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Title: Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)
Author: Gaffarel, Paul
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)" ***


BONAPARTE

ET LES

RÉPUBLIQUES ITALIENNES

(1796-1799)


PAR


PAUL GAFFAREL

Doyen de la Faculté des Lettres de Dijon



PARIS

ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLÈRE ET Cie

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

108, Boulevard Saint-Germain, 108


1895

Tous droits réservés



À LA MÊME LIBRAIRIE


AUTRES OUVRAGES DE M. P. GAFFAREL

=Les Colonies françaises=. 1 vol. in-8º de la _Bibliothèque
d'histoire contemporaine_. 5e édition,1893. 5 fr.

=La Défense nationale en 1792=. 1 vol. in-32 de la _Bibliothèque
utile_. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. 1 fr.

=Les Frontières françaises et leur défense=. 1 vol. in-32 de la
_Bibliothèque utile_. Broché, 60 cent.; cartonné à l'anglaise. 1 fr.


Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey



AVANT-PROPOS


L'Italie, à la suite des campagnes de 1796 et 1797, a été comme
transformée par Bonaparte. Vieilles monarchies, républiques
aristocratiques ou démocratiques, principautés électives ou
héréditaires, il a, de sa tranchante épée, tout ébranlé, tout
bouleversé, tout modifié. Ses marches rapides dans la péninsule, ses
foudroyantes victoires, l'entrée dans les capitales ennemies, le
défilé des prisonniers, des drapeaux, des objets d'art, seule, cette
héroïque épopée a longtemps occupé l'imagination. On a peut-être eu
le tort de trop laisser de côté ce qu'on pourrait appeler la partie
intérieure de la question italienne. Les batailles ont fait oublier
les négociations et les coups de force les traités; et pourtant
l'histoire des républiques éphémères créées, renouvelées ou préparées
par Bonaparte présente un grand intérêt! Nous avons essayé, nous
n'osons dire de combler cette lacune, mais à tout le moins de réparer
cette omission, en présentant, dans un tableau rapide, l'histoire
de la création des cinq républiques improvisées par le conquérant.
Nous le verrons créer de toutes pièces la _République Cisalpine_;
détruire pour la reconstituer sous une forme démocratique la
_République Ligurienne_; renverser, mais cette fois pour la partager,
la _République Vénitienne_; enfin préparer les deux _Républiques
Romaine_ et _Parthénopéenne_. Tantôt il interviendra directement, et,
par une brusque décision, saura résoudre une situation compliquée;
tantôt ses confidents agiront seuls, mais sous sa haute direction.
Présent ou absent, sa main, sa lourde main, pèsera toujours dans la
balance. À lui, et rien qu'à lui, les contemporains reporteront la
responsabilité des événements. C'est donc lui qui, de près ou de
loin, sera toujours en scène.

Au moment où je ne sais quel souffle révolutionnaire passe de nouveau
sur l'Italie et menace d'ébranler, non pas l'unité italienne, mais
la monarchie piémontaise, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt
d'évoquer des souvenirs déjà séculaires, et de montrer, par l'étude
du passé, que ce que firent les Italiens à la fin du XVIIIe siècle,
les Italiens pourraient bien le refaire à la fin du XIXe siècle.

                                                        PAUL GAFFAREL.



BONAPARTE ET LES RÉPUBLIQUES ITALIENNES



CHAPITRE PREMIER

FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)

     La domination autrichienne dans le Milanais. -- Le parti
     national Italien. -- Fuite de l'archiduc Ferdinand. -- Entrée
     des Français à Milan. -- Organisation d'un gouvernement
     provisoire. -- Les premières déceptions. -- Les _extractions_
     et les réquisitions. -- Insurrection de Pavie. -- Répression
     de l'émeute. -- Brutalités et pillages. -- La guerre aux
     fournisseurs. -- Bonaparte à Mombello. -- Les modérés et les
     exaltés. -- Le journalisme et le théâtre. -- Le _Ballet du
     Pape_. -- Les fêtes patriotiques. -- Les derniers partisans de
     l'Autriche. -- Bonaparte se prononce en faveur des modérés.
     -- Les théoriciens politiques. -- Création de la république
     Cisalpine. -- Formation territoriale. -- Annexion de la
     Valteline. -- Prospérité apparente.


I

Depuis le traité d'Utrecht qui termina la guerre de Succession
d'Espagne, en 1713, l'Autriche[1], maîtresse du Milanais et du
Mantouan, était fortement campée dans l'Italie du nord. C'était
une occupation militaire plutôt qu'une prise de possession
véritable, car il existait, entre les Autrichiens et les Italiens
trop de différences dans les moeurs, les usages, la langue et les
institutions pour que jamais ces deux peuples pussent renoncer à leur
rivalité séculaire et se fondre en une race homogène. Les Autrichiens
étaient maîtres par le fait de la guerre, par la raison du plus fort,
et les Italiens avaient le sentiment de leur infériorité, mais la
compression brutale de l'Autriche n'avait pas encore éteint dans
les coeurs Italiens le souvenir de l'antique gloire et le désir de
la ressusciter. Il existait donc, dans les provinces italiennes de
l'Autriche, ce qu'on pourrait appeler, si l'expression n'était bien
moderne, un parti autonomiste, c'est-à-dire tout disposé à recouvrer
son indépendance nationale. Ce parti se composait surtout des
classes moyennes. Les négociants, les industriels, les propriétaires
aisés, les médecins, les professeurs en faisaient la force et le
nombre. Quelques descendants des vieilles familles aristocratiques
qui avaient ou dédaigné ou repoussé les faveurs de l'Autriche, les
Serbelloni, les Visconti, les Melzi, donnaient encore au parti
italien l'appui de leur influence. Le voisinage de la France, la
contagion des idées nouvelles[2], le vent de réformes sociales et
politiques qui soufflait alors sur l'Europe entière, avaient comme
enfiévré les espérances des patriotes, car on les désignait déjà
sous ce nom, mais ces espérances ils n'osaient encore les dévoiler
au grand jour; l'Autriche en effet surveillait attentivement toute
explosion de sentiments contraires aux intérêts de la dynastie, et,
bien que les gouverneurs de la Lombardie eussent reçu l'ordre de
traiter avec douceur les sujets italiens, ils étaient impitoyables
à l'égard de tous ceux qui paraissaient vouloir renverser le
gouvernement établi. On ne connaissait pas encore en Europe le
_carcere duro_ ou _durissimo_, plus tard illustré par Silvio Pellico,
mais on le pratiquait déjà, et, si quelque patriote était en quelque
sorte protégé par l'éclat de son nom ou de sa réputation, l'exil, à
défaut de la prison, avait vite raison du récalcitrant.

[Note 1: _Correspondance de_ BONAPARTE, t. I, II, III.--_Oeuvres de_
NAPOLÉON _à Sainte-Hélène_, campagnes d'Italie.--BOTTA, _Histoire
d'Italie de 1789 à 1814_.--CANTU, _Histoire des Italiens_ (t. XI de
la traduction française).--CUSANI, _Storia di Milano_.--BECCATINI,
_Storia del memorabile triennale governo francese e se dicente
Cisalpino_.--_Giornale storico del 1797 al 1806_.--_Compendio
della Storia patria della Republica Cisalpina_. (Les 38 volumes du
Giornale et les 9 volumes du Compendio se trouvent à la bibliothèque
Ambrosienne de Milan.)--BONFADINI. _La Republica Cisalpina e il
primo regno d'Italia_.--G. DE CASTRO. _Milano e la Republica
Cisalpina giusta la poesie, le caricature ed altre testimonianze dei
tempi_.--VERRI. _Storia del invasione dei Francesi nel Milanese_.
(Rivista cont. di Torino, juillet-août 1850.)]

[Note 2: L'Autriche les redoutait tellement qu'elle avait fait
traduire par Fontana le livre d'Arthur Young contre la France, et
avait commandé à l'abbé Soave un ouvrage, ou plutôt un pamphlet, où
les Français étaient représentés comme des cannibales.]

Le parti national italien à la fin XVIIIe siècle, vivait uniquement
d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et, pour
ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations
particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont
les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les
lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes
épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait
même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal _Il Caffee_
parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse
sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le
peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires
qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse
d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à
sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout
jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des
prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait
les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi
hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.

Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte
et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien
fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours
fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides,
comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti
italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la
veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à
l'oeuvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire
inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de
jouir de cette liberté improvisée?


II

Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il
avait, par une manoeuvre hardie, occupé sans grande bataille la
moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant
au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré
la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore
le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec
plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce
que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que
le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs
nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain
Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien
ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans
les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou
couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la
Lombardie[3], eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur
la porte de son palais: _maison à louer, s'adresser au commissaire
Saliceti_. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du
Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.

[Note 3: L'archiduc Ferdinand était accusé de spéculer sur les
grains. Le fameux peintre Gros fit sa caricature sous la forme d'un
cochon, dont un soldat français ouvrait le ventre, pour en extraire
le grain mal acquis. Il se vendit en un jour vingt mille exemplaires
de ce dessin. Voir STENDHAL, _Chartreuse de Parme_, § 1er.]

Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du
_Caffee_ devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué,
et le poète Parini, l'auteur du _Jour_, critique fine et mordante des
travers de l'époque. En même temps Melzi d'Eril que sa naissance,
ses richesses et son passé désignaient à cet honneur, fut député à
Bonaparte pour le prier d'entrer à Milan[4]. Melzi partit le 13 mai
1796 et s'avança jusqu'à Melegnano, où il rencontra le vainqueur
de Lodi. Le lendemain 14, Masséna entra avec l'avant-garde et
fut reçu aux portes de la ville par le comte Francesco Nava. Le
surlendemain Bonaparte fit son entrée[5]. Les grenadiers de Lodi
ouvraient la marche. Ils furent couverts de fleurs et reçus avec
des transports de joie. Les volontaires Polonais, commandés par
Dombrowsky, qui servaient en assez grand nombre dans notre armée,
reçurent aussi un accueil empressé, car les Milanais, avec cet
instinct de générosité et de délicate prévenance qui les a toujours
caractérisés, comprenaient qu'ils devaient, plus encore qu'aux
Français, de la reconnaissance à ces exilés volontaires qui, privés
de leur patrie, bravaient mille dangers pour leurs frères Italiens.
Nos soldats étonnèrent par leur aspect et leur tenue ceux qui se
rappelaient la raideur méthodique et la propreté scrupuleuse des
bandes autrichiennes. «Ils campaient sans tentes, écrivait un témoin
oculaire[6] et leur marche n'avait rien de compassé. Leurs habits
de couleurs diverses, étaient déchirés. Quelques-uns n'avaient pas
d'armes[7]. Peu ou point de canons. Chevaux démontés et mauvais.
Ils faisaient sentinelle assis. Au lieu d'une armée, on aurait dit
une population sortie audacieusement de son pays pour envahir les
contrées voisines. La tactique, l'art et la discipline cédaient
constamment à l'audace et à l'impétuosité nationale d'un peuple
qui combat de lui-même contre des automates contraints de se
battre par crainte du châtiment.» Quand parut le général en chef,
petit, pâle, au costume simple mais au regard ardent et au geste
impératif, l'impression fut profonde. Ce n'était pas seulement un
libérateur, c'était déjà un dominateur qui prenait possession de sa
première conquête. Quelques heures plus tard, Bonaparte recevait
à sa table, avec tous les généraux du corps expéditionnaire, les
principaux Milanais et il en faisait les honneurs avec une aisance
incroyable. Le même soir, dans un grand bal, il ouvrait les salons
de son quartier-général, on disait déjà son palais, aux belles
Milanaises[8], et tenait au milieu d'elles une cour véritable.
C'était la première de ces fêtes triomphales qui si souvent
marquèrent sa vie. Il y faisait comme l'apprentissage de sa grandeur
future, et, dès le premier jour, tout en marquant à chacun son rang
et sa place, il se maintenait au-dessus de tous.

[Note 4: On lui avait adjoint le décurion Giuseppe Resta.]

[Note 5: Lettre de Marmont à son père (Milan, 15 mai 1700) insérée
dans les _Mémoires_ du maréchal (t. I, p. 322). «Mon tendre père,
nous sommes aujourd'hui à Milan. Hier, nous y avons fait notre entrée
triomphale. Elle m'a donné l'idée de l'entrée à Rome des anciens
généraux romains, lorsqu'ils avaient bien mérité de la patrie. Je
doute que l'ensemble de l'action offrit un coup d'oeil, un spectacle
plus beau et plus ravissant. Milan est une très grande ville, très
belle et très peuplée. Les habitants aiment les Français a la folie,
et il est impossible d'exprimer toutes les marques d'attachement
qu'il nous ont données.»]

[Note 6: Verri, cité par CANTU, _Histoire des Italiens_, t. XI,
p. 01. Cf. les premières pages de la _Chartreuse de Parme_, par
STENDHAL. Ce n'est qu'un roman, mais qui, par la précision des
détails et l'exactitude des descriptions, vaut bien des livres
d'histoire.]

[Note 7: Dans sa _Vie de Napoléon_ (p. 127), Stendhal est revenu
sur ce dénuement de l'armée d'Italie. Il raconte que le lieutenant
Robert possédait pour toute chaussure des empeignes, mais dépourvues
de semelle. Deux officiers n'avaient à eux deux qu'un pantalon de
Casimir couleur noisette et une longue redingote croisée sur la
poitrine, plus trois chemises, le tout misérablement rapiécé. Ce fut
seulement à Plaisance que ces deux officiers, qui venaient de toucher
quelques pièces de monnaie sur leur solde arriérée, purent compléter
leur garde-robe.--Cf. _Moniteur_ du 7 juin 1796.]

[Note 8: On citait alors parmi ces Milanaises Mme Visconti, qui
inspira à Berthier une passion si persistante, Mme Grassini, qui aima
Bonaparte, Mme Lambert, jadis distinguée par l'empereur Joseph II,
Mme Monti, la femme du poète, Mme Ruge, femme d'un avocat qui plus
tard devint Directeur, Mme Pietra Grua Marini, femme d'un médecin,
etc.]

Au commencement de l'occupation française, les Milanais furent
tout à leurs nouveaux alliés[9]. Les classes moyennes croyaient
fermement que Milan deviendrait le noyau d'une Italie reconstituée
en puissante nation; le peuple toujours amoureux de changement et
qui s'abandonnait à la joie, les fonctionnaires et les nobles, les
prêtres eux-mêmes flattés par les prévenances de Bonaparte et comme
tirés de leur torpeur par ces grands mots de patrie et de liberté,
qu'on ne prononce jamais sans que vibrent les coeurs, toutes les
classes de la société en un mot témoignaient leur satisfaction
de la venue des Français. De toutes parts les municipalités se
constituaient et les Lombards attendaient avec impatience les
décisions de leurs nouveaux maîtres.

[Note 9: Il n'y eut qu'un seul homme, un acteur, Marchesi, qui eut
le courage de rester fidèle à ses opinions. Il refusa de chanter
au théâtre en l'honneur des Français. Voir ALFIERI, _Miso Gallo_,
ép. XXIV, note 36. Le général Dupuy lui intima l'ordre de quitter
Milan dans les vingt-quatre heures. Par grâce, Berthier lui permit
de rester enfermé dans une maison de campagne qui lui appartenait.
Pourtant, dès l'année suivante, Marchesi, qui se trouvait alors à
Gênes, ne refusa pas, dans l'opéra de Sauli intitulé: _Il Trionfo
della Liberta_, le rôle du dieu Mars combattant pour l'humanité
oppressée. Cf. MASI: _Parruche e Sanculotti_, p. 337. D'après BOTTA
(liv. VI, p. 430): «D'innombrables écrits furent publiés à la louange
de Bonaparte bien plus qu'à la louange de la liberté. Il faut le
dire, les Italiens se répandirent alors en adulations dégoûtantes.
Celui-ci l'appelait Scipion, cet autre Annibal, le républicain Ranza
le nommait Jupiter.»]

Ces décisions furent d'abord favorables. Il semble vraiment que
Bonaparte ait eu l'intention de rendre à cette malheureuse contrée,
tant de fois opprimée par l'étranger, son indépendance pleine
et entière. Italien d'origine, il songea à créer une république
italienne. C'est ainsi qu'il supprima la _giunta_ ou commission
extraordinaire établie à Milan le 9 mai par l'archiduc Ferdinand. Il
supprima également la chambre des décurions, mais garda le conseil
d'État de treize membres, qui devait exercer ses fonctions au nom de
la République Française et approuva la création des municipalités
provisoires[10]. Il forma également une garde nationale destinée
à concourir à la police et à la défense du pays et plus encore
à persuader aux Italiens qu'ils allaient désormais se gouverner
eux-mêmes. Il chercha même à se rendre populaire en flattant
les puissances de l'esprit, et en accueillant avec distinction
les artistes et les savants. «La pensée est devenue libre dans
l'Italie, écrivait-il au mathématicien Oriani[11]. Il n'y a plus
ni inquisition, ni intolérance, ni despotes. J'invite les savants
à se réunir, et à me proposer leurs vues sur les moyens qu'il y
aurait à prendre et les besoins qu'ils auraient pour donner aux
sciences et aux beaux-arts une nouvelle vie ... Le peuple Français
ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant mathématicien,
d'un peintre de réputation, d'un homme distingué, quel que soit
l'état qu'il professe, qu'à celle de la ville la plus riche et la
plus populeuse.» Belles paroles assurément mais prononcées pour la
galerie, car, au moment même où ses oreilles retentissaient encore du
bruit des compliments et des vivats dont on avait salué son entrée
à Milan, le surlendemain de sa réception triomphale, voici ce qu'il
écrivait au Directoire[12]: «Milan est très porté pour la liberté,
il y a là un club de 800 individus, tous avocats ou négociants. Nous
allons laisser exister les formes de gouvernement qui sont en usage;
nous changerons seulement les personnes qui, ayant été nommées par
Ferdinand, ne peuvent mériter notre confiance. Nous tirerons de ce
pays-ci vingt millions de contribution. Cette contrée est une des
plus riches de l'univers, mais entièrement épuisée par cinq années de
guerre. D'ici vont partir les journaux, les écrits de toute espèce
qui vont embraser l'Italie, où l'alarme est extrême. Si ce peuple
demande à s'organiser en république, doit-on le lui accorder? Voilà
la question qu'il faut que vous décidiez et sur laquelle il serait
bon que vous manifestassiez vos intentions. Ce pays-ci est beaucoup
plus patriote que le Piémont, il est plus près de la liberté.[13]»

[Note 10: Arrêté du 10 mai 1796.]

[Note 11: La municipalité de Milan comptait seize membres: Visconti,
Caccianini, Serbelloni, Lattuada, Bignami, Corbetta, Sopransi, Poro,
Verri, Pioltini, Sommariva, Sangiorgio, Crespi, Pelegata, Ciani,
Parea.]

[Note 12: _Correspondance_, t. I, p. 322 (Milan, 24 mai 1796). Cf.
lettre aux municipalités de Milan et de Pavie (Milan, 24 mai 1796.
_Corresp._, t. I, p. 323): «Je désire, Messieurs, que l'Université de
Pavie, célèbre à bien des titres, reprenne le cours de ses études.
Faites donc connaître aux savants professeurs et aux nombreux
écoliers de cette Université que je les invite à se rendre de
suite à Pavie, et à me proposer les mesures qu'ils croiront utiles
pour activer et redonner une existence plus brillante à la célèbre
Université de Pavie.»]

[Note 13: _Correspondance_, t. I, p. 286. Milan, 17 mai 1797.]

Rien donc n'est encore décidé dans l'esprit de Bonaparte. Les
Milanais seront ce que le Directoire voudra qu'ils deviennent. On
leur donnera des assurances vagues, des promesses sans précision,
mais on ne s'engagera pas avec eux, et en attendant le Milanais
deviendra une mine inépuisable et une officine de propagande
révolutionnaire. Les Lombards s'imaginaient qu'ils allaient restaurer
la patrie antique: ils ne seront entre les mains d'un vainqueur sans
scrupules que les instruments inconscients de ses futurs desseins.

Aussi bien l'heure des déceptions arriva bien vite. Dès le 19 mai
une proclamation annonçait aux Lombards que la France était disposée
à les considérer comme des frères, mais que ceux-ci leur devaient
un juste retour[14]. En conséquence on leur imposa une contribution
de vingt millions exigible sur-le-champ. Les considérants du décret
sont curieux à connaître: «Vingt millions de francs sont imposés
dans les différentes provinces de la Lombardie autrichienne; les
besoins de l'armée les réclament. Les époques des payements, qui
doivent être, autant qu'il sera possible, très rapprochées, seront
fixées par des instructions particulières. C'est une bien faible
rétribution pour des contrées aussi fertiles, si on réfléchit surtout
à l'avantage qui doit en résulter pour elles. La répartition eût pu
sans doute en être faite par des agents du gouvernement français; ce
moyen eût été légitime: la république française veut néanmoins s'en
départir, elle la délaisse à l'autorité locale, au congrès d'état;
elle lui indique seulement une base, c'est que cette contribution
doit individuellement frapper sur les riches, les gens véritablement
aisés, sur les corps ecclésiastiques ... c'est que la classe
indigente doit être ménagée.» Un arrêté du même jour, 19 mai[15],
portait nomination d'un agent à la suite de l'armée française en
Italie «pour _extraire_ et faire passer sur le territoire de la
République les objets d'art et de science qui se trouvaient dans les
villes conquises». Il est vrai que la spoliation devait être opérée
dans les formes, car, en vertu de l'article 3, «il ne pourra être
fait aucune _extraction_ sans en avoir été dressé procès-verbal et
sans être accompagné d'un membre d'une autorité reconnue par l'armée
française». On avait prévu jusqu'aux difficultés de l'_extraction_.
En vertu de l'article 5, «dans le cas où il serait impossible à
l'agent des transports de procurer les moyens d'enlèvement, les
commissaires des guerres et commandants des places les lui feront
fournir, et, au cas où il ne pourrait se les procurer par cette voie,
l'agent sera autorisé lui-même à requérir des chevaux et voitures
dans la ville où se feront les _extractions_». Or qu'entendait-on par
objets d'art ou de science? Le décret énumérait tableaux, statues,
manuscrits, machines, instruments de mathématiques, cartes, etc.,
ce qui comportait une singulière variété d'objets, étant donnée
surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés d'interpréter
le décret. En effet, le jour même où paraissait le décret, étaient
_extraits_, pour être dirigés sur Paris, six tableaux de Luini,
Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese,
le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le
fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu
à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire
des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan,
sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et
d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria[16].

[Note 14: _Correspondance_, t. I, p. 298.]

[Note 15: _Correspondance_, t. I, p. 300.]

[Note 16: _Correspondances_ t. I, p. 292. État des objets de sciences
et arts désignés par le général Bonaparte pour être emportés à Paris.]

Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les
fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons
de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont
nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de
1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie
irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos
pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que nous
avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier siècle.
Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne parlons
seulement pas des tableaux et des statues, bien que le fait en
lui-même soit profondément regrettable, et que le triste exemple que
nous avons alors donné ait autorisé depuis bien des revendications
plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite de tout amour-propre
national, avions-nous le droit de dépouiller les musées de Pavie
pour enrichir notre Jardin des plantes et notre cabinet d'histoire
naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art et de science ces
armes héréditaires conservées dans les palais italiens, et que nos
officiers s'approprièrent sans scrupule? Que dire des chevaux de luxe
qui finirent par être compris dans les objets d'art? Nous lisons en
effet dans la correspondance de Bonaparte ces deux lettres étonnantes
adressées, la première[17] à Faypoult, ministre de France à Gênes, et
la seconde au Directoire: «Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux
que nous requérons à Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis
et des étiquettes du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire
présent d'une épée[18].»--«Il part demain de Milan cent chevaux de
voiture, les plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils
remplaceront les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»

[Note 17: Milan, 21 mai 1796. _Corresp._, t. I, p. 312.]

[Note 18: Peschiera, 1er juin 1796. _Corresp._, t. I, p. 346.]

C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait
par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier,
c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action
commise[19]. Est-ce donc qu'Alfieri[20] a raison quand il lance
contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre
en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef
illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas;
j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble
capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et
de Languedoc.»

  _Rubo in Italia, e non guerregio, cerco
  Oro sonante, e non frivola luce,_
  _Dice l'ignobil Capitan Pitocco,
  Ch'or dietro a se ne adduce
  Ladreria di Proenza, e Linguadocco!_

[Note 19: Cf. Lettre au Directoire (8 mai 1796.--_Correspondance_,
t. I, p. 291). «J'ai fait passer à Torlone pour au moins deux
millions de bijoux et d'argent en lingots, provenant de différentes
contributions. Ils attendront là jusqu'à ce que vous ayez donné des
ordres pour leur destination ultérieure.»]

[Note 20: ALFIERI, _Misogallo_, épigramme LXI. Traduction inédite
d'Hugues.]

Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin
encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il
écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction
prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à
voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie
fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent,
approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture,
rien n'échappait à l'oeil exercé des réquisiteurs, et ce système
de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes,
on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie
était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre
n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte
ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer
ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il[21]
au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement
mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la
République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été
vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de
sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne
d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une
trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et
le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre
proie; mais, pour se soutenir, il faut des hommes.»

[Note 21: Modène, 17 octobre 1796. _Corresp._, t. II, p. 58.]

Ces spoliations étaient en quelque sorte officielles. On les
avouait au grand jour. Elles avaient un semblant d'excuse: la
nécessité de vivre en présence de l'ennemi. Les patriotes italiens,
bien que désenchantés et vite revenus de leurs illusions, s'y
seraient peut-être résignés, mais une véritable fièvre de vol et
de pillage s'était abattue sur l'armée. Les généraux eux-mêmes
donnaient l'exemple, Masséna surtout dont les exactions sont restées
légendaires. Une nuée de fournisseurs, de commissaires, d'agioteurs
de toute espèce et de voleurs de toutes qualités s'était comme
emparé, à la suite de nos soldats, de cette malheureuse région.
Ne prétendaient-ils pas se faire nourrir par les habitants[22]?
Il fallut l'intervention directe du général en chef pour faire
disparaître cet abus: mais que de vexations quotidiennes! Que de
souffrances cachées! Ordres du jour sévères, exécutions même, rien
n'y faisait. C'était un mal invétéré. Il est vraiment regrettable
d'avoir à tracer ce triste tableau, mais la vérité a des droits
imprescriptibles, et c'est un mauvais service à rendre à ses
compatriotes que de leur cacher toutes les parties de l'histoire qui
ne leur sont pas favorables.

[Note 22: _Correspondance_, t. I, p. 295. Lettre de Bonaparte à la
municipalité de Milan.]

La conséquence immédiate de cette série de malversations et de
sévices fut une insurrection populaire. Il y avait à Milan un
mont-de-piété très riche, où l'on gardait soit des bijoux de famille,
soit divers objets précieux. On les conservait pour constituer
des dots ou pour former des réserves jusqu'au moment du mariage.
Bonaparte et Saliceti s'en emparèrent sans autre forme de procès.
Cette spoliation fut connue, et excita l'indignation générale. Les
Milanais coururent aux armes, mais le général Despinoy, prévenu à
temps, parcourut les rues avec de fortes patrouilles de cavalerie, et
dispersa les rassemblements.

Les choses se passèrent autrement dans la banlieue. Le 24 mai
on entendit le tocsin sonner avec fureur dans tous les villages
entre Milan et Pavie. Des paysans parcouraient la campagne par
bandes armées, et se jetaient sur nos détachements. Les bruits
les plus sinistres étaient répandus. Tantôt on apprenait que les
Anglais venaient d'entrer à Nice et que le prince de Condé avec
les émigrés se dirigeait par la Suisse sur Milan; tantôt c'était
Beaulieu qui reprenait l'offensive à la tête d'une armée de 60.000
hommes. Bonaparte se disposait alors à rentrer en campagne contre
l'Autriche. Or les insurgés menaçaient ses derrières et le prenaient
entre deux feux. Il était imprudent de s'avancer avant d'avoir
comprimé l'insurrection. D'heure en heure les mauvaises nouvelles
se succédaient au quartier général. Pavie s'était insurgée, et le
commandant français avait été fait prisonnier avec toute la garnison.
L'avant-garde des révoltés s'était même avancée jusqu'à Binasco, sur
la route de Milan. Milan grondait sourdement. La population était
hostile et menaçante. Elle semblait n'attendre qu'un signal pour se
déclarer. Les mécontents avaient renvoyé tous leurs domestiques,
sous prétexte de manque de ressources. C'étaient autant de recrues
pour l'insurrection. Déjà la garnison autrichienne qui occupait
encore la citadelle s'apprêtait à donner la main aux insurgés. Les
douaniers avaient pris les armes. La cocarde nationale avait été
foulée aux pieds. Les prêtres couraient la campagne et prêchaient
la guerre sainte contre les mécréants qui dépouillaient les églises
et ne respectaient pas la famille. C'était une Vendée italienne qui
s'organisait.

Bonaparte, inquiété par ces démonstrations hostiles, suspendit
aussitôt le mouvement commencé contre l'Autriche et rentra à Milan.
Le général Despinoy, qu'il avait nommé gouverneur de Milan, n'avait
pas attendu son retour pour essayer de réprimer l'insurrection.
Il avait contenu les Autrichiens dans la citadelle, lancé des
patrouilles dans toute la ville, et dispersé les mécontents qui
s'étaient déjà installés à la porte de Pavie afin de donner la main
aux insurgés. Lannes[23], envoyé contre eux, les rencontra à Binasco,
s'empara de ce petit village malgré leur résistance et ne fit aucun
quartier. Pendant ce temps, Bonaparte arrivait à Milan, ordonnait
l'arrestation de nombreux otages[24], faisait fusiller tous ceux
qu'on avait pris les armes à la main, et marchait sur Pavie. Il
s'était fait précéder de la proclamation suivante[25]: «Une multitude
égarée, sans moyens réels de résistance, se porte aux derniers excès
dans plusieurs communes, méconnaît la République et brave l'armée
triomphante de plusieurs rois. Ce délire inconcevable est digne
de pitié. On égare ce pauvre peuple pour le conduire à sa perte.
Le général en chef, fidèle aux principes qu'a adoptés la nation
française, qui ne fait pas la guerre aux peuples, veut bien laisser
une porte ouverte au repentir, mais ceux qui, sous vingt-quatre
heures, n'auront pas posé les armes et n'auront pas de nouveau prêté
serment d'obéissance à la République, seront traités comme rebelles;
leurs villages seront brûlés. Que l'exemple terrible de Binasco leur
fasse ouvrir les yeux. Son sort sera celui de toutes les villes et
villages qui s'obstineront à la révolte.»

[Note 23: ROSA. _Il sacco di Pavia_, 1797.--MUONI. _Binasco_, studi
storici, 1864.]

[Note 24: Ces otages, auxquels on joignit ceux de Pavie, furent jetés
en voiture, avec escorte de cavalerie, conduits à Tortone, puis à
Cuneo, et enfin à Nice. Ils revinrent les uns après les autres, mais
après avoir fait très humblement leur soumission. Voir G. DE CASTRO,
ouv. cit., t. I, p. 87-88.--Cf. _Correspondance_, t. I, p. 135.
Lettre de Bonaparte au général Despinoy.]

[Note 25: Proclamation aux habitants de la Lombardie, Milan, 25 mai
1796. _Correspondance_, t. I, p. 323.]

L'archevêque de Milan s'était chargé de porter cette proclamation
à Pavie. Il y fut très mal accueilli, et Bonaparte se vit obligé
de sévir. Plusieurs milliers de paysans s'étaient enfermés dans la
vieille cité gibeline, et faisaient mine de prolonger la résistance.
Bonaparte ordonna d'en enfoncer les portes à coups de canon, et
le général Dommartin pénétra avec ses grenadiers par la brèche
improvisée. Le massacre fut terrible. Tous ceux que l'on surprit dans
les caves ou sur les toits des maisons furent passés par les armes.
Les fuyards furent poursuivis à outrance et sabrés sans miséricorde.
Pendant plusieurs heures la ville fut livrée au pillage[26]. C'était
une atrocité depuis longtemps proscrite par les nations civilisées,
et encore Bonaparte eut-il l'art de la présenter comme un acte de
clémence. «Trois fois l'ordre de mettre le feu à la ville expira sur
mes lèvres, écrivit-il au Directoire[27], lorsque je vis arriver la
garnison du château qui avait brisé ses fers, et venait, avec des
cris d'allégresse, embrasser ses libérateurs. Je fis faire l'appel,
il se trouva qu'il n'en manquait aucun. Si le sang d'un seul Français
eût été versé, je voulais faire élever, des ruines de Pavie, une
colonne sur laquelle j'aurais fait écrire: Ici était la ville de
Pavie. J'ai fait fusiller la municipalité, arrêter deux cents otages,
que j'ai fait passer en France. Tout est aujourd'hui parfaitement
tranquille, et je ne doute pas que cette leçon ne serve de règle aux
peuples de l'Italie.»

[Note 26: Botta (VII, p. 473) reconnaît pour tant que les soldats se
contentèrent de voler, de violer et de brûler: ils ne tuèrent pas.
«N'oublions pas de dire que, parmi ces violations de la propriété,
ces insultes à la chasteté, le sang du moins ne rougit pas les mains
du vainqueur, sujet bien digne, je ne dirai pas de surprise, mais des
plus grands éloges, puisque le soldat trouvait à la fois impunité et
profit.»]

[Note 27: Lettre au Directoire, 1er juin 1796, _Correspondance_, t.
II, p. 34.--L'ordre avait été donné de respecter les bâtiments de
l'Université et les maisons des professeurs. Il fut scrupuleusement
exécuté.]

Afin de prévenir le retour de semblables émeutes, une proclamation
draconienne annonça qu'à l'avenir tous les villages insurgés
seraient brûlés, et les prisonniers fusillés. Les prêtres et les
nobles seront considérés comme otages et envoyés en France. Tous
les villages où sonnera le tocsin seront brûlés. Quand un Français
aura été assassiné, les villages sur le territoire duquel aura été
commis le crime, devront livrer l'assassin, ou sinon ils paieront
une amende égale au tiers de la contribution qu'ils payaient dans
une année. Tout détenteur d'armes et de munitions de guerre sera
fusillé, et sa maison brûlée. Tous les nobles ou riches «qui
seront convaincus d'avoir excité le peuple à la révolte, soit
en congédiant leurs domestiques, soit par des propos contre les
Français seront arrêtés comme otages, transférés en France et la
moitié de leurs revenus confisqués.» Les patriotes lombards, en
accueillant les Français, avaient espéré conquérir l'indépendance.
Tel était le régime d'arbitraire et de bon plaisir qu'on prétendait
leur imposer. Certes l'insurrection de Pavie devait être réprimée,
mais était-il nécessaire de la noyer dans le sang? Avait-on publié
que nos provocations, que nos spoliations iniques étaient la cause
principale de cette effervescence populaire? Ainsi que l'a écrit
un des historiens les plus récents de Napoléon[28], «huit jours
avaient suffi pour changer un peuple ami, connu par la douceur de
ses moeurs, et dont les sympathies pour la France allaient jusqu'à
l'enthousiasme, en une population défiante, hostile, irritée, que la
terreur seule empêchait de manifester ses véritables sentiments».

[Note 28: LANFREY, _Histoire de Napoléon 1er_, t. I.]


III

On s'en aperçut bien quand la fortune des armes sembla nous être
contraire, lorsque Wurmser, à la tête de 70.000 hommes, descendit
la vallée de l'Adige pour aller débloquer Mantoue et dispersa nos
avant-postes. À la nouvelle de ses premiers succès, les nobles,
les prêtres et tous les mécontents reprirent courage. De nombreux
émissaires furent envoyés dans les campagnes, porteurs d'écrits
injurieux et de billets diffamatoires contre la France. Ces menées
réussirent. À Casal Maggiore la petite garnison française fut
égorgée, et le commandant, qui s'était enfui en bateau avec sa femme
et son enfant, fut arrêté et impitoyablement fusillé. À Crémone, le
soulèvement fut général. L'arbre de la liberté fut conservé, mais
parce qu'on le destina à pendre les patriotes, et de véritables
listes de proscription furent dressées. Tous ceux qui refusèrent de
quitter la cocarde tricolore furent accablés de mauvais traitements.
Quelques-uns de nos partisans furent même poursuivis et massacrés. La
masse de la population néanmoins resta tranquille. On eût dit qu'elle
attendait pour se déclarer l'issue de la lutte engagée.

Les Lombards avaient eu raison d'attendre, car les victoires de
Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano, etc., dispersèrent les
renforts autrichiens, et nous consolidèrent dans notre conquête.
Bonaparte en sut gré aux Lombards, et leur témoigna sa satisfaction.
«Lorsque l'armée battait en retraite, écrit-il à la municipalité
de Milan[29], lorsque les partisans de l'Autriche et les ennemis
de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu'il était
impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite n'était
qu'une ruse, vous avez montré de l'attachement pour la France et de
l'amour pour la liberté; vous avez déployé un zèle et un caractère
qui vous ont mérité l'estime de l'armée et vous mériteront la
protection de la République Française. Chaque jour votre peuple
se rend davantage digne de la liberté; il acquiert chaque jour de
l'énergie, il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du
monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du désir sincère
que forme le peuple français de vous voir libres et heureux.

[Note 29: Vérone, 9 août 1796. _Correspondance_, t. I, p. 533.]

En dépit de ces compliments et de ces promesses, et malgré le désir
peut-être alors sincère qu'éprouvait Bonaparte de donner la liberté
à un peuple italien, les faits démentaient cruellement les paroles.
Alors que le général en chef paraissait si bien disposé pour les
Lombards, ses lieutenants et surtout ses agents subalternes les
traitaient au contraire avec un sans-gêne révoltant. Plus que jamais
ce beau pays était ravagé et foulé aux pieds. Le général Despinoy,
que Bonaparte avait investi du commandement de Milan, avec la double
charge de s'emparer du château de cette ville que défendait encore
une garnison autrichienne, et de présider les séances du conseil
municipal, s'était acquitté de sa mission. Le château avait capitulé,
ce qui rendait difficile un retour offensif de l'Autriche, et les
conseillers municipaux avaient été présidés avec une implacable
dureté. Ils ne pouvaient prendre la moindre mesure, même la plus
inoffensive, sans l'assentiment de Despinoy[30]. On raconte même
qu'un jour il s'emporta jusqu'à frapper de son épée la table des
délibérations, et rappela aux municipaux tremblants qu'ils n'étaient
bons qu'à enregistrer les volontés du vainqueur, Parini saisissant
alors son écharpe tricolore, la lui tendit en s'écriant: «Vous feriez
bien mieux de la passer à notre cou et de nous étrangler avec.» Ainsi
qu'il arrive toujours, les inférieurs exagéraient l'attitude hautaine
et les procédés méprisants de leurs chefs. À Côme le Corse Valeri,
s'étant procuré une satire rédigée contre lui, rassembla dans la
cathédrale tous les hommes au-dessus de douze ans, et leur fit écrire
à chacun son nom afin que, par la confrontation des caractères, on
connût l'auteur du libelle. Ceci n'était que ridicule; mais que dire
des actes féroces et des facéties cruelles? Que dire des vexations
de chaque jour? Défense de se promener ou de sortir de la ville
sans passeport; défense d'exercer publiquement le culte catholique;
interception des journaux étrangers; violation du secret des lettres;
défense de porter des habits à l'ancienne mode[31], et le tout au nom
de la liberté. Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom! disait
Mme Roland. Que d'absurdités et d'inconséquences, que de maladresses
et de turpitudes, pourrions-nous ajouter!

[Note 30: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 10.]

[Note 31: Ordre. Milan, 13 juillet 1797. _Correspondance_, t. III,
p. 179: «Le général en chef, instruit que la tranquillité publique a
été un moment troublée à Milan, que l'on n'y a pas vu sans quelque
inquiétude des individus vêtus d'_habits dits carrés_, forme
d'habillement signalée dans l'opinion comme tenant à un parti, défend
à tout individu tenant à l'armée de porter des habits dits carrés,
sous peine d'être arrêté et puni comme perturbateur»]

Lorsque, pour la seconde fois, une nouvelle armée autrichienne,
commandée par Allvintzy, essaya, en novembre 1796, de débloquer
Mantoue, les ennemis de la France, et leur nombre avait
singulièrement grandi, crurent le moment venu de la vengeance et de
la réaction. Nos troupes, déconcertées par cette subite irruption
dans leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à
leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter
de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone,
dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des
garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime,
tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent
d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre
faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche et
affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre
coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester
son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les
commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté,
on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut
institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance
supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme
avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne
était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle
se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé
les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui
redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher
de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie
était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et
de vols scandaleux.

Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages
financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à
exploiter, ou, comme il l'écrivait, à _faire produire_ les pays
conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries
des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il
l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il
la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire,
et cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de
sa Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les
tripoteurs d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création
d'une commission de cinq membres, sous la présidence du général
Baraguey d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour
faire rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons
conquis l'Italie, était-il dit[32] dans les considérants de cet
arrêté, pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons établi
des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie
une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur;
mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français
d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que
se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les
rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation
d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui
absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même
la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes
qui me sont portées sur des objets aussi importants.»

[Note 32: Brescia, 30 août 1796. _Correspondance_, t. I, p. 573.]

C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que
comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les
ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les
pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter
de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de
faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire[33], j'en ai
fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.»
Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La
Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce
n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel, sans
argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux, car je les
croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il faut se rendre
à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et n'ont payé que six
millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises marchandises et opéré
des versements factices. «Ce ne sont pas des négociants, mais des
agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant aux commissaires des
guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux ou trois autres, ce
sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à 36 francs le foin qu'il
se procure pour 18. L'autre, Flach, vend à son profit une caisse
de quinquina donnée par le roi d'Espagne pour les soldats français
atteints par la fièvre; ceux-ci passent à leur compte des matelas et
des toiles fines donnés par la ville de Crémone pour les hôpitaux.
«Ils volent d'une manière si ridicule que, si j'avais un mois de
temps, il n'y en a pas un qui ne pût être fusillé.» Les agents de
l'administration valaient moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin,
avait vendu à Bonaparte quelques beaux chevaux, et ne voulait
pas en recevoir le prix malgré les instances du général en chef,
espérant que ce dernier fermerait les yeux. Ce dernier visait moins
à la fortune qu'au pouvoir. Son ambition était plus haute. Aussi
repoussa-t-il avec indignation la complicité déshonnête de Thévenin.
«Faites-le arrêter, écrivait-il, retenez-le six mois en prison. Il
peut payer 500,000 écus de taxe de guerre en argent.» C'étaient
surtout les entrepreneurs de charrois[34], dont les exactions étaient
scandaleuses. Bonaparte en signale quelques-uns, Sonolet, Auzon,
Elie, Hartea, comme d'effrontés voleurs. Il aurait même voulu que
trois d'entre eux, Boekly[35], Chevilly et Descrivains, qui avaient
fait des versements factices, fussent condamnés à mort: mais ces
fripons avaient de hautes protections, même dans l'entourage immédiat
du général en chef[36], et ils échappèrent au châtiment qu'ils
méritaient si bien.

[Note 33: Milan, 12 octobre, 1796. _Correspondance_, t. II, p.
50.--Cf. lettre du 2 octobre (t. II, p. 29).]

[Note 34: en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes et
affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont
pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois
et portent le collet vert sous mes yeux.» _Correspondance_, t. II, p.
51.]

[Note 35: Milan. 1er janvier 1797. _Correspondance_, t. II, p.
219. Lettre à Berthier: «Je demande que ces trois employés soient
condamnés à la peine de mort, ne devant pas être considérés comme de
simples voleurs, mais comme des hommes qui, tous les jours, atténuent
les moyens de l'armée.»]

[Note 36: Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous que
l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon antichambre?»]

Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat[37] qui volait
cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins qui
grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces
tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le
corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de
quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour
accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait
à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards
faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps
pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut
définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque
sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan
pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.

[Note 37: Lettre à Garrau.--Modène, 16 octobre 1796.
_Correspondance_, t. II, p. 56. «De tous côtés, on réclame contre
la Compagnie Flachat; tous ses agents sont d'un incivisme si marqué
que je suis fondé à croire qu'une grande partie sert d'espions à
l'ennemi.»--Cf. Lettre au Directoire, Forli. 3 février 1797 (t. II,
p. 303): «Vous ne souffrirez pas que ces voleurs de l'année trouvent
leur refuge à Paris ... Si l'on ne trouve pas moyen d'atteindre la
friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer
au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances, et à maintenir
une armée aussi considérable en Italie.»]


IV

Malgré la tyrannie française, malgré les spoliations iniques de
nos agents, les patriotes italiens n'avaient pas désespéré. Ils ne
pouvaient croire que la France les rendrait à l'Autriche, et, au lieu
d'assurer leur indépendance, confirmerait leur servitude. Même aux
plus mauvais jours de l'occupation française, ils s'étaient toujours
comportés comme de sincères alliés. Non seulement ils avaient payé
toutes les contributions de guerre, mais encore ils avaient organisé
des régiments[38] et rendu à Bonaparte de réels services en tenant
garnison dans les places fortes et en lui servant de troupes de
réserves. Le général en chef leur avait à plusieurs reprises exprimé
sa satisfaction. Dès le mois de juin 1796, c'est-à-dire avant que
les grands coups n'eussent été portés contre les Autrichiens, avant
que la question militaire par conséquent n'eut été tranchée en notre
faveur, voici comment il s'exprimait sur le compte des Lombards dans
un rapport[39] au Directoire: «La municipalité de Milan, celle des
principales villes de la Lombardie m'ont manifesté le voeu d'envoyer
des députés à Paris. Le citoyen Serbelloni est à la tête. Il est
patriote, ce qui a produit ici un effet d'autant plus avantageux
qu'il jouit d'une grande considération, étant de la première famille
du Milanais, et fort riche. Ces députés ont manifesté leurs voeux
ici contre la maison d'Autriche. Ils savent qu'il n'y aurait plus
de sûreté pour eux dans un retour. La Lombardie est parfaitement
tranquille. Les chansons politiques sont dans la bouche de tout le
monde. L'on s'accoutume ici à la liberté. La jeunesse se présente en
foule pour demander du service dans nos corps; nous n'en acceptons
pas, parce que cela est contraire, je crois, aux lois: mais peut-être
serait-il utile de former un bataillon de Lombards, qui, commandés
par des Français, nous aiderait à contenir le pays. Je ne ferai rien
sur un objet aussi important et délicat sans vos ordres.»

[Note 38: Cf. _Correspondance_, 11 octobre 1796 (t. II, p. 45).--17
octobre 1796 (t. II, p. 59).--11 mai 1797 (t. III, p. 47).]

[Note 39: Milan, 11 juin 1796. _Correspondance_, t. I, p. 387.»]

Bonaparte n'avait donc pas encore d'idée bien arrêtée, mais
ses sympathies étaient visibles. Il ne demandait pas mieux que
d'utiliser[40] les bonnes dispositions des Lombards, sauf à les
récompenser de leur dévouement à la paix générale. Au fur et à
mesure que grandirent ses pensées, en même temps qu'augmentèrent ses
victoires, il comprit la nécessité de s'attacher les Lombards par les
liens de la reconnaissance et de l'intérêt, et ne cessa de prendre en
main leur cause, de les protéger contre les exactions de ses agents,
et de les rassurer sur l'avenir. Un peu avant Leoben, quand le bruit
commença à se répandre de la chute et du partage projeté de Venise,
les Lombards prirent peur, et envoyèrent une députation au général
victorieux. Ce dernier s'empressa de les rassurer: «Vous demandez des
assurances pour votre indépendance à venir, leur répondit-il[41],
mais ces assurances ne sont-elles pas dans les victoires que l'armée
d'Italie remporte chaque jour? Chacune de ces victoires est une ligne
de votre charte constitutionnelle. Les faits tiennent lieu d'une
déclaration par elle-même puérile. Vous ne doutez pas de l'intérêt et
du désir bien prononcé qu'a le gouvernement de vous constituer libres
et indépendants.» Depuis le jour de son entrée à Milan, Bonaparte
n'avait donc pas varié dans l'expression de ses désirs, et, bien
qu'il eût constamment refusé de prendre un engagement définitif, les
Lombards avaient le droit de compter sur lui.

[Note 40: Cf. Lettre du 8 octobre 1796 (_Correspondance_, t. II, p.
43) adressée à l'administration générale de la Lombardie: «J'approuve
le zèle qui anime le peuple de Lombardie. J'accepte les braves
qui veulent venir avec moi participer à notre gloire et mériter
l'admiration de la postérité; ils seront reçus par les républicains
français comme des frères qu'une même raison arme contre leur ennemi
commun. La liberté de la Lombardie, le bonheur de leurs compatriotes,
seront la récompense de leurs efforts et le fruit de la victoire.»]

[Note 41: À l'administration générale de la Lombardie. Lettre écrite
de Gratz, le 12 avril 1797. (_Correspondance_, t. II, p. 483.)]

Le moment était venu de réaliser ces promesses. Ce fut la grande
préoccupation de Bonaparte dès son retour à Milan. Comme il était par
sa famille et son origine à demi Italien, il chercha à satisfaire
les voeux et les aspirations des Italiens, non pas seulement pour
acquérir une facile popularité, mais parce que c'était réellement
une grande idée, féconde en résultats, que celle de créer dans la
péninsule des États libres, et intéressés à conserver l'alliance de
la nation qui leur aurait procuré l'indépendance. L'amitié certaine
de la Lombardie valait bien mieux pour la France que sa conquête. En
rendant la liberté aux Lombards, en les entourant du prestige d'une
révolution pacifique, non seulement les Français se délivraient de
l'embarras de tenir des garnisons sur les derrières de leur armée, et
se ménageaient de précieux auxiliaires, mais encore ils se voyaient
secondés par ceux qui autrement eussent été leurs ennemis. Bonaparte
ne l'ignorait pas. Il était donc parfaitement résolu à créer une
république indépendante; mais, avant de se prononcer d'une façon
définitive, il voulut étudier le terrain et se rendre compte de
l'état des esprits.

Telles n'étaient pas les intentions du Directoire. Il n'avait
autorisé la marche en avant de Bonaparte et l'occupation des
provinces italiennes de l'Autriche qu'avec l'arrière-pensée de les
restituer à titre de compensation territoriale contre la Belgique.
Aussi n'avait-il jamais consenti à prendre un engagement quelconque
vis-à-vis des Lombards. Bonaparte pensait autrement, et, comme il
n'était déjà plus de ceux auxquels un gouvernement régulier impose
des volontés, comme il se sentait indispensable et se souciait peu
des instructions les plus formelles, il ne tint aucun compte des
sentiments bien connus du Directoire, et résolut, cette fois encore,
de n'agir qu'à sa guise et au mieux de ses intérêts.

Il s'était installé à Montebello ou Mombello, près de Milan, dans un
magnifique palais qui devint aussitôt le centre des affaires et la
véritable capitale. Sa mère et sa femme l'y avaient rejoint, ainsi
que sa soeur Pauline, ses frères Joseph et Louis, et son oncle Fesch.
Ils l'aidaient à faire les honneurs de cette fastueuse résidence. On
eût dit la cour d'un souverain. L'étiquette la plus sévère régnait.
Le temps était passé des brusqueries jacobines. Aides de camp en
grande tenue, nombreux domestiques en livrée correcte, voitures de
gala, dîners en public, audiences solennelles et particulières, rien
ne manquait à Mombello. Le Napolitain Gallo, l'Autrichien Merfeldt
étaient ses hôtes habituels. Melzi, Serbelloni, et les chefs de
l'aristocratie milanaise, ainsi que les représentants de tous les
princes allemands ou italiens étaient accourus auprès de lui et le
sollicitaient avec plus d'ardeur qu'un souverain légitime. Dans son
cortège figuraient les généraux des autres armées de la République
attirés par sa réputation, des agents du Directoire qui saluaient
en lui leur maître futur, des savants[42] et des artistes qu'il
captivait par de gracieuses avances. «Ce n'était déjà plus le général
d'une république triomphante[43]. C'était un conquérant pour son
propre compte imposant ses lois aux vaincus.»

[Note 42: Lettre à Lalande, Milan, 5 décembre 1796 (_Correspondance_,
t. II, p. 138). Curieuse dissertation sur les avantages de
l'astronomie: «Partager une nuit entre une jolie femme et un beau
ciel, le jour à rapprocher ses observations et ses calculs me paraît
être le bonheur sur la terre.» Voir une autre lettre de Napoléon
à Lalande, directeur de l'Observatoire, qui lui avait recommandé
l'astronome Cagnoli: «Mombello, 10 juin 1797. (_Corresp._, t. III, p.
102): Si le célèbre astronome Cagnoli, ou quelqu'un de ses collègues,
avait été froissé par les événements affligeants qui se sont passés
dans cette ville (Vérone), je les ferais indemniser. Je saisirai
toutes les occasions pour faire quelque chose qui vous soit agréable,
et pour vous convaincre de l'estime et de la haute considération que
j'ai pour vous. Avant de finir, je dois vous remercier de ce que
votre lettre me mettra peut-être à même de réparer un des maux de la
guerre, et de protéger des hommes aussi estimables que les savants de
Vérone.»]

[Note 43: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 150.]

Les Lombards surtout, dont les destinées se réglaient alors,
entouraient l'heureux général et s'efforçaient de surprendre le
secret de ses résolutions; mais Bonaparte acceptait leurs avances,
les écoutait tous et restait impénétrable. Il voulait voir les partis
venir à lui.

Il y avait en effet déjà dans cette Lombardie, à peine émancipée
du joug autrichien, deux partis, les modérés et les exaltés. Les
modérés appartenaient à la bourgeoisie et aux nobles qui, dès le
début, s'étaient jetés dans nos bras. Serbelloni, Melzi, Visconti,
Contarini, Litta, Morosini, en étaient les chefs les plus marquants.
Les modérés croyaient sincèrement à l'avenir de la patrie italienne.
Ils acceptaient la domination française, mais comme une nécessité
temporaire[44]. Leur foi dans les destinées italiennes était
inébranlable, peut-être même un peu naïve. Les uns auraient accepté
le roi de Sardaigne comme souverain, car c'eût été le moyen d'arriver
plus vite à constituer une Italie une et indépendante; les autres se
seraient volontiers accommodés de Bonaparte. Il est certain que des
ouvertures lui furent faites en ce sens. On a conservé une lettre[45]
fort intéressante, qui sans doute n'est pas signée, mais qui ne peut
avoir été écrite que par un Italien très au courant de la politique
et des intrigues contemporaines. D'après l'auteur anonyme, Bonaparte
n'avait que trois partis à prendre: le premier, de retourner en
France et d'y vivre en simple citoyen, mais il ne convenait ni aux
circonstances ni au génie de Bonaparte; le second, de rentrer en
France à la tête de l'armée et de s'y poser en chef de parti, mais
c'était un coup d'État, et on n'osait le conseiller. Voici quel est
le troisième: «Formez de l'Italie un grand empire, que ce nouvel
État prenne un fort ascendant dans la balance de l'Europe, qu'il
tienne le milieu entre l'Empire et la France, et établisse entre ces
puissances un équilibre parfait, en se déclarant contre celle qui
voudrait opprimer l'autre. Soyez le chef de cet empire, gardez à
votre solde une grande partie de l'armée française pour contenir les
différents peuples et assurer l'exécution de ce plan. La France vous
devra l'éloignement de cette armée qu'elle ne pourrait entretenir
qu'avec peine, et dont l'esprit troublerait sa tranquillité. Elle
vous devra la paix et vous aurez mérité son estime et son admiration.
Soyez son plus fidèle allié.... Vous pouvez aussi devenir redoutable
par vos forces maritimes et disputer par la suite l'empire de la mer
aux Anglais, ou au moins les chasser entièrement de la Méditerranée.
Cette entreprise digne de vous, général, et dont je ne détaille pas
tous les avantages, qui vous frapperont au premier aperçu, est la
seule qui puisse mettre le sceau à votre gloire, ramener une paix
durable en France, procurer de la stabilité au gouvernement, et, en
vous élevant au faîte des grandeurs, vous faire encore bien mériter
de la patrie.» Certes la perspective qu'ouvrait à l'ambition de
Bonaparte l'auteur de cette lettre était vaste, mais il est probable
que les projets du général ne s'arrêtaient plus à la péninsule.
C'est à la France et non plus à l'Italie qu'il pensait. Sans doute
il aurait consenti à se faire de l'Italie comme un marche-pied, mais
pour monter plus haut. «J'ai entendu raconter au jeune et candide
Villetard, écrit Botta[46], que se promenant un jour à Montebello
avec Bonaparte et Dupuis, qui mourut général en Égypte dans la
révolte du Caire, Bonaparte, s'arrêtant tout à coup, leur dit: «Que
penseriez-vous si je devenais roi de France?» et que Dupuis, grand
républicain de profession, lui répondit: «Je serais le premier à
vous plonger un poignard dans le coeur.» Sur quoi Bonaparte se mit à
rire.» Le général riait, mais il ne parlait pas au hasard et cette
soudaine effusion cachait mal de secrètes pensées. Le premier rang,
même en Italie, ne lui convenait plus. Il ne le jugeait pas digne de
sa fortune et de son avenir, et, sans nul doute, dans ce jardin de
Montebello, songeait déjà au coup d'État qui devait lui donner la
suprême autorité en France.

[Note 44: C'est d'eux que Bonaparte parlait quand il écrivait au
Directoire (Milan, 20 octobre 1796, t. II, p. 28): «Le peuple de
la Lombardie se prononce chaque jour davantage, mais il est une
classe très considérable qui désirerait, avant de jeter le gant à
l'Empereur, d'y être invitée par une proclamation du gouvernement,
qui fût une espèce de garant de l'intérêt que la France prendra à ce
pays-ci à la paix générale.»]

[Note 45: DARU. _Histoire de Venise_. Pièces justificatives, t. VII,
p. 392.]

[Note 46: BOTTA. Ouv. cit., liv. XII, p. 46.]

Aussi bien, si Bonaparte ne se considérait pas comme l'homme de
l'Italie[47], les Italiens, de leur côté, même les modérés, ne
tenaient à lui que médiocrement. Quelques-uns d'entre eux, honteux
de leur asservissement, songeaient déjà à chasser les Français
d'Italie. C'étaient les chefs de la garde nationale lombarde, Lahoz,
Pino, Teulié, Birago. Ils avaient fondé une société secrète, dite des
_Rayons_, dont le but était la création d'une Italie non plus avec le
secours de l'étranger, mais exclusivement par les forces italiennes.
Peu à peu cette société s'étendra et ses opinions finiront par
s'imposer. C'est déjà le parti national, ce qu'on pourrait appeler la
Jeune Italie.

[Note 47: Bonaparte connaissait parfaitement la situation, si l'on en
juge par cette lettre, par lui adressée au Directoire, le 28 décembre
1796: «Il y a en ce moment-ci en Lombardie trois partis: 1º celui qui
se laisse conduire par les Français; 2º celui qui voudrait la liberté
et montre même son désir avec quelque impatience; 3º le parti ami des
Autrichiens et ennemi des Français. Je soutiens et j'encourage le
premier, je contiens le second et je réprime le troisième.»]

Quant aux exaltés, ils se composaient de tous ceux qui, dans la
sincérité de leur coeur, ou par misérable calcul d'intérêt personnel,
s'imaginaient qu'il était de bon goût de copier les exagérations
jacobines. Quelques bourgeois, ou plutôt quelques boutiquiers, des
ouvriers, de petits fonctionnaires, et la tourbe des déclassés
appartenaient à ce parti. Les journalistes qui se grisaient
eux-mêmes au cliquetis de leurs périodes en constituaient la force
apparente. Ils prêchaient avec ardeur la démocratie ou plutôt la
démagogie, grand mot ronflant, système dont ils ne comprenaient
seulement pas les obligations. Pour eux toute contrainte était une
gène, toute obéissance un abus. Aussi plaignaient-ils comme un
martyr tout citoyen frappé par la loi, comme une victime quiconque
était obligé soit de payer un impôt, soit de ne pas satisfaire ses
désirs. Un journal de Milan, _le Thermomètre Politique_, était
devenu le principal de leurs organes. C'est là qu'agitaient les
esprits par leurs articles furibonds, Salvadori, Lattanzi, Salfi,
Poggi et Abamonti. «Habiles dans les luttes de la révolution[48],
mais non dans les combats de la liberté, ils déployaient du talent,
là où il fallait du caractère. Avec la même audace qu'ils avaient
montrée pour renverser les premières barrières, ils foulaient aux
pieds les principes et les moeurs, et abusaient de la liberté
jusqu'à l'outrage.» Toute une littérature républicaine sortait de
ces officines milanaises: _Notions démocratiques_[49] _à l'usage
des Écoles normales; Pensées d'un républicain sur le bonheur public
et privé; Doctrine des Anciens sur la liberté; De la souveraineté
du peuple; Un républicain jadis noble aux anciens nobles._ Ces
pamphlets, aussi médiocres pour le fond que détestables pour la
forme, étaient imprimés à un nombre considérable d'exemplaires, et
lus avec avidité. De Milan ils se répandaient dans l'Italie entière.
Il est vrai que Milan était devenu comme l'asile des réfugiés
italiens, romains, napolitains, modènais ou vénitiens, qui tous,
comme de juste, étaient venus y grossir les rangs des exaltés. On
citait parmi eux deux prêtres qui avaient abjuré, le métaphysicien
Poli et Melchior Gioja, le savant statisticien; Tambroni un érudit,
Beccatini un historien, Custodi un économiste. Le médecin Rasori,
l'architecte Romain Barbieri, et le savant commentateur des douze
Tables, Valoriani, se signalaient parmi les plus fougueux adversaires
de l'ancien régime. Un jeune improvisateur Romain, Gianni, mêlait
à de furibondes attaques contre les tyrans de plates adulations
en l'honneur du héros libérateur de l'Italie. Le Vénitien Foscolo
travaillait à sa tragédie de _Tieste_, et prenait du service dans
l'armée lombarde. C'était surtout dans les clubs, plus encore
que dans les journaux, que ces Lombards ou Italiens, donnaient
carrière à leur exaltation. Tantôt ils se contentaient d'émettre
des propositions simplement absurdes, partage des propriétés, taxe
progressive sur les comestibles, ateliers nationaux, etc., tantôt ils
discréditaient par d'insolentes bravades la liberté et la République.
Aujourd'hui ils demandaient la permanence de la guillotine, demain
le massacre de tous les pères et de toutes les mères appartenant
à la noblesse, afin que leurs enfants fussent élevés dans les
nouveaux principes[50]. Ils proposaient encore de brûler le Vatican,
ou bien de jeter les Bourbons de Naples dans le Vésuve, ou bien
encore de disperser les cendres de la famille royale piémontaise,
déposées à la Superga, et de les remplacer par celles des patriotes
immolés. Dans ces clubs, et spécialement dans celui qui s'était
pompeusement intitulé _Société de l'instruction publique_, la fureur
révolutionnaire atteignait son paroxysme. Cette société n'avait-elle
pas inscrit dans son programme: destruction de toutes les religions,
renversement de tous les trônes[51].

[Note 48: CANTE. _Histoire des Italiens_, liv. XI, p. 67.]

[Note 49: _Nozioni democratiche per uso della scuole
normali.--Pensieri di un republicano sulla pubblica et privata
félicita.--Elementi republicani, par Cavriani.--Dottrina degli
antichi sulla liberta.--Della sovranita del popolo.--Un republicano
che fu nobile agli ex nobili._]

[Note 50: Voir B. GIOVIO. _La conversione politica o lettere ai
Francesi. Corresp. 1799_, let. XIV.--cf. GIOVANNI DE CASTRO, ouv.
cit., p. 129.]

[Note 51: BECCATINI, ouv. cité, I, 23. «Distruggere tutte le
religioni existenti nel nostro piccolo globo, rovesciare tutti i
troni d'Europa.»]

Bonaparte n'éprouvait pour ces démagogues qu'une sympathie médiocre.
«Soyez sûr, écrivait-il à Greppi[52], qu'on réprimera cette poignée
de brigands, presque tous étrangers à Milan, qui croient que la
liberté est le droit d'assassiner, qui ne peuvent pas imiter le
peuple français dans les moments de courage et les élans de vertus
qui ont étonné l'Europe; mais qui chercheraient à renouveler les
scènes horribles produites par le crime, et qui sont l'objet éternel
de la haine et du mépris du peuple français.»

[Note 52: _Correspondance_, II, 132 (25 novembre 1796).]

La masse du peuple au contraire se laissait prendre à ces folles
déclamations. Les ardentes philippiques des journalistes et des
clubistes trouvaient un écho retentissant dans toutes les grandes
villes. Le théâtre[53] lui-même devenait une école de corruption, ou
tout au moins une arène politique dont se servaient les exaltés pour
répandre leurs bizarres conceptions[54]. C'est ainsi qu'à Modène, dès
le mois de décembre 1795, en présence du grand-duc Hercule, et à une
représentation de la _Cléopâtre_ de Nasolini, de mauvais plaisants
firent entendre le chant du coq, allusion transparente à la prochaine
venue des Français. Quelques mois plus tard, et dans cette même
ville, on représentait le _Fénelon_ de Chénier traduit par Salfi,
l'_Alexandre VI_ du modènais Gidotti, et deux pièces déplorablement
ennuyeuses d'un certain Giambattista Nasi, dont il suffit de citer
les titres pour comprendre l'inspiration: _L'Aristocratie vaincue par
la persuasion_, et le _Républicain se connaît à ses actes_[55]. À
Bergame, Salfi fait représenter _Virginie de Brescia_, où l'on voit
un patriote tuer sa fille séduite par un tyran.

[Note 53: ERNESTO MASI. _Parruche e sanculotti nel secolo_ XVIII.
Milan 1886. Voir pages 271-344. Il teatro Giocobino in Italia.--Cf.
PAGLICI-BROZZI: _Sul Teatro giacobino e antigiacobino in Italia,_
1796-1805, Milan, 1887.--MARCELLIN PELLET. _Le théâtre de la
Cisalpine_ (Revue politique et littéraire, 21 avril 1888).]

[Note 54: Il n'est que juste de reconnaître que les partisans de
l'ancien régime avaient donné le mauvais exemple. En 1791, avait été
représenté à Milan _Il Cagliostro_, par Natale Boriglio; en 1792,
_Voltaire muore come un disperato in Parigi_ par le même; en 1793,
_la Morte di Luigi XVI_, par Tommasso de Terni; en 1794, _la Morte di
Maria Antonietta d'Austria_, par le même, etc.]

[Note 55: Voici le titre exact de ces rhapsodies, auxquelles
Pindemonte n'hésitait pourtant pas à reconnaître une grande valeur.
Il les appelait «l'eccellente lezione di morale republicana». 1º
_E meglio una volta che mai, ossia l'aristocratia vinta della
persuasione_.--2º _Il republicano si conosce alle azioni, ossia lo
secolo dei buoni costume_.]

C'est surtout à Bologne et à Milan que les auteurs dramatiques se
donnent toute licence et dépassent toute mesure. Un jeune Bolonais,
Luigi Zamboni, avait, en 1794, formé le projet de soustraire sa
ville natale à l'oppression des légats pontificaux. Un étudiant, de
Rolandis di Castel-Alfeo, qui s'échappait la nuit de son couvent
pour assister aux conciliabules, fut son premier affidé. Dénoncés
et vendus, ces deux jeunes gens furent jetés dans les prisons du
légat et périrent l'un, Zamboni, en prison, l'autre, de Rolandis,
sur le gibet. Le châtiment était excessif. Les Bolonais conservèrent
le souvenir de ces premiers martyrs de la liberté[56]. En 1797 ils
recueillirent leurs cendres et leur élevèrent une colonne triomphale.
Un poète Bolonais, Luigi Giorgi, composa en leur honneur une tragédie
intitulée, _Au temps des légat et des Pistrucci_. C'est une violente
satire dirigée contre l'auditeur Pistrucci, le principal auteur de
la condamnation des patriotes, contre le cardinal légat Vincenti,
l'archevêque Gianneti, les gonfaloniers et les sénateurs. Cette
tragédie est supérieure aux pièces de circonstance. Il s'y rencontre
même des scènes à la Shakspeare, lorsque par exemple on pénètre
dans le cabinet du légat, au moment où il lit et signe la sentence
de mort de Rolandis, ou bien au dénouement, lorsque les victimes
de la tyrannie pontificale font appel aux Français[57]. «Et vous,
s'écrie le docteur Veridici, vous qui devez veiller sur les destinées
du peuple pouvez-vous être jugés? Un légat _a latere_ peut-il
soutenir un perfide?--Le Légat: retirez-vous! Auditeur: faites-le
arrêter.--L'archevêque: «Oui, oui, faites-le arrêter. Quelle est donc
cette manière de parler?--Pistrucci: approchez, brigand.--Veridici:
Hélas! Ô ciel! Voici que descendent des Alpes les destructeurs de
la tyrannie. Avancez, ô Français, et vengez l'humanité offensée.» À
Bologne fut encore représentée en 1797, la _Rivoluzione, commedia
patriotica_. On y voyait un noble, tyran de sa principauté, mais
chassé par le peuple et condamné à mort. Au moment où il est conduit
les yeux bandés, sous l'arbre de la liberté, pour être fusillé, il
est sauvé par un autre noble, qui aime sa fille, mais qui s'est
converti aux nouveaux principes. L'ex-tyran renonce aussitôt à ses
erreurs, et tous chantent un hymne en l'honneur de l'arbre de la
liberté.

  _Sorgi, felce pianla, sorgi beati segno,
  Caro, ed eterno segno di nostra liberta!
  Eviva Bonaparte! viva la liberta._

[Note 56: AUGUSTO AGLEBERT. _I primi martiri della liberta italiana._
Une complainte fut composée en leur honneur. En voici deux couplets:

  O di nostra liberta
  Primi martiri ed eroi,
  Questo a voi, cantiamo a voi
  Inno sacro alla pieta.

  L'innocente vostro sangue
  Avia, presto, avia vendetta
  E tremonte già l'aspette
  La Romana crudeltà.]

[Note 57: _I tempi dei Legati e dei Pistrucci_, acte III, scène
XXIII.--Io, o cielo ... Etieni anche sull Alpi i distruttori dei
tiranni? Avanzateei, o Francesi, e vendicate l'offesa umanita.»]

À Milan Jean Pindemonte, l'auteur des _Bacchanales de Rome_, avait
donné une «composition tragi-comico-ridicule», dont le titre est
perdu, mais des prêtres et des nonnes en costume y parodiaient les
cérémonies du culte, et, comme les représentations étaient gratuites,
elles furent suivies par un nombreux public. C'est encore à Milan
que fut représenté le _Mariage du Moine_ par Ranza. L'auteur avait
donné comme sous-titre: «drame révolutionnaire à représenter pour
l'instruction des chrétiens dans tous les théâtres de l'Italie
régénérée», mais c'était une singulière instruction qu'il prétendait
donner. On assiste en effet au conclave de 1774, aux intrigues des
cardinaux Bernis et Fantuzzi, aux scandaleuses orgies des aspirants
à la tiare. Les candidats finissent par se jeter à la tête plats
et vaisselle, et les valets se partagent les reliefs du feslin, en
essayant de remettre d'aplomb leurs maîtres tombés sous la table.

On trouvera sans doute que Ranza avait donné libre carrière à sa
verve aristophanesque. Il fut pourtant dépassé par l'auteur d'un
ballet, également représenté à Milan: Salfi, un des rédacteurs du
_Thermomètre_, était l'auteur ou du moins le parrain de ce livret,
dont la paternité doit, paraît-il, être attribuée à un certain
Lefèvre, qui fut plus tard persécuté par le clergé milanais, et
mourut dans la misère à Paris. Il est intitulé le _Ballet du Pape
ou le général Colli à Rome[58]_. L'affiche du spectacle, qui devait
être joué en grande pompe à la Scala, était accompagnée de ce curieux
commentaire[59]: «ce ballet annonce le régime de la raison. Il n'est
pas inventé à plaisir, il est comme la reproduction des faits et des
caractères qui forment la très intéressante histoire de ce qui s'est
passé tout récemment à Rome. On pourra vérifier l'exactitude de tous
les détails, qu'il importe de faire connaître au grand public, en
parcourant la collection du _Thermomètre Politique_ de la Lombardie.
Puisse ce commencement de la vérité réduire en cendres l'imposture
et le fanatisme, et faire triompher la religion et la paix. Salut et
fraternité.

[Note 58: _Il ballo del Papa, ossio il generale Colli a Roma_.]

[Note 59: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 120. Cf. MASI. _Parruche
e sanculotti_, p. 272.]

À la première nouvelle du scandale qui se préparait, l'archevêque de
Milan essaya d'intervenir. Il écrivit même à Bonaparte. On répondit
à cette démarche si digne et si naturelle par un sermon antipapal
prononcé à l'église San Lorenzo. En même temps on répandit dans le
peuple des libelles injurieux contre la Papauté: _Le credo du pape
pour deux sous, la bulle de Pie VI, la conversion du Pape, Dialogue
dans le Paradis entre frère Locatelli, théologien de la cathédrale,
et saint Charles Borromée_, etc. En sorte que l'opinion était
singulièrement excitée quand arriva le jour de la représentation
(premier jour du carême de 1797).

La scène représente la salle du Consistoire à Rome. On y discute les
articles de paix proposés par la France. Le général des Dominicains,
qui parait grand partisan des réformes, et tout pénétré de l'esprit
des temps nouveaux, démontre par un avant-deux expressif la nécessité
de se conformer aux ordres de Bonaparte. Le général des Jésuites
lui répond par un autre pas de caractère, et décide le pape à la
résistance. Puis, remplaçant la danse par le chant, tous ensemble se
disposent à festoyer et sans la moindre transition et uniquement

  Per rendere la gioja palese,
  D'un bel canto patrioto francese,
  L'aria interno faccian risonar!

Ce chant, accommodé sur un air italien emprunté à l'_Astuta in amore_
de Fioraventi, est à tous le moins médiocre:

  D'âge en âge, de race en race,
  Que le plus brillant souvenir
  Porte jusqu'au sombre avenir
  Les prodiges de notre audace.
  Que nos neveux, leurs enfants,
  Par nous à jamais triomphants,
  Nous doivent leur indépendance!
  Que le monde brise ses fers!
  Et que ce jour cher à la France
  Soit la fête de l'univers.

Tous les assistants l'accueillirent pourtant avec enthousiasme, et
répétèrent le refrain en criant _Vive la France! Vive l'Italie!_ Un
spectateur malintentionné s'avisa pourtant de crier _Vive la Denise!_
Nous dirions aujourd'hui _Vive la Marianne!_

Au second acte nous sommes transportés au Vatican. Les nièces du
pape, les princesses Braschi et Santa Croce, remplissent de leurs
intrigues et de leurs amours le palais pontifical, et le malheureux
Pie VI joue entre ces deux créatures le rôle d'un Géronte berné et
conspué. Au troisième acte, sur la place Saint-Pierre, on vient
d'apprendre les victoires françaises. Aussitôt le pape prend le
bonnet de la liberté, et, avec les membres du sacré collège, danse
quelques pas fort vifs, afin de mieux montrer ses belles jambes,
dont, parait-il, il était fort vain. Tous les personnages ainsi
tournés en ridicule étaient vivants et les acteurs avaient emprunté
leurs costumes et, autant que possible, leur physionomie. Il est
certes difficile d'imaginer une bouffonnerie plus impie.

Aussi bien une sorte de fièvre d'irréligion semblait s'être emparée
de la population. Depuis qu'un cercle avait été installé dans
l'église de la Rose[60], chaque ville avait dû convertir en club
une de ses églises, et c'est dans ces assemblées que se débitaient
les insanités les plus criantes. Ce n'étaient pas seulement des
déclamations plus ou moins retentissantes contre le fanatisme ou la
superstition. Tantôt une jeune fille proposait son coeur et sa main
à celui qui lui apporterait la tête du pape[61]; tantôt un échappé
des galères romaines, comme le qualifient les écrits du temps[62],
un certain Lattanzi, vomissait d'obscènes imprécations contre le
Christ et ses ministres[63]. Un jour[64] un jeune capucin renonçait
à ses voeux et suspendait sa robe brune, en guise de trophée, aux
branches de l'arbre de la liberté. Un professeur de théologie, un
sexagénaire, le père Aprini, assistait à un banquet donné en son
honneur, et dansait la carmagnole. On ne se contentait pas d'abolir
le nom des saints, qu'on remplaçait par des héros grecs ou romains,
on interdisait encore toute manifestation extérieure du culte. Il
est vrai qu'en pleine rue toutes les manifestations anticatholiques
étaient tolérées: ainsi on mettait la corde au cou d'une statue de
saint Ambroise, et on la traînait ignominieusement dans la rue.
Une littérature anticatholique, immonde et sans esprit, avait été
improvisée. _Prières à réciter matin et soir par les chrétiens en
l'honneur de la très sainte et très bienheureuse liberté; Confession
d'un Jacobin aux pieds au pape; Pater noster patriotique, Credo
patriotique;_ cette dernière prière commençait ainsi: Je crois à la
République française, et à son fils le général Bonaparte.

[Note 60: FUMAGALLI. _L'ultimà messa celebrata nello chiesa della
Rosa_, 1851.]

[Note 61: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 54.]

[Note 62: _Scapatto al remo e al tiberin capestro_.]

[Note 63: _Milano in uniformo republicano, ossia Ribattezamento delle
porte, piazze, contrade, Milan_, sans date, cité par DE CASTRO, 129.]

[Note 64: CUSANI. _Storia di Milano_, V, 54.]

Les exaltés se livraient aussi aux caprices de leur imagination
à propos des fêtes dites patriotiques. Ils débutèrent par des
plantations d'arbres de la liberté. Bientôt chaque quartier de Milan
eut le sien. On en planta jusque dans la cour du séminaire. De la
ville la mode passa dans les villages, et ce ne fut qu'une longue
suite de fêtes, de danses et de festins qui se prolongèrent pendant
plusieurs mois. D'ordinaire, un poète improvisait des vers pour la
circonstance. Le faiseur le plus réputé était un certain Gerolamo
Costa[65], mais ses poésies brillent par le mauvais goût aussi bien
que par le dédain le plus absolu des règles de la prosodie. Il se
contente d'accommoder le _Ça ira_ au goût italien et de célébrer plus
ou moins platement l'alliance franco-italienne:

  _Alore cantem uni de scià et delà
  La Carmagnola cout el sa-irà.
  Viva, viva pur i Francès
  Lun el ciar de stij paès!_

Après les plantations des arbres de la liberté, ce fut le tour
des anniversaires. Grande fête le 5 juillet 1796 dans le Jardin
public. Nouvelle fête en septembre pour célébrer la fondation de
la république française. On avait pour la circonstance converti en
amphithéâtre la place du Dôme. Au centre avait été dressé l'autel
de la patrie. Un char triomphal, traîné par six chevaux et couvert
d'emblèmes allégoriques, portait une jeune femme qui figurait la
liberté, entourée d'enfants couronnés de guirlandes. Des inscriptions
rappelaient le nom de tous les régiments qui avaient pris part à
la campagne[66]. Le cortège défila devant Joséphine Bonaparte,
qui assistait à la cérémonie du haut d'un des balcons du palais
Serbelloni, et, quand il arriva sur la place du Dôme, on inaugura
solennellement un arbre de la liberté; mais les décharges répétées de
l'artillerie, qui accompagnaient la cérémonie, brisèrent les vitraux
de la cathédrale, perte irréparable pour l'art.

[Note 65: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 92.]

En février 1797, à propos des victoires de Bonaparte, une grande fête
fut encore célébrée à Milan. Il y eut aussi des défilés de chars
emblématiques, puis des banquets publics, et des distributions de
vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, grand feu d'artifice. La
liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes et rouges de
Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler, fut bientôt
réduit en cendres par la foudre des artificiers.

[Note 66: MINOLA, _Diario_ 1796.--CUSANI, _Storia di Milano_, V, 51.]

Mis en goût[67] par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à
ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions
républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les
anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par
exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la
circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur
la poitrine. _Il fulmine colga tutti i re in un fascio.--Il coltello
di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori
di Antonio.--Al popolo che sente una volta la sua indipendenza,_
etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par
ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces
cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché.
Ainsi, le 16 octobre 1797[68], pour célébrer la mort de la reine de
France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon,
quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par
Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta,
Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale,
l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé
s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à
l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques
à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air
menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles
se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête
et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui
enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription
suivante: _All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco
Junio Bruto!_

[Note 67: GIOVANNI DE CASTRO, ouv. cit., p. 101.]

[Note 68: MINOLA, _Diario 1797_.]


V

Pendant ce temps, les partisans secrets de l'Autriche s'organisaient,
et les modérés, que dégoûtaient ces excès, sans se rapprocher
d'eux, commençaient à craindre de s'être inutilement compromis. Ces
partisans de l'Autriche n'étaient pas nombreux, mais ils avaient
de l'influence par leurs richesses. En outre, ils avaient, dans
les campagnes par leurs tenanciers, et dans les villes par leurs
domestiques, une véritable clientèle. Au jour du danger, ils
pouvaient devenir redoutables. L'un d'entre eux, Gambanara, n'avait
pas hésité à payer de sa personne. Il était descendu dans la rue,
lors de l'insurrection de Binasco et de Pavie. D'autres restaient
enfermés dans leurs palais et se contentaient d'y forger péniblement
de lourdes épigrammes contre les Français et de les imprimer
eux-mêmes pour ne mettre personne dans la confidence, comme le comte
Pertusati, dont un historien contemporain, Giovanni de Castro, a fait
connaître l'oeuvre informe et décousue, mais malicieuse[69]. D'autres
enfin s'étaient retirés dans leurs châteaux[70], correspondaient
mystérieusement avec l'Autriche, et attendaient le moment d'assouvir
leurs rancunes.

[Note 69: L'oeuvre principale de Pertusati se nomme _Meneghin_,
c'est-à-dire Polichinelle, _sott' ai Francesi_. M. de Castro en a
donné plusieurs extraits dans son _Milano e la Republica cisalpina_
(1879). Sur Pertusati on peut encore consulter: CENNI, _sulla vita et
sugli scritti del conte F. Pertusati_. Milan, 1823.]

[Note 70: Voir dans la _Chartreuse de Parme_, de Stendhal, le curieux
portrait du comte del Dongo, enfermé dans son château de Grianta.]

Entre les modérés dont il devait ranimer la bonne volonté, les
exaltés dont il méprisait les tendances[71], mais dont il appréciait
le zèle, et les partisans de l'ancien régime qu'il affectait de
mépriser, mais dont il surveillait les démarches, le rôle de
Bonaparte eût été difficile s'il n'eût, depuis longtemps, pris son
parti. Homme de guerre et de discipline, il sentait d'instinct
que la modération seule donnerait à la Lombardie une forme de
gouvernement qui allierait la force à la liberté. Les excès de la
démagogie le dégoûtaient, et il ne se cachait pas pour le dire. À
maintes reprises, il avait exprimé son mépris à propos de certains
articles du _Thermomètre politique_. Il avait interdit les attaques
furibondes contre la religion, contre le pape, et spécialement
contre le roi de Sardaigne, dont il appréciait la dignité et la
solidité. Les élucubrations de Lattanzi avaient le privilège de
l'agacer. Il finit par en ordonner la suppression. Il se prononça
même très catégoriquement en faveur des modérés, et leur envoya,
le 10[72] décembre 1796, une sorte de manifeste qui eut un grand
retentissement. Il engageait les Lombards à l'union. «Je suis bien
aise, ajoutait-il, de saisir ces circonstances pour détruire des
bruits répandus par la malveillance. Si l'Italie veut être libre, qui
pourrait désormais l'en empêcher?... Réprimez surtout le petit nombre
d'hommes qui n'aiment la liberté que pour arriver à une révolution;
ils sont ses plus grands ennemis; ils prennent toute espèce de
figure pour remplir leurs desseins criminels ... Vous pouvez, vous
devez être libres sans révolutions, sans courir les chances et sans
éprouver les malheurs qu'a éprouvés le peuple français. Protégez les
propriétés et les personnes, et inspirez à vos compatriotes l'amour
de l'ordre et des vertus guerrières qui défendent et protègent les
républiques et la liberté.» Ces sages conseils étaient fort goûtés
par le parti modéré, mais ils déplaisaient d'autant aux exaltés.
Seulement, comme Bonaparte était le maître, on n'osait protester,
mais les exaltés commençaient à trouver sa domination pesante. Les
modérés, au contraire, se rapprochaient de plus en plus du général,
disposés à toutes les concessions pour se l'attacher d'une façon
définitive. Aussi bien le général n'allait pas tarder à se prononcer
en leur faveur.

[Note 71: Curieuse lettre de Bonaparte à Talleyrand, 20 septembre
1797 (_Correspondance_, t. III, p. 342): «Que l'on ne s'exagère
pas l'influence des prétendus patriotes Piémontais Cisalpins et
Génois; et que l'on se convainque bien que, si nous retirions d'un
coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces
prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple. Il s'éclaire, il
s'éclairera tous les jours davantage, mais il faut le temps et un
long temps.»]

[Note 72: Lettre au Congrès d'État de la Lombardie.
(_Correspondance_, t. II, p. 157.)]

Un jour, l'ambassadeur de France à Florence, Miot[73], vint trouver
Bonaparte à Mombello, et eut avec lui et Melzi une conversation
singulière, dont nous retrouvons le souvenir dans les intéressants
mémoires de ce diplomate. «Il faut à la nation, disait-il à Miot en
parlant de la France, un chef illustre par la gloire et non par des
théories de gouvernement, des phrases et des discours d'idéologues
auxquels le pays n'entend rien. Quant à votre pays, Melzi, il y
a encore moins qu'en France d'éléments de républicanisme, et il
faut encore moins de façons avec lui qu'avec tout autre. Vous le
savez mieux que personne. Nous en ferons tout ce que nous voudrons;
mais le temps n'est pas encore venu. Il faut céder à la fièvre du
moment. Nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre
façon. Monge nous arrangera cela.» Ce qu'il appelait la fièvre du
moment, c'étaient les ordres du Directoire qui voulait imposer à
tous les États conquis la constitution française, et jeter dans le
même moule pour ainsi dire des pays différents par les usages et
les institutions. Bonaparte ne se sentait pas encore assez fort
pour résister au Directoire, mais il entendait prendre une prompte
revanche, et, comme il le disait à Miot dans ce même entretien, qui
vraiment semble arrangé après coup et pour les besoins de la cause,
tant Bonaparte s'y montra stupéfiant d'impudence dans la candeur de
ses aveux: «Je ne voudrais quitter l'Italie que pour aller jouer en
France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le
moment n'est pas encore venu. La poire n'est pas mûre!»

[Note 73: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 175.]

En attendant l'heureux moment de la maturité de ses désirs, Bonaparte
se décida à faire en Italie l'essai de ses théories de gouvernement,
et s'occupa sérieusement d'organiser la future République. Sans
avoir un penchant décidé pour telle ou telle forme de gouvernement,
Bonaparte aurait voulu une administration concentrée et énergique.
Bien qu'il ne crût pas, comme les métaphysiciens constitutionnels
de l'époque, que l'art de gouverner les peuples fût une science
abstraite, qui ne dépendait ni du temps ni des lieux, il pria son ami
Talleyrand de lui envoyer, pour l'aider de leurs conseils, les hommes
qui passaient pour avoir médité sur les divers systèmes politiques.
Talleyrand lui proposa Siéyès. «Par la réputation dont il jouit,
lui écrivait-il, il est propre à remplir avec succès une place de
membre du Directoire exécutif. Il est d'ailleurs tellement compromis
avec les Autrichiens qu'il est une des personnes de l'opinion de
laquelle nous devons être les plus sûrs.» Bonaparte parait n'avoir
jamais éprouvé pour Siéyès qu'une sympathie médiocre. Il goûtait
peu les théories et les qualifiait volontiers d'utopie. Pourtant
la réputation de Siéyès était si bien établie qu'il crut devoir
remercier Talleyrand de son choix, et lui annonça que Siéyès serait
le bienvenu en Italie[74]. «Je crois effectivement comme vous que sa
présence serait aussi nécessaire à Milan qu'elle aurait pu l'être
en Hollande, et qu'elle l'est à Paris. Malgré notre orgueil, nos
mille et une brochures, nous sommes très ignorants dans la science
politique morale ... Croyez que vous me ferez un sensible plaisir si
vous pouvez contribuer à faire venir en Italie un homme dont j'estime
les talents et pour qui j'ai une affection toute particulière.» Il
est vrai que, dans la même lettre, tout en débitant ces compliments,
Bonaparte esquissait un plan de constitution, où il donnait tous
les pouvoirs et tous les droits au chef de l'État au détriment des
assemblées législatives, et il se plaignait «des[75] mille lois de
circonstances qui s'annulent toutes seules par leur absurdité et
qui nous constituent une nation sans lois avec trois cents in-folio
de lois». Siéyès qui tenait à réserver sa réputation et songeait à
appliquer ses théories constitutionnelles non pas en Italie mais en
France, comprit qu'il jouerait un jeu dangereux en essayant d'imposer
ses volontés au vainqueur de l'Italie. Il remercia donc Talleyrand et
ne quitta point Paris.

[Note 74: Lettre à Talleyrand. Passariano, 10 septembre 1797.
_Correspondance_, t. III, p. 313.]

[Note 75: Id. _Id._]

Talleyrand avait aussi songé à Benjamin Constant[76]: «C'est un homme
à peu près de votre âge, avait-il écrit à Bonaparte, passionné pour
la liberté, d'un esprit et d'un talent en première ligne. Il a marqué
par un petit nombre d'écrits d'un style énergique et brillant, pleins
d'observations fines et profondes. Son caractère est ferme et modéré.
C'est un républicain inébranlable et libéral.» Bonaparte n'avait
attendu ni Siéyès qu'il devait retrouver au 10 brumaire, ni Benjamin
Constant, qu'il n'appellera à lui qu'en 1815, pour régler le sort des
Milanais. Il chargea un comité italien[77] de préparer un projet de
constitution. Le plus célèbre de ces législateurs était un Tyrolien,
longtemps professeur à Pavie, le père Grégorio Fontana. Ce savant
aurait voulu se dérober, mais Bonaparte tenait à donner à la future
constitution l'autorité de son nom. Fontana se résigna et se mit au
travail. Ce fut peine inutile. Les injonctions du Directoire étaient
formelles, et Bonaparte ne permettait la discussion que pour la
forme. Il fut donc résolu que la nouvelle République jouirait d'une
constitution calquée sur la constitution française, c'est-à-dire
que le pouvoir exécutif serait confié à cinq directeurs assistés de
ministres et le pouvoir législatif à un corps législatif de 40 à 60
Anciens et à un grand conseil de 120 Jeunes. En outre la République
serait divisée en départements et administrée comme l'était la
France. Par prudence, et pour la première fois, Bonaparte se réserva
de désigner les premiers directeurs, législateurs ou fonctionnaires.
Ses choix furent heureux. Les cinq directeurs furent Serbelloni, un
des plus grands seigneurs de l'Italie, le savant médecin Moscati,
et trois citoyens réputés pour leur modération, Alessandri Paradisi
et le Ferrarais Costabile Containi. Sommariva fut désigné comme
secrétaire du Directoire. Au ministère de la guerre fut appelé
Birago, à celui des finances Ricci, à celui de la justice Luosi, à
celui des affaires étrangères Testi, à celui de la police Porro.
Dans les conseils entrèrent tous ceux qui s'étaient fait un nom par
leurs sentiments républicains, par les services rendus à la patrie ou
par leur dévouement à Bonaparte. Sauf de rares exceptions, c'était
assurément l'élite de l'Italie qui arrivait aux affaires[78]. Qu'il
nous suffise de citer parmi ces ouvriers de la première heure Melzi,
Cicognara, Martinego, Fenaroli, Lecchi, Pallavicini, Arese, Colonna,
Bossi le poète, Mascheroni le mathématicien, Lamberti, Cavedoni,
Guglielmini, Somaglia, et le jeune Romain Gianni, que Bonaparte
récompensa de ses éloges emphatiques en lui donnant droit de cité
dans la première république italienne.

[Note 76: Cité par BARANTE. _Histoire du Directoire_, t. II, p. 505.]

[Note 77: Lettre de Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797 (_Corresp._,
t. III, p. 30): «Je fais rédiger ici, par quatre comités différents,
toutes les lois militaires, civiles, et administratives qui doivent
accompagner la Constitution. Je ferai pour la première fois tous
les choix, et j'espère que, d'ici à vingt jours, toute la nouvelle
République Italienne sera parfaitement organisée, et pourra marcher
toute seule.»]

[Note 78: Curieuse lettre de Bonaparte, au Directoire, 8 mai 1797
(_Corresp._, t. III, p. 30): «Mon premier acte a été de rappeler
tous les hommes qui s'étaient éloignés craignant les suites de la
guerre. J'ai engagé l'administration à concilier tous les citoyens et
à détruire toute espèce de haine qui pourrait exister. Je refroidis
les têtes chaudes et j'échauffe les froides. J'espère que le bien
inestimable de la liberté donnera à ce peuple une énergie nouvelle
et le mettra dans le cas d'aider puissamment la République française
dans les guerres futures que nous pourrons avoir.»]

Ces changements furent annoncés aux Lombards par une de ces
proclamations retentissantes, comme Bonaparte savait les rédiger: «La
République Cisalpine, leur disait-il, était depuis longtemps sous
la domination de la maison d'Autriche. La République française a
succédé à celle-ci par droit de conquête: elle y renonce dès ce jour
et la République Cisalpine est libre et indépendante. Reconnue par la
France et par l'Empereur, elle le sera bientôt par toute l'Europe.
Le Directoire de la République française, non content d'avoir
employé son influence et les victoires des armées républicaines pour
assurer l'existence politique de la République Cisalpine, porte plus
loin sa sollicitude. Convaincu que, si la liberté est le premier
des biens, une révolution entraîne à sa suite les plus terribles
des fléaux, il donne au peuple cisalpin sa propre constitution,
le résultat des connaissances de la nation la plus éclairée de
l'Europe. Du régime militaire le peuple cisalpin doit donc passer à
un régime constitutionnel.... Depuis longtemps il n'existait plus de
République en Italie, le feu sacré de la liberté y était étouffé, et
la plus belle partie de l'Europe vivait sous le joug des étrangers.
C'est à la République Cisalpine à montrer au monde, par sa sagesse,
par son énergie, par la bonne organisation de ses armées, que
l'Italie moderne n'a pas dégénéré et qu'elle est encore digne de la
liberté[79].»

[Note 79: Proclamation aux Lombards, Mombello, 29 juin 1797.
(_Correspondance_, t. III, p. 152.)]

Quelques jours plus tard, le 9 juillet, était célébrée en grande
pompe l'inauguration de la République[80]. Dans l'immense enceinte
du Lazaret, devenu le Champ de la Confédération, se réunissaient
les députés de toutes les communes et plus de 400 000 Italiens en
habits de fête. Les détonations de l'artillerie et le carillon des
cloches annonçaient la cérémonie[81]. L'archevêque de Milan célébrait
une messe solennelle sur l'autel de la patrie, et bénissait les
drapeaux. Serbelloni, le président du Directoire, prononçait une
pompeuse harangue et prêtait le premier serment de fidélité à la
Constitution et à la République. Le serment était répété par les
voix enthousiastes de la foule. Puis commençaient les danses et les
réjouissances qui se succédaient jusqu'au lendemain. En souvenir de
la fête, on décrétait l'érection de huit pyramides quadrangulaires,
dont les inscriptions rappelleraient le nom des braves qui avaient
succombé ou des citoyens qui s'étaient sacrifiés pour leur nouvelle
patrie.

[Note 80: Cf. le très curieux programme d'une fête célébrée plus
tard, le 14 juillet 1797. (_Correspondance_, t. III, p. 179.)]

[Note 81: On composa sur cette cérémonie divers écrits satiriques:
_L'imperatore, l'arciduca e il conte di Wilzek (1797). L'arciduca
Ferdinando spectatore incognito alla gran festa della federazione
e dialogo fra lui e Carpanino_(1797).--De nombreux sonnets furent
également improvisés. On les conserve à la bibliothèque Ambrosienne.
Cf. DE CASTRO, I, 160.]

Le jour même on ordonnait la fermeture de la _Société d'Instruction
publique_. Sans doute les membres de cette Société l'avaient
compromise par leurs exagérations et leurs bravades, mais, au moment
où l'on prodiguait les assurances de liberté, n'était-ce pas rappeler
durement aux Cisalpins qu'en dépit des protestations de Bonaparte le
régime militaire durait toujours[82].

[Note 82: Cf. divers ordres de police pour la Cisalpine (_Corresp._,
III, 18) contre les étrangers, même les Français, astreints à se
faire inscrire à la police;--contre tous les citoyens non militaires
porteurs de cocarde;--contre les Italiens, non Cisalpins, qui
porteraient indûment les couleurs italiennes, etc.]


VI

Il est vrai de reconnaître que, si Bonaparte se souciait peu de
ménager les intransigeants Milanais, et si, d'un autre côté, il
ne tenait pas grand compte des constitutions, il se préoccupait
des réformes sociales. Son oeuvre personnelle fut l'introduction
en Italie de l'égalité par l'abolition des privilèges féodaux,
de la dîme, des fidéicommis, des majorats, par la déclaration
d'admissibilité de tous les citoyens aux emplois publics. Pourtant,
bien qu'il bouleversât si complètement l'ancien régime, il s'efforça
de rattacher aux institutions nouvelles ceux qui en souffraient le
plus, les nobles et les prêtres, car il se défiait de la foule, ou
plutôt des meneurs de la foule. Par instinct il se ralliait au grand
parti: conservateur il n'était révolutionnaire que par nécessité. Ses
avances furent accueillies avec empressement. Grâce à cette habile
modération, tous ceux qui par caractère ou par tradition eussent été
les ennemis les plus acharnés de la jeune République, devinrent au
contraire les premiers intéressés à la soutenir. Bonaparte espérait
ainsi donner à ce nouvel état toutes les garanties de la stabilité,
et lui assurer le bienfait des réformes sociales de notre Révolution,
tout en lui épargnant les agitations qui avaient troublé la France
depuis 1789.

Une question fort importante à régler était celle des frontières
de la nouvelle République, et du nom qu'elle porterait. Il n'y
avait aucune difficulté pour les anciennes provinces autrichiennes,
Milanais et Mantouan. L'Autriche avait renoncé à tous ses droits
sur ces provinces. Elles devaient donc appartenir, par le fait même
de cette cession, à la nouvelle République: mais réduites à leurs
seules forces, ces deux provinces n'auraient pas été capables de
vivre ou tout au moins de se défendre, et les patriotes italiens,
dans leurs aspirations unitaires, rêvaient déjà de faire de cet
État comme le noyau de la future Italie, libre et indépendante des
Alpes à l'Isonzo et à la mer Ionienne. Des annexions territoriales
étaient donc nécessaires. Une petite République avait été formée
aux dépens du duc de Modène et du Pape: la République Cispadane.
Cette république conserverait-elle son autonomie, ou se fondrait
elle avec la république Lombarde? Bonaparte connaissait l'égoïsme
municipal des cités italiennes. Comme il ne se souciait guère de
créer dans la péninsule un État trop puissant, il aurait voulu que
la Cispadane vécût à part, et que la Lombardie formât une autre
république également indépendante sous le nom de Transpadane. Mais
à Milan, comme à Bologne, à Modène, on comprenait l'importance et
la nécessité de l'union. Transpadans et Cispadans portaient le même
uniforme, et se battaient sous le même drapeau. L'opinion publique
se prononça avec tant de force que Bonaparte ne crut pas devoir
s'opposer à cette manifestation patriotique. Il déclara donc, avec
l'assentiment du Directoire, que les deux Républiques se fondraient
en une seule, qui porterait le nom de République Cisalpine. On avait
bien pensé à lui donner le nom de République Lombarde, mais les
Lombards n'avaient jamais été que des usurpateurs. On avait également
voulu lui donner le nom de République Italienne: c'était même le voeu
le plus général: mais on était alors en paix avec les rois de Piémont
et de Naples, avec le duc de Parme, avec la Toscane. On craignait, en
ressuscitant ce nom, de réveiller trop de souvenirs, de soulever trop
d'espérances, et on adopta la dénomination de République Cisalpine,
qui ménageait toutes les susceptibilités.

Un nouvel et important accroissement de territoire fut donné à la
Cisalpine aux dépens de Venise. Nous raconterons plus loin la chute
et le partage de cette infortunée République, dont le seul crime fut
de ne pas avoir été à la hauteur de sa vieille réputation, et qui
fut sacrifiée aux convoitises de ses voisins, et aux implacables
exigences d'une diplomatie sans ménagements et sans scrupules. Il
nous suffira de rappeler ici que, lors du partage des dépouilles
vénitiennes, la Cisalpine hérita de toutes les villes en deçà
du Mincio, Bergame, Côme, Brescia, Peschiera, etc. Sa frontière
orientale fut de la sorte portée au lac de Garde et au Mincio. Peu à
peu la Cisalpine s'arrondissait et devenait importante.

Avant de quitter l'Italie, Bonaparte fit un dernier cadeau à
l'État qu'il avait fondé, et qu'il semblait affectionner. Une
petite vallée suisse, la Valteline, était à la merci de magistrats
ignorants, les podestats, qui, ayant acheté leurs charges, ne
cherchaient qu'a recouvrer avec usure l'argent qu'elles avaient
coûté. Aussi la justice était-elle vénale, et les abus tolérés. On
pouvait se racheter de tout crime, sauf d'homicide qualifié, et,
comme les procès étaient une source de profits, les podestats non
seulement cherchaient à découvrir des délits, mais encore à en faire
commettre. Ils avaient à leur service de malheureuses créatures, qui
pratiquaient la séduction et dénonçaient ensuite leurs complices. Ils
provoquaient encore des tumultes, pour avoir occasion de confisquer
des propriétés ou de prononcer des amendes.

Or la Valteline appartient géographiquement à l'Italie, car elle
forme la vallée supérieure de l'Adda. Tout ce qu'il y avait dans
le pays de citoyens honnêtes et instruits, dégoûtés de la tyrannie
des podestats, voulait secouer le joug de la Suisse. Le voisinage
de la Cisalpine acheva de provoquer un mécontentement général. Des
troubles éclatèrent, et bientôt l'émeute prit le caractère d'une
guerre sociale, car les paysans de la vallée avaient à se venger
de plusieurs siècles de contrainte et d'humiliations. Les cantons
suisses intervinrent pour rétablir leur domination. L'Autriche qui
avait des partisans dans la vallée, entre autres la puissante famille
des Planta, éleva des prétentions. Aussitôt Bonaparte, averti du
danger par les amis héréditaires de la France, la famille de Salis,
se fit appeler par les paysans en qualité de médiateur, et prononça
en leur faveur contre les Grisons et indirectement contre l'Autriche.
Seulement il outrepassa, suivant son habitude, les pouvoirs qui lui
avaient été conférés, et, malgré le désir exprimé par ses protégés
de continuer à faire partie de la confédération helvétique à l'état
de canton libre, déclara qu'ils étaient annexés à la Cisalpine[83].
Il y eut quelques protestations, quelques soulèvements même, mais
bientôt tout rentra dans le calme, car Murat avait été envoyé pour le
rétablir à la tête d'une forte brigade et ces Cisalpins, de par la
grâce de Bonaparte et sans volonté nationale, s'habituèrent à leur
qualité de membres de la première République fondée par la France.

[Note 83: Lettre de Bonaparte aux chefs des trois ligues Grises.
Milan, 11 novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 433.]

L'annexion de la Valteline reculait jusqu'aux Alpes la frontière
septentrionale de la Cisalpine. Défendue à l'est par le lac de Garde,
le Mincio et l'Adriatique, à l'ouest par les Apennins et le Tessin,
au centre de la péninsule, maîtresse des plaines les plus riches et
des vallées les plus fertiles, entourée d'états alliés ou sujets de
la France, la Cisalpine semblait n'avoir rien à craindre. Ce fut
alors qu'on la divisa en vingt départements, et un certain nombre de
districts. Dans chaque district des municipalités librement élues
administraient les affaires locales. Les affaires d'un intérêt plus
général étaient confiées aux administrateurs des départements. Les
départements furent ainsi dénommés: Olona (Milan); Tessin (Pavie),
Lario (Côme), Verbano (Varèse), Montagne (Lecco), Serio (Bergame),
Adda et Oglio (Sondrio), Mela (Brescia), Benaco (Desenzano), Mincio
(Mantoue), Adda (Lodi), Crostolo (Reggio), Panaro (Modène), Alpes
Apuanes (Massa), Reno (Bologne), Pô supérieur (Cento), Pô inférieur
(Ferrare), Liamone (Faenza), Rubicon (Rimini).

Les institutions ne suffisaient pas. Il fallait encore et surtout
retremper les caractères. Bonaparte espéra qu'en accoutumant les
Italiens à la noble carrière des armes il leur inspirerait des
sentiments d'honneur et l'amour de la gloire. Des gardes nationales
furent partout organisées[84]. Des régiments de ligne se formèrent
peu à peu. Les légions polonaises de Dombrowsky s'enrôlèrent sous
les drapeaux de la nouvelle République et de nombreux officiers
français obtinrent l'autorisation de mettre leur expérience militaire
au service de la jeune armée Italienne. Dès ce jour les moeurs
se modifièrent. L'esprit national se forma. On remarqua que les
enfants, au lieu de jouer à la chapelle, eurent des jeux militaires,
et que les jeunes gens fréquentèrent non plus les sacristies ou
les boudoirs, mais les manèges et les salles d'armes. Le théâtre
lui-même, qui longtemps avait tourné en ridicule la pusillanimité
italienne, retentit de chansons guerrières et patriotiques, et les
femmes, ces arbitres suprêmes de l'opinion, repoussèrent les hommages
qui leur étaient offerts par d'autres que des patriotes éprouvés.

[Note 84: Proclamation de Bonaparte. Milan, 14 mai 1797
(_Correspondance_, t. III, p. 47). «C'est à vous qu'il appartient
de consolider la liberté de votre pays. C'est le soldat qui fonde
les républiques: c'est le soldat qui les maintient. Sans armée,
sans force, sans discipline, il n'est ni indépendance politique, ni
liberté civile. Quand un peuple entier est armé et veut défendre sa
liberté, il est invincible.» Suit le projet d'organisation des gardes
nationales.]

Heureux de ce changement dont il était en grande partie l'auteur[85],
Bonaparte n'aurait pas voulu revenir en France avant de voir reconnue
par l'Europe entière la nouvelle République. Visconti avait été
nommé ambassadeur à Paris. Il fut reçu en audience publique le 27
août 1797, et adressa au Directoire un discours emphatique qui lui
valut une réponse pompeuse et ampoulée. Les chefs du gouvernement
lui promirent la protection de la France, et comme l'Autriche, qui
n'avait pas encore signé le traité de Campo-Formio, montrait peu
d'empressement et faisait mine de reprendre les hostilités, ils
profitèrent de l'occasion pour lancer contre elle de retentissantes
menaces. Marescalchi avait été envoyé comme ambassadeur à Vienne.
L'Autriche différa sa reconnaissance. Elle prétendit que le traité
définitif n'était pas encore signé, et que d'ailleurs la nouvelle
République n'était pas encore libre, puisque son territoire était
occupé par des soldats étrangers. Évidemment l'Autriche se réservait.
Il fallut se contenter de ces mauvaises raisons, et attendre son
consentement pour des jours meilleurs. L'Espagne, Parme, le roi de
Naples, le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne, la République
Ligurienne et le Pape lui-même, liés à la France par des traités
ou menacés par ses armées, s'inclinèrent devant le fait accompli,
et envoyèrent leur reconnaissance. L'Angleterre et la Russie, qui
n'avaient pas déposé les armes, protestèrent par leur silence.

[Note 85: Bonaparte ne se faisait pourtant pas illusion sur son
oeuvre, si du moins on en juge par cette lettre à Talleyrand
(Passariano, 7 octobre 1797, t. III, p. 370): «Je n'ai point eu,
depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l'amour des peuples
pour la liberté et l'égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire
très faible. Mais la bonne discipline de notre armée, le grand
respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté
jusqu'à la cajolerie pour ses ministres; de la justice; surtout une
grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à
punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable
auxiliaire de l'armée d'Italie. Voilà l'historique. Tout ce qui est
bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés sont des
romans.»]

La Cisalpine n'en était pas moins reconnue par la moitié de l'Europe
et directement soutenue par la France. Elle occupait une solide
position militaire. Tout semblait devoir annoncer à ces trois ou
quatre millions d'Italiens, pour la première fois depuis des siècles
libres et réunis, une ère nouvelle de prospérité et de grandeur. Déjà
les patriotes italiens oubliaient les spoliations du début pour rêver
un avenir glorieux. Peu à peu disparaissaient les mauvais souvenirs,
les blessures se fermaient, l'ordre renaissait; l'université de Pavie
avait rouvert ses cours longtemps interrompus[86]. Hélas! cette
prospérité était trompeuse; ces jours de paix n'étaient qu'une trêve
passagère. À peine Bonaparte était-il rentré en France que tous les
abus recommençaient, et qu'à la période de l'organisation succédait
la période de l'anarchie.

[Note 86: Proclamation de Bonaparte au peuple Cisalpin. Milan, 11
novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 431.]



CHAPITRE II

LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE

     Gênes et la décadence de l'aristocratie. -- Politique de
     neutralité désarmée. -- Violations de territoire. -- Affaire
     de la _Modeste_. -- Mission de Bonaparte à Gênes en 1794.
     -- Intrigues de Girola et de Drake. -- Affaire des fiefs
     impériaux. -- Les Barbets. -- Sac d'Arquata. -- Affaire de
     Santa Margarita. -- Ménagements calculés de Bonaparte. -- Les
     démocrates et les aristocrates. -- Émeute du 23 mai 1797. --
     Écrasement des démocrates. -- La mission de Lavalette. -- Le
     traité de Mombello. -- Les excès des démagogues. -- Révolte du 4
     septembre. -- Batailles d'Albaro et de San Benigno. -- Création
     de la République Ligurienne.


En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y
trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais
dont la décadence était alors irrémédiable.

Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune,
n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient
que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos
généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des
épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous
prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une
ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de
l'histoire de la domination française en Italie.

Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce.
Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les
Apennins s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est
pour former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, par conséquent,
entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en
amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités
de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du
Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle
profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les
guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue
et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes
et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est
convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide
les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est
récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et
Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de
l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio,
Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au
fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare
le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis
les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis
capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le
pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points
de la côte africaine. Cette prospérité se soutint du XIe au XIVe
siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble le port de Pise;
elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle occupe la Corse;
elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries; en un mot, elle
devient la puissance prépondérante en Italie et presque dans la
Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger vers la mer et
vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur intelligente de
ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes intestines. Lorsque
la découverte de l'Amérique, en transportant de la Méditerranée à
l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un coup terrible; lorsque
les Turcs, en s'emparant de Constantinople, leur enlevèrent leurs
comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de se tourner dans une autre
direction, ne surent plus que s'entretuer dans les rues de leur
capitale, et à la glorieuse période des conquêtes d'outre-mer et des
grandes guerres contre les puissances rivales succéda la triste et
lamentable période des dissensions municipales et des guerres civiles.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires.
Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les
aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la
tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de
l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi,
etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement.
Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la
perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse,
dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne,
c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites
au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les
honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand
conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de
cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil,
délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes.
Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient
investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit
Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels,
ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.

Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme,
ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les
derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de
cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe,
subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la
faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les
excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient et
la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait, et
Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la vendre
à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États que
les préoccupations de la politique intérieure et les déchirements de
la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent leurs intérêts
extérieurs.

Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se
désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent
l'Europe à la fin du XVIIIe siècle. Placés entre la France qui
cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui ne
demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour au
lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine
directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois
auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou
tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter
leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à
tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la
neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les
apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque
les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer
forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et
que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés
des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue
strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y
a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et
l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens.
Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident
que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir,
de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se
réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au
contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé
par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir
l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils
auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants,
mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer
leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le
firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils
allaient expier leur politique insensée, d'abord par une série
d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur indépendance.

Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes
crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la
neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et
des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à
peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à
Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens
occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait
été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se
soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur
convenance.

Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes,
recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est
vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de
Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes,
dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la
solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre
assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se
garantir d'une action présumée, etc.»

Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir.
Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir
la Lombardie en passant par le territoire génois[87]. Un officier
de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les
Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et
les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière,
et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de
la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais
pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de ses
côtes et de faire garder par ses braves montagnards les défilés
impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais
d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On
hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet
égoïsme allaient être sévèrement châtiés.

[Note 87: Mémoire servant d'instructions pour le citoyen
Tilly.--Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne.
Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été
analysés par IUNG: _Bonaparte et son temps_, t. I, p. 419.]

Une frégate française, _la Modeste_, et deux tartanes, sorties de
Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes
de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge
dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le
capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise,
entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations
officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la
haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps
des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les
Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé
de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé
des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le
fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable,
Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République
française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre
ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue
de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en
souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés
dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les
deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient
un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos
régiments de s'apprêter à une marche en avant[88]. «Vous jugerez
probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public,
que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec la
finesse italienne. Mettez tout votre zèle et vos lumières à conduire
les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous presserez
le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son attention de
ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à Turin ou à
Gênes en moins de trois semaines.»

[Note 88: IUNG, ouv. cit., t. I, p. 416.]

Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est
que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile.
Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir
aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous,
puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du
pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de
satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par
conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni
dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux».
Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques
émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même
réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient
leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître
de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de
Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des
renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner
leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs
exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement
fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.

À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par
une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y
attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand
bruit à Gênes et annonçait[89] l'entrée de la flotte anglaise dans
le port pour concourir à la défense ou une attaque immédiate en cas
d'accommodement avec la France.

[Note 89: «Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou ne
veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres
agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale ... et la
remise des propriétés de la France à Gênes ... sinon le blocus aura
lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par
IUNG, t. I, 417.]

Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois
entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils
ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11
novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre
autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi.
Cinq semaines plus tard[90], le 22 décembre 1793, un traité de
neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction
était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation
ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa
faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il
en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur
à ses intérêts.

[Note 90: C'est sans doute à ce moment et probablement dans les
bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les
Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de
Gênes, cite le couplet suivant dans ses _Imbreviature di Giovanni
Scriba:_

  Les Génois avaient dit entre eux:
  Les Anglais sont de f... gueux;
  Ne dansons désormais
  Aucun pas anglais;
  Dansons la Carmagnole,
  Vive le son, vive le son!
  Vive le son du canon!]

Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé,
en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui
allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes,
malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher
ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de
nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux
assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre.
Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de
passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations
militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à
Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre,
qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation. Le
14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot[91]: «Le gouvernement
génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire à la
République française. Il est nécessaire de montrer du caractère avec
ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la crainte.
Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger
de lui des marques éclatantes d'estime pour la République et pour
ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques éclatantes
d'estime» que Robespierre jeune et Ricord[92] chargèrent Bonaparte
d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se plaindre
de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il dira
à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir
indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République
de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les
montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé
leur bonne volonté.»

[Note 91: Lettre citée par IUNG, t. I, 433.]

[Note 92: Instructions de Ricord à Bonaparte (IUNG, t. I, 437).]

Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son
frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la
nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée
au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il
donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait
de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer
la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même
l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire
que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre
actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système,
tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent
s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances
belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui
que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition
des commandants ou officiers d'aucune de ces armées, pour le
transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou
pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation
publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à
des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter
avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne
devaient pourtant pas la sauver.

Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en
qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de
Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la
modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de
neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin
l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il
au Directoire, le 28 mars 1796[93] ... le gouvernement de Gênes a
plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis
avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est
contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en
bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est
la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses
premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une
autre attitude. Sans hésitation, il écrivit[94] à notre représentant
à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au
gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la
mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux
hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis
longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils
manquent à ce qu'ils doivent au premier peuple du monde, bientôt ses
ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon la conduite
qu'on aura tenue.»

[Note 93: CORRESPONDANCE, I, 110.]

[Note 94: _Id._, 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril
au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de
prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour
l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils
se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.»--_Id._, 20
avril, t. II, 207.]

Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes,
comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis
opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les
aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre.
Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune
part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires
de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction
des principes français et par conséquent de leur participation aux
affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et
ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les
victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de
leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon
que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire
au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement
d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances
belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté.
À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars,
puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à
l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de
lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions
nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui
valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au
ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates
fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était
toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé
par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en
province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le
9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua
bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates.
Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la
Correspondance lui sont adressées[95]. En toute occasion, il s'ouvre
à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets desseins.
Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un merveilleux
instrument de désorganisation.

[Note 95: Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance et
d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1er avril 1797,
_Correspondance_, t. I, p. 120.]

Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient
Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute
l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur
haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est
ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les
machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier
consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du coeur
aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité,
et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la
France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs.
Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées
de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France,
ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de
fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été
anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la
nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux,
et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on
ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt
pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles
qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à
exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut,
et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité.
Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans
la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait
arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser
une attaque de vive force. Depuis l'affaire de _la Modeste_, les
forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des
mercenaires avaient été enrôlés, et les milices bourgeoises avaient
reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus d'impression
que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester neutres.

L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses
intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les
bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le
territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on
appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient
censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par
conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux
de ces fiefs[96] impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare
et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance
à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité
génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi
y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui
parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et
organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer
de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait
d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné
par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de
réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa
seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection[97]. Ce mouvement
pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards
étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits
détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre à
cinq mille paysans bloquaient même dans le Montferrat quelques-unes
de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait d'être tué,
et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de Gênes, se
vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités, du nombre
de leurs victimes[98].

[Note 96: Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures de
Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte
d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres
particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée
d'Italie, aux différents employés de la République française, de
donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13
juin 1796. _Correspondance_, t. I, p. 307.]

[Note 97: Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796.
_Corresp._, I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été
couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les
assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement ...
du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de
raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient
à affaiblir notre corps d'armée.»]

[Note 98: Voir dans la _Correspondance_ un rapport en date de
Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la
commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin
Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à
Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde
tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard
impérial.... Il demande que la commission militaire le juge
conformément aux lois militaires....»]

Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les
montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées,
véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques
cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et,
sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes
ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les
nommait les _Barbets_. Profitant des circonstances pour couvrir du
beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient
posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de
leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause
patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola,
s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et
rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France.
À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes
de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits.
On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient.
Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention
de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes[99], mais il ne
se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la
République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets
et leurs singuliers alliés. Le général Garnier, qui était à Nice,
se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste sur les
Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais leur
entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et
qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent
désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.

[Note 99: Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796).
_Correspondance_, t. I, p. 375: «... Je suis instruit que le ministre
de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait
passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de
le faire arrêter dans Gênes même.»]

Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes
de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes
les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois
députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la
France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans
les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone
pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous
ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient
fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin
seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après
le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront
réputés rebelles et le feu sera mis à leur village[100].» Lannes
exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les
conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur
annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart
d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village.
Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était aussitôt formée, les
assassins saisis, et, sans autre forme de procès, fusillés devant
leurs maisons. Arquata osa résister. Lannes s'en empara, et passa
tous les révoltés au fil de l'épée. Quant au village, il fut brûlé.

[Note 100: Ordre du jour du 11 juin 1790. _Corresp._, I, 101.
On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin
(_Correspondance_, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous
donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre
territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous
requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui
se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de
l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et
les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront
pas.»]

Pendant ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au
Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des explications
sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur était prémédité.
Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer sur ce point
avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui avait-il écrit,
il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et il est nécessaire
d'établir une communication plus prompte, qui électrise davantage
ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux Murat était fort
capable d'_électriser_ les sénateurs génois. Il entra à Gênes
comme dans une ville conquise, annonça qu'une commission militaire
avait fait justice des principaux insurgés, et demanda, en outre,
que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur Girola, punît
Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses biens et en
prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs dont les
sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le Sénat
éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu l'ordre
de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici, du reste,
les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il était chargé
de leur lire[101]: «Pour l'avenir, je vous demande une explication
catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire de la
République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez pas
des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les
villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les
maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat
négligent qui aura transgressé le premier les principes de la
neutralité en accordant asile aux brigands.»

[Note 101: _Correspondance_, 16 juin 1796, I, 405.]

Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à
Faypoult[102] en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des
régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise
aurait eu le droit de repousser de pareilles prétentions; mais elle
eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont l'issue
n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes ses
exigences. Non seulement la commission militaire française fonctionna
librement sur le territoire génois, mais encore Spinola reçut un
ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de sortir
immédiatement de Gênes et de la République génoise.

[Note 102: _Correspondance_ t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet 1796:
«Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle aurait
dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs qui sont
prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions d'indemnité
pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse prendre sur sa
côte... Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours j'aurai 18,000
hommes sous Gênes.»]

Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée
de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y
ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les
débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de
lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et
comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers
instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs
et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait
jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur
du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses.
Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la
suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur
triste exploit de _la Modeste_, venaient de s'emparer d'une tartane
française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois
avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant
contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait
aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue,
comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous
leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise
de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire.
Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita
(septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes
ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna
le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas
connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza,
Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre, et le
brigandage continua.

Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de
l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était
assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux
rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée
de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient
les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant
que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son
avantage[103], il entendait avoir toutes ses forces en main, et,
par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou
Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la
lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à
faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très
instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris[104] pour
l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son
projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain
solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc
au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle
toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en
faire un _casus belli_, suivant les circonstances. «Je connais trop
bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes[105], lui écrivait-il
de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse qu'il
aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez querelle
ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre[106] du 11 juillet
1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas encore
venu, pour deux raisons: 1º parce que les Autrichiens se renforcent
et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai Mantoue, et
alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence d'une armée;
2º les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne me paraissent pas
encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la contribution, mais
il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je lui ai expédié un
courrier extraordinaire avec votre lettre, et je lui ai demandé des
ordres, que j'aurai à la première décade du mois prochain. «D'ici ce
temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que nous avons contre
Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne nous en mêlons
plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris.... N'oubliez
aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le coeur
du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil...
enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze
jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous
et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le
trouvions ami[107].»

[Note 103: Voir _Correspondance_ de Bonaparte, II, 33 (2 octobre
1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable:
c'est un traité d'alliance avec Gênes.» _Id._, II, 42--(8 octobre):
«Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se
concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.»--_Id._, II, 46--(11
octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter
avant un mois avec Gênes.»]

[Note 104: Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par Bonaparte à
Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur la rivière de
Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et les munitions
aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de pouvoir
cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de traiter
avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!]

[Note 105: _Correspondance_, t. I, p. 421. Consulter, à propos de
ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic
Sciout: _la République française et la République de Gênes_.(Revue
des Questions Historiques, janvier 1880.)]

[Note 106: _Correspondance_, t. I, p. 472.]

[Note 107: Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait déjà
sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce qu'il
écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un incident
vulgaire, d'une bataille des rues (_Correspondance_, t. I, p. 487):
«Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite insolente
et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais certes pas à
un événement aussi extravagant; cela hâtera le moment.... Au reste,
peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là se donnent des torts:
ils les paieront tous à la fois.»]

Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour
le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché
d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois
étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques
opérations financières[108] qui étaient la conséquence de l'invasion
française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui avaient eu
confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens d'entrer en
campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables engagés. Haller,
Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres, avaient besoin
d'une ville neutre pour y préparer et y brasser leurs affaires. Le
gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché financier à l'abri
de toute surprise. C'est à Gênes par exemple que se concentrait
l'argent des contributions de guerre, et c'est de Gênes que partait
l'argent nécessaire pour l'entretien de nos armées. Gênes était, en
outre, devenue comme le quartier général de ceux de nos agents ou de
nos officiers que Bonaparte avait chargés de reprendre la Corse aux
Anglais. C'est de Gênes que partait le chef d'escadron Bonnelles[109]
avec des armes et de l'argent pour nos partisans en Corse; à Gênes
encore que résidaient les citoyens Broccini et Paravicini, chargés
de se ménager une correspondance avec les patriotes corses; c'est un
banquier génois, Balbi, qui fournissait les fonds pour l'achat des
armes et l'entretien des espions. Pour tous ces motifs divers, et
jusqu'à nouvel ordre, la neutralité génoise devait donc être et fut
respectée. Lorsque nos victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté
l'Italie tout entière aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire
des préliminaires de Leoben se fut installé dans sa fastueuse
résidence de Mombello pour y régler à son aise les affaires de la
péninsule, tout changea de face. Il n'y avait plus alors besoin de
dissimulation ou de ménagements. Dès le 6 juillet 1796[110], au
plus fort de la lutte contre l'Autriche, Bonaparte avait écrit au
Directoire, et au confident de ses secrets desseins, à Carnot, pour
leur soumettre un projet de reconstitution de la République génoise.
Il s'agissait d'expulser un certain nombre de familles suspectes de
sympathies autrichiennes, et de confier le pouvoir aux amis de la
France. «Si vous approuvez ce projet-là, ajoutait-il en forme de
conclusion, vous n'avez qu'à m'en donner l'ordre, et je me charge
des moyens pour en assurer l'exécution.» Or le moment semblait venu
d'exécuter ce projet, et les Génois, par un inexplicable aveuglement,
vinrent, pour ainsi dire, au-devant de Bonaparte, et lui fournirent
l'occasion que d'ailleurs il eût fait naître.

[Note 108: _Correspondance_, Lettre à Faypoult, du 11 juillet 1796
(t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui se
trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout à
Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer
trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421).--Du 17
juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).]

[Note 109: _Correspondance_, Milan, 21 mai 1796. I, 310. _Id._, I,
311.--_Id._]

[Note 110: _Correspondance_. Lettre du 6 juillet 1796, datée de
Roverbella: «Je pense, comme le ministre Faypoult, qu'il faudrait
chasser de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution
même du pays, n'ont pas le droit d'y être, vu qu'elles sont
feudataires de l'Empereur ou du roi de Naples; obliger le Sénat à
rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles;
ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a
trois ans, empêché la République de Gênes de se coaliser. Par ce
moyen-là, le gouvernement de Gênes serait composé de nos amis, et
nous pourrions d'autant plus y compter que les nouvelles familles
bannies se retireraient chez les coalisés, et dès lors les nouveaux
gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons chez nous
le retour des émigrés.»]

On sait que deux partis se divisaient la ville, les démocrates
soutenus par la France, et les aristocrates encouragés par
l'Autriche. Les victoires de la France, la chute de l'aristocratique
Venise, les réformes radicales accomplies par Bonaparte d'abord dans
la Cispadane, puis dans la Cisalpine, avaient comme exaspéré les
espérances et les convoitises des démocrates. Ils avaient pour chef
le pharmacien Morando, républicain de l'école jacobine, sincèrement
convaincu de la nécessité d'une révolution pour obtenir la liberté,
dont il s'était créé un idéal fantastique, d'ailleurs, honnête
et loyal, admirable instrument d'anarchie que maniaient à leur
guise un certain Philippe Doria, qui n'avait que le nom de commun
avec la famille patricienne des Doria, et surtout un Napolitain
réfugié, Vitaliani, éloquent, aimable, persuasif, et qui tramait
sous le couvert de l'ambassade française la ruine de l'état, qui
lui donnait l'hospitalité. Parmi les plus zélés jacobins génois
figuraient aussi Jean-Baptiste Serra[111] et son frère Jean-Charles.
Jean-Baptiste s'était rendu à Paris dans l'été de 1792 et y était
devenu l'ami de Robespierre. Au _Moniteur_ du 17 octobre 1792 on peut
lire une longue lettre rédigée par lui où il dénonce l'existence à
Gênes d'un comité autrichien et ne cache pas ses sympathies pour
la France. Un de leurs amis, Gaspare Sauli, avait également voyagé
en France, s'y était lié avec le frère de Robespierre, et avait, à
diverses reprises, essayé de prêcher à Gênes les nouveaux principes
français. Arrêtés une première fois en 1793 par les inquisiteurs
d'état, et durement traités par eux, Serra et Sauli avaient été
relâchés grâce au ministre de France; mais ils n'avaient pas oublié
leur captivité, et avaient juré de se venger. Aussi bien ils
avaient trouvé de puissants protecteurs. Faypoult leur était tout
dévoué. Saliceti, commissaire civil du Directoire, était venu tout
exprès s'installer à Gênes, et passait tout son temps avec eux. La
boutique de Morando, une arrière-salle du Grand Café sur la piazza
des Bianchi, et le palais de l'ambassade française étaient devenus
les lieux de réunion habituels des démocrates. Ils y conspiraient
au grand jour, et, plus le terme approchait, plus ils se croyaient
sûrs du succès, et agissaient presque à découvert. Un soulèvement
populaire était imminent, d'autant plus dangereux que les conjurés
se sentaient soutenus par la France. L'aristocratie génoise, de son
côté, ne voulut pas succomber sans essayer de lutter. À la propagande
démocratique elle répondit par la propagande réactionnaire. Les
riverains de la Polcevera et du Bisagno reçurent des armes. Les
montagnards des Apennins promirent de les seconder. À Gênes, les deux
puissantes corporations des charbonniers et des portefaix, menacées
par les démocrates dans l'exercice de leurs privilèges, jurèrent de
les maintenir en exterminant leurs ennemis. Des deux côtés en un mot
ou s'apprêtait à la lutte. L'aristocratie se crut même assez forte
pour prendre les devants. Elle créa des inquisiteurs d'état avec des
pouvoirs très étendus, et ces derniers ordonnèrent l'arrestation de
Vitaliani. Aussitôt Faypoult le réclame comme couvert par l'immunité
de l'ambassade, et le gouvernement génois a l'insigne faiblesse de le
relâcher. Il eut honte pourtant de cette incroyable condescendance,
et ordonna l'arrestation de deux autres démocrates connus par
l'exaltation de leurs sentiments. Ce fut comme l'étincelle qui mit le
feu aux poudres.

[Note 111: MARCELLIN PELLET. La Révolution de Gênes en 1797.--Cf.
ACH. NERI. _Un giornalista della rivoluzione genovese (Illustrazione
Italiana, fév. 1887_).--BELGRANO, _Imbreviature di Giovanni Scriba_
(1882).]

Le 21 mai 1797, plusieurs centaines de démocrates marchèrent sur le
palais Ducal en hurlant la _Marseillaise_. Ils réclamaient la mise
en liberté des deux détenus. Chemin faisant leur nombre augmenta;
mais les Sénateurs leur répondirent avec fermeté que justice serait
faite. Comme une garde imposante les défendait; comme d'un autre côté
les démocrates ne se sentaient ni assez forts ni assez bien armés
pour engager tout de suite les hostilités, ils feignirent d'agréer
les explications des Sénateurs, et se rendirent ensuite au palais
de France. Le rôle de Faypoult était tout indiqué. Il aurait dû se
renfermer dans son caractère officiel, et engager les démocrates à
se disperser; mais il avait semé la discorde depuis trop longtemps
pour ne pas récolter la révolte. Il répondit donc aux démocrates
qu'il appuierait leurs réclamations auprès du Sénat, et, en effet,
quand deux sénateurs, Durrazzo et Cataneo, vinrent le prier de
déclarer qu'il ne protégeait pas les démocrates, il les exhorta à
modifier leur constitution et à rendre la liberté aux détenus. Le
ministre de France avouait donc qu'il prenait une part effective
à la conspiration, et la France, en sa personne, travaillait au
renversement de l'antique constitution.

Faypoult se croyait, plus encore qu'il ne l'était, le maître de la
situation. Il s'imaginait pouvoir exciter et retenir à son gré le
parti démocratique. «Toujours est-il, écrivait-il à Bonaparte[112],
qu'en voilà assez pour créer un fil avec lequel il sera facile de
mener les conseils, les collèges, et la réformation inévitable de
Gênes, avec l'accélération ou le retardement de vitesse qui nous
conviendra ... pour qu'il soit notoire que la France, étrangère à
l'organisation politique d'un peuple ami et indépendant, ne s'en sera
mêlée que comme protectrice de la tranquillité de ce peuple.» Il se
trompait: les fureurs populaires étaient déchaînées, et la révolution
allait commencer.

[Note 112: Lettre citée par BOTTA, t. II, p. 451.]

Certains du succès depuis que l'ambassadeur de France s'était
compromis en leur promettant officiellement son concours, les
démocrates passèrent la nuit du 21 au 22 dans le délire de la joie,
et dans l'attente de prochains désordres. Un certain nombre de
Cisalpins et quelques Français se joignirent à eux. Les uns et les
autres portaient la cocarde tricolore. Aux cris de vive le peuple!
vive la liberté! ils se portèrent au palais de France, pendant que
quelques-uns d'entre eux s'emparaient de la Darse, de l'Arsenal, du
pont Royal, du fort de la Lanterne, et des portes Saint-Thomas et
Saint-Bénigne. Ils eurent le tort de se porter aux prisons de la
Malpaga, réceptacle immonde de débiteurs et de faillis, délivrèrent
les prisonniers, leur donnèrent des armes, et les associèrent à leur
entreprise. Les condamnés du bagne furent aussi déchaînés, et c'est
avec cette escorte de voleurs et d'assassins qu'ils publièrent à
grand bruit le renversement de l'aristocratie, la liberté de Gênes,
l'abolition des taxes pour les pauvres, la déchéance des anciens
magistrats et la nomination de leurs successeurs.

Le Sénat, surpris par cette brusque attaque, ne savait quel parti
prendre. Les citoyens fidèles au gouvernement légitime restaient
inactifs. Effarés, hors d'état de prendre une détermination, ils
députèrent deux d'entre eux à Faypoult, en le priant de s'interposer.
Faypoult ne demandait pas mieux. Il trouvait déjà que ses amis les
démocrates allaient trop loin, et il avait appris avec peine la
délivrance des faillis et des forçats. Il engagea donc les sénateurs
à se résigner aux événements, et à réformer la Constitution dans
un sens démocratique. Quatre d'entre eux furent aussitôt désignés
pour s'entendre avec un nombre pareil de délégués du peuple sur les
changements à opérer; mais il était déjà trop tard!

Les démocrates, surexcités par leur premier succès, ne voulaient
plus d'un accommodement. Ils réclamaient l'abolition complète de
tous les privilèges et la chute absolue de l'aristocratie. Déjà même
ils entouraient en armes le palais du Gouvernement et s'apprêtaient
à en enfoncer les portes à coups de canon, et à imposer de la sorte
leurs volontés aux sénateurs. Mais la populace d'une grande ville est
toujours assez nombreuse pour que chaque parti y recrute à sa guise
des adhérents. L'aristocratie comptait parmi le peuple de nombreux
partisans, surtout parmi les charbonniers et les portefaix; les
premiers, rudes montagnards habitués aux privations dans leurs ventes
de l'Apennin; les autres, robustes compagnons vivant au grand air
sur les quais de Gênes. Excités par le clergé qui avait ordonné des
prières de quarante heures, et moitié par haine pour les novateurs,
moitié par amour de la religion qu'ils croyaient outragée, les deux
corporations coururent aux armes aux cris de vive Marie! vive la
religion! Ceux des membres de l'aristocratie qui n'avaient pas encore
perdu tout courage, descendent aussitôt dans la rue, et prennent le
commandement de ces bandes improvisées, qu'ils conduisent au combat.
La mêlée fut atroce dans ces rues étroites, surchauffées par un
soleil ardent, surtout à l'Arsenal et au pont Royal, où Doria se
battit avec une vaillance digne d'une cause meilleure. Les démocrates
furent enfin battus, et la réaction commença. Le cadavre de Doria,
frappé à la tête des siens, fut longtemps l'objet des outrages de ces
furieux. Faypoult, qui avait essayé d'arrêter le massacre, fut couché
en joue, et il eût été tué sans une garde de cent hommes, que lui
envoya le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée,
et quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire
de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est
qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription
préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques,
et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les
rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.

Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. Les
démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui avaient
appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains d'une
troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple! le
maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené,
dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan
improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le
malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements,
disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!

Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les
démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers
succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais
l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte
recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge
lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du
meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult
de ces graves événements, et il lui avait répondu[113] sur-le-champ
en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures, si
le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions qu'il
exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette, avec
une lettre insolente adressée au Doge, et qu'il devait lire en plein
Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour lui faire part de
sa mission, ce dernier lui objecta que jamais étranger n'avait paru
devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait bien plus étrange,
répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général Bonaparte ne fût
pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais, et j'entrerai
au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En effet, une
demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre au côté,
le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre suivante,
qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant la note
exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne, aux
temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire[114].

[Note 113: _Correspondance_, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai 1797:
«Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de notre
sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon aide de
camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en sont pas
remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de Gênes et de
vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de prévenir les
Français établis à Gênes, qui auraient des craintes, qu'ils cherchent
à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie veut nous faire la
guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare actuellement que dans toute
autre circonstance. Elle ne vivra pas dix jours.»--Cf. nouvelle
lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (_Corresp._, III, 80).--Cf. la
lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30 mai 1797, pour le
mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et lui annoncer une
sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites puissances d'Italie
sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les Français, à les
laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour eux aucune espèce
de considération ni de justice. Ce ne sera que par des exemples
sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement français
pour faire punir les hommes qui, dans les différents États, prêchent
la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les citoyens
français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des autres
puissances.» LAVALETTE. _Mémoires_.]

[Note 114: _Correspondance_, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai
1797.--Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1er juin 1797, adressée au
Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement
génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la
mission de Lavalette.]

«Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné
la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie
reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont
votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et
sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore
la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures,
la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux
voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans
vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant
de points la République française et l'armée d'Italie, que je me
trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y
maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les
communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient.
Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait
brûler la _Modeste_, aveuglée par un délire qui serait inconcevable,
si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas,
après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter
tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.

«Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre,
que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à
la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans
vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent
le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez
pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous
lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où
vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira
de Gênes et l'aristocratie aura existé.

«Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les
Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République
me répondront de leurs propriétés.

«Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la
considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»

Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un
gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple
brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court,
dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se
réveillèrent. _Ci batteremo_. Eh bien! nous nous battrons! s'écria
un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du coeur humain
resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois
avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent
plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers
français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par
des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les
rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace.
Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui,
pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le
gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit
procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance
à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci
d'un soulèvement populaire. Il promit même une gratification de deux
livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt militaire;
mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte Grimaldi
et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient fait
que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi;
quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le
sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix,
l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que
tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la
République. Deux divisions françaises[115] étaient déjà en marche
contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens
génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes
les exigences de ce vainqueur sans combat.

[Note 115: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1er Juin 1797
(_Corresp._, t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone 3 à 4,000
hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin par les
8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes convenus
avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»]

Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération
de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans
la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires
de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement
de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à
l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du
Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques,
et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient
être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées,
produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des
Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient
que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait.
Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme
était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte
qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc
indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant
l'habitude de tous les gouvernements séniles qui s'attachent à tout
prix au _statu quo_. Mais les divisions françaises de Rusca et de
Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient
de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates[116],
encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et
déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio,
ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés
par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés
par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les
sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se
résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso,
Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En
même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant,
puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que
l'ancienne forme de gouvernement subît le moins d'altération
possible, et surtout de sauvegarder l'intégrité du territoire.

[Note 116: Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin 1797
(_Correspondance_, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a
trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les
portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au
dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement
les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la
République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans
leur gouvernement.»]

C'était à Mombello, plus encore qu'à Paris, que devaient être
fixées les destinées de la République génoise. Les négociations ne
traînèrent pas en longueur, car les idées de Bonaparte se trouvèrent
en harmonie avec celles des négociateurs génois. Bonaparte acceptait
la démocratie, mais la démagogie lui répugnait. Homme de guerre et
de discipline, il cherchait avant tout à maintenir l'ordre: aussi
penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers
la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par
sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le
5 juin fut signé un traité provisoire[117]. Le gouvernement devait
appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement
aux nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté nationale
était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux Chambres de
300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs présidés
par un Doge. À partir du 14 juin[118], un gouvernement provisoire de
22 membres, sous la présidence du Doge, serait institué pour ménager
la transition, et une commission spéciale réglerait les détails de
la nouvelle Constitution. Des articles spéciaux garantissaient le
libre exercice de la religion catholique, la franchise du port de
Gênes, la dette publique et la banque de Saint-Georges. La France
accordait en outre le respect du territoire, et, sauf indemnité pour
les Français insultés ou lésés dans les journées du 22 et du 23 mai,
amnistie pleine et entière. Certes, ces modifications étaient de tous
points excellentes, car le principe de l'égalité devant la loi était
admis, les privilèges surannés disparaissaient, mais le principe
de l'autorité était respecté et la licence comprimée. Pourtant les
exaltés du parti démocratique ne se contentèrent pas de ces réformes.

[Note 117: Les conditions en sont énumérées dans la _Correspondance_,
t. III, p. 94.]

[Note 118: Lettre du 7 juin 1797 adressée au Doge, pour l'avertir que
la convention est signée et lui communiquer la liste du gouvernement
provisoire de vingt-deux membres (_Correspondance_, t. III, p. 109).
Même date, lettre à Faypoult (III, 102).]

La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14
juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées
par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute de
l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les places
publiques[119]. Les cocardes tricolores sont également arborées.
Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois couleurs,
qu'elles appelaient bonnets de liberté: elles les distribuèrent aux
démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando ne se sentait
plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et l'excitait à crier
vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès, car l'imitation
servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La foule, guidée par
Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal, afin de brûler le
livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre d'où il ne sortait
que pour recevoir l'inscription d'une famille récemment anoblie. Ce
n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de la noblesse. On s'en
empara après avoir brisé toutes les portes, et on le brûla sur la
place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la puérilité; car on
perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème innocent. En
même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge, l'urne au
scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des patriciens.
On croyait ainsi tuer l'aristocratie[120].

[Note 119: Voir la relation adressée par un certain Poggi, dans le
style emphatique de l'époque, à la Société d'instruction populaire
de Milan: «Le peuple entier nageait dans les douceurs réservées
aux purs républicains, si l'on en excepte le brutal oligarque qui,
accroupi dans un coin secret, mordait peut-être la poussière restée
veuve de son or fatal, semé mal à propos. Tout à coup la voix sonore
de la Renommée annonce que, dans le quartier du Pré, le peuple dans
l'ivresse a planté le premier arbre de liberté. Ce fut une voix
créatrice. Dans un instant on vit des arbres se dresser sur chaque
place. Gênes parut un bois, car plus de cent furent plantés dans
un jour.» Ce morceau ridicule est cité par CANTU: _Histoire des
Italiens_, t. XI, p. 98.]

[Note 120: Poggi, cité par Cantu (_ut supra_, p. 69), raconte
ainsi, dans son absurde phraséologie, cette cérémonie d'expiation:
«Les cendres furent livrées au vent, qui les emporta sur la mer
Tyrrhénienne pour les confondre avec celles du livre d'or naguère
brûlé sur les lagunes Adriatiques, et là, sur les ailes d'autres
vents, elles furent transportées au gouffre profond de l'Achéron!»]

Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans
la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la
reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce
citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la
liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts[121].
Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts
illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie?
Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela
les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre
suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que,
dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria.
André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était
la liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville le
précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous
vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous
prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que
cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les
plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie[122].»

[Note 121: _Correspondance_, t. III, p. 134, Mombello, 10 juin 1797.
Au gouvernement provisoire de Gênes.--Cf. _Giornale Ligustico_, an
XIV, fas. 3-4 1887. A. N. _La statue et une médaille d'André Doria_.]

[Note 122: Cf. La curieuse lettre du 10 juin 1797, adressée au
gouvernement provisoire, et renfermant, avec un appel à la concorde,
des conseils de modération et de prudence (t. III, p. 131).]

Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à
son égard des ménagements infinis. Il écrivait[123] à Faypoult, en
le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à
composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce
que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il,
que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la
pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation
était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la
relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à
Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de
suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents
exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre
un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes.
Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même
temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon
à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent,
lui disait-il[124], et cent autres au citoyen Girardin, libraire au
Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie
d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe,
à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements
italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du
conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des
Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos principaux
consuls en Espagne.»

[Note 123: _Correspondance_, t. III, p. 270. 9 septembre 1797.]

[Note 124: _Correspondance_, t. III, p. 227.]

La liberté était donc proclamée à Gênes. Il fallait maintenant en
régler l'exercice. Les vingt-deux membres du gouvernement provisoire
avaient été choisis avec soin par Bonaparte parmi les hommes les plus
connus pour leurs opinions modérées, et les plus estimés pour leurs
talents. Serra, Cambiaso, Pareto, Corvetto, Maglione et Ruzzo en
étaient les membres les plus influents. Ils publièrent un manifeste
adroit, où, tout en remerciant Bonaparte de sa bienveillance et
les nobles génois de leurs généreux sacrifices, ils exhortaient
les citoyens à la concorde, et leur annonçaient d'importantes
améliorations.

Les principales villes du littoral s'associèrent volontiers au
mouvement démocratique, et envoyèrent des adresses de félicitations.
Les anciens fiefs impériaux renoncèrent même à leur précaire
indépendance[125], et demandèrent à faire partie intégrante de
la république. Peu à peu les esprits s'apaisaient. Tout semblait
indiquer, après cette première effervescence populaire, une ère de
paix et de liberté sous le patronage de la France. Les conseils
municipaux s'organisèrent et on travailla à rédiger la Constitution;
mais la bonne union ne dura pas longtemps, et de nouveaux troubles
éclatèrent à propos de cette Constitution.

[Note 125: Lettre de Bonaparte à Faypoult, datée de Mombello, 27 juin
1797 (t. III, p. 152), à propos de la réunion des fiefs impériaux.
L'article 11 du traité secret de Campo-Formio confirme l'annexion
des fiefs impériaux: «Sa Majesté l'Empereur ne s'oppose pas à ce que
la République française a fait des fiefs impériaux en faveur de la
République Ligurienne. Sa Majesté réunira ses bons offices à ceux
de la République française pour que l'Empire germanique renonce aux
droits de suzeraineté qu'il pourrait avoir en Italie, et spécialement
sur les pays qui font partie des Républiques Cisalpine et Ligurienne,
ainsi que sur les fiefs impériaux.»]

Un des vingt-deux membres du gouvernement provisoire, l'évêque
de Noli, Solari, était un des plus ardents disciples du fameux
réformateur toscan, Ricci. Il fit décider que l'autorisation du
gouvernement serait nécessaire pour conférer les ordres sacrés, et
pour recevoir, dans les couvents, des moines ou des religieuses:
mesures très sages assurément, mais qui portaient un coup à
la domination du clergé. De plus, Serra fit décréter que des
missionnaires, envoyés par le gouvernement, prêcheraient, pendant ou
après le service divin, la démocratie au peuple. Or, le clergé génois
tenait à ses privilèges et son influence. Menacé par les réformes de
l'évêque Solari, choqué par les innovations à tout le moins étranges
de Serra, il se prononça résolument contre la nouvelle République,
et, comme il était encore très puissant, surtout dans les campagnes,
le nombre des ennemis de la démocratie s'accrut encore dans de fortes
proportions.

Quant aux nobles, ils n'avaient pas attendu les réformes de la
Commission des vingt-deux pour se prononcer énergiquement. Contenus,
il est vrai, par le voisinage de l'armée française, ils n'osaient
entrer en lutte ouverte, mais les principaux d'entre eux, les
Spinola, Durazzo, Doria et Grimaldi, n'attendaient qu'une occasion
favorable pour recouvrer leurs privilèges. Comme ils conservaient
encore une nombreuse clientèle, ils entretenaient l'incertitude dans
les esprits et la haine contre le nouvel ordre de choses.

À cette opposition latente, mais sérieuse, du clergé et de la
noblesse, se joignait le mécontentement des gros négociants,
inquiétés dans leur commerce par les rapines des Barbaresques,
rapines d'autant plus fâcheuses que la France avait garanti la marine
génoise contre leurs attaques. Enfin et surtout, la présence des
troupes et des généraux français contribuait à aigrir les esprits,
car elle démontrait ou bien que l'indépendance génoise n'était qu'un
vain mot, ou bien que Bonaparte se défiait des Génois. Aussi les
ennemis du nouveau régime se prévalaient-ils de la présence d'une
armée française pour proclamer la ruine et la servitude de la patrie.
Ils annonçaient que les forteresses de Savone et de San Remo, les
seuls remparts de l'indépendance génoise du côté de la France,
allaient être détruites. Ils faisaient remarquer qu'on dégarnissait
l'arsenal. La noblesse, le clergé et leurs nombreux partisans
fomentaient ces dispositions ennemies. Tout semblait indiquer un
prochain soulèvement.

En effet la révolte éclata le 4 septembre, à la nouvelle de
l'arrestation, par ordre du gouvernement provisoire, de quelques
nobles, notoirement connus par leur opposition. Les paysans
s'armèrent, et, pleins de fureur, marchèrent contre Gênes. Le général
Duphot[126], à la tête d'une division française et des démocrates
génois, se présenta au-devant des insurgés. Une bataille sanglante
s'engagea dans le faubourg d'Albaro. Les paysans, fanatisés par le
moine Pezzuolo et un certain Marc Antoine, résistèrent avec énergie;
mais la discipline et la science militaire triomphèrent du nombre et
du fanatisme. Les révoltés s'enfuirent à la débandade.

[Note 126: Duphot était à Gênes depuis le 12 août. Voir lettres de
Bonaparte à Faypoult (_Correspondance_, t. III, p. 232) et à Berthier
(III, 231).]

À peine la sédition du Bisagno était-elle apaisée, que de nouveaux
bruits de guerre se firent entendre dans la Polcevera. Une multitude
armée, beaucoup plus nombreuse que dans le Bisagno, s'empara par
surprise du fort de l'Éperon qui domine Gênes, et occupa la seconde
enceinte de murailles, à l'exception de la batterie de San Benigno.
L'effroi s'empara du gouvernement. La garnison était faible, des
signes de rébellion commençaient à se manifester à l'intérieur, et la
reddition de la ville semblait inévitable.

Duphot, qui revenait du Bisagno, ranima tous les courages, et
conduisit ses soldats à une nouvelle bataille. Le combat dura
quatre heures et fut vivement disputé. Chassés de leurs positions,
les paysans de la Polcevera prirent la fuite, poursuivis par les
démocrates, qui leur tuèrent beaucoup de monde et entassèrent dans
les prisons de Gênes plusieurs centaines de captifs.

La double victoire d'Albaro et de San Benigno suffit pour arrêter
toute explosion nouvelle. Tout rentra dans le repos, mais c'était
un calme menaçant, celui de la terreur et nullement celui de la
fidélité. La vengeance en effet suivit de près la victoire. Un
conseil de guerre condamna à mort une douzaine de paysans, d'autres
furent envoyés aux galères. Quant à Bonaparte, comme ces troubles,
sans l'inquiéter, l'irritaient, il résolut de sévir, et envoya le
général Lannes à Gênes pour l'occuper militairement. «J'ai été très
étonné, écrivait-il à Faypoult[127], d'apprendre le soulèvement des
paysans de la montagne. J'ai bien reconnu là le caractère italien,
dont il faut toujours se méfier. Le gouvernement provisoire est un
peu jeune. Il est trop confiant. J'ai envoyé hier des ordres pour
que le général Lannes, avec une colonne mobile, se rendît à Tortone,
où il sera à votre disposition. J'ai envoyé également le général
Casabianca avec des sous-officiers d'artillerie et ce que demandait
le général de Gênes. Qu'on punisse sévèrement les auteurs de cette
insurrection, sans quoi on recommencera toujours, et vous sentez
combien, surtout pour une ville de commerce, cela fait mauvais effet.
Au reste, j'espère qu'au moyen de précautions[128] qu'on prendra, et
de l'esprit de défiance qu'on montrera, de pareils événements ne se
renouvelleront plus.»

[Note 127: _Correspondance_, t. III, p. 276.--Passariano, 9 septembre
1797.--Cf. Lettre à Faypoult, du 10 septembre (t. III, p. 281) pour
se plaindre de la faiblesse du gouvernement provisoire génois,
et demander l'envoi d'otages à Milan.--Lettre au gouvernement de
Gênes (10 sept.).--_Corresp._, III, p. 285: «Agissez avec force;
faites désarmer les villages rebelles; faites arrêter les principaux
coupables; faites remplacer les mauvais prêtres, chassez les curés,
ces scélérats qui ont ameuté le peuple et armé le bon paysan contre
sa propre cause, etc.»]

[Note 128: Voir, dans la _Correspondance_ (t. III, p. 284.
Passariano, 10 septembre 1797), la curieuse lettre adressée par
Bonaparte à l'archevêque de Gênes, pour le remercier d'une pastorale
pacifique: «J'ai cru entendre un des douze apôtres. C'est ainsi que
parlait saint Paul. Que la religion est respectable lorsqu'elle a des
ministres comme vous! Véritable apôtre de l'Évangile, vous inspirez
le respect, vous obligez vos ennemis à vous estimer et à vous
admirer; vous convertissez même l'incrédule. Pourquoi faut-il qu'une
Église qui a un chef comme vous ait de misérables subalternes qui ne
sont pas animés par l'esprit de charité, de paix?» et les conseils
de modération qu'il adressa quelques jours plus tard (Passariano, 6
octobre, t. III, p. 366) au gouvernement provisoire.]

Lannes exécuta strictement les ordres qu'il avait reçus. La ville et
les forts furent occupés par de fortes garnisons françaises, et on
attendit les événements, l'arme au pied. Les Génois étaient alors
dans l'épouvante. Ils venaient d'apprendre la chute et le partage
de Venise, et redoutaient pour eux un sort semblable. En face de
la France menaçante, de Bonaparte impénétrable, de ses lieutenants
gardant un silence de commande, les anciens partis tremblaient de
peur. Ils oublièrent momentanément leurs divisions intestines pour
ne songer qu'au salut commun, et supplièrent Bonaparte de les tirer
d'incertitude en leur faisant connaître ses volontés et surtout en
arrêtant la rédaction définitive de la Constitution.

Bonaparte se contenta d'abord de donner des conseils, et ils étaient
forts sages: «J'apprends avec peine que vous êtes divisés entre
vous, et que par là vous donnez un champ libre à la malveillance et
aux ennemis de la liberté. Étouffez toutes vos haines et réunissez
tous vos efforts, si vous voulez éviter de grands malheurs à votre
patrie et à votre famille.» Il leur recommandait en outre de ménager
les susceptibilités religieuses, et de supprimer résolument toutes
les commissions extraordinaires: «Vous ne devez pas vous gouverner
par des excès, comme vous ne devez pas vous laisser périr par la
faiblesse[129].»

[Note 129: Lettre de Bonaparte au président du gouvernement
provisoire, 6 octobre 1797. _Correspondance_, III, 366.--Cf. lettre
du 26 septembre (_Corresp._, III, 344) au comité des relations
extérieures de la République Ligurienne: «Étouffez tous les ferments
de haine qui commencent à diviser votre gouvernement. Prenez garde de
vous désunir. La liberté a déjà assez d'ennemis dans votre pays, sans
en accroître le nombre par une défiance mal placée....»]

À ces conseils, qui risquaient de demeurer platoniques, Bonaparte,
en homme pratique, joignit un projet de Constitution. La République
génoise serait maintenue; elle prendrait seulement le nom des
République Ligurienne, car c'était alors la mode de ressusciter les
noms antiques. Le pouvoir exécutif serait confié à un Directoire
de cinq membres, et le pouvoir législatif appartiendrait à un
conseil des anciens de trente membres, et à un conseil des jeunes
de soixante membres. Le peuple serait convoqué dans ses comices et
prononcerait, en dernier ressort, sur l'acceptation ou le rejet de la
nouvelle Constitution. Bonaparte, avec une hauteur de vues et une
impartialité dont on ne saurait trop le louer, engageait les Génois
à ne pas exclure les nobles des fonctions publiques. «Ce serait une
injustice révoltante, ajoutait-il[130]. Vous feriez, ce qu'ils ont
fait.» Il terminait par un sage appel à la concorde «Méfiez-vous de
tout homme qui veut exclusivement concentrer l'amour de la patrie
dans ceux de sa coterie; si son langage a l'air de défendre le
peuple, c'est pour l'exaspérer, le diviser.... Dans un moment où vous
allez vous constituer en un gouvernement stable, ralliez-vous. Faites
trêve à vos méfiances; oubliez les raisons que vous croirez avoir
pour vous désunir, et, tous d'accord, organisez et consolidez votre
gouvernement.»

[Note 130: Lettre du 11 novembre 1797. _Corresp._, t. III, p. 420.]

Aussi bien Bonaparte désirait terminer cette importante affaire,
avant de rentrer en France. Il ne se dissimulait pas que l'Autriche
n'avait déposé les armes que momentanément, et n'attendait qu'une
occasion pour revendiquer ses droits et intervenir de nouveau
en Italie. Aussi s'emportait-il contre les maladroits ou les
fanatiques qui, par leurs excès de zèle, compromettaient l'oeuvre
du gouvernement provisoire génois. Il en voulait surtout à quelques
réfugiés napolitains dont les furibondes déclamations contre la
religion entretenaient dans les esprits une incurable défiance. Il
pressait Faypoult de leur imposer silence, et de conclure au plus
vite. «Il est bien important que tout soit libre sur nos derrières,
lui écrivait-il, car nous aurons besoin de toutes nos forces pour
donner un vigoureux coup de collier.»

On n'osait déjà plus ne pas exécuter les ordres de Bonaparte.
Faypoult comprit que le moment était passé des hésitations, et se
chargea de le faire comprendre au gouvernement provisoire.

Les Génois se résignèrent. Ils étaient entre les mains de la France:
mieux valait faire contre mauvaise fortune bon coeur, et accepter
ce qu'on ne pouvait plus éviter. Le peuple fut donc convoqué dans
ses comices le 19 janvier 1798. Malgré la pression des baïonnettes
françaises, 17,000 citoyens eurent le courage de déposer un vote
négatif, mais 100,000 suffrages affirmatifs consacrèrent la ruine
de l'antique indépendance. Les cinq nouveaux directeurs, Corvetto,
Littardi, Maglione, Molfino et Costa furent aussitôt élus, les
membres des conseils nommés, et de plates adresses de remerciement
furent envoyées au Directoire.

Ainsi périt, ou du moins fut transformée, la République génoise; mais
fière, courageuse, et après avoir versé du sang pour sa défense, non
pas humblement docile comme l'avait été la République Cisalpine, non
pas gémissante comme le fut la République Vénitienne. Ce fut une
consolation dans son infortune; ce sera son honneur aux yeux de la
postérité.



CHAPITRE III

CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE (1796-1797)

     Grandeur et décadence de la République vénitienne. -- La
     politique de neutralité désarmée. -- Le comte de Lille est
     expulsé de Vérone. -- Violations du territoire vénitien. --
     Entrée des Français à Vérone. -- Le podestat Ottolini. --
     Ménagements calculés de Bonaparte. -- Négociations d'alliance.
     -- Les exigences de Bonaparte. -- Préparatifs de guerre. --
     Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo, mais ils sont
     écrasés. -- Manifeste de Battaglia. -- Les préliminaires de
     Leoben. -- Mission de Junot à Venise. -- Les Pâques véronaises.
     -- L'assassinat de Laugier. -- Mission Dona et Giustiniani.
     -- Punition de Vérone. -- Transformation de la République
     aristocratique en République démocratique. -- Traité de Milan.
     -- Les convoitises autrichiennes. -- Mission Querini. -- Motion
     Dumolard. -- Désorganisation de la nouvelle République. --
     Pillages. -- Négociations de Campo-Formio. -- Les instructions
     du Directoire et les résolutions de Bonaparte. -- Traité de
     Campo-Formio. -- Comment est accueillie la nouvelle. -- Les
     scrupules de Villetard. -- Les dépouilles de Venise. -- Prise de
     possession par les Autrichiens.


Que Bonaparte ait été l'auteur de la chute et du partage de la
République vénitienne en 1797[131], tout le monde est d'accord sur ce
point: mais qu'il soit entré en Italie avec l'intention bien arrêtée
de détruire Venise, et qu'il ait subordonné toute sa politique à
cette arrière-pensée, nous ne le croyons pas. L'examen attentif des
documents contemporains nous prouvera au contraire que ce furent
les événements et nullement Bonaparte qui précipitèrent la chute de
cette ville infortunée. Il est vrai que le général en chef de l'armée
d'Italie profita de ces événements sans le moindre scrupule, et ne
fit rien pour prévenir cette ruine lamentable. Il est certes bien
coupable d'avoir agi de la sorte, mais il n'est pas le seul coupable.
C'est ce que nous allons essayer de démontrer en instruisant à
nouveau ce grand procès historique.

[Note 131: Consulter DARU, _Histoire de Venise_, édition 1819, t. V,
et surtout t. VII, avec les pièces justificatives;--NAPOLÉON Ier,
_Correspondance_, t. I, II, III;--TINTORI, _Raccolta chronologica
raggionata di documenti inediti che formano la storia diplomatica
della rivoluzione e caduta della Republica di Venezia_; --CANTU,
_Histoire des Italiens_, trad. Lacombe, t. XI;--BARRAL, _Chute d'une
république, Venise_, 1885;--SYBEL, _l'Europe pendant la révolution_,
trad. Dosquet, t. IV;--BOTTA, _Histoire d'Italie de 1789 à 1814_, t.
I, II, III.]


I

En 452 après Jésus-Christ, quelques pêcheurs, à l'approche des
Huns et de leur terrible chef Attila, s'enfuirent dans les lagunes
qui bordent la côte septentrionale de l'Adriatique et y bâtirent
un misérable village, Venise, qui grandit peu à peu, car tous les
exilés attirés en ces lieux par la facilité de la défense s'y
donnèrent comme rendez-vous et grossirent la population primitive.
En 697 les chefs des diverses îles se réunirent pour élire un chef
unique, à vie, auquel ils donnèrent le nom de duc ou doge. Menacés
par les pirates de l'Istrie, ils les repoussèrent et étendirent leur
domination sur l'Illyrie. Maîtres de l'Adriatique, les Vénitiens
portèrent au loin leur commerce. Les croisades augmentèrent leur
prospérité en leur ouvrant le chemin de l'Orient. Venise entre
alors dans la période des conquêtes; elle couvre de ses colonies
les deux rives de l'Adriatique; elle vend ses services aux croisés
en obtenant le privilège de posséder dans chaque ville d'Orient un
quartier à elle; elle s'empare des îles de l'Archipel et des côtes du
Péloponèse. Une république rivale, Gênes, lui disputait l'empire de
la Méditerranée. Elle engage avec elle un siècle de guerre, et finit
par lui arracher la suprématie maritime. Elle tourne alors ses forces
vers l'Italie, et conquiert successivement ce qu'on nomma depuis
les états de terre ferme: Trévise, Vicence, Venise, Padoue, Brescia,
Bergame, etc. Au XVe siècle Venise était une des premières puissances
de l'Europe. Elle s'intitulait la _Dominante_, et cette domination
elle la devait moins à ses conquêtes qu'à son prodigieux commerce.
Sur toutes les côtes de la Méditerranée, elle avait des comptoirs:
ses matelots étaient les meilleurs de l'Europe, ses capitaines les
plus instruits, ses vaisseaux les mieux équipés. L'industrie était
florissante, les beaux-arts étaient cultivés avec amour. Au XVIe
siècle la décadence commence. La découverte de l'Amérique et du
Cap de Bonne-Espérance la frappe d'un coup mortel, en transportant
de la Méditerranée à l'Atlantique le commerce du monde. Occupée à
se défendre contre les Turcs, qui lui enlèvent ses possessions de
l'Archipel et de la Morée, elle laisse les Français, les Espagnols et
les Allemands dominer tour à tour en Italie. À la Venise guerrière
succède une Venise somptueuse et galante, ville d'intrigues et de
plaisirs, et non plus d'activité et d'avenir. Dès lors elle ne vécut
que par la tolérance de ses puissants voisins. Venise s'endormait. Le
réveil fut terrible pour elle.

Il est vrai que les Vénitiens avaient confiance en leur gouvernement,
et que ce gouvernement jouissait en Europe d'une réputation qui fut
longtemps méritée. La République Vénitienne était essentiellement
aristocratique. Tous les nobles formaient une assemblée nommée
le Grand-Conseil. À partir de 1315 l'entrée de ce Grand-Conseil
était devenue héréditaire par la création du livre d'or, registre
sur lequel n'étaient inscrits que les descendants des familles
qui avaient fait partie du Grand-Conseil avant cette même année.
Ces patriciens inscrits au livre d'or choisissaient dix d'entre
eux, le fameux Conseil des Dix, véritable ministère investi
d'attributions très étendues. Ce conseil disposait arbitrairement
du trésor public comme des biens et de la vie des citoyens. Pour
augmenter ses pouvoirs, il choisit dans son sein, à partir de 1454,
le terrible tribunal des trois inquisiteurs d'État, magistrats
soupçonneux et défiants, qui avaient érigé la dénonciation en méthode
gouvernementale. Les dénonciations étaient reçues dans la gueule
des lions qui décoraient la place Saint-Marc. La procédure était
mystérieuse, les sentences rendues et exécutées en secret. Au-dessus
des inquisiteurs d'État était le Doge, personnage de représentation,
chef officiel de la République, mais qui n'avait en réalité d'autres
pouvoirs que ceux que lui abandonnaient les inquisiteurs d'État.
Pendant plusieurs siècles ces patriciens se montrèrent dignes de
la haute position qu'ils occupaient. Les noms de Cornaro, Xeno,
Dandolo, Barberini, Pisani, etc., sont restés célèbres. La diplomatie
vénitienne était admirablement informée; les rapports adressés à
Venise par ses ambassadeurs constituent même une des principales
sources de l'histoire moderne; mais bientôt les descendants dégénérés
des grandes familles d'autrefois ne surent plus que se maintenir
par la terreur, et jouir des énormes richesses amassées par leurs
ancêtres. Peu à peu un nouvel esprit se fit jour. La bourgeoisie,
systématiquement repoussée du livre d'or, et la noblesse des
provinces, jalouse des privilèges que s'arrogeaient les patriciens
de la capitale, unirent leurs ressentiments et leurs convoitises.
On commença à parler de réformes, et de changements à introduire
dans la Constitution. Ces demandes ne furent pas accueillies,
mais une opposition se forma, et grandit. Il est vrai que les
classes populaires, traitées avec ménagement, avec douceur même, et
retenues dans une ignorance absolue, soutenaient les patriciens.
L'aristocratie vénitienne avait donc pour elle l'immense majorité de
la population, et l'autorité de la tradition.

Passé glorieux, gouvernement respecté, Venise, malgré sa décadence,
malgré les partis qui commençaient à la déchirer, était une puissance
avec laquelle il fallait encore compter. Son pavillon flottait avec
honneur sur la Méditerranée. Elle possédait l'Adriatique. Les îles
Ioniennes lui assuraient le commerce des mers grecques. Sur les côtes
d'Illyrie et de Dalmatie, des montagnards braves et énergiques et
des matelots habitués à la difficile navigation de ses côtes lui
fournissaient des soldats pour ses régiments et des marins pour
ses équipages. Elle avait une flotte de guerre considérable, et, à
Venise même, un arsenal fameux regorgeait de richesses de tout genre.
Sur la terre ferme une ceinture de places fortes, Brescia, Bergame,
Peschiera, Vérone, Legnano du côté de l'Italie; Palmanova, Gradisca,
Udine du côté de l'Autriche, assuraient la sécurité de ses frontières
continentales. Elle pouvait mettre sur pied, bien qu'elle n'eût pas
fait la guerre depuis soixante et dix ans, au moins cinquante mille
hommes. Les revenus, près de neuf millions de ducats, étaient bien
équilibrés et suffisants pour tous les besoins. Le gouvernement
vénitien faisait donc en Europe honorable figure, et personne ne se
doutait encore qu'une catastrophe le menaçât.

Par malheur la politique des Vénitiens manquait de franchise. Dans
le grand mouvement d'opinion qui marqua en Europe les dernières
années du XVIIIe siècle, ils auraient du prendre un parti et se
prononcer ou pour ou contre la France. La France était leur alliée
naturelle, puisqu'il n'existait, entre elle et Venise, aucun motif
de rivalité ou de guerre, et l'Autriche était au contraire leur
ennemie héréditaire[132], puisqu'elle convoitait la possession de
leurs provinces continentales. Leur intérêt les poussait vers la
France, mais leurs préjugés les jetaient dans les bras de l'Autriche.
Les patriciens de Venise détestaient en effet l'esprit démocratique
de la France et ne redoutaient rien autant que la contagion de ces
principes démocratiques, en sorte que, par intérêt, ils penchaient
vers l'alliance française, mais, par tempérament, redoutaient la
République française. Inquiétés par la démocratie, ils se défiaient
du despotisme. Dans cette incertitude, ils prirent le plus déplorable
des partis, celui de la neutralité.

[Note 132: Rapport des agents français au Directoire en 1796 et 1797.
Cf. SYBEL, _Histoire de l'Europe pendant la révolution française_, t.
IV, p. 190.]

Les avertissements ne leur firent pas défaut. Querini, l'ambassadeur
de la République à Paris, Grimani, l'ambassadeur à Vienne, San
Fermo, le plénipotentiaire qu'ils envoyèrent au congrès de Bâle,
ne cessaient, dans leurs dépêches, de démontrer aux inquisiteurs
d'État la nécessité de se prononcer. Ils leur annonçaient, pour
ainsi dire jour par jour, les projets de la France contre l'Italie
et spécialement contre Venise à qui elle réservait le sort de la
Hollande. Ils lui dénonçaient, les sourdes menées[133] des agents
secrets envoyés pour disposer les esprits à la révolution. Ils les
avertissaient des préparatifs de l'invasion. Le gouvernement fermait
les yeux et persistait à s'endormir dans la neutralité.

[Note 133: SYBEL, _Europe pendant la révolution française_, t. IV, p.
191.]

Si du moins les Vénitiens s'étaient mis en mesure de faire respecter
cette neutralité, c'est-à-dire de repousser toute pression extérieure
et de se comporter avec la plus grande impartialité envers tous les
belligérants: mais ils s'imaginèrent, très à tort, qu'en ménageant
tout le monde, ils seraient eux-mêmes respectés. Quelques patriciens
mieux avisés étaient partisans de ce qu'on pourrait appeler la
neutralité armée. Ils voulaient que Venise se mit en état de résister
aux prétentions des belligérants et de repousser au besoin ces
prétentions par la force. Dès le 14 juillet 1788, l'ambassadeur de
Venise à Paris, Antonio Capello, prévoyant la Révolution prochaine,
et redoutant pour sa patrie les conséquences du système politique
de la paix à tout prix, écrivait[134]: «La crise imprévue de la
France a fait naître un nouvel ordre de choses dans le système
politique général. Aujourd'hui, il faut tenir pour certain que
Venise peut être très troublée dans son système de neutralité qui
ne lui procurera peut-être que des embarras. Peut-il convenir à
notre sécurité de rester ainsi isolés de toutes les puissances? _Se
concenga alla nostra sicurezza starsene isolati da tutti gli altri?_»
Ces prophétiques avertissements ne furent pas négligés. Un parti se
forma; il avait pour chefs Foscarini, Barbarigo, Giustiniani, Zeno
et surtout les deux procurateurs Morozini et Pezaro, qui voulaient
ne pas être surpris par les événements et demandaient avec instance
que Venise se décidât à sortir de sa torpeur. Mais ces patriciens
ne formaient qu'une imperceptible minorité. Tous les indifférents,
c'est-à-dire la majorité, tous les indolents et les partisans
encore rares des idées françaises, et à leur tête se trouvaient des
patriciens, Georges Pisani, Valaresso, Ruzzini, Giuliani, Battaglia,
Premieri, prétendaient au contraire que Venise n'avait qu'à gagner à
conserver la neutralité, même désarmée, et à prouver ainsi son désir
de ménager à titre égal Français et Autrichiens.

[Note 134: BOTTA, ouv. cit., liv. IV, p. 248.]

Lorsque la situation s'aggrava et que la France vit se former
contre elle la première coalition, Venise conserva son attitude
expectante. En 1793, le procurateur Pesaro demanda formellement la
levée des milices et l'armement des lagunes. Il aurait même voulu
l'alliance autrichienne. Valaresso l'emporta sur lui et rien ne fut
modifié. L'année suivante, Pesaro renouvela sa demande et réunit
dans le conseil 119 voix contre 67: mais Valaresso, Battaglia, Zeno
et les autres patriciens, qui venaient d'être mis en minorité,
firent en sorte que les armements décidés fussent conduits avec une
lenteur désespérante. Sept mille hommes furent donc, à grand'peine,
réunis en quelques mois, et encore, dès l'année suivante (1795),
les partisans de la neutralité désarmée prenaient leur revanche
en rejetant les conseils guerriers que leur donnait l'ambassadeur
anglais, le chevalier Worsley[135]. En outre ils recevaient à
Venise, comme représentant de la République française, Lallement,
et envoyaient à Paris, comme ambassadeur extraordinaire, Alvise
Querini. Ce dernier fut reçu avec de grandes démonstrations d'amitié.
On l'admit aux honneurs de la séance à la Convention Nationale,
et Larévellière-Lépeaux, qui présidait, lui adressa une de ces
harangues déclamatoires dont il avait le secret: «Lorsque la guerre
n'avait pas encore prononcé, la généreuse Venise a reçu avec éclat
l'ambassadeur de la République française. La France rendra générosité
pour générosité. Son alliée n'a pas hésité à saluer sa fortune
incertaine; elle jouira en paix de sa fortune consolidée. La France
républicaine sera plus reconnaissante que la France des rois. Venise
aura pour son alliée la plus sincère la nation française.»

[Note 135: Le chevalier Worsley, résident d'Angleterre à Venise,
n'avait pas cessé de prêcher l'intervention directe. Toutes les fois
qu'un courrier ou qu'un ambassadeur français passait par Venise pour
se rendre en Orient, il protestait. Il aurait voulu entraîner tout de
suite la République dans la coalition contre la France.]

Les Vénitiens prirent-ils au sérieux ces déclarations emphatiques,
ou s'aveuglèrent-ils de parti pris sur les dangers de l'indécision
en matière politique, toujours est-il que, dans leur optimisme,
non seulement ils persistèrent dans la neutralité désarmée, mais
encore se firent les apôtres de cette doctrine. Ce furent eux qui,
par exemple, engagèrent le grand-duc de Toscane à les imiter en
reconnaissant la République Française et en signant avec elle un
traité de neutralité. Ils ne devaient gagner à ces ménagements que le
mépris de la France et les hostilités mal déguisées de l'Autriche,
et, grâce à ce système déplorable dans lequel ils s'obstinèrent, ils
ressentirent le contre-coup de tous les événements extérieurs. Ils
étaient destinés à passer d'anxiétés en anxiétés, et cela dès que les
belligérants se rapprochèrent de leur territoire.

En effet, tant que la guerre eut pour théâtre le Rhin, les Alpes ou
les Pyrénées, c'est-à-dire de 1792 à 1796, Venise crut n'avoir qu'à
se féliciter d'avoir jusqu'alors traité la Révolution française comme
un objet de police et le voisinage des armées autrichiennes comme
un épouvantail sans conséquences; mais ses illusions se dissipèrent
dès que les Français descendirent en Italie pour y vider leur
querelle comme en un champ clos. Elle ne tarda pas à comprendre non
seulement que sa tranquillité était compromise, mais même que son
existence était discutée. Lors des conférences de Bâle, elle avait
déjà été singulièrement inquiétée par la théorie des compensations
territoriales qui y avait été discutée et admise: non pas qu'elle
redoutât encore une compensation donnée à ses dépens, mais elle
ne pouvait se dissimuler tous les dangers de ce nouveau droit des
gens, surtout pour les puissances secondaires, et peut-être se
repentait-elle de ne pas s'être mise en mesure de résister aux
exigences possibles de la France ou aux revendications hautaines de
l'Autriche.

Bonaparte n'avait pas encore ouvert les hostilités que déjà le
Directoire agissait contre Venise, comme si la République était
à ses pieds. Le 1er mars 1796, Delacroix, ministre des relations
extérieures, écrivait à l'ambassadeur de Venise à Paris, Querini,
pour se plaindre du séjour à Vérone du comte de Lille[136], celui
qui s'intitulait Louis XVIII, et exiger son renvoi immédiat. Pour
donner plus de poids à sa demande, il faisait remarquer que la
neutralité de Venise n'était qu'un mot vide de sens, puisque les
troupes autrichiennes avaient à plusieurs reprises traversé le
territoire vénitien pour se rendre dans leurs cantonnements du
Milanais et dans le Piémont. Le Grand Conseil fut convoqué. Pesaro,
qui penchait toujours pour la résistance, aurait voulu que le comte
de Lille fût entouré des mêmes égards que par le passé. Son discours
entraîna quarante-sept de ses collègues, mais cent cinquante-six se
prononcèrent contre lui. On fit donc savoir au Directoire que le
comte de Lille serait prié de quitter Vérone; quant au passage des
troupes autrichiennes sur le territoire de la République, il était
autorisé par des conventions antérieures. Le Directoire se contenta
de cette demi-satisfaction, mais il exigea le départ immédiat de
Louis XVIII. Lallement reçut l'ordre d'insister. Le Grand Conseil
dut s'exécuter. Il le fit même avec une certaine rudesse. Délégués
par les inquisiteurs d'État, Gradenigo et Carletto avertirent le
prince de l'arrêté d'expulsion. Le comte de Lille obéit à la brutale
nécessité qui lui imposait un nouvel exil, et quitta Vérone (21
avril), mais en exigeant qu'on effaçât le nom de sa famille du livre
d'or, et qu'on lui rendît l'armure dont Henri IV avait fait présent à
la République[137].

[Note 136: Le comte de Lille pourtant n'avait pas fait acte de
souverain. Il vivait très retiré dans une maison de campagne
appartenant au comte Gazzola. Il avait même poussé le scrupule
jusqu'à ne pas faire imprimer à Vérone, ni dater de cette ville, le
manifeste qu'il adressa aux Français, lors de son avènement.]

[Note 137: C'est à ce moment que la Russie, mécontente de cette
expulsion, et dans l'espoir de susciter de nouvelles difficultés,
attacha à son ambassade à Venise la principal agitateur de
l'émigration française, le comte d'Antraigues.]

Ce n'était que la première des exigences qui allaient être imposées à
Venise. Sa faiblesse et ses complaisances les autorisaient. Bonaparte
venait d'entrer en Italie et d'inaugurer cette série d'éclatantes
victoires qui le conduisirent bientôt aux portes de Vienne. On a
prétendu qu'il avait dès lors l'intention bien arrêtée de signer la
paix aux dépens de la République Vénitienne, et qu'il n'était que
l'instrument des secrets desseins du Directoire contre Venise. Il
suffit pourtant de parcourir la correspondance échangée entre le
gouvernement français et le général victorieux pour être convaincu
que, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y avait d'entente préalable.
Bonaparte n'avait pas reçu l'ordre d'agir contre Venise, et lui-même
ne nourrissait aucune prévention particulière contre l'aristocratie
vénitienne; seulement, dès qu'il se fut rendu compte de sa faiblesse
et de sa décadence, il en abusa sans le moindre scrupule; et, du jour
où il pressentit qu'en sacrifiant Venise à l'Autriche il obtiendrait
plus aisément la paix, il adopta contre elle une politique sans
pitié, et, suivant une expression célèbre, se montra plus inexorable
à son égard qu'Attila lui-même. Quant au gouvernement français, qui
répugnait d'abord à l'idée de ce triste arrangement, il se laissa
forcer la main, mais sans trop protester.


II

Le Piémont et le Milanais étaient conquis. Beaulieu avait été rejeté
par la bataille de Borghetto jusque sous les murs de Mantoue. Ce fut
à ce moment critique que le Directoire demanda à Venise une somme de
douze millions, qui serait reportée sur le passif de la République
Batave qui devait pareille somme. Il réclama encore la mise sous
séquestre des capitaux déposés dans les banques vénitiennes par les
puissances ennemies de la France, et la confiscation de tous ceux de
leurs navires qui stationnaient dans les eaux vénitiennes[138]. Sans
même attendre sa réponse, qui ne pouvait être que négative, à moins
que Venise ne fût décidée à se jeter dans les bras de la France,
Bonaparte, poursuivant le cours de ses opérations militaires, viola
le territoire vénitien.

[Note 138: D'après BOTTA (liv. VI, p. 445): «Le Directoire ne
désirait-il pas à cet égard un refus plutôt qu'un consentement? Je le
croirais volontiers, si je ne savais d'ailleurs que la docilité même
de Venise n'eût pas assuré son salut.»]

Le général autrichien Kerpen, après la bataille de Lodi, avait
traversé Brescia et entraîné une colonne française à sa poursuite.
Il avait ainsi fourni à Bonaparte le prétexte dont il avait besoin
pour occuper la province. En effet, dès le 20 mai, Bonaparte occupait
Brescia. Il est vrai qu'il protestait de l'amitié qui unissait
les deux Républiques, et annonçait[139] que ses soldats agiraient
toujours en amis dévoués. «C'est pour délivrer la plus belle contrée
de l'Europe du joug de fer de l'orgueilleuse maison d'Autriche
que l'armée française a bravé les obstacles les plus difficiles à
surmonter. La victoire d'accord avec la justice, a couronné ses
efforts. Les débris de l'armée autrichienne se sont retirés au delà
du Mincio. L'armée passe, pour les poursuivre, sur le territoire
de Venise, mais elle n'oubliera pas qu'une longue amitié unit les
deux Républiques. La religion, le gouvernement, les usages, les
propriétés seront respectés. Que les peuples soient sans inquiétude;
la plus sévère discipline sera maintenue; tout ce qui sera fourni à
l'armée sera exactement payé en argent. Le général en chef engage les
officiers de la République de Venise, les magistrats et les prêtres,
à faire connaître ces sentiments au peuple afin que la confiance
cimente l'amitié qui depuis longtemps unit les deux nations. Fidèle
dans le chemin de l'honneur comme dans celui de la victoire, le
soldat français n'est terrible que pour l'ennemi de sa liberté et de
son gouvernement.»

[Note 139: Proclamation de Brescia, 29 mai 1796. _Correspondance_, t.
I, p. 332.]

Ce n'étaient là que de banales protestations. En réalité Bonaparte
agissait comme en pays ennemi. Deux jours après l'occupation de
Bergame, il entrait à Peschiera[140], autre place vénitienne, que les
Autrichiens avaient déjà à maintes reprises traversée et même qu'ils
venaient d'occuper, et ordonnait à Masséna de pousser sur Vérone,
et de s'emparer des ponts de cette ville, afin de dominer le cours
de l'Adige. À Vérone se trouvait alors, en qualité de provéditeur
général des provinces de terre ferme, Nicolo Foscarini, ancien
ambassadeur de Venise à Constantinople. Sommé par Bonaparte de venir
le trouver à son quartier général de Peschiera, il n'obéit qu'en
tremblant. Il se considérait presque comme une victime expiatoire.
«Je pars, écrivait-il[141] au grand conseil, que Dieu daigne bénir
mes efforts et me recevoir en holocauste!» et dans une autre lettre:
«J'ai rempli mon devoir de citoyen. Je suis allé à Peschiera; je me
suis trouvé entre les mains des Français; j'ai traversé les longues
colonnes de ces farouches soldats. J'ai vu le général Bonaparte.»
Ce dernier comprit tout de suite le parti qu'il pouvait tirer de
l'épouvante du provéditeur. Il affecta une grande colère[142], et
annonça qu'il avait reçu l'ordre de brûler Vérone, si on ne lui en
ouvrait aussitôt les portes. Éperdu, Foscarini offrit de recevoir
les Français. Il ne se crut en sûreté que lorsqu'il se fut retiré.
Bonaparte se serait bien gardé de le retenir. Foscarini en effet
communiqua aux Véronais la terreur qui le paralysait. À peine eut-il
annoncé que les Français arrivaient que les patriciens et les riches
bourgeois émigrèrent en toute hâte[143]. Les routes qui conduisaient
à Venise furent en un instant encombrées. Les barques et les radeaux
descendirent l'Adige chargés de passagers de toute condition qui
se redisaient avec effroi que le général avait promis de brûler
la ville[144], pour la punir d'avoir donné asile à Louis XVIII.
Pendant ce temps les troupes de Masséna prenaient possession de cette
citadelle (1er juin), qui aurait pu si longtemps les retenir, et
complétaient leur mouvement offensif en occupant quelques jours plus
tard Legnano et la Chiusa.

[Note 140: _Correspondance_, t. I, p. 311. Lettre à Masséna.]

[Note 141: Lettres de Foscarini du 31 mai et du 1er juin 1796, citée?
par DARU, t. V, p. 214.]

[Note 142: Lettre de Bonaparte au Directoire, Peschiera, 1er juin
1796 (_Correspondance_, t. I, p. 346): «Je me suis fort brouillé avec
M. le provéditeur général sur ce que la République a laissé occuper
par les Impériaux Peschiera, qui est une place forte, mais, grâce à
la victoire de Borghetto, nous nous en sommes emparés, et je vous
écris aujourd'hui de cette ville.»]

[Note 143: BOTTA, liv. VII, p. 19.]

[Note 144: Id., Vérone, 3 juin (_Correspondance_, t. I, p. 359): «Je
n'ai pas caché aux habitants que, si le roi de France n'eût évacué la
ville avant mon passage du Pô, j'aurais mis le feu à une ville assez
audacieuse pour se croire la capitale de l'Empire français.»]

Le gouvernement vénitien fut effrayé par la rapidité de cette
prise de possession, mais il ne pardonna pas à Bonaparte de
l'avoir réveillé de sa torpeur[145], et, dès ce moment, le
considéra comme le pire de ses ennemis. Aussi bien, on comprend
que ces patriciens, fiers à l'excès et jaloux de leurs privilèges,
n'avaient accepté qu'à contre-coeur les humiliations dont on les
abreuvait. Ils détestaient déjà les principes français, mais quand
une armée française, enorgueillie par vingt victoires, commandée
par d'incomparables généraux, se fut établie à demeure sur leur
territoire, vivant à leurs dépens, réquisitionnant effets de
subsistance, approvisionnements et munitions, imposant ses volontés
à tous les fonctionnaires; lorsque surtout la noblesse provinciale
et la bourgeoisie, déjà mécontentes et aspirant à des réformes,
furent ouvertement encouragées par la présence de nos troupes à
renouveler ces demandes de réforme; les patriciens de Venise eurent
alors peine à contenir l'expression de leur fureur. Ils auraient
dû avoir la franchise de leurs opinions, se jeter dans les bras
de l'Autriche et nous déclarer la guerre. C'est ce que voulaient
quelques-uns d'entre eux, en qui semblait revivre l'ardeur de leurs
ancêtres. Ainsi, le podestat de Bergame, Ottolini[146], écrivait
qu'on pouvait compter sur environ dix-huit mille montagnards, bien
armés, mais à qui manquaient des officiers pour les conduire au feu.
Les inquisiteurs d'État, de leur côté, transmettaient au gouvernement
la communication suivante[147]: «Si Venise n'arme pas avec énergie,
elle sera foulée aux pieds comme les autres. Il est vrai qu'il est
tard; il serait possible que, s'ils remarquaient des préparatifs
considérables, les Français voulussent en connaître l'objet, mais en
les faisant dans l'intérieur du Dogado, ils seront moins facilement
aperçus. D'ailleurs, on pourra dire qu'on prend des précautions pour
contenir le peuple mécontent et pour repousser les Autrichiens.
Cette réponse leur donnera à réfléchir. Aux armes donc! Aux armes!
et qu'il n'y ait pas moins de quarante mille Esclavons et de quatre
mille cavaliers, si l'on ne veut pas être mis sous le joug.» Ces
exhortations produisirent leur effet. Les milices furent levées, de
nombreux mercenaires enrôlés, tous les vaisseaux reçurent l'ordre
de rentrer à Venise, l'arsenal redoubla d'activité, des impositions
extraordinaires furent votées et les dons patriotiques acceptés.
Tout annonçait la guerre, et le gouvernement paraissait décidé à la
soutenir avec énergie.

[Note 145: Dès le 2 juillet le doge écrivait à Querini à Paris pour
se plaindre de la brutalité de nos soldats, de leurs réquisitions
incessantes et surtout «della continua dilatazione di truppe in nuovi
puncti delo stato nostro».]

[Note 146: Rapport du podestat Ottolini (15 juin 1796).]

[Note 147: Cité par DARU, V, 222.]

Ces préparatifs hostiles n'avaient échappé ni à Bonaparte ni à
ses lieutenants. L'un d'entre eux, brave soldat plutôt que bon
observateur, Augereau, les avait pourtant signalés à son chef[148]:
«Je m'aperçois, général, lui écrivait-il, et je suis même certain que
les Vénitiens, bien loin de vouloir observer la neutralité à notre
égard, préparent et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre
nous. Je ne puis en douter, puisque les hostilités commencent déjà.
Une de mes patrouilles ne saurait aller à une lieue de son camp sans
être accueillie et fusillée par les paysans qui se rassemblent en
armes au son du tocsin. Plusieurs volontaires ont déjà été assassinés
sans que j'aie pu découvrir les coupables et avoir justice. Ce matin,
à deux heures, mon avant-poste de cavalerie a été attaqué par une
avant-garde de hussards ennemis. D'après des renseignements certains,
cette troupe était guidée par des nobles du pays... Il en est un
surtout dont j'ai le nom, qui promet de se défaire des généraux, en
leur faisant tendre des embuscades... Il est donc temps de voir les
intentions du gouvernement de Venise, qu'il nous dise si nous sommes
en guerre ou en paix avec lui.»

[Note 148: Lettre d'Augereau à Bonaparte (Vérone, 31 août 1796),
citée par DARU, VII, p. 260.]

C'était justement la réponse que Venise ne voulait donner à aucun
prix. Il était dans les traditions de la République de dissimuler
jusqu'au dernier moment. Cette politique fausse et tortueuse ne
convenait plus aux circonstances. L'aristocratie vénitienne ne
comprit pas que le temps était passé des réserves diplomatiques et
des finesses d'autrefois. Elle affecta de garder la plus stricte
neutralité; au moment même où elle annonçait au podestat[149] de
Bergame l'envoi d'un général, Noveller, pour commander ses bandes
improvisées, elle lui ordonnait de ne rien précipiter, et surtout
de garder le secret le plus absolu. À l'heure précise où de tous
les côtés ses soldats couraient aux armes, elle envoyait deux
députés[150] à Bonaparte pour endormir ses défiances. Elle était, en
un mot, décidée à la guerre, mais elle se réservait de choisir et son
jour et son heure.

[Note 149: Dépêche citée par la _Raccolta chronologica_, etc, «Dans
l'impossibilité de déterminer toutes les circonstances et de donner
cours dès à présent à une chose si délicate, nous nous bornons à vous
charger de manifester aux députés des divers cantons l'approbation du
Sénat et la nôtre. Ils en verront un témoignage dans le soin qu'on a
pris de leur envoyer le sergent général Noveller, homme de beaucoup
d'expérience, qui, de vive voix, fera part à Votre Seigneurie de ses
instructions... Il faut surtout éviter tout mouvement prématuré qui
serait dangereux, et peut-être même fatal.»]

[Note 150: Ils se nommaient Battaglia et Erizzo. Le rapport des
deux envoyés, daté de Vérone le 5 juin 1796, a été inséré dans le
_Raccolta chronologica_. Il est conforme à la dépêche adressée par
Bonaparte au Directoire le 7 juin.]

Malheureusement pour Venise, Bonaparte avait beaucoup trop de
pénétration pour ne pas percer à jour cette politique sénile. Il
savait que les Vénitiens tomberaient sur lui au premier échec, mais
d'un autre côté il n'ignorait pas qu'ils attendraient jusqu'au
dernier moment pour se jeter sur son flanc. Il accueillit donc les
députés de Venise, et feignit même d'agréer leurs excuses: mais il
accumula les griefs, et eut grand soin de tenir ce qu'il appelait
une querelle ouverte. Il ne désirait pas, en effet, se brouiller du
jour au lendemain avec Venise, et lui aussi voulait se réserver pour
l'heure favorable. À trompeur trompeur et demi. Aussi bien la dépêche
qu'il adressa à ce propos au Directoire ne laisse aucun doute sur ses
intentions[151]: «Le Sénat de Venise vient de m'envoyer deux sages
du Conseil pour s'assurer définitivement où en étaient les choses.
Je leur ai renouvelé mes griefs, je leur ai aussi parlé de l'accueil
fait à Monsieur, je leur ai dit que, du reste, je vous avais rendu
compte de tout, et que j'ignorais la manière dont vous prendriez
cela; que, lorsque je suis parti de Paris, vous croyiez trouver dans
la République de Venise une alliée fidèle au principe, que ce n'était
qu'avec regret que leur conduite à l'égard de Peschiera m'avait
engagé à penser autrement; que du reste je croyais que ce serait
un orage qu'il serait possible à l'envoyé du Sénat de conjurer. En
attendant ils se prêtent de la meilleure façon à me fournir ce qui
peut être nécessaire à l'armée. Si votre projet est de tirer cinq
ou six millions de Venise, je vous ai ménagé exprès cette espèce de
rupture.... Si vous avez des intentions plus prononcées, je crois
qu'il faudrait continuer ce sujet de brouillerie, m'instruire de
ce que vous voulez faire, et attendre le moment favorable que je
saisirai suivant les circonstances, car il ne faut pas avoir affaire
à tout le monde à la fois.»

[Note 151: Milan, 7 juin 1796 (_Correspondance_, t. I, p.
372). Cf. dépêche de Roverbella (4 juin) adressée à Lallement
(_Correspondance_, t. I, p. 362): «Il ne faut pas cependant nous
brouiller avec une république, dont l'alliance nous est utile.»]

De cette dépêche ressort la preuve de la non préméditation des
desseins de Bonaparte contre Venise. Ni lui ni le Directoire
n'avaient encore résolu, comme on l'a écrit et répété à tort, de
partager la République vénitienne.

Le jour même où l'armée française franchissait le Pô, le 7 mai
1796, voici en quels termes le Directoire traçait à Bonaparte le
plan de la conduite à tenir avec Venise[152]. «Venise sera traitée
comme une puissance neutre, mais elle ne doit pas s'attendre à
l'être comme une puissance amie; elle n'a rien fait jour mériter
nos égards.» Huit jours plus tard, le 18 mai[153], les prétentions
du Directoire augmentaient déjà: «La République de Venise pourra
peut-être nous fournir de l'argent; vous pourrez même lever un
emprunt à Venise.» Le 11 juin[154], nouvelles exigences. Il s'agit
cette fois de confisquer les vaisseaux et les propriétés appartenant
aux ennemis de la France et qui sont dans les ports de la République:
«On pourra en outre lui emprunter cinq millions.» Le 18 juin[155],
la somme a grossi. L'emprunt sera de douze millions. À vrai dire,
le Directoire n'avait aucun plan suivi à l'égard de Venise. Il se
réservait, suivant les circonstances, ou de l'imposer fortement, ou
d'occuper son territoire, ou de la démembrer[156]. Dans tous les
cas, il voulait exploiter la situation à son profit et contre les
Vénitiens. Dès lors, sans se brouiller avec eux, il n'avait qu'à
les tenir en haleine pour ainsi dire, les harceler par des plaintes
ou des demandes continuelles, mais attendre pour se prononcer
définitivement. Comme d'un autre côté les Vénitiens se sentaient trop
faibles pour rompre avec la France, et qu'ils attendaient pour le
faire une occasion favorable, leur politique était également, comme
celle des Français, une politique d'expectative. C'est ainsi que
s'expliquent les tiraillements, les hésitations, les demi-mesures et
les tromperies réciproques, qu'il nous faudra enregistrer, jusqu'à
l'heure de l'explosion.

[Note 152: Dépêche du Directoire à Bonaparte, DARU, VII, 253.]

[Note 153: _Correspondance_, t I, p. 362.]

[Note 154: _Id._, p. 255.]

[Note 155: _Id._, p. 256.]

[Note 156: Dépêche du 1er août (DARU, VII, 259). «Le Directoire vous
autorise à prendre toutes les mesures que vous vous êtes proposées,
en attendant que les événements militaires, dont nous attendons
l'heureuse issue, déterminent, d'une manière positive, notre conduite
à l'égard de cette puissance.»]

La tactique de Bonaparte, disions-nous, consistait à inquiéter les
Vénitiens par des reproches incessants, afin de leur faire perdre
toute présence d'esprit et mettre tous les torts de leur coté, s'il
était réduit à la nécessité de les frapper avant l'heure marquée
par lui. Ainsi le 7 juillet[157], il écrit au provéditeur général
Foscarini pour se plaindre des assassinats commis contre des soldats
français par des habitants de Ponte San Marco et réclamer une
punition exemplaire. Le 8 juillet[158], nouvelle plainte au même
Foscarini contre les mauvaises dispositions des Esclavons et ordre
de les faire sortir de Vérone. C'est maintenant au provéditeur de
Brescia qu'il s'adresse, et avec une raideur impertinente, pour lui
intimer l'ordre de faire cesser les assassinats et de prendre soin
des blessés dans les hôpitaux[159]: «Votre prédécesseur, ajoute-t-il,
se conduisait favorablement aux Français; c'est sans doute la raison
pour laquelle on l'a disgracié. Je vous prie de me faire connaître
sur quoi je dois compter. Vous ne souffrirez pas que nos frères
d'armes meurent sans secours dans les murs de Brescia, ou assassinés
sur les grands chemins. Si vous êtes insuffisant pour faire la
police de votre pays et pour faire fournir par la ville de Brescia
ce qu'elle doit pour rétablissement des hôpitaux et les besoins de
l'armée, je prendrai des mesures plus efficaces.» Parfois encore
Bonaparte ne se contente pas de menacer: il agit, comme le jour par
exemple où il fait couronner[160] d'artillerie française les remparts
de Vérone et confisque tous les bateaux vénitiens qui sont dans le
lac de Garde[161]; ou bien encore quand il fait saisir «avec toutes
les mesures de prévoyance et d'égards que l'on doit à la neutralité»
soixante-cinq caisses d'effets divers, dont trois d'argenterie,
appartenant au grand-duc Ferdinand[162]; ou bien quand il ordonne aux
habitants de Vérone, après la bataille de Castiglione, de déclarer
à la police militaire les soldats autrichiens qui ont trouvé refuge
dans les maisons de la ville ou y ont déposé des armes et des effets.

[Note 157: Roverbella, 7 juillet 1796, (_Correspondance_, t. I, p.
472): «Je reçois plusieurs rapports des assassinats qui ont été
commis par les habitants de Ponte San Marco contre les Français. Je
ne doute pas que vous n'y mettiez ordre le plus tôt possible; sans
quoi ces villages se trouveraient exposés au juste ressentiment
de l'armée et je ferai sur eux un exemple terrible. Je me flatte
que vous ferez arrêter les coupables, et que vous placerez de
nouveaux détachements de troupes dans cette ville pour assurer la
communication.»]

[Note 158: Vérone, 8 juillet, (_Correspondance_, t. I, p. 463). «Il y
a entre les troupes françaises et les Esclavons une animosité que les
malveillants se plaisent sans doute à cimenter. Il est indispensable,
pour éviter de plus grands malheurs, aussi fâcheux que contraires
aux intérêts des deux Républiques, que vous fassiez sortir demain
de Vérone, sous les prétextes les plus spécieux, les bataillons
d'Esclavons que vous avez dans cette ville.»]

[Note 159: Castiglione, 21 juillet (_Correspondance_, t. I, p. 489).
Cette question des hôpitaux de Brescia préoccupait Bonaparte. Voir
lettres du 28 juillet au provéditeur (_Corresp._, t. I, p. 499), du
12 août (I, 538), aux représentants de la ville de Brescia, et du
12 août (I, 538) au provéditeur, où il impose des réquisitions et
finit par dire: «Il est indispensable que ces fournitures soient
faites dans la journée. À défaut de quoi je taxerai la contribution
de la ville de Brescia à trois millions, et je serai obligé de faire
prendre moi-même ce que vous ne fournirez pas.»]

[Note 160: Lettre au provéditeur Foscarini, 9 juillet
(_Correspondance_, t. I, p. 465).]

[Note 161: Ordre au général Guillaume, Brescia, 30 août
(_Correspondance_, t. I. p. 577), «de ramasser dans le lac tous les
bâtiments appartenant aux Vénétiens, afin de pouvoir embarquer 3,500
hommes».]

[Note 162: Lettre au gouverneur de Vérone, 8 août (_Correspondance_,
t. I, p. 532).

Ordre du 13 juillet, à l'adjudant Général Vial (_Correspondance_, t.
I, 473). Cf. lettre curieuse d'Ottolini au doge à propos de cette
saisie. Il compare Bonaparte à Cromwell et à Robespierre, et parle
avec indignation de ses soldats, _questi moderni vandali_.]

S'il ménageait si peu les Vénitiens, c'est qu'il n'attendait pour
agir contre eux qu'une occasion favorable, mais, avec sa prudence
ordinaire, il ne pouvait se dissimuler tous les inconvénients d'une
déclaration formelle de guerre, tant que les Autrichiens ne seraient
pas expulsés définitivement de la Péninsule. Aussi, dans les rapports
qu'il adresse au Directoire, a-t-il grand soin de faire remarquer
que le moment n'est pas encore venu, mais qu'il faut toujours se
réserver un ou plusieurs prétextes d'intervention. À cet égard les
trois dépêches du 12 juillet, du 20 juillet et du 26 août sont fort
curieuses. «Peut-être, écrit-il dans la première[163], jugerez-vous
à propos de commencer dès à présent une petite querelle au ministre
de Venise à Paris, pour que, après la prise de Mantoue, et lorsque
j'aurai chassé les Autrichiens de la Brenta, je puisse trouver plus
de facilité pour la demande que vous avez l'intention que je leur
fasse de quelques millions.» «Messieurs du Sénat de Venise, écrit-il
dans la seconde[164], voulaient nous faire comme ils firent à Charles
VIII. Ils calculaient que, comme lui, nous nous enfermerions dans
le fond de l'Italie, et nous attendaient paisiblement au retour...
aujourd'hui je suis obligé de me fâcher avec le provéditeur,
d'exagérer les assassinats qui se commettent contre nos troupes, de
me plaindre amèrement de l'armement qu'on n'a pas fait du temps que
les Impériaux étaient les plus forts, mais, par là, je les obligerai
à fournir, pour m'apaiser, tout ce qu'on voudra. Voilà comme il faut
traiter avec ces gens-ci. Ils continueront à me fournir, moitié gré,
moitié force jusqu'à la prise de Mantoue, et alors je leur déclarerai
ouvertement qu'il faut qu'ils me payent la contribution portée dans
votre instruction, ce qui sera facilement exécuté.» Dans la troisième
dépêche[165], écrite au moment où Bonaparte s'apprêtait à poursuivre
dans le Tyrol les régiments de Wurmser, il est moins affirmatif.
On voit qu'il n'est pas encore assuré de remporter la victoire:
«J'ai commencé à entamer les négociations avec Venise, je leur ai
demandé des vivres pour les besoins de l'armée... Dès l'instant que
j'aurai balayé le Tyrol, on entamera une négociation conforme à vos
instructions; dans ce moment-ci, cela ne réussirait pas. Ces gens-ci
ont une marine puissante et sont à l'abri de toute insulte dans leur
capitale.»

[Note 163: Vérone, 12 juillet. _Correspondance_, t. I, p. 413.]

[Note 164: Castiglione, 20 juillet. Id., t. I, p. 482. Les termes de
cette lettre étaient peut-être exagérés, mais le fond était vrai.
Voici comment le général Augereau rendait compte à Bonaparte des
véritables sentiments qui animaient alors contre nous la majorité des
Vénitiens: «Je m'aperçois et je suis même certain que les Vénitiens,
bien loin du vouloir observer la neutralité à notre égard, préparent
et fomentent sourdement des actes d'hostilité contre nous. Je ne puis
en douter, puisque les hostilités commencent déjà.»]

[Note 165: Milan, 20 août. _Correspondance_, t. I, p. 567.]

Non seulement le Directoire ne songeait pas alors à réduire Venise
à l'extrémité de nous déclarer la guerre, mais encore il cherchait
sérieusement à contracter une alliance avec la République. Les
négociations avaient été engagées à Constantinople, dès la fin de
1795, entre notre ambassadeur Verninac et le baile vénitien Foscari.
Il s'agissait d'une quadruple alliance à signer entre la France,
Venise, la Turquie et l'Espagne[166]. Verninac faisait remarquer que
«les circonstances les invitent à s'unir puisqu'elles leur donnent
le même ennemi. Cet ennemi, qui n'est que trop connu du Sénat,
c'est cette puissance inquiète qui a desséché les sources de la
prospérité des provinces vénitiennes sur la terre ferme, qui, de jour
en jour, fait décliner le port de Venise de son antique splendeur,
qui n'aspire à rien moins qu'à dominer dans l'Adriatique après
avoir envahi les importantes provinces de la côte orientale. Mais
l'Autriche n'est pas le seul ennemi qui doive exciter l'inquiétude
du Sénat. La Cour de Saint-Pétersbourg, qui marche aujourd'hui si
ouvertement à la conquête de toute la Turquie européenne, a déjà jeté
les fondements de son empire dans le coeur de la Grèce, et n'est
pas moins dangereuse que la maison d'Autriche pour l'indépendance
et la sûreté de la République de Venise.» L'ambassadeur de Venise à
Constantinople, Foscari, et celui de Madrid, Gradenigo, appuyaient
ces propositions, mais le Grand Conseil, qui ne croyait pas au
succès définitif de la France, les repoussa dans la séance 27 mai
1796, et déclara qu'il persistait dans son système de neutralité.
Le Directoire revint à la charge. À la fin de juillet 1790 notre
ministre à Venise, Lallement, présentait au gouvernement vénitien
une note fort étudiée où il était dit[167]: «Il est temps que la
République de Venise sorte enfin de la longue inertie où elle
croupit depuis la paix de Passarowitz, et qu'elle reprenne entre
les puissances le rang qu'elle occupait avant 1718. La France
lui en offre aujourd'hui les moyens; Venise peut augmenter son
territoire, acquérir des places qui consolident sa puissance et
serviront à former, entre les deux républiques, un parti fédératif
fondé sur leurs intérêts réciproques.» Ces avances furent inutiles.
Les patriciens détestaient la révolution française. «Il n'est que
trop vrai, écrivait[168] Lallement à Bonaparte, que la haine pour
nous a été soigneusement fomentée, excitée, et que la plupart des
têtes, même celles de plusieurs personnages importants, ont été
échauffées, égarées par le fanatisme religieux.» Mais, d'un autre
coté, les régiments français étaient tout près de Venise, menaçants,
redoutables. Ils avaient à leur tête un général hardi, et que
n'embarrassaient pas les scrupules diplomatiques. Les patriciens
s'imaginèrent que l'unique moyen de tout concilier était de gagner
du temps. Ils répondirent à Lallement qu'ils allaient étudier la
question, et que, en attendant, ils persistaient dans leur système de
neutralité.

[Note 166: Note citée par DARU, t. V, p. 227. Cf. SYBEL, ouv. cit.,
t. IV, p. 192.]

[Note 167: DARU, VII, p. 258.]

[Note 168: Lettre de Lallement à Bonaparte, du 20 juillet 1796.]

Ni le Directoire qui croyait avoir besoin de Venise, ni Lallement qui
mettait son amour-propre à obtenir cette alliance, ne se rebutèrent.
Le 27 septembre notre ministre[169] présentait une nouvelle note au
gouvernement vénitien, où il le mettait en garde contre l'ambition de
l'Autriche, de la Russie et de l'Angleterre. Il déclarait même, et
c'est la première trace certaine des projets de partage qui seront
bientôt exécutés, «que l'Autriche, dans la perte éventuelle de ses
possessions en Italie, entrevoyait dans les provinces vénitiennes
de terre ferme le dédommagement le plus convenable du système de
prépondérance dont elle ne se croyait pas encore obligée de se
désister». Lallement ajoutait ces paroles prophétiques: «Le droit
public n'existe plus, et toute trace d'équilibre politique a disparu
de l'Europe. Il ne reste plus de garantie aux États faibles, que
celle qu'ils peuvent trouver dans la force fédérative»; et il
proposait formellement l'alliance française. «Autrement si, par égard
pour ses ennemis naturels, qui méditent sa perte, elle continue
de fermer les yeux sur ses véritables intérêts, elle aura laissé
échapper le moment de se soustraire pour toujours à l'ambition
autrichienne. Environnée de périls, privée du droit de réclamer
un appui, elle aura à se reprocher d'avoir négligé les offres et
repoussé l'amitié de la seule puissance de qui elle peut attendre une
garantie.»

[Note 169: DARU, V, p. 246.]

Certes ce langage était clair. Si Venise refusait notre alliance,
on l'abandonnerait aux convoitises autrichiennes; on chercherait,
même à ses dépens, une compensation territoriale. Ce n'était pas
une menace, mais un avertissement officieux; un des directeurs,
Rewbell, allait même jusqu'à prévenir l'ambassadeur de Venise à
Paris que Venise pourrait bien être quelque jour occupée par l'armée
française[170]. On se demande comment les patriciens de Venise se
sont abusés sur leurs intérêts au point de ne pas comprendre que
l'heure était venue de prendre une résolution. Leurs préjugés ou
plutôt leurs haines antidémocratiques devaient être bien violents
pour les aveugler ainsi! Peut-être encore restaient-ils persuadés
de la vérité immuable de cette maxime politique que les Français ne
peuvent longtemps rester les maîtres de l'Italie. Toujours est-il
qu'ils reculèrent une fois encore devant la responsabilité d'une
décision énergique, et répondirent à Lallement qu'ils étaient fort
sensibles à cette proposition d'alliance, qu'ils l'en remerciaient,
mais «qu'ils trouvaient, dans leurs principes de modération, de
bonne intelligence et d'impartialité, la garantie de la paix et de
la tranquillité de leur pays. Une conduite différente ne ferait
que compromettre leur sûreté en les exposant à tomber dans le
gouffre d'une guerre qui pèse sur toutes les nations, mais dont les
sentiments paternels du gouvernement pour ses sujets lui rendent
l'idée seule insupportable[171].»

[Note 170: BARRAL, ouv. cit. «Che non dovera dargli alcun ombra se il
paviglione francese fu piantato sulle mure délia Veneta citta.»]

[Note 171: Ce fut à ce moment que la Prusse, par l'intermédiaire de
son représentant à Paris, baron de Sandoz-Rollin, offrit son alliance
à Venise. Cette proposition était intéressée. La Prusse cherchait à
contre-balancer l'influence autrichienne et à prendre pied en Italie;
mais l'alliance prussienne aurait sans doute sauvé Venise. Le Sénat,
toujours par égard pour la neutralité, eu grand tort de la rejeter.]

Les Vénitiens persistaient donc dans le système démodé et dangereux
de la neutralité désarmée, et cela au moment où les Français et les
Autrichiens s'apprêtaient à livrer sur le territoire même de la
République la bataille qui allait décider du sort de l'Italie. Ils ne
tardèrent pas à subir les conséquences de cette déplorable inertie.
Tout d'abord, et malgré les espérances des patriciens, les Français
furent encore vainqueurs, à Arcole, et à Rivoli. Bonaparte profita
aussitôt de ces nouveaux succès pour redoubler d'exigences, et on
dirait presque d'impertinences envers les fonctionnaires vénitiens.
Voici par exemple comment il persifle le provéditeur Battaglia,
qui lui avait adressé quelques observations sur la conduite de nos
soldats[172]: «Je n'ai point reconnu dans la note que vous m'avez
fait passer la conduite des troupes françaises sur le territoire de
la République de Venise, mais bien celle des troupes de Sa Majesté
l'Empereur, qui, partout où elles ont passé, se sont portées à
des horreurs qui font frémir. Le style de cinq pages, sur les six
pages que contient la note qu'on vous a envoyée de Vérone, est d'un
mauvais écolier de rhétorique, auquel on a donné pour thèse de faire
une amplification. Eh! bon Dieu, monsieur le Provéditeur, ces maux
inséparables d'un pays qui est le théâtre de la guerre, produits
par le choc des passions et des intérêts sont déjà si grands que ce
n'est pas, je vous assure, la peine de les augmenter au centuple, et
d'y broder des contes de fée, sinon rédigés avec malice, au moins
extrêmement ridicules.» Puis passant tout à coup de l'ironie à la
menace: «Il vous paraît, s'écrie-t-il, qu'on nous jette le gant.
Êtes-vous, dans cette démarche, autorisé par votre gouvernement? La
République de Venise veut-elle se déclarer aussi ouvertement contre
nous? Déjà je sais que la plus tendre sollicitude l'a animée pour
l'armée du général Allvintzy[173].... Malheur aux hommes perfides
qui veulent nous susciter de nouveaux ennemis! Ceux qui voudraient
méconnaître la puissance de la France, assassiner ses citoyens et
menacer ses armées, seront dupes de leur perfidie et confondus par
la même armée qui, jusqu'à cette heure et non encore renforcée, a
triomphé des plus grands ennemis.»

[Note 172: Milan, 8 décembre 1796. _Correspondance_, t. II, p. 149.
Cf. lettre analogue, du 10 décembre (t. II, p. 156), adressée au
même Battaglia: «Je vous demande seulement que vous vouliez bien
engager les gouverneurs qui sont sous vos ordres, lorsqu'ils auront
des plaintes à me faire, qu'ils m'indiquent simplement ce qu'ils
voudraient que l'on fît, sans le noyer dans un tas de fables.»]

[Note 173: Confirmation de ce renseignement dans une lettre de
Bonaparte au Directoire. Milan, 6 décembre 1796 (_Correspondance_, t.
II, p. 141).]

Dans la bouche du vainqueur d'Arcole ce n'étaient pas de vaines
menaces. Bonaparte éprouvait un réel mépris pour ces patriciens trop
lâches pour avouer leur haine au grand jour, et dont la réputation
d'habileté lui paraissait singulièrement usurpée. Il n'aurait
pas mieux demandé que d'agir. Ce sont des ennemis, ne cessait-il
d'écrire au Directoire. Ils ne sont retenus que par l'espoir de notre
prochaine défaite. «La République de Venise a peur[174]. Elle traite
avec le roi de Naples et le Pape. Elle se fortifie et se retranche
dans Venise. De tous les peuples de l'Italie, le Vénitien est celui
qui nous hait le plus. Ils sont tous armés, et il est des cantons
dont les habitants sont braves. Leur ministre à Paris leur écrit
que l'on s'arme. On ne fera rien de tous ces gens-là si Mantoue
n'est pas pris.» Aussi Bonaparte les traitait-il avec un mépris
extraordinaire. Il ne se contentait pas de vivre à leurs dépens,
en épuisant leurs magasins, en consommant leurs munitions et en
s'installant dans leurs hôpitaux, il s'emparait aussi de leurs places
fortes. C'est ainsi qu'il ordonnait au général Baraguey d'Hilliers
de prendre possession de la citadelle de Bergame[175] et annonçait
cette nouvelle violation de la neutralité au provéditeur Battaglia
sans même prendre la peine de s'excuser[176]. «Je vous avouerai que
j'ai été bien aise de saisir cette circonstance pour chasser de cette
ville la grande quantité d'émigrés qui s'y étaient réfugiés et punir
un peu les libellistes qui sont en grand nombre dans cette ville, et
qui, depuis le commencement de la campagne, ne cessent de prêcher
l'assassinat contre les troupes de la République et qui ont jusqu'à
un certain point produit un effet, puisqu'il est constant que les
Bergamasques ont plus assassiné de Français que le reste de l'Italie
ensemble.» On le voyait même faire acte de souveraineté, distribuer
le blâme ou l'éloge aux fonctionnaires vénitiens[177], et menacer
d'amende la municipalité d'une ville vénitienne, Iseo[178], qu'il
accusait de favoriser la fuite des prisonniers autrichiens. Si les
Vénitiens supportaient ces empiétements quotidiens, si Bonaparte de
son côté affectait de croire encore à l'existence d'un gouvernement
régulier, il était de plus en plus évident que la situation devenait
intolérable et qu'une crise était imminente.

[Note 174: Milan, 2 octobre 1796.]

[Note 175: Lettre au Directoire, Milan, 28 décembre (_Corresp._,
t. II, p. 204): «Les Vénitiens ayant accablé de soins l'armée du
général Allvintzy, j'ai cru devoir prendre une nouvelle précaution en
m'emparant du château de Bergame, qui domine la ville de ce nom et
empêcherait les partisans ennemis de venir gêner notre communication
entre l'Adda et l'Adige.»]

[Note 176: Lettre à Battaglia, du 1er janvier 1797 (t. II, p. 221).]

[Note 177: Même lettre: «Engagez le provéditeur à être un peu plus
modeste, plus réservé et un peu moins fanfaron, lorsque les troupes
françaises sont éloignées de lui. Engagez-le à être un peu moins
pusillanime, à se laisser un peu moins dominer par la peur à la vue
du premier peloton français.» Par contre, grands éloges à l'évêque de
Bergame.]

[Note 178: Lettre à Battaglia, Vérone, 26 janvier 1797
(_Correspondance_, t. II, p. 281).]


III

Le départ de Bonaparte pour les États héréditaires autrichiens
conjura cette crise. Les Vénitiens espérèrent un instant qu'ils
allaient être enfin débarrassés de cet impitoyable vainqueur, et que
l'archiduc Charles, plus heureux que Wurmser et qu'Allvintzy, les
vengerait de leurs humiliations. Quant à Bonaparte, qui avait besoin
de toutes ses forces pour la campagne décisive qu'il entreprenait, et
qui redoutait une diversion vénitienne sur les derrières de l'armée
française, alors qu'elle serait engagée en Autriche, il résolut
d'attendre encore, et de profiter jusqu'au dernier moment de cette
neutralité désarmée, qui lui avait été jusqu'alors si utile. «Le
moment d'exécuter vos ordres pour Venise n'est pas encore arrivé,
écrivait-il au Directoire[179]. Il faut avant ôter toute incertitude
sur le sort des combats que les deux armées vont avoir.» Et en effet,
avant d'entrer en campagne il écrivait sur un ton singulièrement
radouci à ce même Battaglia[180], que naguère il rappelait à l'ordre
avec tant de sans-gêne. «Le Sénat de Venise ne peut avoir aucune
espèce d'inquiétude, devant être bien persuadé de la loyauté du
gouvernement français et du désir que nous avons de vivre en bonne
amitié avec votre République; mais je ne voudrais pas que, sous
prétexte de conspiration, l'on jetât sous les plombs du palais
Saint-Marc tous ceux qui ne sont pas ennemis de l'armée française, et
qui nous auraient, dans le cours de cette campagne, rendu quelques
services.» Il poussait même les scrupules et les ménagements jusqu'à
écrire au provéditeur d'Udine[181] pour excuser à l'avance les maux
inséparables de la guerre, et lui promettre qu'il les réparerait dans
la mesure du possible.

[Note 179: Mantoue, 6 mars (_Corresp._, t. II, p. 367). Cf. lettre
du 24 mars (t. II, p. 415). Bonaparte, qui est alors engagé dans les
défilés de l'Allemagne, ne cherche qu'à gagner du temps, et il le dit
expressément.]

[Note 180: Bassano, 10 mars 1797 (_Corresp._, t. II, p. 373).]

[Note 181: Goritz, 21 mars 1797 (_Corresp._, t. II, p. 406).]

Pendant que Bonaparte, engagé au fond de l'Allemagne, et cherchant,
comme il l'écrivait au Directoire[182], «à gagner du temps»,
affectait pour la République vénitienne une amitié toute nouvelle
et des égards bien inattendus, le Sénat s'apprêtait à profiter des
événements, et continuait avec activité ses armements. Il prescrivit
un impôt extraordinaire de 400.000 ducats, qui fut immédiatement
payé, avec un million sous forme de contributions volontaires.
Venise, toutes les places voisines et les lagunes recevaient de
fortes garnisons. On mettait en état les batteries. Tous les navires
de guerre étaient rentrés à l'arsenal. Dans les États de terre ferme
les paysans, irrités par les excès de nos soldats, prenaient les
armes, et, rien que dans la province de Bergame, le provéditeur
Ottolini organisait dix-huit régiments de milice, qu'il armait en
toute hâte, et dont il donnait le commandement à des officiers
de l'armée régulière. Des rixes fréquentes éclataient entre les
troupes françaises et les Esclavons. Il devenait dangereux pour nos
compatriotes de se promener hors des villes, et même en petites
troupes. Le nombre des assassinats augmentait de jour en jour. À
Venise même le gouvernement ne prenait pour ainsi dire plus de
précautions pour déguiser son hostilité. «Tout annonce des intentions
perfides de la part du gouvernement vénitien, écrivait à Bonaparte,
dès le 19 octobre 1796, le citoyen Aillaud[183]. Ses projets ne me
paraissent plus un mystère. Il ne faudrait qu'un moment favorable
pour les voir éclater. Nous devons avoir les yeux ouverts sur toutes
ses démarches. Trop de sécurité pourrait être funeste aux armées
de la République. Il y a dix-huit mois que je suis à Venise. Il ne
fallait qu'un coup d'oeil pour voir que le Sénat était un ennemi
irréconciliable de la République française. Mais dans ce moment,
ce n'est plus l'aristocratie seule que nous avons à craindre, elle
a monté le peuple à un tel degré d'effervescence qu'il n'attend
qu'un signal pour se déchaîner contre nous. On a mis en jeu tous
les ressorts du fanatisme religieux, et on l'a fait avec tant de
succès qu'on entend des individus du peuple se plaindre de ce que le
gouvernement ne leur permet pas de s'armer contre nous.»

[Note 182: Lettre de Goritz, 21 mais 1797 (_Corresp._, t. II, p.
415): «Le grand point dans tout ceci est de gagner du temps.»]

[Note 183: Lettre citée par DARU, t. VII, p. 267.]

Mais si nous avions des ennemis à Venise, nous y comptions aussi
des amis. La preuve en est que les patriciens les surveillaient
avec un soin jaloux, et, quand ils ne les jetaient pas en prison,
les malmenaient ou même les forçaient à s'exiler. On sait que
l'aristocratie vénitienne a de tout temps fait peser une véritable
tyrannie sur ses sujets, surtout dans les provinces de terre ferme.
Du jour où les Français descendirent en Italie en promettant à tous
les peuples la liberté et l'indépendance, tous les mécontents vinrent
à nous. On conspira au grand jour la chute du gouvernement vénitien,
et il y eut bientôt presque dans toutes les villes un parti d'action,
déterminé à se révolter pour secouer la tyrannie de Venise.

Les provéditeurs étaient au courant de cette propagande démocratique,
et ils n'étaient pas tendres pour ses instigateurs. Dès le mois de
juillet 1795 un Brescian était allé trouver Villars, ambassadeur
français à Gênes, et le représentant du peuple Baffroi. Il leur
avait annoncé qu'un complot s'était formé à Brescia contre Venise.
Quelques familles nobles, les Lecchi, les Gambarra, devaient se
mettre à la tête du mouvement et proclamer l'indépendance nationale.
La Convention accueillit ce plan, mais elle en jugea l'exécution
prématurée. Ce fut Bonaparte qui l'exécuta. En effet, au contact des
Français, à l'expansion des idées libérales si longtemps comprimées,
un long frémissement remua tous ceux qui s'intitulaient déjà les
patriotes. Ils résolurent d'agir sans plus tarder, et de profiter de
la présence des Français pour imiter leurs compatriotes de Milan, de
Modène ou de Bologne.

La révolution commença à Bergame, dans cette province dont les
patriciens de Venise se croyaient si sûrs, et où les paysans avaient
déjà pris les armes pour courir contre les Français. Le provéditeur
de Bergame, Ottolini, prévoyait cette révolution. Il accablait
de ses dépêches[184] les trois inquisiteurs d'État, Barbarigo,
Corner et Anzolo, et les suppliait de l'autoriser à sévir contre
les perturbateurs: mais le gouvernement vénitien, craignant de se
compromettre, engageait le provéditeur à patienter. Pendant ce
temps les conspirateurs, sous la protection du commandant français,
prenaient tranquillement leurs dispositions. Dans la matinée du
12 mars, une pétition se couvrait de signatures pour demander la
nomination d'une municipalité provisoire. Les habitants prenaient les
armes, et ils votaient la réunion de Bergame à la future République
italienne. Aussitôt l'étendard vénitien était renversé, et lorsque
Ottolini protestait auprès du commandant de la place, Lefaivre, ce
dernier le menaçait brutalement de la prison. Le provéditeur n'avait
que le temps de s'enfuir à Brescia avec ses soldats, mais désarmés.
La municipalité nouvelle couvrait les murs d'affiches, appelait aux
armes les paysans, ordonnait l'érection dans toutes les communes
d'arbres de la liberté, et, pour mieux échauffer l'enthousiasme,
envoyait partout des émissaires, surtout des Cispadans et des
Polonais, annoncer la bonne nouvelle.

[Note 184: Voir le rapport d'un émissaire, Stephani, envoyé à Milan
par Ottolini (10 mars 1797).]

Brescia se révoltait à son tour le 17 mars. Dans cette ville
le gouvernement vénitien était représenté par le provéditeur
Battaglia, investi du titre de vice-podestat. Battaglia avait à
ses côtés comme commandant des troupes vénitiennes un homme fort
énergique, Mocenigo, qui le poussait à la résistance. Il avait
de plus été rejoint par Ottolini, qui lui apportait la liste des
conspirateurs brescians, lui indiquait le jour et l'heure du
soulèvement projeté, et l'engageait à faire de ces renseignements
l'usage que lui dicteraient les circonstances et le sentiment de
ses devoirs. L'ambassadeur de Venise à Milan, Vincenti, l'avait
également prévenu, en le conjurant de prendre des mesures sévères;
mais Battaglia était comme frappé d'impuissance. Il avait peur des
Français et surtout de leur général, qui ne lui avait épargné ni les
récriminations ni les menaces. Il craignait d'assumer sur lui une
trop lourde responsabilité en prévenant les menées révolutionnaires.
Égaré par cet esprit de vertige, que nous avons déjà signalé parmi
la majorité des patriciens, il voulut persister jusqu'au bout dans
le système qui était celui de son gouvernement, la neutralité
désarmée. Le 17 mars au soir quelques insurgés brescians, conduits
par des officiers cisalpins, prennent prétexte d'un passage de
soldats vénitiens envoyés par Battaglia sur Chiari pour s'emparer
du bourg de Ceccaglia. Le lendemain 18, ils surprennent une des
portes de la ville et somment le vice-podestat d'avoir à se retirer.
Au lieu de donner à la garnison vénitienne l'ordre de disperser le
rassemblement, ainsi que le demandait Mocenigo, Battaglia parlemente
avec les insurgés. L'un d'entre eux, Lecchi, lui déclare que Brescia
ne rentrera jamais sous la domination vénitienne, et que les Français
l'aideront à recouvrer son indépendance. En effet la garnison
française restait immobile et le bruit courait que le général
Kilmaine venait de faire braquer les canons de la citadelle contre
la ville. Battaglia épouvanté ordonne à ses soldats de rentrer dans
leurs quartiers, et se livre aux insurgés. À cette nouvelle ceux qui
hésitaient encore se joignent à eux. Un ancien condamné aux plombs de
Venise, qu'on gardait sans doute pour la circonstance, est exhibé. Sa
vue enflamme le peuple. Le soulèvement devient général, et la réunion
de Brescia à la future République italienne est votée d'enthousiasme.
Pendant ce temps l'infortuné provéditeur croyait sa dernière heure
venue. Il n'avait même pas le courage de rédiger son rapport au
gouvernement et laissait ce soin à son lieutenant Mocenigo[185].

[Note 185: Ce rapport, qui a été conservé, est fort curieux. On y
accuse Bonaparte d'une ambition effrénée: il aurait, paraît-il,
«voler esse il Cromwell della Italia».]

Le 24 mars, la petite ville de Salo sur le lac de Garde se révoltait
à son tour. Deux jours plus tard, le 27 mars, un officier de
cavalerie française se présentait à Crema et demandait à y être
logé. Deux détachements de soldats survenaient à l'improviste, qui
désarmaient la garnison vénitienne, s'emparaient de l'Hôtel de Ville
et couchaient en joue le podestat. Aussitôt arrivaient des Milanais,
et le peuple, excité par eux et par les patriciens de Crema, se
soulevait, nommait une nouvelle municipalité, abattait le lion de
Saint-Marc, et proclamait son union à la future République italienne.

Ce furent les seules conquêtes de la révolution. Partout ailleurs
les villes et les campagnes restèrent fidèles au gouvernement. À
Vérone, il y eut même comme une protestation indignée contre ces
tentatives. Les Esclavons, secondés par les Véronais, voulaient
marcher tout de suite contre les révoltés, et ils les auraient
probablement réduits à la raison, car ces derniers n'avaient pas
encore eu le temps de s'organiser, mais le Sénat, toujours prudent,
et redoutant de trouver des Français derrière ses sujets rebelles,
retint l'ardeur de ses soldats et des Véronais, et se contenta de
protester auprès du ministre de France à Venise et de son ambassadeur
à Paris. Ni Lallement, ni Querini n'avaient assez d'influence pour
modifier la situation. Le maître de la situation était Bonaparte qui
continuait, dans sa marche victorieuse sur Vienne, à balayer devant
lui les régiments autrichiens et dont l'importance grandissait avec
la fortune. Aussi le Sénat agit-il sagement on lui expédiant deux
des siens, le procurateur Pesaro et Jean-Baptiste Cornaro. Les deux
patriciens rejoignirent Bonaparte à Goritz le 25 mars 1797[186]. Il
les reçut fort bien et eut avec eux deux longues conférences. Il
commença par leur dire qu'il n'était pas responsable des événements
de Bergame et de Brescia, et qu'il ne voulait pas intervenir, sauf
au cas où la République vénitienne le chargerait officiellement de
rétablir l'ordre. Il refusa de rendre les citadelles occupées par
ses troupes, et non seulement s'entêta dans sa résolution de vivre
aux dépens de la République, mais encore finit par demander une
contribution de six millions. Le Sénat délibéra sur le rapport de ses
députés et eut l'insigne faiblesse de consentir par 116 voix contre
7 à cette exigence, que ne justifiaient ni les circonstances ni la
conduite du gouvernement. C'était voter sa propre déchéance!

[Note 186: Leurs dépêches au Sénat ont été publiées par DARU, t. V,
p. 303-313. Cf. lettre de Bonaparte au Directoire (_Correspondance_,
t. II, p. 415). «J'ai dit à M. Pesaro que le Directoire exécutif
n'oubliait pas que la République de Venise était l'ancienne alliée
de la France, que nous avions un désir bien formel de la protéger de
tout notre pouvoir... que nous ne soutenions pas les insurgés; qu'au
contraire je favoriserais les démarches que ferait le gouvernement.»]

Pendant ces négociations les deux partis ennemis en étaient venus
aux mains. Quelques milliers de paysans s'étaient rués sur la ville
de Salo, y avaient surpris un détachement de 200 Polonais[187], et
massacré quelques patriotes. Les montagnards des Vals Camonica,
Trompia et Sabbia, conduits par le comte Fioravanti, couraient
la campagne et assassinaient les traînards français qu'ils
rencontraient. À Vérone se concentraient des forces imposantes sous
le commandement de deux provéditeurs jeunes et dévoués, Giovanelli
et Erizzo. Le Sénat avait donné pleins pouvoirs au comte Emilio des
Emiles, et ce dernier levait des hommes, préparait des magasins et
préparait ouvertement la contre-révolution. Le parti de la réaction
comprenait la grande majorité de la population, les nobles par
attachement héréditaire à la vieille République, qui avait fait la
fortune de leurs maisons, les prêtres irrités par la spoliation
des églises, et les paysans, accablés d'impôts et de réquisitions,
brutalisés et obligés par un récent arrêté de payer la valeur des
bagages pris sur nos soldats par les Autrichiens. D'ailleurs la vue
du drapeau français sur les forteresses vénitiennes indignait tous
ceux qui croyaient encore à la patrie vénitienne, et ils confondaient
dans une haine égale et les usurpateurs étrangers et ceux de leurs
compatriotes qui profitaient des malheurs du temps pour s'entendre
avec les étrangers et se séparer avec éclat de la mère patrie. La
guerre contre la France était donc imminente, mais la guerre civile
avait déjà commencé.

[Note 187: Rapport d'Antonio Turini, syndic du Val-Sabbia (4 avril
1797).]

Ce fut à ce moment, le 22 mars, que parut un manifeste retentissant,
qu'on attribua au provéditeur Battaglia, mais dont ce dernier nia
toujours la paternité, et qui paraît en effet avoir été composé
par un réfugié italien, un certain Salvadou, qui ne cherchait qu'à
brouiller encore la situation afin d'en profiter. Le voici: «Le
délire fanatique de quelques brigands, ennemis de l'ordre et des
lois, a excité les crédules Bergamasques à la rébellion contre
leur souverain légitime. Ils ont dirigé une multitude de scélérats
stipendiés sur les villes et les provinces pour les entraîner à
la révolte. Nous exhortons les sujets restés fidèles à se lever
en masse, à dissiper, à détruire ces ennemis de l'État sans faire
quartier à aucun, se fût-il même rendu prisonnier. Qu'ils soient
certains que le gouvernement s'empressera de leur fournir des secours
d'argent et de troupes réglées. Déjà les Esclavons à la solde de la
République sont prêts à marcher. Que personne ne doute du succès
de l'entreprise; nous pouvons affirmer que l'armée autrichienne
a enveloppé et battu complètement les Français dans le Tyrol et
le Frioul. Elle poursuit le reste de ces hordes sanguinaires et
impies, qui, sous le prétexte de combattre l'ennemi, ont dévasté
les campagnes et pillé les sujets de la République, toujours
sincères, toujours exacts à observer la neutralité. Les Français se
trouvent donc dans l'impossibilité de porter secours aux rebelles.
C'est à nous d'attendre le moment favorable pour leur couper la
retraite devenue leur unique ressource. Nous invitons en outre les
Bergamasques demeurés fidèles et les autres peuples à chasser les
Français des villes et des forts dont ils se sont arbitrairement
emparés, et à s'adresser à nos commissaires Zanchi et Locatelli pour
recevoir les instructions nécessaires aussi bien que la paie de
quatre livres par jour pendant la durée du service.»

Ce manifeste était un véritable appel aux armes qui détruisait la
neutralité et autorisait toutes les représailles. Il est certain que
ces excitations furibondes, ces mensonges intéressés, ces enrôlements
constituaient une provocation ou pour mieux dire une déclaration
de guerre; mais Battaglia était trop prudent pour s'être permis un
pareil éclat. Ni par ses fonctions, ni par son caractère, il n'était
homme à brusquer ainsi la situation. Il s'empressa de désavouer le
manifeste qu'on lui attribuait, et le doge, sur sa prière, en fit
autant[188]: Le grand Conseil, assemblé pour la circonstance, déclara
de son côté que «le manifeste du 22 mars est opposé aux sentiments
que n'a cessé de professer le gouvernement à l'égard d'une nation
amie. Il ne peut, dans le cas qui se présente, que protester contre
d'aussi odieuses perfidies, et il observe à ses fidèles sujets qu'ils
ne doivent pas se laisser séduire par ces souillures. Les maximes
du Sénat sont de vivre, comme précédemment, en parfaite harmonie et
amitié avec la nation française». En effet, tout semble indiquer que
ce manifeste était fabriqué, mais il servait si bien les intérêts de
la France et des révoltés vénitiens, qu'on feignit de croire à son
authenticité. On le colporta, on l'imprima, on le répandit partout
en le présentant comme la meilleure des preuves de la duplicité du
gouvernement vénitien. Quant à Bonaparte, il allait s'en servir comme
d'une arme terrible contre la République.

[Note 188: Déclaration du Doge: «Le Sénat n'a pas appris sans
surprise et sans indignation qu'un acte signé du nom du provéditeur
Battaglia, essentiellement faux et contenant des principes en tout
contraires à ceux que le gouvernement vénitien professe pour le
gouvernement français, était colporté partout. Il entendait le
démentir et le proclamait une embûche opposée aux tendances continues
de la Seigneurie.»]

Bonaparte venait de remporter contre les Autrichiens une nouvelle
série de victoires. Il était alors aux portes de Vienne. Rien ne
l'empêchait d'entrer dans cette capitale; mais il se sentait bien
isolé. Il se rendait compte de la résistance nationale dont il lui
faudrait triompher, s'il réduisait ses adversaires aux dernières
extrémités. D'ailleurs il désirait signer la paix, non seulement
pour ne pas aventurer dans une partie suprême les résultats acquis,
mais surtout pour ajouter à la gloire du conquérant celle du
pacificateur. Peu à peu germa dans son esprit la pensée de faire
cette paix aux dépens de Venise. Sans doute, nous n'étions pas en
guerre avec Venise, mais les griefs s'accumulaient, et la théorie
des compensations territoriales était si séduisante que Bonaparte
avait grande envie d'en faire l'essai aux dépens d'un gouvernement
peu sympathique. Les scrupules ne l'avaient jamais arrêté longtemps.
Puisque l'occasion se présentait de signer une paix glorieuse, même
en sacrifiant un État que liait à la France une alliance plusieurs
fois séculaire, il saurait faire litière de ses scrupules!

Seulement des prétextes étaient nécessaires. Bonaparte ne fut pas
embarrassé pour en trouver. Dès le 5 avril[189], il écrivait au
procurateur Pesaro pour se plaindre des placards affichés à Vérone
contre la France, des assassinats commis contre les Français, d'une
prétendue insulte à notre consul à Zante, du mauvais accueil fait à
une de nos frégates, _la Brune_, et surtout des persécutions dirigées
contre nos partisans. Il terminait par ces paroles menaçantes: «La
République française ne se mêle pas des affaires intérieures de
la République de Venise; mais la nécessité de veiller à la sûreté
de l'armée me fait un devoir de prévenir les entreprises que l'on
pourrait faire contre elle.» Bonaparte lui écrivait encore le même
jour[190], pour le prévenir qu'il considérait le gouvernement
vénitien comme responsable d'une somme de trente millions, déposée
à Venise par le duc de Modène, et dont il venait de prononcer le
séquestre. Enfin, et pour mieux accentuer son mécontentement, il
annonçait aux municipalités provisoires de Brescia et de Bergame
qu'il ne voulait pas intervenir en leur faveur, mais aussi qu'il
empêcherait tout mouvement de troupes dirigé contre les révoltés, ce
qui était en quelque sorte reconnaître la légalité de la révolte[191].

[Note 189: Lettre de Schetting, _Corresp._, t. II, 458.]

[Note 190: Id., _id._]

[Note 191: Id., _id._ «Mon intention est qu'il n'y ait aucune espèce
de trouble ni de mouvements de guerre, et je prendrai toutes les
mesures pour maintenir la tranquillité sur les derrières de l'armée.
Les troupes françaises continueront de vivre avec le peuple dans le
même esprit de neutralité et de bonne intelligence, et je désire,
dans toutes les occasions, vous donner des preuves de l'estime que
j'ai pour vous.»]

Le manifeste de Battaglia vint très à propos lui fournir le
motif de rupture dont il avait besoin pour justifier l'acte
inqualifiable qu'il venait de commettre. Il avait en effet signé,
le 7 avril, l'armistice de Judenbourg, qui allait être bientôt
suivi des préliminaires de Leoben, et ces préliminaires stipulaient
expressément des compensations territoriales pour l'Autriche aux
dépens de Venise. Trois projets préliminaires avaient été soumis à
l'Empereur[192]. Tous trois stipulaient la cession de la Belgique
et de la rive gauche du Rhin à la France, et des compensations
territoriales pour l'Autriche en Italie. Ils variaient pour ces
compensations. Le troisième offrait la restitution de la Lombardie,
le premier et le second sacrifiaient à l'Autriche tout ou partie
des États vénitiens. L'Empereur n'hésita pas. C'était une bonne
fortune inespérée que cette proposition. Il s'agissait d'échanger
une province séparée des États héréditaires contre un territoire
limitrophe. Aussi envoya-t-il à ses plénipotentiaires, Merfeldt et
Gallo, les pouvoirs nécessaires, et, dès le 18 avril, étaient signés
les préliminaires de Leoben.

[Note 192: Lettre de Bonaparte au Directoire, Leoben, 16 avril.
_Corresp._, t. II, p. 489.]

Par ces préliminaires[193] l'Empereur renonçait en faveur de la
France à la Belgique et à la Lombardie, ainsi qu'à la rive gauche
du Rhin, mais il était dédommagé de ces sacrifices par l'abandon
de l'Istrie, de la Dalmatie, et des provinces vénitiennes, situées
entre l'Oglio, le Pô et l'Adriatique. Quant à Venise et aux autres
États de terre ferme, ils devaient être réunis à la Lombardie et à
la République Cispadane. Les parties contractantes se garantissaient
l'une à l'autre les territoires cédés. Elles devaient en outre se
concerter «pour lever tous les obstacles qui pourraient s'opposer à la
prompte exécution des articles précédents, et nommer à cet effet des
commissaires ou des plénipotentiaires qui seraient chargés de tous
les arrangements convenables à prendre avec la République de Venise».
Enfin il était formellement stipulé que ces articles resteraient
secrets jusqu'à la signature du traité de paix définitif. En autres
termes, Bonaparte et les représentants de l'Empereur venaient
de décider le partage de la République Vénitienne, c'est-à-dire
d'un État neutre, que le droit des gens, à défaut d'engagements
solennels, aurait dû protéger contre les convoitises autrichiennes
et la trahison française. Le plus singulier c'est que le Directoire
n'avait pas autorisé le général de l'armée d'Italie à sacrifier ainsi
Venise, et Venise se doutait si peu de la catastrophe qui la menaçait
qu'elle continuait son déplorable système de neutralité désarmée,
et, par son inconcevable faiblesse, se mettait à la merci de ses
vainqueurs sans combat.

[Note 193: Articles secrets des préliminaires. _Id._, II, 497. Lettre
de Bonaparte au Directoire (II, 489).]

Bonaparte se rendait très bien compte de l'acte inique qu'il
commettait. Il n'ignorait pas non plus qu'il outrepassait ses
instructions, en disposant ainsi du sort d'un peuple allié, ou du
moins neutre. Aussi résolut-il de prendre les devants, d'abord en
expliquant sa conduite au Directoire, puis en réduisant Venise à la
nécessité de se défendre, afin d'avoir un prétexte pour la démembrer.
Le jour même où il faisait part au Directoire de la signature des
préliminaires, il cherchait à les justifier en accusant Venise: «Le
gouvernement de Venise[194] est le plus absurde et le plus tyrannique
des gouvernements. Il est d'ailleurs hors de doute qu'il voulait
profiter du moment où nous étions dans le coeur de l'Allemagne pour
nous assassiner. Notre République n'a pas d'ennemis plus acharnés,
comme les émigrés et Louis XVIII d'amis qui leur soient plus
véritablement dévoués. Son influence se trouve considérablement
diminuée, et cela est tout à notre avantage. Cela d'ailleurs lie
l'Empereur à la France, et obligera ce prince, pendant les premiers
temps de notre paix, à faire tout ce qui pourra nous être agréable.»
En même temps, et pour mieux excuser cette inqualifiable violation du
droit des gens, il prenait la résolution de pousser à bout Venise, et
de montrer par tous les moyens possibles qu'il avait le droit d'agir
contre elle comme il le faisait.

[Note 194: Lettre de Bonaparte au Directoire. Leoben, 19 avril 1707.
_Corresp._, t. II, p. 501.]

Le 7 avril avait été signé l'armistice de Judenbourg. Dès le 9,
étaient lancées de Judenbourg contre Venise diverses lettres qu'il
nous faut analyser, car elles démontreront jusqu'à l'évidence que,
dès cette époque, Venise était condamnée dans l'esprit de Bonaparte.
La première de ces[195] lettres est adressée au ministre de France
à Venise, Lallement. Bonaparte le prévient qu'il vient d'envoyer à
Venise un de ses aides de camp, Junot, porteur d'une lettre au Doge.
Il lui adresse en même temps une note énumérant sept griefs[196] dont
il exigera le redressement immédiat: «Vous demanderez au Sénat de
Venise une explication catégorique dans douze heures, savoir si nous
sommes en paix ou en guerre, et, dans le dernier cas, vous quitteriez
sur-le-champ Venise.» Vient ensuite une proclamation[197] au peuple
de terre ferme. Il plaint les Vénitiens du peu d'égards que leur
ont témoigné les patriciens, et leur annonce une prompte vengeance:
«Je sais que, n'ayant aucune part à son gouvernement, je dois vous
distinguer dans les différents châtiments que je dois infliger aux
coupables. L'armée française protégera votre religion, vos personnes
et vos propriétés. Vous avez été vexés par ce petit nombre d'hommes
qui se sont, depuis le temps de la barbarie, emparés du gouvernement.
Si le Sénat de Venise a sur vous le droit de conquête, je vous
en affranchirai. S'il a sur vous le droit d'usurpation, je vous
restituerai vos droits.» Il prescrivait en même temps au général
Kilmaine, auquel il avait laissé le commandement de toutes les
forces laissées en arrière, de désarmer les garnisons vénitiennes de
Padoue, Trévise, Bassano, Vérone, Brescia et Bergame, et d'installer
partout des municipalités provisoires[198]. «Vous aurez bien soin de
ne vous laisser arrêter par aucune espèce de considération. Si dans
vingt-quatre heures la réponse n'est pas faite, que tout se mette en
marche à la fois, et que sous vingt-quatre heures il n'existe pas un
soldat vénitien sur le continent... Tout va fort bien ici, et, si
l'affaire de Venise est bien menée, comme tout ce que vous faites,
ces gaillards-là se repentiront, mais trop tard, de leur perfidie. Le
gouvernement de Venise, concentré dans sa petite île, ne serait pas,
comme vous le pensez bien, de longue durée.»

[Note 195: _Correspondance_, t. II, p. 474.]

[Note 196: Id., id.]

[Note 197: Id., p. 477.]

[Note 198: Id., p. 476.--Cf. lettre du 11 avril au général Baraguey
d'Hilliers (_Correspondance_, t. II, p. 479).]

Ultimatum menaçant adressé au Sénat sous la double forme d'une
note remise par le ministre de France et d'une lettre lue au doge
par un aide de camp, appel à la révolte des peuples restés soumis,
mesures militaires destinées à prévenir toute résistance: comme
on le voit, Bonaparte n'a pas ménagé Venise, et il prévoyait si
peu une opposition quelconque à ses ordres, qu'il prenait soin, ce
même jour 9 avril 1797, d'envoyer au Directoire copie des lettres
précédentes[199], et il y ajoutait cet étrange commentaire: «Quand
vous lirez cette lettre, nous serons maîtres de tous les États
de terre ferme, ou bien tout sera rentré dans l'ordre et vos
instructions exécutées. Si je n'avais pas pris une mesure aussi
prompte et que j'eusse donné à tout cela le temps de se consolider,
cela aurait pu être de la plus grande conséquence.»

[Note 199: _Correspondance_, II, p. 498. Cf. la curieuse lettre
adressée par Bonaparte à Pesaro, le 11 avril (_Correspondances_,
t. II, p. 483). «Il serait singulier que le Sénat de Venise nous
obligeât à lui faire la guerre, dans le moment où nous sommes en paix
avec tout le continent.»]

Avant que la réponse du Directoire à ces diverses communications ne
fût parvenue, Junot se rendit à Venise et y exécuta les ordres de
son général[200]. Arrivé le 14 avril, il était, dès le lendemain,
introduit au grand Conseil et donnait lecture de la lettre
suivante[201]: «Toute la terre ferme de la sérénissime République
de Venise est en armes; de toutes parts les paysans, que vous avez
armés et soulevés, crient: mort aux Français! plusieurs centaines
de soldats de l'armée d'Italie en ont déjà été victimes. C'est en
vain que vous désarmerez des rassemblements que vous-mêmes vous
avez organisés. Croyez-vous que, dans le moment où je me trouve au
coeur de l'Allemagne, je ne puisse pas faire respecter le premier
peuple de l'univers? Le sénat de Venise a répondu par la perfidie la
plus noire aux procédés généreux que nous avons toujours eus avec
lui... La guerre ou la paix. Si vous ne prenez pas, sur-le-champ, les
moyens de dissiper les rassemblements, si vous ne faites pas arrêter
et livrer en mes mains les auteurs des assassinats qui viennent de
se commettre, la guerre est déclarée. Le Turc n'est pas sur vos
frontières. Aucun ennemi ne vous menace: cependant, de dessein
prémédité, vous avez fait naître des prétextes pour avoir l'air de
justifier un rassemblement dirigé contre l'armée. Il sera dissous
dans vingt-quatre heures. Nous ne sommes plus au temps de Charles
VIII.» À ces insultes qu'aggravait encore l'affectation de rudesse
militaire avec laquelle Junot les jetait à la face du Sénat, il n'y
avait qu'à répondre par la guerre immédiate, et, puisqu'on évoquait
le souvenir des temps anciens, se rappeler que Venise avait jadis
lutté contre le pape, les rois de France et d'Espagne et l'empereur
d'Allemagne coalisés: mais on venait d'apprendre la terrible nouvelle
des préliminaires de Leoben. On n'en connaissait pas le texte, mais
on soupçonnait quelque trahison. D'ailleurs on n'ignorait pas que
l'Autriche ne viendrait pas au secours de la ville menacée, et que
le général vainqueur n'avait, pour ainsi dire, qu'à étendre la main
pour exécuter ses menaces. La réponse du doge fut[202] donc humble,
plus peut-être qu'il n'aurait convenu au chef d'une République
autrefois si orgueilleuse. Il protestait de ses bonnes intentions,
de «l'ingénuité de sa conduite», annonçait que satisfaction serait
accordée sur tous les points et espérait que les bons rapports
continueraient entre les deux Républiques. Quant au Sénat, il
s'associa par un vote aux paroles de son chef et décréta, par cent
cinquante-six suffrages, que deux députés, le censeur Francesco Dona
et l'ancien ministre de la guerre, Leonardo Giustiniani, seraient
envoyés à Bonaparte pour lui faire agréer les excuses de la
République. Mais il était déjà trop tard. Deux événements survinrent
à l'improviste qui renversèrent toutes leurs espérances et donnèrent
à Bonaparte le prétexte qu'il cherchait et l'excuse dont il avait
besoin.

[Note 200: Rapport de Junot à Bonaparte, cité par DARU, t. VII, p.
302.]

[Note 201: _Corresp._, t. II, p. 473.]

[Note 202: La lettre du Doge a été donnée par _Daru_, t. V, p.
335-338.]

Le général Kilmaine, au reçu de la dépêche du 9 avril, avait exécuté
ses ordres. Nulle part il n'avait rencontré de résistance. Les
garnisons vénitiennes avaient été partout désarmées, sauf à Vérone,
car dans cette ville s'étaient concentrés plusieurs régiments
d'Esclavons qui ne paraissaient nullement disposés à l'obéissance,
et se sentaient soutenus par des bandes de paysans qui tenaient la
campagne et par l'armée autrichienne de Laudon qui campait dans le
voisinage, aux débouchés du Tyrol. Kilmaine se contenta d'augmenter
la garnison française. Elle comprenait environ 1.900 hommes, sans
parler des 300 à 400 malades ou employés d'administration épars
dans la ville, sous le commandement d'un chef énergique, le général
Balland, et campait dans les forts; mais, de part et d'autre, on
était sur le qui-vive. Dès le 16 avril, des barques, chargées de
vivres pour l'armée française, avaient été arrêtées et pillées à
Pescentina par des paysans vénitiens. Le nombre des assassinats
augmentait. C'était un véritable état de guerre. La moindre étincelle
allait provoquer l'incendie.

Le 17 avril, lundi de Pâques, deux patrouilles vénitienne et
française se rencontrèrent dans la ville et s'insultèrent[203].
Aussitôt les Vénitiens se jettent sur les Français répartis dans
les différents quartiers de la ville et commencent à les égorger.
Le général Balland fait battre le rappel et ordonne de tirer le
canon des châteaux. La première volée enleva le faîte du palais des
Scaliger. Enfiévrée par ces détonations inattendues, la populace
sort des maisons, le couteau à la main, et égorge sans pitié tous les
Français isolés qu'elle rencontre. Tous ceux qui ne parvinrent pas
à se réfugier dans les forts, ou qui ne trouvèrent pas asile chez
quelques Véronais, tels que les comtes Nogarola et Carlotti, assez
généreux pour risquer leur vie en bravant les fureurs populaires,
hommes, femmes et enfants furent massacrés, et souvent avec d'odieux
raffinements. Nos blessés et nos malades ne furent pas respectés dans
les hôpitaux. On les arrachait de leurs lits de souffrance et les
cadavres étaient jetés dans l'Adige: «C'était, raconte l'historien
Botta, c'était un spectacle à la fois déplorable et terrible que ces
malades languissants, poursuivis par des assassins couverts de sang;
que ces femmes épouvantées foulées aux pieds par des femmes en furie.
J'ai vu un portique encore dégouttant du sang des Français, assommés
plutôt qu'égorgés par le peuple exaspéré; j'ai vu retirer des puits
et des égouts des uniformes ensanglantés; j'ai vu les assassins
porter en triomphe les dépouilles de leurs victimes; mais c'était
à l'hôpital qu'on remarquait le plus d'acharnement et de cruauté.
Plusieurs malades furent tués, d'autres maltraités et dépouillés. Ni
les supplications, ni l'état de faiblesse, ni l'aspect même de la
mort ne pouvaient inspirer de la pitié à ces cruels qui n'avaient
plus de l'homme que la forme.»

[Note 203: D'après le rapport du provéditeur et du podestat (daté
de Vienne, 18 avril): «il était à peu près quatre heures du soir
lorsque, sans que rien nous en eût fait connaître la cause, on
entendit partir du fort le plus élevé au-dessus de la ville, trois
coups de canon à poudre qui paraissaient un signal.» D'après les
relations françaises, Balland n'aurait ouvert le feu, qu'en apprenant
les premiers assassinats. Les relations françaises ont été imprimées
dans le recueil de pièces relatives aux affaires de Venise, du 22
floréal an V.]

Le général Balland avait ouvert et continuait contre la ville un
feu destructeur. Les magistrats vénitiens qui jusqu'alors avaient
tout laissé faire, mais sans paraître, envoyèrent un parlementaire
au général en le priant d'arrêter le désastre, ou sinon ils ne
promettaient pas de faire respecter quelques malheureux Français
qui avaient trouvé asile dans le palais du gouverneur. Balland
pour les sauver consentit à traiter, mais on ne put s'entendre sur
les conditions. Il exigeait avec raison le désarmement universel
et des otages. Les insurgés, dont le nombre augmentait d'heure en
heure, réclamaient l'évacuation des forts. La lutte continua. Les
magistrats, incapables de maîtriser plus longtemps cette multitude
furieuse, disparurent, et les massacres recommencèrent.

Pendant quelques jours la situation de Balland fut critique. Les
insurgés étaient nombreux et interceptaient les communications. Le
comte Francesco des Emiles s'emparait de la porte San-Zeno. Les
capitaines Nogarola et Caldgano prenaient les portes de l'évêque
et Saint-Georges, et donnaient la main aux paysans insurgés. Les
Esclavons pressaient le siège des châteaux. Le vieux fort adossé à
la ville, et séparé d'elle seulement par un mauvais pont fermé par
une grille en fer, était fort compromis. Le château de Saint-Félix
était bombardé par des batteries établies à Pescentina. Enfin Laudon,
prévenu par les insurgés, accourait à marches forcées. Balland pour
se dégager essayait d'opérer des sorties, mais elles étaient toujours
ramenées avec perte. Il n'avait d'autre ressource que de tirer sur la
ville à boulets rouges afin d'allumer des incendies et d'obtenir de
la sorte quelque répit, mais il n'était que temps pour lui et pour la
petite garnison française de recevoir des secours.

Le 21 avril le général Chabran arriva le premier de Brescia avec 1200
hommes de renfort[204]; il passa sur le ventre à un corps nombreux
de paysans, mais ne put opérer sa jonction avec Balland. Le 23 on
apprenait la signature des préliminaires de Leoben et le général
autrichien Laudon suspendait sa marche. Kilmaine, au contraire,
précipitait la sienne[205]. Il arrivait avec la garnison de Mantoue.
Celle de Bologne était annoncée. Victor accourait de Padoue avec
une petite armée de 6.000 hommes. Les Véronais n'avaient plus qu'à
se soumettre. Le chef des Esclavons, le général Fioraventi, voulut
prévenir l'attaque des Français, mais il fut battu à Croce-Bianca et
obligé de se rendre. Un nouveau combat, à Pescentina, nous permit
enfin d'entrer dans la cité rebelle. Kilmaine la livra au pillage,
fusilla les chefs de l'insurrection, et lança sur les routes sa
cavalerie pour désarmer les paysans et sabrer ceux qui résisteraient.
L'ordre fut donc rétabli, mais près de 400 Français avaient succombé
dans cet affreux massacre resté célèbre dans l'histoire sous le nom
de Pâques Véronaises. Ce fut comme une manifestation spontanée de
ressentiments dévorés en silence. On eût dit que la haine populaire,
plus clairvoyante que la politique des hommes d'État, semblait avoir
deviné qu'au moment même Bonaparte abandonnait à l'Autriche les
dépouilles de Venise.

[Note 204: Rapport du général Chabran daté de Croce-Bianca.]

[Note 205: Rapports adressés par Kilmaine à Bonaparte, Mantoue, 22
avril, et Vérone, 27 avril. Rapport du général Balland, Vérone, 27
avril.]

Certes nous ne chercherons pas à justifier un acte aussi odieux
que les Pâques Véronaises. Les Vénitiens méritaient une punition
exemplaire: mais l'histoire est si souvent faite de mensonges et de
conventions que les erreurs s'accréditent, et qu'il devient difficile
de les faire disparaître. Ainsi n'avons-nous pas lu et sans doute
ne lirons-nous pas encore que ce fut pour se venger des Pâques
Véronaises que Bonaparte abandonna Venise à l'Autriche? Un simple
rapprochement de dates suffira pour démontrer que Venise était déjà
sacrifiée. Les préliminaires de Leoben furent signés le 18 avril,
et les plénipotentiaires en discutaient les conditions depuis le 7
avril, jour où fut signé l'armistice de Judenbourg. Quant aux Pâques
Véronaises elles commencèrent le lundi 17 avril, à quatre heures
de l'après-midi. Bonaparte ne pouvait évidemment deviner ce qui se
passait à cent cinquante lieues derrière lui: ce n'est que plus tard,
et pour se justifier, qu'il affecta de représenter la cession de
Venise comme une vengeance du massacre de Vérone, et la postérité a
eu le tort d'accepter, sans même le discuter, ce jugement erroné.

Aussi bien un acte plus odieux encore[206] allait fournir à Bonaparte
de nouveaux griefs également sérieux. Le 29 avril, un lougre
français de huit canons, monté par trente-quatre hommes d'équipage,
et commandé par le capitaine Laugier, poursuivi dans le golfe de
Venise par des frégates autrichiennes, s'était engagé dans la passe
du Lido afin de trouver un refuge dans le port. Or d'antiques
règlements défendaient l'entrée du port à tout navire belligérant.
Le capitaine Laugier reçut l'ordre d'appareiller. Il allait obéir,
lorsque les forts vénitiens le criblèrent de boulets. Il fut tué avec
quelques-uns de ses matelots, et les autres furent faits prisonniers
et laissés toute la nuit sans vêtements sur le pont du navire[207].
Les Vénitiens ont prétendu plus tard que le lougre de Laugier était
un corsaire, qu'il avait attaqué le premier les navires vénitiens
ancrés dans le port, et qu'on n'avait fait qu'user de représailles à
son endroit, mais est-il probable qu'un navire, déjà poursuivi par
des forces supérieures, ait cherché à attaquer d'autres navires,
défendus par des fortifications? Laugier demandait simplement un
refuge, et il fut assassiné comme l'étaient au même moment ses
compatriotes dans les rues de Vérone. Ce déplorable événement allait
singulièrement aggraver les dangers de la République Vénitienne.

[Note 206: Sur l'affaire de Laugier, voir la protestation du ministre
Lallement. Elle a été insérée par DARU dans les pièces justificatives
de son _Histoire de Venise_, t. VII, p. 309. Cf. lettre de Bonaparte
au Directoire (Trieste, 30 avril. _Correspondance_, t. III, p. 12).]

[Note 207: Le rapport de l'officier vénitien a été cité par DARU, t.
V, p. 356. Cf. la relation envoyée par le Sénat à son ambassadeur à
Paris, le 26 avril 1797.]

Les patriciens, surpris par la rapidité et par l'imprévu des
événements, n'avaient encore pris aucune résolution: ils attendaient
sans doute, pour se décider, l'issue des combats livrés dans
Vérone. Ils apprirent en même temps et la défaite des insurgés et
la signature des préliminaires de Leoben. Il fallait à tout prix
désarmer Bonaparte! Le Doge commença, et ce désaveu[208] était une
première punition, par protester de la pureté de ses intentions
au sujet des Pâques Véronaises; puis il envoya un exprès aux deux
députés qui n'avaient pas encore rejoint le quartier général, et leur
donna pleins pouvoirs pour accorder toutes les satisfactions qu'on
leur demanderait.

[Note 208: «Lorsqu'une révolution aussi fatale qu'imprévue a éclaté
dans les villes au delà du Mincio, les sentiments unanimes de nos
peuple leur ont fait prendre spontanément les armes dans la seule
intention de comprimer la révolte et de repousser la violence des
insurgés... Si, dans une confusion aussi grande, quelques malheurs
sont arrivés, il ne faut les attribuer qu'à la confusion même et
nullement à la volonté du Sénat. Empressé de satisfaire à votre
demande, le Sénat fait rechercher pour les consigner en vos mains
ceux qui ont osé commettre des assassinats sur les individus de
l'armée française. Les mesures les plus efficaces sont prises pour
en découvrir les auteurs, afin qu'ils subissent le châtiment qu'ils
méritent.» Document cité par BARRAL, p. 269.]

Bonaparte ne l'a jamais écrit dans sa _Correspondance_, mais il
est probable qu'il reçut avec grand plaisir la nouvelle des Pâques
Véronaises et de l'assassinat de Laugier. Il avait absolument besoin
de prétextes plausibles pour justifier les préliminaires de Leoben,
et cette double violation du droit des gens arrivait à point pour
justifier les représailles.

Dès le 22 avril[209], avant qu'il eut appris les événements de Vérone
et de Venise, il écrivait au Directoire: «Peut-être serait-il bon
de déclarer la guerre aux Vénitiens. Par là l'Empereur serait à
même d'entrer en possession de la terre ferme de Venise, et nous de
réunir à la république milanaise Bologne, Ferrare et la Romagne. Si
l'on veut continuer la guerre, je crois qu'il faut encore commencer
dans cet entr'acte par déclarer la guerre à la République de Venise,
remuer toute la terre ferme et donner le pouvoir au parti contraire à
celui de l'aristocratie.» À peine eut-il reçu les dépêches relatives
au double massacre que, sans même attendre la réponse du Directoire,
il se prépara à envahir le territoire vénitien, et à jeter lui-même
par terre le gouvernement dont il avait conspiré la perte. «Il faut
avant tout, écrivait-il encore au Directoire[210], prendre un parti
pour Venise... Je sais que le seul parti qu'on puisse prendre est de
détruire ce gouvernement atroce et sanguinaire.»

[Note 209: Eggen-Wald, 22 avril 1797 (_Correspondance_, t. III, p.
1).]

[Note 210: Trieste, 30 avril (_Corresp._, t. III, p. 11). Cf. seconde
lettre du même jour: «Si le sang français doit être respecté en
Europe, si vous voulez qu'on ne s'en joue pas. Il faut que l'exemple
de Venise soit terrible. Il nous faut du sang.»]

Pendant ce temps, les envoyés de Venise, Dona et Giustiniani, avaient
rejoint Bonaparte à Gratz, et avaient eu avec lui une première
entrevue (26 avril)[211]. Personne encore ne connaissait l'affaire
Laugier. Le général en chef reçut les députés avec courtoisie,
mais leur déclara net et clair qu'il ne se contenterait pas de
satisfactions illusoires. «J'ai quatre-vingt mille hommes et vingt
barques canonnières, leur dit-il. Je ne veux plus d'inquisition,
plus de Sénat, je serai un Attila pour Venise. Quand j'avais en
tête le prince Charles, j'ai offert à M. Pesaro l'alliance de la
France, je lui ai offert notre médiation pour faire rentrer dans
l'ordre les villes insurgées. Il a refusé, parce qu'il lui fallait un
prétexte pour tenir la population sous les armes, afin de me couper
la retraite, si j'en avais eu besoin; maintenant, si vous réclamez
ce que je vous avais offert, je le refuse à mon tour. Je ne veux
plus d'alliance avec vous, je ne veux plus de vos projets, je veux
vous donner la loi.» Les deux commissaires ne purent qu'opposer de
vaines protestations à cette mise en demeure. Aussi bien ils avaient
entendu dire tout le long de la route que Venise était sacrifiée et
son territoire partagé. À l'angoisse patriotique qui les étreignait
se joignait la difficulté de négocier avec un général irrité, et
qui visiblement avait déjà son parti pris à l'avance. Ils luttèrent
pourtant avec une obstination qui les honore, et obtinrent que les
négociations continueraient.

[Note 211: Voir le rapport de Dona et Giustiniani, en date du 28
avril. Il est cité par DARU, t. V, p. 367.]

Ce fut alors qu'on apprit à la fois la bataille de Vérone et
l'assassinat de Laugier. Effrayés par la responsabilité qui les
écrasait, Dona et Giustiniani sollicitèrent une nouvelle entrevue
par une lettre humble et suppliante où ils se mettaient à la merci
de ce vainqueur sans combat: «Si des circonstances[212] impossibles
à prévoir ont amené des événements pour lesquels la République
Française se croie en droit d'exiger des réparations; si, au terme
des plus glorieux succès militaires, elle jugeait que le gouvernement
vénitien eût quelque chose à faire pour compléter le nouveau système
d'équilibre politique, que la France jugera à propos de donner à
l'Europe, nous supplions Votre Excellence de s'expliquer. La France,
au point de grandeur où elle est parvenue, objet de l'admiration
universelle, trouvera certainement plus de gloire dans les efforts
volontaires que la République vénitienne s'empressera de faire que
dans une conduite hostile contre un gouvernement qui se reconnaît
sans défense.» La réponse de Bonaparte fut dure, impitoyable.
Elle sonnait le glas de la République[213]. La voici: «Je n'ai lu
qu'avec indignation la lettre que vous m'avez écrite relativement
à l'assassinat de Laugier. Vous avez aggravé l'atrocité de cet
événement, sans exemple dans les annales des nations modernes,
par le tissu de mensonges que votre gouvernement a fabriqués pour
chercher à se justifier. Je ne puis pas, Messieurs, vous recevoir.
Vous et votre Sénat êtes dégouttants du sang français. Quand vous
aurez fait remettre en mes mains l'amiral qui a donné l'ordre de
faire feu, le commandant de la tour et les inquisiteurs qui dirigent
la police de Venise, j'écouterai vos justifications. Vous voudrez
bien évacuer dans le plus court délai le continent de l'Italie.
Cependant, si le nouveau courrier que vous venez de recevoir était
relatif à l'événement de Laugier, vous pourriez vous présenter
chez nous.» Désespérés, Dona et Giustiniani voulurent tenter cette
dernière chance de réconciliation. Ils se rendirent auprès du général
à Palmanova, et le supplièrent de ne pas traiter la République
Vénitienne, cette amie séculaire de la France, plus durement que «les
ennemis[214] auxquels il accordait la paix, les peuples conquis à qui
il donnait la liberté, les neutres dont il acceptait l'alliance».
Le général se contenta de leur répéter froidement les termes de sa
lettre, et comme les infortunés, poussés au désespoir, recoururent
au pire des moyens, et essayèrent de le corrompre: «Non, non, leur
répondit-il avec violence, quand vous couvririez cette plage d'or,
tous vos trésors, tout l'or du Pérou ne peuvent payer le sang
français.» Venise était décidément condamnée. Il ne restait plus qu'à
exécuter la condamnation.

[Note 212: Lettre citée par DARU, t. V, p. 378.]

[Note 213: Trieste, 30 avril. _Correspondance_, t. III, p. 13.]

[Note 214: Rapport des envoyés vénitiens en date du 1er mai. Il est
cité par DARU, t. V, p. 379.]


IV

Bonaparte, à la première nouvelle de ces attentats qui venaient
si à propos donner à son crime de lèse-nation une apparence de
légalité, avait écrit à Lallement pour lui intimer l'ordre de quitter
Venise. Sa lettre était même conçue en termes tellement vifs qu'elle
semblait rendre impossible tout arrangement ultérieur. Et, en effet,
sa résolution était bien prise de réduire Venise à la dernière
extrémité, pour la livrer plus facilement à l'Autriche et obtenir
ainsi, aux dépens de cette ville infortunée, la paix dont il avait
besoin. «Le sang français a coulé dans Venise, écrivait-il[215],
et vous y êtes encore! Attendez-vous donc qu'on vous en chasse?
Les Français ne peuvent plus se promener dans les rues, ils sont
accablés d'injures et de mauvais traitements, et vous restez simple
spectateur! Depuis que l'armée est en Allemagne, on a, en terre
ferme, assassiné plus de quatre cents Français, on a assiégé la
forteresse de Vérone qui n'a été dégagée qu'après un combat sanglant,
et, malgré tout cela, vous restez à Venise!... Faites une note
concise et digne de la grandeur de la nation que vous représentez et
des outrages qu'elle a reçus; après quoi partez de Venise et venez
me joindre à Mantoue.» Il écrivait en même temps à Augereau[216] de
prendre le commandement en chef à Vérone, et de punir sévèrement les
principaux instigateurs de la révolte. La division Victor prenait
position sur l'Adige, Masséna occupait Padoue, Bernadotte Udine,
Serrurier Sacile, Joubert Vicence et Bassano. Tous les navires
français qui croisaient dans l'Adriatique recevaient l'ordre de
se rapprocher de Venise. L'armée française en un mot s'ébranlait
tout entière contre Venise, et, dès le premier jour, la résistance
nationale se trouvait paralysée.

[Note 215: Palmanova, 30 avril 1797. _Correspondance_, t. III, p. 14.]

[Note 216: Lettres à Augereau, Milan, 5 mai (_Corresp._, III, 21).
Ordre général du 6 mai (III, 27). Ordre du 8 mai (III, 31).]

Dès le 2 mai, Bonaparte avait lancé contre Venise un manifeste[217]
qui équivalait à une déclaration de guerre. Dix-sept griefs y étaient
énumérés, les uns sans gravité, les autres, malheureusement pour
Venise, très sérieux. Il informait en même temps le Directoire[218]
de la résolution qu'il venait de prendre et terminait par ces mots
significatifs: «Tant d'outrages, tant d'assassinats ne resteront
pas impunis; mais c'est à vous surtout et au corps législatif qu'il
appartient de venger le nom français d'une manière éclatante. Après
une trahison aussi horrible, _je ne vois plus d'autre parti que celui
d'effacer le nom vénitien de dessus la surface du globe_. Il faut le
sang de tous les nobles vénitiens pour apaiser les mânes des Français
qu'ils ont fait égorger... Dès l'instant où je serai arrivé à
Trévise, j'empêcherai qu'aucun Vénitien ne vienne en terre ferme, et
je ferai travailler à des radeaux, afin de pouvoir forcer les lagunes
et chasser de Venise même ces nobles, nos ennemis irréconciliables et
les plus vils de tous les hommes... L'évêque de Vérone a prêché, la
semaine sainte et le jour de Pâques, que c'était une chose méritoire
et agréable à Dieu que de tuer les Français. Si je l'attrape, je le
punirai exemplairement.»

[Note 217: Manifeste de Palmanova (_Corresp._, t. III, p. 16).]

[Note 218: Lettre de Palmanova, 3 mai 1797 (_Corresp._, t. III, p.
21).]

Ce furent les ouailles de l'évêque de Vérone qui ressentirent les
premiers effets de la colère de Bonaparte[219]. Augereau avait été
chargé de les punir. La punition fut terrible. Les Véronais durent
payer une contribution de 12.000 sequins pour la dépense de l'armée,
et une contribution de 50.000 sequins à distribuer entre les soldats
et officiers qui avaient pris part au siège et à la délivrance de
la ville. Le séquestre était mis sur les objets déposés au mont de
piété, sauf ceux d'une valeur moindre de 50 francs qu'on restituerait
au peuple. Confiscation de tous les chevaux de voiture et de selle.
Réquisition de cuir pour 40.000 paires de souliers et 2.000 paires
de bottes; de draps pour 12.000 culottes, 12.000 vestes, 4.000
habits; de toiles pour 12.000 chemises et 12.000 guêtres; 12.000
chapeaux et 12.000 paires de bas. Confiscation de l'argenterie
des églises et des autres établissements publics. Arrestation de
cinquante Véronais compromis. Ils seront envoyés garrottés à Toulon
et de là transférés à la Guyane. S'il se trouve des nobles parmi
eux, on les fusillera. Les biens des condamnés seront confisqués.
Désarmement de tous les Véronais. Confiscation des «tableaux,
collections de plantes, de coquillages, etc., appartenant soit à
la ville, soit aux particuliers». Ces ordres impitoyables furent
exécutés. Ils furent même dépassés. Un commissaire des guerres,
Bouquet, et un colonel, Landrieux, se signalèrent si bien par leurs
exactions qu'Augereau se vit obligé de flétrir leur conduite et
de provoquer une enquête. Certes les Véronais payaient bien cher
la faute qu'ils avaient commise de recourir à l'assassinat pour
recouvrer leur indépendance.

[Note 219: Arrêté de Milan, 6 mai 1797 (_Corresp._, t. III, p. 23).]

Restait Venise, et Venise, derrière ses lagunes, faisait encore
figure honorable. Venise est en effet dans une position militaire
incomparable. Bâtie sur soixante et dix îles, reliées entre elles
par quarante-cinq ponts, protégée du côté du continent par un
impraticable marais défendu par le fort Malghera, du côté de la mer
par d'étroits bourrelets de sable défendus par les forts San Pietro,
Alberoni, Malamocco, et Lido, elle présentait des obstacles presque
invincibles, même au général qui venait d'humilier l'Autriche. Bien
que Bonaparte affectât le dédain[220] le plus profond et feignît même
de ne pas croire à la possibilité de la résistance, au fond du coeur
il n'était pas tellement rassuré. Venise avait déjà vu plusieurs fois
l'ennemi à ses portes, et avait victorieusement repoussé toutes les
attaques. Ne pouvait-elle pas encore, dans l'excès de son désespoir,
essayer la résistance? Quelques vaisseaux de ligne, 38 frégates
ou galères, 168 chaloupes canonnières, 750 canons, 8.500 matelots
et canonniers, 3.500 Italiens et 11.000 Esclavons comme garnison,
des vivres pour huit mois, des munitions considérables, certes la
résistance pouvait se prolonger, car nous n'étions pas maîtres de
la mer, et nous ne pouvions marcher dans les lagunes que la sonde à
la main, exposés au feu d'innombrables batteries. L'Autriche enfin
n'avait pas dit son dernier mot. Si elle rejetait les préliminaires
et nous attaquait avant que Venise eût capitulé, nous étions pris
entre deux feux. Les Vénitiens, par malheur pour eux, n'étaient
plus que l'ombre d'eux-mêmes. Ils avaient perdu tout ressort, toute
énergie. En face de l'ennemi, ils auraient dû n'avoir qu'une pensée,
lui tenir tête; mais ils étaient divisés. La noblesse et le peuple
faisaient, il est vrai, cause commune, mais la noblesse, pour ne
pas avoir à compter plus tard avec le peuple, n'osait le pousser à
de viriles résolutions. La bourgeoisie se réjouissait de l'approche
des Français, mais ne laissait pas éclater sa joie, par crainte
d'un massacre. Les Esclavons enfin, mercenaires à moitié barbares,
n'attendaient qu'une occasion pour se livrer au pillage. Aussi
n'envisageait-on qu'avec terreur l'éventualité d'un siège. Une pensée
égoïste se mêlait encore à ces préoccupations. Les uns craignaient le
ravage de leurs propriétés de terre ferme, les autres la suppression
des emplois ou des pensions dont ils vivaient, tous les horreurs du
sac et du pillage. La démoralisation la plus complète régnait dans
les esprits. On ne songea bientôt plus qu'à désarmer à tout prix un
vainqueur justement irrité.

[Note 220: Lettre du 8 mai au Directoire (_Corresp._, t. III, p. 29):
«Je ne suis éloigné actuellement que d'une petite lieue de Venise, et
je fais les préparatifs pour pouvoir y entrer de force, si les choses
ne s'arrangent pas. J'ai chassé de la terre ferme tous les Vénitiens,
et nous en sommes en ce moment exclusivement les maîtres. Il n'existe
plus de lion de Saint-Marc.»]

Le 30 avril, lorsqu'on reçut le rapport de Dona et de Giustiniani,
annonçant pour la première fois la résolution prise par Bonaparte
de modifier la forme du gouvernement, le doge convoqua dans ses
appartements privés quarante-trois des plus hauts fonctionnaires
de la République et demanda leur avis. Daniel Delfino, ancien
ambassadeur à Paris, prit le premier le parole, et proposa de
s'adresser au banquier Haller qui consentirait sans doute à
servir d'intermédiaire, et apaiserait la colère du général; mais
le procurateur Capello se moqua de cet expédient qu'il trouvait
puéril, et la proposition fut abandonnée. Le procurateur Pesaro
demanda alors qu'on se défendît. À ce moment même fut apportée une
dépêche du commandant de la flottille demandant l'autorisation de
détruire les ouvrages que commençaient les Français. Pesaro, Priuli,
Erizzo appuyèrent sa demande, mais Capello fit remarquer qu'on ne
connaissait pas encore les préliminaires de Leoben et qu'il était
peut-être dangereux de renoncer brusquement au système de neutralité.
L'assemblée se sépara, après avoir pris la résolution de convoquer le
Grand Conseil. «C'en est fait de ma patrie, s'écria Pesaro les larmes
aux yeux; je ne puis la secourir, mais un galant homme trouve une
patrie partout: Il faut aller en Suisse.»

Le Grand Conseil se rassembla le 1er mai. Six cent dix-neuf
patriciens prirent part à cette délibération suprême[221]. Le
doge leur fit, d'une voix entrecoupée par les sanglots, l'exposé
de la situation, et leur demanda de donner pleins pouvoirs à
deux députés pour adopter, de concert avec le général Bonaparte,
quelques modifications dans la forme du gouvernement. Cinq cent
quatre-vingt-dix-huit patriciens acceptèrent cette proposition.
C'était son abdication, c'était la chute de la République que venait
ainsi de décider cette assemblée, composée en partie de vieillards
énervés par la consternation générale.

[Note 221: Voici le texte de la délibération: «Vu le malheur des
circonstances et le péril imminent de la patrie, le Sénat ayant, dans
sa prudence, jugé nécessaire d'envoyer deux députés auprès du général
en chef Bonaparte, pour tâcher d'éviter la ruine dont la République
et cette capitale sont menacées, et ayant autorisé ces deux citoyens
et l'amiral des lagunes à entrer en négociation, le Grand Conseil
juge nécessaire d'étendre leurs pouvoirs jusqu'à traiter, même sur
des objets qui sont de la compétence de son autorité souveraine, sous
la réserve cependant de sa ratification.»]

Bonaparte ne tenait nullement à commencer contre Venise des
hostilités réelles, car il appréciait la difficulté d'emporter les
lagunes et redoutait toujours une intervention de l'Autriche; mais
il reçut très mal les deux commissaires qui le rejoignirent à
Malghera[222], et leur déclara qu'il ne traiterait qu'après qu'on
lui aurait livré les trois inquisiteurs d'État et le commandant du
Lido. Il se laissa pourtant arracher une suspension d'armes de six
jours. Il espérait en effet que la terreur des Vénitiens grandirait
et qu'ils subiraient toutes ses exigences[223]. En effet il n'y avait
plus moyen de résister aux injonctions de Bonaparte, car le péril
devenait grave. La bourgeoisie conspirait au grand jour, le peuple
s'agitait, et les Esclavons menaçaient de tout piller. Le bruit se
répandait même que tous les patriciens allaient être massacrés, s'ils
ne se décidaient à changer la forme du gouvernement.

[Note 222: Voir le rapport des commissaires (DARU, V, 399): «Il
a ajouté que dans quinze jours il serait maître de Venise, que
les nobles Vénitiens ne se déroberaient plus à la mort qu'en se
dispersant pour aller errer sur la terre, comme les émigrés français;
que leurs biens dans les provinces déjà conquises allaient être
confisqués; que les lagunes ne l'épouvantaient pas; qu'il les
trouvait conformes à l'idée qu'il s'en était faite, et sur laquelle
il avait arrêté ses plans. Tous nos arguments furent inutiles.» Cf.
lettre transmise par Berthier aux députés Dona et Giustiniani, et
confirmant tous les détails de l'entrevue (_Corresp._, t. III, p.
16). Lettre datée de Mestre, 2 mai 1797.]

[Note 223: Aussi Bonaparte n'hésitait-il pas à écrire au Directoire
(Milan, 8 mai 1797, _Correspondance_, t. III, p. 29): «Le Grand
Conseil a déclaré qu'il allait abdiquer sa souveraineté et établir
la forme de gouvernement qui me paraîtrait la plus convenable. Il
compte d'après cela y établir une démocratie, et même faire rentrer
dans Venise 3 à 4000 hommes de troupes. Je crois qu'il devient
indispensable que vous renvoyiez M. Querini.»]

Le 4 mai, le Grand Conseil s'assembla de nouveau. À la majorité
de sept cent quatre voix contre douze, la proposition du doge fut
acceptée. Elle portait que les commissaires étaient autorisés à
stipuler des changements dans la constitution de l'État. En outre,
une procédure était commencée contre les inquisiteurs d'État et le
commandant du Lido. Donat et Giustiniani partirent aussitôt pour
informer Bonaparte de cette nouvelle concession.

Avant qu'ils l'eussent rejoint à Milan, Venise était bouleversée
par une révolution intérieure[224]. L'arrestation des inquisiteurs
d'État avait désorganisé la police vénitienne, la bourgeoisie
devenait menaçante, les Esclavons faisaient craindre les plus
horribles excès, et le peuple, excité sous main par les patriciens,
n'attendait qu'un signal pour se jeter contre les bourgeois. Aussi
la terreur était-elle à son comble. Le secrétaire de la légation
française à Venise, un ardent patriote nommé Villetard[225], crut
l'occasion favorable pour signaler son zèle. Il s'empara de la
direction des affaires et persuada les partis en présence que le
seul moyen de prévenir la Guerre civile était d'aller au-devant
des voeux de Bonaparte, en opérant une révolution pacifique. Il
rédigea même ou fit rédiger une sorte d'ultimatum[226] qui devait
être présenté au grand Conseil. Cet ultimatum était divisé en deux
parties, la première relative «aux mesures à prendre sur-le-champ»
et la seconde «aux mesures à préparer aujourd'hui pour les exécuter
demain». Il fallait en premier lieu arrêter Antraigues, le chargé
d'affaires de Louis XVIII, et saisir ses papiers, élargir tous les
détenus pour cause politique, ouvrir les prisons et spécialement
les plombs, abolir la peine de mort, licencier les Esclavons et
constituer une garde nationale. On réclamait ensuite la nomination
d'une municipalité provisoire de vingt-quatre membres, un
gouvernement démocratique, la destruction des insignes de l'ancien
régime, une amnistie, et l'introduction des Français à Venise. Le
doge et ses conseillers venaient de lire ce document étrange, et
étaient encore sous le coup de l'étonnement, quand ils reçurent
un rapport de Nicolas Morosini, chargé de veiller à la sécurité
publique dans Venise, qui déclinait toute responsabilité et annonçait
l'imminence de la guerre civile. Le doge et les vieillards qui
l'entouraient perdirent la tête, et convoquèrent pour la troisième
fois le Grand Conseil, afin de prendre une détermination suprême.
Cinq cent trente-sept personnes assistèrent à l'assemblée. Le doge
parla avec éloquence de la situation. Au moment où la délibération
s'engageait, des coups de fusil se firent entendre. C'étaient,
dirent les uns, des gens affidés qui voulaient jeter l'épouvante
dans le Grand Conseil; c'étaient, prétendaient les autres, les
Esclavons qu'on licenciait[227], et qui déchargeaient leurs armes
avant de les remettre. Les patriciens s'imaginèrent qu'ils allaient
être tous massacrés, et, en toute hâte, à la majorité de cinq cent
douze suffrages contre douze et cinq voix nulles, prononcèrent la
déchéance de l'aristocratie: «Aujourd'hui, pour le salut de la
religion et de tous les citoyens, dans l'espérance que leurs intérêts
seront garantis, et avec eux ceux de la classe patricienne et de
tous les individus qui participaient aux privilèges concédés par la
République; enfin pour la sûreté du trésor et de la banque: le Grand
Conseil, d'après le rapport de ses députés, adopte le système qui lui
a été proposé, d'un gouvernement représentatif provisoire, en tant
qu'il se trouve d'accord avec les vues du général en chef, et, comme
il importe qu'il n'y ait point d'interruption dans les soins qu'exige
la sûreté publique, les diverses autorités demeurent chargées d'y
veiller.» Le gouvernement se suicidait: mieux aurait valu succomber
sous les coups de l'ennemi!

[Note 224: C'est ce que constatait Bonaparte dans une dépêche au
Directoire: Milan, 13 mai 1797 (_Corresp._ t. III, p. 41). «Les
affaires marchent à grands pas dans Venise même, où l'emprisonnement
des Inquisiteurs et l'effervescence populaire rendront les propriétés
incertaines sans la présence d'une force française.»]

[Note 225: Il est probable que Villetard avait des instructions
secrètes. Cf. lettre de Bonaparte à Haller (Mombello, 21 mai 1797,
_Corresp._, t. III, p. 61): «Villetard, qui part à l'instant pour
Venise, a eu de moi diverses instructions verbales pour la conduite
politique qu'il doit y tenir.»]

[Note 226: L'ultimatum de Villetard, ou du moins attribué à
Villetard, a été inséré tout au long dans l'ouvrage de DARU, t. V, p.
412, 415.]

[Note 227: Bonaparte tenait à ce licenciement des Esclavons. Ce qui
semblerait indiquer qu'il connaissait à l'avance l'ultimatum présenté
par Villetard ou du moins par ses amis, au Grand Conseil, c'est
que, dès le 14 mai, c'est-à-dire au surlendemain de la révolution
démocratique, il réclamait l'exécution d'une des conditions qui
figuraient dans cet ultimatum. Voir lettre aux Vénitiens, datée de
Milan (_Correspondance_, t. III, p. 34): «Si vingt-quatre heures
après la publication du présent ordre, les Esclavons n'ont pas,
conformément à l'ordre qui leur a été donné par les magistrats
de Venise, quitté cette ville pour se rendre en Dalmatie, les
officiers et les aumôniers des différentes compagnies d'Esclavons
seront arrêtés, traités comme rebelles, et leurs biens en Dalmatie
confisqués.»]

À la nouvelle de cette résolution extraordinaire, une réaction se
produisit parmi le peuple en faveur de l'ancien gouvernement. On
sentait d'instinct que, malgré tous ses défauts, ce gouvernement
représentait la patrie et l'indépendance vis-à-vis de l'étranger. La
guerre civile éclata. On pilla les maisons de quelques-uns de ceux
qui passaient pour avoir pris la plus grande part à cette révolution.
Le pillage s'étendit jusqu'aux magasins. Quelques bourgeois
furent même égorgés. Villetard se crut menacé et chercha un refuge
chez le ministre d'Espagne. Mais l'ordre se rétablit bientôt. Une
municipalité provisoire de soixante membres fut créée, et son premier
acte fut de prescrire l'envoi de la flotte vénitienne pour aller
au-devant des Français et les introduire à Venise. Une division de
4.000 hommes, commandés par Baraguey d'Hilliers, prit possession de
la ville au milieu d'un morne silence. C'était le 16 mai 1797, le
dernier jour de l'indépendance vénitienne.

Le même jour, Bonaparte signait à Milan[228] avec les représentants
vénitiens, Donat, Giustiniani et Mocenigo, un traité de paix et
d'alliance avec la nouvelle République. Il y était stipulé que «le
Grand Conseil de Venise, ayant à coeur le bien de sa patrie et le
bonheur de ses concitoyens, et voulant que les haines qui ont eu
lieu contre les Français ne puissent plus se renouveler, renonce à
ses droits de souveraineté, ordonne l'abdication de l'aristocratie
héréditaire et reconnaît la souveraineté de l'État dans la
réunion de tous les citoyens, sous la condition cependant que le
gouvernement garantisse la dette publique nationale, l'entretien
des pauvres gentilshommes qui ne possèdent aucun bien fonds, et
les pensions viagères accordées sous le titre de provisions». Cinq
articles secrets, annexés au traité de Milan, portaient que les deux
Républiques, française et vénitienne, s'entendraient pour l'échange
de divers territoires, que Venise paierait une contribution de trois
millions en numéraire, trois millions en chanvres, cordages et agrès,
fournirait trois vaisseaux de ligne et deux frégates et céderait
vingt tableaux et cinq cents manuscrits.

[Note 228: Art. II du traité. Voir _Correspondance_, t. III, p. 49.]

Le même jour, 16 mai, le Directoire renvoyait de Paris l'ambassadeur
Querini, et déclarait la guerre à Venise, en sorte qu'à la même
heure un gouvernement s'effondrait, un traité de paix et d'alliance
était signé avec ce même gouvernement, et la guerre lui était
officiellement déclarée, tant il y avait d'incohérence dans la
direction des affaires, tant les chefs des deux Républiques
agissaient sans plan convenu et au hasard des événements, tant
Bonaparte était l'unique maître de la situation et se servait de sa
toute-puissance pour décider, au gré de ses caprices, ou plutôt au
mieux de ses intérêts, des destinées d'une République quatorze fois
séculaire!

Ainsi tomba sans efforts le gouvernement aristocratique, mais rien
ne semblait menacer l'autonomie de Venise. Elle avait changé de
constitution sous la pression des baïonnettes françaises, mais
enfin elle existait encore. Elle espérait même reprendre sous notre
protection une vie nouvelle, d'autant plus qu'on lui avait fait
espérer l'annexion de Bologne, de Ferrare et de la Romagne. Puisque
le traité de Milan laissait subsister le nom et le souvenir de cette
noble République, le peuple vénitien ne pouvait-il pas se retremper
dans des institutions nouvelles, et rester uni à l'Italie? Telles
furent les espérances dont se berçaient les patriotes vénitiens.
Leurs illusions furent de courte durée, Bonaparte avait déjà dans son
esprit résolu la ruine et le partage de l'État qu'il venait de fonder.


V

La République démocratique de Venise avait été constituée par le
traité de Milan le 16 mai 1797. Le 26 du même mois, Bonaparte
écrivait à la municipalité qui venait d'être nommée à Venise[229]:
«Dans toutes les circonstances, je ferai tout ce qui sera en mon
pouvoir pour vous donner des preuves du désir que j'ai de voir se
consolider votre liberté, et de voir la misérable Italie se placer
enfin avec gloire, libre et indépendante des étrangers, sur la scène
du monde, et reprendre, parmi les grandes nations, le rang auquel
l'appellent sa nature, sa position et le destin.» Le lendemain
27[230], à une heure du matin, ces chiffres ont leur éloquence, il
annonçait au Directoire qu'il avait proposé à l'Autriche de lui
donner Venise à titre d'indemnité, et il ajoutait cet incroyable
commentaire: «Approuvez-vous notre système pour l'Italie? Venise
qui va en décadence depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance
et la naissance de Trieste et d'Ancône, peut difficilement survivre
aux coups que nous venons de lui porter. Population inerte, lâche et
nullement faite pour la liberté; sans terres, sans eaux; il paraît
naturel qu'elle soit donnée à ceux à qui nous donnons le continent.
Nous prendrons tous les vaisseaux, nous dépouillerons l'arsenal,
nous enlèverons tous les canons, nous détruirons la banque, nous
garderons Corfou pour nous... On dira que l'Empereur va devenir
puissance maritime? Il lui faudra bien des années, il dépensera
beaucoup d'argent et ne sera jamais que de troisième ordre; il aura
effectivement diminué sa puissance.» Ainsi donc, au moment même où
Bonaparte adressait aux Vénitiens des paroles si flatteuses, il
trafiquait d'eux! Sans qu'ils lui eussent donné le moindre sujet de
plainte, il les vendait à des étrangers! Sans qu'il eut cédé à la
moindre pression du côté des Autrichiens, il leur livrait de lui-même
la République créée par lui, garantie par un traité signé de lui, et
à laquelle il envoyait constamment des assurances de sa protection!
Rien ne justifiait cette déloyauté ou plutôt cette trahison. La
Pologne venait d'être partagée, mais au moins la France n'avait pas
trempé dans cette infamie. Nous allions donner une seconde édition
du partage de la Pologne, et aux dépens d'un État dont le seul tort
était d'avoir cru aux promesses de la France! Hélas! nous ne les
connaissons que trop les déplorables conséquences de ces honteux
maquignonnages de peuples. La force dorénavant primera le droit,
et, si la malheureuse Alsace, si l'infortunée Lorraine se débattent
en ce moment sous la main de leurs oppresseurs, n'est-ce pas une
punition rétrospective, et n'expions-nous pas en ce moment le fatal
aveuglement de nos pères!

[Note 229: Mombello, 26 mai 1797 (_Correspondance_, t. III, p. 70).]

[Note 230: _Id._, id., t. III, p. 74. On peut rapprocher de cette
lettre l'article qui parut dans le _Moniteur_ du 29 mai: «Voici ce
qu'on lit dans plusieurs journaux. Les chants joyeux de la paix
se font entendre de toutes parts. Bientôt toute l'Europe, tout le
globe en va retentir. L'Angleterre et Venise seules restent sur le
champ de bataille, mais ne tarderont pas l'une à renoncer à ses
projets ambitieux et destructeurs, l'autre à expier ses imprudentes
perfidies.»]

Il est vrai que le Directoire n'accepta pas du jour au lendemain
ce honteux marché. Il n'était jamais entré dans ses desseins de
rayer Venise du nombre des nations libres, surtout au profit de
l'Autriche. Exploiter la terreur et la faiblesse des patriciens,
vivre à leurs dépens, rançonner Venise en un mot, rien de mieux;
mais détruire Venise, il n'y avait même pas songé. En janvier 1797,
lorsqu'il avait envoyé Clarke à Vienne présenter un projet de traité
préparé par Bonaparte et approuvé par eux, le nom de Venise n'y était
même pas prononcé. Il y était sans doute question de compensations
territoriales, mais à prendre en Allemagne et nullement en Italie.
Les préliminaires de Leoben avaient brusquement modifié la situation,
puisqu'ils n'avaient été signés qu'à la condition expresse de donner
à l'Autriche, aux dépens de Venise, les compensations qu'elle
réclamait; mais enfin l'indépendance de Venise était maintenue, et
le Directoire ne songeait pas à l'anéantir; voici que brusquement
Bonaparte lui proposait d'en finir avec ce gouvernement vermoulu et
cette république usée! Voici qu'il présentait la chute et le partage
de Venise comme une nécessité qui s'imposait, et sans doute qu'il
agissait déjà, suivant sa méthode habituelle, comme si Venise était
condamnée[231]!

[Note 231: Ce projet de traité se trouve dans la _Correspondance_ (t.
II, p. 267).]

Le Directoire se trouvait fort embarrassé. La désinvolture et le
sans-gêne de son plénipotentiaire n'étaient pas sans lui porter
ombrage. D'ailleurs un des Directeurs était personnellement intéressé
au maintien de la République Vénitienne. L'ambassadeur de Venise
à Paris, Alvise Querini[232], n'avait pas oublié que la corruption
avait été érigée par son gouvernement en système politique. Il
résolut d'acheter celui des Directeurs dont la conscience passait
pour être la plus accommodante. Toujours prudent, il ne le désigne
jamais, dans ses dépêches, que par son titre, mais l'hésitation
n'est pas permise. C'est de Barras qu'il s'agit. Barras était loin
d'être incorruptible, et les personnes qui servirent d'intermédiaires
à la négociation étaient ses amis particuliers, entre autres son
secrétaire Bottot. Querini s'adressa donc à Barras et le supplia de
sauver Venise. Barras ne prit aucun engagement, mais laissa sans
doute entrevoir que, si Venise y mettait le prix, il lui vendrait
ses services, car Querini s'empressa de rédiger une dépêche pour
avertir les patriciens[233]. Il alla même jusqu'à parler de six à
sept millions qui seraient le prix du marché. Avant que la réponse
à cette ouverture fût arrivée à Paris, un confident de Barras, sans
doute son secrétaire Bottot, venait trouver l'ambassadeur et lui
mettait le marché en main. Il lui apprit que deux des cinq directeurs
étaient hostiles et deux favorables à Venise, que tout dépendait par
conséquent du cinquième et que ce cinquième offrait de se prononcer
pour Venise[234], à condition de recevoir pour lui directement
600.000 livres tournois et pour ses amis encore 100,000 livres.
Querini accepta, mais à condition que Brescia, Bergame et les autres
cités rebelles seraient réduites à l'obéissance et les patriciens
réintégrés dans tous leurs droits. Bottot revint le jour même et
annonça que l'affaire était conclue. _Tutto era accordato_.

[Note 232: Les dépêches de Querini, toutes rédigées de sa main, et
faisant partie de sa collection, ont été léguées à Venise par son
fils et sa fille. C'est à Venise que les a consultées M. Barral,
qui en a tiré un excellent parti dans son _Histoire de la chute de
Venise_.]

[Note 233: Dépêche du 8 avril 1797. «Che forse si protrebbe ottener
cosi essenziali oggeti con qualche sacrifizio in danare che
dall'Eccelentissimo Senato fosse ancora per forsi... Di penetrare che
sei o sette millioni di franchi sarebbero sufficienti.»]

[Note 234: Dépêche du 17 avril: «E che era venuto da me per veder se
voleva far un qualque sacrifizio; che in tal caso m'assicurava che la
questione sarebbe stata decisa a favor del mio governo.»]

À Venise, le marché fut ratifié. On fit même une traite de 700.000
francs sur la banque génoise de Pallavicini[235], mais à condition
que «toutes les villes de terre ferme, actuellement révolutionnées
et occupées par les troupes françaises, ressentiront l'effet des
promesses que vous avez reçues de la part de ceux qui les ont
consenties». Tout à coup arrive la nouvelle des préliminaires de
Leoben, de la déclaration de guerre et bientôt de la chute du
gouvernement aristocratique. Querini tombait avec ce gouvernement.
Le 22 mai, il recevait l'ordre de quitter Paris; au moins avait-il
la satisfaction d'apprendre que les lettres de change qu'il avait
souscrites étaient annulées. Pour achever l'histoire de cette
honteuse transaction, rappelons ici que Barras eut l'audace de
présenter au banquier Pallavicini les traites échues en juillet.
Elles furent naturellement protestées par Querini. Barras en conçut
un tel ressentiment qu'il fit arrêter et jeter en prison, à Milan,
l'ancien ambassadeur. Le 11 février 1799, après une longue détention
préventive, Querini était interrogé par le colonel Pascalis et lui
avouait qu'il avait confié tous ses papiers au ministre du duc de
Toscane. On fut obligé de le relâcher. La concussion n'en est pas
moins nettement établie, et le rôle de Barras est doublement honteux,
puisqu'il vendait son vote et poursuivait comme un criminel d'État le
fonctionnaire vénitien, qui n'avait commis d'autre crime que de ne
pouvoir achever la transaction qu'il avait proposée.

[Note 235: Dépêche du Doge à Querini, à la date du 20 avril.]

Aussi bien ce n'était pas seulement au sein du Directoire que Venise
trouvait des amis et des protecteurs. L'opinion publique commençait
à s'émouvoir. Quelques journalistes avaient déjà protesté contre le
partage projeté. Quelques militaires avaient fait remarquer le danger
auquel on s'exposait en donnant à l'Autriche, au lieu du Milanais,
province isolée, et qu'il était facile d'attaquer, un territoire
continu et de meilleures frontières. Un membre du conseil des Cinq
Cents, Dumolard, se fit l'interprète de ces répulsions et de ces
craintes. Il monta à la tribune pour demander des explications (23
juin 1797).

«L'honneur et le devoir du Corps Législatif, dit-il, l'intérêt
même de nos armées ordonnent de rompre un trop long silence sur
des événements qui frappent toute l'Europe, et qui ne sont ignorés
que dans cette enceinte. Je viens parler de l'Italie. Le manifeste
du général Bonaparte contre l'état de Venise a retenti dans toute
l'Europe: il vous a été transmis officiellement par le Directoire
le 27 floréal dernier. Vous frémîtes alors d'une juste indignation
contre les attentats dont nos soldats furent les victimes. Quelques
écrivains ont pu élever des doutes sur la vérité des faits allégués
dans ce manifeste. Le Corps Législatif a dû croire à un manifeste
garanti par la puissance exécutive. Le moment n'est pas arrivé de
discuter si on devait déclarer la guerre. Vous ne pouviez la faire
sans l'initiative du Directoire qui, lui-même, ne pouvait prendre des
mesures hostiles sans vous en instruire sur-le-champ. La renommée
a publié dans toute l'Europe la révolution de Venise; nos troupes
y sont entrées, sa marine est en notre pouvoir, le plus ancien
gouvernement de l'Europe n'est plus, il reparaît sous des formes
démocratiques... C'est à vous à examiner si le Directoire n'a pas
violé la constitution; si, en termes déguisés, il n'a pas fait de
son chef la guerre, la paix, et peut-être des traités dont il ne
vous a donné aucune connaissance... Nous ne sommes plus à ces temps
désastreux où Clootz et sa secte des illuminés voulaient planter
l'arbre de la liberté républicaine dans tout le globe. Nous voulons
jouir de notre liberté en respectant les autres gouvernements.»
L'orateur concluait en demandant des éclaircissements au Directoire.
Aussitôt s'engagea une vive discussion. Bailleul qualifia le discours
de son collègue de tissu d'absurdités, et demanda l'ordre du jour.
Guillemardet s'étonna de ce qu'on se plaignit au conseil des Cinq
Cents d'une révolution démocratique et des justes représailles
infligées à des ennemis. Mais Garaud-Coulon, Doulcet et Boisy
demandèrent et obtinrent l'impression du discours de Dumolard, et
Thibaudeau proposa de nommer une commission chargée d'étudier les
événements de Venise. Cette proposition fut adoptée à une forte
majorité: ce qui indiquait non pas précisément un parti pris, mais
une défiance prononcée à l'égard des projets de Bonaparte.

La séance du 5 messidor eut un grand retentissement à Paris, et plus
encore en Italie. Tous les républicains honnêtes et consciencieux
s'associèrent au noble langage de Dumolard. Les Vénitiens se crurent
sauvés, mais ils avaient compté sans les irrésolutions du Directoire,
et surtout sans la colère de Bonaparte. Ce dernier exhala son
dépit ou plutôt sa fureur dans une lettre[236] célèbre. «Je reçois
à l'instant, citoyen Directeur, la motion d'ordre de Dumolard...
J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le dernier
coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, au
moins à vivre tranquille, et à la protection des premiers magistrats
de la République; aujourd'hui je me vois dénoncé, persécuté, décrié
par tous les moyens, bien que ma réputation appartienne à la patrie.
J'aurais été indifférent à tout; mais je ne puis pas l'être à cette
espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats
de la République... J'ai le droit de me plaindre de l'avilissement
dans lequel ils traînent ceux qui ont agrandi, après tout, la gloire
du nom français. Je vous réitère, citoyen Directeur, la demande que
je vous ai faite de m'accorder ma démission. J'ai besoin de vivre
tranquille, si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre.
Vous m'aviez chargé des négociations, j'y suis peu propre.» Le
même jour il rédigeait une note[237] sur les événements de Venise,
dans laquelle il cherchait à démontrer que les Vénitiens avaient
exaspéré la patience française, et s'étaient donné les torts de
l'agression; puis brusquement et comme emporté par la violence de
son ressentiment, il coupait court aux explications, et terminait
par cette foudroyante apostrophe: «Mais je vous prédis, et je parle
au nom de 80.000 soldats, ce temps où de lâches avocats et de
misérables bavards faisaient guillotiner les soldats est passé; et,
si vous y obligez, les soldats d'Italie viendront à la barrière de
Clichy avec leur général, mais malheur à vous!»

[Note 236: Lettre présumée de Mombello, 30 juin 1797
(_Correspondance_, t. III, p. 151).]

[Note 237: Note sur les événements de Venise, présumée de Mombello,
30 juin 1797 (_Correspondance_, t. III, p. 156).]

À ces menaces qu'on ne prenait même plus la peine de déguiser, le
Directoire, s'il avait eu de l'énergie, aurait dû répondre par une
destitution, mais Bonaparte n'était déjà plus de ceux qui exécutent
sans discussion les ordres qu'on leur donne, et, comme il avait soin
de le faire remarquer, le temps était passé où les avocats faisaient
la loi aux généraux. Les Directeurs feignirent de ne pas avoir
compris la menace et de ne pas avoir reçu l'offre de la démission.
Les négociations continuèrent, et Bonaparte resta le maître.

Pendant que se discutaient ses futures destinées, la nouvelle
République vénitienne présentait le spectacle de la désorganisation.
Sans doute les Vénitiens s'étaient empressés de se mettre à la
mode du jour. Ils avaient décrété la démolition des prisons de
l'Inquisition d'État. Ils avaient sur l'évangile ouvert que tenait
le lion de Saint-Marc, et sur lequel on lisait: _Pax tibi, Marc,
evagelista meus_, substitué les mots: Droits de l'homme et du
citoyen, ce qui fit dire plaisamment à un gondolier que le lion
avait enfin retourné la page; ils avaient adopté une cocarde
tricolore, et, sous le nom de société de l'instruction publique,
fondé une succursale du club des Jacobins. Les Procuraties vieilles
et nouvelles s'appelaient Galeries de la liberté[238]. On jouait au
théâtre: _Il matrimonio Democratico ossia il flagello dei feudatari_
d'Antonio Sografi, ou bien encore l'_Ex marchesa della Tomboletta a
Parigi_. Les citoyens avaient endossé la carmagnole, et les femmes
se promenaient demi-nues, en tuniques à l'athénienne, en chapeaux
à la Paméla, en cheveux courts à la guillotine: ce n'étaient là
que les changements extérieurs. Au fond la plus grande inquiétude
régnait dans les esprits. On redoutait les convoitises autrichiennes,
on avait peur de Bonaparte, on sentait de toutes parts crouler
l'antique édifice, et s'imposer, pour le remplacer, la domination
étrangère.

[Note 238: CANTU, liv. XI, p. 87.]

Padoue, l'antique rivale de Venise, donna le signal. Invitée par le
général Victor, qui avait son quartier général dans cette ville,
à abattre le lion de Saint-Marc, non seulement elle le fit avec
empressement, mais encore déclara rompus tous ses liens avec la
République. Elle poussa même la jalousie jusqu'à vouloir priver
Venise de l'usage des eaux douces de son territoire. La municipalité
de Chiozza[239], un faubourg de Venise, s'adressait à Bonaparte pour
demander son annexion à la future République Cisalpine: «Le peuple
de Chiozza, écrivaient les représentants de cette petite ville, né
contemporain de celui de Venise, mais libre et indépendant de ce
dernier, fait, depuis plusieurs siècles, partie de l'état vénitien,
dont le gouvernement tyrannique le rendit sujet, après avoir
répandu le sang de quelques milliers de Chiozzates qui voulaient
défendre leur liberté. Daignez exaucer le voeu général. Ajoutez un
nouveau prix au don précieux que vous nous avez fait de la liberté,
en réunissant ce peuple à celui de la République Cisalpine.» Les
provinces de Vicence[240] et de Bassano proclamaient également leur
indépendance. À vrai dire tout s'effondrait, tout était bouleversé,
et Bonaparte continuait à garder le secret des négociations. C'était
une situation intolérable et la municipalité[241] de Venise ne
pouvait la supporter plus longtemps sans s'exposer à une nouvelle
révolution.

[Note 239: DARU, ouv. cit., t. VII, p. 373.]

[Note 240: DARU, id., 396. «Les provinces qui gémissaient sous le
joug des Vénitiens, représentées par leurs députés réunis dans un
congrès central, réclament de vous leur liberté et leur réunion à la
République Cisalpine.» Cf. lettre de Joubert à Bonaparte, Bassano,
14 mai 1797 (DARU, VII, p. 315). Id., Vicence, 9 août 1797 (VII, p.
396).]

[Note 241: Arnault écrivait à Bonaparte, le 5 juin 1797: «La
municipalité, faible et divisée, ne se regarde pas comme
suffisamment constituée; les opérations se ressentent de ce manque de
confiance. Composée d'un grand nombre d'hommes timides et de quelques
hommes trop hardis, elle donne peu à espérer et beaucoup à craindre.
Livrée à elle-même, elle passerait facilement de son inaction
actuelle aux plus terribles abus de l'autorité révolutionnaire.»]

Battaglia, l'ancien provéditeur, crut pouvoir prendre sur lui
de s'adresser directement à Bonaparte en le consultant sur ses
intentions. Ce dernier, gêné par cette mise en demeure, et ne voulant
d'ailleurs prendre aucun engagement formel, répondit[242] par de
banales protestations et des plaintes contre l'oligarchie, mais ne
laissa rien percer de ses futurs desseins. «La loyauté de votre
caractère, la pureté de vos intentions, la véritable philosophie
que j'ai reconnue en vous tout le temps que vous avez été chargé du
pouvoir suprême sur une partie de vos compatriotes, vous ont mérité
mon estime; si elle peut vous dédommager des maux de toute espèce
que vous avez endurés pendant ces derniers temps, je m'estimerai
heureux... L'oligarchie de Venise aurait dû céder à un gouvernement
plus sage; elle aurait au moins fini sans se rendre coupable d'un
crime dont les historiens français ne peuvent trouver le semblable
sans être obligés de remonter à plusieurs siècles.» Ces compliments
emphatiques, ces creuses déclamations, rassurèrent Battaglia et les
membres de la municipalité. Ils s'imaginèrent que les préliminaires
de Leoben n'avaient été qu'un leurre pour l'Autriche, et qu'une
menace pour le gouvernement oligarchique. Ils ne pouvaient croire
d'ailleurs qu'après la solennelle reconnaissance de la nouvelle
république par la France et le traité de Milan, l'autonomie de Venise
ne serait pas respectée. Aussi s'efforcèrent-ils, tout en ménageant
leurs vainqueurs, de vivre et d'agir comme s'ils devaient continuer
à être libres et indépendants. Ils célébrèrent même des fêtes en
l'honneur du nouvel ordre de choses. À la Pentecôte ils plantèrent
en grande pompe des arbres de la liberté. On avait construit sur la
place Saint-Marc, en face de l'église, une grande loge avec estrade
pour les musiciens. L'arbre était couché au milieu de la place. Deux
enfants, un jeune homme et une jeune femme qu'on allait marier, et
deux vieillards s'approchèrent de l'arbre qui bientôt fut dressé
aux applaudissements de l'assistance et au bruit du canon. Un _Te
Deum_ fut ensuite célébré à Saint-Marc, le jeune couple fut marié,
et l'abbé Collalto prononça un discours bizarre où il comparait
à la croix l'arbre de la liberté. On dansa dans toutes les rues,
le théâtre Fenice donna une représentation gratuite, et le général
Baraguey d'Hilliers, qui avait assisté à la fête, daigna déclarer
qu'il était très satisfait de l'empressement des Vénitiens[243]. Il
est vrai que, le même jour, les excès avaient commencé. La foule
s'était portée au palais grand-ducal, avait lacéré les bannières,
monuments de tant d'insignes victoires, brûlé le siège du doge, et le
fameux livre d'or. L'anneau que les doges jetaient dans l'Adriatique
le jour de l'Ascension, quand ils montaient sur le _Bucentaure_, fut
sauvé par hasard et vendu à un orfèvre pour cent soixante livres.
Ainsi disparaissaient les derniers témoins de tout un passé de gloire.

[Note 242: Mombello, 3 juillet 1797. _Corresp._ III, 167.]

[Note 243: Le même jour, l'arbre de la Liberté était planté dans
toutes les villes du territoire vénitien, sauf à Udine où Bernadotte,
qui connaissait les projets de Bonaparte, ne voulut pas se prêter à
une indigne comédie, et aima mieux préparer les habitants à la pensée
de leur prochain abandon.]

Afin de mieux endormir les soupçons, Bonaparte engagea sa femme,
Joséphine, à se rendre à Venise[244]. On la reçut avec un déploiement
inouï d'adulations et d'honneurs, au bruit du canon, comme on
n'aurait pas reçu la princesse héritière d'un grand empire. La
municipalité se porta à sa rencontre, l'accabla de compliments et
lui donna quatre jours de fête, avec soupers de gala, régates,
illuminations et feux d'artifice. On lui offrit même un collier de
grosses perles, tiré du trésor de Saint-Marc. Ainsi que le remarque
l'historien Botta, «si l'offre fut honteuse, l'acceptation le fut
davantage»; mais Bonaparte ne connaissait déjà plus de limites à
son ambition, et trouvait naturels les hommages prodigués à sa
femme. Quant aux membres du gouvernement vénitien, ils savaient très
bien que leur sort était entre les mains de Bonaparte, et, pour se
concilier ses bonnes grâces, ils auraient consenti à de tout autres
sacrifices.

[Note 244: MARMONT, _Mémoires_, t. I, p. 293.]

Peu à peu cependant les illusions se dissipaient. Un congrès avait
été réuni à Bassano. Vérone y avait envoyé Monga, Padoue Savonarola,
Brescia Beccalozzi et Venise Giuliani. Udine n'était pas représentée.
Le général Bernadotte n'avait pas voulu laisser aux habitants de
la province qu'il administrait la dangereuse illusion de croire à
leur future indépendance. Aussi bien c'était un général français,
Berthier, qui présidait les séances du congrès. Les députés, au
lieu de s'entendre pour une action commune, se disputèrent sur le
choix d'une capitale. Plusieurs d'entre eux auraient voulu être
annexés à la Cisalpine, mais les directeurs de la nouvelle République
italienne leur adressèrent une réponse hautaine et tortueuse qui les
découragea. Berthier mit un terme à leurs hésitations et à leurs
rivalités en prononçant la dissolution du congrès, sous prétexte que
les députés n'avaient pu s'entendre sur le projet d'union.

Cette brutale immixtion d'un général français dans les affaires
intérieures de la République fut pour beaucoup de patriotes un
sérieux avertissement. Les bruits les plus sinistres continuaient
à circuler. Non seulement les Français ne faisaient rien pour les
dissiper, mais, par leur attitude, ils laissaient croire à une
connivence secrète avec les Autrichiens. En effet, ces derniers
occupaient en silence, mais sans perdre un jour, les provinces
orientales de la République, en Istrie et en Dalmatie, et partout
l'armée française évacuait les territoires et les laissait s'étendre
à leur aise. Sur la terre ferme, même dans les grandes villes,
même à Venise, les Français agissaient comme en pays ennemi.
Réquisitions, impôts extraordinaires, pillages éhontés non seulement
des établissements publics, mais même des hôtels et des collections
privées, un impitoyable vainqueur n'épargnait aucune humiliation.
À Vérone la galerie des Bevilacqua était violemment dépouillée.
Soixante et dix-neuf médailles disparaissaient des musées Muselli
et Verita. À Venise la bibliothèque perdait près de deux cents
manuscrits, entre autres deux manuscrits arabes sur papier de soie,
donnés à la République par le cardinal Bessarion. Les bibliothèques
de Trévise et de Saint-Daniel-en-Frioul étaient indignement pillées.
On ne se contentait pas des manuscrits, on prenait également les
Incunables ou les précieuses éditions des Alde. Tableaux arrachés
aux églises, statues enlevées sur les places, meubles ou armes
précieuses, tout devenait une proie. La rapine s'étendait même aux
dépôts confiés à l'honneur vénitien, et le duc de Modène perdait
son trésor, environ deux cent mille sequins, qui furent soi-disant
attribués aux besoins de l'armée.

Un Vénitien se rencontra qui eut le courage de protester contre
ces abus de la force. Il se nommait Barzoni. Il publia contre ces
déprédations honteuses un vigoureux pamphlet qu'il intitula: les
_Romains en Grèce_. Il était facile de reconnaître les Français et
les Italiens déguisés en Romains ou en Grecs, et Flaminius sous les
traits de Bonaparte. Notre chargé d'affaires, Villetard, se plaignit
à la municipalité. On lui répondit avec raison qu'il était difficile
de poursuivre une oeuvre anonyme. Fier de son succès, Barzoni se
livra à des provocations directes. Rencontrant un jour Villetard
dans un café, il lui tendit la main, et, comme ce dernier retirait
la sienne, il lui tira un coup de pistolet. Villetard agit en cette
circonstance avec une grande dignité. Il écrivit à Bonaparte pour
excuser son assassin, qu'il essaya de faire passer pour un fou par
dépit amoureux; il lui procura même, sous un faux nom, un passeport
à l'aide duquel Barzoni put se réfugier à Malte. Bonaparte avait
d'abord été tenté de sévir: «J'ai appris avec peine, citoyen,
écrivait-il[245] à Villetard, ce qui vous est arrivé. J'imagine
que le gouvernement de Venise aura fait arrêter cet assassin qui,
heureusement, a manqué son coup. Vous avez tort de regarder cela
comme une folie; c'est un assassinat, et qui mérite une punition
exemplaire.»

[Note 245: Passariano, 6 octobre 1797, _Correspondance_, t. III, p.
368.]

Aussi bien, ce n'était plus un citoyen, c'était un peuple entier qui
allait se trouver lésé dans ses intérêts, trahi dans ses affections,
déçu dans ses espérances! Il ne s'agissait plus de venger des injures
particulières, c'était un crime de lèse-nation qui allait être
commis! Venise allait être vendue et livrée à l'Autriche!

Il ne peut entrer dans notre sujet de raconter les négociations
longues, délicates et embrouillées qui, après les préliminaires de
Leoben, préparèrent et amenèrent la paix de Campo-Formio. Nous ne
voulons en retenir que ce qui regarde Venise. Trois idées principales
se dégagent de la lecture des nombreux documents où sont relatées
les négociations: la première, c'est que les Autrichiens, avec une
persévérance qui est à l'honneur de leurs diplomates, ont tout
subordonné à leur âpre désir d'obtenir Venise; la seconde, c'est
que le Directoire n'a pas cessé de défendre Venise, et contre
l'Autriche qui la convoitait, et contre Bonaparte qui l'abandonnait;
la troisième, c'est que Bonaparte était décidé à signer la paix au
prix de n'importe quel sacrifice, et que, trouvant dans Venise la
compensation territoriale dont il avait besoin pour la proposer à
l'Autriche, il fit de la cession de Venise comme le pivot de sa
diplomatie.

Nous savons déjà que les Autrichiens n'avaient si facilement
posé les armes à Leoben que parce que Bonaparte leur avait fait
entrevoir l'annexion probable de Venise à leur territoire.
Les plénipotentiaires autrichiens, Cobenzl, Merfeldt, Gallo,
s'attachèrent obstinément à cette idée. Ils voulaient non
seulement tout le territoire de la République, mais même les
légations pontificales et Modène. Il fallut que Bonaparte leur
rappelât qu'ils n'avaient pas de conditions à imposer: «Je leur
ai demandé, écrivait-il au Directoire[246], à combien de lieues
leur armée se trouvait de Paris, et je me suis vigoureusement
fâché sur l'impertinence de nous faire de pareilles propositions;
ils l'ont senti, mais nous ont déclaré que leurs instructions ne
leur permettaient pas de conclure à moins.» Comme Bonaparte avait
en effet donné ses ordres pour que l'armée s'apprêtât à rentrer
en campagne, les plénipotentiaires se relâchèrent quelque peu de
leurs prétentions[247]. Ils renoncèrent à Modène, à Bologne et aux
Légations, mais plus que jamais revendiquèrent l'annexion de Venise.
C'était en effet pour eux une question capitale. Sans Venise, ils
n'étaient plus que campés en Italie; avec Venise au contraire,
ils avaient la chance de pouvoir, un jour ou l'autre, jouer dans
la péninsule un rôle prépondérant, et, de plus, ils donnaient à
l'Autriche une marine et des côtes. Bonaparte, qui savait à propos
faire des sacrifices, comprit que les Autrichiens étaient résolus
à continuer la guerre plutôt que de renoncer à l'espoir d'occuper
Venise. Comme son ambition était alors de signer la paix, et que
cette ambition était d'accord avec l'obstination autrichienne, il
consentit à abandonner cette ville tant convoitée, et c'est ainsi
que les plénipotentiaires autrichiens furent récompensés de leur
persévérance.

[Note 246: Passariano, 6 septembre. Lettre de Bonaparte au ministre
des relations extérieures. _Corresp._, t. III, p. 205.]

[Note 247: _Correspondance_, 13 septembre, III, 295.]

Thugut, le premier ministre autrichien, avait admirablement caché son
jeu. Interrogé à plusieurs reprises par l'ambassadeur de Venise à
Vienne, Grimani[248], il était resté impénétrable. Il n'avait voulu
faire connaître aucune des conditions des préliminaires de Leoben, ce
qui était bien grave, comme l'observait avec raison Grimani, car s'il
avait eu de bonnes nouvelles à donner, il ne les aurait pas cachées.
Le 1er mai, l'ambassadeur vénitien fit une nouvelle tentative auprès
de Thugut, mais il ne put lui arracher aucune déclaration officielle.
Il ne parvint même pas à savoir si les troupes françaises, après
avoir évacué les états héréditaires autrichiens, occuperaient ou
abandonneraient le territoire vénitien. Ce silence obstiné était de
mauvais augure. Grimani se rappelait que Thugut avait déjà été un
des principaux négociateurs des partages de la Pologne et il était
comme hanté par ce malencontreux souvenir. En effet, tout était déjà
décidé, et, si le ministre autrichien gardait encore le silence,
ce n'était nullement pour ménager les Vénitiens, mais pour tenir
en haleine Bonaparte et ne signer décidément la paix que lorsque
Bonaparte aurait triomphé des scrupules du Directoire, et obtenu de
haute main la cession de Venise.

[Note 248: Dépêche de Grimani, du 29 avril. «Il mio spirito non cessa
di cercare vie a penetrare l'arcano de segnati preliminari di pace.»]

Le Directoire, en effet, non seulement ne nourrissait contre Venise
aucune pensée hostile, mais encore il était disposé à la défendre.
Même après l'attentat de Vérone, même après le massacre du Lido, tout
en étant résolu à punir la ville coupable, il entendait respecter
son indépendance. Dans les instructions[249] qu'il envoyait, le 6
mai 1797, aux généraux Bonaparte et Clarke, il prévoyait sans doute
la cession d'une partie du territoire vénitien à l'Autriche, mais il
stipulait soit la formation d'une République Lombarde, comprenant
le Milanais, Modène, les Légations et Venise, soit la réunion de
Venise aux Légations, soit l'indépendance absolue de Venise. Le 1er
juillet, le ministre des relations extérieures, sur le bruit déjà
répandu des intentions de Bonaparte, avait soin de lui rappeler les
intentions formelles du gouvernement[250]: «Quant aux États vénitiens
que nous occupons, il faut distinguer ceux que nous devons évacuer
et que l'Empereur pourra occuper en vertu des préliminaires, si
la paix se conclut, et ceux qui sont réservés par l'article 11 de
ces mêmes préliminaires, ces derniers ayant toujours été regardés,
depuis leur occupation, comme devant être gouvernés par les principes
républicains.»

[Note 249: Document cité par DARU, ouv. cit., t. VII, p. 331.]

[Note 250: DARU, VII, 379.]

Le 19 août[251] nouvelle dépêche, plus explicite, du même ministre,
qui, passant en revue les diverses hypothèses des remaniements
territoriaux, appelle toujours l'attention des négociateurs sur ce
point que «Venise doit être ou réunie à la Cisalpine, ou libre,
mais, en aucun cas, cédée à l'Empereur». Un mois plus tard, le 16
septembre, comme l'Autriche élevait des prétentions singulières, et
que Bonaparte semblait disposé à lui céder Venise, le Directoire
se décide à envoyer un ultimatum[252]: «Dites-leur en réponse à
ces étranges communications, et signifiez-leur comme ultimatum du
Directoire qu'en Italie l'Empereur gardera Trieste, et gagnera
l'Istrie et la Dalmatie; qu'il renoncera à Mantoue, à Venise, à
la Terre-Ferme et au Frioul vénitien, et qu'il évacuera Venise...
Vous aurez carte blanche, mais je ne puis trop vous dire combien le
Directoire désire et combien il est de l'intérêt de la République
que vous puissiez faire passer les articles ci-dessus. L'Empereur
doit être entièrement écarté de l'Italie; ses dédommagements doivent
consister en biens ecclésiastiques sécularisés en Allemagne.» Le
29 septembre, confirmation de l'ultimatum, et avec des arguments
nouveaux, trop vrais par malheur, puisqu'on n'en a pas tenu compte,
mais que le gouvernement, s'il avait eu la fermeté nécessaire, aurait
dû imposer et non pas proposer. «Si on cède Venise et son territoire
à l'Autriche, lisons-nous dans cette dépêche[253], nous lui aurons
fourni le moyen de nous attaquer avec plus d'avantage, nous aurons
traité en vaincus, indépendamment de la honte d'abandonner Venise,
que vous croyez vous-même si digne d'être libre. Et ce serait la
France qui gratifierait l'Empereur des éléments d'une marine faite
pour s'emparer de son commerce du Levant!» Le même jour, et pour
mieux marquer la pensée du Directoire, le ministre des relations
extérieures expédiait une seconde dépêche[254] à Bonaparte. Il lui
signifiait la décision définitive du gouvernement, et lui enjoignait
de se préparer à la reprise des hostilités: «Je vous répète que les
conditions de paix que le Directoire accordera à l'Empereur sont
les suivantes: «L'Empereur gardera Trieste et gagnera l'Istrie et
la Dalmatie vénitienne. La rivière de l'Isonzo servira de limite;
il renoncera à Mantoue, à Venise, à la Terre-Ferme, au Frioul
vénitien... Telles sont les dernières instructions diplomatiques que
le Directoire ait à vous faire passer: elles sont irrévocables, et il
regarde la guerre comme inévitable si l'Empereur ne se soumet pas à
ces conditions... Montrez aux Vénitiens que c'est de leurs intérêts
qu'il s'agit ici, que c'est uniquement pour eux, pour leur assurer la
liberté et les soustraire à la maison d'Autriche que nous continuons
la guerre, et qu'ainsi, ils doivent faire les plus grands efforts en
hommes, en chevaux et en argent.»

[Note 251: Id., VII, 399: «Le principal de ces objets est d'éloigner
l'Empereur de l'Italie et d'insister sur ce qu'il s'étende en
Allemagne. Vous concevez sans peine l'intérêt que nous y avons. Nous
réduisons sa puissance maritime; nous le mettons en contact avec son
ancien rival, le roi de Prusse, et nous l'écartons des frontières de
la république, notre alliée, qui, dénuée de forces militaires, et
située entre les états du grand-duc de Toscane et ceux de l'Empereur,
serait bientôt influencée et subjuguée par la maison d'Autriche.»]

[Note 252: DARU, VII, 411.]

[Note 253: Id., VII, 420.]

[Note 254: Id., VII, 422.]

Il n'y a donc pas d'hésitation possible. Depuis le jour de
l'ouverture des négociations, le Directoire n'a pas varié dans sa
ligne de conduite. Sous toutes les formes et sur tous les tons, il a
répété à Bonaparte qu'il considérait comme un malheur et une faute la
cession de Venise à l'Autriche. Il a même fini par lui intimer des
ordres et a formellement exigé que Venise restât libre.

Quel est le cas que Bonaparte a fait de ces instructions? Comment
a-t-il exécuté les ordres reçus? Nous avons peine à l'avouer, mais
Bonaparte n'a consulté que ses intérêts et s'est joué des ordres
impératifs qu'il recevait. Il avait besoin de la paix. Il ne
l'obtiendrait qu'en abandonnant Venise. Venise était le seul obstacle
qui l'empêchait de réaliser ses désirs: sans le moindre scrupule,
sans la moindre pitié, il la vendit à l'ennemi.

Il est vrai que, dans sa Correspondance, on ne trouvera nulle part
la preuve de son intention d'acheter la paix aux dépens de Venise,
mais on n'y trouvera non plus nulle part la preuve de son obéissance
aux volontés du Directoire. Il feint même de les ignorer. Ainsi le
19 septembre[255] il écrira au Directoire que la paix est possible
si on cède à l'Empereur la ligne de l'Adige y compris la ville de
Venise, et il ajoute: «Je crois donc que, si votre ultimatum est
de garder Venise, vous devez regarder la guerre comme probable.»
Quelques jours plus tard, le 18 septembre, rendant compte au
Directoire des négociations, il lui montrera, sans en avoir l'air,
que, sans Venise, la paix serait déjà conclue[256]: «Lorsque je
leur ai dit que le gouvernement français venait de reconnaître le
ministre de la République de Venise, et que dès lors je me trouvais
dans l'impossibilité de consentir, sous aucun prétexte et dans aucune
circonstance, à ce que Sa Majesté Impériale devint maîtresse de
Venise, je me suis aperçu d'un mouvement de surprise qui décèle assez
la frayeur à laquelle a succédé un silence assez long, interrompu à
peu près par ces mots: «Si vous faites toujours comme cela, comment
voulez-vous qu'on puisse négocier?» Je me tiendrai dans cette ligne
jusqu'à la rupture. Je ne leur bonifierai point Venise, jusqu'à ce
que j'aie reçu une nouvelle lettre du gouvernement.» Bonaparte était
pourtant résolu à _bonifier_ Venise, comme il le disait; il prenait
même à l'avance le soin de se justifier, et, avant d'avoir reçu les
instructions nouvelles dont il prétendait avoir besoin, il insistait
sur la nécessité de signer la paix, et terminait par cette attaque
contre le peuple dont il trahissait les intérêts, et qu'il cherchait
à rabaisser pour mieux cacher l'indignité de sa trahison[257]. «Vous
connaissez peu ces peuples-ci. Ils ne méritent pas qu'on fasse tuer
quatre mille Français pour eux. Je vois par vos lettres que vous
partez toujours d'une fausse hypothèse; vous vous imaginez que la
liberté fait faire de grandes choses à un peuple mou, superstitieux,
pantalon et lâche. Je n'ai pas à mon armée un seul Italien, hormis,
je crois, quinze cents polissons, ramassés dans les rues des
différentes villes d'Italie, qui pillent et ne sont bons à rien.»

[Note 255: Passariano, 19 septembre. _Correspondance_, t. III, p.
309. Cf. lettre du même jour adressée au ministre des affaires
étrangères, Id., III, 308.]

[Note 256: _Correspondance_ III, 345.]

[Note 257: Lettre au ministre des affaires étrangères, 7 octobre
1797. _Corresp._, t. III, p. 360.]

Bonaparte était tellement résolu à signer la paix comme il
l'entendait, et non pas d'après les désirs du Directoire, qu'il
recourut au grand moyen, à celui qui lui avait déjà réussi lors de
son entrée en Lombardie, et après Rivoli: il offrit sa démission.
Le 25 septembre 1797 il écrivait[258] au Directoire: «Un officier
est arrivé avant-hier de Paris à l'armée d'Italie. Il a répandu
dans l'armée qu'on y était inquiet de la manière dont j'aurais
pris les événements du 18 fructidor... Il est constant que le
gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru,
après vendémiaire. Je vous prie, citoyens Directeurs, de me remplacer
et de m'accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera
capable de me faire continuer de servir après cette marque horrible
de l'ingratitude du gouvernement.» Quatre jours plus tard, et sans
attendre la réponse, il renouvelait sa demande dans une lettre au
ministre des affaires étrangères: «Tout ce que je fais, tous les
arrangements que je prends dans ce moment-ci, sont le dernier service
que je puisse rendre à la patrie. Ma santé est entièrement délabrée,
et la santé est indispensable et ne peut être substituée[259] par
rien à la guerre. Le gouvernement aura sans doute en conséquence
de la demande que je lui ai faite il y a huit jours, nommé une
commission de publicistes pour organiser l'Italie libre, de nouveaux
plénipotentiaires pour continuer les négociations ou les renouer,
si la guerre avait lieu, au moment où les événements seraient
les plus propices, et enfin un général qui ait sa confiance pour
commander l'armée; car je ne connais personne qui puisse me remplacer
dans l'ensemble de ces trois missions, toutes trois également
intéressantes... Quant à moi je me vois sérieusement affecté de me
voir obligé de m'arrêter dans un moment où peut-être il n'y a plus
que des fruits à cueillir, mais la loi de la nécessité maîtrise
l'inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à
cheval: j'ai besoin de deux ans de repos.»

[Note 258: Passariano, 25 sept. 1797, t. III, p. 337.]

[Note 259: DARU, VII, 425, donne le mot substituée. La
_Correspondance_ (t. III, p. 425) a corrigé et mis suppléé. On se
demande pourquoi ce changement?]

À cette insolente mise en demeure, à cette hautaine affirmation de
son importance, à ces menaces à peine déguisées, le Directoire,
s'il avait eu le sentiment de la dignité, aurait dû répondre par
une destitution, ou du moins par une acceptation de la démission;
mais le 18 fructidor venait d'avoir lieu (4 septembre), avec l'aide,
nous dirions presque la connivence de Bonaparte et de ses amis. Plus
que jamais Bonaparte était l'homme indispensable. Le Directoire
lui écrivit (3 octobre 1797) en l'accablant de compliments et de
protestations[260]. «Vous parlez de repos, de santé, de démission.
Le repos de la République vous défend de penser au vôtre... Non, le
Directoire ne reçoit pas votre démission. Non, vous n'avez pas besoin
avec lui de vous réfugier dans votre conscience et de recourir au
témoignage tardif de la postérité. Le Directoire exécutif croit à la
vertu du général Bonaparte; il s'y confie... S'il pouvait vous rester
du doute... mais non, citoyen général, vous ne devez plus en avoir
au moment où cette dépêche pourra vous parvenir, et désormais vous
compterez sur le Directoire exécutif, comme il compte sur vous.»

[Note 260: DARU, VII, 427.]

À vrai dire, le Directoire venait d'abdiquer entre les mains de
Bonaparte. Armé d'un pareil document, l'audacieux général pouvait
tout. Il osa tout, et, au mépris des engagements et des promesses,
malgré les supplications et les prières, il signa le 17 octobre 1797
le traité de Campo-Formio.

Voici les clauses de ce traité qui réglaient les destinées de Venise:
à l'Empereur étaient cédés (art. VI) l'Istrie, la Dalmatie, les
îles de l'Adriatique, les bouches de Cattaro, Venise, les lagunes
et les pays compris entre les États héréditaires autrichiens et une
ligne qui, partant du Tyrol, traversait le lac de Garde jusqu'à
Lazise, aboutissait à San Giacomo, suivait la rive gauche de l'Adige
jusqu'à l'embouchure du canal Blanc et la rive gauche dudit canal, du
Tartaro, de la Polesella, et du grand Pô: à la République Cisalpine
(art. VIII) tous les États ci-devant vénitiens à l'ouest et au sud
de la ligne précitée: à la France (art. II), les îles Ioniennes,
Butrinto, Arta, Vonitza et les comptoirs d'Albanie. L'article I
garantissait les biens et les personnes de tous ceux qui auraient pu
être inquiétés par leur conduite politique ou leurs opinions. Il
accordait à tous ceux qui voudraient émigrer un délai de trois ans
pour vendre leurs biens, meubles ou immeubles, ou en disposer à leur
volonté.

Ainsi fut consommée cette scandaleuse iniquité. C'était comme une
seconde édition du partage de la Pologne, et la France prêtait
les mains à cette infamie! Bonaparte avait conscience du crime de
lèse-nation qu'il venait de commettre. Dès le 10 octobre, même
avant la signature du traité, il avait en quelque sorte cherché
à s'excuser. «La ville de Venise renferme[261] il est vrai trois
cents patriotes, avait-il écrit au Directoire, leurs intérêts seront
stipulés dans le traité, et ils seront accueillis dans la Cisalpine.
Le désir de quelques centaines d'hommes ne vaut pas la mort de
20.000 Français... Si, dans tous ces calculs, je me suis trompé,
mon coeur est pur, mes intentions sont droites.» Le 18 octobre,
c'est-à-dire le lendemain de la signature du traité, et dans la
lettre où il annonçait au Directoire ce grand événement, il revenait
avec insistance sur ce sujet[262]. On eût dit qu'il cherchait à se
disculper d'une faute que pourtant personne encore ne lui avait
reprochée: «Je ne doute pas que la critique ne s'attache vivement à
déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux cependant qui
connaissent l'Europe et qui ont le tact des affaires seront bien
convaincus qu'il était impossible d'arriver à un meilleur traité sans
commencer par se battre et sans conquérir deux ou trois provinces de
la maison d'Autriche. Cela était-il possible? oui. Probable? non.»
Plus tard, comme gêné par un remords rétrospectif, Bonaparte est
revenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il a essayé de justifier
cette clause déplorable du traité de Campo-Formio. Mais ses excuses
ont été ou singulières ou odieuses. Ainsi n'a-t-il pas prétendu[263]
qu'en sacrifiant Venise il avait cherché «à jeter une pomme de
discorde au milieu des coalisés, à changer l'état de la question,
et à créer d'autres passions et d'autres intérêts.» Il espérait que
la Russie et l'Angleterre seraient indisposées par cette usurpation,
et que les puissances secondaires, la Bavière par exemple, effrayées
par cette disparition subite d'une nation, feraient un retour sur
elles-mêmes et deviendraient _ipso facto_ les adversaires résolues
de l'Autriche. Il a même eu l'audace de prétendre qu'il n'avait
agi que dans l'intérêt de Venise, pour lui faire détester la
domination étrangère, et l'habituer peu à peu à l'idée de devenir
partie intégrante de la grande Italie. Le passage mérite d'être
cité[264]: «Les divers partis qui divisaient Venise s'éteindraient;
aristocrates et démocrates se réuniraient contre le sceptre d'une
nation étrangère. Il n'y avait pas à craindre qu'un peuple de moeurs
aussi douces pût jamais prendre de l'affection pour un gouvernement
allemand, et qu'une grande ville de commerce, puissance maritime
depuis des siècles, s'attachât sincèrement à une monarchie étrangère
à la mer et sans colonies, et, si jamais le moment de créer la nation
italienne arrivait, cette cession ne serait point un obstacle. Les
années que les Vénitiens auraient passées sous le joug de la maison
d'Autriche leur feraient recevoir avec enthousiasme un gouvernement
national, quel qu'il fût, un peu plus ou un peu moins aristocratique,
que la capitale fût ou non fixée à Venise.»

[Note 261: Passariano, _Correspondance_, III, 376.]

[Note 262: Passariano, _Id._, III, 390.]

[Note 263: Oeuvres de Napoléon à Sainte-Hélène. Édition de la
_Correspondance_, t. XXIX, p. 355.]

[Note 264: _Correspondance_, t. XXIX, p. 355.]

Est-il possible de se jouer avec plus de cynisme des sentiments et
des aspirations nationales? Bonaparte ne pouvait alléguer qu'une
excuse[265], c'est qu'il avait besoin de la paix, et que, dans sa
pensée, le traité de Campo-Formio n'était qu'une trêve passagère. Le
fait n'en subsistait pas moins dans sa sinistre réalité. Venise était
vendue, et vendue à celui qu'elle avait le droit d'appeler son ennemi
héréditaire!

[Note 265: Un des admirateurs de Napoléon, Stendhal, n'est-il pas
dans le vrai, lorsqu'il écrit dans sa curieuse _Histoire de Napoléon_
(p. 270): «À l'occupation de Venise finit la partie poétique et
parfaitement noble de la vie de Napoléon. Désormais, pour sa
conservation personnelle, il dut se résigner à des mesures et à des
démarches, sans doute fort légitimes, mais qui ne peuvent plus être
l'objet d'un enthousiasme passionné.»]


VI

Comment fut accueillie la nouvelle de ce scandaleux marché? En
Autriche, avec bonheur; en France, avec indifférence; en Italie, avec
terreur; à Venise avec désespoir.

On comprend les sentiments de joie éprouvés par l'Autriche. Échanger
une province éloignée contre un territoire limitrophe, relier ses
domaines italiens à ses possessions slaves, acquérir des côtes et
devenir, du jour au lendemain, puissance maritime, serrer de plus
près la Turquie, ce qui lui permettrait de jouer un rôle prépondérant
au jour prochain du partage de l'empire ottoman, certes l'Autriche
avait le droit de s'estimer satisfaite. Elle eût été victorieuse,
qu'elle n'eût pas exigé davantage. Bonaparte semblait aller au-devant
de ses secrets désirs.

En France, pas plus en 1797 que de nos jours, on ne se rend un compte
bien exact des remaniements territoriaux. On savait vaguement, dans
la masse du public s'occupant de politique extérieure, que des
Français avaient été massacrés à Vérone et au Lido, et, dès lors,
la cession de Venise à l'Autriche paraissait une punition et une
vengeance méritées. On ignorait qu'un traité solennel et qui n'avait
jamais été violé, que des engagements formels, que des promesses de
protection et de garantie nous liaient à la nouvelle République.
Aussi ne prêta-t-on qu'une médiocre attention à cette clause du
traité. Bonaparte avait bien calculé. Toutes les classes de la
société désiraient si vivement la fin de la guerre que les plaintes
des intéressés furent comme noyées dans l'immense joie qui se
manifesta par tout le pays à la nouvelle de la conclusion de la paix.

En Italie, l'effet produit fut déplorable[266]. Les patriotes
lombards, modénais ou romains n'eurent aucune illusion sur le sort
qui les attendait. On avait vendu leurs frères de Venise contre
tout droit, contre toute attente; on avait trafiqué d'eux comme à
ces temps exécrés où les rois se partageaient les peuples à leur
convenance; leur tour viendrait sans doute bientôt. Découragés et
désolés, les patriotes italiens commencent à croire qu'ils ont
été les dupes de leurs espérances. Plusieurs se taisent, d'autres
songent à la prochaine réaction et s'organisent en sociétés secrètes.
Lahoz et d'autres officiers, ses camarades, préparent dans l'ombre
leur défection. C'est à ce moment qu'Alfieri compose les strophes
vengeresses de son _Miso Gallo_ et que ses amis répètent, mais en se
cachant, les beaux vers où il annonçait la vengeance et prophétisait
l'avenir[267]: «Le jour viendra, oui, il viendra le jour où les
Italiens, désormais ressuscités, reparaîtront audacieux sur le champ
de bataille et non pas avec un fer étranger, pour s'y défendre
lâchement, mais pour battre les Français. Ils auront à leurs flancs
vigoureux deux éperons ardents: leur antique vertu et mes vers, le
souvenir de ce qu'ils furent et de ce que j'ai été les embrasera
d'une flamme irrésistible. Et, armés alors de cette fureur divine
qu'allumèrent en moi les exploits de leurs aïeux, ils rendront mes
chants funèbres à la France. Et je les entends déjà me dire: Ô notre
poète, tu naquis en un siècle mauvais et pourtant c'est toi qui as
enfanté l'ère sublime que tu prophétisais de ton vivant.»

[Note 266: Il nous faut pourtant signaler une exception. Les
Milanais, sans doute par ressentiment héréditaire, ne témoignèrent
que peu de sympathies à Venise. Une presse, probablement vendue, se
permit même contre l'infortunée République de cruelles attaques.
C'est à Milan que furent publiés divers factums très violents:
_Testamento del leone Adriatico_, _Trame degli oligarchi Venedi_,
_I delitti della Veneta aristocratia_, etc. À Milan furent aussi
composées et gravées de nombreuses caricatures. L'une d'entre elles
intitulée _I funeralli della republica Adricatica_, figure le lion de
Saint-Marc, jambes liées et tête en bas, porté, comme un trophée de
chasse, par des soldats français. Une autre caricature est intitulée:
_Il faut danser_, et, en effet, le Vénitien Pantalon danse d'une
façon grotesque, mais c'est un soldat fiançais qui lui tire la barbe.]

[Note 267: ALFIERI, _Conclusion du Miso Gallo_. Traduction inédite
d'Hugues.]

À Venise la douleur, l'indignation, le désespoir éclatèrent.
Bonaparte avait écrit[268] de Passariano, le 20 octobre 1797, à
Villetard pour lui annoncer la fatale résolution. Il lui expliquait,
avec un cynisme de détails révoltant, qu'il fallait profiter de notre
séjour à Venise pour tirer parti de ses ressources. Il énumérait
avec complaisance les vaisseaux de guerre, les canons et les poudres
qu'on devait enlever. «Il faut, disait-il, ne rien laisser qui puisse
être utile à l'Empereur et favoriser l'établissement d'une marine
militaire. Il faut faire aller en France tout ce qui peut être utile
à la marine.»

[Note 268: _Correspondance_, t. III, p. 395.]

Pris cependant d'une pitié tardive et de scrupules rétrospectifs pour
les infortunés[269] qu'il abandonnait après les avoir compromis, il
informait Villetard que tous les Vénitiens qui voudraient quitter
leur pays pour se rendre dans la République Cisalpine y jouiraient
du titre de citoyens, et auraient trois ans pour la vente de leurs
biens. Il consentait en outre à former un fonds de secours en
faveur de ceux des émigrés vénitiens dont les ressources seraient
insuffisantes. Il est vrai que cette générosité ne lui coûtait
pas bien cher: c'était en effet la République Cisalpine et Venise
elle-même qui en payaient les frais: la première en renonçant au
profit des émigrés à différentes propriétés allodiales, et la seconde
en cédant des vivres, des effets et des munitions qu'on devait vendre
à Ferrare.

[Note 269: Voir les belles lettres d'Ugo Foscolo dans Jacopo Ortis.
Lettre du 11 octobre 1797: «Le sacrifice de notre patrie est
consommé: tout est perdu; et la vie, si l'on daigne nous la laisser,
ne nous servira plus qu'à déplorer nos malheurs et notre infamie.
Mon nom est sur la liste de proscription, je le sais: mais veux-tu
donc que, pour me soustraire à mes oppresseurs, je me livre à des
traîtres? Console ma mère: Vaincu par ses larmes, je lui ai obéi, et
j'ai quitté Venise pour éviter les premières persécutions qui sont
toujours les plus cruelles.» Lettre du 13 octobre: «Dans quel lieu
chercherai-je un asile? Sera-ce dans l'Italie, cette terre prostituée
qui devient sans cesse le prix de la victoire? Pourrais-je voir
devant mes yeux ces hommes qui nous ont dépouillés, insultés, vendus,
et ne pas répandre des larmes de colère? Dévastateurs des peuples,
ils se servent de la liberté, comme les papes se servaient des
croisades... Et ces autres misérables, ils ont acheté notre esclavage
et reconquis, au prix de l'or, ce qu'ils avaient lâchement perdu par
les armes. Ah! pourquoi nous faire voir et sentir la liberté, pour
nous la ravir ensuite pour toujours et avec tant d'infamie!»]

Villetard avait été l'agent sincère et honnête d'une politique sans
loyauté et sans honneur. Le traité de Campo-Formio le désespéra.
Chargé par Bonaparte et d'ailleurs investi par ses fonctions de la
terrible tâche d'informer officiellement les Vénitiens du malheur
qui les frappait, il ne cacha pas sa tristesse, et dans le beau
discours[270] qu'il adressa à cette occasion à la municipalité,
il ne donna d'autre argument que la nécessité pour la France de
songer à ses intérêts immédiats. «Quelques-uns d'entre vous, leur
dit-il encore, à l'exemple des Ottomans vos voisins, sont décidés à
subir le joug de la fatalité, quelques autres, comme les Vénètes,
vos glorieux ancêtres, veulent abandonner des monceaux de chaux
et de briques, emporter sur leurs navires leur véritable patrie
et ce qu'il y a d'hommes libres parmi leurs concitoyens; d'autres
enfin ont juré d'expirer sous les débris de leurs murailles plutôt
que de les céder à l'étranger. Il ne m'appartient point de décider
entre une résignation stoïque, une retraite honorable, et un
dévouement généreux; mais, après avoir combattu les calomniateurs
du gouvernement français, je viens offrir en son nom les services
qu'il est prêt à rendre à ceux d'entre vous qui voudront se bâtir
une autre Venise dans des lieux inaccessibles à la tyrannie. La
République Cisalpine, à la voix de la France et de la liberté, vous
ouvre son sein. Vous y jouirez du titre et des droits de citoyen,
vous y trouverez un emplacement pour la nouvelle Venise soit dans les
places fortes, soit dans les cités populeuses, soit sous l'humble
chaume, séjour des hommes libres et vertueux. Vous pourrez emporter
avec vous vos richesses; la République française vous en a réservé la
faculté par les traités. Ainsi, ne pouvant garantir, à un si grand
éloignement, l'indépendance de votre état, elle a du moins assuré des
destinées libres à ceux qui préfèrent la liberté aux lagunes.»

[Note 270: Le discours de Villetard est rapporté par BOTTA, liv. XII.]

Ce discours fut accueilli par des cris de fureur. Les Vénitiens
repoussèrent les présents de Bonaparte, qui étaient les dépouilles
de Venise, et déclarèrent qu'ils ne céderaient qu'à la force. C'était
en effet le seul moyen de terminer noblement une noble histoire, et
puisque Venise était condamnée, mieux valait pour elle succomber les
armes à la main; mais une longue oisiveté avait énervé le peuple, les
grands tremblaient de peur. D'ailleurs une forte garnison française
occupait déjà la ville, et les Autrichiens accouraient pour s'emparer
de leur proie. Comment résister dans ces conditions!

Quelques patriciens s'imaginèrent que la corruption, qui pendant
si longtemps avait été leur meilleur instrument de domination, les
sauverait peut-être. Ils envoyèrent au Directoire, sous le prétexte
de lui demander l'autorisation de se défendre contre l'Autriche, mais
en réalité pour reprendre les négociations de Querini avec Barras,
et pour acheter à tout prix ses suffrages, une députation composée
de Dandolo, Sordina, Carminati et Giuliano. Les députés se mirent en
route. Ils étaient déjà arrivés en Piémont, quand ils furent rejoints
par Duroc, aide de camp de Bonaparte, qui leur intima l'ordre de
rebrousser chemin et de venir avec lui rendre compte de leur mission
à Bonaparte, qui les attendait à Milan.

Bonaparte en effet n'était pas sans inquiétude sur l'exécution du
traité de Campo-Formio. Il savait très bien d'un côté qu'il avait
outrepassé ses instructions et s'était mis en quelque sorte en état
d'hostilité contre le gouvernement légal de son pays, de l'autre
qu'il avait suscité contre lui en Italie bien des haines, et provoqué
bien des ressentiments. Il avait en quelque sorte conscience de
l'indignité qu'il avait commise. Au lendemain de la signature du
traité, quand il revenait en Italie, il s'arrêta à Vicence. Interrogé
par les Vénitiens sur les décisions prises, il n'osa pas leur avouer
que Venise était cédée à l'Autriche. Le patriote Tiene lui ayant
déclaré que ses amis et lui étaient disposés à tout sacrifier pour
maintenir leur indépendance, il répliqua que la France ne disposerait
jamais d'un peuple sur lequel elle n'avait aucun droit. Arrivé à
Vérone, et se sentant au milieu de ses soldats, il leva le masque, et
annonça au président Angioli que Vérone était cédée à l'Autriche,
et, comme ce dernier éclatait en reproches: «Eh bien, eut-il la
cruauté de répondre, défendez-vous!» Emporté par la grandeur de
l'offense et le caractère odieux de la raillerie: «Va-t'en, traître,
riposta Angioli, fuis ces contrées! Rends-nous les armes que tu
nous as ravies, et nous saurons nous défendre!» Ce ne fut bientôt
qu'un cri par toute la ville. Effrayé par cette soudaine explosion,
et craignant peut-être de nouvelles Pâques Véronaises, Bonaparte
partit en hâte pour Milan. Ce fut alors qu'il apprit le départ pour
Paris de la députation vénitienne. Ces députés pouvaient réussir,
non seulement parce que certains Directeurs étaient accessibles à
la corruption, mais aussi parce que le Directoire tout entier était
fort capable de saisir cette occasion de ne pas ratifier un traité
qui lui déplaisait: dès lors toute son oeuvre était compromise. Il
n'était plus le dispensateur des territoires en Italie, le protecteur
de l'Autriche, le conquérant et le pacificateur: il redevenait
le général au service de la République, et l'agent désavoué du
gouvernement. Il importait donc à son ambition présente et à ses
projets ultérieurs d'arrêter la négociation.

Les députés vénitiens furent conduits à Bonaparte par Duroc. «J'étais
dans le cabinet du général en chef, écrit Marmont[271], quand
celui-ci les y reçut. Ils l'écoutèrent avec calme et dignité, et,
quand il eut fini, Dandolo répondit. Dandolo, ordinairement dénué
de courage, en trouva ce jour-là dans la grandeur de sa cause. Il
parlait facilement: en ce moment il eut de l'éloquence. Il s'étendit
sur le bien de l'indépendance et de la liberté, sur les intérêts de
son pays et le sort misérable qui lui était réservé; sur les devoirs
d'un bon citoyen envers sa patrie. La force de ses raisonnements, sa
conviction, sa profonde émotion agirent sur l'esprit et sur le coeur
de Bonaparte au point de faire couler les larmes de ses yeux. Il ne
répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et,
depuis, a conservé pour Dandolo une bienveillance, une prédilection
qui ne s'est jamais démentie.»

[Note 271: _Mémoires_ de MARMONT, t. I, p. 307.]

Ces larmes et cette émotion étaient peut-être sincères, mais
Bonaparte était néanmoins décidé à faire exécuter toutes les clauses
du traité. Villetard, dont l'émotion et le chagrin étaient réels,
lui avait rendu compte de la triste mission dont on l'avait chargé.
Sa lettre[272] est même touchante (24 octobre 1797): «Il fallait
autant de stoïcisme que d'amour de la patrie pour accepter la mission
douloureuse dont vous m'avez chargé. J'étais prêt à la remplir autant
qu'il était en moi, mais je me réjouis du moins d'avoir trouvé,
dans les membres du gouvernement de Venise, des âmes trop fières
pour se prêter elles-mêmes à l'exécution des mesures que vous leur
proposiez par mon organe. Ils iront chercher ailleurs un sol libre,
mais ils préféreront, s'il est nécessaire, l'indigence à l'infamie.
Ils ne voudront pas qu'on dise d'eux qu'ayant usurpé pendant quelques
jours la souveraineté de leur nation ils ont fui en partageant ses
dépouilles. Ils prouveront du moins par cette conduite qu'ils n'ont
pas mérité les fers qu'on leur prépare... Huit ans de révolutions
ne les ont point encore façonnés au malheur, et ils gémissent; ne
les ont point mûris au machiavélisme, et ils blasphèment; ne les
ont point corrompus à l'effronterie politique, et ils n'osent...
Je ne vois d'autre moyen de leur être gratuitement utile que le
régime militaire, au moyen duquel vous réglerez, par l'organe de vos
généraux, au nom de la France, ce qu'ils refuseraient de faire au
nom de la souveraineté du peuple, dont ils avaient la confiance.»
Cette lettre irrita Bonaparte, sans doute parce qu'elle était vraie
et méritée. D'ailleurs son émotion s'était dissipée. Plus que jamais
il était résolu à ne pas céder. Au moins aurait-il pu respecter le
malheur, et ne pas insulter ceux dont il causait la ruine. La lettre
qu'il répondit le 26 octobre à Villetard est inexcusable. C'est un
véritable factum à l'adresse du peuple vénitien, et en même temps un
insolent défi porté par un vainqueur inexorable à l'ennemi qu'il
tient sous ses pieds. Certes, ce n'est pas d'aujourd'hui que la force
prime le droit, mais tout se paie en ce monde! Nos pères ont abusé de
la force: nous sommes punis pour eux. Voici les principaux passages
de cette philippique[273]:

[Note 272: Elle a été conservée par BOTTA, liv. XII.]

[Note 273: _Correspondance_, III, 399.]

«J'ai reçu votre lettre du 3 brumaire; je n'ai rien compris à son
contenu. Il faut que je ne me sois pas bien expliqué avec vous.
La République française n'est liée avec la municipalité de Venise
par aucun traité qui nous oblige à sacrifier nos intérêts et nos
avantages à celui du comité de salut public ou de tout autre individu
de Venise. Je sais bien qu'il en coûterait à une poignée de bavards,
que je caractériserais bien en les appelant fous, de vouloir la
République universelle. Je voudrais que ces messieurs vinssent faire
une campagne d'hiver. D'ailleurs la nation vénitienne n'existe
pas: divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé
et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple d'Italie, et
spécialement le peuple vénitien, est peu fait pour la liberté. S'il
était dans le cas de l'apprécier, et s'il a les vertus nécessaires
pour l'acquérir, eh bien! la circonstance actuelle lui est très
avantageuse pour le prouver: qu'il la défende!... Au reste, la
République française ne peut pas donner, comme on paraît le croire,
les États vénitiens; ce n'est pas que, dans la réalité, ces États
n'appartiennent à la France par droit de conquête, mais c'est qu'il
n'est pas dans les principes du gouvernement français de donner aucun
peuple. Lors donc que l'armée française évacuera ce pays-ci, les
différents gouvernements seront maîtres de prendre toutes les mesures
qu'ils pourraient juger avantageuses à leurs pays.»

Villetard n'a pas laissé un grand nom dans l'histoire, mais il aura
l'honneur de la protestation suprême. Voici la belle réponse qu'il
fit à Bonaparte: «Ce ne[274] sont point des bavards des fous et des
lâches qui voudraient qu'on leur fît, aux dépens du sang français,
une République universelle, dont je vous parlais dans ma dernière
lettre. Je sais apprécier comme vous les phrases, la politique et
le courage de ces sortes de gens; mais c'était de plusieurs pères
de famille, négociants, vieillards, qui, abattus par la nouvelle
de l'évacuation de leur pays et de l'invasion des troupes de
l'Empereur, qui doit en être la suite, ne se sont point cru en droit
de gouverner, lorsqu'ils n'avaient plus à le faire qu'à leur profit,
et qu'ils ne se sentaient revêtus que d'une autorité provisoire que
leur nation n'avait point confirmée. Croyez au reste qu'il entre dans
leur refus de piller en quelque sorte la nation vénitienne au profit
du parti démocratique une délicatesse et une probité malheureusement
trop rares.»

[Note 274: Lettre conservée par BOTTA, liv. XII, p. 101.]

Pendant que s'échangeaient ces correspondances inutiles, la ruine
de Venise s'achevait. On commença par la piller et ce sont les
Français qui donnèrent l'exemple. Bien qu'aucun des articles du
traité n'autorisât ces déprédations, les musées et les églises furent
dépouillés des chefs-d'oeuvre qui les ornaient. Ainsi disparurent le
_Saint Pierre martyr_, la _Foi du doge Grimani_, et le _Martyre de
saint Laurent_ du Titien, l'_Esclave délivré_ et la _Sainte Agnès_
du Tintoret, une vierge de Bellini, l'_Enlèvement d'Europe_ et le
_Festin à la maison de Lévi_ par Paul Véronèse, le Jupiter Egiochus
de la bibliothèque et près de deux cents manuscrits. Les reliquaires
du trésor de Saint-Marc furent dépouillés de leurs pierres précieuses
et envoyées à la Monnaie. Les officiers français ne rougirent pas
de se partager les armes historiques que l'on conservait dans la
salle du conseil des Dix[275]. Les collections privées ne furent pas
épargnées. Les monuments eux-mêmes furent confisqués. On enleva le
lion de la Piazzeta et les chevaux de bronze, attribués à Lysippe,
qui gardaient le portail de Saint-Marc. Et ce fut un poète qui
signala les chevaux à la rapacité française Arnault, le futur auteur
de _Marins à Minturnes_, se trouvait alors à Venise, et voici ce
qu'il ne rougit pas d'écrire à Bonaparte[276]: «Ces colonnes me
rappellent qu'elles furent accompagnées de quatre superbes chevaux,
grecs d'origine, et successivement romains et vénitiens par droit de
conquête. Ces chevaux sont placés sur le portail de l'église ducale.
Les Français n'ont-ils pas quelque droit à les revendiquer ou du
moins à les accepter de la reconnaissance vénitienne? ne serait-il
pas raisonnable aussi, de les faire accompagner par les lions que
Morosini fit enlever au Pirée? Paris ne peut refuser un asile à ces
pauvres proscrits, plus recommandables pourtant par leur antiquité
que par leur beauté.»

[Note 275: Cf. MINUTELLI, _Dernières cinquante années_, p. 226. Avec
le catalogue des objets d'art enlevés à Venise.]

[Note 276: Lettre du 5 juin 1797 citée par DARU (_Histoire de
Venise_), t. VII, p. 370.]

Dans les villes de province furent exercées les mêmes rapines. À
Padoue spécialement, Masséna se permit des exactions qui compromirent
son honorabilité et le renom de la France. Bonaparte lui-même se
crut autorisé à emporter de Vérone la collection d'ichtyolites du
comte Gazzola. C'est surtout à l'arsenal de Venise que se commirent
les actes les plus odieux. Sous prétexte d'équiper la flotte qui
devait nous mettre en possession des îles Ioniennes, on le saccagea.
Le 16 mai 1797, Baraguey d'Hilliers écrivait à Bonaparte: «J'ai
visité l'arsenal et je l'ai examiné minutieusement. C'est l'un
des plus beaux de la Méditerranée. Il y a tout ce qu'il faut pour
armer, en deux mois, moyennant la dépense de deux millions, une
flotte de sept à huit vaisseaux de ligne de 74, six frégates de 30
à 40 et cinq cutters. Il y a une immense quantité de canons[277]
en fer ou en bronze, des fonderies, des bois de construction, une
corderie magnifique, des chantiers extrêmement beaux, etc.» Toutes
ces richesses furent gaspillées. Les bois de Cansiglio, de Montello,
de l'Istrie, le cuivre d'Agordo, les chanvres du Ferrarais et du
Bolonais furent vendus ou volés. Les provisions de goudron, de
cordages, d'ancres et de ferrements, de toiles à voiles furent
dispersées au hasard des acheteurs. Ce qu'on ne pouvait emporter ou
vendre, on le brisa. C'est ainsi que furent coulés quelques navires
qu'on ne pouvait utiliser, ainsi que furent brûlés le _Bucentaure_,
ce respectable témoin des splendeurs d'autrefois, et les splendides
barques de parade, les _Peatoni_, dont les richesses et les ornements
excitaient l'admiration dans les fêtes ducales. Sérurier[278] et
Haller, envoyés l'un et l'autre par Bonaparte pour consommer cette
iniquité, se signaleront par leur acharnement. Sérurier prenait,
Haller vendait. Après avoir vidé les magasins publics, détruit
les ressources maritimes, anéanti, ruiné ou dispersé tout ce qui
rappelait la gloire nationale, il ne restait plus qu'à remettre la
ville aux Autrichiens. C'était le dernier acte de cette lamentable
tragédie.

[Note 277: D'après une indication de Cantu, on comptait 5.293 canons,
dont 1.518 en bronze à l'arsenal, et dans les forts 4.478 canons dont
1.925 en bronze.]

[Note 278: Lettre de Bonaparte à Villetard, Milan, 2 novembre 1797.
_Correspondance_, t. III, p. 402. «Je donne ordre au général Sérurier
de se concerter avec la municipalité pour que tout reste tranquille
à Venise, d'employer tous les moyens pour cela, et de fermer même la
société d'instruction publique s'il le juge nécessaire.»]

Les Autrichiens n'avaient pas attendu la conclusion du traité de
Campo-Formio pour entrer en possession des territoires qui devaient
leur être attribués. Dès le mois de juin, le général autrichien
Terzi avait ordonné à son lieutenant Klenau d'entrer en Istrie et
de s'installer à Pirano, Umago, Cittanova, Parenzo, Osseroi et
Rovigno. En même temps, le colonel Casimir plaçait des garnisons
sur le littoral istriote et dans les îles de Veglia, Cherso, Arbo
et Pago. Nulle part il ne rencontra de résistance. En Dalmatie
et sur toutes les côtes de l'Adriatique, dans ces contrées rudes
et sauvages où la domination vénitienne avait eu tant de peine à
s'asseoir, mais où elle était profondément enracinée, le patriotisme
local fut comme exaspéré à la nouvelle du désastre. Partout des
soulèvements éclatèrent. Aidés par les mercenaires esclavons qui
étaient rentrés dans leurs villages, les paysans, surtout ceux de
Sebenico, coururent aux armes. Ils massacrèrent le consul de France,
pillèrent les maisons de Calafatti et Gavagnin, envoyés par Venise
pour organiser la république démocratique, et se portèrent à tous
les excès contre les partisans réels ou prétendus de la France. Les
Autrichiens n'attendaient qu'un prétexte pour intervenir. Ils se
présentèrent comme les défenseurs de l'ordre, et 4000 Autrichiens,
commandés par Roccavina, Lusignan et Casimir, partirent pour Zara.
Ils furent bien reçus par les habitants, mais ils ne leur laissèrent
pas ignorer qu'ils venaient au nom de l'Empereur, en vertu de droits
anciens et qu'ils prenaient possession de la province. Les couleurs
autrichiennes furent déployées et les anciens soldats de Venise
remirent le vieil étendard de Saint-Marc à leurs nouveaux camarades.
Ce fut une cérémonie touchante. Tous ces vétérans pleuraient à
chaudes larmes en renonçant à ce drapeau qu'ils aimaient. Les
généraux autrichiens respectèrent ces nobles sentiments. Ils remirent
l'étendard de Venise au vicaire général de Zaro, Mgr Armani, qui
entonna le _De Profundis_ et l'ensevelit après que les citoyens et
les soldats l'eurent une dernière fois baisé comme une relique.

Le colonel Casimir, continuant sa marche, s'empara de Spalatro,
Clissa, Singo, pendant que le général Roccavina entrait à Sebenico
et se dirigeait sur les bouches de Cattaro. Les Autrichiens ne
rencontrèrent de résistance qu'à Perasto, Risano et Geganovich.
Partout ailleurs ils furent accueillis froidement il est vrai, mais
avec résignation.

Pendant ce temps, les Français[279] occupaient les îles Ioniennes
et les Cisalpins mettaient garnison à Brescia, Bergame et dans les
autres villes à eux attribuées par le traité de Campo-Formio. De tous
côtés s'écroulait le vieil édifice, et presque sans protestation, aux
yeux de tous, s'accomplissait le grand crime de la vente d'un peuple.

[Note 279: GAFFAREL, _La France aux îles Ioniennes._ _Nouvelle
Revue_, 1880.]

La municipalité démocratique de Venise ne demandait qu'à résister.
Elle convoqua les assemblées primaires pour savoir si les Vénitiens
voulaient ou non conserver la liberté; mais ce n'était là qu'une
vaine formalité. Personne n'osa prendre la parole pour soutenir
l'honneur national. Les Autrichiens n'occupèrent la terre ferme et
Venise qu'en 1798. Le 9 janvier, sous le commandement de Wallis, ils
entraient à Udine, Cividale et Monte-Falcone, le 10, à Palma Nova, le
18 seulement à Venise. Quand ils se présentèrent devant la capitale,
non seulement ils en trouvèrent toutes les portes ouvertes, mais
encore la populace se porta à leur rencontre, et quelques patriciens
acceptèrent le fait accompli et cherchèrent à en profiter. Ce fut
l'un d'entre eux, Francesco Pesaro, qui, devenu commissaire impérial,
reçut le serment de fidélité. Le dernier doge, Manini, prêta ce
serment entre ses mains, mais il fut saisi d'une telle émotion, qu'il
tomba sans connaissance[280].

[Note 280: DARU, t. V, p. 442.]

Ainsi disparut la république vénitienne. Le peuple vénitien n'est pas
mort avec elle, car la conscience publique proteste et protestera
toujours contre les abus de la force. Botta[281] finissait par ces
paroles mélancoliques le livre qu'il a consacré aux malheurs de
Venise: «Un temps viendra, peut-être il n'est pas éloigné, où Venise
voudra dire un amas de débris, un champ d'algues marines, aux lieux
mêmes où s'élevait jadis une cité magnifique, la merveille du monde.
Voilà l'oeuvre de Bonaparte!» Botta se trompait ou il exagérait
son ressentiment. Venise est encore debout, et les Vénitiens, par
leur magnifique résistance à l'Autriche en 1849, ont montré qu'ils
n'étaient pas au-dessous de leur vieille réputation d'héroïsme. Mais
le crime de Campo-Formio n'a été réparé que très tard, et il a légué
à l'Europe, pour de longues années, comme un héritage de dangers et
de complications. En 1866, les Autrichiens occupaient encore Venise
et s'y maintenaient par la terreur, avec patrouilles dans les rues et
canons braqués sur les places publiques. Depuis Venise est redevenue
libre et appartient à une grande nation: mais ce qui doit être pour
nous comme un dernier châtiment, comme un suprême remords, c'est que
ce crime, commis par des mains françaises, n'a été réparé que par des
mains prussiennes!

[Note 281: BOTTA, ouv., cit., liv. XII.]



CHAPITRE IV

LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

     La Papauté et la Révolution. -- Affaire Hugon de Basville. --
     La Convention et le pape Pie VI. -- Les théophilanthropes. --
     Les instructions du Directoire à Bonaparte. -- Préparatifs
     de guerre. -- Entrée des Français à Bologne. -- Armistice de
     Bologne. -- Prise d'armes des pontificaux. -- Mission Mattei. --
     Affaire de Lugo. -- Conférences de Florence. -- Seconde prise
     d'armes des pontificaux. -- Bataille du Senio. -- Négociations
     pour la paix. -- Paix de Tolentino. -- Joseph Bonaparte
     ambassadeur à Rome. -- Les mécontents se groupent autour de lui.
     -- Affaire Provera. -- Assassinat de Duphot. -- Déclaration
     de guerre du Directoire. -- Berthier est chargé de renverser
     le gouvernement pontifical. -- Proclamation de la République
     Romaine. -- Expulsion de Pie VI. -- Organisation de la nouvelle
     République. -- Déprédations et pillages. -- Révolte des Français
     contre leur général Masséna. -- Insurrections locales. --
     Décadence et ruine prochaine de la nouvelle République.


Lorsque commença la Révolution française, les relations entre la
Papauté et le nouveau régime furent tout de suite mauvaises. La
plupart des membres de l'Assemblée Constituante, imbus des doctrines
philosophiques de leur époque et sincèrement résolus à entrer
dans la voie des réformes, se heurtèrent aux prétentions opposées
de l'Église. La résistance les irrita. Ils portèrent dans cette
lutte une animosité extraordinaire. Souvent même ils dépassèrent
la mesure, et ne réussirent qu'à compliquer par les embarras d'une
guerre religieuse une situation déjà fort embarrassée. Suppression
des annates, confiscation des biens de l'Église, occupation du
comtat Venaissin, et surtout constitution civile du clergé, telles
furent les principales attaques dirigées contre la Papauté par les
jansénistes, alors nombreux, de la Constituante. Le pape régnant
était alors Pie VI. Il répondit à ces attaques en rappelant le nonce
et en rompant toute relation diplomatique avec la France (2 août
1791).

Les ennemis de la Papauté furent heureux de cette rupture. Ils
auraient voulu pousser les choses plus loin et forcer le roi à
déclarer la guerre à Pie VI: mais Louis XVI, qui n'avait déjà
sanctionné les décrets que contraint et forcé, ne voulait à aucun
prix la guerre contre le chef de l'Église. Le Pape, de son côté,
regrettait d'avoir été poussé à la dure extrémité d'une rupture avec
la France. Bien que sollicité par les souverains, qui formaient
alors une coalition contre notre pays, à entrer dans la ligue, il se
contenta de les assurer de ses sentiments d'amitié, mais n'ordonna
aucun préparatif militaire. Des deux côtés, tout en simulant une
indifférence officielle, on s'occupait donc de ce qui se passait dans
les deux pays, et il n'était pas une des journées de la révolution
parisienne qui n'eût à Rome son retentissement et son contre-coup.

Une catastrophe imprévue faillit amener la guerre directe. Un envoyé
de la France à Rome, Hugon de Basville[282], qui avait provoqué la
populace romaine par d'inopportunes manifestations, fut assassiné,
et tous ceux de nos compatriotes qui résidaient alors dans la
capitale du monde chrétien insultés, battus et pillés (janvier
1793). Quand arriva à Paris la nouvelle de l'attentat, il n'y eut
qu'un cri de fureur et d'indignation. À peine avait-on achevé la
lecture du rapport adressé par le conseil exécutif que, de toutes
parts, on réclama l'urgence. À la Convention comme dans la presse,
ce fut un véritable débordement d'injures contre la papauté, mais
ces déclamations n'aboutirent à rien, car on entrait alors dans la
terrible année 1793. L'Europe entière assiégeait nos frontières.
La guerre civile avait éclaté dans la moitié de nos départements.
La Convention se déchirait elle-même. Dans le tumulte de ces luttes
gigantesques, la question romaine fut oubliée. Sans doute la Papauté
et la République romaine furent censées en état de guerre, et, de
temps à autre, quelque ministre ou quelque journaliste, pour se
donner un regain de popularité, proposa de marcher contre Rome et de
laver dans le sang du dernier des pontifes l'injure de la France,
mais le crime n'en resta pas moins impuni, et, pour employer une
expression du temps, les cendres de Basville restèrent longtemps sans
vengeance.

[Note 282: L'affaire Basville a été étudiée et racontée avec de
minutieux détails par Fr. MASSON. Voir ses trois ouvrages: _Le
cardinal de Bernis depuis son ministère._ _Le département des
affaires pendant la Révolution._ _Les Diplomates de la Révolution._
On peut également consulter: MONTI. _In morte di Ugo Bassville,
cantica._ VICCHI. _Saggio d'un libro intitulato: Vincenzo Monti, le
lettere e la politica in Italia dal 1750 al 1830_ (1879).]

Bonaparte fut ce vengeur. Lorsqu'il descendit en Italie, en 1796, on
avait depuis longtemps, de part et d'autre, substitué à la guerre de
fait la guerre de propagande. Pie VI ne se contentait pas d'ouvrir
ses États aux émigrés et de leur assurer des ressources, il prêchait
une véritable croisade en faveur de ceux qu'on appelait déjà les amis
du trône et de l'autel; il encourageait à la résistance Vendéens et
royalistes; il soutenait de ses exhortations tous ceux des membres
du clergé, et ils étaient nombreux, qui n'avaient pas voulu prêter
serment à la Constitution civile; il promettait à nos ennemis les
secours du ciel, et ses représentants auprès des cours étrangères se
faisaient remarquer par leur acharnement contre la France. Le Pape en
un mot n'était pas le plus puissant, mais un des plus déterminés et
des plus dangereux membres de la coalition formée contre notre pays.

Il est vrai que les divers gouvernements qui se succédèrent en France
semblaient prendre à tâche d'exciter les colères pontificales par
leurs attaques inconsidérées. Ils ne tarissaient pas en déclamations
sur la nécessité de renverser l'«idole romaine». C'était comme un
thème convenu dans les discours de l'époque. Comme les souvenirs
antiques hantaient alors les imaginations et qu'on se grisait en
quelque sorte avec les mots de Brutus, de Tarquin ou de Capitole, les
descendants de Camille étaient menacés d'une nouvelle invasion de
Gaulois conduits par un autre Brennus. Ce n'étaient pas seulement
des orateurs de club, jaloux de se fabriquer à peu de frais une
popularité de quelques instants, ou des journalistes en quête d'un
article retentissant; les membres du gouvernement eux-mêmes se
laissaient aller à ces invectives passionnées. Le Directoire surtout
se signala par cette haine rétrospective. L'un des cinq premiers
directeurs croyait avoir contre le Pape des griefs tout particuliers.
C'était Larévellière-Lépeaux, le très honnête mais assez ridicule
fondateur d'une religion nouvelle, qu'il avait intitulée la
théophilanthropie. Cet inventeur de religion avec garantie du
gouvernement considérait Pie VI comme un rival, ou plutôt comme
un concurrent, et ne cessait de pousser ses collègues à la guerre
contre Rome, espérant qu'il parviendrait de la sorte à substituer
à la superstition romaine le culte idéal de la théophilanthropie.
C'est surtout dans ses mémoires, imprimés mais non publiés, on ne
sait en vertu de quel scrupule, par la famille du directeur, qu'il
faut suivre la trace de la campagne dirigée par Larévellière-Lépeaux
contre celui qu'on appelait plaisamment son collègue. On voit,
en parcourant ces mémoires, dont quelques exemplaires ont été
distribués, comment le théophilanthrope, ne pouvant, comme il l'eût
désiré, conduire à Rome les armées françaises, dirigea contre son
ennemi toute une légion de gazetiers et de pamphlétaires, même de
jansénistes vindicatifs, et à la propagande réactionnaire dans nos
départements de l'Ouest répondit par la propagande démocratique et
anticatholique dans les États pontificaux.

Aussi bien les autres membres du Directoire, s'ils ne poursuivaient
pas en Pie VI un ennemi personnel, partageaient néanmoins contre
la Papauté la plupart des préventions de Larévellière-Lépeaux.
Lorsqu'ils décidèrent l'entrée de Bonaparte en Italie, ils
insistèrent dans leurs instructions au général sur la nécessité de
détrôner le Pape et de détruire le pouvoir temporel. Pie VI était
à leurs yeux un de leurs plus dangereux ennemis, et il n'était que
temps de le punir de son intervention dans nos affaires intérieures.
Les membres du Directoire n'ont jamais varié sur ce point. La chute
de Pie VI était en quelque sorte un des axiomes de leur programme
politique. Elle était sans doute subordonnée aux circonstances, mais
il était entendu qu'on profiterait de ces circonstances, qu'on les
provoquerait au besoin. Voici du reste, et nous la choisissons entre
plusieurs, comme étant l'expression définitive des intentions du
gouvernement français à cet égard, voici une dépêche du directeur
Rewbell à Bonaparte, en date du 3 février 1797, très explicite et
ne laissant aucun doute: «En portant son attention sur tous les
obstacles qui s'opposent à l'affermissement de la Constitution
française, le Directoire exécutif a cru s'apercevoir que le culte
romain était celui dont tous les ennemis de la liberté pouvaient
faire d'ici à longtemps le plus dangereux usage. Vous êtes trop
habitué à réfléchir, citoyen général, pour n'avoir pas senti, tout
aussi bien que nous, que la religion romaine sera toujours l'ennemie
irréconciliable de la République, d'abord par son essence, et,
en second lieu, parce que ses sectateurs et ses ministres ne lui
pardonneront jamais les coups qu'elle a portés à la fortune et au
crédit des premiers, aux préjugés des autres... Le Directoire vous
invite donc à faire tout ce qui vous paraîtra possible pour détruire
le gouvernement papal, de manière que, soit en mettant Rome sous une
autre puissance, soit, ce qui serait mieux encore, en y établissant
une forme de gouvernement intérieur qui rendrait méprisable et odieux
le gouvernement des prêtres, de manière que le Pape et le sacré
collège ne pussent concevoir l'espoir de jamais siéger dans Rome, et
fussent obligés d'aller chercher un asile dans quelque lieu que ce
fût, où au moins ils n'auraient plus de puissance temporelle.»

Si Bonaparte avait suivi à la lettre ces instructions, son premier
soin, aussitôt après la défaite des Piémontais et la conquête de
Lombardie, eût été de courir à Rome et d'y proclamer la Révolution.
Quelques-uns de ses lieutenants, égarés par leurs préjugés, le
poussaient à cette entreprise. Les agents du Directoire, tous les
partisans des doctrines jacobines, et de nombreux Italiens qui
croyaient de bonne foi que la destruction du pouvoir temporel leur
ouvrirait une ère de liberté sans mélange et de prospérité sans fin,
pressaient l'heureux vainqueur d'entrer à Rome. Heureusement pour
lui et pour son armée, Bonaparte ne céda pas à ces sollicitations.
Il ne voulut pas s'exposer à être enfermé dans sa propre conquête.
Il préféra engager avec l'Autriche un duel de plusieurs mois qui
se termina par un éclatant triomphe, et se réserva d'aller plus
tard à Rome. On a prétendu que, saisi de respect pour le Pape, il
ne voulut pas rompre avec le chef du catholicisme. Pourtant les
préjugés religieux ne furent jamais une entrave bien gênante pour
Bonaparte. Bien souvent, dans le cours de sa prodigieuse carrière, il
devait, suivant les circonstances, se servir du catholicisme comme
d'une arme de combat, ou essayer de le réduire à l'impuissance,
lorsqu'il croyait utile de l'annihiler. Quant à son respect pour les
souverains et pour les vieillards, ce respect fut toujours subordonné
à ses intérêts. Si donc, malgré les instructions très précises
du Directoire, et la pression, souvent importune, de ceux qui
l'entouraient, Bonaparte ne voulut pas s'engager dans une expédition
à fond contre la Papauté, ce ne fut ni par crainte des ressources
temporelles du chef de la catholicité, ni par respect involontaire
et en quelque sorte inconscient pour sa personne, ce fut uniquement
parce qu'il considérait l'Autriche comme son principal adversaire,
et qu'il était résolu à concentrer, jusqu'à nouvel ordre, tous ses
efforts contre l'Autriche. Il était certes trop bon tacticien pour
se dissimuler les dangers d'une diversion tentée sur son flanc droit
par une armée pontificale, mais il savait très bien que cette armée
pontificale n'était pas bien redoutable, et comme chez lui les
préoccupations militaires remportaient sur les haines politiques, il
voulait, non sans raison, se débarrasser du plus redoutable de ses
ennemis, l'Autriche, avant d'accabler le plus faible, c'est-à-dire le
Pape.

On se demande avec étonnement d'un autre côté pourquoi Pie VI ne
profita pas des circonstances, puisqu'il était en lutte avec la
France et n'ignorait pas les desseins formés contre lui par le
Directoire, pour courir au secours de l'Autriche et empêcher, par
cette irruption dans nos lignes, la marche en avant de Bonaparte;
mais le Pape, pas plus lui que les autres princes italiens, ne
s'attendait à la brusque invasion de la Péninsule par l'armée
française; il s'attendait encore moins aux victoires répétées de
Bonaparte. Il n'avait pas d'armée organisée, en état d'entrer en
campagne, et, avec les ressources dont il disposait, il ne pouvait
improviser cette armée. Il agit néanmoins dans la mesure de ses
forces pour s'opposer à nos succès. Par ses ordres la chaire retentit
d'emphatiques et furibondes attaques contre la France. Quelques
exaltés allèrent même, dans l'exagération de leur zèle, jusqu'à
traiter les Français de cannibales. On imprima, les brochures
existent encore[283], que les Français ne croyaient ni à Dieu, ni au
diable, mais que cependant ils adoraient des idoles, entre autres des
bonnets phrygiens et des arbres de liberté. On répandit sur leurs
moeurs mille contes effrayants, et les pseudo-miracles éclatèrent en
foule. Ici des madones, exposées à la vénération des fidèles dans
les églises ou au coin des rues avaient cligné des yeux; là elles
avaient pleuré, ou bien une pâleur livide s'était répandue sur leurs
joues, sans doute à l'approche de ces païens de Français. L'abbé
Vincent Albertini[284] composa même à ce sujet un ouvrage de haute
dévotion, qui fut distribué à profusion dans les campagnes, et où il
se répandit en invectives contre «[285]cette race abominable d'hommes
antisociaux et inhumains, se disant philosophes et régénérateurs».

[Note 283: ANNIBALE MARIOTTI.--_Parlata intorno ad alcune imputazioni
che si credino_ (juin 1800).]

[Note 284: _Quadro storico-morali dell'Italia nazione seguita nel
1796, e del portentoso e contemporaneo aperimente d'occhi della sagra
imagine di Maria santissima venerata nella cattedrale di Ancona._]

[Note 285: Abominal razza di antisociali e misantropi, se dicenti
filosofi rigeneratori.]

On espérait préparer ainsi contre les Français de nouvelles vêpres
siciliennes. En effet la populace ignorante des villages, les
montagnards des Apennins surtout, fanatisés par leurs curés et
leurs moines, se disposèrent à une énergique résistance, mais, dans
les grandes villes, les bourgeois et les fonctionnaires riaient de
ces moyens séniles de réchauffer l'enthousiasme. Dans les villes
du nord, particulièrement à Bologne, à Ferrare, et dans toutes les
légations, qui étaient éloignées de la capitale et regrettaient leurs
privilèges municipaux, on ne tenait nul compte de ces excitations
officielles. On se préparait même à bien accueillir les Français, et,
comme les grands mots de liberté et de patrie avaient profondément
retenti dans l'Italie entière, tous ceux qui croyaient à l'avenir
de la nation, non seulement étaient résolus à ne pas seconder
l'action du gouvernement pontifical, mais encore n'attendaient qu'une
occasion pour se déclarer en notre faveur. À Rome même bon nombre de
citoyens rêvaient déjà la chute de Pie VI et le rétablissement de
la République. L'un d'entre eux, un architecte distingué, Francesco
Milizia[286], écrivit à ses amis des lettres qui, depuis, ont été
publiées, et qui ne présentent pas qu'un intérêt local, car elles
font connaître l'opinion de la bourgeoisie romaine. Or, dans ses
lettres, Milizia parle à plusieurs reprises du dégoût que lui
inspiraient à ses amis et à lui les menées pontificales, et de la
sympathie qu'ils ressentaient au contraire pour les Français.

[Note 286: Milizia était né à Oria, près d'Otrante, en 1725. Il vécut
dans la familiarité des artistes les plus célèbres et du ministre
espagnol Azara. Il a composé un _Dictionnaire biographique des
architectes_, des _Éléments d'architecture_, etc. Les lettres de
Milizia ont été publiées dans les _Mémoires de Ricci, traduction de
Potter_.]

Le gouvernement pontifical a toujours été admirablement informé. Pie
VI et ses conseillers savaient donc que l'opinion publique était
hésitante et que les succès de la France trouvaient à Rome un écho
complaisant. Ils n'ignoraient pas d'un autre côté que le Directoire
pressait Bonaparte d'entrer à Rome. Ils activèrent donc l'armement
de leurs troupes et se disposèrent à intervenir directement. Le
moment paraissait favorable. La Lombardie était mécontente, Venise
s'agitait, Gênes et le Piémont s'insurgeaient sur nos derrières, la
Toscane ouvrait aux Anglais Livourne et Porto-Ferraio, enfin Wurmser
s'apprêtait à déboucher du Tyrol, pour débloquer Mantoue, à la tête
de 70,000 hommes. Si les 20,000 pontificaux arrivaient à temps pour
se joindre aux Autrichiens, Bonaparte était pris entre deux feux, et
la situation de l'armée française gravement compromise.

Bonaparte n'avait jusqu'alors qu'annoncé une prochaine expédition
contre Rome. Il avait même, dans sa proclamation du 26 avril,
parlé des cendres des vainqueurs de Tarquin que foulaient encore
les assassins de Basville, mais il s'était contenté de cette
période retentissante, et n'avait pas dirigé un seul de ses soldats
contre le Pape. Il voulut néanmoins, puisque le Pape manifestait
l'intention d'entrer en campagne contre la France, et que cette
intervention pouvait, à un moment donné, devenir dangereuse, il
voulut la prévenir, tout en donnant une apparence de satisfaction aux
rancunes directoriales. Augereau reçut donc l'ordre de disperser le
rassemblement pontifical.

Les Bolonais, qui ont toujours détesté le gouvernement des prêtres,
venaient de députer à Bonaparte les sénateurs Caprara et Malvasia et
l'avocat Pistorini, pour le prier de les affranchir d'une domination
abhorrée. Prompt à saisir les occasions, Bonaparte enjoignit à son
lieutenant Augereau de marcher d'abord sur Bologne et sur Ferrare.
Les Français y entrèrent sans résistance. L'imposante citadelle de
Ferrare et Urbino capitulèrent sans tirer un coup de canon. Bonaparte
arriva lui-même à Bologne le 19 juin et fut accueilli par une
immense acclamation. Il s'empressa de renvoyer les cardinaux légats
Pignatelli et Vincenti, et flatta l'amour-propre des Bolonais en leur
promettant de restaurer la République[287]. Aussitôt Faenza suivit
le mouvement, et la Romagne tout entière se détacha de la Papauté.
Bonaparte comprit qu'il lui suffisait d'exploiter la situation pour
effrayer Pie VI, et qu'une expédition sur Rome était à tout le moins
inutile. «Il me sera facile d'aller jusqu'à Rome, écrivait-il[288]
à Carnot; cependant, comme les opérations de l'Allemagne peuvent
changer notre position d'un instant à l'autre, je crois qu'il serait
bon qu'on me laissât la faculté de conclure l'armistice avec Rome
ou d'y aller. Dans le premier cas, me prescrire les conditions de
l'armistice; dans le second, me dire ce que je dois y faire, car
mes troupes ne pourraient pas s'y maintenir longtemps. L'espace
est immense, le fanatisme très grand.» En même temps, pour faire
accepter plus facilement sa désobéissance aux ordres formels du
Directoire[289], il s'étendait avec complaisance sur les moyens
nouveaux que la révolte de la Romagne mettait à sa disposition. «Pour
faire trembler la cour de Rome et lui faire sentir que sa magie sur
le peuple n'aurait pas d'effet contre nous, j'ai autorisé le Sénat
de Bologne à regarder comme nuls et non avenus tous les décrets de
Rome, attentatoires à sa liberté. Cela fait le plus grand plaisir à
ce pays-ci, et en sera d'autant plus sensible à la cour de Rome. Cela
vous ouvre le chemin pour faire de ce pays, à la paix définitive,
ce que vous jugerez convenable. Pendant tout le temps que durera
l'armistice, nous n'aurons pas besoin de tenir de troupes ici, car,
de la manière dont je les brouille avec la cour de Rome, ils en
craindront toujours la vengeance et le ressentiment.»

[Note 287: Bologne, 20 juin 1796. _Corresp._, I, 413.]

[Note 288: Milan, 7 juin 1796, _Corresp._, I, 377.]

[Note 289: _Id._, I, p. 421.]

Bonaparte, en effet, songeait déjà à négocier un accommodement;
mais, fidèle à la tactique qui lui avait plusieurs fois réussi, il
poursuivait sa marche tout en négociant. Les unes après les autres,
toutes les forteresses pontificales tombaient entre nos mains, et
les canons qui garnissaient leurs murailles étaient aussitôt envoyés
sous Mantoue pour activer le siège de la citadelle autrichienne.
Une nouvelle division française, commandée par Vaubois, menaçait
Rome par la Toscane, et, dès le 26 juin, arrivait à Pistoïa. Rome
était consternée. On y parlait déjà du connétable de Bourbon; on se
figurait que les Français allaient y renouveler les horreurs du sac
de 1527; mais Bonaparte, qui ne partageait[290] pas contre Pie VI les
préjugés du Directoire, ne tenait pas à s'enfoncer dans la péninsule.
Il se rappelait que toutes les invasions françaises avaient échoué
parce que nos soldats avaient pénétré dans le coeur de l'Italie
avant d'en avoir occupé les avenues. D'ailleurs, il lui tardait de
continuer contre les Autrichiens la grande lutte qui seule déciderait
des destinées de la péninsule. Aussi accueillit-il avec empressement
le ministre d'Espagne, Azara, auquel Pie VI avait donné plein pouvoir
pour négocier, s'il était possible, un accommodement honorable.

[Note 290: Cf. la curieuse lettre écrite par Marmont, alors aide
de camp de Bonaparte, à son père (_Mémoires_ du Maréchal, t. I, p.
327): «Enfin, la voix de la raison a été entendue, et le gouvernement
renonce à une expédition aussi ridicule que dangereuse par ses
suites. Nous n'irons pas à Rome. Notre armée n'était pas assez
forte pour la diviser ainsi, et les dix mille hommes jetés au fond
de la botte n'entraîneront point la grande armée dans des malheurs
incalculables. Le plan sage, si bien conçu, de Bonaparte est adopté.
Nous reprendrons incessamment l'offensive. Car c'est le moyen le plus
sûr de triompher.»]

Bonaparte n'attendit pas de nouvelles instructions du Directoire,
et profita du désarroi où ses rapides manoeuvres avaient jeté la
cour pontificale, pour signer le 23 juin, assisté de Garreau et de
Salicetti, l'armistice de Bologne[291]. Les conditions en étaient
dures. Il y était dit que le gouvernement français, par déférence
pour le roi d'Espagne, consentait à suspendre les hostilités, mais
le pape s'engageait à envoyer un plénipotentiaire à Paris pour y
régler la paix définitive. Il relâchait les patriotes, promettait une
indemnité pour le meurtre de Basville, fermait tous les ports de ses
États aux ennemis de la France, consentait à ce que les légations
de Bologne, de Ferrare et la citadelle d'Ancône continuassent à
être occupées par nos troupes, promettait cent tableaux, cinq cents
manuscrits et vingt et un millions, dont quinze et demi payables en
numéraire et cinq et demi en marchandises. Les paiements se feraient
en trois termes, dans quinze jours, un mois et trois mois. Enfin le
Pape donnerait passage sur son territoire aux troupes françaises
toutes les fois que la demande lui en serait adressée.

[Note 291: Armistice entre la République française et le Pape
(_Correspondance_, I, 426). Bonaparte avait, dès le 7 juin, résolu
les conditions de cet armistice. Curieuse lettre au Directoire
(_Correspondance_, t. I, p. 371).]

Ces conditions étaient dures. Elles l'auraient été bien davantage
sans l'adresse d'Azara qui, ne pouvant rien obtenir de Bonaparte,
s'était retourné du côté de Carreau et de Saliceti, et avait fini par
leur arracher l'aveu que l'armée française ne pouvait marcher sur
Rome[292]. Il en avait aussitôt profité pour élever ses prétentions.
Il avait notamment refusé que les trésors de Notre-Dame de Lorette
fussent remis à la France. Bonaparte fut obligé d'ordonner une
marche de nuit sur Ravenne. Ce fut seulement quand il eut appris
cette nouvelle manoeuvre qu'Azara consentit à la contribution de
vingt et un millions, dont un million figurant la rançon de Lorette.
Dans la pensée des deux parties contractantes, les conditions de
cet armistice n'étaient pas définitives. De part et d'autre, on ne
cherchait qu'à gagner du temps pour reprendre ce qu'on avait donné.
Bonaparte ne pouvait, en effet, se dissimuler qu'il avait outrepassé
les instructions du Directoire en ménageant un souverain qu'on lui
avait ordonné de renverser à tout prix. Aussi crut-il nécessaire
de se justifier. Il insistait[293] sur la haine que les Bolonais
portaient au Pape, il démontrait[294] l'importance stratégique
d'Ancône, enfin il affirmait que l'armistice n'était qu'une
suspension d'armes commandée par les circonstances. «L'armistice,
écrivait-il, étant plutôt conclu avec la canicule qu'avec l'armée du
Pape, mon opinion serait que vous ne vous pressiez pas de faire la
paix, afin que, au mois de septembre, si nos affaires d'Allemagne
et du nord de l'Italie vont bien, nous puissions nous emparer de
Rome[295].» Pie VI, de son côté, ne pouvait se résigner à perdre,
sans seulement avoir essayé de les défendre, les plus riches de ses
provinces, et il haïssait d'autant plus la France qu'il avait été
plus humilié par elle. Son premier soin fut de se rapprocher du roi
de Naples, d'enrôler de nombreux mercenaires et de se mettre en état
de prendre l'offensive à la première occasion favorable. Il appela
même à lui, pour diriger ses troupes, un général piémontais fort
réputé, Colli, que l'armistice conclu entre la France et le Piémont,
venait de réduire à l'inaction et qui ne demandait qu'à entrer de
nouveau en ligne contre son jeune vainqueur.

[Note 292: Lettre de Bonaparte au Directoire, Pistoïa, 26 juin 1796.
_Corresp._, I, 431: «Cette manière de négocier à trois est absolument
préjudiciable aux intérêts de la République, parce qu'un homme habile
se retourne, va chercher chez l'un ce qu'il ne peut obtenir chez
l'autre... Azara, voyant qu'il ne pouvait obtenir de diminution,
s'est tourné du côté des commissaires du gouvernement et il a si bien
fait, qu'il leur a arraché notre secret, c'est-à-dire l'impossibilité
où nous étions d'aller sur Rome. Alors il n'a été possible d'en tirer
vingt millions qu'en faisant la nuit une marche sur Ravenne.»]

[Note 293: Id. _Id._ «La légation de Bologne est une des parties les
plus riches des États du Pape. On ne se fait pas une idée de la haine
que cette ville a pour la domination papale.»]

[Note 294: Id. _Id._ «Si jamais vous pensez qu'il est de votre
intérêt de garder à perpétuité Ancône, je vous engage à y envoyer un
ingénieur, afin d'accroître ses moyens de défense.»]

[Note 295: Lettre au Directoire, Bologne, 21 juin. (_Correspondance_,
t. Ier, p. 121.)]

Un[296] des commissaires français envoyés à Rome pour surveiller
l'exécution de l'armistice de Bologne, Miot, a laissé, dans ses
Mémoires, le curieux tableau de la capitale du catholicisme à ce
moment troublé de son histoire: «Rome, écrit-il[297], présentait
le spectacle le plus singulier et le plus repoussant. Un sombre
fanatisme, que les moines excitaient, et que les plus absurdes
récits entretenaient, avait rempli toutes les âmes. Des pratiques
religieuses, des prédications fougueuses occupaient uniquement
toute la population, et les classes les plus élevées de la société
n'osaient s'en abstenir. Les rues étaient encombrées de longues
files de prêtres et de moines marchant en procession et une foule
immense les suivait. Enfin les imaginations exaltées ne rêvaient
que prodiges, meurtres et vengeances. Le gouvernement, loin de
calmer cette effervescence, la fomentait sans merci et se figurait
y trouver la plus puissante garantie contre la propagation des
principes révolutionnaires, dont, plus que tout autre, il redoutait
l'introduction.» Miot fut donc mal accueilli à Rome, sauf par le
pape Pie VI, qui se montra cordial et presque affectueux; mais les
cardinaux se détournaient de lui. Ils affectaient de le considérer
comme un agent provocateur. Dès le mois de juillet, lorsque furent
répandus de fâcheux bruits sur de prétendues défaites subies par
la France, Miot fut menacé dans sa sécurité et obligé de regagner
précipitamment la Toscane. À Spolète, il fut même entouré par la
populace furieuse, qui jeta des pierres contre sa voiture. Il ne
parvint qu'à grand'peine à se dégager et à s'enfuir.

[Note 296: Lire dans la _Correspondance_ (I. 451) une lettre de
Bonaparte à Miot (Bologne, 2 juillet 1796) pour le féliciter d'avoir
accepté une mission à Rome, et le presser de partir. -- L'autre
commissaire était Cacault. Voir dans la _Correspondance_ deux lettres
en date du 21 juillet 1796 (t. I, p. 490-491) pour l'accréditer
auprès du cardinal Zélada, et préciser ses instructions au sujet de
l'exécution de l'armistice de Bologne.]

[Note 297: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 112.]

L'occasion attendue par le gouvernement pontifical depuis l'armistice
de Bologne ne tarda pas à se présenter. Wurmser et ses 70 000 soldats
dessinaient alors leur attaque (juillet 1796). Ils descendaient du
Tyrol pour débloquer Mantoue, et, sur toute la ligne, refoulaient
nos avant-postes. Bonaparte était obligé de lever le siège de la
forteresse autrichienne, et concentrait ses forces pour repousser
cette dangereuse attaque. En cas de défaite il était perdu. Pie VI,
malgré les sages représentations du ministre d'Espagne, Azara, ne
voulut pas attendre l'issue de la lutte. Dans l'imprudente persuasion
que les Français allaient être chassés d'Italie, il envoya le
cardinal Mattei reprendre possession de Ferrare, dont la garnison
française était sortie le 21 juillet, et donna l'ordre à ses troupes
d'entrer en campagne. «La très sainte ville par excellence, écrivait
à ce propos l'architecte Milizia à son ami Lorenzo Lami, se rend
plus ridicule que jamais par ses extravagances. On s'obstine encore
à croire les exécrables Français battus et chassés d'Italie. C'est
pourquoi l'autre matin les valeureux Romains s'attroupèrent en foule
pour huer et poursuivre à coups de pierre et le couteau à la main
deux commissaires français.» La populace romaine[298] n'était pas
seule à prendre les armes. Excités par leurs curés, les paysans de
la Romagne s'insurgeaient, et leurs bandes se concentraient à Lugo,
dans le Ferrarais. Ne leur avait-on pas fait croire[299] tantôt que
Bonaparte avait été battu, tantôt qu'il avait été fait prisonnier et
enfermé dans une cage de fer, ou même qu'il avait été tué et enterré
à Florence, dans le jardin de Miot! Aussi l'exaltation de ces bandes
tumultueuses était-elle considérable. Elles ne croyaient pas aller au
combat, mais plutôt au massacre. C'était, suivant une expression de
l'époque, une Vendée pontificale qui s'organisait sur notre flanc.

[Note 298: Curieuse lettre de Milizia. «Le premier jour d'août, au
matin, le fiscal Barberini est nommé dictateur, ne quid detrimenti
res publica capiat, et monsignor Consalvi magister equitum. Le soir,
aux armes! Les places, les ponts, les rues, tout est encombré du
soldats. Le palais de Montecavallo est mis en état de siège. On ne
voit que canons, caissons, escadrons, cuirassiers et chevau-légers
armés de carabines, troupes de ligne et gardes nationaux. Qui va ci?
qui va là? En arrière! On ne passe pas. Le général Giustiniani, le
général Sinibaldi, tous les généraux enfin font pendant la nuit la
veillée qui ne fut pas celles des capacités.»]

[Note 299: Lettre de Milizia à Lami.]

Sur ces entrefaites, Bonaparte remporta coup sur coup les victoires
de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano et Saint-Georges. Wurmser
fut enfermé à Mantoue. La cour pontificale resta seule exposée à
notre vengeance.

Bonaparte, cette fois encore, agit avec prudence. Il feignit[300] de
considérer comme une incartade sans conséquence les démonstrations
hostiles de la Papauté, et se contenta de réoccuper les villes cédées
par l'armistice de Bologne. Il ordonna cependant au cardinal Mattei
de venir le rejoindre à son quartier général. Le malencontreux
serviteur de la Papauté croyait aller au-devant du dernier supplice,
mais il obéit[301]. «Savez-vous, Monseigneur, se contenta de lui
dire Bonaparte, que je peux vous faire fusiller?--Je le sais,
répondit avec dignité le cardinal, et je ne vous demande qu'un
quart d'heure pour me préparer à la mort.--Pas du tout, répliqua
le général, qui admirait le vrai courage, ou qui peut-être n'avait
cherché qu'à produire sur l'esprit de ce vieillard une impression de
terreur, calmez-vous, ne soyez pas si irritable, et causons, car je
suis le meilleur ami de Rome.» En effet il lui dévoila sa politique,
et le persuada qu'au prix de quelques concessions territoriales ou
pécuniaires, il garantirait à la Papauté le libre exercice de ses
droits en matière religieuse. Ce n'était de la part de Bonaparte
qu'une feinte, car il écrivait[302] au même moment à l'ambassadeur
d'Espagne, Azara, et avait grand soin d'énumérer tous ses griefs
contre la Papauté. Il se réservait évidemment d'agir au moment
opportun, et, s'il avait pris soin de se poser aux yeux du cardinal
Mattei comme le fils dévoué de l'Église, c'est parce qu'il croyait
utile à ses desseins de ménager le Pape jusqu'à nouvel ordre, et
pensait que Mattei serait l'instrument inconscient de ses projets.

[Note 300: Lettre de Bonaparte à Cacault (I, 450). Brescia, 12 août
1796: «Le Pape a envoyé un cardinal légat à Ferrare, dans le temps
qu'il croyait sans doute les Français perdus. Cela est-il conforme
au traité d'armistice que nous avons signé?... Je viens de donner
l'ordre à ce cardinal de se rendre sur-le-champ au quartier général.»
Cf. lettres au Directoire du 13 et du 26 août (I, 544-569).]

[Note 301: Lettre de Milizia à Lami: «Si Bonaparte avait encore
demandé une douzaine de cardinaux et six douzaines de prélats et
douze douzaines d'abbés, le tout avec plusieurs autres musiciens de
tout sexe, il aurait fallu qu'ils fussent tous allés se prosterner
devant lui. Oh! Quanto abbiamo daridere!»]

[Note 302: Brescia, 17 août 1796 (Correspondance, t. I, p. 541). «On
m'assure que la cour de Rome vous a demandé de lui prouver que la
France était érigée en République. Ou m'assure que Rome ne veut plus
accorder de bénédictions aux Ferrarais et aux Bolonais, mais bien à
ceux de Lugo. Joignez à cela le légat envoyé à Ferrare, et le retard
de l'exécution de l'armistice, et le roi votre maître se convaincra
de la mauvaise foi d'un gouvernement dont l'imbécillité égale la
faiblesse.»]

En réalité, Bonaparte avait été fort irrité de l'hostilité déclarée
de la cour pontificale. La preuve de cette irritation, ce fut
l'énergie sauvage avec laquelle furent dispersées les bandes de
paysans insurgés. Ces paysans s'étaient enfermés à Lugo. Ils y
avaient installé une sorte de gouvernement provisoire, et, ce
qui était plus grave, ils avaient fait tomber dans une embuscade
une soixantaine de dragons français, leur avaient coupé la tête
et avaient exposé les cadavres dans la maison commune. Le chargé
d'affaires d'Espagne, baron Capelletti, s'était rendu au foyer de la
sédition et avait essayé de calmer les rebelles, mais il n'avait
rien obtenu. Lorsque Augereau, chargé par Bonaparte de tout faire
rentrer dans l'ordre, s'approcha de Lugo et envoya un parlementaire
aux insurgés pour les sommer de capituler, les paysans accueillirent
cet officier par une grêle de balles. Aussi la répression fut-elle
terrible. Voici comment Augereau en rendit compte[303] au général
en chef, dans le style légèrement emphatique de l'époque: «L'armée
apostolique et son quartier général n'existent plus. Les chouans
de la Romagne et du Ferrarais ont été chassés, battus, dispersés
sur tous les points, et, si je ne me trompe, la fantaisie de nous
combattre ne les reprendra pas de longtemps... Je marchai contre
eux hier matin avec à peu près huit cents hommes d'infanterie, deux
cents chevaux, et deux pièces d'artillerie. À une lieue et demie de
la ville, leurs avant-postes cachés dans les chanvres commencèrent à
fusiller. Nos éclaireurs les firent déguerpir, et les conduisirent,
plus vite que le pas, dans la ville où ils se crurent en sûreté.
J'y fis diriger quelques coups de canon et mettre le feu à quelques
maisons: cet appareil, joint à une fusillade assez vive, les fit
déloger à la hâte; ils se répandirent en désordre dans la campagne,
où je les fis poursuivre avec chaleur. Trois cents environ restèrent
sur la place.» Afin de prévenir le retour de révoltes semblables,
Augereau édicta une série de mesures draconiennes: tout citoyen
armé sera fusillé! Toute ville ou village où un Français aura été
assassiné sera brûlée! Tout habitant convaincu d'avoir tiré sur un
Français sera fusillé et sa maison incendiée! Tout village où sonnera
le tocsin sera brûlé! Tout attroupement dispersé par la force[304].
Certes la guerre a de cruelles nécessités, mais les retours de la
fortune sont singuliers, et n'est-il pas déplorable de penser que
d'autres peuples, dans des circonstances analogues, n'ont fait que
suivre l'exemple que nous leur avions donné en Italie, en 1796!

[Note 303: Lettre du 8 juillet 1796, citée par A. DE MONTOR. _Pie
VI_, t. I, p. 20.]

[Note 304: Sur l'affaire de Lugo on peut consulter deux lettres de
Bonaparte au Directoire (14 juillet, t. I, p. 477) et à d'Azara
contre Capelletti (12 août, t. I, p. 541).]

En présence d'une hostilité aussi déclarée, il peut sembler étrange
que Bonaparte n'ait pas, dès lors, cherché à briser la puissance
pontificale, d'autant plus que les ordres du Directoire à cet égard
devenaient de plus en plus impératifs, et que quelques-uns de ses
lieutenants, Augereau surtout, l'engageaient à en finir au plus
vite avec ce foyer de coalitions et de haines antifrançaises; mais
Bonaparte ne jugeait pas gagnée d'une façon définitive la partie
militaire. Il voulait ne s'avancer qu'à coup sûr, et, comme il
venait d'apprendre que l'Autriche préparait contre lui un nouvel
et formidable armement, sous les ordres d'Allwintzy, il croyait,
non sans raison, avoir besoin de toutes ses forces pour repousser
ce redoutable adversaire. Il venait même de rendre la liberté au
cardinal Mattei en lui écrivant[305]: «J'aime à me persuader que
cela n'a été de votre part que l'oubli d'un principe, dont vous avez
trop de lumière et de connaissance de l'Évangile pour ne point être
convaincu: que tout prêtre qui se mêle des affaires politiques ne
mérite point les égards qui sont dus à son caractère.» Enfin, sur
ses instances, le Directoire venait de désigner Saliceti et Garreau
comme plénipotentiaires chargés de négocier avec la Papauté un traité
définitif, et Mgr Lorenzo Caleppi venait d'arriver à Florence,
avec les pleins pouvoirs du Pape, pour régler toutes les questions
pendantes (4 septembre). Bonaparte semblait donc résolu à prévenir
toute explosion nouvelle, et il semblait que la République française
et l'Église, grâce à la prudence des généraux en chef, fussent à la
veille de se réconcilier.

[Note 305: Milan, 26 septembre 1796 (_Correspondance_, t. II, p. 13).
Cf. lettre du 5 octobre (t. II, p. 37).]

Or, les négociations de Florence n'aboutirent pas. Caleppi croyait
n'avoir à discuter que les bases d'un traité politique, et les
commissaires du Directoire lui présentèrent à l'improviste un traité
en vingt-neuf articles, dont vingt et un publiés et huit secrets. Les
huit articles secrets étaient relatifs à l'attitude du Saint-Siège
vis-à-vis la Révolution, et à des projets de traités de commerce et
de convention consulaire. Le Directoire exigeait notamment que Pie VI
retirât tous ses brefs contre la République, contre la confiscation
des biens de mainmorte, contre la constitution civile du clergé,
qu'il supprimât l'inquisition, qu'il renonçât à l'usage d'avoir des
castrats dans ses églises, etc. Caleppi fit remarquer avec raison
que le Pape acceptait les faits accomplis, et n'avait de préférence
pour aucune forme de gouvernement. Il allégua même comme preuve le
bulle du 5 juillet, _Pastoralis sollicitudo_ qui avait été adressée
«omnibus Christefidelibus catholicis communionem cum sede apostolica
habentibus, in Gallia commorantibus, de pace servanda ac debita
constitutis potestatibus subjectione». Il finit par déclarer qu'il ne
pouvait rien prendre sur lui, et demanda à en référer au Saint-Siège.
On ne lui accorda que huit jours pour accepter ou pour refuser en
bloc les vingt-neuf articles. Pie VI assembla aussitôt le Saint-Siège
et repoussa le traité proposé: «Sa Sainteté a reconnu avec la plus
vive douleur, qu'outre l'article qui avait été proposé à Paris,
et par lequel on avait voulu l'obliger à désapprouver, révoquer
et annuler toutes les bulles, tous les brefs, tous les rescrits
apostoliques émanés de l'autorité du Saint-Siège, et relatifs aux
affaires de France depuis 1789, il y en avait encore d'autres qui,
étant infiniment préjudiciables à la religion catholique et aux
droits de l'Église, étaient par conséquent inadmissibles et elle n'a
pas voulu entrer en discussion au sujet de ceux qui lui paraissaient
destructifs de la souveraineté de ses États, nuisibles au bonheur et
à la tranquillité de ses sujets, et ouvertement contraires aux égards
dus aux autres nations et puissances, puisqu'ils ne permettaient pas
au Saint-Siège de garder la neutralité.»

Cette déclaration entraînait la rupture des conférences de Florence.
Elle équivalait à une dénonciation des hostilités. Aussi bien la cour
romaine semblait-elle décidée à entrer sérieusement en campagne. Le
feld-maréchal Allwintzy venait de commencer ses opérations, et le
début en avait été heureux. Pie VI, malgré la double leçon qu'il
avait déjà reçue, se persuada que l'Italie allait, cette fois
encore, devenir le tombeau des Français, et résolut de faire entrer
ses troupes en campagne, afin de donner la main aux Autrichiens
d'Allwintzy. Dans une cérémonie brillante, il investit le général
Colli du commandement suprême, et le bénit comme le chef d'une
nouvelle croisade. Les Romains semblaient pleins d'ardeur. Leur
enthousiasme avait été surexcité par de fanatiques exhortations.
Contributions volontaires, enrôlements, tout semblait marcher à
souhait. On avait malheureusement escompté la victoire, et les
illusions tombèrent bien vite, car Arcole et Rivoli furent la
foudroyante réponse à cette levée de boucliers intempestive.

Bonaparte n'avait conservé aucune illusion sur les sentiments de
la cour pontificale. Non seulement il avait appris que le cardinal
Albani avait été envoyé secrètement à Vienne, pour resserrer
l'alliance autrichienne, mais encore il avait intercepté une lettre
adressée par le cardinal Busea à l'ambassadeur à Vienne, Mgr Albani,
qui dissipait toute équivoque. On y lisait entre autres passages:
«Tant qu'il me sera permis d'espérer du secours de l'Empereur, je
temporiserai résolument aux propositions de paix que les Français ont
faites... Toujours ferme dans mes opinions, je croirais compromettre
mon honneur en traitant avec les Français, lorsqu'une négociation est
entamée avec la cour de Vienne.» La connivence du Saint-Siège avec
les Autrichiens était donc parfaitement établie, et Bonaparte avait
le droit d'accuser de trahison Pie VI et ses ministres.

Aussi bien le vainqueur de Wurmser et d'Allwintzy[306] s'estimait
fort heureux du prétexte que lui fournissait le Saint-Siège d'entrer
en lutte contre lui. Les Autrichiens étaient refoulés en Tyrol et
dans le Frioul, Mantoue avait capitulé, les Romains seuls étaient
en armes. Comme il avait le champ libre, il pouvait maintenant
marcher contre eux et les accabler. Il le pouvait d'autant mieux
que les souverains catholiques paraissaient tout disposés à le
laisser partager à sa guise les États pontificaux. Cacault, notre
représentant à Rome[307], l'avait averti que l'Empereur demandait au
Pape, pour prix de son alliance, Ferrare et Commachio. Pérignon[308]
notre ambassadeur à Madrid, l'informait que le premier ministre
espagnol, don Manuel Godoï, ne demandait pas mieux que de transférer
Pie VI en Sardaigne, à condition que les États du duc de Parme
fussent agrandis par l'annexion de quelques territoires pontificaux.
Le roi de Naples, de son côté, soulevait de vieilles prétentions
sur Bénévent et Ponte Corvo, et laissait entendre que, moyennant
la cession d'Ancône, il deviendrait l'allié de la République. À
dire vrai le Pape était abandonné de tous ceux qui auraient dû le
soutenir, et cela au moment même où le vainqueur de l'Autriche avait
la libre disposition de toutes ses forces, et s'apprêtait à les
tourner contre lui.

[Note 306: Curieuse lettre de Bonaparte au Directoire, en date de
Milan, 28 décembre 1796 (_Correspondance_, II, 205).]

[Note 307: Lettre du 12 janvier 1707.]

[Note 308: Lettre du 6 mars 1797.--Cf. lettre du 7 janvier, adressée
par le cardinal Busca au cardinal Albani alors à Vienne: «Je vois
que les propositions du prince du la Paix avaient pour objet de nous
intimider, et que, si l'on n'avait pas pour but de dépouiller le Pape
de sa puissance temporelle, au moins voulait-on lui en retrancher une
bonne partie. La reine d'Espagne a le plus grand désir d'agrandir
les États de l'infant de Parme, mari de sa fille, et fera tout pour
le contenter. Le chevalier Azira, mécontent de nous, ne laisse pas
de souiller, mais je ne crois pas que la cour de Vienne puisse voir
tranquillement les Espagnols maîtres des meilleures parties de
l'Italie.»]

L'armée pontificale, bien que fanatisée, bien que soutenue et
entretenue par les dons volontaires des populations, ne pouvait
sérieusement[309] entrer en lutte avec les soldats qui venaient
de battre les solides régiments de Wurmser et d'Allwintzy. On le
comprenait si bien en Italie qu'on considérait Pie VI comme battu,
avant même que ses troupes eussent tiré un coup de fusil. Une pièce
bouffonne, intitulée _Dialogo fra il sante Padre ed il signor Colli_,
représente le généralissime pontifical comme profondément découragé.
Il se plaint de l'attitude peu martiale de ses soldats, qui se
présentent au combat un rosaire à la main, et Pie VI ne peut trouver
pour le consoler que la promesse de donner les clefs du paradis à qui
lui livrera Bonaparte pieds et poings liés[310]. Une caricature est
consacrée à l'enterrement de la Papauté. Le souverain pontife est
porté en terre sur un brancard qui se brise, pendant qu'il essaie de
reprendre l'équilibre, en jetant les jambes en l'air et en perdant sa
tiare. Deux généraux le précèdent pleurant à chaudes larmes et levant
les bras au ciel. Un autre le suit sans chapeau, tout dépenaillé, et
l'habit déchiré. Les Romains eux-mêmes ne croyaient pas au succès
final. «Je crois, écrivait Gianni[311] à son ami l'évêque Ricci, que
lorsque aura lieu la première défaite des soldats bénis du pape, déjà
préparés par de saints exercices à monter au ciel, Pie VI sera alors
saisi d'une belle peur. »

[Note 309: Lettre de Milizia: «Messieurs les Romains se présentent la
bourse à la main pour fournir des dons gratuits en faveur des armées
pontificales, qui feront monts et merveilles. Les femmes aussi, même
celles qui n'ont rien, donnent gratis ce qu'elles savent donner. Vous
seriez-vous jamais attendu à voir les troupes du Pape monter à 50.000
hommes?»]

[Note 310: Castro, Ouv. cité, t. II, p. 18.]

[Note 311: Lettre du 3 février 1797. Cf. les lettres de Milizia.]

À vrai dire Bonaparte n'avait qu'à marcher droit devant lui, pour
disperser le rassemblement pontifical. Le 1er février 1797, il
dénonça l'armistice de Bologne et ouvrit les hostilités[312]. Il
comptait tellement sur le succès que, le même jour, il l'annonçait à
l'avance au ministre de Toscane, Manfredini: «Vous trouverez ci-joint
plusieurs pièces relatives aux affaires actuelles avec Rome. Ces
gens-là ont voulu se perdre, quoi qu'on ait fait pour les sauver,
et, comme le fanatisme et l'entêtement des vieillards produit des
résultats incalculables, ils sont gens à se perdre tout à fait.» Le
général Colli[313] avait posté une avant-garde de 6.000 hommes à
Castel Bolognese sur les bords du Senio. Le 3 au matin, ils furent
attaqués par Lannes et Lahoz, et, malgré les excitations des moines
qui parcouraient les rangs le crucifix en main, se dispersèrent
sans résistance. Plus de 1,200 d'entre eux tombèrent entre nos
mains. Bonaparte affecta de les considérer comme peu dangereux.
Il les réunit après le combat, les assura de ses dispositions
bienveillantes, et les laissa se répandre dans le pays, comme autant
de messagers de paix. Cette politique était habile. Non seulement les
paysans déposèrent les armes, mais toutes les villes ouvrirent leurs
portes, Faenza, Forli, Cesena, Rimini, Fano.

[Note 312: Cf. _Correspondance_. t. II. p. 291.--Lettre de Bonaparte
à Cacault, en date du 22 janvier 1797 (_Corresp._, II, 265): «Vous
aurez la complaisance de partir de Rome six heures après la réception
de cette lettre, et vous viendrez à Bologne. On vous a abreuvé
d'humiliations à Rome et on a mis tout en usage pour vous en faire
sortir. Aujourd'hui résistez à toutes les instances: partez.»]

[Note 313: Lettre de Bonaparte au Directoire (3 février).
_Correspondance_, II, 301.]

Colli avait posté le gros de ses forces en avant d'Ancône. Bonaparte
se porta contre lui, afin de couper ses communications avec Rome.
Le général quitta aussitôt cette position où il risquait d'être
enveloppé, et, par Macerata, se dirigea vers le sud. Aussitôt
Bonaparte détacha une division de son armée, commandée par Victor,
pour prendre possession de l'importante place d'Ancône. Quelques
milliers de pontificaux commandés par Bartolini en défendaient les
approches. Au premier coup de canon ils se jetèrent à plat ventre,
et se laissèrent prendre. Ce fut dans cette journée que «le général
Lannes[314] s'avança sur le bord de la mer, et, au détour du
chemin, se trouva face à face avec un corps de cavalerie ennemie,
d'environ trois cents chevaux, commandé par un seigneur romain
nommé Bischi. Lannes avait avec lui deux ou trois officiers et
huit à dix ordonnances. À son aspect le commandant de cette troupe
ordonne de mettre le sabre à la main. Lannes, en vrai Gascon, paya
d'effronterie, et fit le tour le plus plaisant du monde. Il courut au
commandant et d'un ton d'autorité lui dit: «De quel droit, monsieur,
osez-vous faire mettre le sabre à la main? Sur-le-champ, le sabre au
fourreau.--Subito, répond le commandant.--Que l'on mette pied à terre
et que l'on conduise ces chevaux au quartier général.--Adesso, reprit
le commandant, et la chose fut faite ainsi. Lannes me dit le soir:
si je m'en étais allé, les maladroits m'auraient lâché quelques
coups de carabine. J'ai pensé qu'il y avait moins de risques à payer
d'audace et d'impudence.»

[Note 314: _Mémoires_ de Marmont, I, 259.]

Les unes après les autres toutes les villes pontificales tombaient
entre nos mains. Après Ancône ce fut le tour de Lorette. Bonaparte y
courut. Il voulait faire d'Ancône comme une place d'armes imprenable
et comptait la garder à la paix générale pour s'en servir dans ses
futurs desseins sur le monde oriental. Quant à Lorette, ce n'était
qu'un sanctuaire enrichi par les dons des pèlerins. II n'y trouva
que quelques bijoux et la fameuse madone qu'il se contenta d'envoyer
au Directoire avec cette sèche mention: «La madone est en bois.»
Partout où il passait il rassurait les populations[315], organisait
des municipalités provisoires, et recommandait à ses soldats la plus
stricte discipline. Il essayait même de gagner les prêtres à sa
cause, les accablait de caresses et se servait d'eux, par exemple
du général des Camaldules et du prieur des bénédictins de Cesena,
Ignazio, comme d'intermédiaires auprès des paysans et des bourgeois.
Il continuait à renvoyer les prisonniers de guerre, et annonçait
à tous qu'il ne voulait pas détruire la religion, mais simplement
réformer les abus du gouvernement clérical. Il avait même[316], par
un acte de généreuse clémence, rassuré les prêtres français, émigrés
en grand nombre dans les États pontificaux, et obligés de fuir devant
leurs compatriotes, à la vue desquels ils se mettaient à pleurer.

[Note 315: Arrêtés pris à Forli (4 février), à Pesaro (7 février), à
Macerata (15 février). Voir _Correspondance_, II, 308, 313, 335.]

[Note 316: Lettre au Directoire (_Correspondance_, II, 332): «Ils
sont très misérables; les trois quarts pleurent quand ils voient un
Français. D'ailleurs, à force d'en faire des battues, on les force à
se réfugier en France. Comme ici, nous ne touchons en aucune manière
à la religion, il vaut beaucoup mieux qu'ils y restent. Si vous
approuvez cette mesure, et qu'elle ne contrarie pas les principes
généraux, je tirerai de ces gens-là un grand parti en Italie.» Cf.
Proclamation de Macerata, du 15 février 1797, t. II, p. 334.]

À la nouvelle des succès inattendus de Bonaparte, Pie VI et les
cardinaux s'étaient préparés à la fuite. Ils avaient même fait
emballer et transporter à Terracine ce que le trésor et les églises
contenaient de plus précieux; mais apprenant que Bonaparte ne
se présentait nullement comme le destructeur de la religion et
l'irréconciliable ennemi du Saint-Siège, ils reprirent courage, et
songèrent à entamer de nouvelles négociations. Ils s'adressèrent
aux représentants de la Toscane, de l'Espagne, de Naples même, et
les supplièrent d'obtenir du vainqueur sinon la paix définitive au
moins un armistice. Ce fut l'ambassadeur de Naples, le prince de
Belmonte Pignatelli, qui prit sur lui d'aller trouver Bonaparte à
Ancône, et de lui exposer son désir de voir signer la paix entre la
France et Rome. La cour de Naples en effet se souciait très peu du
voisinage des Français, et Pignatelli avait reçu l'ordre de proposer
la médiation armée de son souverain. À cette ouverture Bonaparte
s'emporta et déclara qu'il était tout prêt, puisque le roi de Naples
lui jetait le gant, à le relever. Pignatelli s'était trop avancé:
il se contenta d'offrir ses bons services et de supplier Bonaparte
d'accorder la paix.

Bonaparte songeait déjà à reprendre l'offensive contre l'Autriche. Il
ne voulait pas s'engager dans cette nouvelle entreprise sans avoir
terminé son différend avec le Saint-Siège. D'ailleurs Pie VI n'avait
pas encore fait appel aux passions religieuses, et il était urgent
de ne pas s'exposer à une guerre de principes, qui aurait peut-être
soulevé contre les Français l'Italie entière. Il feignit donc de
condescendre au désir exprimé par la cour de Naples, et comme au même
moment les ambassadeurs d'Espagne et de Toscane, Azara et Massimi,
firent auprès de lui une démarche analogue à celle de Pignatelli, il
se déclara prêt à ouvrir des négociations. Pie VI envoya aussitôt
auprès de lui, en qualité de plénipotentiaires, Massimi, le duc
Braschi, Caleppi et Mattei.

Le choix de ce dernier s'imposait en quelque sorte. Bonaparte avait
toujours affecté de le considérer comme un intermédiaire nécessaire
entre lui et la Papauté. Il l'avait choisi comme le confident[317],
d'ailleurs très involontaire, de ses desseins. Il lui avait même
écrit à plusieurs reprises, dès le 21 octobre 1796, alors que les
conférences de Florence venaient d'être rompues. Il s'était plaint
au cardinal de cette faute politique, dont il déplorait d'avance les
conséquences, et le priait d'éclairer le Pape sur ses véritables
intérêts. «La cour de Rome a refusé les conditions de paix que lui
a offertes le Directoire; elle a rompu l'armistice en suspendant
l'exécution des conditions; elle arme, elle veut la guerre, elle
l'aura. Vous connaissez les forces et la puissance de l'armée que
je commande. Pour détruire la puissance temporelle du Pape, il ne
me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le Saint-Père,
éclairez-le sur ses véritables intérêts, arrachez-le aux intrigues
de ceux qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome.» Le 22
janvier, au moment où il se décidait à entrer en campagne, il avait
encore écrit[318] à Mattei: «Les étrangers qu'influencent la cour de
Rome ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays; les paroles
de paix que je vous avais chargé de porter au Saint-Père ont été
étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n'est rien,
mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous
touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin
du prix que j'attachais à la paix et du désir que j'avais de vous
épargner les horreurs de la guerre, les lettres que je vous fais
passer, et dont j'ai les originaux entre les mains, vous convaincront
de la perfidie et de l'étourderie de ceux qui dirigent actuellement
la cour de Rome». Un mois plus tard, le 13 février, c'est encore
à Mattei qu'il s'adressait[319] pour se plaindre de l'aveuglement
des conseillers de Pie VI. «On s'est rallié aux ennemis de la
France lorsque les premières puissances de l'Europe s'empressaient
de reconnaître la République, et de désirer la paix avec elle; on
s'est longtemps bercé de vaines chimères, et on n'a rien oublié pour
consommer la destruction de ce beau pays.» Il finissait sa lettre en
assignant un terme de cinq jours pour envoyer des plénipotentiaires,
ou sinon il ne répondait pas de l'avenir.

[Note 317: Ferrare, 21 octobre (_Corresp._, II, 66). Il est vrai
que Bonaparte, tout en affectant une grande confiance à l'égard
du cardinal, ne cherchait au fond qu'à utiliser ses services.
N'écrivait-il pas au Directoire, à la date du 24 octobre (_Corresp._,
II, 68): «Je l'ai envoyé à Rome sous prétexte de négocier, mais dans
la réalité pour m'en débarrasser.»]

[Note 318: _Correspondance_, t. II, p. 264.]

[Note 319: _Id._, t. II, p. 329.]

Mattei était donc l'homme de la situation, mais il n'avait ni la
finesse ni la tranquillité d'esprit nécessaires pour lutter avec
Bonaparte. D'ailleurs, il était disposé à toutes les concessions
politiques, pourvu qu'on ménageât les intérêts spirituels de la
Papauté, et Bonaparte, qui ne nourrissait pas contre le Saint-Siège
la haine irraisonnée d'un Larévellière-Lépeaux ou des sectaires
jacobins, ne demandait pas mieux que de faire sur le terrain
religieux toutes les concessions possibles. Mattei qui se souvenait
encore de sa première entrevue à Ferrare avec Bonaparte, ne put
dominer son émotion quand il se retrouva le 18 février en sa
présence. Il n'osa pas ouvrir la bouche. Heureusement pour lui,
Cacault, l'ancien ministre, promit de l'avertir et même de le
réveiller à n'importe quelle heure pour le prévenir des intentions de
Bonaparte. C'est ce qui eut lieu dans la nuit du 18 au 19 février. On
raconte même que le duc Braschi, troublé dans son sommeil, reçut fort
mal l'officieux intermédiaire, et que Cacault se retirait furieux,
lorsque le cardinal Mattei se jeta à ses pieds en le conjurant de
lui communiquer les articles du traité, et de lui accorder quelques
heures de réflexion. À vrai dire, cette dernière précaution était
inutile, car Bonaparte était résolu à ne rien changer aux conditions
de ce traité, et les envoyés de Pie VI n'avaient pas à le discuter,
mais bien à le signer.

Il n'y avait pas, en effet, deux puissances belligérantes en
présence, mais un souverain désarmé, à la merci d'un vainqueur
tout-puissant. Que faire de ce souverain? Deux solutions se
présentaient: le renverser ou le maintenir. Le Directoire penchait
vers la première solution. Un des amis du Directoire, l'ancien
évêque Grégoire, était tellement persuadé de la chute prochaine
du Pape que, dès le 13 janvier 1797, il avait écrit à son ami et
collègue, le réformateur Ricci: «Je ne serais pas surpris, et
surtout je serais fort aise de voir renaître la République Romaine
et les vertus chrétiennes y resplendir dans tout leur éclat.» Le
Directoire, en effet, songeait sérieusement à républicaniser l'Italie
entière, et Rome était la première puissance destinée à disparaître.
Miot, notre représentant[320] à Florence, avait même été consulté
sur l'opportunité de cette révolution, cela dès l'été de 1796, et,
malgré l'avis défavorable qu'il avait donné, de nombreux agents
avaient été envoyés en Italie pour préparer les esprits à cette
transformation. Pour peu que Bonaparte se fût associé à ces rancunes
et à ces projets de vengeance[321], le Saint-Siège était condamné.
Mais Bonaparte était avant tout un homme de gouvernement. Étranger
aux préventions et aux haines de la plupart de ses contemporains
contre les idées que représentait la Papauté, il n'avait pas été
sans remarquer l'immense influence que conservait encore le clergé
catholique, et désirait le ménager pour ses desseins ultérieurs.
Aussi, bien qu'il eût parlé à diverses reprises de la nécessité
de détruire le pouvoir temporel, bien qu'il eût même proposé au
Directoire de céder les États pontificaux à l'Espagne[322] en échange
du duché de Parme, il ne désirait au fond du coeur que terrifier la
cour romaine, puis se présenter à elle comme un sauveur. Ce n'était
certes point par scrupule religieux qu'il voulait ménager Pie VI,
mais uniquement parce que Pie VI pouvait lui être utile pour ses
futurs desseins. Aussi bien, voici[323] comment il parlait du
souverain pontife. Le 24 octobre, écrivant à Cacault, qui n'avait
pas encore quitté Rome: «Le grand art, lui disait-il[324], est de
se jeter réciproquement la balle, pour tromper ce vieux renard.»
Quatre jours plus tard, s'adressant au même personnage: «Vous pouvez
assurer le Pape, écrivait-il, que c'est en conséquence de mes
instances particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé
d'ouvrir la route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus
le titre de sauveur que celui de destructeur du Saint-Siège.» Lors
de son entrée en campagne, il s'était également présenté[325] comme
le protecteur de la religion: «L'armée française, avait-il dit dans
sa proclamation, va entrer dans le territoire du Pape. Elle sera
fidèle aux maximes qu'elle professe; elle protégera la religion et
le peuple. Le soldat français porte d'une main la baïonnette, sûr
garant de la victoire, offre de l'autre aux différentes villes et
villages, paix, protection et sûreté.» Bonaparte était donc résolu à
ne point pousser à fond la campagne contre le Pape, à ne pas détruire
le pouvoir temporel. Sans doute, en agissant ainsi, il se heurtait
contre les instructions précises du Directoire, mais n'était-il pas
habitué à ne considérer que ce qu'il croyait son intérêt? D'ailleurs
il avait une méthode infaillible pour triompher des hésitations du
Directoire: il agissait, et, quand tout était réglé, il daignait
annoncer au Directoire ce qu'il avait résolu. Ce fut ainsi que le
13 février[326] il fit part au Directoire de son désir de signer la
paix avec le Saint-Siège, et que le 19 cette paix fut signée, avant
que le Directoire eût seulement reçu la lettre par laquelle il lui
notifiait son intention de terminer le différend entre la République
et le Saint-Siège. Cette paix porte le nom de la ville de Tolentino,
où elle fut signée. Pie VI était maintenu dans la possession de Rome
et de l'Ombrie, mais il renonçait à Avignon et au comtat Venaissin,
aux légations de Bologne et de Ferrare ainsi qu'à la Romagne, il
abandonnait Ancône jusqu'à la paix générale, se retirait de toute
alliance formée contre la France, licenciait son armée, fermait
ses ports aux navires de guerre des puissances ennemies de la
France, accordait une amnistie générale, désavouait l'assassinat de
Basville[327], rétablissait notre école des beaux-arts à Rome, nous
cédait de nombreux objets d'art ou de science, et payait une nouvelle
contribution de guerre de trente millions.

[Note 320: MIOT. _Mémoires_, I, p. 121. Voici les conclusions de sa
réponse au Directoire: «Une révolution complète en Italie est, selon
moi, impossible. Si cela pouvait avoir lieu dans l'état actuel des
esprits, elle serait terrible par les excès auxquels se porteraient
des hommes féroces et sans principes. Elle serait sans avantages
pour l'humanité et le bonheur de la société, parce qu'elle serait
l'ouvrage du fanatisme et de la vengeance.»]

[Note 321: On s'attendait à Rome à la prochaine arrivée de Bonaparte.
Le club des Amis de la Liberté lui avait même écrit pour l'inviter à
assister à l'inauguration d'une statue en son honneur. L'inscription
avait même été rédigée à l'avance: Alexandre Boneparti, duci Gallorum
invictissimo, quod senatum populumque Romanum, a Pontificibus maximis
vi et metu conculcatum, in pristinum splendorem et auctoritatem
restituent.» Cf. BARRAL, _Histoire de la chute de Venise_, p. 213.]

[Note 322: Lettre du 1er février 1797 (_Corresp._, t. II, p. 271):
«Ne pourrait-on pas donner Rome à l'Espagne? Alors nous pourrions
restituer à l'Empereur le Milanais, le Mantouan et le duché de Parme,
au cas où nous fussions obligés d'en passer par là afin d'accélérer
la paix dont nous avons besoin.»]

[Note 323: _Correspondance_, t. II, p. 69.]

[Note 324: Vérone, 28 octobre 1796. _Correspondance_, t. II, p. 79.]

[Note 325: Bologne, 1er février 1797. _Corresp._, II, 289.]

[Note 326: Cette lettre du 13 février (_Correspondance_, II, 329) est
bien curieuse: Bonaparte annonce au Directoire qu'il est partisan de
la paix: «1º parce que cela m'évitera une discussion qui peut être
très sérieuse avec le roi de Naples; 2º parce que le Pape et tous les
princes se sauvant de Rome, je ne pourrai jamais en tirer ce que je
demande; 3º parce que Rome ne peut pas exister longtemps, dépouillée
de ses belles provinces, une révolution s'y fera toute seule; 4º
enfin, la cour de Rome nous cédant tous ses droits sur ce pays, on
ne pourra pas, à la paix générale, regarder cela comme un succès
momentané, puisque ce sera une chose très finie.»]

[Note 327: Article 18 du traité. Indemnité de 300,000 fr. à répartir
entre tous ceux qui avaient souffert de l'attentat.]

Ce qui subsistait du pouvoir temporel n'était plus qu'un simulacre
de puissance, mais la République française, malgré ses déclarations
si souvent répétées, n'en acceptait pas moins le principe. Ainsi que
l'écrivait[328] Mattei au Pape: «Les conditions sont extrêmement
dures et ressemblent à la capitulation d'une place assiégée. J'ai
jusqu'à cette heure tremblé pour Votre Sainteté, pour Rome, pour
l'État tout entier; mais Rome est sauvée, et la religion aussi.» Le
Directoire renonçait donc à sa haine invétérée. Larévellière-Lépeaux
laissait à son prétendu collègue un abri pour traverser les jours
d'orage. Bien qu'imposé par la nécessité, ce traité était donc
aussi favorable à Pie VI qu'il pouvait l'espérer après tant de
démonstrations hostiles, et c'est ainsi que le Saint-Siège s'y
résigna. Dès le 23 février, la paix était donc solennellement
proclamée à Rome, et le Directoire, bien qu'à contre-coeur, se décida
à envoyer sa ratification. Aussi bien la bonne entente ne fut pas
et ne pouvait pas être de longue durée. Il n'y avait de sincérité
ni d'un côté ni de l'autre. Le Pape regrettait ses concessions, et
ses sujets épuisés par l'énorme contribution de guerre, exploités
par les agents français, humiliés en voyant passer chaque jour les
longues files de voitures qui emportait leurs contributions et les
chefs-d'oeuvre de l'art[329], ne cachaient pas leur mécontentement.
Le Directoire, de son côté, trouvait qu'il n'avait pas suffisamment
profité de la victoire. Il ne pardonnait pas à Bonaparte de lui
avoir, pour ainsi dire, forcé la main en signant ce traité. Le plus
singulier c'est que Bonaparte lui-même semblait se repentir d'avoir
été trop indulgent. Il avait écrit à Joubert pour lui annoncer
qu'il traitait «avec cette prêtaille[330]», mais uniquement pour
en tirer des terres et de l'argent. Le jour même de la signature
du traité, il avait envoyé son aide de camp Marmont à Pie VI, avec
une note respectueuse[331], où il l'assurait de son désir de lui
prouver dans toutes les occasions son respect et sa vénération, et il
écrivait en même temps au Directoire[332]: «Le traité est signé, mais
rassurez-vous, Rome ne peut plus exister. Cette vieille machine se
détraquera toute seule».

[Note 328: Lettre citée par SYBEL, IV, 395.]

[Note 329: Réclamations présentées à Bonaparte par le marquis
Massimi. Voir _Correspondance_, Goritz, 25 mars 1797, t. II, p. 419.
En effet, on ordonne de rendre les marchandises appartenant à des
négociants romains, de lever le séquestre mis en Romagne sur des
bénéfices dont les propriétaires résident à Rome, de restituer les
biens et bénéfices appartenant à des princes romains. Lettres de
Bonaparte à Pie VI (t. II, p. 418) et à Massimi (t. II, p. 419) pour
leur annoncer ces mesures gracieuses.]

[Note 330: _Correspondance_, t. II, p. 238.]

[Note 331: _Id._, t. II, p. 347.]

[Note 332: _Id._, t. II, p. 342.]

La paix de Tolentino n'était donc et ne pouvait être qu'une trêve
passagère. Entre deux gouvernements si opposés par leur origine,
par leurs principes, par leurs méthodes, tout accommodement est
impossible. La lutte, un instant interrompue, allait donc reprendre
avec plus de force que jamais, et cette fois, entraîner pour la cour
pontificale la plus dramatique des catastrophes.


III

Bonaparte avait obtenu du Directoire la nomination de son frère
Joseph comme ambassadeur de France auprès de Pie VI. Doux et
conciliant, également éloigné de la rudesse jacobine et des
servilités de l'ancien régime, Joseph convenait à la situation. Il
avait été fort bien accueilli[333] à Rome. Le Pape, qui gardait
à son frère une profonde reconnaissance du traité de Tolentino,
le traitait avec distinction. Les cardinaux le ménageaient à
double titre, et comme représentant de la France, et comme frère
du tout-puissant général qui résidait encore en Italie, à la tête
de son armée victorieuse. Quant aux partisans de la France, ou du
moins des idées françaises, et leur nombre avait singulièrement
augmenté depuis que la terreur de nos armes les avaient délivrés de
l'oppression sacerdotale, ils se groupaient autour de lui[334]. Le
palais de l'ambassade était devenu comme leur lieu de réunion. Mme
Joseph Bonaparte en faisait les honneurs avec la grâce séduisante
et l'urbanité de bon goût qui valurent plus tard tant d'amies à la
reine de Naples et d'Espagne. La soeur de son mari, la toute belle
Pauline Bonaparte, fiancée au général Duphot, était auprès d'elle.
Eugène Beauharnais, le futur vice-roi d'Italie, et Arrighi, servaient
d'aides de camp à l'ambassadeur. Il était difficile de trouver alors
à Rome une maison plus aimable et plus aimée.

[Note 333: Joseph n'avait pas été le seul à recevoir un bon accueil.
Voir _Mémoires de Marmont_ (I, 263) que Bonaparte avait envoyé à Rome
pour veiller à l'exécution du traité.]

[Note 334: On a conservé les noms de quelques-uns de ces libéraux:
Sogetti, docteur Lucci, docteur Giavasetti, Bambocci, Pietro Succi,
Zamboni, Borghe, Tomessani, Forne, Alessio Succi, etc. Cf. _Mémoires
de Joseph_ (I) et _Correspondance_, t. II, p. 448, 2 juillet 1796.]

Le parti antifrançais ne s'était pas résigné aux humiliations de
Tolentino. Les cardinaux Busca et Albani ne rêvaient que revanche
et vengeance. Ils affectaient à l'égard de l'ambassadeur une
indifférence absolue, mais, profitant des privautés de leurs
charges, ils ne cessaient de présenter au Pape, sous le jour le
plus défavorable, tous les faits et gestes de l'ambassade. Ainsi,
Bonaparte avait prié[335] son frère de demander au Pape un bref
pour recommander aux prélats l'obéissance à la République. La
Papauté qui, de tout temps, fut à peu près indifférente aux formes
de gouvernement, aurait volontiers accédé à ce désir: mais les
cardinaux présentèrent à Pie VI cet acte de complaisance comme
une honteuse compromission. Ils s'opposèrent également à ce qu'il
accordât le chapeau rouge à l'archevêque de Milan, et à ce qu'il
reconnût sur-le-champ la République Cisalpine[336]. Ils finirent même
par présenter comme des émissaires de la République, encouragés par
Joseph dans leurs sinistres desseins, les jeunes artistes de l'école
française de Rome qui, dans l'exubérance de leurs opinions, avaient
peut-être eu le tort de ne pas assez ménager leurs expressions, mais
n'étaient certes pas des conspirateurs. Un troisième cardinal, le
secrétaire d'État Doria Pamphili, celui qu'on surnommait, à cause
de sa petitesse, le bref du pape, secrètement gagné par Albani et
Busca, entassa les dénonciations contre l'ambassade et les libéraux
romains qu'elle était censée soutenir. Il fallut même que Bonaparte
intervînt directement, et rappelât le soupçonneux fonctionnaire à
des sentiments plus modérés. Le coup n'en était pas moins porté.
Pie VI obsédé, circonvenu, irrité par ces perfides insinuations,
commença à prêter une oreille plus favorable aux ennemis de la
France. Ces derniers essayèrent de profiter de ce premier succès
pour renouer contre nous une vaste coalition. Ils persuadèrent au
Pape que le roi de Naples n'attendait qu'un mot pour voler à son
secours, que l'amiral Nelson, au premier signal, débarquerait dans
les États romains, et que l'Autriche, qui n'avait pas encore signé le
traité de Campo-Formio, se joindrait aux coalisés. Ils l'engagèrent
donc à prendre les devants, et, malgré les lourdes charges de la
contribution de guerre, à reformer l'armée pontificale. Ils le
poussèrent même à une démarche plus significative encore, celle de
donner le commandement en chef de l'armée pontificale au général
autrichien Provera.

[Note 335: _Correspondance_, t. III, p. 254. Cf. Lettre du 3 août
1797 (III, 218): «Le Pape pensera peut-être qu'il est digne de sa
sagesse, et de la plus sainte des religions, de faire une bulle
ou mandement qui ordonne aux prêtres de prêcher l'obéissance au
gouvernement, et de faire tout ce qui sera en leur pouvoir pont
consolider la constitution établie.»]

[Note 336: _Correspondance_, p. 255.]

Joseph n'avait pas eu besoin de beaucoup de clairvoyance pour
se rendre compte du changement survenu dans les dispositions du
pontife à l'égard de la France. Il n'était pas difficile de démêler
une sourde hostilité à travers les témoignages de respect dont on
affectait de l'accabler. Aux empressements du début avaient succédé
les protestations officielles. Peu à peu le vide se faisait autour de
lui, et on pressentait quelque explosion soudaine. Fidèle à son rôle
de conciliateur, Joseph avait feint d'être la dupe de ces mensonges
intéressés, mais il avertissait son frère et le Directoire de ces
intrigues malveillantes[337]. En apprenant la nomination de Provera,
qui équivalait à une déclaration de guerre, vu les sentiments bien
connus du général autrichien, et le rôle qu'il avait joué dans la
dernière guerre, il se décida à sortir de la neutralité et exigea le
retrait immédiat de cette maladroite nomination.

[Note 337: _Correspondance_, t. III, p. 255. Lettre à Joseph: «Il est
indispensable que, tout en cherchant à maintenir une bonne amitié
entre la République française et la cour de Rome, vous réprimiez
cependant cette fureur, qui semble animer plusieurs ministres de
cette cour, d'opprimer les hommes qui ont accueilli nos artistes ou
servi nos ambassadeurs.»]

Bonaparte fut très irrité de ce qu'il considérait à juste titre comme
une provocation. «Ne souffrez pas, écrivit-il[338] à son frère,
qu'un général aussi connu que M. Provera prenne le commandement des
troupes de Rome. L'intention du Directoire exécutif n'est pas de
laisser renouer les petites intrigues des princes d'Italie. Déployez
un grand caractère... Dites publiquement dans Rome que si M. Provera
a été deux fois[339] prisonnier de guerre dans cette campagne, il ne
tardera pas à l'être une troisième. S'il vient vous voir, refusez
de le recevoir. Je connais bien la cour de Rome, et cela seul, si
cela est bien joué, perd cette cour». Il revenait avec insistance
sur la nécessité de ce renvoi dans une autre lettre[340]: «Vous
pouvez déclarer positivement à la cour de Rome que, si elle reçoit à
son service un officier connu pour être ou avoir été au service de
l'Empereur, toute bonne intelligence entre la France et la cour de
Rome cesserait à l'heure même, et la guerre se trouverait déclarée».
Les conseillers de Pie VI en effet, comme l'avait conjecturé
Bonaparte, furent effrayés par l'énergie de cette résolution, et
conseillèrent la prudence à leur maître. Ils ne sentaient pas le
terrain assez solide et ne voulaient ouvrir les hostilités qu'à coup
sûr, Provera fut donc remercié presque aussitôt que nommé, et cet
acte de fermeté raffermit à Rome l'influence de la France.

[Note 338: _Mémoires de Joseph_. Lettre écrite de Passariano, 29
sept. 1797. Cf. _Correspondance_, t. III, p. 351.]

[Note 339: En réalité, Provera avait été trois fois pris: à Cosseria,
à la Favorite et à Mantoue.]

[Note 340: Cf. Lettre écrite dans le même sens au cardinal Mattei
(Milan, 14 novembre 1797, t. III, p. 242): «La cour de Rome commence
à se mal conduire. Je crains bien que les maux que vous avez en
partie épargnés à votre patrie ne tombent sur elle. Souvenez-vous
des conseils que vous avez donnés au Pape à votre départ de Ferrare.
Faites entendre à Sa Sainteté que, si elle continue à se laisser
mener par le conseiller Busca et d'autres intrigants, cela finira mal
pour nous».]

Encouragés par le succès diplomatique que venait de remporter
Joseph, tous les ennemis de la Papauté à Rome voulurent profiter
de l'occasion pour imposer au Pape les réformes qu'ils désiraient.
Aussi bien les États de l'Église étaient alors le pays le plus mal
administré de l'Europe. L'arbitraire le plus absolu, le despotisme
illimité, tempéré seulement par la mansuétude du pontife, telle
était la règle unique. Non pas que les lois fissent défaut, ni
même les magistrats, mais ces derniers eux-mêmes se perdaient dans
le dédale des règlements et des décisions ayant force de loi, et,
peu à peu, au régime de la justice s'était substitué celui du bon
plaisir. On pouvait réclamer jusqu'à six fois la révision du même
procès, et, comme le Pape se réservait le droit de prononcer sur
toutes les causes pendantes, on ne possédait aucune garantie contre
un acte de caprice ou d'arbitraire. Les singularités de la procédure
compliquaient encore la situation. Ainsi, dans un procès criminel, ne
paraissaient ni l'accusateur ni les témoins à charge: on demandait
simplement à l'accusé de faire la preuve de son innocence. Même règle
pour une affaire civile. Étiez-vous accusé, par exemple, de ne pas
avoir payé une dette: il fallait d'abord consigner le montant de la
somme discutée, puis prouver sa non-culpabilité, le souverain pontife
se réservant toujours d'intervenir comme le _Deus ex machina_ de la
tragédie antique, et avec des arguments irrésistibles. Ne s'était-il
pas, en effet, attribué le droit de condamner aux galères «pour
motifs à nous connus»?

Il est vrai que, dans l'application, les Papes gouvernaient avec
une grande douceur, mais cette douceur même n'est-elle pas comme
la condamnation de l'absolutisme, puisqu'elle démontre l'absence
de toute garantie légale? Comme l'a si bien dit un des adversaires
les plus déterminés du gouvernement des prêtres, Doellinger[341],
«le prêtre, lorsqu'il est investi de la toute-puissance juridique
et administrative, résiste très difficilement à la tentation
de soumettre ses actes officiels à l'influence de son opinion
personnelle, de son appréciation des individus, de sa pitié, de
ses penchants. Comme prêtre, il est avant tout le serviteur et le
héraut de la miséricorde, du pardon de la rémission. Il oublie
trop facilement que la loi humaine doit être sourde et inexorable,
que toute faiblesse envers un individu est un tort fait à un ou à
plusieurs autres. Il s'habitue peu à peu, sous l'inspiration des
meilleures intentions, à mettre son caprice au-dessus de la loi».

[Note 341: Doellinger, _Église et État_, p. 546, cité par SYBEL.
_Europe pendant la Révolution française_, t. IV, p. 375.]

Cet arbitraire dans l'exercice de la justice, on le retrouvait
partout, dans l'agriculture, dans l'industrie, jusque dans
l'instruction. Ainsi les paysans n'avaient pas le droit de vendre
leurs blés avant que l'approvisionnement de la capitale n'eût été
assuré. Un magistrat spécial, le préfet de l'annone, fixait les
prix, et ne permettait la vente hors des États de l'Église qu'à
quelques privilégiés, qui achetaient chèrement ses faveurs. Aussi
les paysans ne cultivaient-ils que ce dont ils avaient besoin pour
leur consommation immédiate. Malgré la fertilité du sol éclataient
de fréquentes famines, et le préfet de l'annone était obligé de
recourir aux services des corsaires barbaresques. Comme au temps de
Tacite[342], les grands domaines, les _cillarum infinita spatia_,
s'étendaient démesurément, la population agricole se clairsemait,
et on n'arrivait plus à Rome qu'après avoir traversé de véritables
solitudes. Mêmes entraves pour le commerce des bestiaux, des viandes
fumées ou salées, des oeufs, de l'huile, etc. Dans les villes,
les meuniers ne pouvaient travailler qu'après avoir obtenu une
autorisation par écrit, et les boulangers de Rome étaient forcés
d'acheter à la préfecture de l'annone leur farine et leur charbon. À
Bologne, comme on avait imaginé une taxe sur le vin en tonneaux, il
était interdit de le débiter en bouteilles. Peu ou point d'industrie.
Écrasés par le grand nombre de jours fériés, par la routine, par les
douanes, elle était réduite à l'impuissance. Tout arrivait du dehors,
et, comme conséquence naturelle de cette dépréciation de l'industrie
nationale, le commerce était entre les mains des étrangers.

[Note 342: TACITE. _Annales_ III, 53.]

Cette routine invétérée[343], ce dédain absolu du progrès matériel,
cette immixtion du gouvernement dans tous les actes de la vie,
telles semblent avoir été les règles immuables dont s'inspiraient
les Papes dans la conduite et le gouvernement de leurs sujets.
Sous leur direction le citoyen romain était, pour ainsi dire,
surveillé dès sa naissance. On s'attachait à étouffer en lui
tout sentiment d'indépendance intellectuelle. Livres et journaux
étaient suspects. La littérature étrangère était un véritable fruit
défendu, par suite des prohibitions extraordinaires de la douane.
Les maisons d'instruction étaient pourtant assez nombreuses, mais
on y distribuait un enseignement bien singulier. Ainsi dans les
Universités les professeurs étaient forcés de se conformer à de
véritables manuels approuvés par les évêques; dans les gymnases,
le grec et les mathématiques étaient proscrits, et l'histoire ne
figurait point sur les programmes. La science était affaire de pure
forme. On ne demandait que de l'ingéniosité, mais toute initiative
était formellement interdite. Quant aux écoles populaires, dirigées
par des moines, on se contentait d'y parler aux enfants de la Vierge,
du diable et des superstitions locales. Pour les suspects ou les
indépendants, l'Inquisition fonctionnait toujours. Elle avait, il
est vrai, éteint ses bûchers, mais nullement fermé ses geôles. Le
moindre curé de paroisse n'avait-il pas le droit de condamner à
quelques semaines de séjour dans une maison de correction tous ceux
des habitants de sa paroisse qui ne suivaient pas les prescriptions
de l'Église!

[Note 343: GRELLMANN. _Situation de l'État papal_, Helmstadt, 1792.
SILVAGNI. _La Corte et la societa Romana nei secoli XVIII et XIX_.
Firenze, 1881.]

En résumé, le gouvernement pontifical, animé peut-être de bonnes
intentions, était mauvais. Les Romains ne l'ignoraient pas, non pas
le peuple tout endormi dans une ignorance plusieurs fois séculaire
et abêti par de ridicules superstitions, mais les bourgeois des
villes qui avaient entendu siffler à leurs oreilles le vent de
réformes qui agitait alors l'Europe entière, et surtout les membres
de l'aristocratie qui voyageaient, qui lisaient, qui avaient des
relations étendues à l'étranger, et à l'esprit desquels s'imposaient
de désavantageuses comparaisons. Les jansénistes, encore assez
nombreux à Rome malgré les persécutions dont ils avaient été
l'objet, commençaient de leur côté à relever la tête. Le peuple
était écrasé par les impôts que rendait nécessaire la contribution
de guerre exigée par la France. Le clergé lui-même se voyait avec
peine menacé dans ses propriétés et dans ses privilèges: en sorte
que la fermentation était générale. Bien que le gouvernement
pontifical, qui se sentait menacé, redoublât de précautions et de
surveillance, on était comme dans l'attente d'événements nouveaux. On
pressentait sinon des révolutions, au moins de prochains changements.
L'intervention française allait donner un corps à ces vagues
aspirations, et bon nombre de Romains, malgré la résistance de leur
souverain, deviendront bientôt les meilleurs instruments de la
propagande révolutionnaire[344].

[Note 344: On peut consulter sur la création de la République
romaine: ARTAUD DE MONTOR, _Histoire du pontificat de Pie VI_.--ABBÉ
BALDASSARI (traduction Lacouture), _Vie de Pie VI_.--ABBÉ BLANCHARD,
_Vie de Pie VI_.--PONCET, _Pie VI à Valence_ (1868).--DUPPA,
_Relation abrégée de la destruction du gouvernement papal_, en
1798.--ABBÉ BARRUEL, _Histoire de Pie VI_.--ABBÉ BERTRAND, _Le
pontificat de Pie VI et l'athéisme révolutionnaire_.--BRANCADORO
(traduction d'Auribeau), _Oraison funèbre de Pie VI_, prononcée à
Venise le 31 octobre 1799.--BOURGOING, _Mémoires historiques sur
Pie VI et son pontificat jusqu'à sa retraite en Toscane_.--LUDOVIC
SCIOUT, _Le Directoire et la République romaine_ (Revue des
questions historiques, janvier 1886).--SILVAGNI, _La Corte e la
societa Romana nei secoli XVIII et XIX_ (1881). En outre, il existe
à la Bibliothèque nationale (Lb. 620) un recueil factice en deux
tomes (297 pièces dans le premier et 241 dans le second) intitulé:
_Collezione della stampe publicale dal di 22 piovoso fino a tutto
l'anno VI dell ere repub., con l'indice in principio cronologico
analitico delle med, ed attro in fine alfabetico delle materie
spellanti o relative al ministre delle finanze_. Voici l'indication
des principales pièces de ces deux volumes:

T. I: 2. Proclamation de Berthier pour le respect du culte, des
ambassadeurs et des étrangers.--5. Ordre du trésorier général romain
G. Della Porta pour la déclaration des effets en marchandises
appartenant aux nations en guerre avec la Rép. française.--9.
Proclamation de la République romaine.--11. Ordonnance de Berthier
sur l'exclusion des émigrés français.--13. Suppression du droit
d'asile et de juridiction des ambassadeurs.--15. Affectation d'une
partie des biens religieux à l'extinction du papier monnaie.--27.
Programme de la fête funèbre en l'honneur du général Duphot.--31.
Avis du ministre de l'intérieur, Ennio Visconti, pour calmer les
inquiétudes des habitants des campagnes et les engager à reprendre
leurs travaux.--34. Proclamation des consuls au peuple et au clergé,
au sujet du fanatisme religieux.--35. Id. au sujet de l'insurrection
des Transtévérins, du 7 ventôse.--53. Ordre aux Transtévérins de
déposer leurs armes.--68. Proclamation du ministre de la police,
Giuseppe Toriglioni, relative aux armes de la République romaine
à poser sur tous les édifices publics.--76. Proclamation d'Ennio
Visconti pour procurer des vêtements aux soldats.--87. Police des
théâtres.--90. Ordonnance du général Vial, commandant la place de
Rome, contre les excitations hostiles de quelques prédicateurs.--101.
Programme de la fête de la Fédération.--105. Arrêté de Toriglioni
déclarant ennemis de la République ceux qui refuseraient de
recevoir le papier monnaie.--122. Ministre de l'intérieur, Camille
Corona, annonce distribution des secours aux pauvres.--126. Ordre
de Toriglioni aux marchands d'étoffes de tenir leurs magasins
ouverts.--139. Id. à tous les marchands de comestibles.--110. Ordre
à tous les étrangers non domiciliés de sortir de Rome.--149. Vente
de biens nationaux.--169. Décret des consuls pour l'organisation de
la garde nationale.--197. Défense aux Français d'acheter du savon
sans être munis d'un ordre du commandant de place.--202. Défense
d'exporter les dentées nécessaires à l'alimentation.--203. Défense
de recevoir des novices dans les couvents.--205. Défense de loger
les étrangers sans autorisation.--209. Ordre d'arrêter tous les
prêtres des communes où pourraient éclater des insurrections.--215.
Suspension de toutes les permissions de chasse.--225. Ministre des
finances, Bufalini, annonce prohibition des marchandises anglaises,
russes et portugaises à la foire de Sinigaglia.--227. Décret des
consuls ordonnant aux citoyens de livrer la moitié de leur argenterie
à titre de prêt forcé.--233. Organisation judiciaire.--238. Réduction
du nombre des fêtes.--249. Décret de Gouvion Saint-Cyr portant
défense aux citoyens de porter le plumet tricolore ou des habits
garnis de galons d'or et d'argent.--254. Condamnation de Pierre
Borga, accusé de propos séditieux.--264. État des personnes qui ont
payé l'amende de trois piastres pour ne pas avoir illuminé leurs
fenêtres.--273. Ordre à tous les Français non fonctionnaires de
sortir de Rome.--291. Avis des grands édiles, Maggi, Franchi et Laute
aux paysans contre les instigations antirépublicaines.

T. II: 4. Indication des objets que peuvent emporter de leur
couvent les religieuses qui renoncent à la vie monastique.--9.
Fixation du revenu des évêques.--10. Suppression de toutes
les corporations et associations laïques.--12. Aliénation de
biens nationaux pour les fournitures de l'armée française.--13.
Secours aux agriculteurs pauvres.--16. Dissolution du cercle dit
constitutionnel.--23. Avis des membres du tribunal d'appel pour
engager les défenseurs à ne jamais s'écarter des règles de la décence
et de la modération.--30. Ordonnance de Gouvion de Saint-Cyr pour la
suppression des clubs.--31. Ordonnance des consuls pour interdire
aux fonctionnaires de recevoir ou laisser leurs domestiques exiger
aucun pot-de-vin.--40. Introduction du calendrier républicain.--60.
Soumission des Juifs à la loi commune.--73. Ordonnance des grands
édiles relative aux aqueducs et fontaines publiques de Rome.--97.
Décret de Macdonald contre les membres de la compagnie de la
Foi-de-Jésus.--100. Répression des troubles dans le département
de Circeo.--103. Arrêté Bufalini enjoignant aux propriétaires de
déclarer leur revenu, afin d'assurer l'exécution de la loi sur
l'emprunt forcé.--106. Décret de Macdonald contre les auteurs et
instigateurs de troubles.--125. Ordre à tous les propriétaires de
grains récoltés dans la saison courante de donner aux autorités
le détail de ce qu'ils en possèdent.--136. Décret de Macdonald
contre attroupements séditieux.--140, 141, 142. Condamnation de
Belardini, Trina, Patughelli.--166. Décret de Macdonald sur les
biens des établissements laïques supprimés, qui passeront aux
hôpitaux.--168. Proclamation de Duport, Florent et Bertolio, au sujet
des bruits malveillants répandus contre l'expédition d'Égypte.--186.
Règlement de la poste aux lettres et de la poste aux chevaux.--200.
Proclamation Duport et Bertolio contre les prévaricateurs et les
ennemis de la République.--206. Décret de Macdonald supprimant
plusieurs monastères à Rome.--221. Id. contre les émigrés.--227.
Proclamation des consuls au sujet des victoires en Égypte, et ordre
d'illuminer.--229. Décret de Macdonald acceptant démission des
consuls Reppi, Angelucci, Matheis, et destituant consuls Panazzi
et Visconti.--231. Nomination de nouveaux consuls.--236. Grande
fête pour célébrer l'anniversaire de la fondation de la République
française.]

Au commencement de décembre 1797, le sculpteur Ceracchi, et un
notaire de Pérouse, Agretti, tous deux connus par l'exaltation
de leurs sentiments avaient cru le moment venu de provoquer
l'explosion. Ils avaient eu l'audace de planter en plein jour un
arbre de la liberté sur le Monte Pincio, mais la police avait
dispersé le rassemblement, et cette tentative inopportune, tout de
suite désavouée par l'ambassadeur de France, avait misérablement
avorté. Quelques jours plus tard, le 26 décembre, on vint avertir
Joseph qu'une révolution éclaterait pendant la nuit, et que la
République serait proclamée. Joseph fit remarquer aux messagers que
son caractère officiel lui interdisait d'accueillir une pareille
communication, et il les engagea, dans leur intérêt, à renoncer à une
entreprise qui ne pouvait aboutir. Les conjurés se retirèrent fort
mécontents, mais sans renoncer à leur dessein.

Le lendemain 27, de grand matin, l'ambassadeur d'Espagne Azara,
qui s'était lié d'amitié avec Joseph, courut le prévenir que la
conspiration était découverte, et qu'un mouvement se préparait
contre les Français, secrètement encouragé par le Pape. Joseph lui
répondit, et c'était la vérité, qu'il avait toujours observé la plus
stricte neutralité, et qu'il espérait que le secrétaire d'État, Doria
Pamphili, saurait faire respecter l'hôtel de l'ambassade. Quelques
heures après, un rassemblement se formait à la villa Médicis,
c'est-à-dire à l'Académie de France. Des cris étaient poussés de
vive la République! Tous les conjurés portaient au chapeau la
cocarde tricolore; ils semblaient donc agir de connivence avec la
France; mais leur voix ne rencontra nul écho, et, quand la troupe
arriva, le rassemblement se dispersa, en abandonnant sur le terrain
un sac rempli de cocardes françaises; ce qui semblait indiquer que
les Français n'étaient pas étrangers à cette manifestation, et
qu'ils comptaient en profiter. Joseph se transporta aussitôt chez
le secrétaire d'État et protesta avec énergie. Il s'étonna de la
facilité et de l'à-propos avec lequel on avait trouvé sur le terrain
une pièce à conviction aussi importante que le sac de cocardes, et
n'eut pas de peine à démontrer l'intervention officieuse de la police
romaine. D'ailleurs, afin de prévenir jusqu'à l'ombre d'un soupçon,
il demanda qu'on arrêtât tous les individus non compris dans la
liste des Français ou des Romains attachés à l'ambassade, et qu'on
trouverait dans les limites de la juridiction française. Il était
difficile d'agir plus correctement, et Joseph mettait de son côté et
la légalité et les apparences de la légalité.

Le 28 décembre, un nouveau rassemblement se forma sous les fenêtres
de l'ambassade. Un artiste prit la parole, et déclama avec véhémence
contre le gouvernement pontifical. Peu à peu l'attroupement
grossissait. On y remarquait des individus notoirement connus pour
appartenir à la police. C'était visiblement une provocation que l'on
cherchait. Joseph donna l'ordre à ses gens de fermer les portes de
l'hôtel et alla revêtir son costume officiel. À peine était-il monté
dans sa chambre qu'une décharge retentit. Un piquet de cavalerie
venait d'entourer les conjurés, au moment où on les repoussait de la
cour, et les avait fusillés à bout portant.

Après un moment de stupeur, des cris éclatèrent, cris de fureur et de
plainte. Les portes de l'hôtel furent enfoncées, et ces malheureuses
victimes de la politique s'y précipitèrent dans l'espoir d'y trouver
un refuge. Joseph, entouré de Duphot, Arrighi, Beauharnais, de
quelques employés et serviteurs, s'élance à leur rencontre. Une
compagnie d'infanterie suivait les cavaliers. Elle s'arrête un
moment à la vue de l'ambassadeur, et rétrograde, mais pour tirer
plus à l'aise dans cette foule compacte. Cette fois la décharge est
meurtrière: les morts et les mourants jonchent le sol. Le général
Duphot, indigné, et n'écoutant que la voix de l'honneur, court aux
soldats pontificaux et les somme de cesser le feu. Les soldats le
saisissent, et l'entraînent vers la porte Septiminiana. Bientôt un
coup de feu l'atteint en pleine poitrine. Il tire son épée. Un second
coup le jette par terre, et cinquante fusils sont déchargés sur son
cadavre. Joseph, Arrighi, Beauharnais et les autres Français n'ont
que le temps de s'enfuir à l'hôtel. Ils en fermaient les portes,
quand ils essuyèrent le feu d'une seconde compagnie d'infanterie,
qui accourait au pas de charge, et cribla de ses balles les fenêtres
et les murs de l'ambassade. De toute évidence le guet-à-pens était
prémédité. Ce rassemblement suspect, ce piquet de cavalerie et ces
compagnies d'infanterie qui arrivent à point nommé, ces décharges
répétées sans sommation préalable, les ennemis de la France avaient
tout combiné pour que, dans le tumulte, l'ambassadeur fût assassiné.
C'était une vengeance italienne, tramée avec art, exécutée de
sang-froid, et qui n'avait échoué que par hasard.

Au premier moment, le personnel de l'ambassade fut épouvanté. Une
vingtaine de cadavres jonchaient la cour; de nombreux blessés se
traînaient en gémissant sur les pavés. Une foule de personnages
à mine suspecte rôdaient dans les chambres, tous prêts à piller
ou à tuer. Mme Bonaparte fondait en larmes, Pauline, qui venait
d'apprendre la mort de son fiancé, éclatait en sanglots, et le feu
ne discontinuait pas. Joseph, avec une admirable énergie, rassura
tout le monde et organisa la résistance. Il commença par expulser de
l'hôtel tous les sinistres rôdeurs qui le remplissaient, ramassa les
blessés et envoya demander des secours au cardinal Doria Pamphili.
Bientôt la petite colonie française se raffermit. Au désespoir
succéda la fureur. Bravant la fusillade, quelques serviteurs
poussèrent le courage jusqu'à aller chercher le cadavre de Duphot.
Ce n'était plus qu'une masse informe. Les pontificaux l'avaient
dépouillé de ses vêtements, et avaient criblé ce misérable cadavre de
coups de baïonnette ou de pierres. On sut plus tard que le capitaine
de la compagnie, il se nommait Amadeo, s'était approprié l'épée et le
ceinturon du général, le curé de la paroisse avait pris sa montre,
d'autres assassins s'étaient partagé ses dépouilles[345].

[Note 345: Voir dans les _Mémoires de Joseph_ la longue et
intéressante dépêche qu'il adressa à Talleyrand, le 30 décembre 1797,
et la réponse de ce dernier.--Cf. Lettre de l'abbé Masi à Ricci
(POTTER, III, 243), en date du 20 décembre 1797, où est raconté tout
au long l'attentat. Voir également le rapport, rédigé en français,
afin d'être communiqué à l'ambassadeur, du chef de la patrouille
romaine. Ce rapport, daté du 28 décembre 1798, a été inséré par
Artaud de Montor dans son _Histoire de Pie VII_, t. I, p. 41.

«La patrouille de ronde de la caserne Pont-Sixte, composée du chef
Macchiola et de six soldats, était sortie vers les vingt-deux heures
et demie et se trouva poursuivie d'une multitude de peuple armé, dont
le plus grand nombre portait la cocarde nationale. Le chef de ladite
patrouille ayant été averti par les citadins de se retirer, parce
qu'il y avoit un projet de le désarmer, le susdit chef, d'après cet
avis et vu l'inégalité des forces qui le mettoit dans l'impossibilité
de se défendre, jugea à propos de se retirer dans son quartier pour y
prendre les mesures convenables.

Dans sa retraite, il fut insulté par les cris et les sifflets du
peuple dont la fureur le poursuivit même jusqu'à son quartier. Le
tumulte fit penser aux officiers de la compagnie qu'il était à
propos de faire armer tous les individus qui la composoient et de
leur distribuer les postes de défense, pour lesquels ils avoient été
rangés par pelotons en ordre de bataille au dedans des palissades.
Aussitôt s'avance une phalange de peuple armés la plupart d'armes
blanches et aussi tirent plusieurs coups de fusil par les palissades,
qui en conservent encore des marques irrécusables. À la tête du
peuple étoient deux Français vêtus de bleu, avec cocarde et le
sabre nu, criant: Égalité! Liberté! Près de ceux-ci étoit un autre
Français, avec un drapeau tricolore. Après des coups de fusil tirés
à la barrière, nous ne pouvions plus retenir les soldats, et les
bourgeois nous crioient du dehors: «Si vous ne sortez pas pour nous
défendre, nous forcerons les palissades et nous nous défendrons avec
vos armes.»

À ce moment, arriva une patrouille de quatre dragons qui sollicita
vivement la compagnie de sortir, qu'autrement elle seroit perdue.
Alors les soldats forcèrent les palissades, et, se portant avec
l'escorte de dragons vers Santa Dorotea, ils firent feu pour les
déloger de Longara, d'où étoit venue cette multitude armée. Ils
tinrent bon sous la porte Settimiana, où un officier de milice
remit le poste au caporal Marinelli. Quand les soldats y furent
établis, une grande multitude portant cocarde française s'y porta de
nouveau; elle avoit à sa tête deux François, sabres nus, cocarde en
main. Un d'eux invitoit les troupes du Pape, en criant: «Avancez!
Allons, courage! Vive la Liberté! Je suis votre général.» La troupe
répondit, en couchant en joue: «N'approchez pas!» Et ceux-ci, sans
y faire attention, s'approchèrent toujours davantage et répétoient,
en sautant, ces mêmes paroles: «Vive la Liberté! Courage! Je suis
votre général!» Mais les soldats se virent très exposés pour avoir
trop laissé approcher les François, ainsi que cette multitude armée;
un d'eux touchoit de son sabre la baïonnette du caporal Marinelli.
Ce caporal, après les avoir plusieurs fois invités à mettre bas les
armes, voyant que ceux-ci approchoient davantage leurs sabres des
fusils, fit faire feu et en renversa quelques-uns, du nombre desquels
étoit celui qui le menaçoit du sabre. Ils se retirèrent alors et
le tumulte cessa pour le moment. Le caporal n'avoit pas quitté son
poste, et, peu de temps après, une autre troupe du peuple ayant fait
feu, le caporal fut contraint de poursuivre son feu. Repoussé par le
grand nombre, il fut obligé ensuite de se replier sur la place de la
caserne, auprès desdits seigneurs officiers, ayant laissé d'autres
soldats pour apaiser les nouveaux troubles survenus dans les places
voisines et dans les petites rues de Transtevere.»]

Fidèle jusqu'au bout à son caractère officiel, Joseph avait une
première fois écrit au cardinal Pamphili pour lui demander ses
passeports. Il l'invitait en même temps à venir à l'hôtel de
l'ambassade, pour se rendre compte de l'attentat. Le porteur de la
lettre fut accueilli par des coups de fusil, mais il parvint à la
transmettre à son adresse. À huit heures du soir la réponse n'était
pas encore parvenue, et les troupes pontificales entouraient toujours
l'hôtel dans une attitude hostile. Angiolini, envoyé de Toscane à
Rome, réussit le premier à traverser les patrouilles, et vint porter
à Joseph l'expression de son indignation. Azara, l'ambassadeur
d'Espagne, le suivit de près. Sur leurs conseils, à onze heures
du soir, Joseph se décida à écrire une seconde lettre au cardinal
Pamphili, dont le silence prolongé semblait indiquer la complicité
avec les assassins. Cette fois encore, il n'obtenait pas de réponse.
Aussi le lendemain 29, à six heures du matin, il lui écrivit pour la
troisième fois, mais en le menaçant de la vengeance de la France,
et quitta Rome, après avoir recommandé au chevalier d'Azara et à
Angiolini les Français, qu'il ne pouvait mener avec lui.

Les instigateurs de ces scènes odieuses avaient-ils compté sur la
modération de Joseph, ou bien espéraient-ils que la force serait
repoussée par la force? En ce cas une collision leur eût fourni le
prétexte dont ils avaient besoin: mais Joseph avait interdit toute
tentative de répression. La correction de son attitude avait été
absolue, tandis que le sang de Duphot et l'insulte infligée à la
France dans la personne de son ambassadeur criaient vengeance. Pie
VI, il est vrai, devait être mis hors de cause dans cette déplorable
affaire. Il était malade, cassé par l'âge, et ne sortait plus de son
palais. Il ne fut informé que bien tard de l'attentat et en témoigna
de sincères regrets. Toutes les responsabilités doivent donc retomber
sur ses ministres, surtout sur le secrétaire d'État, Doria Pamphili,
qui avait autorisé et peut-être tramé cette odieuse machination; mais
il s'aperçut bientôt qu'il avait fait fausse route. À l'unanimité
tous les ambassadeurs protestèrent contre l'indigne traitement dont
leur collègue Joseph venait d'être la victime; et ils avertirent
le cardinal qu'il ne devait pas compter sur eux pour essayer de
détourner l'orage. Azara, d'ordinaire si bienveillant, témoigna même
toute son horreur du forfait, et refusa positivement de servir de
médiateur. Dans sa perplexité, Pamphili s'adressa directement à la
France, et pria l'envoyé romain à Paris, Massimi, de présenter les
excuses officielles du gouvernement pontifical, d'accorder toutes les
satisfactions qu'on exigerait, et d'annoncer l'envoi d'un légat _a
latere_.

Il était trop tard! La mesure était comble. Toutes les vieilles
inimitiés, qu'on croyait éteintes, se rallumèrent soudain. Il y eut
en France comme une explosion de fureur contre le gouvernement sénile
qui ne prouvait sa vitalité que par des crimes. Le Directoire reprit
avec empressement ses anciens projets, et comme alors Bonaparte
n'était plus là pour les enrayer, on ne parla plus que de détruire à
tout jamais la puissance temporelle des Papes. Seulement les agents
du Directoire étaient divisés d'opinion. Les uns, tels que Faypoult,
auraient voulu donner Rome à un prince allemand; les autres, tels que
Cacault, Miot ou Belleville, parlaient de la livrer au duc de Parme,
ou au roi de Piémont, ou à tout autre souverain; le plus grand nombre
proposaient le rétablissement de la République Romaine: de la sorte
on punirait un ennemi acharné et on étendrait l'influence française
par la création d'une nouvelle république vassale. Les ouvertures
de Massimi furent donc écartées, les excuses de Pamphili repoussées
avec dédain, et la guerre votée par le conseil des Cinq-Cents et le
conseil des Anciens à la presque unanimité.

Rome était dans la consternation, car la vengeance approchait et
le châtiment était mérité. On crut remédier au mal en redoublant
de ferveur. Ce n'étaient que processions[346] extraordinaires,
ostension de reliques fameuses et voeux solennels; mais la
bourgeoisie ne cachait plus ses sentiments hostiles et dans toutes
les classes de la société régnait une sourde irritation. De cruelles
épigrammes circulaient: on a conservé la suivante:

  _Sextus Tarquinius, Sextus Nero, Sextus et iste:
  Semper sub Sextis perdita Roma fuit._

[Note 346: Lettre de Milizia, en date du 2 février 1798: «Nous avons
un carnaval continuel de processions, en signe de pénitence, pour la
découverte de certaines reliques qu'on a tirées du sanctum sanctorum,
et qui sont accompagnées de prophéties qui promettent des miracles
de miracles. En attendant, les armées françaises ont occupé Urin, la
Marche, l'Ombrie, et l'invasion de Rome est imminente.»]

Un instant la cour pontificale crut à l'intervention armée de Naples,
mais il fallut bientôt renoncer à cette dernière illusion[347].
Décidément l'orage était déchaîné, et il se dirigeait avec
impétuosité contre Rome. Ainsi que l'écrivait l'avocat Milizia, «il
faut prendre le temps comme il vient, et, s'ils arrivent jusqu'ici,
il faudra bien aller les complimenter et danser gaiement avec eux la
carmagnole». Ce fut bientôt un sauve qui peut général. Les neveux du
pape, les Braschi, donnèrent l'exemple, et s'enfuirent à Naples avec
leurs trésors. Tous ceux qui craignaient les vengeances françaises
les imitèrent. Il ne resta bientôt plus à Rome que le Pape, retenu à
son poste par le sentiment de l'honneur, et deux partis en présence
qui s'exaltaient par la contradiction, et passaient chaque jour par
les angoisses du désespoir et les anxiétés de l'espérance.

[Note 347: Le Directoire avait pris ses précautions pour empêcher
l'intervention napolitaine. Lettre amère à Berthier (Arch. nationales
AF3, C85): «Si vous n'aviez à craindre que les papistes, la moitié
des forces que le Directoire désire que vous réunissiez à Ancône vous
suffirait; mais il faut que vous soyez dans une position qui puisse
en imposer au roi de Naples ... Il faut d'abord l'amadouer, gagner
du temps, etc ... Si le roi de Naples intervenait avec des forces
importantes, alors vous feriez votre traité avec le Pape ...»]

Le 29 janvier 1798 l'armée française entra en campagne. Elle était
commandée par Berthier, l'ancien chef d'état-major de Bonaparte.
C'étaient les vétérans des guerres contre l'Autriche, d'incomparables
soldats, fiers de leurs victoires, animés de sentiments
ultra-républicains, et qui se réjouissaient à la pensée de renverser
celui que, dans leurs clubs, ils nommaient, fort irrévérencieusement,
la vieille idole. La résistance était impossible. Elle n'entrait
même pas dans les prévisions du Directoire qui s'était contenté
d'ordonner à Berthier d'occuper le territoire pontifical et d'entrer
dans Rome où il vengerait l'assassinat de Duphot et l'insulte de
Joseph. Il lui enjoignait en même temps de se servir de son influence
pour engager les Romains à se constituer en république, et il était
à l'avance tellement sûr du résultat de la campagne qu'il confia à
Monge, Faypoult, Florent et Daunou le soin de donner une constitution
à la nouvelle république.

En effet, dès le 10 février, Berthier paraissait aux portes de Rome
sans avoir éprouvé de résistance. Il s'emparait du château Saint-Ange
et envoyait un de ses aides de camp à Pie VI, pour le prévenir de
l'arrivée des Français; mais fidèle à ses instructions, il refusa
d'entrer en ville avant que les Romains n'eussent eux-mêmes décidé
de leur sort. À l'exception de quelques cardinaux restés auprès de
Pie VI, parce qu'ils conservaient le secret espoir de désarmer la
France par de nouveaux sacrifices, il n'y avait plus à Rome que
les partisans du système républicain et les dernières classes de
la population, indifférentes aux révolutions qui n'améliorent pas
leur sort, mais qui pourtant, par amour-propre national ou par
respect héréditaire pour un gouvernement qui s'écroulait, voyaient
avec regret l'intervention étrangère. On envoya donc une députation
à Berthier, pour le prier d'entrer en ville. Il répondit qu'il ne
le ferait qu'après la révolution. Pourtant, dès le 12 février, il
désarmait les milices pontificales, ordonnait l'arrestation de
Consalvi, prenait comme otages quatre cardinaux et quatre princes
romains et mettait sous le séquestre les propriétés des Anglais,
des Portugais et des Russes, avec lesquels nous étions encore en
guerre. Enfin, les Romains, sous la pression de nos baïonnettes, se
décidèrent à créer ou plutôt à restaurer la République Romaine. Le
15 février, ils se rassemblèrent en armes au Campo-Vaccino, dans
l'ancien Forum, et firent enregistrer par plusieurs notaires l'arro
del popolo sovrano constituant la république avec sept consuls, des
édiles et d'autres magistrats dont les noms et les fonctions étaient
renouvelés de la Rome antique. Aussitôt, ils envoyèrent une nouvelle
députation à Berthier, qui se décida à entrer en ville, suivi de
son état-major, monta au Capitole, salua au nom de la France la
République Romaine, et prononça un discours emphatique où il était
question des Gaulois arrivant avec le rameau d'olivier, pour relever
les autels du premier Brutus[348].

[Note 348: Consulter à ce propos la curieuse correspondance échangée
entre l'évêque réformateur Ricci et le chef des jansénistes français,
Grégoire. Le premier, dans une lettre de Pontremoli (17 février 1798)
ne cache pas sa joie de la chute du Pape. D'après lui, il doit en
résulter pour l'Église un bien inappréciable, et il ajoute: «Ecco
finalmente abbolito l'obbrobrioso nome di corte; ecco annichilata
la superba monarchia». Grégoire, de son côté, lui répond (Paris, 20
germinal an VI): «Voilà enfin la République romaine établie. Combien
je l'avais désiré! Combien j'en suis réjoui! Je respecte dans Pie VI
le chef de l'Église, mais je ne puis m'empêcher de dire qu'il nous a
fait bien du mal. D'un mot, d'un seul mot, il aurait pu calmer les
troubles qui déchiraient l'église anglicane; ce mot eût empêché le
sang de couler, il ne l'a pas fait».]

Le Pape, enfermé dans son palais, ne soupçonnait même pas la
gravité des évènements. Les prévenances de Berthier avaient achevé
de l'égarer. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il apprit par
le général Cervoni, que ses sujets venaient de le trahir et qu'il
n'avait plus qu'à quitter Rome! On aurait voulu qu'il abdiquât sa
souveraineté temporelle, mais il répondit avec une fermeté que ne
laissait pas prévoir sa vie passée, que sa conscience lui interdisait
de renoncer à un pouvoir dont il n'était que le dépositaire. Il
promettait d'ailleurs de ne pas essayer de reconquérir son autorité
et demandait pour unique faveur la grâce de mourir à Rome. «Vous
pouvez mourir partout», lui répondit brutalement le commissaire
Haller qui, joignant le geste à l'insulte, le fouilla, enleva son
bâton pastoral, lui arracha l'anneau qu'il portait au doigt et le
jeta dans une chaise de poste qui l'emmena en Toscane, au couvent
des Augustins de Sienne (25 février 1798). Le grand-duc de Toscane
n'avait seulement pas été prévenu de l'arrivée de cet hôte illustre,
mais il s'empressa de donner des ordres pour que la réception fût
convenable. Le Directoire trouvait que Sienne était trop rapprochée
de Rome, mais il ne voulait pas prendre sur lui l'odieux d'une
nouvelle expulsion. Il aurait désiré que le grand-duc de Toscane se
chargeât lui-même de cette iniquité, et, à diverses reprises, nos
agents firent entendre au ministre Manfredini qu'on verrait avec
plaisir le pape quitter Sienne. Manfredini répondit avec dignité
qu'on n'obéirait qu'à une réquisition formelle du Directoire, mais
«que l'intérêt du grand-duc répondait que le séjour du Pape dans ses
États ne donnerait aucun sujet de plainte au gouvernement français».
Or, le Directoire qui tenait à ménager les puissances catholiques,
Espagne et Autriche, ne voulait pas donner cette réquisition,
mais il ne ménagea au gouvernement toscan ni les insinuations ni
même les menaces. Tantôt il lui faisait parvenir des plaintes
venues de Rome, tantôt il lui demandait l'internement de Pie VI
à Livourne ou à Cagliari, tantôt il se plaignait de prétendus
complots ourdis à Sienne. Le grand-duc, fort embarrassé du rôle
honteux qu'on voulait lui faire jouer, prit le parti de traîner en
longueur les négociations. Il finit par proposer à la France de se
charger directement de la surveillance du prisonnier. Le Directoire
refusa, non point par délicatesse, mais uniquement parce qu'il ne
voulait pas dégager le grand-duc d'une responsabilité qu'il se
réservait d'exploiter contre lui. Telles furent ses exigences et ses
incessantes réclamations, que le grand-duc ne tarda pas à comprendre
que lui aussi était condamné. Pour éviter un détrônement brutal, il
se retira de lui-même après avoir signé non pas une abdication, mais
un engagement de rester en Autriche jusqu'à la paix générale.

Pie VI n'avait plus de défenseurs. Il fut obligé de prendre le
chemin de l'exil, et de passer par toutes les stations de la vie
douloureuse qui le conduisit à Valence où il mourut. «Ces disgrâces,
disait-il avec une touchante résignation au ministre Manfredini,
me prouvent que je ne suis pas un indigne vicaire de Jésus-Christ.
Elles me rappellent les premières années de l'Église qui furent le
commencement de son triomphe.» Aussi bien ces indignes traitements
soulevèrent un dégoût général. Ce n'était pas seulement à la majesté
du souverain, mais plus encore à la dignité du vieillard qu'on
insultait ainsi, et plus d'un parmi nos soldats rougit de cette
persécution, qui faisait d'eux comme les complices du bourreau. Il
est vrai que d'autres préoccupations allaient leur faire oublier ces
scènes regrettables.


IV

La République romaine était fondée: restait à l'organiser et surtout
à la maintenir. Ce n'était pas une tâche aisée. Les commissaires du
Directoire, Monge, Daunou, Faypoult et Florent s'y employèrent avec
beaucoup d'activité. L'ambassadeur de France à Turin, Miot[349],
qu'ils avaient visité lors de leur passage dans cette ville, ne leur
avait pourtant pas caché que, «avec les instruments que nous étions
obligés d'employer, avec des généraux et des agents corrompus et
avides de richesse, c'était une chimère que de prétendre régénérer
une population ignorante et fanatique». Ils l'essayèrent pourtant
avec une naïveté qui prouve que au moins deux d'entre eux, Monge et
Daunou, étaient des théoriciens plus habitués à manier les idées que
les hommes. En effet ils fabriquèrent à l'usage des Romains une bien
singulière constitution. Il n'y était pas dit un mot du catholicisme
dans cette capitale du catholicisme, mais, par contre, tous les
citoyens devaient prêter un serment[350] civique et jurer haine à
la monarchie. Un Sénat et un Tribunal se partageaient le pouvoir
législatif et le pouvoir exécutif était confié à cinq Directeurs,
revêtus du titre pompeux de consuls, ressuscité pour la circonstance.
Les cinq consuls furent Angelucci, de Matheis, Panazzi, Reppi et
Visconti. Le territoire de la République était partagé en huit
départements[351], et partout les prêtres réduits à leurs fonctions
ecclésiastiques; c'est-à-dire que, du jour au lendemain, dans cette
terre classique de la tradition et du respect invétéré des usages, on
introduisait toutes les réformes françaises. Il était difficile de
procéder avec plus de maladresse, et de tenir si peu de compte des
préjugés et des usages!

[Note 349: MIOT, _Mémoires_, t. I, p. 203.]

[Note 350: À propos du serment civique imposé aux Romains, consulter:
ABBÉ MASTROFINI. _Honnêteté du serment civique imposé par l'article
367 de la Constitution romaine._--BOLGENI. _Jugement de Bolgeni,
bibliothécaire du collège romain, sur le serment civique prescrit
par la République romaine aux professeurs et aux fonctionnaires
publics._--_Métamorphoses du docteur Jean Marchetti changé de
pénitencier en pénitent, exposé par Vincent Bolgeni, théologien de la
sainte pénitencerie catholique._]

[Note 351: Ils furent dénommés Cinino, Circeo, Clitumno, Metauro,
Musone, Tevere, Trasimène, Trento.]

Rien que les noms antiques eussent reparu, bien que de glorieux
souvenirs fussent évoqués, la République n'existait que de nom.
Il n'y avait qu'une seule autorité, l'autorité militaire, qu'un
seul régime, celui du sabre, qu'une seule réalité, la nécessité de
payer. Les Romains s'en aperçurent bientôt. Ils avaient consenti
volontiers à la cérémonie expiatoire ordonnée en l'honneur de
Duphot (22 février). Le peuple s'était répandu sous la colonnade de
Saint-Pierre; il avait contribué à l'érection d'un catafalque sur la
place de cette église; il avait écouté et même applaudi l'oraison
funèbre du général prononcée par Gagliulfi. C'était une réparation
qui s'imposait, et aucune protestation ne s'était élevée, mais la
déception fut grande quand on apprit que Berthier, aussitôt après
le départ de Pie VI, et sans consulter les conseils de la nouvelle
République, avait rendu deux arrêtés portant, le premier l'abolition
du droit d'asile dans les églises et dans les juridictions des
ambassadeurs, et le second l'expulsion dans les vingt-quatre heures
de tous les émigrés, notamment du cardinal Maury et la vente de leurs
biens. Les cardinaux effrayés essayèrent de conjurer l'orage qui
s'amassait sur leurs têtes en prêchant l'obéissance. S'autorisant
d'une encyclique de Pie VI qui avait dit qu'il ne fallait haïr aucun
gouvernement, et encouragé par cette autorisation tacite, le cardinal
vicaire, della Sommaglia, fit chanter un _Te Deum_ à Saint-Pierre en
l'honneur de la nouvelle République, et tous ceux de ses collègues
qui étaient à Rome assistèrent à la cérémonie: mais ces concessions
ne désarmèrent pas les Français. Les uns après les autres, tous
les cardinaux furent brutalement dispersés et même embarqués à
Civita-Vecchia. Deux d'entre eux, Altieri et Antici, n'obtinrent
de rester à Rome qu'en renonçant formellement à leur dignité et en
rentrant dans la vie civile, Bientôt les ecclésiastiques d'origine
étrangère furent à leur tour expulsés. On supprima comme inutile la
Propagande, dont on dispersa la précieuse bibliothèque. À peine si
on respecta ses archives. Les confréries et les congrégations furent
supprimées (29 juin 1798), leurs biens mis en vente, et les pillages
commencèrent: ils furent scandaleux.

En effet, c'était moins la haine des prêtres que l'amour de l'argent
qui semblait animer les nouveaux maîtres de Rome. Ils l'avouent
ingénument dans leurs dépêches[352] au Directoire: «Quand on pourrait
se résigner au rétablissement de la Papauté et aux sacrifices de
tous les patriotes romains qui ont si mal mérité d'elle, il faudra
examiner encore si l'armée d'Italie pourra remplacer par d'autres
ressources celles que lui permettent ici l'acquittement successif de
l'imposition militaire, la vente des biens confisqués au profit de la
République française et de ceux que la convention avec le Consulat
nous a réservés.» Dans cette même dépêche et comme pour bien montrer
que l'unique principe de gouvernement semble avoir été l'exploitation
à outrance de la nouvelle République, les commissaires ne reculent
pas devant cet aveu scandaleux[353]: «La révolution à Rome n'a pas
été assez rendante. L'unique parti à prendre pour en tirer désormais
un parti plus convenable, c'est de considérer et de traiter les
finances de l'État romain comme finances de l'armée française.
Quelque étrange que soit ce langage, nous sommes loin de le reprocher
à ceux qui le tiennent puisqu'il ne leur est suggéré que par des
besoins auxquels ils touchent le plus près.»

[Note 352: Cité par SCIOUT, p. 177. La lettre des commissaires se
trouve aux Archives nationales (A. F. 3,77).]

[Note 353: Cf. lettre de Florent au Directoire: «Nous sommes enlacés
dans des filets qui partent des bureaux de Paris. On y a semé
l'or à pleines mains pour consolider le système de rapines et de
dilapidations qui fait la base de toutes les entreprises et de toutes
les dilapidations de l'armée d'Italie.»]

Tout commentaire serait inutile: aussi bien c'est une triste
histoire que celle des réquisitions imaginaires, des contributions
monstrueuses, des emprunts forcés, des mesures arbitraires
qu'enregistrent froidement les documents contemporains. Le vol est
en quelque sorte autorisé par l'arrêté du 6 germinal an VI, en vertu
duquel l'État romain paiera trente-deux millions en valeurs, plus
trois en équipement, trois pour les besoins de l'armée et des objets
d'art pour une somme indéterminée. Le Directoire (art. 9) «se réserve
en toute propriété tous les biens meubles et créances appartenant
au Pape, à sa famille, à la famille Albani, au cardinal Busca,
ainsi que les emphythéoses dont ils jouissaient». Il «se réserve
(art. 21) l'argenterie superflue des églises, et tous les biens des
établissements supprimés ou confisqués». «Il fera connaître (art. 22)
sa volonté sur le muséum, les bibliothèques, le cabinet des tableaux
et sur le sol du pays de Bénévent.»

Que dire des exactions particulières? Les Chigi à eux seuls durent
payer 300,000 écus. Un simple graveur, Volpato, fut imposé à 12,000
écus de contribution payables dans les vingt-quatre heures. On
vendit à vil prix, sans parler de ceux qu'on emporta à Paris, les
objets d'art appartenant aux cardinaux Albani et Busca. Les musées
et les bibliothèques furent livrés en proie à des commissaires aussi
ignorants qu'avides. On enleva des palais pontificaux jusqu'aux
portes et aux gonds, jusqu'aux ustensiles de cuisine! Rome n'était
plus qu'un grand marché, où l'on tenait bureau public de vol et de
dévastation. Sous prétexte de l'arrêté pris par Berthier contre les
émigrés, ne s'avisa-t-on pas d'inventer de faux émigrés, dont les
biens étaient aussitôt mis en vente, et qui ne parvenaient à se
racheter qu'en payant de véritables rançons? On se croyait presque
revenu à ces temps néfastes où les reîtres et les lansquenets
de Bourbon étaient les maîtres de Rome et s'en partageaient les
dépouilles[354].

[Note 354: Voir lettre des consuls romains aux commissaires du
Directoire (6 brumaire an VII): «Comment concevra-t-on l'espoir
d'un crédit solide, tant qu'on verra partout un pillage scandaleux,
des dilapidations qui effrayeraient même des brigands vulgaires,
tant qu'on n'aura pas arraché le maniement des deniers publics et
des fournitures à ce tas de déprédateurs qui ne connaissent la
République que par les trésors qu'ils volent?»]

Le plus déplorable était que le mauvais exemple partait de haut.
Berthier avait été rappelé brusquement et remplacé par Masséna. Or,
ce dernier, excellent général, était un déplorable administrateur.
Ardent et impétueux, quand le rôle de modérateur eût seul convenu,
dissipateur et prodigue, avide de richesses et dépourvu de scrupules
dans la façon de les acquérir, il était en outre mal entouré, par des
fournisseurs et des agioteurs qui achetaient sa complaisance ou même
sa conscience, et se livraient effrontément à de honteux tripotages.
Le scandale fut tel que les soldats et les officiers de l'armée
française, qui gardaient encore le sentiment de l'honneur, rougirent
de ces infamies et envoyèrent une protestation à Masséna[355].
Ce dernier se crut bravé et répondit par des paroles de rage à
cette demande si légitime. Les troupes exaspérées se rassemblèrent
au Panthéon (27 février 1799), et rédigèrent une pétition au
Directoire pour réclamer le rappel du général. C'était une véritable
insurrection, et le bon droit, sinon la légalité, était du côté des
insurgés. Le lendemain 28, Masséna fit battre la générale et ordonna
à l'armée de quitter Rome. Les soldats refusèrent d'obéir. Aussitôt
il se démit de ses fonctions et remit le commandement au général
Dallemagne[356].

[Note 355: Lettre curieuse de Faypoult au Directoire (Arch. nat. A.
F. 3, 77): «Depuis un certain temps il s'est répandu dans tous les
corps militaires de l'armée, dans toute l'Italie, des impressions
défavorables au citoyen Masséna; elles sont tellement généralisées
que le soulèvement de tous les officiers contre son autorité n'a
d'étonnant que l'irrégularité, l'illégalité de ce mouvement. Une
multitude de guerriers remarquables par leurs longs et continuels
services ont dit et répété hautement qu'ils mourront, quand vous
l'ordonnerez, pour la patrie, mais qu'ils mourront aussi plutôt que
de servir sous Masséna.»]

[Note 356: L'insurrection de l'armée a été racontée avec détail par
le général Koch. Cf. GARDEN, _Histoire générale des traités de paix_,
t. VI, p. 385-489.]

Même désorganisation dans les administrations locales. Les consuls
de la nouvelle République non seulement avaient à soutenir les
intérêts de leurs concitoyens, mais encore à se débattre contre
les prétentions opposées des commissaires du Directoire, du général
commandant l'armée d'occupation, et même de l'autorité militaire
siégeant à Milan. De là des tiraillements continuels, des démissions
ou des destitutions et une série de véritables coups d'État.
Angelucci, Reppi, Matheis, Visconti, Panazzi, Pierelli, Calisti,
Zaccaleoni, Brissi, Rey, se remplacent à peine installés et méritent,
il faut le reconnaître, cette sévère appréciation de l'un de ceux qui
avaient contribué à les renverser: «Il est difficile de trouver dans
l'histoire un genre de gouvernants plus avilis ... La corruption, la
vénalité, les passions haineuses et vindicatives animaient toutes les
délibérations. Des séances entières se passaient en vives discussions
pour faire placer un parent, un ami, un partisan, un homme qui avait
payé à deniers comptants le poste qu'il occupait. La chose publique
ne les occupait presque jamais. On savait à Rome qu'il y avait des
consuls, mais on l'ignorait dans les départements ou on feignait
impunément de l'ignorer. Les administrations soit centrales, soit
municipales, formaient des corps à part, s'isolaient, gouvernaient
suivant les règles de leurs caprices et de leurs intérêts privés et
détournaient à leur propre usage jusqu'au produit des contributions
publiques[357].»

[Note 357: Rapport de Daunou et Monge (Archiv. nat. A. F. 3, 78).]

Les ennemis de la France et de la République profitèrent de cette
déplorable situation pour tenter une réaction. Les Transtévérins
s'étaient toujours signalés par leurs haines antifrançaises. Dès
le mois de mars 1798[358] ils s'étaient soulevés, mais avaient été
facilement réprimés. Le jour même où Masséna sortit de Rome (mars
1799), ils coururent encore aux armes, mais le sentiment de la
discipline n'était pas encore éteint, et les patriotes romains,
bien que désillusionnés d'une liberté si coûteuse, la préféraient
encore à l'ancien régime. Ils se joignirent à nos soldats qui prirent
leur poste de combat, et l'ordre fut bientôt rétabli. Vingt-quatre
révoltés furent fusillés et plusieurs cardinaux emprisonnés, parmi
eux Doria Pamphili, le secret instigateur de l'émeute.

[Note 358: Voir dans l'ouvrage de POTTER (_Mémoires de Ricci_) une
lettre de Ricci (10 mars 1798) et une lettre du prêtre Palmieri
(Gênes, 12 mai).]

De Rome, le soulèvement s'étendit aux provinces. En avril 1799, un
premier soulèvement avait eu lieu. L'Ombrie s'était soulevée sous
la direction d'un certain Bernardini. La garnison française de
Cita di Castello avait été massacrée, et celle d'Urbin assiégée;
mais les insurgés, qui ne pouvaient plus compter sur les soldats
pontificaux qu'on venait de licencier, avaient été battus et dès le
mois de mai tout était rentré dans l'ordre. Le mouvement paraissait
plus sérieux en mars 1799, surtout dans les départements de Cimino
et du Trasimène. À Castel Gandolfo, à Rocca di Papa, à Ascoli, à
Imola et dans toute l'Ombrie, les paysans se déclarèrent en faveur
de la Papauté, et, ce qui compliquait la situation, c'est que le
commandant en chef de l'armée d'Italie réclamait à ce moment même les
soldats du corps d'occupation de Rome. Les commissaires du Directoire
s'opposèrent à leur départ, car, ainsi qu'ils l'écrivaient[359], «on
ne pourrait garder que Rome et Ancône, Civita-Vecchia et plusieurs
positions importantes seraient vite occupées par les rebelles; les
campagnes cesseraient de payer les contributions et la République
serait renversée». Nos soldats restèrent donc, et, sans grande peine,
dispersèrent les uns après les autres tous les rassemblements armés.
Cette nouvelle tentative avait donc avorté.

[Note 359: SCIOUT, ouvrage cité, p. 177.--_Mémoires du général
Thiebaut_, t. II.]

Dès lors un ordre relatif s'établit. Dallemagne, le successeur
de Masséna, fit condamner à mort et fusiller comme voleur un
certain Charrier, qui s'était signalé par ses pillages éhontés.
D'autres Français, convaincus de vol, furent condamnés à des peines
afflictives. La discipline se rétablit et les Romains ne furent plus
traités en peuple conquis. Dallemagne, qui avait été un des chefs
de la sédition militaire contre Masséna, ne pouvait rester le chef
de l'armée de Rome. On lui donna comme successeur d'abord Gouvion
Saint-Cyr, puis Championnet. Les fournisseurs furent surveillés avec
soin, les agents civils durent se renfermer dans la limite de leurs
attributions, en un mot la République Romaine semblait entrer dans
la période d'organisation qui seule peut donner de la stabilité à
un gouvernement. Mais il était déjà trop tard! La seconde coalition
se formait contre la France, et la République Romaine allait être
détruite la première par nos ennemis.



CHAPITRE V

LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE

     Les Bourbons de Naples. -- Lazzaroni et bourgeois. -- Essais
     de coalition contre la France. -- Insulte à Mackau. -- La
     Touche-Tréville dans le golfe de Naples. -- Déclaration de
     guerre à la France. -- La reine Marie-Caroline et sa haine de
     la France. -- Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli. --
     Ménagements stratégiques de Bonaparte. -- Nouveaux préparatifs
     de guerre et paix de Campo-Formio. -- Assistance prêtée aux
     Anglais. -- Nouvelle déclaration de guerre à la France. --
     Mack envahit le territoire romain. -- Entrée du roi Ferdinand
     à Rome. -- Championnet et les Français reprennent l'offensive.
     -- Marche contre Naples. -- Fuite de la famille royale. --
     Entrée des Français à Naples et proclamation de la République
     parthénopéenne. -- Retraite de Macdonald. -- Révolte des
     Abruzzes et de la Calabre. -- Ruffo et les Sanfédistes. --
     Siège de Naples. -- Capitulation de Naples. -- Nelson viole la
     capitulation. -- Les massacres et les exécutions juridiques. --
     Fin de la République parthénopéenne.


De tous les États italiens, le royaume de Naples[360] fut celui
qui accueillit avec le plus de crainte et de défiance la nouvelle
des prodigieux événements dont la France était alors le théâtre,
Ferdinand IV de Bourbon régnait depuis 1759. Comme il n'avait que
huit ans quand il monta sur le trône, on l'avait confié aux soins
d'un conseil de régence. Son gouverneur, San Nicandro, l'avait laissé
grandir dans une ignorance presque complète et ne s'était attaché
qu'à développer en lui le goût des exercices corporels. Au lieu de
le préparer au maniement des affaires, il lui avait appris à jouer
à la paume, à chasser ou à pêcher. Aussi le jeune roi était-il
parfaitement incapable de gouverner, et de bonne heure il abandonna
le pouvoir à sa femme, Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine. Cette
princesse au contraire était fort intelligente et très instruite.
Fille de Marie-Thérèse, soeur des empereurs Joseph II et Léopold
II et de notre Marie-Antoinette, belle, active, énergique, si la
destinée l'avait appelée sur un autre trône, elle aurait peut-être
joué un grand rôle dans l'histoire. Par malheur elle fut mal
conseillée par deux étrangers qui l'entraînèrent, elle et son mari, à
de déplorables aventures et les jetèrent sans merci, aux implacables
sévérités de l'histoire.

[Note 360: CUOCO. _Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli_.
Milano, an IX.--PEPE. Mémoires.--LOMONACO. Rapport fait au
citoyen Carnot, ministre de la guerre, sur les causes secrètes
et les principaux événements de la catastrophe napolitaine, sur
le caractère du roi, de la reine et du fameux Acton.--FORGUES.
_Vie de Nelson_.--MICHELET. _Histoire du XIXe siècle_.--COLETTA.
_Histoire de Naples_ de 1734 à 1825. Traduction B. et Lefebvre,
1840.--MARESCA. Correspondance de la reine Marie-Caroline avec le
cardinal Ruffo. 58 lettres de février à octobre 1799 (Archivio
storico per la provincie napoletane, 5e année, fasc. 2).--NELSON.
_Despatches and letters_, 1844.--SACCHINELLI. _Vie du cardinal
Ruffo_.--HARRISON'S. _Life of Nelson_.--PIETRO ULLOA. _Marie
Caroline d'Autriche_. Paris, 1872.--HELFERT. _Konigin Carolina von
Neapel and Sicilien in Kampf gegen die franzosischen Welterschaft_,
1790-1804. Vienne, 1878.--HUFFER. _Die Napoletanische Republick des
Jahres_1799; 1885.--G. FORTUNATO. _I Napoletani del 1799_. Florence,
1884.--DIOMEDE MARINELLI. _Manuscrit sur les évènements de 1799_, t.
IX. Bibliothèque nationale de Naples.--PALUMBO. _Maria Carolina di
Napoli_. Lettres autographes appartenant au British Museum, 1866.
Volumes 1615, 1616, 1618, 1619, 1620, 1621 de la Bib. Eg.--GAGNIÈRE.
_La reine Marie-Caroline de Naples d'après les documents
nouveaux_, 1886.--BOGHETTI, _Nelson alla corte di Maria-Carolina
di Napoli_. (Nuova antologia, 16 mai 1886).--GEORGES ANNESLEY,
VICOMTE DE VALENTIA. _Private journal of the affairs of Sicily_.
(British-Museum, manuscrit 19426).--GÉNÉRAL THIÉBAUT, _Mémoires_, T.
II.]

Depuis 1799 vivait à Naples un aventurier irlandais, Acton, qui
s'était emparé de l'esprit de la reine, et, par sa faveur, avait
obtenu successivement trois ministères, marine, guerre, affaires
étrangères. Au lieu de se dévouer à son pays d'adoption, Acton ne
travailla jamais que dans les intérêts de sa patrie d'origine,
et fut toute sa vie l'instrument servile du cabinet anglais. Or
l'ambassadeur d'Angleterre à Naples se nommait William Hamilton.
C'était le frère de lait de Georges III. Courtisan assidu, compagnon
de chasse du roi, coureur en sa compagnie de galantes aventures, il
avait exploité cette amitié en pillant les trésors archéologiques de
Pompéï. Accrédité à Naples depuis de longues années, il vivait dans
l'intimité de la famille royale, mais sans se priver d'exercer à ses
dépens sa verve caustique. Très libre dans ses propos, ne croyant
à rien qu'à ses plaisirs, tout à fait revenu des illusions de ce
monde et disposé à traiter de bagatelles les vertus domestiques,
c'était un épicurien ou plutôt un cynique Anglais, de la pire espèce
des railleurs, car la plaisanterie sied mal à ses compatriotes. Il
avait montré par un éclatant exemple combien il pratiquait lui-même
en matière de morale la plus large des tolérances, car il avait
épousé une aventurière anglaise, Emma Harte, une des femmes les plus
séduisantes de son temps, mais dont la jeunesse s'était écoulée dans
les tripots de Londres. Présentée à la cour, lady Hamilton y fit
briller les grâces de son esprit et les merveilleuses ressources de
son imagination. Malgré la honte de sa vie passée, elle plut à tout
le monde, surtout à Marie-Caroline qui, ressentant pour sa nouvelle
amie tous les emportements d'une passion antique, la traita en
favorite et se mit complètement à sa merci. Acton et lady Hamilton
dominaient donc la reine et, par son intermédiaire, étaient les
véritables maîtres du royaume de Naples.

Les Napolitains paraissaient résignés à cette triste domination. Il
est vrai que les lazzaroni, qui constituaient la masse du peuple,
s'occupaient peu de politique. Dans ce merveilleux pays où l'on n'a
pour ainsi dire que la peine de vivre, les lazzaroni goûtaient avec
volupté les charmes de la paresse. À peine avaient-ils gagné de quoi
satisfaire leurs besoins matériels qu'ils s'étendaient au soleil
et dormaient paisiblement. Fanatiques, passionnés, susceptibles
d'un élan furieux, d'un crime même, sauf à retomber ensuite dans
leur apathique indifférence, ils justifiaient la fameuse théorie de
Montesquieu sur l'influence des climats. Ce n'était pas précisément
l'intelligence qui leur manquait, mais le souci de leur dignité.
Aussi bien, ils n'avaient pas conscience de leur dégradation morale,
car on les retenait dans une ignorance systématique.

La bourgeoisie napolitaine, au contraire, était fort éclairée.
Quelques-uns des rois qui s'étaient succédé à Naples, au XVIIIe
siècle, avaient pris à tâche de relever le niveau de l'instruction
chez leurs sujets, et ils y avaient en partie réussi; mais, en même
temps que l'instruction, avait grandi le besoin des réformes. Les
bourgeois non seulement gémissaient sur l'ignorance des lazzaroni,
mais encore commençaient à réclamer des changements politiques et
sociaux. La majeure partie des nobles se ralliaient à eux. Les grands
seigneurs napolitains et siciliens, en effet, dans leurs voyages à
travers l'Europe ou par leurs relations, avaient appris à connaître
et à apprécier le salutaire effet des améliorations modernes, et en
demandaient l'application dans leur pays. Un parti libéral existait
donc à Naples. Il avait pour chef Domenico Cirillo, un des médecins
les plus estimés de l'Europe, Gabriel Manthone, Massa, Bassetti,
Ettore Caraffa et Schipani, presque tous officiers ou ingénieurs.
Le prince de Santa Severina et l'amiral Caracciolo étaient, parmi
les nobles, ceux que leurs opinions rattachaient à ce parti. La
cour détestait les libéraux, et attisait contre eux les haines mal
raisonnées de la populace. On aurait dit qu'elle pressentait en eux
de futurs adversaires; mais elle se contentait de les surveiller et
ne les persécutait pas.

Sur ces entrefaites éclata la Révolution française. Bourgeois et
nobles la saluèrent comme l'aurore des temps nouveaux. La cour,
effrayée par la subite explosion de ces sentiments et de ces besoins
inassouvis, se prépara tout aussitôt à la lutte. D'ailleurs, le roi
n'aimait pas la France par instinct monarchique. Il appartenait à la
famille de Bourbon, et, par tradition autant que par tempérament,
répudiait toute concession aux idées modernes. Marie-Caroline était
la soeur de Marie-Antoinette et le sort de cette infortunée princesse
portait à son paroxysme la haine qu'elle avait vouée à notre pays.
Quant à Acton et à lady Hamilton, grassement payés par l'Angleterre,
qui avait tout intérêt à diminuer notre influence en Italie, ils
entretenaient la famille royale dans une excitation furibonde. Du
concours de ces haines allait se former contre la France une étroite
alliance, et se préparer des événements féconds en péripéties
tragiques.

Le roi et la reine de Naples par leur naissance, par leur éducation,
par leurs alliances de famille ne pouvaient éprouver pour la
Révolution française que des sentiments de répulsion. Alors que
leur beau-frère Louis XVI régnait encore en France comme souverain
constitutionnel, dès 1791, ils avaient essayé d'organiser en Italie
une coalition contre la France. Le roi de Sardaigne ne demandait
pas mieux que d'accepter cette proposition, mais le pape Pie VI
n'était pas d'humeur à tenter la fortune des armes. Le grand-duc de
Toscane refusait de sortir de la neutralité. Gênes trouvait à cette
neutralité trop d'avantages pour ne pas décliner toute proposition de
guerre contre la France. Venise ne voulait que le repos. L'Autriche
enfin désapprouvait la centralisation des forces italiennes.
Ferdinand IV et Marie-Caroline furent donc forcés de remettre à des
temps meilleurs leurs projets de vengeance, mais ils se préparèrent
à des événements qu'ils appelaient de tous leurs voeux, et, dès ce
moment, commencèrent leurs armements pour la prochaine guerre.

L'armée napolitaine ne comptait en 1791 que 24,000 hommes d'effectif,
moitié mercenaires, moitié Napolitains. Une longue paix et la
pauvreté du trésor avaient fait négliger toutes les institutions qui
tiennent à la guerre. Arsenaux mal approvisionnés, forteresses en
ruines, traditions, souvenirs, moeurs militaires, tout était perdu,
tout était à refaire. Acton, ministre tout-puissant, mais étranger
par ses origines et par ses affections aux peuples qu'il gouvernait,
entreprit la lourde tâche de réorganiser cette armée. Des Suisses et
des Dalmates furent enrôlés, et des soldats recrutés partout. Trois
étrangers de haute naissance, les princes de Hesse-Philipstadt,
de Saxe et de Wurtemberg prirent du service sous les drapeaux
napolitains. On se mit à fondre des canons, à fabriquer des
voitures, des armes, des munitions, en un mot, on se prépara avec une
grande activité à de prochaines hostilités.

Pendant ce temps, la royauté française était entraînée vers l'abîme.
Insulté aux Tuileries dans la journée du 20 juin 1792, chassé de son
palais le 10 août, Louis XVI se réfugiait au sein de l'Assemblée
législative, qui prononçait sa déchéance et l'envoyait au Temple.
La cour napolitaine accueillit ces nouvelles avec stupeur et
indignation, mais sa colère fut impuissante, car l'armée n'était pas
encore en état de prendre la campagne, et d'ailleurs la Convention
nationale, qui venait de succéder à l'Assemblée législative, venait,
par la conquête de la Savoie et de Nice, de frapper un coup qui
retentit profondément dans l'Europe entière. Les mots de patrie
et de liberté n'avaient pas été prononcés impunément. Les esprits
s'agitaient. À Naples et à Palerme tous les mécontents, et ils
étaient nombreux, tournaient du côté de la France leurs voeux et
leurs espérances. Se jeter dans les hasards d'une guerre étrangère,
alors que la guerre civile menaçait, eût été de la démence. Ferdinand
et Marie-Caroline résolurent, pour la seconde fois, d'attendre
une occasion, et, pour mieux assurer leurs desseins ultérieurs,
ils comprimèrent par la terreur tous ceux de leurs sujets qu'ils
soupçonnaient d'applaudir aux réformes révolutionnaires.

Sur ces entrefaites on apprit à Naples le procès, et bientôt
l'exécution de Louis XVI. Le roi et la reine furent consternés.
Voici un billet que Marie-Caroline adressait à ce propos à son amie
l'ambassadrice d'Angleterre (7 février 1793)[361]: «J'ay été bien
touchée de l'intérêt que vous prenez à l'exécrable catastrofe dont
ce sont souillé les infâmes français. Je vous envoie le portrait de
cet innocent enfant[362] qui implore vengeance, secours, ou, s'il est
aussi immolé, ces cendres unis à ceux de ces infortunés parens crient
avant l'Éternel une éclatante vengeance. Je compte le plus sur votre
généreuse nation pour remplir cet objet et pardonez à mon coeur
déchiré ses sentimens. Votre attachée amie.» La cour napolitaine
semblait donc décidée à entrer en campagne. Toutes les réjouissances
du carnaval, publiques ou privées, furent interdites, et le roi,
accompagné de toute sa maison civile et militaire, se rendit en grand
cérémonial à la cathédrale pour y pleurer et prier sur la royale
victime. Un envoyé de la République française, Mackau, ayant demandé
une audience, Ferdinand la lui refusa brutalement. Il adressait
en même temps aux souverains italiens, et spécialement au roi de
Sardaigne et à Venise, une nouvelle proposition de confédération.
Tout donc semblait décidé, et la guerre allait être déclarée, mais,
par un singulier revirement, et, pour la troisième fois, la cour
napolitaine fut encore réduite à l'impuissance.

[Note 361: GAGNIÈRE. Ouvrage cité.]

[Note 362: Louis XVII.]

À la nouvelle du refus d'audience infligé à Mackau, refus qui
impliquait la non-reconnaissance de la République française, la
Convention avait ordonné à l'amiral Latouche-Tréville de se rendre
tout de suite à Naples avec la flotte de Toulon, et d'arracher, de
gré ou de force, le consentement du roi. Latouche-Tréville, avant
que les anciennes batteries du rivage fussent réparées, et que
de nouvelles fussent établies, parut devant Naples avec quatorze
vaisseaux de guerre qu'il embossa devant la ville, tout prêt à ouvrir
le feu si on ne lui accordait pas satisfaction. Le roi convoqua son
conseil, et, bien que les moyens de résistance fussent supérieurs
à ceux de l'attaque, le conseil décida qu'on reconnaîtrait la
République française, et qu'on accréditerait un ambassadeur à Paris.
Aussitôt Latouche-Tréville mit à la voile pour sortir du port, mais,
peu de temps après, ayant essuyé une tempête, il reparut dans le
golfe et demanda l'autorisation de réparer ses vaisseaux endommagés
et de renouveler ses provisions. Ferdinand aurait bien voulu, mais il
ne pouvait refuser. Aussitôt un grand nombre de jeunes Napolitains,
enthousiastes des nouvelles doctrines, entrèrent en relations avec
les officiers de la flotte française, et, comme la République
cherchait alors à pousser les peuples vers la liberté, pour les
associer à ses dangers, Latouche-Tréville enflamma ces jeunes têtes,
et leur conseilla de s'organiser en sociétés secrètes. Les choses
allèrent même si loin que, dans un repas, les convives attachèrent
à leurs boutonnières un petit bonnet rouge, symbole du jacobinisme.
La cour n'ignorait aucune de ces démarches, mais elle ajournait
le châtiment pour attendre le départ de ces hôtes importuns. Elle
affectait même un grand empressement et fournissait des ouvriers, des
matériaux et jusqu'à des vivres.

La flotte française partit enfin: aussitôt commença la réaction. Les
partisans de la France furent jetés en prison, et une junte d'État
fut instituée pour punir les crimes de lèse-majesté, c'est-à-dire
de sentiments favorables à notre pays. Malgré sa haine, la cour
napolitaine hésitait pourtant à se prononcer, car elle craignait
une nouvelle apparition de la flotte française dans les eaux de
Naples. L'Angleterre arriva fort à propos pour la tirer d'embarras,
et lui permettre de réaliser ses projets de vengeance. Les escadres
anglaises venaient, en effet, d'entrer dans la Méditerranée, et,
comme elles étaient bien supérieures aux nôtres, peu à peu elles
refoulèrent tous nos vaisseaux sur la côte et délivrèrent la cour
napolitaine de la crainte d'une autre intervention française.
Aussitôt Ferdinand et Marie-Caroline lèvent le masque. Ils publient
un traité secret récemment conclu avec l'Angleterre et envoient douze
navires et six mille hommes rejoindre la flotte de l'amiral Hood.

Cette flotte anglo-napolitaine eut bientôt l'occasion de se signaler.
Le 24 août 1793, Toulon avec son arsenal, ses vaisseaux et ses
imposantes fortifications était livré aux ennemis de la France.
Aussitôt, les troupes napolitaines, commandées par le maréchal
Fortiguerri et par les généraux de Gambs et Pignatelli, se jetaient
dans la place. Ils la défendirent de concert avec les Anglais et les
Espagnols. Nous n'avons pas à raconter ici le siège de Toulon. Il
nous suffira de rappeler que les Napolitains, jusqu'au dernier jour,
résistèrent aux troupes républicaines. Lorsqu'ils furent obligés,
avec les autres alliés, d'évacuer précipitamment la ville, ils
laissèrent entre nos mains 600 d'entre eux, avec une énorme quantité
de munitions et d'approvisionnements. Cette expédition, sur laquelle
la cour de Naples avait fondé de grandes espérances, échoua donc
misérablement; mais le roi et surtout la reine haïssaient tellement
la France que, malgré cet insuccès éclatant, ils persévérèrent dans
leur résolution de continuer la guerre. Souverains absolus, ils
ne pouvaient que détester un régime qui était la négation de leur
propre autorité; catholiques par conviction, ils avaient en quelque
sorte horreur d'un gouvernement qui persécutait le catholicisme;
princes de la maison de Bourbon, ils redoutaient pour eux-mêmes
la destinée de Louis XVI, et, comme ils confondaient volontiers
leurs intérêts dynastiques avec les intérêts de la nation, ils
croyaient sincèrement accomplir leur devoir, en se prononçant avec
énergie contre la France. Leur premier ministre, Acton, créature de
l'Angleterre, entretenait cette ardeur et lady Hamilton, la femme
de l'ambassadeur anglais, exploitait l'amitié ou plutôt la passion
qu'elle avait inspirée à la reine en l'excitant contre la France. La
flotte napolitaine continua donc à assister la flotte anglaise dans
la Méditerranée, et une division de cavalerie napolitaine fut envoyée
dans l'Italie du Nord, où elle combattit, non sans honneur, dans les
rangs de l'armée austro-piémontaise.

La reine Marie-Caroline poussait même si loin cette haine contre la
France qu'elle n'hésita pas, dans l'espoir de nous nuire, à commettre
des indiscrétions qui ressemblent à des actes de trahison. En 1795,
en effet, l'Espagne, qui n'avait essuyé que des défaites dans la
guerre qu'elle soutenait contre la France, songeait à se retirer
de la coalition. Galatone, ambassadeur de Naples à Madrid, informa
son gouvernement des négociations entamées, et ses informations
étaient d'autant plus précises que la famille royale d'Espagne ne
se défiait aucunement de la famille royale napolitaine à laquelle
l'attachaient tant d'intérêts communs. Or, l'Angleterre tenait à
ne rien ignorer de ce qui se passait à Madrid. Marie-Caroline,
sans le moindre scrupule et uniquement pour être agréable à son
amie Emma, lui communiqua tous les renseignements qu'elle avait à
sa disposition[363]. «On déchifre le chifre, lui écrivait-elle au
commencement de 1795; si je sais quelque chose de plus, vous le
saurez.» Le 28 avril elle lui adressait le billet suivant[364]:
«Je vous envoie un chifre venu d'Espagne, de Galatone, qu'avant
vingt-quatre heures vous me devez rendre afin que le roi la retrouve.
Il y a des choses très intéressantes pour le gouvernement anglais et
que j'aime à leur communiquer, et montrer mon attachement pour eux et
ma confiance au digne chevalier, auquel je prie seulement de ne pas
me compromettre.» Le digne chevalier, il s'agissait de l'ambassadeur
Hamilton, ne compromit pas en effet la reine, puisqu'on n'a connu
cette trahison que par la publication tardive de la correspondance
échangée entre Marie-Caroline et Emma; mais l'Angleterre profita de
l'indiscrétion, car elle bombarda Cadix, et, se jetant sur la flotte
espagnole sans méfiance, la détruisit au combat de Saint-Vincent.

[Note 363: GAGNIÈRE, p. 43.]

[Note 364: GAGNIÈRE, p. 44.]

Si donc la haine de la France aveuglait Marie-Caroline au point de
lui faire commettre une véritable trahison contre un souverain, un
allié, un proche parent, comment la République française aurait-elle
été traitée par cette implacable ennemie, si elle avait trouvé le
moyen d'assouvir sa haine! Par bonheur pour la France, Marie-Caroline
avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre les dangers d'une
intervention plus active, et, de son côté, Ferdinand était trop
indolent pour s'occuper d'une affaire qui l'aurait détourné de ses
occupations favorites, la chasse ou la pêche. Ce fut donc surtout
contre leurs propres sujets suspects de libéralisme ou tout au
moins d'indulgence vis-à-vis des principes nouveaux que le roi et
la reine de Naples tournèrent leur colère; et, de 1793 à 1796, bien
que comptant parmi les souverains coalisés contre la France, ils ne
prirent qu'une part indirecte aux hostilités.

À partir de 1796, lorsque Bonaparte descendit en Italie et
remporta la série des victoires qui devaient aboutir au traité de
Campo-Formio, à cette indifférence succéda une terreur véritable. Le
Directoire n'avait nullement caché son intention de punir tous les
souverains italiens, dont il croyait avoir à se plaindre. Le roi de
Naples était un des plus menacés. Il savait que l'invasion de ses
États serait en quelque sorte le complément de la conquête française.
Il put même craindre un moment que Bonaparte, abandonnant l'Autriche,
ne se détournât contre l'Italie péninsulaire. Telle était en effet
l'intention du Directoire: mais on sait comment le général en chef de
l'armée française, n'écoutant que ses propres inspirations, et guidé
d'ailleurs par le bon sens et l'instinct de la grande stratégie,
refusa d'occuper Rome et Naples, avant d'avoir définitivement expulsé
les Autrichiens de l'Italie septentrionale. Naples fut donc menacée
par le général vainqueur, mais jamais inquiétée sérieusement. Ce
n'était néanmoins que partie remise, et le roi Ferdinand savait très
bien qu'il était acculé à une double difficulté: ou bien s'engager à
fond dans la lutte, ou bien traiter avec la République. Il préféra
traiter.

Ce ne fut pas sans de nombreuses défaillances qu'il se résolut à
prendre cette prudente détermination. Il y avait à Naples deux
partis, celui de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine,
excitée par son entourage, et celui de la paix, qui n'avait pas de
chef, mais dont le roi était le principal soutien. Ces deux partis
l'emportaient tour à tour, selon que Bonaparte était victorieux ou
que ses succès semblaient compromis. Rien de plus curieux et souvent
de plus amusant à suivre que les négociations entamées alors par
la cour napolitaine. C'est une série de retours offensifs ou de
prudentes retraites, de rodomontades ou de palinodies qui dénotent
d'un côté la haine furieuse que portaient à la France les Bourbons
de Naples, et d'autre part la terreur que leur inspiraient nos armes
victorieuses. On ne demanderait qu'à entrer en campagne, mais aussi
comment s'exposer bénévolement à un désastre? Mieux vaut attendre
une occasion! Or, cette occasion ne se présente jamais, et, comme on
s'est compromis soit par des démarches inconsidérées, soit par des
démonstrations intempestives, il faut bien faire amende honorable et
tâcher d'adoucir un vainqueur sans combats. Telle est la pitoyable
comédie, en plusieurs épisodes, que vont jouer ces acteurs royaux,
jusqu'au jour où se croyant les maîtres de la situation, ils se
décideront à lever le masque et joueront le tout pour le tout.

Ferdinand, dans le printemps de 1796, semblait d'abord tout disposé
à entrer en campagne. Il avait déjà prêté sa cavalerie à Beaulieu,
et même ces cavaliers s'étaient à diverses reprises distingués,
notamment à Valenza[365], à Fombio et à Borghetto. Aussi crut-il
devoir au nom qu'il portait et au rang qu'il occupait de faire de
nouveaux efforts. Il envoya donc 30,000 hommes prendre position sur
la frontière pontificale, ordonna une levée en masse, et adressa
aux évêques du royaume des circulaires pressantes pour les conjurer
d'user de leur influence, afin d'exciter leurs ouailles à défendre
le sol national. Pris d'un beau zèle, le roi entra même en campagne
et visita les camps de Sangro, San-Germano, Sora et Gaëte. Il fut
reçu par les soldats avec empressement: mais cette ardeur s'évanouit
bien vite, quand il apprit que Beaulieu était refoulé dans le Tyrol,
que les ducs de Parme, de Modène et de Toscane étaient réduits à
l'impuissance, que le Pape, malgré sa bonne volonté, ne pouvait
couvrir sa frontière, et que, les unes après les autres, toutes les
villes de la Romagne ouvraient leurs portes aux Français. Le roi
craignit que l'orage qui s'approchait n'éclatât sur ses États. Il se
décida non pas précisément à la paix, mais à un armistice, et chargea
son ministre Belmonte-Pignatelli de négocier cet armistice.

[Note 365: Lettres au Directoire du 2 mai 1796 (Bosco), du 6 mai
(Tortone) et du 1er juin (Peschiera), _Corresp._, I, 218, 236, 345.]

Bonaparte, malgré les instructions formelles du Directoire, était
parfaitement décidé à ne pas renouveler les fautes stratégiques
des souverains ou des généraux français qui l'avaient précédé en
Italie. Il ne voulait pas s'enfoncer dans la péninsule, alors que
les Autrichiens tenaient encore Mantoue, et pouvaient d'un instant à
l'autre, soit par le Tyrol, soit par la Vénétie, déboucher sur ses
derrières. Ainsi qu'il l'écrivait[366] avec un grand bon sens au
Directoire: «Eussions-nous 20,000 hommes, il ne nous conviendrait
pas de faire vingt-cinq jours de marche, dès le mois de juillet
et d'août, pour chercher la maladie et la mort. Pendant ce temps,
Beaulieu repose son armée dans le Tyrol, la recrute, la renforce
des secours qui lui arrivent tous les jours, et nous reprend
dans l'automne ce que nous lui avons pris dans le printemps.»
Aussi accueillit-il avec empressement les propositions de la cour
napolitaine, qui lui furent présentées par Miot[367]. En deux heures
tout fut arrangé[368]. Les hostilités cessaient immédiatement. Les
cavaliers napolitains, qui servaient dans l'armée impériale, s'en
séparaient pour se rendre dans des cantonnements spéciaux, à Brescia,
Bergame et Côme. La suspension d'hostilité était étendue à la flotte.
Enfin, le passage était laissé libre pour les courriers français ou
napolitains. Aucune indemnité n'était exigée.

[Note 366: Milan, 7 juin. Lettre au Directoire. (_Corresp._, t. I, p.
373.)]

[Note 367: MIOT. _Mémoires_, t. I, p. 88.]

[Note 368: Conditions d'une suspension d'hostilités entre les troupes
françaises et les troupes napolitaines. Brescia, 5 juin 1796.
(_Corresp._, t. I, p. 363.)]

Ces conditions étaient honorables. Elles étaient relativement douces;
mais Bonaparte ne cherchait alors qu'à diminuer le nombre de ses
ennemis. Il ne redoutait certes pas une diversion napolitaine, mais
il voulait avoir toutes ses forces disponibles pour lutter avec plus
d'avantages contre l'Autriche. D'ailleurs, comme il l'écrivait[369]
au Directoire en lui notifiant les conditions de l'armistice: «Si
vous faites la paix avec Naples, la suspension aura été utile, en ce
qu'elle aura affaibli de suite l'armée allemande. Si au contraire,
vous ne faites pas la paix avec Naples, la suspension aura encore
été utile, en ce qu'elle nous mettra à même de prendre prisonniers
les 2,400 hommes de cavalerie napolitaine, et que le roi de Naples
aura fait un pas qui n'aura pas plu à la coalition.» Bonaparte avait
donc eu raison de mépriser les fanfaronnades de ce souverain, et de
se montrer modéré à son égard. Le roi de Naples aurait pu devenir
dangereux. Il était désormais compromis aux yeux de ses anciens
alliés et réduit à l'impuissance.

[Note 369: Milan, 7 juin, t. I, p. 373.]

Il avait été convenu que l'armistice serait bientôt converti en
paix définitive. Le prince Belmonte-Pignatelli avait été désigné
comme plénipotentiaire pour négocier cette paix; mais soit manque
d'empressement de sa part, soit plutôt duplicité du côté de la cour
napolitaine, il restait toujours en Italie. Bonaparte lui avait
pourtant écrit à deux[370] reprises pour le prier de hâter son
départ. Le prince promettait toujours[371] de se mettre en route,
mais ne bougeait pas. Son maître, en effet, croyait inutile de
dissimuler plus longtemps, et, comme Wurmser s'apprêtait alors à
entrer en Italie avec une armée de renfort, il s'imaginait de très
bonne foi, comme d'ailleurs tous les autres princes italiens, que
Bonaparte ne pourrait lui résister; aussi s'apprêtait-il à profiter
des circonstances, et c'est pour ce motif qu'il suspendait le départ
de son plénipotentiaire.

[Note 370: Lettres du 7 juin et du 20 juin. _Correspondance_, t. I,
374.--_Id._, p. 433.]

[Note 371: Lettre du 26 juin (I, 434) au Directoire. «Le prince
Pignatelli part demain pour Paris en passant par Bâle. Je lui ai
signifié l'ordre d'être rendu dans cette première ville avant quinze
jours. Il paraît disposé à s'y conformer.»]

Bonaparte connaissait assez les hommes pour ne conserver aucune
illusion sur les sentiments du roi de Naples. Heureusement pour lui
Ferdinand n'était pas en mesure d'entrer en campagne. Il se contenta
de mettre en mouvement une petite armée de 24,000 hommes, qui,
suivant les circonstances, se joindraient à Wurmser ou marcheraient
contre Livourne. Ils ne dépassèrent même pas les frontières du
royaume, car Bonaparte remporta les victoires de Lonato et de
Castiglione; Wurmser fut refoulé dans le Tyrol, et les espérances
des princes italiens se trouvèrent réduites à néant. Bonaparte n'en
avait pas moins eu à redouter un instant la division napolitaine,
et il nourrissait un véritable ressentiment contre le souverain
versatile qui lui avait pour un moment inspiré des inquiétudes.
À deux reprises, il demanda[372] au Directoire l'autorisation de
traiter en prisonniers de guerre les cavaliers napolitains, et se
montra disposé à punir le roi de son intervention, bien qu'elle
n'eût pas été active. «Cette cour, écrivait-il, est perfide et bête.
Je crois que, si M. Pignatelli n'est pas encore arrivé à Paris, il
convient de séquestrer les 2,000 hommes de cavalerie que nous avons
en dépôt, arrêter toutes les marchandises qui sont à Livourne,
faire un manifeste bien frappé, pour faire sentir la mauvaise foi
de la cour de Naples, principalement d'Acton. Dès l'instant qu'elle
sera menacée, elle sera humble et soumise. Les Anglais ont fait
croire au roi de Naples qu'il était quelque chose. J'ai écrit à M.
d'Azara, à Rome. Je lui ai dit que, si la cour de Naples, au mépris
de l'armistice, cherche encore à se mettre sur les rangs, je prends
l'engagement à la face de l'Europe de marcher contre ses prétendus
70,000 hommes avec 6,000 grenadiers, 4,000 hommes de cavalerie et 50
pièces d'artillerie légère.»

[Note 372: Lettres du 13 août (_Correspondance_, t. I, p. 544) et du
26 août (Id., t. I, p. 568).]

Certes, Bonaparte était homme à ne pas se contenter de menaces en
l'air, et, plus que personne, il était en mesure de renouveler les
exploits de Charles VIII et de s'emparer de Naples avec une poignée
de Français; mais il ne se serait engagé que très à contre-coeur dans
cette entreprise, car il comprenait que la partie suprême n'était pas
encore gagnée dans la Haute-Italie. Après Beaulieu, après Wurmser,
l'inépuisable Autriche s'apprêtait à lancer contre lui une nouvelle
armée et un nouveau général, Allwintzy. Malgré son désir de punir le
roi de Naples de ses mensonges et de ses revirements de politique,
Bonaparte ne voulait pas s'enfoncer dans l'Italie méridionale ou
se priver d'une partie de son armée pour la seule satisfaction de
détrôner un prince. Aussi, malgré les exhortations du Directoire,
malgré son âpre désir de vengeance, réservait-il à d'autre temps
la punition du roi. «Si vous voulez que l'on aille à Naples,
écrivait-il[373] au Directoire, songez sérieusement à m'envoyer des
renforts. Si vous pouviez tenir ce que vous m'annoncez de l'armée du
Rhin, cela me suffirait. Soyez sûrs que l'on fera tout ce qui sera
possible pour frapper de grands coups et correspondre aux hautes
destinées de la République.»

[Note 373: Lettre du 6 septembre 1796. T. I, p. 598. Cf. lettre du 2
octobre (I, II, p. 33).]

Aussi bien le roi de Naples commençait à trouver que le jeu en se
prolongeant risquait de devenir dangereux. Il s'était décidé à
envoyer à Paris le prince Belmonte-Pignatelli, pour y signer une
paix qui n'était que la confirmation de l'armistice précédemment
conclu. Les grandes victoires d'Arcole et de Rivoli avait
refroidi son enthousiasme, en lui démontrant que les Autrichiens
étaient incapables de débusquer les Français de la Haute-Italie.
Ferdinand n'avait pourtant renoncé ni à sa haine ni à ses projets
d'intervention. Lorsque Bonaparte entreprit contre Pie VI la campagne
qui devait aboutir au traité de Tolentino, cette fois encore le roi
de Naples, qui prévoyait la défaite de son ancien allié et redoutait
le voisinage immédiat des Français, annonça sa résolution de secourir
le chef de la catholicité: mais il se borna à envoyer à Bonaparte
le prince Belmonte-Pignatelli avec ordre d'annoncer au général que
l'armée napolitaine entrerait en campagne si la France n'accordait
pas à la Papauté d'honorables conditions de paix. Bonaparte
accueillit fort mal cette ouverture. Il le prit même de très haut
avec le malencontreux négociateur et lui répondit[374] «que, s'il
avait jusqu'alors patienté, c'est qu'il n'avait pas comme aujourd'hui
des troupes disponibles, et que, puisque son maître lui jetait ainsi
le gant, il le ramasserait». Pignatelli se confondit en excuses,
et affirma qu'il avait mal exprimé les intentions du roi, et que
Naples était résolue à conserver l'alliance française. Bonaparte,
qui préparait alors sa campagne offensive contre l'Autriche et
ne se souciait pas d'une guerre avec Naples, qui l'aurait encore
retardé, feignit d'accepter ces explications, et annonça même au
plénipotentiaire napolitain qu'il ménagerait le Pape en considération
de son souverain[375].

[Note 374: _Correspondance_, t. II, p. 322. Lettre d'Ancône, 12
février 1707.]

[Note 375: Lettre de Bonaparte à Pignatelli, 13 février 1797.
_Corresp._, t. II, p. 318.]

Le langage ferme et soutenu de Bonaparte en imposa-t-il au roi
Ferdinand, ou plutôt le voisinage de nos troupes victorieuses lui
inspira-t-il de sérieuses réflexions, toujours est-il que, par une
nouvelle volte-face, il parut se rapprocher de la France. Il est vrai
que ces démonstrations d'amitié étaient fort intéressées. Il espérait
que, dans le remaniement et la nouvelle distribution des territoires
que préparait Bonaparte, le royaume napolitain serait favorisé. Avec
une impudeur naïve, et tout comme s'il eût rendu à la France de
grands services, il n'hésitait pas à demander tantôt les dépouilles
de Venise, et particulièrement les îles Ioniennes, tantôt celles de
la Papauté, son alliée d'hier. C'était surtout la marche d'Ancône qui
excitait ses convoitises. Bonaparte, qui résidait alors à Mombello,
et ne suivait que de loin les négociations, était comme harcelé par
les demandes incessantes des diplomates napolitains; mais, habitué
qu'il était à renverser plutôt qu'à agrandir les petits États, il
accueillait ces ouvertures avec une hauteur méprisante. «Le marquis
de Gallo, écrivait-il[376] au Directoire, désirerait fort la marche
d'Ancône pour Naples. Comme vous voyez, cela n'est pas maladroit,
mais c'est la chose du monde à laquelle nous devons le moins
consentir.» «--Le roi de Naples m'a déjà fait faire des propositions
d'arrangement, lisons-nous dans une de ses dépêches au ministre
Delacroix, mais Sa Majesté ne voudrait avoir rien moins que la marche
d'Ancône. Il faut se garder de donner un aussi bel accroissement à
un prince aussi mal intentionné et si évidemment notre ennemi le plus
acharné.»

[Note 376: Lettres du 26 mai 1797, t. III, p. 65 et 72.]

Le roi Ferdinand fut sans doute informé de ces dispositions
malveillantes de Bonaparte; car, voyant que ses avances étaient
repoussées, il se prépara à un nouveau changement dans sa politique.
Les négociations pour la paix définitive entre la France et
l'Autriche ne marchaient alors qu'avec peine. L'Autriche massait des
troupes sur la frontière, et menaçait de rentrer en ligne. Pie VI, le
grand-duc de Toscane et le roi de Naples, excités et encouragés par
ses émissaires secrets, se disposaient à prendre une part effective à
la prochaine campagne. Le roi Ferdinand concentrait ses troupes, et
laissait entendre qu'il avait l'intention de les mener à Rome, pour
les unir aux soldats pontificaux, et tenter ensuite une diversion
sérieuse sur les derrières de l'armée française. Toutes ces intrigues
étaient signalées à Bonaparte par notre ambassadeur à Naples,
Canclaux. Elles parurent assez sérieuses pour être surveillées de
plus près encore. Bonaparte écrivit[377] à son frère Joseph, alors
ambassadeur à Rome, pour le prier d'envoyer un de ses aides de camp à
Naples. 29 septembre 1797. «Il s'assurera par lui-même du mouvement
des troupes napolitaines, auquel je ne puis pas croire, quoique je
m'aperçoive qu'il y a depuis quelque temps une espèce de coalition
entre les cours de Naples, de Rome et même de Florence, mais c'est
la ligue des rats avec les chats.» Bonaparte prévoyait même le
cas d'une entrée prochaine des Napolitains à Rome, et, en ce cas,
disait-il à son frère, «vous devez continuer à y rester, et affecter
de ne reconnaître d'aucune manière l'autorité qu'y exercerait le
roi de Naples, de protéger le peuple de Rome et faire publiquement
les fonctions de son avocat, mais d'avocat tel qu'il convient à un
représentant de la première nation du monde». Il écrivait le même
jour à Canclaux pour le prévenir «que le Directoire ne resterait pas
tranquille spectateur de la conduite hostile du roi de Naples».

[Note 377: _Correspondances_, t. III, p. 352.]

Cette fois encore l'entrée en campagne des Napolitains fut remise
à des temps plus propices. L'Autriche en effet venait de signer la
paix de Campo-Formio, et tous les princes italiens, qui s'étaient
compromis par leur attitude fanfaronne, n'avaient plus qu'à
faire oublier leurs velléités d'indépendance. Tel fut le cas du
roi Ferdinand. Il dut contenir jusqu'à nouvel ordre son ardeur
belliqueuse et feindre pour la France et son représentant sinon de
l'amitié, au moins une grande bienveillance. Il fut même obligé, en
vertu des traités, d'observer la plus stricte neutralité entre les
puissances qui n'avaient pas encore déposé les armes, c'est-à-dire
entre la France et l'Angleterre; mais ce fut bien à contre-coeur
qu'il se résigna à cette comédie politique. Le roi de Naples n'était
et ne pouvait être qu'un ennemi caché de la France. Il consentait à
dissimuler, mais il se réservait d'intervenir.

Lorsque, dans le courant de l'année 1798, la France se décida
à renverser la Papauté, et créa la république romaine, la cour
napolitaine fut épouvantée de ce dénouement imprévu, et l'explosion
faillit avoir lieu. Si, dès ce moment, l'Angleterre s'était résolue
aux sacrifices d'argent qu'elle fit plus tard, si, en un mot, elle
avait pris à sa solde les Napolitains, il est hors de doute que la
cour napolitaine se serait déclarée en sa faveur. Les lettres intimes
échangées, durant cette période, entre la reine Marie-Caroline et sa
confidente Emma le prouvent surabondamment. La reine ne parle[378]
qu'avec horreur des progrès et des victoires de la France. «Tout cecy
me rend bien complètement malheureuse, lui écrit-elle en apprenant
l'entrée de Berthier à Rome. Dans la semaine on va expédier un
courrier à Londres pour voir s'il n'y aurait pas moyen de faire
resouvenir cette brave Nation qu'ils perdent l'Italie, son commerce
à jamais et dans nous leurs plus fidèles alliés.» Elle a grand soin
de conserver des relations suivies avec Londres. «Entre temps[379]
je veux vous aviser que, ce soir, part un courrier pour Londres qui
usera toutes les précautions pour ne pas tomber entre les mains de
ces monstres nos voisins.» L'Angleterre repoussa ses ouvertures.
Elle ne se sentait pas encore menacée directement: mais tout changea
du jour au lendemain, quand elle apprit que Bonaparte venait de
s'embarquer pour l'Égypte. Tout changea également à Naples, qui ne
redoutait plus la présence du conquérant de l'Italie.

[Note 378: Gagnière, p. 46.]

[Note 379: Gagnière, p. 46.]

Telle était pourtant la frayeur qu'inspiraient encore les armes
françaises que la cour de Naples, malgré sa haine et ses espérances,
n'osa pas se déclarer du jour au lendemain. La reine se contenta
d'avertir la flotte anglaise de nos moindres démarches, et de
former des voeux pour son succès. «Les coquins de français,
écrivait-elle[380] à Emma Hamilton, prétendent avoir des secrets pour
incendier la flotte anglaise. J'espère bien que cela n'est pas vrai.
Le vent et le bon Dieu veuillent bien les bénir (les Anglais) et les
accompagner! Mes voeux, prières les suivent, et je brûle d'être au
moment où toutes nos forces et moyens les aideront, et prouveront ce
que je serai toute ma vie, leur sincère et reconnaissante amie.» En
attendant cet heureux moment, on commençait à ne pas épargner à nos
nationaux les mauvais procédés. Quelques bâtiments français avaient
été enlevés par les Anglais dans les eaux napolitaines, Garat, notre
ambassadeur à Naples, éleva officiellement des réclamations. On ne
lui répondit même pas et voici comment la reine rendait compte[381]
de cette insulte à son amie: «Garat a fait un ofice (note) pour les
Proies (prises) digne de Garat et de ses cometans, mais qui aura
réponse comme il faut. On expédie à Paris nos plaintes sur cet office
et sur Malthe, mais plaintes hautes, et demain on expédie à Londres
et à Vienne pour les pousser.»

[Note 380: GAGNIÈRE, p. 50.]

[Note 381: GAGNIÈRE, p. 50, 51.]

La cour napolitaine ne cherchait donc qu'un prétexte pour rentrer en
campagne. Elle allait même au-devant de nos réclamations, en nous
fournissant d'elle-même de sérieux griefs. Par le traité de 1796, il
avait été convenu que le roi fermerait ses portes aux Anglais. Or,
l'amiral Nelson, dans sa course furieuse à travers la Méditerranée
à la poursuite de la flotte française, venait d'arriver en Sicile
avec une escadre très avariée et manquant de vivres. Il demanda
l'autorisation de se ravitailler. C'était non seulement rompre les
engagements pris avec la France, mais encore fournir un concours
effectif à l'Angleterre. Le roi Ferdinand hésitait, mais la reine,
excitée et encouragée par lady Hamilton, l'emporta. Des ordres
secrets permirent au gouverneur de Syracuse de fournir à Nelson tout
ce dont il aurait besoin. Il était difficile de rendre à l'amiral
un service plus opportun. Aussi bien il le reconnaissait lui-même.
Voici comment, dans son testament, il s'exprime sur ce point: «La
flotte anglaise commandée par moi n'aurait jamais pu la seconde fois
retourner en Égypte, si l'influence de lady Hamilton sur la reine
de Naples n'avait obtenu qu'on écrivit des lettres au gouverneur de
Syracuse pour qu'il se mit en devoir de ravitailler la flotte de
toutes choses. Arrivés à Syracuse nous reçûmes toutes les provisions.
De là je me rendis en Égypte où je détruisis la flotte française.»

Ce fut donc la trahison napolitaine qui rendit possible le désastre
d'Aboukir. Il est vrai que jamais nouvelle n'excita de pareils
transports. Ce fut à Naples comme un délire, quand on apprit que le
jour était enfin venu d'assouvir une haine trop longtemps contenue.
La reine ne sait plus contenir l'expression de sa joie. «Quel
bonheur, quelle gloire, écrit-elle à sa «chère Milady», quelle
consolation pour cette unique, grande et illustre nation. Que je
vous suis obligée, reconnaissante! J'ai pleine vie. J'embrasse
mes enfants, mon mary ... Hope, hope, je suis folle de joie.» Ce
fut bien autre chose lorsque le vainqueur, cédant aux pressantes
invitations qu'on lui avait adressées, se décida à jouir de son
triomphe en s'arrêtant[382] à Naples. Jamais souverain ne fut reçu
avec plus d'apparat. La cour entière se porta à sa rencontre. On le
félicita, on l'embrassa, on le proclama par avance le libérateur de
l'Italie. À son débarquement les lazzaroni répétèrent ces cris, et la
toute belle Emma, qui était allée à sa rencontre sur le _Vanguard_,
tomba évanouie, foudroyée d'émotion, à la vue du héros, mais elle
eut soin de tomber dans ses bras, car c'était une scène préparée
qu'elle venait de jouer en comédienne consommée, et Nelson, si brave
en présence de l'ennemi, mais si crédule et si confiant vis-à-vis
des femmes, venait de tomber dans le piège qu'on lui tendait.
Nous ne voulons pas en effet remuer le bourbier de la corruption
italienne; il nous suffira de dire qu'Emma Hamilton qui poussait
jusqu'aux dernières complaisances le dévouement à Marie-Caroline et à
l'Angleterre, eut bientôt subjugué le rude marin, et, quand elle eut
musclé ce lion, elle le livra à son amie, et mit avec lui la flotte
anglaise et aussi l'honneur de l'Angleterre au service des passions
et des rancunes de la cour de Naples.

[Note 382: Lettre de Nelson à sa femme: «Sir William et lady Hamilton
vinrent au-devant de moi, accompagnés d'une multitude de barges
et de canots chargés d'emblèmes et décorés de banderoles. L'un et
l'autre étaient convalescents ... Milady de s'élancer et de tomber
inanimée devant moi: je la crus morte. Ses larmes heureusement se
firent un passage et elle parut aussitôt soulagée. Le roi arrivait.
Cette seconde scène, dans son genre, fut des plus attendrissantes.
Sa Majesté daigna me tendre la main, en m'appelant son libérateur,
et en me donnant tous les autres noms qu'ait jamais inventés la
reconnaissance. Enfin, même Naples, je crois, m'a proclamé son
libérateur.»]

Après un pareil éclat, la guerre était inévitable. Forte de l'appui
de Nelson, et de la présence de la flotte anglaise, la reine
Marie-Caroline aurait voulu entrer immédiatement en campagne.
De nombreux soldats avaient été enrégimentés. On en comptait,
vétérans ou conscrits, près de 60,000. Ils avaient été réunis sur
la frontière du nord, surtout au camp de San Germano, et la cour
assistait aux manoeuvres. Marie-Caroline, comme autrefois sa mère
l'illustre Marie-Thérèse, aimait à parader devant les troupes, en
brillant uniforme, casaque bleu de ciel toute brodée de lis d'or,
et panache blanc au chapeau. Ce qui augmentait sa confiance, c'est
que l'Autriche lui avait envoyé pour commander cette armée un
général, ou plutôt un théoricien militaire, de grande réputation, le
fameux Mack. Ce dernier s'était aussitôt rendu à son poste, et du
matin jusqu'au soir il exerçait ses soldats, organisant marches et
contremarches, attaques de nuit, surprises, etc. Tout ce mouvement
en imposait. La reine et ses amis croyaient de bonne foi que Mack
allait remporter victoires sur victoires. Nelson, observateur plus
clairvoyant, n'avait pas d'illusions. Il avait inspecté l'armée de
San Germano, et étudié son général. «Mack, écrivait-il à l'amirauté,
ne peut bouger sans emmener cinq voitures. Cela m'a donné une bien
triste opinion de lui.» Il n'épargnait pas les railleries à l'adresse
de son collègue. «Ces hommes iront jusqu'à Paris, lui disait un jour
l'Autrichien.» «Oh non, répondit froidement Nelson, la police ne le
souffrirait pas.» On raconte même qu'assistant à une manoeuvre de
l'armée napolitaine qui n'avait pas réussi. «Cet homme, se serait-il
écrié en parlant de Mack, ne connaît pas le premier mot de son
métier!»

Telle n'était pas l'opinion de Marie-Caroline, qui pria le grand
homme en espérance de tout disposer pour une prochaine entrée en
campagne. Aussitôt Mack apporta un plan d'invasion admirable. À
l'entendre, il suffisait de pousser devant soi les 15 ou 20,000
soldats qui gardaient la République romaine. Les Piémontais[383]
seconderaient ce mouvement par une insurrection, et les Anglais
débarqueraient à Livourne une division qui couperait la retraite
à nos soldats. Enfin, les Autrichiens déboucheraient dans la
Haute-Italie et triompheraient sans peine des Français démoralisés
par cette attaque générale. Certes, le plan était merveilleux sur le
papier, mais, à ce moment même, le Piémont était annexé à la France,
les Autrichiens étaient résolus à temporiser encore, et les Anglais,
toujours prudents, entendaient bien ne débarquer à Livourne que pour
profiter de la victoire et nullement pour la préparer. En fin de
compte, la cour de Naples entrait seule en campagne.

[Note 383: Le prince Belmonte Pignatelli avait écrit à ce propos
au ministre piémontais Priocca une lettre, qui fut interceptée, et
qui prouve à quel point d'aveuglement et de passion était arrivée
la cour napolitaine. «Nous savons que, dans le conseil de votre
roi, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides,
frémissent à l'idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier
traité d'alliance entre la France et la Sardaigne était un acte
politique à respecter. N'a-t-il pas été dicté par la force oppressive
du vainqueur? De pareils traités ne sont que des injustices du plus
fort à l'égard de l'opprimé qui, en les violant, s'en dédommage à
la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.» Lettre
citée par Coletta, t. II, p. 46 de la Traduction française.]

Malgré son incurable apathie, le roi Ferdinand ne manquait pas de bon
sens. Il comprenait très bien qu'on lui promettait beaucoup, mais
il ne voyait rien venir et aurait désiré ne pas se compromettre.
Plusieurs de ses ministres, Pignatelli, Marco, Gallo, Colli, Parisi,
l'engageaient à ne pas se mettre en avant, mais Acton et la reine
avaient décidé qu'on partirait. Marie-Caroline arracha l'ordre fatal
à son mari. On prétend même qu'elle inventa une fausse lettre de
l'empereur d'Allemagne, son frère, qui provoquait le commencement des
hostilités. Le pauvre roi se laissa persuader, et, sans seulement
déclarer la guerre aux Français, les somma d'évacuer les États
romains.

Mack avait sous ses ordres immédiats près de 50,000 hommes;
admirables soldats, à ne considérer que leur apparence. Pour les
équiper on avait épuisé le trésor; mais ce n'étaient que des soldats
de parade qui n'avaient jamais vu le feu; mal commandés, sans
discipline, sans tradition d'honneur militaire. Pourtant, comme ils
formaient une masse après tout imposante, s'ils s'étaient avancés en
une seule colonne dans la direction de Rome, ils auraient peut-être
battu les Français, car notre armée ne comptait que 46,000 hommes
environ, dispersés dans tout le pays. Mack, par bonheur pour nos
soldats, était l'homme des vieilles traditions. Il voulut envelopper
les Français et divisa ses soldats en six colonnes qui, par des
chemins différents, devaient tomber sur nos soldats isolés, et,
infailliblement, les écraser. Il n'avait oublié qu'une chose, qu'il
fallait, avant de les envelopper, les battre, et nos soldats, par
une série d'habiles manoeuvres, allaient non seulement suppléer à
l'insuffisance du nombre par la supériorité de leur tactique, mais
encore remporter une éclatante victoire.

Le général en chef de l'armée française était Championnet, mort
trop jeune pour sa réputation, car il eût été un des plus glorieux
lieutenants de Napoléon. Championnet s'était signalé à la reprise
des lignes de Wissembourg et au déblocus de Landau. Nommé général
de division à l'armée de Sambre-et-Meuse, il fit, sous les ordres
de Jourdan, toutes les belles campagnes qui portèrent si haut le
renom de cette armée. Championnet avait une audace extraordinaire,
beaucoup de présence d'esprit et un entrain singulier. Il avait
étudié soigneusement son métier et le pratiquait avec amour. Nommé en
1798 général en chef de l'armée de Rome, et averti à temps du péril,
il prit le parti d'évacuer la capitale, et de se retirer en arrière
sur l'excellente position défensive de Civita-Castellana, où il
concentra toutes ses forces. Il savait que ce sacrifice n'était que
momentané et qu'à la première victoire la capitale retomberait bien
vite entre ses mains. Cette sage conduite contrastait avec l'absurde
stratégie de Mack, qui divisait ses forces au moment où il aurait dû
les réunir. Il est vrai que le général autrichien se croyait sûr de
la victoire. N'avait-il pas envoyé à son adversaire un ultimatum[384]
par lequel il lui accordait quatre heures pour s'engager par écrit
à évacuer Rome et la Toscane: «La réponse doit être positive et
catégorique, ajoutait-il. Une réponse négative serait considérée
comme une déclaration de guerre, et Sa Majesté Sicilienne soutiendra
les armes à la main la juste demande que je vous adresse en son nom.»
Championnet ne répondit à cette insultante bravade que par le silence
du mépris; mais le plus singulier c'est que la reine Marie-Caroline
prit ce silence pour un acquiescement. «J'ai eu hier soir, grâce à
Dieu[385], écrivait-elle à sa chère Emma, des nouvelles du roi, de
Frosinone. Il y est arrivé heureusement. Messieurs les républicains
ont cédé à la sommation et sont partis.»

[Note 384: Cette incroyable bravade, d'une longueur démesurée, est
reproduite in extenso dans le rapport adressé par Lomonaco à Carnot.]

[Note 385: Gagnière, p. 81.]

Pendant ce temps les colonnes napolitaines s'ébranlaient toutes
à la fois, et s'avançaient fièrement sur les routes, où elles ne
rencontraient aucune résistance. Le 27 novembre Mack faisait son
entrée à Rome, et courait à Civita-Castellana. Sa marche était si
rapide que ses soldats mouraient de faim et tombaient de fatigue.
Le roi entrait à son tour à Rome, mais comme un triomphateur. Pour
se reposer sur ses lauriers, il descendait à son palais Farnèse et
s'empressait d'écrire au pape Pie VI la curieuse lettre que voici:
«Votre Sainteté apprendra par cette lettre que, par la grâce de Dieu
et la miraculeuse protection de saint Janvier, je suis entré en
triomphateur dans Rome, la ville sainte. Les impies qui l'occupaient
ont fui épouvantés devant la croix du Christ et mes armes. Laissez
donc votre modeste asile de la Chartreuse et, sur les ailes des
anges, comme la vierge de Lorette, venez et descendez au Vatican
pour le purifier par votre sainte présence.» Il écrivait également
au roi de Piémont pour l'engager à se jeter sur les Français. La
populace romaine, aussi folle que ce grotesque souverain, n'avait pas
attendu la présence des Napolitains pour se livrer à tous les excès.
Les maisons des patriotes avaient été pillées, et plusieurs d'entre
eux massacrés. Des juifs furent jetés dans le Tibre. Deux réfugiés
napolitains, les frères Corona, furent même saisis et exécutés par
ordre du roi.

Napolitains et Romains étaient encore dans l'exaltation de cette
facile conquête, quand on apprit que deux des colonnes napolitaines,
celles que commandaient Micheroux et San Filipo, venaient d'être
battues par les Français à Fermo et à Terni. Ces premiers échecs
refroidirent singulièrement l'enthousiasme. Nelson, qui prévoyait le
résultat final, écrivit à l'amirauté: «Si Mack est défait, le royaume
sera perdu en quinze jours, car l'empereur d'Autriche n'a pas encore
fait bouger son armée, et le royaume de Naples réduit à lui-même
n'est pas en état de résister.» Marie-Caroline elle-même commença à
réfléchir sur les inconvénients de la précipitation[386]. Dans les
lettres qu'elle adressait alors à sa chère confidente, elle parlait
de se retirer aux champs et vantait le bonheur des paysans. Elle
disait[387] aussi, avec un singulier pressentiment de l'avenir: «Il
n'y a pas encore eu bataille, et nos troupes se comportent très mal.
Cela m'attriste et m'anéantit.» Elle prenait même ses précautions en
cas de défaite, et s'écriait: «Nous ferons de tout, si ces malandrins
viennent en masse. Nous sacrifierons vie, tout. Mais si ces gens-là
(les Napolitains) continuent à fuir comme des lapins, nous sommes
perdus. Aussi la permanence du brave amiral, à qui je pourrai
confier, en cas de malheur, mes chers enfants sera un grand bien.
Nous ferons tout excepté de nous avilir, mais j'ai l'esprit bien
oppressé.»

[Note 386: Gagnière, p. 84.]

[Note 387: Id., p. 85.]

Ces sinistres pressentiments ne devaient que trop se réaliser! Mack
comprenant un peu tard la faute qu'il avait commise et apprenant que
Championnet concentrait toutes ses forces à Civita-Castellana pour
reprendre ensuite l'offensive, voulut alors prévenir ce mouvement,
mais il fut surpris en flagrant délit de concentration et les
Napolitains ne purent soutenir le choc de nos vieilles bandes.
Ils s'évanouirent au bruit du canon, et la débâcle commença. À
Monte-Buono, Otricoli, Calvi, Regnano, partout où ils essayèrent
de tenir tête, ils furent écrasés. Un seul corps napolitain, celui
que commandait un émigré, le général Damas, soutint l'honneur du
drapeau. Il fut battu à la Storta, à la Toscanella, à Orbitello, mais
obtint une capitulation honorable. Les autres généraux ne savaient
que fuir. Canons, drapeaux, prisonniers tombent entre nos mains,
et la retraite se convertit en déroute surtout lorsque Mack, qui
aurait voulu résister dans Rome, se voit abandonné par le roi et
donne l'ordre d'évacuer les États romains[388]. «Toujours battus et
toujours malheureux, commandés par des étrangers, voyant dans leurs
rangs beaucoup de Français, généraux ou colonels, qui, en qualité
d'émigrés, étaient intéressés à fuir pour échapper aux dangers de
la captivité, les Napolitains supposèrent qu'ils étaient trahis.
Leurs chefs furent traités par eux de jacobins et les liens de la
discipline se relâchèrent.»

[Note 388: Coletta, Histoire de Naples, t. II, p. 56.]

Ce fut bien pis encore quand on apprit que Championnet, passant de la
défensive à l'offensive, et non content d'être rentré à Rome après
dix-sept jours d'absence, se disposait à attaquer le roi dans ses
propres États. Sans doute la prudence conseillait au jeune vainqueur
de se maintenir à Rome, mais il venait, avec moins de 45,000 hommes,
de disperser une armée trois fois plus considérable et il appréciait
à leur juste valeur et le courage des Napolitains et surtout les
talents de leur général: aussi résolut-il de pousser en avant.
C'était pourtant une entreprise bien hardie que de s'enfoncer avec
une aussi faible armée, loin de ses communications, et dans un pays
à peu près inconnu, dont les habitants pouvaient soutenir une guerre
de partisans longue et dangereuse; mais Championnet comptait sur ses
soldats, et méprisait ses ennemis. Il poursuivit donc les Napolitains
à outrance.

Tout favorisa le jeune vainqueur. À sa gauche Duhesme, Monnier et
Rusca s'emparaient des Abruzzes et entraient sans coup férir à
Civitella del Trento et à Pescara, deux places fortes qui auraient pu
soutenir un long siège. À droite, Ney occupait Gaëte à la première
sommation; au centre Championnet poussait Mack devant lui, lui
enlevait prisonniers et canons, et le rejetait en désordre derrière
le Volturno. Ce fleuve est rapide et profond. Il forme une barrière
difficile à franchir. Il est de plus défendu par la forte place
de Capoue. Mack s'y arrêta et appela les paysans napolitains aux
armes. Cet appel fut entendu. En quelques jours plusieurs milliers
de partisans entrèrent en campagne. Ils remportèrent même quelques
succès. Championnet fut repoussé à Capoue, eut pendant trois jours
ses communications coupées, et fut obligé d'attendre que ses
autres divisions l'eussent rejoint. Mack ne sut pas ou ne voulut
pas profiter de ce retour de fortune. Comprenant que ces bandes
indisciplinées ne pouvaient résister à une armée aussi fortement
organisée que l'armée française, il entra en négociations avec
Championnet et signa bientôt avec lui, le 11 janvier 1799, un
armistice par lequel il cédait aux Français tout le royaume de Naples
au delà du Volturno, et leur payait une contribution de guerre de
huit millions.

À cette nouvelle, l'armée napolitaine se révolta. Elle cria à la
trahison, et, au lieu de s'en prendre à sa propre lâcheté, voulut
massacrer le général que naguère elle proclamait le libérateur de
l'Italie. Mack n'eut d'autre refuge que l'armée française. Bien qu'il
eut tenu, à l'égard de Championnet et de ses soldats, un langage
peu convenable, le généreux vainqueur, oubliant ses injures, le
reçut avec empressement, l'admit à sa table, et lui laissa même son
épée. Seulement, autorisé qu'il était par le refus d'exécuter les
conditions de l'armistice, il s'avança contre Naples, et annonça
qu'il était déterminé à la prendre d'assaut en cas de résistance.

Naples était alors en pleine anarchie. Elle appartenait à la
populace qui s'y livrait à d'affreux excès, car toute autorité, tout
gouvernement avaient disparu. Le roi se discréditait à plaisir.
Après s'être fixé à Rome en triomphateur antique et en restaurateur
de la Papauté, il avait fui honteusement, à la première nouvelle de
l'approche des Français. Il avait même prié son grand écuyer, Ascoli,
de changer d'uniforme avec lui, et l'avait traité en souverain,
tant qu'il ne s'était pas cru en sûreté derrière les murailles de
son palais. Quand les Français approchèrent de la capitale, le
grotesque Nazone, comme le surnommaient les lazzaroni, troublé dans
sa béate quiétude, ne sut qu'accabler de ses sarcasmes la reine et
ses confidents, qui étaient la cause principale de la catastrophe,
mais il ne prit aucune mesure pour la prévenir. Au contraire, au lieu
d'apaiser le peuple qui s'agitait, et menaçait d'égorger ministres
et généraux, le roi ordonna de distribuer des armes aux lazzaroni.
C'était en quelque sorte mettre le feu aux poudres. Aussitôt
commencèrent les assassinats et les pillages. Un des serviteurs du
roi, Antonio Ferreri, qu'il avait envoyé en Autriche pour demander
à son beau-frère l'Empereur quelques renseignements précis, fut
assassiné aux portes mêmes du palais, et sous les yeux de Ferdinand.
Les assassins montèrent le cadavre dans le palais, et forcèrent le
roi à jurer, la main étendue sur le mort, qu'il ne quitterait pas
Naples.

Ferdinand n'avait jusqu'alors, malgré les sollicitations de la reine,
manifesté aucun désir de quitter sa capitale. Était-ce courage de
sa part, était-ce plutôt crainte de changer d'habitudes, ou bien
encore difficulté de fuir, puisque les lazzaroni assiégeaient les
grilles du palais? L'assassinat de Ferreri précipita sa résolution.
Il annonça donc qu'il était décidé à passer en Sicile, et pria Nelson
de l'aider à exécuter ce projet. La reine se préparait[389] depuis
longtemps à cette fuite. De concert avec l'ambassadeur Hamilton et
sa triste épouse, elle avait tout disposé pour un départ clandestin.
Les meubles précieux de la couronne, les chefs-d'oeuvre de l'art,
et tout le numéraire, depuis longtemps entassé dans la prévision
d'une catastrophe, avaient été soigneusement emballés. La liste
des personnes qui devaient accompagner la famille royale avait
été discutée; chacun des favorisés avait même reçu une sorte de
laissez-passer, que le hasard des temps a conservé. C'est une sorte
de carte figurant trois enfants joufflus, dont l'un sonne de la
trompette sous un cyprès et agite la main gauche pour appeler les
deux autres. Dans un des angles est une ligne imprimée: «Imbarcate,
vi prega M. C.» On attendait pourtant l'autorisation royale. À peine
le roi l'eut-il accordée que Nelson prêta son concours à cette
fuite honteuse, et l'organisa avec autant de soin que s'il se fût
agi d'un ordre de combat. C'est lui qui, par un passage souterrain
qui conduisait du palais à la mer, fit embarquer par des matelots
anglais les caisses et les bagages: c'est lui qui reçut les fugitifs
dans trois chaloupes: la première ne devait prendre à son bord que
la famille royale, Acton, Castelcicala, Belmonte et Thurn. Les
deux autres emportaient pêle-mêle chambellans et dames d'honneur,
nourrices et domestiques, aumônier et apothicaire, sans oublier
«monsieur Pernet, cuisinier du roi». Le convoi se composait de trois
vaisseaux anglais et d'une frégate napolitaine, le Sannita. Le
commandant de cette frégate, l'amiral Caracciolo, suppliait le roi de
monter à son bord, le pont du Sannita étant encore terre napolitaine.
Le roi allait y consentir, mais Marie-Caroline ne voulait pas se
séparer de sa chère Emma, déjà embarquée sur le vaisseau de Nelson,
le Vanguard, et ce fut l'Angleterre qui donna l'hospitalité à cette
triste famille. Pendant deux longues journées les vents contraires
retinrent l'escadre dans la rade. Nobles et prêtres, fonctionnaires
et soldats, ne pouvant croire à tant de lâcheté, envoyèrent au roi
députés sur députés pour le supplier de ne point les abandonner.
Ferdinand ne voulut recevoir que l'archevêque et ce fut pour lui
déclarer que sa décision était irrévocable. Le 23 décembre au soir,
Nelson se décida à lever l'ancre. Une affreuse tempête assaillit le
convoi. La famille royale se crut perdue, et le roi déchargea sa
colère par de furieuses invectives contre sa femme et ses confidents.
Un de ses enfants, le prince Albert, tomba soudainement malade,
et mourut entre les bras de lady Hamilton. Durant une embellie on
remarqua la façon admirable dont se comportait le Sannita. Le roi
en fit à dessein l'observation à Nelson, dont l'orgueil froissé ne
pardonna jamais à Carracciolo. Ce fut seulement le 26 décembre que le
Vanguard entra dans le port de Palerme.

[Note 389: Lire au sujet de ces préparatifs les curieuses lettres
adressées par la reine à Emma Hamilton. En voici quelques extraits
(Gagnière, p. 94): «Je brûle de vous envoyer ce soir tout notre
argent d'Espagne, du roi et le mien. Ils sont [Montant illisible]:
Voilà tout notre avoir, mais nous n'avons jamais thésaurisé. Les
diamants de toute la famille, hommes et femmes, arriveront demain
soir pour être tout consigné au respectable amiral lord Nelson.»
Id., p. 96. 18 décembre: «Voici encore trois malles et une petite
caisse. Dans les trois premières, il y a un peu de lingerie pour tous
mes enfants, pour servir à bord et quelques habits dans la caisse.
J'espère ne pas être indiscrète en vous les envoyant. Le reste de
ce qui pourra aller ira sur un bâtiment sicilien.» Id. 19 décembre:
«J'abuse de votre bonté et de celle de notre cher amiral. Les caisses
grandes, faites-les déposer à fond de cale, et petites plus à portée
de la main. C'est que j'ai malheureusement une nombreuse famille.
Je suis dans le comble de la désolation et des larmes ... Adieu, ma
chère. L'horrible ruine abrège deux tiers de notre pure existence.
Je m'en remettrai à la divine Providence et m'en ferai une raison.»
Id. p. 97. 19 décembre: «Voyez les bijoux de toute une malheureuse
famille, le paquet de notre personnelle et un peu d'argent, et une
caisse avec des chemises et hardes en cas de besoin sur le bord.
Demain, j'enverrai des autres pour mes enfants, étant douze personnes
de famille ...»]

Telle fut la déplorable issue de la prise d'armes napolitaine. Ce
qu'il y eut de plus honteux dans cette campagne, ce ne fut pas un
premier revers qui pouvait se réparer, mais le soudain effondrement
qui précipita cette fuite honteuse, et surtout le départ clandestin
de cette cour, qui ne trouvait de sauvegarde que sous le pavillon
anglais. Aussi bien la famille royale avait pris ses précautions.
Les caisses, au déménagement furtif desquelles avait présidé
l'ambassadrice d'Angleterre, contenaient un véritable trésor. D'après
le rapport de Nelson à son commandant en chef, lord Saint-Vincent
«Lady Hamilton, du 14 au 21 décembre, reçut toutes les nuits les
richesses de la famille royale, ainsi que les bagages des nombreuses
personnes à embarquer. Quant au numéraire, je suis dépositaire de
deux millions cinq cent mille livres sterling (62,500,000 francs).»
C'est ce que Marie-Caroline appelait «un peu d'argent et quelques
bijoux».

Les Anglais, gens prudents et avisés, voulurent tourner à leur profit
la protection qu'ils accordaient aux fugitifs. Avant de quitter
Naples, et sous le prétexte de ne pas laisser tomber entre les mains
des Français des ressources qui pouvaient leur servir, ils brûlèrent
les chantiers de construction et les arsenaux, et incendièrent
toute la flotte de guerre. En plein jour, le comte de Thurn ordonna
l'incendie de deux vaisseaux napolitains et de trois frégates qui
étaient à l'ancre dans le golfe. «Le feu[390], quoique au milieu
du jour, apparaissait aux spectateurs sous une couleur sombre et
blanchâtre. On voyait les flammes sortir comme de la mer, se glisser
le long des flancs des vaisseaux, s'élancer à travers les mâts, les
vergues, les câbles goudronnés et les voiles, dessinant en traits de
feu les vaisseaux qui, un instant après, tombaient réduits en cendres
et disparaissaient.» Après tout, n'était-ce pas une flotte de moins
dans la Méditerranée, et le service que l'Angleterre rendait aux
Bourbons ne valait-il pas le sacrifice de quelques bâtiments qu'on
remplacerait plus tard?

[Note 390: Coletta, ouv. cit., t. II, f. 77.]

Pendant ce temps Championnet s'approchait de Naples. Ferdinand avait
délégué tous ses pouvoirs au prince Pignatelli, qu'il avait nommé
vice-roi et vicaire général. Pignatelli n'était qu'un personnage de
représentation tout à fait incapable de s'élever à la hauteur des
circonstances. Il ne sut que répandre dans le peuple de furibondes
déclamations, tout en envoyant une députation aux Français, Bientôt
même, ne se croyant plus en sûreté derrière les murailles du fort
Saint-Elme, il s'embarqua secrètement pour la Sicile. Cette honteuse
défection livrait la ville à la populace. Les lazzaroni, dont la
fureur était augmentée par l'imminence du danger, essayèrent de
défendre la capitale, et ils le firent avec plus de bravoure qu'on
ne pouvait l'attendre de leur part. Seulement, sous le prétexte
d'arrêter la trahison, ils se livrèrent à de tels excès que tout
ce qu'il y avait de gens honnêtes et modérés souhaitaient l'entrée
des Français. On écrivit à Championnet pour le prévenir que Naples
ouvrirait ses portes aux Français. En effet, le fort Saint-Elme nous
fut livré, mais les lazzaroni se défendirent dans les rues, et ils
allaient peut-être incendier la ville, si un de leurs chefs, fait
prisonnier et traité avec beaucoup d'égards par les Français, ne leur
eût persuadé de déposer les armes et de traiter avec les vainqueurs
(janvier 1799).

Championnet, par la prise de Naples, était le maître de presque toute
la partie continentale du royaume. Deux mois et moins de 20,000
hommes lui avaient suffi pour repousser l'invasion napolitaine et
désarmer les lazzaroni. Cette courte et brillante campagne lui valut
une grande réputation. Le Directoire le chargea de consolider sa
conquête et d'organiser le pays en république. Cette transformation
était au moins prématurée. Ni les moeurs, ni les traditions
napolitaines ne préparaient à un changement aussi radical, mais
le peuple aime tout ce qui est nouveau, et la bourgeoisie, dont
tous les voeux se trouvaient de la sorte plus que comblés, accepta
avec plaisir les propositions françaises. Tout ce que Naples
renfermait alors de noms illustres et d'hommes considérés se rallia
immédiatement; les nobles suspects à la cour, et les propriétaires
suspects aux lazzaroni se réunirent à Championnet. Ils devinrent
républicains par instinct de conservation. On décida donc qu'une
république nouvelle serait instituée, que sa constitution serait
modelée sur la constitution française et que la nouvelle république
serait intitulée Parthénopéenne, du nom porté jadis par Naples.
Cinq directeurs furent chargés du pouvoir exécutif. Le docteur
Cirillo devint président du Corps législatif; un ancien capitaine
d'artillerie, Manthone, fut nommé ministre de la guerre et général
en chef de l'armée; le prince Caracciolo, qui était revenu de
Sicile, eut le commandement des quelques chaloupes canonnières qui
composaient la marine parthénopéenne; enfin on leva deux légions de
volontaires. Il y eut alors une heure de joie et d'espérance. On crut
à l'avenir de la jeune République. Les plus nobles dames quêtaient
dans les églises pour les blessés. On ne représentait plus au théâtre
que les tragédies d'Alfieri, tout imbues de l'esprit républicain.
Une femme qui fut à la fois peintre et improvisatrice, et qui
devait mourir martyre, Eleonora Pimentel, rédigeait le _Moniteur
républicain_ et réchauffait de sa verve brûlante les esprits attiédis
et découragés. Les lazzaroni eux-mêmes acceptaient la révolution.
Championnet n'avait-il pas donné une garde d'honneur à leur saint
favori, saint Janvier, et, malgré les insinuations des royalistes,
le miracle de la liquéfaction du sang n'avait-il pas eu lieu dans
les formes ordinaires, et même plus vite que d'habitude? Il est vrai
que le général avait eu la précaution de prévenir le curé de la
cathédrale qu'il le rendait responsable des désordres qui pourraient
s'élever si le miracle n'avait pas lieu.

Cet enthousiasme ne devait pas être de longue durée. L'idylle allait
tourner au drame. La jeune République avait trop d'ennemis intéressés
à sa ruine. Elle allait bientôt succomber.

Ce furent les Français qui l'abandonnèrent les premiers. Il est
vrai qu'ils cédèrent à la nécessité. La seconde coalition venait
d'éclater. Nos armées étaient battues en Allemagne, menacées en
Hollande et en Suisse, menacées surtout en Italie. C'eût été le
comble de l'imprudence, au moment où nous avions besoin de toutes
nos forces, que d'en détourner une partie pour maintenir et protéger
un État dont la création avait été tout accidentelle. Championnet
n'était plus là pour maintenir et perpétuer son oeuvre. Ne s'était-il
pas avisé de vouloir protéger les Napolitains contre les agents
du Directoire, qui ne cherchaient à faire de la conquête qu'une
opération lucrative? Il avait expulsé le commissaire Faypouet, qui
empiétait sur ses attributions, et déchiré ses décrets «comme étant
injurieux, indécents, séditieux et funestes». Aussi était-il devenu
l'idole des Napolitains. On déterra dans les registres de baptême
un certain Giovanni Championné, né, il est vrai, quarante ans avant
le Jean Championnet de Valence, mais les lazzaroni n'en crurent pas
moins à l'origine napolitaine de leur conquérant. Ils l'auraient du
reste suivi jusqu'en Sicile, et Championnet s'apprêtait sérieusement
à passer dans l'île, malgré les Anglais, et à achever sa conquête,
lorsqu'il fut subitement rappelé par le Directoire. Il obéit sans la
moindre hésitation et revint à Rome, où il fut arrêté, puis transféré
à Turin. Il ne devait quitter sa prison que pour marcher à de
nouveaux combats, et mourir, peut-être empoisonné, au moment même où
son rival de gloire, son collègue Bonaparte, étranglait la République
française dans l'orangerie de Saint-Cloud.

Macdonald, le successeur de Championnet à l'armée de Naples, fut
donc obligé de battre précipitamment en retraite, et d'évacuer le
territoire de la République Parthénopéenne pour courir à de nouveaux
dangers, il laissa pourtant au général Duhesme quelques soldats qui
tinrent garnison à Capoue, à Gaëte et dans les forts de Naples.
Les troupes étaient insuffisantes, mais au moins leur présence
attestait-elle que nous n'abandonnions nos alliés que par force
majeure, et avec l'espoir d'un prochain retour.

Or la République Parthénopéenne comptait de nombreux ennemis. Sans
parler des Anglais, des Turcs et des Russes qui menaçaient ses côtes,
du roi et surtout de la reine Marie-Caroline, qui, de son palais de
Palerme, ne cessait de prêcher la contre-révolution, la République
avait à redouter surtout ses propres sujets. Le peuple des campagnes
s'était prononcé contre elle. Les sauvages populations des Abruzzes
et de la Calabre avaient, dès le premier jour, refusé d'obéir. Tant
que les Français avaient fait respecter et exécuter leurs ordres,
on n'avait pas osé bouger; mais, dès que leur départ fut connu,
les bandes s'organisèrent et la guerre civile commença, atroce,
sanguinaire, sans pitié. Dans la Pouille quatre aventuriers corses,
un laquais, de Cesare, un déserteur, Bocchechiampe, et deux voleurs,
Corbara et Colonna, donnent le signal. Corbara se fait passer pour
le prince François, héritier présomptif du trône, et Cesare, pour le
duc de Saxe. On les croit sur parole. L'archevêque d'Otrante se garde
de démasquer l'imposture. Une des filles de Louis XV, la princesse
Victoire, qui se trouvait alors à Tarente, reconnaît publiquement
pour son neveu ce bandit malpropre. Aussitôt plusieurs milliers de
paysans fanatisés se rangent sous ses ordres. On vole, on brûle,
on tue, et Corbara, qui a ramassé beaucoup d'argent, s'enfuit pour
le mettre en sûreté, et se fait tuer par un corsaire grec. Colonna
disparaît également; Cesare et Bocchechiampe continuent à piller
et ravager l'un la terre d'Otrante, l'autre celle de Bari. Au même
moment la principauté de Salerne s'insurgeait sous la direction d'un
mauvais policier, Sciarpa. Dans les Abruzzes les paysans prennent les
armes sous la conduite d'un assassin jadis condamné aux galères. Dans
la terre de Labour une troupe de brigands et d'assassins, commandée
par le fameux Michel Pezzo, qu'une fantaisie de Scribe a popularisé
comme un voleur galant et généreux sous le nom de Fra Diavolo, et
par un monstre altéré de sang, vrai cannibale ou plutôt bête féroce,
le meunier Gaetano Mammone, massacre et pille sous prétexte de
politique. En deux mois, ce dernier fit fusiller 350 personnes et ses
satellites plus du double. Dans les Calabres enfin l'insurrection
prend les proportions d'un mouvement national. Les Calabrais sont
intelligents, sobres, habitués à une vie rude et active. Ils ont la
pratique des armes à feu. Ils sont excellents pour une guerre de
partisans. Excités par les émissaires de Marie-Caroline, ils étaient
tout prêts à entrer en campagne lorsqu'un de leurs curés, Rinaldi,
écrivit au roi, à Palerme, pour lui faire part des dispositions des
habitants. Ferdinand était alors fort découragé. Il n'espérait plus
sa restauration que des succès des armées coalisées. Les propositions
de Rinaldi furent donc écoutées avec indifférence, mais elles avaient
frappé un ambitieux, jaloux de se distinguer, qui s'offrit pour
conduire l'entreprise. On n'avait rien à perdre, et on pouvait tout
gagner. Le roi accepta cette fois l'offre qu'on lui faisait, et nomma
vicaire général du royaume le hardi compagnon, qui lui promettait de
le reconduire à Naples.

Cet homme était le cardinal Ruffo. Il appartenait à une des
meilleures familles du pays. N'étant que cadet, il avait, suivant
l'usage du temps, embrassé la carrière ecclésiastique, où
l'attendaient les honneurs réservés à sa naissance. Il n'avait
longtemps donné que le pire des exemples. Il avait fatigué Rome
et la cour pontificale du bruit de ses dissipations et de son
désoeuvrement. Pour s'en débarrasser, le pape Pie VI l'avait nommé
son trésorier apostolique et avait fini par lui donner la pourpre de
cardinal[391]. Ce fut encore pour s'en débarrasser qu'Acton décida le
roi Ferdinand à l'envoyer en Calabre.

[Note 391: Un contemporain, Cuoco, l'a traité bien sévèrement, t.
III, § 44. «C'était un scélérat ambitieux, sans principes d'honneur
et de morale. Il avait toujours mille expédients pour réussir
dans ses projets. Suo Ruffo ad onta dello porposa onde apparivo
rivestito, non ero che un capo di brianti.»]

À peine débarqué en Calabre, dans les domaines de sa famille, le
nouveau vicaire général fut rejoint par des paysans insurgés, des
déserteurs ou des soldats que la République avait eu l'imprudence de
licencier. Il le fut aussi par des échappés de prison et de bagne.
Tous les curés de la province, marchant eux-mêmes à la tête de leurs
paroisses, accoururent sous ses drapeaux. À la tête de ces bandes,
Ruffo s'empare de Mileto, de Cotrone, de Catanzaro et de Cosenza. À
chaque pas en avant, ses bandes grossissent et deviennent peu à peu
une armée. Pour les exciter, il leur promet des récompenses célestes,
mais aussi l'exemption pendant six ans de tout impôt, sans parler
des bénéfices à opérer sur les biens des rebelles confisqués par le
trésor royal. Il leur donne pour étendard la croix blanche, pour
cocarde la cocarde blanche des Bourbons et intitule pompeusement sa
petite armée: armée de la Sainte Foi (Santa Fede), et ses soldats
improvisés les Sanfédistes.

La Calabre était conquise. Ruffo entre alors dans la Pouille, la
soumet sans plus de peine, opère sa jonction avec les bandes de
Cesare, Sciarpa, Mammone, Fra Diavolo, et arrive sous les murs de
Naples le 13 juin 1799. Les horreurs commises par les Sanfédistes
sur leur passage dépassent l'imagination. Ruffo lui-même, s'il ne
donnait pas l'exemple, au moins ne savait pas ou ne voulait pas
interdire le pillage et le massacre à ses hommes. Tout suspect de
libéralisme était alors jeté en prison, battu, ou tué, parfois
avec d'odieux raffinements de torture, et ses biens partagés entre
ses assassins. Entre tous se signala Mammone: «Celui qui écrit
ces lignes, lisons-nous dans l'histoire de Vincenzo Cuoco[392], a
vu boire à Mammone du sang humain qui coulait des victimes qu'il
venait de massacrer. Il mangeait devant une table couverte de têtes
fraîchement coupées, et buvait dans un crâne encore sanguinolent.»
Aussi bien une sorte de furie sanguinaire semblait déchaînée sur ces
malheureux Napolitains. Les Anglais eux-mêmes donnaient l'exemple
de la férocité. Un lieutenant de Nelson, Towbridge, terrorisait
l'île de Procida. On a conservé de lui une lettre dans laquelle il
demande à l'amiral «un honnête juge pour faire pendre sept ou huit
des rebelles ses prisonniers». L'amiral[393] lui promet le juge en
question et ajoute: «Écrivez-moi bientôt qu'on a coupé quelques
têtes, il ne faut rien moins que cela pour me réconforter un peu.»
Or le juge sur lequel on comptait éprouva des scrupules. Il voulait
assurer aux condamnés les secours de la religion: il prétendait
qu'avant d'exécuter les prêtres, il fallait les dégrader. «Je lui ai
répondu, écrivait Towbridge à l'amiral, qu'il fallait commencer par
les pendre, et que, s'il ne les croyait pas suffisamment dégradés
par cette opération, je me chargerais de le faire.» Pendant que ces
officiers anglais échangeaient ces sinistres plaisanteries, un autre
Sanfédiste, moins scrupuleux que le juge de Procida, un certain
Vitella, procédait à des exécutions sommaires et, comme gage de
bonne amitié, envoyait à Towbridge un singulier cadeau. «Notre ami
Towdbrige, écrit Nelson à Lord Saint-Vincent, a reçu l'autre jour
avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d'un
jacobin proprement arrangée dans une boîte. Towbridge s'excuse de ne
pas me l'avoir fait passer sur ce que le temps était trop chaud pour
un semblable message.» Il est vrai qu'il avait donné à l'assassin un
certificat de bonne conduite, et que, dans son rapport à Nelson, il
le qualifiait de brave garçon: «A jolly fellow!»

[Note 392: Liv. III, p. 239. Chi scrive lo ha vedute egli stesso
beversi il sangue suo, dopo essersi valassate, e cerca con avidita
quelli degli altri scolassati che erano con lui; beveva in un cranio.]

[Note 393: Aussi comprend-on et partage-on l'indignation du
napolitain Cuoco. (Liv. III, p. 216): «E voi, Inglesi, voi che vi
chiamate i piu colti, piu buoni tra popoli: voi stessi permetteste,
voi vedeste, voi anche eccitaste tali orrori!»]

De tels faits se passent de commentaires. Ils soulèvent le dégoût et
l'indignation. Ce n'était pourtant là que le prélude de bien d'autres
tragédies!

À la nouvelle de ces massacres, la terreur se répandit dans le pays
entier. On comprenait d'instinct que la fureur populaire serait
dépassée par la vengeance royale. Aussi les derniers défenseurs de
la République Parthénopéenne s'enfermèrent-ils à Naples avec la
résolution d'y combattre jusqu'au dernier soupir, plutôt que de
tomber entre les mains des égorgeurs sanfédistes. Le siège de Naples
commença. 60.000 hommes environ entouraient cette ville, tous bien
armés, excités par le fanatisme religieux et toutes les mauvaises
passions déchaînées. Dans l'intérieur de la ville les partisans de
la royauté conspiraient, les lazzaroni remuaient de nouveau et bon
nombre d'entre eux méditaient d'ouvrir les portes aux assiégeants.
Une division russe accourait à marches forcées au secours de Ruffo,
et la flotte anglaise de Nelson, commandée en sous-ordre par Foote,
bloquait le port et empêchait tout secours ou toute évasion. La
situation des républicains était donc comme désespérée. Ils le
comprirent, et dans l'impossibilité de soutenir la défense d'une
aussi grande ville avec des forces tellement inférieures, ils
résolurent de l'évacuer et de s'enfermer dans les forts, afin d'y
attendre des temps meilleurs, ou bien d'y honorer par leur résistance
les derniers jours de l'indépendance Parthénopéenne. Les forts
étaient au nombre de trois: les Français et leur chef, le colonel
Méjean, se retirèrent au fort Saint-Elme, et les derniers défenseurs
de la République aux forts du Château-Neuf et de l'Oeuf.

Les premiers jours du siège furent marqués par d'heureuses sorties.
Les Parthénopéens surprirent les Sanfédistes, enclouèrent une
batterie de canons, firent sauter les caissons et regagnèrent leur
poste après avoir répandu la terreur dans le camp ennemi. Ruffo,
très effrayé de ce retour offensif, et apprenant d'un autre côté
qu'une flotte française de vingt-cinq vaisseaux venait de quitter
Toulon, fit proposer aux assiégés une capitulation honorable. Ceux-ci
hésitèrent, car ils connaissaient la mauvaise foi napolitaine; mais
le colonel Méjean se laissa, paraît-il[394], acheter à prix d'argent
et consentit à livrer le fort Saint-Elme. Comme le général russe Her
Handy, le capitaine anglais Foote, et jusqu'au représentant de la
Turquie, se portaient garants de la capitulation et s'engageaient
à apposer leur signature à côté de celle du cardinal Ruffo, dont
les pouvoirs en qualité de vicaire général, étaient illimités, les
Parthénopéens se décidèrent à leur tour. Le traité portait que les
garnisons des forts du Château-Neuf et de l'Oeuf sortiraient avec les
honneurs de la guerre, et seraient respectées dans leurs biens. On
leur permettait, ou bien de s'embarquer pour Toulon sur des vaisseaux
parlementaires, ou bien de rester dans le royaume sans avoir rien
à craindre pour leur sécurité. Ces conditions devaient s'étendre
aux prisonniers faits dans la dernière guerre. Quant aux Français,
ils resteraient au fort Saint-Elme, et on leur donnait comme otages
quatre des principaux personnages de la cour (19 juin).

[Note 394: La trahison de Méjean n'est que trop prouvée. Lire le
rapport accablant de Lomonaco à Carnot, et surtout les deux lettres
de Marie-Caroline à Emma, en date du 7 et du 18 juillet 1799
(GAGNIÈRE, p. 171): «Je vous conjure, que l'on ne paye pas un sou à
Méjean. Après une si obstinée défense, ce serait réellement être dupé
et me faire croire que c'est parce que le généralissime (de l'armée)
cisalpine la veut partager avec Méjean.»--«Je relève tout ce que vous
me dites de Méjean. Je désire beaucoup que cette affaire soit mise
entièrement au clair et que tout soit découvert pour n'avoir plus
avec vous aucune sorte de traîtres ...»]

L'engagement était donc solennel. Tout avait été prévu, indiqué,
promis. L'Angleterre, la Russie et la Turquie, par l'intermédiaire
de leurs représentants, avaient sanctionné cet engagement contracté
par un vice-roi, légalement investi de pouvoirs illimités. De part
et d'autre, par conséquent, on était tenu de le respecter. En effet,
dès que les otages furent échangés, et les hostilités suspendues, les
plus compromis d'entre les vaincus s'embarquèrent sur les navires qui
devaient les conduire en France. Soudain Nelson parut à l'entrée du
golfe. Son arrivée apportait la mort à ceux qui se croyaient à juste
titre sauvés, et sa présence allait donner le signal d'une réaction
odieuse et inexpiable! (25 juin.)

Depuis six mois Nelson était entièrement dominé par la reine et par
lady Hamilton. Malgré les admonestations de l'amirauté, malgré les
prières de ses amis, ou les railleries brutales de Souvoroff qui lui
écrivait non sans raison que «Palerme n'était pas Cythère», le grand
amiral perdait son temps, sa santé et son honneur dans des plaisirs
excessifs et des fêtes qui ressemblaient singulièrement à des orgies.
Marie-Caroline et Emma, la seconde surtout, avaient étouffé en lui le
sentiment de l'honneur, et même celui de la dignité anglaise. Entre
leurs mains Nelson ne fut plus qu'un instrument, et, par malheur pour
sa réputation, un instrument de vengeance. Affolé par leurs discours,
enivré par leurs promesses, surexcité et comme enivré par leur âpre
désir de vengeance, le malheureux amiral accourut de Naples, bien
résolu à n'accorder aucun pardon. Aussi bien lady Hamilton l'avait
suivi comme pour le mieux surveiller. On assure qu'à la vue du
pavillon qui annonçait la suspension des hostilités, elle s'élança
sur le gaillard d'arrière où se tenait l'amiral et lui cria dans un
accès de folle colère: «Nelson, faites abattre ce pavillon de trêve.
On n'accorde pas de trêve aux vaincus.» Le premier acte de l'amiral
fut en effet de prendre à la remorque et de conduire sous les canons
du château de l'Oeuf les vaisseaux, chargés de réfugiés, qui, sur la
foi de la capitulation, s'apprêtaient à partir pour Toulon, et de les
transformer en prisons flottantes.

Le cardinal Ruffo était aussitôt accouru à bord du _Foudroyant_.
Nelson lui apprit que l'intention du roi était de considérer comme
nulle et non avenue toute capitulation signée avec des rebelles. Le
cardinal défendit avec une noble énergie les droits qu'il avait reçus
de son souverain, Nelson le traita avec mépris, l'accusa de créer à
Naples un parti hostile aux vues de son souverain et finit par le
congédier. Le capitaine de Foote à son tour fit observer à Nelson
qu'il avait reçu de lui le droit de ratifier une capitulation, et
le supplia de faire honneur à la signature de l'Angleterre. Nelson
fut inexorable. Il se débarrassa même de ce censeur incommode en
l'envoyant à Palerme pour se mettre avec sa frégate à la disposition
de la famille royale; puis, il attendit pour les exécuter, les
résolutions définitives de Ferdinand et de Marie-Caroline.

Un décret du roi, une lettre de Marie-Caroline à son amie Emma, et
la copie de la capitulation annotée par la reine furent présentés à
l'amiral le 27 juin, et firent disparaître ses dernières hésitations,
si toutefois il hésita un instant à se déshonorer pour les beaux yeux
de sa maîtresse et les flatteries intéressées de la reine de Naples.
Voici ces trois documents qui méritent d'être reproduits comme un
exemple éclatant du désarroi dans les consciences et de l'aveuglement
où peuvent jeter les passions politiques.

Le décret du roi portait que «le souverain n'ayant jamais eu
l'intention de capituler avec des rebelles, la capitulation devait
être cassée; qu'il fallait créer une junte d'État qui condamnerait
les chefs à mort, les subalternes à la prison et à l'exil et tous à
la confiscation des biens». Ferdinand déclarait en même temps que,
pour récompenser les services de l'amiral Nelson, il le nommait duc
de Bronte. C'était le prix du sang qu'on lui demandait de verser.

Voici quelques extraits de la lettre de la reine[395]: «... Les
rebelles patriotes doivent mettre bas les armes, sortir à discrétion
et volonté du roi. Alors, si l'on m'en croit, il se fera un exemple
des principaux chefs, représentants et les autres seront déportés
avec l'engagement signé d'eux-mêmes de la peine de mort, s'ils
remettent les pieds dans les États du Roi. On en prendra note,
filiation, et dans ce nombre seront compris les chefs de brigade, les
clubistes et les plus furieux écrivains. Aucun militaire qui aura
servi ne sera admis dans l'armée. Enfin une sévérité exacte, prompte,
juste. La même chose se fera pour les femmes qui se sont distinguées
dans la révolution, et cela sans pitié. Il n'y a pas besoin d'une
junte d'État. Il n'y a ni procès, ni discussion. C'est un fait avéré,
prouvé, patent, où les scélérats se rendront à l'imposante force de
l'amiral, où il faudra réunir les corps des troupes, en faire même
venir du dehors, si cela est besoin, avertir les pauvres femmes et
les enfants de sortir, prendre par force les deux forts selon les
règles de la guerre, et ainsi terminer cette coupable et périlleuse
résistance ... Enfin, ma chère Milady, recommandez à milord Nelson
de traiter Naples comme si c'était une ville rebelle d'Irlande qui
se fût conduite ainsi. Il ne faut pas avoir égard au nombre: les
milliers de scélérats de moins rendront la France plus faible, et
nous nous en trouverons mieux ...»

[Note 395: GAGNIÈRE, p. 187.]

Comme commentaire à ces odieuses paroles, et sans doute afin de
prévenir toute équivoque, la reine renvoyait en même temps à l'amiral
la capitulation annotée de ses propres mains. Pas un article ne
trouve grâce devant la furie royale. Elle accuse de trahison ou
de bassesse tous ceux qui l'ont signée. Elle est inexorable pour
ses propres sujets, et pleine de mépris pour les Français qu'elle
voudrait bien traiter comme des gens en dehors de tout droit. Elle
termine par cette déclaration de principes: «Ce traité est une chose
si infâme que si, par un miracle de la Providence, il ne vient pas
quelque événement qui le rompt ou détruise, je me considère perdue
et déshonorée. Et je crois qu'au risque de mourir de la mal'aria,
des fatigues ou d'une arquebusade des rebelles, le roi, d'un côté,
le prince héritier, de l'autre, doivent immédiatement armer les
provinces, marcher contre la ville rebelle, et s'ensevelir sous les
ruines si elle résiste, plutôt que de rester les vils esclaves de
ces coquins de Français et de leurs infâmes émules les rebelles. Mon
sentiment, si cette infâme capitulation est respectée, est tel que je
serais moins affligée de la perte du royaume que des effets que j'en
attends.»

Aussitôt Nelson lança un ordre qui déclarait que «si, dans l'espace
de vingt-quatre heures les partisans de l'infâme République ne
s'abandonnaient pas à la clémence du roi, il les considérerait comme
encore en rébellion et comme des ennemis de S. M. Sicilienne». En
vertu de cet ordre quatre-vingts républicains furent extraits des
vaisseaux qui auraient dû les transporter à Toulon, et conduits
enchaînés, au milieu des hurlements de mort de la populace, dans
les casemates des forts. Le colonel Méjean, encore maître du fort
Saint-Elme, aurait dû protester pour l'honneur de son pays et se
défendre jusqu'à la dernière extrémité. On avait acheté ce misérable.
Il ouvrit les portes de la citadelle, à condition que la garnison
en sortirait avec les honneurs de la guerre et serait rapatriée,
mais en autorisant les agents du roi à arrêter les réfugiés
napolitains, pourtant couverts par le drapeau français et par une
double capitulation. En effet, les sbires de Ferdinand arrêtèrent
au milieu de nos soldats quelques infortunés qui avaient échappé à
leurs recherches, et que Méjean leur signala. Il leur livra même deux
officiers d'origine napolitaine, mais qui servaient depuis plusieurs
années dans l'armée française, Matera et Belpaladi. On eût dit que
tout ce monde officiel se déshonorait à plaisir!

Parmi les prisonniers de la première heure était le prince
Caracciolo, amiral de la flotte Parthénopéenne. C'était un
septuagénaire. Il avait mérité l'estime et l'affection des Anglais,
au temps où les deux flottes britannique et napolitaine voguaient
de conserve; mais il avait servi la nouvelle république, et, avec
quelques canonnières, n'avait pas craint d'assaillir à plusieurs
reprises, les frégates anglaises. Trahi par un de ses domestiques,
il fut conduit à bord du Foudroyant, le vaisseau amiral, le 27 juin,
à neuf heures du matin. Nelson assembla immédiatement un conseil
de guerre, dont les membres avaient reçu l'ordre de n'admettre ni
témoins à décharge, ni défenseur: les membres de cette cour martiale,
si singulièrement transformés en cour d'exécution, n'osèrent pourtant
condamner l'illustre vieillard qu'à la prison perpétuelle. On
transmit la décision à Nelson. «Non, répondit-il, la mort!» Et les
juges obéirent! Aussitôt l'amiral donna ses ordres pour l'exécution
immédiate. Caracciolo devait être pendu à bord de la _Minerva_,
et son cadavre jeté à la mer. À cette nouvelle le cardinal Ruffo
intervint de nouveau. Ce sera son honneur et en quelque sorte sa
justification. La conférence fut orageuse: mais lady Emma était
aussi à bord du _Foudroyant_, et encourageait Nelson à ne pas céder.
L'amiral obéissait-il à un zèle fanatique, ou cédait-il à d'infâmes
suggestions, on l'ignore, mais il resta inflexible. Réduit à une
dernière espérance, Caracciolo fit prier lady Hamilton d'intercéder
en sa faveur, mais cette Euménide ferma sa porte, et ne sortit de
sa cabine que pour se repaître du spectacle de l'exécution. Elle se
hâta d'en rendre compte à la reine, qui lui répondit (2 juillet):
«... J'ai vu aussy la triste et méritée fin du malheureux et forcené
Caracciolo. Je sens bien tout ce que votre excellent coeur aura
souffert, et cela augmente ma reconnaissance.[396]»

[Note 396: GAGNIÈRE, p. 208.]

Pour que rien ne manquât à l'horreur de cette tragédie, le cadavre
de l'infortuné fut jeté à la mer avec un lest de 250 livres, mais
il surnagea, et, par un hasard qui ressemblait à un commencement
de punition divine, se présenta aux yeux du roi Ferdinand quand ce
dernier se décida à rentrer à Naples. Saisi d'un tremblement nerveux,
«que veut ce mort?» dit en balbutiant le roi. «Sire, répondit le
chapelain du Foudroyant, ce mort vient réclamer une sépulture
chrétienne.--Il l'aura!» Le cadavre fut en effet recueilli et inhumé
le même jour dans l'église de Sainte-Marie aux Liens sur le quai
Sainte-Lucie. Il y repose encore aujourd'hui.

Cette mort ou plutôt cet assassinat donna le signal des atrocités.
Comme on devait une récompense aux bandits et aux lazzaroni, on leur
livra la ville. Du 29 juin au 8 juillet, jour de l'arrivée du roi,
Naples fut la proie de tous les brigands de l'Italie méridionale.
«L'horreur du massacre, écrit un témoin oculaire, Marinelli, du
pillage, du libertinage, était montée à un tel point qu'il m'est
impossible de tout écrire. La basse plèbe s'ingéniait à qui
inventerait un supplice nouveau, une obscénité plus horrible. Une
femme de qualité subit, à l'instigation de lady Hamilton, les plus
atroces outrages: déshabillée, fouettée sur la place publique, et
ensuite abandonnée à la bestiale populace.»--«On vit, écrit[397]
Coletta, au milieu de la place même du palais Royal flamber un
énorme bûcher: dans ce brasier ardent la populace jeta cinq victimes
vivantes, et, lorsque les chairs furent suffisamment grillées,
les cannibales se mirent à les manger.» Dégoûté de ces crimes, le
cardinal Ruffo essaya de rétablir l'ordre, mais il n'y réussit qu'en
appelant à son aide les soldats russes qui occupaient les forts.

[Note 397: COLETTA. Ouv. cit., t. II, p. 221.]

Aussi bien les vengeances juridiques furent plus odieuses que ce
qu'on nomma pompeusement la justice du peuple. En vertu d'une
proclamation royale, qui enveloppait dans une proscription générale
tout individu ayant exercé des fonctions sous la République ou porté
les armes contre les Sanfédistes, près de 30,000 citoyens, rien qu'à
Naples, furent jetés en prison, ou du moins dans les souterrains et
dans les caveaux où on leur interdisait les lits, les sièges, la
lumière, les objets nécessaires pour boire et pour manger. On les
entassa aussi sur les vaisseaux anglais, transformés en pontons, et
l'amiral toujours flanqué de lady Hamilton, apercevait du haut de sa
dunette les prisonniers se tordre et hurler de douleur sous les coups
de nerf de boeuf.

Ce n'était rien encore: la Junte venait d'entrer en fonctions, et
de commencer le procès des plus illustres victimes de la trahison
anglaise. Les membres de la Junte avaient été choisis avec soin.
L'histoire vengeresse a conservé leurs noms: président: Felice
Damiani; procureur du roi: Giuseppe Guidobaldi; conseillers: Della
Rossa, Speziale, Fiore, Samausti; bourreau: Tommaso Paradiso. Sauf
le Calabrais Della Rossa, tous étaient Siciliens. Fiore, scélérat
reconnu, était le seul magistrat maintenu par la cour, Guidobaldi
chef des espions et des délateurs, et Speziale, un aventurier
méprisé, avaient été nommés directement par la reine. C'est ce
Guidobaldi qui disait à ses familiers: «Je ne dîne avec appétit que
lorsque j'ai envoyé la tête d'un Jacobin rouler sur l'échafaud de la
place du Marché-Neuf.» Quant à Speziale, il parcourait les prisons
pour se repaître des souffrances des prisonniers. Pour ses débuts il
avait pendant deux mois tenu à Procida une «véritable boucherie de
chair humaine». N'avait-il pas condamné à mort un tailleur, qui avait
commis le crime de costumer la municipalité républicaine, et fait
pendre un notaire «parce que c'est un homme adroit, et il est bon
qu'il meure»? Tels étaient les hommes qui devaient décider du sort de
près de 40,000 de leurs compatriotes.

Aussi bien les membres de la Junte étaient si fermement résolus à ne
pas user de clémence que le premier soin du procureur général fut de
transiger avec le bourreau. D'ordinaire chaque exécution rapportait
à l'exécuteur six ducats. Il fut décidé qu'on ne lui allouerait
plus que cent ducats par mois, car on ne voulait pas trop grever
le trésor, et on prévoyait de nombreuses condamnations. Elles ne
furent en effet que trop nombreuses. Trois listes des victimes ont
été dressées, la première par Lomonaco en 1800 et la seconde par le
général d'Ayala en 1865: mais elles sont toutes les deux inexactes.
La troisième a été publiée en 1870 par Fortunato: Elle rectifie et
complète les deux précédentes, grâce au journal inédit de Marinelli
et au registre de la congrégation des Blancs de la Justice, pénitents
qui accompagnaient les condamnés à l'échafaud. Cette liste comprend
quatre-vingt-dix-neuf noms, ceux des chefs: deux femmes, dix-huit
princes ou ducs, quatorze généraux, trois évêques, onze prêtres,
dix-huit propriétaires, huit professeurs, cinq médecins, deux
magistrats, deux étudiants et un notaire: mais on ne connaîtra jamais
les noms de ceux qui furent exécutés par les Anglais sur les pontons,
ou par les Sanfédistes dans les forts de Naples, les noms de ceux qui
périrent dans la lutte, de ceux qui moururent en prison ou en exil.
Quelques-unes de ces prisons étaient sinistres. Guillaume Pepe, qui
fut un des prisonniers, a raconté les souffrances horribles qu'il
endura durant sa captivité: mais combien se sont tus qui n'ont pas
osé élever la voix, ceux par exemple qui pourrirent dans la fosse de
l'Asinara, ou ceux qu'on relégua dans l'îlot de Favignana, cratère
éteint, le long des parois duquel les geôliers de Néron avaient jadis
taillé un escalier conduisant à la Fosse, c'est-à-dire au fond même
du cratère, cavité humide et malsaine, où ne pénètre pas un rayon de
soleil, où les animaux eux-mêmes ne peuvent vivre.

Parmi les plus illustres de ces victimes de la réaction, nous
signalerons les généraux Schipani et Spano, pris les armes à la main,
et qui furent immolés dans un premier moment d'effervescence. Massa,
qui avait rédigé et signé la capitulation, Ettore Caraffa montèrent
au gibet. Gabriel Manthone, interrogé par Speziale sur ce qu'il
avait à dire pour sa justification, se contenta de répondre: «J'ai
capitulé.--Cela ne suffit pas.--Je n'ai aucune raison à donner à qui
foule aux pieds les traités.» Et il marcha avec calme à la mort. Le
comte de Ruvo fut moins patient: «Si nous étions tous deux libres,
dit-il au juge qui l'insultait, tu parlerais avec plus de prudence.
Ce sont ces chaînes qui te rendent si hardi.» Plein d'une noble
fierté, il voulut rester couché sur le dos pour voir descendre sur sa
tête l'instrument de mort. Un accusé, Velasco, essaya de se venger en
étranglant Speziale, mais il ne put que l'entraîner vers une fenêtre,
pour s'y précipiter avec lui. Speziale se vengea de la terreur qu'il
avait éprouvée en redoublant de cruautés et d'infamies. Une de ses
victimes, Batistessa, n'était pas morte à la potence, où elle avait
été suspendue pendant vingt-quatre heures. Speziale le fit égorger
par le bourreau. Un de ses anciens amis, Nicolo Fiani, était détenu,
mais aucune charge ne pesait contre lui. Speziale l'appelle auprès de
lui, l'embrasse en pleurant, lui dit que sa perte est assurée, s'il
ne lui livre tous ses secrets, les lui fait écrire, puis l'envoie au
supplice. Francesco Conforti était un illustre écrivain, qui avait
à plusieurs reprises défendu les droits de la royauté contre les
empiétements de Rome. Speziale lui fait écrire un nouveau mémoire,
plein d'érudition, de raison et de force, et, pour sa récompense,
l'envoie à la mort. C'est encore Speziale qui eut l'impudeur de
faire arrêter des enfants de cinq ans, qui en fit exiler de douze
ans, qui en fit exécuter qui n'avaient pas atteint leur majorité;
c'est lui qui fit arrêter jusqu'à des fous détenus à l'hospice des
aliénés, lui qui fit jeter en prison le professeur Bosco, pour avoir
osé apprendre à ses élèves que jadis existait une République romaine,
qui jouissait d'institutions libérales. Le ridicule se joignit même à
l'odieux. Ne s'avisa-t-on pas d'intenter un procès criminel au patron
de Naples, à saint Janvier, qui avait paru approuver la République,
en opérant le miracle périodique de la liquéfaction de son sang? Le
saint fut condamné. On lui interdit de nouveaux miracles, et il eut
pour successeur saint Antoine de Padoue.

Trois procès eurent un grand retentissement: ceux du docteur Cirillo,
d'Eleonora Pimentel et de la marquise de San Felice. On voulait
sauver Cirillo qui jadis avait été le médecin de la famille royale et
dont la réputation était européenne. «Quel âge avez-vous? lui demande
Speziale.--Soixante ans.--Quelle est votre profession?--Médecin sous
la monarchie, représentant du peuple pendant la République.--Et
devant moi qui es-tu?--En ta présence, lâche, je suis un héros.»
Condamné à mort, on lui fit entendre que, s'il demandait sa grâce au
roi, il l'obtiendrait. Il refusa et marcha bravement à l'échafaud.

Eleonora Pimentel, la directrice du _Moniteur Républicain_, avait
commis la lourde faute de se moquer des mascarades du camp de San
Germano. La reine Marie-Caroline ne lui avait pas pardonné ces
railleries. Condamnée à mort, elle marcha froidement, demandant à
une femme quelques épingles pour rajuster son corsage dérangé par le
bourreau, et répétant ce vers: _Forsan et hæc olim meminisse juvabit_.

La marquise de San Felice avait, pour sauver son amant, dénoncé
une conspiration royaliste. Ferdinand avait juré de se venger.
L'infortunée était enceinte. L'exécution fut ajournée. Le roi,
perdant toute pudeur, adressa par écrit de vifs reproches à la Junte
et prétendit que cette grossesse était simulée. Un second examen fut
ordonné. Il confirma la grossesse. Le roi ordonna que la San Felice
attendrait son accouchement dans les prisons de Palerme et serait
ensuite exécutée. La princesse Marie-Clémentine, qui s'intéressait
à la prisonnière, supplia le roi son beau-père de lui accorder sa
grâce. Ferdinand refusa brutalement et la malheureuse fut exécutée.
Voici comment le docteur Marinelli termine sa lugubre énumération:
«Aujourd'hui 11 septembre, a été décapitée donna Luisa Molinès San
Felice. Cela a mis la place du marché en rumeur. Donna Luisa avait
été mise déjà deux fois en chapelle, mais elle en était sortie. Cette
fois elle ne l'a point échappé. Avant de marcher au supplice, elle
s'était ouvert l'utérus: aussi a-t-il fallu la porter. La hache en
tombant, au lieu de la tête, a frappé une épaule. À cause de cela le
bourreau a achevé de lui couper la tête avec son couteau.»

Pendant que s'accomplissaient ces abominables tragédies, que
devenaient en effet les vainqueurs? La reine Marie-Caroline était
restée à Palerme, mais sans cesser un seul instant d'exciter à la
vengeance. Ses lettres à lady Hamilton font frémir. Pas un mot de
pitié. Pas un sentiment de compassion! «Je vous prie de ne faire
aucune faveur particulière, lui écrit-elle[398] le 18 juillet.»
Et plus loin[399]: «J'espère que les membres de la Junte feront
rase justice, ne se laissant séduire ni par les larmes, ni les
protections, ni les richesses des parents des accusés ... Pour
Belmonte, silence sur ce point. Si on envoie une centaine à la
potence, j'ai calculé que l'on ira jusqu'à lui; mais si l'on n'envoie
qu'une cinquantaine, il ne peut être du nombre, ses crimes n'étant
pas aussi grands. Je n'en parlerai, ni n'y penserai plus, et je
regrette seulement de vous avoir donné le plus petit embarras pour
lui.» Quant au roi, jusqu'alors inoffensif, il subit comme un accès
de folie furieuse. Surexcité par son entourage, poussé à bout par
ses serviteurs, il vit rouge, comme l'écrit un de ses historiens.
Voici comment un témoin oculaire, Cuoco[400], l'a dépeint dans la
rade de Naples, sur le vaisseau de Nelson, car ce souverain, jadis
si fier de ses prérogatives, n'avait pas osé descendre à terre, et
continuait à recevoir l'hospitalité anglaise: «Le roi était sur un
bâtiment, entouré d'autres bâtiments pleins de personnes arrêtées,
qui mouraient sous ses yeux, tués par le resserrement du lieu dans
lequel elles se trouvaient entassées, par le manque de nourriture et
surtout d'eau, par l'immense quantité d'insectes, par la canicule la
plus brûlante ... et il avilissait la majesté royale au point de se
promener en leur présence.» Ce n'était plus un roi, mais un mannequin
revêtu des ornements royaux!

[Note 398: GAGNIÈRE, p. 237.]

[Note 399: Id., p. 233.]

[Note 400: T. III, p. 9-10.]

Ruffo et Nelson, les deux maîtres de la situation, sont assurément
les principaux coupables, et c'est sur eux que doit retomber la
responsabilité de ces crimes. Ruffo était en effet resté vicaire
général, et par conséquent chef du gouvernement. On a parlé de ses
bonnes intentions, de son impuissance à calmer la multitude, et à
apaiser la vengeance royale; mais, puisqu'on avait abusé de son nom,
puisqu'il ne pouvait contenir les passions déchaînées, pourquoi ne se
retirait-il pas? Pourquoi laissait-il souiller par de nouveaux crimes
sa pourpre cardinalice, déjà salie par les excès de la guerre civile?
Ruffo avait soif des honneurs; et, pour en jouir il se déshonora
par ces honteuses complaisances: aussi portera-t-il la peine de sa
faiblesse et de son ambition aux yeux de la postérité.

Que dire des récompenses dont furent gorgés les acolytes du
cardinal? Tous ces bandits, tous ces assassins, tous ces chefs de
bande devinrent capitaines ou colonels. On les combla de cadeaux
et de pensions. On leur distribua des terres. Tous obtinrent des
décorations. La reconnaissance royale s'étendit jusque sur les
officiers turcs et russes qui reçurent de grands présents. Quant aux
Anglais, ils obtinrent ce qu'ils demandèrent. La reine Marie-Caroline
passa au cou de son amie Emma son portrait en miniature suspendu à
un collier de diamants dont elle lui fit lire l'exergue: _Oeterna
gratitudine_. Elle lui donna encore deux voitures de gala et des
diamants pour une valeur de 150,000 guinées. Tous les capitaines
anglais reçurent des tabatières, des bagues et des montres enrichies
de diamants. Towbridge, le héros d'Ischia, fut nommé baron, et
Nelson, le nouveau duc de Bronte, reçut une épée, dont la garde en
or massif disparaissait sous les diamants. C'était l'épée remise
par Louis XIV à Philippe V lors de son départ pour l'Espagne. Elle
aurait dû être sacrée pour un prince de la maison de Bourbon: mais ne
fallait-il pas payer le sang versé?

Le châtiment n'était pas éloigné. Quand on apprit les horreurs
commises par les Sanfédistes, et les épouvantables vengeances de la
Junte royale, ce fut par toute l'Europe comme un cri d'indignation.
En France Aréna et Briot dénonceront ces attentats à la tribune des
Cinq Cents. En Angleterre, malgré la popularité de Nelson, malgré
les services éminents qu'il avait rendus à son pays, on ne put
oublier, on n'oublia pas qu'il avait sali le drapeau anglais en
violant une capitulation pour plaire à une courtisane royale. Fox et
Sheridan écrasèrent de leurs invectives «ce roi insensé et l'amiral
anglais qui s'était institué son exécuteur». Leur arrêt restera
celui de l'histoire. Rien ne peut justifier ni Nelson, ni ceux qui
le poussèrent à cette odieuse réaction; et comme, tôt ou tard, sont
punis tous les crimes, n'est-il pas vrai que la justice divine a
puni les persécuteurs, et que le petit-fils, et arrière-enfant,
dépouillés de leur royaume, exilés, errant de ville en ville, expient
aujourd'hui les crimes commis jadis par Ferdinand et Marie-Caroline?



TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE PREMIER

FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE

La domination autrichienne dans le Milanais, 1. -- Le parti national
italien, 3. -- Fuite de l'archiduc Ferdinand, 4. -- Entrée des
Français à Milan, 5. -- Organisation d'un gouvernement provisoire,
7. -- Les premières déceptions, 8. -- Les extractions et les
réquisitions, 9. -- Insurrection de Pavie, 13. -- Répression de
l'émeute, 16. -- Brutalités et pillages, 18. -- La guerre aux
fournisseurs, 21. -- Bonaparte à Mombello, 23. -- Les modérés et les
exaltés, 26. -- Le journalisme et le théâtre, 30. -- Le Ballet du
Pape, 35. -- Les fêtes patriotiques, 37. -- Les derniers partisans
de l'Autriche, 40. -- Bonaparte se prononce en faveur des modérés,
41. -- Les théoriciens politiques, 43. -- Création de la République
Cisalpine, 45. -- Formation territoriale, 47. -- Annexion de la
Valteline, 49. -- Prospérité apparente, 51.


CHAPITRE II

LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE

Gênes et la décadence de l'aristocratie, 55. -- Politique de
neutralité désarmée, 58. -- Violations de territoire, 59. -- Affaire
de la Modeste, 60. -- Mission de Bonaparte à Gênes en 1794, 62. --
Intrigues de Girola et de Drake, 66. -- Affaire des fiefs impériaux,
67. -- Les Barbets. 68. -- Sac d'Arquata, 69. -- Affaire de Santa
Margarita. 71. -- Ménagements calculés de Bonaparte, 72. -- Les
démocrates et les aristocrates, 78. -- Émeute du 23 mai 1797, 77. --
Écrasement des démocrates, 78. -- La mission de Lavalette, 81. -- Le
traité de Mombello, 84. -- Les excès des démagogues, 85. -- Révolte
du 4 septembre, 89. -- Batailles d'Albaro et de San Benigno, 90. --
Création de la République Ligurienne, 93.


CHAPITRE III

CHUTE ET PARTAGE DE LA RÉPUBLIQUE VÉNITIENNE

Grandeur et décadence de la République vénitienne, 95. -- La
politique de neutralité désarmée, 99. -- Le comte de Lille est
expulsé de Vérone, 103. -- Violation du territoire vénitien, 104.
-- Entrée des Français à Vérone, 106. -- Le podestat Ottolini,
108. -- Ménagements calculés de Bonaparte, 111. -- Négociations
d'alliance, 115. -- Les exigences de Bonaparte, 118. -- Préparatifs
de guerre, 120. -- Les démocrates soulèvent Bergame, Brescia, Salo,
mais ils sont écrasés, 123. -- Manifeste de Battaglia, 127. -- Les
préliminaires de Leoben, 131. -- Mission de Junot à Venise, 133.
-- Les Pâques véronaises, 136. -- L'assassinat de Laugier, 139. --
Mission Donato et Giustiniani, 141. -- Punition de Vérone, 145.
-- Transformation de la République aristocratique en République
démocratique, 147. -- Traité de Milan, 152. -- Les convoitises
autrichiennes, 154. -- Mission Querini, 155. -- Motion Dumolard,
157. -- Désorganisation de la nouvelle République, 159. -- Pillages,
163. -- Négociations de Campo-Formio, 166. -- Les instructions
du Directoire et les résolutions de Bonaparte, 169. -- Traité de
Campo-Formio, 173. -- Comment est accueillie la nouvelle, 176. -- Les
scrupules de Villetard, 178. -- Les dépouilles de Venise, 185. --
Prise de possession par les Autrichiens, 186.


CHAPITRE IV

LA RÉPUBLIQUE ROMAINE

La Papauté et la Révolution, 189. -- Affaire Hugon de Basville, 199.
-- La Convention et le pape Pie VI, 191. -- Les théophilanthropes,
192. -- Les instructions du Directoire à Bonaparte, 193. --
Préparatifs de guerre, 195. -- Entrée des Français à Bologne, 197.
-- Armistice de Bologne, 199. -- Prise d'armes des pontificaux, 202.
-- Mission Mattei, 203. -- Affaire de Lugo, 205. -- Conférences de
Florence, 206. -- Seconde prise d'armes des pontificaux, 208. --
Bataille du Senio, 210. -- Négociations pour la paix, 213. -- Paix de
Tolentino, 218. -- Joseph Bonaparte ambassadeur à Rome, 220. -- Les
mécontents se groupent autour de lui, 221. -- Affaire Provera, 223.
-- Assassinat de Duphot, 227. -- Déclaration de guerre du Directoire,
234. -- Berthier est chargé de renverser le gouvernement pontifical,
235. -- Proclamation de la République Romaine, 236. -- Expulsion
de Pie VI, 237. -- Organisation de la nouvelle République, 239. --
Déprédations et pillages, 241. -- Révolte des Français contre leur
général Masséna, 243. -- Insurrections locales, 245. -- Décadence et
ruine prochaine de la nouvelle République, 246.


CHAPITRE V

LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE

Les Bourbons de Naples, 247. -- Lazzaroni et bourgeois, 249. -- Essai
de coalition contre la France, 250. -- Insulte à Mackau, 253. --
La Touche-Tréville dans le golfe de Naples, 254. -- Déclaration de
guerre à la France, 255. -- La reine Marie-Caroline et sa haine de la
France, 256. -- Armistice accordé par Bonaparte à Pignatelli, 258. --
Ménagements stratégiques de Bonaparte, 258. -- Nouveaux préparatifs
de guerre et paix de Campo-Formio, 261. -- Assistance prêtée aux
Anglais, 266. -- Nouvelle déclaration de guerre à la France, 268. --
Mack envahit le territoire romain, 269. -- Entrée du roi Ferdinand
à Rome, 271. -- Championnet et les Français reprennent l'offensive,
273. -- Marche contre Naples, 275. -- Fuite de la famille royale,
276. -- Entrée des Français à Naples et proclamation de la République
Parthénopéenne, 279. -- Retraite de Macdonald, 281. -- Révolte des
Abruzzes et de la Calabre, 282. -- Buffo et les sanfédistes, 283. --
Siège de Naples, 289. -- Capitulation de Naples, 287. -- Nelson viole
la capitulation, 289. -- Les massacres et les exécutions juridiques,
291. -- Fin de la République Parthénopéenne, 299.


Table des matières 301


Évreux, Imprimerie de Charles Hérissey





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