon écuyer, je restais à jamais dans l'autre monde.

Par ma foi, dit Sancho, l'amour aurait bien pu faire à mon âne l'honneur
qu'il m'a fait, je lui en aurais su beaucoup de gré. Dieu veuille,
madame, vous envoyer à l'avenir un amant plus traitable que mon maître!
Mais, dites-moi, qu'avez-vous vu dans l'autre monde? et qu'est-ce que
c'est que cet enfer dont ceux qui meurent volontairement sont obligés de
prendre le chemin.

A dire vrai, répondit Altisidore, je doute fort que je fusse morte tout
de bon, puisque je ne suis point entrée en enfer: car une fois dedans,
il m'aurait bien fallu y rester. Je suis allé seulement jusqu'à la
porte, et là j'ai trouvé une douzaine de démons en hauts-de-chausses et
en pourpoint, avec des collets à la wallonne, garnis de dentelle, qui
tous jouaient à la paume avec des raquettes de feu. Une chose me surprit
étrangement: c'est qu'en guise de balles ils se servaient de livres
enflés de vent et remplis de bourre. Mais ce qui m'étonna beaucoup
aussi, ce fut de voir que, contre l'ordinaire des joueurs, qui tantôt
sont tristes, tantôt sont joyeux, ceux-là grondaient toujours,
pestaient, et s'envoyaient mille malédictions.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

O mon fils! voici l'instant de t'appliquer quelques-uns de ces coups de
fouet (page 598).]

Il n'y a pas là de quoi s'étonner, dit Sancho; les diables, qu'ils
jouent ou qu'ils ne jouent pas, qu'ils gagnent ou qu'ils perdent, ne
peuvent jamais être contents.

J'en demeure d'accord, répondit Altisidore; mais une chose qui me parut
encore plus étonnante, c'est que d'un seul coup de raquette ils
mettaient la balle dans un tel état, qu'elle ne pouvait plus servir, si
bien qu'ils firent voler en pièces tant de livres vieux et nouveaux, que
c'était merveille. Il y en eut un, entre autres, tout flambant neuf, qui
reçut un si rude coup que toutes les feuilles s'éparpillèrent. «Quel est
ce livre? demanda un des diables. C'est la seconde partie de don
Quichotte de la Manche, répondit son voisin; non pas son histoire
composée par cid Hamet, mais celle que nous a donné certain Aragonais
qu'on dit natif de Tordesillas. Emporte-la, dit le premier démon, et
jette-la au fond des abîmes; qu'elle ne paraisse jamais devant moi.
Est-elle donc si détestable? dit l'autre démon. Si détestable, répliqua
le premier, que si je voulais en faire une semblable, je n'en viendrais
jamais à bout.» Ils continuèrent à peloter avec d'autres livres; et moi,
pour avoir entendu seulement le nom de don Quichotte, que j'aime avec
tant d'ardeur, j'ai voulu retenir cette vision, et je ne l'oublierai
plus.

Vision ce dut être, en effet, répliqua notre héros, car il n'y a point
un second moi-même dans le monde; cette histoire dont vous parlez passe
ici de main en main, mais elle ne s'arrête en aucune, et partout on la
repousse du pied. Pour moi, je ne suis nullement fâché d'apprendre que
je me promène, semblable à un corps fantastique, au milieu des ténèbres
de l'abîme et à la clarté du jour, n'ayant rien de commun avec le don
Quichotte dont parle cette histoire. Si elle est bonne et véridique,
elle aura des siècles de vie; si au contraire elle est fausse et
menteuse, de sa naissance à son enterrement le chemin ne sera pas long.

Altisidore allait continuer ses doléances, quand don Quichotte la
prévint: je vous l'ai dit maintes fois, mademoiselle, j'éprouve un grand
déplaisir que vous ayez jeté les yeux sur moi, car je ne puis payer
votre affection qu'avec de la reconnaissance. Je suis né pour appartenir
à Dulcinée du Toboso; c'est à elle que le destin m'a réservé. S'imaginer
qu'une autre beauté puisse prendre dans mon cœur la place qu'elle
occupe, c'est rêver l'impossible. Ces quelques mots suffiront, j'en ai
l'espoir, pour vous désabuser et pour vous faire rentrer dans les bornes
de la modestie.

Ame de mortier, double tigre, plus dur et plus têtu qu'un vilain quand
il se croit sûr d'avoir l'avantage, s'écria Altisidore, feignant une
grande colère, je ne sais qui m'empêche de t'arracher les yeux! Tu
t'imagines, peut-être, don nigaud, don vaincu, don roué de coups de
bâton, que je me suis laissée mourir d'amour pour ta maigre figure: non,
non, Altisidore n'est pas assez sotte pour cela. Tout ce que tu as vu
la nuit dernière n'était qu'une feinte. Je ne suis pas fille à me
désespérer pour un animal de ton espèce, et bien loin d'en mourir, je ne
voudrais pas qu'il m'en coûtât seulement une larme.

Pardieu, je le crois volontiers, dit Sancho, tous ces morts d'amoureux
sont autant de plaisanteries; ils assurent toujours qu'ils vont se tuer,
mais du diable s'ils en font rien!

En ce moment entra le musicien qui avait chanté les deux stances
précédemment rapportées. Que Votre Grâce, seigneur chevalier, dit-il en
faisant un profond salut à don Quichotte, veuille bien me compter au
nombre de ses plus fidèles serviteurs. Depuis longtemps j'ai pour vous
une grande affection et je vous ai voué une estime toute particulière,
tant à cause de vos nombreuses prouesses que de la gloire qu'elles vous
ont acquise.

Que Votre Grâce, seigneur, daigne m'apprendre qui elle est, répondit don
Quichotte, afin que je proportionne mes remercîments à son mérite.

Le musicien répondit qu'il était le panégyriste d'Altisidore, celui qui
avait chanté des vers à sa louange.

Vous avez une bien belle voix, repartit don Quichotte, mais ce que vous
chantiez n'était guère à sa place: quel rapport peut-il y avoir entre
les stances de Garcilasso et la mort de cette demoiselle?

Que cela ne vous étonne pas, seigneur, répliqua le musicien; il est de
mode parmi les poëtes à la douzaine de ce temps-ci, et même parmi les
plus habiles, d'écrire ce qui leur passe par la tête et de voler ce qui
leur convient. Cela n'empêche pas leurs ouvrages d'être bien accueillis,
et leurs plus grandes sottises de passer pour licences poétiques.

Don Quichotte s'apprêtait à répondre, mais il en fut empêché par
l'arrivée du duc et de la duchesse. Alors une longue conversation
s'engagea, dans laquelle Sancho débita tant de drôleries et de malices,
que ses nobles hôtes ne cessaient d'admirer un si curieux mélange de
finesse et de simplicité. Notre héros supplia Leurs Excellences de lui
permettre de les quitter le jour même, disant qu'à un chevalier vaincu
tel que lui, il convenait mieux d'habiter une étable à pourceaux qu'un
palais de prince. Ses hôtes accédèrent de bonne grâce à sa demande.

La duchesse lui ayant demandé s'il ne gardait pas rancune à Altisidore:
Madame, répondit-il, tout le mal de cette jeune fille prend sa source
dans l'oisiveté; une occupation honnête et soutenue en sera le remède.
Elle vient de me dire qu'en enfer on porte de la dentelle; je dois
supposer qu'elle connaît ce genre d'ouvrage; eh bien, que sa main ne
quitte pas les fuseaux, et elle finira par oublier celui qui a troublé
son repos. Tel est mon avis et mon conseil.

C'est aussi le mien, ajouta Sancho; on n'a jamais vu mourir d'amour une
faiseuse de dentelle, et lorsque les filles sont occupées, elles songent
moins à l'amour qu'à leur ouvrage. J'en parle par expérience: car
lorsque je suis à piocher aux champs, j'oublie jusqu'à ma ménagère
elle-même, je veux dire ma Thérèse; et pourtant je l'aime comme la
prunelle de mes yeux.

Fort bien, Sancho, répondit la duchesse. Désormais Altisidore tournera
le fuseau; d'ailleurs, elle s'y entend à merveille.

Il n'en sera pas besoin, madame, répondit Altisidore; le seul souvenir
de l'ingratitude de ce malandrin vagabond me guérira; et avec la
permission de Votre Grandeur, je me retire pour ne pas voir davantage sa
maigre et désagréable figure.

Cela me rappelle, reprit le duc, ce qu'on dit souvent: Qui s'emporte et
éclate en injures, est bien près de pardonner.

Altisidore feignit de s'essuyer les yeux, et après avoir fait une grande
révérence elle sortit.

Pauvre fille! dit Sancho, elle mérite bien ce qu'elle a; aussi pourquoi
va-t-elle s'adresser à une âme sèche comme un jonc? Mort de ma vie! si
elle s'était tournée de mon côté, elle aurait entendu chanter un autre
coq.

La conversation terminée, Don Quichotte s'habilla, et, après avoir dîné
avec ses hôtes, il se mit en route.



CHAPITRE LXXI

OU SANCHO SE MET EN DEVOIR DE DÉSENCHANTER DULCINÉE


Moitié triste, moitié joyeux, s'en allait le vaincu don Quichotte;
triste à cause de sa défaite, joyeux à cause de la vertu merveilleuse
qui s'était révélée dans son écuyer par la résurrection d'Altisidore;
quoiqu'à vrai dire il eût conçu quelque doute touchant la mort de
l'amoureuse demoiselle. Quant à Sancho, toute sa tristesse venait de ce
qu'Altisidore ne lui avait pas donné cette demi-douzaine de chemises
qu'il avait si bien gagnée.

En vérité, seigneur, dit-il à son maître, il faut que je sois un bien
malheureux médecin: la plupart tuent leurs malades et n'en sont pas
moins grassement payés de leur peine, laquelle souvent ne consiste qu'à
signer quelque ordonnance qu'exécute l'apothicaire (et tant pis pour la
pauvre dupe); tandis que moi, à qui la santé d'autrui coûte des
croquignoles, des pincements, des coups de fouet, on ne me donne pas
seulement une obole. Je jure qu'à l'avenir, si on m'amène quelque
malade, il faudra d'abord me graisser la patte; le moine vit de ce qu'il
chante, et si Dieu m'accorde la vertu que je possède, c'est pour en
tirer pied ou aile.

Tu as raison, Sancho, répondit don Quichotte, et Altisidore a eu tort de
ne pas tenir sa parole; car, bien que la vertu que tu possèdes ne t'ait
coûté aucune étude, ce que tu as souffert est pire qu'étudier. Quant à
moi, je puis t'assurer une chose, c'est que si tu voulais une
récompense pour les coups de fouet que tu as promis de t'appliquer afin
de désenchanter Dulcinée, je te la donnerais si bonne que tu aurais lieu
d'être satisfait. Je ne sais trop si la guérison suivrait le salaire, et
je ne voudrais pas contrarier l'effet du remède en le payant d'avance;
cependant faisons-en l'épreuve. Voyons, Sancho, combien exiges-tu pour
te fouetter sur l'heure; l'affaire finie, tu te payeras par tes mains
sur l'argent que tu as à moi.

Ces paroles firent ouvrir les yeux et dresser les oreilles à Sancho, qui
à l'instant résolut d'en finir avec le désenchantement de Dulcinée.
Allons, seigneur, dit-il, il faut vous donner satisfaction: mon amour
pour ma femme et mes enfants me fait songer à leur avantage, bien que ce
soit aux dépens de ma peau. Or çà, combien m'accorderez-vous pour chaque
coup de fouet?

Si la récompense devait égaler la nature et la grandeur du service,
répondit don Quichotte, le trésor de Venise et les mines du Potose ne
suffiraient pas; mais calcule d'après ce que tu portes dans ma bourse,
et mets toi-même le prix à chaque coup.

Il y a, repartit Sancho, trois mille trois cents et tant de coups de
fouet; je m'en suis déjà donné cinq; que ceux-ci passent pour ce qui
excède les trois mille trois cents, et calculons sur le reste. A un
cuartillo la pièce, et je n'en rabattrais pas un maravédis, fût-ce pour
le pape, ce sont trois mille cuartillos, qui font quinze cents
demi-réaux, ou sept cent cinquante réaux; pour les trois cents autres,
je compte cent cinquante demi-réaux ou soixante-quinze réaux, lesquels
ajoutés aux sept cent cinquante, font en tout huit cent vingt cinq
réaux. Je retiendrai cette somme sur l'argent que j'ai à Votre Grâce, et
je rentrerai chez moi content, quoique bien fouetté; mais on ne prend
pas de truites sans se mouiller les chausses.

O mon cher Sancho! s'écria don Quichotte, ô mon aimable Sancho! à quelle
reconnaissance, Dulcinée et moi, nous allons être tenus envers toi pour
le reste de tes jours. Si la pauvre dame se retrouve jamais dans son
premier état, sa disgrâce aura été un bonheur, et ma défaite un
véritable triomphe. Voyons, mon fils, quand veux-tu commencer? Afin de
te donner du courage, et que tu finisses plus vite, j'ajoute encore cent
réaux.

Quand? répliqua Sancho; cette nuit même; seulement, faites en sorte que
nous couchions en rase campagne, et vous verrez si je sais m'étriller.

Elle arriva enfin cette nuit que don Quichotte appelait avec tant
d'impatience. Il lui semblait que les roues du char d'Apollon s'étaient
brisées, et que le jour s'allongeait plus que de coutume, comme cela
arrive aux amoureux qui toujours voudraient voir marcher le temps selon
leurs désirs. Enfin, nos deux aventuriers entrèrent dans un bosquet
d'arbres touffus un peu éloignés du chemin; puis, ayant dessellé
Rossinante et débâté le grison, ils s'étendirent sur l'herbe et
soupèrent avec ce qui se trouvait dans le bissac.

Lorsque Sancho eut bien mangé, il voulut tenir sa promesse: prenant donc
le licou et une sangle du bât de son âne, il s'éloigna d'une vingtaine
de pas, et s'établit au milieu de quelques hêtres.

Mon enfant, lui dit son maître en le voyant partir d'un air si résolu,
je t'en conjure, prends garde de ne pas te mettre en pièces: fais qu'un
coup attende l'autre, ne te presse pas tellement d'arriver au but que
l'haleine vienne à te manquer au milieu de la carrière: en un mot, ne te
frappe pas à ce point que la vie t'échappe avant que la pénitence soit
achevée. Et afin que tu ne perdes pas la partie pour un coup de plus ou
de moins, je vais me tenir ici près, et les compter sur mon rosaire.
Courage, mon ami, que le ciel seconde tes bonnes intentions et les rende
efficaces.

Un bon payeur ne craint point de donner des gages, dit Sancho, et je
m'en vais m'étriller de telle façon que, sans me tuer, il ne laissera
pas de m'en cuire, car je pense que c'est en cela que doit consister la
vertu du remède.

[Illustration: Le chevalier troublé et confus s'enfonça sous sa
couverture (page 600).]

Cela dit, Sancho se dépouille de la ceinture en haut, et se met en
devoir de se fouetter, tandis que don Quichotte comptait les coups. Il
s'en était à peine appliqué sept ou huit, qu'il commença à se dégoûter,
et trouvant la charge trop pesante pour le prix: Par ma foi, seigneur,
dit-il, j'en appelle comme d'abus, ces coups-là valent chacun un
demi-réal et non un cuartillo.

Courage, ami Sancho, courage, reprit don Quichotte; qu'à cela ne tienne,
je double la somme.

A la bonne heure, dit Sancho; à présent les coups de fouet vont tomber
comme grêle.

Mais au lieu de s'en donner sur les épaules, le sournois se mit à
frapper contre les arbres, poussant de temps à autre de grands soupirs,
comme s'il eût été près de rendre l'âme. Don Quichotte, craignant que
son fidèle écuyer n'y laissât la vie et que son imprudence ne vînt à
tout perdre, lui cria: Arrête, mon ami, arrête! Comme tu y vas; le
remède me paraît un peu rude, il sera bon d'y revenir à deux fois; on
n'a pas pris Zamora en une heure[130]. Si j'ai bien compté, voilà plus
de mille coups que tu viens de te donner; c'est assez quant à présent:
l'âne, comme on dit, peut porter la charge, mais non la surcharge.

  [130] Ville du royaume de Léon qu'Arabes et chrétiens se disputèrent
  longtemps.

Non, non, seigneur, repartit Sancho, il ne sera jamais dit de moi: Gages
payés, bras cassés. Que Votre Grâce s'éloigne un peu, et je vais m'en
donner encore un mille. En deux temps, l'affaire sera terminée, il y
aura même bonne mesure.

Puisque tu es en si bonne disposition, dit don Quichotte, fais à ta
fantaisie, je vais m'éloigner.

Sancho reprit sa tâche, et avec une telle énergie que bientôt il n'y eut
plus autour de lui un seul arbre auquel il restât un lambeau d'écorce.
Enfin, poussant un grand cri et frappant de toute sa force un dernier
coup contre un hêtre: _Ici_, dit-il, _mourra Samson, et tous ceux qui
avec lui sont_.

A ce coup terrible et à ce cri lamentable, don Quichotte accourut: A
Dieu ne plaise, mon fils, dit-il en lui arrachant l'instrument de son
supplice, à Dieu ne plaise que pour me faire plaisir il t'en coûte la
vie; elle est trop nécessaire à ta femme et à tes enfants; que Dulcinée
attende encore un peu; quant à moi, je m'entretiendrai d'espérance,
jusqu'à ce que tu aies repris de nouvelles forces. De cette manière,
tout le monde sera content.

Puisque Votre Grâce l'exige, je le veux bien, répondit Sancho:
seulement, jetez-moi votre manteau sur les épaules; car je suis tout en
eau, et je pourrais me refroidir, comme cela arrive aux nouveaux
pénitents.

Don Quichotte lui donna son manteau, et demeura en justaucorps.

Notre compagnon dormit jusqu'au jour, après quoi tous deux se mirent en
route. Au bout d'environ trois heures de marche ils arrivèrent à une
hôtellerie que don Quichotte reconnut pour telle, et non pour un château
avec fossés et pont-levis, ainsi qu'il avait coutume de le faire; car
depuis sa défaite, il semblait que la raison lui fût revenue, comme on
va le voir désormais. On logea notre héros dans une salle basse où,
selon la mode des villages, il y avait en guise de rideaux deux vieilles
serges peintes: l'une représentait le rapt d'Hélène, quand Pâris,
violant l'hospitalité, l'enleva à Ménélas; sur l'autre était l'histoire
de Didon et d'Énée: la reine, montée sur une tour, agitait sa ceinture
pour rappeler l'infidèle amant qui fuyait à voiles déployées. Don
Quichotte remarqua qu'Hélène ne paraissait nullement fâchée de la
violence qu'on lui faisait, car elle riait sous cape. Didon, au
contraire, était toute éplorée; et le peintre, de crainte qu'on ne s'en
aperçût pas, avait sillonné ses joues de larmes aussi grosses que des
noisettes.

Ces deux dames, dit notre héros, furent bien malheureuses de n'être pas
nées dans mon temps, et moi plus malheureux encore de n'être pas né dans
le leur: si j'avais rencontré ces galants-là, Troie n'aurait pas été
embrasée, ni Carthage détruite, car la seule mort de Pâris aurait
prévenu tous ces désastres.

Je gagerais, dit Sancho, que d'ici à peu de temps on ne trouvera pas de
taverne, d'hôtellerie ou de boutique de barbier où l'on ne trouve en
peinture l'histoire de nos prouesses; mais du moins faudrait-il que ce
fût par un meilleur peintre que le barbouilleur qui a portraité ces
dames.

Tu as raison, reprit don Quichotte; car ce peintre me rappelle celui
d'Ubeda[131], qui, lorsqu'on lui demandait ce qu'il peignait: Nous le
verrons tout à l'heure, répondait-il; et si c'était quelque chose qui
approchât d'un coq, il écrivait au-dessous: «Ceci est un coq,» afin
qu'on ne pût s'y tromper.

  [131] Cervantes a déjà raconté cette histoire dans un des premiers
  chapitres de cette seconde partie, page 306.

Je jurerais bien, dit Sancho, que l'Aragonais qui a composé notre
histoire n'en savait guère davantage; sa plume a marché au hasard, et il
en est résulté ce qu'il aura plu à Dieu.

Il ressemble aussi beaucoup, ajouta don Quichotte, à ce poëte appelé
Mauléon, qu'on voyait il y a quelque temps à la cour: ce Mauléon se
vantait de répondre sur-le-champ à toutes sortes de questions, et
répondait tout de travers. Mais laissons cela; dis-moi, Sancho, dans le
cas où il te plairait d'achever cette nuit ta pénitence, veux-tu que ce
soit en rase campagne ou à couvert?

Pardieu, seigneur, répondit Sancho, pour les coups que je songe à
m'appliquer, il importe peu où je me les donne; pourtant j'aimerais
mieux que ce fût dans un bois; j'aime beaucoup les arbres, et je crois
qu'ils me procurent du soulagement.

Eh bien, mon ami, répliqua don Quichotte, afin que tu reprennes des
forces, nous réserverons cela pour notre village, où nous arriverons au
plus tard après-demain.

Comme il vous plaira, seigneur, vous êtes le maître; mais si vous
vouliez m'en croire, j'expédierais la chose et je battrais le fer
pendant qu'il est chaud: il fait bon moudre quand la meule vient d'être
repiquée; lorsqu'on est en haleine, on marche mieux, et l'occasion
perdue ne se retrouve pas toujours; un tiens vaut mieux que deux tu
auras, et moineau dans la main que grue qui vole.

Halte-là, interrompit don Quichotte; le voilà encore lancé dans les
proverbes. Que ne parles-tu simplement et sans raffiner, comme je te
l'ai recommandé tant de fois? tu verrais que tu t'en trouverais bien.

Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, repartit Sancho; je ne puis
dire une raison sans y joindre un proverbe, ni dire un proverbe qui ne
me semble une raison. Cependant, je tâcherai de me corriger. Là finit
leur entretien.



CHAPITRE LXXII

COMMENT DON QUICHOTTE ET SANCHO ARRIVÈRENT A LEUR VILLAGE


Don Quichotte et Sancho passèrent tout le jour dans cette hôtellerie,
attendant la nuit, l'un pour achever sa pénitence, l'autre pour en voir
la fin, qui était aussi celle de ses désirs. Pendant ce temps, un
gentilhomme suivi de trois ou quatre domestiques vint y descendre, et
l'un de ces derniers dit en s'adressant à celui qui paraissait être son
maître: Votre Grâce, seigneur don Alvaro Tarfé, peut s'arrêter ici pour
faire la sieste; l'endroit me paraît convenable.

A ce nom, don Quichotte regarda Sancho: Ne te souvient-il pas, lui
dit-il, quand je feuilletai cette seconde partie de mon histoire, que
j'y rencontrai ce nom de don Alvaro Tarfé?

Cela peut être, répondit Sancho; laissons-le descendre de cheval, nous
le questionnerons ensuite.

Le gentilhomme mit pied à terre, et l'hôtesse lui donna une chambre en
face de celle de don Quichotte, ornée pareillement de rideaux de serge
peinte. Après avoir revêtu un costume d'été, l'inconnu se rendit sous le
portail de l'auberge, qui était frais et spacieux, et y trouva notre
chevalier se promenant de long en large. Seigneur, lui dit-il, peut-on
savoir où se rend Votre Grâce?

A un village près d'ici où je demeure, répondit don Quichotte; et Votre
Grâce, où va-t-elle?

Moi, repartit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.

Excellent pays, dit don Quichotte. Mais, seigneur, quel est, je vous
prie, le nom de Votre Grâce? le cœur me dit que j'ai quelque intérêt à
le savoir.

Je m'appelle don Alvaro Tarfé, répondit le cavalier.

En ce cas, seigneur, dit notre héros, serait-ce vous dont il est parlé
dans la seconde partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche, que
certain auteur a fait imprimer depuis peu?

C'est moi-même, répondit le cavalier, et ce don Quichotte, qui est le
héros du livre, était fort de mes amis. C'est moi qui le tirai de chez
lui, ou qui du moins lui inspirai le dessein de venir aux joutes de
Saragosse où j'allais moi-même, et en vérité il m'a quelques
obligations, mais une surtout, c'est que je l'ai empêché d'avoir les
épaules flagellées par la main du bourreau à cause de ses insolences.

Dites-moi, seigneur don Alvaro, continua notre chevalier, est-ce que
j'ai quelque ressemblance avec ce don Quichotte dont parle Votre Grâce?

Non assurément, répondit le voyageur.

Et ce don Quichotte, ajouta notre chevalier, avait-il un écuyer appelé
Sancho Panza?

Oui, répondit don Alvaro, cet écuyer passait pour être fort plaisant,
mais je ne l'ai jamais entendu rien dire de bon.

Oh! je le crois bien, dit Sancho; plaisanter d'une manière agréable
n'est pas donné à tout le monde. Ce Sancho dont vous parlez, seigneur,
doit être quelque grand vaurien; mais le véritable Sancho, c'est moi, et
je débite des plaisanteries comme s'il en pleuvait. Sinon faites-en
l'épreuve, que Votre Grâce me suive pendant toute une année, et à chaque
pas vous verrez qu'il m'en sort de la bouche en si grande abondance, que
je fais rire tous ceux qui m'écoutent, sans savoir le plus souvent ce
que je dis. Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le
vaillant, le sage, le père des orphelins, le défenseur des veuves, le
meurtrier des demoiselles, celui enfin qui a pour unique dame de ses
pensées la sans pareille Dulcinée du Toboso, c'est mon maître que voilà
devant vous. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho Panza sont
autant de mensonges.

Pardieu, mon ami, je le crois sans peine, répliqua don Alvaro, en quatre
paroles vous venez de dire plus de bonnes choses, que l'autre Sancho
dans tous ses longs bavardages. Il sentait bien plus le glouton que
l'homme d'esprit, et je commence à croire que les enchanteurs qui
persécutent le véritable don Quichotte, ont voulu me persécuter, moi
aussi, avec son méchant homonyme. En vérité je ne sais que penser: car
j'ai laissé, il y a peu de jours, ce dernier enfermé dans l'hôpital des
fous à Tolède, et j'en rencontre ici un autre qui, à la vérité, ne lui
ressemble en rien.

Pour mon compte, reprit don Quichotte, je ne vous dirai pas que je suis
le bon, mais je puis au moins affirmer que je ne suis pas le mauvais, et
pour preuve, seigneur don Alvaro, apprenez que de ma vie je n'ai été à
Saragosse. C'est justement pour avoir entendu dire que le faux don
Quichotte s'était trouvé aux joutes de cette ville, que je n'ai pas
voulu y mettre le pied. Aussi, afin de donner un démenti à l'auteur,
j'ai gagné tout droit Barcelone, ville unique par son site et sa beauté,
mère de la courtoisie, refuge des étrangers, retraite des pauvres,
patrie des braves; le lieu de toute l'Europe où l'on peut le plus
aisément lier une amitié constante et sincère. Quoique les choses qui
m'y sont arrivées, loin d'être agréables, aient été pour la plupart, au
contraire, fâcheuses et déplaisantes, je n'en ai pas moins une joie
extrême de l'avoir vue, et cela me fait oublier tout le reste. Bref,
seigneur don Alvaro, je suis ce même don Quichotte dont la renommée
s'est occupée si souvent, et non ce misérable qui usurpe mon nom et se
fait honneur de mes idées. Maintenant j'ai une grâce à vous demander, et
cette grâce la voici: c'est que, par-devant l'alcade de ce village, vous
fassiez une déclaration valable et authentique, que jusqu'à cette heure
vous ne m'aviez jamais vu, et que je ne suis point le don Quichotte dont
il est parlé dans cette seconde partie imprimée depuis peu; enfin, que
Sancho Panza, mon écuyer, n'est point celui que Votre Grâce a connu.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Au lieu de s'en donner sur les épaules, le sournois se mit à frapper
contre les arbres (page 605).]

Très-volontiers, seigneur don Quichotte, répondit don Alvaro, et je vous
donnerai de bon cœur cette satisfaction, quoiqu'il soit assez
surprenant de voir en même temps deux don Quichotte et deux Sancho
Panza, qui se disent du même pays et sont si différents de visages,
d'actions et de manières. Je doute presque de ce que j'ai vu; et peu
s'en faut que je ne croie avoir fait un rêve.

Sans doute que Votre Grâce est enchantée, tout comme madame Dulcinée,
dit Sancho. Et plût à Dieu qu'il ne fallût pour vous désenchanter que
m'appliquer trois autres mille coups de fouet, comme je me les suis
donnés pour elle; par ma foi, ce serait bientôt expédié, et il ne vous
en coûterait rien.

Qu'est-ce que ces coups de fouet? demanda don Alvaro; je ne comprends
pas ce que vous voulez dire.

Oh! seigneur, répondit Sancho, cela serait trop long à raconter; mais si
nous voyageons ensemble, je vous le dirai en chemin.

L'heure du souper arriva, don Alvaro et don Quichotte se mirent à table.
Bientôt après l'alcade du lieu étant survenu, accompagné d'un greffier,
don Quichotte le requit de dresser acte de la déclaration que faisait le
seigneur don Alvaro Tarfé, déclaration dans laquelle il affirmait ne
point reconnaître don Quichotte de la Manche, ici présent, comme étant
celui dont il avait lu l'histoire imprimée sous le titre de seconde
partie de don Quichotte de la Manche, composée par un certain Avellaneda
de Tordesillas. L'alcade procéda judiciairement, et la déclaration fut
reçue dans les formes voulues; ce qui réjouit fort nos chercheurs
d'aventures, comme s'il eût été besoin d'un pareil acte pour faire
éclater la différence qu'il y avait entre les deux don Quichotte et les
deux Sancho, et qu'elle ne fût pas assez marquée par leurs actions et
leurs paroles.

Don Alvaro et son nouvel ami échangèrent mille politesses et mille
offres de services; et notre chevalier déploya tant d'esprit, que le
gentilhomme finit par se croire réellement enchanté, puisqu'il avait vu
deux don Quichotte qui se ressemblaient si peu. Sur le soir, ils
partirent tous ensemble, et chemin faisant notre héros apprit à don
Alvaro l'issue de sa rencontre avec le chevalier de la Blanche-Lune,
ainsi que l'enchantement de Dulcinée, sans oublier le remède enseigné
par Merlin. Bref, après s'être fait de nouveaux compliments et s'être
embrassés, ils se séparèrent.

Don Quichotte passa encore cette nuit-là dans un bois, pour donner à
Sancho le loisir d'achever sa pénitence, ce que l'astucieux écuyer
accomplit aux dépens des arbres plus que de ses épaules, qu'il sut si
bien ménager que les coups de fouet n'auraient pu en faire envoler une
mouche qui s'y serait posée. Le confiant chevalier n'omit pas un seul
coup, et trouva qu'avec ceux de la nuit précédente, ils montaient à
trois mille vingt-neuf; il lui sembla même que le soleil s'était levé
plus tôt qu'à l'ordinaire, comme s'il eût été jaloux que la nuit fût
seule témoin de cet intéressant sacrifice. Nos aventuriers se remirent
en route dès qu'il fut jour, s'applaudissant derechef d'avoir tiré don
Alvaro de l'erreur où il était, et surtout d'avoir obtenu de lui une
déclaration en si bonne forme.

Cette journée et la nuit suivante se passèrent sans qu'il leur arrivât
rien de remarquable, si ce n'est que Sancho compléta sa pénitence. Don
Quichotte en ressentit une telle joie, qu'il attendait avec impatience
le retour de la lumière, espérant d'un instant à l'autre rencontrer sa
dame désenchantée. Ils partirent, et tout le long de la route notre
héros n'apercevait point une femme qu'il ne courût aussitôt après elle,
pour s'assurer si ce n'était point Dulcinée du Toboso, tant il tenait
pour infaillibles les promesses de Merlin.

Dans ces pensées et dans ces espérances, ils arrivèrent au haut d'une
colline d'où ils découvrirent un village[132]. A peine Sancho l'eut-il
reconnu qu'il se jeta à genoux en s'écriant avec transport: Ouvre les
yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi ton fils Sancho, sinon bien
riche, au moins bien étrillé! Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils
don Quichotte, lequel, s'il revient vaincu par un bras étranger, revient
vainqueur de lui-même, victoire qui est, à ce qu'il a dit souvent, la
plus grande qu'on puisse remporter. Quant à moi, j'apporte de l'argent,
car si j'ai été bien étrillé, je me suis bien tenu sur ma bête.

  [132] Voir la gravure page 289.

Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à entrer du
pied droit dans notre village, où, lâchant la bride à notre fantaisie,
nous disposerons tout pour la vie pastorale que nous devons mener. Cela
dit, ils descendirent la colline.



CHAPITRE LXXIII

DE CE QUE DON QUICHOTTE RENCONTRA, ET QU'IL IMPUTA A MAUVAIS PRÉSAGE


A l'entrée du pays, dit cid Hamet, don Quichotte vit sur la place qui
sert à battre le grain deux petits garçons qui se querellaient; l'un
disait à l'autre: Tu as beau faire, Periquillo; tu ne la reverras de ta
vie.

Sancho, dit notre chevalier, entends-tu ce que dit ce drôle: Tu ne la
reverras de ta vie!

Qu'importe que ce petit garçon ait prononcé ces paroles? répondit
Sancho.

Eh bien, répliqua don Quichotte, cela signifie que je ne reverrai pas
Dulcinée!

Sancho allait riposter, mais il en fut empêché par la vue d'un lièvre
que des chasseurs poursuivaient avec leurs lévriers. La pauvre bête
effrayée vint se réfugier et se blottir entre les jambes du grison;
l'écuyer la saisit et la présenta à son maître, qui murmura entre ses
dents: _malum signum, malum signum_[133]. Un lièvre fuit, des lévriers
le poursuivent, et Dulcinée ne paraît point!

  [133] Mauvais présage, mauvais présage.

Parbleu, vous êtes un homme étrange, dit Sancho: supposez que ce lièvre
est madame Dulcinée du Toboso, et que les lévriers qui le poursuivent
sont les scélérats d'enchanteurs qui l'ont changée en paysanne: elle
fuit, je la prends, je la mets entre les mains de Votre Grâce, qui la
serre contre son cœur et la caresse tout à son aise. Eh bien, quel
mauvais signe est-ce là? et quel mauvais présage peut-on en tirer?

Sur ce, les deux petits garçons s'approchèrent pour voir le lièvre, et
Sancho leur ayant demandé le sujet de leur querelle, celui qui avait dit
à l'autre: Tu ne la reverras de ta vie, répondit, en montrant une cage à
grillons, qu'il avait pris cette cage à son compagnon et qu'il ne la lui
rendrait jamais. Sancho leur donna une pièce de monnaie pour la cage, et
la présentant à don Quichotte: Tenez, seigneur, lui dit-il, voilà le
charme détruit. Si j'ai bonne mémoire, il me souvient d'avoir entendu
notre curé dire qu'il n'est pas d'un chrétien et d'un homme de sens de
s'arrêter à ces enfantillages; et Votre Grâce ne m'assurait-elle pas
encore, ces jours passés, que ceux qui y font attention sont des
imbéciles? Allons, seigneur, rentrons chez nous; en voilà assez
là-dessus.

Les chasseurs survinrent, réclamant leur lièvre, et don Quichotte le
leur rendit.

Le chevalier, s'étant remis en marche, rencontra à l'entrée du pays le
curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en
causant. Nos deux amis accoururent les bras ouverts; et don Quichotte,
ayant mis pied à terre, les embrassa tendrement.

Or, il faut savoir que Sancho avait placé sur son grison, par-dessus le
paquet des armes de son maître, la robe semée de flammes qu'on lui avait
donnée, et coiffé la tête de l'animal avec la mitre couverte de diables,
ce qui faisait le plus bizarre effet qui se puisse imaginer. Les petits
enfants du pays (cet âge a des yeux de lynx) s'en étant aperçus,
accouraient de tous côtés, se criant les uns aux autres: Holà! eh! venez
vite, venez voir l'âne de Sancho Panza, plus gentil qu'un prince, et le
cheval de don Quichotte, plus maigre encore que le jour de son départ.
Bref, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco,
nos deux coureurs d'aventures entrèrent dans le village, et se rendirent
tout droit à la maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur le pas de
la porte la gouvernante et la nièce, déjà instruites de leur arrivée.

On avait aussi raconté la nouvelle à Thérèse Panza, qui, les cheveux en
désordre et dans une toilette fort incomplète, conduisant par la main
Sanchette, sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais en le voyant
beaucoup moins bien costumé que, dans son opinion, devait l'être un
gouverneur, elle lui dit: En quel état vous revois-je, mon cher mari?
Vous m'avez l'air de revenir à pied, traînant la patte, et l'on vous
prendrait plutôt pour un vaurien ingouvernable que pour un gouverneur.

Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho; souvent où il se trouve des
crochets il n'y a pas de lard. Allons à la maison; là je t'en conterai
de belles! J'apporte de l'argent, ce qui est l'essentiel; et de l'argent
gagné par mon industrie, sans avoir fait tort à personne.

Apportez de l'argent, mon bon mari, repartit Thérèse; et peu m'importe
qu'il ait été gagné par ceci ou par cela; de quelque manière qu'il soit
venu, vous n'aurez pas introduit mode nouvelle dans le monde.

Sanchette embrassa son père, en demandant s'il lui apportait quelque
chose; car elle l'attendait, disait-elle, comme on attend la pluie en
été. Puis, le prenant d'un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de
l'autre Thérèse le tenait sous le bras (la petite tirant l'âne par le
licou), ils s'en furent à leur maison, laissant don Quichotte dans la
sienne, aux mains de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du
curé et du bachelier.

Don Quichotte, s'étant enfermé avec ses deux amis, leur raconta
brièvement sa défaite, et l'engagement qu'il avait pris de rester chez
lui pendant une année, engagement que comme chevalier errant il voulait
remplir au pied de la lettre. Il ajouta qu'il avait songé à se faire
berger pendant ce temps-là, afin de se distraire dans la solitude et de
pouvoir y donner libre carrière à ses amoureuses pensées. Enfin, il les
supplia, si leurs occupations le leur permettaient, de vouloir bien être
ses compagnons. Je me propose, dit-il, d'acheter un troupeau de brebis
suffisant pour pouvoir nous dire bergers. Au reste, le plus difficile
est fait, car j'ai trouvé des noms qui vous iront à merveille. Le curé
lui ayant demandé quels étaient ces noms: Moi, reprit le chevalier, je
m'appellerai le berger Quichottin; vous, seigneur bachelier, le berger
Carrascon; vous, seigneur licencié, le berger Curiambro; et Sancho
Panza, le berger Pancinot.

Les deux amis restèrent confondus de cette nouvelle folie; mais de
crainte que le pauvre homme ne leur échappât une troisième fois, et
surtout espérant que dans le délai d'une année on parviendrait à le
guérir, ils feignirent d'entrer dans son idée, applaudirent à son
projet, et promirent de l'accompagner. Il y a plus, ajouta Samson
Carrasco; étant, comme on le sait déjà, un de nos plus fameux poëtes, je
composerai à ma fantaisie des vers pastoraux ou héroïques, afin de
passer le temps. L'essentiel, c'est que nous ne laissions pas un arbre,
si dur soit-il, sans y graver les noms de nos bergères, suivant le
constant usage des bergers amoureux.

A merveille, repartit don Quichotte. Mais moi, je n'ai pas besoin de
chercher; j'ai sous la main la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire
de ces rivages, ornement de ces prairies, fleur de l'esprit et de la
grâce, finalement, personne si accomplie qu'aucune louange ne serait à
la hauteur de son mérite, quelque hyperbolique qu'elle fût.

Cela est vrai, dit le curé. Nous autres, nous chercherons par ici
quelques bergerettes à notre convenance.

Et si elles nous faisaient défaut, ajouta le bachelier, nous leur
donnerions les noms de ces bergères imprimées et gravées: les Philis,
les Amaryllis, les Dianes, les Bélizardes, les Galatées. Puisque les
livres en sont pleins et que les boutiques de libraires en regorgent,
nous pouvons bien nous en passer la fantaisie. Si ma dame, ou pour mieux
dire ma bergère, s'appelle Anne par hasard, je la célébrerai sous le nom
d'Anarda; si Françoise, je la nommerai Francine; Lucie, Lucinde, et
ainsi du reste. De cette manière, tout sera pour le mieux. Sancho
lui-même, s'il entre dans notre confrérie, pourra chanter sa Thérèse
sous le nom de Thérésine.

Don Quichotte applaudit; et le curé, l'ayant comblé d'éloges pour une si
honorable résolution, s'offrit de nouveau à lui tenir compagnie tout le
temps que ne réclameraient pas les devoirs de son ministère. L'affaire
convenue, les deux amis prirent congé du chevalier, en l'engageant à
bien se soigner et à ne rien négliger de ce qui pourrait lui être
salutaire.

[Illustration: Supposez, dit Sancho, que ce lièvre est madame Dulcinée
du Toboso... (page 611).]

Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la
conversation; aussi, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent
dans sa chambre.

Quoi, mon oncle, dit la nièce: lorsque nous pensions que Votre Grâce
venait enfin se retirer dans sa maison pour y vivre tranquillement,
voilà que vous vous embarquez dans de nouvelles aventures et que vous
pensez à vous faire berger! Croyez-moi, la paille est trop mûre pour en
faire des chalumeaux. Et comment, ajouta la gouvernante, Votre Grâce
fera-t-elle pour passer les après-midi d'été, les nuits d'hiver à la
belle étoile et entendre les hurlements des loups? Non, non; c'est un
métier d'homme robuste, endurci, élevé à la peine dès le maillot. Mal
pour mal, mieux vaut encore être chevalier errant que berger. Tenez,
croyez-moi; suivez mon conseil, je vous le donne à jeun, et avec mes
cinquante ans: restez chez vous, occupez-vous de vos affaires,
confessez-vous une fois par semaine, venez en aide aux pauvres, et sur
mon âme, si mal vous en arrive...

Silence, mes enfants, répondit don Quichotte; vous ne m'apprendrez pas
ce que j'ai à faire. Menez-moi au lit, car je ne me sens pas bien, et
sachez que, soit chevalier errant, soit berger errant, je ne cesserai de
veiller à ce que vous ne manquiez de rien, comme l'avenir vous
l'apprendra.

Sur ce, les deux bonnes filles le conduisirent à son lit, ne songeant
qu'à le choyer de leur mieux.



CHAPITRE LXXIV

COMME QUOI DON QUICHOTTE TOMBA MALADE, DU TESTAMENT QU'IL FIT, ET DE SA
MORT


Comme rien n'est éternel ici-bas, comme toute chose y va déclinant de
son origine à sa fin dernière, principalement la vie de l'homme, comme
enfin don Quichotte n'avait reçu du ciel aucun privilége particulier
pour prolonger le cours de la sienne, sa fin arriva au moment où il y
pensait le moins. Soit par suite de la mélancolie que lui causait le
sentiment de sa défaite, soit par la volonté du ciel qui en ordonnait
ainsi, il fut pris d'une fièvre obstinée, qui le retint au lit six
jours, pendant lesquels le visitèrent maintes fois ses amis le curé, le
bachelier et le barbier, sans que le fidèle Sancho quittât son chevet un
seul instant. Pensant que la honte d'avoir été vaincu et le chagrin de
ne pas voir s'accomplir la délivrance de Dulcinée le tenaient en cet
état, chacun d'eux cherchait à le distraire de son mieux. Allons, lui
disait le bachelier, prenez courage et levez-vous, afin de commencer
notre vie pastorale. J'ai composé tout exprès une églogue qui damera le
pion aux églogues mêmes de Sannazar, et j'ai acheté à un berger de
Quintanar deux fameux chiens de garde pour notre troupeau; l'un
s'appelle Barcino, l'autre Butron.

Le seigneur Carrasco avait beau faire, rien ne pouvait tirer don
Quichotte de son abattement. On appela le médecin, qui lui tâta le
pouls, n'en fut pas fort satisfait, et dit qu'il fallait sans perdre de
temps songer à la santé de l'âme, celle du corps étant en danger. Notre
héros entendit cet arrêt d'un esprit calme et résigné; mais il n'en fut
pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, qui tous
trois se mirent à pleurer comme s'ils l'eussent vu déjà mort. L'avis du
médecin fut qu'il était miné par un chagrin secret. Don Quichotte,
voulant reposer un peu, demanda qu'on le laissât seul. On s'éloigna, et
il dormit d'une seule traite pendant plus de six heures, si bien que sa
gouvernante et sa nièce crurent qu'il allait passer durant son sommeil.
A la fin pourtant il s'éveilla en s'écriant: Béni soit le Dieu
tout-puissant qui m'a accordé un pareil bienfait! Oui! sa miséricorde
est infinie, et les péchés des hommes ne sauraient ni l'éloigner, ni
l'affaiblir.

Frappée de ces paroles, qui lui parurent plus raisonnables que de
coutume: Que dites-vous, seigneur? demanda la nièce; que parlez-vous de
miséricordes et de péchés des hommes?

Ma fille, répondit don Quichotte, ces miséricordes sont celles dont Dieu
vient à l'instant même de me combler; et je disais qu'il ne s'est pas
arrêté à mes péchés. Oui, je me sens l'esprit libre et dégagé des ombres
épaisses dont l'avait obscurci l'insipide et continuelle lecture des
exécrables livres de chevalerie: aujourd'hui j'en reconnais
l'extravagance et la fausseté; et je n'ai qu'un regret, c'est que
désabusé trop tard je n'ai plus le temps de lire d'autres livres qui
puissent éclairer mon âme. Je me sens près de ma fin, ma chère nièce, et
je voudrais en faire une d'où l'on conclût que ma vie n'a pas été si
mauvaise que je doive laisser après moi la réputation d'un fou. J'ai été
fou, j'en conviens; mais je ne voudrais pas que ma mort en fût la
preuve. Mon enfant, fais venir mes bons amis le curé, le bachelier
Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier; je désire me confesser et
faire mon testament.

La nièce fut dispensée de ce soin, car ils entraient au même instant.
Félicitez-moi, mes bons amis, leur dit le pauvre hidalgo en les voyant,
félicitez-moi, je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo
Quixano, que la douceur de ses mœurs fit surnommer le Bon. Je suis à
cette heure l'ennemi déclaré d'Amadis de Gaule et de toute sa postérité;
j'ai pris en aversion les profanes histoires de la chevalerie errante;
je reconnais le danger que leur lecture m'a fait courir; enfin, par la
miséricorde de Dieu, devenu sage à mes dépens, je les abhorre et les
déteste!

[Illustration: Ils s'en furent à leur maison, laissant don Quichotte
dans la sienne (page 612).]

Quand les trois amis l'entendirent parler de la sorte, ils s'imaginèrent
qu'il venait d'être atteint d'une nouvelle folie.

Comment, seigneur, lui dit Samson Carrasco, maintenant que nous savons à
n'en pas douter que madame Dulcinée est désenchantée, vous nous la
donnez belle! Et quand nous sommes sur le point de nous faire bergers
pour passer la vie en chantant comme des princes, vous parlez de vous
faire ermite! De grâce! revenez à vous, et laissez là ces sornettes.

Les sornettes qui m'ont occupé jusqu'à présent, reprit don Quichotte,
n'ont été que trop réelles, et à mon grand préjudice; puisse ma mort,
avec l'aide du ciel, les faire tourner à mon profit! Seigneurs, je sens
que je marche vers ma fin; ce n'est plus l'heure de plaisanter; j'ai
besoin d'un prêtre pour me confesser, et d'un notaire pour recevoir mon
testament. Dans une pareille situation l'homme ne doit point jouer avec
son âme. Je vous en supplie, laissez-moi avec le seigneur curé, qui
voudra bien écouter ma confession, et, pendant ce temps, qu'on aille
chercher le notaire.

Ils se regardaient tous, étonnés d'un pareil langage; mais il fallut se
rendre, car pour eux un des signes certains que le malade se mourait
était ce retour à la raison; d'autant plus qu'à ses premiers discours il
en ajouta d'autres en termes si chrétiens, si bien suivis, que leurs
derniers doutes ayant disparu, ils reconnurent qu'il avait recouvré son
bon sens.

Le curé fit retirer tout le monde, et resta seul avec le mourant, qu'il
confessa pendant que Carrasco allait chercher le notaire. Bientôt le
bachelier fut de retour, amenant avec lui Sancho; quand ce dernier, qui
avait appris le triste état de son maître, vit la gouvernante et la
nièce tout en larmes, il se mit à sangloter avec elles.

La confession terminée, le curé sortit en disant: Oui, mes amis, Alonzo
Quixano est guéri de sa folie, mais il se meurt. Entrez, afin qu'il
fasse son testament.

Ces paroles furent une nouvelle provocation aux yeux pleins de larmes de
la gouvernante, de la nièce et du fidèle Sancho Panza; elles les firent
pleurer et soupirer de plus belle; car, ainsi qu'on l'a déjà dit, don
Quichotte, tout le temps qu'il fut Alonzo Quixano le Bon, comme tout le
temps qu'il fut don Quichotte de la Manche, montra le meilleur naturel,
et son commerce fut des plus agréables, de sorte qu'il n'était pas
seulement aimé des gens de sa maison, mais de tous ceux qui le
connaissaient.

Le notaire étant entré, écrivit le préambule du testament, dans lequel
don Quichotte recommandait son âme à Dieu, avec les pieuses formules en
usage; puis, passant aux legs, le mourant dicta ce qui suit:


Item, ma volonté est qu'ayant eu avec Sancho Panza, lequel dans ma
folie, je fis mon écuyer, plusieurs difficultés en règlement de compte,
à propos de certaines sommes qu'il a à moi, on ne lui réclame rien; de
plus, s'il reste quelque chose quand il sera payé de ce que je lui dois,
que cet excédant, qui ne peut être considérable, lui soit laissé en
propre; et grand bien lui fasse. Et si, de même qu'étant fou, je lui fis
obtenir le gouvernement d'une île, je pouvais, maintenant que je suis en
possession de ma raison, lui donner celui d'un royaume, je le lui
donnerais: la simplicité de son caractère et la fidélité de ses services
ne méritant pas moins.

Se tournant vers Sancho, il ajouta: Pardonne-moi, mon ami, de t'avoir
fourni l'occasion de paraître aussi fou que moi-même, en t'entraînant
dans l'erreur où je suis tombé relativement à l'existence des
chevaliers errants.

Hélas! ne mourez pas, mon bon maître, répondit Sancho en sanglotant;
croyez-moi, vivez, vivez longtemps; la plus grande folie que puisse
faire un homme en cette vie, c'est de se faire mourir lui-même, en
s'abandonnant à la mélancolie. Allons, un peu de courage, levez-vous, et
gagnons les champs en costume de bergers, comme nous en sommes convenus;
peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous madame Dulcinée
désenchantée, ce qui vous ravira. Que si Votre Grâce se meurt du chagrin
d'avoir été vaincue, rejetez-en sur moi toute la faute, et dites qu'on
vous a culbuté parce que j'avais mal sanglé Rossinante. Et puis
n'avez-vous pas vu dans vos livres qu'il arrive souvent aux chevaliers
de se culbuter les uns les autres, et que tel est vaincu aujourd'hui,
qui demain revient vainqueur?

Rien de plus vrai, ajouta Samson Carrasco et à cet égard le bon Sancho a
raison.


Doucement, mes amis, reprit don Quichotte, les oiseaux sont dénichés.
J'ai été fou, mais à cette heure, je viens de recouvrer la raison; j'ai
été don Quichotte de la Manche, et maintenant, je le répète, me voilà
redevenu Alonzo Quixano. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre
l'estime que Vos Grâces avaient pour moi. Que le seigneur notaire
continue:


Item, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quixana, ma
nièce ici présente, après qu'on aura prélevé, sur le plus clair de ma
succession, les sommes nécessaires au service des legs que je fais, en
commençant par les gages de ma gouvernante pour tout le temps qu'elle
m'a servi, et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je nomme pour
mes exécuteurs testamentaires le seigneur curé et le seigneur bachelier
Samson Carrasco, ici présents;


Item, ma volonté est que si Antonia Quixana, ma nièce, veut se marier,
on s'assure d'abord, et cela par enquête judiciaire, que l'homme qu'elle
épouse ne sait pas même ce que c'est que les livres de chevalerie. Dans
le cas contraire, et si cependant ma nièce persiste à l'épouser, je veux
qu'elle perde tout ce que je lui lègue, et mes exécuteurs testamentaires
pourront employer la somme en œuvres pies, à leur volonté;

Item, je supplie ces seigneurs, mes exécuteurs testamentaires, si de
fortune ils venaient à rencontrer l'auteur qui a composé, dit-on, une
idée intitulée: _Seconde partie des aventures de don Quichotte de la
Manche_, de le prier de ma part, avec toutes sortes d'instances, de me
pardonner l'occasion que je lui ai si involontairement donnée d'écrire
tant et de si énormes sottises; car je quitte cette vie avec un
véritable remords de lui en avoir fourni le prétexte.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

Telle fut la fin de l'_ingénieux don Quichotte de la Manche_ (page 618).]

Son testament signé et scellé, notre héros fut pris d'une grande
défaillance, et s'étendit dans son lit. On s'empressa de lui porter
secours; mais pendant les trois jours qu'il vécut encore, il
s'évanouissait à chaque instant. La maison était sens dessus dessous;
néanmoins la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante portait des
santés; Sancho prenait ses ébats; tant l'espoir d'un prochain héritage
suffit pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de regret
que devrait y laisser la perte du défunt.

Enfin, don Quichotte expira après avoir reçu les sacrements, et prononcé
à plusieurs reprises les plus énergiques malédictions contre les livres
de chevalerie. Le notaire déclara n'avoir jamais vu dans les livres
qu'aucun chevalier errant fût mort dans son lit aussi paisiblement et
aussi chrétiennement que don Quichotte, lequel rendit l'âme, je veux
dire mourut, au milieu de la douleur et des larmes de tous ceux qui
l'entouraient. Le voyant expiré, le curé pria le notaire d'attester
comme quoi Alonzo Quixano le Bon, communément appelé don Quichotte de la
Manche, était passé de cette vie en l'autre, et décédé naturellement;
ajoutant que s'il lui demandait cette attestation c'était pour empêcher
que, contrairement à la vérité, un faux cid Hamet Ben-Engeli le
ressuscitât, et composât sur ses prouesses d'interminables histoires.


Telle fut la fin de l'_ingénieux chevalier don Quichotte de la Manche_,
dont cid Hamet ne voulut pas indiquer le pays natal, afin que toutes les
villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l'insigne honneur
de l'avoir vu naître et de le compter parmi leurs enfants, comme le
firent sept villes de la Grèce à propos d'Homère[134]. On ne dira rien
ici des pleurs de Sancho Panza, de la nièce et de la gouvernante, ni des
épitaphes, assez originales, composées pour la tombe de Don Quichotte.
Voici cependant celle qu'y inscrivit Samson Carrasco:


  «Ci-gît le redoutable hidalgo qui porta si loin la valeur, que la mort
  ne put triompher de lui, même en le mettant au tombeau.

  «Il brava l'univers entier, dont il fut l'admiration et l'effroi, et
  son bonheur fut de mourir sage après avoir vécu fou!»


  [134] En écrivant ces lignes, il semble que Cervantes ait eu le
  pressentiment qu'un jour huit villes d'Espagne se disputeraient
  l'honneur de l'avoir vu naître.

Ici le très-sage cid Hamet dit à sa plume:


  «O ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais, tu vas demeurer
  suspendue à ce fil de laiton; là tu resteras des siècles, à moins que
  de présomptueux historiens ne t'enlèvent de cette place pour te
  profaner. S'ils l'osaient, crie leur:

  «Halte-là, félons, halte-là; que personne ne me touche; car cette
  entreprise, bon roi, à moi seul était réservée[135].

  «Pour moi seul, oui, pour moi seul naquit don Quichotte et moi pour
  lui. Il sut agir et moi écrire. Nous ne faisons qu'un, en dépit du
  pseudonyme écrivain qui osa, et qui peut-être oserait encore écrire
  avec une lourde plume d'oie les prouesses de mon vaillant chevalier.
  Mais ce n'est pas là un fardeau à sa taille, ni un thème pour son
  esprit sec et froid. Si d'aventure tu parviens à le connaître,
  conseille-lui de laisser reposer en paix les os fatigués et déjà
  pourris de don Quichotte, et de ne pas essayer de le ressusciter,
  contre les priviléges de la mort, en le tirant de la sépulture où il
  gît étendu tout de son long, hors d'état de faire une sortie et une
  troisième campagne[136]! Pour livrer au ridicule celles de tant de
  chevaliers errants, il suffit des deux qu'il a faites, et qui ont si
  franchement désopilé nationaux et étrangers. En agissant ainsi, tu
  rempliras le devoir du chrétien, lequel doit toujours s'efforcer de
  donner un bon conseil à un ennemi. Quant à moi, je serai heureux et
  fier d'avoir retiré de mes écrits le fruit que j'en attendais; car mon
  seul désir était de couvrir d'un ridicule justement mérité les fausses
  et extravagantes histoires des livres de chevalerie, déjà frappés à
  mort par celle de mon véritable don Quichotte, et qui bientôt sans
  doute tomberont pour ne plus se relever. Adieu.»


  [135] Ce passage est la traduction de quatre vers d'un ancien
  romancero.

  [136] A la fin de son livre, l'imitateur Avellaneda avait annoncé une
  troisième partie.


FIN DE DON QUICHOTTE



[Illustration]


  TABLE DES MATIÈRES


  NOTICE SUR CERVANTES                                             III

  PORTRAIT DE CERVANTES, PAR LUI-MÊME                             XIII

  DÉDICACE A DON PEDRO FERNANDEZ DE CASTRO, COMTE DE LEMOS          XV

  PRÉFACE DE LA PREMIÈRE PARTIE                                      2

  UN MOT SUR CETTE NOUVELLE TRADUCTION                               4


  PREMIÈRE PARTIE


  LIVRE PREMIER

  CHAP. I. Qui traite de la qualité et des habitudes de
           l'ingénieux don Quichotte                                 5

  II.      Qui traite de la première sortie que fit l'ingénieux
           don Quichotte                                             8

  III.     Où l'on raconte de quelle plaisante manière don
           Quichotte fut armé chevalier                             12

  IV.      De ce qui arriva à notre chevalier quand il fut sorti
           de l'hôtellerie                                          16

  V.       Où se continue le récit de la disgrâce de notre
           chevalier                                                20

  VI.      De la grande et agréable enquête que firent le curé
           et le barbier dans la bibliothèque de notre chevalier    23

  VII.     De la seconde sortie de notre bon chevalier don
           Quichotte de la Manche                                   27

  VIII.    Du beau succès qu'eut le valeureux don Quichotte dans
           l'épouvantable et inouïe aventure des moulins à vent     31


  LIVRE DEUXIÈME

  IX.      Où se conclut et se termine l'épouvantable combat du
           brave Biscaïen et du Manchois                            36

  X.       Du gracieux entretien qu'eut don Quichotte avec
           Sancho Panza son écuyer                                  39

  XI.      De ce qui arriva à don Quichotte avec les chevriers      42

  XII.     De ce que raconta un berger à ceux qui étaient avec
           don Quichotte                                            46

  XIII.    Où se termine l'histoire de la bergère Marcelle, avec
           d'autres événements                                      84

  XIV.     Où sont rapportés les vers désespérés du berger
           défunt, et autres choses non attendues                   55


  LIVRE TROISIÈME

  XV.      Où l'on raconte la désagréable aventure qu'éprouva
           don Quichotte en rencontrant les muletiers Yangois       58

  XVI.     De ce qui arriva à notre chevalier dans l'hôtellerie
           qu'il prenait pour un château                            63

  XVII.    Où se continuent les travaux innombrables du vaillant
           don Quichotte et de son écuyer dans la malencontreuse
           hôtellerie, prise à tort pour un château                 67

  XVIII.   Où l'on raconte l'entretien que don Quichotte et
           Sancho Panza eurent ensemble, avec d'autres aventures
           dignes d'être rapportées                                 72

  XIX.     Du sage et spirituel entretien que Sancho eut avec
           son maître, de la rencontre qu'ils firent d'un corps
           mort, ainsi que d'autres événements fameux               80

  XX.      De la plus étonnante aventure qu'ait jamais
           rencontrée aucun chevalier errant, et de laquelle don
           Quichotte vint à bout à peu de frais                     84

  XXI.     Qui traite de la conquête de l'armet de Mambrin, et
           autres choses arrivées à notre invincible chevalier      92

  XXII.    Comment don Quichotte donna la liberté à une quantité
           de malheureux qu'on menait, malgré eux, où ils ne
           voulaient pas aller                                     100

  XXIII.   De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la
           Sierra Morena, et de l'une des plus rares aventures
           que rapporte cette véridique histoire                   107

  XXIV.    Où se continue l'aventure de la Sierra Morena           115

  XXV.     Des choses étranges qui arrivèrent au vaillant
           chevalier de la Manche dans la Sierra Morena, et de
           la pénitence qu'il fit, à l'imitation du Beau
           Ténébreux                                               120

  XXVI.    Où se continuent les raffinements d'amour du galant
           chevalier de la Manche, dans la Sierra Morena           131

  XXVII.   Comment le curé et le barbier vinrent à bout de leur
           dessein, avec d'autres choses dignes d'être racontées   136


  LIVRE QUATRIÈME

  XXVIII.  De la nouvelle et agréable aventure qui arriva au
           curé et au barbier dans la Sierra Morena                144

  XXIX.    Qui traite du gracieux artifice qu'on employa pour
           tirer notre amoureux chevalier de la rude pénitence
           qu'il accomplissait                                     152

  XXX.     Qui traite de la finesse d'esprit que montra la belle
           Dorothée, ainsi que d'autres choses non moins
           divertissantes                                          159

  XXXI.    Du plaisant dialogue qui eut lieu entre don Quichotte
           et Sancho, son écuyer, avec d'autres événements         165

  XXXII.   Qui traite de ce qui arriva dans l'hôtellerie à don
           Quichotte et à sa compagnie                             172

  XXXIII.  Où l'on raconte l'aventure du Curieux malavisé          176

  XXXIV.   Où se continue la nouvelle du Curieux malavisé          183

  XXXV.    Qui traite de l'effroyable bataille que livra don
           Quichotte à des outres de vin rouge, et où se termine
           la nouvelle du Curieux malavisé                         191

  XXXVI.   Qui traite d'autres intéressantes aventures arrivées
           dans l'hôtellerie                                       196

  XXXVII.  Où se poursuit l'histoire de la princesse Micomicon,
           avec d'autres plaisantes aventures                      200

  XXXVIII. Où se continue le curieux discours que fit don
           Quichotte sur les lettres et sur les armes              206

  XXXIX.   Où le captif raconte sa vie et ses aventures            209

  XL.      Où se continue l'histoire du captif                     214

  XLI.     Où le captif termine son histoire                       220

  XLII.    De ce qui arriva de nouveau dans l'hôtellerie, et de
           plusieurs autres choses qui méritent d'être connues     230

  XLIII.   Où l'on raconte l'intéressante histoire du garçon
           muletier, avec d'autres événements extraordinaires
           arrivés dans l'hôtellerie                               235

  XLIV.    Où se poursuivent les événements inouïs de
           l'hôtellerie                                            240

  XLV.     Où l'on achève de vérifier les doutes sur l'armet de
           Mambrin et sur le bât de l'âne, avec d'autres
           aventures aussi véritables                              245

  XLVI.    De la grande colère de don Quichotte, et d'autres
           choses admirables                                       250

  XLVII.   Qui contient diverses choses                            255

  XLVIII.  Suite du discours du chanoine sur le sujet des livres
           de chevalerie                                           261

  XLIX.    De l'excellente conversation de don Quichotte et de
           Sancho Panza                                            265

  L.       De l'agréable dispute du chanoine et de don Quichotte   270

  LI.      Contenant ce que raconta le chevrier                    274

  LII.     Du démêlé de don Quichotte avec le chevrier, et de la
           rare aventure des pénitents, que le chevalier acheva
           à la sueur de son corps                                 277


  SECONDE PARTIE

  PRÉFACE DE LA SECONDE PARTIE                                     291

  CHAP. I. De ce qui se passa entre le curé et le barbier avec
           don Quichotte, au sujet de sa maladie                   293

  II.      Qui traite de la grande querelle qu'eut Sancho Panza
           avec la nièce et la gouvernante, ainsi que d'autres
           plaisants événements                                    300

  III.     Du risible entretien qu'eurent ensemble don
           Quichotte, Sancho Panza et le bachelier Samson
           Carrasco                                                303

  IV.      Où Sancho Panza répond aux questions et éclaircit les
           doutes du bachelier Samson Carrasco, avec d'autres
           événements dignes d'être racontés                       308

  V.       Du spirituel, profond et gracieux entretien de Sancho
           et de sa femme, avec d'autres événements dignes
           d'heureuse souvenance                                   311

  VI.      Qui traite de ce qui arriva à don Quichotte avec sa
           nièce et sa gouvernante, et l'un des plus importants
           chapitres de cette histoire                             315

  VII.     De ce qui se passa entre don Quichotte et son écuyer,
           ainsi que d'autres événements on ne peut plus dignes
           de mémoire                                              318

  VIII.    De ce qui arriva à don Quichotte et à Sancho en
           allant voir Dulcinée                                    323

  IX.      Où l'on raconte ce qu'on y verra                        328

  X.       Où l'on raconte le stratagème qu'employa Sancho pour
           enchanter Dulcinée, avec d'autres événements non
           moins plaisants que véritables                          331

  XI.      De l'étrange aventure du char des Cortès de la mort     336

  XII.     De l'étrange aventure qui arriva au valeureux don
           Quichotte, avec le grand chevalier des Miroirs          340

  XIII.    Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage avec
           le piquant dialogue qu'eurent ensemble les écuyers      343

  XIV.     Où se poursuit l'aventure du chevalier du Bocage        348

  XV.      Quels étaient le chevalier des Miroirs et l'écuyer au
           grand nez                                               355

  XVI.     De ce qui arriva à don Quichotte avec un chevalier de
           la Manche                                               356

  XVII.    De la plus grande preuve de courage qu'ait jamais
           donnée don Quichotte, et de l'heureuse fin de
           l'aventure des lions                                    362

  XVIII.   De ce qui arriva à don Quichotte dans la maison de
           don Diego                                               368

  XIX.     De l'aventure du berger amoureux, et de plusieurs
           autres chose                                            373

  XX.      Des noces de Gamache, et de ce qu'y fit Basile          378

  XXI.     Suite des noces de Gamache, et des choses étranges
           qui y arrivèrent                                        383

  XXII.    De l'aventure inouïe de la caverne de Montesinos,
           dont le malheureux don Quichotte vint à bout            387

  XXIII.   Des admirables choses que l'incomparable don
           Quichotte prétendit avoir vues dans la profonde
           caverne de Montesinos, et dont l'invraisemblance et
           la grandeur font que l'on tient cette aventure pour
           apocryphe                                               392

  XXIV.    Où l'on verra mille babioles aussi ridicules qu'elles
           sont nécessaires pour l'intelligence de cette
           véridique histoire                                      399

  XXV.     De l'aventure du braiment de l'âne, de celle du
           joueur de marionnettes, et des divinations admirables
           du singe                                                403

  XXVI.    De la représentation du tableau avec d'autres choses
           qui ne sont en vérité que mauvaises                     409

  XXVII.   Où l'on apprend ce qu'étaient maître Pierre et son
           singe, avec le fameux succès qu'eut don Quichotte
           dans l'aventure du braiment, qu'il ne termina pas
           comme il avait pensé                                    415

  XXVIII.  Des grandes choses que dit Ben-Engeli, et que saura
           celui qui les lira s'il les lit avec attention          419

  XXIX.    De la fameuse aventure de la barque enchantée           422

  XXX.     De ce qui arriva à don Quichotte avec une belle
           chasseresse                                             426

  XXXI.    Qui traite de plusieurs grandes choses                  429

  XXXII.   De la réponse que fit don Quichotte aux invectives de
           l'ecclésiastique                                        434

  XXXIII.  De la conversation qui eut lieu entre la duchesse et
           Sancho Panza, conversation digne d'être lue avec
           attention                                               443

  XXXIV.   Des moyens qu'on trouva pour désenchanter Dulcinée      447

  XXXV.    Suite des moyens qu'on prit pour désenchanter
           Dulcinée, etc.                                          452

  XXXVI.   De l'étrange et inouïe aventure de la duègne
           Doloride, appelée la comtesse Trifaldi, et d'une
           lettre que Sancho écrivit à sa femme                    456

  XXXVII.  Suite de la fameuse aventure de la duègne Doloride      459

  XXXVIII. Où la duègne Doloride raconte son aventure              460

  XXXIX.   Suite de l'étonnante et mémorable histoire de la
           comtesse Trifaldi                                       464

  XL.      Suite de cette aventure, avec d'autres choses de même
           importance                                              466

  XLI.     De l'arrivée de Chevillard, et de la fin de cette
           longue et terrible aventure                             470

  XLII.    Des conseils que don Quichotte donna à Sancho Panza
           touchant le gouvernement de l'île, etc.                 476

  XLIII.   Suite des conseils que don Quichotte donna à Sancho     480

  XLIV.    Comment Sancho alla prendre possession du
           gouvernement de l'île, et de l'étrange aventure qui
           arriva à don Quichotte dans le château                  483

  XLV.     Comment le grand Sancho prit possession de son île,
           et de la manière dont il gouverna                       488

  XLVI.    De l'épouvantable charivari que reçut don Quichotte
           pendant qu'il rêvait à l'amour d'Altisidore             492

  XLVII.   Suite du gouvernement du grand Sancho Panza             495

  XLVIII.  De ce qui arriva à don Quichotte avec la señora
           Rodriguez, et d'autres choses aussi admirables          501

  XLIX.    De ce qui arriva à Sancho Panza, en faisant la ronde
           dans son île                                            506

  L.       Des enchanteurs qui fouettèrent la señora Rodriguez
           et qui égratignèrent don Quichotte                      513

  LI.      Suite du gouvernement de Sancho Panza                   519

  LII.     Aventure de la seconde Doloride, autrement la señora
           Rodriguez                                               524

  LIII.    De la fin du gouvernement de Sancho Panza               528

  LIV.     Qui traite des choses relatives à cette histoire et
           non à d'autres                                          532

  LV.      De ce qui arriva à Sancho en chemin                     536

  LVI.     De l'étrange combat de don Quichotte et du laquais
           Tosilos, au sujet de la fille de la señora Rodriguez    540

  LVII.    Comment don Quichotte prit congé du duc, et de ce qui
           lui arriva avec la belle Altisidore, demoiselle de la
           duchesse                                                543

  LVIII.   Comment don Quichotte rencontra aventures sur
           aventures, et en si grand nombre, qu'il ne savait de
           quel côté se tourner                                    546

  LIX.     De ce qui arriva à don Quichotte, et que l'on peut
           véritablement appeler une aventure                      553

  LX.      De ce qui arriva à don Quichotte en allant à
           Barcelone                                               558

  LXI.     De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans
           Barcelone, avec d'autres choses qui semblent plus
           vraies que raisonnables                                 566

  LXII.    Aventure de la tête enchantée, ainsi que d'autres
           enfantillages qu'on ne peut s'empêcher de raconter      567

  LXIII.   Du plaisant résultat qu'eut pour Sancho sa visite aux
           galères, et de l'aventure de la belle Morisque          575

  LXIV.    De l'aventure qui causa le plus de chagrin à don
           Quichotte parmi toutes celles qui lui fussent jamais
           arrivées                                                580

  LXV.     Où l'on fait connaître qui était le chevalier de la
           Blanche-Lune, et où l'on raconte la délivrance de don
           Gregorio, ainsi que d'autres événements                 583

  LXVI.    Qui traite de ce que verra celui qui voudra le lire     586

  LXVII.   De la résolution que prit don Quichotte de se faire
           berger tout le temps qu'il était obligé de ne point
           porter les armes                                        589

  LXVIII.  Aventure de nuit, qui fut plus sensible à Sancho qu'à
           don Quichotte                                           592

  LXIX.    De la plus surprenante aventure qui soit arrivée à
           don Quichotte dans tout le cours de cette grande
           histoire                                                596

  LXX.     Qui traite de choses fort importantes pour
           l'intelligence de cette histoire                        599

  LXXI.    Où Sancho se met en devoir de désenchanter Dulcinée     603

  LXXII.   Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur
           village                                                 607

  LXXIII.  De ce que don Quichotte rencontra, et qu'il imputa à
           mauvais présage                                         610

  LXXIV.   Comme quoi don Quichotte tomba malade, du testament
           qu'il fit, et de sa mort                                614

  FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES

[Illustration]


PARIS.--IMPRIMERIE SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1



[Illustration: MIGUEL DE CERVANTES SAAVEDRA.]

[Illustration]

VIE DE CERVANTES


D'une fenêtre de son palais d'où l'on dominait le cours du Mançanarès,
un de ces mélancoliques souverains qui régnèrent sur l'Espagne pendant
plus d'un siècle, Philippe III, promenait ses regards sur la plaine
aride et désolée qui entoure Madrid. En ce moment un jeune homme, qu'à
son manteau rapiécé on reconnaissait aisément pour un de ces pauvres
étudiants si nombreux alors dans les grandes villes, suivait le bord du
fleuve un livre à la main. On le voyait à chaque pas interrompre sa
lecture, gesticuler, se frapper le front, puis laisser échapper de longs
éclats de rire. Philippe observait cette pantomime: Assurément cet homme
est fou, s'écria-t-il; ou bien il lit _Don Quichotte_. Un page, dépêché
tout exprès, revint bientôt confirmer ce que le roi avait soupçonné; en
effet, l'étudiant lisait _Don Quichotte_.

L'auteur de ce livre immortel qui provoquait si fort l'hilarité de ses
contemporains, comme il excitera celle de bien d'autres générations,
Miguel de Cervantes Saavedra, naquit le 9 octobre 1547 à Alcala de
Hénarès, petite ville des environs de Madrid. De même que pour Homère,
plusieurs villes[137] se disputèrent après sa mort l'honneur de l'avoir
vu naître; mais un registre baptistaire, récemment découvert dans
l'église de Sainte-Marie-Majeure, a mis fin à ces prétentions en
fournissant la preuve authentique que Alcala de Hénarès avait été son
berceau. Sa famille, originaire des Asturies, était venue s'établir en
Castille. Dès le treizième siècle, le nom de Cervantes figure parmi les
vainqueurs de Séville, alors que le saint roi Ferdinand chassait les
Mores de cette noble cité. Il y eut des Cervantes parmi les conquérants
du nouveau monde. Dans les premières années du quatorzième siècle, un
Cervantes était corrégidor d'Ossuna. Son fils, Rodrigo Cervantes,
épousa, vers 1540, une noble dame, doña Leonor Cortinas, qui lui donna
deux filles, Andrea et Luisa, puis deux fils, Rodrigo et Miguel. Ce
dernier est l'homme, aussi grand que malheureux, dont nous allons
esquisser la vie.

  [137] Ces villes sont Madrid, Séville, Tolède, Lucena, Esquivias,
  Alcazar de San Juan, Consuegra et Alcala de Hénarès.

On ne sait rien sur les premières années de Cervantes. Seulement, par
une allusion qu'il fait à son enfance[138], nous savons qu'une
instinctive curiosité et un vif désir de s'instruire lui faisaient
ramasser pour le lire jusqu'au moindre chiffon de papier. Il nous
apprend encore que son goût pour le théâtre se développa en voyant jouer
le fameux Lope de Rueda, acteur et poëte tout à la fois. On croit que le
jeune Cervantes fit ses premières études à Alcala, sa ville natale, et
qu'ensuite il fut envoyé à Salamanque, qui était alors la plus célèbre
université de l'Espagne. Il y resta deux ans et habita une rue qu'on
appelle encore la rue des Mores (_calle de los Moros_).

  [138] _Don Quichotte_, Ire partie, livre III, ch. IX.

Plus tard, nous retrouvons Cervantes à Madrid chez l'humaniste Lopez de
Hoyos. Ce Lopez, chargé par l'_Ayuntamiento_ (municipalité) de Madrid de
la composition des allégories et devises en vers qui devaient orner le
catafalque de la reine Élisabeth de Valois dans la cérémonie des
funérailles qu'on lui préparait, se fait aider par quelques-uns de ses
élèves. Cervantes, qu'il appelle son disciple bien-aimé, figure au
premier rang. Aussi, dans la relation des obsèques de la reine, que
Lopez publia peu après, le mentionne-t-il avec éloge comme auteur d'une
épitaphe en forme de sonnet, et surtout d'une élégie où le jeune poëte
prenait la parole au nom de tous ses camarades. Encouragé par ce premier
succès, Cervantes composa un petit poëme pastoral appelé _Filena_, puis
quelques sonnets et romances qui ne sont pas venus jusqu'à nous. Tels
furent ses débuts dans la poésie.

Sans une circonstance fortuite, Cervantes restait peut-être toute sa vie
voué au culte des Muses. Mais un drame mystérieux s'était accompli dans
le sombre palais de l'Escurial. L'héritier du trône, l'infant don
Carlos, fils de Philippe II, venait d'y mourir, précédant de deux mois
seulement dans la tombe la reine Élisabeth de Valois. Le pontife qui
occupait alors la chaire de Saint-Pierre, le pape Pie V, fit choix d'un
fils du duc d'Atri, le cardinal Aquaviva, pour l'envoyer en Espagne, en
qualité de légat extraordinaire, porter au roi ses compliments de
condoléance sur ce double événement. Mais Philippe avait impérieusement
défendu qu'on lui parlât jamais de son fils. Il accueillit
très-froidement le légat, qui ne tarda pas à recevoir ses passe-ports
avec ordre de quitter la Péninsule. Dans son court séjour à Madrid, ce
prince de l'Église voulut voir le jeune poëte qui s'était distingué par
cette touchante élégie sur la mort de la reine. Cervantes lui fut
présenté et eut le bonheur de lui plaire. Le cardinal désirait se
l'attacher en qualité de secrétaire ou de valet de chambre (_camarero_).
La tentation était grande pour un esprit aventureux comme celui de
Cervantes: il accepta avec empressement, et bientôt il fut en route pour
l'Italie. A cette époque, un jeune gentilhomme ne croyait pas déroger en
se mettant au service de la pourpre romaine, assuré qu'il était
d'obtenir quelque bonne prébende.

A la suite de son puissant patron, Cervantes traversa la riche Huerta de
Valence; il put contempler l'imposante Barcelone, qu'il appelle _la
ville de la courtoisie, le rendez-vous des étrangers_, et pour laquelle
il conserva un enthousiasme qui ne s'est jamais affaibli. Les provinces
méridionales de la France, le Languedoc et la Provence surtout, le
frappèrent vivement, et quand, plus tard, Cervantes, revenu dans sa
patrie, publia le poëme de _Galatée_, on put voir par le charme et la
fraîcheur des descriptions combien les impressions du jeune voyageur
avaient été vives et profondes.

Arrivé dans la ville éternelle, Cervantes en visita les musées, en
étudia les ruines, en admira les monuments; mais une fois sa curiosité
satisfaite, après quinze mois passés à Rome, ne se sentant aucune
vocation pour l'Église, il quitta l'antichambre du cardinal et courut
s'enrôler dans les troupes espagnoles. Ce fut dans la compagnie de don
Diego de Urbina qu'il fit sa première campagne et l'apprentissage de son
nouveau métier. Il avait alors vingt-deux ans.

[Illustration: Quoique malade de la fièvre, Cervantes montra une grande
intrépidité (page VI).]

Le moment était propice. La grande querelle de l'Islamisme et de la
Croix venait de se rallumer. Une _ligue sainte_ unissait le pape, Venise
et l'Espagne. Sous les ordres de don Juan d'Autriche, le vainqueur des
Mores dans les monts Alpujarras, une puissante flotte avait pris la mer.
Longtemps cherchés sans succès, les Turcs furent enfin rencontrés par
les chrétiens au fond du golfe de Lépante (7 octobre 1571). L'action,
engagée au milieu du jour, se termina par une des plus signalées
victoires dont l'histoire fasse mention. La galère sur laquelle était
embarqué Cervantes, appelée _la Marquesa_, chargée d'attaquer _la
Capitane_ d'Alexandrie, s'en empara ainsi que du grand étendard
d'Égypte, et tua cinq cents hommes à l'ennemi. Quoique malade de la
fièvre, placé, sur ses vives instances, au poste le plus périlleux avec
douze soldats d'élite, Cervantes montra une grande intrépidité, et,
malgré deux coups d'arquebuse dans la poitrine et un troisième qui le
priva toute sa vie de l'usage de la main gauche, il ne voulut quitter
son poste qu'après la fuite des infidèles. Fier d'avoir pris part à
cette grande bataille qu'il appelle en maint endroit de ses écrits «la
plus glorieuse qu'aient vue les siècles passés et que verront les
siècles à venir,» il montra depuis lors avec un légitime orgueil les
cicatrices qu'il portait «comme autant d'étoiles faites pour guider les
autres au ciel de l'honneur.»

Une expédition contre Tunis qui suivit de près, et à laquelle il prit
part avec son frère Rodrigo, lui fournit une nouvelle occasion de se
distinguer dans les rangs de cette célèbre infanterie espagnole
(_tercios_) qui, selon l'expression d'un historien, faisait trembler la
terre sous ses mousquets.

L'hôpital de Messine le reçut brisé des suites de ces deux campagnes; il
y resta languissant près de neuf mois. Enfin, guéri de ses blessures, il
sollicita et obtint un congé. Muni des plus hautes attestations sur son
intelligence et sa valeur, Cervantes s'embarque dans la rade de Naples
sur la frégate _el Sol_, et plein d'espoir d'embrasser sa famille dont
il était séparé depuis sept ans, il fait voile vers l'Espagne en
compagnie de son frère Rodrigo, du général d'artillerie Carillo de
Quesada, gouverneur de la Goulette, et d'autres militaires qui
retournaient dans leur patrie. Mais le sort en ordonna autrement, et les
plus cruelles épreuves l'attendaient. Le 26 septembre 1575, le bâtiment
que montait Cervantes fut rencontré, à la hauteur des îles Baléares, par
une escadrille barbaresque aux ordres du farouche renégat arnaute
Dali-Mami. Le combat s'engage, et après une résistance désespérée la
frégate espagnole, forcée de se rendre, est conduite en triomphe dans le
port d'Alger.

Dans la répartition du butin, Cervantes était tombé au pouvoir de
Dali-Mami. En dépouillant son prisonnier, cet homme non moins avare que
cruel, avait trouvé les lettres de recommandation données au brave
soldat: convaincu qu'il tenait entre ses mains un personnage important
dont il pouvait tirer une forte rançon, il commença par le faire charger
de chaînes et l'accabla des plus mauvais traitements.

C'est alors que dut se manifester chez Cervantes cet héroïsme de la
patience, «cette seconde valeur de l'homme, dit Solis[139], peut-être
plus grande que la première.» Notre but n'est pas de raconter ici toutes
les phases de son séjour parmi les barbares. Des tentatives qu'il fit
pour briser ses fers, l'une échoua par la trahison d'un More auquel il
s'était confié, les autres par la grandeur des obstacles ou la
défaillance de quelques-uns de ses compagnons d'infortune. Lui-même nous
a fait le récit de ses cruelles angoisses dans la nouvelle du
CAPTIF[140]. Qu'il nous suffise de dire qu'après cinq ans du plus
horrible esclavage, menacé à tout instant de la mort et l'écartant
chaque fois à force de courage et de sang-froid, Cervantes, dont la
captivité, signalée par les incidents les plus romanesques, fournirait à
lui seul, dit un historien contemporain[141], la matière d'un volume,
fut racheté par les soins et l'intercession des Frères de la Merci, qui
s'imposèrent les plus grand sacrifices pour un tel prisonnier. Enfin,
devenu libre en octobre 1580, il quitta cette terre maudite et fit voile
pour l'Espagne, où, en abordant, il dut goûter l'une des plus grandes
joies qu'il soit donné à l'homme d'éprouver: «celle de recouvrer la
liberté et de revoir son pays.» Ainsi fut conservé au monde un des plus
nobles cœurs qui aient honoré l'humanité, et aux lettres le rare génie
auquel elles allaient devoir une éternelle illustration.

  [139] Historien et poëte espagnol.

  [140] _Don Quichotte_, Ire partie, ch. XXXIX, XL, XLI.

  [141] Le Père Haedo (_Historia de Argel_).

Revenu dans cette patrie qu'il avait désespéré de revoir jamais,
Cervantes se trouvait sans ressources; son père était mort et sa mère
avait, pour aider à sa délivrance, engagé le peu de bien qui lui
restait. Il reprit donc le mousquet de soldat et fit avec son frère
Rodrigo la campagne des Açores, dont la soumission devait compléter
celle du Portugal, que le duc d'Albe venait de conquérir à son maître.

Ici doit trouver place un incident qui joue un grand rôle dans la vie de
Cervantes. Pendant un séjour qu'il fit à Lisbonne, avant de s'embarquer
pour les Açores, son esprit vif et ingénieux lui avait ouvert l'accès de
plusieurs sociétés. Dans l'une d'elles, une noble dame s'éprit pour lui
d'une vive passion; il en eut une fille à laquelle il donna le nom
d'Isabel de Saavedra, et qu'il garda toujours avec lui, même après
s'être marié; car il n'eut point d'autre enfant. La campagne terminée,
ce nouvel essai de la profession des armes ne lui ayant valu aucune
récompense malgré ses blessures et ses glorieux services, il abandonna
la carrière militaire.

L'amour devait le ramener au culte des Muses. Le roman de _Galatée_,
qu'il publia peu de temps après son mariage, fut composé sous
l'inspiration de ce tendre sentiment. Sans aucun doute Cervantes, caché
sous le nom d'Élicio, berger des rives du Tage, a voulu peindre ses
amours avec Galatée, bergère habitante des mêmes rivages. Il venait en
effet d'épouser une fille noble et pauvre de la petite ville
d'Esquivias, dona Catalina Palacios, moins pourvue d'argent que de
beauté, car on voit figurer dix poules[142] dans le détail de la faible
dot qu'elle apportait à son époux. Voilà donc Cervantes, chef d'une
famille qui se composait, avec sa mère, sa femme et sa fille naturelle,
de ses deux sœurs, Andrea et Luise. Il avait trente-sept ans.

  [142] Éloge de Cervantes par don Jose Mon de Fuentes.

La poésie pastorale offrait peu de ressources; pressé par le besoin,
Cervantes revint aux premiers rêves de sa jeunesse, et prit le parti
d'aller s'établir à Madrid pour y demander des moyens de subsistance au
théâtre, qui, alors comme aujourd'hui, promettait plus de profit. Il
débuta par une comédie en six actes sur ses aventures (_el Trato de
Argel_), les Mœurs d'Alger. Dans cette pièce, il introduit sous son
propre nom de Saavedra un soldat, qui adresse au roi une harangue
véhémente pour l'engager à détruire ce nid de pirates. Cette pièce fut
suivie de plusieurs autres, parmi lesquelles on doit citer _Numancia_
(la destruction de Numance). On applaudit dans _Numancia_ le tableau
des malheurs effroyables qu'entraîne un siége, et surtout le poignant
épisode dans lequel un enfant tombant d'inanition demande du pain à sa
mère. Cette pièce, palpitante d'exaltation patriotique, fut jouée à
Saragosse, pendant la dernière guerre de l'indépendance espagnole, et
n'a pas peu contribué sans doute à rendre la nouvelle Numance digne de
l'ancienne. «J'osai le premier dans _Numancia_, dit Cervantes,
personnifier les pensées secrètes de l'âme, en introduisant des êtres
moraux sur la scène, au grand applaudissement du public. Mes autres
pièces furent aussi représentées; mais tout leur succès, ajoute-t-il,
consista à parcourir leur carrière sans sifflets ni tapage, ni sans cet
accompagnement d'oranges et de concombres dont on a coutume de saluer
les auteurs tombés.»

L'espoir qu'il avait fondé sur le théâtre n'avait pas tardé à
s'évanouir. Le fameux Lope de Véga y régnait alors sans rivaux. Il
avait, dit Cervantes lui-même, soumis la monarchie comique à ses lois,
et maître du public et des acteurs, il remplissait le monde de ses
comédies[143].

  [143] Lope de Véga a composé plus de dix-huit cents pièces de théâtre.

Banni du théâtre par cette prodigieuse fécondité, Cervantes fut
contraint d'accepter un autre métier moins digne de lui; mais il fallait
vivre, et avec sa nombreuse famille il n'y avait pas à hésiter. Un
certain Antonio Guevara, chargé de réunir à Séville des
approvisionnements pour cette immense _armada_, pour cette flotte
invincible qui devait envahir l'Angleterre et que détruisirent les
tempêtes, lui offre un modeste emploi de commissaire des vivres.
Cervantes accepte, et s'achemine aussitôt avec tous les siens vers la
capitale de l'Andalousie. On croit pourtant qu'à cette époque il avait
déjà perdu sa mère; quant à son frère Rodrigo, qui servait en Flandre,
sans doute il fut tué dans quelque obscure rencontre, car il ne reparaît
plus.

Le séjour de Cervantes à Séville dura dix années consécutives, sauf
quelques excursions dans les environs et un seul voyage à Madrid. Il
connut à Séville le célèbre peintre Francisco Pacheco, maître et
beau-père du grand Velasquez, dont la maison était le rendez-vous des
beaux esprits; Cervantes la fréquentait assidûment. Il s'y lia d'amitié
avec le célèbre poëte lyrique Fernando de Herrera, et fit un sonnet sur
sa mort. Il devint également l'ami de Juan de Jaureguy, l'élégant
traducteur de l'_Aminte_ du Tasse. Jaureguy, qui cultivait aussi la
peinture, fit le portrait de son ami Cervantes. Ce fut pendant son
séjour à Séville que Cervantes composa presque toutes ses nouvelles:
car, au milieu de vulgaires occupations, il entretenait avec les lettres
un commerce secret. Ce fut encore à Séville, qu'à l'occasion de la mort
du roi Philippe II (13 septembre 1598), il composa ce fameux sonnet où
il raille avec tant de grâce la forfanterie des Andalous. La date de ce
sonnet est précieuse; elle sert à fixer le terme de son séjour à
Séville, qu'il quitta peu de temps après. Voici à quelle occasion.

Une somme de 7,400 réaux, produit des comptes arriérés de son
commissariat, avait été remise par lui à un négociant de Séville, Simon
Freire de Lima, pour être envoyé à la _Contaduria_, trésorerie de
Madrid. Au lieu de remplir son mandat, Simon disparut, emportant
l'argent. La Contaduria fit saisir les biens du banquier; puis, comme en
même temps on avait conçu quelques doutes sur la parfaite régularité de
la gestion de Cervantes, ses livres furent vérifiés à l'improviste.
Trouvé en déficit d'une misérable somme de 2,400 réaux (600 francs), on
le mit en prison. Il réclama avec force, promettant de satisfaire dans
le délai de quelques jours; on le relâcha, mais il avait perdu son
emploi.

[Illustration:
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.              Furne, Jouvet et Cie, édit.

C'est là pourtant que fut engendré ce glorieux fils de son intelligence
(page X).]

Ici la biographie de Cervantes présente une grande lacune. Pendant cinq
années sa trace nous échappe, depuis 1598, où il quitte Séville,
jusqu'en 1603, où on le retrouve à Valadolid. On pense que durant cet
intervalle, devenu agent d'affaires pour le compte de particuliers et de
corporations, il vint s'établir dans quelque petite ville de la Manche.
La connaissance qu'il montre des localités et des mœurs de cette
province autorise cette conjecture et prouve qu'il y séjourna assez
longtemps. Ce fut sans doute dans une des fréquentes excursions qu'il
était obligé de faire dans l'intérêt de ses clients, qu'au bourg
d'Argamasilla de Alba, les habitants le jetèrent en prison, soit parce
qu'il réclamait les dîmes arriérées dues par eux au grand prieuré de
Saint-Juan soit parce qu'il enlevait à leurs irrigations les eaux de la
Guadiana, dont il avait besoin pour la préparation des salpêtres. On
montre encore aujourd'hui dans ce bourg une vieille masure appelée LA
CASA DE MEDRANO (_la maison de Medrano_), comme l'endroit où Cervantes
fut emprisonné. Il est certain qu'il y languit longtemps et dans un état
fort misérable. C'est de ce triste lieu que, dans une lettre dont on a
gardé le souvenir, Cervantes réclamait d'un de ses parents, Juan Barnabé
de Saavedra, bourgeois d'Alcazar, secours et protection; cette lettre
commençait ainsi: «De longs jours et des nuits sans sommeil me fatiguent
dans cette prison[144], ou pour mieux dire, caverne...» Et c'est là
pourtant que fut engendré ce glorieux fils de son intelligence (_hijo
del entendimiento_), et qu'il en écrivit les premières pages. Il
fallait, on doit en convenir, une singulière habitude de l'adversité et
une rare et noble liberté d'esprit pour faire d'un semblable cabinet de
travail le berceau d'un livre tel que _Don Quichotte_.

  [144] C'est pour cela qu'il commence _Don Quichotte_ par ces mots:
  «Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le
  nom...»

En 1603, nous retrouvons Cervantes à Valladolid, où la cour avait pour
quelque temps établi sa résidence, et nous le voyons solliciteur à
cinquante-six ans. L'indolent Philippe III régnait, mais un orgueilleux
favori gouvernait à sa place. Cervantes s'arme de courage et, ses états
de services à la main, il se présente à l'audience du duc de Lerme, ce
puissant dispensateur des grâces, cet _Atlas_, comme il l'appelle, _du
poids de cette monarchie_. Là encore une déception l'attendait.
Accueilli froidement, il est bientôt éconduit avec hauteur. Désabusé une
fois de plus, mais non découragé, Cervantes reprit le chemin de sa
pauvre demeure, afin d'y achever le livre qu'il avait commencé en
prison, et qui allait l'immortaliser en le vengeant.

Une si pénible situation devait lui faire hâter la publication du _Don
Quichotte_: aussi s'occupa-t-il activement d'en obtenir le privilége;
mais il fallait un Mécène, l'usage le voulait ainsi. Pour lui offrir la
dédicace de son livre, Cervantes avait jeté les yeux sur le dernier
descendant des ducs de Bejar, don Alonzo Lopez de Zuniga y Sotomayor. Au
premier mot de chevalerie errante, le grand seigneur refusa. Cervantes
lui demanda pour toute faveur de vouloir bien entendre la lecture d'un
seul chapitre; et tels furent la surprise et le charme de cette lecture,
qu'on alla ainsi jusqu'à la fin. Le duc accepta l'hommage, et la
première partie de _Don Quichotte_ parut (1605).

Le succès fut prodigieux. Trente mille exemplaires[145], chose inouïe
pour le temps, furent imprimés et vendus dans l'espace de quelques
années; le Portugal, l'Italie, la France, les Pays-Bas lurent l'ouvrage
avec avidité, et la langue espagnole dut à Cervantes une popularité qui
lui a longtemps survécu.

  [145] _Treinta mil volumenes se han impreso de mi historia_; _Don
  Quichotte_, IIe partie, ch. XVI.

Nous n'entreprendrons pas, nos forces nous trahiraient, l'examen
approfondi de ce phénomène littéraire: quelques mots seulement, avant de
continuer ce récit, sur l'intention présumée du roman de _Don
Quichotte_. On a prétendu qu'en publiant ce livre, l'unique but de
Cervantes avait été de guérir ses contemporains de leur fol engouement
pour les livres de chevalerie; lui-même le laisse entendre à la fin de
sa préface. Certes la passion immodérée de son siècle pour ces fades et
insipides lectures appelait un redresseur, et sans aucun doute Cervantes
voulut l'être; mais ceci n'est que la surface des choses, et chemin
faisant il se proposa surtout un autre but. Après avoir protesté, au nom
de la raison et du goût, contre l'emphase ridicule et la fausse
grandeur, et donné à ses contemporains une leçon qu'ils méritaient,
Cervantes, selon nous, voulut aussi protester contre leur ingratitude et
se rendre enfin justice à lui-même. Ainsi que Molière cherchait à se
consoler des caprices d'une femme égoïste et coquette, en se peignant
sous les traits du _Misanthrope_, de même le soldat mutilé de Lépante,
l'héroïque captif d'Alger, l'auteur dédaigné de _Galatée_ et de
_Numancia_, éprouvait, lui aussi, le besoin de se mettre en scène, et,
pour unique représaille envers son siècle, de verser dans un ouvrage,
miroir et confident de ses vicissitudes, un peu de cette ironie exempte
d'amertume qui sied au génie méconnu. L'image d'un juste toujours bafoué
devait lui sourire, car c'était sa propre histoire. Il se fit donc le
héros de son livre, et, s'incarnant dans ce sublime _bâtonné_, si j'ose
m'exprimer ainsi, il forma de toutes ses déceptions, de toutes ses
misères, une œuvre pleine d'ironie et de tendresse, drame à la fois
railleur et sympathique, _comédie aux cent actes divers_, épopée
burlesque et grave tour à tour, l'une des plus grandes créations, mais à
coup sûr la plus originale que dans aucune langue ait produite l'esprit
humain.

«Le style de l'ouvrage, dit M. de Sismondi, est d'une beauté inimitable;
il a la noblesse, la candeur des anciens romans de chevalerie, et en
même temps une vivacité de coloris, un charme d'expression, une harmonie
de périodes qu'aucun écrivain n'a égalée. Telle est la fameuse
allocution de don Quichotte aux chevriers sur l'âge d'or. Dans le
dialogue, le langage du héros est plein de grandeur, il a la pompe et la
tournure antiques; ses discours comme sa personne ne quittent jamais la
cuirasse et la lance.» Ajoutons qu'aucun livre ne respire un plus noble
héroïsme, une morale plus pure, une philosophie plus douce; et pour ce
qui est de l'utilité pratique, personne n'ignore que les proverbes de
Sancho Panza sont devenus les oracles mêmes du bon sens.

La renommée allait redisant partout le nom de Cervantes; mais, comme
toujours, avec le succès vinrent les détracteurs et les ennemis. La
troupe des auteurs tombés et des médiocrités jalouses se leva contre
lui. On voulut enrôler le grand Lope de Véga dans cette ligue honteuse
en lui dénonçant la critique que Cervantes avait faite de son
théâtre[146]; riche et heureux, Lope de Véga eut le bon sens de rejeter
cette alliance, et daigna même avouer que Cervantes ne manquait _ni de
grâce ni de style_. Moins scrupuleux, un certain Aragonais, auteur de
quelques plates comédies, osa, sous le pseudonyme d'Avellaneda, publier
une suite de _Don Quichotte_, dans laquelle il s'empare de l'idée du
livre et du personnage principal. «Nous continuons cet ouvrage, dit-il
effrontément, avec les matériaux que Cervantes a employés pour le
commencer, en nous aidant de plusieurs relations fidèles qui sont
tombées sous sa main, je dis sa main, car lui-même avoue qu'il n'en a
qu'une...[147]» Ainsi, non content de voler Cervantes, ce plagiaire
impudent ajoutait l'insulte à l'ironie.

  [146] _Don Quichotte_, Ire partie, ch. XLVIII.

  [147] Cervantes lui-même nous apprend que, par suite de sa blessure à
  la bataille de Lépante, il avait perdu le mouvement de la main gauche.

«Cervantes, dit M. Mérimée, répondit à ses lâches adversaires par la
seconde partie du _Don Quichotte_, au moins égale, sinon supérieure à la
première. Dans la préface, il combat ses ennemis en homme d'esprit et de
bon ton; mais il est facile de voir que les injures de l'Aragonais lui
ont été sensibles, car il y revient à plusieurs reprises, et se donne
trop souvent la peine de confondre le misérable qu'il aurait dû
oublier.»

Dans cette seconde partie, les facultés créatrices de l'auteur se
montrent avec encore plus d'éclat. Quelle variété d'incidents, quelle
prodigieuse fécondité d'invention! Avec quel art le héros est promené à
travers mille nouvelles et étranges aventures! Mais cette fois, du
moins, ses épaules n'ont rien à redouter, et les nombreux coups de
bâton, justement critiqués peut-être, ont fait place à une série de
mystifications dont un nouveau personnage, le bachelier Samson Carrasco,
sorte de Figaro sceptique et railleur, devient le pivot et le principal
instrument. Quant au bon Sancho Panza, qui a si grande envie d'être
gouverneur, qu'il se rassure, il aura satisfaction, et dans une royauté
de dix jours on l'entendra parler et juger comme Salomon.

La première partie du _Don Quichotte_ avait été dédiée au duc de Bejar.
En échange de l'oubli dont il sauvait ce désœuvré de noble sang, ainsi
l'appelle M. Viardot, Cervantes avait espéré quelque appui: il n'en fut
rien, et on doit le croire, car depuis lors, Cervantes, le plus
reconnaissant des hommes, ne prononce plus ce nom. Il dédia la seconde
partie au comte de Lemos, vice-roi de Naples. Celui-ci, il est vrai, se
déclara son protecteur, mais d'une façon si mesquine, que la détresse de
Cervantes en fut médiocrement allégée[148], et pourtant on verra bientôt
quelles expressions de touchante gratitude il trouva dans son cœur pour
d'aussi maigres bienfaits.

Trois ans avant la publication de la seconde partie de _Don Quichotte_,
Cervantes avait publié le recueil de ses nouvelles, composées pendant
son séjour à Séville. Ces nouvelles, au nombre de quinze, auraient
seules suffi à sa gloire; elles sont divisées en sérieuses (serias) et
badines (jocosas). Il les appella Nouvelles exemplaires _Novelas
ejemplares_, pour montrer qu'elles renferment toutes un utile et
agréable enseignement. On y reconnaît cet admirable talent de conteur
qui lui a valu de la part du célèbre auteur de _Don Juan_, Tirso de
Molina, le surnom de Boccace espagnol. Dans la préface de ses
Nouvelles, Cervantes nous a laissé de lui un portrait que nous donnons
ici; il avait 66 ans.

  [148] A cette époque, il fut judiciairement expulsé du logement qu'il
  occupait à Madrid, rue du _Duc d'Albe_, au coin de San-Isidro; il se
  réfugia dans un autre modeste réduit, rue _del Leon_, nº 20, au coin
  de celle de _Francos_, où il mourut.

[Illustration: Il s'écria: «Oui, oui, le voilà bien ce glorieux manchot»
(page XV).]


  PORTRAIT DE CERVANTES PAR LUI-MÊME.

  «Cher lecteur,

  «Celui que tu vois représenté ici avec un visage aquilin, les cheveux
  châtains, le front lisse et découvert, les yeux vifs, le nez recourbé,
  quoique bien proportionné, la barbe d'argent (il y a vingt ans qu'elle
  était d'or), la moustache grande, la bouche petite, les dents peu
  nombreuses, car il ne lui en reste que six, encore en fort mauvais
  état, le corps entre les deux extrêmes, ni grand ni petit, le teint
  assez animé, plutôt blanc que brun, un peu voûté des épaules et non
  fort léger des pieds; cela, dis-je, est le portrait de l'auteur de la
  _Galatée_, de _Don Quichotte de la Manche_, et d'autres œuvres qui
  courent le monde à l'abandon, peut-être sans le nom de leur maître. On
  l'appelle communément Miguel de Cervantes Saavedra.»

Peu de temps après la publication de ses Nouvelles, il fit aussi
paraître un petit poëme intitulé: _le Voyage au Parnasse_, dans lequel
on retrouve sa philosophie habituelle et son aimable enjouement. Dans
cet ouvrage, il se suppose à la cour d'Apollon, et en profile pour
passer en revue les rimeurs de son temps; presque toujours il les loue,
mais il est facile de voir que ces éloges sont ironiques; ce qu'il y a
de piquant dans l'ouvrage, ce sont les éloges qu'il s'adresse, lui,
d'ordinaire si modeste. Introduit devant Apollon, il le voit entouré des
poëtes ses rivaux qui lui forment une cour nombreuse; il cherche un
siége pour s'asseoir et ne peut en trouver. «Eh bien, dit le dieu, plie
ton manteau et assieds-toi dessus.--Hélas! Sire, répondis-je, faites
attention que je n'ai pas de manteau.--Ton mérite sera ton manteau, me
dit Apollon.--Je me tus, et je restai debout.»

On le voit, pour être moins obscur, Cervantes n'en était pas plus riche,
et la pauvreté était toujours assise à son foyer. L'anecdote suivante en
est la preuve. Laissons parler le chapelain de l'archevêque de Tolède,
le licencié Francisco Marquez de Torres, qui fut chargé de faire la
censure de la seconde partie du _Don Quichotte_:

«Le 25 février de cette année 1615, dit-il, monseigneur de Tolède ayant
été rendre visite à l'ambassadeur de France, plusieurs gentilshommes
français, après la réception, s'approchèrent de moi, s'informant avec
curiosité des ouvrages en vogue en ce moment. Je citai par hasard la
seconde partie du _Don Quichotte_ dont je faisais l'examen. A peine le
nom de Miguel Cervantes fut-il prononcé, que tous, après avoir chuchoté
à voix basse, se mirent à parler hautement de l'estime qu'on en faisait
en France. Leurs éloges furent tels, que je m'offris à les mener voir
l'auteur, offre qu'ils acceptèrent avec de grandes démonstrations de
joie. Chemin faisant ils me questionnèrent sur son âge, sa qualité, sa
fortune. Je fus obligé de leur répondre qu'il était ancien soldat,
gentilhomme et pauvre.--«Eh quoi! l'Espagne n'a pas fait riche un tel
homme? dit un d'entre eux; il n'est pas nourri aux frais du Trésor
public?--Si c'est la nécessité qui l'oblige à écrire, répondit son
compagnon, Dieu veuille qu'il n'ait jamais l'abondance; afin que restant
pauvre, il enrichisse par ses œuvres le monde entier.»

Cet abandon systématique de la part de ses plus grands admirateurs eût
manqué à la destinée de Cervantes; mais sa fin approchait, et affecté
d'une hydropisie cruelle, déjà condamné par les médecins, la mort, selon
l'expression d'un de ses biographes[149], allait bientôt le dérober à
l'ingratitude des princes et à l'injustice des hommes. Son âme stoïque
la vit venir sans effroi, et elle le trouva tel qu'il s'était montré à
Lépante ou dans les fers du féroce Dali-Mami.

  [149] M. Dumas-Hinard.

Au commencement du printemps de l'année 1616, Cervantes avait quitté
Madrid afin d'aller respirer à la campagne un air plus pur, et s'était
rendu à Esquivias dans la famille de sa femme; mais là, son mal empirant
tout à coup, il demanda à revenir parmi les siens et reprit le chemin de
sa maison, en compagnie de deux amis qui n'avaient pas voulu
l'abandonner un seul instant. Dans le prologue de _Persiles et
Sigismonde_, roman publié par sa veuve, en 1617, il parle presque
gaiement de sa maladie et de ses derniers jours.

«Or, il advint, cher lecteur, que deux de mes amis et moi, sortant
d'Esquivias, nous entendîmes derrière nous quelqu'un qui trottait de
grande hâte, comme s'il voulait nous atteindre, ce qu'il prouva bientôt
en nous criant de ne pas aller si vite. Nous l'attendîmes; et voilà que
survint, monté sur une bourrique, un étudiant tout gris, car il était
habillé de gris des pieds à la tête. Arrivé auprès de nous, il s'écria:
Si j'en juge au train dont elles trottent, Vos Seigneuries s'en vont
prendre possession de quelque place ou de quelque prébende à la cour, où
sont maintenant Son Éminence de Tolède et Sa Majesté. En vérité, je ne
croyais pas que ma bête eût sa pareille pour voyager. Sur quoi répondit
un de mes amis: La faute est au cheval du seigneur Miguel Cervantes, qui
a le pas fort allongé. A peine l'étudiant eut-il entendu mon nom, qu'il
sauta à bas de sa monture; puis me saisissant le bras gauche, il
s'écria: Oui, oui, le voilà bien ce glorieux manchot, ce _fameux tout_,
ce joyeux écrivain, ce consolateur des Muses! Moi qui en si peu de mots
m'entendais louer si galamment, je crus qu'il y aurait peu de courtoisie
à ne pas lui répondre sur le même ton.--Seigneur, lui dis-je, vous vous
trompez, comme beaucoup d'autres honnêtes gens. Je suis Miguel
Cervantes, mais non le consolateur des Muses, et je ne mérite aucun des
noms aimables que Votre Seigneurie veut bien me donner. On vint à parler
de ma maladie, et le bon étudiant me désespéra en me disant: C'est une
hydropisie, et toute l'eau de la mer océane ne la guérirait pas, quand
même vous la boiriez goutte à goutte. Ah! seigneur Cervantes, que Votre
Grâce se règle sur le boire, sans oublier le manger, et elle se guérira
sans autre remède.--Oui, répondis-je, on m'a déjà dit cela bien des
fois; mais je ne puis renoncer à boire quand l'envie m'en prend; et il
me semble que je ne sois né pour faire autre chose. Je m'en vais tout
doucement, et aux éphémérides de mon pouls je sens que c'est dimanche
que je quitterai ce monde. Vous êtes venu bien mal à propos pour faire
ma connaissance, car il ne me reste guère de temps pour vous remercier
de l'intérêt que vous me portez. Nous en étions là quand nous arrivâmes
au pont de Tolède; je le passai, et lui entra par celui de Ségovie...»


Le mal était sans remède, et bientôt Cervantes s'alita; le 18 avril,
après avoir reçu les sacrements, il dicta presque mourant la dédicace de
_Persiles et Sigismonde_ au comte de Lemos, qui revenait d'Italie
prendre la présidence du conseil:


  A DON PEDRO FERNANDEZ DE CASTRO

  COMTE DE LEMOS

  «Cette ancienne romance, qui fut célèbre dans son temps, et qui
  commence par ces mots: _Le pied dans l'étrier_, me revient à la
  mémoire, hélas! trop naturellement, en écrivant cette lettre; car je
  puis la commencer à peu près dans les mêmes termes.

  «_Le pied dans l'étrier, en agonie mortelle, seigneur, je t'écris ce
  billet[150]._

  «Hier ils m'ont donné l'extrême-onction, et aujourd'hui je vous écris
  ces lignes. Le temps est court: l'angoisse s'accroît, l'espérance
  diminue, et avec tout cela je vis, parce que je veux vivre assez de
  temps pour baiser les pieds de V. E., et peut-être que la joie de la
  revoir en bonne santé de retour en Espagne me rendrait la vie. Mais
  s'il est décrété que je doive mourir, que la volonté du ciel
  s'accomplisse: du moins V. E. connaîtra mes vœux; qu'elle sache
  qu'elle perd en moi un serviteur dévoué, qui aurait voulu lui prouver
  son attachement, même au delà de la mort.

  «Sur quoi je prie Dieu de conserver V. E., ainsi qu'il le peut.»

  Madrid, 19 avril 1616.

  [150] Puesto ya el pie en el estribo
        Con las ansias de la muerte
        Gran señor, esta te escribo.


Il expira le 23 avril 1616, âgé de 69 ans, et plein de cette résignation
chrétienne qu'il avait toujours professée. Ses obsèques furent sans
aucune pompe. Sa fille, Isabel de Saavedra, chassée par la pauvreté de
la maison paternelle, avait depuis quelque temps déjà prononcé ses vœux
et s'était retirée dans un couvent. Quant à lui, l'ingratitude et
l'abandon qu'il éprouva pendant sa vie devaient le suivre même après sa
mort, car on ignore où repose sa cendre; et dans sa patrie, qu'il dota
d'une gloire immortelle, c'est vainement qu'on chercherait son tombeau.

[Illustration]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche" ***

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