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Title: Lettres de Madame de Sévigné - Précédées d'une Notice sur sa Vie et du Traité sur Le Style - Épistolaire de Madame de Sévigné
Author: Sévigné, Madame de
Language: French
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    Au lecteur

    Cette version électronique reproduit, dans son intégralité,
    la version originale.

    La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
    mineures.

    L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été corrigés.
    La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  LETTRES

  DE

  MME DE SÉVIGNÉ.



  PARIS,
  TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, RUE JACOB, 56


  [Portrait de Mme de Sévigné]


  LETTRES
  DE
  MME DE SÉVIGNÉ,

  PRÉCÉDÉES D'UNE NOTICE SUR SA VIE
  ET DU TRAITÉ SUR LE STYLE ÉPISTOLAIRE
  DE MADAME DE SÉVIGNÉ,

  PAR M. SUARD,

  SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE


  PARIS,

  LIBRAIRIE DE FIRMIN DIDOT FRERES,
  IMPRIMEURS DE L'INSTITUT,
  RUE JACOB, 56.

  1846.



AVERTISSEMENT.


Il existe plusieurs recueils contenant un choix des lettres de madame de
Sévigné. Le plus remarquable est celui que madame Tastu a publié en
1841. Celui que nous donnons, contiendra 101 lettres de plus que ce
recueil fait avec le goût qu'on devait attendre de madame Tastu. Ces
lettres, qui ne se trouvent point dans son édition, sont extraites, soit
du choix donné par M. de Monmerqué[1], soit du choix moral, publié en
1824[2], soit enfin du recueil complet de ses lettres, publiées par M.
de Monmerqué, à qui nous devons la meilleure édition du texte et dont
les notes si instructives sont le résultat d'une immense lecture.

Parmi les additions que nous avons faites, on remarquera, dès le
commencement, vingt lettres relatives au procès de Fouquet; elles
offrent un vif intérêt, et elles sont aussi remarquables par le style
que par le sujet qu'elles traitent.

Nous pouvons affirmer que quiconque lira avec soin ce recueil, connaîtra
tout ce que la correspondance de madame de Sévigné offre de plus
saillant en ce qui concerne ses affections maternelles, et de plus
instructif, sous le rapport des mœurs et de l'histoire du temps. Mais
il y aura toujours avantage et plaisir à lire en entier cette vaste
correspondance, que chacun cependant trouve encore trop courte, tant
l'intérêt et le naturel du style en font oublier l'étendue au lecteur,
charmé de se trouver initié à ce que l'âme et l'esprit de madame de
Sévigné ont de plus intime, et à tous les secrets détails de cette
époque, qui sera toujours le grand siècle de la France.

Entre tous les ouvrages qui ont été écrits sur madame de Sévigné et sur
son siècle, il n'en est aucun dont la lecture soit plus agréable et qui
représente mieux l'état de la société à cette époque que celui que vient
de publier M. Walckenaer, secrétaire perpétuel de l'Académie des
inscriptions et belles-lettres. Au charme du style se joint l'intérêt,
qui est souvent dramatique, comme, par exemple, lorsque l'auteur nous
raconte l'enlèvement de madame de Miramion par Bussy Rabutin, ou,
lorsqu'il nous fait assister à la lecture d'une pièce de Corneille, à
l'hôtel de Rambouillet, en présence de madame de Sévigné, etc., etc.
Nulle part on ne saurait trouver un exposé plus clair et plus précis de
la Fronde. Enfin, ce qui ajoute un grand prix, même aux moindres
détails, c'est qu'il n'en est aucun qui ne soit justifié par des preuves
authentiques, où l'on retrouve l'érudition la plus étendue, qui sait se
cacher dans les notes et qui atteste l'exactitude scrupuleuse de
l'historien.

  A. F.-D.


  [1] Ce choix, en 2 volumes, publié chez Blaise, ne contient que 125
  lettres.

  [2] Ce choix, en 3 volumes, publié chez Boulland, contient 233 lettres,
  souvent très-abrégées.



NOTICE

SUR

MADAME DE SÉVIGNÉ.


Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de), naquit en 1626, en
Bourgogne, au château de Bourbilly, de Celse-Bénigne de Rabutin, baron
de Chantal, et de Marie de Coulanges, fille de Philippe de Coulanges,
conseiller d'État. La première de ces deux familles était d'une noblesse
bien plus ancienne que la seconde: d'après une charte retrouvée par
Bussy, l'origine des Rabutins remontait au XIe siècle. Marie de Rabutin
était encore au berceau lorsqu'elle perdit son père; le baron de Chantal
fut tué en 1627, en combattant sous les ordres du marquis de Toiras,
pour repousser les Anglais de l'île de Ré. Sa veuve ne lui survécut que
cinq ans. Restée orpheline à l'âge de six ans, Marie de Rabutin fut
placée sous la tutèle de son aïeul maternel jusqu'à l'année 1636, où
elle le perdit. Elle demeura depuis sous la surveillance de l'abbé de
Coulanges, son oncle. C'est lui qu'elle désigne dans ses lettres sous le
nom de _Bien bon_, et pour lequel elle témoigne si souvent, avec cet
accent de sensibilité qui lui appartient, une reconnaissance toute
filiale. Son enfance et sa jeunesse furent entourées, en effet, de soins
tout paternels. Rien ne fut négligé pour qu'elle reçût autant
d'instruction qu'il était permis alors aux femmes d'en avoir: et on leur
permettait, on leur demandait même d'en avoir beaucoup. Ménage, qu'on
lui donna pour précepteur, lui apprit le latin, l'italien, l'espagnol;
le savant Chapelain contribua aussi à l'instruire. Aux sérieuses leçons
de ces deux maîtres succédèrent celles d'une cour élégante et polie, qui
commençait à servir de modèle à l'Europe pour la grâce des manières et
la délicatesse de l'esprit. C'était la cour d'Anne d'Autriche, où elle
passa les plus belles années de sa jeunesse.

Elle se maria jeune encore en 1644: elle n'avait pas atteint sa
dix-huitième année. Le marquis de Sévigné, qu'elle épousa, était un
fort noble seigneur, mais n'avait aucune des qualités qui peuvent rendre
une femme heureuse. Prodigue, et passionné pour le plaisir, il dissipa
une bonne partie de son bien, et délaissa sa femme pour des maîtresses.
Il était d'autant plus difficile de lui pardonner ses infidélités et ses
désordres, qu'il joignait à son goût pour la dissipation une humeur
brusque et un caractère rude et difficile. Cependant non-seulement
madame de Sévigné resta sévèrement attachée à ses devoirs d'épouse, mais
même l'affection qu'elle avait conçue pour son mari ne put s'éteindre.
«Le marquis de Sévigné, dit Conrart dans ses Mémoires, disait
quelquefois à sa femme qu'il croyait qu'elle eût été très-agréable pour
un autre; mais que pour lui, elle ne pouvait lui plaire. On disait aussi
qu'il y avait cette différence entre son mari et elle, qu'il l'estimait
et ne l'aimait point, au lieu qu'elle l'aimait et ne l'estimait point.
En effet, elle lui témoignait de l'affection: mais, comme elle avait
l'esprit vif et délicat, elle ne l'estimait pas beaucoup, et elle avait
cela de commun avec la plupart des honnêtes gens; car, bien qu'il eût
quelque esprit et qu'il fût assez bien fait de sa personne, on ne
s'accommodait point de lui, et il passait presque partout pour fâcheux;
de sorte que peu de gens l'ont regretté.» Cette union si mal assortie ne
dura que sept années. Le marquis de Sévigné et le chevalier d'Albret
courtisaient en même temps madame de Gondran. Cette rivalité amena une
rencontre, dans laquelle le premier s'enferra sur l'épée de son
adversaire. La blessure était mortelle: il expira peu de temps après le
combat, le 5 février 1651. Dans les années 1649 et 1650, le marquis de
Sévigné s'était enrôlé parmi les frondeurs. Le cardinal de Retz, son
parent, l'avait entraîné sans peine dans une révolte qui donnait
carrière à son humeur inquiète et turbulente. Il avait combattu quelque
temps pour la Fronde aux côtés du chevalier Renaud de Sévigné, son
oncle, qui commandait le fameux régiment de Corinthe, levé par le
coadjuteur pour le parlement.

On n'a qu'un très-petit nombre de lettres écrites par madame de Sévigné
pendant son mariage et les premières années de son veuvage; mais dans
ces quelques lettres, on remarque déjà cette facilité, cette vivacité
spirituelle, cette grâce ingénieuse et délicate qui l'ont immortalisée.
En 1647, elle écrivait à son cousin, le comte Bussy de Rabutin: «Je vous
trouve un plaisant mignon, de ne m'avoir pas écrit depuis deux mois:
avez-vous oublié qui je suis, et le rang que je tiens dans la famille?
Oh! vraiment, petit cadet, je vous en ferai bien ressouvenir! si vous
me fâchez, je vous réduirai au _lambel_[3]. Vous savez que je suis sur
la fin d'une grossesse, et je ne trouve en vous non plus d'inquiétude de
ma santé que si j'étais encore fille. Eh bien, je vous apprends, quand
vous en devriez enrager, que je suis accouchée d'un garçon, à qui je
vais faire sucer la haine contre vous avec le lait; et que j'en ferai
encore bien d'autres, seulement pour vous faire des ennemis. Vous n'avez
pas eu l'esprit d'en faire autant: le beau faiseur de filles! etc.» Sans
doute les années donneront plus d'étendue et de force à l'esprit de
madame de Sévigné, plus de souplesse à son talent: mais on voit que dès
cette époque elle écrivait avec une vivacité et une grâce peu communes;
et il est étrange que l'abbé de Vauxcelles ait pu dire qu'elle était
loin d'écrire dans sa jeunesse aussi bien qu'elle le fit dans la suite.

  [3] Le lambel est un filet accompagné de plusieurs pendants, qui se
  met en forme de brisure dans les armoiries, pour distinguer les
  branches cadettes de la branche aînée. Madame de Sévigné était le
  dernier rejeton de la branche aînée des Rabutins.

Elle avait eu de son mari un fils et une fille. Elle renonça au monde
tant que dura leur enfance, et se réduisit au commerce de quelques amis.
Elle remplit tous ses devoirs de mère avec une tendre sollicitude,
qu'éclairait un jugement excellent. Afin d'être tout entière à ses
enfants, elle ne voulut point, si jeune qu'elle fût encore, profiter des
occasions qui s'offrirent plusieurs fois pour elle de se remarier. Ceux
qui eussent voulu se faire agréer d'elle comme amants furent éconduits,
aussi bien que les prétendants au titre d'époux. Parmi les premiers, on
vit figurer de fort illustres personnages. Turenne se montra quelque
temps fort épris de la séduisante veuve; le prince de Conti et le
surintendant Fouquet ne négligèrent rien pour toucher son cœur. Bussy
écrivait à sa cousine en 1654: «Tenez-vous bien, ma belle cousine! telle
dame qui n'est pas intéressée est quelquefois ambitieuse; et qui peut
résister aux finances du roi, ne résiste pas toujours aux cousins de Sa
Majesté. De la manière dont le prince m'a parlé de son dessein, je vois
bien que je suis désigné confident. Je crois que vous ne vous y
opposerez pas, sachant, comme vous faites, avec quelle capacité je me
suis acquitté de cette charge en d'autres rencontres....... Ce qui
m'inquiète, c'est que vous serez un peu embarrassée entre ces deux
rivaux; et il me semble déjà vous entendre dire:

  Des deux côtés j'ai beaucoup de chagrin;
    O Dieu, l'étrange peine!
  Dois-je chasser l'ami de mon cousin[4]?
  Dois-je chasser le cousin de la reine[5]?

Peut-être craindrez-vous de vous attacher au service des princes, et que
mon exemple vous en rebutera; peut-être la taille de l'un ne vous
plaira-t-elle pas[6]; peut-être aussi, la figure de l'autre[7]:
mandez-moi des nouvelles de celui-ci, et les progrès qu'il a faits
depuis mon départ; à combien d'_acquits patents_ il a mis votre liberté.
La fortune vous fait de belles avances, ma chère cousine; n'en soyez
point ingrate. Vous vous amusez après la vertu, comme si c'était une
chose solide; et vous méprisez le bien, comme si vous ne pouviez jamais
en manquer, etc.» De pareils conseils restaient sans effet sur madame de
Sévigné. Assurément sa résistance aux attaques du prince de Conti et aux
insinuations de Bussy n'avait point sa source dans l'indifférence d'une
nature froide; peu de femmes eurent une sensibilité plus active, une
imagination plus vive qu'elle. Mais elle voulait être sage; et la
perfection de sa raison lui donnait la force de l'être. D'ailleurs aucun
de ceux qui soupiraient pour elle n'offrait l'idéal de tendresse et de
bon goût nécessaire pour séduire un cœur aussi délicat, un esprit aussi
fin et aussi sensible aux imperfections que le sien. Cet idéal ne se
trouvait ni dans l'épais et honnête Turenne, ni dans le médiocre et
ambitieux Conti, ni dans l'inconstant Fouquet; encore moins dans le fat
chevalier de Méré, et dans le diseur de bons mots M. du Lude, qui furent
aussi au nombre des soupirants; encore moins dans le bonhomme Ménage,
car lui aussi fut blessé au cœur, et risqua plus d'une fois, malgré sa
timidité et sa gaucherie, des déclarations qui étaient repoussées avec
de piquantes et inoffensives plaisanteries.

  [4] Fouquet.

  [5] Le prince de Conti.

  [6] Le prince de Conti était contrefait.

  [7] Fouquet, qu'on disait _ne point trouver de cruelles_, devait moins
  ses succès aux agréments extérieurs qu'au charme de l'esprit et à
  l'attrait d'une grande fortune libéralement prodiguée.

Madame de Sévigné refusait ceux qui sollicitaient ses bonnes grâces, de
manière à les décourager sans les fâcher. Elle mettait dans ses refus un
tact si délicat, des façons si douces et si aimables, un ascendant si
fort de bon sens et de raison, que les amants rebutés devenaient de
sincères et fidèles amis. «Il n'y a guère que vous dans le royaume, lui
écrivait Bussy, qui puissiez réduire un amant à se contenter d'amitié:
nous n'en voyons presque point qui, d'amant éconduit, ne devienne
ennemi; et je suis persuadé qu'il faut qu'une femme ait un mérite
extraordinaire pour faire en sorte que le dépit d'un amant maltraité ne
le porte pas à rompre avec elle.» Bussy avait raison de conclure ainsi.

Madame de Sévigné reparut dans le monde quand elle crut pouvoir le faire
sans que l'éducation de ses enfants en souffrît. Elle se fit placer au
premier rang parmi les femmes qui ornaient par leur esprit et leur
beauté la société d'alors. Le beau temps de l'hôtel de Rambouillet
durait encore. On sait qu'elle fut une des dames les plus admirées du
cercle fameux que présidait madame de Montausier. Son esprit gagna
encore en légèreté et en délicatesse dans le commerce de cette société
ingénieuse: elle s'y raffina, sans s'y gâter. Elle laissa aux femmes
d'un goût moins pur, d'un jugement moins solide que le sien, les
subtilités, les fadeurs, le purisme affecté. On la compta au nombre des
_précieuses_[8]; mais ce nom était alors synonyme de femme d'esprit.
Quand Molière personnifia dans Cathos et Madelon la pruderie, le
pédantisme et l'extravagance dont l'hôtel de Rambouillet avait donné les
modèles, il eut grand soin de faire une distinction, et d'intituler sa
pièce _les Précieuses ridicules_.

  [8] Voir le _Dictionnaire historique des Précieuses_, par le sieur de
  Somaize.

A la suite d'une de ces exhortations par lesquelles le galant et peu
scrupuleux Bussy cherchait à ébranler les sages résolutions de sa
cousine, on lit cet avertissement: «Nous vous verrons un jour regretter
le temps que vous aurez perdu; nous vous verrons repentir d'avoir mal
employé votre jeunesse, et d'avoir voulu avec tant de peine acquérir et
conserver une réputation qu'un médisant vous peut ôter, et qui dépend
plus de la fortune que de votre conduite.» Il est malheureusement trop
vrai que la médisance peut quelquefois détruire ou compromettre les
réputations les plus légitimes et les plus solidement établies. Si
madame de Sévigné n'éprouva pas par elle-même la vérité de cette
observation, ce ne fut pas la faute de Bussy; car lui-même se chargea
d'être ce _médisant_ dont il cherchait à lui faire peur. En 1658, se
trouvant dans un pressant besoin d'argent pour faire la campagne de
cette année, il s'adressa à madame de Sévigné pour un prêt de dix mille
livres. Le service qu'il demandait fut promis sans peine: mais
certaines formalités un peu longues, que la prudence de l'abbé de
Coulanges jugeait nécessaires, ayant retardé l'envoi de la somme, Bussy
se persuada qu'on l'avait joué par une promesse vaine: irascible comme
il l'était, il crut à un mauvais procédé. Il avait l'habitude de se
venger avec emportement de tous les torts dont il était ou se croyait
victime: il inséra dans son _Histoire amoureuse des Gaules_ un portrait
satirique de madame de Sévigné, où non-seulement il présentait sous un
jour ridicule les qualités de son cœur et de son esprit, mais lui
prêtait des défauts et des vices qu'elle n'avait jamais eus. Ainsi,
méconnaissant cette vertu si pure à laquelle il avait lui-même rendu
hommage, il l'accusait de cacher sous les dehors d'une prude les
désordres d'une femme galante. Ce portrait était pis qu'une satire,
c'était une noire calomnie. Après avoir couru quelque temps manuscrit,
il fut imprimé, avec le livre dont il faisait partie. Le monde fut assez
juste pour ne pas se laisser ébranler dans la bonne opinion qu'il avait
conçue de madame de Sévigné: mais, quoiqu'elle fût sans effet, une telle
attaque venant d'un ami, d'un parent, porta un coup douloureux à une âme
aussi noble, à un cœur aussi sensible. Cependant il suffit au coupable
de donner, un an après, quelques marques de repentir, pour obtenir un
pardon complet. La haine ne pouvait être un sentiment durable chez
madame de Sévigné: bonne et indulgente comme elle était, le ressentiment
le plus légitime lui pesait; et la première occasion de s'en débarrasser
était aussitôt saisie par elle. Elle n'attendit même pas pour pardonner
à son cousin, qu'il fût malheureux: leur réconciliation s'était déjà
faite, lorsque Bussy, par ses scandaleuses témérités, se fit envoyer à
la Bastille.

En 1664, madame de Sévigné fut cruellement éprouvée dans une de ses plus
chères affections. Fouquet, qui s'était résigné à l'aimer comme elle le
voulait, et non comme il l'eût désiré, et qu'elle comptait au nombre de
ses amis les plus dévoués, fut arrêté à Nantes, et condamné, après un
long procès, à la prison pour le reste de ses jours. Pendant quelque
temps sa vie fut en péril. Plusieurs membres de la commission instituée
pour le juger opinaient avec force pour qu'il payât de sa tête les
désordres de son administration. Madame de Sévigné suivait avec anxiété
les débats qui devaient décider du sort de son ami. Par des lettres
écrites coup sur coup, elle tenait M. de Pomponne au courant des
diverses phases et des principaux détails du procès. M. de Pomponne
avait été enveloppé dans la disgrâce du surintendant; il vivait alors
dans sa terre, où il subissait une sorte d'exil. Dans toute la
correspondance de madame de Sévigné, il est peu de parties qui offrent
plus d'émotion et d'éloquence. Tandis qu'elle ne songe qu'à rendre
compte de ce qu'elle a vu et de ce qu'elle a senti, elle trace un
tableau dramatique et tout vivant de cette grande scène judiciaire; elle
écrit un admirable plaidoyer. Ces lettres, où se déploient toute son
imagination et tout son cœur, ont été justement regardées comme un
trait de courage. Ce journal qu'elle adressait à M. de Pomponne courait
risque d'être intercepté avant de parvenir à sa destination. Dans un
temps où la persécution s'étendait sur les amis de Fouquet, il eût été
dangereux d'être surpris à le plaindre, à l'admirer, et à faire circuler
des réflexions sur le noble sang-froid de l'accusé et l'indécent
acharnement des juges. Madame de Sévigné était trop fidèle à l'amitié
pour s'arrêter devant ces craintes; elle eut le courage de ses alarmes
et de sa douleur. Par là, le souvenir de son amitié pour Fouquet a
mérité d'être associé à celui du noble dévouement que lui témoignèrent
Pellisson et la Fontaine.

Madame de Sévigné se consolait du chagrin que lui causaient les torts
des amis ingrats ou les malheurs des amis fidèles, en voyant sa fille,
objet de tant de soins et de tant d'amour, croître chaque jour en
beauté, en esprit et en grâces. Elle la présenta dans le monde en 1663,
et la vit avec orgueil s'attirer les hommages de tout ce qu'il y avait
de distingué à la ville et à la cour. Elle-même conservait encore assez
de jeunesse pour que le monde, qu'elle enchantait de plus en plus par
son esprit, réservât une part d'éloges à sa beauté. La mère et la fille
formaient un couple brillant et unique, qui attirait tous les regards.
Les seigneurs à la mode, les poëtes de cour, imaginaient pour elles les
compliments les plus ingénieux. Benserade composa en leur honneur un de
ses plus jolis madrigaux:

  Blondins accoutumés à faire des conquêtes,
  Devant ce jeune objet si charmant et si doux,
  Tout grands héros que vous êtes,
  Il ne faut pas laisser pourtant de filer doux.
  L'ingrate foule aux pieds Hercule et sa massue[9]:
  Quelle que soit l'offrande, elle n'est point reçue;
  Elle verrait mourir le plus fidèle amant,
  Faute de l'assister d'un regard seulement.
  Injuste procédé, sotte façon de faire,
  Que la pucelle tient de madame sa mère,
  Et que la bonne dame au courage inhumain,
  Se lassant aussi peu d'être belle que sage,
  Encore tous les jours applique à son usage
      Au détriment du genre humain.

  [9] Mademoiselle de Sévigné avait rempli le personnage d'Omphale dans
  un ballet de la cour.

La Fontaine, à la même époque, plaça cette dédicace en l'honneur de _la
plus jolie fille de France_[10], au commencement de la fable du _Lion
amoureux_:

  Sévigné, de qui les attraits
  Servent aux Grâces de modèle,
  Et qui naquîtes toute belle,
  A votre indifférence près[11],
  Pourriez-vous être favorable
  Aux jeux innocents d'une fable......? etc.

  [10] Expression de Bussy sur mademoiselle de Sévigné.

  [11] Ce qu'on connaît de madame de Grignan par les lettres de sa mère,
  explique assez cette restriction de la Fontaine. On voit que cette
  femme, belle, vertueuse, spirituelle et savante, était froide,
  réservée, et même assez dédaigneuse. Souvent cette froideur attrista
  et même blessa sa mère, dont l'humeur était fort différente. De là,
  ces petits démêlés dont on surprend la trace dans les lettres de
  madame de Sévigné, à la suite des séjours de madame de Grignan à
  Paris. Il est vrai que tout n'était pas de la faute de madame de
  Grignan. L'abbé de Vauxcelles a dit fort spirituellement: «En amitié,
  les torts sont de celui qui aime moins; et les imprudences, de celui
  qui aime trop.» Madame de Sévigné se rendit quelquefois coupable
  d'imprudence dans ses rapports avec sa fille, en s'abandonnant sans
  réserve et sans mesure aux mouvements de son affection pour elle. Les
  témoignages sans cesse prodigués d'une tendresse aussi vive, aussi
  ardente, d'un amour maternel qui avait pris tous les caractères d'une
  passion, risquaient, on le conçoit, de fatiguer ou d'importuner une
  personne froide, grave, peu expansive. Madame de Sévigné fut toujours
  sincère, mais ne fut pas toujours assez raisonnable dans son amour.
  L'excès ne vaut rien, même dans les sentiments les plus légitimes: il
  peut étonner et froisser l'objet même d'une affection si violente; il
  peut, aux yeux des autres, donner les apparences de l'exagération ou du
  mensonge à la tendresse la plus naturelle et la plus pure. Les esprits
  froids, et même beaucoup d'esprits sévères, s'y méprendront, et
  calomnieront de bonne foi ce qu'ils ne peuvent comprendre. En vengeant
  madame de Sévigné de l'outrage que lui font ceux qui l'accusent de
  renchérir sur ses sentiments et de faire parade d'amour maternel, on
  aurait pu remarquer que les passions singulières et extrêmes comme la
  sienne ont un malheur, celui de devenir aisément suspectes
  d'exagération à beaucoup de gens. Disons aussi que l'amour maternel,
  quand il déborde ainsi, ne garde pas toujours toute la dignité qui lui
  convient et qu'il peut conserver même dans la familiarité de
  l'entretien le plus intime. Madame de Sévigné tombe quelquefois à
  l'égard de sa fille dans une espèce d'idolâtrie minutieuse, puérile,
  indiscrète, qu'on ne pardonnerait qu'à l'amour et dont le lecteur,
  même le mieux disposé, s'étonne, dont il se sent un peu confus pour
  elle. Il est difficile de ne pas éprouver quelque chose de cette
  impression, quand on la voit, à soixante ans, prodiguer mille petits
  soins, mille petites caresses, mille petites flatteries à une fille de
  quarante, et, après une séparation déjà longue, s'alarmer de tout pour
  elle, et ne pas lui laisser faire un pas, un mouvement, sans
  l'accabler de recommandations, d'avertissements, de prières.

Plusieurs seigneurs prétendirent à la main de mademoiselle de Sévigné.
Le comte de Grignan fut préféré, et l'épousa en 1669. Il n'était plus
jeune: âgé de quarante ans, il avait été déjà marié deux fois, et avait
eu deux filles de sa première femme. Mais madame de Sévigné le trouvait
tel qu'on le pouvait souhaiter, et _par sa naissance_, _et par ses
établissements_, _et par ses bonnes qualités_. Il était, à cette époque,
attaché à la cour; et l'estime dont il y jouissait semblait devoir
l'appeler aux plus brillants emplois. Madame de Sévigné se réjouissait
d'une alliance qui, en lui faisant attendre pour sa fille une haute
fortune, lui laissait l'espérance de la garder auprès d'elle: cette
attente fut trompée en partie. M. de Grignan fut appelé à un poste
éminent, mais loin de Paris et de la cour. Quinze ou seize mois après
son mariage, il alla remplir en Provence les fonctions de gouverneur, et
emmena sa femme avec lui.

Madame de Sévigné aimait sa fille avec idolâtrie. Cette séparation
creusa dans sa vie un vide profond et douloureux, auquel elle ne put
jamais s'accoutumer. Pour le combler, elle eut recours à la grande
ressource des âmes tendres contre l'absence: elle écrivit des lettres,
et les multiplia, sans jamais se rassasier de cette douceur. Ainsi se
forma ce précieux recueil qui devait être lu par la postérité et placé
au nombre des plus rares monuments du génie.

Madame de Sévigné nourrit pendant longtemps l'espérance de voir rappeler
son gendre à la cour, pour y occuper une place digne de ses services. Ce
rappel n'eut pas lieu: elle ne revit sa fille qu'au moyen des voyages
qu'elle faisait en Provence, ou des visites, beaucoup trop rares à son
gré, qu'elle recevait d'elle à Paris. Madame de Sévigné avait eu de
l'ambition, non pour elle, mais pour ses enfants: aussi les vit-elle
avec peine rester en chemin. M. de Grignan ne sortit pas de son
gouvernement de Provence, place importante, mais qui, en même temps
qu'elle l'obligeait à des dépenses ruineuses, ensevelissait son mérite
et celui de sa femme dans une province éloignée. Le marquis de Sévigné,
auquel sa mère avait acheté la charge de guidon, puis celle de
sous-lieutenant des gendarmes du Dauphin, n'obtint aucun avancement. Il
finit par se dégoûter de sa charge, et la vendit. C'était un brave
officier, et un homme de beaucoup d'esprit. Ses galanteries, son goût
pour le plaisir et la dépense, ne l'empêchaient pas de bien faire son
service, mais lui ôtaient l'esprit de suite et l'activité nécessaire
pour se pousser par l'intrigue. Il manqua d'habileté, et, comme le
disait sa mère, eut beaucoup de _guignon_. Après avoir vendu sa charge,
il se maria avec la fille d'un conseiller au parlement de Bretagne,
pourvue d'une assez belle dot, et acheva ses jours dans le repos et dans
la dévotion.

_Nous ne sommes pas heureux_: ces mots reviennent plusieurs fois dans
les lettres écrites à Bussy. Vers 1678, madame de Sévigné, qui ne se
retira jamais du monde, se retira à peu près de la cour. Elle ne s'y fit
plus présenter qu'à de longs intervalles. Elle était lasse d'y figurer
sans titre, sans faveurs pour elle ni pour les siens. Il lui aurait
fallu plus de frivolité et d'amour-propre qu'elle n'en avait, pour se
contenter du rôle qu'y jouait madame de Coulanges[12]. En 1680, elle
écrit des Rochers à sa fille: «Mon fils dit[13] qu'on se divertit fort à
Fontainebleau. Les comédies de Corneille charment toute la cour. Je
mande à mon fils que c'est un grand plaisir d'être obligé d'y être, et
d'y avoir un maître, une place, une contenance; que pour moi, si j'en
avais eu une, j'aurais fort aimé ce pays-là; que ce n'était que par n'en
avoir point que je m'en étais éloignée; que cette espèce de mépris était
un chagrin, et que _je me vengeais à en médire_, comme Montaigne de la
jeunesse: que j'admirais qu'il aimât mieux passer son après-dîner, comme
je fais, entre mademoiselle du Plessis et mademoiselle de Launay, qu'au
milieu de tout ce qu'il y a de beau et de bon. Ce que je dis pour moi,
ma belle, vraiment je le dis pour vous. Ne croyez pas que si M. de
Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous
accommodassiez pas fort bien de cette vie; mais la Providence ne veut
pas que vous ayez d'autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi,
j'ai vu des moments où il ne s'en fallait rien que la fortune ne me mît
dans la plus agréable situation du monde; et puis tout d'un coup
c'étaient des prisons et des exils.»

  [12] Madame de Coulanges ne possédait aucune charge ni aucun titre à
  la cour, et n'avait même point, pour s'y faire présenter, les droits
  que donnait à madame de Sévigné l'arbre généalogique des Rabutins;
  mais l'agrément de son esprit l'y faisait désirer. Madame de Sévigné
  écrivait d'elle en 1680: «Madame de Coulanges est à Saint-Germain:
  nous avons su par les marchands forains qu'elle fait des merveilles en
  ce pays-là, qu'elle est avec ses trois amies aux heures particulières.
  Son esprit est une _dignité_ dans cette cour.»

  [13] Le marquis de Sévigné était encore attaché au service du Dauphin;
  mais, ennuyé de la cour, où il désespérait de s'avancer, et saisi d'un
  violent amour pour la retraite et le repos, il était sur le point de
  vendre sa charge, malgré les conseils de sa mère, qui l'engageait à
  prendre patience.

Elle veut sans doute parler ici de la mort de Turenne, de
l'emprisonnement du cardinal de Retz, de Fouquet, de Bussy, et de l'exil
de M. et de Mme de Pomponne. Dans la société d'élite où elle vécut
toujours, elle trouva beaucoup d'amis, et même (ce qui fait plus que
toute autre chose l'éloge de son caractère) beaucoup d'amis dévoués.
Mais elle en eut peu qui fussent en possession d'un grand crédit. Ceux
qu'on vient de nommer, et sur la fortune desquels elle avait fondé de
légitimes espérances, disparurent de la scène brusquement, et n'eurent
pas le temps de faire agir leur bonne volonté pour elle. Du reste, il ne
faut pas croire qu'elle ne sut pas supporter ces mécomptes: elle était
trop sage pour n'être pas capable de se résigner. A la suite du passage
qui vient d'être cité, elle ajoute: «Trouvez-vous que ma fortune ait été
fort heureuse? Je ne laisse pas d'en être contente; et si j'ai des
moments de murmure, ce n'est point par rapport à moi.» Ce langage était
sincère. Sa résignation ne ressemblait point à celle de son cousin: ce
n'était point ce masque de tranquillité et de philosophie que
l'orgueilleux Bussy prend dans toutes ses lettres, et au travers duquel
on voit à plein son dépit d'être annulé par la disgrâce, et sa colère
contre le prince qu'il flatte encore du fond de son exil.

Dans les longs intervalles qui s'écoulèrent entre les visites de sa
fille ou ses propres voyages en Provence, madame de Sévigné ne vécut
point toujours à Paris. Il lui fallait de temps en temps aller passer
une saison dans sa terre des Rochers, pour demander des comptes à ses
fermiers, ou pour réparer par les économies d'un séjour en Bretagne les
dépenses qu'en bonne mère elle s'était imposées pour le prodigue
marquis. Alors, du milieu de cette vie de conversations délicates et de
fêtes brillantes qu'elle menait à Paris, elle se trouvait tout à coup
transportée dans la solitude d'un antique manoir, à peine troublée par
les visites de quelques provinciaux insipides ou ridicules. Mais, comme
on le voit par ses lettres, ces temps d'exil n'avaient rien de rude pour
elle. Le plus grand de ses plaisirs, la consolation inépuisable de sa
vie, la suivait partout: c'était cette correspondance de tous les jours
qu'elle entretenait avec sa fille adorée. D'ailleurs elle avait des amis
dont la société ne lui manquait nulle part: c'étaient ses livres chéris,
Virgile, Montaigne, Molière; surtout Pascal, qu'elle _mettait de moitié
à tout ce qui est beau_; Arnauld et Nicolle dont le beau langage la
séduisait aux opinions de Port-Royal; et le grand Corneille, qui la
transportait d'admiration au point de la rendre injuste pour Racine. A
ce goût sérieux et passionné pour l'étude, elle joignait une autre
ressource non moins sûre contre l'ennui: c'était ce vif amour des
beautés de la nature, qu'on a eu raison de remarquer comme un des traits
caractéristiques de son génie. Dans le site pittoresque au milieu duquel
s'élevait sa demeure, dans les bois séculaires qui l'entouraient, elle
trouvait toujours de quoi charmer ses yeux et occuper sa pensée. Elle en
parle sans cesse, elle nous les représente sous tous les aspects que
leur donnaient les changements des saisons et les diverses heures du
jour, avec une admiration naïve et poétique qui surprend, dans cette
époque si peu soucieuse des champs et des plaisirs simples qu'ils
procurent, si exclusivement éblouie par l'élégance de la vie sociale et
le luxe des cours. C'est une surprise analogue à celle qu'on éprouve
souvent en lisant la Fontaine, mais plus vive peut-être, parce qu'on
s'attendait moins à trouver ce sentiment si vrai, si passionné des
grâces négligées ou des magnificences sauvages de la nature, chez la
grande dame élevée par le monde et pour le monde, sans cesse mêlée aux
plaisirs d'une société exquise, où elle avait une place si brillante,
que chez le poëte indépendant et rêveur, habitué à s'inspirer du
spectacle des champs et des bois, où d'ailleurs il cherchait
ordinairement ses modèles.

Madame de Sévigné, parvenue à la vieillesse, fit en Provence, dans
l'année 1694, un voyage qui fut le dernier. La famille des Grignan
venait de célébrer sous ses yeux un double mariage, celui de son
petit-fils avec la fille d'un fermier général[14], et celui de sa
petite-fille, de cette charmante Pauline dont elle avait commencé
l'éducation, avec le marquis de Simiane; quand madame de Grignan, dont
la santé donnait des craintes depuis plusieurs années, fut atteinte
d'une maladie qui pendant quelque temps mit ses jours en péril. Madame
de Sévigné, dans cette circonstance, ressentit avec tant de force les
émotions d'une mère tendre, et en remplit les devoirs avec tant
d'ardeur, que sa santé, jusque-là excellente, en fut gravement altérée.
Dans l'instant où madame de Grignan commençait à se rétablir, elle tomba
dangereusement malade elle-même: le 10 avril 1696, elle avait cessé de
vivre. Le vœu touchant qu'elle avait exprimé plusieurs fois dans ses
lettres fut réalisé. On a pu remarquer la lettre qui commence ainsi: «Si
j'avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et
sensible dont j'ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma
vie soit composée de plus d'années que la vôtre, vous connaîtriez bien
clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la
Providence ne dérange point l'ordre de la nature, qui m'a fait naître
votre mère et venir en ce monde beaucoup devant vous. C'est la règle et
la raison, ma fille, que je parte la première; et Dieu, pour qui nos
cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que
cet ordre s'observe en moi, etc.»

  [14] C'était une mésalliance; mais, disait madame de Grignan, _il faut
  bien quelquefois fumer ses terres_.

Du vivant même de madame de Sévigné, son talent épistolaire était
célèbre à la cour et dans le grand monde. Louis XIV avait lu avec
intérêt les lettres d'elle qui s'étaient trouvées dans les cassettes du
surintendant Fouquet, et celles que Bussy avait entremêlées dans ses
Mémoires. Souvent quand une lettre charmante, comme elle en écrivait
tant, avait été lue par le parent ou l'ami auquel elle s'adressait,
celui-ci en parlait, la montrait, la prêtait. Elle n'ignorait point ces
indiscrétions, et ne s'y opposait pas. Il y avait ainsi des lettres
d'elle qui couraient de main en main, et qu'on désignait par un nom tiré
de ce qui en faisait le sujet principal ou le trait le plus saillant.
Madame de Coulanges lui écrivait en 1673: «Je ne veux pas oublier ce qui
m'est arrivé ce matin; on m'a dit: Madame, voilà un laquais de madame de
Thianges. J'ai ordonné qu'on le fît entrer. Voici ce qu'il avait à me
dire: _Madame, c'est de la part de madame de Thianges, qui vous prie de
lui envoyer la lettre du cheval de madame de Sévigné, et celle de la
prairie_[15]. J'ai dit au laquais que je les porterais à sa maîtresse,
et je m'en suis défaite. Vos lettres font tout le bruit qu'elles
méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont délicieuses, et
vous êtes comme vos lettres.» Il était difficile que la correspondance
de madame de Sévigné, dont plusieurs échantillons avaient eu ainsi dans
le grand monde une sorte de publicité de son vivant, demeurât ignorée
après sa mort. Ce que la société de son temps avait vu de ses lettres
avait fait trop de bruit pour que sa famille ne les conservât pas avec
un soin religieux, et pour que le public oubliât quel dépôt avait dû
rester entre les mains de ses héritiers et n'en désirât point la
publication.

  [15] La lettre _du cheval_ n'a pas été conservée. On a celle _de la
  prairie_, adressée à M. de Coulanges sous la date du 22 juillet 1671.
  Madame de Sévigné y raconte plaisamment la désobéissance de son valet
  Picard, qui n'a point voulu aller faner dans la prairie des Rochers.
  Cette lettre est fort jolie, mais un peu tournée.

Le premier recueil de lettres de madame de Sévigné parut en 1726, par
les soins de l'abbé de Bussy, fils cadet du comte de Bussy, auquel
madame de Simiane avait remis des copies d'un assez grand nombre des
manuscrits de son aïeule. Cette édition fut reproduite plusieurs fois:
elle était encore très-incomplète. En 1754 il en parut une autre, dont
l'éditeur fut le chevalier de Perrin, ami de madame de Simiane. La
famille de madame de Sévigné n'avait point autorisé l'édition de l'abbé
de Bussy: elle donna son autorisation au nouvel éditeur, entre les mains
duquel elle remit les originaux de toutes les lettres déjà connues, et
de celles qui ne l'étaient pas encore. Mais comme certains passages des
premières éditions avaient soulevé beaucoup de plaintes de la part des
familles sur lesquelles madame de Sévigné révélait des détails peu
honorables, madame de Simiane chargea M. de Perrin d'y faire des
modifications et quelques retranchements. Elle voulut en outre qu'il
prît soin d'arranger tous les passages d'où l'on pouvait tirer des
conjectures fâcheuses sur le caractère de madame de Grignan, sa mère. Ce
double vœu fut docilement exécuté. Il est résulté de là que l'édition
de 1754, plus complète que les précédentes, et qui, de plus, a sur elles
l'avantage d'avoir été dressée d'après les originaux, est cependant
moins fidèle. C'est ce que n'ont pas aperçu tous les éditeurs qui se
sont succédé depuis 1754 jusqu'en 1806, et qui tous ont reproduit
exactement, sauf quelques additions, le travail du chevalier de Perrin.
Le mérite de la dernière édition, celle de M. de Monmerqué, est d'offrir
un contrôle du travail de M. de Perrin par celui des éditeurs
antérieurs, qui ne sont qu'incomplets et rarement infidèles, et une
nouvelle révision du texte sur tous les originaux qui ont été
conservés. M. de Monmerqué a donné ainsi au public un texte
véritablement restauré. La collection s'est encore enrichie entre ses
mains de quelques lettres jusqu'ici inédites. Mais le service rendu au
public par M. de Monmerqué serait plus complet, si au texte réparé par
ses soins il avait joint des notes plus instructives, moins sèches, plus
nombreuses. Il est vrai qu'un commentaire satisfaisant des lettres de
madame de Sévigné, et propre à dissiper toutes les obscurités qui s'y
rencontrent, exigerait un immense travail.

Un esprit fin, délicat, pénétrant, enjoué; une raison droite et sûre,
souvent profonde; une imagination active, mobile, féconde, qui
s'intéresse à tout, qui reproduit avec une vérité et une vivacité
singulières de mouvements et de couleurs tous les objets qui l'ont
frappée; une sensibilité vive et douce, qui a sa source, non dans la
tête, mais dans le cœur; qui s'épanche aisément, abondamment, et dont
toutes les émotions se communiquent: tels sont les éléments divers dont
se compose le génie de madame de Sévigné. Pour se révéler avec toute
leur force et tout leur éclat quand elle tient la plume, ces dons
heureux de sa nature n'ont pas besoin que le travail et l'art viennent
les élaborer, les combiner, les transformer. Pour être spirituelle,
aimable, profonde, entraînante, madame de Sévigné n'a pas besoin de
vouloir et de calculer; il lui suffit pour cela de se livrer à ses
facultés: elle n'a qu'à être elle-même. Le naturel, l'abandon, l'élan
spontané, ces qualités, chez elle, accompagnent toutes les autres, pour
en doubler le prix.

De là ce style négligé, naïf, expressif, plein de saillies, pittoresque,
hardi, varié, qui dans sa familiarité prend tous les tons et rassemble
tous les genres d'éloquence, même l'éloquence sublime.

Sans doute ces lettres reçoivent un grand prix des détails qui s'y
trouvent sur tant de personnages et d'événements du grand siècle: elles
forment un livre d'histoire rempli de faits curieux ou instructifs: mais
cet intérêt historique n'a contribué qu'en second lieu à leur succès. Ce
qui fait le charme le plus puissant de ce recueil, c'est la mise en
œuvre de tant d'événements grands et petits, par l'esprit et par
l'imagination de madame de Sévigné. Ce qui frappe, ce qui séduit, c'est
bien moins l'importance ou la nouveauté des faits, que la finesse ou
l'élévation du penseur, que le coloris du peintre. A qui en douterait,
il n'y aurait qu'à faire lire les lettres qu'elle écrit des Rochers: là,
elle est bien loin de la cour, elle ignore toutes les nouvelles: ces
lettres ont-elles moins d'agrément? Elle nous attache alors seulement
par la nature de ses sentiments et de ses pensées, et par la forme dont
elle les revêt; elle nous intéresse aux plus petites choses, par la
manière vive dont elle les sent, les conçoit, les exprime.

Madame de Sévigné est naturelle, naïve: mais il faut bien se garder, en
lui appliquant ces mots, de les prendre ou de paraître les prendre dans
un sens trop absolu. Sa naïveté n'est pas, ne peut pas être l'instinct
aveugle d'un talent qui s'ignore lui-même, comme semblent le croire
beaucoup de ses admirateurs, qui, en appréciant son génie, n'ont à la
bouche que les mots de candeur, ingénuité, abandon, et retournent et
commentent ces mots en tant de façons et en leur laissant un sens si
étendu, qu'ils font d'elle, en vérité, une sorte de phénomène
impossible, une femme d'esprit et de génie de la société de Louis XIV,
presque aussi naturelle et aussi spontanée que l'arbre qui donne son
fruit[16]. Formée à l'école des anciens par Ménage; élevée dans l'amour
intelligent des choses délicates par la cour d'Anne d'Autriche; vivant
au milieu d'un monde qui savait le prix du bon goût et le recherchait;
habituée, dès sa jeunesse, aux hommages les plus flatteurs[17] sur son
esprit et son bien dire, madame de Sévigné ne pouvait répandre dans ses
lettres tant de traits charmants ou profonds sans s'en douter, et par
une sorte d'inspiration fortuite et aveugle. Sans doute elle ne
travaillait point ses lettres: qui oserait l'en accuser[18]? mais
croyons que, sans y mettre aucun apprêt, sans se préoccuper de leur
succès pour le présent ni pour l'avenir, elle avait conscience et se
sentait heureuse d'y verser toutes les saillies, toutes les réflexions
fines, tous les mots éloquents que son fertile génie trouvait sans
peine; que, sachant très-bien l'admiration dont elles étaient l'objet,
elle y souscrivait sans en être fière, sans en concevoir de hautes
espérances de gloire, mais non sans en être agréablement flattée. Disons
même qu'il est presque impossible qu'en les écrivant, malgré la rapidité
avec laquelle courait sa plume, elle ne se plût souvent à exciter
encore, par un léger et facile effort, l'enjouement, la finesse, la
verve de son esprit, soit pour se divertir par cette épreuve faite en
jouant sur elle-même, soit pour mieux satisfaire son obligeant désir
d'amuser sa fille ou ses amis, soit même pour s'attirer ces éloges, ces
admirations, dont elle ne croyait, au reste, qu'une partie, et dont sans
doute elle se fût passée très-aisément. Cette espèce de calcul ingénieux
et rapide, qui n'est qu'un léger coup de fouet donné à l'esprit,
qu'emporte assez sa propre verve, ne se fait-il pas sentir dans ce
passage, qui, nous n'en doutons pas, a été écrit aussi vite que
d'autres: «Je ne vois pas, dit-elle à sa fille, un moment où vous soyez
à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d'être
auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des
harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites; on
vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela: vous êtes
accablée; moi-même, sur ma petite boule, je n'y suffirais pas. Que fait
votre paresse pendant tout ce fracas? elle souffre, elle se retire dans
quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place;
elle vous attend dans quelque moment perdu, pour vous faire au moins
souvenir d'elle, et vous dire un mot en passant. Hélas! dit-elle,
m'avez-vous oubliée? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle
qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux
jours; que c'est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui
même quelquefois vous les faisais haïr; qui vous ai empêchée de mourir
d'ennui, et en Bretagne et dans votre grossesse. Quelquefois votre mère
troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre:
présentement je ne sais plus où j'en suis; les honneurs et les
représentations me feront périr, si vous n'avez soin de moi. Il me
semble que vous lui dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui
donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan; mais vous passez
vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage[19]. Le devoir et
la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de
repos; moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis
contraire et ils me le sont: le moyen qu'ils vous laissent le temps de
lire de pareilles lanterneries?»

  [16] L'abbé de Vauxcelles, dans ses _Réflexions sur les Lettres de
  madame de Sévigné_, emploie cette comparaison, sans faire entrevoir
  jusqu'à quel point il la croit juste. C'est risquer de ne donner
  qu'une idée fausse ou qu'une idée vague.

  [17] Il y en aurait long à citer, si l'on voulait rassembler tous les
  éloges de son talent, toutes les définitions et toutes les
  appréciations admiratives de son esprit, que ses amis lui adressèrent
  à elle-même. Corbinelli allait jusqu'à dire, dans son style
  entortillé, _qu'il voulait lui donner envie de la conformité que
  Cicéron pouvait avoir avec elle sur le genre épistolaire_. Dès 1668,
  Bussy avait fait mettre au-dessous du portrait de sa cousine, qu'il
  avait dans son salon, cette inscription, dont il lui fit part: _Marie
  de Rabutin, marquise de Sévigné, fille du baron de Chantal, femme d'un
  génie extraordinaire et d'une solide vertu, compatibles avec la joie
  et les agréments_. Tandis qu'elle trouvait dans chacun de ses amis un
  critique louangeur, elle jouait continuellement le même rôle à l'égard
  de sa fille. Elle ne cesse de célébrer et de caractériser le style de
  madame de Grignan, non-seulement avec la complaisance d'une mère
  tendre, mais avec la curiosité littéraire, la critique exercée,
  l'_acumen_ d'une femme de goût, d'une connaisseuse en fait de style
  épistolaire.

  [18] Il est bon de remarquer d'ailleurs que cela lui eût été
  matériellement impossible. En effet, il lui arrive souvent d'écrire
  plus de vingt lettres par mois à sa fille: et cela, non dans la
  solitude des Rochers, mais à Paris, au milieu des affaires, des
  visites, des fêtes, sans compter les correspondances avec d'autres,
  qui allaient leur train.

  [19] La préciosité de ce passage est charmante. Mais quelquefois
  madame de Sévigné tombe dans une autre espèce de préciosité plus
  apprêtée et moins agréable. Elle écrit à Bussy en 1680, à
  cinquante-quatre ans: «Je suis un peu fâchée que vous n'aimiez pas les
  madrigaux. Ne sont-ils pas les maris des épigrammes? Ce sont de si
  jolis ménages, quand ils sont bons!» De pareils traits sont rares
  heureusement. Madame de Sévigné n'avait pu traverser tout à fait
  impunément l'hôtel de Rambouillet.

  (Extrait du Dictionnaire encyclopédique de la France; _Univers
  pittoresque_).

On fait très-bien, toutes les fois qu'on veut se rendre compte de la
composition des lettres de madame de Sévigné, d'éloigner toute idée
d'artifice et d'ambition littéraire, d'immoler à la gloire de cette
femme unique tous les talents épistolaires à la Pline le jeune, et de
proclamer le naturel comme étant l'attribut propre et distinctif de son
génie. Mais, pour la juger au vrai point de vue, pour mieux saisir les
traits de cette délicate physionomie, il faut reconnaître que le naturel
se mélange chez elle d'une douce et facile coquetterie. Madame de
Sévigné unit fréquemment à une naïveté très-réelle, des raffinements
ingénieux, quelquefois même légèrement subtils. Elle est femme ingénue
et elle est artiste habile: mais, ce qu'il ne faut pas oublier, son art
lui-même est tout de premier mouvement; ses raffinements lui coûtent
peu; ils sont improvisés comme le reste. C'est une précieuse pleine de
bonhomie, de feu et d'abandon; c'est un bel esprit qui improvise d'après
son âme et son cœur, et qui désirant de plaire aux autres, y tient bien
plus pour les autres que pour lui-même.

  P. JACQUINET.



DU STYLE ÉPISTOLAIRE

ET

DE MADAME DE SÉVIGNÉ,

PAR M. SUARD,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.


Qu'est-ce qui caractérise essentiellement le style épistolaire? Il est
embarrassant de répondre à cette question. Le style épistolaire est
celui qui convient à la personne qui écrit et aux choses qu'elle écrit.
Le cardinal d'Ossat ne peut pas écrire comme Ninon; et Cicéron n'écrit
pas sur le meurtre de César du même ton dont il raconte le souper qu'il
a donné en impromptu à César. On pourrait appliquer le même principe au
style de l'histoire, de la fable, etc. Le style de Tacite n'a rien de
commun avec celui de Tite-Live, ni le style de la Fontaine avec celui de
Phèdre.

A quoi servent ces distinctions de genres et de tons qu'on est parvenu à
introduire dans la littérature! On veut tout réduire en classes et en
genres; on prend pour le terme de la perfection dans chaque genre le
point où s'est arrêté l'écrivain qui a été le plus loin, et l'on semble
prescrire pour modèle la manière qu'il a prise. Cet esprit critique, qui
distingue particulièrement notre nation, a servi, il est vrai, à
répandre un goût plus sain et plus agréable, mais a contribué en même
temps à gêner l'essor des talents et à rétrécir la carrière des arts.
Heureusement, le génie ne se laisse pas garrotter par ces petites règles
que la pédanterie, la médiocrité, la fureur de juger, ont inventées et
s'efforcent de maintenir. L'homme de génie est comme Gulliver au milieu
des Lilliputiens qui l'enchaînent pendant son sommeil: en se réveillant,
il brise sans effort ces liens fragiles que les nains prenaient pour des
câbles.

Revenons au style épistolaire. Rien ne se ressemble moins que le style
épistolaire de Cicéron et celui de Pline, que le style de madame de
Sévigné et celui de M. de Voltaire. Lequel faut-il imiter? Ni l'un ni
l'autre, si l'on veut être quelque chose; car on n'a véritablement un
style que lorsqu'on a celui de son caractère propre et de la tournure
naturelle de son esprit, modifié par le sentiment qu'on éprouve en
écrivant.

Les lettres n'ont pour objet que de communiquer ses pensées et ses
sentiments à des personnes absentes: elles sont dictées par l'amitié, la
confiance, la politesse. C'est une conversation par écrit: aussi le ton
des lettres ne doit différer de celui de la conversation ordinaire que
par un peu plus de choix dans les objets et de correction dans le style.
La rapidité de la parole fait passer une infinité de négligences que
l'esprit a le temps de rejeter lorsqu'on écrit, même avec rapidité; et
d'ailleurs l'homme qui lit n'est pas aussi indulgent que celui qui
écoute.

Le naturel et l'aisance forment donc le caractère essentiel du style
épistolaire; la recherche d'esprit, d'élégance ou de correction y est
insupportable.

La philosophie, la politique, les arts, les anecdotes et les bons mots,
tout peut entrer dans les lettres, mais avec l'air d'abandon, d'aisance
et de premier mouvement, qui caractérise la conversation des gens
d'esprit.

Quel est celui qui écrit le mieux? Celui qui a plus de mobilité dans
l'imagination, plus de prestesse, de gaieté et d'originalité dans
l'esprit, plus de facilité et de goût dans la manière de s'exprimer.

Mais pourquoi l'homme le plus spirituel, le plus animé et le plus gai
dans la conversation est-il souvent froid, sec et commun dans ses
lettres? C'est qu'il y a des hommes que la société excite, et d'autres
qu'elle déconcerte. Le mouvement de la société est une espèce d'ivresse
qui donne à l'esprit des uns plus de ressort et d'activité, qui trouble
et engourdit l'esprit des autres. Les premiers restent froids lorsqu'ils
sont dans leur cabinet, la plume à la main; ceux-ci y retrouvent
l'exercice plus libre de toutes leurs facultés.

On conçoit aisément que les femmes qui ont de l'esprit, et un esprit
cultivé, doivent mieux écrire les lettres que les hommes même qui
écrivent le mieux. La nature leur a donné une imagination plus mobile,
une organisation plus délicate! leur esprit, moins cultivé par la
réflexion, a plus de vivacité et de premier mouvement; il est plus
_primesautier_, comme dit Montaigne: renfermées dans l'intérieur de la
société, et moins distraites par les affaires et par l'étude, elles
mettent plus d'attention à observer les caractères et les manières;
elles prennent plus d'intérêt à tous les petits événements qui occupent
ou amusent ce qu'on appelle le monde. Leur sensibilité est plus prompte,
plus vive, et se porte sur un plus grand nombre d'objets. Elles ont
naturellement plus de facilité à s'exprimer; la réserve même que leur
prescrivent l'éducation et les mœurs sert à aiguiser leur esprit, et
leur inspire sur certains objets des tournures plus fines et plus
délicates; enfin, leurs pensées participent moins de la réflexion, leurs
opinions tiennent plus à leurs sentiments, et leur esprit est toujours
modifié par l'impression du moment: de là cette souplesse et cette
variété de tons qu'on remarque si communément dans leurs lettres; cette
facilité de passer d'un objet à d'autres très-divers, sans effort et par
des transitions inattendues, mais naturelles; ces expressions et ces
associations de mots, neuves et piquantes sans être recherchées; ces
vues fines et souvent profondes, qui ont l'air de l'inspiration; enfin
ces négligences heureuses, plus aimables que l'exactitude. Les hommes
d'esprit, et plus habitués à penser et à écrire, mettent tout
naturellement et comme malgré eux, dans leurs idées, une méthode qui y
donne trop l'air de la réflexion; et dans leur style, une correction
incompatible avec cette grâce négligée et abandonnée qu'on aime dans les
lettres des femmes.

D'ordinaire, a dit, je crois, Voltaire, les savants écrivent mal les
lettres familières, comme les danseurs font mal la révérence.

Les lettres de Balzac et de Voiture, qui ont eu tant de succès dans le
siècle dernier, sont oubliées aujourd'hui, parce que l'amour du bel
esprit est moins vif, le goût plus formé, et l'art d'écrire mieux connu.
Il est resté de ce siècle immortel des lettres de deux femmes, qui
vivront autant que notre langue: tout le monde a lu les lettres de
madame de Maintenon, et l'on ne peut se lasser de relire celles de
madame de Sévigné. Mais quelle différence entre ces deux femmes
célèbres! Les lettres de la première sont pleines d'esprit et de raison:
le style en est élégant et naturel; mais le ton en est sérieux et
uniforme. Quelle grâce, au contraire, quelle variété, quelle vivacité
dans celles de madame de Sévigné!

Ce qui la distingue particulièrement, c'est cette sensibilité momentanée
qui s'émeut de tout, se répand sur tout, reçoit avec une rapidité
extrême différents genres d'impressions. Son imagination est une glace
pure et brillante où tous les objets vont se peindre, mais qui les
réfléchit avec un éclat qu'ils n'ont pas naturellement. Cette mobilité
d'âme est ce qui fait le talent des poëtes, surtout des poëtes
dramatiques, qui sont obligés de revêtir presque en même temps des
caractères très-divers, et de se pénétrer des sentiments les plus
opposés, lorsqu'ils ont à faire parler dans la même scène l'homme
passionné et l'homme tranquille, l'homme vertueux et le scélérat, Néron
et Burrhus, Mahomet et Zopire, etc.

On a dit que madame de Sévigné était une caillette: cela peut être, si
l'on entend simplement par caillette une femme sans cesse occupée de
tous les mouvements de la société, de tous les mots qui échappent, de
tous les événements qui s'y succèdent; qui saisit tous les ridicules,
recueille toutes les médisances; qui conte avec la même vivacité une
sottise plaisante et la mort d'un grand homme, le succès d'un sermon et
le gain d'une bataille. Mais comment peut-on donner le nom de
_caillette_ à une femme du meilleur ton, très-instruite, pleine
d'esprit, de grâces, de gaieté et d'imagination, admirée et recherchée
des hommes les plus distingués du siècle de Louis XIV?

Le mérite de son style est bien difficile à sentir pour un étranger: il
tient au progrès qu'a fait la société en France, où elle a créé un
langage qui n'est bien connu que des personnes qui ont vécu quelque
temps dans la bonne compagnie. Les finesses de ce langage consistent
particulièrement dans un grand nombre de termes qui, étant un peu
détournés de leur sens primitif, expriment des idées accessoires dont
les nuances se sentent plutôt qu'elles ne se définissent. Il y a une
infinité d'expressions et de tournures qui reviennent sans cesse dans
nos conversations, et qui n'ont point d'équivalent dans les autres
langues. Les mots _sentiment_ et _galanterie_, qui expriment des idées
bien distinctes pour un Français, ne peuvent se traduire ni en latin, ni
en italien, ni en anglais. Il faut qu'un étranger soit fort avancé dans
la connaissance de notre langue pour être en état de sentir le charme
des lettres de madame de Sévigné et celui des fables de la Fontaine.

Le comte de la Rivière, parent de madame de Sévigné, et de qui on a un
recueil de lettres en deux volumes, dit quelque part: _Quand on a lu une
lettre de madame de Sévigné, on sent quelque peine, parce qu'on en a une
de moins à lire_. Ce mot vaut mieux que le reste du recueil.

Ce qui ajoute un grand prix aux lettres de madame de Sévigné, c'est une
foule de traits qui nous peignent cette cour brillante de Louis XIV. On
aime à se trouver, pour ainsi dire, en société avec les plus grands
personnages de ce beau règne, qui, malgré les censures d'une philosophie
sèche et sévère, a toujours un éclat et un air de grandeur qui attache
et qui impose. Je ne crois pas que notre siècle ait jamais le même
attrait pour nos descendants. _Ce qui me dégoûte de l'histoire_, disait
une femme de beaucoup d'esprit, _c'est de penser que ce que je vois
aujourd'hui sera de l'histoire un jour_[20]. Ce mot est spirituel, mais
ne doit pas être pris à la lettre. L'histoire des intrigues du Vatican
ne doit pas nous dégoûter de celle de la république romaine.

  [20] On croit que ce mot est de madame du Deffant.

M. de Voltaire n'a pas rendu justice à madame de Sévigné, dans sa notice
des écrivains du siècle de Louis XIV. «C'est dommage, dit-il, qu'elle
manque absolument de goût, qu'elle ne sache pas rendre justice à Racine,
qu'elle égale l'oraison funèbre prononcée par Mascaron au grand
chef-d'œuvre de Fléchier.» Il est vrai qu'elle a écrit qu'_on se
dégoûterait de Racine comme du café_, et en cela elle a fait une double
méprise; mais il ne faut pas toujours attribuer à un défaut de goût une
faute de goût. Les gens d'esprit se trompent tous les jours dans les
jugements qu'ils portent de leurs contemporains: c'est que ce n'est pas
le goût seul qui juge: les préventions personnelles, les affections, les
rivalités, l'opinion publique, séduisent et égarent les meilleurs
esprits. Madame de Sévigné avait vu naître les chefs-d'œuvre de
Corneille: élevée dans l'admiration de ce grand homme, son enthousiasme
était bien légitime, mais, comme tout enthousiasme, il était un peu
exclusif. Lorsque Racine vint apporter sur le théâtre des mœurs plus
faibles, un ton moins élevé, une grandeur moins apparente, elle crut
qu'il avait dégradé le caractère de la tragédie, parce qu'elle comparait
Racine à Corneille, et qu'elle ne pouvait juger de la perfection d'une
tragédie que d'après celles de Corneille: _Pardonnons-lui_, disait-elle,
_de méchants vers en faveur des sublimes et divines beautés qui nous
transportent: ce sont des traits de maître qui sont inimitables.
Despréaux en dit encore plus que moi._ En se trompant ainsi, on voit que
son erreur était sans prévention et sans humeur. Il faut bien se garder
de la mettre au rang des Nevers, des Deshoulières, de cette cabale
acharnée qui persécutait Racine en protégeant Pradon. Voyez avec quelle
aimable sensibilité elle parle d'une représentation d'_Esther_ à
Saint-Cyr: «Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce.
C'est un rapport de la musique, des vers, des chants et des personnes,
si parfait qu'on n'y souhaite rien. On est attentif, et l'on n'a point
d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce. Tout y est
simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant. Cette
fidélité à l'histoire sainte donne du respect: tous les chants
convenables aux paroles sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans
larmes. La mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce est celle
du goût et de l'attention.»

Quant à la comparaison de Mascaron avec Fléchier, M. de Voltaire s'est
bien trompé.

L'oraison funèbre de Mascaron parut la première, et madame de Sévigné la
trouva belle; mais lorsqu'elle vit celle de Fléchier, elle n'hésita pas
à lui donner la préférence. Lors même qu'elle se trompe, on trouve dans
ses jugements et dans ses opinions toujours de la bonne foi, et jamais
de suffisance.

Il me semble que ceux même qui aiment le plus cette femme extraordinaire
ne sentent pas encore assez toute la supériorité de son esprit. Je lui
trouve tous les genres d'esprit: raisonneuse ou frivole, plaisante ou
sublime, elle prend tous les tons avec une facilité inconcevable. Je ne
puis pas me refuser au désir de justifier mon admiration par la citation
des traits les plus piquants qui se présenteront à ma mémoire ou à mes
yeux, en parcourant ses lettres au hasard.

C'est surtout dans les récits et les tableaux où la grâce, la souplesse
et la vivacité de son esprit brillent avec le plus d'éclat. Il n'y a
rien peut-être à comparer à ce conte de l'archevêque de Reims, le
Tellier: «L'archevêque de Reims revenait fort vite de Saint-Germain,
c'était comme un tourbillon; s'il se croit grand seigneur, ses gens le
croient encore plus que lui. Il passait au travers de Nanterre, tra,
tra, tra: ils rencontrent un homme à cheval: Gare! gare! Ce pauvre homme
veut se ranger, son cheval ne le veut pas, et enfin le carrosse et les
six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval,
et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse fut versé
et renversé: en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à
être roués, se relèvent miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et
s'enfuient, et courent encore, pendant que les laquais et le cocher de
l'archevêque même se mettent à crier: _Arrête, arrête ce coquin! qu'on
lui donne cent coups!_

«L'archevêque, en racontant ceci disait: _Si j'avais tenu ce maraud-là,
je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles._»

Voici un tableau d'un autre genre: «Madame de Brissac avait aujourd'hui
la colique; elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde:
je voudrais que vous eussiez vu ce qu'elle faisait de ses douleurs, et
l'usage qu'elle faisait de ses yeux, et des cris et des bras, et des
mains qui traînaient sur sa couverture, et la compassion qu'elle voulait
qu'on eût. _Chamarrée_ de tendresse et d'admiration, j'admirais cette
pièce et la trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un
saisissement, dont je crois qu'on me saura fort bon gré; et songez que
c'était pour l'abbé Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène
était ouverte.»

Écoutez-la à présent annoncer la mort subite de M. de Louvois; voyez
comme son ton s'élève sans se guinder. «Il n'est donc plus, ce ministre
puissant et superbe, dont le _moi_ occupait tant d'espace, était le
centre de tant de choses! Que d'intérêts à démêler, d'intrigues à
suivre, de négociations à terminer!... O mon Dieu! encore quelque temps:
je voudrais humilier le duc de Savoie, écraser le prince d'Orange:
encore un moment!... Non, vous n'aurez pas un moment, un seul moment.»
Ce dernier mouvement n'est-il pas digne de Bossuet? Il me semble qu'on
n'est pas plus sublime avec plus de simplicité.

Lorsque le prince de Longueville fut tué au passage du Rhin, on ne
savait comment l'apprendre à la duchesse de Longueville, sa mère, qui
l'idolâtrait. Il fallait pourtant lui annoncer qu'il y avait eu une
affaire: Comment se porte mon frère, dit-elle? _Sa pensée n'osa pas
aller plus loin_, ajoute madame de Sévigné. Ce trait n'est-il pas
admirable? Le tableau qu'elle fait ensuite de la douleur de cette mère
tendre fait frissonner.

«Cette liberté que prend la mort d'interrompre la fortune doit consoler
de n'être pas au nombre des heureux; on en trouve la mort moins amère.»
Les lettres de madame de Sévigné sont semées de réflexions semblables,
d'une vérité frappante, exprimées d'une manière énergique, fine,
originale, et entremêlées souvent de traits plaisants et curieux.

Elle dit quelque part, en parlant d'une vieille femme de sa
connaissance qui venait de mourir: «Quand elle fut près de mourir
l'année passée, je disais, en voyant sa triste convalescence et sa
décrépitude: Mon Dieu! elle mourra deux fois bien près l'une de l'autre.
Ne disais-je pas vrai? Un jour Patris étant revenu d'une grande maladie
à quatre-vingts ans, et ses amis s'en réjouissant avec lui et le
conjurant de se lever: Hélas! leur dit-il, est-ce la peine de se
rhabiller?»

«Il n'y a qu'à laisser faire l'esprit humain, dit-elle ailleurs, il
saura bien trouver ses petites consolations: c'est sa fantaisie d'être
content.»

«Les longues maladies usent la douleur, et les longues espérances usent
la joie.»

«On n'a jamais pris longtemps l'ombre pour le corps: il faut être, si
l'on veut paraître. Le monde n'a point de longues injustices.»

Elle montre partout un grand penchant à la dévotion et une grande
tiédeur sur la pratique. «Mon Dieu, qu'il est heureux (dit-elle du
fameux cardinal de Retz)! que j'envierais quelquefois son épouvantable
tranquillité sur tous les devoirs de la vie! On se ruine quand on veut
s'acquitter.»

Sa dévotion est douce et humaine. «Nous parlons quelquefois de l'opinion
d'Origène et de la nôtre: nous avons de la peine à nous faire entrer une
éternité de supplices dans la tête, à moins que la soumission ne vienne
au secours.»

Combien de réflexions touchantes sur le temps, la vieillesse, et la
mort!

«La mort me paraît si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle y
mène, que par les épines qui s'y rencontrent.»

«Je trouve les conditions de la vie assez dures: il me semble que j'ai
été traînée malgré moi à ce point fatal où il faut souffrir la
vieillesse: je la vois, m'y voilà, et je voudrais bien au moins ménager
de n'aller pas plus loin, de ne point avancer dans ce chemin des
infirmités, des douleurs, des pertes de mémoire, des _défigurements_,
qui sont près de m'outrager. Mais j'entends une voix qui dit: Il faut
marcher malgré vous; ou bien, si vous ne le voulez pas, il faut mourir;
ce qui est une autre extrémité où la nature répugne.»

«Je regardais une pendule, et prenais plaisir à penser: voilà comme on
est quand on souhaite que cette aiguille marche: cependant elle tourne
sans qu'on la voie, et tout arrive à la fin.»

Il lui échappe quelquefois des expressions hardies qu'on pourrait
trouver maniérées en les considérant isolées, mais qui, vues à leur
place, paraissent très-naturelles: c'est, il est vrai, le naturel d'une
femme dont l'imagination est très-vive et l'esprit très-orné. «Je ne
connais plus les plaisirs, dit-elle quelque part; j'ai beau frapper du
pied, rien ne sort qu'une vie triste et uniforme.» On voit qu'elle
venait de lire dans Plutarque le mot de Pompée, qui se vantait qu'en
quelque endroit de l'Italie qu'il frappât du pied, il en sortirait des
légions prêtes à obéir à ses ordres.

Pour faire entendre que le crédit d'un ministre diminue, madame de
Sévigné dit que _son étoile pâlit_. Cette figure n'est-elle pas heureuse
et brillante, sans aucune affectation?

Son style n'est presque jamais simple, mais il est toujours naturel; et
ce naturel se fait surtout sentir par une négligence abandonnée qui
plaît, et par une rapidité qui entraîne. On sent partout ce qu'elle dit
quelque part: _J'écrirais jusqu'à demain; mes pensées, ma plume, mon
encre, tout vole._

Veut-elle quelquefois raconter un trait, une plaisanterie d'une gaieté
un peu libre pour une femme? quelle adresse dans la tournure! quelle
mesure dans l'expression! Elle fait tout entendre sans rien prononcer.
On peut se rappeler un mot de ce genre sur la Brinvilliers.

Ce qui brille par-dessus tout dans les lettres de madame de Sévigné,
c'est ce fonds inépuisable de tendresse pour sa fille, dont les
expressions se varient sous mille formes diverses, toujours sensibles,
toujours intéressantes; mais ce sont les traits les moins propres à être
cités, parce que ce ne sont ordinairement que des expressions et des
tournures très-simples, qui ne peuvent guère se détacher des
circonstances ou des idées accessoires qui les environnent. Quelquefois
cependant son sentiment s'embellit par la pensée et par l'imagination.

Sa tendresse pour sa fille emprunte souvent des tournures
très-ingénieuses sans cesser d'être naturelles. «Savez-vous ce que je
fais de ma lunette? écrit-elle à madame de Grignan. Je ne cesse de la
tourner du côté dont elle éloigne; les importuns qui m'environnent
disparaissent, et je peux ne penser qu'à vous.»

«Je regrette, dit-elle dans un autre endroit, ce que je passe de ma vie
sans vous, et j'en précipite les restes pour vous retrouver, comme si
j'avais bien du temps à perdre.» Elle répète plusieurs fois cette idée:
«Je suis bien aise que le temps coure et m'entraîne avec lui, pour me
redonner à vous.» Et dans un autre endroit: «Je suis si désolée de me
retrouver toute seule, que, contre mon ordinaire, je souhaite que le
temps galope, et pour me rapprocher celui de vous revoir, et pour
m'effacer un peu ces impressions trop vives.... Est-ce donc cette pensée
si continuelle qui vous fait dire qu'il n'y a point d'absence? J'avoue
que, par ce côté, il n'y en a point. Mais comment appelez-vous ce que
l'on sent quand la présence est si chère? Il faut, de nécessité, que le
contraire soit bien amer.

«Mon cœur est en repos quand il est près de vous; c'est son état
naturel, le seul qui peut lui plaire....

«Il me semble, en vous perdant, qu'on m'a dépouillée de tout ce que
j'avais d'aimable.... Je serais honteuse, si, depuis huit jours, j'avais
fait autre chose que pleurer.... Je ne sais où me sauver de vous,
dit-elle ailleurs à sa fille.»

Elle écrit au président de Moulceau: «J'ai été reçue à bras ouverts de
madame de Grignan, avec tant de joie, de tendresse et de reconnaissance,
qu'il me semblait que je n'étais pas venue encore assez tôt ni d'assez
loin.»

Je sens quelque peine à remarquer les défauts d'une femme si aimable et
si rare, mais il faut le dire pour l'honneur de la vérité: madame de
Sévigné, avec tant d'esprit et un si bon esprit, avait aussi les
sottises de son siècle et de son rang. Elle était glorieuse de sa
naissance jusqu'à la puérilité. On la voit se pâmer d'admiration sur la
généalogie de la maison de Rabutin, que le comte de Bussy se proposait
d'écrire; elle croit que toute l'Europe va s'intéresser à cette belle
histoire.

Elle était enivrée, comme presque tout son siècle, de la grandeur de
Louis XIV. Ce prince lui parla un jour, après la représentation
d'_Esther_, à Saint-Cyr: sa vanité se montre et se répand, à cette
occasion, avec une joie d'enfant. Le passage est curieux. «Le roi
s'adressa à moi, et me dit: Madame, je suis assuré que vous avez été
contente. Moi, sans m'étonner, je répondis: Sire, je suis charmée; ce
que je sens est au-dessus des paroles. Le roi me dit: Racine a bien de
l'esprit. Je lui dis: Sire, il en a beaucoup, mais en vérité ces jeunes
personnes en ont beaucoup aussi; elles entrent dans le sujet comme si
elles n'avaient jamais fait autre chose. Ah! pour cela, reprit-il, il
est vrai. Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'envie.
Monsieur et madame la princesse me vinrent dire un mot; madame de
Maintenon, un éclair: je répondis à tout, car j'étais en fortune.»

C'est dans ces endroits que la femme d'esprit est éclipsée un moment par
la caillette. On sait qu'un jour Louis XIV dansa un menuet avec madame
de Sévigné. Après le menuet, elle se trouva près de son cousin le comte
de Bussy, à qui elle dit: _Il faut avouer que nous avons un grand roi!
Oui, sans doute, ma cousine_, répondit Bussy; _ce qu'il vient de faire
est vraiment héroïque!_ Il faut avouer que de toutes les sottises
humaines, il n'y en a point de plus sottes que celles de la vanité.



PORTRAIT DE MADAME DE SÉVIGNÉ,

PAR

Mme LA FAYETTE, SOUS LE NOM D'UN INCONNU[21].


Tous ceux qui se mêlent de peindre les belles se tuent de les embellir
pour leur plaire, et n'oseraient leur dire un seul mot de leurs défauts.
Pour moi, Madame, grâce au privilége d'_inconnu_ dont je jouis auprès de
vous, je m'en vais vous peindre tout hardiment, et vous dire vos vérités
bien à mon aise, sans crainte de m'attirer votre colère. Je suis au
désespoir de n'en avoir que d'agréables à vous conter; car ce me serait
un grand plaisir si, après vous avoir reproché mille défauts, je me
voyais cet hiver aussi bien reçu de vous que mille gens qui n'ont fait
toute leur vie que vous importuner de louanges. Je ne veux point vous en
accabler, ni m'amuser à vous dire que votre taille est admirable, que
votre teint a une beauté et une fleur qui assurent que vous n'avez que
vingt ans; que votre bouche, vos dents et vos cheveux sont
incomparables. Je ne veux point vous dire toutes ces choses, votre
miroir vous le dit assez: mais comme vous ne vous amusez pas à lui
parler, il ne peut vous dire combien vous êtes aimable quand vous
parlez; et c'est ce que je veux vous apprendre. Sachez donc, Madame, si
par hasard vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si
fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi
charmante, lorsque vous êtes animée dans une conversation d'où la
contrainte est bannie. Tout ce que vous dites a un tel charme et vous
sied si bien, que vos paroles attirent les ris et les grâces autour de
vous; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre
teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher
que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux;
et que, quand on vous écoute, on ne voit plus qu'il manque quelque chose
à la régularité de vos traits, et l'on vous cède la beauté du monde la
plus achevée. Vous pouvez juger que si je vous suis inconnu, vous ne
m'êtes pas inconnue; et qu'il faut que j'aie eu plus d'une fois
l'honneur de vous voir et de vous entendre, pour avoir démêlé ce qui
fait en vous cet agrément dont tout le monde est surpris. Mais je veux
encore vous faire voir, Madame, que je ne connais pas moins les qualités
solides qui sont en vous, que je fais les agréables dont on est touché.
Votre âme est grande, noble, propre à dispenser des trésors, et
incapable de s'abaisser aux soins d'en amasser. Vous êtes sensible à la
gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs: vous
paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous;
votre présence augmente les divertissements, et les divertissements
augmentent votre beauté, lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est
l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire
qu'à qui que ce soit. Vous êtes naturellement tendre et passionnée;
mais, à la honte de notre sexe, cette tendresse vous a été inutile, et
vous l'avez renfermée dans le vôtre, en la donnant à madame de la
Fayette. Ah! Madame, s'il y avait quelqu'un au monde d'assez heureux
pour que vous ne l'eussiez pas trouvé indigne du trésor dont elle jouit,
et qu'il n'eût pas tout mis en usage pour le posséder, il mériterait de
souffrir seul toutes les disgrâces à quoi l'amour peut soumettre tous
ceux qui vivent sous son empire. Quel bonheur d'être le maître d'un
cœur comme le vôtre, dont les sentiments fussent expliqués par cet
esprit galant que les dieux vous ont donné! Votre cœur, Madame, est
sans doute un bien qui ne peut se mériter; jamais il n'y en eut un si
généreux, si bien fait et si fidèle. Il y a des gens qui vous
soupçonnent de ne pas le montrer toujours tel qu'il est; mais au
contraire vous êtes si accoutumée à n'y rien sentir qui ne vous soit
honorable, que même vous y laissez voir quelquefois ce que la prudence
vous obligerait de cacher. Vous êtes la plus civile et la plus
obligeante personne qui ait jamais été; et, par un air libre et doux qui
est dans toutes vos actions, les plus simples compliments de bienséance
paraissent en votre bouche des protestations d'amitié; et tous les gens
qui sortent d'auprès de vous s'en vont persuadés de votre estime et de
votre bienveillance, sans qu'ils puissent se dire à eux-mêmes quelle
marque vous leur avez donnée de l'une et de l'autre. Enfin, vous avez
reçu des grâces du ciel qui n'ont jamais été données qu'à vous; et le
monde vous est obligé de lui être venue montrer mille agréables qualités
qui jusqu'ici lui avaient été inconnues. Je ne veux point m'embarquer à
vous les dépeindre toutes, car je romprais le dessein que j'ai fait de
ne pas vous accabler de louanges; et, de plus, Madame, pour vous en
donner qui fussent

  Dignes de vous, et dignes de paraître,
    Il faudrait être votre amant,
    Et je n'ai pas l'honneur de l'être[22].


  [21] Madame de Sévigné dit, dans sa lettre du 1er décembre 1675, que
  ce portrait fut écrit par madame de la Fayette vers l'année 1659;
  madame de Sévigné avait alors trente-trois ans.

  [22] Parodie de ces derniers vers de la Pompe funèbre de Voiture, par
  Sarrazin:

    ... Pour bien faire voir ces choses par écrit,
    Et dignes de Voiture, et dignes de paraître,
        Il faudrait être bel esprit,
        Et je n'ai pas l'honneur de l'être.



PORTRAIT DE MADAME DE SÉVIGNÉ

PAR LE COMTE DE BUSSY-RABUTIN;

TIRÉ DE LA GÉNÉALOGIE MANUSCRITE DE LA MAISON DE RABUTIN.


Marie de Rabutin, fille de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantal,
et de Marie de Coulanges, naquit toute pleine de grâces: ce fut un grand
parti pour le bien; mais pour le mérite, elle ne se pouvait dignement
assortir. Elle épousa Henri de Sévigné, d'une bonne et ancienne maison
de Bretagne; et quoiqu'il eût de l'esprit, tous les agréments de Marie
ne le purent retenir; il aima partout, et n'aima jamais rien de si
aimable que sa femme. Cependant elle n'aima que lui, bien que mille
honnêtes gens eussent fait des tentatives auprès d'elle. Sévigné fut tué
en duel, elle étant encore fort jeune. Cette perte la toucha vivement:
ce ne fut pourtant pas, à mon avis, ce qui l'empêcha de se remarier,
mais seulement sa tendresse pour un fils et pour une fille que son mari
lui avait laissés, et quelque légère appréhension de trouver encore un
ingrat. Par sa bonne conduite (je n'entends pas parler ici de ses
mœurs[23], je veux dire par sa bonne administration), elle augmenta son
bien, ne laissant pas de faire la dépense d'une personne de sa qualité:
de sorte qu'elle donna un grand mariage à sa fille, et lui fit épouser
François-Adhémar de Monteil, comte de Grignan, lieutenant pour le roi
en Languedoc, et puis après en Provence. Ce ne fut pas le plus grand
bien qu'elle fit à Françoise de Sévigné: la bonne _nourriture_[24]
qu'elle lui donna, et son exemple, sont des trésors que les rois même ne
peuvent pas toujours donner à leurs enfants. Elle en avait fait aussi
quelque chose de si extraordinaire, que moi, qui ne suis point du tout
flatteur, je ne me pouvais lasser de l'admirer, et que je ne la nommais
plus, quand j'en parlais, que _la plus jolie fille de France_, croyant
qu'à cela tout le monde la devait connaître[25].

  [23] M. de Monmerqué fait observer avec raison que ce mot ne doit pas
  être pris en mauvaise part. Bussy veut dire seulement que par
  _conduite_ il n'entend pas parler des _mœurs_ de madame de Sévigné, à
  l'éloge desquelles il n'a plus rien à ajouter; mais qu'il prend ce mot
  dans le sens de la _gestion_ et de l'_administration_ de ses biens.

  [24] Éducation. Ce mot a vieilli, et ne s'emploie plus dans ce sens.

  [25] On voit par ce passage que c'était le comte de Bussy qui avait
  désigné ainsi Mlle de Sévigné. Le mot de _joli_ avait alors plutôt la
  signification de _charmant_ que celle de _beau_. «Nos Français sont si
  aimables et si jolis» dit madame de Sévigné, lettre du 28 mars 1676.

Marie de Rabutin acheta encore à son fils la charge de guidon des
gendarmes de M. le Dauphin[26]; ce qu'elle fit habilement, n'y ayant
rien de mieux pensé que d'attacher de bonne heure ses enfants auprès
d'un jeune prince, qui a toujours plus d'égards un jour pour ses
premiers serviteurs que pour les autres.

  [26] Cette partie de la généalogie aura sans doute été composée avant
  l'année 1677, époque à laquelle M. de Sévigné acheta du marquis de la
  Fare la charge de sous-lieutenant des gendarmes de M. le Dauphin.

Les soins que Marie de Rabutin avait pris de sa maison n'y avaient pas
seuls mis tout le bon ordre qui y était: il faut rendre honneur à qui il
est dû. L'abbé de Coulanges, son oncle, homme d'esprit et de mérite,
l'avait fort aidée à cela.

Qui voudrait ramasser toutes les choses que Marie de Rabutin a dites en
sa vie, d'un tour fin, agréable, naturellement, et sans affecter de les
dire, il n'aurait jamais fait. Elle avait la vivacité et l'enjouement de
son père, mais beaucoup plus poli. On ne s'ennuyait jamais avec elle;
enfin elle était de ces gens qui ne devraient jamais mourir, comme il y
en a d'autres qui ne devraient jamais naître.

Voici un éloge que la seule justice me fit mettre au-dessous d'un de ses
portraits:

             MARIE DE RABUTIN,
          MARQUISE DE SÉVIGNÉ,
      FILLE DU BARON DE CHANTAL,
    FEMME D'UN GÉNIE EXTRAORDINAIRE
          ET D'UNE SOLIDE VERTU,
  COMPATIBLES AVEC BEAUCOUP D'AGRÉMENTS[27].


  [27] Cette inscription était placée au-dessous du portrait de madame
  de Sévigné, qui était dans le salon de M. de Bussy-Rabutin.



LETTRE DU COMTE DE BUSSY-RABUTIN

A LA MARQUISE DE COLIGNY.


A LA MARQUISE DE COLIGNY, MA FILLE[28].

Vous avez souhaité, ma chère fille, que je vous donnasse un recueil de
ce que nous nous sommes écrit, votre tante de Sévigné et moi. J'approuve
votre désir, et je loue votre bon goût: rien n'est plus beau que les
lettres de madame de Sévigné; l'agréable, le badin et le sérieux y sont
admirables; on dirait qu'elle est née pour chacun de ces caractères.
Elle est naturelle, elle a une noble facilité dans ses expressions, et
quelquefois une négligence hardie, préférable à la justesse des
académiciens. Rien ne languit dans son style, rien n'y est forcé; il n'y
a personne qui ne crût qu'il en ferait bien autant: _ma questo facile è
quanto difficile_.

Pour ce qui me regarde dans ce recueil, ma chère fille, je n'en parlerai
point; je hais les airs de vanité, et encore plus ceux d'une fausse
modestie. Madame de Sévigné dit que je suis le _fagot_ de son esprit, et
moi je dis que c'est elle qui m'allume; et ce qui me le persuade, c'est
que je n'ai pas tant d'esprit avec les autres qu'avec elle. Mais enfin
ce recueil est curieux; et digne d'être dans le cabinet d'un roi honnête
homme, c'est-à-dire dans celui de Louis le Grand. Tous les gens délicats
auraient du plaisir à le lire, si on le voyait de notre temps: mais quel
sera son prix à la postérité? car vous savez, ma chère fille, qu'en
matière d'esprit,

  On aime mieux cent morts au-dessus de sa tête
      Qu'un seul vivant à ses côtés.

Vous trouverez encore dans ce recueil quelques lettres de madame de
Grignan et de notre ami Corbinelli; mais, outre qu'elles sont presque
toutes dans celles de madame de Sévigné, c'est qu'elles ont encore leurs
agréments, et qu'elles ne gâtent rien aux endroits où elles se trouvent.

  BUSSY-RABUTIN.


  [28] Cette lettre est placée à la tête des deux volumes in-folio,
  écrits de la main du comte de Bussy, qui contiennent la copie de sa
  correspondance avec madame de Sévigné.



LETTRES

CHOISIES

DE

MME DE SÉVIGNÉ.



LETTRE PREMIÈRE.

DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 25 novembre 1655.

Vous faites bien l'entendu, M. le comte; sous ombre que vous écrivez
comme un petit Cicéron, vous croyez qu'il vous est permis de vous moquer
des gens: à la vérité, l'endroit que vous avez remarqué m'a fait rire de
tout mon cœur; mais je suis étonnée qu'il n'y eût que cet endroit de
ridicule, car, de la manière dont je vous écrivis, c'est un miracle que
vous ayez pu comprendre ce que je voulais vous dire; et je vois bien
qu'en effet vous avez de l'esprit, ou que ma lettre est meilleure que je
ne pensais: quoi qu'il en soit, je suis bien aise que vous ayez profité
de l'avis que je vous donnais.

On m'a dit que vous sollicitiez de demeurer sur la frontière cet hiver:
comme vous savez, mon pauvre comte, que je vous aime un peu
rustaudement, je voudrais qu'on vous l'accordât, car on dit qu'il n'y a
rien qui avance tant les gens, et vous ne doutez pas de la passion que
j'ai pour votre fortune: ainsi, quoi qu'il puisse arriver, je serai
contente. Si vous demeurez sur la frontière, l'amitié solide y trouvera
son compte; si vous revenez, l'amitié tendre sera satisfaite.

Madame de Roquelaure[29] est revenue tellement belle, qu'elle défit hier
le Louvre à plate couture: ce qui donne une si terrible jalousie aux
belles qui y sont, que par dépit on a résolu qu'elle ne serait pas des
après-soupers, qui sont gais et galants, comme vous savez. Madame de
Fiennes voulut l'y faire demeurer hier; mais on comprit, par la réponse
de la reine, qu'elle pouvait s'en retourner.

Le prince d'Harcourt[30] et la Feuillade[31] eurent querelle avant-hier
chez Jeannin; le prince disant que le chevalier de Gramont avait l'autre
jour ses poches pleines d'argent, il en prit à témoin la Feuillade, qui
dit que cela n'était point, et qu'il n'avait pas un sou.—Je vous dis
que si.—Je vous dis que non.—Taisez-vous, la Feuillade.—Je n'en ferai
rien.—Là-dessus le prince lui jette une assiette à la tête; l'autre lui
jette un couteau; ni l'un ni l'autre ne porte: on se met entre deux, on
les fait embrasser; le soir ils se parlent au Louvre, comme si de rien
n'était. Si vous avez jamais vu le procédé des académistes[32] qui ont
_campos_, vous trouverez que cette querelle y ressemble fort.

Adieu, mon cher cousin: mandez-moi s'il est vrai que vous vouliez passer
l'hiver sur la frontière, et croyez bien que je suis la plus fidèle amie
que vous ayez au monde.


  [29] Charlotte-Marie de Daillon, fille du comte du Lude.

  [30] Charles de Lorraine.

  [31] François, vicomte d'Aubusson, duc de la Feuillade, pair, et
  depuis maréchal de France.

  [32] Jeunes gens qui faisaient leur cours d'équitation.



2.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE[33].


Aujourd'hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde
fois sur la sellette; il s'est assis sans façon, comme l'autre fois. M.
le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main: il a répondu
qu'il avait déjà dit les raisons qui l'empêchaient de prêter le serment.
Là-dessus M. le chancelier s'est jeté dans de grands discours, pour
faire voir le pouvoir légitime de la chambre; que le roi l'avait
établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies
souveraines.

M. Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité, que
quelquefois on ne trouvait pas justes, quand on y avait fait réflexion.

M. le chancelier a interrompu: Comment! vous dites donc que le roi abuse
de sa puissance? M. Fouquet a répondu: C'est vous qui le dites,
monsieur, et non pas moi: ce n'est point ma pensée, et j'admire qu'en
l'état où je suis, vous me vouliez faire une affaire avec le roi. Mais,
monsieur, vous savez bien vous-même qu'on peut être surpris. Quand vous
signez un arrêt, vous le croyez juste; le lendemain vous le cassez: vous
voyez qu'on peut changer d'avis et d'opinion.

Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez
pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et
vous voilà sur la sellette. Il est vrai, monsieur, a-t-il répondu, j'y
suis; mais je n'y suis pas par ma volonté, on m'y mène; il y a une
puissance à laquelle il faut obéir, et c'est une mortification que Dieu
me fait souffrir, et que je reçois de sa main: peut-être pouvait-on bien
me l'épargner, après les services que j'ai rendus et les charges que
j'ai eu l'honneur d'exercer.

Après cela M. le chancelier a continué l'interrogatoire de la pension
des gabelles, où M. Fouquet a très-bien répondu. Les interrogations
continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement; je
voudrais seulement savoir si mes lettres vous sont rendues sûrement.

Vous savez sans doute notre déroute de Gigeri[34]; et comme ceux qui ont
donné les conseils veulent jeter la faute sur ceux qui ont exécuté, on
prétend faire le procès à Gadagne; il y a des gens qui en veulent à sa
tête: tout le public est persuadé pourtant qu'il ne pouvait pas faire
autrement. On parle fort ici de M. d'Aleth, qui a excommunié les
officiers subalternes du roi qui ont voulu contraindre les
ecclésiastiques à signer. Voilà qui le brouillera avec monsieur votre
père, comme cela le réunira avec le P. Annat[35].

Adieu, je sens l'envie de causer qui me prend; je ne veux pas m'y
abandonner: il faut que le style des relations soit court.


  [33] Les lettres qui suivent, et qui concernent l'affaire de Fouquet,
  ont été adressées au marquis de Pomponne, qui fut depuis ministre des
  affaires étrangères.

  Le procès de Fouquet est un des événements remarquables du règne de
  Louis XIV. Le projet de le perdre fut tramé avec un art si odieux, et
  la conduite de ses ennemis, dont plusieurs étaient ses juges, fut si
  passionnée, qu'on s'intéresserait pour lui, quand même il eût été plus
  coupable qu'il ne l'était. Accusé et arrêté comme coupable du désordre
  des finances, il fut condamné au bannissement pour crime d'État. Son
  crime était un projet vague de résistance, et de fuite dans les pays
  étrangers, qu'il avait jeté sur le papier quinze ans auparavant, dans
  le temps où les factions de la Fronde partageaient la France, et où il
  croyait avoir à se plaindre de l'ingratitude de Mazarin. Ce projet,
  qu'il avait absolument oublié, fut trouvé dans les papiers qui furent
  saisis chez lui.

  On sait qu'on était parvenu à faire croire à Louis XIV que Fouquet
  pouvait être à craindre. Il fut accompagné d'une garde de cinquante
  mousquetaires qui le conduisirent à la citadelle de Pignerol, le roi
  ayant converti le bannissement en prison perpétuelle. On craignait
  qu'il ne lui restât des appuis formidables. Il lui resta Pellisson et
  la Fontaine: l'un le défendit avec éloquence, et l'autre pleura ses
  malheurs dans une élégie très-belle et très-touchante, dans laquelle
  il osa même demander sa grâce au roi.

  Le récit fait par madame de Sévigné sur ce grand procès a un tel
  intérêt historique, que nous avons cru devoir le reproduire dans ce
  choix de lettres.

  [34] Première expédition contre Alger.

  [35] Confesseur de Louis XIV.



3.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Le jeudi 20 novembre 1664.

M. Fouquet a été interrogé ce matin sur le marc d'or; il a très-bien
répondu. Plusieurs juges l'ont salué; M. le chancelier en a fait
reproche, et a dit que ce n'était point la coutume, étant conseiller
breton: «C'est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas
M. Fouquet.» En repassant par l'Arsenal, à pied pour se promener, M.
Fouquet a demandé quels ouvriers il voyait: on lui a dit que c'étaient
des gens qui travaillaient à un bassin de fontaine; il y est allé, et a
dit son avis, et puis s'est retourné en riant vers d'Artagnan, et lui a
dit: «N'admirez-vous point de quoi je me mêle? Mais c'est que j'ai été
autrefois assez habile sur ces sortes de choses-là.» Ceux qui aiment M.
Fouquet trouvent cette tranquillité admirable, je suis de ce nombre; les
autres disent que c'est une affectation: voilà le monde. Madame Fouquet,
sa mère, a donné un emplâtre à la reine, qui l'a guérie de ses
convulsions, qui étaient, à proprement parler, des vapeurs.

La plupart, suivant leurs désirs, se vont imaginant que la reine prendra
cette occasion pour demander au roi la grâce de ce pauvre prisonnier;
mais pour moi, qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là,
je n'en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c'est le bruit que
tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c'est une sainte que
madame Fouquet, et qu'elle peut faire des miracles.

Aujourd'hui 21, on a interrogé M. Fouquet sur les cires et sucres: il
s'est impatienté sur certaines objections qu'on lui faisait, et qui lui
ont paru ridicules. Il l'a un peu trop témoigné, et a répondu avec un
air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière
n'est pas bonne; mais, en vérité, la patience échappe: il me semble que
je ferais tout comme lui.


  Samedi au soir....

M. Fouquet est entré ce matin à la chambre; on l'a interrogé sur les
octrois; il a été très-mal attaqué, et s'est très-bien défendu. Ce n'est
pas, entre nous, que ce ne soit un endroit des plus glissants de son
affaire. Je ne sais quel bon ange l'a averti qu'il avait été trop fier;
il s'en est corrigé aujourd'hui, comme on s'est corrigé de le saluer. On
ne rentrera que mercredi à la chambre; je ne vous écrirai aussi que ce
jour-là. Au reste, si vous continuez à me tant plaindre de la peine que
je prends à vous écrire, et à me prier de ne point continuer, je croirai
que c'est vous qui vous ennuyez de lire mes lettres, et que vous vous
trouvez fatigué d'y faire réponse; mais sur cela je vous promets encore
de faire mes lettres plus courtes, si je puis; et je vous quitte de la
peine de me répondre, quoique j'aime encore vos lettres. Après ces
déclarations, je ne pense pas que vous espériez d'empêcher le cours de
mes gazettes. Quand je songe que je vous fais un peu de plaisir, j'en ai
beaucoup. Il se présente si peu d'occasions de témoigner son estime et
son amitié, qu'il ne faut pas les perdre quand elles viennent s'offrir.
Je vous supplie de faire tous mes compliments chez vous et dans votre
voisinage. La reine est bien mieux.



4.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Le lundi 24 novembre 1664.

Si j'en croyais mon cœur, c'est moi qui vous suis véritablement obligée
de recevoir si bien le soin que je prends de vous instruire. Croyez-vous
que je ne trouve point de consolation en vous écrivant? Je vous assure
que j'y en trouve beaucoup, et que je n'ai pas moins de plaisir à vous
entretenir, que vous en avez à lire mes lettres. Tous les sentiments que
vous avez sur ce que je vous mande sont bien naturels; celui de
l'espérance est commun à tout le monde, sans que l'on puisse dire
pourquoi; mais enfin cela soutient le cœur.


  Mercredi, 26 novembre.

Ce matin M. le chancelier a interrogé M. Fouquet; mais sa manière a été
différente; il semble qu'il soit honteux de recevoir tous les jours sa
leçon par Boucherat[36]. Il a dit au rapporteur de lire l'article sur
quoi on voulait interroger l'accusé; le rapporteur a lu, et cette
lecture a duré si longtemps, qu'il était dix heures et demie quand on
eut fini. Il a dit: Qu'on fasse entrer Fouquet; et puis s'est repris, M.
Fouquet; mais il s'est trouvé qu'il n'avait point dit qu'on le fît
venir; de sorte qu'il était encore à la Bastille. On l'est donc allé
querir; il est venu à onze heures. On l'a interrogé sur les octrois: il
a fort bien répondu; pourtant il s'est allé embrouiller sur certaines
dates, sur lesquelles on l'aurait bien embarrassé, si on avait été bien
habile et bien éveillé; mais, au lieu d'être alerte, M. le chancelier
sommeillait doucement: on se regardait, et je pense que notre ami en
aurait ri, s'il avait osé. Enfin il s'est remis, et a continué
d'interroger; et quoique M. Fouquet ait trop appuyé sur cet endroit où
on le pouvait pousser, il s'est trouvé pourtant que par l'événement il
aura bien dit; car dans son malheur il a de certains petits bonheurs qui
n'appartiennent qu'à lui. Si l'on travaille tous les jours aussi
doucement qu'aujourd'hui, le procès durera encore un temps infini.

Je vous écrirai tous les soirs; mais je n'enverrai ma lettre que le
samedi au soir ou le dimanche; elle vous rendra compte de jeudi,
vendredi et samedi; et il faudrait que l'on pût vous en faire tenir
encore une le jeudi, qui vous apprendrait le lundi, mardi et mercredi;
ainsi les lettres n'attendraient pas longtemps chez vous. Je vous
conjure de faire mes compliments à votre solitaire et à votre chère
moitié. Je ne vous dis rien de votre chère voisine, ce sera bientôt à
moi à vous en donner des nouvelles.


  [36] Boucherat, alors maître des requêtes, et depuis chancelier, avait
  été chargé de faire mettre les scellés chez le surintendant. Il était
  de la commission chargée de la poursuite du procès.



5.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Du jeudi 27 novembre 1664.

On a continué aujourd'hui les interrogatoires sur les octrois. M. le
chancelier avait bonne intention de pousser M. Fouquet aux extrémités,
et de l'embarrasser; mais il n'en est pas venu à bout. M. Fouquet s'est
fort bien tiré d'affaire, et n'est entré qu'à onze heures, parce que M.
le chancelier a fait lire le rapporteur, comme je vous l'ai mandé; et,
malgré toute cette belle dévotion, il disait tout le pis contre notre
pauvre ami. Le rapporteur[37] prenait toujours son parti, parce que le
chancelier ne parlait que pour un côté; enfin il a dit: Voici un endroit
sur quoi l'accusé ne pourra pas répondre. Le rapporteur a dit: Ah!
monsieur, pour cet endroit-là, voici l'emplâtre qui le guérit; et a dit
une très-forte raison, et puis il a ajouté: Monsieur, dans la place où
je suis, je dirai toujours la vérité, de quelque manière qu'elle se
rencontre.

On a souri de l'emplâtre, qui a fait souvenir de celui qui a fait tant
de bruit. Sur cela on a fait entrer l'accusé, qui n'a pas été une heure
dans la chambre; et, en sortant, plusieurs ont fait compliment à
d'Ormesson de sa fermeté.

Il faut que je vous conte ce que j'ai fait. Imaginez-vous que des dames
m'ont proposé d'aller dans une maison qui regarde droit dans l'Arsenal,
pour voir revenir notre pauvre ami. J'étais masquée[38], je l'ai vu
venir d'assez loin. M. d'Artagnan était auprès de lui; cinquante
mousquetaires, à trente ou quarante pas derrière. Il paraissait assez
rêveur. Pour moi, quand je l'ai aperçu, les jambes m'ont tremblé, et le
cœur m'a battu si fort que je n'en pouvais plus. En s'approchant de
nous pour entrer dans son trou, M. d'Artagnan l'a poussé, et lui a fait
remarquer que nous étions là. Il nous a donc saluées, et a pris cette
mine riante que vous lui connaissez. Je ne crois pas qu'il m'ait
reconnue; mais je vous avoue que j'ai été étrangement saisie quand je
l'ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est
malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai, je suis assurée que
vous auriez pitié de moi; mais je pense que vous n'en êtes pas quitte à
meilleur marché, de la manière dont je vous connais. J'ai été voir votre
chère voisine; je vous plains autant de ne l'avoir plus, que nous nous
trouvons heureux de l'avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami;
elle a vu Sapho[39], qui lui a redonné du courage. Pour moi, j'irai
demain en reprendre chez elle; car de temps en temps je sens que j'ai
besoin de réconfort. Ce n'est pas que l'on ne dise mille choses qui
doivent donner de l'espérance; mais, mon Dieu! j'ai l'imagination si
vive, que tout ce qui est incertain me fait mourir.


  [37] Ce rapporteur était M. d'Ormesson, l'un des magistrats les plus
  respectables de ce temps.

  [38] C'était encore l'usage que les femmes sortissent en masque,
  usage qu'on retrouve dans les comédies de Corneille, et qui nous avait
  été apporté d'Italie par les Médicis. Ces masques de velours noir,
  auxquels succédèrent les _loups_, étaient destinés à conserver le teint.

  [39] Mademoiselle de Scudéry, sœur de l'auteur connu sous ce nom par
  une malheureuse fécondité, femme qui avait encore plus d'esprit que
  ses ouvrages.



6.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Lundi, 1er décembre 1664.

Il y a deux jours que tout le monde croyait que l'on voulait tirer
l'affaire de M. Fouquet en longueur; présentement ce n'est plus la même
chose, c'est tout le contraire: on presse extraordinairement les
interrogations. Ce matin M. le chancelier a pris son papier, et a lu,
comme une liste, dix chefs d'accusation, sur quoi il ne donnait pas le
temps de répondre. M. Fouquet a dit: «Monsieur, je ne prétends pas tirer
les choses en longueur; mais je vous supplie de me donner le loisir de
vous répondre: vous m'interrogez, et il semble que vous ne vouliez pas
écouter ma réponse; il m'est important que je parle. Il y a plusieurs
articles qu'il faut que j'éclaircisse, et il est juste que je réponde
sur tous ceux qui sont dans mon procès.» Il a donc fallu l'entendre,
contre le gré des malintentionnés; car il est certain qu'ils ne
sauraient souffrir qu'il se défende si bien. Il a fort bien répondu sur
tous les chefs: on continuera de suite; et la chose ira si vite, que je
compte que les interrogations finiront cette semaine. Je viens de souper
à l'hôtel de Nevers; nous avons bien causé, la maîtresse du logis et
moi, sur ce chapitre. Nous sommes dans des inquiétudes qu'il n'y a que
vous qui puissiez comprendre; car je viens de recevoir votre lettre;
elle vaut mieux que tout ce que je puis écrire. Vous mettez ma modestie
à une trop grande épreuve, en me mandant de quelle manière je suis avec
vous et avec votre cher solitaire. Il me semble que je le vois, et que
je l'entends dire ce que vous me mandez: je suis au désespoir que ce ne
soit pas moi qui ait dit: _La métamorphose de Pierrot en Tartufe_[40].
Cela est si naturellement dit, que si j'avais autant d'esprit que vous
m'en croyez, je l'aurais trouvé au bout de ma plume.

Il faut que je vous conte une petite historiette, qui est très-vraie, et
qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des vers; MM. de
Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comment il faut s'y prendre. Il
fit l'autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas trop
joli. Un matin il dit au maréchal de Gramont: M. le maréchal, lisez, je
vous prie, ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si
impertinent: parce qu'on sait que depuis peu j'aime les vers, on m'en
apporte de toutes les façons. Le maréchal, après avoir lu, dit au roi:
Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses; il est vrai
que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j'aie jamais lu.
Le roi se mit à rire, et lui dit: N'est-il pas vrai que celui qui l'a
fait est bien fat? Sire, il n'y a pas moyen de lui donner un autre nom.
Oh bien, dit le roi, je suis ravi que vous m'en ayez parlé si bonnement;
c'est moi qui l'ai fait. Ah! sire, quelle trahison! que Votre Majesté me
le rende; je l'ai lu brusquement. Non, M. le maréchal; les premiers
sentiments sont toujours les plus naturels. Le roi a fort ri de cette
folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose
que l'on puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours
à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et
qu'il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.


  Mardi 2 décembre.

Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si
admirablement, que plusieurs n'ont pu s'empêcher de l'admirer. M. Renard
a dit entre autres: «Il faut avouer que cet homme est incomparable; il
n'a jamais si bien parlé dans le parlement; il se possède mieux qu'il
n'a jamais fait.» C'était encore sur les six millions et sur ses
dépenses. Il n'y a rien de comparable à ce qu'il a dit là-dessus. Je
vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de
l'interrogation, et je continuerai encore jusqu'au bout.

Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne ce que je souhaite le
plus ardemment! Adieu, mon très-cher monsieur; priez notre solitaire
(_Arnauld_) de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous
deux de tout mon cœur, et, par modestie, j'y joins madame votre femme.


  Mardi 2 décembre.

M. Fouquet a parlé aujourd'hui deux heures entières sur les six
millions; il s'est fait donner audience, il a dit des merveilles; tout
le monde en était touché, chacun selon son sentiment. Pussort faisait
des mines d'improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de
bien.

Quand M. Fouquet a eu cessé de parler, M. Pussort s'est levé
impétueusement, et a dit: «Dieu merci, on ne se plaindra pas qu'on ne
l'ait laissé parler tout son soûl.» Que dites-vous de ces paroles? ne
sont-elles pas d'un bon juge? On dit que le chancelier est fort effrayé
de l'érésipèle de M. de Nesmond, qui l'a fait mourir; il craint que ce
ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvait lui donner les
sentiments d'un homme qui va paraître devant Dieu, encore serait-ce
quelque chose; mais il faut craindre qu'on ne dise de lui comme
d'Argant: _e mori come visse_[41].


  Mardi au soir.

J'ai reçu votre lettre, qui m'a bien fait voir que je n'oblige pas un
ingrat; jamais je n'ai rien vu de si agréable, ni de si obligeant: il
faudrait être bien exempte d'amour-propre pour n'être pas sensible à
des louanges comme les vôtres. Je vous assure donc que je suis ravie que
vous ayez bonne opinion de mon cœur; et je vous assure de plus, sans
vouloir vous rendre douceurs pour douceurs, que j'ai une estime pour
vous infiniment au-dessus des paroles dont on se sert ordinairement pour
expliquer ce que l'on pense, et que j'ai une joie et une consolation
sensible de vous pouvoir entretenir d'une affaire où nous prenons tous
deux tant d'intérêt.

Aujourd'hui notre cher ami est encore allé sur la sellette. L'abbé
d'Effiat l'a salué en passant; il lui a dit, en lui rendant le salut:
«Monsieur, je suis votre très-humble serviteur,» avec cette mine riante
et fixe que nous lui connaissons. L'abbé d'Effiat a été si saisi de
tendresse, qu'il n'en pouvait plus.

Aussitôt que M. Fouquet a été dans la chambre, M. le chancelier lui a
dit de s'asseoir. Il a répondu: «Monsieur, vous prîtes hier avantage de
ce que je m'étais assis; vous croyez que c'est reconnaître la chambre:
puisque cela est, je vous prie de trouver bon que je ne me mette pas sur
la sellette.» Sur cela M. le chancelier a dit qu'il pouvait donc se
retirer. M. Fouquet a répondu: «Je ne prétends point par là faire un
incident nouveau: je veux seulement, si vous le trouvez bon, faire ma
protestation ordinaire, et en prendre acte; après quoi je répondrai.»

Il a été fait comme il a souhaité; il s'est assis, et on a continué la
pension des gabelles, à quoi il a parfaitement bien répondu. S'il
continue, ses interrogations lui seront bien avantageuses. On parle fort
à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a mandé une chose
qui me fait frissonner. Il conjure une de ses amies de lui faire savoir
son arrêt par une voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui
enverra, sans préambule, afin qu'il ait le temps de recevoir la nouvelle
par ceux qui viendront la lui dire; ajoutant que, pourvu qu'il ait une
demi-heure pour se préparer, il est capable de recevoir sans émotion
tout le pis qu'on lui puisse apprendre. Cet endroit-là me fait pleurer,
et je suis assurée qu'il vous serre le cœur.

On n'est point entré aujourd'hui (mercredi) en la chambre, à cause de la
maladie de la reine, qui a été à l'extrémité: elle est un peu mieux.
Elle reçut hier au soir Notre-Seigneur comme viatique. Ce fut la plus
magnifique et la plus triste chose du monde, de voir le roi et toute la
cour, avec des cierges et mille flambeaux, aller conduire et requérir le
saint sacrement. Il fut reçu avec une infinité de lumières. La reine
fit un effort pour se soulever, et le reçut avec une dévotion qui fit
fondre en larmes tout le monde. Ce n'était pas sans peine qu'on l'avait
mise en cet état; il n'y avait eu que le roi capable de lui faire
entendre raison; à tous les autres elle avait dit qu'elle voulait bien
communier, mais non pas pour mourir: on avait été deux heures à la
résoudre.

L'extrême approbation que l'on donne aux réponses de M. Fouquet déplaît
infiniment à Petit[42]; on croit même qu'il engagera. Puis.... à faire
le malade pour interrompre le cours des admirations, et avoir le loisir
de prendre un peu haleine des autres mauvais succès. Je suis très-humble
servante du cher solitaire, de madame votre femme, et de l'adorable
Amalthée.


  [40] C'est le chancelier Séguier, qui s'appelait Pierre.

  [41] _Gerusalemme liberata_, canto 19: le vers est ainsi:

    Moriva Argante, e tal moria qual visse.

  [42] Ce Petit est un nom convenu, qui doit signifier le Tellier, ou
  même Colbert. Quant à Puis..., comme, d'après le sens de la phrase, il
  doit être un des juges, et un des contraires, il y a quelque apparence
  que c'est Pussort. Dans ce cas, il faudrait aussi entendre de lui tout
  ce qui est dit dans les lettres précédentes.

  Au surplus, la conduite de Colbert et de le Tellier est bien
  caractérisée par ce mot du grand Turenne, qui s'intéressait fort à
  Fouquet. Quelqu'un devant lui blâmait l'emportement de Colbert, et
  louait la modération de le Tellier: _Oui_ (répondit-il), _je crois que
  M. Colbert a plus d'envie qu'il soit pendu, et que M. le Tellier a
  plus de peur qu'il ne le soit pas_.



7.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Jeudi 4 décembre 1664.

Enfin, les interrogations sont finies ce matin. M. Fouquet est entré
dans la chambre; M. le chancelier a fait lire le projet tout du long. M.
Fouquet a repris la parole le premier, et a dit: Monsieur, je crois que
vous ne pouvez tirer autre chose de ce papier, que l'effet qu'il vient
de faire, qui est de me donner beaucoup de confusion. M. le chancelier a
dit: Cependant vous venez d'entendre, et vous avez pu voir par là que
cette grande passion pour l'État, dont vous nous avez parlé tant de
fois, n'a pas été si considérable que vous n'ayez pensé à le brouiller
d'un bout à l'autre. Monsieur, a dit M. Fouquet, ce sont des pensées qui
me sont venues dans le fort du désespoir où me mettait quelquefois M. le
cardinal, principalement lorsqu'après avoir contribué plus que personne
du monde à son retour en France, je me vis payé d'une si noire
ingratitude. J'ai une lettre de lui et une de la reine mère, qui font
foi de ce que je dis; mais on les a prises dans mes papiers, avec
plusieurs autres. Mon malheur est de n'avoir pas brûlé ce misérable
papier, qui était tellement hors de ma mémoire et de mon esprit, que
j'ai été près de deux ans sans y penser, et sans croire l'avoir. Quoi
qu'il en soit, je le désavoue de tout mon cœur, et je vous supplie de
croire, monsieur, que ma passion pour la personne et pour le service du
roi n'en a pas été diminuée. M. le chancelier a dit: Il est bien
difficile de le croire, quand on voit une pensée opiniâtre exprimée en
différents temps. M. Fouquet a répondu: Monsieur, dans tous les temps,
et même au péril de ma vie, je n'ai jamais abandonné la personne du roi;
et dans ce temps-là vous étiez, monsieur, le chef du conseil de ses
ennemis, et vos proches donnaient passage à l'armée qui était contre
lui.

M. le chancelier a senti ce coup; mais notre pauvre ami était échauffé,
et n'était pas tout à fait le maître de son émotion. Ensuite on lui a
parlé de ses dépenses; il a dit: Je m'offre à faire voir que je n'en ai
fait aucune que je n'aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le
cardinal avait connaissance, soit par mes appointements, soit par le
bien de ma femme; et si je ne prouve ce que je dis, je consens d'être
traité aussi mal qu'on le peut imaginer. Enfin, cet interrogatoire a
duré deux heures, où M. Fouquet a très-bien dit, mais avec chaleur et
colère, parce que la lecture de ce projet l'avait extrêmement touché.

Quand il a été parti, M. le chancelier a dit: Voici la dernière fois que
nous l'interrogerons. M. Poncet s'est approché de M. le chancelier, et
lui a dit: Monsieur, vous ne lui avez pas parlé des preuves qu'il y a
comme il a commencé à exécuter le projet. M. le chancelier a répondu:
Monsieur, elles ne sont pas assez fortes, il y aurait répondu trop
facilement. Là-dessus Sainte-Hélène et Pussort ont dit: Tout le monde
n'est pas de ce sentiment. Voilà de quoi rêver et faire des réflexions.
A demain le reste.


  Vendredi 5 décembre.

On a parlé ce matin des requêtes, qui sont de peu d'importance, sinon
autant que les gens de bien y voudront avoir égard en jugement. Voilà
qui est donc fait: c'est à M. d'Ormesson à parler, il doit récapituler
toute l'affaire: cela durera encore toute la semaine prochaine,
c'est-à-dire qu'entre-ci et là ce n'est pas vivre, que la vie que nous
passerons. Pour moi, je ne suis pas reconnaissable, et je ne crois pas
que je puisse aller jusque-là. M. d'Ormesson m'a priée de ne le plus
voir que l'affaire ne soit jugée; il est dans le conclave, et ne veut
plus avoir de commerce avec le monde. Il affecte une grande réserve; il
ne parle point, mais il écoute; et j'ai eu le plaisir, en lui disant
adieu, de lui dire tout ce que je pense. Je vous manderai tout ce que
j'apprendrai. Eh! Dieu veuille que ma dernière nouvelle soit bonne! je
la désire. Je vous assure que nous sommes tous à plaindre; j'entends
vous et moi, et ceux qui en font leur affaire comme nous. Adieu, mon
cher monsieur; je suis si triste et si accablée ce soir, que je n'en
puis plus.



8.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Mardi 9 décembre 1664.

Je vous assure que ces jours sont bien longs à passer, et que
l'incertitude est une épouvantable chose: c'est un mal que toute la
famille du pauvre prisonnier ne connaît point. Je les ai vus, je les ai
admirés. Il semble qu'ils n'aient jamais su ni lu ce qui est arrivé dans
les temps passés: ce qui m'étonne encore plus, c'est que Sapho est tout
de même, elle dont l'esprit et la pénétration n'ont point de bornes.
Quand je médite là-dessus, je me flatte, et je suis persuadée, ou du
moins je me veux persuader, qu'elles en savent plus que moi. D'un autre
côté, quand je raisonne avec d'autres gens moins prévenus, et dont le
sens est admirable, je trouve nos mesures si justes, que ce sera un vrai
miracle si la chose ne va pas comme nous la souhaitons. On ne perd
souvent que d'une voix, et cette voix fait tout. Je me souviens de ces
récusations, dont ces pauvres femmes pensaient être assurées; il est
vrai que nous les perdîmes de cinq à dix-sept: depuis cela, leur
assurance m'a donné de la défiance. Cependant au fond de mon cœur j'ai
un petit brin d'espérance. Je ne sais d'où il vient, ni où il va, et
même il n'est pas assez grand pour faire que je puisse dormir en repos.
Je causai hier de toute cette affaire avec madame Duplessis[43]; je ne
puis voir que les gens avec qui j'en puis parler, et qui sont dans les
mêmes sentiments que moi. Elle espère, comme je fais, sans en savoir la
raison. Mais pourquoi espérez-vous? Parce que j'espère. Voilà nos
réponses: ne sont-elles pas bien raisonnables? Je lui disais, avec la
plus grande vérité du monde, que si nous avions un arrêt tel que nous le
souhaitons, le comble de ma joie était de penser que je vous enverrais
un homme à cheval, à toute bride, qui vous apprendrait cette agréable
nouvelle; et que le plaisir d'imaginer celui que je vous ferais rendrait
le mien entièrement complet. Elle comprit cela comme moi; et notre
imagination nous donna dans cette pensée plus d'un quart d'heure de
_campos_. Cependant je veux rajuster la dernière journée de
l'interrogatoire sur le crime d'État. Je vous l'avais mandée comme on me
l'avait dite; mais la même personne s'en est mieux souvenue, et me l'a
redite à moi. Tout le monde en a été instruit par plusieurs juges. Après
que M. Fouquet eut dit que les seuls effets que l'on pouvait tirer du
projet, c'était de lui avoir donné la confusion de l'entendre, M. le
chancelier lui dit: Vous ne pouvez pas dire que ce ne soit là un crime
d'État. Il répondit: Je confesse, monsieur, que c'est une folie et une
extravagance, mais non pas un crime d'État. Je supplie ces messieurs,
dit-il en se tournant vers les juges, de trouver bon que j'explique ce
que c'est qu'un crime d'État: ce n'est pas qu'ils ne soient plus habiles
que nous, mais j'ai eu plus de loisir qu'eux pour l'examiner. Un crime
d'État, c'est quand on est dans une charge principale, qu'on a le secret
du prince, et que tout d'un coup on se met du côté de ses ennemis; qu'on
engage toute sa famille dans les mêmes intérêts; qu'on fait ouvrir les
portes des villes dont on est gouverneur à l'armée des ennemis, et qu'on
la ferme à son véritable maître; qu'on porte dans le parti tous les
secrets de l'État. Voilà, messieurs, ce qui s'appelle un crime d'État.
M. le chancelier ne savait où se mettre, et tous les juges avaient fort
envie de rire. Voilà au vrai comme la chose se passa. Vous m'avouerez
qu'il n'y a rien de plus spirituel, de plus délicat, et même de plus
plaisant.

Toute la France a su et admiré cette réponse. Ensuite il se défendit en
détail, et a dit ce que je vous ai mandé. J'aurais eu sur le cœur que
vous n'eussiez point su cet endroit; notre cher ami y aurait beaucoup
perdu. Ce matin, M. d'Ormesson a commencé à récapituler toute l'affaire;
il a fort bien parlé, et fort nettement. Il dira jeudi son avis. Son
camarade parlera deux jours: on prend quelques jours encore pour les
autres opinions. Il y a des juges qui prétendent bien s'étendre; de
sorte que nous avons encore bien à languir jusqu'à la semaine qui vient.
En vérité, ce n'est pas vivre que d'être en l'état où nous sommes.


  [43] Madame Duplessis-Bellière, amie intime de Fouquet. C'était elle
  qu'il avait chargée de retirer ses papiers de sa maison de
  Saint-Mandé. Elle n'en eut pas le temps. Elle fut d'abord exilée, puis
  revint.



9.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Jeudi 11 décembre 1664.

M. d'Ormesson a continué la récapitulation. Quand il est venu sur un
certain article du marc d'or, Pussort a dit: Voilà qui est contre
l'accusé. Il est vrai, a dit M. d'Ormesson; mais il n'y a pas de
preuves. Quoi! a dit Pussort, on n'a pas fait interroger ces deux
officiers-là? Non, a dit M. d'Ormesson. Ah! cela ne se peut pas, a
répondu Pussort. Je n'en ai rien trouvé dans le procès, a dit M.
d'Ormesson. Là-dessus Pussort a dit avec emportement: Ah! monsieur, vous
deviez le dire plus tôt; voilà une lourde faute. M. d'Ormesson n'a rien
répondu; mais si Pussort lui eût dit encore un mot, il lui eût répondu:
Monsieur, je suis juge, et non pas dénonciateur. Ne vous souvient-il
plus de ce que je vous contai une fois à Fresne? Voilà ce que c'est:
M. d'Ormesson n'a découvert cela que lorsqu'il n'y a point eu de remède.
M. le chancelier a interrompu plusieurs fois encore M. d'Ormesson; il
lui a dit qu'il ne fallait point parler du projet, et c'est par malice;
car plusieurs jugeront que c'est un grand crime, et le chancelier
voudrait bien que M. d'Ormesson n'en fît point voir les preuves, qui
sont ridicules, afin de ne pas affaiblir l'idée qu'on a voulu donner.

Mais M. d'Ormesson en parlera, puisque c'est un des articles qui
composent le procès. Il achèvera demain. Sainte-Hélène parlera samedi.
Lundi, les deux rapporteurs diront leur avis, et mardi ils
s'assembleront tous dès le matin, et ne se sépareront point qu'après
avoir donné un arrêt. Je suis transie quand je pense à ce jour-là.
Cependant la famille a de grandes espérances. Foucault va solliciter
partout, et fait voir un écrit du roi, où on lui fait dire qu'il
trouverait fort mauvais qu'il y eût des juges qui appuyassent leur avis
sur la soustraction des papiers; que c'est lui qui les a fait prendre;
qu'il n'y en a aucun qui serve à la défense de l'accusé; que ce sont des
papiers qui touchent son état, et qu'il le déclare, afin qu'on ne pense
pas juger là-dessus. Que dites-vous de tout ce bon procédé? N'êtes-vous
point désespéré qu'on fasse la chose de cette façon à un prince qui
aimerait la justice et la vérité, s'il les connaissait? Il disait
l'autre jour, à son lever, que Fouquet était un homme dangereux; voilà
ce qu'on lui met dans la tête. Enfin, nos ennemis ne gardent plus aucune
mesure: ils vont à présent à bride abattue; les menaces, les promesses,
tout est en usage; si nous avons Dieu pour nous, nous serons les plus
forts. Vous aurez peut-être encore une de mes lettres; et si nous avons
de bonnes nouvelles, je vous les manderai par un homme exprès à toute
bride. Je ne saurais dire ce que je ferai si cela n'est pas; je ne
comprends pas moi-même ce que je deviendrai. Mille compliments à notre
solitaire et à votre chère moitié. Faites bien prier Dieu.


  Samedi 13 décembre.

On a voulu, après avoir bien changé et rechangé, que M. d'Ormesson dît
son avis aujourd'hui, afin que le dimanche passât par-dessus, et que
Sainte-Hélène, recommençant lundi sur nouveaux frais, fît plus
d'impression. M. d'Ormesson a donc opiné au bannissement perpétuel, et à
la confiscation de ses biens au roi. M. d'Ormesson a couronné par là sa
réputation. L'avis est un peu sévère[44]; mais prions Dieu qu'il soit
suivi. Il est toujours beau d'aller à l'assaut le premier.


  [44] Tout sévère qu'était cet avis, le roi aggrava encore la peine.
  Les dilapidations de Fouquet étaient coupables. Mais le cardinal
  Mazarin, qui donnait moins, prenait beaucoup plus. Le désordre des
  temps et l'exemple étaient une excuse.



10.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Mercredi 17 décembre 1664.

Vous languissez, mon pauvre monsieur, mais nous languissons bien aussi.
J'ai été fâchée de vous avoir mandé que l'on aurait mardi un arrêt; car,
n'ayant point eu de mes nouvelles, vous avez cru que tout était perdu;
cependant nous avons encore toutes nos espérances. Je vous mandai samedi
comme M. d'Ormesson avait rapporté l'affaire et opiné; mais je ne vous
parlai point assez de l'estime extraordinaire qu'il s'est acquise par
cette action. J'ai ouï dire à des gens du métier que c'est un
chef-d'œuvre que ce qu'il a fait, pour s'être expliqué si nettement, et
avoir appuyé son avis sur des raisons si solides et si fortes; il y mêla
de l'éloquence, et même de l'agrément. Enfin jamais homme de sa
profession n'a eu une plus belle occasion de paraître, et ne s'en est
mieux servi. S'il avait voulu ouvrir la porte aux louanges, sa maison
n'aurait pas désempli; mais il a voulu être modeste, et s'est caché avec
soin. Son camarade très-indigne, Sainte-Hélène, parla lundi et mardi: il
reprit l'affaire pauvrement et misérablement, lisant ce qu'il disait, et
sans rien augmenter, ni donner un autre tour à l'affaire: il opina,
sans s'appuyer sur rien, que M. Fouquet aurait la tête tranchée, à cause
du crime d'État. Et pour attirer plus de monde à lui, et faire un trait
de Normand, il dit qu'il fallait croire que le roi donnerait grâce et
pardonnerait; que c'était lui seul qui le pourrait faire. Ce fut hier
qu'il fit cette belle action, dont tout le monde fut touché, autant
qu'on avait été aise de l'avis de M. d'Ormesson.

Ce matin, Pussort a parlé quatre heures, mais avec tant de véhémence,
tant de chaleur, tant d'emportement, tant de rage, que plusieurs juges
en furent scandalisés; et on croit que cette furie peut faire plus de
bien que de mal à notre pauvre ami. Il a redoublé de force sur la fin de
son avis, et a dit, sur ce crime d'État, qu'un certain Espagnol nous
devait faire bien de la honte, qui avait eu tant d'horreur d'un rebelle,
qu'il avait brûlé sa maison, parce que Charles de Bourbon[45] y avait
passé; qu'à plus forte raison nous devions avoir en abomination le crime
de M. Fouquet; que, pour le punir, il n'y avait que la corde et les
gibets; mais qu'à cause des charges qu'il avait possédées, et qu'il
avait plusieurs parents considérables, il se relâchait à prendre l'avis
de M. de Sainte-Hélène.

Que dites-vous de cette modération? C'est à cause qu'il est oncle de M.
Colbert et qu'il a été récusé, qu'il a voulu en user si honnêtement.
Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie. Je ne sais
si on jugera demain, ou si l'on traînera l'affaire toute la semaine.
Nous avons encore de grandes salves à essuyer; mais peut-être que
quelqu'un reprendra l'avis de ce pauvre M. d'Ormesson, qui jusqu'ici a
été si mal suivi. Mais écoutez, je vous prie, trois ou quatre petites
choses qui sont très-véritables, et qui sont assez extraordinaires.
Premièrement, il y a une comète qui paraît depuis quatre jours: au
commencement, elle n'a été annoncée que par des femmes, on s'en est
moqué; mais à présent tout le monde l'a vue. M. d'Artagnan veilla la
nuit passée, et la vit fort à son aise. M. de Neuré, grand astrologue,
dit qu'elle est d'une grandeur considérable. J'ai vu M. du Foin, qui l'a
vue avec trois ou quatre savants. Moi, qui vous parle, je fais veiller
cette nuit pour la voir aussi: elle paraît sur les trois heures; je vous
en avertis, vous pouvez en avoir le plaisir ou le déplaisir.

Berrier est devenu fou, mais au pied de la lettre; c'est-à-dire
qu'après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d'être en
fureur; il parle de potences, de roues; il choisit des arbres exprès; il
dit qu'on le veut pendre, et fait un bruit si épouvantable, qu'il le
faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à
point nommé. Il y a eu un nommé Lamothe qui a dit, sur le point de
recevoir son arrêt, que MM. de Bezemaux, gouverneur de la Bastille, et
Chamillart (on y met Poncet, mais je n'en suis pas si assurée) l'avaient
pressé plusieurs fois de parler contre M. Fouquet et contre de Lorme;
que moyennant cela ils le feraient sauver, et qu'il ne l'a pas voulu, et
le déclare avant que d'être jugé. Il a été condamné aux galères.
Mesdames Fouquet ont obtenu une copie de cette déposition, qu'elles
présenteront demain à la chambre. Peut-être qu'on ne la recevra pas,
parce que l'on est aux opinions; mais elles peuvent le dire; et comme ce
bruit est répandu, il doit faire un grand effet dans l'esprit des juges.
N'est-il pas vrai que tout ceci est bien extraordinaire?

Il faut que je vous raconte encore une action héroïque de Masnau: il
était malade à mourir, il y a huit jours, d'une colique néphrétique; il
prit plusieurs remèdes, et se fit saigner à minuit. Le lendemain, à sept
heures, il se fit traîner à la chambre de justice; il y souffrit des
douleurs inconcevables. M. le chancelier le vit pâlir; il lui dit:
Monsieur, vous n'en pouvez plus, retirez-vous. Il lui répondit:
Monsieur, il est vrai; mais il faut mourir ici. M. le chancelier, le
voyant quasi s'évanouir, lui dit, le voyant s'opiniâtrer: Hé bien,
monsieur, nous vous attendrons. Sur cela il sortit un quart d'heure; et
dans ce temps il fit deux pierres d'une grosseur si considérable, qu'en
vérité cela pourrait passer pour un miracle, si les hommes étaient
dignes que Dieu en voulût faire. Ce bon homme rentra gai et gaillard, et
chacun fut surpris de cette aventure.

Voilà tout ce que je sais. Tout le monde s'intéresse dans cette grande
affaire. On ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des
conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on
souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé; enfin, mon
pauvre monsieur, c'est une chose extraordinaire que l'état où l'on est
présentement; mais c'est une chose divine que la résignation et la
fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se
passe, et tous les jours il faudrait faire des volumes à sa louange. Je
vous conjure de bien remercier monsieur votre père[46] de l'aimable
billet qu'il m'a écrit, et des belles choses qu'il m'a envoyées. Hélas!
je les ai lues, quoique j'aie la tête en quatre. Dites-lui que je suis
ravie qu'il m'aime un peu, c'est-à-dire beaucoup, et que pour moi je
l'aime encore davantage. J'ai reçu votre dernière lettre. Hé! mon Dieu,
vous me payez au delà de tout ce que je fais pour vous; je vous dois du
reste.


  [45] Le connétable de Bourbon, qui, sous François Ier, alla servir
  Charles-Quint contre la France.

  [46] Arnauld d'Andilly, traducteur de l'historien Josèphe.



11.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Vendredi 19 décembre 1664.

Voici un jour qui nous donne de grandes espérances; mais il faut
reprendre de plus loin. Je vous ai mandé comme M. Pussort opina mercredi
à la mort; jeudi, Nogués, Gisaucourt, Fériol, Héraut, à la mort encore.
Roquesante finit la matinée; et, après avoir parlé une heure
admirablement bien, il reprit l'avis de M. d'Ormesson. Ce matin nous
avons été au-dessus du vent, car deux ou trois incertains ont été fixés;
et tout d'un article nous avons eu la Toison, Masnau, Verdier, la Baume
et Catinat, de l'avis de M. d'Ormesson. C'était à Poncet à parler; mais,
jugeant que ceux qui restent sont quasi tous à la vie, il n'a pas voulu
parler, quoiqu'il ne fût qu'onze heures. On croit que c'est pour
consulter ce qu'on veut qu'il dise, et qu'il n'a pas voulu se décrier et
aller à la mort sans nécessité. Voilà où nous en sommes, qui est un état
si avantageux, que la joie n'en est pas entière; car il faut que vous
sachiez que M. Colbert est tellement enragé, qu'on attend quelque chose
d'atroce et d'injuste qui nous remettra au désespoir. Sans cela, mon
pauvre monsieur, nous aurions la joie de voir notre ami, quoique bien
malheureux, au moins avec la vie sauve, qui est une grande affaire. Nous
verrons demain ce qui arrivera. Nous en avons sept, ils en ont six.
Voici ceux qui restent: le Feron, Moussy, Brillac, Bernard, Renard,
Voisin, Pontchartrain, et le chancelier. Il y en a plus qu'il ne nous en
faut de bons, à ce reste-là.


  Samedi.

Louez Dieu, monsieur, et le remerciez, notre pauvre ami est sauvé: il a
passé de treize à l'avis de M. d'Ormesson, et neuf à celui de
Sainte-Hélène. Je suis si aise, que je suis hors de moi[47].


  Dimanche au soir.

Je mourais de peur qu'un autre que moi vous eût donné le plaisir
d'apprendre la bonne nouvelle. Mon courrier n'a pas fait une grande
diligence; il avait dit en partant qu'il n'irait coucher qu'à Livry.
Enfin il est arrivé le premier, à ce qu'il m'a dit. Mon Dieu! que cette
nouvelle vous a été sensible et douce, et que les moments qui délivrent
tout d'un coup le cœur et l'esprit d'une si terrible peine, font sentir
un inconcevable plaisir! De longtemps je ne serai remise de la joie que
j'eus hier; tout de bon, elle est trop complète; j'avais peine à la
contenir. Le pauvre homme apprit cette nouvelle par l'air[48], peu de
moments après, et je ne doute pas qu'il ne l'ait sentie dans toute son
étendue. Ce matin le roi a envoyé son chevalier du guet à mesdames
Fouquet, leur recommander de s'en aller toutes deux à Montluçon en
Auvergne, le marquis et la marquise de Charost à Ancenis, et le jeune
Fouquet à Joinville en Champagne. La bonne femme a mandé au roi qu'elle
avait soixante et douze ans; qu'elle suppliait Sa Majesté de lui donner
son dernier fils, pour l'assister sur la fin de sa vie, qui apparemment
ne serait pas longue. Pour le prisonnier, il n'a point encore su son
arrêt. On dit que demain on le fait conduire à Pignerol; car le roi
change l'exil en une prison. On lui refuse sa femme, contre toutes les
règles. Mais gardez-vous bien de rien rabattre de votre joie pour tout
ce procédé: la mienne est augmentée, s'il se peut, et me fait bien mieux
voir la grandeur de notre victoire. Je vous manderai fidèlement la suite
de cette histoire: elle est curieuse. Voilà ce qui s'est passé
aujourd'hui; à demain le reste.


  Lundi au soir.

Ce matin à dix heures on a amené M. Fouquet à la chapelle de la
Bastille. Foucault tenait son arrêt à la main. Il lui a dit: Monsieur,
il faut me dire votre nom, afin que je sache à qui je parle. M. Fouquet
a répondu: Vous savez bien qui je suis, et pour mon nom je ne le dirai
pas plus ici que je ne l'ai dit à la chambre; et pour suivre le même
ordre, je fais mes protestations contre l'arrêt que vous m'allez lire.
On a écrit ce qu'il disait, et en même temps Foucault s'est couvert, et
a lu l'arrêt. M. Fouquet l'a entendu découvert. Ensuite on a séparé de
lui Pecquet et Lavalée, et les cris et les pleurs de ces pauvres gens
ont pensé fendre le cœur de ceux qui ne l'ont pas de fer; ils faisaient
un bruit si étrange, que M. d'Artagnan a été obligé de les aller
consoler; car il semblait que c'était un arrêt de mort qu'on vînt de
lire à leur maître. On les a mis tous deux dans une chambre à la
Bastille; on ne sait ce qu'on en fera.

Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre de M. d'Artagnan: pendant
qu'il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d'Ormesson, qui venait
de reprendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M.
d'Artagnan. M. Fouquet l'a aperçu; il l'a salué avec un visage ouvert,
et plein de joie et de reconnaissance; il lui a même crié qu'il était
son très-humble serviteur. M. d'Ormesson lui a rendu son salut avec une
très-grande civilité, et s'en est venu, le cœur tout serré, me conter
ce qu'il avait vu.

A onze heures, il y avait un carrosse prêt, où M. Fouquet est entré avec
quatre hommes, M. d'Artagnan à cheval avec cinquante mousquetaires. Il
le conduira jusqu'à Pignerol, où il le laissera en prison sous la
conduite d'un nommé Saint-Mars, qui est fort honnête homme, et qui
prendra cinquante soldats pour le garder. Je ne sais si on lui a redonné
un autre valet de chambre: si vous saviez comme cette cruauté paraît à
tout le monde, de lui avoir ôté ces deux hommes, Pecquet et Lavalée!
C'est une chose inconcevable; on en tire même des conséquences
fâcheuses, dont Dieu le préserve, comme il a fait jusqu'ici! Il faut
mettre sa confiance en lui, et le laisser sous sa protection, qui lui a
été si salutaire. On lui refuse toujours sa femme. On a obtenu que la
mère n'irait qu'au Parc, chez sa fille qui en est abbesse. L'Écuyer
suivra sa belle-sœur; il a déclaré qu'il n'avait pas de quoi se nourrir
ailleurs. Monsieur et madame de Charost vont toujours à Ancenis. M.
Bailly, avocat général, a été chassé pour avoir dit à Gisaucourt, avant
le jugement du procès, qu'il devait bien remettre la compagnie du grand
conseil en honneur, et qu'elle serait déshonorée si Chamillart, Pussort
et lui allaient le même train. Cela me fâche à cause de vous: voilà une
grande rigueur. _Tantæne animis cœlestibus iræ_[49]!

Mais non, ce n'est point de si haut que cela vient. De telles vengeances
rudes et basses ne sauraient partir d'un cœur comme celui de notre
maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez. Je
vous manderai la suite: il y aurait bien à causer sur tout cela; mais il
est impossible par lettres. Adieu, mon pauvre monsieur; je ne suis pas
si modeste que vous, et, sans me sauver dans la foule, je vous assure
que je vous aime et vous estime très-fort. J'ai vu aujourd'hui la
comète; sa queue est d'une belle longueur. J'y mets une partie de mes
espérances. Mille compliments à votre chère femme.


  [47] Bureau de la commission qui jugea Fouquet:

  BONS.            CONTRAIRES.
  D'Ormesson.      Sainte-Hélène.
  Le Feron.        Pussort.
  Moussy.          Gisaucourt.
  Brillac.         Fériol.
  Renard.          Nogués.
  Bernard.         Héraut.
  Roquesante.      Poncet.
  La Toison.       Le chancelier.
  La Baume.
  Verdier.
  Masnau.
  Catinat.
  Pontchartrain.

  [48] Par des signaux.

  [49] VIRGILE, _Énéide_, liv. I.



12.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.


  Jeudi au soir, janvier 1665.

Enfin, la mère, la belle-fille et le frère ont obtenu d'être ensemble;
ils s'en vont à Montluçon, au fond de l'Auvergne. La mère avait
permission d'aller au Parc-aux-Dames avec sa fille; mais sa belle-fille
l'entraîne. Pour M. et madame de Charost, ils sont partis pour Ancenis;
Pecquet et Lavalée sont encore à la Bastille. Y a-t-il rien au monde de
si horrible que cette injustice? On a donné un autre valet de chambre au
malheureux. M. d'Artagnan est sa seule consolation dans le voyage. On
dit que celui qui le gardera à Pignerol est un fort honnête homme. Dieu
le veuille! ou, pour mieux dire, Dieu le garde! Il l'a protégé si
visiblement, qu'il faut croire qu'il en a un soin tout particulier. La
Forêt, son défunt écuyer, l'aborda comme il s'en allait; il lui dit: Je
suis ravi de vous voir, je sais votre fidélité et votre affection: dites
à nos femmes qu'elles ne s'abattent point, que j'ai du courage de reste,
et que je me porte bien. En vérité, cela est admirable. Adieu, mon cher
monsieur; soyons comme lui, et ayons du courage, ne nous accoutumons
point à la joie que nous donna l'admirable arrêt de samedi.

Madame de Grignan[50] est morte.


  Vendredi au soir.

Il me semble, par vos beaux remercîments, que vous me donniez mon congé;
mais je ne le prends pas encore. Je prétends vous écrire quand il me
plaira; et dès qu'il y aura des vers du Pont-Neuf et autres, je vous les
enverrai fort bien. Notre cher ami est par les chemins. Il a couru un
bruit qu'il était bien malade; tout le monde disait: Quoi! déjà... On
disait encore que M. d'Artagnan avait envoyé demander à la cour ce qu'il
ferait de son prisonnier malade, et qu'on lui avait répondu durement
qu'il le menât toujours, en quelque état qu'il fût. Tout cela est faux;
mais on voit par là ce qu'on a dans le cœur, et combien il est
dangereux de donner des fondements sur quoi on augmente tout ce qu'on
veut. Pecquet et Lavalée sont toujours à la Bastille; en vérité, cette
conduite est admirable. On recommencera la chambre après les Rois.

Je crois que les pauvres exilés sont arrivés présentement à leur gîte.
Quand notre ami sera au sien, je vous le manderai; car il le faut mettre
jusqu'à Pignerol, et plût à Dieu que de Pignerol nous le puissions faire
venir où nous voudrions bien[51]! Et vous, mon pauvre monsieur, combien
durera encore votre exil? J'y pense bien souvent. Mille compliments à
monsieur votre père. On m'a dit que madame votre femme est ici; je
l'irai voir. J'ai soupé hier avec une de nos amies; nous parlâmes de
vous aller voir.


  [50] Angélique-Claire d'Angennes, première femme de M. de Grignan.

  [51] Fouquet mourut en 1680, dans sa prison (selon l'opinion commune).



13.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MÉNAGE.


  23 juin (1668).

Votre souvenir m'a donné une joie sensible, et m'a réveillé tout
l'agrément de notre ancienne amitié. Vos vers m'ont fait souvenir de ma
jeunesse, et je voudrais bien savoir pourquoi le souvenir de la perte
d'un bien aussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieu du
plaisir que j'ai senti, il me semble qu'on devrait pleurer: mais, sans
examiner d'où peut venir ce sentiment, je veux m'attacher à celui que me
donne la reconnaissance que j'ai de votre présent. Vous ne pouvez douter
qu'il ne me soit agréable, puisque mon amour-propre y trouve si bien son
compte, et que j'y suis célébrée par le plus bel esprit de mon temps. Il
faudrait, pour l'honneur de vos vers, que j'eusse mieux mérité tout
celui que vous me faites. Telle que j'ai été, et telle que je suis, je
n'oublierai jamais votre véritable et solide amitié, et je serai toute
ma vie la plus reconnaissante comme la plus ancienne de vos très-humbles
servantes.

  La marquise de SÉVIGNÉ.



14.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.


  Paris, ce 26 juillet 1668.

Je veux commencer à répondre en deux mots à votre lettre, et puis notre
procès sera fini.

Vous m'attaquez doucement, monsieur le comte, et me reprochez finement
que je ne fais pas grand cas des malheureux, mais qu'en récompense je
battrai des mains pour votre retour; en un mot, que je hurle avec les
loups, et que je suis d'assez bonne compagnie pour ne pas dédire ceux
qui blâment les absents.

Je vois bien que vous êtes mal instruit des nouvelles de ce pays-ci, mon
cousin; apprenez donc de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de
faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit madame de
Bouillon[52], mais je n'ai pas celle-là; cette pensée n'est que dans
votre tête, et j'ai fait mes preuves ici de générosité sur le sujet des
disgraciés[53], qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux,
que je vous dirais bien si je voulais: je ne crois donc pas mériter ce
reproche, et il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes
défauts. Mais venons à vous.

Nous sommes proches, et de même sang; nous nous plaisons, nous nous
aimons, nous prenons intérêt dans nos fortunes. Vous me parlez de vous
avancer de l'argent sur les dix mille écus que vous aurez à toucher dans
la succession de M. de Châlons[54]; vous dites que je vous l'ai refusé,
et moi je dis que je vous l'ai prêté; car vous savez fort bien, et notre
ami Corbinelli en est témoin, que mon cœur le voulut d'abord, et que
lorsque nous cherchions quelques formalités pour avoir le consentement
de Neuchèse[55], afin d'entrer en votre place pour être payé,
l'impatience vous prit; et, m'étant trouvée par malheur assez imparfaite
de corps et d'esprit pour vous donner sujet de faire un fort joli
portrait de moi, vous le fîtes, et vous préférâtes à notre ancienne
amitié, à notre nom et à la justice même, le plaisir d'être loué de
votre ouvrage; vous savez qu'une dame de vos amies[56] vous obligea
généreusement de le brûler; elle crut que vous l'aviez fait, je le crus
aussi; et quelque temps après, ayant su que vous aviez fait des
merveilles sur le sujet de M. Fouquet et le mien, cette conduite acheva
de me faire revenir; je me raccommodai avec vous à mon retour de
Bretagne; mais avec quelle sincérité? Vous le savez. Vous savez encore
notre voyage de Bourgogne, et avec quelle franchise je vous redonnai
toute la part que vous aviez jamais eue dans mon amitié; je revins
entêtée de votre société. Il y eut des gens qui me dirent en ce
temps-là: «J'ai vu votre portrait entre les mains de madame de la Baume,
je l'ai vu.» Je ne répondis que par un sourire dédaigneux, ayant pitié
de ceux qui s'amusaient à croire à leurs yeux. «Je l'ai vu», me dit-on
encore au bout de huit jours; et moi, de sourire encore. Je le dis en
riant à Corbinelli; il reprit le même souris moqueur qui m'avait déjà
servi en deux occasions, et je demeurai cinq à six mois de cette sorte,
faisant pitié à ceux dont je m'étais moquée. Enfin le jour malheureux
arriva où je vis moi-même, et de mes propres yeux _bigarrés_[57], ce que
je n'avais pas voulu croire. Si les cornes me fussent venues à la tête,
j'aurais été bien moins étonnée. Je le lus et je le relus, ce cruel
portrait; je l'aurais trouvé très-joli, s'il eût été d'une autre que de
moi et d'un autre que de vous; je le trouvai même si bien enchâssé et
tenant si bien sa place dans le livre, que je n'eus pas la consolation
de me pouvoir flatter qu'il fût d'un autre que de vous. Je le reconnus à
plusieurs choses que j'en avais ouï dire, plutôt qu'à la peinture de mes
sentiments, que je méconnus entièrement. Enfin je vous vis au
Palais-Royal, où je vous dis que ce livre courait. Vous voulûtes me
conter qu'il fallait qu'on eût fait ce portrait de mémoire, et qu'on
l'avait mis là: je ne vous crus point du tout. Je me ressouvins alors
des avis qu'on m'avait donnés, et dont je m'étais moquée. Je trouvai que
la place où était ce portrait était si juste, que l'amour[58] paternelle
vous avait empêché de vouloir défigurer cet ouvrage en l'ôtant d'un lieu
où il tenait si bien son coin. Je vis que vous vous étiez moqué et de
madame de Monglas et de moi, que j'avais été votre dupe, que vous aviez
abusé de ma simplicité, et que vous aviez eu sujet de me trouver bien
innocente, en voyant le retour de mon cœur pour vous, et sachant que le
vôtre me trahissait: vous savez la suite.

Être dans les mains de tout le monde; se trouver imprimée; être le livre
de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort
irréparable; se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette
douleur, par qui? Je ne veux point vous étaler davantage toutes mes
raisons; vous avez bien de l'esprit; je suis assurée que si vous voulez
faire un quart d'heure de réflexions, vous les verrez et vous les
sentirez comme moi. Cependant que fais-je, quand vous êtes arrêté? Avec
la douleur dans l'âme, je vous fais faire des compliments, je plains
votre malheur, j'en parle même dans le monde, et je dis assez librement
mon avis sur le procédé de madame de la Baume[59], pour en être
brouillée avec elle. Vous sortez de prison, je vous vais voir plusieurs
fois, je vous dis adieu quand je partis pour Bretagne; je vous ai écrit,
depuis que vous êtes chez vous, d'un style assez libre et sans rancune;
et enfin je vous écris encore, quand madame d'Époisses me dit que vous
vous êtes cassé la tête[60].

Voilà ce que je voulais vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant
d'ôter de votre esprit que ce soit moi qui ait tort. Gardez ma lettre,
et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire; et
soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d'une chose qui se fût
passée entre deux autres personnes; que votre intérêt ne vous fasse pas
voir ce qui n'est pas; avouez que vous avez cruellement offensé l'amitié
qui était entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que, si vous
répondez, je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m'est une
chose impossible. Je verbaliserai toujours; au lieu d'écrire en deux
mots, comme je vous l'avais promis, j'écrirai en deux mille; et enfin
j'en ferai tant, par des lettres d'une longueur cruelle et d'un ennui
mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon,
c'est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.

Au reste, j'ai senti votre saignée; n'était-ce pas le 17 de ce mois?
Justement: elle me fit tous les biens du monde, et je vous en remercie.
Je suis si difficile à saigner, que c'est charité à vous de donner votre
bras au lieu du mien.

Pour cette sollicitation, envoyez-moi votre homme d'affaires avec un
placet, et je le ferai donner par une amie à M. Didé; car, pour moi, je
ne le connais point; et j'irai même avec cette amie. Vous pouvez vous
assurer que, si je pouvais vous rendre service, je le ferais, et de bon
cœur et de bonne grâce. Je ne vous dis point l'intérêt extrême que j'ai
toujours pris à votre fortune; vous croiriez que ce serait le
_Rabutinage_ qui en serait la cause: mais non, c'était vous, c'est vous
encore, qui m'avez causé des afflictions tristes et amères, en voyant
ces trois nouveaux maréchaux de France[61]. Madame de Villars, qu'on
allait voir, me mettait devant les yeux les visites qu'on m'aurait
rendues en pareille occasion, si vous aviez voulu.

Je vous remercie de vos lettres au roi, mon cousin; elles me feraient
plaisir à lire d'un inconnu, elles m'attendrissent; il me semble
qu'elles devraient faire cet effet-là sur notre maître: il est vrai
qu'il ne s'appelle pas _Rabutin_ comme moi.

La plus jolie fille de France vous fait des compliments; ce nom me
paraît assez agréable; je suis pourtant lasse d'en faire les honneurs.


  [52] Marie-Anne Mancini, femme de Godefroi-Maurice de la Tour, duc de
  Bouillon.

  [53] Le cardinal de Retz, Pellisson, Pomponne et autres.

  [54] Jacques de Neuchèse, évêque de Châlons, grand oncle de madame de
  Sévigné.

  [55] L'héritier de l'évêque de Châlons.

  [56] Madame de Monglas.

  [57] Madame de Sévigné fait ici allusion à ce passage des _Amours des
  Gaules_: «Madame de Sévigné est inégale jusques aux prunelles des yeux
  et jusques aux paupières; elle a les yeux de différentes couleurs; et
  les yeux étant les miroirs de l'âme, ces inégalités sont comme un avis
  que donne la nature, à ceux qui l'approchent, de ne pas faire un grand
  fondement sur son amitié.»

  [58] Ce mot s'employait alors au féminin.

  [59] Elle avait fait imprimer en Hollande, sans l'aveu de Bussy, le
  manuscrit des _Amours des Gaules_, qu'il lui avait confié.

  [60] Le bruit s'était répandu que Bussy avait été blessé par la chute
  d'une corniche: il n'en était rien.

  [61] Ces trois maréchaux étaient MM. de Créqui, de Bellefonds et
  d'Humières.



15.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.


  A Paris, ce 4 septembre 1668.

Levez-vous, comte; je ne veux point vous tuer à terre: ou reprenez votre
épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne
la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose
comme elle s'est passée, c'est tout ce que je veux. Voilà un procédé
assez honnête: vous ne me pouvez plus appeler justement une petite
brutale.

Je ne trouve pas que vous ayez conservé une grande tendresse pour la
belle qui vous captivait autrefois; il en faut revenir à ce que vous
avez dit:

        A la cour,
  Quand on a perdu l'estime,
     On perd l'amour.

M. de Montausier vient d'être fait gouverneur de M. le Dauphin.

  Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler[62].

Adieu, comte. Présentement que je vous ai battu, je dirai partout que
vous êtes le plus brave homme de France, et je conterai notre combat le
jour que je parlerai des combats singuliers. Ma fille vous fait ses
compliments. L'opinion que vous avez de sa fortune nous console un peu.


  [62] Allusion à ces vers de Corneille dans _Cinna_, Ve acte, scène 3:

    Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
    Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler.



16.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.


  A Paris, ce 4 décembre 1668.

N'avez-vous pas reçu ma lettre où je vous donnais la vie, et où je ne
voulais pas vous tuer à terre? J'attendais une réponse sur cette belle
action: vous n'y avez pas pensé; vous vous êtes contenté de vous
relever, et de reprendre votre épée, comme je vous l'ordonnais. J'espère
que ce ne sera pas pour vous en servir jamais contre moi.

Il faut que je vous apprenne une nouvelle qui, sans doute, vous donnera
de la joie: c'est qu'enfin la plus jolie fille de France épouse, non pas
le plus joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume: c'est
M. de Grignan, que vous connaissez il y a longtemps. Toutes ses femmes
sont mortes pour faire place à votre cousine, et même son père et son
fils, par une bonté extraordinaire; de sorte qu'étant plus riche qu'il
n'a jamais été, et se trouvant d'ailleurs, et par sa naissance, et par
ses établissements, et par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvions
souhaiter, nous ne le marchandons point, comme on a accoutumé de faire:
nous nous en fions bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il
paraît fort content de notre alliance; et aussitôt que nous aurons des
nouvelles de l'archevêque d'Arles son oncle, son autre oncle l'évêque
d'Uzès étant ici, ce sera une affaire qui s'achèvera avant la fin de
l'année. Comme je suis une dame assez régulière, je n'ai pas voulu
manquer à vous en demander votre avis et votre approbation. Le public
paraît content, c'est beaucoup: car on est si sot, que c'est quasi sur
cela qu'on se règle.

Voici encore un autre article sur quoi je veux que vous me contentiez,
s'il vous reste un brin d'amitié pour moi. Je sais que vous avez mis au
bas du portrait que vous avez de moi, que j'ai été mariée à un
gentilhomme breton, _honoré_ des alliances de Vassé et de Rabutin. Cela
n'est pas juste, mon cher cousin; je suis depuis peu si bien instruite
de la maison de Sévigné, que j'aurais sur ma conscience de vous laisser
dans cette erreur. Il a fallu montrer notre noblesse en Bretagne, et
ceux qui en ont le plus ont pris plaisir de se servir de cette occasion
pour étaler leur marchandise; voici la nôtre:

Quatorze contrats de mariage de père en fils; trois cent cinquante ans
de chevalerie; les pères quelquefois considérables dans les guerres de
Bretagne, et bien marqués dans l'histoire; quelquefois retirés chez eux
comme des Bretons, quelquefois de grands biens, quelquefois de
médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances; celles de
350 ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du
Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron. Ces noms sont grands; ces
femmes avaient pour maris des Rohan et des Clisson; depuis ces quatre,
ce sont des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des
Sévigné de leur même maison; des du Bellay, des Rieux, des Bodegal, des
Plessis-Ireul, et d'autres qui ne me reviennent pas présentement,
jusqu'à Vassé et jusqu'à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m'en
croire....... Je vous conjure donc, mon cousin, si vous me voulez
obliger, de changer votre écriteau; et si vous n'y voulez point mettre
de bien, n'y mettez point de rabaissement. J'attends cette marque de
votre justice, et du reste d'amitié que vous avez pour moi.



17.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN.


  A Paris, ce 7 janvier 1669.

Il est tellement vrai que je n'ai point reçu votre réponse sur la lettre
où je vous donnais la vie, que j'étais en peine de vous, et je craignais
qu'avec la meilleure intention du monde de vous pardonner (comme je ne
suis pas accoutumée à manier une épée), je ne vous eusse tué sans y
penser. Cette raison seule me paraissait bonne à vous pour ne m'avoir
point fait de réponse. Cependant vous me l'aviez faite, et l'on ne peut
pas avoir été mieux perdue qu'elle ne l'a été. Vous voulez bien que je
la regrette encore. Tout ce que vous écrivez est agréable; et si j'eusse
souhaité la perte de quelque chose, ce n'eût jamais été pour cette
lettre-là. Vous me dites très-naïvement tous les écriteaux qui sont au
bas de mes portraits; je suis persuadée que ceux qui en ont parlé
autrement ont menti; mais celui où vous me louez sur l'amitié, qu'en
dites-vous? J'entends votre ton, et je comprends que c'est une satire
selon votre pensée; mais comme vous serez peut-être le seul qui la
preniez pour une contre-vérité, et qu'en plusieurs endroits cette
louange m'est acquise par des raisons assez fortes, je consens que ce
que vous avez écrit demeure écrit à l'éternité: et pour vous, monsieur
le comte, sans recommencer ni notre procès ni notre combat, je vous
dirai que je n'ai pas manqué un moment à l'amitié que je vous devais.
Mais n'en parlons plus: je crois que dans votre cœur vous en êtes
présentement persuadé.

Pour notre chevalerie de Bretagne, vous ne la connaissez point, le
Bouchet, qui connaît les maisons dont je vous ai parlé, et qui vous
paraissent barbares, vous dirait qu'il faut baisser le pavillon devant
elles.

Je ne vous dis pas cela pour dénigrer nos Rabutins: hélas! je ne les
aime que trop, et je ne suis que trop sensiblement touchée de ne pas
voir celui qui s'appelle Roger, briller ici avec tous les ornements qui
lui étaient dus; mais il se faut consoler, dans la pensée que l'histoire
lui fera la justice que la fortune lui a si injustement refusée. Il ne
faut donc pas que vous me querelliez sur le cas que je fais de quelques
maisons, au préjudice de la nôtre: je dis seulement des Sévignés ce qui
en est et ce que j'en ai vu.

Je suis fort aise que vous approuviez le mariage de M. de Grignan: il
est vrai que c'est un très-bon et un très-honnête homme, qui a du bien,
de la qualité, une charge, de l'estime et de la considération dans le
monde. Que faut-il davantage? Je trouve que nous sommes fort bien sortis
d'intrigue. Puisque vous êtes de cette opinion, signez la procuration
que je vous envoie, mon cher cousin, et soyez persuadé que, par mon
goût, vous seriez tout le beau premier à la fête. Bon Dieu! que vous y
tiendriez bien votre place! Depuis que vous êtes parti de ce pays-ci, je
ne trouve plus d'esprit qui me contente pleinement, et mille fois je me
dis en moi-même: Bon Dieu! quelle différence! On parle de guerre, et que
le roi fera la campagne.



18.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 6 août 1670.

Est-ce qu'en vérité je ne vous ai pas donné la plus jolie femme du
monde? Peut-on être plus honnête, plus régulière? Peut-on vous aimer
plus tendrement? Peut-on avoir des sentiments plus chrétiens? Peut-on
souhaiter plus passionnément d'être avec vous? Et peut-on avoir plus
d'attachement à tous ses devoirs? Cela est assez ridicule, que je dise
tant de bien de ma fille; mais c'est que j'admire sa conduite comme les
autres, et d'autant plus que je la vois de plus près; et qu'à vous dire
vrai, quelque bonne opinion que j'eusse d'elle sur les choses
principales, je ne croyais point du tout qu'elle dût être exacte sur
toutes les autres au point qu'elle l'est. Je vous assure que le monde
aussi lui rend bien justice, et qu'elle ne perd aucune des louanges qui
lui sont dues. Voilà mon ancienne thèse qui me fera lapider un jour,
c'est que le public n'est ni fou ni injuste: madame de Grignan doit être
trop contente de lui pour disputer contre moi présentement. Elle a été
dans des peines de votre santé qui ne sont pas concevables; je me
réjouis que vous soyez guéri, pour l'amour de vous et pour l'amour
d'elle. Je vous prie que si vous avez encore quelque bourrasque à
essuyer de votre bile, vous en obteniez d'attendre que ma fille soit
accouchée. Elle se plaint encore tous les jours de ce qu'on l'a retenue
ici, et dit tout sérieusement que cela est bien cruel de l'avoir séparée
de vous. Il semble que ce soit par plaisir que nous vous ayons mis à
deux cents lieues d'elle. Je vous prie sur cela de calmer son esprit, et
de lui témoigner la joie que vous avez d'espérer qu'elle accouchera
heureusement ici. Rien n'était plus impossible que de l'emmener dans
l'état où elle était; et rien ne sera si bon pour sa santé, ni même pour
sa réputation, que d'y accoucher au milieu de ce qu'il y a de plus
habile, et d'y être demeurée avec la conduite qu'elle a. Si elle
voulait, après cela, devenir folle et coquette, elle le serait plus d'un
an avant qu'on pût le croire, tant elle a donné bonne opinion de sa
sagesse. Je prends à témoin tous les Grignans qui sont ici de la vérité
de tout ce que je dis. La joie que j'en ai a bien du rapport à vous, car
je vous aime de tout mon cœur, et suis ravie que la suite ait si bien
justifié votre goût. Je ne vous dis aucune nouvelle; ce serait aller sur
les droits de ma fille. Je vous conjure seulement de croire qu'on ne
peut s'intéresser plus tendrement que je fais à ce qui vous touche.



19.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 28 novembre 1670.

Ne parlons plus de cette femme, nous l'aimons au delà de toute raison;
elle se porte très-bien, et je vous écris en mon propre et privé nom. Je
veux vous parler de M. de Marseille[63], et vous conjurer, par toute la
confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre
conduite avec lui. Je connais les manières des provinces, et je sais le
plaisir qu'on y prend à nourrir les divisions; en sorte qu'à moins que
d'être toujours en garde contre les discours de ces messieurs, on prend
insensiblement leurs sentiments, et très-souvent c'est une injustice. Je
vous assure que le temps ou d'autres raisons ont changé l'esprit de M.
de Marseille: depuis quelques jours il est fort adouci, et, pourvu que
vous ne vouliez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu'il ne
l'est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu'à ce qu'il ait fait quelque
chose de contraire; rien n'est plus capable d'ôter tous les bons
sentiments que de marquer de la défiance; il suffit souvent d'être
soupçonné comme ennemi, pour le devenir: la dépense en est toute faite,
on n'a plus rien à ménager. Au contraire, la confiance engage à bien
faire; on est touché de la bonne opinion des autres, et on ne se résout
pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et
vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n'attendez pas. Je
ne puis croire qu'il y ait du venin caché dans son cœur, avec toutes
les démonstrations qu'il nous fait, et dont il serait honnête d'être la
dupe, plutôt que d'être capable de le soupçonner injustement. Suivez mes
avis, ils ne sont pas de moi seule: plusieurs bonnes têtes vous
demandent cette conduite, et vous assurent que vous n'y serez pas
trompé. Votre famille en est persuadée: nous voyons les choses de plus
près que vous: tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de
bon sens, ne peuvent guère s'y méprendre.

Madame de Coulanges[64] m'a mandé que vous m'aimiez; quoique ce ne me
soit pas une nouvelle, je dois être fort aise que cette amitié résiste à
l'absence et à la Provence, et qu'elle se fasse sentir dans les
occasions.


  [63] Toussaint de Forbin-Janson, évêque de Marseille.

  [64] Madame de Coulanges était à Lyon dans ce temps-là.



20.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Paris, lundi 15 décembre 1670.

Je m'en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus
surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus
triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière,
la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus
grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus
éclatante, la plus secrète jusqu'à aujourd'hui, la plus brillante, la
plus digne d'envie; enfin une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans
les siècles passés: encore cet exemple n'est-il pas juste[65]; une chose
que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à
Lyon? une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde; une chose
qui comble de joie madame de Rohan et madame d'Hauterive[66]; une chose
enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la
_berlue_; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas
faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-la, je vous le
donne en trois; _jetez-vous votre langue aux chiens?_ Hé bien! il faut
donc vous la dire: M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui?
Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en
cent. Madame de Coulanges dit: Voilà qui est bien difficile à deviner!
c'est madame de la Vallière. Point du tout, madame. C'est donc
mademoiselle de Retz? Point du tout; vous êtes bien provinciale. Ah!
vraiment, nous sommes bien bêtes, dites-vous: c'est mademoiselle
Colbert. Encore moins. C'est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n'y
êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire: il épouse, dimanche, au
Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de.......
mademoiselle, devinez le nom; il épouse Mademoiselle, ma foi! par ma
foi! ma foi jurée! Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle,
fille de feu Monsieur[67], Mademoiselle, petite-fille de Henri IV,
mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier,
mademoiselle d'Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi;
Mademoiselle, destinée au trône; Mademoiselle, le seul parti de France
qui fût digne de Monsieur. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous
criez, si vous êtes hors de vous-mêmes, si vous dites que nous avons
menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle
raillerie, que cela est bien fade à imaginer; si enfin vous nous dites
des injures, nous trouverons que vous avez raison; nous en avons fait
autant que vous. Adieu; les lettres qui seront portées par cet ordinaire
vous feront voir si nous disons vrai ou non.


  [65] Anquetil croit que madame de Sévigné veut parler ici de Marie,
  sœur de Henri VII, roi d'Angleterre, et veuve de Louis XII, qui se
  remaria, trois mois après la mort du roi, au duc de Suffolk, qu'elle
  avait aimé avant d'être reine de France.

  [66] Marguerite, duchesse de Rohan, princesse de Léon, fille unique du
  duc de Rohan, célèbre dans l'histoire de nos guerres de religion, se
  maria par inclination, en 1645, avec Henri Chabot, simple gentilhomme
  sans fortune. Madame d'Hauterive, fille du duc de Villeroi, veuve du
  comte de Tournon et du duc de Chaulnes, se maria en troisièmes noces à
  Jean Vignier, marquis d'Hauterive, et depuis ce mariage son père ne
  voulut plus la voir.

  [67] Gaston de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIII.



21.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Paris, vendredi 19 décembre 1670.

Ce qui s'appelle tomber du haut des nues, c'est ce qui arriva hier au
soir aux Tuileries; mais il faut reprendre les choses de plus loin. Vous
en êtes à la joie, aux transports, aux ravissements de la princesse et
de son bienheureux amant. Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée,
comme je vous l'ai mandé. Le mardi se passa à parler, à s'étonner, à
complimenter; le mercredi, Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun,
avec dessein de lui donner les titres, les noms et les ornements
nécessaires pour être nommé dans le contrat de mariage qui fut fait le
même jour. Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés: le
premier, c'est le comté d'Eu, qui est la première pairie de France et
qui donne le premier rang; le duché de Montpensier, dont il porta hier
le nom toute la journée; le duché de Saint-Fargeau, le duché de
Châtellerault: tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fut
dressé ensuite, où il prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui
était hier, Mademoiselle espéra que le roi signerait le contrat, comme
il l'avait dit; mais, sur les sept heures du soir, la reine, Monsieur et
plusieurs barbons firent entendre à Sa Majesté que cette affaire faisait
tort à sa réputation; en sorte qu'après avoir fait venir Mademoiselle et
M. de Lauzun, le roi leur déclara, devant M. le Prince, qu'il leur
défendait absolument de songer à ce mariage. M. de Lauzun reçut cet
ordre avec tout le respect, toute la soumission, toute la fermeté et
tout le désespoir que méritait une si grande chute. Pour Mademoiselle,
suivant son humeur, elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs
violentes, en plaintes excessives; et tout le jour elle a gardé son lit,
sans rien avaler que des bouillons. Voilà un beau songe, voilà un beau
sujet de roman ou de tragédie, mais surtout un beau sujet de raisonner
et de parler éternellement: c'est ce que nous faisons jour et nuit, soir
et matin, sans fin, sans cesse; nous espérons que vous en ferez autant:
_E frà tanto vi bacio le mani_.



22.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Paris, mercredi 24 décembre 1670.

Vous savez présentement l'histoire romanesque de Mademoiselle et de M.
de Lauzun. C'est le juste sujet d'une tragédie dans toutes les règles du
théâtre; nous en disposions les actes et les scènes l'autre jour; nous
prenions quatre jours au lieu de vingt-quatre heures, et c'était une
pièce parfaite. Jamais il ne s'est vu de si grands changements en si peu
de temps; jamais vous n'avez vu une émotion si générale; jamais vous
n'avez ouï une si extraordinaire nouvelle. M. de Lauzun a joué son
personnage en perfection; il a soutenu ce malheur avec une fermeté, un
courage, et pourtant une douleur mêlée d'un profond respect, qui l'ont
fait admirer de tout le monde. Ce qu'il a perdu est sans prix; mais les
bonnes grâces du roi, qu'il a conservées, sont sans prix aussi, et sa
fortune ne paraît pas déplorée. Mademoiselle a fort bien fait aussi;
elle a bien pleuré, elle a recommencé aujourd'hui à rendre ses devoirs
au Louvre, dont elle avait reçu toutes les visites. Voilà qui est fini.
Adieu.



23.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Paris, mercredi 31 décembre 1670.

J'ai reçu vos réponses à mes lettres. Je comprends l'étonnement où vous
avez été de tout ce qui s'est passé depuis le 15 jusqu'au 20 de ce mois:
le sujet le méritait bien. J'admire aussi votre bon esprit, et combien
vous avez jugé droit, en croyant que cette grande machine ne pourrait
pas aller depuis le lundi jusqu'au dimanche. La modestie m'empêche de
vous louer à bride abattue là-dessus, parce que j'ai dit et pensé toutes
les mêmes choses que vous. Je dis à ma fille le lundi: Jamais ceci n'ira
à bon port jusqu'à dimanche; et je voulus parier, quoique tout respirât
la noce, qu'elle ne s'achèverait point. En effet, le jeudi le temps se
brouilla, et la nuée creva le soir à dix heures, comme je vous l'ai
mandé. Ce même jeudi, j'allai dès neuf heures du matin chez
Mademoiselle, ayant eu avis qu'elle allait se marier à la campagne, et
que le coadjuteur de Reims[68] faisait la cérémonie; cela était ainsi
résolu le mercredi au soir; car, pour le Louvre, cela fut changé dès le
mardi[69]. Mademoiselle écrivait; elle me fit entrer, elle acheva sa
lettre; et puis, comme elle était au lit, elle me fit mettre à genoux
dans sa ruelle; elle me dit à qui elle écrivait, et pourquoi, et les
beaux présents qu'elle avait faits la veille, et le nom qu'elle avait
donné; qu'il n'y avait point de parti pour elle en Europe, et qu'elle
voulait se marier. Elle me conta une conversation mot à mot qu'elle
avait eue avec le roi; elle me parut transportée de la joie de faire un
homme bien heureux; elle me parla avec tendresse du mérite et de la
reconnaissance de M. de Lauzun; et sur tout cela je lui dis: «Mon Dieu,
Mademoiselle, vous voilà bien contente; mais que n'avez-vous donc fini
promptement cette affaire dès lundi? Savez-vous bien qu'un si grand
retardement donne le temps à tout le royaume de parler, et que c'est
tenter Dieu et le roi que de vouloir conduire si loin une affaire si
extraordinaire?» Elle me dit que j'avais raison; mais elle était si
pleine de confiance, que ce discours ne lui fit alors qu'une légère
impression. Elle retourna sur les bonnes qualités et sur la bonne maison
de Lauzun. Je lui dis ces vers de Sévère dans _Polyeucte_:

  Je ne la puis du moins blâmer d'un mauvais choix:
  Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois.

Elle m'embrassa fort. Cette conversation dura une heure; il est
impossible de la redire toute: mais j'avais été assurément fort agréable
durant ce temps, et je le puis dire sans vanité, car elle était aise de
parler à quelqu'un; son cœur était trop plein. A dix heures, elle se
donna au reste de la France, qui venait lui faire sur cela son
compliment. Elle attendit tout le matin des nouvelles, et n'en eut
point. L'après-dînée, elle s'amusa à faire ajuster elle-même
l'appartement de M. de Montpensier. Le soir, vous savez ce qui arriva.
Le lendemain, qui était vendredi, j'allai chez elle; je la trouvai dans
son lit; elle redoubla ses cris en me voyant; elle m'appela, m'embrassa,
me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit: Hélas! vous souvient-il de
ce que vous me dîtes hier? Ah! quelle cruelle prudence! ah! la
prudence! Elle me fit pleurer à force de pleurer. J'y suis encore
retournée deux fois; elle est fort affligée, et m'a toujours traitée
comme une personne qui sentait ses douleurs; elle ne s'est pas trompée.
J'ai retrouvé, dans cette occasion, des sentiments qu'on n'a guère pour
des personnes d'un tel rang. Ceci entre nous deux et madame de
Coulanges; car vous jugez bien que cette causerie serait entièrement
ridicule avec d'autres. Adieu.


  [68] Charles-Maurice le Tellier.

  [69] Lauzun voulait d'abord être marié dans la chapelle des Tuileries.



24.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 6 février 1671.

Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre; je ne
l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma chère fille, je ne la
trouve plus; et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en
allai donc à Sainte-Marie toujours pleurant et toujours mourant: il me
semblait qu'on m'arrachait le cœur et l'âme; et en effet, quelle rude
séparation! Je demandai la liberté d'être seule; on me mena dans la
chambre de madame du Housset, on me fit du feu; _Agnès_ me regardait
sans me parler; c'était notre marché; j'y passai jusqu'à cinq heures
sans cesser de sanglotter; toutes mes pensées me faisaient mourir.
J'écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton; j'allai
ensuite chez madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par
l'intérêt qu'elle y prit: elle était seule, et malade et triste de la
mort d'une sœur religieuse, elle était comme je la pouvais désirer. M.
de la Rochefoucauld y vint; on ne parla que de vous, de la raison que
j'avais d'être touchée, et du dessein de parler comme il faut à
_Mellusine_[70]. Je vous réponds qu'elle sera bien relancée.
D'Hacqueville vous rendra un bon compte de cette affaire. Je revins
enfin à huit heures de chez madame de la Fayette; mais en entrant ici,
bon Dieu! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré?
Cette chambre où j'entrais toujours, hélas! j'en trouvai les portes
ouvertes; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre petite fille
qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que je
souffris? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n'étais
point avancée d'un pas pour le repos de mon esprit. L'après-dînée se
passa avec madame de la Troche[71] à l'Arsenal. Le soir, je reçus votre
lettre, qui me remit dans les premiers transports; et ce soir
j'achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j'apprendrai des
nouvelles; car, pour moi, voilà ce que je sais, avec les douleurs de
tous ceux que vous avez laissés ici; toute ma lettre serait pleine de
compliments, si je voulais.


  [70] Madame de Marans, sœur de mademoiselle de Montalais, fille
  d'honneur de MADAME. Mellusine est le nom d'une fée célèbre dans nos
  vieux romans de chevalerie. Madame de Marans avait tenu des propos sur
  madame de Grignan.

  [71] Marie Godde de Varennes, veuve du marquis de la Troche,
  conseiller au parlement de Rennes.



25.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 9 février 1671.

Je reçois vos lettres, comme vous avez reçu ma bague; je fonds en larmes
en les lisant; il semble que mon cœur veuille se fendre par la moitié:
on croirait que vous m'écrivez des injures ou que vous êtes malade, ou
qu'il vous est arrivé quelque accident, et c'est tout le contraire; vous
m'aimez, ma chère enfant, et vous me le dites d'une manière que je ne
puis soutenir sans des pleurs en abondance. Vous continuez votre voyage
sans aucune aventure fâcheuse; et lorsque j'apprends tout cela, qui est
justement tout ce qui me peut être le plus agréable, voilà l'état où je
suis. Vous vous amusez donc à penser à moi, vous en parlez, et vous
aimez mieux m'écrire vos sentiments que vous n'aimez à me le dire; de
quelque façon qu'ils me viennent, ils sont reçus avec une sensibilité
qui n'est comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me
faites sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de
tendresse; mais si vous songez à moi, soyez assurée aussi que je pense
continuellement à vous: c'est ce que les dévots appellent une pensée
habituelle, c'est ce qu'il faudrait avoir pour Dieu, si l'on faisait son
devoir: rien ne me donne de distraction; je vois ce carrosse qui avance
toujours, et qui n'approchera jamais de moi: je suis toujours dans les
grands chemins, il me semble que j'ai quelquefois peur que ce carrosse
ne verse; les pluies qu'il fait depuis trois jours me mettent au
désespoir; le Rhône me fait une peur étrange. J'ai une carte devant mes
yeux; je sais tous les lieux où vous touchez: vous êtes ce soir à
Nevers; vous serez dimanche à Lyon, où vous recevrez cette lettre. Je
n'ai pu vous écrire qu'à Moulins par madame de Guénégaud. Je n'ai reçu
que deux de vos lettres; peut-être que la troisième viendra; c'est la
seule consolation que je souhaite, pour d'autres, je n'en cherche pas.
Je suis entièrement incapable de voir beaucoup de monde ensemble; cela
viendra peut-être, mais il n'en est pas question encore. Les duchesses
de Verneuil et d'Arpajon[72] me veulent réjouir; je les en ai
remerciées: je n'ai jamais vu de si belles âmes qu'il y en a dans ce
pays-ci. Je fus samedi tout le jour chez madame de Villars[73] à parler
de vous, et à pleurer; elle entre bien dans mes sentiments. Hier je fus
au sermon de M. d'Agen[74] et au salut, et chez madame de Puisieux, et
chez madame de Pui-du-Fou, qui vous fait mille amitiés. Si vous aviez un
petit manteau fourré, elle aurait l'esprit en repos. Aujourd'hui je m'en
vais souper au faubourg tête à tête[75]. Voilà les fêtes de mon
carnaval. Je fais tous les jours dire une messe pour vous: c'est une
dévotion qui n'est pas chimérique. Je n'ai vu Adhémar[76] qu'un moment;
je m'en vais lui écrire, pour le remercier de son lit; je lui en suis
plus obligée que vous. Si vous voulez me faire un véritable plaisir,
ayez soin de votre santé, dormez dans ce joli petit lit, mangez du
potage, et servez-vous de tout le courage qui me manque. Continuez à
m'écrire. Tout ce que vous avez laissé d'amitiés ici est augmenté: je ne
finirais point à vous faire des compliments, et à vous dire l'inquiétude
où l'on est de votre santé.

Mademoiselle d'Harcourt fut mariée avant-hier; il y eut un grand souper
maigre à toute la famille; hier, un grand bal et un grand souper au roi,
à la reine, à toutes les dames parées: c'était une des plus belles fêtes
qu'on puisse voir.

Madame d'Heudicourt est partie avec un désespoir inconcevable, ayant
perdu toutes ses amies, convaincue de tout ce que madame Scarron avait
toujours défendu, et de toutes les trahisons du monde[77]. Mandez-moi
quand vous aurez reçu mes lettres. Je fermerai tantôt celle-ci.


  Lundi au soir.

Avant que d'aller au faubourg je fais mon paquet, et je l'adresse à M.
l'intendant à Lyon. La distinction de vos lettres m'a charmée: hélas! je
la méritais bien par la distinction de mon amitié pour vous.

Madame de Fontevrault[78] fut bénite hier; MM. les prélats furent un peu
fâchés de n'y avoir que des tabourets.

Voici ce que j'ai su de la fête d'hier: toutes les cours de l'hôtel de
Guise étaient éclairées de deux mille lanternes. La reine entra d'abord
dans l'appartement de mademoiselle de Guise[79], fort éclairé, fort
paré; toutes les dames se mirent à genoux autour de la reine, sans
distinction de tabourets: on soupa dans cet appartement. Il y avait
quarante dames à table; le souper fut magnifique; le roi vint, et fort
gravement regarda tout sans se mettre à table; on monta plus haut, où
tout était préparé pour le bal. Le roi mena la reine, et honora
l'assemblée de trois ou quatre courantes, et puis s'en alla au Louvre
avec sa compagnie ordinaire. Mademoiselle ne voulut point venir à
l'hôtel de Guise. Voilà tout ce que je sais.

Je veux voir le paysan de Sully, qui m'apporta hier votre lettre; je lui
donnerai de quoi boire: je le trouve bien heureux de vous avoir vue.
Hélas! comme un moment me paraîtrait, et que j'ai de regret à tous ceux
que j'ai perdus! Je me fais des _dragons_[80] aussi bien que les autres.
Adieu, ma chère enfant, l'unique passion de mon cœur, le plaisir et la
douleur de ma vie. Aimez-moi toujours, c'est la seule chose qui me peut
donner de la consolation.


  [72] Catherine-Henriette d'Harcourt-Beuvron, troisième femme de Louis,
  duc d'Arpajon. La duchesse de Verneuil était fille du chancelier
  Séguier.

  [73] Mère du maréchal duc de ce nom.

  [74] Claude Joly, célèbre prédicateur, depuis évêque d'Agen.

  [75] Avec madame de la Fayette, rue de Vaugirard.

  [76] Joseph Adhémar de Monteil, frère de M. de Grignan, connu d'abord
  sous le nom d'_Adhémar_, fut appelé le _chevalier de Grignan_, après
  la mort de Charles-Philippe d'Adhémar son frère; et, s'étant marié
  dans la suite avec N... d'Oraison, il reprit le nom de _comte
  d'Adhémar_.

  [77] Il paraît qu'elle écrivait à M. de Béthune, ambassadeur en
  Pologne, ce qui se passait de plus particulier à la cour.

  [78] Marie-Madeleine-Gabrielle de Rochechouart, célèbre par son esprit
  et par son savoir. Elle était sœur du duc de Vivonne, et de mesdames
  de Thianges et de Montespan.

  [79] Marie de Lorraine, qui mourut en 1688, à 93 ans.

  [80] Expression familière entre la mère et la fille, pour dire _des
  chagrins_, _des inquiétudes_.



26.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 11 février 1671.

Je n'en ai reçu que trois de ces aimables lettres qui me pénètrent le
cœur; il y en a une qui ne revient point: sans que je les aime toutes,
et que je n'aime point à perdre ce qui me vient de vous, je croirais
n'avoir rien perdu. Je trouve qu'on ne peut rien souhaiter qui ne soit
dans celles que j'ai reçues: elles sont, premièrement, très-bien
écrites; et, de plus, si tendres et si naturelles, qu'il est impossible
de ne les pas croire; la défiance même en serait convaincue: elles ont
ce caractère de vérité qui se maintient toujours, qui se fait voir avec
autorité, pendant que la fausseté et la menterie demeurent accablées
sous les paroles, sans pouvoir persuader; plus leurs sentiments
s'efforcent de paraître, plus ils sont enveloppés. Les vôtres sont vrais
et le paraissent; vos paroles ne servent, tout au plus, qu'à vous
expliquer; et, dans cette noble simplicité, elles ont une force à quoi
l'on ne peut résister. Voilà, ma fille, comme vos lettres m'ont paru;
jugez quel effet elles me font, et quelle sorte de larmes je répands, en
me trouvant persuadée de la vérité que je souhaite le plus. Vous pourrez
juger par là de ce que m'ont fait les choses qui m'ont donné autrefois
des sentiments contraires. Si mes paroles ont la même puissance que les
vôtres, il ne faut pas vous en dire davantage: je suis assurée que mes
vérités ont fait en vous leur effet ordinaire; mais je ne veux pas que
vous disiez que j'étais un rideau qui vous cachait: tant pis si je vous
cachais, vous êtes encore plus aimable quand on a tiré le rideau; il
faut que vous soyez à découvert pour être dans votre perfection: nous
l'avons dit mille fois. Pour moi, il me semble que je suis toute nue,
qu'on m'a dépouillée de tout ce qui me rendait aimable; je n'ose plus
voir le monde, et, quoi qu'on ait fait pour m'y remettre, j'ai passé
tous ces jours-ci comme un loup-garou, ne pouvant faire autrement. Peu
de gens sont dignes de comprendre ce que je sens; j'ai cherché ceux qui
sont de ce petit nombre, et j'ai évité les autres. J'ai vu Guitaud et sa
femme; ils vous aiment, mandez-moi un petit mot pour eux. Deux ou trois
Grignans me vinrent voir hier matin. J'ai remercié mille fois Adhémar de
vous avoir prêté son lit: nous ne voulûmes point examiner s'il n'eût pas
été meilleur pour lui de troubler votre repos, que d'en être cause; nous
n'eûmes pas la force de pousser cette folie, et nous fûmes ravis de ce
que le lit était bon. Il nous semble que vous êtes à Moulins
aujourd'hui; vous y recevrez une de mes lettres: je ne vous ai point
écrit à Briare; c'était ce cruel mercredi qu'il fallait écrire; c'était
le propre jour de votre départ: j'étais si affligée et si accablée, que
j'étais même incapable de chercher de la consolation en vous écrivant.
Voici donc ma troisième et ma seconde à Lyon; ayez soin de me mander si
vous les avez reçues: quand on est fort éloigné, on ne se moque plus des
lettres qui commencent par _j'ai reçu la vôtre, etc._ La pensée que vous
avez de vous éloigner toujours, et de voir que ce carrosse va toujours
en delà, est une de celles qui me tourmentent le plus. Vous allez
toujours, et enfin, comme vous dites, vous vous trouverez à deux cents
lieues de moi; alors, ne pouvant plus souffrir les injustices sans en
faire à mon tour, je me mettrai à m'éloigner aussi de mon côté, et j'en
ferai tant, que je me trouverai à trois cents: ce sera une belle
distance, et ce sera aussi une chose digne de mon amitié, que
d'entreprendre de traverser la France pour vous aller trouver. Je suis
touchée du retour de vos cœurs entre le coadjuteur et vous: vous savez
combien j'ai toujours trouvé que cela était nécessaire au bonheur de
votre vie; conservez bien ce trésor; vous êtes vous-même charmée de sa
bonté, faites-lui voir que vous n'êtes pas ingrate. Je finirai tantôt ma
lettre. Peut-être qu'à Lyon vous serez si étourdie de tous les honneurs
qu'on vous y fera, que vous n'aurez pas le temps de lire tout ceci; ayez
au moins celui de me mander toujours de vos nouvelles, comme vous vous
portez, et votre aimable visage que j'aime tant, et si vous vous
embarquez sur ce diable de Rhône. Je crois que vous aurez M. de
Marseille[81] à Lyon.


  Mercredi au soir.

Je viens de recevoir tout présentement votre lettre de Nogent; elle m'a
été donnée par un fort honnête homme que j'ai questionné tant que j'ai
pu; mais votre lettre vaut mieux que tout ce qui se peut dire. Il était
bien juste, ma fille, que ce fût vous la première qui me fissiez rire,
après m'avoir tant fait pleurer. Ce que vous me mandez de M. Busche est
original, cela s'appelle des traits dans le style de l'éloquence; j'en
ai donc ri, je vous l'avoue; et j'en serais honteuse, si, depuis huit
jours, j'avais fait autre chose que pleurer. Hélas! je le rencontrai
dans la rue ce M. Busche, qui amenait vos chevaux: je l'arrêtai, et,
tout en pleurs, je lui demandai son nom; il me le dit; je lui dis en
sanglottant: M. Busche, je vous recommande ma fille, ne la versez point;
et, quand vous l'aurez menée heureusement à Lyon, venez me voir pour me
dire de ses nouvelles; je vous donnerai de quoi boire. Je le ferai
assurément: ce que vous me mandez sur son sujet augmente beaucoup le
respect que j'avais déjà pour lui. Mais vous ne vous portez point bien,
vous n'avez point dormi; le chocolat vous remettra: mais vous n'avez
point de chocolatière, j'y ai pensé mille fois: comment ferez-vous?
Hélas! mon enfant, vous ne vous trompez point, quand vous croyez que je
suis occupée de vous encore plus que vous ne l'êtes de moi, quoique vous
me le paraissiez plus que je ne vaux. Si vous me voyez, vous me voyez
chercher ceux qui en veulent bien parler; si vous m'écoutez, vous
entendez bien que j'en parle. C'est assez vous dire que j'ai fait une
visite à l'abbé Guêton, pour parler des chemins et de la route de Lyon.
Je n'ai encore vu aucun de ceux qui veulent me divertir; en paroles
couvertes, c'est qu'ils veulent m'empêcher de penser à vous, et cela
m'offense. Adieu, ma très-aimable, continuez à m'écrire et à m'aimer;
pour moi, je suis tout entière à vous, j'ai des soins extrêmes de votre
enfant. Je n'ai point de lettres de M. de Grignan, et je ne laisse pas
de lui écrire.


  [81] M. de Forbin-Janson, depuis cardinal.



27.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Vendredi 13 février 1671, chez M. DE COULANGES.

Monsieur de Coulanges veut que je vous écrive encore à Lyon: je vous
conjure, ma chère enfant, si vous vous embarquez, de descendre au
Pont-Saint-Esprit. Ayez pitié de moi; conservez-vous, si vous voulez que
je vive. Vous m'avez si bien persuadée que vous m'aimez, qu'il me semble
que, dans la vue de me plaire, vous ne vous hasarderez point. Mandez-moi
bien comme vous conduirez votre barque. Hélas! qu'elle m'est chère et
précieuse cette petite barque que le Rhône m'emporte si cruellement!
J'ai ouï dire qu'il y avait eu un dimanche gras, mais ce n'est que par
ouï dire; et je ne l'ai point vu. J'ai été farouche au point de ne
pouvoir pas souffrir quatre personnes ensemble. J'étais au coin du feu
de madame de la Fayette. L'affaire de _Mellusine_ est entre les mains de
Langlade[82], après avoir passé par celles de M. de la Rochefoucauld et
de d'Hacqueville. Je vous assure qu'elle est bien confondue et bien
méprisée par ceux qui ont l'honneur de la connaître. Je n'ai pas encore
vu madame d'Arpajon[83]; elle a une mine satisfaite qui m'importune. Le
bal du mardi gras pensa être renvoyé; jamais il ne fut une telle
tristesse[84]; je crois que c'était votre absence qui en était cause.
Bon Dieu! que de compliments j'ai à vous faire! que d'amitiés! que de
soins de savoir de vos nouvelles! que de louanges l'on vous donne! Je
n'aurais jamais fait, si je voulais nommer tous ceux et celles dont vous
êtes aimée, estimée, adorée; mais, quand vous aurez mis tout cela
ensemble, soyez assurée, ma fille, que ce n'est rien en comparaison de
ce que je suis pour vous. Je ne vous quitte pas un moment; je pense à
vous sans relâche, et de quelle façon! J'ai embrassé votre fille, et
elle m'a baisée et très-bien baisée de votre part. Savez-vous bien que
je l'aime cette petite, quand je songe de qui elle vient?


  [82] Homme attaché à la maison de Bouillon, et depuis secrétaire du
  cabinet.

  [83] Voyez la note de la lettre du 9 février 1671.

  [84] Madame de Montespan et madame de la Vallière n'y parurent point;
  celle-ci, après avoir écrit au roi, venait de se réfugier au couvent
  de Chaillot.



28.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 18 février 1671.

Je vous conjure, ma fille, de conserver vos yeux: pour les miens, vous
savez qu'ils doivent finir à votre service. Vous comprenez bien, ma
belle, que, de la manière dont vous m'écrivez, il faut bien que je
pleure en lisant vos lettres. Pour comprendre quelque chose de l'état où
je suis, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l'inclination naturelle
que j'ai pour votre personne, la petite circonstance d'être persuadée
que vous m'aimez, et jugez de l'excès de mes sentiments. Méchante!
pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors? Vous avez
peur que je ne meure de joie; mais ne craignez-vous pas aussi que je ne
meure du déplaisir de croire voir le contraire? Je prends d'Hacqueville
à témoin de l'état où il m'a vue autrefois; mais quittons ces tristes
souvenirs, et laissez-moi jouir d'un bien sans lequel la vie m'est dure
et fâcheuse. Ce ne sont point des paroles, ce sont des vérités. Madame
de Guénégaud m'a mandé de quelle manière elle vous a vue pour moi: je
vous conjure d'en garder le fond; mais plus de larmes, je vous en prie:
elles ne vous sont pas si saines qu'à moi. Je suis présentement assez
raisonnable; je me soutiens au besoin, et quelquefois je suis quatre ou
cinq heures tout comme une autre; mais peu de chose me remet à mon
premier état: un souvenir, un lieu, une parole, une pensée un peu trop
arrêtée, vos lettres surtout, les miennes même en les écrivant,
quelqu'un qui me parle de vous; voilà des écueils à ma constance, et ces
écueils se rencontrent souvent. J'ai vu Raymond chez la comtesse du
Lude; elle me chanta un nouveau récit du ballet; mais si vous voulez
qu'on le chante, chantez-le. Je vois madame de Villars; je me plais avec
elle, parce qu'elle entre dans mes sentiments; elles vous dit mille
amitiés. Madame de la Fayette comprend fort bien aussi les tendresses
que j'ai pour vous; elle est touchée de l'amitié que vous me témoignez.
Je suis assez souvent dans ma famille, quelquefois ici le soir par
lassitude, mais rarement. J'ai vu cette pauvre madame Amelot; elle
pleure bien, je m'y connais. Faites quelque mention de certaines gens
dans vos lettres, afin que je le leur puisse dire. Je vais aux sermons
des Mascaron et des Bourdaloue; ils se surpassent à l'envi. Voilà bien
de mes nouvelles; j'ai fort envie de savoir des vôtres, et comment vous
vous serez trouvée à Lyon: pour vous dire le vrai, je ne pense à nulle
autre chose. Je sais votre route, et où vous avez couché tous les jours:
vous étiez dimanche à Lyon; vous auriez bien fait de vous y reposer
quelques jours. Vous m'avez donné envie de m'informer de la mascarade du
mardi gras: j'ai su qu'_un grand homme plus grand de trois doigts qu'un
autre_, avait fait faire un habit admirable; il ne voulut point le
mettre, et il se trouva par hasard qu'une dame qu'il ne connaît point du
tout, à qui il n'a jamais parlé, n'était point à l'assemblée[85]. Du
reste, il faut que je dise comme Voiture: Personne n'est encore mort de
votre absence, hormis moi. Ce n'est pas que le carnaval n'ait été d'une
tristesse excessive, vous pouvez vous en faire honneur: pour moi, j'ai
cru que c'était à cause de vous; mais ce n'est point assez pour une
absence comme la vôtre. J'envoie pour cette fois cette lettre en
Provence; j'embrasse M. de Grignan, et je meurs d'envie de savoir de vos
nouvelles. Dès que j'ai reçu une lettre, j'en voudrais tout à l'heure
une autre: je ne respire que d'en recevoir.

Vous me dites des merveilles du tombeau de M. de Montmorency[86], et de
la beauté de mesdemoiselles de Valençai. Vous écrivez extrêmement bien,
personne n'écrit mieux: ne quittez jamais le naturel, votre tour s'y est
formé, et cela compose un style parfait. J'ai fait vos compliments à
madame de la Fayette et à M. de la Rochefoucauld et à Langlade: tout
cela vous aime, vous estime et vous sert en toute occasion. Vos chansons
m'ont paru jolies; j'en ai reconnu les styles. Ah! mon enfant, que je
voudrais bien vous voir un peu, vous entendre, vous embrasser, vous voir
passer, si c'est trop demander que le reste! Hé bien! par exemple, voilà
de ces pensées à quoi je ne résiste pas. Je sens qu'il m'ennuie de ne
vous plus avoir: cette séparation me fait une douleur au cœur et à
l'âme, que je sens comme un mal du corps. Je ne vous puis assez
remercier de toutes les lettres que vous m'avez écrites sur le chemin:
ces soins sont trop aimables, et font bien leur effet aussi; rien n'est
perdu avec moi; vous m'avez écrit de partout: j'ai admiré votre bonté;
cela ne se fait point sans beaucoup d'amitié; autrement on serait plus
aise de se reposer et de se coucher. L'impatience que j'ai d'avoir
encore de vos nouvelles et de Roanne et de Lyon n'est pas médiocre; je
suis en peine de votre embarquement, et de savoir ce que vous a paru ce
furieux Rhône en comparaison de notre pauvre Loire, à laquelle vous avez
tant fait de civilités. Que vous êtes honnête de vous en être souvenue
comme d'une de vos anciennes amies! Hélas! de quoi ne me souviens-je
point? Les moindres choses me sont chères; j'ai mille _dragons_. Quelle
différence! je ne revenais jamais ici sans impatience et sans plaisir:
présentement j'ai beau chercher, je ne vous trouve plus; et comment
peut-on vivre quand on sait que, quoi qu'on fasse, on ne trouvera plus
une si chère enfant? Je vous ferai bien voir si je la souhaite, par le
chemin que je ferai pour l'aller chercher. J'ai reçu une lettre de M. de
Grignan; il n'y en a point pour vous. Il me mande qu'il reviendra cet
hiver; vous quittera-t-il? ou le suivrez-vous? Faites-moi réponse.

M. le Dauphin était malade, il se porte mieux. On sera à Versailles
jusqu'à lundi. Madame de la Vallière est toute rétablie à la cour. Le
roi la reçut avec des larmes de joie; et Mme de Montespan avec des
larmes... Devinez de quoi. L'on a eu avec l'une et l'autre des
conversations tendres. Tout cela est difficile à comprendre, il faut se
taire.


  [85] Il s'agit ici du roi, qui, désolé du départ de Mme de la
  Vallière, ne voulut point mettre cet habit magnifique; et cette dame
  n'est autre que madame de Montespan, désignée par une contre-vérité.
  La plaisanterie _un grand homme_, etc., est empruntée à Molière. Voyez
  le _Médecin malgré lui_.

  [86] Henri II, duc de Montmorency, maréchal de France, fut décapité à
  Toulouse le 30 octobre 1632, pour avoir pris part aux troubles excités
  par Gaston, duc d'Orléans.



29.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Vendredi, 20 février 1671.

Je vous avoue que j'ai une extraordinaire envie de savoir de vos
nouvelles: songez, ma chère fille, que je n'en ai point eu depuis la
Palice; je ne sais rien du reste de votre voyage jusqu'à Lyon, ni de
votre route jusqu'en Provence; je suis bien assurée qu'il me viendra
des lettres; je ne doute point que vous ne m'ayez écrit; mais je les
attends, et je ne les ai pas: il faut se consoler, et s'amuser en vous
écrivant. Vous saurez, ma petite, qu'avant-hier au soir, mercredi, après
être revenue de chez M. de Coulanges, où nous faisons nos paquets les
jours d'ordinaire, je songeai à me coucher; cela n'est pas
extraordinaire; mais ce qui l'est beaucoup, c'est qu'à trois heures
après minuit j'entendis crier au voleur, au feu; et ces cris si près de
moi, si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici; je crus
même entendre qu'on parlait de ma pauvre petite-fille; je ne doutai
point qu'elle ne fût brûlée: je me levai dans cette crainte, sans
lumière, avec un tremblement qui m'empêchait quasi de me soutenir. Je
courus à son appartement qui est le vôtre, je trouvai tout dans une
grande tranquillité; mais je vis la maison de Guitaud tout en feu; les
flammes passaient par-dessus la maison de madame de Vauvineux: on voyait
dans nos cours, et surtout chez M. de Guitaud, une clarté qui faisait
horreur: c'étaient des cris, c'était une confusion, c'était un bruit
épouvantable des poutres et des solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma
porte, j'envoyai mes gens au secours: M. de Guitaud m'envoya une
cassette de ce qu'il a de plus précieux; je la mis dans mon cabinet, et
puis je voulus aller dans la rue pour béer comme les autres: j'y trouvai
M. et madame de Guitaud quasi nus, l'ambassadeur de Venise, tous ses
gens, la petite de Vauvineux qu'on portait tout endormie chez
l'ambassadeur, plusieurs meubles et vaisselles d'argent qu'on sauvait
chez lui. Madame de Vauvineux faisait démeubler: pour moi, j'étais comme
dans une île, mais j'avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame
Guêton et son frère donnaient de très-bons conseils; nous étions dans la
consternation: le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, et
l'on n'espérait la fin de cet embrasement qu'avec la fin de la maison de
ce pauvre Guitaud. Il faisait pitié; il voulait aller sauver sa mère qui
brûlait au troisième étage; sa femme s'attachait à lui, et le retenait
avec violence; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, et
la crainte de blesser sa femme, grosse de cinq mois; enfin il me pria de
tenir sa femme, je le fis: il trouva que sa mère avait passé au travers
de la flamme, et qu'elle était sauvée. Il voulut aller retirer quelques
papiers; il ne put approcher du lieu où ils étaient: enfin il revint à
nous dans cette rue où j'avais fait asseoir sa femme: des capucins,
pleins de charité et d'adresse, travaillèrent si bien qu'ils coupèrent
le feu[87]. On jeta de l'eau sur le reste de l'embrasement, et enfin le
combat finit faute de combattants, c'est-à-dire après que le premier et
le second étage de l'antichambre et de la petite chambre et du cabinet,
qui sont à main droite du salon, eurent été entièrement consumés. On
appela bonheur ce qui restait de la maison, quoiqu'il y ait pour Guitaud
pour plus de dix mille écus de perte; car on compte de faire rebâtir cet
appartement, qui était peint et doré. Il y avait plusieurs beaux
tableaux à M. le Blanc, à qui est la maison: il y avait aussi plusieurs
tables, miroirs, miniatures, meubles, tapisseries. Ils ont un grand
regret à des lettres; je me suis imaginé que c'étaient des lettres de M.
le Prince. Cependant, vers les cinq heures du matin, il fallut songer à
madame de Guitaud; je lui offris mon lit; mais madame Guêton la mit dans
le sien, parce qu'elle a plusieurs chambres meublées. Nous la fîmes
saigner; nous envoyâmes querir _Boucher_: il craint bien que cette
grande émotion ne la fasse accoucher devant les neuf jours. Elle est
donc chez cette pauvre madame Guêton; tout le monde la vient voir, et
moi je continue mes soins, parce que j'ai trop bien commencé pour ne pas
achever. Vous m'allez demander comment le feu s'était mis à cette
maison; on n'en sait rien, il n'y en avait point dans l'appartement où
il a pris: mais si on avait pu rire dans une si triste occasion, quels
portraits n'aurait-on pas faits de l'état où nous étions tous? Guitaud
était nu en chemise avec des chausses; madame de Guitaud était
nu-jambes, et avait perdu une de ses mules de chambre; madame de
Vauvineux était en petite jupe sans robe de chambre; tous les valets,
tous les voisins, en bonnets de nuit: l'ambassadeur était en robe de
chambre et en perruque, et conserva fort bien la gravité de la
_sérénissime_; mais son secrétaire était admirable. Vous parlez de la
poitrine d'Hercule; vraiment celle-ci était bien autre chose; on la
voyait tout entière: elle est blanche, grasse, potelée, et surtout sans
aucune chemise, car le cordon qui la devait attacher avait été perdu à
la bataille. Voilà les tristes nouvelles de notre quartier. Je prie
_Deville_[88] de faire tous les soirs une ronde pour voir si le feu est
éteint partout; on ne saurait trop avoir de précaution pour éviter ce
malheur. Je souhaite que l'eau vous ait été favorable; en un mot, je
vous souhaite tous les biens, et je prie Dieu qu'il vous garantisse de
tous les maux.


  [87] Les capucins remplissaient cet office volontairement; le corps
  des pompiers ne fut créé qu'en 1699.

  [88] Maître d'hôtel de M. de Grignan.



30.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi au soir, 27 février 1671.

Le Rhône, ma chère fille, me tient fort au cœur; je crois que vous êtes
arrivée heureusement; mais j'aimerais bien à le savoir par vous:
j'attends cette nouvelle avec une impatience digne de tout le reste. Il
nous semble que vous arrivâtes samedi à Arles; il nous semble que M. de
Grignan est venu au-devant de vous au Saint-Esprit; il nous semble qu'il
a été ravi de vous revoir et de vous ravoir; il nous semble que vous
avez fait comme mercredi votre entrée à Aix; et puis il nous semble que
vous êtes bien lasse. Ma chère enfant, reposez-vous, au nom de Dieu;
tenez-vous au lit, restaurez-vous, et contez-moi bien l'état où vous
êtes. Savez-vous que votre souvenir fait ici la fortune de ceux que vous
en favorisez? Les autres languissent après. Le petit mot pour ma tante
ne se peut payer; on est encore fort loin de vous oublier. On m'a tantôt
dit mille horreurs de cette montagne de Tarare: que je la hais! Il y a
un autre certain chemin où la roue est en l'air, et l'on tient le
carrosse par l'impériale; je ne soutiens pas cette idée; mais il n'est
plus question de tout cela.


_Réponse à la lettre de Vienne._

Je la reçois présentement cette aimable lettre; ne voyez-vous point
comme je la reçois, et avec quelle tendresse je la lis? Je crois que
vous ne me demandez pas que je puisse être de sang-froid en cette
occasion. Il est vrai que la dignité de _beauté_ où vous avez été élevée
n'est pas d'une petite fatigue; si vous n'étiez point belle, vous vous
reposeriez: il faut choisir. Votre paresse me fait peur, ne la croyez
pas sur ce choix; il n'y a rien de si aimable que d'être belle; c'est un
présent de Dieu qu'il faut conserver. Vous savez comme j'aime votre
beauté; mon amour-propre m'y fait prendre intérêt: je vous la recommande
pour l'amour de moi. Il me semble qu'on me va trouver bien habile en
Provence d'avoir fait un si joli visage, si doux et si régulier. Vous
êtes fâchée que votre nez ne soit pas de travers; et moi, qui suis
rangée, j'en suis ravie: je ne comprends pas ce que peuvent faire avec
moi mes paupières bigarrées[89]. Mais ne croyez-vous point que M. de
Coulanges et moi nous sommes sorciers de deviner tout ce que vous
faites? Vous n'êtes point surprise des bords de votre Rhône; vous les
trouvez beaux, et ce fleuve n'est composé que d'eau comme les autres:
pour moi, j'en ai une idée extraordinaire; il me semble qu'on devrait
dire:

  Mille sources de sang forment cette rivière,
  Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
  Au lieu de murmurer, fait des gémissements[90].

Langlade vous rendra compte de sa visite chez _Mellusine_: en attendant,
je puis vous dire que ce qu'il avait à faire n'était autre chose que
d'avoir le plaisir de lui laver sa cornette; il l'a fait plus volontiers
qu'un autre. Elle est, je vous assure, bien mortifiée et bien
décontenancée: je la vis l'autre jour, elle n'a pas le mot à dire. Votre
absence a renouvelé la tendresse de tous vos amis; mais il faut que
cette absence ne soit pas infinie; et, quelque aversion que vous ayez
pour les fatigues d'un long voyage, vous ne devez songer qu'à vous
mettre en état de les recommencer. J'ai dit à M. de la Rochefoucauld ce
que vous trouvez des fatigues des autres, et l'application que vous en
faites: il m'a chargée de mille amitiés pour vous, mais d'un si bon ton,
et accompagnées de si agréables louanges, qu'il mérite d'être aimé de
vous.

Je ferai vos compliments à madame de Villars. Il y a presse à être nommé
dans mes lettres: je vous remercie d'avoir fait mention de Brancas. Vous
aurez vu votre tante[91] au Saint-Esprit, et vous aurez été reçue comme
une reine. Ma fille, je vous conjure de me bien mander tout cela, et de
me parler de M. de Grignan et de M. d'Arles[92]. Vous savez que nous
avons réglé que l'on hait autant les détails des personnes qui sont
indifférentes, qu'on les aime de celles qui ne le sont pas; c'est à vous
à deviner de quel nombre vous êtes auprès de moi. Mascaron, Bourdaloue,
me donnent tour à tour des plaisirs et des satisfactions qui doivent,
pour le moins, me rendre sainte: dès que j'entends quelque chose de
beau, je vous souhaite; vous avez part à tout ce que je pense: j'admire
en moi, tous les jours, les effets naturels d'une extrême amitié. Je
vous embrasse tendrement, embrassez-moi aussi. Une petite amitié à mon
coadjuteur: pour M. de Grignan, il me semble qu'il est si glorieux de
vous avoir, qu'il n'écoute plus personne.


  [89] _Voyez_ la note de la lettre du 26 juillet 1668, p. 67.

  [90] Parodie de ces vers de Philippe Habert, dans son _Temple de la
  Mort_:

    Mille sources de sang y font mille rivières,
    Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
    Au lieu de murmurer, font des gémissements.

  [91] Anne d'Ornano, femme de François de Lorraine, comte d'Harcourt,
  et sœur de Marguerite d'Ornano, mère de M. de Grignan.

  [92] François Adhémar de Monteil, archevêque d'Arles, commandeur des
  ordres du roi, oncle de M. de Grignan.



31.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mardi 3 mars 1671.

Si vous étiez ici, ma chère enfant, vous vous moqueriez de moi; j'écris
de provision, mais c'est par une raison bien différente de celle que je
vous donnais un jour, pour m'excuser d'avoir écrit à quelqu'un une
lettre qui ne devait partir que dans deux jours: c'était parce que je ne
me souciais guère de lui, et que dans deux jours je n'aurais pas autre
chose à lui dire. Voici tout le contraire: c'est que je me soucie
beaucoup de vous, que j'aime à vous entretenir à toute heure, et que
c'est la seule consolation que je puisse avoir présentement. Je suis
aujourd'hui toute seule dans ma chambre, par l'excès de ma mauvaise
humeur. Je suis lasse de tout; je me suis fait un plaisir de dîner ici,
et je m'en fais un de vous écrire hors de propos: mais, hélas! vous
n'avez pas de ces sortes de loisirs. J'écris tranquillement, et je ne
comprends pas que vous puissiez lire de même: je ne vois pas un moment
où vous soyez à vous; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se
lasser d'être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son
bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de
civilités, de visites; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut
répondre à tout cela, vous êtes accablée. Que fait votre paresse pendant
tout ce fracas? Elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet,
elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place; elle vous attend dans
quelque moment perdu pour vous faire au moins souvenir d'elle, et vous
dire un mot en passant. Hélas! dit-elle, m'avez-vous oubliée? Songez que
je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée,
la fidèle compagne de vos plus beaux jours; que c'est moi qui vous
consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais
haïr; qui vous ai empêchée de mourir d'ennui, et en Bretagne et dans
votre grossesse: quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je
savais bien où vous reprendre; présentement je ne sais plus où j'en
suis; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous
n'avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit
mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à
Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire
davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous
donnent pas un moment de repos; moi-même, qui les ai toujours tant
honorés, je leur suis contraire, et ils me le sont; le moyen qu'ils vous
laissent le temps de lire de telles lanterneries? Je vous assure, ma
chère enfant, que je songe à vous continuellement, et je sens tous les
jours ce que vous me dîtes une fois, qu'il ne fallait point appuyer sur
certaines pensées; si l'on ne glissait pas dessus, on serait toujours en
larmes, c'est-à-dire moi. Il n'y a lieu dans cette maison qui ne me
blesse le cœur; toute votre chambre me tue: j'y ai fait mettre un
paravent tout au milieu, pour rompre un peu la vue; une fenêtre de ce
degré par où je vous vis monter dans le carrosse de d'Hacqueville, et
par où je vous rappelai, me fait peur à moi-même, quand je pense combien
alors j'étais capable de me jeter par la fenêtre, car je suis folle
quelquefois; ce cabinet, où je vous embrassai sans savoir ce que je
faisais; ces Capucins[93], où j'allai entendre la messe; ces larmes qui
tombaient de mes yeux à terre, comme si c'eût été de l'eau qu'on eût
répandue; Sainte-Marie, madame de la Fayette, mon retour dans cette
maison, votre appartement, la nuit, le lendemain; et votre première
lettre, et toutes les autres, et encore tous les jours, et tous les
entretiens de ceux qui entrent dans mes sentiments: ce pauvre
d'Hacqueville est le premier; je n'oublierai jamais la pitié qu'il eut
de moi. Voilà donc où j'en reviens, il faut glisser sur tout cela, et se
bien garder de s'abandonner à ses pensées et aux mouvements de son
cœur: j'aime mieux m'occuper de la vie que vous faites maintenant; cela
me fait une diversion, sans m'éloigner pourtant de mon sujet et de mon
objet, qui est ce qui s'appelle poétiquement l'objet aimé. Je songe donc
à vous, et je souhaite toujours de vos lettres; quand je viens d'en
recevoir, j'en voudrais bien encore. J'en attends présentement, et je
reprendrai ma lettre quand j'aurai reçu de vos nouvelles. J'abuse de
vous, ma très-chère; j'ai voulu aujourd'hui me permettre cette lettre
d'avance; mon cœur en avait besoin, je n'en ferai pas une coutume.


  [93] L'église des Capucins de la rue d'Orléans au Marais.



32.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 4 mars 1671.

Ah! ma fille, quelle lettre! quelle peinture de l'état où vous avez été!
et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de
n'être point effrayée d'un si grand péril! Je sais bien qu'il est passé:
mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin,
sans frémir d'horreur, et M. de Grignan vous laisse embarquer pendant un
orage; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore
plus que vous; au lieu de vous faire attendre que l'orage soit passé, il
veut bien vous exposer. Ah! mon Dieu! qu'il eût été bien mieux d'être
timide, et de vous dire que, si vous n'aviez point de peur, il en avait
lui, et ne souffrirait point que vous traversassiez le Rhône par un
temps comme celui qu'il faisait! Que j'ai de peine à comprendre sa
tendresse en cette occasion! ce Rhône qui fait peur à tout le monde, ce
pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toutes
ses mesures, un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche;
et quel miracle que vous n'ayez pas été brisés et noyés dans un moment!
Je ne soutiens pas cette pensée, j'en frissonne, et je m'en suis
réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse.
Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l'eau? De bonne foi,
n'avez-vous point été effrayée d'une mort si proche et si inévitable?
Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse? Une aventure
comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi
terribles qu'ils le sont? Je vous prie de m'avouer ce qui vous en est
resté; je crois du moins que vous avez rendu grâces à Dieu de vous avoir
sauvée; pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire
tous les jours pour vous ont fait ce miracle, et je suis plus obligée à
Dieu de vous avoir conservée dans cette occasion, que de m'avoir fait
naître. C'est à M. de Grignan que je m'en prends; le coadjuteur a bon
temps; il n'a été grondé que pour la montagne de Tarare; elle me paraît
présentement comme les pentes de Nemours. M. _Busche_[94] m'est venu
voir tantôt; j'ai pensé l'embrasser en songeant comme il vous a bien
menée: je l'ai fort entretenu de vos faits et gestes, et puis je lui ai
donné de quoi boire un peu à ma santé. Cette lettre vous paraîtra bien
ridicule; vous la recevrez dans un temps où vous ne songerez plus au
pont d'Avignon. Faut-il que j'y pense, moi, présentement? C'est le
malheur des commerces si éloignés; il faut s'y résoudre, et ne pas même
se révolter contre cet inconvénient: cela est naturel, et la contrainte
serait trop grande d'étouffer toutes ses pensées; il faut entrer dans
l'état naturel où l'on est, en répondant à une chose qui tient au cœur:
vous serez donc obligée de m'excuser souvent. J'attends les relations de
votre séjour à Arles; je sais que vous y aurez trouvé bien du monde. Ne
m'aimez-vous point de vous avoir appris l'italien? Voyez comme vous vous
en êtes bien trouvée avec ce vice-légat: ce que vous dites de cette
scène est excellent; mais que j'ai peu goûté le reste de votre lettre!
Je vous épargne mes éternels _recommencements_ sur ce pont d'Avignon, je
ne l'oublierai de ma vie.


  [94] Le conducteur de madame de Grignan.



33.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 11 mars 1671.

Je n'ai point encore reçu vos lettres; j'en aurai peut-être avant que de
fermer celle-ci: songez, ma chère enfant, qu'il y a huit jours que je
n'ai eu de vos nouvelles; c'est un siècle pour moi. Vous étiez à Arles;
mais je ne sais rien par vous de votre arrivée à Aix. Il me vint hier un
gentilhomme[95] de ce pays-là, qui était présent à cette arrivée, et qui
vous a vue jouer à petite prime avec Vardes[96], Bandol, et un autre; je
voudrais pouvoir vous dire comme je l'ai reçu, et ce qu'il m'a paru, de
vous avoir vue jeudi dernier. Vous admiriez tant l'abbé de Vins d'avoir
pu quitter M. de Grignan, j'admire bien plus celui-ci de vous avoir
quittée: il m'a trouvée avec le père Mascaron, à qui je donnais un
très-beau dîner: comme il prêche à ma paroisse, et qu'il vint me voir
l'autre jour, j'ai pensé que cela était d'une vraie petite dévote de lui
donner un repas; il est de Marseille, et a trouvé fort bon d'entendre
parler de Provence. J'ai su encore, par d'autres voies, que vous avez eu
trois ou quatre démêlés à votre avénement: ma fille, on ne parvient
point à ne pas avoir de ces malheurs en province, mais, comme il n'y a
peut-être rien de vrai dans ce qu'on m'a conté, j'attendrai que vous
m'en parliez, avant que de vous dire mon avis sur ce sujet. J'ai
demandé à ce gentilhomme si vous n'étiez point bien fatiguée; il m'a dit
que vous étiez très-belle; mais vous savez que mes yeux pour vous sont
plus justes que ceux des autres: je pourrais bien vous trouver abattue
et fatiguée, au travers de leurs approbations. J'ai été enrhumée ces
jours-ci, et j'ai gardé ma chambre; presque tous vos amis ont pris ce
temps-là pour me venir voir: l'abbé Têtu[97] m'a fort priée de le
distinguer en vous écrivant. Je n'ai jamais vu une personne absente être
si vive dans tous les cœurs; c'était à vous qu'était réservé ce
miracle: vous savez comme nous avons toujours trouvé qu'on se passait
bien des gens; on ne se passe point de vous: ma vie est employée à
parler de vous; ceux qui m'écoutent le mieux sont ceux que je cherche le
plus. N'allez point craindre que je sois ridicule; car, outre que le
sujet ne l'est pas, c'est que je connais parfaitement bien et les gens
et le lieu, et ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. Je dis un peu
de bien de moi en passant, j'en demande pardon au Bourdaloue et au
Mascaron: j'entends tous les matins ou l'un ou l'autre; un demi-quart
des merveilles qu'ils disent devrait faire une sainte.

Je vous avoue de bonne foi, ma petite, que je ne puis du tout
m'accoutumer à vous savoir à deux cents lieues de moi; je suis plus
touchée que je ne l'étais lorsque vous étiez en chemin, je repleure sur
nouveaux frais, je ne vois goutte dans votre cœur, je me représente
cent choses désagréables que je ne puis dire, je ne vois pas même ce que
pense M. de Grignan; et tout est brouillé, je ne sais comment, dans ma
tête. Je vous vois accablée d'honneurs, et d'honneurs qui tiennent fort
au nom que vous portez; rien n'est plus grand ni plus considéré; nulle
famille ne peut être plus aimable: vous y êtes adorée, à ce que je
crois, car le coadjuteur ne m'écrit plus; mais j'ignore comment vous
vous portez dans tout ce tracas; c'est une sorte de vie étrange que
celle des provinces; on fait des affaires de tout. Je m'imagine que vous
faites des merveilles, et je voudrais bien savoir ce que ces merveilles
vous coûtent, soit pour vous plaindre, soit pour ne vous plaindre pas.

Je reçois votre lettre, ma chère enfant, et j'y fais réponse avec
précipitation parce qu'il est tard: cela me fait approuver les avances
de provision. Je vois bien que tout ce qu'on m'a dit de vos aventures à
votre arrivée n'est pas vrai; j'en suis très-aise; ces sortes de petits
procès dans les villes de province, où l'on n'a rien autre chose dans la
tête, font une éternité d'éclaircissements, et c'est assez pour mourir
d'ennui. Mais vous êtes bien plaisante, madame la comtesse, de montrer
mes lettres: où est donc ce principe de cachotterie pour ce que vous
aimez? Vous souvient-il avec quelle peine nous attrapions les dates de
celles de M. de Grignan? Vous pensez m'apaiser par vos louanges, et me
traiter toujours comme la Gazette de Hollande; je m'en vengerai. Vous
cachez les tendresses que je vous mande, friponne; et moi je montre
quelquefois, et à certaines gens, celles que vous m'écrivez. Je ne veux
pas qu'on croie que j'ai pensé mourir, et que je pleure tous les jours,
_pour qui? pour une ingrate_. Je veux qu'on voie que vous m'aimez, et
que, si vous avez mon cœur tout entier, j'ai une place dans le vôtre.
Je ferai tous vos compliments. Chacun me demande: Ne suis-je point
nommé? Et je dis: Non, pas encore, mais vous le serez. Par exemple,
nommez-moi un peu M. d'Ormesson, et les Mesmes[98]; il y a presse à
votre souvenir; ce que vous envoyez ici est tout aussitôt enlevé: ils
ont raison, ma fille, vous êtes aimable, et rien n'est comme vous.
Voilà, du moins, ce que vous cacherez, car, depuis Niobé, jamais une
mère n'a parlé comme je fais. Pour M. de Grignan, il peut bien s'assurer
que, si je puis quelque jour avoir sa femme, je ne la lui rendrai pas.
Comment! ne me pas remercier d'un tel présent! ne me point dire qu'il
est transporté! Il m'écrit pour me la demander, et ne me remercie point
quand je la lui donne. Je comprends pourtant qu'il peut fort bien être
accablé ainsi que vous; ma colère ne tient à guère, et ma tendresse pour
vous deux tient à beaucoup. Tout ce que vous me mandez est
très-plaisant; c'est dommage que vous n'ayez eu le temps d'en dire
davantage. Mon Dieu! que j'ai d'envie de recevoir de vos lettres! Il y a
déjà près d'une demi-heure que je n'en ai reçu. Je ne sais aucune
nouvelle: le roi se porte fort bien; il va de Versailles à
Saint-Germain, de Saint-Germain à Versailles; tout est comme il était.
La reine fait souvent ses dévotions, et va au salut du saint sacrement.
Le père Bourdaloue prêche: bon Dieu! tout est au-dessous des louanges
qu'il mérite. L'autre jour notre abbé eut un démêlé avant le sermon
avec M. de Noyon[99], qui lui fit entendre qu'il devait bien quitter sa
place à un homme de la maison de Clermont: on a fort ri de ce titre,
pour avoir la place d'un abbé à l'église; on a bien reconté là-dessus
toutes les clefs de la maison de Tonnerre, et toute la science du prélat
sur la _pairie_. Je dîne tous les vendredis chez le Mans[100] avec M. de
la Rochefoucauld, madame de Brissac et Benserade, qui toujours y fait la
joie de la compagnie. Si la Provence m'aime, je suis fort sa servante
aussi; conservez-moi l'honneur de ses bonnes grâces; je lui ferai mes
compliments quand vous voudrez. Je vous ai donné un voyage, c'est à vous
de le placer. Je ne dis rien à M. de Vardes ni à mon ami Corbinelli; je
les crois retournés en Languedoc. J'aime votre fille à cause de vous;
mes entrailles n'ont point encore pris le train des tendresses d'une
grand'mère.


  [95] M. de Julianis.

  [96] Le marquis de Vardes, disgracié par Louis XIV, était alors
  relégué dans son gouvernement d'Aigues-Mortes.

  [97] Jacques Têtu, abbé de Belval; c'était un personnage vaporeux
  plaint par M. de Sévigné, et dont M. de Coulanges se moquait. Il était
  de l'Académie française.

  [98] Jean-Antoine de Mesmes, président à mortier, et son fils
  Jean-Jacques, comte d'Avaux.

  [99] François de Clermont-Tonnerre, évêque et comte de Noyon,
  réunissait en sa personne tous les genres de vanité, surtout celle de
  la naissance.

  [100] Philibert-Emmanuel de Beaumanoir, évêque du Mans, commandeur des
  ordres du roi.



34.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 13 mars 1671.

Me voici à la joie de mon cœur, toute seule dans ma chambre à vous
écrire paisiblement; rien ne m'est si agréable que cet état. J'ai dîné
aujourd'hui chez madame de Lavardin[101], après avoir été en Bourdaloue,
où étaient les mères de l'Église; c'est ainsi que j'appelle les
princesses de Conti et de Longueville. Tout ce qui était au monde était
à ce sermon, et ce sermon était digne de tout ce qui l'écoutait. J'ai
songé vingt fois à vous, et vous ai souhaitée autant de fois auprès de
moi; vous auriez été ravie de l'entendre, et moi encore plus ravie de
vous le voir entendre. M. de la Rochefoucauld a reçu très-plaisamment,
chez madame de Lavardin, le compliment que vous lui faites; on a fort
parlé de vous. M. d'Ambres y était avec sa cousine de Brissac; il a paru
s'intéresser beaucoup à votre prétendu naufrage; on a parlé de votre
hardiesse: M. de la Rochefoucauld a dit que vous aviez voulu paraître
brave, dans l'espérance que quelque charitable personne vous en
empêcherait; et que, n'en ayant point trouvé, vous aviez dû être dans le
même embarras que Scaramouche. Nous avons été voir à la foire une
grande diablesse de femme, plus grande que Riberpré de toute la tête;
elle accoucha l'autre jour de deux gros enfants qui vinrent de front,
les bras aux côtés: c'est une grande femme tout à fait. J'ai été faire
des compliments pour vous à l'hôtel de Rambouillet; on vous en rend
mille. Madame de Montausier est au désespoir de ne vous point voir. J'ai
été chez madame du Puy-du-Fou; j'ai été, pour la troisième fois, chez
madame de Maillanes; je me fais rire moi-même en observant le plaisir
que j'ai de faire toutes ces choses. Au reste, si vous croyez les filles
de la reine enragées, vous croyez bien. Il y a huit jours que madame de
Ludres, Coëtlogon et la petite de Rouvroi furent mordues d'une petite
chienne qui était à Théobon[102]; cette petite chienne est morte
enragée; de sorte que Ludres, Coëtlogon et Rouvroy sont parties ce matin
pour aller à Dieppe, et se faire jeter trois fois dans la mer. Ce voyage
est triste; Benserade en était au désespoir; Théobon n'a pas voulu y
aller, quoiqu'elle ait été mordillée. La reine ne veut pas qu'elle la
serve, qu'on ne sache ce qui arrivera de toute cette aventure. Ne
trouvez-vous point que Ludres ressemble à Andromède? Pour moi, je la
vois attachée au rocher, et Tréville[103] sur un cheval ailé, qui tue le
monstre. _Ah! Zézu! matame te Grignan, l'étranze sose t'être zetée toute
nue tans la mer[104]._

Voilà bien des lanternes, et je ne sais rien de vous: vous croyez que je
devine ce que vous faites; mais j'y prends trop d'intérêt, et à votre
santé, et à l'état de votre esprit, pour vouloir me borner à ce que j'en
imagine: les moindres circonstances sont chères de ceux qu'on aime
parfaitement, autant qu'elles sont ennuyeuses des autres: nous l'avons
dit mille fois, et cela est vrai. La Vauvineux vous fait cent
compliments; sa fille a été bien malade; madame d'Arpajon l'a été aussi:
nommez-moi tout cela avec madame de Verneuil[105], à votre loisir. Voilà
une lettre de M. de Condom[106], qu'il m'a envoyée avec un billet fort
joli. Votre frère entre sous les lois de Ninon[107], je doute qu'elles
lui soient bonnes; il y a des esprits à qui elles ne valent rien; elle
avait gâté son père; il faut le recommander à Dieu: quand on est
chrétienne, ou du moins quand on le veut être, on ne peut voir les
déréglements sans chagrin. Ah! Bourdaloue! quelles divines vérités vous
nous avez dites aujourd'hui sur la mort! madame de la Fayette y était
pour la première fois de sa vie, elle était transportée d'admiration;
elle est ravie de votre souvenir et vous embrasse de tout son cœur. Je
lui ai donné une belle copie de votre portrait; il pare sa chambre, où
vous n'êtes jamais oubliée. Si vous êtes encore de l'humeur dont vous
étiez à Sainte-Marie, et que vous gardiez mes lettres, voyez si vous
n'avez pas reçu celle du 18 février. Adieu, ma très-aimable enfant; vous
dirai-je que je vous aime? c'est se moquer d'en être encore là;
cependant, comme je suis ravie quand vous m'assurez de votre tendresse,
je vous assure de la mienne, afin de vous donner de la joie, si vous
êtes de mon humeur: et ce Grignan mérite-t-il que je lui dise un mot?

Je crois que M. d'Hacqueville vous mande toutes les nouvelles: pour moi
je n'en sais point, je serais toute propre à vous dire que le
chancelier[108] a pris un lavement.

Je vis une chose hier chez Mademoiselle, qui me fit plaisir. Madame de
Gêvres[109] arrive, belle, charmante et de bonne grâce; madame d'Arpajon
était au-dessus de moi; je pense que la duchesse s'attendait que je lui
dusse offrir ma place; ma foi, je lui devais une incivilité de l'autre
jour, je la lui payai comptant, et ne branlai pas. Mademoiselle était au
lit, madame de Gêvres a donc été contrainte de se mettre au-dessous de
l'estrade; cela est fâcheux. On apporte à boire à Mademoiselle, il faut
donner la serviette; je vois madame de Gêvres qui dégante sa main
maigre; je pousse madame d'Arpajon; elle m'entend, et se dégante; et,
d'une très-bonne grâce, avance un pas, coupe la duchesse, et prend et
donne la serviette. La duchesse de Gêvres en a eu toute la honte; elle
était montée sur l'estrade et elle avait ôté ses gants, et tout cela,
pour voir donner la serviette de plus près par madame d'Arpajon. Ma
fille, je suis méchante, cela m'a réjouie, c'est bien employé: a-t-on
jamais vu accourir pour ôter à madame d'Arpajon, qui est dans la ruelle,
un petit honneur qui lui vient tout naturellement? Madame de Puisieux
s'en est épanoui la rate. Mademoiselle n'osait lever les yeux, et moi
j'avais une mine qui ne valait rien. Après cela on m'a dit cent mille
biens de vous, et Mademoiselle m'a commandé de vous dire qu'elle était
fort aise que vous ne fussiez point noyée, et que vous fussiez en bonne
santé. Nous fûmes chez madame Colbert, qui me demanda de vos nouvelles:
voilà de terribles bagatelles; mais je ne sais rien; vous voyez que je
ne suis plus dévote: hélas! j'aurais bien besoin des matines et de la
solitude de Livry; si est-ce que je vous donnerai les deux livres de la
Fontaine, quand vous devriez être en colère; il y a des endroits jolis,
et d'autres ennuyeux: on ne veut jamais se contenter d'avoir bien fait,
et en voulant mieux faire on fait plus mal.


  [101] Marguerite-Renée de Rostaing, mariée à Henri de Beaumanoir,
  marquis de Lavardin.

  [102] Marie-Élisabeth de Ludres, chanoinesse de Poussay, qui fut aimée
  du roi.—Louise-Philippe de Coëtlogon, mariée ensuite au marquis de
  Cavoie.—Jeanne de Rouvroy, mariée au comte de Saint-Vallier.—Lydie
  de Rochefort-Théobon, mariée au comte de Beuvron; toutes quatre alors
  filles d'honneur de la reine.

  [103] Henri-Joseph de Peyre, comte de Tréville, capitaine lieutenant
  des mousquetaires.

  [104] Manière de prononcer de madame de Ludres.

  [105] Charlotte Séguier, veuve du duc de Sully, et mariée en secondes
  noces à Henri de Bourbon, duc de Verneuil, fils naturel de Henri IV.

  [106] Bossuet.

  [107] Mademoiselle de Lenclos.

  [108] Le chancelier Séguier n'allait jamais au conseil sans avoir pris
  cette précaution.

  [109] Première femme de Léon Potier de Gêvres, duc de Tresmes.



35.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 18 mars 1671.

Je reçois deux paquets ensemble qui ont été retardés considérablement.
J'apprends enfin par vous-même votre entrée à Aix: mais vous ne me dites
pas si votre mari était avec vous, ni de quelle manière Vardes honorait
votre triomphe; du reste, vous me le représentez très-plaisamment, aussi
bien que votre embarras et vos civilités déplacées. Bon Dieu! que
n'étais-je avec vous! ce n'est pas que j'eusse mieux fait que vous, car
je n'ai pas le don de placer si juste les noms sur les visages; au
contraire, je fais tous les jours mille sottises là-dessus: mais il me
semble que je vous aurais aidée, et que j'aurais fait du moins bien des
révérences. Il est vrai que c'est un métier tuant que cet excès de
cérémonies et de civilités; cependant ne vous relâchez sur rien; tâchez,
mon enfant, de vous ajuster aux mœurs et aux manières des gens avec qui
vous avez à vivre; accommodez-vous un peu de ce qui n'est pas mauvais;
ne vous dégoûtez point de ce qui n'est que médiocre; faites-vous un
plaisir de ce qui n'est pas ridicule.

Il y a présentement une nouvelle qui fait l'unique entretien de Paris.
Le roi a commandé à M. de S... de se défaire de sa charge, et tout de
suite de sortir de Paris. Savez-vous pourquoi? Pour avoir trompé au jeu,
et avoir gagné cinq cent mille écus avec des cartes ajustées. Le cartier
fut interrogé par le roi même: il nia d'abord; enfin, sur le pardon que
Sa Majesté lui promit, il avoua qu'il faisait ce métier depuis
longtemps; on dit même que cela se répandra plus loin, car il y a
plusieurs maisons où il fournissait de ces bonnes cartes rangées. Le roi
a eu beaucoup de peine à se résoudre à déshonorer un homme de la qualité
de S.....; mais voyant que depuis deux mois tous ceux qui jouaient avec
lui étaient ruinés, Sa Majesté a cru qu'il y allait de sa conscience à
faire éclater cette friponnerie. S... savait si bien le jeu des autres,
que toujours il faisait va-tout sur la dame de pique, parce que tous les
piques étaient dans les autres jeux. Le roi perdait toujours à trente-un
de trèfle, et disait: Le trèfle ne gagne point contre le pique en ce
pays-ci. S.... avait donné trente pistoles aux valets de chambre de
madame de la Vallière, pour leur faire jeter dans la rivière toutes les
cartes qu'ils avaient, sous prétexte qu'elles n'étaient point bonnes, et
avait introduit son cartier. Celui qui le conduisait dans cette belle
vie s'appelle _Pradier_, et s'est éclipsé aussitôt que le roi défendit à
S.... de se trouver devant lui. S.... aurait dû, s'il avait été
innocent, se mettre en prison, et demander qu'on lui fît son procès;
mais il n'a pas pris ce chemin, et a trouvé celui du Languedoc plus sûr:
bien des gens lui conseillaient celui de la Trappe, après un malheur
comme celui-là. Voilà de quoi on parle uniquement.

Madame d'Humières[110] m'a chargée de mille amitiés pour vous; elle s'en
va à Lille, où elle sera honorée, comme vous l'êtes à Aix. Le maréchal
de Bellefonds, par un pur sentiment de piété, s'est accommodé avec ses
créanciers; il leur a cédé le fonds de son bien, et donné plus de la
moitié du revenu de sa charge[111], pour achever de payer les arrérages.
Cette exécution est belle, et fait bien voir que ses voyages à la Trappe
ne sont pas inutiles. J'allai voir l'autre jour cette duchesse de
Ventadour; elle était belle comme un ange. Madame la duchesse de Nevers
y vint coiffée à faire rire: il faut m'en croire, car vous savez comme
j'aime la mode excessive. La Martin[112] l'avait _brétaudée_ par plaisir
comme un patron de mode: elle avait donc tous les cheveux coupés sur la
tête, et frisés _naturellement_ et par cent papillotes qui lui font
souffrir mort passion toute la nuit. Cela fait une petite tête de chou
ronde, sans que rien accompagne les côtés. Ma fille, c'était la plus
ridicule chose que l'on pût imaginer: elle n'avait point de coiffe; mais
encore passe, elle est jeune et jolie; mais toutes ces femmes de
Saint-Germain, et cette la Mothe surtout, se font _testonner_ par la
Martin; cela est au point que le roi et toutes les dames sensées en
pâment de rire: elles en sont encore à cette jolie coiffure que
Montgobert[113] sait si bien; je veux dire ces boucles renversées. Voilà
tout; on se divertit extrêmement à voir outrer cette nouvelle mode
jusqu'à la folie.


  [110] Louise-Antoinette-Thérèse de la Châtre, maréchale d'Humières.

  [111] De premier maître d'hôtel du roi.

  [112] Fameuse coiffeuse de ce temps-là.

  [113] Demoiselle de compagnie de madame de Grignan.



36.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Du même jour 18 mars 1671.

Avant que d'envoyer mon paquet, je fais réponse à votre lettre du 11,
que je reçois. Je suis plus désespérée que vous des retardements de la
poste.


  _Monsieur de Barillon[114]._

  J'interromps la plus aimable mère du monde pour vous dire trois mots,
  qui ne seront guère bien arrangés, mais qui seront vrais. Sachez donc,
  madame, que je vous ai toujours plus aimée que je ne vous l'ai dit; et
  que si jamais je gouverne, la Provence n'aura plus de gouvernante. En
  attendant, gouvernez-vous bien, et régnez doucement sur les peuples
  que Dieu a soumis à vos lois. Adieu, madame, je quitte Paris sans
  regret.


_Madame de Sévigné._

C'est ce pauvre Barillon qui m'a interrompue, et qui ne me trouve guère
avancée de ne pouvoir pas encore recevoir de vos lettres sans pleurer.
Je ne le puis, ma fille: mais ne souhaitez point que je le puisse; aimez
mes tendresses, aimez mes faiblesses: pour moi je m'en accommode fort
bien. Je les aime bien mieux que des sentiments de Sénèque et
d'Epictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusques à la folie;
vous m'êtes toutes choses; je ne connais que vous. Hélas! je suis bien
précisément comme vous pensez, c'est-à-dire, d'aimer ceux qui vous
aiment et qui se souviennent de vous; je le sens tous les jours. Quand
je trouvai _Mellusine_[115], le cœur me battit de colère et d'émotion,
elle s'approcha; comme vous savez, et me dit: Hé bien! madame, êtes-vous
bien fâchée?—Oui, madame, lui dis-je; on ne peut pas plus.—Ah!
vraiment je le crois; il faudra vous aller consoler.—Madame, n'en
prenez pas la peine, ce serait une chose inutile.—Mais, me dit-elle,
n'êtes-vous pas chez vous?—Non, madame, on ne m'y trouve jamais. Voilà
notre dialogue. Je vous assure qu'elle est _débellée_, comme dit
Coulanges: il ne me semble pas qu'elle ait une langue présentement. Mais
je veux revenir à mes lettres qu'on ne vous envoie point; j'en suis au
désespoir. Croyez-vous qu'on les ouvre? croyez-vous qu'on les garde?
Hélas! je conjure ceux qui prennent cette peine de considérer le peu de
plaisir qu'ils ont à cette lecture, et le chagrin qu'ils nous donnent.
Messieurs, du moins ayez soin de les faire recacheter, afin qu'elles
arrivent tôt ou tard. Vous parlez de peinture: vraiment vous m'en faites
une de l'habit de vos dames, qui vaut tout ce qu'une description peut
valoir. Vous dites que vous voudriez bien me voir entrer dans votre
chambre, et m'entendre discourir. Hélas! c'est ma folie que de vous
voir, de vous parler, de vous entendre; je me dévore de cette envie, et
du déplaisir de ne vous avoir pas assez écoutée, pas assez regardée: il
me semble pourtant que je n'en perdais guère les moments; mais enfin, je
n'en suis pas contente, je suis folle; il n'y a rien de plus vrai; mais
vous êtes obligée d'aimer ma folie. Je ne comprends pas comme on peut
tant penser à une personne: n'aurai-je jamais tout pensé? Non, que quand
je ne penserai plus. Le billet de M. de Grignan est très-joli. Je lui
ferai réponse, et je le prie de m'aimer toujours; pour votre fille, je
l'aime; vous savez pourquoi et pour qui.


  [114] Conseiller d'État ambassadeur en Angleterre.

  [115] Madame de Marans.



37.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 23 mars 1671.

Cela n'est-il pas cruel de n'avoir pas encore reçu vos lettres? Voilà M.
de Coulanges qui a reçu les siennes, et qui me vient insulter. Il m'a
montré votre réponse à l'_ex-voto_, qui est tellement à mon gré, que je
l'ai lue deux fois avec plaisir. Ah! que vous écrivez à ma fantaisie!
Cet _ex-voto_, qui fut fait au bout de la table où je vous écrivais, me
réjouit fort, et me fit souvenir du jour que je fus si malheureusement
pendue: vous souvient-il combien vous me fûtes cruelle ce jour-là? Vous
me condamnâtes sans miséricorde, et toute la sollicitation de
d'Hacqueville ne put pas même vous obliger à revoir mon procès. Il est
vrai que je fis une grande faute; mais aussi d'être pendue haut et
court, comme je le fus, c'était une grande punition. La chanson de M. de
Coulanges était bonne aussi; il y a plaisir de vous envoyer des folies,
vous y répondez délicieusement. Vous savez que rien n'attrape tant que
quand on croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu'il arrive
qu'ils n'y prennent pas garde, ou qu'ils n'en disent pas un mot. Vous
n'avez pas cette cruauté; vous êtes aimable en tout et partout: hélas!
combien vous êtes aimée aussi! combien de cœurs où vous êtes la
première! Il y a peu de gens qui puissent se vanter d'une telle chose.
M. de Coulanges vous écrit la plus folle lettre du monde, et d'après le
naturel; elle m'a fort divertie. Enfin, les femmes sont folles; il
semble qu'elles aient toutes la tête cassée: on leur met le premier
appareil, et elles se reposent comme d'une opération: cette folie vous
réjouirait fort, si vous étiez ici. Je fus hier chez M. de la
Rochefoucauld; je le trouvai criant les hauts cris; ses douleurs étaient
à un tel point, que toute sa constance était vaincue, sans qu'il en
restât un seul bien; l'excès de ces douleurs l'agitait de telle sorte
qu'il était en l'air dans sa chaise avec une fièvre violente. Il me fit
une pitié extrême; je ne l'avais jamais vu en cet état; il me pria de
vous le mander, et de vous assurer que les roués ne souffrent point en
un moment ce qu'il souffre la moitié de sa vie, et qu'aussi il souhaite
la mort comme le coup de grâce: sa nuit n'a pas été meilleure.

Je reçois présentement votre lettre, et me voilà toute seule dans ma
chambre pour vous écrire et vous faire réponse. Au sortir d'un lieu où
j'ai dîné, je reviens fort bien chez moi; et quand j'y trouve une de vos
lettres, j'entre et j'écris: rien n'est préféré à ce plaisir, et je
languis après les jours de poste. Ah! ma fille, qu'il y a de différence
de ce que j'ai pour vous, et de ce que l'on a pour quelqu'un qu'on
n'aime point! Vous voulez que je lise de sang-froid le récit du péril
que vous avez couru; j'en ai été encore plus effrayée par les lettres
qu'on m'a montrées d'Avignon et d'ailleurs, que par les vôtres. Je
comprends bien le dépit qui fit dire à M. de Grignan: _Vogue la galère_.
En vérité, vous êtes quelquefois capable de mettre au désespoir; si vous
m'aviez caché cette aventure, je l'aurais apprise d'ailleurs, et je vous
en aurais su très-mauvais gré. Je vous assure que je serai
très-mal-contente de M. de Marseille, s'il ne fait ce que nous
souhaitons. Il a beau dire, je ne tâte point de son amour pour la
Provence: quand je vois qu'il ne dit rien pour empêcher les quatre cent
cinquante mille francs, et qu'il ne s'écrie que sur une bagatelle, je
suis sa très-humble servante. J'ai une extrême impatience de savoir ce
qui sera enfin résolu. Madame d'Angoulême m'a dit qu'on lui avait mandé
que vous étiez la personne du monde la plus polie; elle vous fait mille
compliments. Je crains plus que vous mon voyage de Bretagne; il me
semble que ce sera encore une autre séparation, une douleur sur une
douleur, et une absence sur une absence: enfin je commence à m'affliger
tout de bon; ce sera vers le commencement de mai. Pour mon autre voyage,
dont vous m'assurez que le chemin est libre, vous savez qu'il dépend de
vous; je vous l'ai donné: vous manderez à d'Hacqueville en quel temps
vous voulez qu'il soit placé. M. de Vivonne a bonne mémoire de me faire
un compliment si vieux, faites-lui mes compliments, je lui écrirai dans
deux ans. N'êtes-vous pas à merveille avec Bandol[116]? Dites-lui mille
amitiés pour moi: il a écrit une lettre à M. de Coulanges, une lettre
qui lui ressemble, et qui est aimable. Prenez garde, au reste, que votre
paresse ne vous fasse perdre votre argent au jeu; ces petites pertes
fréquentes sont comme les petites pluies qui gâtent bien les chemins. Je
vous embrasse, ma chère fille. Si vous pouvez aimez-moi toujours,
puisque c'est la seule chose que je souhaite en ce monde pour la
tranquillité de mon âme. Je fais bien d'autres souhaits pour ce qui vous
regarde: enfin, tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou par vous.


  [116] Le président de Bandol.



38.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mardi saint 24 mars 1671.

Voici une terrible causerie, ma chère enfant; il y a trois heures que je
suis ici. Je suis partie de Paris avec l'abbé, Hélène, Hébert et
_Marphise_[117], dans le dessein de me retirer du monde et du bruit pour
jusqu'à jeudi au soir: je prétends être en solitude; je fais de ceci une
petite Trappe, je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions: j'ai
résolu d'y jeûner beaucoup pour toutes sortes de raisons, de marcher
pour tout le temps que j'ai été dans ma chambre, et surtout de m'ennuyer
pour l'amour de Dieu. Mais ce que je ferai beaucoup mieux que tout
cela, c'est de penser à vous, ma fille; je n'ai pas encore cessé depuis
que je suis arrivée, et, ne pouvant contenir tous mes sentiments, je me
suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous
aimez, assise sur ce siége de mousse où je vous ai vue quelquefois
couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici? et de quelle
façon toutes ces pensées me traversent-elles le cœur! Il n'y a point
d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l'église, ni dans
le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue; il n'y en a point qui
ne me fasse souvenir de quelque chose; de quelque manière que ce soit,
cela me perce le cœur: je vous vois, vous m'êtes présente; je pense et
repense à tout; ma tête et mon esprit se creusent: mais j'ai beau
tourner, j'ai beau chercher; cette chère enfant que j'aime avec tant de
passion est à deux cents lieues de moi, je ne l'ai plus. Sur cela je
pleure sans pouvoir m'en empêcher. Ma chère bonne, voilà qui est bien
faible: mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse
si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en
lisant cette lettre; le hasard fera qu'elle viendra mal à propos, et
qu'elle ne sera peut-être pas lue de la manière qu'elle est écrite. A
cela je ne sais point de remède: elle sert toujours à me soulager
présentement; c'est au moins ce que je lui demande: l'état où ce lieu
m'a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne point parler de
mes faiblesses; mais vous devez les aimer, et respecter mes larmes,
puisqu'elles viennent d'un cœur tout à vous.


  [117] Hélène, femme de chambre de madame de Sévigné; Hébert, son valet
  de chambre, et Marphise, sa chienne.



39.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi saint 27 mars 1671.

J'ai trouvé ici un gros paquet de vos lettres; je ferai réponse aux
messieurs quand je ne serai pas si dévote: en attendant, embrassez votre
cher mari pour moi; je suis touchée de son amitié et de sa lettre. Je
suis bien aise de savoir que le pont d'Avignon est encore sur le dos du
coadjuteur; c'est donc lui qui vous y a fait passer, car, pour le pauvre
Grignan, il se noyait par dépit contre vous; il aimait autant mourir que
d'être avec des gens si déraisonnables: le coadjuteur est perdu d'avoir
ce crime avec tant d'autres. Je suis très-obligée à Bandol de m'avoir
fait une si agréable relation. Mais d'où vient, mon enfant, que vous
craignez qu'une autre lettre n'efface la vôtre? vous ne l'avez donc pas
relue? car pour moi, qui l'ai lue avec attention, elle m'a fait un
plaisir sensible, un plaisir à n'être effacé par rien, un plaisir trop
agréable pour un jour comme aujourd'hui. Vous contentez ma curiosité sur
mille choses que je voulais savoir: je me doutais bien que les
prophéties auraient été entièrement fausses à l'égard de Vardes; je me
doutais bien aussi que vous n'auriez fait aucune incivilité; je me
doutais bien encore de l'ennui que vous avez; et ce qui vous surprendra,
c'est que, quelque aversion que je vous aie toujours vue pour les
narrations, j'ai cru que vous aviez trop d'esprit pour ne pas voir
qu'elles sont quelquefois agréables et nécessaires. Je crois qu'il n'y a
rien qu'il faille entièrement bannir de la conversation, et que le
jugement et les occasions doivent y faire entrer tour à tour tout ce qui
est le plus à propos. Je ne sais pourquoi vous dites que vous ne contez
pas bien; je ne connais personne qui attache plus que vous: ce ne serait
pas une sorte de chose à souhaiter uniquement; mais quand cela tient à
l'esprit et à la nécessité de ne rien dire qui ne soit agréable, je
pense qu'on doit être bien aise de s'en acquitter comme vous faites.

J'ai entendu la Passion du Mascaron, qui en vérité a été très-belle et
très-touchante. J'avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue;
mais l'impossibilité m'en a ôté le goût: les laquais y étaient dès
mercredi; et la presse était à mourir. Je savais qu'il devait redire
celle que M. de Grignan et moi nous entendîmes l'année passée aux
Jésuites; et c'était pour cela que j'en avais envie: elle était
parfaitement belle, et je ne m'en souviens que comme d'un songe. Que je
vous plains d'avoir eu un méchant prédicateur! Mais pourquoi cela vous
fait-il rire? J'ai envie de vous dire encore ce que je vous dis une
fois: _Ennuyez-vous, cela est si méchant!_ Je n'ai jamais pensé que vous
ne fussiez pas très-bien avec M. de Grignan; je ne crois pas avoir
témoigné que j'en doutasse; tout au plus, je souhaiterais en entendre un
mot de lui ou de vous, non point par manière de nouvelle, mais pour me
confirmer une chose que je désire avec tant de passion. La Provence ne
serait pas supportable sans cela, et je comprends bien aisément tous les
soins de M. de Grignan pour vous empêcher d'y mourir d'ennui; nous
avons, lui et moi, les mêmes symptômes.

Le maréchal d'Albret a gagné un procès de quarante mille livres de rente
en fonds de terre; il rentre dans tout le bien de ses grands-pères; il
ruine tout le Béarn: vingt familles avaient acheté et revendu; il faut
rendre tout cela avec les fruits depuis cent ans: c'est une épouvantable
affaire pour les conséquences. Adieu, ma très-chère; je voudrais bien
savoir quand je ne penserai plus tant à vous; il faut répondre:

      Comment pourrais-je vous le dire?
  Rien n'est plus incertain que l'heure de la mort[118].

Mon cher Grignan, je vous embrasse. Je ferai réponse à votre jolie
lettre. Adieu, petit démon qui me détournez; je devrais être à Ténèbres
il y a plus d'une heure.


  [118] Vers d'un joli madrigal de Montreuil, qui est resté dans le
  souvenir des gens de goût.



40.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, jeudi saint 26 mars 1671.

Si j'avais autant pleuré mes péchés que j'ai pleuré pour vous depuis que
je suis ici, je serais très-bien disposée pour faire mes pâques et mon
jubilé. J'ai passé ici le temps que j'avais résolu, de la manière dont
je l'avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m'a plus
tourmentée que je ne l'avais prévu. C'est une chose étrange qu'une
imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient
encore: sur cela on songe au présent; et quand on a le cœur comme je
l'ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous; notre maison de
Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. Pour vous,
c'est par un effort de mémoire que vous pensez à moi: la Provence n'est
point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous
rendre à moi. J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue
ici; une grande solitude, un grand silence, un office triste, des
Ténèbres chantées avec dévotion, un jeûne canonique, et une beauté dans
ces jardins, dont vous seriez charmée: tout cela m'a plu. Je n'avais
jamais été à Livry la semaine sainte: hélas! que je vous y ai souhaitée!
Mais je m'en retourne à Paris par nécessité; j'y trouverai de vos
lettres, et je veux demain aller à la passion du père Bourdaloue, ou du
père Mascaron; j'ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère
petite: voilà ce que vous aurez de Livry. Si j'avais eu la force de ne
vous y point écrire, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j'y
ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde; mais,
au lieu d'en faire un bon usage, j'ai cherché de la consolation à vous
en parler. Ah! ma fille, que cela est faible et misérable!



41.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 1er avril 1671.

Je revins hier de Saint-Germain: j'étais avec madame d'Arpajon. Le
nombre de ceux qui me demandèrent de vos nouvelles est aussi grand que
celui de tous ceux qui composent la cour. Je pense qu'il est bon de
distinguer la reine, qui fit un pas vers moi, et me demanda des
nouvelles de ma fille, sur son aventure du Rhône. Je la remerciai de
l'honneur qu'elle vous faisait de se souvenir de vous. Elle reprit la
parole, et me dit: Contez-moi comme elle a pensé périr. Je me mis à lui
conter votre belle hardiesse de vouloir traverser le Rhône par un grand
vent, et que ce vent vous avait jetée rapidement sous une arche à deux
doigts du pilier, où vous auriez péri mille fois, si vous l'aviez
touché. La reine me dit: Et son mari était-il avec elle?—Oui, madame;
et M. le coadjuteur aussi.—Vraiment ils ont grand tort, reprit-elle; et
fit des hélas, et dit des choses très-obligeantes pour vous. Il vint
ensuite bien des duchesses, entre autres la jeune Ventadour, très-belle
et très-jolie. On fut quelques moments sans lui apporter ce divin
tabouret; je me tournai vers le grand maître[119], et je dis: Hélas!
qu'on le lui donne: il lui coûte assez cher[120]. Il fut de mon avis. Au
milieu du silence du cercle, la reine se tourne, et me dit: A qui
ressemble votre petite-fille? Madame, lui dis-je, elle ressemble à M. de
Grignan. Sa Majesté fit un cri, j'en suis fâchée, et me dit doucement:
Elle aurait bien mieux fait de ressembler à sa mère ou à sa grand'mère.
Voilà ce que vous me valez de faire ma cour. Le maréchal de Bellefonds
m'a fait promettre de le tirer de la presse; M. et madame de Duras, à
qui j'ai fait vos compliments; MM. de Charost et de Montausier, et
_tutti quanti_, vous les rendent au centuple. Je ne dois pas oublier M.
le Dauphin et Mademoiselle, qui m'ont fort parlé de vous. J'ai vu madame
de Ludres; elle vint m'aborder avec une surabondance d'amitié qui me
surprit; elle me parla de vous sur le même ton; et puis tout d'un coup,
comme je pensais lui répondre, je trouvai qu'elle ne m'écoutait plus, et
que ses beaux yeux trottaient par la chambre: je le vis promptement, et
ceux qui virent que je le voyais me surent bon gré de l'avoir vu, et se
mirent à rire. Elle a été plongée dans la mer[121], la mer l'a vue toute
nue, et sa fierté en est augmentée; j'entends la fierté de la mer; car
pour la belle, elle en est fort humiliée.

Les coiffures _hurluberlu_ m'ont fort divertie; il y en a que l'on
voudrait souffleter. La Choiseul ressemblait, comme dit Ninon, à un
_printemps d'hôtellerie_ comme deux gouttes d'eau: cette comparaison est
excellente. Mais qu'elle est dangereuse, cette Ninon! Si vous saviez
comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait horreur. Son zèle
pour pervertir les jeunes gens est pareil à celui d'un certain M. de
Saint-Germain que nous avons vu une fois à Livry. Elle trouve que votre
frère a la simplicité de la colombe; elle ressemble à sa mère; c'est
madame de Grignan qui a tout le sel de la maison, et qui n'est pas si
sotte que d'être dans cette docilité. Quelqu'un pensa prendre votre
parti, et voulut lui ôter l'estime qu'elle a pour vous; elle le fit
taire, et dit qu'elle en savait plus que lui. Quelle corruption! quoi!
parce qu'elle vous trouve belle et spirituelle, elle veut joindre à cela
cette autre bonne qualité, sans laquelle, selon ses maximes, on ne peut
être parfaite! Je suis vivement touchée du mal qu'elle fait à mon fils
sur ce chapitre: ne lui en mandez rien; nous faisons nos efforts, madame
de la Fayette et moi, pour le dépêtrer d'un engagement si dangereux. Il
a de plus une petite comédienne[122], et tous les Despréaux et les
Racine, et paye les soupers: enfin, c'est une vraie diablerie. Il se
moque des Mascaron, comme vous avez vu; vraiment il lui faudrait votre
minime[123]. Je n'ai jamais rien vu de si plaisant que ce que vous
m'écrivez là-dessus; je l'ai lu à M. de la Rochefoucauld; il en a ri de
tout son cœur. Il vous mande qu'il y a un certain apôtre qui court
après _sa côte_, et qui voudrait bien se l'approprier comme son bien;
mais il n'a pas l'art de suivre les grandes entreprises. Je pense que
_Mellusine_ est dans un trou; nous n'en entendons pas dire un seul mot.
M. de la Rochefoucauld vous dit encore que s'il avait seulement trente
ans de moins, il en voudrait fort à la _troisième côte_[124] de M. de
Grignan. L'endroit où vous dites qu'il a deux côtes rompues le fit
éclater: nous vous souhaitons toujours quelque sorte de folie qui vous
divertisse, mais nous craignons bien que celle-là n'ait été meilleure
pour nous que pour vous. Après tout, nous vous plaignons bien de
n'entendre parler de Dieu que de cette sorte. Ah! Bourdaloue! il fit, à
ce qu'on m'a dit, une passion plus parfaite que tout ce qu'on peut
imaginer: c'était celle de l'année passée qu'il avait rajustée, selon ce
que ses amis lui avaient conseillé, afin qu'elle fût inimitable. Comment
peut-on aimer Dieu, quand on n'entend jamais bien parler de lui? Il vous
faut des grâces plus particulières qu'aux autres. Nous entendîmes
l'autre jour l'abbé de Montmort[125]; je n'ai jamais ouï un si beau
jeune sermon; je vous en souhaiterais autant à la place de votre minime.
Il fit le signe de la croix, il dit son texte; il ne nous gronda point,
il ne nous dit point d'injures; il nous pria de ne point craindre la
mort, puisqu'elle était le seul passage que nous eussions pour
ressusciter avec Jésus-Christ. Nous le lui accordâmes, nous fûmes tous
contents. Il n'a rien qui choque: il imite M. d'Agen sans le copier; il
est hardi, il est modeste, il est savant, il est dévot: enfin, j'en fus
contente au dernier point.

Madame de Vauvineux vous rend mille grâces; sa fille a été très-mal.
Madame d'Arpajon vous embrasse mille fois, et surtout M. le Camus vous
adore: et moi, ma chère enfant, que pensez-vous que je fasse? Vous
aimer, penser à vous, m'attendrir à tout moment plus que je ne voudrais,
m'occuper de vos affaires, m'inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos
ennuis et vos peines, les vouloir souffrir pour vous, s'il était
possible; écumer votre cœur comme j'écumais votre chambre des fâcheux
dont je la voyais remplie; en un mot, comprendre vivement ce que c'est
d'aimer quelqu'un plus que soi-même, voilà comme je suis: c'est une
chose qu'on dit souvent en l'air; on abuse de cette expression; moi, je
la répète, et sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi,
et cela est vrai.


  [119] Le comte, puis duc du Lude, grand maître d'artillerie.

  [120] M. de Ventadour était non-seulement laid et contrefait, mais
  encore très-débauché.

  [121] Voyez la lettre du 13 mars 1671, p. 99.

  [122] La Champmêlé.

  [123] Le minime qui prêchait à Grignan.

  [124] C'est-à-dire à madame de Grignan, qui était la troisième femme
  de M. de Grignan.

  [125] Depuis évêque de Perpignan.



42.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, samedi 4 avril 1671.

Je vous mandai l'autre jour[126] la coiffure de madame de Nevers, et
dans quel excès la Martin avait poussé cette mode; mais il y a une
certaine médiocrité qui m'a charmée, et qu'il faut vous apprendre, afin
que vous ne vous amusiez plus à faire cent petites boucles sur vos
oreilles, qui sont défrisées en un moment, qui siéent mal, et qui ne
sont non plus à la mode présentement, que la coiffure de la reine
Catherine de Médicis. Je vis hier la duchesse de Sully et la comtesse de
Guiche; leurs têtes sont charmantes; je suis rendue, cette coiffure est
faite justement pour votre visage; vous serez comme un ange, et cela est
fait en un moment. Tout ce qui me fait de la peine, c'est que cette
mode, qui laisse la tête découverte, me fait craindre pour les dents.
Voici ce que _Trochanire_[127], qui vient de Saint-Germain, et moi, nous
allons vous faire entendre, si nous pouvons. Imaginez-vous une tête
partagée à la paysanne jusqu'à deux doigts du bourrelet; on coupe les
cheveux de chaque côté, d'étage en étage, dont on fait deux grosses
boucles rondes et négligées, qui ne viennent pas plus bas qu'un doigt
au-dessous de l'oreille; cela fait quelque chose de fort jeune et de
fort joli, et comme deux gros bouquets de cheveux de chaque côté. Il ne
faut pas couper les cheveux trop courts; car comme il faut les friser
_naturellement_, les boucles, qui en emportent beaucoup, ont attrapé
plusieurs dames, dont l'exemple doit faire trembler les autres. On met
les rubans comme à l'ordinaire, et une grosse boucle nouée entre le
bourrelet et la coiffure; quelquefois on la laisse traîner jusque sur la
gorge. Je ne sais si nous vous avons bien représenté cette mode; je
ferai coiffer une poupée pour vous l'envoyer; et puis, au bout de tout
cela, je meurs de peur que vous ne vouliez point prendre toute cette
peine. Ce qui est vrai, c'est que la coiffure que fait Montgobert n'est
plus supportable. Du reste, consultez votre paresse et vos dents; mais
ne m'empêchez pas de souhaiter que je puisse vous voir coiffée ici comme
les autres. Je vous vois, vous m'apparaissez, et cette coiffure est
faite pour vous: mais qu'elle est ridicule à certaines dames, dont l'âge
ou la beauté ne conviennent pas!


  _Madame de la Troche._

  Madame de Sévigné a voulu avoir l'avantage de vous décrire cette
  coiffure; mais, ma belle, c'est moi qui lui dictais. Madame, vous
  serez ravissante; tout ce que je crains, c'est que vous n'ayez regret
  à vos cheveux. Pour vous fortifier, je vous apprends que la reine,
  et tout ce qu'il y a de filles et de femmes qui se coiffent à
  Saint-Germain, achevèrent hier de les faire couper par la Vienne; car
  c'est lui et mademoiselle de la Borde qui ont fait toutes les
  exécutions. Madame de Crussol vint lundi à Saint-Germain, coiffée à la
  mode; elle alla au coucher de la reine, et lui dit: Ah! madame, Votre
  Majesté a donc pris notre coiffure? Votre coiffure! lui répondit la
  reine; je vous assure que je n'ai point voulu prendre votre coiffure;
  je me suis fait couper les cheveux, parce que le roi les trouve mieux
  ainsi: mais ce n'est point pour prendre votre coiffure. On fut un peu
  surpris du ton avec lequel la reine lui parla. Mais voyez un peu aussi
  où madame de Crussol allait prendre que c'était sa coiffure, parce que
  c'est celle de madame de Montespan, de madame de Nevers, de la petite
  de Thianges, et de deux ou trois autres beautés charmantes qui l'ont
  hasardée les premières! Je vous ai vue vingt fois prête à l'inventer;
  cela me fait croire que vous n'aurez point de peine à comprendre ce
  que nous vous en écrivons. Madame de Soubise, qui craint pour ses
  dents, parce qu'elle a déjà été une fois attrapée aux coiffures à la
  paysanne, ne s'est point fait couper les cheveux; et mademoiselle de
  la Borde lui a fait une coiffure qui est tout aussi bien que les
  autres par les côtés: mais le dessus de sa tête n'a garde d'être
  galant, comme celles dont on voit la racine des cheveux. Enfin,
  madame, il n'est question d'autre chose à Saint-Germain; et moi, qui
  ne veux point me faire couper les cheveux, je suis ennuyée à la mort
  d'en entendre parler.


_Madame de Sévigné._

Cette lettre est écrite hors d'œuvre chez _Trochanire_. La comtesse
(_de Fiesque_) vous embrasse mille fois; le comte, que j'ai vu tantôt,
voudrait bien en faire autant: je lui ai dit votre souvenir, et le dirai
à tous ceux que je trouverai en chemin.

Après tout, nous ne vous conseillons point de faire couper vos beaux
cheveux; et pour qui, bon Dieu? Cette mode durera peu; elle est mortelle
pour les dents: taponnez-vous seulement par grosses boucles, comme vous
faisiez quelquefois; car les petites boucles rangées de Montgobert sont
justement du temps du roi Guillemot.


  [126] Voyez la lettre du 18 mars 1671, p. 102.

  [127] Madame de la Troche.



43.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 10 avril 1671.

Je vous écrivis mercredi par la poste, hier matin par Magalotti,
aujourd'hui encore par la poste; mais hier au soir je perdis une belle
occasion. J'allai me promener à Vincennes, en famille et en
_Troche_[128]; je rencontrai la chaîne des galériens, qui partait pour
Marseille; ils arriveront dans un mois. Rien n'eût été plus sûr que
cette voie: mais j'eus une autre pensée, c'était de m'en aller avec eux.
Il y a un certain _Duval_, qui me parut homme de bonne conversation:
vous le verrez arriver, et vous auriez été fort agréablement surprise de
me voir pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont avec eux. Je
voudrais que vous sussiez ce que m'est devenu le mot de Provence, de
Marseille, d'Aix; le Rhône seulement, ce diantre de Rhône, et Lyon, me
sont de quelque chose. La Bretagne et la Bourgogne me paraissent des
pays sous le pôle, où je ne prends aucun intérêt: il faut dire comme
Coulanges: _O grande puissance de mon orviétan!_ Vous êtes admirable, ma
fille, de demander à l'abbé[129] de m'empêcher de vous faire des
présents: quelle folie! Hélas! vous en fais-je? Vous appelez des
présents les gazettes que je vous envoie: vous ne m'ôterez jamais de
l'esprit l'envie de vous donner; c'est un plaisir qui m'est sensible, et
dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnais
souvent cette joie: cette manière de me remercier m'a extrêmement plu.

Vos lettres sont admirables; on jurerait qu'elles ne vous sont pas
dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan,
avec tout ce qu'il vous est déjà, est encore votre vraie bonne
compagnie; c'est lui, ce me semble, qui vous entend: conservez bien la
joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites votre compte que
si vous ne m'aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire,
en vérité vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu'il n'y a
point d'ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant
discutées, me paraît la philosophie de Descartes, et l'autre est celle
d'Aristote: vous savez l'autorité que je donne à cette dernière; j'en
suis de même pour l'opinion de l'ingratitude. Vous seriez donc une
petite ingrate, ma fille: mais, par un bonheur qui fait ma joie, je vous
en trouve éloignée; et cela fait aussi que, sans aucune retenue, je
m'abandonne d'une étrange façon à m'approuver dans les sentiments que
j'ai pour vous. Adieu, ma très-aimable; je m'en vais fermer cette
lettre; je vous en écrirai encore une ce soir, où je vous rendrai compte
de ma journée. Nous espérons tous les jours louer votre maison; vous
croyez bien que je n'oublie rien de ce qui vous touche; je suis sur cela
comme les gens les plus intéressés sont pour eux-mêmes.


  [128] Avec madame de la Troche, son amie.

  [129] L'abbé de Coulanges, qui passait sa vie avec madame de Sévigné,
  sa nièce.



44.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Vendredi au soir, 10 avril 1671.

Je fais mon paquet chez M. de la Rochefoucauld, qui vous embrasse de
tout son cœur. Il est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines
et au père Desmares: il y a plaisir à vous mander des bagatelles, vous y
répondez très-bien. Il vous prie de croire que vous êtes encore toute
vive dans son souvenir; s'il apprend quelques nouvelles dignes de vous,
il vous les fera savoir. Il est dans son hôtel de la Rochefoucauld,
n'ayant plus d'espérance de marcher; son château en Espagne, c'est de se
faire porter dans les maisons, ou dans son carrosse pour prendre l'air:
il parle d'aller aux eaux; je tâche de l'envoyer à Digne, et d'autres à
Bourbon. J'ai été chez Mademoiselle, qui est toujours malade; j'ai dîné
en _bavardin_[130], mais si purement que j'en ai pensé mourir: tous nos
commensaux nous ont fait faux bond; nous n'avons fait que _bavardiner_,
et nous n'avons point causé comme les autres jours.

Brancas versa, il y a trois ou quatre jours, dans un fossé; il s'y
établit si bien, qu'il demandait à ceux qui allèrent le secourir ce
qu'ils désiraient de son service: toutes ses glaces étaient cassées, et
sa tête l'aurait été, s'il n'était plus heureux que sage: toute cette
aventure n'a fait aucune distraction à sa rêverie. Je lui ai mandé ce
matin que je lui apprenais qu'il avait versé, qu'il avait pensé se
rompre le cou, qu'il était le seul dans Paris qui ne sût point cette
nouvelle, et que je lui en voulais marquer mon inquiétude: j'attends sa
réponse. Voilà madame la comtesse (_de Fiesque_) et Briole, qui vous
font trois cents compliments. Adieu, ma très-chère enfant, je m'en vais
fermer mon paquet. Comme je suis assurée que vous ne doutez point de mon
amitié, je ne vous en dirai rien ce soir.


  [130] Chez madame de Lavardin, qui aimait extrêmement les nouvelles.



45.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 15 avril 1671.

Je viens de recevoir la lettre que vous m'avez écrite par Gacé[131].
Vous me parlez de la Provence comme de la Norwége: je pensais qu'il y
fait chaud, et je le pensais si bien, que l'autre jour, que nous eûmes
ici une bouffée d'été, je mourais de chaud, et j'étais triste: on devina
que c'était parce que je croyais que vous aviez encore plus chaud que
moi, et je ne pouvais, en effet, me l'imaginer sans chagrin. Je veux
vous dire, ma chère enfant que le chocolat n'est plus avec moi comme il
était: la mode m'a entraînée, comme elle fait toujours: tous ceux qui
m'en disaient du bien m'en disent du mal; on le maudit, on l'accuse de
tous les maux qu'on a; il est la source des vapeurs et des palpitations;
il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d'un coup une
fièvre continue, qui vous conduit à la mort. Enfin, ma fille, le grand
maître[132], qui en vivait, est son ennemi déclaré: vous pouvez penser
si je puis être d'un autre sentiment[133]. Au nom de Dieu, ne vous
engagez point à le soutenir, et songez que ce n'est plus la mode du bel
air. Je n'ai point encore vu Gacé; je crois que je l'embrasserai: bon
Dieu! un homme qui vous a vue, qui vient de vous quitter, qui vous a
parlé, comme cela me paraît!

Je suis bien aise que vous ayez compris la coiffure, c'est justement ce
que vous aviez toujours envie de faire; ce taponnage vous est naturel,
il est au bout de vos doigts: vous avez cent fois pensé l'inventer, mais
vous avez bien fait de ne point prendre cette mode à la rigueur. Le bel
air est de se peigner, pour contrefaire la tête naissante; cela est fait
dans un moment. Vos dames sont bien loin de là, avec leurs coiffures
glissantes de pommade, et leurs cheveux de deux paroisses: cela est bien
vieux. Votre peinture du cardinal Grimaldi[134] est excellente: _cela
mord-il?_ est plaisant au dernier point, et m'a bien fait rire; je vous
souhaite de pareilles visions pour vous divertir. Enfin Montgobert sait
rire; elle entend votre langage: qu'elle est heureuse d'avoir de
l'esprit, et d'être auprès de vous! Les esprits où il n'y a point de
remède font bouillir le sang. Je vous remercie de vous souvenir du
reversis, et de jouer au mail; c'est un aimable jeu pour les personnes
bien faites et adroites comme vous: je m'en vais y jouer dans mon
désert. A propos de désert, je crois qu'Adhémar vous aura mandé comme le
laquais du coadjuteur, qui était à la Trappe, en est revenu à demi fou,
n'ayant pu supporter ces austérités: on cherche un couvent de coton pour
l'y mettre, et le remettre de l'état où il est. Je crains que cette
Trappe[135] qui veut, surpasser l'humanité, ne devienne les
Petites-Maisons.

Je pleurais amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en
voyant de quelle manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l'effet
qu'elle a produit dans votre cœur. Les petits esprits se sont bien
communiqués, et sont passés bien fidèlement de Livry en Provence: si
vous avez les mêmes sentiments toutes les fois que je suis sensiblement
touchée de vous, je vous plains, et vous conseille de renoncer à la
sympathie. Je n'ai jamais rien vu de si aisé à trouver que la tendresse
que j'ai pour vous: mille choses, mille pensées, mille souvenirs, me
traversent le cœur; mais c'est toujours de la manière que vous pouvez
le souhaiter: ma mémoire ne me représente rien que de doux et d'aimable;
j'espère que la vôtre fait de même. La lettre que vous écrivez à votre
frère est admirable. Vous avez très-bien deviné; il est dans le bel air
par-dessus les yeux: point de pâques, point de jubilé. Je n'ai rien
trouvé de bon en lui, que la crainte de faire un sacrilége; c'était mon
soin aussi que de lui en donner de l'horreur: mais la maladie de son âme
est tombée sur son corps, et ses maîtresses sont d'une manière à ne pas
supporter cette incommodité avec patience: Dieu fait tout pour le mieux.
J'espère qu'un voyage en Lorraine rompra toutes ces vilaines chaînes-là.
Il est plaisant, il dit qu'il est comme le bonhomme Éson, il veut se
faire bouillir dans une chaudière avec des herbes fines, pour se
_ravigoter_ un peu; il me conte toutes ses folies, je le gronde, et je
fais scrupule de les écouter; et pourtant je les écoute. Il me réjouit,
il cherche à me plaire; je connais la sorte d'amitié qu'il a pour moi;
il est ravi, à ce qu'il dit, de celle que vous me témoignez; il me donne
mille attaques en riant sur l'attachement que j'ai pour vous: je vous
avoue, ma fille, qu'il est grand, lors même que je le cache. Je vous
avoue encore une autre chose, c'est que je crois que vous m'aimez: vous
me paraissez solide; il me semble qu'on peut se fier à vos paroles, et
cela fait aussi que je vous estime fort. Vos messieurs commencent à
s'accoutumer à vous; les pauvres gens! Et les dames ne vous ont pas
encore bien goûtée.


  [131] Depuis maréchal de Matignon.

  [132] Le comte du Lude.

  [133] On avait dit que le comte du Lude aimait madame de Sévigné; mais
  comme c'était un de ces hommes dont l'attachement ne nuit point à la
  réputation des dames, madame de Sévigné en plaisantait la première.
  _Voyez_ les _Amours des Gaules_, du comte de Bussy.

  [134] Archevêque d'Aix.

  [135] Il n'y avait guère que huit ans que l'abbé de Rancé l'avait
  réformée.



46.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Vendredi au soir, 24 avril 1671, chez M. DE LA ROCHEFOUCAULD.

Je fais donc ici mon paquet. J'avais dessein de vous conter que le roi
arriva hier au soir à Chantilly; il courut un cerf au clair de la lune;
les lanternes firent des merveilles, le feu d'artifice fut un peu effacé
par la clarté de notre amie; mais enfin, le soir, le souper, le jeu,
tout alla à merveille. Le temps qu'il a fait aujourd'hui nous faisait
espérer une suite digne d'un si agréable commencement. Mais voici ce que
j'apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que
je ne sais plus ce que je vous mande: c'est qu'enfin Vatel, le grand
Vatel, maître d'hôtel de M. Fouquet, qui l'était présentement de M. le
Prince, cet homme d'une capacité distinguée de toutes les autres, dont
la bonne tête était capable de contenir tout le soin d'un État; cet
homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la
marée n'était pas arrivée, n'a pu soutenir l'affront dont il a cru qu'il
allait être accablé, et, en un mot, il s'est poignardé. Vous pouvez
penser l'horrible désordre qu'un si terrible accident a causé dans cette
fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je
n'en sais pas davantage présentement: je pense que vous trouvez que
c'est assez. Je ne doute pas que la confusion n'ait été grande; c'est
une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.



47.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, dimanche 26 avril 1671.

Il est dimanche 26 avril; cette lettre ne partira que mercredi; mais ce
n'est pas une lettre, c'est une relation que Moreuil vient de me faire,
à votre intention, de ce qui s'est passé à Chantilly touchant Vatel. Je
vous écrivis vendredi qu'il s'était poignardé; voici l'affaire en
détail: Le roi arriva le jeudi au soir; la promenade, la collation dans
un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y
eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à
quoi l'on ne s'était point attendu; cela saisit Vatel, il dit plusieurs
fois: Je suis perdu d'honneur; voici un affront que je ne supporterai
pas. Il dit à Gourville: La tête me tourne, il y a douze nuits que je
n'ai dormi; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce
qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux
vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à
M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui
dit: «Vatel, tout va bien; rien n'était si beau que le souper du roi.»
Il répondit: «Monseigneur, votre bonté m'achève; je sais que le rôti a
manqué à deux tables.» «Point du tout, dit M. le Prince; ne vous fâchez
point: tout va bien.» Minuit vint, le feu d'artifice ne réussit pas, il
fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures
du matin, Vatel s'en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un
petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée; il
lui demande: Est-ce là tout? Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel
avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les
autres pourvoyeurs ne vinrent point; sa tête s'échauffait, il crut qu'il
n'aurait point d'autre marée; il trouva Gourville, il lui dit: Monsieur,
je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel
monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au
travers du cœur; mais ce ne fut qu'au troisième coup, car il s'en donna
deux qui n'étaient point mortels; il tombe mort. La marée cependant
arrive de tous côtés: on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa
chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son
sang; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura;
c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le
Prince le dit au roi fort tristement: on dit que c'était à force d'avoir
de l'honneur à sa manière; on le loua fort, on loua et l'on blâma son
courage. Le roi dit qu'il y avait cinq ans qu'il retardait de venir à
Chantilly, parce qu'il comprenait l'excès de cet embarras. Il dit à M.
le Prince qu'il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger
de tout; il jura qu'il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât
ainsi; mais c'était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville
tâcha de réparer la perte de Vatel; elle fut réparée: on dîna très-bien,
on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse;
tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté[136]. Hier, qui
était samedi, on fit encore de même; et le soir, le roi alla à
Liancourt, où il avait commandé _media noche_; il y doit demeurer
aujourd'hui. Voilà ce que Moreuil m'a dit, espérant que je vous le
manderais. Je jette mon bonnet par-dessus les moulins, et je ne sais
rien du reste. M. d'Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des
relations sans doute; mais comme son écriture n'est pas si lisible que
la mienne, j'écris toujours; et si je vous mande cette infinité de
détails, c'est que je les aimerais en pareille occasion.


  [136] Gourville dit dans ses Mémoires que cette fête coûta à M. le
  Prince près de deux cent mille livres.



48.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Commencée à Paris le lundi 27 avril 1671.

Monsieur, madame de Villars et la petite Saint-Gerand sortent d'ici, et
vous font mille et mille amitiés; ils veulent la copie de votre portrait
qui est sur ma cheminée, pour la porter en Espagne[137]. Ma petite
enfant a été tout le jour dans ma chambre, parée de ses belles
dentelles, et faisant l'honneur du logis; ce logis qui me fait tant
songer à vous, où vous étiez il y a un an comme prisonnière; ce logis
que tout le monde vient voir, que tout le monde admire, et que personne
ne veut _louer_. Je soupai l'autre jour chez le marquis d'Uxelles, avec
madame la maréchale d'Humières, mesdames d'Arpajon, de Beringhen, de
Frontenac, d'Outrelaise, Raimond et Martin; vous n'y fûtes point
oubliée. Je vous conjure, ma fille, de me mander sincèrement des
nouvelles de votre santé, de vos desseins, de ce que vous souhaitez de
moi. Je suis triste de votre état, je crains que vous ne le soyez aussi;
je vois mille chagrins, et j'ai une suite de pensées dans ma tête, qui
ne sont bonnes ni pour la nuit ni pour le jour.


  A Livry, mercredi 29 avril.

Depuis que j'ai écrit ce commencement de lettre, j'ai fait un fort joli
voyage. Je partis hier assez matin de Paris; j'allai dîner à Pomponne;
j'y trouvai notre bonhomme[138] qui m'attendait; je n'aurais pas voulu
manquer à lui dire adieu. Je le trouvai dans une augmentation de
sainteté qui m'étonna: plus il approche de la mort, plus il s'épure. Il
me gronda très-sérieusement; et, transporté de zèle et d'amitié pour
moi, il me dit que j'étais folle de ne point songer à me convertir; que
j'étais une jolie païenne; que je faisais de vous une idole dans mon
cœur; que cette sorte d'idolâtrie était aussi dangereuse qu'une autre,
quoiqu'elle me parût moins criminelle; qu'enfin je songeasse à moi: il
me dit tout cela si fortement, que je n'avais pas le mot à dire. Enfin,
après six heures de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse,
je le quittai, et vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de
mai: le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le printemps dans
nos forêts; je m'y suis promenée tout le soir toute seule; j'y ai trouvé
toutes mes tristes pensées: mais je ne veux plus vous en parler. J'ai
destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où
je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête. Ce
soir je m'en retourne à Paris, pour faire mon paquet et vous l'envoyer.

Il est vrai, ma fille, qu'il manqua un degré de chaleur à mon amitié,
quand je rencontrai la chaîne des galériens; je devais aller avec eux,
au lieu de ne songer qu'à vous écrire. Que vous eussiez été agréablement
surprise à Marseille, de me trouver en si bonne compagnie! Mais vous y
allez donc en litière: quelle fantaisie! J'ai vu que vous n'aimiez les
litières que quand elles étaient arrêtées: vous êtes bien changée. Je
suis entièrement du parti des médisants: tout l'honneur que je vous puis
faire, c'est de croire que jamais vous ne vous seriez servie de cette
voiture, si vous ne m'aviez point quittée, et que M. de Grignan fût
resté dans sa Provence. Madame de la Fayette craint toujours pour votre
vie: elle vous cède sans difficulté la première place auprès de moi, à
cause de vos perfections; et quand elle est douce, elle dit que ce n'est
pas sans peine; mais enfin cela est réglé et approuvé: cette justice la
rend digne de la seconde, elle l'a aussi; la Troche s'en meurt. Je vais
toujours mon train, et mon train aussi pour la Bretagne; il est vrai que
nous ferons des vies bien différentes: je serai troublée dans la mienne
par les états, qui me viendront tourmenter à Vitré sur la fin du mois de
juillet; cela me déplaît fort. Votre frère n'y sera plus en ce temps-là.
Ma fille, vous souhaitez que le temps marche, pour nous revoir; vous ne
savez ce que vous faites, vous y serez attrapée: il vous obéira trop
exactement, et quand vous voudrez le retenir, vous n'en serez plus la
maîtresse. J'ai fait autrefois les mêmes fautes que vous, je m'en suis
repentie; et, quoique le temps ne m'ait pas fait tout le mal qu'il fait
aux autres, il ne laisse pas de m'avoir ôté mille petits agréments, qui
ne laissent que trop de marques de son passage. Vous trouvez donc que
vos comédiens ont bien de l'esprit de dire des vers de Corneille. En
vérité, il y en a de bien transportants; j'en ai apporté ici un tome qui
m'amusa fort hier au soir. Mais n'avez-vous point trouvé jolies les cinq
ou six fables de la Fontaine, qui sont dans un des tomes que je vous ai
envoyés? Nous en étions ravis l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld;
nous apprîmes par cœur celle _du Singe et du Chat_.

  D'animaux malfaisants c'était un très-bon plat.
  Ils n'y craignaient tous deux aucun, tel qu'il pût être.
  Trouvait-on quelque chose au logis de gâté,
  L'on ne s'en prenait point aux gens du voisinage:
  Bertrand dérobait tout; Raton, de son côté,
  Était moins attentif aux souris qu'au fromage.

Et le reste. Cela est peint; et la _Citrouille_, et le _Rossignol_, cela
est digne du premier tome. Je suis bien folle de vous écrire de telles
bagatelles, c'est le loisir de Livry qui vous tue. Vous avez écrit un
billet admirable à Brancas; il vous écrivit l'autre jour une main tout
entière de papier: c'était une rapsodie assez bonne; il nous la lut à
madame de Coulanges et à moi. Je lui dis: Envoyez-la moi donc tout
achevée pour mercredi. Il me dit qu'il n'en ferait rien, qu'il ne
voulait pas que vous la vissiez; que cela était trop sot et trop
misérable.—Pour qui nous prenez-vous? vous nous l'avez bien lue.—Tant
y a que je ne veux pas qu'elle la lise. Voilà toute la raison que j'en
ai eue; jamais il ne fut si fou. Il sollicita l'autre jour un procès à
la seconde des enquêtes; c'était à la première qu'on le jugeait: cette
folie a fort réjoui les sénateurs; je crois qu'elle lui a fait gagner
son procès. Que dites-vous, mon enfant, de l'infinité de cette lettre?
Si je voulais, j'écrirais jusqu'à demain. Conservez-vous, c'est ma
ritournelle continuelle; ne tombez point, gardez quelquefois le lit.
Depuis que j'ai donné à ma petite une nourrice comme celle du temps de
François Ier, je crois que vous devez honorer tous mes conseils.
Pensez-vous que je n'aille point vous voir cette année? J'avais rangé
tout cela d'une autre façon, et même pour l'amour de vous; mais votre
litière me dérange tout: le moyen de ne pas courir cette année, si vous
le souhaitez un peu? Hélas! c'est bien moi qui dois dire qu'il n'y a
plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes. Votre portrait
triomphe sur ma cheminée; vous êtes adorée maintenant en Provence, et à
Paris, et à la cour, et à Livry; enfin, ma fille, il faut bien que vous
soyez ingrate: le moyen de rendre tout cela? Je vous embrasse et vous
aime, et vous le dirai toujours, parce que c'est toujours la même chose.
J'embrasserais ce fripon de Grignan, si je n'étais fâchée contre lui.

Maître Paul mourut il y a huit jours; notre jardin en est tout triste.


  [137] Le marquis de Villars était nommé ambassadeur en Espagne.

  [138] M. Arnauld d'Andilly, âgé alors de 83 ans.



49.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 13 mai 1671.

Je reçois votre lettre de Marseille; jamais relation ne m'a tant amusée.
Je lisais avec plaisir et avec attention; je suis fâchée de vous le
dire, car vous n'aimez pas cela, mais vous narrez très-agréablement. Je
lisais donc votre lettre vite par impatience, et puis je m'arrêtais tout
court, pour ne pas la dévorer si promptement: je la voyais finir avec
douleur, et douleur de toute manière; car je ne vois que de
l'impossibilité à votre retour, moi qui ne fais que le souhaiter. Ah! ma
fille, ne m'en ôtez pas, ni à vous-même, l'espérance; pour moi, j'irai
vous voir très-assurément avant que vous ne preniez aucune résolution
là-dessus: ce voyage est nécessaire à ma vie. Je tremble pour votre
santé: vous avez été étourdie du bruit de tant de canons et du _hou_ des
galériens; vous y avez reçu des honneurs comme la reine, et moi, plus
que je ne vaux: je n'ai jamais vu une telle galanterie, que de donner
mon nom pour le mot _de guerre_. Je vois bien, ma fille, que vous pensez
à moi très-souvent, et que cette _maman mignonne_ de M. de Vivonne n'est
pas de contrebande avec vous. Je crois que Marseille vous aura paru
beau; vous m'en faites une peinture extraordinaire, et qui ne déplaît
pas: cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité; je
serai fort aise de voir cette sorte d'enfer. Comment! des hommes gémir
jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes! Voilà ce qu'on ne voit
point ici: on en parle assez; elles font même quelquefois du bruit; mais
il n'y a rien d'effectif qu'à Marseille: j'ai cette image dans la tête.

  E' di mezzo l'orrore esce il diletto.

Vous étiez belle, à ce que vous dites, et où est donc votre grossesse?
Comment s'accommode-t-elle avec votre beauté et avec tant de fatigue? Il
m'est venu de deux endroits que vous aviez un esprit si bon, si juste,
si droit et si solide, qu'on vous a fait seule arbitre des plus grandes
affaires. Vous avez accommodé les différends infinis de M. de Monaco
avec un monsieur dont j'ai oublié le nom: vous avez un sens si net et si
fort au-dessus des autres, qu'on laisse le soin de parler de votre
personne pour louer votre esprit: voilà ce qu'on dit de vous ici. Si
vous trouvez quelque prince Alamir, vous avez du fonds de reste pour
faire le premier tome du roman, sans qu'on ose en parler. Je n'ai pas
voulu faire ce tort à la Provence, de vous cacher la manière dont vous y
êtes honorée, et dont on y parle de vous. Je voudrais savoir si vous
êtes entièrement insensible à tous les honneurs qu'on vous fait: pour
moi, je vous avoue grossièrement qu'ils ne me déplairaient pas; mais je
ferais l'impossible pour tâcher de revenir quelque temps me dépouiller
de ma splendeur; ce qui vous en reste ici est trop bon pour être
négligé. Madame des Pennes[139] a été aimable comme un ange;
mademoiselle de Scudéri l'adorait: c'était la princesse Cléobuline; elle
avait un prince Trasibule en ce temps-là; c'est la plus jolie histoire
de Cyrus[140]. Si vous étiez encore à Marseille, je vous prierais de
bien faire des compliments pour moi à M. le général des galères[141];
mais vous n'y êtes plus. Je m'en irai donc lundi: il me semble que vous
voulez savoir mon équipage, afin de me voir passer comme j'ai vu passer
M. _Busche_. Je vais à deux calèches, j'ai sept chevaux de carrosse, un
cheval de bât qui porte mon lit, et trois ou quatre hommes à cheval: je
serai dans ma calèche, tirée par mes deux beaux chevaux; l'abbé sera
quelquefois avec moi. Dans l'autre, mon fils, la Mousse, et Hélène;
celle-ci aura quatre chevaux, avec un postillon: quelquefois le
bréviaire assemblera le second ordre, et laissera place à un certain
bréviaire de Corneille, que nous avons envie de dire, Sévigné et moi.
Voilà de beaux détails, mais on ne les hait pas des personnes que l'on
aime.

Je n'ai garde de dire à notre Océan la préférence que vous lui donnez;
il en serait trop glorieux; il n'est pas besoin de lui donner plus
d'orgueil qu'il n'en a. Bien du monde s'en va lundi comme moi. Brancas
est parti; je ne sais si cela est bien vrai, car il ne m'a point dit
adieu; il croit peut-être l'avoir fait. Il était l'autre jour debout
devant la table de madame de Coulanges; je lui dis: Asseyez-vous donc;
ne voulez-vous pas souper? Il se tenait toujours debout. Madame de
Coulanges lui dit: Asseyez-vous donc. Parbleu, dit-il, madame de Sanzei
se fait bien attendre; je crois qu'on ne lui a pas dit qu'on a servi.
C'était elle qu'il attendait, et il y a environ cinq semaines qu'elle
est à Autry: cette civilité, faite fort naïvement, nous fit rire.


  [139] Renée de Forbin, sœur de M. de Marseille, depuis cardinal de
  Janson.

  [140] Roman de mademoiselle de Scudéri.

  [141] M. de Vivonne, frère de madame de Montespan, ami de Boileau,
  très-spirituel et très-gai.



50.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 31 mai 1671.

Enfin, ma fille, me voici dans ces pauvres rochers: peut-on revoir ces
allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans
mourir de tristesse? Il y a des souvenirs agréables, mais il y en a de
si vifs et de si tendres, qu'on a peine à les supporter; ceux que j'ai
de vous sont de ce nombre. Ne comprenez-vous point bien l'effet que cela
peut faire dans un cœur comme le mien?

Si vous continuez de vous bien porter, ma chère enfant, je ne vous irai
voir que l'année qui vient. La Bretagne et la Provence ne sont pas
compatibles; c'est une chose étrange que les grands voyages: si l'on
était toujours dans le sentiment qu'on a quand on arrive, on ne
sortirait jamais du lieu où l'on est; mais la Providence fait qu'on
oublie; c'est la même qui sert aux femmes qui sont accouchées: Dieu
permet cet oubli, afin que le monde ne finisse pas, et que l'on fasse
des voyages en Provence. Celui que j'y ferai me donnera la plus grande
joie que je puisse recevoir dans ma vie: mais quelles pensées tristes,
de ne point voir de fin à votre séjour! J'admire et je loue de plus en
plus votre sagesse; quoiqu'à vous dire le vrai, je sois fortement
touchée de cette impossibilité, j'espère qu'en ce temps-là nous verrons
les choses d'une autre manière; il faut bien l'espérer, car, sans cette
consolation, il n'y aurait qu'à mourir. J'ai quelquefois des rêveries
dans ces bois, d'une telle noirceur, que j'en reviens plus changée que
d'un accès de fièvre. Il me paraît que vous ne vous êtes point trop
ennuyée à Marseille. Ne manquez pas de me mander comme vous aurez été
reçue à Grignan. Ils avaient fait ici une manière d'entrée à mon fils;
Vaillant avait mis plus de quinze cents hommes sous les armes, tous fort
bien habillés, un ruban neuf à la cravate; ils vont en très-bon ordre
nous attendre à une lieue des Rochers. Voici un bel incident: M. l'abbé
avait mandé que nous arriverions le mardi, et puis tout d'un coup il
l'oublie: ces pauvres gens attendent le mardi jusqu'à dix heures du
soir; et quand ils sont tous retournés chacun chez eux, bien tristes et
bien confus, nous arrivons paisiblement le mercredi, sans songer qu'on
eût mis une armée en campagne pour nous recevoir: ce contre-temps nous a
fâchés; mais quel remède? Voilà par où nous avons débuté. Mademoiselle
du Plessis[142] est tout justement comme vous l'avez laissée; elle a une
nouvelle amie à Vitré, dont elle se pare, parce que c'est un bel esprit
qui a lu tous les romans, et qui a reçu deux lettres de la princesse de
Tarente[143]. J'ai fait dire méchamment par Vaillant que j'étais jalouse
de cette nouvelle amitié, que je n'en témoignerais rien; mais que mon
cœur était saisi: tout ce qu'elle dit là-dessus est digne de Molière;
c'est une plaisante chose de voir avec quel soin elle me ménage, et
comme elle détourne adroitement la conversation, pour ne point parler de
ma rivale devant moi: je fais aussi fort bien mon personnage. Mes petits
arbres sont d'une beauté surprenante; Pilois[144] les élève jusqu'aux
nues avec une probité admirable: tout de bon, rien n'est si beau que ces
allées que vous avez vues naître. Vous savez que je vous donnai une
manière de devise qui vous convenait: voici un mot que j'ai écrit sur un
arbre pour mon fils, qui est revenu de Candie. _Vago di fama_: n'est-il
point joli, pour n'être qu'un mot? Je fis écrire encore hier, en
l'honneur des paresseux: _Bella cosa, far niente_. Hélas! ma fille, que
mes lettres sont sauvages! Où est le temps que je parlais de Paris comme
les autres? C'est purement de mes nouvelles que vous aurez; et voyez ma
confiance, je suis persuadée que vous aimez mieux celles-là que les
autres. La compagnie que j'ai ici me plaît fort; notre abbé est toujours
admirable; mon fils et la Mousse s'accommodent fort bien de moi, et moi
d'eux; nous nous cherchons toujours; et, quand les affaires me séparent
d'eux, ils sont au désespoir et me trouvent ridicule de préférer un
compte de fermier aux contes de la Fontaine. Ils vous aiment tous
passionnément; je crois qu'ils vous écriront: pour moi, je prends les
devants, et n'aime point à vous parler en tumulte. Ma fille, aimez-moi
toujours: c'est ma vie, c'est mon âme que votre amitié: je vous le
disais l'autre jour; elle fait toute ma joie et toutes mes douleurs. Je
vous avoue que le reste de ma vie est couvert d'ombre et de tristesse,
quand je songe que je la passerai si souvent éloignée de vous.


  [142] Mademoiselle du Plessis-d'Argentré. Le château d'Argentré est à
  une lieue des Rochers.

  [143] Fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel.

  [144] Jardinier des Rochers.



51.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 14 juin 1671.

Je comptais recevoir vendredi deux de vos lettres à la fois; et comment
se peut-il que je n'en aie seulement pas une? Ah! ma fille, de quelque
endroit que vienne ce retardement, je ne puis vous dire ce qu'il me fait
souffrir. J'ai mal dormi ces deux nuits passées; j'ai renvoyé deux fois
à Vitré, pour chercher à m'amuser de quelque espérance; mais c'est
inutilement. Je vois par là que mon repos est entièrement attaché à la
douceur de recevoir de vos nouvelles. Me voilà insensiblement tombée
dans la radoterie de Chesières: je comprends sa peine si elle est comme
la mienne; je sens ses douleurs de n'avoir pas reçu cette lettre du 27:
on n'est pas heureux quand on est comme lui; Dieu me préserve de son
état! et vous, ma fille, préservez-m'en sur toutes choses. Adieu, je
suis chagrine, je suis de mauvaise compagnie; quand j'aurai reçu de vos
lettres, la parole me reviendra. Quand on se couche, on a des pensées
qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de la Rochefoucauld; et la nuit
elles deviennent tout à fait noires: je sais qu'en dire.



52.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 21 juin 1671.

Enfin, ma fille, je respire à mon aise, je fais un souper comme M. de la
Souche[145]: mon cœur est soulagé d'une presse qui ne me donnait aucun
repos; j'ai été deux ordinaires sans recevoir de vos lettres, et j'étais
si fort en peine de votre santé, que j'étais réduite à souhaiter que
vous eussiez écrit à tout le monde, hormis à moi. Je m'accommodais mieux
d'avoir été un peu retardée dans votre souvenir, que de porter
l'épouvantable inquiétude que j'avais de votre santé; mais, mon Dieu, je
me repens de vous avoir écrit mes douleurs; elles vous donneront de la
peine quand je n'en aurai plus; voilà le malheur d'être éloignées:
hélas! il n'est pas le seul.

Vous me mandez des choses admirables de vos cérémonies de la Fête-Dieu;
elles sont tellement profanes, que je ne comprends pas comme votre saint
archevêque[146] les veut souffrir: il est vrai qu'il est Italien, et que
cette mode vient de son pays. Enfin, ma fille, vous êtes belle; quoi!
vous n'êtes point pâle, maigre, abattue comme la princesse Olympie[147]!
ah! je suis trop heureuse. Au nom de Dieu, amusez-vous, appliquez-vous à
vous bien conserver, je vous remercie de vous habiller: cette négligence
que nous vous avons tant reprochée était d'une honnête femme; votre mari
peut vous en remercier; mais elle était bien ennuyeuse pour les
spectateurs. Vous aurez, ma chère bonne, quelque peine à rallonger les
jupes courtes; nos demoiselles de Vitré, dont l'une s'appelle de
Bonnefoi-de-Croqueoison, et l'autre de Kerborgne, les portent au-dessus
de la cheville du pied. J'appelle la Plessis mademoiselle de Kerlouche;
ces noms me réjouissent. Nous avons eu ici des pluies continuelles; et,
au lieu de dire, Après la pluie vient le beau temps, nous disons, Après
la pluie vient la pluie. Tous nos ouvriers ont été dispersés; et au lieu
de m'adresser votre lettre au pied d'un arbre, vous auriez pu l'adresser
au coin du feu. Nous avons eu depuis mon arrivée beaucoup d'affaires;
nous ne savons encore si nous fuirons les états, ou si nous les
affronterons. Ce qui est certain, et dont je crois que vous ne douterez
pas, c'est que nous sommes bien loin de vous oublier: nous en parlons
très-souvent; mais, quoique j'en parle beaucoup, j'y pense encore
davantage, et jour et nuit, et quand il semble que je n'y pense plus, et
enfin comme on devrait penser à Dieu, si on était véritablement touché
de son amour; j'y pense, en un mot, d'autant plus que très-souvent je ne
veux pas parler de vous: il y a des excès qu'il faut corriger, et pour
être polie, et pour être politique; il me souvient encore comme il faut
vivre pour n'être pas pesante: je me sers de mes vieilles leçons.

Nous lisons fort ici; la Mousse m'a priée qu'il pût lire le Tasse avec
moi: je le sais fort bien, parce que j'ai très-bien appris l'italien;
cela me divertit: son latin et son bon sens le rendent un bon écolier;
et ma routine et les bons maîtres que j'ai eus me rendent une bonne
maîtresse. Mon fils nous lit des bagatelles, des comédies qu'il joue
comme Molière, des vers, des romans, des histoires; il est fort amusant,
il a de l'esprit, il entend bien, il nous entraîne; il nous a empêchés
de prendre aucune lecture sérieuse, comme nous en avions le dessein:
quand il sera parti, nous reprendrons quelque belle morale de Nicole;
mais surtout il faut tâcher de passer sa vie avec un peu de joie et de
repos; et le moyen, quand on est à cent mille lieues de vous! Vous dites
fort bien, on se voit et on se parle au travers d'un gros crêpe. Vous
connaissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre:
pour moi, je ne sais où j'en suis; je me suis fait une Provence, une
maison à Aix peut-être plus belle que celle que vous avez; je vous y
trouve. Pour Grignan, je le vois aussi; mais vous n'avez point d'arbres,
cela me fâche: je ne vois pas bien où vous vous promenez; j'ai peur que
le vent ne vous emporte sur votre terrasse: si je croyais qu'il pût vous
apporter ici par un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres
ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait! Voilà une folie que je
pousserais loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan
est parfaitement beau; il sent bien les anciens Adhémars. Je suis ravie
de voir comme le bon abbé vous aime; son cœur est pour vous comme si je
l'avais pétri de mes propres mains; cela fait justement que je l'adore.
Votre fille est plaisante; elle n'a pas osé aspirer à la perfection du
nez de sa mère, elle n'a pas voulu aussi... je n'en dirai pas davantage;
elle a pris un troisième parti, et s'est avisée d'avoir un petit nez
carré[148]: mon enfant, n'en êtes-vous point fâchée! Mais pour cette
fois vous ne devez pas avoir cette idée; mirez-vous, c'est tout ce que
vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien.
Adieu, ma très-aimable enfant; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous
lui pouvez dire les bontés de notre abbé.


  [145] Arnolphe, scène VI, acte II de l'_École des femmes_, trouvant
  son nom trop bourgeois, se faisait appeler M. de la Souche.

  [146] Le cardinal Grimaldi.

  [147] La princesse Olympie, abandonnée par Birène dans une île
  déserte, cherche en vain son époux qui n'est plus à ses côtés; elle
  gravit un rocher, et aperçoit dans le lointain la voile qui emporte
  l'infidèle. A cette vue elle tombe toute tremblante, plus pâle et plus
  froide que la neige.

    _Tutta tremente si lasciò cadere,
    Più bianca, e più che neve, fredda in volto._

      ORLANDO FURIOSO, cant. X, stanz. 24.

  [148] Comme celui de madame de Sévigné.



53.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 28 juin 1671.

Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées; j'ai reçu
deux lettres de vous qui m'ont transportée de joie: ce que je sens en
les lisant ne se peut imaginer. Si j'ai contribué de quelque chose à
l'agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir
des autres, et non pas pour le mien: mais la Providence, qui a mis tant
d'espaces et tant d'absences entre nous, m'en console un peu par les
charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous
me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château:
vous m'y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis
enchantée. J'avais vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la
première madame de Grignan[149]; je ne devinais pas que toutes ces
beautés seraient un jour sous l'honneur de vos commandements; je veux
vous remercier d'avoir bien voulu m'en parler en détail. Si votre lettre
m'avait ennuyée, outre que j'aurais mauvais goût, il faudrait encore que
j'eusse bien peu d'amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente
pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour
les détails; je vous l'ai déjà dit, et vous le pouvez sentir; ils sont
aussi chers de ceux que nous aimons, qu'ils nous sont ennuyeux des
autres; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que
nous avons pour ceux qui nous en importunent: si cette observation est
vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c'est un grand
plaisir que d'être, comme vous êtes, une véritable grande dame: je
comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer
son château: une grande insensibilité là-dessus le mettrait dans un
chagrin que je m'imagine plus aisément qu'un autre: je prends part à la
joie qu'il a de vous voir contente; il y a des cœurs qui ont tant de
sympathie en certaines choses, qu'ils sentent par eux ce que pensent les
autres. Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli:
n'avez-vous pas été bien aise de parler leur langage? Comment va la
belle passion de Vardes pour la T...[150]? Dites-moi s'il est bien
désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un
peu de _misanthroperie_ soutiennent son cœur contre les coups de
l'amour et de la fortune. Vos lectures sont bonnes; Pétrarque vous doit
divertir avec le commentaire que vous avez; celui que nous avait fait
mademoiselle de Scudéri sur certains sonnets les rendait agréables à
lire. Pour Tacite, vous savez comme j'en étais charmée ici pendant nos
lectures, et comme je vous interrompais souvent pour vous faire entendre
des périodes où je trouvais de l'harmonie: mais si vous en demeurez à la
moitié, je vous gronde; vous ferez tort à la majesté du sujet; il faut
vous dire, comme ce prélat disait à la reine mère: _Ceci est histoire_;
vous savez le conte. Je ne vous pardonne ce manque de courage que pour
les romans que vous n'aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir: je
m'y trouve habile, par l'habileté des maîtres que j'ai eus. Mon fils
fait lire Cléopâtre[151] à la Mousse, et, malgré moi, je l'écoute, et
j'y trouve encore quelques amusements. Mon fils s'en va en Lorraine; son
absence nous donnera beaucoup d'ennui. Vous savez comme je suis sur le
chagrin de voir partir une compagnie agréable; vous savez aussi mes
transports de joie quand je vois partir une chienne de carrossée qui m'a
contrainte et ennuyée: c'est ce qui nous faisait décider nettement
qu'une méchante compagnie est plus souhaitable qu'une bonne. Je me
souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici; et de tout ce
que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez: ce souvenir ne me
quitte jamais; et puis tout d'un coup je pense où vous êtes; mon
imagination ne me présente qu'un grand espace fort éloigné; votre
château m'arrête maintenant les yeux; les murailles de votre mail me
déplaisent. Le nôtre est d'une beauté surprenante, et tout le jeune
plant que vous avez vu est délicieux: c'est une jeunesse que je prends
plaisir d'élever jusqu'aux nues; et très-souvent, sans considérer les
conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas,
parce qu'ils font ombrage, ou qu'ils incommodent mes jeunes enfants: mon
fils regarde cette conduite; mais je ne lui en laisse pas faire
l'application. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa
conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier
au parlement de Rennes. Je suis _libertine_[152] plus que vous: je
laissai l'autre jour retourner chez soi un carrosse plein de
_Fouesnellerie_[153], par une pluie horrible, faute de les prier de
bonne grâce de demeurer; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles
qui étaient nécessaires. Ce n'étaient pas les deux jeunes femmes,
c'était la mère et une guimbarde de Rennes, et les fils. Mademoiselle du
Plessis est toute telle que vous la représentez, et encore un peu plus
impertinente; ce qu'elle dit tous les jours sur la crainte de me donner
de la jalousie est une chose originale dont je suis au désespoir, quand
je n'ai personne pour en rire. Sa belle-sœur est fort jolie, sans être
ridicule en rien, et parle gascon au milieu de la Bretagne: j'en ai la
même joie que vous avez de ma Languette, qui parle parisien au milieu de
la Provence: cette petite basse Brette est fort aimable. Je vous trouve
fort heureuse d'avoir madame de Simiane[154]; vous avez avec elle un
fonds de connaissance qui vous doit ôter toutes sortes de contraintes;
c'est beaucoup; cela vous fera une compagnie agréable: puisqu'elle se
souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et
à notre cher coadjuteur. Nous ne nous écrivons plus, et nous ne savons
pourquoi; nous nous trouvons trop loin, cependant j'admire la diligence
de la poste. La comparaison de Chilly[155] m'a ravie, et de voir ma
chambre déjà marquée: je ne souhaite rien tant que de l'occuper; ce sera
de bonne heure l'année qui vient, et cette espérance me donne une joie
dont vous comprendrez une partie par celle que vous aurez de m'y
recevoir.

Je reviens encore à vous, c'est-à-dire à cette divine fontaine de
Vaucluse: quelle beauté! Pétrarque avait bien raison d'en parler
souvent. Mais songez que je verrai toutes ces merveilles: moi, qui
honore les antiquités, j'en serai ravie, et de toutes les magnificences
de Grignan. L'abbé aura bien des affaires: après les ordres doriques et
les titres de votre maison, il n'y a rien à souhaiter que l'ordre que
vous y allez mettre; car, sans un peu de subsistance, tout est dur, tout
est amer. Ceux qui se ruinent me font pitié: c'est la seule affliction
dans la vie qui se fasse toujours sentir également, et que le temps
augmente au lieu de la diminuer. J'ai souvent des conversations sur ce
sujet avec un de nos petits amis; s'il veut profiter de toutes celles
que nous avons faites, il en a pour longtemps, et sur toutes sortes de
chapitres, et d'une manière si peu ennuyeuse, qu'il ne devrait pas les
oublier. Je suis aise que vous ayez cet automne une couple de
beaux-frères; je trouve que votre journée est fort bien réglée: on va
loin sans mourir d'ennui, pourvu qu'on se donne des occupations, et
qu'on ne perde point courage. Le beau temps a remis tous mes ouvriers en
campagne, cela me divertit: quand j'ai du monde, je travaille à ce beau
parement d'autel que vous m'avez vu traîner à Paris; quand je suis
seule, je lis, j'écris; je suis en affaires dans le cabinet de notre
abbé; je vous le souhaite quelquefois pour deux ou trois jours
seulement.

Je consens au commerce de bel esprit que vous me proposez. Je fis
l'autre jour une maxime tout de suite sans y penser, et je la trouvai si
bonne, que je crus l'avoir retenue par cœur de celles de M. de la
Rochefoucauld: je vous prie de me le dire; en ce cas, il faudrait louer
ma mémoire plus que mon jugement. Je disais, comme si je n'eusse rien
dit, que l'_ingratitude attire les reproches, comme la reconnaissance
attire de nouveaux bienfaits_. Dites-moi donc ce que c'est que cela?
l'ai-je lu? l'ai-je rêvé? l'ai-je imaginé? Rien n'est plus vrai que la
chose, et rien n'est plus vrai aussi que je ne sais où je l'ai prise, et
que je l'ai trouvée toute rangée dans ma tête, et au bout de ma langue.
Pour la sentence de _Bella cosa, far niente_, vous ne la trouverez plus
si fade, quand vous saurez qu'elle est dite pour votre frère; songez à
sa déroute de cet hiver. Adieu, ma très-aimable enfant; conservez-vous,
soyez belle, habillez-vous, amusez-vous, promenez-vous. Je viens
d'écrire à Vivonne[156] pour un capitaine bohême, afin qu'il lui relâche
un peu ses fers, pourvu que cela ne soit point contre le service du roi.
Il y avait parmi nos _Bohêmes_, dont je vous parlais l'autre jour, une
jeune fille qui danse très-bien, et qui me fit extrêmement souvenir de
votre danse: je la pris en amitié; elle me pria d'écrire en Provence
pour son grand-père, _qui est à Marseille_. Et où est-il, votre
grand-père? _Il est à Marseille_; d'un ton doux, comme si elle disait,
_Il est à Vincennes_. C'était un capitaine bohême d'un mérite
singulier[157]; de sorte que je lui promis d'écrire, et je me suis
avisée tout d'un coup d'écrire à Vivonne: voilà ma lettre; si vous
n'êtes pas en état que je puisse rire avec lui, vous la brûlerez; si
vous la trouvez mauvaise, vous la brûlerez encore; si vous êtes assez
bien avec ce _gros crevé_, et que ma lettre vous en épargne une autre,
vous la ferez cacheter, et vous la lui ferez tenir. Je n'ai pu refuser
cette prière au ton de la petite fille, et au menuet le mieux dansé que
j'aie vu depuis ceux de mademoiselle de Sévigné; c'est votre même air;
elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux. Voici
une lettre d'une telle longueur, que je vous pardonne de ne la point
achever: je le comprendrai plus aisément que de demeurer au septième
tome de _Cassandre_ et de _Cléopâtre_. Je vous embrasse très-tendrement.
M. de Grignan est bien loin de se figurer qu'on puisse lire des lettres
de cette longueur; mais, tout de bon, les lisez-vous en un jour?


  [149] Angélique-Claire d'Angennes.

  [150] M. de Monmerqué croit qu'il s'agissait de mademoiselle de
  Toiras, fille du marquis de Toiras, gouverneur de Montpellier.

  [151] Roman de la Calprenède.

  [152] _Libertin_, _libertine_, se prend aujourd'hui dans le sens
  d'inconduite et de mauvaises mœurs; il signifiait seulement alors
  l'indépendance, l'amour de la liberté en toute chose, la répugnance à
  se soumettre à la règle: c'est dans ce sens que dans le _Tartufe_
  Molière fait dire à Orgon:

    Mon frère, ce discours sent le libertinage.

  [153] La famille de Fouesnel habitait le château de ce nom, à quelques
  lieues des Rochers.

  [154] Madeleine Hai-du-Châtelet, femme de Charles-Louis, marquis de
  Simiane. Elle fut dans la suite belle-mère de Pauline de Grignan.

  [155] Les châteaux de Chilly et de Grignan ont effectivement quelque
  rapport.

  [156] M. de Vivonne était général des galères.

  [157] Il était alors forçat des galères.



54.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 1er juillet 1671.

Voilà donc le mois de juin passé; j'en suis tout étonnée, je ne pensais
pas qu'il dût jamais finir. Ne vous souvient-il pas d'un certain mois de
septembre que vous trouviez qui ne prenait point le chemin de faire
jamais place au mois d'octobre? Celui-ci prenait le même train; mais je
vois bien maintenant que tout finit: m'en voilà persuadée.

C'est une aimable demeure que Fouesnel; nous y fûmes hier, mon fils et
moi, dans une calèche à six chevaux; il n'y a rien de plus joli, il
semble qu'on vole: nous fîmes des chansons que nous vous envoyons; le
cas que nous faisons de votre prose ne nous empêche point de vous faire
part de nos vers. Madame de la Fayette est bien contente de la lettre
que vous lui avez écrite. Voilà qui est fait, ma fille, votre frère nous
va quitter. Nous allons nous jeter, la Mousse et moi, dans de bonnes
lectures. Le Tasse nous amuse fort, et toutes les bagatelles du monde
nous ont divertis jusqu'ici, à cause de mon fils, qui en est le roi. Je
m'en vais faire de grandes promenades _toute seule tête à tête_, comme
disait Tonquedec[158]. Croyez-vous que je pense à vous? J'ai aussi _mon
petit ami_ que j'aime tendrement: la plus aimable chose du monde est un
portrait bien fait; quoi que vous puissiez dire, celui-là ne vous fait
point de tort. Vos lettres de Grignan m'ont nourrie et consolée de mes
chagrins passés; j'en attends toujours avec impatience; mais, de bonne
foi, j'en écris souvent d'une longueur trop excessive; je veux que
celle-ci soit raisonnable; il n'est pas juste de juger de vous par moi:
cette mesure est téméraire; vous avez moins de loisir que moi.

Voilà mademoiselle du Plessis qui entre; elle me plante ce baiser que
vous connaissez, et me presse de lui montrer l'endroit de vos lettres où
vous parlez d'elle. Mon fils a eu l'insolence de lui dire devant moi que
vous vous souveniez d'elle fort agréablement, et me dit ensuite:
Montrez-lui l'endroit, madame, afin qu'elle n'en doute pas. Me voilà
rouge comme vous, quand vous pensez aux péchés des autres; je suis
contrainte de mentir mille fois, et de dire que j'ai brûlé votre lettre.
Voilà les malices de ce guidon[159]. En récompense je l'assurai l'autre
jour que si vous répondiez au-dessus de _la reine d'Aragon_, vous ne
mettriez pas _à Guidon le Sauvage_. J'ai reçu une lettre de Guitaut fort
douce et fort honnête: il me mande qu'il a trouvé en moi depuis quelque
temps mille bonnes choses, à quoi il n'avait pas pensé; et moi, de peur
de lui répondre sottement que je _crains bien de détruire son opinion_,
je lui dis que j'espère qu'il m'aimera encore davantage, quand il me
connaîtra mieux; je réponds toutes les extravagances qui se présentent à
moi, plutôt que ces selles à tous chevaux dont nous avons tant ri ici.
Je suis persuadée que vous vous aiderez fort bien de madame de Simiane:
il faut ôter l'air et le ton de compagnie le plus tôt que l'on peut, et
faire entrer les gens dans nos plaisirs et dans nos fantaisies; sans
cela il faut mourir, et c'est mourir d'une vilaine épée. Je l'ai juré,
ma fille, je vais finir; je me fais une extrême violence pour vous
quitter; notre commerce fait l'unique plaisir de ma vie; je suis
persuadée que vous le croyez. Je vous embrasse, ma chère petite, et je
baise vos belles joues.


  [158] René de Quengo, seigneur de Tonquedec, ami du marquis de
  Sévigné.

  [159] M. de Sévigné était guidon des gendarmes Dauphin.



55.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 5 juillet 1671.

C'est bien une marque de votre amitié, ma chère enfant, que d'aimer
toutes les bagatelles que je vous mande d'ici: vous prenez fort bien
l'intérêt de mademoiselle de Croqueoison; en récompense, il n'y a pas un
mot dans vos lettres qui ne me soit cher: je n'ose les lire, de peur de
les avoir lues; et si je n'avais la consolation de les recommencer
plusieurs fois, je les ferais durer plus longtemps; mais, d'un autre
côté, l'impatience me les fait dévorer. Je voudrais bien savoir comme je
ferais, si votre écriture était comme celle de d'Hacqueville: la force
de l'amitié me la déchiffrerait-elle? En vérité, je ne le crois quasi
pas: on conte pourtant des histoires là-dessus; mais enfin j'aime fort
d'Hacqueville, et cependant je ne puis m'accoutumer à son écriture: je
ne vois goutte dans ce qu'il me mande; il me semble qu'il me parle dans
un pot cassé; je tiraille, je devine, je dis un mot pour un autre, et
puis quand le sens m'échappe, je me mets en colère, et je jette tout. Je
vous dis tout ceci en secret; je ne voudrais pas qu'il sût les peines
qu'il me donne; il croit que son écriture est moulée: mais vous qui
parlez, mandez-moi comment vous vous en accommodez. Mon fils partit
hier, très-fâché de nous quitter: il n'y a rien de bon, ni de droit, ni
de noble, que je ne tâche de lui inspirer ou de lui confirmer: il entre
avec douceur et approbation dans tout ce qu'on lui dit, mais vous
connaissez la faiblesse humaine; ainsi je mets tout entre les mains de
la Providence, et me réserve seulement la consolation de n'avoir rien à
me reprocher sur son sujet. Comme il a de l'esprit, et qu'il est
divertissant, il est impossible que son absence ne nous donne de
l'ennui. Nous allons commencer un traité de morale de M. Nicole; si
j'étais à Paris, je vous enverrais ce livre, vous l'aimeriez fort. Nous
continuons le Tasse avec plaisir, et je n'ose vous dire que je suis
revenue à Cléopâtre, et que, par le bonheur que j'ai de n'avoir point de
mémoire, cette lecture me divertit encore; cela est épouvantable: mais
vous savez que je ne m'accommode guère bien de toutes les pruderies qui
ne me sont pas naturelles; et comme celle de ne plus aimer ces livres-là
ne m'est pas encore entièrement arrivée, je me laisse divertir sous le
prétexte de mon fils, qui m'a mise en train. Il nous a lu aussi des
chapitres de Rabelais à mourir de rire; en récompense, il a pris
beaucoup de plaisir à causer avec moi, et si je l'en crois, il
n'oubliera rien de tous mes discours: je le connais bien, et souvent, au
travers de ses petites paroles, je vois ses petits sentiments: s'il peut
avoir congé cet automne, il reviendra ici. Je suis fort empêchée pour
les états; mon premier dessein était de les fuir, et de ne point faire
de dépense: mais vous saurez que pendant que M. de Chaulnes va faire le
tour de sa province, madame sa femme vient l'attendre à Vitré, où elle
sera dans douze jours, et plus de quinze avant M. de Chaulnes; et tout
franchement elle m'a fait prier de l'attendre, et de ne point partir
qu'elle ne m'ait vue. Voilà ce qu'on ne peut éviter, à moins que de se
résoudre à renoncer à eux pour jamais. Il est vrai que, pour n'être
point accablée ici, je puis m'en aller à Vitré; mais je ne suis point
contente de passer un mois dans un tel tracas; quand je suis hors de
Paris, je ne veux que la campagne.



56.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 12 juillet 1671.

Je n'ai reçu qu'une lettre de vous, ma chère fille, j'en suis un peu
fâchée; j'étais dans l'habitude d'en avoir deux: il est dangereux de
s'accoutumer à des soins tendres et précieux comme les vôtres; il n'est
pas facile après cela de s'en passer. Si vous avez vos beaux-frères ce
mois de septembre, ce vous sera une très-bonne compagnie. Le coadjuteur
a été un peu malade, mais il est entièrement guéri: sa paresse est une
chose incroyable, et son tort est d'autant plus grand qu'il écrit
très-bien quand il s'en veut mêler. Il vous aime toujours, et ira vous
voir après la mi-août; il ne le peut qu'en ce temps-là. Il jure (mais je
crois qu'il ment) qu'il n'a aucune branche où se reposer, et que cela
l'empêche d'écrire et lui fait mal aux yeux. Voilà tout ce que je sais
de _seigneur Corbeau_: mais admirez la bizarrerie de mon savoir; en vous
apprenant toutes ces choses, j'ignore comme je suis avec lui: si par
hasard vous en savez quelque chose, vous m'obligerez fort de me le
mander. Je songe mille fois le jour au temps où je vous voyais à toute
heure. Hélas! ma fille, c'est bien moi qui dis cette chanson que vous me
rappelez: _Hélas! quand reviendra-t-il ce temps, bergère?_ Je le
regrette tous les jours de ma vie, et j'en souhaiterais un pareil au
prix de mon sang: ce n'est pas que j'aie sur le cœur de n'avoir pas
senti le plaisir d'être avec vous; je vous jure et vous proteste que je
ne vous ai jamais regardée avec indifférence, ni avec la langueur que
donne quelquefois l'habitude: mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais
accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et
sans tendresse; s'il y a eu quelques moments où elle n'ait pas paru,
c'est alors que je la sentais plus vivement; ce n'est donc point cela
que je puis me reprocher: mais je regrette de ne vous avoir pas assez
vue, et d'avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui
m'ont ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose, si je remplissais mes
lettres de ce qui me remplit le cœur. Ah! comme vous dites, il faut
glisser sur bien des pensées et ne pas faire semblant de les voir: je
crois que vous en faites de même. Je m'arrête donc à vous conjurer, si
je vous suis un peu chère, d'avoir un soin extrême de votre santé:
amusez-vous, ne rêvez point creux, ne faites point de bile, conduisez
votre grossesse à bon port; et après cela, si M. de Grignan vous aime,
et qu'il n'ait pas entrepris de vous tuer, je sais bien ce qu'il fera,
ou plutôt ce qu'il ne fera point.

Avez-vous la cruauté de ne point achever Tacite? Laisserez-vous
Germanicus au milieu de ses conquêtes? Si vous lui faites ce tour,
mandez-moi l'endroit où vous en êtes demeurée, et je l'achèverai; c'est
tout ce que je puis faire pour votre service. Nous achevons le Tasse
avec plaisir, nous y trouvons des beautés qu'on ne voit point quand on
n'a qu'une demi-science. Nous avons commencé la _morale_[160], c'est de
la même étoffe que Pascal.

A propos de Pascal, je suis en fantaisie d'admirer l'honnêteté de ces
messieurs les postillons, qui sont incessamment sur les chemins pour
porter et reporter nos lettres; enfin, il n'y a jour dans la semaine où
ils n'en portent quelqu'une à vous et à moi; il y en a toujours, et à
toutes les heures, par la campagne: les honnêtes gens! qu'ils sont
obligeants! et que c'est une belle invention que la poste, et un bel
effet de la Providence que la cupidité! J'ai quelquefois envie de leur
écrire pour leur témoigner ma reconnaissance; et je crois que je
l'aurais déjà fait, sans que je me souviens de ce chapitre de Pascal, et
qu'ils ont peut-être envie de me remercier de ce que j'écris, comme j'ai
envie de les remercier de ce qu'ils portent mes lettres: voilà une belle
digression.

Je reviens donc à nos lectures: c'est sans préjudice de Cléopâtre, que
j'ai gagé d'achever; vous savez comme je soutiens les gageures. Je songe
quelquefois d'où vient la folie que j'ai pour ces sottises-là; j'ai
peine à le comprendre. Vous vous souvenez peut-être assez de moi pour
savoir à quel point je suis blessée des méchants styles; j'ai quelque
lumière pour les bons, et personne n'est plus touché que moi des charmes
de l'éloquence. Le style de la Calprenède est maudit en mille endroits;
de grandes périodes de roman, de méchants mots, je sens tout cela.
J'écrivis l'autre jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort
plaisante. Je trouve donc que celui de la Calprenède est détestable, et
cependant je ne laisse pas de m'y prendre comme à de la glu: la beauté
des sentiments, la violence des passions, la grandeur des événements et
le succès miraculeux de leurs redoutables épées, tout cela m'entraîne
comme une petite fille; j'entre dans leurs desseins: et si je n'avais M.
de la Rochefoucauld et M. d'Hacqueville pour me consoler, je me pendrais
de trouver encore en moi cette faiblesse. Vous m'apparaissez pour me
faire honte; mais je me dis de mauvaises raisons, et je continue.
J'aurai bien de l'honneur au soin que vous me donnez de vous conserver
l'amitié de l'abbé! Il vous aime chèrement: nous parlons très-souvent de
vous, de vos affaires et de vos grandeurs; il voudrait bien ne pas
mourir avant que d'avoir été en Provence, et de vous avoir rendu quelque
service. On me mande que la pauvre madame de Montlouet est sur le point
de perdre l'esprit: elle a extravagué jusqu'à présent sans jeter une
larme; elle a une grosse fièvre, et commence à pleurer; elle dit qu'elle
veut être damnée, puisque son mari doit l'être assurément. Nous
continuons notre chapelle; il fait chaud; les soirées et les matinées
sont très-belles dans ces bois et devant cette porte; mon appartement
est frais; j'ai bien peur que vous ne vous accommodiez pas si bien de
vos chaleurs de Provence. Je suis toujours tout à vous, ma très-chère et
très-aimable: une amitié à monsieur de Grignan. Ne vous adore-t-il pas
toujours?


  [160] Les _Essais de morale_ de M. Nicole.



57.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 15 juillet 1671.

Si je vous écrivais toutes mes rêveries sur votre sujet, je vous
écrirais toujours les plus grandes lettres du monde; mais cela n'est pas
bien aisé: ainsi je me contente de ce qui peut s'écrire, et je rêve tout
ce qui peut se rêver: j'en ai le temps et le lieu. La Mousse a une
petite fluxion sur les dents, et l'abbé a une petite fluxion sur le
genou, qui me laissent le champ libre dans mon mail, pour y faire tout
ce qu'il me plaît. Il me plaît de m'y promener le soir jusqu'à huit
heures; mon fils n'y est plus; cela fait un silence, une tranquillité et
une solitude que je ne crois pas qu'il soit aisé de rencontrer ailleurs.
Je ne vous dis point à qui je pense, ni avec quelle tendresse; quand on
devine, il n'est pas besoin de parler. Si vous n'étiez point grosse, et
que l'_hippogryphe_ fût encore au monde, ce serait une chose galante, et
à ne jamais oublier, que d'avoir la hardiesse de monter dessus pour me
venir voir quelquefois: ce ne serait pas une affaire; il parcourait la
terre en deux jours! Vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et
retourner souper avec M. de Grignan, ou souper ici à cause de la
promenade, où je serais bien aise de vous avoir; et, le lendemain, vous
arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune.

Mon fils est à Paris; il y sera peu: la cour est de retour, il ne faut
pas qu'il se montre. C'est une perte qui me paraît bien considérable que
celle de M. le duc d'Anjou[161]. Madame de Villars[162] m'écrit assez
souvent, et me parle toujours de vous: elle est tendre, et sait bien
aimer; cela me donne de l'amitié pour elle; elle me prie de vous dire
mille douceurs de sa part. La petite Saint-Géran m'écrit des pieds de
mouche que je ne saurais lire; je lui réponds des rudesses et des
injures qui la divertissent: cette méchante plaisanterie n'est point
encore usée; quand elle le sera, je ne dirai plus rien, car je
m'ennuierais fort d'un autre style avec elle.

Nous lisons toujours le Tasse avec plaisir: je suis assurée que vous le
souffririez, si vous étiez en tiers: il y a une grande différence entre
lire un livre toute seule, ou avec des gens qui relèvent les beaux
endroits et qui réveillent l'attention. Cette _morale_ de Nicole est
admirable, et Cléopâtre va son train, mais sans empressement, et aux
heures perdues: c'est ordinairement sur cette lecture que je m'endors;
le caractère m'en plaît beaucoup plus que le style. Pour les sentiments,
j'avoue qu'ils me plaisent, et qu'ils sont d'une perfection qui remplit
mon idée sur la belle âme. Vous savez aussi que je ne hais pas les
grands coups d'épée, tellement que voilà qui est bien, pourvu que l'on
m'en garde le secret.

Mademoiselle du Plessis nous honore souvent de sa présence: elle disait
hier à table qu'en basse Bretagne on faisait une chère admirable, et
qu'aux noces de sa belle-sœur on avait mangé pour un jour douze cents
pièces de rôti: nous demeurâmes tous comme des gens de pierre. Je pris
courage, et lui dis: Mademoiselle, pensez-y bien; n'est-ce point douze
pièces de rôti que vous voulez dire? on se trompe quelquefois. Non,
madame, c'est douze cents pièces ou onze cents; je ne veux pas vous
assurer si c'est onze ou douze, de peur de mentir; mais enfin je sais
bien que c'est l'un ou l'autre. Et le répéta vingt fois, et n'en voulut
jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu'il fallait qu'ils
fussent pour le moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le
lieu fût un grand pré, où l'on eût fait dresser des tentes; et que s'ils
n'eussent été que cinquante, il fallait qu'ils eussent commencé un mois
auparavant. Ce propos de table était bon; vous en auriez été contente.
N'avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là?

Au reste, ma fille, cette montre que vous m'avez donnée, qui allait
toujours trop tôt ou trop tard d'une heure ou deux, est devenue si
parfaitement juste qu'elle ne quitte pas d'un moment notre pendule; j'en
suis ravie, et vous en remercie sur nouveaux frais, en un mot, je suis
tout à vous. L'abbé me dit qu'il vous adore, et qu'il veut vous rendre
quelque service: il ne voit pas bien en quelle occasion; mais enfin il
vous aime autant qu'il m'aime.


  [161] Philippe, second fils de Louis XIV, mort le 10 juillet 1671.

  [162] C'était la sœur du maréchal de Bellefonds, et la mère de celui
  qui sauva la France à Denain. Elle avait beaucoup d'esprit, et cet
  esprit était malin et plaisant. Son mari avait servi de second à M. de
  Nemours, dans ce duel fameux où M. de Beaufort le tua. Le prince de
  Conti ayant quitté le petit collet, fit le singulier projet, pour
  établir sa réputation, de se battre contre le duc d'York, depuis
  Jacques II, qui était alors en France. Ce fut M. de Villars qu'il
  choisit pour second, dans la vue de donner plus d'éclat à ce combat,
  qui pourtant ne se fit pas. M. de Villars, quoique pauvre et sans
  naissance, réussit à la cour, à la guerre, dans les ambassades, près
  des femmes, près des princes, et cela en conservant l'estime générale.



58.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 22 juillet 1671, jour de la Madeleine, où fut
  tué, il y a quelques années, un père que j'avais.

Je vous écris, ma fille, avec plaisir, quoique je n'aie rien à vous
mander. Madame de Chaulnes arriva dimanche; mais savez-vous comment? à
beau pied sans lance, entre onze heures et minuit: on pensait à Vitré
que ce fût des Bohêmes. Elle ne voulut aucune cérémonie à son entrée;
elle fut servie à souhait, car on ne la regarda pas, et ceux qui la
virent comme elle était la prirent pour ce que je viens de vous dire, et
pensèrent tirer sur elle. Elle venait de Nantes par la Guerche: son
carrosse et son chariot étaient demeurés entre deux rochers à demi-lieue
de Vitré, parce que le contenu était plus grand que le contenant; ainsi
il fallut travailler dans le roc, et cet ouvrage ne fut fait qu'à la
pointe du jour, que tout arriva à Vitré. Je la fus voir lundi, et vous
croyez bien qu'elle fut très-aise de me voir. La _Murinette_[163] beauté
est avec elle. Elles sont seules à Vitré, en attendant l'arrivée de M.
de Chaulnes, qui fait le tour de la Bretagne; et les états
s'assembleront dans huit jours. Vous pouvez vous imaginer ce que je suis
dans une pareille solitude: madame de Chaulnes ne sait que devenir, et
n'a recours qu'à moi; vous ne doutez pas que je ne l'emporte hautement
sur mademoiselle de _Kerborgne_; je crois qu'elle viendra ici
après-dîner. Toutes mes allées sont propres, et mon parc est en beauté;
je la prierai de demeurer ici deux ou trois jours à s'y promener en
liberté: comme je lui fais valoir d'être demeurée ici pour elle, je veux
m'en acquitter d'une manière à n'être pas oubliée, et pourtant sans que
je fasse d'autre bonne chère que celle qui se trouvera dans le pays. Ah!
mon Dieu, en voilà beaucoup sur ce sujet. Il faut pourtant que je vous
fasse encore mille compliments de sa part, et que je vous dise qu'on ne
peut estimer plus une personne qu'elle ne vous estime; elle est
instruite par d'Hacqueville de ce que vous valez. Mais vous, ma
très-belle, où en êtes-vous de vos Grignans? le pauvre coadjuteur a-t-il
toujours la goutte, et l'innocence est-elle toujours persécutée?

Cette madame Quintin[164], que nous disions qui vous ressemblait pour
vous faire enrager, est comme paralytique; elle ne se soutient pas;
demandez-lui pourquoi; elle a vingt ans. Elle est passée ce matin devant
cette porte, et a demandé à boire un petit coup de vin; on lui en a
porté, elle a bu sa _chopine_, et puis s'en est allée au Pertre
consulter une espèce de médecin qu'on estime en ce pays. Que dites-vous
de cette manière bretonne, familière et galante? Elle sortait de Vitré,
elle ne pouvait pas avoir soif; de sorte que j'ai compris que tout cela
était un air, pour me faire savoir qu'elle a un équipage de _Jean de
Paris_[165]. Ma chère enfant, ne sortirai-je point des nouvelles de
Bretagne? Quel chien de commerce avez-vous là avec une femme de Vitré?
La cour s'en va, dit-on, à Fontainebleau; le voyage de Rochefort et de
Chambord est rompu. On croit qu'en dérangeant les desseins qu'on avait
pour l'automne, on dérangera aussi la fièvre de M. le Dauphin, qui le
prend dans cette saison à Saint-Germain: pour cette année, elle y sera
attrapée; elle ne l'y trouvera pas. Vous savez qu'on a donné à M. de
Condom[166] l'abbaye de Rebais qu'avait l'abbé de Foix: _le pauvre
homme!_ On prend ici le deuil de M. le duc d'Anjou: si je demeure aux
états, cela m'embarrassera. Notre abbé ne peut quitter sa chapelle; ce
sera notre plus forte raison; car, pour le bruit et le tracas de Vitré,
il me sera bien moins agréable que mes bois, ma tranquillité et mes
lectures. Quand je quitte Paris et mes amies, ce n'est pas pour paraître
aux états: mon pauvre mérite, tout médiocre qu'il est, n'est pas encore
réduit à se sauver en province, comme les mauvais comédiens. Ma fille,
je vous embrasse avec une tendresse infinie; la tendresse que j'ai pour
vous occupe mon âme tout entière; elle va loin, et embrasse bien des
choses, quand elle est au point de la perfection. Je souhaite votre
santé plus que la mienne; conservez-vous, ne tombez point. Assurez M. de
Grignan de mon amitié, et recevez les protestations de notre abbé.


  [163] Anne-Marie du Pui de Murinais, qui épousa Henri de Maillé,
  marquis de Kerman.

  [164] Suzanne de Montgommery, femme de Henri Goyon de la Moussaie,
  comte de Quintin.

  [165] Allusion à un conte de la Bibliothèque bleue, où le fils du roi
  allant au-devant d'une princesse qu'il doit épouser, se fait passer
  pour un bourgeois de Paris, tout en menant un train de prince.

  [166] Jacques-Bénigne Bossuet.



59.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  Aux Rochers, le 22 juillet 1671.

Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement
tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que
vous aurez bientôt l'honneur de voir _Picard_; et comme il est frère du
laquais de madame de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte
de mon procédé. Vous savez que madame la duchesse de Chaulnes est à
Vitré; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les
états de Bretagne: vous croyez que j'extravague; elle attend donc son
mari avec tous les états, et, en attendant, elle est à Vitré toute
seule, mourant d'ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais
revenir à Picard. Elle meurt donc d'ennui; je suis sa seule consolation,
et vous croyez bien que je l'emporte d'une grande hauteur sur
mademoiselle de Kerbone et de Kerqueoison. Voici un grand circuit, mais
pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule
consolation, après l'avoir été voir, elle viendra ici, et je veux
qu'elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées
que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller; voici
une autre petite proposition incidente: vous savez qu'on fait les foins;
je n'avais point d'ouvriers; j'envoie dans cette prairie, que les poëtes
ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer
ici; vous n'y voyez encore goutte; et, en leur place, j'envoie mes gens
faner. Savez-vous ce que c'est, faner? Il faut que je vous l'explique:
faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en
batifolant dans une prairie; dès qu'on en sait tant, on sait faner. Tous
mes gens y allèrent gaiement; le seul Picard me vint dire qu'il n'irait
pas, qu'il n'était pas entré à mon service pour cela, que ce n'était pas
son métier, et qu'il aimait mieux s'en aller à Paris. Ma foi, la colère
m'a monté à la tête; je songeai que c'était la centième sottise qu'il
m'avait faite; qu'il n'avait ni cœur, ni affection; en un mot, la
mesure était comble. Je l'ai pris au mot, et, quoi qu'on m'ait pu dire
pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C'est
une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si
vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez
point, et songez que c'est le garçon du monde qui aime le moins à faner,
et qui est le plus indigne qu'on le traite bien.

Voilà l'histoire en peu de mots; pour moi, j'aime les relations où l'on
ne dit que ce qui est nécessaire, où l'on ne s'écarte point ni à droite,
ni à gauche; où l'on ne reprend point les choses de si loin; enfin je
crois que c'est ici, sans vanité, le modèle des narrations
agréables[167].


  [167] Cette lettre, publiée par M. Crauford, est celle que madame de
  Thianges envoya demander à madame de Coulanges, ainsi que celle du
  _Cheval_, qui malheureusement est perdue.



60.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 26 juillet 1671.

Je veux vous apprendre qu'hier, comme j'étais toute seule dans ma
chambre avec un livre _précieusement_[168] à la main, je vois ouvrir ma
porte par une grande femme de très-bonne mine; cette femme s'étouffait
de rire, et cachait derrière elle un homme qui riait encore plus fort
qu'elle: cet homme était suivi d'une femme fort bien faite, qui riait
aussi; moi, je me mis à rire sans les reconnaître, et sans savoir ce qui
les faisait rire. Quoique j'attendisse aujourd'hui madame de Chaulnes,
qui doit passer deux jours ici, j'avais beau la regarder, je ne pouvais
comprendre que ce fût elle: c'était elle pourtant, qui m'amenait
Pomenars, qui en arrivant à Vitré lui avait mis dans la tête de me venir
surprendre. La _Murinette_ beauté était de la partie, et la gaieté de
Pomenars était si extrême, qu'il aurait réjoui la tristesse même: ils
jouèrent d'abord au volant; madame de Chaulnes y joue comme vous; et
puis une légère collation, et puis nos belles promenades, et partout il
a été question de vous. J'ai dit à Pomenars que vous étiez fort en peine
de toutes ses affaires, et que vous m'aviez mandé que, pourvu qu'il n'y
eût que le courant, vous ne seriez point en inquiétude; mais que tant de
nouvelles injustices qu'on lui faisait vous donnaient beaucoup de
chagrin pour lui: nous avons fort poussé cette plaisanterie, et puis
cette grande allée nous a fait souvenir de la chute que vous y fîtes un
jour; la pensée m'en a fait devenir rouge comme du feu. On a parlé
longtemps là-dessus, et puis du dialogue bohême, et puis enfin de
mademoiselle du Plessis, et des sottises qu'elle disait, et qu'un jour
vous en ayant dit une, et son vilain visage se trouvant auprès du vôtre,
vous n'aviez pas marchandé, et lui aviez donné un soufflet pour la faire
reculer; et que moi, pour adoucir les affaires, j'avais dit: Mais voyez
comme ces petites filles se jouent rudement; et que j'avais dit à sa
mère: Madame, ces jeunes créatures étaient si folles ce matin, qu'elles
se battaient: mademoiselle du Plessis agaçait ma fille, ma fille la
battait; c'était la plus plaisante chose du monde; et qu'avec ce tour,
j'avais ravi madame du Plessis, de voir nos petites filles se réjouir
ainsi. Cette _camaraderie_ de vous et de mademoiselle du Plessis, dont
je ne faisais qu'une même chose pour faire avaler le soufflet, les a
fait rire à mourir. La _Murinette_ vous approuve fort, et jure que la
première fois qu'elle viendra lui parler dans le nez, comme elle fait
toujours, elle vous imitera, et lui donnera sur sa vilaine joue. Je les
attends tous présentement: Pomenars tiendra bien sa place; mademoiselle
du Plessis viendra aussi; ils me montreront une lettre de Paris faite à
plaisir, où l'on mandera cinq ou six soufflets donnés entre femmes, afin
d'autoriser ceux qu'on veut lui donner aux états, et même de les lui
faire souhaiter pour être à la mode. Enfin je n'ai jamais vu un homme si
fou que Pomenars: sa gaieté augmente en même temps que ses affaires
criminelles; s'il lui en vient encore une, il mourra de joie. Je suis
chargée de mille compliments pour vous; nous vous avons célébrée à tout
moment. Madame de Chaulnes dit qu'elle vous souhaiterait une madame de
Sévigné en Provence, comme celle qu'elle a trouvée en Bretagne; c'est
cela qui rend son gouvernement beau, car quelle autre chose pourrait-ce
être? Quand son mari sera venu, je la remettrai entre ses mains, et ne
m'embarrasserai plus de son divertissement; mais vous, ma chère fille,
que je vous plains avec votre tante d'Harcourt[169]! quelle contrainte!
quel embarras! quel ennui! Voilà qui me ferait plus de mal mille fois
qu'à personne, et vous seule au monde seriez capable de me faire avaler
ce poison. Oui, mon enfant, je vous le jure et si j'étais à Grignan,
j'écumerais votre chambre pour vous faire plaisir, comme j'ai fait mille
fois: après cette marque d'amitié, ne m'en demandez plus, car je hais
l'ennui plus que la mort, et j'aimerais fort à rire avec vous, Vardes et
le _seigneur Corbeau_. Défaites-vous de cette trompette du jugement: il
y a vingt ans qu'elle me déplaît, et que je lui dois une visite.

Je trouve votre vie fort réglée et fort bonne. Notre abbé vous aime avec
une tendresse et une estime qu'il n'est pas aisé de dire en peu de mots;
il attend avec impatience le plan de Grignan et la conversation de M.
d'Arles; mais, sur toutes choses, il vous souhaiterait bien cent mille
écus, soit pour faire achever votre château, soit pour tout ce qu'il
vous plairait. Toutes les heures ne sont pas comme celles qu'on passe
avec Pomenars, et même on s'ennuierait bientôt de lui: les réflexions
qu'on fait sont bien contraires à la joie. Je vous ai mandé que je
croyais que je ne bougerais d'ici ou de Vitré. Notre abbé ne peut
quitter sa chapelle: le désert de Buron[170], ou l'ennui de Nantes avec
madame de Molac, ne conviennent point à son humeur agissante. Je serai
souvent ici; et madame de Chaulnes, pour m'ôter les visites, dira
toujours qu'elle m'attend. Pour mon labyrinthe, il est net, il a des
tapis verts, et les palissades sont à hauteur d'appui; c'est un aimable
lieu: mais, hélas! ma chère enfant, il n'y a guère d'apparence que je
vous y voie jamais.

  _Di memoria nudrirsi, più che di speme._

C'est bien ma vraie devise. Nos sentences ont été trouvées jolies. Ne
comprenez-vous pas bien qu'il n'y a jour, ni heure, ni moment, que je
ne pense à vous, que je n'en parle quand je puis, et qu'il n'y a rien
qui ne m'en fasse souvenir? Nous sommes sur la fin du Tasse, _e Goffredo
a spiegato il gran vessillo della crose sopra 'l muro_. Nous avons lu ce
poëme avec plaisir. La Mousse est bien content de moi, et de vous encore
plus, quand il songe à l'honneur que vous faites à sa philosophie. Je
crois que vous n'auriez pas eu moins d'esprit quand vous auriez eu la
plus sotte mère du monde: mais enfin tout ensemble n'a pas mal fait.
Nous avons envie de lire Guichardin, car nous ne voulons point quitter
l'italien; la _Murinette_ le parle comme le français. J'ai reçu une
lettre de notre cardinal[171], qui me dit encore pis que pendre du gros
abbé[172] qui est avec lui. Adieu, ma très-aimable; je ne daigne pas
vous dire que je vous aime, vous le savez, et je ne trouve point de
paroles qui puissent vous faire comprendre comme mon cœur est pour
vous. J'achèverai demain cette lettre, et vous manderai à quoi se
divertit ma compagnie.

Ma compagnie est couchée, parce qu'il est minuit. Nous avons fait ce
soir de grandes promenades, et après souper nous avons coupé les cheveux
à la petite du Cernet, et lui avons mis le premier appareil, que nous
lèverons demain. La _Murinette_ beauté est habile comme la Vienne[173].
Pomenars ne fait que de sortir de ma chambre; nous avons parlé assez
sérieusement de ses affaires, qui ne sont jamais de moins que de sa
tête. Le comte de Créance veut à toute force qu'il ait le cou coupé;
Pomenars ne veut pas: voilà le procès[174]. Madame de Chaulnes me disait
tantôt que l'abbé Testu, après avoir été quelque temps à Richelieu,
enfin, sans autre façon, s'était établi chez madame de Fontevrault, où
il est depuis deux mois; ils le virent, en passant, il y a un mois; le
prétexte, c'est qu'il y a de la petite vérole à Richelieu: si cette
conduite ne lui est fort bonne, elle lui sera fort mauvaise. Je ne
savais pas que M. de Condom eût rendu son évêché; madame de Chaulnes m'a
assuré que cela était fait[175]. La petite personne a envoyé des
chansons à sa sœur; nous ne les trouvons pas trop bonnes: je suis fort
aise que vous ayez approuvé les miennes; on ne peut pas les élever plus
haut que de les mettre sur le ton des _dragons_; il me semble que
j'aurais dû l'entendre d'ici; cela fait voir qu'il y a bien loin d'ici à
Grignan. Hélas! que cette pensée m'afflige, et que je m'ennuie d'être si
longtemps sans vous voir! Adieu, ma chère fille; je vais me coucher
tristement, et vous embrasse de tout mon cœur.

Ma petite est aimable, et sa nourrice est au point de la perfection: mon
habileté est une espèce de miracle, et me fait comprendre en amitié la
merveille de ce maréchal qui devint excellent peintre par amour.


  [168] Avant la comédie des _Précieuses ridicules_, le titre de
  _précieuse_ se prenait en bonne part, et signifiait la distinction et
  la suprême élégance en toute chose.

  [169] Elle était venue à Grignan voir son neveu. Elle habitait
  ordinairement le Pont-Saint-Esprit.

  [170] Terre de M. de Sévigné, située à quelques lieues de Nantes.

  [171] De Retz.

  [172] Pierre Camus, abbé de Pontcarré, aumônier du roi.

  [173] Valet de chambre du roi.

  [174] Il s'agissait de l'enlèvement de Mlle de Bouillé par le marquis
  de Pomenars. Le comte de Créance, père de la demoiselle, poursuivait
  pour crime de rapt M. de Pomenars.

  [175] Bossuet, ayant été nommé précepteur de M. le dauphin, ne crut
  pas devoir conserver un évêché dans lequel il ne pouvait plus résider.



61.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 5 août 1671.

Je suis bien aise que M. de Coulanges vous ait mandé les nouvelles. Vous
apprendrez encore la mort de M. de Guise, dont je suis accablée quand je
pense à la douleur de Mlle de Guise. Vous jugez bien, ma fille, que
ce ne peut être que par la force de mon imagination que cette mort
m'inquiète; car, du reste, rien ne troublera moins le repos de ma vie.
Vous savez comme je crains les reproches qu'on se peut faire à soi-même.
Mademoiselle de Guise n'a rien à se reprocher que la mort de son neveu;
elle n'a jamais voulu qu'il ait été saigné; la quantité du sang a causé
le transport au cerveau: voilà une petite circonstance bien agréable. Je
trouve que dès qu'on tombe malade à Paris, on tombe mort; je n'ai jamais
vu une telle mortalité. Je vous conjure, ma chère bonne, de vous bien
conserver; et s'il y avait quelques enfants à Grignan qui eussent la
petite vérole, envoyez-les à Montélimart: votre santé est le but de tous
mes désirs.

Vous aurez maintenant des nouvelles de nos états, pour votre peine
d'être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de
tout ce qui peut en faire à Vitré: le lundi matin il m'écrivit une
lettre; j'y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables
dans le même lieu; il y a quatorze couverts à chaque table; Monsieur en
tient une, et Madame l'autre. La bonne chère est excessive, on remporte
les plats de rôti tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut
faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de
machines, puisque même ils ne comprenaient pas qu'il fallût qu'une
porte fût plus haute qu'eux. Une pyramide veut entrer, une de ces
pyramides qui font qu'on est obligé de s'écrire d'un bout de la table à
l'autre; mais, bien loin que cela blesse ici, on est souvent fort aise,
au contraire, de ne plus voir ce qu'elles cachent: cette pyramide donc,
avec vingt ou trente porcelaines, fut si parfaitement renversée à la
porte, que le bruit qu'elle causa fit taire les violons, les hautbois et
les trompettes. Après le dîner, MM. de Locmaria et Coëtlogon dansèrent
avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux, et des menuets, d'un
air que les courtisans n'ont pas à beaucoup près: ils y font des pas de
Bohémiens et de bas Bretons avec une délicatesse et une justesse qui
charment. Je pensais toujours à vous; et j'avais un souvenir si tendre
de votre danse et de ce que je vous avais vue danser, que ce plaisir me
devint une douleur. On parla fort de vous. Je suis assurée que vous
auriez été ravie de voir danser Locmaria: les violons et les passe-pieds
de la cour font mal au cœur au prix de ceux-là: c'est quelque chose
d'extraordinaire que cette quantité de pas différents, et cette cadence
courte et juste; je n'ai point vu d'homme danser comme Locmaria cette
sorte de danse. Après ce petit bal, on vit entrer tous ceux qui
arrivaient en foule pour ouvrir les états. Le lendemain, M. le premier
président, MM. les procureurs et avocats généraux du parlement, huit
évêques, MM. de Molac, la Coste et Coëtlogon le père, M. Boucherat[176],
qui vient de Paris, cinquante bas Bretons dorés jusqu'aux yeux, cent
communautés. Le soir devaient venir madame de Rohan d'un côté, et son
fils de l'autre, et M. de Lavardin, dont je suis étonnée[177]. Je ne vis
point ces derniers, car je voulus venir coucher ici, après avoir été à
la tour de Sévigné voir M. d'Harouïs et MM. de Fourché et Chesières, qui
arrivaient. M. d'Harouïs vous écrira; il est comblé de vos honnêtetés:
il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus
obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des états: c'est un jeu,
une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je
n'avais jamais vu les états; c'est une assez belle chose. Je ne crois
pas qu'il y ait une province rassemblée qui ait un aussi grand air que
celle-ci; elle doit être bien pleine du moins, car il n'y en a pas un
seul à la guerre ni à la cour; il n'y a que le petit Guidon[178], qui
peut-être y reviendra un jour comme les autres. J'irai tantôt voir
madame de Rohan; il viendrait bien du monde ici, si je n'allais à Vitré:
c'était une grande joie de me voir aux états, où je ne fus de ma vie; je
n'ai pas voulu en voir l'ouverture, c'était trop matin. Les états ne
doivent pas être longs; il n'y a qu'à demander ce que veut le roi; on ne
dit pas un mot: voilà qui est fait. Pour le gouverneur, il trouve, je ne
sais comment, plus de quarante mille écus qui lui reviennent. Une
infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de
villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals
éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande
_braverie_[179]; voilà les états. J'oublie trois ou quatre cents pipes
de vin qu'on y boit: mais si je ne comptais pas ce petit article, les
autres ne l'oublient pas, et c'est le premier. Voilà ce qui s'appelle
des contes à dormir debout: mais cela vient au bout de la plume, quand
on est en Bretagne et qu'on n'a pas autre chose à dire. J'ai mille
compliments à vous faire de M. et de madame de Chaulnes. J'attends le
vendredi, où je reçois vos lettres, avec une impatience digne de
l'extrême amitié que j'ai pour vous.


  [176] Depuis chancelier de France.

  [177] M. de Lavardin était lieutenant général au gouvernement de
  Bretagne.

  [178] M. de Sévigné.

  [179] Vieux mot encore en usage dans le peuple: _se faire brave_, pour
  se parer.



62.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 19 août 1671.

Vous me dites fort plaisamment l'état où vous met mon papier parfumé:
ceux qui vous voient lire mes lettres croient que je vous apprends que
je suis morte, et ne se figurent point que ce soit une moindre nouvelle.
Il s'en faut peu que je ne me corrige de la manière que vous l'avez
imaginé; j'irai toujours dans les excès pour ce qui sera bon, et qui
dépendra de moi. J'avais déjà pensé que mon papier pourrait vous faire
mal, mais ce n'était qu'au mois de novembre que j'avais résolu d'en
changer; je commence dès aujourd'hui, et vous n'avez plus à vous
défendre que de la puanteur.

Vous avez une assez bonne quantité de Grignans: Dieu vous délivre de la
tante[180]! elle m'incommode d'ici. Les manches du chevalier font un bel
effet à table: quoiqu'elles entraînent tout, je doute qu'elles
m'entraînent aussi; quelque faiblesse que j'aie pour les modes, j'ai une
grande aversion pour cette saleté. Il y aurait de quoi en faire une
belle provision à Vitré; je n'ai jamais vu une si grande chère; nulle
table à la cour ne peut être comparée à la moindre des douze ou quinze
qui y sont; aussi est-ce pour nourrir trois cents personnes qui n'ont
que cette ressource pour manger. Je partis lundi de cette bonne ville,
après avoir fait vos compliments à madame de Chaulnes et à mademoiselle
de Murinais, qui a quelque chose dans l'esprit et dans l'humeur qui vous
serait très-agréable; on ne peut jamais ni mieux les recevoir ni mieux
les rendre. Toute la Bretagne était ivre ce jour-là; nous avions dîné à
part. Quarante gentilshommes avaient dîné en bas, et avaient bu chacun
quarante santés: celle du roi avait été la première, et tous les verres
cassés après l'avoir bue; le prétexte était une joie et une
reconnaissance extrême de cent mille écus que le roi a donnés à la
province sur le présent qu'on lui a fait, voulant récompenser, par cet
effet de sa libéralité, la bonne grâce qu'on a eue à lui obéir. Ce n'est
donc plus que deux millions deux cent mille livres, au lieu de cinq
cents. Le roi a écrit de sa propre main des bontés infinies pour sa
bonne province de Bretagne: le gouverneur a lu la lettre aux états, et
la copie en a été enregistrée: il s'est élevé jusqu'au ciel un cri de
_vive le roi_! et tout de suite on s'est mis à boire, mais boire, Dieu
sait. M. de Chaulnes n'a pas oublié la gouvernante de Provence; et un
Breton ayant voulu vous nommer, et sachant mal votre nom, s'est levé, et
a dit tout haut: C'est donc à la santé de madame de _Carignan_. Cette
sottise a fait rire MM. de Chaulnes et d'Harouïs jusqu'aux larmes: les
Bretons ont continué, croyant bien dire; et vous ne serez plus d'ici à
huit jours que madame de _Carignan_; quelques-uns disent la comtesse de
_Carignan_: voilà en quel état j'ai laissé les choses.

J'ai fait voir à Pomenars ce que vous dites de lui; il en est ravi, il
veut vous écrire; et en attendant je vous assure qu'il est si hardi et
si effronté, que tous les jours du monde il fait quitter la place au
premier président, dont il est ennemi, aussi bien que du procureur
général. Madame de Coëtquen[181] venait de recevoir la nouvelle de la
mort de sa petite fille; elle s'était évanouie; elle en est
très-affligée, et dit que jamais elle n'en aura une si jolie: mais son
mari est inconsolable; il revient de Paris, après s'être accommodé avec
le Bordage. C'était la plus grande affaire du monde, il a donné tous ses
ressentiments à M. de Turenne: vous ne vous en souciez guère; mais cela
se trouve au bout de ma plume. Il y avait dimanche un bal qui fut joli:
nous y vîmes une basse Brette qu'on nous avait assuré qui levait la
paille: ma foi, elle était ridicule, et faisait des haut-le-corps qui
nous faisaient éclater de rire; mais il y avait d'autres danseuses et
des danseurs qui nous ravissaient. Si vous me demandez comment je me
trouve des Rochers après tout ce bruit, je vous dirai que j'y suis
transportée de joie; j'y serai pour le moins huit jours, quelque façon
qu'on me fasse pour me faire retourner, j'ai un besoin de repos qui ne
se peut dire, j'ai besoin de dormir, j'ai besoin de manger, car je meurs
de faim à ces festins; j'ai besoin de me rafraîchir, j'ai besoin de me
taire; tout le monde m'attaquait, et mon poumon était usé. Enfin, ma
chère enfant, j'ai retrouvé mon abbé, ma Mousse, ma chienne, mon mail,
Pilois, mes maçons; tout cela m'est uniquement bon, en l'état où je
suis: quand je commencerai à m'ennuyer, je m'en retournerai. Il y a des
gens qui ont de l'esprit dans cette immensité de Bretons, et il y en a
qui sont dignes de me parler de vous.

J'ai été blessée, comme vous, de l'_enflure de cœur_[182]: ce mot
d'_enflure_ me déplaît; et pour le reste, ne vous avais-je pas dit que
c'était de la même étoffe que Pascal? Mais cette étoffe est si belle
qu'elle me plaît toujours: jamais le cœur humain n'a été mieux
anatomisé que par ces messieurs-là. Si vous continuez à nous en mander
votre avis, la Mousse vous répondra mieux que moi, car je n'en ai lu
encore que vingt feuillets. Je suis au désespoir de mes paquets perdus:
ces chères, ces aimables lettres dont je suis entourée, que je relis
mille fois, que je regarde, que j'approuve, n'est-ce pas un grand
déplaisir pour moi de savoir que vous m'en écriviez deux toutes les
semaines, et de n'en avoir reçu qu'une plus de quatre semaines de suite?
Si c'était pour vous soulager, je l'approuverais, et même je vous le
conseillerais; mais vous les avez écrites, et je ne les ai pas. Si vous
aviez la mémoire de vos dates, vous verriez bien les lettres qui vous
manquent: vous l'aviez pour ce fripon de Grignan; faut-il que je
l'embrasse après cette préférence? Parlez-moi de madame de
Rochebonne[183], et faites des amitiés à mon cher coadjuteur et au bel
air du chevalier: je défends à ce dernier de monter à cheval devant
vous. On me mande que _mes petites entrailles_[184] se portent bien,
elles vont être habillées; cela est joli, de _petites entrailles_ avec
une robe.

Vous avez fait des merveilles d'écrire à madame de Lavardin; je le
souhaitais, vous avez prévenu mes désirs. Voilà tout présentement le
laquais de l'abbé, qui, se jouant comme un jeune chien avec l'aimable
_Jacquine_[185], l'a jetée par terre, et lui a rompu le bras et démis le
poignet; les cris qu'elle fait sont épouvantables, c'est comme si une
Furie s'était rompu le bras en enfer: on envoie quérir cet homme qui
vint pour Saint-Aubin. J'admire comme les accidents viennent, et vous ne
voulez pas que j'aie peur de verser; c'est ce que je crains; car si
quelqu'un m'assurait que je ne me ferai point de mal, je ne haïrais pas
à rouler quelquefois cinq ou six tours dans un carrosse; cette nouveauté
me divertirait: mais après ce que je viens de voir, un bras rompu me
fera toujours peur. Adieu, ma très-belle; vous savez comme je suis à
vous, et que l'amour maternel y a moins de part que l'inclination.


  [180] Anne d'Ornano, comtesse d'Harcourt.

  [181] Marguerite de Rohan-Chabot, femme de Malo, marquis de Coëtquen,
  gouverneur de Saint-Malo. Elle était sœur de madame de Soubise.

  [182] Expression de M. Nicole dans ses _Essais de morale_.

  [183] Thérèse Adhémar de Monteil, femme de Charles-François de
  Châteauneuf, comte de Rochebonne, et sœur de M. de Grignan.

  [184] C'est ainsi que madame de Sévigné nommait sa petite-fille
  (_Marie-Blanche_), qu'elle avait laissée à Paris en nourrice.

  [185] Une des filles de la basse-cour des Rochers.



63.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vitré, mercredi 12 août 1671.

Enfin, ma chère fille, me voilà en pleins états; sans cela les états
seraient en pleins Rochers. Dimanche dernier, aussitôt que j'eus cacheté
mes lettres, je vis entrer quatre carrosses à six chevaux dans ma cour,
avec cinquante gardes à cheval, plusieurs chevaux de main et plusieurs
pages à cheval. C'étaient M. de Chaulnes, M. de Rohan, M. de Lavardin,
MM. de Coëtlogon, de Locmaria, les barons de Guais, les évêques de
Rennes, de Saint-Malo, les MM. d'Argouges, et huit ou dix que je ne
connais point; j'oublie M. d'Harrouis, qui ne vaut pas la peine d'être
nommé. Je reçois tout cela: on dit et on répondit beaucoup de choses.
Enfin, après une promenade dont ils furent fort contents, une collation
très-bonne et très-galante sortit d'un des bouts du mail, et surtout du
vin de Bourgogne qui passa comme de l'eau de Forges; on fut persuadé que
cela s'était fait avec un coup de baguette. M. de Chaulnes me pria
instamment d'aller à Vitré. J'y vins donc lundi au soir; madame de
Chaulnes me donna à souper, avec la comédie de _Tartufe_, point trop
mal jouée, et un bal où le passe-pied et le menuet pensèrent me faire
pleurer: cela me fait souvenir de vous si vivement, que je n'y puis
résister; il faut promptement que je me dissipe. On me parle de vous
très-souvent, et je ne cherche point longtemps mes réponses, car j'y
pense à l'instant même, et je crois toujours que c'est qu'on voit mes
pensées au travers de mon corps de jupe. Hier, je reçus toute la
Bretagne à ma tour de Sévigné: je fus encore à la comédie; c'était
_Andromaque_, qui me fit pleurer plus de six larmes: c'est assez pour
une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrais
que vous eussiez vu l'air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte
et remet son chapeau: quelle légèreté! quelle justesse! Il peut défier
tous les courtisans, et les confondre, sur ma parole: il a soixante
mille livres de rentes, et sort de l'académie; il ressemble à tout ce
qu'il y a de plus joli, et voudrait bien vous épouser. Au reste, ne
croyez pas que votre santé ne soit point bue ici; cette obligation n'est
pas grande, mais, telle qu'elle est, vous l'avez tous les jours à toute
la Bretagne: on commence par moi, et puis madame de Grignan vient tout
naturellement. M. de Chaulnes vous fait mille compliments. Les civilités
qu'on me fait sont si ridicules et les femmes de ce pays si sottes,
qu'elles laissent croire qu'il n'y a que moi dans la ville, quoiqu'elle
soit toute pleine. Il y a de votre connaissance, Tonquedec, le comte des
Chapelles, Pomenars, l'abbé de Montigny, qui est évêque de Saint-Paul de
Léon, et mille autres: mais ceux-là me parlent de vous, et nous rions un
peu de notre prochain. Il est plaisant ici le prochain, particulièrement
quand on a dîné; je n'ai jamais vu tant de bonne chère. Madame de
Coëtquen est ici avec la fièvre; Chesières se porte mieux; on a député
des états pour lui faire un compliment. Nous sommes polis pour le moins
autant que le poli Lavardin: on l'adore ici, c'est un gros mérite qui
ressemble au vin de Grave. Mon abbé bâtit, et ne veut pas venir
s'établir à Vitré; il y vient dîner: pour moi, j'y serai encore jusqu'à
lundi; et puis j'irai passer huit jours dans ma pauvre solitude, après
quoi je reviendrai dire adieu; car la fin du mois verra la fin de tout
ceci. Notre présent est déjà fait, il y a plus de huit jours: on a
demandé trois millions; nous avons offert sans chicaner deux millions
cinq cent mille livres, et voilà qui est fait. Du reste, M. le
gouverneur aura cinquante mille écus, M. de Lavardin quatre-vingt mille
francs, le reste des officiers à proportion; le tout pour deux ans. Il
faut croire qu'il passe autant de vin dans le corps de nos Bretons que
d'eau sous les ponts, puisque c'est là-dessus qu'on prend l'infinité
d'argent qui se donne à tous les états.

Vous voilà bien instruite, Dieu merci, de votre bon pays: mais je n'ai
point de vos lettres, et par conséquent point de réponse à vous faire;
ainsi je vous parle tout naturellement de ce que je vois et de ce que
j'entends. Pomenars est divin; il n'y a point d'homme à qui je souhaite
plus volontiers deux têtes; jamais la sienne n'ira jusqu'au bout. Pour
moi, ma fille, je voudrais déjà être au bout de la semaine, afin de
quitter généreusement tous les honneurs de ce monde, et de jouir de
moi-même aux Rochers. Adieu, ma très-chère, j'attends toujours vos
lettres avec impatience; votre santé est un point qui me touche de bien
près: je crois que vous en êtes persuadée, et que, sans donner dans _la
justice de croire_, je puis finir ma lettre, et dormir en repos sur ce
que vous pensez de mon amitié pour vous. Ne direz-vous point à M. de
Grignan que je l'embrasse de tout mon cœur?



64.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 23 août 1671.

Vous étiez donc avec votre présidente de Charmes, quand vous m'avez
écrit! Son mari était intime ami de M. Fouquet: dis-je bien? Enfin
ma fille, vous n'êtes point seule, et M. de Grignan avait raison
de vous faire quitter votre cabinet, pour entretenir votre compagnie:
ce qu'il aurait pu retrancher, c'est sa barbe de capucin, il est
vrai qu'elle ne lui fait point de tort, puisqu'à Livry, avec _sa touffe
ébouriffée_[186], vous ne pensiez pas qu'_Adonis_ fût plus beau; je
redis quelquefois ces quatre vers avec admiration. Je suis surprise
comme le souvenir de certains temps fait de l'impression sur l'esprit,
soit en bien, soit en mal; je me représente cette automne-là délicieuse,
et puis j'en regarde la fin avec une horreur qui me fait suer les
grosses gouttes[187]; et cependant il faut remercier Dieu du bonheur qui
vous tira d'affaire. Les réflexions que vous faites sur la mort de M. de
Guise[188] sont admirables; elles m'ont bien creusé les yeux dans mon
mail; car c'est là où je rêve à plaisir. Le pauvre la Mousse a eu mal
aux dents; de sorte que depuis longtemps je me promène toute seule
jusqu'à la nuit, et Dieu sait à quoi je ne pense point. Ne craignez
point pour moi l'ennui que me peut donner la solitude; hors les maux qui
viennent de mon cœur, contre lesquels je n'ai point de force, je ne
suis à plaindre sur rien: mon humeur est heureuse, elle s'accommode et
s'amuse de tout; et je me trouve mieux d'être ici toute seule que du
fracas de Vitré. Il y a huit jours que je suis ici, dans une paix qui
m'a guérie d'un rhume épouvantable; j'ai bu de l'eau, je n'ai point
parlé, je n'ai point soupé; et quoique je n'en aie point raccourci mes
promenades, je me suis guérie. Madame de Chaulnes, mademoiselle de
Murinais, madame Fourché, et une fille de Nantes fort bien faite,
vinrent ici jeudi: madame de Chaulnes entra en me disant qu'elle ne
pouvait être plus longtemps sans me voir, que toute la Bretagne lui
pesait sur les épaules, et qu'enfin elle se mourait. Là-dessus elle se
jette sur mon lit; on se met autour d'elle, et en un moment la voilà
endormie de pure fatigue; nous causons toujours; elle se réveille enfin,
trouvant plaisante et adorant l'aimable liberté des Rochers. Nous
allâmes nous promener, nous nous assîmes dans le fond de ces bois;
pendant que les autres jouaient au mail, je lui faisais conter Rome, et
par quelle aventure elle avait épousé M. de Chaulnes: car je cherche
toujours à ne me point ennuyer. Pendant que nous étions là, voilà une
pluie traîtresse comme une fois à Livry, qui, sans se faire craindre, se
met d'abord à nous noyer, mais noyer à faire couler l'eau de partout sur
nos habits: les feuilles furent percées dans un moment, et nos habits
percés dans un autre moment. Nous voilà toutes à courir; on crie, on
tombe, on glisse; enfin on arrive, on fait grand feu: on change de
chemise, de jupe; je fournis à tout; on se fait essuyer ses souliers; on
pâme de rire. Voilà comme fut traitée la gouvernante de Bretagne dans
son propre gouvernement; après cela on fit une jolie collation, et puis
cette pauvre femme s'en retourna, plus fâchée sans doute du rôle
ennuyeux qu'elle allait reprendre, que de l'affront qu'elle avait reçu
ici. Elle me fit promettre de vous mander cette aventure, et d'aller
demain lui aider à soutenir le reste des états, qui finiront dans huit
jours. Je lui promis l'un et l'autre; je m'acquitte aujourd'hui de l'un,
et demain je m'acquitterai de l'autre, ne trouvant pas que je puisse me
dispenser de cette complaisance.

Madame de la Fayette vous aura mandé comme M. de la Rochefoucauld a fait
duc le prince (_de Marsillac_) son fils, et de quelle façon le roi a
donné une nouvelle pension: enfin la manière vaut mieux que la chose,
n'est-il pas vrai? Nous avons quelquefois ri de ce discours commun à
tous les courtisans. Vous avez présentement le prince Adhémar[189];
dites-lui que j'ai reçu sa dernière lettre, et embrassez-le pour moi.
Vous avez, à mon compte, cinq ou six Grignans; c'est un bonheur, comme
vous dites, qu'ils soient tous aimables et d'une bonne société; sans
cela ils feraient l'ennui de votre vie, au lieu qu'ils en font la
douceur et le plaisir. On me mande qu'il y a de la rougeole à Sully, et
que ma tante va prendre _mes petites entrailles_ pour les amener chez
elle: cela fâchera bien la nourrice, mais que faire? C'est une
nécessité. C'en sera une bien dure que de demeurer en Provence pour les
gages, quand vous verrez partir d'auprès de vous madame de Senneterre
pour Paris: je voudrais bien, ma chère enfant, que vous eussiez assez
d'amitié pour moi pour ne me pas faire le même tour quand j'irai vous
voir l'année qui vient. Je voudrais qu'entre ci et là vous fissiez
l'impossible pour vos affaires; c'est ce qui fait que j'y pense, et que
je m'en tourmente tant. Il faut donc que je vous ramène chez moi, qui
est chez vous.

M. de Chesières est ici; il a trouvé mes arbres crus; il en est fort
étonné, après les avoir vus _pas plus grands que cela_, comme disait M.
de Montbazon de ses enfants. Je suis fort aise que la maladie du pauvre
Grignan ait été si courte; je l'embrasse et lui souhaite toutes sortes
de biens et de bonheurs, aussi bien qu'à sa chère moitié, que j'aime
plus que moi-même; je le sens du moins mille fois davantage. Notre abbé
est à vous; la Mousse attend cette lettre que vous composez.


  [186] Hémistiche d'un bout-rimé rempli par madame de Grignan.

  [187] A cause de la fausse couche que madame de Grignan fit à Livry.

  [188] Il mourut de la petite vérole le 30 juillet 1671.

  [189] Le chevalier de Grignan.



65.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vitré, dimanche 16 août 1671.

Quoi! ma chère fille, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne
m'en effraye pas! Vous voulez accoucher à Grignan, et vous voulez que je
ne m'en inquiète pas! Priez-moi en même temps de ne vous aimer guère;
mais soyez assurée que pendant que vous me serez ce que vous êtes à mon
cœur, c'est-à-dire pendant que je vivrai, je ne puis jamais voir
tranquillement tous les maux qui vous peuvent arriver. Je prie Deville
de faire tous les soirs une ronde pour éviter les accidents du feu. Si
le hasard n'avait fait lever M. de Grignan plus matin que le jour, voyez
un peu où vous en étiez, et ce que vous deveniez avec votre château! Je
crois que vous n'avez pas oublié de remercier Dieu: pour moi, j'y ai
trop d'intérêt pour ne l'avoir pas fait.

M. de Lavardin fait ici l'amoureux d'une _petite madame_; j'ai trouvé
que c'est une contenance dont il a besoin comme d'un éventail. J'ai dit
à madame de Chaulnes les compliments que vous lui faites; elle les a
reçus d'une manière, et vous en rend de si bons, que je suis persuadée
qu'elle voudrait, au prix des Molac et des Lavardin[190], que vous
fussiez sa lieutenante générale: il n'y a que ces charges de belles; les
lieutenants de roi ne sont pas dignes de porter votre robe. Je suis
encore ici; M. et madame de Chaulnes font de leur mieux pour m'y
retenir: ce sont sans cesse des distinctions peut-être peu sensibles
pour nous, mais qui me font admirer la bonté des dames de ce pays-ci.
Vous croyez bien aussi que sans cela je ne demeurerais pas à Vitré, où
je n'ai que faire. Les comédiens nous ont amusés, les passe-pieds nous
ont divertis, la promenade nous a tenu lieu des Rochers. Nous fîmes hier
de grandes dévotions, et demain je m'en vais aux Rochers, où je serai
ravie de ne plus voir de festins, et d'être un peu à moi: je meurs de
faim au milieu de toutes ces viandes, et je proposais l'autre jour à
Pomenars d'envoyer accommoder un gigot de mouton à la tour de Sévigné
pour minuit, en revenant de chez madame de Chaulnes: enfin, soit besoin
ou dégoût, je meurs d'envie d'être dans mon mail; j'y serai huit ou dix
jours. Notre abbé, la Mousse et _Marphise_ ont grand besoin de ma
présence; ces deux premiers viennent pourtant dîner ici quelquefois; il
y est très-souvent question de madame la gouvernante de Provence, c'est
ainsi que M. de Chaulnes vous nomme en commençant votre santé. On
contait hier au soir à table qu'Arlequin, l'autre jour à Paris, portait
une grosse pierre sous son petit manteau; on lui demandait ce qu'il
voulait faire de cette pierre; il dit que c'était un échantillon d'une
maison qu'il voulait vendre; cela me fit rire; je jurai que je vous le
manderais: si vous croyez, ma fille, que cette invention fût bonne pour
vendre votre terre, vous pourriez vous en servir.

Madame de la Fayette m'a mandé qu'elle allait vous écrire, mais que la
migraine l'en empêche; elle est fort à plaindre de ce mal: je ne sais
s'il ne vaudrait pas mieux n'avoir pas autant d'esprit que Pascal[191],
que d'en avoir les incommodités. La date de votre lettre est admirable:
voilà qui est donc bien, je n'ai que vingt ans; puisqu'il est ainsi,
vous n'avez pas sujet de craindre pour ma santé; n'en soyez point en
peine, songez seulement à la vôtre. Cette émotion que la crainte du feu
vous a donnée, me déplaît beaucoup: ce fut ensuite d'une émotion
qu'arriva votre accouchement de Livry: tâchez donc, ma chère enfant,
d'éviter autant que vous pourrez tout ce qui peut vous émouvoir. J'aime
déjà ce chamarier[192] de Rochebonne; c'est une _bonne roche_ que celle
dont vous me dépeignez son âme: c'est à M. de Grignan que j'adresse
cette _gentillesse_; comme à celui qui m'y saura bien répondre. Je suis
bien aise d'avoir encore une maison assurée à Lyon, outre celle de
l'intendant.

Autant qu'un voyage en ce monde peut être sûr, celui de Provence l'est
pour l'année qui vient. Ma chère enfant, gouvernez-vous bien entre ci et
là, c'est mon unique soin, et la chose du monde dont je vous serai le
plus sensiblement obligée; c'est là que vous pouvez me témoigner
solidement l'amitié que vous avez pour moi. Il me semble que vous voyez
bien des Provençaux à Grignan: si vous saviez aussi la quantité de
Bretons que l'on voit tous les jours ici! cela n'est pas imaginable.
Vous me ravissez quand vous me dites que vous aimez le coadjuteur, et
qu'il vous aime: j'ai cette union dans la tête; il me semble qu'elle est
entièrement nécessaire à votre bonheur; conservez-la, et prenez de ses
conseils pour vos affaires. Notre abbé vous adore toujours; la petite
Mousse a une dent de moins, et ma petite enfant une dent de plus: ainsi
va le monde. Je bénis Flachère de vous avoir sauvée du feu, et je vous
embrasse mille fois plus tendrement que je ne puis vous dire. Chésières
est guéri au bruit du trictrac de chez M. d'Harouïs.


  [190] Lieutenants généraux de la province de Bretagne.

  [191] Blaise Pascal, un des plus beaux génies de son siècle, avait été
  sujet à de grands maux de tête; il mourut dans la fleur de l'âge en
  1662.

  [192] Dignité du chapitre de Saint-Jean de Lyon.



66.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 16 septembre 1671.

Je suis méchante aujourd'hui, ma fille; je suis comme quand vous disiez,
_Vous êtes méchante_. Je suis triste, je n'ai point de vos nouvelles;
_la grande amitié n'est jamais tranquille_. MAXIME. Il pleut, nous
sommes seuls; en un mot, je vous souhaite plus de joie que je n'en ai
aujourd'hui.

Ce qui embarrasse fort mon abbé, la Mousse et mes gens, c'est qu'il n'y
a point de remède à mon chagrin: je voudrais qu'il fût vendredi pour
avoir une de vos lettres, et il n'est que mercredi: voilà sur quoi on ne
sait que me faire; toute leur habileté est à bout; et si, par l'excès de
leur amitié, ils m'assuraient, pour me faire plaisir, qu'il est
vendredi, ce serait encore pis; car, si je n'avais point de vos lettres
ce jour-là, il n'y aurait pas un brin de raison avec moi; de sorte que
je suis contrainte d'avoir patience, quoique la patience soit une vertu,
comme vous savez, qui n'est guère à mon usage: enfin je serai satisfaite
avant qu'il soit trois jours. J'ai une extrême envie de savoir comment
vous vous portez de cette frayeur: c'est mon aversion que les frayeurs;
car, quoique je ne sois point grosse, elles me le font devenir;
c'est-à-dire elles me mettent dans un état qui renverse entièrement ma
santé. Mon inquiétude présente ne va point jusque-là: je suis persuadée
que la sagesse que vous avez eue de garder le lit vous aura entièrement
remise. Ne venez point me dire que vous ne me manderez plus rien de
votre santé, vous me mettriez au désespoir; et, n'ayant plus de
confiance à ce que vous me diriez, je serais toujours comme je suis
présentement. Il faut avouer que nous sommes à une belle distance l'une
de l'autre, et que si l'on avait quelque chose sur le cœur dont on
attendît du soulagement, on aurait un beau loisir pour se pendre.

Je voulus hier prendre une petite dose de _morale_, je m'en trouvai
assez bien; mais je me trouvai encore mieux d'une petite critique
contre la _Bérénice_ de Racine, qui me parut fort plaisante et fort
ingénieuse; c'est de l'auteur des _Sylphides_, des _Gnomes_ et des
_Salamandres_[193]: il y a cinq ou six petits mots qui ne valent rien du
tout, et même qui sont d'un homme qui ne sait pas le monde: cela fait
quelque peine; mais comme ce ne sont que des mots en passant, il ne faut
pas s'en offenser: je regarde tout le reste, et le tour qu'il donne à sa
critique; je vous assure que cela est très-joli. Comme je crus que cette
bagatelle vous aurait divertie, je vous souhaitai dans votre petit
cabinet auprès de moi, sauf à vous en retourner dans votre beau château,
quand vous auriez achevé cette lecture. Je vous avoue pourtant que
j'aurais quelque peine à vous laisser partir sitôt; c'est une chose bien
dure pour moi que de vous dire adieu; je sais ce que m'a coûté le
dernier: il serait bien de l'humeur où je suis d'en parler, mais je n'y
pense encore qu'en tremblant; ainsi vous êtes à couvert de ce chapitre.
J'espère que cette lettre vous trouvera gaie; si cela est, je vous prie
de la brûler tout à l'heure; ce serait une chose bien extraordinaire
qu'elle fût agréable avec le chien d'esprit que je me sens. Le
coadjuteur est bien heureux que je ne lui fasse pas réponse aujourd'hui.

J'ai envie de vous faire vingt-cinq ou trente questions, pour finir
dignement cet ouvrage. Avez-vous des muscats? vous ne me parlez que des
figues; avez-vous bien chaud? vous ne m'en dites rien, avez-vous de ces
aimables bêtes que nous avions à Paris? avez-vous eu longtemps votre
tante d'Harcourt? Vous jugez bien qu'après avoir perdu tant de vos
lettres, je suis dans une assez grande ignorance, et que j'ai perdu la
suite de votre discours. Ah! que je voudrais bien battre quelqu'un! et
que je serais obligée à quelque Breton qui me voudrait faire une sotte
proposition qui me mît en colère! Vous me disiez l'autre jour que vous
étiez bien aise que je fusse dans ma solitude, et que j'y penserais à
vous: c'est bien rencontré; c'est que je n'y pense pas assez dans tous
les autres lieux. Adieu, ma fille, voici le bel endroit de ma lettre; je
finis, parce que je trouve que ceci s'extravague un peu: encore a-t-on
son honneur à garder.


  [193] L'abbé de Montfaucon de Villars, auteur de l'ouvrage intitulé
  _le Comte de Gabalis_.



67.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 20 septembre 1671.

Ce n'est pas sans raison, ma chère fille, que vous fûtes troublée du mal
du pauvre chevalier de Buous; il est étrange: c'est un garçon qui me
plaisait dès Paris; je n'ai pas de peine à croire tout le bien que vous
m'en dites; ce qui est plus extraordinaire, c'est cette crainte de la
mort; c'est un beau sujet de faire des réflexions, que l'état où vous le
dépeignez. Il est certain qu'en ce temps-là nous aurons de la foi de
reste; elle fera tous nos désespoirs et tous nos troubles; et ce temps
que nous prodiguons, et que nous voulons qui coule présentement, nous
manquera; et nous donnerions toutes choses pour avoir un de ces jours
que nous perdons avec tant d'insensibilité: voilà de quoi je
m'entretiens dans ce mail que vous connaissez. La morale chrétienne est
excellente à tous les maux; mais je la veux chrétienne; elle est trop
creuse et trop inutile autrement. Ma Mousse me trouve quelquefois assez
raisonnable là-dessus; et puis un souffle, un rayon de soleil emporte
toutes les réflexions du soir.

Je suis fort aise que vous ayez trouvé cette requête[194] jolie; sans
être aussi habile que vous, je l'ai entendue _per discrezione_, elle m'a
paru admirable. La Mousse est fort glorieux d'avoir fait en vous une si
merveilleuse écolière[195].

Je vous plains de quitter Grignan, vous êtes en bonne compagnie; c'est
une belle maison, une belle vue, un bel air: vous allez dans une petite
ville étouffée[196], où peut-être il y aura des maladies et du mauvais
air; et ce pauvre Coulanges, qui ne vous trouvera point! il me fait
pitié. Enfin, sa destinée n'est pas de vous voir à Grignan; peut-être le
mènerez-vous à vos états: mais c'est une grande différence; et vous
devez bien sentir le désagrément de ce voyage, dans l'état où vous êtes
et dans la saison où nous sommes. Vous y verrez l'effet des
protestations de M. de Marseille; je les trouve bien sophistiquées, et
avec de grandes restrictions. Les assurances que je lui donne de mon
amitié sont à peu près dans le même style: il vous assure de son
service, sous condition; et moi, je l'assure de mon amitié, sous
condition aussi, en lui disant que je ne doute point du tout que vous
n'ayez toujours de nouveaux sujets de lui être obligée.

M. de Lavardin vint tout droit de Rennes ici jeudi au soir, et me conta
les magnificences de la réception qu'on lui a faite. Il prêta le serment
au parlement, et fit une très-agréable harangue. Je le remenai le
lendemain à Vitré, pour reprendre son équipage et gagner Paris.

Je serai ici jusqu'à la fin de novembre, et puis j'irai embrasser et
mener chez moi mes _petites entrailles_; et au printemps si Dieu me
prête vie, je verrai la Provence. Notre abbé le souhaite pour vous aller
voir avec moi, et vous ramener; il y aura bien longtemps que vous serez
en Provence. Il est vrai qu'il ne faudrait s'attacher à rien, et qu'à
tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et petites
choses; mais le moyen? Il faut donc toujours avoir cette _morale_ dans
les mains, comme du vinaigre au nez, de peur de s'évanouir. Je vous
avoue, ma fille, que mon cœur me fait bien souffrir; j'ai bien meilleur
marché de mon esprit et de mon humeur.

Je vous trouve admirable de faire des portraits de moi, dont la beauté
vous étonne vous-même: savez-vous bien que vous vous jouez à me trouver
médiocre, de la dernière médiocrité, quand vous me comparerez à votre
idée pleine d'exagération? Voici qui ressemble un peu _à détruire par sa
présence_; mais cela est vrai, il faut que cela passe. J'ai ri de ce
_Carpentras_[197], que vous enfermez pendant que vous avez affaire, en
l'assurant qu'il veut faire la _siesta_. Vos dames sont bien dépeintes
avec leurs habits d'oripeau: mais quels chiens de visages! je ne les ai
vus nulle part. Que le vôtre, que je vois avec ce petit habit uni, est
agréable et beau! et que je voudrais bien le voir et le baiser de tout
mon cœur! Au nom de Dieu, mon enfant, conservez-vous, évitez les
occasions d'être effrayée. Je n'approuve guère d'avoir voyagé dans votre
septième: je prie Dieu qu'il guérisse ce pauvre chevalier (_de Buocus_);
j'embrasse les vauriens. Vous ne pouviez pas me donner une plus petite
idée de la place que j'ai dans le cœur de M. de Grignan, qu'en me
disant que c'est le reste de ce que vous n'y occupez pas: je sais ce que
c'est que de tels restes; il faut être bien aisée à contenter pour en
être satisfaite. Savez-vous que le roi a reçu M. d'Andilly comme nous
aurions pu faire? Vivons, et laissons M. de Pomponne s'établir dans une
si belle place.


  [194] Arrêt burlesque pour le maintien de la doctrine d'Aristote
  contre la raison. _Voy._ le _Ménagiana_, t. IV, p. 271, édition de
  Paris, 1715, et les _OEuvres de Boileau_.

  [195] Dans la _philosophie de Descartes_.

  [196] Lambesc, petite ville de Provence, où se tient l'assemblée des
  états de la province.

  [197] Évêque de Carpentras, fort ennuyeux.



68.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 23 septembre 1671.

Nous voilà, ma chère enfant, retombés dans le plus épouvantable temps
qu'on puisse imaginer: il y a quatre jours qu'il fait un orage
continuel; toutes nos allées sont noyées, on ne s'y promène plus. Nos
maçons, nos charpentiers gardent la chambre; enfin j'en hais ce pays, et
je souhaite votre soleil à tout moment; peut-être que vous souhaitez ma
pluie; nous faisons bien toutes deux.

Nous avons à Vitré ce pauvre petit abbé de Montigny, évêque de Léon, qui
part aujourd'hui, comme je crois, pour voir un pays beaucoup plus beau
que celui-ci. Enfin, après avoir été ballotté cinq ou six fois de la
mort à la vie, les redoublements de la fièvre ont décidé en faveur de
la mort; il ne s'en soucie guère, car son cerveau est embarrassé; mais
son frère l'avocat général[198] s'en soucie beaucoup, et pleure
très-souvent avec moi; car je vais le voir, et suis son unique
consolation: c'est dans ces occasions qu'il faut faire des merveilles.
Du reste, je suis dans ma chambre à lire, sans oser mettre le nez
dehors. Mon cœur est content, parce que je crois que vous vous portez
bien; cela me fait supporter les tempêtes, car ce sont des tempêtes
continuelles: sans le repos que me donne mon cœur, je ne souffrirais
pas impunément l'affront que me fait le mois de septembre; c'est une
trahison, dans la saison où nous sommes, au milieu de vingt ouvriers: je
ferais un beau bruit, _Quos ego_[199]!

Je poursuis cette _morale_ de Nicole, que je trouve délicieuse; elle ne
m'a encore donné aucune leçon contre la pluie, mais j'en attends, car
j'y trouve tout; et la conformité à la volonté de Dieu me pourrait
suffire, si je ne voulais un remède spécifique. Enfin je trouve ce livre
admirable; personne n'a écrit comme ces messieurs, car je mets Pascal de
moitié à tout ce qui est beau. On aime tant à entendre parler de soi et
de ses sentiments, que, quoique ce soit en mal, on en est charmé. J'ai
même pardonné l'_enflure_ du cœur en faveur du reste, et je maintiens
qu'il n'y a point d'autre mot pour expliquer la vanité et l'orgueil, qui
sont proprement du vent: cherchez un autre mot; j'achèverai cette
lecture avec plaisir. Nous lisons aussi l'histoire de France depuis le
roi Jean; je veux la débrouiller dans ma tête, au moins autant que
l'histoire romaine, où je n'ai ni parents, ni amis; encore trouve-t-on
ici des noms de connaissance: enfin, tant que nous aurons des livres,
nous ne nous pendrons pas; vous jugez bien qu'avec cette humeur je ne
suis point désagréable à notre Mousse. Nous avons pour la dévotion ce
recueil des lettres de M. de Saint-Cyran, que M. d'Andilly vous enverra,
et que vous trouverez admirable. Voilà, mon enfant, tout ce que vous
peut dire une vraie solitaire.

On me mande que madame de Verneuil est très-malade. Le roi causa une
heure avec le bonhomme d'Andilly[200] aussi plaisamment, aussi
bonnement, aussi agréablement qu'il est possible: il était aise de
faire voir son esprit à ce bon vieillard, et d'attirer sa juste
admiration; il témoigna qu'il était plein du plaisir d'avoir choisi M.
de Pomponne, qu'il l'attendait avec impatience, qu'il aurait soin de ses
affaires, sachant qu'il n'était pas riche. Il dit au bonhomme qu'il y
avait de la vanité à lui d'avoir mis dans sa préface de Josèphe qu'il
avait quatre-vingts ans; que c'était un péché; enfin on riait, on avait
de l'esprit. Le roi ajouta qu'il ne fallait pas croire qu'il le laissât
en repos dans son désert; qu'il l'enverrait querir; qu'il voulait le
voir comme un homme illustre par toutes sortes de raisons. Comme le
bonhomme l'assurait de sa fidélité, le roi dit qu'il n'en doutait point;
et que quand on servait bien Dieu, on servait bien son roi. Enfin ce
furent des merveilles; il eut soin de l'envoyer dîner, et de le faire
promener dans une calèche: il en a parlé un jour entier en l'admirant.
Pour M. d'Andilly, il est transporté, et dit de moment en moment,
sentant qu'il en a besoin: Il faut s'humilier. Vous pouvez penser la
joie que cela me causa, et la part que j'y prends. Je voudrais bien que
mes lettres vous donnassent autant de plaisir que les vôtres m'en
donnent. Ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon cœur.


  [198] Au parlement de Rennes.

  [199] Virgile, _Énéide_, liv. Ier, vers 134. C'est par ces mots que
  Neptune, en courroux, fait disparaître les vents qui ont excité une
  tempête sans son ordre.

  [200] Père de M. de Pomponne, que le roi avait choisi pour remplacer
  M. de Lionne au ministère des affaires étrangères.



69.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 30 septembre 1671.

Je crois qu'à présent l'opinion _léonique_ est la plus assurée; il voit
de quoi il est question, et si la matière raisonne ou ne raisonne pas,
et quelle sorte de petite intelligence Dieu a donnée aux bêtes, et tout
le reste. Vous voyez bien que je le crois dans le ciel; _o che spero!_
Il mourut lundi matin; je fus à Vitré, je le vis, et je voudrais ne
l'avoir point vu. Son frère l'avocat général me parut inconsolable; je
lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois: il me dit qu'il
était trop affligé pour chercher cette consolation. Ce pauvre petit
évêque avait trente-cinq ans; il était établi, il avait un des plus
beaux esprits du monde pour les sciences; c'est ce qui l'a tué: comme
Pascal, il s'est épuisé. Vous n'avez pas trop affaire de ce détail, mais
c'est la nouvelle du pays, il faut que vous en passiez par là; et puis
il me semble que la mort est l'affaire de tout le monde, et que les
conséquences viennent bien droit jusqu'à nous.

Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m'enlève; surtout je suis charmée
du troisième traité, _Des moyens de conserver la paix avec les
hommes_[201]: lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il
fait voir nettement le cœur humain, et comme chacun s'y trouve, et
philosophes, et jansénistes, et molinistes, et tout le monde enfin: ce
qui s'appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c'est ce
qu'il fait; il nous découvre ce que nous sentons tous les jours, et que
nous n'avons pas l'esprit de démêler, ou la sincérité d'avouer; en un
mot, je n'ai jamais vu écrire comme ces messieurs-là. Sans la
consolation de la lecture, nous mourrions d'ennui présentement; il pleut
sans cesse: il ne vous en faut pas dire davantage pour vous représenter
notre tristesse. Mais vous qui avez un soleil que j'envie, je vous
plains d'avoir quitté votre Grignan; il y fait beau, vous y étiez en
liberté avec une bonne compagnie, et, au milieu de l'automne, vous le
quittez pour vous enfermer dans une petite ville; cela me blesse
l'imagination. M. de Grignan ne pouvait-il point différer son assemblée?
N'en est-il point le maître? Et ce pauvre M. de Coulanges, qu'est-il
devenu? Notre solitude nous fait la tête si creuse, que nous nous
faisons des affaires de tout; je lis et relis vos lettres avec un
plaisir et une tendresse que je souhaite que vous puissiez imaginer, car
je ne vous le saurais dire; il y en a une dans vos dernières que j'ai le
bonheur de croire, et qui soutient ma vie; les réponses font de
l'occupation, mais il y a toujours du temps de reste. Notre abbé est
trop glorieux de toutes les douceurs que vous lui mandez; je suis
contente de lui sur votre sujet.

Pour la Mousse, il fait des catéchismes les fêtes et les dimanches; il
veut aller en paradis; je lui dis que c'est par curiosité, et afin
d'être assuré une bonne fois si le soleil est un amas de poussière qui
se meut avec violence, ou si c'est un globe de feu. L'autre jour il
interrogeait des petits enfants; et, après plusieurs questions, ils
confondirent le tout ensemble, de sorte que, venant à leur demander qui
était la Vierge, ils répondirent tous l'un après l'autre que c'était le
créateur du ciel et de la terre. Il ne fut point ébranlé par les petits
enfants; mais voyant que des hommes, des femmes et même des vieillards
disaient la même chose, il en fut, persuadé, et se rendit à l'opinion
commune. Enfin il ne savait plus où il en était; et si je ne fusse
arrivée là-dessus, il ne s'en fût jamais tiré: cette nouvelle opinion
eût bien fait un autre désordre que le mouvement des petites parties.
Adieu, ma très-chère enfant; vous voyez bien que ce qui s'appelle se
chatouiller pour se faire rire, c'est justement ce que nous faisons. Je
vous embrasse très-tendrement, et vous prie de me laisser penser à vous
et vous aimer de tout mon cœur.


  [201] Ce traité, l'un des plus beaux ouvrages de Nicole, se trouve à
  la suite des Pensées de Pascal, édit. Didot, 1842.



70.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 7 octobre 1671.

Vous savez que je suis toujours un peu entêtée de mes lectures. Ceux à
qui je parle ont intérêt que je lise de beaux livres. Celui dont il
s'agit présentement, c'est cette _Morale_ de Nicole; il y a un Traité
sur les moyens d'entretenir la paix entre les hommes, qui me ravit; je
n'ai jamais rien vu de plus utile, ni si plein d'esprit et de lumière;
si vous ne l'avez pas lu, lisez-le; et si vous l'avez lu, relisez-le
avec une nouvelle attention: je crois que tout le monde s'y trouve; pour
moi, je suis persuadée qu'il a été fait à mon intention; j'espère aussi
d'en profiter, j'y ferai mes efforts. Vous savez que je ne puis souffrir
que les vieilles gens disent: Je suis trop vieux pour me corriger; je
pardonnerais plutôt aux jeunes gens de dire: Je suis trop jeune. La
jeunesse est si aimable qu'il faudrait l'adorer, si l'âme et l'esprit
étaient aussi parfaits que le corps; mais quand on n'est plus jeune,
c'est alors qu'il faut se perfectionner, et tâcher de regagner, par les
bonnes qualités, ce qu'on perd du côté des agréables. Il y a longtemps
que j'ai fait ces réflexions, et, par cette raison, je veux tous les
jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments.
Voilà de quoi je suis pleine et de quoi je remplis cette lettre, n'ayant
pas beaucoup d'autres sujets.

Je vous crois à Lambesc, mais je ne vous vois pas bien d'ici; il y a des
ombres dans mon imagination qui vous couvrent à ma vue. Je m'étais fait
le château de Grignan, je voyais votre appartement, je me promenais sur
votre terrasse, j'allais à la messe dans votre belle église; mais je ne
sais plus où j'en suis: j'attends avec impatience des nouvelles de ce
lieu-là et des manières de l'évêque. Il y avait dans mon dernier paquet
une lettre qui me donnait beaucoup d'espérance. Quoique vous ayez été
deux ordinaires sans m'écrire, j'espère un peu vendredi d'avoir une
lettre de vous, et si je n'en ai point, vous avez été si prévoyante, que
je ne serai point en peine; il y a des soins, comme, par exemple,
celui-là, qui marquent tant de bonté, de tendresse et d'amitié, qu'on
est charmé. _Amen_, ma très-chère et très-aimable; je ne veux point vous
écrire davantage aujourd'hui, quoique mon loisir soit grand: je n'ai que
des riens à vous mander, c'est abuser d'une lieutenante générale qui
tient les états dans une ville, et qui n'est pas sans affaires; cela est
bon quand vous êtes dans votre palais d'Apollidon. Notre abbé, notre
Mousse sont toujours tout à vous; et pour moi, ma fille, ai-je besoin de
vous dire ce que je vous suis et ce que vous m'êtes?

Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière,
un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes: voilà ce
qu'on me mande.



71.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 28 octobre 1671.

Des scorpions, ma fille! il me semble que c'était là un vrai chapitre
pour le livre de M. de Coulanges. Celui de l'étonnement de vos
entrailles sur la glace et le chocolat est une matière que je veux
traiter à fond avec lui, mais plutôt avec vous, et vous demander de
bonne foi si vos entrailles n'en sont point offensées, et si elles ne
vous font point de bonnes coliques, pour vous apprendre à leur donner de
tels _antipéristases_[202]: voilà un grand mot. J'ai voulu me
raccommoder avec le chocolat; j'en pris avant-hier pour digérer mon
dîner, afin de bien souper, et j'en pris hier pour me nourrir, afin de
jeûner jusqu'au soir: il m'a fait tous les effets que je voulais: voilà
de quoi je le trouve plaisant, c'est qu'il agit selon l'intention. Je ne
sais pas ce que vous avez fait ce matin: pour moi, je me suis mise dans
la rosée jusqu'à mi-jambes, pour prendre des alignements; je fais des
allées de retour tout autour de mon parc, qui seront d'une grande
beauté; si mon fils aime les bois et les promenades, il bénira bien ma
mémoire. Mais, à propos de mère, on accuse celle du marquis de
S......[203] de l'avoir fait assassiner; il a été criblé de cinq ou six
coups de fusil; on croit qu'il en mourra: voilà une belle scène pour
notre petite amie[204]. Je mande à mon fils que j'approuve le procédé
de cette mère, que voilà comme il faut corriger les enfants, et que je
veux faire amitié avec elle. Je crois qu'il est à Paris, votre petit
frère; il aime mieux m'y attendre que de revenir ici; il fait bien. Mais
que dites-vous de mon mari, l'abbé d'Effiat? Je suis bien malheureuse en
maris: il épouse une jeune nymphe de quinze ans, fille de M. et de
madame de la Bazinière, façonnière et coquette en perfection; le mariage
se fait en Touraine; il a quitté quarante mille livres de rente de
bénéfices pour..... Dieu veuille qu'il soit content! Tout le monde en
doute, et trouve qu'il aurait bien mieux fait de s'en tenir à moi.

M. d'Harouïs m'écrit ceci: «Mandez à madame de CARIGNAN que je l'adore;
elle est à ses petits états; ce ne sont pas des gens comme nous qui
donnons des cent mille écus; mais au moins qu'ils lui donnent autant
qu'à madame de Chaulnes pour sa bienvenue.» Il aura beau souhaiter, et
moi aussi; vos esprits sont secs, et leur cœur s'en ressent; le soleil
boit toute leur humidité, et c'est ce qui fait la bonté et la tendresse.
Ma fille, je vous embrasse mille fois; je suis toujours dans la douleur
d'avoir perdu un de vos paquets la semaine passée: la Provence est
devenue mon vrai pays; c'est de là que viennent tous mes biens et tous
mes maux. J'attends toujours les vendredis avec impatience, c'est le
jour de vos lettres. Saint-Pavin fit autrefois une épigramme sur les
vendredis, qui étaient les jours qu'il me voyait chez l'abbé; il parlait
aux dieux, et finissait:

  Multipliez les vendredis,
  Je vous quitte de tout le reste.

_A l'applicazione, signora._ M. d'Angers[205] m'écrit des merveilles de
vous; il a fort vu M. d'Uzès[206], qui ne peut se taire de vos
perfections; vous lui êtes très-obligée de son amitié; il en est plein,
et la répand avec mille louanges qui vous font admirer. Mon abbé vous
aime très-parfaitement, la Mousse vous honore, et moi je vous quitte:
ah! marâtre. Un mot aux chers Grignan.


  [202] Terme de philosophie qui vient du grec, et signifie l'activité
  de deux qualités contraires, dont l'une donne de la vigueur et de
  l'action à l'autre.

  [203] Henri de Senneterre (St.-Nectaire). Il avait épousé Anne de
  Longueval, fille d'honneur de la reine, parente de Bussy-Rabutin par
  sa seconde femme.

  [204] Plaisanteries dont il est question dans la lettre du 19 août
  précédent. C'est l'épouse de Senneterre que Mme de Sévigné désigne
  ainsi.

  [205] Henri Arnauld, évêque d'Angers.

  [206] Jacques Adhémar de Monteil, évêque d'Uzès, oncle de M. de
  Grignan.



72.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 1er novembre 1671.

Si cette première lettre de Coulanges que j'ai perdue était comme les
trois autres, il en faut pleurer; car, tout de bon, on ne peut écrire
plus agréablement: vous faites un dialogue entre vous autres, qui vaut
tout ce qu'on peut dire; chacun y dit son mot très-plaisamment. Pour
vous, ma fille, je vous reconnais bien à consentir que Coulanges s'en
aille demain, plutôt qu'à demeurer avec vous toute sa vie; cette
éternité vous fait peur, comme à moi d'aller en litière avec quelqu'un;
je ne veux point vous dire la seule personne du monde avec qui j'y
voudrais aller. Je suis fort aise de connaître _Jacquemart_ et
_Marguerite_[207]; il me semble que je suis avec vous tous, et il me
semble que je vous vois et M. de Coulanges. Il faut avouer que vous êtes
une honnête femme de vous ajuster comme vous faites en Provence avec
votre mari, et d'avoir passé neuf mois avec nous à Paris, comme une
vraie demoiselle de Lorraine: vous souvient-il de ce manteau noir, dont
vous nous honoriez tous les jours? J'espère que je renouvellerai tous
vos ajustements quand j'arriverai à Grignan. Je comprends, ma fille, la
crainte que vous avez de perdre votre premier président[208]: votre
imagination va vite, car il n'est point en danger: voilà les tours que
me fait la mienne à tout moment; il me semble toujours que tout ce que
j'aime, tout ce qui m'est bon, va m'échapper; et cela donne de telles
tristesses à mon cœur, que si elles étaient continuelles comme elles
sont vives, je n'y pourrais pas résister; sur cela il faut faire des
actes de résignation à l'ordre et à la volonté de Dieu. M. Nicole
n'est-il pas encore admirable là-dessus? J'en suis charmée, je n'ai rien
vu de pareil. Il est vrai que c'est une perfection un peu au-dessus de
l'humanité, que l'indifférence qu'il veut de nous pour l'estime ou
l'improbation du monde; je suis moins capable que personne de la
comprendre; mais quoique dans l'exécution on se trouve faible, c'est
pourtant un plaisir que de méditer avec lui, et de faire réflexion sur
la vanité de la joie ou de la tristesse que nous recevons d'une telle
fumée; et à force de trouver ses raisonnements vrais, il ne serait pas
impossible qu'on s'en servît dans certaines occasions. En un mot, c'est
toujours un trésor, quoi que nous en puissions faire, d'avoir un si bon
miroir des faiblesses de notre cœur. M. d'Andilly est aussi content que
nous de ce beau livre.

M. de Coulanges vous a gagné votre argent; mais vous avez bien ri en
récompense: rien ne peut égaler ce qu'il a écrit à sa femme. Je ne
crois pas que je le quitte cet hiver, tant je serai ravie de parler de
vous avec un homme qui vous a vue et admirée de si près. Pour Adhémar,
puisqu'il est méchant, je le chasserai; il est vrai qu'il a un régiment,
et qu'il entrera par force. On me mande que ce régiment est une
distinction agréable; mais n'est-ce point aussi une ruine? Ce que je
trouve de bon, c'est que le roi se soit souvenu du chevalier de Grignan,
en absence; plût à Dieu qu'il se souvînt aussi de son aîné, puisqu'il va
bien jusqu'en Suède chercher de fidèles serviteurs. On dit que M. de
Pomponne fait sa charge comme s'il n'avait jamais fait autre chose;
personne ne s'y est trompé.

J'aime le coadjuteur de m'aimer encore. Adhémar, chevalier,
approchez-vous, que je vous embrasse; je suis attachée à ces Grignans.
Il s'en faut bien que le livre de M. Nicole fasse en moi d'aussi beaux
effets qu'en M. de Grignan; j'ai des liens de tous côtés, mais surtout
j'en ai un qui est dans la moelle de mes os; et que fera là-dessus M.
Nicole? Mon Dieu, que je sais bien l'admirer! mais que je suis loin de
cette bienheureuse indifférence qu'il nous veut inspirer!
Conservez-vous, ma fille, si vous m'aimez. Je sens de la tristesse de
voir tous vos visages de Paris vous quitter l'un après l'autre; il est
vrai que vous avez votre mari, qui est aussi un visage de Paris. Ma
fille, il ne faut point se laisser oublier dans ce pays-là, il faut que
je vous ramène; je vous en ferai demeurer d'accord.


  [207] C'est ainsi qu'on nomme à Lambesc les deux figures qui frappent
  les heures à l'horloge du beffroi de cette ville.

  [208] M. de Forbin d'Oppède; il mourut le 14 novembre.



73.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 4 novembre 1671.

Ah! ma fille, il y a aujourd'hui deux ans qu'il se passa une étrange
scène à Livry[209], et que mon cœur fut dans une terrible presse: mais
il faut passer légèrement sur de tels souvenirs. Il y a de certaines
pensées qui égratignent la tête. Parlons un peu de M. Nicole, il y a
longtemps que nous n'en avons rien dit. Je trouve votre réflexion fort
bonne et fort juste sur l'indifférence qu'il veut que nous ayons pour
l'approbation ou l'improbation du prochain. Je crois, comme vous, qu'il
faut un peu de grâce, et que la philosophie seule ne suffit pas. Il nous
met à si haut prix la paix et l'union avec le prochain, et nous
conseille de l'acquérir aux dépens de tant de choses, qu'il n'y a pas
moyen après cela d'être indifférente sur ce que le monde pense de nous.
Devinez ce que je fais, je recommence ce traité; je voudrais bien en
faire un bouillon et l'avaler. Ce qu'il dit de l'orgueil et de
l'amour-propre, qui se trouvent dans toutes les disputes, et que l'on
couvre du beau nom de l'amour de la vérité, est une chose qui me ravit.
Enfin ce traité est fait pour bien du monde; mais je crois qu'on n'a eu
principalement que moi en vue. Il dit que l'éloquence et la facilité de
parler donnent un certain _éclat_ aux pensées; cette expression m'a paru
belle et nouvelle; le mot d'_éclat_ est bien placé, ne le trouvez-vous
pas? Il faut que nous relisions ce livre à Grignan; si j'étais votre
garde pendant votre couche, ce serait notre fait: mais que puis-je vous
faire de si loin? Je fais dire tous les jours la messe pour vous; voilà
mon emploi, et d'avoir bien des inquiétudes qui ne vous serviront de
rien, mais qu'il est impossible de n'avoir pas. Cependant j'ai dix ou
douze ouvriers en l'air, qui élèvent la charpente de ma chapelle, qui
courent sur les solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment
sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à force de leur
aider d'en bas. On songe à ce bel effet de la Providence, que fait la
cupidité; et l'on remercie Dieu qu'il y ait des hommes qui, pour 12
sous, veuillent bien faire ce que d'autres ne feraient pas pour cent
mille écus. «O trop heureux ceux qui plantent des choux! quand ils ont
un pied à terre, l'autre n'en est pas loin.» Je tiens ceci d'un bon
auteur[210]. Nous avons aussi des planteurs qui font des allées
nouvelles, et dont je tiens moi-même les arbres, quand il ne pleut pas à
verse; mais le temps nous désole, et fait qu'on souhaiterait un sylphe
pour nous porter à Paris. Madame de la Fayette me mande que puisque vous
me contez sérieusement l'histoire d'_Auger_, elle est persuadée que rien
n'est plus vrai, et que vous ne vous moquez point de moi. Elle croyait
d'abord que ce fût une folie de Coulanges, et cela se pouvait très-bien
penser; si vous lui en écrivez, que ce soit sur ce ton.

M. de Louvigny, comme vous voyez, n'a pas eu la force d'acheter la
charge[211] de son père. Voilà M. de la Feuillade[212] bien établi; je
ne croyais pas qu'il dût si bien rentrer dans le chemin de la fortune.
Ma tante a eu une bouffée de fièvre qui m'a fait peur. Votre petite
fille a mal aux dents, et pince comme vous; cela est plaisant. Que vous
dirai-je de plus? Songez que je suis dans un désert; jamais je n'ai vu
moins de monde que cette année. La Troche, que j'attendais, est malade.
Nous sommes donc seuls, nous lisons beaucoup; et l'on trouve le soir et
le lendemain comme ailleurs. Adieu, ma chère enfant, je suis à vous,
sans aucune exagération ni fin de lettre, _hasta la muerte_
inclusivement; j'embrasse M. de Claudiopolis, et le colonel Adhémar, et
le beau chevalier. Pour M. de Grignan, il a son fait à part.


  [209] Il s'agit de la fausse couche de madame de Grignan.

  [210] Rabelais, dans Panurge.

  [211] De colonel des gardes françaises.

  [212] François d'Aubusson, duc de la Feuillade, depuis maréchal de
  France, succéda au maréchal de Gramont.



74.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 11 novembre 1671.

Plût à Dieu, ma fille, que de penser continuellement à vous avec toutes
les tendresses et les inquiétudes possibles vous pût être bon à quelque
chose! Il me semble que l'état où je suis ne devrait point vous être
entièrement inutile: cependant il ne vous sert de rien; et de quoi
pourrait-il vous servir à deux cents lieues de vous? J'attends vendredi
avec de grandes impatiences: voilà comme je suis à toujours pousser le
temps avec l'épaule; et c'est ce que je n'aimais point à faire, et que
je n'avais fait de ma vie, trouvant toujours que le temps marche assez,
sans qu'on le hâte d'aller. Madame de la Fayette me mande qu'elle va
vous écrire: je crois qu'elle n'aura pas manqué de vous apprendre que la
Marans entra l'autre jour chez la reine à la comédie espagnole, tout
effarée, ayant perdu la tramontane dès le premier pas; elle prit la
place de madame du Fresnoi; on se moqua d'elle, comme d'une folle
très-malapprise.

L'autre jour, Pomenars passa par ici: il venait de Laval, où il trouva
une grande assemblée de peuple; il demanda ce que c'était. C'est, lui
dit-on, que l'on pend en effigie un gentilhomme qui avait enlevé la
fille de M. le comte de Créance; _cet homme-là, sire, c'était lui-même_.
Il approcha, il trouva que le peintre l'avait mal habillé; il s'en
plaignit: il alla souper et coucher chez le juge qui l'avait condamné:
le lendemain, il vint ici, se pâmant de rire; il en partit cependant dès
le grand matin, le jour d'après.

Pour des devises, hélas, ma fille! ma pauvre tête n'est guère en état de
songer, ni d'imaginer: cependant, comme il y a douze heures au jour, et
plus de cinquante à la nuit, j'ai trouvé dans ma mémoire _une fusée
poussée fort haut_, avec ces mots: _Che peri, pur che s'innalzi_. Plût à
Dieu que je l'eusse inventée! je la trouve toute faite pour Adhémar:
_Qu'elle périsse, pourvu qu'elle s'élève!_ Je crains de l'avoir vue
dans ces quadrilles; je ne m'en souviens pourtant pas précisément; mais
je la trouve si jolie, que je ne crois point qu'elle vienne de moi. Je
me souviens d'avoir vu dans un livre, au sujet d'un amant qui avait été
assez hardi pour se déclarer, _une fusée en l'air_, avec ces mots: _Da
l'ardore l'ardire_[213]: elle est belle, mais ce n'est pas cela. Je ne
sais même si celle que je voudrais avoir faite est dans la justesse des
devises; je n'ai aucune lumière là-dessus; mais en gros elle m'a plu; et
si elle était bonne, et qu'elle se trouvât dans les quadrilles ou dans
un cachet, ce ne serait pas un grand mal; il est difficile d'en faire de
toutes nouvelles. Vous m'avez entendu mille fois ravauder sur ce
demi-vers du Tasse, que je voulais employer à toute force, _l'alte non
temo_: j'ai tant fait, que le comte des Chapelles a fait faire un cachet
avec un aigle qui approche du soleil, _l'alte non temo_[214]; il est
joli. Ma pauvre enfant, peut-être que tout cela ne vaut rien; et je ne
m'en soucierais guère, pourvu que vous vous portiez bien.


  [213] Ma hardiesse vient de mon ardeur.

  [214] Je ne crains pas de m'élever.



75.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 15 novembre 1671.

Quand je vous ai demandé si vous n'aviez point jeté mes dernières
lettres, c'était un air; car de bonne foi, quoiqu'elles ne méritent pas
tout l'honneur que vous leur faites, je crois qu'après avoir gardé
celles que je vous écrivais quand vous faisiez des poupées, vous
garderez encore celles-ci: mais il n'y a plus de cassettes capables de
les contenir: hélas! il faudra des coffres.

Je ne crois pas qu'il y ait rien de plus plaisant que ce que vous dites
du nom d'_Adhémar_. Enfin la seule rature de ses lettres, c'est à la
signature[215]. Je suis bien empêchée pour le nom du régiment; je vous
en ai mandé mon avis. Vous savez comme je suis pour _Adhémar_, et que je
voudrais le maintenir au péril de ma vie[216]; mais je crains que nous
ne soyons pas les plus forts. Pour la devise[217], elle est jolie:

  _Che peri, pur che m'innalzi._

Voilà le vrai discours d'un petit glorieux, d'un petit ambitieux, d'un
petit téméraire, d'un petit impétueux, d'un petit maréchal de France.
J'ai bien envie d'en savoir votre avis, et où je l'ai pêchée, car je ne
crois pas l'avoir faite. Pour M. de Grignan, ah! je le crois; je suis
assurée qu'il aime mieux une _grive_ que vous; et sur ce pied-là, j'aime
mieux un _hibou_ que lui: qu'il s'examine, je l'aime comme il vous aime
à proportion; je sais bien toujours qu'il y a une chose qui m'en fera
juger. Mais, mon enfant, n'admirez-vous point les erreurs et les
contre-temps que fait l'éloignement? Je suis en peine de vous quand vous
êtes en bonne santé; et quand vous serez malade, une de vos lettres me
redonnera de la joie; mais cette joie ne peut être longue; car enfin il
faut accoucher, et c'est cela qui vient dans le milieu du cœur et qui
me trouble avec raison, jusqu'à ce que j'apprenne votre heureux
accouchement. Vous êtes donc résolue d'accoucher à Lambesc? Avez-vous
votre chirurgien? La petite Deville me mande que vous le connaissez,
c'est beaucoup; je crains qu'il ne soit jeune, puisqu'il vous saigne; et
les jeunes gens n'ont guère d'expérience. Enfin je ne sais ce que je
dis: mais ayez soin de vous par-dessus toutes choses. Le passé doit vous
avoir rendue sage; pour moi, je suis d'une capacité qui me surprend.

Vous ai-je dit que je faisais planter la plus jolie place du monde? Je
me plante moi-même au milieu de la place, où personne ne me tient
compagnie, parce qu'on meurt de froid. La Mousse fait vingt tours pour
s'échauffer: l'abbé va et vient pour nos affaires; et moi, je suis là
fichée avec ma casaque, à penser à la Provence; car cette pensée ne me
quitte jamais. Je voudrais bien apprendre ici les nouvelles de votre
accouchement: la fatigue des chemins et ma violente inquiétude ne me
paraissent pas deux choses qu'on puisse supporter à la fois. Mandez-moi
de bonne foi quel nom prendra Adhémar; je le trouve empêché: M. de
Grignan défend _Grignan_, et a raison; Rouville[218] défend l'autre; il
faudra se réduire _au petit glorieux_[219].

Vous voulez savoir si nous avons encore des feuilles vertes; oui,
beaucoup: elles sont mêlées d'aurore et de feuille morte, cela fait une
étoffe admirable.

Voilà deux bonnes veuves, madame de Senneterre et madame de Leuville:
l'une est plus riche que l'autre, mais l'autre est plus jolie que l'une.
Vous ne me dites rien de votre assemblée, elle dure plus que nos états.
Parlez-moi de votre santé; et pour ce que vous appelez des fadaises, je
ne trouve que cela de bon: hélas! si vous les haïssiez, vous n'auriez
qu'à brûler mes lettres sans les lire. Notre abbé vous embrasse
paternellement; il vous conjure de faire, pendant que vous y serez, tous
les enfants que vous voudrez faire, et de n'en point garder pour quand
nous arriverons. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je vous
recommande ma vie.


  [215] Le chevalier de Grignan avait pris depuis peu le nom d'Adhémar,
  et il n'avait pas encore l'habitude de le signer.

  [216] Le régiment dont il s'agit était un de ceux qu'on nommait, dans
  la cavalerie, _régiments des gentilshommes_, et qui portaient le nom
  des colonels.

  [217] Le corps de cette devise était une fusée volante.

  [218] François, comte de Rouville, homme original, qui disait
  hautement la vérité.

  [219] M. de Guilleragues disait que tous les Grignan étaient glorieux.
  On lui disait: Mais ADHÉMAR l'est-il? Il répondit, GLORIEUSET, voulant
  dire moins glorieux que les autres, mais pourtant glorieux; et depuis
  on l'appela _le petit glorieux_.



76.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 29 novembre 1671.

Il m'est impossible, très-impossible de vous dire, ma chère fille, la
joie que j'ai reçue en ouvrant ce bienheureux paquet qui m'a appris
votre heureux accouchement. En voyant une lettre de M. de Grignan, je me
suis doutée que vous étiez accouchée; mais de ne point voir de ces
aimables dessus de lettres de votre main, c'était une étrange affaire.
Il y en avait pourtant une de vous du 15; mais je la regardais sans la
voir, parce que celle de M. de Grignan me troublait la tête; enfin je
l'ai ouverte avec un tremblement extraordinaire, et j'ai trouvé tout ce
que je pouvais souhaiter au monde. Que pensez-vous qu'on fasse dans ces
excès de joie? Demandez au coadjuteur; vous ne vous y êtes jamais
trouvée. Savez-vous donc ce que l'on fait? Le cœur se serre, et l'on
pleure sans pouvoir s'en empêcher; c'est ce que j'ai fait, ma
très-belle, avec beaucoup de plaisir: ce sont des larmes d'une douceur
qu'on ne peut comparer à rien, pas même aux joies les plus brillantes.
Comme vous êtes philosophe, vous savez les raisons de tous ces effets;
pour moi, je les sens, et je m'en vais faire dire autant de messes pour
remercier Dieu de cette grâce, que j'en faisais dire pour la lui
demander. Si l'état où je suis durait longtemps, la vie serait trop
agréable; mais il faut jouir du bien présent, les chagrins reviennent
assez tôt. La jolie chose d'accoucher d'un garçon, et de l'avoir fait
nommer par la Provence[220]! voilà qui est à souhait. Ma fille, je vous
remercie plus de mille fois des trois lignes que vous m'avez écrites:
elles m'ont donné l'achèvement d'une joie complète. Mon abbé est
transporté comme moi, et notre Mousse est ravi. Adieu, mon ange; j'ai
bien d'autres lettres à écrire que la vôtre.


  [220] Il fut tenu sur les fonts par les procureurs du pays de Provence,
  et nommé _Louis-Provence_.



77.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 23 décembre 1671.

Je vous écris un peu de provision, parce que je veux causer un moment
avec vous. Après que j'eus envoyé mon paquet le jour de mon arrivée, le
petit Dubois m'apporta celui que je croyais égaré: vous pouvez penser
avec quelle joie je le reçus. Je n'y pus faire réponse, parce que madame
de la Fayette, madame de Saint-Géran, madame de Villars, me vinrent
embrasser. Vous avez tous les étonnements que doit donner un malheur
comme celui de M. de Lauzun; toutes vos réflexions sont justes et
naturelles; tous ceux qui ont de l'esprit les ont faites, mais on
commence à n'y plus penser: voici un bon pays pour oublier les
malheureux. On a su qu'il avait fait son voyage dans un si grand
désespoir, qu'on ne le quittait pas d'un moment. On voulut le faire
descendre de carrosse à un endroit dangereux; il répondit: _Ces
malheurs-là ne sont pas faits pour moi_. Il dit qu'il est innocent à
l'égard du roi; mais que son crime est d'avoir des ennemis trop
puissants. Le roi n'a rien dit, et ce silence déclare assez la qualité
de son crime. Il crut qu'on le laisserait à Pierre-Encise, et il
commençait à Lyon à faire ses compliments à M. d'Artagnan; mais quand il
sut qu'on le menait à Pignerol, il soupira, et dit: _Je suis perdu_. On
avait grand'pitié de sa disgrâce dans les villes où il passait: il faut
avouer aussi qu'elle est extrême.

Le roi envoya querir dans ce temps-là M. de Marsillac, et lui dit: «Je
vous donne le gouvernement de Berri, qu'avait Lauzun.» Marsillac
répondit: «Sire, que Votre Majesté, qui sait mieux les règles de
l'honneur que personne du monde, se souvienne, s'il lui plaît, que je
n'étais pas ami de Lauzun; qu'elle ait la bonté de se mettre un moment à
ma place, et qu'elle juge si je dois accepter la grâce qu'elle me
fait.—Vous êtes, _dit le roi_, trop scrupuleux; j'en sais autant qu'un
autre là-dessus; mais vous n'en devez faire aucune difficulté.—Sire,
puisque Votre Majesté l'approuve, je me jette à ses pieds pour la
remercier.—Mais, _dit le roi_, je vous ai donné une pension de douze
mille francs, en attendant que vous eussiez quelque chose de
mieux.—Oui, sire, je la remets entre vos mains.—Et moi, _dit le roi_,
je vous la donne une seconde fois, et je m'en vais vous faire honneur de
vos beaux sentiments.» En disant cela, il se tourne vers ses ministres,
leur conte les scrupules de M. de Marsillac, et dit: «J'admire la
différence: jamais Lauzun n'avait daigné me remercier du gouvernement de
Berri; il n'en avait pas pris les provisions; et voilà un homme pénétré
de reconnaissance.» Tout ceci est extrêmement vrai, M. de la
Rochefoucauld vient de me le conter. J'ai cru que vous ne haïriez pas
ces détails; si je me trompais, mandez-le-moi. Ce pauvre homme est
très-mal de sa goutte, et bien pis que les autres années: il m'a bien
parlé de vous; il vous aime toujours comme sa fille. Le prince de
Marsillac m'est venu voir, et l'on me parle toujours de ma chère enfant.

J'ai vu M. de Mesmes, qui enfin a perdu sa chère femme; il a pleuré et
sangloté en me voyant; et moi, je n'ai jamais pu retenir mes larmes.
Toute la France a visité cette maison; je vous conseille de lui faire
vos compliments; vous le devez, par le souvenir de Livry que vous aimez
encore.

Est-il possible que mes lettres vous soient agréables au point que vous
me le dites? Je ne les sens point telles en sortant de mes mains; je
crois qu'elles le deviennent quand elles ont passé par les vôtres:
enfin, ma chère enfant, c'est un grand bonheur que vous les aimiez; car,
de la manière dont vous en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si
cela était autrement. M. de Coulanges est bien en peine de savoir
laquelle de vos _madames_ y prend goût: nous trouvons que c'est un bon
signe pour elle; car mon style est si négligé, qu'il faut avoir un
esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder.

J'ai envoyé querir Pecquet pour discourir de la petite vérole de votre
enfant; il en est épouvanté; mais il admire sa force d'avoir pu chasser
ce venin, et croit qu'il vivra cent ans, après avoir si bien commencé.

J'ai enfin pris courage, j'ai causé douze heures avec Coulanges[221];
je ne comprends pas qu'on puisse parler à d'autres. C'est un grand
bonheur que le hasard m'ait fait loger chez lui. Çà, courage! mon cœur,
point de faiblesse humaine! et, en me fortifiant ainsi, j'ai passé
par-dessus mes premières faiblesses. Mais _Cateau_ m'a mise encore une
fois en déroute; elle entra, il me sembla qu'elle me devait
dire:—Madame, madame vous donne le bonjour; elle vous prie de la venir
voir.—Elle me reparla de tout votre voyage, et que quelquefois vous
vous souveniez de moi. Je fus une heure assez impertinente: je m'amuse à
votre fille; vous n'en faites pas grand cas, mais nous vous le rendons
bien: on m'embrasse, on me connaît, on me crie, on m'appelle. Je suis
_maman_ tout court; et de celle de Provence, pas un mot.

Le roi part le 5 janvier pour Châlons, et doit faire plusieurs autres
tours: quelques revues chemin faisant; le voyage sera de douze jours,
mais les officiers et les troupes iront plus loin: pour moi, je
soupçonne encore quelque expédition comme celle de la Franche-Comté.
Vous savez que le roi _est un héros de toutes les saisons_[222]. Les
pauvres courtisans sont désolés; ils n'ont pas un sou. Brancas me
demanda hier de bonne foi si je ne voudrais point prêter sur gages, et
m'assura qu'il n'en parlerait point, et qu'il aimerait mieux avoir
affaire à moi qu'à un autre. La Trousse me prie de lui apprendre
quelques-uns des secrets de Pomenars, pour subsister honnêtement; enfin,
ils sont abîmés. Voilà Châtillon, que j'exhorte à vous faire un
impromptu; il me demande huit jours, et je l'assure déjà qu'il ne sera
que réchauffé, et qu'il le tirera du fond de cette gibecière que vous
connaissez. Adieu, belle comtesse, il y a raison partout; cette lettre
est devenue un juste volume. J'embrasse le laborieux Grignan, le
seigneur _Corbeau_[223], le présomptueux Adhémar, et le fortuné
_Louis-Provence_, sur qui tous les astrologues disent que les fées ont
soufflé. _E con questo mi raccommando._


  [221] M. de Coulanges arrivait de Provence avec une femme de chambre
  de Mme de Grignan, nommée _Cateau_.

  [222] C'est la pensée d'un madrigal de mademoiselle de Scudéri.

  [223] Le coadjuteur d'Arles.



78.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, le jour de Noël, vendredi 1671.

Le lendemain que j'eus reçu votre lettre, M. le Camus me vint voir: je
l'entretins de ce qu'il avait à dire sur les soins, le zèle et
l'application de M. de Grignan pour faire réussir l'affaire de Sa
Majesté. M. de Lavardin, qui vint aussi, m'assura qu'il en rendrait
compte en bon lieu avant la fin du jour. Je ne pouvais trouver deux
hommes plus propres à mon dessein, c'est la basse et le dessus. Le soir,
j'allai chez M. d'Uzès, qui est encore dans sa chambre; nous parlâmes
fort de vos affaires. Nous avions appris les mêmes choses, et le dessein
qu'on avait d'envoyer un ordre pour séparer l'assemblée, et de faire
sentir en quelque autre occasion ce que c'est de ne pas obéir.

Au reste, ma fille, j'ai le cœur serré, et très-serré, de ne point vous
avoir ici: je serais bien plus heureuse s'il y avait quelqu'un que
j'aimasse autant que vous, je serais consolée de votre absence; mais je
n'ai pas encore trouvé cette égalité, ni rien qui en approche: mille
choses imprévues me font souvenir de vous par-dessus le souvenir
ordinaire, et me mettent en déroute. Je suis en peine de savoir où vous
irez après votre assemblée. Aix et Arles sont empestés de la petite
vérole, Grignan est bien froid, Salon est bien seul; venez dans ma
chambre, ma chère enfant, vous y serez très-bien reçue. Adieu, vous en
voilà quitte pour cette fois; ce ne sera point ici un second tome, je ne
sais plus rien: si vous vouliez me faire des questions, on vous
répondrait. J'ai été cette nuit aux Minimes; je m'en vais en Bourdaloue;
on dit qu'il s'est mis à dépeindre les gens, et que l'autre jour il fit
trois points de la retraite de Tréville[224]; il n'y manquait que le
nom, mais il n'en était pas besoin: avec tout cela on dit qu'il passe
toutes les merveilles passées, et que personne n'a prêché jusqu'ici.
Mille compliment aux Grignans.


  [224] L'allusion de Bourdaloue ne pouvait qu'être honorable à M. de
  Tréville.



79.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, le 1er jour de l'an 1672.

J'étais hier au soir chez M. d'Uzès: nous résolûmes de vous envoyer un
courrier. Il m'avait promis de me faire savoir aujourd'hui le succès de
son audience chez M. le Tellier, et même s'il voulait que j'y menasse
madame de Coulanges[225]; mais comme il est dix heures du soir, et que
je n'ai point de ses nouvelles, je vous écris tout simplement: M. d'Uzès
aura soin de vous instruire de ce qu'il a fait. Il faut tâcher d'adoucir
les ordres rigoureux, en faisant voir que ce serait ôter à M. de
Grignan le moyen de servir le roi, que de le rendre odieux à la
province: et quand on serait obligé d'envoyer des ordres, il y a des
gens sages qui disent qu'il en faudrait suspendre l'exécution jusqu'à la
réponse de Sa Majesté, à laquelle M. de Grignan écrirait une lettre d'un
homme qui est sur les lieux, et qui voit que, pour le bien de son
service, il faut tâcher d'obtenir un pardon de sa bonté pour cette fois.
Si vous saviez comme certaines gens blâment M. de Grignan pour avoir
trop peu considéré son pays, en comparaison de l'obéissance qu'il
voulait établir, vous verriez bien qu'il est difficile de contenter tout
le monde; et s'il avait fait autrement, ce serait encore pis. Ceux qui
admirent la beauté de la place où il est n'en savent pas les
difficultés. Par exemple, n'êtes-vous pas à plaindre présentement? Le
voyage du roi est entièrement rompu, mais les troupes marchent toujours
à Metz. Sévigné y est déjà; la Trousse s'en va; tous deux plus chargés
de bonnes intentions que d'argent comptant. Voilà l'archevêque de Reims
qui commence par vous faire mille compliments très-sincères; il dit que
M. d'Uzès n'a point vu son père aujourd'hui: il m'assure encore que le
roi est très-content de votre mari; qu'il reçoit le présent de votre
province; mais que, pour n'avoir pas été obéi ponctuellement, il envoie
des lettres de cachet pour exiler des consuls: on ne peut en dire
davantage par la poste. Ce qu'il faut faire en général, c'est d'être
toujours très-passionné pour le service de Sa Majesté; mais il faut
tâcher aussi de ménager un peu les cœurs des Provençaux, afin d'être
plus en état de faire obéir au roi dans ce pays-là.

M. de la Rochefoucauld vous mande, et moi avec lui, que si la lettre que
vous lui avez écrite ne vous paraît pas bonne, c'est que vous ne vous y
connaissez pas: il a raison, cette lettre est très-agréable et
très-spirituelle: en voilà la réponse. Adieu, ma chère comtesse; je
pense à vous jour et nuit. Donnez-moi des moyens de vous servir pour
amuser ma tendresse.


  [225] Madame de Coulanges était nièce de la femme de M. le Tellier,
  ministre d'État, et depuis chancelier de France.



80.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mardi 5 janvier 1672.

Le roi donna hier, lundi 4 janvier, audience à l'ambassadeur de
Hollande[226]: il voulut que M. le Prince, M. de Turenne, M. de
Bouillon et M. de Créqui fussent témoins de ce qui se passerait.
L'ambassadeur présenta sa lettre au roi, qui ne la lut pas, quoique le
Hollandais proposât d'en faire la lecture: le roi lui dit qu'il en
savait le contenu, et qu'il en avait une copie dans sa poche.
L'ambassadeur s'étendit fort au long sur les justifications qui étaient
dans la lettre, et que messieurs les états s'étaient examinés
scrupuleusement, pour voir ce qu'ils auraient pu faire qui déplût à Sa
Majesté; qu'ils n'avaient jamais manqué de respect, et que cependant ils
entendaient dire que tout ce grand armement n'était fait que pour fondre
sur eux; qu'ils étaient prêts de satisfaire Sa Majesté dans tout ce
qu'il lui plairait d'ordonner; et qu'ils la suppliaient de se souvenir
des bontés que les rois ses prédécesseurs avaient eues pour eux, et
auxquelles ils devaient toute leur grandeur. Le roi prit la parole, et
dit, avec une majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on
excitait ses ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa
prudence de ne se pas laisser surprendre; et que c'est ce qui l'avait
obligé à se rendre si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être
en état de se défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à
donner, et qu'au printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus
avantageux pour sa gloire et pour le bien de son État; et fit comprendre
ensuite à l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de
réplique. La lettre s'est trouvée conforme au discours de l'ambassadeur,
hormis qu'elle finissait par assurer Sa Majesté qu'ils feraient tout ce
qu'elle ordonnerait, pourvu qu'il ne leur en coûtât point de se
brouiller avec leurs alliés.

Ce même jour, M. de la Feuillade fut reçu à la tête du régiment des
gardes, et prêta le serment entre les mains d'un maréchal de France,
comme c'est la coutume; et le roi, qui était présent, dit lui-même au
régiment qu'il leur donnait M. de la Feuillade pour mestre de camp, et
lui mit _la pique_ à la main, chose qui ne se fait jamais que par le
commissaire, de la part du roi; mais Sa Majesté a voulu que nulle faveur
ni nul agrément ne manquât à cette cérémonie.

MM. Dangeau et Langlée[227] ont eu de grosses paroles, à la rue des
Jacobins, sur un payement de l'argent du jeu. Dangeau menaça, Langlée
repoussa l'injure par lui dire qu'il ne se souvenait pas qu'il était
Dangeau, et qu'il n'était pas sur le pied dans le monde d'un homme
redoutable. On les accommoda; ils ont tous deux tort, et les reproches
furent violents et peu agréables pour l'un et pour l'autre. Langlée est
fier et familier au possible; il jouait l'autre jour au brelan avec le
comte de Gramont, qui lui dit, sur quelques manières un peu libres: «M.
de Langlée, gardez ces familiarités-là pour quand vous jouerez avec le
roi.»

Le maréchal de Bellefonds a demandé permission au roi de vendre sa
charge[228]; jamais personne ne la fera si bien que lui. Tout le monde
croit, et moi plus que les autres, que c'est pour payer ses dettes, pour
se retirer, et songer uniquement à l'affaire de son salut.

M. le procureur général de la cour des aides (_Nicolas le Camus_) est
premier président de la même compagnie: ce changement est grand pour
lui; ne manquez pas de lui écrire l'un ou l'autre, et que celui qui
n'écrira pas écrive un mot dans la lettre de celui qui écrira. Le
président de Nicolaï est remis dans sa charge[229]. Voilà donc ce qui
s'appelle des nouvelles.


  [226] Cet ambassadeur était Pierre Grotius, fils de l'auteur du _Droit
  de la guerre et de la paix_. Louis XIV allait faire la guerre à la
  Hollande, conjointement avec le roi d'Angleterre Charles, aux termes
  du traité d'alliance que MADAME avait négocié au mois de juin 1670.

  [227] Langlée était un homme d'une naissance obscure, qui s'était
  introduit à la cour par l'intrigue, et en y jouant très-gros jeu.

  [228] De premier maître d'hôtel du roi.

  [229] De premier président de la chambre des comptes.



81.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 6 janvier 1672.

Enfin, ma chère fille, vous ne voulez pas que je pleure de vous voir à
mille lieues de moi; vous ne sauriez pourtant empêcher que cet ordre de
la Providence ne me soit bien dur et bien sensible: je ne m'accoutumerai
de longtemps à cet éloignement: je coupe court, parce que je ne veux
point m'embarquer à vous dire les sentiments de mon cœur là-dessus: je
ne veux point vous donner un mauvais exemple, ni ébranler votre courage
par le récit de mes faiblesses; conservez toute votre raison; jouissez
de la grandeur de votre âme, pendant que je m'aiderai, comme je pourrai,
de toute la tendresse de la mienne. Je fus hier à Saint-Germain, la
reine m'attaqua la première; je fis ma cour à vos dépens, comme j'ai
coutume. On traita à fond le chapitre de l'accouchement, à propos du
vôtre; puis on parla de mon voyage de Provence, un mot sur celui de
Bretagne, et sur le bonheur de madame de Chaulnes, de m'y avoir trouvée:
nous étions là toutes deux. Pour MONSIEUR, il me tira près d'une fenêtre
pour me parler de vous, et m'ordonna très-sérieusement de vous faire
ses compliments, et de vous dire la joie qu'il avait de votre joli
accouchement: il appuya sur cela d'une telle sorte, qu'il ne tint qu'à
moi d'entendre qu'il voulait s'attacher à votre service, étant las,
comme on dit, _d'adorer l'ange_ (_madame de Grancey_): je fis de telles
offres le cas que je devais. Je trouvai MADAME mieux que je ne pensais,
mais d'une sincérité charmante. Je ne pus voir M. de Montausier; il
était enfermé avec MONSEIGNEUR. Je ne finirais jamais de vous dire tous
les compliments qu'on me fit, et à vous aussi; et de tout cela, autant
en emporte le vent: on est ravi de revenir chez soi. Madame de Richelieu
me parut abattue; elle fera réponse à M. de Grignan; les fatigues de la
cour ont rabaissé son caquet; son moulin me parut en chômage. Mais qui
pensez-vous qu'on trouve chez moi? des Provençaux; ils m'ont
_tartufiée_. De quoi parle-t-on? de madame de Grignan; qui est-ce qui
entre dans ma chambre? votre petite: vous dites qu'elle me fait souvenir
de vous, c'est bien dit; vous voulez bien au moins que je vous réponde
qu'il n'est pas besoin de cela. Je monte en carrosse, où vais-je? chez
madame de Valavoire; pour quoi faire? pour parler de Provence, de vos
affaires et de vos commissions que j'aime uniquement. Enfin Coulanges
disait l'autre jour: Voyez-vous bien cette femme-là? Elle est toujours
en présence de sa fille. Vous voilà en peine de moi, ma bonne, vous avez
peur que je ne sois ridicule; non, ne craignez rien; on ne peut l'être
avec une si agréable folie; et de plus, c'est que je me ménage selon les
lieux, les temps, et les personnes avec qui je suis; et l'on jurerait
quelquefois que je ne songe guère à vous: ce n'est pas où je suis le
plus en liberté.

Je reçois votre lettre du 30: vous me déplaisez, mon enfant, en parlant,
comme vous faites, de vos aimables lettres: quel plaisir prenez-vous à
dire du mal de votre esprit, de votre style? à vous comparer à la
princesse d'Harcourt[230]? Où pêchez-vous cette fausse et offensante
humilité? Elle blesse mon cœur, elle offense la justice, elle choque la
vérité; quelles manières! ah, ma bonne! changez-les, je vous en conjure,
et voyez les choses comme elles sont: si cela est, vous n'aurez plus
qu'à vous défendre de la vanité, et ce sera une affaire à régler entre
votre confesseur et vous. Votre maigreur me tue: hélas! où est le temps
que vous ne mangiez qu'une tête de bécasse par jour, et que vous
mouriez de peur d'être trop grasse?

On était hier sur votre chapitre chez madame de Coulanges; et madame
Scarron[231] se souvint avec combien d'esprit vous aviez soutenu
autrefois une mauvaise cause, à la même place, et sur le même tapis où
nous étions: il y avait madame de la Fayette, madame Scarron, Segrais,
Caderousse, l'abbé Têtu, Guilleragues, Brancas. Vous n'êtes jamais
oubliée, ni tout ce que vous valez: tout est encore vif; mais quand je
pense où vous êtes, quoique vous soyez reine, le moyen de ne pas
soupirer? Nous soupirons encore de la vie qu'on fait ici et à
Saint-Germain; tellement qu'on soupire toujours. Vous savez bien que
Lauzun, en entrant en prison, dit: _In sæcula sæculorum_; et je crois
qu'on eût répondu ici en certain endroit, _amen_, et en d'autres, _non_.
Vraiment, quand il était jaloux de votre _voisine_, il lui crevait les
yeux, il lui marchait sur la main[232]: et que n'a-t-il pas fait à
d'autres? Ah! quelle folie de faire des péchés de cent dix lieues loin!

Votre enfant est jolie; elle a un son de voix qui m'entre dans le cœur:
elle a de petites manières qui plaisent, je m'en amuse et je l'aime;
mais je n'ai pas encore compris que ce degré puisse jamais vous passer
par-dessus la tête. Je vous embrasse de toute la plus vive tendresse de
mon cœur.


  [230] Fille du duc de Brancas _le distrait_.

  [231] Françoise d'Aubigné, depuis marquise de Maintenon.

  [232] Elle était fille du maréchal de Gramont. Un jour à Saint-Cloud,
  chez MADAME, madame de Monaco était assise sur le parquet, à cause de
  la grande chaleur; et Lauzun, qui en était amoureux, la soupçonnant
  d'être favorable au roi, dans un accès de jalousie fit exprès de lui
  marcher sur la main, sans qu'elle osât se plaindre.



82.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 13 janvier 1672.

Eh! mon Dieu, ma fille, que me dites-vous? Quel plaisir prenez-vous à
dire du mal de votre personne, de votre esprit; à rabaisser votre bonne
conduite; à trouver qu'il faut avoir bien de la bonté pour songer à
vous? Quoique assurément vous ne pensiez point tout cela, j'en suis
blessée, vous me fâchez; et quoique je ne dusse peut-être pas répondre à
des choses que vous dites en badinant, je ne puis m'empêcher de vous en
gronder, préférablement à tout ce que j'ai à vous mander. Vous êtes
bonne encore quand vous dites que vous avez peur des beaux esprits:
hélas! si vous saviez qu'ils sont petits de près, et combien ils sont
quelquefois empêchés de leurs personnes, vous les remettriez bientôt à
hauteur d'appui. Vous souvient-il combien vous en étiez quelquefois
excédée? Prenez garde que l'éloignement ne vous grossisse les objets;
c'est un effet assez ordinaire.

Nous soupons tous les soirs avec madame Scarron: elle a l'esprit aimable
et merveilleusement droit; c'est un plaisir que de l'entendre raisonner
sur les horribles agitations d'un certain pays qu'elle connaît bien. Les
désespoirs qu'avait cette d'Heudicourt dans le temps que sa place
paraissait si miraculeuse; les rages continuelles de Lauzun, les noirs
chagrins ou les tristes ennuis des dames de Saint-Germain, et peut-être
que la plus enviée (_madame de Montespan_) n'en est pas toujours
exempte: c'est une plaisante chose que de l'entendre causer sur tout
cela. Ces discours nous mènent quelquefois bien loin de moralité en
moralité, tantôt chrétienne, et tantôt politique. Nous parlons
très-souvent de vous; elle aime votre esprit et vos manières; et quand
vous vous retrouverez ici, vous n'aurez point à craindre de n'être pas à
la mode.

Mais écoutez la bonté du roi, et songez au plaisir de servir un si
aimable maître. Il a fait appeler le maréchal de Bellefonds dans son
cabinet, et lui a dit: «Monsieur le maréchal, je veux savoir pourquoi
vous me voulez quitter: est-ce dévotion? est-ce envie de vous retirer?
est-ce l'accablement de vos dettes? Si c'est le dernier, j'y veux donner
ordre, et entrer dans le détail de vos affaires.» Le maréchal fut
sensiblement touché de cette bonté. «Sire, _dit-il_, ce sont mes dettes;
je suis abîmé; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes amis qui
m'ont assisté, et que je ne puis satisfaire. Hé bien! _dit le roi_, il
faut assurer leur dette: je vous donne cent mille francs de votre maison
de Versailles, et un brevet de retenue de quatre cent mille francs, qui
servira d'assurance, si vous veniez à mourir; vous payerez les arrérages
avec les cent mille francs; cela étant, vous demeurerez à mon service.»
En vérité, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas obéir à un
maître qui entre avec tant de bonté dans les intérêts d'un de ses
domestiques: aussi le maréchal n'y résista pas; et le voilà remis à sa
place et comblé de bienfaits. Tout ce détail est vrai.

Il y a tous les soirs des bals, des comédies et des mascarades à
Saint-Germain. Le roi a une application à divertir MADAME, qu'il n'a
jamais eue pour l'autre. Racine a fait une tragédie qui s'appelle
_Bajazet_, et qui lève la paille; vraiment elle ne va pas _empirando_
comme les autres. M. de Tallard[233] dit qu'elle est autant au-dessus
des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de
celles de Boyer: voilà ce qui s'appelle louer; il ne faut point tenir
les vérités captives. Nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.

  Du bruit de Bajazet mon âme importunée[234],

fait que je veux aller à la comédie; enfin nous en jugerons.

J'ai été à Livry; hélas! ma chère enfant, que je vous ai bien tenu
parole, et que j'ai songé tendrement à vous! Il y faisait très-beau,
quoique très-froid; mais le soleil brillait; tous les arbres étaient
parés de perles et de cristaux: cette diversité ne déplaît point. Je me
promenai fort: je fus le lendemain dîner à Pomponne: quel moyen de vous
redire ce qui fut dit en cinq heures? je ne m'y ennuyai point. M. de
Pomponne sera ici dans quatre jours; ce serait un grand chagrin pour moi
si jamais j'étais obligée à lui aller parler pour vos affaires de
Provence: tout de bon, il ne m'écouterait pas; vous voyez que je fais un
peu l'entendue. Mais, de bonne foi, rien n'est égal à M. d'Uzès; c'est
ce qui s'appelle les grosses cordes; je n'ai jamais vu un homme, ni d'un
meilleur esprit, ni d'un meilleur conseil: je l'attends pour vous parler
de ce qu'il aura fait à Saint-Germain.

Vous me priez de vous écrire de grandes lettres; je pense que vous devez
en être contente; je suis quelquefois épouvantée de leur immensité: ce
sont toutes vos flatteries qui me donnent cette confiance. Je vous
conjure de vous conserver dans ce bienheureux état, et ne passez point
d'une extrémité à l'autre. De bonne foi; prenez du temps pour vous
rétablir, et ne tentez point Dieu par vos dialogues et par votre
voisinage.


  [233] Qui fut depuis maréchal de France. Il était fils de madame de la
  Baume.

  [234] Parodie de ce vers d'_Alexandre_.

    Du bruit de ses exploits mon âme importunée...

      Acte Ier, scène 2.



83.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi au soir, 15 janvier 1672.

Je vous ai écrit ce matin, ma fille, par le courrier qui vous porte
toutes les douceurs et tous les agréments du monde pour vos affaires de
Provence; mais je veux vous écrire encore ce soir, afin qu'il ne soit
pas dit que la poste arrive sans vous apporter de mes lettres. Tout de
bon, ma belle, je crois que vous les aimez; vous me le dites: pourquoi
voudriez-vous me tromper en vous trompant vous-même? Mais si par hasard
cela n'était pas, vous seriez à plaindre de l'accablement où je vous
mettrais par l'abondance de mes lettres: les vôtres font ma félicité. Je
ne vous ai point répondu sur votre belle âme: c'est Langlade qui dit,
_la belle âme_, pour badiner; mais, de bonne foi, vous l'avez fort
belle; ce n'est peut-être pas de ces âmes du premier ordre, comme
_chose_[235], ce Romain qui, pour tenir sa parole, retourna chez les
Carthaginois, où il fut pis que martyrisé; mais, au-dessous, vous pouvez
vous vanter d'être du premier rang: je vous trouve si parfaite et dans
une si grande réputation, que je ne sais que vous dire, sinon vous
admirer, et vous prier de soutenir toujours votre raison par votre
courage, et votre courage par votre raison.

La pièce de Racine m'a paru belle, nous y avons été; ma
_belle-fille_[236] m'a paru la plus miraculeusement bonne comédienne que
j'aie jamais vue: elle surpasse la _Desœillets_ de cent mille piques;
et moi, qu'on croit assez bonne pour le théâtre[237], je ne suis pas
digne d'allumer les chandelles quand elle paraît. Elle est laide de
près, et je ne m'étonne pas que mon fils ait été suffoqué par sa
présence; mais quand elle dit des vers, elle est adorable. _Bajazet_ est
beau; j'y trouve quelque embarras sur la fin; mais il y a bien de la
passion, et de la passion moins folle que celle de _Bérénice_. Je trouve
pourtant, à mon petit sens, qu'elle ne surpasse pas _Andromaque_, et
pour les belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus, que
votre idée était au-dessus de..... Appliquez, et ressouvenez-vous de
cette folie, et croyez que jamais rien n'approchera, je ne dis pas
surpassera, je dis que rien n'approchera des divins endroits de
Corneille. Il nous lut l'autre jour, chez M. de la Rochefoucauld, une
comédie qui fait souvenir de sa défunte veine[238]. Je voudrais
cependant que vous fussiez venue avec moi après-dîner, vous ne vous
seriez point ennuyée; vous auriez peut-être pleuré une petite larme,
puisque j'en ai pleuré plus de vingt; vous auriez admiré votre
_belle-sœur_; vous auriez vu les _anges_ (_les demoiselles de Grancey_)
devant vous, et la Bordeaux[239], qui était habillée en petite mignonne.
M. le Duc était derrière, Pomenars au-dessus, avec les laquais, son nez
dans son manteau, parce que le comte de Créance le veut faire pendre,
quelque résistance qu'il y fasse; tout le bel air était sur le théâtre:
le marquis de Villeroi avait un habit de bal; le comte de Guiche
ceinturé comme son esprit; tout le reste en bandits. J'ai vu deux fois
ce comte chez M. de la Rochefoucauld; il me parut avoir bien de
l'esprit, et il était moins surnaturel qu'à l'ordinaire.

Voilà notre abbé, chez qui je suis, qui vous mande qu'il a reçu le plan
de Grignan, dont il est très-content: il s'y promène déjà par avance; il
voudrait bien en avoir le profil; pour moi, j'attends à le bien posséder
que je sois dedans. J'ai mille compliments à vous faire de tous ceux qui
ont entendu les agréables paroles du roi pour M. de Grignan. Madame de
Verneuil me vient la première, elle a pensé mourir. Adieu, mon enfant.
Que vous dirai-je de mon amitié, et de tout l'intérêt que je prends à
vous à vingt lieues à la ronde, depuis les plus grandes jusques aux plus
petites choses? J'embrasse l'_admirable_ Grignan, le _prudent_
coadjuteur, et le _présomptueux_ Adhémar: n'est-ce pas là comme je les
nommais l'autre jour?


  [235] M. de Sauvebeuf, rendant compte à M. le Prince d'une négociation
  pour laquelle il était allé en Espagne, lui disait: _Chose, chose_, le
  roi d'Espagne, m'a dit, etc.

  [236] Madame de Sévigné désigne par ces mots la Champmêlé, que son
  fils avait aimée.

  [237] On voit par là que madame de Sévigné jouait très-bien la comédie
  en société. Elle parle à M. de Pomponne du théâtre de Fresnes, dans la
  lettre du 1er août 1667.

  [238] Cette pièce ne pouvait être _Pulchérie_, représentée en 1672.

  [239] Dont la fille fut mariée au comte de Fontaine-Martel, premier
  écuyer de la demoiselle d'Orléans.



84.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 20 janvier 1672.

Voilà les maximes de M. de la Rochefoucauld revues, corrigées et
augmentées; c'est de sa part que je vous les envoie: il y en a de
divines; et, à ma honte, il y en a que je n'entends point; Dieu sait
comme vous les entendrez. Il y a un démêlé entre l'archevêque de
Paris[240] et l'archevêque de Reims: c'est pour une cérémonie. Paris
veut que Reims demande permission d'officier; Reims jure qu'il n'en fera
rien: on dit que ces deux hommes ne s'accorderont jamais bien, qu'ils ne
soient à trente lieues l'un de l'autre: ils seront donc toujours mal.
Cette cérémonie est une canonisation d'un Borgia, jésuite; toute la
musique de l'Opéra y fait rage: il y a des lumières jusque dans la rue
Saint-Antoine; on s'y tue. Le vieux Mérinville[241] est mort sans y être
allé.

Ne vous trompez-vous point, ma chère fille, dans l'opinion que vous avez
de mes lettres? L'autre jour un pendard d'homme, voyant ma lettre
infinie, me demanda si je pensais qu'on pût lire cela: j'en tremblai,
sans dessein toutefois de me corriger; et, me tenant à ce que vous m'en
dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui
vous puisse divertir; pour moi, c'est ma vie et mon unique plaisir que
le commerce que j'ai avec vous; toutes choses sont ensuite bien loin
après. Je suis en peine de votre petit frère: il a bien froid, il campe,
il marche vers Cologne pour un temps infini: j'espérais de le voir cet
hiver, et le voilà. Enfin il se trouve que mademoiselle d'Adhémar est la
consolation de ma vieillesse: je voudrais aussi que vous vissiez comme
elle m'aime, comme elle m'appelle, comme elle m'embrasse; elle n'est
point belle, mais elle est aimable; elle a un son de voix charmant; elle
est blanche, elle est nette; enfin je l'aime. Vous me paraissez folle de
votre fils; j'en suis fort aise; on ne saurait avoir trop de fantaisies,
musquées ou point musquées, il n'importe.

Il y a demain un bal chez MADAME; j'ai vu chez MADEMOISELLE l'agitation
des pierreries: cela m'a fait souvenir de nos tribulations passées, et
plût à Dieu y être encore! Pouvais-je être malheureuse avec vous? Toute
ma vie est pleine de repentir: M. Nicole, ayez pitié de moi, et me
faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère
fille; je n'oserais dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir
qu'il y ait un degré d'amitié au delà de la mienne; vous m'adoucissez et
m'augmentez mes ennuis, par les aimables et douces assurances de la
vôtre.


  [240] Harlay de Champvallon.

  [241] François Desmontiers, comte de Mérinville, qui avait été
  lieutenant général du gouvernement de Provence.



85.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 22 janvier 1672, à dix heures du soir.

Enfin, ma fille, c'est tout ce que je puis faire que de quitter le petit
coucher de mademoiselle d'Adhémar pour vous écrire. Si vous ne voulez
pas être jalouse, je ne sais que vous dire: c'est la plus aimable enfant
que j'aie jamais vue: elle est vive, elle est gaie, elle a de petits
desseins et de petites façons qui plaisent tout à fait. J'ai été
aujourd'hui chez MADEMOISELLE, qui m'a envoyé dire d'y aller; MONSIEUR y
est venu, il m'a parlé de vous, il m'a assuré que rien ne pouvait tenir
votre place au bal; il m'a dit que votre absence ne devait pas
m'empêcher d'aller voir son bal; c'est justement de quoi j'ai grande
envie. Il a été fort question de la guerre, qui est enfin très-certaine.
Nous attendons la résolution de la reine d'Espagne[242]; et, quoi
qu'elle dise, nous voulons guerroyer: si elle est pour nous, nous
fondrons sur les Hollandais; si elle est contre nous, nous prendrons la
Flandre: et quand nous aurons commencé la noise, nous ne l'apaiserons
peut-être pas aisément. Cependant nos troupes marchent vers Cologne.
C'est M. de Luxembourg qui doit ouvrir la scène. Il y a quelques
mouvements en Allemagne.

J'ai fort causé avec M. d'Uzès: notre abbé lui a parlé de très-bonne
grâce du dessein qu'il a pour l'abbé de Grignan[243]: il faut tenir
cette affaire très-secrète; c'est sur la tête de M. d'Uzès qu'elle
roule; car on ne peut obtenir de Sa Majesté les agréments nécessaires
que par son moyen. On me dit en rentrant ici que le chevalier de Grignan
a la petite vérole chez M. d'Uzès: ce serait un grand malheur pour lui,
un grand chagrin pour ceux qui l'aiment, et un grand embarras pour M.
d'Uzès, qui serait hors d'état d'agir dans toutes les choses où l'on a
besoin de lui: voilà qui serait digne de mon malheur ordinaire.

Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n'ose plus parler
des vôtres, de peur que cela n'ait l'air de rendre louanges pour
louanges; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu'à ne pas dire
la vérité: vous avez des pensées et des tirades incomparables, il ne
manque rien à votre style: d'Hacqueville et moi, nous étions ravis de
lire certains endroits brillants; et même dans vos narrations, l'endroit
qui regarde le roi, votre colère contre Lauzun et contre l'évêque, ce
sont des traits de maître: quelquefois j'en donne aussi une petite part
à madame de Villars; mais elle s'attache aux tendresses, et les larmes
lui en viennent fort bien aux yeux. Ne craignez point que je montre vos
lettres mal à propos; je sais parfaitement bien ceux qui en sont
dignes, et ce qu'il en faut dire ou cacher.

Écoutez, ma fille, une bonté et une douceur charmante du roi votre
maître; cela redoublera bien votre zèle pour son service. Il m'est
revenu de très-bon lieu que l'autre jour M. de Montausier[244] demanda
une petite abbaye à Sa Majesté pour un de ses amis; il en fut refusé, et
sortit fâché de chez le roi, en disant: _Il n'y a que les ministres et
les maîtresses qui aient du pouvoir en ce pays_. Ces paroles n'étaient
pas trop bien choisies; le roi les sut: il fit appeler M. de Montausier,
lui reprocha avec douceur son emportement, le fit souvenir du peu de
sujet qu'il avait de se plaindre de lui, et le lendemain il fit madame
de Crussol[245] dame du palais: je vous dis que voilà des conduites de
Titus: vous pouvez juger si le gouverneur a été confondu, aussi bien que
l'évêque, qui vous doit sa députation. Ces manières de se venger sont
bien cruelles. Le roi a raccommodé l'archevêque de Reims avec
l'archevêque de Paris. Que vous dirai-je encore? ma pauvre tante est
accablée de mortelles douleurs; cela me fait une tristesse et un devoir
qui m'occupent.


  [242] Anne-Marie d'Autriche, veuve de Philippe IV, roi d'Espagne, et
  mère de Charles II, qui ne fut déclaré majeur qu'en 1676, et dont les
  États étaient alors gouvernés par la reine sa mère, assistée de six
  conseillers nommés par le feu roi.

  [243] Il paraît que l'abbé de Coulanges cherchait à résigner l'abbaye
  de Livry en faveur de l'abbé de Grignan.

  [244] Gouverneur de Louis, dauphin de France, fils unique de Louis
  XIV.

  [245] Fille de M. de Montausier.



86.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Sainte-Marie du Faubourg, vendredi 29 janvier 1672, jour de saint
  François de Sales, et jour que vous fûtes mariée. Voilà ma première
  radoterie; c'est que je fais des bouts de l'an de tout.

Me voici dans un lieu, ma fille, qui est le lieu du monde où j'ai
pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et le plus
amèrement: la pensée m'en fait encore tressaillir. Il y a une bonne
heure que je me promène toute seule dans le jardin: toutes nos sœurs
sont à vêpres, embarrassées d'une méchante musique; et moi, j'ai eu
l'esprit de m'en dispenser. Ma chère enfant, je n'en puis plus; votre
souvenir me tue en mille occasions: j'ai pensé mourir dans ce jardin, où
je vous ai vue si souvent: je ne veux point vous dire en quel état je
suis; vous avez une vertu sévère, qui n'entre point dans la faiblesse
humaine; il y a des jours, des heures, des moments où je ne suis pas la
maîtresse: je suis faible, et ne me pique point de ne l'être pas: tant y
a, je n'en puis plus, et, pour m'achever, voilà un homme que j'avais
envoyé chez le chevalier de Grignan, qui me dit qu'il est
extraordinairement mal: cette pitoyable nouvelle n'a pas séché mes yeux.
Je crois qu'il dispose en votre faveur de ce qu'il a: gardez-le, quoique
ce soit peu, pour une marque de sa tendresse, et ne le donnez point,
comme votre cœur le voudrait: il n'y a pas un de vos beaux-frères qui,
à proportion, ne soit plus riche que vous. Je ne puis vous dire le
déplaisir que j'ai dans la vue de cette perte. Hélas! un petit aspic,
comme M. de Rohan, revient de la mort; et cet aimable garçon, bien né,
bien fait, de bon naturel, d'un bon cœur, dont la perte ne fait de bien
à personne, nous va périr entre les mains! Si j'étais libre, je ne
l'aurais pas abandonné; je ne crains point son mal, mais je ne fais pas
sur cela ma volonté. Vous recevrez par cet ordinaire des lettres écrites
plus tard, qui vous parleront plus précisément de ce malheur: pour moi,
je me contente de le sentir.

Hier au soir, madame du Fresnoi[246] soupa chez nous: c'est une nymphe,
c'est une divinité; mais madame Scarron, madame de la Fayette et moi,
nous voulûmes la comparer à madame de Grignan, et nous la trouvâmes cent
piques au-dessous, non pas pour l'air ni pour le teint; mais ses yeux
sont étranges, son nez n'est pas comparable au vôtre, sa bouche n'est
point fine, la vôtre est parfaite; et elle est tellement recueillie dans
sa beauté, que je trouve qu'elle ne dit précisément que les paroles qui
lui siéent bien: il est impossible de se la représenter parlant
communément et d'affection sur quelque chose. Pour votre esprit, ces
dames ne mirent aucun degré au-dessus du vôtre, et votre conduite, votre
sagesse, votre raison, tout fut célébré: je n'ai jamais vu une personne
si bien louée; je n'eus pas le courage de faire _les honneurs de vous_,
ni de parler contre ma conscience.

On dit que le chancelier est mort; je ne sais si on donnera les sceaux
avant que cette poste parte. La comtesse (_de Fiesque_) est
très-affligée de la mort de sa fille; elle est à Sainte-Marie de
Saint-Denis. Mon enfant, on ne peut assez se conserver, et grosse, et en
couche, ni assez éviter d'être dans ces deux états, je ne parle pour
personne. Adieu, ma très-chère, cette lettre sera courte: je ne puis
rien écrire dans l'état où je suis; vous n'avez pas besoin de ma
tristesse; mais si quelquefois vous recevez des lettres infinies, ne
vous en prenez qu'à vous, et aux flatteries que vous me dites sur le
plaisir que vous donne leur longueur; vous n'oseriez plus vous en
plaindre. Je vous embrasse mille fois, et m'en retourne à mon jardin, et
puis à un bout de salut, et puis chez des malades qui sont aussi
chagrins que moi.

Voilà Madeleine-Agnès qui entre, et qui vous salue en Notre-Seigneur.


  [246] Femme d'Élie du Fresnoi, premier commis de M. de Louvois, dont
  elle était la maîtresse, et qui fit créer pour elle la charge de dame
  du lit de la reine.



87.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 3 février 1672.

J'eus hier une heure de conversation avec M. de Pomponne[247]: il
faudrait plus de papier qu'il n'y en a dans mon cabinet pour vous dire
la joie que nous eûmes de nous revoir, et comme nous passions à la hâte
sur mille chapitres, que nous n'avions pas le temps de traiter à fond.
Enfin je ne l'ai point trouvé changé; il est toujours parfait; il croit
que je vaux plus que je ne vaux effectivement: son père lui a fait
comprendre qu'il ne pouvait l'obliger plus sensiblement qu'en
m'obligeant en toutes choses: mille autres raisons, à ce qu'il dit, lui
donnent ce même désir, et surtout il se trouve que j'ai le gouvernement
de Provence sur les bras; c'est un prétexte admirable pour avoir bien
des affaires ensemble: voilà le seul chapitre qui ne fut point étranglé.
Je lui parlai à loisir de l'évêque; il sait écouter aussi bien que
répondre, et crut aisément le plan que je lui fis des manières du
prélat; il ne me parut pas qu'il approuvât qu'un homme de sa profession
voulût faire le gouverneur: il me semble que je n'oubliai rien de ce
qu'il fallait dire: il me donne toujours de l'esprit; le sien est
tellement aisé, qu'on prend, sans y penser, une confiance qui fait qu'on
parle heureusement de tout ce qu'on pense: je connais mille gens qui
font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir m'attirer de nouvelles
douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je sortis avec une joie
incroyable, dans la pensée que cette liaison avec lui vous serait
très-utile; nous sommes demeurés d'accord de nous écrire; il aime mon
style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme celui de
l'éloquence même. Je vous mandai l'autre jour de tristes nouvelles du
pauvre chevalier, on venait de me les donner de même; j'appris le soir
qu'il n'était pas si mal, et enfin il est encore en vie, quoiqu'il ait
été au delà de l'extrême-onction, et qu'il soit encore très-mal: sa
petite vérole sort et sèche en même temps; il me semble que c'est comme
celle de madame de Saint-Simon. Ripert vous en écrira plus sûrement que
moi; j'en sais pourtant tous les jours des nouvelles, et j'en suis dans
une très-véritable inquiétude; je l'aime encore plus que je ne pensais.
Cette nuit, madame la princesse de Conti est tombée en apoplexie: elle
n'est pas encore morte, mais elle n'a aucune connaissance; elle est sans
pouls et sans parole; on la martyrise pour la faire revenir: il y a cent
personnes dans sa chambre, trois cents dans sa maison: on pleure, on
crie; voilà tout ce que j'en sais jusqu'à présent. Pour M. le chancelier
(_P. Séguier_), il est mort très-assurément; mais mort en grand homme:
son bel esprit, sa prodigieuse mémoire, sa naturelle éloquence, sa haute
piété, se sont rassemblés aux derniers jours de sa vie: la comparaison
du flambeau qui redouble sa lumière en finissant, est juste pour lui. Le
Mascaron[248] l'assistait, et se trouvait confondu par ses réponses et
par ses citations; il paraphrasait le _Miserere_, et faisait pleurer
tout le monde; il citait la sainte Écriture et les Pères, mieux que les
évêques dont il était environné; enfin sa mort est une des plus belles
et des plus extraordinaires choses du monde. Ce qui l'est encore plus,
c'est qu'il n'a point laissé de grands biens; il était aussi riche en
entrant à la cour, qu'il l'était en mourant. Il est vrai qu'il a établi
sa famille; mais si on prenait chez lui, ce n'était pas lui. Enfin il ne
laisse que soixante-dix mille livres de rente; est-ce du bien pour un
homme qui a été quarante ans chancelier, et qui était riche
naturellement? La mort découvre bien des choses, et ce n'est point de sa
famille que je tiens tout ceci. On les voit: nous avons fait aujourd'hui
nos stations, madame de Coulanges et moi. Madame de Verneuil[249] est si
mal, qu'elle n'a pu voir le monde. On ne sait encore qui aura les
sceaux.

Je vous conjure de mander au coadjuteur qu'il songe à faire réponse sur
l'affaire dont lui écrit M. d'Agen[250], j'en suis tourmentée: cela est
mal d'être paresseux avec un évêque de réputation. Je remets tous les
jours à écrire à ce coadjuteur; son irrégularité me débauche; je le
condamne, et je l'imite. J'embrasse M. de Grignan: est-il encore
question des grives? Il y avait l'autre jour une dame[251] qui
confondit ce qu'on dit d'une grive, et au lieu de dire, _elle est soûle
comme une grive_, disait que la première présidente _était sourde comme
une grive_; cela fit rire. Adieu, ma chère fille, je vous aime, ce me
semble, bien plus que moi-même. Votre fille est aimable, je m'en amuse
de bonne foi; elle embellit tous les jours; ce petit ménage me donne la
vie.


  [247] Ministre des affaires étrangères.

  [248] Jules Mascaron, de l'Oratoire, célèbre prédicateur, évêque de
  Tulle.

  [249] Fille de M. Séguier.

  [250] Claude Joli, évêque d'Agen.

  [251] Madame de Louvois.



88.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 5 février 672. Il y a aujourd'hui mille ans que je
  suis née.

Je suis ravie, ma bonne, que vous aimiez mes lettres; je ne crois
pourtant pas qu'elles soient aussi agréables que vous me le dites. Je
vous envoie quatre rames de papier; vous savez à quelle condition:
j'espère en recevoir la plus grande partie entre ci et Pâques; après
cela, j'aspirerai à d'autres plaisirs.

On m'a assuré ce matin que le chevalier se portait mieux: j'espère en sa
jeunesse; je prie Dieu de tout mon cœur qu'il nous le redonne. Madame
la princesse de Conti mourut sept ou huit heures après que j'eus fermé
mon paquet; c'est-à-dire, hier à quatre heures du matin, sans aucune
connaissance, ni avoir jamais dit une seule parole de bon sens: elle
appelait quelquefois _Cécile_, une femme de chambre, et disait: Mon
Dieu! On croyait que son esprit allait revenir, mais elle n'en disait
pas davantage. Elle expira en faisant un grand cri, et au milieu d'une
convulsion qui lui fit imprimer ses doigts dans le bras d'une femme qui
la tenait. La désolation de sa chambre ne peut s'exprimer: M. le Duc,
MM. les princes de Conti, madame de Longueville, madame de Gamaches,
pleuraient de tout leur cœur. Madame de Gesvres avait pris le parti des
évanouissements; madame de Brissac de crier les hauts cris, et de se
jeter par la place. Il fallut les chasser, parce qu'on ne savait plus ce
qu'on faisait: ces deux personnages n'ont pas réussi: qui prouve trop ne
prouve rien, dit je ne sais qui. Enfin, la douleur est universelle. Le
roi a paru touché, et a fait son panégyrique, en disant qu'elle était
plus considérable par sa vertu que par la grandeur de sa fortune. M. le
Prince est tuteur: il y a vingt mille écus aux pauvres, autant à ses
domestiques; elle veut être enterrée à sa paroisse tout simplement,
comme la moindre femme. Je ne sais si ce détail est à propos; mais vous
voulez et vous souffrez que mes lettres soient longues, et voilà le
hasard que vous courez. Je vis hier sur son lit cette sainte princesse;
elle était défigurée par le martyre qu'on lui avait fait à la bouche: on
lui avait rompu deux dents, et brûlé la tête; c'est-à-dire que si les
pauvres patients ne mouraient point de l'apoplexie, ils seraient à
plaindre de l'état où on les met. Il y a de belles réflexions à faire
sur cette mort, cruelle pour toute autre, mais très-heureuse pour elle
qui ne l'a point sentie, et qui était toujours préparée. Brancas en est
pénétré.

J'oubliai avant-hier de vous mander que j'avais rencontré Canaples à
Notre-Dame, et qu'après mille amitiés pour M. de Grignan, il me dit que
le maréchal de Villeroi l'avait assuré que les lettres de M. de Grignan
étaient admirées dans le conseil, qu'on les lisait avec plaisir, et que
le roi avait dit qu'il n'en avait jamais vu de mieux écrites: je lui
promis de vous le mander. Cette dame que je ne vous nommai point dans ma
dernière lettre, c'était madame de Louvois. A propos, M. de Louvois est
entré et assis au conseil depuis quatre jours, en qualité de ministre.
Le roi scellera demain avec six conseillers d'État et quatre maîtres des
requêtes; on ne sait combien cela durera: voilà une belle charge, dont
Sa Majesté s'acquittera très-bien. Il me vient des pensées folles sur le
chancelier; mais où puis-je les avoir prises, dans le chagrin où je suis
depuis deux ou trois jours? Cette veille, ce jour, ce lendemain, ce
temps de votre départ de l'année passée, tout cela m'a tellement touché
le cœur et l'esprit, que j'en avais sans cesse les larmes aux yeux,
malgré moi: car rien n'est moins utile que les douleurs d'une chose sur
laquelle on n'a plus aucun pouvoir: on se tue, on se dévore hors de
propos, aussi bien qu'à faire des souhaits et des châteaux en Espagne:
vous êtes trop sage pour les aimer; et moi, je les aime.



89.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 12 février 1672.

Je ne puis, ma chère fille, qu'être en peine de vous, quand je songe au
déplaisir que vous aurez de la mort du pauvre chevalier. Vous l'aviez vu
depuis peu; c'était assez pour l'aimer beaucoup, et pour connaître
encore plus toutes les bonnes qualités que Dieu avait mises en lui. Il
est vrai que jamais homme n'a été mieux né, et n'a eu des sentiments
plus droits et plus souhaitables, avec une très-belle physionomie et une
très-grande tendresse pour vous; tout cela le rendait infiniment
aimable, et pour vous et pour tout le monde. Je comprends bien aisément
votre douleur, puisque je la sens en moi: cependant j'entreprends de
vous amuser un quart d'heure, et par des choses où vous avez intérêt, et
par le récit de ce qui se passe dans le monde.

J'ai eu une grande conversation avec M. le Camus; il entre si
parfaitement bien dans nos sentiments, qu'il me donne des conseils; il
est piqué des conduites malhonnêtes; et comme il en a de fort
contraires, il n'a nulle peine à entrer dans nos vues, où la droiture et
la sincérité sont en usage: c'est ce dont il ne faut point se départir,
quoi qu'il arrive; cette mode revient toujours. On ne trompe guère
longtemps le monde, et les fourbes sont enfin découverts: j'en suis
persuadée. M. de Pomponne n'est pas moins opposé à ce qui lui est si
contraire; et je vous puis assurer que, si j'étais aussi habile sur
toutes choses que je le suis pour discourir là-dessus, il ne manquerait
rien à ma capacité. Dites-moi quelquefois quelque chose d'agréable pour
M. le Camus: ce sont des faveurs précieuses pour lui, et d'autant plus
qu'il n'est obligé à aucune réponse.

Le marquis de Villeroi est donc parti pour Lyon comme je vous l'ai
mandé; le roi lui fit dire par le maréchal de Créqui qu'il s'éloignât:
on croit que c'est pour quelques discours chez madame la comtesse (_de
Soissons_); enfin,

  On parle d'eaux, de Tibre et l'on se tait du reste[252].

Le roi demanda à MONSIEUR, qui revenait de Paris: Eh bien! mon frère,
que dit-on à Paris? MONSIEUR lui répondit: On parle fort de ce pauvre
marquis.—Et qu'en dit-on?—On dit, monsieur, que c'est qu'il a voulu
parler pour un autre malheureux.—Et quel malheureux, dit le roi?—Pour
le chevalier de Lorraine, dit MONSIEUR.—Mais, dit le roi, y songez-vous
encore à ce chevalier de Lorraine? vous en souciez-vous? Aimeriez-vous
bien quelqu'un qui vous le rendrait?—En vérité, répondit MONSIEUR, ce
serait le plus sensible plaisir que je pusse recevoir en ma vie.—Oh
bien! dit le roi, je veux vous faire ce présent; il y a deux jours que
le courrier est parti; il reviendra; je vous le redonne, et veux que
vous m'ayez toute votre vie cette obligation, et que vous l'aimiez pour
l'amour de moi; je fais plus, car je le fais maréchal de camp dans mon
armée. Là-dessus, MONSIEUR se jette aux pieds du Roi, lui embrasse
longtemps les genoux, et lui baise une main avec une joie sans égale. Le
roi le relève, et lui dit: Mon frère, ce n'est pas ainsi que des frères
se doivent embrasser; et l'embrasse fraternellement. Tout ce détail est
de très-bon lieu, et rien n'est plus vrai: vous pouvez là-dessus faire
vos réflexions, tirer vos conséquences, et redoubler vos belles passions
pour le service du roi votre maître. On dit que MADAME fera le voyage,
et que plusieurs dames l'accompagneront. Les sentiments sont divers chez
MONSIEUR: les uns ont le visage alongé d'un demi-pied, d'autres l'ont
raccourci d'autant. On dit que celui du chevalier de Beuvron est infini.
M. de Navailles revient aussi, et servira de lieutenant général dans
l'armée de MONSIEUR, avec M. de Schomberg. Le roi a dit au maréchal de
Villeroi: «Il fallait cette petite pénitence à votre fils, mais les
peines de ce monde ne durent pas toujours. Vous pouvez vous assurer que
tout ceci est vrai; c'est mon aversion que les faux détails, mais j'aime
les vrais: si vous n'êtes de mon goût, vous êtes perdue; car en voici
d'infinis.

La Marans était l'autre jour seule en mante chez madame de Longueville;
on sifflait dessus. Langlade vous mande que l'autre jour, en vue de vous
plaire, il la releva bien de sentinelle sur des sottises qu'elle lui
disait, et qu'il vous eût bien souhaité derrière la porte: plût à Dieu
que vous y eussiez été! Madame de Brissac était inconsolable chez madame
de Longueville; mais par malheur le comte de Guiche se mit à causer avec
elle, et elle oublia son rôle, aussi bien que celui du désespoir le jour
de la mort[253]; car il fallait en un certain endroit qu'elle eût perdu
connaissance; elle l'oublia, et reconnut fort bien des gens qui
entraient.

Adieu, ma très-chère, ma très-aimable; ne trouvez-vous pas qu'il y a
bien longtemps que nous sommes séparées? Je suis frappée de cette
douleur d'une manière tellement importune, qu'elle me serait
insupportable, si je n'aimais à vous aimer autant que je fais, quelques
peines qui y soient attachées.


  [252] Vers de Corneille dans _Cinna_, scène V, acte IV.

  [253] De madame la princesse de Conti.



90.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi au soir, 26 février 1672.

J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite pour M. de la Valette; tout
m'est cher de ce qui vient de vous: je lui veux faire avoir Pellisson
pour rapporteur, afin de voir s'il sait bien faire le maître des
requêtes; je ne le puis croire, si je ne le vois.

Cette pauvre MADAME[254] est toujours à l'agonie; c'est une chose
étrange que l'état où elle est. Mais tout est en émotion dans Paris: le
courrier d'Espagne est revenu; il dit que non-seulement la reine
d'Espagne se tient au traité des Pyrénées, qui est de ne point accabler
ses alliés, mais qu'elle défendra les Hollandais de toute sa puissance:
voilà donc la plus grande guerre du monde allumée; et pourquoi? C'est
bien proprement _les petits soufflets_; vous en souvient-il? Nous allons
attaquer la Flandre; les Hollandais se joindront aux Espagnols; Dieu
nous garde des Suédois, des Anglais, des Allemands; je suis assommée de
cette nouvelle. Je voudrais bien que quelque ange voulût descendre du
ciel pour calmer tous les esprits et faire la paix.

Notre cardinal (_de Retz_) est toujours malade; je lui rends de grands
soins: il vous aime toujours; il compte que vous l'aimez aussi.

Je vous éclaircirai un peu mieux l'affaire dont vous me parlâtes l'autre
jour; mais M. le comte de Guiche ni M. de Longueville n'en sont point,
ce me semble: enfin je vous en instruirai. M. de Boufflers a tué un
homme après sa mort; il était dans sa bière et en carrosse, on le menait
à une lieue de Boufflers pour l'enterrer; son curé était avec le corps.
On verse; la bière coupe le cou au pauvre curé. Hier un homme versa en
revenant de Saint-Germain; il se creva le cœur, et mourut dans le
carrosse.

Madame Scarron, qui soupe ici tous les soirs, et dont la compagnie est
délicieuse, s'amuse et se joue avec votre fille; elle la trouve jolie,
et point du tout laide. Cette petite appelait hier l'abbé Têtu _son
papa_: il s'en défendit par de très-bonnes raisons, et nous le crûmes.
Je vous embrasse, ma très-aimable; je vous mandai tant de choses en
dernier lieu, qu'il me semble que je n'ai rien à dire aujourd'hui; je
vous assure pourtant que je ne demeurerais pas court, si je voulais vous
dire tous les sentiments que j'ai pour vous.


  [254] Seconde femme de Gaston, duc d'Orléans, morte le 3 avril
  suivant.



91.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mardi 1er mars 1672.

Je commence ma lettre aujourd'hui, ma fille, jour de mardi gras; je
l'achèverai demain. Si vous êtes à Sainte-Marie, je suis chez notre
abbé, qui a depuis deux jours un petit déréglement qui lui donne de
l'émotion; je n'en suis pas encore en peine; mais j'aimerais mieux qu'il
se portât tout à fait bien. Madame de Coulanges et madame Scarron me
voulaient mener à Vincennes; M. de la Rochefoucauld voulait que
j'allasse chez lui entendre lire une comédie de Molière[255]; mais, en
vérité, j'ai tout refusé avec plaisir; et me voilà à mon devoir, avec la
joie et la tristesse de vous écrire: il y a longtemps vraiment que je
vous écris. Vous êtes donc à Sainte-Marie, ne voulant pas laisser
échapper un moment de la douleur que vous avez de la mort du pauvre
chevalier; vous la voulez sentir à longs traits, sans en rien rabattre,
sans aucune distraction: cette application à faire valoir et à vouloir
sentir toute votre tristesse, me paraît d'une personne qui n'est pas si
embarrassée qu'une autre[256] d'avoir des occasions de s'affliger; j'en
prends à témoin votre cœur.

Voilà donc votre carnaval échappé de la fureur des réjouissances
publiques; sauvez-vous aussi de l'air de la petite vérole: je crains
pour vous beaucoup plus que vous. Nous avons ici madame de la Troche: il
est vrai qu'elle sait arriver à Paris: son séjour de l'année passée fut
bien abîmé à mon égard, dans l'extrême douleur de vous perdre. Depuis ce
temps, ma chère enfant, vous êtes arrivée partout, comme vous dites;
mais point du tout à Paris. Vos réflexions sur l'espérance sont divines:
si Bourdelot[257] les avait faites, tout l'univers le saurait; vous ne
faites pas tant de bruit pour faire des merveilles: _le malheur du
bonheur_ est tellement bien dit, qu'on ne peut trop aimer une plume qui
exprime ces choses-là. Vous dites tout sur l'espérance; et je suis si
fort de votre avis, que je ne sais si je dois aller en Provence, tant
j'ai de crainte d'en repartir. Je vois déjà comme le temps galopera; je
connais ses manières; mais ensuite de cette belle réflexion, mon cœur
décide comme le vôtre, et je ne souhaite rien tant que de partir: je
veux même espérer qu'il peut arriver de telles choses, que je vous
ramènerai avec moi: c'est là-dessus qu'il est difficile de parler de si
loin: du moins, ma fille, il ne tiendra pas à une maison, ni à des
meubles; je ne songe qu'à vous; les pas que je fais pour vous sont les
premiers; les autres viennent après comme ils peuvent.

J'ai donné vos lettres au faubourg, elles sont bien faites: on y trouve
la réflexion de M. de Grignan admirable: on l'a pensée quelquefois; mais
vous l'avez habillée pour paraître devant le monde. Je n'ai pas dit ce
que vous avez trouvé dans la maxime[258] qui ressemble à la chanson;
pour moi, je suis de votre avis: je saurai s'ils ont eu un autre dessein
que de vouloir louer les fantaisies, c'est-à-dire les passions: si cela
est, l'exacte philosophie s'en offense; si cela n'est pas, il faut
qu'ils s'expliquent mieux.

Je soupai hier chez Gourville avec les la Rochefoucauld, les Plessis,
les la Fayette, les Tournay[259]: nous attendions le grand Pomponne;
mais le service de ce cher maître que vous honorez tant l'empêcha de se
retrouver avec la fleur de ses amis: il a bien des affaires, à cause des
dépêches qu'il faut écrire partout, et à cause de la guerre.

L'archevêque de Toulouse[260] a été fait cardinal à Rome; et la nouvelle
en est venue ici dans le temps qu'on attendait celle de M. de Laon[261]
c'est une grande douleur pour tous ses amis. On tient que M. de Laon
s'est sacrifié pour le service du roi, et qu'afin de ne point trahir les
intérêts de la France, il n'a point ménagé le cardinal Altieri, qui lui
a fait ce tour.

Benserade a dit plaisamment à mon gré que le retour du chevalier de
Lorraine réjouissait ses amis et affligeait ses créatures; car il n'y en
a point qui lui ait gardé fidélité.

J'ai su, sans en pouvoir douter, qu'il ne tiendra encore qu'à nous
d'avoir la paix. La reine d'Espagne n'a point précisément répondu comme
on le disait: elle a dit simplement qu'elle se tenait au traité de paix,
qui permet d'assister ses alliés. Nous avons pris la même liberté pour
le Portugal; elle promet même présentement de ne point assister les
Hollandais: elle ne le veut pas signer; voilà le procès. Si on
s'opiniâtre à vouloir qu'elle signe, tout est perdu; sinon, la paix sera
bientôt faite, quand nous n'aurons pas l'Espagne contre nous: le temps
nous en apprendra davantage. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je
crains bien qu'aimant la solitude comme vous faites, vous ne vous
creusiez les yeux et l'esprit à force de rêver.


  [255] Probablement les _Femmes savantes_, représentées le 11 mars
  1672.

  [256] Allusion à la comtesse de Fiesque, qui avait perdu madame de
  Guerchy, sa fille, au mois de janvier précédent, et dont madame de
  Scudéri disait: «La comtesse est bien embarrassée d'une affliction.» A
  quoi Bussy répondit, «Je crois que la joie lui est bien aussi chère
  que ses enfants.»

  [257] Pierre Michon, connu sous le nom de l'abbé Bourdelot. Il avait
  été médecin du prince de Condé, père du grand Condé; il le fut ensuite
  de la reine Christine, Madame de la Baume et Bourdelot avaient écrit
  une petite pièce _contre l'Espérance_, et la princesse palatine y fit
  une réponse.

  [258] Il est question de cette maxime de la Rochefoucauld: _Qui vit
  sans folie n'est pas si sage qu'il le croit_.

  [259] C'est-à-dire l'évêque de Tournay, Gilbert de Choiseul.

  [260] Pierre de Bonzi.

  [261] César d'Estrées, évêque de Laon, fut déclaré cardinal peu de
  temps après: il l'était _in petto_ depuis le mois d'août 1671.



92.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi au soir, 9 mars 1672.

Ne me parlez plus de mes lettres, ma fille; je viens d'en recevoir une
de vous qui enlève, tout aimable, toute brillante, toute pleine de
pensées, toute pleine de tendresse: c'est un style juste et court, qui
chemine et qui plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je
fais. Je vous le dirais plus souvent, sans que je crains[262] d'être
fade; mais je suis toujours ravie de vos lettres sans vous le dire:
madame de Coulanges l'est aussi de quelques endroits que je lui fais
voir, et qu'il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air
de dimanche gras répandu sur cette lettre, qui la rend d'un goût
nonpareil.

Il y avait longtemps que vous étiez abîmée: j'en étais toute triste;
mais le jeu de l'oie vous a renouvelée, comme il l'a été par les Grecs:
je voudrais bien que vous n'eussiez joué qu'à l'oie, et que vous
n'eussiez point perdu tant d'argent. Un malheur continuel pique et
offense; on hait d'être houspillé par la fortune; cet avantage que les
autres ont sur nous blesse et déplaît, quoique ce ne soit point dans une
occasion d'importance. Nicole dit si bien cela! enfin j'en hais la
fortune, et me voilà bien persuadée qu'elle est aveugle de vous traiter
comme elle fait; si elle n'était que borgne, vous ne seriez point si
malheureuse.

Vous me demandez les symptômes de cet amour[263]: c'est premièrement une
négative vive et prévenante; c'est un air outré d'indifférence qui
prouve le contraire; c'est le témoignage des gens qui voient de près,
soutenu de la voix publique; c'est une suspension de tout ce mouvement
de la machine ronde; c'est un relâchement de tous les soins ordinaires,
pour vaquer à un seul; c'est une satire perpétuelle contre les vieilles
gens amoureux; vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé: quoi,
une jeune femme! voilà une bonne pratique pour moi; cela me conviendrait
fort; j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond
intérieurement: Et oui, tout cela est vrai; mais vous ne laissez pas
d'être amoureux: vous dites vos réflexions; elles sont justes, elles
sont vraies, elles font votre tourment; mais vous ne laissez pas d'être
amoureux: vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que
toutes les raisons: vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et
vous êtes amoureux. Si vous conduisez à cette extrémité M. de
Vence[264], je vous prie, ma fille, que j'en sois la confidente; en
attendant, vous ne sauriez avoir un plus agréable commerce: c'est un
prélat d'un esprit et d'un mérite distingué; c'est le plus bel esprit de
son temps: vous avez admiré ses vers, jouissez de sa prose; il excelle
en tout; il mérite que vous en fassiez votre ami. Vous citez plaisamment
cette dame qui aimait à faire tourner la tête à des moines: ce serait
une bien plus grande merveille de la faire tourner à M. de Vence, lui
dont la tête est si bonne, si bien faite et si bien organisée: c'est un
trésor que vous avez en Provence, profitez-en; du reste, sauve qui peut!

Je vous défends, ma chère enfant, de m'envoyer votre portrait: si vous
êtes belle, faites-vous peindre, mais gardez-moi cet aimable présent
pour quand j'arriverai: je serais fâchée de le laisser ici; suivez mon
conseil, et recevez en attendant un présent passant tous les présents
passés et présents; car ce n'est pas trop dire: c'est un tour de perles
de douze mille écus; cela est un peu fort, mais il ne l'est pas plus que
ma bonne volonté: enfin regardez-le, pesez-le, voyez comme il est
enfilé, et puis dites-m'en votre avis: c'est le plus beau que j'aie
jamais vu; on l'a admiré ici. Si vous l'approuvez, qu'il ne vous tienne
point au cou, il sera suivi de quelques autres; car pour moi, je ne suis
point libérale à demi: sérieusement, il est beau, et vient de
l'ambassadeur de Venise, notre défunt voisin. Voilà aussi des pincettes
pour cette barbe incomparable; ce sont les plus parfaites de Paris.
Voilà aussi un livre que mon oncle de Sévigné[265] m'a priée de vous
envoyer; je m'imagine que ce n'est pas un roman: je ne lui laisserai pas
le soin de vous envoyer les contes de la Fontaine, qui sont...... vous
en jugerez.

Nous tâchons d'amuser notre bon cardinal[266]: Corneille lui a lu une
pièce qui sera jouée dans quelque temps, et qui fait souvenir des
anciennes Molière lui lira samedi _Trissotin_, qui est une fort
plaisante chose. Despréaux lui donnera son _Lutrin_ et sa _Poétique_:
voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. Il vous aime de tout
son cœur, ce pauvre cardinal; il parle souvent de vous, et vos louanges
ne finissent pas si aisément qu'elles commencent. Mais, hélas! quand
nous songeons qu'on nous a enlevé notre chère enfant, rien n'est capable
de nous consoler: pour moi, je serais très-fâchée d'être consolée; je ne
me pique ni de fermeté, ni de philosophie; mon cœur me mène et me
conduit. On disait l'autre jour (je crois vous l'avoir mandé) que la
vraie mesure du mérite du cœur, c'était la capacité d'aimer: je me
trouve d'une grande élévation par cette règle; elle me donnerait trop de
vanité, si je n'avais mille autres sujets de me remettre à ma place.

Adhémar m'aime assez, mais il hait trop l'évêque, et vous le haïssez
trop aussi: l'oisiveté vous jette dans cet amusement; vous n'auriez pas
tant de loisir, si vous étiez ici. M. d'Uzès m'a fait voir un mémoire
qu'il a tiré et corrigé du vôtre, dont il fera des merveilles;
fiez-vous-en à lui; vous n'avez qu'à lui envoyer tout ce que vous
voudrez, sans craindre que rien ne sorte de ses mains, que dans le juste
point de la perfection. Il y a, dans tout ce qui vient de vous autres,
un petit brin d'impétuosité, qui est la vraie marque de l'ouvrier: c'est
le chien du _Bassan_[267]. On vous mandera le dénoûment que M. d'Uzès
fera à toute cette comédie; j'irai me faire nommer à la porte de
l'évêque, dont je vois tous les jours le nom à la mienne. Ne craignez
pas, pour cela, que nous trahissions vos intérêts. Il y a plusieurs
prélats qui se tourmentent de cette paix; elle ne sera faite qu'à de
bonnes enseignes. Si vous voulez faire plaisir à l'évêque, perdez bien
de l'argent, mettez-vous dans une grande presse; c'est là qu'il vous
attend.

Voici une nouvelle; écoutez-moi: le roi a fait entendre à messieurs de
Charost qu'il voulait leur donner des lettres de duc et pair,
c'est-à-dire qu'ils auront tous deux, dès à présent, les honneurs du
Louvre, et une assurance d'être passés au parlement la première fois
qu'on en passera. On donne au fils la lieutenance générale de la
Picardie, qui n'avait pas été remplie depuis très-longtemps, avec vingt
mille francs d'appointement, et deux cent mille francs de M. de Duras,
pour la charge de capitaine des gardes du corps, que MM. de Charost lui
cèdent. Raisonnez là-dessus, et voyez si M. de Duras ne vous paraît pas
plus heureux que M. de Charost. Cette place est d'une telle beauté, par
la confiance qu'elle marque et par l'honneur d'être proche de Sa
Majesté, qu'elle n'a point de prix. M. de Duras, pendant son quartier,
suivra le roi à l'armée, et commandera à toute la maison de Sa Majesté.
Il n'y a point de dignité qui console de cette perte; cependant on entre
dans le sentiment du maître, et l'on trouve que messieurs de
Charost[268] doivent être contents. Que notre ami Noailles prenne garde
à lui, on dit qu'il lui en pend autant à l'œil; car il n'a qu'un œil
aussi bien que les autres.

On parle toujours de la guerre: vous pouvez penser combien j'en suis
fâchée: il y a des gens qui veulent encore faire des almanachs[269];
mais pour cette campagne, ils sont trompés. Toute mon espérance, c'est
que la cavalerie ne sera pas exposée aux siéges que l'on fera chez les
Hollandais; il faut vivre pour voir démêler toute cette fusée. J'ai vu
le marquis de Vence: je le trouvai si jeune, que je lui demandai comment
se portait madame sa mère; M. de Coulanges me redressa: le cardinal de
Retz interrompit notre conversation, mais ce ne fut que pour parler de
vous. Je souhaite toujours Adhémar, pour me redire encore mille fois que
vous m'aimez: vous m'assurez que c'est avec une tendresse digne de la
mienne; si je ne suis contente de cette ressemblance, je suis bien
difficile à contenter.

Je viens de recevoir votre lettre du jour des Cendres: en vérité, ma
fille, vous me confondez par vos louanges et par vos remercîments; c'est
me faire souvenir de ce que je voudrais faire pour vous, et j'en
soupire, parce que je ne me contente pas moi-même; et plût à Dieu que
vous fussiez si pressée de mes bienfaits, que vous fussiez contrainte de
vous jeter dans l'ingratitude! Nous avons souvent dit que c'est la vraie
porte pour en sortir honnêtement, quand on ne sait plus où donner de la
tête; mais je ne suis pas assez heureuse pour vous réduire à cette
extrémité: votre reconnaissance suffit et au delà. Que vous êtes
aimable! et que vous me dites plaisamment tout ce qui se peut dire
là-dessus! Au reste, quelle folie de perdre tant d'argent à ce chien de
brelan! c'est un coupe-gorge qu'on a banni de ce pays-ci, parce qu'on y
fait de sérieux voyages: vous jouez d'un malheur insurmontable, vous
perdez toujours; croyez-moi, ne vous opiniâtrez point, songez que tout
cet argent s'est perdu sans vous divertir: au contraire, vous avez payé
cinq ou six mille francs pour vous ennuyer, et pour être houspillée de
la fortune. Ma fille, je m'emporte; il faut dire comme Tartufe: _C'est
un excès de zèle_. A propos de comédie, voilà _Bajazet_: si je pouvais
vous envoyer la Champmêlé, vous trouveriez la pièce bonne; mais, sans
elle, elle perd la moitié de son prix. Je suis folle de Corneille; il
nous donnera encore _Pulchérie_, où l'on reverra

    La main qui crayonna
  La mort du grand Pompée et l'âme de Cinna[270].

Il faut que tout cède à son génie. Voilà cette petite fable de la
Fontaine, sur l'aventure du curé de M. de Boufflers, qui fut tué tout
roide en carrosse auprès de son mort[271]: cet événement est bizarre; la
fable est jolie, mais ce n'est rien au prix de celles qui suivront. Je
ne sais ce que c'est ce que _Pot au lait_[272].

J'ai souvent des nouvelles de mon pauvre enfant; la guerre me déplaît
fort, pour lui premièrement, et puis pour les autres que j'aime. Madame
de Vaudemont est à Anvers, nullement disposée à revenir; son mari est
contre nous. Madame de Courcelles[273] sera bientôt sur la sellette; je
ne sais si elle touchera _il petto adamantino_ de M. d'Avaux[274]; mais
jusqu'ici il a été aussi rude à la Tournelle que dans sa réponse. Ma
fille, j'écris sans mesure, encore faut-il finir: en écrivant aux
autres, on est aise d'avoir écrit; et moi, j'aime à vous écrire
par-dessus toutes choses. J'ai mille amitiés à vous faire de M. de la
Rochefoucauld, de notre cardinal, de Barillon, et surtout de madame
Scarron, qui vous sait bien louer à ma fantaisie; vous êtes bien selon
son goût. Pour M. et madame de Coulanges, M. l'abbé, ma tante, ma
cousine, la Mousse, c'est un cri général pour me prier de parler d'eux;
mais je ne suis pas toujours en humeur de faire des litanies; j'en
oublie encore: en voilà pour longtemps. Le pauvre Ripert est toujours au
lit: il me vient des pensées sur son mal; que diantre a-t-il? J'aime
toujours ma petite enfant, malgré les divines beautés de son frère.

Adieu, ma chère enfant, j'embrasse votre comte; je l'aime encore mieux
dans son appartement que dans le vôtre. Hélas! quelle joie de vous voir
belle taille, en santé, en état d'aller, de trotter comme une autre.
Donnez-moi le plaisir de vous revoir ainsi.


  [262] Ancienne locution; on dirait maintenant _sans que je craigne_.

  [263] L'amour de d'Hacqueville pour une fille du maréchal de Gramont.

  [264] Antoine Godeau, évêque de Vence, mort le 21 avril 1672.

  [265] Renaud de Sévigné s'était retiré à Port-Royal des champs, où il
  passa les dernières années de sa vie dans les exercices de la plus
  haute piété. Il y mourut le 19 mars 1676.

  [266] Le cardinal de Retz.

  [267] Le Bassan faisait figurer son chien dans la composition de
  presque tous ses tableaux.

  [268] Armand de Béthune, marquis de Charost, avait épousé Marie
  Fouquet, fille du surintendant.

  [269] C'est-à-dire des pronostics. On donnait alors ce sens au mot
  almanach à cause des prédictions qu'on y trouvait.

  [270] Allusion à ces vers de la dédicace d'OEdipe, à M. Fouquet:

    Et je me sens encor la main qui crayonna
    L'âme du grand Pompée et l'esprit de Cinna.

  [271] _Voyez_ la fable XI du livre VII, _le Curé et le Mort_.

  [272] Autre fable de la Fontaine, dont la moralité est la même que
  celle du _Curé et du Mort_. Voyez la fable X du livre VII.

  [273] L'une des plus belles femmes de son temps, et des moins sages.
  Elle était fille de Joachim de Lénoncourt, marquis de Marolles, et
  d'Isabelle-Claire-Eugénie de Cromerg.

  [274] Le président de Mesmes, père du premier président de ce nom.



93.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 16 mars 1672.

Vous me parlez de mon départ: ah! ma fille, je languis dans cet espoir
charmant; rien ne m'arrête que ma tante[275], qui se meurt de douleur et
d'hydropisie: elle me brise le cœur par l'état où elle est, et par tout
ce qu'elle dit de tendre et de bon sens; son courage, sa patience, sa
résignation, tout cela est admirable. M. d'Hacqueville et moi, nous
suivons son mal jour à jour: il voit mon cœur, et la douleur que j'ai
de n'être pas libre tout présentement: je me conduis par ses avis; nous
verrons entre ci et Pâques: si son mal augmente, comme il a fait depuis
que je suis ici, elle mourra entre nos bras: si elle reçoit quelque
soulagement, et qu'elle prenne le train de languir, je partirai dès que
M. de Coulanges sera revenu. Notre pauvre abbé est au désespoir, aussi
bien que moi; nous verrons donc comme cet excès de mal se tournera dans
le mois d'avril: je n'ai que cela dans la tête: vous ne sauriez avoir
tant d'envie de me voir que j'en ai de vous embrasser: bornez votre
ambition, et ne croyez pas me pouvoir jamais égaler là-dessus.

Mon fils me mande qu'ils sont misérables en Allemagne, et ne savent ce
qu'ils font. Il a été très-affligé de la mort du chevalier de Grignan.
Vous me demandez, ma chère enfant, si j'aime toujours bien la vie: je
vous avoue que j'y trouve des chagrins cuisants; mais je suis encore
plus dégoûtée de la mort: je me trouve si malheureuse d'avoir à finir
tout ceci par elle, que, si je pouvais retourner en arrière, je ne
demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m'embarrasse:
je suis embarquée dans la vie sans mon consentement; il faut que j'en
sorte, cela m'assomme; et comment en sortirai-je? par où? par quelle
porte? quand sera-ce? en quelle disposition? Souffrirai-je mille et
mille douleurs, qui me feront mourir désespérée? aurai-je un transport
au cerveau? mourrai-je d'un accident? comment serai-je avec Dieu?
qu'aurai-je à lui présenter? la crainte, la nécessité feront-elles mon
retour vers lui? n'aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur?
que puis-je espérer? suis-je digne du paradis? suis-je digne de l'enfer?
Quelle alternative! quel embarras! Rien n'est si fou que de mettre son
salut dans l'incertitude; mais rien n'est si naturel, et la sotte vie
que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre: je m'abîme
dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible, que je hais plus la
vie parce qu'elle m'y mène, que par les épines dont elle est semée. Vous
me direz que je veux donc vivre éternellement; point du tout: mais si on
m'avait demandé mon avis, j'aurais bien aimé à mourir entre les bras de
ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le
ciel bien sûrement et bien aisément: mais parlons d'autre chose.

Je suis au désespoir que vous ayez eu _Bajazet_ par d'autres que par
moi; c'est ce chien de Barbin[276] qui me hait, parce que je ne fais pas
des Princesses de Clèves et de Montpensier[277]. Vous avez jugé
très-juste et très-bien de _Bajazet_, et vous aurez vu que je suis de
votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmêlé pour vous réchauffer la
pièce. Le personnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont
mal observées, ils ne font point tant de façons pour se marier; le
dénoûment n'est point bien préparé; on n'entre point dans les raisons de
cette grande tuerie: il y a pourtant des choses agréables, mais rien de
parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille
qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine,
sentons-en toujours la différence; les pièces de ce dernier ont des
endroits froids et faibles, et jamais il n'ira plus loin
qu'_Andromaque_; Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens,
et au mien, si j'ose me citer. Racine fait des _comédies_[278] pour la
Champmêlé: ce n'est pas pour les siècles à venir: si jamais il n'est
plus jeune, et qu'il cesse d'être amoureux, ce ne sera plus la même
chose. Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons lui de méchants
vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent: ce
sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore
plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût, tenez-vous-y.

Voici un bon mot de madame Cornuel, qui a fort réjoui le parterre: M.
Tambonneau le fils[279] a quitté la robe, et a mis une sangle autour de
son ventre et de son derrière; avec ce bel air, il veut aller servir sur
la mer: je ne sais ce que lui a fait la terre. On disait donc à madame
Cornuel qu'il s'en allait à la mer: «Hélas! dit-elle, est-ce qu'il a été
mordu d'un chien enragé?» Cela fut dit sans malice, c'est ce qui a fait
rire extrêmement.

Je ne saurais vous plaindre de n'avoir point de beurre en Provence,
puisque vous avez de l'huile admirable et d'excellent poisson. Ah! ma
fille, que je comprends bien ce que peuvent faire et penser des gens
comme vous, au milieu de vos Provençaux! Je les trouverai comme vous, et
je vous plaindrai toute ma vie de passer avec eux de si belles années de
la vôtre. Je suis si peu désireuse de briller dans votre cour de
Provence, et j'en juge si bien par celle de Bretagne, que par la même
raison qu'au bout de trois jours, à Vitré, je ne respirais que les
Rochers, je vous jure devant Dieu que l'objet de mes désirs, c'est de
passer l'été à Grignan avec vous: voilà où je vise, et rien au delà. Mon
vin de Saint-Laurent est chez Adhémar, je l'aurai demain matin; il y a
longtemps que je vous en ai remercié _in petto_; cela est bien
obligeant. M. de Laon aime bien cette manière d'être cardinal. On assure
que l'autre jour M. de Montausier, parlant à M. le Dauphin de la dignité
des cardinaux, lui dit que cela dépendait du pape, et que s'il voulait
faire cardinal un palefrenier, il le pourrait. Là-dessus le cardinal de
Bonzi arrive; M. le Dauphin lui dit: «Monsieur, est-il vrai que si le
pape voulait, il ferait cardinal un palefrenier?» M. de Bonzi fut
surpris; et, devinant l'affaire, il lui répondit: «Il est vrai,
monsieur, que le pape choisit qui il lui plaît, mais nous n'avons pas vu
jusqu'ici qu'il ait pris des cardinaux dans son écurie.» C'est le
cardinal de Bouillon qui m'a conté ce détail.

Écrivez un peu à notre cardinal, il vous aime: _le faubourg_[280] vous
aime; madame Scarron vous aime, elle passe ici le carême, et céans
presque tous les soirs. Barillon y est encore, et plût à Dieu, ma belle,
que vous y fussiez aussi! Adieu, mon enfant, je ne finis point; je vous
défie de pouvoir comprendre combien je vous aime.


  [275] Henriette de Coulanges, marquise de la Trousse.

  [276] Fameux libraire de ce temps-là, dont parle Boileau.

  [277] Romans de madame de la Fayette.

  [278] On employait autrefois le mot de _comédie_ dans un sens
  générique.

  [279] Jean Tambonneau, président de la chambre des comptes, épousa
  Marie Boyer, sœur de la duchesse de Noailles.

  [280] C'est-à-dire M. de la Rochefoucauld et madame de la Fayette, qui
  demeuraient l'un et l'autre au faubourg Saint-Germain.



94.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 8 avril 1672.

La guerre est déclarée, on ne parle que de partir. Canaples a demandé
permission au roi d'aller servir dans l'armée du roi d'Angleterre; et en
effet il est parti malcontent de n'avoir pas eu d'emploi en France. Le
maréchal du Plessis ne quittera point Paris, il est bourgeois et
chanoine; il met à couvert tous ses lauriers, et jugera des coups: je ne
trouve pas qu'avec une si belle et si grande réputation, son personnage
soit mauvais. Il dit au roi qu'il portait envie à ses enfants, qui
avaient l'honneur de servir Sa Majesté; que pour lui il souhaitait la
mort, puisqu'il n'était plus bon à rien. Le roi l'embrassa tendrement,
et lui dit: «M. le maréchal, on ne travaille que pour approcher de la
réputation que vous avez acquise; il est agréable de se reposer après
tant de victoires.» En effet, je le trouve heureux de ne point mettre au
caprice de la fortune ce qu'il a acquis pendant toute sa vie. Le
maréchal de Bellefonds est à la Trappe pour la semaine sainte: mais,
avant que de partir, il parla fort fièrement à M. de Louvois, qui
voulait faire quelque retranchement sur sa charge de général sous M. le
Prince: il fit juger l'affaire par Sa Majesté, et l'emporta comme un
galant homme.

La reine m'attaque toujours sur vos enfants, et sur mon voyage de
Provence, et trouve mauvais que votre fils vous ressemble, et votre
fille à son père; je lui réponds toujours la même chose. Madame Colbert
me parle souvent de votre beauté; mais qui ne m'en parle point? Ma
fille, savez-vous bien qu'il faut un peu revenir voir tout ceci? Je vous
en faciliterai les moyens d'une manière qui vous ôtera de toutes sortes
d'embarras. J'ai parlé d'un premier président à M. de Pomponne; il n'y
voit encore goutte; il croit pourtant que ce sera un étranger; j'y ai
consenti.

Ma tante est si mal, que je ne crois pas qu'elle retarde mon voyage;
elle étouffe, elle enfle, il n'y a pas moyen de la voir sans être
fortement touchée: je le suis, et le serai beaucoup de la perdre. Vous
savez comme je l'ai toujours aimée: ce m'eût été une grande joie de la
laisser dans l'espérance d'une guérison qui nous l'aurait rendue encore
pour quelque temps. Je vous manderai la suite de cette triste et
douloureuse maladie.

M. et madame de Chaulnes s'en vont en Bretagne: les gouverneurs n'ont
point d'autre place présentement que leur gouvernement. Nous allons voir
une rude guerre; j'en suis dans une inquiétude épouvantable. Votre frère
me tient au cœur; nous sommes très-bien ensemble; il m'aime, et ne
songe qu'à me plaire; je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne
suis occupée que de ses affaires. J'aurais grand tort si je me plaignais
de vous deux: vous êtes, en vérité, trop jolis, chacun en votre espèce.
Voilà, ma très-belle, tout ce que vous aurez de moi aujourd'hui. J'avais
ce matin un Provençal, un Breton, un Bourguignon, à ma toilette.



95.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 13 avril 1672.

Je vous l'avoue, ma fille, je suis très-fâchée que mes lettres soient
perdues; mais savez-vous de quoi je serais encore plus fâchée? ce serait
de perdre les vôtres: j'ai passé par là, c'est une des plus cruelles
choses du monde. Mais, mon enfant, je vous admire; vous écrivez
l'italien comme le cardinal Ottobon[281], et même vous y mêlez de
l'espagnol; _manera_ n'est pas des nôtres; et pour vos phrases, il me
serait impossible d'en faire autant: amusez-vous aussi à le parler,
c'est une très-jolie chose; vous le prononcez bien, vous avez du loisir;
continuez, je serai tout étonnée de vous trouver si habile. Vous
m'obéissez pour n'être point grosse, je vous en remercie de tout mon
cœur; ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole.
Votre soleil me fait peur: comment, les têtes tournent! on a des
apoplexies comme on a des vapeurs ici, et votre tête tourne comme les
autres! Madame de Coulanges espère conserver la sienne à Lyon, et fait
des préparatifs pour faire une belle défense contre le gouverneur[282].
Si elle va à Grignan, ce sera pour vous conter ses victoires, et non pas
sa défaite: je ne crois pas même que le marquis prenne le personnage
d'amant; il est observé par gens qui ont bon nez, et qui n'entendraient
pas raillerie. Il est désolé de ne point aller à la guerre; je suis
très-désolée aussi de ne point partir avec M. et madame de Coulanges;
c'était une chose résolue, sans le pitoyable état où se trouve ma tante:
mais il faut avoir encore patience; rien ne m'arrêtera, dès que je serai
libre de partir: je viens d'acheter un carrosse de campagne, je fais
faire des habits; enfin je partirai du jour au lendemain. Jamais je n'ai
rien souhaité avec tant de passion; fiez-vous à moi pour n'y pas perdre
un moment: c'est mon malheur qui me fait trouver des retardements où les
autres n'en trouvent point.

Je voudrais bien vous pouvoir envoyer notre cardinal; ce serait un grand
amusement de causer avec lui: je ne vous trouve rien qui puisse vous
divertir; mais, au lieu de prendre le chemin de Provence, il s'en va à
Commerci. On dit que le roi a quelque regret du départ de Canaples: il
avait un régiment, il a été cassé; il a demandé dix abbayes, on les lui
a toutes refusées; il a demandé de servir d'aide de camp cette campagne:
il est refusé; sur cela il écrit à son frère aîné une lettre pleine de
désespoir et de respect tout ensemble pour Sa Majesté, et s'en va sur le
vaisseau du duc d'York[283], qui l'aime et l'estime: voilà l'histoire un
peu plus en détail. On ne parle plus que de guerre et de partir: tout le
monde est triste, tout le monde est ému.

Le maréchal de Gramont était l'autre jour si transporté de la beauté
d'un sermon de Bourdaloue, qu'il s'écria tout haut, en un endroit qui le
toucha: _Mordieu, il a raison!_ MADAME éclata de rire; et le sermon en
fut tellement interrompu, qu'on ne savait ce qui en arriverait. Je ne
crois pas, de la façon que vous dépeignez vos prédicateurs, que si vous
les interrompez, ce soit par des admirations. Adieu ma très-chère et
très-aimable; quand je pense au pays qui nous sépare, je perds la
raison, et je n'ai plus de repos. Je blâme Adhémar d'avoir changé de
nom; c'est le _petit dénaturé_.


  [281] Ottoboni fut depuis le pape Alexandre VIII.

  [282] Le marquis de Villeroi.

  [283] Depuis Jacques II, roi d'Angleterre.



96.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 22 avril 1672.

Je reçus votre lettre du 13 justement quand on ne pouvait plus y faire
réponse: quelque soin que j'eusse pris à la poste, elle avait été
abandonnée à la paresse des facteurs; et voilà précisément ce que je
crains. Je ferai mon possible pour retrouver quelque nouvel ami (_au
bureau de la poste_), ou plutôt je vous avoue que je voudrais bien m'en
aller, et que ma pauvre tante eût pris un parti: cela est barbare à
dire; mais il est bien barbare aussi de trouver ce devoir sur mon
chemin, lorsque je suis prête à vous aller voir; l'état où je suis n'est
pas aimable. Je vous envoie une petite cravate, tout comme on les porte;
vous jugerez par là que, depuis votre départ, le monde ne s'est point
subtilisé: vous voyez comme nous sommes simples en ce pays-ci. J'ai une
grande impatience de savoir ce qui se sera passé à votre voyage de la
Sainte-Baume[284]: c'est donc Notre-Dame des Anges[285]. M. le marquis
de Vence, qui me rend des soins très-obligeants, m'a fait grand'peur du
chemin. Il a perdu son fils aîné: il me fait pitié; il voudrait bien
pleurer, et il se contraint: il me paraît extrêmement attaché à tous vos
intérêts.

J'ai été voir madame de la Fayette avec le cardinal; nous la trouvâmes
mieux qu'à Paris; nous parlâmes fort de vous. Il s'en va lundi; il vous
dira adieu comme il vous a dit bonjour; il vous aime tendrement, et vous
fera réponse sur la proposition d'être archevêque d'Aix. Nous composâmes
la vie qu'il ferait, toujours déchiré entre le désir de vous voir et la
crainte d'être ridicule; nous réglâmes les heures, et nous inventâmes
des supplices pour le premier qui mettrait le nez sur l'attachement
qu'il aurait pour vous. Cette conversation nous eût menés plus loin que
_Fleury_[286]: d'Hacqueville et l'abbé de Pontcarré étaient avec nous;
j'étais insolemment avec ces trois hommes. Je m'en vais tout
présentement me promener trois ou quatre heures à Livry: j'étouffe, je
suis triste; il faut que le vert naissant et les rossignols me redonnent
quelque douceur dans l'esprit: on ne voit ici que des adieux, des
équipages qui nous empêchent de passer dans les rues. Je reviens demain
matin pour faire partir celui de mon fils; mais il ne fera point
d'embarras; ce sont des coffres qui vont par des messagers: il a acheté
ses chevaux en Allemagne. J'ai donné de l'argent à Barillon pour lui
donner pendant la campagne. Je suis une marâtre; je dis hier adieu au
_petit dénaturé_[287]; je pensai pleurer: cette campagne sera rude, et
je ne me fie guère à lui pour se conserver, _poco duri, pur che
s'innalzi_. Il en est revenu là; c'est sa vraie devise. Adieu, je ne
vous en dirai pas davantage aujourd'hui; je m'en vais à la Sainte-Baume;
je m'en vais dans un lieu où je penserai à vous sans cesse, et peut-être
trop tendrement. Il est bien difficile que je revoie ce jardin, ces
allées, ce petit pont, cette avenue, cette prairie, ce moulin, cette
petite vue, cette forêt, sans penser à ma très-chère enfant.

Le petit Daquin est premier médecin. _La faveur l'a pu faire autant que
le mérite[288]._


  [284] Grotte taillée dans le roc, où, selon la tradition du pays, on
  prétend que sainte Madeleine vint finir sa vie dans la pénitence.

  [285] Il y avait aussi à Livry une chapelle nommée Notre-Dame des
  Anges.

  [286] Où était alors madame de la Fayette.

  [287] Le chevalier de Grignan, qui avait quitté le nom d'Adhémar.

  [288] Vers du Cid.



97.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 24 avril 1672.

Savez-vous bien que je reçus hier seulement votre lettre du 19 mars, par
cet honnête marchand qui fait crédit, et qui ne presse pas trop? Plût à
Dieu qu'il s'en trouvât ici présentement d'aussi bonne composition! ils
sont devenus chagrins depuis quelque temps. Chacun sait si je ne dis pas
vrai. On est au désespoir, on n'a pas un sou, on ne trouve rien à
emprunter, les fermiers ne payent point, on n'ose faire de la fausse
monnaie, on ne voudrait pas se donner au diable, et cependant tout le
monde s'en va à l'armée avec un équipage. De vous dire comment cela se
fait, il n'est pas aisé. Le miracle des cinq pains n'est pas plus
incompréhensible. Mais revenons à votre marchand (j'admire où m'a
transportée la chaleur du discours); je vous assure que je lui rendrai
tout le service que je pourrai. Vous avez dû croire que je ne faisais
réponse qu'à Sainte-Marie, par la longueur du temps que vous avez été à
recevoir celle-ci; mais ce n'est pas ma faute. Je vous trouve fort
heureux dans votre malheur, de ne point aller à la guerre. Je serais
fâchée que depuis longtemps vous n'eussiez obtenu d'autre grâce que
celle d'y aller. C'est assez que le roi sache vos bonnes intentions.
Quand il aura besoin de vous, il saura bien où vous prendre; et comme il
n'oublie rien, il n'aura peut-être pas oublié ce que vous valez. En
attendant, jouissez du plaisir d'être présentement le seul homme de
votre volée qui puisse se vanter d'avoir du pain.

Je ne sais si je ne vous ai pas parlé de quelques-unes de vos lettres au
roi, mais je les admire toujours. J'ai vu au collége de Clermont un
jeune gentilhomme[289] qui paraît fort digne d'être votre fils. Je lui
ai fait une petite visite, je l'enverrai querir l'un de ces jours pour
dîner avec moi. Je soupai l'autre jour avec Manicamp et avec sa sœur la
maréchale d'Estrées. Elle me dit qu'elle irait voir notre Rabutin au
collége. Nous parlâmes fort de vous elle et moi. Pour Manicamp et moi,
nous ne finissions point, en quelque endroit que nous soyons; mais d'un
souvenir agréable, vous regrettant, ne trouvant rien qui vous vaille,
chacun de nous redisant quelque morceau de votre esprit; enfin vous
devez être fort content de nous. Adieu, mon cher cousin; mille
compliments, je vous prie, à madame votre femme; elle m'a écrit une
très-honnête lettre, mais j'ai passé le temps de lui faire réponse. Me
voilà dans l'impénitence finale; j'ai tort, je ne saurais plus y
revenir; faites ma paix. Je ne sais si vous savez que les maréchaux
d'Humières et de Bellefonds sont exilés pour ne vouloir pas obéir à M.
de Turenne, quand les armées seront jointes.


  [289] Fils aîné de Bussy, mais du second lit.



98.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 27 avril 1672.

Je m'en vais faire réponse à vos deux lettres, et puis je vous parlerai
de ce pays-ci. M. de Pomponne a vu la première, et je lui ferai voir
encore une grande partie de la seconde: il est parti; ce fut en lui
disant adieu que je lui montrai votre lettre, ne pouvant jamais mieux
dire que ce que vous écrivez sur vos affaires: il vous trouve admirable;
je n'ose vous dire à quel style il compare le vôtre, ni les louanges
qu'il lui donne; enfin il m'a fort priée de vous assurer de son estime,
et des soins qu'il aura toujours de tout ce qui pourra vous le
témoigner: il a été ravi de votre description de la Sainte-Baume, il le
sera encore davantage de votre seconde lettre. On ne peut pas mieux
écrire sur cette affaire, ni plus nettement; je suis très-assurée que
votre lettre obtiendra tout ce que vous souhaitez; vous en verrez la
réponse; je n'écrirai qu'un mot, car en vérité, ma bonne, vous n'avez
pas besoin d'être secourue dans cette occasion; je trouve toute la
raison de votre côté; je n'ai jamais su cette affaire par vous, ce fut
M. de Pomponne qui me l'apprit comme on la lui avait apprise: mais il
n'y a rien à répondre à ce que vous m'en écrivez, il aura le plaisir de
le lire. L'évêque (_de Marseille_) témoigne en toute rencontre qu'il
sera fort aise de se raccommoder avec vous: il a trouvé ici toutes
choses assez bien disposées pour lui faire souhaiter une réconciliation
dont il se fait honneur, comme d'un sentiment convenable à sa
profession. On croit que nous aurons, entre ci et demain, un premier
président de Provence. Je vous remercie de votre relation de la
Sainte-Baume et de votre jolie bague; je vois que le sang n'a pas bien
bouilli à votre gré. Madame la Palatine a eu une fois la même curiosité
que vous; elle n'en fut pas plus satisfaite. Vous ne m'ôterez pas
l'envie de voir cette affreuse grotte; plus on y a de peine, plus il
faut y aller; et, au bout du compte, je ne m'en soucie que faiblement:
je ne cherche que vous en Provence; quand je vous aurai, j'aurai tout ce
que je souhaite. Ma tante est toujours très-mal; laissez-nous le soin de
partir, nous ne souhaitons autre chose; et même s'il y avait quelque
espérance de langueur, nous prendrions notre parti; je lui dis mille
tendresses de votre part, qu'elle reçoit très-bien. M. de la Trousse lui
en a écrit d'excessives; ce sont des amitiés de l'agonie, dont je ne
fais pas grand cas; j'en quitte ceux qui ne commenceraient que là à
m'aimer. Ma fille, il faut aimer pendant la vie, comme vous faites; la
rendre douce et agréable, ne point noyer d'amertume et combler de
douleur ceux qui nous aiment; il est trop tard de changer quand on
expire. Vous savez comme j'ai toujours ri des bons fonds; je n'en
connais que d'une sorte, et le vôtre doit contenter les plus difficiles.
Je vois les choses comme elles sont: croyez-moi, je ne suis point folle;
et pour vous le montrer, c'est qu'on ne peut jamais être plus contente
d'une personne que je le suis de vous. J'enverrai à madame de Coulanges
ce qui lui appartient de votre lettre; elle sera mise en pièces: il m'en
restera encore quelques centaines pour m'en consoler; tout aimables
qu'elles sont, je souhaite extrêmement de n'en plus recevoir. Venons aux
nouvelles.

Le roi part demain. Il y aura cent mille hommes hors de Paris; on a fait
ce calcul dans les quartiers à peu près. Il y a quatre jours que je ne
dis que des adieux. Je fus hier à l'Arsenal; je voulais dire adieu au
grand maître[290], qui m'était venu chercher; je ne le trouvai pas, mais
je trouvai la Troche, qui pleurait son fils, et la comtesse[291], qui
pleurait son mari: elle avait un chapeau gris, qu'elle enfonçait, dans
l'excès de ses déplaisirs; c'était une chose plaisante; je crois que
jamais chapeau ne s'est trouvé à une pareille fête: j'aurais voulu ce
jour-là mettre une coiffe ou une cornette. Enfin ils sont partis tous
deux ce matin, la femme pour le Lude, et le mari pour la guerre: mais
quelle guerre! la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais
ouï parler, depuis le passage de Charles VIII en Italie. On l'a dit au
roi. L'Yssel est défendu, et bordé de deux cents pièces de canon, de
soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d'une large
rivière qui est encore au-devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays,
nous montra l'autre jour cette carte chez madame de Verneuil; c'est une
chose étonnante. M. le Prince est fort occupé de cette grande affaire.
Il lui vint l'autre jour une manière de fou assez plaisant, qui lui dit
qu'il savait fort bien faire de la monnaie. «Mon ami, lui dit-il, je te
remercie; mais si tu sais une invention pour nous faire passer l'Yssel
sans être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n'en sais point.»
Il aura pour lieutenants généraux MM. les maréchaux d'Humières et de
Bellefonds. Voici un détail qu'on est bien aise de savoir. Les deux
armées se joindront; le roi commandera à MONSIEUR; MONSIEUR, à M. le
Prince; M. le Prince, à M. de Turenne; et M. de Turenne aux deux
maréchaux, et même à l'armée du maréchal de Créqui. Le roi parla donc à
M. de Bellefonds, et lui dit que son intention était qu'il obéît à M. de
Turenne, sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps (voilà sa
faute), répondit qu'il ne serait pas digne de l'honneur que lui a fait
Sa Majesté, s'il se déshonorait par une obéissance sans exemple. Le roi
le pria fort bonnement de songer à ce qu'il lui répondait, ajoutant
qu'il souhaitait cette preuve de son amitié; qu'il y allait de sa
disgrâce. Le maréchal lui dit qu'il voyait bien qu'il perdait les bonnes
grâces de Sa Majesté et sa fortune; mais qu'il s'y résolvait, plutôt que
de perdre son estime; qu'il ne pouvait obéir à M. de Turenne sans
dégrader la dignité où il l'avait élevé. Le roi lui dit: M. le maréchal,
il faut donc se séparer. Le maréchal lui fit une profonde révérence, et
partit. M. de Louvois, qui ne l'aime point, lui expédia tout aussitôt un
ordre d'aller à Tours: il a été rayé de dessus l'état de la maison du
roi: il a cinquante mille écus de dettes au delà de son bien; il est
abîmé, mais il est content; et l'on ne doute pas qu'il n'aille à la
Trappe. Il a offert au roi son équipage, qui était fait aux dépens de Sa
Majesté, pour en faire ce qu'il lui plairait: on a pris cela comme s'il
eût voulu braver le roi; jamais rien ne fut si innocent: tous ses
parents, les Villars, et tout ce qui est attaché à lui, est
inconsolable. Ne manquez pas d'écrire à madame de Villars et au pauvre
maréchal. Cependant le maréchal d'Humières, soutenu par M. de Louvois,
n'avait point paru, et attendait que le maréchal de Créqui eût répondu:
ce dernier est venu de son armée en poste répondre lui-même; il arriva
avant-hier; il eut une conversation d'une heure avec le roi. Le maréchal
de Gramont, qui fut appelé, soutint le droit des maréchaux de France, et
fit le roi juge de ceux qui faisaient le plus de cas de cette dignité,
ou ceux qui, pour en soutenir la grandeur, s'exposaient au danger d'être
mal avec lui; ou celui (_M. de Turenne_) qui était honteux d'en porter
le titre, qui l'avait effacé de tous les lieux où il pouvait être, qui
tenait le nom de maréchal pour une injure, et qui voulait commander en
qualité de prince. Enfin la conclusion fut que le maréchal de Créqui est
allé à la campagne, dans sa maison, planter des choux, aussi bien que le
maréchal d'Humières. Voilà de quoi on parle uniquement: les uns disent
qu'ils ont bien fait, d'autres qu'ils ont mal fait; la comtesse (_de
Fiesque_) s'égosille, le comte de Guiche prend son fausset; il les faut
séparer, c'est une comédie. Ce qui est vrai, c'est que voilà trois
hommes d'une grande importance pour la guerre, et qu'on aura bien de la
peine à remplacer. M. le Prince les regrette fort, pour l'intérêt du
roi. M. de Schomberg n'est pas plus disposé que les autres à obéir à M.
de Turenne, avant commandé des armées en chef. Enfin la France, qui est
pleine de grands capitaines, n'en trouvera pas assez, par la
circonstance de ce malheureux contre-temps.

M. d'Aligre a les sceaux; il a quatre-vingts ans; c'est un dépôt; c'est
un pape.

Je viens de faire un tour de ville: j'ai été chez M. de la
Rochefoucauld. Il est accablé de douleur d'avoir dit adieu à tous ses
enfants: au travers de cela, il m'a priée de vous dire mille tendresses
de sa part: nous avons fort causé. Tout le monde pleure son fils, son
frère, son mari, son amant: il faudrait être bien misérable pour ne pas
se trouver intéressée au départ de la France tout entière. Dangeau et le
comte de Sault sont venus nous dire adieu: ils nous ont appris que le
roi, afin d'éviter les larmes, est parti ce matin à dix heures, sans que
personne l'ait su, au lieu de partir demain, comme tout le monde le
croyait. Il est parti lui douzième: tout le reste courra après. Au lieu
d'aller à Villers-Cotterets, il est allé à Nanteuil, où l'on croit que
d'autres, qui ont disparu aussi, se trouveront[292]: il ira demain à
Soissons, et tout de suite, comme il l'avait résolu: si vous ne trouvez
cela galant, vous n'avez qu'à le dire. La tristesse où tout le monde se
trouve est une chose qu'on ne saurait imaginer au point qu'elle est. La
reine est demeurée régente: toutes les compagnies souveraines l'ont été
saluer. Voici une étrange guerre, qui commence bien tristement.


  [290] Le comte du Lude, grand maître de l'artillerie.

  [291] Renée-Éléonore de Bouillé, première femme du comte du Lude,
  aimait beaucoup la chasse, et était toujours vêtue en homme.

  [292] Il paraît qu'il s'agit ici de madame de Montespan.



99.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 4 mai 1672.

Je ne puis vous dire combien je vous plains, ma fille, combien je vous
loue, combien je vous admire: voilà mon discours divisé en trois points.
_Je vous plains_ d'être sujette à des humeurs noires qui vous font
assurément beaucoup de mal; _je vous loue_ d'en être la maîtresse quand
il le faut, et principalement pour M. de Grignan, qui en serait pénétré;
c'est une marque de l'amitié et de la complaisance que vous avez pour
lui; _et je vous admire_ de vous contraindre pour paraître ce que vous
n'êtes pas: voilà qui est héroïque, et le fruit de votre philosophie;
vous avez en vous de quoi l'exercer. Nous trouvions l'autre jour qu'il
n'y avait de véritable mal dans la vie que les grandes douleurs; tout le
reste est dans l'imagination, et dépend de la manière dont on conçoit
les choses: tous les autres maux trouvent leur remède, ou dans le temps,
ou dans la modération, ou dans la force de l'esprit; les réflexions, la
dévotion, la philosophie, les peuvent adoucir. Quant aux douleurs, elles
tiennent l'âme et le corps; la vue de Dieu les fait souffrir avec
patience; elle fait qu'on en profite, mais elle ne les diminue point.

Voilà un discours qui aurait tout l'air d'avoir été rapporté tout entier
du faubourg Saint-Germain[293]; cependant il est de chez ma pauvre
tante, où j'étais l'aigle de la conversation: elle nous en donnait le
sujet par ses extrêmes souffrances, qu'elle ne veut pas qu'on mette en
comparaison avec nul autre mal de la vie. M. de la Rochefoucauld est
bien de cet avis; il est toujours accablé de gouttes: il a perdu sa
vraie mère[294], dont il est véritablement affligé; je l'en ai vu
pleurer avec une tendresse qui me le faisait adorer. C'était une femme
d'un extrême mérite; et enfin, dit-il, c'était la seule qui n'a jamais
cessé de m'aimer. Ne manquez pas de lui écrire, et M. de Grignan aussi.
Le cœur de M. de la Rochefoucauld pour sa famille est une chose
incomparable; il prétend que c'est une des chaînes qui nous attachent
l'un à l'autre. Nous avons bien découvert et rapporté et rajusté des
choses de sa folle de _mère_[295], qui nous font bien entendre ce que
vous nous disiez quelquefois, que ce n'était point ce qu'on pensait, que
c'était autre chose: vraiment oui, c'était autre chose, ou, pour mieux
dire, c'était tout ensemble; l'un était sans préjudice de l'autre; elle
mariait le luth avec la voix, et le spirituel avec les grossièretés. Ma
fille, nous avons trouvé une bonne veine, et qui nous explique bien une
querelle que vous eûtes une fois dans la grande chambre de madame de la
Fayette: je vous dirai le reste en Provence.

Ma tante est dans un état qui tirera dans une grande longueur. Votre
voyage est parfaitement bien placé; peut-être que le nôtre s'y
rapportera. Nous mourons d'envie de passer la Pentecôte en chemin, ou à
Moulins, ou à Lyon; l'abbé le souhaite comme moi. Il n'y a pas un homme
de qualité (d'épée s'entend) à Paris. Je fus dimanche à la messe aux
Minimes; je dis à mademoiselle de la Trousse: Nous allons trouver nos
pauvres Minimes bien déserts, il n'y doit avoir que le marquis
d'Alluye[296]. Nous entrons dans l'église: le premier homme et l'unique
que je trouve, c'est le marquis d'Alluye; mon enfant, cette sottise me
fit rire aux larmes: enfin il est demeuré, et s'en va à son gouvernement
sur le bord de la mer; il faut garder les côtes, comme vous savez.

Vous voilà donc partie, ma fille; j'espère bien que vous m'écrirez de
partout; je vous écris toujours. J'ai si bien fait que j'ai retrouvé un
petit ami à la poste, qui prend soin de nos lettres. J'ai été ces
jours-ci fort occupée à parer ma petite maison. Saint-Aubin y a fait des
merveilles; j'y coucherai demain; je vous jure que je ne l'aime que
parce qu'elle est faite pour vous; vous serez très-bien logée dans mon
appartement, et moi très-bien aussi. Je vous conterai comme tout cela
est tourné joliment. J'ai des inquiétudes extrêmes de votre pauvre
frère: on croit cette guerre si terrible, qu'on ne peut assez craindre
pour ceux que l'on aime; et puis, tout d'un coup, j'espère que ce ne
sera point tout ce que l'on pense, parce que je n'ai jamais vu arriver
les choses comme on les imagine.

Mandez-moi, je vous prie, ce qu'il y a entre la princesse
d'Harcourt[297] et vous; Brancas est désespéré de penser que vous
n'aimez point sa fille: M. d'Uzès a promis de remettre la paix partout;
je serai bien aise de savoir de vous ce qui vous a mise en froideur.

Vous me dites que la beauté de votre fils diminue, et que son mérite
augmente; j'ai regret à sa beauté, et je me réjouis qu'il aime le vin;
voilà un petit brin de Bretagne et de Bourgogne qui fera un fort bel
effet, avec la sagesse des Grignans. Votre fille est tout le contraire:
sa beauté augmente, et son mérite diminue. Je vous assure qu'elle est
fort jolie, et qu'elle est opiniâtre comme un petit démon, elle a ses
petites volontés et ses petits desseins; elle me divertit extrêmement:
son teint est admirable, ses yeux sont bleus, ses cheveux noirs, son nez
ni beau ni laid; son menton, ses joues, son tour de visage,
très-parfaits. Je ne dis rien de sa bouche, elle s'accommodera; le son
de sa voix est joli; madame de Coulanges trouvait qu'il pouvait fort
bien passer par sa bouche.

Je pense, ma fille, qu'à la fin je serai de votre avis: je trouve des
chagrins dans la vie qui sont insupportables; et, malgré le beau
raisonnement du commencement de ma lettre, il y a bien d'autres maux
qui, pour être moindres que les douleurs, se font également redouter. Je
suis si souvent traversée dans ce que je souhaite le plus, qu'en vérité
la vie me paraît fort désobligeante.


  [293] C'est-à-dire de chez madame de la Fayette.

  [294] Gabrielle du Plessis de Liancourt.

  [295] Madame de Marans, qui appelait le duc de la Rochefoucauld _mon
  fils_.

  [296] Paul d'Escoubleau, marquis d'Alluye et de Sourdis, gouverneur de
  l'Orléanais.

  [297] Françoise de Brancas, femme d'Alphonse-Henri-Charles de
  Lorraine, prince d'Harcourt.



100.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 6 mai 1672.

Ma fille, il faut que je vous conte; c'est une radoterie que je ne puis
éviter. Je fus hier à un service de M. le chancelier (_Séguier_) à
l'Oratoire: ce sont les peintres, les sculpteurs, les musiciens et les
orateurs qui en ont fait la dépense, en un mot, les quatre arts
libéraux. C'était la plus belle décoration qu'on puisse imaginer: le
Brun avait fait le dessin; le mausolée touchait à la voûte, orné de
mille lumières, et de plusieurs figures convenables à celui qu'on
voulait louer. Quatre squelettes, en bas, étaient chargés des marques de
sa dignité; comme lui ayant ôté les honneurs avec la vie: l'un portait
son mortier, l'autre sa couronne de duc, l'autre son ordre, l'autre les
masses de chancelier. Les quatre Arts étaient éplorés et désolés
d'avoir perdu leur protecteur: la Peinture, la Musique, l'Éloquence et
la Sculpture. Quatre Vertus soutenaient la première représentation: la
Force, la Justice, la Tempérance, et la Religion. Quatre Anges ou quatre
Génies recevaient au-dessus cette belle âme. Le mausolée était encore
orné de plusieurs Anges qui soutenaient une chapelle ardente, laquelle
tenait à la voûte. Jamais il ne s'est rien vu de si magnifique, ni de si
bien imaginé; c'est le chef-d'œuvre de le Brun. Toute l'église était
parée de tableaux, de devises et d'emblèmes qui avaient rapport aux
armes ou à la vie du chancelier: plusieurs actions principales y étaient
peintes. Madame de Verneuil[298] voulait acheter toute cette décoration
un prix excessif. Ils ont tous, en corps, résolu d'en parer une galerie,
et de laisser cette marque de leur reconnaissance et de leur
magnificence à l'éternité. L'assemblée était belle et grande, mais sans
confusion; j'étais auprès de M. de Tulle[299], de M. Colbert, et de M.
de Monmouth[300], beau comme du temps du Palais-Royal, qui, par
parenthèse, s'en va à l'armée trouver le roi. Il est venu un jeune père
de l'Oratoire pour faire l'oraison funèbre; j'ai dit à M. de Tulle
(_Mascaron_) de le faire descendre, et de monter à sa place; et que rien
ne pouvait soutenir la beauté du spectacle et la perfection de la
musique, que la force de son éloquence. Ma fille, ce jeune homme a
commencé en tremblant, tout le monde tremblait aussi: il a débuté par un
accent provençal; il est de Marseille, il s'appelle Léné; mais, en
sortant de son trouble, il est entré dans un chemin si lumineux, il a si
bien établi son discours, il a donné au défunt des louanges si mesurées,
il a passé par tous les endroits délicats avec tant d'adresse, il a si
bien mis dans tout son jour tout ce qui pouvait être admiré, il a fait
des traits d'éloquence et des coups de maître si à propos et de si bonne
grâce, que tout le monde, je dis tout le monde sans exception, s'en est
écrié, et chacun était charmé d'une action si parfaite et si achevée.
C'est un homme de vingt-huit ans, intime ami de M. de Tulle, qui
l'emmène avec lui dans son diocèse: nous le voulons nommer le chevalier
Mascaron; mais je crois qu'il surpassera son aîné. Pour la musique,
c'est une chose qu'on ne peut expliquer. Baptiste (_Lully_) avait fait
un dernier effort de toute la musique du roi; ce beau _Miserere_ y était
encore augmenté; il y eut un _Libera_ où tous les yeux étaient pleins de
larmes; je ne crois point qu'il y ait une autre musique dans le ciel. Il
y avait beaucoup de prélats; j'ai dit à Guitaut: Cherchons un peu notre
ami _Marseille_, nous ne l'avons point vu; je lui ai dit tout bas: Si
c'était l'oraison funèbre de quelqu'un qui fût vivant, il n'y manquerait
pas[301]. Cette folie a fait rire Guitaut, sans aucun respect pour la
pompe funèbre. Ma chère enfant, quelle espèce de lettre est-ce ceci? Je
pense que je suis folle: à quoi peut servir une si grande narration?
Vraiment, j'ai bien satisfait le désir que j'avais de conter.

Le roi est à Charleroi, et y fera un assez long séjour. Il n'y a point
encore de fourrages, les équipages portent la famine avec eux: on est
assez embarrassé dès le premier pas de cette campagne. Guitaut m'a
montré votre lettre, et à l'abbé, _Envoyez-moi ma mère_. Ma fille, que
vous êtes aimable! et que vous justifiez agréablement l'excessive
tendresse qu'on voit que j'ai pour vous! Hélas! je ne songe qu'à partir,
laissez-m'en le soin; je conduis des yeux toutes choses; et si ma tante
prenait le chemin de languir, en vérité je partirais. Vous seule au
monde me pouvez faire résoudre à la quitter dans un si pitoyable état;
nous verrons: je vis au jour la journée, et n'ai pas encore le courage
de rien décider; un jour je pars, le lendemain je n'ose; enfin vous
dites vrai, il y a des choses bien désobligeantes dans la vie. Vous me
priez de ne point songer à vous en changeant de maison; et moi, je vous
prie de croire que je ne songe qu'à vous, et que vous m'êtes si
extrêmement chère, que vous faites toute l'occupation de mon cœur.
J'irai coucher demain dans ce joli appartement où vous serez placée sans
me déplacer. Demandez au marquis d'Oppède, il l'a vu; il dit qu'il s'en
va vous trouver. Hélas! qu'il est heureux! Adieu, ma belle petite; vous
êtes au bout du monde, vous voyagez; je crains votre humeur hasardeuse:
je ne me fie ni à vous, ni à M. de Grignan. Il est vrai que c'est une
chose étrange, comme vous dites, de se trouver à Aix après avoir fait
cent lieues, et au Saint-Pilon[302] après avoir grimpé si haut. Il y a
quelquefois dans vos lettres des endroits qui sont très-plaisants, mais
il vous échappe des périodes comme dans Tacite; j'ai trouvé cette
comparaison, il n'y a rien de plus vrai. J'embrasse Grignan et le baise
à la joue droite, au-dessous de sa _touffe ébouriffée_[303].


  [298] Fille du chancelier Séguier.

  [299] Jules Mascaron.

  [300] Fils naturel de Charles II, roi d'Angleterre, et le même qui fut
  décapité en 1685.

  [301] Ceci rappelle la naïveté de M. de Puymaurin sur Racine, qui, par
  son testament, voulut qu'on l'enterrât à Port-Royal: «Il n'aurait
  jamais fait cela de son vivant,» dit-il.

  [302] Le Saint-Pilon est une chapelle en forme de dôme, bâtie au
  dessus du rocher de la Sainte-Baume.

  [303] Allusion à des bouts-rimés que madame de Grignan avait faits à
  Livry.



101.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 20 mai 1672.

Je comprends fort bien, ma fille, et l'agrément, et la magnificence, et
la dépense de votre voyage; je l'avais dit à notre abbé comme une chose
pesante pour vous: mais ce sont des nécessités. Il faut cependant
examiner si l'on veut bien courir le hasard de l'abîme où conduit la
grande dépense; nous en parlerons. Il n'importe guère d'avoir du repos
pour soi-même: quand on entre véritablement dans les intérêts des
personnes qui nous sont chères, et qu'on sent tous leurs chagrins
peut-être plus qu'elles-mêmes, c'est le moyen de n'avoir guère de
plaisirs dans la vie, et il faut être bien enragée pour l'aimer autant
qu'on fait. Je dis la même chose de la santé; j'en ai beaucoup, mais à
quoi me sert-elle? à garder ceux qui n'en ont point. La fièvre a repris
traîtreusement à madame de la Fayette; ma tante est bien plus mal que
jamais; elle s'en va tous les jours: que fais-je? je sors de chez ma
tante, et je vais chez cette pauvre Fayette; et puis je sors de chez la
Fayette pour revenir chez ma tante. Ni Livry, ni les promenades, ni ma
jolie maison, tout cela ne m'est de rien: il faut pourtant que je coure
à Livry un moment, car je n'en puis plus. Voilà comme la Providence
partage les chagrins et les maux: après tout, les miens ne sont rien en
comparaison de l'état où est ma pauvre tante. Ah! noble indifférence, où
êtes-vous? Il ne faut que vous pour être heureuse, et sans vous tout est
inutile: mais puisqu'il faut souffrir de quelque façon que ce soit, il
vaut encore mieux souffrir par là que par les autres endroits. J'ai vu
madame de Martel chez elle, et je lui ai dit tout ce que vous pouvez
penser; son mari lui a écrit des ravissements de votre beauté; il est
comblé de vos politesses, il vous loue et vous admire. Sa femme m'était
venue chercher pour me montrer cette lettre; je la trouvai enfin, et je
vous acquittai de tout. Rien n'est plus romanesque que vos fêtes sur la
mer, et vos festins dans le _Royal-Louis_, ce vaisseau d'une si grande
réputation. Le véritable LOUIS est en chemin avec toute son armée; les
lettres ne disent rien de positif, par la raison qu'on ne sait point où
l'on va. Il n'est plus question de Maestricht; on dit qu'on va prendre
trois places, l'une sur le Rhin, l'autre sur l'Yssel, et la troisième
tout auprès; je vous manderai leurs noms quand je les saurai. Rien n'est
plus confus que toutes les nouvelles de l'armée: ce n'est pas faire sa
cour que d'en mander, ni de se mêler de deviner et de raisonner. Les
lettres sont plaisantes à voir: vous jugez bien que je passe ma vie avec
des gens qui ont des fils assez bien instruits; mais il est vrai que le
secret est grand sur les intentions de Sa Majesté. L'autre jour, un
homme de bonne maison[304] écrivait à un de ses amis: _Je vous prie de
me mander où nous allons, et si nous passerons l'Yssel, ou si nous
assiégerons Maestricht_. Vous pouvez juger par là des lumières que nous
avons ici: je vous assure que le cœur est en presse. Vous êtes heureuse
d'avoir votre cher mari en sûreté, qui n'a d'autre fatigue que de voir
toujours votre chien de visage dans une litière vis-à-vis de lui: _le
pauvre homme_[305]! Il avait raison de monter quelquefois à cheval pour
l'éviter: le moyen de le regarder si longtemps! Hélas! il me souvient
qu'une fois, en revenant de Bretagne, vous étiez vis-à-vis de moi: quel
plaisir ne sentais-je point de voir toujours cet aimable visage! Il est
vrai que c'était dans un carrosse; il faut donc qu'il y ait quelque
malédiction sur la litière.

Madame du Pui-du-Fou ne veut pas que je mène ma petite enfant: elle dit
que c'est hasarder, et là-dessus je rends les armes: je ne voudrais pas
mettre en péril sa petite personne; je l'aime tout à fait; je lui ai
fait couper les cheveux; elle est coiffée _hurluberbu_, cette coiffure
est faite pour elle. Son teint, sa gorge, tout son petit corps est
admirable; elle fait cent petites choses, elle parle, elle caresse, elle
bat, elle fait le signe de la croix, elle demande pardon, elle fait la
révérence, elle baise la main, elle hausse les épaules, elle danse, elle
flatte, elle prend le menton; enfin elle est jolie de tout point; je m'y
amuse des heures entières; je ne veux point que cela meure. Je vous
disais l'autre jour: je ne sais point comme l'on fait pour ne point
aimer sa fille.


  [304] M. le Duc.

  [305] Allusion à la pièce du _Tartufe_.



102.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 23 mai 1672.

Mon petit ami de la poste ne se trouva pas hier à l'arrivée du courrier,
de sorte que mon laquais ne rapporta point mes lettres: elles sont par
la ville; je les attends à tous les moments, et j'espère les avoir avant
que de faire mon paquet. Ce retardement me déplaît beaucoup; mon petit
nouvel ami m'en demande excuse, mais je ne lui pardonne pas. En
attendant, ma fille, je m'en vais causer avec vous. J'ai vu ce matin M.
de Marignanes[306]; je l'ai pris pour M. de Maillanes; je me suis
embarrassée; enfin, pour avoir plus tôt fait, je l'ai prié de me démêler
ces deux noms. Il l'a fait en galant homme; il a compris qu'il est
très-possible que je me confonde; il m'a remise: il est très-content de
moi, et moi très-contente de lui. Il a vu votre fille; il dit que son
frère est beau comme un ange, et vous comme deux. Il admire votre
esprit, votre personne; il adore M. de Grignan.

Je dînai hier chez la Troche avec l'abbé Arnauld et madame de Valentiné:
après-dîné nous eûmes le Camus, son fils, et Itier: cela fit une petite
symphonie très-parfaite. Ensuite arrive mademoiselle de Grignan avec son
écuyer, c'était _Beaulieu_; sa gouvernante, c'était _Hélène_; sa femme
de chambre, c'était _Marie_; son petit laquais, c'était _Jaco_, fils de
sa nourrice; et la nourrice avec ses habits des dimanches: c'est la plus
aimable femme de village que j'aie jamais vue. Tout cela parut beaucoup:
on les envoya dans le jardin, on les regarda fort: j'aime trop tout ce
petit ménage-là. Madame du Pui-du-Fou m'a brouillé la tête, en ne
voulant pas que je mène ma petite enfant; car, après tout, les enfants
de la nourrice ne me plaisent point auprès d'elle, et je connais dans
son visage que jamais elle ne passera l'été ici, sans en mourir d'ennui.
Mais, ma fille, il est question de partir: un jour nous disons, l'abbé
et moi: Allons-nous-en; ma tante ira jusqu'à l'automne: voilà qui est
résolu. Le jour d'après, nous la trouvons si extrêmement bas, que nous
nous disons: Il ne faut pas songer à partir, ce serait une barbarie: la
lune de mai l'emportera. Et ainsi nous passons d'un jour à l'autre, avec
le désespoir dans le cœur: vous comprenez bien cet état, il est cruel.
Ce qui me ferait souhaiter d'être en Provence, ce serait afin d'être
sincèrement affligée de la perte d'une personne qui m'a toujours été si
chère; et je sens que si je suis ici, la liberté qu'elle me donnera
m'ôtera une partie de ma tendresse et de mon bon naturel. N'admirez-vous
point la bizarre disposition des choses de ce monde, et de quelle
manière elles viennent croiser notre chemin? Ce qu'il y a de certain,
c'est que, de quelque manière que ce puisse être, nous irons cet été à
Grignan. Laissez-nous démêler toute cette triste aventure, et soyez
assurée que l'abbé et moi nous sommes plus près d'offenser la bienséance
en partant trop tôt, que l'amitié que nous avons pour vous, en demeurant
sans nécessité. Voilà un billet de l'abbé Arnauld, qui vous apprendra
les nouvelles. Son frère[307], en partant, le pria de me faire part de
celles qu'il lui manderait: la première page est un ravaudage de rien
pour choisir un jour, afin de dîner chez M. d'Harouïs: on fait du mieux
qu'on peut à cet abbé Arnauld; il n'est pas souvent à Paris[308], et
l'on est aise d'obliger les gens de ce nom-là. Il me pria l'autre jour
de lui montrer un morceau de votre style: son frère lui en a dit du
bien. En le lui montrant, je fus surprise moi-même de la justesse de vos
périodes: elles sont quelquefois harmonieuses; votre style est devenu
comme on le peut souhaiter, il est fait et parfait; vous n'avez qu'à
continuer, et vous bien garder de vouloir le rendre meilleur.

Voilà dix heures, il faut faire mon paquet: je n'ai point reçu votre
lettre: j'ai passé à la poste, mon petit homme m'a fait beaucoup
d'excuses; mais je n'en suis pas plus riche; ma lettre est entre les
mains des facteurs, c'est-à-dire la mer à boire. Je la recevrai demain,
et n'y ferai réponse que vendredi. Adieu, ma chère enfant; vous dirai-je
que je vous aime? il me semble que c'est une chose inutile, vous le
croyez assurément. Croyez-le donc, ma chère enfant, et ne craignez point
d'aller trop avant. Si je n'avais point le cœur triste, je vous
porterais de jolies chansons: M. de Grignan les chanterait comme un
ange. Je l'embrasse très-tendrement, et vous encore plus de mille fois.


  [306] Joseph-Gaspard Couet, marquis de Marignanes.

  [307] M. de Pomponne.

  [308] Il demeurait à Angers, auprès de son oncle Henri Arnauld, évêque
  d'Angers.



103.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 17 juin 1672, à 11 heures du soir.

Je viens d'apprendre, ma fille, une triste nouvelle dont je ne vous
dirai point le détail, parce que je ne le sais pas: mais je sais qu'au
passage de l'Yssel[309], sous les ordres de M. le Prince, M. de
Longueville a été tué; cette nouvelle accable. J'étais chez madame de la
Fayette quand on vint l'apprendre à M. de la Rochefoucauld, avec la
blessure de M. de Marsillac et la mort du chevalier de Marsillac: cette
grêle est tombée sur lui en ma présence. Il a été très-vivement affligé,
ses larmes ont coulé du fond du cœur, et sa fermeté l'a empêché
d'éclater. Après ces nouvelles, je ne me suis pas donné la patience de
rien demander; j'ai couru chez M. de Pomponne, qui m'a fait souvenir que
mon fils est dans l'armée du roi, laquelle n'a eu nulle part à cette
expédition; elle était réservée à M. le Prince: on dit qu'il est blessé;
on dit qu'il a passé la rivière dans un petit bateau; on dit que Nogent
a été noyé; on dit que Guitry est tué; on dit que M. de Roquelaure et M.
de la Feuillade sont blessés, qu'il y en a une infinité qui ont péri en
cette rude occasion. Quand je saurai le détail de cette nouvelle, je
vous la manderai. Voilà Guitaut qui m'envoie un gentilhomme qui vient de
l'hôtel de Condé; il me dit que M. le Prince a été blessé à la main. M.
de Longueville avait forcé la barrière, où il s'était présenté le
premier; il a été aussi le premier tué sur-le-champ; tout le reste est
assez pareil: M. de Guitry noyé, et M. de Nogent aussi[310]; M. de
Marsillac blessé, comme j'ai dit, et une grande quantité d'autres qu'on
ne sait pas encore. Mais enfin l'Yssel est passé. M. le Prince l'a passé
trois ou quatre fois en bateau, tout paisiblement, donnant ses ordres
partout avec ce sang-froid et cette valeur divine qu'on lui connaît. On
assure qu'après cette première difficulté on ne trouve plus d'ennemis:
ils sont retirés dans leurs places. La blessure de M. de Marsillac est
un coup de mousquet dans l'épaule, et un autre dans la mâchoire, sans
casser l'os. Adieu, ma chère enfant; j'ai l'esprit un peu hors de sa
place, quoique mon fils soit dans l'armée du roi; mais il y aura tant
d'autres occasions, que cela fait trembler et mourir.


  [309] C'est-à-dire au passage du Rhin: l'Yssel fut abandonné.

  [310] Armand de Bautru, comte de Nogent, et Guy de Chaumont de Guitry,
  grand maître de la garde-robe.



104.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, 20 juin 1672.

Il m'est impossible de me représenter l'état où vous avez été, ma chère
enfant, sans une extrême émotion; et, quoique je sache que vous en êtes
quitte, Dieu merci! je ne puis tourner les yeux sur le passé, sans une
horreur qui me trouble. Hélas! que j'étais mal instruite d'une santé qui
m'est si chère! Qui m'eût dit en ce temps-là, Votre fille est plus en
danger que si elle était à l'armée, j'étais bien loin de le croire.
Faut-il donc que je me trouve cette tristesse avec tant d'autres qui
sont présentement dans mon cœur! Le péril extrême où se trouve mon
fils; la guerre qui s'échauffe tous les jours; les courriers qui
n'apportent plus que la mort de quelqu'un de nos amis ou de nos
connaissances, et qui peuvent apporter pis; la crainte que l'on a des
mauvaises nouvelles, et la curiosité qu'on a de les apprendre; la
désolation de ceux qui sont outrés de douleur, et avec qui je passe une
partie de ma vie; l'inconcevable état de ma tante, et l'envie que j'ai
de vous voir, tout cela me déchire, me tue, et me fait mener une vie si
contraire à mon humeur et à mon tempérament, qu'en vérité il faut que
j'aie une bonne santé pour y résister. Vous n'avez jamais vu Paris comme
il est; tout le monde pleure, ou craint de pleurer: l'esprit tourne à la
pauvre madame de Nogent; madame de Longueville fait fendre le cœur, à
ce qu'on dit: je ne l'ai point vue, mais voici ce que je sais.

Mademoiselle de Vertus[311] était retournée depuis deux jours à
Port-Royal, où elle est presque toujours: on est allé la querir avec M.
Arnauld, pour dire cette nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avait qu'à
se montrer; ce retour si précipité marquait bien quelque chose de
funeste. En effet, dès qu'elle parut: Ah! mademoiselle, comment se porte
monsieur mon frère? (_le grand Condé_). Sa pensée n'osa aller plus
loin.—Madame, il se porte bien de sa blessure.—Il y a eu un combat! Et
mon fils?—On ne lui répondit rien.—Ah! mademoiselle, mon fils, mon
cher enfant, répondez-moi, est-il mort?—Madame, je n'ai point de
paroles pour vous répondre.—Ah! mon cher fils! est-il mort
sur-le-champ? n'a-t-il pas eu un seul moment? Ah, mon Dieu! quel
sacrifice! Et là-dessus elle tombe sur son lit; et tout ce que la plus
vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des
évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et
par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des
plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines
gens, elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut; elle n'a aucun
repos; sa santé, déjà très-mauvaise, est visiblement altérée: pour moi,
je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après
une telle perte.

Il y a un homme[312] dans le monde qui n'est guère moins touché; j'ai
dans la tête que s'ils s'étaient rencontrés tous deux dans ces premiers
moments, et qu'il n'y eût eu personne avec eux, tous les autres
sentiments auraient fait place à des cris et à des larmes, que l'on
aurait redoublés de bon cœur: c'est une vision.

Mais enfin quelle affliction ne montre point notre grosse marquise
d'Huxelles sur le pied de la bonne amitié? Les maîtresses ne s'en
contraignent pas. Toute sa pauvre maison revient; et son écuyer, qui
arriva hier, ne paraît pas un homme raisonnable: cette mort efface les
autres. Un courrier d'hier au soir apporta la mort du comte du
Plessis[313], qui faisait faire un pont; un coup de canon l'a emporté.
M. de Turenne assiége Arnheim: on parle aussi du fort de Skenk. Ah! que
ces beaux commencements seront suivis d'une fin tragique pour bien des
gens! Dieu conserve mon pauvre fils! Il n'a point été de ce passage;
s'il y avait quelque chose de bon à un tel métier, ce serait d'être
attaché à une charge. Mais la campagne n'est point finie.

Voilà des relations, il n'y en a point de meilleure: vous verrez dans
toutes que M. de Longueville est cause de sa mort et de celle des
autres, et que M. le Prince a été père uniquement dans cette occasion,
et point du tout général d'armée. Je disais hier, et l'on m'approuva,
que, si la guerre continue, M. le Duc[314] sera cause de la mort de M.
le Prince; son amour pour lui passe toutes ses autres passions. La
Marans est abîmée; elle dit qu'elle voit bien qu'on lui cache les
nouvelles, et qu'avec M. de Longueville, M. le Prince et M. le Duc sont
morts aussi; et qu'on le lui dise, et qu'au nom de Dieu on ne l'épargne
point; qu'aussi bien elle est dans un état qu'il est inutile de ménager.
Si l'on pouvait rire, on rirait. Ah! si elle savait combien peu on songe
à lui cacher quelque chose, et combien chacun est occupé de ses douleurs
et de ses craintes, elle ne croirait pas qu'on eût tant d'application à
la tromper.

Les nouvelles que je vous mande sont d'original; c'est de Gourville,
qui était avec madame de Longueville quand elle a reçu ses lettres; tous
les courriers viennent droit à lui. M. de Longueville avait fait son
testament avant que de partir; il laisse une grande partie de son bien à
un fils qu'il a, et qui, à mon avis, paraîtra sous le nom de chevalier
d'Orléans[315], sans rien coûter à ses parents, quoiqu'ils ne soient
point gueux. Savez-vous où l'on mit le corps de M. de Longueville? Dans
le même bateau où il avait passé tout vivant, il y avait deux heures. M.
le Prince, qui était blessé, le fit mettre auprès de lui, couvert d'un
manteau, en repassant le Rhin avec plusieurs autres blessés, pour se
faire panser dans une ville en deçà de ce fleuve; de sorte que ce retour
fut la plus triste chose du monde. On dit que le chevalier de
Montchevreuil, qui était attaché à M. de Longueville ne veut point qu'on
le panse d'une blessure qu'il a reçue auprès de lui[316].

Mon fils m'a écrit; il est sensiblement touché de la perte de M. de
Longueville. Il n'était point à cette première expédition, mais il sera
d'une autre: peut-on trouver quelque sûreté dans un tel métier? Je vous
conseille d'écrire à M. de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier
et sur la blessure de M. de Marsillac. J'ai vu son cœur à découvert
dans cette cruelle aventure; il est au premier rang de tout ce que j'ai
jamais vu de courage, de mérite, de tendresse et de raison: je compte
pour rien son esprit et son agrément. Je ne m'amuserai point aujourd'hui
à vous dire combien je vous aime.


  Du même jour, à dix heures du soir.

Il y a deux heures que j'ai fait mon paquet, et en revenant de la ville
je trouve la paix faite, selon une lettre qu'on m'a envoyée. Il est aisé
de croire que toute la Hollande est en alarme et soumise: le bonheur du
roi est au-dessus de tout ce qu'on a jamais vu. On va commencer à
respirer; mais quel redoublement de douleur à madame de Longueville, et
à ceux qui ont perdu leurs chers enfants! J'ai vu le maréchal du
Plessis; il est très-affligé, mais en grand capitaine. La maréchale[317]
pleure amèrement, et la comtesse[318] est fâchée de n'être point
duchesse; et puis c'est tout. Ah! ma fille, sans l'emportement de M. de
Longueville, songez que nous aurions la Hollande, sans qu'il nous en eût
rien coûté.


  [311] Catherine-Françoise de Bretagne, sœur de la duchesse de
  Montbazon. Elle était une des saintes de Port-Royal.

  [312] M. de la Rochefoucauld.

  [313] Alexandre de Choiseul, comte du Plessis, fils de César, duc de
  Choiseul, maréchal de France.

  [314] Henri-Jules de Bourbon, fils de M. le Prince.

  [315] Il parut sous le nom de chevalier de Longueville, et fut tué
  pendant le siége de Philisbourg, en 1688, par un soldat qui tirait une
  bécassine.

  [316] Philippe de Mornay, chevalier de Malte; il mourut de cette
  blessure.

  [317] Colombe le Charron.

  [318] Marie-Louise le Loup de Bellenave, remariée au marquis de
  Clérembault.



105.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 24 juin 1672.

Je suis présentement dans la chambre de ma tante: si vous pouviez la
voir en l'état qu'elle est, vous ne douteriez pas que je ne partisse
demain matin. Elle a reçu aujourd'hui le viatique pour la dernière fois;
mais comme son mal est d'être entièrement consumée, cette dernière
goutte d'huile ne se trouve pas sitôt. Elle est debout, c'est-à-dire
dans sa chaise, avec sa robe de chambre, sa cornette, une coiffe noire
par-dessus, et ses gants: nulle senteur, nulle malpropreté dans sa
chambre; mais son visage est plus changé que si elle était morte depuis
huit jours; les os lui percent la peau; elle est entièrement étique et
desséchée; elle n'avale qu'avec des difficultés extrêmes; elle a perdu
la parole. M. Vesou lui a signifié son arrêt; elle ne prend plus de
remèdes; la nature ne retient plus rien; elle n'est quasi plus enflée,
parce que l'hydropisie a causé le desséchement; elle n'a plus de
douleurs, parce qu'il n'y a plus rien à consumer; elle est fort
assoupie, mais elle respire encore, et voilà à quoi elle tient: elle a
eu des froids et des faiblesses qui nous ont fait croire qu'elle était
passée; on a voulu une fois lui donner l'extrême-onction. Je ne quitte
plus ce quartier, de peur d'accident. Je vous assure que, quelque chose
que je voie au delà, cette dernière scène me coûtera bien des larmes;
c'est un spectacle difficile à soutenir, quand on est tendre comme moi.
Voilà, ma fille, où nous en sommes. Il y a trois semaines qu'elle nous
donna congé à tous, parce qu'elle avait encore un reste de cérémonie;
mais présentement que le masque est ôté, elle nous a fait entendre, à
l'abbé et à moi, en nous tendant la main, qu'elle recevait une extrême
consolation de nous avoir tous deux dans ces derniers moments: cela nous
creva le cœur, et nous fit voir qu'on joue longtemps la comédie, et
qu'à la mort on dit la vérité. Je ne vous dis plus, ma fille, le jour de
mon départ.

    Comment pourrais-je vous le dire?
  Rien n'est plus incertain que l'heure de la mort[319].

Mais enfin, pourvu que vous vouliez bien ne nous point mander de ne pas
partir, il est très-certain que nous partirons. Laissez-nous donc faire,
vous savez comme je hais les remords: ce m'eût été un _dragon_ perpétuel
que de n'avoir pas rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. Je
n'oublie rien de ce que je crois lui devoir dans cette triste occasion.

Je n'ai point vu madame de Longueville; on ne la voit point; elle est
malade: il y a eu des personnes distinguées, mais je n'en ai pas été, et
n'ai point de titre pour cela. Il ne paraît pas que la paix soit si
proche que je vous l'avais mandé; mais il paraît un air d'intelligence
partout, et une si grande promptitude à se soumettre, qu'il semble que
le roi n'ait qu'à s'approcher d'une ville pour qu'elle se rende à lui.
Sans l'excès de bravoure de M. de Longueville, qui lui a causé la mort
et à beaucoup d'autres, tout aurait été à souhait; mais, en vérité, la
Hollande entière ne vaut pas un tel prince. N'oubliez pas d'écrire à M.
de la Rochefoucauld sur la mort de son chevalier et la blessure de M. de
Marsillac; n'allez pas vous fourvoyer: voilà ce qui l'afflige. Hélas! je
mens; entre nous, ma fille, il n'a pas senti la perte du chevalier, et
il est inconsolable de celui que tout le monde regrette. Il faut écrire
aussi au maréchal du Plessis. Tous nos pauvres amis sont encore en
santé. Le petit la Troche[320] a passé des premiers à la nage; on l'a
distingué. Si je ne suis encore ici, dites-en un mot à sa mère, cela lui
fera plaisir.

Ma pauvre tante me pria l'autre jour, par signes, de vous faire mille
amitiés, et de vous dire adieu; elle nous fit pleurer: elle a été en
peine de la pensée de votre maladie; notre abbé vous en fait mille
compliments: il faut que vous lui disiez toujours quelque petite
douceur, pour soutenir l'extrême envie qu'il a de vous aller voir. Vous
êtes présentement à Grignan; j'espère que j'y serai à mon tour aussi
bien que les autres: hélas! je suis toute prête. J'admire mon malheur:
c'est assez que je désire quelque chose, pour y trouver de l'embarras.
Je suis très-contente des soins et de l'amitié du coadjuteur; je ne lui
écrirai point, il m'en aimera mieux: je serai ravie de le voir et de
causer avec lui.


  [319] Pensée d'un madrigal de Montreuil.

  [320] François-Martin de Savonières de la Troche, alors âgé de seize
  ans.



106.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 1er juillet 1672.

Enfin, ma fille, notre chère tante a fini sa malheureuse vie: la pauvre
femme nous a fait bien pleurer dans cette triste occasion; et pour moi,
qui suis tendre aux larmes, j'en ai beaucoup répandu. Elle mourut hier
matin à quatre heures, sans que personne s'en aperçût; on la trouva
morte dans son lit: la veille, elle était extraordinairement mal, et,
par inquiétude, elle voulut se lever; elle était si faible, qu'elle ne
pouvait se tenir dans sa chaise, et s'affaissait et coulait jusqu'à
terre; on la relevait. Mademoiselle de la Trousse se flattait, et
trouvait que c'était qu'elle avait besoin de nourriture; elle avait des
convulsions à la bouche: ma cousine disait que c'était un embarras que
le lait avait fait dans sa bouche et dans ses dents: pour moi, je la
trouvais très-mal. A onze heures, elle me fit signe de m'en aller: je
lui baisai la main; elle me donna sa bénédiction, et je partis; ensuite
elle prit son lait, par complaisance pour mademoiselle de la Trousse;
mais, en vérité, elle ne put rien avaler, et elle lui dit qu'elle n'en
pouvait plus; on la recoucha, elle chassa tout le monde, et dit qu'elle
s'en allait dormir. A trois heures elle eut besoin de quelque chose, et
fit encore signe qu'on la laissât en repos. A quatre heures, on dit à
mademoiselle de la Trousse que sa mère dormait; ma cousine dit qu'il ne
fallait pas l'éveiller pour prendre son lait. A cinq heures, elle dit
qu'il fallait voir si elle dormait. On approche de son lit, on la trouve
morte: on crie, on ouvre les rideaux; sa fille se jette sur cette pauvre
femme, elle la veut réchauffer, ressusciter: elle l'appelle, elle crie,
elle se désespère; enfin on l'arrache, et on la met par force dans une
autre chambre: on me vient avertir; je cours tout émue; je trouve cette
pauvre tante toute froide, et couchée si à son aise, que je ne crois pas
que depuis six mois elle ait eu un moment si doux que celui de sa mort;
elle n'était quasi point changée, à force de l'avoir été auparavant. Je
me mis à genoux, et vous pouvez penser si je pleurai abondamment en
voyant ce triste spectacle. J'allai voir ensuite mademoiselle de la
Trousse, dont la douleur fend les pierres: je les amenai toutes deux
ici[321]. Le soir, madame de la Trousse vint prendre ma cousine pour la
mener chez elle et à la Trousse dans trois jours, en attendant le retour
de M. de la Trousse. Mademoiselle de Méri a couché ici: nous avons été
ce matin au service; elle retourne ce soir chez elle, parce qu'elle le
veut; et me voilà prête à partir. Ne m'écrivez donc plus, ma belle;
pour moi, je vous écrirai encore, car, quelque diligence que je fasse,
je ne puis quitter encore de quelques jours, mais je ne puis plus
recevoir de vos lettres ici.

Vous ne m'avez point écrit le dernier ordinaire; vous deviez m'en
avertir pour m'y préparer: je ne vous puis dire quel chagrin cet oubli
m'a donné, ni de quelle longueur m'a paru cette semaine: c'est la
première fois que cela vous est arrivé; j'aime encore mieux en avoir été
plus touchée, par n'y pas être accoutumée: j'espère de vos nouvelles
dimanche. Adieu donc, ma chère enfant.

On m'a promis une relation, je l'attends: il me semble que le roi
continue ses conquêtes. Vous ne m'avez pas dit un mot sur la mort de M.
de Longueville, ni sur tout le soin que j'ai eu de vous instruire, ni
sur toutes mes lettres; je parle à une sourde ou à une muette; je vois
bien qu'il faut que j'aille à Grignan; vos soins sont usés, on voit la
corde. Adieu donc, jusqu'au revoir. Notre abbé vous fait mille amitiés;
il est adorable du bon courage qu'il a de vouloir venir en Provence.


  [321] Mademoiselle de la Trousse et mademoiselle de Méri, toutes deux
  filles de madame de la Trousse.



107.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, dimanche au soir, 3 juillet 1672.

Ah! ma fille, j'ai bien des excuses à vous faire de la lettre que je
vous ai écrite ce matin en partant pour venir ici. Je n'avais point reçu
votre lettre; mon ami de la poste m'avait mandé que je n'en avais point;
j'étais au désespoir. J'ai laissé le soin à madame de la Troche de vous
mander toutes les nouvelles, et je suis partie là-dessus. Il est dix
heures du soir; et M. de Coulanges, que j'aime comme ma vie, et qui est
le plus joli homme du monde, m'envoie votre lettre qui était dans son
paquet; et, pour me donner cette joie, il ne craint point de faire
partir son laquais au clair de la lune: il est vrai, mon enfant, qu'il
ne s'est point trompé dans l'opinion de m'avoir fait un grand plaisir.
Je suis fâchée que vous ayez perdu un de mes paquets; comme ils sont
pleins de nouvelles, cela vous dérange, et vous ôte du train de ce qui
se passe.

Vous devez avoir reçu des relations fort exactes; elles vous auront fait
voir que le Rhin était mal défendu: le grand miracle, c'est de l'avoir
passé à la nage. M. le Prince et ses Argonautes étaient dans un bateau:
les premières troupes qu'ils rencontrèrent au delà demandaient quartier,
quand le malheur voulut que M. de Longueville, qui sans doute ne
l'entendit pas, s'approche de leurs retranchements, et, poussé d'une
bouillante ardeur, arrive à la barrière, où il tue le premier qui se
trouve sous sa main: en même temps on le perce de cinq ou six coups. M.
le Duc le suit, M. le Prince suit son fils, et tous les autres suivent
M. le Prince. Voilà où se fit la tuerie, qu'on aurait, comme vous voyez,
très-bien évitée, si l'on avait su l'envie que ces gens-là avaient de se
rendre; mais tout est marqué dans l'ordre de la Providence.

Le comte de Guiche a fait une action dont le succès le couvre de gloire;
car, si elle eût tourné autrement, il eût été criminel. Il se charge de
reconnaître si la rivière est guéable; il dit qu'oui: elle ne l'est pas;
des escadrons entiers passent à la nage sans se déranger; il est vrai
qu'il passe le premier: cela ne s'est jamais hasardé; cela réussit; il
enveloppe des escadrons, et les force à se rendre. Vous voyez bien que
son bonheur et sa valeur ne se sont point séparés; mais vous devez avoir
de grandes relations de tout cela.

Le chevalier de Nantouillet[322] était tombé de cheval: il va au fond de
l'eau, il revient, il retourne, il revient encore; enfin il trouve la
queue d'un cheval, il s'y attache; ce cheval le mène à bord, il monte
sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau,
et revient gaillard. Voilà qui est d'un sang-froid qui me fait souvenir
d'Oronte, prince des Massagètes.

Au reste, il n'est rien de plus vrai que M. de Longueville avait été à
confesse avant que de partir: comme il ne se vantait jamais de rien, il
n'en avait pas même fait sa cour à madame sa mère; mais ce fut une
confession conduite par nos amis (_de Port-Royal_), et dont l'absolution
fut différée plus de deux mois. Cela s'est trouvé si vrai, que madame de
Longueville n'en peut pas douter: vous pouvez penser quelle consolation!
Il faisait une infinité de libéralités et de charités que personne ne
savait, et qu'il ne faisait qu'à condition qu'on n'en parlât point:
jamais un homme n'a eu tant de solides vertus; il ne lui manquait que
des vices, c'est-à-dire un peu d'orgueil, de vanité, de hauteur; mais,
du reste, jamais on n'a été si près de la perfection: _Pago lui, pago il
mondo_; il était au-dessus des louanges; pourvu qu'il fût content de
lui, c'était assez. Je vois souvent des gens qui sont encore fort
éloignés de se consoler de cette perte; mais pour tout le gros du monde,
ma pauvre enfant, cela est passé: cette triste nouvelle n'a assommé que
trois ou quatre jours, la mort de MADAME dura bien plus longtemps. Les
intérêts particuliers de chacun pour ce qui se passe à l'armée empêchent
la grande application pour les malheurs d'autrui. Depuis ce premier
combat, il n'a été question que de villes rendues, et de députés qui
viennent demander la grâce d'être reçus au nombre des sujets
nouvellement conquis de Sa Majesté.

N'oubliez pas d'écrire un petit mot à la Troche, sur ce que son fils
s'est distingué et a passé à la nage; on l'a loué devant le roi, comme
un des plus hardis. Il n'y a nulle apparence qu'on se défende contre une
armée si victorieuse. Les Français sont jolis assurément; il faut que
tout leur cède pour les actions d'éclat et de témérité; enfin il n'y a
plus de rivière présentement qui serve de défense contre leur excessive
valeur.

Au reste, voici bien des nouvelles. J'avais amené ici ma petite enfant
pour y passer l'été; j'ai trouvé qu'il y fait sec, il n'y a point d'eau;
la nourrice craint de s'y ennuyer: que fais-je, à votre avis? Je la
ramènerai après-demain chez moi tout paisiblement; elle sera avec _la
mère Jeanne_, qui fera leur petit ménage; madame de Sanzei sera à Paris;
elle ira la voir; j'en saurai des nouvelles très-souvent. Voilà qui est
fait, je change d'avis: ma maison est jolie, et ma petite ne manquera de
rien; il ne faut pas croire que Livry soit charmant pour une nourrice
comme pour moi. Adieu, ma divine enfant; pardonnez le chagrin que
j'avais d'avoir été si longtemps sans recevoir de vos lettres; elles me
sont toujours si agréables, qu'il n'y a que vous qui puissiez me
consoler de n'en avoir point.


  [322] François Duprat, descendant du chancelier.



108.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Marseille, mercredi...... 1672.

Je vous écris après la visite de madame l'intendante et une harangue
très-belle. J'attends un présent, et le présent attend ma pistole. Je
suis ravie de la beauté singulière de cette ville. Hier le temps fut
divin, et l'endroit[323] d'où je découvris la mer, les _bastides_, les
montagnes et la ville, est une chose étonnante; mais surtout je suis
ravie de madame de Montfuron[324]; elle est aimable, et on l'aime sans
balancer. La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan à
son arrivée; des noms connus, des Saint-Hérem, etc.; des aventuriers,
des épées, des chapeaux du bel air, une idée de guerre, de romans,
d'embarquement, d'aventures, de chaînes, de fers, d'esclaves, de
servitude, de captivité; moi qui aime les romans, je suis transportée.
M. de Marseille vint hier au soir; nous dînons chez lui; c'est l'affaire
des deux doigts de la main. Il fait aujourd'hui un temps abominable,
j'en suis triste; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. Je
demande pardon à Aix, mais Marseille est bien plus joli, et plus peuplé
que Paris à proportion; il y a cent mille âmes au moins: de vous dire
combien il y en a de belles, c'est ce que je n'ai pas le loisir de
compter; l'air en gros y est un peu scélérat; et parmi tout cela je
voudrais être avec vous. Je n'aime aucun lieu sans vous, et moins la
Provence qu'un autre; c'est un vol que je regretterai. Remerciez Dieu
d'avoir plus de courage que moi, mais ne vous moquez pas de mes
faiblesses ni de mes _chaînes_.


  [323] Ce lieu s'appelle, en langage du pays, _la visto_.

  [324] Cousine germaine de M. de Grignan.



109.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Lambesc, mardi 20 décembre 1672, à dix heures du matin.

Quand on compte sans la Providence, il faut très-souvent compter deux
fois. J'étais tout habillée à huit heures, j'avais pris mon café,
entendu la messe, tous les adieux faits, le bardot chargé; les sonnettes
des mulets me faisaient souvenir qu'il fallait monter en litière; ma
chambre était pleine de monde; on me priait de ne point partir, parce
que depuis plusieurs jours il pleut beaucoup, et depuis hier
continuellement, et même dans ce moment plus qu'à l'ordinaire. Je
résistais hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution
que j'avais prise et à tout ce que je vous mandai hier par la poste, en
assurant que j'arriverais jeudi, lorsque tout d'un coup M. de Grignan,
en robe de chambre d'omelette, m'a parlé si sérieusement de la témérité
de mon entreprise, disant que mon muletier ne suivrait pas ma litière,
que mes mulets tomberaient dans les fossés, que mes gens seraient
mouillés et hors d'état de me secourir, qu'en un moment j'ai changé
d'avis, et j'ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi, ma
fille, coffres qu'on rapporte, mulets qu'on dételle, filles et laquais
qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que
l'on vous envoie, connaissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant
aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et
que cet homme ou reviendra nous en apporter des nouvelles, ou ne
retrouvera pas les chemins. En un mot, ma chère enfant, il arrivera à
Grignan jeudi au lieu de moi; et moi, je partirai bien véritablement
quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne
foi, et qui comprend toutes les raisons qui me font souhaiter
passionnément d'être à Grignan. Si M. de la Garde pouvait ignorer tout
ceci, j'en serais aise, car il va triompher du plaisir de m'avoir
prédit tout l'embarras où je me trouve: mais qu'il prenne garde à la
vaine gloire qui pourrait accompagner le don de prophétie dont il
pourrait se flatter. Enfin, ma fille, me voilà, ne m'attendez plus du
tout; je vous surprendrai, et ne me hasarderai point, de peur de vous
donner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-chère et
très-aimable; je vous assure que je suis fort affligée d'être
prisonnière à Lambesc: mais le moyen de deviner des pluies qu'on n'a
point vues dans ce pays depuis un siècle!



110.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Montélimar, jeudi 5 octobre 1673.

Voici un terrible jour[325], ma chère enfant; je vous avoue que je n'en
puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je
songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et
combien il s'en faut qu'en marchant toujours de cette sorte nous
puissions jamais nous rencontrer. Mon cœur est en repos quand il est
auprès de vous; c'est son état naturel, et le seul qui peut lui plaire.
Ce qui s'est passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un
déchirement dont votre philosophie sait les raisons: je les ai senties
et les sentirai longtemps. J'ai le cœur et l'imagination tout remplis
de vous; je n'y puis penser sans pleurer, et j'y pense toujours; de
sorte que l'état où je suis n'est pas une chose soutenable: comme il est
extrême, j'espère qu'il ne durera pas dans cette violence. Je vous
cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me
manquez. Mes yeux, qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois, ne
vous trouvent plus: le temps agréable qui est passé rend celui-ci
douloureux, jusqu'à ce que j'y sois un peu accoutumée; mais ce ne sera
jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous
embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de l'avenir que du passé; je
sais ce que votre absence m'a fait souffrir; je serai encore plus à
plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire
de vous voir. Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en
partant; qu'avais-je à ménager? Je ne vous ai point assez dit combien je
suis contente de votre tendresse; je ne vous ai point assez recommandée
à M. de Grignan; je ne l'ai point assez remercié de toutes ses
politesses et de toute l'amitié qu'il a pour moi; j'en attendrai les
effets sur tous les chapitres: il y en a où il a plus d'intérêt que moi,
quoique j'en sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de
curiosité; je n'espère de consolation que de vos lettres, qui me feront
encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous: Dieu
me fasse la grâce de l'aimer quelque jour comme je vous aime! Je songe
aux _Pichons_; je suis toute pétrie des Grignans; je tiens partout.
Jamais un voyage n'a été si triste que le nôtre; nous ne disons pas un
mot. Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours: hélas! nous revoilà
dans les lettres. Assurez M. l'archevêque de mon respect très-tendre, et
embrassez le coadjuteur; je vous recommande à lui. Nous avons encore
dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Géniez qui vient me consoler. Ma
fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.


  [325] C'était le même jour de son départ de Grignan pour Paris, et de
  celui de madame de Grignan pour Salon et pour Aix.



111.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Bourbilly, lundi 16 octobre 1673.

Enfin, ma chère fille, j'arrive présentement dans le vieux château de
mes pères. Voici où ils ont triomphé, suivant la mode de ce temps-là. Je
trouve mes belles prairies, ma petite rivière, mes magnifiques bois et
mon beau moulin, à la même place où je les avais laissés. Il y a eu ici
de plus honnêtes gens que moi; et cependant, au sortir de Grignan, après
vous avoir quittée, je m'y meurs de tristesse. Je pleurerais
présentement de tout mon cœur, si je m'en voulais croire; mais je m'en
détourne, suivant vos conseils. Je vous ai vue ici; Bussy y était, qui
nous empêchait fort de nous y ennuyer. Voilà où vous m'appelâtes
_marâtre_ d'un si bon ton. On a élagué des arbres devant cette porte, ce
qui fait une allée fort agréable. Tout crève ici de blé, et _de Caron
pas un mot_[326], c'est-à-dire pas un sou. Il pleut à verse: je suis
désaccoutumée de ces continuels orages, j'en suis en colère. M. de
Guitaut est à Époisses: il envoie tous les jours ici pour savoir quand
j'arriverai, et pour m'emmener chez lui; mais ce n'est pas ainsi qu'on
fait ses affaires. J'irai pourtant le voir, et vous prévoyez bien que
nous parlerons de vous: je vous prie d'avoir l'esprit en repos sur tout
ce que je dirai; je ne suis pas assurément fort imprudente. Nous vous
écrirons, Guitaut et moi. Je ne puis m'accoutumer à ne vous plus voir;
et si vous m'aimez, vous m'en donnerez une marque certaine cette année.
Adieu, mon enfant; j'arrive, je suis un peu fatiguée; quand j'aurai les
pieds chauds, je vous en dirai davantage.


  [326] Allusion au dialogue de Lucien intitulé _Caron, ou le
  Contemplateur_.



112.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Époisses, mercredi 25 octobre 1673.

Je n'achevai qu'avant-hier toutes mes affaires à Bourbilly, et le même
jour je vins ici, où l'on m'attendait avec quelque impatience. J'ai
trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous
leur connaissez, et la comtesse (_de Fiesque_) qui part, et qui donne de
la joie à tout un pays. J'ai mené avec moi monsieur et madame de
Toulongeon, qui ne sont pas étrangers dans cette maison: il est survenu
encore madame de Chatelus, et M. le marquis de Bonneval, de sorte que la
compagnie est complète. Cette maison est d'une grandeur et d'une beauté
surprenante; M. de Guitaut[327] se divertit fort à la faire ajuster, et
y dépense bien de l'argent: il se trouve heureux de n'avoir point
d'autre dépense à faire. Je plains ceux qui ne peuvent pas se donner ce
plaisir. Nous avons causé à l'infini, le maître du logis et moi;
c'est-à-dire, j'ai eu le mérite de savoir bien écouter. On passerait
bien des jours dans cette maison sans s'ennuyer: vous y avez été
extrêmement célébrée. Je ne crois pas que j'en pusse sortir, si on y
recevait de vos nouvelles; mais, ma fille, sans vous faire valoir ce que
vous occupez dans mon cœur et dans mon souvenir, cet état d'ignorance
m'est insoutenable. Je me creuse la tête à deviner ce que vous m'avez
écrit, et ce qui vous est arrivé depuis trois semaines, et cette
application inutile trouble fort mon repos. Je trouverai cinq ou six de
vos lettres à Paris; je ne comprends pas pourquoi M. de Coulanges ne me
les a pas envoyées, je l'en avais prié. Enfin je pars demain pour
prendre le chemin de Paris; car vous vous souvenez bien que de
Bourbilly on passe devant cette porte où M. de Guitaut vint nous faire
un jour des civilités. Je ne serai à Paris que la veille de la
Toussaint. On dit que les chemins sont déjà épouvantables dans cette
province. Je ne vous parle point de la guerre: on mande qu'elle est
déclarée; d'autres, qui sont des manières de ministres, disent que c'est
le chemin de la paix: voilà ce qu'un peu de temps nous apprendra. M.
d'Autun (_Gabriel de Roquette_) est en ce pays; ce n'est pas ici où je
l'ai vu, mais il en est près, et l'on voit des gens qui ont eu le
bonheur de recevoir sa bénédiction. Adieu, ma très-chère et très-aimable
enfant; je ne trouve personne qui ne s'imagine que vous avez raison de
m'aimer, en voyant de quelle façon je vous aime.


  [327] Guillaume de Pechpeirou-Comenge, comte de Guitaut. Il était
  gouverneur des îles Sainte-Marguerite, commandeur des ordres du roi;
  il avait été chambellan de M. le prince de Condé, et honoré de son
  amitié particulière.



113.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, jeudi 2 novembre 1673.

Enfin, ma chère enfant, me voilà arrivée après quatre semaines de
voyage, ce qui m'a pourtant moins fatiguée que la nuit que je viens de
passer dans le meilleur lit du monde: je n'ai pas fermé les yeux, j'ai
compté toutes les heures de ma montre; et enfin, à la petite pointe du
jour, je me suis levée: _car que faire en un lit, à moins que l'on ne
dorme_[328]? J'avais le pot au feu, c'était une _oille_ et un _consommé_
qui cuisaient séparément. Nous arrivâmes hier, jour de la Toussaint, bon
jour, bonne œuvre; nous descendîmes chez M. de Coulanges: je ne vous
dirai point mes faiblesses ni mes sottises en rentrant dans Paris: enfin
je vis l'heure et le moment que je n'étais pas visible; mais je
détournai mes pensées, et je dis que le vent m'avait rougi le nez. Je
trouve M. de Coulanges qui m'embrasse; M. de Rarai, un moment après;
madame de Coulanges, mademoiselle de Méri, un autre moment après:
arrivent ensuite madame de Sansei, madame de Bagnols, M. l'archevêque de
Reims (_M. le Tellier_), tout transporté d'amour pour le coadjuteur; un
autre moment après, madame de la Fayette, M. de la Rochefoucauld, madame
Scarron, d'Hacqueville, la Garde, l'abbé de Grignan, l'abbé Têtu: vous
voyez, d'où vous êtes, tout ce qui se dit, et la joie qu'on témoigne;
_et madame de Grignan? et votre voyage?_ et tout ce qui n'a point de
liaison ni de suite. Enfin on soupe, on se sépare, et je passe cette
belle nuit. Ce matin, à neuf heures, la Garde, l'abbé de Grignan,
Brancas, d'Hacqueville, sont entrés dans ma chambre pour ce qui
s'appelle raisonner _pantoufle_. Premièrement, je vous dirai que vous ne
sauriez trop aimer Brancas, la Garde et d'Hacqueville; pour l'abbé de
Grignan, cela s'en va sans dire. J'oubliais de vous mander qu'hier au
soir, avant toutes choses, je lus vos quatre lettres des 15, 18, 22 et
25 octobre: je sentis tout ce que vous expliquez si bien; mais puis-je
assez vous remercier ni de votre bonne et tendre amitié, dont je suis
très-convaincue, ni du soin que vous prenez de me parler de toutes vos
affaires? Ah! ma fille, c'est une grande justice, car rien au monde ne
me tient tant au cœur que tous vos intérêts, quels qu'ils puissent
être: vos lettres sont ma vie, en attendant mieux.

J'admire que le petit mal de M. de Grignan ait prospéré au point que
vous me le mandez, c'est-à-dire qu'il faut prendre garde en Provence au
pli de sa chaussette; je souhaite qu'il se porte bien et que la fièvre
le quitte, car il faut mettre flamberge au vent: je hais fort cette
petite guerre[329].

Je reviens à vos trois hommes, que vous devez aimer très-solidement: ils
n'ont tous que vos affaires dans la tête; ils ont trouvé à qui parler,
et notre conférence a duré jusqu'à midi. La Garde m'assure fort de
l'amitié de M. de Pomponne: ils sont tous contents de lui. Si vous me
demandez ce qu'on dit à Paris, et de quoi il est question, je vous dirai
que l'on n'y parle que de M. et madame de Grignan, de leurs affaires, de
leurs intérêts, de leur retour; enfin jusqu'ici je ne me suis pas
aperçue qu'il s'agisse d'autres choses. Les bonnes têtes vous diront ce
qu'il leur semble de votre retour; je ne veux pas que vous m'en croyiez,
croyez-en M. de la Garde. Nous avons examiné combien de choses doivent
vous obliger de venir rajuster ce qu'a dérangé votre bon ami[330] et
envers le maître et envers tous les principaux; enfin il n'y a point de
porte où il n'ait heurté, et rien qu'il n'ait ébranlé par ses discours,
dont le fond est du poison chamarré d'un faux agrément: il sera bon même
de dire tout haut que vous venez, et vous l'y trouverez peut-être
encore, car il a dit qu'il reviendra; et c'est alors que M. de Pomponne
et tous vos amis vous attendent pour régler vos allures à l'avenir:
tant que vous serez éloignée, vous leur échapperez toujours; et, en
vérité, celui qui parle ici a trop d'avantage sur celui qui ne dit mot.
Quand vous irez à Orange, c'est-à-dire M. de Grignan, écrivez à M. de
Louvois l'état des choses, afin qu'il n'en soit point surpris. Ce siége
d'Orange me déplaît par mille raisons. J'ai vu tantôt M. de Pomponne, M.
de Bezons, madame d'Huxelles, madame de Villars, l'abbé de Pontcarré,
madame de Rarai; tout cela vous fait mille compliments, et vous
souhaite. Enfin croyez-en la Garde; voilà tout ce que j'ai à vous dire.
On ne vous conseille point ici d'envoyer des ambassadeurs, on trouve
qu'il faut M. de Grignan et vous: on se moque de la raison de la guerre.
M. de Pomponne a dit à d'Hacqueville que les affaires ne se démêleraient
pas en Provence, et que quelquefois on a la paix lorsqu'on parle le plus
de la guerre.

Despréaux a été avec Gourville voir M. le Prince. M. le Prince voulut
qu'il vît son armée. Eh bien! qu'en dites-vous, dit M. le Prince?
Monseigneur, dit Despréaux, je crois qu'elle sera fort bonne quand elle
sera majeure. C'est que le plus âgé n'a pas dix-huit ans.

La princesse de Modène[331] était sur mes talons à Fontainebleau; elle
est arrivée ce soir; elle loge à l'Arsenal. Le roi viendra la voir
demain; elle ira voir la reine à Versailles, et puis adieu.


  [328] Allusion à ces vers de la fable du _Lièvre et les Grenouilles_:

          Un lièvre en son gîte songeait.
    Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?

      LA FONTAINE, liv. II, fable XIV.

  [329] Il s'agissait du siége d'Orange.

  [330] Contre-vérité; c'est de l'évêque de Marseille qu'il est
  question.

  [331] Marie d'Este, qui allait épouser le duc d'York, frère de Charles
  II, roi d'Angleterre.



114.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 27 novembre 1673.

Votre lettre, ma chère fille, me paraît d'un style triomphant: vous
aviez votre compte quand vous me l'avez écrite; vous aviez gagné vos
petits procès; vos ennemis paraissaient confondus; vous aviez vu partir
votre mari à la tête d'un _drapello eletto_; vous espériez un bon succès
d'Orange. Le soleil de Provence dissipe au moins à midi les plus épais
chagrins, enfin votre humeur est peinte dans votre lettre: Dieu vous
maintienne dans cette bonne disposition! Vous avez raison de voir, d'où
vous êtes, les choses comme vous les voyez; et nous avons raison aussi
de les voir d'ici comme nous les voyons. Vous croyez avoir l'avantage:
nous le souhaitons autant que vous, et en ce cas nous disons qu'il ne
faut aucun accommodement; mais, supposé que l'argent, que nous regardons
comme une divinité à laquelle on ne résiste point, vous fît trouver du
mécompte dans votre calcul, vous m'avouerez que tous les expédients vous
paraîtraient bons comme ils nous le paraissaient. Ce qui fait que nous
ne pensons pas toujours les mêmes choses, c'est que nous sommes loin;
hélas! nous sommes très-loin: ainsi l'on ne sait ce qu'on dit; mais il
faut se faire honneur réciproquement de croire que chacun dit bien selon
son point de vue; que si vous étiez ici, vous diriez comme nous, et que
si nous étions là, nous aurions toutes vos pensées. Il y a bien des gens
en ce pays qui sont curieux de savoir comment vous sortirez de votre
syndicat; mais je dis encore vrai quand je vous assure que la perte de
cette petite bataille ne ferait pas ici le même effet qu'en Provence.
Nous disons en tous lieux et à propos tout ce qui se peut dire, et sur
la dépense de M. de Grignan, et sur la manière dont il sert le roi, et
comme il est aimé: nous n'oublions rien; et pour des tons naturels, et
des paroles rangées, et dites assez facilement, sans vanité, nous ne
céderons pas à ceux qui font des visites le matin aux flambeaux[332].
Mais cependant M. de la Garde ne trouve rien de si nécessaire que votre
présence. On parle d'une trève; soyez en repos sur la conduite de ceux
qui sauront demander votre congé. Je comprends les dépenses de ce siége
d'Orange: j'admire les inventions que le démon trouve pour vous faire
jeter de l'argent; j'en suis plus affligée qu'une autre; car, outre
toutes les raisons de vos affaires, j'en ai une particulière pour vous
souhaiter cette année: c'est que le bon abbé veut rendre le compte de ma
tutelle, et c'est une nécessité que ce soit aux enfants dont on a été
tutrice. Mon fils viendra, si vous venez: voyez, et jugez vous-même du
plaisir que vous me ferez. Il y a de l'imprudence à retarder cette
affaire; le bon abbé peut mourir, je ne saurais plus par où m'y prendre,
et je serais abandonnée pour le reste de ma vie à la chicane des
Bretons. Je ne vous en dirai pas davantage: jugez de mon intérêt, et de
l'extrême envie que j'ai de sortir d'une affaire aussi importante. Vous
avez encore le temps de finir votre assemblée; mais ensuite je vous
demande cette marque de votre amitié, afin que je meure en repos. Je
laisse à votre bon cœur cette pensée à digérer.

Toutes les filles de la reine furent chassées hier, on ne sait
pourquoi. On soupçonne qu'il y en a une qu'on aura voulu ôter, et que
pour brouiller les espèces on a fait tout égal. Mademoiselle de
Coëtlogon[333] est avec madame de Richelieu; la Mothe[334] avec la
maréchale; la Marck[335] avec madame de Crussol; Ludres et
Dampierre[336] retournent chez MADAME; du Rouvroi[337] avec sa mère, qui
s'en va chez elle; Lannoi[338] se mariera, et paraît contente;
Théobon[339] apparemment ne demeurera pas sur le pavé. Voilà ce qu'on
sait jusqu'à présent.

J'ai fait voir votre lettre à mademoiselle de Méri; elle est toujours
languissante. J'ai fait vos compliments à tous ceux que vous me marquez.
L'abbé Têtu est fort content de ce que vous me dites pour lui; nous
soupons souvent ensemble. Vous êtes très-bien avec l'archevêque de
Reims. Madame de Coulanges n'est pas fort bien avec le frère de ce
prélat (_M. de Louvois_); ainsi ne comptez pas sur ce chemin-là pour
aller à lui. Brancas vous est tout acquis. Vous êtes toujours tendrement
aimée chez madame de Villars. Nous avons enfin vu, la Garde et moi,
votre premier président; c'est un homme très-bien fait, et d'une
physionomie agréable. Besons dit: C'est un beau mâtin, s'il voulait
mordre. Il nous reçut très-civilement: nous lui fîmes les compliments de
M. de Grignan et les vôtres. Il y a des gens qui disent qu'il tournera
casaque, et qu'il vous aimera au lieu d'aimer l'évêque, _Le flux les
amena, le reflux les emmène_. Ne vous ai-je point mandé que le chevalier
de Buous[340] est ici? Je le croyais je ne sais où; je fus ravie de
l'embrasser; il me semble qu'il vous est plus proche que les autres. Il
vient de Brest: il a passé par Vitré; il a eu un dialogue admirable avec
_Rahuel_; il lui demanda ce que c'était que M. de Grignan, et qui
j'étais. _Rahuel_ disait: «Ce M. de Grignan, c'est un homme de grande
condition: il est le premier de la Provence; mais il y a bien loin
d'ici. Madame aurait bien mieux fait de marier mademoiselle auprès de
Rennes.» Le chevalier se divertissait fort. Adieu, ma très-aimable, je
suis à vous: cette vérité est avec celle de _deux et deux font quatre_.


  [332] Sarcasme dirigé contre l'évêque de Marseille, qui allait
  solliciter de grand matin contre M. de Grignan.

  [333] Depuis marquise de Cavoie.

  [334] Depuis duchesse de la Ferté.

  [335] Depuis comtesse de Lannion.

  [336] Mademoiselle de Dampierre fut depuis comtesse de Moreuil.

  [337] Depuis comtesse de Saint-Vallier.

  [338] Depuis marquise de Montrevel.

  [339] Depuis comtesse de Beuvron.

  [340] Capitaine de vaisseau, et cousin germain de M. de Grignan.



115.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 4 décembre 1673.

Me voilà toute soulagée de n'avoir plus Orange sur le cœur; c'était une
augmentation par dessus ce que j'ai accoutumé de penser, qui
m'importunait. Il n'est plus question maintenant que de la guerre du
syndicat: je voudrais qu'elle fût déjà finie. Je crois qu'après avoir
gagné votre petite bataille d'Orange, vous n'aurez pas tardé à commencer
l'autre. Vous ne sauriez croire la curiosité qu'on avait pour être
informé du bon succès de ce beau siége; on en parlait dans le rang des
nouvelles. J'embrasse le vainqueur d'Orange, et je ne lui ferai point
d'autre compliment que de l'assurer ici que j'ai une véritable joie que
cette petite aventure ait pris un tour aussi heureux; je désire le même
succès à tous ses desseins, et l'embrasse de tout mon cœur. C'est une
chose agréable que l'attachement et l'amour de toute la noblesse pour
lui: il y a très-peu de gens qui pussent faire voir une si belle suite
pour une si légère semonce. M. de la Garde vient de partir pour savoir
un peu ce qu'on dit de cette prise d'Orange: il est chargé de toutes nos
instructions, et, sur le tout, de son bon esprit, et de son affection
pour vous. D'Hacqueville me mande qu'il conseille à M. de Grignan
d'écrire au roi: il serait à souhaiter que, par effet de magie, cette
lettre fût déjà entre les mains de M. de Pomponne, ou de M. de la Garde;
car je ne crois pas qu'elle puisse venir à propos. L'affaire du syndic
s'est fortifiée dans ma tête par l'absence du siége d'Orange.

Nous soupâmes encore hier avec madame Scarron et l'abbé Têtu chez madame
de Coulanges: nous causâmes fort; vous n'êtes jamais oubliée. Nous
trouvâmes plaisant d'aller ramener madame Scarron à minuit au fin fond
du faubourg Saint-Germain, fort au delà de madame de la Fayette, quasi
auprès de Vaugirard, dans la campagne; une belle et grande maison[341]
où l'on n'entre point; il y a un grand jardin, de beaux et grands
appartements; elle a un carrosse, des gens et des chevaux; elle est
habillée modestement et magnifiquement, comme une femme qui passe sa
vie avec des personnes de qualité; elle est aimable, belle, bonne, et
négligée: on cause fort bien avec elle. Nous revînmes gaiement, à la
faveur des lanternes et dans la sûreté des voleurs. Madame
d'Heudicourt[342] est allée rendre ses devoirs: il y avait longtemps
qu'elle n'avait paru en ce pays-là.

On disait l'autre jour à M. le Dauphin qu'il y avait un homme à Paris
qui avait fait pour chef-d'œuvre un petit chariot traîné par des puces.
M. le Dauphin dit à M. le prince de Conti: Mon cousin, qui est-ce qui a
fait les harnais? Quelque araignée du voisinage, dit le prince. Cela
n'est-il pas joli? Ces pauvres filles (_de la reine_) sont toujours
dispersées: on parle de faire des dames du palais, du lit, de la table,
pour servir au lieu des filles. Tout cela se réduira à quatre du palais,
qui seront, à ce qu'on croit, la princesse d'Harcourt, madame de
Soubise, madame de Bouillon, madame de Rochefort; et rien n'est encore
assuré. Adieu, ma très-aimable.

Madame de Coulanges vous embrasse: elle voulait vous écrire aujourd'hui;
elle ne perd pas une occasion de vous rendre service; elle y est
appliquée, et tout ce qu'elle dit est d'un style qui plaît infiniment:
elle se réjouit de la prise d'Orange; elle va quelquefois à la cour, et
jamais sans avoir dit quelque chose d'agréable pour nous.


  [341] C'est dans cette maison qu'étaient élevés les enfants du roi et
  de madame de Montespan, dont madame Scarron était gouvernante.

  [342] Bonne de Pons, marquise d'Heudicourt.



116.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 8 décembre 1673.

Il faut commencer, ma chère enfant, par la mort du comte de Guiche:
voilà de quoi il est question présentement. Ce pauvre garçon est mort de
maladie et de langueur dans l'armée de M. de Turenne; la nouvelle en
vint mardi matin. Le père Bourdaloue l'a annoncée au maréchal de
Gramont, qui s'en douta, sachant l'extrémité de son fils. Il fit sortir
tout le monde de sa chambre; il était dans un petit appartement qu'il a
au dehors des Capucines: quand il fut seul avec ce père, il se jeta à
son cou, disant qu'il devinait bien ce qu'il avait à lui dire; que
c'était le coup de sa mort, qu'il le recevait de la main de Dieu; qu'il
perdait le seul et véritable objet de toute sa tendresse et de toute son
inclination naturelle; que jamais il n'avait eu de sensible joie ou de
violente douleur que par ce fils, qui avait des choses admirables. Il se
jeta sur un lit, n'en pouvant plus, mais sans pleurer, car on ne pleure
point dans cet état. Le père pleurait, et n'avait encore rien dit; enfin
il lui parla de Dieu, comme vous savez qu'il en parle: ils furent six
heures ensemble; et puis le père, pour lui faire faire son sacrifice
entier, le mena à l'église de ces bonnes Capucines, où l'on disait
vigiles pour ce cher fils: le maréchal y entra, en tombant, en
tremblant, plutôt traîné et poussé, que sur ses jambes; son visage
n'était plus connaissable. M. le Duc le vit en cet état, et en nous le
contant chez madame de la Fayette, il pleurait. Ce pauvre maréchal
revint enfin dans sa petite chambre; il est comme un homme condamné; le
roi lui a écrit; personne ne le voit. Madame de Monaco est entièrement
inconsolable; madame de Louvigny l'est aussi, mais c'est par la raison
qu'elle n'est point affligée: n'admirez-vous point le bonheur de cette
dernière? la voilà dans un moment duchesse de Gramont. La chancelière
est transportée de joie. La comtesse de Guiche fait fort bien; elle
pleure quand on lui conte les honnêtetés et les excuses que son mari lui
a faites en mourant. Elle dit: «Il était aimable, je l'aurais aimé
passionnément s'il m'avait un peu aimée; j'ai souffert ses mépris avec
douleur; sa mort me touche et me fait pitié; j'espérais toujours qu'il
changerait de sentiments pour moi.» Voilà qui est vrai, il n'y a point
là de comédie. Madame de Verneuil en est véritablement touchée. Je crois
qu'en me priant de lui faire vos compliments, vous en serez quitte. Vous
n'avez donc qu'à écrire à la comtesse de Guiche, à madame de Monaco, et
à madame de Louvigny. Pour le bon d'Hacqueville, il a eu le paquet
d'aller à Frazé, à trente lieues d'ici, annoncer cette nouvelle à la
maréchale de Gramont, et lui porter une lettre de ce pauvre garçon,
lequel a fait une grande amende honorable de sa vie passée, s'en est
repenti, en a demandé pardon publiquement; il a fait demander pardon à
Vardes, et lui a mandé mille choses qui pourront peut-être lui être
bonnes. Enfin il a fort bien fini la _comédie_, et laissé une riche et
heureuse veuve. La chancelière a été si pénétrée du peu ou point de
satisfaction, dit-elle, que sa petite-fille a eu pendant son mariage,
qu'elle ne va songer qu'à réparer ce malheur: et s'il se rencontrait un
roi d'Éthiopie, elle mettrait jusqu'à son patin, pour lui donner sa
petite-fille. Nous ne voyons point de mari pour elle; vous allez
nommer, comme nous, M. de Marsillac: elle ni lui ne veulent point l'un
de l'autre; les autres ducs sont trop jeunes: M. de Foix est pour
mademoiselle de Roquelaure. Cherchez un peu de votre côté, car cela
presse. Voilà un grand détail, ma chère petite; mais vous m'avez dit
quelquefois que vous les aimiez.

L'affaire d'Orange fait ici un bruit très-agréable pour M. de Grignan:
cette grande quantité de noblesse qui l'a suivi par le seul attachement
qu'on a pour lui; cette grande dépense, cet heureux succès, car voilà
tout; tout cela fait honneur et donne de la joie à ses amis, qui ne sont
pas ici en petit nombre. Le roi dit à souper: «Orange est pris, Grignan
avait sept cents gentilshommes avec lui; on a tiraillé du dedans, et
enfin on s'est rendu le troisième jour: je suis fort content de
Grignan.» On m'a rapporté ce discours, que la Garde sait encore mieux
que moi. Pour notre archevêque de Reims, je ne sais à qui il en avait;
la Garde lui pensa parler de la dépense. Bon! dit-il, de la dépense,
voilà toujours comme on dit; on aime à se plaindre.—Mais, monsieur, lui
dit-on, M. de Grignan ne pouvait pas s'en dispenser, avec tant de
noblesse qui était venue pour l'amour de lui.—Dites pour le service du
roi.—Monsieur, répliqua-t-on, il est vrai; mais il n'y avait point
d'ordre, et c'était pour suivre M. de Grignan, à l'occasion du service
du roi, que toute cette assemblée s'est faite. Enfin, ma fille, cela
n'est rien; vous savez que d'ailleurs il est très-bon ami: mais il y a
des jours où la bile domine, et ces jours-là sont malheureux. On me
mande des nouvelles de nos états de Bretagne. M. le marquis de Coëtquen
le fils a voulu attaquer M. d'Harouïs, disant qu'il était seul riche,
pendant que toute la Bretagne gémissait; et qu'il savait des gens qui
feraient mieux que lui sa charge. M. Boucherat, M. de Lavardin et toute
la Bretagne l'ont voulu lapider, et ont eu horreur de son ingratitude,
car il a mille obligations à M. d'Harouïs. Sur cela il a reçu une lettre
de madame de Rohan qui lui mande de venir à Paris, parce que M. de
Chaulnes a ordre de lui défendre d'être aux états; de sorte qu'il est
disparu la veille de l'arrivée du gouverneur; il est demeuré en
abomination par l'infâme accusation qu'il voulait faire contre M.
d'Harouïs. Voilà, ma bonne, ce que vous êtes obligée d'entendre à cause
de votre nom.

Je viens de voir M. de Pomponne; il était seul; j'ai été deux bonnes
heures avec lui et mademoiselle Lavocat, qui est très-jolie. M. de
Pomponne a très-bien compris ce que nous souhaitons de lui, en cas qu'il
vienne un courrier, et il le fera sans doute; mais il dit une chose
vraie, c'est que votre syndic sera fait avant qu'on entende parler ici
de la rupture de votre conseil; il croit que présentement c'en est fait.
De vous conter tout ce qui s'est dit d'agréable et d'obligeant pour
vous, et quelles aimables conversations on a avec ce ministre, tout le
papier de mon porte-feuille n'y suffirait pas; en un mot, je suis
parfaitement contente de lui; soyez-le aussi sur ma parole; il sera ravi
de vous voir, et il compte sur votre retour.

Nous avons lu avec plaisir une grande partie de vos lettres; vous avez
été admirée, et dans votre style, et dans l'intérêt que vous prenez à
ces sortes d'affaires. Ne me dites donc plus de mal de votre façon
d'écrire; on croit quelquefois que les lettres qu'on écrit ne valent
rien, parce qu'on est embarrassé de mille pensées différentes; mais
cette confusion se passe dans la tête, tandis que la lettre est nette et
naturelle. Voilà comme sont les vôtres. Il y a des endroits si
plaisants, que ceux à qui je fais l'honneur de les montrer en sont
ravis. Adieu, ma très-aimable enfant; j'attends votre frère tous les
jours; et pour vos lettres, j'en voudrais à toute heure.



117.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 11 décembre 1673.

Je viens de Saint-Germain, où j'ai été deux jours entiers avec madame de
Coulanges et M. de la Rochefoucauld; nous logions chez lui. Nous fîmes
le soir notre cour à la reine, qui me dit bien des choses obligeantes
pour vous; mais s'il fallait vous dire tous les bonjours, tous les
compliments d'hommes et de femmes, vieux et jeunes, qui m'accablèrent et
me parlèrent de vous, ce serait nommer quasi toute la cour; je n'ai rien
vu de pareil: Et comment se porte madame de Grignan? quand
reviendra-t-elle? et ceci, et cela: enfin, représentez-vous que chacun,
n'ayant rien à faire et me disant un mot, me faisait répondre à vingt
personnes à la fois. J'ai dîné avec madame de Louvois; il y avait presse
à qui nous en donnerait. Je voulais revenir hier; on nous arrêta
d'autorité, pour souper chez M. de Marsillac, dans son appartement
enchanté, avec madame de Thianges, madame Scarron, M. le Duc, M. de la
Rochefoucauld, M. de Vivonne, et une musique céleste. Ce matin, nous
sommes revenues.

Voici une querelle qui faisait la nouvelle de Saint-Germain. M. le
chevalier de Vendôme et M. de Vivonne font les amoureux de madame de
Ludres: M. le chevalier de Vendôme veut chasser M. de Vivonne; on
s'écrie: Et de quel droit? Sur cela, il dit qu'il veut se battre contre
M. de Vivonne: on se moque de lui. Non, il n'y a point de raillerie: il
veut se battre, et monte à cheval, et prend la campagne. Voici ce qui ne
peut se payer, c'est d'entendre Vivonne. Il était dans sa chambre,
très-mal de son bras[343], recevant les compliments de toute la cour,
car il n'y a point eu de partage. «Moi! messieurs, _dit-il_, moi me
battre, il peut fort bien me battre s'il veut, mais je le défie de faire
que je veuille me battre: qu'il se fasse casser l'épaule, qu'on lui
fasse dix-huit incisions; et puis (on croit qu'il va dire, _et puis nous
nous battrons_); et puis, _dit-il_, nous nous accommoderons. Mais se
moque-t-il de vouloir tirer sur moi? voilà un beau dessein: c'est comme
qui voudrait tirer dans une porte cochère[344]. Je me repens bien de lui
avoir sauvé la vie au passage du Rhin: je ne veux plus faire de ces
actions, sans faire tirer l'horoscope de ceux pour qui je les fais.
Eussiez-vous jamais cru que c'eût été pour me percer le sein que je
l'eusse remis sur la selle?» Mais tout cela d'un ton et d'une manière si
folle, qu'on ne parlait d'autre chose à Saint-Germain.

J'ai trouvé votre siége d'Orange fort étalé à la cour: le roi en avait
parlé agréablement, et on trouva très-beau que sans ordre du roi, et
seulement pour suivre M. de Grignan, il se soit trouvé sept cents
gentilshommes à cet occasion; car le roi ayant dit _sept cents_, tout le
monde dit _sept cents_: on ajoute qu'il y avait deux cents litières, et
de rire; mais on croit sérieusement qu'il y a peu de gouverneurs qui
pussent avoir une pareille suite.

J'ai causé trois heures en deux fois avec M. de Pomponne; j'en suis
contente au delà de ce que j'espérais; mademoiselle Lavocat[345] est
dans notre confidence; elle est très-aimable; elle sait notre syndicat,
notre procureur, notre gratification, notre opposition, notre
délibération, comme elle sait la carte et les intérêts des princes,
c'est-à-dire sur le bout du doigt: on l'appelle le _petit ministre_;
elle est dans tous nos intérêts. Il y a des entr'actes à nos
conversations, que M. de Pomponne appelle des traits de rhétorique, pour
captiver la bienveillance des auditeurs. Il y a des articles dans vos
lettres sur lesquels je ne réponds pas: il est ordinaire d'être
ridicule, quand on répond de si loin. Vous savez quel déplaisir nous
avions de la perte de je ne sais quelle ville, lorsqu'il y avait dix
jours qu'à Paris on se réjouissait que le prince d'Orange en eût levé le
siége; c'est le malheur de l'éloignement. Adieu, ma très-aimable: je
vous embrasse bien tendrement.


  [343] Il avait été blessé au passage du Rhin.

  [344] On sait que M. de Vivonne était excessivement gros.

  [345] Sœur de madame de Pomponne, mariée plus tard au marquis de
  Vins.



118.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 22 décembre 1673.

Il y a une nouvelle de l'Europe qui m'est entrée dans la tête: je vais
vous la mander, contre mon ordinaire. Vous savez la mort du roi de
Pologne[346]. Le grand-maréchal[347], mari de mademoiselle
d'Arquien[348], est à la tête d'une armée contre les Turcs: il a gagné
une bataille si pleine et si entière, qu'il est demeuré quinze mille
Turcs sur la place: il a pris deux bassas; il s'est logé dans la tente
du général, et cette victoire est si grande, qu'on ne doute point qu'il
ne soit élu roi, d'autant plus qu'il est à la tête d'une armée, et que
la fortune est toujours pour les gros bataillons: voilà une nouvelle qui
m'a plu.


  [346] Michel Koribut Wiesnovieski, mort le 10 novembre 1673.

  [347] Jean Sobieski, qui fut depuis élu roi de Pologne le 20 mai 1674.

  [348] Il avait épousé la petite-fille du maréchal d'Arquien, laquelle,
  après sa mort, revint en France. La victoire que Sobieski remporta, en
  1783, sous les murs de Vienne, et qui sauva l'empereur et l'Empire,
  est plus célèbre encore que celle dont il s'agit ici.



119.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, jeudi 28 décembre 1673.

Je commence dès aujourd'hui ma lettre, et je la finirai demain. Je veux
d'abord traiter le chapitre de votre voyage de Paris: vous apprendrez
par Janet que la Garde est celui qui l'a trouvé le plus nécessaire, et
qui a dit qu'il fallait demander votre congé; peut-être l'a-t-il obtenu,
car Janet a vu M. de Pomponne. Mais ce n'est pas, dites-vous, une
nécessité de venir; et le raisonnement que vous me faites est si fort,
et vous rendez si peu considérable tout ce qui le paraît aux autres pour
vous engager à ce voyage, que pour moi j'en suis accablée; je sais le
ton que vous prenez, ma fille; je n'en ai point au-dessus du vôtre; et
surtout quand vous me demandez _s'il est possible que moi, qui devrais
songer plus qu'une autre à la suite de votre vie, je veuille vous
embarquer dans une excessive dépense, qui peut donner un grand
ébranlement au poids que vous soutenez déjà avec peine_; et tout ce qui
suit. Non, mon enfant, je ne veux point vous faire tant de mal, Dieu
m'en garde! Et pendant que vous êtes la raison, la sagesse et la
philosophie même, je ne veux point qu'on me puisse accuser d'être une
mère folle, injuste et frivole, qui dérange tout, qui ruine tout, qui
vous empêche de suivre la droiture de vos sentiments par une tendresse
de femme: mais j'avais cru que vous pouviez faire ce voyage, vous me
l'aviez promis; et quand je songe à ce que vous dépensez à Aix, et en
comédiens, et en fêtes, et en repas dans le carnaval, je crois toujours
qu'il vous coûterait moins de venir ici, où vous ne serez point obligée
de rien apporter. M. de Pomponne et M. de la Garde me font voir mille
affaires où vous et M. de Grignan êtes nécessaires; je joins à cela
cette tutelle. Je me trouve disposée à vous recevoir; mon cœur
s'abandonne à cette espérance; vous n'êtes point grosse, vous avez
besoin de changer d'air: je me flattais même que M. de Grignan voudrait
bien vous laisser avec moi cet été, et qu'ainsi vous ne feriez pas un
voyage de deux mois, comme un homme: tous vos amis avaient la
complaisance de me dire que j'avais raison de vous souhaiter avec
ardeur: voilà sur quoi je marchais. Vous ne trouvez point que tout cela
soit ni bon ni vrai, je cède à la nécessité et à la force de vos
raisons; je veux tâcher de m'y soumettre, à votre exemple; et je
prendrai cette douleur, qui n'est pas médiocre, comme une pénitence que
Dieu veut que je fasse, et que j'ai bien méritée: il est difficile de
m'en donner une meilleure, ni qui frappe plus droit à mon cœur: mais il
faut tout sacrifier, et me résoudre à passer le reste de ma vie, séparée
de la personne du monde qui m'est la plus sensiblement chère, qui touche
mon goût, mon inclination, mes entrailles; qui m'aime plus qu'elle n'a
jamais fait: il faut donner tout cela à Dieu, et je le ferai avec sa
grâce, et j'admirerai sa providence, qui permet qu'avec tant de
grandeurs et de choses agréables dans votre établissement, il s'y trouve
des abîmes qui ôtent tous les plaisirs de la vie, et une séparation qui
me blesse le cœur à toutes les heures du jour, et bien plus que je ne
voudrais à celles de la nuit: voilà mes sentiments, ils ne sont pas
exagérés, ils sont simples et sincères; j'en ferai un sacrifice pour
mon salut. Voilà qui est fini, je ne vous en parlerai plus, et je
méditerai sans cesse sur la force invincible de vos raisons, et sur
votre admirable sagesse dont je vous loue, et que je tâcherai d'imiter.

J'ai fait à mon ami (_Corbinelli_) toutes vos _animosités_; cela est
plaisant, il les a très-bien reçues: je crois qu'il est venu ici pour
réveiller un peu la tendresse de ses vieux amis. Nous avons trouvé la
pièce des cinq auteurs extrêmement jolie, et très-bien appliquée; le
chevalier de Buous l'a possédée deux jours: vos deux vers sont très-bien
corrigés. Voilà mon fils qui arrive; je m'en vais fermer cette lettre,
et je vous en écrirai demain une autre avec lui, toute pleine des
nouvelles que j'aurai reçues de Saint-Germain. On dit que la maréchale
de Gramont n'a voulu voir ni Louvigny ni sa femme; ils sont revenus de
dix lieues d'ici; nous ne songeons plus qu'il y ait eu un comte de
Guiche au monde: vous vous moquez avec vos longues douleurs; nous
n'aurions jamais fait ici, si nous voulions appuyer autant sur chaque
nouvelle. Il faut expédier; expédiez, à notre exemple.



120.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 1er jour de l'an 1674.

Je vous souhaite une heureuse année, ma chère fille; et dans ce souhait
je comprends tant de choses, que je n'aurais jamais fait, si je voulais
vous en faire le détail. Je n'ai point encore demandé votre congé, comme
vous le craignez; mais je voudrais que vous eussiez entendu la Garde,
après dîner, sur la nécessité de votre voyage ici, pour ne pas perdre
vos cinq mille francs, et sur ce qu'il faut que M. de Grignan dise au
roi. Si c'était un procès qu'il fallût solliciter contre quelqu'un qui
voulût vous faire cette injustice, vous viendriez assurément le
solliciter; mais comme c'est pour venir en un lieu où vous avez encore
mille autres affaires, vous êtes paresseux tous deux. Ah! la belle chose
que la paresse! En voilà trop; lisez la Garde, _chapitre premier_.
Cependant vous aurez du plaisir de voir et de recevoir l'approbation du
roi. A propos, on a révoqué tous les édits qui nous étranglaient dans
notre province: le jour que M. de Chaulnes l'annonça, ce fut un cri de
_vive le roi!_ qui fit pleurer tous les états; chacun s'embrassait, on
était hors de soi: on ordonna un _Te Deum_, des feux de joie, et des
remercîments publics à M. de Chaulnes. Mais savez-vous ce que nous
donnons au roi pour témoigner notre reconnaissance? Deux millions six
cent mille livres, et autant de don gratuit; c'est justement cinq
millions deux cent mille livres: que dites-vous de cette petite somme?
Vous pouvez juger par là de la grâce qu'on nous a faite de nous ôter les
édits.

Mon pauvre fils est arrivé, comme vous savez, et s'en retourne jeudi
avec plusieurs autres. M. de Monterey est habile homme; il fait enrager
tout le monde: il fatigue notre armée, et la met hors d'état de sortir
et d'être en campagne avant la fin du printemps. Toutes les troupes
étaient bien à leur aise pour leur hiver; et quand tout sera bien crotté
à Charleroi, il n'aura qu'un pas à faire pour se retirer. En attendant,
M. de Luxembourg ne saurait se désopiler. Selon toutes les apparences,
le roi ne partira pas sitôt que l'année passée. Si, tandis que nous
serons en train, nous faisions quelque insulte à quelques grandes
villes, et qu'on voulût s'opposer aux deux héros[349], comme il est à
présumer que les ennemis seraient battus, la paix serait quasi assurée:
voilà ce qu'on entend dire aux gens du métier. Il est certain que M. de
Turenne est mal avec M. de Louvois; mais comme il est bien avec le roi
et M. Colbert, cela ne fait aucun éclat.

On a fait cinq dames (_du palais_): mesdames de Soubise, de
Chevreuse[350], la princesse d'Harcourt, madame d'Albret et madame de
Rochefort. Les filles ne servent plus; et madame de Richelieu (_dame
d'honneur_) ne servira plus aussi; ce seront les gentilshommes-servants
et les maîtres d'hôtel, comme on faisait autrefois. Il y aura toujours,
derrière la reine, madame de Richelieu et trois ou quatre dames, afin
que la reine ne soit pas seule de femme. Brancas est ravi de sa fille
(_la princesse d'Harcourt_), qu'on a si bien clouée.

Le grand maréchal de Pologne[351] a écrit au roi que si Sa Majesté
voulait faire quelqu'un roi de Pologne, il le servirait de ses forces;
mais que si elle n'a personne en vue, il lui demande sa protection. Le
roi la lui donne; mais on ne croit pas qu'il soit élu, parce qu'il est
d'une religion contraire au peuple.

La dévotion de la Marans est toute des meilleures que vous ayez jamais
vues; elle est parfaite, elle est toute divine; je ne l'ai point encore
vue, je m'en hais. Il y a une femme qui a pris plaisir à lui dire que M.
de Longueville avait une véritable tendresse pour elle, et surtout une
estime singulière, et qu'il avait prédit que quelque jour elle serait
une sainte. Ce discours, dans le commencement, lui a si bien frappé la
tête, qu'elle n'a point eu de repos qu'elle n'ait accompli les
prophéties. On ne voit point encore ces petits princes[352]; l'aîné a
été trois jours avec père et mère; il est joli, mais personne ne l'a vu.
Je vous embrasse, ma chère enfant. Je saurai ce qu'on peut faire pour
votre ami qui a si généreusement assassiné un homme. Adieu, ma fille; je
vous embrasse avec une tendresse sans égale; la vôtre me charme, j'ai le
bonheur de croire que vous m'aimez.


  [349] M. le Prince et M. de Turenne.

  [350] Jeanne-Marie Colbert, duchesse de Chevreuse.

  [351] Jean Sobieski, depuis roi de Pologne.

  [352] Les enfants de madame de Montespan.



121.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 15 janvier 1674.

J'allai donc dîner samedi chez M. de Pomponne, comme je vous avais dit;
et puis, jusqu'à cinq heures, il fut enchanté, enlevé, transporté de la
perfection des vers de la _Poétique_ de Despréaux. D'Hacqueville y
était; nous parlâmes deux ou trois fois du plaisir que j'aurais de vous
la voir entendre. M. de Pomponne se souvient d'un jour que vous étiez
petite fille chez mon oncle de Sévigné; vous étiez derrière une vitre
avec votre frère, plus belle, dit-il, qu'un ange; vous disiez que vous
étiez prisonnière, que vous étiez une princesse chassée de chez son
père: votre frère était beau comme vous; vous aviez neuf ans. Il me fit
souvenir de cette journée; il n'a jamais oublié aucun moment où il vous
ait vue; il se fait un plaisir de vous revoir, qui me paraît le plus
obligeant du monde. Je vous avoue, ma très-aimable chère[353], que je
couve une grande joie; mais elle n'éclatera point que je ne sache votre
résolution.

Madame de Schomberg dit qu'elle est une vagabonde au prix de madame de
Marans: cette humeur sauvage que vous connaissez s'est tournée en
passion pour la retraite: le tempérament ne se change pas. Elle va à
pied à sa paroisse, et lit tous nos bons livres; elle travaille, elle
prie Dieu; ses heures sont réglées, elle mange quasi toujours à sa
chambre: elle voit madame de Schomberg à de certaines heures: elle hait
autant les nouvelles du monde qu'elle les aimait; elle excuse autant le
prochain qu'elle l'accusait; elle aime autant le Créateur qu'elle aimait
la créature. Nous rîmes fort de ses manières passées; nous les tournâmes
en ridicule. Elle parle fort sincèrement et fort agréablement de son
état: j'y fus deux heures; on ne s'ennuie point avec elle; elle se
mortifie de ce plaisir, mais c'est sans affectation: enfin, elle est
bien plus aimable qu'elle n'était. Je ne pense pas, mon enfant, que vous
vous plaigniez que je ne vous mande point de détails.

Je reçois tout présentement votre lettre du 7. Je vous avoue, ma
très-chère, quelle me comble d'une joie si vive, qu'à peine mon cœur,
que vous connaissez, la peut contenir; il est sensible à tout, et je le
haïrais, s'il était pour mes intérêts comme il est pour les vôtres.
Enfin, ma fille, vous venez, c'est tout ce qui peut m'être le plus
agréable: mais je m'en vais vous dire une chose à quoi vous ne vous
attendez point; c'est que je vous jure et vous proteste devant Dieu que
si M. de la Garde n'avait trouvé votre voyage nécessaire, et qu'en effet
il ne le fût pas pour vos affaires, jamais je n'aurais mis en compte, au
moins pour cette année, le désir de vous voir, ni ce que vous devez à la
tendresse infinie que j'ai pour vous: je sais la réduire à la droite
raison, quoi qu'il m'en coûte; et j'ai quelquefois de la force dans ma
faiblesse, comme ceux qui sont les plus philosophes. Après cette
déclaration sincère, je ne vous cache point que je suis pénétrée de
joie, et que, la raison se rencontrant avec mes désirs, je suis, à
l'heure que je vous écris, parfaitement contente, et que je ne vais être
occupée qu'à vous bien recevoir.

M. le Prince revient de trente lieues. M. de Turenne n'est point parti.
M. de Monterey s'est retiré. M. de Luxembourg est dégagé. Mon fils sera
ici dans deux jours. Depuis vingt-quatre heures, on a volé dans la
chapelle de Saint-Germain la lampe d'argent de sept mille francs, et six
chandeliers plus hauts que moi: voilà une extrême insolence[354]. On a
trouvé des cordes du côté de la tribune de madame de Richelieu: on ne
comprend pas comment cela s'est pu faire; il y a des gardes qui vont et
viennent, et tournent toute la nuit.

Savez-vous qu'on parle de la paix? M. de Chaulnes arrive de Bretagne, et
repart pour Cologne.


  [353] Expression singulière, qui date du temps des _précieuses_.
  _Chère_ était le nom qu'elles se donnaient entre elles. (_Voy._ le
  _Comment. de Bret sur Molière_.)

  [354] Le duc de Saint-Simon rapporte un autre vol plus étrange encore,
  qui se fit à Versailles. On enleva en une nuit toutes les crépines et
  les franges d'or des grands appartements, depuis la galerie jusqu'à la
  chapelle. Quelques perquisitions qu'on fît, on ne trouva aucune trace
  du vol. Mais cinq ou six jours après, le roi étant à souper, un énorme
  paquet tomba tout à coup sur la table, à quelque distance de lui:
  c'étaient les franges volées, avec un billet attaché sur le paquet, où
  l'on lut ces mots: _Bontemps, reprends tes franges, la peine en passe
  le plaisir_. Saint-Simon était témoin.



122.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 26 janvier 1674.

D'Hacqueville et la Garde sont toujours persuadés que vous ne sauriez
mieux faire que de venir: venez donc, ma chère enfant, et vous ferez
changer toutes choses: _se me miras, me miran_; cela est divinement bien
appliqué: il faut mettre votre cadran au soleil, afin qu'on le regarde.
Votre intendant ne quittera pas sitôt la Provence: il a mandé à madame
d'Herbigny que vous lui faisiez tort de croire que la justice seule le
mît dans vos intérêts, puisque votre beauté et votre mérite y avaient
part.

Il n'y eut personne au bal de mercredi dernier; le roi et la reine
avaient toutes les pierreries de la couronne; le malheur voulut que ni
MONSIEUR, ni MADAME, ni MADEMOISELLE, ni mesdames de Soubise, Sully,
d'Harcourt, Ventadour, Coëtquen, Grancey, ne purent s'y trouver par
diverses raisons; ce fut une pitié; Sa Majesté en était chagrine.

Je revins hier du Mêni, où j'étais allée pour voir le lendemain M.
d'Andilly; je fus six heures avec lui; j'eus toute la joie que peut
donner la conversation d'un homme admirable: je vis aussi mon oncle de
Sévigné[355], mais un moment. Ce Port-Royal est une Thébaïde; c'est un
paradis; c'est un désert où toute la dévotion du christianisme s'est
rangée; c'est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la
ronde; il y a cinq ou six solitaires qu'on ne connaît point, qui vivent
comme les pénitents de Saint-Jean-Climaque; les religieuses sont des
anges sur terre. Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des
douleurs inconcevables et une résignation extrême: tout ce qui les sert,
jusqu'aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste. Je
vous avoue que j'ai été ravie de voir cette divine solitude, dont
j'avais tant ouï parler; c'est un vallon affreux, tout propre à inspirer
le goût de faire son salut. Je revins coucher au Mêni, et hier ici,
après avoir encore embrassé M. d'Andilly en passant. Je crois que je
dînerai demain chez M. de Pomponne; ce ne sera pas sans parler de son
père et de ma fille: voilà deux chapitres qui nous tiennent au cœur.
J'attends tous les jours mon fils; il m'écrit des tendresses infinies;
il est parti plus tôt, et revient plus tard que les autres; nous croyons
que cela roule sur une amitié qu'il a à Sézanne; mais comme ce n'est pas
pour épouser, je n'en suis point inquiète.

Il est vrai que l'on a attaqué M. de Villars et ses gens en revenant
d'Espagne: c'étaient les gens de l'ambassadeur (_d'Espagne_) qui
revenait de France. C'est un assez ridicule combat; les maîtres
s'exposèrent, on tirait de tous côtés; il y a eu quelques valets de
tués. On n'a point fait de compliments à madame de Villars; elle a son
mari, elle est contente. M. de Luxembourg est ici; on parle fort de la
paix, c'est-à-dire selon les désirs de la France, plus que sur la
disposition des affaires; cependant on la peut vouloir de telle sorte
qu'elle se ferait.

J'espère, ma fille, que vous serez plus contente et plus décidée, quand
vous aurez votre congé. On ne doute point ici que votre retour n'y soit
très-bon: si vous n'étiez bien en ce pays, vous vous en sentiriez
bientôt en Provence: _se me miras, me miran_[356]; rien ne peut être
mieux dit, il en faut revenir là. M. et madame de Coulanges, la Sanzei
et le _Bien bon_ vous souhaitent avec impatience, et veulent tous, comme
moi, que vous ameniez le coadjuteur, qui vous fortifiera
considérablement. J'ai fort entretenu la Garde; vous ne sauriez trop
estimer ses conseils: il parlait l'autre jour à Gordes de vos affaires:
il les sait, et les range, et les dit en perfection; il donne un tour
admirable à tout ce qu'il faut dire à Sa Majesté: vous ne pouvez
consulter personne qui connaisse mieux ce pays-ci que lui.

On est toujours charmé de mademoiselle de Blois et du prince de Conti.
D'Hacqueville vous parlera des nouvelles de l'Europe, et comme
l'Angleterre est présentement la grande affaire. C'est M. le duc du
Maine[357] qui a les Suisses; ce n'est plus M. le comte du Vexin,
lequel, en récompense, a l'abbaye de Saint-Germain des Prés.


  [355] M. d'Andilly et M. de Sévigné s'étaient retirés depuis plusieurs
  années à Port-Royal des champs.

  [356] _Si tu me regardes, on me regardera._ Cette devise était celle
  qui avait pour corps un cadran solaire, et faisait allusion au soleil,
  emblème adopté par le roi.

  [357] Louis-Auguste de Bourbon, fils du roi et de madame de Montespan.



123.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 5 février 1674.

Il y a aujourd'hui[358] bien des années, ma fille, qu'il vint au monde
une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses: je
prie votre imagination de n'aller ni à droite, ni à gauche, _cet
homme-là, sire, c'était moi-même_[359]. Il y eut hier trois ans que
j'eus une des plus sensibles douleurs de ma vie; vous partîtes pour la
Provence, où vous êtes encore; ma lettre serait longue, si je voulais
vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que j'ai senties
depuis en conséquence de cette première. Mais revenons: je n'ai point
reçu de vos lettres aujourd'hui, je ne sais s'il m'en viendra; je ne le
crois pas, il est trop tard: j'en attendais cependant avec impatience;
je voulais apprendre votre départ d'Aix, afin de pouvoir supputer un peu
juste votre retour; tout le monde m'en assassine, et je ne sais que
répondre. Je ne pense qu'à vous et à votre voyage: si je reçois de vos
lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos; je ferai
assurément tout ce que vous me manderez. Je vous écris aujourd'hui un
peu plus tôt qu'à l'ordinaire. M. de Corbinelli et mademoiselle de Méri
sont ici, qui ont dîné avec moi. Je m'en vais à un petit opéra de
Molière, beau-père d'Itier, qui se chante chez Pelissari; c'est une
musique très-parfaite; M. le Prince, M. le Duc et madame la Duchesse y
seront. Je m'en irai peut-être de là souper chez Gourville avec madame
de la Fayette, M. le Duc, madame de Thianges, M. de Vivonne, à qui l'on
dit adieu et qui s'en va demain. Si cette partie est rompue, j'irai chez
madame de Chaulnes; j'en suis extrêmement priée par la maîtresse du
logis et par les cardinaux de Retz et de Bouillon, qui me l'avaient fait
promettre: le premier est dans une extrême impatience de vous voir; il
vous aime chèrement. Voilà une lettre qu'il m'envoie.

On avait cru que mademoiselle de Blois[360] avait la petite vérole, mais
cela n'est pas. On ne parle point des nouvelles d'Angleterre; cela fait
juger qu'elles ne sont pas bonnes. Il n'y a eu qu'un bal ou deux à Paris
dans tout ce carnaval; on y a vu quelques masques, mais peu. La
tristesse est grande; les assemblées de Saint-Germain sont des
mortifications pour le roi, et seulement pour marquer la cadence du
carnaval.

Le père Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame, qui transporta
tout le monde; il était d'une force à faire trembler les courtisans, et
jamais prédicateur évangélique n'a prêché si hautement ni si
généreusement les vérités chrétiennes: il était question de faire voir
que toute puissance doit être soumise à la loi, à l'exemple de
Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple; enfin, ma fille, cela fut
porté au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent
poussés comme les aurait poussés l'apôtre saint Paul.

L'archevêque de Reims[361] revenait hier fort vite de Saint-Germain,
c'était comme un tourbillon: il croit bien être grand seigneur, mais ses
gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de
Nanterre, _tra, tra, tra_; ils rencontrent un homme à cheval, _gare,
gare!_ ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne veut pas; et enfin
le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre
homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le
carrosse en fut versé et renversé: en même temps l'homme et le cheval,
au lieu de s'amuser à être roués et estropiés, se relèvent
miraculeusement, remontent l'un sur l'autre, et s'enfuient et courent
encore, pendant que les laquais de l'archevêque et le cocher, et
l'archevêque même, se mettent à crier: _Arrête, arrête ce coquin, qu'on
lui donne cent coups!_ L'archevêque, en racontant ceci, disait: Si
j'avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les
oreilles.

Je dînai, hier encore, chez Gourville avec madame de Langeron, madame de
la Fayette, madame de Coulanges, Corbinelli, l'abbé Têtu, Briole et mon
fils; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à
dîner. Adieu, ma très-chère et très-aimable; je ne puis vous dire à quel
point je vous souhaite. Je m'en vais encore adresser cette lettre à
Lyon. J'ai envoyé les deux premières au chamarier; il me semble que vous
y devez être, ou jamais. Je reçois dans ce moment votre lettre du 28,
elle me ravit. Ne craignez point, ma bonne, que ma joie se refroidisse.
Je ne suis occupée que de cette joie sensible de vous voir, et de vous
recevoir, et de vous embrasser avec des sentiments et des manières
d'aimer qui sont d'une étoffe au-dessus du commun, et même de ce que
l'on estime le plus[362].


  [358] Le 5 février 1627, jour de la naissance de madame de Sévigné.

  [359] Vers de Marot dans son épître au roi François Ier, _pour avoir été
  desrobé_.

  [360] Fille du roi et de madame de la Vallière.

  [361] M. le Tellier, frère de M. de Louvois.

  [362] Madame de Grignan arriva à Paris peu de jours après, et y resta
  jusqu'à la fin de mai 1675.



124.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, ce 1er juin 1674.

Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de votre fonds pour moi,
puisque je vis encore; c'est une chose bien étrange que la tendresse que
j'ai pour vous; je ne sais si contre mon dessein j'en témoigne beaucoup,
mais je sais bien que j'en cache encore davantage. Je ne veux point vous
dire l'émotion et la joie que m'a données votre laquais et votre lettre.
J'ai eu le même plaisir de ne point croire que vous fussiez malade; j'ai
été assez heureuse pour croire ce que c'était. Il y a longtemps que je
l'ai dit, quand vous voulez, vous êtes adorable; rien ne manque à ce que
vous faites. J'écris dans le milieu du jardin comme vous l'avez imaginé,
et les rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un grand plaisir,
mais sans beaucoup de respect, ce que je leur ai dit de votre part; ils
sont situés d'une manière qui leur ôte toute sorte d'humilité. Je fus
hier deux heures toute seule avec les hamadryades; je leur parlai de
vous, elles me contentèrent beaucoup par leur réponse. Je ne sais si ce
pays tout entier est bien content de moi, car enfin, après avoir joui de
toutes ses beautés, je n'ai pu m'empêcher de dire:

  Mais, quoique vous ayez, vous n'avez point Calixte.
  Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas.

Cela est si vrai que je repars après dîner avec joie. La bienséance n'a
nulle part à tout ce que je fais; c'est ce qui est cause que les excès
de liberté que vous me donnez me blessent le cœur. Il y a deux
ressources dans le mien que vous ne sauriez comprendre. Je vous loue
d'avoir gagné vingt pistoles; cette perte a paru légère, étant suivie
d'un grand honneur et d'une bonne collation. J'ai fait vos compliments à
nos oncles et cousines; ils vous adorent, et sont ravis de la relation.
Cela leur convient, et point du tout en un lieu où je vais dîner; c'est
pourquoi je vous la renvoie. J'avais laissé à mon portier une lettre
pour Brancas; je vois bien qu'on l'a oubliée. Adieu, ma très-chère et
très-aimable enfant, vous savez que je suis à vous.



125.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, lundi 27 mai 1675.

Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l'absence! comment vous a-t-il
paru? Pour moi, je l'ai senti avec toute l'amertume et toute la douleur
que j'avais imaginées, et que j'avais appréhendées depuis si longtemps.
Quel moment que celui où nous nous séparâmes! quel adieu et quelle
tristesse d'aller chacune de son côté, quand on se trouve si bien
ensemble! Je ne veux point vous en parler davantage, ni célébrer, comme
vous dites, toutes les pensées qui me pressent le cœur: je veux me
représenter votre courage, et tout ce que vous m'avez dit sur ce sujet,
qui fait que je vous admire. Il me parut pourtant que vous étiez un peu
touchée en m'embrassant. Pour moi, je revins à Paris[363], comme vous
pouvez vous l'imaginer: M. de Coulanges se conforma à mon état: j'allai
descendre chez M. le cardinal de Retz, où je renouvelai tellement toute
ma douleur, que je fis prier M. de la Rochefoucauld, madame de la
Fayette et madame de Coulanges, qui vinrent pour me voir, de trouver bon
que je n'eusse point cet honneur: il faut cacher ses faiblesses devant
les forts. M. le cardinal entra dans les miennes; la sorte d'amitié
qu'il a pour vous le rend fort sensible à votre départ. Il se fait
peindre par un religieux de Saint-Victor; je crois que, malgré
Caumartin, il vous donnera l'original. Il s'en va dans peu de jours; son
secret est répandu; ses gens sont fondus en larmes: je fus avec lui
jusqu'à dix heures. Ne blâmez point, mon enfant, ce que je sentis en
rentrant chez moi: quelle différence! quelle solitude! quelle tristesse!
votre chambre, votre cabinet, votre portrait! ne plus trouver cette
aimable personne! M. de Grignan comprend bien ce que je veux dire et ce
que je sentis. Le lendemain, qui était hier, je me trouvai tout éveillée
à cinq heures; j'allai prendre Corbinelli pour venir ici avec l'abbé. Il
y pleut sans cesse, et je crains fort que vos chemins de Bourgogne ne
soient rompus. Nous lisons ici des maximes que Corbinelli m'explique; il
voudrait bien m'apprendre à gouverner mon cœur; j'aurais beaucoup gagné
à mon voyage, si j'en rapportais cette science. Je m'en retourne demain;
j'avais besoin de ce moment de repos pour remettre un peu ma tête, et
reprendre une espèce de contenance.


  [363] Les adieux de la mère et de la fille s'étaient faits à
  Fontainebleau.



126.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 7 juin 1675.

Enfin, ma fille, me voilà réduite à faire mes délices de vos lettres: il
est vrai qu'elles sont d'un grand prix; mais quand je songe que c'était
vous-même que j'avais, et que j'ai eue quinze mois de suite, je ne puis
retourner sur ce passé sans une grande tendresse et une grande douleur.
Il y a des gens qui m'ont voulu faire croire que l'excès de mon amitié
vous incommodait; que cette grande attention à vouloir découvrir vos
volontés, qui tout naturellement devenaient les miennes, vous faisait
assurément une grande fadeur et un grand dégoût. Je ne sais, ma chère
enfant, si cela est vrai; ce que je puis vous dire, c'est qu'assurément
je n'ai pas eu dessein de vous donner cette sorte de peine. J'ai un peu
suivi mon inclination, je l'avoue; et je vous ai vue autant que je l'ai
pu, parce que je n'ai pas eu assez de pouvoir sur moi pour me retrancher
ce plaisir; mais je ne crois point vous avoir été pesante. Enfin, ma
fille, aimez au moins la confiance que j'ai en vous, et croyez qu'on ne
peut jamais être plus dénuée ni plus touchée que je le suis en votre
absence. La Providence m'a traitée bien rudement, et je me trouve fort à
plaindre de n'en savoir pas faire mon salut. Vous me dites des
merveilles de la conduite qu'il faut avoir pour se gouverner dans ces
occasions; j'écoute vos leçons, et je tâche d'en profiter. Je suis dans
le train de mes amies, je vais, je viens; mais quand je puis parler de
vous, je suis contente, et quelques larmes me font un soulagement
nonpareil. Je sais les lieux où je puis me donner cette liberté; vous
jugez bien que, vous ayant vue partout, il m'est difficile, dans ces
commencements, de n'être pas sensible à mille choses que je trouve en
mon chemin. Je vis hier les Villars, dont vous êtes révérée; nous étions
en solitude aux Tuileries; j'avais dîné chez M. le cardinal, où je
trouvai bien mauvais de ne vous voir pas. J'y causai avec l'abbé de
Saint-Mihiel, à qui nous donnons, ce me semble, comme en dépôt, la
personne de Son Éminence; il me parut un fort honnête homme, un esprit
droit et tout plein de raison, qui a de la passion pour lui, qui le
gouvernera même sur sa santé, et l'empêchera bien de prendre le feu trop
chaud sur la pénitence. Ils partiront mardi; et ce sera encore un jour
douloureux pour moi, quoiqu'il ne puisse être comparé à celui de
Fontainebleau. Songez, ma fille, qu'il y a déjà quinze jours, et qu'ils
vont enfin, de quelque manière qu'on les passe. Tous ceux que vous
m'avez nommés apprendront votre souvenir avec bien de la joie; j'en suis
mieux reçue. Je verrai ce soir notre cardinal; il veut bien que je passe
une heure ou deux chez lui les soirs avant qu'il se couche, et que je
profite ainsi du peu de temps qui me reste. Corbinelli était ici quand
j'ai reçu votre lettre; il a pris beaucoup de part au plaisir que vous
avez eu de confondre un jésuite: il voudrait bien avoir été le témoin de
votre victoire. Madame de la Troche a été charmée de ce que vous dites
pour elle. Soyez en repos de ma santé, ma chère enfant; je sais que vous
n'entendez pas de raillerie là-dessus. Le chevalier de Grignan est
parfaitement guéri. Je m'en vais envoyer votre lettre chez M. de
Turenne. Nos frères sont à Saint-Germain; j'ai envie de vous envoyer la
lettre de la Garde; vous y verrez en gros la vie qu'on fait à la cour.
Le roi a fait ses dévotions à la Pentecôte: madame de Montespan les a
faites de son côté; sa vie est exemplaire; elle est très-occupée de ses
ouvriers, et va à Saint-Cloud, où elle joue au hoca[364].

A propos, les cheveux me dressèrent l'autre jour à la tête, quand le
coadjuteur me dit qu'en allant à Aix, il y avait trouvé M. de Grignan
jouant au hoca; quelle fureur! au nom de Dieu, ne le souffrez point; il
faut que ce soit là une de ces choses que vous devez obtenir, si l'on
vous aime. J'espère que Pauline se porte bien, puisque vous ne m'en
parlez point; aimez-la pour l'amour de son parrain (_M. de la Garde_).
Madame de Coulanges a si bien gouverné la princesse d'Harcourt, que
c'est elle qui vous fait mille excuses de ne s'être pas trouvée chez
elle quand vous allâtes lui dire adieu: je vous conseille de ne la point
chicaner là-dessus. Ce que vous dites des arbres qui changent est
admirable; la persévérance de ceux de Provence est triste et
ennuyeuse[365]; il vaut mieux reverdir que d'être toujours vert.
Corbinelli dit qu'il n'y a que Dieu qui doive être immuable; toute autre
immutabilité est une imperfection: il était bien en train de discourir
aujourd'hui. Madame de la Troche et le prieur de Livry étaient ici: il
s'est bien diverti à leur prouver tous les attributs de la Divinité.
Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse; mais quand pourrai-je vous
embrasser de plus près? La vie est si courte! ah! voilà sur quoi il ne
faut pas s'arrêter: c'est maintenant vos lettres que j'attends avec
impatience.


  [364] Jeu de hasard très-périlleux, et très en vogue sous Louis XIV.

  [365] L'olivier, l'oranger, les chênes verts, les lauriers, le myrte,
  etc., gardent leurs feuilles toute l'année.



127.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 12 juillet 1675.

C'est une des plus belles chasses qu'il est possible de voir, que celle
que nous faisons après M. de B... et M. de M... Ils courent, ils se
relaissent, ils se forlongent, ils rusent; mais nous sommes toujours sur
la voie, nous avons le nez bon, et nous les poursuivons toujours: si
jamais nous les attrapons, comme je l'espère, je vous assure qu'ils
seront bien bourrés; et puis je vous promets encore que, suivant le
procédé noble des lévriers, nous les laisserons là pour jamais, et n'y
toucherons pas. Je vous manderai la fin de tout ceci: je ne pense pas à
quitter cette affaire; mais comme je vous empêche, sur l'amitié, d'être
le plus grand capitaine du monde, l'abbé (_de Coulanges_) m'empêche
d'être la personne la plus agitée et la plus occupée de vos affaires: il
m'efface par son activité; il est vrai qu'étant jointe à son habileté,
il doit battre plus de pays que moi; il le fait aussi, et dès sept
heures du matin il sort pour consulter les mots, les points et les
virgules de cette transaction. Au reste, il y a quelquefois des disputes
avec mademoiselle de Méri; mais savez-vous ce qui les cause? c'est
assurément l'exactitude de l'abbé, beaucoup plus que l'intérêt: mais
quand l'arithmétique est offensée, et que la règle de _deux et deux font
quatre_ est blessée en quelque chose, le bon abbé est hors de lui; c'est
son humeur, il le faut prendre sur ce pied-là: d'un autre côté,
mademoiselle de Méri a un style tout différent; quand, par esprit ou par
raison, elle soutient un parti, elle ne finit plus, elle le pousse;
l'abbé se sent suffoqué par un torrent de paroles; il se met en colère,
et en sort par faire l'oncle, et dire qu'on se taise: on lui dit qu'il
n'a point de politesse: _politesse_ est un nouvel outrage, et tout est
perdu; on ne s'entend plus; il n'est plus question de l'affaire; ce sont
les circonstances qui sont devenues le principal: en même temps je me
mets en campagne, je vais à l'un, je vais à l'autre, comme le cuisinier
de la comédie[366]; je finis mieux, car on en rit, et, au bout du
compte, que le lendemain mademoiselle de Méri retourne au bon abbé, et
lui demande son avis; bonnement il le lui donnera et la servira; il a
ses humeurs: quelqu'un est-il parfait? Je vous réponds toujours d'une
chose, c'est qu'il n'y aura qu'à rire de leurs disputes, tant que j'en
serai témoin.

Adieu, ma très-chère enfant, je ne sais point de nouvelles. Notre
cardinal se porte très-bien; écrivez-lui, et qu'il ne s'amuse point à
ravauder et répliquer à Rome; il faut qu'il obéisse, et qu'il use ses
vieilles calottes, comme dit le gros abbé (_de Pontcarré_), qui se
plaint de votre silence. M. de la Rochefoucauld vous mande que sa goutte
est si parfaitement revenue, qu'il croit que la pauvreté reviendra
aussi; du moins il ne sent point le plaisir d'être riche avec les
douleurs qui le font mourir. Je vous embrasse mille fois.


  [366] Allusion à la scène de maître Jacques, cuisinier d'Harpagon, qui
  travaille à réconcilier celui-ci avec son fils, dans l'_Avare_ de
  Molière, scène IV, acte IV.



128.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 19 juillet 1675.

Devinez d'où je vous écris, ma fille: c'est de chez M. de Pomponne; vous
vous en apercevrez par le petit mot que madame de Vins vous dira ici.
J'ai été avec elle, l'abbé Arnauld et d'Hacqueville, voir passer la
procession de Sainte-Geneviève; nous en sommes revenus de très-bonne
heure, il n'était que deux heures; bien des gens n'en reviendront que ce
soir. Savez-vous que c'est une belle chose que cette procession? Tous
les différents religieux, tous les prêtres des paroisses, tous les
chanoines de Notre-Dame, et M. l'archevêque pontificalement, qui va à
pied, bénissant à droite et à gauche jusqu'à la métropole; il n'a
cependant que la main gauche; et à la droite, c'est l'abbé de
Sainte-Geneviève, nu-pieds, précédé de cent cinquante religieux,
nu-pieds aussi, avec sa crosse et sa mitre, comme l'archevêque, et
bénissant de même, mais modestement et dévotement, et à jeun, avec un
air de pénitence qui fait voir que c'est lui qui va dire la messe dans
Notre-Dame.

Le parlement en robes rouges, et toutes les compagnies supérieures,
suivent cette châsse, qui est brillante de pierreries, portée par vingt
hommes habillés de blanc, nu-pieds. On laisse en otage à
Sainte-Geneviève le prévôt des marchands et quatre conseillers, jusqu'à
ce que ce précieux trésor y soit revenu. Vous allez me demander pourquoi
on a descendu cette châsse: c'était pour faire cesser la pluie, et pour
demander le chaud. L'un et l'autre étaient arrivés au moment qu'on a eu
ce dessein, de sorte que, comme c'est en général pour nous apporter
toutes sortes de biens, je crois que c'est à elle que nous devons le
retour du roi: il sera ici dimanche; je vous manderai mercredi tout ce
qui se peut mander. M. de la Trousse mène un détachement de six mille
hommes au maréchal de Créqui, pour aller joindre M. de Turenne; la Fare
et les autres demeurent avec les gendarmes-Dauphin dans l'armée de M. le
Prince. Voici les dames qui attendent leurs maris, au _prorata_ de leur
impatience. L'autre jour MADAME et madame de Monaco prirent
d'Hacqueville à l'hôtel de Gramont, pour s'en aller courir les rues
_incognito_, et se promener aux Tuileries: comme MADAME n'est point sur
le pied d'être galante, elle se joue parfaitement bien de sa dignité. On
attend à toute heure madame de Toscane; c'est encore des biens de la
châsse de sainte Geneviève. Je vis hier une de vos lettres entre les
mains de l'abbé de Pontcarré; c'est la plus divine lettre du monde, il
n'y a rien qui ne pique et qui ne soit salé; il en a envoyé une copie à
l'Éminence, car l'original est gardé comme la châsse. Adieu, ma
très-chère et très-parfaitement aimée; vous êtes si vraie, que je ne
rabats rien sur tout ce que vous me dites de votre tendresse; vous
pouvez juger si j'en suis touchée.



129.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 24 juillet 1675.

Il fait bien chaud aujourd'hui, ma très-chère belle; et, au lieu de
m'inquiéter dans mon lit, la fantaisie m'a pris de me lever, quoiqu'il
ne soit que cinq heures du matin, pour causer un peu avec vous.

Le roi arriva dimanche matin à Versailles; la reine, madame de Montespan
et toutes les dames étaient allées dès le samedi reprendre tous leurs
appartements ordinaires: un moment après être arrivé, le roi alla faire
ses visites; la seule différence, c'est qu'on joue dans ces grands
appartements que vous connaissez. J'en saurai davantage ce soir avant
que de fermer ma lettre: ce qui fait que je suis si mal instruite de
Versailles, c'est que je revins hier au soir de Pomponne, où madame de
Pomponne nous avait engagés d'aller, d'Hacqueville et moi, avec tant
d'empressement, que nous n'avons pu ni voulu y manquer. M. de Pomponne,
en vérité, fut aise de nous voir: vous avez été célébrée, dans ce peu de
temps, avec toute l'estime et l'amitié imaginables: nous avons fort
causé; une de nos folies a été de souhaiter de découvrir tous les
dessous de cartes de toutes les choses que nous croyons voir et que nous
ne voyons point, tout ce qui se passe dans les familles, où nous
trouverions de la haine, de la jalousie, de la rage, du mépris, au lieu
de toutes les belles choses qu'on met au-dessus du panier, et qui
passent pour des vérités; je souhaitais un cabinet tout tapissé de
dessous de cartes au lieu de tableaux. Cette folie nous mena bien loin,
et nous divertit fort; nous voulions casser la tête à d'Hacqueville pour
en avoir, et nous trouvions plaisant d'imaginer que, de la plupart des
choses que nous croyons voir, on nous détromperait: vous pensez donc que
cela est ainsi dans une telle maison; vous pensez que l'on s'adore en
cet endroit-là; tenez, voyez: on s'y hait jusqu'à la fureur, et ainsi de
tout le reste: vous pensez que la cause d'un tel événement, c'est une
telle chose; c'est le contraire: en un mot, le petit démon qui nous
tirerait les rideaux nous divertirait extrêmement. Vous voyez bien, ma
très-belle, qu'il faut avoir bien du loisir pour s'amuser à vous dire de
telles bagatelles; voilà ce que c'est que de s'éveiller matin: voilà
comme fait M. de Marseille; j'aurais fait aujourd'hui des visites aux
flambeaux, si nous étions en hiver.

Vous avez donc toujours votre bise: ah! ma fille, qu'elle est ennuyeuse!
nous avons chaud nous autres, il n'y a plus qu'en Provence où l'on ait
froid. Je suis très-persuadée que notre châsse (_de sainte Geneviève_) a
fait ce changement; car, sans elle, nous apercevions comme vous que le
procédé du soleil et des saisons était changé; je crois que j'eusse
trouvé, comme vous, que c'était la vraie raison qui nous avait précipité
tous ces jours auxquels nous avions tant de regret: pour moi, mon
enfant, j'en sentais une véritable tristesse comme j'ai senti toute la
joie de passer les étés et les hivers avec vous; mais quand on a le
déplaisir de voir ce temps passé, et passé pour jamais, cela fait
mourir: il faut mettre à la place de cette pensée l'espérance de se
revoir.

J'attends un peu de frais pour me purger, et un peu de paix en Bretagne
pour partir. Madame de Lavardin, madame de la Troche, M. d'Harouïs et
moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller
jeter dans la fureur qui agite notre province; elle augmente tous les
jours: ces démons sont venus piller et brûler jusqu'auprès de Fougères;
c'est un peu trop près des Rochers. On a recommencé à piller un bureau à
Rennes; madame de Chaulnes est à demi morte des menaces qu'on lui fait
tous les jours; on me dit hier qu'elle était arrêtée, et que même les
plus sages l'ont retenue, et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au
Fort-Louis, que si les troupes qu'il a demandées font un pas dans la
province, madame de Chaulnes court risque d'être mise en pièces. Il
n'est cependant que trop vrai qu'on doit envoyer des troupes, et on a
raison de le faire; car, dans l'état où sont les choses, il ne faut pas
des remèdes anodins: mais ce ne serait pas une sagesse de partir avant
que de voir ce qui arrivera de cet extrême désordre. On croit que la
récolte pourra séparer toute cette belle assemblée; car enfin il faut
bien qu'ils ramassent leurs blés: ils sont six ou sept mille, dont le
plus habile n'entend pas un mot de français. M. Boucherat me contait
l'autre jour qu'un curé avait reçu devant ses paroissiens une pendule
qu'on lui envoyait _de France_; car c'est ainsi qu'ils disent: ils se
mirent tous à crier en leur langage, que c'était _la gabelle_, et qu'ils
le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton: Point du
tout, mes enfants, ce n'est point _la gabelle_, vous ne vous y
connaissez pas, c'est _le jubilé_; en même temps les voilà à genoux: que
dites-vous de l'esprit fin de ces _messieurs_? Quoi qu'il en soit, il
faut un peu voir ce que deviendra ce tourbillon: ce n'est pas sans
déplaisir que je retarde mon voyage; il est placé et rangé comme je le
désire; il ne peut être remis dans un autre temps, sans me déranger
beaucoup de desseins; mais vous savez ma dévotion pour la Providence; il
faut toujours en revenir là, et vivre au jour la journée: mes paroles
sont sages, comme vous voyez; mais très-souvent mes pensées ne le sont
pas. Vous devinez aisément qu'il y a un point où je ne puis me servir de
la résignation que je prêche aux autres.

Mademoiselle d'Eaubonne fut mariée avant-hier[367]. Votre frère voudrait
bien donner son guidon pour être colonel du régiment de Champagne; M. de
Grignan l'a été; mais toutes nos bonnes têtes ne sont pas trop d'avis
qu'il augmente sa dépense de quinze ou seize mille francs dans le temps
où nous sommes. Il est revenu une grande quantité de monde avec le roi:
le grand maître, messieurs de Soubise, Termes, Brancas, la Garde,
Villars, le comte de Fiesque; pour ce dernier, on est tenté de dire: _di
cortesia più che di guerra amico_: il n'y avait pas un mois qu'il était
arrivé à l'armée. M. de Pomponne dit qu'on ne peut jamais souhaiter la
bataille de meilleur cœur, ni vouloir être plus résolument que le roi
au premier rang, lorsqu'on crut qu'on serait obligé de la donner à
Limbourg. Il nous conta des choses admirables de la manière dont Sa
Majesté vivait avec tout le monde, et surtout avec M. le Prince et M. le
Duc: tous ces détails sont fort agréables à entendre.

Au reste, ma fille, cette cassolette est venue; elle ressemble assez à
un _jubilé_[368]: elle pèse plus, et est beaucoup moins belle que nous
ne pensions: c'est une antique qui s'appelle donc une _cassolette_, mais
rien n'est plus mal travaillé; cependant c'est une vraie pièce à mettre
à Grignan, et nullement à Paris: notre bon cardinal a fait de cela comme
de sa musique, qu'il loue, sans s'y connaître; ce qu'il y a à faire,
c'est de l'en remercier tout bonnement, et ne pas lui donner la
mortification de croire que l'on n'est pas charmé de son présent: il ne
faut pas aussi vous figurer que ce présent soit autre chose, selon lui,
qu'une pure bagatelle, dont le refus serait une très-grande rudesse. Je
m'en vais l'en remercier en attendant votre lettre. Quand je vous ai
proposé de lui conseiller de s'amuser à écrire son histoire, c'est qu'on
m'avait dit de le lui conseiller de mon côté, et que tous ses amis ont
voulu être soutenus, afin qu'il parût que tous ceux qui l'aiment sont
dans le même sentiment.

Madame la grande duchesse et madame de Sainte-Même[369] ont fort parlé
ici de votre beauté. J'aurais vu cette princesse, sans notre voyage de
Pomponne: tout le monde la trouve comme vous l'avez représentée,
c'est-à-dire d'une tristesse effroyable. Madame de Montmartre[370] alla
s'emparer d'elle à Fontainebleau: on lui prépare une affreuse prison.

Madame de Montlouet a la petite vérole; les regrets de sa fille sont
infinis; et la mère est au désespoir de ce que sa fille ne veut point la
quitter pour aller prendre l'air, comme on lui ordonne: pour de
l'esprit, je pense qu'elles n'en ont pas du plus fin; mais pour des
sentiments, ma belle, c'est tout comme chez nous, et aussi tendres et
aussi naturels. Vous me dites des choses si extrêmement bonnes sur votre
amitié pour moi, et à quel rang vous la mettez, qu'en vérité je n'ose
entreprendre de vous dire combien j'en suis touchée, et de joie, et de
tendresse, et de reconnaissance; mais vous le comprendrez aisément,
puisque vous croyez savoir à quel point je vous aime: le dessous de vos
cartes est agréable pour moi. M. de Pomponne disait, en demeurant
d'accord que rien n'est général: «Il paraît que madame de Sévigné aime
passionnément madame de Grignan? Savez-vous le dessous des cartes?
voulez-vous que je vous le dise? _c'est qu'elle l'aime passionnément_.»
Il pourrait y ajouter, à mon éternelle gloire, _et qu'elle en est
aimée_.

J'ai le paquet de vos soies; je voudrais bien trouver quelqu'un qui vous
le portât; il est trop petit pour les voitures, et trop gros pour la
poste: je crois que j'en pourrais dire autant de cette lettre. Adieu, ma
très-aimable et très-chère enfant; je ne puis jamais vous trop aimer:
quelques peines qui soient attachées à cette tendresse, celle que vous
avez pour moi mériterait encore plus, s'il était possible.


  [367] A M. le Goux de la Berchère.

  [368] C'est-à-dire à une vieille pendule.

  [369] Femme du premier écuyer de la grande duchesse de Toscane.

  [370] Françoise-Renée de Lorraine de Guise, abbesse de Montmartre.



130.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE GRIGNAN.


  A Paris, ce 31 juillet 1675.

C'est à vous que je m'adresse, mon cher comte, pour vous écrire une des
plus fâcheuses pertes qui pût arriver en France; c'est la mort de M. de
Turenne, dont je suis assurée que vous serez aussi touché et aussi
désolé que nous le sommes ici. Cette nouvelle arriva lundi à Versailles:
le roi en a été affligé, comme on doit l'être de la mort du plus grand
capitaine et du plus honnête homme du monde; toute la cour fut en
larmes, et M. de Condom pensa s'évanouir. On était près d'aller se
divertir à Fontainebleau, tout a été rompu; jamais un homme n'a été
regretté si sincèrement: tout ce quartier où il a logé[371], et tout
Paris, et tout le peuple, était dans le trouble et dans l'émotion;
chacun parlait et s'attroupait pour regretter ce héros. Je vous envoie
une très-bonne relation de ce qu'il a fait quelques jours avant sa mort.
C'est après trois mois d'une conduite toute miraculeuse, et que les gens
du métier ne se lassent point d'admirer, qu'arrive le dernier jour de sa
gloire et de sa vie. Il avait le plaisir de voir décamper l'armée des
ennemis devant lui; et le 27, qui était samedi, il alla sur une petite
hauteur pour observer leur marche: son dessein était de donner sur
l'arrière-garde, et il mandait au roi à midi que, dans cette pensée, il
avait envoyé dire à Brissac qu'on fit les prières de quarante heures. Il
mande la mort du jeune d'Hocquincourt, et qu'il enverra un courrier pour
apprendre au roi la suite de cette entreprise: il cachette sa lettre, et
l'envoie à deux heures. Il va sur cette petite colline avec huit ou dix
personnes: on tire de loin à l'aventure un malheureux coup de canon, qui
le coupe par le milieu du corps, et vous pouvez penser les cris et les
pleurs de cette armée: le courrier part à l'instant, il arriva lundi,
comme je vous ai dit; de sorte qu'à une heure l'une de l'autre, le roi
eut une lettre de M. de Turenne, et la nouvelle de sa mort. Il est
arrivé depuis un gentilhomme de M. de Turenne, qui dit que les armées
sont assez près l'une de l'autre; que M. de Lorges commande à la place
de son oncle, et que rien ne peut être comparable à la violente
affliction de toute cette armée. Le roi a ordonné en même temps à M. le
Duc d'y courir en poste, en attendant M. le Prince, qui doit y aller;
mais comme sa santé est assez mauvaise, et que le chemin est long, tout
est à craindre dans cet entre-temps: c'est une cruelle chose que cette
fatigue pour M. le Prince; Dieu veuille qu'il en revienne! M. de
Luxembourg demeure en Flandre pour y commander en chef: les lieutenants
généraux de M. le Prince sont MM. de Duras et de la Feuillade. Le
maréchal de Créqui demeure où il est. Dès le lendemain de cette
nouvelle, M. de Louvois proposa au roi de réparer cette perte en faisant
huit généraux au lieu d'un, c'est y gagner[372]. En même temps on fit
huit maréchaux de France, savoir: M. de Rochefort[373], à qui les autres
doivent un remercîment; MM. de Luxembourg, Duras, la Feuillade,
d'Estrades, Navailles, Schomberg et Vivonne; en voilà huit bien comptés:
je vous laisse méditer sur cet endroit. Le grand maître[374] était au
désespoir, on l'a fait duc; mais que lui donne cette dignité? Il a les
honneurs du Louvre par sa charge, il ne passera point au parlement à
cause des conséquences; et sa femme ne veut de tabouret qu'à
Bouillé[375]: cependant c'est une grâce; et s'il était veuf, il pourrait
épouser quelque jeune veuve. Vous savez la haine du comte de Gramont
pour Rochefort; je le vis hier, il est enragé; il lui a écrit, et l'a
dit au roi. Voici la lettre:

  MONSEIGNEUR,

  La faveur l'a pu faire autant que le mérite[376].

  _C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage._

    Le comte DE GRAMONT.

    _Adieu, Rochefort._

Je crois que vous trouverez ce compliment comme on l'a trouvé ici. Il y
a un almanach que j'ai vu, c'est de Milan; on y lit au mois de juillet:
_Mort subite d'un grand_; et au mois d'août: _Ah! que vois-je?_ On est
ici dans des craintes continuelles: cependant nos six mille hommes sont
partis pour abîmer notre Bretagne; ce sont deux Provençaux[377] qui ont
cette commission. M. de Pomponne a recommandé nos pauvres terres. M. de
Chaulnes et M. de Lavardin sont au désespoir: voilà ce qui s'appelle des
dégoûts. Si jamais vous faites les fous, je ne souhaite pas qu'on vous
envoie des Bretons pour vous corriger: admirez combien mon cœur est
éloigné de toute vengeance. Voilà, mon cher comte, tout ce que nous
savons jusqu'à l'heure qu'il est: en récompense d'une très-aimable
lettre, je vous en écris une qui vous donnera du déplaisir; j'en suis en
vérité aussi fâchée que vous. Nous avons passé tout l'hiver à entendre
conter les divines perfections de ce héros: jamais un homme n'a été si
près d'être parfait; et plus on le connaissait, plus on l'aimait, et
plus on le regrette. Adieu, monsieur et madame, je vous embrasse mille
fois. Je vous plains de n'avoir personne à qui parler de cette grande
nouvelle; il est naturel de communiquer tout ce qu'on pense là-dessus.
Si vous êtes fâchés, vous êtes comme nous sommes ici.


  [371] L'hôtel de Turenne était situé rue Saint-Louis, au Marais.

  [372] On sait que madame Cornuel appelait ces huit maréchaux de France
  _la monnaie de M. de Turenne_.

  [373] M. de Louvois, voulant faire M. de Rochefort maréchal de France,
  n'y pouvait parvenir qu'en proposant les sept autres, qui étaient plus
  anciens lieutenants généraux que M. de Rochefort.

  [374] Le comte du Lude, grand maître de l'artillerie.

  [375] Renée-Éléonore de Bouillé, première femme du comte du Lude,
  passait sa vie à Bouillé, par un goût singulier qu'elle avait pour la
  chasse.

  [376] Vers du _Cid_.

  [377] Le bailli de Forbin, et le marquis de Vins.



131.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 2 août 1675.

Je pense toujours, ma fille, à l'étonnement et à la douleur que vous
aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon est
inconsolable: il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de
Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment; il
arrêta son carrosse, comme il revenait de Pontoise à Versailles: le
cardinal ne comprit rien à ce discours; comme le gentilhomme s'aperçut
de son ignorance, il s'enfuit; le cardinal fit courir après, et sut
ainsi cette terrible mort; il s'évanouit; on le ramena à Pontoise, où il
a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris
continuels. Madame de Guénégaud et Cavoye l'ont été voir; ils ne sont
pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m'a
paru bon: je lui dis par avance votre affliction, et par l'intérêt que
vous prenez à ce qui le touche, et par l'admiration que vous aviez pour
le héros. N'oubliez pas de lui écrire: il me paraît que vous écrivez
très-bien sur toutes sortes de sujets: pour celui-ci, il n'y a qu'à
laisser aller sa plume. On paraît fort touché dans Paris de cette grande
mort. Nous attendons avec transissement le courrier d'Allemagne;
Montecuculli, qui s'en allait, sera bien revenu sur ses pas, et
prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats
faisaient des cris qui s'entendaient de deux lieues; nulle considération
ne les pouvait retenir; ils criaient qu'on les menât au combat; qu'ils
voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur
protecteur, de leur défenseur; qu'avec lui ils ne craignaient rien, mais
qu'ils vengeraient bien sa mort; qu'on les laissât faire, qu'ils étaient
furieux, et qu'on les menât au combat. Ceci est d'un gentilhomme qui
était à M. de Turenne, et qui est venu parler au roi; il a toujours été
baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et les détails de la
mort de son maître. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps;
vous pouvez penser s'il tomba de cheval et s'il mourut! cependant le
reste des esprits fit qu'il se traîna la longueur d'un pas, et que même
il serra la main par convulsion; et puis on jeta un manteau sur son
corps. Ce Boisguyot (c'est ce gentilhomme) ne le quitta point qu'on ne
l'eût porté sans bruit dans la plus prochaine maison. M. de Lorges était
à près d'une demi-lieue de là; jugez de son désespoir, c'est lui qui
perd tout, et qui demeure chargé de l'armée et de tous les événements
jusqu'à l'arrivée de M. le Prince, qui a vingt-deux jours de marche.
Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et je ne
m'imagine pas qu'il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison:
tous ceux qu'aimait M. de Turenne sont fort à plaindre.

Le roi disait hier en parlant des huit nouveaux maréchaux: Si Gadagne
avait eu patience, il serait du nombre; mais il s'est retiré, il s'est
impatienté, c'est bien fait. On dit que le comte d'Estrées cherche à
vendre sa charge; il est du nombre des désespérés de n'avoir point le
bâton. Devinez ce que fait Coulanges; il copie mot à mot, et sans
s'incommoder, toutes les nouvelles que je vous écris. Je vous ai mandé
comme le grand maître[378] est duc; il n'ose se plaindre; il sera
maréchal de France à la première voiture; et la manière dont le roi lui
a parlé passe de bien loin l'honneur qu'il a reçu. Sa Majesté lui dit de
donner à Pomponne son nom et ses qualités; il répondit: Sire, je lui
donnerai le brevet de mon grand-père: il n'aura qu'à le faire copier. Il
faut lui faire un compliment. M. de Grignan en a beaucoup à faire, et
peut-être des ennemis; car ils prétendent du _monseigneur_, et c'est une
injustice qu'on ne peut leur faire comprendre.

Je reviens à M. de Turenne, qui, en disant adieu à M. le cardinal de
Retz, lui dit: «Monsieur, je ne suis point un _diseur_; mais je vous
prie de croire sérieusement que, sans ces affaires-ci, où peut-être on a
besoin de moi, je me retirerais comme vous; et je vous donne ma parole
que, si j'en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à
votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort.» Je tiens cela de
d'Hacqueville, qui ne l'a dit que depuis deux jours. Notre cardinal sera
sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne
vous lassez point d'en entendre parler: nous sommes convenus qu'il y a
des choses dont on ne peut trop savoir de détails. J'embrasse M. de
Grignan: je vous souhaiterais quelqu'un à tous deux avec qui vous
puissiez parler de M. de Turenne: les Villars vous adorent; Villars est
revenu; mais Saint-Géran et sa tête sont demeurés: sa femme espérait
qu'on aurait quelque pitié de lui, et qu'on le ramènerait. Je crois que
la Garde vous mande le dessein qu'il a de vous aller voir: j'ai bien
envie de lui dire adieu pour ce voyage; le mien, comme vous savez, est
un peu différé: il faut voir l'effet que fera dans notre pays la marche
de six mille hommes commandés par deux Provençaux. Il est bien dur à M.
de Lavardin d'avoir acheté une charge quatre cent mille francs, pour
obéir à M. de Forbin; car encore M. de Chaulnes conserve l'ombre du
commandement. Madame de Lavardin et M. d'Harouïs sont mes boussoles: ne
soyez point en peine de moi, ma très-chère, ni de ma santé; je me
purgerai après le plein de la lune, et quand on aura des nouvelles
d'Allemagne. Adieu, ma chère enfant; je vous aime si passionnément, que
je ne pense pas qu'on puisse aller plus loin; si quelqu'un souhaitait
mon amitié, il devrait être content que je l'aimasse seulement autant
que j'aime votre portrait.


  [378] Le comte du Lude.



132.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, le 6 août 1675.

Je ne vous parle plus du départ de ma fille, quoique j'y pense toujours,
et que je ne puisse jamais bien m'accoutumer à vivre sans elle: mais ce
chagrin ne doit être que pour moi. Vous me demandez où je suis, comment
je me porte, et à quoi je m'amuse. Je suis à Paris, je me porte bien, et
je m'amuse à des bagatelles. Mais ce style est un peu laconique, je veux
l'étendre. Je serais en Bretagne, où j'ai mille affaires, sans les
mouvements de cette province, qui la rendent peu sûre. Il y va six mille
hommes commandés par M. de Forbin. La question est de savoir l'effet de
cette punition. Je l'attends; et si le repentir prend à ces mutins, et
qu'ils rentrent dans leur devoir, je reprendrai le fil de mon voyage, et
j'y passerai une partie de l'hiver.

J'ai bien eu des vapeurs; et cette belle santé, que vous avez vue si
triomphante, a reçu quelques attaques dont je me suis trouvée humiliée,
comme si j'avais reçu un affront.

Pour ma vie, vous la connaissez aussi. On la passe avec cinq ou six
amies dont la société plaît, et à mille devoirs à quoi on est obligée,
et ce n'est pas une petite affaire. Mais ce qui me fâche, c'est qu'en ne
faisant rien les jours se passent, et l'on vieillit, et l'on meurt. Je
trouve cela bien mauvais. La vie est trop courte: à peine avons-nous
passé la jeunesse, que nous nous trouvons dans la vieillesse. Je
voudrais qu'on eût cent ans d'assurés, et le reste dans l'incertitude.
Ne le voulez-vous pas aussi, mon cousin? Mais comment pourrions-nous
faire? Ma nièce sera de mon avis, selon le bonheur ou le malheur qu'elle
trouvera dans son mariage: elle nous en dira des nouvelles, ou elle ne
nous en dira pas. Quoi qu'il en soit, je sais bien qu'il n'y a point de
douceur, de commodité, ni d'agrément, que je ne lui souhaite dans ce
changement de condition. J'en parle quelquefois avec ma nièce la
religieuse; je la trouve très-agréable, et d'une sorte d'esprit qui fait
fort bien souvenir de vous. Selon moi, je ne puis la louer davantage.

Au reste, vous êtes un très-bon almanach: vous avez prévu en homme du
métier tout ce qui est arrivé du côté de l'Allemagne; mais vous n'avez
pas vu la mort de M. de Turenne, ni ce coup de canon tiré au hasard,
qui le prend seul entre dix ou douze. Pour moi, qui vois en tout la
Providence, je vois ce canon chargé de toute éternité[379]. Je vois que
tout y conduit M. de Turenne, et je n'y trouve rien de funeste pour lui,
en supposant sa conscience en bon état. Que lui faut-il? Il meurt au
milieu de sa gloire. Sa réputation ne pouvait plus augmenter; il
jouissait même en ce moment du plaisir de voir retirer les ennemis, et
voyait le fruit de sa conduite depuis trois mois. Quelquefois, à force
de vivre, l'étoile pâlit. Il est plus sûr de couper dans le vif,
principalement pour les héros, dont toutes les actions sont si
observées. Si le comte d'Harcourt fût mort après la prise des îles
Sainte-Marguerite ou le secours de Casal, et le maréchal du
Plessis-Praslin après la bataille de Rhetel, n'auraient-ils pas été plus
glorieux? M. de Turenne n'a point senti la mort; comptez-vous encore
cela pour rien? Vous savez la douleur générale pour cette perte, et les
huit maréchaux de France nouveaux.

Vaubrun a été tué à ce dernier combat, qui comble M. de Lorges de
gloire; il en faut voir la fin. Nous sommes toujours transis de peur,
jusqu'à ce que nous sachions si nos troupes ont repassé le Rhin. Alors,
comme disent les soldats, nous serons pêle-mêle, la rivière entre deux.
La pauvre _Madelonne_[380] est dans son château de Provence. Quelle
destinée! Providence! Providence! Adieu, mon cher comte; adieu, ma
très-chère nièce. Je fais mille amitiés à M. et à madame de Toulongeon.
Je l'aime fort, cette petite comtesse. Je ne fus pas un quart d'heure à
Montelon, que nous étions comme si nous nous fussions connues toute
notre vie; c'est qu'elle a de la facilité dans l'esprit, et que nous
n'avions point de temps à perdre. Mon fils est demeuré en Flandre; il
n'ira point en Allemagne. J'ai pensé à vous mille fois depuis tout ceci;
adieu.


  [379] On aime à remarquer qu'elle avait senti la beauté de cette
  expression, et se plaisait à s'en parer devant plus d'un ami.

  [380] Madame de Grignan. Sa mère lui donnait souvent ce nom.



133.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 9 août 1675.

Comme je ne vous écrivis qu'un petit billet mercredi, j'oubliai
plusieurs choses que j'avais à vous dire. M. Boucherat me manda lundi au
soir que M. le coadjuteur avait fait merveilles à une conférence à
Saint-Germain, pour les affaires du clergé. M. de Condom et M. d'Agen
me dirent la même chose à Versailles: je suis persuadée qu'il fera aussi
bien à sa harangue au roi: ainsi il faudra toujours le louer.

Voilà donc nos pauvres amis qui ont repassé le Rhin fort heureusement,
fort à loisir, et après avoir battu les ennemis; c'est une gloire bien
complète pour M. de Lorges. Nous avions tous bien envie que le roi lui
envoyât le bâton après une si belle action, et si utile, dont il a seul
tout l'honneur. Il a eu un cheval tué sous lui d'un coup de canon, qui
lui passa entre les jambes: il était à cheval sur un coup de canon: la
Providence avait bien donné sa commission à celui-là, aussi bien qu'aux
autres. Nous avons perdu Vaubrun dans cette action, et peut-être M. de
Montlaur, frère du prince d'Harcourt, votre cousin germain. La perte des
ennemis a été grande; ils ont eu, de leur aveu, quatre mille hommes de
tués; nous n'en avons perdu que sept ou huit cents. Le duc de Sault et
le chevalier de Grignan se sont distingués à la tête de leur cavalerie:
les Anglais surtout ont fait des choses romanesques: enfin voilà un
grand bonheur. On dit que Montecuculli[381], après avoir envoyé
témoigner à M. de Lorges la douleur qu'il avait de la perte d'un si
grand capitaine, lui manda qu'il lui laisserait repasser le Rhin, et
qu'il ne voulait point exposer sa réputation à la rage d'une armée
furieuse, et à la valeur des jeunes Français, à qui rien ne peut
résister dans leur première impétuosité. En effet, le combat n'a point
été général, et les troupes qui nous ont attaqués ont été défaites.
Plusieurs courtisans, que je n'ose nommer par prudence, se sont signalés
pour parler au roi de M. de Lorges, et des raisons sans conséquence qui
devaient le faire maréchal de France tout à l'heure; mais elles ont été
inutiles. Il a seulement le commandement d'Alsace, et vingt-cinq mille
livres de pension qu'avait Vaubrun. Ha! ce n'était point cela qu'il
voulait. M. le comte d'Auvergne[382] a la charge de colonel général de
la cavalerie, et le gouvernement du Limousin. Le cardinal de Bouillon
est très-affligé.

Notre bon cardinal a encore écrit au pape, disant qu'il ne peut
s'empêcher d'espérer que quand Sa Sainteté aura vu les raisons qui sont
dans sa lettre, elle se rendra à ses très-humbles prières: mais nous
croyons que le pape infaillible, et qui ne fait rien d'inutile, ne lira
seulement pas ses lettres, ayant fait sa réponse par avance, comme notre
petit _ami_ que vous connaissez.

Parlons un peu de M. de Turenne; il y a longtemps que nous n'en avons
parlé. N'admirez-vous point que nous nous trouvions heureux d'avoir
repassé le Rhin, et que ce qui aurait été un dégoût, s'il était au
monde, nous paraisse une prospérité, parce que nous ne l'avons plus?
Voyez ce que fait la perte d'un seul homme. Écoutez, je vous prie, une
chose qui est à mon sens fort belle: il me semble que je lis l'histoire
romaine. Saint-Hilaire, lieutenant général de l'artillerie, fit donc
arrêter M. de Turenne qui avait toujours galopé, pour lui faire voir une
batterie; c'était comme s'il eût dit: Monsieur, arrêtez-vous un peu, car
c'est ici que vous devez être tué. Le coup de canon vient donc, et
emporte le bras de Saint-Hilaire qui montrait cette batterie, et tue M.
de Turenne: le fils de Saint-Hilaire se jette à son père, et se met à
crier et à pleurer. _Taisez-vous, mon enfant_, lui dit-il; _voyez_, en
lui montrant M. de Turenne roide mort, _voilà ce qu'il faut pleurer
éternellement, voilà ce qui est irréparable_. Et, sans faire nulle
attention sur lui, se met à crier et à pleurer cette grande perte. M. de
la Rochefoucauld pleure lui-même, en admirant la noblesse de ce
sentiment.

Le gentilhomme de M. de Turenne, qui était retourné et qui est revenu,
dit qu'il a vu faire des actions héroïques au chevalier de Grignan;
qu'il a été jusqu'à cinq fois à la charge, et que sa cavalerie a si bien
repoussé les ennemis, que ce fut cette vigueur extraordinaire qui décida
du combat. M. de Boufflers et le duc de Sault ont fort bien fait aussi;
mais surtout M. de Lorges, qui parut neveu du héros dans cette occasion.
Je reviens au chevalier de Grignan, et j'admire qu'il n'ait pas été
blessé, à se mêler comme il a fait, et à essuyer tant de fois le feu des
ennemis. Le duc de Villeroi ne se peut consoler de M. de Turenne; il
écrit que la fortune ne peut plus lui faire de mal, après lui avoir fait
celui de lui ôter le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme; il
venait de rhabiller à ses dépens tout un régiment anglais, et l'on n'a
trouvé que neuf cents francs dans sa cassette. Son corps est porté à
Turenne: plusieurs de ses gens et même de ses amis l'ont suivi. M. le
duc de Bouillon est revenu; le chevalier de Coislin, parce qu'il est
malade; mais le chevalier de Vendôme, à la veille du combat: voilà sur
quoi on crie; et toute la beauté de madame de Ludres ne l'excuse point.


  [381] Généralissime des armées de l'empereur.

  [382] Neveu de Turenne.



134.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 12 août 1675.

Je vous envoie la plus belle et la meilleure relation qu'on ait eue ici
depuis la mort de M. de Turenne; elle est du jeune marquis de Feuquières
à madame de Vins, pour M. de Pomponne. Ce ministre me dit qu'elle était
meilleure et plus exacte que celle du roi: il est vrai que ce petit
Feuquières[383] a un coin d'Arnauld dans sa tête, qui le fait mieux
écrire que les autres courtisans.

Je viens de voir le cardinal de Bouillon; il est changé à n'être pas
connaissable: il m'a fort parlé de vous; il ne doutait pas de vos
sentiments: il m'a conté mille choses de M. de Turenne qui font mourir;
son oncle apparemment était en état de paraître devant Dieu, car sa vie
était parfaitement innocente. Il demandait au cardinal, à la Pentecôte,
s'il ne pourrait pas bien communier sans se confesser: son neveu lui dit
que non, et que depuis Pâques il ne pouvait guère s'assurer de n'avoir
point offensé Dieu. M. de Turenne lui conta son état; il était à mille
lieues d'un péché mortel. Il alla pourtant à confesse pour la coutume;
il disait: Mais faut-il dire à ce récollet comme à M. de Saint-Gervais?
est-ce tout de même? En vérité, une telle âme est bien digne du ciel;
elle venait trop droit de Dieu pour n'y pas retourner, s'étant si bien
préservée de la corruption du monde. Il aimait tendrement le fils de M.
d'Elbeuf[384]; c'est un prodige de valeur à quatorze ans. Il l'envoya
l'année passée saluer M. de Lorraine, qui lui dit: «Mon petit cousin,
vous êtes trop heureux de voir et d'entendre tous les jours M. de
Turenne; vous n'avez que lui de parent et de père: baisez les pas par où
il passe, et faites-vous tuer à ses pieds.» Ce pauvre enfant se meurt de
douleur; c'est une affliction de raison et d'enfance, à quoi l'on craint
qu'il ne résiste pas. M. le comte d'Auvergne l'a pris avec lui, car il
n'a rien à attendre de son père. Cavoye est affligé par les formes. Le
duc de Villeroi a écrit ici des lettres, dans le transport de sa
douleur, qui sont d'une telle force qu'il les faut cacher. Il ne voit
rien dans sa fortune au-dessus d'avoir été aimé de ce héros, et déclare
qu'il méprise toute autre sorte d'estime après celle-là: sauve qui peut!
M. de Marsillac s'est signalé en parlant de M. de Lorges comme d'un
sujet digne d'une autre récompense que celle de la dépouille de M. de
Vaubrun. Jamais rien n'aurait été d'une si grande édification, ni d'un
si bon exemple, que de l'honorer du bâton, après un si grand succès.

On vint éveiller M. de Reims à cinq heures du matin, pour lui dire que
M. de Turenne avait été tué. Il demanda si l'armée était défaite; on lui
dit que non: il gronda qu'on l'eût éveillé, appela son valet de chambre
_coquin_, fit retirer le rideau, et se rendormit. Adieu, mon enfant; que
voulez-vous que je vous dise?

Je vous envoie cette relation à cinq heures du soir: je fais mon paquet
toute seule; M. de Coulanges viendrait ce soir, et voudrait la copier;
je hais cela comme la mort. J'ai fait toutes vos amitiés et dit toutes
vos douceurs à M. de Pomponne et à madame de Vins: en vérité, elles sont
très-bien reçues. Je lui dis la joie que vous aviez de n'être plus mêlée
dans les sottes querelles de Provence: il en rit, et de la raison de
votre sagesse: il souhaiterait que les Bretons s'amusassent à se haïr,
plutôt qu'à se révolter. J'ai vu madame de Rouillé chez elle; je la
trouvai toujours aimable; je croyais être à Aix; je voudrais fort sa
fille[385], mais elle a de plus grandes idées. Adieu, ma très-chère et
très-aimée. Madame de Verneuil et la maréchale de Castelnau viennent
d'admirer votre portrait; on l'aime tendrement, et il n'est pas si beau
que vous. C'est à M. de Grignan, que j'embrasse, à qui j'envoie la
relation aussi bien qu'à vous.


  [383] Il était petit-fils d'Anne Arnauld, tante de M. Arnauld
  d'Andilly.

  [384] Henri de Lorraine, depuis duc d'Elbeuf, fils de Charles de
  Lorraine et d'Élisabeth de la Tour de Bouillon, nièce de M. de
  Turenne.

  [385] Pour M. de Sévigné.



135.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 16 août 1675.

Je voudrais mettre tout ce que vous m'écrivez de M. de Turenne dans une
oraison funèbre: vraiment votre style est d'une énergie et d'une beauté
extraordinaire; vous étiez dans les bouffées d'éloquence que donne
l'émotion de la douleur. Ne croyez point, ma fille, que son souvenir
soit déjà fini dans ce pays-ci; ce fleuve qui entraîne tout, n'entraîne
pas sitôt une telle mémoire, elle est consacrée à l'immortalité. J'étais
l'autre jour chez M. de la Rochefoucauld avec madame de Lavardin, madame
de la Fayette et M. de Marsillac. M. le Premier y vint: la conversation
dura deux heures sur les divines qualités de ce véritable héros: tous
les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire comme la
douleur de sa perte était profondément gravée dans les cœurs: vous
n'avez rien par-dessus nous que le soulagement de soupirer tout haut et
d'écrire son panégyrique. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est
pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue
de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en était plein
pendant sa vie; et vous pouvez penser ce que fait sa perte par-dessus ce
qu'on était déjà; enfin ne croyez point que cette mort soit ici comme
celle des autres. Vous pouvez en parler tant qu'il vous plaira, sans
croire que la dose de votre douleur l'emporte sur la nôtre. Pour son
âme, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avait
pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût
pas en bon état: on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent
être dans son cœur; sa conversion si sincère nous a paru comme un
baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses
intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la
solide gloire dont il était plein sans faste et sans ostentation, aimant
la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes;
une charité généreuse et chrétienne. Vous ai-je dit comme il rhabilla ce
régiment anglais? il lui en coûta quatorze mille francs, et il resta
sans argent. Les Anglais ont dit à M. de Lorges qu'ils achèveraient de
servir cette campagne, pour venger la mort de M. de Turenne; mais
qu'après cela ils se retireraient, ne pouvant obéir à d'autres que lui.
Il y avait de jeunes soldats qui s'impatientaient un peu dans les
marais, où ils étaient dans l'eau jusqu'aux genoux; et les vieux soldats
leur disaient: «Quoi! vous vous plaignez! on voit bien que vous ne
connaissez pas M. de Turenne. Il est plus fâché que nous quand nous
sommes mal; il ne songe, à l'heure qu'il est, qu'à nous tirer d'ici; il
veille quand nous dormons; c'est notre père; on voit bien que vous êtes
jeunes:» et ils les rassuraient ainsi. Tout ce que je vous mande est
vrai: je ne me charge point des fadaises dont on croit faire plaisir aux
gens éloignés; c'est abuser d'eux, et je choisis bien plus ce que je
vous écris que ce que je vous dirais, si vous étiez ici. Je reviens à
son âme: c'est donc une chose à remarquer que nul dévot ne s'est avisé
de douter que Dieu ne l'eût reçue à bras ouverts, comme une des plus
belles et des meilleures qui soient jamais sorties de ses mains. Méditez
sur cette confiance générale de son salut, et vous trouverez que c'est
une espèce de miracle qui n'est que pour lui; enfin personne n'a osé
douter de son repos éternel. Vous verrez dans les nouvelles les effets
de cette grande perte.

Le roi a dit d'un certain homme dont vous aimiez assez l'absence cet
hiver, qu'il n'avait ni cœur, ni esprit; rien que cela. Mme de
Rohan, avec une poignée de gens, a dissipé et fait fuir les mutins qui
s'étaient attroupés dans son duché de Rohan. Les troupes sont à Nantes,
commandées par Forbin; car de Vins est toujours subalterne. L'ordre de
Forbin est d'obéir à M. de Chaulnes; mais comme ce dernier est dans son
Fort-Louis, Forbin avance et commande toujours. Vous entendez bien ce
que c'est que ces sortes d'honneurs en idée, que l'on laisse sans action
à ceux qui commandent. M. de Lavardin avait fort demandé le
commandement; il a été à la tête d'un vieux régiment[386], et prétendait
que cet honneur lui était dû; mais il n'a pas eu contentement. On dit
que nos mutins demandent pardon; je crois qu'on leur pardonnera
moyennant quelques pendus. On a ôté M. de Chamillard, qui était odieux à
la province, et l'on a donné pour intendant de ces troupes M. de
Marillac, qui est fort honnête homme. Ce ne sont plus ces désordres qui
m'empêchent de partir, c'est autre chose que je ne veux pas quitter; je
n'ai pu même aller à Livry, quelque envie que j'en aie; il faut prendre
le temps comme il vient: on est assez aise d'être au milieu des
nouvelles, dans ces terribles temps.

Écoutez, je vous prie, encore un mot de M. de Turenne. Il avait fait
connaissance avec un berger qui savait très-bien les chemins et le pays;
il allait seul avec lui, et faisait poster ses troupes selon la
connaissance que cet homme lui donnait: il aimait ce berger, et le
trouvait d'un sens admirable; il disait que le colonel Bec était venu
comme cela, et qu'il croyait que ce berger ferait sa fortune comme lui.
Quand il eut fait passer ses troupes à loisir, il se trouva content, et
dit à M. de Roye (_son beau-frère_): «Tout de bon, il me semble que cela
n'est pas trop mal; et je crois que M. de Montecuculli trouverait assez
bien ce que l'on vient de faire.» Il est vrai que c'était un
chef-d'œuvre d'habileté. Madame de Villars a vu une autre relation
depuis le jour du combat, où l'on dit que, dans le passage du Rhin, le
chevalier de Grignan fit encore des merveilles de valeur et de prudence:
Dieu le conserve! car le courage de M. de Turenne semble être passé à
nos ennemis: ils ne trouvent plus rien d'impossible.

Depuis la défaite du maréchal de Créqui, M. de la Feuillade a pris la
poste, et s'en est venu droit à Versailles, où il surprit le roi, et lui
dit: «Sire, les uns font venir leurs femmes (_c'est Rochefort_), les
autres les viennent voir: pour moi, je viens voir une heure Votre
Majesté, et la remercier mille et mille fois; je ne verrai que Votre
Majesté, car ce n'est qu'à elle que je dois tout.» Il causa assez
longtemps, et puis prit congé, et dit: «Sire, je m'en vais; je vous
supplie de faire mes compliments à la reine, à M. le Dauphin, à ma femme
et à mes enfants,» et s'en alla remonter à cheval; et, en effet, il n'a
vu âme vivante. Cette petite équipée a fort plu au roi, qui a raconté,
en riant, comme il était chargé des compliments de M. de la Feuillade.
Il n'y a qu'à être heureux, tout réussit.


  [386] Du régiment de Navarre, l'un des six vieux.



136.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mercredi 21 août 1675.

En vérité, ma fille, vous devriez bien être ici avec moi; j'y suis venue
ce matin toute seule, fatiguée et lasse de Paris, au point de n'y
pouvoir pas durer. Notre abbé est demeuré pour quelques affaires; pour
moi, je n'en ai point jusqu'à samedi. Me voilà donc pour ces trois jours
en paix et en repos; je prends demain ma troisième médecine; je
marcherai beaucoup: je m'imagine que j'en ai besoin. Je penserai
extrêmement à vous, pour ne pas dire continuellement; il n'y a ni lieu
ni place qui ne me fasse souvenir que nous y étions ensemble il y a un
an. Quelle différence, bon Dieu! Il m'est doux de penser à vous; mais
l'absence jette une certaine amertume qui serre le cœur: ce sera pour
ce soir la noirceur des pensées. Je me fais un plaisir de vous
entretenir dans ce petit cabinet que vous connaissez; rien ne
m'interrompt.

J'ai laissé M. de Coulanges bien en peine de M. de Sanzei. Pour M. de la
Trousse, depuis mes chers romans, je n'ai rien vu de si parfaitement
heureux que lui. N'avez-vous point vu un prince qui se bat jusqu'à
l'extrémité? Un autre s'avance pour voir qui peut faire une si grande
résistance: il voit l'inégalité du combat, il en est honteux; il écarte
ses gens: il demande pardon à ce vaillant homme, qui lui rend son épée,
à cause de son honnêteté, et qui sans lui ne l'eût jamais rendue; il le
fait son prisonnier; il le reconnaît pour un de ses amis, du temps
qu'ils étaient tous deux à la cour d'Auguste; il traite son prisonnier
comme son propre frère, il le loue de son extrême valeur; mais il me
semble que le prisonnier soupire; je ne sais s'il n'est point amoureux:
je crois qu'on lui permettra de revenir sur sa parole; je ne vois pas
bien où la princesse l'attend; et voilà toute l'histoire.

Quand je vous mande des nouvelles, comptez que je les tiens de gens bien
informés; mais ils ne veulent jamais être cités pour les moindres
bagatelles. Il y en a d'autres dont je ne prends jamais les nouvelles.
Voulez-vous savoir ce que les valets de chambre ont écrit? Vous
devinerez d'abord que ceci vient de l'endroit où vous savez qu'on
s'amuse des lettres ridicules. L'un fait inventaire de ce qu'il a perdu,
comme son étui, sa tasse, son buffle, son caudebec. «C'était, _dit-il_,
un désordre du diable; ma foi, si j'avais été général, cela ne serait
pas arrivé.» _Un autre dit_: «Nous avons été joliment téméraires; nous
n'étions que sept mille hommes, nous en avons attaqué vingt-six-mille;
aussi faut voir comme nous avons été frottés.» _Un autre dit_: «Nous
nous sommes sauvés le plus diligemment que nous avons pu; et si nous
n'avons pas laissé d'avoir grand'peur.» Il faut avoir, mon enfant, un
étrange loisir pour vous conter toutes ces sottises.

Vous parlez si dignement du cardinal de Retz et de sa retraite, que pour
cela seul vous seriez digne de son estime et de son amitié. Je vois des
gens qui disent qu'il devrait venir à Saint-Denis, et ce sont ceux-là
même qui trouveraient le plus à redire, s'il y venait. On voudrait, à
quelque prix que ce fût, ternir la beauté de son action; mais j'en défie
la plus fine jalousie. Ce que vous dites de M. de Turenne mérite
d'entrer dans son panégyrique: le cardinal de Bouillon en aura le
plaisir ou le déplaisir, car je suis bien sûre qu'il ne lira point cet
endroit de votre lettre sans pleurer. Depuis la mort du héros de la
guerre, celui du bréviaire s'est retiré à Commerci; il n'y avait plus de
sûreté à Saint-Mihiel. Le premier président de la cour des aides a une
terre en Champagne; son fermier lui vint signifier l'autre jour, ou de
la rabaisser considérablement, ou de rompre le bail qui en fut fait il y
a deux ans: on lui demande pourquoi, on dit que ce n'est point la
coutume; il répond que, du temps de M. de Turenne, on pouvait recueillir
avec sûreté, et compter sur les terres de ce pays-là; mais que, depuis
sa mort, tout le monde quittait, croyant que les ennemis vont entrer en
Champagne. Voilà des choses simples et naturelles qui font son éloge
aussi magnifiquement que les Fléchier et les Mascaron.

Ne me parlez point tant de vous aller voir; vous me détournez de la
pensée de tous mes tristes devoirs: si j'en croyais mon cœur,
j'enverrais paître toutes mes petites affaires, et je m'en irais à
Grignan. Oh! avec quelle joie je planterais tout là! et pour quatre
jours qu'on a à vivre, je vivrais à ma mode, et je suivrais mon
inclination: quelle folie de se contraindre pour des routines de devoirs
et d'affaires! Eh, bon Dieu! qui en sait gré? Je ne suis que trop dans
toutes ces pensées; la règle n'est plus, à mon grand regret, que dans
toutes mes actions; car, pour mes discours, ils ont pris l'essor, et je
me tire au moins de la contrainte d'approuver tout ce que je fais. Vos
affaires règlent ma vie présentement, c'est tout ce qui me console. Je
m'en vais courir en Bretagne pendant les vacances, et je serai de retour
au mois de novembre, pour m'abandonner à toute la chicane que me prépare
l'infidélité de M. de Mirepoix.

  Dépit mortel, juste courroux.
    Je m'abandonne à vous.



137.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 26 août 1675.

Je revins samedi matin de Livry; j'allai l'après-dîner chez madame de
Lavardin, qui vous a écrit un billet en vous envoyant une relation:
cette marquise vous aime beaucoup, et vous lui répondrez sans doute,
comme vous savez si bien faire; elle s'en va de son côté, et d'Harouïs
et moi du nôtre: les vacances de la chicane font partir bien des gens.
La cour est partie ce matin pour Fontainebleau; ce mot-là me fait encore
trembler; mais enfin on y va pour se divertir: Dieu veuille que nous ne
soyons point assommés pendant ce temps-là! Le siége de Trèves se pousse
vivement: s'il y a quelque balle qui ait reçu la commission de tuer le
maréchal de Créqui, elle n'aura pas de peine à le trouver, car on dit
qu'il s'expose comme un désespéré.

M. le Prince est à l'armée d'Allemagne; il a dit à un homme qui l'a vu
depuis peu: «Je voudrais bien avoir causé seulement deux heures avec
l'ombre de M. de Turenne, pour prendre la suite de ses desseins, pour
entrer dans ses vues, et me mettre au fait des connaissances qu'il avait
de ce pays, et des manières de peindre du Montecuculli.» Et quand cet
homme-là lui dit: «Monseigneur, vous vous portez bien, Dieu vous
conserve, pour l'amour de vous et de la France!» M. le Prince ne
répondit qu'en haussant les épaules.

Mon fils me mande que le prince d'Orange fait mine de vouloir assiéger
le Quesnoy, et que si cela est, ils sont à la veille d'une action. M. de
Luxembourg a bien envie de faire parler de lui; il est bien heureux, car
il a bien entretenu l'ombre de M. le Prince: enfin on tremble de tous
côtés. J'ai demandé à M. de Louvois le régiment de Sanzei à pur et à
plein, avec la permission de vendre le guidon, bien entendu que le
pauvre Sanzei serait mort, dont on n'a encore aucune nouvelle. Le
vicomte de Marsilly est mon résident auprès du ministre, et s'est chargé
de m'apprendre la réponse; je voudrais qu'elle fût apportée par M. de
Sanzei. Vous croyez bien que si madame de Sanzei y pouvait avoir la
moindre prétention, je ne l'aurais pas barrée, moi qui respecte
Saint-Hérem pour le régiment Royal; mais le roi, qui avait donné ce
petit régiment à Sanzei, le donnera à quelque autre. Pour celui de
Picardie, il n'y faut pas penser, à moins que de vouloir être abîmé dans
deux ans; mais c'est mal dit _abîmé_, c'est _déshonoré_; car comme il
n'est plus permis de se ruiner ni d'emprunter, comme autrefois, on
demeure tout court, avec infamie. Ce second Chénoise, neveu de
Saint-Hérem, est ressuscité depuis deux jours; il était prisonnier des
Allemands; c'est là où nous devrions trouver M. de Sanzei. Pour le
pauvre petit Froulai, il a fallu remuer et retourner, et regarder quinze
cents hommes morts en un endroit du combat, pour trouver ce pauvre
garçon, qu'on a enfin reconnu, percé de dix ou douze coups: sa pauvre
mère demande sa charge de grand maréchal des logis (_de la maison du
roi_), qu'elle a achetée; elle crie et pleure, et ne parle qu'à genoux:
on lui répond qu'on verra; et vingt-deux ou vingt-trois personnes
demandent cette charge. Pour dire le vrai, on reconnaît tous les jours
que jamais une défaite n'a été si remplie de désordre et de confusion,
que celle du maréchal de Créqui. Je vis samedi la maréchale chez M. de
Pomponne, elle n'est pas reconnaissable; les yeux ne lui sèchent pas.

Ne croyez pas, ma fille, que la mort de M. de Turenne ait passé ici
aussi vite que les autres nouvelles; on en parle et on le pleure encore
tous les jours:

  Tout en fait souvenir, et rien ne lui ressemble.

On peut dire ce vers pour lui. Heureux ceux, comme vous dites, qui
n'ont pas fait la moindre attention sur cette perte! La déroute qui est
arrivée depuis a bien renouvelé les éloges du héros. Vous m'avez fait
grand plaisir d'avoir frissonné de ce qu'a dit Saint-Hilaire; il n'est
pas mort, il vivra avec son bras gauche, et jouira de la beauté et de la
fermeté de son âme. Je crois que vous aurez été bien étonnée de voir une
petite défaite de notre côté; vous n'en avez jamais vu depuis que vous
êtes au monde. Il n'y a que le coadjuteur qui en ait profité, en donnant
un air si nouveau et si spirituel à sa harangue, que cet endroit en a
fait tout le prix, au moins pour les courtisans; car toutes les bonnes
têtes l'ont loué depuis le commencement jusqu'à la fin. Je dînai samedi
avec le coadjuteur et le bel abbé: je suis ravie quand je vois quelque
Grignan.



138.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 28 août 1675.

Si l'on pouvait écrire tous les jours, je m'en accommoderais fort bien;
je trouve même quelquefois le moyen de le faire, quoique mes lettres ne
partent pas, mais le plaisir d'écrire est uniquement pour vous; car, à
tout le reste du monde, on voudrait avoir écrit, et c'est parce qu'on le
doit. Vraiment, ma fille, je m'en vais bien encore vous parler de M. de
Turenne. Madame d'Elbeuf[387], qui demeure pour quelques jours chez le
cardinal de Bouillon, me pria hier de dîner avec eux deux, pour parler
de leur affliction: madame de la Fayette y vint: nous fîmes bien
précisément ce que nous avions résolu; les yeux ne nous séchèrent pas.
Madame d'Elbeuf avait un portrait divinement bien fait de ce héros, dont
tout le train était arrivé à onze heures: tous ces pauvres gens étaient
en larmes, et déjà tout habillés de deuil; il vint trois gentilshommes
qui pensèrent mourir en voyant ce portrait; c'étaient des cris qui
faisaient fendre le cœur; ils ne pouvaient prononcer une parole; ses
valets de chambre, ses laquais, ses pages, ses trompettes, tout était
fondu en larmes, et faisait fondre les autres. Le premier qui fut en
état de parler répondit à nos tristes questions: nous nous fîmes
raconter sa mort. Il voulait se confesser, et en se cachottant il avait
donné ses ordres pour le soir, et devait communier le lendemain
dimanche, qui était le jour qu'il croyait donner la bataille.

Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé; et comme
il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la
hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: «Mon neveu,
demeurez là; vous ne faites que tourner autour de moi, vous me feriez
reconnaître.» M. d'Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il
allait, lui dit: «Monsieur, venez par ici; on tire du côté où vous
allez.—Monsieur, _lui dit-il_, vous avez raison; je ne veux point du
tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux du monde.» Il eut à peine
tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main,
qui lui dit: «Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens
de faire placer là.» M. de Turenne revint; et dans l'instant, sans être
arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le
bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce
gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le
cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il n'était point
encore tombé; mais il était penché le nez sur l'arçon: dans ce moment,
le cheval s'arrête; le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre
deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour
jamais: songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur
emportée. On crie, on pleure; M. d'Hamilton fait cesser le bruit et ôter
le petit d'Elbeuf, qui s'était jeté sur le corps, qui ne voulait pas le
quitter, et se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le
porte dans une haie; on le garde à petit bruit; un carrosse vient, on
l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et
beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire
violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On
lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris
faisaient le véritable deuil: tous les officiers avaient pourtant des
écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne
battaient qu'un coup; les piques traînantes et les mousquets renversés:
mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que
l'on en soit tout ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe, dans
l'état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s'y fit porter;
car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je
pense que le pauvre chevalier (_de Grignan_) était bien abîmé de
douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a été encore une autre
désolation: et partout où il a passé on n'entendait que des clameurs:
mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent au-devant de lui en
habits de deuil au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout
le clergé en cérémonie; il y eut un service solennel dans la ville, et
en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq
mille francs, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première
ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces
marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire?
Il arrive à Saint-Denis ce soir ou demain; tous ses gens l'allaient
reprendre à deux lieues d'ici; il sera dans une chapelle en dépôt, on
lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui
sera solennel. Voilà quel fut le divertissement que nous eûmes. Nous
dînâmes comme vous pouvez penser, et jusqu'à quatre heures nous ne fîmes
que soupirer. Le cardinal de Bouillon parla de vous, et répondit que
vous n'auriez point évité cette triste partie si vous aviez été ici: je
l'assurai fort de votre douleur; il vous fera réponse et à M. de
Grignan; il me pria de vous dire mille amitiés, et la bonne d'Elbeuf,
qui perd tout, aussi bien que son fils. Voilà une belle chose de m'être
embarquée à vous conter ce que vous saviez déjà; mais ces originaux
m'ont frappée, et j'ai été bien aise de vous faire voir que voilà comme
on oublie M. de Turenne en ce pays-ci.

M. de la Garde me dit l'autre jour que, dans l'enthousiasme des
merveilles que l'on disait du chevalier, il exhorta ses frères[388] à
faire un effort pour lui dans cette occasion, afin de soutenir sa
fortune, au moins le reste de cette année; et qu'il les trouva tous deux
fort disposés à faire des choses extraordinaires. Ce bon la Garde est à
Fontainebleau, d'où il doit revenir dans trois jours pour partir enfin,
car il en meurt d'envie, à ce qu'il dit; mais les courtisans ont bien de
la glu autour d'eux. Vraiment l'état de madame de Sanzei est déplorable;
nous ne savons rien de son mari; il n'est ni vivant, ni mort, ni blessé,
ni prisonnier; ses gens n'écrivent point. M. de la Trousse, après avoir
mandé le jour de l'affaire qu'on venait de lui dire qu'il avait été tué,
n'en a plus écrit un mot ni à la pauvre Sanzei, ni à Coulanges[389].
Nous ne savons donc que mander à cette femme désolée; il est cruel de la
laisser dans cet état: pour moi, je suis très-persuadée que son mari est
mort; la poussière mêlée avec son sang l'aura défiguré; on ne l'aura
pas reconnu, on l'aura dépouillé; peut-être qu'il aura été tué loin des
autres, par ceux qui l'ont pris, ou par des paysans, et sera demeuré au
coin de quelque haie: je trouve plus d'apparence à cette triste destinée
qu'à croire qu'il soit prisonnier, et qu'on n'entende pas parler de lui.

Au reste, ma fille, l'abbé croit mon voyage si nécessaire, que je ne
puis m'y opposer; je ne l'aurai pas toujours; ainsi je dois profiter de
sa bonne volonté; c'est une course de deux mois, car le bon abbé ne se
porte pas assez bien pour aimer à passer là l'hiver; il m'en parle d'un
air sincère, dont je fais vœu d'être toujours la dupe; tant pis pour
ceux qui me trompent. Je comprends que l'ennui serait grand pendant
l'hiver; les longues soirées peuvent être comparées aux longues marches
pour être fastidieuses. Je ne m'ennuyais point cet hiver que je vous
avais; vous pouviez fort bien vous ennuyer, vous qui êtes jeune; mais
vous souvient-il de nos lectures? Il est vrai qu'en retranchant tout ce
qui était autour de cette petite table, et le livre même, il ne serait
pas impossible de ne savoir que devenir; la Providence en ordonnera. Je
retiens toujours ce que vous m'avez mandé; on se tire de l'ennui comme
des mauvais chemins; on ne voit personne demeurer au milieu d'un mois,
pour n'avoir pas le courage de l'achever; c'est comme de mourir, vous ne
voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. Il y a des
choses dans vos lettres qu'on ne peut ni qu'on ne veut oublier.
Avez-vous mon ami Corbinelli et M. de Vardes? Je le souhaite; vous aurez
bien raisonné, et si vous parlez sans cesse des affaires présentes et de
M. de Turenne, et que vous ne pussiez comprendre ce que tout ceci
deviendra; en vérité, vous êtes comme nous, et ce n'est point du tout
que vous soyez en province. M. de Barillon soupa hier ici: on ne parla
que de M. de Turenne; il en est véritablement très-affligé. Il nous
contait la solidité de ses vertus, combien il était vrai, combien il
aimait la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvait
récompensé; et puis finit par dire qu'on ne pouvait pas l'aimer, ni être
touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société
communiquait une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui
mettait tous ses amis au-dessus des autres hommes: dans ce nombre on
distingua fort le chevalier comme un de ceux que ce grand homme aimait
et estimait le plus, et aussi comme un de ses adorateurs. Bien des
siècles n'en donneront pas un pareil: je ne trouve pas qu'on soit tout
à fait aveugle en celui-ci, au moins les gens que je vois: je crois que
c'est se vanter d'être en bonne compagnie. Je viens de regarder mes
dates; il est certain que je vous ai écrit le vendredi 16; je vous avais
écrit le mercredi 14, et le lundi 12. Il faut que _Pacolet_ ou la
bénédiction de Montélimart ait porté très-diaboliquement cette lettre;
examinez ce prodige. Mais disons encore un mot de M. de Turenne: voici
ce qui me fut conté hier. Vous connaissez bien Pertuis[390], et son
adoration et son attachement pour M. de Turenne; dès qu'il eut appris sa
mort, il écrivit au roi, et lui manda: «Sire, j'ai perdu M. de Turenne;
je sens que mon esprit n'est point capable de soutenir ce malheur:
ainsi, n'étant plus en état de servir Votre Majesté, je lui demande la
permission de me démettre du gouvernement de Courtrai.» Le cardinal de
Bouillon empêcha qu'on ne rendît cette lettre; mais, craignant qu'il ne
vînt lui-même, il dit au roi l'effet du désespoir de Pertuis. Le roi
entra fort bien dans cette douleur, et dit au cardinal de Bouillon qu'il
en estimait davantage Pertuis, et qu'il ne voulait pas que Pertuis
songeât à se retirer, le croyant trop honnête homme pour ne pas toujours
faire son devoir, en quelque état qu'il pût être. Voilà comme sont ceux
qui regrettent ce héros. Au reste, il avait quarante mille livres de
rente de partage; et M. Boucherat a trouvé que, toutes ses dettes et ses
legs payés, il ne lui restait que dix mille livres de rente; c'est deux
cent mille francs pour tous ses héritiers, pourvu que la chicane n'y
mette pas le nez. Voilà comme il s'est enrichi en cinquante années de
service. Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse mille fois avec une
tendresse qui ne peut se représenter.


  [387] Élisabeth de la Tour, sœur du cardinal de Bouillon.

  [388] M. le coadjuteur d'Arles et M. l'abbé de Grignan.

  [389] Madame de Sanzei était sœur de M. de Coulanges, et M. de la
  Trousse était leur cousin germain.

  [390] Il avait été capitaine des gardes de M. de Turenne.



139.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 6 septembre 1675.

Je vous regrette, ma chère enfant; et cette rage de m'éloigner encore de
vous, et de voir pour quelques jours notre commerce dégingandé, me donne
une véritable tristesse. Pour achever l'agrément de mon voyage, _Hélène_
ne vient pas avec moi; j'ai tant tardé, qu'elle est dans son neuf; j'ai
_Marie_ qui jette sa gourme, comme vous savez; mais ne soyez point en
peine de moi, je m'en vais un peu essayer de n'être pas servie si fort à
ma mode, et d'être un peu dans la solitude; j'aimerai à connaître la
docilité de mon esprit, et je suivrai les exemples de courage et de
raison que vous me donnez. Madame de Coulanges ne fait-elle pas aussi
des merveilles de s'ennuyer à Lyon? Ce serait une belle chose que je ne
susse vivre qu'avec les gens qui me sont agréables: je me souviendrai de
vos sermons; je m'amuserai à payer mes dettes et à manger mes
provisions: je penserai beaucoup à vous, ma très-belle; je lirai, je
marcherai, j'écrirai, je recevrai de vos lettres; hélas! la vie ne se
passe que trop: elle s'use partout. Je porte une infinité de remèdes
bons ou mauvais; je les aime tous, mais surtout il n'y en a pas un qui
n'ait son patron, et qui ne soit la médecine de mes voisins: j'espère
que cette boutique me sera fort inutile, car je me porte extrêmement
bien.

Je fus avant-hier toute seule à Livry, me promener délicieusement avec
la lune; il n'y avait aucun serein; j'y fus depuis six heures du soir
jusqu'à minuit, et je me suis fort bien trouvée de cette petite équipée;
je devais bien cette honnêteté à la belle Diane et à l'aimable abbaye.
Il n'a tenu qu'à moi d'aller à Chantilly en très-bonne compagnie; mais
je ne me suis pas trouvée assez libre pour faire un si délicieux voyage;
ce sera pour le printemps qui vient. J'ai été tantôt chez Mignard, pour
voir le portrait de Louvigny: il est parlant; mais je n'ai pas vu
Mignard; il peignait madame de Fontevrault, que j'ai regardée par le
trou de la porte; je ne l'ai pas trouvée jolie: l'abbé Têtu était auprès
d'elle, dans un charmant badinage; les Villars étaient à ce trou avec
moi: nous étions plaisantes.

M. le Prince, qui a fait lever le siége d'Haguenau, est un peu étonné
d'être sur la défensive, et de se reculer et se retrancher vers
Schelestadt: la goutte et le mois d'octobre ne diminueront pas son
chagrin. Pour moi, j'emporte l'inquiétude de mon fils; il me semble que
je vais avoir la tête dans un sac pendant dix ou douze jours; et vous
jugez bien que, sans de bonnes raisons, je ne quitterais pas Paris dans
ce temps de nouvelles. Saint-Thou avait songé, la veille qu'il a été
tué, qu'il avait eu un démêlé avec le prince d'Orange, et qu'il lui
avait dit de si bonnes injures, que ce prince l'avait fait maltraiter
par ses gardes: il conta ce songe, et ce fut par ses gardes qu'il fut
tué follement; car il ne voulut jamais de quartier, quoiqu'il fût seul
contre deux cents: c'est une belle pensée; tout le monde se moque de
lui, quoique Voiture nous ait appris que c'est fort mal fait de se
moquer des trépassés. La pauvre Sanzei est tiraillée par de ridicules
espérances que son mari n'est point mort, et veut attendre la fin du
siége de Trèves pour prendre son deuil. Adieu, ma très-aimable, je ne
puis vous dire combien je suis à vous; quoique je dise un peu plus que
vous ce que je sens, mes démonstrations n'égalent pas mes sentiments.



140.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 9 septembre 1675.

Adieu, ma très-chère, je m'en vais monter en carrosse. Je quitte Paris
pour quelque temps, avec la douleur de ne recevoir plus si réglément vos
lettres, ni celles de mon fils, dont l'armée n'est point tant composée
_de pâtissiers_, que je ne sois fort en peine de lui, non pas quand je
pense au prince d'Orange, mais à M. de Luxembourg, qui est _dans l'armée
de mon fils_, et à qui les mains démangent furieusement. Hélas! vous
souvient-il de notre folie, que M. de Turenne était _dans l'armée de
votre frère_? Enfin, voilà tous mes commerces dérangés: je n'espère pas
même que je puisse encore être bonne à votre divertissement: tout le
fagotage de bagatelles que je vous mandais va être réduit à rien; et si
vous ne m'aimiez, vous feriez fort bien de ne pas ouvrir mes lettres. Je
m'en vais donc, ma très-chère, avec le bon abbé et _Marie_; j'ai deux
hommes à cheval et six chevaux: je m'en vais par Orléans et par Nantes:
je vous écrirai par les chemins; c'est une de mes tendresses, comme dit
Monceaux.

Je n'ai jamais vu un homme adorable comme d'Hacqueville; je ne sais pas
comme sont les _autres_; mais, pour celui que nous connaissons, je
croirais qu'il n'a point son pareil, sans la notoriété qui dit _les
d'Hacqueville_[391]. Je lui ai recommandé une affaire du sénéchal de
Rennes; ne le connaît-on point dans votre voisinage? Elle était
épineuse, et il fallait de l'habileté pour l'entendre; je priai
d'Hacqueville d'y entrer; il en a fait la sienne, il y a travaillé, il a
disputé contre Parère[392], qui était contraire; il l'a rapportée devant
M. de Pomponne, pour empêcher qu'il ne la comprît mal; enfin il n'y a
qu'à baiser les pas par où il passe. Le sénéchal est si étonné de
trouver un cœur comme celui-là sur la terre, et d'avoir gagné son
affaire, qu'il me croit la plus riche femme de France d'avoir un tel
ami; il a raison: servez-vous-en donc, sans crainte de le fatiguer; et
du gros abbé (_de Pontcarré_), si vous avez quelque lettre de change à
envoyer; car il faut connaître les talents. Vous ne manquerez pas de
nouvelles; la bonne Troche vous mandera les grandes; mais, comme vous
dites, tout va bien; il n'y aura que douceur et agrément dans le reste
de cette année: comprenez un peu ce que c'est que ce grand prince de
Condé, qui se retire, qui se retranche, et qui envisage le mois
d'octobre et la goutte. M. de Lorraine ne voulait point qu'on s'amusât
au siége de Trèves, et disait: «Vous y périrez, messieurs; songez qu'il
y a quatre mille hommes dans Trèves, et un maréchal de France en
colère.» En effet, ce maréchal fait des miracles; il nettoie la tranchée
tous les deux ou trois jours avec une propreté extraordinaire: mais
enfin, mes belles, rien n'est imprenable, il faudra se rendre. La
maréchale (_de Créqui_) dit toujours que M. de Sanzei est dans Trèves;
je ne le crois point du tout: ce serait une belle chose si, pendant que
sa femme le pleure d'un côté, et refuse l'espérance de le trouver dans
cette place assiégée, elle allait apprendre qu'il y eût été tué!

Je dis hier adieu à M. de la Garde; s'il vous embrasse, laissez-le
faire, c'est pour moi: je l'aime beaucoup; profitez bien de son bon
esprit. Je vous exhorte, ma chère enfant, à conserver votre santé, si
vous m'aimez. J'entends que vous me dites la même chose, et je vous
assure que je le ferai dans la vue de vous plaire: ne vous amusez point
à vous inquiéter en l'air, cela n'est point de votre bon esprit;
conservez bien votre courage, et m'en envoyez un peu dans vos lettres:
c'est une bonne provision dans cette vie; parlez-moi beaucoup de vous:
tous les détails sont admirables, quand l'amitié est à un certain point.

Écrivez à notre cher cardinal: savez-vous bien que vous n'avez pas pensé
droit sur la cassolette, et qu'il a été piqué de la hauteur dont vous
avez traité cette dernière marque de son amitié? Assurément, vous avez
outré les beaux sentiments; ce n'est pas là, ma fille, où vous devez
sentir l'horreur d'un présent d'argenterie: vous ne trouverez personne
de votre sentiment, et vous devez vous défier de vous, quand vous êtes
seule de votre avis.

Hier au soir je dis adieu au plus beau de tous les prélats[393]; il me
pria de lui prêter mon portrait, c'est-à-dire le vôtre, pour le porter
chez madame de Fontevrault; je le refusai _rabutinement_, et lui dis que
je l'avais refusé à MADEMOISELLE: et en même temps je le portai moi-même
dans une petite chambre, où il fut placé et reçu avec tendresse et
envie de me plaire: je suis sûre qu'on ne l'en tirera pas; on sait trop
bien ce que c'est pour moi que cette charmante peinture; et si on vient
le demander ici, on dira que je l'ai emporté: M. de Coulanges vous
apprendra où il est. M. de Pomponne le voulut voir l'autre jour; il lui
parlait, et croyait que vous deviez répondre, et qu'il y avait de la
gloire[394] à votre fait: votre absence a augmenté la ressemblance; et
ce n'est pas ce qui m'a le moins coûté à quitter.

Nous avons ri aux larmes de votre madame de la Charce et de Philis, sa
fille aînée, âgée de trente-neuf ans; je la vois d'ici. Que voulez-vous
dire, que vous ne narrez point bien? Il n'y a chose au monde si
plaisamment contée, et personne n'écrit si agréablement; mais il faut
pleurer d'être dans un pays où l'on porte le deuil si burlesquement. Je
vous remercie de la peine que vous avez prise de narrer cette folie:
c'est un style que vous n'aimez pas, mais il m'a bien réjouie: M. de
Coulanges vous en parlera. Il lut cet endroit en perfection. Il me
semble que je n'ai plus rien à dire: _qu'on me mène aux Rochers, je ne
veux plus écrire; allons, l'abbé, c'est fait[395]: je vais partir, belle
comtesse_; adieu donc ma très-chère comtesse:

      Je vais partir, belle Hermione[396].
  Je vais exécuter ce que l'abbé m'ordonne,
      Malgré le péril qui m'attend.

C'est pour dire une folie; car notre province est plus calme que la
Saône.

On fait présentement à Notre-Dame le service de M. de Turenne en grande
pompe. Le cardinal de Bouillon et madame d'Elbeuf vinrent hier me le
proposer; mais je me contente de celui de Saint-Denis, je n'en ai jamais
vu un si bon. N'admirez-vous point ce que fait la mort de ce héros, et
la face que prennent les affaires, depuis que nous ne l'avons plus? Ah!
ma chère enfant, qu'il y a longtemps que je suis de votre avis! rien
n'est bon que d'avoir une belle et bonne âme: on la voit en toute chose
comme au travers d'un cœur de cristal: on ne se cache point; vous
n'avez point vu de dupes là-dessus: on n'a jamais pris longtemps
l'ombre pour le corps; il faut être, si l'on veut paraître: le monde n'a
point de longues injustices; vous devez être de cet avis pour vos
propres intérêts. Adieu ma chère enfant, je vous embrasse de tout mon
cœur.


  [391] On l'appelait les d'Hacqueville, parce qu'il se multipliait pour
  le service de ses amis.

  [392] Premier commis de M. de Pomponne.

  [393] C'est le bel abbé de Grignan.

  [394] _Gloire_ est pris ici pour orgueil.

  [395] Parodie de ces vers de Corneille dans _Polyeucte_, acte IV,
  scène IV:

    Qu'on me mène à la mort, je n'ai plus rien à dire.
    Allons, gardes, c'est fait.

  [396] Parodie de l'adieu de Cadmus, dans l'opéra de Quinault.



141.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Mardi 17 septembre 1675.

Voici une bizarre date. _Je suis dans un bateau, dans le courant de
l'eau, fort loin de mon château_: je pense même que je puis achever,
_ah! quelle folie!_ car les eaux sont si basses, et je suis si souvent
engravée, que je regrette mon équipage qui ne s'arrête point et qui va
son train. On s'ennuie sur l'eau quand on y est seule; il faut un petit
comte des Chapelles et une mademoiselle de Sévigné. Mais enfin c'est une
folie de s'embarquer quand on est à Orléans, et peut-être même à Paris;
c'est pour dire une gentillesse: il est vrai cependant qu'on se croit
obligé de prendre des bateliers à Orléans, comme à Chartres d'acheter
des chapelets.

Je vous ai mandé comme j'avais vu l'abbé d'Effiat dans sa belle maison:
je vous écrivis de Tours; je vins à Saumur, où nous vîmes Vineuil; nous
repleurâmes M. de Turenne; il en a été vivement touché; vous le
plaindrez, quand vous saurez qu'il est dans une ville où personne n'a vu
le héros. Vineuil est bien vieilli, bien toussant, bien crachant et
dévot, mais toujours de l'esprit; il vous fait mille et mille
compliments. Il y a trente lieues de Saumur à Nantes; nous avons résolu
de les faire en deux jours, et d'arriver aujourd'hui à Nantes: dans ce
dessein, nous allâmes hier deux heures de nuit; nous nous engravâmes, et
nous demeurâmes à deux cents pas de notre hôtellerie sans pouvoir
aborder. Nous revînmes au bruit d'un chien, et nous arrivâmes à minuit
dans un _tugurio_ plus pauvre, plus misérable qu'on ne peut vous le
représenter: nous n'y avons trouvé que deux ou trois vieilles femmes qui
filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans
nous déshabiller; j'aurais bien ri, sans l'abbé, que je meurs de honte
d'exposer ainsi à la fatigue d'un voyage. Nous nous sommes rembarqués à
la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans
notre gravier, que nous avons été près d'une heure avant que de
reprendre le fil de notre discours: nous voulons, contre vent et marée,
arriver à Nantes; nous ramons tous. J'y trouverai de vos lettres, ma
fille; mais j'ai si bonne opinion de votre amitié, que je suis
persuadée que vous serez bien aise de savoir des nouvelles de mon
voyage; et, comme on m'a dit que la poste va passer à Ingrande, je vais
y laisser cette lettre chemin faisant. Je me porte très-bien, il ne me
faudrait qu'un peu de causerie. Je vous écrirai de Nantes, comme vous
pouvez penser. Je suis impatiente de savoir de vos nouvelles, et de
l'armée de M. de Luxembourg; cela me tient fort au cœur; il y a neuf
jours que j'ai ma tête dans ce sac. L'histoire des Croisades est
très-belle, surtout pour ceux qui ont lu le Tasse, et qui revoient leurs
vieux amis en prose et en histoire; mais je suis servante du style du
jésuite. La vie d'Origène est divine. Adieu, ma très-chère,
très-aimable, et très-parfaitement aimée; vous êtes ma chère enfant.



142.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 29 septembre 1675.

Je vous ai écrit, ma fille, de tous les lieux où je l'ai pu; et comme je
n'ai pas eu un soin si exact pour notre cher d'Hacqueville, ni pour mes
autres amis, ils ont été dans des peines de moi, dont je leur suis trop
obligée: ils ont fait l'honneur à la Loire de croire qu'elle m'avait
abîmée: hélas, la pauvre créature! je serais la première à qui elle eût
fait ce mauvais tour; je n'ai eu d'incommodité que parce qu'il n'y avait
pas assez d'eau dans cette rivière. D'Hacqueville me mande qu'il ne sait
que vous dire de moi, et qu'il craint que son silence sur mon sujet ne
vous inquiète. N'êtes-vous pas trop aimable, ma chère enfant, d'avoir
bien voulu paraître assez tendre à mon égard pour qu'on vous épargne sur
les moindres choses? Vous m'avez si bien persuadée la première, que je
n'ai eu d'attention qu'à vous écrire très-exactement. Je partis donc de
la Silleraye le lendemain du jour que je vous écrivis, qui fut le
mercredi; M. de Lavardin me mit en carrosse, et M. d'Harouïs m'accabla
de provisions. Nous arrivâmes ici jeudi; je trouvai d'abord mademoiselle
du Plessis plus affreuse, plus folle et plus impertinente que jamais:
son goût pour moi me déshonore; _je jure sur ce fer_ de n'y contribuer
d'aucune douceur, d'aucune amitié, d'aucune approbation; je lui dis des
rudesses abominables, mais j'ai le malheur qu'elle tourne tout en
raillerie: vous devez en être persuadée, après le soufflet dont
l'histoire a pensé faire mourir Pomenars de rire. Elle est donc toujours
autour de moi; mais elle fait la grosse besogne; je ne m'en incommode
point; la voilà qui me coupe des serviettes. J'ai trouvé ces bois d'une
beauté et d'une tristesse extraordinaires; tous les arbres que vous
avez vus petits sont devenus grands et droits, et beaux en perfection;
ils sont élagués, et font une ombre agréable; ils ont quarante ou
cinquante pieds de hauteur: il y a un petit air d'amour maternel dans ce
détail; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme
disait M. de Montbazon de ses enfants, _pas plus grands que cela_. C'est
ici une solitude faite exprès pour y bien rêver; vous en feriez bien
votre profit, et je n'en use pas mal: si les pensées n'y sont pas tout à
fait noires, elles y sont tout au moins gris-brun; j'y pense à vous à
tout moment: je vous regrette, je vous souhaite: votre santé, vos
affaires, votre éloignement, que pensez-vous que tout cela fasse entre
chien et loup? J'ai ces vers dans la tête:

  Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
  L'objet infortuné d'une si tendre amour?

Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement, pour envisager sans
désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiendrai
pas.

Ne soyez point en peine de l'absence d'_Hélène_; _Marie_ me fait fort
bien; je ne m'impatiente point, ma santé est comme il y a six ans: je ne
sais d'où me revient cette fontaine de Jouvence: mon tempérament fait
précisément ce qui m'est nécessaire: je lis et je m'amuse; j'ai des
affaires que je fais devant l'abbé, comme s'il était derrière la
tapisserie; tout cela, avec cette jolie espérance, empêche, comme vous
dites, qu'on ne fasse la dépense d'une corde pour se pendre. Je trouvai
l'autre jour une lettre de vous, où vous m'appelez _ma bonne maman_;
vous aviez dix ans, vous étiez à Sainte-Marie, et vous me contiez la
culbute de madame Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave; il y
a déjà du bon style à cette lettre. J'en ai trouvé mille autres qu'on
écrivait autrefois à mademoiselle de Sévigné: toutes ces circonstances
sont bien heureuses pour me faire souvenir de vous; car sans cela, où
pourrais-je prendre cette idée? Je n'ai point reçu de vos lettres le
dernier ordinaire, j'en suis toute triste. Je ne sais non plus des
nouvelles du coadjuteur, de la Garde, du Mirepoix, du Bellièvre, que si
tout était fondu; je m'en vais un peu les réveiller.

N'admirez-vous point le bonheur du roi? On me mande la mort de _Son
Altesse, mon père_[397], qui était un bon ennemi; et que les Impériaux
ont repassé le Rhin, pour aller défendre l'empereur du Turc, qui le
presse en Hongrie: voilà ce qui s'appelle des étoiles heureuses; cela
nous fait craindre en Bretagne de rudes punitions. Je m'en vais voir la
bonne Tarente[398]; elle m'a déjà envoyé deux compliments, et me demande
toujours de vos nouvelles; si elle le prend par là, elle me fera fort
bien sa cour. Vous dites des merveilles sur Saint-Thou; _au moins on ne
l'accusera pas de n'avoir conté son songe qu'après son malheur_; cela
est plaisant. Je vous plains de ne pas lire toutes vos lettres: mais
quoiqu'elles fassent toutes ma chère et unique consolation, et que j'en
connaisse tout le prix, je suis bien fâchée d'en tant recevoir. Le bon
abbé est fort en colère contre M. de Grignan; il espérait qu'il lui
manderait si le voyage de _Jacob_[399] a été heureux, s'il est arrivé à
bon port dans la terre promise; s'il y est bien placé, bien établi, lui
et ses femmes, ses enfants, ses moutons, ses chameaux; cela méritait
bien un petit mot. Il a dessein de le reprendre quand il ira à Grignan.
Comment se portent vos enfants? Adieu, ma très-aimable et très-chère: je
reçois fort souvent des lettres de mon fils; il est bien affligé de ne
pouvoir sortir de ce malheureux guidonnage; mais il doit comprendre
qu'il y a des gens présents et pressants qu'on a sur les bras, à qui on
doit des récompenses, qu'on préférera toujours à un absent qu'on croit
placé, et qui ne fait simplement que s'ennuyer dans une longue
subalternité dont on ne se soucie guère. Ha, que c'est bien précisément
ce que nous disions, après une longue navigation, se trouver à neuf
cents lieues d'un cap, et le reste!


  [397] Charles IV, duc de Lorraine, mort le 17 septembre. Madame de
  Lillebonne sa fille, en parlant de lui, disait: _Son Altesse, mon
  père_.

  [398] La princesse de Tarente habitait _Château-Madame_, dans le
  faubourg de Vitré.

  [399] C'était de petites figures de cire coloriée que l'abbé de
  Coulanges avait envoyées à M. de Grignan, pour orner un des cabinets
  de son château.



143.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 6 octobre 1675.

Vraiment, ma fille, vous me contez une histoire bien lamentable de vos
pauvres lettres perdues; est-ce _Baro_ qui a fait cette sottise? On est
gaie, gaillarde, on croit avoir entretenu tous ses bons amis: pour M.
l'archevêque, je le plains encore davantage, car il n'écrit que pour des
choses importantes; et il se trouve que toute la peine qu'on a prise,
c'est pour être dans un bourbier, dans un précipice. Voilà M. de Grignan
rebuté d'écrire pour le reste de sa vie: quelle aventure pour un
paresseux! vous verrez que désormais il n'écrira plus, et ne voudra
point hasarder de perdre sa peine. Si vous mandez ce malheur au
coadjuteur, il en fera bien son profit. Je comprends ce chagrin le plus
aisément du monde; mais j'entre bien aussi dans celui que vous allez
avoir de quitter Grignan pour aller dans la contrainte des villes: la
liberté est un bien inestimable; vous le sentez mieux que personne, et
je vous plains, ma très-chère, plus que je ne vous le puis dire. Vous
n'aurez ni Vardes, ni Corbinelli; c'eût été pourtant une bonne
compagnie. Vous deviez bien me nommer les quatre dames qui vous venaient
assassiner: pour moi, j'ai le temps de me fortifier contre ma méchante
compagnie; je les sens venir par un côté, et je m'égare par l'autre;
c'est un tour que je fis hier à une sénéchale de Vitré; et puis je
gronde qu'on ne m'ait pas avertie: demandez-moi ce que je veux dire; ce
sont des friponneries qu'on est tenté de faire dans ce parc. Vous
souvient-il d'un jour que nous évitâmes les Fouesnels? Je me promène
fort; ces allées sont admirables: je travaille comme vous, mais, Dieu
merci, je n'ai point une friponne de Montgobert qui me réduise aux
traînées; c'est une humiliation que je ne comprends pas que vous
puissiez souffrir: je ne noircis point ma soie avec ma laine, je me
trouve fort bien d'aller mon grand chemin; il me semble que je n'ai que
dix ans; et qu'on me donne un petit bout de canevas pour me jouer, il
faudrait que vos chaises fussent bien laides pour n'être pas aussi
belles que votre lit. J'aime fort tout ce que me mande Montgobert; elle
me plaît toujours, je la trouve _salée_, et tous ses tons me font
plaisir: c'est un bonheur d'avoir dans sa maison une compagnie comme
celle-là; j'en avais une autrefois dont je faisais bien mon profit; M.
d'Angers (_Henri Arnauld_) me mandait l'autre jour que c'était une
sainte.

J'ai trouvé la réponse du maréchal d'Albret très-plaisante, il y a plus
d'esprit que dans son style ordinaire; elle m'a paru d'une grande
hauteur; _l'affectionné serviteur_ est d'une dure digestion: voilà _le
monseigneur_ bien établi. Vous avez donc ri, ma fille, de tout ce que je
vous mandais d'Orléans? je le trouvai plaisant aussi, c'était le reste
de mon sac, qui me paraissait assez bon. N'êtes-vous point trop aimable
d'aimer les nouvelles de mes bois et de ma santé? C'est bien précisément
pour l'amour de moi: je me relève un peu par les affaires de Danemark.
On menace Rennes de transférer le parlement à Dinan; ce serait la ruine
entière de cette province: la punition qu'on veut faire à cette ville
ne se passera pas sans beaucoup de bruit.

J'ai reçu des lettres de Nantes: si le marquis de Lavardin et d'Harouïs
faisaient l'article de cette ville dans la gazette, vous y auriez vu
assurément mon arrivée et mon départ. Je vous rends bien, ma très-chère,
l'attention que vous avez à la Bretagne; tout ce qui vous entoure à
vingt lieues à la ronde m'est considérable. Il vint ici l'autre jour un
augustin; c'est une manière de _frater_; il a été par toute la province;
il me nomma cinq ou six fois M. de Grignan et M. d'Arles; je le trouvais
fort habile homme; je suis assurée qu'à Aix je ne l'aurais pas regardé.

A propos, vous ai-je parlé d'une lunette admirable, qui faisait notre
amusement dans le bateau? C'est un chef-d'œuvre; elle est encore plus
parfaite que celle que l'abbé vous a laissée à Grignan; cette lunette
rapproche fort bien les objets de trois lieues: que ne les
rapproche-t-elle de deux cents! Vous pouvez penser l'usage que nous en
faisons sur ces bords de Loire; mais voici celui que j'en fais ici: vous
savez que par l'autre bout elle éloigne, et je la tourne sur
mademoiselle du Plessis, et je la trouve tout d'un coup à deux lieues de
moi: je fis l'autre jour cette sottise sur elle et sur mes voisins; cela
fut plaisant, mais personne ne m'entendit: s'il y avait eu quelqu'un que
j'eusse pu regarder seulement, cette folie m'aurait bien réjouie. Quand
on se trouve bien oppressé de méchante compagnie, il n'y a qu'à faire
venir sa lunette et la tourner du côté qui éloigne: demandez à
Montgobert si elle n'aurait pas ri; voilà un beau sujet pour dire des
sottises. Si vous avez Corbinelli, je vous recommande la lunette. Adieu,
ma chère enfant; Dieu merci, comme vous dites, nous ne sommes pas des
montagnes, et j'espère vous embrasser autrement que de deux cents
lieues: vous allez vous éloigner encore, j'ai envie d'aller à Brest. Je
trouve bien rude que madame la grande duchesse ait une dame d'honneur,
et que ce ne soit pas la bonne Rarai; les _Guisardes_ lui ont donné la
Sainte-Même. On me mande que la bonne mine de la Trousse est augmentée
de la moitié, et qu'il aura la charge de Froulai.



144.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 13 octobre 1675.

Vous avez raison de dire que les dates ne font rien pour rendre
agréables les lettres de ceux que nous aimons. Eh, mon Dieu! les
affaires publiques nous doivent-elles être si chères? Votre santé, votre
famille, vos moindres actions, vos sentiments, vos _pétoffes_ de
Lambesc, c'est là ce qui me touche; et je crois si bien que vous êtes de
même, que je ne fais aucune difficulté de vous parler des Rochers, de
mademoiselle du Plessis, de mes allées, de mes bois, de nos affaires, du
_Bien bon_ et de Copenhague, quand l'occasion s'en présente. Croyez donc
que tout ce qui vient de vous m'est très-considérable, et que, jusqu'à
vos traînées de tapisseries, je suis aise de tout savoir. Si voulez
encore des aiguilles pour en faire, j'en ai d'admirables: pour moi, j'en
fis hier d'infinies, elles étaient aussi ennuyeuses que ma compagnie: je
ne travaille que quand elle entre; et, dès que je suis seule, je me
promène, je lis, ou j'écris. La Plessis ne m'incommode pas plus que
_Marie_. Dieu me fait la grâce de ne point écouter ce qu'elle dit; je
suis, à son égard, comme vous êtes pour beaucoup d'autres: elle a
vraiment les meilleurs sentiments du monde: j'admire que cela puisse
être gâté par l'impertinence de son esprit et la _ridiculité_ de ses
manières; il faudrait voir l'usage qu'elle fait de ma tolérance, et
comme elle l'explique, et les chaînes qu'elle en fait pour s'attacher à
moi, et comme je lui sers d'excuse pour ne plus voir ses amies de Vitré,
et les adresses qu'elle a pour satisfaire sa sotte gloire, car la sotte
gloire est de tout pays, et la crainte qu'elle a que je ne sois jalouse
d'une religieuse de Vitré: cela ferait une assez méchante farce de
campagne.

Je dois vous dire des nouvelles de cette province. M. de Chaulnes est à
Rennes avec beaucoup de troupes; il a mandé que si on en sortait, ou si
l'on faisait le moindre bruit, il ôterait, pour dix ans, le parlement de
cette ville. Cette crainte fait tout souffrir: je ne sais point encore
comme ces gens de guerre en usent à l'égard des pauvres bourgeois. Nous
attendons madame de Chaulnes à Vitré, qui vient voir la princesse (_de
Tarente_); nous sommes en sûreté sous ses auspices; mais je puis vous
assurer que, quand il n'y aurait que moi, M. de Chaulnes prendrait
plaisir à me marquer des égards; c'est la seule occasion où je pourrais
répondre de lui: n'ayez donc aucune inquiétude; je suis ici comme dans
cette Provence que vous dites qui est à moi.

Vous n'avez pas peur de Ruyter[400]. _Ruyter pourtant est le dieu des
combats; Guitaut ne lui résiste pas_: mais, en vérité, l'étoile du roi
lui résiste: jamais il n'en fut une si fixe. Elle dissipa, l'année
passée, cette grande flotte; elle fait mourir le prince de Lorraine;
elle renvoie Montecuculli chez ses parents, et fera la paix par le
mariage du prince Charles. Je disais l'autre jour cette dernière chose à
madame de Tarente; elle me dit qu'il était marié à l'impératrice
douairière: quoique cette noce n'ait pas éclaté, elle ne laisserait pas
d'empêcher l'autre; vous verrez que cette impératrice mourra, si sa vie
fait un inconvénient. Votre raisonnement est d'une telle justesse sur
les affaires d'État, qu'on voit bien que vous êtes devenue politique
dans la place où vous êtes. J'ai écrit à la belle princesse de
Vaudemont; elle est infortunée, et j'en suis triste, car elle est
très-aimable. Je n'osais écrire à madame de Lillebonne; mais vous m'avez
donné courage. Je crains que vous n'ayez pas le petit Coulanges; sa
femme m'écrit tristement de Lyon, et croit y passer l'hiver: c'est une
vraie trahison pour elle, que de n'être pas à Paris: elle me mande que
vous avez eu un assez grand commerce. La Trousse est à Paris et à la
cour, accablé d'agréments et de louanges; il les reçoit d'une manière à
les augmenter: on dit qu'il aura la charge de Froulai; si cela était, il
y aurait un mouvement dans la compagnie, et je prie notre d'Hacqueville
d'y avoir quelque attention pour notre pauvre guidon, qui se meurt
d'ennui dans le guidonnage; je lui mande de venir ici, je voudrais le
marier à une petite fille qui est un peu juive de son _estoc_, mais les
millions nous paraissent de bonne maison: cela est fort en l'air; je ne
crois plus rien après avoir manqué la petite d'Eaubonne[401]. Madame de
Villars me mande encore des merveilles du chevalier (_de Grignan_); je
crois que ce sont les premières qu'on a renouvelées; mais enfin c'est un
petit garçon qui a bien le meilleur bruit qu'on puisse jamais souhaiter.
Je prie Dieu que les lueurs d'espérance pour une de vos filles[402]
puissent réussir; ce serait une grande affaire. La paresse du coadjuteur
devrait bien cesser dans de pareilles occasions.

Écoutez une belle action du procureur général[403]. Il avait une terre,
de la maison de Bellièvre, qu'on lui avait fort bien donnée; il l'a
remise dans la masse des biens des créanciers, disant qu'il ne saurait
aimer ce présent, quand il songe qu'il fait tort à des créanciers qui
ont donné leur argent de bonne foi: cela est héroïque. Jugez s'il est
pour nous contre M. de Mirepoix[404]; je ne connais point une plus belle
ni une plus vilaine âme que celle de ces deux hommes. Le _Bien bon_ est
toujours le _Bien bon_; ce sont des armes parlantes: les obligations que
je lui ai sont innombrables; ce qui me les rend sensibles, c'est
l'amitié qu'il a pour vous, et le zèle pour vos affaires, et comme il se
prépare à confondre le Mirepoix.

Je n'ose penser à vous voir; quand cette espérance entre trop avant dans
mon cœur, et qu'elle est encore éloignée, elle me fait trop de mal: je
me souviens de ce que je souffris à la maladie de ma pauvre tante, et
comme vous me fîtes expédier cette douleur; je ne suis pas encore à
portée de recevoir cette joie. Vous m'assurez que vous vous portez bien;
Dieu le veuille, ma bonne! cet article me tient extrêmement au cœur:
pour moi, je suis dans la parfaite santé. Vous aimeriez bien ma sobriété
et l'exercice que je fais, et sept heures au lit, comme une carmélite.
Cette vie dure me plaît; elle ressemble au pays; je n'engraisse point,
et l'air est si épais et si humain, que ce teint, qu'il y a si longtemps
que l'on loue, n'en est point changé: je vous souhaite quelquefois une
de nos soirées, en qualité de pommade de pieds de mouton. J'ai dix
ouvriers qui me divertissent fort. _Rahuel_ et _Pilois_, tout est à sa
place. Vous devez être persuadée de ma confiance par les pauvretés dont
je remplis ma lettre. Depuis que je me suis plainte, en vers, de la
pluie, il fait un temps charmant; de sorte que je m'en loue en prose.
Toute notre province est si occupée de ces punitions, que l'on ne fait
point de visites; et, sans vouloir contrefaire la dédaigneuse, j'en suis
extrêmement aise. Vous souvient-il quand nous trouvions qu'il n'y avait
rien de si bon, en province, qu'une méchante compagnie, par la joie du
départ? c'est un plaisir que je n'aurai point cette année.

Ma bonne, quand je vous écrirais encore quatre heures, je ne pourrais
pas vous dire à quel point je vous aime, et de quelle manière vous
m'êtes chère. Je suis persuadée du soin de la Providence sur vous,
puisque vous payez tous vos arrérages, et que vous voyez une année de
subsistance; Dieu prendra soin des autres; continuez votre attention sur
votre dépense; cela ne remplit point les grandes brèches, mais cela aide
à la douceur présente, et c'est beaucoup. M. de Grignan est-il sage? Je
l'embrasse dans cette espérance, ma très-bonne, et je suis entièrement à
vous.


  [400] Amiral de la flotte hollandaise.

  [401] Le marquis de Sévigné avait recherché Antoinette Lefèvre
  d'Eaubonne, cousine de M. d'Ormesson.

  [402] Il était question d'un établissement pour mademoiselle d'Alerac,
  fille du premier lit de M. de Grignan.

  [403] Achille de Harlay, depuis premier président.

  [404] M. de Sévigné témoigne de la haine contre M. de Mirepoix, à
  cause du procès de M. de Grignan avec les héritiers de mademoiselle du
  Puy-du-Fou, sa seconde femme.



145.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 16 octobre 1675.

Je ne suis point entêtée, ma fille, de M. de Lavardin; je le vois tel
qu'il est: ses plaisanteries et ses manières ne me charment point du
tout; je les vois, comme j'ai toujours fait: mais je suis assez juste
pour rendre au vrai mérite ce qui lui appartient, quoique je le trouve
pêle-mêle avec quelques désagréments; c'est à ses bonnes qualités que je
me suis solidement attachée, et, par bonheur, je vous en avais parlé à
Paris; car, sans cela, vous croiriez que l'enthousiasme d'une bonne
réception m'aurait enivrée; enfin je souhaiterai toujours à ceux que
j'aimerai plus de charmes; mais je me contenterai qu'ils aient autant de
vertus. C'est le moins lâche et le moins bas courtisan que j'aie jamais
vu; vous aimeriez bien son style dans de certains endroits, vous qui
parlez: tant y a, ma fille, voilà ma justification, dont vous ferez part
au gros abbé, si jamais, par hasard, _il a mal au gras des jambes_[405]
sur ce sujet.

Je suis fort aise que vous ayez remarqué, comme moi, la diligence
admirable de nos lettres, et le beau procédé de _Riaux_[406], et de ces
autres messieurs si obligeants, qui viennent prendre nos lettres, et les
portent nuit et jour, en courant de toutes leurs forces, pour les faire
aller plus promptement: je vous dis que nous sommes ingrats envers les
postillons, et même envers M. de Louvois[407], qui les établit partout
avec tant de soin. Mais quoi! ma très-chère, nous nous éloignons encore;
et toutes nos admirations vont cesser: quand je songe que, dans votre
dernière lettre, vous répondez encore à celle que je vous écrivis de la
Silleraye, et qu'il y aura demain trois semaines que je suis aux
Rochers, je comprends que nous étions déjà assez loin, sans cette
augmentation.

D'Hacqueville me dit qu'une fois la semaine, c'est assez écrire pour
des affaires; mais que ce n'est pas assez pour son amitié, et qu'il
augmenterait plutôt d'une lettre que d'en retrancher une. Vous jugez
bien que, puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas,
je lâche la bride à toutes ses bontés, et lui laisse la liberté de son
écritoire: songez qu'il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de
Paris, et voit tous les jours tout ce qui y reste; ce sont _les
d'Hacqueville_; adressez-vous à eux, ma fille, en toute confiance: leurs
bons cœurs suffisent à tout. Je me veux donc ôter de l'esprit de les
ménager; j'en veux abuser; aussi bien, si ce n'est moi qui le tue, ce
sera un autre: il n'aime que ceux dont il est accablé: accablons-le donc
sans ménagement.

Je voudrais que vous vissiez de quelle beauté ces bois sont
présentement. Madame de Tarente y fut hier tout le jour; il faisait un
temps admirable: elle me parla fort de vous: elle vous trouve bien plus
jolie que le _petit ami_[408]: sa fille est malade; elle en était
triste; je la mis en carrosse au bout de la grande allée; et comme elle
me priait fort de me retirer, elle me dit: _Madame, vous me prenez pour
une Allemande_. Je lui dis: «Oui, madame, assurément, je vous prends
pour une Allemande[409]: j'aurais plutôt obéi à madame votre
belle-fille[410].» Elle entendit cela comme une Française. Il est vrai
que sa naissance doit, ce me semble, donner une dose de respect à ceux
qui savent vivre. Elle a un style romanesque dans ce qu'elle conte, et
je suis étonnée que cela déplaise à ceux même qui aiment les romans:
elle attend madame de Chaulnes. M. de Chaulnes est à Rennes avec les
Forbin et les Vins, et quatre mille hommes: on croit qu'il y aura bien
de la _penderie_. M. de Chaulnes y a été reçu comme le roi; mais comme
c'est la crainte qui a fait changer leur langage, M. de Chaulnes
n'oublie pas toutes les injures qu'on lui a dites, dont la plus douce et
la plus familière était _gros cochon_, sans compter les pierres dans sa
maison et dans son jardin, et des menaces dont il paraissait que Dieu
seul empêchait l'exécution; c'est cela qu'on va punir. D'Hacqueville,
_de sa propre main_ (car ce n'est point dans son billet de nouvelles
qu'on pourrait avoir copié), me mande que M. de Chaulnes, suivi de ses
troupes, est arrivé à Rennes le samedi 12 octobre: je l'ai remercié de
ce soin, et je lui apprends que M. de Pomponne se fait peindre par
Mignard: mais tout ceci entre nous; car savez-vous bien qu'il est
délicat et blond? Je reçois des lettres de votre frère, toutes pleines
de lamentations de Jérémie sur son guidonnage; il dit justement tout ce
que nous disions quand il l'acheta; c'est ce cap dont il est encore à
neuf cents lieues: mais il y avait des gens qui lui mettaient dans la
tête que, puisque je venais de vous marier, il fallait aussi l'établir;
et par cette raison, qui devait produire, au moins pour quelque temps,
un effet contraire, il fallut céder à son empressement et il s'en
désespère: il y a des cœurs plaisamment bâtis en ce monde. Enfin, ma
fille, soyons bien persuadées que c'est une vilaine chose que les
charges subalternes.

Vous savez bien que notre cardinal l'est à fer et à clou. Nous devons
tous en être ravis à telle fin que de raison: c'est toujours une chose
triste qu'une dégradation. Au nom de Dieu, ne négligez point de lui
écrire: il aime mes billets, jugez des vôtres. Vous ne m'aviez point dit
que votre premier président (_M. Marin_) a battu sa femme; j'aime les
coups de plat d'épée, cela est brave et nouveau. On sait bien qu'il faut
les battre, disait l'autre jour un paysan; mais le plat d'épée me
réjouit. Je m'en vais parier que la petite d'Oppède n'est point morte:
je connais ceux qui doivent mourir. Il est vrai que le bonheur des
Français surpasse toute croyance en tout pays: j'ai ajouté ce
remercîment à ma prière du soir; ce sont les ennemis qui font toutes nos
affaires: ils se reculent quand ils voient qu'ils nous pourraient
embarrasser. Vous verrez ce que deviendra Ruyter sur votre Méditerranée:
le prince d'Orange songe à s'aller coucher, et j'espère votre frère. Je
vous réponds de cette province, et même de la paix: il me semble qu'elle
est si nécessaire, que, malgré la conduite de ceux qui ne la veulent
pas, elle se fera toute seule. Je suivrai votre avis, ma chère enfant,
je vais m'entretenir de l'espérance de vous revoir: je ne puis commencer
trop tôt, pour me récompenser des larmes que notre séparation et même la
crainte m'ont fait répandre si souvent.

J'embrasse M. de Grignan, car je crois qu'il est revenu de la chasse:
mandez-moi bien de vos nouvelles, vous voyez que je vous accable des
miennes. La Saint-Géran s'est mêlée de m'écrire sérieusement sur
l'ambassade de madame de Villars, qui, à ce qu'elle dit, ira à Turin; je
le crois, puisqu'il n'y a qu'une régente: je lui ai fait réponse dans
son même style; mais ce n'a pas été sans peine. Ne vous ont-elles pas
remerciée de votre eau de la reine de Hongrie? Elle est divine: pour
moi, je vous en remercie encore; je m'en enivre tous les jours: j'en ai
dans ma poche; c'est une folie comme du tabac: quand on y est accoutumé,
on ne peut plus s'en passer: je la trouve excellente contre la
tristesse; j'en mets le soir, plus pour me réjouir que pour le serein,
dont mes bois me garantissent. Vous êtes trop bonne de craindre que les
loups, les cochons et les châtaignes ne m'y fassent une insulte. Adieu,
mon enfant, je vous aime de tout mon cœur; mais c'est au pied de la
lettre, et sans en rien rabattre.


  [405] Expression familière de l'abbé de Pontcarré, lorsqu'il était
  importuné de quelque discours.

  [406] Courrier de la malle.

  [407] Surintendant-général des postes.

  [408] Le portrait en miniature de madame de Grignan.

  [409] Madame de Tarente était fille de Guillaume V, landgrave de
  Hesse-Cassel.

  [410] Madeleine de Créqui, duchesse de la Trémouille.



146.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 3 novembre 1675.

Je suis fort occupée de toutes vos affaires de Provence; et si vous
prenez intérêt à celles de Danemark, j'en prends bien davantage à celles
de Lambesc. J'attends l'effet de cette défense qu'on devait faire au
parlement d'envoyer à la maison de ville: j'attends la nomination du
procureur du pays, et le succès du voyage du consul, qui veut être noble
par ordre du roi. J'ai fort ri de ce premier président, et des effets de
sa jalousie: on lui faisait une grande injustice de croire qu'un homme
élevé à Paris ne sût pas vivre, et ne donnât pas plutôt une bonne couple
de soufflets que des coups de plat d'épée: je suis bien étonnée qu'il
soit jaloux de ce petit garçon qui sentait le tabac; il n'y a personne
qui ne soit dangereux pour quelqu'un: il me semble que le vin des
Bretons figure avec le tabac des Provençaux.

J'admire toujours qu'on puisse prononcer une harangue sans manquer et
sans se troubler, quand tout le monde a les yeux sur vous, et qu'il se
fait un grand silence. Ceci est pour vous, M. le comte, je me réjouis
que vous possédiez cette hardiesse, qui est si fort au-dessus de mes
forces: mais, ma fille, c'est du bien perdu, que de parler si
agréablement, puisqu'il n'y a personne. Je suis piquée, comme vous, que
l'intendant et les évêques ne soient point à l'ouverture de cette
assemblée: je ne trouve rien de plus indigne ni de moins respectueux
pour le roi, et pour celui qui a l'honneur de le représenter[411]. Si
l'on attend que M. de Marseille soit revenu de ses ambassades, on
attendra longtemps; car apparemment il n'en fera pas pour une. Je me
suis plainte à d'Hacqueville; c'est tout ce que je puis faire d'ici, et
puis voilà qui est fait pour cette année. N'en direz-vous rien à madame
de Vins? Elle m'a écrit une lettre fort vive et fort jolie; elle se
plaint de mon silence, elle est jalouse de ce que j'écris à d'autres,
elle veut désabuser M. de Pomponne de ma tendresse; il n'y a plus que
pour elle: je n'ai jamais vu un fagot d'épines si révolté. Je lui fais
réponse, et me réjouis qu'elle se soit mise à être tendre, et à parler
de la jalousie, autrement qu'en interligne: je ne croyais pas qu'elle
écrivît si bien; elle me parle de vous, et m'attaque fort joliment.
J'eus ici, le jour de la Toussaint, M. Boucherat et M. de Harlay, son
gendre, à dîner; ils s'en vont à nos états, que l'on ouvre quand tout le
monde y est: ils me dirent leur harangue, elle est fort belle; la
présence de M. Boucherat sera salutaire à la province et à M. d'Harouïs.
M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes: les rigueurs
s'adoucissent; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus: il ne reste que
deux mille hommes à Rennes; je crois que Forbin et Vins s'en vont par
Nantes; Molac y est retourné. C'est M. de Pomponne qui a protégé le
malheureux dont je vous ai parlé. Si vous m'envoyez le roman de votre
premier président, je vous enverrai, en récompense, l'histoire
lamentable, avec la chanson du violon qui fut roué à Rennes. M.
Boucherat but à votre santé; c'est un homme aimable, et d'un très-bon
sens: il a passé par Veret; il a vu à Blois madame de Maintenon, et M.
du Maine qui marche: cette joie est grande. Madame de Montespan fut
au-devant de ce joli prince, avec la bonne abbesse de Fontevrault et
madame de Thianges; je crois qu'un si heureux voyage réchauffera les
cœurs des deux amies.

Vous me faites un grand plaisir, ma très-chère, de prendre soin de ma
petite: je suis persuadée du bon air que vous avez à faire toutes les
choses qui sont pour l'amour de moi. Je ne sais pourquoi vous dites que
l'absence dérange toutes les amitiés: je trouve qu'elle ne fait point
d'autre mal que de faire souffrir: j'ignore entièrement les délices de
l'inconstance, et je crois pouvoir vous répondre, et porter la parole
pour tous les cœurs où vous régnez uniquement, qu'il n'y en a pas un
qui ne soit comme vous l'avez laissé. N'est-ce pas être bien généreuse,
de me mêler de répondre pour d'autres cœurs que le mien? Celui-là, du
moins, vous est-il bien assuré? Je ne vous trouve plus si entêtée de
votre fils; je crois que c'est votre faute, car il avait trop d'esprit
pour n'être pas toujours fort joli: vous ne comprenez point encore trop
bien l'amour maternel; tant mieux, ma fille, il est violent; mais, à
moins que d'avoir des raisons comme moi, ce qui ne se rencontre pas
souvent, on peut à merveille se dispenser de cet excès. Quand je serai à
Paris, nous parlerons de nous revoir; c'est un désir et une espérance
qui me soutiennent la vie.

Adieu, ma très-chère; je serai ravie, aussi bien que vous, que nous
puissions nous allier peut-être aux Machabées: mais cela ne va pas bien,
je souhaite que votre lecture aille mieux: ce serait une honte dont vous
ne pourriez pas vous laver, de ne pas finir Josèphe. Hélas! si vous
saviez ce que j'achève, et ce que je souffre du style du jésuite
(_Maimbourg_), vous vous trouveriez bien heureuse d'avoir à finir un si
beau livre!


  [411] Il avait été décidé que le lieutenant général qui représentait
  le roi aurait le pas sur les évêques dans les états des provinces; et
  depuis cette décision les évêques s'abstenaient souvent d'y assister.



147.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 13 novembre 1675.

Les voilà toutes deux, ma très-chère; il me paraît que je les aurais
reçues réglément comme à l'ordinaire, sans que Ripert m'a retardé d'un
jour par son voyage de Versailles. Quelque goût que vous ayez pour mes
lettres, elles ne peuvent jamais vous être ce que les vôtres me sont; et
puisque Dieu veut qu'elles soient présentement ma seule consolation, je
suis heureuse d'y être très-sensible: mais en vérité, ma fille, il est
douloureux d'en recevoir si longtemps, et cependant la vie se passe sans
jouir d'une présence si chère: je ne puis m'accoutumer à cette dureté;
toutes mes pensées et toutes mes rêveries en sont noircies; il me
faudrait un courage que je n'ai pas, pour m'accommoder d'une si
extraordinaire destinée: j'ai regret à tous mes jours qui s'en vont, et
qui m'entraînent sans que j'aie le temps d'être avec vous; je regrette
ma vie, et je sens pourtant que je la quitterais avec moins de peine,
puisque tout est si mal rangé pour me la rendre agréable: dans ces
pensées, ma très-chère, on pleure quelquefois sans vous le dire, et je
mériterai vos sermons malgré moi, et plus souvent que je ne voudrai; car
ce n'est jamais volontairement que je me jette dans ces tristes
méditations: elles se trouvent tout naturellement dans mon cœur, et je
n'ai pas l'esprit de m'en tirer. Je suis au désespoir, ma fille, de
n'avoir pas été maîtresse aujourd'hui d'un sentiment si vif; je n'ai pas
accoutumé de m'y abandonner. Parlons d'autre chose: c'est un de mes
tristes amusements que de penser à la différence des jours de l'année
passée et de celle-ci: quelle compagnie les soirs! quelle joie de vous
voir, et de vous rencontrer, et de vous parler à toute heure! que de
retours agréables pour moi! Rien ne m'échappe de tous ces heureux jours,
que les jours mêmes qui sont échappés. Je n'ai pas au moins le déplaisir
de n'avoir pas senti mon bonheur; c'est un reproche que je ne me ferai
point; mais, par cette raison, je sens bien vivement le contraire d'un
état si heureux.

Vous ne me dites point si vous avez été assez bien traités dans votre
assemblée, pour ne donner au roi que le don ordinaire; on augmente le
nôtre; je pensai battre le bonhomme Boucherat[412], quand je vis cette
augmentation; je ne crois pas qu'on en puisse payer la moitié. Les états
s'ouvriront demain, c'est à Dinan; tout ce pauvre parlement est malade à
Vannes. Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes
ont été cruelles; il y aurait des histoires tragiques à vous conter
d'ici à demain. La Marbeuf ne reviendra plus ici; elle démêle ses
affaires pour s'aller établir à Paris. J'avais pensé que mademoiselle de
Méri[413] ferait très-bien de louer une maison avec elle; c'est une
femme très-raisonnable, qui veut mettre sept ou huit cents francs à une
maison; elles pourront ensemble en avoir une de onze à douze cents
livres; elle a un bon carrosse, elle ne serait nullement incommode, et
on n'aurait de société avec elle qu'autant que l'on voudrait; elle
serait ravie de me plaire, et d'être dans un lieu où elle me pourrait
voir, car c'est une passion qui pourtant ne la rend point incommode. Il
faudrait que, d'ici à Pâques, mademoiselle de Méri demandât une chambre
à l'abbé d'Effiat: j'ai jeté tout cela dans la tête de la Troche.

Je trouve, ma très-chère, que je vous réponds assez souvent par avance,
comme _Trivelin_, et sur ma santé, et sur M. de Vins: vous n'attendez
point trois semaines. La réflexion est admirable, qu'avec tous nos
étonnements de nos lettres que nous recevons du trois au onze, c'est
neuf jours; il nous faut pourtant trois semaines, avant que de dire, _Je
me porte bien, à votre service_.

Vous êtes étonnée que j'aie un petit chien; voici l'aventure.
J'appelais, par contenance, une chienne courante d'une madame qui
demeure au bout de ce parc. Madame de Tarente me dit: Quoi! vous savez
appeler un chien? je veux vous en envoyer un le plus joli du monde. Je
la remerciai, et lui dis la résolution que j'avais prise de ne me plus
engager dans cette sottise: cela se passe, on n'y pense plus; deux jours
après je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de
chien, toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit
chien tout parfumé, d'une beauté extraordinaire, des oreilles, des
soies, une haleine douce, petit comme _Sylphide_, blondin comme un
blondin; jamais je ne fus plus étonnée, ni plus embarrassée: je voulus
le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter: la femme de chambre qui
l'avait élevé en a pensé mourir de douleur. C'est _Marie_[414] qu'aime
le petit chien; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu;
il ne mange que du pain; je ne m'y attache point, mais il commence à
m'aimer; je crains de succomber. Voilà l'histoire que je vous prie de ne
point mander à _Marphise_[415], car je crains ses reproches: au reste,
une propreté extraordinaire; il s'appelle _Fidèle_; c'est un nom que les
amants de la princesse n'ont jamais mérité de porter; ils ont été
pourtant d'un assez bel air; je vous conterai quelque jour ses
aventures. Il est vrai que son style est tout plein d'évanouissements,
et je ne crois pas qu'elle ait eu assez de loisir pour aimer sa fille,
au point d'oser se comparer à moi. Il faudrait plus d'un cœur pour
aimer tant de choses à la fois; pour moi, je m'aperçois tous les jours
que les gros poissons mangent les petits: si vous êtes mon préservatif,
comme vous le dites, je vous suis trop obligée, et je ne puis trop aimer
l'amitié que j'ai pour vous: je ne sais de quoi elle m'a gardée; mais
quand ce serait de feu et d'eau, elle ne me serait pas plus chère. Il y
a des temps où j'admire qu'on veuille seulement laisser entrevoir qu'on
ait été capable d'approcher à neuf cents lieues d'un cap. La bonne
princesse en fait toute sa gloire au grand mépris de son miroir, qui lui
dit tous les jours qu'avec un tel visage il faut perdre même le
souvenir. Elle m'aime beaucoup: on en médirait à Paris; mais ici c'est
une faveur qui me fait honorer de mes paysans. Ses chevaux sont malades;
elle ne peut venir aux Rochers, et je ne l'accoutume point à recevoir de
mes visites plus souvent que tous les huit ou dix jours: je lui dis en
moi-même, comme M. de Bouillon à sa femme: Si je voulais aller en
carrosse rendre des devoirs, et n'être pas aux Rochers, je serais à
Paris.

L'été de Saint-Martin continue, et mes promenades sont fort longues:
comme je ne sais point l'usage d'un grand fauteuil, je repose _mia
corporea salma_ tout du long de ces allées; j'y passe des jours toute
seule avec un laquais, et je n'en reviens point que la nuit soit bien
déclarée, et que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d'un bon
air: je crains l'entre-chien et loup quand on ne cause point, et je me
trouve mieux dans ces bois que toute seule dans une chambre; c'est ce
qui s'appelle _se mettre dans l'eau, de peur de la pluie_; mais je
m'accommode mieux de cette grande tristesse que de l'ennui d'un
fauteuil. Ne craignez point le serein, ma fille, il n'y en a point dans
les vieilles allées, ce sont des galeries; ne craignez que la pluie
extrême, car, en ce cas, il faut revenir, et je ne puis rien faire qui
ne me fasse mal aux yeux: c'est pour conserver ma vue que je vais à ce
que vous appelez le serein; ne soyez en aucune peine de ma santé, je
suis dans la très-parfaite.

Je vous remercie du goût que vous avez pour _Joseph_; n'est-il pas vrai
que c'est la plus belle histoire du monde? Je vous envoie par Ripert une
troisième partie des _Essais de morale_, que je trouve admirable: vous
direz que c'est la seconde, mais ils font la seconde _de l'éducation
d'un prince_, et voici la troisième. Il y a un traité _De la
connaissance de soi-même_, dont vous serez fort contente; il y en a un
_De l'usage qu'on peut faire des mauvais sermons_, qui vous eût été bon
le jour de la Toussaint. Vous faites bien, ma fille, de ne vouloir point
oublier l'italien; je fais comme vous, j'en lis toujours un peu.

Ce que vous dites de M. de Chaulnes est admirable. Il fut hier roué vif
un homme à Rennes (c'est le dixième), qui confessa d'avoir eu dessein de
tuer ce gouverneur: pour celui-là, il méritait bien la mort. Les
médecins de ce pays ne seront pas si complaisants que ceux de Provence,
qui accordent par respect à M. de Grignan qu'il a la fièvre; ceux-ci
compteraient pour rien la fièvre pourprée à M. de Chaulnes, et nulle
considération ne pourrait leur faire avouer que son mal fût dangereux.
On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se
racheter, qu'on bâtit une citadelle à Rennes; mais cette noble compagnie
voulut obéir fièrement, et partit plus vite qu'on ne voulait; car tout
se tournerait en négociation; mais on aime mieux les maux que les
remèdes.

Notre cardinal est à Commerci comme à l'ordinaire; le pape ne lui laisse
pas la liberté de suivre son goût. L'intendante est-elle avec vous? Vous
me direz oui ou non dans trois semaines. Ah! ma fille, vous avez eu trop
bonne opinion de moi à la Toussaint; ce fut le jour que M. Boucherat et
son gendre vinrent dîner ici, de sorte que je ne fis point mes
dévotions. La princesse était à l'oraison funèbre de Scaramouche,
faisant honte aux catholiques: cette vision est fort plaisante. Je
souhaite fort que M. l'archevêque fasse le mariage qui vous est si bon.
Je crois que mon fils s'en va dans les quartiers de fourrages, qui
signifient bientôt après ceux d'hiver.

Je veux qu'en mon absence M. de Coulanges vous mande de certaines choses
qu'on aime à savoir. Vous me proposez pour régime une nourriture bien
précieuse; je ne vous réponds pas tout à fait de vous obéir; mais, en
vérité, je ne mange pas beaucoup, je ne regarde pas les châtaignes, je
ne suis point du tout engraissée; mes promenades de toutes façons
m'empêchent de profiter de mon oisiveté. Mademoiselle de Noirmoutiers
s'appellera madame de Royan; vous dites vrai, le nom d'Olonne est trop
difficile à purifier. Adieu, ma chère enfant; vous êtes donc persuadée
que j'aime ma fille plus que les autres mères: vous avez raison, vous
êtes la chère occupation de mon cœur, et je vous promets de n'en avoir
jamais d'autre, quand même je trouverais en mon chemin une fontaine de
Jouvence. Pour vous, ma fille, quand je songe comme vous avez aimé le
chocolat, je ne sais si je ne dois point trembler; puis-je espérer
d'être plus aimable, et plus parfaite, et plus toutes sortes de choses?
Il vous faisait battre le cœur; peut-on se vanter de quelque fortune
pareille? vous devriez me cacher ces sortes d'inconstances. Adieu, ma
très-chère comtesse; mandez-moi si vous dormez, si vous n'êtes point
bresillée, si vous mangez, si vous avez le teint beau, si vous n'avez
point mal à vos belles dents: mon Dieu! que je voudrais bien vous voir
et vous embrasser!


  [412] Louis Boucherat, chancelier de France en 1685, alors commissaire
  du roi aux états de Bretagne.

  [413] Sœur du marquis de la Trousse, cousine germaine de madame de
  Sévigné.

  [414] Une des femmes de chambre de madame de Sévigné.

  [415] Petite chienne que madame de Sévigné avait laissée à Paris.



148.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 1er décembre 1675.

Voilà qui est réglé, ma très-chère, je reçois deux de vos lettres à la
fois; et il y a un ordinaire où je n'en ai point de vous: il faut savoir
aussi la mine que je lui fais, et comme je le traite en comparaison de
l'autre. Je suis comme vous, ma fille, je donnerais de l'argent pour
avoir la parfaite tranquillité du coadjuteur sur les réponses, et
pouvoir les garder dans ma poche deux mois, trois mois, sans
m'inquiéter: mais nous sommes si sottes, que nous avons ces réponses sur
le cœur; il y en a beaucoup que je fais pour les avoir faites; enfin
c'est un don de Dieu que cette noble indifférence. Madame de Langeron
disait sur les visites, et je l'applique à tout: _Ce que je fais me
fatigue, et ce que je ne fais pas m'inquiète_. Je trouve cela très-bien
dit, et je le sens. Je fais donc à peu près ce que je dois, et jamais
que des réponses: j'en suis encore là. Je vous donne avec plaisir le
dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de mon esprit, de ma
tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire; et puis le reste va
comme il peut. Je me divertis autant à causer avec vous que je laboure
avec les autres. Je suis assommée surtout des grandes nouvelles de
l'Europe.

Je voudrais que le coadjuteur eût montré cette lettre que j'ai de vous à
madame de Fontevrault; vous n'en savez pas le prix; vous écrivez comme
un ange; je lis vos lettres avec admiration; cela marche, vous arrivez.
Vous souvient-il, ma fille, de ce menuet que vous dansiez si bien, où
vous arriviez si heureusement, et de ces autres créatures qui
n'arrivaient que le lendemain? Nous appelions ce que faisait feu MADAME,
et ce que vous faisiez, _gagner pays_. Vos lettres sont tout de même.

Pour votre pauvre petit _frater_, je ne sais où il s'est fourré; il y a
trois semaines qu'il ne m'a écrit: il ne m'avait point parlé de cette
promenade sur la Meuse; tout le monde le croit ici: il est vrai que sa
fortune est triste. Je ne vois point comme toute cette charge se pourra
emmancher, à moins que Lauzun ne prenne le guidon en payement, et
quelque supplément que nous tâcherons de trouver: car d'acheter
l'enseigne à pur et à plein, et que le guidon nous demeure sur les bras,
ce n'est pas une chose possible. Vous raisonnez fort juste sur tout
cela.

J'achèverai ici l'année très-paisiblement; il y a des temps où les lieux
sont assez indifférents; on n'est point trop fâchée d'être tristement
plantée ici. Madame de la Fayette vous rend vos honnêtetés; sa santé
n'est pas bonne, mais celle de M. de Limoges[416] est encore pire: il a
remis au roi tous ses bénéfices; je crois que son fils, c'est-à-dire
l'abbé de la Fayette, en aura une abbaye. Voilà la pauvre Gascogne bien
malmenée, aussi bien que nous. On nous envoie encore six mille hommes
pour passer l'hiver: si les provinces ne faisaient rien de mal à propos,
on serait assez embarrassé de toutes ces troupes. Je ne crois point que
la paix soit si proche: vous souvient-il de tous les raisonnements qu'on
faisait sur la guerre, et comme il devait y avoir bien des gens tués?
C'est une prophétie qu'on peut toujours faire sûrement, aussi bien que
celle que vos lettres ne m'ennuieront certainement point, quelque
longues qu'elles soient: ah! vous pouvez l'espérer sans chimère; c'est
ma délicieuse lecture. Rippert vous porte un troisième petit tome des
_Essais de morale_, qui me paraît digne de vous: je n'ai jamais vu une
force et une énergie comme il y en a dans le style de ces gens-là: nous
savons tous les mots dont ils se servent; mais jamais, ce me semble,
nous ne les avons vus si bien placés ni si bien enchâssés. Le matin, je
lis l'Histoire de France; l'après-dînée, un petit livre dans les bois,
comme ces Essais, la vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve
admirable, ou les Iconoclastes; et le soir, tout ce qu'il y a de plus
grosse impression: je n'ai point d'autre règle. Ne lisez-vous pas
toujours Josèphe? prenez courage, ma fille, et finissez
_miraculeusement_[417] cette histoire. Si vous prenez les Croisades,
vous y verrez deux de vos grands-pères, et pas un de la grande maison de
V....; mais je suis sûre qu'à certains endroits vous jetterez le livre
par la place, et maudirez le jésuite[418]; et cependant l'histoire est
admirable.

La bonne Troche fait très-bien son devoir; je n'ai guère d'obligation de
ce que l'on fait pour vous. La princesse et moi, nous ravaudions l'autre
jour dans des paperasses de feu madame de la Trémouille; il y a mille
vers: nous trouvâmes une infinité de portraits, entre autres celui que
madame de la Fayette fit de moi sous le nom d'un inconnu[419]; il vaut
mieux que moi: mais ceux qui m'eussent aimée, il y a seize ans,
l'auraient pu trouver ressemblant. Que puis-je répondre, ma très-chère,
aux trop aimables tendresses que vous me dites, sinon que je suis tout
entière à vous, et que votre amitié est la chose du monde qui me touche
le plus?


  [416] François de la Fayette, évêque de Limoges, premier aumônier de
  la reine Anne d'Autriche; il était oncle du mari de madame de la
  Fayette.

  [417] Madame de Grignan avait de la peine à achever la lecture des
  ouvrages de longue haleine.

  [418] Le père Maimbourg, auteur de l'_Histoire des Croisades_. Le
  médecin des _Lettres persanes_ donne, pour remède contre _l'asthme_,
  de lire tous les ouvrages de ce père, _en ne s'arrêtant qu'à la fin de
  chaque période_.

  [419] Voyez ce portrait au commencement du volume.



149.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 4 décembre 1675.

Voici le jour que j'écris sur la pointe d'une aiguille; car je ne reçois
plus vos lettres que deux à la fois le vendredi. Comme je venais de me
promener avant-hier, je trouvai au bout du mail le _frater_, qui se mit
à deux genoux aussitôt qu'il m'aperçut, se sentant si coupable d'avoir
été trois semaines sous terre à chanter _matines_, qu'il ne croyait pas
me pouvoir aborder d'une autre façon. J'avais bien résolu de le gronder,
et je ne sus jamais où trouver de la colère; je fus fort aise de le
voir; vous savez comme il est divertissant; il m'embrassa mille fois; il
me donna les plus méchantes raisons du monde, que je pris pour bonnes:
nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons
ainsi l'année, c'est-à-dire le reste. Nous avons résolu d'offrir notre
chien de guidon, et de souffrir encore quelque supplément, selon que le
roi l'ordonnera: si le chevalier de Lauzun[420] veut vendre sa charge
entière, nous le laisserons trouver des marchands de son côté, comme
nous en chercherons du nôtre, et nous verrons alors à nous accommoder.

Nous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de
tous côtés avec M. de Pommereuil: ce coup est rude pour les grands
officiers; ils sont mortifiés à leur tour, c'est-à-dire le gouverneur,
qui ne s'attendait pas à une si mauvaise réponse sur le présent de trois
millions. M. de Saint-Malo est revenu; il a été mal reçu aux états: on
l'accuse fort d'avoir fait une méchante manœuvre à Saint-Germain; il
devait au moins demeurer à la cour, après avoir mandé ce malheur en
Bretagne, pour tâcher de ménager quelque accommodement. Pour M. de
Rohan, il est enragé, et n'est point encore revenu; peut-être qu'il ne
reviendra pas. M. de Coulanges me mande qu'il a vu le chevalier de
Grignan, qui s'accommode mal de mon absence: je suis plus touchée que
je ne l'ai encore été de n'être pas à Paris, pour le voir et causer avec
lui. Mais savez-vous bien, ma chère, que son régiment est dans le nombre
des troupes qu'on nous envoie? ce serait une plaisante chose s'il venait
ici; je le recevrais avec une grande joie.

J'ai fort envie d'apprendre ce qui sera arrivé de votre procureur du
pays; je crains que M. de Pomponne, qui s'était mêlé de cette affaire,
croyant vous obliger, ne soit un peu fâché de voir le tour qu'elle a
pris; cela se présente en gros comme une chose que vous ne voulez plus,
après l'avoir souhaitée: les circonstances qui vous ont obligée à
prendre un autre parti ne sauteront pas aux yeux, du moins je le crains,
et je souhaite me tromper. Il me semble que vous devez être bien
instruite des nouvelles à cette heure, que le chevalier est à Paris. M.
de Coulanges vient de recevoir un violent dégoût; M. le Tellier a ouvert
sa bourse à Bagnols, pour lui faire acheter une charge de maître des
requêtes, et en même temps lui donne une commission qu'il avait refusée
à M. de Coulanges, et qui vaut, sans bouger de Paris, plus de deux mille
livres de rentes. Voilà une mortification sensible, et sur quoi, si
madame de Coulanges[421] ne fait rien changer par une conversation
qu'elle doit avoir eue avec ce ministre, Coulanges est très-résolu de
vendre sa charge[422]; il m'en écrit, outré de douleur. Vous savez
très-bien les espérances de la paix: les gazettes ne vous manquent pas,
non plus que les lamentations de cette province. M. le cardinal me mande
qu'il a vu le comte de Sault, Renti et Biran[423]: il a si peur d'être
l'ermite de la foire, qu'il est allé passer l'avent à Saint-Mihiel.
Parlez-moi de vous, ma chère enfant; comment vous portez-vous? votre
teint n'est-il point en poudre? êtes-vous belle quand vous voulez? Enfin
je pense mille fois à vous, et vous ne me sauriez trop parler de ce qui
vous regarde.


  [420] François de Nompar de Caumont.

  [421] Madame de Coulanges était cousine de M. de Louvois.

  [422] De maître des requêtes.

  [423] Le comte de Sault, qui fut depuis duc de Lesdiguières;—le
  marquis de Renti, de la maison de Croy;—le marquis de Biran, qui fut
  depuis duc de Roquelaure et maréchal de France.



150.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 8 décembre 1675.

J'attendais deux de vos paquets par le dernier ordinaire, et je n'en ai
point reçu du tout. Quand les postes tarderaient, comme je le crois bien
présentement, j'en devrais toujours avoir reçu un; car je ne compte
jamais que vous m'ayez oubliée. Cette confiance est juste, et je suis
assurée qu'elle vous plaît; mais comme les pensées noires voltigent
assez dans ces bois, j'ai d'abord voulu être en peine de vous; mais le
bon abbé et mon fils m'assurent que vous m'auriez fait écrire. Je ne
veux point demeurer sur cette crainte, elle est trop insupportable: je
veux me prendre à la poste de tout, quoique je ne comprenne rien à
l'excès de ce déréglement, et espérer demain de vos nouvelles; je les
souhaite avec l'impatience que vous pouvez vous imaginer.

D'Hacqueville est enrhumé avec la fièvre; j'en suis en peine, car je
n'aime la fièvre à rien: on dit qu'elle _consume_, mais c'est la vie.
Quoiqu'on dise _les d'Hacqueville_, il n'y en a, en vérité, qu'un au
monde comme le nôtre. N'a-t-il point déjà commencé de vous parler d'un
voyage incertain que le roi doit faire en Champagne ou en Picardie?
Depuis que ses gens, pour notre malheur, ont commencé à répandre une
nouvelle de cet agrément, c'est pour trois mois; il faut voir aussi ce
que je fais de cette feuille volante qui s'appelle les _Nouvelles_. Pour
la lettre de d'Hacqueville, elle est tellement pleine de mon fils, et de
ma fille, et de notre pauvre Bretagne, qu'il faudrait être dénaturée
pour ne se pas crever les yeux à la déchiffrer[424]. M. de Lavardin est
mon résident aux états; il m'instruit de tout; et comme nous mêlons
quelquefois de l'italien dans nos lettres, je lui avais mandé, pour lui
expliquer mon repos et ma paresse ici:

  ...... _D'ogni oltraggio, e scorno
  La mia famiglia, e la mia greggia illese
  Sempre qui fur, ne strepito di Marte,
  Ancor turbo questa remota parte[425]._

A peine ma lettre a-t-elle été partie, qu'il est arrivé à Vitré huit
cents cavaliers, dont la princesse est bien mal contente. Il est vrai
qu'ils ne font que passer; mais ils vivent, ma foi, comme dans un pays
de conquête, nonobstant notre bon mariage avec Charles VIII et Louis
XII[426]. Les députés sont revenus de Paris. M. de Saint-Malo, qui est
Guémadeuc, votre parent, et sur le tout _une linotte mitrée_, comme
disait madame de Choisy, a paru aux états, transporté et plein des
bontés du roi, et surtout des honnêtetés particulières qu'il a eues
pour lui, sans faire nulle attention à la ruine de la province, qu'il a
apportée agréablement avec lui: ce style est d'un bon goût à des gens
pleins, de leur côté, du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa
Majesté est contente de la Bretagne et de son présent, qu'elle a oublié
le passé, et que c'est par confiance qu'elle envoie ici huit mille
hommes; comme on envoie un équipage chez soi quand on n'en a que faire.
Pour M. de Rohan, il a des manières toutes différentes, et qui ont plus
de l'air d'un bon compatriote. Voilà nos chiennes de nouvelles; j'ai
envie de savoir des vôtres, et ce qui sera arrivé de votre procureur du
pays. Vous ne devez pas douter que les Janson n'aient écrit de grandes
plaintes à M. de Pomponne; je crois que vous n'aurez pas oublié d'écrire
aussi, et à madame de Vins qui s'était mêlée d'écrire pour Saint-Andiol.
C'est d'Hacqueville qui doit vous servir et vous instruire de ce
côté-là. Je vous suis inutile à tout, _in questa remota parte_: c'est un
de mes plus grands chagrins: si jamais je me puis revoir à portée de
vous être bonne à quelque chose, vous verrez comme je récompenserai le
temps perdu. Adieu, ma très-chère et très-aimée, je vous souhaite une
parfaite santé; c'est le vrai moyen de conserver la mienne, que vous
aimez tant: elle est très-bonne. Je vous embrasse très-tendrement, et
vous dirais combien mon fils est aimable et divertissant: mais le voilà,
il ne faut pas le gâter.


  [424] L'écriture de M. d'Hacqueville était très-difficile à lire.

  [425] _Gerusalemme liberata_, _canto VII._, _st._, 8.

  [426] Le mariage d'Anne, duchesse de Bretagne, qui, ayant épousé
  Charles VIII, et ensuite Louis XII, son successeur, réunit ce duché à
  la France.



151.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 29 décembre 1675.

Je vous remercie, ma fille, de conserver quelque souvenir _del paterno
nido_. Hélas! notre château en Espagne serait de vous y voir; quelle
joie! et pourquoi serait-il impossible de vous revoir dans ces belles
allées? Que dites-vous du mariage de la Mothe[427]? La beauté, la
jeunesse, la conduite, font-elles quelque chose pour bien établir les
demoiselles? Ah, Providence! il en faut revenir là. Madame de
Puisieux[428] est ressuscitée mais n'est-ce pas mourir deux fois, bien
près l'une de l'autre? car elle a quatre-vingts ans. Madame de Coulanges
m'apprend la bonne compagnie de notre quartier; mais cela ne me presse
point d'y retourner plus tôt que je n'ai résolu: je ne m'y sens attirée
que par des affaires; car pour des plaisirs, je n'en espère point, et
l'hiver n'est point en ce pays-ci ce que l'on pense; il ne me fait
nulle horreur. Mon fils me fait ici une fort bonne compagnie, et il
trouve que j'en suis une aussi; il n'y a nul air de maternité à notre
affaire; la princesse en est étonnée, elle qui connaît des enfants qui
n'ont point d'âme dans le corps. Elle est bien affligée des troupes qui
sont arrivées à Vitré; elle espérait, avec raison, d'être exemptée: mais
cependant voilà un bon régiment dans sa ville: c'était une chose
plaisante si c'eût été le régiment de Grignan; mais savez-vous qu'il est
à la Trinité, c'est-à-dire à Bodégat[429]? J'ai écrit au chevalier (_de
Grignan_), non pas pour rien déranger, car tout est réglé, mais afin que
l'on traite doucement et honnêtement mon fermier, mon procureur fiscal
et mon sénéchal; cela ne coûtera rien, et me fera grand honneur: cette
terre m'est destinée, à cause de votre partage.

Si je vois ici le Castellane[430], je le recevrai fort bien; son nom et
le lieu où il a passé l'été me le rendront considérable. L'affaire de
mon président va bien; il se dispose à me donner de l'argent: voilà une
des affaires que j'avais ici. Celle qu'entreprend l'abbé de la Vergne
est digne de lui: vous me le représentez un fort honnête homme.

Ne voulez-vous point lire les _Essais de morale_, et m'en dire votre
avis? Pour moi, j'en suis charmée; mais je le suis fort aussi de
l'oraison funèbre de M. de Turenne; il y a des endroits qui doivent
avoir fait pleurer tous les assistants: je ne doute pas qu'on ne vous
l'ait envoyée; mandez-moi si vous ne la trouvez pas très-belle. Ne
voulez-vous point achever _Josèphe_? Nous lisons beaucoup, et du
sérieux, et des folies, et de la fable, et de l'histoire. Nous nous
faisons tant d'affaires, que nous n'avons pas le temps de nous tourner.
On nous plaint à Paris, on croit que nous sommes au coin de notre feu à
mourir d'ennui et à ne pas voir le jour: mais, ma fille, je me promène,
je m'amuse; ces bois n'ont rien d'affreux; ce n'est pas d'être ici ou de
n'être pas à Paris qu'il faut me plaindre. M. de Coulanges espère
beaucoup d'une conversation que sa femme à eue avec M. de Louvois: s'ils
avaient l'intendance de Lyon, conjointement avec le beau-père, ce serait
un grand bonheur. Voilà le monde; ils ne travaillent que pour s'établir
à cent lieues de Paris.

Vous me paraissez avoir bien envie d'aller à Grignan; c'est un grand
tracas: mais vous recevrez mes conseils quand vous en serez revenue. Ces
compliments pour ces deux hommes qui sont chez eux il y a plus d'un
mois, m'ont fait rire. La longueur de nos réponses effraye, et fait bien
comprendre l'horrible distance qui est entre nous: ah! ma fille, que je
la sens, et qu'elle fait bien toute la tristesse de ma vie! Sans cela,
ne serais-je point trop heureuse avec un joli garçon comme celui que
j'ai? il vous dira lui-même s'il ne souffre pas d'être éloigné de vous:
mais je l'attends, il n'est point encore arrivé; s'il se divertit, il
est bien. Adieu, ma très-chère et très-aimable et très-parfaitement
aimée. Parlez-moi de votre santé et de votre beau temps, tout cela me
plaît. J'embrasse M. de Grignan, quand ce serait ce troisième jour de
barbe épineuse et cruelle; on ne peut s'exposer de meilleure grâce.


  [427] Anne-Lucie de la Mothe-Houdancourt, nièce du maréchal de ce nom.

  [428] Charlotte d'Estampes-Valençai mourut le 3 septembre 1677.

  [429] Terre qui appartenait à la maison de Sévigné.

  [430] Un parent de M. de Grignan.



152.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, le premier jour de l'an 1676.

Nous voici donc à l'année _qui vient_, comme disait M. de Montbazon: ma
très-chère, je vous la souhaite heureuse; et si vous croyez que la
continuation de mon amitié entre dans la composition de ce bonheur, vous
pouvez y compter sûrement.

Voilà une lettre de d'Hacqueville, qui vous apprendra l'agréable succès
de nos affaires de Provence; il surpasse de beaucoup mes espérances:
vous aurez vu à quoi je me bornais par les lettres que je reçus il y a
peu de jours, et que je vous envoyai. Voilà donc cette grande épine hors
du pied, voilà cette caverne de larrons détruite; voilà l'ombre de M. de
Marseille conjurée, voilà le crédit de la cabale évanoui, voilà
l'insolence terrassée: j'en dirais d'ici à demain. Mais, au nom de Dieu,
soyez modestes dans vos victoires: voyez ce que dit le bon
d'Hacqueville, la politique et la générosité vous y obligent. Vous
verrez aussi comme je trahis son secret pour vous, par le plaisir de
vous faire voir le dessous des cartes, qu'il a dessein de vous cacher à
vous-même: mais je ne veux point laisser équivoques dans votre cœur les
sentiments que vous devez avoir pour l'ami et pour la belle-sœur[431],
car il me paraît qu'ils ont fait encore au delà de ce qu'on m'en écrit,
et; pour toute récompense, ils ne veulent aucun remercîment. Servez-les
donc à leur mode, et jouissez en silence de leur véritable et solide
amitié. Gardez-vous bien de lâcher le moindre mot qui puisse faire
connaître au bon d'Hacqueville que je vous ai envoyé sa lettre; vous le
connaissez, la rigueur de son exactitude ne comprendrait pas cette
licence poétique: ainsi, ma fille, je me livre à vous, et vous conjure
de ne me point brouiller avec un si bon et si admirable ami. Enfin, ma
très-chère, je me mets entre vos mains; et, connaissant votre fidélité,
je dormirai en repos; mais répondez-moi aussi de M. de Grignan; car ce
ne serait pas une consolation pour moi que de voir courir mon secret par
ce côté-là.

En voici encore un autre; voici le jour des secrets, comme la _journée
des dupes_[432]. Le _Frater_ est revenu de Rennes; il m'a rapporté une
sotte chanson qui m'a fait rire: elle vous fera voir en vers une partie
de ce que je vous dis l'autre jour en prose. Nous avions dans la tête un
fort joli mariage, mais il n'est pas _cuit_: la belle n'a que quinze
ans, et l'on veut qu'elle en ait davantage pour penser à la marier. Que
dites-vous de l'habile personne dont nous vous parlions la dernière
fois, et qui ne put du tout deviner quel jour c'est que le lendemain de
la veille de Pâques? C'est un joli petit bouchon qui nous réjouit fort;
_cela n'aura vingt ans que dans six ans d'ici_[433]. Je voudrais que
vous l'eussiez vue le matin manger une beurrée longue comme d'ici à
Pâques, et l'après-dînée croquer deux pommes vertes avec du pain bis. Sa
naïveté et sa jolie petite figure nous délassent de la guinderie et de
l'esprit _fichu_ de mademoiselle du Plessis.

Mais parlons d'autre chose: ne vous a-t-on pas envoyé l'oraison funèbre
de M. de Turenne? M. de Coulanges et le petit cardinal m'ont déjà ruinée
en ports de lettres; mais j'aime bien cette dépense. Il me semble
n'avoir jamais rien vu de si beau que cette pièce d'éloquence. On dit
que l'abbé Fléchier[434] veut la surpasser, mais je l'en défie; il
pourra parler d'un héros, mais ce ne sera pas de M. de Turenne, et voilà
ce que M. de Tulle a fait divinement, à mon gré. La peinture de son
cœur est un chef-d'œuvre; et cette droiture, cette naïveté, cette
vérité dont il était pétri; enfin, ce caractère, comme il dit, également
éloigné de la souplesse, de l'orgueil, et du faste de la modestie. Je
vous avoue que j'en suis charmée; et si les critiques ne l'estiment plus
depuis qu'elle est imprimée,

  Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain[435]

Ne me dites-vous rien des _Essais de morale_ et _du Traité de tenter
Dieu_, et _de la Ressemblance de l'amour-propre et de la charité_? C'est
une belle conversation que celle que l'on fait de deux cents lieues
loin. Nous faisons de cela pourtant tout ce qu'on en peut faire. Je vous
envoie un billet de la jolie abbesse: voyez si elle se joue joliment; il
n'en faut pas davantage pour voir l'agrément de son esprit. Adieu, ma
très-aimable et très-chère, je vous recommande tous mes secrets; je vous
embrasse très-tendrement, et suis à vous plus qu'à moi-même.


  [431] M. de Pomponne et madame de Vins.

  [432] Marie de Médicis était parvenue, à force de supplications, le 10
  novembre 1630, à obtenir du roi son fils que le cardinal de Richelieu
  serait écarté du ministère; le 11, le roi se rendit à Versailles, et,
  entraîné par les observations adroites du duc de Saint-Simon, il
  voulut avoir encore un entretien avec le cardinal: de ce moment,
  l'autorité du ministre fut rétablie, et la disgrâce de la reine-mère
  résolue. Cette journée du 11 novembre fut appelée _la journée des
  dupes_.

  [433] Allusion à un vers de Benserade qui se trouve dans des stances
  qu'il fit pour le roi, représentant un _esprit follet_.

    Cela n'aura vingt ans que dans deux ans d'ici,
    Cela sait mieux danser que toute la gent blonde.

  [434] Depuis évêque de Lavaur, et ensuite de Nîmes.

  [435] Vers de Corneille dans _les Horaces_.



153.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 12 janvier 1676.

Vous pouvez remplir vos lettres de tout ce qu'il vous plaira, et croire
que je les lis toujours avec un grand plaisir et une grande approbation:
on ne peut pas mieux écrire, et l'amitié que j'ai pour vous ne contribue
en rien à ce jugement.

Vous me ravissez d'aimer les _Essais de morale_, n'avais-je pas bien dit
que c'était votre fait? Dès que j'eus commencé à les lire, je ne songeai
plus qu'à vous les envoyer; vous savez que je suis communicative, et que
je n'aime point à jouir d'un plaisir toute seule. Quand on aurait fait
ce livre pour vous, il ne serait pas plus digne de vous plaire. Quel
langage! quelle force dans l'arrangement des mots! on croit n'avoir lu
de français qu'en ce livre[436]. Cette ressemblance de la charité avec
l'amour-propre, et de la modestie héroïque de M. de Turenne et de M. le
Prince avec l'humilité du christianisme.... Mais je m'arrête, il
faudrait louer cet ouvrage depuis un bout jusqu'à l'autre, et ce serait
une bizarre lettre. En un mot, je suis fort aise qu'il vous plaise, et
j'en estime mon goût. Pour _Josèphe_, vous n'aimez pas sa vie; c'est
assez que vous ayez approuvé ses actions et son histoire: n'avez-vous
pas trouvé qu'il jouait d'un grand bonheur dans cette cave, où ils
tiraient à qui se poignarderait le dernier?

Nous avons ri aux larmes de cette fille qui chanta tout haut dans
l'église cette chanson déshonnête dont elle se confessait; rien au monde
n'est plus nouveau ni plus plaisant: je trouve qu'elle avait raison;
assurément le confesseur voulait entendre la chanson, puisqu'il ne se
contentait pas de ce que la fille lui avait dit en s'accusant. Je vois
d'ici le bon homme de confesseur pâmé de rire le premier de cette
aventure. Nous vous mandons souvent des folies; mais nous ne pouvons
payer celle-là. Je vous parle toujours de notre Bretagne, c'est pour
vous donner la confiance de me parler de Provence; c'est un pays auquel
je m'intéresse plus qu'à nul autre: le voyage que j'y ai fait m'empêche
de pouvoir m'ennuyer de tout ce que vous me dites, parce que je connais
tout et comprends tout le mieux du monde. Je n'ai pas oublié la beauté
de vos hivers; nous en avons un admirable: je me promène tous les jours,
et je fais quasi un nouveau parc autour de ces grandes places du bout du
mail; j'y fais planter quatre rangs d'allées, ce sera une très-belle
chose: tout cet endroit est uni et défriché.

Je partirai, malgré tous ces charmes, dans le mois de février; les
affaires de l'abbé le pressent encore plus que les vôtres, c'est ce qui
m'a empêchée de penser à offrir notre maison à mademoiselle de Méri:
elle s'en plaint à bien du monde; je ne comprends point le sujet qu'elle
en a. Le _Bien bon_ est transporté de vos lettres; je lui montre souvent
les choses qui lui conviennent: il vous remercie de tout ce que vous
dites des _Essais de morale_; il en a été ravi. Nous avons toujours la
petite personne; c'est un petit esprit vif et tout battant neuf, que
nous prenons plaisir d'éclairer; elle est dans une parfaite ignorance;
nous nous faisons un jeu de la défricher généralement sur tout: quatre
mots de ce grand univers, des empires, des pays, des rois, des
religions, des guerres, des astres, de la carte; ce chaos est plaisant à
débrouiller grossièrement dans une petite tête, qui n'a jamais vu ni
ville, ni rivière, et qui ne croyait pas que la terre entière allât
plus loin que ce parc: elle nous réjouit: je lui ai dit aujourd'hui la
prise de Wismar[437]; elle sait fort bien que nous en sommes fâchés,
parce que le roi de Suède est notre allié. Enfin vous voyez
l'extravagance de nos amusements. La princesse est ravie que sa
fille[438] ait pris Wismar; c'est une vraie Danoise. Elle demande aussi
que MONSIEUR et MADAME lui envoient l'exemption entière des gens de
guerre, de sorte que nous voilà tous sauvés.

Madame de la Fayette est fort reconnaissante de votre lettre; elle vous
trouve très-honnête et très-obligeante: mais ne vous paraît-il pas
plaisant que son beau-frère n'est point du tout mort, et qu'on ne sait
point les vérités de Toulon à Aix? Sur les questions que vous faites au
_frater_, je décide hardiment que celui qui est en colère, et qui le
dit, est préférable au _traditor_ qui cache son venin sous de belles et
de douces apparences. Il y a une stance dans l'Arioste qui peint la
fraude; ce serait bien mon affaire, mais je n'ai pas le temps de la
chercher[439]. Le bon d'Hacqueville me parle encore du voyage de la
Saint-Géran; et, pour me faire voir que ce voyage sera court, c'est,
dit-il, qu'elle ne pourra recevoir qu'une de mes lettres à la Palisse.
Voilà comme il traite une connaissance de huit jours: il n'en est pas
moins bon pour les autres; mais cela est admirable. J'oubliais de vous
dire que j'avais pensé, comme vous, aux diverses manières de peindre le
cœur humain, les uns en blanc, et les autres en noir à noircir. Le mien
est pour vous de la couleur que vous savez.


  [436] Voici le jugement que porte le marquis de Sévigné sur ce livre.

    «Et moi, je vous dis que le premier tome des _Essais de morale_
    vous paraîtrait tout comme à moi, si la Marans et l'abbé Têtu ne
    vous avaient accoutumée aux choses fines et distillées. Ce n'est pas
    d'aujourd'hui que les galimatias vous paraissent clairs et aisés:
    de tout ce qui a parlé de l'homme et de l'intérieur de l'homme, je
    n'ai rien vu de moins agréable; ce ne sont point là ces portraits
    où tout le monde se reconnaît. Pascal, la Logique de Port-Royal,
    et Plutarque, et Montaigne, parlent bien autrement: celui-ci parle
    parce qu'il veut parler, et souvent il n'a pas grand'chose à dire.
    Je vous soutiens de plus que ces deux premiers actes de l'opéra sont
    jolis, et au-dessus de la portée ordinaire de Quinault; j'en ai
    fait tomber d'accord ma mère.»

  [437] Ville du pays de Mecklembourg sur la mer Baltique; elle
  appartenait au roi de Suède, et elle se rendit au roi de Danemark.

  [438] Charlotte-Émilie-Henriette de la Trémouille, fille de la
  princesse de Tarente, était à la cour de Danemark.

  [439] Chant XIV, st. 87.



154.—DE M. DE SÉVIGNÉ, SOUS LA DICTÉE DE Mme DE SÉVIGNÉ, A Mme DE
GRIGNAN.


  Aux Rochers, lundi 3 février 1676.

Devinez ce que c'est, mon enfant, que la chose du monde qui vient le
plus vite, et qui s'en va le plus lentement; qui vous fait approcher le
plus près de la convalescence, et qui vous en retire le plus loin; qui
vous fait toucher l'état du monde le plus agréable, et qui vous empêche
le plus d'en jouir; qui vous donne les plus belles espérances, et qui en
éloigne le plus l'effet: ne sauriez-vous le deviner? _jetez-vous votre
langue aux chiens?_ C'est un rhumatisme. Il y a vingt-trois jours que
j'en suis malade; depuis le quatorze je suis sans fièvre et sans
douleurs, et dans cet état bienheureux, croyant être en état de marcher,
qui est tout ce que je souhaite, je me trouve enflée de tous côtés, les
pieds, les jambes, les mains, les bras; et cette enflure, qui s'appelle
ma guérison, et qui l'est effectivement, fait tout le sujet de mon
impatience, et ferait celui de mon mérite, si j'étais bonne. Cependant
je crois que voilà qui est fait, et que dans deux jours je pourrai
marcher: _Larmechin_ me le fait espérer, _o che spero!_ Je reçois de
partout des lettres de réjouissance sur ma bonne santé, et c'est avec
raison. Je me suis purgée une fois de la poudre de M. de Lorme, qui m'a
fait des merveilles; je m'en vais encore en reprendre; c'est le
véritable remède pour toutes ces sortes de maux: on me promet, après
cela, une santé éternelle; Dieu le veuille! Le premier pas que je ferai
sera d'aller à Paris: je vous prie donc, ma chère enfant, de calmer vos
inquiétudes; vous voyez que nous vous avons toujours écrit sincèrement.
Avant que de fermer ce paquet, je demanderai à ma grosse main si elle
veut bien que je vous écrive deux mots: je ne trouve pas qu'elle le
veuille; peut-être qu'elle le voudra dans deux heures. Adieu, ma
très-belle et très-aimable; je vous conjure tous de respecter, avec
tremblement, ce qui s'appelle un rhumatisme; il me semble que
présentement je n'ai rien de plus important à vous recommander. Voici le
_frater_ qui peste contre vous depuis huit jours, de vous être opposée,
à Paris, au remède de M. de Lorme.

  _Monsieur de Sévigné._

  Si ma mère s'était abandonnée au régime de ce bon homme, et qu'elle
  eût pris tous les mois de sa poudre, comme il le voulait, elle ne
  serait pas tombée dans cette maladie, qui ne vient que d'une réplétion
  épouvantable d'humeurs; mais c'était vouloir assassiner ma mère, que
  de lui conseiller d'en essayer une prise: cependant ce remède si
  terrible, qui fait trembler en le nommant, qui est composé avec de
  l'antimoine, qui est une espèce d'émétique, purge beaucoup plus
  doucement qu'un verre d'eau de fontaine, ne donne pas la moindre
  tranchée, pas la moindre douleur, et ne fait autre chose que de rendre
  la tête nette et légère, et capable de faire des vers, si on voulait
  s'y appliquer. Il ne fallait pourtant pas en prendre. Vous
  moquez-vous, mon frère, de vouloir faire prendre de l'antimoine à ma
  mère? Il ne faut seulement que du régime, et prendre un petit bouillon
  de séné tous les mois: voilà ce que vous disiez. Adieu, ma petite
  sœur: je suis en colère quand je songe que nous aurions pu éviter
  cette maladie avec ce remède, qui nous rend si vite la santé, quelque
  chose que l'impatience de ma mère lui fasse dire. Elle s'écrie: O mes
  enfants, que vous êtes fous de croire qu'une maladie se puisse
  déranger! Ne faut-il pas que la Providence de Dieu ait son cours? et
  pouvons-nous faire autre chose que de lui obéir? Voilà qui est fort
  chrétien; mais prenons toujours, à bon compte, de la poudre de M. de
  Lorme.



155.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 22 mars 1676.

Je me porte très-bien; mais pour mes mains, il n'y a ni rime ni raison:
je me sers donc de la petite personne pour la dernière fois: c'est la
plus aimable enfant du monde; je ne sais ce que j'aurais fait sans elle:
elle me lit très-bien ce que je veux; elle écrit comme vous voyez; elle
m'aime; elle est complaisante; elle sait me parler de madame de Grignan;
enfin, je vous prie de l'aimer sur ma parole.


  _La petite personne._

  Je serais trop heureuse, madame, si cela était: je crois que vous
  enviez bien le bonheur que j'ai d'être auprès de madame votre mère.
  Elle a voulu que j'aie écrit tout le bien de moi que vous voyez; j'en
  suis assez honteuse, et très-affligée en même temps de son départ.


_Madame de Sévigné continue._

La petite fille a voulu discourir, et je reviens à vous, ma chère
enfant, pour vous dire que, hormis mes mains dont je n'espère la
guérison que quand il fera chaud, vous ne devez pas perdre encore l'idée
que vous avez de moi: mon visage n'est point changé; mon esprit et mon
humeur ne le sont guère; je suis maigre, et j'en suis bien aise; je
marche, et je prends l'air avec plaisir; et si l'on me veille encore,
c'est parce que je ne puis me tourner toute seule dans mon lit; mais je
ne laisse pas de dormir. Je vous avoue bien que c'est une incommodité,
et je la sens un peu. Mais enfin, ma fille, il faut souffrir ce qu'il
plaît à Dieu, et trouver encore que je suis bien heureuse d'en être
sortie; car vous savez quelle bête c'est qu'un rhumatisme? Quand à la
question que vous me faites, je vous dirai le vers de Médée:

  C'est ainsi qu'en partant je vous fais mes adieux.

Je suis persuadée qu'ils sont faits; et l'on dit que je vais reprendre
le fil de ma belle santé; je le souhaite pour l'amour de vous, ma
très-chère, puisque vous l'aimez tant; je ne serai pas trop fâchée aussi
de vous plaire en cette occasion. La bonne princesse est venue me voir
aujourd'hui: elle m'a demandé si j'avais eu de vos nouvelles: j'aurais
bien voulu lui présenter une réponse de votre part; l'oisiveté de la
campagne rend attentive à ces sortes de choses; j'ai rougi de ma pensée,
elle en a rougi aussi: je voudrais qu'à cause de l'amitié que vous avez
pour moi, vous eussiez payé plus tôt cette dette. La princesse s'en va
mercredi, à cause de la mort de M. de Valois: et moi, je pars mardi pour
coucher à Laval. Je ne vous écrirai point mercredi, n'en soyez point en
peine. Je vous écrirai de Malicorne, où je me reposerai deux jours. Je
commence déjà à regretter mon petit secrétaire. Vous voilà assez bien
instruite de ma santé; je vous conjure de n'en être plus en peine, et de
songer à la vôtre. Vous qui prêchez si bien les autres, deviez-vous
faire mal à vos petits yeux, à force d'écrire? La maladie de Montgobert
en est cause, je lui souhaite une bonne santé, et je sens le chagrin que
vous devez avoir de l'état où elle est. Je suis ravie que le petit
enfant se porte bien: Villebrune dit qu'il vivra fort bien à huit mois,
c'est-à-dire huit lunes passées.

Vous croyez que nous avons ici un mauvais temps: nous avons le temps de
Provence; mais ce qui m'étonne, c'est que vous ayez le temps de
Bretagne. Je jugeais que vous l'aviez cent fois plus beau, comme vous
croyiez que nous l'avions cent fois plus vilain. J'ai bien profité de
cette belle saison, dans la pensée que nous aurions l'hiver dans le mois
d'avril et de mai, de sorte que c'est l'hiver que je m'en vais passer à
Paris. Au reste, si vous m'aviez vue faire la malade et la délicate dans
ma robe de chambre, dans ma grande chaise avec des oreillers, et coiffée
de nuit, de bonne foi vous ne reconnaîtriez pas cette personne qui se
coiffait en toupet, qui mettait son busc entre sa chair et sa chemise,
et qui ne s'asseyait que sur la pointe des siéges pliants: voilà sur
quoi je suis changée. J'oubliais de vous dire que notre oncle de Sévigné
est mort[440]. Madame de la Fayette commence présentement à hériter de
sa mère[441]. M. du Plessis-Guénégaud est mort aussi: vous savez ce
qu'il vous faut faire à sa femme.

Corbinelli dit que je n'ai point d'esprit quand je dicte; et sur cela il
ne m'écrit plus. Je crois qu'il a raison; je trouve mon style lâche;
mais soyez plus généreuse, ma fille, et continuez à me consoler de vos
aimables lettres. Je vous prie de compter les lunes pendant votre
grossesse, si vous êtes accouchée un jour seulement sur la neuvième, le
petit vivra; sinon n'attendez point un prodige. Je pars mardi, les
chemins sont comme en été, mais nous avons une bise qui tue mes mains:
il me faut du chaud, les sueurs ne font rien; je me porte très-bien du
reste; et c'est une chose plaisante de voir une femme avec un très-bon
visage, que l'on fait manger comme un enfant: on s'accoutume aux
incommodités. Adieu, ma très-chère, continuez de m'aimer; je ne vous dis
point de quelle manière vous possédez mon cœur, ni par combien de liens
je suis attachée à vous. J'ai senti notre séparation pendant mon mal; je
pensais souvent que ce m'eût été une grande consolation de vous avoir.
J'ai donné ordre pour trouver de vos lettres à Malicorne. J'embrasse le
comte, je le prie de m'embrasser. Je suis entièrement à vous, et le bon
abbé aussi, qui compte et calcule depuis le matin jusqu'au soir, sans
rien amasser, tant cette province a été dégraissée.


  [440] Renaud de Sévigné, mort à Port-Royal le 16 mars 1676.

  [441] La mère de madame de la Fayette s'était remariée en secondes
  noces à Renauld, chevalier de Sévigné.



156.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 8 avril 1676.

Je suis mortifiée et triste de ne pouvoir vous écrire tout ce que je
voudrais; je commence à souffrir cet ennui avec impatience. Je me porte
très-bien; le changement d'air me fait des miracles; mais mes mains ne
veulent point encore prendre part à cette guérison. J'ai vu tous nos
amis et amies. Je garde ma chambre, et je suivrai vos conseils; je
mettrai désormais ma santé et mes promenades devant toutes choses. Le
chevalier (_de Grignan_) cause fort bien avec moi jusqu'à onze heures;
c'est un aimable garçon. J'ai obtenu de sa modestie de me parler de sa
campagne, et nous avons repleuré M. de Turenne. Le maréchal de Lorges
n'est-il point trop heureux? Les dignités, les grands biens et une
très-jolie femme. On l'a élevée comme devant être un jour une grande
dame. La fortune est jolie; mais je ne lui pardonne point les rudesses
qu'elle a pour nous tous.


  _M. de Corbinelli._

  J'arrive, madame, et je veux soulager cette main tremblotante; elle
  reprendra la plume quand il lui plaira: elle veut vous dire une folie
  de M. d'Armagnac. Il était question de la dispute des princes et des
  ducs pour la Cène; voici comme le roi l'a réglé: immédiatement après
  les princes du sang, M. de Vermandois a passé, et puis toutes les
  dames, et puis M. de Vendôme et quelques ducs; les autres ducs et les
  princes lorrains ayant eu la permission de s'en dispenser. Là-dessus,
  M. d'Armagnac ayant voulu reparler au roi sur cette disposition, le
  roi lui fit comprendre qu'il le voulait ainsi. M. d'Armagnac lui dit:
  _Sire, le charbonnier est maître à sa maison_. On a trouvé cela fort
  plaisant; nous le trouvons aussi, et vous le trouverez comme nous.


_Madame de Sévigné._

Je n'aime point à avoir des secrétaires qui aient plus d'esprit que moi;
ils font les entendus; je n'ose leur faire écrire toutes mes sottises;
la petite fille m'était bien meilleure. J'ai toujours dessein d'aller à
Bourbon; j'admire le plaisir qu'on prend à m'en détourner, sans savoir
pourquoi, malgré l'avis de tous les médecins.

Je causais hier avec d'Hacqueville sur ce que vous me dites que vous
viendrez m'y voir: je ne vous dis point si je le désire, ni combien je
regrette ma vie; je me plains douloureusement de la passer sans vous. Il
semble qu'on en ait une autre, où l'on réserve de se voir et de jouir de
sa tendresse; et cependant c'est notre tout que notre présent, et nous
le dissipons; et l'on trouve la mort: je suis touchée de cette pensée.
Vous jugez bien que je ne désire donc que d'être avec vous; cependant
nous trouvâmes qu'il fallait vous mander que vous prissiez un peu vos
mesures chez vous. Si la dépense de ce voyage empêchait celui de cet
hiver, je ne le voudrais pas, et j'aimerais mieux vous voir plus
longtemps; car je n'espère point d'aller à Grignan, quelque envie que
j'en aie: le bon abbé n'y veut point aller, il a mille affaires ici, et
craint le climat. Or, je n'ai pas trouvé, dans mon traité de
l'ingratitude, qu'il me fût permis de le quitter dans l'âge où il est;
et comme je ne puis douter que cette séparation ne lui arrachât le cœur
et l'âme, mes remords ne me donneraient aucun repos, s'il mourait dans
cette absence: ce serait donc pour trois semaines que nous nous ôterions
le moyen de nous voir plus longtemps. Démêlez cela dans votre esprit, et
suivant vos desseins, et suivant vos affaires; mais songez qu'en quelque
temps que ce soit, vous devez à mon amitié, et à l'état où j'ai été, la
sensible consolation de vous voir. Si vous vouliez revenir ici avec moi
de Bourbon, cela serait admirable; nous passerions notre automne ici ou
à Livry; et cet hiver, M. de Grignan viendrait nous voir et vous
reprendre. Voilà qui serait le plus aisé, le plus naturel, et le plus
désirable pour moi; car enfin, vous devez me donner un peu de votre
temps pour l'agrément et le soutien de ma vie. Rangez tout cela dans
votre tête, ma chère enfant; il n'y a point de temps à perdre; je
partirai pour Bourbon ou pour Vichy dans le mois qui vient.

Vous voulez que je vous parle de ma santé, elle est très-bonne, hormis
mes mains et mes genoux, où je sens quelques douleurs. Je dors bien, je
mange bien, mais avec retenue; on ne me veille plus; j'appelle, on me
donne ce que je demande, on me tourne, et je m'endors. Je commence à
manger de la main gauche; c'était une chose ridicule de me voir
_imboccar da i sergenti_; et pour écrire, vous voyez où j'en suis
maintenant[442]. On me dit mille biens de Vichy, et je crois que je
l'aimerai mieux que Bourbon, par deux raisons: l'une, qu'on dit que
madame de Montespan va à Bourbon; et l'autre, que Vichy est plus près de
vous; en sorte que, si vous y veniez, vous auriez moins de peine, et que
si le _Bien bon_ changeait d'avis, nous serions plus près de Grignan.
Enfin, ma très-chère, je reçois dans mon cœur la douce espérance de
vous voir; c'est à vous à disposer de la manière, et surtout que ce ne
soit pas pour quinze jours, car ce serait trop de peine et trop de
regret pour si peu de temps. Vous vous moquez de Villebrune; il ne m'a
pourtant rien conseillé que l'on ne me conseille ici. Je m'en vais faire
suer mes mains; et pour l'équinoxe, si vous saviez l'émotion qui arrive
quand ce grand mouvement se fait, vous reviendriez de vos erreurs. Le
_frater_ s'en ira bientôt à sa brigade, et de là à _matines_[443]. Il y
a six jours que je suis dans ma chambre à faire l'entendue, à me
reposer. Je reçois tout le monde; il m'est venu des Soubise, des Sully,
à cause de vous. On ne parle point du tout d'envoyer M. de Vendôme en
Provence. Il dit au roi, il y a huit jours: «Sire, j'espère qu'après la
campagne Votre Majesté me permettra d'aller dans le gouvernement qu'elle
m'a fait l'honneur de me donner. Monsieur, _lui dit le roi_, quand vous
saurez bien gouverner vos affaires, je vous donnerai le soin des
miennes.» Et cela finit tout court. Adieu, ma très-chère enfant; je
reprends dix fois la plume; ne craignez point que je me fasse mal à la
main.


  [442] Madame de Sévigné commençait à reprendre son écriture ordinaire,
  mais d'une main encore mal assurée.

  [443] M. de Sévigné s'arrêtait volontiers, en allant et en revenant,
  chez une abbesse de sa connaissance.



157.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 10 avril 1676.

Plus j'y pense, ma fille, et plus je trouve que je ne veux point vous
voir pour quinze jours: si vous venez à Vichy ou à Bourbon, il faut que
ce soit pour venir ici avec moi; nous y passerons le reste de l'été et
l'automne; vous me gouvernerez, vous me consolerez; et M. de Grignan
vous viendra voir cet hiver, et fera de vous à son tour tout ce qu'il
trouvera à propos. Voilà comme on fait une visite à une mère que l'on
aime, voilà le temps que l'on lui donne, voilà comme on la console
d'avoir été bien malade, et d'avoir encore mille incommodités, et
d'avoir perdu la jolie chimère de se croire immortelle[444]: elle
commence présentement à se douter de quelque chose, et se trouve
humiliée jusqu'au point d'imaginer qu'elle pourrait bien un jour passer
dans la barque comme les autres, et que Caron ne fait point de grâce.
Enfin, au lieu de ce voyage de Bretagne que vous aviez une si grande
envie de faire, je vous propose et vous demande celui-ci.

Mon fils s'en va, j'en suis triste, et je sens cette séparation. On ne
voit à Paris que des équipages qui partent: les cris sur la disette
d'argent sont encore plus vifs qu'à l'ordinaire; mais il ne demeurera
personne, non plus que les années passées. Le chevalier est parti sans
vouloir me dire adieu; il m'a épargné un serrement de cœur, car je
l'aime sincèrement. Vous voyez que mon écriture prend sa forme
ordinaire: toute la guérison de ma main se renferme dans l'écriture;
elle sait bien que je la quitterai volontiers du reste d'ici à quelque
temps. Je ne puis rien porter; une cuiller me paraît la machine du
monde, et je suis encore assujettie à toutes les dépendances les plus
fâcheuses et les plus humiliantes que vous puissiez vous imaginer: mais
je ne me plains de rien, puisque je vous écris. La duchesse de Sault me
vient voir comme une de mes anciennes amies; je lui plais: elle vint la
seconde fois avec madame de Brissac; quel contraste! il faudrait des
volumes pour vous conter les propos de cette dernière: madame de Sault
vous plairait et vous plaira. Je garde ma chambre très-fidèlement, et
j'ai remis mes Pâques à dimanche, afin d'avoir dix jours entiers à me
reposer. Madame de Coulanges apporte au coin de mon feu les restes de sa
petite maladie: je lui portai hier mon mal de genou et mes pantoufles.
On y envoya ceux qui me cherchaient; ce fut des Schomberg, des
Senneterre, des Cœuvre, et mademoiselle de Méri, que je n'avais point
encore vue. Elle est, à ce qu'on dit, très-bien logée; j'ai fort envie
de la voir dans son _château_. Ma main veut se reposer, je lui dois bien
cette complaisance pour celle qu'elle a pour moi.


  _Monsieur de Sévigné._

      Je vais partir de cette ville;
    Je m'en vais mercredi tout droit à Charleville,
      Malgré le chagrin qui m'attend.

  Je n'ai pas jugé à propos d'achever la parodie de ce couplet, parce
  que voilà toute mon histoire dite en trois vers. Vous ne sauriez
  croire la joie que j'ai de voir ma mère en l'état où elle est; je
  pense que vous serez aussi aise que je le suis quand vous la verrez à
  Bourbon, où je vous ordonne toujours de l'aller voir; vous pourrez
  fort bien revenir ici avec elle, en attendant que M. de Grignan vous
  rapporte votre lustre, et vous fasse reparaître comme _la gala del
  pueblo, la flor del abril_. Si vous suivez mon avis, vous serez bien
  plus heureuse que moi; vous verrez ma mère, sans avoir le chagrin
  d'être obligée de la quitter dans deux ou trois jours: c'est un
  chagrin pour moi qui est accompagné de plusieurs autres que vous
  devinez sans peine. Enfin, me revoilà guidon, guidon éternel, guidon à
  barbe grise: ce qui me console, c'est qu'on a beau dire, toutes choses
  de ce monde prennent fin, et qu'il n'y a pas d'apparence que celle-là
  seule soit exceptée de la loi générale. Adieu, ma belle petite sœur,
  souhaitez-moi un heureux voyage: je crains bien que l'âme intéressée
  de M. de Grignan ne vous en empêche; cependant je compte comme si tous
  deux vous aviez quelque envie de me revoir.


_De madame de Sévigné._

Adieu, ma chère bonne; j'embrasse ce comte, et le conjure d'entrer dans
mes intérêts et dans les sentiments de ma tendresse.


  [444] C'était la première maladie de madame de Sévigné.



158.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 15 avril 1676.

Je suis bien triste, ma mignonne; le pauvre petit compère vient de
partir. Il a tellement les petites vertus qui font l'agrément de la
société, que quand je ne le regretterais que comme mon voisin, j'en
serais fâchée. Il m'a priée mille fois de vous embrasser, et de vous
dire qu'il a oublié de vous parler de l'histoire de votre Protée, tantôt
galérien, et tantôt capucin; elle l'a fort réjoui. Voilà Beaulieu[445],
qui vient de le voir monter gaiement en carrosse avec Broglie et deux
autres; il n'a point voulu le quitter qu'il ne _l'ait vu pendu_[446],
comme madame de... pour son mari. On croit que le siége de Cambrai va se
faire: c'est un si étrange morceau, qu'on croit que nous y avons de
l'intelligence. Si nous perdons Philisbourg, il sera difficile que rien
puisse réparer cette brèche, _vederemo_. Cependant l'on raisonne, et
l'on fait des almanachs[447] que je finis par dire, _l'étoile du roi sur
tout_. Enfin, le maréchal de Bellefonds a coupé le fil qui l'attachait
encore ici; Sanguin a sa charge[448] pour cinq cent cinquante mille
livres, un brevet de retenue de trois cent cinquante mille. Voilà un
grand établissement, et un cordon bleu assuré. M. de Pomponne m'est venu
voir très-cordialement; toutes vos amies ont fait des merveilles. Je ne
sors point, il fait un vent qui empêche la guérison de mes mains; elles
écrivent pourtant mieux, comme vous voyez. Je me tourne la nuit sur le
côté gauche; je mange de la main gauche. Voilà bien du gauche. Mon
visage n'est quasi pas changé; vous trouveriez fort aisément que vous
avez vu _ce chien de visage-là quelque part_: c'est que je n'ai point
été saignée, et que je n'ai qu'à me guérir de mon mal, et non pas des
remèdes.

J'irai à Vichy; on me dégoûte de Bourbon, à cause de l'air. La maréchale
d'Estrées veut que j'aille à Vichy: c'est un pays délicieux. Je vous ai
mandé sur cela tout ce que j'ai pensé: ou venir ici avec moi, ou rien;
car quinze jours ne feraient que troubler mes maux, par la vue de la
séparation; ce serait une peine et une dépense ridicule. Vous savez
comme mon cœur est pour vous, et si j'aime à vous voir; c'est à vous à
prendre vos mesures. Je voudrais que vous eussiez déjà conclu le marché
de votre terre, puisque cela vous est bon. M. de Pomponne me dit qu'il
venait d'en faire un marquisat; je l'ai prié de vous faire ducs; il
m'assura de sa diligence à dresser les lettres, et même de la joie qu'il
en aurait: voilà déjà une assez grande avance. Je suis ravie de la santé
des _Pichons_; le _petit petit_, c'est-à-dire, le _gros gros_ est un
enfant admirable; je l'aime trop d'avoir voulu vivre contre vent et
marée. Je ne puis oublier la _petite_[449]; je crois que vous réglerez
de la mettre à Sainte Marie, selon les résolutions que vous prendrez
pour cet été; c'est cela qui décide. Vous me paraissez bien pleinement
satisfaite des dévotions de la semaine sainte et du jubilé: vous avez
été en retraite dans votre château. Pour moi, ma chère, je n'ai rien
senti que par mes pensées, nul objet n'a frappé mes sens, et j'ai mangé
de la viande jusqu'au vendredi saint: j'avais seulement la consolation
d'être fort loin de toute occasion de pécher. J'ai dit à la Mousse votre
souvenir; il vous conseille de faire vos choux gras vous-même de cet
homme à qui vous trouvez de l'esprit. Adieu, ma chère enfant.


  [445] Valet de chambre de madame de Sévigné.

  [446] Allusion au rôle de _Martine_, femme de _Sganarelle_, dans le
  _Médecin malgré lui_, acte III, scène IX.

  [447] Voy. la note de la lettre du 9 mars 1672.

  [448] De premier maître d'hôtel du roi.

  [449] Marie-Blanche d'Adhémar.



159.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 29 avril 1676.

Il faut commencer par vous dire que Condé fut pris d'assaut la nuit de
samedi à dimanche. D'abord cette nouvelle fait battre le cœur; on croit
avoir acheté cette victoire; point du tout, ma belle, elle ne nous coûte
que quelques soldats, et pas un homme qui ait un nom. Voilà ce qui
s'appelle un bonheur complet. Larrei, fils de M. Laîné qui fut tué en
Candie, ou son frère, est blessé assez considérablement. Vous voyez
comme on se passe bien de vieux héros.

Madame de Brinvilliers[450] n'est pas si aise que moi; elle est en
prison, elle se défend assez bien; elle demanda hier à jouer au piquet,
parce qu'elle s'ennuyait. On a trouvé sa confession; elle nous apprend
qu'à sept ans elle avait cessé d'être fille; qu'elle avait continué sur
le même ton; qu'elle avait empoisonné son père, ses frères, un de ses
enfants, et elle-même; mais ce n'était que pour essayer d'un
contre-poison: Médée n'en avait pas tant fait. Elle a reconnu que cette
confession est de son écriture; c'est une grande sottise; mais qu'elle
avait la fièvre chaude quand elle l'avait écrite; que c'était une
frénésie, une extravagance, qui ne pouvait pas être lue sérieusement.

La reine a été deux fois aux Carmélites avec _Quanto_; cette dernière se
mit à la tête de faire une loterie, elle se fit apporter tout ce qui
peut convenir à des religieuses; cela fit un grand jeu dans la
communauté. Elle causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde (_madame
de la Vallière_); elle lui demanda si tout de bon elle était aussi aise
qu'on le disait. _Non_, répondit-elle, _je ne suis point aise, mais je
suis contente_. _Quanto_ lui parla fort du frère de MONSIEUR, et si elle
voulait lui mander quelque chose, et ce qu'elle dirait pour elle.
L'autre, d'un ton et d'un air tout aimable, et peut-être piquée de ce
style: _Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez_.
Mettez dans cela toute la grâce, tout l'esprit et toute la modestie que
vous pourrez imaginer. _Quanto_ voulut ensuite manger; elle donna une
pièce de quatre pistoles pour acheter ce qu'il fallait pour une sauce
qu'elle fit elle-même, et qu'elle mangea avec un appétit admirable: je
vous dis le fait sans aucune paraphrase. Quand je pense à une certaine
lettre que vous m'écrivîtes l'été passé sur M. de Vivonne, je prends
pour une satire tout ce que je vous envoie. Voyez un peu où peut aller
la folie d'un homme qui se croirait digne de ces hyperboliques louanges.


  [450] Marie-Marguerite Daubray, mariée en 1651 à N..... Gobelin,
  marquis de Brinvilliers; elle était fille de M. Daubray, lieutenant
  civil au Châtelet de Paris. Sa liaison avec Godin de Sainte-Croix
  l'entraîna dans des crimes qui ont attaché à son nom une affreuse
  célébrité. Elle fut déclarée atteinte et convaincue, par arrêt du 16
  juillet 1676, d'avoir fait empoisonner M. Dreux-Daubray son père,
  Antoine Daubray, lieutenant civil, et M. Daubray, conseiller au
  parlement, ses deux frères, et d'avoir attenté à la vie de
  Thérèse-Daubray, sa sœur. Son complice Sainte-Croix périt victime de
  ses expériences. On trouva chez lui une caisse remplie de poisons et
  de recettes, avec une déclaration écrite de sa main, portant que le
  tout appartenait à la marquise de Brinvilliers. Elle s'était sauvée en
  pays étrangers, où elle fut arrêtée. Elle fut condamnée à faire amende
  honorable devant la principale porte de l'église de Paris, nu-pieds,
  la corde au cou, et à avoir ensuite la tête tranchée, son corps brûlé,
  et ses cendres jetées au vent.



160.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, dimanche au soir 10 mai 1676.

Je pars demain à la pointe du jour, et je donne ce soir à souper à
madame de Coulanges, son mari, madame de la Troche, M. de la Trousse,
mademoiselle de Montgeron et Corbinelli, qui viendront me dire adieu en
mangeant une tourte de pigeons. La bonne d'Escars part avec moi; et
comme le _Bien bon_ a vu qu'il pouvait mettre ma santé entre ses mains,
il a pris le parti d'épargner la fatigue de ce voyage, et de m'attendre
ici, où il a mille affaires; il m'y attendra avec impatience; car je
vous assure que cette séparation, quoique petite, lui coûte beaucoup, et
je crains pour sa santé; les serrements de cœur ne sont pas bons, quand
on est vieux. Je ferai mon devoir pour le retour, puisque c'est la seule
occasion dans ma vie où je puisse lui témoigner mon amitié, en lui
sacrifiant jusqu'à la pensée seulement d'aller à Grignan. Voilà
précisément l'un des cas où l'on fait céder ses plus tendres sentiments
à la reconnaissance.

Il vous reviendra cinq ou six cents pistoles de la succession de notre
oncle de Sévigné[451], que je voudrais que vous eussiez tout prêts pour
cet hiver. Je ne comprends que trop les embarras que vous pouvez trouver
par les dépenses que vous êtes obligés de faire; et je ne pousse rien
sur le voyage de Paris, persuadée que vous m'aimez assez, et que vous
souhaitez assez de me voir, pour y faire au monde tout ce que vous
pourrez. Vous connaissez d'ailleurs tous mes sentiments sur votre sujet,
et combien la vie me paraît triste sans voir une personne que j'aime si
tendrement. Ce sera une chose fâcheuse si M. de Grignan est obligé de
passer l'été à Aix, et une grande dépense, de la manière dont on m'a
parlé, ne fût-ce qu'à cause du jeu, qui fait un article de la vôtre
assez considérable. J'admire la fortune; c'est le jeu qui soutient M. de
la Trousse. Vous avez donc cru être obligée de vous faire saigner; la
petite main tremblante de votre chirurgien me fait trembler. M. le
Prince disait une fois à un nouveau chirurgien: «Ne tremblez-vous point
de me saigner? Pardi, monseigneur, c'est à vous de trembler;» il disait
vrai. Vous voilà donc bien revenue du café: mademoiselle de Méri l'a
aussi chassé de chez elle assez honteusement: après de telles disgrâces,
peut-on compter sur la fortune? Je suis persuadée que ce qui échauffe
est plus sujet à ces sortes de revers que ce qui rafraîchit: il en faut
toujours revenir là; et afin que vous le sachiez, toutes mes sérosités
viennent si droit de la chaleur de mes entrailles, qu'après que Vichy
les aura consumées, on va me rafraîchir, plus que jamais, par des eaux,
par des fruits, et par tous mes lavages que vous connaissez. Prenez ce
régime plutôt que de vous brûler, et conservez votre santé d'une manière
que ce ne soit point par là que vous puissiez être empêchée de venir me
voir. Je vous demande cette conduite pour l'amour de votre vie, et pour
que rien ne traverse la satisfaction de la mienne.

Je vais me coucher, ma fille, voilà ma petite compagnie qui vient de
partir. Mesdames de Pomponne, de Vins, de Villars et de Saint-Géran ont
été ici; j'ai tout embrassé pour vous. Madame de Villars a fort ri de ce
que vous lui mandez: _j'ai un mot à lui dire_; cela ne se peut payer. Je
pars demain à cinq heures; je vous écrirai de tous les lieux où je
passerai. Je vous embrasse de tout mon cœur: je suis fâchée que l'on
ait profané cette façon de parler; sans cela, elle serait digne
d'expliquer de quelle façon je vous aime.


  [451] Voyez ci-dessus la lettre du 22 mars 1676.



161.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, mardi 19 mai 1676.

Je commence aujourd'hui à vous écrire; ma lettre partira quand elle
pourra; je veux causer avec vous. J'arrivai ici hier au soir. Madame de
Brissac avec _le chanoine_[452], madame de Saint-Hérem et deux ou trois
autres me vinrent recevoir au bord de la jolie rivière d'Allier: je
crois que si on y regardait bien, on y trouverait encore des bergers de
l'Astrée. M. de Saint-Hérem, M. de la Fayette, l'abbé Dorat, Planci, et
d'autres encore, suivaient dans un second carrosse, ou à cheval. Je fus
reçue avec une grande joie. Madame de Brissac me mena souper chez elle;
je crois avoir déjà vu que _le chanoine_ en a jusque-là de la duchesse:
vous voyez bien où je mets la main. Je me suis reposée aujourd'hui, et
demain je commencerai à boire. M. de Saint-Hérem m'est venu prendre ce
matin pour la messe, et pour dîner chez lui. Madame de Brissac y est
venue, on a joué: pour moi, je ne saurais me fatiguer à mêler des
cartes. Nous nous sommes promenés ce soir dans les plus beaux endroits
du monde; et à sept heures la poule mouillée vient manger son poulet, et
causer un peu avec sa chère enfant: on vous en aime mieux quand on en
voit d'autres. J'ai bien pensé à cette dévotion que l'on avait ébauchée
avec M. de la Vergne; j'ai cru voir tantôt des restes de cette fabuleuse
conversion; ce que vous m'en disiez l'autre jour est à imprimer. Je suis
fort aise de n'avoir point ici mon _Bien bon_; il y eût fait un mauvais
personnage: quand on ne boit pas, on s'ennuie; c'est une
_billebaude_[453] qui n'est pas agréable, et moins pour lui que pour un
autre.

On a mandé ici que Bouchain était pris aussi heureusement que Condé; et
qu'encore que le prince d'Orange eût fait mine d'en vouloir découdre, on
est fort persuadé qu'il n'en fera rien: cela donne quelque repos. La
bonne Saint-Géran m'a envoyé un compliment de la Palisse. J'ai prié
qu'on ne me parlât plus du peu de chemin qu'il y a d'ici à Lyon; cela me
fait de la peine; et comme je ne veux point mettre ma vertu à l'épreuve
la plus dangereuse où elle puisse être, je ne veux point recevoir cette
pensée, quelque chose que mon cœur, malgré cette résolution, me fasse
sentir. J'attends ici de vos lettres avec bien de l'impatience; et pour
vous écrire, ma chère enfant, c'est mon unique plaisir, quand je suis
loin de vous; et si les médecins, dont je me moque extrêmement, me
défendaient de vous écrire, je leur défendrais de manger et de respirer,
pour voir comme ils se trouveraient de ce régime. Mandez-moi des
nouvelles de ma petite, et si elle s'accoutume à son couvent; mandez-moi
bien des vôtres et de celles de M. de la Garde: dites-moi s'il ne
reviendra point cet hiver à Paris. Je ne puis vous dissimuler que je
serais sensiblement affligée, si, par ces malheurs et ces impossibilités
qui peuvent arriver, j'étais privée de vous voir. Le mot de peste, que
vous nommez dans votre lettre, me fait frémir: je la craindrais fort de
Provence. Je prie Dieu, ma fille, qu'il détourne ce fléau d'un lieu où
il vous a mise. Quelle douleur que nous passions notre vie si loin l'une
de l'autre, quand notre amitié nous en approche si tendrement!


  [452] Madame de Longueval, chanoinesse.

  [453] Une confusion, un désordre: ce mot ne s'emploie plus.



162.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Mercredi 20 mai.

J'ai donc pris des eaux ce matin, ma très-chère; ah, qu'elles sont
mauvaises! J'ai été prendre _le chanoine_, qui ne loge point avec madame
de Brissac. On va à six heures à la fontaine: tout le monde s'y trouve,
on boit, et l'on fait une fort vilaine mine; car imaginez-vous qu'elles
sont bouillantes, et d'un goût de salpêtre fort désagréable. On tourne,
on va, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend ses eaux, on
parle confidemment de la manière dont on les rend: il n'est question que
de cela jusqu'à midi. Enfin, on dîne; après dîner, on va chez quelqu'un:
c'était aujourd'hui chez moi. Madame de Brissac a joué à l'ombre avec
Saint-Hérem et Planci; _le chanoine_ et moi, nous lisions l'Arioste;
elle a l'italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des
demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la
perfection. C'est ici où les Bohémiennes poussent leurs agréments; elles
font des _dégognades_, où les curés trouvent un peu à redire: mais
enfin, à cinq heures, on va se promener dans des pays délicieux; à sept
heures, on soupe légèrement, on se couche à dix. Vous en savez
présentement autant que moi. Je me suis assez bien trouvée de mes eaux,
j'en ai bu douze verres; elles m'ont un peu purgée, c'est tout ce qu'on
désire. Je prendrai la douche dans quelques jours. Je vous écrirai tous
les soirs; ce m'est une consolation, et ma lettre partira quand il
plaira à un petit messager qui apporte les lettres, et qui veut partir
un quart d'heure après: la mienne sera toujours prête. L'abbé Bayard
vient d'arriver de sa jolie maison, pour me voir: c'est le _druide
Adamas_[454] de cette contrée.


  [454] Personnage du roman de l'Astrée, auquel toutes les bergères du
  Lignon allaient confier leurs amours.



163.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Jeudi 21 mai.

Notre petit messager crotté vient d'arriver; il ne m'a point apporté de
vos lettres; j'en ai eu de M. de Coulanges, du bon d'Hacqueville, et de
la princesse (_de Tarente_) qui est à Bourbon. On lui a permis de faire
sa cour[455] seulement un petit quart d'heure; elle avancera bien là ses
affaires; elle m'y souhaite, et moi je me trouve bien ici. Mes eaux
m'ont fait encore aujourd'hui beaucoup de bien; il n'y a que la douche
que je crains. Madame de Brissac avait aujourd'hui la colique; elle
était au lit, belle, et coiffée à coiffer tout le monde: je voudrais que
vous eussiez vu l'usage qu'elle faisait de ses douleurs, et de ses yeux,
et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture,
et les situations, et la compassion qu'elle voulait qu'on eût: chamarrée
de tendresse et d'admiration, je regardais cette pièce, et je la
trouvais si belle, que mon attention a dû paraître un saisissement dont
je crois qu'on me saura fort bon gré; et songez que c'était pour l'abbé
Bayard, Saint-Hérem, Montjeu et Planci, que la scène était ouverte. En
vérité, vous êtes une vraie _pitaude_, quand je pense avec quelle
simplicité vous êtes malade; le repos que vous donnez à votre joli
visage; et enfin quelle différence! Cela me paraît plaisant. Au reste,
je mange mon petit potage de la main gauche, c'est une nouveauté. On me
mande toutes les prospérités de Bouchain, et que le roi revient
incessamment: il ne sera pas seul par les chemins. Vous me parliez
l'autre jour de M. Courtin; il est parti pour l'Angleterre. Il me paraît
qu'il n'est resté d'autre emploi à son camarade[456] que d'adorer la
belle que vous savez, sans envieux et sans rivaux. Je vous embrasse
assurément de tout mon cœur, et souhaite fort de vos nouvelles.
Bonsoir, comte; ne me l'amènerez-vous point cet hiver? voulez-vous que
je meure sans la voir?


  [455] A madame de Montespan.

  [456] Charles Colbert, marquis de Croissy.



164.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, dimanche 24 mai 1676.

Je suis ravie, en vérité, quand je reçois de vos lettres, ma chère
enfant; elles sont si aimables, que je ne puis me résoudre à jouir toute
seule du plaisir de les lire; mais ne craignez rien, je ne fais rien de
ridicule; j'en fais voir une petite ligne à Bayard, une autre au
_chanoine_. Ah! que ce serait bien votre fait que ce _chanoine (madame
de Longueval_)! et en vérité on est charmé de votre manière d'écrire. Je
ne fais voir que ce qui convient; et vous croyez bien que je me rends
maîtresse de la lettre, pour qu'on ne lise pas sur mon épaule ce que je
ne veux pas qui soit vu.

Je vous ai écrit plusieurs fois, et sur les chemins, et ici. Vous aurez
vu tout ce que je fais, tout ce que je dis; tout ce que je pense, et
même la conformité de nos pensées sur le mariage de M. de la Garde.
J'admire _comme notre esprit est véritablement la dupe de notre cœur_,
et les raisons que nous trouvons pour appuyer nos changements. Celui de
M. le coadjuteur me paraît admirable, mais la manière dont vous le dites
l'est encore plus; quand vous lui demandez des nouvelles du lundi, vous
paraissez bien persuadée de sa fragilité. Je suis fort aise qu'il ait
conservé sa gaieté et son visage de jubilation. J'ai toujours envie de
rire quand vous me parlez du bonhomme du Parc; je ne trouve rien de si
plaisant que de le voir seul persuadé qu'il fait des miracles: je suis
bien de votre avis, que le plus grand de tous serait de vous le
persuader. Je suis fort aise que ma petite soit gaie et contente;
c'était la tristesse de son petit cœur qui me faisait de la peine. Il
est vrai que le voyage d'ici à Grignan n'est rien; j'en détourne ma
pensée avec soin, parce qu'elle me fait mal: mais vous ne me ferez pas
croire, ma belle, que celui de Grignan à Lyon soit peu considérable; il
est tout des plus rudes, et je serais très-fâchée que vous le fissiez
pour retourner sur vos pas: je ne change point d'avis là-dessus. Si vous
étiez de ces personnes qu'on enlève et qu'on dérange, et qui se laissent
entraîner, j'aurais espéré de vous emmener avec moi malgré vous; mais
vous êtes d'un caractère dont on ne peut se promettre de pareilles
complaisances. Je connais vos tons et vos résolutions; et cela étant
ainsi, j'aime bien mieux que vous gardiez toute votre amitié et tout
votre argent, pour venir cet hiver me donner la joie et la consolation
de vous embrasser. Je vous promets seulement une chose, c'est que si je
tombais malade ici (ce que je ne crois pas du tout assurément), je vous
prierais d'y venir en diligence: mais, ma chère, je me porte fort bien;
je bois tous les matins, je suis un peu comme Nouveau[457], qui
demandait: _Ai-je bien du plaisir?_ Je demande aussi: _Rends-je bien mes
eaux? la quantité, la qualité, tout va-t-il bien?_ On m'assure que ce
sont des merveilles, et je le crois, et même je le sens; car, à mes
mains et à mes genoux près, qui ne sont point guéris, parce que je n'ai
encore pris ni le bain ni la douche, je me porte tout aussi bien que
j'aie jamais fait.

La beauté des promenades est au-dessus de ce que je puis vous en dire;
cela seul me redonnerait la santé. On est tout le jour ensemble. Madame
de Brissac et _le chanoine_ dînent ici fort familièrement: comme on ne
mange que des viandes simples, on ne fait nulle façon de donner à
manger. Vous aurez vu, par ce que je vous mandai avant-hier, combien je
suis prête à aimer quelqu'un plus que vous. Après la pièce admirable de
la colique, on nous a donné d'une convalescence pleine de langueur, qui
est en vérité fort bien accommodée au théâtre: il faudrait des volumes
pour dire tout ce que je découvre dans ce chef-d'œuvre des cieux. Je
passe légèrement sur bien des choses, pour ne point trop écrire.

Vous me parlez fort plaisamment de ce saint qui vous est tombé à Aix, et
qu'on épouille à tout moment; il faudrait avoir à point nommé son
reliquaire; ces poux, que vous appelez _des reliques vivantes_, m'ont
choquée; car, comme on m'a toujours appelée de ce nom à
Sainte-Marie[458], je me suis vue en même temps comme votre M. Ribon. On
m'accable ici de présents; c'est la mode du pays, où, d'ailleurs, la vie
ne coûte rien du tout: enfin, trois sous deux poulets, et tout à
proportion. Il y a trois hommes qui ne sont occupés que de me rendre
service, Bayard, Saint-Hérem, et la Fayette; comme je vous fais souvent
payer pour moi, n'oubliez pas de m'écrire quelque mot qui les regarde.
Adieu, mon ange, aimez-moi bien toujours; je vous assure que vous
n'aimez pas une ingrate.


  [457] Surintendant des postes, à qui la Bruyère attribue ce mot
  ridicule.

  [458] Madame de Sévigné était appelée une _relique vivante_ à
  Sainte-Marie, à cause de madame de Chantal, sa grand'mère, qui était
  dès lors regardée comme une sainte par les filles de la Visitation,
  qu'elle avait fondée.



165.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, jeudi 28 mai 1676.

Je reçois deux de vos lettres: l'une me vient du côté de Paris, et
l'autre de Lyon. Vous êtes privée d'un grand plaisir, de ne faire jamais
de pareilles lectures: je ne sais où vous prenez tout ce que vous dites;
mais cela est d'un agrément et d'une justesse à quoi l'on ne s'accoutume
point. Vous avez raison de croire que j'écris sans effort, et que mes
mains se portent mieux: elles ne se ferment point encore, et le dedans
des mains est fort enflé, et les doigts aussi. Cela me fait trembler, et
me fait, de la plus méchante grâce du monde, dans le bon air des bras et
des mains: mais je tiens très-bien une plume, et c'est ce qui me fait
prendre patience. J'ai commencé aujourd'hui la douche; c'est une assez
bonne répétition du purgatoire. On est toute nue dans un petit lieu
souterrain, où l'on trouve un tuyau de cette eau chaude, qu'une femme
vous fait aller où vous voulez. Cet état, où l'on conserve à peine une
feuille de figuier pour tout habillement, est une chose assez
humiliante. J'avais voulu mes deux femmes de chambre, pour voir encore
quelqu'un de connaissance. Derrière un rideau se met quelqu'un qui vous
soutient le courage pendant une demi-heure; c'était pour moi un médecin
de Gannet[459], que madame de Noailles a mené à toutes ses eaux, qu'elle
aime fort, qui est un fort honnête garçon, point charlatan ni préoccupé
de rien, qu'elle m'a envoyé par pure et bonne amitié. Je le retiens,
m'en dût-il coûter mon bonnet; car ceux d'ici me sont entièrement
insupportables, et cet homme m'amuse. Il ne ressemble point à un vilain
médecin, il ne ressemble point à celui de Chelles; il a de l'esprit, de
l'honnêteté; il connaît le monde; enfin j'en suis contente. Il me
parlait donc pendant que j'étais au supplice. Représentez-vous un jet
d'eau contre quelqu'une de vos pauvres parties, toute la plus bouillante
que vous puissiez vous imaginer. On met d'abord l'alarme partout, pour
mettre en mouvement tous les esprits; et puis on s'attache aux jointures
qui ont été affligées: mais quand on vient à la nuque du cou, c'est une
sorte de feu et de surprise qui ne se peut comprendre; c'est là
cependant le nœud de l'affaire. Il faut tout souffrir, et l'on souffre
tout, et l'on n'est point brûlée, et l'on se met ensuite dans un lit
chaud, où on sue abondamment, et voilà ce qui guérit. Voici encore où
mon médecin est bon; car au lieu de m'abandonner à deux heures d'un
ennui qui ne peut se séparer de la sueur, je le fais lire, et cela me
divertit. Enfin je ferai cette vie sept ou huit jours, pendant lesquels
je croyais boire; mais on ne veut pas, ce serait trop de choses; de
sorte que c'est une petite allonge à mon voyage. C'est principalement
pour finir cet adieu, et faire une dernière lessive, que l'on m'a
envoyée ici, et je trouve qu'il y a de la raison: c'est comme si je
renouvelais un bail de vie et de santé; et si je puis vous revoir, ma
chère, et vous embrasser encore d'un cœur comblé de tendresse et de
joie, vous pourrez peut-être encore m'appeler votre _bellissima madre_,
et je ne renoncerai pas à la qualité de _mère beauté_, dont M. de
Coulanges m'a honorée. Enfin, ma chère enfant, il dépendra de vous de me
ressusciter de cette manière. Je ne vous dis point que votre absence ait
causé mon mal; au contraire, il paraît que je n'ai pas assez pleuré,
puisqu'il me reste tant d'eau; mais il est vrai que de passer ma vie
sans vous voir, y jette une tristesse et une amertume à quoi je ne puis
m'accoutumer.

J'ai senti douloureusement le 24 de ce mois[460]; je l'ai marqué, ma
très-chère, par un souvenir trop tendre; ces jours-là ne s'oublient pas
facilement; mais il y aurait bien de la cruauté à prendre ce prétexte
pour ne vouloir plus me voir, et à me refuser la satisfaction d'être
avec vous, pour m'épargner le déplaisir d'un adieu. Je vous conjure, ma
fille, de raisonner d'une autre manière; et de trouver bon que
d'Hacqueville et moi nous ménagions si bien le temps de votre congé que
vous puissiez, être à Grignan assez longtemps, et en avoir encore pour
revenir. Quelle obligation ne vous aurai-je point, si vous songez à me
redonner dans l'été qui vient ce que vous m'avez refusé dans celui-ci!
Il est vrai que de vous voir pour quinze jours m'a paru une peine, et
pour vous et pour moi; et j'ai trouvé plus raisonnable de vous laisser
garder toutes vos forces pour cet hiver, puisqu'il est certain que la
dépense de Provence étant supprimée, vous n'en faites pas plus à Paris:
si, au lieu de tant philosopher, vous m'eussiez, franchement et de bonne
grâce, donné le temps que je vous demandais, c'eût été une marque de
votre amitié très-bien placée; mais je n'insiste sur rien, car vous
savez vos affaires, et je comprends qu'elles peuvent avoir besoin de
votre présence. Voilà comme j'ai raisonné, mais sans quitter en aucune
manière du monde l'espérance de vous voir; car je vous avoue que je la
sens nécessaire à la conservation de ma santé et de ma vie. Parlez-moi
du _Pichon_[461], est-il encore timide? N'avez-vous point compris ce que
je vous ai mandé là-dessus? Le mien n'était point à Bouchain; il a été
spectateur des deux armées rangées si longtemps en bataille. Voilà la
seconde fois qu'il n'y manque rien que la petite circonstance de se
battre: mais comme deux procédés valent un combat, je crois que deux
fois à la portée du mousquet valent une bataille. Quoi qu'il en soit,
l'espérance de revoir le pauvre baron gai et gaillard m'a bien épargné
de la tristesse. C'est un grand bonheur que le prince d'Orange n'ait
point été touché du plaisir et de l'honneur d'être vaincu par un héros
comme le nôtre. On vous aura mandé comme nos guerriers, amis et ennemis,
se sont vus galamment _nell'uno, nell'altro campo_, et se sont fait des
présents.

On me mande que le maréchal de Rochefort est très-bien mort à Nancy,
sans être tué que de la fièvre double tierce. N'est-il pas vrai que les
petits ramoneurs sont jolis[462]? On était bien las des Amours. Si vous
avez encore mesdames de Buous, je vous prie de leur faire mes
compliments, et surtout à la mère; les mères se doivent cette
préférence. Madame de Brissac s'en va bientôt; elle me fit l'autre jour
de grandes plaintes de votre froideur pour elle, et que vous aviez
négligé son cœur et son inclination, qui la portaient à vous. Nous
demeurerons ici, la bonne d'Escars et moi, pour achever nos remèdes.
Dites-lui toujours quelque chose; vous ne sauriez comprendre les soins
qu'elle a de moi. Je ne vous ai point dit combien vous êtes célébrée
ici, et par le bon Saint-Hérem, et par Bayard, et par mesdames de
Brissac et de Longueval.

On me fait prendre tous les jours de l'eau de poulet; il n'y a rien de
plus simple ni de plus rafraîchissant: je voudrais que vous en prissiez,
pour vous empêcher de brûler à Grignan. Vous me dites de plaisantes
choses sur le beau médecin de Chelles. Le conte des deux grands coups
d'épée pour affaiblir son homme est fort bien appliqué. Je suis toujours
en peine de la santé de notre cardinal; il s'est épuisé à lire: eh! mon
Dieu, n'avait-il pas tout lu? Je suis ravie, ma fille, quand vous parlez
avec confiance de l'amitié que j'ai pour vous; je vous assure que vous
ne sauriez trop croire combien vous faites toute la joie, tout le
plaisir et toute la tristesse de ma vie, ni enfin tout ce que vous
m'êtes.


  [459] Peut-être faut-il lire _Ganat_, petite ville près de Vichy.

  [460] Anniversaire du jour où madame de Sévigné se sépara de sa fille
  à Fontainebleau.

  [461] Le petit marquis.

  [462] Il s'agissait d'un papier d'éventail que madame de Sévigné avait
  envoyé à madame de Grignan par le chevalier de Buous.



166.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, lundi au soir 1er juin 1676.

Allez vous promener, madame la comtesse, de venir me proposer de ne vous
point écrire; apprenez que c'est ma joie, et le plus grand plaisir que
j'aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez! laissez-moi
conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur
les autres choses que je voudrais faire pour vous; et ne vous avisez pas
de rien retrancher de vos lettres; je prends mon temps; la manière dont
vous vous intéressez à ma santé m'empêche bien de vouloir y faire la
moindre altération. Vos réflexions sur les sacrifices que l'on fait à la
raison sont fort justes dans l'état où nous sommes: il est bien vrai que
le seul amour de Dieu peut nous rendre heureux en ce monde et en
l'autre; il y a très-longtemps qu'on le dit: mais vous y avez donné un
tour qui m'a frappée.

C'est un beau sujet de méditation que la mort d'un maréchal de
Rochefort: un ambitieux dont l'ambition est satisfaite, mourir à
quarante ans! c'est quelque chose de bien déplorable. Il a prié, en
mourant, la comtesse de Guiche[463] de venir reprendre sa femme à
Nancy, et lui laisse le soin de la consoler. Je trouve qu'elle perd par
tant de côtés, que je ne crois pas que ce soit une chose aisée. Voilà
une lettre de madame de la Fayette, qui vous divertira. Madame de
Brissac était venue ici pour une certaine colique; elle ne s'en est pas
bien trouvée: elle est partie aujourd'hui de chez Bayard, après y avoir
brillé, et dansé, et fricassé chair et poisson. Le _chanoine_ (_madame
de Longueval_) m'a écrit; il me semble que j'avais échauffé sa froideur
par la mienne; je la connais, et le moyen de lui plaire, c'est de ne lui
rien demander. Madame de Brissac et elle forment le plus bel assortiment
de feu et d'eau que j'aie jamais vu. Je voudrais voir cette duchesse
faire main-basse dans votre place des Prêcheurs[464], sans aucune
considération de qualité ni d'âge; cela passe tout ce que l'on peut
croire. Vous êtes une plaisante idole; sachez qu'elle trouverait fort
bien à vivre où vous mourriez de faim.

Mais parlons de la charmante douche; je vous en ai fait la description:
j'en suis à la quatrième; j'irai jusqu'à huit. Mes sueurs sont si
extrêmes, que je perce jusqu'à mes matelas: je pense que c'est toute
l'eau que j'ai bue depuis que je suis au monde. Quand on entre dans ce
lit, il est vrai qu'on n'en peut plus; la tête et tout le corps sont en
mouvement, tous les esprits en campagne, des battements partout. Je suis
une heure sans ouvrir la bouche, pendant laquelle la sueur commence, et
continue deux heures durant; et, de peur de m'impatienter, je fais lire
mon médecin, qui me plaît: il vous plairait aussi. Je lui mets dans la
tête d'apprendre la philosophie de votre _père_ Descartes; je ramasse
des mots que je vous ai ouï dire. Il sait vivre, il n'est point
charlatan; il traite la médecine en galant homme; enfin il m'amuse. Je
vais être seule, et j'en suis fort aise: pourvu qu'on ne m'ôte pas le
pays charmant, la rivière d'Allier, mille petits bois, des ruisseaux,
des prairies, des moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la
bourrée dans les champs, je consens de dire adieu à tout le reste; le
pays seul me guérirait. Les sueurs qui affaiblissent tout le monde me
donnent de la force, et me font voir que ma faiblesse venait des
superfluités que j'avais encore dans le corps. Mes genoux se portent
bien mieux: mes mains ne veulent pas encore, mais elles le voudront avec
le temps. Je boirai encore huit jours, du jour de la Fête-Dieu, et puis
je penserai avec douleur à m'éloigner de vous. Il est vrai que ce m'eût
été une joie bien sensible de vous avoir ici uniquement à moi; vous y
avez mis une clause de retourner chacun chez soi, qui m'a fait transir:
n'en parlons plus, ma chère enfant, voilà qui est fait. Songez à faire
vos efforts pour venir me voir cet hiver: en vérité, je crois que vous
devez en avoir quelque envie, et que M. de Grignan doit souhaiter que
vous me donniez cette satisfaction. J'ai à vous dire que vous faites
tort à ces eaux de les croire noires: pour noires, non; pour chaudes,
oui. Les Provençaux s'accommoderaient mal de cette boisson: mais qu'on
mette une herbe ou une fleur dans cette eau bouillante, elle en sort
aussi fraîche que lorsqu'on la cueille; et, au lieu de griller et de
rendre la peau rude, cette eau la rend douce et unie: raisonnez
là-dessus. Adieu, ma chère enfant; s'il faut, pour profiter des eaux, ne
guère aimer sa fille, j'y renonce. Vous me mandez des choses trop
aimables, et vous l'êtes trop aussi quand vous voulez. N'est-il pas
vrai, M. le comte, que vous êtes heureux de l'avoir? et quel présent
vous ai-je fait!


  [463] Cousine de la maréchale de Rochefort.

  [464] Place publique à Aix.



167.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, lundi 8 juin 1676.

Ne doutez pas, ma fille, que je ne sois touchée très-sensiblement de
préférer quelque chose à vous qui m'êtes si chère: toute ma consolation,
c'est que vous ne pouvez ignorer mes sentiments, et que vous verrez dans
ma conduite un beau sujet de réfléchir, comme vous faisiez l'autre jour,
touchant la préférence du devoir sur l'inclination. Mais je vous
conjure, et M. de Grignan, de vouloir bien me consoler cet hiver de
cette violence qui coûte si cher à mon cœur. Voilà donc ce qui
s'appelle la vertu et la reconnaissance! je ne m'étonne pas si l'on
trouve si peu de presse dans l'exercice de ces belles vertus. Je n'ose,
en vérité, appuyer sur ces pensées; elles troublent entièrement la
tranquillité qu'on ordonne en ce pays. Je vous conjure encore de vous
tenir pour toute rangée chez moi, comme vous y étiez; et de croire
encore que voilà précisément la chose que je souhaite le plus fortement.
Vous êtes en peine de ma douche, ma très-chère; je l'ai prise huit
matins, comme je vous l'ai mandé; elle m'a fait suer abondamment; c'est
tout ce qu'on demande, et, bien loin de m'en trouver plus faible, je
m'en trouve plus forte. Il est vrai que vous m'auriez été d'une grande
consolation: je doute cependant que j'eusse voulu vous souffrir dans
cette fumée: pour ma sueur, elle vous aurait fait un peu de pitié: mais
enfin, je suis le prodige de Vichy, pour avoir soutenu la douche
courageusement. Mes jarrets en sont guéris; si je fermais mes mains, il
n'y paraîtrait plus. Pour les eaux, j'en prendrai jusqu'à samedi; c'est
mon seizième jour; elles me purgent et me font beaucoup de bien.

Tout mon déplaisir, c'est que vous ne voyiez point danser les bourrées
de ce pays; c'est la plus surprenante chose du monde; des paysans, des
paysannes, une oreille aussi juste que vous, une légèreté, une
disposition... enfin, j'en suis folle. Je donne tous les soirs un violon
avec un tambour de basque, à très-petits frais; et dans ces prés et ces
jolis bocages c'est une joie que de voir danser les restes des bergers
et des bergères du Lignon[465]. Il m'est impossible de ne pas vous
souhaiter, toute sage que vous êtes, à ces sortes de folies.

Nous avons _Sibylle Cumée_[466] toute parée, tout habillée en jeune
personne; elle croit guérir, elle me fait pitié. Je crois que ce serait
une chose possible, si c'était ici la fontaine de Jouvence. Ce que vous
dites sur la liberté que prend la mort d'interrompre la fortune est
incomparable: c'est ce qui doit consoler de ne pas être au nombre de ses
favoris; nous en trouverons la mort moins amère. Vous me demandez si je
suis dévote; hélas! non, dont je suis très-fâchée; mais il me semble que
je me détache en quelque sorte de ce qui s'appelle le monde. La
vieillesse et un peu de maladie donnent le temps de faire de grandes
réflexions, mais ce que je retranche sur le public, il me semble que je
vous le redonne: ainsi je n'avance guère dans le pays du _détachement_
et vous savez que le droit du jeu serait de commencer par effacer un peu
ce qui tient le plus au cœur.

Madame de Montespan partit jeudi de Moulins dans un bateau peint et
doré, meublé de damas rouge, que lui avait fait préparer M. l'intendant,
avec mille chiffres, mille banderoles de France et de Navarre: jamais il
n'y eut rien de plus galant; cette dépense va à plus de mille écus; mais
il en fut payé tout comptant par la lettre que la belle écrivit au roi;
elle n'y parlait, à ce qu'elle lui dit, que de cette magnificence. Elle
ne voulut point se montrer aux femmes; mais les hommes la virent à
l'ombre de M. l'intendant. Elle s'est embarquée sur l'Allier, pour
trouver la Loire à Nevers, qui doit la mener à Tours, et puis à
Fontevrault, où elle attendra le retour du roi, qui est différé par le
plaisir qu'il prend au métier de la guerre. Je ne sais si on aime cette
préférence.


  [465] Petite rivière, mais fameuse par le roman de l'_Astrée_.

  [466] Madame de Péquigny.



168.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, jeudi au soir 11 juin 1676.

Vous seriez la bien venue, ma fille, de venir me dire qu'à cinq heures
du soir je ne dois pas vous écrire; c'est ma seule joie, c'est ce qui
m'empêche de dormir. Si j'avais envie de faire un doux sommeil, je
n'aurais qu'à prendre des cartes, rien ne m'endort plus sûrement. Si je
veux être éveillée, comme on l'ordonne, je n'ai qu'à penser à vous, à
vous écrire, à causer avec vous des nouvelles de Vichy: voilà le moyen
de m'ôter toute sorte d'assoupissement. J'ai trouvé ce matin à la
fontaine un bon capucin; il m'a humblement saluée; j'ai fait aussi la
révérence de mon côté, car j'honore la livrée qu'il porte. Il a commencé
par me parler de la Provence, de vous, de M. de Roquesante, de m'avoir
vue à Aix, de la douleur que vous aviez eue de ma maladie. Je voudrais
que vous eussiez vu ce que m'est devenu ce bon père, dès le moment qu'il
m'a paru si bien instruit; je crois que vous ne l'avez jamais ni vu ni
remarqué; mais c'est assez de vous savoir nommer. Le médecin que je
tiens ici pour causer avec moi ne pouvait se lasser de voir comme
naturellement je m'étais attachée à ce père. Je l'ai assuré que s'il
allait en Provence, et qu'il vous fît dire qu'il a toujours été avec moi
à Vichy, il serait pour le moins aussi bien reçu. Il m'a paru qu'il
mourait d'envie de partir pour vous aller dire des nouvelles de ma
santé: hors mes mains, elle est parfaite; et je suis assurée que vous
auriez quelque joie de me voir et de m'embrasser en l'état où je suis,
surtout après avoir su dans quel état j'étais auparavant. Nous verrons
si vous continuerez à vous passer de ceux que vous aimez, ou si vous
voudrez bien leur donner la joie de vous voir: c'est où d'Hacqueville et
moi nous vous attendons.

La bonne Péquigny[467] est survenue à la fontaine: c'est une machine
étrange, elle veut faire tout comme moi, afin de se porter comme moi.
Les médecins d'ici lui disent que oui, et le mien se moque d'eux. Elle
a pourtant bien de l'esprit avec ses folies et ses faiblesses; elle a
dit cinq ou six choses très-plaisantes. C'est la seule personne que
j'aie vue, qui exerce sans contrainte la vertu de libéralité: elle a
deux mille cinq cents louis[468], qu'elle a résolu de laisser dans le
pays; elle donne, elle jette, elle habille, elle nourrit les pauvres: si
on lui demande une pistole, elle en donne deux; je n'avais fait
qu'imaginer ce que je vois en elle. Il est vrai qu'elle a vingt-cinq
mille écus de rente, et qu'à Paris elle n'en dépense pas dix mille.
Voilà ce qui fonde sa magnificence; pour moi, je trouve qu'elle doit
être louée d'avoir la volonté avec le pouvoir; car ces deux choses sont
quasi toujours séparées.


  Vendredi à midi.

Je viens de la fontaine, c'est-à-dire à neuf heures, et j'ai rendu mes
eaux: ainsi, ma très-aimable belle, ne soyez point fâchée que je fasse
une légère réponse à votre lettre; au nom de Dieu, fiez-vous à moi, et
riez, riez sur ma parole; je ris aussi quand je puis. Je suis un peu
troublée de l'envie d'aller à Grignan, où je n'irai pas. Vous me faites
un plan de cet été et de cet automne, qui me plaît et qui me convient.
Je serais aux noces de M. de la Garde, j'y tiendrais ma place,
j'aiderais à vous venger de Livry; je chanterais: _Le plus sage s'entête
et s'engage sans savoir comment_. Enfin Grignan et tous ses habitants me
tiennent au cœur. Je vous assure que je fais un acte généreux et
très-généreux de m'éloigner de vous.

Que je vous aime de vous souvenir si à propos de nos _Essais de morale_!
je les estime et les admire. Il est vrai que le _moi_ de M. de la Garde
va se multiplier: tant mieux, tout en est bon. Je le trouve toujours à
mon gré, comme à Paris. Je n'ai point eu de curiosité de questionner sur
le sujet de sa femme[469]. Vous souvient-il de ce que je contais un jour
à Corbinelli, qu'un certain homme épousait une femme? Voilà, me dit-il,
un beau détail. Je m'en suis contentée en cette occasion, persuadée que
si j'avais connu son nom, vous me l'auriez nommée. Vos dames de
Montélimart sont assez bonnes à _moufler_ avec leur carton doré[470]. Je
reviens à ma santé, elle est très-admirable; les eaux et la douche
m'ont extrêmement purgée; et au lieu de m'affaiblir, elles m'ont
fortifiée. Je marche tout comme une autre; je crains de rengraisser,
voilà mon inquiétude; car j'aime à être comme je suis. Mes mains ne se
ferment pas, voilà tout; le chaud fera mon affaire. On veut m'envoyer au
Mont-d'Or, je ne veux pas. Je mange présentement de tout, c'est-à-dire,
je le pourrai, quand je ne prendrai plus les eaux. Je me suis mieux
trouvée de Vichy que personne, et bien des gens pourraient dire:

  Ce bain si chaud, tant de fois éprouvé,
    M'a laissé comme il m'a trouvé.

Pour moi, je mentirais; car il s'en faut si peu que je ne fasse de mes
mains comme les autres, qu'en vérité ce n'est pas la peine de se
plaindre. Passez donc votre été gaiement, ma très-chère; je voudrais
bien vous envoyer pour la noce deux filles et deux garçons qui sont ici,
avec le tambour de basque, pour vous faire voir cette bourrée. Enfin
_les Bohémiens_ sont fades en comparaison. Je suis sensible à la
parfaite bonne grâce: vous souvient-il quand vous me faisiez rougir les
yeux, à force de bien danser? Je vous assure que cette bourrée dansée,
sautée, coulée naturellement, et dans une justesse surprenante, vous
divertirait. Je m'en vais penser à ma lettre pour M. de la Garde. Je
pars demain d'ici; j'irai me purger et me reposer un peu chez Bayard, et
puis à Moulins, et puis m'éloigner toujours de ce que j'aime
passionnément, jusqu'à ce que vous fassiez les pas nécessaires pour
redonner la joie et la santé à mon cœur et à mon corps, qui prennent
beaucoup de part, comme vous savez, à ce qui touche l'un ou l'autre.
Parlez-moi de vos balcons, de votre terrasse, des meubles de ma chambre,
et enfin toujours de vous; ce _vous_ m'est plus cher que mon _moi_, et
cela revient toujours à la même chose.


  [467] Claire-Charlotte d'Ailly, mère du duc de Chaulnes.

  [468] Le louis valait 10 livres, qui était alors la même somme que 20
  d'aujourd'hui, le marc étant à 26 livres.

  [469] Le mariage dont il s'agissait ne se fit point, quoiqu'il fût
  très-avancé. M. de la Garde était cousin de M. de Grignan.

  [470] Trait lancé contre la coiffure des femmes de ce canton.



169.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Langlar, chez M. l'abbé Bayard, lundi 15 juin 1676.

J'arrivai ici samedi, comme je vous l'avais mandé. Je me purgeai hier
pour m'acquitter du cérémonial de Vichy, comme vous vous acquittiez
l'autre jour des compliments de province à vos dames de carton. Je me
porte fort bien, le chaud achèvera mes mains; je jouis avec plaisir et
modération de la bride qu'on m'a mise sur le cou; je me promène un peu
tard; je reprends mon heure de me coucher; mon sommeil se raccoutume
avec le matin; je ne suis plus une sotte poule mouillée; je conduis
pourtant toujours ma barque avec sagesse; et si je m'égarais, il n'y
aurait qu'à me crier, _rhumatisme_; c'est un mot qui me ferait bien vite
rentrer dans mon devoir. Plût à Dieu, ma fille, que, par un effet de
magie blanche ou noire, vous puissiez être ici! vous aimeriez
premièrement les solides vertus du maître du logis; la liberté qu'on y
trouve, plus grande qu'à Fresne; et vous admireriez le courage et la
hardiesse qu'il a eus de rendre une affreuse montagne la plus belle, la
plus délicieuse et la plus extraordinaire chose du monde. Je suis
assurée que vous seriez frappée de cette nouveauté. Si cette montagne
était à Versailles, je ne doute point qu'elle n'eût ses parieurs contre
les violences dont l'art opprime la pauvre nature, dans l'effet court et
violent de toutes les fontaines. Les hautbois et les musettes font
danser la bourrée d'Auvergne aux faunes d'un bois odoriférant, qui fait
souvenir de vos parfums de Provence; enfin, on y parle de vous, on y
boit à votre santé: ce repos m'a été agréable et nécessaire.

Je serai mercredi à Moulins, où j'aurai une de vos lettres, sans
préjudice de celle que j'attends après dîner. Il y a dans ce voisinage
des gens plus raisonnables et d'un meilleur air que je n'en ai vu en
nulle autre province; aussi ont-ils vu le monde et ne l'ont pas oublié.
L'abbé Bayard me paraît heureux, et parce qu'il l'est, et parce qu'il
veut l'être. Pour moi, ma chère comtesse, je ne puis l'être sans vous;
mon âme est toujours agitée de crainte, d'espérance, et surtout de voir,
tous les jours, écouler ma vie loin de vous: je ne puis m'accoutumer à
la tristesse de cette pensée; je vois le temps qui court et qui vole, et
je ne sais où vous reprendre. Je veux sortir de cette tristesse par un
souvenir qui me revient d'un homme qui me parlait en Bretagne de
l'avarice d'un certain prêtre: il me disait fort naturellement: «Enfin,
madame, c'est un homme qui mange de la merluche toute sa vie, pour
manger du poisson après sa mort.» Je trouvai cela plaisant, et j'en fais
l'application à toute heure. Les devoirs, les considérations nous font
manger de la merluche toute notre vie, pour manger du poisson après
notre mort.

Je n'ai plus les mains enflées, mais je ne les ferme pas; et comme j'ai
toujours espéré que le chaud les remettrait, j'avais fondé mon voyage de
Vichy sur cette lessive dont je vous ai parlé; et sur les sueurs de la
douche, pour m'ôter à jamais la crainte du rhumatisme: voilà ce que je
voulais, et ce que j'ai trouvé. Je me sens bien honorée du goût qu'a M.
de Grignan pour mes lettres: je ne les crois jamais bonnes; mais puisque
vous les approuvez, je ne leur en demande pas davantage. Je vous
remercie de l'espérance que vous me donnez de vous voir cet hiver; je
n'ai jamais eu plus d'envie de vous embrasser. J'aime l'abbé de vous
avoir écrit si paternellement; lui, qui souffre avec peine d'être six
semaines sans me voir, ne doit-il pas entrer dans la douleur que j'ai de
passer ma vie sans vous, et dans l'extrême désir que j'ai de vous avoir?

On dit que madame de Rochefort est inconsolable. Madame de Vaubrun est
toujours dans son premier désespoir. Je vous écrirai de Moulins. Je ne
fais pas de réponse à la moitié de votre aimable lettre, je n'en ai pas
le temps.



170.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Briare, mercredi 24 juin 1676.

Je m'ennuie, ma très-chère, d'être si longtemps sans vous écrire. Je
vous ai écrit deux fois de Moulins; mais il y a déjà bien loin d'ici à
Moulins. Je commence à dater mes lettres de la distance que vous voulez.
Nous partîmes donc lundi de cette bonne ville: nous avons eu des
chaleurs extrêmes. Je suis bien assurée que vous n'avez pas trouvé d'eau
dans votre petite rivière, puisque notre belle Loire est entièrement à
sec en plusieurs endroits. Je ne comprends pas comme auront fait madame
de Montespan et madame de Tarente; elles auront glissé sur le sable.
Nous partons à quatre heures du matin; nous nous reposons longtemps à la
dînée; nous dormons sur la paille et sur les coussins de notre carrosse,
pour éviter les incommodités de l'été. Je suis d'une paresse digne de la
vôtre; par le chaud, je vous tiendrais compagnie à causer sur un lit,
tant que terre nous pourrait porter. J'ai dans la tête la beauté de vos
appartements; vous avez été trop longtemps à me les dépeindre.

Je crois que sur ce lit vous m'expliqueriez ces ridicules qui viennent
des défauts de l'âme, et dont je me doute à peu près. Je suis toujours
d'accord de mettre au premier rang de ce qui est bon ou mauvais, tout ce
qui vient de ce côté-là: le reste me paraît supportable, et quelquefois
excusable; les sentiments du cœur me paraissent seuls dignes de
considération; c'est en leur faveur que l'on pardonne tout: c'est un
fonds qui nous console et qui nous paye de tout; et ce n'est donc que
par la crainte que ce fonds ne soit altéré, qu'on est blessé de la part
des choses.



171.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 17 juillet 1676.

Enfin c'en est fait, la Brinvilliers est en l'air: son pauvre petit
corps a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et ses
cendres au vent; de sorte que nous la respirerons, et que, par la
communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur
empoisonnante, dont nous serons tout étonnés. Elle fut jugée dès hier;
ce matin on lui a lu son arrêt, qui était de faire amende honorable à
Notre-Dame, et d'avoir la tête coupée, son corps brûlé, les cendres au
vent. On l'a présentée à la question; elle a dit qu'il n'en était pas
besoin, et qu'elle dirait tout: en effet, jusqu'à cinq heures du soir
elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu'on ne le pensait. Elle
a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à
bout), ses frères et plusieurs autres; et toujours l'amour et les
confidences mêlés partout. Elle n'a rien dit contre Penautier. On n'a
pas laissé, après cette confession, de lui donner dès le matin la
question ordinaire et extraordinaire; elle n'en a pas dit davantage:
elle a demandé à parler à M. le procureur général; elle a été une heure
avec lui: on ne sait point encore le sujet de cette conversation. A six
heures on l'a menée nue en chemise, la corde au cou, à Notre-Dame, faire
l'amende honorable; et puis on l'a remise dans le même tombereau, où je
l'ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et
sa chemise, un docteur auprès d'elle, le bourreau de l'autre côté: en
vérité, cela m'a fait frémir. Ceux qui ont vu l'exécution disent qu'elle
est montée sur l'échafaud avec bien du courage. Pour moi, j'étais sur le
pont Notre-Dame avec la bonne d'Escars; jamais il ne s'est vu tant de
monde, jamais Paris n'a été si ému ni si attentif; et qu'on demande ce
que bien des gens ont vu, ils n'ont vu, comme moi, qu'une cornette; mais
enfin ce jour était consacré à cette tragédie. J'en saurai demain
davantage, et cela vous reviendra.



172.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 22 juillet 1676.

Encore un petit mot de la Brinvilliers; elle est morte comme elle a
vécu, c'est-à-dire résolument. Elle entra dans le lieu où l'on devait
lui donner la question; et, voyant trois seaux d'eau, elle dit: «C'est
assurément pour me noyer; car, de la taille dont je suis, on ne prétend
pas que je boive tout cela.» Elle écouta son arrêt, dès le matin, sans
frayeur et sans faiblesse; et sur la fin elle fit recommencer, disant
que ce tombereau l'avait frappée d'abord, et qu'elle en avait perdu
l'attention pour le reste. Elle dit à son confesseur, par le chemin, de
faire mettre le bourreau devant elle, _afin_, dit-elle, _de ne point
voir ce coquin de Desgrais qui m'a prise_. Desgrais était à cheval
devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment; elle dit:
«Ah! mon Dieu! je vous en demande pardon; qu'on me laisse donc cette
étrange vue.» Elle monta seule et nu-pieds sur l'échelle et sur
l'échafaud, et fut un quart d'heure _mirodée_, rasée, dressée et
redressée par le bourreau; ce fut un grand murmure et une grande
cruauté. Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple croyait
qu'elle était sainte. Elle avait, disait-elle, deux confesseurs; l'un
soutenait qu'il fallait tout avouer, et l'autre non; elle riait de cette
diversité, disant: «Je puis faire en conscience ce qu'il me plaira.» Il
lui a plu de ne rien dire du tout. Penautier sortira un peu plus blanc
que de la neige; le public n'est point content, on dit que tout cela est
trouble. Admirez le malheur; cette créature a refusé d'apprendre ce
qu'on voulait, et a dit ce qu'on ne demandait pas: par exemple, elle a
dit que M. Fouquet avait envoyé Glaser, leur apothicaire empoisonneur,
en Italie, pour avoir d'une herbe qui fait du poison: elle a entendu
dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d'accablement,
et quel prétexte pour achever ce pauvre infortuné. Tout cela est bien
suspect. On ajoute encore bien des choses; mais en voilà assez pour
aujourd'hui.



173.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 29 juillet 1676.

Voici un changement de scène qui vous paraîtra aussi agréable qu'à tout
le monde. Je fus samedi à Versailles avec les Villars: voici comme cela
va. Vous connaissez la toilette de la reine, la messe, le dîner; mais il
n'est plus besoin de se faire étouffer pendant que Leurs Majestés sont à
table; car à trois heures le roi, la reine, MONSIEUR, MADAME,
MADEMOISELLE, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, madame de
Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin
ce qui s'appelle la cour de France, se trouve dans ce bel appartement
du roi que vous connaissez. Tout est meublé divinement, tout est
magnifique. On ne sait ce que c'est que d'y avoir chaud; on passe d'un
lieu à l'autre sans faire la presse nulle part. Un jeu de reversi donne
la forme, et fixe tout. Le roi est auprès de madame de Montespan, qui
tient la carte; MONSIEUR, la reine et madame de Soubise; Dangeau et
compagnie; Langlée et compagnie; mille louis sont répandus sur le tapis,
il n'y a point d'autres jetons. Je voyais jouer Dangeau, et j'admirais
combien nous sommes sots au jeu auprès de lui[471]. Il ne songe qu'à son
affaire, et gagne où les autres perdent; il ne néglige rien, il profite
de tout, il n'est point distrait: en un mot, sa bonne conduite défie la
fortune; aussi les deux cent mille francs en dix jours, les cent mille
écus en un mois, tout cela se met sur le livre de sa recette. Il dit que
je prenais part à son jeu, de sorte que je fus assise très-agréablement
et très-commodément. Je saluai le roi, ainsi que vous me l'avez appris;
il me rendit mon salut, comme si j'avais été jeune et belle. La reine me
parla aussi longtemps de ma maladie que si c'eût été une couche. Elle me
dit encore quelques mots de vous. M. le Duc me fit mille de ces caresses
à quoi il ne pense pas. Le maréchal de Lorges m'attaqua sous le nom du
chevalier de Grignan, enfin _tutti quanti_. Vous savez ce que c'est que
de recevoir un mot de tout ce que l'on trouve en son chemin. Madame de
Montespan me parla de Bourbon, elle me pria de lui conter Vichy; et
comment je m'en étais trouvée; elle me dit que Bourbon, au lieu de
guérir un genou, lui a fait mal aux deux. Je lui trouvai le dos bien
plat, comme disait la maréchale de la Meilleraie; mais, sérieusement,
c'est une chose surprenante que sa beauté; sa taille n'est pas de la
moitié si grosse qu'elle était, sans que son teint, ni ses yeux, ni ses
lèvres, en soient moins bien. Elle était tout habillée de point de
France; coiffée de mille boucles; les deux des tempes lui tombent fort
bas sur les joues; des rubans noirs sur sa tête, des perles de la
maréchale de l'Hôpital, embellies de boucles et de pendeloques de
diamants de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, point de
coiffe: en un mot, une triomphante beauté à faire admirer à tous les
ambassadeurs. Elle a su qu'on se plaignait qu'elle empêchait toute la
France de voir le roi; elle l'a redonné, comme vous voyez; et vous ne
sauriez croire la joie que tout le monde en a, ni de quelle beauté cela
rend la cour. Cette agréable confusion, sans confusion, de tout ce qu'il
y a de plus choisi, dure depuis trois heures jusqu'à six. S'il vient des
courriers, le roi se retire un moment pour lire ses lettres, et puis
revient. Il y a toujours quelque musique qu'il écoute, et qui fait un
très-bon effet. Il cause avec les dames qui ont accoutumé d'avoir cet
honneur. Enfin on quitte le jeu à six heures; on n'a point du tout de
peine à faire les comptes; il n'y a point de jetons ni de marques; les
poules sont au moins de cinq, six ou sept cents louis, les grosses de
mille, de douze cents. On en met d'abord vingt-cinq chacun, c'est cent;
et puis celui qui fait en met dix. On donne chacun quatre louis à celui
qui a le quinola; on passe; et quand on fait jouer, et qu'on ne prend
pas la poule, on en met seize à la poule, pour apprendre à jouer mal à
propos. On parle sans cesse, et rien ne demeure sur le cœur. Combien
avez-vous de cœurs? J'en ai deux, j'en ai trois, j'en ai un, j'en ai
quatre: il n'en a donc que trois, que quatre; et Dangeau est ravi de
tout ce caquet: il découvre le jeu, il tire ses conséquences, il voit à
qui il a affaire; enfin j'étais fort aise de voir cet excès d'habileté:
vraiment c'est bien lui qui sait le dessous des cartes, car il sait
toutes les autres couleurs. On monte donc à six heures en calèche, le
roi, madame de Montespan, MONSIEUR, madame de Thianges et la bonne
d'Heudicourt sur le strapontin, c'est-à-dire comme en paradis, ou dans
_la gloire de Niquée_[472]. Vous savez comme ces calèches sont faites;
on ne se regarde point, on est tourné du même côté. La reine était dans
une autre avec les princesses, et ensuite tout le monde attroupé, selon
sa fantaisie. On va sur le canal dans des gondoles, on y trouve de la
musique, on revient à dix heures, on trouve la comédie; minuit sonne, on
fait _media noche_; voilà comme se passa le samedi.

De vous dire combien de fois on me parla de vous, combien on me demanda
de vos nouvelles, combien on me fit de questions sans attendre la
réponse, combien j'en épargnai, combien on s'en souciait peu, combien je
m'en souciais encore moins, vous reconnaîtriez au naturel l'_iniqua
corte_. Cependant elle ne fut jamais si agréable, et l'on souhaite fort
que cela continue. Madame de Nevers est fort jolie, fort modeste, fort
naïve; sa beauté fait souvenir de vous; M. de Nevers est toujours le
même, sa femme l'aime de passion. Mademoiselle de Thianges est plus
régulièrement belle que sa sœur, et beaucoup moins charmante. M. du
Maine est incomparable; son esprit étonne, et les choses qu'il dit ne se
peuvent imaginer. Madame de Maintenon, madame de Thianges, _Guelfes_ et
_Gibelins_[473], songez que tout est rassemblé. MADAME me fit mille
honnêtetés, à cause de la bonne princesse de Tarente. Madame de Monaco
était à Paris.

M. le Prince fut voir l'autre jour madame de la Fayette; ce prince,
_all' cui spada ogni vittoria è certa_[474]. Le moyen de n'être pas
flatté d'une telle estime, et d'autant plus qu'il ne la jette pas à la
tête des dames? Il parle de la guerre, il attend des nouvelles comme les
autres. On tremble un peu de celles d'Allemagne. On dit pourtant que le
Rhin est tellement enflé des neiges qui fondent des montagnes, que les
ennemis sont plus embarrassés que nous. Rambures[475] a été tué par un
de ses soldats, qui déchargeait très-innocemment son mousquet. Le siége
d'Aire continue; nous y avons perdu quelques lieutenants aux gardes et
quelques soldats. L'armée de Schomberg est en pleine sûreté. Madame de
Schomberg s'est remise à m'aimer; le baron en profite par les caresses
excessives de son général. _Le petit glorieux_ n'a pas plus d'affaires
que les autres; il pourra s'ennuyer; mais s'il a besoin d'une contusion,
il faudra qu'il se la fasse lui-même: Dieu les conserve dans cette
oisiveté! Voilà, ma très-chère, d'épouvantables détails: ou ils vous
ennuieront beaucoup, ou ils vous amuseront; ils ne peuvent point être
indifférents. Je souhaite que vous soyez dans cette humeur où vous me
dites quelquefois: «Mais vous ne voulez pas me parler; mais j'admire ma
mère, qui aimerait mieux mourir que de me dire un seul mot.» Oh! si vous
n'êtes pas contente, ce n'est pas ma faute; non plus que la vôtre, si je
ne l'ai pas été de la mort de Ruyter. Il y a des endroits dans vos
lettres qui sont divins. Vous me parlez très-bien du mariage[476], il
n'y a rien de mieux; le jugement domine, mais c'est un peu tard.
Conservez-moi dans les bonnes grâces de M. de la Garde, et toujours des
amitiés pour moi à M. de Grignan. La justesse de nos pensées sur votre
départ renouvelle notre amitié.

Vous trouvez que ma plume est toujours taillée pour dire des merveilles
du grand-maître[477], je ne le nie pas absolument: il est vrai que je
croyais m'être moquée de lui, en vous disant l'envie qu'il a de
parvenir, et comme il veut être maréchal de France _à la rigueur_, comme
du temps passé; mais c'est que vous m'en voulez sur ce sujet: le monde
est bien injuste.

Il l'a bien été aussi pour la Brinvilliers; jamais tant de crimes n'ont
été traités si doucement: elle n'a pas eu la question, on avait si peur
qu'elle ne parlât, qu'on lui faisait entrevoir une grâce, et si bien
entrevoir, qu'elle ne croyait point mourir; elle dit en montant sur
l'échafaud: _C'est donc tout de bon?_ Enfin elle est au vent, et son
confesseur dit que c'est une sainte. M. le premier président (_de
Lamoignon_) avait choisi ce docteur[478] comme une merveille; il fut
trompé par les intéressés, c'était celui qu'on voulait qu'il prît.
N'avez-vous point vu ces gens qui font des tours de cartes? ils les
mêlent fort longtemps, et vous disent d'en prendre une telle qu'il vous
plaira, et qu'ils ne s'en soucient pas; vous la prenez, vous croyez
l'avoir prise, et c'est justement celle qu'ils veulent: à l'application,
elle est juste. Le maréchal de Villeroi disait l'autre jour: _Penautier
sera ruiné de cette affaire-ci_; le maréchal de Gramont répondit: _Il
faudra qu'il supprime sa table_[479]: voilà bien des épigrammes. Je
suppose que vous savez qu'on croit qu'il y a cent mille écus répandus
pour faciliter toutes choses: l'innocence ne fait guère de telles
profusions. On ne peut écrire tout ce qu'on sait; ce sera pour une
soirée. Rien n'est si plaisant que tout ce que vous dites sur cette
horrible femme. Je crois que vous avez contentement; car il n'est pas
possible qu'elle soit en paradis; sa vilaine âme doit être séparée des
autres. Assassiner est le plus sûr; nous sommes de votre avis; c'est une
bagatelle en comparaison d'être huit mois à tuer son père, et à recevoir
toutes ses caresses et toutes ses douceurs, à quoi elle ne répondait
qu'en doublant toujours la dose.

Contez à M. l'archevêque (_d'Arles_) ce que m'a fait dire M. le premier
président pour ma santé. J'ai fait voir mes mains et quasi mes genoux à
Langeron, afin qu'il vous en rende compte. J'ai d'une manière de pommade
qui me guérira, à ce qu'on m'assure; je n'aurai point la cruauté de me
plonger dans le sang d'un bœuf, que la canicule ne soit passée. C'est
vous, ma fille, qui me guérirez de tous mes maux. Si M. de Grignan
pouvait comprendre le plaisir qu'il me fait d'approuver votre voyage, il
serait consolé par avance de six semaines qu'il sera sans vous.

Madame de la Fayette n'est point mal avec madame de Schomberg. Cette
dernière me fait des merveilles, et son mari à mon fils. Madame de
Villars songe tout de bon à s'en aller en Savoie; elle vous trouvera en
chemin. Corbinelli vous adore, il n'en faut rien rabattre; il a toujours
des soins de moi admirables. Le _Bien bon_ vous prie de ne pas douter de
la joie qu'il aura de vous voir; il est persuadé que ce remède m'est
nécessaire, et vous savez l'amitié qu'il a pour moi. Livry me revient
souvent dans la tête, et je dis que je commence à étouffer, afin qu'on
approuve mon voyage. Adieu, ma très-aimable et très-aimée; vous me priez
de vous aimer; ah! vraiment je le veux bien: il ne sera pas dit que je
vous refuse quelque chose.


  [471] Dans l'éloge de Dangeau, Fontenelle s'arrête sur sa singulière
  supériorité dans l'art des jeux. Il faisait les combinaisons les plus
  savantes sans laisser apercevoir la moindre application. C'est lui qui
  a fourni à la Bruyère le caractère de Pamphile.

  [472] Princesse du roman des Amadis.

  [473] Deux fameuses factions florentines, nées dans le XIIe siècle,
  dont l'une tenait le parti des papes, et l'autre celui des empereurs.

  [474] Vers du Tasse.

  [475] Louis-Alexandre, marquis de Rambures, dernier rejeton de cette
  famille.

  [476] De M. de Lagarde.

  [477] Henri de Daillon, comte, puis créé duc du Lude.

  [478] M. Pirot, docteur en Sorbonne.

  [479] Penautier, intendant des états du Languedoc, compromis dans
  l'affaire de la Brinvilliers; il fut acquitté, et reprit l'exercice de
  tous ses emplois.



174.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 5 août 1676.

Je veux commencer aujourd'hui par ma santé; je me porte très-bien, ma
chère enfant. J'ai vu le bon homme de Lorme à son retour de Maisons; il
m'a grondée de n'avoir pas été à Bourbon: mais c'est une radoterie; car
il avoue que, pour boire, Vichy est aussi bon: mais c'est pour suer,
dit-il, et j'ai sué jusqu'à l'excès: ainsi je n'ai pas changé d'avis sur
le choix que j'ai fait.

Aire est pris. Mon fils me mande mille biens du comte de Vaux, qui s'est
trouvé le premier partout; mais il dénigre fort les assiégés, qui ont
laissé prendre en une nuit le chemin couvert, la contrescarpe, passer le
fossé plein d'eau, et prendre les dehors du plus bel ouvrage à corne
qu'on puisse voir, et qui enfin se sont rendus le dernier jour du mois,
sans que personne ait combattu. Ils ont été tellement épouvantés de
notre canon, que les nerfs du dos qui servent à se tourner, et ceux qui
font remuer les jambes pour s'enfuir, n'ont pu être arrêtés par la
volonté d'acquérir de la gloire; et voilà ce qui fait que nous prenons
des villes. C'est M. de Louvois qui en a tout l'honneur; il a un plein
pouvoir, et fait avancer et reculer les armées, comme il le trouve à
propos. Pendant que tout cela se passait, il y avait une illumination à
Versailles, qui annonçait la victoire: ce fut samedi, quoiqu'on eût dit
le contraire. On peut faire les fêtes et les opéras; sûrement le bonheur
du roi, joint à la capacité de ceux qui ont l'honneur de le servir,
remplira toujours ce qu'ils auront promis. J'ai l'esprit fort en liberté
présentement du côté de la guerre.

Quand vous lirez l'_Histoire des vizirs_, je vous conseille de ne pas
demeurer à _ces têtes coupées_ sur la table; ne quittez point le livre à
cet endroit, allez jusqu'au fils; et si vous trouvez un plus honnête
homme parmi ceux qui sont baptisés, vous vous en prendrez à moi: pour
l'épître dédicatoire, j'avoue qu'elle devrait être à la femme.

Voici une petite histoire que vous pouvez croire, comme si vous l'aviez
entendue. Le roi disait un de ces matins: «En vérité, je crois que nous
ne pourrons pas secourir Philisbourg; mais enfin je n'en serai pas moins
roi de France.» M. de Montausier,

  Qui pour le pape ne dirait
  Une chose qu'il ne croirait,

lui dit: «Il est vrai, sire, que vous seriez encore fort bien roi de
France, quand on vous aurait repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté,
et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien
passés.» Chacun se mit à serrer les lèvres; et le Roi dit de très-bonne
grâce: «Je vous entends bien, M. de Montausier; c'est-à-dire que vous
croyez que mes affaires vont mal: mais je trouve très-bon ce que vous
dites; car je sais quel cœur vous avez pour moi.» Cela est très-vrai,
et je trouve que tous les deux firent parfaitement bien leur personnage.



175.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, vendredi 28 août 1676.

J'en demande pardon à ma chère patrie, mais je voudrais bien que M. de
Schomberg ne trouvât point d'occasion de se battre: sa froideur et sa
manière tout opposée à M. de Luxembourg me font craindre aussi un
procédé tout différent. Je viens d'écrire un billet à madame de
Schomberg[480], pour en apprendre des nouvelles. C'est un mérite que
j'ai apprivoisé il y a longtemps; mais je m'en trouve encore mieux
depuis qu'elle est notre générale. Elle aime Corbinelli de passion:
jamais son bon esprit ne s'était tourné du côté d'aucune sorte de
science; de sorte que cette nouveauté qu'elle trouve dans son commerce
lui donne aussi un plaisir tout extraordinaire dans sa conversation. On
dit que madame de Coulanges viendra demain ici avec lui; et j'en aurai
bien de la joie, puisque c'est à leur goût que je devrai leur visite.
J'ai écrit à d'Hacqueville pour ce que je voulais savoir de M. de
Pomponne, et encore pour une vingtième sollicitation à ce petit
bredouilleur de Parère. Je suis assurée qu'il vous écrira toutes les
mêmes réponses qu'il me doit faire, et vous dira aussi comme, malgré le
bruit qui courait, M. de Mende a accepté Alby.

Au reste, je lis les figures de la sainte-Écriture[481], qui prennent
l'affaire dès Adam. J'ai commencé par cette création du monde que vous
aimez tant; cela conduit jusqu'après la mort de Notre-Seigneur: c'est
une belle suite, on y voit tout, quoiqu'en abrégé; le style en est fort
beau, et vient de bon lieu: il y a des réflexions des Pères fort bien
mêlées; cette lecture est fort attachante. Pour moi, je passe bien plus
loin que les jésuites; et voyant les reproches d'ingratitude, les
punitions horribles dont Dieu afflige son peuple, je suis persuadée que
nous avons notre liberté tout entière; que par conséquent nous sommes
très-coupables, et méritons fort bien le feu et l'eau, dont Dieu se sert
quand il lui plaît. Les jésuites n'en disent pas encore assez, et les
autres donnent sujet de murmurer contre la justice de Dieu, quand ils
affaiblissent tant notre liberté. Voilà le profit que je fais de mes
lectures. Je crois que mon confesseur m'ordonnera la philosophie de
Descartes.

Je crois que madame de Rochebonne est avec vous, et je m'en vais
l'embrasser. Est-elle bien aise dans sa maison paternelle? Tout le
chapitre[482] lui rend-il bien ses devoirs? A-t-elle bien de la joie de
voir ses neveux? Et Pauline[483]: est-il vrai qu'on l'appelle
mademoiselle de _Mazargues_[484]? Je serais fâchée de manquer au respect
que je lui dois. Et le petit de huit mois veut-il vivre cent ans? Je
suis si souvent à Grignan, qu'il me semble que vous me devriez voir
parmi vous tous. Ce serait une belle chose de se trouver tout d'un coup
aux lieux qui sont présents à la pensée. Voilà mon joli médecin
(_Amonio_) qui me trouve en fort bonne santé, tout glorieux de ce que je
lui ai obéi deux ou trois jours. Il fait un temps frais, qui pourrait
bien nous déterminer à prendre de la poudre de mon bon homme: je vous le
manderai mercredi. J'espère que ceux qui sont à Paris vous auront mandé
des nouvelles; je n'en sais aucune, comme vous voyez; ma lettre sent la
solitude de cette forêt; mais dans cette solitude vous êtes parfaitement
aimée.


  [480] Susanne d'Aumale d'Harcourt.

  [481] L'_Histoire du Vieux et du Nouveau Testament_, etc., par le
  sieur de Royaumont (_le Maistre de Sacy_).

  [482] La collégiale de Grignan.

  [483] Pauline Adhémar de Monteil de Grignan, petite-fille de madame de
  Sévigné, elle était alors âgée d'environ trois ans.

  [484] Terre qui appartenait à la maison de Grignan.



176.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, vendredi 18 septembre 1676.

La pauvre madame de Coulanges a une grosse fièvre avec des
redoublements; le frisson lui prit à Versailles, c'est demain le
quatrième jour; elle a été saignée, et si cela dure, elle est d'une
considération et dans un lieu qui ne permettent pas qu'on lui laisse une
goutte de sang. Sa petite poitrine est fort offensée de cette fièvre, et
moi encore plus; je ne puis songer à tout ce qu'elle m'a mandé sur la
douleur qu'elle a de ne point revenir ici, sans en être fort touchée. Je
m'en vais demain la voir, car il faut que je sois ici dimanche pour
commencer ma vendange. Vous allez être bien contente, ma fille, par le
temps que je vais donner à l'espérance de guérir mes mains. Corbinelli
m'a renvoyé la lettre que vous lui écrivez; vraiment, c'est la plus
agréable chose qu'on puisse voir: je la veux montrer à mon père le
Bossu[485], c'est mon Malebranche[486]; il sera ravi de voir votre
esprit dans cette lettre; il vous répondra s'il le peut; car quand il ne
trouve point de raisons, il ne met point de paroles à la place. Je suis
assurée que vous aimeriez la naïveté et la clarté de son esprit; il est
neveu de ce M. de la Lane[487] qui avait une si belle femme: le cardinal
de Retz vous a parlé vingt fois de sa divine beauté. Il est neveu de ce
grand abbé de la Lane[488], janséniste: toute sa race a de l'esprit, et
lui plus que tous; enfin il est cousin de ce petit la Lane qui danse.
Voyez un peu où je me suis engagée; cela était bien nécessaire!

Le feuillet de politique à Corbinelli est excellent; pour celui-là, il
s'entend tout seul; je ne le consulterai à personne. Le maréchal de
Schomberg a donné sur l'arrière-garde des ennemis; il aurait tout
défait, s'il les avait suivis avec plus de troupes; quarante dragons
plus braves que des héros y ont péri; un d'Aigremont tué sur la place;
le fils de Bussy, qui voulait aller par delà paradis, prisonnier; le
comte de Vaux toujours des premiers; mais le reste de l'armée était dans
l'inaction, et cinq cents chevaux firent tout ce vacarme. On dit que
c'est dommage que le détachement n'ait pas été plus fort: je trouve à
tout moment que le plus juste s'abuse. Le _Bien bon_ même a trouvé
quelquefois de l'erreur dans son calcul: il vous embrasse de tout son
cœur; et moi par delà tout ce que je puis vous en dire; je pense mille
fois le jour à la joie que j'aurai de vous avoir, ma très-chère: croyez
que de tous ces cœurs où vous régnez si bien, il n'y en a point où vous
soyez plus souveraine que dans le mien.


  [485] Chanoine de Sainte-Geneviève, auteur d'un traité sur le poëme
  épique.

  [486] Nicolas Malebranche, prêtre de l'Oratoire, auteur de la
  _Recherche de la vérité_ et de plusieurs ouvrages très-estimés.

  [487] Pierre de la Lane, mort vers 1661, avait épousé Marie Gastelle
  des Roches, dont la beauté a été célébrée par Ménage et Chapelain.

  [488] Noël de la Lane, abbé de Notre-Dame de Valcroissant, docteur de
  Sorbonne.



177.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 25 septembre 1676, chez mad. de Coulanges.

En vérité, ma fille, voici une pauvre petite femme bien malade; c'est le
onzième de son mal qui lui prit à Châville en revenant de Versailles.
Madame le Tellier fut frappée en même temps qu'elle, et revint en
diligence à Paris, où elle reçut hier le viatique. _Beau jeu_ (_la
demoiselle de madame de Coulanges_) fut frappée du même trait; elle a
toujours suivi sa maîtresse; pas un remède n'a été ordonné dans la
chambre, qui ne l'ait été dans la garde-robe; un lavement, un lavement;
une saignée, une saignée; Notre-Seigneur, Notre-Seigneur; tous les
redoublements, tous les délires, tout était pareil: mais Dieu veuille
que cette communauté se sépare. On vient de donner l'extrême-onction à
_Beaujeu_, et elle ne passera pas la nuit. Nous craignons demain le
redoublement de madame de Coulanges, parce que c'est celui qui figure
avec celui qui emporte cette pauvre fille. En vérité, c'est une terrible
maladie; mais ayant vu de quelle façon les médecins font saigner
rudement une pauvre personne, et sachant que je n'ai point de veines, je
déclarai hier au premier président de la cour des aides, qui me vint
voir, que si je suis jamais en danger de mourir, je le prierai de
m'amener M. Sanguin dès le commencement; j'y suis très-résolue. Il n'y
a qu'à voir ces messieurs pour ne vouloir jamais les mettre en
possession de son corps: c'est de l'arrière-main qu'ils ont tué
_Beaujeu_. J'ai pensé vingt fois à Molière depuis que je vois tout ceci.
J'espère cependant que cette pauvre femme échappera, malgré tous leurs
mauvais traitements: elle est assez tranquille, et dans un repos qui lui
donnera la force de soutenir le redoublement de cette nuit.

J'ai vu madame de Saint-Géran, elle n'est nullement déconfortée[489]; sa
maison sera toujours un réduit cet hiver: M. de Grignan y passera ses
soirées amoureusement. Elle s'en va à Versailles comme les autres; je
vous assure qu'elle prétend jouir de ses épargnes, et vivre sur sa
réputation acquise; de longtemps elle n'aura épuisé ce fonds. Elle vous
fait mille amitiés; elle est engraissée, elle est fort bien. Je vous
conjure, ma fille, de faire encore mes excuses au grand Roquesante, si
je ne lui fais pas réponse. Vous me mandez des merveilles de son amitié;
je n'en suis nullement surprise, connaissant son cœur comme je fais; il
mérite, par bien des raisons, la distinction et l'amitié que vous avez
pour lui. Je me porte fort bien; je suis ravie de n'avoir point
vendangé; je ferai les autres remèdes; et quand cette pauvre petite
femme sera mieux, j'irai encore me reposer quelques jours à Livry.
Brancas est arrivé cette nuit à pied, à cheval, en charrette; il est
pâmé au pied du lit de cette pauvre malade: nulle amitié ne paraît
devant la sienne. Celle que j'ai pour vous ne me paraît pas petite.

J'ai trouvé à Paris une affaire répandue partout, qui vous paraîtra fort
ridicule: bien des gens vous l'apprendront; mais il me semble que vous
voyez plus clair dans mes lettres. Il y avait à la cour une manière
d'agent du roi de Pologne[490] qui marchandait toutes les plus belles
terres pour son maître. Enfin, il s'était arrêté à celle de Rieux en
Bretagne, dont il avait signé le contrat à cinq cent mille livres. Cet
agent a demandé qu'on fît de cette terre un duché, le nom en blanc. Il y
a fait mettre les plus beaux droits, mâles et femelles, et tout ce qu'il
vous plaira. Le roi, et tout le monde, croyait que c'était ou pour M.
d'Arquien, ou pour le marquis de Béthune[491]. Cet agent a donné au roi
une lettre du roi de Pologne, qui lui nomme, devinez qui? Brisacier,
fils du maître des comptes; il s'élevait par un train excessif et des
dépenses ridicules: on croyait simplement qu'il fût fou, cela n'est pas
bien rare. Il s'est trouvé que le roi de Pologne, par je ne sais quelle
intrigue, assure que Brisacier est originaire de Pologne, en sorte que
voilà son nom allongé d'un _Ski_, et lui Polonais. Le roi de Pologne
ajoute que Brisacier est son parent, et qu'étant autrefois en France, il
avait voulu épouser sa sœur. Il a envoyé une clef d'or à sa mère, comme
dame d'honneur de la reine. La médisance, pour se divertir, disait que
le roi de Pologne, pour se divertir aussi, avait eu quelques légères
dispositions à ne pas haïr la mère, et que ce petit garçon était son
fils; mais cela n'est point; la chimère est toute fondée sur sa bonne
maison de Pologne. Cependant le petit agent a divulgué cette affaire, la
croyant faite; et dès que le roi a su le vrai de l'aventure, il a traité
cet agent de fou et d'insolent, et l'a chassé de Paris, disant que, sans
la considération du roi de Pologne, il l'aurait fait mettre en prison.
Sa Majesté a écrit au roi de Pologne, et s'est plainte fraternellement
de la profanation qu'il a voulu faire de la principale dignité du
royaume; mais le roi regarde toute la protection que le roi de Pologne a
accordée à un si mince sujet comme une surprise qu'on lui a faite, et
révoque même en doute le pouvoir de son agent. Il laisse à la plume de
M. de Pomponne toute la liberté de s'étendre sur un si beau sujet. On
dit que ce petit agent s'est évadé: ainsi cette affaire va dormir
jusqu'au retour du courrier.


  [489] Du départ de madame de Villars, ambassadrice en Savoie.

  [490] Jean Sobieski.

  [491] François Gaston, dont la femme (Marie-Louise de la Grange
  d'Arquien) était sœur de la reine de Pologne.



178.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mercredi 7 octobre 1676.

Je vous écris un peu _à l'avance_, comme on dit en Provence, pour vous
dire que je revins ici dimanche, afin d'achever le beau temps et de me
reposer. Je m'y trouve très-bien, et j'y fais une vie solitaire qui ne
me déplaît pas, quand c'est pour peu de temps. Je vais aussi faire
quelques petits remèdes à mes mains, purement pour l'amour de vous, car
je n'ai pas beaucoup de foi; et c'est toujours dans cette vue de vous
plaire que je me conserve, étant très-persuadée que l'heure de ma mort
ne peut ni avancer ni reculer; mais je suis les conduites ordinaires de
la bonne petite prudence humaine, croyant même que c'est par elle qu'on
arrive aux ordres de la Providence. Ainsi, ma fille, je ne négligerai
rien, puisque tout me paraît comme une obéissance nécessaire. Voilà qui
est bien sérieux; mais voici la suite de mon séjour à Paris de près de
quinze jours: vous savez ce que je fis le vendredi, et comme j'allai
chez M. de Pomponne. Nous avons trouvé, M. d'Hacqueville et moi, que
vous devez être contents du règlement, puisque enfin le roi veut que le
lieutenant soit traité comme le gouverneur; et qu'on se trouve à
l'ouverture de l'assemblée comme on a fait par le passé: voilà une
grande affaire. Le samedi, M. et madame de Pomponne, madame de Vins,
d'Hacqueville et l'abbé de Feuquières, vinrent me prendre pour aller
nous promener à Conflans. Il faisait très-beau. Nous trouvâmes cette
maison cent fois plus belle que du temps de M. de Richelieu. Il y a six
fontaines admirables, dont la machine tire l'eau de la rivière, et ne
finira que lorsqu'il n'y aura pas une goutte d'eau. On pense avec
plaisir à cette eau naturelle, et pour boire, et pour se baigner quand
on veut. M. de Pomponne était très-gai; nous causâmes et nous rîmes
extrêmement. Avec sa sagesse, il trouvait partout un air de
_cathédrale_[492] qui nous réjouissait beaucoup. Cette petite partie
nous fit plaisir à tous; vous n'y fûtes point oubliée.

La vision de la _bonne femme_ passe à vue d'œil, mais c'est sans croire
qu'il y ait plus autre chose que la crainte qui attache à _Quanto_. Pour
le voyage de M. de Marsillac, gardez-vous bien d'y entendre aucune
finesse; il a été fort court. M. de Marsillac est aussi bien que jamais
auprès du roi: il ne s'est ni amusé, ni détourné: il avait Gourville,
qui n'a pas souvent du temps à donner: il le promenait par toutes ses
terres, comme un fleuve qui apporte la graisse et la fertilité. Quant à
M. de la Rochefoucauld, il allait, comme un enfant, revoir Verteuil et
les lieux où il a chassé avec tant de plaisir; je ne dis pas où il a été
amoureux, car je ne crois pas que ce qui s'appelle amoureux, il l'ait
jamais été. Il revient plus doucement que son fils, et passe en Touraine
chez madame de Valentiné et chez l'abbé d'Effiat. Il a été dans une
extrême peine de madame de Coulanges, qui revient assurément de la plus
grande maladie qu'on puisse avoir: la fièvre ni les redoublements ne
l'ont point encore quittée; mais parce que toute la violence et la
rêverie en sont dehors, elle se peut vanter d'être dans le bon chemin de
la convalescence.

Je disais l'autre jour à madame de Coulanges que _Beaujeu_ avait eu sur
elle l'extrême-onction, et qu'on lui avait crié: _Jesus Maria_; elle me
répondit avec une voix de l'autre monde: _Hé, que ne me le criait-on? je
le méritais autant qu'elle_. Que dites-vous de cette ambition? Écrivez
au petit Coulanges, il a été digne de compassion; il perdait tout en
perdant sa femme. Ce fut une chose fort touchante quand elle fit écrire
à M. du Gué[493] pour lui recommander M. de Coulanges, et cela par
conscience et par justice, reconnaissant de l'avoir ruiné, et demandant
à M. et à Mme du Gué cette marque de leur amitié comme la dernière:
elle leur demandait pardon, et leur bénédiction en même temps. Je vous
assure que ce fut une scène fort triste. Vous écrirez donc à ce pauvre
petit homme, qui est parfaitement content de mon amitié: en vérité,
c'est dans ces occasions qu'il faut la témoigner.

Votre petit Allemand paraît extrêmement adroit au bon abbé; il est beau
comme un ange, et doux et honnête comme une pucelle. Il va répéter son
allemand chez M. de Strasbourg[494]. Je l'ai fort exhorté à se rendre
digne: mais je vous défie de deviner son nom; quoi que vous puissiez
dire, je vous dirai toujours, c'est autrement; c'est qu'il s'appelle
_Autrement_. N'est ce pas là un nom bien propre à ouvrir l'esprit à des
pointilleries continuelles? Je lui apprends à nouer des rubans: en un
mot, je crois que vous vous en trouverez fort bien.

Madame Cornuel était l'autre jour chez Berryer[495], dont elle était
maltraitée; elle attendait à lui parler dans une antichambre qui était
pleine de laquais. Il vint une espèce d'honnête homme qui lui dit
qu'elle était mal dans ce lieu-là. _Hélas!_ dit-elle, _j'y suis fort
bien; je ne les crains point tant qu'ils sont laquais_. Voilà ce qui a
fait éclater de rire M. de Pomponne, de ces rires que vous connaissez;
je crois que vous le trouverez fort plaisant aussi.

M. le cardinal m'écrit, du lendemain qu'il a fait un pape, et m'assure
qu'il n'a aucun scrupule. Vous savez comme il a évité le sacrilége du
faux serment; les autres y doivent trouver un grand goût, puisqu'il
n'est pas même nécessaire. Il me mande que le pape est encore plus
saint d'effet que de nom; qu'il vous a écrit de Lyon en passant, et
qu'il ne vous verra point en repassant, par la même raison des galères,
dont il est très-fâché; de sorte qu'il se retrouvera dans peu de jours
chez lui, comme si de rien n'était. Ce voyage lui a fait bien de
l'honneur, car il ne se peut rien ajouter au bon exemple qu'il a donné.
On croit même que, par le bon choix du souverain pontife, il a remis
dans le conclave le Saint-Esprit, qui en était exilé depuis tant
d'années. Après cet exemple, il n'y a point d'exilé qui ne doive
espérer.

Vous voilà donc dans la solitude; c'est présentement que vous devez
craindre les esprits: je m'en vais parier que vous n'êtes plus que cent
personnes dans votre château. Je suis persuadée de toute l'_aimabilité_
de la belle Rochebonne; mais la constance de Corbinelli est abîmée dans
tant de philosophie, et il est si terriblement attaché à la justesse des
raisonnements, que je ne vous réponds plus de lui. Il dit que le père le
Bossu ne répond pas bien à vos questions; qu'il aurait tort de vouloir
vous instruire, que vous en savez plus qu'eux tous: vous nous en
manderez votre avis.

Je vous ai mandé l'histoire de Brisacier; on n'en peut rien dire jusqu'à
ce que le courrier de Pologne soit revenu. Il est cependant hors de
Paris et de la cour: il assiége la ville, et demeure chez ses amis aux
environs: il était l'autre jour à Clichy: madame du Plessis le vint voir
de Fresne, pour faire les lamentations de la rupture de son marché.
Brisacier lui dit qu'assurément il n'était point rompu, et qu'on
verrait, au retour du courrier, s'il était aussi fou qu'on disait. S'il
est protégé de la reine de Pologne, ou du roi, nous en jugerons comme
vous faites.

M. de Bussy est arrivé comme j'écrivais cette lettre; je lui ai fait
voir votre souvenir. Il vous dira lui-même combien il en est content. Il
m'a lu des mémoires les plus agréables du monde: ils ne seront pas
imprimés[496], quoiqu'ils le méritassent bien mieux que beaucoup
d'autres choses.

On vient de nous dire que Brisacier et sa mère, qui étaient ici près à
Gagny, ont été enlevés; ce serait un mauvais préjugé pour le duché.
Cette nouvelle est un peu crue: comme elle est présentement à Paris,
d'Hacqueville ne manquera pas de vous l'apprendre. Je vous embrasse
mille fois, ma très-chère, avec une tendresse fort au-dessus de ce que
je vous en pourrais dire.


  [492] La maison dont il s'agit appartenait aux archevêques de Paris.

  [493] Père de madame de Coulanges, intendant de Lyon.

  [494] François Égon, cardinal de Furstemberg, évêque de Strasbourg.

  [495] Louis Berryer, procureur syndic perpétuel des secrétaires du
  roi. Il devait sa fortune à la protection de Colbert, dont il s'était
  fait la créature; il avait été sergent au Mans, et l'on prétendait
  même qu'il avait commencé par être marqueur du jeu de paume.

  [496] La marquise de Coligny les fit imprimer après la mort de son
  père.



179.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mercredi 28 octobre 1676.

On ne peut jamais être plus étonnée que je le suis, de vous voir écrire
que le mariage de M. de la Garde est rompu. Il est rompu! eh! bon Dieu!
n'avez-vous point entendu le cri que j'ai fait? Toute la forêt l'a
répété, et je suis trop heureuse d'être en un lieu où je n'aie de
témoins de ce premier étonnement que les échos. Je saurai bien prendre
dans la ville tous les tons d'une amie, et même je n'y aurai pas de
peine. J'approuvais son choix, par la grande estime que j'ai pour lui;
et par la même raison, je change comme lui. Plût à Dieu qu'il fût
disposé à revenir avec vous! vraiment ce serait bien là un conducteur
comme je le voudrais.

Je suis étonnée que l'assemblée ne soit point encore commencée. M. de
Pomponne croyait que ce dût être le 15 de ce mois. Vous passerez donc
encore la Toussaint à Grignan; mais après cela, ma très-chère, ne
penserez-vous point à partir? Je vous ai dit tant de choses là-dessus,
et vous savez si bien ce que je pense, que je ne dois plus rien vous
dire. Le _frater_ est toujours ici, attendant les attestations qui lui
feront avoir son congé. Il clopine, il fait des remèdes; et quoiqu'on
nous menace de toutes les sévérités de l'ancienne discipline, nous
vivons en paix, dans l'espérance que nous ne serons point pendus. Nous
causons et nous lisons: le compère, qui sent que je suis ici pour
l'amour de lui, me fait des excuses de la pluie, et n'oublie rien pour
me divertir; il y réussit à merveilles; nous parlons souvent de vous
avec tendresse.

  _Monsieur de Sévigné._

  La fille du seigneur _Alcantor_ n'épousera donc point le seigneur
  _Sganarelle_, qui n'a que cinquante-cinq ou cinquante-six ans[497]:
  j'en suis fâché, tout était dit, tous les frais étaient faits. Je
  crois que la difficulté de la consommation a été le plus grand
  obstacle; le chevalier _de la Gloire_[498] ne s'en trouvera pas plus
  mal; cela me console. Ma mère est ici pour l'amour de moi; je suis un
  pauvre criminel, que l'on menace tous les jours de la Bastille ou
  d'être cassé. J'espère pourtant que tout s'apaisera, par le retour
  prochain de toutes les troupes. L'état où je suis pourrait tout seul
  produire cet effet; mais ce n'est plus la mode. Je fais donc tout ce
  que je puis pour consoler ma mère, et du vilain temps, et d'avoir
  quitté Paris: mais elle ne veut pas m'entendre quand je lui parle
  là-dessus. Elle revient toujours sur les soins que j'ai pris d'elle
  pendant sa maladie; et, à ce que je puis juger par ses discours, elle
  est fort fâchée que mon rhumatisme ne soit pas universel, et que je
  n'aie pas la fièvre continue, afin de pouvoir me témoigner toute la
  tendresse et toute l'étendue de sa reconnaissance. Elle serait tout à
  fait contente, si elle m'avait seulement vu en état de me faire
  confesser; mais, par malheur, ce n'est pas pour cette fois: il faut
  qu'elle se réduise à me voir clopiner, comme clopinait jadis M. de la
  Rochefoucauld, qui va présentement comme un Basque. Nous espérons vous
  voir bientôt; ne nous trompez pas, et ne faites point l'impertinente:
  on dit que vous l'êtes beaucoup sur ce chapitre. Adieu, ma belle
  petite sœur, je vous embrasse mille fois du meilleur de mon cœur.


_Madame de Sévigné._

Vous pouvez compter que vous aurez votre pension; j'irai la semaine qui
vient à Versailles, pour parler à M. Colbert avec le grand
d'Hacqueville: il nous la donna si vite pour vous faire partir; ne
voudra-t-il point en faire autant pour vous faire revenir? Adieu, ma
très-chère et très-parfaitement aimée; j'embrasse tout ce qui est auprès
de vous. Dieu sait si je souhaite de vous voir: cependant je vous avoue
que je ne veux point que ce soit contre votre gré, ni avec tout le
chagrin que je crois voir dans vos lettres: il faut que vous partagiez
cette joie, si vous voulez que la mienne soit entière.


  [497] _Voyez_ la scène II du _Mariage forcé_, comédie de Molière.

  [498] Le chevalier de Grignan.



180.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mercredi 4 novembre 1676.

C'est une grande vérité, ma fille, que l'incertitude ôte la liberté. Si
vous étiez contrainte, vous prendriez votre parti, vous ne seriez point
suspendue comme le tombeau de Mahomet[499], l'une des pierres d'aimant
aurait emporté l'autre; vous ne seriez plus _dragonnée_, qui est un état
violent. La voix qui vous crie, en passant la Durance: _Ah! ma mère! ah!
ma mère!_ se ferait entendre dès Grignan; ou celle qui conseille de la
quitter ne vous troublerait point à Briare: ainsi je conclus qu'il n'y a
rien de si opposé à la liberté que l'indifférence et l'indétermination.
Mais le sage la Garde, qui a repris toute sa sagesse, a-t-il perdu aussi
son libre arbitre? Ne sait-il plus conseiller? ne sait-il point décider?
Pour moi, vous avez vu que je décide comme un concile; mais la Garde,
qui revient à Paris, ne saurait-il placer son voyage utilement pour
nous?

Si vous venez, ce n'est pas mal dire de descendre à Sully: la petite
duchesse vous enverra sûrement jusqu'à Nemours, où certainement vous
trouverez des amis, et le lendemain encore des amis; ainsi en relais
d'amis vous vous trouverez dans votre chambre. On vous aurait un peu
mieux reçue la dernière fois; mais votre lettre arriva si tard, que vous
surprîtes tout le monde, et vous pensâtes même ne me pas trouver, qui
eût été une belle chose; nous ne tomberions pas dans le même
inconvénient. Il faut que je me loue du chevalier (_de Grignan_); il
arriva vendredi au soir à Paris, il vint samedi dîner ici; cela n'est il
pas joli? Je l'embrassai de fort bon cœur; nous dîmes ce que nous
pensions touchant vos incertitudes. Je m'en vais faire un tour à Paris.
Je veux voir M. de Louvois sur votre frère, qui est toujours ici sans
congé; cela m'inquiète. Je veux voir aussi M. Colbert pour votre
pension: je n'ai que ces deux petites visites à faire. Je crois que
j'irai jusqu'à Versailles; je vous en rendrai compte. Il fait cependant
ici le plus beau temps du monde; la campagne n'est point encore
affreuse; les chasseurs ont été favorisés de saint Hubert.

Nous lisons toujours saint Augustin avec transport: il y a quelque chose
de si noble et de si grand dans ses pensées, que tout le mal qui peut
arriver de sa doctrine, aux esprits mal faits, est bien moindre que le
bien que les autres en retirent. Vous croyez que je fais l'entendue;
mais quand vous verrez comme cela s'est familiarisé, vous ne serez pas
étonnée de ma capacité. Vous m'assurez que si vous ne m'aimiez pas plus
que vous ne le dites, vous ne m'aimeriez guère: je suis tentée de
ravauder sur cette expression, et de la tant retourner que j'en fasse
une rudesse; mais non, je suis persuadée que vous m'aimez, et Dieu sait
aussi bien mieux que vous de quelle manière je vous aime. Je suis fort
aise que Pauline me ressemble: elle vous fera souvenir de moi. _Ah! ma
mère! il n'est pas besoin de cela._


  _Monsieur de Sévigné._

  Quand je songe que M. de la Garde est avec vous, et qu'il vous voit
  recevoir vos lettres, je tremble qu'il n'ait vu sur votre épaule la
  sottise que je vous écrivais[500] il y a quelques jours. Là-dessus, je
  frémis et je m'écrie: _Ah! ma sœur! ah! ma sœur!_ si j'étais aussi
  libre que vous l'êtes, et que j'entendisse cette voix comme vous
  entendez celle d'_ah! ma mère! ah! ma mère!_ je serais bientôt en
  Provence. Je ne comprends pas que vous puissiez balancer; vous donnez
  des années entières à M. de Grignan, et à ce que vous devez à toute la
  famille des Grignans: y a-t-il, après cela, une loi assez austère pour
  vous empêcher de donner quatre mois à la vôtre? Jamais les lois de
  chevalerie, qui faisaient jurer Sancho Pança, n'ont été si sévères; et
  si don Quichotte eût eu pour lui un auteur aussi grave que M. de la
  Garde, il aurait assurément permis à son écuyer de changer de monture
  avec le chevalier de l'armet de Mambrin. Profitez donc de M. de la
  Garde, puisque vous l'avez; accordez ensemble votre voyage, et songez
  que vous avez plusieurs devoirs à remplir. On est sûr de votre cœur;
  mais ce n'est pas toujours assez, il faut des _signifiances_[501].
  Partagez donc vos faveurs et votre présence entre l'un et l'autre
  hémisphère, à l'exemple du soleil qui nous luit: voilà une assez belle
  façon de parler pour n'en pas demeurer là. Adieu, ma belle petite
  sœur, j'ai toujours une cuisse bleue, et j'ai grand'peur de l'avoir
  tout l'hiver.


  [499] Il est faux que le tombeau de Mahomet, à Médine, soit suspendu à
  une pierre d'aimant. Cette fable est démentie par tous les écrivains
  orientaux.

  [500] _Voyez_ la lettre du 28 octobre.

  [501] Allusion à la scène Ire du IIe acte de _Don Juan_.



181.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 6 novembre 1676.

M'y voici donc arrivée. J'ai dîné chez cette bonne Bagnols; j'ai trouvé
madame de Coulanges dans cette chambre belle et brillante du soleil, où
je vous ai tant vue quasi aussi brillante que lui. Cette pauvre
convalescente m'a reçue agréablement: elle vous veut écrire deux mots;
c'est peut-être quelque nouvelle de l'autre monde que vous serez bien
aise de savoir. Elle m'a conté les transparents: avez-vous ouï parler
des transparents? Ce sont des habits entiers des plus beaux brocarts
d'or et d'azur qu'on puisse voir, et par-dessus des robes noires
transparentes, ou de belle dentelle d'Angleterre, ou de chenilles
veloutées sur un tissu, comme ces dentelles d'hiver que vous avez vues:
cela compose un transparent qui est un habit noir, et un habit tout
d'or, ou d'argent, ou de couleur, comme on le veut, et voilà la mode.
C'est avec cela qu'on fit un bal le jour de Saint-Hubert, qui dura une
demi-heure; personne n'y voulut danser. Le roi y poussa madame
d'Heudicourt à vive force; elle obéit; mais enfin le combat finit, faute
de combattants. Les beaux justaucorps en broderie destinés pour
Villers-Coterets servent le soir aux promenades, et ont servi à la
Saint-Hubert. M. le Prince a mandé de Chantilly aux dames que leurs
transparents seraient mille fois plus beaux si elles voulaient les
mettre à cru; je doute qu'elles fussent mieux. Les Grancey et les Monaco
n'ont point été de ces plaisirs, à cause que cette dernière est malade,
et que la mère _des Anges_[502] a été à l'agonie. On dit que la marquise
de la Ferté y est, depuis dimanche, d'un travail affreux qui ne finit
point, et où Bouchet perd son latin.

M. de Langlée a donné à madame de Montespan une robe d'or sur or,
rebrodé d'or, rebordé d'or, et par-dessus un or frisé, rebroché d'un or
mêlé avec un certain or, qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais
été imaginée: ce sont les fées qui ont fait cet ouvrage en secret; âme
vivante n'en avait connaissance. On la voulut donner aussi
mystérieusement qu'elle avait été fabriquée. Le tailleur de madame de
Montespan lui apporta l'habit qu'elle lui avait ordonné; il en avait
fait le corps sur des mesures ridicules: voilà des cris et des
gronderies, comme vous pouvez le penser; le tailleur dit en tremblant:
«Madame, comme le temps presse, voyez si cet autre habit que voilà ne
pourrait point vous accommoder, faute d'autre.» On découvrit l'habit:
Ah! la belle chose! ah! quelle étoffe! vient-elle du ciel? Il n'y en a
point de pareille sur la terre. On essaye le corps; il est à peindre. Le
roi arrive; le tailleur dit: Madame, il est fait pour vous. On comprend
que c'est une galanterie; mais qui peut l'avoir faite? C'est Langlée,
dit le roi. C'est Langlée assurément, dit madame de Montespan; personne
que lui ne peut avoir imaginé une telle magnificence; c'est Langlée,
c'est Langlée: tout le monde répète, C'est Langlée; les échos en
demeurent d'accord, et disent, C'est Langlée: et moi, ma fille, je vous
dis, pour être à la mode, C'est Langlée.


  [502] La maréchale de Grancey.



182.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mercredi 25 novembre 1676.

Je me promène dans cette avenue, je vois venir un courrier. Qui est-ce?
c'est Pomier; ah, vraiment! voilà qui est admirable. Et quand viendra ma
fille?—Madame, elle doit être partie présentement.—Venez donc que je
vous embrasse. Et votre don de l'assemblée?—Madame, il est accordé.—A
combien?—A huit cent mille francs. Voilà qui est fort bien, notre
pressoir est bon, il n'y a rien à craindre, il n'y a qu'à serrer, notre
corde est bonne. Enfin, j'ouvre votre lettre, et je vois un détail qui
me ravit. Je reconnais aisément les deux caractères, et je vois enfin
que vous partez. Je ne vous dis rien sur la parfaite joie que j'en ai.
Je vais demain à Paris avec mon fils; il n'y a plus de danger pour lui.
J'écris un mot à M. de Pomponne, pour lui présenter notre courrier. Vous
êtes en chemin par un temps admirable, mais je crains la gelée. Je vous
enverrai un carrosse où vous voudrez. Je vais renvoyer Pomier, afin
qu'il aille ce soir à Versailles, c'est-à-dire à Saint-Germain.
J'étrangle tout, car le temps presse. Je me porte fort bien; je vous
embrasse mille fois, et le _frater_ aussi.



183.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, dimanche au soir 15 décembre 1676.

Que ne vous dois-je point, ma chère enfant, pour tant de peines, de
fatigues, d'ennuis, de froid, de gelée, de frimas, de veilles? Je crois
avoir souffert toutes ces incommodités avec vous; ma pensée n'a pas été
un moment séparée de vous, je vous ai suivie partout, et j'ai trouvé
mille fois que je ne valais pas l'extrême peine que vous preniez pour
moi, c'est-à-dire par un certain côté; car celui de la tendresse et de
l'amitié relève bien mon mérite à votre égard. Quel voyage, bon Dieu! et
quelle saison! vous arriverez précisément le plus court jour de l'année,
et par conséquent vous nous ramènerez le soleil. J'ai vu une devise qui
me conviendrait assez; c'est un arbre sec, et comme mort, et autour ces
paroles: _Fin che sol ritorni_. Qu'en dites-vous, ma fille? Je ne vous
parlerai donc point de votre voyage, nulle question là-dessus; nous
tirerons le rideau sur vingt jours d'extrêmes fatigues, et nous
tâcherons de donner un autre cours aux petits esprits, et d'autres
idées à votre imagination. Je n'irai point à Melun; je craindrais de
vous donner une mauvaise nuit, par une dissipation peu convenable au
repos: mais je vous attendrai à dîner à Villeneuve-Saint-Georges; vous y
trouverez votre potage tout chaud; et, sans faire tort à qui que ce
puisse être, vous y trouverez la personne du monde qui vous aime le plus
parfaitement. L'abbé vous attendra dans votre chambre bien éclairée,
avec un bon feu. Ma chère enfant, quelle joie! puis-je en avoir jamais
une plus sensible?

N. B. _Madame de Grignan arriva à Paris le 22 décembre 1676, et elle ne
retourna en Provence qu'au mois de juin 1677._



184.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mardi 8 juin 1677.

Non, ma fille, je ne vous dis rien, rien du tout; vous ne savez que trop
ce que mon cœur est pour vous: mais puis-je vous cacher tout à fait
l'inquiétude que me donne votre santé? c'est un endroit par où je
n'avais pas encore été blessée; cette première épreuve n'est pas
mauvaise: je vous plains d'avoir le même mal pour moi; mais plût à Dieu
que je n'eusse pas plus de sujet de craindre que vous! Ce qui me
console, c'est l'assurance que M. de Grignan m'a donnée de ne point
pousser à bout votre courage; il est chargé d'une vie où tient
absolument la mienne: ce n'est pas une raison pour lui faire augmenter
ses soins; celle de l'amitié qu'il a pour vous est la plus forte. C'est
aussi dans cette confiance, mon très-cher comte, que je vous recommande
encore ma fille: observez-la bien, parlez à Montgobert, entendez-vous
ensemble pour une affaire si importante. Je compte fort sur vous, ma
chère Montgobert. Ah! ma chère enfant, tous les soins de ceux qui sont
autour de vous ne vous manqueront pas; mais ils vous seront bien
inutiles, si vous ne vous gouvernez vous-même. Vous vous sentez mieux
que personne; et si vous trouvez que vous ayez assez de force pour aller
à Grignan, et que tout d'un coup vous trouviez que vous n'en avez pas
assez pour revenir à Paris; si enfin les médecins de ce pays-là, qui ne
voudront pas que l'honneur de vous guérir leur échappe, vous mettent au
point d'être plus épuisée que vous ne l'êtes; ah! ne croyez pas que je
puisse résister à cette douleur. Mais je veux espérer qu'à notre honte
tout ira bien. Je ne me soucierai guère de l'affront que vous ferez à
l'air natal, pourvu que vous soyez dans un meilleur état. Je suis chez
la bonne Troche, dont l'amitié est charmante; nulle autre ne m'était
propre; je vous écrirai encore demain un mot; ne m'ôtez point cette
unique consolation. J'ai bien envie de savoir de vos nouvelles; pour
moi, je suis en parfaite santé, les larmes ne me font point de mal. J'ai
dîné, je m'en vais chercher madame de Vins et mademoiselle de Méri.
Adieu, mes chers enfants: que cette calèche que j'ai vue partir est bien
précisément ce qui m'occupe, et le sujet de toutes mes pensées!



185.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 14 juin 1677.

J'ai reçu votre lettre de Villeneuve-la-Guerre. Enfin, ma fille, il est
donc vrai que vous vous portez mieux, et que le repos, le silence et la
complaisance que vous avez pour ceux qui vous gouvernent, vous donnent
un calme que vous n'aviez point ici. Vous pouvez vous représenter si je
respire, d'espérer que vous allez vous rétablir! je vous avoue que nul
remède au monde n'est si bon pour me soulager le cœur, que de m'ôter de
l'esprit l'état où je vous ai vue ces derniers jours. Je ne soutiens
point cette pensée; j'en ai même été si frappée, que je n'ai pas démêlé
la part que votre absence a eue dans ce que j'ai senti. Vous ne sauriez
être trop persuadée de la sensible joie que j'ai de vous voir, et de
l'ennui que je trouve à passer ma vie sans vous: cependant je ne suis
pas encore entrée dans ces réflexions, et je n'ai fait que penser à
votre état, transir pour l'avenir, et craindre qu'il ne devienne pis.
Voilà ce qui m'a possédée; quand je serai en repos là-dessus, je crois
que je n'aurai pas le temps de penser à toutes ces autres choses, et que
vous songerez à votre retour. Ma chère enfant, il faut que les
réflexions que vous ferez encore entre ci et là vous ôtent un peu des
craintes inutiles que vous avez pour ma santé: je me sens coupable d'une
partie de vos _dragons_; quel dommage que vous prodiguiez vos
inquiétudes pour une santé toute rétablie, et qui n'a plus à craindre
que le mal que vous faites à la vôtre! Je suis assurée que deux ou trois
mois vous ont quelquefois défiguré vos _dragons_ d'une telle sorte, que
vous ne les avez pas reconnus. Songez, ma fille, qu'ils sont toujours
comme dans ce temps-là, et que c'est votre seule imagination qui leur
donne un prix qui n'est pas. Vous qui avez tant de raison et de courage,
faut-il que vous soyez la dupe de ces vains fantômes? Vous croyez que
je suis malade, je me porte bien: vous regrettez Vichy, je n'en ai nul
besoin, que par une précaution qui peut fort bien se retarder; ainsi de
mille autres choses. Pour moi, je suis un peu coupable: je plaçais Vichy
au printemps, pour être plus long-temps avec vous; encore est-ce quelque
chose: cela n'a pas réussi, la Providence a dérangé tout cela; hé bien,
ma fille, c'est peut-être parce qu'elle a réglé votre guérison, contre
toute apparence, par cette conduite. Je vous tiens à mon avantage quand
je vous écris; vous ne me répondez point, et je pousse mes discours tant
que je veux. Ce que dit Montgobert de cette aiguillette nouée est une
des plaisantes choses du monde: dénouez-la, ma fille, et ne soyez point
si vive sur des riens. Quant à moi, si j'ai de l'inquiétude, elle n'est
que trop bien fondée; ce n'est point une vision que l'état où je vous ai
laissée. M. de Grignan et tous vos amis en ont été effrayés. Je saute
aux nues quand on me vient dire: Vous vous faites mourir toutes deux, il
faut vous séparer. Vraiment voilà un beau remède, et bien propre en
effet à finir tous mes maux! Mais ce n'est pas comme ils l'entendent:
ils lisaient dans ma pensée, et trouvaient que j'étais en peine de vous;
et de quoi veulent-ils donc que je sois en peine? Je n'ai jamais vu tant
d'injustice qu'on m'en a fait dans ces derniers temps. Ce n'était pas
vous; au contraire, je vous conjure, ma fille, de ne point croire que
vous ayez rien à vous reprocher à mon égard: tout cela roulait sur ce
soin de ma santé, dont il faut vous corriger; vous n'avez point caché
votre amitié, comme vous le pensez. Que voulez-vous dire? est-il
possible que vous puissiez tirer un _dragon_ de tant de douceurs, de
caresses, de soins, de tendresses, de complaisances? Ne me parlez donc
plus sur ce ton: il faudrait que je fusse bien déraisonnable, si je
n'étais pleinement satisfaite. Ne me grondez point de trop écrire, cela
me fait plaisir; je m'en vais laisser là ma lettre jusqu'à demain.



186.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 30 juin 1677.

Vous m'apprenez enfin que vous voilà à Grignan. Les soins que vous avez
de m'écrire me sont de continuelles marques de votre amitié: je vous
assure au moins que vous ne vous trompez pas dans la pensée que j'ai
besoin de ce secours; rien ne m'est en effet si nécessaire. Il est vrai,
et j'y pense trop souvent, que votre présence me l'eût été beaucoup
davantage; mais vous étiez disposée d'une manière si extraordinaire,
que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m'ont fait
consentir à cette douleur, sans oser faire autre chose que d'étouffer
mes sentiments. C'était un crime pour moi que d'être en peine de votre
santé: je vous voyais périr devant mes yeux, et il ne m'était pas permis
de répandre une larme; c'était vous tuer, c'était vous assassiner; il
fallait étouffer: je n'ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni
plus nouveau. Si, au lieu de cette contrainte, qui ne faisait
qu'augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour
languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en
complaisance, et à me témoigner un véritable désir de suivre les avis
des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m'avouer que le
repos et l'air de Livry vous eussent été bons; c'est cela qui m'eût
véritablement consolée, et non pas d'écraser tous nos sentiments. Ah! ma
fille, nous étions d'une manière sur la fin qu'il fallait faire comme
nous avons fait. Dieu nous montrait sa volonté par cette conduite: mais
il faut tâcher de voir s'il ne veut pas bien que nous nous corrigions,
et qu'au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne
serait point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs
la liberté qu'ils veulent avoir, et sans laquelle il n'est pas possible
de vivre en repos. Voilà qui est une fois dit pour toutes, je n'en dirai
plus rien: mais faisons nos réflexions chacune de notre côté, afin que,
quand il plaira à Dieu que nous nous retrouvions ensemble, nous ne
retombions pas dans de pareils inconvénients. C'est une marque du besoin
que vous aviez de ne plus vous contraindre, que le soulagement que vous
avez trouvé dans la fatigue d'un voyage si long. Il faut des remèdes
extraordinaires aux personnes qui le sont; les médecins n'eussent jamais
imaginé celui-là. Dieu veuille qu'il continue d'être bon, et que l'air
de Grignan ne lui soit point contraire! Il fallait que je vous écrivisse
tout ceci en une seule fois pour soulager mon cœur, et pour vous dire
qu'à la première occasion nous ne nous mettions plus dans le cas qu'on
vienne nous faire l'abominable compliment de nous dire, avec toute sorte
d'agrément, que, pour être fort bien, il faut ne nous revoir jamais.
J'admire la patience qui peut souffrir la cruauté de cette pensée.

Vous m'avez fait venir les larmes aux yeux en me parlant de votre
petit[503]. Hélas! le pauvre enfant! le moyen de le regarder en cet
état? Je ne me dédis point de ce que j'en ai toujours pensé: mais je
crois que par tendresse on devait souhaiter qu'il fût déjà où son
bonheur l'appelle. Pauline me paraît digne d'être votre jouet; sa
ressemblance même ne vous déplaira point; du moins je l'espère. Ce petit
nez _carré_[504] est une belle pièce à retrouver chez vous. Je trouve
plaisant que les nez de Grignan n'aient voulu permettre que celui-là, et
n'aient point voulu entendre parler du vôtre; c'eût été bien plus tôt
fait: mais ils ont eu peur des extrémités, et n'ont point craint cette
modification. Le petit marquis est fort joli; et, pour n'être pas changé
en mieux, il ne faut pas que vous en ayez du chagrin. Parlez-moi souvent
de ce petit peuple, et de l'amusement que vous y trouvez. Je revins
dimanche de Livry. Je n'ai point vu le coadjuteur, ni aucun Grignan,
depuis que je suis ici. Je laisse à la Garde à vous mander les
nouvelles; il me semble que tout est comme auparavant. _Io_ est dans les
prairies en toute liberté, et n'est observée par aucun Argus: Junon
tonnante et triomphante[505]. Corbinelli revient[506]; je m'en vais dans
deux jours le recevoir à Livry. Le cardinal l'aime autant que nous; le
gros abbé m'a montré des lettres plaisantes qu'ils vous écrivent. Enfin,
après avoir bien _tourné_, notre âme _est verte_; ç'a été un grand jeu
pour son éminence qu'un esprit neuf comme celui de notre ami. Adieu, ma
très-chère, continuez de m'aimer; instruisez-moi de vous en peu de mots;
car je vous recommande toujours de retrancher vos écritures. Pour moi,
je n'ai que votre commerce uniquement, et j'écris une lettre à plusieurs
reprises. Je crois que madame de Coulanges n'ira point à Lyon, elle a
trop d'affaires ici. _Oh! que je fais de poudre[507]!_ D'où vient que
vous avez une sœur[508], et que ce n'est pas madame de Rochebonne? Je
vous souhaiterais pour l'une les mêmes sentiments que pour l'autre; mais
il me semble que ce n'est pas tout à fait la même chose.


  [503] Il s'agissait ici du petit enfant venu à huit mois.

  [504] Comme celui de madame de Sévigné.

  [505] Allusion relative à madame de Ludres et à madame de Montespan.

  [506] De Commercy, où il était allé voir le cardinal de Retz.

  [507] Allusion à une fable de _la Mouche_, envoyée par madame de
  Grignan.

  [508] La marquise de Saint Andiol, sœur de M. de Grignan.



187.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, samedi 3 juillet 1677.

Hélas! ma chère, je suis fâchée de votre pauvre petit enfant[509]! il
est impossible que cela ne touche. Ce n'est pas, comme vous savez, que
j'aie compté sur sa vie. Je le trouvais, sur la peinture qu'on m'en
avait faite, sans aucune espérance: mais enfin c'est une perte pour
vous, en voilà trois. Dieu vous conserve le seul qui vous reste! il me
paraît déjà un fort honnête homme: j'aimerais mieux son bon sens et sa
droite raison, que toute la vivacité de ceux qu'on admire à cet âge, et
qui sont des sots à vingt ans. Soyez contente du vôtre, ma fille, et
menez-le doucement, comme un cheval qui a la bouche délicate, et
souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur sa timidité: ce conseil vient
de gens qui sont plus habiles que moi; mais l'on sent qu'il est fort
bon. Pour Pauline, j'ai une petite chose à vous dire: c'est que, de la
façon dont vous me la représentez, elle pourrait fort bien être aussi
belle que vous: voilà justement comme vous étiez; Dieu vous préserve
d'une si parfaite ressemblance, et d'un cœur fait comme le mien! Enfin,
je vois que vous l'aimez, qu'elle est aimable, et qu'elle vous divertit.
Je voudrais bien pouvoir l'embrasser, et reconnaître _ce chien de visage
que j'ai vu quelque part_.

Je suis ici depuis hier matin. J'avais dessein d'attendre Corbinelli au
passage, et de le prendre au bout de l'avenue, pour causer avec lui
jusqu'à demain. Nous avons pris toutes les précautions, nous avons
envoyé à Claie, et il se trouve qu'il avait passé une demi-heure
auparavant. Je vais demain le voir à Paris, et je vous manderai des
nouvelles de son voyage; car je n'achèverai cette lettre que mercredi.
Ah! ma très-chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a
ici! quel air doux et gracieux! quelle fraîcheur! quelle tranquillité!
quel silence! Je voudrais pouvoir vous envoyer de tout cela, et que
votre bise fût confondue. Vous me dites que je suis en peine de votre
maigreur: je vous l'avoue; c'est qu'elle parle et dit votre mauvaise
santé. Votre tempérament, c'est d'être grasse; si ce n'est, comme vous
dites, que Dieu vous punisse d'avoir voulu détruire une si belle santé
et une machine si bien composée: c'est une si grande rage que de pareils
attentats, que Dieu est juste quand il les punit; mais ceux qui en sont
affligés ont, ce me semble, beaucoup de raison de l'être. Vous voulez
me persuader la dureté de votre cœur, pour me rassurer sur la perte de
votre petit; je ne sais, mon enfant, où vous prenez cette dureté; je ne
la trouve que pour vous: mais pour moi, et pour tout ce que vous devez
aimer, vous n'êtes que trop sensible; c'est votre plus grand mal, vous
en êtes dévorée et consumée. Eh! ma chère, prenez sur nous, et donnez-le
au soin de votre personne; comptez-vous pour quelque chose, et nous vous
serons obligés de toutes les marques d'amitié que vous nous donnerez par
ce côté-là; vous ne sauriez rien faire pour moi qui me touche le cœur
plus sensiblement. Je suis étonnée que le petit marquis et sa sœur
n'aient point été fâchés du petit frère: cherchons un peu où ils
auraient pris ce cœur tranquille; ce n'est pas chez vous assurément.

Vous voyez bien que la longueur de cette lettre vient proprement de ce
que j'abuse de la permission de causer à Livry, où je suis seule, et
sans aucune affaire. Je devrais bien faire un compliment à M. de Grignan
sur la mort de ce petit; mais quand on songe que c'est un ange devant
Dieu, le mot de douleur et d'affliction ne se peut prononcer: il faut
que des chrétiens se réjouissent, s'ils ont le moindre principe de la
religion qu'ils professent.


  [509] L'enfant né en février 1676, à huit mois.



188.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, vendredi 16 juillet 1677.

J'arrivai hier au soir ici, ma très-chère: il y fait parfaitement beau;
j'y suis seule, et dans une paix, un silence, un loisir, dont je suis
ravie. Ne voulez-vous pas bien que je me divertisse à causer un peu avec
vous? Songez que je n'ai nul commerce qu'avec vous; quand j'ai écrit en
Provence, j'ai tout écrit. Je ne crois pas en effet que vous eussiez la
cruauté de nommer un commerce une lettre en huit jours à madame de
Lavardin. Les lettres d'affaires ne sont ni fréquentes, ni longues. Mais
vous, mon enfant, vous êtes en butte à dix ou douze personnes qui sont à
peu près ces cœurs dont vous êtes uniquement adorée, et que je vous ai
vue compter sur vos doigts. Ils n'ont tous qu'une lettre à écrire, et il
en faut douze pour y faire réponse; voyez ce que c'est par semaine, et
si vous n'êtes pas tuée, assassinée; chacun en disant: Pour moi, je ne
veux point de réponse, seulement trois lignes pour savoir comme elle se
porte. Voilà le langage; et de moi la première: enfin nous vous
assommons; mais c'est avec toute l'honnêteté et la politesse de l'homme
de la comédie, qui donne des coups de bâton avec un visage gracieux, en
demandant pardon, et disant, avec une grande révérence: «Monsieur, vous
le voulez donc, j'en suis au désespoir[510].» Cette application est
juste et trop aisée à faire, je n'en dirai pas davantage.

Mercredi au soir, après vous avoir écrit, je fus priée, avec toutes
sortes d'amitiés, d'aller souper chez Gourville avec mesdames de
Schomberg, de Frontenac, de Coulanges, M. le Duc, MM. de la
Rochefoucauld, Barillon, Briole, Coulanges, Sévigné. Le maître du logis
nous reçut dans un lieu nouvellement rebâti, le jardin de plain-pied de
l'hôtel de Condé[511], des jets d'eau, des cabinets, des allées en
terrasses, six hautbois dans un coin, six violons dans un autre, des
flûtes douces un peu plus près, un soupé enchanté, une basse de viole
admirable, une lune qui fut témoin de tout. Si vous ne haïssiez point à
vous divertir, vous regretteriez de n'avoir point été avec nous. Il est
vrai que le même inconvénient du jour que vous y étiez arriva et
arrivera toujours, c'est-à-dire qu'on assemble une très-bonne compagnie
pour se taire, et à condition de ne pas dire un mot: Barillon, Sévigné
et moi nous en rîmes, et nous pensâmes à vous. Le lendemain, qui était
jeudi, j'allai au palais, et je fis si bien (le bon abbé le dit ainsi)
que j'obtins une petite injustice, après en avoir souffert beaucoup de
grandes, par laquelle je toucherai deux cents louis, en attendant sept
cents autres que je devrais avoir il y a huit mois, et qu'on dit que
j'aurai cet hiver. Après cette misérable petite expédition, je vins le
soir ici me reposer; et me voilà résolue d'y demeurer jusqu'au 8 du mois
prochain, qu'il faudra m'aller préparer pour aller en Bourgogne et à
Vichy. J'irai peut-être dîner quelquefois à Paris: madame de la Fayette
se porte mieux. J'irai à Pomponne demain; le grand d'Hacqueville y est
dès hier, je le ramènerai ici. Le _frater_ va chez la belle, et la
réjouit fort; elle est gaie naturellement; les mères lui font aussi une
très-bonne mine.

Corbinelli me viendra voir ici; il a fort approuvé et admiré ce que vous
mandez de cette métaphysique, et de l'esprit que vous avez eu de la
comprendre. Il est vrai qu'ils se jettent dans de grands embarras, aussi
bien que sur la prédestination et sur la liberté. Corbinelli tranche
plus hardiment que personne; mais les plus sages se tirent d'affaire par
un _altitudo_, ou par imposer silence, comme notre cardinal. Il y a le
plus beau galimatias que j'aie encore vu au vingt-sixième article du
dernier tome des _Essais de morale_, dans le _Traité de tenter Dieu_.
Cela divertit fort; et quand d'ailleurs on est soumise, que les mœurs
n'en sont pas dérangées, et que ce n'est que pour confondre les faux
raisonnements, il n'y a pas grand mal; car s'ils voulaient se taire,
nous ne dirions rien; mais de vouloir à toute force établir leurs
maximes, nous traduire saint Augustin, de peur que nous ne l'ignorions,
mettre au jour tout ce qu'il y a de plus sévère, et puis conclure, comme
le père Bauni[512], de peur de perdre le droit de gronder; il est vrai
que cela impatiente, et pour moi, je sens que je fais comme Corbinelli.
Je veux mourir si je n'aime mille fois mieux les jésuites, ils sont au
moins tout d'une pièce, uniformes dans la doctrine et dans la morale.
Nos frères disent bien et concluent mal; ils ne sont point sincères; me
voilà dans Escobar. Ma fille, vous voyez bien que je me joue et que je
me divertis.

J'ai laissé Beaulieu avec le copiste de M. de la Garde; il ne quitte
point mon original. Je n'ai eu cette complaisance pour M. de la Garde
qu'avec des peines extrêmes; vous verrez, vous verrez ce que c'est que
ce barbouillage. Je souhaite que les derniers traits soient plus
heureux; mais hier c'était quelque chose d'horrible. Voilà ce qui
s'appelle vouloir avoir une copie de ce beau portrait de madame de
Grignan, et je suis barbare quand je le refuse. Oh bien! je ne l'ai pas
refusé; mais je suis bien aise de ne jamais rencontrer une telle
profanation du visage de ma fille. Ce peintre est un jeune homme de
Tournay, à qui M. de la Garde donne trois louis par mois; son dessein a
été d'abord de lui faire peindre des paravents, et finalement c'est
Mignard qu'il s'agit de copier. Il y a un peu du _veau de Poissy_ à la
plupart de ces sortes de pensées là: mais chut! car j'aime très-fort
celui dont je parle.

Je voudrais, ma fille, que vous eussiez un précepteur pour votre enfant;
c'est dommage de laisser son esprit _inculto_. Je ne sais s'il n'est pas
encore trop jeune pour le laisser manger de tout; il faut examiner si
les enfants sont des charretiers, avant que de les traiter comme des
charretiers: on court risque autrement de leur faire de pernicieux
estomacs, et cela tire à conséquence.


  [510] _Voyez_ le _Mariage forcé_, comédie de Molière, scène XVI.

  [511] Cet hôtel existait à la place où l'on a construit le théâtre de
  l'Odéon et les rues adjacentes, dont l'une conserve le nom de _Condé_.

  [512] Ce père est un des jésuites que Pascal a tournés en ridicule
  dans ses _Lettres provinciales_.



189.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, vendredi 23 juillet 1677.

Le baron est ici, et ne me laisse pas mettre le pied à terre, tant il me
mène rapidement dans les lectures que nous entreprenons: ce n'est
qu'après avoir fait honneur à la conversation. Don Quichotte, Lucien,
_les petites Lettres_[513], voilà ce qui nous occupe. Je voudrais de
tout mon cœur, ma fille, que vous eussiez vu de quel air et de quel ton
il s'acquitte de cette dernière lecture; elles ont un prix tout
particulier quand elles passent par ses mains; c'est une chose divine,
et pour le sérieux, et pour la parfaite raillerie. Elles me sont
toujours nouvelles, et je crois que cette sorte d'amusement vous
divertirait bien autant que _l'indéfectibilité_ de la matière. Je
travaille pendant que l'on lit; et la promenade est si fort à la main,
comme vous savez, que l'on est dix fois dans le jardin, et dix fois on
en revient. Je crois faire un voyage d'un instant à Paris; nous
ramènerons Corbinelli: mais je quitterai ce joli et paisible désert, et
partirai le 16 d'août pour la Bourgogne et pour Vichy. Ne soyez en nulle
peine de ma conduite pour les eaux: comme Dieu ne veut pas que j'y sois
avec vous, il ne faut penser qu'à se soumettre à ce qu'il ordonne. Je
tâche de me consoler, dans la pensée que vous dormez, que vous mangez,
que vous êtes en repos, que vous n'êtes plus dévorée de mille _dragons_,
que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n'est
plus comme celle d'une personne étique: c'est dans ces changements que
je veux trouver un adoucissement à notre séparation; quand l'espérance
voudra se mêler à ces pensées, elle sera la très-bien venue, et y
tiendra sa place admirablement. Je crois M. de Grignan avec vous; je lui
fais mille compliments sur toutes ses prospérités: je sais comme on le
reçoit en Provence, et je ne suis jamais étonnée qu'on l'aime beaucoup.
Je lui recommande Pauline, et le prie de la défendre contre votre
philosophie. Ne vous ôtez point tous deux ce joli amusement: hélas!
a-t-on si souvent des plaisirs à choisir? Quand il s'en trouve quelqu'un
d'innocent et de naturel sous notre main, il me semble qu'il ne faut
point se faire la cruauté de s'en priver. Je chante donc encore une
fois: _Aimez, aimez Pauline; aimez sa grâce extrême_[514].

Nous attendrons jusqu'à la Saint-Remy ce que pourra faire madame de
Guénégaud pour sa maison: si elle n'a rien fait alors, nous prendrons
notre résolution, et nous en chercherons une pour Noël; ce ne sera pas
sans beaucoup de peine que je perdrai l'espérance d'être sous un même
toit avec vous; peut-être que tout cela se démêlera à l'heure que nous y
penserons le moins. Je crois que M. de la Garde s'en ira bientôt: je lui
dirai adieu à Paris; ce vous sera une augmentation de bonne compagnie.
M. de Charost m'a écrit pour me parler de vous; il vous fait mille
compliments.

J'aurais tout l'air, ma fille, de penser comme vous sur le poëme épique;
le _clinquant_[515] du Tasse m'a charmée. Je crois pourtant que vous
vous accommoderez de Virgile: Corbinelli me l'a fait admirer; il
faudrait quelqu'un comme lui pour vous accompagner dans ce voyage. Je
m'en vais tâter _du Schisme des Grecs_; on en dit du bien; je
conseillerai à la Garde de vous le porter. Je ne sais aucune sorte de
nouvelle.


  _Monsieur de Sévigné._

  Ah! pauvre esprit, vous n'aimez point Homère! Les ouvrages les plus
  parfaits vous paraissent dignes de mépris, les beautés naturelles ne
  vous touchent point: il vous faut du clinquant, ou _des petits
  corps_[516]. Si vous voulez avoir quelque repos avec moi, ne lisez
  point Virgile; je ne vous pardonnerais jamais les injures que vous
  pourriez lui dire. Si vous vouliez cependant vous faire expliquer le
  sixième livre et le neuvième où est l'aventure de Nisus et d'Euryalus,
  et le onze et le douze, je suis sûr que vous y trouveriez du plaisir:
  Turnus vous paraîtrait digne de votre estime et de votre amitié; et en
  un mot, comme je vous connais, je craindrais fort pour M. de Grignan
  qu'un pareil personnage ne vînt aborder en Provence. Mais moi qui suis
  bon frère, je vous souhaiterais du meilleur de mon cœur une telle
  aventure; puisqu'il est écrit que vous devez avoir la tête tournée,
  il vaudrait mieux que ce fût de cette sorte que par _l'indéfectibilité
  de la matière_, et par _les négations non conversibles_. Il est triste
  de n'être occupée que d'atomes, et de raisonnements si subtils que
  l'on n'y puisse atteindre.

  Au reste, ce serait une chose curieuse que je vous dusse mon mariage;
  il ne vous manque plus que cela, pour être une sœur bien différente
  des autres; et il n'y a que cette suite qui puisse répondre à tout ce
  que vous avez fait jusqu'ici sur mon sujet. Quoi qu'il puisse arriver,
  je vous assure que cela n'augmentera point ma tendresse ni ma
  reconnaissance pour vous, ma belle petite sœur.


_Madame de Sévigné._

Le bon abbé vous assure de son éternelle amitié. Adieu, ma chère enfant.
_La Mouche_[517] est à la cour, c'est une fatigue; mais que faire? M. de
Schomberg est toujours vers la Meuse, avec son train, c'est-à-dire _tout
seul tête à tête_[518]. Madame de Coulanges disait l'autre jour qu'il
fallait donner à M. de Coulanges l'intendance de cette armée. Quand je
verrai la maréchale (_de Schomberg_), je lui dirai des douceurs pour
vous. M. le Prince est dans son apothéose de Chantilly; il vaut mieux là
que tous vos héros d'Homère. Vous nous les ridiculisez extrêmement: nous
trouvons, comme vous dites, qu'il y a de _la feuille qui chante_ à tout
ce mélange des dieux et des hommes; cependant il faut respecter le père
le Bossu. Madame de la Fayette commence à prendre des bouillons, sans en
être malade; c'est ce qui faisait craindre le dessèchement.


  [513] Les _Lettres provinciales_.

  [514] Parodie de ce vers de l'opéra de _Thésée_, acte II, scène Ire:

    Aimez, aimez Thésée; aimez sa gloire extrême.

  [515] Expression de Boileau.

  [516] On sait que madame de Grignan aimait la philosophie de
  Descartes, et qu'elle en faisait sa principale étude.

  [517] Madame de Coulanges; allusion à la fable que madame de Grignan
  avait envoyée à sa mère.

  [518] Son armée se trouvait réduite à rien, par les différents
  détachements qu'on en avait tirés pour grossir l'armée du maréchal de
  Créqui.



190.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, mardi, en attendant mercredi, 4 août 1677.

Je vins ici samedi matin, comme je vous l'avais mandé. La comédie[519]
du vendredi nous réjouit beaucoup: nous trouvâmes que c'était la
représentation de tout le monde; chacun a ses visions plus ou moins
marquées. Une des miennes présentement, c'est de ne me point encore
accoutumer à cette jolie abbaye, de l'admirer toujours comme si je ne
l'avais jamais vue, et de trouver que vous m'êtes bien obligée de la
quitter pour aller à Vichy. Ce sont de ces obligations que je reproche
au bon abbé, quand j'ai écrit deux ou trois lettres en Bretagne pour mes
affaires: sur le même ton, vous êtes bien ingrate de dire que vous voyez
toujours cette écritoire en l'air, et que j'écris trop. Vous ne me
parlez point de votre santé, c'est pourtant un petit article que je ne
trouve pas à négliger: tant que vous serez maigre, vous ne serez point
guérie; et soit par le sang échauffé et subtilisé, soit par la poitrine,
vous devez toujours craindre le dessèchement. Je souhaite donc qu'on ait
un peu de peine à vous lacer, pourvu que la crainte d'engraisser ne vous
jette pas dans la pénitence, comme l'année dernière; car il faut songer
à tout: mais cette crainte ne peut pas entrer deux fois dans une tête
raisonnable.

Au reste, vous avez des lunettes meilleures que celles de l'abbé; vous
voyez assurément tout le manége que je fais quand j'attends vos lettres;
je tourne autour du petit pont: je sors de _l'Humeur de ma fille_, et je
regarde par _l'Humeur de ma mère_[520] si _la Beauce_[521] ne revient
point; et puis je remonte, et reviens mettre mon nez au bout de l'allée
qui donne sur le petit pont; et, à force de faire ce chemin, je vois
venir cette chère lettre; je la reçois, et la lis avec tous les
sentiments que vous devinez; car vous avez des lunettes pour tout.
J'attends ce soir la seconde, et j'y ferai réponse demain. Le bon abbé
est étonné que les voyages d'Aix et de Marseille, et le payement des
gardes, vous aient jetés dans une si excessive dépense. Vous disiez, il
y a quinze jours, que vous étiez bien: c'est que vous aviez compté sans
votre hôte, qui fait toujours ses parties bien hautes, sans qu'on en
puisse rien rabattre. Vous dites que votre château est une grande
ressource, j'en suis d'accord; mais j'aimerais mieux y demeurer par
choix, que d'y être forcée par la nécessité. Vous savez ce que dit
l'abbé d'Effiat[522]; il a épousé sa maîtresse; il aimait Véret quand il
n'était pas obligé d'y demeurer; il ne peut plus y durer, parce qu'il
n'ose en sortir. Enfin, ma fille, je vous conseille de suivre toutes vos
bonnes résolutions de règle et d'économie: cela ne rajuste pas une
maison, mais cela rend la vie moins sèche et moins ennuyeuse.


  Mercredi matin.

Je reçois votre lettre du 28 juillet: il me semble que vous étiez gaie,
votre gaieté marque de la santé; voilà, ma très-chère, comme je tire ma
conséquence. Vous me priez d'aller à Grignan, vous me parlez de vos
melons, de vos figues, de vos muscats; ah! j'en mangerais bien: mais
Dieu ne veut pas que je fasse cette année un si agréable voyage; vous ne
ferez pas non plus celui de Vichy. Vous dites, ma chère enfant, que
votre amitié n'est pas trop visible en certains endroits; la mienne ne
l'est pas trop aussi: il faut nous faire crédit l'une à l'autre: je vois
fort bien la vôtre, et j'en suis contente; soyez de même pour moi; ce
sont de ces choses que l'on croit parce qu'elles sont vraies, et de ces
vérités qui s'établissent parce qu'elles sont des vérités.

J'avais ouï parler confusément de cette lettre de M. de Montausier; je
trouve, comme vous, son procédé digne de lui; vous savez à quel point il
me paraît orné de toutes sortes de vertus. On avait cherché à le
tromper, on avait corrompu son langage; on s'est enfin redressé, et lui
aussi; il l'avoue: c'est une sincérité et une honnêteté de l'ancienne
chevalerie. Voilà qui est donc fait, ma fille, vous êtes assurée d'avoir
ces jeunes demoiselles[523]. Vous êtes une si grande quantité de bonnes
têtes, qu'il ne faut pas douter que vous ne preniez le meilleur parti et
le plus conforme à vos intérêts; peut-être que les miens s'y
rencontreront: j'en profiterai avec bien du plaisir.

Je sens la joie du bel abbé de se voir dans le château de ses pères, qui
ne fait que devenir tous les jours plus beau et plus ajusté. M. de la
Garde, dont je parle volontiers parce que je l'aime, est cause encore de
ces copies[524], dont je suis vraiment au désespoir. Je vous assure que
sans lui j'eusse continué ma brutalité; j'avais résisté à la faveur,
j'ai succombé à l'amitié: si je n'avais que vingt ans, je ne lui
découvrirais pas ces faiblesses. Je me suis donc trouvée en presse, tout
le monde criant contre moi. «Elle est folle, _disait-on_, elle est
jalouse. M. de Saint-Géran n'aime-t-il point sa femme? Il a permis qu'on
prît des copies de son portrait. Hé bien! on en aura un original; il ne
me sera pas refusé. Cela est plaisant qu'elle croie qu'il n'y a qu'elle
qui doive avoir le portrait de sa fille! Je l'aurai plus beau que le
sien.» Je ne me serais guère souciée de toute cette clameur, si M. de la
Garde ne s'en était point mêlé: mais voilà la première pinte; il n'y a
que celle-là de chère..... c'est donc de l'aversion qu'on a pour les
autres. Oh bien! faites donc, que le _diantre_ vous emporte! le voilà,
faites-en tout ce que vous voudrez. Vous ririez bien, si vous saviez
tout le chagrin que cela me donne, et combien j'en ai sué. Vous qui
n'aimez pas les portraits, j'ai compris que vous seriez la première à me
ridiculiser. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que cet original ne me
paraît plus entier ni précieux: cela me blesse le cœur: allons, allons,
il faut être mortifiée sur toutes choses; voilà qui est fait, n'en
parlons plus: cet article est long et assez inutile, mais je n'en ai pas
été la maîtresse, non plus que de mon pauvre portrait.


  [519] Les _Visionnaires_ de Desmarets.

  [520] Noms de deux allées du parc de l'abbaye de Livry.

  [521] Laquais de madame de Sévigné.

  [522] Abbé de Saint-Sernin de Toulouse et de Trois-Fontaines. Il était
  exilé dans sa maison de Véret.

  [523] Mesdemoiselles de Grignan étaient nièces de madame la duchesse
  de Montausier.

  [524] Madame de Sévigné ne voulait pas laisser copier le portrait de
  sa fille; mais elle n'avait pu refuser M. de la Garde.



191.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 13 août 1677.

Je ne veux plus parler du chagrin que vous m'avez donné, en me disant
que vous ne me causiez que des inquiétudes et des douleurs par votre
présence: voudrait-on être capable de ne les avoir pas, quand on aime
aussi véritablement que je vous aime? c'est une belle idée, et bien
ressemblante aux sentiments que j'ai pour vous! Je dirais beaucoup de
choses sur ce sujet, que je coupe court par mille raisons; mais pour y
penser souvent, c'est de quoi je ne vous demanderai pas congé.

Mon fils partit hier; il est fort loué de cette petite équipée; tel l'en
blâme, qui l'aurait accablé, s'il n'était point parti: c'est dans ces
occasions que le monde est plaisant. Il est plus aisé de le justifier
d'être allé à cette échauffourée, que d'être demeuré ici seul et
tranquille: pour moi, j'ai fort approuvé son dessein, je l'avoue: vous
voyez que je laisse assez bien partir mes enfants.

Il y a long temps que je suis de votre avis pour préférer les mauvaises
compagnies aux bonnes: quelle tristesse de se séparer de ce qui est bon!
et quelle joie de voir partir une troupe de Provençaux tels que vous me
les nommez! Ne vous souvient-il point de la couvée de Fouesnel, et comme
nous tirions agréablement le jour et le moment de leur bienheureuse
sortie? Nous nous mettions à couleur dès la veille, et nous trouvions
que nous avions le plus beau jeu du monde le lendemain. Soutenons donc,
ma fille, que rien n'est si bon dans les châteaux qu'une chienne de
compagnie, et rien de si mauvais qu'une bonne. Si l'on veut
l'explication de cette énigme, qu'on vienne parler à nous.

Je pars lundi pour aller voir notre ami Guitaut; je souhaite qu'il me
mette au rang de ces compagnies que l'on craint: pour moi, je le trouve
en tout temps digne d'être évité. Sa femme accouche ici, elle en est au
désespoir: elle s'y trouve engagée par un procès. Le bon abbé vient avec
moi: je ne suis pas fort gaie, comme vous pouvez penser; mais
qu'importe?

On tient le siége de Charleroi tout assuré; s'il y a quelque nouvelle
entre ci et minuit, je vous la manderai. M. de Lavardin, et tous ceux
qui n'ont point de place à l'armée, sont partis pour y aller; c'est une
folie. Pour moi, j'espère toujours que ces grandes montagnes
n'enfanteront que des souris; Dieu le veuille!

Le voyage de la Bagnols est assuré; vous serez témoin de ses langueurs,
de ses rêveries, qui sont des applications à rêver: elle se redresse
comme en sursaut, et madame de Coulanges lui dit: _Ma pauvre sœur, vous
ne rêvez point du tout_. Pour son style, il m'est insupportable, et me
jette dans des grossièretés, de peur d'être comme elle. Elle me fait
renoncer à la délicatesse, à la finesse, à la politesse, de crainte de
donner dans les tours de passe-passe, comme vous dites: cela est triste
de devenir une paysanne. _On sent qu'on serait digne de ne pas vous
déplaire, par l'envie qu'on en a_; et cent autres babioles que je sais
quelquefois par cœur, et que j'oublie tout d'un coup. Nous appelons
cela des _chiens du Bassan_; ils sont enragés à force d'être devenus
méchants.

Adieu, ma très-chère enfant; ne vous faites aucun _dragon_, si vous ne
voulez m'en faire mille. N'est-ce pas déjà trop de m'avoir dit, que
_vous ne valiez rien pour moi_? quel discours! ah! qu'est-ce qui m'est
donc bon? et à quoi puis-je être bonne sans vous? bonjour, M. le comte.



192.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Villeneuve-le-Roi, mercredi 18 août 1677.

Hé bien! ma fille, êtes-vous contente? me voilà en chemin, comme vous
voyez. Je partis lundi, et il était question ce jour-là d'une nouvelle
qui était encore dans la nue. J'avais une grande impatience de savoir
si on ne s'était point battu, car on nous avait ôté entièrement la levée
du siége de Charleroi, qui s'était faussement répandue, on ne sait
comment. Je priai donc M. de Coulanges de m'envoyer à Melun, où j'allais
coucher, ce qu'il apprendrait de madame de Louvois. En effet, je vis
arriver un laquais, qui m'apprit que le siége de Charleroi était levé
tout de bon, et qu'il avait vu le billet que M. de Louvois écrit à sa
femme; en sorte que je pouvais continuer mon voyage tranquillement: il
est vrai que c'est un grand plaisir de n'avoir plus à digérer les
inquiétudes de la guerre. Que dites-vous du bon prince d'Orange? Ne
diriez-vous point qu'il ne songe qu'à rendre mes eaux salutaires, et à
faire trouver nos lettres ridicules, comme il y a quatre ans, lorsque
nous faisions des raisonnements sur un avenir qui n'était point? Il ne
nous attrapera pas une troisième fois.

Je reprends donc mon voyage, où je marche sur vos pas: j'eus le cœur un
peu embarrassé à Villeneuve-Saint-Georges, en revoyant ce lieu où nous
pleurâmes de si bon cœur. L'hôtesse me paraît une personne de bonne
conversation: je lui demandai fort comme vous étiez la dernière fois;
elle me dit que vous étiez triste, que vous étiez maigre, et que M. de
Grignan tâchait de vous donner courage, et de vous faire manger: voilà
comme j'ai cru que cela était. Elle me dit qu'elle entrait bien dans nos
sentiments; qu'elle avait marié aussi sa fille, loin d'elle, et que le
jour de leur séparation elles _demeurirent_ toutes deux pâmées; je crus
qu'elle était pour le moins à Lyon. Je lui demandai pourquoi elle
l'avait envoyée si loin; elle me dit que c'est qu'elle avait trouvé un
bon parti, un honnête homme, _Dieu marci_. Je la priai de me dire le nom
de la ville: elle me dit que c'était à Paris, qu'il était boucher,
logeant vis-à-vis du palais Mazarin, et qu'il avait l'honneur de servir
M. du Maine, madame de Montespan, et le roi, fort souvent. Je vous
laisse méditer sur la justesse de la comparaison, et sur la naïveté de
la bonne hôtesse. J'entrai dans sa douleur, comme elle était entrée dans
la mienne; et j'ai toujours marché depuis par le plus beau temps, le
plus beau pays et le plus beau chemin du monde. Vous me disiez qu'il
était d'hiver quand vous y passâtes; il est devenu d'été, et d'un été le
plus tempéré qu'on puisse imaginer. Je demande partout de vos nouvelles,
et l'on m'en dit partout; si je n'en avais point reçu depuis, je serais
un peu en peine, car je vous trouve maigre; mais je me flatte que la
princesse Olympie aura fait place à la princesse Cléopâtre. Le bon abbé
a des soins de moi incroyables; il s'est engagé dans des complaisances,
des douceurs, des bontés, des facilités dont il me paraît que vous devez
lui tenir compte, ayant envie, dit-il, de vous plaire en me conduisant
si bien: je lui ai promis de ne vous rien laisser ignorer là-dessus.

Nous lisons une histoire des empereurs d'Orient, écrite par une jeune
princesse, fille de l'empereur Alexis[525]. Cette histoire est
divertissante, mais c'est sans préjudice de Lucien, que je continue: je
n'en avais jamais vu que trois ou quatre pièces célèbres; les autres
sont tout aussi belles. Mais ce que je mets encore au-dessus, ce sont
vos lettres: ce n'est point parce que je vous aime: demandez à ceux qui
sont auprès de vous. M. le comte, répondez; M. de la Garde, M. l'abbé,
n'est-il pas vrai que personne n'écrit comme elle? Je me divertis donc
de deux ou trois que j'ai apportées; vraiment ce que vous dites d'une
certaine femme est digne de l'impression. Au reste, je ne m'en dédis
point; j'ai vu passer la diligence; je suis plus persuadée que jamais
qu'on ne peut point languir dans une telle voiture; et pour une rêverie
de suite, hélas! il vient un cahot qui vous culbute, et l'on ne sait
plus où l'on en est. A propos, la B.......[526] s'est signalée en
cruauté et barbarie sur la mort de sa mère[527]; c'était elle qui devait
pleurer par son seul intérêt; elle est généreuse autant que dénaturée;
elle a scandalisé tout le monde; elle causait et lavait ses dents
pendant que la pauvre femme rendait l'âme. Je vous entends crier d'ici.
Ah, ma fille! que vous êtes bien dans l'autre extrémité! J'ai médité sur
cette mort. Madame de Guénégaud avait fait un grand rôle, la fortune de
bien des gens, la joie et le plaisir de bien d'autres; elle avait eu
part à de grandes affaires; elle avait eu la confiance de deux ministres
(_M. de Chavigny_, _M. Fouquet_), dont elle avait honoré le bon goût.
Elle avait un grand esprit, de grandes vues, un grand art de posséder
noblement une grande fortune; elle n'a point su en supporter la perte:
sa déroute avait aigri son esprit; elle était irritée de son malheur;
cela se répandait sur tout, et servait peut-être de prétexte au
refroidissement de ses amis. En cela toute contraire au pauvre M.
Fouquet, qui était ivre de sa faveur, et qui a soutenu héroïquement sa
disgrâce; cette comparaison m'a toujours frappée. Voilà les réflexions
de Villeneuve-le-Roi; vous jugez bien qu'on n'en aurait pas le loisir, à
moins que d'être paisiblement dans son carrosse. J'y ajoute que le monde
est un peu trop tôt consolé de la perte d'une telle personne, qui avait
bien plus de bonnes qualités que de mauvaises.


  [525] La princesse Anne Comnène, qui vivait au commencement du XIIe
  siècle.

  [526] Élisabeth-Angélique du Plessis-Guénégaud, veuve de François,
  comte de Boufflers.

  [527] Madame de Guénégaud.



193.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, samedi au soir 4 septembre 1677.

J'ai reçu deux de vos lettres en arrivant, ma très-chère; j'en avais
grand besoin: mon cœur était triste, me voilà bien: je les relirai, ce
m'est une consolation. Ma fille, passé aujourd'hui, je vous promets de
ne plus écrire qu'un mot, c'est-à-dire, _la feuille qui chante et
chantera_; mais faites-en donc de même: vous êtes excédée d'écriture, et
c'est être malade à votre âge, que d'être maigre au point que vous
l'êtes; je hais, il est vrai, de voir si visiblement la côte d'Adam en
votre personne. Ma fille, ne me grondez pas ce soir, je veux un peu
parler: j'arrive; je me repose demain; rien ne m'oblige à me taire. M.
de Champlâtreux est déjà venu me voir; le bon abbé le trouve d'une bonne
société; il lui donnera souvent à dîner. Savez-vous qui m'a déjà envoyé
faire un compliment? M. le marquis de Termes, qui arriva hier tout
malade de goutte et de colique: on dit qu'il a la barbe longue comme un
capucin: ah! c'est fort bien fait. Le chevalier de Flamarens est avec
lui, M. et madame d'Albon y sont aussi, M. de Jussac: on attend encore
bien du monde. J'oublie le meilleur, c'est Vincent qui sort déjà d'ici,
et qui prendra des soins de moi extrêmes. Je me porte très-bien; je ne
sais que souhaiter de mieux, sinon déclouer ce bienheureux état. Je vous
écrivis hier de la Palice; j'y vis un petit garçon que je trouvai joli:
il a sept ans; je suis sûre qu'il ressemble au vôtre: son père, qui est
un gentilhomme de M. de Saint-Géran, lui a appris l'exercice du mousquet
et de la pique; c'est la plus jolie chose du monde; vous aimeriez ce
petit enfant; cela lui dénoue le corps; il est délibéré, adroit, résolu.
Son père passe sa vie à la guerre; il est convalescent à la Palice, et
se divertit à rendre son fils un vrai petit soldat; j'aimerais mieux
cela qu'un maître à danser: si le hasard vous envoyait un tel homme,
prenez le même plaisir sur ma parole. M. l'archevêque a écrit au bon
abbé tout ce qui peut se mander d'obligeant et de tendre pour l'engager
au voyage de Grignan; mais je ne vois pas que cela l'ébranle, quoiqu'il
en soit touché. J'aurais bien à causer sur vos deux lettres que voilà;
mais, quoique je ne sois pas encore initiée à la fontaine, je veux vous
donner l'exemple. Un homme de la cour disait l'autre jour à madame de
Ludres: «Madame, vous êtes, ma foi, plus belle que jamais.»—«Tout de
bon? _dit-elle_; j'en suis bien aise, c'est un ridicule de moins.» J'ai
trouvé cela plaisant. Madame de Coulanges a des soins de moi admirables;
je regarde autour de moi; est-ce que je suis en fortune? Elle me rend le
tambourinage qu'elle reçoit de beaucoup d'autres. La Bagnols m'écrit
aussi mille douceurs _tortillonnées_. Adieu, ma chère enfant; évitez sur
toute chose le cœur de l'hiver pour revenir, et le détour de Reims.
Croyez-moi; il n'y a point de santé qui puisse résister à ces fatigues;
les voyages usent le corps comme les équipages.



194.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Vichy, mercredi au soir 22 septembre 1677.

Il me revient une lettre du 15. Je crois qu'elle est allée faire un tour
à Paris. Le chevalier en a reçu une du bel abbé de cette même date, qui
me fait voir au moins que vous vous portiez bien ce jour-là. Il est vrai
que si Vardes m'eût parlé de votre maladie un peu plus au temps présent,
nulle considération n'aurait pu me retenir; mais il fit si bien que je
ne pus tourner mon inquiétude que sur le passé. Ma très-chère, au nom de
Dieu, rapportez-moi votre bonne santé et votre joli visage; il est
certain que je ne puis m'en passer, ni vous permettre d'être changée à
l'âge où vous êtes. N'espérez donc point que je sois traitable sur cette
maigreur qui marque visiblement votre mauvaise santé; la mienne est
admirable. Je finis demain jeudi toutes mes affaires, je prends ma
dernière médecine: je n'ai bu que seize jours: je n'ai pris que deux
douches et deux bains chauds: je n'ai pu soutenir la douche; j'en suis
fâchée, car j'aime à suer; mais j'en étais trop étouffée et trop
étourdie: en un mot, c'est que je n'en ai plus de besoin, et que la
boisson m'a suffi et fait des merveilles. Je m'en vais vendredi à
Langlar; mes commensaux, Termes, Flamarens, Jussac, m'y suivront; le
chevalier viendra m'y voir samedi, et reviendra lundi commencer sa
douche. Il ne sera plus que huit jours sans moi; je le laisse en bon
train, les eaux lui font beaucoup de bien: il recevra en mon absence
mille présents de mes amis; il est fort content de moi. Pour mes mains,
elles sont mieux; et cette incommodité est si petite, que le temps est
le seul remède que je veuille souffrir. Je suis au désespoir, ma fille,
de la tristesse de vos songes: hé! mon Dieu, faut-il que dans l'état où
je suis je vous fasse du mal? C'est bien, je vous assure, contre mon
intention. Je ne sais si vous avez celle de m'écrire des endroits
admirables, vous y réussiriez; mais aussi ils ne tombent pas à terre:
vous ne sentez pas l'agrément de ce que vous dites, et c'est tant mieux.
Vous avez un peu d'envie de vous moquer de votre petite servante, et du
corps de jupe, et du toupet: mais vous m'aimeriez si vous saviez le bon
air que j'avais à la fontaine. Je crois que _la Carnavalette_ nous sera
meilleure que l'autre maison qu'on nous avait indiquée, mais qui est
fort petite, et où pas un de vos gens ne pourrait loger. Nous verrons ce
que fera le grand d'Hacqueville; je meurs de peur que madame de
Lillebonne ne veuille pas déloger. Je suis toujours fort en peine de
Corbinelli; il a été rudement traité de la fièvre tierce, le délire, et
tout ce qui peut effrayer: il a pris de l'or potable, nous en attendons
l'effet. Parlez-moi toujours de vous et de votre santé: ne faites-vous
rien du tout pour vous remettre de vos deux saignées? Quelle maladie,
bon Dieu! et quelle frayeur cela ne doit-il point donner à ceux qui vous
aiment! Voilà le chevalier auprès de moi, et la compagnie ordinaire,
avec un homme qui assurément joue mieux du violon que _Baptiste_. Nous
voudrions vous envoyer, et à M. de Grignan, une chaconne et un écho dont
il nous charme, et dont vous serez charmée: vous l'entendrez cet hiver.



195.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Gien, vendredi 1er octobre 1677.

J'ai pris votre lettre, ma très-chère, en passant par Briare; mon ami
_Roujoux_[528] est un homme admirable; j'espère que j'en pourrai
recevoir encore une avant que de partir d'Autri, où nous allons demain
dîner. Nous avons fait cette après-dînée un tour que vous auriez bien
aimé: nous devions quitter notre bonne compagnie dès midi, et prendre
chacun notre parti, les uns vers Paris, les autres à Autri. Cette bonne
compagnie n'ayant pas été préparée assez tôt à cette triste séparation,
n'a pas eu la force de la supporter, et a voulu nous suivre à Autri:
nous avons représenté les inconvénients, enfin nous avons cédé. Nous
avons donc passé la rivière de Loire à Châtillon tous ensemble; le temps
était admirable, et nous étions ravis de voir qu'il fallait que le bac
retournât pour aller prendre l'autre carrosse. Comme nous étions à bord,
nous avons discouru du chemin d'Autri; on nous a dit qu'il y avait deux
mortelles lieues, des rochers, des bois, des précipices: nous qui sommes
accoutumés depuis Moulins à courir la bague, nous avons eu peur de cette
idée, et toute la bonne compagnie, et nous conjointement, nous avons
repassé la rivière, en pâmant de rire de ce petit dérangement; tous nos
gens en faisaient autant, et dans cette belle humeur nous avons repris
le chemin de Gien, où nous voilà tous; et après que la nuit nous aura
donné conseil, qui sera apparemment de nous séparer courageusement, nous
irons, la bonne compagnie de son côté, et nous du nôtre.

Hier au soir à Cône nous allâmes dans un véritable enfer, ce sont des
forges de Vulcain: nous y trouvâmes huit ou dix cyclopes forgeant, non
pas les armes d'Énée, mais des ancres pour les vaisseaux: jamais vous
n'avez vu redoubler des coups si justes, ni d'une si admirable cadence.
Nous étions au milieu de quatre fourneaux; de temps en temps ces démons
venaient autour de nous, tous fondus de sueur, avec des visages pâles,
des yeux farouches, des moustaches brutes, des cheveux longs et noirs;
cette vue pouvait effrayer des gens moins polis que nous. Pour moi, je
ne comprenais pas qu'il fût possible de résister à nulle des volontés de
ces messieurs-là dans leur enfer. Enfin, nous en sortîmes avec une pluie
de pièces de quatre sous, dont nous eûmes soin de les rafraîchir pour
faciliter notre sortie.

Nous avions vu la veille, à Nevers, une course la plus hardie qu'on
puisse s'imaginer: quatre belles dans un carrosse nous ayant vus passer
dans les nôtres, eurent une telle envie de nous revoir, qu'elles
voulurent gagner les devants lorsque nous étions sur une chaussée qui
n'a jamais été faite que pour un carrosse. Ma fille, leur cocher nous
passa témérairement sur la moustache: elles étaient à deux doigts de
tomber dans la rivière, nous criions tous miséricorde, elles pâmaient de
rire et coururent de cette sorte, et par-dessus nous et devant nous,
d'une si surprenante manière, que nous en sommes encore effrayés.

Voilà, ma très-chère, nos plus grandes aventures; car de vous dire que
tout est plein de vendanges et de vendangeurs, cette nouvelle ne vous
étonnerait pas au mois de septembre. Si vous aviez été Noé, comme vous
disiez l'autre jour, nous n'aurions pas trouvé tant d'embarras. Je veux
vous dire un mot de ma santé; elle est parfaite, les eaux m'ont fait des
merveilles, et je trouve que vous vous êtes fait un _dragon_ de cette
douche: si j'avais pu le prévoir, je me serais bien gardée de vous en
parler; je n'eus aucun mal de tête; je me trouvai un peu de chaleur à la
gorge; et comme je ne suai pas beaucoup la première fois, je me tins
pour dit que je n'avais pas besoin de transpirer comme l'année passée:
ainsi, je me suis contentée de boire à longs traits, dont je me porte
très-bien: il n'y a rien de si bon que ces eaux.


  [528] Le maître de la poste de Lyon.



196.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, jeudi 7 octobre 1677.

On ne peut pas avoir pris des mesures plus justes que les vôtres pour me
faire recevoir votre lettre en sortant de carrosse. La voilà, je l'ai
lue, et l'ai préférée à toutes les embrassades de l'arrivée. M. le
coadjuteur, M. d'Hacqueville, le gros abbé[529], M. de Coulanges, madame
de la Troche, ont très-bien fait leur devoir d'amis. Le coadjuteur et le
d'Hacqueville m'ont déjà fait entendre l'aigreur de Sa Majesté sur ce
pauvre curé[530], et que le roi avait dit à M. de Paris: «C'est un homme
très-dangereux, qui enseignait une doctrine pernicieuse: on m'a déjà
parlé pour lui; mais plus il a d'amis, plus je serai ferme à ne le point
rétablir.» Voilà ce qu'ils m'ont dit d'abord, qui fait toujours voir une
aversion horrible contre nos pauvres frères. Vous m'attendrissez pour la
petite; je la crois jolie comme un ange, j'en serais folle; je crains,
comme vous dites, qu'elle ne perde tous ses bons airs et tous ses bons
tons avant que je la voie: ce sera dommage; vos filles (_de
Sainte-Marie_) d'Aix vous la gâteront entièrement: du jour qu'elle y
sera, il faut dire adieu à tous ses charmes. Ne pourriez-vous point
l'amener? Hélas! on n'a que sa pauvre vie en ce monde; pourquoi s'ôter
ces petits plaisirs-là? Je sais bien tout ce qu'il y a à répondre
là-dessus, mais je n'en veux pas remplir ma lettre: vous auriez du moins
de quoi loger cette jolie enfant; car, Dieu merci, nous avons l'hôtel
de Carnavalet[531]. C'est une affaire admirable, nous y tiendrons tous,
et nous aurons le bel air; comme on ne peut pas tout avoir, il faut se
passer des parquets et des petites cheminées à la mode; mais nous aurons
une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites
filles bleues qui sont fort commodes, et nous serons ensemble, et vous
m'aimez, ma chère enfant: je voudrais pouvoir retrancher, de ce trésor
qui m'est si cher, toute l'inquiétude que vous avez pour ma santé.
Demandez à tous ces hommes comme je suis belle; il ne me fallait point
de douches; la nature parle, elle en voulait l'année passée, elle en
avait besoin; elle n'en voulait plus celle-ci, j'ai obéi à sa voix. Pour
les eaux, ma chère enfant, si vous êtes cause de mon voyage, j'ai bien
des remercîments à vous faire, puisque je m'en porte parfaitement bien.
Vous me dites mille douceurs sur l'envie que vous avez de faire un
voyage avec moi, et de causer, et de lire; ah! plût à Dieu que vous
pussiez, par quelque hasard, me donner ces sortes de marques de votre
amitié! Il y a une personne qui me disait l'autre jour qu'avec toute la
tendre amitié que vous avez pour moi, vous n'en faites point le profit
que vous auriez pu en faire; que vous ne connaissez pas ce que je vaux,
même à votre égard. Mais c'est une folie que je vous dis là, et je ne
voudrais être aimable que pour être autant dans votre goût que je suis
dans votre cœur: c'est une belle chose que de faire cette sorte de
séparation; cependant elle ne serait peut-être pas impossible.
Sérieusement, ma fille, pour finir cette causerie, je suis plus touchée
de vos sentiments pour moi que de ceux de tout le reste du monde; je
suis assurée que vous le croyez.

J'ai envoyé chez Corbinelli; il se porte bien, et viendra me voir
demain. Pour le pauvre abbé Bayard, je ne m'en puis remettre; j'en ai
parlé tout le soir: je vous manderai comme en est madame de la Fayette;
elle est à Saint-Maur. Madame de Coulanges est à Livry; j'y veux aller
pendant qu'on fera notre _remue-ménage_. Madame de Guitaut avait fait un
fils, qui mourut le lendemain; il fut question de lui en montrer un
autre, et de lui faire croire qu'on l'envoyait à Époisses. Enfin c'est
une étrange affaire; son mari est venu pour voir comme on pourra lui
faire avaler cette affliction. La maréchale d'Albret[532] est morte, le
courrier vient d'arriver. Voilà Coulanges qui vient causer avec vous.


  _Monsieur de Coulanges._

  Nous la tenons enfin cette incomparable mère-beauté, plus incomparable
  et plus mère-beauté que jamais: car croyez-vous qu'elle soit arrivée
  fatiguée? croyez-vous qu'elle ait gardé le lit? Rien de tout cela:
  elle me fit l'honneur de débarquer chez moi, plus belle, plus fraîche,
  plus rayonnante qu'on ne peut dire, et depuis ce jour-là elle a été
  dans une agitation continuelle, dont elle se porte très-bien, quant au
  corps s'entend; et pour son esprit, il est, ma foi, avec vous; et s'il
  vient faire un tour dans son beau corps, c'est pour parler encore de
  cette rare comtesse qui est en Provence. Que n'en avons-nous point dit
  jusqu'à présent, et que n'en dirons-nous point encore? Quel gros livre
  ne ferait-on pas de ses perfections, et combien grosse en serait la
  table des chapitres!

  Au reste, madame la comtesse, croyez-vous être faite seulement pour
  des Provençaux? Vous devez être l'ornement de la cour; il le faut pour
  les affaires que vous y avez; il le faut, afin que je vous remercie
  moi-même en personne des portraits que vous m'avez envoyés; et il le
  faut aussi pour nous rendre madame votre mère tout entière. En vérité,
  ma belle comtesse, tous vos amis et vos serviteurs opinent à votre
  retour: préparez-vous donc pour ce grand voyage, dormez bien, mangez
  bien; nous vous pardonnerons de n'être pas emmaigrie de notre absence;
  songez donc très-sérieusement à votre santé, et croyez que personne ne
  peut être plus à vous, ni plus dans vos intérêts, que j'y suis.


  [529] L'abbé le Camus de Pontcarré.

  [530] Le curé du Saint-Esprit, alors exilé, et recommandé par madame
  de Grignan.

  [531] Rue Culture Sainte-Catherine, à l'angle de la rue des
  Francs-Bourgeois, au Marais. Jean Goujon a sculpté les figures qui en
  décorent la façade.

  [532] Madeleine de Guénégaud, fille du secrétaire d'État.



197.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 20 octobre 1677.

Le chevalier radote et ne sait ce qu'il veut dire. Je n'ai point mangé
de fruits à Vichy, parce qu'il n'y en avait point; j'ai dîné sainement,
et pour souper; quand les sottes gens veulent qu'on soupe sur son dîner,
à six heures, je me moque d'eux; je soupe à huit: mais quoi? une caille,
ou une aile de perdrix uniquement. Je me promène, il est vrai; mais il
faut que l'on défende le beau temps, si l'on veut que je ne prenne pas
l'air. Je n'ai point pris le serein, ce sont des médisances; et enfin
M. Ferrand était dans tous mes sentiments, souvent à mes promenades, et
ne m'a jamais dédite de rien. Que voulez-vous donc conter, monsieur le
chevalier? Mais vous, avec votre sagesse, votre bras vous fait-il
toujours boiter? Ce serait une chose cruelle d'être obligé de porter un
bâton tout l'hiver. Et vous, madame la comtesse, pensez-vous que je
n'aie point à vous gronder? Vardes me mande que vous ne vous nourrissez
pas assez, que vous mangez en récompense les plus mauvaises choses du
monde, et qu'avec cette conduite il ne faut pas que vous espériez
retrouver votre santé: voilà ses propres mots; il ajoute que M. de la
Garde s'en tourmente assez, mais que tout le reste n'ose vous
contredire. Belle Rochebonne, grondez-la: j'aimerais mieux qu'elle
coquetât avec M. de Vardes, comme vous me le mandez, que de profaner une
santé qui fait notre vie à tous; car vous voulez bien, madame, que je
parle en commun sur ce chapitre. Que vous êtes bien tous ensemble! que
vous êtes heureux de trouver dans votre famille ce que l'on cherche
inutilement ailleurs, c'est-à-dire la meilleure compagnie du monde, et
toute l'amitié et la sûreté imaginable! Je le pense et je le dis
souvent, il n'y en a point une pareille. Je vous embrasse de tout mon
cœur, et vous demande la grâce de m'aimer toujours; je donne à ma fille
le soin de vous dire comme je suis pour vous, et comme je vous trouve
digne de toute la tendresse qu'elle a pour vous.

Il faut un peu que je vous parle, ma fille, de notre hôtel de
Carnavalet. J'y serai dans un jour ou deux: mais comme nous sommes
très-bien chez M. et madame de Coulanges, et que nous voyons clairement
qu'ils en sont fort aises, nous nous rangeons, nous nous établissons,
nous meublons votre chambre; et ces jours de loisir nous ôtent tout
l'embarras et tout le désordre du délogement. Nous irons coucher
paisiblement, comme on va dans une maison où l'on demeure depuis trois
mois. N'apportez point de tapisserie, nous trouverons ici ce qu'il vous
faut: je me divertis extrêmement à vous donner le plaisir de n'avoir
aucun chagrin, au moins en arrivant[533]. Notre bon abbé m'a fait peur;
son rhume était grand; une petite fièvre: je me figurais que si tout
cela eût augmenté, c'eût été une fièvre continue, avec une fluxion sur
la poitrine; mais, Dieu merci, il est considérablement mieux, et je n'ai
plus aucune inquiétude.

Je reçois mille amitiés de madame de Vins. Je reçois des visites en
l'air des Rochefoucauld, des Tarente; c'est quelquefois dans la cour de
Carnavalet, sur le timon de mon carrosse. Je suis dans le chaos; vous
trouverez le démêlement du monde et des éléments: vous recevrez ma
lettre d'Autri: je serais plus fâchée que vous, si je passais un
ordinaire sans vous entretenir. J'admire comme je vous écris avec
vivacité, et comme je hais d'écrire à tout le reste du monde. Je trouve,
en écrivant ceci, que rien n'est moins tendre que ce que je dis;
comment! j'aime à vous écrire: c'est donc signe que j'aime votre
absence; voilà qui est épouvantable. Ajustez tout cela, et faites si
bien que vous soyez persuadée que je vous aime de tout mon cœur.

J'ai reçu une lettre de notre cardinal; j'étais dans une véritable
inquiétude de sa santé; il me mande qu'elle est bien meilleure; j'en
remercie la Providence. Corbinelli vous remerciera lui-même de vos
bontés; il n'est point bien encore, l'or potable l'a desséché; il a trop
pris sur lui, je crois qu'on le mettra au lait. Bonsoir, ma très-belle
et très-aimable, et très-parfaitement aimée.


  [533] Madame de Sévigné prévoit que les chagrins que Mme de Grignan
  s'était forgés l'année précédente vont renaître. En effet, ces
  tourments de pure imagination ne firent que s'accroître. Mme de
  Grignan arriva fin d'octobre à Paris, où elle resta un an et dix mois,
  et retourna en Provence en septembre 1679.



198.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Livry, ce 3 novembre 1677.

Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles;
elles sont encore toutes aux arbres, elles n'ont fait que changer de
couleur: au lieu d'être vertes elles sont aurore, et de tant de sortes
d'aurore, que cela compose un brocard d'or riche et magnifique, que nous
voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour
changer. Je suis logée à l'hôtel de Carnavalet. C'est une belle et
grande maison; je souhaite d'y être longtemps, car le déménagement m'a
beaucoup fatiguée. J'y attends la belle comtesse, qui sera fort aise de
savoir que vous l'aimez toujours. J'ai reçu ici votre lettre de Bussy.
Vous me parlez fort bien, en vérité, de Racine et de Despréaux. Le roi
leur dit il y a quatre jours: Je suis fâché que vous ne soyez venus à
cette dernière campagne, vous auriez vu la guerre, et votre voyage n'eût
pas été long. Racine lui répondit: Sire, nous sommes deux bourgeois qui
n'avons que des habits de ville, nous en commandâmes de campagne; mais
les places que vous attaquiez furent plus tôt prises que nos habits ne
furent faits. Cela fut reçu agréablement. Ah! que je connais un homme de
qualité à qui j'aurais bien plus tôt fait écrire mon histoire qu'à ces
bourgeois-là, si j'étais son maître. C'est cela qui serait digne de la
postérité?

Vous savez que le roi a fait M. le Tellier chancelier, et que cela a plu
à tout le monde. Il ne manque rien à ce ministre pour être digne de
cette place. L'autre jour Berryer lui vint faire compliment à la tête
des secrétaires du roi[534]; M. le chancelier lui répondit: M. Berryer,
je vous remercie, et votre compagnie; mais, M. Berryer, point de
finesses, point de friponneries; adieu, M. Berryer. Cette réponse donne
de grandes espérances de l'exacte justice; cela fait plaisir aux gens de
bien. Voilà une famille bien heureuse; ma nièce de Coligny en devrait
être. Cependant voici un peu de fièvre quarte qui fait voir qu'elle est
encore des nôtres. Ce que vous dites de la vieille Puisieux, qu'elle
n'en devait pas faire à deux fois quand elle fut si malade, un peu avant
la maladie dont elle est morte, me donne le _paroli_[535]. Je ne suis
pas encore bien consolée de cette après-dînée que nous passâmes sur le
bord de cette jolie rivière, sans y lire vos _Mémoires_. J'aurai de la
peine à m'en passer jusqu'à l'année qui vient. Si je meurs entre-ci et
ce temps-là, je mettrai ce déplaisir au rang des pénitences que je
devrais faire. Nous parlons souvent, le bon abbé et moi, de votre bonne
chère, de l'admirable situation de Chaseu, et enfin de votre bonne
compagnie; et nous disons qu'il est fâcheux d'en être séparés quasi pour
jamais.


  [534] Il était procureur syndic perpétuel de leur compagnie.

  [535] Expression en usage au jeu de la bassette.



199.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Livry, ce 23 août 1678.

Où est donc votre fils, mon cousin? pour le mien il ne mourra jamais,
puisqu'il n'a pas été tué dix ou douze fois auprès de Mons. La paix
étant faite et signée le 9 août[536], M. le prince d'Orange a voulu se
donner le divertissement de ce tournoi. Vous savez qu'il n'y a pas eu
moins de sang répandu qu'à Senef. Le lendemain du combat, il envoya
faire ses excuses à M. de Luxembourg, et lui manda que s'il lui avait
fait savoir que la paix était signée, il se serait bien gardé de le
combattre. Cela ne vous paraît-il pas ressembler à l'homme qui se bat en
duel à la comédie, et qui demande pardon à tous les coups qu'il donne
dans le corps de son ennemi?

Les principaux officiers des deux partis prirent donc dans une
conférence un air de paix, et convinrent de faire entrer du secours dans
Mons. Mon fils était à cette entrevue romanesque. Le marquis de Grana
demanda à M. de Luxembourg qui était un escadron qui avait soutenu, deux
heures durant, le feu de neuf de ses canons, qui tiraient sans cesse
pour se rendre maîtres de la batterie que mon fils soutenait. M. de
Luxembourg lui dit que c'étaient les gendarmes-Dauphin, et que M. de
Sévigné, qu'il lui montra là présent, était à leur tête. Vous comprenez
tout ce qui lui fut dit d'agréable, et combien, en pareille rencontre,
on se trouve payé de sa patience. Il est vrai qu'elle fut grande; il eut
quarante de ses gendarmes tués derrière lui. Je ne comprends pas comment
on peut revenir de ces occasions si chaudes et si longues, où l'on n'a
qu'une immutabilité qui nous fait voir la mort mille fois plus horrible
que quand on est dans l'action, et qu'on s'occupe à battre et à se
défendre.

Voilà l'aventure de mon pauvre fils; et c'est ainsi que l'on en usa le
propre jour que la paix commença. C'est comme cela qu'on pourrait dire
de lui plus justement qu'on ne disait de Dangeau: Si la paix dure dix
ans, il sera maréchal de France.


  [536] D'Avrigny dit le 11.



200.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 12 octobre 1678.

J'ai reçu deux de vos lettres, mon cousin. Dans l'une vous me contez
votre vie, et de quelle manière vous vous divertissez. Je trouve que
vous avez une très-bonne compagnie, et que vous faites un très-bon usage
de tout ce qui peut contribuer à vous faire une société agréable; et si
nous étions dans un règne moins juste que celui-ci, on pourrait bien
vous changer un exil que vous rendez trop agréable, comme on fit à un
Romain. On apprit qu'il passait la plus douce vie du monde dans une île
où il était exilé; on le rappela à Rome, et on le condamna à y vivre
avec sa femme. Je suis charmée que vous me promettiez de m'aimer, ma
nièce de Coligny et vous. Je suis ravie de vous plaire, et d'être
estimée de vous deux. Nous nous mîmes l'autre jour à parler d'elle, ma
fille, M. de Corbinelli et moi; en vérité, elle fut célébrée dignement;
et l'un des plus beaux endroits que nous trouvassions en elle fut la
tendresse et l'attachement qu'elle a pour vous, et le plaisir qu'elle
prend à adoucir votre exil; cela vient d'un fonds héroïque. Mademoiselle
de Scudéri dit que la vraie mesure du mérite se doit prendre sur
l'étendue de la capacité qu'on a d'aimer. Jugez par là du prix de votre
fille. Il faut louer aussi ceux qui sont dignes d'être aimés. Ceci vous
regarde, mon cousin.

Au reste, je vous réponds de votre _incorruptibilité_ tant que vous
serez ensemble.

L'armée de M. de Luxembourg n'est point encore séparée; les goujats
parlent même du siége de Trèves ou de Juliers. Je serai au désespoir,
s'il faut que je reprenne encore les pensées de la guerre. Je voudrais
fort que mon fils et mon bien ne fussent plus exposés à leurs
_glorieuses souffrances_. Il est triste de s'avancer dans le pays de la
misère; c'est ce qui est indubitable dans votre métier: vous sauriez
bien m'en dire des nouvelles.

Vous savez, je crois, que madame de Meckelbourg, s'en allant en
Allemagne, a passé par l'armée de son frère[537]. Elle y a été trois
jours comme Armide, au milieu de tous ces honneurs militaires qui ne se
rendent pas à petit bruit. Je ne puis comprendre comment elle put songer
à moi en cet état. Elle fit plus, elle m'écrivit une lettre fort honnête
qui me surprit extrêmement; car je n'ai aucun commerce avec elle. Elle
pourrait faire dix campagnes et dix voyages en Allemagne sans penser à
moi, que je ne serais pas en droit de m'en plaindre. Je lui mandai que
j'avais bien lu des princesses dans les armées, se faisant adorer et
admirer de tous les princes, qui étaient autant d'amants: mais que je
n'en avais jamais vu une qui, dans ce triomphe, s'avisât d'écrire à une
ancienne amie qui n'avait point la qualité de confidente de la
princesse.

M. de Brandebourg et les Danois ont si bien chassé les Suédois de
l'Allemagne, que cet électeur n'a plus rien à faire qu'à venir joindre
nos ennemis. On craint que cela ne retarde la paix des Allemands.

La cour est à Saint-Cloud; le roi veut aller à Versailles: mais il
semble que Dieu ne le veuille pas, par l'impossibilité de faire que les
bâtiments puissent le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des
ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de l'Hôtel-Dieu, des
chariots pleins de morts: on cache cette triste marche pour ne pas
effrayer les ateliers; et ne pas décrier l'air de ce _favori sans
mérite_. Vous savez ce bon mot sur Versailles.

Nous sommes revenus de Livry plus tôt que nous ne voulions, à cause
d'une fièvre qui prit fortement à l'une de mesdemoiselles de Grignan.
Nous nous raccoutumons à la bonne ville insensiblement. Nous pleurions
quasi quand nous quittâmes notre forêt. Le bon Corbinelli est enrhumé et
garde la chambre. La santé de ma fille, qui nous donnait quelque
espérance de se rétablir, est redevenue maladie, c'est-à-dire une
extrême délicatesse: cela ne l'empêche pas de vous aimer et de vous
honorer.


  [537] Le maréchal de Luxembourg.



201.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 18 décembre 1678.

O gens heureux! ô demi-dieux! si vous êtes au-dessus de la rage de la
bassette, si vous vous possédez vous-mêmes, si vous prenez le temps
comme Dieu l'envoie, si vous regardez votre exil comme une pièce
attachée à l'ordre de la Providence, si vous ne retournez point sur le
passé pour vous repentir de ce que vous fîtes il y a trente ans, si vous
êtes au-dessus de l'ambition et de l'avarice; enfin, ô gens heureux! ô
demi-dieux! si vous êtes toujours comme je vous ai vus, et si vous
passez paisiblement votre hiver à Autun avec la bonne compagnie que vous
me marquez. Notre ami Corbinelli vous écrit dans ma lettre. M. le
cardinal de Retz, le plus généreux et le plus noble prélat du monde, a
voulu lui donner une marque de son amitié et de son estime. Il le
reconnaît pour son allié[538]; mais bien plus pour un homme aimable et
fort malheureux. Il a trouvé du plaisir à le tirer d'un état où M. de
Vardes l'a laissé, après tant de souffrances pour lui, et tant de
services importants; et enfin il lui porta avant-hier deux cents
pistoles pour une année de la pension qu'il lui veut donner. Il y a
longtemps que je n'ai eu une joie si sensible. La sienne est beaucoup
moindre; il n'y a que sa reconnaissance qui soit infinie; sa philosophie
n'en est pas ébranlée; et comme je sais que vous l'aimez, je suis
assurée que vous serez aussi aise que moi.

Pour revenir à la bassette, c'est une chose qui ne se peut représenter.
On y perd fort bien cent mille pistoles en un soir. Pour moi, je trouve
que passé ce qui se peut jouer d'argent comptant, le reste est dans les
idées, et se joue au racquit, comme font les petits enfants. Le Roi
paraît fâché de cet excès. MONSIEUR a mis toutes ses pierreries en gage.
Vous aurez appris que la paix d'Espagne est ratifiée; je crois que celle
d'Allemagne suivra bientôt.

La pauvre belle comtesse est si pénétrée de ce grand froid, qu'elle m'a
priée de vous faire ses excuses, et de vous assurer de ses véritables et
sincères amitiés, et à madame de Coligny. Sa poitrine, son encre, sa
plume, ses pensées, tout est gelé. Elle vous assure que son cœur ne
l'est pas; je vous en dis autant du mien, mes chers enfants. Quand je
veux penser à quelque chose qui me plaise, je songe à vous deux. Je vis
l'autre jour ma nièce de Sainte-Marie; au travers de cette sainteté, on
voit bien qu'elle est votre fille.

Mais, hélas! que dites-vous de l'affliction de M. de Navailles, qui perd
son fils d'une légère maladie, après l'avoir vu exposé mille fois aux
dangers de la guerre? La prudence humaine qui faisait amasser tant de
trésors, et faire de si grands projets pour l'établissement de ce
garçon, me fait bien rire quand elle est confondue à ce point-là. Je
vous demande beaucoup d'amitié pour M. Jeannin de ma part.


  _Monsieur de Corbinelli._

  J'ai vu un mot de vous, monsieur, qui m'a fait un grand plaisir. Si
  j'écoutais mon enthousiasme, je vous écrirais une grosse lettre de
  remercîments; c'est-à-dire que, par l'emportement de ma
  reconnaissance, je tomberais dans l'ingratitude; car c'est ainsi qu'on
  doit appeler une grosse lettre de moi. Mon Dieu! que je conçois bien
  le plaisir qu'il y aurait d'être en tiers avec vous et madame de
  Coligny, et d'y parler à cœur ouvert auprès d'un grand feu à Chaseu!
  J'irai un jour, et je me promets à moi-même cette satisfaction: car
  vous savez que c'est toujours soi qu'on cherche à satisfaire sur
  toutes choses, et qu'il n'y a véritablement qu'une passion, qui est
  l'amour-propre. Je me propose d'examiner avec vous deux bien des
  choses, et de vous inspirer un sentiment de mépris pour l'approbation
  du public sur bien des gens qui ne la méritent pas. J'aime à examiner
  même les choses qui me plaisent, afin de voir si je ne me suis point
  trompé. Je vous demande que nous fassions ensemble la même démarche.
  Nous parlerons de la cour, de la guerre, de la politique, des vertus,
  des passions et des vices, en honnêtes gens.

  Au reste, je me suis avisé de faire des remarques sur cent maximes de
  M. de la Rochefoucauld. J'en suis à examiner celle-ci:

  _La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l'esprit[539]._

  Je demande à votre tribunal si elle est facile à entendre, et quel
  rapport ou proportion il y a entre bonne grâce et bon sens?

  Je trouve qu'on se sert de mots dans la conversation qui, étant
  examinés, sont ordinairement équivoques, et qui, à force de les
  _sasser_, ne signifient point, dans la plupart des expressions, ce
  qu'il semble à tout le monde qu'ils doivent signifier. Par exemple, je
  demande à madame de Coligny qu'elle me définisse la bonne grâce, et
  qu'elle me marque bien la différence avec le bon air; qu'elle me dise
  celle de bon sens et de jugement, celle de raison et de bon sens,
  celle de bon esprit et de bon sens, celle de génie et de talent, celle
  de l'humeur, du caprice et de la bizarrerie; de l'ingénuité et de la
  naïveté; de l'honnêteté, de la politesse et de la civilité; du
  plaisant, de l'agréable et du badin. Ne vous amusez pas à me dire que
  ce sont la plupart des synonymes; c'est le langage ou des paresseux ou
  des ignorants. Je suis après à définir tout, bien ou mal, il
  n'importe. Faites la même chose, je vous en prie. Que dites-vous de la
  vente de notre charge? c'est le roi qui l'achète; il n'en veut donner
  que six cent mille francs; on dit cependant que Tilladet l'aura, et
  que le chevalier Colbert aura celle de Tilladet. O gens heureux! ô
  demi-dieux!


  [538] Antoine de Gondi avait épousé, en 1463, Madeleine de Corbinelli.

  [539] C'est la maxime 67 du duc de la Rochefoucauld.



202.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  (Livry), samedi au soir (27 mai 1679).

Vous qui savez, ma bonne, comme je suis frappée des illusions et des
fantômes, vous deviez bien m'épargner la vilaine idée des dernières
paroles que vous m'avez dites. Si je ne vous aime pas, si je ne suis
point aise de vous voir, si j'aime mieux Livry que vous, je vous avoue,
ma belle, que je suis la plus trompée de toutes les personnes du monde.
J'ai fait mon possible pour oublier vos reproches, et je n'ai pas eu
beaucoup de peine à les trouver injustes. Demeurez à Paris, et vous
verrez si je n'y courrai pas avec bien plus de joie que je ne suis venue
ici. Je me suis un peu remise en pensant à tout ce que vous allez faire
où je ne serai point, et vous savez bien qu'il n'y a guère d'heures où
vous puissiez me regretter; mais je ne suis pas de même, et j'aime à
vous regarder et à n'être pas loin de vous, pendant que vous êtes en ces
pays où les jours vous paraissent si longs; ils me paraîtraient tout de
même, si j'étais longtemps comme je suis présentement. Je voudrais bien
que votre poumon fût rafraîchi de l'air que j'ai respiré ce soir;
pendant que nous mourions à Paris, il faisait ici un orage jeudi qui
rend encore l'air tout gracieux. Bonsoir, ma très-chère; j'attends de
vos nouvelles, et vous souhaite une santé comme la mienne; je voudrais
avoir la vôtre à rétablir. Voilà mes chevaux dont vous ferez tout ce
qu'il vous plaira.



203.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 29 mai 1679.

Que dit-on quand on a tort? Pour moi, je n'ai pas le mot à dire; les
paroles me sèchent à la gorge: enfin, je ne vous écris point, le voulant
tous les jours, et vous aimant plus que vous ne m'aimez: quelle sottise
de faire si mal valoir sa marchandise! car c'en est une très-bonne que
l'amitié, et j'ai de quoi m'en parer quand je voudrai mettre à profit
tous mes sentiments. Il y a dix jours que nous sommes tous à la campagne
par le plus beau temps du monde; ma fille s'y porte assez bien: je
voudrais bien qu'elle me demeurât tout l'été; je crois que sa santé le
voudrait aussi; mais elle a une raison austère, qui lui fait préférer
son devoir à sa vie. Nous l'arrêtâmes l'année passée, et parce qu'elle
croit se porter mieux à présent, je crains qu'elle ne nous échappe
celle-ci. Je vis l'autre jour le bon père Rapin, je l'aime, il me paraît
un bon homme et un bon religieux; il a fait un discours sur l'histoire
et sur la manière de l'écrire, qui m'a paru admirable. Le père Bouhours
était avec lui; l'esprit lui sort de tous côtés. Je fus bien aise de les
voir tous deux. Nous fîmes commémoration de vous, comme d'une personne
que l'absence ne fait point oublier. Tout ce que nous connaissons de
courtisans nous parurent indignes de vous être comparés, et nous mîmes
votre esprit dans le rang qu'il mérite. Il n'y a rien de quoi je parle
avec tant de plaisir.

Avez-vous lu la _Vie du grand Théodose_, par l'abbé Fléchier. Je la
trouve belle.

Vous savez toutes les nouvelles, mon cher cousin; que vous dirai-je? Le
moyen de raisonner sur ce qui est arrivé, non plus que sur les
difficultés du Brandebourg, qui fait faire encore à bien des officiers
un voyage en Allemagne?

Mais que dites-vous de notre pauvre Corbinelli? Sa destinée le force à
soutenir un procès par pure générosité pour une de ses parentes. Sa
philosophie en est entièrement dérangée. Il est dans une agitation
perpétuelle. Il y épuise sa santé et sa poitrine. Enfin, c'est un
malheur pour lui, dont tous ses amis sont au désespoir.



204.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 27 juin 1679.

Je n'ai pas le mot à dire à tout le premier article de votre lettre,
sinon que Livry c'est mon lieu favori pour écrire. Mon esprit et mon
corps y sont en paix; et quand j'ai une réponse à faire, je la remets à
mon premier voyage. Mais j'ai tort, cela fait des retardements dont je
veux me corriger. Je dis toujours que si je pouvais vivre seulement deux
cents ans, je deviendrais la plus admirable personne du monde. Je me
corrige assez aisément, et je trouve qu'en vieillissant même j'y ai plus
de facilité. Je sais qu'on pardonne mille choses aux charmes de la
jeunesse, qu'on ne pardonne point quand ils sont passés. On y regarde de
plus près; on n'excuse plus rien; on a perdu les dispositions favorables
de prendre tout en bonne part; enfin, il n'est plus permis d'avoir tort;
et dans cette pensée, l'amour-propre nous fait courir à ce qui nous peut
soutenir contre cette cruelle décadence, qui, malgré nous, gagne tous
les jours quelque terrain.

Voilà les réflexions qui me font croire que dans l'âge où je suis on se
doit moins négliger que dans la fleur de l'âge. Mais la vie est trop
courte; et la mort nous prend, que nous sommes encore tout pleins de nos
misères et de nos bonnes intentions.

Je loue fort la lettre que vous avez écrite au roi; je la trouve d'un
style noble, libre et galant qui me plaît fort. Je ne crois pas qu'autre
que vous ait jamais conseillé à son maître de laisser dans l'exil son
petit serviteur, afin de donner créance au bien qu'on a à dire de lui,
et d'ôter tout soupçon de flatterie à son histoire.

Ce que ma chère nièce m'a écrit me paraît si droit et si bon, que je
n'en veux rien rabattre: il est impossible qu'elle ne m'aime pas à le
dire comme elle le dit.


_A madame de Coligny._

Je vous en remercie, ma chère nièce, et je voudrais, pour toute réponse,
que vous eussiez entendu ce que je disais de vous l'autre jour à madame
de Vins, belle-sœur de M. de Pomponne très-aimable aussi: je vous
peignis au naturel, et bien. Il y a très-peu de personnes qui puissent
se vanter d'avoir autant de vrai mérite que vous.

Notre pauvre ami est abîmé dans son procès. Il le veut traiter dans les
règles de la raison et du bon sens; et quand il voit qu'à tous moments
la chicane s'en éloigne, il est au désespoir. Il voudrait que sa
rhétorique persuadât toujours, comme elle le devrait en bonne justice;
mais elle est inutile contre la routine et le désordre qui règnent dans
le palais. Ce n'est point façon d'amour que le zèle qu'il a pour sa
cousine, c'est pure générosité: mais c'est façon de mort que la fatigue
qu'il se donne pour cette malheureuse affaire. J'en suis affligée; car
je le perds, et je crains de le perdre encore davantage.

Ma fille ne s'en ira qu'au mois de septembre. Elle se porte mieux; elle
vous fait mille amitiés, à vous, madame, et à vous, monsieur. Si vous la
connaissiez davantage, vous l'aimeriez encore mieux.



205.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 20 juillet 1679.

J'ai vu et entretenu M. l'évêque d'Autun, et je comprends bien aisément
l'attachement de ses amis pour lui. Il m'a conté qu'il passa une fois à
Langeron, et qu'il ne voulait pas s'y débotter seulement. Il y fut six
semaines. Cet endroit est tout propre à persuader l'agrément, la douceur
et la facilité de son esprit. Je crois que j'en serais encore plus
persuadée, si je le connaissais davantage. Nous avons fort parlé de vous
sur ce ton-là. Je parlai au prélat de la lettre que vous avez écrite au
roi; il me dit qu'il l'avait vue, et qu'il l'avait trouvée belle. Je
vous trouve fort heureux de l'avoir. Ce bonheur est réciproque, et vous
êtes l'un à l'autre une très-bonne compagnie. Il vous dira les nouvelles
et les préparatifs du mariage du roi d'Espagne, et du choix du prince et
de la princesse d'Harcourt pour la conduite de la reine d'Espagne[540] à
son époux, et de la belle charge que le roi a donnée à M. de Marsillac,
sans préjudice de la première, et du démêlé du cardinal de Bouillon
avec M. de Montausier, et comme M. de la Feuillade, courtisan passant
tous les courtisans passés, a fait venir un bloc de marbre qui tenait
toute la rue Saint-Honoré: et comme les soldats qui le conduisaient ne
voulaient point faire place au carrosse de M. le Prince, qui était
dedans, il y eut un combat entre les soldats et les valets de pied: le
peuple s'en mêla, le marbre se rangea, et le prince passa. Ce prélat
vous pourra conter encore que ce marbre est chez M. de la Feuillade, qui
fait ressusciter Phidias ou Praxitèle pour tailler la figure du roi à
cheval dans ce marbre, et comme cette statue lui coûtera plus de trente
mille écus.

Il me semble que cette lettre ressemble assez aux chapitres de
l'_Amadis_. Je suis tellement libertine quand j'écris, que le premier
tour que je prends règne tout du long de ma lettre. Il serait à
souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle fait, galopât au
moins sur le bon pied. Vous en seriez moins ennuyés, monsieur et madame;
car c'est toujours à vous deux que je parle, et vous deux que j'embrasse
de tout mon cœur. Ma fille me prie de vous dire bien des amitiés à l'un
et à l'autre. Elle se porte mieux; mais comme un bien n'est jamais pur
en ce monde, elle pense à s'en aller en Provence, et je ne pourrais
acheter le plaisir de la voir que par sa mauvaise santé. Il faut
choisir, et se résoudre à l'absence; elle est amère et dure à supporter.
Vous êtes bien heureux de ne point sentir la douleur des séparations;
celle de mon fils, qui s'en va camper à la plaine d'Ouilles, n'est pas
si triste que celles des autres années; mais il ne s'en faut guère
qu'elle ne coûte autant, l'or et l'argent, les beaux chevaux et les
justaucorps étant la vraie représentation des troupes du roi de Perse.
Faites-vous envoyer promptement les _Fables de la Fontaine_; elles sont
divines. On croit d'abord en distinguer quelques-unes; et à force de les
relire, on les trouve toutes bonnes. C'est une manière de narrer, et un
style à quoi l'on ne s'accoutume point. Mandez-m'en votre avis, et le
nom de celles qui vous auront sauté aux yeux les premières.

Notre ami Corbinelli est dans l'espérance de l'accommodement de
l'affaire de sa cousine. Si vous êtes à Chaseu, faites mes compliments à
monsieur et à madame de Toulongeon. J'aime cette petite femme: ne la
trouvez-vous pas toujours jolie?


  [540] MADEMOISELLE, fille de MONSIEUR, frère de Louis XIV, fut mariée
  à Charles II, roi d'Espagne. C'était une des conditions de la paix, à
  laquelle la jeune princesse n'avait rien moins qu'accédé. Elle eût
  voulu épouser le Dauphin. Le roi lui dit: _Je vous fais reine
  d'Espagne; que pourrais-je de plus pour ma fille? Ah!_ répondit-elle,
  _vous pourriez plus pour votre nièce_. Elle mourut dix ans après.



206.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi au soir 15 septembre 1679.

Je suis dans une grande tristesse de n'avoir point de vos nouvelles. Je
trouve mille choses en mon chemin qui me frappent les yeux et le cœur.
Je fus hier chez mademoiselle de Méri; j'en viens encore: elle est sans
fièvre, mais si accablée de ses maux ordinaires et de ses vapeurs, si
épuisée et si fâchée de votre départ, qu'elle fait pitié: on n'ose lui
parler de rien, tout lui fait mal et la fait suer: elle m'a priée de
vous dire son état et sa tristesse. Mon Dieu! que j'ai d'envie de savoir
comment vous vous trouvez de ce bateau! et toujours ce bateau, c'est
toujours là que je vous vois, et presque point dans l'hôtellerie: je
crois qu'après cette allure si lente, vous souhaiterez des cahots, comme
vous vouliez du fumier après la fleur d'orange. Enfin, ma fille,
j'attends de vos nouvelles et de celles de toute votre troupe, que
j'embrasse du meilleur de mon cœur: il me semble que tous les soins et
tous les yeux sont tournés de votre côté: outre que vous êtes la
personne qualifiée, vous êtes la personne si délicate, qu'il ne faut
être occupé que de vous. J'ai vu la marquise d'Uxelles[541], qui vous
fera dignement recevoir à Châlons: j'y adresse cette lettre.

Nous revoilà maintenant dans les écritures par-dessus les yeux: je n'ai
pas au moins sur mon cœur de n'avoir pas senti le bonheur de vous
avoir; je n'ai pas à regretter un seul moment du temps que j'ai pu être
avec vous, pour ne l'avoir pas su ménager. Enfin il est passé, ce temps
si cher; ma vie passait trop vite, je ne la sentais pas; je m'en
plaignais tous les jours, ils ne duraient qu'un moment. Je dois à votre
absence le plaisir de sentir la durée de ma vie et toute sa longueur. Je
ne sais point de nouvelles: _quiconque ne voit guère, n'a guère à dire
aussi_[542]. Le roi d'Angleterre est bien malade. La reine d'Espagne
crie et pleure: c'est l'étoile de ce mois. J'aimerais assez à vous
entretenir davantage, mais il est tard, et je vous laisse dans votre
repos: je vous souhaite une très-bonne nuit. Est-il possible que
j'ignore ce qui est arrivé de cette barque que j'ai vue avec tant de
regret s'éloigner de moi! Ce n'est pas aussi sans beaucoup de chagrin
que je l'ignore. Mais si vous n'avez point écrit, j'ai au moins la
consolation de croire que ce n'est pas votre faute, et que j'aurai
demain une de vos lettres. Voilà sur quoi tout va rouler, au lieu d'être
avec vous tous les jours et tous les soirs.


  [541] Son fils Nicolas du Blé, marquis d'Uxelles, était gouverneur de
  la ville et citadelle de Châlons.

  [542] Fable des _deux Pigeons_, de la Fontaine, livre IX, fable II.



207.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 18 septembre 1679.

J'attendais votre lettre avec impatience, et j'avais besoin d'être
instruite de l'état où vous êtes; mais je n'ai jamais pu voir sans
fondre en larmes tout ce que vous me dites de vos réflexions et de votre
repentir sur mon sujet. Ah! ma très-chère, que me voulez-vous dire de
pénitence et de pardon? Je ne vois plus rien que tout ce que vous avez
d'aimable, et mon cœur est fait d'une manière pour vous, qu'encore que
je sois sensible jusqu'à l'excès à tout ce qui vient de vous, un mot,
une douceur, un retour, une caresse, une tendresse me désarme, me guérit
en un moment, comme par une puissance miraculeuse; et mon cœur retrouve
toute sa tendresse, qui, sans se diminuer, change seulement de nom,
selon les différents mouvements qu'elle me donne. Je vous ai dit ceci
plusieurs fois, je vous le dis encore, et c'est une vérité; je suis
persuadée que vous ne voulez pas en abuser, mais il est certain que vous
faites toujours, en quelque façon que ce puisse être, la seule agitation
de mon âme: jugez si je suis sensiblement touchée de ce que vous me
mandez. Plût à Dieu, ma fille, que je pusse vous revoir à l'hôtel de
Carnavalet, non pas pour huit jours, ni pour y faire pénitence; mais
pour vous embrasser, et vous faire voir clairement que je ne puis être
heureuse sans vous, et que les chagrins que l'amitié que j'ai pour vous
m'a pu donner me sont plus agréables que toute la fausse paix d'une
ennuyeuse absence. Si votre cœur était un peu plus ouvert, vous ne
seriez pas si injuste: par exemple, n'est-ce pas un assassinat que
d'avoir cru qu'on voulait vous ôter de mon cœur, et sur cela me dire
des choses dures? Et le moyen que je pusse deviner la cause de ces
chagrins? Vous dites qu'ils étaient fondés: c'était dans votre
imagination, ma fille; et sur cela, vous aviez une conduite qui était
plus capable de faire ce que vous craigniez (si c'était une chose
faisable) que tous les discours que vous supposiez qu'on me faisait: ils
étaient sur un autre ton; et puisque vous voyiez bien que je vous aimais
toujours, pourquoi suiviez-vous votre injuste pensée, et que ne
tâchiez-vous plutôt, à tout hasard, de me faire connaître que vous
m'aimiez? Je perdais beaucoup à me taire; j'étais digne de louanges dans
tout ce que je croyais ménager; et je me souviens que, deux ou trois
fois, vous m'avez dit le soir des mots que je n'entendais point du tout
alors. Ne retombez donc plus dans de pareilles injustices; parlez,
éclaircissez-vous, on ne devine pas; ne faites point, comme disait le
maréchal de Gramont, ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la
gorge coupée, et qui ne le sentent pas. Il faut parler aux gens
raisonnables, c'est par là qu'on s'entend; et l'on se trouve toujours
bien d'avoir de la sincérité: le temps vous persuadera peut-être de
cette vérité. Je ne sais comme je me suis insensiblement engagée dans ce
discours; il est peut-être mal à propos.

Vous me dépeignez fort bien la vie du bateau; vous avez couché dans
votre lit: mais je crains que vous n'ayez pas si bien dormi que ceux qui
étaient sur la paille. Je me réjouis avec le petit marquis du sot petit
garçon qui était auprès de lui; ce méchant exemple lui servira plus que
toutes les leçons: on a fort envie, ce me semble, d'être le contraire de
ce qui est si mauvais. Je n'ai point de nouvelles de votre frère; que
dites-vous de cet oubli? Je ne doute point qu'il ne _brillotte_ fort à
nos états. Je fais tous vos adieux, et j'en avais déjà deviné une
partie: je n'ai pas manqué d'écrire à madame de Vins, j'ai trouvé de la
douceur à lui parler de vous: elle m'a écrit dans le même temps sur le
même sujet, fort tendrement pour vous, et très-fâchée de ne vous avoir
point dit adieu. Je lui ai mandé qu'elle était bien heureuse d'avoir
épargné cette sorte de douleur. Quand nous nous reverrons, nous
recommencerons nos plaintes. Je me suis repentie de ne vous avoir pas
menée jusqu'à Melun en carrosse; vous auriez épargné la fatigue d'être
une nuit sans dormir. Quand je songe que c'est ainsi que vous vous êtes
reposée des derniers jours de fatigue que vous avez eus ici, et que vous
voilà à Lyon, où il me semble, ma fille, que vous parlez bien haut[543];
et que tout cela vous achemine à la bise des Grignans, et que ce pauvre
sang, déjà si subtil, est agité de cette sorte; ma très-chère, il me
faut un peu pardonner, si je crains et si je suis troublée pour votre
santé. Tâchez d'apaiser et d'adoucir ce sang, qui doit être bien en
colère de tout ce tourment: pour moi, je me porte très-bien, j'aurai
soin de mon régime à la fin de cette lune; ayons pitié l'une de l'autre
en prenant soin de notre vie. Je vis hier mademoiselle de Méri, je la
trouvai assez tranquille. Il y a toujours un peu de difficulté à
l'entretenir; elle se révolte aisément contre les moindres choses, lors
même qu'on croit avoir pris les meilleurs tons: mais enfin elle est
mieux; je reviendrai la voir de Livry, où je m'en vais présentement avec
le bon abbé et Corbinelli. Je puis vous dire une vérité, ma très-chère:
c'est que je ne me suis point assez accoutumée à votre vue, pour vous
avoir jamais trouvée ou rencontrée sans une joie et une sensibilité qui
me fait plus sentir qu'à une autre l'ennui de notre séparation: je m'en
vais encore vous redemander à Livry, que vous m'avez gâté; je ne me
reproche aucune grossièreté dans mes sentiments, ma très-chère, et je
n'ai que trop senti le bonheur d'être avec vous. Je vis hier madame de
Lavardin et M. de la Rochefoucauld, dont le petit-fils est encore assez
mal pour l'inquiéter. M. de Toulongeon[544] est mort en Béarn; le comte
de Gramont a sa lieutenance de roi, à condition de la rendre dans
quelque temps au second fils de M. de Feuquières pour cent mille francs.
La reine d'Espagne crie toujours miséricorde, et se jette aux pieds de
tout le monde; je ne sais comme l'orgueil d'Espagne s'accommode de ces
désespoirs. Elle arrêta l'autre jour le roi par delà l'heure de la
messe; le roi lui dit: «Madame, ce serait une belle chose que la reine
catholique empêchât le roi très-chrétien d'aller à la messe.» On dit
qu'ils seront tous fort aises d'être défaits de cette catholique. Je
vous conjure de faire mille amitiés pour moi à la belle Rochebonne.
Adieu, ma très-chère et très-aimable, je vous jure que je ne puis
envisager en gros le temps de votre absence; vous m'avez bien fait de
petites injustices, et vous en ferez toujours quand vous oublierez comme
je suis pour vous; mais soyez-en mieux persuadée, et je le serai aussi
de la bonté et de la tendresse de votre cœur pour moi.

Madame de la Fayette vous embrasse, et vous prie de conserver l'amitié
nouvelle que vous lui avez promise.


  [543] Madame de Rochebonne, belle-sœur de madame de Grignan, était
  très-sourde. C'est chez cette dame que madame de Grignan descendait à
  Lyon.

  [544] Frère de Philibert, comte de Gramont.



208.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, vendredi 22 septembre 1679.

Je pense toujours à vous; et comme j'ai peu de distractions, je me
trouve bien des pensées. Je suis seule ici; Corbinelli est à Paris: mes
matinées seront solitaires. Il me semble toujours, ma fille, que je ne
saurais continuer de vivre sans vous: je me trouve peu avancée dans
cette carrière; et c'est pour moi un si grand mal de ne vous avoir plus,
que j'en tire cette conséquence, qu'il n'y a rien tel que le bien
présent, et qu'il est fort dangereux de s'accoutumer à une bonne et
uniquement bonne compagnie: la séparation en est étrange; je le sens, ma
très-chère, plus que vous n'avez le loisir de le sentir. Je suis déjà
trop vivement touchée du désir extrême de vous revoir, et de la
tristesse d'une année d'absence; cette vue en gros ne me paraît pas
supportable. Je suis tous les matins dans ce jardin que vous connaissez;
je vous cherche partout, et tous les endroits où je vous ai vue me font
mal; vous voyez bien que les moindres choses de ce qui a rapport à vous
ont fait impression dans mon pauvre cerveau. Je ne vous entretiendrais
pas de ces sortes de faiblesses, dont je suis bien assurée que vous vous
moquez, sans que la lettre d'aujourd'hui est un peu sur la pointe des
vents: je ne réponds à rien, et je ne sais point de nouvelles. Vous êtes
à Lyon aujourd'hui; vous serez à Grignan quand vous recevrez ceci.
J'attends le récit de la suite de votre voyage depuis Auxerre. J'y
trouve des réveils à minuit, qui me font autant de mal qu'à mademoiselle
de Grignan; et à quoi bon cette violence, puisqu'on ne partait qu'à
trois heures? C'était de quoi dormir la grasse matinée. Je trouve qu'on
dort mal par cette voiture; et quoique je fusse prête à vous entretenir
de tout cela, il me semble que, recevant cette lettre à Grignan, vous ne
comprendriez plus ce que je voudrais vous dire en parlant de ce bateau;
c'est ce qui fait que je vous parle de moi et de vous, ma chère enfant.

Mon fils ne me parle que de vous dans ses lettres, et de la part qu'il
prend à la douleur que j'ai de vous avoir quittée: il a raison, je ne
m'accoutumerai de longtemps à cette séparation. Vos lettres aimables
font toute ma consolation: je les relis souvent, et voici comme je fais.
Je ne me souviens plus de tout ce qui m'avait paru des marques
d'éloignement et d'indifférence; il me semble que cela ne vient point de
vous, et je prends toutes vos tendresses, et dites et écrites, pour le
véritable fond de votre cœur pour moi. Êtes-vous contente, ma belle?
est-ce le moyen de vous aimer? et pouvez-vous jamais douter de mes
sentiments, puisque, de bonne foi, j'ai cette conduite?

Votre frère me paraît avoir tout ce qu'il veut, _bon dîner_, _bon gîte_,
_et le reste_. Il a été plusieurs fois député de la noblesse vers M. de
Chaulnes; c'est une petite honnêteté qui se fait aux nouveaux venus.
Nous aspirerons une autre année à voir des effets de cette belle amitié
de M. et de madame de Chaulnes. Le roi nous a remis huit cent mille
francs; nous en sommes quittes pour deux millions deux cent mille
livres; ce n'est rien du tout. Adieu, ma très-chère et très-belle. Si
l'extrémité de l'empereur[545] et de don Juan (_d'Autriche_)[546]
pouvait vous satisfaire, on assure qu'ils n'en reviendront pas. Une
reine qui porterait _une tête_ en Espagne trouverait une belle
conjoncture pour se faire valoir. On dit qu'elle pleura excessivement en
disant adieu au roi; ils retournèrent deux ou trois fois aux embrassades
et au redoublement des sanglots: c'est une horrible chose que les
séparations.


  [545] Léopold Ier, empereur, ne mourut que le 5 mai 1705.

  [546] Don Juan d'Autriche, fils naturel de Philippe IV, roi d'Espagne,
  mourut le 17 septembre 1679.



209.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, vendredi 6 octobre 1679.

Vous avez trouvé le vent contraire; je n'en suis guère surprise: vous
êtes destinée à ce malheur, soit sur le Rhône, ou sur la terre. C'est en
vérité, ma chère enfant, un grand chagrin en quelque endroit que ce
soit, et je comprends fort aisément l'embarras où vous avez été. Il y a
même du péril, et vous fîtes très-sagement d'honorer de votre présence
le lieu où M. de Vardes s'est baigné, plutôt que de vous opiniâtrer à
gagner Valence: il faut céder à la furie des vents.

Il est venu ici un père Morel de l'Oratoire; c'est un homme admirable:
il a amené Saint-Aubin, qui nous est demeuré. Je voudrais que M. de
Grignan eût entendu ce père; il ne croit pas qu'on puisse, sans péché,
donner à ses plaisirs, quand on a des créanciers: ces dépenses lui
paraissent des vols qui nous ôtent le moyen de faire justice. Vraiment,
c'est un homme bien salé; il ne fait aucune composition. Mais parlons de
Pauline (_de Grignan_): l'aimable, la jolie petite créature! hélas!
ai-je été jamais si jolie qu'elle? on dit que je l'étais beaucoup. Je
suis ravie qu'elle vous fasse souvenir de moi: je sais bien qu'il n'est
pas besoin de cela; mais enfin j'en ai une joie sensible, vous me la
dépeignez charmante, et je crois précisément tout ce que vous m'en
dites: gardez-la, ma fille, ne vous privez pas de ce plaisir: la
Providence en aura soin. Je vous conseille de ne vous point défendre de
la tendresse qu'elle vous inspire, quand vous devriez la marier en
Béarn. Mesdemoiselles de Grignan ont eu grande raison de trouver le
château de leurs pères très-beau: mais, mon Dieu, quelles fatigues pour
y parvenir! que de nuits sur la paille, et sans dormir, et sans manger
rien de chaud! Ma chère fille, vous ne me dites pas comme vous vous en
portez, et comme cette poitrine en est échauffée, et comme votre sang en
est irrité. Quelle circonstance à notre séparation, que la crainte trop
bien fondée que j'ai pour votre santé! Je crois entendre cette bise qui
vous ôte la respiration. Hélas! pouvais-je me plaindre en comparaison de
ce que je souffre, quand je n'avais que votre absence à supporter? Je
croyais qu'on ne pouvait pas être pis; on n'imagine rien au delà:
j'ignorais la peine où je suis; je la trouve si dure à supporter, que je
regarderais comme une tranquillité l'état où j'étais alors. Encore si je
pouvais me fier à vous, et me consoler dans l'espérance que vous aurez
soin et pitié de vous et de moi, que vous donnerez du temps à vous
reposer, à vous rafraîchir, à prendre ce qui peut apaiser votre sang!
mais je vous vois peu attentive à votre personne, dormant peu, mangeant
peu, et cette écritoire toujours ouverte. Ma fille, si vous m'aimez,
donnez-moi quelque repos, en prenant soin de vous. Ma chère Pauline,
ayez soin de votre belle maman. Pour moi, je me porte très-bien.

Il a fait le plus beau temps du monde. Le bon abbé est parfaitement
guéri; son rhume est allé avec sa fièvre: l'Anglais est un homme divin.
Nous ne pensons point à faire un plus long voyage que Livry. Il reste
une certaine timidité après les grandes maladies, qui ne permet pas
qu'on s'éloigne du secours.

J'écrirai à Pellisson pour le frère de Montgobert, j'y ferai comme pour
ma cure. Vous n'avez qu'à me donner toutes sortes de commissions: c'est
le plus aimable amusement que je puisse avoir en votre absence. En voici
un que j'ai trouvé; c'est un tome de Montaigne, que je ne croyais pas
avoir apporté: ah, l'aimable homme! qu'il est de bonne compagnie! c'est
mon ancien ami; mais à force d'être ancien, il m'est nouveau. Je ne puis
lire qu'avec les larmes aux yeux ce que dit le maréchal de Montluc du
regret qu'il a de ne s'être pas communiqué à son fils, et de lui avoir
laissé ignorer la tendresse qu'il avait pour lui. Lisez cet endroit-là,
je vous prie, et me dites comme vous vous en trouverez; c'est à madame
d'Estissac, _De l'amour des pères envers leurs enfants_[547]. Mon Dieu,
que ce livre est plein de bon sens!

Mon fils triomphe aux états; il vous fait toujours mille amitiés; c'est
plus d'attention pour votre santé, plus de crainte que vous ne soyez pas
assez forte: enfin _ce pigeon_ est tout à fait tendre. Je lui dis aussi
vos amitiés: je suis _conciliante_, comme dit Langlade. J'ai une envie
extrême de savoir si vous serez bien reposée, et si Guisoni ne vous aura
point donné quelques conseils que vous ayez suivis. On dit que la glace
est bien contraire à votre poitrine; vous n'êtes plus en état de prendre
sur vous, tout y est pris: ce qui reste tient à votre vie. Le bon abbé
me disait tantôt que je devrais vous demander Pauline; qu'elle me
donnerait de la joie, de l'amusement, et que j'étais plus capable que je
n'ai jamais été de la bien élever: j'ai été ravie de ce discours;
mettons-le cuire, nous y songerons quelque jour. Il me vient une pensée,
que vous ne voudriez pas me la donner, et que vous n'avez pas assez
bonne opinion de moi. Ma fille, cachez-moi cette idée, si vous l'avez;
car je sens que c'est une injustice, et que vous ne me connaissez pas:
je serais délicieusement occupée à conserver toutes les merveilles de
cette petite.

Mesdemoiselles de Grignan, ne l'aimez-vous pas bien? Vous devriez
m'écrire, et me conter mille choses, mais naturellement, et sans vous en
faire une affaire, et me dire surtout comment se porte votre chère
marâtre: cela vous accoutumerait à écrire facilement comme nous. Je
voudrais bien que le petit continuât à jouer au mail: qu'on le fasse
plutôt jouer à gauche alternativement, que de le désaccoutumer de jouer
à droite, et d'être adroit. Saint-Aubin a trouvé un mail ici, il y joue
très-bien. Je lui dis des choses admirables de sa petite Camuson, et je
lui demande les chemins qui l'ont conduit de la haine et du mépris que
nous avons vus, à l'estime et à la tendresse que nous voyons: il est un
peu embarrassé; _il mange des poids chauds_, comme dit M. de la
Rochefoucauld, quand quelqu'un ne sait que répondre.

M. de Grignan, je vous observe; je vous vois venir; je vous assure que
si vous ne me dites rien vous-même de la santé de madame votre femme,
après les horribles fatigues de son voyage, je serai bien mal contente
de vous. Cela répondrait-il, en effet, à ce que vous me disiez en
partant: Fiez-vous à moi, je vous réponds de tout? Je crains bien que
vous n'observiez cette santé que superficiellement. Si je reçois un mot
de vous, comme je l'espère, je vous ferai une grande réparation.


  [547] On sait que _J. J. Rousseau_ a pris dans ce chapitre beaucoup de
  pensées et d'expressions qui font l'ornement de son _Émile_.



210.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 20 octobre 1679.

Quoi! vous pensez m'écrire de grandes lettres, sans me dire un mot de
votre santé! je pense, ma chère enfant, que vous vous moquez de moi;
pour vous punir, je vous avertis que j'ai fait de ce silence tout le pis
que j'ai pu; j'ai compris que vous aviez bien plus de mal aux jambes
qu'à l'ordinaire, puisque vous ne m'en disiez rien, et qu'assurément si
vous vous fussiez un peu mieux portée, vous eussiez été pressée de me le
dire: voilà comme j'ai raisonné. Mon Dieu, que j'étais heureuse quand
j'étais en repos sur votre santé! et qu'avais-je à me plaindre auprès
des craintes que j'ai présentement? Ce n'est pas qu'à moi qui suis
frappée des objets, et qui aime passionnément votre personne, la
séparation ne soit un grand mal; mais la circonstance de votre délicate
santé est si sensible, qu'elle en efface l'autre. Mandez-moi désormais
l'état où vous êtes, mais avec sincérité. Je vous ai mandé tout ce que
je savais pour vos jambes; si vous ne les tenez chaudement, vous ne
serez jamais soulagée: quand je pense à ces jambes nues deux ou trois
heures le matin pendant que vous écrivez; mon Dieu! ma chère, que cela
est mauvais! Je verrai bien si vous avez soin de _moi_. Je me purgerai
lundi pour l'amour de vous; il est vrai que le mois passé je ne pris
qu'une pilule; j'admire que vous l'ayez sentie; je vous avertis que je
n'ai aucun besoin de me purger; c'est à cause de cette eau, et pour vous
ôter de peine. Je hais bien toutes ces fièvres qui sont autour de vous.

Le chevalier vous mande toutes les nouvelles; il en sait plus que moi,
quoiqu'il soit un peu incommodé de son bras, et par conséquent assez
souvent dans sa chambre. Je fus le voir hier, et le bel abbé; il me faut
toujours quelque Grignan; sans cela il me semble que je suis perdue.
Vous savez comme M. de la Salle a acheté la charge de Tilladet; c'est
bien cher de donner cinq cent mille francs pour être subalterne de M. de
Marsillac: j'aimerais mieux, ce me semble, les subalternes des charges
de guerre. On parle fort du mariage de Bavière. Si l'on faisait des
chevaliers (_de l'ordre_), ce serait une belle affaire; je vois bien des
gens qui ne le croient pas. J'ai reçu une lettre de bien loin, que je
vous garde; elle est pleine de tout ce qu'il y a au monde de plus
reconnaissant, et d'un tour admirable. Pour le pauvre Corbinelli, je ne
sais point de cœur meilleur que le sien; et pour son esprit, il vous
plaisait autrefois: il regarde avec respect la tendresse que j'ai pour
vous; c'est un _original_ qui lui fait connaître jusqu'où le cœur
humain peut s'étendre: il est bien loin de me conseiller de m'opposer à
cette pente; il connaît la force des conseils sur de pareils sujets. Le
changement de mon amitié pour vous n'est pas un ouvrage de la
philosophie, ni des raisonnements humains: je ne cherche point à me
défaire de cette chère amitié, ma fille; si dans l'avenir vous me
traitez comme on traite une amie, votre commerce sera charmant; j'en
serai comblée de joie, et je marcherai dans des routes nouvelles. Si
votre tempérament peu communicatif, comme vous le dites, vous empêche
encore de me donner ce plaisir, je ne vous en aimerai pas moins;
n'êtes-vous pas contente de ce que j'ai pour vous? en désirez-vous
davantage? Voilà votre pis aller. Nous parlions de vous l'autre jour,
madame de la Fayette et moi: nous trouvâmes qu'il n'y avait au monde que
madame de Rohan[548] et madame de Soubise qui fussent ensemble aussi
bien que nous y sommes; et où trouverez-vous une fille qui vive avec sa
mère aussi agréablement que vous faites avec moi? Nous les parcourûmes
toutes; en vérité nous vous fîmes bien de la justice, et vous auriez été
contente d'entendre tout ce que nous disions. Il me paraît qu'elle a
bien envie de servir M. de Grignan; elle voit bien clair à l'intérêt que
j'y prends, et je suis sûre qu'elle sera alerte sur les chevaliers[549],
et surtout le mariage se fera dans un mois, malgré l'_écrevisse_ qui
prend l'air tant qu'elle peut; mais elle sera encore fort rouge en ce
temps là. Madame de la Fayette prend des bouillons de vipères, qui lui
redonnent une âme et des forces à vue d'œil; elle croit que cela vous
serait admirable. On coupe la tête et la queue à cette vipère; on
l'ouvre, on l'écorche, et toujours elle remue; une heure, deux heures,
on la voit toujours remuer: nous comparâmes cette quantité d'esprits si
difficiles à apaiser, à de vieilles passions, et surtout à celles de ce
quartier[550]; que ne leur fait-on point? On dit des injures, des
rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des plaintes, des
rages; et toujours elles remuent, on n'en saurait voir la fin: on croit
que quand on leur arrache le cœur c'en est fait, et qu'on n'en entendra
plus parler; point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent
encore. Je ne sais pas si cette sottise vous paraîtra comme à nous; mais
nous étions en train de la trouver plaisante: on en peut faire souvent
l'application.

Voici des affaires qui vous viennent, je crois que vous allez à Lambesc;
il faut tâcher de se bien porter, de rajuster un peu les deux bouts de
l'année qui sont dérangés, et les jours passeront: j'ai vu que j'en
étais avare; je les jette à la tête présentement. Je m'en retourne à
Livry jusqu'après la Toussaint: j'ai encore besoin de cette solitude, je
n'y veux mener personne; je lirai, je tâcherai de songer à ma
conscience; l'hiver sera encore assez long.

Votre pigeon est aux Rochers comme un ermite, se promenant dans ses
bois: il a fort bien fait aux états: il avait envie d'être amoureux
d'une mademoiselle de la Coste. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour la
trouver un bon parti, mais il n'a pu. Cette affaire a une _côte rompue_;
cela est joli. Il s'en va à Bodégat, de là au Buron, et reviendra à Noël
avec M. d'Harouïs et M. de Coulanges. Ce dernier a fait des chansons
extrêmement jolies; mesdemoiselles, je vous les enverrai. Il y avait à
Rennes une mademoiselle Descartes, propre nièce de _votre père_
(_Descartes_), qui a de l'esprit comme lui; elle fait très-bien des
vers. Mon fils vous parle, vous apostrophe, vous adore, ne peut plus
vivre sans _son pigeon_; il n'y a personne qui n'y fût trompé. Pour moi,
je crois son amitié fort bonne, pourvu qu'on la connaisse pour être tout
ce qu'il en sait; peut-on lui en demander davantage? Adieu, ma
très-chère et très-aimable; je ne veux pas entreprendre de vous dire
combien je vous aime; je crois qu'à la fin ce serait un ennui. Je fais
mille amitiés à M. de Grignan, malgré son silence. J'étais ce matin avec
le chevalier et M. de la Garde: toujours pied ou aile de cette famille.
Mesdemoiselles, comment vous portez-vous, et cette fièvre qu'est-elle
devenue? Mon cher petit marquis, il me semble que votre amitié est
considérablement diminuée; que répond-il? Pauline, ma chère Pauline, où
êtes-vous, ma chère petite?


  [548] Marguerite, duchesse de Rohan, veuve de Henri Chabot, et Anne de
  Rohan-Chabot, sa fille, mariée au prince de Soubise.

  [549] Allusion aux promotions de l'ordre du Saint-Esprit.

  [550] Madame de la Fayette habitait vis-à-vis le petit Luxembourg, où
  logeait mademoiselle de Montpensier.



211.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Livry, jeudi au soir 2 novembre 1679.

Je vous écris ce soir, ma très-chère, parce que j'ai envie d'aller
demain matin à Pomponne. Madame de Vins m'en priait l'autre jour si
bonnement, que je m'en vais la voir, et M. de Pomponne, que l'on
gouverne mieux en dînant un jour à Pomponne avec lui, qu'à Paris en un
mois. Vous voulez donc que je me repose sur vous de votre santé, et je
le veux de tout mon cœur, s'il est vrai que vous soyez changée sur ce
sujet: ce serait en effet quelque chose de si naturel que cela fût
ainsi, et votre négligence à cet égard me paraissait si peu ordinaire,
que je me sens portée à croire que cette droiture d'esprit et de raison
aura retrouvé sa place chez vous. Faites donc, ma chère enfant, tout ce
que vous dites; prenez du lait et des bouillons, mettez votre santé
devant toutes choses; soyez persuadée que c'est non-seulement par les
soins et par le régime que l'on rétablit une poitrine comme la vôtre,
mais encore par la continuité des régimes; car de prendre du lait quinze
jours, et puis dire, J'ai pris du lait, il ne me fait rien; ma fille,
c'est se moquer de nous, et de vous-même la première. Soyez encore
persuadée d'une autre chose, c'est que sans la santé on ne peut rien
faire, tout demeure, on ne peut aller ni venir qu'avec des peines
incroyables: en un mot, ce n'est pas vivre que de n'avoir point de
santé. L'état où vous êtes, quoi que vous disiez, n'est pas un état de
consistance; il faut être mieux, si vous voulez être bien. Je suis fort
fâchée du vilain temps que vous avez, et de tous vos débordements
horribles: je crains votre Durance, comme une bête furieuse.

On ne parle point encore de cordons bleus: s'il y en a, et que M. de
Grignan soit obligé de revenir, je le recevrai fort bien, mais fort
tristement; car enfin, au lieu de placer votre voyage comme vous avez
fait, c'eût été une chose bien plus raisonnable et plus naturelle que
vous eussiez attendu M. de Grignan ici: mais on ne devine pas; et comme
vous observiez et consultiez les volontés de M. de Grignan, ainsi qu'on
faisait autrefois les entrailles des victimes, vous y aviez vu si
clairement qu'il souhaitait que vous allassiez avec lui, que, ne mettant
jamais votre santé en aucune sorte de considération, il était impossible
que vous ne partissiez, comme vous avez fait. Il faut regarder Dieu, et
lui demander la grâce de votre retour, et que ce ne soit plus comme un
postillon, mais comme une femme qui n'a plus d'affaires en Provence, qui
craint la bise de Grignan, et qui a dessein de s'établir et de rétablir
sa santé en ce pays.

Je crois que je ferai un traité sur l'amitié; je trouve qu'il y a mille
choses qui en dépendent, mille conduites à éviter pour empêcher que
ceux que nous aimons n'en sentent le contre-coup; je trouve qu'il y a
une infinité de rencontres où nous les faisons souffrir, et où nous
pourrions adoucir leurs peines si nous avions autant de vues et de
pensées qu'on doit en avoir pour ce qui tient au cœur. Enfin, je ferais
voir dans ce livre qu'il y a cent manières de témoigner son amitié sans
la dire, ou de dire par ses actions qu'on n'a point d'amitié, lorsque la
bouche traîtreusement assure le contraire. Je ne parle pour personne,
mais ce qui est écrit est écrit.

Mon fils me mande des folies, et il me dit qu'il y a un _lui_ qui
m'adore, un autre _lui_ qui m'étrangle, et qu'ils se battaient tous deux
l'autre jour à outrance, dans le mail des Rochers. Je lui réponds que je
voudrais que l'un eût tué l'autre, afin que je n'eusse point trois
enfants; que c'était ce dernier qui me faisait tout le mal de la
maternité, et que s'il pouvait l'étrangler lui-même, je serais trop
contente des deux autres. J'admire la lettre de Pauline; est-ce de son
écriture? Non; mais pour son style, il est aisé à reconnaître: la jolie
enfant! Je voudrais bien que vous pussiez me l'envoyer dans une de vos
lettres; je ne serai consolée de ne la pas voir que par les nouveaux
attachements qu'elle me donnerait: je m'en vais lui faire réponse. Je
quitte ce lieu à regret: la campagne est encore belle: cette avenue et
tout ce qui était désolé des chenilles, et qui a pris la liberté de
repousser avec votre permission, est plus vert qu'au printemps dans les
plus belles années. Les petites et les grandes palissades sont parées de
ces belles nuances de l'automne dont les peintres font si bien leur
profit. Les grands ormes sont un peu dépouillés, et l'on n'a point de
regret à ces feuilles picotées: la campagne en gros est encore toute
riante; j'y passais mes journées seule avec des livres; je ne m'ennuyais
que comme je m'ennuierai partout, ne vous ayant plus. Je ne sais ce que
je vais faire à Paris; rien ne m'y attire, je n'y ai point de
contenance; j'y vais avec chagrin; le bon abbé dit qu'il y a quelques
affaires, et que tout est fini ici; allons donc. Il est vrai que cette
année a passé assez vite; mais je suis fort de votre avis pour le mois
de septembre; il m'a semblé qu'il a duré six mois, tout des plus longs.
Je vous manderai, en arrivant à Paris, des nouvelles de mademoiselle de
Méri. Je n'eusse jamais pensé que cette madame de Charmes eût pu devenir
sèche comme du bois: hélas! quels changements ne fait point la mauvaise
santé! Je vous prie de faire de la vôtre le premier de vos devoirs:
après celui-là, et M. de Grignan auquel vous avez fait céder les autres
avec raison, si vous voulez bien me donner ma place, je vous en ferai
souvenir. Je me trouve fort heureuse si je ne ressemble non plus à un
devoir que M. de Grignan, et si vous pensez que c'est mon tour
présentement à être un peu consultée.



212.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 22 novembre 1679.

Vous allez être bien surprise et bien fâchée, ma chère enfant. M. de
Pomponne est disgracié; il eut ordre samedi au soir, comme il revenait
de Pomponne, de se défaire de sa charge. Le roi avait réglé qu'il aurait
700,000 fr., et que la pension de 20,000 fr. qu'il avait comme ministre
lui serait continuée: Sa Majesté voulait lui marquer par cet arrangement
qu'elle était contente de sa fidélité. Ce fut M. Colbert qui lui fit ce
compliment, en l'assurant qu'il _était au désespoir d'être obligé_, etc.
M. de Pomponne demanda s'il ne pourrait point avoir l'honneur de parler
au roi, et apprendre de sa bouche quelle était la faute qui avait attiré
ce coup de tonnerre: on lui dit qu'il ne le pouvait pas; en sorte qu'il
écrivit au roi pour lui marquer son extrême douleur, et l'ignorance où
il était de ce qui pouvait avoir contribué à sa disgrâce: il lui parla
de sa nombreuse famille, et le supplia d'avoir égard à huit enfants
qu'il avait. Il fit remettre aussitôt ses chevaux au carrosse, et revint
à Paris, où il arriva à minuit. M. de Pomponne n'était pas de ces
ministres sur qui une disgrâce tombe à propos, pour leur apprendre
l'humanité qu'ils ont presque tous oubliée; la fortune n'avait fait
qu'employer les vertus qu'il avait, pour le bonheur des autres; on
l'aimait, surtout parce qu'on l'honorait infiniment. Nous avions été,
comme je vous l'ai mandé, le vendredi à Pomponne, M. de Chaulnes,
Caumartin et moi: nous le trouvâmes et les dames, qui nous reçurent fort
gaiement. On causa tout le soir, on joua aux échecs: ah! quel échec et
mat on lui préparait à Saint-Germain! Il y alla dès le lendemain matin,
parce qu'un courrier l'attendait; de sorte que M. Colbert, qui croyait
le trouver le samedi au soir à l'ordinaire, sachant qu'il était allé
droit à Saint-Germain, retourna sur ses pas, et pensa crever ses
chevaux. Pour nous, nous ne partîmes de Pomponne qu'après dîner; nous y
laissâmes les dames, madame de Vins m'ayant chargée de mille amitiés
pour vous. Il fallut donc leur mander cette triste nouvelle: ce fut un
valet de chambre de M. de Pomponne, qui arriva le dimanche à neuf heures
dans la chambre de madame de Vins: c'était une marche si extraordinaire
que celle de cet homme, et il était si excessivement changé, que madame
de Vins crut absolument qu'il venait lui dire la mort de M. de Pomponne;
de sorte que, quand elle sut qu'il n'était que disgracié, elle respira;
mais elle sentit son mal quand elle fut remise; elle alla le dire à sa
sœur. Elles partirent à l'instant, laissant tous ces petits garçons en
larmes; et, accablées de douleur, elles arrivèrent à Paris à deux heures
après midi. Vous pouvez vous représenter leur entrevue avec M. de
Pomponne, et ce qu'ils sentirent, en se revoyant si différents de ce
qu'ils pensaient être la veille. Pour moi, j'appris cette nouvelle par
l'abbé de Grignan; je vous avoue qu'elle me toucha droit au cœur.
J'allai à leur porte dès le soir; on ne les voyait point en public;
j'entrai, je les trouvai tous trois. M. de Pomponne m'embrassa, sans
pouvoir prononcer une parole: les dames ne purent retenir leurs larmes,
ni moi les miennes: ma fille, vous n'auriez pas retenu les vôtres;
c'était un spectacle douloureux: la circonstance de ce que nous venions
de nous quitter à Pomponne d'une manière si différente, augmenta notre
tendresse. Enfin je ne puis vous représenter cet état. La pauvre madame
de Vins, que j'avais laissée si fleurie, n'était pas reconnaissable; je
dis pas reconnaissable, une fièvre de quinze jours ne l'aurait pas tant
changée: elle me parla de vous, et me dit qu'elle était persuadée que
vous sentiriez sa douleur, et l'état de M. de Pomponne; je l'en assurai.
Nous parlâmes du contre-coup qu'elle ressentait de cette disgrâce; il
est épouvantable, et pour ses affaires, et pour l'agrément de sa vie et
de son séjour, et pour la fortune de son mari; elle voit tout cela bien
douloureusement. M. de Pomponne n'était point en faveur; mais il était
en état d'obtenir de certaines choses ordinaires, qui font pourtant
l'établissement des gens: il y a bien des degrés au-dessous de la faveur
des autres, qui font la fortune des particuliers. C'était aussi une
chose bien douce de se trouver naturellement établie à la cour: ô Dieu!
quel changement! quel retranchement! quelle économie dans cette maison!
Huit enfants, n'avoir pas eu le temps d'obtenir la moindre grâce! Ils
doivent trente mille livres de rente; voyez ce qu'il leur restera: ils
vont se réduire tristement à Paris, à Pomponne. On dit que tant de
voyages, et quelquefois des courriers qui attendaient, même celui de
Bavière qui était arrivé le vendredi, et que le roi attendait
impatiemment, ont un peu attiré ce malheur. Mais vous comprendrez
aisément ces conduites de la Providence, quand vous saurez que c'est M.
le président Colbert qui a la charge; comme il est en Bavière, son frère
la fait en attendant, et lui a écrit en se réjouissant, et pour le
surprendre, comme si on s'était trompé au-dessus de la lettre: _A
monsieur, monsieur Colbert, ministre et secrétaire d'État_. J'en ai fait
mes compliments dans la maison affligée; rien ne pouvait être mieux.
Faites un peu de réflexion à toute la puissance de cette famille, et
joignez les pays étrangers à tout le reste; et vous verrez que tout ce
qui est de l'autre côté, _où l'on se marie_[551], ne vaut point cela. Ma
pauvre enfant, voilà bien des détails et des circonstances; mais il me
semble qu'ils ne sont point désagréables dans ces sortes d'occasions: il
me semble que vous voulez toujours qu'on vous parle; je n'ai que trop
parlé. Quand votre courrier viendra, je n'ai plus à le présenter; c'est
encore un de mes chagrins de vous être désormais entièrement inutile: il
est vrai que je l'étais déjà par madame de Vins: mais on se ralliait
ensemble. Enfin, ma fille, voilà qui est fait, voilà le monde. M. de
Pomponne est plus capable que personne de soutenir ce malheur avec
courage, avec résignation et beaucoup de christianisme. Quand d'ailleurs
on a usé comme lui de la fortune, on ne manque point d'être plaint dans
l'adversité.

Encore faut-il, ma très-chère, que je vous dise un petit mot de votre
petite lettre; elle m'a donné une sensible consolation: j'ai vu la santé
du petit très-confirmée, et la vôtre, ma chère enfant, dont vous me
dites des merveilles: vous m'assurez que je serais bien contente si je
vous voyais, vous avez raison de le croire. Quel spectacle charmant de
vous voir appliquée à votre santé, à vous reposer, à vous restaurer!
c'est un plaisir que vous ne m'avez jamais donné. Vous voyez que ce
n'est pas inutilement que vous prenez ce soin, le succès en est visible;
et quand je me tourmente ici de vous inspirer la même attention, vous
sentez bien que j'ai raison.


  [551] Du côté de M. de Louvois.



213.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 29 novembre 1679.

Vous nous parlerez longtemps du malheur de M. de Pomponne avant que nous
vous trouvions à la vieille mode; cette disgrâce est encore bien vive
dans nos têtes; il est extrêmement regretté. Un ministre de cette
humeur, avec une facilité d'esprit et une bonté comme la sienne, est
une chose si rare, qu'il faut souffrir qu'on sente un peu une telle
perte. Vous croyez bien que je vais souvent chez lui: je fus touchée
l'autre jour de le voir entrer avec cette mine aimable, sans tristesse,
sans abattement. Madame de Coulanges m'avait priée de l'y mener; il la
loua de s'être souvenue d'un malheureux; il ne s'arrêta point longtemps
sur ce chapitre; il passa à ce qui pouvait former une conversation; il
la rendit agréable comme autrefois, sans affectation pourtant d'être
gai, et d'une manière si noble, si naturelle, et si précisément mêlée et
composée de tout ce qu'il fallait pour attirer notre admiration, qu'il
n'eut pas de peine à y réussir. Enfin, nous l'allons revoir ce M. de
Pomponne si parfait, comme nous l'avons vu autrefois. Ce premier jour
nous toucha; il était désoccupé, et commençait à sentir la vie et la
véritable longueur des jours; car de la manière dont les siens étaient
pleins, c'était un torrent précipité que sa vie; il ne la sentait pas;
elle courait rapidement, sans qu'il pût la retenir. Nous le disions
encore à Pomponne la dernière fois qu'il est sorti secrétaire d'État;
vous savez que ce soir-là même il fut disgracié et déplacé. Je causai
fort hier avec madame de Vins; elle sentira bien plus longtemps cette
douleur que M. de Pomponne; je leur rends des soins si naturellement,
que je me retiens, de peur que le vrai n'ait l'air d'une affectation et
d'une fausse générosité: ils sont contents de moi. Enfin M. de Pomponne
ne sera plus que le plus honnête homme du monde: vous souvenez-vous de
Voiture, qui dit en parlant de M. le Prince,

  Il n'avait pas un si haut rang;
  Il n'était que prince du sang?

Voilà justement l'affaire. Mais il y a des contre-coups plaisants dans
cette disgrâce. Je disais que cela me faisait souvenir de Soyecourt:
_est-ce que je parle à toi_[552]? Vous entendez fort bien tout ce que je
dis et ne dis point. Enfin, il en faut revenir à la Providence, dont M.
de Pomponne est adorateur et disciple; et le moyen de vivre sans cette
divine doctrine? Il faudrait se pendre vingt fois le jour; et encore
avec tout cela on a bien de la peine à s'en empêcher. En attendant vos
lettres, ma très-chère, je n'ai pu me dispenser de causer un peu avec
vous sur un sujet que je suis assurée qui vous tient au cœur.

Madame de Lesdiguières[553] a écrit à la mère Angélique de
Port-Royal[554], sœur de ce ministre: elle me montra la réponse qu'elle
en avait reçue; je l'ai trouvée si belle que je l'ai copiée, et la
voilà. C'est la première fois que j'ai vu une religieuse parler et
penser en religieuse. J'en ai bien vu qui étaient agitées du mariage de
leurs parentes, qui sont au désespoir que leurs nièces ne soient point
encore mariées, qui sont vindicatives, médisantes, intéressées,
prévenues; cela se trouve aisément: mais je n'en avais point encore vu
qui fût véritablement et sincèrement morte au monde. Jouissez, ma fille,
du même plaisir que cette rareté m'a donné. C'était la chère fille de M.
d'Andilly, et dont il me disait: _Comptez que tous mes frères, et tous
mes enfants, et moi, nous sommes des sots en comparaison d'Angélique_.
Jamais rien n'a été bon de ce qui est sorti de ce pays-là, qui n'ait été
corrigé et approuvé d'elle; toutes les langues et toutes les sciences
lui sont infuses; enfin c'est un prodige, d'autant plus qu'elle est
entrée à six ans en religion. Je refusai hier une copie de sa lettre à
Brancas, il en est indigné; et je lui dis: Avouez seulement que cela
n'est pas trop mal écrit pour _une hérétique_. J'en ai vu encore
plusieurs autres d'elle, et bien plus belles, et bien plus justes: ceci
est un billet écrit à course de plume. La mienne est bien en train de
trotter.

J'ai été à cette noce de madame de Louvois; que vous dirai-je?
magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et
rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de
carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens
roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses,
les compliments sans savoir ce que l'on dit, les civilités sans savoir à
qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues: du milieu de tout
cela, il sortit quelques questions de votre santé, à quoi ne m'étant pas
assez pressée de répondre, ceux qui les faisaient sont demeurés dans
l'ignorance et dans l'indifférence de ce qui en est. _O vanité des
vanités!_ Cette belle petite de Monchi a la petite vérole; on pourrait
encore dire, _ô vanité_, etc.

Je reçois votre lettre du 18, c'était un samedi, et le propre jour de
la disgrâce de ce pauvre homme: tout ce que vous me dites de lui me
perce le cœur; quand je songe à cette chute, et combien vous êtes loin
de la prévoir, je crains votre surprise. Comme il n'y a rien à ménager
avec madame de Vins, je lui montrerai comme vous sentiez ce souvenir
obligeant de M. de Pomponne. Hélas! vous parlez du mariage de M. le
Dauphin, d'affaires étrangères, de ministère, et il faut parler de
passer peut-être son hiver à Pomponne; car quoiqu'il dise que non, je
crains que le monde ne l'importune. Il a beaucoup de piété; et si c'est
ici le chemin de son salut, il ne perdra guère de temps à se jeter dans
la solitude. Quel malheur pour madame de Vins! et qu'elle le sent bien!
Il nous prit hier une peur, à Brancas et à moi, que le séjour de
Pomponne, qu'il aime si démesurément, et qui a causé tous ses péchés
véniels, ne lui devienne insupportable par un caprice qui arrive
souvent: cette trop grande liberté d'y être lui donnera du dégoût, et le
fera souvenir que ce Pomponne a contribué à son malheur. Ne sera-ce
point comme l'abbé d'Effiat, qui, pour marquer son chagrin contre Veret,
disait qu'il avait épousé sa maîtresse? Mais non, car tout cela est fou,
et M. de Pomponne est sage.

Vous me parlez de votre homme de la Trappe; quoi? c'était votre recteur
de Saint-Andiol! vous devez avoir eu de grandes conversations avec lui:
rien n'est plus curieux que de savoir d'original ce qui se passe dans
cette maison. Le dîner que vous me dépeignez est horrible, je ne
comprends point cette sorte de mortification; c'est une juiverie, et la
chose du monde la plus malsaine. Les capucins que je vis à Pomponne en
ordonnent partout: je ne sais pas si les pauvres gens en savent les
conséquences, mais ils ne croient rien de si salutaire; ils disent qu'un
peu d'esprit de sel dans ce qu'on boit chasserait pour jamais toute
sorte de néphrétique. Je crois que Villebrune[555] avait senti la vertu
de ce présent du ciel. En vérité, je ne suis point édifiée de cette sale
mortification. Vous me parlez toujours si bien du soin que vous avez de
votre santé, que je ne sais plus que vous dire: Dieu vous conserve cette
attention dont vous sentez l'effet! si vous en aviez eu ici une petite
partie, nous aurions bien abrégé des discours. Celui que vous me faites
de madame de Coulanges, et de son chagrin contre la Fare[556], à qui
elle fait la mine, disant qu'il l'a trompée, serait admirable à lui
montrer, accompagné de l'envie que vous avez d'apprendre de ses
nouvelles, si vous n'aviez pas dit si franchement votre avis du goût de
madame de Villars pour elle: cet endroit me fera cacher l'autre, qui
l'aurait fort réjouie. Je vous prie de me reparler d'elle, car elle ne
cesse de me prier de vous faire mille compliments; elle veut voir les
endroits où vous parlez de votre santé; elle y prend intérêt, et à son
petit bon ami: il faut rendre tout cela. Je ne sais quelle disparate je
vais faire, en vous disant que la Trousse n'est point encore revenu; je
suis bien trompée, ou c'est un péché qu'il fait contre les idées de
l'amour, des plus gros qu'il se fasse. Mon Dieu, qu'il y a de folies
dans le monde! il me semble que je vois quelquefois les loges et les
barreaux devant ceux qui me parlent; et je ne doute pas aussi qu'ils ne
voient les miens.


  [552] M. de Soyecourt étant couché dans la même chambre avec trois de
  ses amis, la fantaisie lui prit, pendant la nuit, de parler très haut
  à l'un d'eux, un autre, impatienté, s'écrie: _Eh, morbleu! tais-toi,
  tu m'empêches de dormir.—Est-ce que je parle à toi_, lui répliqua
  Soyecourt?

  [553] Paule-Françoise-Marguerite de Gondi, duchesse de Lesdiguières.

  [554] La mère Angélique de Saint-Jean-Arnauld, abbesse de Notre-Dame
  de Port-Royal des champs.

  [555] C'était un ex-capucin qui se mêlait de médecine.

  [556] Madame de Coulanges ne pardonnait pas à la Fare d'avoir préféré
  la bassette à madame de la Sablière.



214.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 5 janvier 1680.

Ah! ma très-chère, que je suis obligée à madame du Janet de vous avoir
ôté la plume! Si, par l'air de Salon et par les fatigues, vous retombez
à tout moment, quelles raisons n'ai je point de vous conjurer mille fois
de ne point écrire? Vous parlez de votre mal avec une capacité qui
m'étonne; mais l'intérêt que je prends à votre santé me fait comprendre
tout ce que vous dites. Que j'ai d'envie que cette bise et ce vent du
midi vous laissent en repos! Mais quel malheur d'être blessée de deux
vents qui sont si souvent dans le monde, et surtout en Provence? Je vous
demande, ma fille, si, dans l'état où vous êtes, je puis m'empêcher d'y
penser tristement.

Je fus hier aux grandes Carmélites avec MADEMOISELLE, qui eut la bonne
pensée de mander à madame de Lesdiguières de me mener. Nous entrâmes
dans ce saint lieu; je fus ravie de l'esprit de la mère Agnès[557]; elle
me parla de vous, comme vous connaissant par sa sœur. Je vis madame
Stuart belle et contente. Je vis mademoiselle d'Épernon[558], qui ne me
trouva pas défigurée; il y avait plus de trente ans que nous ne nous
étions vues; elle me parut horriblement changée. La petite du Janet ne
me quitta point; elle a le voile blanc depuis trois jours; c'est un
prodige de ferveur et de vocation: je m'en vais en écrire à sa mère.
Mais quel ange (_madame de la Vallière_) m'apparut à la fin! car M. le
prince de Conti la tenait au parloir. Ce fut à mes yeux tous les charmes
que nous avons vus autrefois, je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune;
elle est moins maigre et plus contente: elle a ses mêmes yeux et ses
mêmes regards: l'austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil
ne les lui ont ni creusés, ni battus; cet habit si étrange n'ôte rien à
la bonne grâce, ni au bon air; pour la modestie, elle n'est pas plus
grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti: mais
c'est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me
parla de vous si bien, si à propos; tout ce qu'elle dit était si assorti
à sa personne, que je ne crois pas qu'il y ait rien de mieux. M. de
Conti l'aime et l'honore tendrement, elle est son directeur; ce prince
est dévot, et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette
retraite sont une grande dignité pour elle.


  [557] La mère Agnès de Jesus-Maria. Elle était Gigault de Bellefonds,
  et sœur de la marquise de Villars.

  [558] Anne-Louise-Christine de Foix de la Valette-Épernon.



215.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 10 janvier 1680.

Si j'avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste
et sensible dont j'ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma
vie soit composée de plus d'années que la vôtre, vous connaîtriez bien
clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la
Providence ne dérange point l'ordre de la nature, qui m'a fait naître
votre mère, et venir en ce monde beaucoup devant vous; c'est la règle et
la raison, ma fille, que je parte la première; et Dieu, pour qui nos
cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que
cet ordre s'observe en moi. Il est impossible que la vérité et la
justice de ce sentiment ne vous pénètre pas comme j'en suis pénétrée: de
là, ma fille, vous n'aurez point de peine à vous représenter quelle
sorte d'intérêt je prends à votre santé. Je vous conjure, par toute
l'amitié que vous avez pour moi, de ne m'écrire qu'une feuille tout au
plus: dites à quelqu'un de m'écrire, et même ne dictez point, cela
fatigue. Enfin, je ne puis plus trouver de plaisir à ce qui me charmait
autrefois dans votre absence, et vos grandes lettres me font plus de mal
qu'à vous; je vous prie de m'ôter cette peine, il m'en reste encore
assez. Madame de Schomberg vous conseille, si vous voulez à toute force
prendre du café, d'y mettre du miel de Narbonne au lieu de sucre, cela
console la poitrine, et c'est avec cette modification qu'on en laisse
prendre à M. de Schomberg, dont la santé est extrêmement mauvaise depuis
six ou sept mois. La mienne est parfaite; je vous ai mandé comme je
m'étais purgée à merveilles, et puis de cette eau de cerises. Pour mes
mains, je crois qu'elles sont guéries, je n'y pense pas. Eh, ma chère
enfant! ne songez qu'à vous, n'oubliez rien de tout ce qui doit vous
soulager; vous connaissez trop l'amitié pour douter de ce que je souffre
quand je pense à l'état où vous êtes; et cette pensée ne s'éloigne pas
de moi.

Je suis de votre avis sur tous les choix de la maison de madame la
Dauphine. Le maréchal d'Humières a mandé à Rouville qu'il était
serviteur des dévots, depuis qu'il voyait le maréchal de Bellefonds
écuyer, madame d'Effiat gouvernante, et madame de Vibraye dame
d'honneur. On dit que cette dernière est repoussée, parce qu'elle a fait
trop de façons et trop de propositions. On prétend que toute place pour
laquelle on est choisi, dans _la maison du seigneur_, honore la personne
nommée; tout est rehaussé maintenant. Autrefois les dames d'honneur de
la reine étaient des marquises, et toutes les grandes charges de la
maison du roi étaient aux seigneurs; aujourd'hui, tout est duc et
maréchal de France, tout est monté.

M. de Pomponne est revenu pour finir ses affaires; on va le payer. Je
vois assez souvent madame de Vins, qui, n'ayant rien de nouveau à vous
mander, ne vous écrit point, pour ne point vous obliger d'écrire
inutilement. M. de Bussy et sa fille (_madame de Coligny_) ont dîné ici
deux fois; ils ont, en vérité, bien de l'esprit; ils m'ont fort priée de
vous faire leurs compliments. Le petit Coulanges est ici, tout comme
vous l'avez vu; la maréchale de Rochefort l'emmène avec elle au-devant
de madame la Dauphine: je lui conseille de faire ce voyage, n'ayant rien
de mieux à faire; et peut-être qu'en écrivant de jolies relations, cela
pourra lui être bon. Adieu, ma très-chère bonne; je ne sais rien: je
crois même qu'en faisant mes lettres un peu moins infinies, je vous
jetterai moins de pensées et moins d'envie d'y répondre; c'est ce que je
désire, ne pouvant jamais vouloir que ce qui vous est avantageux.

Mon fils est retourné en basse Bretagne faire les Rois; il assure qu'il
sera ici le 20: Dieu le veuille! Madame de Soubise est toujours
invisible; elle sera à Paris plus qu'elle ne pense: elle est bien servie
en ce pays-là. Mademoiselle de Fontanges est d'une beauté
_singulière_[559]: elle paraît à la tribune comme une divinité; madame
de Montespan de l'autre côté, autre divinité. La _singulière_ a donné
pour six mille pistoles d'étrennes[560]. Madame de Coulanges a été fort
admirée de ce qu'elle a exécuté.


  [559] _Elle était_ (dit l'abbé de Choisy) _belle comme un ange et
  sotte comme un panier_.

  [560] Voici un trait de la galanterie magnifique de ce temps-là. C'est
  madame de Scudéri qui le mande à Bussy:

    «Mademoiselle de .... a reçu des étrennes bien galantes. Elle trouva
    sur sa toilette un petit diable qui retenait une souris d'Allemagne,
    qui, dès qu'elle y toucha, s'ouvrit d'elle-même, et laissa tomber
    deux bracelets de mille louis chacun, avec un billet où étaient
    écrits ces mots: _Le diable s'en mêle_.»



216.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 17 janvier 1680.

Le temps n'est plus, ma pauvre enfant, que ce m'était une consolation de
recevoir une grande lettre de vous; présentement ce m'est une véritable
peine; et quand je pense à celle que vous avez d'écrire, et au mal
sensible que cela vous fait, je soutiens que vous ne sauriez m'écrire
assez peu. Si vous êtes incommodée, il faut ne point écrire; si vous ne
l'êtes pas, il ne faut point écrire; enfin, si vous avez quelque soin de
vous et quelque amitié pour moi, il faut, par nécessité ou par
précaution, garder cette conduite. Si vous êtes mal, reposez-vous; si
vous êtes bien, conservez-vous; et puisque cette santé si précieuse,
dont on ne connaît le bonheur qu'après l'avoir perdue, vous oblige à
vous ménager, croyez que ce doit être votre unique affaire, et celle
dont je vous aurai le plus d'obligation. Vous me paraissez accablée de
la dépense d'Aix; c'est une chose cruelle que de gâter encore vos
affaires en Provence, au lieu de les raccommoder: vous souhaitez d'être
à Grignan, c'est le seul lieu, dites-vous, où vous ne dépensez rien: je
comprends qu'un peu de séjour dans votre château ne vous serait pas
inutile à cet égard; mais vous n'êtes plus en état de mettre cette
considération au premier rang; votre santé doit aller la première, c'est
ce qui doit vous conduire; et quelle raison pourrait obliger ceux qui
vous aiment à vous laisser dans un air qui vous fait périr visiblement?
Vous êtes si incommodée de la bise d'Aix et de Salon, que vous devez
attendre à l'être encore plus de celle de Grignan. Ainsi, ma fille, il
faudra prendre une résolution sage; il faudra, quand vous serez ici,
n'être plus, comme vous êtes toujours, un pied en l'air: il n'y a rien
de bon avec cette agitation d'esprit; vous devez changer de style,
puisque vous changez de santé et de tempérament; vous devez dire, Je ne
puis plus voyager, il faut que je me remette. Mais au lieu de parler
sincèrement de votre état à M. de Grignan qui vous aime, qui ne veut pas
vous perdre, et qui voit comme nous combien le repos et le bon air vous
sont nécessaires, il semble au contraire que vous vouliez le tromper et
vous tromper aussi, en disant, Je me porte parfaitement bien, quand vous
vous portez parfaitement mal. Il s'agira donc de rectifier toutes ces
manières, qui jusqu'ici n'ont servi qu'à détruire votre santé. Nous en
parlerons encore: mais je ne puis m'empêcher de vous dire tout ceci, sur
quoi vous pouvez faire des réflexions.

Vous trouvez, ce me semble, la cour bien orageuse. Vous avez raison
d'être étonnée de madame de Soubise; personne ne sait le vrai de cette
disgrâce; il ne paraît point que ce soit une victime: elle a voulu une
place que le roi l'a empêchée d'avoir: il y a bien à dire des épigrammes
là-dessus. Quand elle a vu que toute cette distinction était réduite à
une augmentation de pension, elle a parlé, elle s'est plainte; elle est
venue à Paris; _j'y viens, j'y suis encore, etc._ Il ne serait pas
impossible de tourner la suite de ces vers. On ne la voit point du tout,
ni frère, ni sœur, ni tante, ni cousine: elle n'a que madame de
Rochefort qui lui tient lieu de tout. On ne lui fera point dire ce
qu'elle ne dit pas, car elle est recluse. Cependant elle est très-bien
servie là-bas; elle espère qu'elle retournera bientôt. Il y a des gens
qui croient qu'elle pourra se tromper: si cela est, il faudra qu'elle
change de vie; une plus longue retraite ne serait pas soutenable. On ne
voit pas non plus madame de Rochefort; c'est une belle femme de moins
dans les fêtes qui se font pour les grandes noces.

Mademoiselle de Blois est donc madame la princesse de Conti: elle fut
fiancée lundi en grande cérémonie, hier mariée, à la face du soleil,
dans la chapelle de Saint-Germain: un grand festin comme la veille:
l'après-dîner, une comédie, et le soir couchés, et leurs chemises
données par le roi et par la reine. Si je vois quelqu'un avant que
d'envoyer cette lettre, qui soit revenu de la cour, je vous ferai une
addition. Mais voyez comme il est bon de se tourmenter un peu pour avoir
des places; il est certain que celles qui avaient été nommées pour dames
d'honneur de cette princesse avaient fait leurs diligences. Le hasard
veut que madame de Buri[561], qui est à cinquante lieues d'ici, tombe
dans l'esprit de madame Colbert; elle l'a vue autrefois, elle en parle à
M. de Lavardin son neveu, elle en parle au roi; on trouve qu'elle est
tout comme il faut; on mande qu'elle aura six mille francs
d'appointements, qu'elle entrera dans le carrosse de la reine. On fait
écrire le père Bourdaloue, qui est son confesseur; car elle n'est pas
_Janséniste_ comme madame de Vibraye; c'est avec ce _mot_ qu'on a
supprimé celle-ci, quoiqu'elle soit sous la direction de Saint-Sulpice,
qui est, pour la doctrine, comme celle des jésuites. Enfin le courrier
part, et on l'attend demain. Madame de Lavardin fait présent à madame de
Buri d'une robe noire, d'une jupe, d'un mouchoir de point avec les
manchettes, tout cela prêt à mettre. La Senneterre a eu beau tortiller
autour du Bourdaloue; point de nouvelles. Vous êtes étonnée que la
presse soit si grande, vous n'êtes pas la seule; mais la rage est d'être
là _in ogni modo_. Voilà donc une amie de M. le coadjuteur encore
placée: c'est un moulin à paroles, comme vous savez; elle parle _Buri_,
c'est une langue; mais au moins elle ne s'en est pas servie pour être à
cette place. Celle de la maréchale de Clérembault est fort
extraordinaire; elle est protégée par MADAME, qui voudrait bien en faire
une dame de la reine. Elle va à la cour, comme si de rien n'était; il ne
semble pas qu'elle se souvienne d'avoir été et de n'être plus
gouvernante[562],

  Et trouve le chagrin que MONSIEUR lui prescrit
  Trop digne de mépris pour y prêter l'esprit.

Vous rajusterez ces vers: mais quand ils se trouvent en courant au bout
de ma plume, il faut qu'ils passent. Montgobert me parle d'un bal, où je
vois danser fort joliment mon petit marquis. Pauline a-t-elle la même
inclination pour la danse que sa sœur d'Adhémar? Il ne faudrait plus
que cet agrément pour la rendre trop aimable: ah! ma fille,
divertissez-vous de cette jolie enfant; ne la mettez point en lieu
d'être gâtée; j'ai une extrême envie de la voir.

Je m'en vais vous dire une chose plaisante, dont Corbinelli est témoin:
je lui dis lundi matin que j'avais songé toute la nuit d'une madame de
Rus; que je ne comprenais pas d'où me revenait cette idée, et que je
voulais vous demander des nouvelles de cette sorcière. Là-dessus je
reçois votre lettre, et justement vous m'en parlez, comme si vous
m'aviez entendue; ce hasard m'a paru plaisant: me voilà donc instruite
de ce que je voulais vous demander. Je n'ai pas oublié le comte de Suze.
M. de Saint-Omer son frère a été à l'extrémité; il a reçu tous les
sacrements; il ne voulait point être saigné avec une grosse fièvre, une
inflammation; le médecin anglais le fit saigner par force; jugez s'il en
avait besoin; et ensuite avec son remède il l'a ressuscité, et dans
trois jours _il jouera à la fossette_. Hélas! cette pauvre lieutenante
qui aimait tant M. de Vins, et qui craignait tant qu'on ne le sût pas,
la voilà morte, et très-jeune; mandez-moi de quelle maladie; je suis
toujours surprise de la mort des jeunes personnes. Vous avez raison de
vous plaindre que je vous ai mal élevée; si vous aviez appris à prendre
le temps comme il vient, cela vous aurait extrêmement amusée.

N'avez-vous point remarqué la gazette de Hollande? Elle compte ceux qui
ont des charges chez madame la Dauphine: M. de Richelieu, chevalier
d'honneur; M. le maréchal de Bellefonds, premier écuyer; M. de
Saint-Géran, _rien_. Vous m'avouerez que cela est plaisant. Enfin, cette
folie est passée jusqu'en Hollande. Mon fils est toujours les délices de
Quimper; je crois pourtant qu'il est présentement à Nantes, et qu'il
sera ici à la fin du mois; vous voyez bien que je l'ai mieux élevé que
vous: j'espère que dans quinze jours il n'y paraîtra pas, et qu'il sera
prêt à partir avec les autres. N'écrivez point, et gardez-vous bien de
répondre à toutes ces causeries, dont je ne me souviendrai plus moi-même
dans trois semaines. Si la santé de Montgobert peut s'accommoder à
écrire pour vous, elle vous soulagera entièrement, sans même que vous
ayez la peine de dicter: elle écrit comme nous.

J'approuve fort que vous soupiez; cela vaut mieux que douze cuillerées
de lait. Hélas! ma fille, je change à toute heure; je ne sais ce que je
veux: c'est que je voudrais que vous pussiez retrouver de la santé; il
faut me pardonner, si je cours à tout ce que je crois de meilleur; et
c'est toujours sous le nom de bien et de mieux que je change d'avis.
Pour vous, ma très-chère, n'en changez point sur la bonne opinion que
vous devez avoir de vous, malgré les procédés désobligeants de la
fortune. En vérité, si elle voulait, M. et madame de Grignan tiendraient
fort bien leur place à la cour: mais vous savez où cela est réglé, et
l'inutilité du chagrin qu'on ne peut s'empêcher d'en avoir.

Je ne sais rien encore de ce qui s'est passé à la noce. J'ignore si ce
fut à la face du soleil ou de la lune que le mariage se fit. J'irai
faire mon paquet chez madame de Vins, et vous manderai ce que j'aurai
appris. Cependant, je vous dirai une nouvelle la plus grande et la plus
extraordinaire que vous puissiez apprendre; c'est que M. le Prince fit
faire hier sa barbe; il était rasé; ce n'est point une illusion, ni une
de ces choses qu'on dit en l'air, c'est une vérité; toute la cour en fut
témoin; et madame de Langeron prenant son temps qu'il avait les pattes
croisées comme le lion, lui fit mettre un justaucorps avec des
boutonnières de diamants; un valet de chambre, abusant aussi de sa
patience, le frisa, lui mit de la poudre, et le réduisit enfin à être
l'homme de la cour de la meilleure mine, et une tête qui effaçait toutes
les perruques: voilà le prodige de la noce. L'habit de M. le prince de
Conti était inestimable; c'était une broderie de diamants fort gros, qui
suivait les compartiments d'un velouté noir sur un fond de couleur de
paille. On dit que la couleur de paille ne réussissait pas, et que
madame de Langeron, qui est l'âme de toute la parure de l'hôtel de
Condé, en a été malade. En effet, voilà de ces sortes de choses dont on
ne doit point se consoler. M. le Duc, madame la Duchesse et mademoiselle
de Bourbon avaient trois habits garnis de pierreries différentes pour
les trois jours. Mais j'oubliais le meilleur, c'est que l'épée de M. le
Prince était garnie de diamants.

      La famosa spada,
  All' cui valore ogni vittoria è certa.

La doublure du manteau du prince de Conti était de satin noir, piqué de
diamants comme de la moucheture. La princesse était romanesquement
belle, et parée, et contente.

  Qu'il est doux de trouver dans un amant qu'on aime
      Un époux que l'on doit aimer!


  [561] Anne-Marie d'Urre d'Aiguebonne, veuve de François de Rostaing,
  comte de Buri.

  [562] MADAME dit dans ses lettres que cette dame ne lui fut ôtée que
  parce qu'elle l'aimait; que c'était un tour de la maréchale de
  Grancey, dont la fille cadette était aimée du chevalier de Lorraine,
  favori lui-même de MONSIEUR.



217.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 26 janvier 1680.

Je veux commencer par votre santé; c'est ce qui me tient uniquement au
cœur. C'est sans préjudice de cette continuelle pensée que je vois, que
j'entends, et que je prends intérêt à toutes les choses de ce monde:
elles sont plus proches ou plus loin de moi, selon qu'elles ont plus ou
moins de rapport à vous: vous me donnez même l'attention que j'ai aux
nouvelles. Je vous trouve bien dorlotée, bien mitonnée, ma chère enfant;
vous n'êtes point dans le tourbillon, je suis en repos pour votre repos;
mais je n'y suis pas pour cette chaleur et cette pesanteur, et cette
douleur sans bise, sans fatigue. Je voudrais bien un peu plus
d'éclaircissement sur un point si important: tant de soins qu'on a de
vous ne sont pas sans raison, ni par pure précaution. Je souhaite que
vous soyez changée sur l'écriture, et que ce soit sincèrement que vous
ne vouliez plus vous tuer avec votre écritoire; confirmez-moi cette
bonne opinion de vous, et en nul cas ne m'écrivez de grandes lettres,
vous m'en écrivez assez, et trop. Montgobert s'en acquitte très-bien,
et, comme je vous ai dit, elle peut même vous soulager de dicter. Je
voudrais qu'elle mêlât un mot du sien sur le sujet de votre santé.

En vérité, je ne me souviens plus du petit de Gonor; je vous laisse le
soin, et à votre frère, de ces anciennes dates. Sans la présence de
MADEMOISELLE, j'aurais renoncé mademoiselle d'Épernon; je dis ce
jour-là, et toujours, ces sottises que vous appelez jolies, et tout ce
qu'on peut faire pour les adoucir; vous voulez tirer de ce rang le
compliment que je fis à madame de Richelieu, je le veux bien, car il
ressemble à ce que lui aurait dit M. de Grignan: j'y pensai: voilà
justement de ces choses qui lui viennent quand il parle et quand il
écrit; c'est ce qui fait que ses lettres font toujours, deux mois
durant, l'ornement de toutes les poches. Madame de Coulanges avait
encore hier la sienne, et la montre: cela n'est-il pas plaisant? Au
reste, ma très-chère, ne comptez point tant que vous soyez où vous devez
être, que vous ne comptiez encore que vous devez être quelquefois ici;
c'est votre pays et celui de M. de Grignan; et je vivrais bien
tristement, si je n'espérais vous y revoir cette année. M. de
Rennes[563] vous garde votre appartement, et nous donnera pourtant tout
le temps d'y faire travailler. Vous ne m'avez aucune obligation de cette
société, ce n'en est point une, c'est un homme admirable, il ne pèse
rien non plus que ses gens, sa conversation est légère; on le voit peu;
il trotte assez, et ne hait pas d'être dans sa chambre; on le souhaite;
il ne ressemble pas à feu M. du Mans: enfin, il est tel que si on
souhaitait quelqu'un qui ne fût pas vous, ce serait un autre comme
celui-là: il m'a priée déjà plusieurs fois de vous faire bien des
compliments, et de vous dire que, quelque joie qu'il ait d'être ici, il
m'aime trop pour n'avoir pas beaucoup d'envie de vous quitter la place.

On ne parle plus de madame de Soubise, on n'y pense même déjà plus.
Vraiment, il y a bien d'autres affaires; et je crois que je suis folle
de m'amuser à parler d'autre chose. Il y a deux jours que l'on est assez
comme le jour de MADEMOISELLE et de M. de Lauzun: on est dans une
agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour en
apprendre, on est curieux; et voici ce qui a paru, en attendant le
reste[564].

M. de Luxembourg était mercredi à Saint-Germain, sans que le roi lui fît
moins bonne mine qu'à l'ordinaire: on l'avertit qu'il y avait contre lui
un décret de prise de corps: il voulut parler au roi; vous pouvez penser
ce qu'on dit. Sa Majesté lui dit que, s'il était innocent, il n'avait
qu'à s'aller mettre en prison; et qu'il avait donné de si bons juges
pour examiner ces sortes d'affaires, qu'il leur en laissait toute la
conduite. M. de Luxembourg pria qu'on ne l'y menât point, et en effet il
monta aussitôt en carrosse, et s'en vint chez le père de la Chaise:
mesdames de Lavardin et de Mouci, qui venaient ici, le rencontrèrent
dans la rue Saint-Honoré, assez triste dans son carrosse: après avoir
été une heure aux Jésuites, il fut à la Bastille, et remit à Baisemaux
(_le gouverneur_) l'ordre qu'il avait apporté de Saint-Germain. Il entra
d'abord dans une assez belle chambre. Madame de Meckelbourg[565] vint
l'y voir, et pensa fondre en larmes; elle s'en alla, et une heure après
qu'elle fut sortie, il arriva un ordre de le mettre dans une des
horribles chambres grillées qui sont dans les tours, où l'on voit à
peine le ciel, et défense de voir qui que ce fût. Voilà, ma fille, un
grand sujet de réflexion: songez à la fortune brillante d'un tel homme,
à l'honneur qu'il avait eu de commander les armées du roi, et
représentez-vous ce que ce fut pour lui d'entendre fermer ces gros
verroux; et s'il a dormi par excès d'abattement, pensez au réveil.
Personne ne croit qu'il y ait du poison à son affaire. Je vous assure
que voilà une sorte de malheur qui en efface bien d'autres.

Madame de Tingry est ajournée pour répondre devant les juges. Pour
madame la comtesse de Soissons, elle n'a pu envisager la prison; on a
bien voulu lui donner le temps de s'enfuir, si elle est coupable. Elle
jouait à la bassette mercredi: M. de Bouillon entra; il la pria de
passer dans son cabinet, et lui dit qu'il fallait sortir de France, ou
aller à la Bastille: elle ne balança point; elle fit sortir du jeu la
marquise d'Alluye; elles ne parurent plus. L'heure du souper vint; on
dit que madame la comtesse soupait en ville; tout le monde s'en alla,
persuadé de quelque chose d'extraordinaire. Cependant on fit beaucoup de
paquets, on prit de l'argent, des pierreries; on fit prendre des
justaucorps gris aux laquais et aux cochers; on fit mettre huit chevaux
au carrosse. Elle fit placer auprès d'elle dans le fond la marquise
d'Alluye, qu'on dit qui ne voulait pas aller, et deux femmes de chambre
sur le devant. Elle dit à ses gens qu'ils ne se missent point en peine
d'elle, qu'elle était innocente; mais que ces coquines de femmes avaient
pris plaisir à la nommer: elle pleura; elle passa chez madame de
Carignan, et sortit de Paris à trois heures du matin. On dit qu'elle va
à Namur: vous croyez qu'on n'a pas dessein de la suivre. On ne laissera
pas de faire son procès, ne fut-ce que pour la justifier: il y a bien
des noirceurs dans ce que dit la Voisin. Le duc de Villeroi[566] paraît
très-affligé, ou pour mieux dire ne paraît pas; car il est enfermé dans
sa chambre, et ne voit personne. Peut-être vous dirai-je encore quelque
nouvelle avant que de fermer cette lettre.

Madame de Vibraye a repris le train de sa dévotion; Dieu n'a pas voulu
qu'elle ait passé sa vie, comme vous dites fort bien, avec ses ennemis.
Madame de Buri fait fort joliment tourner son moulin à paroles. Si on
voit la Princesse à Paris, madame de Vins désire que j'y aille avec
elle. Pomenars a été taillé, vous l'ai-je dit? Je l'ai vu; c'est un
plaisir que de l'entendre parler sur tous ces poisons: on est tenté de
lui dire, Est-il possible que ce seul crime vous soit inconnu? Volonne
dit son avis comme un autre, admirant le commerce qu'on a eu avec ces
_coquines_. La reine d'Espagne est quasi aussi enfermée que M. de
Luxembourg. Madame de Villars mandait l'autre jour à madame de Coulanges
que si ce n'était pour l'amour de M. de Villars, elle ne passerait point
son hiver à Madrid. Elle fait des relations fort jolies et fort
plaisantes à madame de Coulanges, croyant bien qu'elles iront plus
loin[567]. Je suis fort contente d'en avoir le plaisir, sans être
obligée d'y répondre. Madame de Vins est de mon avis. M. de Pomponne est
allé pour trois jours respirer à Pomponne; il a tout reçu, il a tout
rendu: voilà qui est fait. Il me serre toujours le cœur, quand il me
demande si je ne sais point de nouvelles; il est ignorant comme sur les
bords de la Marne: il a raison de calmer son âme tant qu'il pourra. La
mienne a été fort émue, aussi bien que celle de l'abbé, de ce que vous
écrivez de votre main: vous ne l'avez pas senti, ma chère enfant, il est
impossible de le lire avec des yeux secs. Eh, bon Dieu! vous compter
_bonne à rien et inutile partout_ à quelqu'un qui ne compte que vous
dans le monde: comprenez l'effet que cela peut faire. Je vous prie de ne
plus dire de mal de votre humeur: votre cœur et votre âme sont trop
parfaits pour laisser voir ces légères ombres: épargnez un peu la
vérité, la justice, et mon seul et sensible goût. Ma chère enfant, je ne
compterai point ma vie que je ne me retrouve avec vous.


  [563] L'évêque de Rennes (Jean-Baptiste de Beaumanoir) occupait dans
  ce temps-là l'appartement de madame de Grignan à l'hôtel de
  Carnavalet.

  [564] La Voisin, la Vigoureux, et un nommé le Sage, connus à Paris
  comme devins et tireurs d'horoscopes, joignirent à cette jonglerie le
  commerce secret des poisons, qu'ils appelaient _poudre de succession_.
  Ils ne manquèrent pas d'accuser tous ceux qui étaient venus à eux pour
  une chose, d'y avoir recouru pour l'autre. C'est ainsi que le maréchal
  de Luxembourg fut compromis par son intendant Bonard, qui avait fait
  chez le Sage on ne sait quelle extravagante _conjuration_ pour
  retrouver des papiers perdus. Le vindicatif Louvois saisit l'occasion
  pour le perdre, ou au moins pour le tourmenter.

  Outre les personnes nommées ici, madame de Polignac fut décrétée de
  prise de corps, et la maréchale de la Ferté, ainsi que la comtesse du
  Roure, d'ajournement personnel.

  On accusait la comtesse de Soissons d'avoir empoisonné son mari,
  madame d'Alluye son beau-père, madame de Tingry ses enfants, madame de
  Polignac un valet de chambre, maître de son secret.

  [565] C'était la sœur de M. de Luxembourg.

  [566] Il était l'ami intime de la comtesse de Soissons.

  [567] Madame de Coulanges passant sa vie à la cour avec madame de
  Maintenon, même avec mademoiselle de Fontanges, pouvait faire parvenir
  ces agréables relations jusqu'au roi.



218.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 2 février 1680.

Vous avez trop écrit, ma très-chère; vous vous laissez tenter à l'envie
de causer, et vous abusez ainsi de votre délicate santé; si je
succombais aussi aisément à la tentation de vous entendre discourir dans
vos lettres, ce serait une belle chose: je m'amuserais au plaisir de
vous entendre conter le combat du petit garçon, que vous réduisez en
quatre lignes le plus plaisamment du monde: vous dites que vous n'êtes
pas forte sur la narration; et je vous dis, moi qu'on ne peut mieux
abréger un récit. Je comprends que vous vous soyez divertie de ce petit
garçon qui croit s'être battu à la rigueur. La sagesse du petit marquis
me plaît. Vous me représentez fort bien les divers sentiments de
mesdemoiselles de Grignan, j'avais envie de les savoir: ce que vous
dites de Pauline est incomparable, aussi bien que l'usage que vous
faites de votre délicatesse pour éviter les plaisirs du carnaval. Je
n'oublierai jamais la hâte que vous aviez de vous divertir vitement,
avalant les jours gras comme une médecine, pour vous trouver promptement
dans le repos du carême. Vos personnes qualifiées _au pluriel et au
singulier_ vous soulagent beaucoup, et font très-bien leurs personnages.
Il ne faut pas douter que de vous entendre expliquer tout cela, ne soit
fort délicieux; mais cependant, ma fille, je chasse cette tentation par
la pensée que rien ne vous est plus mauvais que d'écrire: je vous
conjure donc, ma fille, de ne plus vous jouer à m'écrire autant que la
dernière fois, si vous ne voulez que je réduise mes lettres à une
demi-page. J'embrasse M. de Grignan, puisqu'enfin, avec tant de peine et
tant d'adresse, vous l'avez obligé à me pardonner; et je le prie, en
faveur de cette réconciliation, de prendre soin d'accourcir les lignes
que je veux de vous. Il me paraît que vous l'avez trompé, et Montgobert
aussi, dans la quantité de celles que vous m'avez écrites; je vous
demande tendrement de n'y plus retourner.

Vos raisonnements sur madame de Saint-Géran sont bien à propos; il y a
trois semaines que madame de Buri est établie dans la place où vous
croyiez madame de Saint-Géran. Madame la Dauphine n'aura point de dames;
vous connaissez sa dame d'honneur et ses dames d'atour, voilà tout. Il y
a huit jours qu'elles sont parties avec toute la maison pour Schélestat:
les filles le sont aussi; elles sont de grande naissance, sans nulle
beauté extraordinaire: Laval, les Biron, Tonnerre, Rambures et la bonne
Montchevreuil à leurs trousses. On laisse la sixième place à quelque
Allemande, si madame la Dauphine veut en amener. Le roi caresse et
traite si tendrement madame la princesse de Conti, que cela fait
plaisir: quand elle arrive, il la baise et l'embrasse, et cause avec
elle; il ne contraint plus l'inclination qu'il a pour elle; c'est sa
vraie fille, il ne l'appelle plus autrement: tirez toutes vos
conséquences. _Elle est toujours des grâces le modèle_, et croît
beaucoup: elle n'est point surintendante[568], et n'a point eu cent
mille écus de pension; j'ai sur le cœur ces deux faussetés. Vous
devriez lire les gazettes; elles sont bonnes et point exagérées, ni
flatteuses comme autrefois. Mais quelle folie de parler d'autre chose
que de madame Voisin et de M. le Sage!


  _Monsieur de Sévigné._

  Ce n'est pas M. le Sage qui prend la plume, comme vous voyez; me
  revoilà enfin, ma belle petite sœur, tout planté à Paris, à côté de
  maman mignonne, que l'on ne m'accuse point encore d'avoir voulu
  empoisonner; et je vous assure que, dans le temps qui court, ce n'est
  pas un petit mérite. Je suis dans les mêmes sentiments pour ma petite
  sœur; c'est pourquoi je souhaite ardemment le retour de votre santé;
  après celui-là nous en souhaiterons un autre.


_Madame de Sévigné._

Le voilà arrivé, ce fripon de Sévigné. J'avais dessein de le gronder, et
j'en avais tous les sujets du monde; j'avais même préparé un petit
discours raisonné, et je l'avais divisé en dix-sept points, comme la
harangue de Vassé; mais je ne sais de quelle façon tout cela s'est
brouillé, et si bien mêlé de sérieux et de gaieté, que nous avons tout
confondu. _Tout père frappe à côté_, comme dit la chanson. On continue à
blâmer un peu la sagesse des juges, qui a fait tant de bruit, et nommé
scandaleusement de si grands noms pour si peu de chose. M. de Bouillon a
demandé au roi permission de faire imprimer l'interrogatoire de sa
femme, pour l'envoyer en Italie et par toute l'Europe, où l'on pourrait
croire que madame de Bouillon est une empoisonneuse. Madame de la Ferté,
ravie d'être innocente une fois en sa vie, a voulu à toute force jouir
de cette qualité; et quoiqu'on lui eût mandé de ne point venir si elle
ne voulait, elle le voulut, et cela fut encore plus léger que madame de
Bouillon. Feuquières et madame du Roure, toujours des peccadilles. Mais
voici ce qui est désagréable pour les prisonniers, c'est que la chambre
ne travaillera de vingt jours, soit pour tâcher de se racquitter en
faisant des informations nouvelles, soit en faisant venir de loin des
gens accusés, comme, par exemple, cette Polignac, qui a un décret, ainsi
que la comtesse de Soissons. Enfin, voilà vingt jours de repos, ou de
désespoir; cependant la comtesse de Soissons gagne pays, et fait fort
bien: il n'est rien tel que de mettre son crime ou son innocence au
grand air[569]. J'ai eu toutes les peines du monde à découvrir que
cette pauvre Bertillac est morte.


  [568] De la maison de la reine.

  [569] La comtesse de Soissons offrit de revenir, pourvu qu'on ne la
  mît ni à la Bastille ni à Vincennes. La condition fut rejetée. Elle
  finit par se retirer à Bruxelles, où elle mourut, sur la fin de 1708,
  «lorsque, dit Voltaire, le prince Eugène, son fils, la vengeait par
  tant de victoires, et triomphait de Louis XIV.»



219.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 23 février 1680.

En vérité, ma fille, voici une assez jolie petite semaine pour les
Grignans. Si la Providence voulait favoriser l'aîné à proportion, nous
le verrions dans une belle place; en attendant, je trouve qu'il est fort
agréable d'avoir des frères si bien traités. A peine le chevalier a-t-il
remercié de ses mille écus de pension, qu'on le choisit entre huit ou
dix hommes de qualité et de mérite, pour l'attacher à M. le Dauphin avec
une pension de deux mille écus: voilà neuf mille livres de rente en
trois jours. Il retourna sur ses pas à Saint-Germain, pour remercier
encore; car ce fut en son absence, et pendant qu'il était ici, qu'il fut
nommé. Son mérite particulier a beaucoup servi à ce choix; une
réputation distinguée, de l'honneur, de la probité, de bonnes mœurs,
tout cela s'est fort réveillé, et l'on a trouvé que Sa Majesté ne
pouvait mieux faire que de jeter les yeux sur un si bon sujet. Il n'y en
a encore que huit de nommés[570], Dangeau, d'Antin, Clermont,
Sainte-Maure, Matignon, Chiverni, Florensac et Grignan. C'est une
approbation générale pour ce dernier. J'en fais mes compliments à M. de
Grignan, à M. le coadjuteur et à vous. Mon fils part demain: il a lu vos
reproches; peut-être que la beauté de la cour qu'il veut quitter, et où
il est si joliment placé, le fera changer d'avis. Nous avons déjà obtenu
qu'il ne s'impatientera pas, et qu'il attendra paisiblement qu'on le
vienne tenter par une plus grosse somme que celle qu'il a déboursée.
Vous m'avez fait sentir la joie de MM. de Grignan par celle que j'ai de
vous savoir mieux: dès que vos maux ne sont pas continuels, j'espère
qu'en vous conservant, en prenant du lait, et en n'écrivant point, vous
me ferez retrouver ma fille et son aimable visage. Je suis ravie de la
sincérité de Montgobert; si elle me disait toujours des merveilles de
votre santé, je ne la croirais jamais: elle ménage fort bien tout cela,
et ses vérités me font plaisir: tant il est naturel d'aimer à n'être
point trompée. Dieu vous conserve donc, ma très-chère, dans ce
bienheureux état, puisqu'il nous donne de si bonnes espérances.

Mais parlons un peu des Grignans, il y a longtemps que nous n'en avons
rien dit. Il n'est question que d'eux, tout est plein de compliments
dans cette maison; à peine a-t-on fini l'un qu'on recommence l'autre. Je
ne les ai point revus depuis que le chevalier est _dame du palais_,
comme dit M. de la Rochefoucauld. Il vous mandera toutes les nouvelles
mieux que je ne puis faire. On ne croit pas que madame de Soubise soit
du voyage: cela est un peu long.

Je ne vous parlerai que de la Voisin: ce ne fut point mercredi, comme je
vous l'avais mandé, qu'elle fut brûlée, ce ne fut qu'hier. Elle savait
son arrêt dès lundi, chose extraordinaire. Le soir elle dit à ses
gardes: Quoi, nous ne ferons point _medianoche_! Elle mangea avec eux à
minuit par fantaisie, car il n'était point jour maigre; elle but
beaucoup de vin, elle chanta vingt chansons à boire. Le mardi elle eut
la question ordinaire, extraordinaire; elle avait dîné et dormi huit
heures; elle fut confrontée sur le matelas à mesdames de Dreux[571] et
le Féron[572], et à plusieurs autres: on ne parle point encore de ce
qu'elle a dit; on croit toujours qu'on verra des choses étranges. Elle
soupa le soir, et recommença, toute brisée qu'elle était, à faire la
débauche avec scandale: on lui en fit honte, et on lui dit qu'elle
ferait bien mieux de penser à Dieu, et de chanter un _Ave maris stella_,
ou un _Salve_, que toutes ces chansons: elle chanta l'un et l'autre en
ridicule, elle dormit ensuite. Le mercredi se passa de même en
confrontations, et débauches, et chansons: elle ne voulut point voir de
confesseur. Enfin le jeudi, qui était hier, on ne voulut lui donner
qu'un bouillon: elle en gronda, craignant de n'avoir pas la force de
parler à ces messieurs. Elle vint en carrosse de Vincennes à Paris; elle
étouffa un peu, et fut embarrassée: on la voulut faire confesser, point
de nouvelles. A cinq heures on la lia; et, avec une torche à la main,
elle parut dans le tombereau habillée de blanc; c'est une sorte d'habit
pour être brûlée; elle était fort rouge, et l'on voyait qu'elle
repoussait le confesseur et le crucifix avec violence. Nous la vîmes
passer à l'hôtel de Sully[573], madame de Chaulnes, madame de Sully, la
comtesse (_de Fiesque_), et bien d'autres. A Notre-Dame, elle ne voulut
jamais prononcer l'amende honorable, et à la Grève elle se défendit
autant qu'elle put de sortir du tombereau: on l'en tira de force; on la
mit sur le bûcher assise et liée avec du fer, on la couvrit de paille;
elle jura beaucoup, elle repoussa la paille cinq ou six fois: mais enfin
le feu s'augmenta, et on la perdit de vue, et ses cendres sont en l'air
présentement. Voilà la mort de madame Voisin, célèbre par ses crimes et
par son impiété. Un juge, à qui mon fils disait l'autre jour que c'était
une étrange chose que de la faire brûler à petit feu, lui dit: «Ah!
monsieur, il y a certains petits adoucissements à cause de la faiblesse
du sexe. _Eh quoi, monsieur! on les étrangle?_ Non, mais on leur jette
des bûches sur la tête; les garçons du bourreau leur arrachent la tête
avec des crocs de fer.» Vous voyez bien, ma fille, que cela n'est pas si
terrible que l'on pense: comment vous portez-vous de ce petit conte? Il
m'a fait grincer des dents. Une de ces misérables qui fut pendue l'autre
jour avait demandé la vie à M. de Louvois, et qu'en ce cas elle dirait
des choses étranges; elle fut refusée. Hé bien, dit-elle, soyez persuadé
que nulle douleur ne me fera dire une seule parole. On lui donna la
question ordinaire, extraordinaire, et si extraordinairement
extraordinaire, qu'elle pensa y mourir, comme une autre qui expira, le
médecin lui tenant le pouls; cela soit dit en passant. Cette femme donc
souffrit tout l'excès de ce martyre sans parler. On la mène à la Grève;
avant que d'être jetée, elle dit qu'elle voulait parler: elle se
présente héroïquement: «Messieurs, _dit-elle_, assurez M. de Louvois que
je suis sa servante, et que je lui ai tenu ma parole; allons, qu'on
achève.» Elle fut expédiée à l'instant. Que dites-vous de cette sorte de
courage? Je sais encore mille petits contes agréables comme celui-là:
mais le moyen de tout dire?

Voilà ce qui forme nos douces conversations, pendant que vous vous
réjouissez, que vous êtes au bal, que vous donnez de grands soupers.
J'ai bien envie de savoir le détail de toutes vos fêtes; vous ne ferez
autre chose tous ces jours gras, et vous avez beau vous dépêcher de vous
divertir, vous n'en trouverez pas sitôt la fin: nous avons le carême
bien haut[574].


  [570] Le nombre en fut réduit à six.

  [571] Catherine-Françoise Saintot, femme de M. de Dreux, maître des
  requêtes, fut accusée d'avoir offert 6,000 fr. à la Voisin pour se
  défaire de son mari.

  [572] Marguerite Gallard, veuve du président le Féron, accusée d'avoir
  empoisonné son mari.

  [573] Cet hôtel est situé dans la rue Saint-Antoine.

  [574] Pâques tombait le 21 avril en 1680.



220.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 28 février 1680.

N'ai-je pas raison de dire, ma fille, que tout ce qui est arrivé aux
Grignans en quatre jours vous rapproche de ce pays? Il est impossible
qu'ayant si bien fait pour les cadets, on ne fasse pour l'aîné. Je crois
que le temps en viendra; il n'était pas encore venu l'année passée; les
bienfaits n'étaient pas ouverts comme ils le sont présentement.

M. de la Rochefoucauld nous conta hier qu'à Bruxelles la comtesse de
Soissons avait été contrainte de sortir doucement de l'église, et que
l'on avait fait une danse de chats liés ensemble, ou, pour mieux dire,
une criaillerie par malice, et un sabbat si épouvantable, qu'ayant crié
en même temps que c'étaient des diables et des sorciers qui la
suivaient, elle avait été obligée, comme je vous dis, de quitter la
place, pour laisser passer cette folie, qui ne vient pas d'une trop
bonne disposition des peuples. On ne dit rien de M. de Luxembourg. Cette
Voisin ne nous a rien produit de nouveau: elle a donné gentiment son âme
au diable tout au beau milieu du feu; elle n'a fait que passer de l'un à
l'autre.

Vous me dites sur les échecs ce que j'ai souvent pensé; je ne trouve
rien qui rabaisse tant l'orgueil; ce jeu fait sentir la misère et les
bornes de l'esprit: je crois qu'il serait fort utile à quelqu'un qui
aimerait ces réflexions. Mais, d'un autre côté, cette prévoyance, cette
pénétration, cette prudence, cette justesse à se défendre, cette
habileté pour attaquer, le bon succès de sa bonne conduite, tout cela
charme, et donne une satisfaction intérieure qui pourrait bien nourrir
l'orgueil. Je n'en suis donc pas encore bien guérie, et je veux être un
peu plus persuadée de mon imbécillité.

Nous sommes présentement occupés du voyage du roi: nous ne songions pas
à M. de Luxembourg quatre jours après; le tourbillon nous emporte, nous
n'avons pas le loisir de nous arrêter si longtemps sur une même chose:
nous sommes surchargés d'affaires. Le roi a reçu plusieurs lettres de
ces dames, qui assurent que madame la Dauphine est bien plus aimable
qu'on ne l'avait dit; elles en sont contentes au dernier point: elle est
fille et petite-fille de deux princesses fort caressantes: je ne sais si
c'est bien l'air d'ici, nous verrons. Cette princesse d'Allemagne reçut
en passant le compliment des députés de Strasbourg; elle leur dit:
«Messieurs, parlez-moi français, je n'entends plus l'allemand.» Elle
n'a point regretté son pays, elle est toute Française. Elle a écrit à M.
le Dauphin avec des nuances de style, selon qu'elle a été près d'être sa
femme, qui ont marqué bien de l'esprit: c'est à MONSEIGNEUR à mettre la
dernière couleur, et à lui faire oublier le pays qu'elle quitte avec
tant de joie. Madame de Maintenon a mandé au roi que sa personne est
aimable, sa taille parfaite, et que, parmi cette envie de dire toujours
tout ce qui peut plaire, il y a bien de l'esprit et de la dignité.
Adieu, ma très-chère, il ne faut pas vous épuiser en lecture, non plus
qu'en écriture: je souhaite que votre rhume ait passé légèrement
par-dessus votre délicatesse.



221.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, dimanche 17 mars 1680.

Quoique cette lettre ne parte que mercredi, je ne puis m'empêcher de la
commencer aujourd'hui, pour vous dire que M. de la Rochefoucauld est
mort cette nuit. J'ai la tête si pleine de ce malheur, et de l'extrême
affliction de notre pauvre amie (_madame de la Fayette_), qu'il faut que
je vous en parle. Hier samedi, le remède de l'Anglais avait fait des
merveilles; toutes les espérances de vendredi, que je vous écrivais,
étaient augmentées; on chantait victoire, la poitrine était dégagée, la
tête libre, la fièvre moindre, des évacuations salutaires; dans cet
état, hier à six heures, il tourne à la mort: tout d'un coup les
redoublements de fièvre, l'oppression, les rêveries; en un mot, la
goutte l'étrangle traîtreusement; et quoiqu'il eût beaucoup de force, et
qu'il ne fût point abattu des saignées, il n'a fallu que quatre ou cinq
heures pour l'emporter; et à minuit il a rendu l'âme entre les mains de
M. de Condom. M. de Marsillac ne l'a point quitté d'un moment; il est
dans une affliction qui ne peut se représenter: cependant, ma fille, il
retrouvera le roi et la cour; toute sa famille se retrouvera à sa place:
mais où madame de la Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle
société, une pareille douceur, un agrément, une confiance, une
considération pour elle et pour son fils? Elle est infirme, elle est
toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues. M. de la
Rochefoucauld était sédentaire aussi; cet état les rendait nécessaires
l'un à l'autre, et rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux
charmes de leur amitié. Songez-y, ma fille, vous trouverez qu'il est
impossible de faire une perte plus considérable, et dont le temps
puisse moins consoler. Je n'ai pas quitté cette pauvre amie tous ces
jours-ci; elle n'allait point faire la presse parmi cette famille; en
sorte qu'elle avait besoin qu'on eût pitié d'elle. Madame de Coulanges a
très-bien fait aussi, et nous continuerons quelque temps encore aux
dépens de notre rate, qui est toute pleine de tristesse. Voilà en quel
temps sont arrivées vos jolies petites lettres, qui n'ont été admirées
jusqu'ici que de madame de Coulanges et de moi: quand le chevalier sera
de retour, il trouvera peut être un temps propre pour les donner; en
attendant, il faut en écrire une de douleur à M. de Marsillac; il met en
honneur toute la tendresse des enfants, et fait voir que vous n'êtes pas
seule; mais, en vérité, vous ne serez guère imités. Toute cette
tristesse m'a réveillée; elle me représenta l'horreur des séparations,
et j'en ai le cœur serré.


  Mercredi 20 mars.

Il est enfin mercredi. M. de la Rochefoucauld est toujours mort, et M.
de Marsillac toujours affligé et si bien enfermé, qu'il ne semble pas
qu'il songe à sortir de cette maison. La petite santé de madame de la
Fayette soutient mal une pareille douleur; elle en a la fièvre; et il ne
sera pas au pouvoir du temps de lui ôter l'ennui de cette privation. Sa
vie est tournée d'une manière qu'elle le trouvera tous les jours à dire:
vous devez m'écrire tout au moins quelque chose pour elle.

Je suis troublée de votre santé et du voyage que vous faites. Vous
n'irez pas en Barbarie, mais il y aura bien _de la barbarie_ si cette
fatigue vous fait du mal. Il est vrai que de penser à ces deux bouts de
la terre où nous sommes plantées est une chose qui fait frémir, et
surtout quand je serai près de notre Océan, pouvant aller aux Indes
comme vous en Afrique. Je vous assure que mon cœur ne regarde point cet
éloignement avec tranquillité. Si vous saviez le trouble que me donne le
moindre retardement de vos lettres, vous jugeriez bien aisément de ce
que je souffrirai dans mon chien de voyage. Je n'ai point revu nos
Grignans; ils sont à St.-Germain, le chevalier à son régiment. On m'a
voulu mener voir Mme la Dauphine: en vérité, je ne suis pas si
pressée. M. de Coulanges l'a vue: le premier coup d'œil est à redouter,
comme dit Sanguin; mais il y a tant d'esprit, de mérite, de bonté, de
manières charmantes, qu'il faut l'admirer: _s'il faut honorer Cybèle, il
faut encore plus l'aimer_[575]. On ne conte que ses dits pleins
d'esprit et de raison. La faveur de madame de Maintenon augmente tous
les jours. Ce sont des conversations infinies avec Sa Majesté, qui donne
à madame la Dauphine le temps qu'il donnait à madame de Montespan; jugez
de l'effet que peut faire un tel retranchement. _Le char gris_[576] est
d'une beauté étonnante; elle vint l'autre jour au travers d'un bal, par
le beau milieu de la salle, droit au roi, et sans regarder ni à droite,
ni à gauche; on lui dit qu'elle ne voyait pas la reine, il était vrai:
on lui donna une place; et quoique cela fît un peu d'embarras, on dit
que cette action d'une _imbenecida_ fut extrêmement agréable: il y
aurait mille bagatelles à conter sur tout cela.

Votre frère est fort triste à sa garnison; je pense que la rencontre de
vos esprits animaux, quoique de même sang, ne déterminera point les
siens à penser comme vous. Votre période m'a paru très-belle, je doute
que j'y réponde; mais il n'importe, vous voyez fort bien ce que je veux
dire. Vous me paraissez si contente de la fortune de vos beaux-frères,
que vous ne comptez plus sur la vôtre, vous vous retirez derrière le
rideau: je vous ai mandé comme cela me blesse le cœur, et me paraît
injuste. N'admirez-vous point que Dieu m'a ôté encore cet amusement de
parler de vos intérêts avec M. de la Rochefoucauld, qui s'en occupait
fort obligeamment? De sorte qu'ayant aussi perdu M. de Pomponne, je n'ai
plus le plaisir de croire que je puisse jamais vous être bonne à rien du
tout. Je n'ai jamais vu tant de choses extraordinaires qu'il s'en est
passé depuis que vous êtes partie. J'apprends que le jeune évêque
d'Évreux est le favori du vieux, et que ce dernier a écrit au roi pour
le remercier de lui avoir donné un tel successeur.


  [575] _Voyez_ la scène VIII du Ier acte de l'opéra d'_Atys_.

  [576] Mademoiselle de Fontanges.



222.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 29 mars 1680.

Vous aviez bien raison de dire que j'entendrais parler de la vie que
vous feriez en l'absence de M. de Grignan et de ses filles: cette vie
est tout extraordinaire; vous vous êtes _jetée_ dans un couvent, vous
savez qu'on ne se _jette_ point à Sainte-Marie, c'est aux Carmélites
qu'on se _jette_. Vous vous êtes donc _jetée_ dans un couvent, vous avez
couché dans une cellule; je suppose que vous avez mangé de la viande,
quoique vous ayez mangé au réfectoire: le médecin qui vous conduit ne
vous aurait pas laissée faire une folie. Vous avez très-habilement évité
les récréations. Vous ne me dites rien de la petite d'Adhémar; ne lui
avez-vous pas permis d'être dans un petit coin à vous regarder? La
pauvre enfant! elle était bien heureuse de profiter de cette retraite.

J'étais avant-hier tout au beau milieu de la cour; madame de Chaulnes
enfin m'y mena. Je vis madame la Dauphine, dont la laideur n'est point
du tout choquante, ni désagréable; son visage lui sied mal, mais son
esprit lui sied parfaitement; elle ne fait et ne dit rien qu'on ne voie
qu'elle en a beaucoup. Elle a les yeux vifs et pénétrants; elle entend
et comprend facilement toutes choses; elle est naturelle, et non plus
embarrassée ni étonnée que si elle était née au milieu du Louvre. Elle a
une extrême reconnaissance pour le roi, mais c'est sans bassesse; ce
n'est point comme étant au-dessous de ce qu'elle est aujourd'hui, c'est
comme ayant été choisie et distinguée dans toute l'Europe. Elle a l'air
fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté: elle aime les vers, la
musique, la conversation; elle est fort bien quatre ou cinq heures toute
seule dans sa chambre; elle est étonnée de l'agitation qu'on se donne
pour se divertir; elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances:
l'autre jour, la duchesse de la Ferté voulut lui dire une plaisanterie
comme un secret sur cette pauvre princesse _Marianne_[577], dont la
misère est à respecter; madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux:
_Madame, je ne suis point curieuse_. Mesdames de Richelieu, de Rochefort
et de Maintenon me firent beaucoup d'honnêtetés, et me parlèrent de
vous. Madame de Maintenon, par un hasard, me fit une petite visite d'un
quart d'heure; elle me conta mille choses de madame la Dauphine, et me
reparla de vous, de votre santé, de votre esprit, du goût que vous avez
l'une pour l'autre, de votre Provence, avec autant d'attention qu'à la
rue des Tournelles: un tourbillon me l'emporta, c'était madame de
Soubise qui rentrait dans cette cour au bout de ses trois mois, jour
pour jour. Elle venait de la campagne; elle a été dans une parfaite
retraite pendant son exil; elle n'a vécu que du jour qu'elle est
revenue. La reine et tout le monde la reçut fort bien. Le roi lui fit
une très-grande révérence: elle soutint avec très-bonne mine tous les
différents compliments qu'on lui faisait de tous côtés.

M. le Duc me parla beaucoup de M. de la Rochefoucauld, et les larmes
lui en vinrent encore aux yeux. Il y eut une scène bien vive entre lui
et madame de la Fayette, le soir que ce pauvre homme était à l'agonie;
je n'ai jamais tant vu de larmes, ni jamais une douleur plus tendre et
plus vraie: il était impossible de n'être pas comme eux; ils disaient
des choses à fendre le cœur; je n'oublierai jamais cette soirée. Hélas!
ma chère enfant, il n'y a que vous qui ne me parliez point encore de
cette perte, ah! c'est où l'on connaît encore mieux l'horrible
éloignement: vous m'envoyez des billets et des compliments pour lui;
vous n'avez pas envie que je les porte sitôt. M. de Marsillac aura les
lettres de M. de Grignan avec le temps; il n'y eut jamais une affliction
plus vive que la sienne: madame de la Fayette ne l'a point encore vu:
quand les autres de la famille sont venus la voir, ç'a été un
renouvellement étrange. M. le Duc me parlait donc tristement là-dessus.
Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe
toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à
tort et à travers contre l'adultère: sauve qui peut! il va toujours son
chemin. Nous revînmes avec beaucoup de plaisir. Mesdames de Guénégaud et
de Kerman étaient des nôtres: je les assurai fort qu'à moins d'une
Dauphine, j'étais servante, à mon âge et sans affaires, de ce bon
pays-là.

Madame de Vins, qui voulait savoir des nouvelles de mon voyage, vint
hier dîner joliment avec moi; elle causa longtemps avec Corbinelli et la
Mousse; la conversation était sublime et divertissante; Bussy n'y gâta
rien. Nous allâmes faire quelques visites, et puis je la ramenai. Je vis
mademoiselle de Méri, qui ne veut plus du tout de son bail; elle s'en
prend à l'abbé, qui croyait que madame de Lassai était demeurée d'accord
de tout: il se défend fort bien, et maintient que ce logement est fort
joli: c'est une nouvelle tribulation. Vous n'êtes pas en état
d'envisager votre retour, vous êtes encore _trop battus de l'oiseau_,
comme disait l'abbé au reversis: j'espère qu'après quelques mois de
repos à Grignan vous changerez d'avis, et que vous ne trouverez pas
qu'un hiver à Grignan soit une bonne chose à imaginer.

Pour mon fils, il est vrai que je trouve du courage; je lui dis et redis
toutes mes pensées; je lui écris des lettres que je crois qui sont
admirables; mais plus je donne de force à mes raisons, plus il pousse
les siennes: et sa volonté paraît si déterminée, que je comprends que
c'est là ce qui s'appelle vouloir _efficacement_. Il y a un degré de
chaleur dans le désir qui l'anime, à quoi nulle prudence ne peut
résister: je n'ai pas sur mon cœur d'avoir préféré mes intérêts à sa
fortune; je les trouverais tout entiers à le voir marcher avec plaisir
dans un chemin où je le conduis depuis si longtemps. Il se trompe dans
tous ses raisonnements, il est tout de travers: j'ai tâché de le
redresser avec des raisons toutes droites et toutes vraies, appuyées du
sentiment de tous nos amis; et je lui dis enfin: Mais ne vous
défiez-vous de rien, quand vous voyez que vous seul pensez une chose que
tout le monde désapprouve? Il met l'opiniâtreté à la place d'une
réponse, et nous revenons toujours à ménager qu'au moins il ne fasse pas
un marché extravagant. Adieu, ma très-chère: j'ignore comment vous vous
portez, je crains votre voyage, je crains Salon, je crains Grignan; je
crains, en un mot, tout ce qui peut nuire à votre santé; par cette
raison, je vous conjure de m'écrire bien moins qu'à l'ordinaire.


  [577] C'était la princesse de Conti.



223.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 3 avril 1680.

Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée[578]:
je n'ai jamais vu perdre tant d'amis; cela donne de la tristesse, de
voir tant de morts autour de soi: mais ce qui n'est pas autour de moi,
et ce qui me perce le cœur, c'est la crainte que me donne le retour de
toutes vos incommodités; car quoique vous vouliez me le cacher, je sens
vos brasiers, votre pesanteur, votre point. Enfin, cet intervalle si
doux est passé, et ce n'était pas une guérison. Vous dites vous-même
qu'_une flamme mal éteinte est facile à rallumer_. Ces remèdes que vous
mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devraient
bien être employés présentement. M. de Grignan n'aura-t-il point de
pouvoir dans cette occasion? et n'est-il point en peine de l'état où
vous êtes? J'ai vu le petit Beaumont; vous pouvez penser si je l'ai
questionné! Quand je songeais qu'il n'y avait que huit jours qu'il vous
avait vue, il me paraissait un homme tout autrement estimable que les
autres: il dit que vous n'étiez pas si bien, quand il est parti, que
vous étiez cet hiver. Il m'a parlé de vos soupers, qu'il trouvait
très-bons; de vos divertissements, de l'honnêteté de M. de Grignan et de
la vôtre, du bon effet que mesdemoiselles de Grignan faisaient pour
soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez: il dit des
merveilles de Pauline et du petit marquis; jamais je n'eusse fini la
conversation la première; mais il voulait aller à Saint-Germain, car il
m'a vue avant le roi son maître.

Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l'agitation de
vos adieux; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si
courte, un voyage à Arles; autre mouvement, et je vois le voyage jusqu'à
Grignan, où vous aurez peut-être retrouvé une bise pour vous recevoir
dans l'état où vous êtes: ah! ce n'est point sans inquiétude pour une
personne aussi délicate que vous, qu'on se représente toutes ces choses.
Vous m'avez envoyé une relation d'Enfossy, qui vaut mieux que toutes les
miennes; je ne m'étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une
terre où il se trouve de si jolies Bohémiennes; il n'y eut jamais une
plus agréable et plus nouvelle réception. Vous êtes, en vérité, si
stoïcienne et si pleine de réflexions, que je craindrais de joindre les
miennes aux vôtres, de peur que ce ne fût une double tristesse: mais ce
qui me paraît sage et raisonnable, et digne de l'amitié de M. de
Grignan, ce serait de mettre tous ses soins à pouvoir revenir ici au
mois d'octobre.

Vous n'avez point d'autre lieu pour passer l'hiver. Je ne veux pas vous
en dire davantage présentement; les choses prématurées perdent leur
force et donnent du dégoût.

Il n'est plus question d'aucun grand voyage; on ne parle que de
Fontainebleau. Vous aurez très-assurément M. de Vendôme cette année.
Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable; j'y vais,
et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été. Après la
perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang,
rien n'est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires: je
m'abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l'excès de mon
chagrin, vous qui savez avec quelle inquiétude je souffre le retardement
de deux heures des courriers; vous comprenez bien ce que je vais
devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner
plus d'étendue à mes craintes: il faut avaler ce calice, et penser à
revenir pour vous embrasser; car rien ne se fait que dans cette vue; et
me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment
au-dessous de celle-là: c'est ma destinée; et les peines qui sont
attachées à la tendresse que j'ai pour vous, étant offertes à Dieu,
font la pénitence d'un attachement qui ne devrait être que pour lui.

Mademoiselle de Scudéri est très-affligée de la mort de M. Fouquet;
enfin, voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver! il y
aurait beaucoup à dire là-dessus; sa maladie a été des convulsions et
des maux de cœur, sans pouvoir vomir. Je m'attends au chevalier pour
toutes les nouvelles, et surtout pour celles de madame la Dauphine, dont
la cour est telle que vous l'imaginez: vos pensées sont très-justes: le
roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse. Adieu, ma
très-chère et très-aimable: je suis plus à vous mille fois que je ne
puis vous le dire.


  [578] Gourville assure dans ses Mémoires qu'il sortit de prison avant
  sa mort, et Voltaire le tenait de sa belle-fille, madame de Vaux. Mais
  madame de Sévigné le croyait mort à Pignerol, ainsi que tout le
  public. Ce qu'en dit mademoiselle de Montpensier confirme l'opinion
  générale.



224.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, samedi au soir 6 avril 1680.

Vous allez apprendre une nouvelle qui n'est pas un secret, et vous aurez
le plaisir de la savoir des premières. Madame de Fontanges[579] est
duchesse avec vingt mille écus de pension; elle en recevait aujourd'hui
les compliments dans son lit. Le roi y a été publiquement; elle prend
demain son tabouret, et s'en va passer le temps de Pâques à une abbaye
(_de Chelles_) que le roi a donnée à une de ses sœurs. Voici une
manière de séparation qui fera bien de l'honneur à la sévérité du
confesseur. Il y a des gens qui disent que cet établissement sent le
congé: en vérité, je n'en crois rien, le temps nous l'apprendra. Voici
ce qui est présent: madame de Montespan est enragée; elle pleura
beaucoup hier; vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui
est encore plus outragé par la haute faveur de madame de Maintenon. Sa
Majesté va passer très-souvent deux heures de l'après-dîner dans la
chambre de cette dernière, à causer avec une amitié et un air libre et
naturel qui rend cette place la plus désirable du monde. Madame de
Richelieu commence à sentir les effets de sa dissipation; les ressorts
s'affaiblissent visiblement; elle présente tout le monde, et ne dit plus
ce qui convient à chacun: ce petit tracas de dame d'honneur, dont elle
s'acquittait si bien, est tout dérangé. Elle présenta la Trousse et mon
fils, sans les nommer à MONSEIGNEUR. Elle dit de la duchesse de Sully:
Voilà une de nos danseuses; elle ne nomma pas madame de Verneuil: elle
pensa laisser baiser madame de Louvois, parce qu'elle la prenait pour
une duchesse; enfin, cette place est dangereuse, et fait voir que les
petites choses font plus de mal que l'étude de la philosophie. La
recherche de la vérité n'épuise pas tant une pauvre cervelle que tous
les compliments et tous les riens dont celle-là est remplie.

M. de Marsillac a paru un peu sensible à la prospérité de la belle
Fontanges; il n'avait donné jusque-là aucun signe de vie. Madame de
Coulanges vient d'arriver de la cour; j'ai été chez elle exprès avant
que de vous écrire: elle est charmée de madame la Dauphine, elle a grand
sujet de l'être: cette princesse lui a fait des caresses infinies; elle
la connaissait déjà par ses lettres et par le bien que madame de
Maintenon lui en avait dit. Madame de Coulanges a été dans un cabinet où
madame la Dauphine se retire l'après-dîner avec ses dames; elle y a
causé très-délicieusement; on ne peut avoir plus d'esprit et
d'intelligence qu'en a cette princesse; elle se fait adorer de toute la
cour: voilà une personne à qui on peut plaire, et avec qui le mérite
peut faire un grand effet.


  [579] Marie-Angélique d'Escorailles.



225.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 12 avril 1680.

Vous me parlez de madame la Dauphine; le chevalier doit vous instruire
bien mieux que moi. Il me paraît qu'elle ne s'est point condamnée à être
cousue avec la reine: elles ont été à Versailles ensemble; mais les
autres jours elles se promenaient séparément. Le roi va souvent
l'après-dîner chez la Dauphine, et il n'y trouve point de presse. Elle
tient son cercle depuis huit heures du soir jusqu'à neuf heures et
demie: tout le reste est particulier, elle est dans ses cabinets avec
ses dames: la princesse de Conti y est presque toujours; comme elle est
encore enfant, elle a grand besoin de cet exemple pour se former. Madame
la Dauphine est une merveille d'esprit, de raison et de bonne éducation;
elle parle fort souvent de sa mère avec beaucoup de tendresse, et dit
qu'elle lui doit tout son bonheur, par le soin qu'elle a eu de la bien
élever: elle apprend à chanter, à danser; elle lit, elle travaille;
c'est une personne enfin. Il est vrai que j'ai eu la curiosité de la
voir; j'y fus donc avec madame de Chaulnes et madame de Kerman: elle
était à sa toilette, elle parlait italien avec M. de Nevers[580]. On
nous présenta; elle nous fit un air honnête, et l'on voit bien que si
on trouvait une occasion de dire un mot à propos, elle entrerait fort
aisément en conversation: elle aime l'italien, les vers, les livres
nouveaux, la musique, la danse: vous voyez bien qu'on ne serait pas
longtemps muette avec tant de choses dont il est aisé de parler, mais il
faudrait du temps: elle s'en allait à la messe, et madame de Maintenon
et madame de Richelieu[581] n'étaient pas dans sa chambre. La cour, ma
chère enfant, est un pays qui n'est point pour moi; je ne suis point
d'un âge à vouloir m'y établir, ni à souhaiter d'y être soufferte; si
j'étais jeune, j'aimerais à plaire à cette princesse: mais, bon Dieu, de
quel droit voudrais-je y retourner jamais? Voilà mes projets pour la
cour. Ceux de mon fils me paraissent tout rassis et tout pleins de
raison; il gardera sa charge paisiblement, et fera de nécessité vertu:
la presse n'est pas grande à soupirer pour elle, quoiqu'elle soit si
propre à faire soupirer: c'est qu'en vérité l'argent est fort rare, et
qu'il voit bien qu'il ne faut pas faire un sot marché; ainsi, mon
enfant, nous attendrons ce que la Providence a ordonné. Vraiment, elle
voulut hier que M. d'Autun fit aux Carmélites l'oraison funèbre de
madame de Longueville[582], avec toute la capacité, toute la grâce et
toute l'habileté dont un homme puisse être capable. Ce n'était point
_Tartufe_[583], ce n'était point un _pantalon_; c'était un prélat de
conséquence, prêchant avec dignité, et parcourant toute la vie de cette
princesse avec une adresse incroyable, passant tous les endroits
délicats, disant et ne disant pas tout ce qu'il fallait dire ou taire.
Son texte était: _Fallax pulchritudo, mulier timens Deum laudabitur_. Il
fit deux points également beaux; il parla de sa beauté, et de toutes ces
guerres passées d'une manière inimitable: et pour la seconde partie,
vous jugez bien qu'une pénitence de vingt-sept ans est un beau champ
pour conduire une si belle âme jusque dans le ciel. Le roi y fut loué
fort naturellement; et M. le Prince encore fut contraint d'avaler des
louanges, mais aussi bien apprêtées, quoique dans un autre goût que
celles de Voiture. Il était là ce héros, et M. le Duc, et les princes de
Conti, et toute la famille, et beaucoup de monde; mais pas encore
assez, car il me semble qu'on devait rendre ce respect à M. le Prince
sur une mort dont il avait encore les larmes aux yeux. Vous me
demanderez pourquoi j'y étais? C'est que madame de Guénégaud par hasard,
l'autre jour chez M. de Chaulnes, me promit de m'y mener avec une
commodité qui me tenta: je ne m'en repens point; il y avait beaucoup de
femmes qui n'y avaient pas plus affaire que moi. M. le Prince et M. le
Duc faisaient beaucoup d'honnêtetés à tous ceux qui composaient cette
assemblée.

Je vis madame de la Fayette au sortir de cette cérémonie; je la trouvai
tout en larmes: il était tombé sous sa main de l'écriture de M. de la
Rochefoucauld, dont elle fut surprise et affligée. Je venais de quitter
mesdemoiselles de la Rochefoucauld aux Carmélites, où elles avaient
aussi pleuré leur père: l'aînée surtout a figuré avec M. de Marsillac.
C'était donc à l'oraison funèbre de madame de Longueville qu'elles
pleuraient M. de la Rochefoucauld: ils sont morts dans la même année: il
y avait bien à rêver sur ces deux noms. Je ne crois pas en vérité que
madame de la Fayette se console, je lui suis moins bonne qu'une autre;
car nous ne pouvons nous empêcher de parler de ce pauvre homme, et cela
la tue; tous ceux qui lui étaient bons avec lui perdent leur prix auprès
d'elle. Elle a lu votre petite lettre; elle vous remercie tendrement de
la manière dont vous comprenez sa douleur.

Vous ai-je dit comme madame de Coulanges fut bien reçue à Saint-Germain?
Madame la Dauphine lui dit qu'elle la connaissait déjà par ses lettres;
que ses dames lui avaient parlé de son esprit; qu'elle avait fort envie
d'en juger par elle-même. Madame de Coulanges soutint très-bien sa
réputation, elle brilla dans toutes ses réponses; les épigrammes étaient
redoublées, et la Dauphine entend tout. Elle fut introduite
l'après-dîner dans les cabinets avec ses trois amies: toutes les dames
de la cour étaient enragées contre elle. Vous comprenez bien que par ces
amies elle se trouve naturellement dans la privauté: mais où cela
peut-il la mener? et quels dégoûts quand on ne peut être des promenades,
ni manger (_avec les princesses_)? Cela gâte tout le reste: elle sent
vivement cette humiliation; elle a été quatre jours à jouir de ces
plaisirs et de ces déplaisirs. Vous avez raison de plaindre M. de
Pomponne quand il va dans ce pays-là, et même madame de Vins qui n'y a
plus de contenance: elle est toute replongée dans sa famille, et
accablée de ses procès. Elle vint l'autre jour dîner joliment avec moi;
elle paraît fort touchée de votre amitié: vous ne sauriez nous ôter
l'espérance ni l'envie de vous recevoir, chacun selon nos degrés de
chaleur. Vous êtes à Grignan, ma chère bonne, vous êtes trop près de
moi, il faut que je m'éloigne.


  [580] Philippe Mancini Mazarin, duc de Nevers.

  [581] Ses dames d'honneur.

  [582] Anne-Geneviève de Bourbon, fille de Henri de Bourbon, second du
  nom, prince de Condé, morte le 15 avril 1679.

  [583] L'évêque d'Autun (_Gabriel de Roquette_) passait dans ce
  temps-là pour être l'original que Molière avait eu en vue dans le
  _Tartufe_.



226.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 1er mai 1680.

Je ne sais quel temps vous avez en Provence, mais celui qu'il a fait ici
depuis trois semaines est si épouvantable, que plusieurs voyages en ont
été dérangés; le mien est du nombre. Voilà un commencement de lune qui
pourra nous ramener du beau temps, et me faire partir: je ne sais point
encore le jour; je ne puis vous dire la douleur que me donne ce second
adieu: il me semble que je suis folle de m'éloigner encore de vous, et
de mettre une distance de cent lieues par-dessus celle qui y est déjà.
Je hais bien les affaires; je trouve qu'elles nous gourmandent beaucoup,
et nous font aller et venir, et tourner à leur fantaisie. Je serai si
affligée en partant, qu'il ne tiendra qu'à ceux qui me verront monter en
carrosse de croire que je les regrette beaucoup; car il me sera
impossible de retenir mes larmes; cependant il faut s'en aller pour
revenir.

Mademoiselle de Méri est dans votre petite chambre; le bruit de cette
porte qui s'ouvre et qui se ferme, et la circonstance de ne vous y point
trouver, m'ont fait un mal que je ne puis vous dire. Tous mes gens font
de leur mieux auprès d'elle; et si je voulais me vanter, je vous
montrerais bien un billet qu'elle m'écrivit l'autre jour, tout plein de
remercîments des secours que je lui donne; mais je suis modeste, je me
contenterai de le mettre dans mes archives. J'ai vu madame de Vins; elle
est abîmée dans ses procès; nous causâmes pourtant beaucoup, nous
admirâmes cet étrange mélange des biens et des maux, et l'impossibilité
d'être tout à fait heureuse. Vous savez tout ce que la fortune a soufflé
sur la duchesse de Fontanges; voici ce qu'elle lui garde, une perte de
sang si considérable, qu'elle est encore à Maubuisson dans son lit avec
la fièvre qui s'y est mêlée, elle commence même à enfler; son beau
visage est un peu bouffi. Le prieur de Cabrières ne la quitte pas; s'il
fait cette cure, il ne sera pas mal à la cour. Voyez si l'état où elle
se trouve n'est pas précisément contraire au bonheur d'une telle beauté.
Voilà de quoi méditer; mais en voici un autre sujet.

Madame de Dreux[584] sortit hier de prison; elle fut _admonétée_, qui
est une très-légère peine, avec cinq cents livres d'aumône. Cette pauvre
femme a été un an dans une chambre où le jour ne venait que d'un
très-petit trou d'en haut, sans nouvelles, sans consolation. Sa mère,
qui l'aimait très-passionnément, qui était encore assez jeune et bien
faite, et qu'elle aimait aussi, mourut, il y a deux mois, de la douleur
de voir sa fille en cet état; madame de Dreux, à qui on ne l'avait point
dit, fut reçue hier à bras ouverts de son mari et de toute sa famille,
qui l'allèrent prendre à cette chambre de l'Arsenal. La première parole
qu'elle dit, ce fut: Et où est ma mère? et d'où vient qu'elle n'est pas
ici? M. de Dreux lui dit qu'elle l'attendait chez elle. Elle ne put
sentir la joie de sa liberté, et demandait toujours ce qu'avait sa mère,
et qu'il fallait qu'elle fût bien malade, puisqu'elle ne venait point
l'embrasser. Elle arrive chez elle: Quoi! je ne vois point ma mère!
Quoi! je ne l'entends point! Elle monte avec précipitation; on ne savait
que lui dire: tout le monde pleurait: elle courait dans sa chambre, elle
l'appelait; enfin, un père célestin, son confesseur, parut, et lui dit
qu'elle ne la trouverait point, qu'elle ne la verrait que dans le ciel;
qu'il fallait se résoudre à la volonté de Dieu. Cette pauvre femme
s'évanouit, et ne revint que pour faire des plaintes et des cris qui
faisaient fendre le cœur, disant que c'était elle qui l'avait tuée;
qu'elle voudrait être morte en prison; qu'elle ne pouvait rien sentir
que la perte d'une si bonne mère. Le petit Coulanges était présent à ce
spectacle; il avait couru chez M. de Dreux, comme beaucoup d'autres, et
il nous conta tout ceci, hier au soir, si naturellement et si touché
lui-même, que madame de Coulanges en eut les yeux rouges, et moi j'en
pleurai sans pouvoir m'en empêcher. Que dites-vous de cette amertume,
qui vient troubler sa joie et son triomphe, et les embrassements de
toute sa famille et de tous ses amis? Elle est encore aujourd'hui dans
des pleurs que M. de Richelieu ne peut essuyer; il a fait des merveilles
dans toute cette affaire. Je me suis jetée insensiblement dans ce
détail, que vous comprendrez mieux qu'une autre, et dont tout le monde
est touché. On croit que M. de Luxembourg sera tout aussi bien traité
que madame de Dreux; car même il y avait des juges qui étaient d'avis de
la renvoyer sans être _admonétée_; et c'est une chose terrible que le
scandale qu'on a fait, sans pouvoir convaincre les accusés: cela marque
aussi l'intégrité des juges.

Le discours de votre prédicateur nous a paru admirable. Le Bourdaloue
prêcha, comme un ange du ciel, l'année passée et celle-ci, car c'est le
même sermon. Ce que vous m'avez mandé de ce monde, qui paraîtrait un
autre monde si l'on voyait le dessous des cartes de toutes les maisons,
est quelque chose de bien plaisant et de bien véritable. Eh, bon Dieu!
que savons-nous si le cœur de cette princesse dont nous disons tant de
bien est parfaitement content? elle a paru triste trois ou quatre jours;
que sait-on? elle voudrait être grosse, elle ne l'est pas encore; elle
voudrait peut-être voir Paris et Saint-Cloud; elle n'y a point encore
été: elle est complaisante, et ne songe qu'à plaire; que sait-on si cela
ne lui coûte rien? que sait-on si elle aime également les dames qui ont
l'honneur d'être auprès d'elle? que sait-on enfin si une vie si retirée
ne l'ennuie point? Je suis à cet endroit, lorsque je reçois dans ce
moment votre aimable et triste lettre du 24; vraiment, ma très-chère,
elle me touche sensiblement.

Je ne suis point encore partie, c'est le mauvais temps qui m'a arrêtée;
c'eût été une folie de s'exposer, tout était déchaîné. Je vous écrirai
encore vendredi de Paris, et vous parlerai du petit bâtiment; j'y donne
mon avis la première, et je ne suis pas si sotte que vous pensez, quand
il est question de vous. Il y a des histoires qui nous content de plus
grands miracles; et pourquoi certaines amitiés cèderaient-elles à
_l'autre_; ainsi je deviens architecte. Je vous admire sur tout ce que
vous dites de la dévotion: eh, mon Dieu! il est vrai que nous sommes des
_Tantales_, nous avons l'eau tout auprès de nos lèvres, nous ne saurions
boire. Un cœur de glace, un esprit éclairé, c'est cela même. Je n'ai
que faire de savoir la querelle _des jansénistes_ et _des molinistes_
pour décider; il me suffit de ce que je sens en moi; le moyen d'en
douter dès le moment que l'on s'observe un peu? Je parlerais longtemps
là-dessus, et j'en eusse été ravie, quand nous étions ensemble: mais
vous coupiez court, et je reprenais tout aussitôt le silence; Corbinelli
en avait l'endosse, car j'aime ces vérités. Il vient d'entendre par
hasard un sermon de l'abbé Fléchier[585], à la vêture d'une capucine
dont il est charmé. C'était sur la liberté des enfants de Dieu, que le
prédicateur a expliquée hardiment. «Il a fait voir qu'il n'y avait que
cette fille de libre, puisqu'elle avait une participation de la liberté
de J. C. et des saints; qu'elle était délivrée de l'esclavage de nos
passions, que c'était elle qui était libre, et non pas nous; qu'elle
n'avait qu'un maître, que nous en avions cent; et que bien loin de la
plaindre, comme nous faisions, avec une grossièreté condamnable, il
fallait la regarder, la respecter, l'envier, comme une personne choisie
de toute éternité pour être du nombre des élus.» J'en supprime les trois
quarts: mais enfin c'était une pièce achevée. On n'imprime point
l'oraison funèbre de madame de Longueville.

Vous me demandez pourquoi je ne mène point Corbinelli. Il s'en va en
Languedoc, il est comblé des biens et des manières obligeantes de M. de
Vardes, qui accompagne les douze cents francs (_de pension_) d'une si
admirable sauce; je veux dire de tant de paroles choisies, et de
sentiments si tendres et si généreux, que la philosophie de notre ami
n'y résiste pas. Vardes est tout extrême; et comme je suis persuadée
qu'il le haïssait, parce qu'il le traitait mal, il l'aime présentement,
parce qu'il le traite bien: c'est le proverbe italien[586] et son
contraire. Je m'en vais donc avec le bon abbé et des livres, et votre
idée, dont je recevrai tous mes biens et tous mes maux. Je vous promets
qu'elle m'empêchera de demeurer le soir au serein; je me représenterai
que cela vous déplaît: ce ne sera pas la première fois que vous m'aurez
fait rentrer au logis de cette sorte. Je vous promets de vous consulter
et de vous obéir toujours, faites-en de même pour moi, et ne vous
chargez d'aucune inquiétude; reposez-vous de ma conservation sur ma
poltronnerie; je n'ai pas en vous les mêmes sujets de confiance, j'ai
bien des choses à vous reprocher; et, sans aller jusqu'à Monaco, n'ai-je
pas les bords du Rhône, où vous forcez tous les braves gens de votre
famille à vous accompagner malgré eux? malgré eux, vous dis-je;
souvenez-vous au contraire que je mourais de peur à pied en passant _les
vaux_ d'Olioules[587]: voilà ce qui doit justifier mes craintes et
fonder votre tranquillité. Faites donc en sorte que mon souvenir vous
gouverne, comme le vôtre me gouvernera; je ne vous dis point les peines
que me causera cet éloignement; j'y donnerai les meilleurs ordres que je
pourrai, et j'éclaircirai, autant qu'il me sera possible, l'entre chien
et loup de nos bois: je commence par la Loire et par Nantes, qui n'ont
rien de triste. Je crois que mon fils viendra me conduire jusqu'à
Orléans. Je suis persuadée des complaisances de M. de Grignan; il a des
endroits d'une noblesse, d'une politesse, et même d'une tendresse
extrême; je vois en lui d'autres choses dont les contre-coups sont
difficiles à concevoir; et comme tout est à facettes, il a aussi des
endroits inimitables pour la douceur et l'agrément de la société; on
l'aime, on le gronde, on l'estime, on le blâme, on l'embrasse, on le
bat. Adieu, ma très-chère, je vous quitte enfin. Il me semble que vous
vous moquez de moi, quand vous craignez que je n'écrive trop; ma
poitrine est à peu près délicate comme celle de _Georget_[588]: excusez
la comparaison, il sort d'ici: mais vous, ma très-belle, je vous conjure
de ne point m'écrire. Montgobert, prenez la plume, et ne m'abandonnez
pas.


  [584] Impliquée dans l'affaire des poisons.

  [585] Esprit Fléchier, nommé à l'évêché de Lavaur en 1685, et
  transféré à celui de Nîmes en 1687.

  [586] _Chi offendi non perdona._

  [587] Les _vaux_ d'Olioules, qu'on appelle en langage du pays _leis
  baous d'Olioules_, ne sont autre chose qu'un chemin étroit, d'environ
  une lieue, à côté d'une petite rivière qui passe entre deux montagnes
  très-escarpées en Provence.

  [588] Fameux cordonnier pour femmes.



227.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 6 mai 1680.

Vous me dites fort plaisamment qu'il n'y a qu'à laisser faire l'esprit
humain, qu'il saura bien trouver ses petites consolations, et que c'est
sa fantaisie d'être content. J'espère que le mien n'aura pas moins cette
fantaisie que les autres, et que l'air et le temps diminueront la
douleur que j'ai présentement. Il me semble que je vous ai mandé ce que
vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement: on dirait que nous
ne sommes pas encore assez loin, et qu'après une mûre délibération, nous
y mettons encore cent lieues volontairement. Je vous renvoie quasi votre
lettre; c'est que vous avez si bien tourné ma pensée, que je prends
plaisir à la répéter. J'espère au moins que les mers mettront des bornes
à nos fureurs, et qu'après avoir bien tiré chacune de notre côté, nous
ferons autant de pas pour nous rapprocher que nous en faisons pour être
aux deux bouts de la terre. Il est vrai que pour deux personnes qui se
cherchent, et qui se souhaitent toujours, je n'ai jamais vu une pareille
destinée: qui m'ôterait la vue de la Providence m'ôterait mon unique
bien; et si je croyais qu'il fût en nous de ranger, de déranger, de
faire, de ne pas faire, de vouloir une chose ou une autre, je ne
penserais pas à trouver un moment de repos: il me faut l'auteur de
l'univers pour raison de tout ce qui arrive; quand c'est à lui qu'il
faut m'en prendre, je ne m'en prends plus à personne, et je me soumets:
ce n'est pourtant pas sans douleur ni tristesse; mon cœur en est
blessé, mais je souffre même ces maux, comme étant dans l'ordre de la
Providence. Il faut qu'il y ait une madame de Sévigné qui aime sa fille
plus que toutes les autres mères; qu'elle en soit souvent très-éloignée,
et que les souffrances les plus sensibles qu'elle ait dans cette vie lui
soient causées par cette chère fille. J'espère aussi que cette
Providence disposera les choses d'une autre manière, et que nous nous
retrouverons, comme nous avons déjà fait. Je dînai l'autre jour avec des
gens qui, en vérité, ont bien de l'esprit, et qui ne m'ôtèrent point
cette opinion.

Mais parlons plus communément, et disons que c'est une chose rude que de
faire six mois de retraite pour avoir vécu cet hiver à Aix: si cela
servait à la fortune de quelqu'un de votre famille, je le souffrirais;
mais vous pouvez compter qu'en ce pays-ci vous serez trop heureuse si
cela ne vous nuit pas. L'intendant ne parle que de votre magnificence,
de votre grand air, de vos grands repas: madame de Vins en est tout
étonnée, et c'est pour avoir cette louange que vous auriez besoin que
l'année n'eût que six mois; cette pensée est dure de songer que tout est
sec pour vous jusqu'au mois de janvier. Vous n'entendrez pas parler de
la dépense de votre bâtiment; n'y pensez plus; c'est une chose si
nécessaire, que j'avoue que sans cela l'hôtel de Carnavalet est
inhabitable: vous n'aurez qu'à en écrire au chevalier; nous lui donnâmes
hier une connaissance parfaite de nos desseins. Je me réjouirai avec le
Berbisi[589] de l'occasion qu'il a eue de vous faire plaisir. J'ai été
ravie de votre joli couplet; quoi que vous disiez de Montgobert, je
crois que _vous n'y avez point nui_, comme cet homme, vous en
souvient-il? Il est, en vérité, fort plaisant ce couplet: vous avez cru
que je le recevrais dans mes bois; je suis encore dans Paris: mais il
n'en fera pas plus de bruit: je le chanterai sur la Loire, si je puis
desserrer mon gosier, qui n'est pas présentement en état de chanter. Je
vous avouerai que j'ai grand besoin de vous tous; je ne connais plus ni
la musique, ni les plaisirs; j'ai beau frapper du pied, rien ne sort
qu'une vie triste et unie[590], tantôt à ce triste faubourg, tantôt avec
les sages veuves. M. de Grignan m'est bien nécessaire, car j'ai un coin
de folie qui n'est pas encore bien mort.

Je vous ai parlé de la princesse de Tarente, comme si j'avais reçu votre
lettre: je vous ai conté le mariage de sa fille: écrivez-lui, elle en
sera fort aise, vous lui devez cette honnêteté; elle s'est toujours
piquée de vous estimer et de vous admirer: elle vient à Vitré, elle me
fera sortir de ma simplicité, pour me faire entrer dans son
amplification; je n'ai jamais vu un si plaisant style. Elle amusa le roi
l'autre jour dans une promenade, en lui contant tout ce que je vous
conterai quand je serai aux Rochers; voilà les nouvelles que vous
recevrez de moi: mais aussi vous pourrez vous vanter qu'il ne se passera
rien en Allemagne, ni en Danemark, dont vous ne soyez parfaitement
instruite.

Montgobert m'a mandé des merveilles de Pauline, faites-m'en parler;
c'est une petite fille charmante, c'est la joie de toute votre maison.
Mademoiselle du Plessis ne m'en fera point souvenir; ne vous ai-je pas
dit qu'elle est affligée de la mort de sa mère? mais j'ai de bons livres
et de bonnes pensées. Ne craignez point que j'écrive trop; je vous ai
donné l'idée de la délicatesse de ma poitrine. Je vous recommande la
vôtre; faites-moi écrire, si vous aimez ma vie; profitez du temps et du
repos que vous avez; amusez-vous à vous guérir tout à fait; mais il faut
que vous le vouliez, et c'est une étrange pièce que notre volonté. Celle
de vos musiciens était bonne à ténèbres, mais vous les décriez, _tantôt
des musiciens sans musique_, et puis _une musique sans musiciens_:
j'admire la bonté de M. le comte, de souffrir que vous en parliez si
librement.

Je viens de recevoir une grande visite de votre intendant; _sa serrure
était bien brouillée_[591], mais je n'ai pas laissé d'attraper qu'il
vous honore fort: il m'a loué votre magnificence; il dit que vous êtes
toujours belle, mais triste et si abattue, qu'il est aisé de voir que
vous vous contraignez. Il est charmé de M. de Berbisi, que je
remercierai, quoique je sache bien que votre recommandation est la seule
cause des services qu'il lui a rendus. Je doute que cet intendant
retourne en Provence; à tout hasard je lui conseillerais de laisser ici
quatre ou cinq de ses dents. J'ai eu tant d'adieux que j'en suis
étonnée; vos amies, les miennes, les jeunes, les vieilles, tout a fait
des merveilles. La maison de Pomponne et madame de Vins me tiennent bien
au cœur. L'abbé Arnauld arriva hier tout à propos pour me dire adieu.
Pour madame de Coulanges, elle s'est signalée, elle a pris possession de
ma personne, elle me nourrit; elle me mène, et ne veut pas me quitter
qu'elle _ne m'ait vue pendue_[592]. Mon fils vient à Orléans avec moi,
je crois qu'il viendrait volontiers plus loin.

Madame la Dauphine est présentement à Paris pour la première fois: la
messe à Notre-Dame, dîner au Val-de-Grâce, voir la duchesse de la
Vallière, et point de _Bouloy_[593]; je crois qu'elles se pendront. On
fait tous les jours des fêtes pour madame la Dauphine. Madame de
Fontanges revient demain. Voyez un peu comme ce prieur de Cabrières est
venu redonner cette belle beauté à la cour. Le petit de la Fayette a un
régiment: vous voyez que M. de la Rochefoucauld n'a pas emporté l'amitié
de M. de Louvois: mais que veux-je conter, avec toutes ces nouvelles?
C'est bien à moi, qui monte en carrosse, à me mêler de parler. Adieu, ma
chère enfant, il faut vous quitter encore, j'en suis affligée: je serai
longtemps sans avoir de vos lettres, c'est une peine incroyable; du
moins si je pouvais espérer que vous conserverez votre santé, ce serait
une grande consolation dans une si terrible absence.


  [589] M. de Berbisi, président à mortier au parlement de Dijon, et
  proche parent de madame de Sévigné.

  [590] Allusion à un passage de la Vie de Pompée, dans Plutarque.
  «Toutes et quantes fois, dit-il, que je frapperai du pied seulement la
  terre d'Italie, je feray sourdre de toutes parts gens de guerre à pied
  et à cheval.» (_Traduction d'Amyot._)

  [591] Façon de parler familière à madame de Sévigné et à madame de
  Grignan, pour exprimer l'embarras que certaines gens mettent dans
  leurs discours.

  [592] Allusion au mot de _Martine_ dans le _Médecin malgré lui_, acte
  III, sc. IX.

  [593] C'est-à-dire que madame la Dauphine ne devait point aller aux
  Carmélites de la rue du Bouloi.



228.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Orléans, mercredi 8 mai 1680.

Nous voici arrivés sans aucune aventure considérable: il fait le plus
beau temps du monde: les chemins sont admirables: notre équipage va
bien: mon fils m'a prêté ses chevaux et m'est venu conduire jusqu'ici.
Il a fort égayé la tristesse du voyage; nous avons causé, disputé et lu,
nous sommes dans les mêmes erreurs, cela fournit beaucoup. Notre essieu
rompit hier dans un lieu merveilleux, nous fûmes secourus par le
véritable portrait de M. de _Sotenville_[594]; c'est un homme qui ferait
les _Géorgiques_ de Virgile, si elles n'étaient déjà faites, tant il
sait profondément le ménage de la campagne: il nous fit venir sa femme,
qui est assurément _de la maison de la Prudoterie, où le ventre
anoblit_[595]. Nous fûmes deux heures avec cette compagnie sans nous
ennuyer, par la nouveauté d'une conversation et d'une langue entièrement
nouvelle pour nous. Nous fîmes bien des réflexions sur le parfait
contentement de ce gentilhomme, de qui l'on peut dire:

  Heureux qui se nourrit du lait de ses brebis.
  Et qui de leurs toisons voit filer ses habits!

Les jours sont si longs, que nous n'eûmes pas même besoin du secours de
la plus belle lune du monde qui nous accompagnera sur la Loire, où nous
nous embarquons demain. Quand vous recevrez cette lettre, je serai à
Nantes: j'ai trouvé aujourd'hui que je ne suis pas encore plus loin de
vous qu'à Paris; et, par un filet que nous avons tiré sur la carte, nous
avons vu que Nantes même n'était guère plus loin de vous que Paris.
Mais, en vérité, voilà de légères consolations; je n'ai pas même celle
de recevoir de vos nouvelles. Vos lettres n'arrivent qu'aujourd'hui à
Paris; du But y joindra celles de samedi, et j'aurai les deux paquets
ensemble à Nantes: je n'ai point voulu les hasarder par une route
incertaine, puisqu'elle dépend du vent: vous croyez donc bien que
j'aurai quelque impatience d'arriver à Nantes. Adieu, mon enfant: que
puis-je vous dire d'ici? Vous avez des résidents qui doivent vous
instruire; je ne suis plus bonne à rien qu'à vous aimer, sans pouvoir
faire nul usage de cette bonne qualité: cela est triste pour une
personne aussi vive que moi. Mon _Bien bon_ vous assure de ses services:
je suis fort occupée du soin de le conserver: les voyages ne sont plus
pour lui comme autrefois. Je vous embrasse de tout mon cœur.


  [594] Beau-père de George Dandin.

  [595] Voyez la scène IV du Ier acte de _George Dandin_.



229.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Blois, jeudi 9 mai 1680.

Je veux vous écrire tous les soirs, ma chère enfant, rien ne me peut
contenter que cet amusement; je _tourne_, je marche, je veux reprendre
mon livre; j'ai beau _tourner une affaire_[596], je m'ennuie, et c'est
mon écritoire qu'il me faut. Il faut que je vous parle, et qu'encore que
ma lettre ne parte ni aujourd'hui, ni demain, je vous rende compte tous
les soirs de ma journée. Mon fils est parti cette nuit d'Orléans par la
diligence qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le
soir à Paris; cela fait un peu de chagrin à la poste: voilà les
nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes
montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde; j'y
ai fait placer le corps de mon grand carrosse, d'une manière que le
soleil n'a point entré dedans; nous avons baissé les glaces: l'ouverture
du devant fait un tableau merveilleux; les portières et les petits côtés
nous donnent tous les points de vue qu'on peut imaginer. Nous ne sommes
que l'abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à
l'air, bien à notre aise; tout le reste comme des cochons sur la paille.
Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud: on a un petit
fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, comme le roi et la
reine: voyez, je vous prie, comme tout s'est raffiné sur notre Loire, et
comme nous étions grossiers autrefois, que le _cœur était à gauche_: en
vérité le mien, ou à droite ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous
me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n'ai point
de peur, j'y pense à ma chère fille, je m'entretiens de la tendre amitié
que j'ai pour elle, de celle qu'elle a pour moi, des pays infinis qui
nous séparent, de la sensibilité que j'ai pour tous ses intérêts, de
l'envie que j'ai de la revoir, de l'embrasser; je pense à ses affaires,
je pense aux miennes; tout cela forme un peu l'_Humeur de ma fille_,
malgré l'_Humeur de ma mère_[597] qui brille tout autour de moi. Je
regarde, j'admire cette belle vue qui fait l'occupation des peintres. Je
suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante-treize ans,
s'embarque encore sur la terre et sur l'onde pour mes affaires. Après
cela je prends un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit
acheter, c'est _la Réunion du Portugal_, qui est une traduction de
l'italien; l'histoire et le style sont également estimables. On y voit
le roi de Portugal (_Sébastien_), jeune et brave prince, se précipiter
rapidement à sa mauvaise destinée; il périt dans une guerre en Afrique
contre le fils d'Abdalla: c'est assurément une histoire des plus
amusantes qu'on puisse lire. Je reviens ensuite à la Providence, à ses
ordres, à ses conduites, à ce que je vous ai entendu dire, que nos
volontés sont les exécutrices de ses décrets éternels. Je voudrais bien
causer avec quelqu'un; je viens d'un lieu où l'on est assez accoutumé à
discourir: nous parlons, l'abbé et moi, mais ce n'est pas d'une manière
qui puisse nous divertir: nous passons tous les ponts avec un plaisir
qui nous les fait souhaiter: il n'y a pas beaucoup d'_ex voto_ pour les
naufrages de la Loire, non plus que pour la Durance: il y aurait plus de
raison de craindre cette dernière, qui est folle, que notre Loire, qui
est sage et majestueuse. Enfin, nous sommes arrivés ici de bonne heure;
chacun _tourne_, chacun se rase, et moi j'écris romanesquement sur le
bord de la rivière où est située notre hôtellerie; _c'est la Galère_,
vous y avez été.

J'ai entendu mille rossignols; j'ai pensé à ceux que vous entendez sur
votre balcon. Je n'ose vous dire la tristesse que l'idée de votre
délicate santé a jetée sur toutes mes pensées; vous le comprenez bien,
et à quel point je souhaite qu'elle se rétablisse: si vous m'aimez, vous
y mettrez vos soins et votre application, afin de me témoigner la
véritable amitié que vous avez pour moi. Cet endroit est une pierre de
touche. Bonsoir, ma très-chère; adieu jusqu'à demain à Tours.


  [596] Expression de M. de la Garde.

  [597] On a déjà vu que madame de Sévigné avait donné ces noms à
  certaines allées, soit de Livry, soit des Rochers.



230.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Nantes, vendredi 17 mai 1680.

Je vous assure, ma fille, qu'il m'ennuie ici. M. de Molac, ni les
madames qui me font tant d'honnêtetés, ne me consolent point de n'être
pas dans mes bois; car je ne pense pas encore à Paris. Ce sont donc les
Rochers que je respire, c'est mon _Rochecourbière_[598]; c'est d'être
dans de belles allées, et non pas dans une fausse représentation d'une
société qui n'a rien d'agréable pour moi. Ma consolation, c'est d'être à
mes Filles de Sainte-Marie; elles sont aimables; elles ont conservé une
idée de vous, dont elles me font leur cour; elles ne sont point folles,
ni prévenues, comme celles que vous connaissez; elles ne croient point
le pape d'aujourd'hui (_Innocent XI_)[599] hérétique; elles savent leur
religion; elles ne jetteront point par terre l'Écriture sainte, parce
qu'elle est traduite par les plus honnêtes gens du monde; elles font
honneur à la grâce de Jésus-Christ; elles connaissent la Providence;
elles élèvent fort bien leurs petites filles; elles ne leur apprennent
point à mentir, ni à dissimuler leurs sentiments; point de
_coquesigrues_ ni d'idolâtrie: enfin, je les aime. M. de Grignan les
croira jansénistes, et moi je pense qu'elles sont chrétiennes; il y en a
deux qui ont bien de l'esprit. J'irai demain écrire dans cette maison,
j'y dînerai dimanche: encore une fois, c'est ma consolation. Je commence
dès aujourd'hui cette lettre, parce que l'on reçoit les lettres à dix
heures du matin, et que la poste repart à six heures du soir; cela est
fort juste: et puis je m'en vais vous dire une chose plaisante, c'est
que la première fois que je lis vos lettres je suis si émue, que je ne
vois pas la moitié de ce qui est dedans; en les relisant plus à loisir,
je trouve mille choses sur quoi je veux parler: la première qui me
revient, c'est _votre Carthage_[600]; laissez-nous faire, je vous prie,
nous l'achèverons plus tôt que la pauvre Didon n'acheva la sienne: cette
comparaison m'a charmée. Je suis ici dans l'embarras d'achever un grand
compte de dix-neuf années que mon fils n'avait fait qu'ébaucher. On veut
me faire passer des lettres que j'ai écrites pour des quittances; c'est
une pitié de voir les subtilités où dix mille francs de reste jettent un
mauvais payeur. Nous allons tout arrêter: nous aspirons à de certains
lods et ventes d'une terre qui relève de nous; nous voulons deux mille
francs tout à l'heure: nous avons bien des gens qui nous conseillent;
tout ce qui me fâche, c'est de faire du mal: mais quand je joue à noyer,
et que je me demande lequel je noie de M. de la Jarie ou de moi, je dis
sans balancer que c'est M. de la Jarie, et cela me donne du courage.
Voilà, ma pauvre enfant, les nouvelles dont je puis remplir mes lettres;
quand je songe combien les détails de cette nature, qui sont dans les
vôtres, me touchent sensiblement, je m'imagine que vous êtes de même
pour moi, et je ne crois pas que vous vouliez que je mette votre amitié
à plus haut prix. La vie est ici à fort bon marché: si c'était la même
chose à Aix, vous n'auriez pas tant dépensé l'hiver dernier; c'est
encore une belle circonstance que tout y soit comme à Paris: voilà une
heureuse ressemblance. Vous avez raison de trouver plaisant qu'en
blâmant l'excès de votre dépense, on trouve à dire à la frugalité de vos
repas; vous avez très-bien fait de ne les pas augmenter; vous avez un
si grand air que vous trompez les yeux, car votre intendant jure qu'on
ne peut pas faire une meilleure chère, ni plus grande, ni plus polie.
C'est une chose étrange que cinquante domestiques; nous avons eu peine à
les compter. Pour Grignan, je ne comprends jamais comment vous y pouvez
souhaiter d'autre monde que votre famille. Vous savez bien que quand
nous étions seules, nous étions cent dans votre château; je trouvais que
c'était assez. Il ne faut pas croire que l'excès du nombre ne vous ôte
pas toute la douceur et le soulagement du bon marché et des provisions:
c'est une chose que vous n'avez jamais voulu comprendre; mais votre
arithmétique, en vous faisant doubler par quatre le nombre de vos
bouches, vous les fera trouver aussi chères qu'à Paris. Donnez à tout
cela, ma fille, quelques moments des réflexions dont vous vous creusez
la tête dans votre cabinet, je vous recommande à vous-même dans cette
retraite. Vos rêveries ne sont jamais agréables, vous vous les imprimez
plus fortement qu'une autre: vous savez l'effet de ces épuisements, et
le besoin que vous avez d'être quelquefois _spensierata_; rien n'est si
sain aux personnes délicates: vos lectures même sont trop épaisses, vous
vous ennuyez des histoires et de tout ce qui n'applique point: c'est un
malheur d'être si solide et d'avoir tant d'esprit; on ne s'en porte pas
mieux. Ma santé me fait honte; il y a quelque chose de sot à se porter
aussi bien que je fais: cela est encore au delà de la médiocrité de mon
esprit. Je trouve quelquefois que je mériterais au moins quelque légère
incommodité; je voudrais, pour votre soulagement et pour mon honneur,
avoir quelques-unes des vôtres. Quand je pense à tant de maux, je vous
assure, ma chère enfant, que je suis étonnée que la bonté de mon
tempérament puisse soutenir l'inquiétude que j'en ai. Je ne vous ai
point assez dit comme j'aime Pauline, ni combien je la trouve jolie,
aimable, vive et naturelle: ce serait grand dommage si elle se gâtait;
et je vous conseille de ne point la séparer de vous. Il me semble que le
marquis ne m'aime plus.


  [598] Grotte fort agréable, où on allait se reposer dans les parties
  de promenades qu'on faisait à Grignan.

  [599] Les jansénistes prétendaient que le pape Innocent XI était
  favorable à leur doctrine.

  [600] L'appartement de madame de Grignan, à l'hôtel de Carnavalet.



231.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Nantes, samedi 25 mai 1680.

En attendant vos lettres, je m'en vais un peu vous entretenir. J'espère
que vous aurez reçu une si grande quantité des miennes, que vous serez
guérie pour jamais des inquiétudes que donnent les retardements de la
poste. Pour moi, ma très-chère, il me semble qu'il y a six mois que je
suis ici, et que le mois de mai n'a point de fin. Vous souvient-il des
fantaisies qui vous prenaient quelquefois de trouver qu'il y a des mois
qui ne finissent point du tout? Je n'étais point de cet avis quand
j'étais avec vous; ma douleur était de voir courir le temps trop vite.
Me voilà dans l'admiration du joli mois de mai; que n'ai-je point fait?
que n'ai-je point vu? que n'ai-je point rêvé? et j'arriverai encore aux
Rochers avant qu'il finisse. Mon fils avait fort envie que nous
allassions à Bodégat[601], où effectivement nous avons beaucoup
d'affaires; mais il désirerait surtout que j'allasse chez Tonquedec:
comme je ne suis point si touchée de cette visite, je la diffère
jusqu'au temps où je serai peut-être obligée d'aller à Rennes pour voir
M. et madame de Chaulnes. Je m'en vais présentement aux Rochers, où je
ferai venir tous mes gens de Bodégat. Vous allez me demander si personne
ne pouvait agir ici pour moi; je vous dirai que non: il a fallu ma
présence et le crédit de mes amis; cela m'a un peu consolée, joint au
plaisir de passer une partie de mes après-dîners avec mes pauvres filles
de Sainte-Marie. Je leur ai fait prêter un livre dont elles sont
charmées; c'est _la Fréquente_[602]: mais c'est le plus grand secret du
monde. Je vous prie de lire la seconde partie du second traité du
premier tome des _Essais de morale_; je suis assurée que vous le
connaissez, mais vous ne l'avez peut-être pas remarqué, c'est _De la
soumission à la volonté de Dieu_. Vous voyez comme il nous la représente
souveraine, faisant tout, disposant de tout, réglant tout, je m'y tiens:
voilà ce que j'en crois; et si, en tournant le Feuillet, ils veulent
dire le contraire pour _ménager la chèvre et les choux_, je les
traiterai sur cela comme ces _ménageurs politiques_; ils ne me feront
pas changer, je suivrai leur exemple, car ils ne changent pas d'avis
pour changer de note.

Nous fûmes dîner l'autre jour à la Seilleraye, comme je vous avais dit:
mon Agnès fut ravie d'être de cette partie, quoiqu'il n'y eût que le bon
abbé et l'abbé de Bruc: elle a dix-neuf ans, mon Agnès, et n'est pas si
simple que je pensais; elle a plus que le désir d'apprendre, elle sait
assez de choses; c'est comme vous disiez de _Marie_ à Grignan: elle se
doute de ce qu'on veut lui dire; elle est aimable. Le confesseur qui la
gouverne la fait communier deux fois la semaine: bon Dieu, quelle
profanation! elle est de tous les plaisirs quand elle peut en être, et
du moins elle le désire toujours, et c'est assez pour n'être pas dans un
usage si familier. Elle a lu tout ce qu'elle a pu attraper de romans,
avec tout le goût que donne la difficulté et le plaisir de tromper.
Vraiment, si je voulais rendre une fille galante, je ne lui souhaiterais
qu'une mère et un confesseur comme elle en a. Ma fille, je vous parle de
Nantes, en attendant les lettres de Paris. Il y a ici une espèce
d'intendante, qui ne l'est point pourtant; c'est madame de Nointel. Elle
est fille de madame de Br...., elle a dix-sept ans, et fait la sotte et
l'entendue. Son mari est de la vraie maison de Be..., il n'est pas ici:
sa femme fait la belle, et croit que c'est mon devoir de l'aller voir;
je n'ai pas bien compris pourquoi; et en attendant qu'elle me montre par
où, je m'en vais aux Rochers: cela serait bon pour madame de Molac, ce
n'est pas une difficulté: elle est à Paris, son mari[603] l'est allé
trouver.

Voilà vos lettres du 15 de ce mois infini, car il est vrai que je n'en
ai jamais trouvé un pareil. Vous avez reçu toutes les miennes: je vous
conjure de n'être point en peine si vous n'en recevez pas; vous voyez
bien que cela dépend de l'arrangement de certains moments de la poste
qui peuvent très-souvent manquer; jusqu'ici je n'ai pas sujet de m'en
plaindre, je ne reçois vos lettres que deux jours plus tard qu'à Paris:
c'est tout ce qu'on peut ménager sur une distance aussi extrême que
celle-ci. Vous dites que je n'en suis point touchée; cela est d'une
personne qui est encore plus loin de moi que je ne pensais, qui m'a tout
à fait oubliée, qui ne sait plus la mesure de mon attachement, ni la
tendresse de mon cœur, qui ne connaît plus cette faiblesse naturelle,
ni cette disposition aux larmes dont votre fermeté et votre philosophie
se sont si souvent moquées. C'est à moi à me plaindre: je ne suis que
trop pénétrée de tout cela; et, avec toute ma belle Providence que je
comprends si bien, je ne laisse pas d'être toujours affligée de ces
arrangements au delà de toute raison. Une paix entière, une soumission
sans murmure est le partage des parfaits, tandis que la connaissance de
cette Providence, et du mauvais usage que j'en fais, ne m'est donnée que
pour ma peine et pour ma pénitence. Vous dites qu'on veut que Dieu soit
l'auteur de tout ce qui arrive: lisez, lisez ce Traité que je vous ai
marqué, et vous verrez qu'en effet c'est à Dieu qu'il faut s'en prendre,
mais avec respect et résignation; et les hommes sur qui nous arrêtons
notre vue, il faut les considérer comme les exécuteurs de ses ordres,
dont il sait bien tirer la fin qu'il lui plaît. C'est ainsi qu'on
raisonne quand on lève les yeux; mais ordinairement on s'en tient aux
pauvres petites causes secondes, et l'on souffre avec bien de
l'impatience ce qu'on devrait recevoir avec soumission: voilà le
misérable état où je suis: c'est pour cela que vous m'avez vue me
repentir, m'agiter et m'inquiéter tout de même qu'une autre. Je pense
comme vous que toutes les philosophies ne sont bonnes que quand on n'en
a que faire. Vous me priez de vous aimer davantage et toujours
davantage; en vérité, vous m'embarrassez, je ne sais point où l'on prend
ce degré-là; il est au-dessus de mes connaissances: mais ce qui est bien
à ma portée, c'est de ne vous être bonne à rien, c'est de ne faire aucun
usage qui vous soit utile de la tendresse que j'ai pour vous, c'est de
n'avoir aucun de ces tons si désirés d'une mère, qui peut retenir, qui
peut soulager, qui peut soutenir. Ah! voilà ce qui me désespère, et qui
ne s'accorde point du tout avec ce que je voudrais.


  [601] Terre de M. de Sévigné, située en basse Bretagne, près du bourg
  de la Trinité, à peu de distance de Quimper.

  [602] Le livre _De la fréquente communion_, par le docteur Arnauld.

  [603] M. de Molac était gouverneur des ville et château de Nantes.



232.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Nantes, lundi au soir 27 mai 1680.

Je vous écris ce soir, parce que, Dieu merci, je m'en vais demain dès le
grand matin, et même je n'attendrai pas vos lettres pour y faire
réponse: je laisse un homme à cheval pour me les apporter à la dînée, et
je laisse ici cette lettre qui partira ce soir, afin qu'autant que je le
puis, il n'y ait rien de déréglé dans notre commerce. J'écris
aujourd'hui comme Arlequin, qui répond avant que d'avoir reçu la lettre.

Je fus hier au Buron, j'en revins le soir; je pensai pleurer en voyant
la dégradation de cette terre: il y avait les plus vieux bois du monde;
mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de
cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez
grande beauté; tout cela est pitoyable: il en a rapporté quatre cents
pistoles, dont il n'eut pas un sou un mois après. Il est impossible de
comprendre ce qu'il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté,
quoiqu'il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu'il n'eût
que le seul _Larmechin_ dans cette ville, où il fut deux mois. Il trouve
l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de
payer sans s'acquitter; toujours une soif et un besoin d'argent, en paix
comme en guerre; c'est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n'a
aucune fantaisie; mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma
fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées
que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se
retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans
l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité,
annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes,
tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le
cœur; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n'ont point
parlé, comme celui où était Clorinde[604]? Ce lieu était _un luogo
d'incanto_, s'il en fut jamais: j'en revins donc toute triste; le souper
que me donna le premier président et sa femme ne fut point capable de me
réjouir. Il faut que je vous conte ce que c'est que ce premier
président; vous croyez que c'est une barbe sale et un vieux fleuve comme
votre _Ragusse_; point du tout: c'est un jeune homme de vingt-sept ans,
neveu de M. d'Harouïs, un petit de la Bunelaie fort joli, qui a été
élevé avec le petit de la Seilleraye[605], que j'ai vu mille fois, sans
jamais imaginer que ce pût être un magistrat; cependant il l'est devenu
par son crédit, et, moyennant quarante mille francs, il a acheté toute
l'expérience nécessaire pour être à la tête d'une compagnie souveraine,
qui est la chambre des comptes de Nantes: il a de plus épousé une fille
que je connais fort, que j'ai vue pendant cinq semaines tous les jours
aux états de Vitré; de sorte que ce premier président et cette première
présidente sont pour moi un jeune petit garçon que je ne puis respecter,
et une jeune petite demoiselle que je ne puis honorer. Ils sont revenus
pour moi de la campagne, où ils étaient; ils ne me quittent point. D'un
autre côté, M. de Nointel me vint voir samedi en arrivant de Brest:
cette civilité m'obligea d'aller le lendemain chez sa femme; elle me
rendit ma visite dès le soir, et aujourd'hui ils m'ont donné un si
magnifique repas en maigre, à cause des Rogations, que le moindre
poisson paraissait la _signora balena_. J'ai été de là dire adieu à mes
pauvres sœurs (_de Sainte-Marie_), que je laisse avec un très-bon
livre. J'ai pris congé de la belle prairie[606]: mon Agnès pleure quasi
mon départ, et moi, ma très-belle, je ne le pleure point: je suis ravie
de m'en aller dans mes bois; j'espère au moins en trouver aux Rochers
qui ne sont point abattus. Voilà toutes les inutilités que je puis vous
mander aujourd'hui.


  [604] _Voyez_ le chant XIII de la _Jérusalem délivrée_, du Tasse.

  [605] Fils de M. d'Harouïs.

  [606] La prairie de _Mauves_, près du cours Saint-Pierre, à Nantes,
  sur le bord de la Loire.



233.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, vendredi 31 mai 1680.

Quoique cette lettre ne parte que dimanche, je veux la commencer
aujourd'hui, afin de dater encore du mois de mai: je crains que celui de
juin ne me paraisse encore aussi long; je suis assurée, au moins, de ne
pas voir de si beaux pays. Il y a un mois qu'il pleut tous les jours; ce
sont vos prières qui nous ont attiré cet excès. Que ne laissez-vous un
peu faire à la Providence? tantôt de la pluie, tantôt de la sécheresse,
vous n'êtes jamais contents. J'en demande pardon à Dieu; mais cela fait
souvenir de Jupiter dans Lucien, qui est si fatigué des demandes
importunes des mortels, qu'il envoie Mercure pour donner ordre à tout,
et pour faire tomber en Égypte dix mille muids de grêle, afin de ne plus
en entendre parler. Je ne vous obligerai plus de répondre sur cette
divine Providence que j'adore, et que je crois qui fait et ordonne tout:
je suis assurée que vous n'oseriez traiter cette opinion de mystère
inconcevable, avec les disciples de votre père Descartes; ce qui serait
vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût fait le monde sans régler
tout ce qui s'y fait: les gens qui font de si belles restrictions et
contradictions dans leurs livres en parlent bien mieux et plus
dignement, quand ils ne sont pas contraints ni étranglés par la
politique. Ces _coupeurs de bourse_ sont bien aimables dans la
conversation; je ne vous les nommais point, parce qu'il me semblait que
vous deviniez le principal: les autres, c'est l'abbé du Pile et M. du
Bois, que vous connaissez et qui a bien de l'esprit; le pauvre Nicole
est dans les Ardennes, et M. Arnauld sous terre, comme une taupe. Mais
voyez, ma très-chère, quelle folie, et où me voilà! ce n'est point de
tout cela que je veux vous parler, j'admire comme je m'égare.

Je veux vous conter comme je reçus votre lettre à la dînée, le jour que
je partis pour Nantes; et que, n'ayant que cette manière de vous
entendre à mille lieues de moi, je me fais de cette lecture une sorte
d'occupation que je préfère à tout. Nous avons trouvé les chemins fort
raccommodés de Nantes à Rennes, par l'ordre de M. de Chaulnes: mais les
pluies ont fait comme si deux hivers étaient venus l'un sur l'autre.
Nous avons toujours été dans les bourbiers et dans les abîmes d'eau:
nous n'avions osé traverser que Châteaubriant, parce qu'on n'en sort
point. Nous arrivâmes à Rennes la veille de l'Ascension; cette bonne
Marbeuf voulait m'avaler, et me loger, et me retenir; je ne voulus ni
souper ni coucher chez elle: le lendemain, elle me donna un grand
déjeûner-dîner, où le gouverneur, et tout ce qui était dans cette ville,
qui est quasi déserte, vint me voir. Nous partîmes à dix heures, et tout
le monde me disant que j'avais trop de temps, que les chemins étaient
comme dans cette chambre, car c'est toujours la comparaison; ils étaient
si bien comme dans cette chambre, que nous n'arrivâmes ici qu'après
minuit, toujours dans l'eau; et de Vitré ici, où j'ai été mille fois,
nous ne les reconnaissions pas; tous les pavés sont devenus
impraticables, les bourbiers sont enfoncés, les hauts et bas plus haut
et bas qu'ils n'étaient; enfin, voyant que nous ne voyions plus rien, et
qu'il fallait tâter le chemin, nous envoyons demander du secours à
Pilois; il vient avec une douzaine de _gars_; les uns nous tenaient, les
autres nous éclairaient avec plusieurs bouchons de paille; et tous
parlaient si extrêmement breton, que nous pâmions de rire. Enfin, avec
cette illumination, nous arrivâmes ici, nos chevaux rebutés, nos gens
tout trempés, mon carrosse rompu, et nous assez fatigués; nous mangeâmes
peu; nous avons beaucoup dormi; et ce matin nous nous sommes trouvés aux
Rochers, mais encore tout gauches et mal rangés. J'avais envoyé un
laquais, afin de ne pas retrouver ma poussière depuis quatre ans; nous
sommes au moins proprement.

Nous avons été régalés de bien des gens de Vitré, des Récollets,
mademoiselle du Plessis en larmes de sa pauvre mère; et je n'ai senti de
joie que lorsque tout s'en est allé à six heures, et que je suis
demeurée un peu de temps dans ce bois avec mon ami Pilois. C'est une
très-belle chose que ces allées. Il y en a plus de dix que vous ne
connaissez point. Ne craignez pas que je m'expose au serein; je sais
trop combien vous en seriez fâchée. Vous me dites toujours que vous vous
portez bien, Montgobert le dit aussi; cependant je trouve que la pensée
de vous plonger deux fois le jour dans l'eau du Rhône ne peut venir que
d'une personne bien échauffée; je vous conseille au moins, ma chère
enfant, de consulter un auteur fort grave, pour établir l'_opinion
probable_ que le bain soit bon à la poitrine. Je fus témoin du mal
visible que vous firent les demi-bains; c'était pourtant de l'avis de
Fagon. Vous avez eu besoin d'avoir de la force pour soutenir l'excès de
monde que vous avez eu: vingt personnes d'extraordinaire à table font
mal à l'imagination. Voilà ce que Corbinelli appelait des trains qui
arrivaient; il se trouvait pressé dans la galerie, et ne saluait ni ne
connaissait personne: en vérité, votre hôtellerie est toute des plus
fréquentées; c'est un beau débris que celui qui se fait dans ces
occasions. Vous souvient-il, ma fille, quand nous avions ici tous ces
Fouesnels, et que nous attendions avec tant d'impatience l'heureux et
précieux moment de leur départ? quel adieu gai nous leur faisions
intérieurement! quelle crainte qu'ils ne cédassent aux fausses prières
que nous leur faisions de demeurer! quelle douceur et quelle joie quand
nous en étions délivrés! et comme nous trouvions qu'une mauvaise
compagnie était bien meilleure qu'une bonne, qui vous laisse affligée
quand elle part; au lieu que l'autre vous rafraîchit le sang, et vous
fait respirer d'aise! Vous avez senti ce délicieux état. Je vous
gronderais de m'avoir écrit une si grande lettre de votre écriture, sans
que j'ai compris que cela vous était encore moins mauvais que de
soutenir la conversation. Celle de M. de Louvois[607] avec M. de Vardes
a fait du bruit: on me la mande de Paris, et qu'il quitta les Grignan et
les Montanègre pour cet exilé. On croit qu'il y a quelque ambassade en
campagne, dont ses enfants sont fort effrayés par la crainte de la
dépense. Je vois pourtant que M. de Grignan a été fort bien traité de ce
ministre; ce voyage ne pouvait pas s'éviter: il a encore plus coûté à
Montanègre[608]. Je trouve bien honnête et bien noble de ne point avoir
paru fâché de son dîner perdu; je ne sais comment on peut donner de ces
sortes de mortifications à des gens qui jettent de l'argent, et qui se
mettent en pièces pour vous faire honneur.

Madame de Coulanges me mande que madame de Maintenon a perdu une canne
contre M. le Dauphin; c'est madame de Coulanges qui l'a fait faire: la
pomme est une grenade d'or et de rubis; la couronne s'ouvre, on voit le
portrait de madame la Dauphine; et au-dessous, _il più grato nasconde_.
Clément avait fait autrefois cette devise pour vous; elle paraissait une
exagération de la manière dont vous étiez faite, et c'est une vérité
toute faite pour cette princesse. Cette belle Fontanges est toujours
assez mal. Mon fils dit qu'on se divertit fort à Fontainebleau. Les
comédies[609] de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils
que c'est un grand plaisir que d'être obligé d'y être, et d'y avoir un
maître, une place, une contenance; que pour moi, si j'en avais eu une,
j'aurais fort aimé ce pays-là; que ce n'était que par n'en point avoir
que je m'en étais éloignée; que cette espèce de mépris était un chagrin,
et que _je me vengeais à en médire_, comme Montaigne de la jeunesse; que
j'admirais qu'il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais,
entre mademoiselle du Plessis et mademoiselle de Launaie, qu'au milieu
de tout ce qu'il y a de beau et de bon.

Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous; ne
croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le
méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie: mais la
Providence ne veut pas que vous ayez d'autres grandeurs que celles que
vous avez. Pour moi, j'ai vu des moments où il ne s'en fallait rien que
la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde; et puis
tout d'un coup c'étaient des prisons et des exils[610]. Trouvez-vous que
ma fortune ait été fort heureuse? je ne laisse pas d'en être contente;
et si j'ai des moments de murmure, ce n'est point par rapport à moi.
Vous me peignez fort agréablement la conduite des regards de madame
D....; c'est une économie envers ses amants, qui serait digne d'Armide.
Vous vous doutiez bien que M. Rouillé[611] ne retournerait pas: j'en
suis fâchée, et le serais encore plus si je ne croyais vos séjours de
Provence finis. Ainsi vous aurez peu d'affaires avec lui; s'il y avait
quelque chose à démêler dans l'assemblée, M. le coadjuteur vous en
rendrait bon compte, en l'absence de M. de Grignan.


  [607] M. de Louvois avait passé en Provence, allant négocier et signer
  le traité par lequel le duc de Mantoue céda Casal à la France.

  [608] M. de Montanègre commandait en Languedoc, comme M. de Grignan en
  Provence.

  [609] On appela longtemps du nom générique de comédies toutes les
  pièces de théâtre gaies ou sérieuses.

  [610] Madame de Sévigné entend parler sans doute de l'exil de M. de
  Bussy, chef de sa maison, et de la prison de M. Fouquet, son intime
  ami.

  Ajoutez l'exil des Arnauld, et plus anciennement la prison et les
  traverses du cardinal de Retz, son parent et son ami.

  [611] Intendant de Provence.



234.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 5 juin 1680.

Enfin, j'ai le plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos
lettres le neuvième jour, en attendant d'autres consolations. J'admire
souvent l'honnêteté de ces messieurs, dont parlent si plaisamment les
_Essais de morale_, et qui sont si honnêtes et si obligeants: que ne
font-ils point pour notre service? à quels usages ne se rabaissent-ils
pas pour nous être utiles? Les uns courent deux cents lieues pour porter
nos lettres, les autres grimpent sur les toits de nos maisons, pour
empêcher que nous ne soyons incommodés de la pluie; quelques-uns font
bien pis. Enfin, c'est un effet de la Providence; et la cupidité, qui
est un mal, est le fonds d'où elle tire tant de biens. J'ai apporté ici
quantité de livres choisis, je les ai rangés ce matin: on ne met pas la
main sur un, tel qu'il soit, qu'on n'ait envie de le lire tout entier;
toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion! bon Dieu, quel point
de vue pour honorer notre religion! l'autre est toute d'histoires
admirables; l'autre, de morale; l'autre, de poésies et de nouvelles et
de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites
armoires. Quand j'entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi
j'en sors: il serait digne de vous, ma fille: la promenade en serait
digne aussi, mais notre compagnie en vérité fort indigne. Mon pot est
étrange à écumer les dimanches[612]; ce qu'il y a de bon, c'est que
chacun va souper à six heures, et c'est la belle heure de la promenade,
où je cours pour me consoler. Mademoiselle du Plessis, en grand deuil,
ne me quitte guère; je dirais volontiers de sa mère, comme de ce M. de
Bonneuil, elle a laissé _une pauvre fille bien ridicule_; elle est
impertinente aussi. Je suis honteuse de l'amitié qu'elle a pour moi; je
dis quelquefois: Y aurait-il par hasard quelque sympathie entre elle et
moi? Elle parle toujours, et Dieu me fait la grâce d'être pour elle
comme vous êtes pour beaucoup d'autres; je ne l'écoute point du tout.
Elle est assez brouillée dans sa famille pour les partages, cela fait un
nouvel ornement à son esprit: elle confondait tantôt tous les mots; et
en parlant des mauvais traitements, elle disait: Ils m'ont traitée
_comme une barbarie, comme une cruauté_. Vous voulez que je vous
parle de mes misères, en voilà peut-être plus qu'il ne vous en faut.
Toutes mes lettres sont si grandes, que vous devriez, selon votre règle,
m'en écrire de petites, et laisser le soin de tout à Montgobert: ma
fille, la santé est toujours un solide et véritable bien: on en fait ce
qu'on veut.

Madame de Coulanges me mande mille bagatelles que je vous enverrais, si
je ne voyais fort bien que c'est une folie. La faveur de _son amie_
(_madame de Maintenon_) continue toujours: la reine l'accuse de toute la
séparation qui est entre elle et madame la Dauphine: le roi la console
de cette disgrâce; elle va chez lui tous les jours, et les conversations
sont d'une longueur à faire rêver tout le monde. Je ne sais, ma
très-chère, comment vous pourriez croire que votre présence fût un
obstacle à la fortune de vos frères; vous n'êtes guère propre à porter
guignon. Vous n'avez point assez bonne opinion de vous; et pour le coin
de votre feu, que vous dites qui empêchait peut-être le chevalier de
faire sa cour, parce que cela le rendait paresseux, je vous assure qu'il
n'a fait que changer de cheminée, et que la fortune l'est venu chercher
dans sa chambre, assez incommodé des chicanes de son rhumatisme. L'abbé
de Grignan était désolé; il eût jeté sa part aux chiens; et tout d'un
coup, par une suite d'arrangements trop longs à vous dire, on le
choisit; et le voilà dans le plus agréable évêché qu'on puisse
souhaiter. Portez-vous toujours bien, cette provision est bonne; que
savons-nous? je regarde l'avenir comme une obscurité, dont il peut
arriver des biens et des clartés à quoi l'on ne s'attend pas.

M. de Lavardin se marie[613], c'est tout de bon; et on dit que c'est
madame de Mouci[614] qui inspire à madame de Lavardin tout ce qu'il y a
de plus avantageux pour son fils: c'est une âme tout extraordinaire que
cette Mouci. Ce petit Molac épouse la sœur de la duchesse de Fontanges:
le roi lui donne la valeur de plus de quatre cent mille francs. Mon
Dieu, que vous dites bien sur la mort de M. de la Rochefoucauld, et de
tous les autres! _On serre les files, il n'y paraît plus!_ Il est
pourtant vrai que madame de la Fayette est accablée de tristesse, et n'a
point senti, comme elle aurait fait, ce qui est arrivé à son fils;
madame la Dauphine n'avait garde de ne la pas bien traiter: madame de
Savoie lui en avait écrit comme de sa meilleure amie.

Je suis fort aise que M. de Grignan soit content de ma lettre: j'ai dit
assez sincèrement ce que je pense; il devrait bien le penser lui-même,
et renvoyer toutes les fantaisies ruineuses qui servent chez lui par
quartier: il ne faudrait pas qu'elles dormissent, comme cette noblesse
de basse Bretagne; il serait à souhaiter qu'elles fussent entièrement
supprimées. Adieu, ma très-aimable et très-raisonnable, j'admire et
j'aime vos lettres; cependant je n'en veux point; cela paraît un peu
extraordinaire, mais cela est ainsi: coupez court, faites discourir
Montgobert: je m'engage à vous ôter le dessein de m'écrire beaucoup, par
la longueur dont je fais mes lettres; vous les trouverez au-dessus de
vos forces, c'est ce que je veux: ainsi ma poitrine sauvera la vôtre. Il
me semble que vous avez bien des commerces, quoi que vous disiez; pour
moi, je ne fais que répondre, je n'attaque point: mais cela fait
quelquefois tant de lettres, que les jours de courrier, quand je trouve
le soir mon écritoire, j'ai envie de me cacher sous le lit; comme cette
chienne de feu MADAME, quand elle voyait des livres.


  [612] A cause de la compagnie qui grossissait ces jours-là, et à
  laquelle madame de Sévigné se croyait obligée de faire les honneurs
  des Rochers. Elle appelait cela _écumer son pot_.

  [613] Avec Louise-Anne de Noailles, sœur d'Anne-Jules, duc de
  Noailles, maréchal de France.

  [614] Sœur d'Achille de Harlai, alors procureur général, et depuis
  premier président du parlement de Paris.



235.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, samedi 15 juin 1680.

Je ne réponds point à ce que vous me dites de mes lettres, je suis ravie
qu'elles vous plaisent; mais si vous ne me le disiez, je ne les croirais
pas supportables. Je n'ai jamais le courage de les lire tout entières,
et je dis quelquefois: Mon Dieu, que je plains ma fille de lire tout ce
fatras de bagatelles! Quelquefois même je me repens de tant écrire, je
crois que cela vous jette trop de pensées, et vous fait peut-être une
sorte d'obligation de me faire réponse. Ah! laissez-moi causer avec
vous, cela me divertit; mais ne me répondez point, il vous en coûte trop
cher: votre dernière lettre passe les bornes du régime, et du soin que
vous devez avoir de vous. Vous êtes trop bonne de me souhaiter du monde,
il ne m'en faut point: me voilà accoutumée à la solitude; j'ai des
ouvriers qui m'amusent; le bon abbé a les siens tout séparés. Le goût
qu'il a pour bâtir et pour ajuster va au delà de sa prudence: il est
vrai qu'il en coûte peu, mais ce serait encore moins si l'on se tenait
en repos. C'est ce bois qui fait mes délices, il est d'une beauté
surprenante; j'y suis souvent seule avec ma canne et avec _Louison_: il
ne m'en faut pas davantage. Quand je suis dans mon cabinet, c'est une si
bonne compagnie que je dis en moi-même: Ce petit endroit serait digne de
ma fille; elle ne mettrait pas la main sur un livre qu'elle n'en fût
contente: on ne sait auquel entendre. J'ai pris les _Conversations
chrétiennes_; elles sont d'un bon cartésien qui sait par cœur votre
_recherche de la vérité_[615], qui parle de cette philosophie, et du
souverain pouvoir que Dieu a sur nous; de sorte que nous vivons, nous
nous mouvons et nous respirons en lui, comme dit saint Paul, et c'est
par lui que nous connaissons tout. Je vous manderai si ce livre est à la
portée de mon intelligence; s'il n'y est pas, je le quitterai
humblement, renonçant à la sotte vanité de contrefaire l'éclairée quand
je ne le suis pas. Je vous assure que je pense comme _nos frères_; et si
j'imprimais, je dirais: _Je pense comme eux_. Je sais la différence du
langage politique à celui des chambres: enfin Dieu est tout-puissant, et
fait tout ce qu'il veut, j'entends cela; il veut notre cœur, nous ne
voulons pas le lui donner, voilà tout le mystère. N'allez pas révéler
celui de nos filles de Nantes; elles me mandent qu'elles sont charmées
de ce livre[616] que je leur ai fait prêter.

Je mandais l'autre jour à madame de Vins que je lui donnais à deviner
quelle sorte de vertu je mettais ici le plus souvent en pratique, et je
lui disais que c'était la libéralité. Il est vrai que j'ai donné d'assez
grosses sommes depuis mon arrivée: un matin, huit cents francs; l'autre,
mille francs; l'autre, cinq; un autre jour, trois cents écus: il semble
que ce soit pour rire, ce n'est que trop une vérité. Je trouve des
métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n'ont
pas un unique sou pour les payer: que fait-on? il faut bien leur donner.
Vous croyez bien que je n'en prétends pas un grand mérite, puisque c'est
par force: mais j'étais toute prise de cette pensée en écrivant à madame
de Vins, et je lui dis cette folie. Je me venge de ces banqueroutes sur
les lods et ventes. Je n'ai pas encore touché ces six mille francs de
Nantes: dès qu'il y a quelque affaire à finir, cela ne va pas si vite.
Je vis arriver l'autre jour une belle petite fermière de Bodégat, avec
de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande
découpé sur du tabis[617], les manches tailladées: Ah Seigneur! quand
je la vis, je me crus bien ruinée: elle me doit huit mille francs. M. de
Grignan aurait été amoureux de cette femme, elle est sur le moule de
celle qu'il a vue à Paris. Ce matin il est entré un paysan avec des sacs
de tous côtés; il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses
chausses; car en ce pays c'est la première chose qu'ils font que de les
délier; ceux qui ne le font pas sont habillés d'une étrange façon: la
mode de boutonner le justaucorps par en bas n'y est point encore
établie; l'économie est grande sur l'étoffe des chausses; de sorte que
depuis le bel air de Vitré jusqu'à mon homme, tout est dans la dernière
négligence. Le bon abbé, qui va droit au fait, crut que nous étions
riches à jamais: Ah! mon ami, vous voilà bien chargé; combien
apportez-vous? Monsieur, dit-il en respirant à peine, je crois qu'il y a
bien ici trente francs: c'étaient tous les doubles[618] de France qui se
sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus, et qui
abusent ainsi de notre patience.

Vous m'avez fait un grand plaisir de parler de Montgobert: je crus bien
que ce que je vous mandais sur son sujet était inutile, et que votre bon
esprit aurait tout apaisé. C'est ainsi que vous devez toujours faire, ma
fille, malgré tous les chagrins passagers: le fond de Montgobert est
admirable pour vous; le reste est un effet du tempérament indocile et
trop brusque: je fais toujours un grand honneur aux sentiments du cœur;
on est quelquefois obligé de souffrir les circonstances et dépendances
de l'amitié, quoiqu'elles ne soient pas agréables. J'enverrai un de ces
jours à Montgobert de méchantes causes à soutenir à Rochecourbières:
puisqu'elle a ce talent, il faut l'exercer. Vous aurez M. de Coulanges,
qui sera un grand acteur; il vous contera ses espérances; je ne les sais
pas: il craint tant la solitude, qu'il ne veut pas même écrire aux gens
qui y sont. Grignan est tout propre à le charmer; il en charmerait bien
d'autres: je n'ai jamais vu une si bonne compagnie, elle fait l'objet de
mes désirs: j'y pense sans cesse dans mes allées, et je relis vos
lettres en disant, comme à Livry: Voyons et revoyons un peu ce que ma
fille me disait, il y a huit ou neuf jours; car enfin c'est elle qui me
parle, et je jouis ainsi de _cet art ingénieux de peindre la parole et
de parler aux yeux_[619], etc. Vous savez bien que ce ne sont pas les
bois des Rochers qui me font penser à vous: je n'en suis pas moins
occupée au milieu de Paris; c'est le fond et le centre; tout passe, tout
glisse, tout est par-dessus ou à côté, et ne fait que de légères traces
à mon cerveau. J'ai oublié mon Agnès, elle est pourtant jolie; son
esprit a un petit air de province. Celui de madame de Tarente est encore
dans le grand air. Les chemins de Vitré ici sont devenus si
impraticables, qu'on les fait raccommoder par ordre du roi et de M. de
Chaulnes; tous les paysans de la baronnie y seront lundi. Adieu, ma
très-chère: quand je vous dis que mon amitié vous est inutile, ne
comprenez-vous point bien comme je l'entends, et où mon cœur et mon
imagination me portent? Pensez-vous que je sois bien contente du peu
d'usage que je fais de tant de bonnes intentions? Dites-moi si vous ne
mettrez point la petite d'Aix avec sa tante[620], et si vous ôterez
Pauline d'avec vous: c'est un prodige que cette petite, son esprit est
sa dot; voulez-vous la rendre une personne toute commune? Je la mènerais
toujours avec moi, j'en ferais mon plaisir, je me garderais bien de la
mettre à Aix avec sa sœur: enfin, comme elle est extraordinaire, je la
traiterais extraordinairement.


  [615] De Malebranche.

  [616] La Fréquente communion.

  [617] Sorte de gros taffetas ondé.

  [618] Les doubles tournois, ou pièces de quatre sous, qui sont
  aujourd'hui les pièces de deux sous.

  [619] Vers de Brébeuf.

  [620] Marie Adhémar de Monteil, religieuse à Aubenas.



236.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 26 juin 1680.

Quand je trouve les jours si longs, c'est qu'en vérité, avec cette durée
infinie, ils sont froids et vilains; nous avons fait deux admirables
feux devant cette porte; c'était la veille et le jour de la Saint-Jean:
il y avait plus de trente fagots, une pyramide de fougères qui faisait
une pyramide d'ostentation; mais c'étaient des feux à profit de ménage,
nous nous y chauffions tous; on ne se couche plus sans fagot, on a
repris ses habits d'hiver; cela durera tant qu'il plaira à Dieu. Vous
n'êtes point sujets à ces sortes d'hivers; dès que votre bise est
passée, le chaud reprend le fil de son discours, et Rochecourbières
n'est pas interrompu. Savez-vous comme écrit Montgobert? elle écrit
comme nous; son commerce est fort agréable. Elle me parlait la dernière
fois d'un déjeuner qu'elle devait donner dans sa chambre, où vous deviez
survenir; tout cela est tourné plaisamment. Faites-la écrire pour vous,
ma très-chère, et reposez-vous en me parlant; cela me fait un bien que
je ne puis vous dire. Je donne à examiner cette question à
Rochecourbières, _si cette joie que j'ai de ne guère voir de votre
écriture est une marque d'amitié ou d'indifférence_. Je recommande cette
cause à Montgobert; c'est que je suis toujours charmée de la confiance,
et c'en est une que de croire fermement que j'aime mieux votre repos que
mon plaisir, qui devient une peine dès que je me représente l'état où
vous met cette écritoire.

Je fais ici des promenades qui me font sentir l'amertume de votre
absence, plus tristement encore que vous ne pouvez sentir la mienne au
milieu de votre république; car assurément la compagnie de Grignan est
si bonne et si grande, qu'elle doit vous donner plus de dissipation que
le milieu de Paris. Votre petit bâtiment est achevé; on vous en mandera
des nouvelles. En voulez-vous savoir de madame de la Hamelinière[621]?
Elle a été ici sept jours entiers, elle ne partit qu'hier, après que
j'eus pris ma médecine. J'envie bien les chevaux gris qu'elle fit
paraître dans ma cour: la familiarité de cette femme est sans exemple;
elle s'en retourne chez M. le marquis de la Roche-Giffard, d'où elle
venait; elle a son équipage; elle ne parle que de lui. La scène est à
vingt lieues d'ici, mais cela ne l'embarrasse pas. Votre bon cousin ne
laisse pas de l'adorer, et d'adorer aussi M. le marquis. On parlerait
longtemps là-dessus; les choses singulières me réjouissent toujours. Je
vous assure que je fus fort touchée du plaisir de voir partir ce train;
j'étais dans mon lit, mais je fus très-bien instruite du bruit du
départ; je ne souhaite point qu'il me vienne d'autres visites: j'ai
mille petites choses à faire, et j'ai à lire, car il ne faut point
parler de lire avec cette compagnie-là. Je m'en vais reprendre _mes
conversations_ toutes pleines de _votre père_ (_Descartes_). Mais une
bonne fois, ma très-chère, mettez un peu votre nez dans le livre _de la
Prédestination des Saints_, de saint Augustin, et _du son de la
persévérance_: c'est un fort petit livre, il finit tout. Vous y verrez
d'abord comme les papes et les conciles renvoient à ce Père, qu'ils
appellent le docteur de la grâce; ensuite les lettres des saint Prosper
et Hilaire, où il est fait mention des difficultés de certains prêtres
de Marseille, qui disent tout comme vous; ils sont nommés
_semipélagiens_[622]. Voyez ce que saint Augustin répond à ces deux
lettres, et ce qu'il répète cent fois. Le onzième chapitre _du Don de
la persévérance_ me tomba hier sous la main; lisez-le, et lisez tout le
livre, il n'est pas long; c'est où j'ai puisé mes erreurs; je ne suis
pas seule, cela me console; et en vérité je suis tentée de croire qu'on
ne dispute aujourd'hui sur cette matière avec tant de chaleur que faute
de s'entendre.

Je serais fort heureuse dans ces bois, si j'avais une feuille qui
chantât: ah! la jolie chose qu'une feuille qui chante! et la triste
demeure qu'un bois où les feuilles ne disent mot, et où les hiboux
prennent la parole! je suis une ingrate, ce n'est que les soirs, et j'y
entends mille oiseaux tous les matins. Vous n'en avez point où vous
êtes, et vous ne faites qu'observer, comme vous disiez l'autre jour, de
quel côté vient le vent; votre terrasse doit être une fort belle chose:
j'y suis souvent avec vous tous, et mon imagination sait bien où vous
trouver dans cette belle et grande principauté.

Il me paraît que mon fils est à Fontainebleau, sans être à la cour. On
me mande de plusieurs endroits qu'il est toujours dans une grande,
_grande maison_, où il paraît qu'il se trouve bien, puisqu'il n'en sort
point. Vous savez que ce n'est pas ainsi qu'on fait sa cour, on
ridiculise cette conduite fort aisément. Voilà le voyage de Flandre
assuré; si les _dauphins_ (_les gendarmes_) y vont, c'est une dépense à
quoi l'on ne s'attendait pas.

Le chevalier m'a écrit une très-bonne et honnête lettre. J'ai fait
réparation à M. d'Évreux; je n'ai plus rien à demander à ces
Grignans-là: pour l'aîné, c'est une autre affaire; tant qu'il aura ma
fille si loin de moi, j'aurai toujours bien des choses à démêler avec
lui. Il me semble que vous devez avoir maintenant M. l'archevêque, et
que vous êtes plus disposée que jamais à jouir de cette bonne et solide
compagnie. Vous voilà donc privée de celle de M. Rouillé; vous le
regretterez; mais ce n'est plus votre affaire, du moment que le
lieutenant général cède la place au gouverneur (_M. de Vendôme_). Je
sens présentement le plaisir de voir le coadjuteur à la tête de cette
assemblée avec un nouveau gouverneur et un nouvel intendant; il y fera
des merveilles; et cela me paraît de la dernière importance pour vous.
L'étoile est changée, le sort est rompu pour les Grignans, et peut-être
pour l'aîné; ni bonheur ni malheur, rien n'est de longue durée en ce
pays-là; j'en excepte les prisonniers et les exilés[623], qui sont hors
du commerce.

Madame de Vins m'écrit qu'elle a un plaisir sensible du cercle que nous
faisons; vous lui parlez de moi, elle vous en parle; je lui parle de
vous, elle m'en parle: ainsi nous tournons autour d'elle; elle me dit
cela fort agréablement. Elle est à Pomponne, où elle apprend la
philosophie de _votre père_. Le hasard a fait que Corbinelli, par moi,
leur a donné un homme admirable pour enseigner le droit au fils aîné:
cet homme sait tout, c'est un esprit lumineux[624]; c'est une humeur et
des mœurs à souhait: ils sont charmés de cet homme; cette belle
marquise en fait son profit: elle est bien heureuse d'être aussi
raisonnable qu'elle est, et de n'être point sujette à se pendre. Madame
de Mouci me mande qu'elle est persuadée que madame de Lavardin ne
s'accommodera jamais avec les jeunes gens: elle les attendait ce
jour-là: ils revenaient de la cour: elle était toute troublée de ce
dérangement, c'est qu'elle est toute renfermée en elle-même: je connais
une autre mère qui ne se compte pour guère; elle a raison; et qui est
toute transmise à ses enfants, et ne trouve de vraie douceur que dans sa
famille: cette mère, en vérité, aime bien parfaitement sa chère fille:
ce partage n'est pas à la mode de Bretagne. On me mande que M. de
Cheverni, qui est Clermont, afin que vous ne vous y trompiez pas, sera
dans deux ans un des plus grands seigneurs de France: c'est ainsi que la
fortune se joue. Je ne sais plus ce qu'est devenu le mariage de M. de
Molac; je suis fort aise qu'ils n'aient point eu cette petite de
Pomponne; ils l'auraient assommée pour lui apprendre à devenir la fille
d'un disgracié. Dieu vous conserve les bonnes et solides pensées qu'il
vous donne! vous parlez si sagement de tous les plaisirs et de tout ce
qui n'est point en votre puissance, que la philosophie chrétienne n'en
sait pas davantage: _j'en connais de plus misérables_[625]. Vous êtes,
en vérité, et bien aimable, et bien estimable, et bien aimée, et bien
estimée.


  [621] Une parente ridicule qui était venue lui rendre visite.

  [622] Ces hérétiques croyaient que l'homme pouvait, par ses propres
  forces, mériter la foi, et la première grâce nécessaire pour le salut.

  [623] Fouquet, Lauzun, Bussy-Rabutin, Vardes, etc.

  [624] Expression empruntée à MM. de Port-Royal.

  [625] Dernier vers du fameux sonnet de Job, par Benserade.



237.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 14 juillet 1680.

Vous lisez donc saint Paul et saint Augustin: voilà les bons ouvriers
pour rétablir la souveraine volonté de Dieu. Ils ne marchandent point à
dire que Dieu dispose de ses créatures, comme le potier; il en choisit,
il en rejette; ils ne sont point en peine de faire des compliments pour
sauver sa justice; car il n'y a point d'autre justice que sa volonté:
c'est la justice même, c'est la règle; et, après tout, que doit-il aux
hommes? que leur appartient-il? rien du tout. Il leur fait donc justice,
quand il les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de
tout, et il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son
fils. JÉSUS-CHRIST le dit lui-même: «Je connais mes brebis, je les
mènerai paître moi-même, je n'en perdrai aucune; je les connais, elles
me connaissent. Je vous ai choisis, _dit-il à ses apôtres_; ce n'est pas
vous qui m'avez choisi.» Je trouve mille passages sur ce ton, je les
entends tous; et quand je vois le contraire, je dis: C'est qu'ils ont
voulu parler communément; c'est comme quand on dit que _Dieu s'est
repenti, qu'il est en furie_; c'est qu'ils parlent aux hommes; et je me
tiens à cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me
représente Dieu comme Dieu, comme un maître, comme un souverain créateur
et auteur de l'univers, et comme un être enfin très-parfait, selon la
réflexion de _votre père_ (_Descartes_). Voilà mes petites pensées
respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules, et qui
ne m'ôtent point l'espérance d'être du nombre choisi, après tant de
grâces qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je
hais mortellement à vous parler de tout cela; pourquoi m'en parlez-vous?
ma plume va comme une étourdie. Je vous envoie la lettre du pape;
serait-il possible que vous ne l'eussiez point? Je le voudrais. Vous
verrez un étrange pape: comment? il parle en maître: diriez-vous qu'il
fût le père des chrétiens? Il ne tremble point, il ne flatte point, il
menace; il semble qu'il veuille sous-entendre quelque blâme contre M. de
Paris (_de Harlai_). Voilà un homme étrange; est-ce ainsi qu'il prétend
se raccommoder avec les jésuites? et ne devait-il pas plutôt filer doux,
après avoir condamné soixante-cinq propositions? J'ai encore dans la
tête le pape Sixte (-_Quint_); je voudrais bien que quelque jour vous
voulussiez lire cette vie; je crois qu'elle vous arrêterait. Je lis
l'_Arianisme_, je n'en aime ni l'auteur (_Maimbourg_), ni le style; mais
l'histoire est admirable, c'est celle de tout l'univers; elle tient à
tout; elle a des ressorts qui font agir toutes les puissances. L'esprit
d'Arius est une chose surprenante, et de voir cette hérésie s'étendre
par tout le monde; quasi tous les évêques embrassent l'erreur, et saint
Athanase soutient seul la divinité de Jésus-Christ. Ces grands
événements sont dignes d'admiration. Quand je veux nourrir mon esprit
et mon âme, j'entre dans mon cabinet, et j'écoute _nos frères_, et leur
belle morale, qui nous fait si bien connaître notre pauvre cœur. Je me
promène beaucoup, je me sers fort souvent de mes petits cabinets; rien
n'est si nécessaire en ce pays, il y pleut continuellement: je ne sais
comme nous faisions autrefois; les feuilles étaient plus fortes, ou la
pluie plus faible; enfin je n'y suis plus attrapée.

Vous dites mille fois mieux que M. de la Rochefoucauld, et vous en
sentez la preuve. _Nous n'avons pas assez de raison pour employer toute
notre force[626]._ Il aurait été bien surpris de voir qu'il n'y avait
qu'à retourner sa maxime, pour la faire beaucoup plus vraie.

Vous me demandez ce qui a fait cette solution de continuité entre la
Fare et madame de la Sablière; c'est la bassette[627]: l'eussiez-vous
cru? C'est sous ce nom que l'infidélité s'est déclarée; c'est pour cette
prostituée de bassette qu'il a quitté cette religieuse adoration: le
moment était venu que cette passion devait cesser, et passer même à un
autre objet: croirait-on que ce fût un chemin pour le salut de quelqu'un
que la bassette? Ah! c'est bien dit, il y a cinq cent mille routes qui
nous y mènent. Madame de la Sablière regarda d'abord cette distraction,
cette désertion; elle examina les mauvaises excuses, les raisons peu
sincères, les prétextes, les justifications embarrassées, les
conversations peu naturelles, les impatiences de sortir de chez elle,
les voyages à Saint-Germain où il jouait, les ennuis, les _ne savoir
plus que dire_; enfin, quand elle eut bien observé cette éclipse qui se
faisait, et le corps étranger qui cachait peu à peu tout cet amour si
brillant, elle prit sa résolution: je ne sais ce qu'elle lui a coûté;
mais enfin, sans querelle, sans reproche, sans éclat, sans le chasser,
sans éclaircissement, sans vouloir le confondre, elle s'est éclipsée
elle-même; et, sans avoir quitté sa maison, où elle retourne encore
quelquefois, sans avoir dit qu'elle renoncerait à tout, elle se trouve
si bien aux Incurables, qu'elle y passe quasi toute sa vie, sentant avec
plaisir que son mal n'était pas comme celui des malades qu'elle sert.
Les supérieurs de la maison sont charmés de son esprit, elle les
gouverne tous: ses amis vont la voir, elle est toujours de très-bonne
compagnie. La Fare joue à la bassette: voilà la fin de cette grande
affaire qui attirait l'attention de tout le monde, voilà la route que
Dieu avait marquée à cette jolie femme; elle n'a point dit, les bras
croisés, _J'attends la grâce_: mon Dieu, que ce discours me fatigue! hé!
mort de ma vie, la grâce saura bien vous préparer les chemins, les
tours, les détours, les bassettes, les laideurs, l'orgueil, les
chagrins, les malheurs, les grandeurs; tout sert, tout est mis en œuvre
par ce grand ouvrier, qui fait toujours infailliblement tout ce qu'il
lui plaît. Comme j'espère que vous ne ferez pas imprimer mes lettres, je
ne me servirai point de la ruse de _nos frères_ pour les faire passer.
Ma fille, cette lettre devient infinie; c'est un torrent retenu que je
ne puis arrêter; répondez-y trois mots; conservez-vous, reposez-vous; et
que je puisse vous revoir et vous embrasser de tout mon cœur, c'est le
but de mes désirs. Je ne comprends pas le changement de goût pour
l'amitié solide, sage et bien fondée; mais pour l'amour, ah! oui, c'est
une fièvre trop violente pour durer. Adieu, ma très-chère et
très-loyale, j'aime fort ce mot: ne vous ai-je point donné du
_cordialement_[628]? nous épuisons tous les mots. Je vous parlerai une
autre fois de votre hérésie.


  [626] M. de la Rochefoucauld a dit: _Nous n'avons pas assez de force
  pour suivre toute notre raison_. (_Maxime XLIIe._)

  [627] Jeu à la mode alors.

  [628] Mot que madame de Chantal affectionnait, et qui, de son temps,
  n'était pas encore généralement admis dans notre langue.



238.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 29 septembre 1680.

C'est une république, c'est un monde que votre château; je n'y ai jamais
vu cette foule. Montgobert me parle de _quintille_, je ne sais ce que
c'est; mais quoique nous soyons dans une solitude en comparaison, nous
ne laissons pas d'avoir fort souvent trois tables de jeu, un trictrac,
un hombre, un reversi. Nous avons présentement madame de Marbeuf, qui
est bonne à tout; elle est commode et complaisante. La princesse éclaire
ces bois comme la nymphe Galatée; elle est en deuil de son beau-frère,
l'électeur palatin; il faudrait que toute l'Europe se portât fort bien
pour qu'elle ne fût pas sujette à perdre ses parents. Nous avons des
gens de Vitré que vous ne connaissez non plus que _la Solitaire_[629];
enfin je ne sais comme tout cela va, mais je sais bien que je n'en
souhaite pas davantage, et que je voudrais avoir plus de temps pour lire
et pour me promener. La _Solitaire_ est justement où vous dites; mais
elle est si droite et si bien plantée, qu'elle vous surprendrait. Il est
temps cependant que je prenne d'autres pensées. Quand je songe qu'au
bout de mon voyage je vous retrouverai, cela me paraît si heureux, que
j'ai peur qu'il n'arrive quelque dérangement. La fièvre du chevalier
n'a-t-elle pas été la plus désobligeante du monde? J'ai senti le chagrin
que vous en auriez. Il m'écrit qu'il sera bientôt en état de partir, et
qu'il a été guéri, et M. d'Évreux aussi, par notre Anglais: son remède a
fait des merveilles cette année; M. de Lesdiguières en a été guéri comme
par miracle, et mille autres. Je mande au chevalier que je me réjouis
d'autant plus de sa santé, que je trouve ce voyage nécessaire pour lui.
Je suis persuadée que tout se rangera, aussi bien que vos compagnies de
Grignan, qui me paraissent comme dans ce tour de jetons où l'on donne à
un roi neuf gardes de chaque côté; on fait sortir quatre gardes, il en a
toujours neuf; on en fait entrer quatre, il en a toujours neuf. Vous
voilà justement: tout est plein quand vous n'êtes que vous, tout est
logé quand il y en a trois fois autant. Dieu conserve chez vous, ma
chère enfant, cette grâce de multiplication si nécessaire aux dépenses
excessives et aux revenus bornés.

Je suis étonnée que vous ne sachiez encore rien de M. de Vendôme ni d'un
intendant; cela viendra tout d'un coup. Ce que je vous mandais de cet
échange de la charge de votre frère était une pensée de madame de la
Fayette, lorsque nous songions à nous tirer d'affaire par M. de Louvois;
car il est certain que c'est toujours par quelque changement que l'on
entre en propos avec ce ministre; mais c'est l'extrémité que d'en venir
là: il faut essayer premièrement de se défaire de la charge, et de
consulter nos amis.

J'espère que nous arriverons tous à Paris, où nous parlerons de toutes
choses. Mettez-vous seulement en état de marcher sans incommodité: voilà
ce que vous devez faire avec plus de soin qu'à l'ordinaire. Je ne sais
quand on dansera ce ballet[630]; vraiment ce sera une belle pièce; vous
croyez bien que pour moi je dirai, Ce n'est pas là un ballet comme celui
où dansait ma fille; il y avait telle et telle: elle y faisait un petit
pas admirable sur le bord du théâtre, et là-dessus je conterai tout le
ballet. Mais vous-même, ma belle, je crois que, sans radoterie, vous
pourrez dire qu'il ne fait point souvenir du vôtre, et qu'il y avait
quatre personnes avec feu MADAME, que des siècles entiers auront peine
à remplacer, et pour la beauté, et pour la belle jeunesse, et pour la
danse: ah! quelles bergères et quelles amazones! il me semble que tout
le monde s'excuse de ce ballet; la duchesse de Sully soutiendra
l'honneur de la danse, mais non de la cadence; il y a eu bien des
affaires dans sa famille; madame de Verneuil parlait du baptistaire, M.
de Sully des affaires et des procès qu'elle a à solliciter; enfin madame
la Dauphine a si bien commandé qu'il a fallu obéir. Adieu, ma chère
enfant, vous ne devez avoir aucune inquiétude pour ma santé, elle est
très-parfaite; et plût à Dieu que je puisse penser la même chose de
vous! Je ne sens point le serein; j'ai de petits cabinets qui sont des
_brandebourgs_ fort commodes; on y lit, on y cause, on laisse tomber les
traits du serein, et puis on rentre dans ce mail que je ne crois pas
moins sûr qu'une belle et grande galerie.


  [629] Nom d'une nouvelle allée du parc des Rochers.

  [630] Le ballet du _Triomphe de l'Amour_, de Quinault.



239.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 5 novembre 1680.

Je vous conseille toujours, ma fille, de partir le plus tôt que vous
pourrez: si vous attendez que M. de Grignan ait rempli tous ses devoirs,
il ne faut point penser à venir cet hiver. Il me semble que l'amitié
qu'il a pour vous le doit obliger à prendre toute autre résolution que
celle de vous exposer au froid et aux mauvais chemins; je ne comprendrai
jamais une autre conduite. Vous êtes bien née pour n'avoir jamais un
moment de joie et de tranquillité, puisque vous passez légèrement sur
votre séjour de Paris, pour vous occuper de votre retour à Grignan.
Voilà une sorte de _dragon_ dont on n'a jamais accoutumé de se charger,
quand on est encore au milieu des agitations d'un départ. Pour moi, ma
chère enfant, je ne sais ce qui vous oblige de penser à quitter Paris,
quand vous y serez une fois; votre logement y sera commode, votre bail
renouvelé pour quatre ans, votre dépense réglée; et si vous voulez
éviter, c'est-à-dire M. de Grignan, les dépenses extraordinaires, vous
trouverez que c'est le seul lieu où vous pouvez reprendre haleine: la
dépense d'Aix est une furie; je me figure que vous êtes un peu revenue
de cette économie de Grignan, où vous trouviez que vous pouviez vivre
pour rien; cela s'appelle rien, rien du tout; vos trois tables fort
souvent dans la galerie, et toutes les visites et les trains; toujours
nourrir bêtes et gens, chose qu'il n'y a plus que vous au monde qui
fassiez. Toute cette fameuse auberge, tout ce concours de monde me
paraît, quoi que vous disiez, un fleuve qui entraîne tout. Enfin, ma
fille, je n'ose penser à ce tourbillon, et il me semble que vous allez
vous reposer ici: attendez du moins que vous ayez confronté les dépenses
pour envisager votre retour; il est question d'arriver, c'est ce que je
souhaite de tout mon cœur. Mademoiselle de Méri est fixée; elle
s'arrangera tout à loisir, rien ne la presse; elle voit bien que je suis
plus aise qu'elle soit ici, quand elle y peut être, que de l'aller
chercher plus loin; c'était pour la faire décider que je vous en
écrivais; car quand on ne peut se résoudre, la vie se passe à ne point
faire ce qu'on veut. Elle est bien mieux qu'elle n'était, elle parle;
elle est capable d'écouter; nous causons fort tous les soirs. Ah! mon
enfant, qu'il est aisé de vivre avec moi! qu'un peu de douceur, d'espèce
de société, de confiance même superficielle, que tout cela me mène loin!
Je crois, en vérité, que personne n'a plus de facilité que moi dans le
commerce de la vie civile: je voudrais que vous vissiez comme cela va
bien quand notre cousine veut: elle me témoigna l'autre jour qu'elle
savait en gros les malheurs de mon fils, et qu'elle eût bien voulu en
savoir davantage: je me tins obligée de cette curiosité, et je lui
contai tout le détail de nos misères, ainsi que de plusieurs autres
choses; voilà ce qui s'appelle vivre avec les vivants: mais quand on ne
peut jamais rien dire qui ne soit repoussé durement; quand on croit
avoir pris les tours les plus gracieux, et que toujours ce n'est pas
cela, c'est tout le contraire; qu'on trouve toutes les portes fermées
sur tous les chapitres qu'on pourrait traiter; que les choses les plus
répandues se tournent en mystère; qu'une chose avérée est une médisance
et une injustice; que la défiance, l'aigreur et l'aversion sont visibles
et sont mêlées dans toutes les paroles; en vérité cela serre le cœur,
et franchement cela déplaît un peu. On n'est point accoutumée à ces
chemins raboteux; et quand ce ne serait que pour vous avoir enfantée, on
devrait espérer un traitement plus doux. Cependant, ma fille, j'ai
souvent éprouvé ces manières si peu honnêtes; ce qui fait que je vous en
parle, c'est que cela est changé, et que j'en sens la douceur; si ce
retour pouvait durer, je vous jure que j'en aurais une joie sensible,
mais je vous dis sensible; il faut me croire quand je parle, je ne parle
pas toujours. Ce n'a point été un raccommodement, c'est un
radoucissement de sang, entretenu par des conversations douces et assez
sincères, et point comme si on revenait toujours d'Allemagne. Enfin je
suis contente, et je vous assure qu'il faut peu pour me contenter: la
privation des rudesses me tiendrait lieu d'amitié en un besoin: jugez ce
que je sentirai si vous pouvez faire que l'honnêteté, la douceur, une
superficie de confiance, la causerie, et tout ce qu'on a enfin avec ceux
qui savent vivre, puisse être désormais établi entre elle et moi. Je
trouve que la froideur et l'indifférence sont bien marquées entre M. de
la Garde et vous, par l'affectation de ne point venir à Grignan quand
vous êtes seule, et par celle de prier toute la famille d'aller à la
Garde, hormis vous. Je suis très-fâchée de cette séparation, après avoir
été si bien et si agréablement ensemble: nous en parlerons.



240.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 2 janvier 1681.

Bonjour et bon an, mon cher cousin. Je prends mon temps de vous demander
pardon après une bonne fête, et en vous souhaitant mille bonnes choses
cette année, suivie de plusieurs autres. Il me semble qu'en vous
adoucissant ainsi l'esprit, je vous disposerai à me pardonner d'avoir
été si longtemps sans vous écrire, et à cette jolie veuve que j'aime
tant. Je partis de Bretagne le 20 d'octobre, qui était bien plus tôt que
je ne pensais, pour venir à Paris. Un mois après j'eus le plaisir d'y
recevoir ma fille. Je l'ai trouvée mieux que quand elle est partie; et
cet air de Provence, qui devait la dévorer, ne l'a point dévorée: elle
est toujours aimable, et je vous défie de vous voir tous deux et de
parler ensemble sans vous aimer. J'ai toujours pensé à vous, et j'ai dit
mille fois: Mon Dieu! je voudrais bien écrire à mon cousin de Bussy; et
jamais je n'ai pu le faire. Pour moi, je crois qu'il y a de petits
démons qui empêchent de faire ce qu'on veut, rien que pour se moquer de
nous et pour nous faire sentir notre faiblesse. Ils ont un contentement,
et je l'ai senti dans toute son étendue. Nous avons ici une comète qui
est bien étendue aussi; c'est la plus belle queue qu'il est possible de
voir. Tous les plus grands personnages sont alarmés, et croient
fermement que le ciel, bien occupé de leur perte, en donne des
avertissements par cette comète. On dit que le cardinal Mazarin étant
désespéré des médecins, ses courtisans crurent qu'il fallait honorer son
agonie d'un prodige, et lui dirent qu'il paraissait une grande comète
qui leur faisait peur. Il eut la force de se moquer d'eux, et il leur
dit plaisamment que la comète lui faisait trop d'honneur. En vérité, on
devrait en dire autant que lui; et l'orgueil humain se fait trop
d'honneur de croire qu'il y ait de grandes affaires dans les astres
quand on doit mourir. Tout mon silence ne m'a pas fait oublier les
charmes de vos traductions[631]. Adieu, mon cher cousin; adieu, ma chère
nièce. Mandez-moi de vos nouvelles. Cependant nous allons reprendre,
notre ami Corbinelli et moi, le fil de notre discours.


  [631] Ce sont des traductions en vers de plusieurs épigrammes de
  Martial et de Catulle; elles sont en général très-médiocres. Voici la
  plus courte, et peut-être la meilleure:

      _Ad Fidentinum._ Lib. I, ep. 39.

    Les vers que tu nous dis, Oronte, sont les miens;
    Mais quand tu les dis mal, ils deviennent les tiens.



241.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 3 avril 1681.

Faisons la paix, mon pauvre cousin. J'ai tort, je ne sais jamais faire
autre chose que de l'avouer. On dit que ma nièce ne se porte pas trop
bien. C'est qu'on ne peut pas être heureuse en ce monde: ce sont des
compensations de la Providence, afin que tout soit égal, ou qu'au moins
les plus heureux puissent comprendre, par un peu de chagrin et de
douleur, ce qu'en souffrent les autres qui en sont accablés.

Je vous ai souhaité un lot à la loterie, pour commencer à rompre la
glace de votre malheur. Cela se dit-il? Vous me le manderez; car je ne
puis jamais raccommoder ce qui vient naturellement au bout de ma plume.
Cela donc vous aurait remis en train d'être moins malheureux: mais je
crois que ma nièce de Sainte-Marie le saurait, et qu'elle me l'aurait
dit. Monsieur votre fils n'a rien gagné aussi: mais nous avons encore
toutes nos espérances pour le gros lot, le roi l'ayant redonné au
public. Le voyage de Bourbon est rompu. Mais je ne fais que de
misérables répétitions: monsieur votre fils vous mandera tout
assurément. La cour a voulu l'appeler M. de Bussy. Le nom de Rabutin est
demeuré avec celui d'Adhémar que voulait prendre le chevalier de
Grignan, et que Rouville seul a empêché de prospérer; il faut l'attache
des courtisans pour les noms. Celui d'Estrées est comblé de tous les
titres qui peuvent entrer dans une maison.

Il ne faut point s'attacher à des pensées tristes et inutiles: il vaut
mieux croire, comme notre ami Corbinelli me le prêche tous les jours,
que Dieu règle toutes choses comme il veut qu'elles soient, et que la
place que vous tenez dans l'univers, telle qu'elle est, ne pouvait point
être dérangée. Le père Bourdaloue nous fit l'autre jour un sermon contre
la prudence humaine, qui fit bien voir combien elle est soumise à
l'ordre de la Providence, et qu'il n'y a que celle du salut, que Dieu
nous donne lui-même, qui soit estimable. Cela console, et fait qu'on se
soumet plus doucement à sa mauvaise fortune. La vie est courte, c'est
bientôt fait; le fleuve qui nous entraîne est si rapide, qu'à peine
pouvons-nous y paraître. Voilà des moralités de la semaine sainte, et
toutes conformes au chagrin que j'ai toujours quand je vois que, hors
vous, tout le monde s'élève: car au travers de toutes mes maximes, je
conserve toujours beaucoup de faiblesse humaine.

Je ne sais si vous savez que madame de Fontanges est dans un couvent,
moins pour passer la bonne fête, que pour se préparer au voyage de
l'éternité[632].

Adieu, mon cher cousin; adieu, mon aimable nièce; aimez-moi toujours, et
me mandez de vos nouvelles.


  [632] Elle mourut peu de temps après. On a prétendu qu'elle fut
  empoisonnée. MADAME l'assure dans ses lettres; madame de Caylus le nie
  dans ses Mémoires.



242.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.


  A Paris, ce 26 mai 1683.

N'avez-vous pas été bien surpris, monsieur, de vous voir glisser des
mains M. de Vardes[633], que vous teniez depuis dix-neuf ans? Voilà le
temps que notre Providence avait marqué: en vérité on n'y pensait plus,
il paraissait oublié, et sacrifié à l'exemple. Le roi, qui pense et qui
range tout dans sa tête, déclara un beau matin que M. de Vardes serait à
la cour dans deux ou trois jours: il conta qu'il lui avait fait écrire
par la poste, qu'il avait voulu le surprendre, et qu'il y avait plus de
six mois que personne ne lui en avait parlé. Sa Majesté eut
contentement; il voulait surprendre, et tout le monde fut surpris;
jamais une nouvelle n'a fait une si grande impression ni un si grand
bruit que celle-là. Enfin il arriva samedi matin avec une tête unique en
son espèce, et un vieux justaucorps à brevet[634], comme on le portait
en 1663. Il se mit un genou à terre dans la chambre du roi, où il n'y
avait que M. de Châteauneuf: le roi lui dit que tant que son cœur avait
été blessé, il ne l'avait point rappelé; mais que présentement c'était
de bon cœur, et qu'il était aise de le revoir. M. de Vardes répondit
parfaitement bien et d'un air pénétré; et ce don des larmes que Dieu lui
a donné ne fit pas mal son effet dans cette occasion. Après cette
première vue, le roi fit appeler M. le Dauphin, et le présenta comme un
jeune courtisan; M. de Vardes le reconnut et le salua: le roi lui dit en
riant: «Vardes, voilà une sottise, vous savez bien qu'on ne salue
personne devant moi.» M. de Vardes du même ton: «Sire, je ne sais plus
rien, j'ai tout oublié; il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu'à
trente sottises.—Eh bien! je le veux, dit le roi; reste à vingt-neuf.»
Ensuite le roi se moqua de son justaucorps. M. de Vardes lui dit: «Sire,
quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non-seulement on
est malheureux, mais on est ridicule.» Tout est sur ce ton de liberté et
d'agrément. Tous les courtisans lui ont fait des merveilles. Il est venu
un jour à Paris, il m'est venu voir; j'étais sortie pour aller chez lui:
il trouva ma fille et mon fils, et je le trouvai le soir chez lui: ce
fut une joie véritable; je lui dis un mot de notre _ami_ Corbinelli.
«Quoi, madame! mon maître! mon intime! l'homme du monde à qui j'ai le
plus d'obligation! pouvez-vous douter que je ne l'aime de tout mon
cœur?» Cela me plut fort. Il loge chez sa fille, il est à Versailles.
Le Cour part aujourd'hui, je crois qu'il reviendra pour rattraper le roi
à Auxerre: car il paraît à tous ses amis qu'il doit faire le voyage, où
assurément il fera bien sa cour, en donnant des louanges fort naturelles
à trois petites choses, les troupes, les fortifications et les conquêtes
de Sa Majesté. Peut-être que notre _ami_ vous dira tout ceci, et que ma
lettre ne sera qu'un misérable écho; mais à tout hasard je me suis jetée
dans ces détails, parce que j'aimerais qu'on me les écrivît en pareille
occasion, et je juge de moi par vous, mon cher monsieur; souvent j'y
suis attrapée avec d'autres, mais non jamais avec vous. On dit que M. de
Noailles, votre digne et généreux ami, a rendu de très-bons offices à M.
de Vardes: il est assez généreux pour n'en pas douter. M. de Calvisson
est arrivé, cela doit rompre ou conclure notre mariage. En vérité je
suis fatiguée de cette longueur, je ne suis pas en humeur de parler
bien, que de M. de Vardes, et toujours M. de Vardes; c'est l'évangile du
jour.


  [633] M. de Vardes, qui était en exil, venait d'être rappelé à la
  cour.

  [634] C'était une casaque bleue, brodée d'or et d'argent, qui
  distinguait les principaux courtisans.



243.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 16 décembre 1683.

Enfin, après tant de peine, je marierai mon pauvre garçon[635]. Je vous
demande votre procuration pour signer à son contrat de mariage. Voilà
deux petites lettres d'honnêteté que je vous prie de faire tenir à ma
tante de Toulongeon et à mon grand cousin. Il ne faut jamais désespérer
de sa bonne fortune. Je croyais mon fils hors d'état de pouvoir
prétendre à un bon parti, après tant d'orages et tant de naufrages, sans
charges et sans chemin pour la fortune; et pendant que je m'entretenais
de ces tristes pensées, la Providence nous destinait ou nous avait
destinés à un mariage si avantageux, que, dans le temps où mon fils
pouvait le plus espérer, je ne lui en aurais pas désiré un meilleur.
C'est ainsi que nous marchons en aveugles, ne sachant où nous allons,
prenant pour mauvais ce qui est bon, prenant pour bon ce qui est
mauvais, et toujours dans une entière ignorance. Auriez-vous jamais cru
aussi que le père Bourdaloue, pour exécuter la dernière volonté du
président Perrault, eût fait depuis six jours aux Jésuites la plus belle
oraison funèbre qu'il est possible d'imaginer? Jamais une action n'a été
admirée avec plus de raison que celle-là. Il a pris le prince dans ses
points de vue avantageux; et comme son retour à la religion a fait un
grand effet pour les catholiques, cet endroit, manié par le père
Bourdaloue, a composé le plus beau et le plus chrétien panégyrique qui
ait jamais été prononcé[636].


  [635] Avec Jeanne-Marguerite de Brehant de Mauron, fille du baron de
  Mauron, conseiller au parlement de Bretagne, et de Louise de Quélen.
  Elle avait 200,000 francs en mariage, et son père plus de 60,000
  livres de rente.

  [636] Henri II de Bourbon, prince de Condé. Sa principale gloire fut
  d'avoir donné le jour au grand Condé.



244.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU MARQUIS DE SÉVIGNÉ, SON FILS.


  A Paris, ce 5 août 1684.

Il faut qu'en attendant vos lettres, je vous conte une fort jolie petite
histoire. Vous avez regretté mademoiselle de....; vous avez mis au rang
de vos malheurs de ne l'avoir point épousée; vos meilleures amies
étaient révoltées contre votre bonheur; c'étaient madame de Lavardin et
madame de la Fayette, qui vous coupaient la gorge. Une fille de qualité,
bien faite, avec cent mille écus! ne faut-il pas être bien destiné à
n'être jamais établi, et à finir sa vie comme un misérable, pour ne pas
profiter des partis de cette conséquence, quand ils sont entre nos
mains? Le marquis de.... n'a pas été si difficile, la voilà bien
établie. Il faut être bien maudit pour avoir manqué cette affaire-là:
voyez la vie qu'elle mène; c'est une sainte, c'est l'exemple de toutes
les femmes. Il est vrai, mon très-cher, jusqu'à ce que vous ayez épousé
mademoiselle de Mauron, vous avez été prêt à vous pendre; vous ne
pouviez mieux faire, mais attendons la fin. Toutes ces belles
dispositions de sa jeunesse, qui faisaient dire à madame de la Fayette
qu'elle n'en aurait pas voulu pour son fils avec un million, s'étaient
heureusement tournées du côté de Dieu; c'était son amant, c'était
l'objet de son amour; tout s'était réuni à cette unique passion. Mais
comme tout est extrême dans cette créature, sa tête n'a pas pu soutenir
l'excès du zèle et de l'ardente charité dont elle était possédée; et,
pour contenter ce cœur de Madeleine, elle a voulu profiter des bons
exemples, et des bonnes lectures de la vie des saints Pères du désert,
et des saintes pénitentes. Elle a voulu être le _don Quichotte_ de ces
admirables histoires, elle partit, il y a quinze jours, de chez elle à
quatre heures du matin avec cinq ou six pistoles, et un petit laquais;
elle trouva dans le faubourg une chaise roulante, elle monte dedans, et
s'en va à Rouen toute seule, assez déchirée, assez barbouillée, de
crainte de quelque mauvaise rencontre; elle arrive à Rouen, elle fait
son marché de s'embarquer dans un vaisseau qui va aux Indes; c'est là où
Dieu l'appelle, c'est où elle veut faire pénitence; c'est où elle a vu,
sur la carte, les endroits qui l'invitent à finir sa vie sous le sac et
sur la cendre; c'est là où l'abbé Zozime[637] la viendra communier quand
elle mourra. Elle est contente de sa résolution, elle voit bien que
c'est justement cela que Dieu demande d'elle; elle renvoie le petit
laquais en son pays, elle attend avec impatience que le vaisseau parte;
il faut que son bon ange la console de tous les moments qui retardent
son départ; elle a saintement oublié son mari, sa fille, son père, et
toute sa famille; elle dit à toute heure:

  Çà, courage, mon cœur, point de faiblesse humaine.

Il paraît qu'elle est exaucée, elle touche au moment bienheureux qui la
sépare pour jamais de notre continent; elle suit la loi de l'Evangile,
elle quitte tout pour suivre Jésus-Christ. Cependant on s'aperçoit dans
sa maison qu'elle ne revient point dîner; on va aux églises voisines,
elle n'y est pas; on croit qu'elle viendra le soir, point de nouvelles;
on commence à s'étonner, on demande à ses gens, ils ne savent rien; elle
a un petit laquais avec elle, elle sera sans doute à Port-Royal des
champs, elle n'y est pas; où pourra-t-elle être? On court chez le curé
de Saint-Jacques du Haut-Pas; le curé dit qu'il a quitté depuis
longtemps le soin de sa conscience, et que, la voyant toute pleine de
pensées extraordinaires et de désirs immodérés de la Thébaïde, comme il
est homme tout simple et tout vrai, il n'a point voulu se mêler de sa
conduite. On ne sait plus à qui avoir recours: un jour, deux, trois, six
jours, on envoie à quelques ports de mer, et par un hasard étrange on la
trouve à Rouen, sur le point de s'en aller à Dieppe, et de là au bout du
monde. On la prend, on la ramène bien joliment, elle est un peu
embarrassée.

  J'allais, j'étais; l'amour a sur moi tant d'empire.

Une confidente déclare ses desseins; on est affligé dans la famille; on
veut cacher cette folie au mari, qui n'est pas à Paris, et qui aimerait
mieux une galanterie qu'une telle équipée. La mère du mari pleure avec
madame de Lavardin, qui pâme de rire, et qui dit à ma fille: Me
pardonnez-vous d'avoir empêché que votre frère n'ait épousé cette
_infante_? On conte aussi cette tragique histoire à madame de la
Fayette, qui me l'a répétée avec plaisir, et qui me prie de vous mander
si vous êtes encore bien en colère contre elle; elle soutient qu'on ne
peut jamais se repentir de n'avoir pas épousé une folle. On n'ose en
parler à mademoiselle de Grignan, son amie, qui mâchonne quelque chose
d'un pèlerinage, et se jette, pour avoir plus tôt fait, dans un profond
silence. Que dites-vous de ce petit récit? vous a-t-il ennuyé?
n'êtes-vous pas content? Adieu, mon fils; M. de Schomberg marche en
Allemagne avec vingt-cinq mille hommes: c'est pour faire venir plus
promptement la signature de l'empereur. La gazette vous dira le reste.


  [637] Fameux solitaire du sixième siècle, qui venait communier tous
  les ans sainte Marie égyptienne, la nuit du jeudi au vendredi saint,
  dans un désert sur les bords du Jourdain. (_Voyez_ la _Vie des Pères
  du désert_.)



245.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Angers, ce mercredi 20 septembre 1684.

J'arrivai hier à cinq heures au pont de Cé, après avoir vu le matin à
Saumur ma nièce de Bussy, et entendu la messe à la bonne _Notre-Dame_.
Je trouvai, sur le bord de ce pont, un carrosse à six chevaux, qui me
parut être mon fils; c'était son carrosse et l'abbé Charrier, qu'il a
envoyé me recevoir, parce qu'il est un peu malade aux Rochers: cet abbé
me fut agréable; il a une petite impression de Grignan par son père et
par vous avoir vue, qui lui donna un prix au-dessus de tout ce qui
pourrait venir au-devant de moi: il me remit votre lettre écrite de
Versailles, et je ne me contraignis point devant lui de répandre
quelques larmes, tellement amères, que je serais étouffée s'il avait
fallu me contraindre. Ah! ma bonne et très-aimable, que ce commencement
a été bien rangé! Vous affectez de paraître une véritable _Dulcinée_;
ah! que vous l'êtes peu! et que j'ai vu, au travers de la peine que vous
prenez à vous contraindre, cette même douleur et cette même tendresse
qui vous fit répandre tant de larmes en nous séparant! Ah! ma bonne, que
mon cœur est pénétré de votre amitié! que j'en suis bien parfaitement
persuadée, et que vous me fâchez quand, même en badinant, vous dites que
je devrais avoir une fille comme mademoiselle d'Alerac, et que vous êtes
imparfaite! Cette Alerac est aimable de me regretter comme elle fait;
mais ne me souhaitez jamais rien que vous; vous êtes pour moi toutes
choses, et jamais on n'a été aimée si parfaitement d'une fille
bien-aimée que je le suis de vous. Ah! quels trésors infinis m'avez-vous
quelquefois cachés! Je vous assure pourtant, ma chère bonne, que je n'ai
jamais douté du fond; mais vous me comblez présentement de toutes ces
richesses, et je n'en suis digne que par la très-parfaite tendresse que
j'ai pour vous, qui passe au delà de tout ce que je pourrais vous en
dire. Vous me paraissez assez malcontente de votre voyage (_de
Versailles_), et du dos de madame de Brancas; vous avez trouvé bien des
portes fermées; vous avez, ce me semble, fort bien fait d'envoyer votre
lettre. On mande ici que le voyage de la cour est retardé; peut-être
pourrez-vous revoir M. de Louvois: enfin Dieu conduira cela comme tout
le reste. Vous savez bien comme je suis pour ce qui vous touche: vous
aurez soin de me mander la suite. Je viens d'ouvrir la lettre que vous
écrivez à mon fils; quelle tendresse vous y faites voir pour moi! quels
soins! que ne vous dois-je point, ma chère bonne? Je consens que vous
lui fassiez valoir mon départ dans cette saison: mais Dieu sait si
l'impossibilité et la crainte d'un désordre honteux dans mes affaires
n'en ont pas été les seules raisons. Il y a des temps dans la vie où
les forces épuisées demandent, à ceux qui ont un peu d'honneur et de
conscience, de ne pas pousser les choses à l'extrémité. Voilà le fond et
la pure vérité, et voilà ce qui a fait marcher le _Bien bon_, qui est en
vérité fort fatigué d'un si long voyage. J'allai hier descendre chez le
saint évêque (_Henri Arnauld_): je vis l'abbé Arnauld, toujours très-bon
ami, et content de votre billet honnête. Ils me rendirent le soir la
visite; et je vis entrer, un moment après, mesdames de Vesins, de
Varennes et d'Assé: la dernière vous reverra bientôt. Adieu, ma chère
bonne mignonne, je vais dîner chez le saint évêque. J'aime la belle
d'Alerac, dites-le-lui et parlez de moi à ceux qui sont auprès de vous,
et qui s'en souviennent. Allez à Livry; et si vous y pensez à moi, comme
vous me le dites en vers et en prose, croyez qu'il n'y a point de moment
où je ne pense à vous, avec une tendresse vive et sensible qui durera
autant que moi.


  A Angers, ce jeudi 21 septembre.

Je pars, ma bonne, pour les Rochers: je ne puis monter en carrosse sans
vous dire encore un petit adieu. J'ai dîné, comme vous savez, avec ce
saint prélat: sa sainteté et sa vigilance pastorale est une chose qui ne
se peut comprendre; c'est un homme de quatre-vingt-sept ans, qui n'est
plus soutenu dans les fatigues continuelles qu'il prend que par l'amour
de Dieu et du prochain. J'ai causé une heure en particulier avec lui;
j'ai trouvé dans sa conversation toute la vivacité de l'esprit de ses
frères; c'est un prodige, je suis ravie de l'avoir vu de mes yeux. J'ai
été toute l'après-dîner au Roncerai et à la Visitation. Mademoiselle
d'Alerac, votre demoiselle de Sennac a fait la malade, et ne m'a pas
voulu voir. Ces bonnes Vesins, d'Assé et Varennes ne m'ont point
quittée, et m'ont fait une grande collation; et les revoilà encore qui
viennent me dire adieu, et le saint prélat, et l'abbé Arnauld: nous ne
faisons point comme cela les honneurs de Paris. J'aurai, ma chère bonne,
de vos lettres aux Rochers, et je vous écrirai; mon Dieu! ma chère
Comtesse, aimez-moi toujours.



246.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 27 septembre 1684.

Enfin, ma fille, voilà trois de vos lettres. J'admire comme cela
devient, quand on n'a plus d'autre consolation: c'est la vie, c'est une
agitation, une occupation, c'est une nourriture; sans cela on est en
faiblesse, on n'est soutenue de rien, on ne peut souffrir les autres
lettres; enfin, on sent que c'est un besoin de recevoir cet entretien
d'une personne si chère. Tout ce que vous me dites est si tendre et si
touchant, que je serais aussi honteuse de lire vos lettres sans pleurer,
que je le serai cet hiver de vivre sans vous. Parlons un peu de
Versailles; j'ai fort bonne opinion de ce silence; je ne crois point
qu'on veuille vous refuser une chose si juste[638], dans un temps de
libéralités: vous voyez que tous vos amis vous ont conseillé de faire
cette tentative; quel plaisir n'auriez-vous pas si, par vos soins et vos
sollicitations, vous obteniez cette petite grâce! Elle ne pourrait venir
plus à propos; car je crois (et cette peine se joint souvent aux autres)
que vous êtes dans de terribles dérangements. Pour moi, je suis
convaincue que je ne serais jamais revenue de ceux où m'aurait jetée un
retardement de six mois: quand on a poussé les choses à un certain
point, on ne trouve plus que des abîmes; et vous êtes entrée la première
dans ces raisons; elles font ma consolation, et je me les redis sans
cesse.

Nous menons ici une vie assez triste; je ne crois pas cependant que plus
de bruit me fût agréable. Mon fils a été chagrin de ces espèces de
clous; ma belle-fille n'a que des moments de gaieté, car elle est tout
accablée de vapeurs; elle change cent fois le jour de visage, sans en
trouver un bon; elle est d'une extrême délicatesse; elle ne se promène
quasi pas; elle a toujours froid; à neuf heures du soir elle est tout
éteinte, les jours sont trop longs pour elle; et le besoin qu'elle a
d'être paresseuse fait qu'elle me laisse toute ma liberté, afin que je
lui laisse la sienne: cela me fait un extrême plaisir. Il n'y a pas
moyen de sentir qu'il y ait une autre maîtresse que moi dans cette
maison; quoique je ne m'inquiète de rien, je me vois servie par de
petits ordres invisibles. Je me promène seule, mais je n'ose me livrer à
l'entre-chien et loup, de peur d'éclater en cris et en pleurs;
l'obscurité me serait mauvaise dans l'état où je suis: si mon âme peut
se fortifier, ce sera à la crainte de vous fâcher que je sacrifierai ce
triste divertissement: présentement c'est à ma santé, et c'est encore
vous qui me l'avez recommandée; mais enfin c'est toujours vous. Il ne
tient pas à moi qu'on ne sache l'amitié tendre et solide que vous avez
pour moi, j'en suis convaincue, j'en suis pénétrée; il faudrait que je
fusse bien injuste pour en douter: si madame de Montchevreuil a cru que
ma douleur surpassait la vôtre, c'est qu'ordinairement on n'aime point
sa mère comme vous m'aimez. Pourquoi vous allez-vous blesser à l'épée de
voir ma chambre ouverte? Qu'est-ce qui vous pousse dans ce pays désert?
C'est bien là où vous me redemandez. Vous m'avez fait un grand plaisir
de me parler de Versailles: la place de madame de Maintenon est unique
dans le monde; il n'y en a jamais eu, et il n'y en aura jamais: vous
n'aurez pas oublié au moins de lui faire remonter quelques paroles par
madame de Montchevreuil[639]. Je ne veux point d'aide pour la chaise de
M. de Coulanges; laissez-moi faire, je bats monnaie ici. Je suis fort
aise que notre mariage n'aille plus a reculons, et que M. le coadjuteur
et vous soyez toujours liés par mes deux joues; conservez moi les
vôtres, ma très-aimable, conservez votre santé; ne vous fatiguez plus
tant, ayez pitié de moi; j'aurais bien de la peine à soutenir plus de
tristesse que je n'en ai.

La mort de madame de Cœuvres[640] est étrange, et encore plus celle du
chevalier d'Humières[641]: hélas! comme cette mort va courant partout et
attrapant de tous côtés! Je me porte parfaitement bien; je fais toujours
quelque scrupule d'attaquer cette perfection par une médecine. Nous
attendons les capucins: cette petite femme-ci fait pitié, c'est un
ménage qui n'est point du tout gaillard: ils vous font tous deux mille
compliments. On ne me presse point de donner mon amitié, cela déplaît
trop; point d'empressement, rien qui chagrine, rien qui réveille aussi,
cela est tout comme je le souhaitais. Corbinelli est trop heureux des
bontés que vous avez pour lui, je l'envie bien présentement: voilà ce
qui lui vaut mon amitié. Le _Bien bon_, qui veut que je vous dise bien
des choses pour lui, calcule tout le jour et se porte bien. Adieu, ma
chère enfant; que puis-je vous dire qui approche de ce que je sens pour
vous?


  [638] Madame de Grignan sollicitait un dédommagement pour les dépenses
  extraordinaires que son mari avait été obligé de faire sur les côtes
  de Provence.

  [639] Madame de Montchevreuil, ancienne amie de madame de Maintenon,
  et gouvernante des filles d'honneur de madame la Dauphine.

  [640] Madeleine de Lionne. Il paraît qu'elle mourut d'une saignée
  faite maladroitement.

  [641] Balthazar de Crevant d'Humières, chevalier de Malte, commandeur
  de Villiers au Liége, abbé de Saint-Maixant et de Preuilly.



247.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 15 novembre 1684.

J'ai envie, ma chère bonne, de commencer à vous répondre par la lettre
que m'a écrite le maréchal d'Estrades; il me conte si bonnement et si
naïvement toutes les questions que vous lui avez faites sur mon sujet,
et je vois si bien tout l'intérêt que votre amitié vous fait prendre à
la vie que je fais ici, que je n'ai pu lire sans pleurer la lettre de ce
bon homme: mais, ma chère bonne, quand je suis venue à l'endroit où vous
avez pleuré vous-même en apprenant le sensible souvenir que j'ai
toujours de votre aimable personne, et de notre séparation, j'ai
redoublé mes soupirs et mes sanglots. Ma chère bonne, je vous en demande
pardon, cela est passé; mais je n'étais point en garde contre ce récit
tout naïf que m'a fait ce bon homme; il m'a prise au dépourvu, et je
n'ai pas eu le loisir de me préparer. Voilà, ma chère enfant, une
relation toute naturelle de ce qui m'est arrivé de plus considérable
depuis que je vous ai écrit: mais il s'est passé dans mon cœur un trait
d'amitié si tendre et si sensible, si naturel, si vrai et si vif, que je
n'ai pu vous le cacher: aussi bien, ma bonne, il me semble que vous êtes
assez comme moi, et que nous mettons au premier rang les choses qui nous
regardent, et le reste vient après pour arrondir la dépêche. Vous dites
que je ne suis point avec vous, ma bonne; et pourquoi? hélas! qu'il me
serait aisé de vous le dire, si je voulais salir mes lettres des raisons
qui m'obligent à cette séparation, des misères de ce pays, de ce qu'on
m'y doit, de la manière dont on me paye, de ce que je dois ailleurs, et
de quelle façon je me serais laissée surmonter et suffoquer par mes
affaires, si je n'avais pris, avec une peine infinie, cette résolution!
Vous savez que depuis deux ans je la diffère avec plaisir, sans y
balancer: mais, ma chère bonne, il y a des extrémités où l'on romprait
tout, si l'on voulait se roidir contre la nécessité; je ne puis plus
hasarder ces sortes de conduites _hasardeuses_: le bien que je possède
n'est plus à moi; il faut finir avec la même probité dont on a fait
profession toute sa vie: voilà ce qui m'a arrachée, ma bonne, d'entre
vos bras pour quelque temps, vous savez avec quelles douleurs! Je vous
en cache les suites, parce que je veux me bien porter, et que je tâche
de me les cacher à moi-même: mais cette espérance dont je vous ai parlé
me soutient, et me persuade qu'enfin je vous reverrai; et c'est cette
pensée qui me fait vivre. Je suis ici avec mon fils, qui est ravi de
m'y voir manger une partie de ce qu'il me doit; cela me fait un sommeil
salutaire, et souffrir la perte de tout ce que ses fermiers me doivent,
et dont apparemment je n'aurai jamais rien. Je crois, ma chère bonne,
que vous entrez dans ces vérités qui finiront, et qui me feront
retrouver comme j'ai accoutumé d'être: je n'ai pu m'empêcher de vous
dire tout ce détail dans l'intimité et l'amertume de mon cœur, que l'on
soulage en causant avec une _bonne_, dont la tendresse est sans exemple.
J'ai quasi envie de ne vous rien dire sur ma santé; elle est dans la
perfection, et j'aime M. de Coulanges plus que ma vie, de vous avoir
montré ma lettre; elle doit vous avoir remise de vos imaginations; le
style qu'on a en lui écrivant ressemble à la joie et à la santé.



248.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 29 novembre 1684.

Je vous vois, je vous plains: vous avez envie de m'écrire, vous avez
bien des choses à me dire; mais madame de Lavardin, qui ne s'en soucie
point du tout, dîne à dix heures pour ne point vous manquer; puis madame
de Lamoignon, puis M. de Lamoignon: oh! pour celui-là, il devait vous
faire oublier votre écriture et votre écritoire; enfin, voilà l'heure
qui presse; _tout est perdu si je n'écris point à ma mère_; et vous avez
raison, mon enfant, il faut que nécessairement j'en reçoive peu ou prou,
comme on dit; il faut que je voie pied ou aile de ma chère fille; et nul
ordinaire ne se peut passer sans qu'elle me donne cette consolation:
c'est ma vie, c'est manger, c'est respirer; mais ce qu'il faut faire
quand vous êtes attrapée comme samedi, c'est ce que vous avez dit:
écrivez deux pages, et, sans finir, envoyez-les-moi, et achevez le reste
à loisir: j'entendrai fort bien cette manière de précipitation; et je
vous prie même, ma très-chère, de ne point vous suffoquer de faire
réponse à mes lettres infinies; songez que je cause, et que je ne suis
point du tout accablée de visites; j'ai tout le temps qu'il me faut et
au delà, et c'est par pitié de vous que je les finis; car si j'en avais
autant de moi, je ne les finirais point: laissez-moi donc discourir tant
que je voudrai, et ne vous amusez point à parcourir les articles;
parlez-moi de vous, de vos affaires, de ce que vous dites à ceux que
vous aimez; tout est sûr, rien ne se voit, rien ne retourne, et c'est
justement cela qui me touche, et qui fait ma curiosité et mon
attention. Vous avez à me redresser sur Versailles: ne souffrez point
que je sois de travers sur votre sujet. Madame de la Fayette vous en
parle-t-elle? Dites-moi aussi ce qu'est devenue cette _Guadiana_; il me
semble qu'elle est longtemps sans reparaître. Vous me faites un grand
plaisir d'avoir chassé la princesse _Olympie_[642] de l'hôtel de
Carnavalet, je n'aime point cette personne; j'aime bien mieux une bonne
petite prestance qui est toute propre à représenter _la duchesse_ de
Grignan: c'est ainsi que Coulanges vous nomme dans ses lettres, tout
sérieusement, sans hésiter, ni sans dire quelle mouche l'a piqué; j'en
ai ri, et je voudrais que cette folie vous portât bonheur. Il est enragé
après cette pauvre _Cuverdan_[643], c'est une Furie, et c'est une
injustice dont il rendra compte à Dieu; car cette pauvre femme dit mille
biens de lui; et, tout bien compté, tout rabattu, il n'y a personne en
Bretagne qui ait un si bon cœur et de si nobles sentiments: le voilà
qui rit et se moque de moi; je n'en suis point la dupe, point du tout;
je ne suis point aveuglée, point du tout; mais je trouve que chacun a
ses défauts; et que celui qu'elle a n'est qu'une incommodité en
comparaison de ceux qui ont les parties nobles attaquées: cependant je
suis une friponne, et je pâme de rire des folies et des visions de
Coulanges; mais je n'y réponds point, parce que je craindrais qu'un
crapaud ne me vînt sauter sur le visage, pour me punir de mon
ingratitude. Je n'ai jamais vu des soins et des amitiés comme ceux de M.
et de madame de Coulanges pour moi, c'est le parfait ménage à mon égard;
leurs lettres sont agréables d'une manière fort différente. Je fus hier
dîner chez la princesse; j'y laissai la bonne Marbeuf: voici comme votre
mère était habillée, une bonne robe de chambre bien chaude, que vous
avez refusée, quoique fort jolie; et cette jupe violette, or et argent,
que j'appelais sottement un jupon, avec une belle coiffure de toutes
cornettes de chambre négligées; j'étais en vérité fort bien: je trouvai
la princesse tout comme moi; cela me rassura sur l'oripeau. Dites-moi un
mot de vos habits; car il faut fixer ses pensées et donner des images.
Nous causâmes fort des nouvelles présentes. La princesse de Bade vient
par Angers, dont elle est ravie: elle a un cuisinier admirable, mais
elle est bien aise de ne pas le mettre en œuvre dans de grandes
occasions. Vous me demandiez l'autre jour des nouvelles de quelqu'un:
je vous en demande de Corbinelli; il y a plus de quinze jours que je
n'ai vu de son écriture, il y avait plus de trois semaines que je n'en
avais vu auparavant: il abuse de la liberté d'être irrégulier: son neveu
revient-il? Je lui ai conseillé de le mander. Adieu, ma très-chère et
très-aimable, je ne puis me représenter d'amitié au delà de celle que je
sens pour vous; ce sont des _terres inconnues_.


  [642] Allusion à la pâleur et à l'abattement de la princesse Olympie,
  lorsqu'elle se vit trahie par Birène.

  [643] Madame de Marbeuf.



249.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 25 février 1685.

Ah! ma bonne, quelle aventure que celle de la mort du roi
d'Angleterre[644]! la veille d'une mascarade!


_Au marquis de Grignan._

Mon marquis, il faut que vous soyez bien malheureux de trouver en votre
chemin un événement si extraordinaire!

  Rodrigue, qui l'eût cru?—Chimène, qui l'eût dit[645]?

Lequel vous a plus serré le cœur, ou le contre-temps, ou quand votre
méchante maman vous renvoya de Notre-Dame? Vous en fûtes consolé le même
jour; il faut que le billard, et l'appartement, et la messe du roi, et
toutes les louanges qu'on a données à vous et à votre joli habit, vous
aient consolé dans cette occasion, avec l'espérance que cette mascarade
n'est que différée. Mon cher enfant, je vous fais mes compliments sur
tous ces grands mouvements, mais faites-m'en sur toutes mes attentions
mal placées; j'avais été à la mascarade, à l'opéra, au bal; je m'étais
tenue droite, je vous avais admiré, j'avais été aussi émue que votre
belle maman, et j'ai été trompée.


_A madame de Grignan._

Ma bonne, je comprends tous vos sentiments mieux que personne: vraiment
oui, on se transmet dans ses enfants, et, comme vous dites, plus
vivement que pour soi-même: j'ai tant passé par ces émotions! C'est un
plaisir, quand on les a pour quelque jolie petite personne qui en vaut
la peine et qui fait l'attention des autres. Votre fils plaît
extrêmement; il a quelque chose de piquant et d'agréable dans la
physionomie: on ne saurait passer les yeux sur lui comme sur un autre,
on s'arrête. Madame de la Fayette me mande qu'elle avait écrit à madame
de Montespan qu'il y allait de son honneur que vous et votre fils
fussiez contents d'elle: il n'y a personne qui soit plus aise que madame
de la Fayette de vous faire plaisir. Je ne suis pas surprise que vous
ayez envie d'aller à Livry: bon Dieu! quel temps! il est parfait; je
suis depuis le matin jusqu'à cinq heures dans ces belles allées, car je
ne veux point du froid du soir. J'ai sur mon dos votre belle
_brandebourg_ qui me pare; ma jambe est guérie, je marche tout comme une
autre. Ne me plaignez plus, ma chère bonne; il faudrait mourir si
j'étais prisonnière par ce temps-là. Je mande à mon fils que je n'ai que
faire de lui, que je me promène, et qu'avec cela je l'envoie promener.
Ils sont dans les plaisirs de Rennes, d'où ils ne reviendront que la
veille du dimanche gras: j'en suis ravie, je n'ai que trop de monde. La
princesse vient jouir de mon soleil; elle a donné d'une thériaque
céleste au bon abbé, qui l'a tiré d'un mal de tête et d'une faiblesse
qui me faisaient grand'peur. Dites à ce _Bien bon_ combien vous êtes
ravie de sa santé. La princesse est le meilleur médecin du monde; tout
de bon, les capucins admiraient sa boutique: elle guérit une infinité de
gens; elle a des compositions rares et précieuses, dont elle nous a
donné trois prises qui ont fait un effet prodigieux. Le _Bien bon_
voudrait vous faire les honneurs de Livry; si c'est le carême, ma bonne,
vous y ferez une mauvaise chère, mais songerez-vous à l'entreprendre
avec votre côté douloureux? on ne me parle cependant que de votre
beauté; madame de Vins m'assure que c'est tout autre chose que quand je
suis partie. Vous parlez du temps qui vous respecte pour l'amour de moi:
c'est bien à vous à parler du temps! Mais que c'est une plaisante chose
que nous n'ayons pas encore parlé de la mort du roi d'Angleterre! Il
n'était point vieux, c'est un roi, cela fait penser que la mort
n'épargne personne: c'est un grand bonheur si, dans son cœur, il était
catholique, et qu'il soit mort dans notre religion. Il me semble que
voilà un théâtre où il se va faire de grandes scènes; le prince
d'Orange, M. de Montmouth, cette infinité de luthériens, cette horreur
pour les catholiques: nous verrons ce que Dieu voudra représenter après
cette tragédie; elle n'empêchera pas qu'on ne se divertisse encore à
Versailles, puisque vous y retournez lundi. Vous me dites mille amitiés
sur la peine que vous auriez à me quitter, si j'étais à Paris; j'en suis
persuadée, ma très-aimable bonne; mais cela n'étant point, à mon grand
regret, profitez des raisons qui vous font aller à la cour; vous y
faites fort bien votre personnage; il semble que tout se dispose à faire
réussir ce que vous souhaitez. Les souhaits que j'en fais de loin ne
sont pas moins sincères ni moins ardents que si j'étais auprès de vous.
Hélas! ma bonne, j'y suis toujours, et je sens, mais moins délicatement,
ce que vous me disiez un jour, dont je me moquais: c'est
qu'effectivement vous êtes d'une telle sorte dans mon cœur et dans mon
imagination, que je vous vois et vous suis toujours: mais j'honore
infiniment davantage, ma bonne, un peu de réalité.

Vous me parlez de votre _Larmechin_, c'est assez pour mon fils; vous
vous en plaignez souvent; il est peut-être devenu bon; parlez-en à
_Beaulieu_, et qu'il en écrive à mon fils, j'en rendrai de bons
témoignages. Celui qu'il avait était bon, il s'est gâté; il ne gagnerait
que ses gages, quarante ou cinquante écus, point de vin, ni de graisse,
ni de levûre de lard. Je crois que mon fils ne plaindrait pas de plus
gros gages pour avoir un vrai bon cuisinier; je craindrais que celui-là
ne fût trop faible. Mais, ma bonne, quelle folie d'avoir quatre
personnes à la cuisine! Où va-t-on avec de telles dépenses, et à quoi
servent tant de gens? Est-ce une table que la vôtre pour en occuper
seulement deux? L'air de _Lachan_ et sa perruque vous coûtent bien cher.
Je suis fort malcontente de ce désordre; ne sauriez-vous en être la
maîtresse? Tout est cher à Paris, et trois valets de chambre! Tout est
double et triple chez vous. Je vous dirai comme l'autre jour: Vous êtes
en bonne ville; faites des présents, ma bonne, de tout ce qui vous est
inutile. N'est-ce point l'avis de M. Enfossy? M. de Grignan peut-il
vouloir cet excès? Ma chère bonne, je ne puis m'empêcher de vous parler
bonnement là-dessus. Après cette gronderie toute maternelle, laissez-moi
vous embrasser chèrement et tendrement, persuadée que vous n'êtes point
fâchée. Ma bonne, il faut que votre mal de côté soit de bonne
composition pour souffrir tous vos voyages de Versailles; songez au
moins que le maigre vous est mortel, et que le mal intérieur doit être
ménagé et respecté. Bien des amitiés aux grands et petits Grignans. Je
veux vous dire ceci. Vous croyez mon fils habile, et qu'il se connaît en
sauces, et sait se faire servir; ma bonne, il n'y entend rien du tout;
_Larmechin_[646] encore moins, le cuisinier encore moins: il ne faut pas
s'étonner si un cuisinier qui était assez bon s'est entièrement gâté; et
moi, que vous méprisez tant, je suis l'aigle; on ne juge de rien sans
avoir regardé la mine que je fais. L'ambition de vous conter que je
règne sur des ignorants m'a obligée de vous faire ce sot et long
discours: demandez à _Beaulieu_.


  [644] Le roi Charles II mourut le 16 février 1685, et le roi de France
  ne voulut point que de toute la semaine il y eût à la cour bal ni
  comédie. Le petit marquis de Grignan devait faire partie de la
  mascarade.

  [645] _Voyez_ le _Cid_, acte III, scène IV.

  [646] Valet de chambre de M. de Sévigné.



250.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Rennes, dimanche 29 avril 1685.

_Nous serons si sots, que nous prendrons la Rochelle[647]._ Je serai
assez malheureuse, ma chère enfant, pour me laisser guérir par les
capucins. J'ai aimé, j'ai admiré tous vos sentiments; je disais tout
comme vous: Si ma jambe est guérie après tant de maux et de chagrins,
Dieu soit loué! si elle ne l'est pas, et qu'elle me force d'aller
chercher du secours à Paris, et d'y voir ma chère et mon aimable fille,
Dieu soit béni! Je regardais ainsi avec tranquillité ce qu'ordonnerait
la Providence, et mon cœur choisissait la continuation d'un mal qui me
redonnait à vous trois mois plus tôt; car vous jugez bien que, pour ne
pas suivre cette pente, il faut que la raison fasse de grands efforts.
Je me fusse servie des généreuses offres de madame de Marbeuf, qui sont
aussi sincères qu'elles sont solides, et je m'en servirais encore sans
balancer, si ma jambe, comme par malice, ne se guérissait à vue d'œil:
vous savez ce que c'est aussi que de se charger de rendre ce qu'on prend
si agréablement. Ainsi je vais aux Rochers observer la contenance de
cette jambe, qui est présentement sans aucune plaie ni enflure; elle est
tout amollie; et pour la figure elle est entièrement comme sa compagne,
qui depuis près de six mois était _sans pareille_.

J'ai vu depuis peu la procureuse générale[648], autrement la petite
personne que nous connaissons tant; elle est toujours fort aimable: nous
fûmes fort aises de nous voir: je voudrais que vous l'eussiez entendue
conter (mais plutôt son mari, car elle était morte) dans quelle
extrémité la laissa le grand médecin de ce pays, et de quelle manière
habile et miraculeuse les capucins la retirèrent de cette agonie; c'est
un récit digne d'attention: vous me direz, C'est qu'elle ne devait pas
mourir; je le crois plus que personne, mais je ne puis m'empêcher
d'admirer et d'honorer les causes secondes dont Dieu se sert pour
redonner la vie à une créature si près du tombeau. On peut appliquer à
ces sortes de talents ce que le père Bossu dit si agréablement[649] du
respect que les hommes devaient avoir, dans les premiers temps, pour
ceux qui étaient visiblement protégés des dieux.

Je fus avant-hier au cours avec un air penché, parce que je ne veux
point faire de visites. J'en reçus une jeudi de la princesse de
Bade[650], qui me conta tout ce que je savais déjà de sa colère, qui est
comme celle d'Achille, et de son exil: je fus le soir chez elle; et
comme je voyais qu'elle ne s'ennuyait point, je l'écoutai trois heures:
j'avais un siége sous le pied, car sans cette attention je craindrais de
ne plus reconnaître la jambe malade, et de m'y tromper comme Arlequin.
Voilà mes nouvelles; mandez-moi des vôtres, c'est ma vie. Je pars mardi,
au grand déplaisir de notre bonne Marbeuf; le _Bien bon_ languit de mon
absence. J'embrasse délicatement vos pauvres malades; mais vous, ma
très-aimable, avec moins de façon, et une tendresse qu'il n'est pas aisé
d'exprimer. J'écrirai des Rochers à mon petit Coulanges. Voilà les
capucins qui vous disent mille choses, et vous assurent de ma bonne
guérison: ils sont persuadés que la poudre d'yeux d'écrevisse, dans la
première cuillerée du lait du grand maître (_M. du Lude_), ferait des
merveilles; son état est digne de compassion.


  [647] Discours des grands seigneurs au siége de la Rochelle, en 1628.

  [648] Madame de la Bédoyère (Anne-Éléonore du Puy-Murinais.)

  [649] Dans son _Traité du poëme épique_.

  [650] Cette dame avait été renvoyée de la cour vers l'année 1668, en
  même temps que madame d'Armagnac.



251.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 13 juin 1685.

_Per tornar dunque al nostro proposito_, je vous dirai, ma bonne, que
vous me traitez mal de croire que je puisse avoir regret au port du
livre du carrousel; jamais un paquet ne fut reçu ni payé plus
agréablement: nous en avons fait nos délices depuis que nous l'avons; je
suis assurée qu'à Paris je ne l'aurais lu qu'en courant et
superficiellement; je me souviens de ce pays-là, tout y est pressé,
poussé; une pensée, une affaire, une occupation pousse ce qui est devant
elle; ce sont des vagues; la comparaison du fleuve est juste. Nous
sommes ici dans un lac: nous nous sommes reposés dans ce carrousel, nous
avons raisonné sur les devises.

Pour des vapeurs, ma chère enfant, je voulus, ce me semble, en avoir
l'autre jour: je pris huit gouttes d'essence d'urine, et, contre
l'ordinaire, elle m'empêcha de dormir toute la nuit: mais j'ai été bien
aise de reprendre de l'estime pour cette essence, je n'en ai pas eu
besoin depuis. En vérité, je serais ingrate si je me plaignais des
vapeurs: elles n'ont pas voulu m'accabler pendant que j'étais occupée à
ma jambe; c'eût été un procédé peu généreux. A l'égard de la jambe,
voici le fait: il n'y a plus aucune plaie il y a longtemps; mais
l'endroit était demeuré si dur, et tant de sérosités y avaient été
recognées par des eaux froides, que nos chers pères l'ont voulu traiter
à loisir, sans me contraindre, et en me jouant, avec ces herbes que l'on
retire deux fois le jour toutes mouillées: on les enterre, et à mesure
qu'elles pourrissent (riez-en si vous voulez) cet endroit sue et
s'amollit; et ainsi par une douce et insensible transpiration, avec des
lessives d'herbes fines et de la cendre, je guéris la jambe du monde la
plus maltraitée par le passé. C'est dommage que vous n'alliez conter
cela à des chirurgiens, ils pâmeraient de rire; mais moi je me moque
d'eux. Voulez-vous savoir où j'ai été aujourd'hui? J'ai été à la place
_Madame_; j'ai fait deux tours de mail avec les joueurs. Ah, mon cher
comte! je songe toujours à vous, et quelle grâce vous avez à pousser
cette boule. Je voudrais que vous eussiez à Grignan une aussi belle
allée: j'irai tantôt au bout de la grande allée voir _Pilois_, qui y a
fait un beau degré de gazon pour descendre à la porte qui va dans le
grand chemin. Ma fille, vous ne direz pas que je vous cache des vérités,
que je ne fais que mentir; vous en savez autant que moi.

Oui, nos capucins sont fidèles à leurs trois vœux: leurs voyages
d'Égypte, où l'on voit tant de femmes comme Ève, les en ont dégoûtés
pour le reste de leurs jours. Enfin, leurs plus grands ennemis ne
touchent point à leurs mœurs, et c'est leur éloge, étant haïs comme ils
le sont: ils ont remis sur pied une de ces deux femmes qui étaient
mortes.

Parlons de M. de Chaulnes: il m'a écrit que les états sont à Dinan, et
qu'il les a fait commencer le 1er d'août, pour avoir le temps de
m'enlever au commencement de septembre; et puis mille folies de vous.
Enfin, il est d'une gaillardise qui me ravit; car, en vérité, j'aime ces
bons gouverneurs; la femme me dit encore mille petits secrets. Je ne
comprends point comme on peut les haïr, et les envier, et les
tourmenter; je suis fort aise que vous vous trouviez insensiblement
dans leurs intérêts. Si les états eussent été à Saint-Brieuc, c'eût été
un dégoût épouvantable: il faut voir qui sera le commissaire; ils ont
encore ce choix à essuyer: si vous êtes dans leur confiance, ils ont
bien des choses à vous dire; rien n'est égal à l'agitation qu'ils ont
eue depuis quelque temps.

Ma bonne, voyez un peu comme s'habillent les hommes pour l'été; je vous
prierai de m'envoyer d'une étoffe jolie pour votre frère, qui vous
conjure de le mettre du bel air sans dépense, savoir comme on porte les
manches, choisir aussi une garniture, et d'envoyer le tout pour recevoir
nos gouverneurs. Je vous prie encore de consulter madame de Chaulnes
pour l'habit d'été qu'il me faut pour l'aller voir à Rennes; car pour
les états, je vous en remercie. Je reviendrai ici commencer à faire mes
paquets pour me préparer à la grande fête de vous revoir et de vous
embrasser mille fois. Madame de Chaulnes en sera bien d'accord. J'ai un
habit de taffetas brun piqué avec des campanes d'argent un peu relevées
aux manches et au bas de la jupe; mais je crois que ce n'est plus la
mode, et il ne se faut pas jouer à être ridicule à Rennes, où tout est
magnifique. Je serai ravie d'être habillée dans votre goût, ayant
toujours pourtant l'économie et la modestie devant les yeux. Vous saurez
mieux que moi quand il faudra cet habit, puisque vous serez informée du
départ des Chaulnes, et je courrai à Rennes pour les voir; tous les
ingrats qu'ils ont faits en ce pays me font horreur, et je ne voudrais
pas leur ressembler.

On nous mande, (ceci est _fuor di proposito_) que les minimes de votre
province ont dédié une thèse au roi, où ils le comparent à Dieu, mais
d'une manière qu'on voit clairement que Dieu n'est que la copie. On l'a
montrée à M. de Meaux, qui l'a portée au roi, disant que Sa Majesté ne
la doit pas souffrir. Le roi a été de cet avis: on a renvoyé la thèse en
Sorbonne pour juger; la Sorbonne a décidé qu'il fallait la supprimer.
_Trop est trop._ Je n'eusse jamais soupçonné des minimes d'en venir à
cette extrémité. J'aime à vous mander des nouvelles de Versailles et de
Paris; _ignorante!_

Vous conservez une approbation romanesque pour les princes de
Conti[651]; pour moi, qui ne l'ai plus, je les blâme de quitter un tel
beau-père, de ne pas se fier à lui pour leur faire voir assez de
guerre: hé, mon Dieu! ils n'ont qu'à prendre patience, et à jouir de la
belle place où Dieu les a mis; personne ne doute de leur courage: à quel
propos faire les aventuriers et les chevaux échappés? Leurs cousins de
Condé n'ont pas manqué d'occasions de se signaler, ils n'en manqueraient
pas aussi. Et _con questo_ je finis, ma très-aimable et très-chère
bonne, toute pleine de tendresse pour vous, dévorant par avance le mois
de septembre où nous touchons.


  [651] Les princes de Conti et de la Roche-sur-Yon étaient partis pour
  aller servir en Hongrie, où ils se trouvèrent au combat de Gran, et
  firent des prodiges de valeur.



252.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 17 juin 1685.

Que je suis aise que vous soyez à Livry, ma très-chère bonne, et que
vous y ayez un esprit débarrassé de toutes les pensées de Paris! Quelle
joie de pouvoir chanter ma chanson, quand ce ne serait que pour huit ou
dix jours! Vous nous dites mille douceurs, ma bonne, sur les souvenirs
tendres et trop aimables que vous avez du bon abbé et de votre pauvre
maman; je ne sais où vous pouvez trouver si précisément tout ce qu'il
faut penser et dire; c'est en vérité dans votre cœur, c'est lui qui ne
manque jamais; et quoi que vous ayez voulu dire autrefois à la louange
de l'esprit qui le veut contrefaire, l'esprit manque, il se trompe, il
bronche à tout moment; ses allures ne sont point égales, et les gens
éclairés par leur cœur n'y sauraient être trompés. Vive donc ce qui
vient de ce lieu, et, entre tous les autres, vive ce qui vient si
naturellement de chez vous!

Vous me charmez en me renouvelant les idées de Livry; Livry et vous, en
vérité, c'est trop; et je ne tiendrais pas contre l'envie d'y retourner,
si je ne me trouvais toute disposée pour y retourner avec vous à ce
bienheureux mois de septembre; peut-être n'y retournerez-vous pas plus
tôt. Vous savez ce que c'est que Paris, les affaires et les infinités de
contre-temps qui vous empêchent d'aller à Livry. Enfin me revoilà dans
le train d'espérer de vous y voir: mais, bon Dieu! que me dites-vous, ma
chère bonne? le cœur m'en a battu: quoi! ce n'est que depuis la
résolution de mademoiselle de Grignan de ne s'expliquer qu'au mois de
septembre que vous êtes assurée de m'attendre! Comment! vous me trompiez
donc, et il aurait pu être possible qu'en retournant à Paris dans deux
mois, je ne vous eusse plus trouvée! Cette pensée me fait transir, et me
paraît contre la foi: effacez-la-moi, je vous en conjure, elle me
blesse, tout impossible que je la voie présentement: mais ne laissez
pas de m'en redire un mot. _O sainte Grignan_, que je vous suis obligée,
si c'est à vous que je dois cette certitude!

Revenons à Livry, vous m'en paraissez entêtée; vous avez pris toutes mes
préventions, je reconnais mon sang: je serai ravie que cet entêtement
vous dure au moins toute l'année. Que vous êtes plaisante avec ce rire
du père prieur, et cette tête tournée qui veut dire une approbation! Le
_Bien bon_ souhaite que _du Harlay_ vous serve aussi bien dans le pays
qu'il nous a bien nettoyé et parfumé les jardins. Mais où prenez-vous,
ma bonne, qu'on entende des rossignols le 13 de juin? Hélas! ils sont
tous occupés du soin de leur petit ménage, il n'est plus question ni de
chanter, ni de faire l'amour, ils ont des pensées plus solides. Je n'en
ai pas entendu un seul ici; ils sont en bas vers ces étangs, vers cette
petite rivière; mais je n'ai pas tant battu de pays, et je me trouve
trop heureuse d'aller en toute liberté dans ces belles allées de plain
pied.

Il faut tout de suite parler de ma jambe, et puis nous reviendrons
encore à Livry; non, ma bonne, il n'y a plus nulle sorte de plaie, il y
a longtemps; mais ces pères voulaient faire suer cette jambe pour la
désenfler entièrement, et amollir l'endroit où étaient ces plaies, qui
était dur; ils ont mieux aimé, avec un long temps, me faire transpirer
toutes ces sérosités par ces herbes qui attirent de l'eau, et ces
lessives, et ces lavages; et à mesure que je continue les remèdes, ma
jambe redevient entièrement dans son naturel, sans douleur, sans
contrainte. On étale l'herbe sur un linge, on le pose sur ma jambe, et
on l'enterre après une demi-heure: je ne crois pas qu'on puisse guérir
plus agréablement un mal de sept ou huit mois. La princesse (_de
Tarente_), qui est habile, est contente de ce remède, et s'en servira
dans les occasions. Elle vint hier ici avec un grand emplâtre sur son
pauvre nez, qui a pensé en vérité être cassé. Elle me dit tout bas
qu'elle venait de recevoir cette petite boîte de _thériaque céleste_
qu'elle vous donne avec plaisir; j'irai la prendre demain dans son parc,
où elle est établie; c'est le plus précieux présent qu'on puisse faire.
Parlez-en à MADAME, quand vous ne saurez que lui dire. On croit que
madame l'électrice[652] pourrait bien venir en France, si on lui assure
qu'elle pourra vivre et mourir dans sa religion, c'est-à-dire qu'on lui
laisse la liberté de se damner. La princesse nous a parlé du carrousel.
Je me doutais bien, ma bonne, que nous étions ridicules de tant
retortiller sur ce livre, je vous l'ai mandé; je le disais à votre
frère: il en était assez persuadé; mais nous avons cru qu'il suffisait
d'avoir fait cette réflexion, et qu'en faveur des Rochers nous pouvions
nous y amuser un peu plus que de raison. Nous nous souvenons encore fort
distinctement comme tout cela passe vite à Paris; mais nous n'y sommes
pas, et vous aurez fait conscience de vous moquer de nous. Parlons de
Livry: vous couchez dans votre chambre ordinaire, M. de Grignan dans la
mienne; celle du _Bien bon_ est pour les survenants, mademoiselle
d'Alerac au-dessus, le chevalier dans la _grande blanche_, et le marquis
au pavillon. N'est-il pas vrai, ma bonne? je vais donc dans tous ces
lieux, embrasser tous les habitants, et les assurer que s'ils se
souviennent de moi, je leur rends bien ce souvenir avec une sincère et
véritable amitié. Je souhaite que vous y retrouviez tout ce que vous y
cherchez, mais je vous défends de parler encore de votre jeunesse comme
d'une chose perdue; laissez-moi ce discours; quand vous le faites, il me
pousse trop loin, et tire à de grandes conséquences. Je vous prie, ma
chère bonne, de ne point retourner à Paris pour les commissions dont
nous vous importunons, votre frère et moi: envoyez _Enfossy_ chez
_Gautier_, qu'il vous envoie des échantillons; écrivez à la d'Escars; ne
vous pressez point, ne vous dérangez point; vous avez du temps de reste,
il ne faut que deux jours pour faire mon manteau, et l'habit de mon fils
se fera en ce pays: au nom de Dieu, ne raccourcissez point votre séjour;
jouissez de cette petite abbaye pendant que vous y êtes et que vous
l'avez. J'ai écrit à la d'Escars pour vous soulager, je lui envoie un
échantillon d'une doublure or et noir, qui ferait peut-être un joli
habit sans doublure, une frange d'or au bas; elle me coûtait sept
livres. En voilà trop sur ce sujet, vous ne sauriez mal faire, ma chère
bonne. Nous avons ici une lune toute pareille à celle de Livry; nous lui
avons rendu nos devoirs: et c'est passer une galerie que d'aller au bout
du mail. Cette place _Madame_ est belle, c'est comme un grand belvédère,
d'où la campagne s'étend à trois lieues d'ici vers une forêt de M. de la
Trémouille: mais cette lune est encore plus belle sous les arbres de
votre abbaye; je la regarde, et je songe que vous la regardez: c'est un
étrange rendez-vous, ma chère mignonne; celui de Bâville sera meilleur.
Si vous avez M. de la Garde, dites-lui bien des amitiés pour moi; vous
me parlez de Polignac comme d'un amant encore sous vos lois; un an
n'aura guère changé cette noce. Dites-moi comment le chevalier (_de
Grignan_) marche, et comme ce comte (_M. de Grignan_) se trouve de sa
fièvre. Ma chère bonne, Dieu vous conserve parmi tant de peines et de
fatigues! Je vous baise des deux côtés de vos belles joues, et suis
entièrement à vous; et le _Bien bon_, il est ravi que vous aimiez sa
maison. Je baise la belle d'Alerac et mon marquis. Comment M. du Plessis
est-il avec vous? Dites-m'en un mot.

Mon fils et sa femme vous honorent et vous aiment, et je conte souvent
ce que c'est que cette madame de Grignan. Cette petite femme dit: «Mais,
madame, y a-t-il des femmes faites comme cela?»


  [652] Wilhelmine-Ernestine, fille de Frédéric III, roi de Danemark,
  veuve de Charles II, duc et électeur de Bavière, comte palatin du
  Rhin.



253.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  Aux Rochers, ce 22 juillet 1685.

Croiriez-vous bien, mon cher cousin, que je n'ai reçu que depuis quatre
jours le livre de notre généalogie, que vous me faites l'honneur de me
dédier par une lettre trop aimable et trop obligeante? Il faudrait être
parfaite, c'est-à-dire n'avoir point d'amour-propre, pour n'être pas
sensible à des louanges si bien assaisonnées. Elles sont même choisies
et tournées d'une manière que, si l'on n'y prenait garde, on se
laisserait aller à la douceur de croire en mériter une partie, quelque
exagération qu'il y ait. Vous devriez, mon cher cousin, avoir toujours
été dans cet aveuglement, puisque je vous ai toujours aimé, et que je
n'ai jamais mérité votre haine. N'en parlons plus, vous réparez trop
bien tout le passé, et d'une manière si noble et si belle, que je veux
bien présentement vous en devoir le reste. Ma fille n'a pas eu le livre
entre les mains, sans se donner le plaisir de le lire; et elle s'y est
trouvée si agréablement, qu'elle en a sans doute augmenté l'estime
qu'elle avait de vous et de notre maison, comme j'en redouble aussi de
tout mon cœur mes remercîments. Mon fils n'est pas si content, vous le
laissez guidon, sans parler de la sous-lieutenance qui l'a fait
commander en chef quatre ans la compagnie des gendarmes de monseigneur
le Dauphin; et comme cette première charge l'a fort longtemps ennuyé, il
a soupiré en cet endroit, croyant y être encore. Sa femme est d'une des
bonnes maisons de Bretagne, mais cela n'est rien.

Venons à nos Mayeul et à nos Amé. En vérité, mon cher cousin, cela est
fort beau; ce sont des vérités qui font plaisir. Ce n'est point chez
nous que nous trouvons ces titres, c'est dans des chartes anciennes et
dans des histoires. Ce commencement de maison me plaît fort, on n'en
voit point la source; et la première personne qui se présente est un
fort grand seigneur, il y a plus de cinq cents ans, des plus
considérables de son pays, dont nous trouvons la suite jusqu'à nous. Il
y a peu de gens qui puissent trouver une si belle tête. Tout le reste
est fort agréable; c'est une histoire en abrégé, qui pourrait plaire
même à ceux qui n'y ont point d'intérêt. Pour moi, je vous avoue que
j'en suis charmé, et touchée d'une véritable joie que vous ayez au moins
tiré de vos malheurs, comme vous dites fort bien, la connaissance de ce
que vous êtes. Enfin, je ne puis assez vous remercier de cette peine que
vous avez prise, et dont vous vous êtes payé en même temps par vos
mains. Je garderai soigneusement ce livre. Je crois voir ma fille avant
qu'elle retourne en Provence, où il me paraît qu'elle veut passer
l'hiver. Ainsi, nos affaires nous auront cruellement dérangées. La
Providence le veut ainsi. Elle est tellement maîtresse de toutes nos
actions; que nous n'exécutons rien que sous son bon plaisir, et je tâche
de ne faire de projets que le moins qu'il m'est possible, afin de n'être
pas si souvent trompée; car qui compte sans elle compte deux fois.
Qu'est donc devenu mon grand cousin de Toulongeon? Où a-t-il lu qu'on ne
fasse point de réponse à sa cousine germaine, quand elle nous console
sur la mort d'une mère? J'ai vu son oraison funèbre; elle est bonne,
hormis que feu M. de Toulongeon n'était point capitaine _des gardes_,
mais seulement capitaine _aux gardes_. Cette différence est grande, et
peut faire tort aux vérités.

Le bon abbé (_de Coulanges_) s'est trouvé fort honorablement dans notre
généalogie; il en est bien content, et vous assure de ses très-humbles
services.

Quand je serai à Paris, nous vous écrirons, Corbinelli et moi. Adieu,
mon cher cousin, ayez bon courage.

J'ai peur que vous ne soyez abattu; mais je vous fais tort, et je vous
ai vu soutenir de si grands malheurs, que je ne dois pas douter de vos
forces.



254.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 22 juillet 1685.

Il est vrai qu'après vous avoir dit vingt fois, Je suis guérie, et
m'être servie un peu légèrement de tous les termes les plus forts pour
vous persuader ce que je croyais moi-même une vérité, vous êtes en
droit de vous moquer de tous mes discours; je m'en moquerais la
première, aussi bien que de mon infidélité, qui me faisait toujours
approuver les derniers remèdes et maudire ceux que je quittais, sans
qu'enfin, enfin, enfin, comme vous dites du mariage de M. de Polignac,
il faut que toutes choses prennent fin, et que, selon toutes les
apparences, cet honneur soit réservé aux remèdes doux de la princesse
(_de Tarente_), et de la femme parfaitement habile qui me vient panser
tous les jours; jusqu'à ce petit médecin qui a nommé le mal et commencé
les remèdes convenables, je ne faisais rien que pour animer, que pour
attirer, que pour mettre ma jambe en furie. Ne raisonnez point sur un
érysipèle qui vient d'un cours que la nature veut prendre, et que vous
approuvez, parce qu'il ne fait pas mourir: ce n'est pas ici de même,
tout a été violenté; ma machine n'est point encore entamée ni dépérie,
et jamais elle n'a paru mieux faite qu'en soutenant tous les maux qu'on
m'a faits. Vous savez que je ne fais point la jeune, je ne le suis
nullement; mais je vous assure que je pourrais encore dire, comme vous
disiez à la Mousse: La machine se démanchera; mais elle n'est pas encore
démanchée. Je suis donc sous le gouvernement de cette princesse et de sa
bonne et capable garde, qui lui fait tous ses remèdes, qui est approuvée
des capucins, qui guérit tout le monde à Vitré, et que Dieu n'a pas
voulu que je connusse plus tôt, parce qu'il voulait que je souffrisse,
et que je fusse mortifiée par l'endroit le plus chagrinant pour moi; et
j'y consens, puisqu'il le faut: je suis persuadée que Dieu veut
maintenant finir ces légers chagrins; il y a huit jours que ma jambe est
enveloppée de pains de roses, trempés dans du lait doux bouilli, et
rafraîchis, c'est-à-dire réchauffés, trois fois le jour: ma jambe n'est
plus du tout reconnaissable; elle est menue, molle; plus de sérosités,
toutes les élevures séchées et flétries, plus de gras de jambes qui me
tire: enfin, ma fille, tout ce qui était dans mon imagination et dans
mes espérances est devenu vrai: mais je pense que j'ai profané toutes
ces mêmes paroles pour des illusions; je n'y saurais que faire: voilà ce
que je dois vous dire présentement; il n'y a plus de paroles nouvelles:
_a fructibus_. Cette _Charlotte_ me fait marcher, et me dit: «Madame,
vous pouvez aller mercredi coucher _godinement_[653] à Fougères; le
lendemain à Dol, il n'y a que six lieues; vous verrez madame de
Chaulnes, cela vous divertira; vous avez besoin de vous réjouir un peu,
et de quitter votre chambre, où vous m'avez accordé huit jours de
résidence.» Voilà où j'en suis: elle m'ôte mes roses, qui m'ont fait
tout le bien qu'on leur demandait; elle me donne une légère petite
espèce de pommade qui dessèche, elle me prie de bander ma jambe sans
contrainte d'ici à quelques jours, et de me ménager un peu; elle
m'assure qu'avec cette conduite je vous rapporterai une jambe _à la
Sévigné_, que vous aimerez d'autant plus que, l'une et l'autre étant
moins grasses, elles visent à la perfection: en tout cas, j'ai ma
_Charlotte_ à une lieue d'ici: en voilà trop, ma chère enfant. Une de
mes joies en retournant à Paris, ce sera de ne plus parler de moi, ni
d'aucun de mes maux; j'étais dans la même envie quand j'y retournai
après mon rhumatisme; mais s'il y a de l'excès à l'immensité de cet
article, il est fondé sur l'excès de votre bonne et tendre amitié, qui
ne sera point ennuyée de ces détails: je vous connais; car avec les
autres qui n'ont point de ces fonds adorables, je sais couper court, et
je n'ai pas oublié comme il faut parler sobrement de soi, et presque à
son corps défendant.

_Or sus, verbalisons_: voilà donc le bon homme Polignac[654] arrivé:
pour moi, je jette de loin ces paroles en l'air: puisque mademoiselle de
Grignan balance, mademoiselle d'Alerac peut-elle balancer? Je passe
ensuite à rejeter tout le mal que vous dites de votre esprit et de votre
corps; ni l'un ni l'autre ne sauraient être épais comme vous les
représentez: je les ai vus trop subtils, trop diaphanes, pour pouvoir
jamais être fâchée de les voir dans le train commun des esprits et des
corps: mais que dis-je, _commun_? ô plume étourdie et téméraire! c'est
vous qu'il faudrait écraser, plutôt que celle que le coadjuteur outragea
si injustement à Livry. Jamais le mot de _commun_ ne sera fait pour
vous; rien de commun, ni dans l'âme ni dans le corps; je reprends donc
ce mot pour l'employer à tout le reste du monde qui n'en mérite point
d'autre; je fais pourtant des exceptions, mais guère.

J'avoue ma faiblesse; j'ai lu avec plaisir l'histoire de notre vieille
chevalerie: si Bussy avait un peu moins parlé de lui et de son héroïne
de fille (_madame de Coligny_), le reste étant vrai, on peut le trouver
assez bon pour être jeté dans un fond de cabinet, sans en être plus
glorieuse. Il vous traite fort bien: il me veut trop dédommager par des
louanges que je ne crois pas mériter[655], non plus que ses blâmes[656].
Il passe gaillardement sur mon fils, et le laisse inhumainement guidon
dans la postérité; il pouvait dire plus de bien de sa femme, qui est
d'un des beaux noms de la province: mais, en vérité, mon fils l'a si peu
ménagé, et l'a toujours traité si incivilement, que lui ayant rendu
justice sur sa maison, il pouvait bien se dispenser du reste: vous en
avez mieux usé, et il vous le rend.

Votre frère ne pense pas à quitter sa maison; ses affaires ne lui
permettent point de songer à Paris de quelques années: il est dans la
fantaisie de payer toutes ses dettes; et comme il n'a point de fonds
extraordinaires pour cela, ce n'est que peu à peu sur ses revenus: cela
n'est pas sitôt fait. Quant à moi, je n'aspire point à tout payer; mais
j'attends un fermier qui me doit onze mille francs, et que je n'ai pu
encore envisager; et rien ne m'arrêtera pour être fidèle au temps que je
vous ai promis, n'ayant pas moins d'impatience que vous de voir la fin
d'une si triste et si cruelle absence. Il faut pourtant rendre justice à
l'air des Rochers; il est parfaitement bon, ni haut, ni bas, ni
approchant de la mer; ce n'est point la Bretagne, c'est l'Anjou, c'est
le Maine à deux lieues d'ici. Ce n'était pas une affaire de me guérir,
si Dieu avait voulu que j'eusse été bien traitée.

Je ne souhaite nulle prospérité à M. de Montmouth, sa révolte me
déplaît; ainsi puissent périr tous les infidèles à leur roi![657]


  [653] Mot du pays qui signifie _gaiement_.

  [654] Louis-Armand, vicomte de Polignac.

  [655] _Voyez_ le Portrait de madame de Sévigné, qui contient aussi
  l'éloge de madame de Grignan.

  [656] La _Diatribe_ insérée dans les _Amours des Gaules_.

  [657] Le duc de Montmouth, fils naturel de Charles II et de Lucy
  Walters, fut décapité le 25 juillet, trois jours après la date de
  cette lettre. D'un caractère remuant et inquiet, il avait conspiré
  contre le roi son père, qui lui pardonna. A peine Jacques II fut-il
  monté sur le trône, qu'il s'embarqua pour l'Angleterre avec quelques
  mécontents. Il s'annonça comme le fils légitime du feu roi, se fit
  couronner, et promit de soutenir la religion anglicane. Mais il fut
  vaincu par les troupes du roi Jacques, et fait prisonnier.



255.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 14 mai 1686.

Il est vrai que j'eusse été ravie de me faire tirer trois palettes de
sang du bras de ma nièce de Montataire; elle me l'offrit de fort bonne
grâce; et je suis assurée que pourvu qu'une Marie Rabutin eût été
saignée, j'en eusse reçu un notable soulagement. Mais la folie des
médecins les fit opiniâtrer à vouloir que celle qui avait un rhumatisme
sur le bras gauche fût saignée du bras droit; de sorte que l'ayant
interrogée sur sa santé, et sa réponse et la mienne ayant découvert la
personne convaincue d'une fluxion assez violente, il fallut que je
payasse en personne le tribut de mon infirmité, et d'avoir été la
marraine de cette jolie créature. Ainsi, mon cousin, je ne pus recevoir
aucun soulagement de sa bonne volonté. Pour moi, qui m'étais sentie
autrefois affaiblie, sans savoir pourquoi, d'une saignée qu'on vous
avait faite le matin, je suis encore persuadée que si on voulait
s'entendre dans les familles, le plus aisé à saigner sauverait la vie
aux autres, et à moi, par exemple, la crainte d'être estropiée. Mais
laissons le sang de Rabutin en repos, puisque je suis en parfaite santé.
Je ne puis vous dire combien j'estime et combien j'admire votre bon et
heureux tempérament. Quelle sottise de ne point suivre les temps, et de
ne pas jouir avec reconnaissance des consolations que Dieu nous envoie,
après les afflictions qu'il veut quelquefois nous faire sentir! La
sagesse est grande, ce me semble, de souffrir la tempête avec
résignation, et de jouir du calme quand il lui plaît de nous le
redonner: c'est suivre l'ordre de la Providence. La vie est trop courte,
pour s'arrêter si longtemps sur le même sentiment; il faut prendre le
temps comme il vient; et je sens que je suis de cet heureux tempérament:
_E me ne pregio_, comme disent les Italiens. Jouissons, mon cher cousin,
de ce beau sang qui circule si doucement et si agréablement dans nos
veines. Tous vos plaisirs, vos amusements, vos tromperies, vos lettres
et vos vers, m'ont donné une véritable joie, et surtout ce que vous
écrivez pour défendre Benserade et la Fontaine contre ce vilain
_Factum_[658]. Je l'avais déjà fait en basse note à tous ceux qui
voulaient louer cette noire satire. Je trouve que l'auteur fait voir
clairement qu'il n'est ni du monde, ni de la cour, et que son goût est
d'une pédanterie qu'on ne peut pas même espérer de corriger. Il y a de
certaines choses qu'on n'entend jamais quand on ne les entend pas
d'abord: on ne fait point entrer certains esprits durs et farouches dans
le charme et dans la facilité des _ballets_ de Benserade, et des
_fables_ de la Fontaine: cette porte leur est fermée, et la mienne
aussi; ils sont indignes de jamais comprendre ces sortes de beautés, et
sont condamnés au malheur de les improuver, et d'être improuvés aussi
des gens d'esprit. Nous avons trouvé beaucoup de ces pédants. Mon
premier mouvement est toujours de me mettre en colère, et puis de tâcher
de les instruire; mais j'ai trouvé la chose absolument impossible. C'est
un bâtiment qu'il faudrait reprendre par le pied; il y aurait trop
d'affaires à le réparer: et enfin, nous trouvions qu'il n'y avait qu'à
prier Dieu pour eux; car nulle puissance humaine n'est capable de les
éclairer. C'est le sentiment que j'aurai toujours pour un homme qui
condamne le beau feu et les vers de Benserade, dont le roi et toute la
cour a fait ses délices, et qui ne connaît pas les charmes des _fables_
de la Fontaine. Je ne m'en dédis point; il n'y a qu'à prier Dieu pour un
tel homme, et qu'à souhaiter de n'avoir point de commerce avec lui. Je
vous embrasse, vous et votre aimable fille. Croyez, l'un et l'autre, que
je ne cesserai de vous aimer que quand nous ne serons plus du même sang.
Ma fille veut que je vous dise bien des amitiés pour elle. Elle est
toujours la belle Madelonne.


  [658] Accusé d'avoir profité, pour son _Dictionnaire_, du travail de
  l'Académie, qui préparait alors le sien, Furetière en fut exclu en
  1685, et publia le _Factum_ virulent dont il s'agit, où il attaqua la
  Fontaine, qui avait donné sa voix pour cette exclusion.



256.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.


  A Paris, vendredi 13 décembre 1686.

Je vous ai écrit, monsieur, une grande lettre, il y a plus d'un mois,
toute pleine d'amitié, de secrets et de confiance. Je ne sais ce qu'elle
est devenue, elle se sera égarée, en vous allant chercher peut-être aux
états: tant y a que vous ne m'avez point fait de réponse; mais cela ne
m'empêchera pas de vous apprendre une triste et une agréable nouvelle:
la mort de M. le Prince, arrivée à Fontainebleau avant-hier mercredi 11
du courant, à sept heures et un quart du soir, et le retour de M. le
prince de Conti à la cour, par la bonté de M. le Prince, qui demanda
cette grâce au roi un peu avant que de tourner à l'agonie; et le roi lui
accorda dans le moment; et M. le Prince eut cette consolation en
mourant: mais jamais une joie n'a été noyée de tant de larmes. M. le
prince de Conti est inconsolable de la perte qu'il a faite; elle ne
pourrait être plus grande, surtout depuis qu'il a passé tout le temps de
sa disgrâce à Chantilly, faisant un usage admirable de tout l'esprit et
de toute la capacité de M. le Prince, puisant à la source de tout ce
qu'il y avait de bon à apprendre sous un si grand maître, dont il était
chèrement aimé. M. le Prince avait couru avec une diligence qui lui a
coûté la vie, de Chantilly à Fontainebleau, quand madame de Bourbon y
tomba malade de la petite vérole, afin d'empêcher M. le Duc de la garder
et d'être auprès d'elle, parce qu'il n'a point eu la petite vérole; car
sans cela madame la Duchesse, qui l'a toujours gardée, suffisait bien
pour être en repos de la conduite de sa santé. Il fut fort malade, et
enfin il a péri par une grande oppression qui lui fit dire, comme il
croyait venir à Paris, qu'il allait faire un plus grand voyage. Il
envoya querir le père Deschamps, son confesseur; et après vingt-quatre
heures d'extinction, après avoir reçu tous ses sacrements, il est mort
regretté et pleuré amèrement de sa famille et de ses amis. Le roi en a
témoigné beaucoup de tristesse; et enfin on sent la douleur de voir
sortir du monde un si grand homme, un si grand héros, dont les siècles
entiers ne sauront point remplir la place. Il arriva une chose
extraordinaire il y a trois semaines, un peu avant que M. le Prince
partît pour Fontainebleau. Un gentilhomme à lui, nommé Vernillon,
revenant à trois heures de la chasse, approchant du château, vit à une
fenêtre du cabinet des armes, un fantôme, c'est-à-dire un homme
enseveli: il descendit de son cheval et s'approcha, il le vit toujours;
son valet, qui était avec lui, lui dit: _Monsieur, je vois ce que vous
voyez_. Vernillon ne voulant pas lui dire pour le laisser parler
naturellement, ils entrèrent dans le château, et prièrent le concierge
de donner la clef du cabinet des armes; il y va, et trouva toutes les
fenêtres fermées, et un silence qui n'avait pas été troublé il y avait
plus de six mois. On conta cela à M. le Prince; il en fut un peu frappé,
puis s'en moqua. Tout le monde sut cette histoire, et tremblait pour M.
le Prince; et voilà ce qui est arrivé. On dit que ce Vernillon est un
homme d'esprit, et aussi peu capable de vision que le pourrait être
notre _ami_ Corbinelli, outre que ce valet eut la même apparition. Comme
ce conte est vrai, je vous le mande, afin que vous y fassiez vos
réflexions comme nous. Depuis que cette lettre est commencée, j'ai vu
Briole, qui m'a fait pleurer les chaudes larmes par un récit naturel et
sincère de cette mort: cela est au-dessus de tout ce qu'on peut dire. La
lettre qu'il a écrite au roi est la plus belle chose du monde, et le roi
s'interrompit trois ou quatre fois par l'abondance des larmes; c'était
un adieu et une assurance d'une parfaite fidélité, demandant un pardon
noble des égarements passés, ayant été forcé par le malheur des temps;
un remercîment du retour du prince de Conti, et beaucoup de bien de ce
prince; ensuite une recommandation à sa famille d'être unie: il les
embrassa tous, et les fit embrasser devant lui, et promettre de s'aimer
comme frères; une récompense à tous ses gens, demandant pardon des
mauvais exemples; et un christianisme partout, et dans la réception des
sacrements, qui donne une consolation et une admiration éternelle. Je
fais mes compliments à M. de Vardes sur cette perte. Adieu, mon cher
monsieur.



257.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.


  Le 27 janvier 1687.

Si cette lettre vous fait quelque plaisir, comme vous voulez me flatter
quelquefois que vous aimez un peu mes lettres, vous n'avez qu'à
remercier M. le chevalier de Grignan de celle-ci: c'est lui qui me prie
de vous écrire, monsieur, pour vous parler et vous questionner sur les
eaux de Balaruc. Ne sont-elles pas vos voisines? pour quels maux y
va-t-on? est-ce pour la goutte? ont-elles fait du bien à ceux qui en ont
pris? en quel temps les prend-on? en boit-on? s'y baigne-t-on? ne
fait-on que plonger la partie malade? Enfin, monsieur, si vous pouvez
soutenir avec courage l'ennui de ces quinze ou seize questions, et que
vous vouliez bien y répondre, vous ferez une grande charité à un des
hommes du monde qui vous estime le plus, et qui est le plus incommodé de
la goutte. Je pourrais finir ici ma lettre, n'étant à autre fin; mais je
veux vous demander par occasion comme vous vous portez d'être
grand-père. Je crois que vous avez reçu une gronderie que je vous
faisais sur l'horreur que vous me témoigniez de cette dignité: je vous
donnais mon exemple, et vous disais: _Pæte, non dolet_. En effet, ce
n'est point ce que l'on pense: la Providence nous conduit avec tant de
bonté dans tous ces temps différents de notre vie, que nous ne les
sentons quasi pas; cette perte va doucement, elle est imperceptible:
c'est l'aiguille du cadran que nous ne voyons pas aller. Si à vingt ans
on nous donnait le degré de supériorité dans notre famille, et qu'on
nous fît voir dans un miroir le visage que nous avons ou que nous aurons
à soixante ans, en le comparant avec celui de vingt ans, nous tomberions
à la renverse, et nous aurions peur de cette figure: mais c'est jour à
jour que nous avançons; nous sommes aujourd'hui comme hier, et demain
comme aujourd'hui; ainsi nous avançons sans le sentir, et c'est un
miracle de cette Providence que j'adore. Voilà une tirade où ma plume
m'a conduite, sans y penser. Vous avez été, sans doute, de la belle et
bonne compagnie qui était chez le cardinal de Bonzi. Adieu, monsieur; je
ne change point d'avis sur l'estime et l'amitié que je vous ai promises.



258.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 10 mars 1687.

Voici encore de la mort et de la tristesse, mon cher cousin. Mais le
moyen de ne vous pas parler de la plus belle, de la plus magnifique et
de la plus triomphante pompe funèbre qui ait jamais été faite depuis
qu'il y a des mortels? c'est celle de feu M. le Prince, qu'on a faite
aujourd'hui à Notre-Dame; tous les beaux esprits se sont épuisés à faire
valoir tout ce qu'a fait ce grand prince, et tout ce qu'il a été. Ses
pères sont représentés par des médailles jusqu'à saint Louis; toutes ses
victoires, par des _basses-tailles_ (_ou bas-reliefs_), couvertes comme
sous des tentes dont les coins sont ouverts, et portés par des
squelettes, dont les attitudes sont admirables. Le mausolée, jusque près
de la voûte, est couvert d'un dais en manière de pavillon encore plus
haut, dont les quatre coins retombent en guise de tentes. Toute la place
du chœur est ornée de ces basses-tailles, et de devises au-dessous, qui
parlent de tous les temps de sa vie. Celui de sa liaison avec les
Espagnols est exprimé par une nuit obscure, où trois mots latins disent:
_Ce qui s'est fait loin du soleil doit être caché_[659]. Tout est semé
de fleurs de lis d'une couleur sombre, et au-dessous une petite lampe
qui fait dix mille petites étoiles. J'en oublie la moitié: mais vous
aurez le livre qui vous instruira de tout en détail. Si je n'avais point
eu peur qu'on ne vous l'eût envoyé, je l'aurais joint à cette lettre:
mais ce _duplicata_ ne vous aurait pas fait plaisir.

Tout le monde a été voir cette pompeuse décoration. Elle coûte cent
mille francs à M. le Prince d'aujourd'hui, mais cette dépense lui fait
bien de l'honneur. C'est M. de Meaux qui a fait l'oraison funèbre: nous
la verrons imprimée. Voilà, mon cher cousin, fort grossièrement le sujet
de la pièce. Si j'avais osé hasarder de vous faire payer un double port,
vous seriez plus content.

Je viens de voir un prélat qui était à l'oraison funèbre. Il nous a dit
que M. de Meaux s'était surpassé lui-même, et que jamais on n'a fait
valoir ni mis en œuvre si noblement une si belle matière. J'ai vu deux
ou trois fois ici M. d'Autun (_M. de Roquette_). Il me paraît fort de
vos amis: je le trouve très-agréable, et son esprit d'une douceur et
d'une facilité qui me fait comprendre l'attachement qu'on a pour lui
quand on est dans son commerce. Il a eu des amis d'une si grande
conséquence, et qui l'ont si longtemps et si chèrement aimé, que c'est
un titre pour l'estimer, quand on ne le connaîtrait pas par lui-même. La
Provençale vous fait bien des amitiés. Elle est occupée d'un procès qui
la rend assez semblable à la comtesse de _Pimbêche_. Je me réjouis avec
vous que vous ayez à cultiver le corps et l'esprit du petit de Langheac.
C'est un beau nom à médicamenter, comme dit Molière; et c'est un
amusement que nous avons ici tous les jours avec le petit de Grignan.
Adieu, mon cher cousin; adieu, ma chère nièce. Conservez-nous vos
amitiés, et nous vous répondons des nôtres. Je ne sais si ce pluriel est
bon: mais, quoi qu'il en soit, je ne le changerai pas.


  [659] C'est peut-être cette devise qui donna à Michel Corneille l'idée
  d'un tableau que l'on voyait à Chantilly. La muse de l'histoire
  arrachait de la vie du héros les feuillets sur lesquels étaient écrits
  les triomphes qu'il avait obtenus en combattant contre son roi.



259.—DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 25 avril 1687.

Je commence ma lettre aujourd'hui, et je ne l'achèverai qu'après avoir
entendu demain l'oraison funèbre de M. le Prince, par le P. Bourdaloue.
J'ai vu M. d'Autun qui a reçu votre lettre, et le fragment de celle que
je vous écrivais. Je ne sais si cela était assez bon pour lui envoyer
ici: ce qui est bon à Autun, pourrait n'avoir pas les mêmes grâces à
Paris. Toute mon espérance est qu'en passant par vos mains vous l'aurez
raccommodé, car ce que j'écris en a besoin. Quoi qu'il en soit, mon
cousin, cela fut lu à l'hôtel de Guise; j'y arrivai en même temps; on me
voulut louer, mais je refusai modestement les louanges, et je grondai
contre vous et contre M. d'Autun. Voilà l'histoire du fragment. La
pensée d'être fâché de paraître guidon dans le livre de notre généalogie
est tellement passée à mon fils, et même à moi, que je ne vous conseille
point de rien retoucher à cela. Il importe peu que dans les siècles à
venir il soit marqué pour cette charge, qui a fait le commencement de sa
vie, ou pour la sous-lieutenance.

Je suis charmée et transportée de l'oraison funèbre de M. le Prince,
faite par le P. Bourdaloue. Il s'est surpassé lui-même, c'est beaucoup
dire. Son texte était: _Que le Roi l'avait pleuré, et dit à son peuple:
Nous avons perdu un Prince qui était le soutien d'Israël_.

Il était question de son cœur, car c'est son cœur qui est enterré aux
Jésuites. Il en a donc parlé, et avec une grâce et une éloquence qui
entraîne ou qui enlève, comme vous voudrez. Il fait voir que son cœur
était solide, droit et chrétien. _Solide_, parce que, dans le haut de la
plus glorieuse vie qui fut jamais, il avait été au-dessus des louanges;
et là il a repassé en abrégé toutes ses victoires, et nous a fait voir,
comme un prodige, qu'un héros en cet état fût entièrement au-dessus de
la vanité et de l'amour de soi-même. Cela a été traité divinement.

_Un cœur droit._ Et sur cela il s'est jeté sans balancer tout au
travers de ses égarements, et de la guerre qu'il a faite contre le roi.
Cet endroit qui fait trembler, que tout le monde évite, qui fait qu'on
tire les rideaux, qu'on passe des éponges, il s'y est jeté lui à corps
perdu, et a fait voir par cinq ou six réflexions, dont l'une était le
refus de la souveraineté de Cambrai, et de l'offre qu'il avait faite de
renoncer à tous ses intérêts plutôt que d'empêcher la paix, et quelques
autres encore, que son cœur dans ses déréglements était droit, et qu'il
était emporté par le malheur de sa destinée, et par des raisons qui
l'avaient comme entraîné à une guerre et à une séparation qu'il
détestait intérieurement, et qu'il avait réparées de tout son pouvoir
après son retour, soit par ses services, comme à Tolhuys, Senef, etc.,
soit par les tendresses infinies et par les désirs continuels de plaire
au roi, et de réparer le passé. On ne saurait vous dire avec combien
d'esprit tout cet endroit a été conduit, et quel éclat il a donné à son
héros, par cette peine intérieure qu'il nous a si bien peinte, et si
vraisemblablement.

_Un cœur chrétien._ Parce que M. le Prince a dit dans ses derniers
temps que, malgré l'horreur de sa vie à l'égard de Dieu, il n'avait
jamais senti la foi éteinte dans son cœur; qu'il en avait toujours
conservé les principes: et cela supposé, parce que le prince disait
vrai, il rapporte à Dieu ses vertus même morales, et ses perfections
héroïques, qu'il avait consommées par la sainteté de sa mort. Il a parlé
de son retour à Dieu depuis deux ans, qu'il a fait voir noble, grand et
sincère; et il nous a peint sa mort avec des couleurs ineffaçables dans
mon esprit et dans celui de l'auditoire, qui paraissait pendu et
suspendu à tout ce qu'il disait, d'une telle sorte qu'on ne respirait
pas. De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est
impossible; et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la
_croque_. C'est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de
Raphaël. Enfin, mes chers enfants, voilà ce qui vous doit toujours
donner une assez grande curiosité pour voir cette pièce imprimée. Celle
de M. de Meaux l'est déjà. Elle est fort belle, et de main de maître. Le
parallèle de M. le Prince et de M. de Turenne est un peu violent; mais
il s'en excuse en niant que ce soit un parallèle, et en disant que c'est
un grand spectacle qu'il présente de deux grands hommes que Dieu a
donnés au roi, et tire de là une occasion fort naturelle de louer Sa
Majesté, qui sait se passer de ces deux grands capitaines, tant est fort
son génie, tant ses destinées sont glorieuses. Je gâte encore cet
endroit; mais il est beau. Adieu, mon cousin; je suis lasse, et vous
aussi. Je t'embrasse, ma nièce, et ton petit de Langheac.



260.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 13 novembre 1687.

Je reçois présentement une lettre de vous, mon cher cousin, la plus
aimable et la plus tendre qui fut jamais. Je n'ai jamais vu expliquer
l'amitié si naturellement, et d'une manière si propre à persuader. Enfin
vous m'avez persuadée, et je crois que ma vie est nécessaire à la
conservation de la vôtre. Je m'en vais donc vous en rendre compte, pour
vous rassurer et vous faire connaître l'état où je suis.

Je reprends dès les derniers jours de la vie de mon cher oncle l'abbé, à
qui, comme vous savez, j'avais des obligations infinies. Je lui devais
la douceur et le repos de ma vie; c'est lui à qui vous devez la joie que
j'apportais dans votre société; sans lui, nous n'aurions jamais ri
ensemble; vous lui devez toute ma gaieté, ma belle humeur, ma vivacité,
le don que j'avais de vous bien entendre, l'intelligence qui me faisait
comprendre ce que vous aviez dit, et deviner ce que vous alliez dire; en
un mot, le bon abbé, en me retirant des abîmes où M. de Sévigné m'avait
laissée, m'a rendue telle que j'étais, telle que vous m'avez vue, et
digne de votre estime et de votre amitié. Je tire le rideau sur vos
torts; ils sont grands, mais il les faut oublier, et vous dire que j'ai
vivement senti la perte de cette agréable source de tout le repos de ma
vie. Il est mort en sept jours, d'une fièvre continue, comme un jeune
homme, avec des sentiments très-chrétiens, dont j'étais extrêmement
touchée; car Dieu m'a donné un fonds de religion qui m'a fait regarder
assez solidement cette dernière action de la vie. La sienne a duré
quatre-vingts ans; il a vécu avec honneur, il est mort chrétiennement:
Dieu nous fasse la même grâce! Ce fut à la fin d'août que je le pleurai
amèrement. Je ne l'eusse jamais quitté s'il eût vécu autant que moi.
Mais voyant au quinzième ou seizième de septembre que je n'étais que
trop libre, je me résolus d'aller à Vichy, pour guérir tout au moins mon
imagination sur des manières de convulsions à la main gauche, et des
visions de vapeurs qui me faisaient craindre l'apoplexie. Ce voyage
proposé donna envie à madame la duchesse de Chaulnes de le faire aussi.
Je me joignis à elle; et comme j'avais quelque envie de revenir à
Bourbon, je ne la quittai point. Elle ne voulait que Bourbon; j'y fis
venir des eaux de Vichy, qui, réchauffées dans les puits de Bourbon,
sont admirables. J'en ai pris, et puis de celles de Bourbon: ce mélange
est fort bon. Ces deux rivales se sont raccommodées ensemble, ce n'est
plus qu'un cœur et qu'une âme: Vichy se repose dans le sein de Bourbon,
et se chauffe au coin de son feu, c'est-à-dire dans les bouillonnements
de ses fontaines. Je m'en suis fort bien trouvée, et quand j'ai proposé
la douche, on m'a trouvée en si bonne santé qu'on me l'a refusée; et
l'on s'est moqué de mes craintes; on les a traitées de visions, et l'on
m'a renvoyée comme une personne en parfaite santé. On m'en a tellement
assurée que je l'ai cru, et je me regarde aujourd'hui sur ce pied-là. Ma
fille en est ravie, qui m'aime comme vous savez.

Voilà, mon cher cousin, où j'en suis. Votre santé dépendant de la
mienne, en voilà une grande provision pour vous. Songez à votre rhume,
et, comme cela, faites-moi bien porter. Il faut que nous allions
ensemble, et que nous ne nous quittions point. Il y a trois semaines que
je suis revenue de Bourbon; notre jolie petite abbaye n'était point
encore donnée; nous y avons été douze jours; enfin on vient de la donner
à l'ancien évêque de Nîmes, très-saint prélat. J'en sortis il y a trois
jours, tout affligée de dire adieu pour jamais à cette aimable solitude
que j'ai tant aimée; après avoir pleuré l'abbé, j'ai pleuré l'abbaye. Je
sais que vous m'avez écrit pendant mon voyage de Bourbon; je ne me suis
point amusée aujourd'hui à vous répondre: je me suis laissée aller à la
tentation de parler de moi à bride abattue, sans retenue et sans
mesure. Je vous en demande pardon, et je vous assure qu'une autre fois
je ne me donnerai pas une pareille liberté; car je sais, et c'est
Salomon qui le dit, que _celui-là est haïssable qui parle toujours de
lui_. Notre ami Corbinelli dit que, pour juger combien nous importunons
en parlant de nous, il faut songer combien les autres nous importunent
quand ils parlent d'eux. Cette règle est assez générale: mais je crois
m'en pouvoir excepter aujourd'hui, car je serais fort aise que votre
plume fût aussi inconsidérée que la mienne, et je sens que je serais
ravie que vous me parlassiez longtemps de vous. Voilà ce qui m'a engagée
dans ce terrible récit: et, dans cette confiance, je ne vous ferai point
d'excuses, et je vous embrasse, mon cher cousin et la belle Coligny. Je
rends mille grâces à madame de Bussy de son compliment: on me tuerait
plutôt que de me faire écrire davantage.



261.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 13 août 1688.

J'ai toujours eu confiance en votre heureux tempérament, mon cher
cousin; et quoique je connusse des gens qui se seraient fort bien pendus
dans l'état où vous êtes partis d'ici[660], le passé me répondait un peu
de l'avenir. Il me semblait

  Qu'un mont pendant en précipices,
  Qui pour les coups du désespoir
  Sont aux malheureux si propices,

n'était point du tout le chemin que vous prendriez; et en vérité vous
avez raison: la vie est courte, et vous êtes déjà bien avancé: ce n'est
pas la peine de s'impatienter. Cette consolation est triste, et ce
remède pire que le mal, cependant il doit faire son effet, aussi bien
que la pensée, qui n'est guère plus réjouissante, du peu de place que
nous tenons dans ce grand univers, et combien il importe peu, à la fin
du monde, qu'il y ait eu un comte de Bussy heureux ou malheureux. Je
sais que c'est pour le petit moment que nous sommes en cette vie que
nous voudrions être heureux: mais il faut se persuader qu'il n'y a rien
de plus impossible, et que si vous n'eussiez eu les sortes de chagrins
que vous avez, vous en auriez eu d'autres, selon l'ordre de la
Providence. Elle veut, par exemple, que notre cousin d'Allemagne soit
romanesquement transplanté, et en apparence fort heureux. Nous ne
voyons point le dessous des cartes; mais enfin, c'est cette Providence
qui l'a conduit par des chemins si extraordinaires, et si loin de nous
faire deviner la fin du roman, qu'on ne peut en tirer aucune
conséquence, ni s'en faire aucun reproche. Il faut donc revenir d'où
nous sommes partis, et se résoudre sans murmure à tout ce qu'il plaît à
Dieu de faire de nous.

Je ne sais comment je me suis embarrassée dans ces moralités: j'en veux
sortir en vous disant que c'est le marquis de Villars, qui est revenu
d'Allemagne[661], qui nous a dit des merveilles de notre cousin. Je vous
dois dire aussi que ma fille a gagné son procès tout d'une voix, avec
tous les dépens. Cela est remarquable. Voilà un grand fardeau hors de
dessus les épaules de toute cette famille; c'était un dragon qui les
persécutait depuis six ans; mais à celui-là qui est détruit il en
succède un autre: c'est la pensée de se séparer. N'est-ce pas là ce que
je disais de la manière de la Providence? Il faudra donc nous dire
adieu, ma fille et moi, l'une pour Provence, l'autre pour Bretagne.
C'est ainsi vraisemblablement que la Providence va disposer de nous.
Elle a fait mourir aussi la nièce de notre Corbinelli d'une manière
étrange. Elle avait emprunté avec son oncle le carrosse d'un de ses
amis: un portier qui n'avait jamais mené prit témérairement de jeunes
chevaux; il monte sur le siége; il va choquant, rompant, brisant,
courant partout. Un cheval s'abat, le timon va enfiler un carrosse, d'où
trois hommes sortent l'épée à la main: le peuple s'assemble; un de ces
hommes veut tuer Corbinelli: Hélas! messieurs, leur dit-il, vous n'en
seriez pas mieux; le cocher n'est point à moi, nous sommes au désespoir
contre lui. Cet homme devient son protecteur, le tire de la populace;
mais il ne tire pas sa pauvre nièce d'une frayeur si excessive, qu'elle
revient chez elle le cœur serré au point que la fièvre lui prend le
soir, et quatre jours après elle meurt. Elle a été généralement
regrettée de ceux qui la connaissaient. La philosophie de notre ami ne
l'a pas empêché d'en pleurer; mais j'espère qu'enfin elle le consolera.
C'est à elle que je le recommande; car je n'ai pas la vanité de croire
que je puisse en cette rencontre quelque chose sur son esprit.
Cependant, mon cher cousin, je lui laisse la plume, après vous avoir
embrassé de tout mon cœur, et mon aimable nièce, à qui je prétends
écrire comme à vous dans cette longue et ennuyeuse lettre. Je dis
ennuyeuse, parce que, comme elle ne m'a point divertie en l'écrivant, je
crois qu'elle ne vous divertira point en la lisant. Je voudrais bien
embrasser le joli petit marquis de Coligny. Ma fille vous fait à tous
deux mille sincères amitiés: elle est toujours flattée et reconnaissante
de l'estime et de l'amitié que vous avez pour elle. Je comprends bien
que si vous étiez jeune, elle aurait la première place dans votre cœur.


  [660] Un procès perdu avait mis Bussy dans cet état.

  [661] C'est le maréchal de Villars, le vainqueur de Denain, dont il
  nous reste des Mémoires intéressants.



262.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 22 septembre 1688.

Il est vrai que j'aime la réputation de notre cousin d'Allemagne. Le
marquis de Villars nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne,
et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et
du bon air de sa maison. Vous êtes cause, mon cher cousin, que j'écris à
cette duchesse-comtesse, en lui envoyant votre paquet. J'admire toujours
les jeux et les arrangements de la Providence. Elle veut que ce Rabutin
d'Allemagne, notre cadet de toutes façons, par des chemins bizarres et
obliques s'élève et soit heureux; et qu'un comte de Bussy, l'aîné de sa
maison, avec beaucoup de valeur, d'esprit et de services, même avec la
plus brillante charge de la guerre, soit le plus malheureux homme de la
cour de France. Oh bien! Providence, faites comme vous l'entendrez: vous
êtes la maîtresse: vous disposez de tout comme il vous plaît, et vous
êtes tellement au-dessus de nous, qu'il faut encore vous adorer, quoi
que vous puissiez faire, et baiser la main qui nous frappe et qui nous
punit; car devant elle nous méritons toujours d'être punis. Je suis bien
triste, mon cher cousin; notre chère comtesse de Provence, que vous
aimez tant, s'en va dans huit jours; cette séparation m'arrache l'âme,
et fait que je m'en vais en Bretagne: j'y ai beaucoup d'affaires, mais
je sens qu'il y a un petit brin de dépit amoureux. Je ne veux plus de
Paris sans elle: je suis en colère contre le monde entier; je m'en vais
me jeter dans un désert. Eh bien! M. et madame, en savez-vous plus que
nous sur l'amitié? Nous donnerions des leçons aux autres: mais, en
vérité, il est bien douloureux d'exceller en ce genre: ceux qui sont si
sensibles sont bien malheureux. Parlons d'autre chose. Vous savez la
mort de votre ancien ami Vivonne? Il est mort en un moment, dans un
profond sommeil, la tête embarrassée. Le roi va le 28 de ce mois à
Fontainebleau. Il y a quelque autre dessein, mais il est encore caché.
Il y a un air de ralentissement dans tout le mouvement de guerre qui a
paru d'abord. La flotte seule du prince d'Orange, toute prête à mettre à
la voile, est digne d'attention. On croit qu'elle menace l'Angleterre.
Cependant on garde nos côtes: on a fait partir les gouverneurs de
Bretagne et de Normandie. Tout ceci est brouillé; il y a bien des nuages
amassés; ce dénoûment mérite qu'on ne le perde pas de vue.


  _Monsieur de Corbinelli._

  Le prince d'Orange ni ses alliés ne songent point à faire des
  entreprises sur nous. Ils ne songent qu'à l'Angleterre, ou à empêcher
  celles que nous voudrions faire sur eux, en nous montrant qu'ils ont
  de quoi se défendre, sans vouloir persuader qu'ils veulent attaquer.
  C'est ce que je souhaite dans les règles de la politique. Adieu,
  monsieur, je vous remercie de tout mon cœur des compliments que vous
  m'avez faits sur les deux morts qui m'ont affligé depuis deux mois. La
  mienne viendra quand il lui plaira. Je ne sais si elle m'affligera:
  mais je sais bien qu'elle ne me surprendra pas.



263.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Paris, lundi 18 octobre 1688.

Nous avons reçu vos lettres de Châlons, ma chère fille, le lendemain des
plaintes que nous avions faites d'avoir été huit jours entiers sans en
recevoir: ce temps est long, et le cœur souffre dans cette ignorance;
c'est ce qui fait que nous sentons vos peines dans l'éloignement des
nouvelles de Philisbourg. Jusqu'ici votre enfant se porte fort bien; il
y fait des merveilles; il voit et entend les coups de canon autour de
lui sans émotion: il a monté la tranchée, il rend compte du siége à son
oncle comme un vieil officier; il est aimé de tout le monde: il a
souvent l'honneur de manger avec MONSEIGNEUR, qui lui parle et lui fait
donner le bougeoir. M. de Beauvilliers en fait son enfant, et
Saint-Pouange[662]... Enfin, vous verrez tout cela en détail, dans les
lettres que M. le chevalier vous envoie; je ne vous dis tout ceci que
pour donner du prix à ce que je mande, en vous entretenant de la chose
principale, et qui doit vous tenir le plus au cœur: après cela je
reviens à votre voyage. Ah! la vilaine route! Mon pauvre comte, vous
devez en être bien honteux. Je savais bien que cette montagne de la
Rochepot était un précipice caché derrière une petite haie de rien, et
le chemin tout plein de cailloux; mais enfin ce chemin, qui est maudit,
le voilà passé: nous reviendrons par l'autre, si Dieu le veut bien,
comme je l'espère. Il nous paraît que vous vous embarquez aujourd'hui
sur le Rhône, après avoir fait votre détour à Thézé[663]. Le temps est
bien horrible ici: le chevalier est toujours très-incommodé de la
faiblesse de ses jambes: il n'a plus de douleurs, et c'est ce qui fait
sa tristesse; il a grand besoin de la force de son esprit pour soutenir
un état si contraire à ce qu'il appelle son devoir; il ne peut aller à
Fontainebleau, où il a mille affaires: je suis touchée de le voir comme
il est; cependant il n'y paraît pas, son esprit agit et donne ses ordres
partout. J'admire que votre santé se puisse conserver au milieu de vos
inquiétudes; il y a du miracle: tâchez de le continuer, ne vous
échauffez point à l'excès par de cruelles nuits, par ne point manger:
mais est-on maîtresse de son imagination? Je suis affligée que vous
soyez amaigrie, je crains sur cela l'air de Grignan; j'aime tout en
vous, et même votre beauté, qui n'est que le moindre de mes
attachements. Vous avez un cœur qu'on ne saurait trop aimer, trop
adorer; cependant ayez pitié de votre portrait, ne le rendez point celui
d'une autre: ne nous trompez point, soyez toujours comme nous le voyons;
rafraîchissez-vous à la Garde. Pour moi, je m'en vais vous dire
hardiment ce que je pense: c'est que si l'état du château de Grignan,
dont j'ai entendu parler, est tel que vous y soyez incommodée, et que
les coups de pic sur le rocher y fassent l'air mortel de Maintenon[664],
voici le parti que je prendrais, sans me fâcher, sans gronder personne,
sans me plaindre: je prierais M. de la Garde de vouloir bien que je
demeurasse chez lui avec Pauline, vos femmes et deux laquais, jusqu'à ce
que la place fût nette et habitable. C'est ainsi que j'en userais tout
bonnement, sans bruit; cela empêcherait d'ailleurs mille visites
importunes, qui comprendraient qu'un château où l'on bâtit n'est guère
propre à les recevoir. Vous voulez que je vous parle de ma santé et de
ma vie: j'ai été un peu échauffée; de mauvaises nuits, beaucoup de
douleurs et de larmes ne sont pas saines, et c'est ce qui m'effraye pour
vous: cela s'est passé entièrement avec des bouillons de veau; n'y
pensez plus. Ma vie, vous la savez: souvent, souvent dans cette petite
chambre de là-bas, où je suis comme destinée; je tâche pourtant de ne
point abuser ni incommoder; il me semble qu'on est bien aise de m'y
voir. Nous parlons sans cesse de vous, de votre fils, de vos affaires.
Je vais chez mesdames de la Fayette et de Lavardin; tout cela me parle
encore de vous, et vous aime, et vous estime: un autre jour chez madame
de Mouci; hier chez la marquise d'Uxelles. Il n'y a personne à Paris; on
revient le soir, on se couche; on se lève; ainsi la vie se passe vite,
parce que le temps passe de même. Mademoiselle de Méri se trouve bien de
nous, et nous d'elle. Nous avons l'abbé Bigorre, c'est le plus commode
et le plus aimable de tous les hôtes. Corbinelli est en Normandie avec
le lieutenant civil (_M. le Camus_), jusqu'à la Saint-Martin. Vous ai-je
dit que nous allâmes nous promener l'autre jour au bois de Vincennes, le
chevalier et moi? Nous causâmes fort: je me promenai longtemps, mais
tout cela tristement; je n'ai pas besoin de vous dire pourquoi.


  Du même jour.

Ma lettre est cachetée, et je reçois, ma chère enfant, la vôtre _du
bateau au delà de Mâcon_. Tout ce que vous me dites de votre amitié est
un charme pour moi: si je ne sentais bien de quelle manière je vous
aime, je serais honteuse, et quasi persuadée que vous en savez plus que
moi sur ce chapitre. Vous pouvez vous assurer que je ne quitterai Paris,
ni pendant le siége de Philisbourg, ni pendant que le chevalier sera
ici; je me trouve fort naturellement attachée à ces deux choses. Ne
craignez point, au reste, que je sois assez sotte pour me laisser mourir
de faim: on mange son avoine tristement, mais enfin on la mange. Pour
votre idée, elle brille encore et règne partout; jamais une personne n'a
si bien rempli les lieux où elle est, et jamais on n'a si bien profité
du bonheur de loger avec vous que j'en ai profité, ce me semble; nos
matinées n'étaient-elles pas trop aimables? Nous avions été deux heures
ensemble, avant que les autres femmes soient éveillées; je n'ai rien à
me reprocher là-dessus, ni d'avoir perdu le temps et l'occasion d'être
avec vous; j'en étais avare, et jamais je ne suis sortie qu'avec l'envie
de revenir; ni jamais revenue, sans avoir d'avance une joie sensible de
vous retrouver et de passer la soirée avec vous. Je demande pardon à
Dieu de tant de faiblesses; c'est pour lui qu'il faudrait être ainsi.
Vos moralités sont très-bonnes et trop vraies.

Madame de Vins a été en peine de son mari; elle en a reçu une lettre; il
est en sûreté présentement; _il est au siége de Philisbourg_; il avait
passé par des bois très-périlleux, et l'on n'avait point de ses
nouvelles. Si l'air et le bruit de Grignan vous incommodent, allez à la
Garde; je ne changerai point d'avis. Mille amitiés à tous vos Grignans;
je suis assurée que M. de la Garde sera du nombre. Comment trouvez-vous
Pauline? Qu'elle est heureuse de vous voir et d'être obligée de vous
aimer!

Je comprends mieux que personne du monde les sortes d'attachements qu'on
a pour des choses insensibles, et par conséquent ingrates; mes folies
pour Livry en sont de belles marques. Vous avez pris ce mal-là de moi.


  [662] Secrétaire du cabinet du roi.

  [663] Terre de la maison de Châteauneuf de Rochebonne.

  [664] On sait que les terres remuées au camp de Maintenon causèrent
  beaucoup de maladies.



264.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 25 octobre 1688.

L'impatience que nous avons, ma chère fille, de recevoir vos lettres;
l'attention qui nous les fait envoyer chercher jusque dans le sein de la
poste; notre joie d'apprendre que vous vous portez bien, malgré toutes
vos peines, tout cela est digne des soins que vous avez de nous donner
de vos nouvelles; vous pouvez juger, par le besoin que nous en avons,
combien nous vous sommes obligés de votre exactitude; je dis toujours
_nous_, car les sentiments du chevalier et les miens sont si pareils,
que je ne saurais les séparer. Mais parlons de Philisbourg: voilà une
lettre de votre enfant, du 18; il se portait fort bien; vous verrez, par
tout ce que vous dit M. du Plessis, qu'il ne fera pas de honte à ses
parents: mais admirez les arrangements de la Providence; la pluie l'a
empêché d'être le lendemain, avec le régiment de Champagne, de l'action
la plus brillante et la plus dangereuse qu'il y ait encore eue: c'est la
prise d'un ouvrage à cornes, qui fut enlevé le 19, où le marquis
d'Harcourt, maréchal de camp, le comte de Guiche, le cadet du prince de
Tingry, le comte d'Estrées, Courtin et quelques autres, se sont
distingués; le fils de M. Courtin est mortellement blessé, le marquis
d'Uxelles légèrement: le pauvre Bordage a payé pour tous, deux jours
devant. Le roi a donné son régiment à M. du Maine, et en a promis un
autre au fils du Bordage, avec mille écus de pension. Les princes et les
jeunes gens sont au désespoir de n'avoir pas été de cette fête, mais ce
n'était pas leur jour. Il fallut tenir MONSEIGNEUR[665] à quatre: il
voulait être à la tranchée; Vauban le prit par le corps et le repoussa
avec M. de Beauvilliers. Ce prince est adoré; il dit du bien de ceux qui
le méritent, il demande pour eux des régiments, des récompenses; il
jette l'argent aux blessés et à ceux qui en ont besoin. On ne croit pas
que la place dure longtemps après ce logement. Le gouverneur malade,
celui qui commandait à sa place étant pris et mort, on espère que
personne ne voudra soutenir une si mauvaise gageure. Le chevalier me
fait rire; il est ravi que le marquis n'ait point été à cette occasion,
et il est au désespoir qu'il ne se soit point distingué; en un mot, il
voudrait qu'il fût tout à l'heure comme lui, et que sa réputation fût
déjà toute parfaite comme la sienne; il faut avoir un peu de patience.
Espérons, ma chère fille, que tout se passera désormais selon nos
désirs, pour revoir notre enfant en bonne santé.

Vous avez été très-bien reçue à la Garde, et enfin, à force de marcher
et de vous éloigner, vous êtes à Grignan. Vous nous direz comment vous
vous y trouvez, et comment cette pauvre substance qui pense, et qui
pense si vivement, aura pu conserver sa machine si belle et si délicate,
dans un bon état, pendant qu'elle était si agitée: vous en faites une
différence que votre père (_Descartes_) n'a point faite. Mais, ma fille,
on meurt ici plus qu'à Philisbourg: le pauvre la Chaise[666], qui vous
aimait tant, qui avait tant d'esprit, qui en avait tant mis dans _la vie
de Saint Louis_, est mort à la campagne, d'une petite fièvre; M. du Bois
en est très-affligé. Madame de Longueval, ou le _Chanoine_[667], est
morte ou mort d'un étranglement à la gorge: elle haïssait bien
parfaitement notre Montataire[668]; je suis toujours fâchée qu'on
emporte de tels paquets en l'autre monde; voyez comme la mort va,
prenant partout ceux qu'il plaît à Dieu d'enlever de celui-ci.

Madame de Lavardin me fit hier cent amitiés pour vous, ainsi que madame
d'Uxelles, et madame de Mouci, et mademoiselle de la Rochefoucauld, que
nous avons reçue dans le corps des veuves: j'y mets aussi madame de la
Fayette; mais comme elle n'était pas hier chez madame de Mouci, je la
sépare: rien ne peut se comparer à l'estime parfaite de toutes ces
personnes pour vous. Adieu, aimable et chère enfant; je parle souvent de
vous avec plaisir, parce que c'est quasi toujours votre éloge. Nous
sommes suspendus dans l'attention de Philisbourg et de vos nouvelles:
voilà les deux points de nos discours.


  [665] MONSEIGNEUR fut nommé par les soldats _Louis le Hardi_, pendant
  le siége de Philisbourg.

  [666] Jean Filleau de la Chaise, auteur d'une Vie de saint Louis fort
  estimée, et frère de M. de Saint-Martin, auteur de la traduction de
  _Don Quichotte_.

  [667] On connaissait dans le monde madame de Longueval, chanoinesse de
  Remiremont, sous le nom du _Chanoine_: elle était sœur de la
  maréchale d'Estrées.

  [668] Marie de Rabutin, marquise de Montataire, avait eu de grands
  procès avec madame de Longueval.



265.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, jour de la Toussaint 1688, à neuf heures du soir.

_Philisbourg est pris_, ma chère enfant, _votre fils se porte bien_. Je
n'ai qu'à tourner cette phrase de tous côtés, car je ne veux point
changer de discours. Vous apprendrez donc par ce billet que _votre
enfant se porte bien, et que Philisbourg est pris_. Un courrier vient
d'arriver chez M. de Villacerf, qui dit que celui de Monseigneur est
arrivé à Fontainebleau pendant que le père Gaillard prêchait; on l'a
interrompu, et on a remercié Dieu dans le moment d'un si heureux succès
et d'une si belle conquête. On ne sait point de détail, sinon qu'il n'y
a point eu d'assaut, et que M. du Plessis disait vrai, quand il assurait
que le gouverneur faisait faire des chariots pour porter son équipage.
Respirez donc, ma chère enfant, remerciez Dieu premièrement: il n'est
point question d'un autre siége; jouissez du plaisir que votre fils ait
vu celui de Philisbourg; c'est une date admirable, c'est la première
campagne de M. le Dauphin: ne seriez-vous pas au désespoir qu'il fût
seul de son âge qui n'eût point été à cette occasion, et que tous les
autres fissent les entendus? Ah! mon Dieu, ne parlons point de cela,
tout est à souhait. C'est vous, mon cher comte, qu'il en faut remercier:
je me réjouis de la joie que vous devez avoir; j'en fais mon compliment
à notre coadjuteur, voilà une grande peine dont vous êtes tous soulagés.
Dormez donc, ma très-belle; mais dormez sur notre parole: si vous êtes
avide de désespoirs, comme nous le disions autrefois, cherchez-en
d'autres, car Dieu vous a conservé votre chère enfant: nous en sommes
transportés, et je vous embrasse dans cette joie avec une tendresse dont
je crois que vous ne doutez pas.



266.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, ce 3 novembre 1688.

J'ai été si occupée, mon cher cousin, à prendre Philisbourg, qu'en
vérité je n'ai pas eu un moment pour vous écrire. Je m'étais fait une
suspension de toutes choses, à tel point que j'étais comme ces gens dont
l'application les empêche de reprendre leur haleine. Voilà donc qui est
fait, Dieu merci; je soupire comme M. de la Souche, je respire à mon
aise. Et savez-vous pourquoi j'étais si attentive? c'est que ce petit
marmot de Grignan y était. Songez ce que c'est qu'un enfant de dix-sept
ans qui sort de dessous l'aile de sa mère, qui est encore dans les
craintes qu'il ne soit enrhumé. Il faut que tout d'un coup elle le
quitte pour l'envoyer à Philisbourg, et qu'avec une cruauté inouïe par
elle-même, elle parte avec son mari pour aller en Provence, et qu'elle
s'éloigne ainsi des nouvelles, dont on ne saurait être trop proche; et
qu'enfin quinze jours durant elle tourne le dos, et ne fasse pas un pas
qui ne l'éloigne de son fils, et de tout ce qui peut lui en dire des
nouvelles. Je m'effraye moi-même en vous écrivant ceci, et je suis
assurée qu'aimant cette comtesse comme vous l'aimez (car vous savez bien
que vous l'aimez), vous serez touché de son état. Il est vrai que Dieu
la console de ses peines, par le bonheur de savoir présentement son fils
en bonne santé. Elle sera six jours plus longtemps en peine que nous; et
voilà les peines de l'éloignement. Voilà donc cette bonne place prise.
MONSEIGNEUR y a fait des merveilles de fermeté, de capacité, de
libéralité, de générosité et d'humanité, jetant l'argent avec choix,
disant du bien, rendant de bons offices, demandant des récompenses, et
écrivant des lettres au roi qui faisaient l'admiration de la cour. Voilà
une assez belle campagne: voilà tout le Palatinat et quasi tout le Rhin
à nous: voilà de bons quartiers d'hiver: voilà de quoi attendre en repos
les résolutions de l'empereur et du prince d'Orange. On croit celui-ci
embarqué: mais le vent est si bon catholique, que jusqu'ici il n'a pu se
mettre à la voile. On dit que M. de Schomberg est avec lui. C'est un
grand malheur pour ce maréchal et pour nous. Les affaires de Rome vont
toujours mal.



267.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 17 novembre 1688.

C'est donc aujourd'hui, ma chère enfant, que notre marquis a dix-sept
ans. Il faut ajouter, à tout ce qui compose le commencement de sa vie,
une fort bonne petite contusion, qui lui fait, je vous assure, bien de
l'honneur, par la manière toute froide et toute reposée dont il l'a
reçue. M. le chevalier vous mandera comme M. de Sainte-Maure le conta au
roi: il est accablé de compliments à Versailles, et moi ici. Madame de
Lavardin me pria d'aller hier la trouver chez madame de la Fayette: elle
voulait s'en réjouir avec moi; madame de la Fayette m'avait priée de la
même chose; elle me dit d'abord gaiement: «Hé bien! qu'est-ce que madame
de Grignan trouvera à épiloguer là-dessus? Dites-lui qu'elle doit être
ravie; que ce serait une chose à acheter, si elle était à prix; et qu'en
un mot elle est trop heureuse.» Je promis de vous mander tout cela, et
je vous le mande avec plaisir. Recevez donc aussi toutes les amitiés
sincères de madame de Lavardin, et tous les compliments de madame de
Coulanges, de la duchesse du Lude, des _divines_[669], de la duchesse de
Villeroi et du père Morel[670], que je vis ensuite, parce que j'allai
chez le pauvre Saint-Aubin. Ma chère enfant, les saints désirs de la
mort le pressent tellement, qu'il en a précipité tous les sacrements. Le
curé de Saint-Jacques ne voulut pas hier lui donner l'extrême-onction,
et ce fut une douleur pour lui; car il ne souhaite que l'éternité, il ne
respire plus que d'être uni à Dieu: sa paix, sa résignation, sa douceur,
son détachement, sont au delà de tout ce qu'on voit: aussi ne sont-ce
pas des sentiments humains. Le secours qu'il trouve dans le père Morel
et dans son curé, qui sont ses directeurs, ses amis, ses gardes et ses
médecins, n'est pas une chose ordinaire, c'est un avant-goût de la
félicité. Duchêne est son médecin: c'est un homme admirable; point de
tourments, point de remèdes: _Monsieur, tâchez de vous humecter, et
prenez patience_. Une chambre sans bruit, sans aucune mauvaise odeur;
point de fièvre, qu'intérieure et imperceptible; une tête libre, un
grand silence, à cause de la fluxion qui est sur la poitrine, de bons et
solides discours, point de bagatelles: cela est divin, c'est ce qu'on
n'a jamais vu. Ce pauvre malade se trouve indigne de mourir à la même
place[671] où est morte madame de Longueville. Je contai tout cela à
Tréville[672], qui était chez madame de la Fayette; il me répondit:
_Voilà comme l'on meurt en ce quartier-là_. Duchêne ne croit point que
cela finisse sitôt. Mon Dieu, ma fille, que vous seriez touchée de ce
saint spectacle! Je ne dis pas d'affliction, je dis de consolation et
d'envie. Saint-Aubin m'a marqué beaucoup d'amitié, et à vous, sur ce
petit marquis: mais tout cela n'est qu'un moment, et l'on revient
toujours à Jésus-Christ et à sa miséricorde, car il n'est question de
nulle autre chose; encore ne faut-il pas vous accabler de ce triste
récit. Je veux vous remercier, et bien sérieusement, d'avoir pris le
plus long pour éviter ces petits ruisseaux qui étaient devenus rivières;
faites toujours ainsi, ma fille, et ne vous fiez point à l'incertitude
d'une entreprise où il n'y a plus de remède, dès qu'on a fait le premier
pas dans l'eau. Songez à M. de la Vergne[673], et à moi, si vous voulez;
mais enfin, promettez-moi de prendre toujours le plus long et le plus
sûr: il n'y a nulle comparaison entre s'ennuyer et se noyer. N'était-ce
pas Pauline qui était avec vous dans cette litière? hé bien! son petit
nez vous déplaisait-il? Vous me coupez bien court quelquefois sur des
détails que j'aimerais à savoir: vous croyez que je vous en écrirai
moins; point du tout, ma très-chère, je ne me règle point sur vous.
Votre frère est à la noce de mademoiselle de la Coste à Saint-Brieuc: M.
de Chaulnes y était; sans ce gouverneur, le marié s'en serait enfui. Il
me semble que j'ai bien des excuses à vous faire du siége de Manheim: on
m'assurait si fort que ce ne serait rien, que j'espérais de vous le
faire passer insensiblement: mais, ma fille, c'en est fait; et si vous
aviez souhaité, vous n'auriez pas pu désirer autre chose. Tâchez donc de
dormir tout de bon, je vous réponds du reste. La fable du Lièvre[674]
est tellement faite pour votre état, qu'il semble que ce soit vous qui
la fassiez:

  Jamais un plaisir pur, toujours assauts divers, etc.

Vous y pourriez ajouter encore:

  Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.
        Eh! la peur se corrige-t-elle?

Mais vous ne pourriez pas dire:

  Je crois même qu'en bonne foi
  Les hommes ont peur comme moi;

car je trouve que les hommes n'ont point de peur. C'est une heureuse
vieillesse que celle de M. l'archevêque: je suis bien honorée de son
souvenir. J'attaquerai un de ces jours le coadjuteur; je lui parlerai du
bon ménage que nous faisions à Paris; je suis ravie qu'il vous aime, et
plus pour lui que pour vous; car ce ne serait pas bon signe pour son
esprit et pour sa raison, que de vous être contraire. J'aime Pauline:
vous me la représentez avec une jolie jeunesse et un bon naturel: je la
vois courir partout, et apprendre à tout le monde la prise de
Philisbourg; je la vois et je l'embrasse: aimez, aimez votre fille,
c'est la plus raisonnable et la plus jolie chose du monde; mais aimez
toujours aussi votre chère maman, qui est plus à vous qu'à elle-même.

M. de Bailli vient de sortir: il vous fait cent mille bredouillements,
mais de si bon cœur que vous devez lui en être obligée. Mon cher comte,
encore faut-il vous dire un mot de ce petit garçon; c'est votre ouvrage
que cette campagne: vous avez grand sujet d'être content: tout contribue
à vous persuader que vous avez fort bien fait. Je sens votre joie et la
mienne: ce n'est point pour vous flatter, mais tout le monde dit du bien
de votre fils: on vante son application, son sang-froid, sa hardiesse,
et quasi sa témérité.


  [669] Madame de Frontenac et mademoiselle d'Outrelaise.

  [670] Célèbre directeur de l'Oratoire.

  [671] Dans une grande maison contiguë aux Carmélites du faubourg
  Saint-Jacques, où mademoiselle de Longueville fit une mort
  très-chrétienne, après une pénitence de vingt-sept ans.

  [672] Henri-Joseph de Peyre, comte de Troisville (on prononçait
  _Tréville_), ancien cornette de la première compagnie des
  mousquetaires, gouverneur de Foix, fut attaché, ainsi que madame de la
  Fayette et le duc de la Rochefoucauld, à madame Henriette, duchesse
  d'Orléans. Témoin de la mort de cette princesse, il en conçut une si
  profonde douleur, qu'il renonça au monde, pour ne plus s'occuper que
  de son salut.

  [673] M. l'abbé de la Vergne-Tressan fut entraîné dans sa litière
  comme il passait le Gardon, petite rivière profonde, et fut noyé par
  l'imprudence et par l'obstination de son muletier le 5 avril 1684.

  [674] Fable de la Fontaine, _le Lièvre et les Grenouilles_, livre II,
  fable 14.



268.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 22 novembre 1688.

Je ne vous dis rien de ma santé, elle est parfaite; nous avons fait des
visites tout le jour, M. le chevalier et moi, chez madame Ollier, madame
Cornuel, madame de Frontenac, madame de Maisons, M. du Bois, qui a un
petit bobo à la jambe; et je disais chez les _Divines_ que si
j'approchais autant de la jeunesse que je m'en éloigne, j'attribuerais à
cette agréable route la cessation de mille petites incommodités que
j'avais autrefois, et dont je ne me sens plus du tout: tenez-vous-en là,
mon enfant; et puisque vous m'aimez, ne soyez point ingrate envers Dieu,
qui vous conserve votre pauvre maman d'une manière qui semble n'être
faite que pour moi. Je ne songe plus à cette médecine, elle m'a fait du
bien, puisqu'elle ne m'a point fait de mal. Je mangerai du riz, par
reconnaissance du plaisir qu'il me fait de conserver vos belles joues,
et votre santé qui m'est si précieuse. Ah! qu'il faut qu'après tant de
maux passés, vous soyez d'un admirable tempérament! peines d'esprit,
peines de corps, inquiétudes cruelles, troubles dans le sang, transes,
émotions, enfin tout y entre, sans compter les fondrières que vous
rencontrez sans doute entre votre chemin au delà de ce que vous pensiez:
vous résistez à tout cela, ma chère fille; je vous admire, et crois
qu'il y a du prodige au courage que Dieu vous a donné. Cependant vous
avez un petit garçon qui n'est plus _ce maillot_, comme vous écrivait
l'autre jour madame de Coulanges, c'est un joli garçon, qui a de la
valeur, qui est distingué entre ceux de son âge. M. de Beauvilliers en
mande des merveilles au chevalier; et sur ce qu'il dit il n'y a rien à
rabattre; ce petit homme n'est que trop plein de bonne volonté: nous
sommes surpris comment ce silence et cette timidité ont fait place à
d'autres qualités. Un si heureux commencement mérite qu'on le soutienne:
mais je pense que ce n'est pas à vous que ce discours doit s'adresser,
et qu'on ne peut rien ajouter à vos sentiments sur ce sujet.

On ne parle ici que de la rupture entière de la table de M. de la
Rochefoucauld; c'est un grand événement à Versailles. Il a dit au roi
qu'il en était ruiné, et qu'il ne voulait point tomber dans des
injustices; et non-seulement sa table est disparue, mais une certaine
chambre où les courtisans s'assemblaient, parce qu'il ne veut pas les
faire souvenir, ni lui non plus, de cet aimable corbillard qui s'en
allait tous les jours faire si bonne chère. Il a retranché quarante-deux
de ses domestiques. Voilà une grande nouvelle et un bel exemple.

Vous avez vu que je n'ai pas été longtemps à Brevannes; je vous ai dit
la triste scène qui m'en a fait revenir. Le temps est affreux et
pluvieux; jamais il n'y eut une si vilaine automne. Vraiment nous ne
craignons point les cousins, nous craignons de nous noyer. Votre soleil
est bien différent de celui-ci. J'aime Pauline, je la trouve jolie, je
crois qu'elle vous plaît fort; il me paraît qu'elle vous adore. Ah!
quelle aimable maman elle est obligée d'aimer! Je dis d'elle comme vous
disiez de la princesse de Conti: C'est une jolie chose que d'être
obligée à ce devoir. Faites-lui apprendre l'italien; vous avez à Aix M.
le prieur, qui sera ravi d'être son maître. Je vois que la harangue de
M. le comte a été fort bien tournée. Nous soupâmes samedi, M. le
chevalier et moi, chez M. de Lamoignon, qui nous dit celle qu'il fait
aujourd'hui aux avocats et aux procureurs: elle est fort belle. Faites
bien mes amitiés à vos Grignans, et un compliment, si vous voulez, à M.
d'Aix. Que vous êtes heureuse de n'être point sur tout cela comme
autrefois! vous avez vu en ce pays le prix qu'il y faut donner. Si vous
n'êtes pas mal avec M. d'Aix, sa conversation est vive et agréable; et
comme il est content, j'espère que vous serez en paix.

Voici une petite nouvelle qui ne vaut pas la peine d'en parler, c'est
que Franckendal s'est rendu le 18 de ce mois: il n'a fallu que lui
montrer du canon, il n'y a eu personne de tué ni de blessé. MONSEIGNEUR
est parti, et sera à Versailles d'aujourd'hui en huit jours, 29 du mois,
et votre enfant aussi. Vous avez de ses lettres: oh! soyez donc tout à
fait contente pour cette fois, et remerciez Dieu de tant d'agréments
dans ce commencement. Adieu, ma très-chère et très-aimable: je veux vous
dire que je fis deviner l'autre jour à la mère prieure[675] (_des
Carmélites_) votre occupation présente après celle du procès; vous
croyez bien qu'elle se rendit: C'est, lui dis-je, ma mère, puisqu'il ne
faut rien vous cacher, qu'elle fait une compagnie de chevau-légers. Je
ne sais quel ton elle trouva à cette confiance, mais elle fit un éclat
de rire si naturel et si spirituel, que toute notre tristesse en fut
embarrassée: je n'oubliai point de conter votre parfaite estime pour le
saint couvent. Cette mère sait bien mener la parole.


  [675] N..... Gigault de Bellefonds, tante du maréchal de Bellefonds.



269.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Paris, mardi au soir, 30 novembre 1688.

Je vous écris ce soir, ma fille, parce que je m'en vais demain, à neuf
heures, au service de notre pauvre Saint-Aubin; c'est un devoir que nos
saintes carmélites lui rendent par pure amitié: je les verrai ensuite,
et vous serez célébrée comme vous l'êtes souvent; de là j'irai dîner
chez madame de la Fayette.

Vous me représentez fort bien votre fille aînée[676]; je la vois, je
vous prie de l'embrasser pour moi; je suis ravie qu'elle soit contente.
Parlons de votre fils: ah! vous n'avez qu'à l'aimer tant que vous
voudrez, il le mérite, tout le monde en dit du bien, et le loue d'une
manière qui vous ferait périr; nous l'attendons cette semaine. J'ai
senti toute la force de la phrase dont il s'est servi pour cette estime
qu'il faut bien qui vienne, ou qu'elle dise pourquoi; j'en eus les
larmes aux yeux dans le moment; mais elle est déjà venue, et ne dira
point pourquoi elle ne viendrait pas. La réputation de cet enfant est
toute commencée, et ne fera plus qu'augmenter. Le chevalier en est bien
content, je vous en assure. Je fus d'abord émue de la contusion, en
pensant à ce qui pouvait arriver; mais quand je vis que le chevalier en
était ravi, quand j'appris qu'il en avait reçu les compliments de toute
la cour et de madame de Maintenon, qui lui répondit, avec un air et un
ton admirables, sur ce qu'il disait que ce n'était rien: _Monsieur, cela
vaut mieux que rien_; quand je me trouvai moi-même accablée de
compliments de joie, je vous avoue que tout cela m'entraîne, et je m'en
réjouis avec eux tous, et avec M. de Grignan, qui a si bien fixé et
placé la première campagne de ce petit garçon. Vous ne pouviez me parler
plus à propos de nos dîners et de nos soupers: je viens de souper chez
le lieutenant civil avec madame de Vauvineux, l'abbé de la Fayette,
l'abbé Bigorre et Corbinelli. J'ai soupé deux fois chez madame de
Coulanges toute seule. Les _Divines_ sont éclopées: la duchesse du Lude
a été à Verneuil, elle est maintenant à Versailles. MONSEIGNEUR y arriva
dimanche; le roi le reçut au bois de Boulogne; madame la Dauphine,
MONSIEUR, MADAME, madame de Bourbon, madame la princesse de Conti,
madame de Guise, dans le carrosse. MONSEIGNEUR descendit, le roi voulut
descendre aussi; MONSEIGNEUR lui embrassa les genoux; le roi lui dit: Ce
n'est pas ainsi que je veux vous embrasser; vous méritez que ce soit
autrement. Et sur cela bras dessus et bras dessous, avec tendresse de
part et d'autre; et puis MONSEIGNEUR embrassa toute la carrossée et prit
la huitième place. M. le chevalier pourra vous en dire davantage. Je
crois que vous savez présentement avec quelle facilité le roi vous a
accordé ce que vous demandiez pour Avignon: ainsi, ma très-chère, il
faut remettre à une autre fois la partie que vous aviez faite de vous
pendre.

J'ai gardé ma maison: j'ai eu d'abord M. de Pomponne, qui vous aime et
vous admire, car vos louanges sont inséparables du souvenir qu'on a de
vous. Ensuite madame la présidente Croiset, M. le président Rossignol;
et nous voilà à recommencer vos louanges et votre procès. J'ai vu
Saint-Hérem, qui vous fait mille compliments sur la contusion, et vous
remercie des vôtres sur la culbute de son fils; il se trouvera fort bien
de la marmite renversée de M. de la Rochefoucauld[677]; cette abondance
le faisait mourir. Adieu, ma très-chère et très-aimable, je m'en vais me
coucher pour vous plaire, comme vous évitez d'être noyée pour me faire
plaisir. Il n'y a rien dont je puisse vous être plus obligée que de la
conservation de votre santé. Je vous mandais hier, ce me semble, que vos
chaleurs et vos cousins me faisaient bien voir que nous n'avions pas le
même soleil: il gelait la semaine passée à pierre fendre; il a neigé sur
cela, de sorte qu'hier on ne se soutenait pas; il pleut présentement à
verse, et nous ne savons pas s'il y a un soleil au monde.


  [676] Marie-Blanche d'Adhémar, religieuse au couvent de la Visitation
  d'Aix.

  [677] Il avait réformé sa table.



270.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 5 décembre 1688.

Vous apprendrez aujourd'hui, ma fille, que le roi nomma hier
soixante-quatorze chevaliers du Saint-Esprit, dont je vous envoie la
liste. Comme il a fait l'honneur à M. de Grignan de le mettre du nombre,
et que vous allez recevoir cent mille compliments, gens de meilleur
esprit que moi vous conseillent de ne rien dire ni écrire qui puisse
blesser aucun de vos camarades. On vous conseille aussi d'écrire à M. de
Louvois, et de lui dire que l'honneur qu'il vous a fait de demander de
vos nouvelles à votre courrier vous met en droit de le remercier; et
qu'aimant à croire, au sujet de la grâce que le roi vient de faire à M.
de Grignan, qu'il y a contribué au moins de son approbation, vous lui en
faites encore un remercîment. Vous tournerez cela mieux que je ne
pourrais faire: cette lettre sera sans préjudice de celles que doit
écrire M. de Grignan. Voici les circonstances de ce qui s'est passé. Le
roi dit à M. le Grand[678]: Accommodez-vous pour le rang avec le comte
de Soissons[679]. Vous remarquerez que le fils de M. le Grand est de
promotion, et que c'est une chose contre les règles ordinaires. Vous
saurez aussi que le roi dit aux ducs qu'il avait lu leur écrit, et qu'il
avait trouvé que la maison de Lorraine les avait précédés en plusieurs
occasions: ainsi voilà qui est décidé. M. le Grand parla donc à M. le
comte de Soissons: ils proposèrent de tirer au sort: Pourvu, dit le
comte, que, si vous gagnez, je passe entre vous et votre fils[680]. M.
le Grand ne l'a pas voulu; en sorte que M. le comte de Soissons n'est
point chevalier. Le roi demanda à M. de la Trémouille quel âge il avait;
il dit qu'il avait trente-trois ans: le roi lui a fait grâce de deux
ans. On assure que cette grâce, qui offense un peu la principauté[681],
n'a pas été sentie comme elle le devait. Cependant il est le premier des
ducs, suivant le rang de son duché. Le roi a parlé à M. de Soubise, et
lui a dit qu'il lui offrait l'ordre; mais que, n'étant point duc, il
irait après les ducs: M. de Soubise l'a remercié de cet honneur, et a
demandé seulement qu'il fût fait mention sur les registres de l'ordre,
et de l'offre, et du refus, pour des raisons de famille; cela est
accordé. Le roi dit tout haut: «On sera surpris de M. d'Hocquincourt, et
lui le premier, car il ne m'en a jamais parlé: mais je ne dois point
oublier que quand son père quitta mon service, son fils se jeta dans
Péronne, et défendit la ville contre son père.» Il y a bien de la bonté
dans un tel souvenir. Après que les soixante-treize eurent été remplis,
le roi se souvint du chevalier de Sourdis, qu'il avait oublié: il
redemanda la liste, il rassembla le chapitre, et dit qu'il allait faire
une chose contre l'ordre, parce qu'il y aurait cent et un chevaliers;
mais qu'il croyait qu'on trouverait comme lui qu'il n'y avait pas moyen
d'oublier M. de Sourdis, et qu'il méritait bien ce passe-droit: voilà un
oubli bien obligeant. Ils furent donc tous nommés à Versailles; la
cérémonie se fera le premier jour de l'an; le temps est court: plusieurs
sont dispensés de venir, vous serez peut-être du nombre. Le chevalier
s'en va à Versailles pour remercier Sa Majesté.

L'abbé Têtu vous fait toutes sortes de compliments. Madame de Coulanges
veut écrire à M. de Grignan: elle était hier trop jolie avec le père
Gaillard; elle ne voulait que M. de Grignan; c'était son _cordon bleu_;
c'est comme lui qu'elle les veut: tout lui était indifférent, pourvu que
le roi, disait-elle, vous eût rendu cette justice. Le chevalier en riait
de bon cœur, entendant, à travers cette approbation, l'improbation de
quelques autres.


  [678] Louis de Lorraine, comte d'Armagnac, grand écuyer de France.

  [679] Louis-Thomas de Savoie, comte de Soissons.

  [680] Henri de Lorraine, comte de Brienne.

  [681] Les princes peuvent être chevaliers de l'ordre à vingt-cinq ans.



271.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 8 décembre 1688.

Ce petit fripon, après nous avoir mandé qu'il n'arriverait qu'hier
mardi, arriva comme un petit étourdi avant-hier, à sept heures du soir,
que je n'étais pas revenue de la ville. Son oncle le reçut, et fut ravi
de le voir; et moi, quand je revins, je le trouvai tout gai, tout joli,
qui m'embrassa cinq ou six fois de très-bonne grâce; il me voulait
baiser les mains, je voulais baiser ses joues, cela faisait une
contestation: je pris enfin possession de sa tête; je le baisai à ma
fantaisie: je voulus voir sa contusion; mais comme elle est, ne vous
déplaise, à la cuisse gauche, je ne trouvai pas à propos de lui faire
mettre chausses bas. Nous causâmes le soir avec ce petit compère; il
adore votre portrait, il voudrait bien voir sa chère maman: mais la
qualité de guerrier est si sévère, qu'on n'oserait rien proposer. Je
voudrais que vous lui eussiez entendu conter négligemment sa contusion,
et la vérité du peu de cas qu'il en fit, et du peu d'émotion qu'il en
eut, lorsque dans la tranchée tout en était en peine. Au reste, ma chère
enfant, s'il avait retenu vos leçons, et qu'il se fût tenu droit, il
était mort: mais, suivant sa bonne coutume, étant assis sur la
banquette, il était penché sur le comte de Guiche, avec qui il causait.
Vous n'eussiez jamais cru, ma fille, qu'il eût été si bon d'être un peu
de travers. Nous causons avec lui sans cesse, nous sommes ravis de le
voir, et nous soupirons que vous n'ayez point le même plaisir. M. et
madame de Coulanges vinrent le voir le lendemain matin: il leur a rendu
leur visite; il a été chez M. de Lamoignon: il cause, il répond; enfin,
c'est un autre garçon. Je lui ai un peu conté comment il faut parler des
cordons bleus: comme il n'est question d'autre chose, il est bon de
savoir ce qu'on doit dire, pour ne pas aller donner à travers des
décisions naturelles qui sont sur le bord de la langue: il a fort bien
entendu tout cela. Je lui ai dit que M. de Lamoignon, accoutumé au
caquet du petit Broglio[682], ne s'accommoderait pas d'un silencieux;
il a fort bien causé: il est, en vérité, fort joli. Nous mangeons
ensemble, ne vous mettez point en peine; le chevalier prend le marquis,
et moi M. du Plessis, et cela nous fait un jeu. Versailles nous
séparera, et je garderai M. du Plessis. J'approuve fort le bon augure
d'avoir été préservé par son épée. Au reste, ma très-chère, si vous
aviez été ici, nous aurions fort bien pu aller à Livry: j'en suis, en
vérité, la maîtresse, comme autrefois. Je vous remercie d'y avoir pensé.
Je me pâme de rire de votre sotte bête de femme, qui ne peut pas
_jouer_, que le roi d'Angleterre n'ait gagné une bataille: elle devrait
être armée jusque-là comme une amazone, au lieu de porter le violet et
le blanc, comme j'en ai vu. Pauline n'est donc pas parfaite? tant mieux,
vous vous divertirez à la repétrir: menez-la doucement: l'envie de vous
plaire fera plus que toutes les gronderies. Toutes mes amies ne cessent
de vous aimer, de vous estimer, de vous louer; cela redouble l'amitié
que j'ai pour elles. J'ai mes poches pleines de compliments pour vous.
L'abbé de Guénégaud s'est mis ce matin à vous bégayer un compliment à un
tel excès, que je lui ai dit: Monsieur l'abbé, finissez donc, si vous
voulez qu'il soit achevé avant la cérémonie[683]. Enfin, ma chère
enfant, il n'est question que de vous et de vos Grignans. J'ai trouvé,
comme vous, le mois de novembre assez long, assez plein de grands
événements; mais je vous avoue que le mois d'octobre m'a paru bien plus
long et plus ennuyeux; je ne pouvais du tout m'accoutumer à ne point
vous trouver à tout moment: ce temps a été bien douloureux; votre enfant
a fait de la diversion dans le mois passé. Enfin je ne vous dirai plus,
Il reviendra; vous ne le voulez pas: vous voulez qu'on vous dise, Le
voilà. Oh! tenez donc, le voilà lui-même en personne.


  _Le marquis de Grignan._

  _Si ce n'est lui-même, c'est donc son frère, ou bien quelqu'un des
  siens._ Me voilà donc arrivé, madame; et songez que j'ai été voir de
  mon chef M. de Lamoignon, madame de Coulanges et madame de Bagnols.
  N'est-ce pas l'action d'un homme qui revient de trois siéges? J'ai
  causé avec M. de Lamoignon auprès de son feu; j'ai pris du café avec
  madame de Bagnols; j'ai été coucher chez un baigneur: autre action de
  grand homme. Vous ne sauriez croire la joie que j'ai d'avoir une si
  belle compagnie, je vous en ai l'obligation: je l'irai voir quand elle
  passera à Châlons. Voilà donc déjà une bonne compagnie, un bon
  lieutenant, un bon maréchal des logis: pour le capitaine, il est
  encore jeune, mais j'en réponds. Adieu, madame; permettez-moi de vous
  baiser les deux mains bien respectueusement.


  [682] Le fils aîné de Victor-Maurice, comte de Broglio, maréchal de
  France, tué au siége de Charleroi en 1693. C'était le neveu de M. de
  Lamoignon.

  [683] C'est-à-dire, avant le premier de l'an 1689.



272.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 10 décembre 1688.

Je ne réponds à rien aujourd'hui; car vos lettres ne viennent que fort
tard, et c'est le lundi que je réponds à deux. Le marquis est un peu
cru, mais ce n'est pas assez pour se récrier: sa taille ne sera point
comme celle de son père, il n'y faut pas penser; du reste, il est fort
joli, répondant bien à tout ce qu'on lui demande, et comme un homme de
bon sens, et comme ayant regardé et voulu s'instruire dans sa campagne:
il y a dans tous ses discours une modestie et une vérité qui nous
charment. M. du Plessis est fort digne de l'estime que vous avez pour
lui. Nous mangeons tous ensemble fort joliment, nous réjouissant des
entreprises injustes que nous faisons quelquefois les uns sur les
autres: soyez en repos sur cela, n'y pensez plus, et laissez-moi la
honte de trouver qu'_un roitelet sur moi soit un pesant fardeau_[684].
J'en suis affligée, mais il faut céder à la grande justice de payer ses
dettes; et vous comprenez cela mieux que personne; vous êtes même assez
bonne pour croire que je ne suis pas naturellement avare, et que je n'ai
pas dessein de rien amasser. Quand vous êtes ici, ma chère bonne, vous
parlez si bien à votre fils, que je n'ai qu'à vous admirer; mais, en
votre absence, je me mêle de lui apprendre les manéges des conversations
ordinaires qu'il est important de savoir; il y a des choses qu'il ne
faut pas ignorer. Il serait ridicule de paraître étonné de certaines
nouvelles sur quoi l'on raisonne; je suis assez instruite de ces
bagatelles. Je lui prêche fort aussi l'attention à ce que les autres
disent, et la présence d'esprit pour l'entendre vite, et y répondre:
cela est tout à fait capital dans le monde. Je lui parle des prodiges de
présence d'esprit que Dangeau nous contait l'autre jour; il les admire,
et je pèse sur l'agrément et sur l'utilité même de cette sorte de
vivacité. Enfin, je ne suis point désapprouvée par M. le chevalier. Nous
parlons ensemble de la lecture, et du malheur extrême d'être livré à
l'ennui et à l'oisiveté; nous disons que c'est la paresse d'esprit qui
ôte le goût des bons livres, et même des romans: comme ce chapitre nous
tient au cœur, il recommence souvent. Le petit d'Auvergne[685] est
amoureux de la lecture; il n'avait pas un moment de reposa l'armée,
qu'il n'eût un livre à la main; et Dieu sait si M. du Plessis et nous
faisons valoir cette passion si noble et si belle! Nous voulons être
persuadés que le marquis en sera susceptible; nous n'oublions rien, du
moins, pour lui inspirer un goût si convenable. M. le chevalier est plus
utile à ce petit garçon qu'on ne peut se l'imaginer; il lui dit toujours
les meilleures choses du monde sur les grosses cordes de l'honneur et de
la réputation, et prend un soin de ses affaires, dont vous ne sauriez
trop le remercier. Il entre dans tout, il se mêle de tout, et veut que
le marquis ménage lui-même son argent; qu'il écrive, qu'il suppute,
qu'il ne dépense rien d'inutile: c'est ainsi qu'il tâche de lui donner
son esprit de règle et d'économie, et de lui ôter un air de _grand
seigneur_, de _qu'importe_, d'_ignorance_ et d'_indifférence_, qui
conduit fort droit à toutes sortes d'injustices, et enfin à l'hôpital.
Voyez s'il y a une obligation pareille à celle d'élever votre fils dans
ces principes. Pour moi, j'en suis charmée, et trouve bien plus de
noblesse à cette éducation qu'aux autres. M. le chevalier a un peu de
goutte: il ira demain, s'il peut, à Versailles; il vous rendra compte de
vos affaires. Vous savez présentement que vous êtes chevaliers de
l'ordre: c'est une fort belle et agréable chose au milieu de votre
province, dans le service actuel; et cela siéra fort bien à la belle
taille de M. de Grignan; au moins n'y aura-t-il personne qui lui dispute
en Provence, car il ne sera pas envié de monsieur son oncle[686]; cela
ne sort point de la famille.

La Fayette vient de sortir d'ici; il a causé une heure d'un des amis de
mon petit marquis: il en a conté de si grands ridicules, que le
chevalier se croit obligé d'en parler à son père, qui est son ami. Il a
fort remercié la Fayette de cet avis, parce qu'en effet il n'y a rien de
si important que d'être en bonne compagnie; et que souvent, sans être
ridicule, on est ridiculisé par ceux avec qui on se trouve: soyez en
repos là-dessus; le chevalier y donnera bon ordre. Je serai bien fâchée
s'il ne peut pas, dimanche, présenter son neveu; cette goutte est un
étrange rabat-joie. Au reste, ma fille, pensiez-vous que Pauline dût
être parfaite? Elle n'est pas douce dans sa chambre: il y a bien des
gens fort aimés, fort estimés, qui ont eu ce défaut; je crois qu'il vous
sera aisé de l'en corriger; mais gardez-vous surtout de vous accoutumer
à la gronder et à l'humilier. Toutes mes amies me chargent très-souvent
de mille amitiés, de mille compliments pour vous. Madame de Lavardin
vint hier ici me dire qu'elle vous estimait trop pour vous faire _un
compliment_; mais qu'elle vous embrassait de tout son cœur, et ce grand
comte de Grignan; voilà ses paroles. Vous avez grande raison de l'aimer.

Voici un fait. Madame de Brinon[687], l'âme de Saint-Cyr, l'amie intime
de madame de Maintenon, n'est plus à Saint-Cyr; elle en sortit il y a
quatre jours: madame de Hanovre, qui l'aime, la ramena à l'hôtel de
Guise, où elle est encore. Elle ne paraît point mal avec madame de
Maintenon; car elle envoie tous les jours savoir de ses nouvelles; cela
augmente la curiosité de savoir quel est donc le sujet de sa disgrâce.
Tout le monde en parle tout bas, sans que personne en sache davantage;
si cela vient à s'éclaircir, je vous le manderai.


  [684] _Voyez_ la fable du _Chêne et du roseau_.

  [685] François-Égon de la Tour, dit le _prince d'Auvergne_.

  [686] M. l'archevêque d'Arles.

  [687] Supérieure de Saint-Cyr, femme de beaucoup de talent, mais
  ambitieuse.



273.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 24 décembre 1688.

Le marquis a été seul à Versailles, il s'y est fort bien comporté; il a
dîné chez M. du Maine, chez M. de Montausier, soupé chez madame
d'Armagnac, fait sa cour à tous les levers et à tous les couchers.
MONSEIGNEUR lui a fait donner le bougeoir; enfin, le voilà jeté dans le
monde, et il y fait fort bien. Il est à la mode, et jamais il n'y eut de
si heureux commencements, ni une si bonne réputation; car je ne finirais
point, si je voulais vous nommer tous ceux qui en disent du bien. Je ne
me console point que vous n'ayez pas le plaisir de le voir et de
l'embrasser, comme je fais tous les jours.

Mais ne semble-t-il pas, à me voir causer tranquillement avec vous, que
je n'aie rien à vous mander? Écoutez, écoutez, voici une petite nouvelle
qui ne vaut pas la peine d'en parler. La reine d'Angleterre et le prince
de Galles, sa nourrice et une remueuse uniquement, seront ici au premier
jour. Le roi leur a envoyé ses carrosses sur le chemin de Calais, où
cette reine arriva mardi dernier, 21 de ce mois, conduite par M. de
Lauzun. Voici le détail que M. Courtin, revenant de Versailles, nous
conta hier chez madame de la Fayette. Vous avez su comme M. de Lauzun se
résolut, il y a cinq ou six semaines, d'aller en Angleterre; il ne
pouvait faire un meilleur usage de son loisir: il n'a point abandonné
le roi d'Angleterre, pendant que tout le monde le trahissait et
l'abandonnait. Enfin, dimanche dernier, 19 de ce mois, le roi, qui avait
pris sa résolution, se coucha avec la reine, chassa tous ceux qui le
servent encore; et une heure après se releva, pour ordonner à un valet
de chambre de faire entrer un homme qu'il trouverait à la porte de
l'antichambre; c'était M. de Lauzun. Le roi lui dit: «Monsieur, je vous
confie la reine et mon fils; il faut tout hasarder, et tâcher de les
conduire en France.» M. de Lauzun le remercia, comme vous pouvez penser;
mais il voulut mener avec lui un gentilhomme d'Avignon, nommé
Saint-Victor, que l'on connaît, qui a beaucoup de courage et de mérite.
Ce fut Saint-Victor qui prit dans son manteau le petit prince, qu'on
disait être à Portsmouth, et qui était caché dans le palais. M. de
Lauzun donna la main à la reine: vous pouvez jeter un regard sur l'adieu
qu'elle fit au roi; et, suivie de ces deux femmes que je vous ai
nommées, ils allèrent dans la rue prendre un carrosse de louage. Ils se
mirent ensuite dans un petit bateau le long de la rivière, où ils eurent
un si gros temps, qu'ils ne savaient où se mettre. Enfin, à l'embouchure
de la Tamise, ils entrèrent dans un yacht, M. de Lauzun auprès du
patron, en cas que ce fût un traître, pour le jeter dans la mer. Mais
comme le patron ne croyait mener que des gens du commun, comme il en
passe fort souvent, il ne songeait qu'à passer tout simplement au milieu
de cinquante bâtiments hollandais, qui ne regardaient seulement pas
cette petite barque; et, ainsi protégée du ciel, et à couvert de sa
mauvaise mine, elle aborda heureusement à Calais, où M. de Charost reçut
la reine avec tout le respect que vous pouvez penser. Le courrier arriva
hier à midi au roi, qui conta toutes ces particularités; et en même
temps on donne ordre aux carrosses du roi d'aller au-devant de cette
reine, pour l'amener à Vincennes, que l'on fait meubler. On dit que Sa
Majesté ira au-devant d'elle. Voilà le premier tome du roman, dont vous
aurez incessamment la suite. On vient de nous assurer que, pour achever
la beauté de l'aventure, M. de Lauzun, après avoir mis la reine et le
prince en sûreté entre les mains de M. de Charost, a voulu retourner en
Angleterre avec Saint-Victor, pour courir la triste et cruelle fortune
de ce roi: j'admire l'étoile de M. de Lauzun, qui veut encore rendre son
nom éclatant, quand il semble qu'il soit tout à fait enterré. Il avait
porté vingt mille pistoles au roi d'Angleterre. En vérité, ma chère
fille, voilà une jolie action, et d'une grande hardiesse; et ce qui
l'achève, c'est d'être retourné dans un pays où, selon toutes les
apparences, il doit périr, soit avec le roi, soit par la rage qu'ils
auront du coup qu'il leur vient de faire. Je vous laisse rêver sur ce
roman, et vous embrasse, ma chère enfant, avec une sorte d'amitié qui
n'est pas ordinaire.



274.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 29 décembre 1688.

Voici donc ce mercredi si terrible, où vous me priez de négliger un peu
ma chère fille; mais ignorez-vous que ce qui me console de mes fatigues,
c'est de lui écrire et de causer un peu avec elle? Je me souviens assez
de Provence et d'Aix, et je sais assez le sujet que vous avez de vous
plaindre de l'élection (_des consuls_) qui fut faite le jour de
Saint-André, pour approuver extrêmement que vous l'ayez fait casser par
le parlement. J'ai vu le père Gaillard[688], qui en est fort aise; il
parlera à M. de Croissi, et fera renvoyer toute l'affaire à M. de
Grignan. On ne saurait se venger plus honnêtement, et d'une manière qui
doive mieux guérir et corriger de la fantaisie de vous déplaire. J'en
fais mon compliment à M. Gaillard; je suis vraiment flattée de la pensée
d'avoir ma place dans une si bonne tête; je ne saurais oublier ses
regards si pleins de feu et d'esprit. Ne causez-vous pas quelquefois
avec lui?

Je comprends, ma chère enfant, cet ouvrage de deux mois, que vous avez à
faire cet hiver à Aix; il paraît grand et difficile, à le regarder tout
d'une vue: mais quand vous serez en train d'aller et de travailler,
étant tous les jours si accablée de devoirs et d'écritures, vous
trouverez que, malgré l'ennui et la fatigue, les jours ne laissent pas
de s'écouler fort vite. J'en ai passé de bien douloureux, sans compter
les mauvaises nuits; et cependant rien n'empêchait le temps de courir:
ce qui est de vrai, c'est qu'au bout de trois mois, on croit qu'il y a
trois ans qu'on est séparé. Si vous voulez m'en croire, vous demeurerez
fort bien à Aix jusqu'à Pâques; le carême y est plus doux qu'à Grignan.
La bise de Grignan, qui vous fait avaler la poudre de tous les bâtiments
de vos prélats, _me_ fait mal _à votre poitrine_[689], et me paraît un
petit camp de Maintenon[690]. Vous ferez de ces pensées tout ce que
vous voudrez; pour moi, je ne souhaite au monde que de pouvoir
travailler avec ma chère bonne, et achever ma vie en l'aimant, et en
recevant les tendres et _pieuses_ marques de son amitié; car vous me
paraissez _le pieux Énée_ en femme.

J'ai vu Sanzei; je l'ai embrassé pour vous; il s'est mis à genoux, il
m'a baisé les pieds; je vous mande ses folies, comme celles de don
Quichotte: il n'est plus mousquetaire, il est lieutenent de dragons: il
a parlé au roi, qui lui a dit que, s'il servait avec application, on
aurait soin de lui. Voilà où il lui serait bien nécessaire d'être un peu
_monsieur du pied de la lettre_. Vous ne sauriez croire comme cette
qualité, qui nous faisait rire, est utile à votre enfant, et combien
elle contribue à composer sa bonne réputation; c'est un air, c'est une
mode d'en dire du bien. Madame de Verneuil, qui est revenue, commença
hier par là, et vous fit ensuite mille amitiés et mille compliments. Je
crois que mademoiselle de Coislin[691] sera enfin madame d'Enrichemont.

Madame de Coulanges, que j'ai vue ce matin chez la Bagnols, m'a dit
qu'elle avait reçu votre réponse, et qu'elle me la montrerait ce soir
chez l'abbé Têtu. Vous voilà donc quitte de cette réponse; mais vous me
faites grand'pitié de répondre ainsi seule à cent personnes qui vous
ont écrit: cette mode est cruelle en France. Mais que vous dirai-je
d'Angleterre, où les modes et les manières sont encore plus fâcheuses?
M. de Lamoignon a mandé à M. le chevalier que le roi d'Angleterre était
arrivé à Boulogne; un autre dit à Brest; un autre dit qu'il est arrêté
en Angleterre; un autre, qu'il est péri dans les horribles tempêtes
qu'il y a eu sur la mer: voilà de quoi choisir. Il est sept heures; M.
le chevalier ne fermera son paquet qu'au bel air de onze heures; s'il
sait quelque chose de plus assuré, il vous le mandera. Ce qui est
très-certain, c'est que la reine ne veut point sortir de Boulogne,
qu'elle n'ait des nouvelles de son mari; elle pleure, et prie Dieu sans
cesse. Le roi était hier fort en peine de Sa Majesté Britannique. Voilà
une grande scène: nous sommes attentifs à la volonté des dieux,

  ........ Et nous voulons apprendre
  Ce qu'ils ont ordonné du beau-père et du gendre[692].

Je reprends ma lettre, je viens de la chambre de M. le chevalier. Jamais
il ne s'est vu un jour comme celui-ci: on dit quatre choses différentes
du roi d'Angleterre, et toutes quatre par de bons auteurs. Il est à
Calais; il est à Boulogne; il est arrêté en Angleterre; il est péri dans
son vaisseau; un cinquième dit à Brest; et tout cela tellement brouillé,
qu'on ne sait que dire. M. Courtin d'une façon, M. de Reims d'une autre,
M. de Lamoignon d'une autre. Les laquais vont et viennent à tout moment.
Je dis donc adieu à ma chère fille, sans pouvoir lui rien dire de
positif, sinon que je l'aime comme le mérite son cœur, et comme le veut
mon inclination, qui me fait courir dans ce chemin à bride abattue.


  [688] Célèbre jésuite qui prenait part à cette affaire par rapport à
  M. de Gaillard son frère, homme de mérite et de beaucoup d'esprit.

  [689] La mère ne pouvait exprimer plus laconiquement, ni avec plus
  d'énergie, le mal qu'elle souffrait quand elle craignait pour la
  poitrine de sa fille.

  [690] Louvois, qui avait eu la surintendance des bâtiments, imagina,
  pour plaire à son maître, qu'on pourrait faire venir la rivière d'Eure
  jusqu'à Versailles, dont les fontaines ne s'alimentaient que des eaux
  fétides d'un étang. Il fallait détourner cette rivière dans un espace
  de onze lieues. Il fallait surtout joindre deux montagnes vis-à-vis
  Maintenon. On employa trente mille hommes de l'armée à ces travaux.
  Les maladies détruisirent en grande partie ce camp. Le projet fut
  depuis abandonné, et n'a jamais été repris.

  [691] Madeleine-Armande du Cambout de Coislin, mariée le 10 avril
  suivant à Maximilien de Béthune, duc de Sully, prince d'Enrichemont.

  [692] _La Mort de Pompée_, tragédie de Corneille.



275.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 3 janvier 1689.

Votre cher enfant est arrivé ce matin; nous avons été ravis de le voir,
et M. du Plessis: nous étions à table; ils ont dîné miraculeusement sur
notre dîner, qui était déjà un peu endommagé. Mais que n'avez-vous pu
entendre tout ce que le marquis nous a dit de la beauté de sa compagnie!
Il s'informa d'abord si la compagnie était arrivée, et ensuite si elle
était belle: Vraiment, monsieur, lui dit-on, elle est toute des plus
belles; _c'est une vieille compagnie_ qui vaut bien mieux que _les
nouvelles_. Vous pouvez penser ce que c'est qu'une telle louange à
quelqu'un qu'on ne savait pas qui en fût le capitaine. Notre enfant fut
transporté le lendemain de voir cette belle compagnie à cheval, ces
hommes faits exprès, choisis par vous qui êtes la bonne connaisseuse,
ces chevaux jetés dans le même moule. Ce fut pour lui une véritable
joie, à laquelle M. de Châlons[693] et madame de Noailles (_sa mère_)
prirent part: il a été reçu de ces saintes personnes comme le fils de M.
de Grignan. Mais quelle folie de vous parler de tout cela! c'est
l'affaire du marquis.

Je voulais vous demander des nouvelles de madame d'Oppède, et justement
vous m'en dites: il me paraît que c'est une bonne compagnie que vous
avez de plus, et peut-être l'unique. Pour M. d'Aix, je vous avoue que je
ne croirais pas les Provençaux sur son sujet. Je me souviens fort bien
qu'ils se font valoir et ne subsistent que sur les dits et redits, et
les avis qu'ils donnent toujours pour animer et trouver de l'emploi. Il
n'en faut pas tout à fait croire aussi M. d'Aix: cependant le moyen de
penser qu'un homme _toute sa vie courtisan_, et qui renie chrême et
baptême, qui ne se soucie point des intrigues des consuls, voulût se
déshonorer devant Dieu et devant les hommes par de faux serments? Mais
c'est à vous d'en juger sur les lieux.

La cérémonie de vos _frères_ fut donc faite le jour de l'an à
Versailles. Coulanges en est revenu, qui vous rend mille grâces de votre
jolie réponse: j'ai admiré toutes les pensées qui vous viennent, et
comme cela est tourné et juste sur ce qu'on vous a écrit. Il m'a conté
que l'on commença dès le vendredi, comme je vous l'ai dit: ces premiers
étaient profès avec de beaux habits et leurs colliers: deux maréchaux de
France étaient demeurés pour le samedi. Le maréchal de Bellefonds était
totalement ridicule, parce que, par modestie et par mine indifférente,
il avait négligé de mettre des rubans au bas de ses chausses de page, de
sorte que c'était une véritable nudité. Toute la troupe était
magnifique, M. de la Trousse des mieux; il y eut un embarras dans sa
perruque, qui lui fit passer ce qui était à côté assez longtemps
derrière, de sorte que sa joue était fort découverte; il tirait toujours
ce qui l'embarrassait qui ne voulait pas venir; cela fit un petit
chagrin. Mais, sur la même ligne, M. de Montchevreuil et M. de Villars
s'accrochèrent l'un à l'autre d'une telle furie; les épées, les rubans,
les dentelles, les clinquants, tout se trouva tellement mêlé, brouillé,
embarrassé, toutes les petites parties crochues[694] étaient si
parfaitement entrelacées, que nulle main d'homme ne put les séparer;
plus on y tâchait, plus on les brouillait, comme les anneaux des armes
de Roger. Enfin, toute la cérémonie, toutes les révérences, tout le
manége demeurant arrêté, il fallut les arracher de force, et le plus
fort l'emporta. Mais ce qui déconcerta entièrement la gravité de la
cérémonie, ce fut la négligence du bon M. d'Hocquincourt, qui était
tellement habillé comme les Provençaux et les Bretons, que ses chausses
de page étant moins commodes que celles qu'il avait d'ordinaire, sa
chemise ne voulait jamais y demeurer, quelque prière qu'il lui en fît;
car, sachant son état, il tâchait incessamment d'y donner ordre, et ce
fut toujours inutilement; de sorte que madame la Dauphine ne put tenir
plus longtemps les éclats de rire; ce fut une grande pitié; la majesté
du roi en pensa être ébranlée, et jamais il ne s'était vu, dans les
registres de l'ordre, l'exemple d'une telle aventure. Il est certain, ma
chère bonne, que si j'avais eu mon gendre dans cette cérémonie, j'y
aurais été avec ma chère fille. Il y avait bien des places de reste,
tout le monde ayant cru qu'on s'y étoufferait, et c'était comme à ce
carrousel. Le lendemain, toute la cour brillait de cordons bleus; toutes
les belles tailles, et les jeunes gens par-dessus les justaucorps, les
autres dessous. Vous aurez à choisir, tout au moins en qualité de belle
taille. On m'a dit qu'on manderait aux absents de prendre le cordon que
le roi leur envoie avec la croix: c'est à M. le chevalier à vous le
mander. Voilà le chapitre des cordons bleus épuisé.

Le roi d'Angleterre a été pris, dit-on, en faisant le chasseur et
voulant se sauver. Il est à Whitehall[695]. Il a son capitaine des
gardes, ses gardes, des milords à son lever; mais tout cela est fort
bien gardé. Le prince d'Orange à Saint-James[696], qui est de l'autre
côté du jardin. On tiendra le parlement: Dieu conduise cette barque! La
reine d'Angleterre sera ici mercredi; elle vient à Saint-Germain, pour
être plus près du roi et de ses bontés.

L'abbé Têtu est toujours très-digne de pitié; fort souvent l'opium ne
lui fait rien; et quand il dort un peu, c'est d'accablement, parce qu'on
a doublé la dose. Je fais vos compliments partout où vous le souhaitez;
les veuves vous sont acquises, et sur la terre et dans le troisième
ciel. Je fus le jour de l'an chez madame Croiset; j'y trouvai Rubentel,
qui me dit des biens solides de votre enfant, et de sa réputation
naissante, et de sa bonne volonté, et de sa hardiesse à Philisbourg. On
assure que M. de Lauzun a été trois quarts d'heure avec le roi: si cela
continue, vous jugez bien qu'il voudra le ravoir.


  [693] Louis-Antoine de Noailles, évêque de Châlons-sur-Marne, puis
  archevêque de Paris et cardinal.

  [694] Allusion aux atomes crochus qui, suivant Épicure, forment les
  parties élémentaires de la matière et de l'universalité des êtres.

  [695] Palais des rois d'Angleterre dans le faubourg de Westminster, à
  Londres.

  [696] Autre palais des rois d'Angleterre, voisin de Whitehall.



276.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, mercredi 5 janvier 1689.

Je menai hier mon marquis avec moi; nous commençâmes par chez M. de la
Trousse, qui voulut bien avoir la complaisance de se rhabiller, et en
novice et en profès, comme le jour de la cérémonie: ces deux sortes
d'habits sont fort avantageux aux gens bien faits. Une pensée frivole,
et sans regarder les conséquences, me fit regretter que la belle taille
de M. de Grignan n'eût point brillé dans cette fête. Cet habit de page
est fort joli: je ne m'étonne point que madame de Clèves aimât M. de
Nemours avec ses belles jambes».[697] Pour le manteau, c'est une
représentation de la majesté royale: il en a coûté huit cents pistoles à
la Trousse, car il a acheté le manteau. Après avoir vu cette belle
mascarade, je menai votre fils chez toutes les dames de ce quartier:
madame de Vaubecourt, madame Ollier le reçurent fort bien: il ira
bientôt de son chef.

La vie de saint Louis m'a jetée dans la lecture de Mézerai; j'ai voulu
voir les derniers rois de la seconde race; et je veux joindre Philippe
de Valois et le roi Jean: c'est un endroit admirable de l'histoire, et
dont l'abbé de Choisi a fait un livre qui se laisse fort bien lire. Nous
tâchons de cogner dans la tête de votre fils l'envie de connaître un peu
ce qui s'est passé avant lui; cela viendra; mais en attendant, il y a
bien des sujets de réflexion à considérer ce qui se passe présentement.
Vous allez voir, parla nouvelle d'aujourd'hui, comme le roi d'Angleterre
s'est sauvé de Londres, apparemment par la bonne volonté du prince
d'Orange. Les politiques raisonnent, et demandent s'il est plus
avantageux à ce roi d'être en France: l'un dit oui, car il est en
sûreté, et il ne courra pas le risque de rendre sa femme et son fils, ou
d'avoir la tête coupée; l'autre dit non, car il laisse le prince
d'Orange protecteur et adoré, dès qu'il y arrive naturellement et sans
crime. Ce qui est vrai, c'est que la guerre nous sera bientôt déclarée,
et que peut-être même nous la déclarerons les premiers. Si nous pouvions
faire la paix en Italie et en Allemagne, nous vaquerions à cette guerre
anglaise et hollandaise avec plus d'attention: il faut l'espérer, car ce
serait trop d'avoir des ennemis de tous côtés. Voyez un peu où me porte
le libertinage de ma plume! mais vous jugez bien que les conversations
sont pleines de ces grands événements.

Je vous conjure, ma chère fille, quand vous écrirez à M. de Chaulnes, de
lui dire que vous prenez part aux obligations que mon fils lui a; que
vous l'en remerciez; que votre éloignement extrême ne vous rend pas
insensible pour votre frère: ce sujet de reconnaissance est un peu
nouveau; c'est de le dispenser de commander le premier régiment de
milice qu'il fait lever en Bretagne. Mon fils ne peut envisager de
rentrer dans le service par ce côté-là; il en a horreur, et ne demande
que d'être oublié dans son pays. M. le chevalier approuve ce sentiment,
et moi aussi, je vous l'avoue: n'êtes-vous pas de cet avis, ma chère
enfant? Je fais grand cas de vos sentiments, qui sont toujours les bons,
principalement sur le sujet de votre frère. N'entrez point dans ce
détail; mais dites en gros que qui fait plaisir au frère en fait à la
sœur. M. de Momont est allé en Bretagne avec des troupes, mais si
soumis à M. de Chaulnes, que c'est une merveille. Ces commencements sont
doux, il faut voir la suite.

Je trouvai hier Choiseul avec son cordon; il est fort bien; ce serait
jouer de malheur de n'en pas rencontrer présentement cinq ou six tous
les jours. Vous ai-je dit que le roi a ôté la communion de la cérémonie?
Il y a longtemps que je le souhaitais; je mets quasi la beauté de cette
action avec celle d'empêcher les duels. Voyez en effet ce que c'eût été
de mêler cette sainte action avec les rires immodérés qu'excita la
chemise de M. d'Hocquincourt! Plusieurs pourtant firent leurs dévotions,
mais sans ostentation, et sans y être forcés. Nous allons vaquer
présentement à la réception de leurs Majestés anglaises, qui seront à
Saint-Germain. Madame la Dauphine aura un fauteuil devant cette reine,
quoiqu'elle ne soit pas reine, parce qu'elle en tient la place. Ma
fille, je vous souhaite à tout, je vous regrette partout, je vois tous
vos engagements, toutes vos raisons; mais je ne puis m'accoutumer à ne
point vous trouver où vous seriez si nécessaire: je m'attendris souvent
sur cette pensée. Mais il est temps de finir cette lettre tout en l'air,
et qui ne signifie rien; ne vous amusez point à y répondre;
conservez-vous, ayez soin de votre poitrine.


  [697] Allusion au roman de madame de la Fayette.



277.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  A Paris, le jour des Rois 1689.

Je commence par vous souhaiter une heureuse année, mon cher cousin:
c'est comme si je vous souhaitais la continuation de votre philosophie
chrétienne; car c'est ce qui fait le véritable bonheur. Je ne comprends
pas qu'on puisse avoir un moment de repos en ce monde, si l'on ne
regarde Dieu et sa volonté, où par nécessité il se faut soumettre. Avec
cet appui, dont on ne saurait se passer, on trouve de la force et du
courage pour soutenir les plus grands malheurs. Je vous souhaite donc,
mon cousin, la continuation de cette grâce; car c'en est une, ne vous y
trompez pas; ce n'est point dans nous que nous trouvons ces ressources.
Je ne veux donc plus repasser sur tout ce que vous deviez être et que
vous n'êtes pas: mon amitié et pour vous et pour moi n'en a que trop
souffert, il n'y faut plus penser. Dieu l'a voulu ainsi, et je souscris
à tout ce que vous me dites sur ce sujet. La cour est toute pleine de
cordons bleus; on ne fait point de visite qu'on n'en trouve quatre ou
cinq à chacune. Cet ornement ne saurait venir plus à propos pour faire
honneur au roi et à la reine d'Angleterre, qui arrivent aujourd'hui à
Saint-Germain. Ce n'est point à Vincennes, comme on disait. Ce sera
justement aujourd'hui la véritable fête des rois, bien agréable pour
celui qui protége et qui sert de refuge, et bien triste pour celui qui a
besoin d'un asile. Voilà de grands objets et de grands sujets de
méditation et de conversation. Les politiques ont beaucoup à dire. On ne
doute pas que le prince d'Orange n'ait bien voulu laisser échapper le
roi, pour se trouver sans crime maître d'Angleterre; et le roi de son
côté a eu raison de quitter la partie plutôt que de hasarder sa vie avec
un parlement qui a fait mourir le feu roi son père, quoiqu'il fût de
leur religion. Voilà de si grands événements, qu'il n'est pas aisé d'en
comprendre le dénoûment, surtout quand on a jeté les yeux sur l'état et
sur les dispositions de toute l'Europe. Cette même Providence, qui règle
tout, démêlera tout; nous sommes ici des spectateurs très-aveugles et
très-ignorants. Adieu, je vous embrasse, ma chère nièce; je la plains
d'être obligée de se faire saigner pour son mal d'yeux. Tenez, mon cher
Corbinelli, prenez la plume.


  _Monsieur de Corbinelli._

  Je commence, monsieur, comme madame de Sévigné, à vous souhaiter une
  bonne année, c'est-à-dire le repos de l'esprit et la santé du corps:

    —Mens sana in corpore sano,

  dit Juvénal, qui comprend tout le repos de la vie. J'ai été fâché de
  ne vous point voir dans la liste des chevaliers de l'ordre, comme
  d'une disposition dans le monde que Dieu aurait mise sans ma
  participation et sans mon consentement, c'est-à-dire que j'aurais
  changée si j'avais pu. Cette manière de philosophie sauve de ma colère
  imprudente toutes les causes secondes, et fait que je me résigne en un
  moment sur tout ce qui arrive à mes amis ou à moi. Je dis la même
  chose de la fuite du roi d'Angleterre, avec toute sa famille.
  J'interroge le Seigneur, et je lui demande s'il abandonne la religion
  catholique, en souffrant les prospérités du prince d'Orange, le
  protecteur des prétendus réformés, et puis je baisse les yeux. Adieu,
  monsieur; adieu, madame de Coligny, à qui je désire un fonds de
  philosophie chrétienne, capable de lui donner une parfaite indolence
  pour toutes les choses du monde: état capable de nous faire rois, et
  plus rois que ceux qui en portent la qualité.



278.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 10 janvier 1689.

Nous pensons souvent les mêmes choses, ma chère belle; je crois même
vous avoir mandé des Rochers ce que vous m'écrivez dans votre dernière
lettre sur le temps. Je consens maintenant qu'il avance; les jours n'ont
plus rien pour moi de si cher, ni de si précieux; je les sentais ainsi
quand vous étiez à l'hôtel de Carnavalet; je vous l'ai souvent dit, je
ne rentrais jamais sans une joie sensible, je ménageais les heures, j'en
étais avare: mais dans l'absence ce n'est plus cela, on ne s'en soucie
point, on les pousse même quelquefois; on espère, on avance dans un
temps auquel on aspire; c'est un ouvrage de tapisserie que l'on veut
achever; on est libérale des jours, on les jette à qui en veut. Mais, ma
chère enfant, je vous avoue que quand je pense tout d'un coup où me
conduit cette dissipation et cette magnificence d'heures et de jours, je
tremble, je n'en trouve plus d'assurés, et la raison me présente ce
qu'infailliblement je trouverai dans mon chemin. Ma fille, je veux finir
ces réflexions avec vous, et tâcher de les rendre bien solides pour moi.

L'abbé Têtu est dans une insomnie qui fait tout craindre. Les médecins
ne voudraient pas répondre de son esprit; il sent son état, et c'est une
douleur: il ne subsiste que par l'opium; il tâche de se divertir, de se
dissiper; il cherche des spectacles. Nous voulons l'envoyer à
Saint-Germain pour y voir établir le roi, la reine d'Angleterre et le
prince de Galles: peut-on voir un événement plus grand, et plus digne de
faire de grandes diversions? Pour la fuite du roi, il paraît que le
prince (_d'Orange_) l'a bien voulue. Le roi fut envoyé à Excester, où
il avait dessein d'aller: il était fort bien gardé par le devant de sa
maison, tandis que toutes les portes de derrière étaient libres et
ouvertes. Le prince n'a point songé à faire périr son beau-père; il est
dans Londres à la place du roi, sans en prendre le nom, ne voulant que
rétablir une religion qu'il croit bonne, et maintenir les lois du pays,
sans qu'il en coûte une goutte de sang: voilà l'envers tout juste de ce
que nous pensons de lui; ce sont des points de vue bien différents.
Cependant le roi fait pour ces Majestés anglaises des choses toutes
divines; car n'est-ce point être l'image du Tout-Puissant, que de
soutenir un roi chassé, trahi, abandonné comme il l'est? La belle âme du
roi se plaît à jouer ce grand rôle. Il fut au-devant de la reine avec
toute sa maison et cent carrosses à six chevaux. Quand il aperçut le
carrosse du prince de Galles, il descendit, et l'embrassa tendrement;
puis il courut au-devant de la reine, qui était descendue; il la salua,
lui parla quelque temps, la mit à sa droite dans son carrosse, lui
présenta MONSEIGNEUR et MONSIEUR qui furent aussi dans le carrosse, et
la mena à Saint-Germain, où elle se trouva toute servie comme la reine,
de toutes sortes de hardes, parmi lesquelles était une cassette
très-riche, avec six mille louis d'or. Le lendemain le roi d'Angleterre
devait arriver, le roi l'attendait à Saint-Germain, où il arriva tard,
parce qu'il venait de Versailles; enfin, le roi alla au bout de la salle
des gardes, au-devant de lui: le roi d'Angleterre se baissa fort, comme
s'il eût voulu embrasser ses genoux[698]; le roi l'en empêcha, et
l'embrassa à trois ou quatre reprises fort cordialement. Ils se
parlèrent bas un quart d'heure; le roi lui présenta MONSEIGNEUR,
MONSIEUR, les princes du sang, et le cardinal de Bonzi: il le conduisit
à l'appartement de la reine, qui eut peine à retenir ses larmes. Après
une conversation de quelques instants, Sa Majesté les mena chez le
prince de Galles, où ils furent encore quelque temps à causer, et les y
laissa, ne voulant point être reconduit, et disant au roi: «Voici votre
maison; quand j'y viendrai, vous m'en ferez les honneurs, et je vous les
ferai quand vous viendrez à Versailles.» Le lendemain, qui était hier,
madame la Dauphine y alla, et toute la cour. Je ne sais comme on aura
réglé les chaises des princesses, car elles en eurent à la reine
d'Espagne; et la reine mère d'Angleterre était traitée comme fille de
France: je vous manderai ce détail. Le roi envoya dix mille louis d'or
au roi d'Angleterre: ce dernier paraît vieilli et fatigué, la reine
maigre, et des yeux qui ont pleuré, mais beaux et noirs; un beau teint
un peu pâle; la bouche grande, de belles dents, une belle taille, et
bien de l'esprit; tout cela compose une personne qui plaît fort. Voilà
de quoi subsister longtemps dans les conversations publiques.

Le pauvre chevalier ne peut encore écrire, ni aller à Versailles, dont
nous sommes bien fâchés, car il y a mille affaires; mais il n'est point
malade; il soupa samedi avec madame de Coulanges, madame de Vauvineux,
M. de Duras et votre fils chez le lieutenant civil, où l'on but la santé
de la première et de la seconde, c'est-à-dire madame de la Fayette et
vous; car vous avez cédé à la date de l'amitié. Hier, madame de
Coulanges donna un très-joli souper aux goutteux; c'était l'abbé de
Marsillac, le chevalier de Grignan, M. de Lamoignon; la néphrétique
tient lieu de goutte; sa femme et _les Divines_ toujours pleines de
fluxions, moi en considération du rhumatisme que j'eus il y a douze ans,
Coulanges qui mérite la goutte. On causa fort: le petit homme chanta, et
fit un vrai plaisir à l'abbé de Marsillac, qui admirait et tâtonnait ses
paroles avec des tons et des manières qui faisaient souvenir de celles
de son père (_le duc de la Rochefoucauld_), au point d'en être touché.

M. de Lauzun n'est point retourné en Angleterre: il est logé à
Versailles: il est fort content: il a écrit à MADEMOISELLE; mais, dans
la colère où elle est contre lui, je doute qu'il réussisse à l'apaiser.
J'ai fait encore un chef-d'œuvre, j'ai été voir madame de Ricouart,
revenue depuis peu, très-contente d'être veuve. Vous n'avez qu'à me
donner vos reconnaissances à achever, comme vos romans; vous en
souvient-il? Je remercie l'aimable Pauline de sa lettre; je suis fort
assurée que sa personne me plairait: elle n'a donc pu trouver d'autre
alliance avec moi que _madame_? cela est bien sérieux. Adieu, ma chère
enfant; conservez votre santé, c'est-à-dire votre beauté, que j'aime
tant.


  [698] Voy. les _Mémoires de Dangeau_, t. I, p. 264.



279.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 14 janvier 1689.

Me voici, ma chère fille, après le dîner, dans la chambre du chevalier:
il est dans sa chaise, avec mille petites douleurs qui courent par toute
sa personne. Il a fort bien dormi, mais cet état de résidence et de ne
pouvoir sortir lui donne beaucoup de chagrins et de vapeurs; j'en suis
touchée, et j'en connais le malheur et les conséquences plus que
personne. Il fait un froid extrême; notre thermomètre est au dernier
degré, notre rivière est prise; il neige, et gèle et regèle en même
temps; on ne se soutient pas dans les rues; je garde notre maison et la
chambre du chevalier: si vous n'étiez point quinze jours à me répondre,
je vous prierais de me mander si je ne l'incommode point d'y être tout
le jour; mais comme le temps me presse, je le demande à lui-même, et il
me semble qu'il le veut bien. Voilà un froid qui contribue encore à ses
incommodités: ce n'est pas un de ces froids qu'il souhaite; il est
mauvais quand il est excessif.

J'ai fait souvenir M. de Lamoignon de la sollicitation que vous lui avez
faite pour M. B....; cet homme sentira de loin comme de près votre
reconnaissance. J'aime cette manière de n'avoir point de reconnaissances
passagères: je connais des gens qui non-seulement n'en ont point du
tout, mais qui mettent l'aversion et la rudesse à la place.

M. Gobelin est toujours à Saint-Cyr. Madame de Brinon est à Maubuisson,
où elle s'ennuiera bientôt: cette personne ne saurait durer en place;
elle a fait plusieurs conditions, changé de plusieurs couvents; son
grand esprit ne la met point à couvert de ce défaut. Madame de Maintenon
est fort occupée de la comédie qu'elle fait jouer par ses petites filles
(_de Saint-Cyr_); ce sera une fort belle chose, à ce que l'on dit. Elle
a été voir la reine d'Angleterre, qui, l'ayant fait attendre un moment,
lui dit qu'elle était fâchée d'avoir perdu ce temps de la voir et de
l'entretenir, et la reçut fort bien. On est content de cette reine; elle
a beaucoup d'esprit. Elle dit au roi, lui voyant caresser le prince de
Galles, qui est fort beau: «J'avais envié le bonheur de mon fils, qui ne
sent point ses malheurs; mais à présent je le plains de ne point sentir
les caresses et les bontés de Votre Majesté.» Tout ce qu'elle dit est
juste et de bon sens: son mari n'est pas de même; il a bien du courage,
mais un esprit commun, qui conte tout ce qui s'est passé en Angleterre
avec une insensibilité qui en donne pour lui. Il est bon homme, et prend
part à tous les plaisirs de Versailles. Madame la Dauphine n'ira point
voir cette reine; elle voudrait avoir la droite et un fauteuil, cela n'a
jamais été; elle sera toujours au lit; la reine la viendra voir. MADAME
aura un fauteuil à main gauche, et les princesses du sang n'iront
qu'avec elle, devant qui elles n'ont que des tabourets. Les duchesses y
seront, comme chez madame la Dauphine: voilà qui est réglé. Le roi a su
qu'un roi de France n'avait donné qu'un fauteuil à la gauche à un prince
de Galles; il veut que le roi d'Angleterre traite ainsi M. le Dauphin,
et passe devant lui. Il recevra MONSIEUR sans fauteuil et sans
cérémonie. La reine l'a salué, et n'a pas laissé de dire au roi notre
maître ce que je vous ai conté. Il n'est pas assuré que M. de Schomberg
ait encore la place du prince d'Orange en Hollande. On ne fait que
mentir cette année. La marquise (_d'Uxelles_) reprend tous les
ordinaires les nouvelles qu'elle a mandées: appelle-t-on cela savoir ce
qui se passe? Je hais ce qui est faux.

L'étoile de M. de Lauzun repâlit; il n'a point de logement, il n'a point
ses anciennes entrées: on lui a ôté le romanesque et le merveilleux de
son aventure: elle est devenue quasi tout unie: voilà le monde et le
temps.



280.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 17 janvier 1689.

Voilà donc ma lettre _nommée_; c'est une marque de son mérite singulier.
Je suis fort aise que ma relation vous ait divertie; je ne devine jamais
l'effet que mes lettres feront, celui-ci est heureux.

Si vous prenez le chemin de vous éclaircir avec l'archevêque, au lieu de
laisser cuver les chagrins qu'on veut vous donner contre lui, vous
viderez bien des affaires en peu de temps, ou vous ferez taire _les
rediseurs_; l'un ou l'autre est fort bon, et vous vous en trouverez
très-bien; vous finirez, à la vérité, le plaisir et l'occupation des
Provençaux: mais vous retranchez de sottes _pétoffes_. M. de Barillon
est arrivé; il a trouvé _un paquet_ de famille, dont il ne connaissait
pas tous _les visages_. Il est fort engraissé. Il dit à M. de Harlai:
«Monsieur, ne me parlez point de ma graisse, je ne vous dirai rien de
votre maigreur.» Il est vif, et ressemble assez par l'esprit à celui que
vous connaissez. Je ferai tous vos compliments, quand ils seront
vraisemblables; je les ai faits à madame de Sully, qui vous en rend
mille de très-bonne grâce; et à la comtesse (_de Fiesque_), qui est trop
plaisante sur M. de Lauzun, qu'elle voulait mettre sur le pinacle, et
qui n'a encore ni logement à Versailles, ni les entrées qu'il avait. Il
est tout simplement revenu à la cour; son action n'a rien de si
extraordinaire; on en avait d'abord composé un fort joli roman.

Cette cour d'Angleterre est toute établi à Saint-Germain; ils n'ont
voulu que cinquante mille francs par mois, et ont réglé leur cour sur ce
pied. La reine plaît fort; le roi cause agréablement avec elle, elle a
l'esprit juste et aisé. Le roi avait désiré que madame la Dauphine y
allât la première; elle a toujours si bien dit _qu'elle était malade_,
que cette reine vint la voir il y a trois jours, habillée en perfection;
une robe de velours noir, une belle jupe, bien coiffée, une taille comme
la princesse de Conti, beaucoup de majesté. Le roi alla la recevoir à
son carrosse; elle fut d'abord chez lui, où elle eut un fauteuil
au-dessus de celui du roi; elle y fut une demi-heure, puis il la mena
chez madame la Dauphine, qui fut trouvée debout; cela fit un peu de
surprise: la reine lui dit: «Madame, je vous croyais au lit.—Madame,
dit madame la Dauphine, j'ai voulu me lever, pour recevoir l'honneur que
Votre Majesté me fait.» Le roi les laissa, parce que madame la Dauphine
n'a point de fauteuil devant lui. Cette reine se mit à la bonne place,
dans un fauteuil, madame la Dauphine à sa droite, MADAME à sa gauche,
trois autres fauteuils pour les trois petits princes: on causa fort bien
plus d'une demi-heure; il y avait beaucoup de duchesses, la cour fort
grosse. Enfin, elle s'en alla; le roi se fit avertir, et la remit dans
son carrosse. Je ne sais jusqu'où le conduisit madame la Dauphine; je le
saurai. Le roi remonta, et loua fort la reine; il dit: «Voilà comme il
faut que soit une reine, et de corps et d'esprit, tenant sa cour avec
dignité.» Il admira son courage dans ses malheurs, et la passion qu'elle
avait pour le roi son mari; car il est vrai qu'elle l'aime, comme vous a
dit cette diablesse de madame de R........ Celles de nos dames qui
voulaient faire les princesses n'avaient point baisé la robe de la
reine, quelques duchesses en voulaient faire autant: le roi l'a trouvé
fort mauvais; on lui baise les pieds présentement. Madame de Chaulnes a
su tous ces détails, et n'a point encore rendu ce devoir. Elle a laissé
le marquis à Versailles, parce que le petit compère s'y divertit fort
bien: il a mandé à son oncle qu'il irait aujourd'hui au ballet, à
Trianon: M. le chevalier vous enverra sa lettre. Il est donc là sur sa
bonne foi, faisant toutes les commissions que son oncle lui donne, pour
l'accoutumer à être exact, aussi bien qu'à calculer: quel bien ne lui
fera point cette sorte d'éducation! J'ai reçu une réponse de M. de
Carcassonne; c'est une pièce rare, mais il faut s'en taire; j'y
répondrai bien, je vous en assure: il a pris sérieusement et de travers
tout mon badinage. Ah! ma fille, que je comprends parfaitement vos
larmes, quand vous vous représentez ce petit garçon à la tête de sa
compagnie, et tout ce qui peut arriver de bonheur et de malheur à cette
place! L'abbé Têtu est toujours dans ses vapeurs très-noires. J'ai dit à
madame de Coulanges toutes vos douceurs: elle veut toujours vous écrire
dans ma lettre; mais cela ne se trouve jamais. M. le chevalier ne veut
pas qu'on finisse en disant des amitiés; mais malgré lui je vous
embrasserai tendrement, et je vous dirai que je vous aime avec une
inclination naturelle, soutenue de toute l'amitié que vous avez pour
moi, et de tout ce que vous valez. Eh bien! quel mal trouve-t-il à finir
ainsi une lettre, et à dire ce que l'on sent et ce que l'on pense
toujours?

Bonjour, monsieur le comte; vous êtes donc tous deux dans les mêmes
sentiments pour vos affaires et pour votre dépense? Plût à Dieu que vous
eussiez toujours été ainsi! Bonjour, Pauline, ma mignonne; je me moque
de vous, après avoir pensé six semaines à me donner un nom entre ma
_grand'mère_ et _madame_; enfin vous avez trouvé _madame_.



281.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 24 janvier 1689.

Enfin votre Durance a laissé passer nos lettres: de la furie dont elle
court, il faut que la glace soit bien habile pour l'attraper et pour
l'arrêter. Nous avons eu de cruels temps et de cruels froids, et je n'en
ai seulement pas été enrhumée. J'ai gardé plusieurs fois la chambre de
M. le chevalier; et, pour parler comme madame de Coulanges, il n'y avait
que lui qui fût à plaindre de la rigueur de la saison; mais je vous
dirai plus naïvement qu'il me semble qu'il n'était point fâché que j'y
fusse. Voilà le dégel; je me porte si bien, que je n'ose me purger,
parce que je n'ai rien à désirer, et que cette précaution me paraît une
ingratitude envers Dieu. M. le chevalier n'a plus de douleurs; mais il
n'ose encore hasarder Versailles. Il faut que je vous dise un mot de
madame de Coulanges, qui me fit rire, et me parut plaisant. M. de
Barillon est ravi de retrouver toutes ses vieilles amies; il est souvent
chez madame de la Fayette et chez madame de Coulanges: il disait l'autre
jour à cette dernière: «Ah! madame, que votre maison me plaît! j'y
viendrai bien les soirs, quand je serai las de ma famille.» _Monsieur_,
lui dit-elle, _je vous attends demain_. Cela partit plus vite qu'un
trait, et nous en rîmes tous plus ou moins.

Votre enfant fut hier au soir au bal chez M. de Chartres; il était fort
joli; il vous mandera ses prospérités. Il ne faut point, au reste, que
vous comptiez sur ses lectures; il nous avoua hier tout bonnement qu'il
en est incapable présentement; sa jeunesse lui fait du bruit, il
n'entend pas. Nous sommes affligés qu'au moins il n'en ait point
d'envie; nous voudrions que ce ne fût que le temps qui lui manquât, mais
c'est la volonté. Sa sincérité nous empêcha de le gronder; je ne sais ce
que nous ne lui dîmes point, le chevalier et moi, et Corbinelli qui s'en
échauffe: mais il ne faut point le fatiguer, ni le contraindre, cela
viendra, ma chère bonne; il est impossible qu'avec autant d'esprit et de
bon sens, aimant la guerre, il n'ait point d'envie de savoir ce qu'ont
fait les grands hommes du temps passé, _et César à la tête de ses
commentaires_[699]. Il faut avoir un peu de patience, et ne vous en
point chagriner: il serait trop parfait s'il aimait à lire.

Vous m'étonnez de Pauline: ah! ma fille, gardez-la auprès de vous; ne
croyez pas qu'un couvent puisse redresser une éducation, ni sur le sujet
de la religion, que nos sœurs ne savent guère, ni sur les autres
choses. Vous ferez bien mieux à Grignan, quand vous aurez le temps de
vous y appliquer. Vous lui ferez lire de bons livres, l'_Abbadie_ même,
puisqu'elle a de l'esprit; vous causerez avec elle, M. de la Garde vous
aidera: je suis persuadée que cela vaudra mieux qu'un couvent.

Pour la paix du pape, l'abbé Bigorre nous assure qu'elle n'est point du
tout prête; que le Saint-Père ne se relâche sur rien, et qu'on est
très-persuadé que M. de Lavardin et le cardinal d'Estrées reviendront
incessamment: profitez donc du temps que Dieu, qui tire le bien du mal,
vous envoie[700]. La vieille Sanguin est morte comme une héroïne,
promenant sa carcasse par la chambre, se mirant pour voir la mort au
naturel. Il faut un compliment à M. de Senlis et à M. de Livry, mais non
pas des lettres, car ils sont déjà consolés: il n'y a que vous, ma chère
enfant, qui ne vouliez pas encore parler de l'ordre établi depuis la
création du monde. Vous dépeignez mademoiselle d'Oraison de manière
qu'elle me paraît aimable; il faudrait la prendre, si son père était
raisonnable: mais quelle rage de n'aimer que soi, de se compter pour
tout; de n'avoir point la pensée si sage, si naturelle et si chrétienne,
d'établir ses enfants! Vous savez bien que j'ai peine à comprendre cette
injustice; c'est un bonheur que notre amour-propre se tourne précisément
où il doit être. J'ai fait une réponse à M. de Carcassonne[701], que M.
le chevalier a fort approuvées et qu'il appelle un chef-d'œuvre. Je
l'ai pris à mon avantage; et comme je le tiens à cent cinquante lieues
de moi, je lui fais part de tout ce que je pense; je lui dis qu'il faut
approcher de ses affaires, qu'il faut les connaître, les calculer, les
supputer, les régler, prendre ses mesures, savoir ce qu'on peut et ce
qu'on ne peut pas; que c'est cela seul qui le fera riche; qu'avec cela
rien ne l'empêchera de suffire à tout, et aux devoirs et aux plaisirs,
et aux sentiments de son cœur pour un neveu dont il doit être la
ressource; qu'avec de l'ordre on va fort loin; qu'autrement on ne fait
rien, on manque à tout; et puis il me prend un enthousiasme de tendresse
pour M. de Grignan, pour son fils, pour votre maison, pour ce nom qu'il
doit soutenir: j'ajoute que je suis inséparablement attachée à tout
cela, et que ma douleur la plus sensible, c'est de ne pouvoir plus rien
faire pour vous; mais que je l'en charge, que je demande à Dieu de faire
passer tous mes sentiments dans son cœur, afin d'augmenter et de
redoubler tous ceux qu'il a déjà: enfin, ma fille, cette lettre est
mieux rangée, quoique écrite impétueusement. M. le chevalier en eut les
yeux rouges en la lisant; et pour moi, je me blessai tellement de ma
propre épée, que j'en pleurai de tout mon cœur. M. le chevalier
m'assura qu'il n'y avait qu'à l'envoyer, et c'est ce que j'ai fait.

Vous me représentez fort plaisamment votre _Savantasse_; il me fait
souvenir du docteur de la comédie, qui veut toujours parler. Si vous
aviez du temps, il me semble que vous pourriez tirer quelque avantage de
cette bibliothèque; comme il y a de bonnes choses et en quantité, on est
libre de choisir ce qu'on veut: mais, hélas! mon enfant, vous n'avez pas
le temps de faire aucun usage de la beauté et de l'étendue de votre
esprit; vous ne vous servez que du bon et du solide, cela est fort bien;
mais c'est dommage que tout ne soit pas employé; je trouve que M.
Descartes y perd beaucoup.

Le maréchal d'Estrées va à Brest; cela fait appréhender qu'il ne
commande les troupes réglées: je crois cependant qu'on donnera quelque
contenance au gouverneur, et qu'on ne voudra point lui donner le dégoût
tout entier. M. de Charost est revenu un moment, pour se justifier de
cent choses que M. de Lauzun a dites assez mal à propos, et de l'état de
sa place, et de la réception qu'il a faite à la reine; il fait voir le
contraire de tout ce qu'a dit Lauzun; cela ne fait point d'honneur à ce
dernier, dont il semble que la colère de MADEMOISELLE arrête l'étoile;
il n'a ni logement, ni entrées; il est simplement à Versailles.


  [699] Trait d'ignorance échappé à quelque personnage du temps.

  [700] Cette circonstance faisait que M. de Grignan commandait pour le
  roi dans le Comtat.

  [701] Celui qu'on appelait _le bel abbé_ avant qu'il ne fût évêque.



282.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 21 février 1689.

Il est vrai, ma chère fille, que nous voilà bien cruellement séparées
l'une de l'autre, _aco fa trembla_[702]. Ce serait une belle chose, si
j'y avais ajouté le chemin d'ici aux Rochers ou à Rennes: mais ce ne
sera pas sitôt; madame de Chaulnes veut voir la fin de plusieurs
affaires, et je crains seulement qu'elle ne parte trop tard, dans le
dessein que j'ai de revenir l'hiver prochain, par plusieurs raisons,
dont la première est que je suis très-persuadée que M. de Grignan sera
obligé de revenir pour sa chevalerie; et que vous ne sauriez prendre un
meilleur temps pour vous éloigner de votre château culbuté et
inhabitable, et venir faire un peu votre cour avec M. le chevalier de
l'ordre, qui ne le sera qu'en ce temps-là. Je fis la mienne l'autre jour
à Saint-Cyr, plus agréablement que je n'eusse jamais pensé. Nous y
allâmes samedi, madame de Coulanges, madame de Bagnols, l'abbé Têtu et
moi. Nous trouvâmes nos places gardées: un officier dit à madame de
Coulanges que madame de Maintenon lui faisait garder un siége auprès
d'elle; vous voyez quel honneur. Pour vous, madame, me dit-il, vous
pouvez choisir; je me mis avec madame de Bagnols au second banc derrière
les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à
mon côté droit, et devant c'étaient mesdames d'Auvergne, de Coislin et
de Sully; nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une
attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien
placées, qui n'étaient peut-être pas sous les _fontanges_ de toutes les
dames. Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce: c'est
une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais
imitée: c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des
personnes, si parfait et si complet, qu'on n'y souhaite rien; les filles
qui font des rois et des personnages sont faites exprès: on est
attentif, et on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si
aimable pièce: tout y est simple, tout y est innocent, tout y est
sublime et touchant: cette fidélité de l'histoire sainte donne du
respect; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des
Psaumes et de la _Sagesse_, et mis dans le sujet, sont d'une beauté
qu'on ne soutient pas sans larmes: la mesure de l'approbation qu'on
donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'attention. J'en fus
charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au
roi combien il était content, et qu'il était auprès d'une dame qui était
bien digne d'avoir vu _Esther_. Le roi vint vers nos places; et, après
avoir tourné, il s'adressa à moi, et me dit: «Madame, je suis assuré que
vous avez été contente.» Moi, sans m'étonner, je répondis: «Sire, je
suis charmée, ce que je sens est au-dessus des paroles.» Le roi me dit:
«Racine a bien de l'esprit.» Je lui dis: «Sire, il en a beaucoup; mais,
en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi: elles entrent
dans le sujet, comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.—Ah!
pour cela, reprit-il, il est vrai.» Et puis Sa Majesté s'en alla, et me
laissa l'objet de l'envie: comme il n'y avait quasi que moi de nouvelle
venue, le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans
bruit et sans éclat. M. le Prince et madame la Princesse vinrent me dire
un mot: madame de Maintenon un éclair; elle s'en allait avec le roi: je
répondis à tout, car j'étais en fortune.

Nous revînmes le soir aux flambeaux: je soupai chez madame de Coulanges,
à qui le roi avait parlé aussi avec un air d'être chez lui, qui lui
donnait une douceur trop aimable. Je vis le soir M. le chevalier, je lui
contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les
cachotter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes; il en fut
content, et voilà qui est fait; je suis assurée qu'il ne m'a point
trouvé, dans la suite, ni une sotte vanité, ni un transport de
bourgeoise: demandez-lui. M. de Meaux (_Bossuet_) me parla fort de vous,
M. le Prince aussi: je vous plaignis de n'être pas là; mais le moyen? on
ne peut pas être partout. Vous étiez à votre opéra de Marseille: comme
_Atys_ est non-seulement _trop heureux_[703], mais trop charmant, il est
impossible que vous vous y soyez ennuyée. Pauline doit avoir été
surprise du spectacle: elle n'est pas en droit d'en souhaiter un plus
parfait. J'ai une idée si agréable de Marseille, que je suis assurée que
vous n'avez pas pu vous y ennuyer, et je parie pour cette dissipation
contre celle d'Aix.

Mais ce samedi même, après cette belle _Esther_, le roi apprit la mort
de la jeune reine d'Espagne[704], en deux jours, par de grands
vomissements: cela sent bien le fagot. Le roi le dit à MONSIEUR le
lendemain, qui était hier: la douleur fut vive, MADAME criait les hauts
cris; le roi en sortit tout en larmes.

On dit de bonnes nouvelles d'Angleterre: non-seulement le prince
d'Orange n'est point élu ni roi ni protecteur, mais on lui fait entendre
que lui et ses troupes n'ont qu'à s'en retourner: cela abrége bien des
soins. Si cette nouvelle continue, notre Bretagne sera moins agitée, et
mon fils n'aura point le chagrin de commander la noblesse de la vicomté
de Rennes et de la baronnie de Vitré: ils l'ont élu malgré lui pour être
à leur tête: un autre serait charmé de cet honneur; mais il en est
fâché, n'aimant, sous quelque nom que ce puisse être, la guerre par ce
côté-là.

Votre enfant est allé à Versailles pour se divertir ces jours gras; mais
il a trouvé la douleur de la reine d'Espagne: il serait revenu, sans que
son oncle le va trouver tout à l'heure. Voilà un carnaval bien triste et
un grand deuil. Nous soupâmes hier chez le _Civil_ (_M. le Camus_), la
duchesse du Lude, madame de Coulanges, madame de Saint-Germain, le
chevalier de Grignan, M. de Troyes, Corbinelli et moi: nous fûmes assez
gaillards, nous parlâmes de vous avec bien de l'amitié, de l'estime, du
regret de votre absence, enfin un souvenir tout vif: vous viendrez le
renouveler.

Madame de Durfort se meurt d'un hoquet d'une fièvre maligne. Madame de
la Vieuville aussi, du pourpre de la petite vérole. Adieu, ma
très-aimable: de tous ceux qui commandent dans les provinces, croyez que
M. de Grignan est le plus agréablement placé.


  [702] Phrase provençale.

  [703] Vers de l'opéra d'Atys.

  [704] Marie-Louise d'Orléans, fille de MONSIEUR et de Henriette-Anne
  d'Angleterre, sa première femme.



283.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, lundi 28 février 1689.

Monsieur le chevalier s'en alla hier après dîner à Versailles, pour
apprendre sa destinée; car, ne s'étant point trouvé sur les listes qui
ont paru, il veut savoir si on le garde pour servir dans l'armée de M.
le Dauphin, dont on n'a point encore parlé. Comme il a dit qu'il était
en état de servir, il est en droit de croire qu'on ne l'a pas oublié: en
tout cas, ce ne serait pas sa faute, il est bien tout des meilleurs.

C'est tout de bon que le roi d'Angleterre est parti ce matin pour aller
en Irlande, où il est attendu avec impatience; il sera mieux là qu'ici.
Il passe par la Bretagne comme un éclair, et s'en va droit à Brest, où
il trouvera le maréchal d'Estrées, et peut-être M. de Chaulnes, s'il
peut le trouver encore, car la poste et la bonne chaise que lui a donnée
M. le Dauphin le mèneront bien vite. Il doit trouver à Brest des
vaisseaux tout prêts et des frégates; il porte cinq cent mille écus. Le
roi lui a donné des armes pour armer dix mille hommes. Comme Sa Majesté
anglaise lui disait adieu, elle finit par lui dire, en riant, qu'il
n'avait oublié qu'une chose, c'était des armes pour sa personne: le roi
lui a donné les siennes; nos héros de roman ne faisaient rien de plus
galant. Que ne fera point ce roi brave et malheureux, avec ces armes
toujours victorieuses? Le voilà donc avec le casque et la cuirasse de
Renaud, d'Amadis, et de tous nos paladins les plus célèbres; je n'ai pas
voulu dire d'Hector, car il était malheureux. Il n'y a point d'offres de
toutes choses que le roi ne lui ait faites: la générosité et la
magnanimité ne vont point plus loin. M. d'Avaux va avec lui; il est
parti deux jours plus tôt. Vous allez me dire, Pourquoi n'est-ce pas M.
de Barillon? C'est que M. d'Avaux, qui possède fort bien les affaires de
Hollande, est plus nécessaire que celui qui ne sait que celles
d'Angleterre. La reine est allée s'enfermer à l'abbaye de Poissy avec
son fils: elle sera près du roi et des nouvelles; elle est accablée de
douleur, et d'une néphrétique qui fait craindre qu'elle n'ait la pierre:
cette princesse fait grande pitié. Vous voyez, ma chère enfant, que
c'est la rage de causer qui me fait écrire tout ceci; M. le chevalier et
la gazette vous le diront mieux que moi. Votre enfant m'est demeuré: je
ne le quitte point; il en est content: il dira adieu à ces petites de
Castelnau; son cœur ne sent encore rien; il est occupé de son devoir,
de son équipage; il est ravi de s'en aller, et de montrer le chemin aux
autres. Il n'est encore question de rien; nous n'assiégerons point de
place, nous ne voulons point de bataille, nous sommes sur la défensive,
et d'une manière si puissante, qu'elle fait trembler; jamais le roi de
France ne s'est vu trois cent mille hommes sur pied; il n'y avait que
les rois de Perse: tout est nouveau, tout est miraculeux.

Je menai hier le marquis dire adieu à madame de la Fayette, et souper
chez madame de Coulanges. Je le mène tantôt chez M. de Pomponne, chez
madame de Vins et la marquise d'Uxelles; demain chez madame du
Pui-du-Fou et madame de Lavardin, et puis il attendra son oncle, et
partira sur la fin de la semaine; mais, ma chère enfant, soutenez un peu
votre cœur contre ce voyage, qui n'a point d'autre nom présentement.
Parlons un peu de Pauline, cette petite grande fille, tout aimable,
toute jolie; je n'eusse jamais cru que son humeur eût été farouche, je
la croyais tout de miel: mais, mon enfant, ne vous rebutez point; elle a
de l'esprit, elle vous aime, elle s'aime elle-même, elle veut plaire; il
ne faut que cela pour se corriger, et je vous assure que ce n'est point
dans l'enfance qu'on se corrige; c'est quand on a de la raison;
l'amour-propre, si mauvais à tant d'autres choses, est admirable à
celle-là; entreprenez donc de lui parler raison, et sans colère, sans la
gronder, sans l'humilier, car cela révolte; et je vous réponds que vous
en ferez une petite merveille. Faites-vous de cet ouvrage une affaire
d'honneur, et même de conscience: apprenez-lui à être habile; c'est un
grand point que d'avoir de l'esprit et du goût comme elle en a.

_Esther_ n'est pas encore imprimée. J'avais bien envie de dire un mot de
vous à madame de Maintenon, je l'avais tout prêt: elle fit quelques pas
pour me venir dire un demi-mot; mais comme le roi, après ce que je vous
ai mandé qui s'était passé, s'en allait dans sa chambre, elle le
suivait, et je n'eus que le moment de faire un geste de remerciement et
de reconnaissance; c'était un tourbillon. M. de Meaux me demanda de vos
nouvelles. Je dis à M. le Prince, en courant: _Ah! que je plains ceux
qui ne sont pas ici!_ Il m'entendit, et tout cela était si pressé, qu'il
n'y avait pas moyen de placer une pensée: vous croyez bien cependant que
j'en mourais d'envie. Racine va travailler à une autre tragédie, le roi
y a pris goût, on ne verra autre chose; mais l'histoire d'Esther est
unique; ni Judith, ni Ruth, ni quelque sujet que ce puisse être, ne
saurait si bien réussir.



284.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Paris, vendredi 11 mars 1689.

Monsieur le duc de Chaulnes a fait en toute perfection les honneurs de
son gouvernement au roi d'Angleterre: il avait fait préparer deux
soupers sur la route, l'un à dix heures, l'autre à minuit: le roi poussa
jusqu'au dernier à la Roche-Bernard, au delà de Nantes; il embrassa fort
M. de Chaulnes; il l'a connu autrefois. M. de Chaulnes lui dit qu'il y
avait une chambre préparée pour lui, et voulut l'y mener; le roi lui
dit: Je n'ai besoin de rien que de manger. Il entra dans une salle où
les fées avaient fait trouver un souper tout servi, tout chaud, les plus
beaux poissons de la mer et des rivières, tout était de la même force,
c'est-à-dire, beaucoup de commodités, beaucoup de noblesse, bien des
dames. M. de Chaulnes lui donna la serviette, et voulut le servir à
table; le roi ne le voulut jamais, et le fit souper avec lui, et
plusieurs personnes de qualité. Il mangea, ce roi, comme s'il n'y avait
point de prince d'Orange dans le monde. Il partit le lendemain, et
s'embarqua à Brest le 6 ou le 7 de ce mois. Quel diantre d'homme que ce
prince d'Orange! quand on songe que lui seul met toute l'Europe en
mouvement! quelle étoile! M. de la Feuillade exaltait l'autre jour la
grandeur du génie de ce prince; M. de Chandenier[705] disait qu'il eût
mieux aimé être le roi d'Angleterre; M. de la Feuillade lui répondit
brusquement: «Cela est d'un homme qui a mieux aimé être comme M. de
Chandenier que comme M. de Noailles.» Cela fit rire.

Je vous renvoie la lettre de M. de Grignan, elle me fait peur seulement
de l'avoir dans ma poche: est-il possible qu'il ait passé par les
horreurs dont il me parle? C'est grand dommage qu'il n'avait pas le
_superbe_, comme en allant à Monaco. Faites-lui mes compliments sur son
retour _de deux doigts des abîmes_. Comment suis-je avec le coadjuteur?
Notre ménage allait assez bien à Paris; dites-lui ce que vous voudrez,
ma chère enfant, selon que vous êtes ensemble; car vous croyez bien que
je ne veux point m'entendre avec vos ennemis.


  [705] François de Rochechouart, marquis de Chandenier, avait été
  premier capitaine des gardes du corps du roi; mais étant tombé en
  disgrâce, il donna la démission de sa charge, et ce fut Anne, comte,
  puis duc de Noailles, qui lui succéda en 1651.



285.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Chaulnes, dimanche 17 avril 1689.

Me voici à Chaulnes[706], ma chère fille, et toujours triste de
m'éloigner encore de vous. J'attends votre lettre vendredi: quelle
tristesse de ne pouvoir plus recevoir réglément de vos nouvelles trois
fois la semaine! c'est justement cela que j'ai sur le cœur, et que
j'appelais _ma petite tristesse_; vraiment elle n'est pas petite, et je
sentirai cette privation. Monsieur le chevalier m'écrivit de Versailles
un petit adieu tout plein de tendresse; j'en fus touchée, car il laisse
ignorer assez cruellement la part qu'on a dans son estime; et comme on
la souhaite extrêmement, c'est une véritable joie dont il prive ses
amis. Je le remerciai de son billet par un autre que je lui écrivis en
partant: il me mandait que votre enfant ne serait point d'un certain
détachement, parce qu'il n'était plus question de la chose qu'on avait
dite: cela me soulagea fort le cœur: et comme il vous l'aura mandé,
vous aurez respiré comme moi. Je ne comprends que trop toutes vos
peines; elles retournent sur moi, de sorte que je les sens de deux
côtés.

Je partis donc jeudi, ma très-chère, avec madame de Chaulnes et madame
de Kerman; nous étions dans le meilleur carrosse, avec les meilleurs
chevaux, la plus grande quantité d'équipages, de fourgons, de cavaliers,
de commodités, de précautions que l'on puisse imaginer. Nous vînmes
coucher à Pont (_Saint-Maxence_) dans une jolie petite hôtellerie, et le
lendemain ici. Les chemins sont fort mauvais: mais cette maison est
très-belle et d'un grand air, quoique démeublée, et les jardins
négligés. A peine le vert veut-il montrer le nez; pas un rossignol
encore: enfin l'hiver le 17 d'avril. Mais il est aisé d'imaginer les
beautés de ces promenades: tout est régulier et magnifique, un grand
parterre en face, des boulingrins vis-à-vis des ailes; un grand jet
d'eau dans le parterre, deux dans les boulingrins, et un autre tout
égaré dans le milieu d'un pré, qui est admirablement bien nommé le
_Solitaire_; un beau pays, de beaux appartements, une vue agréable,
quoique plate; de beaux meubles que je n'ai point vus; toutes sortes
d'agréments et de commodités; enfin une maison digne de tout ce que vous
avez ouï dire en vers et en prose. Mais une duchesse si bonne et si
aimable, et si obligeante pour moi, que, si vous m'aimez, chose dont je
ne doute nullement, il faut nécessairement que vous lui soyez fort
obligée de toutes les amitiés que j'en reçois. Nous serons dans cette
aimable maison encore six ou sept jours; et puis, par la Normandie, nous
gagnerons Rennes vers le deux ou trois du mois prochain. Je vous ai
mandé comme un voyage de M. de Chaulnes avait dérangé le nôtre. Voilà,
ma chère bonne, tout ce que je puis vous dire de moi, et que je suis
dans la meilleure santé du monde: mais vous, mon enfant, comment
êtes-vous? que je suis loin de vous! et que votre souvenir en est près!
et le moyen de n'être pas triste?

Je reçois votre lettre du samedi-saint, neuvième avril. Ma fille, vous
prenez trop sur vous, vous abusez de votre jeunesse; vous voyez que
votre tête ne veut plus que vous l'épuisiez par des écritures infinies:
si vous ne l'écoutez pas, elle vous fera un mauvais tour; vous lui
refusez une saignée: pourquoi ne pas la faire à Aix pendant que vous
mangiez gras? enfin, je suis malcontente de vous et de votre santé. Vos
raisons d'épargner le séjour d'Avignon sont bonnes; sans cela, comme
vous dites, il était trop matin pour Grignan; le cruel hiver et les
vents terribles y sont encore à redouter. Pour votre requête civile,
nous voilà, M. le chevalier et moi, hors d'état de vous y servir; il
croit s'en aller dans un moment: me voilà partie, ce n'est pas une
affaire d'un jour; Hercule ne saurait se défaire d'Antée, ni le
déraciner de sa chicane en trois mois: c'est donc M. d'Arles qui sera
chargé de cette affaire. C'est tout cela qui me faisait dire que si vous
eussiez pu venir cet hiver avec M. de Grignan, c'était bien le droit du
jeu que vous eussiez fini entièrement cette affaire: votre présence y
aurait fait des merveilles. Vous me parlez des esprits de Provence; ceux
de ces pays-ci ne sont point si difficiles à comprendre; cela est vu en
un moment: mais vous, ma très-chère, vous êtes trop aimable, trop
reconnaissante: vraiment c'est bien de la reconnaissance que tout ce que
vous me dites: je m'y connais; c'est de la plus tendre et de la plus
noble qu'il y ait dans le monde: conservez bien vos sentiments, vos
pensées, la droiture de votre esprit; repassez quelquefois sur tout
cela, comme on sent de l'eau de la reine de Hongrie, quand on est dans
le mauvais air: ne prenez rien du pays où vous êtes, conservez-y ce que
vous y avez porté; et surtout, ma chère enfant, ménagez votre santé, si
vous m'aimez, et si vous voulez que je revienne.


  [706] Chaulnes, en Picardie, entre Roye et Péronne.



286.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Chaulnes, mardi 19 avril 1689.

J'attends vos lettres: la poste arrive ici trois fois la semaine, j'ai
envie d'y demeurer. Je commence donc à vous écrire pour vous rendre
compte de mes pensées; car je n'ai plus d'autres nouvelles à vous
mander: cela ne composera pas des lettres bien divertissantes, et même
vous n'y verrez rien de nouveau, puisque vous savez depuis longtemps que
je vous aime, et comme je vous aime: vous feriez donc bien, au lieu de
lire mes lettres, de les laisser là, et de dire, Je sais bien ce que me
mande ma mère: mais, persuadée que vous n'aurez pas la force d'en user
ainsi, je vous dirai que je suis en peine de vous, de votre santé, de
votre mal de tête. L'air de Grignan me fait peur: un vent qui _déracine
des arbres dont la tête au ciel était voisine, et dont les pieds
touchaient à l'empire des morts_[707], me fait trembler. Je crains qu'il
n'emporte ma fille, qu'il ne l'épuise, qu'il ne la dessèche, qu'il ne
lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté: toutes ces craintes me
font transir, je vous l'avoue, et ne me laissent aucun repos. Je fus
l'autre jour me promener seule dans ces belles allées; madame de
Chaulnes était enfermée avec notre Rochon[708] pour des affaires. Madame
de Kerman est délicate, je répétais donc pour les Rochers; je portai
toutes ces pensées, elles sont tristes: je sentais pourtant quelque
plaisir d'être seule. Je relus trois ou quatre de vos lettres; vous
parlez de bien écrire: personne n'écrit mieux que vous: quelle facilité
de vous expliquer en peu de mots, et comme vous les placez! Cette
lecture me toucha le cœur et me contenta l'esprit. Voici une maison
fort agréable, on y a beaucoup de liberté; vous connaissez les bonnes et
solides qualités de cette duchesse. Madame de Kerman est une fort
aimable personne, j'en ai tâté; elle a bien plus de mérite et d'esprit
qu'elle n'en laisse paraître; elle est fort loin de l'ignorance des
femmes, elle a bien des lumières, et les augmente tous les jours par les
bonnes lectures: c'est dommage que son établissement soit au fond de la
basse Bretagne. Quand vous pourrez écrire à M. et à madame de Chaulnes,
je leur donne ma part; vous me ferez écrire par Pauline; je connais
votre style, c'est assez. Je vous souhaite M. de Grignan; je n'aime
point que vous soyez seule dans ce château, pauvre petite _Orithye_!
mais _Borée_ n'est point civil ni galant pour vous, c'est ce qui
m'afflige. Adieu, ma très-chère; respectez votre côté, respectez votre
tête; on ne sait où courir. Je comprends vos peines pour votre fils, je
les sens, et par lui que j'aime, et par vous que j'aime encore plus;
cette inquiétude tire deux coups sur moi.

Corbinelli est toujours chez nous le meilleur du monde, et toujours
abîmé dans sa philosophie _christianisée_; car il ne lit que des livres
saints.


  [707] Fable du _Chêne et du Roseau_, par la Fontaine, fable XXII,
  liv. I.

  [708] M. Rochon était aussi chargé des affaires de M. de Grignan.



287.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Pont-Audemer, lundi 2 mai 1689.

Je couchai hier à Rouen, d'où je vous écrivis un mot pour vous dire
seulement que j'avais reçu deux de vos lettres avec bien de la
tendresse. Je n'écoute plus tout ce qu'elle voudrait me faire sentir; je
me dissipe, je serais trop souvent hors de combat, c'est-à-dire hors de
la société; c'est assez que je la sente, je ne m'amuse point à
l'examiner de si près. Il y a onze lieues de Rouen à Pont-Audemer; nous
y sommes venus coucher. J'ai vu le plus beau pays; j'ai vu toutes les
beautés et les tours de cette belle Seine pendant quatre ou cinq lieues,
et les plus agréables pays du monde; ses bords n'en doivent rien à ceux
de la Loire; ils sont gracieux, ils sont ornés de maisons, d'arbres, de
petits saules, de petits canaux qu'on fait sortir de cette grande
rivière: en vérité, cela est beau. Je ne connaissais point la Normandie,
j'étais trop jeune quand je la vis; hélas! il n'y a peut-être plus
personne de tous ceux que j'y voyais autrefois: cette pensée est triste.
J'espère trouver à Caen, où nous serons mercredi, votre lettre du 21 et
celle de M. de Chaulnes. Je n'avais point cessé de manger avec le
chevalier avant que de partir; le carême ne nous séparait point du tout;
j'étais ravie de causer avec lui de toutes vos affaires; je sens
infiniment cette privation; il me semble que je suis dans un pays perdu,
de ne plus traiter tous ces chapitres. Corbinelli ne voulait point de
nous les soirs, sa philosophie allait se coucher; je le voyais le matin,
et souvent l'abbé Bigorre venait nous conter des nouvelles.

Je vous observerai pour votre retour, qui réglera le mien, je vis au
jour la journée. Quand je partis, M. de Lamoignon était à Bâville avec
Coulanges. Madame du Lude, madame de Verneuil[709] et madame de
Coulanges sortirent de leurs couvents pour venir me dire adieu; tout
cela se trouva chez moi avec madame de Vins, qui revenait de Savigny.
Madame de Lavardin vint aussi avec la marquise d'Uxelles, madame de
Mouci, mademoiselle de la Rochefoucauld et M. du Bois: j'avais le cœur
assez triste de tous ces adieux. J'avais embrassé la veille madame de la
Fayette, c'était le lendemain des fêtes, j'étais tout étonnée de m'en
aller; mais, ma chère belle, c'est proprement le printemps que j'allais
voir arriver dans tous les lieux où j'ai passé; il est d'une beauté, ce
printemps, et d'une jeunesse, et d'une douceur que je vous souhaite à
tout moment, au lieu de cette cruelle bise qui vous renverse, et qui me
fait mourir quand j'y pense.

J'embrasse Pauline, et je la plains de ne point aimer à lire des
histoires; c'est un grand amusement: aime-t-elle au moins _les Essais de
morale_ et _Abbadie_[710], comme sa chère maman? Madame de Chaulnes vous
fait mille amitiés; elle a des soins de moi, en vérité, trop grands. On
ne peut voyager, ni dans un plus beau vert, ni plus agréablement, ni
plus à la grande, ni plus librement. Adieu, ma très-chère belle; en
voilà assez pour le Pont-Audemer, je vous écrirai de Caen.


  [709] Charlotte Séguier, fille puînée du chancelier, veuve en secondes
  noces du duc de Verneuil.

  [710] Auteur d'un excellent _Traité de la religion chrétienne_.



288.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Caen, jeudi 5 mai 1689.

Je me doutais bien que je recevrais ici cette lettre du 21 avril, que je
n'avais point reçue à Rouen; c'eût été dommage qu'elle eût été perdue;
bon Dieu! de quel ton, de quel cœur (car les tons viennent du cœur),
de quelle manière m'y parlez-vous de votre tendresse? Il est vrai, ma
chère comtesse, que l'affaire d'Avignon est très-consolante: si, comme
vous dites, elle venait à des gens dans le courant de leurs revenus,
quelle facilité cela donnerait pour venir à Paris! Vos dépenses ont été
extrêmes, et l'on ne fait que réparer; mais aussi, comme je disais
l'autre jour, c'est pour avoir vécu qu'on reçoit ces faveurs de la
Providence: cependant, ma fille, cette même Providence vous redonnera
peut-être d'une autre manière les moyens de venir à Paris: il faut voir
ses desseins.

Il n'est pas aisé de comprendre que M. le chevalier, avec tant
d'incommodités, puisse faire une campagne; mais il me paraît qu'il a
dessein au moins de faire voir qu'il le veut et qu'il le désire bien
sincèrement: je crois que personne n'en doute. Il a une véritable envie
d'aller aux eaux de Balaruc; j'ai vu l'approbation naturelle que nos
capucins donnèrent à ces eaux, et comme ils le confirmèrent dans
l'estime qu'il en avait déjà; il faut lui laisser placer ce voyage comme
il l'entendra; il a un bon esprit, et sait bien ce qu'il fait. Mais
notre marquis, mon Dieu, quel homme! nous croirez-vous une autre fois?
Quand vous vouliez tirer des conséquences de toutes ses frayeurs
enfantines, nous vous disions que ce serait un foudre de guerre, et c'en
est un, et c'est vous qui l'avez fait: en vérité, c'est un aimable
enfant, et un mérite naissant qui prend le chemin d'aller bien loin:
_Dieu le conserve!_ Je suis persuadée que vous ne doutez pas du ton.

Je ne pense pas que vous ayez le courage d'obéir à votre père
_Lanterne_: voudriez-vous ne pas donner le plaisir à Pauline, qui a bien
de l'esprit, d'en faire quelque usage, en lisant les belles comédies de
Corneille, et _Polyeucte_, et _Cinna_, et les autres? N'avoir de la
dévotion que ce retranchement, sans y être portée par la grâce de Dieu,
me paraît être bottée à cru: il n'y a point de liaison ni de conformité
avec tout le reste. Je ne vois point que M. et madame de Pomponne en
usent ainsi avec _Félicité_[711], à qui ils font apprendre l'italien et
tout ce qui sert à former l'esprit: je suis assurée qu'elle étudiera et
expliquera ces belles pièces dont je viens de vous parler. Ils ont élevé
madame de Vins[712] de la même manière, et ne laisseront pas d'apprendre
parfaitement bien à leur fille comme il faut être chrétienne, ce que
c'est que d'être chrétienne, et toute la beauté et la solide sainteté de
notre religion: voilà tout ce que je vous en dirai. Je crois que c'est
votre exemple qui fait haïr les histoires à Pauline; elles sont, ce me
semble, fort amusantes: je me trouve fort bien de la vie du duc
d'Épernon par un nommé Girard; elle n'est pas nouvelle; mais elle m'a
été recommandée par mes amies et par Croisilles, qui l'ont lue avec
plaisir.

Un mot de notre voyage, ma chère enfant. Nous sommes venues en trois
jours de Rouen ici, sans aventures, avec un temps et un printemps
charmants, ne mangeant que les meilleures choses du monde, nous couchant
de bonne heure, et n'ayant aucune sorte d'incommodité. Nous sommes
arrivées ici ce matin, nous n'en partirons que demain, pour être dans
trois jours à Dol, et puis à Rennes: M. de Chaulnes nous attend avec des
impatiences amoureuses. Nous avons été sur les bords de la mer à Dive,
où nous avons couché: ce pays est très-beau, et Caen la plus jolie
ville, la plus avenante, la plus gaie, la mieux située, les plus belles
rues, les plus beaux bâtiments, les plus belles églises; des prairies,
des promenades, et enfin la source de tous nos plus beaux esprits[713].
Mon ami Segrais est allé chez messieurs de Matignon, cela m'afflige.
Adieu, ma très-aimable, je vous embrasse mille fois. Vous voilà donc
dans la poussière de vos bâtiments.


  [711] Catherine-Félicité Arnauld de Pomponne, qui fut mariée à
  Jean-Baptiste Colbert, marquis de Torcy, ministre d'État.

  [712] Sœur de madame de Pomponne.

  [713] Jean-Renauld de Segrais, de l'Académie française, était de Caen,
  ainsi que Malherbe, Huet, etc.



289.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Rennes, mercredi 11 mai 1689.

Nous arrivâmes enfin hier au soir, ma chère enfant; nous étions parties
de Dol: il y a dix lieues; c'est justement cent bonnes lieues que nous
avons faites en huit jours et demi de marche. La poussière fait mal aux
yeux; mais trente femmes qui vinrent au-devant de madame la duchesse de
Chaulnes, et qu'il fallut baiser au milieu de la poussière et du soleil,
et trente ou quarante messieurs, nous fatiguèrent beaucoup plus que le
voyage n'avait fait. Madame de Kerman en tombait, car elle est délicate:
pour moi, je soutiens tout sans incommodité. M. de Chaulnes était venu à
la dînée, il me fit de bien sincères amitiés. Je démêlai mon fils dans
le tourbillon, nous nous embrassâmes de bon cœur; sa petite femme était
ravie de me voir. Je laissai ma place dans le carrosse de madame de
Chaulnes à M. de Rennes, et j'allai avec M. de Chaulnes, madame de
Kerman et ma belle-fille, dans le carrosse de l'évêque; il n'y avait
qu'une lieue à faire. Je vins chez mon fils changer de chemise, et me
rafraîchir, et de là souper à l'hôtel de Chaulnes, où le souper était
trop grand. J'y trouvai la bonne marquise de Marbeuf chez qui je revins
coucher, et où je suis logée comme une vraie princesse de Tarente, dans
une belle chambre meublée d'un beau velours rouge cramoisi, ornée comme
à Paris, un bon lit où j'ai dormi admirablement, une bonne femme qui est
ravie de m'avoir, une bonne amie qui a des sentiments pour nous, dont
vous seriez contente. Me voilà plantée pour quelques jours; car ma
belle-fille regarde comme moi les Rochers du coin de l'œil, mourant
d'envie d'aller s'y reposer; elle ne peut soutenir longtemps l'agitation
que donne l'arrivée de madame de Chaulnes: nous prendrons notre temps;
je l'ai toujours trouvée fort vive, fort jolie, m'aimant beaucoup,
charmée de vous et de M. de Grignan; elle a un goût pour lui qui nous
fait rire[714]. Mon fils est toujours aimable; il me paraît fort aise de
me voir; il est fort joli de sa personne: une santé parfaite, vif, et de
l'esprit; il m'a beaucoup parlé de vous et de votre enfant, qu'il aime;
il a trouvé des gens qui lui en ont dit des biens dont il a été touché
et surpris; car il a, comme nous, l'idée d'un petit marmot, et tout ce
qu'on en dit est solide et sérieux. Un mot de votre santé, ma chère
enfant; la mienne est toute parfaite, j'en suis surprise; vous avez des
étourdissements, comment avez-vous résolu de les nommer, puisque vous ne
voulez plus dire des _vapeurs_? Votre mal aux jambes me fait de la
peine: nous n'avons plus ici notre capucin, il est retourné travailler
avec ce cher camarade, dont les yeux vous donnent de si mauvaises
pensées; ainsi je ne puis rien consulter ni pour vous ni pour Pauline.
Je vous exhorte toujours à bien ménager le désir qu'a cet enfant de vous
plaire; vous en ferez une personne accomplie: je vous recommande aussi
d'user de la facilité que vous trouvez en elle de vous servir de petit
secrétaire, avec une main toute rompue, une orthographe correcte;
aidez-vous de cette petite personne. Adieu, ma très-chère et
très-aimable; je vous écrirai plus exactement dimanche.


  [714] Madame de Sévigné, belle-fille, n'avait jamais vu M. de Grignan.



290.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Rennes, dimanche 15 mai 1689.

Monsieur et madame de Chaulnes nous retiennent ici par tant d'amitiés,
qu'il est difficile de leur refuser encore quelques jours. Je crois
qu'ils iront bientôt courir à Saint-Malo, où le roi fait travailler:
ainsi nous leur témoignerons bien de la complaisance, sans qu'il nous en
coûte beaucoup. Cette bonne duchesse a quitté son cercle infini pour me
venir voir, si fort comme une amie, que vous l'en aimeriez: elle m'a
trouvée comme j'allais vous écrire, et m'a bien priée de vous mander à
quel point elle est glorieuse de m'avoir amenée en si bonne santé. M.
de Chaulnes me parle souvent de vous; il est occupé des milices: c'est
une chose étrange que de voir mettre le chapeau à des gens qui n'ont
jamais eu que des bonnets bleus sur la tête; ils ne peuvent comprendre
l'exercice, ni ce qu'on leur défend: quand ils avaient leurs mousquets
sur l'épaule, et que M. de Chaulnes paraissait, ils voulaient le saluer,
l'arme tombait d'un côté, et le chapeau de l'autre: on leur a dit qu'il
ne fallait point saluer; le moment d'après, quand ils étaient désarmés,
s'ils voyaient passer M. de Chaulnes, ils enfonçaient leurs chapeaux
avec les deux mains, et se gardaient bien de le saluer. On leur a dit
que, lorsqu'ils sont dans leurs rangs, ils ne doivent aller ni à droite,
ni à gauche; ils se laissaient rouer l'autre jour par le carrosse de
madame de Chaulnes, sans vouloir se retirer d'un seul pas, quoi qu'on
pût leur dire. Enfin, ma fille, nos bas Bretons sont étranges: je ne
sais comment faisait Bertrand du Guesclin pour les avoir rendus en son
temps les meilleurs soldats de France. Expédions la Bretagne: j'aime
passionnément mademoiselle Descartes[715]; elle vous adore; vous ne
l'avez point assez vue à Paris; elle m'a conté qu'elle vous avait écrit
que, avec le respect qu'elle devait à son oncle, _le bleu_ était une
couleur[716], et mille autres choses encore sur votre fils: cela
n'est-il point joli? Elle me doit montrer votre réponse. Voilà une
manière d'_impromptu_ qu'elle fit l'autre jour; mandez-moi ce que vous
en pensez: pour moi, il me plaît fort, il est naturel et point commun.
Votre marquis est tout aimable, tout parfait, tout appliqué à ses
devoirs, c'est un homme. Je trouve ici sa réputation tout établie; j'en
suis surprise: enfin, _Dieu le conserve!_ vous ne doutez pas de mon ton.
Ah! que vous êtes plaisante de l'imagination que madame de Rochebonne ne
peut être toujours dans l'état où elle est qu'à _coups de pierre_[717]!
la jolie folie! j'en suis très-persuadée, et c'est ainsi que Deucalion
et Pyrrha raccommodèrent si bien l'univers; ceux-ci en feraient bien
autant en cas de besoin: voilà une vision trop plaisante.


  [715] Nièce de René Descartes.

  [716] M. de Grignan venait d'obtenir le cordon bleu.

  [717] Madame de Rochebonne avait un grand nombre d'enfants.



291.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 29 juin 1689.

Je ne puis vous dire à quel point je plains M. le chevalier: il y a peu
d'exemple d'un pareil malheur: sa santé est tellement déplorée depuis
quelque temps, qu'il n'y a ni maux passés, ni régime, ni saison, sur
quoi il puisse compter. Je sens cet état, et par rapport à lui, et par
rapport à votre fils, qui y perd tout ce qu'on y peut perdre; tout cela
se voit d'un coup d'œil, le détail importunerait sa modestie: je suis
remplie de ces vérités, et je regarde toujours Dieu qui redonne à ce
marquis un M. de Montégut, la sagesse même; et tous les autres de ce
régiment, qui, pour plaire à M. le chevalier, font des merveilles à ce
petit capitaine. N'est-ce pas une espèce de consolation qui ne se trouve
point dans d'autres régiments moins attachés à leur colonel? Ce marquis
m'a écrit une si bonne lettre, que j'en eus le cœur sensiblement
touché: il ne cesse de se louer de ce M. de Montégut; il badine et me
fait compliment sur la belle pièce que j'ai faite sur M. d'Arles: vous
êtes bien plaisante de la lui avoir envoyée. Il dit qu'il a renoncé à la
poésie, qu'à peine ils ont le temps de respirer; toujours en l'air,
jamais deux jours en repos: ils ont affaire à un homme[718] bien
vigilant. Mandez-moi bien des nouvelles de M. le chevalier; j'espère au
changement de climat, à la vertu des eaux, et plus encore à la douceur
consolante d'être avec vous et avec sa famille. Je le crois un fleuve
bienfaisant, avec plus de justice que vous ne le croyez de moi: il me
semble qu'il donnera un bon tour, un bon ordre à toute chose. Il est
vrai que le comtat d'Avignon est une Providence qu'il n'était pas aisé
de deviner: mais détournons nos tristes pensées, vous n'en êtes que trop
remplie, sans en recevoir encore le contre-coup dans mes lettres. Il
faut conserver la santé, dont la ruine serait encore un plus grand mal;
la mienne est toujours toute parfaite. Cette purgation des capucins, où
il n'y a point de séné, me paraît comme un verre de limonade, et c'en
est en effet: je la pris, pour n'y plus penser, parce qu'il y avait
longtemps que je n'avais été purgée; je ne m'en sentis pas. Vous faites
trop d'honneur à ce remède; mon fils n'en sort pas moins le matin; c'est
un remède pour ôter le superflu, bien superflu, qui ne va point chercher
midi à quatorze heures, ni réveiller tous les chats qui dorment. Nous
faisons une vie si réglée, qu'il n'est guère possible de se mal porter.
On se lève à huit heures; très-souvent je vais, jusqu'à neuf heures que
la messe sonne, prendre la fraîcheur de ces bois: après la messe, on
s'habille, on se dit bonjour, on retourne cueillir des fleurs d'orange,
on dîne, on lit, ou l'on travaille, jusqu'à cinq heures. Depuis que nous
n'avons plus mon fils, je lis, pour épargner la petite poitrine de sa
femme: je la quitte à cinq heures, je m'en vais dans ces aimables
allées, j'ai un laquais qui me suit, j'ai des livres, je change de
place, et je varie le tour de mes promenades: un livre de dévotion et un
livre d'histoire, on va de l'un à l'autre, cela fait du divertissement;
un peu rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à
l'avenir; enfin, sur les huit heures, j'entends une cloche, c'est le
souper; je suis quelquefois un peu loin, je retrouve la marquise dans
son beau parterre; nous nous sommes une compagnie: on soupe pendant
l'entre-chien et loup: je retourne avec elle à la place _Coulanges_, au
milieu de ces orangers; je regarde d'un œil d'envie _la sainte
Horreur_, au travers de la belle porte de fer[719] que vous ne
connaissez point; je voudrais y être; mais il n'y a plus de raison:
j'aime cette vie mille fois plus que celle de Rennes; cette solitude
n'est-elle pas bien convenable à une personne qui doit songer à soi, et
qui est ou veut être chrétienne? Enfin, ma chère bonne, il n'y a que
vous que je préfère au triste et tranquille repos dont je jouis ici; car
j'avoue que j'envisage avec un trop sensible plaisir que je pourrai, si
Dieu le veut, passer encore quelque temps avec vous. Il faut être bien
persuadée de votre amitié, pour avoir laissé courir ma plume dans le
récit d'une si triste vie. J'ai envoyé un morceau de votre lettre à mon
fils, elle lui appartient: _quand c'est pour Jupiter qu'on change_, cet
endroit est fort joli; votre esprit paraît vif et libre. Vous êtes
adorable, ma chère fille, et vous avez un courage et une force et un
mérite au-dessus des autres; vous êtes bien aimée aussi au-dessus des
autres. Adieu, ma très-chère et très-aimable; j'espère que vous me
parlerez de Pauline et de M. le chevalier. J'embrasse ce comte, qu'on
_aime trop_.


  [718] Louis-François, marquis, puis duc de Boufflers, pair et maréchal
  de France.

  [719] Cinq belles grilles placées dans un mur demi-circulaire, en face
  du château, séparent le parterre du parc des Rochers.



292.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Rennes, lundi 25 juillet 1689.

Je pars demain à la pointe du jour, avec M. et madame de Chaulnes, pour
un voyage de quinze jours: voici, ma chère enfant, comme cela s'est
fait. M. de Chaulnes me dit l'autre jour: «Madame, vous devriez venir
avec nous à Vannes, voir le premier président (_M. de la
Faluère_[720]); il vous a fait des civilités depuis que vous êtes dans
la province, c'est une espèce de devoir à une femme de qualité.» Je
n'entendis point cela, je lui dis: «Monsieur, je meurs d'envie de m'en
aller à mes Rochers, dans un repos dont on a besoin quand on sort d'ici,
et que vous seul pouviez me faire quitter.» Cela demeure. Le lendemain,
madame de Chaulnes me dit tout bas à table: «Ma chère gouvernante, vous
devriez venir avec nous; il n'y a qu'une couchée d'ici à Vannes; on a
quelquefois besoin de ce parlement: nous irons ensuite à Auray, qui
n'est qu'à trois lieues de là: nous n'y serons point accablées: nous
reviendrons dans quinze jours.» Je lui répondis encore un peu trop
simplement: «Madame, vous n'avez pas besoin de moi, c'est une bonté: je
ne vois rien qui m'oblige à ménager ces messieurs; je m'en vais dans ma
solitude, dont j'ai un véritable besoin.» Madame de Chaulnes se retire
assez froidement; tout d'un coup mon imagination fait un tour, et je
songe: Qu'est-ce que je refuse à des gens à qui je dois mille amitiés et
mille complaisances? Je me sers de leur carrosse et d'eux quand cela
m'est commode, et je leur refuse un petit voyage où peut-être ils
seraient bien aises de m'avoir: ils pourraient choisir, ils me demandent
cette complaisance avec timidité, avec honnêteté; et moi, avec beaucoup
de santé, sans aucune bonne raison, je les refuse, et c'est dans le
temps que nous voulons la députation pour mon fils, dont apparemment M.
de Chaulnes sera le maître cette année! Tout cela passa vite dans ma
tête, je vis que je ne faisais pas bien. Je me rapproche, je lui dis:
«Madame, je n'ai pensé d'abord qu'à moi, et j'étais peu touchée d'aller
voir M. de la Faluère; mais serait-il possible que vous le souhaitassiez
pour vous, et que cela vous fît le moindre plaisir?» Elle rougit, et me
dit avec un air de vérité: _Ah! vous pouvez penser_. «C'est assez,
madame, il ne m'en faut pas davantage, je vous assure que j'irai avec
vous.» Elle me laissa voir une joie très-sensible, et m'embrassa, et
sortit de table, et dit à M. de Chaulnes: Elle vient avec nous. Elle
m'avait refusé, dit M. de Chaulnes; mais j'ai espéré qu'elle ne vous
refuserait pas. Enfin, ma fille, je pars, et je suis persuadée que je
fais bien, et selon la reconnaissance que je leur dois de leur
continuelle amitié, et selon la politique, et que vous me l'auriez
conseillé vous-même. Mon fils en est ravi, et m'en remercie: le voilà
qui entre.


  _Monsieur de Sévigné._

  Rien n'est si vrai, ma très-belle petite sœur: madame de Chaulnes fut
  saisie du refus de ma mère: elle se tut, elle rougit, elle s'appuya;
  et quand ma mère eut fait sa réflexion, et lui eut dit qu'elle était
  toute prête d'aller, si cela lui était bon, ce fut une joie si vraie
  et si naturelle que vous en auriez été touchée. Je ne savais ce qui se
  passait; je le sus peu de temps après: et, indépendamment de ce qu'ils
  veulent faire tomber sur moi cette année, s'ils en sont les maîtres,
  il était impossible de manquer à cette complaisance, sans manquer en
  même temps à tous les devoirs de l'amitié et de l'honnêteté; de sorte
  que je vous prie de l'en bien remercier, ainsi que j'ai fait. Madame
  de Chaulnes a des soins de sa santé qui nous doivent mettre en repos.


_Madame de Sévigné._

Je reçois votre lettre du 16, elle est trop aimable, et trop jolie, et
trop plaisante: j'ai ri toute seule de l'embarras de vos maçons et de
vos ouvriers: j'aime fort la liberté et le libertinage de votre vie et
de vos repas, et qu'un coup de marteau ne soit pas votre maître. Mon
Dieu! que je serais heureuse de tâter un peu de cette sorte de vie avec
une telle compagnie! rien ne peut m'ôter au moins l'espérance de m'y
trouver quelque jour. Comme cette partie dépend de Dieu, je le prie de
le vouloir bien, et je l'espère. Je n'eusse jamais cru que le beurre dût
être compté dans l'agrément de vos repas; je pensais qu'il fallait que
vous fussiez en Bretagne. Mais je ne veux jamais oublier la raison qui
fait que vous mangez tant que l'on veut; c'est que vous n'avez point de
faim. _Je mangerai tant que l'on voudra, car je n'ai plus de faim_; je
vous remercie de cette phrase. Je vous assure que je suis bien lasse des
grands repas; _je mangerais tant que l'on voudrait, s'il n'y avait rien
à manger_: voilà celle que je vous rends. Hélas! je suis bien loin de la
tristesse et de la solitude de l'_entre-chien et loup_; je ne souhaite
que de m'y retrouver; je ne fais rien que par raison et par politique.
Voici une invention de me faire passer les jours avec une langueur qui
me fera vivre plus longtemps qu'à l'ordinaire: Dieu le veut: je
conserverai ma santé autant que je pourrai; je suis ravie de la
perfection de la vôtre, et du meilleur état de M. le chevalier. Ma
chère enfant, je vous embrasse, et vous dis adieu. Nous n'étions pas
encore assez loin. Voyez _Auray_ sur la carte.


  [720] Premier président du parlement de Bretagne.



293.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  A Auray, samedi 30 juillet 1689.

Regardez un peu où je suis, ma chère bonne; me voilà sur la côte du
midi, sur le bord de la mer. Où est le temps que nous étions dans ce
petit cabinet à Paris, à deux pas l'une de l'autre? Il faut espérer que
nous nous y retrouverons. Cependant voici où la Providence me jette: je
vous écrivis lundi de Rennes tout ce que je pensais sur ce voyage: nous
en partîmes mardi: rien ne peut égaler les soins et l'amitié de madame
de Chaulnes: son attention principale est que je n'aie aucune
incommodité, elle vient voir elle-même comme je suis logée. Et pour M.
de Chaulnes, il est souvent à table auprès de moi, et je l'entends qui
dit entre bas et haut: «Non, madame, cela ne lui fera point de mal,
voyez comme elle se porte; voilà un fort bon melon, ne croyez pas que
notre Bretagne en soit dépourvue; il faut qu'elle en mange une petite
côte.» Et enfin, quand je lui demande ce qu'il marmotte, il se trouve
que c'est qu'il vous répond, et qu'il vous a toujours présente pour la
conservation de ma santé. Cette folie n'est point encore usée, et nous a
fait rire deux ou trois fois. Nous sommes venus en trois jours de Rennes
à Vannes, c'est six ou sept lieues par jour; cela fait une facilité et
une manière de voyager fort commode, trouvant toujours des dîners et des
soupers tout prêts et très-bons; nous trouvons partout les communautés,
les compliments, et le tintamarre qui accompagnent _vos grandeurs_; et
de plus, des troupes, des officiers et des revues de régiments, qui font
un air de guerre admirable. Le régiment de Kerman est fort beau: ce sont
tous bas Bretons, grands et bien faits au-dessus des autres, qui
n'entendent pas un mot de français, si ce n'est quand on leur fait faire
l'exercice, qu'ils font d'aussi bonne grâce que s'ils dansaient des
passe-pieds: c'est un plaisir de les voir. Je crois que c'était de ceux
de cette espèce que Bertrand du Guesclin disait qu'il était invincible à
la tête de ses Bretons. Nous sommes en carrosse, M. et madame de
Chaulnes, M. de Revel et moi: un jour je fais épuiser à Revel la Savoie,
où il y a beaucoup à dire[721]; un autre la R...., dont les folies et
les fureurs sont inconcevables; une autre fois le passage du Rhin: nous
appelons cela _dévider_ tantôt une chose, tantôt une autre. Nous
arrivâmes jeudi au soir à Vannes: nous logeâmes chez l'évêque, fils de
M. d'Argouges; c'est la plus belle et plus agréable maison, et la mieux
meublée qu'on puisse voir: il y eut un souper d'une magnificence à
mourir de faim; je disais à Revel: Ah! que j'ai faim! on me donnait un
perdreau, j'eusse voulu du veau; une tourterelle, je voulais une aile de
ces bonnes poulardes de Rennes: enfin je ne m'en dédis point: si vous
dites, _Je mangerai tant que l'on voudra, parce que je n'ai point de
faim_; je dirai, Je mangerais le mieux du monde, s'il n'y avait rien sur
la table: il faut pourtant s'accoutumer à cette fatigue.

M. de la Faluère me fit des honnêtetés au delà de tout ce que je puis
dire: il me regardait, et ne me parlait qu'avec des exclamations: Quoi,
c'est là madame de Sévigné! quoi, c'est elle-même! Hier, vendredi, il
nous donna à dîner en poisson; ainsi nous vîmes ce que la terre et la
mer savaient faire: c'est ici le pays des festins. Je causai avec ce
premier président; il me disait tout naïvement qu'il improuvait
infiniment la requête civile, parce qu'ayant su par M. Ferrand, son
beau-frère, comme l'affaire avait été gagnée tout d'une voix, il était
convaincu que la justice et la raison étaient de votre côté. Je lui dis
un mot de notre petite bataille du grand conseil: il admira notre
bonheur, et détesta cet excès de chicane. Je discourus un peu sur les
manières de madame de Bury, sur cette inscription de faux contre une
pièce qu'elle savait véritable, sur l'argent que cette chicane avait
coûté, sur la plainte qu'elle faisait qu'on avait étranglé son affaire
après vingt-deux vacations, sur la délicatesse de cette conscience, sur
cette opiniâtreté contre l'avis de ses meilleurs amis. M. de la Faluère
m'écoutait avec attention et sans ennui: je vous en réponds: sa femme
est à Paris. Ensuite on dîna, on fit briller le vin de Saint-Laurent, et
en basse note, entre M. et madame de Chaulnes, l'évêque de Vannes et
moi, votre santé fut bue, et celle de M. de Grignan, gouverneur de ce
nectar admirable: enfin, ma belle, il est question de vous à l'autre
bout du monde. Nous vîmes une fort jolie fille qui ferait de l'honneur à
Versailles; mais elle épouse M. _de Querignisignidi_, fort proche voisin
du Conquêt[722], et fort loin de Trianon. M. de Revel est parti ce
matin pour aller voir Brest, qui est présentement la plus belle place
qu'on puisse voir. Il trouvera M. de Seignelai dans son bord, M. le
maréchal d'Estrées sur le pavé des vaches à Brest; il admirera l'armée
navale, la plus belle qu'il est possible; il partagera l'impatience de
l'arrivée du chevalier de Tourville; il apprendra au juste le nombre des
vaisseaux de nos ennemis à l'île d'Ouessant, et reviendra dans quatre
jours, content de sa curiosité, et nous dira tout ce qu'il aura vu; ce
sera de quoi _dévider_.


  [721] Le comte de Revel était Piémontais.

  [722] Le Conquêt est situé au fond de la Bretagne, dans un endroit
  appelé le bout du monde, _ad fines terræ_. Aujourd'hui le Finistère.



294.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 25 septembre 1689.

Je m'accommode assez mal de la contrainte que me donne M. de Grignan: il
a une attention perpétuelle sur mes actions; il craint que je ne lui
donne un beau-père: cette captivité me fera faire une escapade, mais ce
ne sera pas pour _monsieur_ le comte de Revel; oui, _monsieur_, c'est
non-seulement _monsieur_, mais c'est _monsieur le comte_ de Revel. Nous
ne savons ce que c'est, dans cette province, que de nommer quelqu'un
_sans titre_: cependant nous nous oublions quelquefois, et nous
l'appelons _Revel_; mais c'est sous le sceau de la confession. Je ne
veux point l'épouser, soyez en repos; il est trop galant. Vous voulez
donc savoir, ma chère belle, qui sont ses _Chimènes_. Vous en nommez
deux très-bretonnes: en voici trois autres: une jeune sénéchale qui
était ici, et qui n'est point parente de celle que vous avez vue;
mademoiselle de K....., fort jolie, qui était à Rennes; et sur le tout,
une petite madame de M. C...., _votre nièce_, car elle est petite-fille
de _votre père_ Descartes; elle a bien de l'esprit, et a toute la mine
de croire que le feu est chaud, et qu'elle peut brûler et être brûlée.
Cependant tout cela est si honnête, que leur amant commun paraît
s'ennuyer mortellement à Rennes. Il mandait l'autre jour à M. de Louvois
que s'il avait besoin pour quelque guerre d'hiver de l'officier du monde
le plus reposé, il le faisait souvenir de lui.

Parlons tout d'un trait, ma fille, de la prévention de M. le chevalier;
l'amitié fait-elle un tel aveuglement? Je crois la connaître; mais il me
semble qu'elle se laisse toujours convaincre par la lumière: on n'en
aime pas moins ceux qui ont tort; mais on voit clair. Quoi! une inconnue
nommée _la raison_, soutenue de la vérité, heurtera à la porte, et elle
en sera chassée comme de l'université de Paris (vous avez vu le
charmant ouvrage de Despréaux), et on ne voudra pas seulement
l'entendre, accompagnée de ses (_pièces_) justificatives! quoi! deux et
deux ne feront plus quatre! Une gratification donnée par le maréchal de
la Meilleraie, de cent écus en deux ans, qui n'a jamais été sur aucun
état de pension, et qu'on ne savait pas, fera un crime de n'être pas
continuée, quand on dit: «Monsieur, il faudra voir aux états prochains;
si je m'étais trompé, cela serait aisé à réparer.» Car pour celle du
mort rayée et donnée aux états de 71, Coëtlogon n'en disconvient pas.
Peut-on avoir tort quand on fait voir clairement toutes ces choses[723]?
Ah! si M. le chevalier avait une telle cause en main, avec ce beau sang
bouillant qui fait la goutte et les héros, il la saurait bien soutenir
d'une autre manière que je fais! Mais peut-on, avec un si bon esprit,
fermer les yeux et la porte à cette pauvre vérité? Non vraiment, ma
chère comtesse, ce n'est point sur ce chapitre que M. le duc de
Chaulnes[724] a tort; c'est son chef-d'œuvre d'amitié; il en a rempli
tous les devoirs, et au delà: c'est avec nous qu'il a tort, et qu'il a
un procédé qui m'est entièrement incompréhensible: telle est la misère
des hommes; tout est à facettes, tout est vrai, c'est le monde. Ce bon
duc de Chaulnes m'a encore écrit de Toulon: il ne cesse de penser à moi,
sans y avoir songé un seul moment pendant huit jours qu'il a été à
Paris; pas un mot au roi de cette députation tant de fois promise, et
avec tant d'amitié et de raison de croire qu'il en faisait son affaire;
pas un mot à M. de Croissi, dont il emmenait le fils, et qui aurait
nommé votre frère: il dit une parole en l'air à M. de Lavardin: mais
croyait-il qu'il eût plus de pouvoir que lui pour faire un député? Nous
étions persuadés que c'était après en avoir dit un mot au roi. Enfin il
part, il apprend que Lavardin ne tiendra point les états; il fallait
donc écrire. Il va à Grignan, vous lui en parlez; il semble qu'il ait
quelque envie d'écrire, mais cela ne sort point; il m'écrit de Grignan
et de Toulon, il ne m'en dit pas un mot. Madame de Chaulnes en doit
parler à M. de Croissi, mais ce sera trop tard: la place sera prise par
M. de Coëtlogon. Pour M. le maréchal d'Estrées, il ne s'est engagé qu'à
madame de la Fayette avec une joie sensible, pourvu que la cour le
laisse le maître; nous étions trop bien de ce côté-là; mais, ma fille,
nous n'y songeons plus: M. de Cavoie aura la députation pour son
beau-frère, et fera bien. La bonne duchesse a trop perdu de temps; elle
est timide, elle trouvera les chemins barrés; tout le monde ne sait pas
parler. De vous dire que je concilie ce procédé léthargique avec une
amitié dont je ne saurais douter, non très-assurément, je ne le
comprends pas, ni mon fils non plus: mais notre résolution, c'est d'être
assez glorieux pour ne nous point plaindre; cela donnerait trop de joie
aux ennemis de ce duc, ce serait un triomphe. Nous sommes dans ces bois;
il nous est aisé de nous taire; il peut arriver des changements pour une
autre année: ainsi, ma chère enfant, nous sommes fort aises que vous
l'ayez reçu si magnifiquement; nous ne rompons nous-mêmes aucun
commerce; je dirai seulement le fait, et demanderai _à son excellence_
comment elle a pu faire pour penser sans cesse à nous, et pour nous
oublier et s'oublier elle-même. Nous n'irons point du tout aux états, et
nous nous moquerons de l'arrière-ban, qui ne nous est bon qu'à nous
donner du chagrin. Voilà nos sages résolutions: si vous les approuvez,
nous les trouverons encore meilleures. Cependant nous sommes
très-sensibles à la perte que vous allez faire de votre aimable Comtat;
nous ne saurions trop regretter tant de belles et bonnes choses qui en
revenaient, ni vous voir sans peine rentrer dans la sécheresse et
l'aridité des revenus. Je sens ce coup tout comme vous, et peut-être
davantage; car vous êtes _sublime_, et je ne le suis pas.

A propos de sublime, M. de Marillac[725] ne fait point mal, ce me
semble. La Fayette est joli, exempt de toute mauvaise qualité; il a un
bon nom, il est dans le chemin de la guerre, et a tous les amis de sa
mère, qui sont à l'infini: le mérite de cette mère est fort distingué;
elle assure tout son bien, et l'abbé[726] le sien. Il aura un jour
trente mille livres de rente: il ne doit pas une pistole: ce n'est point
une manière de parler. Qui trouvez-vous qui vaille mieux, quand on ne
veut point de la robe? La demoiselle a deux cent mille francs, bien des
nourritures; madame de la Fayette pouvait-elle espérer moins?
Répondez-moi un peu, car je ne dis rien que de vrai. M. de Lamoignon est
le dépositaire des articles qui furent signés il y a quatre jours entre
M. de Lamoignon, M. le lieutenant civil, et madame de Lavardin qui a
fait le mariage.


  [723] Voyez l'arrêt burlesque donné en la grand'chambre du Parnasse en
  faveur des maîtres ès-arts, pour le maintien de la doctrine
  d'Aristote. _OEuvres de Boileau._

  [724] Ce passage est relatif à l'affaire de M. d'Harouïs, trésorier
  des états de Bretagne, allié de madame de Sévigné. Elle justifie ici
  le duc de Chaulnes aux yeux de la famille de Grignan, qui lui donnait
  tort.

  [725] René de Marillac, doyen des conseillers d'État, mariait
  Marie-Madeleine de Marillac, sa fille, avec René-Armand Mothier, comte
  de la Fayette, fils puîné de madame de la Fayette.

  [726] Louis Mothier, abbé de la Fayette, fils aîné de madame de la
  Fayette.



295.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 2 octobre 1689.

Il y aura demain un an que je ne vous ai vue, que je ne vous ai
embrassée, que je ne vous ai entendue parler, et que je vous quittai à
Charenton. Mon Dieu! que ce jour est présent à ma mémoire! et que je
souhaite en retrouver un autre qui soit marqué par vous revoir, par vous
embrasser, par m'attacher à vous pour jamais! Que ne puis-je ainsi finir
ma vie avec la personne qui l'a occupée tout entière! Voilà ce que je
sens, et ce que je vous dis, ma chère enfant, sans le vouloir, et en
solennisant ce bout de l'an de notre séparation.

Je veux vous dire, après cela, que votre dernière lettre est d'une
gaieté, d'une vivacité, d'un _currente calamo_ qui m'a charmée, parce
qu'il est impossible de penser et d'écrire si plaisamment, sans être
gaie et en parfaite santé. Parlons d'abord de M. le chevalier; je trouve
son état très-différent de celui où je l'ai vu: comment, je pourrais
entendre frapper le pied droit! car pour le gauche, nous trouvions qu'il
faisait souvent l'entendu et le glorieux, quoiqu'il fût assez humilié
par la contenance de l'autre, qui nous donnait autant de chagrin qu'à
lui. En vérité, c'est un vrai miracle de voir ce pied-là redressé; car
il s'en allait dans cet air de M. de la Rochefoucauld, qui faisait
pleurer; et tout ce changement, par trois quarts d'heure de bain dans
cette eau salutaire, s'est fait en trois jours: le Mont-d'Or, ni Barége,
n'en savent pas tant. On est donc quitte en trois jours de ce remède.
Assurez bien M. le chevalier de la joie sincère que j'ai du soulagement
qu'il a trouvé dans l'usage de ces eaux admirables, en attendant que
nous disions _guérison_. Vous louez beaucoup les soins de M. de
Carcassonne, en les comparant à ceux que vous auriez de moi; j'en puis
juger, il n'y en a jamais eu de si tendres, ni de si consolants. M. le
chevalier trouva donc madame de Ganges bien changée; cela est fort
plaisant: elle avait grand tort, en effet, de ne pas ressembler à l'idée
qu'il s'en était faite: pour moi, je l'ai vue assez tournée sur ce beau
moule, mais cent mille lieues au-dessous; car, après le visage, tant de
choses manquent, et de l'air, et de la grâce, et de ce qui fait valoir
la beauté, que cette ressemblance devient à rien. Si j'avais su qu'elle
eût été femme de mon Gange que j'ai tant vu, il me semble que je
l'aurais regardée tout d'une autre façon: mais cela est fait.

Parlons de votre madame de Montbrun; bon Dieu! avec quelle rapidité vous
nous dépeignez cette femme! Votre frère en est ravi, mais il ne vous le
dira pas; il vous embrasse seulement, il est avec son honnête homme
d'ami; et c'est moi qui vous remercie d'avoir pris la peine de tout
quitter, pour venir impétueusement me redonner cette personne; le
plaisant caractère! toute pleine de sa bonne maison qu'elle prend depuis
le déluge, et dont on voit qu'elle est uniquement occupée: tous ses
parents Guelphes et Gibelins, amis et ennemis, dont vous faites une page
la plus folle et la plus plaisante du monde; ses rêveries d'appeler le
marquis d'Uxelles, les ennemis; elle croit parler des Allemands; et
toutes ces couronnes dont elle s'entoure et s'enveloppe; son étonnement
à la vue de votre teint naturel; elle vous trouve bien négligée de
laisser voir la couleur des petites veines et de la chair qui composent
le vrai teint: elle trouve bien plus honnête d'habiller son visage; et
parce que vous montrez celui que Dieu vous a donné, vous lui paraissez
toute négligée et toute déshabillée. MM. de Grignan sont bien habiles
d'avoir trouvé son teint naturel: voilà comme sont les hommes, ils ne
savent, ni ce qu'ils voient, ni ce qu'ils disent; j'en ai vu qui
admiraient des beautés bien peu admirables.

Vous avez fait un joli voyage au Saint-Esprit; vous avez vu M. de
Bâville[727], la terreur du Languedoc; vous y avez vu encore M. de
Broglio[728]. Je crois notre Revel _le César_, et Broglio _le Laridon
négligé_[729]. Ils n'ont pas toujours été bien ensemble. M. le chevalier
ne les a-t-il pas vus tous deux dans les chaînes de mademoiselle du
Bouchet? Broglio était un si furieux amant, qu'il fut une des raisons
qui la jetèrent aux Carmélites.

Au reste, ma belle, nous ne sommes plus fâchés contre nos bons
gouverneurs; j'en suis ravie; j'étais au désespoir qu'ils eussent tort.
Il est certain, et tous nos amis en conviennent, que ce duc ne put pas
dire un seul mot au roi, ni de Bretagne, ni de députation, qui n'eût été
mal placé; Rome occupait tout. Il parla à M. de Lavardin, il a écrit au
maréchal d'Estrées: madame de Chaulnes a dit à M. de Croissi tout ce qui
se peut dire, et rien n'est plus aisé à comprendre que l'envie qu'ils
avaient l'un et l'autre de réussir; mais nous n'y pensons plus; et si,
par hasard, la chose revenait à nous, elle nous paraîtrait miraculeuse.
Ce n'est pas le plus grand mal que me cause la mort du pape: je suis
véritablement affligée, quand je pense à la perte que vous allez faire
par cette mort.

Je vous remercie, ma fille, de me mettre si joliment de votre société,
en me disant ce qui s'y passe; rien ne m'est si cher que ce qui vient de
vous et de votre famille. Je vous recommande votre belle santé, et de
conserver votre jeunesse, et pour cause. Je suis fort aise de la goutte
de M. de Grignan, j'en ris avec vous; voilà une belle consolation pour
un pauvre homme qui crie; mais tout est moins mauvais que de méchantes
_entrailles_. Dieu vous conserve tous! mes compliments, mes amitiés, mes
caresses où elles doivent être; et pour vous, ma chère enfant, vous
savez votre part, c'est moi tout entière.


  [727] Nicolas de Lamoignon, frère du président, et connu sous le nom
  de Bâville, remplaça, au mois de septembre 1685, M. d'Aguesseau dans
  l'intendance du Languedoc. Ce fut lui qui organisa ces étranges
  missions qui, du nom de leurs _missionnaires_, furent appelées
  _dragonades_. Il remplit les fonctions d'intendant du Languedoc
  pendant trente-trois ans, sans revenir à Paris.

  [728] Victor-Maurice, comte de Broglio, commandait en Languedoc. Il
  était frère de Charles-Amédée de Broglio, comte de Revel.

  [729] _Voyez_ la fable de l'_Éducation_, par la Fontaine, fable 24,
  livre VIII.



296.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 12 octobre 1689.

Les voilà toutes deux; mais, mon Dieu! que la première m'aurait donné de
violentes inquiétudes, si je l'avais reçue sans la seconde, où il paraît
que la fièvre de ce pauvre chevalier s'est relâchée, et lui a donné un
jour de repos! Cela ôte l'horreur d'une fièvre continue avec des
redoublements et des suffocations, et des rêveries, et des
assoupissements, qui composent une terrible maladie. Quel sang! quel
tempérament! quelle cruelle humeur de goutte s'est jetée dans tout cela!
Quelle pitié que ce sang si bouillant, qui fait de si belles choses, en
fasse quelquefois de si mauvaises, et rende inutiles les autres! Enfin,
voilà une grande tristesse pour vous tous, et pour vous
particulièrement, dont le bon cœur vous rend la garde de tous ceux que
vous aimez. Me voilà encore bien plus avec vous à Grignan, quoique j'y
fusse beaucoup, par le redoublement d'intérêt que j'y prends depuis
cette maladie. On est exposé, quand on est loin, à écrire d'étranges
sottises; elles le deviennent en arrivant mal à propos: on est triste,
on est occupé, on est en peine; une lettre de Bretagne se présente,
toute libre, toute gaillarde, chargée de mille détails inutiles; j'en
suis honteuse: mais je vous l'ai dit cent fois, ce sont les contre-temps
de l'éloignement.

Je vous ai mandé comme je ne suis plus du tout fâchée contre M. et
madame de Chaulnes. Il est certain, et mes amies me l'ont mandé, qu'il
ne pouvait parler des affaires de Bretagne, sans prendre fort mal son
temps. Il recommanda mon fils à M. de Lavardin, croyant qu'il aurait la
même envie que lui de nous servir, et cela était vrai. Il a depuis écrit
à M. le maréchal d'Estrées; et cette lettre ferait son effet, si le roi
n'avait dit tout haut à tous les prétendants à cette députation, qu'il y
avait longtemps qu'il était engagé: madame de la Fayette me le mande,
sans me dire à qui; on le saura bientôt. Elle m'ajoute que M. de Croissi
a nommé mon fils au roi, qui ne marqua nulle répugnance à cette
proposition; mais que le même jour Sa Majesté se déclara; et voilà ce
qu'attendait le maréchal, qui se soucie fort peu que le gouverneur de
Bretagne perde ce beau droit, pourvu qu'il fasse sa cour. Madame de la
Fayette lui a rendu tous ses engagements, et l'affaire finit ainsi. Mon
fils est à Rennes, agréable au maréchal, qu'il connaît fort, et qu'il a
vu cent fois chez la marquise d'Uxelles, contestant hardiment Rouville;
il joue tous les soirs avec lui au trictrac: il attend M. de la
Trémouille, afin de rendre tous ses devoirs, et puis revenir ici avec sa
femme; c'est le plus honnête parti qu'il puisse prendre. Je suis encore
seule, je ne m'en trouve point mal; j'aurai demain cette femme de Vitré;
elle avait des affaires.

Il faut que je vous conte que madame de la Fayette m'écrit, du ton d'un
arrêt du conseil d'en haut, de sa part premièrement, puis de celle de
madame de Chaulnes et de madame de Lavardin, me menaçant de ne me plus
aimer, si je refuse de retourner tout à l'heure à Paris, et me disant
que je serai malade ici, que je mourrai, que mon esprit baissera;
qu'enfin point de raisonnements, il faut venir, et qu'elle ne lira
seulement pas mes méchantes raisons. Ma fille, cela est d'une vivacité
et d'une amitié qui m'a fait plaisir, et puis elle continue; voici les
moyens: j'irai à Malicorne avec l'équipage de mon fils; madame de
Chaulnes y fait trouver celui de M. le duc de Chaulnes: j'arriverai à
Paris, je logerai chez cette duchesse; je n'achèterai deux chevaux que
ce printemps; et voici le beau: je trouverai mille écus chez moi de
quelqu'un qui n'en a que faire, qui me les prête sans intérêt, qui ne me
pressera point de les rendre; et que je parte _tout à l'heure_. Cette
lettre est longue[730] au sortir d'un accès de fièvre; j'y réponds aussi
avec reconnaissance, mais en badinant, l'assurant que je ne m'ennuierai
que médiocrement avec mon fils, sa femme, des livres, et l'espérance de
me mettre en état de retourner cet été à Paris, sans être logée hors de
chez moi, sans avoir besoin d'équipage, parce que j'en aurai un, et sans
devoir mille écus à un généreux ami, dont la belle âme et le beau
procédé me presseraient plus que tous les sergents du monde; qu'au reste
je lui donne ma parole de n'être point malade, de ne point vieillir, de
ne point radoter, et qu'elle m'aimera toujours, malgré sa menace: voilà
comme j'ai répondu à ces trois bonnes amies. Je vous montrerai quelque
jour cette lettre de madame de la Fayette. Mon Dieu, la belle
proposition de n'être plus chez moi, d'être dépendante, de n'avoir point
d'équipage, et de devoir mille écus! En vérité, ma chère enfant, j'aime
bien mieux sans comparaison être ici: l'horreur de l'hiver à la campagne
n'est que de loin; de près ce n'est pas de même. Mandez-moi si vous ne
m'approuvez point: si vous étiez à Paris, ah! ce serait une raison
étranglante; mais vous n'y êtes point. J'ai pris mon temps et mes
mesures là-dessus; et si, par miracle, vous y voliez présentement comme
un oiseau, je ne sais si ma raison ne prierait point la vôtre, avec la
permission de notre amitié, de me laisser achever cet hiver certains
petits payements qui feront le repos de ma vie. Je n'ai pu m'empêcher de
vous conter cette bagatelle, espérant qu'elle n'arrivera point mal à
propos, et que M. le chevalier se portera aussi bien que je le souhaite.

J'ai été surprise de votre songe: vous le croyez un mensonge, parce que
vous avez vu qu'il n'y avait pas un seul arbre devant cette porte; cela
vous fait rire, il n'y a rien de si vrai; mon fils les fit tous, je dis
tous, couper il y a deux ans; il se pique de belle vue, tout comme vous
l'avez songé, et à tel point qu'il veut faire un mur d'appui dans son
parterre, et mettre le jeu de paume en boulingrin, ne laisser que le
chemin, et faire encore là un fossé et un petit mur. Il est vrai que si
cela s'exécute, ce sera une très-agréable chose, et qui fera une beauté
surprenante dans ce parterre, qui est tout fait sur le dessin de M. le
Nostre, et tout plein d'orangers dans cette place _Coulanges_[731].
Vous deviez avoir vu cet avenir dans votre songe, puisque vous y avez vu
le passé. Je garde vos lettres et votre songe à mon fils et à sa femme,
qui seront ravis d'y avoir vos aimables amitiés.

Je ne suis point du tout mal avec M. et madame de Pontchartrain[732]; je
les ai vus à Paris depuis que vous êtes partie: je leur ai écrit à tous
deux; le mari m'a déjà répondu et à mon fils, très-agréablement; je n'ai
rien du tout de marqué à leur égard; car ce n'est pas un crime d'être
amie de nos gouverneurs. Je rends au double toutes les amitiés de mon
cher comte, je salue et honore le sage la Garde, je donne un baiser à
Pauline, et mon cœur à ma chère bonne. Dieu guérisse M. le chevalier,
et que cette lettre vous trouve tous en joie et en santé! Dites-moi la
chambre du chevalier, afin que j'y sois avec vous. L'abbé Bigorre me
mande que M. de Niel tomba, l'autre jour, dans la chambre du roi; il se
fit une contusion; Félix le saigna, et lui coupa l'artère; il fallut lui
faire à l'instant la grande opération: M. de Grignan, qu'en dites-vous?
Je ne sais lequel je plains le plus, ou de celui qui l'a soufferte, ou
d'un premier chirurgien du roi, qui pique une artère.


  [730] Les lettres de madame de la Fayette étaient toujours fort
  courtes.

  [731] Ces travaux furent exécutés, et M. de Monmerqué dit qu'ils
  existent encore à peu près dans l'état où Mme de Sévigné les décrit en
  cet endroit.

  [732] Louis Phélipeaux, comte de Pontchartrain, venait de succéder à
  M. le Pelletier, contrôleur général des finances, qui avait demandé la
  permission de se retirer.



297.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 16 octobre 1689.

Quelle joie, ma chère enfant, que le quinquina ait produit ses effets
ordinaires! Je vous avoue que je tremblais en ouvrant votre lettre, car
tout est à craindre d'un tempérament comme celui de M. le chevalier.
Quel bonheur qu'un remède si chaud se soit accommodé avec la chaleur de
son sang! vous avez grande raison de croire que je prenais un extrême
intérêt à la suite de cette terrible maladie. Mais comme vous êtes le
centre de toutes les conduites, et la cause de toutes les santés, je me
réjouis infiniment avec vous de tant de bons succès, car M. de Grignan
s'en veut mêler aussi. Savez-vous bien que je suis encore plus surprise
que la goutte ait guéri les entrailles de M. de Grignan, et que le beau
temps ait chassé la goutte, que je ne suis étonnée que le quinquina ait
guéri la fièvre? Vous pouvez donc vous applaudir du régime du riz, qui
est si adoucissant, et qui peut avoir fait tous ces miracles. Je n'ai
garde de m'éloigner de Grignan, pendant que vous avez la joie de voir
vos Grignans en si bonne santé; j'y prends trop de part. Je ne veux pas
même aller à Paris, de peur de me distraire: c'est une chose plaisante
que la manière dont madame de Lavardin m'en presse, et m'en facilite
tous les moyens, et de quels tons madame de Chaulnes se sert aussi; il
semble qu'elle soit gouvernante de Bretagne; mais je lui ferai bien voir
que c'est à présent la maréchale d'Estrées[733], et que je ne suis plus
sous ses lois. En vérité, elles sont aimables; je ne crois pas qu'on
puisse employer des paroles plus fortes, ni plus pressantes, ni trouver
de plus solides expédients; et le tout, parce qu'elles craignent que je
ne m'ennuie, que je ne sois malade, que mon esprit ne se rétrécisse, que
je ne meure enfin; elles veulent me voir, me gouverner: M. du Bois s'en
mêle aussi: cette conspiration est trop jolie; je l'aime et je leur en
suis très-obligée, sans en être émue. Je veux vous garder leurs lettres;
vous verrez si l'amitié et la vérité n'y brillent pas.

On me mande que c'est M. de Coëtlogon qui aura la députation[734]; je
n'en ai pas douté, et je crois que M. de Chaulnes n'en doutait pas non
plus. Il avait bon esprit, il voyait le retour du parlement, le présent
de la ville de Rennes, la part que M. de Coëtlogon paraissait avoir à
tout cela, comme gouverneur de cette ville, où l'on tient les états:
tout parle pour lui; il fait une dépense enragée: c'est un bonheur que
le voyage de Rome brouille et confonde tout cela: je doute que ce bon
duc en corps et en âme eût pu l'emporter; ainsi Dieu fait tout pour le
mieux. Mais quand j'ai accusé M. de Chaulnes de négligence, je n'étais
pas moins pour lui dans _les pièces justificatives_. Quoi, ma fille!
vous toute cartésienne, toute raisonnable, toute juste dans vos pensées,
je vous attraperais à juger qu'il a tort sur un sujet où il a raison,
parce qu'il aurait manqué d'activité dans une autre occasion! et cet
endroit vous empêcherait de voir les autres! Voilà une étrange justice!
vous seriez bien fâchée que la quatrième des enquêtes eût jugé ainsi
votre procès: moi misérable, je me trouvai toute telle à cet égard que
si nous avions eu la députation. Je sentis pourtant cet endroit en
l'écrivant: mais je crus qu'il trouverait son passeport auprès de vous,
et que vous vous souviendriez d'une chose que je dis souvent: _ce qui
est bon, est bon; ce qui est vrai, est vrai_, cela doit être toujours vu
de la même façon: s'il y a des facettes sur d'autres sujets, il ne faut
point les mêler, non plus que de certaines eaux dans certaines rivières.
Je crus encore que vous vous souviendriez que l'ingratitude est ma bête
d'aversion; de bonne foi, je ne la puis souffrir, et je la poursuis en
quelque lieu que je la trouve: mais je vois bien que vous avez oublié
tout cela, puisque vous avez cru voir quelque chose _de forcé_ dans ce
que je vous disais: je le sentis, mais sauvez-moi du moins de la pensée
que j'aie voulu me parer de cette sotte générosité de province; je
serais fâchée que vous me crussiez si changée: je trouvai ce beau
sentiment si naturellement au bout de ma plume, que je vous en reparle
fort naïvement, et je vous conjure qu'avec la même justice vous soyez
persuadée que si la lenteur et la négligence ont paru dans cette
dernière occasion, _les justificatives_ n'en sont pas moins vraies, ni
les ingrats moins ingrats; en vérité, cela ne se doit point confondre,
et même vous voyez présentement que ces bons gouverneurs n'ont pas tort.

Je ne suis point encore revenue de mon étonnement au sujet de l'esprit
de M. de Chaulnes, et du changement que vous me dites y avoir remarqué:
en vérité, je ne le reconnais pas; il était tout un autre homme dans
notre petit voyage; c'était votre _génie_ qui le ressuscitait, votre
présence était trop forte, jointe avec les affaires de Rome; il en était
accablé. Il y a un cardinal vénitien, nommé _Barbarigo_, évêque de
Padoue, qui avait plus de voix qu'il ne lui en fallait au scrutin pour
être pape; mais l'_accessit_[735] gâta tout; je ne sais ce que c'est, je
vois bien seulement que c'est quelque chose qui empêche qu'on ne soit
pape: cependant il n'y en aura un que trop tôt; je me promène souvent
avec cette triste pensée.

J'aime tout à fait les louanges naturelles de Coulanges pour Pauline;
elles lui conviennent fort, et m'ont fait comprendre sa sorte
d'agrément, bridé pourtant par des gens qui ont un peu mis leur
_nez_[736] mal à propos: si ce comte avait voulu ne donner que ses yeux
et sa belle taille, et vous laisser le soin de tout le reste, Pauline
aurait _brûlé le monde_[737]. Cet excès eût été embarrassant: ce joli
mélange est mille fois mieux, et fait assurément une aimable créature.
Sa vivacité ressemble à la vôtre; votre esprit _dérobait tout_, comme
vous dites du sien; voilà une louange que j'aime. Elle saura l'italien
dans un moment, avec une maîtresse meilleure que n'était la vôtre. Vous
méritiez bien une aussi parfaitement aimable fille que celle que
j'avais: je vous avais bien dit que vous feriez de la vôtre tout ce que
vous voudriez, par la seule envie qu'elle a de vous plaire; elle me
paraît fort digne de votre amitié. Me revoilà seule; mon fils et sa
femme sont encore à Rennes; ma femme de Vitré s'en est allée; je suis
fort bien, ne me plaignez pas. Mon fils attend M. de la Trémouille, qui
vient incessamment. Il est avec ce maréchal (_d'Estrées_), comme avec un
homme dont il est connu; il joue tous les soirs au trictrac avec lui.
Tout brille de joie à Rennes, du retour du parlement, qui sera le
premier de décembre; les états s'ouvriront le 22 de ce mois; le maréchal
a des manières agréables et polies; les Bretons en sont fort contents;
on aime le changement: voilà, ma très-chère, tout ce que je sais. Ne
soyez point en peine de ma solitude, je ne la hais pas; ma belle-fille
reviendra incessamment. J'ai soin de ma santé; je ne voudrais point être
malade ici: quand il fait beau, je me promène; quand il fait mouillé,
quand il fait brouillard, je ne sors point; je suis devenue sage; mais
vous, la reine et la _cause efficiente_ de la santé des autres, ayez
soin de la vôtre, reposez-vous de vos fatigues, et songez que votre
conservation est encore un plus grand bien pour eux que celui que vous
leur avez fait.


  [733] Le maréchal d'Estrées commandait en Bretagne en l'absence de M.
  de Chaulnes.

  [734] M. de Chaulnes avait promis de faire avoir cette députation à M.
  de Sévigné, et ne l'avait pas fait.

  [735] L'arrivée des cardinaux français, savoir: les cardinaux de
  Bouillon, de Bonzi, et de Furstemberg; le cardinal d'Estrées était
  déjà dans le conclave.

  [736] Le nez de Pauline ressemblait d'abord à celui de madame de
  Sévigné, et plus tard à celui de M. de Grignan.

  [737] Mot de Tréville sur madame de Grignan.



298.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 30 novembre 1689.

Vous avez donc été frappée du mot de madame de la Fayette, mêlé avec
tant d'amitié[738]. Quoique je ne me laisse pas oublier cette vérité,
j'avoue que j'en fus tout étonnée; car je ne me sens encore aucune
décadence qui m'en fasse souvenir. Je ne laisse pas cependant de faire
souvent des réflexions et des supputations, et je trouve les conditions
de la vie assez dures. Il me semble que j'ai été traînée, malgré moi, à
ce point fatal où il faut souffrir la _vieillesse_; je la vois, m'y
voilà, et je voudrais bien, au moins, ménager de ne pas aller plus loin,
de ne point avancer dans ce chemin des infirmités, des douleurs, des
pertes de mémoire, des _défigurements_ qui sont près de m'outrager; et
j'entends une voix qui dit: Il faut marcher malgré vous, ou bien, si
vous ne voulez pas, il faut mourir, qui est une autre extrémité à quoi
la nature répugne. Voilà pourtant le sort de tout ce qui avance un peu
trop; mais un retour à la volonté de Dieu, et à cette loi universelle où
nous sommes condamnés, remet la raison à sa place, et fait prendre
patience: prenez-la donc aussi, ma très-chère, et que votre amitié trop
tendre ne vous fasse point jeter des larmes que votre raison doit
condamner.

Je n'eus pas une grande peine à refuser les offres de mes amies; j'avais
à leur répondre, _Paris est en Provence_, comme vous, _Paris est en
Bretagne_: mais il est extraordinaire que vous le sentiez comme moi.
Paris est donc tellement en Provence pour moi, que je ne voudrais pas
être cette année autre part qu'ici. Ce mot, _d'être l'hiver aux
Rochers_, effraye: hélas! ma fille, c'est la plus douce chose du monde;
je ris quelquefois, et je dis: C'est donc là ce qu'on appelle passer
l'hiver dans des bois. Madame de Coulanges me disait l'autre jour:
Quittez vos _humides_ Rochers: je lui répondis: _Humide_ vous-même:
c'est Brevannes[739] qui est humide, mais nous sommes sur une hauteur;
c'est comme si vous disiez, Votre humide Montmartre. Ces bois sont
présentement tout pénétrés du soleil, quand il en fait; un terrain sec,
et une place _Madame_, où le midi est à plomb; et un bout d'une grande
allée, où le couchant fait des merveilles; et quand il pleut, une bonne
chambre avec un grand feu, souvent deux tables de jeu, comme
présentement; il y a bien du monde qui ne m'incommode point, je fais mes
volontés; et quand il n'y a personne, nous sommes encore mieux, car nous
lisons avec un plaisir que nous préférons à tout. Madame de Marbeuf nous
est fort bonne; elle entre dans tous nos goûts; mais nous ne l'aurons
pas toujours. Voilà une idée que j'ai voulu vous donner, afin que votre
amitié soit en repos.

Vous devriez bien m'envoyer la harangue de M. de Grignan; puisqu'il en
est content, j'en serai encore plus contente que lui. Mandez-lui comme
je l'appelais à mon secours; et dans quelle occasion. Vous m'épargnez
bien dans vos lettres, je le sens; vous passez légèrement sur les
endroits difficiles, je ne laisse pas de les partager avec vous. C'est
une grande consolation pour vous d'avoir M. le chevalier; c'est le seul
à qui vous puissiez parler confidemment, et le seul qui soit plus touché
que vous-même de ce qui vous regarde; il sait bien comme je suis digne
de parler avec lui sur ce sujet: nous sommes si fort dans les mêmes
intérêts, qu'il n'est pas possible que cela ne fasse pas une liaison
toute naturelle. Je dis mille douceurs à ma chère Pauline, j'ai
très-bonne opinion de sa petite vivacité et de ses révérences; vous
l'aimez, vous vous en amusez, j'en suis ravie; elle répond fort
plaisamment à vos questions. Mon Dieu! ma fille, quand viendra le temps
où je vous verrai, que je vous embrasserai de tout mon cœur, et que je
verrai cette petite personne? J'en meurs d'envie; je vous rendrai compte
du premier coup d'œil.


  [738] Madame de la Fayette écrivait à madame de Sévigné, le 8 octobre
  précédent: «Vous êtes vieille, vous vous ennuierez, votre esprit
  deviendra triste, et baissera, etc.»

  [739] Maison de campagne de madame de Coulanges.



299.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 14 décembre 1689.

Si M. le chevalier lisait vos lettres, ma chère comtesse, il n'irait pas
chercher, pour se divertir, celles qui viennent de si loin. Ce que vous
me mandiez l'autre jour sur Livry, que nous prêtons à M. Sanguin, lui
permettant même d'y faire une fontaine; tout cet endroit, celui de
madame de Coulanges, et dans vos amitiés même, tout est si plein de sel,
que nous croyons que vous n'avez point d'autre poudre pour vos lettres.
J'admire la gaieté de votre style au milieu de tant d'affaires
épineuses, accablantes, étranglantes. Vraiment, c'est bien vous, ma
chère enfant, qu'il faut admirer, et non pas moi; je suis seule comme
une violette, aisée à cacher; je ne tiens aucune place, ni aucun rang
sur la terre, que dans votre cœur, que j'estime plus que tout le reste,
et dans celui de mes amis. Ce que je fais est la chose du monde la plus
aisée. Mais vous, dans le rang que vous tenez, dans la plus brillante et
la plus passante province de France, joindre l'économie à la
magnificence d'un gouverneur, c'est ce qui n'est pas imaginable, et ce
que je ne comprends pas aussi qui puisse durer longtemps, surtout avec
la dépense de votre fils, qui augmente tous les jours. Comme ces pensées
troublent souvent mon repos, je crains bien qu'étant plus près de cet
abîme, vous ne soyez aussi plus livrée à ces tristes réflexions; voilà,
ma chère comtesse, ma véritable peine; car pour la solitude, elle ne
m'attriste point du tout. Notre bonne et commode compagnie s'en est
allée: j'ai chassé en même temps mon fils et sa femme; l'un devait aller
chez sa tante; l'autre à une visite pressée; je les ai envoyés tous deux
chacun de leur côté; j'en suis ravie, nous nous retrouverons dans deux
jours, nous en serons plus aises, et même je ne suis point seule; on
m'aime en ce pays; j'eus hier deux hommes de très-bonne compagnie,
_molinistes_[740], je ne m'ennuyai point: j'ai mes lectures, des
ouvriers, un beau temps. Si ma chère fille était un peu moins accablée,
avec l'espérance de la revoir qui me soutient, que me faudrait-il?

J'ai écrit au marquis, quoique je lui eusse déjà fait mon compliment; je
le prie de lire dans cette vilaine garnison où il n'a rien à faire; je
lui dis que puisqu'il aime la guerre, c'est quelque chose de monstrueux
de n'avoir point envie de voir les livres qui en parlent, et de
connaître les gens qui ont excellé dans cet art; je le gronde, je le
tourmente; j'espère que nous le ferons changer: ce serait la première
porte qu'il nous aurait refusé d'ouvrir. Je suis moins fâchée qu'il aime
un peu à dormir, sachant bien qu'il ne manquera jamais à ce qui touche
sa gloire, que je ne le suis de ce qu'il aime à jouer. Je lui fais
entrevoir que c'est sa ruine: s'il joue peu, il perdra peu: mais c'est
une petite pluie qui mouille; s'il joue mal, il sera trompé: il faudra
payer; et s'il n'a point d'argent, ou il manquera de parole, ou il
prendra sur son nécessaire.

On est malheureux aussi parce qu'on est ignorant; car, même sans être
trompé, il arrive qu'on perd toujours. Enfin, ma fille, ce serait une
très-mauvaise chose, et pour lui, et pour vous qui en sentiriez le
contre-coup. Le marquis serait donc bien heureux d'aimer à lire, comme
Pauline qui est ravie de savoir et de connaître. La jolie, l'heureuse
disposition! on est au-dessus de l'ennui et de l'oisiveté, deux vilaines
bêtes. Les romans sont bientôt lus: je voudrais que Pauline eût quelque
ordre dans le choix des histoires, qu'elle commençât par un bout, et
qu'elle finît par l'autre, pour lui donner une teinture légère, mais
générale, de toutes choses. Ne lui dites-vous rien de la géographie?
Nous reprendrons une autre fois cette conversation. _Davila_ est
admirable: mais on l'aime mieux quand on connaît un peu ce qui conduit à
ce temps-là, comme Louis XII, François Ier, et d'autres. Ma fille,
c'est à vous à gouverner et à rectifier; c'est votre devoir, vous le
savez. Pour le reste, je me doutais bien que dans très-peu de temps vous
la rendriez très-aimable et très-jolie; de l'esprit et une grande envie
de vous plaire: il n'en faut pas davantage.


  [740] Contre-vérité; c'est-à-dire jansénistes.



300.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 21 décembre 1689.

Je recommence, ma chère comtesse, à l'endroit où je vous quittai
dimanche[741]. Les belles petites juments étaient échappées; elles
coururent longtemps, comme fait la jeunesse, quand elle a la bride sur
le cou. Enfin, l'une se trouve à Vitré, dans une métairie: ceux de Vitré
furent étonnés de voir la nuit cette petite créature, tout échauffée,
toute harnachée, et voulaient lui demander des nouvelles de mon fils.
Vous souvient-il du cheval de _Rinaldo_, qu'_Orlando_ trouva courant
avec son harnais, sans son maître? Quelle douleur! il ne savait à qui en
demander des nouvelles: enfin il s'adresse au cheval: _Dimmi caval
gentil, che di Rinaldo, il tuo caro signore, è divenuto_. Je ne sais pas
bien ce que _Rabicano_ répondit; mais je vous assure que les deux
petites bêtes sont dans l'écurie fort gaillardes, au grand contentement
_del caro signore_.

Coulanges m'a écrit une fort grande et fort jolie lettre; il vous aura
écrit en même temps. Il m'a envoyé des couplets que j'honore; car il y
nomme tous les beaux endroits de Rome, que j'honore aussi: il est gai,
il est content, il est favori de M. de Turenne[742]; comment vous fait
ce nom? Il est amoureux de Pauline, il demande permission au pape de
l'épouser, et le prie de lui donner Avignon, qu'il veut faire rentrer
dans votre maison; elle s'appellera _comtesse d'Avignon_. Enfin, il dit
que la vieillesse est autour de lui: il se doute de quelque chose par de
certaines supputations; mais il assure qu'il ne la sent point du tout,
ni au corps, ni à l'esprit; et je vous avoue à mon tour que je me trouve
quasi comme lui, et ce n'est que par réflexion que je me fais justice.

Pour nos lectures, elles sont délicieuses. Nous lisons _Abbadie_[743]
et l'_Histoire de l'Église_; c'est marier le luth à la voix. Vous
n'aimez point ces gageures: je ne sais comme nous pûmes vous captiver un
hiver ici. Vous voltigez, vous n'aimez point l'histoire, et on n'a de
plaisir que quand on s'affectionne à une lecture, et que l'on en fait
son affaire. Quelquefois, pour nous divertir, nous lisons _les petites
Lettres_ (_de Pascal_): bon Dieu, quel charme! et comme mon fils les
lit! je songe toujours à ma fille, et combien cet excès de justesse et
de raisonnement serait digne d'elle; mais votre frère dit que vous
trouvez que c'est toujours la même chose. Ah, mon Dieu! tant mieux;
peut-on avoir un style plus parfait, une raillerie plus fine, plus
naturelle, plus délicate, plus digne fille de ces dialogues de Platon,
qui sont si beaux? Et lorsqu'après les dix premières lettres il
s'adresse aux révérends (_jésuites_), quel sérieux! quelle solidité!
quelle force! quelle éloquence! quel amour pour Dieu et pour la vérité!
quelle manière de la soutenir et de la faire entendre! c'est tout cela
qu'on trouve dans les huit dernières lettres, qui sont sur un ton tout
différent. Je suis assurée que vous ne les avez jamais lues qu'en
courant, grappillant les endroits plaisants: mais ce n'est point cela,
quand on les lit à loisir. Adieu, ma très-aimable; mandez-moi si le
marquis n'aura pas un bon quartier d'hiver; c'est une consolation. Je
crois que M. le chevalier n'abandonne pas tout à fait son régiment, et
que M. de Montégut donne des conseils salutaires au jeune colonel.


  [741] La lettre précédente finissait par ces mots: «Ma belle-fille a
  mal à la tête, elle a versé dans son petit voyage, elle s'est cognée,
  et deux de ses belles juments, qu'on avait dételées, se sont
  échappées; on ne sait encore où elles sont: mon fils en est en peine:
  voilà un petit ménage affligé. Ils vous parleront mercredi.

  [742] Louis de la Tour, prince de Turenne, neveu du cardinal de
  Bouillon.

  [743] Auteur _de la Vérité de la religion chrétienne_.



301.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, mercredi 8 janvier 1690.

C'est entre vos mains, ma chère belle, que mes lettres deviennent de
l'or: quand elles sortent des miennes, je les trouve si grosses et si
pleines de paroles, que je dis: Ma fille n'aura pas le temps de lire
tout cela. Mais vous ne me rassurez que trop, et je ne pense pas que je
doive croire en conscience tout ce que vous m'en dites. Enfin prenez-y
garde; de telles louanges et de telles approbations sont dangereuses; je
ne vous cacherai pas, au moins, que je les aime mieux que celles de tout
le reste du monde. Mais raccommodons-nous, il me semble que nous sommes
un peu brouillées; j'ai dit que vous aviez lu superficiellement les
_petites lettres_, je m'en repens: elles sont belles, et trop dignes de
vous, pour avoir douté que vous ne les eussiez toutes lues avec
application. Vous m'offensez aussi en croyant que je n'ai point lu _les
imaginaires_; c'est moi qui vous les prêtai: ah! qu'elles sont jolies
et justes! je les ai lues et relues. Sur ces offenses mutuelles, nous
pouvons nous embrasser; je ne vois rien qui nous empêche de nous aimer;
n'est-ce pas l'avis de M. le chevalier, puisqu'il est notre confident?
je suis, en vérité, ravie de sa meilleure santé; ce sentiment est bien
plus fort que mes paroles. Mais revenons à la lecture; nous en faisons
ici un grand usage: mon fils a une qualité très-commode, c'est qu'il est
fort aise de relire deux fois, trois fois, ce qu'il a trouvé beau; il le
goûte, il y entre davantage, il le sait par cœur, cela s'incorpore; il
croit avoir fait ce qu'il lit ainsi pour la troisième fois. Il lit
_Abbadie_ avec transport, et admirant son esprit d'avoir fait une si
belle chose: dès que nous voyons un raisonnement bien conduit, bien
conclu, bien juste, nous croyons vous le dérober de le lire sans vous.
Ah! que cet endroit charmerait _ma sœur_, charmerait _ma fille_! Nous
mêlons ainsi votre souvenir à tout ce qu'il y a de meilleur, et il en
augmente le prix. Je vous plains de ne point aimer les histoires; M. le
chevalier les aime, et c'est un grand asile contre l'ennui; il y en a de
si belles, on est si aise de se transporter un peu en d'autres siècles!
cette diversité donne des connaissances et des lumières: c'est ce
retranchement de livres qui vous jette dans les _Oraisons_ du père
Coton, et dans la disette de ne savoir plus que lire. Je voudrais que
vous n'eussiez pas donné le dégoût de l'histoire à votre fils; c'est une
chose très-nécessaire à un petit homme de sa profession. Il m'a écrit de
_Kaysersloutre_; mon Dieu, quel nom! Il ne me paraît pas encore assuré
de venir à Paris; il me dit mille amitiés fort jolies, fort bien
tournées; il me remercie des nouvelles que je lui mandais, il me conte
tous les petits malheurs de son équipage. J'aime passionnément ce petit
colonel.



302.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 11 janvier 1690.

Quelles étrennes, bon Dieu! quels souhaits! en fut-il jamais de plus
propres à me charmer, moi qui en connais les tons, et qui vois le cœur
dont ils partent? Je m'en vais vous dire un sentiment que je trouve en
moi; s'il pouvait payer le vôtre, j'en serais fort aise, car je n'ai pas
d'autre monnaie: au lieu de ces craintes si aimables que vous donnent
toutes ces morts qui volent sans cesse autour de vous, et qui vous font
penser à d'autres, je vous présente la véritable consolation et même la
joie que me donne souvent l'avance d'années que j'ai sur vous: vous
savez que je ne suis pas insensible à la tristesse de ces états; mais je
le suis encore moins à la pensée que les premiers vont devant, et que
vraisemblablement et naturellement je garderai mon rang avec ma chère
fille; je ne puis vous représenter la véritable douceur de cette
confiance. Que n'ai-je point souffert aussi dans les temps où votre
mauvaise santé me faisait craindre un dérangement? Ce temps a été
rigoureux: ah! n'en parlons point, _ne parlons point de cela_; vous vous
portez bien, Dieu merci! toutes choses ont repris leur place naturelle,
_Dieu vous conserve!_ Je pense que vous entendez mon ton aussi, et que
vous me connaissez.

Je viens à M. le chevalier: je n'ai point de peine à croire que le
climat de Provence lui soit meilleur l'hiver que celui de Paris. Tous
ceux qui, comme des hirondelles, s'en vont chercher votre soleil, en
sont de bons témoins. Mais, en me réjouissant de ce qu'il sent cette
différence, je m'afflige qu'il ait perdu mille écus de rente, et par où?
et comment? son régiment lui valait-il cela? il le vendra donc au
marquis[744]? mais l'argent qu'il en recevra, en lui payant des dettes,
ne diminuera-t-il pas aussi des intérêts? Faites-moi ce calcul, qui
m'inquiète: je ne saurais me représenter M. le chevalier de Grignan à
Paris, sans son petit équipage si honnête, si bien troussé; je ne le
verrai point à pied, ni mendier des places pour Versailles; cela ne peut
point entrer dans ma tête: cet article est _interloqué_; ah! que ce mot
de chicane est joliment placé! Je ne m'en tiens pas non plus à vos
soixante-quatre personnes sans les gardes: vous me trompez: ce n'est pas
là votre dernier mot; il me faut une démonstration de mathématiques.

Pour Pauline, je crois que vous ne balancez pas entre le parti d'en
faire quelque chose de bon ou quelque chose de mauvais. La supériorité
de votre esprit vous fera suivre facilement la bonne route: tout vous
convie d'en faire votre devoir, et l'honneur, et la conscience, et le
pouvoir que vous avez en main. Quand je pense comme elle s'est corrigée
en peu de temps pour plaire, comme elle est devenue jolie, cela vous
rendra coupable de tout le bien qu'elle ne fera pas. Pour vos lectures,
ma chère enfant, vous avez trop à parler, à raisonner, pour trouver le
temps de lire: nous sommes ici dans un trop grand repos, et nous en
profitons. Je relis même avec mon fils de certaines choses que j'avais
lues en courant, à Paris, et qui me paraissent toutes nouvelles. Nous
relisons aussi, au travers de nos grandes lectures, des _rogatons_ que
nous trouvons sous la main; par exemple, toutes les belles oraisons
funèbres de M. Bossuet, de M. Fléchier, de M. Mascaron, du père
Bourdaloue: nous repleurons M. de Turenne, madame de Montausier, M. le
Prince, feu MADAME, la reine d'Angleterre; nous admirons ce portrait de
Cromwell[745]; ce sont des chefs-d'œuvre d'éloquence qui charment
l'esprit: il ne faut point dire, Oh! cela est vieux; non, cela n'est
point vieux, cela est divin. Pauline en serait instruite et ravie: mais
tout cela n'est bon qu'aux Rochers. Je ne sais quel livre conseiller à
Pauline: Davila est beau en italien; nous l'avons lu; Guichardin est
long; j'aimerais assez les anecdotes de Médicis[746], qui en sont un
abrégé; mais ce n'est pas de l'italien. Je ne veux plus nommer
Bentivoglio[747]; qu'elle s'en tienne à sa poésie, ma fille; je n'aime
point la prose italienne; le Tasse, l'Aminte, le _Pastor fido_, la
_Filli di Sciro_[748], je n'ose dire l'Arioste, il y a des endroits
fâcheux; et du reste, qu'elle lise l'histoire, qu'elle entre dans ce
goût, qui peut si longtemps consoler son oisiveté: il est à craindre
qu'en retranchant cette lecture, on ne trouve plus rien à lire: qu'elle
commence par la vie du grand Théodose, et qu'elle me mande comme elle
s'en trouvera. Voilà, mon enfant, bien des bagatelles; il y a des jours
qu'on destine à causer sans préjudice des choses sérieuses, à quoi l'on
prend toujours un très-sensible intérêt. Adieu, ma très-aimable; nous
vous souhaitons toutes sortes de bonheur cette année, et _quanto va_.


  [744] M. le chevalier de Grignan, devenu maréchal de camp en 1688, ne
  put pas conserver son régiment, et le roi en fit don au jeune marquis
  de Grignan.

  [745] _Voyez_ Bossuet, _Oraison funèbre de la reine d'Angleterre_.

  [746] _Les Anecdotes de Florence_, ou l'_Histoire secrète de la maison
  de Medicis_, par Varillas.

  [747] Le cardinal Bentivoglio, auteur de l'_Histoire des guerres
  civiles de Flandre_, et de plusieurs autres ouvrages.

  [748] Du comte Guidubaldo de Bonarelli. C'est une imitation de
  l'_Aminta_ du Tasse, et du _Pastor fido_ de Guarini.



303.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 15 janvier 1690.

Vous avez raison, je ne puis m'accoutumer à la date de cette année;
cependant la voilà déjà bien commencée; et vous verrez que, de quelque
manière que nous la passions, elle sera, comme vous dites, bientôt
passée, et nous trouverons bientôt le fond de notre sac de mille
francs[749].

Vraiment vous me gâtez bien, et mes amies de Paris aussi: à peine le
soleil remonte du saut d'une puce, que vous me demandez de votre côté
quand vous m'attendrez à Grignan; et mes amies me prient de leur fixer,
dès à cette heure, le temps de mon départ, afin d'avancer leur joie. Je
suis trop flattée de ces empressements, et surtout des vôtres, qui ne
souffrent point de comparaison. Je vous dirai donc, ma chère comtesse,
avec sincérité, que, d'ici au mois de septembre, je ne puis recevoir
aucune pensée de sortir de ce pays; c'est le temps que j'envoie mes
petites _voitures_ à Paris, dont il n'y a eu encore qu'une très-petite
partie. C'est le temps que l'abbé Charrier traite de mes lods et ventes,
qui est une affaire de dix mille francs: nous en parlerons une autre
fois; mais contentons-nous de chasser toute espérance de faire un pas
avant le temps que je vous ai dit: du reste, je ne vous dis point que
vous êtes mon but, ma perspective, vous le savez bien, et que vous êtes
d'une manière dans mon cœur, que je craindrais fort que M. Nicole ne
trouvât beaucoup à y _circoncire_; mais enfin telle est ma disposition.
Vous me dites la plus tendre chose du monde, en souhaitant de ne point
voir la fin des heureuses années que vous me souhaitez. Nous sommes bien
loin de nous rencontrer dans nos souhaits; car je vous ai mandé une
vérité qui est bien juste et bien à sa place, et que Dieu sans doute
voudra bien exaucer, qui est de suivre l'ordre tout naturel de la sainte
Providence: c'est ce qui me console de tout le chemin laborieux de la
vieillesse; ce sentiment est raisonnable, et le vôtre trop
extraordinaire et trop aimable.

Je vous plaindrai quand vous n'aurez plus M. de la Garde et M. le
chevalier; c'est une très-parfaitement bonne compagnie; mais ils ont
leurs raisons, et celle de faire ressusciter la pension d'un homme qui
n'est point mort me paraît tout à fait importante. Vous aurez votre
enfant qui tiendra joliment sa place à Grignan, il doit y être le bien
reçu par bien des raisons, et vous l'embrasserez aussi de bon cœur. Il
m'a écrit encore une jolie lettre pour me souhaiter une heureuse année:
il me paraît désolé à Kaysersloutre; il dit que rien ne l'empêche de
venir à Paris, mais qu'il attend des ordres de Provence; que c'est ce
ressort qui le fait agir. Je trouve que vous le faites bien languir: sa
lettre est du 2; je le croyais à Paris; faites-l'y donc venir, et
qu'après une petite apparition, il coure vous embrasser. Ce petit homme
me paraît en état que, si vous trouviez un bon parti, Sa Majesté lui
accorderait aisément la survivance de votre très-belle charge. Vous
trouvez que son caractère et celui de Pauline ne se ressemblent
nullement; il faut pourtant que certaines qualités du cœur soient chez
l'un et chez l'autre; pour l'humeur, c'est une autre affaire. Je suis
ravie que ses sentiments soient à votre fantaisie: je lui souhaiterais
un peu plus de penchant pour les sciences, pour la lecture; cela peut
venir. Pour Pauline, cette dévoreuse de livres, j'aime mieux qu'elle en
avale de mauvais que de ne point aimer à lire; les romans, les comédies,
les Voiture, les Sarrasin, tout cela est bientôt épuisé: a-t-elle tâté
de Lucien? est-elle à portée _des petites Lettres_? ensuite il faut
l'histoire; si on a besoin de lui pincer le nez pour lui faire avaler,
je la plains. Quant aux beaux livres de dévotion, si elle ne les aime
point, tant pis pour elle; car nous ne savons que trop que, même sans
dévotion, on les trouve charmants. A l'égard de la morale, comme elle
n'en ferait pas un si bon usage que vous, je ne voudrais point du tout
qu'elle mît son petit nez ni dans _Montaigne_, ni dans _Charron_, ni
dans les autres de cette sorte: il est bien matin pour elle. La vraie
morale de son âge, c'est celle qu'on apprend dans les bonnes
conversations, dans les fables, dans les histoires, par les exemples; je
crois que c'est assez. Si vous lui donnez un peu de votre temps pour
causer avec elle, c'est assurément ce qui serait le plus utile: je ne
sais si tout ce que je dis vaut la peine que vous le lisiez; je suis
bien loin d'abonder dans mon sens.

Vous me demandez si je suis toujours une petite dévote qui ne vaut
guère; oui, justement, voilà ce que je suis toujours, et pas davantage,
à mon grand regret. Tout ce que j'ai de bon, c'est que je sais bien ma
religion, et de quoi il est question; je ne prendrai point le faux pour
le vrai; je sais ce qui est bon et ce qui n'en a que l'apparence;
j'espère ne m'y point méprendre, et que Dieu m'ayant déjà donné de bons
sentiments, il m'en donnera encore: les grâces passées me garantissent
en quelque sorte celles qui viendront; ainsi je vis dans la confiance,
mêlée pourtant de beaucoup de crainte. Mais je vous gronde de trouver
notre Corbinelli _le mystique du diable_; votre frère en pâme de rire;
je le gronde comme vous. Comment, _mystique du diable!_ un homme qui ne
songe qu'à détruire son empire; qui ne cesse d'avoir commerce avec les
ennemis du diable, qui sont les saints et les saintes de l'Église; un
homme qui ne compte pour rien son chien de corps; qui souffre la
pauvreté _chrétiennement_, vous direz _philosophiquement_; qui ne cesse
de célébrer les perfections et l'existence de Dieu; qui ne juge jamais
son prochain, qui l'excuse toujours; qui passe sa vie dans la charité et
le service du prochain; qui est insensible aux plaisirs et aux délices
de la vie; qui enfin, malgré sa mauvaise fortune, est entièrement soumis
à la volonté de Dieu! Et vous appelez cela _le mystique du diable_! Vous
ne sauriez nier que ce ne soit là le portrait de notre pauvre ami:
cependant il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire
d'abord, et qui pourrait surprendre les simples. Mais je résiste comme
vous voyez, et je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse, de ma
grand'mère (_sainte Chantal_), et du bienheureux Jean de la Croix[750].

A propos de Corbinelli, il m'écrivit l'autre jour un fort joli billet;
il me rendait compte d'une conversation et d'un dîner chez M. de
Lamoignon: les acteurs étaient les maîtres du logis, M. de Troyes, M. de
Toulon, le père Bourdaloue, son compagnon, Despréaux et Corbinelli. On
parla des ouvrages des anciens et des modernes; Despréaux soutint les
anciens, à la réserve d'un seul moderne, qui surpassait, à son goût, et
les vieux et les nouveaux. Le compagnon du Bourdaloue, qui faisait
l'entendu, et qui s'était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui
demanda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit? Despréaux
ne voulut pas le nommer; Corbinelli lui dit: Monsieur, je vous conjure
de me le dire, afin que je le lise toute la nuit. Despréaux lui répondit
en riant: «Ah! monsieur, vous l'avez lu plus d'une fois, j'en suis
assuré.» Le jésuite reprend avec un air dédaigneux, _un cotal riso
amaro_, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux.
Despréaux lui dit: «Mon père, ne me pressez point.» Le père continue.
Enfin, Despréaux le prend par le bras, et, le serrant bien fort, lui
dit: «Mon père, vous le voulez; hé bien! morbleu, c'est Pascal.—Pascal,
_dit le père tout rouge, tout étonné_, Pascal est autant beau que le
faux peut l'être.—Le faux, _reprit Despréaux_, le faux! sachez qu'il
est aussi vrai qu'il est inimitable; on vient de le traduire en trois
langues.» Le père répond: «Il n'en est pas plus vrai.» Despréaux
s'échauffe, et criant comme un fou: «Quoi! mon père, direz-vous qu'un
des vôtres n'ait pas fait imprimer dans un de ses livres, _qu'un
chrétien n'est pas obligé d'aimer Dieu_? Osez-vous dire que cela est
faux?» «Monsieur, _dit le Père en fureur_, il faut distinguer.»
«Distinguer, _dit Despréaux_, distinguer, morbleu! distinguer,
distinguer si nous sommes obligés d'aimer Dieu!» et prenant Corbinelli
par le bras, s'enfuit au bout de la chambre; puis revenant, et courant
comme un forcené, il ne voulut jamais se rapprocher du père, s'en alla
rejoindre la compagnie qui était demeurée dans la salle où l'on mange:
ici finit l'histoire, le rideau tombe. Corbinelli me promet le reste
dans une conversation; mais moi, qui suis persuadée que vous trouverez
cette scène aussi plaisante que je l'ai trouvée, je vous l'écris, et je
crois que si vous la lisez avec vos bons tons, vous en serez assez
contente. Ma fille, je vous gronde d'être un seul moment en peine de
moi, quand vous ne recevez pas mes lettres; vous oubliez les manières de
la poste, il faut s'y accoutumer; et quand je serais malade, ce que je
ne suis point du tout, je ne vous en écrirais pas moins quelques lignes,
ou mon fils, ou quelqu'un: enfin vous auriez de mes nouvelles; mais nous
n'en sommes pas là.

On me mande que plusieurs duchesses et grandes dames ont été enragées,
étant à Versailles, de n'être pas du souper du jour des Rois[751]: voilà
ce qui s'appelle des afflictions. Vous savez mieux que moi les autres
nouvelles.

Je trouve Pauline bien suffisante de savoir les échecs; si elle savait
combien ce jeu est au-dessus de ma portée, je craindrais son mépris. Ah!
oui, je m'en souviens, je n'oublierai jamais ce voyage: hélas! est-il
possible qu'il y ait vingt-un ans? je ne le comprends pas; il me semble
que ce fut l'année passée; mais je juge, par le peu que m'a duré ce
temps, ce que me paraîtront les années qui viendront encore.


  [749] Madame de Sévigné comparait les douze mois de l'année à un sac
  de mille francs, qui finit presque aussitôt qu'on a commencé d'y
  puiser.

  [750] Il réforma les carmes, qui prirent alors le nom de _carmes
  déchaussés_.

  [751] Ce repas eut lieu le 5 janvier 1690. Il y avait cinq tables
  tenues par le roi, par Monseigneur, par Monsieur, par Madame et par
  Mademoiselle. Le roi, Monseigneur et Monsieur furent _rois_ chacun à
  leur table.



304.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A Mme DE GRIGNAN.


  Aux Rochers, dimanche 19 février 1690.

Si vous me voyiez, ma chère belle, vous m'ordonneriez de faire le
carême; et, ne me trouvant plus aucune sorte d'incommodité, vous seriez
persuadée, comme je le suis, que Dieu ne me donne une si bonne santé que
pour me faire obéir au commandement de l'Église. Nous faisons ici une
bonne chère; nous n'avons pas la rivière de Sorgue, mais nous avons la
mer; en sorte que le poisson ne nous manque pas. Il nous vient toutes
les semaines du beurre de la Prévalaie; je l'aime et le mange comme si
j'étais Bretonne: nous faisons des beurrées infinies: nous pensons
toujours à vous en les mangeant; mon fils y marque toujours toutes ses
dents, et ce qui me fait plaisir, c'est que j'y marque encore toutes les
miennes: nous y mettrons bientôt de petites herbes fines et des
violettes; le soir un potage avec un peu de beurre, à la mode du pays,
de bons pruneaux, de bons épinards; enfin, ce n'est pas jeûner, et nous
disons avec confusion: _Qu'on a de peine à servir la sainte Église!_
Mais pourquoi dites-vous du mal de mon café avec du lait? c'est que vous
haïssez le lait, car sans cela vous trouveriez que c'est la plus jolie
chose du monde. J'en prends le dimanche matin par plaisir; vous croyez
le dénigrer en disant que cela est bon pour faire vivoter une pauvre
pulmonique: vraiment, c'est une grande louange; et s'il fait vivoter une
mourante, il fera vivre fort agréablement une personne qui se porte
bien. Voilà le chapitre du carême vidé.

Disons un mot des sermons: que je vous plains d'en entendre si souvent
de si longs et de si médiocres! c'est ce que M. Nicole n'a jamais pu
gagner sur moi que cette patience, quoiqu'il en ait fait un beau traité.
Quand je serai aussi bonne que M. de la Garde, si Dieu me fait cette
grâce, j'aimerai tous les sermons; en attendant, je me contente des
évangiles expliqués par M. le Tourneux: ce sont les vrais sermons, et
c'est la vanité des hommes qui les a chargés de tout ce qui les compose
présentement. Nous lisons quelquefois des Homélies de saint
Jean-Chrysostome: cela est divin, et nous plaît tellement, que pour moi
j'opine à n'aller à Rennes que pour la semaine sainte, afin de n'être
point exposée à l'éloquence des prédicateurs qui s'évertuent en faveur
du parlement. Je me suis souvenue du jeûne austère que vous faisiez
autrefois le mardi-gras, ne vivant que de votre amour-propre, que vous
mettiez à toutes sauces, hormis à ce qui pouvait vous nourrir; mais en
cela même il était trompé, car vous deveniez quelquefois couperosée,
tant votre sang était échauffé; vous contempliez votre essence comme un
coq en pâte: que cette folie était plaisante! vous répondiez aussi à la
Mousse, qui vous disait: _Mademoiselle, tout cela pourrira_. Oui,
monsieur, _mais cela n'est pas pourri_. Bon Dieu! qui croirait qu'une
telle personne eût été capable de s'oublier elle-même au point que vous
avez fait, et d'être une si habile et si admirable femme? Il faudrait
présentement vous redonner quelque amour, quelque considération pour
vous-même: vous en êtes trop vide, et trop remplie des autres. Un
équipage, des chevaux, des mulets, de la subsistance; enfin, vivre au
jour la journée: mais entreprendre des dépenses considérables, sans
savoir où trouver le nerf de la guerre; mon enfant, cela n'appartient
qu'à vous: mais je vous conjure de songer à Bourbilly: c'est là que vous
trouverez peut-être du secours, après l'avoir espéré inutilement
d'ailleurs.



305.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE BUSSY.


  Grignan, ce 13 novembre 1690.

Quand vous verrez la date de cette lettre, mon cousin, vous me prendrez
pour un oiseau. Je suis passée courageusement de Bretagne en Provence.
Si ma fille eût été à Paris, j'y serais allée: mais sachant qu'elle
passerait l'hiver dans ce beau pays, je me suis résolue de le venir
passer avec elle, jouir de son beau soleil, et retourner à Paris avec
elle l'année qui vient. J'ai trouvé qu'après avoir donné seize mois à
mon fils, il était bien juste d'en donner quelques-uns à ma fille; et ce
projet, qui paraissait de difficile exécution, ne m'a pas coûté trop de
peine. J'ai été trois semaines à faire ce trajet en litière, et sur le
Rhône. J'ai pris même quelques jours de repos, et enfin j'ai été reçue
de M. de Grignan et de ma fille avec une amitié si cordiale, une joie et
une reconnaissance si sincères, que j'ai trouvé que je n'ai pas fait
encore assez de chemin pour venir voir de si bonnes gens, et que les
cent cinquante lieues que j'ai faites ne m'ont point du tout fatiguée.
Cette maison est d'une grandeur, d'une beauté et d'une magnificence de
meubles dont je vous entretiendrai quelque jour. J'ai voulu vous donner
avis de mon changement de climat, afin que vous ne m'écriviez plus aux
Rochers, mais bien ici, où je sens un soleil capable de rajeunir par sa
douce chaleur. Nous ne devons pas négliger présentement ces petits
secours, mon cher cousin. Je reçus votre dernière lettre avant que de
partir de Bretagne: mais j'étais si accablée d'affaires, que je remis à
vous faire réponse ici. Nous apprîmes l'autre jour la mort de M. de
Seignelai[752]. Quelle jeunesse! quelle fortune! quels établissements!
Rien ne manquait à son bonheur: il nous semble que c'est la splendeur
qui est morte. Ce qui nous a surpris, c'est qu'on dit que madame de
Seignelai renonce à la communauté, parce que son mari doit cinq
millions. Cela fait voir que les grands revenus sont inutiles quand on
en dépense deux ou trois fois autant. Enfin, mon cher cousin, la mort
nous égale tous; c'est où nous attendons les gens heureux. Elle rabat
leur joie et leur orgueil, et console par là ceux qui ne sont pas
fortunés. Un petit mot de christianisme ne serait pas mauvais en cet
endroit; mais je ne veux pas faire un sermon, je ne veux faire qu'une
lettre d'amitié à mon cher cousin, lui demander de ses nouvelles, de
celles de sa chère fille, les embrasser tous deux de tout mon cœur, les
assurer de l'estime et des services de madame de Grignan et de son époux
qui m'en prient, et les conjurer de m'aimer toujours: ce n'est pas la
peine de changer après tant d'années.


  [752] Fils de Colbert; il mourut de langueur et d'épuisement.



306.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  Lambesc, le 1er décembre 1690.

Où en sommes-nous, mon aimable cousin? Il y a environ mille ans que je
n'ai reçu de vos lettres. Je vous ai écrit la dernière fois des Rochers
par madame de Chaulnes: depuis cela, pas un seul mot de vous. Il faut
donc recommencer sur nouveaux frais, présentement que je suis dans votre
voisinage: que dites-vous de mon courage? il n'est rien tel que d'en
avoir. Après avoir été seize mois en Bretagne avec mon fils, j'ai trouvé
que je devais aussi une visite à ma fille, sachant qu'elle n'allait
point cet hiver à Paris; et j'ai été si parfaitement bien reçue d'elle
et de M. de Grignan, que si j'ai eu quelque fatigue, je l'ai entièrement
oubliée; et je n'ai senti que la joie et le plaisir de me trouver avec
eux. Ce trajet n'a point été désapprouvé de madame de Chaulnes, ni de
mesdames de Lavardin et de la Fayette, auxquelles je demande volontiers
conseil; de sorte que rien n'a manqué au bonheur ni à l'agrément de ce
voyage: vous y mettrez la dernière main en repassant par Grignan, où
nous allons vous attendre. L'assemblée de nos petits états est finie;
nous sommes ici seuls, en attendant que M. de Grignan soit en état
d'aller à Grignan, et puis, s'il se peut, à Paris. Il a été mené quatre
ou cinq jours fort rudement de la colique et de la fièvre continue, avec
deux redoublements par jour. Cette maladie allait beau train, si elle
n'avait été arrêtée par les miracles ordinaires du quinquina; mais
n'oubliez pas qu'il a été aussi bon pour la colique que pour la fièvre;
il faut donc se remettre. Nous n'irons à Aix qu'un moment pour voir la
petite religieuse de Grignan[753], et dans peu de jours nous serons pour
tout l'hiver à Grignan, où le petit colonel (_le marquis de Grignan_),
qui a son régiment à Valence et aux environs, viendra passer six
semaines avec nous. Hélas! tout ce temps ne passera que trop vite; je
commence à soupirer douloureusement de le voir courir avec tant de
rapidité, j'en vois et j'en sens les conséquences. Vous n'en êtes pas
encore, mon _jeune_ cousin, à de si tristes réflexions.

J'ai voulu vous écrire sur la mort de M. de Seignelai: quelle mort!
quelle perte pour sa famille et pour ses amis! On me mande que sa femme
est inconsolable, et qu'on parle de vendre Sceaux à M. le duc du Maine.
Oh! mon Dieu, que de choses à dire sur un si grand sujet! Mais que
dites-vous de sa dépouille sur un homme que l'on croyait déjà tout
établi[754]? Autre sujet de conversation; mais il ne faut faire à
présent que la table des chapitres pour quand nous nous verrons. M. le
duc de Chaulnes nous a écrit de fort aimables lettres, et nous donne une
espérance assez proche de le voir bientôt à Grignan; mais auparavant il
me paraît qu'il ne serait pas impossible d'envoyer enfin ces bulles si
longtemps attendues, et trop tôt chantées; qui n'eût pas cru que l'abbé
de Polignac les apportait? Je n'ai jamais vu un enfant _si difficile à
baptiser_; mais enfin vous en aurez l'honneur, vous le méritez bien
après tant de peines; venez donc recevoir nos louanges. Je n'ose presque
vous parler de votre déménagement de la rue du Parc-Royal pour aller
demeurer au Temple; j'en suis affligée pour vous et pour moi; je hais le
Temple autant que j'aime la déesse (_madame de Coulanges_) qui veut
présentement y être honorée; je hais ce quartier qui ne mène qu'à
Montfaucon; j'en hais même jusques à la belle vue dont madame de
Coulanges me parle; je hais cette fausse campagne, qui fait qu'on n'est
plus sensible aux beautés de la véritable, et qu'elle sera plus à
couvert des rigueurs du froid à Brévannes[755], qu'à la ruelle de son
lit dans ce chien de Temple; enfin tout cela me déplaît à mourir, et ce
qui est beau, c'est que je lui mande toutes ces improbations avec une
grossièreté que je sens, et dont je ne puis m'empêcher. Que ferez-vous,
mon pauvre cousin, loin des hôtels de Chaulnes, de Lamoignon, du Lude,
de Villeroi, de Grignan? comment peut-on quitter un tel quartier? Pour
moi, je renonce quasi à la déesse; car le moyen d'accommoder ce coin du
monde tout écarté avec mon faubourg Saint-Germain[756]? Au lieu de
trouver, comme je faisais, cette jolie madame de Coulanges sous ma main,
prendre du café le matin avec elle, y courir après la messe, y revenir
le soir comme chez soi; enfin, mon pauvre cousin, ne m'en parlez point:
je suis trop heureuse d'avoir quelques mois pour m'accoutumer à ce
bizarre dérangement; mais n'y avait-il point d'autre maison? et votre
cabinet, où est-il? y retrouverons-nous tous nos tableaux? Enfin Dieu
l'a voulu; car le moyen, sans cette pensée, de vouloir s'en taire? Il
faut finir ce chapitre, même cette lettre.

J'ai trouvé Pauline tout aimable, et telle que vous me l'avez dépeinte.
Mandez-moi bien de vos nouvelles; je vous écris en détail, car nous
aimons ce style, qui est celui de l'amitié. Je vous envoie cette lettre
par M. de Montmort, intendant à Marseille, autrefois M. du Fargis, qui
mangeait des tartelettes avec mes enfants; si vous le connaissez, vous
savez que c'est un des plus jolis hommes du monde, le plus honnête, le
plus poli, aimant à plaire et à faire plaisir, et d'une manière qui lui
est particulière; en un mot, il en sait assurément plus que les autres
sur ce sujet: je vous en ferai demeurer d'accord à Grignan, où je vais
vous attendre, mon cher cousin, avec une bonne amitié et une véritable
impatience.


  [753] Marie-Blanche d'Adhémar, religieuse aux Filles de Sainte-Marie.

  [754] M. de Pontchartrain, alors contrôleur des finances, et depuis
  chancelier de France en 1699.

  [755] Maison de campagne de madame de Coulanges.

  [756] Où demeurait madame de la Fayette, qu'elle allait voir souvent.



307.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Grignan, le 10 avril 1691.

Nous avons reçu une lettre, du 31 mars, de notre cher ambassadeur; elle
est venue en sept jours; cette diligence est agréable, mais ce qu'il
nous mande l'est encore davantage; on ne peut écrire plus
spirituellement. Ma fille prend le soin de lui répondre; et comme je la
prie de lui envoyer le Saint-Esprit en diligence, non-seulement pour
faire un pape[757], mais pour finir promptement toutes sortes
d'affaires, afin de nous venir voir, elle m'assure qu'elle lui enverra
la prise de Nice en cinq jours de tranchée ouverte, par M. de Catinat,
et que cette nouvelle fera le même effet pour nos bulles.

Mais parlons de votre affliction d'avoir perdu cet aimable ménage[758],
qui a si bien célébré votre mérite en vers et en prose, tandis que vous
avez si bien senti l'agrément de leur société. La douleur de cette
séparation est aisée à comprendre; M. de Chaulnes ne veut pas que nous
croyions qu'il la partage avec vous; il ne faut pas qu'un ambassadeur
soit occupé d'autres choses que des affaires du roi son maître, qui, de
son côté, prend Mons avec cent mille hommes d'une manière tout héroïque,
allant partout, visitant tout, s'exposant trop. La politique du prince
d'Orange, qui prenait tranquillement des mesures, avec les princes
confédérés, pour le commencement du mois de mai, s'est trouvée un peu
déconcertée de cette promptitude; il menace de venir au secours de cette
grande place; un prisonnier le dit ainsi au roi, qui répondit
froidement: _Nous sommes ici pour l'attendre_. Je vous défie d'imaginer
une réponse plus parfaite et plus précise. Je crois donc, mon cher
cousin, qu'en vous mandant encore dans quatre jours cette belle
conquête[759], votre Rome ne sera point fâchée de vivre paternellement
avec son fils aîné. Dieu sait si notre ambassadeur soutiendra bien
_l'identité du plus grand roi du monde_, comme dit M. de Nevers!

Revenons un peu terre à terre. Notre petit marquis de Grignan était allé
à ce siége de Nice comme un aventurier, _vago di fama_. M. de Catinat
lui a fait commander plusieurs jours la cavalerie, pour ne le pas
laisser volontaire; ce qui ne l'a pas empêché d'aller partout, d'essuyer
tout le feu, qui fut fort vif d'abord, de porter des fascines au petit
pas, car c'est le bel air; mais quelles fascines! toutes d'orangers, mon
cousin, de lauriers-roses, de grenadiers! ils ne craignaient que d'être
trop parfumés. Jamais il ne s'est vu un si beau pays, ni si délicieux;
vous en comprenez les délices par ceux d'Italie. Voilà ce que M. de
Savoie a pris plaisir de perdre et de ruiner: dirons-nous que c'est un
habile politique? Nous attendons ce petit colonel[760], qui vient se
préparer pour aller en Piémont, car cette expédition de Nice n'est que
_peloter en attendant partie_; il ne sera plus ici quand vous y
passerez; mais savez-vous qui vous y trouverez? mon fils, qui vient
passer l'été avec nous, et qui vient au-devant de son gouverneur sur les
pas de sa mère.

A propos de mère et de fils, savez-vous, mon cher cousin, que je suis
depuis dix ou douze jours dans une tristesse dont vous êtes seul capable
de me tirer, pendant que je vous écris? C'est de la maladie extrême de
madame de Lavardin la douairière, mon intime et mon ancienne amie; cette
femme d'un si bon et si solide esprit, cette illustre veuve, qui nous
avait toutes rassemblées sous son aile; cette personne, d'un si grand
mérite, est tombée tout d'un coup dans une espèce d'apoplexie; elle est
assoupie, elle est paralytique, elle a une grosse fièvre; quand on la
réveille, elle parle de bon sens, mais elle retombe; enfin, mon enfant,
je ne pouvais faire dans l'amitié une plus grande perte; je la sens
très-vivement. Madame la duchesse de Chaulnes m'en apprend des
nouvelles, et en est très-affligée; madame de la Fayette encore plus;
enfin, c'est un mérite reconnu, où tout le monde s'intéresse comme à une
perte publique: jugez ce que ce doit être pour toutes ses amies. On
m'assure que M. de Lavardin en est fort touché; je le souhaite, c'est
son éloge que de regretter bien tendrement une mère à qui il doit, en
quelque sorte, tout ce qu'il est. Adieu, mon cher cousin, je n'en puis
plus; j'ai le cœur serré: si j'avais commencé par ce triste sujet, je
n'aurais pas eu le courage de vous entretenir.

Je ne parle plus du Temple, j'ai dit mon avis; mais je ne l'aimerai ni
ne l'approuverai jamais. Je ne suis pas de même pour vous; car je vous
aime, et vous aimerai, et vous approuverai toujours.


  [757] Alexandre VIII était mort depuis deux mois et quelques jours.

  [758] Le duc et la duchesse de Nevers.

  [759] La ville de Mons se rendit au roi le 9 de ce même mois d'avril,
  après seize jours de tranchée ouverte.

  [760] Le marquis de Grignan.



308.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. LE DUC DE CHAULNES.


  A Grignan, le 15 mai 1691.

Mais, mon Dieu, quel homme vous êtes, mon cher gouverneur! on ne pourra
plus vivre avec vous; vous êtes d'une difficulté pour le pas, qui nous
jettera dans de furieux embarras. Quelle peine ne donnâtes-vous point
l'autre jour à ce pauvre ambassadeur d'Espagne? Pensez-vous que ce soit
une chose bien agréable de reculer tout le long d'une rue? Et quelle
tracasserie faites-vous encore à celui de l'empereur sur les franchises?
Ce pauvre sbirre si bien épousseté en est une belle marque[761]; enfin,
vous êtes devenu tellement pointilleux, que toute l'Europe songera à
deux fois comme elle se devra conduire avec Votre Excellence. Si vous
nous apportez cette humeur, nous ne vous reconnaîtrons plus. Parlons
maintenant de la plus grande affaire qui soit à la cour. Votre
imagination va tout droit à de nouvelles entreprises; vous croyez que le
roi, non content de Mons et de Nice, veut encore le siége de Namur:
point du tout; c'est une chose qui a donné plus de peine à Sa Majesté et
qui lui a coûté plus de temps que ses dernières conquêtes; c'est la
défaite des _fontanges_ à plate couture: plus de coiffures élevées
jusques aux nues, plus de _casques_, plus de _rayons_, plus de
_bourgognes_, plus de _jardinières_: les princesses ont paru de trois
quartiers moins hautes qu'à l'ordinaire; on fait usage de ses cheveux,
comme on faisait il y a dix ans. Ce changement a fait un bruit et un
désordre à Versailles qu'on ne saurait vous représenter. Chacun
raisonnait à fond sur cette matière, et c'était l'affaire de tout le
monde. On nous assure que M. de Langlée a fait un traité sur ce
changement pour envoyer dans les provinces: dès que nous l'aurons,
monsieur, nous ne manquerons pas de vous l'envoyer; et cependant je
baise très-humblement les mains de Votre Excellence.

Vous aurez la bonté d'excuser si ce que j'ajoute ici n'est pas écrit
d'une main aussi ferme qu'auparavant: ma lettre était cachetée, et je
l'ouvre pour vous dire que nous sortons de table, où, avec trois Bretons
de votre connaissance, MM. du Cambout, de Trévigni et du Guesclin, nous
avons bu à votre santé en vin blanc, le plus excellent et le plus frais
qu'on puisse boire; madame de Grignan a commencé, les autres ont suivi:
la Bretagne a fait son devoir; à la santé de M. l'ambassadeur, à la
santé de madame la duchesse de Chaulnes! _tope_ à notre cher gouverneur,
_tope_ à la grande gouvernante! Monsieur, je vous fais raison. Enfin,
tant a été procédé, que nous l'avons portée à M. de Coulanges; c'est à
lui de répondre.


  [761] Voir le journal manuscrit de Dangeau, 31 juillet 1691. M. de
  Chaulnes était ambassadeur à Rome.



309.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Grignan, le 26 juillet 1691.

Je suis tellement éperdue de la nouvelle de la mort très-subite de M. de
Louvois, que je ne sais par où commencer pour vous en parler. Le voilà
donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une
si grande place; dont _le moi_, comme dit M. Nicole, était si étendu;
qui était le centre de tant de choses! Que d'affaires, que de desseins,
que de projets, que de secrets, que d'intérêts à démêler, que de guerres
commencées, que d'intrigues, que de beaux coups d'échecs à faire et à
conduire! Ah! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps, je voudrais bien
donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d'Orange. Non, non,
vous n'aurez pas un seul, un seul moment. Faut-il raisonner sur cette
étrange aventure? non, en vérité, il y faut réfléchir dans son cabinet.
Voilà le second ministre[762] que vous voyez mourir, depuis que vous
êtes à Rome; rien n'est plus différent que leur mort, mais rien n'est
plus égal que leur fortune, et les cent millions de chaînes qui les
attachaient tous deux à la terre.

Quant aux grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez
embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au
conclave: mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J'ai ouï dire qu'un
homme d'un très-bon esprit tira une conséquence toute contraire au sujet
de ce qu'il voyait dans cette grande ville: il en conclut qu'il fallait
que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse, de
subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de
profanations: faites donc comme lui, tirez les mêmes conséquences, et
songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d'un nombre
infini de martyrs; qu'aux premiers siècles, toutes les intrigues du
conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait
avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre; qu'il y eut
trente-sept papes qui le souffrirent l'un après l'autre, sans que la
certitude de cette fin leur fît fuir ni refuser une place où la mort
était attachée: et quelle mort! Vous n'avez qu'à lire cette histoire,
pour vous persuader qu'une religion subsistante par un miracle
continuel, et dans son établissement et dans sa durée, ne peut être une
imagination des hommes. Les hommes ne pensent pas ainsi: lisez saint
Augustin dans sa _Vérité de la religion_, lisez l'_Abbadie_[763], bien
différent de ce grand saint; mais très-digne de lui être comparé, quand
il parle de la religion chrétienne: demandez à l'abbé de Polignac s'il
estime ce livre. Ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si
légèrement; croyez que, quelque manége qu'il y ait dans le conclave,
c'est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape; Dieu fait tout, il est
le maître de tout, et voici comme nous devrions penser: j'ai lu ceci en
bon lieu: _Quel mal peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu
fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait?_ Voilà sur quoi je vous
laisse, mon cher cousin.


  [762] M. de Seignelai était mort l'année précédente.

  [763] Auteur d'un livre sur la _Vérité de la religion chrétienne_. Il
  était protestant.



310.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES, QUI ÉTAIT ALORS A
ANCI-LE-FRANC, CHEZ Mme DE LOUVOIS.


  A Grignan, le 9 septembre 1694.

J'ai reçu plusieurs de vos lettres, mon cher cousin; il n'y en a point
de perdues, ce serait grand dommage, elles ont toutes leur mérite
particulier, et font la joie de toute notre société: ce que vous mettez
pour adresse sur la dernière, en disant adieu à tous ceux que vous
nommez, ne vous a brouillé avec personne: _Au château royal de Grignan_.
Cette adresse frappe, donne tout au moins le plaisir de croire que, dans
le nombre de toutes les beautés dont votre imagination est remplie,
celle de ce château, qui n'est pas commune, y conserve toujours sa
place, et c'est un de ses plus beaux titres: il faut que je vous en
parle un peu, puisque vous l'aimez. Ce vilain degré par où l'on montait
dans la seconde cour, à la honte des _Adhémars_, est entièrement
renversé, et fait place au plus agréable qu'on puisse imaginer; je ne
dis point grand, ni magnifique, parce que ma fille n'ayant pas voulu
jeter tous les appartements par terre, il a fallu se réduire à un
certain espace, où l'on a fait un chef-d'œuvre. Le vestibule est beau,
et l'on y peut manger fort à son aise; on y monte par un grand perron;
les armes de Grignan sont sur la porte; vous les aimez, c'est pourquoi
je vous en parle. Les appartements des prélats, dont vous ne connaissez
que le salon, sont meublés fort honnêtement, et l'usage que nous en
faisons est très-délicieux. Mais puisque nous y sommes, parlons un peu
de la cruelle et continuelle chère que l'on y fait, surtout en ce
temps-ci; ce ne sont pourtant que les mêmes choses qu'on mange partout,
des perdreaux, cela est commun; mais il n'est pas commun qu'ils soient
tous comme lorsqu'à Paris chacun les approche de son nez en faisant une
certaine mine, et criant: Ah, quel fumet! sentez un peu; nous supprimons
tous ces étonnements; ces perdreaux sont tous nourris de thym, de
marjolaine, et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets; il n'y a
point à choisir: j'en dis autant de nos cailles grasses, dont il faut
que la cuisse se sépare du corps à la première semonce (elle n'y manque
jamais), et des tourterelles toutes parfaites aussi. Pour les melons,
les figues et les muscats, c'est une chose étrange: si nous voulions,
par quelque bizarre fantaisie, trouver un mauvais melon, nous serions
obligés de le faire venir de Paris; il ne s'en trouve point ici; les
figues blanches et sucrées, les muscats comme des grains d'ambre que
l'on peut croquer, et qui vous feraient fort bien tourner la tête si
vous en mangiez sans mesure, parce que c'est comme si l'on buvait à
petits traits du plus exquis vin de Saint-Laurent: mon cher cousin,
quelle vie! vous la connaissez sous de moindres degrés de soleil; elle
ne fait point du tout souvenir de celle de la Trappe. Voyez dans quelle
sorte de détail je me suis jetée, c'est le hasard qui conduit nos
plumes; je vous rends ceux que vous m'avez mandés, et que j'aime tant;
cette liberté est assez commode, on ne va pas chercher bien loin le
sujet de ses lettres.

Je loue fort le courage de madame de Louvois d'avoir quitté Paris,
contre l'avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air:
hé, où est-il ce mauvais air? qui leur a dit qu'il n'est point à Paris?
Nous le trouvons quand il plaît à Dieu, et jamais plus tôt. Parlez-moi
bien de vos grandeurs de Tonnerre et d'Anci-le-Franc; j'ai vu ce beau
château, et une reine de Sicile sur une porte, dont M. de Noyon vient
directement[764]. Je vous trouve trop heureux; au sortir des dignités de
M. le duc de Chaulnes, vous entrez dans l'abondance et les richesses de
madame de Louvois; suivez cette étoile si bienfaisante, tant qu'elle
vous conduira. Je le demandais l'autre jour à madame de Coulanges: elle
m'a parlé de Carette; ah! quel fou!

Comment pourrons-nous passer de tout ceci, mon cher cousin, au maréchal
d'Humières, le plus aimable, le plus aimé de tous les courtisans. Il a
dit à M. le curé de Versailles: _Monsieur, vous voyez un homme qui s'en
va mourir dans quatre heures, et qui n'a jamais pensé, ni à son salut,
ni à ses affaires_; il disait bien vrai, et cette vérité est digne de
beaucoup de réflexions: mais je quitte ce sérieux, pour vous demander,
sur un autre ton sérieux, si je ne puis pas assurer ici madame de
Louvois de mes très-humbles services; elle est si honnête, qu'elle donne
toujours envie de lui faire exercer cette qualité. Mandez-moi qui est de
votre troupe, et me payez avec la monnaie dont vous vous servez
présentement. Je suis aise que vous soyez plus près de nous, sans que
cela me donne plus d'espérance; mais c'est toujours quelque chose. M.
de Grignan est revenu à Marseille; c'est signe que nous l'aurons
bientôt. La flotte qui est vers Barcelone fait mine de prendre bientôt
le parti que la saison lui conseille. Tout ce qui est ici vous aime et
vous embrasse chacun au _prorata_ de ce qui lui convient, et moi plus
que tous. M. de Carcassonne est charmé de vos lettres.


  [764] Trait dirigé contre la vanité de M. de Clermont-Tonnerre, évêque
  de Noyon.



311.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Grignan, le 26 avril 1695.

Quand vous m'écrivez, mon aimable cousin, j'en ai une joie sensible; vos
lettres sont agréables comme vous; on les lit avec un plaisir qui se
répand partout; on aime à vous entendre, on vous approuve, on vous
admire, chacun selon le degré de chaleur qu'il a pour vous. Quand vous
ne m'écrivez pas, je ne gronde point, je ne boude point; je dis, Mon
cousin est dans quelque palais enchanté; mon cousin n'est point à lui;
on aura sans doute enlevé mon pauvre cousin; et j'attends avec patience
le retour de votre souvenir, sans jamais douter de votre amitié; car le
moyen que vous ne m'aimiez pas? c'est la première chose que vous avez
faite quand vous avez commencé d'ouvrir les yeux; et c'est moi aussi qui
ai commencé la mode de vous aimer et de vous trouver aimable; une amitié
si bien conditionnée ne craint point les injures du temps. Il nous
paraît que ce temps, qui fait tant de mal en passant sur la tête des
autres, ne vous en fait aucun; vous ne connaissez plus rien à votre
baptistaire; vous êtes persuadé qu'on a fait une très-grosse erreur à la
date de l'année; le chevalier de Grignan dit qu'on a mis sur le sien
tout ce qu'on a ôté du vôtre, et il a raison; c'est ainsi qu'il faut
compter son âge. Pour moi, que rien n'avertit encore du nombre de mes
années, je suis quelquefois surprise de ma santé; je suis guérie de
mille petites incommodités que j'avais autrefois; non-seulement j'avance
doucement comme une tortue, mais je suis prête à croire que je vais
comme une écrevisse[765]: cependant je fais des efforts pour n'être
point la dupe de ces trompeuses apparences, et dans quelques années je
vous conseillerai d'en faire autant.

Vous êtes à Chaulnes, mon cher cousin, c'est un lieu très-enchanté, dont
M. et madame de Chaulnes vont prendre possession; vous allez retrouver
les enfants de ces petits rossignols que vous avez si joliment chantés;
ils doivent redoubler leurs chants, en apprenant de vous le bonheur
qu'ils auront de voir plus souvent les maîtres de ce beau séjour. J'ai
suivi tous les sentiments de ces gouverneurs; je n'en ai trouvé aucun
qui n'ait été en sa place, et qui ne soit venu de la raison et de la
générosité la plus parfaite. Ils ont senti les vives douleurs de toute
une province qu'ils ont gouvernée et comblée de biens depuis vingt-six
ans; ils ont obéi cependant d'une manière très-noble; ils ont eu besoin
de leur courage pour vaincre la force de l'habitude, qui les avait comme
unis à cette Bretagne: présentement ils ont d'autres pensées; ils
entrent dans le goût de jouir tranquillement de leurs grandeurs; je ne
trouve rien que d'admirable dans toute cette conduite; je l'ai suivie et
sentie avec l'intérêt et l'attention d'une personne qui les aime, et qui
les honore du fond du cœur. J'ai mandé à notre duchesse comme M. de
Grignan est à Marseille, et dans cette province sans aucune sorte de
dégoûts; au contraire, il paraît, par les ordres du maréchal de
Tourville, qu'on l'a ménagé en tout; ce maréchal lui demandera des
troupes quand il en aura besoin; et M. de Grignan, comme lieutenant
général des armées, commandera les troupes de la marine sous ce
maréchal. Voilà de quoi il est question; on veut agir, quoi qu'il en
coûte. Je plains bien mon fils de n'avoir plus la douceur de faire sa
cour à nos anciens gouverneurs; il sent cette perte, comme il le doit.
Je suis en peine de madame de Coulanges, je m'en vais lui écrire.
Recevez les amitiés de tout ce qui est ici, et venez que je vous baise
des deux côtés.


  [765] Moins d'un an après, elle n'existait plus.



312.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.


  A Grignan, ce 5 juin 1695.

J'ai dessein, monsieur, de vous faire un procès: voici comme je m'y
prends. Je veux que vous le jugiez vous-même. Il y a plus d'un an que je
suis ici avec ma fille, pour qui je n'ai pas changé de goût. Depuis ce
temps vous avez entendu parler, sans doute, du mariage du marquis de
Grignan avec mademoiselle de Saint-Amand. Vous l'avez vue assez souvent
à Montpellier pour connaître sa personne; vous avez aussi entendu parler
des grands biens de monsieur son père; vous n'avez point ignoré que ce
mariage s'est fait avec un assez grand bruit dans ce château que vous
connaissez. Je suppose que vous n'avez point oublié ce temps où commença
la véritable estime que nous avons toujours conservée pour vous. Sur
cela je mesure vos sentiments par les miens, et je juge que, ne vous
ayant point oublié, vous ne devez pas aussi nous avoir oubliées.

J'y joins même M. de Grignan, dont les dates sont encore plus anciennes
que les nôtres. Je rassemble toutes ces choses, et de tout côté je me
trouve offensée; je m'en plains à vos amis, je m'en plains à notre cher
Corbinelli, confident jaloux, et témoin de toute l'estime et l'amitié
que nous avons pour vous; et enfin je m'en plains à vous-même, monsieur.
D'où vient ce silence? est-ce de l'oubli? est-ce une parfaite
indifférence? Je ne sais: que voulez-vous que je pense? A quoi ressemble
votre conduite? donnez-y un nom, monsieur; voilà le procès en état
d'être jugé. Jugez-le: je consens que vous soyez juge et partie.



313.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE SÉVIGNÉ.


  A Grignan, le mardi 20 septembre 1695.

Vous voilà donc à nos pauvres Rochers, mes chers enfants! et vous y
trouvez une douceur et une tranquillité exempte de tous devoirs et de
toute fatigue, qui fait respirer notre chère petite marquise. Mon Dieu!
que vous me peignez bien son état et son extrême délicatesse! j'en suis
sensiblement touchée; et j'entre si tendrement dans toutes vos pensées,
que j'en ai le cœur serré et les larmes aux yeux. Il faut espérer que
vous n'aurez, dans toutes vos peines, que le mérite de les souffrir avec
résignation et soumission; mais si Dieu en jugeait autrement, c'est
alors que toutes les choses _impromises_ arriveraient d'une autre façon:
mais je veux croire que cette chère personne, bien conservée, durera
autant que les autres; nous en avons mille exemples. Mademoiselle de la
Trousse (_mademoiselle de Méri_) n'a-t-elle pas eu toute sorte de maux?
En attendant, mon cher enfant, j'entre avec une tendresse infinie dans
tous vos sentiments, mais du fond de mon cœur. Vous me faites justice
quand vous me dites que vous craignez de m'attendrir, en me contant
l'état de votre âme; n'en doutez pas, et que je n'y sois infiniment
sensible. J'espère que cette réponse vous trouvera dans un état plus
tranquille et plus heureux. Vous me paraissez loin de penser à Paris
pour notre marquise. Vous ne voyez que Bourbon pour le printemps.
Conduisez-moi toujours dans tous vos desseins, et ne me laissez rien
ignorer de tout ce qui vous touche.

Rendez-moi compte d'une lettre du 23 d'août et du 30. Il y avait aussi
un billet pour Galois, que je priais M. Branjon de payer. Répondez-moi
sur cet article. Il est marié, le bon Branjon; il m'écrit, sur ce sujet,
une fort jolie lettre. Mandez-moi si ce mariage est aussi bon qu'il me
le dit. C'est une parente de tout le parlement et de M. d'Harouïs.
Expliquez-moi cela, mon enfant. Je vous adressais aussi une lettre pour
notre abbé Charrier. Il sera bien fâché de ne plus vous trouver: et M.
de Toulon! vous dites fort bien sur ce bœuf, c'est à lui à le dompter,
et à vous à demeurer ferme comme vous êtes. Renvoyez la lettre de l'abbé
à Quimperlé.

Pour la santé de votre pauvre sœur, elle n'est point du tout bonne. Ce
n'est plus de sa perte de sang, elle est passée; mais elle ne se remet
point, elle est toujours changée à n'être pas reconnaissable, parce que
son estomac ne se rétablit point, et qu'elle ne profite d'aucune
nourriture; et cela vient du mauvais état de son foie, dont vous savez
qu'il y a longtemps qu'elle se plaint. Ce mal est si capital, que, pour
moi, j'en suis dans une véritable peine. On pourrait faire quelques
remèdes à ce foie; mais ils sont contraires à la perte de sang, qu'on
craint toujours qui ne revienne, et qui a causé le mauvais effet de
cette partie affligée. Ainsi ces deux maux, dont les remèdes sont
contraires, font un état qui fait beaucoup de pitié. On espère que le
temps rétablira ce désordre: je le souhaite; et si ce bonheur arrive,
nous irons promptement à Paris. Voilà le point où nous en sommes, et
qu'il faut démêler, et dont je vous instruirai très-fidèlement.

Cette langueur fait aussi qu'on ne parle point encore du retour des
guerriers. Cependant je ne doute pas que l'affaire[766] ne se fasse;
elle est trop engagée: mais ce sera sans joie, et même si nous allions à
Paris, on partirait deux jours après, pour éviter l'air d'une noce et
les visites, dont on ne veut recevoir aucune: _chat échaudé_, etc.

Pour les chagrins de M. de Saint-Amand, dont il a fait grand bruit à
Paris, ils étaient fondés sur ce que ma fille ayant véritablement
prouvé, par des mémoires qu'elle nous a fait voir à tous, qu'elle avait
payé à son fils neuf mille francs sur dix qu'elle lui a promis, et ne
lui en ayant par conséquent envoyé que mille, M. de Saint-Amand a dit
qu'on le trompait, qu'on voulait tout prendre sur lui, et qu'il ne
donnerait plus rien du tout, ayant donné les quinze mille francs du bien
de sa fille (qu'il a payés à Paris en fonds, et dont il a les terres
qu'on lui a données et délaissées ici), et que c'était à M. le marquis à
chercher son secours de ce côté-là. Vous jugez bien que quand ce
_côté-là_ a payé, cela peut jeter quelques petits chagrins; mais cela
s'est passé. M. de Saint-Amand a songé, en lui-même, qu'il ne lui serait
pas bon d'être brouillé avec ma fille. Ainsi il est venu ici, plus doux
qu'un mouton, ne demandant qu'à plaire et à ramener sa fille à Paris; ce
qu'il a fait, quoiqu'en bonne justice elle dût nous attendre: mais
l'avantage d'être logée, avec son mari, dans cette belle maison de M. de
Saint-Amand, d'y être bien meublée, bien nourrie pour rien, a fait
consentir sans balancer à la laisser aller jouir de tous ces avantages;
mais ce n'a pas été sans larmes que nous l'avons vue partir; car elle
est fort aimable, et elle était si fondue en pleurs en nous disant
adieu, qu'il ne semblait pas que ce fût elle qui partît, pour aller
commencer une vie agréable, au milieu de l'abondance. Elle avait pris
beaucoup de goût à notre société. Elle partit le premier de ce mois avec
son père.

Croyez, mon fils, qu'aucun Grignan n'a dessein de vous faire des
finesses, que vous êtes aimé de tous, et que si cette bagatelle avait
été une chose curieuse, on aurait été persuadé que vous y auriez pris
bien de l'intérêt, comme vous avez toujours fait.

M. de Grignan est encore à Marseille; nous l'attendons bientôt, car la
mer est libre; et l'amiral Russel, qu'on ne voit plus, lui donnera la
liberté de venir ici.

Je ferai chercher les deux petits écrits dont vous me parlez. Je me fie
fort à votre goût. Pour ces lettres à M. de la Trappe, ce sont des
livres qu'on ne saurait envoyer, quoique manuscrits. Je vous les ferai
lire à Paris, où j'espère toujours vous voir: car je sens mille fois
plus l'amitié que j'ai pour vous, que vous ne sentez celle que vous avez
pour moi. C'est l'ordre, et je ne m'en plains pas.

Voilà une lettre de madame de Chaulnes, que je vous envoie entière, par
confiance en votre sagesse. Vous vous justifierez des choses où vous
savez bien ce qu'il faut répondre, et vous ne ferez point d'attention à
celles qui vous pourraient fâcher. Pour moi, j'ai dit ce que j'avais à
dire, mais en attendant que vous me répondissiez vous-même sur ce que je
ne savais pas; et j'ai ajouté que je vous manderais ce que cette
duchesse me mandait. Écrivez-lui donc tout bonnement comme ayant su de
moi ce qu'elle écrit de vous. Après tout, vous devez conserver cette
liaison; ils vous aiment, et vous ont fait plaisir; il ne faut pas
blesser la reconnaissance. J'ai dit que vous étiez obligé à
l'intendant[767]. Mais je vous dis à vous, mon enfant, cette amitié ne
peut-elle compatir avec vos anciens commerces et du premier président et
du procureur général? Faut-il rompre avec ses vieux amis, quand on veut
ménager un intendant? M. de Pommereuil n'exigeait point cette conduite.
J'ai dit aussi qu'il vous fallait entendre, et qu'il était impossible
que vous n'eussiez pas fait des compliments au procureur général sur le
mariage de sa fille. Enfin, mon enfant, défendez-vous, et me dites ce
que vous aurez dit, afin que je vous soutienne.

Ceci est pour mon bon président:

J'ai reçu votre dernière lettre, mon cher président; elle est aimable
comme tout ce que vous m'écrivez. Je suis étonnée que _Dupuis_ ne vous
réponde point, je crains qu'il ne soit malade.

Vous voilà trop heureux d'avoir mon fils et notre marquise. Gouvernez-la
bien, divertissez-la, amusez-la; enfin, mettez-la dans du coton, et nous
conservez cette chère et précieuse personne. Ayez soin de me faire
savoir de ses nouvelles; j'y prends un sensible intérêt.

Mon fils me fait les compliments de _Pilois_[768] et des ouvriers qui
ont fini le labyrinthe. Je les reçois, et je les aime, et les remercie.
Je leur donnerais de quoi boire si j'étais là.

Ma fille, et votre idole, vous aiment fort; et moi par-dessus tout.
Adieu, mon bon président: mon fils vous fera part de ma lettre.
J'embrasse votre tourterelle.


  [766] Le mariage de Pauline de Grignan avec le marquis de Simiane
  était convenu: on n'attendait pour le célébrer que le retour du
  marquis, qui était à l'armée.

  [767] Madame de Chaulnes se plaignait de ce que le marquis de Sévigné
  voyait plus l'intendant de la province que le premier président et le
  procureur général du parlement de Bretagne.

  [768] Jardinier des Rochers.



314.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES.


  A Grignan, le 15 octobre 1695.

Je viens d'écrire à notre duc et à notre duchesse de Chaulnes; mais je
vous dispense de lire mes lettres, elles ne valent rien du tout. Je
défie tous vos bons tons, tous vos points et toutes vos virgules, d'en
pouvoir rien faire de bon: ainsi laissez-les là; aussi bien je parle à
notre duchesse de certaines petites affaires peu divertissantes. Ce que
vous pourriez faire de mieux pour moi, mon aimable cousin, ce serait de
nous envoyer, par quelque subtil enchantement, tout le sang, toute la
force, toute la santé, toute la joie que vous avez de trop, pour en
faire une transfusion dans la machine de ma fille. Il y a trois mois
qu'elle est accablée d'une sorte de maladie qu'on dit qui n'est point
dangereuse, et que je trouve la plus triste et la plus effrayante de
toutes celles qu'on peut avoir. Je vous avoue, mon cher cousin, que je
m'en meurs, et que je ne suis pas la maîtresse de soutenir toutes les
mauvaises nuits qu'elle me fait passer; enfin, son dernier état a été si
violent, qu'il en a fallu venir à une saignée du bras: étrange remède,
qui fait répandre du sang quand il n'y en a déjà que trop de répandu!
c'est brûler la bougie par les deux bouts. C'est ce qu'elle nous disait;
car, au milieu de son extrême faiblesse et de son changement, rien n'est
égal à son courage et à sa patience. Si nous pouvions reprendre des
forces, nous prendrions bien vite le chemin de Paris; c'est ce que nous
souhaitons; et alors nous vous présenterions la marquise de Grignan, que
vous deviez déjà commencer de connaître, sur la parole de M. le duc de
Chaulnes, qui a fort galamment forcé sa porte, et qui en a fait un fort
joli portrait. Cependant, mon cher cousin, conservez-nous une sorte
d'amitié, quelque indignes que nous en soyons par notre tristesse; il
faut aimer ses amis avec leurs défauts; c'en est un grand que d'être
malade: Dieu vous en préserve, mon aimable! J'écris à madame de
Coulanges sur le même ton plaintif qui ne me quitte point; car le moyen
de n'être pas aussi malade par l'esprit, que l'est dans sa personne
cette comtesse, que je vois tous les jours devant mes yeux? Madame de
Coulanges est bien heureuse d'être hors d'affaire; il me semble que les
mères ne devraient pas vivre assez longtemps pour voir leurs filles dans
de pareils embarras; je m'en plains respectueusement à la Providence.

Nous venons de lire un discours qui nous a tous charmés, et même M.
l'archevêque d'Arles, qui est du métier: c'est l'oraison funèbre de M.
de Fieubet, par l'abbé Anselme. C'est la plus mesurée, la plus sage, la
plus convenable et la plus chrétienne pièce qu'on puisse faire sur un
pareil sujet; tout est plein de citations de la sainte Écriture,
d'applications admirables, de dévotion, de piété, de dignité, et d'un
style noble et coulant: lisez-la: si vous êtes de notre avis, tant
mieux pour nous; et si vous n'en êtes pas, tant mieux pour vous, en un
certain sens; c'est signe que votre joie, votre santé et votre vivacité
vous rendent sourd à ce langage: mais, quoi qu'il en soit, je vous donne
cet avis, puisqu'il est sûr qu'on ne rit pas toujours; c'est une chanson
qui dit cette vérité.



315.—DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.


  A Grignan, mardi 10 janvier 1696.

J'ai pris pour moi les compliments qui me sont dus, monsieur, sur le
mariage de madame de Simiane, qui ne sont proprement que d'avoir
extrêmement approuvé ce que ma fille a disposé dans son esprit il y a
fort longtemps. Jamais rien ne saurait être mieux assorti: tout y est
noble, commode et avantageux pour une fille de la maison de Grignan, qui
a trouvé un homme et une famille qui comptent pour tout son mérite, sa
personne et son nom, et rien du tout le bien; et c'est uniquement ce qui
se compte dans tous les autres pays: ainsi on a profité avec plaisir
d'un sentiment si rare et si noble. On ne saurait mieux recevoir vos
compliments que M. et madame de Grignan les ont reçus, ni conserver pour
votre mérite, monsieur, une estime plus singulière. Nous n'avons qu'un
sentiment sur ce sujet, et vous avez fait dans nos cœurs la même
impression profonde que vous dites que nous avons faite sur vous: ce
coup double est bien heureux, c'est dommage qu'on ne s'en donne plus
souvent des marques. Votre style nous charme et nous plaît; il vous est
particulier, et, plus que nous ne saurions vous le dire, dans notre
goût; c'est dommage que nous n'ayons encore quatre ou cinq enfants à
marier. Il est triste de penser que nous ne reverrons jamais une seule
de vos aimables lettres; les traits que vous donnez à celle qui cache la
moitié de son esprit, et au degré de parenté de l'autre, nous font voir
que vous seriez un bon peintre, si c'était encore la mode des portraits.

C'est à vous, monsieur, qu'il faut souhaiter une longue vie, afin que le
monde jouisse longtemps de tant de bonnes choses: pour moi, je ne suis
plus bonne à rien; j'ai fait mon rôle, et par mon goût je ne
souhaiterais jamais une si longue vie: il est rare que la fin et la lie
n'en soit humiliante; mais nous sommes heureux que ce soit la volonté de
Dieu qui la règle, comme toutes les choses de ce monde: tout est mieux
entre ses mains qu'entre les nôtres.

Vous me parlez de Corbinelli; je suis honteuse de vous dire que
m'écrivant très-peu, quoique nous nous aimions toujours cordialement, je
ne lui ai point parlé de vous; ainsi son tort n'est pas si grand; je
m'en vais lui en écrire sans lui parler d'autre chose: nous verrons si
c'est tout de bon que le crime de l'absence soit irrémissible auprès de
lui. Je ne le crois pas en me souvenant du goût que je lui ai vu pour
vous: je serais quasi dans le même cas à son égard, si j'étais encore
longtemps ici; mais il nous fera voir comme vous, monsieur, que le fond
de l'estime et de l'amitié se conserve, et n'est point incompatible avec
le silence; et c'est cette seule vérité qui peut me consoler du vôtre.



316.—DE Mme DE SÉVIGNÉ A M. DE COULANGES[769].


  A Grignan, le 29 mars 1696.

Toutes choses cessantes, je pleure et je jette les hauts cris de la mort
de Blanchefort, cet aimable garçon, tout parfait, qu'on donnait pour
exemple à tous nos jeunes gens. Une réputation toute faite, une valeur
reconnue et digne de son nom, une humeur admirable pour lui (car la
mauvaise humeur tourmente), bonne pour ses amis, bonne pour sa famille;
sensible à la tendresse de madame sa mère, de madame sa grand'mère[770],
les aimant, les honorant, connaissant leur mérite, prenant plaisir à
leur faire sentir sa reconnaissance, et à les payer par là de l'excès de
leur amitié; un bon sens avec une jolie figure; point enivré de sa
jeunesse, comme le sont tous les jeunes gens, qui semblent avoir le
diable au corps: et cet aimable garçon disparaît en un moment, comme une
fleur que le vent emporte, sans guerre, sans occasion, sans mauvais air!
Mon cher cousin, où peut-on trouver des paroles pour dire ce que l'on
pense de la douleur de ces deux mères, et pour leur faire entendre ce
que nous pensons ici? Nous ne songeons pas à leur écrire; mais si dans
quelque occasion vous trouvez le moment de nommer ma fille et moi, et
MM. de Grignan, voilà nos sentiments sur cette perte irréparable. Madame
de Vins a tout perdu, je l'avoue[771]; mais quand le cœur a choisi
entre deux fils, on n'en voit plus qu'un. Je ne saurais parler d'autre
chose. Je fais la révérence à la sainte et modeste sépulture de madame
de Guise, dont le renoncement à celle des rois, ses aïeux, mérite une
couronne éternelle[772]. Je trouve M. de Saint-Géran trop heureux; et
vous aussi, d'avoir à consoler madame sa femme: dites-lui pour nous tout
ce que vous trouverez à propos. Et pour madame de Miramion, cette mère
de l'Église, ce sera une perte publique[773]. Adieu, mon cher cousin, je
ne saurais changer de ton. Vous avez fait votre jubilé. Le charmant
voyage de Saint-Martin a suivi de près le sac et la cendre dont vous me
parliez. Les délices dont M. et madame de Marsan jouissent présentement
méritent bien que vous les voyiez quelquefois, et que vous les mettiez
dans votre hotte; et moi, je mérite d'être dans celle où vous mettez
ceux qui vous aiment; mais je crains que vous n'ayez point de hotte pour
ces derniers.


  [769] Cette lettre est vraisemblablement la dernière que madame de
  Sévigné ait écrite. Elle mourut le 17 d'avril.

  [770] La maréchale de Créqui et madame du Plessis-Bellière.

  [771] Madame de Vins avait perdu son fils unique.

  [772] Elle avait voulu être enterrée aux Carmélites.

  [773] «Madame de Miramion mourut à Paris; c'est une grande perte pour
  les pauvres, à qui elle faisait beaucoup de bien. Elle avait travaillé
  à beaucoup de bons établissements de charité, qui presque tous avaient
  réussi. Le roi l'aidait dans les bonnes œuvres qu'elle faisait, et ne
  lui refusait jamais rien.» (_Mémoires de Dangeau_, 24 mars 1696, tome
  II, page 41.)



317.—DE Mme LA COMTESSE DE GRIGNAN AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU.


  Le 28 avril 1696.

Votre politesse ne doit point craindre, monsieur, de renouveler ma
douleur[774], en me parlant de la douloureuse perte que j'ai faite.
C'est un objet que mon esprit ne perd pas de vue, et qu'il trouve si
vivement gravé dans mon cœur, que rien ne peut l'augmenter ni le
diminuer. Je suis très-persuadée, monsieur, que vous ne sauriez avoir
appris le malheur épouvantable qui m'est arrivé, sans répandre des
larmes; la bonté de votre cœur m'en répond. Vous perdez une amie d'un
mérite et d'une fidélité incomparables; rien n'est plus digne de vos
regrets: et moi, monsieur, que ne perdé-je point! quelles perfections ne
réunissait-elle point, pour être à mon égard, par différents caractères,
plus chère et plus précieuse! Une perte si complète et si irréparable ne
porte pas à chercher de consolation ailleurs que dans l'amertume des
larmes et des gémissements. Je n'ai point la force de lever les yeux
assez haut pour trouver le lieu d'où doit venir le secours; je ne puis
encore tourner mes regards qu'autour de moi, et je n'y vois plus cette
personne qui m'a comblée de biens, qui n'a eu d'attention qu'à me donner
tous les jours de nouvelles marques de son tendre attachement, avec
l'agrément de la société. Il est bien vrai, monsieur, il faut une force
plus qu'humaine pour soutenir une si cruelle séparation et tant de
privations. J'étais bien loin d'y être préparée: la parfaite santé dont
je la voyais jouir, un an de maladie qui m'a mise cent fois en péril,
m'avaient ôté l'idée que l'ordre de la nature pût avoir lieu à mon
égard. Je me flattais, je me flattais de ne jamais souffrir un si grand
mal; je le souffre, et le sens dans toute sa rigueur. Je mérite votre
pitié, monsieur, et quelque part dans l'honneur de votre amitié, si on
la mérite par une sincère estime et beaucoup de vénération pour votre
vertu. Je n'ai point changé de sentiment pour vous depuis que je vous
connais, et je crois vous avoir dit plus d'une fois qu'on ne peut vous
honorer plus que je fais.

  _La comtesse_ DE GRIGNAN.


  [774] Madame de Sévigné était morte le 17 avril, et l'on avait caché
  pendant quelques jours ce malheur à madame de Grignan.



318.—DE M. LE COMTE DE GRIGNAN A M. DE COULANGES.


  A Grignan, le 23 mai 1696.

Vous comprenez mieux que personne, monsieur, la grandeur de la perte que
nous venons de faire, et ma juste douleur. Le mérite distingué de madame
de Sévigné vous était parfaitement connu. Ce n'est pas seulement une
belle-mère que je regrette, ce nom n'a pas accoutumé d'imposer toujours;
c'est une amie aimable et solide, une société délicieuse. Mais ce qui
est encore bien plus digne de notre admiration que de nos regrets, c'est
une femme forte dont il est question, qui a envisagé la mort, dont elle
n'a point douté dès les premiers jours de sa maladie, avec une fermeté
et une soumission étonnante. Cette personne, si tendre et si faible pour
tout ce qu'elle aimait, n'a trouvé que du courage et de la religion
quand elle a cru ne devoir songer qu'à elle, et nous avons dû remarquer
de quelle utilité et de quelle importance il est de se remplir l'esprit
de bonnes choses et de saintes lectures, pour lesquelles madame de
Sévigné avait un goût, pour ne pas dire une avidité surprenante, par
l'usage qu'elle a su faire de ces bonnes provisions dans les derniers
moments de sa vie. Je vous conte tous ces détails, monsieur, parce
qu'ils conviennent à vos sentiments, et à l'amitié que vous aviez pour
celle que nous pleurons: et je vous avoue que j'en ai l'esprit si
rempli, que ce m'est un soulagement de trouver un homme aussi propre que
vous à les écouter, et à les aimer. J'espère, monsieur, que le souvenir
d'une amie qui vous estimait infiniment contribuera à me conserver dans
l'amitié dont vous m'honorez depuis longtemps; je l'estime et la
souhaite trop pour ne pas la mériter un peu. J'ai l'honneur, etc.


FIN.


       *       *       *       *       *


    Liste des modifications:

    Page   V: «déploie» remplacé par «déploient» (Ces lettres, où se
                déploient toute son imagination et tout son cœur).
    Page  46: ajouté «d'» (et puis s'est retourné en riant vers
                d'Artagnan).
    Page  82: «faits» remplacé par «fais» (Je me fais des dragons).
    Page 107: «Vivonnne» par «Vivonne» (M. de Vivonne a bonne mémoire).
    Page 118, note 133: «compte» par «comte» (du comte de Bussy.)
    Page 166: «Ces» par «C'est» (C'est par ces mots que Neptune).
    Page 168: «veillards» par «vieillards» (des femmes et même des
                vieillards).
    Page 176: «1621» par «1671» (Aux Rochers, dimanche 15 novembre
                1671.)
    Page 190: «L'anglade» par «Langlade» (c'est Langlade qui dit).
    Page 206: «soise» par «sois» (que j'en sois la confidente).
    Page 209: «bizarrre» par «bizarre» (cet événement est bizarre).
    Page 209: «selette» par «sellette» (Madame de Courcelles sera
                bientôt sur la sellette).
    Page 221: «acccablé» par «accablé» (Il est accablé de douleur).
    Page 259: «isulte» par «insulte» (nous faisions quelque insulte).
    Page 259: «et et» par «et» (madame de Richelieu et trois ou quatre
                dames).
    Page 264, note 359: «I» par «Ier» (au roi François Ier).
    Page 265: «desssus» par «dessus» (d'une étoffe au-dessus du commun).
    Page 293: «cachotant» par «cachottant» (et en se cachottant il
                avait donné ses ordres).
    Page 307: «n'aurait» par «m'aurait» (cette folie m'aurait bien
                réjouie).
    Page 309: «d'Ormessson» par «d'Ormesson» (cousine de M.
                d'Ormesson).
    Page 326: «1975» par «1675» (dimanche 29 décembre 1675.)
    Page 376: «expèce» par «espèce» (Il vint une espèce d'honnête
                homme).
    Page 397: «honnêté» par «honnêteté» (une sincérité et une
                honnêteté de l'ancienne chevalerie).
    Page 420: «Faitez» par «Faites» (Faites-vous envoyer promptement).
    Page 443: «pusique» par «puisque» (et puisque cette santé si
                précieuse).
    Page 451: «inconu» par «inconnu» (que ce seul crime vous soit
                inconnu?)
    Page 518: «et et» par «et» (c'est une Furie, et c'est une
                injustice).
    Page 554: «Saint-Brieux» par «Saint-Brieuc» (mademoiselle de la
                Coste à Saint-Brieuc).
    Page 558: «carrosée» par «carrossée» (embrassa toute la carrossée).
    Page 621: «grapillant» par «grappillant» (grappillant les endroits
                plaisants).





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