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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 3 (3/6)
Author: Dufour, Pierre
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 3 (3/6)" ***


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  Note de transcription:

  Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
  corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.

  La translittération de texte en Grec est indiquée par +...+.



    HISTOIRE
    DE LA
    PROSTITUTION
    CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
    DEPUIS
    L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,

    PAR

    PIERRE DUFOUR,
    Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
    étrangères.

    ÉDITION ILLUSTRÉE
    Par 20 belles gravures sur acier,
    exécutées par les Artistes les plus éminents.

    TOME TROISIÈME

    PARIS.--1852.

    SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;
    ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.

    TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
    RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.



    HISTOIRE
    DE LA
    PROSTITUTION
    CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
    DEPUIS
    L'ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU'A NOS JOURS,

    PAR

    PIERRE DUFOUR,
    Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et
    étrangères.

    TOME TROISIÈME.

    PARIS--1852

    SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
    ET
    P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ, 4.



    HISTOIRE
    DE
    LA PROSTITUTION.

    SECONDE PARTIE.

    ÈRE CHRÉTIENNE.



CHAPITRE PREMIER.

  SOMMAIRE. --Ère chrétienne: introduction. --Le mariage chrétien.
  --Épîtres de saint Paul aux Romains sur leurs abominables
  vices. --La sentine de la population des faubourgs de Rome aux
  prédications de saint Paul. --Le mariage, conseillé par saint
  Paul comme dernier préservatif contre les tentations de la
  chair. --_Fornicatio_, _immunditia_, _impudicitia_ et _luxuria_.
  --Prédications de saint Paul contre la Prostitution. --Les
  philosophes païens ne recommandaient la tempérance qu'au point
  de vue de l'économie physique. --La chasteté religieuse chez
  les païens et le célibat chrétien. --Triomphe de la virginité
  chrétienne. --Guerre éclatante de la morale évangélique contre la
  Prostitution. --Les époux dans le mariage chrétien. --Sévérité de
  l'Église naissante à l'égard des infractions charnelles que la loi
  n'atteignait pas. --Pourquoi les païens infligèrent de préférence
  aux vierges chrétiennes le supplice de la Prostitution.


Tous les cultes du paganisme n'étaient, pour ainsi dire, que des
symboles et des mystères de Prostitution: le christianisme, en se
proposant de les faire disparaître et de les remplacer par un seul
culte fondé sur la morale humaine et divine, dut s'attaquer tout
d'abord à la Prostitution et réformer les moeurs avant de changer le
dogme religieux. Il est certain que les premiers apôtres commencèrent
leur mission au milieu d'un monde corrompu, en prêchant la continence
et la chasteté comme principes fondamentaux de la doctrine nouvelle.
Jésus-Christ avait vécu, en effet, sur la terre, chastement et
virginalement, quoiqu'il eût absous la femme pécheresse et converti
la Madeleine, quoiqu'il eût relevé par le repentir les malheureuses
victimes du démon de la chair. C'était donc un fait inconnu dans la
société païenne, que cet enseignement et cette pratique des vertus
qu'on peut appeler sensuelles, et ce pardon céleste qui avait toujours
le privilége d'effacer les souillures invétérées. Ce fut aussi un
étrange contraste avec les lois civiles et morales de l'antiquité, que
ce frein austère imposé aux appétits charnels, et cette indulgente
pitié pour les erreurs de la fragilité terrestre. En présence de la
jurisprudence romaine, qui condamnait à mort l'adultère; malgré la
loi de Moïse, qui n'était pas moins rigoureuse et qui était encore
plus scrupuleusement observée chez les Juifs; Jésus-Christ osa dire
aux scribes et aux pharisiens, qui lui amenaient une femme surprise
en adultère et qui voulaient la lapider devant lui: «Que celui de vous
qui est sans péché jette la première pierre contre elle!» Puis, ayant
demandé à cette criminelle, agenouillée à ses pieds, quels étaient les
accusateurs et les juges, il lui dit d'une voix douce et consolante:
«Ce n'est pas moi qui vous condamnerai! Allez et ne péchez plus (_vade
et jam amplius noli peccare_).» Et pourtant Jésus avait institué le
mariage chrétien, bien différent de ce qu'était l'union conjugale
dans les moeurs grecques et romaines. La sainteté de ce mariage
indissoluble, contracté vis-à-vis de Dieu, éclate dans ces paroles
qui renfermaient toute une législation, toute une moralité, toute une
philosophie: «L'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa
femme, et les deux seront une seule chair; ainsi, ils ne seront plus
deux, mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu
a joint.»

L'oeuvre du Christ devait être de régénérer le monde moral et
d'apprendre à l'humanité le respect qu'elle se doit à elle-même; la
religion sortie de l'Évangile fut comme une digue destinée à contenir
les débordements de la corruption antique, alors que ces débordements
menaçaient d'engloutir toutes les notions primitives du bien et
de l'honnête. Il ne fallut pas moins de trois siècles de lutte, de
prédication et surtout d'exemple, pour renverser les temples impurs
d'Isis, de Cérès, de Vénus, de Flore et des autres divinités de la
Prostitution. Le christianisme, en déclarant la guerre, non-seulement
aux abus des jouissances physiques, mais encore à ces jouissances
mêmes, eut beaucoup plus de peine à détruire le paganisme, qui les
protégeait quand il ne les encourageait pas. On comprend les efforts
immenses des apôtres et de leurs saints successeurs pour arriver à ce
prodigieux résultat: l'établissement de la loi morale et la répression
religieuse de la sensualité. Moïse avait posé en principe dans le
_Deutéronome_: «Il n'y aura point de prostituée dans Israël;» mais ce
commandement n'avait jamais été mis à exécution chez les Israélites,
qui ne se firent pas faute d'avoir des prostituées de leur nation et
souvent d'en fournir aux nations étrangères. La Prostitution légale
était peut-être plus active et plus répandue dans la Judée, que dans
le reste de l'empire romain. Saint Paul, inspiré par le Christ, avait
donc à faire ce que Moïse n'avait pas fait, lorsqu'il se leva pour
chasser de l'Église naissante l'esprit malin de la Prostitution: «Ne
vivez pas dans les festins et l'ivrognerie, disait-il en ses Épîtres
aux Romains, ni dans les impudicités, ni dans les débauches (_cubilibus
et impudicitiis_), ni dans les contentions, ni dans les envies; mais
revêtez-vous de notre Seigneur J.-C. et ne cherchez point à contenter
votre chair selon les plaisirs de votre sensualité (_et carnis curam
feceritis in desideriis_).» Pendant tout le cours de son apostolat,
saint Paul poursuivit avec une inflexible rigueur le péché de la chair,
dans lequel il croyait combattre l'essence même du paganisme.

Il est vrai que saint Paul connaissait bien ce dont les païens étaient
capables en fait d'incontinence, et lui-même avait vécu assez longtemps
dans les voluptés, pour en apprécier la fatale influence. Aussi, dès
sa première épître aux Romains, il leur adresse d'énergiques reproches
sur leurs abominables vices, qu'il appelle les passions de l'ignominie
(_passiones ignominiæ_); il les représente comme tout souillés de la
plus hideuse luxure (_masculi in masculos turpitudinem operantes_).
C'est à l'idolâtrie qu'il attribue cette effrayante démoralisation,
qui était devenue une forme du culte des faux dieux. «Ils ont changé
la gloire du Dieu incorruptible, s'écrie-t-il avec une chaste horreur,
pour lui donner la figure de l'homme corruptible, des oiseaux, des
quadrupèdes et des serpents. Voilà pourquoi Dieu les a livrés aux
convoitises de leur coeur, à l'impureté, de sorte qu'ils prêtent
leur corps l'un à l'autre en le déshonorant (_propter quod tradidit
illos Deus in desideria cordis eorum, in immunditiam, ut contumeliis
afficiant corpora sua in semetipsis_).» Les Romains furent bien surpris
que l'apôtre du _roi des Juifs_ s'avisât de leur défendre ce que les
plus rigides philosophes avaient pleinement autorisé par leur exemple
autant que par leurs écrits, à l'exception toutefois de Sénèque, qui
passait alors pour un chrétien déguisé. Mais saint Paul n'était pas
venu à Rome pour transiger avec son ennemi, le péché de la chair, que
Dieu avait condamné, disait-il, par cela même que Dieu avait envoyé sur
la terre son propre fils en forme de chair de péché (_in similitudinem
carnis peccati_), pour racheter le péché: «L'affection de la chair est
inimitié contre Dieu, car elle ne se rend point sujette à la loi de
Dieu. C'est pourquoi ceux qui sont en la chair ne peuvent plaire à Dieu
(_qui autem in carne sunt, Deo placere non possunt_).»

Ceux qui écoutaient les prédications de saint Paul n'étaient pas de
riches voluptueux, vivant dans les délices et faisant contribuer
le monde entier à la satisfaction de leurs voluptés; c'étaient de
pauvres plébéiens qui ne savaient rien de ces monstrueux raffinements
de la débauche asiatique, apportée dans Rome avec les trophées des
peuples vaincus; c'étaient des bateliers du Tibre, des mendiants
de carrefour, des fossoyeurs de la voie Appienne, des vendeuses de
poissons, des marchandes d'herbes, des esclaves fugitifs, de malheureux
affranchis. Mais, parmi cette sentine de la population des faubourgs
de la ville éternelle, il y avait la jeune génération qu'on élevait,
filles et garçons, pour l'usage de la Prostitution mercenaire.
L'Apôtre s'adressait surtout à ces tristes victimes de la corruption
de leurs parents, ou de leurs maîtres, ou de leurs camarades; il
n'essayait pas à les faire rougir de leur ignoble genre de vie, mais
il leur conseillait d'y renoncer pour se consacrer au service du vrai
Dieu qui ne voulait que des esprits et non des corps. «Vous avez
prêté vos membres au service de l'impureté et de l'iniquité, pour
commettre l'iniquité (_exhibuistis membra vestra servire immunditiæ
et iniquitati, ad iniquitatem_); maintenant appliquez vos membres
au service de la justice pour vous sanctifier.» Plusieurs fois les
prosélytes de saint Paul, étonnés de la sévérité de ses préceptes à
l'égard des rapports charnels entre les deux sexes, lui demandèrent
comment imposer silence à leurs désirs et à leurs appétits plus ou
moins impérieux; le vertueux saint leur conseillait la prière, le
jeûne, la méditation, la pénitence comme les plus efficaces remèdes
à employer contre les soulèvements de la chair; puis, ces remèdes ne
suffisant pas à quelques natures rebelles, il laissait au mariage la
tâche délicate de dompter ces rébellions: «S'ils sont faibles pour
garder la continence, disait-il aux Corinthiens, qu'ils se marient,
car il vaut mieux se marier que de brûler (_quod si non se continent,
nubant. Melius est enim nubere quam uri_).»

Le mariage chrétien étant le dernier préservatif que saint Paul
opposait aux tentations de la chair, il établissait donc le véritable
caractère de ce mariage, qui fut la plus forte digue inventée contre
la Prostitution par le christianisme, et pourtant il ne paraissait
pas très-chaud partisan de l'union conjugale, quand il disait aux
Corinthiens en manière d'énigme: «Celui qui marie sa fille fait bien,
mais celui qui ne la marie pas fait encore mieux.» Il est vrai que,
peu de temps après, il revenait sur cette délicate question, à propos
des femmes qui priaient sans avoir la tête couverte: «La femme est la
gloire de l'homme! s'écriait-il en inclinant à des sentiments plus
humains; elle est la gloire de l'homme, parce que l'homme n'est pas
sorti de la femme, mais bien la femme de l'homme; et aussi, l'homme
n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme.» Saint
Paul n'en était pas moins inflexible à l'égard de toute concession
faite à la chair: «La volonté de Dieu, dit-il aux Thessaloniciens,
est que vous soyez saints et purs, et que vous vous absteniez de la
fornication, et que chacun de vous sache posséder le vase de son corps
saintement et honnêtement (_ut sciat unusquisque vestrum vas suum
possidere in sanctificatione et honore_), et non point en suivant les
mouvements de la concupiscence comme les païens qui ne connaissent
point Dieu, car Dieu ne nous a pas appelés pour être impurs, mais pour
être saints.» Ailleurs il énumère les divers degrés d'impureté, par
lesquels le corps peut passer en se souillant aussi à divers degrés:
«Les oeuvres de la chair sont la fornication, l'impureté, l'impudicité,
la luxure.» Chacun de ces péchés a été défini par les Pères de l'Église
et les théologiens: la fornication, _fornicatio_, c'est le commerce
d'un homme libre avec une femme libre, c'est l'acte charnel accompli
en dehors du mariage; l'impureté, _immunditia_, c'est l'habitude des
sales voluptés, c'est la recherche des plaisirs obscènes; l'impudicité,
_impudicitia_, c'est la sodomie ou autre acte contre nature; enfin, la
luxure, _luxuria_, c'est la paillardise, c'est le déchaînement de la
sensualité.

[Illustration:
  Racinet del.
  Drouart imp.
  E. Leguay Sc.

  RIBAUDE SUISSE (XVI Siècle)
]

A Éphèse comme à Corinthe, à Colossis comme à Thessalonique, saint
Paul attaque, poursuit et terrasse le paganisme sous la forme du
sensualisme ou de la luxure; c'est la Prostitution qu'il combat
sans cesse, parce qu'il la retrouve partout et qu'il va la flétrir
jusque dans les mystères du culte des faux dieux. Saint Paul avait
été païen; il avait donc par lui-même connu, apprécié le véritable
caractère de la religion matérielle qu'il voulait remplacer par la
religion de l'esprit; voilà pourquoi, dans toutes ses prédications,
il se posait comme réformateur des moeurs, au nom de Jésus-Christ,
qui, selon l'expression d'un Père de l'Église, avait vécu chastement,
quoique né d'une femme, et ne s'était jamais dépouillé de sa robe
blanche de virginité. Voilà pourquoi saint Paul disait littéralement
aux Thessaloniciens: «La volonté de Dieu, c'est votre sanctification,
afin que vous vous absteniez de la fornication (_ut abstineatis vos
à fornicatione_) et que chacun de vous sache posséder le vase de son
corps saintement et honorablement, sans céder aux mouvements de la
concupiscence, à l'instar des gentils qui ignorent Dieu.» Il disait de
même aux Colossiens: «Mortifiez donc vos membres qui sont sur la terre,
c'est-à-dire la fornication, l'impureté, la luxure, la concupiscence.»
Il disait aux Galates: «Celui qui sème dans sa chair recueillera de
sa chair la corruption, et celui qui sème dans l'esprit recueillera
de l'esprit la vie éternelle.» S'il écrivait aux Éphésiens, c'était
pour les conjurer de ne pas vivre comme les autres nations, qui, ayant
perdu tout remords et tout sentiment de pudeur, s'abandonnaient à la
dissolution pour se plonger avec une avidité insatiable dans toutes
sortes d'impuretés. S'il osait prêcher la chasteté et la continence au
milieu des corruptions de la voluptueuse Corinthe et en présence des
gens de mauvaise vie, des larrons et des débauchés, que la curiosité
lui donnait pour auditeurs: «Ne savez-vous pas, s'écriait-il, que
celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle? Car
ceux qui étaient deux ne sont plus qu'une chair, dit l'Écriture. Mais
celui qui demeure attaché au Seigneur est un même esprit avec lui.
Fuyez la fornication. Quelque autre péché que l'homme commette, il
est hors du corps; mais celui qui commet la fornication pèche contre
son propre corps (_an nescitis quoniam qui adhæret meretrici unum
corpus efficitur? Erunt enim, inquit, duo in carne una!... Fugite
fornicationem. Omne peccatum quodcumque fecerit homo, extra corpus est;
qui autem fornicatur, in corpus suum peccat_).»

Tous les apôtres étaient, d'ailleurs, d'accord avec saint Paul,
pour condamner le paganisme dans ses oeuvres de Prostitution: ils ne
faisaient que se conformer aux sentiments des prophètes et à la lettre
de la Bible; mais les évangélistes s'étaient prononcés avec moins
d'énergie contre les péchés de la chair. Saint Jean avait même séparé
en deux catégories distinctes les actes spirituels et corporels, de
manière qu'ils ne fussent pas confondus dans un même jugement: «Ce qui
est né de la chair est chair; ce qui est né de l'esprit est esprit.»
C'était peut-être une excuse charitable offerte aux pécheurs charnels
qui voudraient se purifier par les eaux du baptême. Quoi qu'il en
soit, la doctrine de saint Paul, plus austère et moins équivoque, fut
adoptée généralement par les premiers Pères de l'Église et par les
conciles. «Haïssez comme un vêtement souillé, avait dit saint Jude,
tout ce qui tient de la corruption de la chair.» De cette horreur pour
l'incontinence devait inévitablement sortir le célibat chrétien.

La philosophie, il est vrai, avait enseigné quelquefois la tempérance
aux païens; mais cette tempérance philosophique ne tirait sa raison
d'être que de considérations purement humaines; elle n'était que
relative et accidentelle, car Cicéron prétendait que la nature devait
se faire obéir et que ses lois parlaient aussi haut que celles d'un
dieu. Aristote, de son côté, ne proposait pas d'autre règle dans
l'usage des plaisirs sensuels, que la connaissance de ses propres
forces, c'est-à-dire l'instinct de nature. Aussi, les philosophes
ne recommandaient-ils la tempérance, qu'au point de vue de la santé
et de l'économie physique; ils s'abandonnaient souvent eux-mêmes
à leur convoitise, parce qu'ils regardaient les plaisirs des sens
comme très-conformes à la nature (+hôs physeôs ergon+), suivant le
témoignage de saint Nil, disciple de saint Jean Chrysostome. La pudeur
n'était une vertu que dans les chants des poëtes; et cette vertu
même chez les anciens n'avait pas les attributions qu'on pourrait
lui supposer d'après son nom. La Pudicité, qui eut des temples et des
autels dans tout l'empire romain, ne représentait pas, de l'avis des
plus savants antiquaires, la virginité ou même la continence; elle
figurait plutôt la conscience, la voix intime de l'âme, la honte du
mal et l'amour du bien. Cette Pudicité romaine avait pour simulacre
une femme assise, quelquefois voilée, portant la main droite vers son
visage et le désignant avec son index levé, pour exprimer que le signe
de la pudeur éclate dans un regard qui s'abaisse et sur un front qui
rougit. Sénèque est peut-être le seul philosophe païen qui ait compris
et enseigné la chasteté morale, que les chrétiens s'imposaient avec
une pieuse abnégation de l'instinct de nature: «Parmi eux, rapporte
Origène, les personnes les plus simples et les moins éclairées, et
même celles qui appartiennent à la plus basse condition, font paraître
souvent dans leurs moeurs et dans leur conduite une gravité, une
pureté, une chasteté et une innocence admirables, tandis que ces grands
philosophes, qui se donnent pour sages, sont si éloignés de ces vertus,
qu'ils se souillent ouvertement des crimes les plus infâmes et les plus
abominables.»

La chasteté religieuse, néanmoins, n'était pas absolument dédaignée
par les païens. Nous avons déjà dit que les hommes et les femmes
s'abstenaient de tout rapport sexuel lorsqu'ils se proposaient d'offrir
un sacrifice aux dieux; les amants eux-mêmes s'éloignaient alors de
leurs maîtresses, et celles-ci évitaient un contact charnel qui les eût
forcées de se purifier avant la cérémonie. L'acte vénérien n'était pas
considéré comme répréhensible en aucun cas, et il n'offensait jamais
la divinité, qui l'encourageait, au contraire, dans une acception
générale; mais c'était déjà commencer une offrande, agréable au dieu
qui en était l'objet, que de se priver, à l'intention de ce dieu, d'une
jouissance qu'on estimait entre toutes. Il y avait là un sacrifice
de l'espèce la plus délicate, puisque le sacrificateur était en même
temps la victime. Cette continence de pure dévotion se trouvait donc
souvent dans la vie privée des Romains qui pratiquaient leur religion
avec quelque scrupule: la veille de certaines fêtes, aux approches
de certains mystères, le lit conjugal ne réunissait plus les deux
époux, qui avaient soin de se tenir à distance et de s'imposer une
réserve absolue sur les plaisirs du mariage. Ovide, dans ses Fastes
(liv. II), nous montre Hercule, Hercule lui-même, se conformant à
l'usage, lorsqu'il se préparait avec Omphale à sacrifier à Bacchus:
ils couchaient dans deux lits séparés, quoique voisins (_et positis
juxta succubuere toris_), et ils ne faisaient rien qui pût nuire
à la décence du sacrifice. Les prêtres, qui sacrifiaient tous les
jours, n'étaient pas tenus sans doute d'être chastes tous les jours;
cependant on pourrait inférer, de plusieurs passages des auteurs
latins, qu'un sacrifice n'était reconnu bon et propice, qu'autant que
le sacrificateur avait les mains pures. La chasteté plaît aux dieux,
dit le poëte Tibulle (_casta placent superis_), qui recommande aux
néophytes de ne s'approcher de l'autel qu'avec des habits immaculés
(_pura cum veste_) et de ne puiser l'eau sacrée qu'avec des mains
chastes. «Loin des autels, s'écrie Tibulle, celui qui a donné une
partie de sa nuit à Vénus! (_Discedite ab aris, queis tulit hesterna
gaudia nocte Venus_).» Quant au voeu de virginité, la religion païenne
l'autorisait ou le prescrivait dans différentes circonstances; mais ce
genre de virginité matérielle n'avait pas d'analogie avec la virginité
morale telle que la comprenaient et l'observaient les chrétiens. Les
vestales, par exemple, devaient conserver intacte leur fleur virginale,
sous peine d'être enterrées vives et livrées au plus horrible supplice;
mais la nécessité de rester vierges cessait pour elles à l'âge où
finissait la puberté, et elles pouvaient alors entretenir le feu
de Vénus comme elles avaient fait le feu de Vesta. Les plus jeunes,
d'ailleurs, n'étaient point astreintes à la chasteté de l'esprit ni à
l'innocence du coeur: elles assistaient aux jeux publics, aux combats
de gladiateurs, aux mimes, aux atellanes, aux danses du théâtre; elles
ne fermaient pas les yeux aux images voluptueuses, ni les oreilles aux
paroles obscènes, aux chants impudiques. Leur virginité ne dépassait
donc pas la ceinture, suivant l'expression d'un Père de l'Église.

«Opposera-t-on, dit saint Ambroise (_De virginitate_, lib. I), à nos
vierges chrétiennes les vierges de Vesta et les prêtresses de Pallas?
Mais quelle espèce de virginité est celle que l'on fait consister,
non pas dans la pureté et la sainteté des moeurs, mais dans le nombre
des années, et qui n'est point perpétuelle, mais prescrite seulement
jusqu'à un certain âge? Cette intégrité prétendue se change bientôt en
libertinage, quand on est ainsi résolu de la perdre dans un âge plus
avancé (_petulantior est talis integritas, cujus corruptela seniori
servatur ætati_). Ceux qui prescrivent un temps à la virginité,
apprennent ainsi à leurs vierges à ne pas persévérer dans cet état.
Quelle religion, qui commande la pudicité aux jeunes et l'impudicité
aux vieilles!... Non, ces vestales ne sont point chastes, puisqu'elles
ne le sont que par contrainte, ni honnêtes, puisqu'on les achète ou
plutôt qu'on les loue pour de l'argent, et l'on ne doit pas appeler
_pudor_ celle qui se donne en proie tous les jours aux regards
impudiques de tout un peuple corrompu et débauché (_nec pudor ille est
qui intemperantium oculorum quotidiano expositus convitio, flagitiosis
aspectibus verberatur_)!» Les Pères de l'Église ne se lassaient pas de
comparer les vierges chrétiennes aux vestales et aux vierges païennes,
pour mieux faire ressortir la différence profonde qui existait entre la
virginité des unes et des autres. Saint Ambroise revient sans cesse sur
le chapitre des vestales, pour rabaisser le mérite de leur virginité
intéressée et imparfaite; il ne va pas aussi loin que Minutius Felix,
qui juge cette virginité fort suspecte et qui ose dire que toutes
les vestales seraient enterrées vives, si l'impunité ne protégeait
pas leurs désordres (_impunitatem fecerit non castitas tutior, sed
impudicitia felicior_): «Qu'on ne nous vante donc pas les vestales,
s'écrie saint Ambroise, car la chasteté qui se vend à prix d'argent
et qui ne se conserve pas par amour de la vertu, n'est pas chasteté;
ce n'est pas la virginité, celle qui, comme à un encan, s'achète ou
se loue pour un temps!» Quant à cette virginité toute corporelle que
les païens exigeaient de leurs vestales, elle semblait si difficile à
garder et si dangereuse à promettre, qu'on ne trouvait pas aisément une
fille qui consentît à se vouer de son plein gré à la triste condition
de vestale. «A peine avez-vous sept vestales, écrivait saint Ambroise à
l'empereur Valentinien, et encore étaient-elles en bas âge quand elles
furent consacrées à Vesta! Voilà tout ce que l'idolâtrie peut avoir de
vierges à son service! Il y a sept malheureuses qui se laissent séduire
par des habits brodés de pourpre, par des litières somptueuses, par un
nombreux cortége d'esclaves, par des priviléges, des revenus énormes,
et surtout par l'espoir de ne pas mourir vierges en dépit de leur
voeu!»

Le célibat chrétien était devenu, surtout chez les femmes, un des
plus puissants moyens de propagande pour la religion évangélique; la
doctrine formulée par saint Paul à l'égard de la continence avait été
acceptée avec fanatisme par les jeunes converties, qui se faisaient
une gloire de dompter les mouvements de la chair; car les ardeurs des
sens se trouvaient apaisées, sinon éteintes, par l'abstinence, la
sobriété, la prière et la solitude. Lorsque le célibat, que la loi
romaine proscrivait comme une honte, fut considéré par les nouveaux
adeptes de Jésus-Christ, comme un honneur et comme une victoire,
on vit une sorte d'émulation parmi les vierges qui se vouaient à un
mariage mystique avec le Fils de Dieu. Tout à coup la Prostitution
antique s'arrêta et recula devant le triomphe de la virginité. «Que
les gentils, disait saint Ambroise, élèvent les yeux du corps et en
même temps ceux de l'âme; qu'ils voient cette multitude illustre, cette
assemblée vénérable, ce peuple entier de vierges qui honorent l'Église
(_plebem pudoris, populum integritatis, concilium virginitatis_): elles
ne portent point de bandelettes sur la tête, mais un voile modeste
qui ne se recommande que par un chaste usage; elles ne se permettent
pas ces recherches de toilette qui servent au honteux trafic de la
beauté (_lenocinia pulchritudinis_)!» Prudence, dans son livre contre
Symmaque, exaltait aussi la virginité chrétienne: «Les plus beaux
priviléges de nos vierges, disait-il, c'est la pudeur, c'est leur
visage couvert d'un voile sacré, c'est leur vie honnête et décente
loin des regards profanes, c'est leur nourriture frugale, c'est leur
esprit toujours sobre et chaste!» Il faut pourtant l'avouer, ce qui
faisait ce concours, cette émulation de virginité, ce n'était pas
tant le contentement de l'état virginal, que le plaisir d'avoir une
supériorité sur les autres femmes et de se faire remarquer par une
vertu qui avait une espèce d'apparat. Ainsi les vierges occupaient une
place spéciale dans les cérémonies du culte; elles portaient aussi un
attribut distinctif qui les signalait en public. Étrange coïncidence!
cet attribut était la mitre que les courtisanes de Rome, principalement
les Syriennes, avaient prise pour insignes et qui déshonorait la femme
assez effrontée ou assez imprudente pour adopter pareille coiffure.
La mitre des vierges, dont parle saint Optat (_Contra Donat._, lib.
VI) différait sans doute, en hauteur, en forme et en couleur, de la
mitre des courtisanes; elle ne souffrait pas, d'ailleurs, des cheveux
longs et flottants, ni une perruque blonde, ni une chevelure crêpée
étincelante de poudre d'or, car une vierge chrétienne proclamait sa
vocation en se coupant les cheveux; en outre, cette mitre réhabilitée
se cachait sous un voile violet, brun ou noir, qui couvrait le visage
et les épaules, comme le _flammeum_ des vestales.

Pendant les trois premiers siècles qui furent nécessaires à la
fondation du dogme catholique, il y eut une guerre éclatante de la
morale contre la Prostitution, et les docteurs de l'Église opposèrent
sans cesse à la philosophie sensuelle des païens la chaste et austère
épreuve de la vie chrétienne. Les saints Pères voulaient se rendre
maîtres du corps, pour mieux s'emparer des esprits. Les femmes
s'enthousiasmèrent d'abord pour la virginité; à leur exemple, les
hommes se soumirent à la continence. «Que peut-on imaginer de plus beau
que la vertu sublime de chasteté? disait saint Bernard en s'inspirant,
au onzième siècle, des grandes pensées de l'Église primitive. Elle
rend net un corps qui était tiré d'une masse souillée et corrompue;
d'un ennemi, elle fait un ami, et d'un homme un ange!» En opposition
aux débauches religieuses du paganisme, le nouveau culte s'entourait
de pratiques simples et modestes; ses mystères se célébraient dans une
sainte contemplation, sans tumulte, sans clameurs, sans scandale. La
pudeur et la décence présidaient à toutes les cérémonies chrétiennes.
Les deux sexes étaient séparés dans les églises; ils ne se voyaient
pas, quoiqu'ils fussent en présence devant l'autel; ils ne se
rencontraient pas même en allant prier, et ils évitaient ainsi les
périls d'un commerce familier qui eût donné carrière aux faiblesses
de la chair. Les exhortations des prêtres n'avaient pas de texte plus
favori que ces paroles de saint Paul, dans ses Épîtres aux Romains: «Ne
livrez pas vos membres au péché pour lui servir d'armes d'iniquité!»
L'éloge, la glorification de la chasteté servait de point de départ
à tous les enseignements. «La continence, disait saint Basile, est
la ruine du péché, le dépouillement des affections vicieuses, la
mortification des passions et des désirs même naturels de notre corps,
l'augmentation des mérites, l'oeuvre de Dieu, l'école de la vertu et la
possession de tous les biens.» (_Interrog._, 17 _resp._)

[Illustration:
  Castelli del.
  Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris.
  Foliet sc.

  SÉDUCTION ET CORRUPTION.
]

Comme les chrétiens étaient fiers de la supériorité de leur morale et
de la pureté de leurs moeurs, les païens employèrent contre eux l'arme
de la calomnie et prétendirent que leur culte n'était qu'un monstrueux
assemblage de prostitutions infâmes. Les chrétiens, en effet, menacés
ou persécutés, ne s'assemblaient qu'en secret, loin des regards de
leurs ennemis, au fond des bois, dans les cavernes, et surtout dans
les profondeurs des catacombes. Nul profane ne pénétrait dans leurs
sanctuaires cachés, et l'on ne savait, de leurs rites, de leurs
usages, de leurs dogmes, que ce qui en transpirait dans les récits
mensongers de quelques rares apostats. Aussi, l'opinion du peuple,
travaillée et accréditée par les prêtres fanatiques des faux dieux,
fut-elle longtemps hostile à ces pieux catéchumènes qui vivaient dans
la pratique des vertus les plus austères et qui préféraient la mort
à la moindre souillure de leur corps. On avait répandu que les frères
et soeurs en Jésus-Christ professaient une religion si épouvantable,
qu'ils n'osaient pas en avouer les principes et les actes; on racontait
les horreurs inouïes qui se commettaient dans leurs assemblées
nocturnes, et l'on allait jusqu'à dire que leur horrible luxure ne
respectait ni l'âge, ni le sexe, ni les liens du sang et de la famille.
Le christianisme, selon les uns, n'était que le judaïsme déguisé; selon
les autres, c'était une exécrable frénésie d'athéisme et de débauche,
qui avait essayé plusieurs fois de s'introduire dans la religion de
l'empire romain, et qui se composait des plus odieuses inventions de la
perversité humaine. Voilà comment la Prostitution antique tenta de se
défendre et de se faire absoudre, en attribuant ses propres excès au
christianisme, qui pendant deux siècles mina la société païenne avant
de se faire jour et de se dévoiler dans tout l'éclat de sa pureté.

Les philosophes platoniciens furent les premiers à connaître et à
justifier la doctrine évangélique; dès l'an 170 de l'ère nouvelle,
Athénagoras avait réfuté victorieusement les calomnies indignes qui
attribuaient aux chrétiens toutes sortes d'incestes et d'infamies;
dans son Apologie de la religion chrétienne, adressée aux empereurs
Marc Aurèle et Lucius Verus, il proclamait la chasteté des chrétiens,
selon la différence des sexes, des âges et des degrés de parenté:
«Nous regardons les uns comme nos enfants, disait-il, les autres
comme nos frères et nos soeurs, et nous honorons les vieillards comme
nos pères et nos mères. Ainsi, nous avons grand soin de conserver
la pureté de ceux que nous considérons comme nos parents. Quand nous
venons au baiser de paix, c'est avec une grande précaution comme à un
acte de religion; puisque, s'il était souillé d'une pensée impure, il
nous priverait de la vie éternelle. Chacun de nous, en prenant une
femme, ne se propose que d'avoir des enfants, et imite le laboureur
qui, ayant une fois confié son grain à la terre, attend la moisson en
patience.» Dans un autre passage de son Apologie, Athénagoras revient
avec plus de force sur cette chasteté qui caractérise surtout les
chrétiens au milieu de l'incontinence ordinaire et permanente des
gentils: «Les chrétiens, dit-il, ne s'abstiennent pas seulement des
adultères, mais encore du commerce des femmes publiques; et la peur
qu'ils ont de tomber dans cet abîme les empêche de souffrir la pensée
du moindre plaisir déshonnête, et leur fait éviter soigneusement tous
ces regards lascifs qui peuvent transmettre les images de quelque
impureté. Ils bannissent les visites assidues, les enjouements, les
discours déshonnêtes, les longues conversations, les attouchements
inutiles, les ris immodérés. Ils se refusent les plus innocentes
libertés et ils ne montrent jamais les parties de leur corps que
l'honnêteté tient couvertes. Leurs habits les cachent au dehors et
leur pudeur les enferme au dedans, de sorte qu'à la maison ils ont
honte de leurs parents et serviteurs; dans le bain, des femmes; et dans
le particulier, d'eux-mêmes.» Tous les Pères de l'Église naissante
protestent avec la même énergie contre les imputations perfides et
calomnieuses qui tendaient à diffamer les chrétiens: «L'amour de
la chasteté a tant de force sur eux, disait saint Justin dans ses
Dialogues, que l'on en trouve beaucoup qui passent toute leur vie sans
aucune alliance charnelle et qui sont vierges à l'âge de soixante ans,
sans que le tempérament ou le pays fasse leur continence.»

Saint Cyprien, saint Clément d'Alexandrie, saint Grégoire de Nysse,
saint Basile, tous les Pères grecs et latins ont fait une peinture
édifiante des moeurs chrétiennes, qui furent d'autant plus pures que
celles des païens étaient plus dépravées. Saint Cyprien consacre son
Traité de la Pudicité, à l'exaltation de cette vertu des chrétiens:
«Ils savent, dit-il, que les voluptés charnelles commencent par
l'espoir de rencontrer des joies solides, et se terminent en de pures
illusions qui nous font rougir de nous-mêmes. Elles nous précipitent
avec fureur dans toute la brutalité de leurs mouvements; elles nous
induisent à toutes sortes de crimes, en nous menant dans l'horreur
et l'abomination de ces alliances monstrueuses qui passent, du sexe
où la nature nous allie, à notre propre sexe, et descendent à celui
des animaux, en inventant mille abominations voluptueuses auxquelles
l'imagination n'a pu s'arrêter sans rougir.» Saint Grégoire de Nysse
en appelle au témoignage des païens eux-mêmes, pour constater la
glorieuse chasteté des chrétiens: «Ils ne se contentent pas d'être
chastes dans leur corps par la mortification de toutes les voluptés
charnelles; ils se purifient encore dans leur esprit, sachant que la
véritable virginité doit se défendre de l'adultère des péchés.» C'est
par la crainte de souiller leur esprit, qu'ils ôtaient de leur vue tout
spectacle honteux, toute image déshonnête; ils n'assistaient jamais
aux jeux du théâtre, que saint Cyprien qualifie d'_écoles d'impureté_;
ils bannissaient de leurs tables frugales ces mets diaboliques qui
soulèvent les sens et les entraînent à de grossières satisfactions;
ils ne se permettaient pas l'usage des parfums qui nourrissent ces
pensées molles et lascives que la sensualité promène autour d'elle;
ils n'admettaient ni les chansons, ni les danses, ni les rires, ni
l'ivrognerie, ni la gourmandise, à leurs banquets, où se révélait
toujours la présence de l'Esprit saint.

Saint Clément d'Alexandrie (_Pedag._, lib. II) entre même dans des
détails intimes au sujet de cette chasteté qui faisait l'orgueil des
fidèles et la honte des gentils. Après avoir établi, dans ses Stromates
(liv. II), la différence radicale qui existait entre les mariages
des uns et des autres, en disant que les païens ne cherchent que
leur convoitise et leur brutalité dans le fait conjugal, tandis que
les chrétiens ne demandent que cette union qui nous mène à celle de
Jésus-Christ: «Les chrétiens, dit-il, veulent que les femmes plaisent
à leurs maris, par la pureté de leurs moeurs et non par leur beauté;
ils veulent aussi que les maris ne se servent pas de leurs femmes comme
d'une prostituée, dont on ne cherche que les corruptions sensuelles;»
car «la nature ne nous a donné le mariage, ajoute-t-il dans son
_Pédagogue_, que comme les aliments dont l'usage, et non l'abus, est
autorisé par elle dans une proportion utile à la santé du corps.» Ce
même Père de l'Église nous présente un curieux tableau de la décence
du mariage chrétien: «Les époux, dit-il, portent la pudeur dans leur
lit, de peur que, s'ils violaient dans les ténèbres les préceptes de
cette pudeur qu'ils ont appris au grand jour, ils ne ressemblassent
à cette Pénélope qui défaisait pendant la nuit ce qu'elle avait ourdi
dans la journée. Cette pudeur étant une preuve qu'ils savent réprimer
leur convoitise, là même où elle a le droit de s'émanciper; elle est
une preuve qu'en se donnant l'un à l'autre, ils sont chastes dans le
dehors. On ne voit pas dans leur lit tous ces emportements du péché,
que la seule volupté a inventés; car si Jésus-Christ leur a permis de
se marier, il ne leur a pas dit d'être voluptueux.» Ailleurs, saint
Clément définit encore la chasteté du mariage chrétien, auprès duquel
le mariage des païens n'était qu'une Prostitution concubinaire ou
un trafic immoral: «La seule fin de l'union des deux sexes, dit-il
(_Pedag._, lib. II, cap. 10), est d'avoir des enfants pour en faire des
gens de bien. C'est agir contre la raison et contre les lois, que de ne
rechercher, dans le mariage, que le plaisir, mais on ne doit pourtant
pas s'en abstenir par crainte d'avoir des enfants. La nature défend
également dans l'enfance et la vieillesse le commerce impudique des
deux sexes; ceux à qui le mariage permet ces rapports charnels doivent
être continuellement attentifs à la présence de Dieu et respecter leurs
corps qui sont ses membres, en s'abstenant de tous regards, de tous
attouchements sales ou illicites...»

La conduite réservée des époux dans l'état de mariage avait amené
naturellement certains docteurs de l'Église, tels qu'Origène,
à supprimer le sexe féminin dans l'autre vie, comme inutile et
dangereux. Origène, qui avait expérimenté sur lui-même sa doctrine
du retranchement des sexes, voulait que le sexe masculin ressuscitât
seul. D'autres Pères, pour mieux assurer la continence des bienheureux,
furent d'avis que les élus n'avaient pas de sexe, mais que les damnés
conservaient le leur avec leurs misérables passions. Le plus grand
nombre des docteurs, au contraire, se fondaient sur les paroles de
l'_Apocalypse_, pour croire et enseigner que dans le ciel les saints
seraient mariés, engendreraient des enfants et jouiraient de tous les
plaisirs du corps. Tertullien, Lactance, Irénée, Justin et Methodius se
prononcèrent pour ce mariage céleste et éternel. Mais l'Église, par la
voix des conciles, devait redresser cette opinion hasardée et déclarer
que, si les deux sexes persistaient dans le ciel, il n'y aurait pas
mariage, encore moins jouissance terrestre et procréation d'enfants.
Saint Augustin dit, à cet égard, dans sa _Cité de Dieu_, liv. II, ch.
17: «Dieu ôtera ce qu'il y a de vicieux chez les élus, mais il laissera
subsister le sexe, qui n'est pas un mal, puisque Dieu en est créateur.
Les membres qui n'auront plus de passions et qui ne serviront plus aux
anciens usages, seront revêtus d'une beauté nouvelle.» Les casuistes
ne devaient pas s'en tenir là, car ils imaginèrent que la résurrection
réparerait l'intégrité virginale, dans les corps qui l'auraient perdue
sur la terre.

La chasteté, cette vertu dont les chrétiens s'arrogeaient le monopole,
était donc leur préoccupation constante et le signe principal de
leur croyance; ils la gardaient comme un précieux dépôt que leur
avait remis le divin Sauveur, et ils s'en faisaient une arme de
provocation contre le sensualisme païen, qui se sentait incapable de
l'imiter. On comprend que les fondateurs du catholicisme, sachant la
puissance d'action que cette chasteté avait sur les masses comme sur
l'individu, aient appelé à son aide toutes les rigueurs de la pénalité
ecclésiastique, tant l'Église naissante avait intérêt à protéger les
moeurs et à prêcher d'exemple. De là cette sévérité du code chrétien
à l'égard des infractions charnelles que la loi humaine n'atteignait
pas. Pour la simple fornication, saint Grégoire de Nysse voulait que la
pénitence fût de neuf ans, divisés en trois catégories, en sorte que
les fornicateurs restaient pendant trois ans _exclus_ de la prière,
pendant trois ans _auditeurs_, et pendant trois ans _prosternés_.
Saint Basile était plus indulgent: il se contentait d'une pénitence
de quatre ans pour la fornication, à savoir un an passé dans chaque
état de la pénitence. En revanche, il n'épargnait pas l'adultère,
ni l'inceste, ni la sodomie, ni la bestialité, qu'il punissait d'une
pénitence de quinze ans, le coupable demeurant quatre ans _pleurant_,
cinq ans _auditeur_, quatre ans _prosterné_ et deux ans _assistant_.
Cependant l'adultère de l'homme marié avec une femme non mariée,
équivalait à une simple fornication. La polygamie, quoique considérée
comme un état de bestialité et indigne de l'homme, n'entraînait qu'une
pénitence de quatre ans, un an _pleurant_ et trois ans _prosterné_. Le
concubinage des personnes consacrées à Dieu n'était compté que comme
un cas de fornication, pourvu que ces conjonctions illicites fussent
rompues. Une fille qui s'était prostituée avec le consentement de ses
parents ou de ses maîtres, faisait trois ans de pénitence; celle qui
n'avait cédé qu'à la violence, n'encourait aucune peine et n'était pas
souillée devant Dieu ni devant les hommes. Quant au diacre coupable
de fornication, il devait redescendre au rang des simples laïques et
travailler à mortifier sa chair pécheresse.

Cette législation de l'Église primitive prouve assez le prix
inestimable que les chrétiens attachaient à la conservation de leur
pureté corporelle et mentale; aussi, les païens se montrèrent-ils
malicieusement acharnés contre une vertu que leurs adversaires
opposaient sans cesse comme un défi aux désordres et aux impuretés du
paganisme. Ils s'appliquèrent à éprouver jusqu'où cette vertu pouvait
aller, et ils essayèrent de lui imprimer une souillure en la livrant
aux attentats de la violence et aux outrages de la débauche. Mais
ce genre de supplice n'eut pas plus d'empire que les autres sur la
sainte résignation des vierges et des martyres. Ces victimes faisaient
à Dieu le sacrifice de leur virginité et subissaient, sans cesser
d'être pures et radieuses, le joug impur de la fornication. L'Église
les assistait dans cette agonie de persécution, et sa voix consolante
les encourageait à monter au ciel par la voie pénible et amère de
la Prostitution: «La virginité, leur criait saint Augustin (_Contra
Jul._, lib. IV), est dans le corps; la pudicité dans l'esprit: celle-ci
y reste, lorsque la virginité est ôtée au corps.»--«Ce n'est pas la
violence qui corrompt le corps des saintes femmes!» ajoutait saint
Jérôme.--«Une vierge, disait saint Ambroise, peut être prostituée et
non souillée.»--«Tout ce qu'on peut faire, d'ailleurs, du corps et
dans le corps par la violence, reprenait saint Augustin, tout cela ne
souille point la personne qui a souffert cette violence sans pouvoir
s'y soustraire; car si la pureté périssait de la sorte, ce ne serait
plus une vertu de l'esprit, mais une qualité du corps, ainsi que la
beauté, la santé et d'autres biens périssables.»

Un prêtre nommé Victorien avait écrit à saint Augustin pour lui
annoncer douloureusement les horribles violences que les barbares
faisaient endurer aux vierges chrétiennes; le saint lui répondit (_Ép.
122_) que si ces vierges enduraient ces violences sans y consentir et
sans s'y soumettre, elles ne seraient pas coupables vis-à-vis de Dieu:
«Ce leur sera plutôt, dit-il, une plaie honorable et glorieuse, qu'une
honteuse corruption; car la chasteté, qui est dans l'âme, a une si
grande force spirituelle, qu'elle demeure inviolable et qu'elle fait
que la pureté même du corps ne peut recevoir aucune atteinte, bien que
les corrupteurs aient osé vaincre et violer les membres de ce corps
matériel.» Saint Basile exprime, à peu près dans les mêmes termes, une
doctrine analogue, pour tranquilliser l'esprit des vierges menacées
du plus redoutable martyre: «S'il y en a quelques-unes, dit-il, qui
aient enduré la violence, leurs âmes n'y ayant pas consenti, elles
n'ont pas laissé de présenter à leur divin Époux ces âmes toutes
pures et sans corruption, même avec plus d'honneur et de gloire.»
C'était un encouragement et une réparation à la fois pour les pauvres
vierges qu'on livrait au supplice de la Prostitution. L'idée de ce
cruel supplice avait été certainement inspiré aux persécuteurs par
la singulière admiration que les chrétiens manifestaient pour leurs
vierges, et, en même temps, par l'orgueil rayonnant que celles-ci
tiraient de leur état de pureté immaculée. Voilà pourquoi, pendant les
persécutions, il y eut tant de vierges chrétiennes outragées par leurs
bourreaux, qui ne faisaient qu'appliquer l'antique loi romaine, en
vertu de laquelle une vierge ne pouvait pas être mise à mort. «Quant
aux vierges, dit Suétone dans la Vie de Tibère, comme une ancienne
coutume défendait de les étrangler, le bourreau les violait d'abord
et les étranglait ensuite (_immaturatæ puellæ, quia more tradito
nefas esset virgines strangulari, vitiatæ prius a carnifice, dein
strangulatæ_).» Le viol des vierges chrétiennes n'était donc dans
l'origine qu'un préliminaire de la peine capitale, conformément à
l'usage de la pénalité romaine; plus tard, ce viol devint la partie
principale du supplice lui-même, et les vierges n'avaient garde de
décliner la responsabilité de leur état virginal, devant les juges
païens qui prenaient un odieux plaisir à les frapper dans ce qu'elles
avaient de plus cher; mais leur virginité était un sacrifice qu'elles
offraient chastement à Dieu en échange de la couronne du martyre.

Il faut entendre le chant de victoire que saint Cyprien adresse à ces
martyres résignées, que dévorait le monstre de la Prostitution païenne:
«Les vierges, dit-il, sont comme les fleurs du jardin de l'Église, le
chef-d'oeuvre de la grâce, l'ornement de la nature, un ouvrage parfait
et incorruptible, digne de toute louange, de tout honneur, l'image
de Dieu correspondante à la sainteté de notre Seigneur, et la plus
illustre partie du troupeau de J.-C.!» Le paganisme espérait détruire
le germe de la religion nouvelle en s'attaquant au principe même de la
virginité, mais les vierges furent plus fortes que les bourreaux.



CHAPITRE II.

  SOMMAIRE. --Raison de nécessité pour laquelle saint Paul et les
  apôtres durent imposer aux chrétiens l'abstinence charnelle et la
  pureté virginale. --Les _agapes_. --Les fossoyeurs des catacombes
  de Rome furent les premiers adorateurs du Christ. --Action
  régénératrice et consolante de la religion chrétienne sur les êtres
  dégradés voués au service de la Prostitution. --Les courtisanes
  martyres. --Histoire de Marie l'Égyptienne racontée par elle-même.
  --Légende de sainte Thaïs. --Comment s'y prit saint Ephrem pour
  convertir une femme de mauvaise vie. --Les deux solitaires et
  la prostituée. --Saint Siméon Stylite. --Conversion de Porphyre.
  --Sainte Pélagie. --Sainte Théodote. --Conversion et supplice de
  sainte Afra. --Prière de sainte Afra sur le bûcher, ou oraison des
  prostituées repentantes.


Il n'est pas difficile de se rendre compte des motifs de haute
prévoyance qui firent recommander la chasteté entre toutes les vertus
chrétiennes. Cette vertu était sans doute prescrite par la loi de
Moïse, et l'on trouve, à chaque instant, dans les saintes Écritures,
la condamnation des excès de la chair. Salomon, qui devait avoir
sept cents concubines dans sa vieillesse, n'épargna pas ces coupables
débordements auxquels il se laissa lui-même entraîner: «Celui qui est
adultère perdra son âme par la folie de son coeur, disait-il dans ses
_Proverbes_ (chap. VI); il s'attirera de plus en plus la turpitude et
l'ignominie, et son opprobre ne s'effacera jamais.» Saint Paul et les
apôtres ne firent donc que suivre la doctrine mosaïque, en imposant
aux chrétiens l'abstinence charnelle et la pureté virginale. Mais il
y avait une raison de nécessité qui venait se joindre à toutes celles
que conseillait la religion, dans l'intérêt de la morale qui avait
dicté son Évangile: la vie commune des catéchumènes des deux sexes les
exposait à des tentations, à des ardeurs et à des périls journaliers
qui avaient besoin d'un préservatif bien puissant pour ne pas aboutir
à des désordres presque inévitables. Ces désordres, en rappelant les
mystères les plus honteux du paganisme, auraient confondu avec lui,
aux yeux des païens, la divine religion de Jésus-Christ, et le culte du
vrai Dieu n'eût pas lutté avec avantage contre les cultes avilissants
de Vénus, de Bacchus, de Cybèle et d'Isis; car, dans ces différentes
idolâtries, la célébration des mystères ne souillait les temples et
les bois sacrés qu'à certaines époques de l'année, tandis que les
cérémonies occultes de la foi catholique avaient lieu en tout temps,
tous les jours, ou plutôt toutes les nuits, sous le nom d'_agapes_.

Dans ces agapes, dans ces repas fraternels où la parole du Seigneur
nourrissait l'âme en mortifiant le corps, les deux sexes étaient
réunis, et la concupiscence se fût éveillée dans les coeurs les plus
chastes et les plus froids, si la loi du nouveau culte n'avait mis
un frein salutaire aux instincts de la nature et aux entraînements
du vice. Voilà pourquoi la continence était la première vertu qu'on
exigeait des chrétiens pour garantir et favoriser toutes les autres.
Si cette vertu n'avait été prêchée sans cesse et profondément enracinée
dans les croyances de chacun, les agapes n'eussent servi qu'à propager
la Prostitution. Rien ne peut donner une idée complète de l'exaltation
des fidèles, qui n'aspiraient qu'au martyre et qui le souffraient
volontiers en eux-mêmes, dans leurs désirs et dans leurs passions,
avant de s'y abandonner tout entiers sur la place publique. Cette
exaltation, tournée à la débauche, comme cela n'arriva que trop par le
fait des hérésies, eût amené de monstrueux libertinages et discrédité
le christianisme en dévouant au mépris universel les apôtres et les
prosélytes. Qu'on imagine aussi les dangers que courait sans cesse,
dans cette existence contemplative, la pudeur des frères et des soeurs
rassemblés par la prière et la pénitence! Les femmes étaient toutes
voilées et couvertes d'amples vêtements qui ne dessinaient aucune forme
du corps; ces vêtements, de laine grossière et d'une couleur uniforme,
blancs, gris ou noirs, n'attiraient pas les regards et la curiosité par
des ornements mondains; l'odorat n'était pas réveillé par les molles
sollicitations des parfums. Ces femmes, dont le cothurne entièrement
fermé n'apparaissait pas même hors des plis de leur longue robe,
ressemblaient dans l'ombre à des statues immobiles ou à des pleureuses
de funérailles. Les hommes, de leur côté, n'étaient pas vêtus avec
moins de décence, à cette différence près qu'ils ne portaient pas de
voiles, mais de grands chapeaux, de larges capuchons sous lesquels leur
visage, pâle et amaigri, avait l'aspect d'une tête de mort. Mais ce
n'était point encore assez pour empêcher la nature de parler plus haut
que la volonté: il fallait que cette nature rebelle et fougueuse se
laissât enchaîner par l'autorité du précepte et par l'exemple.

Ainsi, hommes et femmes pouvaient impunément rester, pendant des
jours et des nuits, pêle-mêle et vis-à-vis les uns des autres, sans
actes coupables et même sans mauvaises pensées; ils respiraient le
même air, ils couchaient côte à côte dans les catacombes, au milieu
des bois; ils s'endormaient et se réveillaient en priant. Bien plus,
lorsque les persécutions forcèrent les chrétiens à se cacher et à vivre
entre eux au fond des solitudes, le dogme de la continence était déjà
bien fortement établi parmi les fils et les épouses de Jésus-Christ,
puisqu'il avait dompté les plus violentes révoltes de la chair,
malgré la menace continuelle du découragement et de l'oisiveté. Il n'y
avait plus de sexe, pour ainsi dire, dans ce pieux mélange de saints
et de saintes qui habitaient ensemble ces retraites souterraines où
ils avaient eu souvent leur berceau et qui leur gardaient une tombe
inviolable. Il n'est donc pas surprenant que les païens, ignorant
la chasteté de cette vie secrète, l'aient supposée telle qu'ils
l'auraient faite avec la licence de leurs moeurs et la sensualité de
leur religion: ils ne se persuadaient pas que les sens pussent accepter
un pareil esclavage; ils ne soupçonnaient pas quel pouvait être
l'empire de la prière et ce que pouvait faire le fanatisme du devoir
religieux. De là, les odieuses calomnies qu'ils accréditaient contre
les chrétiens, avec lesquels ils confondaient d'impurs hérésiarques que
l'Église naissante repoussait avec horreur.

Ce fut dans les catacombes, dans ces vastes excavations où Rome avait
trouvé les matériaux de ses temples et de ses édifices, ce fut dans ces
sombres souterrains, qui servaient de cimetière aux esclaves et à la
population pauvre de la ville éternelle, que le Christ rencontra ses
premiers adorateurs; car son Évangile s'adressait surtout aux êtres
souffrants et malheureux. Les fossoyeurs (_fossores_), qui creusaient
les sépultures et qui ne voyaient jamais le soleil, acceptèrent tout
d'abord avec confiance une religion qui abaissait les superbes et
relevait les humbles; ils s'enrichirent ainsi de toutes les joies
du Paradis que leur promettait le Sauveur, et ils se sentirent
réhabilités, eux qui étaient poursuivis par l'horreur et le mépris des
vivants qu'ils avaient le triste privilége d'enterrer. Une semblable
réhabilitation attendait les classes abjectes, qui avaient besoin de
retrouver leur propre estime sous la flétrissure dont les chargeait
l'opinion publique. Le christianisme effaçait toute tache originelle,
par le repentir et le baptême: il créait dans le vieil homme un homme
nouveau; il rendait pur ce qui avait été impur jusque-là; il mettait
une auréole de pardon sur des fronts stigmatisés. On s'explique
naturellement son action régénératrice et consolante parmi les êtres
dégradés qui étaient voués au service de la Prostitution.

Ces misérables, qui naguère n'avaient pas la conscience de leur
dégradation, furent tout à coup attristés et honteux; leurs yeux
s'étaient ouverts à la lumière de la morale évangélique, et ils
comprenaient avec effroi toute la profondeur de l'abîme où le vice
les avait jetés. Les uns se convertirent et abjurèrent leur vie
scandaleuse; les autres la continuèrent dans les larmes et la prière,
en s'y soumettant comme à une odieuse tyrannie et en offrant au ciel
l'holocauste de leurs souffrances. La religion du Christ se propagea
rapidement à travers ces âmes pleines de remords et d'amertume, et la
prostituée la plus avilie releva la tête en regardant le ciel. Les
prédications des apôtres et de leurs disciples avaient lieu d'abord
dans les carrefours, à l'entrée des villes, sur les places et dans
les faubourgs, partout où une foule oisive et curieuse prêtait un
auditoire complaisant à l'orateur. Les portefaix, les matelots, les
bateleurs, les esclaves errants, la plus vile populace en un mot,
se pressaient autour de l'homme de Dieu qui prêchait la continence
et la mortification de la chair. Les prostituées étaient les plus
ardentes à écouter cette parole bienfaisante qui apaisait l'émotion
de leurs coeurs, et qui leur donnait la force de marcher devant Dieu.
Ces malheureuses victimes de la débauche avaient moins d'horreur
d'elles-mêmes, quand elles croyaient avoir communiqué avec le
Rédempteur, et souvent elles renonçaient à leur affreux métier, pour
se consacrer à la divine mission que Jésus envoyait aux vierges et
aux martyres. Tel fut certainement l'impérieux motif qui présida dans
les premiers siècles à l'institution du célibat chrétien. Jésus avait
absous Marie Madeleine, parce qu'elle avait beaucoup aimé; à l'exemple
de Jésus, les saints confesseurs se montrèrent indulgents pour les
femmes qui avaient vécu dans l'impureté, tant qu'elles furent païennes,
et qui, en devenant chrétiennes, entraient dans la glorieuse vie de la
pénitence.

La légende est remplie de ces courtisanes qui sont touchées de la main
du Seigneur et qui s'attachent à ses pas pour faire leur salut en
effaçant la turpitude de leur vie passée. Toutes ces pauvres femmes
sont animées de l'Esprit saint, comme les trois Maries qui avaient
tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Plus elles ont été souillées par
le péché, plus elles s'efforcent de s'épurer aux flammes de la foi et
de l'expiation. Beaucoup d'entre elles, et des plus perverties, se
changent en saintes et obtiennent la couronne du martyre. Le nombre
des saintes de cette espèce est assez considérable pour que le Père
jésuite Théophile Raynaud en ait fait un martyrologe particulier à
la suite de l'histoire de Marie l'Égyptienne, leur modèle et leur
patronne. Nous n'avons pas le projet d'écrire la légende dorée de
toutes ces mérétrices béatifiées, et nous ne leur contesterons pas la
place qu'elles occupent à tort ou à raison dans la béatitude céleste;
mais nous emprunterons seulement certains passages aux écrits des
anciens hagiographes, pour faire voir l'influence du christianisme sur
la Prostitution païenne, et pour établir ce fait singulier, que les
prostituées eurent l'insigne honneur d'abjurer les premières le culte
des faux dieux, ces emblèmes plus ou moins déshonnêtes de la sensualité
humaine.

Marie l'Égyptienne, qui vivait sous le règne de Claude et qui s'était
cachée dans le désert pour y faire pénitence après sa conversion,
raconta elle-même son histoire à l'abbé Zosime qu'elle avait rencontré,
lorsqu'elle était complètement nue, le corps noir et brûlé par le
soleil: «Je suis née en Égypte, lui dit-elle en couvrant sa nudité
du manteau que Zosime lui avait donné; dans ma douzième année, je
me rendis à Alexandrie, où pendant dix-sept ans je me soumis à la
dépravation publique et ne me refusai à aucun homme. Et comme des gens
de cette contrée se disposaient à faire le voyage de Jérusalem pour
adorer la vraie Croix, je priai les mariniers, qui les conduisaient,
de me prendre avec eux. Quand ils me demandèrent le prix du passage,
je leur dis: «Frères, je n'ai rien à donner, mais prenez mon corps
pour le payement de mon passage.» Ils me prirent ainsi et disposèrent
de mon corps pour se payer. Nous arrivâmes à Jérusalem ensemble, et
m'étant présentée avec les autres aux portes de l'église pour adorer
la vraie Croix, je fus soudainement repoussée par une force invisible;
je retournai plusieurs fois inutilement jusqu'aux portes de l'église
et toujours je me sentais retenue, tandis que les autres entraient
sans difficulté. Alors je fis un retour sur moi-même et pensai que
mes nombreux et sales péchés étaient la cause de cette répulsion. Je
commençai à soupirer profondément, à verser des larmes amères et à
châtier mon corps avec mes mains.» Elle fit voeu de chasteté et se mit
sous la sauvegarde de la vierge Marie, qui lui permit d'entrer dans
l'église et d'adorer la vraie Croix. Après quoi, elle passa le Jourdain
et s'enfonça dans le désert où elle resta quarante-sept ans sans voir
aucun homme, en vivant de trois pains qu'elle avait apportés avec elle.
«Pendant les dix-sept premières années de ma vie solitaire, dit-elle,
j'ai eu à souffrir des tentations de la chair; mais, avec la grâce de
Dieu, je les ai toutes vaincues...» Voilà les exemples à imiter que le
confesseur chrétien offrait aux femmes de mauvaise vie, qui accouraient
en foule pour l'entendre. La relation que nous avons empruntée à
Jacques de Voragine, le grand légendaire du moyen âge, est plus décente
que celle des Actes de la sainte, paraphrasés et commentés avec peu
de retenue par son historien Théophile Raynaud. Cette sainte était la
patronne ordinaire des courtisanes, et l'abandon qu'elle fit de son
corps aux bateliers se voyait représenté sur les vitraux des églises,
notamment à Sainte-Marie-de-la-Jussienne, chapelle située autrefois
dans la rue qui a conservé ce nom à Paris, et affectée à la grande
confrérie des filles publiques.

Une autre courtisane, qui n'eut pas la réputation de Marie l'Égyptienne
auprès de ses pareilles, figure aussi dans la Vie des Pères, où elle
fait amende honorable de ses péchés. Il serait possible néanmoins que
cette sainte n'ait jamais été qu'une personnification de la débauche
pénitente et un touchant emblème de la purification d'un corps souillé.
Elle se nommait Thaïs et habitait une ville d'Égypte que la tradition
ne nomme pas; sa beauté était telle, que beaucoup d'insensés vendaient
tout ce qu'ils possédaient pour acheter ses faveurs et se trouvaient,
au sortir de sa couche, réduits à une extrême pauvreté; ses amants
en venaient souvent aux mains dans des querelles de jalousie, et
sa porte était arrosée de sang, raconte Jacques de Voragine. L'abbé
Paphnuce eut la pensée de la convertir. Il revêtit un habit séculier,
prit une pièce de monnaie et la lui présenta comme rémunération du
péché qu'il semblait solliciter d'elle. Celle-ci accepta la pièce de
monnaie, en disant: «Allons dans ma chambre!» Et quand Paphnuce fut
entré dans cette chambre et qu'elle l'invitait à monter sur le lit,
tout couvert de riches étoffes, il lui dit: «Allons dans un lieu plus
secret?» Elle le mena successivement dans plusieurs autres chambres,
et il objectait toujours qu'il craignait d'être vu: «C'est une chambre
où personne n'entre, lui dit-elle tristement; mais, si c'est Dieu que
tu crains, il n'y a aucun endroit qui soit caché à ses regards.» Le
vieillard, étonné de ce langage, lui demanda si elle savait qu'il y
eût un Dieu rémunérateur et vengeur. Elle répondit qu'elle le savait:
«Puisque tu le sais, s'écria Paphnuce avec sévérité, comment as-tu
perdu tant d'âmes? Oui, pécheresse, il y a un Dieu, et tu lui rendras
compte, non-seulement de ton âme, mais encore de toutes celles que tu
as induites au péché.» A ces mots, Thaïs tomba aux pieds de Paphnuce,
en versant des larmes de contrition: «Mon père, lui dit-elle, j'espère
pouvoir obtenir par la prière la rémission de mes fautes; je te prie
de m'accorder trois heures pour me préparer à te suivre; je ferai
ensuite tout ce que tu ordonneras.» L'abbé, lui ayant indiqué le lieu
où il l'attendrait, sortit de cette maison d'impureté. Thaïs rassembla
tout ce qui était le gain de ses péchés, vêtements somptueux, riches
joyaux, meubles splendides, et en fit un feu de joie sur la place
publique, en présence de tout le peuple. «Venez tous, criait-elle,
venez, vous qui avez péché avec moi, et voyez comme je brûle tout ce
que j'ai reçu de vous!» Ces objets montaient à la valeur de quarante
livres d'or. Lorsque tout fut consumé, elle rejoignit Paphnuce, qui la
conduisit dans un monastère de vierges, et il l'enferma dans une petite
cellule, dont il ferma et scella la porte, en ne laissant subsister
qu'une étroite fenêtre, par laquelle on faisait passer chaque jour à
la recluse une faible ration de pain et un peu d'eau. Au moment où le
vieillard prenait congé d'elle: «Mon père, lui cria Thaïs, où veux-tu
que je répande l'eau que la nature chassera de mon corps?--Dans ta
cellule, comme tu le mérites,» répondit-il durement. Elle lui demanda
encore comment elle devait adorer Dieu: «Tu n'es pas digne de nommer
Dieu, répliqua-t-il avec mépris, ni de lever tes mains vers le ciel,
car tes lèvres sont pleines d'iniquité et tes mains sont chargées de
souillures. Prosterne-toi du côté de l'Orient en répétant souvent ces
mots: Toi qui m'as créée, aie pitié de moi!» Cette dure pénitence dura
trois ans, après lesquels Thaïs, délivrée par l'abbé Paphnuce, malgré
elle, rentra dans le siècle; mais elle ne survécut que trois jours à la
rémission de ses péchés et mourut en paix comme une vierge.

Saint Éphrem fut moins heureux dans la conversion d'une autre femme de
mauvaise vie qui voulait l'induire à pécher avec elle. Pour se dérober
à ses importunes provocations, le saint lui dit: «Suis-moi!» Elle le
suivit; mais, lui, au lieu de chercher un endroit écarté, favorable
à une oeuvre illicite, mena cette femme au milieu d'un carrefour où
affluait une grande foule de peuple; puis, se tournant vers elle:
«Arrêtons-nous ici, lui dit-il brusquement, afin que j'aie commerce
avec toi!--Je ne le puis, répondit-elle en rougissant: il y a trop
de monde ici!--Si tu rougis de la présence des hommes, répliqua saint
Éphrem avec indignation, ne dois-tu pas rougir davantage de la présence
de ton Créateur, qui découvre les choses cachées au fond des ténèbres!»
La courtisane, honteuse et confuse, s'enfuit la tête basse, mais ne se
retira pas dans un monastère et ne livra point au feu les produits de
son infâme métier. Souvent les Pères de l'Église ne craignaient pas de
se commettre avec ces créatures, pour essayer de les ramener à Dieu en
les forçant à rougir de leur péché. Les Vies des Pères sont remplies
de ces aventures, qui témoignent de la constance et de la charité de
ces vénérables confesseurs. Deux solitaires, qui se rendaient à la
ville d'Aige en Tharse, souffrent tellement de la chaleur du jour, en
route, qu'ils sont forcés de faire halte dans une hôtellerie, malgré
la répugnance qu'ils avaient à entrer dans ce mauvais lieu. Il y avait
dans cette hôtellerie quelques jeunes débauchés et une prostituée.
Celle-ci, inspirée par le démon, s'approche d'un des deux solitaires
et l'invite à commettre un acte d'incontinence. Le solitaire la
repousse avec dégoût et se détourne en priant Dieu de lui pardonner.
Cette effrontée revient à la charge avec mille agaceries et conjure ce
pauvre solitaire de ne pas se refuser à ce qu'elle réclame de lui: elle
prononce alors le nom de la Madeleine, qui trouva grâce devant Jésus,
dit-elle: «En vérité! reprit le solitaire; mais quand Jésus eut adressé
la parole à la pécheresse, elle cessa d'être courtisane.--Et moi
aussi!» s'écria cette femme, obéissant à une inspiration de l'Esprit
saint. Elle se sépara sur-le-champ de ses compagnons de débauche et
elle suivit pieusement les deux solitaires, qui la présentèrent dans
un monastère de femmes, où elle vécut dans les macérations sous le nom
de Marie. Ses compagnes ne lui reprochèrent jamais son ancien état, et
toute souillée qu'elle avait été avant sa conversion miraculeuse, elle
se regardait comme une des épouses les plus fidèles de Jésus-Christ.

Un passage de la Vie de saint Siméon Stylite, qui passa plus de
quarante ans sur le chapiteau d'une colonne, où il avait établi sa
cellule d'anachorète (mort en 460), nous fait connaître l'empressement
que mettaient les courtisanes de tous les pays à venir repaître
leurs yeux du spectacle émouvant de ses austérités, et leurs oreilles
des encouragements de la parole divine. Saint Siméon, du haut de sa
colonne, convertit une multitude d'hommes vicieux ou pervers, qui
accouraient de toutes parts à ses prédications. Les mérétrices, que
la renommée du saint attirait en foule, ne l'avaient pas plutôt aperçu
priant et bénissant sur sa colonne, qu'elles renonçaient à leur genre
de vie, à leurs pompeux habits, à leurs parfums et à leurs voluptés,
pour entrer dans un monastère, où elles devenaient des saintes, à
force de répandre des larmes et de détester leurs péchés: _Quid porro
de meretricibus dicam, quæ, ex diversis procul terris, ad servi Dei
septum profectæ, postquam illum conspexere, patriam suam deseruere,
et severiorem ascetarum disciplinam in monasterio professæ, sanctorum
honorem commeruerunt, posteaquam, Domino largiente, præteritorum
criminum chirographa suis lacrymis_ (_Acta Sanctorum_, t. II, p. 344).
On pourrait inférer de ce passage curieux, que les courtisanes, qui se
laissaient toucher par la grâce, devaient faire une confession générale
de leurs péchés et en dresser un inventaire détaillé, qu'elles avaient
toujours présent sous les yeux pendant leur longue pénitence, pour
ne pas oublier leurs anciens méfaits et les pleurer éternellement.
Au reste, les courtisanes pénitentes pouvaient être catéchumènes,
dès qu'elles avaient abjuré leur état de Prostitution; ainsi, dans la
Vie de sainte Pélagie (Arnaud d'Andilly, t. I, p. 572), on voit cette
fameuse comédienne, qui n'avait pas encore renoncé au siècle, assister
à une instruction religieuse dans l'église d'Antioche, où elle n'était
jamais entrée auparavant; et pourtant, elle avait donné un terrible
scandale à l'évêque et à ses suffragants, assis à la porte de l'église
de Saint-Julien, lorsqu'elle passa auprès d'eux, toute étincelante de
pierres précieuses, de perles et d'or, qui brillaient jusque sur ses
brodequins, toute parfumée d'essences, toute fière de sa merveilleuse
beauté, devant laquelle le saint évêque et ses assesseurs battirent
en retraite, les yeux baissés et l'âme gémissante, pour ne pas voir
cette figure diabolique, ces épaules, ce sein, ces bras nus, que la
tentatrice offrait à leurs chastes regards.

Cette sainte Pélagie n'est pas celle qui se nommait Porphyre dans
sa vie de courtisane, et qui vécut à Tyr, deux ou trois siècles
plus tard. Un jour, celle-ci aperçut dans la rue deux solitaires qui
venaient quêter pour les pauvres et les malades. Porphyre reçut tout
à coup un trait enflammé de la grâce; elle courut à la rencontre
de ces bons pères, et s'adressant au plus vieux: «Sauvez-moi, mon
père, s'écria-t-elle avec un élan du coeur, sauvez-moi, ainsi que
Jésus-Christ sauva la pécheresse!» Le solitaire, à qui elle parlait
ainsi, leva les yeux vers elle et la contempla d'un air doux et
mélancolique. «Suivez-moi!» lui dit-il. Elle le suivit à distance
avec humilité et respect; mais, lui, alla droit à elle, la prit
par la main et la conduisit publiquement à travers la ville. Quand
ils en furent dehors, ils entrèrent dans une église qui s'offrit à
eux, et Porphyre y trouva un enfant nouveau-né, qu'elle adopta. Le
solitaire et la courtisane s'en allèrent donc avec l'enfant, mais on
les soupçonna d'avoir à se reprocher la naissance de cet enfant; et ce
fut un scandale que le solitaire fit cesser, en portant des charbons
ardents dans sa robe, pour prouver son innocence. Porphyre avait pris
le nom de Pélagie et s'était renfermée dans un monastère. Son exemple
fit une telle impression sur l'esprit des courtisanes de Tyr, qu'elles
voulurent l'imiter et que plusieurs d'entre elles se consacrèrent
à Dieu, pour laver leur robe d'innocence et devenir épouses de
Jésus-Christ.

La première sainte Pélagie périt à Antioche, pendant la persécution de
Licinius, en 308: elle se jeta du haut d'un toit, pour échapper aux
soldats qui venaient s'emparer d'elle et qui menaçaient d'attenter
à son voeu de chasteté. Pendant la même persécution, il y eut des
courtisanes qui souffrirent le martyre, entre autres Théodote, Afra
et ses suivantes, qui exerçaient également la Prostitution. Le savant
Ruinart, qui a placé sous cette date les actes de sainte Théodote, fait
cette observation, qu'il aurait dû appuyer de quelques autorités: «On
ne voit pas, dit-il, qu'une courtisane ait été admise dans la communion
des fidèles et reçue à l'église, avant les temps de la persécution
de Licinius, et l'on ne saurait nier que Théodote ait fait trafic de
son corps (_quæstum corpore fecisse_).» Le martyre de sainte Afra
fut même plus remarquable que celui de Théodote, qui eut l'affront
d'être condamnée à reprendre son honteux métier. Afra comparut devant
le juge Gaius, qui l'accueillit en souriant: «Comme je l'apprends,
tu es mérétrix, lui dit-il. Sacrifie aux dieux! Tu le feras d'autant
plus volontiers, qu'une mérétrix n'a rien à démêler avec le Dieu
des chrétiens?» Afra garde le silence et se recommande tout bas à
Jésus-Christ. «Sacrifie, reprend le juge, sacrifie, pour que les dieux
t'accordent d'être aimée de tes amants comme ils t'ont aimée jusqu'à
présent! Sacrifie, pour que tes amants t'apportent beaucoup d'argent!»

Afra rougit de cette allusion à sa vie passée: «Je n'accepterais pas
désormais cet argent exécrable, s'écrie-t-elle avec un geste d'horreur,
car l'argent que j'avais amassé ainsi, je l'ai rejeté loin de moi,
parce qu'il n'était pas de bonne conscience (_de bonâ conscientiâ_).
J'ai prié un de mes frères pauvres, qui ne voulait pas l'accepter, de
le purifier en l'acceptant et en priant pour moi. Si je me suis défait
d'un bien mal acquis, qui me pesait sur le coeur, comment puis-je
songer à en acquérir de la même manière?--Christ ne te trouve pas
digne, reprend Gaius. C'est donc sans raison que tu l'appelles ton
Dieu; quant à lui, il ne te reconnaît pas pour sienne; car une femme
qui est mérétrix ne peut se dire chrétienne.--En effet, je ne mérite
pas le nom de chrétienne! Cependant la miséricorde de Dieu, qui juge
non mes mérites mais ma foi, voudra bien me recevoir dans le paradis.»
Le juge Gaius prononça alors son jugement: «Nous ordonnons que la
courtisane Afra (_publicam meretricem_), qui s'est confessée chrétienne
et qui n'a pas voulu participer aux sacrifices, soit brûlée vive!»

Afra marcha au supplice, tandis que ses deux suivantes, Eunomia et
Eutropia, qui avaient été baptisées comme elle par l'évêque Narcissus,
se tenaient, voilées et silencieuses, au bord du fleuve, en espérant
partager le martyre de leur maîtresse, ainsi qu'elles avaient partagé
son péché (_simulque fuerant in peccato_). Afra, en montant sur le
bûcher, fait cette prière, qu'on avait adoptée au moyen âge comme
l'oraison des prostituées repentantes:

«Seigneur Dieu tout-puissant, Jésus-Christ, qui n'es pas venu appeler
les justes, mais les pécheurs, à la pénitence; Jésus, dont la promesse
est vraie et manifeste, parce que tu as daigné dire que dès qu'un
pécheur se sera converti de ses iniquités, à cette heure même tu ne
te souviendras plus des péchés de ce pénitent; reçois donc à cette
heure l'expiation de ma mort (_Accipe in hac horâ passionis meæ
poenitentiam_)!»

Une courtisane martyrisée au nom du Christ arrachait toujours une foule
de victimes à la Prostitution et enfantait de nouveaux martyrs.



CHAPITRE III.

  SOMMAIRE. --Pourquoi les gentils infligeaient aux femmes
  chrétiennes le supplice de la Prostitution publique. --Légende des
  _Sept vierges_ d'Ancyre. --Agonie d'une virginité vouée à l'outrage
  de l'impudicité païenne, dépeinte par le poëte Aurelius Prudentius.
  --Sainte Agnès est dénoncée comme chrétienne. --Jugement du préfet
  Symphronius. --Agnès est conduite dans une maison de débauche.
  --Mort miraculeuse du fils de Symphronius. --Particularités
  importantes pour l'histoire de la Prostitution. --Sainte Théodore,
  dénoncée comme chrétienne, est condamnée au supplice du lupanar.
  --Dévouement sublime de Didyme. --Décapitation de Théodore et
  de Didyme. --Fait analogue rapporté par Palladius. --Légende de
  sainte Théodote. --Sainte Denise livrée à deux libertins par ordre
  du proconsul Optimus. --Délivrance miraculeuse de sainte Denise.
  --Légende de sainte Euphémie.


Les chrétiens étaient si fiers de leur chasteté, ils y attachaient
tant de prix, ils craignaient tellement de perdre ou d'altérer ce
trésor, que leurs persécuteurs se firent un malin plaisir de les
tourmenter dans la possession d'un bien qu'on n'eût jamais songé à
leur enlever, s'ils n'avaient pas porté, de la sorte, un défi à la
religion et à la philosophie païennes. On s'explique ainsi cet étrange
supplice, qui consistait à livrer une femme chrétienne, vierge ou
non, aux brutalités infâmes de la Prostitution publique. Il est trop
souvent question d'un pareil supplice dans les Actes des saints, pour
qu'on puisse le révoquer en doute et le regarder comme un emblème des
excès de l'idolâtrie. Les hagiographes entrent à cet égard dans les
détails les plus singuliers, et saint Ambroise, au liv. III de son
_Traité des Vierges_, où il raconte avec complaisance le martyre de
sainte Théodore, nous donne à entendre que cette pénible épreuve était
presque toujours réservée aux vierges qui refusaient de sacrifier aux
dieux. Au reste, comme nous l'avons déjà dit, ce n'était peut-être
que l'application de la vieille loi romaine qui défendait de mettre
à mort une vierge, et qui abandonnait celle-ci à une espèce de
dégradation, que le bourreau avait le droit d'exercer sur sa victime
avant d'exécuter l'arrêt. Mais, à cet antique usage de la pénalité,
se joignait certainement l'intention de déshonorer la chrétienne à ses
propres yeux comme aux yeux de ses coreligionnaires.

Le sacrifice aux dieux qu'on imposait à toute femme accusée d'être
chrétienne, n'était pour celle-ci qu'un acheminement à la Prostitution,
car la plupart des dieux et des déesses semblaient avoir été inventés
pour déifier les passions sensuelles et pour faire un appel permanent
à la débauche: «Les gentils, dit saint Clément d'Alexandrie, renonçant
à tout sentiment de modestie et de pudeur, gardent dans leurs maisons
des tableaux où leurs dieux sont représentés au milieu des plus infâmes
transports que puisse causer la volupté; ils parent leurs chambres
à coucher de ces peintures déshonnêtes, et prennent pour une sorte
de piété la plus monstrueuse incontinence. Vous regardez de vos lits
l'image de Venus et l'oiseau qui vole vers Léda; plus un tableau est
impudique, plus il vous paraît excellent: vous en faites graver le
dessin, et vous avez pour cachet les débordements de Jupiter! Voilà les
modèles de votre mollesse, voilà les idées infâmes que vous avez de vos
dieux, voilà la doctrine criminelle qu'ils vous enseignent et qu'ils
pratiquent avec vous!... Vous commettez la fornication et l'adultère
par les yeux et par les oreilles, avant que de les commettre en
réalité; vous faites outrage à la nature de l'homme et vous anéantissez
la Divinité par vos indignes actions!» Les chrétiennes auraient cru
donc commettre une fornication ou un adultère, en sacrifiant aux dieux
du paganisme, en s'approchant de leurs autels, en y jetant un grain
d'encens, en levant les yeux vers ces statues qui bravaient souvent
la pudeur et qui enseignaient le péché par leurs attributs et leurs
muettes provocations. Les vierges détournaient la vue ou se voilaient
avec horreur en présence de ces impures divinités, et le juge alors,
comme pour les préparer à sacrifier à Vénus, à Isis, à Bacchus ou à
quelque autre idole, les envoyait faire un rude apprentissage dans une
maison de Prostitution.

C'était avec un profond désespoir que les saintes femmes subissaient
ces horribles violences: elles demandaient à leur divin Époux de les
appeler à lui, avant que leur chère pureté fût la proie des impies;
elles s'abîmaient dans la prière et la contrition, pour ne pas être
témoins de leur propre avilissement; elles auraient préféré mille
morts, mille tortures, à la perte de leur innocence. Il paraîtrait
que l'exposition des chrétiennes à la merci des libertins ne fut
point mise en pratique avant la terrible persécution de Marc-Aurèle,
car Tertullien, dans son _Apologétique_, parle de ce genre de
supplice comme d'une invention récente due à un raffinement de
cruauté (_exquisitior crudelitas_). «En condamnant dernièrement une
vierge au lénon plutôt qu'au lion, dit-il avec un amer jeu de mots,
vous avez confessé qu'un outrage à la pudeur était réputé chez les
chrétiens plus atroce que tous les supplices et tous les genres de
mort. (_Proximè ad lenonem damnando christianam, potiusquam ad leonem,
confessi estis labem pudicitiæ apud nos atrociorem omni poena et omni
morte reputari_).» Mais Jésus-Christ eut souvent pitié de ses chastes
épouses, et tantôt il leur accordait la grâce de mourir saines et
sauves, tantôt il faisait descendre ses anges auprès d'elles pour
les défendre et les exhorter, tantôt il frappait d'impuissance les
bourreaux les plus formidables, ou bien il en faisait tout à coup des
chrétiens et des confesseurs. «Lorsque l'implacable persécution était
dans toute sa force, raconte saint Basile (_De verâ virginitate_, no
52), des vierges choisies à cause de leur foi en leur divin Époux,
ayant été livrées comme des jouets aux regards des impies, gardèrent
la pureté de leurs corps, et cela n'arriva que par la grâce de
Jésus-Christ, qui voulut montrer que tous les efforts des impies ne
parviendraient pas à souiller la chair de ces vierges, et que leurs
corps restaient inviolables, sous sa sauvegarde, par l'effet d'un
miracle.» Il faudrait peut-être, dans le texte latin de ce passage,
corriger un mot, et mettre _liminibus_ au lieu de _luminibus_, ce qui
donnerait un sens plus conforme aux usages de la persécution, dans
cette phrase: «_Electæ virgines propter Sponsi fidem, ad illudendum
impiis luminibus traditæ, corporibus inviolatæ perdurarunt_.» Il est
probable que saint Basile avait désigné les dictérions ou les lupanars,
qui recevaient ordinairement les vierges chrétiennes condamnées à la
Prostitution; mais le traducteur latin ayant remplacé le mot grec
par une périphrase, _impiis liminibus_, qui caractérise assez bien
ces mauvais lieux, une faute de copiste a changé le sens, que nous
proposons de rétablir, sans sortir de notre sujet.

Nous n'avons pas l'espace nécessaire pour relater ici tous les martyres
qui ont commencé ou fini par la Prostitution violente. Il y aurait un
livre entier à faire sur la matière, en dépouillant, à ce point de vue
unique, l'immense recueil des Bollandistes et en étudiant les Actes
des saintes qui ont été plus ou moins persécutées dans leur virginité
ou leur chasteté. Nous grouperons seulement quelques faits analogues,
pour faire apprécier dans quel but et dans quelle forme le paganisme
attentait à la pudeur chrétienne. On comprendra ainsi avec quel pur
amour les saintes femmes se donnaient à Jésus-Christ, en voyant le
gracieux portrait que saint Augustin a fait de la chasteté chrétienne,
dans ses _Confessions_: «La Chasteté se présentait à moi avec un visage
plein de majesté et de douceur, et joignant à un gracieux souris des
caresses sans afféterie, afin de me donner la hardiesse de m'approcher
d'elle, elle étendait, pour me recevoir et m'embrasser, ses bras
charitables, entre lesquels je voyais tant de personnes qui pouvaient
me servir d'exemples. Il y avait un grand nombre de jeunes garçons
et de jeunes filles, des hommes et des femmes de tout âge, des veuves
vénérables et des vierges arrivées presque à la vieillesse. Et cette
excellente vertu n'est pas stérile, mais féconde dans ces bonnes âmes,
puisqu'elle est mère de tant de célestes désirs, qu'elle conçoit de
vous, ô mon Dieu, qui êtes son véritable et son saint époux!» Cette
chasteté était aussi jalouse de sa conservation dans la vieillesse
que dans l'enfance, et la persécution n'avait aucun égard à l'âge,
lorsqu'elle destinait une victime aux outrages de la Prostitution.
Sainte Agnès n'avait pas treize ans, et les sept vierges d'Ancyre ne se
souvenaient plus d'avoir été jeunes.

Ces sept vierges, quoique âgées de soixante-dix à quatre-vingts ans
chacune, furent condamnées, comme chrétiennes, à être livrées aux
débauchés d'Ancyre. Ces débauchés n'eurent pourtant pas le courage
de se faire les instruments de la cruauté des persécuteurs; un seul
d'entre eux osa tenter l'aventure, mais l'esprit de Dieu se mit entre
lui et les saintes vierges. Le préfet d'Ancyre, furieux de voir que
son jugement n'était pas exécuté, les condamna, par malice, à cause
de leur invincible virginité, au service du temple de Diane. Par une
singularité que le légendaire ne justifie pas, elles furent mises
toutes nues pour aller laver la statue de la déesse dans un lac sacré,
voisin de la ville que traversa le cortége, dans lequel leur nudité
avait lieu de surprendre les spectateurs. Ce fut dans les eaux du lac
qu'elles trouvèrent un refuge contre les regards curieux de la foule.
Cet étrange martyre daterait du quatrième siècle, selon Nilus, qui nous
en a conservé l'incroyable récit. Les autres saintes qui ont également
été exposées à la brutalité païenne, sont presque toutes de la même
époque. Théodore, Irène, Agnès, Euphémie, furent éprouvées de la même
façon, dans l'horrible persécution ordonnée par Dioclétien en 303,
persécution qui dura jusqu'en 311, et qui fit plus de martyrs que les
précédentes. Jamais on n'avait imaginé des supplices plus douloureux
pour la chasteté chrétienne. Ainsi, en Thébaïde, on attachait les
femmes par un pied, et on les élevait en l'air avec des machines, afin
qu'elles demeurassent suspendues, la tête en bas, entièrement nues. Le
génie de la Prostitution semblait inspirer aux juges et aux bourreaux
un luxe prodigieux de tortures infâmes.

Le poëte Aurélius Prudentius, qui écrivait plus de soixante ans après
les horreurs de cette persécution, en avait recueilli sans doute
les souvenirs, lorsqu'il a dépeint l'agonie d'une virginité vouée à
l'outrage de l'impudicité païenne. Si la vierge n'appuyait pas sa tête
contre l'autel de Minerve et ne demandait pas sa grâce à la déesse,
on l'insultait, dès qu'elle se mettait en marche pour se rendre au
lupanar. Alors toute une jeunesse ardente s'élançait sur les pas de
l'infortunée et se disputait le droit de l'insulter (_novum ludibriorum
mancipium petat_). On lui criait de s'arrêter, au détour de chaque rue;
mais la vierge fuyait plus vite, en détournant la tête et en cachant
son visage, poursuivie par une foule impatiente; elle craignait que
quelque libertin ne portât la main sur elle et ne fît un cruel affront
à son sexe (_ne petulantiùs quisquam verendum conspiceret locum_);
et sous la menace de ce péril, elle se hâtait de mettre à l'abri sa
virginité dans le lupanar, comme si elle devait y être en sûreté, comme
si le lupanar ne pouvait qu'être chaste et inviolable pour elle. Rien
n'est plus touchant que ce tableau de la pudeur chrétienne.

Sainte Agnès, en effet, ne perdit pas sa virginité, pour avoir été
conduite dans un lupanar de Rome. Elle appartenait à une des premières
familles de cette ville, et quoique âgée de treize ans à peine, elle
avait été déjà recherchée en mariage par plusieurs jeunes patriciens.
Sa grande beauté ne la détourna pas de la vie austère qu'elle avait
embrassée. Elle fut dénoncée comme chrétienne au préfet Symphronius
par le fils même de ce préfet, qu'elle avait dédaigné comme les autres
prétendants; elle proclama hautement sa croyance et déclara qu'elle
avait consacré sa virginité à Jésus-Christ. «Choisis entre deux partis
à prendre, lui dit le juge: ou sacrifie à Vesta avec les Vestales,
ou prostitue-toi avec les courtisanes dans un lupanar de soldats,
où tu n'auras pas recours aux chrétiens qui t'ont séduite (_aut cum
meretricibus scortaberis in contubernio lupanari_).» Agnès répondit à
Symphronius, en le bravant. Celui-ci, irrité de cette audace, ordonne
qu'elle soit dépouillée de ses vêtements et menée nue au lupanar,
précédée d'un héraut criant à son de trompe: «Agnès, vierge sacrilége,
ayant blasphémé les dieux, est livrée à la Prostitution publique
(_scortum lupanaribus datam_).» On exécute l'ordre du préfet. Mais à
peine Agnès est-elle mise à nu, que ses cheveux poussent à l'instant
et forment un voile autour de son corps. Un ange marche à ses côtés
et l'environne d'une splendeur divine. Elle entre au lupanar, toute
resplendissante de clarté, mais déjà sa pudeur est garantie par une
robe, de blancheur éblouissante, qui la couvre de la tête aux pieds.
Les débauchés, qui l'attendaient dans le mauvais lieu, n'osent pas
s'approcher d'elle et la contemplent avec terreur, jusqu'à ce qu'ils se
jettent à ses pieds en implorant son pardon. Le fils du préfet accourt
avec ses compagnons de plaisir, pour s'emparer de la belle proie qu'il
s'est promise; mais dès qu'il étend la main vers Agnès, il tombe mort,
comme frappé de la foudre.

Tel est le récit de saint Ambroise, dans ses Épîtres (liv. IV, ép.
34); mais les Actes de la sainte, publiés par Ruinart, ajoutent
à ce récit bien des particularités importantes pour l'histoire de
la Prostitution. Selon ces Actes, dès que la sainte fut arrivée au
lupanar, on la revêtit d'une chemise de gaze transparente, que les
filles de joie portaient dans l'intérieur des mauvais lieux, pour
mieux solliciter la luxure, en laissant entrevoir ou deviner tout ce
qui pouvait l'enflammer. Aussitôt la populace envahit le lupanar,
et chacun s'empresse de faire valoir son droit de premier venu;
mais aussitôt cette ardeur impudique s'éteint et s'évanouit: les
libertins restent immobiles, tremblants, indécis, sans force et sans
volonté; ils rougissent de honte et se retirent, sans avoir touché la
sainte, qui les regarde avec calme. Le lupanar ne se vide que pour se
remplir de nouveau; mais le miracle se renouvelle, et les affronteurs
demeurent interdits, avant d'avoir fait une tentative de violence
que la jeune Agnès ne semble pas redouter. Tous s'éloignent avec
terreur, avec respect, et personne n'ose plus pénétrer dans le repaire
de Prostitution. Un seul se présente encore: le bruit se répand que
c'est le propre fils de Symphronius; il ne doute pas du succès de sa
honteuse entreprise; il s'élance seul derrière le rideau qui ferme
l'entrée du lupanar; il s'avance impétueusement vers Agnès, il étend
les bras pour la saisir, mais il tombe mort à ses pieds. Cependant ses
amis l'attendaient à la porte, curieux, inquiets de savoir si ce loup
ravissant s'était emparé de la brebis du Christ, selon les paroles
mêmes de la légende. Comme on ne le voit pas reparaître, comme on
n'entend rien dans la cellule d'Agnès, quelqu'un se hasarde à y entrer:
à l'aspect du mort, il se trouble, il invoque la pitié de la sainte, il
est converti. Nul ne sera désormais assez hardi pour vouloir se faire
l'exécuteur de l'arrêt de Symphronius, devant qui l'on ramène Agnès
encore munie de sa virginité. Agnès consent à ressusciter le mort,
qu'elle avait sacrifié à la défense de sa pudeur, et le ressuscité ne
se soucie plus de s'en prendre aux vierges chrétiennes; mais cette
résurrection miraculeuse est attribuée à des invocations magiques,
et Agnès, condamnée à être brûlée vive, emporte avec elle sa fleur
virginale dans les flammes du bûcher. Le savant éditeur de cette
légende mentionne la tradition qui plaçait, sous les voûtes du Cirque
Agonal ou destiné aux jeux publics, ce lupanar où la virginité d'Agnès
avait remporté la victoire sur ses impurs ennemis.

Le supplice du lupanar se reproduit souvent dans les Actes des saintes,
mais toujours avec des circonstances différentes, qui sembleraient
accuser des variantes de détails sur un thème unique. Il n'est pas
probable que les mêmes faits se soient représentés si souvent avec
autant de similitude. Le plus célèbre de tous les martyres de cette
espèce est celui de sainte Théodore, qui doit sans doute la célébrité
de son nom à une mauvaise tragédie de Pierre Corneille, plutôt qu'à
la légende paraphrasée par saint Ambroise et à ses Actes publiés
par Ruinart. C'était une dame noble d'Alexandrie. Le juge la cita
devant lui et la somma de sacrifier aux dieux. «D'après les ordres
de l'empereur, lui dit-il, vous autres vierges qui refusez d'offrir
de l'encens aux dieux, vous devez être exposées dans les lieux
infâmes. Mais j'ai pitié de votre naissance et de votre beauté.--Vous
pouvez faire ce qui vous plaira, répond Théodore. Ma volonté n'aura
point de part aux violences que vous exercerez.» On la soufflette,
par ordre du juge, qui s'efforce de dompter cette rebelle. «Malgré
votre condition illustre, lui dit-il, vous me contraignez de vous
faire affront devant le peuple, qui attend votre jugement. Je vous
donne trois jours pour réfléchir; après ce délai, si vous refusez de
sacrifier, je vous exposerai dans un lupanar, afin que les personnes
de votre sexe voient votre déshonneur et s'amendent.» Les trois jours
écoulés, Théodore resta aussi ferme dans sa résolution. «Théodore,
lui dit le juge, puisque vous persistez dans votre refus de sacrifier,
j'ordonne qu'on vous conduise au lupanar. Nous verrons si votre Christ
vous délivrera.--Le Dieu qui m'a jusqu'à présent gardée sans tache,
reprend Théodore avec douceur, connaît ce qui en arrivera; il est assez
puissant pour me protéger contre ceux qui voudraient me faire injure.»
On la conduit dans une maison de Prostitution; en y entrant, elle
adresse une prière fervente à son Époux céleste. Le peuple environne
la maison: il attend l'issue d'un martyre qui n'est pas chose nouvelle
pour lui, et qui se termine ordinairement par la consécration de la
virginité des patientes. Cette fois, il y a plus de spectateurs que
d'acteurs. Aucun ne se présente pour faire affront à la chrétienne.
Enfin, un soldat fend la foule et pénètre dans le lieu du supplice.
Théodore frissonne au bruit des pas; elle rassemble autour d'elle,
avec ses mains craintives, le peu de vêtements qu'on lui a laissés, et
qui ne cachent pas tout ce qu'elle essaie de voiler. Ce soldat est un
chrétien, qui a pris ce déguisement pour arriver jusqu'à elle et pour
la sauver; il la conjure de changer d'habillement avec lui, et finit
par la décider, en lui faisant un hideux tableau du sort qui l'attend
dans cette vilaine maison. Théodore, déguisée en soldat, couvrant son
visage avec sa cape et ses deux mains, sort heureusement de l'antre
du vice, sans répondre aux questions qui l'assiégent et aux éclats de
rire qui la poursuivent. Une heure après, le chrétien conduit devant
le juge, était condamné à être décapité pour avoir aidé la délivrance
de Théodore. Celle-ci reparaît et dispute à son libérateur la couronne
du martyre. «C'est moi qui ai été condamné, lui dit Didyme.--Vous avez
bien voulu me sauver l'honneur, répond Théodore, mais je ne consens
point que vous me sauviez la vie; car j'ai fui l'infamie et non la
mort.» Ils furent décapités ensemble, et Théodore mourut vierge.

Palladius, dans la Vie des Pères (_Vita Patrum_, cap. CXLVIII: _De
fæmina nobilissima quæ fuit semper virgo_), rapporte un fait à peu
près semblable, qui se serait passé un siècle auparavant, mais dont
il ne nomme pas les héros, quoiqu'il emprunte son récit à «un ancien
livre, dit-il, écrit par Hippolyte, qui fut l'ami des apôtres.» Une
fille noble et vertueuse vivait à Corinthe dans la pratique austère
du célibat chrétien. Elle fut dénoncée au juge, dans un temps de
persécution. Ce juge impie avait un amour immodéré pour les femmes,
et afin de satisfaire cet amour charnel, il recourait souvent aux bons
offices des lénons et des marchands de Prostitution (_cauponatores_).
Ceux-ci lui avaient vanté la beauté merveilleuse de la vierge
chrétienne; il la trouva plus surprenante encore qu'il ne l'eût
imaginée, et il n'épargna rien pour séduire cette vierge, qui repoussa
ses prières aussi bien que ses menaces. Les tourments ne purent rien
obtenir de la pure et douce victime. Le juge alors, indigné de cette
résistance, eut l'idée, pour la vaincre, de condamner cette sainte à la
Prostitution publique. Il la place dans un lupanar et il recommande au
maître du lieu (_jussit ei qui eas possidebat_): «Prends cette fille,
lui dit-il, et paye-moi tous les jours trois pièces d'or (_nummos_).»
Le lupanaire accepte le marché et veut y faire honneur sur-le-champ.
La nouvelle prostituée est annoncée aux libertins de la ville par un
écriteau, qui lui assigne un nom et qui fixe son tarif. La débauche
accourt, la bourse à la main; c'est à qui aura l'avantage de la
première rencontre; ils se disputent, les indignes, le trésor de cette
virginité qui ne se défend pas. «Écoutez, leur dit la pauvre femme qui
ne peut se résigner à souffrir le martyre; il faut que je vous révèle
ce que j'ai caché au lénon, et ce que je vous prie de tenir secret.
J'ai un ulcère (_ulcus_) aux parties honteuses; cet ulcère exhale une
mauvaise odeur; de plus, il est de nature contagieuse. Je ne veux pas
que vous me détestiez..... Accordez-moi quelques jours de répit, et je
me livrerai à vous, quand je serai guérie.» Tous se retirèrent, sans
demander leur reste. La vierge, se voyant délivrée de ces bourreaux
pour quelques jours du moins, priait Dieu de compléter sa délivrance en
la faisant mourir. Tout à coup entre dans le lupanar un jeune homme,
qui semblait trop animé pour que la fable de l'ulcère fût capable de
l'arrêter dans ses desseins. La malheureuse vierge crut avec effroi que
le dernier moment de sa virginité était venu; mais ce jeune homme était
un chrétien, pieux et chaste, qui avait appris le péril que courait
sa soeur en Jésus-Christ. Il avait donc formé le projet de la sauver,
et il s'était fait admettre à prix d'argent dans ce lieu infâme. Il
changea d'habits avec elle, et il demeura, le visage voilé, à la place
obscène que la jeune fille venait de quitter. Dès que la substitution
de personne eut été reconnue et le changement de sexe constaté, le
chrétien fut condamné à mort et livré aux bêtes, ou plutôt, suivant un
commentateur, à toutes les horreurs de la Prostitution antiphysique.

Ce ne fut pas la seule chrétienne qui sortit vierge du lupanar; la
légende en cite une autre qui, après avoir, en qualité de mérétrix,
prostitué son corps dans un lieu de débauche, retrouva sa virginité en
allant à la mort. C'est la fameuse sainte Théodote, cette courtisane
dont nous avons déjà parlé et qui souffrit la persécution, vers 249,
du temps de l'empereur Philippe. Quand le préteur lui ordonna de
sacrifier aux dieux: «C'est bien assez, s'écria-t-elle, que je sois
une prostituée pour tout le monde. Je n'ajouterai pas ce crime à mes
autres crimes, afin qu'au jour suprême du jugement, je puisse au moins
me défendre d'avoir trahi le vrai Dieu!» On l'envoie en prison, où
elle passe vingt et un jours, sans prendre aucune nourriture. Quand
elle reparaît devant le juge, elle adresse publiquement une prière au
Christ: «Je te conjure, dit-elle, de m'absoudre du crime dans lequel je
suis tombée, à l'instigation du diable, car on m'appelle avec raison
_meretrix_. Fortifie mon courage et regarde-moi avec clémence, afin
que les plus atroces tortures n'aient pas même le pouvoir d'émouvoir
mon coeur.» Le juge procède à l'interrogatoire: «De mon état, dit-elle
fièrement, je suis courtisane, mais de ma religion, chrétienne, si
toutefois je suis digne du Christ.» Elle est condamnée; la foule
l'exhorte à sacrifier aux dieux; ses anciens amants la supplient
d'épargner sa vie: «Suspendez-la au gibet, dit le juge, et déchirez-lui
la peau avec des peignes de fer.» Elle supporte tout, en chantant les
louanges du Seigneur. On verse du vinaigre et du plomb fondu dans ses
plaies; on lui arrache les dents: elle ne cesse pas de prier à haute
voix. Enfin, pour la faire taire, on la lapide. Les chrétiens qui
ensevelirent son corps constatèrent, avec une surprise bien naturelle,
que cette courtisane était vierge.

Quelquefois, au lieu d'envoyer la vierge dans un lupanar et de la
livrer ainsi à un outrage public, le juge l'abandonnait à quelque
libertin émérite qui s'engageait à ne la lui ramener que souillée et
bonne pour le supplice capital. Ainsi en advint-il à sainte Denise,
qui comparut devant le proconsul Optimus avec trois chrétiens nommés
Pierre, André et Paul. Le proconsul la menaçait d'être brûlée vive
si elle ne sacrifiait pas aux idoles: «Mon Dieu est plus grand que
toi, répondit-elle; c'est pourquoi je ne crains pas tes menaces!» Le
proconsul ne l'envoya pas au bûcher, mais il l'abandonna au bon plaisir
de deux jeunes débauchés (_ad corrumpendam_). Ceux-ci l'emmenèrent
avec eux dans leur maison et réunirent leurs efforts pour la faire
céder à leurs obsessions criminelles: cette lutte inégale dura
pourtant jusqu'au milieu de la nuit, sans qu'ils triomphassent d'une
si courageuse vertu (_ut ei vim turpitudinis inferrent_). Cependant
leur ardeur commençait à s'affaiblir et le démon de l'impureté se
retirait d'eux (_marescebat eorum cupiditatis libido_). Enfin une
clarté soudaine illumina toute la chambre, et un ange apparut, qui
prit sous sa protection la vierge aux abois. Les deux corrupteurs
effrayés tombèrent aux genoux de la chaste jeune fille, qui les releva
en souriant: «Ne craignez rien, leur dit-elle; celui-ci est mon tuteur
et mon gardien; c'est pour lui que je me suis livrée à vos impuissantes
insultes.» Les deux païens la supplièrent d'intercéder pour eux auprès
de ce divin protecteur et promirent de se convertir, en jurant qu'ils
n'attenteraient plus jamais aux vierges du Seigneur.

On est autorisé à croire que ces attentats contre les vierges
chrétiennes avaient lieu principalement à Alexandrie, pendant la grande
persécution de Dioclétien. Le préfet de l'Égypte, nommé Hiéroclès,
avait enjoint à tous les juges d'appliquer sans exception cette
pénalité à toutes les femmes qui se disaient vierges par amour du
Christ. Cet Hiéroclès, que les Actes des martyrs appellent souvent
Héraclius, s'acharnait surtout à la persécution des femmes, et il
les livrait impitoyablement aux agents de Prostitution (_sanctas Dei
virgines lenonibus tradentem_, disent les Actes publiés par Ruinart,
t. II, p. 196). On n'a pas de peine à croire que, dans une foule de
cas, le juge ne dédaignait pas d'être lui-même l'exécuteur de ses
arrêts. Ainsi en agissait le juge Priscus, qui fit beaucoup de mal aux
chrétiens à la même époque. La Légende dorée de Jacques de Voragine le
représente comme un homme inique et libidineux. Euphémie, fille d'un
sénateur, alla s'accuser elle-même devant Priscus et réclama la faveur
du martyre, en se plaignant de ce qu'on l'avait épargnée jusqu'alors,
en dépit de sa profession de foi chrétienne. Priscus la fit battre
de verges et l'envoya en prison: il ne tarda pas à l'y suivre, et il
essaya de la violer; mais la sainte se défendit fortement, et la grâce
de Dieu paralysa la lubricité de ce païen. Lui, se crut ensorcelé, et
il chargea son intendant d'aller séduire par des promesses ou vaincre
par des menaces l'intrépide prisonnière; mais l'intendant ne put
pas ouvrir la porte du cachot, contre laquelle les haches mêmes ne
faisaient que s'émousser, et il fut saisi par le diable, qui le força
de se déchirer de ses propres mains. Le juge exposa inutilement la
vierge à divers supplices, qui ne réussirent pas à lui ôter la vie,
encore moins sa virginité. Cependant il avait donné ordre de la livrer
à tous les jeunes libertins qui voudraient abuser d'elle jusqu'à ce
qu'elle en mourût; mais ces libertins ne se souciaient pas de tenir
tête à une magicienne, et les plus audacieux ne dépassèrent pas le
seuil de la cellule où la sainte était renfermée dans l'attente de son
déshonneur. Un d'eux pourtant, à qui la luxure donnait du coeur, osa
pénétrer dans cette cellule; il fut bien surpris d'y trouver Euphémie
entourée de vierges qui priaient avec elle; il confessa timidement
sa mauvaise intention et se fit chrétien. Euphémie resta donc vierge,
malgré les détestables projets de Priscus, qui voulut la voir décapiter
et qui n'eut pas même le temps de dévoiler les mystères de ce corps
sans tache; car, au moment où il allait profaner de ses regards
impudiques cette virginité que la mort lui avait dérobée, il fut dévoré
par un lion qui s'était échappé de la fosse et qui ne laissa pas un
seul débris du persécuteur des vierges. «Sainte vierge triomphante,
s'écrie saint Ambroise, à qui nous empruntons ce récit, en recevant
la couronne de la virginité, tu méritas aussi la palme du martyre!» De
pareils exemples gagnaient à la virginité et à la chasteté chrétienne
toutes les âmes qu'ils enlevaient à la Prostitution et à l'impureté du
paganisme.



CHAPITRE IV.

  SOMMAIRE. --Les faux docteurs et les sectes blasphématrices. --Les
  _nicolaïtes_. --Atroces préceptes attribués au diacre Nicolas,
  fondateur de cette secte. --Les _phibionites_, les _stratiotiques_,
  les _lévitiques_ et les _borborites_. --Abominations de ces sectes,
  décrites par saint Épiphane. --Les hérésies du corps et celles de
  l'esprit. --Les _carpocratiens_ et les _valésiens_. --Épiphane.
  --Marcelline. --Les _caïnites_ et les _adamites_. --Impuretés
  corporelles auxquelles se livraient les caïnites. --L'_Ascension
  de saint Paul au ciel_. --Hérésie de Quintillia. --Prodicus.
  --Déréglements monstrueux du culte des adamites. --Réforme morale
  que subit cette secte après la mort de son fondateur. --Les
  _marcionites_. --Les _valentiniens_, etc.


Nous avons dit que si la continence et la chasteté des premiers
chrétiens étaient suspectes aux gentils, les hérétiques n'avaient que
trop justifié l'opinion des incrédules à cet égard. Ces hérétiques
semblaient surtout avoir pris à tâche de souiller la morale évangélique
et d'étouffer sous la matière le flambeau spirituel du christianisme.
Ce n'étaient pourtant pas des païens déguisés, qui avaient pénétré
dans le sanctuaire de l'Église du Christ, pour le déshonorer en y
introduisant les impuretés du culte idolâtre et en renchérissant sur
la doctrine d'Épicure et des anciens philosophes grecs. C'étaient
des illuminés chrétiens, si l'on peut se servir de cette expression
moderne; c'étaient des novateurs fanatiques, qui voulaient faire
servir le puissant auxiliaire de la volupté au triomphe d'une religion
toute métaphysique. Pendant trois siècles, le schisme ne cessa de
se reproduire et de se transformer dans le sein même de l'Église
naissante, et la Prostitution fut presque toujours employée, comme un
moyen de propagande et de domination mystérieuses, par ces hérésies qui
découlaient souvent des croyances et des moeurs religieuses de l'Inde.

La première hérésie qui ait fait irruption dans le christianisme,
remonte aux temps des apôtres, et se rattache peut-être aux antiques
traditions que le culte de Baal avait laissées dans la Judée. La
seconde épître de saint Pierre, que la chronologie chrétienne date de
l'an 65, paraît concerner cette hérésie, qui eut pour auteur un des
sept premiers diacres. «Or, il y a eu de faux prophètes dans le peuple,
disait saint Pierre, comme il y aura parmi vous de faux docteurs qui
introduiront des sectes de perdition et qui renieront Dieu qui les a
rachetés, en attirant bientôt la perdition sur eux-mêmes, et plusieurs
imiteront les débauches de ces méchants, par qui sera blasphémée la
voix de la vérité.» Saint Pierre dit ensuite que Dieu, qui a déchaîné
le déluge sur l'ancien monde, en n'épargnant que Noé et sa famille;
qui a réduit en cendres les villes impies de Sodome et de Gomorrhe,
en arrachant Lot à l'impur contact des habitants de ces deux cités
(_à luxuriosâ conversatione eripuit_); Dieu délivrera de la tentation
ceux qui l'honorent, et se réservera de punir les pécheurs au jour
du jugement: parmi ces pécheurs, il distingue particulièrement ceux
qui, entraînés par la chair, marchent dans la passion de l'impudicité
(_qui post carnem in concupiscentiâ impudicitiæ ambulant_), méprisent
toute domination, audacieux qui se complaisent en eux-mêmes et qui ne
craignent pas d'introduire des sectes blasphématrices. «Ces hommes,
semblables à des bêtes déraisonnables qui courent naturellement à
leur perte, blasphémant contre ce qu'ils ignorent, périront dans
leur corruption et recevront la récompense de leur iniquité: eux, qui
regardent la volupté comme les délices du siècle, se jettent dans ces
délices de souillure et d'infamie (_coinquinationis et maculæ delicis
affluentes_), et vous prostituent dans leurs festins impudiques;
eux, qui ont les yeux pleins d'adultère et toujours ardents au péché
(_oculos habentes plenos adulterii et incessabilis delicti_); eux, qui
séduisent les âmes faibles et qui ont le coeur exercé à la convoitise;
fils de malédiction, ils vont errant, hors du droit chemin, comme
Balaam, qui aima le salaire d'iniquité.» On voit, dans ce passage assez
confus, que ces hérétiques ne se piquaient pas de rester chastes et
purs, mais il est difficile de constater, d'après le texte même de
la Vulgate, le genre d'impureté que saint Pierre leur reproche. Un
commentateur, donnant à cette comparaison des nicolaïtes avec Balaam
une portée que nous n'apprécierons pas, suppose que leur hérésie avait
fait jouer à l'âne un rôle infâme, si l'on peut expliquer dans ce sens
un verset que nous ne traduisons pas, pour ne lui faire rien dire
de plus ni de moins: _Subjugale mutum animal, hominis voce loquens,
prohibuit prophetæ insipientiam_.

Cependant, s'il n'était pas question de bestialité dans l'hérésie
des nicolaïtes, on ne peut douter que la sodomie ne s'y trouvât mêlée
sous le manteau de la fraternité catholique. Les Pères de l'Église,
qui ont parlé des nicolaïtes avec autant d'horreur que d'indignation
(saint Ignace, _Epist. ad Trall. et ad Philadelph._; saint Clément
d'Alexandrie, _Strom._, l. III; saint Irénée; saint Épiphane, etc.),
n'avaient pas vu les commencements de cette secte abominable, et n'en
savaient que ce qu'ils tenaient de la tradition orale. Selon plusieurs
d'entre eux, le diacre Nicolas, que saint Irénée qualifie formellement
de _maître des nicolaïtes_, aurait imaginé son odieuse hérésie pour se
venger des apôtres, notamment de saint Pierre, qui le blâmaient d'avoir
repris sa femme avec lui, après qu'il se fut séparé d'elle pour garder
la continence. Nicolas, afin d'excuser sa faiblesse, se mit à enseigner
effrontément que, pour acquérir le salut éternel, il était nécessaire
de se souiller de toutes sortes d'impuretés. Les raisonnements sur
lesquels il appuyait cette monstrueuse doctrine, n'étaient pas de
nature à l'absoudre: il prétendait qu'une chair souillée devait être
plus agréable à Dieu, parce que les mérites du divin Rédempteur avaient
lieu de s'exercer davantage sur elle, pour la rendre digne du paradis.
D'autres Pères de l'Église essayèrent de défendre la mémoire de Nicolas
contre la honte de l'exécrable hérésie qui s'était répandue sous son
nom parmi les chrétiens: ils déclarèrent que ce Nicolas avait vécu
chastement sous le toit conjugal, sans autre commerce que celui de sa
femme légitime, qui lui donna plusieurs filles et un fils: celui-ci fut
évêque de Samarie et les filles moururent vierges. Quant aux atroces
préceptes qu'on lui attribuait, il n'était coupable que d'avoir employé
une expression amphibologique, en disant _abuser de la chair_ dans le
sens de _mortifier la chair_. Ses disciples, dit-on, avaient pris à la
lettre cette locution vicieuse, et ne se privaient pas d'abuser de la
chair, sous la responsabilité du pieux diacre qui n'y avait pas entendu
malice.

Ce ne fut pas la seule exagération de la légende, relativement à ce
Nicolas que l'Église dut souvent maudire, à cause des excès de ses
prétendus imitateurs. On racontait que sa femme était fort belle,
et qu'il était, lui, fort jaloux. Les apôtres lui reprochaient sa
jalousie, tellement que, pour échapper à des sarcasmes perpétuels, il
fit venir cette femme dans une assemblée des chrétiens, et l'autorisa
hautement à prendre pour mari celui qu'elle voudrait. La légende
ne dit rien de plus, et l'on ne sait pas si la femme de Nicolas
profita de cette autorisation. Quoi qu'il en fût, on vit, dans la
conduite de Nicolas, une excitation à la débauche et une indulgence
plénière accordée aux désirs sensuels. Les premiers nicolaïtes ne
s'amusèrent donc pas à rattacher aux dogmes leur hérésie licencieuse;
ils ne changèrent rien à l'enseignement chrétien, si ce n'est qu'ils
prêchèrent d'exemple l'oubli de toute pudeur sexuelle. Plus tard, pour
justifier leur séparation de l'Église, ils s'attaquèrent à la divinité
de Jésus-Christ et soutinrent que les plus illicites voluptés étaient
bonnes et saintes, attendu que le Fils de Dieu aurait pu les éprouver
en habitant un corps terrestre et sensible. Bientôt, sans abandonner
leurs pratiques obscènes, ils se rapprochèrent des gnostiques et se
confondirent avec eux, en formant de nouvelles sectes sous les noms de
_phibionites_, de _stratiotiques_, de _lévitiques_ et de _barborites_.
Ces nouvelles sectes, dont saint Épiphane a décrit les abominations
à la fin du quatrième siècle, avaient toutes le même but, savoir
le contentement des appétits charnels et le retour aux instincts de
nature. Elles se sont perpétuées secrètement jusqu'au douzième siècle,
où elles essayèrent de sortir de leur obscurité pour y rentrer à
jamais.

Les hérésies des premiers siècles se divisaient, pour ainsi dire, en
deux classes distinctes: celles du corps et celles de l'esprit. Ces
dernières, entre lesquelles il suffit de nommer celles de Sabellius,
d'Eutychès, de Symmache, de Jovinien, ne s'intéressaient qu'à des
questions de philosophie religieuse et de métaphysique abstraite; ils
se perdaient généralement en rêveries relatives à la divinité et à
la mission de Jésus-Christ. Les hérésies du corps joignaient, à ces
imaginations plus ou moins ingénieuses ou extravagantes, comme but ou
comme moyen, un prodigieux débordement de sensualité. Le gnosticisme,
émané des religions asiatiques, était venu s'attacher à tous les
rameaux de la religion chrétienne, et les étouffait de ses branches
parasites souvent pleines de poison et de scandale. La doctrine la
plus fréquente chez tous les hérétiques, c'était la communauté des
femmes et la promiscuité des sexes. Les carpocratiens et les valésiens
professaient cette doctrine vers le commencement du deuxième siècle.
Carpocrate, qui avait étudié dans l'école païenne d'Alexandrie, n'était
réellement qu'un disciple d'Épicure, quoiqu'il s'intitulât chrétien. Il
faisait, en effet, de Jésus-Christ un philosophe épicurien, qui s'était
mis, disait-il, en communication directe avec Dieu, et qui avait vaincu
les démons créateurs du monde. Ces démons ayant été renfermés dans
l'enfer, le mal n'existait plus sur la terre, et tout ce qui pouvait
être fait par les hommes suivant cette maxime de l'Évangile: Ne faites
pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît à vous-même,
tout était licite et autorisé. On comprend qu'un pareil précepte
ne laissait rien subsister de la continence chrétienne, et que les
carpocratiens abusaient d'eux-mêmes et des autres, dans l'intérêt de
leurs passions brutales. La pudeur, cette noble et touchante fiction
qui distingue les êtres intelligents de la brute, fut supprimée par
ces sectaires, qui la niaient et qui la regardaient comme injurieuse
à la divinité. Carpocrate n'emporta pas son hérésie avec lui dans la
tombe: son fils Épiphane, qui avait également appris la philosophie
épicurienne et platonicienne dans les écoles d'Alexandrie, eut le temps
de compléter le système philosophique de son père, quoiqu'il mourût à
dix-huit ans, en décrétant que les femmes seraient communes parmi les
carpocratiens, et que nulle d'elles n'aurait le droit de refuser ses
faveurs à quiconque les lui demanderait en vertu du droit naturel.
Épiphane fut considéré comme un dieu, et on lui éleva une statue à
Samé, ville de Céphalonie. Une femme de sa secte, nommée Marcelline,
vint à Rome vers l'an 160, et y fit beaucoup de prosélytes, à la
sueur de son corps. C'était dans des agapes ou repas nocturnes, que
les carpocratiens et les épiphaniens commettaient leurs infamies: ils
mangeaient et buvaient avec peu de sobriété; puis, le repas terminé,
les grâces dites, le roi du festin criait par trois fois: «Loin de nous
les lumières et les profanes!» Alors, on éteignait les flambeaux, et
ce qui se passait dans les ténèbres, sans distinction de sexe, d'âge
et de parenté, ne devait pas même laisser de traces dans le souvenir,
et représentait aux yeux des docteurs de la secte l'image confuse de la
nature avant la création.

Les Pères de l'Église, saint Épiphane surtout (_Hær._, 27), ont tonné
contre les mystérieuses prostitutions de ces hérétiques, qui semblaient
avoir pris à tâche de déshonorer le nom chrétien; mais les sectateurs
de Carpocrate et d'Épiphane étaient des saints auprès des caïnites et
des adamites, que le deuxième siècle vit se multiplier dans le sein
de l'Église avec une effrayante émulation. Le nom de l'inventeur du
caïnisme n'est pas connu: on a lieu de supposer que c'était un de ces
audacieux gnostiques qui ne craignaient pas de s'adresser aux penchants
les plus pervers de l'humanité, pour fonder leur impure domination
sur un crédule troupeau d'esclaves. Les caïnites avaient pour dogme
la réhabilitation du mal et le triomphe de la matière sur l'esprit.
Ils prenaient donc à rebours l'interprétation des livres saints, et
ils honoraient, comme des victimes injustement sacrifiées, les plus
exécrables types de la méchanceté humaine, marqués au sceau de la
réprobation divine, depuis Caïn jusqu'à Judas Iscariote. Caïn surtout
avait le triste honneur d'exciter au plus haut degré leur admiration
et leur estime; ils justifiaient ainsi le meurtre d'Abel. On reconnaît
dans cette affreuse doctrine une inspiration de l'arimanisme persan,
appliqué à la lecture de la Bible et des Évangiles. Ils se glorifiaient
d'imiter les hideux vices qu'ils attribuaient à Caïn, et qu'ils
retrouvaient avec amour chez les habitants de Sodome et de Gomorrhe;
ils protestaient contre la destruction de ces villes maudites, et ils
se flattaient de pouvoir les rebâtir un jour sous la sauvegarde de
Caïn, qui personnifiait pour eux le principe du mal ou l'Arimane de
Zoroastre. Les Pères de l'Église se sont peut-être abusés cependant
sur l'hérésie qu'ils combattaient et qu'ils ne connaissaient pas à
fond, car il est difficile de croire que de pareilles turpitudes aient
eu cours publiquement, et se soient produites sous l'empire d'une
croyance chrétienne; or les caïnites ne contestaient pas la divinité
de Jésus-Christ et son oeuvre de rédemption. Comment accorder cette
croyance avec le culte du mal et de l'abomination? «Il n'y avoit
point d'impureté corporelle où ils ne se plongeassent, dit Bayle, qui
ne fait qu'analyser les récits de Tertullien, de Théodoret, de saint
Irénée et de saint Épiphane; point de crime où ils ne se crussent en
droit de participer; car, selon leurs abominables principes, la voie
du salut étoit diamétralement opposée aux préceptes de l'Écriture. Ils
s'imaginoient que chaque volupté sensuelle étoit présidée par quelque
génie: c'est pourquoi ils ne manquoient pas, quand ils se préparoient
à quelque action déshonnête, d'invoquer nommément le génie qui avoit
l'intendance de la volupté qu'ils alloient goûter.» Cette définition
du culte des caïnites prouverait qu'ils n'étaient pas dégagés des
habitudes de l'idolâtrie païenne, et qu'ils avaient seulement remplacé
les dieux par des génies. On n'a rien conservé de leurs livres, et l'on
doit regretter surtout leur fameuse _Ascension de saint Paul au ciel_,
sorte d'Apocalypse dans lequel la vision de saint Paul avait révélé
à ces hérétiques une incroyable théorie d'impuretés. Quoi qu'il en
soit, on ne peut guère douter que les caïnites aient été plus ou moins
adonnés aux honteux égarements de l'amour antiphysique, et ce fut pour
entraîner les femmes dans la secte des caïnites, qui les méprisaient,
qu'une jeune femme, nommée Quintillia, voulut établir une hérésie dans
l'hérésie elle-même, et prêcha le caïnisme à l'usage des femmes: ce
caïnisme-là, moins infect que celui de Sodome, descendait de Sapho en
ligne directe, mais figurait sans doute aussi dans les merveilleux
récits de la vision de saint Paul. Il eut, grâce à Quintillia, qui
n'était peut-être qu'une courtisane, beaucoup de vogue en Afrique, où
il s'enracina, surtout à Carthage.

Les adamites avaient fait remonter leur doctrine au premier homme pour
n'avoir rien à démêler avec les caïnites; mais, du premier homme,
ils ne séparaient pas la femme, comme les héritiers de Caïn et de
Sapho. Le fondateur de leur secte fut un nommé Prodicus, qui avait
été carpocratien, et qui n'approuvait pas le mystère que Carpocrate
avait imposé à l'opération charnelle. Selon lui, ce qui était un bien
dans les ténèbres ne pouvait être un mal en plein jour. Il eut donc
l'audace de permettre et de prescrire des «copulations publiques
entre les deux sexes.» C'est ainsi que Bayle a traduit ce texte de
Théodoret: +prophanôs largeuein+ (_publice scortari_). Saint Clément
d'Alexandrie impute les mêmes infamies à la secte de Carpocrate, qui,
dit-il, devait établir ses lois pour des chiens, des boucs et des
pourceaux. L'initiation des adamites avait lieu dans une de ces agapes
où les hérétiques libidineux ouvraient le champ à leurs détestables
mystères. Prodicus changea quelque chose à l'usage des accouplements
formés au hasard et répétés sans choix dans une nuit profonde qui
faisait l'égalité des âges et des rangs. Théodoret (_Hæret._, lib. I et
V) raconte que Prodicus, mécontent des déceptions de cette ténébreuse
orgie, invita ceux qui célébraient les agapes à se précautionner
d'avance et à se concerter entre eux, de manière que le consentement et
l'accord des deux parties réglassent leur rencontre et leur union, au
moment où les lumières seraient éteintes. Les conditions de la débauche
se discutaient et se traitaient à l'amiable, avant que l'agape eût
rassemblé les convives autour de la table carpocratienne. Théodoret
s'appuie ici du témoignage de saint Clément d'Alexandrie (_Strom._,
lib. III), qui parle, en effet, de ces conventions impudiques, imitées,
d'ailleurs, des moeurs conviviales de Rome païenne; car Horace, dans
une de ses odes (lib. III, 6), signale les adultères qui s'exécutaient
ainsi, d'intelligence avec le mari aviné et presque sous ses yeux,
quand on avait emporté les flambeaux et livré la place à la volupté.

  Mox juniores quærit adulteros
  Inter mariti vina: neque eligit
  Cui donet impermissa raptim
  Gaudia, luminibus remotis;
  Sed jussa coram non sine conscio
  Surgit marito: seu vocat institor,
  Seu navis Hispanæ magister,
  Dedecorum pretiosus emtor.

On voit par cette citation que les païens et Horace lui-même étaient de
véritables carpocratiens sans le savoir, d'où il résulte que ceux-ci
n'étaient que des païens mal convertis. Prodicus, pour motiver ces
déréglements monstrueux, prétendait «que les âmes avaient été envoyées
dans les corps, non pas pour être punies, mais afin que par toutes
sortes de voluptés elles rendissent hommage aux anges ou aux génies
qui avaient créé le monde.» Il avait, en outre, par un sacrilége
détestable, voulu représenter l'union mystique des frères et soeurs en
Jésus-Christ, par la conjonction charnelle de l'homme avec la femme. On
dut lui savoir gré pourtant de n'avoir point, à l'exemple des caïnites,
sanctifié les moeurs de Sodome et tenté de détruire l'humanité dans son
berceau.

Cependant, après Prodicus qui vivait en 120, les adamites subirent
une réforme morale dont l'auteur est resté inconnu: ils se vouèrent à
la continence et à la virginité, quoiqu'ils abusassent de l'imitation
de leur patron, au point de vouloir revenir à l'état de nudité du
premier homme. Les Pères ne nous donnent pas la raison de cette bizarre
hérésie, et l'on est réduit à des conjectures qui nous amènent à
croire que les adamites, en adoptant ce costume indécent pour leurs
cérémonies secrètes, sinon pour les rites publics du culte, avaient
eu l'intention de se rappeler mutuellement l'innocence de l'homme,
antérieurement au péché d'Adam. «Ils s'assemblent, dit saint Épiphane,
tout aussi nus qu'ils étaient au sortir du ventre de leur mère, et
en cet état, ils font leurs lectures, leurs oraisons et leurs autres
exercices de religion.» Saint Augustin ne fait que répéter presque
textuellement les paroles de saint Épiphane. «Ainsi, hommes et femmes,
ils s'assemblent nus, ils écoutent nus les lectures, ils prient nus,
et nus ils célèbrent les sacrements (_nudi itaque mares feminæque
conveniunt, nudi lectiones audiunt, nudi orant, nudi celebrant
sacramenta_).» Malgré cette délicate épreuve de leur continence, ces
adamites restaient chastes ou du moins n'en venaient jamais aux actes
de la chair, mais ils ne conservaient pas la pudeur des yeux, et le
spectacle de toutes ces nudités salissait leur pensée, en leur donnant
plus de peine à se défendre des aiguillons de la concupiscence. Mais
saint Épiphane et saint Augustin disent expressément qu'ils résistaient
à cette continuelle provocation de la luxure, et qu'ils finissaient
par se regarder comme des choses inertes. Néanmoins, saint Clément
d'Alexandrie, qui s'obstine à voir les imitateurs de Prodicus dans
les héritiers de son hérésie, les accuse toujours de s'accoupler dans
les ténèbres, à la suite de leurs impures agapes: +to kataischynon
autôn tên pornikên tautên dikaiosynên ekpodôn poiêsamenous phôs tê
tou lychnou peritropê, mignysthai+. Nous n'oserons pas nous prononcer,
entre des avis si opposés, pour ou contre les faits et gestes des
adamites; nous pensons pourtant que ces sectaires, qui n'étaient que
des gnostiques d'une espèce particulière, se conduisaient dans leurs
assemblées nocturnes aussi honnêtement que le leur permettait la nudité
dont ils faisaient parade en l'honneur d'Adam et d'Ève.

Cette nudité allégorique devint même, pour certains adamites des deux
sexes, une condition normale de la vie ascétique. Ils demeuraient nus,
avec une ceinture qui leur couvrait les reins, et ils se cachaient,
soit par groupes, soit isolés, dans le fond des bois et des déserts;
ils s'enfuyaient à l'approche de tout être humain qui se distinguait
d'eux par ses vêtements, et ils aspiraient à se croire revenus aux
premiers âges du monde, où l'homme menait la vie des animaux. Cette
vie bestiale devait souvent produire chez ces êtres dégradés un oubli
complet de leur sexe et un amortissement absolu des sens. Aussi,
quand parfois ils rentraient dans la société de leurs semblables, sans
consentir à se montrer vêtus en public, ils affectaient de n'être plus
d'aucun sexe, ils paraissaient insensibles à la vue et au toucher
de la chair. «Ils sont hommes avec les hommes, dit saint Clément
d'Alexandrie, femmes avec les femmes; ils voulaient être de tous les
deux sexes.» Cette phrase complémentaire implique peut-être un sens
bien différent de celui qu'Évagrius a cru devoir adopter en rapportant
ce fait singulier (_Histor. eccles._, lib. I, cap. 21). Il faudrait
comprendre plutôt, en effet, que ces espèces de satyres se livraient
à tous les déportements de leur salacité, sans distinction de sexe ni
de personnes. C'est ainsi du moins que les adamites se perpétuèrent
à travers les siècles jusqu'au seizième, où ils apparurent pour la
dernière fois, à moins qu'on ne veuille les reconnaître encore dans les
convulsionnaires du dix-huitième siècle.

Ces excès d'impudicité, que les hérésiarques enveloppaient du
manteau de la foi nouvelle, devaient inévitablement produire, en sens
contraire, des excès de continence et d'ascétisme. C'était toujours
le gnosticisme qui empruntait une forme chrétienne et qui créait un
nouveau foyer d'hérésie. On vit naître successivement plusieurs sectes
gnostiques qui se condamnaient à d'étranges servitudes de chasteté: les
unes, pour ressembler à Jésus-Christ, qui mourut vierge; les autres,
pour se rapprocher autant que possible de l'état de l'homme dans le
paradis; ceux-ci, pour tuer le péché en ne perpétuant pas l'humanité;
ceux-là, pour se soustraire à l'empire du démon qui s'incarnait dans
la femme. Les encratites ou les continents, les marcionites et les
valentiniens, se firent connaître presque en même temps, au milieu du
deuxième siècle, par leur exagération de chasteté. Le fondateur de la
secte des marcionites, Marcion, fils d'un pieux évêque de Sinope en
Paphlagonie, n'avait pas d'abord été un modèle bien édifiant de cette
continence, qu'il prêcha plus tard avec autant d'autorité que saint
Paul, car il commença ses actes d'hérésiarque par une fornication
dont il ne put se faire absoudre par son père; il se vengea de son
excommunication en jetant le trouble parmi les orthodoxes. Après avoir
débauché une fille, il se lia de corps et d'esprit avec une femme
qui l'aida dans son apostolat d'hérésie. Il n'admettait que l'état de
célibat et la continence absolue chez les chrétiens, et il ne baptisait
que ceux ou celles qui faisaient voeu de conserver leur pureté
charnelle et spirituelle. Cependant il trouvait bon que les sodomites
eussent été délivrés des enfers par les mérites du Rédempteur, et
il assurait que, les corps ne devant pas ressusciter, leur souillure
n'altérait pas les âmes qui arrivaient seules devant Dieu purifiées par
la mort. Les marcionites ne se tenaient pas à l'écart de la société des
femmes, lorsqu'ils croyaient avoir dompté la chair; celles-ci pouvaient
administrer le baptême et dire la messe, pourvu qu'elles eussent
les mains pures et l'âme candide. Marcion, à l'instar des principaux
gnostiques, reconnaissait dans la nature l'existence de deux principes,
l'un bon et l'autre mauvais, éternellement en guerre; il attribuait à
la continence le pouvoir de combattre et de vaincre toutes les embûches
du démon, qui avait son fort dans la tête de la femme. Cette hérésie,
en dépit des privations qu'elle imposait à ses adeptes, fit de tels
progrès dans tout l'empire, que Constantin le Grand publia un édit
contre les marcionites en 326, et que, près d'un siècle plus tard,
Théodoret, évêque de Tyr, en convertit plus de dix mille dans le cours
de son épiscopat.

Valentin, qui vécut dans le même temps que Marcion, fut plus versé que
lui dans les abstractions de la philosophie gnostique et platonicienne;
mais, comme lui, comme beaucoup de philosophes d'Alexandrie, il
jugea utile de ranger l'homme sous le joug de la continence. Ses
obscures théories religieuses ne s'adressaient, d'ailleurs, qu'aux
plus hautes aspirations de l'esprit, qui se détachaient du corps
comme d'un poids inutile. Les valentiniens, qui évitaient avec soin
les aiguillons de la luxure, mortifiaient le corps de manière à ne
pas lui laisser le libre usage de ses facultés; ils ne buvaient
pas de vin, jeûnaient, dormaient peu et sur la dure, ne fixaient
pas leurs regards sur les objets extérieurs et ne tendaient qu'à se
perdre dans les nuages de la métaphysique. On les accusa toutefois
de désordres qui eussent été au-dessus de leurs forces, si ces
désordres n'avaient pas été contraires à l'essence même de leur
doctrine. Les marcionites devenaient presque des êtres éthérés et
des intelligences immatérielles, dans ce commerce habituel avec les
génies ou les éons qu'ils avaient imaginés comme intermédiaires entre
l'homme et la Divinité. Il est possible néanmoins que la mystique
Prostitution des incubes et des succubes, qui ont souillé souvent
la couche la plus chaste au moyen âge, soit née tout naïvement de
l'hérésie des marcionites. Les encratites ou les continents ne furent
pas moins sévères que les marcionites à l'égard du péché de la chair.
Ils tiraient leur origine des épîtres de saint Paul, expliquées
par Tatien, disciple de saint Justin. Tatien avait fait un dogme
des répugnances de saint Paul contre le mariage; il avait condamné
ce sacrement comme une conjonction détestable, et il ordonnait le
célibat comme un acheminement à la vie angélique. C'était l'abus d'une
foi vive et impatiente, car Tatien se proposait de transporter sur
la terre la perfection des élus du paradis. Les sectateurs de cet
hérésiarque poussèrent jusqu'à la folie cette passion de la pureté
et de la continence; ils s'estimaient seuls purs et parfaits entre
les chrétiens, et ils faisaient un tel usage de l'eau, extérieurement
et intérieurement, comme symbole d'ablution, qu'ils furent surnommés
_hydroparastates_.

Les valésiens, qui n'eurent qu'une vogue de curiosité vers 240,
poussèrent plus loin encore le culte de la pureté corporelle, car leur
fondateur, l'Arabe Valésius, en s'inspirant du sacrifice qu'Origène
avait fait de son sexe aux mortifications de la chair, se persuada que
la véritable chasteté ne pouvait résider que dans une nature mutilée;
il déclara que, pour anéantir le péché de l'incontinence, il en fallait
détruire la cause, et il n'eut aucun regret de se séparer de cette
périlleuse virilité qui l'avait induit à pécher et qui en avait fait
pécher d'autres. Ses disciples ne s'aperçurent pas qu'ils ne faisaient
qu'entrer en concurrence avec les prêtres de Cybèle; et non contents de
se livrer eux-mêmes à une castration qui ressemblait fort à un martyre,
ils se vouaient avec une sorte de frénésie à la propagation de leur
cruelle hérésie: ils ne sortaient qu'armés d'un petit couteau pointu
et tranchant, semblable à celui avec lequel les chirurgiens enlevaient
la verge ou les testicules aux esclaves destinés à la condition
d'eunuques ou au métier de _spadones_; on les voyait lancer çà et là
des regards torves et cherchant une victime, sans interrompre le fil
de leurs oraisons mentales; ils ne trouvaient pas à faire beaucoup de
prosélytes qui consentissent à se rendre eunuques, mais ils usaient
de violence pour conquérir des corps à la chasteté valésienne, et ils
mutilaient impitoyablement tous les patients, chrétiens ou païens, qui
leur tombaient sous la main. Ce fut principalement dans la Judée, que
ces furieux hérétiques, qui suivaient d'ailleurs les sentiments des
gnostiques, s'attaquèrent ainsi aux pauvres pécheurs, sous prétexte
d'en faire des anges de leur vivant.

Mais ces gnostiques n'étaient pas tous aussi radicalement ennemis de
l'oeuvre de la chair. Sous le nom de manichéens, au contraire, ils
proclamaient, avec la haine du mariage, le libre et immodéré exercice
de toutes les facultés sensuelles. Ces manichéens, qui ont presque
balancé la prépondérance des vrais chrétiens dans le quatrième siècle,
et qui se sont glissés jusqu'à nous à travers les rudes guerres que
l'Église leur a faites, avaient voulu, si l'on en croit les Pères
et les conciles, ériger le culte des sens et fonder la Prostitution
religieuse à la place de l'Évangile et du culte de l'esprit. L'auteur
de cette mystérieuse hérésie fut un Perse, nommé Manès, qui avait
déposé son étrange doctrine dans des livres où ses disciples puisèrent
le principe de toutes les impuretés. On a peine à croire ce que saint
Augustin raconte de leur système sur le salut des âmes séparées des
corps. Suivant ce système, Dieu avait construit une grande machine
composée de douze vaisseaux aériens, qui étaient continuellement
chargés d'âmes et qui les transportaient à travers les espaces dans
la lune et dans le soleil, mais le voyage s'opérait sous de bizarres
auspices. Il y avait, dans les vaisseaux, des vierges divines qui
prenaient la forme masculine pour donner de l'amour aux femmes, et
la forme féminine pour exciter les ardeurs des hommes; en sorte que
les âmes des deux sexes ne cessaient de s'épurer dans cet immense
accouplement: car, disaient les manichéens, pendant l'émotion de la
luxure, la lumière se dégage des substances ténébreuses de la matière
et saillit vers la Divinité (_ut per hanc illecebram, commota eorum
concupiscentia, fugiat de illis lumen, quod membris suis permixtum
tenebant_). Si les manichéens avaient mis la Prostitution dans les
sphères célestes, ils n'avaient garde de vouloir l'abolir sur la
terre; aussi, considéraient-ils l'acte vénérien comme une oeuvre
sainte, à condition que la sainteté de cet acte ne fût pas compromise
ou annihilée par le mariage et par la conception. _Et si utuntur
conjugibus_, dit saint Augustin (_de Hæresibus_, cap. 46), _conceptum
tamen generationemque devitant, ne divina substantia quæ in eos per
alimenta ingreditur vinculis carneis ligetur in prole_. C'était une
incroyable imagination que de voir dans la génération des enfants
une diminution de la substance divine que chacun s'incorporait par la
nutrition! Avec des idées aussi monstrueuses, les manichéens étaient
convaincus d'avance de toutes les turpitudes qu'on leur imputait,
et ils furent persécutés par les chrétiens ainsi que les chrétiens
l'avaient été par les païens. «Comme ils croyoient que l'esprit venoit
du bon principe, dit Maimbourg dans son _Histoire de saint Léon_, et
que la chair et le corps étoient du méchant, ils enseignoient qu'on le
devoit haïr, lui faire honte et le déshonorer en toutes les manières
qu'on pourroit; et sur cet infâme précepte, il n'y a sorte d'exécrables
impudicités dont ils ne se souillassent dans leurs assemblées.» Ce
n'est pourtant pas une raison suffisante pour ajouter foi à l'horrible
et dégoûtante pratique dont les accuse saint Augustin, en prétendant
qu'ils mêlaient à leurs hosties et à leurs aliments de la semence
humaine: «_Qua occasione vel potius execrabilis superstitionis quadam
necessitate coguntur electi eorum, velut eucharistiam conspersam
cum semine humano sumere, ut etiam inde, sicut de aliis libis quos
accipiunt, substantia illa divina purgetur... Ac per hoc sequitur eos,
ut sic eam et de semine humano, quam admodum de aliis seminibus, quæ in
alimentis sumunt, debeant manducando purgare._» N'est-il pas évident
que la Prostitution était partout où le christianisme de l'Évangile
n'était pas?



CHAPITRE V.

  SOMMAIRE. --La Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière,
  dans le christianisme. --Les ermites, les vierges et les premiers
  moines. --Tableau des souffrances physiques auxquelles se soumirent
  les Pères du désert. --Les filles et les femmes ermites. --Légende
  de saint Arsène et de la patricienne romaine. --Le jeune solitaire
  et le patriarche. --L'ermite et sa mère. --Légende populaire de
  saint Barlaam et du roi Josaphat. --Le démon de la luxure et de
  la convoitise. --Légende d'un vieil ermite qui eut ce démon à
  combattre. --La Prostitution hospitalière dans les agapes nocturnes
  et à travers les solitudes catholiques. --Les moines errants. --Les
  _Sarabaïtes_. --Conduite impudente de ces moines dissolus. --Moeurs
  relâchées de certaines abbayes de femmes. --La Prostitution sacrée
  dans le culte des images. --Les saints apocryphes. --Culte obscène
  rendu en divers endroits jusqu'à la révolution française, par
  les femmes stériles, les maris impuissants et les _maléficiés_,
  aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc.
  --Légende de saint Guignolet. --L'oeil d'Isis et l'oie de Priape.
  --Statue indécente de saint Guignolet à Montreuil en Picardie.
  --Saint Paterne. --Saint Guerlichon. --Saint Gilles. --Saint René.
  --Saint Prix. --Saint Arnaud. --Vestiges du paganisme dans le culte
  chrétien.


Le christianisme, lorsqu'il était en lutte avec la Prostitution
païenne, trouva donc, dans son propre sein, d'indignes adversaires
qui s'efforcèrent de le souiller de tous les désordres les plus
abominables. Ces adversaires étaient quelquefois suscités par les
religions profanes, que la foi du Christ sapait dans leurs honteuses
racines attachées aux passions sensuelles de l'homme qui avait fait
ses dieux à son image. Quelquefois aussi, les hérésiarques les plus
redoutables n'étaient que des catéchumènes ignorants ou des diacres de
bonne volonté, exaltés et aveuglés par les austérités, la prière et
la solitude. Voilà comment la continence excessive pouvait produire
l'excessive impureté; voilà comment des chrétiens, longtemps chastes
et vertueux, se laissaient emporter à des aberrations criminelles,
que les gentils eux-mêmes ne se fussent pas permises. Le principe de
la chasteté de l'âme et du corps était la plus grande force de cette
loi nouvelle, qui avait fait par là des esclaves soumis en faisant
des prosélytes. Les docteurs et les Pères de l'Église ne cessèrent
donc, en aucun temps, de poursuivre et de terrasser le paganisme dans
les oeuvres de la Prostitution sacrée et légale. Mais, chose étrange!
pendant que le christianisme naissant livrait cette guerre infatigable
aux doctrines et aux actes de l'iniquité, il ne s'apercevait pas que
la Prostitution sacrée, et même la Prostitution hospitalière, ces deux
soeurs aussi vieilles que le monde, osaient déjà reparaître sous un
déguisement chrétien, qui changeait complétement leur caractère et
dissimulait leur origine primitive. Grâce à ce déguisement sous lequel
on ne les reconnaissait plus, quoiqu'elles se révélassent assez par
leurs actes, elles occupèrent une place parasite que l'hérésie leur
avait conquise, et que la morale religieuse ne parvint à leur enlever
que fort tard, en purifiant tout ce qui avait porté trace de leur
passage.

Ce fut dans la vie ascétique des ermites, des vierges et des premiers
moines, que la Prostitution hospitalière, cette forme naïve de la
Prostitution sacrée, sembla, sinon renaître, du moins essayer de
prouver qu'elle avait existé dans des circonstances analogues. Des
solitaires de l'un et de l'autre sexe avaient rompu violemment avec
le siècle, et s'étaient retirés le long des rives du Jourdain et dans
les déserts de la Thébaïde, pour y vivre d'une vie contemplative et
pénitente, loin du péché, ce lion dévorant qu'ils redoutaient cent
fois plus que les lions de ces vastes solitudes. Il fallait des
années de cette existence laborieuse et sauvage, pour que le démon
de la chair fût dompté, pour que ses ardeurs fussent éteintes, pour
que l'esprit fût définitivement maître du corps. Pendant ces années
de lutte et d'épreuve, où la révolte des sens menaçait souvent de
briser toutes les entraves de la continence, l'âme avait des heures de
doute et de faiblesse, des intervalles de vertige et de folie. Alors,
de voluptueuses hallucinations erraient à l'entour de ces pauvres
victimes du Tentateur; le saint homme ou la sainte femme n'avait plus
conscience de son individualité ni de son état; la cellule étroite et
nue, la caverne sombre et froide, la hutte misérable et ouverte aux
intempéries de l'air se transformait, dans les rêves de celui ou de
celle qui l'occupait, en un palais embaumé de parfums, resplendissant
d'étoffes de soie, tout rempli de musique et de chants, tout encombré
de vases d'or et d'argent, de tapis et de coussins, de tables
chargées de mets exquis et de vins délicieux. Ordinairement, la prière
triomphait de ces piéges de l'enfer, et le souffle de Dieu dissipait le
nuage fascinateur; mais, dans ces moments difficiles, dans ces nuits
d'insomnie brûlantes, dans ces journées de retour involontaire vers
les choses de la terre, si tout à coup un voyageur égaré pénétrait
dans l'asile de la vierge aux abois, si une femme, une chrétienne,
avide des consolations de la parole de Dieu, apparaissait soudain aux
yeux du patriarche en délire, le patriarche, la vierge, pouvaient se
croire encore aux anciens temps bibliques et s'incliner avec amour
devant l'hôte divin que le ciel lui envoyait. Le diable y aidant, la
Prostitution hospitalière reprenait son empire, et laissait ensuite
dans les larmes et le repentir la fragile vertu qu'elle avait abusée,
avec les illusions de la science et les vanités du coeur humain.
Était-il même besoin que les frères ou les soeurs, qui venaient ainsi
visiter des solitaires, passassent pour des anges, et le devoir de
l'hospitalité n'était-il pas toujours un encouragement au péché que
l'occasion déterminait?

En lisant les vies des Pères du désert, on voit à chaque page quelle
était la puissance de la chair sur ces natures énergiques, épuisées
par les jeûnes, les macérations et les souffrances physiques, mais
exaltées aussi par la terreur du péché et l'impatience de la perfection
spirituelle. «Hélas, mon Dieu! raconte saint Jérôme, le modèle des
anachorètes; combien de fois, lorsque j'étais dans cette affreuse
solitude, toute brûlée par les ardeurs du soleil, croyais-je encore
me trouver au milieu des délices et des divertissements de Rome!
Mes membres tout languissants faisaient horreur à voir par le sac
dont ils étaient couverts; ma peau était aussi noire que celle d'un
Éthiopien. Je ne faisais que pleurer et gémir; je ne dormais point, et
si le sommeil m'accablait quelquefois et me fermait les yeux malgré
moi, malgré toutes mes résistances, je me jetais sur la terre nue
plutôt pour y briser mes os que pour les reposer. Je ne parle point
de ma nourriture, puisque les solitaires, en quelque langueur qu'ils
soient, ne boivent jamais que de l'eau froide, et que ce serait une
sorte d'excès que de manger un aliment cuit. Et moi, qui me trouvais
dans cet état et qui m'étais condamné à cette peine volontaire par la
crainte que j'avais de l'enfer; moi qui n'avais pour compagnie que les
scorpions et les bêtes féroces, je m'imaginais néanmoins quelquefois
être dans la compagnie des jeunes filles! Mon visage était tout pâle
à force de jeûnes; mon corps était tout froid et tout desséché, et je
sentais néanmoins des chaleurs impures qui rendaient ma concupiscence
toute vivante et tout embrasée dans une chair à demi morte. Combien de
fois me suis-je prosterné aux pieds du Fils de Dieu, pour les arroser
de mes larmes et les essuyer de mes cheveux! Combien de fois passai-je
les semaines entières à dompter ma chair rebelle! Combien de fois ai-je
consumé les jours et les nuits, criant continuellement et ne cessant de
me frapper la poitrine jusqu'à ce que la tranquillité me fût rendue!
J'avais horreur de ma cellule, comme si elle eût connu mes pensées
impures, et j'allais, tout irrité contre moi-même, me précipiter,
m'enfoncer dans les déserts les plus sauvages. Si je voyais quelque
roche bien horrible, quelque caverne bien sombre, quelque montagne
bien escarpée, c'était le lieu que je choisissais pour y offrir à
Dieu mes prières, et pour y faire retentir mes gémissements. Enfin,
Dieu, qui écoutait mes soupirs et mes larmes, après avoir vu mes yeux
si longtemps attachés sur lui, me mettait dans une telle disposition
d'esprit, qu'il me semblait tout à coup que je fusse dans la compagnie
des anges, et que dans des transports de joie je m'écriais: Je courrai
après vous, pour suivre l'odeur de vos parfums!»

Ce passage, qui trouverait son analogue dans les confessions de chaque
Père du désert, suffit pour nous initier à la nature des tentations
diaboliques qui assiégeaient ces saints personnages. On s'explique
assez l'influence provocatrice que devait avoir la vue d'une personne
d'un autre sexe sur un esprit torturé de concupiscence, sur un corps
irrité de privations. Nous avons déjà vu l'abbé Zosime poursuivant,
dans les sables de l'Égypte, une créature toute nue au corps noir et
brûlé par le soleil, laquelle n'était autre que la fameuse pécheresse
dite Marie l'Égyptienne. Il y avait en Afrique et dans l'Asie-Mineure
une multitude de filles et de femmes ermites qui se consacraient à
la vie monastique, et qui n'échappaient pas sans combat aux terribles
émotions de la chair; ce qui faisait dire à saint Jérôme, témoin, juge
et partie de ces entraînements tyranniques: «Je place la virginité
dans le ciel et ne me vante pas de l'avoir.» L'histoire des Pères,
recueillie et écrite par lui, est pleine de récits singuliers qui nous
montrent les solitaires des deux sexes, en communication permanente
avec des êtres qui leur viennent du ciel ou de l'enfer, pour les
tenter ou pour les encourager. On peut aussi, sans vouloir contester le
caractère religieux et touchant de ces récits extraordinaires, supposer
que le voisinage et la fréquentation des deux sexes, au fond de ces
solitudes peuplées de cellules et de pénitences, devaient engendrer
bien des abus au point de vue des moeurs, si l'on se rend compte des
passions fougueuses que la retraite, le silence, le jeûne et l'insomnie
développent dans une âme ardente et fanatique. La soumission des sens
était souvent au-dessus des forces humaines, et le démon, à qui l'on
attribuait ces déchaînements de luxure, venait en aide à tous les
troubles de l'esprit et à toutes les rébellions du corps.

Saint Arsène, qui vivait tout nu dans le désert, et qui se nourrissait
d'herbes comme les bêtes en fuyant l'approche de ses semblables,
trouva un jour à la porte de sa cellule une femme noble et âgée, que
la dévotion avait amenée vers lui: «Si tu veux voir mon visage, lui
dit-il avec indignation, regarde!» Mais elle n'osa pas regarder et
elle resta prosternée devant le solitaire: «Tu retourneras à Rome,
reprit-il tristement, et tu diras à d'autres femmes que tu as vu l'abbé
Arsène, et elles viendront aussi pour me voir!--Avec la permission
de Dieu, répliqua-t-elle en s'attristant de la tristesse du saint,
je ne souffrirai qu'aucune femme vienne ici!--Je demande à Dieu
d'effacer ton souvenir de mon coeur!» murmura le pauvre abbé. Cette
dame revint de sa visite au désert, avec la fièvre et une profonde
amertume; elle voulait mourir: «Ne sais-tu pas, lui dit-un archevêque
qui lui apporta des consolations, ne sais-tu pas que tu es une femme
et que le démon emploie la femme pour attaquer les solitaires? C'est
ce qui fait qu'Arsène t'a parlé ainsi, mais il prie sans cesse pour
ton âme.» Et cette dame consentit à vivre. Le légendaire qui rapporte
cette mélancolique aventure, le naïf Jacques de Voragine, y ajoute
deux autres exemples qui prouvent la fragilité humaine chez les plus
vénérables confesseurs. Un jeune solitaire disait à un patriarche
dont il était le disciple: «Tu as vieilli; rapprochons-nous un
peu du monde?--Allons là où il n'y a point de femmes! répondit le
vieillard.--Ce n'est qu'au désert, reprit le jeune homme, que l'on
n'est point exposé à rencontrer des femmes.--Mène-moi donc au désert!»
Un autre Père, pour porter sa vieille mère et l'aider à traverser une
rivière, se couvrit les mains avec son manteau: «Pourquoi couvres-tu
ainsi tes mains, mon fils? lui demanda la bonne femme.--Le corps d'une
femme est du feu! répondit-il en chassant le démon avec des signes de
croix. Pendant que je te touchais, ma mère, le souvenir d'autres femmes
se réveillait dans mon coeur!»

Le vilain rôle que jouait le démon pour faire pécher les saints par
convoitise de la chair est nettement établi dans la légende populaire
de saint Barlaam et du roi Josaphat, légende qui a souvent inspiré
l'épopée romanesque du moyen âge dans toutes les langues. Barlaam
convertit Josaphat, fils d'un roi idolâtre, que la légende nomme sans
doute par allégorie: le roi Avenir. Ce roi se désole de voir son fils
devenu chrétien, et il s'efforce de le ramener à la religion des faux
dieux. Le magicien Théodas conseille au roi d'éloigner de son fils tous
les hommes et de le faire servir par de belles femmes bien parées et
bien séduisantes: «J'enverrai vers lui un des esprits que j'ai sous
mes ordres, afin de le porter à la luxure, dit-il; car rien n'est plus
propre que la figure des femmes à séduire les jeunes gens.» D'après ce
conseil pervers, le jeune chrétien fut enfermé au milieu d'un sérail
de femmes qui le provoquaient sans cesse au péché, et le malin esprit,
envoyé par le magicien, s'empara de Josaphat avec tant de puissance que
celui-ci eût bientôt succombé si le Dieu des chrétiens ne fût venu à
son aide. Il résista donc à la tentation et soumit la chair à l'empire
de l'âme. Mais on lui présenta une fille de roi, qui était parfaitement
belle, et qui produisit sur lui plus d'effet que toutes les autres
femmes; il essaya de la convertir, tout en admirant sa beauté
enchanteresse: «Si tu veux que je renonce aux idoles, épouse-moi! lui
dit cette sirène. Les chrétiens n'ont pas le mariage en aversion; ils
le louent, au contraire; car les patriarches, les prophètes et saint
Pierre, le prince des apôtres, ont été mariés.--C'est en vain que tu me
persécutes, répondit-il en se détournant. Il est permis aux chrétiens
de se marier, mais cela n'est point permis à ceux qui ont fait voeu
de virginité.» Elle fit semblant de pleurer, et elle le regarda plus
tendrement: «Si tu veux contribuer à mon salut, murmura-t-elle d'une
voix tremblante, accorde-moi une demande qui est bien peu de chose:
couche cette nuit avec moi, et je te promets qu'au point du jour je
me ferai chrétienne.» Josaphat n'était pas préparé à cette étrange
proposition: il savait quelle joie pour les anges que la conversion
d'un idolâtre; il savait également quelle tristesse leur cause le péché
de luxure; néanmoins il balançait, et il cherchait dans les regards
de la séductrice le honteux courage du péché. Alors le malin esprit,
qui avait mission de le faire pécher, dit à ses compagnons infernaux:
«Voyez comme cette jeune fille ébranle la vertu de ce jeune homme que
nous n'avions pu vaincre? Venez donc et jetons-nous sur lui, car le
moment est opportun.» Josaphat, en effet, se sentait embrasé des feux
de la concupiscence, tandis que le démon lui suggérait la détestable
pensée de sauver au prix de son âme l'âme de cette jolie païenne. Mais,
avant de consentir à ce qu'on attendait de sa charité chrétienne, il
fit un signe de croix et se mit en oraison. Aussitôt il s'endormit, et
fut transporté en songe dans le séjour des bienheureux. A son réveil,
selon les paroles du naïf compilateur de la _Légende dorée_ qui a suivi
pas à pas le récit de Jean de Damascène: «La beauté de cette fille
et de ses compagnes ne lui inspira plus que le dégoût qu'on ressent à
l'aspect de la plus sale ordure.»

Les Pères de l'Église croyaient à l'existence d'un démon qui présidait
particulièrement à la luxure, et qui avait pour rôle d'exciter la
concupiscence charnelle parmi les hommes idolâtres ou chrétiens.
On trouve ce démon à chaque page dans la vie des Pères et dans les
légendes des saints; il emprunte les formes les plus attrayantes
pour entraîner à mal les vierges et les confesseurs; il est souvent
repoussé et mis en fuite, mais quelquefois il en arrive à ses fins,
et il invente les fourberies les plus singulières pour venir à bout
de la continence d'un anachorète. Nous serions en peine de dire si ce
démon de la luxure et de la convoitise était le même que celui de la
Prostitution que nous rencontrons sous ce nom (_demon scortationis_)
dans l'Histoire ecclésiastique d'Évagrius (chap. 26), mais qui n'y
fait rien pour justifier son nom. Un vieil ermite déjouait depuis bien
des années toutes les ruses de ce démon, qui l'assiégeait de mille
manières avec une ardeur infatigable. Cet ermite, il est vrai, avait sa
cellule sur le mont des Oliviers, où l'esprit de Dieu était toujours
présent: «Quand me laisseras-tu donc tranquille? lui dit un jour le
pieux solitaire. Va-t'en, car tu as vieilli autant que moi.» Le démon
lui apparut alors, et lui promit de ne plus le tourmenter, pourvu que
le saint homme jurât de ne rien révéler à personne au monde de ce que
lui confierait le démon. L'ermite s'empresse d'acheter son repos à ce
prix-là, et fait le serment qu'exige son tentateur; mais ensuite ce
dernier lui dit avec malice: «Je te conseille de ne plus adorer cette
image qui représente une femme tenant entre ses bras un enfant.» Le
démon se retire là-dessus, et le vieillard reste tout inquiet d'un
semblable conseil que son serment l'empêche de révéler même à son
confesseur. Profondément troublé dans sa conscience, il se rend à la
ville voisine, nommée Pharan, et va se confesser à l'abbé Théodore, qui
lui donne l'absolution de son parjure: «Hâte-toi seulement de sortir
de cette ville, qui n'est qu'un grand lupanar, lui dit-il, car tu ne
serais pas le plus fort contre le démon de la Prostitution, mais adore
en partant Jésus-Christ et sa divine mère.» Le vieillard, rentré dans
sa cellule, y retrouve le démon qui l'accuse de s'être parjuré: «Loin
de moi! s'écrie le saint qui le chasse à grands signes de croix; je
suis trop vieux pour t'écouter et pour te craindre!»

La vie cénobitique était donc assiégée de désirs sensuels et de pensées
mondaines: la victoire du Tentateur ne dépendait souvent que de sa
persévérance à tendre des piéges aux solitaires, et les occasions
de péché ne se reproduisaient que trop souvent. La Prostitution
hospitalière parlait plus haut que les austères enseignements de
l'Église; elle ne pénétrait pas seulement, avec les hérétiques, dans
les agapes nocturnes et dans la visitation des vierges et des veuves
chrétiennes; elle se promenait encore avec mystère à travers les
solitudes où se rassemblaient, pour prier et travailler en commun, les
frères et les soeurs de la nouvelle famille catholique. L'ignorance
et la crédulité préparaient les victimes que dévorait le monstre
de l'impudicité. Ce furent les hérésies qui amenèrent avec elles ce
prodigieux relâchement dans la chrétienté, dès l'année 230: «Il n'y
avait plus de charité dans la vie des chrétiens, raconte saint Cyprien,
témoin oculaire de cette triste époque, il n'y avait plus de discipline
dans les moeurs: les hommes peignaient leur barbe, les femmes fardaient
leur visage; on corrompait la pureté des yeux en violant l'ouvrage des
mains de Dieu, et celle des cheveux même en leur donnant une couleur
étrangère. On usait de subtilités et d'artifices pour tromper les
simples; les chrétiens surprenaient leurs frères par des infidélités
et des fourberies. On se mariait avec les infidèles; on prostituait
aux païens les membres de Jésus-Christ.» Ce passage et bien d'autres
témoigneraient au besoin de l'existence de la Prostitution hospitalière
dans la vie commune des chrétiens de l'un ou de l'autre sexe, malgré
les excommunications des conciles et les admonestations des docteurs.

Il faut attribuer ces mauvaises moeurs, qui régnaient dans un si
grand nombre de communautés de femmes, à l'influence démoralisatrice
d'une foule de moines errants et séculiers que la débauche et la
paresse multipliaient partout. Ces hérétiques vivaient joyeusement
dans le siècle, sans résidence fixe, sans occupation sédentaire, sans
moyens d'existence; ils se divisaient en une foule de sectes qui ne
se distinguaient entre elles que par des variétés de libertinage; ils
menaient tous le même genre de vie oisive et vagabonde, allant de ville
en ville, ou plutôt de couvent en couvent; car, avant l'institution
régulière des ordres monastiques, les vierges vouées et consacrées
vivaient ensemble dans la retraite et la prière, fuyant le contact
et la vue des païens, mais fréquentant volontiers les prêtres et les
fidèles. Entre ces sectes de fainéants et de débauchés, on remarquait
celle des sarabaïtes, qui sont nommés _remoboth_ par saint Jérôme et
_gyrovagues_ par les historiens du cinquième siècle. Les sarabaïtes,
dont le nom signifiait en langue égyptienne _indisciplinés_, faisaient
remonter leur origine au Juif Ananias, que saint Pierre punit de
son mensonge en le frappant de mort subite avec sa jeune femme
Saphira. Quoique soi-disant chrétiens, ils ne renonçaient pas à la
circoncision, qui favorisait leurs impures habitudes: «Tout chez eux
respire l'affectation, écrivait à Eustochie, en 384, saint Jérôme,
qui n'a garde de les confondre avec les cénobites et les anachorètes:
ils ont des manches et des chaussures larges, un vêtement encore plus
grossier; ils poussent de fréquents soupirs, sont exacts à visiter les
vierges, déchirent la réputation des clercs, et les jours de fête ils
se livrent aux excès de l'intempérance la plus effrénée (_saturantur
ad vomitum_).» Dans les commencements, ils formaient des associations
fraternelles, deux par deux ou trois par trois, et ils demandaient
au travail de leurs mains une nourriture frugale et commune; mais ils
avaient de fréquentes disputes, qui provenaient, selon saint Jérôme, de
ce que, vivant de leur chétive industrie, ils ne pouvaient souffrir de
maître: mais la cause de ces altercations, qui se terminaient souvent
par des voies de fait, résultait plutôt de leurs jalousies et de leurs
rivalités amoureuses. Ils ne tardèrent pas à s'isoler et à chercher
fortune chacun de son côté. Cassien, dans ses Commentaires (_Collat._
XVIII, c. 8), représente sous les traits les plus hideux la conduite
impudente de ces moines dissolus qui se propagèrent dans l'Égypte et
jusqu'au fond des déserts de la Thébaïde, et qui n'avaient pas encore
disparu au neuvième siècle, puisque Charlemagne fit une loi pour les
détruire (_Capitul. reg. Francor._, t. I, p. 370). Nous ne sommes
nullement portés à défendre et à justifier les sarabaïtes, comme a
essayé de le faire, dans les Mémoires de l'Académie de Gottingue (t.
VI, 1775), le savant François Walch, qui veut distinguer d'eux les
_gyrovagues_, en appliquant à ces derniers tous les débordements qu'on
impute aux sarabaïtes. Cassien, que nous préférons suivre dans nos
jugements sur ces hérétiques, les avait vus à l'oeuvre dans la haute
Égypte, où la seule ville d'Oxiringue renfermait plus de dix mille
vierges, et où la population entière ne se composait que de cénobites
et de moines. Quatre siècles plus tard, alors que les ordres religieux
étaient répandus par tout le monde chrétien et que la règle monastique
fermait la porte des cloîtres aux dangereux apôtres de la Prostitution
hospitalière, saint Benoît recommande à ses disciples de se défier
de ces corrupteurs: «Il y a une troisième et très-mauvaise classe de
moines, dit-il; c'est celle des sarabaïtes, qui, ne s'astreignant à
aucune règle, sourds aux conseils de l'expérience, conservant toujours
les goûts du siècle, osent mentir à Dieu, usurpant les ordres sacrés.
Réunis par deux, par trois, quelquefois même seuls, ils vivent sans
pasteur, renfermés non dans le bercail du Seigneur, mais dans leur
propre bergerie. Leur désir est leur loi; ils appellent saint tout
ce qui est de leur choix; ce qu'ils n'aiment point, ils le regardent
comme défendu.» La règle de saint Benoît parle aussi des gyrovagues qui
n'avaient ni feu ni lieu, et qui s'en allaient à l'aventure, mangeant,
buvant et logeant dans les couvents, où ils ne laissaient que trop de
souvenirs de leur intempérance, de leur irréligion et de leur impureté
(_per diversarum cellas hospitantur, semper vagi et nunquam stabiles et
propriis voluptatibus et gulæ illecebris servientes_).

Pour rechercher et découvrir les dernières traces de la Prostitution
hospitalière, il faudrait approfondir l'histoire monastique, et
constater les nombreux égarements qui ont prouvé la fragilité de la
vertu humaine et l'impuissance des voeux les plus sacrés. Nous verrions
que, dans les monastères de femmes, la réception des gens d'église
et l'hospitalité octroyée aux moines de passage entraînaient parfois
des désordres qui n'éclataient pas toujours en scandales, et qui ne
sortaient guère du silence de la vie religieuse. L'Église, comme une
mère indulgente, étouffait sous son manteau les infractions à la règle
et les déportements de son jeune troupeau. Elle avait, d'ailleurs, les
yeux ouverts sur les excès qui se cachaient en vain dans l'ombre de
ces asiles de pénitence. C'est moins dans les Actes des conciles et
dans les chroniques monacales, que dans la tradition appuyée sur le
témoignage des romans et des poésies populaires; c'est moins d'après
des faits nombreux et signalés que d'après le vague murmure des échos
du passé, qu'il serait possible de dépeindre les moeurs relâchées de
certaines abbayes, où l'arrivée d'un pèlerin ou d'un moine évoquait
des réminiscences joyeuses de l'hérésie des sarabaïtes. Le peuple,
qui avait des yeux et des oreilles, pour ainsi dire, dans l'intérieur
de ces asiles impénétrables, en racontait la légende scandaleuse, et
disait merveilles de l'hospitalité des couvents. Le fabliau du comte
Ory, qu'on retrouve sous différents noms dans presque toutes les
littératures du moyen âge, est une gracieuse indiscrétion qui nous en
apprend beaucoup plus sur cette hospitalité, que les actes authentiques
de la réformation de plusieurs couvents de femmes, dans lesquels le
désordre s'était introduit avec des hôtes aimables et audacieux. Nous
ne croyons pas devoir insister davantage sur la question délicate du
relâchement des moeurs claustrales et sur les dangers de l'hospitalité
monastique.

Quant à la Prostitution sacrée, qui appartenait exclusivement aux
religions de l'idolâtrie, et qui y avait imprimé ses souillures
allégoriques, on s'étonnera, on s'indignera sans doute qu'elle ait
cherché à revivre ou du moins à ne pas mourir tout entière dans
une religion fondée sur la morale la plus pure et remplie des plus
nobles aspirations de l'âme. On s'expliquera cependant que le culte
des images ait gardé çà et là quelques traces de cette affligeante
Prostitution: l'église succédait au temple; les chastes statues du
Sauveur, de la Vierge et des saints remplaçaient les statues effrontées
de Bacchus, de Vénus, d'Hercule et de Priape; mais le peuple avait de
la peine à changer à la fois de dieux et de culte: elle conserva donc
de l'ancien culte tout ce qu'elle pût mêler grossièrement au culte
du vrai Dieu. Les prêtres, de leur côté, ne se firent pas scrupule
de s'approprier certaines formes de cérémonies religieuses qu'ils
avaient revêtues d'une signification chrétienne; mais ils n'empêchèrent
pas l'intrusion de certaines pratiques essentiellement idolâtres,
outrageantes même pour la foi nouvelle. Parmi ces premiers ordonnateurs
du culte, il y eut sans doute aussi des esprits pervers ou corrompus
qui abusèrent de la candeur des néophytes. Ainsi voyons-nous, en ces
temps de fondation ecclésiastique, l'hérésie qui s'empare de toutes
les issues du christianisme, et qui ose y jeter encore les racines
de la Prostitution sacrée: ici, ce sont les danses et la musique,
ces insidieux auxiliaires de la volupté; là, ce sont les agapes où
viennent se refléter les obscénités des Bacchanales; ailleurs, ce sont
les saints déguisés en divinités dont ils portent les attributs; bien
plus, les sacrements eux-mêmes ne sont pas exempts de ces honteuses
imitations: au baptême, comme saint Jean Chrysostome l'écrivait au
pape Innocent Ier, les femmes étaient nues, sans qu'on leur permît
même de voiler leur sexe; à la messe, les assistants s'entre-baisaient
sur la bouche; dans les processions, les vierges voilées portaient
des amulettes et des idoles qui auraient convenu au culte d'Isis ou de
Mythra; les gâteaux obscènes des fêtes du paganisme, les _coliphia_ et
les _siligines_, avaient à peine modifié leurs formes et leurs usages.
En un mot, la Prostitution sacrée s'attachait de toutes parts, comme
un lierre parasite, non pas au dogme, mais à la liturgie. Il fallut que
les Pères de l'Église et les conciles amenassent par degrés les esprits
et les coeurs à subir le joug divin de la morale évangélique.

Mais si le culte catholique épurait et rejetait l'ivraie païenne qui
avait germé dans son sein, le paganisme se perpétuait dans certaines
croyances, dans certaines cérémonies, qui touchaient de près à la
vieille souche de la Prostitution sacrée. Voilà comment le culte secret
des dieux domestiques se retrancha dans le _lararium_ comme dans un
fort, et y resta inviolable pendant des siècles après l'établissement
du christianisme; voilà pourquoi Vénus, Priape, le dieu Terme, les
faunes et les sylvains eurent des autels et des sacrifices jusque dans
le moyen âge. Les amants et les vierges sont les derniers soutiens de
la théogonie qui avait déifié les sens et les passions; mais ce ne sont
plus des adorateurs exclusifs et timorés de l'idole qu'ils encensent au
pied d'un arbre séculaire, au bord d'une fontaine, dans le fond d'une
grotte, au sommet d'une montagne: ils réclament, d'un ton impérieux et
parfois avec des menaces, les secours et la protection de ces dieux
déchus, que l'espérance tolère encore sur leur piédestal, et qui
tomberont en morceaux à la première épreuve de leur impuissance. Les
filles qui veulent avoir des amants ou des maris vouent leur virginité
au génie du fleuve, de la forêt, d'un arbre ou d'une pierre, mais
elles n'offrent pas à ces génies invisibles le tribut matériel de leur
virginité, qui s'immole elle-même sur le gazon fleuri quand un pâtre
aussi beau que Daphnis se trouve là pour recevoir la victime. C'est
toujours Vénus qui est l'âme de l'univers, c'est Vénus qui conserve son
culte éternel en présence de la nature.

Les nouveaux convertis ne se séparent pas aisément de ces divinités
avec lesquelles ils se sentent jeunes et pleins d'ardeur: ils sont
baptisés, ils vont dans les églises, ils participent aux agapes,
ils sentent avec une douce émotion couler dans leur âme la morale
de l'Évangile, mais ils se rattachent, par quelque lien sensuel, par
quelque instinct physique, aux images divinisées de leurs passions,
aux analogies divines de leur corps. Vénus avait été la première
personnification de l'idolâtrie sous les noms de Mylitta, d'Uranie
et d'Astarté: elle en fut la dernière, sous son nom de Vénus, que ses
grossiers et rustiques desservants prononçaient _Bénus_. On a découvert
à Pompéi une curieuse inscription, qui montre bien que, dès le milieu
du premier siècle de Jésus-Christ, le culte de Vénus avait déjà des
sacriléges. C'est un amant malheureux qui voudrait se venger de ses
peines de coeur sur la déesse de l'amour elle-même: «Qu'il vienne
ici celui qui aime! je veux rompre les côtes de Vénus et lui casser
les reins à coups de bâton. Elle a bien pu briser mon sensible coeur,
la cruelle déesse: pourquoi, en revanche, ne lui briserais-je pas la
tête?»

  Quisquis amat, veniat! Benere, vole frangere costas
      Fustibus et lumbos debilitare deæ.
  Si potest illa mihi tenerum pertundere pectus,
      Quin ergo non possim caput deæ frangere?

Cette idolâtrie se glissa dans le culte de différents saints, qui
furent choisis par le caprice populaire pour remplacer des dieux
familiers qu'on invoquait dans les circonstances les plus ordinaires
de la vie. Nous n'avons pas à nous étendre, malgré le droit de la
science, sur un sujet qui côtoie les choses les plus respectables,
et qui leur prêterait un reflet déshonnête; mais il est impossible
de ne pas constater que la Prostitution sacrée s'était réfugiée sous
les auspices de ces saints, que le peuple avait créés à l'image de
divers faux dieux, et que tous les efforts de l'Église ne réussirent
pas à faire tomber dans le mépris public, avant que le peuple eût
appris à rougir de ses ignobles superstitions. Tels étaient les saints
apocryphes, qui avaient le bienheureux privilége de guérir la stérilité
chez les femmes et l'impuissance chez les hommes. On ne saurait douter
que ces saints-là ne soient issus en ligne directe de Priape et de
ses impudiques assesseurs, le dieu Terme, Mutinus, Tychon, etc. Jamais
l'autorité ecclésiastique n'a protégé de pareils saints, qu'on laissait
comme des fétiches à l'adoration du vulgaire, et qui n'exerçaient leur
influence régénératrice, que dans un rayon très-borné, à la faveur de
la crédule confiance des pauvres gens qu'une tradition immémoriale
avait convaincus des mérites de ces étranges patrons. Ce n'étaient
la plupart que des Priapes déguisés, et l'archéologie a démontré que,
dans tous les endroits où ce culte indécent a été établi, il y avait eu
autrefois un temple ou une statue ou un emblème de Priape.

Nous ne passerons pas en revue les saints, qu'invoquaient naguère les
femmes stériles, les maris impuissants et les _maléficiés_. Calvin
les a dénoncés à l'honnêteté publique, dans son fameux _Traité des
Reliques_; Henri Estienne, dans son _Apologie pour Hérodote_, les a
mis à l'index, et bien avant ces protestations satiriques, la religion
avait condamné comme superstitieux et scandaleux le culte de ces
impuretés. Nous n'avons donc pas besoin de dire que le paganisme,
en ce qu'il avait de plus obscène, s'était perpétué dans le culte
particulier qu'on rendait en divers endroits aux saints Paterne, René,
Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc. Mais ce dernier, plus célèbre que
les autres, doit fixer aussi plus curieusement notre attention, parce
qu'il avait hérité de tous les attributs de Priape, et qu'il était
encore en France, avant la Révolution de 1789, le dernier symbole de la
Prostitution sacrée.

«Au fond du port de Brest, raconte Harmand de la Meuse dans ses
_Anecdotes relatives à la Révolution_, au delà des fortifications, en
remontant la rivière, il existait une chapelle auprès d'une fontaine et
d'un petit bois qui couvre la colline, et dans cette chapelle était une
statue de pierre honorée du nom de saint. Si la décence permettait de
décrire Priape avec ses indécents attributs, je peindrais cette statue.
Lorsque je l'ai vue, la chapelle était à moitié démolie et découverte,
la statue en dehors étendue par terre et sans être brisée, de sorte
qu'elle subsistait en entier et même avec des réparations qui me la
firent paraître encore plus scandaleuse. Les femmes stériles ou qui
craignaient de l'être allaient à cette statue, et, après avoir gratté
ou raclé ce que je n'ose nommer, et bu cette poudre infusée dans un
verre d'eau de la fontaine, ces femmes s'en retournaient avec l'espoir
d'être fertiles.» Ainsi voilà le culte de Priape en plein exercice, à
l'époque de la Révolution, dans la province la plus religieuse de la
France.

La légende de saint Guignolet n'a cependant pas d'analogie avec
la fable de Priape dans la mythologie hellénique. Ce saint, nommé
Winvaloeus, qu'on a traduit par _Guignolet_, _Guenolé_, _Guingulois_
et _Wignevalay_, fut le premier abbé de Landevenec, au milieu du
cinquième siècle, et vécut dans une grande austérité, sans communiquer
jamais avec les femmes. Sa légende nous semble néanmoins entachée de
symbolisme érotique, et plusieurs de ses miracles directs affectent une
spécialité que ses reliques et ses statues ont gardée pendant près de
treize siècles. On aura la clef de son culte à Brest, en établissant
l'étymologie du nom de l'abbaye de Landevenec, située à trois lieues
de cette ville: _Landevenec_ renferme évidemment _landa Veneris_, et il
est certain que cette lande ou plaine, riveraine de la mer, possédait,
à une époque reculée, un temple ou _fanum_ de Vénus, fort renommé
surtout chez les matelots bretons, qui, au retour de leurs courses
maritimes, ne manquaient pas d'aller sacrifier à la déesse et de lui
recommander la fertilité de leurs femmes. A Landevenec comme dans
tous les lieux consacrés au culte de Vénus, le christianisme purifia
le temple païen et sanctifia l'idole; mais l'obstination populaire
attribua au saint les qualités du faux dieu, et Guignolet continua
Priape. Les reliques de ce saint breton étaient honorées ailleurs,
notamment à l'abbaye de Blandinberg près de Gand et à Montreuil en
Picardie. Le nom de la ville de Montreuil se rapporte probablement à
la légende de Guignolet et aux symboles de Priape. Selon la légende,
une oie avait avalé l'oeil de la soeur de Guignolet: celui-ci ouvrit le
ventre de l'oie, y reprit l'oeil et le remit intact à sa place. Or, on
sait ce que figurait l'oeil mystique dans les religions de l'antiquité,
spécialement dans le culte d'Isis, auquel s'était mêlé celui de Vénus;
quant à l'oie, c'était l'oiseau symbolique de Priape. Cambry raconte
le miracle dans son _Voyage au Finistère_, mais il n'en cherche point
le sens primitif et il ne paraît pas se douter de ce que pouvaient
avoir de commun entre eux l'oie de Priape et l'oeil d'Isis. La statue
de saint Guignolet à Montreuil était plus indécente encore que celle
que les marins adoraient à Brest. Dulaure, dont le témoignage, il
est vrai, n'est pas trop recommandable dans une question de ce genre,
avait vu cette statue, encore vénérée en 1789, et il n'hésite pas à la
décrire dans sa _Description des principaux lieux de la France_. Elle
était de pierre et représentait le saint, entièrement nu, couché sur le
dos, avec un phallus monstrueux. Ce phallus formait une pièce postiche
qu'on poussait par derrière, à mesure que la dévotion des femmes en
diminuait les proportions à force de le racler. Nous regardons cette
particularité comme une vilaine plaisanterie de Dulaure, qui ne perdait
aucune occasion de tourner en ridicule les pratiques superstitieuses.

Saint Guignolet, comme nous l'avons dit, n'était pas le seul qui eût
conservé quelque chose de la physionomie et du caractère de Priape. La
Bretagne avait surtout une dévotion spéciale dans les saints de cette
famille: elle possédait un saint Paterne ou Paternel, qu'on invoquait
à Vannes et qui se mêlait des mystères de la paternité. Henri Estienne
a recueilli l'hagiographie des autres successeurs de Priape à qui les
inscriptions ithyphalliques décernent l'épithète de _paternus_ et de
_pantheus_: «Quant au mal de stérilité (auquel les médecins se trouvent
si empeschez), dit l'auteur de l'_Apologie pour Hérodote_, il y a
force saints qui en guarissent, faisans avoir des enfans aux femmes,
voire par une seule apprehension devotieuse. Et premièrement, saint
Guerlichon, qui est en une abbaye de la ville de Bourg-de-Dieu, en
tirant à Romorantin et en plusieurs autres lieux, se vante d'engrosser
autant de femmes qu'il en vient, pourveu que pendant le temps de leur
neuvaine ne faillent à s'estendre par dévotion sur la benoiste idole
qui est gisante de plat et non point debout comme les autres. Outre
cela, il est requis que chacun jour elles boivent un certain breuvage
meslé de la poudre raclée de quelque endroit d'icelle et mesmement du
plus deshonneste à nommer.» Henri Estienne, qui s'indigne avec raison
de trouver une si honteuse dévotion en usage chez des chrétiens, ajoute
que la partie de la statue qu'on raclait de préférence était bien usée,
à l'époque où cette image priapique fut examinée par une personne digne
de foi, qu'il ne nomme pas, mais qui lui certifia l'authenticité du
fait, vers 1550 environ.

«Il y a aussi au pays de Constantin en Normandie (qu'on dit communément
Contantin), ajoute-t-il, un saint Gilles qui n'a pas eu moins de crédit
en ces affaires, quelque vieil et caduc qu'il fust, selon le commun
proverbe de ceux-là mesme qui s'amusent à tels abus et qui les vendent
aux autres, qu'il n'est miracle que de vieux saints. J'ay aussi ouy
parler d'un certain saint René, en Anjou, qui se mesle de ce mestier;
mais comment les femmes se gouvernent autour de luy (qui leur monstre
aussy ce que l'honnesteté commande de cacher), comme j'aurois honte
de l'escrire, aussy les lecteurs auroyent honte de le lire.» Il est
incontestable que la destination de ces saints de pierre était la même
que celle de l'idole de Mutinus (voyez ci-dessus, t. 1, page 383), que
nous retrouverons dans les religions de l'Inde, comme nous l'avons
déjà reconnue dans celles de la Phénicie et de l'Égypte. Il serait
facile de rattacher par l'étymologie saint Gilles et saint Guerlichon à
Priape et à ses auxiliaires. Quant à René ou Renaud, il fait allusion
aux _reins_, _rena_, et un poëte du seizième siècle avait en vue ce
rapprochement étymologique dans un vers goguenard où il invoque

  Et saint Renaud pour les rognons.

On peut encore faire remonter à Priape la généalogie de saint Prix,
en latin _Projectus_, qu'on avait traduit dans la langue vulgaire
par _Prey_ et _Priet_. Il serait aisé de reconnaître _Priapus_ dans
_Projectus_, qu'on écrivait _Proiectus_. Néanmoins, ce saint Projet
était un évêque de Clermont en Auvergne, martyrisé au septième siècle;
ses reliques furent très-répandues, ainsi que ses images, et les femmes
stériles lui rendaient un culte scandaleux, dont le pieux évêque
n'a jamais été responsable. Les Actes du saint sont imprimés dans
le Recueil des Bollandistes; mais on n'y trouve rien, bien entendu,
qui puisse justifier les indécences de cette superstition populaire
à son égard; elle n'existait, d'ailleurs, que dans un petit nombre
de chapelles de campagne, tandis que plus de quatre cents églises
honoraient saint Projet ou saint Prix avec beaucoup de convenance.
Au village de Cormeil, près Paris, on vit longtemps une image de
saint Prix, qui avait pu être originairement une statue de Priape, et
qui, dans tous les cas, aurait été faite d'après le modèle du dieu
païen. Il est tout simple que, dans l'origine du culte catholique,
les statues n'aient fait que changer de nom, de même que les temples
devenaient des églises. Enfin, le savant le Duchat, dans ses remarques
sur l'_Apologie pour Hérodote_, ajoute à notre catalogue de saints
ithyphalliques un saint Arnaud qu'on adorait à Saint-Auban (nous ne
saurions dire en quelle province était située cette localité): «La
statue de saint Arnaud, dit-il, portoit un tablier qui lui cachoit
les parties génitales. Les femmes stériles supposant qu'à cause de
quelque ressemblance de nom, saint Arnaud devoit avoir la même vertu
que le saint Renaud des Bourguignons, levoient le tablier de cette
statue, comme si la seule inspection d'un tel objet avoit dû les rendre
fécondes.» Nous trouverions peut-être dans le culte antique de Priape
ou d'Horus quelque usage analogue, qui s'était invétéré parmi les
croyances du petit peuple, et qui avait persisté de siècle en siècle,
dans l'intérêt des unions stériles.

Il y aurait un livre entier à écrire sur les vestiges du paganisme
dans le culte chrétien; il y aurait surtout une curieuse étude de
la Prostitution sacrée à travers les métamorphoses religieuses et
liturgiques; nous nous bornons à indiquer ce sujet, aussi neuf que
bizarre, aux archéologues et aux savants, qui trouveront dans les Pères
de l'Église, notamment dans Lactance et dans saint Augustin, une foule
de détails relatifs à la ténacité des Prostitutions païennes, en dépit
de la prédication évangélique. L'empereur Constantin eut beau détruire
de fond en comble les temples de Vénus à Héliopolis et à Aphaques:
il ne détourna pas le courant des pèlerinages qui se portaient
toujours vers ces lieux, consacrés à la déesse génératrice depuis
tant de siècles, et les basiliques chrétiennes qu'il fit élever sur
l'emplacement même des temples retinrent, pour ainsi dire, le cachet
de l'ancien culte; car il fut obligé de défendre, par une loi écrite
(_rursus scriptas misit institutiones_, lit-on dans la vie de cet
empereur, par Eusèbe), la Prostitution des filles vierges et des femmes
mariées, à Héliopolis en Phénicie, et ses décrets furent sans force
contre la forme primitive du culte d'Astarté. Cette Prostitution sacrée
restait, en quelque sorte, attachée aux lieux qui l'avaient fait naître
et aux débris des temples qui en avaient été les témoins. Les empereurs
chrétiens eurent besoin de toute leur autorité pour étouffer le culte
public des divinités du paganisme; mais, en ruinant les temples, en
renversant les statues, en persécutant les prêtres, ils n'atteignirent
pas les profondes racines que ce culte avait laissées dans les opinions
et dans les moeurs. Le peuple des champs, plus grossier que celui des
villes, mais aussi plus fidèle aux leçons de ses ancêtres, prit sous
sa garde les dieux qu'il aimait et que ne remplaçait pas pour lui
le symbolisme moral du catholicisme; il protégea tant qu'il put les
chapelles, les autels rustiques, les images de ces dieux, dans les
forêts épaisses, au milieu des landes désertes, sur les monts et auprès
des sources; puis, lorsque, cédant enfin aux excommunications des
conciles et à la police des évêques, ils renoncèrent à ces images, à
ces autels et à ces ædiculi, dont ils respectaient toujours les ruines,
ce fut avec un sentiment tout païen qu'ils s'attachèrent au culte
particulier des saints, qu'ils revêtirent des priviléges de leurs dieux
abolis. Voilà comment Vénus, Flore, Bacchus, Isis, Priape et les autres
divinités qui représentaient la nature et le principe générateur eurent
des fidèles et presque des temples jusqu'à nos jours.



CHAPITRE VI.

  SOMMAIRE. --Opinion de l'Église sur la Prostitution. --Sentiment
  de saint Augustin et de saint Jérôme à l'égard des prostituées.
  --Définition de la Prostitution légale par saint Jérôme. --Les
  Canons des Apôtres. --Constitutions apostoliques du pape Clément.
  --Avis de l'Église sur les ablutions corporelles. --Définition
  des principaux péchés de la chair. --Doctrine de l'Église sur le
  commerce illicite et criminel. --Le concile d'Évire ou d'Elne.
  --Des mères qui prostituent leurs filles. --De ceux qui pratiquent
  le lénocinium. --De celles qui violent leur voeu de virginité. --De
  celles qui n'ont pas gardé leur virginité après l'avoir vouée.
  --Des femmes que les évêques et les clercs peuvent avoir chez
  eux. --Des jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le
  péché d'impureté. --Des idoles domestiques. --Des prostituées qui
  contractent le mariage après avoir renoncé à leur métier. --Des
  femmes qui, grosses d'adultère, auront fait périr leur fruit. --Des
  femmes qui auront vécu dans l'adultère jusqu'à la mort. --Des
  gens qu'il est défendu de prendre à gages. --De ceux ou celles
  qui ne seront tombés qu'une seule fois dans l'adultère. --De la
  femme qui aura commis un adultère du consentement de son mari.
  --Des corrupteurs de l'enfance. --Le concile de Néocésarée. --Les
  eunuques malgré eux. --L'entrée du sanctuaire défendue aux femmes
  par le concile de Laodicée. --Le concile de Tyr. --Saint Athanase
  et la femme de mauvaise vie. --Le concile de Tolède. --Portrait
  miraculeux du patriarche Polémon. --Le concile de Carthage. --Le
  dix-septième canon du concile de Tolède. --Le douzième canon du
  concile de Rome. --Le concile de Bâle. --Chapitre unique dans
  l'histoire des conciles.


Nous avons vu quelle était la doctrine de l'Église primitive au sujet
de l'impureté et de l'incontinence; nous avons vu combien les Pères
étaient unanimes pour exiger des fidèles une vie chaste et décente,
lorsque ceux-ci ne se sentaient pas capables de se vouer au célibat
chrétien. Il n'y avait donc, vis-à-vis de cette prescription de
chasteté absolue adressée à tous les membres de Jésus-Christ, aucune
jurisprudence ecclésiastique spécialement applicable aux agents de
la Prostitution. L'Église, pour être conséquente avec l'essence même
de sa morale, ne pouvait approuver ni reconnaître comme un fait légal
cette Prostitution, qui s'exerçait pourtant sous ses yeux, à la porte
de ses églises aussi bien que naguère aux abords des temples. Les
prostituées n'étaient que des pécheresses ordinaires, que la grâce
et le repentir pouvaient prendre au milieu de leur honteux métier et
qui se trouvaient de la sorte toujours prêtes à entrer dans la voie
du salut. Quant aux instigateurs et aux spéculateurs de Prostitution,
ils se confondaient dans la foule des libertins et n'avaient pas même
de rang spécial parmi les esclaves du péché. C'était aux confesseurs
à régler la pénitence suivant la faute et à n'accorder l'absolution
qu'après l'accomplissement de cette pénitence, qui devait être
publique, comme si le péché l'avait été. Toute Prostitution était
comprise, d'ailleurs, dans le terme générique de _fornication_, qu'on
distinguait pourtant, par degrés proportionnels, en fornication simple,
double, éventuelle, permanente ou redoublée. Il est donc tout naturel
que, d'après ce principe fondamental qui voulait que chaque chrétien
fût un austère défenseur de la pureté de son corps, la Prostitution
légale n'eût pas raison d'être aux yeux de l'Église, qui n'aurait osé
ni l'autoriser, ni la proscrire, ni la tolérer. Les conciles ne font
pas mention de cette lèpre morale des sociétés avant le quinzième
siècle, et ils se renferment dans des généralités, pour condamner en
masse tous les genres de libertinage. Ils semblent éviter, en esquivant
ce point délicat, de se rencontrer en contradiction avec les lois
humaines, qui règlent la Prostitution et qui la reconnaissent comme une
impure servitude des passions du vulgaire. Les conciles ont l'air de se
souvenir toujours que la Madeleine fut une femme de mauvaise vie et que
les mérétrices ont fourni autant de martyres, que les princesses, à la
foi du Christ, qui a des miséricordes infinies pour tous les péchés.

Cependant on a lieu de croire que l'Église, au point de vue de la
police humaine et de l'économie des États, admettait la Prostitution
légale ou du moins fermait les yeux sur cette triste nécessité de la
vie des peuples. Cette opinion de l'Église se trouve clairement et
formellement énoncée, non dans le texte d'un concile ou d'un synode,
mais dans les écrits de saint Augustin: «Supprimez les courtisanes,
dit-il dans son _Traité de l'ordre_ (lib. II, c. 12), vous allez tout
bouleverser par le caprice des passions.» La loi ecclésiastique ne
s'immisçait donc pas dans les attributions de la loi civile. Saint
Jérôme (_Epist. ad Furiam_) a l'air de partager le sentiment de saint
Augustin à l'égard des malheureuses victimes de la Prostitution; il
ne les opprime pas sous le poids de leur ignominie; il les encourage
seulement à se dépouiller de leur infâme livrée: «La courtisane de
l'Évangile, baptisée par ses larmes (_meretrix illa in Evangelio
baptizata lachrymis suis_), essuyant avec ses cheveux les pieds
du Seigneur, a été sauvée; elle n'avait pas une mitre crêpée, des
souliers qui crient; elle n'avait pas le tour des yeux noirci avec de
l'antimoine; elle n'était pas d'autant plus belle qu'elle était plus
impudique (_non habuit crispantes mitras, non stridentes calceolos, nec
orbes stibio fuliginatos: quanto foedior, tanto pulchrior_).» Dans un
autre passage de la même épître, saint Jérôme relève encore la femme
dégradée, en lui tendant la main de la pénitence. «Nous ne demandons
pas aux chrétiens, dit-il, comment ils ont commencé, mais comment ils
finissent!» Le baptême des larmes peut toujours laver d'anciennes
souillures et régénérer une âme dans un corps impur. Enfin, saint
Jérôme, dans une autre circonstance (_Epist. ad Fabiolam_), définit
la Prostitution légale comme l'avait fait le jurisconsulte Ulpien,
et dit avec la précision d'un légiste: «La courtisane est celle qui
s'abandonne à la débauche de plusieurs hommes (_meretrix est quæ
multorum libidini patet_).»

Nous avons recherché soigneusement ce qui pouvait concerner la
Prostitution, soit dans les Canons des apôtres, soit dans les
Constitutions apostoliques, qui n'ont pas précédé les Actes des
conciles, malgré l'origine qu'on leur attribuait dans l'ancienne
Église, mais qui renferment pourtant l'expression sincère de la
doctrine canonique des premiers chrétiens. Il y est question une seule
fois de Prostitution proprement dite (_scortatio_); mais en plusieurs
endroits, de fornication simple ou double. Dans les Canons des apôtres,
le sixième défend à l'évêque et aux prêtres de chasser leurs femmes,
même sous prétexte de religion, et frappe d'excommunication ceux qui se
déroberaient de la sorte aux liens du mariage. Le dix-huitième canon
défend d'admettre dans le clergé les _bigames_, c'est-à-dire ceux qui
auraient été mariés deux fois, parce qu'il y a une espèce d'indécence
attachée aux secondes noces, qui témoignent de l'incontinence de l'un
ou l'autre époux. Le vingt-troisième canon ordonne la déposition des
clercs qui se seraient privés de leur sexe par crainte de pécher ou
par toute autre cause. Le vingt-quatrième condamne les laïques pour
le même fait, et les éloigne de la sainte table pendant trois ans.
Le soixante-unième canon empêche d'admettre dans la cléricature toute
personne convaincue d'adultère ou de fornication. Le soixante-septième
canon enfin prononce l'excommunication contre quiconque aura fait
violence à une vierge et oblige le coupable à épouser celle qu'il a
flétrie. Nous remarquerons que dans les Canons des apôtres, qui sont
écrits en grec de même que les Constitutions apostoliques, l'acte de
Prostitution est compris sous les noms d'_adultère_ (+moicheia+) et de
_fornication_ (+kamarôsis+). Le mot grec, comme le mot latin qui se
traduit par _fornication_, signifiait proprement une voûte, un lieu
voûté, et s'entendait, au figuré, de l'acte même qui s'accomplissait
dans ces lieux-là. On ne voit pas que ce mot ait été en usage dans le
sens figuré, avant que les écrivains ecclésiastiques l'aient employé
pour remplacer _meretricium_, _scortatio_ et d'autres mots plus
malhonnêtes encore.

Dans les Constitutions apostoliques, attribuées au pape Clément,
élu l'an 67 de J.-C., mais rédigées certainement dans le troisième
siècle sur les traditions de l'Église primitive, on trouve indiquée
la règle de conduite que les femmes chrétiennes doivent suivre pour
ne pas ressembler aux idolâtres, qui n'avaient pas de moeurs, et qui
ne sentaient pas le besoin d'en avoir. Les chrétiennes devaient,
avant tout, éviter de se montrer en public avec ces recherches de
toilette que le rédacteur de ce code sacré appelle les insignes de la
Prostitution (_quod sunt omnia meretriciæ consuetudinis indicia_, dit
la version latine littérale): chevelure peignée, artistement accommodée
et ointe de parfums, habillement étudié et précieux, chaussure large et
traînante aux pieds, anneaux d'or à tous les doigts. «Si tu veux être
fidèle à ton divin époux, ajoute le législateur chrétien, et si tu veux
lui plaire, enveloppe ta tête, en paraissant dans les rues; voile ton
visage, pour en dérober la vue aux indiscrets; ne farde pas la figure
que Dieu t'a faite, mais marche les yeux baissés, et reste toujours
voilée, comme la décence le commande aux femmes (Liv. I, ch. 8).»
Il est défendu aux deux sexes de se baigner ensemble dans les mêmes
bains; «c'est là surtout que le démon tend ses filets,» dit le texte:
une femme n'ira donc que dans le bain des femmes. Qu'elle se lave
modestement, pudiquement, modérément, jamais inutilement, jamais trop,
jamais à midi, et même, s'il est possible, pas tous les jours (_lavet
modeste, verecunde et moderate, non autem supervacue, neque nimis,
neque sæpius, neque meridie, immo, si fieri potest, non quotidie_).
L'Église n'a pas varié d'avis sur les ablutions corporelles, dont elle
condamne l'abus sans en défendre l'usage.

Dans le VIIe livre des Constitutions, le législateur définit
très-clairement les principaux péchés de la chair: «On distingue,
dit-il, l'abominable conjonction contre la nature, et la conjonction
contre la loi; la première est celle des sodomites et l'ignoble
débauche qui mêle l'homme avec les bêtes, la seconde comprend
l'adultère et la Prostitution. Dans ces désordres, il y a d'abord
impiété, il y a ensuite iniquité, il y a enfin péché; car les premiers
méditent la fin du monde, lorsqu'ils s'efforcent de faire contre la
nature ce qui est fait par la nature; les seconds, au contraire, font
injure aux autres, lorsqu'ils violent les mariages d'autrui, et quand
ils divisent en deux ce qui a été fait un par le Seigneur, quand ils
rendent suspecte la naissance des enfants et qu'ils exposent le mari
légitime à de telles embûches; enfin la Prostitution est la corruption
de son propre corps, et cette corruption ne s'applique pas à l'oeuvre
de génération pour avoir des fils, mais elle n'a pas d'autre objet
que la volupté, ce qui est un indice d'incontinence et non un signe
de force.» Ce passage remarquable, qui résume toute la doctrine de
l'Église sur le commerce illicite et criminel, nous le reproduisons
en entier dans la version latine littérale, où les obscurités du
texte grec sont un peu éclaircies: «Contra naturam nefaria conjunctio
aut illa contra legem, illa Sodomitarum et cum bestiis miscentium
flagitiosa libido, contra legem vero adulterium et scortatio: ex quibus
libidinibus, in illis quidem impietas est, in iis vero injuria et
denique peccatum... Primi enim interitum mundi machinantur, qui quod
a natura est contra naturam facere conantur; secundi vero injuriam
aliis faciunt, cum aliena matrimonia violant et quod a Deo factum est
unum in duo dividunt et liberos faciunt suspectos et legitimum maritum
insidiis exponunt: ac scortatio corruptio est proprii corporis, quæ
non adhibetur ad generationem filiorum, sed tota ad voluptatem spectat,
quod est indicium incontinentiæ non autem virtutis signum (lib. VIII,
c. 27).»

Voilà sans doute le premier texte canonique dans lequel la Prostitution
soit nettement signalée comme une des formes les plus coupables de
l'impureté. Dans un autre passage des Constitutions apostoliques,
il est interdit aux chrétiens d'employer des mots obscènes, de jeter
çà et là des regards effrontés et de s'adonner au vin: «C'est de là,
dit le texte, que naissent les adultères et les prostitutions (_non
eris turpiloquens neque injector oculorum neque vinolentus; hinc
enim scortationes et adulteria oriuntur_» (lib. VII, c. 7). Enfin,
ailleurs (lib. IV, c. 5), la loi ecclésiastique ordonne de «fuir les
débauchés; car, dit le Deutéronome, tu n'offriras pas à Dieu le prix
de la Prostitution (_fugiendi præterea scortatores; non offeres,
inquit Deuteronomus, Deo mercedem prostibuli_).» Les Constitutions
apostoliques, bien que rédigées après les premiers conciles, renferment
la doctrine originale du christianisme, émanée de l'Écriture et de
l'Évangile. Cette même doctrine se retrouvera ensuite, développée
et interprétée, dans les décisions des conciles. Ainsi, l'opinion de
l'Église n'a pas varié depuis à l'égard de la Prostitution, qu'on la
nomme _adultère_, ou _fornication_ ou _scortation_.

Le fameux concile d'Elvire ou d'Elne, en Roussillon, qui paraît être un
recueil tiré de plusieurs conciles plutôt qu'un concile particulier,
puisqu'on ignore en quel temps il a été tenu, et que les savants le
placent tantôt en 250 et tantôt en 324, ce concile _Eliberatanum_ ou
_Illiberitanum_ nous présente un certain nombre de décisions qui se
rapportent à notre sujet et qui ne s'écartent pas des Constitutions
apostoliques. Le douzième canon prive de la communion, même à l'article
de la mort, les mères, les parents ou tous autres qui auront prostitué
leurs filles; il excommunie également quiconque aura pratiqué le
lénocinium, en vendant le corps de son prochain ou le sien: _Si
lenocinium exercuerit eo quod alienum vendiderit corpus vel potius
suum_. Le treizième canon prononce la même peine contre celles qui,
après s'être consacrées à Dieu, auraient violé leur voeu et vécu dans
le libertinage. Quatorzième canon: «Les filles qui n'auront pas gardé
leur virginité, sans l'avoir vouée, seront réconciliées après un an
de pénitence, si elles épousent leurs corrupteurs; la pénitence est
fixée à cinq ans, si elles ont connu plusieurs hommes.» Le concile,
dans cet article, qui a été réformé, comme trop indulgent, par les
conciles suivants, considère la perte de la virginité, non consacrée à
Dieu, comme une violation des _noces_ ou du mariage chrétien. D'après
le vingt-septième canon, un évêque ou tout autre clerc pouvait avoir
chez lui sa soeur ou sa fille, pourvu qu'elle fût vierge, mais non une
femme étrangère. Le canon trente et unième est très-élastique et peut
embrasser tous les genres de Prostitution; ce canon dit que les jeunes
gens qui après le baptême sont tombés dans le péché d'impureté seront
reçus à communion après pénitence et mariés. Il y a loin, de ce canon,
à la règle de saint Basile qui prononce quatre ans de pénitence pour la
simple fornication, et à celle de Grégoire de Nazianze qui porte cette
pénitence à neuf ans. La modération de la pénalité du concile d'Elvire
prouve suffisamment qu'il n'est pas postérieur au troisième siècle.

Le quarante et unième canon de ce concile a rapport indirectement
à des faits de Prostitution, car il exhorte les fidèles à ne pas
souffrir d'idole en leurs maisons et à rester purs d'idolâtrie dans
le cas où ils craindraient la violence de leurs esclaves en privant
ceux-ci de leurs idoles. Or, ces idoles domestiques étaient celles
des petits dieux obscènes qui présidaient aux mystères de l'amour et
de la génération. Nous avons décrit ailleurs, d'après saint Augustin
et d'autres Pères de l'Église, les impures divinités que les anciens
installaient dans leur chambre à coucher et adoraient au moment de
leurs travaux d'amant ou d'époux. Le dieu Subigus et la déesse Préma
survécurent assurément à Jupiter Tonnant et à Vénus Victorieuse ou
Armée. Le quarante-quatrième canon du concile ordonne expressément de
recevoir dans la communion des fidèles une femme qui a été prostituée
et qui s'est mariée ensuite à un chrétien (_meretrix quæ aliquando
fuerit et postea habuerit maritum_). Ainsi l'Église ne reconnaissait
pas la tache d'ignominie indélébile que la loi romaine attachait à
la Prostitution. Le soixante-troisième canon excommunie à toujours
une femme qui, grosse d'adultère, aura fait périr son fruit. Le
soixante-quatrième canon excommunie pareillement les femmes qui
auront vécu dans l'adultère jusqu'à la mort. Le soixante-septième
canon défend aux femmes, soit fidèles, soit catéchumènes, sous peine
d'excommunication, d'avoir à leurs gages, soit des comédiens, soit des
joueurs de musique. Selon le canon soixante-neuvième, ceux ou celles
qui seront tombés une seule fois dans l'adultère feront pénitence
pendant cinq ans, et ne pourront être réconciliés auparavant, qu'en
cas de maladie mortelle. Le canon soixante-dixième fait une distinction
grave en fait d'adultère, et s'adresse à une des circonstances les plus
fréquentes de la Prostitution: il ordonne que la femme qui aura commis
adultère, du consentement de son mari, soit excommuniée, même à son
lit de mort; mais il borne la pénitence à dix ans, si cette femme a
été répudiée par son mari. Enfin, le canon soixante-onzième excommunie
définitivement les corrupteurs de l'enfance (_stupratoribus puerorum_).

On peut dire que toute la doctrine de l'Église à l'égard de la
Prostitution se trouve renfermée dans les canons du concile d'Elvire,
car aucun autre concile jusqu'au concile de Trente n'est entré dans
autant de questions relatives à cet état de péché. Dans les conciles
suivants, on ne rencontre que des articles isolés qui répètent ou
complètent les canons du concile d'Elvire, car la plupart de ces
conciles étaient convoqués pour combattre et condamner des hérésies
spéciales qui regardaient le dogme plutôt que la morale. On remarque
néanmoins, dans les actes de ces conciles différents canons qui
contiennent de précieux détails de moeurs. Au concile de Néocésarée,
tenu en 314, on décida qu'un homme, qui, ayant eu le désir de commettre
le péché avec une femme, ne l'aurait pas commis, devait avoir été
préservé par la grâce de Dieu plutôt que défendu par sa propre
vertu. Au concile de Nicée, en 325, contre l'hérésie des valésiens,
qui mettaient tout leur zèle à faire des eunuques au nom de Dieu,
le premier canon déclare que celui qui a été fait eunuque, soit par
les chirurgiens en cas de maladie, soit par les _barbares_ ou les
hérétiques, peut demeurer dans le clergé, mais que celui qui s'est
mutilé lui-même ou a été mutilé de son consentement ne doit pas rester
clerc. La plupart des clercs étant ainsi possesseurs et gardiens de
leur virilité, le huitième canon leur défend généralement d'avoir chez
eux aucune femme, excepté leur mère, leur soeur, leur tante ou quelque
vieille qui ne puisse être suspecte de cohabitation. Le concile de
Laodicée, en 364, qui traite principalement de la vie cléricale, défend
aux femmes, quelles qu'elles soient, d'entrer dans le sanctuaire,
sans s'expliquer sur le motif de cette défense et sans y faire
d'exception. Un canon du concile de Nicée, le vingt-neuvième, nous rend
compte très-catégoriquement des motifs de cette défense: _Ne mulier
menstruata ingrediatur ecclesiam neque sumat sacram communionem, donec
complentur dies illius mundationis et purificationis, quamvis sit in
regum mulieribus_. Ainsi, l'interdiction des lieux saints aux femmes,
pendant le temps plus ou moins long de leurs purgations naturelles,
n'était pas même levée en faveur des reines et des princesses: or, les
femmes étant seules juges des époques de cette interdiction, l'Église
trouvait plus simple de la rendre définitive et perpétuelle, pour
épargner un sacrilége à des dévotions peu scrupuleuses. L'opinion des
Pères de l'Église à l'égard du sexe féminin ne justifiait que trop la
défiance avec laquelle on l'éloignait du sanctuaire: «Les corps des
saintes femmes, avait dit un de leurs plus éloquents avocats, sont de
véritables temples (_sanctarum feminarum corpora templa sunt_);» mais
voici comment un concile caractérise la femme en général: «La femme
est la porte de l'enfer, la voie de l'iniquité, la morsure du scorpion,
une espèce nuisante (_femina janua diaboli, via iniquitatis, scorpionis
percussio, nocivum genus_).»

La malice de la femme apparut dans toute sa noirceur, au concile de
Tyr, en 353, où les Ariens suscitèrent plusieurs fausses dénonciations
contre saint Athanase, patriarche d'Alexandrie. Une femme de mauvaise
vie, connue par ses débauches (_muliercula libidinosa ac petulans_,
dit le P. Labbe, en suivant les meilleures autorités), fut introduite
dans l'assemblée des Pères du concile; elle déclara hautement qu'elle
avait fait voeu de virginité, et qu'Athanase, pour la récompenser de
l'hospitalité qu'il avait reçue chez elle, s'était oublié jusqu'à lui
faire violence. Athanase, accompagné d'un prêtre nommé Timothée, fut
alors introduit. On l'interrogea sur le fait du viol qui lui était
imputé; il n'eut pas l'air d'entendre et ne répondit pas, comme s'il
fût étranger aux questions qu'on lui adressait. Mais Timothée prit la
parole à sa place et dit avec douceur: «Je ne suis jamais entré dans
ta maison, femme!» Elle, plus impudente, se récrie, se dispute avec
Timothée, étend la main, jure par un anneau qu'elle prétendait tenir
d'Athanase: «Tu m'as ôté ma virginité! dit-elle avec emportement,
tu m'as dépouillée de ma pureté!» Elle se sert des termes et des
injures que les mérétrices seules avaient l'habitude d'employer, sans
qu'Athanase daigne réfuter ces odieuses accusations. Enfin les Pères du
concile eurent honte de ce scandale et firent sortir cette malheureuse
qui outrageait leur pudeur. Athanase n'en fut pas moins condamné à
vingt ans d'exil. Le concile décida ensuite que l'entrée des maisons où
demeuraient les clercs serait absolument interdite aux femmes, quelles
qu'elles fussent. Le concile de Carthage, en 397, renchérit sur cette
mesure de prudence, en ordonnant que les clercs et ceux qui auraient
fait voeu de continence n'iraient pas voir les vierges ou les veuves,
sans la permission d'un évêque ou d'un prêtre, et que, dans tous les
cas, ils iraient, par prudence, dûment accompagnés.

La conversion des pécheresses était la préoccupation constante des
premiers chrétiens, et ils choisissaient, de préférence, dans les rangs
de la Prostitution, les âmes pénitentes qu'ils offraient à Dieu en
holocauste. Mais, dans cette précipitation à faire des catéchumènes,
les diacres admettaient trop souvent des femmes impures, qui n'avaient
pas abjuré leur honteux genre de vie et qui retournaient au péché en
sortant de la communion. Les conciles exigèrent donc des garanties de
repentir et d'expiation, avant de changer des courtisanes en épouses
de Jésus-Christ. Saint Augustin résume, à cet égard, la doctrine
expresse des conciles, en disant (_Lib. de fide et oper._, c. XI)
qu'on ne saurait trouver aucune Église qui admette au baptême les
femmes publiques (_publicas meretrices_), avant qu'elles aient été
délivrées de la turpitude de leur métier. Dans un autre endroit (_De
octo ad Dulcit. quæst._), il dit la même chose presque dans les mêmes
termes (_nisi ab illa primitus prostitutione liberatas_). Mais, une
fois cette réconciliation faite dans la forme prescrite, le baptême
et la communion reçus, une fille de joie pouvait être, devant Dieu et
devant le chrétien qui l'épousait, aussi pure qu'une vierge, pourvu
qu'elle ne conservât aucune habitude de sa vie passée dans l'état
du mariage. Telle est l'opinion du concile de Tolède en 750: _Licet
fuerit meretrix, licet prostituta, licet multis corruptoribus exposita,
si nuptiale incontaminatum foedus servaverit, prioris vitæ maculas
posterior munditia diluit_. Le même concile ne reconnaît pas d'adultère
antérieur au mariage, ni pour l'homme ni pour la femme absous par
la pénitence, attendu que tout commerce illicite qui aura précédé le
mariage doit être considéré comme un fait de luxure et non d'adultère
(_et quidem talis coitus luxuriæ, sed non adulterii_).

Les conversions des femmes de mauvaise vie étaient plus fréquentes
que toutes les autres, car la courtisane s'étonnait aisément d'une
réhabilitation qui la mettait tout à coup sur le pied des vierges et
qui lui promettait le refuge du mariage. Mais l'Église n'effaçait que
les péchés d'impureté commis avant le baptême, et ceux qui auraient
suivi le sacrement laissaient une tache indélébile, puisque nul agent
de Prostitution ne pouvait être reçu dans les ordres de la cléricature,
si sa souillure n'était pas lavée par le baptême. Tarisius, évêque de
Constantinople, dans une lettre adressée au second concile de Nicée
en 787, dit expressément qu'il a vu des courtisanes et des débauchés
réconciliés par la pénitence (_meretrices et publicanos receptos per
poenitentiam_, dit la traduction de cette lettre écrite en grec); mais
que si depuis le baptême quelqu'un, homme ou femme, avait été surpris
en flagrant délit de Prostitution ou d'adultère (_in scortatione aut
adulterio_), il n'était plus admissible aux fonctions sacerdotales.
Parmi les Pères et les docteurs qui travaillaient particulièrement à la
réconciliation des femmes perdues, nous citerons un saint patriarche,
nommé Polémon, que les historiens ecclésiastiques ont eu le tort de
passer sous silence, et dont le portrait faisait encore de semblables
conversions après sa mort. (Voy. _la Collect. des conciles_, édit.
de Cossart, t. VII, p. 206 et suiv.) Saint Grégoire de Nazianze a
raconté en beaux vers grecs un miracle de ce genre, qui eut beaucoup de
retentissement à la fin du quatrième siècle. Un jeune homme, tourmenté
du démon de l'incontinence, appela une mérétrice devant une église
dont la porte était ouverte. Cette femme, en accourant à l'appel de la
débauche, aperçut dans l'église un portrait du vénérable Polémon, qui
avait les yeux fixés sur elle. A l'aspect de ce portrait menaçant, elle
se troubla et s'enfuit en baissant la tête: le lendemain elle s'était
convertie, et elle mourut en odeur de sainteté. Saint Basile, évêque
d'Ancyre, glorifia en plein concile cet admirable portrait, qui avait
une telle vertu, que le libertin le plus endurci n'aurait pu voir cette
sainte figure sans rougir de honte et sans renoncer à l'incontinence:
_ex illa patrata est, nisi enim vidisset scortum iconem Polemonis,
nequaquam a stupro cessasset_. Dans le même concile, saint Nicéphore,
évêque de Dyrrachium, dit que cette merveilleuse image devait être
vénérée par les fidèles, puisqu'elle avait eu la puissance d'empêcher
une fille de joie de vaquer à son exécrable métier (_quoniam potuit
mulierculam liberare ab execrabili et turpi operatione_).

On pourrait même croire, d'après certains passages des Pères et des
conciles, que l'incontinence était autrefois plus ardente, plus
irrésistible qu'elle ne l'est aujourd'hui. Peut-être la licence
des moeurs dans l'antiquité avait-elle développé chez les hommes la
faculté de subvenir à ce prodigieux abus de virilité; peut-être aussi
l'excès de la continence chrétienne produisait-il dans quelques natures
énergiques une terrible révolte des sens. Saint Augustin, dans ses
_Confessions_, a dépeint avec éloquence les formidables luttes qu'il
avait à soutenir contre le démon de la chair: «Mon coeur, dit-il,
était tout brûlant, tout bouillant et tout écumant d'impudicité; il se
répandait, il se débordait, il se fondait en débauches (_et jactabar,
et effundebar, et ebulliebam per fornicationes meas_).» Saint Jérôme,
dans son épître à Furia, dépeint énergiquement les tempêtes des sens
chez de jeunes libertins exaltés par les fumées du vin et enflammés
par la bonne chère: «Non Ætnæi ignes, dit-il, non Vulcania tellus, non
Vesuvius et Olympus tantis ardoribus æstuant, ut juveniles medullæ vino
plenæ et dapibus inflammatæ; nihil hic inflammat corpora aut titillat
membra genitalia, sicut indigestus cibus ructusque convulsus.» Il
résulte, de ces autorités ecclésiastiques, que si l'on mangeait et
buvait avec fureur, on n'en était que plus impatient à la débauche.
L'Église cherchait donc à éteindre les feux de la concupiscence en
la soumettant au régime de la sobriété la plus frugale; car elle
n'ignorait pas combien il était difficile de changer en quelque sorte
le tempérament humain et les idées et les usages du monde païen, qui
ne regardait pas la fornication comme mauvaise en soi ni illicite
(_simplicem fornicationem non esse per se malam neque illicitam_,
dit saint Augustin, _Contra Faust._, II, c. 13). Les emportements de
la sensualité étaient si violents chez les premiers chrétiens, que
quelquefois ils allaient de l'église au lupanar, et se souillaient
au contact infâme d'une courtisane après avoir reçu le corps divin de
Jésus-Christ. C'était là cet horrible adultère que l'Église exprimait
en ces termes: _Infame meretricis et Christi corpus uno et eodem
tempore contractare_.

Les évêques, les diacres, les autres desservants de l'autel, n'avaient
pas toujours la force de se défendre de ces souillures et, suivant
une belle expression d'un concile, ils osaient étaler devant Dieu
l'impureté de leurs mains. Le concile de Carthage, en 390, recommande
à tous les prêtres, ou autres qui administrent les sacrements, d'être
austères gardiens de leur pudeur, et de s'abstenir de l'approche de
leurs femmes, en cas qu'ils fussent mariés (_pudicitiæ custodes, etiam
ab uxoribus se abstineant, ut in omnibus et ab omnibus pudicitia
custodiatur, qui altari deserviunt_). Il est probable que cette
continence du lit conjugal n'était prescrite aux prêtres mariés, que
pour certains temps où ils devaient administrer les sacrements et
toucher les vases sacrés; car l'Église ne prohibait pas l'exercice
honnête et modéré des devoirs du mariage. Le concile de Gangre en
Paphlagonie prononce l'anathème contre quiconque blâme le mariage,
en disant qu'une femme cohabitant avec un homme ne peut être sauvée.
Le même concile, tout en reconnaissant l'excellence de la virginité
chrétienne, ne veut pas qu'une femme s'habille en homme, sous prétexte
de garder plus facilement la continence sous cet habit. L'Église ne
refusait pourtant pas à ses enfants les moyens d'échapper aux dangers
de l'occasion du péché; ainsi, dans les agapes, que les Constitutions
apostoliques appellent festins de charité ou d'amour (_caritas_), comme
les deux sexes se trouvaient réunis et que ce rapprochement charnel
pouvait avoir de sérieux inconvénients sous l'influence excitatrice
de la gourmandise, on invitait de pauvres vieilles et on les plaçait,
comme de salutaires obstacles, entre les jeunes gens de l'un et de
l'autre sexe (_Const. apost._, l. II, c. 28). Cependant l'Église, si
sévère qu'elle fût pour maintenir la chasteté dans la communion des
fidèles, paraît avoir autorisé, du moins jusqu'au cinquième siècle,
tout laïque chrétien à prendre une concubine et à donner ainsi
satisfaction à sa chair, sans dépasser la mesure du mariage chrétien.
Le dix-septième canon du concile de Tolède, en 400, porte que celui qui
a femme et concubine à la fois sera excommunié, mais non celui qui se
contente, soit d'une femme de passage, soit d'une concubine sédentaire
pour les besoins de son tempérament: _Qui non habet uxorem et pro
uxore concubinam habet, a communione non repellatur; tantum ut unius
mulieris aut uxoris aut concubinæ (ut ei placuerit) sit conjunctione
contentus_. Le concile de Rome, en 1059, voyait encore avec les mêmes
yeux l'habitude des relations concubinaires chez les chrétiens, car le
douzième canon de ce concile ne condamne que la cohabitation simultanée
d'une épouse et d'une concubine. L'Église tolérait donc jusqu'à un
certain point les rapports illicites entre un homme et une femme non
mariés, mais unis l'un à l'autre par ces liens de convention mutuelle
que le code romain avait presque approuvés comme légitimes. Dans
l'esprit du catholicisme, l'adultère ou la fornication pour l'homme
commençait à l'usage de deux femmes, quels que fussent, d'ailleurs,
leurs droits et leurs qualités; la fréquentation de plusieurs ou d'un
grand nombre d'hommes établissait ensuite les degrés de la Prostitution
pour la femme, qui, suivant la bizarre doctrine d'un casuiste du
moyen âge, ne devait être reconnue mérétrix qu'après avoir affronté
vingt-trois mille corrupteurs différents. Selon d'autres docteurs plus
réservés sur les chiffres, le _meretricium_ n'exigeait que quarante à
soixante preuves de la même nature, après lesquelles le cas d'impureté
publique se trouvait suffisamment constaté chez une femme qui encourait
alors la pénitence des prostituées.

Quant à la Prostitution elle-même, on ne voit pas que les conciles
aient rien tenté pour la faire disparaître de la vie civile des
sociétés chrétiennes. Ils semblent plutôt l'avoir acceptée comme
un mal nécessaire destiné à obvier à de plus grands maux; ils ont
évité néanmoins de formuler à cet égard une opinion qui eût donné
un démenti à la morale de l'Évangile, tout en se conciliant avec les
lois organiques de la civilisation humaine. Saint Thomas avait touché
indirectement le point délicat de la question, lorsqu'il disait que
l'homme cherchait en vain à réaliser la perfection dans un monde où
le Créateur avait permis au mal d'avoir et de tenir une grande place.
C'était admettre implicitement l'existence de la Prostitution légale,
que de considérer l'existence du mal comme une condition inévitable,
essentielle de l'humanité. (Voy. la _Collection des Conciles_, édit.
de Labbe, t. XII, col. 1165.) La nécessité de cette Prostitution étant
admise par l'autorité ecclésiastique, les conciles ne dédaignèrent
donc pas de venir en aide à l'autorité séculière, et de lui suggérer
les règlements les plus propres à contenir le mal dans des limites
restreintes et à le dissimuler aux yeux des honnêtes gens. «Un des
Pères du concile de Bâle, dit le savant historien de la Prostitution
au moyen âge, M. Rabutaux, exposa, en 1431, devant les Pères de
cette assemblée, dans un discours où il se préoccupait des moyens de
corriger les moeurs de son temps, les principes qui avaient inspiré
la législation du moyen âge et les représenta comme les gardiens les
moins impuissants de la décence publique.» Il est remarquable que
la prévoyance de la législation canonique n'ait pas ajouté quelques
dispositions salutaires à la jurisprudence romaine, qui réglait encore
l'exercice de la Prostitution dans la plupart des pays de l'Europe. On
dirait que les conciles, même en s'occupant d'une affaire de police
qui leur répugnait, ont évité avec soin de se prononcer au point de
vue moral et religieux. Il faut donc descendre jusqu'au milieu du
seizième siècle, pour rencontrer dans les Actes des conciles une
pièce qui mette en évidence le système de tolérance que l'Église
avait adopté à l'égard de la Prostitution considérée comme institution
d'utilité publique. Cette pièce, malgré sa date assez récente, peut
établir le véritable caractère de neutralité que l'Église avait voulu
garder dans cette importante question sociale. Ce fut au concile de
Milan, sous l'épiscopat de saint Charles Borromée, que les Pères du
concile introduisirent, dans le texte des Constitutions qu'ils avaient
sanctionnées, un titre spécial affecté aux mérétrices et aux lénons
(tit. 65, _De meretricibus et lenonibus_). Voici la traduction de ce
chapitre où se reflète la jurisprudence de Théodose et de Justinien,
mise sous les auspices des évêques, des princes et des magistrats de
chaque pays et de chaque ville de la chrétienté.

«Afin que les mérétrices soient tout à fait distinctes des femmes
honnêtes, les évêques veilleront à ce qu'elles soient vêtues, en
public, de quelque habit qui fasse connaître leur condition honteuse
et leur genre de vie. Il ne faut pas leur permettre, si elles sont
étrangères à la localité, de passer la nuit ou de demeurer dans les
cabarets ou dans les auberges (_in meritoriis tabernis vel publicis
cauponis_), à moins que leur route ne les y autorise, et encore,
sera-ce pour un seul jour. Dans chaque ville, les évêques auront soin
d'assigner à ces impures un lieu de séjour, éloigné des cathédrales
et des quartiers fréquentés, dans lequel lieu il leur sera permis
d'habiter toutes ensemble, sous cette réserve que si elles prennent
domicile hors des limites de ce lieu-là, et si elles résident plus d'un
seul jour dans quelque autre maison de la ville, pour quelque cause
que ce soit, elles soient sévèrement punies, ainsi que les maîtres
ou locataires des maisons où elles auront séjourné. Cette mesure de
police est confiée particulièrement à la piété éclairée des princes et
des magistrats. C'est à eux aussi que nous nous adressons pour qu'ils
interdisent aux femmes de mauvaise vie l'usage des pierres précieuses,
de l'or, de l'argent et de la soie dans leurs vêtements. C'est à eux
que nous demandons surtout l'expulsion de tous les infâmes qui exercent
le métier de proxénète (_omnes qui lenocinio quæstum faciunt_).»

Nous avons rapporté en entier ce chapitre des Constitutions du concile
de Milan, parce qu'il est unique dans l'histoire des conciles, et qu'il
nous montre le pouvoir ecclésiastique en parfaite intelligence avec
le pouvoir légal, pour organiser, régler et réprimer la Prostitution
publique, sans la détruire et même sans la frapper d'anathème.



CHAPITRE VII.

  SOMMAIRE. --Les vestibules du lupanar. --La tragédie héroïque
  est remplacée par la comédie libertine. --L'Église ne pouvait
  laisser subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique.
  --Son indulgence pour les auteurs et les complices des désordres
  scéniques. --Part de la Prostitution dans les habitudes du
  théâtre. --Les _dicélies_. --Les _magodies_. --Les _mimes_.
  --Les pantomimes. --Les atellanes. --Pantomime d'_Ariane et
  Bacchus_. --Les comédiennes. --Les danses érotiques de la
  Grèce. --L'_epiphallos_. --L'_hédion_ et l'_heducomos_. --La
  _brydalica_. --La _lamptrotera_. --Le _strobilos_. --Le _kidaris_.
  --L'_apokinos_. --Le _sybaritiké_. --Le _mothon_, etc. --Les danses
  romaines. --La _cordace_. --Les équilibristes et les funambules.
  --Immoralité théâtrale.


L'autorité ecclésiastique, qui se prononçait par la voix des
conciles et par les écrits des Pères, si tolérante qu'elle fût pour
la Prostitution légale, cette impérieuse infirmité du corps social
et politique, cherchait à en atteindre et à en détruire les causes,
avec un zèle et une sévérité qui ne se ralentirent jamais. Parmi ces
causes plus ou moins immédiates, que le christianisme avait signalées
à l'aversion des fidèles, il faut citer au premier rang les jeux du
cirque et du théâtre, qui comprenaient les danses, la pantomime et la
musique profane. Nous avons déjà parlé de l'obscénité de ces danses et
de ces pantomimes; nous avons dit que le cirque et le théâtre n'étaient
que les vestibules du lupanar (t. II, p. 9); nous avons indiqué quel
était le véritable métier des joueuses de flûte, des citharèdes, des
psaltérionistes, des danseuses et des saltatrices; mais le sujet a
été à peine effleuré dans le petit nombre de passages où il n'offrait
qu'une de ses faces, et nous ne pouvons nous dispenser d'y revenir
ici avec plus de détails, pour faire entrevoir le terrible foyer de
Prostitution, que l'Église chrétienne avait à étouffer ou du moins à
restreindre. Il est incontestable que le théâtre chez les Grecs et les
Romains avait une action funeste sur les moeurs publiques et ouvrait,
pour ainsi dire, une école permanente de Prostitution. On s'expliquera
mieux l'acharnement des docteurs de l'Église contre le théâtre et
contre tout ce qui en dépendait, lorsqu'on se rendra compte de la
démoralisation profonde, engendrée et développée par la passion du
théâtre dans la société païenne, qui se précipitait, sans règle et sans
frein, à la poursuite des plaisirs sensuels.

Quoique le polythéisme ait eu certainement une grande part dans la
création du théâtre antique, quoique la mythologie se fût incarnée dans
les drames populaires de la Grèce et de l'Italie, quoique la tragédie,
à son origine, n'ait été qu'une forme des mystères religieux, l'Église
aurait sans doute pardonné aux oeuvres tragiques et lyriques d'Eschyle,
de Sophocle et d'Euripide, et le théâtre, que nous appellerons
héroïque, eût trouvé grâce devant la censure la plus rigoureuse; mais,
par suite du relâchement des moeurs, à l'époque où le christianisme eut
besoin de se fonder sur la morale, la tragédie, cette vieille et chaste
muse qui enseignait jadis la vertu au peuple ému d'admiration et de
respect, la tragédie semblait descendue de son trépied et bannie de son
temple: la comédie l'avait remplacée, la comédie, cette muse folâtre
et libertine qui, sous prétexte de corriger les vices, s'amusait à les
peindre sous des couleurs engageantes, et qui mettait effrontément sur
la scène les turpitudes cachées dans l'intérieur des familles et dans
le secret des coeurs. L'école satirique d'Aristophane et d'Eupolis,
tout en se permettant de nombreuses indécences dans son langage, avait
surtout éveillé la malice des spectateurs plutôt que leur libertinage;
l'école joyeuse et plaisante de Ménandre et de Plaute avait donné à
rire et à réfléchir en même temps au public éclairé qui se plaisait à
la représentation de ces chefs-d'oeuvre comiques; mais ni Ménandre,
ni Philémon, ni Plaute, ni leurs émules et leurs imitateurs, ne
s'étaient guère préoccupés de la décence que la comédie ne paraissait
pas comporter alors, et ils s'abandonnèrent, au contraire, à toute
la licence de leur imagination, à toute la pétulance de leur esprit,
sans craindre d'offenser les yeux et les oreilles de leurs auditeurs.
Leur but était peut-être, en exposant des tableaux pleins de hardiesse
et de crudité, de faire rougir, comme devant un miroir, les modèles
de ces peintures cyniques et honteuses; ils ne ménageaient pas les
expressions, pour caractériser les amours ridicules des vieillards,
les passions et les folies de la jeunesse, la bassesse des parasites,
l'avidité des usuriers, la perfidie des valets, les infamies des
marchands d'esclaves et des lénons, les ruses et les artifices des
courtisanes. Ces gens-là, d'ailleurs, parlaient leur langue au théâtre,
et jamais la crainte du scandale n'avait arrêté un bon mot malhonnête
sous la plume du poëte comique. Jamais aussi les applaudissements
frénétiques du vulgaire n'avaient fait défaut à ces impudiques
trivialités.

Et pourtant la rigidité chrétienne aurait sans doute fléchi devant
l'estime littéraire que les grands comiques grecs et latins avaient
acquise à travers tant d'images licencieuses et tant de préceptes
immoraux; mais cette haute comédie, qui n'admettait pourtant que des
scènes empruntées à la vie intime des courtisanes, s'était encore
prostituée davantage, pour ainsi dire, et avait fini par tomber
dans les mimes et dans les atellanes. L'Église de Jésus-Christ ne
pouvait en même temps prêcher la chasteté et laisser subsister le
théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique. La ruine du théâtre fut
donc résolue, ainsi que celle des temples païens, mais les temples
résistèrent moins longtemps que le théâtre. La tragédie même se trouva
enveloppée dans cette proscription, qui frappait indifféremment tous
les genres de spectacles, tous les genres d'acteurs, tous les genres de
divertissements profanes. La loi ecclésiastique était d'accord avec la
loi romaine sur ce point, qu'elle notait d'infamie ceux qui prenaient
un rôle dans les jeux de la scène; de plus, elle les déclarait exclus
de sa communion, et elle ne traitait pas avec moins de rigueur les
poëtes et les musiciens qui prêtaient leur concours à l'_impudicité
théâtrale_. Ce n'était pas probablement à l'origine du théâtre, que
les Pères de l'Église croyaient devoir adresser ces représailles;
c'était plutôt à ses oeuvres d'impiété et de corruption, qu'ils
opposaient une barrière que rendit longtemps impuissante l'habitude
des divertissements de cette espèce. Ainsi, dans les anathèmes que
Tertullien, Lactance, saint Cyprien et d'autres Pères lancent contre
les théâtres, ils ne font pas même allusion à ces fêtes de Bacchus,
qui furent le berceau de l'art dramatique, et dans lesquelles un
choeur de bacchantes et de faunes, barbouillés de lie et enguirlandés
de pampres, chantaient des chansons lascives et dansaient autour des
images obscènes qu'on portait en triomphe. Les anciens Grecs avaient
jugé leur comédie aussi sévèrement que le firent plus tard les docteurs
de l'Église, car ils l'appelaient courtisane élégante et facétieuse
(_meretricula elegans et faceta_, dit le jésuite Boullenger dans son
livre _De theatro_); saint Cyprien la nomme école d'impureté; saint
Jérôme, arsenal de Prostitution.

Mais il ne s'agit pas de réunir ici toutes les accusations, tous
les griefs de l'Église contre les jeux scéniques, de quelque nature
qu'ils fussent; nous voulons seulement montrer quels étaient les excès
de scandale et d'obscénité, qui décidèrent les évêques chrétiens à
condamner sans distinction tout ce qui appartenait au théâtre païen.
Lorsque commença cette persécution canonique, qui avait pour objet
de poursuivre l'impureté dans les oeuvres du démon théâtral, le goût
blasé du public ne sentait plus autant de plaisir aux représentations
de la bonne comédie: Aristophane, Ménandre, Eupolis, Plaute et les
principaux comiques d'Athènes et de Rome figuraient moins souvent
sur la scène que dans les bibliothèques. C'est là que les rigueurs de
l'anathème catholique allèrent les chercher, et il y eut un déplorable
zèle religieux pour la destruction de tous ces chefs-d'oeuvre de poésie
et de gaieté, que les moeurs grecques et romaines avaient entachés
d'un vernis licencieux. Ce furent les courtisanes, les proxénètes,
les cinædes, les débauchés, qui causèrent la perte de tant de belles
pièces que ces malhonnêtes personnages remplissaient de leurs sales
portraits et de leurs crapuleuses doctrines. Voilà comment il ne nous
est parvenu que des fragments informes de Ménandre qui avait fait cent
dix comédies et qui s'était surpassé dans la peinture des choses de la
Prostitution. Il nous en est resté encore moins de Philémon, d'Eupolis
et des comiques grecs, que l'étrange liberté de leurs plaisanteries et
l'audace de leurs pinceaux avaient condamnés au feu sans absolution.
Plaute aurait péri comme Ménandre qu'il a imité, si un heureux hasard
n'eût conservé vingt de ses comédies, qui nous donnent une idée de
ce qu'était la comédie grecque consacrée à l'histoire des courtisanes
et de leurs amours, comme la tragédie l'était à l'histoire des dieux
et des héros. Quant à Aristophane, on serait bien en peine de dire
pourquoi il a survécu presqu'en entier à l'anéantissement systématique
des oeuvres de théâtre: s'il a été épargné, en dépit des abominables
saletés qui hérissent le dialogue de ses pièces, on peut supposer,
avec quelque apparence de probabilité, que les Pères de l'Église
n'étaient pas fâchés de prouver qu'un poëte païen avait traîné sur
la scène les dieux et les déesses du paganisme, en les fustigeant du
fouet de la satire, et en les couvrant de boue et de crachats. Lucien
dut à un motif analogue l'entière conservation de ses ouvrages, malgré
les obscénités qui les eussent fait mettre à l'index de l'Église
chrétienne.

Cette Église, qui ne pardonnait pas aux monuments écrits de la licence
théâtrale, était plus indulgente pour les auteurs ou les complices
de ces désordres scéniques. Quiconque avait monté sur un théâtre en
gardait une tache indélébile suivant la loi romaine; mais cette tache
s'effaçait dans la communion des chrétiens, si le repentant histrion
abjurait son état ignominieux. «Si quelque comédien, disent les
Constitutions apostoliques (liv. VIII, ch. 32), est reçu dans le sein
de l'Église, que ce soit un homme ou une femme, un cocher du cirque,
un gladiateur, un coureur, un directeur de théâtre, un athlète, un
choriste, un joueur de harpe ou de lyre, un équilibriste ou un maître
de bateleurs, il faut qu'il renonce à son métier ou qu'il soit exclu
de la communion des fidèles.» L'excommunication pesait également,
comme nous l'avons déjà dit, sur tous les pécheurs qui vivaient du
théâtre, et qui n'étaient pas tous aussi coupables; mais, aux yeux des
Pères, le théâtre, quel qu'il fût, était le domaine de la luxure et
de l'obscénité: _Theatra luxuriant_, disait saint Jérôme (_Epist. ad
Marcel._): «Les théâtres engendrent la luxure.» Tertullien, dans son
livre sur l'hérésie de Marcion, dénonçait les criminelles voluptés du
cirque en fureur, de l'orchestre en vertige et du théâtre en licence
(_voluptates circi furentis, caveæ insanientis, scenæ lascivientis_).
Nous avons vu ce qui se passait dans le grand cirque de Rome, à la
fête des Florales où la présence de Caton empêcha le peuple de donner
le signal de ce hideux spectacle. Malgré Caton, malgré les admonitions
des philosophes, malgré les édits des consuls, les Florales se
célébraient encore de la même manière; et Lactance, qui les décrit
(liv. I, ch. 20), nous prouve assez quelles difficultés rencontrait le
christianisme pour enlever à la populace païenne ses ignobles plaisirs.
«Outre la licence des paroles qui débordent en torrent d'obscénité,
dit le saint auteur des _Divines institutions_, les mérétrices, aux
cris impatients des spectateurs, sont dépouillées de leurs vêtements.
Ce sont elles qui ce jour-là sont chargées de l'office des mimes, et
sous les yeux de tout le peuple, jusqu'à ce que ses regards impudiques
soient assouvis, elles exécutent des mouvements infâmes (_cum pudendis
motibus detinentur_).» Arnobe, en racontant aussi ces incroyables
scandales, pense que la courtisane Flora ferait elle-même une retraite
honorable, comme celle de Caton, si elle pouvait voir les abominations
qu'on célébrait en son honneur, et qui transportaient les lupanars
dans les théâtres (_si suis in ludis flagitiosas conspexerit res
agi et migratum ab lupanaribus in theatra_). Si les Florales avaient
encore lieu à la face des Romains, dans le cours du troisième siècle
de l'ère chrétienne, on peut juger par là quelle était l'obscénité des
représentations scéniques, auxquelles l'Église catholique opposait déjà
victorieusement ses prédications et ses abstinences.

La comédie en toge, _togata_, ne s'adressait qu'aux esprits cultivés,
et, par conséquent, au petit nombre; saint Cyprien, dans son Épître
103, n'en condamne pas moins les éléments de la comédie grecque et
latine, les intrigues des personnages, les tromperies des adultères,
les impudicités des femmes, et les bouffons ridicules, et ces honteux
parasites, et ces pères de famille, ces patriciens, tantôt niais et
tantôt obscènes: «tous ces acteurs, dit-il avec indignation, qu'ils
jouent un sujet sacré ou profane, remuent les fanges du théâtre,
non-seulement parce que les pièces qu'ils représentent sont indécentes,
mais parce que leurs mouvements et leurs gestes sont impudiques, parce
que souvent les actes de la Prostitution sont traduits sur la scène,
et que la Prostitution s'exerce en même temps sous la scène (_actores
omnes, cum sacri tum profani, spurcitiam scenæ exagitant, non modo
quod fabulæ obscenæ in scena agerentur, sed etiam quod motus, gestusque
essent impudici, atque adeo prostibula ipsa in scenam sæpe venirent et
sub scena prostarent_).» Nous avons, en effet, d'après le témoignage
des poëtes érotiques, dépeint la Prostitution qui se trafiquait dans
les théâtres et dans les cirques et qui accomplissait ensuite ses
marchés impurs aux portes, aux environs de ces lieux publics, et jusque
sous les voûtes (_fornices_) de l'édifice où l'on célébrait les jeux.
Ce seul fait démontre assez quelle part avait la Prostitution dans les
habitudes du théâtre. Il est vrai que les femmes honnêtes, les mères
et les matrones, n'assistaient que rarement aux représentations; mais
les lènes et les lénons, les courtisanes fameuses et les mérétrices
populaires, les cinædes et les spadons, avaient le champ libre, et
chacun d'eux profitait des entraînements sensuels inséparables de ces
jeux scéniques, pour vaquer à son méprisable métier. Le proscénium
ou l'avant-scène du théâtre était spécialement réservé aux jeunes et
imberbes courtisans de la débauche la plus dégoûtante. Plaute cependant
veut les expulser du proscénium, dans le prologue du _Poenulus_:
_Scortum exoletum ne quis in proscenio sedeat_. Sur les gradins
les plus apparents, on voyait triompher les étrangères à la mode,
les porteuses de mitre, qui envoyaient leurs émissaires attendre,
recueillir ou solliciter çà et là une offre ou une proposition. Les
gradins les plus élevés étaient occupés par la lie de la Prostitution,
qui se répandait dans les vomitoires et qui souillait de ses impuretés
les vastes et sombres substructions du théâtre ou de l'amphithéâtre. Ce
n'étaient pas seulement des mérétrices, mais encore des enfants vendus
à la débauche, qui se prostituaient dans ces mauvais lieux, dépendant
de tous les spectacles, pour ainsi dire. Le jésuite Boullenger le dit
expressément, dans son traité _De Circo romano_, et il ne cherche
pas à dissimuler l'exécrable destination des voûtes d'un théâtre:
_Certè ad omnia pene gymnasia_, dit-il, _et spectacula, erant popinæ
et ganeæ utrique veneri masculæ et femineæ_. On suppose d'après deux
passages du livre des Machabées, que ces ignobles sanctuaires de la
Vénus mâle s'appelaient en grec +ephêbia+, et en latin _ephebia_.
Le christianisme, pour arriver à la fermeture des _éphèbes_ et à
l'anéantissement de ces moeurs détestables, ne voulait pas laisser un
seul théâtre debout.

Les spectateurs et les acteurs faisaient donc assaut d'impudeur,
mais la comédie la plus effrontée était chaste auprès des pantomimes
et des mimes, qui semblaient n'avoir été inventés que pour servir
d'auxiliaires à la Prostitution. Chez les Grecs, les actions scéniques,
tantôt muettes et traduites en gestes, tantôt dialoguées et parlées,
tantôt chantées et dansées, dérivaient des fêtes champêtres qui furent
instituées en l'honneur de Bacchus, de Pan, de Flore et des divinités
rurales. Ce n'étaient plus des hymnes phalliques, que répétaient en
choeur des paysans ivres, en sautant autour de leurs amphores à moitié
vides, tandis que d'autres agitaient avec des cordes certaines images
obscènes (_oscilla_) suspendues à des pins et recevant, du mouvement
qu'on leur communiquait, les formes et les aspects les plus licencieux.
Les chants phalliques s'étaient perpétués sans doute dans les villages
de l'Attique, où se promenait encore le joyeux chariot de Thespis
à l'époque des Bacchanales. Mais ce spectacle grossier avait pris
dans les villes un caractère plus scénique, sans rien perdre de son
obscénité primitive. Telle fut l'origine des _dicélies_, des _magodies_
et des _mimes_. Les dicélistes, que les Sicyoniens appelaient
_phallophores_, ne montaient sur le théâtre que parés des attributs
de Priape, du dieu Terme, de Pan et des satyres qui présidaient à ces
débauches de gaieté populaire: toutes leurs bouffonneries ne sortaient
pas de là. Quant aux magodies, les acteurs, qu'Athénée désigne sous
le nom de _magodes_, s'habillaient en femmes ou en débauchés, dont
l'insigne emblématique était un bâton droit, nommé +areskos+, jouaient
des rôles d'ivrognes et de villageois grotesques, et s'exprimaient par
gestes et par grimaces. Dans les mimes, au contraire, les baladins
ajoutaient, à ces grimaces et à ces gestes déshonnêtes, d'infâmes
chansons et des dialogues non moins indécents. Les mimes passèrent
à Rome et y furent accompagnés de tous les accessoires voluptueux
de la danse et de la musique. Les bouffons, qui jouaient dans ces
comédies de carrefour, avaient la tête rasée et portaient, avec des
souliers plats, un habit bariolé comme celui des prostituées de bas
étage. Les pantomimes, qui n'avaient pas recours à la pétulante
vivacité du dialogue, employaient les prodigieuses ressources de
l'art mimique pour mettre en scène les épisodes les plus obscènes de
la mythologie. Enfin les atellanes, qui rappelaient souvent la verve
satirique d'Aristophane, et qui s'attaquaient aux personnes en accusant
hautement leurs vices et leurs défauts, ne dédaignaient pas de ramasser
leurs bons mots dans le bourbier de la Prostitution. Ces atellanes,
originaires d'Atella, ville des Orques, étaient la comédie nationale
de l'Italie, et conservaient plus d'une tradition des faunes et des
luperques.

Les pantomimes mythologiques furent toujours celles qui parlaient le
plus aux sens du spectateur. Longtemps avant qu'elles osassent se
montrer sur la scène, elles faisaient les délices des comessations
et des veillées en Grèce ainsi qu'à Rome. Xénophon, dans le livre du
_Banquet_, a décrit une de ces pantomimes, qui, quoique assez libre,
ne donnera pas même une idée de ce que devint par la suite ce genre de
spectacle, quand il eut passé du mystère des salles du festin au grand
jour de la représentation publique. Un Syracusain, maître de pantomime,
annonce en ces termes celle qu'il va offrir aux convives: «Citoyens,
voici Ariane qui va entrer dans la chambre nuptiale; Bacchus, qui a
fait un peu la débauche avec les dieux, viendra la trouver, et tous
deux se plongeront dans l'ivresse de la volupté.» On voit entrer
Ariane, vêtue de ses habits d'épousée; elle s'assied, pensive et
tremblante. Bacchus paraît, en costume de dieu, marchant sur le rhythme
des airs de triomphe qui sont consacrés à ses fêtes solennelles. Ariane
témoigne par ses gestes combien elle est charmée de l'arrivée de son
époux, mais elle se garde bien d'aller au-devant de lui; elle ne quitte
même pas sa position; mais son sein qui bat, ses joues qui rougissent,
tout son corps qui frissonne, ont trahi son émotion. Bacchus l'aperçoit
tout à coup et s'avance vers elle avec des mouvements passionnés. La
pantomime exprimait clairement, sinon chastement, ce que la parole
n'aurait pas su rendre, et elle suppléait, en quelque sorte, à la
langue des dieux. On se figure sans peine ce que pouvait être la
fable de Pasiphaé, celle de Léda, celle d'Ixion et tant d'autres aussi
monstrueuses, interprétées par cette pantomime, qui s'étudiait à être
aussi fidèle qu'éloquente. Ordinairement, les rôles de femmes étaient
remplis par des jeunes gens qui, suivant l'énergique expression de
saint Jérôme, avaient été rompus dès l'enfance à ce manége féminin:
«_In scenis theatralibus_, dit saint Jérôme, _unus atque idem histrio
nunc mollis in Venerem frangitur, nunc tremulus in Cybelem_.» On
comprend qu'à la vue de ces impures gesticulations (_impuris motibus
scenicorum_), comme dit saint Augustin dans sa _Cité de Dieu_, ceux qui
conservaient un reste de pudeur se détournaient en rougissant; mais ils
n'en apprenaient pas moins, à cette école de lubricité, les débauches
hideuses qu'ils s'efforçaient ensuite d'imiter, sinon de surpasser.

Il y avait pourtant des comédiennes, quoique la plupart des rôles
de femmes fussent confiés à des hommes, pour exciter davantage les
passions les plus dépravées. Ces comédiennes, quel que fût leur
emploi sur la scène, étaient encore plus méprisées que les histrions,
et à leur note d'infamie venait s'adjoindre la marque d'impudicité,
si honnêtes qu'elles fussent peut-être d'ailleurs. Elles avaient
besoin, en effet, d'oublier la pudeur de leur sexe, pour se prêter aux
honteuses servitudes de leur profession. Procope, dans son histoire,
a fait le portrait d'une courtisane de théâtre, que son art indécent
avait rendue aussi fameuse que sa beauté; ce portrait, tracé d'après
nature au sixième siècle, nous montrera qu'à cette époque, malgré les
constants efforts de l'Église chrétienne, le théâtre ne s'était pas
encore soumis à une réforme morale réclamée par tous les docteurs et
les évêques: «Dès qu'elle eut atteint l'âge de puberté, bien que née
de condition libre, elle voulut se faire inscrire sur la liste des
femmes qui se prostituaient sur la scène. Elle fut donc mérétrix au
théâtre, comme ces malheureuses qu'on appelle pédestres ou pédanées,
parce qu'elles vont chercher fortune dans les festins sans y apporter
d'instruments de musique ou plutôt parce qu'elles se couchent par
terre pour se livrer à leurs grossiers assaillants (_quia ad terram se
subigendas moechis substernerent_, traduction du jésuite Boullenger);
car elle n'avait ni flûte ni harpe; elle n'avait point appris à danser
dans l'orchestre; mais elle vendait sa personne à tous ceux qu'elle
rencontrait, faisant trafic de toutes les parties de son corps.
Ensuite, elle offrit son concours aux mimes, pour tout ce qui concerne
le théâtre, et devenue la compagne des bouffons et des grotesques,
elle prit part à leurs travaux scéniques et joua son rôle dans les
représentations. Souvent elle était mise toute nue sous les yeux du
peuple, et elle restait dans cet état de nudité, au milieu de la scène,
sans autre vêtement qu'un voile léger autour des reins (+boubônas
diazôma echousa monon+).»

Ces nudités impudentes, ces gestes obscènes, ces pantomimes dégoûtantes
ne confirment que trop le jugement rigoureux que portait Tertullien
sur le théâtre, en général, et sur les tristes victimes du libertinage
public, en particulier (_publicæ libidinis hostiæ_): «Ces bourreaux
de leur propre pudeur, disait-il, rougissent au moins une fois dans
l'année, de leurs horribles prostitutions qu'ils osent étaler au grand
jour, et dont le peuple est souvent épouvanté!» Saint Basile ajoute
un dernier coup de pinceau à l'effrayante peinture que les Pères de
l'Église ont faite de l'impureté théâtrale, en nous initiant à la
contenance des spectateurs pendant la représentation des pantomimes:
«L'orchestre, qui abonde en spectacles impudiques, dit-il dans sa
quatrième homélie _ad Examer._, est une école publique et commune
d'impudicité pour tous ceux qui vont s'y asseoir, et les sons des
flûtes et les chants dissolus, qui s'emparent de l'âme des auditeurs,
n'aboutissent pas à d'autre résultat qu'à saisir de folie tous ces
insensés qui s'adonnent à la turpitude, et qui battent la mesure
avec les citharèdes et les joueurs de flûte.» Le grec est tellement
expressif dans ce passage singulier, que nous n'avons pas réussi à le
traduire en français aussi littéralement que le jésuite Boullenger
l'a traduit en latin: _Orchestra_, dit-il, _quæ abundat spectaculis
impudicis publica et communis schola impudicitiæ iis qui assident, et
tibiarum cantus et cantica meretricia insidentia audientium animis,
nihil aliud persuadent, quam ut omnes foeditati studeant et imitentur
citharistarum aut tibicinum pulsus_. Au reste, les Pères, en condamnant
les turpitudes du théâtre, ne se font pas scrupule de les dépeindre ou
de les caractériser sans réticence; Arnobe parle de ces crispations
de reins (_clunibus crispatis_), qu'on ne pouvait voir avec calme;
saint Cyprien dit que la pantomime est l'art d'exprimer avec les
mains tout ce qu'il y a d'obscénité dans les fables de la mythologie;
Lactance affirme que cette pantomime théâtrale se composait surtout
des gestes et des poses, par lesquels on imite en dansant toutes les
nuances du plaisir (_impudici gestus, quibus infames feminæ imitantur
libidines quas saltando exprimunt_); Salvien déclare qu'il serait trop
long d'énumérer toutes les imitations de choses honteuses, toutes
les obscénités des mots et des consonnances, toutes les turpitudes
des mouvements, toutes les saletés des gestes. Les Pères, quoique
chrétiens, s'indignent de voir les dieux et les déesses du paganisme
livrés aux ignobles mascarades et aux atroces profanations des
pantomimes; Arnobe s'étonne qu'on ait osé faire de Vénus une vile
courtisane et une affreuse bacchante, à Rome où Vénus avait tant de
temples et de statues comme aïeule divine du peuple romain (_saltatur
Venus et per affectus omnes meretriciæ vilitatis impudica exprimitur
imitatione bacchari_).

Le christianisme, en proscrivant tous les jeux scéniques, avait
moins en vue la comédie que la danse à laquelle se rattachaient tous
les genres de Prostitution. «La danse, comme le dit Lucien dans son
dialogue sur cet art voluptueux, remonte au berceau du monde et naquit
avec l'amour.» Lucien rapporte, à ce sujet, une fable bithynienne
qui voulait que Priape, chargé de l'éducation de Mars enfant, l'eût
formé à la danse plutôt qu'à l'exercice des armes, pour développer
à la fois les forces physiques et le caractère belliqueux de son
élève. Voilà pourquoi, disait la morale de cette fable allégorique, la
dixième partie du butin fait par Mars à la guerre retourne toujours
au profit de Priape. Les Pères de l'Église ne trouvèrent pas que
cette origine guerrière pût absoudre la danse érotique. En effet,
depuis longtemps, on ne dansait plus la pyrrhique et les autres danses
martiales, qui avaient jadis exalté le courage de Lacédémone, et enivré
la Grèce aux sons des boucliers; les danses religieuses elles-mêmes
semblaient froides et muettes. Mais partout, dans les théâtres, dans
les gymnases, dans les festins, on avait introduit la danse lascive
et la pantomime mythologique. C'était une fureur chez les vieillards
ainsi que chez les jeunes gens: on ne se lassait pas de voir danser
des baladins depuis le lever jusqu'au coucher du soleil (_ab orto
sole ad occasum_, dit la traduction de saint Basile, Hom. IV, _ad
Examer._). Ces danses excitaient une sorte de délire dans les rangs
des spectateurs, qui, fussent-ils chauves et portassent-ils une longue
barbe blanche, s'agitaient en cadence sur leurs siéges et poussaient
de honteuses acclamations, en applaudissant les danseurs, ces vils
histrions d'impudicité, ces hommes dégradés et ces femmes perdues,
marqués du sceau de l'infamie par la loi romaine. C'est ainsi que
Lucien nous représente un vieux philosophe au milieu des courtisanes
et des débauchés, secouant sa tête blanchie et se pâmant de plaisir
vis-à-vis d'un misérable efféminé, indigne du nom d'homme: «Vous
allez vous asseoir à l'orchestre, dit Craton à Lucien qu'il gourmande,
pour enivrer vos oreilles et du chant, et des sons de la flûte, pour
charmer vos yeux au spectacle d'un infâme, qui, revêtu des habits de la
mollesse et obéissant à des cantilènes lascives, imite, dans tous leurs
excès, les passions de quelques femmes éhontées telles que Phèdre,
Parthénope, Rhodope, et gesticule aux sons mourants de la lyre, au
bruit des pieds qui marquent la cadence!» Lucien qui prend parti pour
l'art de la danse, et qui le proclame utile autant qu'agréable, ne peut
cependant se dispenser de parler des gymnopédies et d'autres danses
grecques, dans lesquelles figuraient nus des vierges et des enfants:
«La danse, dit-il, doit peindre au vif les moeurs et les passions...
La danse n'a point de limites: elle embrasse tous les objets; c'est un
spectacle qui réunit tous les autres, les instruments, le rhythme, la
mesure, les voix et les choeurs.» On s'explique alors l'empire suprême
qu'exerçait un pareil art sur des sens toujours préparés à la volupté;
on s'explique, en même temps, pourquoi les évêques chrétiens avaient
tant à coeur d'étouffer les séductions irrésistibles de la danse.

Il serait trop long de citer ici tous les genres de danses théâtrales
ou conviviales, qui avaient sollicité la sévère vigilance de l'Église,
et qui lui semblaient surtout entachées de Prostitution, nous avons
déjà indiqué plus particulièrement celles qui rappelaient quelque fait
mythologique des amours de l'Olympe. Les plus connues et les moins
décentes étaient les danses de Vénus, +aphroditê+, sorte d'épopée
licencieuse qui se composait d'une foule de scènes de pantomime
accompagnées de chants obscènes et de musique énervante. L'histoire
entière de Vénus et ses innombrables adultères étaient reproduits
avec une impure vérité, tellement que le poëte de la _Métamorphose_
et de l'_Art d'aimer_, le voluptueux Ovide, rougissait de retrouver
ses vers traduits en mouvements, en gestes et en postures érotiques:
_Scribere si fas est imitantes turpia mimos_, disait-il étonné de la
licence de pareils tableaux. Athénée nous donne les noms d'un certain
nombre de danses de la même espèce, qu'il ne décrit pas, mais dont il
caractérise plus ou moins l'indécence. Telles étaient l'_epiphallos_,
qui descendait directement des fêtes et des jeux phalliques; l'_hédion_
et l'_heducomos_, danses mêlées de chansons lubriques; la _brydalica_,
originaire de Laconie, dansée par des femmes qui avaient des masques
ridicules d'une monstrueuse indécence; la _lamptrotera_, dont les
danseuses entièrement nues, se provoquaient par des propos libertins;
le _strobilos_ ou l'ouragan, qui soulevait les robes des acteurs
par-dessus leurs têtes; le _kidaris_ ou le chapeau, danse immodeste
des Arcadiens; l'_apokinos_, qui consistait dans un prodigieux
frémissement des hanches; le _sybaritiké_, qui justifiait complétement
son nom; le _mothon_ ou l'esclave, qui se permettait bien des libertés;
le _ricnoustai_ et _diaricnoustai_, qui avaient à leur service une
quantité de titillements et de tressaillements du corps, etc. Le savant
Meursius a fait un volume de dissertations sur les danses des Grecs,
et il est loin d'avoir épuisé ce sujet délicat, en ce qui concerne les
danses de l'amour.

Les Romains avaient encore renchéri sur la mollesse et sur l'impudence
de ces danses qui se produisaient sans voile sur les théâtres, et qui
favorisaient journellement la corruption des moeurs. Chaque danseur,
chaque danseuse, en vogue, inventait la sienne et lui appliquait son
nom: c'est ainsi que Bathylle, Pylade, Phabaton et d'autres célèbres
pantomimes furent des créateurs de diverses danses qui ne le cédaient
pas en lasciveté aux danses de l'Égypte et de la Grèce. Mais la danse
la plus estimée à Rome, celle dont raffolaient les Romains, c'était la
cordace, qui devait ses succès à un merveilleux remuement des reins et
des cuisses. Sénèque se plaint de ce que cette danse libidineuse avait
été introduite sur la scène (_Nat. Quæst._ l. I, c. 16). Il paraîtrait,
d'après l'étymologie du nom de cette danse grecque, que les premiers
danseurs se suspendaient à un câble et se balançaient dans l'air
avec mille postures bouffonnes et malhonnêtes: c'était un souvenir
traditionnel de ces _oscilla_, qu'on faisait brimbaler dans les fêtes
de Bacchus, et qui affectaient parfois de si singulières formes.

Presque toutes les danses scéniques d'ailleurs demandaient une
incroyable agilité du corps et une souplesse extraordinaire des
membres. Les danseurs étaient tous plus ou moins équilibristes et
funambules. Dans le _Banquet_ de Xénophon, nous voyons une petite
danseuse qui fait la roue en arrière rapprochant sa tête des talons,
tandis qu'un bouffon fait la roue en avant, aux sons de la double
flûte. Les danseurs font une telle dépense de mouvements désordonnés,
en tournant sur eux-mêmes, qu'ils tombent épuisés de lassitude à
force de se remuer en tous sens. Dès la plus haute antiquité, ces
danseurs étaient nus, les uns chargés d'amulettes indécentes, les
autres barbouillés de cumin ou de safran, les uns simulant le sexe
féminin, les autres augmentant les proportions de leur sexe, tous la
tête et le menton rasés, beaucoup coiffés du pétase, en signe de moeurs
efféminées. Cette nudité ordinaire des coryphées de la danse ajoutait
particulièrement à son caractère honteux. Une fresque d'Herculanum
représente une danseuse enfantine, tout à fait nue, qui danse dans la
main d'un flûteur, assis au pied d'un lit de festin où deux convives
s'animent mutuellement à ce spectacle lubrique. Suidas mentionne une
autre danse nue, dans laquelle les acteurs appendaient autour de leurs
reins ou bien à leur cou, d'énormes vessies colorées en rouge, ayant
l'aspect des _oscilla_ et prenant à chaque mouvement de la danse une
physionomie impudique. (Voy. le passage de Suidas, dans le traité du
_Théâtre_, par Boullenger, l. I, c. 52.)

Il est tout naturel que les mercenaires qui se prêtaient à de pareils
jeux de Prostitution fussent notés d'infamie, et compris dans la
classe des mérétrices et des cinædes. Aussi, dans les premiers siècles
du théâtre latin, les acteurs qui s'exposèrent de la sorte au mépris
public, furent non-seulement exclus du rang des citoyens, mais encore
purent être chassés de Rome par ordre des censeurs. A cette époque de
pudeur censoriale, on n'admettait pas sur la scène un homme en habit
de femme, et la différence des sexes ne s'établissait aux yeux du
spectateur que par le caractère spécial du masque de théâtre. Mais,
nonobstant les décisions des magistrats, l'immoralité théâtrale avait
bientôt rompu toutes les digues, et la Prostitution s'était installée
en reine dans ces impures assemblées. Hormis certaines exceptions
que le talent de l'acteur et le caractère de l'homme pouvaient seuls
déterminer, tout ce qui figurait sur la scène était infâme et diffamé.
Les applaudissements du peuple ne faisaient que consacrer cette
infamie. Parmi les acteurs, il n'y eut que des eunuques, des cinædes,
des _patients_, des spadons et d'autres complices de la débauche
contre nature; parmi les actrices, ce n'étaient que prostituées de
tous les genres. Arnobe s'exprime, à cet égard, avec une énergie que
la traduction la plus exacte ne saurait égaler; il parle des effets
corrupteurs de la musique et de la pantomime: «Ces femmes, dit-il,
deviennent mérétrices, joueuses de harpe et d'instruments, pour livrer
leur corps à un ignoble trafic, pour afficher leur ignominie devant
un peuple qui leur appartient, promptes à se jeter dans les lupanars,
cherchant aventure sous les voûtes du théâtre, ne se refusant à aucune
impureté et offrant leur bouche à la débauche: _In feminis fierent
meretrices, sambucistriæ, psaltriæ, venalia ut prosternerent corpora,
vilitatem sui populo publicarent, in lupanaribus promptæ, in fornicibus
obviæ, nihil pati renuentes, ad oris stuprum paratæ_.» Et pourtant
ce fut parmi ces femmes déshonorées, que le christianisme recruta des
martyres et des saintes.

Les fondateurs du christianisme avaient senti la nécessité de
s'attaquer en face au théâtre païen, pour arriver à la réforme des
moeurs; ils réunirent toutes leurs forces, toute leur autorité, toute
leur éloquence contre cet ennemi formidable qui se défendait avec les
armes puissantes de la sensualité, du plaisir et de la Prostitution;
mais, pendant plus de six siècles, le théâtre soutint ces assauts,
et il ne s'écroula qu'après les derniers autels du polythéisme. La
Prostitution ne fut pas écrasée néanmoins sous les débris de la scène.



CHAPITRE VIII.

  SOMMAIRE. --But du christianisme dans la réforme des moeurs
  publiques. --Du _vectigal_, ou _impôt lustral_, que payaient les
  prostituées dans l'empire romain. --Les _travaux de jour_ et les
  _travaux de nuit_. --Le vectigal obscène. --La taxe mérétricienne
  sous Héliogabale. --L'_aurum lustrale_. --Les percepteurs du
  vectigal de la prostitution. --Épitaphe d'un agent de cette
  espèce. --Alexandre Sévère décide que l'_or lustral_ sera employé
  à des fondations d'utilité publique. --Suppression du droit
  d'exercice pour la prostitution masculine. --Le _chrysargyre_. --La
  capitation lustrale limitée à cinq années. --Les collecteurs du
  _chrysargyre_. --Épitaphe du premier _lustral_ de l'empire. --Sa
  fille _Verecundina_, ou _Pudibonde_. --Dissertation sur l'origine
  du mot _lustral_. --Constantin-le-Grand n'est pas le créateur du
  chrysargyre. --Édits de cet empereur sur la _collation lustrale_.
  --Protestation des philosophes contre le tribut de la Prostitution.
  --Théodose II supprime la taxe des lénons dans la collation
  lustrale. --Les prolégomènes de sa novelle _De lenonibus_.
  --Les courtisanes restent tributaires du fisc. --Recensement des
  prostituées. --Explication de la constitution du chrysargyre,
  par Cédrénus. --Rigueurs des collecteurs des deniers du vectigal
  impur. --Comment s'y prenaient ces agents pour établir les rôles
  de la Prostitution. --L'empereur Anastase abolit le chrysargyre.
  --Projets des percepteurs et des fermiers de cet impôt pour
  en obtenir le rétablissement. --Comment Anastase s'y prit pour
  déjouer leurs espérances. --Le chrysargyre reparaît sous Justinien.
  --Indulgence de cet empereur pour les prostituées. --L'impératrice
  Théodora. --Maison de retraite et de pénitence pour les femmes
  publiques. --Les cinq cents recluses de l'impératrice.


Il nous reste à examiner l'influence que le christianisme exerça sur la
jurisprudence romaine et sur les décrets des empereurs, au point de vue
de la Prostitution. Cette influence notable, qui émanait des conciles,
ne s'écartait pas de leur doctrine, et tous les empereurs chrétiens,
depuis Constantin jusqu'à Justinien, se sont appliqués à renfermer la
Prostitution dans des limites plus étroites, sous une surveillance
plus sévère, sans compromettre, en essayant de la supprimer tout à
fait, la sécurité de la vie sociale. On ne saurait donc douter que
les empereurs, n'aient été dirigés, en cette occasion, par la raison
éclairée des Pères de l'Église, qui admettaient l'existence de la
Prostitution dans un État, comme un mal nécessaire et incurable, comme
une plaie qu'il ne faut pas cicatriser, mais seulement restreindre et
dissimuler. Mais, en revanche, par le même système, ils cherchaient
à détruire le mal dans son principe, en opposant la pénalité la plus
rigoureuse à tous les actes du _lenocinium_. On peut donc résumer ainsi
le but du christianisme dans la réforme des moeurs publiques, par la
législation impériale: arrêter les progrès de la Prostitution, diminuer
et circonscrire son domaine, en écarter tous ses parasites impurs,
la laisser subsister dans l'ombre du mépris pour l'usage de quelques
pervers, la rendre, s'il était possible, plus honteuse, plus dégradante
encore, et mettre entre elle et la vie honnête une ligne de démarcation
plus profonde et plus marquée.

Mais avant d'aborder ce que nous nommerons la Police chrétienne de la
Prostitution sous Constantin et ses successeurs, nous devons traiter
un sujet qui s'y rattache et qui mérite d'être étudié à part. Nous
voulons parler du vectigal ou de l'impôt lustral que payaient les
prostituées dans tout l'empire romain, depuis le règne de Caligula,
qui avait établi cet impôt. Il est remarquable que ce scandaleux
vectigal, prélevé sur la dépravation sociale, ait subsisté jusqu'à
Anastase Ier, et que les empereurs chrétiens antérieurs à ce prince
aient consenti à souiller leurs mains, en puisant l'or à cette source
immorale. Il est vrai qu'ils semblent avoir voulu épurer cet or
infâme, par des fondations pieuses et utiles, entre lesquelles nous
trouvons l'établissement d'une maison de refuge ou de pénitence pour
les prostituées. La taxe de la Prostitution, dans l'antiquité, est
un fait d'autant plus intéressant, que nous la verrons reparaître
plus régulière et moins arbitraire dans les temps modernes, sous le
régime d'une administration qui se prétend fondée sur la morale et la
religion.

Les Romains donnaient le nom de _vectigal_ à toute espèce d'impôt
tiré (_vectus_) de la substance du peuple qui y contribuait: tout
était matière à vectigal dans les choses et les habitudes de la vie
sociale; mais il ne paraît pas que la Prostitution ait été taxée
avant Caligula, qui ordonna que chaque prostituée payerait au fisc
la huitième partie de ses gains journaliers (_ex capturis_), ce
qui produisait un impôt proportionnel qui suivait le cours de la
Prostitution et qui montait ou descendait avec elle. Nous n'acceptons
pas cependant la distinction que le savant commentateur de Suétone,
Torrentius, croit devoir établir entre les travaux de nuit et ceux
de jour des prostituées, en disant que ces derniers seuls étaient
assimilés aux travaux des portefaix et soumis à la fiscalité impériale.
Le mot _captura_ ne porte pas cette distinction beaucoup trop subtile,
et Caligula n'était pas assez innocent pour se priver de la meilleure
part de ses revenus pornoboliques. Ce n'est pas tout; Caligula, pour
augmenter encore les produits du vectigal obscène, y fit contribuer
aussi tous ceux qui, hommes ou femmes, avaient exercé le mérétricium ou
le lénocinium; mais Suétone ne nous apprend pas quel était ce droit,
qui, sans doute, n'avait rien de fixe ni de permanent, puisque les
mariages étaient également frappés d'un droit du même genre (_nec non
et matrimonia obnoxia essent_). Ce vectigal n'avait certainement pas
pour objet de modérer les abus de la Prostitution en la rendant plus
onéreuse. C'était, au contraire, une prime de garantie de tolérance
que l'autorité exigeait de tous les agents de la dépravation publique.
Il y avait loin de là aux lois prohibitives de Tibère, qui exilait ou
déportait les prostituées patriciennes et les débauchés de l'ordre
équestre, pour punir les premières de s'être fait inscrire sur les
listes des courtisanes, et les seconds, d'avoir osé paraître sur le
théâtre ou dans l'arène. L'impôt créé par Caligula ne fut pas aboli
sous les règnes suivants, mais on en changea plusieurs fois l'assiette
et la forme, de manière à lui faire produire davantage et à y soumettre
le plus grand nombre possible de contribuables.

Nous avons vu (t. II, ch. 29) que l'exécrable Héliogabale avait
imaginé, pour accroître les produits de la Prostitution, d'ouvrir des
lupanars dans son palais même et d'élever arbitrairement les tarifs de
ces lupanars impériaux, dans lesquels accouraient les matrones, et les
chevaliers romains, jaloux de grossir les revenus de César. Mais la
taxe mérétricienne n'avait plus alors aucune mesure, et les percepteurs
chargés de la prélever la fixaient suivant leur caprice ou selon la
fortune des individus. Xiphilin emploie un mot grec analogue au mot
latin _captura_, de Suétone, en décrivant les institutions lupanaires
d'Héliogabale: +chrêmata te par' autôn synelege, kai egaurounto tais
empolais+. Le vectigal de la Prostitution, _meretricium_, comprenait
les droits de tous genres, qu'on percevait sur quiconque faisait
profession de débauche, quel que fût son sexe, ou son âge, ou son rang:
les lénons et les lènes n'étaient pas ménagés dans cette contribution
arbitraire, et les enfants rapportaient de plus fortes sommes que
les femmes, parce qu'ils étaient plus nombreux. Cet impôt honteux,
pour n'être pas confondu avec les autres _vectigalia_ de toute nature
qui écrasaient la population honnête, se déguisa dès lors sous la
dénomination d'_aurum lustrale_, soit qu'on entendît par là que la
taxe avait un caractère d'expiation ou équivalait à la purification
du fait obscène, soit plutôt qu'on fît allusion à la provenance même
de l'impôt, qui sortait surtout des lupanars appelés _lustra_. La
perception de cet impôt devait être très-difficile, et les receveurs
qui avaient mission de le toucher se trouvaient sans doute armés d'une
sorte d'autorité, à l'aide de laquelle ils pouvaient venir à bout du
mauvais vouloir des créatures dégradées qu'on avait mises sous leur
surveillance. Au reste, il est certain que les fonctions de collecteur
de l'or lustral n'entraînaient pas la note d'ignominie, pour ceux qui
remplissaient cette pénible charge publique; car on trouve, dans les
Inscriptions de Gruter, no 347, l'épitaphe d'un agent de cette espèce,
qui est qualifié ainsi: P. AELIO T. F. AVRI LVSTRALIS COACTORI.

L'impôt de l'or lustral rendait de trop grandes sommes au trésor
public, pour qu'on y renonçât aisément. Aussi, Alexandre Sévère, qui
avait horreur de cet or entaché d'infamie, décida qu'on le purifierait
en l'employant à des fondations d'utilité publique: il l'appliqua
donc à la restauration du Théâtre, du Cirque, de l'Amphithéâtre et
du Stade, afin que ces monuments, consacrés aux plaisirs du peuple,
fussent entretenus aux frais de la Prostitution. (_Lenonum vectigal_,
dit Suétone, _et meretricum et exoletorum, in sacrum ærarium inferri
vetuit_.) Lampride, en racontant cette honnête réforme qui signala le
règne d'Alexandre Sévère, ajoute que ce prince austère et vertueux
avait eu la pensée de faire disparaître entièrement les jeunes
auxiliaires de la débauche publique (_habuit in animo ut exoletos
vetaret_); mais l'empereur craignit que cette mesure ne convertît un
opprobre public en un débordement de passions particulières, «parce
que, dit l'historien des Césars, les hommes désirent plus vivement
ce qui leur est interdit et s'y portent avec une sorte de fureur.» Au
reste, comme Alexandre Sévère diminua tous les impôts (_vectigalia_)
et les réduisit à la trentième partie de ce qu'ils étaient sous
Héliogabale, on doit croire qu'il laissa subsister à l'ancien
taux celui de l'or lustral. Cet impôt subit pourtant différentes
modifications, auxquelles il est impossible d'assigner une époque. Sous
l'empereur Philippe, qui ne cachait pas ses préoccupations chrétiennes,
la Prostitution masculine cessa de payer un droit d'exercice, car
elle fut entièrement abolie en principe, sinon en fait, par un édit
impérial. (Voy. Lampride, ch. 23 de la Vie d'Alexandre Sévère.)
Plus tard, le vectigal impudique ne se paya plus que tous les cinq
ans, comme d'autres taxes résultant du métier et de la condition des
personnes. Il fut appelé alors _chrysargyrum_, mot formé du grec et
qui comprend les deux mots +chrysos+ et +argyrion+, _or_ et _argent_,
pour exprimer sans doute que les uns rachetaient leur infâme industrie
au poids de l'or, les autres au poids de l'argent, et que la taxe
était inégale pour tous, quoique le motif en fût homogène et que la
différence de la Prostitution ne réglât pas la différence du tarif
légal.

On n'a pas, d'ailleurs, de notions précises sur la quotité de la
capitation lustrale, qui était exigible au commencement de la cinquième
année de cette espèce de bail contracté entre l'État et les agents
directs ou indirects de la Prostitution. Le payement de l'impôt était,
en quelque sorte, une autorisation acquise d'exercer le scandaleux
métier pour lequel il fallait avoir un privilége et une patente, s'il
est possible de caractériser par ces expressions modernes un fait
ancien qu'elles représentent exactement. Le privilége lustral était
ainsi limité à cinq années, afin que les trafiquants de Prostitution
pussent toujours, avant l'expiration du délai de rigueur, déclarer
qu'ils abandonnaient l'exercice de leur métier ignoble et rentraient
dans la vie honnête. La collation des deniers du chrysargyre était
confiée à des officiers de bonnes moeurs, chargés d'établir les
taxes et de les faire tomber dans les caisses du trésor public. Ces
officiers avaient le titre de _lustralis_, comme on le voit dans une
inscription du recueil de Fabricius: PRIMIGENIO LVSTRALI AVGG. N. N.
ALFIA VERECVNDINA PATRI PIENTISSIMO. Cette inscription, qui doit être
du quatrième siècle, nous montre le principal gouverneur de la recette
lustrale ou plutôt le premier _lustral_ de l'Empire; mais elle ne le
nomme pas, en le qualifiant, au nom de sa fille, de père très-tendre
pour ses enfants, _patri pientissimo_. Le nom de la fille de ce
fermier de Prostitution mérite d'être remarqué: _Verecundina_ équivaut
à _pudibonde_, et un pareil nom n'est pas de trop, pour justifier
la position équivoque d'une fille qui avait été élevée au milieu des
impures attributions de la maison paternelle. Nous ne croyons pas qu'il
faille rapporter l'origine du mot _lustralis_ à la période de cinq ans,
pendant laquelle la Prostitution n'avait rien à payer au fisc; Ulpien
a pu employer _lustralis_ dans le sens de _quinquennal_ (de _lustrum_,
lustre), sans ôter à ce mot sa signification primitive qui comportait
une espèce de pénalité expiatoire.

Zosime, historien grec très-partial contre les chrétiens, reproche
amèrement à Constantin le Grand d'avoir frappé d'un nouvel impôt le
mérétricium, parce que le mot _chrysargyre_ semble n'avoir été employé
que vers cette époque; mais Zosime ne fournit aucune preuve à l'appui
de l'accusation qu'il dirige contre la morale même de l'Évangile,
en attribuant au premier empereur chrétien la création d'un impôt
scandaleux et corrupteur. Il est certain que cet impôt existait depuis
Caligula et n'avait jamais été aboli, mais circonscrit et réglementé.
Constantin avait eu le projet de supprimer à la fois l'impôt et la
tolérance impure qui en était le prétexte: il publia de nouveaux édits
sur la _collation lustrale_, qui comprenait tous les genres de taxe,
exigée de toute nature de commerce, et il laissa subsister les lénons
et les courtisanes parmi les trafiquants qui devaient au fisc une part
de leurs bénéfices. C'était fermer les yeux sur un abus contraire à
l'esprit du christianisme et même à la simple philosophie, mais ce
n'était pas créer ni approuver cet abus, qui ne fut réformé en partie
que sous Théodose le Jeune. Au reste, dès le deuxième siècle, les
philosophes avaient déjà protesté de toute leur indignation contre
l'odieux impôt qui assurait l'impunité de la débauche, et qui plaçait
ses actes les plus avilissants sous la garantie du gouvernement.
Justin, dans son _Apologie pour les chrétiens_, écrite au milieu du
deuxième siècle, accuse énergiquement les empereurs de recevoir le
tribut de la Prostitution: «Comme les anciens, dit-il, nourrissaient
de grands troupeaux de boeufs et de chèvres, de même aujourd'hui
on élève des enfants destinés à l'infamie et des femmes de bonne
volonté (_muliebrem patientiam_, selon la traduction latine), et cette
multitude de femmes, de cinædes et de fellateurs à la bouche impure
(_apicorum spurco ore_) payent des redevances que vous n'avez pas honte
d'accepter!»

Ce fut Théodose II qui exécuta en partie ce que Constantin avait
projeté, et qui supprima la taxe des lénons dans la collation lustrale;
il n'aurait pu conserver cette taxe et défendre le lénocinium. En
mettant fin à ce hideux commerce et en le proscrivant, sous les peines
les plus sévères, il ne pardonna pas à l'incurie de ses prédécesseurs,
et il la leur reprocha hautement dans les prolégomènes de la novelle
_De lenonibus_, promulguée en 439: «L'insouciance de nos aïeux
s'était laissé circonvenir, dit-il, par la damnable habileté des
lénons, qui, sous prétexte de certaine prestation lustrale, étaient
autorisés à faire commerce de corruption et de débauche (_ut, sub
cujusdam lustralis prestationis obtentu, corrumpendi pudoris liceret
exercere commercium_).» Dans cette même novelle, l'empereur se demande
s'il pouvait être permis aux lénons d'habiter dans la capitale de
l'empire d'Orient, et si le trésor devait s'enrichir de leur infâme
industrie (_aut eorum turpissimo quæstu ærarium videretur augeri_).
Théodose retrancha donc les lénons de la collation lustrale; mais
il n'en exempta pas les courtisanes, qui restèrent tributaires du
fisc. Le chrysargyre continua d'être perçu avec beaucoup de sévérité
sur tous ceux qui s'occupaient de négoce à quelque titre que ce fût:
les lénons et les jeunes artisans de débauche ne furent plus compris
dans le recensement qui avait lieu tous les quatre ans et non, comme
avant le règne de Constantin, tous les cinq ans. Ce recensement se
faisait très-scrupuleusement dans tous les quartiers et dans toutes les
maisons, en sorte que chaque habitant avait à justifier de ses moyens
d'existence et à faire la part de l'empereur. Ceux qui ne pouvaient
payer la taxe, à cause de leur extrême pauvreté, n'échappaient pas aux
mauvais traitements que leur faisait souffrir l'exacteur. Zosime nous
apprend que la levée des deniers était faite, sous Constantin, avec
tant de rigueur, que les mères vendaient leurs enfants et que les pères
prostituaient leurs filles, pour acquitter l'impôt du chrysargyre,
le plus onéreux et le plus injuste de tous les impôts. On voit que le
vectigal impur n'avait pas cessé de s'étendre et d'envelopper dans ses
filets toute la population mercenaire des cités.

Les historiens ne sont pas d'accord entre eux sur l'application
de cette taxe, qui n'atteignait pas seulement les agents de la
Prostitution urbaine, et qui avait fini par devenir annuelle, au lieu
d'être exigible de quatre ans en quatre ans. Cependant Cédrénus, qui
compilait au onzième siècle son _Histoire universelle_ d'après des
chroniqueurs aujourd'hui perdus, a pris soin d'expliquer, à son point
de vue, la constitution du chrysargyre tel qu'il existait à la fin du
cinquième siècle. «Tout mendiant, dit-il, toute prostituée (+pornê+),
toute femme répudiée, tout esclave, tout affranchi, payaient certaine
redevance au trésor. On avait imposé aussi les mulets, les singes, les
juments et les chiens, fussent-ils en ville ou à la campagne. Homme
ou femme, chaque individu soumis à la taxe payait une pièce d'argent;
on en exigeait autant de chaque cheval, de chaque boeuf et de chaque
mulet, mais l'âne et le chien n'étaient taxés qu'à six oboles par
tête.» Cédrénus semble oublier, dans cette nomenclature, les négociants
de toute espèce (_negociatores_) qui participaient plus ou moins
au chrysargyre, et qui sont désignés collectivement par les décrets
relatifs à la taxe lustrale. Tous les historiens sont unanimes en ce
qui concerne la dureté des exacteurs, qu'ils représentent, d'ailleurs,
comme de hauts personnages honorés de la confiance particulière de
l'empereur. Cédrénus dit, à ce sujet, qu'un immense gémissement
s'élevait de la ville, des faubourgs et des campagnes voisines,
au moment où le fisc envoyait à la curée une implacable armée de
collecteurs, semblables à une nuée de sauterelles. Il paraît néanmoins
que les prostituées et leur vile escorte avaient plus à souffrir
que tous les autres contribuables, probablement parce que l'exaction
s'exerçait sur ces malheureuses sans aucun contrôle et à la merci des
officiers du fisc. Évagrius, dans son _Histoire ecclésiastique_ (Liv.
III, ch. 39), raconte qu'on allait à la recherche des courtisanes et
des débauchés dans les lupanars et dans les cabarets; qu'on employait
la ruse et la violence pour les convaincre du fait de Prostitution,
et qu'on ne leur donnait la liberté d'user de leur corps qu'après leur
avoir délivré un brevet (_charta_) qui constatait à la fois leur vilain
métier et le solde de l'impôt lustral.

Il était réservé à l'empereur Anastase d'accomplir une réforme que
réclamait depuis des siècles l'Église chrétienne, et que Constantin
le Grand n'avait pu effectuer malgré le désir qu'il en eut. Tel
est le témoignage d'un écrivain anonyme, auteur d'une relation _de
Synodis_, que cite Ducange dans son _Glossarium ad scriptores mediæ et
infimæ græcitatis_. Évagrius fait un récit curieux de l'abolition du
chrysargyre par Anastase, au commencement du sixième siècle. «Cette
exécrable taxe, dit-il, était un outrage à Dieu, une honte pour les
gentils eux-mêmes et un affront pour l'empire chrétien, puisqu'elle
autorisait les infamies dont elle partageait le lucre honteux.» Les
collecteurs qui présidaient à la perception du chrysargyre étaient
pourtant des hommes honorables, qui, après s'être enrichis aux dépens
du vice, remplissaient dans l'État les fonctions les plus imposantes,
et ne rougissaient pas des turpitudes que leurs secrétaires et leurs
agents avaient faites en leur nom et sous leur autorité. Anastase
fut instruit de toutes les horreurs qui se commettaient dans la
collation lustrale, et il résolut aussitôt de mettre fin à ce scandale.
Vainement, un habile homme, appelé Thucydide, essaya de prendre la
défense du chrysargyre et de prouver qu'il était aussi juste que
nécessaire, Anastase le dénonça comme immoral et inique devant le
sénat et l'abolit par une loi, en ordonnant de brûler les registres
des percepteurs et des fermiers de l'impôt. Ceux-ci se promirent bien
d'obtenir le rétablissement du chrysargyre, qui leur avait procuré
de si beaux bénéfices, et ils n'attendaient qu'un nouveau règne pour
reconstituer l'assiette de cet impôt à l'aide des chartes originales
qu'ils avaient conservées ou qu'ils savaient pouvoir retrouver au
besoin. Mais Anastase, averti de leurs espérances et de leurs projets,
voulut leur porter un dernier coup.

Il feignit de regretter la précipitation avec laquelle il avait agi, en
se privant d'une source si productive de revenus publics; il s'accusa
tout haut d'imprudence et il se plaignit de n'avoir point écouté les
conseils de Thucydide, qui le suppliait de respecter un impôt que les
empereurs, depuis Caligula, avaient considéré comme la richesse du
trésor impérial. Est-ce que cet or n'était pas purifié par l'usage
qu'on en faisait, lorsqu'on l'appliquait aux dépenses de l'armée et du
culte? Là-dessus, Anastase témoigne l'intention de rétablir l'impôt.
Il mande auprès de lui les percepteurs du chrysargyre et leur déclare
qu'il se repent d'avoir appauvri l'État par la suppression de la taxe
lustrale. Tous les assistants se réjouissent de voir l'empereur dans
de telles dispositions, et ils ne lui cachent pas qu'on peut encore
rassembler les chartes et les titres originaux d'après lesquels
on rétablira les registres du fisc. Anastase les félicite de leur
zèle et les encourage à n'épargner ni soins, ni peines pour réunir
tous les titres qui existent encore. Les fermiers du chrysargyre
s'empressent d'obéir et vont à la recherche de ces titres, pendant
que la désolation s'empare de la gent mérétricienne, qui s'était
vue délivrée d'une odieuse servitude. On ne se rendait pas compte du
motif qui avait déterminé l'empereur à revenir sur un acte approuvé
et applaudi par tous les vrais chrétiens. On savait que les moines de
Jérusalem avaient envoyé à Constantinople une députation chargée de
solliciter, au nom de l'Église, l'abolition du chrysargyre; or les
envoyés monastiques avaient été reçus avec beaucoup d'égards chez
l'empereur, qui s'était même beaucoup intéressé à la représentation
d'une tragédie grecque, dans laquelle Timothée de Gaza, non moins
recommandable par sa réputation de sagesse que par son talent de poëte,
avait caractérisé les abominations de cet impôt, digne de Caligula,
son créateur. Anastase dissimula, jusqu'à ce que les chartes originales
lui eussent été livrées, à la diligence des receveurs, qui parvinrent
à les découvrir dans les archives et chez les particuliers. «Est-ce là
tout?» demanda-t-il au premier _lustral_ de l'empire. Sur la réponse
affirmative de cet officier, il fit publier, au son des trompettes, que
le peuple était invité à se rendre au cirque pour y voir un spectacle
qu'on n'avait jamais vu et qu'on ne reverrait jamais. Le peuple ne
manqua point à l'appel: toutes les chartes de l'impôt avaient été
amassées au milieu du cirque; un héraut annonça aux assistants que
le chrysargyre était condamné au feu, comme impie et infâme. Tout fut
brûlé, en effet, aux acclamations de la multitude, et les cendres de
cet amas de papyrus retombèrent sur la tête des courtisanes et des
lénons, qui n'avaient pas été les derniers à envahir les gradins du
cirque.

Il paraîtrait cependant que le chrysargyre ne fut pas complétement
anéanti dans les flammes, et qu'il ressuscita sous une autre forme, de
manière à fournir encore des sommes considérables au trésor public.
Il existait sous le règne de Justinien, qui évita pourtant de le
spécifier dans le règlement des collecteurs d'impôts (_De exactoribus
tributorum_, C. Just., lib. X, tit. 19). Justinien ne le mentionne
pas davantage dans sa novelle contre les lénons, qui avaient relevé
la tête et qui s'adonnaient ouvertement à leur horrible commerce. On
doit supposer que les femmes seules étaient admises aux oeuvres et
à la taxe de la Prostitution légale, où ne figuraient plus, du moins
ostensiblement, les courtiers et les agents passibles de la débauche.
Nous remarquerons que Justinien est plus indulgent que Théodose,
pour la Prostitution et pour les malheureuses qui l'exercent: il a
révoqué les lois romaines, en vertu desquelles il n'était pas permis
aux citoyens d'épouser des femmes de théâtre notées d'infamie; il a
épousé Théodora, naguère fameuse entre les prostituées, fille d'une
courtisane de bas étage, et digne des leçons de sa mère; Justinien
a couvert du manteau impérial les souillures de cette baladine, qui
avait promené sa honte de ville en ville, avant de monter sur le trône
des impératrices; mais Justinien se souvient toujours que sa femme
avait servi sur la scène aux plaisirs de la populace, et s'était vue
expulsée par les magistrats, qui l'accusaient de corrompre la jeunesse.
Théodora ne l'avait peut-être pas oublié elle-même, et ce fut pour
expier les débordements de sa jeunesse, qu'elle fonda une maison de
retraite et de pénitence pour ses anciennes compagnes d'impureté. Il
est probable que cette fondation pieuse, que lui avaient conseillée les
réminiscences de son premier état, fut faite des deniers de l'impôt
lustral. Procope n'en dit rien, lorsqu'il parle de ce couvent d'un
nouveau genre, dans son Traité des édifices construits sous le règne
de Justinien; mais on a tout lieu de supposer que, depuis Alexandre
Sévère, le produit du vectigal impur s'appliquait spécialement à des
travaux d'utilité publique. Il était dans l'esprit du christianisme
d'employer l'argent de la Prostitution, à la combattre et à réparer ses
funestes effets. Mais Théodora échoua dans l'exécution de son idée, qui
devait produire d'heureux résultats dans d'autres tentatives analogues
que nous verrons se reproduire souvent au moyen âge. Cette courtisane
couronnée eut l'imprudence de recourir à la violence plutôt qu'à la
persuasion. Cinq cents femmes publiques furent enlevées dans les rues
de Constantinople et transportées dans un ancien palais situé sur la
rive asiatique du Bosphore. Ce palais avait été magnifiquement disposé
pour recevoir les recluses; on y avait rassemblé tout ce qui pouvait
les consoler de la perte de leur liberté et de leur état; l'impératrice
n'avait rien négligé pour que les pénitentes trouvassent là de quoi
se distraire d'une manière édifiante; mais ces malheureuses, séparées
de leurs amants et de leurs orgies, préférèrent une prompte mort à une
vie solitaire, privée des joies sensuelles; la plupart se précipitèrent
dans la mer, dès la première nuit, et celles qui restèrent dans leur
prison dorée moururent de langueur ou de désespoir. Procope ne nous
apprend point si Théodora persista dans un essai de moralisation forcée
qui lui avait si mal réussi. Les pauvres victimes, qu'elle faisait
enfermer ainsi de vive force, seraient retournées joyeusement à la
Prostitution, si on les eût laissées libres de sortir du triste refuge
que Théodora leur avait donné.



CHAPITRE IX.

  SOMMAIRE. --Législation des empereurs chrétiens concernant la
  Prostitution. --Le mérétricium est considéré comme un commerce
  légal. --La note d'infamie imposée aux filles des lénons et des
  lupanaires. --Le mérétricium antiphysique est retranché de l'impôt
  lustral. --Loi concernant l'enlèvement des filles nubiles. --Les
  maîtresses et servantes de cabaret sont exemptées des peines de
  l'adultère. --Prohibition de la vente des esclaves chrétiennes
  pour l'usage de la débauche. --Les péchés contre nature punis
  de mort. --Théodose le Jeune se fait le défenseur des victimes
  du lénocinium. --Le vectigal impur est aboli à l'instigation de
  Florentius, préteur de Constantinople. --L'empereur Justinien.
  --Sa novelle contre le lénocinium. --Tableau effrayant du commerce
  occulte des lénons à Constantinople. --Loi concernant les bains
  publics. --Les successeurs de Justinien.


La législation des empereurs chrétiens ne changea presque rien à
l'ancienne jurisprudence romaine concernant la Prostitution: cette
plaie attachée à l'existence du corps social ne pouvait être guérie
par des lois de répression et de prohibition rigoureuses; il fallait,
au contraire, la laisser ouverte et saignante dans l'ombre, comme
un exutoire des mauvaises passions et des vices impurs, car elle
était nécessaire pour empêcher le viol, l'adultère, et la séduction
des femmes de bien (_ad vitandum_, dit Lactance, _matronarum
sollicitationes, stupra et adulteria_, lib. VI, c. 23). Tel fut, de
tout temps, le sentiment de l'Église primitive; tel devait être aussi
le sage tempérament adopté par la puissance temporelle, qui se réglait
presque toujours sur les conseils de la puissance spirituelle. Nous
avons expliqué comment les conciles s'étaient abstenus, avec beaucoup
de prudence, d'abolir en fait la Prostitution, qu'ils condamnaient
en principe; nous avons montré la marche indirecte qu'ils avaient
suivie pour arriver graduellement à la réforme des moeurs. Les
empereurs, depuis Constantin, ne suivirent pas une marche différente
et attaquèrent la Prostitution dans ses causes et ses excès. Voilà
pourquoi, dans les codes de Théodose et de Justinien, on ne trouve
aucune loi particulière à la Prostitution en général, mais on rencontre
çà et là un grand nombre de titres qui s'y rapportent et qui la
réglementent, en lui imposant des limites de plus en plus restreintes.
La tolérance est complète pour le mérétricium proprement dit, qui est
assimilé à un négoce et qui paye tribut au trésor; puis, on exclut du
mérétricium, sous les peines les plus sévères, la débauche masculine,
qui en avait toujours fait partie, et enfin on renferme la Prostitution
dans ses bornes naturelles, en lui défendant de se répandre désormais
sur le terrain vague du lénocinium. C'est le lénocinium, que les
successeurs de Constantin s'acharnent à poursuivre et à combattre
sous toutes les formes; c'est le lénocinium, que l'Église dénonce
aux rigueurs implacables de la loi, comme la source principale de la
Prostitution, comme le foyer permanent de ce fléau public.

Ainsi, sous l'influence du christianisme, le droit romain ne se
modifie pas en ce qui concerne l'exercice légal de la Prostitution,
et la courtisane, en tant que courtisane, peut encore invoquer la
protection des magistrats. Ulpien décide, comme un païen, et non
comme un chrétien, qu'une mérétrix est à l'abri de toute répétition
pour les sommes qu'elle a reçues en qualité de mérétrix, attendu que,
si elle a fait une chose honteuse en travaillant de son vil métier,
elle n'a pas reçu honteusement son salaire de mérétrix. (_Illam enim
turpiter facere, quod sit meretrix, non turpiter accipere, cum sit
meretrix_, Digest., XII, tit. 5.) Ce commentaire subtil sur la nature
d'un don ou d'un salaire prouve que le mérétricium était considéré
légalement comme un commerce soumis à certaines règles de police et
ayant sa jurisprudence spéciale, ainsi que tout autre commerce. En
poussant plus loin l'investigation du commentaire sur ce texte de
loi, _De condictione ob turpem vel injustam causam_, le jurisconsulte
déclare que la mérétrix ne saurait réclamer en justice l'exécution
d'une promesse qui lui aurait été faite dans son rôle de mérétrix,
parce qu'une pareille promesse ne pouvait avoir qu'une cause honteuse.
Enfin, on arrive de la sorte à conclure que la mérétrix use de son
droit de mérétrix en recevant un salaire, et qu'elle reçoit même ce
salaire honnêtement, quoiqu'elle le demande et le gagne d'une manière
déshonnête (_Cod. Justin._, tit. _De legib._ L. _Non dubium_; tit.
_De cond. ob turpem_; tit. _De donat. ante nupt._). On ne s'étonnera
donc pas que les jurisconsultes, d'accord sans doute avec les docteurs
catholiques, aient effacé en faveur des courtisanes la note d'infamie
qui flétrissait tous les agents de la Prostitution légale et se soient
arrêtés à cette bizarre distinction qui réhabilitait la femme dans
la mérétrix. «La femme de mauvaise vie est une personne déshonnête,
mais pourtant elle n'est pas infâme, à moins qu'elle ne soit prise en
flagrant délit d'adultère (_Meretrix est turpis persona, non tamen est
infamis, nisi in adulterio esset deprehensa._ L. _Si quis à parente_).»

La note d'infamie avait subsisté pour les courtisanes jusqu'à
l'avénement des empereurs chrétiens. Avant Constantin, les anciennes
lois relatives à cette note d'infamie avaient été remises en vigueur
par Dioclétien et Maximien, qui voulurent opposer une digue au
débordement des moeurs publiques. Ces lois défendaient aux citoyens
de condition libre d'épouser des affranchies qui auraient vécu ou non
dans la débauche; elles défendaient aux sénateurs et à leurs fils de
contracter mariage avec des femmes patriciennes qui se seraient livrées
à la Prostitution (_Corp. Jur. Ulp._, tit. 13; _Cod. Justin._, tit. 9,
lib. IX, § 20, ad leg. Jul. _de adult._). Plus tard, la note d'infamie
fut imposée aux filles des lénons et des lupanaires, pour mettre
obstacle aux mariages scandaleux qui unissaient à des sénateurs ces
filles enrichies par la Prostitution et le lénocinium (_Cod. Just._,
lib. 5, tit. 5, l. 7). Au reste, cette note d'infamie ne faisait
que descendre des pères aux filles; car les lénons et les maîtres de
maisons de débauche n'avaient pas encore d'autre punition que d'être
notés d'infamie par le préteur (l. 1 et l. 4, § _Ut prætor_, D. _de
not. infam._). La loi Julia les avait d'ailleurs épargnés, à moins
qu'ils ne fussent complices d'un adultère, même à leur insu. Depuis
Constantin ils furent recherchés et punis avec une rigidité qui ne les
rendait que plus adroits dans leurs négociations et qui ne leur ôtait
pas l'envie de cesser leur horrible métier, plus lucratif que celui de
leurs malheureuses victimes.

Constantin retrancha d'un seul coup la moitié de la Prostitution,
en faisant rentrer dans les ténèbres le crime de la pédérastie, qui
s'était jusque-là produit au grand jour et qui promenait partout ses
troupeaux de cinædes et de patients impudiques. Dès lors, ce qui
n'avait été regardé que comme une intempérance des sens devint un
acte honteux et coupable, détesté des honnêtes gens et justiciable des
lois humaines. Cette grande réforme, qu'Alexandre Sévère avait tentée
déjà pour l'honneur de la morale et de la philosophie, fut appuyée et
soutenue par le christianisme, qui frappait de son anathème ceux que
le préteur châtiait avec des peines corporelles et pécuniaires. Sans
doute, la prison, l'amende et le déshonneur n'étaient pas un remède
immédiat et radical pour un vice affreux, qui, depuis tant de siècles,
avait corrompu toutes les classes de la société; mais, du moins, le
gouvernement n'autorisait plus par son silence les infâmes habitudes
de la dépravation la plus effrontée, et le scandale n'aidait plus à
la propagande du mal. Comme nous l'avons démontré dans le chapitre
précédent, Constantin ne supprima pas entièrement l'impôt lustral, mais
il le purifia, en défendant de l'appliquer désormais au mérétricium
antiphysique et au lénocinium patent ou caché. Ce n'est pas tout; il
aggrava la pénalité du sénatus-consulte Claudien, rendu contre les
femmes ingénues ou libres qui s'abandonnaient à des esclaves ou à des
affranchis: il voulait aussi atteindre une des prostitutions les plus
ordinaires chez les patriciennes éhontées qui allaient choisir leurs
robustes amants parmi les cochers du cirque et les gladiateurs de
l'amphithéâtre, quand elles ne les prenaient plus discrètement dans
leur escorte d'eunuques spadons ou de bouffons contrefaits.

Constantin n'avait pas attendu sa conversion à la foi catholique,
pour combattre le relâchement des moeurs par des lois qui, quoique
très-rigoureuses, étaient à peine suffisantes contre les excès de la
corruption publique. Parmi ces excès, l'enlèvement des filles nubiles
avait pris d'autant plus de violence et d'audace, que les couvents de
femmes s'étaient multipliés par tout l'empire, et que ces asiles de la
virginité chrétienne offraient une proie permanente à la cupidité du
libertinage. Il arrivait aussi que les jeunes et belles néophytes, qui
faisaient voeu de chasteté et qui se consacraient à la vie cellulaire,
trouvaient souvent, parmi leurs parents et les amis de leur famille,
des instigateurs et des complices du rapt qui devait les déshonorer
en les rendant à la vie mondaine. La loi _Si quis_, publiée le 1er
avril 320, portait que celui qui enlèverait une fille, soit malgré
elle, soit de son consentement, serait grièvement puni, et que la
fille qui aurait consenti subirait la même peine que son ravisseur
(_Cod. Théod._, _De rapt. virg. vel vid._). Cette loi ne disait pas
quelle serait la grave peine infligée au ravisseur, pour laisser à
cet égard toute latitude à la sévérité ou à la clémence du juge. Ce
fut l'empereur Constance qui fixa l'incertitude de la loi, au sujet
de la pénalité, et qui, par une nouvelle loi du mois de novembre
349, ordonna que les coupables seraient décapités. Le reste de la loi
primitive ne demandait pas de corollaire explicatif: tout était prévu
et arrêté avec une terrible précision. Il y est dit que, si quelque
ami de la famille, si les nourrices de la fille ou quelques autres
personnes ont conseillé l'enlèvement, on leur versera du plomb fondu
dans la bouche, afin que cette partie du corps, qui aura conseillé un
si grand crime, soit fermée pour toujours. Quant aux filles enlevées
malgré elles, qui n'auront pas crié à l'aide, elles seront privées de
la succession paternelle et maternelle. Dans le cas où le ravisseur
s'accorderait avec les parents de la fille enlevée pour obtenir le
silence et l'impunité, chacun aurait le droit de l'accuser et de le
poursuivre en justice. Le dénonciateur recevrait alors une récompense,
et les parents, convaincus d'avoir essayé d'étouffer la plainte et de
cacher le méfait, seraient bannis et envoyés dans une île déserte. Les
complices du ravisseur devaient encourir la même peine que lui; mais
s'ils étaient de condition servile, ils devaient être condamnés au feu.

On peut juger que cette loi ne concernait que les filles _ingénues_,
car l'enlèvement des affranchies ou des esclaves n'entraînait pas
d'autres peines que les dommages et intérêts que pouvait réclamer le
maître ou le patron de la fille enlevée. Malgré l'égalité humaine
formulée dans l'Évangile, une femme de naissance servile n'avait
pas même le droit de faire respecter sa pudeur. Ainsi, une loi de
Constantin exempte des peines de l'adultère les maîtresses et servantes
de cabaret comme indignes d'être régies par les mêmes lois que les
citoyens libres. Le christianisme n'avait garde de vouloir diminuer
l'infamie qui s'attachait au service des tavernes, dans lesquelles
la Prostitution avait plus de place que l'ivrognerie. Prêter son
ministère aux buveurs (_Si verò potantibus ministerium præbuit_, dit
la loi _Quæ adulterium_), c'était pour une femme le comble de la honte
et le synonyme de la Prostitution. Un commentateur s'est demandé,
à ce propos, si le latin _præbere ministerium_ ne signifiait pas
autre chose que verser à boire, et si les ivrognes, qui ordinairement
remplissent leurs verres eux-mêmes, n'avaient pas besoin, dans une
circonstance plus délicate, de la bonne volonté des cabaretières:
par exemple, quand ils faisaient craquer leurs doigts pour demander
le bassin et qu'ils invoquaient Bacchus ou Hercule _urinator_. Quoi
qu'il en fût, toute servante d'auberge ou de cabaret, mariée ou non,
n'était nullement tenue d'observer les lois de la pudeur, à cause de
l'abjection de son état (_vitæ vilitas_). La loi de Constantin sur
le divorce atteignait aussi la Prostitution, en faisant figurer parmi
les causes de répudiation le lénocinium postérieur au mariage, et en
privant la femme qui l'aurait exercé et de sa dot et de tous gains
nuptiaux (_Cod. Théod._, lib. III, tit. 16, _De repud._). Mais, quels
que fussent les efforts de Constantin pour favoriser l'établissement de
la police chrétienne dans l'empire, la démoralisation était générale
dans toutes les classes de cette société où vivait toujours l'esprit
du polythéisme, c'est-à-dire la Prostitution, et Constantinople avait
des lupanars dans chaque rue, des femmes et des hommes de débauche
dans chaque maison, et la courtisane rôdait le soir autour des églises,
comme autrefois à Rome aux abords des théâtres.

Les deux fils de Constantin le Grand, Constantius et Constans, ne se
montrèrent pas moins impatients de mettre un frein légal aux abus de la
Prostitution, mais ils ne réussirent pas mieux que leur père à guérir
cette lèpre qui survivait au paganisme. Ils prohibèrent la vente des
esclaves chrétiennes pour l'usage de la débauche publique; et, par la
loi du mois de juillet 343, ils déclarèrent que ces esclaves, nées
de parents chrétiens ou nouvellement baptisées, ne pourraient être
achetées que par des ecclésiastiques ou par des fidèles, qui auraient
à justifier de leur religion. Cette loi présente pourtant quelque
obscurité: car on ne sait pas si le premier possesseur de ces esclaves
pouvait les soumettre aux outrages du lupanar, quand son droit de
propriété était antérieur au décret de l'empereur. _Si quis feminas,
quæ se dedicasse venerationi christianæ legis sanctissimæ dignoscuntur,
ludibriis quibusdam subjicere voluerit ac lupanaribus venditas faciat
vile ministerium prostituti pudoris explere, nemo alter easdem coemendi
habeat facultatem...._ Il est clair que la propriété des lénons et
des lupanaires, sur des esclaves réputées chrétiennes, reste intacte
jusqu'au moment où il est question de les vendre; alors seulement le
maître d'une esclave qui se dit appartenant à la religion du Christ,
n'est plus libre d'exposer en vente sur le marché public cette esclave,
dont il ne pourra plus se défaire, à moins de trouver pour acquéreur
un ecclésiastique ou un chrétien. Le savant Godefroy, dans ses
commentaires sur le code Théodosien, explique ainsi cette loi, qu'il
regarde comme un moyen ingénieux d'entraver le commerce des esclaves
et d'abolir peu à peu la Prostitution; car si des païens obstinés se
faisaient une joie perverse de jeter dans les mauvais lieux ces pauvres
esclaves chrétiennes qu'ils avaient achetées dans ce but infâme;
celles-ci n'avaient qu'à se recommander à la charité de leurs frères
en Jésus-Christ, pour trouver quelque bonne âme qui payait leur rançon
et qui leur rendait avec la liberté le droit de rester pures. C'était
une pieuse émulation chez les chrétiens, que de sacrifier ses biens
terrestres au rachat des esclaves que la loi de l'esclavage vouait à la
Prostitution. Saint Ambroise (_Offic._ II, 15) dit que l'Église avait
plus à coeur de sauver les femmes du déshonneur que d'arracher les
hommes à la mort. On comprend donc pourquoi les empereurs Constantius
et Constans avaient voulu encourager le rachat des filles chrétiennes,
que leur condition servile aurait condamnées au service détestable de
la Prostitution légale.

Les mêmes empereurs firent plus: ils prononcèrent la peine de mort
contre tout homme qui commettrait, sous quelque forme que ce fût,
l'odieux péché contre nature. C'était le christianisme qui remettait en
vigueur l'antique loi Scantinia, qu'on n'avait point appliquée depuis
six ou sept siècles. La loi nouvelle ne spécifiait pas d'une manière
nette et précise la nature du crime qui pouvait se produire de tant de
façons différentes, elle ne caractérisait pas davantage les degrés de
la pénalité qui devait être appliquée en ces différents cas; mais elle
s'élevait avec une grande force d'indignation contre tous les actes
de cette espèce, et elle en laissait le châtiment à la discrétion du
juge. «Quand un homme, dit le texte de cette loi, change de rôle et
devient une femme qui s'abandonne à d'autres hommes (_cum vir nubit in
femina viris paritura_), que faut-il faire là où le sexe a perdu ses
droits; là où commence un forfait qu'on voudrait ignorer; là où Vénus
subit une étrange métamorphose; là enfin où l'on cherche l'amour et où
l'on ne trouve que l'infamie? Nous ordonnons d'évoquer toutes les lois
humaines et d'armer la justice du glaive vengeur, afin que les infâmes
qui sont coupables ou qui ont essayé de le devenir (_qui sunt infames
vel qui futuri sunt rei_) soient livrés aux plus affreux supplices
(_exquisitis poenis subdantur_).» Une pareille loi dans le code romain
était un éclatant désaveu de tous les vices abjects que la civilisation
païenne avait acceptés et même encouragés, mais que le christianisme
rejetait avec horreur dans le culte des faux dieux. Le texte de la loi
(_Cod. Just._, lib. IX, tit. 9, ad leg. Jul. _de adult._) ne paraît
pas, d'ailleurs, très-correct, puisque Alciat propose de lire _in
feminam viris porrecturam_ au lieu de _in femina viris paritura_, et
que la définition du crime avait besoin de quelques commentaires qui
rempliraient une lacune laissée à dessein par le jurisconsulte. Cette
définition existe tout entière dans le mot _nubit_, qui s'employait
dans la langue judiciaire comme dans la poétique pour exprimer
généralement toute espèce de turpitude contraire aux lois naturelles et
aux rapports légitimes des sexes entre eux.

Théodose le Jeune, en codifiant les lois de l'empire romain, n'eut pas
le courage de compléter cette jurisprudence relative à un des faits
les plus honteux de la Prostitution; mais il se déclara le défenseur
suprême de toutes les victimes du lénocinium, qu'il poursuivit avec
plus de vigueur encore que ses prédécesseurs n'avaient osé faire:
car le lénocinium n'était pas une industrie exercée au profit du
peuple, mais, au contraire, excitée et soutenue par les passions des
grands et des riches. Théodose ne remonta pas toutefois à la source
du lénocinium, qu'il condamnait, et il ne songea point à punir ceux
qui l'auraient provoqué. Il déclara déchus de leur pouvoir légal les
pères ou les maîtres qui voudraient contraindre leurs esclaves ou
leurs filles à se prostituer. Les malheureuses qui seraient en butte à
cette violence, ou même à des sollicitations impures, n'avaient qu'à
réclamer l'appui des évêques, des juges et des gouverneurs, lesquels
auraient alors à faire cesser la criminelle oppression de ces pères
ou de ces maîtres indignes; en cas où ceux-ci persisteraient dans
leurs sentiments criminels, ils devaient être condamnés à l'exil et
aux travaux des mines (_Cod. Théod._, lib. XV, tit. 8, _De lenonib._).
La loi ajoute que c'était la moindre peine qu'on appliquât, en ces
temps-là, aux proxénètes de profession. Mais, peu d'années après,
le même empereur et son collègue Valentinien portèrent un coup plus
décisif à la Prostitution, en abolissant le vectigal des lénons.
L'initiative de cette mesure honorable appartenait à l'administrateur
de la préture de Constantinople, l'illustre Florentius, qui, voyant
que le lénocinium ne connaissait plus de bornes et multipliait sans
cesse le nombre de ses victimes, proposa aux deux empereurs l'abolition
de l'infâme impôt perçu par le trésor public, et consacra sa fortune
privée à suppléer aux revenus de cet impôt exécrable. Les deux
empereurs, en acceptant l'offre généreuse de Florentius, voulurent en
faire mention dans la novelle qu'ils décrétèrent, pour ne pas rester
en arrière des nobles et pieuses inspirations du préteur. Cette novelle
(18, _De lenon._) n'abolissait pas seulement le vectigal lénonin; elle
avait pour but de détruire indirectement la Prostitution, en frappant
ceux et celles qui en tiraient profit et qui en avaient le monopole:
«Si dorénavant, disait le texte de la loi, quelqu'un, dans son audace
sacrilége, essaie de prostituer des esclaves appartenant soit à autrui,
soit à lui-même, ou des femmes libres qui auraient mis leur corps à
gages (_ingenua corpora qualibet taxatione conducta_), les malheureuses
esclaves seront d'abord rendues à la liberté, les _ingénues_ seront
libérées de leur contrat impie, et l'auteur du scandale sera battu
de verges et chassé hors de la ville qui aura été le théâtre de ce
délit.» En conséquence, les magistrats étaient sommés de tenir la main
à la rigoureuse exécution du décret impérial, sous peine d'une amende
de vingt livres d'or. Mais ce décret, dirigé contre les entrepreneurs
et les négociants de débauche, ne s'adressait pas à la Prostitution
individuelle, qui conservait le privilége de sa honteuse impunité, et
qui n'avait à redouter que des tracasseries de police prétorienne ou
ecclésiastique. Ainsi, quand une femme de mauvaise vie venait se loger
dans le voisinage des gens d'honneur, la loi autorisait son expulsion,
de peur que le voisinage de cette prostituée ne corrompît les moeurs
autour d'elle. (_Cod. Just._ L. _Mimæ_, _De episc. obed._). Cette
expulsion arbitraire, sans aucune peine afflictive, prouve seulement
que la Prostitution était toujours reléguée dans des endroits écartés,
aux faubourgs des villes et au delà des portes.

Le code Théodosien, qui fut en vigueur pendant près d'un siècle, ne
semble pas s'être modifié, sous le rapport de la Prostitution, jusqu'au
règne de Justinien, qui ne fit que confirmer la plupart des lois
de ses prédécesseurs, et qui les compléta dans le sens catholique.
Comme Théodose, il sévit contre les lénons, et il s'efforça de les
épouvanter par un surcroît de rigueurs implacables. Il continuait
ainsi la guerre indirecte que les empereurs chrétiens faisaient à la
Prostitution depuis plus de deux siècles. Sa première novelle contre
le lénocinium est d'autant plus remarquable, qu'elle présente dans
l'exposé des motifs un tableau effrayant du commerce occulte des lénons
à Constantinople, en 535, date de la promulgation de la loi (Nov.
14, authent. col. 2, tit. 1, _De lenon._). Cette loi résume toute la
jurisprudence impériale et chrétienne sur la Prostitution, qui fut
régie par elle jusqu'à la fin du moyen âge. Elle est donc utile à
connaître en son ensemble, et nous croyons devoir la traduire tout
entière, comme base de la législation pornographique. La voici, avec
quelques légers retranchements:

«Les anciennes lois ont eu en horreur l'état et le nom de ceux
qui font commerce de femmes publiques (_lenonum causam et nomen_);
plusieurs de ces lois renferment des dispositions sévères contre
eux; nous-même avons depuis longtemps aggravé les supplices qui
attendent ces misérables; nous avons, de plus, suppléé par d'autres
lois à ce que nos prédécesseurs avaient pu omettre, et récemment
encore, quand on nous a dénoncé les désordres scandaleux qu'un trafic
de cette espèce occasionnait dans notre capitale, nous n'avons pas
dédaigné de nous en occuper. Nous avons appris que certains individus
vivaient illicitement, employaient des moyens cruels et odieux pour
s'enrichir de lucres abominables, parcouraient les provinces et les
pays lointains, afin de tromper de misérables filles (_juvenculas
miserandas_), en leur promettant des chaussures et des vêtements,
et qu'après les avoir prises à cette amorce (_et his venari eas_)
ils les amenaient dans cette bienheureuse cité, les établissaient
à demeure dans des maisons qu'ils possèdent, leur donnaient une
chétive nourriture et des habits, les livraient ensuite à la lubricité
publique, et prélevaient pour leur propre compte le produit de cette
déplorable Prostitution; nous avons su, en outre, qu'ils faisaient
souscrire à ces tristes victimes certains engagements, d'après
lesquels, pendant tout le temps qu'ils jugent à propos de fixer,
elles sont tenues de remplir leurs fonctions impies et criminelles;
il y en a même qui exigent des cautions de leurs victimes; et les
crimes de ce genre se multiplient de telle sorte, qu'on les commet
presque partout, tant dans cette cité impériale que dans les pays au
delà du Bosphore, et, ce qui est plus horrible encore, ces habitacles
d'impuretés (_tales habitationes_) sont ouverts auprès des églises
et des maisons les plus respectables. Enfin, de nos jours, les choses
sont allées à ce point d'impiété et d'iniquité, que les honnêtes gens
qui, plaignant ces infortunées, voudraient les arracher à leur vil
métier et les conduire à l'état légitime du mariage, ne sauraient y
parvenir. Il existe même quelques scélérats qui exposent de jeunes
filles au péril de la corruption, avant qu'elles aient atteint leur
dixième année, et les personnes charitables peuvent à peine racheter au
poids de l'or ces pauvres enfants, et leur faire contracter de chastes
unions. Les corrupteurs ont dix mille ruses, qu'aucune expression ne
pourrait rendre; et le mal est monté à un tel degré d'abomination, que
les lieux de débauche, qui se cachaient naguère dans les quartiers les
plus reculés de Constantinople, se répandent maintenant par tous les
quartiers et à l'entour de la ville. Il y a longtemps que quelqu'un
nous avait averti secrètement de ces turpitudes. Dernièrement encore,
les magnifiques préteurs, chargés par nous de s'enquérir à ce sujet,
nous ont fait de semblables rapports; et aussitôt après les avoir
entendus, nous avons pensé qu'il fallait implorer le secours de Dieu
pour délivrer promptement notre capitale d'une telle souillure.

»En conséquence, nous enjoignons à tous nos sujets d'être chastes
autant qu'ils le peuvent; car la chasteté, jointe à la confiance en
Dieu, peut seule élever l'âme humaine; mais comme il est beaucoup
d'esprits fragiles, qui se laissent entraîner au péché de la luxure
par artifice, par tromperie ou par besoin, nous défendons absolument
d'entretenir un commerce de Prostitution (_nulli fiduciam esse pascere
meretricem_, ce qui est très-obscur), d'avoir des femmes chez soi,
de les livrer publiquement à la débauche (_publice prostituere ad
luxuriam_) ou de les acheter pour quelque autre trafic. Nous défendons
aussi de faire souscrire des contrats de débauche, d'exiger des
cautions et de faire toute autre chose qui oblige ces imprudentes
filles à perdre malgré elles leur chasteté. Il ne sera pas plus
longtemps permis de les tromper par l'appât des vêtements ou des
parures ou de la simple alimentation, afin de le contraindre à se
déshonorer. Nous ne souffrirons à l'avenir rien de pareil, et nous
avons statué à cet égard avec le soin nécessaire, pour que toute
caution, qui aurait été fournie en garantie de tels engagements, soit
déclarée nulle et mise à néant. Nous ne permettons pas que d'indignes
lénons puissent ôter aux filles ce qu'ils leur auraient donné, mais
nous ordonnons, de plus, qu'ils soient eux-mêmes expulsés de cette
bienheureuse cité, comme des pestiférés, comme des destructeurs de la
chasteté publique, comme corrompant les esclaves et les femmes libres,
comme les réduisant à la nécessité de se vendre, comme les trompant
et les élevant pour l'impudicité de tous. Nous ordonnons donc que si
quelqu'un dorénavant se hasarde à emmener une fille malgré elle, à
la garder chez lui sous prétexte de la nourrir, et à s'approprier le
fruit des prostitutions de cette fille, il soit saisi, par ordre des
honorables préteurs du peuple de cette bienheureuse cité, et condamné
aux derniers supplices. Car, si nous avons délégué aux préteurs le
soin de punir les assassinats et les vols d'argent, à plus forte
raison les avons-nous chargés de poursuivre le meurtre et le vol de
la chasteté! Si quelqu'un loge dans sa maison un de ces lénons, et
souffre qu'il y exerce son ignoble métier, et ne le chasse pas, dès
qu'il en aura connaissance, il doit être condamné lui-même à une amende
de cent livres d'or, et à la confiscation de sa maison. Dans le cas où
dorénavant quelque corrupteur, recueillant une fille chez lui, ferait
avec elle une convention écrite, pour sûreté de laquelle cette fille
lui donnerait un répondant (_fideijussor_): que le corrupteur sache
bien qu'il ne pourra tirer avantage ni de l'obligation principale de
la fille, ni de celle du répondant, car l'obligation de la fille étant
nulle dans toutes ses parties, le répondant ne se trouve aucunement
obligé envers le lénon. Celui-ci encourra d'ailleurs, comme nous venons
de le dire, une peine corporelle et sera expulsé de cette grande cité.

»Or donc, nous voulons que les femmes (et nous les en supplions)
vivent chastement, ne se laissent point entraîner malgré elles à la
vie licencieuse, ni contraindre à faire le mal, car nous prohibons
et punissons le lénocinium, non-seulement dans cette ville et lieux
circonvoisins, mais encore dans les provinces qui appartenaient
précédemment à la république, et surtout dans celles que Dieu a jointes
à notre empire, d'autant que nous voulons conserver purs et immaculés
les dons que nous tenons de lui. Nous avons foi en Dieu Notre-Seigneur
et nous croyons que notre zèle pour la chasteté fera la gloire et la
force de notre gouvernement, parce que Dieu nous récompensera selon
nos oeuvres. Honorables citoyens de Constantinople, jouissez donc
des bénéfices de cette chaste loi; plus tard nous aurons recours à
la sainte voix de l'Église, afin que vous sachiez notre sollicitude
pour vous, et nos efforts pour faire régner la chasteté et la piété,
à l'aide desquelles nous espérons voir la république en pleine
prospérité.»

Cette belle loi, datée du consulat de Bélisaire, calendes de décembre
535, fut adressée à tous les magistrats de l'empire d'Occident, avec
ordre de la publier et de la porter à la connaissance de tous les
citoyens par des proclamations successives, afin que personne n'eût
à prétexter son ignorance à l'égard des prescriptions de la loi.
Cependant elle fut encore éludée, et les lénons continuèrent à faire
commerce de Prostitution en prenant des sûretés contre les filles qui
passaient un contrat avec eux. Non-seulement ils exigeaient toujours
des cautions solidaires; mais encore ils engageaient leurs dupes dans
les liens d'un serment terrible, que celles-ci n'osaient enfreindre,
en sorte que, pour n'être pas parjures, elles subissaient en silence
l'infamie de leur métier. En outre, les magistrats ne faisaient
pas de différence dans la nature et l'objet des cautions; et, pour
rester fidèles à la lettre de l'ancien droit romain, ils condamnaient
tout répondant à tenir son obligation, sans s'inquiéter qu'elle fût
impure ou non. Justinien se vit forcé d'ajouter une nouvelle loi à
la première, peu d'années après la promulgation de celle-ci. Cette
novelle (_Authent. collat._ V, tit. 6, nov. 51), provoquée par les
plaintes de Jean, préfet du prétoire, deux fois consul et patrice,
signalait l'indigne fourberie que les lénons avaient imaginée pour
abuser leurs malheureuses pensionnaires, qui, se considérant comme
liées par un serment, pensaient agir pieusement en le gardant au
prix de leur chasteté, comme si la transgression d'un pareil serment
n'était pas plus agréable à Dieu que son observation: «En effet, dit
le préliminaire de la loi, si quelqu'un avait reçu d'un autre, par
exemple, le serment de commettre un meurtre ou un adultère, ou quelque
autre mauvaise action, il ne faudrait pas que ce serment-là fût gardé,
puisqu'il est honteux, illicite, et qu'il mènerait à la perdition.»
En conséquence, celui qui exigerait un serment de cette nature serait
condamné à dix livres d'or d'amende; et le juge qui aurait autorisé ce
serment odieux subirait la même peine, quels que fussent ses motifs et
ses intentions. Cette amende devait être délivrée à la femme qui aurait
prêté le serment, pour la mettre en état de mener une vie plus honnête
(_ad aliquem bonæ figuræ vitam_), et la malheureuse se trouverait ainsi
relevée de son sacrilége devant Dieu et devant les hommes.

Ce ne fut pas la dernière mesure législative, prise par l'empereur
Justinien, pour réformer les moeurs de l'empire, et arriver autant que
possible à guérir les plaies de la Prostitution. Il ne manqua pas, par
exemple, de faire observer rigoureusement l'ancienne législation sur
les bains publics, et il y ajouta certaines prescriptions morales qui
avaient pour but d'éloigner toute occasion de débauche. Ainsi, quoique
les bains publics des hommes fussent séparés de ceux des femmes, il
voulut que la même séparation existât dans les bains particuliers, et
il défendit expressément aux deux sexes de se baigner ensemble, à moins
que le mari ne se mît au bain avec sa femme. Mais celle-ci ne pouvait
se baigner avec d'autres hommes, ni même avec des enfants, sous peine
de se voir répudiée et privée de son douaire. Quant aux maris qui se
baignaient avec des femmes étrangères, ils étaient punis par la perte
de toutes les donations qu'ils pouvaient attendre de leurs femmes
légitimes (_Cod. Just._, _De repud._, l. 1, et nov. 22, _De nupt._).
On pourrait extraire du _Code Justinien_ plusieurs autres dispositions
qui s'adressaient plus ou moins aux actes du libertinage public, et
qui atteignaient indirectement ces faits répréhensibles aux yeux de
la morale plutôt que vis-à-vis de la loi. L'influence de l'impératrice
Théodora ne fut nullement pernicieuse à la police des moeurs; mais on
reconnaît partout l'indulgence du législateur pour les tristes victimes
de la Prostitution, lorsqu'il recherche et poursuit avec sévérité
l'instigation à la débauche.

Les successeurs de Justinien ne firent que peu d'additions à sa
jurisprudence: on augmenta seulement la pénalité à l'égard du
lénocinium, qui se cachait toujours derrière le mérétricium, et qui
risquait même le supplice pour s'enrichir; quant aux mérétrices, elles
étaient réellement protégées, quoique surveillées et soumises à de
rigoureuses conditions de police, surtout à Constantinople et dans
les grandes villes. La Prostitution légale fut régie à peu près de
la même manière dans le monde chrétien, qui allait «changer de face
sans changer de vice,» suivant l'expression du savant M. Rabutaux, le
premier historien de la Prostitution en Europe.


FIN DE L'INTRODUCTION.



    HISTOIRE
    DE
    LA PROSTITUTION.

    ÈRE CHRÉTIENNE.

    FRANCE.



CHAPITRE PREMIER.

  SOMMAIRE. --Les Galls et les Kimris avant la conquête de Jules
  César. --La Prostitution ne pouvait avoir chez eux une existence
  régulière et permanente. --De quelle manière les Germains
  traitaient les femmes convaincues de s'être prostituées. --Le
  mariage chez les Celtes. --Sénat féminin. --Supériorité accordée
  au sexe féminin par les Gaulois. --Épreuve de la paternité
  suspecte. --Le Rhin juge et vengeur du mariage. --Vie privée des
  femmes gauloises. --Principes régulateurs de leur conduite. --La
  vertueuse Chiomara. --Tribunal de femmes chargé de juger les causes
  d'honneur et de prononcer sur les délits d'injures. --Horreur
  des Germains et des Gaulois pour les prostituées. --L'hospitalité
  chez les Gaulois. --Druidisme, druides et druidesses. --Les femmes
  de l'île de Mona. --Les divinités secondaires des Gaulois. --Les
  _fées_. --Les _ogres_, les _gnomes_, les _ondins_, etc. --Théogonie
  gauloise. --La déesse Onouava. --L'_oeuf de serpent_. --Le dieu
  Gourm. --La déesse de l'amour physique. --Le dieu Maroun. --Les
  mairs ou nornes. --Moeurs des dieux gaulois. --Les _Gaurics_. --Les
  _Sulèves_. --Les _Thusses_ et les _Dusiens_. --Les incubes et les
  succubes. --Histoire de la belle Camma. --Dévouement d'Éponine
  à son mari Sabinus. --Moeurs dissolues des Gaulois. --Conquête
  de la Gaule par Jules César. --Destruction du druidisme et des
  druides. --Le paganisme dans les Gaules. --La Prostitution chez les
  Gallo-Romains. --Divinités du paganisme que les Gaulois choisirent
  de préférence pour remplacer Teutatès. --Corruption sociale des
  races celtiques. --La courtisane Crispa. --Invasion des Francs.
  --Pureté de moeurs de la nation franque. --La loi salique.


Il est presque impossible d'établir, d'après des inductions
historiques, le caractère moral des Galls et des Kimris, qui avaient
peuplé la Gaule quinze ou seize siècles avant l'ère chrétienne; nous
ne savons pas même d'une manière certaine l'origine de ces peuplades
sauvages que les plus doctes investigateurs de notre histoire
s'accordent pourtant à faire venir du Nord plutôt que de l'Orient;
nous ne pouvons pas remonter à leur berceau, pour y découvrir leurs
instincts et leurs habitudes, au point de vue social. Il faut donc
recourir à des hypothèses, peut-être hasardées, pour retrouver, à
des époques si obscures, quelques vestiges fugitifs et indécis de la
Prostitution, dans la vie privée des Gaulois, antérieurement à la
conquête de Jules César. C'est après avoir passé en revue le petit
nombre d'autorités grecques et latines qui ont conservé la tradition
des premiers habitants de la Gaule, que nous prétendons mettre hors de
doute que chez eux la Prostitution n'existait pas et ne pouvait exister
à l'état légal; mais nous avons cru rencontrer, dans la religion
druidique, la trace évidente de la Prostitution sacrée: quant à la
Prostitution hospitalière, elle ne paraît pas s'être mêlée aux idées
nobles et généreuses que ces peuples fiers attachaient au culte de
l'hospitalité. Néanmoins, les moeurs des Gaulois entre eux étaient loin
d'être toujours austères et irréprochables.

La Prostitution proprement dite pouvait-elle avoir une existence
régulière et permanente parmi une nation qui avait fait de la femme
un être privilégié, une sorte de divinité terrestre, un lien vivant
entre la terre et le ciel? Dans cette condition tout exceptionnelle,
la femme n'avait pas même le droit de se donner ou de se vendre à tout
venant, sous peine de perdre son auréole divine; l'homme qui aurait
été le complice de cette espèce d'attentat à la dignité féminine,
eût passé pour sacrilége. La Prostitution ne fut donc jamais qu'un
fait isolé, fort rare, et entouré toujours d'un mystère que la sûreté
des coupables rendait impénétrable. Sans doute, il y avait, chez les
Galls et les Kimris, des femmes vicieuses par emportement des sens
ou par cupidité; il y avait aussi des hommes d'une nature ardente
et libertine, auxquels ne suffisait pas le genre de compensations
sensuelles que les vieux et les jeunes ne rougissaient pas de prendre
en se déshonorant l'un l'autre par respect pour le sexe féminin. Mais
les actes de Prostitution ne s'accomplissaient que loin de l'enceinte
du camp ou de la cité, dans la profondeur des forêts, à la faveur de
la nuit. Il n'y eut jamais de prostituées en titre, qui exerçassent
ce honteux métier ouvertement ou qui avouassent l'exercer, car on
eût chassé avec ignominie la femme dégradée qui se serait dépouillée
ainsi de son caractère divin et vouée elle-même au mépris public. Les
Germains, qui n'étaient autres que les frères des Gaulois, malgré leurs
inimitiés et leurs guerres mutuelles, n'en agissaient pas d'une façon
différente avec les femmes surprises en flagrant délit de Prostitution
ou convaincues de n'y être pas étrangères: on les faisait sortir du
village qu'elles souillaient de leur présence, et chaque habitant de
la tribu s'armait d'une pierre pour la leur jeter. Ordinairement on
laissait s'enfuir ces misérables, qui n'osaient plus reparaître et
qui ensevelissaient leur honte au fond des bois; mais quelquefois la
malheureuse, renversée d'un coup de pierre au moment où elle obéissait
à la sentence d'expulsion, se trouvait lapidée en un instant, au bruit
des huées et des éclats de rire de tout le peuple. Dans la pensée
des Germains, ce châtiment était analogue au méfait; de manière que
la courtisane, qui avait vécu des dons de tous, mourait écrasée sous
les pierres que tous lui jetaient avec fureur, animés qu'ils étaient
par les cris de leurs femmes, qui ne se pardonnaient pas entre elles
l'oubli de leurs devoirs.

Les Celtes avaient pour les femmes, en général, un respect qui excluait
toute idée de Prostitution. Dans la plupart de leurs tribus, suivant
Athénée (l. XIII, c. 4), les jeunes filles choisissaient librement
leurs maris. C'était dans un festin offert aux jeunes hommes qui
étaient en âge de se marier, que les parents d'une fille nubile
la mettaient à même de faire son choix parmi ces prétendants qui
racontaient leurs hauts faits de guerre ou de chasse et qui buvaient
le cidre et l'hydromel en chantant de vieux bardits nationaux. A la
fin du repas, la fille proclamait l'époux qu'elle avait choisi comme
le plus beau ou comme le plus brave, en allant porter de l'eau à un
des convives et en lui donnant à laver, pour employer l'expression que
la chevalerie avait adoptée avec cet usage antique. Il est probable
que cette ablution manuelle figurait, dans le langage emblématique des
Celtes, l'oubli du passé et la pureté de la vie conjugale. La femme
mariée exerçait une espèce de sacerdoce dans la tribu, d'autant plus
qu'on attribuait le génie prophétique à la nature féminine et qu'on
était toujours prêt à voir une déesse dans la femme la plus vulgaire:
c'était elle qui faisait prévaloir son avis dans toutes les assemblées
où l'on discutait les questions de paix ou de guerre; c'était elle
qui s'interposait dans les querelles et les combats nés au milieu des
orgies: c'était elle, enfin, que tout le monde écoutait ou consultait
comme un oracle. Il y eut même un sénat de femmes, composé de soixante
membres représentant les soixante principales tribus des Gaules; et
ce sénat, dont l'existence semble remonter au douzième siècle avant
J.-C., gouvernait souverainement les confédérations galliques. Cette
supériorité accordée au sexe féminin ne permet pas d'admettre la
possibilité d'une Prostitution organisée, tolérée en secret ou avouée
et reconnue. Les femmes ne pouvaient être considérées comme des
instruments de plaisir ni affectées à des besoins de débauche.

Cependant le mari avait droit de vie et de mort sur son épouse,
ainsi que sur ses enfants; et l'on doit supposer qu'en certaines
circonstances délicates il faisait une cruelle application de ce
droit suprême. Ainsi, quand il avait conçu des doutes au sujet de sa
paternité, il recevait le nouveau-né au moment où la mère lui donnait
le jour et il l'exposait nu sur un grand bouclier d'osier qu'il
abandonnait au courant du fleuve voisin. Si le courant poussait le
bouclier avec l'enfant sur la rive où la mère lui tendait les bras,
celle-ci n'avait rien à craindre de la jalousie de son époux: car
le génie du fleuve venait de proclamer la légitimité de l'enfant et
l'innocence de sa mère. Au contraire, lorsque l'enfant était submergé
sous les eaux, comme si le fleuve n'eût pas voulu porter le fruit
de l'adultère, la mère devait mourir à son tour, convaincue d'avoir
trahi la foi conjugale, et le mari outragé la tuait de sa propre main
ou la plongeait dans le gouffre qui avait dévoré son enfant. Cette
terrible épreuve d'une paternité suspecte prouverait pourtant que les
femmes gauloises n'étaient pas à l'abri des erreurs du coeur ni de
l'entraînement des sens. Entre tous les fleuves, le Rhin fut le plus
renommé pour son aversion contre les bâtards; jamais un mari n'eût
osé revenir sur un des arrêts que ce fleuve sacré avait prononcés
en sauvant un berceau. L'empereur Julien rapporte, dans une de ses
lettres, cette antique superstition attachée au cours du Rhin, que
les Celtes avaient divinisé: «C'est le Rhin, dit une épigramme de
l'_Anthologie_, c'est ce fleuve au cours impétueux, qui éprouve
chez les Gaulois la sainteté du lit conjugal. A peine le nouveau-né,
descendu du sein maternel, a-t-il poussé le premier cri, que l'époux
s'en empare; il le couche sur un bouclier, il court l'exposer aux
caprices des flots, car il ne sentira point dans sa poitrine battre
un coeur de père avant que le fleuve, juge et vengeur du mariage,
ait prononcé le fatal arrêt.» Les adultères devaient être extrêmement
rares chez les Gaulois, de même que chez les Germains: _Severa illic
matrimonia_, dit Tacite; et le mari n'avait pas besoin de demander
justice à un tribunal, car il était à la fois le juge et l'exécuteur
dans sa propre cause.

Les Gaulois n'avaient généralement qu'une seule femme; néanmoins,
les chefs et les hommes les plus éminents de la tribu se donnaient
plusieurs femmes, non par libertinage, mais comme marque de suprématie
(_non libidine, sed ob nobilitatem_, dit Tacite). En effet, le climat
de la Gaule, couvert alors de marécages et de forêts, étant froid et
humide en toutes saisons, le tempérament des peuplades qui l'habitaient
se ressentait de cette atmosphère brumeuse et ne s'échauffait qu'aux
intempérances de la table. Les femmes, d'ailleurs, vivaient retirées
et cachées, loin du regard des hommes, excepté dans les cérémonies
publiques, religieuses ou militaires, qui les faisaient sortir de leur
retraite de mères de famille. Ces femmes, occupées de leurs enfants
et de leur ménage, n'entrevoyaient pas d'horizon au delà et restaient
fidèlement enchaînées à l'obéissance de leurs sévères époux. _Nec ulla
cogitatio ultra_, dit Tacite, _nec longior cupiditas_. Elles avaient,
d'ailleurs, l'âme fière et indépendante; elles eussent préféré la
mort à la honte, et c'eût été trop que d'avoir à rougir vis-à-vis
d'elles-mêmes. On comprendra qu'elles fussent bonnes gardiennes, les
unes, de leur virginité, les autres, de la fidélité conjugale, en
rappelant ce principe qui servait de base à leur moralité: «Une femme
qui s'est donnée à un homme ne peut passer dans les bras d'un autre.»
D'après ce principe régulateur de leur conduite, elles ne se croyaient
pas même autorisées à convoler en secondes noces. La loi pourtant ne
les empêchait pas de se remarier, notamment dans quelques tribus où
l'usage était constaté par cette formule proverbiale: «Une femme qui a
couché avec deux hommes est coupable s'ils sont tous les deux debout à
la fois.» La vertueuse Chiomara, citée par Plutarque dans son _Traité
des femmes illustres_, préféra manquer à la sainteté du droit des gens,
plutôt que de laisser vivre l'auteur et le témoin de son déshonneur.
Chiomara était la femme d'Ortiagonte, chef des Galates, ou Gaulois
d'Asie, qui furent défaits et soumis par les Romains l'an de Rome
565. Plutarque ne nous dit pas si Chiomara était belle; mais il nous
apprend qu'elle fut violée par le centurion romain qui l'avait faite
prisonnière. Elle eut l'air de se résigner à cet affront, et quand les
envoyés de son mari apportèrent sa rançon, elle leur dit, en langue
gauloise, qu'elle avait aussi une rançon à exiger. Elle eut l'adresse
d'attirer dans un piége le centurion qui l'avait outragée, et là elle
lui fit couper la tête par les Galates, qui la ramenèrent à Ortiagonte.
Celui-ci, à qui elle offrit la tête sanglante du pauvre centurion,
s'indigna d'un meurtre commis au mépris de la foi jurée: «Je suis
parjure, en effet, dit-elle, mais il ne devait y avoir debout sur la
terre qu'un seul homme qui pût se vanter de m'avoir possédée.»

Si l'adultère était presque inconnu chez les Gaulois, on est fondé à
croire que la Prostitution y était plus rare encore; car l'adultère
outrageait un seul mari, tandis que la Prostitution étendait
l'outrage à toutes les femmes, qui se sentaient offensées également
par l'inconduite d'une personne de leur sexe. Or, la loi des druides
attribuait aux femmes la permission de juger les affaires particulières
pour le fait d'injure. Duclos, qui relate cette singularité dans un
mémoire sur les Druides, ajoute que, dans un traité conclu entre les
Gaulois et les Carthaginois, du temps d'Annibal, il était dit que si
un Gaulois se plaignait d'un Carthaginois pour des injures, la cause
serait portée devant le magistrat de Carthage; mais que si c'était un
Carthaginois qui se plaignît, les femmes gauloises seraient juges du
différend. Il existait donc un tribunal de femmes, chargé de juger les
causes d'honneur et de prononcer sur les délits d'injures. Les peuples
barbares n'étaient pas moins susceptibles que les Grecs et les Romains
à cet égard, et de toutes les injures qu'on pût adresser à une femme,
celle de _prostituée_ passait pour la plus grave. Nous verrons plus
tard que Rotharis, roi des Lombards, frappa d'une forte amende cette
injure, qui paraît avoir été d'autant plus fréquente qu'elle était
moins méritée. Les femmes gauloises furent donc naturellement les juges
de tout ce qui avait un caractère injurieux pour les personnes, et
elles eurent ainsi à connaître des faits de Prostitution. Par exemple,
lorsqu'un Gaulois, noble ou plébéien, avait épousé, à son insu ou bien
avec connaissance de cause, une femme de mauvaise vie, les femmes
s'assemblaient pour aviser et faire une enquête sur l'indignité de
l'épouse. Tacite avait remarqué chez les Germains cette horreur pour
les prostituées, horreur que partageaient les Gaulois: _Non solum
senatoribus_, dit-il, _sed et plebeis hominibus meretrices uxores
ducendi jus denegabatur; cum virgines solum duci posse_. Les femmes
réunies étaient sans doute appelées quelquefois à se prononcer sur des
questions de galanterie et de sentiment, qui reparurent au moyen âge
avec les Cours d'amour.

L'hospitalité, comme nous l'avons dit plus haut, était mieux établie
chez les Gaulois que chez tous les peuples, car ils regardaient comme
un crime, digne de la foudre, de fermer sa porte à un étranger ou de
faire tort à un hôte après l'avoir reçu. L'hôte devenait un frère,
un ami, un dépôt sacré; mais son premier devoir était de respecter
le lit de l'homme qui l'accueillait avec cordialité. Le Gaulois se
montrait trop jaloux de son honneur de mari, pour se prêter jamais
aux lâches concessions de la Prostitution hospitalière. Quant à la
Prostitution sacrée, elle n'avait pas de place certainement dans
la religion des druides, religion toute métaphysique qui renfermait
les dogmes les plus élevés des religions de l'Égypte et de l'Inde,
culte mystérieux qui s'entourait de ténèbres et de terreur, sans
chercher à offrir des séductions matérielles à ses prêtres et à ses
desservants. Les druides étaient des philosophes, la plupart éprouvés
par l'âge, vivant en communauté, au fond de solitudes impénétrables:
ils ne communiquaient avec les profanes, que dans un petit nombre de
circonstances, à l'époque des fêtes solennelles, qui n'avaient rien
d'attrayant ni de voluptueux, et qui souvent s'achevaient au milieu des
sacrifices humains. Les druides, d'ailleurs, n'étaient pas seulement
les ministres du culte: à eux seuls appartenaient la législation,
le gouvernement, l'éducation publique; ils enseignaient les sciences
exactes et les sciences sacrées ou philosophiques. Leur vie ne pouvait
qu'être austère comme leur doctrine, et ils se gardaient bien de faire
déchoir la vénération dont ils étaient l'objet, en mêlant aux choses
du culte la débauche ou le plaisir. Ils avaient, d'ailleurs, dans
leurs colléges, des prophétesses, des vierges, qui ne se bornaient
peut-être pas à servir aux cérémonies du druidisme. Ces druidesses, que
l'on voit çà et là passer dans l'histoire des Gaules comme de sombres
apparitions, se cachaient dans des grottes et dans les creux des chênes
séculaires: elles fuyaient l'approche des hommes et ne rendaient leurs
oracles que la nuit, à la lueur des éclairs, au fracas du tonnerre
et au bruit de l'orage. Malgré le prestige dont l'épopée a revêtu
la belle et touchante Velléda, on pourrait avancer que ces _vacies_
étaient ordinairement vieilles et hideuses, à l'instar des sibylles
du paganisme romain. Elles semblaient avoir oublié leur sexe avec tout
sentiment de pudeur, car dans certaines cérémonies druidiques, elles se
montraient entièrement nues, le corps frotté d'huile et teint en noir,
comme pour imiter la couleur de la peau éthiopienne. (_Tota corpore
oblitæ_, dit Pline dans le livre XXII de son _Histoire naturelle_,
_quibusdam in sacris et nudæ incedunt, Æthiopum colorem imitantes_.)
Quand les Romains, après la révolte des Iceni en Angleterre,
voulurent s'emparer de l'île de Mona (Anglesey), qui était un des
foyers du druidisme, les femmes de l'île, noires comme des furies, se
précipitèrent, nues, le flambeau à la main, au milieu des combattants.
Les Romains furent plus effrayés de cette apparition, que des cris et
de la furieuse résistance de leurs ennemis.

Si la Prostitution sacrée n'avait aucune raison d'être dans le culte
supérieur des druides, soit parmi leurs leçons de philosophie et leur
enseignement métaphysique, soit vis-à-vis de leurs augures, tirés des
entrailles palpitantes d'un homme écorché, soit à travers la fumée qui
s'élevait du bûcher des victimes humaines enfermées dans des colosses
d'osier; on peut supposer, avec beaucoup de probabilité, qu'elle
existait en fait ou en principe dans le culte inférieur, c'est-à-dire
autour des autels sauvages de certaines divinités secondaires qui
avaient été créées par la superstition du peuple, et que les druides
ne jugeaient pas hostiles à leur religion transcendante. Chez les
Gaulois, il y avait sans doute des esprits dépravés, des natures
hystériques, des instincts charnels, comme chez tout autre peuple,
bien qu'ils fussent plus rares et moins effrontés. Ceux qui, par
exception, éprouvaient cet appétit des sens et cette vague curiosité
de libertinage, évoquèrent, pour les satisfaire, le honteux prétexte
de la Prostitution. Ils inventèrent des dieux à qui le sacrifice de la
virginité était une offrande agréable; ils encouragèrent la luxure, en
lui créant des sanctuaires et en l'autorisant à titre de consécration
divine. Il est permis de supposer que, parmi les _vacies_, que la
tradition populaire rendit célèbres sous le nom de _fées_, il y en
eut qui exigeaient, quand on venait les consulter au fond de leurs
repaires, une preuve de complaisance et de bonne volonté, que leur
vieillesse, leur laideur et leur caractère redoutable ne favorisaient
pas trop. Toutes les légendes merveilleuses du moyen âge font foi
de ces étranges marchés, que les druidesses concluaient avec leurs
audacieux visiteurs, qui ne croyaient jamais avoir assez payé leurs
oracles. Ce que faisaient ces vieilles sibylles gauloises, certains
eubages, certains simnothées, certains membres dégénérés des colléges
druidiques, le faisaient à leur profit et s'instituaient, de leur
plein pouvoir, dieux ou gardiens des fleuves, des sources, des bois,
des montagnes et des pierres. Ils avaient élu résidence dans le lieu
même où leur culte était établi, et ils prélevaient un tribut obscène
sur les imprudents, hommes ou femmes, qui traversaient leur domaine ou
s'approchaient de leur fort. C'étaient eux qui guidaient le voyageur
attardé ou perdu à travers la lande déserte, sur le morne escarpé, dans
le défilé dangereux; c'étaient eux qui avaient des barques sur les
lacs les plus sombres et qui gardaient les ponts jetés au-dessus des
précipices. Malheur à la jeune fille que son mauvais sort livrait à la
merci de ces féroces mangeurs de chair fraîche! Nos contes de fées sont
encore remplis de l'écho lointain et déguisé des violences inouïes, que
se permettaient les ogres, les gnomes, les ondins et les autres génies
de la solitude celtique. Mais il n'y a rien de précis ni d'authentique
dans ces anciennes et bizarres légendes de la Prostitution sacrée,
qui se sont conservées dans la mémoire du vulgaire, après tant de
générations éteintes. Un vaste champ est ouvert aux suppositions et aux
conjectures, au sujet des fées et des ogres, qui furent certainement,
à des époques inappréciables, les acteurs ou les intermédiaires de la
Prostitution sacrée.

On ne possède que des notions incertaines sur la théogonie gauloise,
et l'on ne saurait, par conséquent, faire ressortir les attributions
érotiques des divinités qui ne nous sont connues que de nom. Cependant
on peut présumer, d'après la découverte de certains monuments, que
ces divinités n'étaient souvent pas plus décentes dans leurs images et
dans leurs priviléges, que celles de l'Italie et de la Grèce. Ainsi,
la déesse Onouava, que les archéologues du dix-septième siècle avaient
confondue avec la Mithra des Perses, était figurée par une tête de
femme, accompagnée de deux grandes ailes déployées, de deux larges
écailles en guise d'oreilles, et de deux serpents qui la couronnaient
avec leurs queues entrelacées. Cette image représentait allégoriquement
la volupté, qui voltige çà et là, qui a toujours les yeux ouverts
et les oreilles fermées, et qui se glisse partout pour enlacer et
dévorer sa proie. Quelquefois, on la représentait par une tête de
femme, sortant d'une pierre brute sur laquelle était sculptée une
couleuvre qui se dresse. Le serpent emblématique jouait, d'ailleurs,
un rôle important dans la religion des druides, et l'on attachait
une idée de bonheur à la découverte et à la possession d'une pierre
fossile, ovale, de couleur brune ou blanche, qu'on appelait _oeuf de
serpent_. Cet oeuf-là passait pour communiquer aux personnes qui le
portaient sur elle une singulière puissance prolifique. Le dieu Gourm
était représenté sous les traits d'un hermaphrodite nu, à tête de
chien. La déesse de l'amour physique, dont les Romains défigurèrent
le nom gaulois en _Murcia_, lorsqu'ils relièrent son culte à celui
de Vénus, n'avait pas d'autre représentation figurée, que des pierres
noires ou des rochers de granit taillés en forme de cône et debout au
bord des chemins. Le dieu Maroun (_Marunus_), que les Romains avaient
aussi travesti en Mercure, présidait aux voyages dans les montagnes,
surtout dans les Alpes: il avait la figure d'un paysan gaulois couvert
du bardocuculle, grosse cape sans manches, avec cagoule ou capuce:
ce bardocuculle s'enlevait et mettait en évidence un phallus monté
sur deux jambes chaussées et liées de courroies. C'était une idole de
la race domestique, de même que les _mairs_ ou _nornes_, qui avaient
mission de veiller à la naissance des enfants et de les douer dans leur
berceau.

Quant aux moeurs des dieux gaulois, on ne les connaît point assez
pour pouvoir apprécier si elles étaient plus ou moins entachées de
Prostitution. Seulement on sait que les gaurics, monstrueux géants
qu'on rencontrait la nuit auprès des dolmens et des pulvans, surtout en
Bretagne, se livraient entre eux à d'exécrables dépravations. On sait
que les sulèves (_sulvi_ ou _sulfi_) étaient des génies imberbes, à la
voix douce et persuasive, qui guettaient le soir les voyageurs pour en
obtenir de honteuses caresses, moitié par force, moitié par peur. On
sait enfin que les thusses et les dusiens (_dusii_) venaient visiter la
vierge dans son sommeil et lui enlever sa virginité, ou bien offrir à
l'ardent jeune homme le rêve d'une nuit d'amour, ou même essayer leur
puissance corruptrice sur de vils animaux. «C'est une opinion répandue
partout, dit saint Augustin dans sa _Cité de Dieu_, que certains
démons, que les Gaulois nomment _dusiens_, exercent d'impurs attentats
sur les personnes endormies (_hanc assidue immunditiam et tentare et
efficere_).» Saint Augustin ajoute que tant de gens témoigneraient
de l'existence de ces démons libertins, qu'on n'a pas le droit de la
révoquer en doute. L'Église, en effet, admit, au nombre des oeuvres
du diable, les surprises nocturnes des incubes et des succubes, qui
avaient une origine toute gauloise. Il est probable que, malgré la
rigide vertu des femmes de la Gaule, les démons de la convoitise leur
tendaient des piéges auxquels ces vertueuses matrones n'échappaient pas
toujours. Ainsi, Strabon (lib. IV) nous parle de leur passion pour les
joyaux, passion que partageaient également les hommes, car les uns et
les autres se paraient de chaînes, de colliers, de bracelets, de bagues
et de ceintures d'or. Les plus élevés en dignité et les plus illustres
de naissance portaient même des diadèmes, des couronnes et des mitres
d'or, enrichis de pierreries. On peut dire que, de tout temps et dans
tous les pays, l'orfévrerie a été une des plus puissantes armes de la
Prostitution.

Nous avons vu par l'exemple de Chiomara, que la fidélité conjugale
était une des vertus ordinaires chez les femmes gauloises. Plutarque
raconte encore l'histoire d'une autre Galate, nommée Camma, une des
plus belles de sa nation. Le Gaulois Sinorix en devint amoureux, et
sachant qu'il ne la ferait céder ni de gré, ni de force, tant que son
mari vivrait, il tua ce mari, qui était Romain et se nommait Sinatus.
Camma se réfugia dans le temple de Diane. Ce fut là que Sinorix vint
la poursuivre d'un amour qu'elle repoussait avec horreur. Elle se fit
violence pourtant et feignit de consentir à épouser le meurtrier de
Sinatus. Mais, le jour du mariage, elle lui présenta la coupe nuptiale
qu'elle avait empoisonnée, et elle acheva de vider cette coupe qu'il
lui rendit à moitié pleine: «Grande déesse, s'écria-t-elle en se
tournant vers l'autel de Diane, vous savez combien la mort de Sinatus
m'a été sensible; vous m'êtes témoin que le désir de le venger m'a seul
fait survivre; je meurs contente. Et toi, lâche, dit-elle à Sinorix,
toi qui as voulu triompher de sa mort et de ma fidélité, ne cherche
plus un lit, mais un tombeau!» Le dévouement d'Éponine à son mari
Sabinus est encore plus sublime que celui de Camma, parce qu'il se
prolongea pendant dix ans. Et pourtant ces Gaulois, qui inspiraient à
leurs femmes une tendresse si dévouée et si incorruptible, n'étaient
pas aussi réservés pour leur propre compte, et n'entendaient pas
la fidélité dans sa plus scrupuleuse acception. Le grand historien
Michelet nous les peint, dans son _Histoire de France_, «dissolus
par légèreté, se roulant à l'aveugle, au hasard, dans des plaisirs
infâmes.» En effet, si les Gaulois respectaient leurs femmes, ils
ne se respectaient pas eux-mêmes, et à l'instar des peuples osques
de l'Italie, ils s'abandonnaient aux plus horribles désordres contre
nature, principalement à la suite des festins, où ils avaient fait un
usage immodéré de boissons fermentées. Ces désordres n'étaient pas,
comme chez les Romains et les Grecs, le produit d'une civilisation
exagérée, et le vice de l'imagination plutôt que des sens: ils
répondaient à un grossier besoin d'incontinence qui s'éveillait sous
l'influence de l'ivrognerie, et qui ressemblait à un excès de démence
furieuse. Le festin, longtemps prolongé au bruit des défis bachiques
et des éclats de rire obscènes, se terminait en une confuse orgie où
régnait dans les ténèbres l'égalité de la Prostitution. Diodore de
Sicile prétend même que les Gaulois associaient leurs concubines à ces
nuits d'aveugle débauche; voici la traduction latine du texte grec,
qui constate une aberration étrange du sens moral chez ces barbares:
_Feminæ licet elegantes habebant, nimium tamen illorum consuetudine
afficiuntur, quin potius nefariis masculorum stupris, et humi ferarum
pellibus incubantes, ab utroque latere cum concubinis volutantur. Et
quod omnium indignissimum est, proprii decoris ratione posthabitâ,
corporis venustatem aliis levissimè prostituunt, nec in vitio illud
ponunt, sed potius cum quis oblatam ab ipsis gratiam non acceperit,
inhonestum sibi id esse dicunt._ Le lendemain, au retour de la lumière,
chacun oubliait ce qui s'était passé, pour n'avoir pas à rougir de soi.
Enfin, la bestialité la plus immonde ne prenait pas même la peine de se
cacher au jour, et les Celtes de bonne race (_ingenui_) aimaient leurs
juments et leurs chiennes comme des compagnes de leur vie aventureuse
et guerrière.

Telle était la situation morale de la Gaule, lorsque Jules César
y fonda la domination romaine. Les Gaulois, d'un naturel léger et
impressionnable, se modelèrent si vite sur leurs vainqueurs, qu'ils
devinrent Romains, en conservant leurs défauts et leurs qualités sous
cette brillante servitude. Déjà ils étaient un peu Grecs, au voisinage
de Marseille et des villes phocéennes; mais l'influence de Rome se fit
encore mieux sentir jusqu'au fond de la Gaule Belgique, et toutes les
principales villes, Lyon, Autun, Bordeaux, Vienne, Lutèce, n'eurent
bientôt plus rien de gaulois, surtout après la destruction du druidisme
et des druides. Il resta, pendant plus de deux siècles, quelques
traces égarées des institutions druidiques; on trouvait encore des
prophétesses au fond des bois; les nornes dansaient toujours, au clair
de lune, dans les clairières; mais la religion des Grecs et des Romains
était pratiquée dans les Gaules avec plus de ferveur que dans le reste
de l'empire; la législation avait suivi la religion, et tout, dans les
habitudes gauloises, se façonnait à la grecque et à la romaine. Nous
n'avons aucun renseignement spécial sur cet état de la Prostitution
chez les Gallo-Romains, mais nous pouvons présumer avec certitude que
cet état ne différait nullement de ce qu'il était à Rome et dans les
provinces asiatiques. Seulement, les femmes gauloises avaient gardé ce
respect d'elles-mêmes, cette fierté hautaine qui les caractérise dans
l'histoire, et elles ne devaient pas fournir beaucoup d'éléments à la
débauche publique. Mais les étrangères ne manquaient pas plus au delà
des Alpes qu'en deçà, et les gouverneurs, les magistrats, les chefs
militaires, que Rome envoyait dans les Gaules, amenaient avec eux tous
les raffinements de luxe auxquels ils étaient accoutumés. Ils ne se
fussent pas privés volontiers de leurs cinèdes, de leurs eunuques,
de leurs danseuses, de leurs citharèdes et de tout leur personnel
de libertinage. Bientôt, l'humeur gauloise y aidant, il y eut une
recrudescence de luxe convivial dans la Gaule en toge (_Togata_), comme
dans la Gaule chevelue (_Comata_), et les repas de Julius Sabinus à
Langres n'eurent pas à envier ceux de Lucullus à Rome.

Sans doute, la métamorphose, que l'occupation romaine avait fait subir
à la Gaule, fut moins sensible dans les campagnes que dans les villes;
mais les dieux et les déesses de Rome furent accueillis partout avec
le même empressement. Quelques-uns de ces dieux et déesses eurent la
préférence, comme plus sympathiques au caractère des habitants et aux
moeurs du pays. Hercule, Bacchus, Vénus, Isis, Priape, avaient des
temples et des statues qui attiraient une multitude d'offrandes. Le
Gaulois avait choisi, par similitude de goût, les divinités les moins
sévères, et celles qui parlaient le mieux à ses sens: il était las des
mystères terribles de Teutatès, et il ne demandait qu'à se divertir en
l'honneur des nouveaux dieux que Rome lui avait envoyés. Ce fut pour
la Prostitution légale une époque brillante de prospérité, et, ainsi
que tous les peuples qui sont initiés tout à coup aux délices de la
civilisation, les races celtiques arrivèrent promptement au dernier
degré de la corruption sociale. Il faut lire les poésies d'Ausone,
ce vénérable professeur de Bordeaux, qui fut le maître de l'empereur
Gratien, pour se rendre compte de la profonde démoralisation qui
s'était emparée de la société gauloise: Ausone n'approuve pas, bien
entendu, les horreurs de lubricité qu'il étale devant les yeux de son
lecteur, mais il les décrit en homme qui les comprend, pour les avoir
expérimentées. La manière même dont il les flétrit est plus obscène
encore que les plus énergiques passages de Juvénal et d'Horace. Ce ne
sont que voluptés fétides et monstrueuses qui outragent la nature:
tout ce que peut inventer la perversité des sens, tout, hormis la
bestialité, est énuméré et retracé dans quelques épigrammes du poëte
gallo-romain, qui adressait des prières en vers au Christ, la vérité de
la vérité, la lumière de la lumière (_ex vero verus, de lumine lumen_)!
On s'étonne, après avoir lu ces pieuses oraisons chrétiennes, qu'Ausone
se soit sali l'esprit à peindre les contorsions lubriques de la fameuse
courtisane Crispa.

Quand les Sicambres se précipitèrent de la Germanie sur la Gaule
romaine, quand les Barbares du Nord descendirent dans les provinces
les plus florissantes de l'Empire avec leurs chariots, qui portaient
leurs dieux, leurs femmes et leurs enfants, ils ne se mêlèrent pas
à cette civilisation, que leur passage épouvantait, et qui semblait
se dessécher à leur approche comme une rivière dont la source est
tarie. Ces hordes innombrables se renouvelaient sans cesse, à mesure
qu'elles se répandaient dans les Gaules, en menaçant d'engloutir la
population gallo-romaine. La tribu salienne s'était mise en marche la
dernière, mais elle voulait se fixer sur le sol déjà ravagé par tant
d'invasions successives. Les Salisques ou Saliens, cette redoutable
famille des Francs, qui avait fait une halte vers les bouches de
l'Yssel, commencèrent leur établissement dans la Gaule-Belgique, au
milieu du cinquième siècle, et s'avancèrent de ville en ville vers
Lutèce. Ils étaient beaux et nobles, de haute taille, avec les yeux
bleus et les cheveux blonds; ils avaient l'air doux et intelligent;
cependant ils dévastaient, ils pillaient, ils tuaient, mais ils ne
violaient pas. C'était de leur part dédain plutôt que pitié pour les
populations vaincues. Les moeurs des Francs demeurèrent quelque temps
intactes, sous la sauvegarde de leur religion et de leurs lois; ils
eussent dédaigné de se faire Romains ou Gaulois: ils se préservèrent
ainsi de la souillure de la Prostitution, qui n'avait jamais pénétré,
ni dans leurs temples d'Irmensul, ni sous leur tente hospitalière, ni
dans leurs villages fortifiés. La loi salique ne reconnaissait pas de
courtisane parmi la nation franque.



CHAPITRE II.

  SOMMAIRE. --Les Francs. --Les femmes libres et les _serves_.
  --Condition des _ingénues_ ou femmes libres franques. --Condition
  des femmes serves. --La Prostitution légale n'existait pas chez
  les Francs. --Les concubines. --Vie privée des femmes libres.
  --La Prostitution sacrée était inconnue des Francs. --Débauches
  religieuses du mois de février. --Origine de la fête des Fous.
  --Les _stries_ ou sorcières. --L'hospitalité franque. --Condition
  des femmes veuves. --Prix de la virginité d'une Burgonde libre.
  --La pièce de mariage. --Loi protectrice de la pudeur des femmes.
  --_Sorcière_ et _mérétrice_. --_Valet de sorcière_ et _faussaire_.
  --Le code de Rotharis. --_Chouette_ et _corneille_. --L'attentat
  capillaire, l'attouchement libertin et les violences impudiques.
  --Le _marché de Prostitution_. --Rigueur de la loi des Ripuaires
  contre les auteurs de violences impures envers les femmes. --Les
  deux degrés du supplice de la castration. --Lois des barbares
  contre l'adultère. --Loi du Sleswig concernant l'inceste.
  --Jurisprudence des barbares, en matière de Prostitution. --Décret
  de Récarède, roi des Wisigoths.


Les Francs, dont le nom ne signifie pas _libre_ dans la langue
teutonique, mais _fier_ et _indomptable_, comme le mot latin _ferox_
correspond à _frek_ ou _frenck_, n'avaient point accepté, ainsi
que les Germains et les Gaulois leurs ancêtres, la domination des
femmes, et n'accordaient aucune suprématie à ce sexe qu'ils jugeaient
inférieur au leur. C'est là un des traits distinctifs de la tribu
franque, qui faisait consister la noblesse dans la force de corps
et dans l'énergie de l'âme. La femme, chez ces barbares impatients
de guerre et insouciants de la mort, ne s'entourait pas du prestige
et du respect religieux qu'on lui attribuait chez les Gaulois et les
Germains depuis les temps les plus reculés; elle avait conscience
de sa faiblesse et elle se tenait à l'écart du gouvernement des
affaires publiques, sous la sujétion paternelle et conjugale. La
Prostitution, de quelque nature qu'elle fût, n'aurait donc pas eu de
raison d'être dans une société régie par des lois brutales et cruelles,
remplie d'habitudes guerrières, ignorante des arts corrupteurs de la
civilisation, indifférente aux plaisirs de la mollesse, et dédaigneuse
de toute mésalliance charnelle. Nous verrons tout à l'heure que, si
la Prostitution existait quelquefois, elle se cachait toujours et ne
s'avouait pas à elle-même.

La race franque se divisait en deux catégories d'individus: les
personnes de condition libre, les _ingenui_ des Latins, et les
esclaves ou serfs, _servi_. Ces derniers descendaient probablement
d'une population saxonne ou teutonique, que les Sicambres ou Saliens
avaient réduite en servitude, et qui s'était mêlée avec ses vainqueurs,
après plusieurs générations. Quoi qu'il en fût, la séparation était
profondément tranchée entre les femmes libres et les serves. Celles-ci
appartenaient à un maître, les autres n'appartenaient qu'à leurs
parents ou à leurs maris. Une femme, fille, mariée ou veuve, n'avait
jamais la liberté de disposer d'elle-même; elle était, pour ainsi dire,
en tutelle ou en esclavage. La tribu tout entière pouvait lui demander
compte de sa conduite, lorsqu'elle n'avait plus à en répondre devant
un mari ou devant un père. Dans cet état de soumission permanent,
les _ingénues_ franques n'eussent point osé se livrer à des actes de
Prostitution, qui les auraient fait descendre au rang des esclaves,
et celles-ci, ayant chacune son maître et seigneur, ne pouvaient se
prostituer à tout venant, sans s'exposer à des peines corporelles,
et sans faire peser gravement sur leurs complices la responsabilité
de leurs désordres. D'ailleurs, en tous les temps, comme en tous
les pays, les femmes ne sont que ce que les font les hommes, et les
Francs, malgré leur courage féroce, leur ardeur belliqueuse et leur
pétulante vivacité, n'étaient pas très-portés, par tempérament, pour
la satisfaction des sens. Ils avaient des unions indissolubles, dont le
but unique était la production des enfants mâles; on comprend que, dans
ce but, ils eussent volontiers plusieurs concubines à côté de leurs
femmes; ces concubines, comme le dit expressément le savant dom Bouquet
(_Histoire des Gaules_, t. II, p. 422, note), n'étaient ordinairement
que des serves, qui arrivaient par degrés à être honorées à titre
d'épouse, en passant par les nobles fonctions de mère de famille. Les
femmes franques vivaient fort retirées dans l'intérieur de leur ménage,
nourrissant, élevant leurs nombreux enfants, filant le lin et la laine,
fabriquant les tissus et cousant les vêtements, préparant le lit et la
table de leurs époux, qu'elles ne suivaient pas à la guerre, ni à la
chasse, ni dans les assemblées juridiques, ni dans les jeux équestres.
Elles osaient à peine entr'ouvrir leurs tentes ou regarder de loin,
entre les palissades de leur fort, pour connaître l'issue du combat, ou
des joutes, ou de la chasse. Elles vivaient entre elles, s'observant
et se gardant mutuellement, de telle sorte que la pensée même de
l'incontinence ne pénétrait pas jusqu'à leur esprit.

Rien non plus dans la religion des Francs ne favorisait la Prostitution
sacrée. Cette religion était un grossier paganisme qui avait
prêté des formes horribles et monstrueuses à la représentation des
éléments naturels, l'eau, le feu, la terre, la tempête, la lune et
le soleil. Ils n'adoraient pas d'autres dieux et ils leur rendaient
un culte extravagant, accompagné de chants, de danses, de grimaces,
de contorsions et de mascarades. On ne sait pas, d'ailleurs, en
quoi consistait ce culte, que Grégoire de Tours qualifie d'insensé
(_fanaticis cultibus_), et qui avait laissé diverses superstitions
dans le christianisme. Par exemple, dans un inventaire des pratiques
païennes, dressé à la suite du synode de Leptines en Hainaut, l'an
743, on remarque des débauches du mois de février (_De spurcalibus
in februario_), dans lesquelles on pourrait reconnaître l'origine
du carnaval; on lit aussi dans le même inventaire: _De pagano cursu
quem yrias nominant_. «Aux calendes de janvier, dit l'abbé Desroches,
dans les _Mémoires de l'Académie de Bruxelles_, les femmes se
travestissaient en hommes, et les hommes en femmes; d'autres, prenant
des peaux et des cornes, se transformaient en bêtes: tous couraient
par les rues, hurlant, sautant et commettant mille extravagances.» Tel
fut le point de départ de la fameuse fête des Fous, qui subsista dans
l'Église chrétienne jusqu'au dix-huitième siècle. Enfin, l'_Indiculus_
des superstitions, qui nous paraissent franques plutôt que gauloises,
parle des femmes qui commandaient à la lune, et qui dévoraient le
coeur des hommes. C'étaient les stries ou sorcières, que les Francs
regardaient comme si redoutables, et qu'ils accusaient d'être
d'intelligence avec les puissances du mal. Nous prouverons bientôt que
ces stries, qui habitaient dans les repaires les plus impénétrables
des forêts, y exerçaient, sous le bénéfice de la terreur qu'elles
inspiraient, une espèce de Prostitution qu'elles se vantaient de
pratiquer aussi avec les génies malfaisants.

Les Francs n'avaient pas de respect pour la foi jurée (_familiare
est ridendo fidem frangere_, dit Flavius Vopiscus), et cependant
ils étaient fidèles gardiens de l'hospitalité, suivant Salvien.
Cette hospitalité n'entraînait nullement le commerce de l'hôte, avec
l'épouse, ou la concubine, ou la servante du lieu; celles-ci évitaient
même de se montrer, pendant que les deux hôtes buvaient dans la même
coupe, échangeaient leur poignard ou leurs bracelets, s'animaient à
des jeux de hasard, et finissaient par dormir dans le même lit. Le
voyageur qui s'arrêtait dans un camp ou dans un village salien, n'avait
pas d'autre prétention que de se reposer et d'apaiser sa faim ou sa
soif, pour être en état de reprendre sa route le lendemain. Ce voyageur
n'avait donc pas besoin de trouver sur son chemin une récréation
sensuelle, qui n'eût été qu'une nouvelle fatigue pour lui et qui ne
figurait pas, d'ailleurs, dans le programme de l'hospitalité franque.
Il ne demandait rien de plus que d'échapper à la pesante framée et au
lourd cimeterre de l'ennemi, qu'il avait pu rencontrer sur le champ
de bataille et qui l'accueillait avec générosité dans ses foyers.
Non-seulement, le Franc n'exigeait pas la Prostitution de sa femme,
ou de sa fille, ou de son esclave, au profit de l'hôte qu'il recevait
comme un frère et un ami; mais encore, il les tenait à distance, et il
ne leur permettait pas la vue d'un étranger dans la crainte de troubler
leur pudeur. Les lois des barbares nous prouvent qu'ils étaient
très-jaloux de la vertu de leurs femmes et qu'ils n'y souffraient pas
la plus légère atteinte. Le mari, le père et le maître avaient droit
de vie et de mort sur l'esclave, la fille et l'épouse; on punissait à
peine les excès d'autorité; par exemple, un mari qui tuait sa femme
pour en épouser une autre, n'encourait pas d'autre peine, selon les
anciens capitulaires, que d'être privé de porter ses armes (_armis
depositis_). Une femme tuée pour crime d'adultère, c'était la loi
générale, et cette loi n'entraînait ni lenteurs ni hésitations; souvent
le mari n'attendait pas que le crime eût été commis, et il donnait
d'abord satisfaction à sa jalousie, avant de savoir si elle était
fondée ou non. Le capitulaire se contente de désarmer un Franc qui a
tué sa femme sans raison valable (_sine causa_).

Nous ne saurions trop insister sur un obstacle, qui s'opposait à
l'exercice de la Prostitution. Une femme ne s'appartenait jamais, pas
même en devenant veuve; si elle n'avait plus à répondre d'elle-même
devant ses parents, son mari ou ses enfants, elle restait, en quelque
sorte, soumise à une servitude commune, attachée à la glèbe du fisc,
et chacun avait, pour ainsi dire, la surveillance de ses moeurs. Cette
veuve voulait-elle se remarier en secondes noces, elle devait payer
une espèce de vectigal ou de rançon au plus proche parent du défunt
ou au trésor du prince ou roi qu'elle reconnaissait pour seigneur.
Cette redevance n'était que de trois sous d'or et un denier (_Lex
sal._, tit. 46, _Reipus_). La loi des Burgondes dit qu'une veuve qui
aura entretenu volontairement une liaison criminelle avec un homme
(_quod si mulier vidua cuicumque se non invita sed libidine victa
sponte miscuerit_) ne pourra réclamer aucuns dommages ni contraindre
son complice à l'épouser, parce que la Prostitution l'a rendue indigne
d'avoir, soit un mari, soit un dédommagement pécuniaire. La même loi
accordait pourtant à la fille d'un Burgonde libre, qui aurait été
séduite par un barbare ou par un Romain, le droit de réclamer quinze
sous d'or à son séducteur, comme pour payer sa virginité déflorée;
mais, ensuite, cette fille demeurait chargée de l'infamie que lui
infligeait la perte de l'honneur (_illa vero facinoris sui deshonestata
flagitio, amissi pudoris sustinebit infamiam_). Ces quinze sols d'or,
que le séducteur délivrait en justice à sa victime ou à sa complice,
représentaient le prix du mérétricium, et la fille qui osait le
revendiquer était assimilée à une courtisane. Il paraîtrait cependant
que la législation des barbares, tout en constatant l'esclavage du
sexe féminin, reconnaissait que la fille, qui n'avait pas encore connu
d'homme, était intéressée pour une petite part dans l'abandon qu'elle
faisait de son corps à un mari; car celui-ci, selon les vieux usages
de la loi salique, ne contractait mariage avec elle, qu'après lui
avoir présenté un sol et un denier, comme pour lui payer sa virginité
d'après un tarif général. Cette pratique nuptiale s'est conservée
jusqu'à nous, quoiqu'on lui ait donné une interprétation chrétienne,
dans la cérémonie de la pièce de mariage que les époux font bénir par
le prêtre avec l'anneau. Ce sol et ce denier, que la femme recevait en
se mariant, constituaient le prix du seul bien (_præmium_) qu'elle pût
revendiquer en propre, et dont la cession, quoique souvent contrainte,
intéressait sa volonté: elle ne possédait, d'ailleurs, ni terres, ni
rentes, ni droit de succession. La dot, que le mari devait à la femme
qu'il épousait, n'était que l'engagement de la nourrir, et cette dot
revenait à la famille de la femme dans le cas où celle-ci mourait.
Ordinairement, les présents que cette famille acceptait de l'époux
futur qu'elle agréait, représentaient une espèce de marché dans lequel
la femme n'était qu'une marchandise passive. Le mariage, ainsi fait par
des parents ou des maîtres avides, avait un caractère de lénocinium
sauvage où la part de la femme (un sol et un denier) se trouvait
garantie par la loi.

Le code des barbares protégeait les femmes dans tous les cas où leur
pudeur pouvait recevoir une atteinte; mais les femmes, pour avoir
droit à cette protection permanente, devaient la mériter par leur
conduite décente et honorable. Nous avons tout lieu de supposer que
les sorcières et les débauchées ne jouissaient pas du bénéfice de la
loi protectrice et n'avaient aucun titre pour prétendre au respect
de chacun. Il résulte d'un article de la loi salique, qu'on était
admis à faire la preuve de l'indignité de toute femme qui se disait
offensée, et qui venait invoquer l'appui du juge. Cette enquête sur
la moralité des parties entraînait certainement la jurisprudence
pour le fait d'injures, et la plainte était quelquefois arrêtée par
la peur des informations et des témoignages. Voici le texte de la
loi salique, dans lequel nous croyons voir que le délit d'injures à
l'égard d'une femme était subordonné à la condition et aux moeurs de
cette femme, en sorte qu'elle fût toujours prête à justifier de son
genre de vie: «Si quelqu'un a traité de _strie_ ou de _mérétrice_ une
femme de race noble, et qu'il ne puisse la convaincre du fait (_si quis
mulierem ingenuam striam clamaverit aut meretricem et convincere non
poterit_), il sera condamné à payer 7,500 deniers ou 187 sous d'or.»
Il est clair, d'après cet article, que quiconque était accusé d'avoir
injurié et outragé une femme, de quelque manière que ce fût, pouvait
se défendre, en prétendant que cette femme se trouvait, comme sorcière
ou mérétrice, indigne de profiter des avantages de la loi, attendu
qu'une femme exerçant un métier déshonnête et criminel ne pouvait
être outragée en aucun cas. Il faut aussi remarquer que les injures
les plus graves qu'on pût adresser à une femme libre étaient celles
de _sorcière_ et de _courtisane_. L'énormité de l'amende que devait
payer l'auteur de l'outrage, sans doute à la femme qui l'avait reçu,
prouve que les Francs ne méprisaient rien tant que les sorcières et les
femmes débauchées. Quant à la manière dont se faisait la preuve, nous
ne pouvons que fonder nos hypothèses sur les habitudes judiciaires de
la race franque, qui admettait le serment, le combat singulier et les
témoins, pour établir un fait vis-à-vis du magistrat.

Il y a plusieurs versions de la loi salique rédigées à diverses époques
et chez différentes tribus; dans toutes ces rédactions, le titre _De
heburgio_ (XXXIII), qui renferme des dispositions si sévères au sujet
des deux plus cruelles injures qu'une femme eût à redouter, présente
certaines variantes dans la quotité de l'amende, qui paraît avoir
diminué à mesure qu'on attacha moins d'horreur à la qualification
de _sorcière_ et à celle de _courtisane_. Ainsi, dans la loi salique
modifiée par Charlemagne, l'amende de 7,500 deniers est réduite à 800,
et même à 600 dans un autre code de cette même loi. Ce n'est donc
plus que 45 sous d'or, suivant un ancien manuscrit et même 15 sous
d'or, suivant un autre, que valait l'injure de _courtisane_, adressée
à une femme ingénue, soit par une femme, soit par un homme. Mais nous
renonçons à donner une appréciation exacte de l'importance de cette
amende, à cause des variations continuelles de la valeur monétaire.
Tout ce qu'il nous est possible de faire, c'est de constater, par un
rapprochement, qu'une amende de 7,500 deniers, formant 187 sous d'or
était considérable; car une sorcière ou strie, convaincue d'avoir
mangé de la chair humaine (_si stria hominem comederit_), n'avait à
payer qu'une amende de 800 deniers ou 20 sous d'or. La loi salique ne
reconnaissait, pour les hommes, que deux injures équivalant à celles
de _strie_ et de _mérétrice_ pour les femmes; mais la pénalité de ces
injures n'était pas si forte, sans doute, parce qu'elles étaient plus
fréquentes: la première, _chervioburgus_ ou _strioportius_, signifiait
_valet de sorcière_, elle encourait une amende de 2,500 deniers ou
62 sous et demi; la seconde, que nous rencontrons seulement dans la
loi salique corrigée par Charlemagne, paraît être analogue à notre
mot _faussaire_, car _falsator_ s'entendait surtout d'un parjure qui
faisait un faux serment. Un article de la loi salique carlovingienne
met presque au même tarif l'injure de _falsator_ et celle de
_meretrix_, en taxant la première à 600 deniers ou 15 sous d'or: _Si
quis alterum falsatorem et mulier alteram meretricem clamaverit_. Quant
au _strioportius_, qui jouait un rôle horrible dans les mystères de
la Prostitution magique: on ne l'accusait pas seulement de porter le
chaudron au sabbat des sorcières et à leur infernale cuisine (_illum
qui inium dicitur portasseubit strias cocinant_, selon un texte de
la loi salique); on lui attribuait le pouvoir de servir de monture
à ces infâmes, pour les transporter à leurs assemblées nocturnes à
travers l'espace. La sorcière n'était pas toujours juchée sur les
épaules de son valet complaisant; elle le tenait parfois embrassé, et
parfois encore elle se suspendait à la queue du personnage changé en
chien ou en pourceau. Enfin, on avait vu dans les airs passer comme
une flèche un _chervioburgus_ portant deux ou trois stries, qui le
chevauchaient en guise de manche à balai. Ces diverses sortes d'injures
étaient d'une nature si atroce, qu'on ne les avait pas rangées dans la
catégorie des convices ordinaires (_convicia_), et qu'on les comprenait
sous la dénomination d'_heburgium_, qui voulait dire un véritable
empoisonnement et qui ne serait pas suffisamment rendue par le mot
_calomnie_.

Tous les législateurs barbares étaient, d'ailleurs, absolument d'accord
sur le caractère de l'injure qu'on faisait à une femme libre en la
traitant de courtisane, mais tous aussi reconnaissaient à l'insulteur
le droit de prouver la vérité de son allégation. Le texte de la loi
salique est très-bref et très-obscur cependant sur ce point; et, pour
l'interpréter, en lui donnant quelques développements nécessaires,
nous avons dans les lois lombardes de Rotharis un chapitre qui
renferme assurément toute la législation des Francs à l'égard du
_heburgium_. Rotharis, qui publia son code en 643, l'avait puisé dans
les lois barbares et notamment dans la loi salique, qu'il n'a fait
souvent qu'éclaircir et commenter. Suivant le code de Rotharis, si
quelqu'un avait appelé à haute voix une fille ou femme libre _strie
ou prostituée_ (_fornicariam aut strigam_) il devait faire amende
honorable ou prouver son dire. Dans le premier cas, assisté de douze
témoins qui se portaient garants de son serment, il jurait n'avoir
proféré cette horrible injure (_nefandum crimen_), que dans un accès
d'emportement et sans être autorisé à en soutenir la justice; en
conséquence, pour se punir lui-même de son incontinence de langue, il
payait une amende de 20 sous d'or, et il s'engageait à ne pas réitérer
une semblable calomnie. Mais, au contraire, si l'auteur de l'outrage
persistait dans son accusation et prétendait qu'il pourrait la prouver,
alors il était admis au jugement de Dieu et il devait combattre le
champion que lui opposait la femme injuriée. Le combat prouvait-il,
par son issue, que la malheureuse était digne du nom de _strie_ ou
de _prostituée_, c'était elle qui payait une amende de 20 sous d'or.
Autrement, si le champion de cette femme remportait la victoire,
le vaincu, pour racheter sa vie, avait à fournir une composition
pécuniaire qui variait suivant la naissance et la condition de la femme
qu'il avait insultée à tort. (Voy. le _Recueil des lois des barbares_,
publié par Paul Canciani, t. I, p. 79.) Dans la loi salique, cette
injure (_meretrix_), dirigée contre une femme libre, s'appelait dans la
langue rustique _extrabo_, que les scholiastes ont essayé de traduire
en saxon par _entroga_, qui n'a pas de sens.

Les autres injures qu'on pouvait proférer contre une femme de bien
et qui n'avaient pas besoin de preuve, ne sont pas spécifiées dans
la loi salique: celle de _chouette_ ou _corneille_, qui y est seule
précisée, correspond à l'injure de _strie_, parce que les sorcières
ne vaquaient que la nuit à leurs oeuvres de maléfice. Quant à
l'expression de _strie_, comme ayant rapport à celle de _prostituée_,
elle s'appliquait surtout aux vieilles femmes qu'on soupçonnait d'aller
au sabbat, où se pratiquaient, sous l'invocation des puissances du
mal, mille débauches immondes, que nous verrons se perpétuer dans
les débauches de la magie. Mais ce n'était pas tant des injures
verbales que des injures matérielles, que la loi salique s'était
occupée dans l'intérêt du sexe féminin. Ces injures se rattachent à
trois catégories principales, qu'on peut désigner ainsi: l'attentat
capillaire, l'attouchement libertin et les violences impudiques. On
sait que la chevelure, chez une femme aussi bien que chez un homme de
race franque, avait un caractère sacré et inviolable. Il en coûtait
moins cher de tuer une femme grosse, d'un coup de pied ou d'un coup
de poing, que de la décoiffer. En effet, si la femme enceinte mourait
des suites d'un coup qu'on lui aurait donné dans le ventre, l'auteur
du meurtre n'était taxé qu'à 22 sous d'or, tandis qu'on avait 30 sous
à payer pour avoir dérangé la coiffure d'une femme et fait tomber ses
cheveux épars sur ses épaules (_si vitta sua solverit aut capilli ad
scapula sua tangant_); mais on en était quitte pour 15 sous, quand
on avait simplement décoiffé cette femme, de façon que sa coiffe fût
tombée à terre. Les attouchements étaient soumis à des amendes très-peu
encourageantes. Un homme libre qui serrait (_instrinxerit_) la main ou
le doigt d'une femme libre, était taxé à 600 deniers ou 15 sous d'or;
s'il l'arrêtait par le bras (_destrinxerit_), 1,200 deniers ou 30 sous;
s'il lui pressait (_strinxerit_) le bras au-dessus du coude, 1,400
deniers ou 35 sous; si, enfin, il lui touchait la gorge (_mamillas
capulaverit_), 1,800 deniers ou 45 sous d'or. C'était là une fantaisie
qui coûtait deux fois autant que la mort d'une femme grosse, et celui
qui n'avait pas la somme exigée par la loi perdait le nez, ou les
oreilles, ou davantage. Cependant il y a de telles différences dans
les tarifs des amendes indiquées par les textes de la loi salique,
qu'il faut constater l'impossibilité de les accorder ensemble ou de les
expliquer d'une manière satisfaisante. Ainsi, dans une rédaction qui
pourrait bien être la plus ancienne, le meurtre d'une femme grosse,
qui succombe aux mauvais traitements qu'on lui a fait souffrir en la
battant (_trabattit_), entraîne une composition de 28,000 deniers,
estimés 700 sous d'or. Si l'enfant seul mourait dans le ventre de sa
mère, l'amende était encore de 8,000 deniers ou 200 sous.

Le viol devait être fort rare chez les peuples teutoniques, qui
n'étaient pas trop sujets aux emportements des sens. Il ne laisse
pas que d'avoir sa place dans les lois barbares et de menacer d'une
pénalité redoutable les libertins qui ne se sentiraient pas retenus
par le respect de la femme d'autrui. Si une fiancée (_druthe_, en
saxon), allant rejoindre son mari, était rencontrée en route par un
homme, et que celui-ci la connût par force, l'auteur de cet attentat
ne pouvait être reçu à composition que moyennant 8,000 deniers ou 200
sous. (_Si quis puellam sponsatam ducentem ad maritum et eam in viâ
aliquis adsalierit et cum ipsâ violenter moechatus fuerit._) Cette
composition s'appelait dans la langue rustique _changichaldo_, qui veut
dire _marché de prostitution_. S'il était reconnu que cette fiancée
avait cédé de bonne volonté, elle perdait son _ingénuité_, quand elle
appartenait à une condition libre. L'amende ne s'élevait pas plus
haut, lorsqu'un homme, voyageant de compagnie avec une femme libre,
avait tenté de lui faire violence (_adsalierit et vim ille inferre
præsumpserit_). Malheur au coupable, s'il n'était pas libre et si le
titre d'_ingénu_ ne parlait pas en sa faveur: esclave ou affranchi,
il était châtré ou mis à mort. La loi des Ripuaires est encore plus
rigoureuse que la loi salique contre les auteurs de violences impures
envers les femmes. L'enlèvement d'une femme libre par un esclave
n'admettait pas de composition pécuniaire. Le ravisseur noble payait
200 sous. Un esclave qui avait séduit la servante d'autrui et qui
causait sa mort (la loi ripuaire ne dit pas comment), subissait la
castration ou se rachetait avec 6 sous d'or; si la servante n'était
pas morte des suites de la séduction, l'esclave recevait 120 coups de
fouet, ou payait 120 deniers au propriétaire de cette servante qu'il
s'était indûment appropriée. Le supplice de la castration, qui reparaît
si souvent dans les codes des barbares, se pratiquait à deux degrés
constituant deux natures de pénalité: ici, ablation des testicules;
là, enlèvement complet du membre viril. On ne doit pas croire que
le patient, dans l'un ou l'autre cas, succombât fréquemment à cette
affreuse mutilation, qui serait aujourd'hui presque constamment suivie
de mort. Les opérateurs étaient si habiles et les victimes si robustes,
que la castration n'entraînait aucun accident et que la guérison ne se
faisait pas même longtemps attendre.

Quant à l'adultère, il était puni chez les barbares avec une
impitoyable sévérité; mais il ne faudrait pas induire de cette
sévérité, que les peuples qui l'appliquaient eussent une idée bien
juste de ce crime au point de vue moral et social. Le barbare,
Wisigoth, Burgonde, Ripuaire ou Franc, ne voyait dans l'adultère qu'un
vol charnel et un attentat à la possession d'un objet légitimement
acquis. Le vol de 40 deniers, d'après la loi salique, infligeait à un
homme libre la castration ou une amende de 6 sous d'or; le vol d'une
femme à son mari, dans la loi des Ripuaires, exigeait une composition
de 220 sous d'or. Si une femme, pendant l'absence de son mari, qu'elle
pouvait supposer mort, formait une liaison concubinaire avec un autre
homme, et que le premier mari revînt tout à coup, il avait le droit,
selon le code des Wisigoths, de disposer à son gré de sa femme et du
successeur qu'elle lui avait donné: il était maître de les vendre, ou
de les tuer, ou de leur faire grâce. La loi des Ripuaires, au titre
_De forbattudo_, fait un tableau effrayant de la vengeance qu'un
mari pouvait exercer contre son heureux rival, en prétextant le cas
de légitime défense. S'il avait surpris sa femme en flagrant délit
d'adultère, et si l'auteur du crime faisait mine de résister, l'époux
insulté avait le droit de tuer cet homme qui lui volait son honneur:
après quoi, appelant des témoins, il mettait le cadavre sur une claie
et le traînait dans un carrefour de la cité, où il s'établissait
pendant quarante jours à côté de sa victime. Il racontait, à tous ceux
qui l'interrogeaient, dans quelles circonstances il avait commis ce
meurtre, et il en proclamait la justice. Au bout de quarante jours
révolus, il rendait le cadavre à la famille du mort, et il allait jurer
devant le juge, qu'il avait tué à son corps défendant un homme qui
l'eût tué lui-même, et qui déjà le frappait au lieu de tomber à ses
pieds pour lui demander grâce. Le père avait également le droit d'ôter
la vie à un homme qu'il surprenait déshonorant sa fille. S'il ne le
tuait pas sur la place, la loi salique appelait _theoctidia_ la prise
de possession d'une fille _ingénue_, sans le consentement de ses père
et mère: l'homme qui s'était contenté d'obtenir l'agrément de cette
fille, payait à ses parents une amende de 1,800 deniers ou 45 sous
d'or. Mais la loi ne dit pas si, l'amende soldée, il avait acheté par
là l'autorisation de continuer ses rapports illégitimes avec la fille,
ou bien s'il était forcé d'épouser celle-ci et de la prendre avec lui.
La loi des Burgondes paraît suppléer au silence de la loi salique à
cet égard, en disant qu'une femme qui sera entrée librement et de son
propre mouvement dans la demeure d'un homme (_ad viri cortem_), et
qui aura cohabité de son plein gré avec cet homme, ne le retiendra
pas malgré lui dans cette espèce d'adultère (_is cui adulterii
dicitur societate permixta_): il n'aura qu'à payer aux parents de la
femme l'impôt nuptial (_nuptiale pretium_), et il sera libre ensuite
d'épouser qui bon lui semblera, sans avoir rien à craindre.

On ne trouve dans la loi salique aucune règle spéciale qui concerne
la Prostitution proprement dite; mais, d'après la législation des
barbares, on peut affirmer qu'elle n'était nulle part tolérée, aux
époques reculées de notre histoire, et qu'elle n'avait qu'à se cacher
ou à s'enfuir aussitôt qu'elle avait été signalée dans un camp ou
dans un village de ces peuples austères et sauvages. L'ancien droit
du Sleswig, dans lequel celui des Francs Sicambres et Saliens semble
s'être conservé, nous apprend que l'inceste n'était plus atteint par
la loi, lorsqu'il avait été commis avec une femme débauchée. Celle-là
seule qui n'était pas infâme et qui n'avait point vendu son corps
(_quæ prius scortum non fecerit, nec infamis fuerit_), appartenait à
la famille et devait garder intacts ses liens de parenté; celle, au
contraire, qui s'était livrée à tous, avait été, par cela même, mise
hors la loi. (Voy. l'_Histoire du droit danois_, par Peter Kofodancher,
1776, in-4o, tom. II, p. 5.) L'ancien droit des Goths, qui se rattache
aussi à la loi salique, constate que la femme convaincue du fait de
Prostitution était expulsée de la cité, comme indigne de faire partie
d'une ghilde, et cette expulsion honteuse, dit le commentateur (J.-O.
Stiernook, dans son livre _De jure Sueonum et Gothorum vetusto_,
1672, pag. 321), était une peine suffisante pour faire expier à une
courtisane la turpitude de sa profession et l'infamie de sa vie.
La loi des Ripuaires ne prononce pas le bannissement de la fille
_ingénue_ qui s'abandonnait à plusieurs hommes; mais celui qui était
surpris avec elle (_si quis cum ingenuâ puellâ moechatus fuerit_)
payait pour les autres et n'en était pas quitte à moins de l'amende
énorme de cinquante sous d'or; cette amende revenait évidemment au
chef de la tribu ou _roi_. Nous pensons que la jurisprudence des
barbares en matière de Prostitution est formelle dans la loi des
Wisigoths, où un décret du roi Récarède, qui monta sur le trône en
586, interdit d'une façon absolue la Prostitution sous des peines
sévères. Récarède était catholique, et ses décrets furent sans doute
soumis aux évêques qui avaient immiscé la puissance ecclésiastique dans
tous les pouvoirs temporels et qui tenaient en tutelle les souverains
qu'ils avaient convertis; mais nous avons vu, par les conciles, que
l'Église catholique se conformait à la législation romaine sur beaucoup
de points moraux et fermait les yeux notamment sur la Prostitution
publique. Les lois des barbares, au contraire, n'admettaient pas cette
tolérance corruptrice et poursuivaient impitoyablement les femmes de
mauvaise vie qui déshonoraient toute une cité où elles avaient leur
résidence et leurs ignobles habitudes.

Le décret de Récarède est très-développé et très-explicite; on peut le
considérer comme le code général de la Prostitution chez les barbares,
chez les Francs de Belgique, ainsi que chez les Wisigoths d'Espagne.
Si une fille ou une femme de condition libre, exerçant publiquement
la Prostitution dans la cité, était reconnue prostituée (_meretrix
agnoscatur_) et avait été prise souvent en flagrant délit d'adultère;
si cette malheureuse, sans aucune pudeur, entretenait des relations
illicites avec plusieurs hommes, suivant la coutume de son vil métier,
elle devait être arrêtée par ordre du conseil de ville et chassée de
la cité, en présence de tout le peuple, après avoir reçu publiquement
trois cents coups de fouet. Il lui était enjoint de ne plus se laisser
prendre à l'avenir dans l'exercice de la Prostitution, et l'entrée
de la cité lui était à jamais fermée. Osait-elle y reparaître et y
recommencer son genre de vie, le conseil de ville lui faisait donner
de nouveau trois cents coups de fouet et la mettait en servage chez
quelque pauvre homme, qui la tenait sous une rigide surveillance et
qui l'empêchait de se promener par la ville. Arrivait-il que cette
impudique s'adonnât à la débauche, de l'aveu de son père ou de sa
mère, tellement que ses vénales amours procurassent à ses parents les
moyens de vivre, ce père ou cette mère infâme, qui se nourrissait du
déshonneur de sa fille (_pro hac iniquâ conscientiâ_), avait cent coups
de fouet à recevoir.

Toute servante qui avait des moeurs dissolues recevait trois cents
coups de fouet, et, après avoir été rasée, par ordre du juge, était
rendue à son maître, qui se voyait forcé de l'éloigner de la cité et
de la tenir en lieu sûr pour l'empêcher de revenir jamais. Dans le cas
où ce maître ne voudrait pas vendre cette servante et lui permettrait
de rentrer dans la cité, il serait condamné lui-même à recevoir
publiquement trois cents coups de fouet; puis, son esclave deviendrait
la propriété de quelque pauvre citoyen, au choix du roi ou du juge ou
du comte, et le nouveau maître de cette femme vagabonde aurait soin de
l'empêcher de reparaître sur le théâtre de ses prostitutions. Mais,
dans le cas où il serait arrivé que cette servante se prostituerait
au profit de son maître (_adquirens per fornicationem pecuniam domino
suo_), le maître partagerait la honte et la peine de son esclave, en
recevant trois cents coups de fouet. On devait traiter avec la même
rigueur les femmes communes qui seraient arrêtées dans les villages et
les bourgs et qu'on pourrait convaincre d'habitude de libertinage.

Le juge qui, par négligence ou par corruption, se dispensait de
faire exécuter le décret de Récarède, encourait lui-même, outre sa
destitution, un rigoureux châtiment, et se voyait condamné par le
conseil de ville à recevoir cent coups de fouet et à payer 30 sous
d'amende à son successeur.



CHAPITRE III.

  SOMMAIRE. --Les Francs, vainqueurs des Gaules, ne subirent pas
  l'influence de la corruption gallo-romaine. --Conversion de Clovis.
  --Formation de la société française. --État de la Prostitution sous
  les Mérovingiens. --Les Gynécées. --La Prostitution concubinaire.
  --Portrait physique et moral des Francs. --Divinités génératrices
  des Francs. --_Fréa_ ou _Frigga_, femme de Wodan. --_Liber_
  et _Libera_. --État moral des Francs après leur conversion au
  christianisme. --Les nobles. --Les plébéiens. --Efforts du clergé
  gaulois pour moraliser les Francs. --Condition des femmes franques.
  --Les mariages saliques. --Le _présent du matin_. --Abaissement
  volontaire des Franques vis-à-vis de leurs maris. --La _quenouille_
  et l'_épée_. --Multiplicité des alliances concubinaires sous les
  rois de la première race. --Tolérance forcée de l'Église au sujet
  des servantes concubines. --Les différents degrés d'association
  conjugale. --Le _demi-mariage_ et le _mariage de la main gauche_.
  --État de la famille en France. --Les _bâtards de la maison_.
  --Description d'un _gynécée_ franc. --Origine des sérails du
  mahométisme. --Les gynécées des Romains de l'empire d'Orient.
  --Gynécées des rois mérovingiens et carlovingiens. --Capitulaires
  de Charlemagne. --Des différentes catégories de gynécées.


Les Francs, qui s'avançaient pas à pas dans les Gaules depuis le
milieu du cinquième siècle, ne se confondirent pas d'abord avec les
Gallo-Romains qu'ils soumettaient à leur domination; ils conservèrent
leurs moeurs, leur religion et leurs usages, sans se laisser influencer
par le contact de la civilisation brillante et voluptueuse qu'ils
rencontraient dans les cités conquises; ils dédaignaient tout ce qui
ne leur venait pas de leurs ancêtres, et ils paraissaient vouloir
garder leur sauvage individualité, parmi les différentes races,
les différentes religions et les différents États politiques qui
s'étaient agglomérés sur le territoire des Gaules. Mais, en même
temps, ils n'essayèrent pas de changer rien au genre de vie et au
caractère des premiers possesseurs du sol; ils ne leur imposèrent
aucune contrainte d'imitation; ils ne daignèrent seulement pas leur
faire subir l'influence du voisinage et de l'exemple. La démarcation
restait si nettement tranchée entre les Gallo-Romains et les Barbares,
que, dans tous les pays où s'était établie la domination franque,
on avait mis en usage la loi salique vis-à-vis du code théodosien,
qui fut en usage dans les Gaules aussi longtemps que dans les restes
de l'empire romain. Les deux législations, qui avaient force de loi
réciproquement sur les vainqueurs et les vaincus, formaient un code
spécial de _lois mondaines_ (_lex mundana_), dans lequel chacun
trouvait son droit, suivant son origine. Plus tard, le code de Théodose
fut remplacé par celui d'Alaric II, roi des Wisigoths, et ensuite par
celui de l'empereur Justinien pour la jurisprudence romaine; quant à
la jurisprudence barbare, on ne fit qu'ajouter à la loi salique les
lois des Allemands, des Bavarois et des Ripuaires. Ce rapprochement
de deux jurisprudences si diverses et si opposées témoigne assez que
les Francs n'avaient nullement prétendu soumettre à leur code national
les populations avec lesquelles ils évitaient de se mêler; on voit
aussi, par là, qu'ils n'acceptaient pas davantage pour leur compte
l'autorité des lois usuelles de leurs esclaves ou serfs. Il est donc
certain que la Prostitution, qui avait un régime légal dans les villes
gallo-romaines, continua d'y subsister avec les mêmes conditions, après
la conquête des Francs, sans arriver à corrompre l'austérité rude et
fière de ces conquérants.

Les principaux chefs des tribus franques avaient été appelés dans
les Gaules par les évêques catholiques, qui préféraient garder
leur autorité sous les barbares, que de céder leur siége épiscopal
à l'arianisme protégé par les municipes romains. Ces chefs francs
ne firent que se conformer à un traité secret, contracté avec les
membres influents du clergé gaulois, en respectant les églises, les
monastères et le culte chrétien. Ils ne séjournaient pas avec leurs
hordes guerrières dans l'intérieur des cités qu'ils avaient prises de
vive force ou qui leur avaient ouvert les portes: ils se logeaient
autour de ces cités, dans des villages, dans des fermes, dans des
camps fortifiés, dans l'enceinte de leurs chariots chargés de butin;
ils étaient toujours prêts à se mettre en campagne et à recommencer
la guerre; ils vivaient isolés et fuyaient toute relation d'habitude
avec les indigènes gaulois et les colons romains. La fusion des races
et des moeurs ne fut déterminée que par la conversion de Clovis et
de ses Sicambres au christianisme. Alors, les Francs songèrent à se
fixer dans la Neustrie et l'Austrasie; alors le partage des terres
et des hommes de corps, au profit des chefs de la nation franque,
créa une société nouvelle, qui ne tarda pas à envelopper la société
gallo-romaine et à l'absorber tout entière. Les Francs, en devenant
chrétiens, devinrent aussi Gaulois et Romains, sans perdre toutefois
le cachet de leur naissance et sans cesser d'être barbares. Pendant
plus de deux siècles, se développa lentement, sous les auspices des
institutions mérovingiennes, cette société française, composée de tant
d'éléments divers et portant avec soi les germes de la civilisation
chrétienne. Depuis Clovis jusqu'à Charlemagne, les évêques furent les
véritables législateurs, et le code ecclésiastique domina le code de
Justinien et les lois teutoniques. La Prostitution, condamnée par
l'Église, n'avait pas de cours régulier et légal; les désordres de
l'incontinence n'en étaient que plus indomptables et plus audacieux.
Il n'y avait point, à proprement parler, de courtisanes, de prostituées
exerçant ce honteux métier, dans les villes gouvernées par les évêques,
mais il y eut partout, dans chaque fief (_feudum_), dans chaque demeure
rurale (_mansio_), une espèce de sérail, un gynécée, dans lequel les
femmes libres ou serves travaillaient au fuseau ou à l'aiguille, et
où le maître trouvait des plaisirs faciles et une émulation toujours
complaisante à les servir. Ce fut la Prostitution concubinaire qui
remplaça toute autre Prostitution, jusqu'à ce que le mariage se fût
délivré des scandales parasites qui le déshonoraient.

Les Francs, nous l'avons déjà dit, ne savaient ce que c'était que la
sensualité, quand ils descendirent dans les Gaules; ils n'usaient de
leurs femmes que pour avoir des enfants, et c'était pour eux accomplir
un pieux devoir que de donner beaucoup de combattants à leur tribu;
car, suivant les paroles du sophiste Libanius dans son discours à
l'empereur Constantin, «ils mettent tout leur bonheur dans la guerre,
qui semble leur véritable élément: le repos leur est insupportable;
jamais leurs voisins n'ont pu les décider ni les contraindre à vivre
tranquilles. Ces barbares sont occupés jour et nuit à méditer des
invasions.» Ils n'avaient donc pas le loisir de penser aux énervantes
récréations de la volupté, eux dont les moeurs, au dire d'Eusèbe (_Vie
de Constantin_, liv. I, ch. 25), ressemblaient à celles des bêtes
féroces. Sidoine Apollinaire ne les peint pas sous des couleurs moins
terribles: «Leur amour pour la guerre devance les années. S'ils sont
accablés par le nombre ou par le désavantage de la position, ils cèdent
à la mort et non à la crainte. Ils semblent invincibles, même dans
leur défaite, et leur vie s'éteint avant leur courage.» Ils n'avaient
aucune propension naturelle aux molles distractions de l'amour; «ils
ne se souciaient pas d'aimer ni d'être aimés par leurs femmes,» dit
Tacite en parlant des Germains, qui ne différaient pas des Francs du
cinquième siècle; ils se piquaient seulement de se rendre redoutables
et de paraître plus grands, plus hideux, plus étranges, aux yeux de
leurs ennemis. Voilà pourquoi ils teignaient en rouge leurs cheveux
blonds, qui, rasés derrière la nuque et ramenés du sommet de la tête
au front, tombaient par-devant en longues tresses ou se retroussaient
en panache au-dessus du crâne. Cette abondance de cheveux était un
emblème de leur force physique et un privilége de leur race; ils
s'intitulaient _guerriers chevelus_ et ils ne gardaient de leur
barbe que des moustaches effilées qui descendaient souvent en pleine
poitrine. Quant à leur costume ordinaire, il n'était pas fait pour
une vie oisive et voluptueuse: d'étroits habits en cuir de cerf ou de
daim serraient leurs membres vigoureux, et se prêtaient à tous leurs
mouvements souples et agiles; un large baudrier soutenait une épée
recourbée qu'on nommait _scramasax_, et une hache à deux tranchants
pendait à leur ceinture; ils ne quittaient pas même leurs armes, dans
les festins nocturnes où la bière remplissait leurs coupes en terre
noire ou rouge, chaque fois qu'ils répétaient le refrain d'un de leurs
chants de guerre. Ils arrivaient toujours ivres dans le lit d'une de
leurs épouses ou de leurs servantes, et ils ne manquaient pas d'en
sortir, avant qu'il fît jour, comme s'ils avaient honte de voir un
ariman (_heere man_, homme de guerre) dans les bras d'une femme.

Cependant les Francs avaient une divinité qui présidait aux mariages ou
plutôt à la génération: c'était Fréa ou Frigga, femme de Wodan, l'Odin
des Scandinaves, le dieu de la guerre et du carnage. Elle réparait
les maux causés par son farouche époux; elle donnait la vie, après que
celui-ci avait donné la mort; elle départait aux braves le repos et la
volupté (_pacem voluptatemque largiens mortalibus_, dit Adam de Brême,
dans son _Histoire ecclésiastique_). Adam de Brême ajoute que les
adorateurs de cette Vénus du Nord la représentaient sous la forme d'un
monstrueux phallus (_cujus etiam simulacrum ingenti Priapo_), mais on
ne cite aucun autre témoignage à l'appui de cette bizarre configuration
de la déesse Fréa, et nous serions fort embarrassé de justifier par des
autorités anciennes la présence du phallus dans la religion des Francs.
Quoi qu'il en soit, ce phallus n'était pas le symbole du libertinage
et des passions obscènes: il ne figurait pas autre chose que l'acte
divin de la génération, et il caractérisait la nature créatrice. On
doit peut-être rapporter au culte de Fréa, plutôt qu'à celui de Priape,
la plupart des traditions phalliques qui étaient fort répandues dans
les contrées où les Francs ont séjourné, et il faudrait voir ainsi
la Vénus du Nord, dans les idoles, dans les pierres levées, dans les
troncs d'arbre taillés à la serpe, dans les attributs de Priape, que
les villageois respectèrent et adorèrent jusqu'au neuvième siècle. On
a découvert, dans les ruines de plusieurs stations franques au bord du
Rhin, un grand nombre de phallus en bronze et en ivoire qui devaient
être des offrandes commémoratives présentées à Fréa par les femmes
plutôt que par les hommes. Ce n'est que dans l'idolâtrie des Phéniciens
qu'on trouve Vénus ou la nature femelle symbolisée par un phallus. A
la fin du quatrième siècle, lorsque la déesse Fréa, honorée par les
Francs de l'Yssel, pouvait avoir introduit une nouvelle espèce de
Vénus dans le paganisme romain, on dédia des chapelles à deux divinités
qui étaient peut-être d'origine franque, et que saint Augustin, dans
sa _Cité de Dieu_, nous montre comme concourant l'une et l'autre à
l'acte le plus secret de la génération. C'étaient Liber et Libera qui
occupaient le même temple, où la partie sexuelle de l'homme se voyait
placée à côté de celle de la femme, en guise de simulacre de ces
divinités qu'on nommait le _père_ et la _mère_. Saint Augustin cite un
singulier passage de Varron au sujet des attributions de Liber et de
Libera, que nous n'hésitons pas à reconnaître dans la Fréa des Francs:
_Liberum a Liberamento appellatum volunt, quod mares in coeundo, per
ejus beneficium, emissis seminibus, liberentur. Hoc idem in feminis
agere Liberam, quam etiam Venerem putant, quod et ipsas perhibeant
semina emittere, et ob hoc Libero eamdem virilem corporis partem in
templo poni, femineam Liberæ._

Mais Clovis, baptisé par saint Remy, renversa les idoles qu'il avait
adorées, et les Francs, à son exemple, se firent baptiser à l'envi, en
renonçant aux dieux de leurs ancêtres. Leur catholicisme fut longtemps
aussi grossier que l'avait été leur idolâtrie; ils ne comprenaient ni
le dogme, ni la morale de la religion, qu'ils avaient embrassée, et
qui se bornait pour eux à certaines pratiques, à certaines cérémonies.
Toutefois, les évêques se servirent avec succès de l'autorité
ecclésiastique, pour adoucir et corriger les moeurs des farouches
Sicambres: ils étaient sans cesse en lutte contre ces barbares qui
ne connaissaient d'autre loi que leurs instincts et leurs passions
brutales; ils procédaient par l'excommunication, et ils s'exposaient à
des injures, à de mauvais traitements, même à la mort, en tenant tête à
leurs néophytes, qui s'abandonnaient avec une fougue sauvage à tous les
excès, et qui se jouaient surtout du sacrement du mariage. Les rois,
comme les leudes et les lètes, avaient une quantité de concubines qui
se succédaient l'une à l'autre, et qui quelquefois avaient un règne
simultané. Or, l'Église, en se fondant sur le sentiment unanime des
conciles, permettait à tout laïque une seule épouse légitime ou une
seule concubine, suivant l'usage de la loi romaine qui survivait au
polythéisme. Les clercs eux-mêmes jouissaient des mêmes priviléges, et
rien n'était plus fréquent que de voir un évêque marié et un prêtre
ayant une concubine. Mais les Francs ne se contentèrent pas de la
tolérance catholique qui permettait à chacun, soit une concubine,
soit une épouse; ils ne se bornaient point à en changer aussi souvent
que l'envie leur prenait de former une nouvelle union légitime ou
autorisée; ils entretenaient, à côté de l'épouse en titre, plusieurs
concubines qui partageaient simultanément la couche du maître; ils
avaient, dans la partie la plus retirée de la maison, un gynécée de
femmes ou de servantes (_ancillæ_) qui leur donnaient des enfants, et
qui passaient tour à tour dans leur lit. C'était la coutume de tous
les barbares, qui manifestaient leur noblesse et leur richesse, par
le nombre de leurs femmes, de leurs chevaux et de leurs chiens. Chez
les pauvres et dans la plèbe, le mariage était monogame, parce que le
mari n'aurait pas eu les moyens de nourrir plusieurs femmes; mais cette
épouse ou cette concubine cédait souvent la place à une autre, car le
divorce n'offrait pas plus de formalités que le mariage.

On comprend à quel point le clergé gaulois avait à combattre les moeurs
désordonnées de ces barbares, qui s'indignaient de toute contrainte
et qui voyaient une servitude intolérable dans chaque prescription
de la loi divine et humaine. Les Francs ne souffraient pas que le
prêtre se permît de voir, de juger et de condamner ce qui se cachait
dans le sanctuaire du foyer domestique: ils contribuaient volontiers
à toutes les dépenses du culte; ils faisaient généreusement l'aumône;
ils donnaient à pleines mains pour la construction et l'embellissement
des églises, pour l'entretien des monastères, pour les châsses, les
reliquaires, les tombeaux des saints, mais ils devenaient indociles et
rebelles, dès que leur conduite privée était en butte aux réprimandes
et aux anathèmes des évêques et des clercs. Ils ne se conformaient pas,
d'ailleurs, aux préceptes de l'Évangile, qui veut que la femme soit
l'égale de l'homme, et qu'ils ne fassent qu'une seule chair: la femme,
dans leurs idées, était moins la compagne de l'homme que son esclave ou
sa servante, et cette servante, cette esclave, loin d'être affranchie
par le mariage, n'y trouvait qu'un joug plus pesant et un maître moins
facile. Au reste, toutes les femmes, chez les Francs, avaient accepté
cette condition de servage et d'infériorité, que leur attribuait
leur sexe, et elles ne savaient pas même bon gré au clergé de la
protection qu'il s'efforçait d'étendre sur elles; car l'excommunication
qui frappait leurs maris ou leurs maîtres les atteignait aussi dans
ses conséquences, et les exposait à des représailles trop souvent
sanglantes. Un Franc, qui avait répudié son épouse ou chassé sa
concubine, n'hésitait pas à la tuer plutôt que de la reprendre en
obéissant aux injonctions de son évêque et en ayant l'air de fléchir
devant les menaces de l'Église. Ces mariages, ces concubinages, il est
vrai, n'étaient pas la plupart consacrés par la bénédiction religieuse;
ils s'accomplissaient devant la loi salique, par le sou et le denier,
que la femme recevait comme symbole du contrat nuptial; ce contrat,
consenti devant témoins, n'était écrit et signé que dans le cas, peu
ordinaire, où l'époux, le lendemain de la nuit des noces, assignait
un douaire à son épouse, en lui jetant un brin de paille sur le sein,
et en lui serrant le petit doigt de la main gauche. Le présent du
matin (_morghen gabe_) composait, presque à lui seul, le lien d'une
union, commencée la veille par l'octroi d'un sou d'or et d'un denier
d'argent que l'époux avait mis dans la main de sa femme. Ce sou et
ce denier semblent avoir été la taxe (_præmium_) générale et uniforme
qu'une femme, quel que fût son rang, devait réclamer pour prix de sa
virginité.

Après avoir accepté d'un homme le sou et le denier, la femme se
considérait comme vendue à cet homme, et elle ne s'appartenait plus à
elle-même, tant que les chaînes de ce servage n'étaient pas rompues par
le divorce ou par la mort. On peut juger de la soumission d'une épouse
envers son mari, par les termes qu'elle employait en lui adressant
la parole: «Mon seigneur et mon époux, lui disait-elle; moi, votre
humble servante (_Domini et jugalis mei, ego ancilla tua_).» C'est
ainsi que, dans les _Formules de Marculphe_ (lib. II, c. 27), la femme
parle à son seigneur et maître. Il n'y avait qu'une seule circonstance
où une femme mariée pût échapper à l'esclavage de sa position et se
relever de son abaissement. Quand une fille née de parents libres avait
associé son sort à celui d'un serf et s'était donnée à lui par amour
ou par imprudence, elle suivait la condition de cet époux indigne
d'elle et devenait serve comme lui; mais la loi des Ripuaires lui
offrait toujours, pour l'honneur de sa famille, le moyen de reconquérir
sa liberté. A la requête d'un parent ou d'un ami, elle se faisait
citer devant le roi ou le comte, qui l'interrogeait sur son mariage
déshonorant; elle avouait le fait et s'en remettait à la justice
du roi ou du comte. Celui-ci mandait le mari serf et le confrontait
avec sa femme, à laquelle il présentait en silence une quenouille et
une épée. Si cette femme optait pour la quenouille, elle demeurait
esclave à toujours et à la merci de l'homme qu'elle avait aimé assez
pour lui sacrifier tout; si, au contraire, elle prenait l'épée, elle
redevenait libre, en tuant cet homme qui l'avait faite esclave. Elle
effaçait ainsi la honte de sa Prostitution dans le sang de celui qui
en était coupable, peut-être malgré lui. La quenouille (_conucula_)
était l'emblème de la condition servile que le mariage faisait aux
femmes. Elles ne paraissaient plus en public; elles ne fréquentaient
pas la compagnie des hommes; elles ne sortaient que voilées et
couvertes d'amples vêtements, dans lesquels leurs pieds et leurs mains
restaient toujours ensevelis; elles passaient leur vie à filer le
chanvre et la laine, à fabriquer et à teindre des étoffes, à mettre au
monde et à élever des enfants. Toutes les fois que les historiens des
temps mérovingiens nous introduisent dans l'appartement des femmes,
fussent-elles reines, ils nous les représentent occupées à des soins
de ménage et à des travaux d'aiguille, loin des regards curieux et des
convoitises profanes.

Les alliances concubinaires, qui convenaient aux moeurs des Francs,
s'étaient multipliées de telle sorte, sous les rois de la première
race, qu'il fallait qu'un Franc fût bien pauvre pour n'avoir qu'une
femme et deux servantes dans sa maison. L'Église fermait les yeux sur
ces désordres, tant qu'elle pouvait paraître les ignorer et tant qu'on
ne s'adressait point à elle pour les faire cesser. Elle poussait la
condescendance à l'égard des maîtres du pays, jusqu'à leur permettre un
commerce permanent avec leurs servantes, pourvu qu'ils se dispensassent
de toute formalité matrimoniale; mais Salvien, qui était Gaulois et qui
écrivait au milieu du cinquième siècle, nous apprend que la tolérance
ecclésiastique au sujet des concubines avait été si mal interprétée,
que la plupart de ceux qui vivaient en concubinage se regardaient
comme légitimement mariés et ne prenaient pas d'autres épouses que
leurs servantes, avec lesquelles ils cohabitaient en leur rendant des
devoirs de mari (_ad tantam res imprudentiam venit, ut ancillas suas
multi uxores putent, atque utinam sicut putantur esse quasi conjuges,
ita solæ haberentur uxores_). Salvien, dans ce passage remarquable (_De
gubern. Dei_, l. IV, c. _De concubinis_), dit que l'Église estimait le
concubinage et le tenait pour chaste, en comparaison de la Prostitution
indécise et vagabonde; car l'homme qui se contentait de ses concubines
imposait une espèce de frein à ses désirs et les renfermait dans le
cercle plus ou moins restreint des amours ancillaires. Ces amours,
quoique illicites, trouvèrent grâce devant le tribunal canonique,
parce qu'ils empêchaient de plus grands désordres et qu'ils assuraient
le repos de la société chrétienne. Le pape saint Léon, vers la fin
du cinquième siècle, étendait son manteau pontifical sur les abus du
concubinat, lorsqu'il disait, dans une lettre à l'évêque de Narbonne:
«Les filles qui sont mariées avec l'autorité de leurs parents n'ont
rien à se reprocher, si les femmes qu'avaient leurs maris auparavant
n'étaient pas véritablement mariées, parce que autre chose est une
femme mariée, autre chose est une concubine.» Nous croyons que le
mot _concubine_, à ces époques où il était si fréquemment employé
et presque toujours en bonne part, s'appliquait à différents degrés
d'association conjugale; mais si ce mot, au singulier, n'avait
d'ordinaire qu'une signification honnête, le même mot, au pluriel,
prenait un sens injurieux et indécent.

Jusqu'au règne de Charlemagne, selon l'abbé de Cordemoy, dans son
_Histoire de France_: «La qualité de _concubine_, réduite aux termes
de l'honnêteté, désignoit une femme mariée avec honneur et de laquelle
le mariage, quoique fait avec moins de formalités que celui qu'on
appeloit _solennel_, ne laissoit pas d'être valable. Le plus instruit
de nos jurisconsultes (Cujas) dit que le concubinage étoit un lien si
légitime, que la concubine pouvoit être accusée d'adultère aussi bien
que la femme; que la loi permettoit d'épouser, à titre de concubines,
certaines personnes que l'on considéroit comme inégales par le défaut
de quelques qualités qu'il falloit pour soutenir le plein honneur du
mariage; et que, encore que le mariage fût au-dessus du concubinage
pour la dignité et pour les effets civils, le nom de _concubine_ étoit
pourtant un nom d'honneur bien différent de celui de _maîtresse_; mais
qu'enfin le vulgaire en France avoit confondu ces deux mots, faute
d'entendre ce que c'étoit que le concubinage, quoiqu'il soit fort en
usage dans quelques endroits, où il s'appelle _demi-mariage_, et en
d'autres termes, _mariage de la main gauche_.» L'abbé de Cordemoy,
en s'appuyant sur l'autorité de Cujas, ne s'est pas souvenu que ce
savant jurisconsulte avait étudié le droit romain plutôt que le droit
barbare. Le concubinage, chez les Francs et les Gallo-Romains, qui
ne tardèrent pas à imiter leurs maîtres, n'avait pas toujours ce
caractère de demi-mariage que lui assigna la jurisprudence romaine.
Il s'écartait d'autant plus de ce demi-mariage, qu'il se renouvelait
sans cesse et qu'il comprenait quelquefois un certain nombre de femmes
sous le même régime concubinaire. Dans quelques circonstances, il est
vrai, un roi, un magnat, un noble, qui épousait une femme de condition
inférieure, ne lui accordait pas le titre d'épouse, mais celui de
concubine, qui n'impliquait point avec lui la célébration du mariage
chrétien. Ordinairement la concubine était une servante, une esclave,
qui entrait dans le lit de son maître et seigneur. Cette concubine
pouvait se prévaloir d'une sorte de légitimité nuptiale, tant qu'elle
ne partageait pas ses attributions les plus délicates avec une autre
femme. Les Francs, surtout leurs chefs, prenaient des concubines
qu'ils épousaient à la manière franque, par le sou et le denier, afin
de n'être pas, en cas de divorce ou de répudiation, arrêtés par les
entraves du mariage religieux. L'Église n'avait rien à voir dans les
unions qu'elle n'avait pas faites, et si elle s'en mêlait parfois
à contre-coeur, quand un scandale éclatant l'empêchait de garder
la neutralité, elle ne se heurtait pas à de terribles questions de
sacrilége et de bigamie chrétienne: elle ne se prononçait alors,
entre les parties, que sur le chef d'incontinence et de fornication.
Nous persistons à croire que, sous la première et même la seconde
race de nos rois, on appelait _épouse_ la femme mariée suivant le
rite de l'Église, et _concubine_, la femme mariée seulement selon
la loi salique: _Secundum legem salicam et antiquam consuetudinem_,
disent les _Formules de Marculphe_, au sujet du sou et du denier, qui
constituaient le mariage civil des Francs.

Les concubinages, étant de leur nature étrangers à la sanction
ecclésiastique, ne dépendaient que du caprice des personnes qui les
contractaient à leur fantaisie, et qui les rompaient sans plus de
scrupule. Tel fut pendant plus de trois siècles l'état de la famille
en France: à côté de la femme légitime, seule reconnue par l'Église,
il y avait une ou plusieurs concubines, à qui le maître de la maison
accordait plus ou moins d'égards, en raison de leur naissance, de
leur conduite ou de l'affection qu'il avait pour elles. Quelquefois
ces concubines étaient si nombreuses sous le même toit, que l'homme
qui les nourrissait et les entretenait à ses dépens, se voyait forcé
d'en congédier quelques-unes pour qu'elles ne mourussent pas toutes
de faim. Le mariage salique ne fut en usage que pour les filles
d'origine franque, qui épousaient concubinairement des hommes de leur
race. Ces concubines, en général, se rendaient compte de leur position
inférieure vis-à-vis de la femme légitime mariée catholiquement, et
celle-ci, satisfaite de son rang et de sa part d'épouse, les laissait
sous ses yeux remplir leur rôle concubinaire. Les enfants issus de ces
concubinages n'étaient pas admis aux mêmes droits que les enfants nés
de l'épouse légitime; mais ils avaient pourtant une demi-légitimité, et
leur bâtardise ne leur imprimait aucune tache de honte, puisqu'ils s'en
faisaient honneur et s'intitulaient bâtards de la maison; ils restaient
toutefois dans un état d'infériorité et de respectueuse soumission
vis-à-vis de leurs frères nés de l'épouse véritable, lesquels
représentaient seuls la branche héréditaire et se partageaient entre
eux les biens de leur père. Les concubines semblaient n'avoir d'autre
destination que de suppléer aux insuffisances et aux empêchements de
l'épouse, lorsque celle-ci était éloignée du lit conjugal par son
indisposition mensuelle, par la maladie ou par la nourriture d'un
nouveau-né. Il y avait aussi bien des degrés entre les concubines:
les unes, de condition libre et de race franque, s'estimaient aussi
bien mariées que si l'Église eût sanctionné le contrat du sou et
du denier; les autres, de condition serve et de race étrangère, ne
pouvaient jamais prendre des airs de femme légitime. Une servante,
qui n'avait fait que passer dans la couche du maître, conservait
seulement une sorte d'autorité sur ses compagnes, qui lui accordaient
quelque déférence: cette autorité augmentait à mesure que le temps lui
donnait plus de poids et que le maître (_dominus_) la confirmait par la
bienveillance dont il honorait une vieille maîtresse.

Toutes les femmes attachées à une maison, en qualité d'épouses, de
concubines et de servantes, vivaient ensemble dans l'intérieur du
logis, où nul homme ne pénétrait sans la permission du maître. Le
local réservé aux femmes se nommait _gynécée_, chez les Francs comme
chez les Gallo-Romains (en latin _gynæceum_, en grec +gynaikeon+).
Le mot _gynæceum_ s'était corrompu de plusieurs manières, selon les
dialectes barbares qui l'avaient adopté, et nous le voyons écrit
_genecium_, _genicium_, _genecæum_ et _genizeum_, dans les auteurs de
la basse latinité. Ce local était plus ou moins spacieux, en raison de
l'importance de la maison. Il se composait de plusieurs chambres ou de
plusieurs corps de bâtiment; il renfermait souvent différents ateliers
et un grand dortoir, qui rapprochait toutes les conditions et tous
les âges. La maîtresse de la maison, soit l'épouse, soit la principale
concubine, avait sous sa direction les travaux du gynécée. Ces travaux
comprenaient plus particulièrement ceux qui regardent l'industrie
de la fabrique des étoffes et de la confection des vêtements. En ce
temps-là, de même que dans toute l'antiquité, les hommes auraient
rougi de mettre la main à ces ouvrages de femme (_muliebre opus_),
et, dans les arts domestiques, ils ne s'appliquaient qu'à des oeuvres
de cognée et de marteau. Les anciens glossaires sont d'accord sur ce
point, que l'apprêt des laines appartenait surtout au gynécée du Nord;
le filage de la soie au gynécée du Midi. Papias dit que le gynécée
s'appelle _textrinum_ (atelier), «parce que les femmes qui y sont
réunies travaillent à la laine» (_quod ibi conventus feminarum ad opus
lanificii exercendum conveniat_). Pollux dit que le gynécée peut être
appelé _sayrie_, parce que c'est là que les femmes travaillent à la
soie. Ces gynécées existaient, avec destination analogue, chez les
Romains de l'empire d'Orient; ils étaient même établis sur une plus
vaste échelle à Constantinople, et l'on ne peut plus douter qu'ils
n'aient donné naissance aux sérails, que le mahométisme ne fit pas
aussi laborieux, en les consacrant exclusivement au mariage. Chez les
Romains d'Orient, il y avait des gynécées pour les deux sexes, qui
y travaillaient séparément ou collectivement, selon le bon plaisir
du maître; mais, dans ces gynécées considérables, on ne recevait que
des esclaves qui subissaient la contrainte la plus rigoureuse et qui
s'inclinaient sous le fouet et le bâton. Aussi, les gynécées des
empereurs, des magistrats et des officiers impériaux, étaient-ils
des ateliers pénitentiaires où l'on envoyait, pendant un temps fixé
par l'arrêt de condamnation, les pauvres et les vagabonds qui avaient
commis un délit et qui ne pouvaient payer l'amende. Il est dit dans
la Passion de saint Romain que le saint fut revêtu d'une chemise de
laine et enfermé dans un gynécée, en signe de mépris (_ad injuriam_).
Lactance, dans son livre _De la mort des persécuteurs_, dit que les
mères de famille et les dames patriciennes qu'on soupçonnait de s'être
converties à la foi des chrétiens étaient jetées honteusement dans un
gynécée (_in gynæceum rapiebantur_).

A l'instar des empereurs de Byzance, les rois mérovingiens et
carlovingiens eurent des gynécées dans leurs habitations rurales,
et ces gynécées renfermaient toute une population de femmes, parmi
lesquelles ces souverains ne dédaignaient pas de choisir les plaisirs
capricieux de leur lit royal. Le capitulaire _de Villis_ énumère les
différents ouvrages qui s'exécutaient dans ces vastes ateliers où
travaillaient aussi des esclaves et des eunuques: «Qu'en nos gynécées,
dit Charlemagne, se trouve tout ce qu'il faut pour travailler,
c'est-à-dire le lin, la laine, la gaude, la cochenille, la garance,
les peignes, les laminoirs, les cardes, le savon, l'huile, les
vases et toutes les choses qui sont nécessaires dans ce lieu-là.»
Un autre capitulaire, de l'année 813, ajoute: «Que nos femmes, qui
sont employées à notre service (_feminæ nostræ quæ ad opus nostrum
servientes sunt_), tirent de nos magasins la laine et le chanvre,
avec lesquels elles fabriqueront des capes et des chemises.» On voit,
dans le livre des Miracles de saint Bertin (_Act. SS. Bened._, t. I,
p. 131), que les jeunes enfants étaient mis en apprentissage dans les
gynécées des grands, où ils apprenaient à filer, à tisser, à coudre,
à faire toutes sortes d'ouvrages de femme (_in genecio ipsius, nendi,
cusandi, texendi, omnique artificio muliebris operis edoctus_), Un
maître, quel qu'il fût, était fort jaloux de ses gynéciaires, et il
ne permettait à personne l'entrée de son gynécée, que protégeait,
comme un sanctuaire, la législation des barbares. «Si quelqu'un, dit
la loi des Allemands, a couché avec une fille d'un gynécée qui ne
lui appartient pas, et cela contre la volonté de cette fille, qu'il
soit taxé à 6 sous d'or (_si cum puellâ de genecio priore concubuerit
aliquis contra voluntatem ejus_).» Le texte de la loi diffère dans les
manuscrits, mais le sens ne varie pas beaucoup; seulement, Charlemagne,
dans une nouvelle rédaction de cette loi, jointe à ses capitulaires,
en punissant le viol accompli et non les tentatives de séduction
(_si quis alterius puellam de genicio violaverit_) a fait disparaître
l'incertitude qui s'attachait à l'espèce de violence que la gynéciaire
pouvait dire avoir été exercée _contre sa volonté_.

Il est certain que les gynécées n'étaient pas tous du même ordre,
ou du moins qu'ils avaient différentes catégories que réglait la
nature des travaux plus pénibles ou moins désagréables les uns que
les autres. Ainsi, les plus rudes devaient être attribués à des
esclaves subalternes ou à des ateliers de discipline. Ce n'est pas à
dire cependant, comme Ducange essaie de le prouver dans son Glossaire
(au mot _Gynæceum_), que la plupart des gynécées suppléaient aux
lupanars, et n'étaient que des foyers de Prostitution. Le texte, que
Ducange emprunte à la loi des Lombards, ne conclut pas à l'induction
qu'il veut en tirer: «Nous avons statué que si une femme, sous un
déguisement quelconque, est saisie en flagrant délit de débauche
(_si femina, quæ vestem habet mutatam, moecha deprehensa fuerit_),
elle ne soit pas mise au gynécée, comme ç'a été la coutume jusqu'ici,
attendu qu'après s'être prostituée à un seul homme, elle ne perdrait
pas l'occasion de se prostituer à plusieurs.» Ce texte prouverait, au
contraire, que la loi veillait à la pureté des moeurs gynéciaires.
Cependant les gynécées, ceux des particuliers comme ceux des rois,
méritèrent souvent leur mauvaise réputation et même, au dixième siècle,
leur nom devint synonyme de lieu de débauche. Le maître de maison
n'avait que faire d'un pacte concubinaire avec ses servantes et ses
ouvrières, qui se disputaient l'honneur de partager sa couche: «Si
quelqu'un, dit Réginon (_De Eccles. discip._, l. II, c. 5), consent à
commettre un adultère dans sa propre maison avec ses servantes ou ses
gynéciaires...» Ce passage paraît indiquer que les gynécées, outre
les servantes, admettaient des femmes pensionnaires qui se louaient
à certaines conditions. L'entretien d'un gynécée coûtait donc fort
cher: le chapitre 75 d'un synode de Meaux, cité par Ducange, parle de
laïques qui avaient des chapelles à eux, et qui s'autorisaient de cela
pour lever des dîmes qui leur servaient à nourrir des chiens et des
gynéciaires (_inde canes et gyneciarias suas pascant_). Les gynécées
se restreignirent à des proportions moins ambitieuses, à mesure que
les manufactures s'établirent et que le commerce, en distribuant
partout ses produits, rendit inutile la fabrication d'une foule de
tissus et d'objets dans le domicile des particuliers. Mais la vie des
femmes ne cessa pas d'être commune, et, malgré l'émancipation que la
chevalerie leur avait apportée en certaines circonstances solennelles,
la vie privée resta murée; alors il n'y avait plus de concubines dans
ces sanctuaires de la famille, où la femme légitime, entourée de ses
servantes et de ses enfants, leur donnait l'exemple du travail, de la
décence et de la vertu.



CHAPITRE IV.

  SOMMAIRE. --Débordements concubinaires des rois francs. --Clotaire
  Ier. --Ingonde et Aregonde. --Incontinence adultère de Caribert,
  roi de Paris. --Marcoviève et Méroflède. --Caribert répudie
  sa femme Ingoberge. --Theudechilde. --Les frères de Caribert.
  --Gontran, roi d'Orléans et de Bourgogne. --Chilpéric, roi de
  Soissons. --Audowère. --Frédégonde. --Galeswinde. --Dagobert Ier.
  --Pépin et sa concubine Alpaïs. --Meurtre de saint Lambert par
  Dodon, frère d'Alpaïs. --Moeurs dissolues de Bertchram, évêque de
  Bordeaux. --Brunehaut. --Charlemagne. --Ses concubines Maltegarde,
  Gersuinde, Régina et Adallinde. --Ses filles. --Le cartulaire de
  l'abbaye de Lorsch. --Légende des amours d'Éginhard et d'Imma,
  fille de Charlemagne. --Capitulaire de Charlemagne concernant les
  complices de la Prostitution. --Origine des fonctions du prévôt de
  l'hôtel du roi et de l'office du _roi des ribauds_. --Recherches
  minutieuses des individus suspects et des prostituées ordonnées par
  Charlemagne. --Châtiment infligé aux femmes de mauvaise vie et à
  leurs complices. --Les juifs, courtiers de Prostitution. --Le _pied
  de roi_. --Dissertation sur la stature de Charlemagne. --Légende de
  _la femme morte et la pierre constellée_. --Le capitulaire de l'an
  805. --Les hommes _nus_. --Les _mangones_ et les _cociones_. --Les
  _maquignons_. --Légende de saint Lenogésilus. --Les successeurs
  de Charlemagne. --Louis-le-Débonnaire. --L'_épreuve de la croix_.
  --L'épreuve du _congrès_. --L'impératrice Judith. --Theutberge,
  femme de Lothaire, roi de Lorraine, accusée d'inceste. --Le
  champion ou _vicaire_ de Theutberge sort triomphant de l'_épreuve
  de l'eau chaude_. --Theutberge, justifiée, est traduite devant un
  consistoire présidé par Lothaire. --Elle s'accuse, puis rétracte
  ses aveux. --Le concile de Metz. --Lothaire est excommunié.
  --Sacrilége de Lothaire. --Sa mort.


Les rois de la première race furent sans cesse en lutte avec l'Église,
à cause de leurs concubines, qu'ils prenaient et répudiaient tour à
tour, sans consulter les évêques, et ceux-ci, malgré leurs menaces
et leurs anathèmes, ne parvenaient pas à faire respecter aux Francs
l'institution religieuse du mariage, car les nouveaux convertis
restaient païens dans leurs moeurs et supportaient avec peine le joug
évangélique. L'histoire de ces rois est remplie de leurs guerres,
de leurs crimes et de leurs excès; mais c'est surtout dans leurs
amours qu'ils ont à se plaindre de l'importune police du pouvoir
ecclésiastique, qui ne leur accorde ni paix ni trêve, et qui ne tolère
pas chez eux l'exemple de la Prostitution. Pourtant, le scandale
demeure ordinairement enclos dans le sein du gynécée, et la rumeur
publique révèle à peine ce qui s'y passe. Dès qu'un écho de ces
désordres avait transpiré aux oreilles du confesseur, celui-ci s'armait
de ses foudres excommunicatoires et tenait le pécheur éloigné de la
sainte table, jusqu'à ce qu'il eût purifié son lit et rompu avec le
démon féminin. On ne comprendra bien les débordements concubinaires des
rois francs, qu'en lisant, dans Grégoire de Tours, le récit naïf d'un
des mariages du roi Clotaire, fils de Clovis, lequel eut sept femmes
ou concubines avouées. «Il avait déjà pour épouse Ingonde, et l'aimait
uniquement, lorsqu'elle lui fit cette demande: «Mon seigneur a fait
de moi ce qu'il a voulu; il m'a reçue dans son lit; maintenant, pour
mettre le comble à ses faveurs, que mon seigneur roi daigne écouter
ce que sa servante lui demande. Je vous prie de vouloir bien chercher
pour ma soeur, votre esclave, un homme capable et riche qui m'élève
au lieu de m'abaisser, et qui me donne les moyens de vous servir avec
plus d'attachement encore?» A ces mots, Clotaire, déjà trop enclin à
la volupté, s'enflamme d'amour pour Aregonde, se rend à la campagne où
elle résidait, et se l'attache par le mariage. Quand elle fut à lui, il
retourna vers Ingonde, et lui dit: «J'ai travaillé à te procurer cette
suprême faveur que m'a demandée ta douce personne, et en cherchant un
homme riche et sage qui méritât d'être uni à ta soeur, je n'ai trouvé
rien de mieux que moi-même; sache donc que je l'ai prise pour épouse;
je ne crois pas que cela te déplaise?--Ce qui paraît bien aux yeux de
mon maître, répondit-elle, qu'il le fasse; seulement, que sa servante
vive toujours en grâce avec le roi!» Ce curieux tableau de moeurs nous
montre comment allaient les choses dans les gynécées des rois.

Les fils de Clotaire Ier furent comme lui polygames, et plus que lui
adonnés à leur incontinence adultère. L'aîné, Caribert, roi de Paris,
était marié à Ingoberge, que sa naissance illustre élevait au-dessus
de ses rivales: «Elle avait à son service deux jeunes filles nées d'un
pauvre artisan; l'une, nommée Marcoviève, portait l'habit religieux; la
seconde s'appelait Méroflède, et le roi en était éperdument amoureux.»
Ingoberge, jalouse de l'intérêt qu'elles inspiraient au roi, eut la
fâcheuse idée de vouloir déprécier ces deux soeurs, en mettant sous
les yeux de Caribert la condition servile de leur père, qui cardait
de la laine dans le préau du palais; mais Caribert, irrité contre sa
femme, qui s'était proposé de le faire rougir, la répudia, et prit
successivement Méroflède et Marcoviève; mais il ne s'en contenta pas;
bientôt, il leur préféra une autre servante, nommée Theudechilde,
dont le père était berger. Celle-ci, quoique concubine de dernier
ordre, s'empara du trésor de Caribert, quand ce prince mourut, sans
laisser d'héritier, entre les bras de Theudechilde, de Marcoviève et
de Méroflède, qui s'étaient partagé ses dernières caresses. Les frères
de Caribert avaient aussi au même degré le vice de l'incontinence.
Gontran, roi d'Orléans et de Bourgogne, tout dévot qu'il était,
changea de femmes autant de fois que Caribert, et eut des concubines
de basse extraction, sans que les évêques, qui l'appelaient le _bon_
Gontran (_bonus_) le troublassent dans ses amours. Chilpéric, roi de
Soissons, est celui auquel les chroniqueurs contemporains attribuent
le plus grand nombre de femmes, épousées d'après la loi des Francs,
par l'anneau, le sou et le denier. Une de ces femmes, nommée Audowère,
avait à son service Frédégonde, jeune fille d'origine franque, aussi
remarquable par sa beauté que par son astuce. Chilpéric ne l'eut pas
plutôt vue, qu'il en fut épris; mais Frédégonde avait trop d'ambition
pour être satisfaite du rôle de concubine subalterne. Audowère étant
accouchée en l'absence du roi son mari, Frédégonde, de concert avec
un évêque qu'elle avait mis dans ses intérêts, abusa de la simplicité
de la reine au point de la déterminer à tenir elle-même sur les
fonts baptismaux son propre enfant. Or la qualité de marraine était
incompatible avec celle d'épouse, selon la doctrine de l'Église.
Lorsque Chilpéric revint de la guerre, toutes les filles de son
domaine royal allèrent à sa rencontre, portant des fleurs et chantant
ses louanges. Frédégonde se présenta la première: «Avec qui mon
seigneur couchera-t-il cette nuit? lui dit-elle effrontément (_Cum quâ
dominus meus rex dormiet hac nocte?_); car la reine, ma maîtresse,
est aujourd'hui sa commère, étant marraine de sa fille.--Eh bien!
répondit Chilpéric d'un ton jovial, si je ne puis coucher avec elle,
je coucherai avec toi.» Audowère arrivait à lui, son enfant entre les
bras: «Femme, lui dit le roi, tu as commis un crime par simplicité
d'esprit, tu es ma commère et ne peux plus être mon épouse.» Il la
répudia sur-le-champ et lui fit prendre le voile dans un couvent.
Frédégonde n'occupa la place d'Audowère, que pendant quelques mois.
Chilpéric demanda en mariage Galeswinde, fille du roi des Goths, et,
pour obtenir la main de cette princesse, il répudia ses femmes et
congédia ses maîtresses, même Frédégonde, qu'il n'avait pas cessé
d'aimer. Mais il ne tarda pas à se rapprocher de cette belle concubine,
et à lui sacrifier la reine, qu'il fit étrangler pendant qu'elle
dormait. Frédégonde, qu'il épousa ensuite, l'enveloppa dans un réseau
de voluptés, qui le réduisit à la merci de sa criminelle compagne.

Telle est l'histoire de presque tous les rois mérovingiens, qui ne
reculaient ni devant des meurtres, ni devant des guerres sanglantes,
pour servir leurs amours et prendre ou garder une concubine. Ils
vivaient dans leurs domaines royaux, loin des yeux de leurs sujets, qui
entendaient à peine le bruit des orgies de ces rois fainéants, livrés
à la débauche, et retombant sans cesse de l'ivrognerie à la luxure.
La vie intérieure du palais n'était qu'un bourbier de Prostitution
où s'enfonçait de plus en plus la royauté franque. Dagobert Ier, qui
eut pourtant quelques qualités d'un roi, ne fut pas plus continent
que ses prédécesseurs, et son ministre saint Éloi ne paraît pas
s'être préoccupé des moeurs privées de ce prince, qui bâtissait des
églises, fondait des monastères, couvrait d'or les reliques et les
tombeaux des saints, mais qui, en même temps, avait une foule de
concubines, à l'instar du roi Salomon (_luxuriæ supramodum deditus,
tres habebat instar Salomonis reginas maxime et plurimas concubinas_,
dit Frédégaire dans sa chronique). Les évêques ne se lassaient
pourtant pas d'anathématiser les désordres des rois et des princes; ils
s'exposaient courageusement à la colère de ces libertins, trop souvent
incorrigibles; ils ne craignaient pas même la mort ou le martyre,
quand il s'agissait de défendre la sainteté du mariage catholique
contre les audacieuses entreprises du concubinat païen: Prætextat,
évêque de Rouen, fut ainsi massacré par un émissaire de Frédégonde;
Didier, évêque de Vienne, fut lapidé par ordre de Brunehaut; saint
Lambert fut assassiné par un nommé Dodon, qui ne lui pardonnait pas
d'avoir voulu détacher le prince Pépin de sa concubine Alpaïs: «Saint
Lambert, racontent les _Chroniques de saint Denis_ (en 708), reprist le
prince Pépin, pour ce qu'il maintenoit Alpaïs, une dame qui n'estoit
pas son espousée, par dessus Plectrude sa propre femme. Le frère
de cette Alpaïs, qui avoit nom Dodon, occist saint Lambert, pour ce
tant seulement qu'il eust repris Pépin de son péchié.» Les évêques
et les prêtres, que la Prostitution ou plutôt le scandale rencontrait
toujours sur son chemin comme des adversaires implacables, n'étaient
pas tous à l'abri des reproches qu'ils adressaient à leur prochain et
qui retombaient sur eux-mêmes. Grégoire de Tours nous représente, sous
les couleurs les plus odieuses (liv. VIII et IX), Bertchram, évêque
de Bordeaux, qui corrompait des servantes, des femmes mariées, et qui
déshonora même la couche royale. Au moment où saint Colomban, abbé
de Luxeuil, se rendait à la cour de Théodoric II, roi de Bourgogne,
pour le faire rougir de ses adultères, et pour l'inviter à chasser ses
concubines, le pape Grégoire Ier écrivait à la reine Brunehaut, et lui
enjoignait de punir les prêtres impudiques et pervers (_sacerdotes
impudici ac nequiter conversantes_). C'était Brunehaut qui avait
perverti la jeunesse de son petit fils Théodoric II, en l'entourant
de concubines, et en lui donnant l'exemple de la débauche la plus
infâme. Les deux reines, Brunehaut et Frédégonde, rivalisèrent l'une
et l'autre de vices et de crimes jusque dans un âge où les feux de la
concupiscence sont éteints: elles semblaient se défier à qui aurait
le plus d'amants, à qui leur tiendrait tête avec plus d'ardeur, à
qui sortirait le plus tard de la lice amoureuse. Ce fut Brunehaut qui
mourut la première, attachée à la queue d'un cheval fougueux, emportée
à travers champs, et mise en pièces après avoir été promenée nue sur
un chameau pendant trois jours, en butte aux outrages des soldats de
Clotaire II, fils de Frédégonde.

Nous ne suivrons pas tous les rois et les reines de la première
et de la deuxième race dans la longue et monotone nomenclature de
leurs adultères et de leurs déportements; mais, pour montrer combien
l'habitude du concubinage avait relâché le lien conjugal, nous
rappellerons que Charlemagne, ce sage et glorieux monarque, qui fut
le soutien et l'honneur de l'Église, eut quatre femmes légitimes
et cinq ou six concubines, sans compter une multitude de maîtresses
passagères. Ses concubines, qu'Éginhard ne nous fait pas connaître
toutes, n'étaient pas, comme ses femmes, d'origine noble et princière;
Éginhard nomme seulement Maltégarde, Gersuinde, Régina et Adallinde,
qui lui donnèrent plusieurs enfants qu'il fit élever avec soin sous
ses yeux: «Ses filles étaient fort belles, dit Éginhard, et tendrement
chéries de leur père. On est donc fort étonné qu'il n'ait jamais voulu
en marier aucune, soit à quelqu'un des siens, soit à des étrangers.
Jusqu'à sa mort, il les garda toutes auprès de lui dans son palais,
disant qu'il ne pouvait se passer de leur société. Aussi, quoiqu'il
fût heureux sous les autres rapports, éprouva-t-il, à l'occasion
de ses filles, la malignité de la fortune. Mais il dissimula ses
chagrins, comme s'il ne se fût jamais élevé contre elles aucun soupçon
injurieux, et que le bruit ne s'en fût pas répandu.» Ce passage
singulier, dans lequel l'historien paraît évidemment embarrassé, n'est
pas sans doute suffisant pour soutenir que Charlemagne entretenait
des relations incestueuses avec ses filles; mais il ouvre carrière
aux interprétations les moins favorables à la moralité de ce grand
empereur. La tradition voulait cependant qu'une des filles de Charles,
nommée Imma, eût épousé Éginhard, qui n'aurait pas manqué de s'en
glorifier, s'il fût devenu le gendre de son redoutable maître. C'est
dans le cartulaire de l'abbaye de Lorsch, écrit au douzième siècle,
que cette légende est racontée comme un fait authentique. Éginhard
aimait Imma, qui avait été fiancée au roi des Grecs; Imma l'aimait
aussi avec une passion qui ne faisait que s'accroître. Un soir, il va
frapper doucement à la porte de la chambre d'Imma; elle ouvre, elle le
reçoit, elle oublie l'heure dans de longs entretiens; elle s'abandonne
aux baisers de son amant (_statim versa vice solus cum solâ secretis
usus colloquiis, et datis amplexibus, cupito satisfecit amori_). Mais
le jour n'est pas loin; Éginhard s'arrache des bras de sa maîtresse et
va partir, lorsqu'il s'aperçoit que toutes les issues sont fermées: il
a neigé pendant la nuit, et la trace des pieds d'un homme sur la neige
serait une preuve accusatrice de son séjour nocturne dans l'appartement
d'Imma. La jeune fille, que l'amour rendait audacieuse, imagina un
expédient; elle offrit à Éginhard de le porter sur ses épaules jusqu'à
l'endroit du palais où il avait son logement. Elle se promettait de
revenir chez elle par le même chemin en suivant l'empreinte de ses pas.
Charlemagne, qui n'avait pas dormi cette nuit-là, s'était levé avant
le jour et regardait dans la cour du palais. Tout à coup il vit sa
fille s'avancer en chancelant sous le poids d'un fardeau qu'elle déposa
tout émue, pour reprendre en toute hâte la route de son appartement.
Ce fardeau, c'était Éginhard; mais la neige ne conservait pas d'autre
empreinte que celle des pas d'Imma. Charlemagne, saisi à la fois
d'étonnement et de douleur, garda le silence sur ce qu'il avait vu.
Imma refusait d'épouser le roi des Grecs, et Éginhard demandait à
l'empereur une mission lointaine en récompense de ses anciens services.
Charlemagne ne se contint plus et le traduisit devant le tribunal
des comtes et des barons; mais il avait résolu de lui pardonner: «Je
n'infligerai pas à mon serviteur, dit-il, une peine qui serait bien
plus propre à augmenter qu'à pallier le déshonneur de ma fille! Je
crois plus digne de nous, et plus convenable à la gloire de notre
empire, de leur pardonner en faveur de leur jeunesse et de les unir
en légitime mariage, en couvrant ainsi sous un voile d'honnêteté
la honte de leur faute.» Éginhard est introduit; il s'approche, en
tremblant, sous les regards de l'empereur: «Il est temps de reconnaître
vos services passés, lui dit Charlemagne, et de récompenser votre
dévouement à ma personne par le don le plus magnifique qui soit à votre
convenance. Je vous accorde ma fille, votre porteuse (_vestram scilicet
portatricem_), qui, ceignant sa robe autour des reins, a mis tant de
complaisance à vous servir de monture (_quæ quandoque alte succincta
vestræ subvectioni satis se morigeram exhibuit_).»

Cette gracieuse légende, qui s'appuie sur une tradition presque
contemporaine du fait qu'elle perpétue, nous paraît avoir certaine
analogie avec le capitulaire dans lequel Charlemagne, en bannissant de
ses domaines les femmes de mauvaise vie, inflige à l'imprudent ou au
libertin qui donnerait asile à une d'elles, la honte de la porter sur
son dos jusqu'à la place du marché où elle devait être fustigée. Le
récit recueilli dans le cartulaire de Lorsch nous permet de supposer
que Charlemagne faisait allusion à la peine encourue par l'homme qui
ouvrait sa maison à une prostituée, lorsqu'il ordonnait à Éginhard
d'épouser sa _porteuse_. L'aventure d'Imma et d'Éginhard, selon
la tradition, aurait eu lieu au palais d'Aix-la-Chapelle, et c'est
justement dans cette résidence qu'a été décrété en 800 le capitulaire
qui assigne aux complices de la Prostitution un châtiment dans lequel
on trouve une réminiscence de la conduite d'Imma portant Éginhard.
Ne pourrait-on pas supposer que Charlemagne n'a fait son capitulaire
qu'après avoir été témoin du bizarre spectacle qui l'attendait par
une nuit de neige où il vit un jeune homme porté par une jeune femme?
Peut-être ne reconnut-il pas les acteurs de cet épisode amoureux;
peut-être ne s'expliqua-t-il pas d'abord les desseins des deux
personnages mystérieux qui s'acheminaient lentement à travers la
neige. La conjecture est permise en vue d'un rapprochement historique
qui nous est suggéré par le capitulaire adressé aux officiers chargés
de la garde du palais, capitulaire où nous trouvons aussi l'origine
des fonctions du prévôt de l'hôtel du roi et celle de l'office du
_roi des ribauds_. Charlemagne ordonne à chaque officier du palais
(_ministerialis palatinus_) de faire un sévère recensement de ses
agents et de ses collègues, pour savoir si quelque homme inconnu
ou quelque femme dissolue (_meretricem_) ne se cache pas parmi les
commensaux de la maison. Dans le cas où l'on viendrait à découvrir
une femme ou un homme de cette espèce, il faudrait l'empêcher de
s'enfuir et tenir sous bonne garde cette personne suspecte, jusqu'à
ce que l'empereur fût averti. Quant à celui dans la compagnie duquel
on trouverait un tel homme ou une telle femme, s'il ne voulait pas
faire amende honorable, il serait chassé du palais impérial. L'empereur
adresse les mêmes injonctions aux officiers de sa bien-aimée femme et
de ses enfants. Ce capitulaire, dans lequel il est question d'un homme
inconnu et d'une prostituée qui logent dans le palais et qui n'ont
pas le droit d'y être, ce capitulaire doit avoir été provoqué par une
circonstance spéciale qui coïncide assez bien avec l'histoire d'Imma et
d'Éginhard. Cet homme inconnu, c'est lui; cette prostituée, c'est elle.

La suite du capitulaire a un caractère plus général, quoiqu'il se
rapporte aussi à cette minutieuse enquête pour constater l'état des
personnes qui habitent le domaine royal et la ville d'Aix-la-Chapelle.
Il est enjoint à Radbert, collecteur des deniers royaux (_actor_)
de faire une minutieuse perquisition dans les maisons des serfs de
l'empereur, tant à Aix que dans les fermes qui dépendent de cette
résidence. Pierre et Gunzo sont chargés de faire une visite semblable
dans les _escraignes_ (_scruas_) et les cabanes des serfs; Ernaldus
visitera également les boutiques des marchands, soit chrétiens, soit
juifs, en choisissant le temps où ces derniers ne seront pas chez eux.
Il est certain que cette recherche minutieuse dans le palais d'Aix et
dans ses dépendances avait pour objet de découvrir un ou plusieurs
individus suspects. En conséquence, Charlemagne défend à tous ceux
qui ont une charge dans le palais de recueillir ou de cacher aucun
homme qui aurait commis un vol, un homicide, un adultère ou quelque
autre crime, ou qui serait venu pour le commettre. Quiconque oserait
enfreindre à cet égard l'ordre de l'empereur devait, s'il était homme
libre, porter sur son dos le malfaiteur jusqu'à la place du marché,
où ce patient serait mis au pilori. Mais, dans le cas où un serf
aurait désobéi aux prescriptions impériales, ce serf, ainsi que le
noble, porterait le malfaiteur jusqu'au pilori, et de là il serait
amené sur la place du marché pour y être fustigé comme il le mérite.
«Pareillement, en ce qui concerne les débauchés et les prostituées
(_de gadalibus et meretricibus_), ajoute le capitulaire, nous voulons
qu'elles soient portées, par ceux qui leur auraient donné gîte, jusqu'à
la place du marché, où elles doivent être fustigées. Si le coupable
refuse de porter la femme de mauvaise vie qu'on aura trouvée chez lui,
nous ordonnons qu'il soit battu de verges avec elle et sur le même
lieu.» Ce capitulaire, qui établit la police intérieure du palais,
constate la répugnance que Charlemagne avait pour les femmes de moeurs
dépravées, puisqu'il les éloigne non-seulement de sa résidence et de
ses domaines, mais encore du toit de ses plus humbles serfs et même du
domicile des juifs, désignés ici comme des courtiers de Prostitution.

Charlemagne, ainsi que nous l'avons déjà dit, n'était pas toujours
d'une sévérité exemplaire pour son propre compte, et il avait de grands
besoins sensuels à satisfaire. On sait que cet empereur, que les romans
et les _chansons de geste_ nous représentent comme un géant _à la
barbe grifaigne_ (menaçante), dépassait de la tête la taille de ses
preux, et n'avait pas moins de sept pieds de hauteur; sa force était
à l'avenant; et nous pouvons juger, d'après le _pied de roi_, quelle
était la longueur de son pied, qui avait fixé une mesure que le système
métrique a détrônée depuis peu; mais il nous est impossible, à propos
de cette mesure (_pedale, mensura pedis_), d'aborder une controverse
délicate ayant pour but de rechercher la véritable origine du pied
de roi. Bornons-nous à dire que, dans le moyen âge, on cherchait des
rapports de proportion entre diverses parties du corps, et que le pied,
dès la plus haute antiquité, témoignait de la virilité d'un homme,
tandis que, chez une femme, il avait une signification plus indiscrète
encore: c'est dans ce sens qu'Horace a parlé d'un vilain pied féminin
dans sa première satire: _Depygis, nasuta, brevi latere ac pede longo
est_. Nous renverrons les curieux à ce qui a été dit de la stature de
Charlemagne et de ses accessoires dans le +Philoponêma+ de Marquard
Freher, réimprimé par Duchesne, dom Bouquet et Pertz. Cette monstrueuse
stature justifie ce que la tradition raconte de ses amours. Une légende
fort originale, recueillie par Pétrarque à Aix-la-Chapelle, où tout est
plein des souvenirs du grand empereur, nous fait voir que ce monarque,
qui fut d'ailleurs canonisé, eut sa tentation comme saint Antoine et
tomba plus d'une fois dans le péché par la malice du démon. Charles,
devenu éperdument amoureux d'une certaine femme que Pétrarque ne
désigne pas autrement, oublia tout à coup auprès d'elle les intérêts
de ses peuples et la gloire de son règne. Il n'avait plus d'autre souci
que de vivre pour sa maîtresse. Elle mourut subitement. Il se livra dès
lors à un désespoir que rien ne pouvait calmer et qui le tenait attaché
jour et nuit aux dépouilles mortelles qu'il ne voulait pas rendre
à la terre. Il ne cessait d'embrasser ce cadavre dont la corruption
s'était déjà emparée. L'archevêque de Cologne, vénérable prélat à qui
l'empereur accordait d'ordinaire une confiance aveugle, ne réussit pas
à le consoler et à lui ôter sa morte adorée: il se mit en prières, et
Dieu lui révéla ce qui faisait l'amour obstiné de Charles. On avait mis
dans la bouche de cette femme une pierre constellée enchâssée dans un
anneau, et ce talisman liait invinciblement l'empereur au corps mort
ou vivant qui possédait l'anneau. A peine le talisman fut-il hors de
la bouche du cadavre, que Charlemagne sentit son amour s'évanouir,
et demanda pourquoi on avait laissé si longtemps sous ses yeux cette
pourriture. Mais tout à coup Charles s'éprit d'une tendresse toute
différente, il est vrai, pour le prélat porteur du talisman: il ne
pouvait plus le quitter et il l'empêchait de bouger d'auprès de lui.
L'archevêque, pour se délivrer de la servitude de ce talisman, le
jeta dans un lac voisin d'Aix-la-Chapelle. L'anneau, englouti au
fond du lac, ne perdit rien de sa puissance et continua d'inspirer
à Charlemagne la même passion, qui ne faisait que changer d'objet.
Charles était alors amoureux du lac; il ne voulait plus s'en éloigner;
il y fixa sa résidence, il y établit le siége de son empire et il
ordonna, par testament, que sa sépulture y fût placée, pour que, du
fond de son tombeau, il entendît le lac murmurer d'amour aux échos de
son nom immortel.

Charlemagne était en trop bonne intelligence avec l'Église, pour
avoir rien à craindre de ses admonitions; il évitait, d'ailleurs,
avec beaucoup de prudence, les occasions de scandale, et tout ce qui
avait rapport à ses concubines et à ses maîtresses restait celé au
fond des gynécées de ses palais. Il ne tolérait pas chez ses sujets
le relâchement des moeurs, que l'autorité épiscopale lui dénonçait
en s'avouant impuissante à les corriger. Ce fut pour fortifier cette
autorité qu'il fit, en 805, un capitulaire qui défendait aux personnes
de l'un et de l'autre sexe, sous peine de sacrilége, de commettre des
adultères, des fornications, des sodomies, des incestes ou d'autres
péchés contre le mariage. L'empereur motivait ces défenses sur cette
observation que les pays dont la population s'adonnait aux voluptés
illicites, aux adultères, aux turpitudes de Sodome et au commerce des
prostituées (_multæ regiones, quæ jam dicta inlicita et adulteria vel
sodomicam luxuriam vel commixtionem meretricum sectatæ_), n'avaient
ni constance dans la foi, ni courage dans la guerre. En conséquence,
quiconque serait convaincu de ces excès perdrait son rang et ses droits
pour aller en prison attendre le jour de la pénitence publique. Nous
sommes surpris de ne trouver dans les capitulaires de Charlemagne
aucune mesure de précaution ou de rigueur contre le lénocinium, qu'on
appelait _lenonia_, et qui avait survécu aux persécutions des codes
théodosien et justinien. Il y a pourtant un capitulaire, de date
incertaine, qui semble concerner la _lénonie_, quoique ce honteux
métier n'y soit pas clairement signalé à la sévérité des magistrats.
Dans ce capitulaire (Baluz., t. I, p. 515), où les prêtres, les
diacres et les autres clercs sont sommés de ne recevoir aucune
femme étrangère (_extraneam_) dans leur domicile; où les moines et
les clercs sont invités à ne pas entrer dans les hôtelleries pour
y manger ou y boire; on remarque l'article suivant: _Ut mangones et
cociones et nudi homines qui cum ferro vadunt, non sinantur vagari et
deceptiones hominibus agere_. Nous ne savons pas trop ce que peuvent
être ces hommes _nus_ qui portent une épée, et nous ne serions pas
éloigné de croire à l'altération du texte, pour le mot _nudi_, qui
n'a pas de sens, et qui pourrait être remplacé par celui de _nundi_,
que nous traduisons avec doute en _forains_. Cet article signifierait
ainsi: «Que les maquignons, les courtiers et les marchands forains,
qui marchent avec des armes, ne puissent plus aller çà et là et
faire des dupes.» Il serait aisé de démontrer, dans une dissertation
philologique, que la basse latinité employait le mot _mangones_ dans
le sens de _maquignons_, de _fourbes_, de _proxénètes_, plutôt que
dans celui de _laquais_ et de _voleurs_: _mango_ avait succédé au
_leno_. Quant au _cociones_, qu'on devrait traduire littéralement par
_coyons_, c'étaient des courtiers de la plus vile espèce. Un écrivain
du dixième siècle (Nic. Specialis, _De reb. sicul._), cité par Ducange,
dit que les larrons ne furent désignés par le terme générique de
_mangones_, que vers cette époque. Ducange dit aussi que les _cociones_
sont synonymes de maquignons, de regrattiers, de revendeurs, qui
parcouraient les foires et ne s'occupaient que de honteux trafics.

Les lénons existaient certainement, si bien qu'ils se cachassent sous
des noms et des états empruntés: on peut prouver, par exemple, que
dans tout le moyen âge les maquignons ne se bornaient pas à vendre
et acheter des chevaux, des mulets et des ânes; ils trafiquaient plus
lucrativement de Prostitution. Mais il est assez remarquable que les
expressions de _lenocinium_ et _lenonia_, _leno_ et _lenarius_, _lena_
et _lenaria_ sont très-rarement usitées dans les écrivains catholiques
de la France mérovingienne et carlovingienne. De l'absence du mot,
nous ne croyons pourtant pas devoir induire l'absence du fait. Ainsi,
en appliquant la critique historique à une légende du septième siècle,
nous y avons découvert un lénon mis au nombre des saints sous le nom
de Lenogésilus. Il nous paraît incontestable que ce nom a été formé de
_leno_ et de _Gesilus_, qui aurait été le nom du personnage, tandis que
_leno_ ne serait que sa qualité. Ce Lenogésilus, qui vivait du temps
de Clotaire II (619), attira (_traduxit_) dans sa cellule une vierge
nommée Agneflède, et lui fit prendre le voile: ils demeuraient ensemble
et militaient vaillamment dans les voies du Seigneur (_strenue Domino
militant_). Le diable fut jaloux du bonheur des deux ouailles, et il
souffla aux oreilles du roi qu'un certain Lenogésilus, ayant séduit
une vierge par magie, vivait avec elle dans l'impiété et le libertinage
(_modo legitima conjugia violantes, inter se invicem nefandis studiis
commiscentur_). Clotaire fit venir les deux prétendus complices, mais
il fut tout à fait édifié par un miracle qui manifesta l'innocence
de Lenogésilus. Ce saint homme, en arrivant au palais du roi, qui
était absent, se plaignit du froid; il envoya demander du feu à des
fourniers qui chauffaient le four au pain; mais Agneflède n'avait pas
de quoi emporter ce feu: «Prends ton manteau!» lui dit en riant un
des boulangers. Agneflède présenta le pan de sa robe, et y reçut des
charbons allumés, sans que sa robe fût brûlée ni roussie. Ceux qui
avaient été témoins du miracle le rapportèrent au roi, qui combla de
présents Lenogésilus et Agneflède, et les renvoya tous deux à leur
cellule. C'est ainsi que le lénon Gésilus devint saint Lenogésilus
dans la légende conservée par les Bollandistes; quant à sa compagne
Agneflède, elle n'eut pas comme lui l'honneur d'être canonisée.

Les successeurs de Charlemagne firent probablement contre la
Prostitution plusieurs capitulaires que nous ne possédons pas; car J.
Dutillet, qui avait à sa disposition le _Trésor des chartes_ et qui
n'a rédigé son _Recueil des rois de France_ que d'après les pièces
originales, dit que le premier soin de Louis-le-Débonnaire, après la
mort de son auguste père, «fut de nettoyer et réformer ladicte cour
de cette ordure, cognoissant qu'elle infecte communément l'empire
ou royaume.» Un capitulaire que nous avons encore (Baluz., t. II,
col. 1198 et 1563) ajoute une coutume bizarre à la pénalité que
comportait le libertinage. Toute femme convaincue d'avoir mené une
vie scandaleuse, était condamnée à parcourir les campagnes, quarante
jours durant, nue de la tête à la ceinture, avec un écriteau sur le
front énonçant les motifs de la condamnation. Tout le monde avait le
droit d'accuser une femme, de Prostitution, d'adultère ou de toute
autre forfaiture. Le juge recevait l'accusation et y donnait suite;
mais le rôle d'accusateur entraînait certains inconvénients qui en
dégoûtaient les plus enclins à ce genre de vengeance. L'accusateur
avait à prouver ce qu'il avançait, par une preuve judiciaire, par la
croix, ou par l'eau bouillante, ou par le fer chaud, ou par le combat.
La femme accusée se faisait représenter aux épreuves, par un champion
qu'elle payait conditionnellement. Ce champion, si assuré qu'il fût
du bon droit de sa cliente, ne subissait pas sans inquiétude les
épreuves, desquelles ressortait la justification ou la condamnation
d'une des parties. Parmi ces épreuves, celle de la croix était la moins
dangereuse et dépendait moins du hasard que de la force corporelle
du patient. Celui des deux adversaires qui, adossé au bois d'une
croix, s'y tenait le plus longtemps dans l'attitude de Jésus crucifié,
gagnait sa cause; l'autre payait une amende et subissait la peine du
crime qui faisait le chef de l'accusation. Souvent la femme accusée,
ne trouvant pas de champion qui voulût s'exposer aux épreuves en
son lieu et place, était obligée de les subir elle-même, et l'on ne
tenait compte ni de son sexe ni de sa faiblesse. C'était surtout dans
l'épreuve de la croix, qu'une femme, si faible qu'elle fût, avait
souvent l'avantage. Ainsi, cette épreuve s'employait de préférence,
lorsqu'un mari, accusé d'impuissance par son épouse, devait prouver
qu'il lui avait rendu le devoir conjugal. L'épreuve du _congrès_
n'existait pas encore, à l'époque où le concile de Verberie (757)
formulait ce canon, dans lequel la séparation de l'époux impuissant
est prononcée: _Si qua mulier proclamaverit quod vir suus nunquam cum
eâ coisset; exeant inde ad crucem, et si verum fuit, separentur_.
L'impératrice Judith elle-même, se voyant accusée d'adultère avec
Bernard, comte de Barcelone, offrit de se justifier par le feu ou par
le combat; mais ses ennemis, qui n'étaient autres que les fils de son
mari, Louis-le-Débonnaire, reculèrent devant un mode de justification
possible et forcèrent leur père et leur belle-mère à se retirer chacun
dans un couvent. Souvent, une femme qu'on accusait de débauche aimait
mieux, quoique innocente, se soumettre à la pénalité du fait qu'on lui
avait imputé, plutôt que de s'exposer aux terribles épreuves du duel
judiciaire.

Un des exemples les plus remarquables de ces épreuves en matière de
Prostitution eut lieu vers ce temps-là (858), à l'occasion du divorce
de Lothaire, roi de Lorraine. Ce prince, second fils de l'empereur
Lothaire, avait aimé une jeune fille, nommée Waldrade, élevée dans le
gynécée impérial d'Aix-la-Chapelle, avant qu'il eût épousé Theutberge,
fille du comte Boson; mais il ne pouvait s'accoutumer à vivre séparé
de son ancienne maîtresse: il retourna donc auprès d'elle dans un de
ses domaines d'Alsace, et, quand Waldrade lui eut donné un fils, il
voulut rompre son mariage légitime. Des témoins se présentèrent, qui
accusaient Theutberge d'avoir entretenu des relations incestueuses
avec son frère Hucbert, d'être devenue grosse et d'avoir fait périr
son fruit. Ces témoins, suscités évidemment par Lothaire et Waldrade,
se déclaraient si bien instruits des particularités secrètes de
cet inceste, qu'ils attribuaient à Hucbert les plus abominables
impuretés, et qu'ils n'expliquaient pas comment Theutberge, qui s'y
était abandonnée, en avait pu concevoir un germe criminel. Voici
les détails étranges dans lesquels le vénérable Hincmar ne craint
pas d'entrer (_Opera_, t. I, p. 568): _Frater suus cum eâ masculino
concubitu inter femora, sicut solent masculi in masculos turpitudinem
operari, scelus fuerit operatum, et inde ipsa conceperit. Quapropter,
ut celaretur flagitium, potum hausit et partum abortivit._ Les Annales
de Saint-Bertin confirment le même fait, sans laisser entendre qu'un
accouplement contre nature avait porté fruit: _Fratrem suum Hucbertum
sodomitico scelere sibi commixtum_. La reine Theutberge choisit un
champion, ou _vicaire_, qui se soumit pour elle au jugement de l'eau
chaude. Le vicaire entendit la messe, communia, changea ses habits
contre une tunique de diacre, but une gorgée d'eau bénite, et attendit
que l'eau fût bouillante dans la chaudière: une pierre y ayant été
déposée, il plongea son bras nu dans l'eau chaude et en retira la
pierre; son bras fut immédiatement enveloppé d'un sac sur lequel le
juge apposa son cachet; au bout de trois jours, on ouvrit le sac, et,
comme le bras fut trouvé intact, Theutberge, justifiée, rentra dans le
lit royal.

Mais Lothaire, mais Waldrade, voulaient faire proclamer le divorce.
On essaya de revenir sur la validité de l'épreuve, et on en réclama
une nouvelle plus décisive. Enfin, pour couper court à ces lenteurs,
Lothaire, au mois de janvier 860, convoqua soixante hommes dévoués,
en un consistoire solennel, qu'il présida lui-même dans son palais
d'Aix-la-Chapelle. Theutberge comparut devant cette assemblée, et
confessa que son frère Hucbert avait, en effet, abusé d'elle en usant
de violence (_non tamen sua sponte, sed violenter sibi inlatum_,
disent les Actes du concile d'Aix, _Conc._ de Labbe, t. VIII, col.
696). Dans un second consistoire assemblé le mois suivant, Theutberge
y comparut encore et renouvela ses aveux: «J'avoue donc, dit-elle,
que mon frère le clerc Hucbert m'a corrompue dès ma plus tendre
enfance, et a commis sur ma personne des actes impudiques contre nature
(_profiteor quia germanus meus Hucbertus clericus me adolescentulam
corrupit et in meo corpore, contra naturalem usum, fornicationem
exercuit et perpetravit_).» Theutberge fut condamnée à quitter son mari
et à faire pénitence dans un monastère; mais elle rétracta bientôt ses
aveux, et elle s'adressa au pape Nicolas Ier pour protester contre la
condamnation qui l'avait frappée injustement. Le pape chargea deux
évêques d'empêcher le roi Lothaire de «pourrir dans le fumier de la
luxure» (_in luxuriæ stercore putrefieri_, dit la lettre de Nicolas
Ier), et de diriger les opérations d'un concile qui se réunissait à
Metz pour juger cette affaire en dernier ressort. Le concile confirma
la sentence des premiers juges. Alors le pape fulmina un anathème
contre le roi Lothaire: «Si toutefois, disait-il, on peut nommer _roi_
celui qui, loin de dompter ses appétits par un régime salutaire, cède
aux mouvements illicites d'une lubricité qui l'énerve.» Il cassa la
décision du concile de Metz en déclarant que «c'est moins un concile
qu'un lieu de Prostitution, puisqu'on y a favorisé l'adultère (_tanquam
adulteris faventem prostibulum appellari decernimus_).» Lothaire n'eut
aucun égard à l'anathème du saint-père et garda Waldrade; mais le pape
fit appel à tous les souverains et à tous les évêques, pour combattre
le roi Lothaire avec les armes temporelles et spirituelles. «Le
laïque qui a en même temps une épouse et une concubine est excommunié,
écrivaient Nicolas et ses partisans dans des circulaires qui remuaient
la chrétienté. On ne peut congédier sa femme légitime pour en prendre
une autre ou pour la remplacer par une concubine. Il n'est permis
de répudier sa femme sous aucun prétexte, excepté pour cause de
fornication.» A ces formules du droit canonique, Lothaire faisait
répondre que sa femme s'était prostituée avant le mariage. Adon,
archevêque de Vienne, répliquait alors: «Un mari n'est pas recevable à
demander le divorce, lorsqu'après avoir épousé une femme déjà déflorée,
il a vécu longtemps avec elle sans la moindre réclamation.»

Lothaire persistait dans son concubinage avec Waldrade; mais il se
vit menacé par les armes de ses voisins, et cet Hucbert, à qui l'on
avait prêté de si vilaines habitudes, était sorti de son abbaye
de Saint-Maurice et Saint-Martin pour venir demander raison à son
beau-frère des atroces calomnies qu'on avait provoquées contre sa
soeur et lui. Hucbert fut tué au moment où la victoire se fixait de
son côté, et un envoyé du pape vint sommer Lothaire de se réconcilier
avec sa légitime épouse et de chasser sa concubine. Lothaire céda;
mais il n'eut pas plutôt repris Theutberge, qu'elle s'enfuit une
seconde fois auprès de Charles-le-Chauve pour mettre sa vie en sûreté.
Nicolas Ier excommunia solennellement Lothaire, qui tenta un dernier
effort de résistance en accusant sa femme d'adultère et en offrant de
prouver son accusation par le duel. Ce moyen extrême ne lui réussit
pas, et il relégua sa chère Waldrade à l'abbaye de Remiremont. Nicolas
l'avait appelé à Rome pour y être relevé de son excommunication;
Lothaire apprit en route que Nicolas était mort et qu'Adrien II lui
avait succédé. Ce nouveau pape ne fut pas moins inflexible que son
prédécesseur: il attendait le roi Lothaire au couvent du mont Cassin,
et il lui fit jurer, avant de l'admettre à la sainte table, qu'il
n'avait eu avec Waldrade excommuniée ni cohabitation, ni commerce
charnel, ni aucune espèce d'entretien. Lothaire, quoiqu'il eût trois
enfants de sa concubine, jura, l'impudeur sur le front, tout ce que le
pape voulut. Celui-ci, en présentant le pain et le vin au roi parjure,
lui dit encore: «Si tu te reconnais innocent du crime d'adultère, si tu
as la ferme résolution de ne plus cohabiter avec ta concubine Waldrade,
approche avec confiance, et reçois le gage de salut éternel pour servir
à la rémission de tes péchés; mais, si tu te proposes de te vautrer
encore dans le bourbier de la Prostitution (_ut ad mechæ volutabrum
redeas_, disent les Annales de Metz), garde-toi de prendre part au
sacrement, de peur que ce remède de l'âme ne soit ta condamnation.»
Lothaire acheva son sacrilége et se hâta de repartir pour aller
retrouver Waldrade; mais il ne la revit pas, et fut arrêté en route
par une mort subite qui l'empêcha de retomber dans les désordres de sa
vie passée (6 août 869). Le concubinage, autorisé par la loi salique
et les autres codes des barbares, avait résisté pendant plus de trois
siècles à la discipline de l'Église catholique, et l'égalité de la
femme vis-à-vis de l'homme, proclamée par l'Évangile, se trouvait enfin
établie dans l'institution du mariage chrétien.



CHAPITRE V.

  SOMMAIRE. --Lettre de saint Boniface au pape Zacharie, sur
  l'état moral des couvents dans les temps mérovingiens. --Règle
  de saint Colomban. --Les _évéchesses_. --Principale cause des
  excès de la vie monastique. --Influence des moeurs cléricales
  sur celles des laïques. --Le clergé séculier. --Les _enfants de
  Goliath_. --Testament de Turpio, évêque de Limoges. --Les moines
  de Moyen-Moutier et de Senones. --L'eunuque Nicétas. --Mission
  délicate de l'abbé Humbert, abbé de Moyen-Moutier. --L'_âme_
  de Gobuin, évêque de Châlons. --Efforts du pape Grégoire VII
  pour ramener l'Église de France au respect des moeurs. --Sa
  lettre aux évêques. --Les turpitudes de la vie cléricale sont le
  thème favori de tous les artistes et des littérateurs de cette
  époque. --Dépravation générale. --L'an 1000. --Unanimité des
  écrivains d'alors sur la dépravation profonde de l'état social.
  --La sodomie fut le vice le plus répandu dans toutes les classes
  de la population. --L'anachorète allemand. --Le petit-fils de
  Robert-le-Diable. --Les Normands. --Influence de leurs moeurs
  sur les peuples qu'ils conquéraient. --Comment Emma, femme de
  Guillaume, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers, se vengea de
  sa rivale, la vicomtesse de Thouars. --De quelle manière Ebles,
  héritier du comte de Comborn, tira vengeance de son oncle et
  tuteur Bernard. --Les Pénitentiels. --Faits concernant les actes
  du mariage. --Faits relatifs à l'inceste, --à l'infanticide et aux
  avortements, --aux péchés contre nature, --au crime de bestialité.
  --Procès criminel intenté à Simon, par Mathilde sa concubine.
  --_Fornicatio inter femora._ --Reproches du poëte Abbon à la
  France, sur ses vices. --Reproches de Pierre, abbé de Celles, à
  Paris, sur sa corruption.


Il faut descendre jusqu'au règne de Louis VIII pour trouver une
ordonnance de roi relative à la Prostitution; mais on ne doit pas
conclure de l'absence de règlements spéciaux sur la matière pendant
près de trois siècles, que l'état des moeurs rendît inutiles ces
règlements, et que la Prostitution publique eût disparu en France
sous l'influence moralisatrice de l'église. A défaut de ces monuments
d'ancienne jurisprudence, qui ont peut-être existé, mais qui ne se
trouvent plus dans les collections de diplômes royaux, nous pouvons
constater, par le témoignage des contemporains, que jamais les moeurs
ne furent plus corrompues, et n'eurent un plus grand besoin de réforme,
de répression et d'amendement. Pendant cette période de guerres,
d'invasions et de bouleversement social, les oeuvres de législation
sont fort rares, et se distinguent par un caractère transitoire qui
les empêche de survivre à la circonstance où elles prennent naissance:
il n'y a pas de code général qui témoigne de la volonté de faire
une fondation stable, comme les Capitulaires de Charlemagne et les
Établissements de saint Louis. Les rois se succèdent trop rapidement
l'un à l'autre, et se sentent trop mal assis sur leur trône pour
songer à organiser, à moraliser, à améliorer, à administrer, dans leurs
États; ils n'ont ni le temps, ni le souci de modifier les institutions
de leurs prédécesseurs; on peut donc dire, avec toute apparence de
certitude, que, depuis Charlemagne jusqu'à saint Louis, la police de
la Prostitution resta tout à fait stationnaire, et ne subit aucune
métamorphose, tandis que la Prostitution elle-même, encouragée par
l'indifférence des magistrats, ne cessa de s'étendre et de s'enraciner
dans le peuple. Nous ne chercherons pas à découvrir quelques traces
de précautions légales, de mesures coercitives et de prohibitions
régulières dans l'intérêt des moeurs publiques, mais nous n'aurons pas
de peine à prouver que ces moeurs étaient détestables, à cette époque
de barbarie, d'ignorance, d'abrutissement et de désordre universel.

La corruption la plus honteuse avait pénétré dans la plupart des
couvents dès les temps mérovingiens. En 742, saint Boniface, évêque
de Mayence, écrivait au pape Zacharie (_Act. SS. ord. L. Bened._, t.
II, p. 54): «Les évêchés sont presque toujours donnés à des laïques
avides de richesses ou à des clercs débauchés et prévaricateurs, qui
en jouissent selon le monde. J'ai trouvé, parmi ceux qui s'intitulent
diacres, des hommes habitués dès l'enfance à la débauche, à l'adultère,
aux vices les plus infâmes: ils ont la nuit dans leur lit quatre ou
cinq concubines, et même davantage (_inveni inter illos diaconos quos
nominant, qui a pueritia sua semper in stupris, semper in adulteriis
et in omnibus semper spurcitiis viam ducentes, sub tali testimonio
venerunt ad diaconatum_; et _modo in diaconatu, concubinas quatuor,
vel quinque, vel plures noctu in lecto habentes_).» Les réformateurs
des ordres religieux ne firent qu'arrêter le mal sans le détruire
dans son principe. Saint Colomban, qui promulguait sa règle vers
ce temps-là, y avait introduit cette clause sévère: «Celui qui aura
conversé familièrement avec une femme, en tête-à-tête et sans témoins,
sera mis au pain et à l'eau pendant deux jours ou recevra deux cents
coups de fouet.» La règle la plus rigoureuse se relâchait promptement,
dans le sein d'une communauté où couvait sans cesse le feu des passions
sensuelles. C'était toujours par l'incontinence, que commençait le
scandale de la vie monastique. Les conciles et les synodes, avec leurs
sages prescriptions, ne pouvaient imposer un frein aux passions des
moines, passions d'autant plus irrésistibles qu'elles étaient plus
contenues: ils savaient, comme le dit énergiquement saint Jérôme, que
la puissance du diable est cachée dans les reins (_diaboli virtus in
lumbis_); ils s'efforçaient d'éloigner la femme, des yeux et de la
pensée de l'homme; ils avaient compris que les femmes légitimes des
évêques et des prêtres, acceptées par la primitive Église, n'étaient
que des occasions de péché: «Peut-on souffrir, s'écriait Véranus,
évêque de Lyon, dans une de ces assemblées (en 585), peut-on souffrir
que le desservant des autels, l'homme appelé à l'honneur d'approcher
du Saint des saints, soit souillé des indignes délices des voluptés
charnelles, et qu'un clerc, alléguant les droits du mariage, remplisse
à la fois les devoirs de prêtre et le rôle d'époux?» Les _évêchesses_
(_episcopæ_) disparurent par degrés, et ne furent plus tolérées; le
célibat absolu devint la condition indispensable des ecclésiastiques,
et l'entrée des monastères d'hommes fut interdite aux femmes, aussi
bien que l'entrée des monastères de femmes aux hommes.

Mais ce n'était là qu'une lettre morte: l'autorité de l'Église envers
ses ministres ne dépassait pas la loi, qu'elle avait toujours le droit
de faire, et qu'elle n'avait jamais la force de mettre à exécution;
les couvents, par une conséquence naturelle des passions humaines,
étaient la plupart des réceptacles d'impuretés, et il fallait, deux
ou trois fois par siècle, y introduire une réforme partielle ou
complète. Telle est l'histoire de presque tous les monastères, où le
scandale n'éclatait pas aussi souvent que la débauche s'emparait de
la communauté. On ne connaissait ordinairement au dehors ce qui se
passait dans l'intérieur du cloître, que par des bruits vagues et de
sourdes rumeurs. Lorsque l'évêque jugeait à propos de s'enquérir du mal
et d'y porter remède, l'enquête lui révélait de graves déportements,
sur lesquels la pudeur chrétienne lui faisait étendre son manteau. La
principale cause de ces excès de la vie monastique était le voisinage
et la fréquentation des maisons de l'un et de l'autre sexe: ici, l'abbé
ou le prieur avait la direction des religieuses; là, au contraire,
l'abbesse exerçait une sorte de souveraineté sur les religieux.
Ces rapports continuels des deux sexes dans l'enceinte des abbayes
entraînaient une foule d'abus que la prévoyance épiscopale eût été
fort en peine de prévenir, puisqu'ils se renouvelaient incessamment.
Les moeurs des gens cloîtrés avaient une influence déplorable sur
les laïques, qui ne se piquaient pas d'être plus vertueux que leurs
confesseurs. Le clergé séculier ne donnait pas meilleur exemple à ses
paroissiens. Martinien, moine de Rabais, au dixième siècle, disait aux
prêtres de son temps: «Est-ce votre loi de prendre femme ou d'avoir des
relations avec des femmes? de polluer, par différents genres de luxure,
votre corps qui a été fait pour recevoir la nourriture des anges?» Ce
Martinien, dans son traité inédit qu'il a malicieusement intitulé _De
laude monachorum_, reprochait à ses compagnons de robe «de vivre comme
des soudards dissolus, au lieu de s'armer du glaive incorruptible de la
chasteté et d'orner leurs mains de bonnes oeuvres.» Le père Berthollet,
dans sa grande _Histoire du Luxembourg_, est forcé d'avouer, tout
jésuite qu'il était, que les clercs, au onzième siècle, avaient oublié
la sainteté de leur profession, et ne se souvenaient plus que la
continence avait fait la gloire de l'Église: «Vivant comme les peuples,
ils croyaient qu'il n'y avait aucune distinction entre eux, et ils
se persuadèrent aisément qu'ils devaient avoir des femmes.» C'étaient
là ces clercs dépravés, qu'on appelait les enfants de Goliath (_cleri
ribaldi, qui vulgo dicuntur de familia Goliæ_, dans les _Constitutions_
de Gautier de Sens, en 923). La partie saine du clergé se désolait
de voir les progrès de cette gangrène morale que rien ne pouvait
arrêter. Le pieux évêque de Limoges, Turpio, mort en 944, consignait
avec amertume, dans son testament (_Biblioth. Cluniacensis_), cet
aveu dépouillé d'artifice: «Nous-mêmes qui devrions donner l'exemple,
nous sommes l'instrument de la perte d'autrui, et au lieu d'être les
pasteurs des peuples, nous nous conduisons comme des loups dévorants!»

Ce n'est point ici le lieu de mettre en évidence les vices grossiers
des gens d'Église, qui se croyaient tout permis parce qu'ils avaient
entre les mains le droit d'absoudre les pécheurs; nous n'essaierons
pas de pénétrer dans les archives des couvents et de relever la longue
liste de ceux qui furent réformés, excommuniés, supprimés, à cause
des monstrueux débordements de leurs hôtes: il suffit de dire qu'on ne
trouverait peut-être pas une abbaye célèbre où les moeurs claustrales
n'aient pas éprouvé à diverses reprises, la contagion de l'impudicité.
Pour citer quelques exemples entre mille du même genre, les moines
de Moyen-Moutier et de Senones en Lorraine menaient une existence si
épouvantable, au dixième siècle, qu'ils furent expulsés par ordre de
l'empereur d'Allemagne; mais les successeurs qu'on leur donna ne firent
que les surpasser dans la science du libertinage. Dans la chronique
manuscrite de Jean de Bayon, que possède M. Noël, dans sa bibliothèque
à Nancy, on voit que les moines de Moyen-Moutier s'émurent de l'hérésie
d'un eunuque grec, nommé Nicétas, qui avait, à Constantinople,
conseillé la castration de tous les novices destinés à la vie monacale.
Ces moines corrupteurs, qui entretenaient un commerce infâme avec les
jeunes gens du pays, qu'ils attiraient la nuit dans leurs cellules,
s'imaginèrent que l'hérésie de Nicétas aurait pour résultat de leur
ôter la source de leurs plaisirs: ils chargèrent donc leur abbé Humbert
d'aller à Constantinople combattre une hérésie qu'ils craignaient de
voir s'armer contre eux, et l'abbé remplit sa mission délicate à la
satisfaction générale, car il sauva la virilité des moines en écrasant
l'hérésiarque dans un dialogue où il le convainquit d'avoir voulu
changer les serviteurs de Dieu en prêtres de Cybèle. A son retour, il
trouva que son abbaye avait profité de son absence pour faire un pas de
plus dans la perdition; il crut frapper les esprits de ces pervers, en
les menaçant des peines de l'enfer: «Lorsque je traversais les Alpes,
leur raconta-t-il, j'ai rencontré une troupe de démons flamboyants,
montés sur des chevaux enflammés. Ils escortaient l'âme de Gobuin,
évêque de Châlons, qui venait d'être surpris par la mort au moment
même où il commettait le péché de fornication avec une religieuse.
J'ai demandé au chef des démons s'il ne serait pas possible de racheter
cette pauvre âme par des prières; mais l'esprit malin auquel je parlais
répondit par un terrible éclat de rire en me tournant le dos, et tous
les diables de l'escorte me montrèrent alors leur derrière avec des
gestes indécents.» Les moines à qui s'adressait ce récit imitèrent
la vilaine pantomime des démons, et remercièrent toutefois leur abbé
d'avoir triomphé de l'hérésie de Nicétas, en lui disant: «C'est à nous
de prouver maintenant qu'un bon moine peut se dispenser de faire un bon
eunuque, et qu'un bon eunuque ne saurait faire un bon moine.»

Nous ne promènerons pas nos lecteurs, de couvent en couvent, pour
les initier aux coupables désordres qui s'y passaient, il suffit
de représenter tous les cloîtres comme des antres de Prostitution
(_scortationis fornices_, dit un écrivain monastique du onzième
siècle). Grégoire VII, qui s'efforça de ramener l'église de France au
respect des moeurs, écrivait à tous les évêques, en 1074: «Chez vous
toute justice est foulée aux pieds. On s'est accoutumé à commettre
impunément les actions les plus honteuses, les plus cruelles, les plus
sales, les plus intolérables: à force de licence, elles sont devenues
des habitudes.» On s'explique l'indignation de ce pape législateur,
en voyant un Mauger, archevêque de Rouen, commettre des crimes qui
exhalaient autour de lui, selon l'expression de Guillaume de Poitiers,
une fâcheuse odeur de honte; un Enguerrand, évêque de Laon, tourner
en ridicule la tempérance et la pureté, «avec des expressions, dit
Guibert de Nogent, dignes du jongleur le plus licencieux;» un Manassès,
archevêque de Reims, qui fut, au dire d'un de ses contemporains, «une
bête immonde, un monstre dont aucune vertu ne rachetait les vices;» un
Hugues, évêque de Langres, qui se souilla d'adultères et de sodomie
(_sodomitico etiam flagitio pollutum esse_, lit-on dans les Actes
du synode de Reims, où il fut mis en jugement). Tous ces indignes
prélats reçurent un châtiment éclatant, mais leur fatal exemple
n'en était pas moins suivi par le plus grand nombre des clercs, qui
s'étonnaient de la sévérité des décrétales de Grégoire VII: «C'est
un hérétique et un insensé! s'écriaient ceux du diocèse de Mayence
(dans la Chronique de Lambert Schaffn). Veut-il obliger les hommes à
vivre comme des créatures célestes, et, en contrariant la nature, à
lâcher la bride à la crapule et à la fornication? Nous aimons mieux
renoncer au sacerdoce, qu'au mariage.» Presque tous étaient mariés
ou bien avaient des concubines, des maîtresses, des amies et des
servantes. Yves de Chartres, dans ses lettres (_Epist. 85_), cite un
certain prélat qui cohabitait publiquement avec deux femmes, et qui
se préparait à en prendre une troisième (_qui publice sibi duo scorta
copulavit et tertiam pellicem jam sibi præparavit_). Malgré les décrets
pontificaux, le clergé persista longtemps dans son concubinage, et
refusa opiniâtrement de renoncer à ses plaisirs (_se pellicibus ad hoc
nolunt abstinere nec pudicitiæ inhærere_, dit Orderic Vital). Le même
historien raconte que l'archevêque de Rouen, ayant excommunié ceux qui
vivaient dans l'incontinence, fut poursuivi par eux à coups de pierres.
Les bâtards des prêtres et des moines se multipliaient à l'infini, et
leurs pères ne rougissaient pas de les doter, de les marier et de les
enrichir aux dépens de l'Église. Il n'y avait pas un chapitre dont
les chanoines ne fussent «brûlés des ardeurs de la luxure» (_Gall.
Christ._, t. I, append., p. 6); il n'y avait pas un diocèse où l'on
comptât dix prêtres sobres, chastes, amis de la paix et de la charité,
exempts de tout crime, de toute infamie, de toute souillure (Fulb.
Carnot., _epist. 17_); il n'y avait pas un couvent, où la règle de
l'ordre fût scrupuleusement observée, où les pères, revêtus de l'habit
monastique, fussent vraiment des moines: «_O miseri_, disait le moine
Martinien, _nos monachiali habitu induti, videmur monachi et non
sumus!_»

La conduite dépravée des prêtres et des moines n'était que trop imitée
par les laïques qui la livraient à leurs méprisantes railleries;
mais le clergé ne cherchait pas même à conserver les apparences de
l'honnêteté, et il faisait lui-même bon marché de ses vices, avec
les jongleurs qui s'en moquaient dans leurs chansons satiriques,
avec les peintres qui en composaient des tableaux et des miniatures,
avec les imagiers ou statuaires qui en ornaient leurs ouvrages, en
pierre, en bois, en ivoire. C'était le sujet favori de la littérature
et de l'art. L'intempérance de la gent monacale, sa sensualité, son
effronterie servaient de thème permanent aux fantaisies des artistes
et aux épigrammes des poëtes. On ne voit nulle part que les hommes
d'église se soient offensés, irrités, scandalisés des portraits écrits
ou figurés de leurs turpitudes. Ils se divertissaient eux-mêmes à
leurs propres dépens, en faisant reproduire l'épopée joyeuse de la vie
cléricale, dans les peintures de leurs missels, dans les sculptures
de leurs églises, dans les images de leurs diptyques, dans les
ornements de leur mobilier. La verve caustique des tailleurs d'images
s'exerçait sans paix ni trêve sur le déréglement des clercs: de là
tant de grossières allégories, tant d'indécentes caricatures, tant
de sales drôleries, qui se cachent dans les chapiteaux, les frises et
les arabesques de l'architecture religieuse. Ici, ce sont des moines
changés en pourceaux; là, des chiens habillés en moines; ailleurs,
le phallus antique sort du froc d'un religieux; tantôt ce sont des
nonnes en débauche avec des diables; tantôt ce sont des singes qui
poursuivent des femmes nues et qui leur mordent les fesses. L'emblème
ordinaire du vice d'impureté, c'est un crapaud ou une tête de Chimère
couvrant les parties sexuelles de l'homme ou de la femme. Dans tous
ces groupes obscènes, la robe et le capuchon du moine caractérisent
l'intention maligne de l'auteur, qui s'amuse à immortaliser les
vices et la honte de ses patrons. Ceux-ci en riaient les premiers,
puisqu'ils avaient laissé subsister ces scandaleux reliefs, qui
furent détruits la plupart dans les temps modernes par la pruderie
des ecclésiastiques, à qui la singularité du monument demandait en
vain grâce. Voilà pourquoi les plus étranges de ces chapiteaux, ceux
qu'on avait décorés de tous les genres du crime de bestialité, ne nous
sont plus connus que par le témoignage des archéologues et des savants
qui en ont recueilli la tradition. Ainsi, nous ne croyons pas qu'on
ait gardé même le dessin d'une sculpture assez inconvenante qu'on
voyait à Saint-Germain-des-Prés, et qui représentait une religieuse se
prostituant en même temps à un moine et à un animal qui ressemblait à
un loup. Il y avait aussi à Saint-Georges-de-Bocheville en Normandie un
fût de colonne, couronné par une affreuse mêlée d'hommes et de singes
luttant d'incontinence et d'audace.

Les laïques, en présence de ces modèles de luxure cléricale, n'avaient
pas la prétention de rester purs et vertueux: ils ne se piquaient, au
contraire, que d'une sorte d'émulation libidineuse qui les poussait à
rivaliser de débauche avec les prêtres et les moines. Les historiens du
temps nous les représentent aussi comme des scorpions et des serpents
à face humaine (_Hist. des comtes de Poitou_, par J. Besly, p. 264).
On comprend que cette dépravation générale ait fait croire à la fin du
monde et au règne de l'Antechrist. Cette croyance superstitieuse, qui
s'était attachée à l'an 1000, ne servit pas à rendre la société moins
corrompue. Chacun, en dépit des terreurs qu'inspirait l'approche du
jugement dernier, s'acharnait à jouir de la vie et à s'étourdir dans
les délices de la chair (_carnales illecebræ_). Le monde devenait pire,
et l'on s'attendait généralement à recevoir le baptême d'un nouveau
déluge (_videbatur sane mundus declinare ad vesperam_, dit Guillaume
de Tyr, au livre I de son Histoire). Les poëtes étaient d'accord
avec les prédicateurs, pour annoncer que l'espèce humaine avait fait
d'effrayants progrès dans le crime du mal, et que tous les jours la
décadence morale s'aggravait; un troubadour du dixième siècle, cité par
Raynouard (_Poésies orig. des Troub._, t. II, p. 16), disait, dans un
poëme en langue romane:

  Enfans en dies foren ome fello,
  Mal ome foren, aora sunt peior.

Tous les écrivains de ce temps-là sont d'accord sur cette dégradation
profonde de l'état social, et tous en attribuent la principale
cause au péché de l'incontinence, qui avait pris des proportions
gigantesques. Quelques-uns, en donnant leurs biens aux églises et aux
monastères, dans l'attente de l'Antechrist, motivaient leurs donations
sur la méchanceté croissante des hommes: _iniquitas quotidiana
malitiæ incrementa sumit_, lit-on dans une donation faite à l'église
de Saint-Jean-d'Angely. Les donateurs se sentaient si chargés de
souillures, qu'ils se ruinaient pour acheter une absolution et qu'ils
la recevaient souvent des mains d'un clerc plus souillées que les
leurs. «On vit alors, dit Raoul Glaber dans sa Chronique (liv. IV,
ch. 9), régner partout, dans les églises comme dans le siècle, le
mépris de la justice et des lois. On se laissait emporter aux brusques
transports de ses passions..... On peut appliquer justement à notre
nation cette parole de l'apôtre: Il y a parmi vous de telles impuretés,
qu'on n'entend point dire qu'il s'en commette de semblable parmi les
païens.» Orderic Vital, dans son _Histoire ecclésiastique_ (liv. VIII,
année 1090), accuse la génération contemporaine de faire ses délices de
ce qu'il y avait de plus honteux et de plus infect dans l'opinion des
personnages honorables du temps passé. Il est vrai de dire que, la fin
du monde et l'Antechrist ayant manqué au rendez-vous de l'an 1000, ceux
qui survivaient à cette époque fatale se crurent autorisés à ne plus
craindre aucune vengeance céleste, et s'enfoncèrent davantage dans le
fumier de leurs immondes voluptés.

On trouve çà et là quelques détails précis relativement à la nature
de ces voluptés, qui sont d'ordinaire déguisées sous de vagues
généralités, et qui ne diffèrent pas des autres oeuvres du démon,
dans les lamentations qu'elles inspirent aux rares honnêtes gens de
ces siècles pervers: «Maintenant, s'écrie un poëte anonyme dans une
complainte en vers léonins sur le malheur des temps (_Histor. des
Gaules_, t. XI, p. 445), maintenant les hommes qui mènent une vie
scandaleuse, débauchés, sodomites, et qui nous volent, et qui nous
injurient, méprisent les honnêtes gens, dont les moeurs sont bien
réglées.» La débauche et la sodomie (_moechi_, _sodomitæ_) sont donc
les vices les plus répandus dans toutes les classes de la population,
chez les comtes et les barons comme dans l'humble _borde_ du serf,
à l'ombre des cloîtres comme sous les courtines de l'abbé ou de
l'évêque. Le diacre Pierre prononça, au nom du pape Léon IX, dans le
concile de Reims, en 1049, un discours où prêtres et laïques sont
vivement réprimandés, à cause de leurs abominables habitudes. Ces
habitudes s'étaient invétérées de telle sorte en France, que l'abbé de
Clairvaux, Henri, écrivait au pape Alexandre III, en 1177: «L'antique
Sodome renait de sa cendre!» (Voy. l'_Hist. de Paris_, par Dulaure,
édit. de 1837, t. II, p. 40). Orderic Vital, en plusieurs endroits
de son Histoire, signale la contagion de ce vice odieux, qui devait
sa recrudescence à l'établissement des races normandes dans les
provinces gallo-franques: «Alors, dit-il au livre VIII, les efféminés
dominaient dans tous les pays et se livraient sans frein à leurs sales
débauches; les chattemites, dignes des flammes du bûcher, abusaient
impudemment des horribles inventions de Sodome (_tunc effeminati passim
in orbe dominabantur, indisciplinate debacchabantur, sodomiticisque
spurcitiis foedi catamitæ, flammis urendi, turpiter abutebantur_).»
Le même historien fait prophétiser cette invasion de la sodomie,
par un anachorète fameux, que la reine Mathilde, femme de Guillaume
d'Angleterre, envoya consulter au fond de l'Allemagne. L'anachorète
prédit les maux qui menaçaient la Normandie sous le règne de Robert,
fils de Guillaume et petit-fils de Robert le Diable: «Ce prince,
dit-il, semblable à une vache lascive, s'abandonnera aux voluptés et
à la paresse, s'emparera des biens ecclésiastiques et les distribuera
entre ses lénons et ses flatteurs infâmes (_spurcisque lenonibus
aliisque lecatoribus distribuet_)..... Dans le duché de Robert, les
chattemites et les efféminés (_catamitæ et effeminati_) domineront,
et sous leur domination la perversité, la misère, ne feront que
s'accroître.» Il est donc incontestable que la turpitude sodomitique,
qui fut ravivée par les croisades, avait été introduite en France par
les Normands, qui la laissèrent comme un indice de leur passage dans
tous les lieux où ils séjournèrent, soit pour hiverner, soit pour
attendre le retour de leurs hordes dévastatrices.

Abbon, dans son poëme du Siége de Paris par les Normands, impute aux
seigneurs français le vice ignominieux que nous voulons attribuer
plus exclusivement à leurs ennemis. Ces hommes du Nord, ainsi que la
plupart des barbares, n'avaient pas honte de se prêter mutuellement à
une abominable Prostitution; ils ne faisaient qu'un usage très-modéré
de leurs femmes, qui étaient constamment grosses ou nourrices, et qui
n'avaient pas d'autre destination que celle de la maternité; car la
tribu, dont la force dépendait du nombre de ses enfants, en demandait
une production exubérante, que n'aurait pas favorisée l'habitude
des rapports voluptueux entre l'époux et ses épouses. Telles furent
certainement l'origine et la raison de ces dégradantes erreurs du
sexe masculin. Les Normands n'en étaient pas moins ardents à l'égard
des femmes, et ils ne les épargnèrent pas plus que les hommes, dans
les villages qu'ils occupaient de vive force à l'improviste. Ils
ne respectaient que les vieilles et les vieillards, c'est-à-dire
qu'ils les tuaient sans pitié; mais quant aux jeunes, ils en avaient
grand soin, ils se les partageaient, et ils les emmenaient avec eux,
après les avoir employés à leurs plaisirs, sous les yeux de leurs
épouses, qui ne s'en offensaient pas et qui n'eussent point osé s'y
opposer. Le moine Richer, racontant une expédition des Normands qui
dévastèrent la Bretagne au neuvième siècle, nous les montre enlevant
les hommes, les femmes et les enfants: «Ils décapitent les vieillards
des deux sexes, dit-il, mettent en servitude les enfants et violent
les femmes qui leur paraissent belles (_feminas vero, quæ formosæ
videbantur, prostituunt_).» On peut se rendre compte de la terreur qui
s'attacha au nom des Normands, et qui devançait leurs excursions: ils
dépeuplèrent des provinces entières; les villes florissantes avant
leur apparition, restèrent sans habitants, après qu'ils en furent
sortis; les bords des fleuves, qu'ils avaient remontés avec leurs
bateaux plats, furent changés en déserts; mais ils avaient semé sur
leurs traces l'impur enseignement de leurs moeurs, et les vaincus
gardèrent la hideuse marque d'esclavage que leur avaient imprimée les
vainqueurs. Les Normands, en se fixant sur le sol de l'Angleterre,
ne traitèrent pas la population indigène avec plus d'égards qu'ils
n'avaient fait autrefois dans les pays conquis par Rollon: ils ne
massacraient plus les vieillards, mais ils abusaient des jeunes gens
et outrageaient les filles, dont les plus nobles servaient de jouet à
la soldatesque la plus immonde (_nobiles puellæ despicabilium ludibrio
armigerorum patebant et ab immundis nebulonibus oppressæ dedecus suum
deplorabant_, dit Orderic Vital). On doit présumer que les moeurs
normandes ne s'étaient pas beaucoup améliorées depuis deux siècles,
et que ces farouches libertins savaient toujours se passer de leurs
femmes, car celles-ci, pendant la longue absence de leurs maris, se
sentirent embrasées de concupiscence (_sæva libidinis face urebantur_,
dit le latin, plus énergique encore que le français), et envoyèrent
aux absents plus d'un message, en 1068, pour leur annoncer qu'elles
aviseraient à prendre d'autres maris, s'ils tardaient à revenir. La
crainte de voir des bâtards sortir de leur lit conjugal décida quelques
Normands à retourner près de leurs impatientes épouses (_lascivis
dominabus suis_); mais le plus grand nombre demeura en Angleterre, où
ils trouvaient de quoi se distraire et se consoler. Si leurs femmes
ne se remarièrent pas toutes, elles ne se firent pas faute de donner
des bâtards à leurs maris. Un poëte de cette époque (voy. _Hist. Norm.
script._, p. 683) gémissait de voir que «la lampe des vertus était
éteinte en Normandie.»

Les autres provinces qui composaient la France féodale n'étaient pas
alors dans une situation plus satisfaisante au point de vue des moeurs.
Les seigneurs faisaient montre de tous les vices et ne conservaient
aucun ressouvenir de pudeur. M. Emile de la Bédollière, dans sa savante
_Histoire des moeurs et de la vie privée des Français_, rapporte deux
épisodes remarquables de l'impudicité sauvage, qui caractérisait l'un
et l'autre sexe chez les nobles comme chez les serfs. En 990, le bruit
courait que Guillaume IV, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers, avait
eu un commerce adultère avec la femme du vicomte de Thouars, chez
lequel il avait reçu l'hospitalité. Emma, femme de Guillaume, guettait
une occasion de se venger de sa rivale. Un jour, elle l'aperçoit qui
se promenait à cheval, peu accompagnée, aux environs du château de
Talmont. Emma accourt avec une grosse troupe d'écuyers et de valets:
elle renverse à terre la vicomtesse, l'accable d'injures et la livre
à ses gens. Ceux-ci se saisissent de la malheureuse, la violent à
tour de rôle pendant une nuit entière, pour obéir aux ordres d'Emma
qui les excite et les contemple (_comitantes se quatenus libidinose
nocte quæ imminebat, tota ea abuterentur, incitat_). Le lendemain, ils
la mettent dehors, à moitié nue, mourante de lassitude et de faim.
Le vicomte de Thouars ne put ni se plaindre ni se venger; il reprit
sa femme déshonorée, tandis que Guillaume exilait la sienne dans le
château de Chinon. Nous voyons, en 1086, un viol moins affreux dans
ses circonstances, mais accompli de même en présence de témoins. Ebles,
héritier du comte de Comborn en Aquitaine, étant devenu majeur, réclama
son château et ses terres que détenait son oncle et tuteur Bernard.
Celui-ci refusait de s'en dessaisir. Ebles rassemble des gens de guerre
et vient assiéger le château, que Bernard essaie en vain de défendre.
Ebles pénètre dans la place que son oncle venait d'abandonner: il y
rencontra sa tante, nommée _Garcilla_, et aussitôt, sans se désarmer,
devant tous ses compagnons qui l'applaudissent, il assouvit sur elle
la plus révoltante lubricité (_patrui uxorem coram multis foedavit_).
(Voy. l'_Hist. des moeurs et de la vie privée des Francs_, t. II,
p. 343, et t. III, p. 83, d'après deux chroniques publiées dans la
_Bibliotheca nova manuscriptorum_, de Labbe.)

On ne s'étonne plus de ces faits monstrueux et on en soupçonne de
plus épouvantables, s'il est possible, quand on promène avec dégoût
sa pensée à travers les anciens Pénitentiels: c'est là qu'il faut
chercher les faits occultes de la Prostitution au moyen âge; c'est là
que se produit avec toutes ses audaces le péché de la chair, qui ne se
bornait pas à des conjonctions illicites entre les deux sexes et qui se
complaisait dans les caprices de la plus exécrable dépravation. Certes,
comme le dit M. de la Bédollière, «on aimerait à croire pour l'honneur
de l'humanité, que les horreurs signalées par les Pénitentiels
sont purement accidentelles» et n'avaient que bien rarement un écho
dans le tribunal de la pénitence, mais elles reparaissent à chaque
page dans ces Pénitentiels qui les classent à différents degrés de
culpabilité et de pénalité. Il est donc certain qu'elles étaient
fréquentes et qu'elles répandaient de proche en proche une corruption
latente dans toutes les parties du corps social. Nous ne pouvons
nous dispenser d'enregistrer ces horreurs de la Prostitution, mais
nous ne les dépouillerons pas de leur voile latin et nous n'irons pas
même emprunter une traduction, prudemment atténuée, aux Pénitentiels
modernes qui ont dû respecter la doctrine pénitentiaire de l'Église. Il
faut distinguer dans ce code primitif de la confession les faits qui
concernent les actes les plus secrets du mariage, ceux qui touchent à
l'inceste, ceux qui sont relatifs à des débauches contre nature et ceux
enfin qui renferment le crime de bestialité.

Tout ce que l'Église avait fait pour protéger la pureté du mariage
n'était qu'un témoignage évident de tout ce qui se faisait, dans le
sanctuaire des époux, contre le but moral de cette institution. Ce
n'étaient que péchés véniels, si les mariés n'avaient pas consacré
la première nuit des noces à des pratiques de dévotion (_eadem nocte
pro reverentiâ ipsius benedictionis in virginitate permaneant_, dit
Reginon, liv. II); si le mari qui avait couché avec sa femme, ne
s'était pas lavé, avant d'entrer dans une église (_maritus qui cum
uxore suâ dormierit, lavet se antequam intret in ecclesiâ._ Pénitentiel
de Fleury); si la femme était entrée dans l'église, à l'époque de ses
règles (_mulieres menstruo tempore non mirent ecclesiam_); si le lit
conjugal, à cette même époque, avait rapproché les deux époux (_in
tempore menstrui sanguinis qui tunc nupserit; 30 dies poeniteat._
Pénitentiel d'Angers); s'ils n'avaient pas gardé une continence
absolue les dimanches, les jours de grandes fêtes, trois jours avant la
communion et durant les quatre semaines qui précèdent Pâques et Noël.
Mais le péché devenait plus grave, la pénitence plus longue, quand les
époux avaient donné carrière à des fantaisies obscènes, que n'absolvait
pas le privilége de l'union des sexes (_si quis cum uxore suâ retro
nupserit, 40 dies poeniteat; si in tergo, tres annos, quia sodomiticum
scelus est._ Pénitentiel d'Angers). Les copulations charnelles dans
le mariage ne devaient être qu'une oeuvre chaste et sainte, destinée
à procréer des enfants et non à satisfaire les sens. Ce sont les
expressions de Jonas, évêque d'Orléans, dans son Institut des laïques:
_Oportet ut legitima carnis copula causa sit prolis non voluptatis, et
carnis commixtio procreandorum liberorum sit gratia, non satisfactio
vitiorum_.

L'inceste se multipliait sous les formes les plus hideuses: le fils
ne faisait pas grâce à sa mère; la mère elle-même ne respectait pas
l'innocence de son jeune enfant; le frère attaquait sa soeur; le
père polluait sa fille! Mais il y avait, pour ces abominations, des
pénitences de dix, de quinze ans, pendant lesquels le coupable se
façonnait au jeûne et à la continence. (_Qui cum matre fornicaverit,
15 annis; si cum filia et sorore, 12--Si adolescens sororem, 5 annos,
et si matrem, 7, et quamdiu vixerit, numquam sine poenitentia, vel
continentia.--Si mater cum filio parvulo fornicationem imitatur, si
mater cum filio suo fornicaverit, tribus annis poeniteat._ Pénitentiels
de Fleury et d'Angers.)

Les infanticides, les avortements n'étaient pas moins nombreux que chez
les païens qui les toléraient toujours et les approuvaient quelquefois.
Tantôt on étouffait l'enfant à sa naissance, tantôt on l'étranglait,
tantôt on le faisait périr en l'empoisonnant ou en le saignant. Il y
avait des hommes et des femmes qui vendaient des drogues pour faire
avorter (_herbarii viri, mulieres interfectores infantum_). D'autres
drogues rendaient les femmes stériles et les hommes impuissants. Pour
exalter l'amour ou plutôt l'ardeur sensuelle d'un homme ou d'une femme,
on ajoutait d'affreux mélanges à la potion qu'on lui faisait prendre
(_Interrogasti de illâ feminâ quæ menstruum sanguinem suum miscuit
cibo vel potui et dedit vire suo ut comederet? et quæ semen viri sui
in potu bibit? Tali sententiâ feriendæ sunt sicut magi._ Pénitentiel de
Raban Maur.--_Illa quæ semen viri sui in cibo miscet, ut inde plus ejus
amorem accipiat, annos tres poeniteat._ Pénitentiel de Fleury).

Les péchés contre nature avaient d'innombrables variétés aux yeux du
confesseur qui leur appliquait aussi des pénitences très-variées.
La sodomie simple (_si quis fornicaverit sicut sodomitæ_, dit le
Pénitentiel romain) entraînait quatre ans de pénitence; mais l'âge
des pécheurs établissait bien des différences entre eux. L'enfant,
l'adolescent, l'homme fait, n'étaient pas punis de même, lorsqu'ils
péchaient de la même façon. Les souillures de l'extrême jeunesse
ressemblaient souvent à celles de la vieillesse la plus dépravée; mais
elles s'effaçaient plus aisément et se corrigeaient avec les années
(_Pueri sese invicem manibus inquinantes, dies 40 poeniteat. Si vero
pueri sese inter femora sordidant, dies centum; majores verò, tribus
quadragesimis._ Pénitentiel d'Angers). Les erreurs antiphysiques
des femmes étaient punies aussi sévèrement que celles des hommes,
comme si la chasteté fût plus nécessaire chez le sexe qui a en soi un
charme irrésistible pour attirer l'autre sexe. Les femmes, même les
religieuses, se livraient entre elles à des orgies, où reparaissait le
_fascinum_ romain et où l'art fellatoire n'avait rien oublié des leçons
impudiques de l'antiquité (_Mulier cum alterâ fornicans, tres annos.
Sanctimonialis femina cum sanctimoniali per machinatum polluta, annos
septem._ Pénitentiel d'Angers.--_Mulier qualicumque molimine aut per
ipsam aut cum altera fornicans._ Pénitentiel de Fleury.--_Si quis semen
in os miserit, septem annos poeniteat._ Ibid.). Quelquefois l'inceste
venait se mêler au crime contre nature et en aggraver l'infamie et
le châtiment: la sodomie entre frères ne pouvait être rachetée que
par quinze ans d'abstinence (_qui cum fratre naturali fornicaverit
per commixtionem carnis, ab omni carne se abstineat quindecim annis._
Pénitentiel de Fleury).

Tous les genres de bestialité, on ose à peine le croire, figurent dans
les Pénitentiels et ne donnent lieu qu'à une pénitence temporaire,
quoique la loi civile condamnât le criminel à périr avec la bête qu'il
avait choisie pour complice. Toutes les bêtes semblaient propres
à cette détestable mésalliance (_cum jumento, cum quadrupede, cum
animalibus_, dit le Pénitentiel romain; _cum jumento, cum pecude_, dit
le Pénitentiel d'Angers; _cum pecoribus_, dit le Recueil de Reginon).
Rien ne fut plus commun au moyen âge, que ce crime qu'on punissait de
mort, quand il était patent et confirmé par une sentence du tribunal.
Les Registres du Parlement sont remplis de ces malheureux qu'on brûlait
avec leur chien, avec leur chèvre, avec leur vache, avec leur pourceau,
avec leur oie! Mais nous ne voyons, que dans la lettre de Raban Maur
à Regimbold, archevêque de Mayence, la discussion canonique de ces
énormités qui alors n'étonnaient personne (_Tertia quæstio de eo fuit,
qui cani feminæ inrationabiliter se miscuit, et quarta de illo, qui cum
vaccis sæpius fornicatus est? Qui cum jumento vel pecore coierit, morte
moriatur. Mulier quæ succubuerit cuilibet jumento, simul interficiatur
cum eo._ Capitul. de Baluze, t. II, append., col. 1378). Dans les
capitulaires d'Ansegise, les évêques et les prêtres sont invités
particulièrement à combattre cette dépravation qu'on regardait comme un
reste du paganisme et qui se perpétua plus longtemps dans les campagnes
que dans les villes; mais tous les législateurs reconnaissent qu'un
pareil crime, qui ravale l'homme au niveau de la bête, mérite la mort.
On aurait volontiers pardonné à la bête plutôt qu'à l'homme, mais on
la tuait et l'on jetait sa chair à la voirie, de peur qu'elle ne vînt à
engendrer, par l'artifice du démon, un monstrueux assemblage de la bête
et de l'homme.

Enfin, pour donner une idée plus complète encore de l'obstination des
débauchés dans leurs détestables habitudes, nous rappellerons ici un
procès criminel qui se rapporte à une débauche contre nature, qu'on
appelait _fornicatio inter femora_. C'est Ducange qui nous fournit ce
singulier document tiré d'une charte d'Édouard Ier, roi d'Angleterre.
Cette charte est datée probablement des premières années du dixième
siècle. Un nommé Simon entretenait une concubine, nommée Mathilde, avec
qui jamais il n'avait eu de rapports complets. Un jour, il fut surpris
en flagrant délit de commerce illicite par les amis de cette concubine
qui voulait se venger de lui en se faisant épouser. Elle déclara devant
les juges qu'elle avait longtemps vécu conjugalement avec lui, mais
qu'il ne l'avait pas encore épousée (_Juratores dicunt quod prædictus
Simon semper tenuit dictam Matildam ut uxorem suam, et dicunt quod
numquam dictam Matildam desponsavit_). Alors, Simon eut à choisir
entre trois sortes de châtiment ou de réparation: donner sa foi à
Mathilde, ou perdre la vie, ou rendre à Mathilde les devoirs qu'un mari
rend à sa femme (_vel ipsam Matildam retro osculare_). Simon fit son
choix aussitôt: il donna sa foi à Mathilde, mais il ne voulut jamais
l'épouser autrement qu'il n'avait fait jusqu'alors (_inter femora_).
Ducange a extrait cette curieuse anecdote du Dictionnaire des lois de
l'Angleterre (_Nomolex anglicana_), par Thomas Blount.

A l'époque d'Edouard Ier et de Charles le Simple, son gendre, les
moeurs de la France et de l'Angleterre offraient une triste analogie,
et quelque poëte de la cour saxonne d'Édouard aurait pu dire de
l'Angleterre ce que le poëte Abbon disait alors de la France dans son
poëme fameux sur le Siége de Paris: «O France, pourquoi te caches-tu?
où sont ces forces antiques qui ont assuré ton triomphe sur de plus
puissants ennemis? Tu expies trois vices principaux: l'orgueil, les
honteuses délices de Vénus, et la recherche de tes habits. Tu n'écartes
pas même de ton lit les femmes mariées, les nonnes consacrées au
Seigneur. Bien plus, tu as des femmes à satiété, et tu outrages la
nature!» Deux siècles plus tard, Pierre, abbé de Celles, dans ses
lettres (liv. IV, ép. 10), adressait à la ville de Paris les mêmes
reproches qu'Abbon avait adressés à la France, et il l'accusait de
pervertir les moeurs de ses habitants: «O Paris, que tu es séduisant
et corrupteur! disait-il. Que de piéges tes propres vices tendent à la
jeunesse imprudente! Que de crimes tu fais commettre!» La Prostitution
fut, à toutes les époques, la conseillère et la provocatrice des autres
vices qui ne marchent pas sans elle et qui s'attachent à ses flancs,
comme des louveteaux pendus aux mamelles de leur dévorante mère.



CHAPITRE VI.

  SOMMAIRE. --Situation des femmes de mauvaise vie avant le règne de
  Louis VIII. --Vocabulaire de la Prostitution au onzième siècle.
  --Le _putagium_. --_Putus_ et _puta_. --Les puits communaux.
  --Le _Puits d'Amour_. --La _Cour d'Amour_ ou _Cour céleste_ de
  Soissons. --_Putage_, _putinage_ et _putasserie_. --_Lenoine._
  --_Maquerellagium_, _maquerellus_ et _maquerella_. --De l'origine
  du mot _maquereau_. --_Borde_, _bordel_ et _bordeau_. --Les
  femmes _bordellières_. --Les _femmes séant aux haies_. --Les
  _cloistrières_. --_Garcio_ et _garcia_. --_Ribaldus_ et _ribalda_.
  --_Meschines_ et _meschinage_. --_Ruffians._ --_Clapiers._


Si la dépravation des moeurs, à cette époque du moyen âge, avait
dépassé tout ce que des époques plus barbares s'étaient permis en
fait de débauche et de crime, la Prostitution légale, celle qui
s'exerce comme une industrie et qui fait la sauvegarde des honnêtes
femmes en offrant aux appétits sensuels une satisfaction toujours
prête et facile, cette Prostitution régulière et organisée n'existait
pas encore, du moins sous l'oeil et la main de la police féodale.
Elle n'était point admise en principe ni en droit; elle ne pouvait
s'exercer qu'en fraude et en secret, aux risques et périls des femmes
que la misère ou le libertinage encourageait à ce vil métier; elle ne
rencontrait nulle part appui et protection dans la magistrature des
villes érigées en communes, ni auprès des justices seigneuriales. On
ne la jugeait point nécessaire ni même utile, et on la regardait comme
un outrage public à l'honnêteté de chacun. Cependant, il fallait bien
la tolérer et fermer les yeux sur un fait brutal, qui se reproduisait
sans cesse et partout, en se cachant, ou plutôt en se déguisant, malgré
les plus sévères prohibitions, malgré la pénalité la plus rigoureuse.
Nous sommes convaincu que cette Prostitution légale dut conquérir sa
place honteuse dans la société, par sa persévérance à braver les lois
et les châtiments, par son adresse à prendre tous les masques, par
sa force et sa ténacité, par son caractère vivace et envahisseur. On
peut comparer la situation des femmes de mauvaise vie, au milieu de
cette société qui leur était hostile et qui ne pouvait toutefois s'en
passer, qui les persécutait continuellement et qui ne parvenait jamais
à les faire disparaître; on peut comparer cette situation anormale à
celle des juifs, qui avaient aussi contre eux la législation civile et
ecclésiastique, qui se voyaient tous les jours emprisonnés, dépouillés,
chassés, et qui pourtant revenaient sans cesse à leurs banques, à
leurs usures et à leurs gains énormes. La Prostitution n'eut pas une
existence avouée dans l'État et reconnue, sinon autorisée, avant le
règne de Louis VIII, ou celui de Philippe-Auguste peut-être, car le
roi des ribauds (_rex ribaldorum_), qui était évidemment le gouverneur
suprême des agents de la Prostitution, fut créé par Philippe-Auguste,
comme nous le verrons plus tard.

Il est bien difficile de retrouver quelles étaient les habitudes et la
physionomie de la Prostitution mercenaire, dans ces temps de corruption
générale, qui ne permettaient pourtant pas de pratiquer librement
cette méprisable industrie. L'abbé, l'évêque, le baron, le seigneur
feudataire, pouvaient avoir dans leur maison une espèce de sérail ou
de lupanar, entretenu aux dépens de leurs vassaux; selon l'expression
d'un écrivain du onzième siècle, chaque possesseur de fief nourrissait
dans son gynécée autant de ribaudes que de chiens dans son chenil;
mais le lupanar public, ouvert à tout venant, sous la direction d'un
homme ou d'une femme exploitant cet impur commerce, ne subsistait que
dans un petit nombre de localités, où l'administration seigneuriale
et municipale se relâchait de ses anciennes coutumes et feignait
d'être aveugle pour se montrer tolérante. C'était donc à Paris et en
quelques grandes villes, que l'établissement des mauvais lieux, dans
les faubourgs et dans certains quartiers désignés, ne souffrait pas
trop d'obstacles, jusqu'au jour où le scandale rendait à la loi sa
vigueur et amenait la suppression plus ou moins radicale de ces centres
de débauche. Il y avait aussi des prostituées, qui n'appartenaient pas
à l'exploitation d'un fermier lupanaire, et qui se réservaient tous
les profits de la vente de leur corps: elles se mêlaient d'ordinaire
à la population honnête, et, quoique vivant de leur impur trafic,
elles avaient soin de n'en laisser rien transpirer, sous peine de
tomber aussitôt dans la disgrâce de leurs voisins et d'être obligées
de se faire justice elles-mêmes en disparaissant. On comprend donc
que la vie intérieure des mauvais lieux et la vie privée des femmes
publiques aient eu bien peu d'échos dans les monuments écrits de ces
époques obscures. La Prostitution, du huitième au douzième siècle,
n'a pas même de traits qui la caractérisent d'une manière saillante,
quoiqu'elle diffère absolument de la Prostitution du Bas-Empire. Il
faut se contenter, pour la peindre, de quelques faits isolés, qui
n'ont pas de liens entre eux et qui témoignent de la variété des usages
locaux. Encore, ces faits, que nous fournissent des chartes de commune
et des ordonnances de police urbaine, sont-ils trop rares, pour qu'on
puisse en former un vaste tableau d'ensemble. Ainsi, ce n'est pas
d'après cette réunion de faits épars et détachés, qu'il est possible
de constater les moeurs secrètes de la Prostitution dans la France
féodale.

Mais la langue populaire du onzième siècle, la basse latinité, qui
allait créer la langue française, sous l'empire des dialectes du Nord
et du Midi, cette langue appliquant de nouveaux mots à des choses
et à des idées nouvelles, nous présente, dans la formation de ces
mots eux-mêmes, une foule de renseignements précieux, parmi lesquels
nous trouverons bien des notions relatives à notre sujet. A partir
du neuvième siècle, le vocabulaire de la Prostitution a complétement
changé; il est singulièrement restreint, mais il se compose de
locutions, tout à fait neuves, qui semblent sorties de la bouche du
peuple, plutôt que de la plume des écrivains; ces locutions, empreintes
de l'esprit gallo-franc, et parfois frappées au coin de l'idiome
tudesque, sont faites pour exprimer ce que nous nommerons le _matériel_
de la Prostitution. Il est clair que les mots latins n'avaient plus de
sens vis-à-vis de circonstances et de particularités qui n'existaient
pas au moment où ils furent créés; le peuple, dans son langage
usuel, ne voulut point accepter ces mots qu'on employait toujours
dans la langue littéraire, mais qui ne représentaient plus rien dans
l'habitude de la vie; le peuple, avec le génie qui lui est propre,
fit les expressions qui lui manquaient et leur donna le cachet spécial
qu'elles devaient avoir. Ainsi, nous voyons apparaître dans le latin
vulgaire la plupart des mots, qui reçurent plus tard une transformation
française, et qui se sont depuis conservés dans la langue du peuple,
car la Prostitution ne peut aspirer à faire admettre par la langue
noble les grossières et impudentes formules de son idiome. Remarquons,
une fois pour toutes, que les écrivains sérieux, les poëtes et les
historiens continuent à se servir des termes généraux que le latin
classique leur offrait pour désigner les actes et les individus de la
Prostitution; mais, dans les documents émanés d'une main illettrée ou
destinés à la connaissance du populaire, on n'emploie que des termes
précis et techniques, qui étaient à la portée de tout le monde et qui
n'exigeaient pas, pour être entendus, la moindre notion de l'antiquité
classique. Sans doute, cette langue de la Prostitution est sordide et
digne des choses qu'elle exprime et des personnes qu'elle qualifie,
mais on ne doit pas oublier qu'au moyen âge tous les mots de la langue
usuelle avaient droit à une égale estime, et se produisaient, sans
aucune réserve, dans les écrits comme dans les discours. On n'avait
pas encore noté d'infamie certaines expressions qui se rapportent à
des objets infâmes, et on n'attachait pas d'importance à la modestie
du langage parlé ou écrit. Voilà pourquoi notre vieux français est si
riche en mots ingénieux ou piquants, qui forment le vocabulaire de la
Prostitution, et qui ont été, à partir du siècle de Louis XIV, bannis
de la langue des gens d'honneur, comme on disait autrefois.

La Prostitution, que les lettrés appelaient toujours _meretricium_,
dont les novateurs avaient fait _meretricatio_ et _meretricatus_, se
nommait, dans le peuple et en langage vulgaire, _putagium_, et, par
extension, _puteum_ et _putaria_. Ce mot-là nous paraît avoir une
origine toute moderne, et nous ne croyons pas, malgré l'autorité du
docte Scaliger, dans une de ses notes sur les _Catalecta_ de Virgile,
qu'on doive faire remonter _putagium_ au mot latin _putus_, qui se
trouve, dans les auteurs de la haute latinité, avec le sens de _petit_.
Chez les anciens, il est vrai, _putus_, surtout, était donné comme
nom d'affection, comme qualification flatteuse adressée à un jeune
enfant. Le maître n'appelait pas autrement son mignon: était-ce une
fille au lieu d'un garçon, on disait _puta_. Les diminutifs _putillus_
et _putilla_ s'étaient formés naturellement, et Plaute, dans son
_Asinaria_ (act. III, sc. 3), met _mon petit_, _putillus_, sur le même
pied que _ma colombe_, _mon chat_, _mon hirondelle_, _mon moineau_,
dans le langage des amoureux. Cependant, on usait plutôt, comme le
fait Horace (_Sat._, l. II, 3), de _pusus_ et de _pusa_, qui avaient
aussi leur _pusillus_ et leur _pusilla_. Néanmoins, nous ferons venir
_putagium_ de _puteus_, puits, parce que cette étymologie s'entend
et se justifie également au propre et au figuré. Si, d'une part, la
Prostitution publique peut se comparer à un puits banal où chacun est
libre d'aller puiser de l'eau, d'autre part, dans chaque ville, dans
chaque quartier, le puits communal ou seigneurial était le rendez-vous
de toutes les filles qui cherchaient aventure. Il y avait toujours un
puits, aux endroits fréquentés par les prostituées, dans les _Cours des
miracles_ où elles logeaient, dans les carrefours qui leur servaient
de champ de foire. Elles se souvenaient peut-être que Jésus-Christ
avait rencontré la Madeleine auprès d'un puits. Ces puits, dont l'usage
appartenait à tous les habitants du lieu, réunissaient tous les soirs
autour de leur margelle un nombreux aréopage de femmes qui parlaient
entre elles de leurs amours et qui les avançaient en chemin sous
prétexte de faire provision d'eau. On savait ce que c'était que d'aller
au puits: les amants y arrivaient de tous côtés, pour se rejoindre.
Ce puits-là était le témoin de bien des soupirs et de bien des larmes.
Piganiol, en parlant du Puits d'Amour qui avait donné son nom à une rue
de Paris, située près de la rue de la Truanderie, où la Prostitution
avait son siége principal, dit que ce puits fameux devait son nom «à
une raison qui lui est commune avec tous les puits qui sont dans des
villes ou dans des lieux habités, c'est qu'il servoit de rendez-vous
aux valets et aux servantes, qui, sous prétexte d'y venir puiser de
l'eau, y venoient faire l'amour.» Ce puits, qui n'a été comblé qu'à
la fin du dix-septième siècle, avait vu se dénouer plus d'un drame
amoureux, et la tradition racontait de diverses façons l'histoire d'une
demoiselle noble, de la famille Hallebic, qui s'y était noyée sous
le règne de Philippe-Auguste. On citait aussi plusieurs amants qui
s'y étaient jetés par dépit ou par jalousie, sans y trouver la mort.
D'autres amants, par reconnaissance, avaient voulu attribuer au Puits
d'Amour une part dans leur bonheur: l'un renouvelait les seaux, l'autre
la corde; celui-ci y fit poser une balustrade en fer; celui-là y mit
une margelle neuve, sur laquelle on lisait en lettres gothiques: _Amour
m'a refait en 525 tout à fait_.

On ferait un curieux relevé de tous les puits qui ont joué un rôle dans
l'histoire de la Prostitution, et l'on en trouverait un dans chaque
ville, pour démontrer que le _putagium_, au moyen âge, était presque
inséparable des puits banaux qui ont disparu la plupart aujourd'hui.
On prouverait sans peine, que des puits de cette espèce ont existé,
à Paris, dans les rues ou près des rues où demeuraient les femmes de
mauvaise vie. Bornons-nous à rapporter que les _ribaudes de Soissons_,
qui avaient une célébrité proverbiale au douzième siècle (_Dictons
populaires_ publiés par Crapelet, page 64), tenaient leurs assises
autour d'un puits qui a survécu à la _ribauderie_ soissonnaise. «La
_Cour d'Amour_ ou _Cour céleste_ de Soissons (disent MM. P. Lacroix
et Henri Martin, dans leur _Hist. de Soissons_) est située à l'entrée
de la rue du Pont: c'est une cour étroite, entourée de bâtiments peu
élevés, où l'on monte par des escaliers de pierre extérieurs. Cette
cour, dans laquelle on pénètre par une allée obscure, descendait
autrefois jusqu'à la rivière: au milieu, est un puits d'une
construction singulière, la margelle débordant carrément l'orifice
rond et étroit que surmonte une voûte conique.» Nous ne chercherons
pas d'autres arguments, pour démontrer que _putagium_, _puteum_ et
_putaria_ impliquaient l'action d'aller le soir au Puits d'Amour.
_Putaria_ se disait de préférence, dans les provinces méridionales. On
lit dans les statuts de la ville d'Asti (_Collat. 12_, cap. 7): _Si
uxor alicujus civis Astensis olim aufugit pro putaria cum aliquo_...
_Puteum_ était plus usité dans la langue poétique, qui, prenant la
cause pour l'effet, faisait de _puteum_ le synonyme de _putagium_.
Quant à ce mot-là, qui doit être le premier en date, il s'était
consacré en s'introduisant dans la langue légale. Ainsi, on le trouve
souvent employé par les jurisconsultes, et il figure dans plus d'une
ordonnance de nos rois de la troisième race: il suffit de mentionner
une de ces ordonnances, dans laquelle il est dit que le _putagium_ de
la mère n'enlève pas au fils ses droits d'héritier, attendu que le fils
né dans l'état de mariage est toujours légitime (_quod generaliter dici
solet, quod putagium hæreditatem non adimit, intelligitur de putagio
matris_). Le mot _putagium_ ne s'entendait que de la prostitution
d'une femme. La langue française n'eut pas plutôt bégayé quelques
mots, qu'elle traduisit _putagium_ en _putage_, _puta_ en _pute_
et _putena_ en _putain_. Ces deux derniers mots sont contemporains,
puisque la Chronique d'Orderic Vital fait mention, au livre XII, de la
fondation d'une ville qui fut nommée _Mataputena_ (_id est devincens
meretricem_), en dérision de la comtesse Hedwige.

_Putage_ revient sans cesse, avec le sens de _putagium_, dans la
vieille langue française, surtout dans les romans et les fabliaux
des trouvères. Les citations, choisies par Ducange, donnent la
valeur exacte de cette expression, qui n'est pas même restée dans
la langue triviale et qui ne saurait pourtant être remplacée par les
mots _putinage_ et _putasserie_, que le vocabulaire du bas peuple a
conservés, sans se rendre compte des nuances de leur signification
relative. Ces deux vers du roman de _Vacces_ établissent la véritable
acception de putage:

  Maint homme a essillié et torné à servage,
  Et mis par povreté mainte feme au putage.

Le roman du _Renard_ prête à _putage_ un sens qui se rapproche du
_putanisme_ de la langue moderne:

  Grant deshonnour et grant hontage
  Fistes-vous et grant putage.

Le roman d'_Amile et Amy_ se sert du même mot pour exprimer la même
chose:

  A mal putaige doit li siens cors livrez!

Enfin, le roman d'_Athis_, en usant de ce mot, désigne l'état ou la
condition d'une femme qui se prostitue:

  Et sa femme estoit mariée,
  Benoite ne espousée
  Qui puis la trairoit à putage,
  A mauvaistié ne à hontage
  Qu'on le fesist mourir à honte,
  Sans en faire nul autre conte.

Nous ne multiplierons pas les citations pour le mot _pute_, qui a
maintenu son emploi et son sens originaire dans le bas langage. Ce mot
avait toujours une acception injurieuse, comme on le voit dans ces vers
du roman de Garin le Loherain.

  Or, m'avez-vos lesdengiée vilment,
  Et clamé pute, oyant toute la gent.

Nous dirons plus tard comment cette injure adressée à toutes les femmes
en général, faillit coûter cher au poëte Jean de Meung.

Le _lenocinium_, ce fidèle et inséparable compagnon du _meretricium_,
eut plus de peine à changer de nom; comme il était ordinairement
exercé par des femmes, on le transforma d'abord en _lenonia_, qui
passa dans la langue du douzième siècle en se francisant et en devenant
_lenoine_. Mais le peuple, qui règne en souverain dans les bas-fonds
de la langue, inventa bientôt un autre mot, qu'il tira des habitudes
mêmes des courtiers de Prostitution. Ce mot était _maquerellagium_,
dont le vieux français a fait _maquerellage_, qui subsiste encore
dans le langage des halles, et qui a pourtant place au dictionnaire
de l'Académie. Avant _maquerellagium_, on avait créé _maquerellus_ et
_maquerella_, _maquereau_ et _maquerelle_. Les plus doctes abstracteurs
d'étymologie s'en sont donné à coeur joie pour découvrir l'origine
de ces mots qui n'avaient de latin que leur terminaison. Nicot et
Ménage, en recherchant les analogies qui pouvaient se présenter entre
le poisson nommé _maquereau_ et l'homme ou la femme qui spécule sur
la Prostitution d'autrui, ont supposé que _maquereau_ avait été formé
de _maculæ_, parce que le poisson est bariolé de taches noirâtres et
bleues transversales, et parce que chez les anciens le costume théâtral
du lénon ou de la lène offrait aussi un bariolage de différentes
couleurs. Tripaut, se souvenant que l'_aquariolus_ ou porteur d'eau
romain avait à Rome le privilége du _lenocinium_, a pensé que la
simple addition d'une lettre initiale, formée par la prononciation
gutturale des Francs, avait produit _maquariolus_, qui se rapprochait
assez bien de _maquerellus_. D'autres enfin, avec plus de naïveté, ont
mis en avant le verbe hébreu _machar_, qui signifie _vendre_ et qui
ne convient pas trop mal au métier de vendeur de chair humaine. Ces
derniers étymologistes auraient dû, à l'appui de leur système, faire
valoir cette induction que leur fournissaient certains documents du
moyen âge, dans lesquels on attribue aux juifs le courtage des chevaux
et des femmes.

Nous nous étonnons qu'on se soit préoccupé de l'étymologie du mot
appliqué à l'homme, avant d'avoir trouvé celle qui convient au
poisson; car il est tout naturel que le poisson ait été d'abord nommé
_maquerellus_ et que l'homme, par quelque similitude, se soit vu
qualifié du nom de ce poisson. Quelle est la première étymologie qui
s'offre à nous, sans efforts d'imagination et de linguistique? La
pêche du maquereau était plus abondante autrefois sur les côtes de
l'Océan, qu'elle ne l'est aujourd'hui: ce scombre arrivait à la suite
des bancs de harengs et partageait leur sort après avoir vécu à leurs
dépens. Son nom danois ou normand, qui s'est maintenu dans la langue
hollandaise, nous ramène à l'époque où il a été latinisé: _mackereel_
est certainement bien antérieur à _maquerellus_ et à _makarellus_. Les
savants, peu satisfaits de la consonnance barbare de ce mot, l'avaient
corrompu pour le rendre moins sauvage à l'oreille: on ne s'explique pas
autrement la formation de _magarellus_, qui apparaît dans plusieurs
chartes des rois d'Angleterre. Sur les côtes du Nord, on disait
_makevus_, ou plutôt _makerus_, s'il nous est permis de soupçonner
une erreur dans Ducange. Quant à prêter le nom du poisson à l'espèce
d'homme qui en imitait les moeurs, ce fut d'abord un jeu de mots, une
épigramme qui entra profondément dans l'esprit de la langue populaire
et qui perdit par degrés son sens figuré. On finit par ne plus savoir
quel point de ressemblance avait fait confondre l'homme avec le
poisson. Il est aisé pourtant de comprendre que le lénon, errant autour
des femmes pour en tirer profit et les poussant en quelque sorte dans
la nasse du corrupteur, joue un rôle analogue à celui du maquereau qui
escorte les harengs et s'engraisse avec eux. Quoi qu'il en soit, cette
expression figurée, désignant les proxénètes de l'un et de l'autre
sexe, était admise dans tous les genres de style et ne semblait pas
même déplacée dans les ordonnances des rois de France. Elle a reçu
désormais son stigmate déshonnête, mais elle est invétérée dans la
langue énergique de la populace. Ce n'est cependant qu'un nom de
poisson qui se montre sur toutes les tables et qui payait jadis quatre
deniers par mille à l'évêque ou au comte dans la suzeraineté duquel
il arrivait. Si ce poisson n'eût pas reçu son nom des peuples du Nord,
nous ne serions pas éloigné de faire bon accueil à une étymologie, plus
ingénieuse que plausible, qui forgerait avec le verbe _moechari_ le
substantif _moecharellus_, pour qualifier l'instigateur de la débauche
(_moechi conciliator_).

De même que le lénocinium et le mérétricium, le _lupanar_ n'avait
plus droit de cité, que dans la langue des écrivains; la langue
vulgaire le repoussait comme une tradition gallo-romaine qui n'avait
pas de raison d'être. Rien ne ressemblait moins aux lupanars de Rome
que les repaires de la Prostitution dans les villes de France. On
caractérisa ces bouges infâmes, en leur donnant sans distinction les
noms de _borda_ et _bordellum_, qui jetèrent _borde_, _bordel_ et
_bordeau_, dans le nouveau dialecte du douzième siècle. Ce mot latin
n'est que le mot saxon _bord_ latinisé; ce mot saxon ne voulait rien
dire de plus que le français, qui est tout à fait identique: c'est
donc imaginer une étymologie purement gratuite, que de voir dans
_bordel_ les mots _bord_ et _el_, parce que, dit-on, les lieux de
débauche étaient alors situés au bord de l'eau! La situation de ces
mauvais lieux n'était pas inévitablement voisine d'une rivière; ce qui
n'aurait eu aucun but moral ni sanitaire; ce qui ne s'expliquerait,
d'ailleurs, d'aucune façon satisfaisante; mais aussi, dans bien
des circonstances, la Prostitution s'était logée au bord de l'eau,
surtout quand la navigation du fleuve amenait un grand concours de
marchands, de passagers et de bateliers qui faisaient les chalands
ordinaires des femmes _bordellières_ (_bordellariæ_). On appelait plus
particulièrement _borda_ une cabane isolée, un gîte de nuit, situé de
préférence au bord d'un chemin ou d'une rivière, hors de l'enceinte
d'une ville, dans un faubourg ou dans la campagne. La _borde_ était
distincte de la _maison_, comme on le voit dans ce vers du roman
d'_Aubery_:

  Ne trouvissiez ni borde ne maison;

et dans cet autre vers du roman de _Garin_:

  Ni a meson ne borde ne mesnil.

Généralement, cette _borde_ se trouvait annexée à un petit clos ou à
un champ: car, dans un contrat de l'an 1292, que cite Ducange dans
son Glossaire, il est dit que l'abbé et le couvent sont tenus de
concéder sur leurs domaines un arpent de terre à tout habitant de la
ville qui voudrait y faire une borde (_ad faciendum ibi bordam_). La
Prostitution, chassée des villes, se réfugia dans ces bordes, qui se
trouvaient loin des yeux de la police urbaine, et qui ne laissaient
pas percer le scandale. Ces résidences rurales n'étaient habitées qu'en
certaines saisons et à certains jours par les tenanciers ou locataires;
mais la Prostitution y avait, pour tous les temps, un abri assuré;
voilà pourquoi les femmes publiques prirent à bail les bordes où elles
résidaient, quand elles ne se contentaient pas d'y venir au crépuscule
pour y faire un séjour de quelques heures. Les débauchés, qui allaient
là les rejoindre, sortaient de la ville, sous prétexte d'une promenade,
et arrivaient à leur honteuse destination par un chemin détourné. La
_borde_ se changea de la sorte en _bordel_, son diminutif, qui devint
insensiblement le nom générique de tous les asiles de débauche, qu'ils
fussent, ou non, dans la campagne ou dans l'intérieur des villes. On
doit attribuer à des variations de patois les différentes formes que
prit ce nom, qu'on prononçait _bordeel_ et qui dégénéra en _bordiau_ et
_bourdeau_, _bordelet_ et _bordeliau_.

Tant que les bordels furent hors des villes, la Prostitution errante
compta dans son armée secrète une foule de pauvres recrues, qui
n'avaient pas même le moyen de prendre une borde à loyer et qui, à
l'instar des _lupæ_ et des _suburranæ_ de Rome, arrêtaient les passants
le long des chemins, derrière les haies, dans les vignes et les blés:
on les nommait _femmes séant aux haies, ès issues des villages, filles
de chemin, femmes de champs_. (Voy. Carpentier, dans son supplément à
Ducange, aux mots BORDA et CHEMINUS.) Celles qui ne sortaient pas de
leurs tanières et qui tendaient leurs lacs à la fenêtre, s'appelaient
_claustrariæ_, _cloistrières_. (Voy. Carpentier, au mot CLAUSURÆ.)
Leurs cloîtres, _claustra_, pourraient bien être les héritiers des
_lustra_ de l'antiquité, d'autant plus que ces _claustra montium_ ne
furent établis que dans des lieux écartés, au fond des bois et dans les
gorges des montagnes.

Les femmes perdues qui étaient à demeure dans les _bordes_ ou _bordels_
furent désignées par l'épithète de _bordelières_ ou _bourdelières_.
Mais ce ne fut pas leur unique dénomination; nous avons vu plus haut
qu'on les nommait _putes_ et _putains_, en signe de mépris. On ne
leur épargnait pas les noms injurieux, et on ne les distinguait pas,
comme dans l'antiquité, par des qualifications qui révélaient souvent
leurs habitudes impudiques, leur genre de vie, leur origine et leur
costume. Dès la fin du douzième siècle, on leur appliquait en mauvaise
part le nom collectif de _garzia_ ou _gartia_, en français _garce_
ou _garse_, qui est resté jusqu'à nos jours dans le vocabulaire des
gens de campagne pour désigner toute espèce de fille non mariée. On
lit, dans les preuves de l'Histoire de Bresse par Guichenon (p. 203):
_Si leno vel meretrix, si gartio vel gartia alicui burgensi convitium
dixerit_; et dans la charte des priviléges de la ville de Seissel
en 1285: _Si gartia dicat aliquid probo homini et mulieri_. Cette
expression, qui reparaît à chaque page dans la prose et les vers du
treizième au dix-septième siècle, n'est détournée que par exception
de son sens primitif, et ne devient une injure que dans certains cas
où elle est accompagnée d'une épithète malsonnante; au reste, on voit,
d'après l'extrait de Guichenon cité plus haut, que la qualification de
_garce_ (_gartia_), même employée en mauvaise part, différait de celle
de prostituée (_meretrix_), en ce qu'elle s'entendait plutôt d'une
fille vagabonde, d'une coureuse, d'une servante. Ét. Guichard, qui
voulait prouver que toutes les langues sont descendues de l'hébraïque,
avait imaginé de rapprocher du mot _garce_ un verbe hébreu analogue de
consonnance et signifiant _se prostituer_; il ne remarquait pas que les
mots _garce_ et _garzia_ sont bien plus anciens que la signification
obscène qu'on leur a donnée. Ainsi, dans le procès-verbal de la vie
et des miracles de saint Yves, au treizième siècle, _garcia_ se trouve
avoir le sens de _servante_, _ancilla_. (Voy. les Bollandistes, _Sanct.
maii_, t. IV, 553.) Il est bien plus simple de dire que _garce_ est
le féminin de _gars_, qui, malgré les plus belles étymologies, paraît
être un mot gaulois, _wars_, et avoir signifié tout d'abord un jeune
guerrier, un mâle nubile. De _gars_, on fit, en bas latin, _garsio_
et _garzio_, qui fut appliqué aux valets, aux voleurs, aux gens de
néant, aux goujats d'armée, aux libertins. On ne peut pas mieux montrer
comment un mot, originairement honnête et décent, s'est perverti
graduellement et a pris dans la langue une attribution honteuse, qu'en
rappelant une phrase où Montaigne l'emploie avec l'acception qu'il
avait de son temps: «Il s'est trouvé une nation où on prostituoit des
garces à la porte des temples, pour assouvir la concupiscence.»

Ce n'était pas la seule expression injurieuse qui fût en usage au
moyen âge, pour désigner les prostituées: on les appelait _fornicariæ_
et _fornicatrices_, _prostibulariæ_, _prostantes_, _gyneciariæ_,
_lupanariæ_, _ganeariæ_, dans la basse latinité. Ces trois derniers
noms étaient synonymes; ils indiquaient les lieux où se tenaient
les femmes de mauvaise vie: _ganea_, _lupanar_ et _gynecium_. Les
_prostantes_ se vendaient (du verbe _prostare_), les _prostibulariæ_
se prostituaient, les _fornicariæ_ forniquaient, les _fornicatrices_
faisaient forniquer. Ces différents termes ne passèrent pas dans la
langue française, mais on y fit entrer ceux qui avaient une tournure
moins latine: de là, _ribaude_, _meschine_, _femme folle_, _femme de
vie_. La _femme de vie_, _femina vitæ_, nous semble, en dépit de son
déguisement latin, avoir pour racine une obscénité gauloise. La _femme
folle_ ou _folieuse_, _mulier follis_ ou _fatua_, devait son nom à
cette fameuse fête des Fous, que nous décrirons ailleurs comme un
dernier reflet des mystères de la Prostitution antique. La _meschine_
était, dans le principe, une petite servante, une esclave; la _ribaude_
une suivante d'armée, une fille de soudard, une femme de goujat.
Nous dirons, dans un autre chapitre, ce qu'étaient les _ribauds_ de
Philippe-Auguste; en établissant la véritable origine de leur _roi_.
Nous ne rapporterons pas les nombreuses étymologies qu'on a doctement
accumulées pour rechercher la racine du mot _ribaud_, qui existe dans
toutes les langues de l'Europe. Nous serions assez disposé à voir cette
racine dans le mot gaulois _baux_ ou _baud_, qui signifiait _joyeux_ et
qui a laissé dans notre vieille langue, que Borel appelait _gauloise_,
le substantif _baude_, joie, et le verbe _ébaudir_, réjouir. Le nom
de la famille des _Baux_ ou _joyeux_, que la tradition languedocienne
faisait remonter au sixième siècle, donnerait un âge assez respectable
au mot celtique _baux_ ou _baud_. Ce mot a changé de signification,
sans changer de forme, en passant dans la langue anglaise, où _baud_
est synonyme de _lénon_. Le nom de _baldo_, en italien, n'a pas été
autant altéré, car ce mot, dérivé de _baux_, se prenait pour _hardi_
ou _impudent_. _Rebaldus_ a traduit en latin _rebaux_, composé de
la préposition emphatique _re_ et du mot original _baux_, _baud_ ou
_bauld_. _Ribaud_ et _ribaldus_ se sont latinisés et francisés en
même temps. Ces mots-là étaient employés en bonne part avant le règne
de Philippe-Auguste, où ils tombèrent dans le mépris, par suite des
excès d'une sorte de gens qui avaient voulu être les _ribauds_ par
excellence. Précédemment, l'épithète de _ribaud_ impliquait la force
physique et la constitution robuste d'un homme gaillard et dispos.
Depuis, ce fut la désignation spéciale des vauriens et des débauchés.
Toutes les langues adoptèrent à la fois la dégradation du _ribaux_
et de ses composés. _Ribaudie_, en français, devint synonyme de
_Prostitution_, ainsi que _ribaldaglia_, que Mathieu Villani emploie
dans ce sens (_Chron._, lib. IV, cap. 91). _Ribaud_ produisit alors
_ribaude_, _ribalda_, qui n'eut jamais une signification honorable.
Selon la coutume de Bergerac, c'était une insulte épouvantable, quand
elle s'adressait à une personne de naissance ou de condition noble;
mais c'était peu de chose, si cette personne-là usait de cette injure
à l'égard d'une femme de bas étage, en n'accompagnant pas l'injure
de voies de fait. Ce singulier passage de la Coutume de Bergerac est
rapporté par les bénédictins continuateurs de Ducange. _Ribaude_, qui
amena très-naturellement _ribaudaille_ et _ribauderie_, continue de
personnifier avec énergie toute femme dont les moeurs sont déréglées ou
dépravées.

Le mot _meschine_, qui fut très-habituellement appliqué aux _femmes
folles de leur corps_, avait d'ordinaire un caractère plus bienveillant
qu'injurieux; meschine ne fut en usage qu'après _meschin_. Ce mot,
essentiellement gaulois ou franc, que notre langue conserve encore dans
le mot _mesquin_, dont le sens ne s'est pas trop éloigné de sa racine,
voulait dire d'abord _petit esclave_, _jeune serviteur_. _Meschinus_
et _mischinus_ se trouvent, dès le dixième siècle, dans les cartulaires
monastiques, comme Ducange en fournit plusieurs preuves: ils signifient
_jeunes serfs_ et par extension _valets_. C'est ce dernier sens que le
mot _meschin_ affecte plus particulièrement dans la langue du douzième
siècle; mais alors il ne se prend qu'en bonne part et il équivaut
à _jeune gars_, à _jouvenceau_. Il revient souvent dans le roman de
_Garin_ et toujours honorablement; comme dans ce vers:

  Vous estes jones jovenciaux et meschins.

Le féminin _meschine_, _meschina_, n'eut pas d'abord un emploi moins
honorable; témoin ce vers du même roman de _Garin_:

  Au matin lievent meschines et pucelles.

Mais déjà, vers le treizième siècle, les _meschines_ étaient bien
déchues de leur bonne renommée, car Guillaume Guiart, dans sa _Branche
des royaux lignages_, les représente sous des couleurs peu flatteuses:
voici quatre vers qui font d'elles de véritables femmes perdues,
puisque ce sont les compagnes des _Cottereaux_, en 1183:

  Des sains corporaux des yglises
  Fesoient volez et chemises
  Communément à leurs meschines,
  En dépit des oeuvres divines.

Dès lors, _meschine_, dans le langage usuel comme dans la poésie, ne
désigne plus qu'une servante. Ducange cite un vieux poëte, d'après
un Ms. de la bibliothèque de Coislin, pour prouver qu'on opposait
volontiers _dame_ et _meschine_; ce même poëte, dans un autre endroit,
définit ainsi le rôle de la _meschine_:

  En la chambre ot une meschine
  Qui moult est de gentille orine.

Dans une ordonnance relative à l'abbé de Bonne-Espérance, on assigne
à cet abbé une somme de 20 livres «pour son gouvernement, pour un
serviteur et une _meschine_.» Le mot _meschine_ se plie simultanément
à deux acceptions bien différentes: ici c'est une simple servante,
exerçant les devoirs de son état et, comme le dit Louis XI dans ses
_Cent nouvelles nouvelles_: «Elle estoit meschine, fesant le ménage
commun, comme les lits, le pain et autres tels affaires;» là, c'est une
femme débauchée, qui se met au service du premier venu et qui se vend
en détail. On comprend que le _meschinage_, qui est d'abord synonyme
de _service_, arrive successivement à spécifier le service le plus
malhonnête. Au reste, le _meschinage_ des tavernes et des tripots était
réputé infâme dans les _Établissements_ de saint Louis, comme dans la
loi romaine; néanmoins, saint Louis veut que «la fille folle qui s'en
est allée en _meschinage_ ou en autre lieu ailleurs, pour soy louer»
soit admise par droit, aussi bien que ses frères et soeurs, au partage
de la succession paternelle. (Liv. I, ch. 138.)

Complétons cette nomenclature franco-latine de la Prostitution au
moyen âge, par l'examen d'un terme très-usité, qui passe pour être né
en Italie et qui avait été importé en France par les troubadours, dès
le onzième siècle. La consonnance du mot _ruffian_ indique au premier
coup d'oeil une origine méridionale et non barbare. Ménage le fait
dériver du nom d'un fameux lénon italien, qui s'appelait _Rufo_, sans
s'apercevoir que ce Rufo est assurément bien postérieur à l'usage du
mot qu'on rapporte à lui. D'autres étymologistes, ne se contentant pas
du _Rufo_ problématique, ont trouvé dans Térence un Rufus qui faisait
le même métier. On a même, par abus d'érudition, rapproché ce mot de
_fornicator_, en le tirant de l'allemand _ruef_, qui signifie _voûte_
et qui ferait ainsi la traduction de _fornix_. Mais Ducange est plus
près de la vérité, en faisant remarquer que les prostituées romaines,
portant des perruques blondes ou rousses, étaient appelées _ruffæ_,
suivant l'observation de François Pithou et de Woverenus sur Pétrone.
Nous compléterons la remarque judicieuse de Ducange, en disant que,
sans aucun doute, le mot _ruffianus_ a été formé, dans les bas siècles,
de _rufi_ et de _anus_, deux mots réunis en un sans aucune ellipse,
ou de _rufia_ et _anûs_, deux autres mots également accouplés à l'aide
d'une ellipse. Quant à chercher une analogie entre _ruffian_ et _fien_,
_foenum_ ou _fimum_, fumier, il faut ignorer qu'on ne peut soumettre la
syllabe _ruf_ à l'interprétation étymologique inventée par je ne sais
quel rêveur, qui voit dans _ruffian_ un valet d'étable, _quod eruit
fimum_.

L'accouplement de _rufi_ et d'_anus_ ou bien de _rufia_ et d'_anûs_
conviendrait beaucoup mieux au vrai sens du mot _ruffian_, _ruffianus_,
qui n'est pas seulement un lénon, un proxénète, mais plutôt un
débauché, un habitué de mauvais lieu, un souteneur de filles. Nous
n'avons pas, comme Ménage et surtout Le Duchat, l'effronterie ou la
candeur de l'étymologie; nous n'essayerons pas de démontrer pourquoi,
_rufia_ signifiant une peau tannée, et _anus_ une vieille; _anus_
signifiant aussi le rectum, et _rufus_ un _roux_, un bardache; ces
mots nous mènent droit à la profession du _ruffian_, profession
qui s'étendait à la _ruffiane_. Quoi qu'il en soit, les vocables
_ruffianus_ et _ruffiana_ ne figurent guère, au moyen âge, que dans
les écrivains italiques, qui nous présentent partout, de compagnie,
ruffians et prostituées (_ruffiani_ et _meretrices_). Ducange et
Carpentier citent plusieurs passages intéressants de ces écrivains;
dans un de ces passages, il est dit positivement que _ruffian_ est
synonyme de _lénon_ (_quilibet et quælibet leno, qui et quæ vulgariter
ruffiani dicuntur_). _Ruffian_ ne semble pas s'être introduit en France
avant le treizième siècle, et, encore, n'a-t-il été très en vogue qu'à
la fin du quinzième siècle, quand l'italianisme déborda de toutes parts
dans l'idiome gaulois. Ce mot, qui s'employait avec diverses nuances
d'application, n'a jamais envahi la langue oratoire et ne s'est pas
relevé de son abjection.

Enfin, mentionnons encore un mot que nous avons oublié à sa place et
qui témoigne des habitudes mystérieuses de la Prostitution. Les lieux
de débauche, les _bordels_, se nommaient, au figuré, des _clapiers_,
_claperii_, parce que les filles de joie s'y cachaient comme des
lapins, _cuniculi_ (en vieux français _conins_), dans leurs terriers.
_Clapier_, selon Ménage, viendrait de _lepus_, transformé en _lapus_
et _lapinus_, qu'on a pu prononcer _clapinus_; de là, _lapiarium_ et
_clapiarium_. Selon Ducange, le piége à prendre les lapins était appelé
_clapa_, et, comme il se plaçait à l'entrée des terriers, ceux-ci
usurpèrent son nom, qui représentait sans doute par une onomatopée le
bruit ou _clappement_ de la machine, au moment où le lapin était pris.
Selon d'autres savants, _clapier_ dérivait du grec +kleptein+, qui
signifie _se cacher_; du latin _lapis_, parce que les gîtes de lapins
ne sont souvent que des tas de pierres ou des terrains pierreux, etc.
L'étymologie nous importe peu; signalons toutefois, avec beaucoup de
réserve, la similitude obscène que la gaieté française avait entrevue
dans les mots _cunnus_ et _cunniculus_ ou _cuniculus_, dont Martial n'a
pas soupçonné l'indécente équivoque. Il est certain que nos ancêtres
goguenards trouvaient une image lubrique dans cette comparaison d'un
repaire de prostituées avec un clapier de lapins.



CHAPITRE VII.

  SOMMAIRE. --Les moeurs publiques sous les rois antérieurs à Louis
  IX. --Hideux progrès de la sodomie. --Tableau des moeurs de Paris
  à la fin du douzième siècle. --Les écoliers. --Le Pré-aux-Clercs.
  --Les Thermes de Julien. --Le cimetière des Saints-Innocents.
  --Les libertins et les prostituées de la _Croix-Benoiste_. --Les
  premières religieuses de l'abbaye de Saint-Antoine-des-Champs. --La
  _patronne_ des filles publiques. --Les statuts de la corporation
  des _filles amoureuses_. --Le _baiser de paix_ de la prostituée
  royale. --La chapelle de la rue de la Jussienne. --Efforts de saint
  Louis pour combattre et diminuer la Prostitution. --La maison des
  _Filles-Dieu_. --Comment saint Louis punit un chevalier qui avait
  été surpris dans une maison de débauche. --Suppression des lieux de
  débauche et bannissement des femmes de mauvaise vie.


Dans le recueil des ordonnances des rois de France de la troisième
race, il ne s'en trouve aucune, avant saint Louis, relative à la
Prostitution; mais on ne doit pas croire cependant, d'après cette
lacune, que la Prostitution eût presque disparu en France ou bien que
l'autorité légale la laissât absolument maîtresse de ses actes, sans
l'entourer d'une surveillance préventive et répressive à la fois. Nous
croyons, au contraire, que le désordre des moeurs n'avait fait que
s'aggraver, à la faveur des guerres féodales qui avaient désolé le
pays et entravé la marche de la civilisation; nous croyons aussi que
l'ancienne législation à l'égard des prostituées et de leurs scandales
n'avait pas cessé d'être en vigueur; mais, au milieu des agitations
permanentes qui troublaient la société, on s'était sans doute fort
relâché de l'exécution de ces lois de police et l'on s'occupait plutôt
d'assurer la défense des villes exposées à des siéges continuels et à
toutes les conséquences d'une invasion armée. Une sorte de tolérance
indulgente avait donc permis à la Prostitution de gagner du terrain
dans les cités, et surtout à Paris, où elle s'était organisée comme
les autres corps d'état, avec des statuts qui la régissaient, soit que
l'administration municipale approuvât cette espèce de confrérie impure
ou fermât les yeux sur son existence organisée. Nous n'aurons pas de
peine à prouver que, sous les rois antérieurs à Louis IX, les moeurs
publiques étaient plus dépravées qu'au neuvième siècle et que cette
corruption avait un caractère plus odieux que jamais; nous trouverons,
en outre, plus d'un témoignage contemporain qui atteste combien
l'exercice de la Prostitution régulière s'était multiplié et acclimaté,
pour ainsi dire, dans les habitudes de la population parisienne.

Cette Prostitution, il faut bien le reconnaître, avait alors une
heureuse influence sur les moeurs; car, depuis que les hommes du
Nord s'étaient mêlés de gré ou de force aux indigènes francs et
gallo-romains, le vice contre nature pénétrait, comme une contagion
dévorante, dans toutes les classes de la nation et imprimait sa
turpitude aux ordres religieux comme aux familles princières et
royales. Guillaume de Nangis, en racontant, dans sa chronique,
la mort tragique des deux fils et d'une fille de Henri Ier, roi
d'Angleterre, qui furent engloutis dans la mer avec une foule de
seigneurs anglais embarqués sur le même navire, présente ce naufrage
comme une punition du ciel et ne craint pas de dire que les victimes
étaient la plupart sodomites (_omnes fere sodomitica labe dicebantur
et erant irretiti_). Cette horrible dégradation morale, nous l'avons
constaté plus haut, se rencontrait partout, chez les moines de
préférence; et l'Église, affligée de ces excès qu'elle s'efforçait
de cacher dans son sein, ne pouvait s'empêcher de frapper d'anathème
ses membres indignes. Nous verrons plus tard que la condamnation des
Templiers ne fut, de la part de Boniface VIII et de Philippe le Bel,
qu'une terrible mesure de justice contre la sodomie déguisée sous
l'habit de l'ordre du Temple. La sodomie était également le lien
secret de différentes sectes hérétiques qui cherchèrent à s'établir,
en faisant une rapide propagande à l'aide de ces impuretés et qui
échouèrent devant l'attitude ferme et rigide du haut clergé, que
le pouvoir temporel seconda par des bourreaux et des supplices. Cet
abominable vice s'était invétéré de telle sorte dans le peuple, que les
tentatives manichéennes, qui se renouvelèrent sous divers noms jusqu'au
quatorzième siècle, lui durent leur succès momentané et en même
temps leur implacable répression. En présence des hideux progrès d'un
pareil fléau, on comprend que la Prostitution naturelle pouvait être
considérée comme un remède au mal ou du moins comme une digue opposée
à ses débordements. Jacques de Vitry, dans son _Histoire occidentale_
(ch. VII), a enregistré ce fait curieux et significatif, que les filles
publiques, qui arrêtaient effrontément dans la rue les ecclésiastiques,
les appelaient _sodomites_, lorsque ceux-ci refusaient de suivre ces
dangereuses sirènes: «Ce vice honteux et détestable, ajoute-t-il, est
tellement répandu dans cette ville; ce venin, cette peste y sont si
incurables, que celui qui entretient une ou plusieurs concubines est
regardé comme un homme de moeurs exemplaires.»

Jacques de Vitry, qui nous fournit cette précieuse observation au
sujet des moeurs de Paris à la fin du douzième siècle, paraît avoir
voulu dépeindre plus particulièrement la Prostitution qui s'était
emparée du quartier de l'Université et qui y régnait en souveraine:
«Dans la même maison, dit-il, on trouve des écoles en haut, des
lieux de débauche en bas; au premier étage, les professeurs donnent
leurs leçons; au-dessous, les femmes débauchées exercent leur
honteux métier, et tandis que, d'un côté, celles-ci se querellent
entre elles ou avec leurs amants, de l'autre côté, retentissent les
savantes disputes et les argumentations des écoliers.» Le quartier
des colléges et des écoles n'était peuplé, à cette époque, que de
maîtres ès arts et d'écoliers; ces derniers, âgés la plupart de vingt
à vingt-cinq ans, et appartenant à toutes les nations, formaient une
sorte d'armée indisciplinée de 150,000 individus, qui se moquaient
des sergents du guet et qui ne permettaient pas à la prévôté de Paris
de s'immiscer dans leurs affaires: ils protégeaient donc les femmes
de vie, installées dans leur quartier, et ils les couvraient d'un
voile d'impunité, tant qu'elles ne dépassaient point les limites de
ce _lieu de franchise_. Le recteur et les suppôts de l'Université,
sachant que la jeunesse a besoin de dépenser l'exubérance de son ardeur
et de ses forces au profit de ses passions, ne la gênaient nullement
dans ses plaisirs et ne lui demandaient pas de vivre en anachorète.
On s'explique ainsi le tableau d'intérieur, que Jacques de Vitry
a tracé d'après nature et qui nous représente fidèlement l'état de
la Prostitution dans le voisinage des Écoles de la rue du Fouarre.
Il est probable néanmoins que cette Prostitution à domicile n'était
pas la seule qui se fût placée sous la sauvegarde des écoliers: la
Prostitution errante, qui répondait aux idées et aux instincts de
ce temps-là, devait se donner carrière dans le Pré-aux-Clercs, cette
promenade champêtre des enfants prodigues de l'Université, cette vaste
plaine, traversée par de jolis ruisseaux bordés de saussaies, ombragée
par des massifs d'arbres et coupée par des haies vives. C'était là
certainement le rendez-vous des _filles de champs_ et _de haies_, qui
n'avaient rien à redouter, dans ce frais asile, des austères poursuites
de la justice abbatiale de Saint-Germain-des-Prés. L'Université faisait
respecter ses priviléges, même à l'égard de ses compagnes de débauche.

Le Pré-aux-Clercs n'était pas le seul refuge de la Prostitution
errante; elle avait une retraite non moins inviolable et plus commode
dans la saison froide et pluvieuse. Le palais des Thermes de Julien,
dans lequel les rois de la première race avaient fixé leur séjour,
n'était plus habité depuis des siècles, et les ruines de cette
vaste habitation gallo-romaine, environnées de vignes et de jardins,
offraient alors, suivant l'expression d'un poëte contemporain, «une
infinité de réduits sinueux toujours favorables aux actes secrets,
mystérieuses cachettes complices du crime, puisqu'elles épargnent la
honte à qui le commet.» Jean de Hauteville, qui nous fait connaître
l'usage obscène de l'antique palais des Thermes sous les règnes de
Louis VII et de Philippe-Auguste, expose ce qu'il avait vu de ses
propres yeux, dans son poëme misanthropique intitulé _Archithrenius_:
«C'est là, dit-il avec moins d'indignation que de pitié, c'est là que
l'épaisseur des arbres, usurpant les fonctions de la nuit, protége
incessamment les amours furtifs et dérobe souvent au regard sévère de
la surveillance les derniers symptômes de la pudeur mourante; car celui
qui veut faire une mauvaise action cherche les ténèbres, et sa honte,
qui se sent plus à l'aise dans les lieux obscurs, aime à s'envelopper
des voiles de la nuit.» Philippe-Auguste, en 1218, fit donation de ces
ruines romaines à son chambellan Henri, concierge du Palais de la Cité,
probablement à la charge de les enclore de murs et d'en chasser la
Prostitution. Telle était aussi l'intention de Philippe-Auguste, quand
il fit entourer d'une bonne muraille le cimetière des Saints-Innocents,
dans lequel la Prostitution nocturne prenait ses ébats, sans respect
pour les morts qu'elle en rendait témoins. Guillaume le Breton, en
parlant de ce cimetière dans le poëme épique de la _Philippide_,
s'indigne de cette profanation insolente: _Et quod pejus erat,
meretricabatur in illo_ (lib. I, vers. 441).

Il en était de même de tous les endroits voisins de la muraille
d'enceinte: la Prostitution y venait planter son camp dès la tombée
du jour, et les viles créatures qui l'exerçaient à la dérobée, se
postaient, pour attendre leur proie, aux abords des routes les plus
fréquentées. On lit, dans les _Grandes Chroniques de Saint-Denis_,
cette particularité qui se rapporte au règne de Philippe-Auguste: «Et
aussi les folles femmes qui se mettoient aux bordeaux et aux carrefours
des voyes et s'abandonnoient, pour petis prix, à tous, sans avoir honte
ne vergogne.» C'est le seul passage d'un écrivain du treizième siècle
dans lequel il soit question du salaire de la débauche; et, quoique
le prix des faveurs d'une prostituée de carrefour ne s'y trouve pas
fixé, on ne peut douter qu'il ne fût très-minime, sans doute à cause
de l'extrême concurrence. La Prostitution avait encore un autre champ
de foire hors de la ville, sur le chemin de Vincennes, dans un lieu
semé de buissons et de bocages, au delà de la porte Saint-Antoine.
Dubreul rapporte, dans ses _Antiquités de Paris_, que ce lieu-là
était le théâtre ordinaire des attentats à la pudeur, que les écoliers
commettaient impunément sur les femmes, les filles et chambrières des
bourgeois de Paris. On érigea d'abord une croix de pierre, nommée la
_Croix Benoiste_, au centre de ce bois mal famé; mais la fondation de
cette croix ne servit qu'à y attirer un plus grand nombre d'_hommes et
femmes de dissolution_, qui se livraient, sous prétexte de dévotion et
de pèlerinage, à la plus criminelle promiscuité. Un prédicateur, fameux
par les conversions qu'il avait faites, Foulques de Neuilly, abbé de
Saint-Denis, apparut tout à coup au milieu de cette bande de libertins
et de prostituées; debout sur le socle de la Croix Benoiste, il les
somma de renoncer à leurs damnables habitudes et de faire pénitence en
se consacrant à Dieu. Les femmes qui l'écoutaient, et qui appartenaient
à la lie du peuple, se sentirent aussitôt émues de repentir, abjurèrent
leur infâme métier, se coupèrent les cheveux et devinrent les premières
religieuses de l'abbaye de Saint-Antoine-des-Champs, qui recruta sa
communauté dans tous les rangs de la Prostitution. Les malheureuses
que la Croix Benoiste avait vues s'abandonner _pour vil et petit prix_,
firent des processions autour de cette croix, nu-pieds et en chemise;
quelques-unes se marièrent honorablement; d'autres se vouèrent à la vie
contemplative; mais, dans l'origine, vers 1190, cet étrange couvent
réunissait sous le même toit autant d'hommes que de femmes, et l'on
peut supposer que, malgré les éloquentes prédications de Foulques de
Neuilly et de son successeur Pierre de Roissy, ce mélange des deux
sexes n'était pas fait pour inspirer la vertu à d'anciennes prostituées
et à des débauchés convertis. Ce fut l'illustre évêque de Paris Maurice
de Sully, qui, en 1196, éloigna les hommes et retint les femmes sous
la règle de Cîteaux, en menaçant de les chasser toutes si elles ne
s'amendaient pas.

Outre ces misérables vagabondes qui exploitaient les alentours de la
ville et qui s'abattaient le soir comme des oiseaux de proie sur les
voyageurs attardés, il y avait dès lors dans certains quartiers et
dans certaines rues des _bordeaux_ et des _clapiers_, qui recevaient
de nombreux visiteurs avant l'heure du couvre-feu, et qui payaient au
fisc un impôt imité du _vectigal_ romain. Les preuves de ces faits
manquent à cette époque, mais comme nous les rencontrons plus tard
en abondance, nous devons croire qu'elles ont disparu pour les règnes
antérieurs à ceux de saint Louis. La tradition, qu'il ne faut jamais
dédaigner, surtout si elle concerne des circonstances qui eussent été
difficilement mentionnées par écrit à l'heure même où elles avaient
lieu, la tradition, recueillie par Sauval, au dix-septième siècle
(_Recherch. et antiq. de Paris_, t. II, p. 638), nous apprend que,
bien avant Louis IX, «les femmes scandaleuses avoient des statuts,
certains habits, afin de les reconnoître, et même des juges à part.»
Cette tradition s'était perpétuée chez les femmes de mauvaise vie, qui
prétendaient encore, du temps de Sauval, «que le jour de la Madeleine
a été fêté à la poursuite de leurs devancières, du temps qu'elles
composoient un corps et avoient leurs rues et leurs coutumes, et même
avant que saint Louis les eût obligées à porter certains habits pour
les distinguer des honnêtes femmes.» Malheureusement, les détails
que Sauval promettait sur ce sujet singulier ne figurent pas dans
son ouvrage imprimé, dont ils auront été retranchés, avec le célèbre
traité des _Bordels de Paris_, par la pudeur de ses éditeurs; mais il
est impossible de ne pas supposer que Sauval n'ait eu sous les yeux
la preuve de l'existence de ces statuts de la Prostitution, sinon ces
statuts eux-mêmes, qui devaient avoir force de loi, antérieurement à
la rédaction du _Livre des Métiers_ d'Étienne Boileau. Ce _prud'homme_
eut honte d'admettre dans son recueil des priviléges et coutumes des
arts et métiers, où il professe tant de haine pour la Prostitution,
un chapitre spécial destiné à régler l'exercice d'un scandale public
qu'il avait l'intention de faire disparaître, en ne lui donnant pas
de place dans la jurisprudence municipale. Ces Statuts du _putage_,
qu'on découvre çà et là, encore apparents, dans l'histoire des moeurs,
ont été inévitablement établis et maintenus par force d'usage, mais
non, peut-être, approuvés et confirmés par les rois. On est autorisé à
penser que si, dans un temps où tous les _métiers_ et _marchandises_
avaient leur code spécial, la Prostitution tolérée n'eût pas eu le
sien, les femmes bordelières n'auraient pas formé une corporation à
part, comme elles en faisaient une sous la juridiction du _roi des
ribauds_. Le titre de _roi_, attribué au chef ou maître principal
d'une corporation, était toujours inséparable des statuts de cette
corporation: la _ribaudie_ avait son _roi des ribauds_, ainsi que la
_mercerie_, son _roi des merciers_, et la _menestrandie_, son _roi des
ménétriers_.

Nous verrons plus loin que rien ne manquait aux filles de
Paris, excepté des statuts, pour démontrer qu'elles avaient été
très-anciennement instituées en corps de métier. On ne saurait sans
doute suppléer à la perte de ces statuts, en ce qui concerne le mode
de réception dans la communauté, les degrés d'apprentissage, la taxe
du public, les redevances au fisc, les aumônes et les amendes, en un
mot toute l'organisation intérieure du _métier_; mais nous avons des
renseignements précis sur les quartiers et les rues assignés à la
débauche, sur la marque distinctive des femmes vouées à cette honteuse
industrie, sur les heures affectées à leur travail, sur les lois
somptuaires à leur usage. Une anecdote, relative à la Prostitution,
nous semble très-importante à ce point de vue, d'autant plus qu'elle
n'a pas encore été bien comprise par ceux qui l'ont tirée de la
Chronique de Geoffroy, prieur de Vigeois (_Nova biblioth. manusc._ du
P. Labbe, t. I, p. 309): «La reine Marguerite, étant à l'église pendant
que le baiser de paix se donnait entre les assistants, voyant une femme
parée de vêtements magnifiques et la prenant pour une épousée, lui
donna le baiser de paix. Cette femme était une ribaude suivant la cour
(_meretricem regiam_). Cette princesse, instruite de la méprise, s'en
plaignit au roi, qui défendit aux filles publiques de porter dans Paris
(_Parisiis_) le surcot ou la cape (_chlamyde seu cappâ uti_), afin
qu'elles fussent distinguées ainsi de celles qui étaient légitimement
mariées.» Cette curieuse anecdote, qui figure dans une Chronique
finissant à l'année 1184, ne saurait en aucune façon se rapporter au
règne de saint Louis et concerner la reine Marguerite, femme de ce
roi, puisque l'auteur de la Chronique était mort plus de soixante ans
avant le mariage de saint Louis avec Marguerite de Provence. Le fait,
que le prieur de Vigeois avait ouï raconter au fond de son monastère
limousin, porte avec soi une date incontestable, celle de 1172, lorsque
la princesse Marguerite, fille de Louis VII et de la reine Constance,
eut été fiancée avec Henri _au Courtmantel_, fils du roi d'Angleterre,
et couronnée reine par l'archevêque de Rouen. On peut néanmoins laisser
à ce fait la date de 1158 que lui assigne le chroniqueur, en supposant
que, dans sa Chronique, écrite après 1172, il a qualifié de _reine_
Marguerite, qui n'était pas encore couronnée et qui n'avait guère que
six ans à l'époque où son innocence enfantine aurait reçu la souillure
du baiser d'une prostituée.

Il est extraordinaire que le fait en question ne soit raconté que
dans la Chronique du prieur de Vigeois, que plusieurs historiens ont
confondu avec Geoffroi de Beaulieu, pour dater du règne de Louis IX
une particularité qui appartient assurément au règne de Louis VII et
qui prouve que ce roi avait fait contre les femmes de mauvaise vie une
ordonnance qu'on n'a pas conservée. On peut tirer de ce fait plus d'une
induction intéressante pour notre sujet. D'abord, cette prostituée,
que le chroniqueur nomme _royale_, faisait-elle partie des filles de
joie _suivant la cour_, que nous rencontrerons jusque sous le règne de
François Ier avec cette même qualification, ou bien était-ce seulement
une des sujettes ordinaires du roi des ribauds, une des femmes de
sa corporation royale? En outre, il est certain que Louis VII, en
soumettant le métier des filles publiques à certaines conditions de
costume, reconnaissait implicitement leur existence légale et les
autorisait à pratiquer leur coupable commerce dans l'enceinte de Paris
(_Parisiis_). Enfin, le surnom de l'époux de la princesse Marguerite,
Henri _au Court mantel_, n'a-t-il pas quelque analogie indirecte
avec l'aventure de sa femme, qui fut cause que les filles d'amour ne
portèrent plus de cape ou manteau long? Il est piquant de remarquer,
dans tous les cas, que, depuis cette époque, les prostituées de Paris,
faisant partie de la corporation des ribaudes, s'habillèrent _de
court_, ainsi que les mérétrices de Rome, vêtues de la toge et non de
la stole.

La corporation des filles _amoureuses_ était donc évidemment, du
temps de Louis VII, dans un état de prospérité qui se manifestait
assez par le luxe de ses _livrées_ ou habits de métier. Sauval, dans
un autre passage de sa précieuse compilation (t. II, p. 450), déclare
positivement que les statuts de cette corporation déshonnête ont eu
cours, pour son gouvernement occulte, jusqu'aux états d'Orléans en
1560. A défaut de ces statuts, nous n'avons pas même découvert les
preuves de la confrérie de la Madeleine, que Sauval assure pourtant
avoir existé, sans dire à quelle paroisse elle était attachée et
quels furent ses priviléges, ses indulgences et ses fêtes. Ce n'est
qu'en recourant à une conjecture assez plausible, que nous donnerons
pour siége principal à cette impure confrérie une petite église de
la Madeleine, qui existait, avec ce vocable, dès le onzième siècle,
et qui prit plus tard le nom de Saint-Nicolas. L'emplacement occupé
par cette vieille église, que la révolution de 89 a fait disparaître,
est rempli maintenant par des maisons particulières. Nous n'oserons
toutefois soutenir que ce fut là le lieu de la scène du baiser de paix
donné par une princesse à une courtisane. Le curé de cette paroisse
avait le titre d'archiprêtre, et malgré le peu d'importance de la
paroisse et de l'église, il ne laissait pas que d'être fier de son
titre, à cause de la confrérie de Notre-Dame-aux-Bourgeois, qui paraît
avoir succédé à celle de la Madeleine, quand saint Louis essaya de
supprimer radicalement la Prostitution. C'est à cette circonstance que
nous rapporterons le changement de nom de l'église, qui, quoique dédiée
toujours à la Madeleine, eut l'air de se purifier, en ne s'appelant
plus que Saint-Nicolas. Cependant l'image de la Madeleine figurait
encore sur le maître-autel et ses reliques étaient exposées dans une
châsse d'argent doré. Presque tous les historiens de Paris, y compris
Dubreul, qui ont parlé de cette ancienne église de la Cité, veulent que
saint Nicolas en ait été le patron primitif; Dubreul et Sauval placent
dans une de ses chapelles, qui s'agrandit aux dépens d'une juiverie
confisquée lors de l'expulsion des juifs sous Philippe-Auguste, la
confrérie des _Poissonniers_ et des Bateliers, que n'effarouchait
pas sans doute le voisinage de la confrérie des ribaudes. Cette
église était la seule qui possédât des reliques de la sainte qu'on y
vénérait, et il ne faut pas croire, comme le donnerait à entendre un
passage obscur de Dubreul, que ces reliques n'y eussent été déposées
qu'en 1491, par Louis de Beaumont, évêque de Paris. Cet évêque ne fit
que changer le reliquaire. C'étaient non-seulement des cheveux (_de
capillis_) de la Madeleine, mais encore un morceau de la peau de sa
tête, détaché de l'endroit que Notre-Seigneur avait effleuré de la
main, en disant: «Garde-toi de me toucher!»

Toutes les femmes dissolues s'accordaient à honorer la Madeleine
comme leur patronne, sans s'inquiéter de faire un choix entre les
différentes saintes que la légende leur offrait sous ce nom. Il paraît
qu'elles rendaient aussi un culte à sainte Marie l'Égyptienne, qui
fut, avant sa conversion, une célèbre prostituée. Une tradition presque
contemporaine nous permet de certifier que la chapelle dédiée à cette
sainte, dans la rue qui est devenue celle de la Jussienne, au lieu
de l'_Égyptienne_ ou de la _Gippecienne_, était la paroisse attitrée
des femmes publiques, depuis sa fondation au douzième siècle: elles
fréquentaient cette chapelle, elles y faisaient dire des messes, elles
y brûlaient des cierges, elles y apportaient leurs offrandes, la dîme
de leur honteux métier; c'était là qu'elles venaient en pèlerinage, de
tous les points de la ville, et rien n'était plus étrange que leurs
ex-voto et leurs bouquets artificiels suspendus autour de l'image de
leur patronne. En 1660, le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui avait
cette chapelle dans sa dépendance, en fit enlever une verrière qu'on y
voyait depuis plus de trois siècles et qui était un objet de scandale
pour les personnes pieuses. Cette verrière représentait la sainte
sur un bateau, relevant sa robe et se préparant à payer son passage
au batelier, avec cette inscription, qui est sans doute rajeunie de
langage: «Comment la sainte offrit son corps au batelier pour son
passage.» On devine, d'après cette anecdote, pourquoi les bateliers de
la Seine avaient adopté la même patronne que les prostituées. Il est
probable que la confrérie des ribaudes fut transférée de l'église de
la Madeleine dans la chapelle de Sainte-Marie l'Égyptienne, quand la
grande confrérie de la vierge Marie _Notre-Dame aux seigneurs, prêtres,
bourgeois et bourgeoises de la ville de Paris_ fut établie en 1168 dans
cette église, peut-être à l'occasion de l'outrage qu'une fille de joie
avait imprimé sur le front d'une fille de France en lui donnant le
baiser de paix ou en le recevant d'elle. Le roi et la reine étaient,
de fondation, membres de cette confrérie de Notre-Dame, qu'on est
surpris de voir placée sous les auspices de la Madeleine. Quant à la
chapelle de Sainte-Marie l'Égyptienne, elle fut érigée hors des murs,
aux environs du cimetière des Saints-Innocents, qui était alors un des
centres les plus mal famés de la Prostitution errante.

Quand Louis IX monta sur le trône, sa première pensée ne fut pas de
proscrire absolument dans son royaume la Prostitution légale qui y
était tolérée, sinon permise; mais il essaya de la combattre et de
la diminuer avec les armes de la religion et les ressources de la
charité. «Jamais, dit Sauval, il n'y a eu tant de femmes de mauvaise
vie, qu'au commencement du treizième siècle dans le royaume, et jamais
néanmoins on ne les a punies avec plus de rigueur.» Guillaume de
Seligny, évêque de Paris, convoqua celles de Paris et les fit rougir
de leur ignoble métier; les unes y renoncèrent, pour embrasser une vie
honnête et pour se marier; les autres demandèrent à se cloîtrer pour
expier leurs péchés. Guillaume alla trouver le jeune roi qui venait
de succéder à son père Louis VIII et qui avait l'âme toute pleine des
pieux enseignements de sa mère, la vertueuse reine Blanche. Ce prince
fut émerveillé des belles conversions que l'évêque avait faites, et,
pour n'en pas laisser perdre le fruit, il s'empressa de fonder une
maison de refuge destinée aux pécheresses que la grâce avait touchées.
Il faillit ouvrir cette maison dans un clos situé rue Saint-Jacques et
appartenant à son confesseur et chapelain Robert Sorbon, qu'il voulait
mettre à la tête de cette communauté de pénitentes; mais il se ravisa,
en pensant que les Écoles de la rue du Fouarre donneraient des voisins
menaçants à ces nouvelles converties. Il les mit donc à distance des
écoliers, dans la campagne, de l'autre côté de la ville, et il leur
concéda un vaste terrain où il fit élever pour elles une église, des
cloîtres, des dortoirs et divers bâtiments enfermés dans une enceinte
de bons murs. Ce monastère, qui fut plus tard un hôpital, occupait tout
l'espace où le quartier du Caire a été construit depuis la révolution.
Il y avait des jardins et des vergers dans cette espèce de forteresse
qu'on appelait, dit Joinville, la _maison des Chartriers_. On ne sait
pas d'où lui vient le nom de _maison des Filles-Dieu_, qui lui resta,
et l'on doit croire que ce fut une malice du peuple, qui baptisa ainsi
ces religieuses que le démon avait soumises à un apprentissage peu
édifiant. Quoi qu'il en soit, ce nom des _Filles-Dieu_, qui n'avait été
d'abord qu'une épigramme, fut pris au sérieux, même par celles qui le
portaient.

Un poëte satirique de ce temps-là, Rutebeuf, se moque des Filles-Dieu
et de leur nom assez mal approprié à leurs antécédents; mais on
pourrait induire de ces vers de Rutebeuf, que les pénitentes de
Guillaume de Seligny avaient été d'abord nommées _Femmes-Dieu_:

  Diex a non de filles avoir,
  Mès je ne poy oncques savoir
  Que Diex eust fame en sa vie!...

Rutebeuf comprend sous la dénomination de _lignage de Marie_, en
sous-entendant _Madeleine_, tout le personnel de la Prostitution,
parmi lequel saint Louis avait trouvé ses Filles-Dieu: «Et fist
mettre, raconte Joinville, grant multitude de femmes en l'hostel, qui
par povreté estoient mises en pechié de luxure, et leur donna quatre
cens livres de rente pour elles soustenir.» Cette dotation de quatre
cents écus de rente était considérable, en raison de la valeur énorme
de l'argent, et tout le monde s'étonna que les Filles-Dieu eussent
été mieux traitées que les Quinze-Vingts, qui n'avaient que trois
cents livres de revenu. Les Filles-Dieu n'étaient que deux cents dans
l'origine, mais elles recueillaient dans leur maison hospitalière les
femmes perdues que le repentir arrachait à la débauche. Ce monastère
avait pour _maître proviseur et gouverneur_ un prêtre que l'évêque de
Paris appelait son _bien-aimé en Jésus-Christ_ et que les religieuses
nommaient leur _père en Dieu_. Ce ne fut pas la seule fondation du même
genre que le saint roi encouragea de ses conseils et de ses deniers:
«Et fist mettre, rapporte Joinville, en plusieurs liex de son royaume
mesons de beguines, et leur donna rentes pour elles vivre, et commanda
l'en que en y receust celles qui voudroient fere contenance à vivre
chastement.»

Louis IX avait beau détourner ainsi le torrent de la Prostitution,
il ne parvenait pas à réformer les moeurs, que les croisades avaient
encore perverties davantage, car les croisés imitaient les musulmans et
entretenaient de véritables harems, remplis d'esclaves achetées dans
les bazars de l'Asie. «Le commun peuple se prist aux foles femmes,»
dit Joinville, avouant ainsi la principale cause des désastres de la
croisade où le roi fut fait prisonnier par les infidèles. Ce sage
prince savait à quoi attribuer ses désastres; aussi, en recouvrant
sa liberté, congédia-t-il plusieurs des officiers de sa maison, parce
qu'il avait été averti que ces libertins _tenoient leur bordiau_ à un
jet de pierre de sa tente. Vainement il s'efforça de bannir de son camp
la débauche et la paillardise; ses arrêts les plus sévères ne firent
que mieux ressortir l'impuissance de ses chastes efforts contre le
déchaînement de la luxure. Pendant qu'il était à Césarée, il jugea,
selon les lois du pays, un chevalier qui avait été surpris _au bordel_.
Le coupable avait à opter entre deux partis également déshonorants:
la ribaude, avec laquelle on l'avait trouvé en flagrant délit, devait
le mener en chemise, une corde liée aux _genetaires_ (génitoires),
par tout le camp; sinon, il abandonnerait son cheval et son armure
au bon plaisir du roi et se verrait chassé de l'armée. Le chevalier
préféra ce dernier châtiment et s'en alla. Louis IX, quoi qu'il fît
pour inspirer à ses serviteurs la noble passion du devoir, gémissait
d'être témoin des progrès de la démoralisation sociale. Enfin, après
son retour de Palestine, comme pour rendre un hommage solennel à la
mémoire de sa pieuse mère qu'il pleurait encore, il voulut détruire la
Prostitution, en la prohibant, sans aucune exception ni réserve, par
tout son royaume, dans les provinces du nord comme dans celles du midi
(le _Languedoc_ et le _Languedoil_).

C'est dans une ordonnance du mois de décembre 1254, qu'il introduisit
cet article mémorable qui, caché parmi d'autres moins importants,
prononçait d'une manière définitive la suppression des lieux de
débauche et le bannissement des femmes de mauvaise vie: «Item soient
boutées hors communes ribaudes, tant de champs comme de villes; et,
faites les monitions ou défenses, leurs biens soient pris par les juges
des lieux ou par leur autorité, et si soient dépouillées jusqu'à la
cote ou au pélicon; et qui louera maison à ribaude ou recevra ribaude
en sa maison, il soit tenu de payer au bailly du lieu, ou au prevost,
ou au juge, autant comme la pension (le loyer) vaut en un an.» Mais
saint Louis ne tarda pas à s'apercevoir que la Prostitution était un
fléau nécessaire pour arrêter de plus grands maux dans l'ordre social.


FIN DU TOME TROISIÈME.



    TABLE DES MATIÈRES
    DU TROISIÈME VOLUME.


    _SECONDE PARTIE._


  ÈRE CHRÉTIENNE.--INTRODUCTION.


  CHAPITRE PREMIER.                                             Page 7

  SOMMAIRE. --Le mariage chrétien. --Épîtres de saint Paul aux
  Romains sur leurs abominables vices. --La sentine de la population
  des faubourgs de Rome aux prédications de saint Paul. --Le mariage
  conseillé par saint Paul comme dernier préservatif contre les
  tentations de la chair. --_Fornicatio_, _immunditia_, _impudicitia_
  et _luxuria_. --Prédications de saint Paul contre la Prostitution.
  --Les philosophes païens ne recommandaient la tempérance qu'au
  point de vue de l'économie physique. --La chasteté religieuse
  chez les païens et le célibat chrétien. --Triomphe de la virginité
  chrétienne. --Guerre éclatante de la morale évangélique contre la
  Prostitution. --Les époux dans le mariage chrétien. --Sévérité de
  l'Église naissante à l'égard des infractions charnelles que la loi
  n'atteignait pas. --Pourquoi les païens infligèrent de préférence
  aux vierges chrétiennes le supplice de la Prostitution.


  CHAPITRE II.                                                 Page 39

  SOMMAIRE. --Raison de nécessité pour laquelle saint Paul et les
  apôtres durent imposer aux chrétiens l'abstinence charnelle et la
  pureté virginale. --Les _agapes_. --Les fossoyeurs des catacombes
  de Rome furent les premiers adorateurs du Christ. --Action
  régénératrice et consolante de la religion chrétienne sur les êtres
  dégradés voués au service de la Prostitution. --Les courtisanes
  martyres. --Histoire de Marie l'Égyptienne racontée par elle-même.
  --Légende de sainte Thaïs. --Comment s'y prit saint Ephrem pour
  convertir une femme de mauvaise vie. --Les deux solitaires et
  la prostituée. --Saint Siméon Stylite. --Conversion de Porphyre.
  --Sainte Pélagie. --Sainte Théodote. --Conversion et supplice de
  sainte Afra. --Prière de sainte Afra sur le bûcher, ou oraison des
  prostituées repentantes.


  CHAPITRE III.                                                Page 59

  SOMMAIRE. --Pourquoi les gentils infligeaient aux femmes
  chrétiennes le supplice de la Prostitution publique. --Légende des
  _Sept vierges_ d'Ancyre. --Agonie d'une virginité vouée à l'outrage
  de l'impudicité païenne, dépeinte par le poëte Aurelius Prudentius.
  --Sainte Agnès est dénoncée comme chrétienne. --Jugement du préfet
  Symphronius. --Agnès est conduite dans une maison de débauche.
  --Mort miraculeuse du fils de Symphronius. --Particularités
  importantes pour l'histoire de la Prostitution. --Sainte Théodore,
  dénoncée comme chrétienne, est condamnée au supplice du lupanar.
  --Dévouement sublime de Didyme. --Décapitation de Théodore et
  de Didyme. --Fait analogue rapporté par Palladius. --Légende de
  sainte Théodote. --Sainte Denise livrée à deux libertins par ordre
  du proconsul Optimus. --Délivrance miraculeuse de sainte Denise.
  --Légende de sainte Euphémie.


  CHAPITRE IV.                                                 Page 79

  SOMMAIRE. --Les faux docteurs et les sectes blasphématrices. --Les
  _nicolaïtes_. --Atroces préceptes attribués au diacre Nicolas,
  fondateur de cette secte. --Les _phibionites_, les _stratiotiques_,
  les _lévitiques_ et les _borborites_. --Abominations de ces sectes,
  décrites par saint Épiphane. --Les hérésies du corps et celles de
  l'esprit. --Les _carpocratiens_ et les _valésiens_. --Épiphane.
  --Marcelline. --Les _caïnites_ et les _adamites_. --Impuretés
  corporelles auxquelles se livraient les caïnites. --L'_Ascension
  de saint Paul au ciel_. --Hérésie de Quintillia. --Prodicus.
  --Déréglements monstrueux du culte des adamites. --Réforme morale
  que subit cette secte après la mort de son fondateur. --Les
  _marcionites_. --Les _valentiniens_, etc.


  CHAPITRE V.                                                 Page 103

  SOMMAIRE. --La Prostitution sacrée et la Prostitution hospitalière,
  dans le christianisme. --Les ermites, les vierges et les premiers
  moines. --Tableau des souffrances physiques auxquelles se soumirent
  les Pères du désert. --Les filles et les femmes ermites. --Légende
  de saint Arsène et de la patricienne romaine. --Le jeune solitaire
  et le patriarche. --L'ermite et sa mère. --Légende populaire de
  saint Barlaam et du roi Josaphat. --Le démon de la luxure et de
  la convoitise. --Légende d'un vieil ermite qui eut ce démon à
  combattre. --La Prostitution hospitalière dans les agapes nocturnes
  et à travers les solitudes catholiques. --Les moines errants. --Les
  _sarabaïtes_. --Conduite impudente de ces moines dissolus. --Moeurs
  relâchées de certaines abbayes de femmes. --La Prostitution sacrée
  dans le culte des images. --Les saints apocryphes. --Culte obscène
  rendu en divers endroits jusqu'à la révolution française, par
  les femmes stériles, les maris impuissants et les _maléficiés_,
  aux saints Paterne, René, Prix, Gilles, Renaud, Guignolet, etc.
  --Légende de saint Guignolet. --L'oeil d'Isis et l'oie de Priape.
  --Statue indécente de saint Guignolet à Montreuil en Picardie.
  --Saint Paterne. --Saint Guerlichon. --Saint Gilles. --Saint René.
  --Saint Prix. --Saint Arnaud. --Les vestiges du paganisme dans le
  culte chrétien.


  CHAPITRE VI.                                                Page 135

  SOMMAIRE. --Opinion de l'Église sur la Prostitution. --Sentiment
  de saint Augustin et de saint Jérôme à l'égard des prostituées.
  --Définition de la Prostitution légale par saint Jérôme. --Les
  Canons des Apôtres. --Constitutions apostoliques du pape Clément.
  --Avis de l'Église sur les ablutions corporelles. --Définition
  des principaux péchés de la chair. --Doctrine de l'Église sur le
  commerce illicite et criminel. --Le concile d'Évire ou d'Elne.
  --Des mères qui prostituent leurs filles. --De ceux qui pratiquent
  le lénocinium. --De celles qui violent leur voeu de virginité. --De
  celles qui n'ont pas gardé leur virginité après l'avoir vouée.
  --Des femmes que les évêques et les clercs peuvent avoir chez
  eux. --Des jeunes gens qui après le baptême sont tombés dans le
  péché d'impureté. --Des idoles domestiques. --Des prostituées qui
  contractent le mariage après avoir renoncé à leur métier. --Des
  femmes qui, grosses d'adultère, auront fait périr leur fruit. --Des
  femmes qui auront vécu dans l'adultère jusqu'à la mort. --Des
  gens qu'il est défendu de prendre à gages. --De ceux ou celles
  qui ne seront tombés qu'une seule fois dans l'adultère. --De la
  femme qui aura commis un adultère du consentement de son mari.
  --Des corrupteurs de l'enfance. --Le concile de Néocésarée. --Les
  eunuques malgré eux. --L'entrée du sanctuaire défendue aux femmes
  par le concile de Laodicée. --Le concile de Tyr. --Saint Athanase
  et la femme de mauvaise vie. --Le concile de Tolède. --Portrait
  miraculeux du patriarche Polémon. --Le concile de Carthage. --Le
  dix-septième canon du concile de Tolède. --Le douzième canon du
  concile de Rome. --Le concile de Bâle. --Chapitre unique dans
  l'histoire des conciles.


  CHAPITRE VII.                                               Page 161

  SOMMAIRE. --Les vestibules du lupanar. --La tragédie héroïque
  est remplacée par la comédie libertine. --L'Église ne pouvait
  laisser subsister le théâtre vis-à-vis de la chaire évangélique.
  --Son indulgence pour les auteurs et les complices des désordres
  scéniques. --Part de la Prostitution dans les habitudes du
  théâtre. --Les _dicélies_. --Les _magodies_. --Les _mimes_.
  --Les pantomimes. --Les atellanes. --Pantomime d'_Ariane et
  Bacchus_. --Les comédiennes. --Les danses érotiques de la
  Grèce. --L'_épiphallos_. --L'_hédion_ et l'_heducomos_. --La
  _brydalica_. --La _lamptrotera_. --Le _strobilos_. --Le _kidaris_.
  --L'_apokinos_. --Le _sybaritiké_. --Le _mothon_, etc. --Les danses
  romaines. --La _cordace_. --Les équilibristes et les funambules.
  --Immoralité théâtrale.


  CHAPITRE VIII.                                              Page 187

  SOMMAIRE. --But du christianisme dans la réforme des moeurs
  publiques. --Du _vectigal_, ou _impôt lustral_, que payaient les
  prostituées dans l'empire romain. --Les _travaux de jour_ et les
  _travaux de nuit_. --Le vectigal obscène. --La taxe mérétricienne
  sous Héliogabale. --L'_aurum lustrale_. --Les percepteurs du
  vectigal de la Prostitution. --Épitaphe d'un agent de cette
  espèce. --Alexandre Sévère décide que l'_or lustral_ sera employé
  à des fondations d'utilité publique. --Suppression du droit
  d'exercice pour la Prostitution masculine. --Le _chrysargyre_. --La
  capitation lustrale limitée à cinq années. --Les collecteurs du
  _chrysargyre_. --Épitaphe du premier _lustral_ de l'empire. --Sa
  fille _Verecundina_, ou _Pudibonde_. --Dissertation sur l'origine
  du mot _lustral_. --Constantin le Grand n'est pas le créateur du
  chrysargyre. --Édits de cet empereur sur la _collation lustrale_.
  --Protestation des philosophes contre le tribut de la Prostitution.
  --Théodose II supprime la taxe des lénons dans la collation
  lustrale. --Les prolégomènes de sa novelle _De lenonibus_.
  --Les courtisanes restent tributaires du fisc. --Recensement des
  prostituées. --Explication de la constitution du chrysargyre,
  par Cédrénus. --Rigueurs des collecteurs des deniers du vectigal
  impur. --Comment s'y prenaient ces agents pour établir les rôles
  de la Prostitution. --L'empereur Anastase abolit le chrysargyre.
  --Projets des percepteurs et des fermiers de cet impôt pour
  en obtenir le rétablissement. --Comment Anastase s'y prit pour
  déjouer leurs espérances. --Le chrysargyre reparaît sous Justinien.
  --Indulgence de cet empereur pour les prostituées. --L'impératrice
  Théodora. --Maison de retraite et de pénitence pour les femmes
  publiques. --Les cinq cents recluses de l'impératrice.


  CHAPITRE IX.                                                Page 207

  SOMMAIRE. --Législation des empereurs chrétiens concernant la
  Prostitution. --Le mérétricium est considéré comme un commerce
  légal. --La note d'infamie imposée aux filles des lénons et des
  lupanaires. --Le mérétricium antiphysique est retranché de l'impôt
  lustral. --Loi concernant l'enlèvement des filles nubiles. --Les
  maîtresses et servantes de cabaret sont exemptées des peines de
  l'adultère. --Prohibition de la vente des esclaves chrétiennes
  pour l'usage de la débauche. --Les péchés contre nature punis
  de mort. --Théodose le Jeune se fait le défenseur des victimes
  du lénocinium. --Le vectigal impur est aboli à l'instigation de
  Florentius, préteur de Constantinople. --L'empereur Justinien.
  --Sa novelle contre le lénocinium. --Tableau effrayant du commerce
  occulte des lénons à Constantinople. --Loi concernant les bains
  publics. --Les successeurs de Justinien. --Fin de l'introduction.


  ÈRE CHRÉTIENNE.--FRANCE.


  CHAPITRE PREMIER.                                           Page 233

  SOMMAIRE. --Les Galls et les Kimris avant la conquête de Jules
  César. --La Prostitution ne pouvait avoir chez eux une existence
  régulière et permanente. --De quelle manière les Germains
  traitaient les femmes convaincues de s'être prostituées. --Le
  mariage chez les Celtes. --Sénat féminin. --Supériorité accordée
  au sexe féminin par les Gaulois. --Épreuve de la paternité
  suspecte. --Le Rhin juge et vengeur du mariage. --Vie privée des
  femmes gauloises. --Principes régulateurs de leur conduite. --La
  vertueuse Chiomara. --Tribunal de femmes chargé de juger les causes
  d'honneur et de prononcer sur les délits d'injures. --Horreur
  des Germains et des Gaulois pour les prostituées. --L'hospitalité
  chez les Gaulois. --Druidisme, druides et druidesses. --Les femmes
  de l'île de Mona. --Les divinités secondaires des Gaulois. --Les
  _fées_. --Les _ogres_, les _gnomes_, les _ondins_, etc. --Théogonie
  gauloise. --La déesse Onouava. --L'_oeuf de serpent_. --Le dieu
  Gourm. --La déesse de l'amour physique. --Le dieu Maroun. --Les
  mairs ou nornes. --Moeurs des dieux gaulois. --Les _Gaurics_. --Les
  _Sulèves_. --Les _Thusses_ et les _Dusiens_. --Les incubes et les
  succubes. --Histoire de la belle Camma. --Dévouement d'Éponine
  à son mari Sabinus. --Moeurs dissolues des Gaulois. --Conquête
  de la Gaule par Jules César. --Destruction du druidisme et des
  druides. --Le paganisme dans les Gaules. --La Prostitution chez les
  Gallo-Romains. --Divinités du paganisme que les Gaulois choisirent
  de préférence pour remplacer Teutatès. --Corruption sociale des
  races celtiques. --La courtisane Crispa. --Invasion des Francs.
  --Pureté de moeurs de la nation franque. --La loi salique.


  CHAPITRE II.                                                Page 257

  SOMMAIRE. --Les Francs. --Les femmes libres et les _serves_.
  --Condition des _ingénues_ ou femmes libres franques. --Condition
  des femmes serves. --La Prostitution légale n'existait pas chez
  les Francs. --Les concubines. --Vie privée des femmes libres.
  --La Prostitution sacrée était inconnue des Francs. --Débauches
  religieuses du mois de février. --Origine de la fête des Fous.
  --Les _stries_ ou sorcières. --L'hospitalité franque. --Condition
  des femmes veuves. --Prix de la virginité d'une Burgonde libre.
  --La pièce de mariage. --Loi protectrice de la pudeur des femmes.
  --_Sorcière_ et _mérétrice_. --_Valet de sorcière_ et _faussaire_.
  --Le code de Rotharis. --_Chouette_ et _corneille_. --L'attentat
  capillaire, l'attouchement libertin et les violences impudiques.
  --Le _marché de Prostitution_. --Rigueur de la loi des Ripuaires
  contre les auteurs de violences impures envers les femmes. --Les
  deux degrés du supplice de la castration. --Lois des barbares
  contre l'adultère. --Loi du Sleswig concernant l'inceste.
  --Jurisprudence des barbares, en matière de Prostitution. --Décret
  de Récarède, roi des Wisigoths.


  CHAPITRE III.                                               Page 281

  SOMMAIRE. --Les Francs, vainqueurs des Gaules, ne subirent pas
  l'influence de la corruption gallo-romaine. --Conversion de Clovis.
  --Formation de la société française. --État de la Prostitution sous
  les Mérovingiens. --Les gynécées. --La Prostitution concubinaire.
  --Portrait physique et moral des Francs. --Divinités génératrices
  des Francs. --_Fréa_ ou _Frigga_, femme de Wodan. --_Liber_
  et _Libera_. --État moral des Francs après leur conversion au
  christianisme. --Les nobles. --Les plébéiens. --Efforts du clergé
  gaulois pour moraliser les Francs. --Condition des femmes franques.
  --Les mariages saliques. --Le _présent du matin_. --Abaissement
  volontaire des Franques vis-à-vis de leurs maris. --La _quenouille_
  et l'_épée_. --Multiplicité des alliances concubinaires sous les
  rois de la première race. --Tolérance forcée de l'Église au sujet
  des servantes concubines. --Les différents degrés d'association
  conjugale. --Le _demi-mariage_ et le _mariage de la main gauche_.
  --État de la famille en France. --Les _bâtards de la maison_.
  --Description d'un _gynécée_ franc. --Origine des sérails du
  mahométisme. --Les gynécées des Romains de l'empire d'Orient.
  --Gynécées des rois mérovingiens et carlovingiens. --Capitulaires
  de Charlemagne. --Des différentes catégories de gynécées.


  CHAPITRE IV.                                                Page 307

  SOMMAIRE. --Débordements concubinaires des rois francs. --Clotaire
  Ier. --Ingonde et Aregonde. --Incontinence adultère de Caribert,
  roi de Paris. --Marcoviève et Méroflède. --Caribert répudie
  sa femme Ingoberge. --Theudechilde. --Les frères de Caribert.
  --Gontran, roi d'Orléans et de Bourgogne. --Chilpéric, roi de
  Soissons. --Audowère. --Frédégonde. --Galeswinde. --Dagobert Ier.
  --Pépin et sa concubine Alpaïs. --Meurtre de saint Lambert par
  Dodon, frère d'Alpaïs. --Moeurs dissolues de Bertchram, évêque de
  Bordeaux. --Brunehaut. --Charlemagne. --Ses concubines Maltegarde,
  Gersuinde, Régina et Adallinde. --Ses filles. --Le cartulaire de
  l'abbaye de Lorsch. --Légende des amours d'Éginhard et d'Imma,
  fille de Charlemagne. --Capitulaire de Charlemagne concernant les
  complices de la Prostitution. --Origine des fonctions du prévôt de
  l'hôtel du roi et de l'office du _roi des ribauds_. --Recherches
  minutieuses des individus suspects et des prostituées ordonnées par
  Charlemagne. --Châtiment infligé aux femmes de mauvaise vie et à
  leurs complices. --Les juifs, courtiers de Prostitution. --Le _pied
  de roi_. --Dissertation sur la stature de Charlemagne. --Légende de
  _la femme morte et la pierre constellée_. --Le capitulaire de l'an
  805. --Les hommes _nus_. --Les _mangones_ et les _cociones_. --Les
  _maquignons_. --Légende de saint Lenogésilus. --Les successeurs
  de Charlemagne. --Louis-le-Débonnaire. --L'_épreuve de la croix_.
  --L'épreuve du _congrès_. --L'impératrice Judith. --Theutberge,
  femme de Lothaire, roi de Lorraine, accusée d'inceste. --Le
  champion ou _vicaire_ de Theutberge sort triomphant de l'_épreuve
  de l'eau chaude_. --Theutberge, justifiée, est traduite devant un
  consistoire présidé par Lothaire. --Elle s'accuse, puis rétracte
  ses aveux. --Le concile de Metz. --Lothaire est excommunié.
  --Sacrilége de Lothaire. --Sa mort.


  CHAPITRE V.                                                 Page 337

  SOMMAIRE. --Lettre de saint Boniface au pape Zacharie, sur
  l'état moral des couvents dans les temps mérovingiens. --Règle
  de saint Colomban. --Les _évêchesses_. --Principale cause des
  excès de la vie monastique. --Influence des moeurs cléricales
  sur celles des laïques. --Le clergé séculier. --Les _enfants de
  Goliath_. --Testament de Turpio, évêque de Limoges. --Les moines
  de Moyen-Moutier et de Senones. --L'eunuque Nicétas. --Mission
  délicate de l'abbé Humbert, abbé de Moyen-Moutier. --L'_âme_
  de Gobuin, évêque de Châlons. --Efforts du pape Grégoire VII
  pour ramener l'Église de France au respect des moeurs. --Sa
  lettre aux évêques. --Les turpitudes de la vie cléricale sont le
  thème favori de tous les artistes et des littérateurs de cette
  époque. --Dépravation générale. --L'an 1000. --Unanimité des
  écrivains d'alors sur la dépravation profonde de l'état social.
  --La sodomie fut le vice le plus répandu dans toutes les classes
  de la population. --L'anachorète allemand. --Le petit-fils de
  Robert-le-Diable. --Les Normands. --Influence de leurs moeurs
  sur les peuples qu'ils conquéraient. --Comment Emma, femme de
  Guillaume, duc d'Aquitaine et comte de Poitiers, se vengea de
  sa rivale, la vicomtesse de Thouars. --De quelle manière Ebles,
  héritier du comte de Comborn, tira vengeance de son oncle et
  tuteur Bernard. --Les Pénitentiels. --Faits concernant les actes
  du mariage. --Faits relatifs à l'inceste, --à l'infanticide et aux
  avortements, --aux péchés contre nature, --au crime de bestialité.
  --Procès criminel intenté à Simon par Mathilde sa concubine.
  --_Fornicatio inter femora._ --Reproches du poëte Abbon à la
  France, sur ses vices. --Reproches de Pierre, abbé de Celles, à
  Paris, sur sa corruption.


  CHAPITRE VI.                                                Page 367

  SOMMAIRE. --Situation des femmes de mauvaise vie avant le règne de
  Louis VIII. --Vocabulaire de la Prostitution au onzième siècle.
  --Le _putagium_. --_Putus_ et _puta_. --Les puits communaux.
  --Le _Puits d'Amour_. --La _Cour d'amour_ ou _Cour céleste_ de
  Soissons. --_Putage_, _putinage_ et _putasserie_. --_Lenoine._
  --_Maquerellagium_, _maquerellus_ et _maquerella_. --De l'origine
  du mot _maquereau_. --_Borde_, _bordel_ et _bordeau_. --Les
  femmes _bordellières_. --Les _femmes séant aux haies_. --Les
  _cloistrières_. --_Garcio_ et _garcia_. --_Ribaldus_ et _ribalda_.
  --_Meschines_ et _meschinage_. --_Ruffians._ --_Clapiers._


  CHAPITRE VII.                                               Page 395

  SOMMAIRE. --Les moeurs publiques sous les rois antérieurs à Louis
  IX. --Hideux progrès de la sodomie. --Tableau des moeurs de Paris
  à la fin du douzième siècle. --Les écoliers. --Le Pré-aux-Clercs.
  --Les Thermes de Julien. --Le cimetière des Saints-Innocents.
  --Les libertins et les prostituées de la _Croix-Benoiste_. --Les
  premières religieuses de l'abbaye de Saint-Antoine-des-Champs. --La
  _patronne_ des filles publiques. --Les statuts de la corporation
  des _filles amoureuses_. --Le _baiser de paix_ de la prostituée
  royale. --La chapelle de la rue de la Jussienne. --Efforts de saint
  Louis pour combattre et diminuer la Prostitution. --La maison des
  _Filles-Dieu_. --Comment saint Louis punit un chevalier qui avait
  été surpris dans une maison de débauche. --Suppression des lieux de
  débauche et bannissement des femmes de mauvaise vie.


  FIN DE LA TABLE.


Note de transcription détaillée:

En plus des corrections des erreurs clairement introduites par le
typographe, les erreurs suivantes ont été corrigées:

  p. 10, «contensions» corrigé en «contentions»
         («ni dans les contentions»),
  p. 10, ajout d'un guillemet fermant après «sua in semetipsis_).»,
  p. 39, «Egyptienne» harmonisé en «Égyptienne» («Marie l'Égyptienne»),
  p. 39, «Porphire» harmonisé en «Porphyre» («Conversion de Porphyre»),
  p. 62, ajout d'un guillemet ouvrant avant «_Electæ virgines propter»,
  p. 67, ajout d'un guillemet ouvrant après
         «in contubernio lupanari_).»,
  p. 79, «caïnistes» corrigé en «caïnites»
         («se livraient les caïnites»),
  p. 88, «caïnistes» corrigé en «caïnites»
          («les caïnites ne contestaient pas»),
  p. 113, «Legende» corrigé en «Légende» («Légende dorée»),
  p. 114, «Evagrius» harmonisé en «Évagrius»,
  p. 149, ajout d'un guillemet fermant après
          «percussio, nocivum genus_).»,
  p. 188, «empeurs» corrigé en «empereurs»
          («tous les empereurs chrétiens»),
  p. 188 et 421, «Verecundia» corrigé en «Verecundina»,
  p. 241, ajout de «de» dans «au mépris de la foi jurée»,
  p. 283, «jusisprudence» corrigé en «jurisprudence»
          («quant à la jurisprudence barbare»),
  p. 303, ajout d'une virgule après «Si quelqu'un»,
  p. 303, ajout d'un guillemet fermant après
          «contra voluntatem ejus_).»,
  p. 307 et 424, «Eginhard» harmonisé en «Éginhard»,
  p. 318, ajout d'un guillemet fermant après
          «satis se morigeram exhibuit_).»,
  p. 332, ajout d'un guillemet fermant après
          «exercuit et perpetravit_).»,
  p. 332, ajout d'un guillemet fermant après «le fumier de la luxure»,
  p. 364, «Malthilde» corrigé en «Mathilde»
          («donner sa foi à Mathilde»),
  p. 376, «vile» corrigé en «ville» («les statuts de la ville d'Asti»),
  p. 395, «patrone» corrigé en «patronne»
          («La patronne des filles publiques»),
  p. 401, «posraient» corrigé en «postaient»
          («se postaient, pour attendre»),
  p. 401, «toutes» corrigé en «routes» («aux abords des routes»),
  p. 411, «Egyptienne» harmonisé en «Égyptienne»
          («chapelle de Sainte-Marie l'Égyptienne»)

Quand il subsistait un doute sur l'orthographe ou l'accentuation de
l'époque, celle-ci n'a pas été corrigée (Éphrem/Ephrem,
évéchesses/évêchesses, bordelières/bordellières, ...).

En page 93, le passage en grec de saint Clément (+to kataischynon autôn
tên ...+) a été corrigé. Dans plusieurs citations en grec, les accents
manquants ont été ajoutés.





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