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Title: Charlie
Author: Vandérem, Fernand
Language: French
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.



CHARLIE



DU MÊME AUTEUR


    =LA CENDRE=, 7e édition      1 vol.



   Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous
   les pays, y compris la Suède et la Norvège.

   S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de
   Richelieu, 28 _bis_, Paris.



    FERNAND VANDÉREM

    Charlie

    ROMAN

    [Illustration: logo]

    PARIS

    PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR

    28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_

    1895

    Tous droits réservés.



    IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
    DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
    NUMÉROTÉS A LA PRESSE
    (1 à 10)



    A MON AMI

    ALFRED CAPUS

    F. V.



CHARLIE



PREMIÈRE PARTIE



I


Au sortir de chez la fleuriste où elle avait prétexté d'aller faire
une commande, Mme Lahonce se courba vers son fils, un petit garçon
d'une dizaine d'années, drôlement vêtu d'un authentique costume de
marin, à pantalon tromblon, à grand col de toile bleu ciel, et, la
voix câline, elle murmura:

--Veux-tu que nous marchions un peu avant de rentrer, mon chéri? Dis,
Charlie, veux-tu?

L'enfant, qui s'absorbait à mordiller le bout de ses gants blancs,
répondit d'un ton machinal:

--Oui, maman!

Alors Mme Lahonce le saisit par la main, et tournant, à droite,
l'angle de l'avenue d'Antin, elle s'achemina, d'un pas pressé, le long
de l'avenue des Champs-Elysées, presque déserte, par ce dimanche
grisâtre et pluvieux d'octobre, à cette heure tardive de midi proche.

Elle marchait vite, vite, la tête baissée, afin d'éviter, sans doute,
les rudesses de la bourrasque qui lui écrasait contre le front ses
légers frisons blond pâle, lui collait au corps sa jupe de drap bleu
sombre; et Charlie, pour la suivre, était obligé de trotter, de
s'appuyer à sa main qui le faisait sauter, rebondir comme une balle,
comme enlevé puis lâché par un souple élastique.

Il s'amusait même beaucoup, s'excitait à ce jeu, souriant à Mme
Lahonce, souriant aux passants, pour les prendre ingénument à témoin
de son agilité, de sa grâce aisée; si bien que tous, au passage,
fixaient la jeune femme et l'enfant, se retournaient pour les
contempler encore.

Seulement ce regard variait selon les personnes. Chez les bourgeois,
chez les braves gens dénués de malice, c'était une admiration
instinctive, attendrie, pour le joli groupe que formaient Mme Lahonce
et son fils, avec leurs visages fins à cheveux blond pâle, leurs
discrets et pareils costumes sombres que rehaussait le clair des gants
blancs.

Et chez les autres au contraire, chez les mondaines informées ou les
experts clubmen qui descendaient l'avenue, le parapluie sous le bras,
la figure importante et soigneusement rasée, l'expression était toute
différente. Il y avait dans leurs yeux méchants un reflet immédiat
d'évaluation, un air d'impertinence connaisseuse, un air gouailleur de
n'être pas dupe, de bien savoir, à peu près, ce qu'elle valait, ce
qu'elle représentait de vertu, où elle courait peut-être si
prestement, cette touchante jeune mère parfumée et son gentil matelot
de sauvegarde.

Mais de toutes ces sympathies, de toutes ces curiosités envieuses, Mme
Lahonce ne semblait rien voir. Elle continuait hâtivement son chemin,
le front toujours baissé, toujours tendu, comme un front de bête, vers
un but invisible et charmeur.

Les femmes, elle ne les examinait ni de près ni de loin. Les hommes, à
distance, elle les inspectait d'un coup d'œil froid et net. Puis,
assurée qu'ils n'étaient pas celui qu'elle guettait, celui qui devait
venir de là-haut, de l'extrémité embrumée de la large avenue, elle
rebaissait le regard, laissait dédaigneusement ces messieurs passer à
côté d'elle, comme des ombres indistinctes et médiocres, sans sexe,
sans visage, sans intérêt. Et pour s'étourdir, se distraire de
l'étouffante angoisse d'attente qui lui gonflait le cœur, elle
comptait ses pas, additionnait les numéros des maisons, posait à
Charlie cent questions désordonnées sur ses camarades du lycée, sur
son travail du lendemain, quand, tout à coup, ses traits se
détendirent en un rayonnement de satisfaction et elle s'écria:

--Regarde, Charlie!... Regarde donc qui arrive là!

Elle désignait de la tête un jeune homme à moustache brun roux, à
tournure élégante de clubman ou d'officier, qui s'avançait, tout
souriant à leur rencontre.

--Favierres! s'exclama Charlie.

--Oui, ton ami Fav! Je te permets d'aller au-devant de lui... Va, mon
chéri!...

Charlie s'élança en courant et stoppa droit devant le jeune homme, le
béret à la main, les joues offertes pour un baiser, dans une posture
correcte de petit garçon bien élevé. Favierres l'embrassait, lui
tapotait affectueusement la nuque:

--Comment ça va, mon vieux Charlie?... Comment ça va?

Il se redressa pour saluer Mme Lahonce, et retenant longuement la main
qu'elle lui tendait:

--Bonjour, Madame!... Dehors si tard? Vous rentrez chez vous, je
suppose?

Mme Lahonce retira sa main et d'une voix un peu altérée d'émotion:

--Mais oui, nous rentrons... Nous rentrons par le plus long... Et Mme
Favierres se porte bien?

Favierres riposta:

--Très bien... Très bien, je vous remercie...

Ils restaient, face à face, les yeux dans les yeux, tout heureux de se
retrouver, tout au soulagement d'être sûrs enfin qu'ils se verraient
ce matin-là.

Puis Favierres reprit d'un ton de prière et de commandement aussi:

--Vous rentrez par l'avenue Hoche, n'est-ce pas, Madame?...
Voulez-vous me permettre de vous accompagner?

--Mais bien volontiers!

Et ces préliminaires accomplis, selon le cérémonial usité par eux au
dehors, dans leurs rencontres matinales, ils se remirent lentement en
route, marchant côte à côte, la tête de profil, souriante, avec cet
air joyeux, ces regards avides l'un de l'autre qui distinguent des
époux repus les couples d'amoureux furtifs.

Charlie pourtant, par sa présence, pouvait donner le change, ajouter
comme un aspect conjugal à cette promenade clandestine. Il
s'accrochait à Mme Lahonce, ne la lâchait pas, la devançant même, se
jetant contre elle, par instants, comme un gros chien turbulent, pour
happer la conversation, entendre ce que racontait son grand ami
Vincent Favierres.

Mais ils parlaient à mi-voix de choses mystérieuses, inintelligibles,
d'un certain «on», entre autres, dont les paroles, les volontés, les
actions semblaient celles d'une personnalité toute-puissante, que
Charlie, lui, ne connaissait nullement. Ils se disaient avec
volubilité, et dans ce langage symbolique et obscur que se créent, à
la longue, les amants, tout ce qui s'était passé chez eux ou ailleurs
durant ce siècle de vingt heures écoulé depuis leur rendez-vous de la
veille, les petites remarques amusantes ou bizarres qu'ils avaient
chacun faites, tout ce qui leur avait paru, dans l'intervalle, propre
à gêner ou à servir leurs amours difficiles.

Alors Charlie, ne réussissant pas à comprendre, prit le parti d'aller
seul, de gambader, de courir en éclaireur, à quelques pas devant sa
mère et son grand ami Fav dont, à la fin, l'indifférence le lassait.

--C'est étonnant comme cet enfant vous aime! disait rêveusement Mme
Lahonce en le voyant s'éloigner. Tout le temps il est à me demander si
vous viendrez, quand vous viendrez, tout le temps à me parler de
vous... C'est extraordinaire! Véritablement, il y a des moments où je
songe que si vous étiez son père il ne vous aimerait pas davantage!

--Oh! pour ça, répondit Favierres avec un mélancolique sourire, pour
ça, il peut être tranquille, le pauvre petit... C'est un Lahonce, un
vrai... Il est paraphé, signé...

Et il se glissait un doigt sur les lèvres, y dessinait les fines
sinuosités de la bouche de Charlie, la mince bouche des Lahonce,
rendue si célèbre, si populaire jadis, par le grand-oncle de l'enfant,
Germain Lahonce, l'ancien ministre et conseiller de l'Empereur.

Mme Lahonce continua:

--Et puis, lorsqu'il me parle de vous, il faut voir avec quelles
précautions, quelles minuties de discrétion!... Toujours à l'oreille,
toujours en me chuchotant, comme par peur que quelqu'un ne soit là à
l'écouter... Et si votre nom vient à être prononcé, si on cause de
votre musique, de votre talent, il ne bronche pas cet amour, il a
seulement vers moi un petit regard du coin de l'œil, un regard timide
et tellement risible pour me rassurer, pour me faire signe qu'il sait
qu'il ne doit rien dire... Tenez! quelquefois il me semble que j'ai en
lui une sorte de petit complice qui ne nous trahira jamais, qui veut
notre bonheur sans le vouloir... Vous ne trouvez pas ça curieux?

Favierres hésitait:

--Evidemment c'est curieux!... Mais cela s'explique au fond... Cet
enfant m'aime parce que vous m'aimez... Il m'aime parce qu'il n'est
pas encore tout à fait détaché de vous, qu'il tient encore presque à
votre chair... qu'il est encore une partie de vous-même... Plus tard
il changera peut-être, malheureusement... oh! oui, plus tard, plus
tard...

Ils arrivaient près de la grille du parc Monceau. Et, sans achever sa
pensée, Favierres revint brusquement à des considérations plus
prochaines, plus pratiques.

--Voyons, ma chérie, demain, à quelle heure vous verrai-je?...

--Deux heures et demie? proposa Mme Lahonce.

--Bien, deux heures et demie... Ce soir je dîne tout à côté de vous
chez les Jehandy, vous savez pour les chœurs... Que diriez-vous si,
vers dix heures, je venais prendre le thé?... Cela vous ferait-il
plaisir? Est-ce bien prudent, hé?

--Mon Dieu oui! Pourquoi pas? répliqua Mme Lahonce. Nous restons à la
maison, car mes parents viennent... Je n'aurai qu'à annoncer votre
visite, et on sera très content de vous avoir pour finir la soirée...
C'est entendu?

Favierres s'était arrêté et, de nouveau, la pénétrait de son regard
tenace et tendre, comme au premier instant de la rencontre, là-bas,
tout à l'heure, dans les Champs-Elysées.

--Entendu! Cela me diminuera la longueur de la journée, l'idée de vous
voir ce soir... Est-ce triste tout de même que nous soyons contraints
de nous quitter ainsi, de retourner, vous à votre mari, moi à ma
femme!... Est-ce décourageant, est-ce révoltant, ma chérie!

Mme Lahonce poussa un soupir, le visage soudain assombri, tout sévère
de douleur:

--Oh! je vous en prie, mon ami, ne me dites pas cela!... Que
voulez-vous?... Vous savez bien à quel point cela me torture... Vous
savez bien que je ne puis être à vous plus que je ne suis...

Et comme Charlie se rapprochait en sautillant, elle se domina, se
raidit à faire monter à ses lèvres un sourire enjoué et mondain:

--Au revoir monsieur... A ce soir, n'est-ce pas?...

--A ce soir, Madame! Certainement!...

Il serrait ardemment la main de Mme Lahonce, ne pouvait se résoudre à
l'abandonner. Alors la jeune femme, aussi faible que lui, n'ayant pas
le courage de s'arracher d'elle-même à cette étreinte, murmura
doucement:

--Charlie, dis au revoir à ton ami!...

Favierres avait deviné la supplication que cachait cet ordre courtois.

Il laissa aller la main de Mme Lahonce, embrassa Charlie qui,
derechef, le béret retiré, lui tendait ses joues à baiser. Puis, après
un dernier salut cordial, il tourna à gauche, dans la rue de
Courcelles, pendant que Mme Lahonce tournait à droite.

Elle précipitait l'allure maintenant, un peu inquiète de s'être
attardée, d'avoir des explications à fournir.

Mais, tout en se hâtant, elle rassemblait ses arguments, organisait un
plan de récit embrouillé, pour le cas peu probable où son mari lui
demanderait des détails sur cette promenade prolongée; et quand elle
parvint près de chez elle, rue de Lisbonne, elle était armée, prête à
la défense, munie de tous les mensonges nécessaires.

Dans l'escalier seulement, elle avertit Charlie qu'elle ne dirait pas
à M. Lahonce que Favierres l'avait accompagnée si loin, si longtemps:

--Cela pourrait contrarier ton père, chéri... C'est inutile... Je lui
dirai simplement que nous avons rencontré Fav. Tu m'entends, mon
chéri?

Charlie répondit à voix basse, d'un air grave, d'un air comiquement
soucieux:

--Bien, maman!



II


Dans la salle à manger, un peu sombre et parfumée d'un parfum
d'encens, Pierre Lahonce avait commencé à déjeuner seul.

Corpulent déjà pour ses trente-cinq ans, massif et sanguin, les
cheveux séparés sur le côté à l'anglaise, les mâchoires fortes, la
bouche sinueuse, toute mince, en coup de rasoir, la moustache
roussâtre et courte, s'arrêtant net au coin des lèvres, laissant à
découvert les joues gonflées, étalées, vernissées de rouge aux
pommettes, il avait, avec sa figure de bouledogue de bonne maison,
cette élégance sans grâce, mais non sans charme, des jeunes gens
riches, adonnés au sport, aux soins du corps et des vêtements, une
élégance toute contemporaine faite de propreté, de santé et d'heureux
choix chez les fournisseurs en vogue.

Il mangeait à bouchées rapides, l'air rageur; mécontent, s'arrêtant
par moments pour consulter sa montre ou pour étudier un journal de
sport, dressé en face de lui, contre une carafe; et dès qu'il vit
entrer Mme Lahonce et son fils, il s'excusa sans relever la tête, il
s'excusa précipitamment, d'un ton de courtoisie simulée.

--Tu me pardonnes, Hélène?... J'ai dû me mettre à table... Je regrette
beaucoup... Il faut que je sois à une heure et demie à Longchamps pour
surveiller la jument... Tu me pardonnes, n'est-ce pas? Impossible de
t'attendre... Je n'avais que le temps!...

Mme Lahonce répliqua:

--Tu as eu parfaitement raison!... Nous étions dans notre tort... Nous
nous sommes attardés par mégarde... Il faisait si bon à marcher ce
matin!...

--Je comprends!... Je comprends!...

Lahonce, la mine bougonne, les lèvres presque disparues en un
pincement de colère, s'était remis à lire, comparant les poids,
supputant les chances de son quart de Prisca, de la jument dont avec
Veyragues, le titulaire de l'écurie, Jehandy et Montclar, les deux
autres associés, il était l'anonyme propriétaire.

Mais il lisait mal, sans suite, tout agacé encore du retard d'Hélène
et surtout de l'incorrection qu'elle l'avait forcé de commettre.

Car la correction, le respect des convenances, la ponctualité dans les
rapports, c'étaient à ses yeux de réelles vertus de famille, depuis
l'exactitude proverbiale de Germain Lahonce, le ministre défunt.
C'était comme le patrimoine moral, la marque aristocratique de tous
les Lahonce; et Pierre n'admettait pas qu'on y faillît ou qu'on l'y
fît manquer.

Il accueillit donc froidement, en homme mal disposé, la nouvelle de la
visite de Favierres.

--Oui, je l'ai rencontré tout à l'heure, racontait Hélène d'une voix
qui se dépêchait, bousculait ces phrases dangereuses, tranchantes pour
elle, comme des coutelas... Il m'a dit qu'il dînait chez les Jehandy,
à cause de ces chœurs que Mme de Jehandy veut faire chanter chez
elle. Alors, je lui ai demandé s'il voulait, en sortant, venir prendre
une tasse de thé à la maison... Et il a accepté...

Charlie eut un semblant de toux involontaire, Pierre demeurait sans
répondre; puis, tournant sa cuillère dans son café, le regard baissé,
il riposta ironiquement:

--Et sa femme?... Est-ce qu'elle viendra aussi sa femme?... En voilà
une qui en a une touche! Je l'ai aperçue hier devant le _Printemps_...
Ah! on n'a pas idée de se fagoter comme cela!...

Mme Lahonce répliqua avec calme:

--Non, il dîne seul... Sa femme ne viendra pas...

--Bien, bien, fit Lahonce négligemment.

Et il se mit à boire son café brûlant, par petites gorgées.

Il n'était pas, au fond, hostile à Favierres. Quoique d'un caractère
emporté, orgueilleux, il n'avait pour le musicien qu'un peu de
dédain,--ce dédain spontané que ressentent les gens du monde pour
ceux qui n'en sont pas,--ce dédain mêlé de prudence que leur inspirent
les artistes, c'est-à-dire des individus dont l'origine est fumeuse,
incertaine, et de la part desquels une faute d'éducation, une
tentative d'emprunt, une indélicatesse quelconque n'étonnerait pas
outre mesure.

Lahonce, d'ailleurs, était plutôt flatté de la préférence que
témoignait pour sa maison ce Favierres recherché, invité, demandé dans
tant d'autres salons.

Et quant à s'alarmer de l'intimité presque amicale qui s'était établie
entre sa femme et le jeune compositeur, quant à prendre ombrage des
fréquentes visites de Favierres, de son assiduité à venir déjeuner,
dîner, chaque semaine, quant à se montrer jaloux, Lahonce n'avait
jamais été troublé de la plus fugitive velléité de ce genre.

L'idée même qu'Hélène pût être, pût devenir la cocotte, comme il
disait grossièrement, la maîtresse de ce qui que ce fût, ne l'avait
pas une fois inquiété depuis le jour où il l'avait demandée en
mariage, jugée digne de porter le nom illustre de Lahonce.

Pourtant cette confiance qu'il lui accordait n'était pas, en somme, la
puissante sécurité lentement acquise dans l'accumulation des preuves
de tendresse, dans l'irréprochable continuité de l'affection
prodiguée. Il ne la devait ni au temps ni à Mme Lahonce. Il l'avait de
tempérament, de nature, comme on naît avec de la beauté, de la
vigueur, de l'imagination. C'était bien moins de la confiance qu'une
absence totale de méfiance, une native incapacité de soupçonner,
d'aimer avec violence et anxiété. Sur sa femme, il ne pensait rien de
précis, sinon qu'elle lui faisait honneur par sa beauté et qu'il
disposait d'elle en libre et complet usage. Dans la vie comme dans la
littérature, parmi ses relations comme dans les romans ou au théâtre,
la passion l'avait toujours ennuyé. Il n'attribuait aux liaisons
mondaines d'autre cause que le désir réciproque de libertinage,
d'autre but que de contenter ce désir. Toutes les affaires de ce
sentiment l'agaçaient, l'humiliaient par ce qu'elles représentaient
pour lui d'étrange, d'inconnu, d'inhumain; et il se refusait
sommairement à croire ce qu'il n'avait jamais éprouvé.

       *       *       *       *       *

--Dis donc! s'écria tout à coup Mme Lahonce qui devinait la mauvaise
humeur de son mari et voulait le radoucir par des mots de sympathie...
Dis donc, Pierre... As-tu eu ce matin les nouvelles que tu attendais
de la jument?... Whatson est-il venu?...

Lahonce répondit en se levant:

--Oui, il a fini par venir à onze heures et demie. Mais il ne m'a rien
dit d'intéressant, l'animal!... Avec un bonhomme comme celui-là, pas
moyen d'être fixé... C'est fermé, boutonné comme une tunique!

Il avait tiré sa montre:

--Bigre!... Une heure un quart... Je vais être en retard... Je suis
stupide... Au revoir... Au revoir... Je file!...

Il embrassa vivement Charlie, effleura d'un baiser les frisons blond
pâle d'Hélène, et sur le seuil de la porte:

--Et toi, à propos, Hélène, qu'est-ce que tu fais aujourd'hui?
demanda-t-il en se retournant.

Mme Lahonce répliqua:

--Je ne sais pas... Je suppose que j'irai voir père avec Charlie... et
puis faire quelques visites peut-être... En tout cas, je serai rentrée
à la nuit.

--Bon! bon!... A ce soir alors!...

Au bout d'un instant, on entendit sous la voûte de la porte cochère,
un grondement de roues, un piaffement de chevaux. C'était le phaéton
de Lahonce qui s'avançait, sortait de la maison dans un vacarme de
tonnerre.

       *       *       *       *       *

Comme elle l'avait annoncé, Hélène rentra de bonne heure; puis, sitôt
son chapeau, son manteau déposés, elle alla s'enfermer dans son
cabinet de toilette, une vaste pièce tendue de cretonne claire, égayée
encore par les glaces, les cristaux à bouchons d'argent, les meubles
en laqué blanc qui se renvoyaient les uns aux autres l'éclat jaune des
bougies et des lampes dorées.

Elle avait hâte d'être seule, d'être à sa table, devant son papier,
de pouvoir informer enfin Favierres du changement d'heure inévitable
qui s'imposait à eux pour le lendemain. Et d'une plume énervée,
criante, qu'une fièvre de passion ou de crainte semblait activer, elle
écrivit:


    «Mon grand ami chéri,

   «Vite, avant qu'_on_ ne rentre, quelques mots pour te dire que
   demain ce ne sera pas deux heures et demie, mais trois heures.
   J'avais oublié que mon père déjeunait à la maison... Et tu sais
   s'il colle à table et s'il nous a sous l'œil. J'aurais peur de
   te faire attendre en gardant l'heure convenue, et j'ai peur aussi
   de ne pouvoir t'avertir, ce soir, du changement. Tout s'est bien
   passé, ce matin, à part qu'_on_ était vexé, pour les convenances,
   de mon retard... Mais après, mon ami chéri, quelle journée!
   Visite chez mes parents, avec Charlie... Visites chez les
   Jehandy, chez les Monclar, chez Mme Marteigne, chez Mme Grimont!
   Visites de débarras pour que notre semaine soit plus à nous,
   moins encombrée d'heures prises, d'heures ennemies... Toutes ces
   braves dames, heureusement, étaient sorties, et je n'ai pas eu
   besoin de les subir, de leur parler, de me travailler à penser à
   autre chose qu'à toi, mon aimé... Ah! si tu m'avais vue en
   voiture, dans l'intervalle des visites, si tu avais vu mes
   regards qui ne voyaient rien, et où ils allaient, ces regards,
   comme ils te regardaient, essayaient de te retrouver par-dessus
   tous ces promeneurs, toutes ces maisons et toutes ces rues!
   Pardonne-moi mon erreur, n'est-ce pas?... Ce n'est pas de
   l'étourderie, c'est de l'étourdissement, cet étourdissement que
   j'ai toujours près de toi, quand tu es là à me dire, comme ce
   matin, ton admirable tendresse, cet anéantissement où je sens tes
   mots fondre et se répandre à travers moi comme un élixir brûlant
   plutôt que je ne les entends... Oui, dans ces instants-là,
   j'oublie tout, jusqu'à notre cher petit Charlie, jusqu'à
   nous-mêmes, jusqu'à nos intérêts de cœur, jusqu'à l'heure bénie
   des rendez-vous... Alors, tu ne m'en veux plus, mon grand Fav?...
   Je t'aime éperdument... A demain trois heures, et pour un bon
   bout de temps, j'espère, car je ferai toutes mes courses le
   matin. Et à ce soir dix heures!

    «Votre à vous seul,

    «H.»


Elle avait sonné et elle enfermait la lettre dans une enveloppe à
l'adresse de Favierres.

--Tenez, Juliette, dit-elle à la femme de chambre qui entrait... Vous
irez jeter cela à la boîte, tout à l'heure, pendant que nous
dînerons... Maintenant, vous allez m'aider à m'habiller!...

Juliette, une grande personne jaunâtre et sèche, à l'œil noir,
romanesque, prit la lettre en murmurant d'un ton cachotier:

--Bien, Madame!

Puis à haute voix, l'air délibéré, l'air d'avoir oublié déjà le secret
de sa mission, elle demanda:

--Quelle robe Madame mettra-t-elle? Quel jupon?

Mme Lahonce donna ses indications, et tandis que Juliette était sortie
pour chercher la toilette choisie, elle commença à dégrafer son
corsage, sa jupe d'une main lasse, maladroite, que le regard occupé
ailleurs, n'aidait pas.

On frappa à la porte. Juliette revenait, chargée de soieries pâles et
sombres. Elle rangea les délicats objets sur le divan qui étendait son
large rectangle de cretonne au fond de la pièce, contre le mur; et
s'agenouillant derrière sa maîtresse, elle acheva de dénouer la robe,
de la faire glisser le long des hanches jusqu'à terre, où elle
s'écrasa à demi, en une flaque d'étoffe moelleuse et inégale.

Mais comme Mme Lahonce se dépêtrait de ces entraves de vêtements,
soulevait ses pieds pour les dégager, soudain le parquet vibra d'un
long tremblement, et au-dessous, il y eut de nouveau un grondement
sourd de roues et de piaffements marteleurs.

--Voilà sans doute Monsieur qui rentre! observa Juliette toujours
agenouillée.

Et en même temps, comme piquée d'une intolérable piqûre, elle se
redressa, bondit debout en balbutiant, toute blanche malgré sa peau
jaune, toute suffoquée:

--Ah! mon Dieu!

--Qu'est-ce qu'il y a? interrogea Mme Lahonce.

--Je crois que j'ai laissé la lettre de Madame sur la table de
l'antichambre... Je voulais la reprendre ensuite...

Mme Lahonce, d'un automatique geste d'effroi, d'un geste des deux bras
tendus, lui désigna la porte:

--Allez... courez vite... Mais dépêchez-vous donc!

Et elle resta le buste en arrêt, écoutant à travers la porte
entre-bâillée, la course folle, la course trop lente de Juliette le
long de l'interminable couloir qui menait vers l'antichambre, vers le
salut ou la catastrophe.

       *       *       *       *       *

Lahonce, sur le point de quitter l'antichambre, s'était retourné au
bruit de cette galopade frénétique, demeurait muet en embuscade, aux
aguets de la personne qui se permettait, chez lui, un si indécent
tapage; et lorsque de la portière du corridor, soulevée comme par une
bourrasque, Juliette jaillit devant lui, il l'arrêta net d'une
décharge de récriminations:

--Eh bien! quoi?... Vous êtes malade? s'écria-t-il... Qu'est-ce que
cela veut dire, ces manières, ce charivari?... Où vous pensez-vous
donc?... Où allez-vous?

Juliette, encore cambrée dans la posture de recul où l'avait figée la
vue de Lahonce, bégaya d'un ton essoufflé:

--Oh! pardon, Monsieur... Je demande bien pardon à Monsieur!...

--Il ne s'agit pas de pardon Monsieur! poursuivit durement Lahonce. Je
vous demande où vous alliez, pourquoi vous couriez comme au feu!

--J'allais Monsieur... j'allais...

Elle cherchait une réponse, et sous le regard courroucé de Lahonce,
son regard oscillait, se détournant de la lettre mauve placée sur la
table, y revenant furtivement, puis s'en détournant, puis y revenant,
affectant enfin de se conduire comme un noble et loyal regard qui ne
veut pas dénoncer, causer un malheur, un drame. Pierre insista:

--Allons, finirez-vous par me répondre?

Elle avait trouvé:

--Que Monsieur ne se fâche pas... J'ai eu si peur lorsque j'ai aperçu
là Monsieur!... J'allais à la cuisine porter un ordre de Madame.

--Et où est Madame?

--Dans son cabinet de toilette, Monsieur... Madame s'habille pour le
dîner.

Lahonce retirait son paletot, l'air apaisé maintenant:

--C'est bon!... Je ne vous retiens pas. Seulement, tâchez que cela ne
vous arrive plus, n'est-ce pas?... Eh bien, voyons, qu'est-ce que
vous attendez?...

Elle répliqua d'une voix docile, théâtrale, où perçait une note de
satisfaction:

--Rien, Monsieur... Rien... Je m'en vais!

Et elle sortit. Une porte au loin, la porte de la cuisine,
retentissait en se fermant. Lahonce s'approcha de la table, puis,
ayant déchiffré l'adresse de l'enveloppe, il esquissa un haussement
d'épaules.

«Ah çà! qu'est-ce qu'elle avait donc cette imbécile, à regarder cette
lettre de côté? On aurait dit vraiment que c'était une lettre
dangereuse, compromettante, une lettre que je ne devais pas voir!...
Et c'est tout bonnement une lettre pour Favierres!... Non, on n'est
pas plus stupide!...»

Mais aussitôt une autre idée, une autre réflexion le traversa d'émoi.

Il se demandait pourquoi Hélène avait écrit à Favierres qu'elle allait
voir le soir même, auquel elle parlerait certainement avant que la
lettre ne parvînt; et il éprouvait une étrange sensation de malaise,
un malaise oppressant qu'il n'avait jamais, non, jamais ressenti.

Instinctivement il saisit l'enveloppe mauve. Il en inspectait les
caractères fins et pointus, la palpait d'un serrement de doigts
nerveux, comme pour en deviner, au toucher, le contenu, les phrases
inutiles, une invitation sans doute, une demande de places pour un
concert; oui, mais pourquoi cependant? Et il évoquait en lui toutes
les pensées de sécurité, toutes les explications rassurantes, tous les
axiomes de délicatesse, comme autant de serrures sacrées contre la
tentation nouvelle, qui l'excitait, d'ouvrir cette lettre, de déchirer
la frêle enveloppe, de savoir ce qu'avait pu redouter là-dessous le
regard vacillant et mélodramatique de cette grande peste de Juliette.
Oh! rien probablement, rien d'intéressant, rien qui valût ces
hésitations...

«Bah! Tant pis!»

Un sauvage accès de curiosité le décidait. D'un coup d'ongle, il
arracha la patte, à peine séchée, de l'enveloppe; et les yeux, dès les
premiers mots, éblouis de stupeur, il se mit à lire.

Lorsqu'il eut terminé, il recommença. Il ne comprenait pas tout à
fait. Il était sûr, à son angoisse, que quelque chose d'inattendu et
de meurtrier venait de le blesser terriblement, venait aussi d'éclater
dans sa vie paisible, de bouleverser tout à l'entour. Mais les phrases
de cette lettre, ce langage passionné, ce langage ridicule et
incompréhensible, lui laissaient encore comme un doute d'espoir. Il
avait l'impression incrédule d'être devenu un personnage de roman, un
personnage de théâtre marié à une femme qui écrivait comme un
écrivain; et il lui fallut une seconde lecture, une lecture de mot à
mot et attentive, pour effacer ce restant d'invraisemblance, pour se
convaincre qu'il ne se heurtait pas là à un mirage, à une mauvaise
farce, et que cette H, cette fervente H, à Favierres tout seul, était
bien sa femme à lui, son Hélène Lahonce, si flegmatique, si froide, et
qui s'exprimait d'habitude comme tout le monde.

Il se sentait pris à court de paroles, à court d'attitudes, dans une
ignorance poignante de ce qu'un Lahonce se devait de faire en tel cas;
et il se promenait d'un pas fébrile à travers l'antichambre, le
chapeau rejeté en arrière, les joues violettes du sang qui y battait
en flots pressés et rythmiques, tout soufflant de colère, se rendant
compte progressivement de l'outrage que depuis des mois, des années,
peut-être, on lui infligeait chaque jour, à deux, dans la volupté et
le mystère.

Enfin un désir brutal le saisit de voir Hélène, de voir immédiatement
cette extravagante créature, quitte à ne rien lui dire, à ne pas
savoir quoi lui dire; et il se précipita vers le cabinet de toilette,
le chapeau rebroussé, les yeux rougis et clignotants, une trépidation
de faiblesse palpitant dans ses bras, dans ses jambes.

Devant la longue glace qui surmontait la toilette, Mme Lahonce debout,
tournant le dos à la porte, se coiffait avec une lenteur tranquille.

Il jeta la lettre mauve sur le marbre de la toilette, et d'une voix de
gorge, d'une voix presque calme, tant elle avait de difficulté à
sortir, il prononça:

--Tiens... voilà ce que je viens de lire!... C'est de toi, n'est-ce
pas? Bien!... Tu n'as rien à répondre?... Bien!... Bien! Nous verrons
ce qui me reste à faire?... Nous verrons, nous verrons!

Après quoi, il reprit sa promenade silencieuse, la tête basse, les
mains crispées, enfoncées, d'un trivial mouvement de rage, dans les
poches de son pantalon.

Hélène se taisait. En un suprême effort de sang-froid, de mutisme,
elle continuait à se coiffer, à plonger dans ses cheveux blonds un
petit lissoir d'écaille, à faire bouffer, mousser l'écume de ses
frisons presque argentés; et, sauf une terne pâleur qui l'avait
envahie à l'entrée de Lahonce, sauf un pli profond, une sorte de
petite cicatrice qui lui fronçait le front entre les sourcils, avec
ses mates épaules nues, son corset de soie claire, son jupon de soie
pareille, elle gardait cet air joyeux et galant de jouer une opérette
qu'ont toujours les femmes élégantes dans le court-vêtu de leurs
déshabillés intimes.

--Nous verrons! Nous verrons! grognait en marchant Lahonce, quoique
pour l'instant il ne vît rien, ne découvrît rien au delà de cette
heure rouge de dix heures où il serait à guetter l'arrivée de
Favierres, dans la forteresse de son salon, de son foyer, à préparer
pour lui les imprécations, les insultes et les coups, à attendre de
pouvoir se soulager momentanément, avec sa bouche, ses poings, ses
pieds, avec tous les moyens d'assommade les plus vils qui se
présenteraient pour salir, froisser, ensanglanter la face souriante,
puis ébahie du traître visiteur.

Mais subitement, comme à la dérobée, il examinait sa femme, il se
figura des scènes révoltantes, ignobles; il se dit que Favierres,
plusieurs fois, l'avait contemplée ainsi, la chair nue, se rhabillant
ou se déshabillant impudiquement devant lui. Il lui semblait percevoir
le bruissement de ses baisers sur les bras ronds et durs d'Hélène. Il
avait la vision d'étreintes abominables entre eux, la vision forcée de
spectacles odieux que jamais il n'aurait cru pouvoir imaginer. Et il
ne se contint plus, criant d'abord l'indignation que lui causait moins
la chute que la déchéance de Mme Lahonce, la vulgarité de son choix.

--Et avec un musicien! s'exclamait-il d'une voix dégoûtée, comme si ce
mot eût résumé quelque colossale ignominie... Avec un musicien! Non,
quand j'y pense!... Et quel musicien!... Un raté!... Un individu dont
personne ne savait le nom lorsque je l'ai présenté au Cercle... Car
c'est moi qui l'ai présenté... Il a fallu que ce fût moi... Ah! elle
est drôle elle est drôle!...

Il s'interrompit un moment, pour savourer l'amertume de ce souvenir
cocasse, et poursuivit:

--Mais voilà ce que c'est... On accepte l'usage, on obéit à la mode...
On introduit chez soi des musiciens, des littérateurs, des peintres,
des tas de bohèmes... Et ces messieurs, naturellement, n'ont qu'une
idée: c'est de nous souffler nos femmes avec leur musique, leurs
bouquins, leurs ateliers... Ah! ils ont raison, ils aiment mieux nos
femmes que les leurs!... Ils ont diablement raison!... C'est nous les
serins, les imbéciles!...

Puis, se tournant vers Mme Lahonce qui gisait, muette, sur le divan,
la tête renversée parmi les coussins, il ajouta:

--Seulement, nous ne le sommes pas tout le temps, les imbéciles...
Nous ne le sommes pas toujours... Et je te garantis qu'il s'en
apercevra ce soir, ton Favierres... Ah! il vient prendre le thé?... Eh
bien! il verra le petit thé que je lui réserve. Et puis, s'il n'a pas
assez d'une tasse, on lui en donnera une seconde... Et puis après...

Il s'était remis à marcher, accélérant l'allure, comme à la poursuite
d'un adversaire qui fuyait, rompait devant lui:

--Et puis après, ce ne sera pas tout... On se retrouvera ailleurs...
Car, tu sais, je suis décidé à lui faire très mal à ton grand ami, le
plus de mal que je pourrai... Et il y a des chances que je réussisse,
n'est-ce pas?... Voyons, parle donc!... A moins que ce ne soit la peur
pour lui qui t'étouffe... Parle donc! Dis donc quelque chose,
misérable, misérable menteuse!...

Mais Mme Lahonce persistait dans son mutisme, dans son inertie, et,
lorsque au passage Pierre la regardait, il ne distinguait plus, à la
place de ses traits, qu'une espèce de masque aveugle, de masque
blafard serti de rose, le masque de ses longues mains blanches qu'en
un élan d'inconsciente défense, elle tenait obstinément collées contre
ses yeux clos, contre sa bouche frémissante, contre son visage
haletant, farouche et insurgé.

Alors, ne sachant plus où exacerber encore son chagrin, sa rancune,
Lahonce revint vers la toilette, ramassa la lettre mauve qui gisait
dessus, dépliée, une feuille en l'air, et de nouveau, il se mit à la
lire, sans passer un mot, jusqu'à la fin.

A mesure qu'il lisait, sa lèvre mince se plissait d'un rictus de
dégoût. Seulement, il ne se hasardait pas à des commentaires précis, à
des railleries déclarées envers ces phrases trop fortes, ces phrases
qui le dominaient, invinciblement, de leur toute-puissance de passion.
Il se bornait à murmurer de temps à autre, d'un ton de pitié et de
modeste dérision:

--Ah! là! là! là! là! là! là!... Ah! là! là!... Ah! là! là! là! là!

Mais quand il eut achevé pour la troisième fois cette déchirante
lecture, il possédait presque l'intuition de la vérité,--l'intuition
de tout ce qui le séparait, l'avait toujours séparé peut-être
d'Hélène. Ses regards vagues paraissaient apercevoir enfin, dans un
vertige, l'insondable abîme de dissemblance aux bords duquel leurs
vies avaient coulé distinctes, étrangères et sans fusion, malgré
l'apparence.

Et brusquement, il eut une lucide sensation de défaite présente,
d'irrémédiable impuissance désormais.

Toute son assurance cynique et autoritaire d'homme riche, d'homme de
club et bien apparenté, l'abandonnait. Ou du moins, il présageait que
d'être Pierre Lahonce, d'être ce qu'il était la veille, un moment
avant, et ce qui, de tous côtés, lui valait tant de saluts, de
considération, de cordialités en respect, que tout cela, dans
l'avenir, ne lui serait que d'une utilité mondaine, ne pourrait plus
jamais le soutenir, le servir contre sa femme, contre la personne
indevinable qui avait écrit ces phrases insensées.

Il se sentait devant elle tout timide, tout gauche, dépourvu d'audace,
comme devant un ennemi déconcertant, un adversaire inférieur, mais
dont les procédés de lutte vous dépassent.

Il lui semblait qu'il venait, à l'instant, de perdre Hélène,
définitivement. Une émotion de douleur vraie amollit tout à coup sa
rage. Il s'élança vers Mme Lahonce, voulut la voir, comme on veut voir
une moribonde, un être défunt et chéri qu'on ne reverra plus. Il lui
saisit le bras, lui tira la main violemment pour la démasquer; mais la
main échappa, revint se plaquer au visage de la jeune femme, comme
ramenée par un ressort vivace.

Cette résistance dérouta Lahonce. Il demeurait à considérer Hélène,
hésitant, immobile, partagé entre l'envie de la battre, de lui
meurtrir ses bras rebelles, et l'idée lâche que toute brutalité serait
sans effet contre cette âme aussi cachée que ce visage, contre cette
âme étrange et fuyante qu'il ne connaissait plus; et finalement, à
bout de patience, il s'éloignait, reculait lentement vers la porte. Un
gémissement de Mme Lahonce l'arrêta. Il se rejeta sur elle et la
secouant par les poignets, d'une voix sourde et vindicative, d'une
voix qui se retenait de triompher, il siffla, en dernière menace, une
promesse dernière de représailles nouvelles.

--Ah! tu pleures!... Eh bien! ce n'est que le commencement! Parce que,
tu sais, après Favierres, ce sera ton fils... Oui, tu sais, ton petit
Charlie, ton cher petit Charlie, que tu oublies si facilement, eh
bien! c'est fini! Tu n'auras plus à te le rappeler... Je le garde...
On me le donnera... Et toi, tu ne l'auras plus jamais, tu comprends,
jamais!...

Puis il la lâcha, la repoussa parmi les coussins, d'une poussée
méprisante, et sur le seuil du cabinet il ajouta:

--Jamais plus... tu entends... Jamais! Ni l'un... ni l'autre!

       *       *       *       *       *

Il dîna seul avec Charlie, car Mme Lahonce avait prétexté une migraine
pour ne pas venir à table.

Aux demandes du maître d'hôtel ou de l'enfant, il ripostait de ce ton
de douceur spéciale qu'on affecte, après une grande colère, envers
ceux qui ne l'ont pas motivée.

Il s'appliquait surtout à montrer de l'enjouement, de l'affabilité en
répliquant à Charlie que de coutume, pourtant, il laissait souvent
jaser pendant tout un repas, sans répondre autrement à ses remarques,
à ses questions, que par ces onomatopées approbatives dont on croit
généreusement satisfaire la curiosité des enfants.

Peu à peu il prenait au sérieux ses devoirs prochains, son rôle
éventuel de mari abandonné, de père à demi veuf et voué aux
sympathies. Il s'habituait à la pensée que ce romanesque malheur l'eût
frappé, lui, Pierre Lahonce, que cet invraisemblable drame de passion
se fût abattu chez lui, sur lui, dans sa famille; et il s'improvisait
une figure toute neuve et changeante, une figure tantôt attristée de
victime sans reproche, tantôt de justicier implacable à qui toutes les
vengeances sont permises.

Mais, après dîner, il songea que la présence de M. et Mme Brodin, ses
beaux-parents, pourrait le gêner dans l'accomplissement de ses
projets immédiats, dans cette scène d'expulsion où il se proposait de
si bien exécuter Favierres.

Il alla donc dans sa chambre et écrivit en atténuant l'importance des
faits:


    «Mon cher père,

   «Je vous prie de ne pas venir ce soir. Il se passe à la maison
   des choses très ennuyeuses que je viendrai vous raconter demain.
   Nous préférons ne pas recevoir aujourd'hui. Excusez-nous et
   croyez-moi

    «Votre fils dévoué,

    «PIERRE.»


Ensuite il sonna, demanda Julien, le valet de pied.

Julien, un jeune joufflu, dérangé de son dîner, arriva la bouche
encore mâchonnante. Lahonce ordonna:

--Vous allez prendre un fiacre, tout de suite, et vous porterez cela
rue de Bourgogne, chez M. Brodin. C'est pressé... Il n'y a pas de
réponse!...

Puis il alluma un cigare et se mit à tourner autour de sa chambre, en
essayant de méditer sur l'événement.



III


En 1860, M. Auguste Brodin, agent de change près la Bourse de Paris,
était tout dévoué à la cause de l'Empire.

Récemment décoré, admis aux grandes réceptions des Tuileries, il
postulait pour être invité à celles de Compiègne, quand une lettre
anonyme vint modifier, pour la vie, ses opinions politiques, ses
conceptions morales, sa façon d'apprécier les hommes et les choses.

Cette lettre, envoyée au milieu de janvier 1860, lui annonçait que
depuis deux mois sa femme, Mme Pauline Brodin, née de Tence, le
trompait presque chaque après-midi, dans un hôtel meublé de la rue de
Rivoli, avec le baron Carlier, chambellan de l'Empereur.

Après huit jours d'hésitation et deux heures de surveillance, M.
Brodin put acquérir la preuve que la lettre ne mentait pas et fit
constater par un commissaire de police le flagrant délit.

Au début sa colère était terrible, sa douleur excessive. Il prétendait
traîner les coupables devant la justice, se venger d'eux par un
procès scandaleux.

Mais des amis du chambellan intervinrent. La famille de Tence, de son
côté, se prodiguait en supplications, en conciliabules. On écrasa la
fureur de M. Brodin sous des prières, des dissertations. On fit appel
à ses sentiments de père, à ses sentiments de patriote. Et trop
faible, dans son chagrin, contre tant de gens doués de la ferme
vigueur de ceux qui sont sans souffrance, il céda, consentit à
s'abstenir de représailles judiciaires, à garder Mme Brodin, à
pardonner.

Il ne tint que la première partie de ses engagements. Il garda Mme
Brodin, mais ne réussit point à lui pardonner.

Il avait eu jusque-là deux amours: sa femme, qu'après douze années de
mariage il aimait encore d'une fougueuse tendresse, d'une ardeur de
chair jamais assoupie,--et l'Empire, à qui il devait les dignités, la
décoration, sans compter les espoirs pour l'avenir.

Il eut désormais deux haines, deux haines muettes, féroces, rapidement
invétérées: Mme Brodin et l'Empire.

Par une candide association d'idées, il accolait, dans sa rancune, la
femme qui l'avait surpris d'une si foudroyante douleur, et le régime
dont un fonctionnaire avait jeté si bas Mme Brodin; et il commença à
les haïr du jour où il eut promis le pardon.

Comme c'était une nature un peu solennelle, il donna à sa haine une
forme discrète, silencieuse, distinguée; il la dissimula sous
l'attitude guindée d'un dédain aveugle et sourd.

Il ne voulut plus entendre parler des Tuileries, qu'il feignait de
considérer comme un lieu de débauches indicibles; il ne voulut plus
s'occuper des affaires de sa femme, qu'il se faisait honneur de
regarder comme une créature perdue, sans pudeur et sans mœurs.

Il s'interdit de partager son lit, ne lui adressa plus la parole que
devant des tiers, ou en tête à tête, pour les nécessités du service et
des relations mondaines. Il affecta de se désintéresser complètement
de l'emploi de ses journées, lui permit, dans les salons, la liberté
d'allures ou de causerie la plus absolue. Et tandis que jusqu'en 1870
Mme Brodin s'imposait une conduite à peu près régulière, ne se
laissait séduire qu'à deux brèves aventures d'un an chacune, et encore
séparées par un intervalle de trois années totalement chastes, M.
Brodin fut constamment convaincu qu'elle avait des amants par dizaines
et se réjouissait à l'idée de ne pas même désirer les connaître.

Bientôt aussi, le mépris que lui inspirait Mme Brodin s'étendit aux
autres femmes.

Par la force d'une méditation continuelle sur ce sujet unique de la
trahison, il en vint à croire que toutes les femmes, même les plus
pudiques d'extérieur, les plus réputées pour leur décence, que toutes
trompaient ou tromperaient infailliblement leurs maris.

Dans les journaux, son obsession le poussait à découper les procès
d'adultères. Dans le monde, il avait parfois des sourires satisfaits à
l'image de tous les adultères qui germaient là ou fleurissaient parmi
le satin et les lumières. Dans la rue, il était persuadé que toutes
les promeneuses, toutes les dames en voiture ou à pied revenaient de
perpétrer l'adultère ou s'empressaient à aller le commettre.

D'un tempérament sensuel, la séparation volontaire qu'il s'infligeait
d'avec sa femme l'avait d'abord beaucoup privé.

Pour obvier à des tentations qui l'eussent droit mené à un
raccommodement répugnant, il commença à fréquenter des cocottes, au
hasard des promenades nocturnes, des rencontres au Bois, aux courses;
et il eut le plaisir de s'apercevoir que de rares escapades
contentaient assez des instincts que l'amour seul sans doute,
auparavant, surexcitait.

Quant aux besoins de tendresse qu'il avait, il lui suffit de les
reporter sur sa fille Hélène, une bambine de douze ans, déjà jolie de
figure et gracieuse comme une femme.

Cette beauté précoce, trop tôt dessinée, était le seul souci que
causât Hélène à M. Brodin.

Souvent des semaines, des mois entiers, il la choyait, se promenait
avec elle, l'emmenait au théâtre sans que rien gâtât sa fierté d'être
le père de cette petite que tout le monde admirait.

Mais d'autres jours, des jours de rêverie, de tristesse, il
s'assombrissait en la contemplant; il prenait la tête blonde d'Hélène
entre ses mains, il la fixait longuement, jusqu'au plus lointain fond
de ses larges yeux marrons comme pour y déchiffrer sa destinée, et il
murmurait: «Pauvre petite!... Pauvre petite!...»--car il songeait à
tous les amants que nécessairement elle aurait, à toutes les trahisons
que fatalement la vie la contraindrait d'accomplir.

Ce fut parmi ces réflexions hautaines, parmi ces douloureuses
distractions d'ironie que M. Brodin guetta patiemment la chute de
l'Empire et la décrépitude de sa femme.

Elles se produisirent presque simultanément.

Au Quatre-Septembre, Mme Brodin était avec sa fille, en Anjou, chez
une parente où M. Brodin lui avait commandé d'aller chercher
l'hospitalité, dès le début de la guerre.

Le 7 septembre, elle reçut une grande lettre de son mari.

Dans des phrases sournoisement joviales, M. Brodin lui annonçait la
déchéance de l'Empire; et tout le long de la lettre, tout au travers,
c'était un défilé, un dédale complexe d'allusions sarcastiques à
l'affaire de 1860, un mélange cauteleux d'aphorismes philosophiques et
de cris de revanche déguisés.

Elle répondit en lui demandant de venir la rejoindre. M. Brodin
repoussa cette demande.

La chute du régime maudit lui suggérait un regain d'ardeur
patriotique. Il se refusa à sortir de Paris que menaçait l'ennemi,
s'engagea dans la garde nationale, et subit avec vaillance et bonne
humeur toutes les dures misères du siège.

Mais lorsque au mois d'avril il retrouva à Versailles sa femme et son
enfant, une autre joie, une récompense nouvelle lui étaient réservées.

Bien qu'atteignant à peine quarante-six ans, Mme Brodin, en quelques
mois, avait perdu, dans une crise de diabète, tout ce qui lui restait,
au départ, de fraîcheur juvénile et de netteté séductrice. Un de ces
brusques effondrements, où parfois s'anéantît sans transition la
beauté dernière des femmes, l'avait soudain précipitée d'une maturité
appétissante encore à l'informe mollesse croulante des personnes
âgées. Elle revenait la taille épaisse, carrée, la poitrine
débordante, les joues gonflées d'une graisse hâtive où les traits
disparus devaient s'être peu à peu comme ensevelis; et avec sa
chevelure bouclée qu'elle persistait à teindre en rougeâtre, avec la
crémeuse couche de poudre de riz dont elle continuait à enduire son
visage flasque, elle avait un air vaincu, gêné, frileux de grosse
chatte rousse, de grosse chatte poussive et de coin du feu, qui donna
sur-le-champ à M. Brodin un sentiment imprévu de délivrance. Pour la
première fois depuis dix ans, il daigna l'embrasser. Il avait
l'impression agréable que c'en était fini maintenant pour lui d'être
ce que jadis cette grosse dame n'avait jamais cessé de le faire. Il
lui pardonnait presque, la devinant hors de combat, paralysée par
l'embonpoint et dorénavant incapable de nuire.

Des succès personnels, de plus, vinrent accentuer les dispositions
indulgentes de M. Brodin, adoucir davantage son pessimisme. Ses amis,
pour la plupart réfugiés à Versailles, lui assurèrent qu'il
rajeunissait. Il avait, pendant le siège, laissé pousser sa barbe, une
barbe en brosse, toute ronde, toute blanche; et on lui découvrait un
certain aspect de jeune Victor Hugo, avec un je ne sais quoi pourtant
de plus élégant.

Flatté par ces éloges, débarrassé du souci de ses ennemis intimes, il
ne renonça pas à ses doctrines, mais il s'appliqua moins âprement à en
étayer par des exemples la cruelle vérité. Il apporta, dans les
salons, une figure moins sombre, moins diaboliquement méprisante. Il y
menait le plus souvent Hélène, sans Mme Brodin que le diabète retenait
à la maison; et il avait pour préoccupation principale de marier la
jeune fille, qui prenait de l'âge, malgré sa claire beauté de blonde,
allait sur ses vingt-deux ans déjà.

Un jour de la fin de mai, ils s'étaient rendus ensemble à l'entrée de
la route de Paris, pour assister à l'arrivée des convois d'insurgés
capturés par les troupes versaillaises.

La foule, postée des deux côtés de l'immense avenue, attendait, dans
une effervescence de ressentiment et d'émotion, dans un brouhaha
bourdonnant des conversations proférées à mi-voix.

Quand les premiers prisonniers parurent tout blanchis de poussière, la
tête ou le bras encerclés de linges sanguinolents, le regard direct et
virant de rage, des insultes isolées partirent de la foule, comme des
coups de feu hésitants, puis l'audace d'injurier envahit la multitude,
gagna les rangs serrés des spectateurs.

Une poussée vers les insurgés s'opéra, que les gendarmes essayèrent en
vain de retenir. Des clameurs retentissaient, des huées éclatèrent;
c'était l'explosion de tout ce que peuvent hurler d'infâme et de
haineux une masse de braves gens en sécurité et qui se vengent.

Hélène, par peur ou par pitié, se sentait défaillir. M. Brodin,
l'entraîna toute pâle, l'assit sur un banc qui bordait, en arrière, le
trottoir, auprès des grands arbres séculaires. Il s'inclinait vers
elle, l'interrogeait, s'efforçait à la rassurer, quand un homme, le
chapeau à la main, s'approcha, proposa ses services.

--Tiens, Lahonce! s'écria M. Brodin d'un ton camarade.

Ils s'étaient connus pendant le siège à l'un des bastions de
Montrouge; et au cours des factions en commun, des longues heures
d'oisiveté sur les remparts, à la rumeur des canons tonnant au loin,
ils avaient lié intimité, une intimité guère moins superficielle et
éphémère, malgré la gravité du moment, que celles qu'on forme sur un
bateau, en wagon, dans un de ces endroits où le hasard des
circonstances vous tient, pour un temps, comme en une même geôle
enfermés.

M. Brodin remercia Pierre Lahonce de ses propositions cordiales, le
présenta à Hélène et l'invita même à leur rendre visite.

Le jeune homme y vint le lendemain, fut convié à dîner, fit une
seconde visite, une troisième; et au bout de quinze jours, il demanda
Hélène en mariage.

Orphelin, riche environ de trois millions, solide et gaillard, âgé
tout juste de vingt-quatre ans, neveu d'un homme d'État célèbre,
Pierre Lahonce réunissait en lui ces avantages de rang, de personne et
de fortune qui constituent ce qu'on appelle bourgeoisement un beau
parti.

Cependant M. Brodin n'accorda pas tout de suite son consentement, pria
qu'on l'autorisât à réfléchir.

En dépit de l'acceptation d'Hélène à laquelle Lahonce semblait agréer,
une hostilité suprême et inavouée contre tout ce qui avait touché au
monde impérial détournait M. Brodin d'acquiescer à cette union plutôt
honorable.

Enfin il parvint à maîtriser son antipathie, et le mariage eut lieu à
Paris, vers la fin du mois d'août.

Durant toute la cérémonie, M. Brodin fit bonne contenance. Il sut même
accueillir de sourires empressés les notabilités du parti déchu,
accourues pour féliciter le jeune marié.

Mais le soir, lorsque, après le dîner de famille qui s'était donné
chez lui, Hélène vint lui faire ses adieux, il fondit en sanglots.

On crut qu'il pleurait, par le chagrin de la séparation, et tout le
monde fut ému de cette bien naturelle souffrance d'un père délaissé.

La vérité était que son cœur fléchissait sous les morsures de cette
journée trop rude. Tous ces visages de courtisans, de fonctionnaires
impériaux, toutes ces beautés d'anciennes dames de la cour et
particulièrement la figure d'un proche cousin de Pierre qui
ressemblait d'une façon frappante, avec sa moustache cirée et sa
barbiche en forme de flamme, au funeste baron Carlier, toute cette
cohue détestée l'avait ramené à l'époque de son malheur, replongé
parmi les plus désolantes pensées, rejeté à une sorte de rechute.

En embrassant sa fille, il se rappelait, malgré lui, la honteuse scène
de la rue de Rivoli, puis toutes les coquetteries ultérieures de Mme
Brodin, puis toutes les affligeantes remarques accumulées sur la
corruption des femmes, et ces amertumes de naguère se joignaient pour
l'angoisser à des pressentiments indécis, des craintes confuses au
sujet de l'avenir de sa fille, de l'épouse infidèle que serait
logiquement Hélène, et des amants qu'elle ne pourrait manquer d'avoir,
parmi les drames ou les scandales.

Ces appréhensions calmées, durant les débuts du mariage, par la bonne
entente, les échanges de tendresse dont Lahonce et Hélène lui
offraient le spectacle, se réveillèrent après la naissance de Charlie,
quand la première fougue d'affection entre les jeunes gens se fut un
peu refroidie.

Sa manie de douter le reprenait; et inconsciemment, comme acharné par
une impérieuse habitude, il s'occupa à soupçonner sa fille, à l'épier
en cachette, à la surveiller ainsi qu'une épouse suspecte.

Bien que Mme Lahonce ne prêtât par sa tenue à aucun blâme, il notait
anxieusement ses démarches, ses paroles, les hommes avec qui il
l'avait vue causer dans le monde, les préférences qu'elle avouait
envers tel ou tel; et là-dessus il dressait des hypothèses, édifiait
des romans, inventait à Hélène des liaisons galantes dont il
l'innocentait ensuite, faute de preuves, pour lui en attribuer
d'autres qu'il jugeait plus croyables.

Jamais il ne confiait à Pierre ses observations, malgré l'envie qu'il
avait de le mettre en garde.

Il se piquait d'abord loyalement de ne pas accuser sa fille sur des
données aussi fragiles; et puis, tout en plaignant Lahonce de n'être
pas plus avisé, plus clairvoyant, plus soucieux de sa défense, il eût
rougi de dénoncer Hélène à cette jalousie dormeuse, de prendre parti
contre une femme, contre sa fille en faveur d'un étranger.

Pourtant, jusqu'en 1880, ses délicates recherches, son inquisition
ouatée de mystère ne lui avaient procuré aucun indice probant, aucun
témoignage positivement défavorable.

Il déplorait seulement le ton bref de révolte et d'agacement dont
Hélène accueillait ses questions tortueuses; et il se demandait s'il
fallait apercevoir, dans cette impatience à être interrogée, le signe
d'un irrespect tout moderne ou la marque d'une culpabilité en émoi.

Mais il ne possédait sur le cas de Lahonce nulle certitude et il se
fatiguait d'une pourchasse aussi difficile et infructueuse. Il fallut
la survenue de Vincent Favierres, présenté par Mme de Jehandy, pour le
ranimer au jeu.

Il redoubla d'attention alors, multiplia les ruses d'espionnage, les
pièges de conversation; et dès 1880, quoique n'ayant rien découvert
de décisif, il ne chercha plus, ferma l'enquête. Sûr que Favierres
était l'amant d'Hélène, l'inéluctable et premier amant qu'il redoutait
tant pour sa fille, il s'installa, se terra dans cette conviction
comme dans un inexpugnable refuge de pensée d'où il verrait l'aventure
se dérouler selon l'ordre normal pour finir par le ridicule ou par le
désastre; et depuis lors, il attendait, dans une mélancolie
tranquille, la suite d'événements qu'en conscience il se louait
d'avoir tout fait pour éviter.

       *       *       *       *       *

M. et Mme Brodin étaient encore à table; achevaient de savourer leur
dessert, quand on apporta la lettre de Lahonce.

--Qu'est-ce que c'est?... Qu'est-ce qu'il y a? questionna Mme Brodin
de la voix somnolente qu'elle avait avant le somme où la jetait la
digestion de chaque repas.

--Je ne sais pas! répliqua froidement M. Brodin... Pierre nous fait
dire de ne pas venir... Tenez, voilà la lettre! Vous en saurez autant
que moi!

Il s'était levé, et les pouces dans l'entournure du gilet, la tête
alourdie d'une foison d'images tragiques ou dérisoires, il marchait
autour de la table, s'efforçant de déterminer jusqu'à quel point
étaient ennuyeuses ces choses dont Lahonce s'autorisait pour le
décommander, et si ces choses ne seraient pas par hasard celles que
prévoyait de si loin sa perspicacité avertie.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria plaintivement Mme Brodin lorsqu'elle
eut terminé... Qu'est-ce que cela peut bien être?... Cette pauvre
enfant!... Cette pauvre enfant!

M. Brodin, durement, enraya les doléances de sa femme, avoua son
opinion secrète:

--Cette pauvre enfant!... Qu'en savez-vous?... Qui vous dit que c'est
une pauvre enfant? Qui vous dit qu'elle n'a pas failli à tous ses
devoirs, à tous, vous saisissez!...

Et, dans l'intonation dont il prononçait «à tous», il y avait non
seulement un rappel à jadis, mais, de plus comme une mainmise sur une
hypothèse en voie de réalisation et qu'il n'entendait pas qu'on
détournât, qu'on incommodât par des hypothèses contraires.

Mme Brodin ne répliqua point. Elle revoyait, en une vision étonnée, le
baron Carlier et ses deux autres amants, effigies effacées, aux
contours pâlis et troubles, qui se brouillèrent encore davantage,
s'évanouirent entièrement dans la somnolence dont la grosse dame était
envahie.

Elle sursauta cependant au craquement de la porte que M. Brodin
ouvrait pour sortir:

--Où allez-vous donc? interrogea-t-elle en clignant ses paupières
collées.

M. Brodin repartit d'un ton résolu:

--Je vais chez Pierre...

--Chez Pierre?... Mais puisqu'il vous a dit qu'il viendrait demain...
Vous allez peut-être le vexer, mon ami!

M. Brodin haussa les épaules:

--Je crois, n'est-ce pas, que je sais ce que j'ai à faire?... Si je
vais chez Lahonce, c'est que probablement je juge que c'est mon devoir
de père, que c'est notre intérêt...

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! susurra Mme Brodin, qui devinait enfin les
soupçons de son mari. Mais je suis sûre qu'il n'y a rien... Vous
exagérez!... Vous vous montez la tête!...

M. Brodin, sans s'attarder à discuter, sortit en grommelant:

--Je sais ce que j'ai à faire!

       *       *       *       *       *

Dehors, il appela un fiacre:

--108, rue de Lisbonne... Et bon train, n'est-ce pas?

Il avait son idée--une idée machinale et alléchée, une idée appâtée
par le parfum d'adultère possible, d'adultère avéré qu'exhalait pour
ses narines exercées la lettre ambiguë de Lahonce.

Il voulait tout de suite voir, savoir, se mettre au courant,--se
rassurer si ses craintes étaient mal fondées, s'ingérer si l'affaire
était de nature à comporter ses soins.

Mais, lorsque le fiacre stoppa devant la maison des Lahonce, sa
curiosité d'amateur fit place tout à fait à l'angoisse. Il gravit
l'escalier lentement, haletant à chaque marche, tant l'émotion lui
écrasait la poitrine. A l'approche du danger imminent, ses instincts
de père, de bourgeois reprenaient le dessus sur sa vanité de maniaque
prédiseur; et maintenant, il aurait donné volontiers une somme
importante, accompli tous les sacrifices exigés pour que sa fille, son
Hélène, son enfant fût indemne et qu'il pût l'embrasser comme chaque
jour, comme une femme honnête et maltraitée à tort.

       *       *       *       *       *

Mais au froncement du sourcil qu'eut Lahonce quand il pénétra dans le
salon, à la mine sombre, au visage décoiffé, congestionné de son
gendre, M. Brodin pressentit que tout espoir de conciliation était
perdu, qu'il fallait se résigner, accepter qu'Hélène eût confirmé ses
fatidiques théories; et ce fut d'une main un peu tremblante qu'il prit
la main que lui tendait Pierre.

--Comment! s'écriait le jeune homme, vous n'avez donc pas reçu ma
lettre?...

--Si! si! fit M. Brodin en s'asseyant. Justement... Excusez-moi...
Nous étions tellement inquiets... Je n'ai pas eu la patience
d'attendre jusqu'à demain... Voyons, que se passe-t-il?...

Lahonce riposta d'un ton maussade:

--Je suis très contrarié que vous soyez venu, je ne vous le cache pas,
très contrarié... Il se passe que j'ai surpris une lettre d'Hélène. Il
se passe qu'Hélène a... qu'Hélène est la...

Il ne pouvait achever. Ces mots d'«amant», de «maîtresse»
l'étranglaient au passage, l'étouffaient de leur grosseur insolite. M.
Brodin, complaisamment, vint à son secours, lui fournit les
expressions, comme un docteur bonhomme à un malade trop timide.

--Voyons... Est-ce qu'Hélène aurait un amant?... Est-ce qu'elle serait
la maîtresse...

Lahonce s'exclama avec stupéfaction:

--Vous le savez!... Comment le savez-vous?... D'où le savez-vous?...

M. Brodin rompit prudemment de quelques mots:

--Je ne sais pas!... Non, je ne sais rien!... Mais je suppose!... Je
fais erreur peut-être!... Je vous disais cela...

Lahonce déclara:

--Eh bien, non!... Vous ne faites pas erreur... Vous êtes, hélas! dans
le vrai... Hélène a un amant... Et cet amant, c'est Favierres...

--Vous avez la lettre?

--Oui.

--Voulez-vous me la donner?

M. Brodin ajusta son binocle et commença à lire. Tandis qu'il avançait
dans sa lecture, une révolte nouvelle s'opérait en lui. Il
généralisait, il oubliait d'où provenaient ces lignes passionnées, qui
les avait écrites et le nom du destinataire; il les lisait avec une
colère grandissante et illusionnée, comme une lettre de Mme Brodin au
baron Carlier, comme l'éternelle lettre de l'éternelle adultère à
l'éternel amant; et avant même d'avoir terminé, il se sentait déjà
gagné d'une ardeur combative, d'un besoin de prendre la direction de
l'affaire, de mettre en œuvre ses facultés de spécialiste jusque-là
inemployées, de destituer Pierre de ses pouvoirs supérieurs, ainsi
qu'on fait d'un capitaine ignare sur un navire en péril.

Il domina néanmoins, par convenance, cette excitante envie de
commander, et repliant la lettre soigneusement, en lissant les plis
d'un ongle grinçant, il concéda:

--Evidemment... C'est fâcheux... C'est très fâcheux!... Je suis navré,
mon cher ami... La conduite d'Hélène est inqualifiable... Mais
dites-moi, je vous en prie, dites-moi... En quoi ma présence
pouvait-elle vous déplaire?... Je trouve au contraire...

--En quoi?... En quoi? répétait Lahonce d'un ton de défi... Vous
voulez savoir en quoi?... Eh bien, vous me gênez parce que le monsieur
en question doit venir tout à l'heure... Oui, il doit venir prendre le
thé... Le thé! Ha! Ha!... Et vous pensez bien que, pour la réception
que je lui prépare, votre présence ne me sera pas précisément
commode...

M. Brodin protesta hypocritement de sa discrétion:

--Mais, mon cher ami, je ne vous gênerai en rien. Vous êtes maître
chez vous. Dieu me garde de m'immiscer dans l'explication que vous
aurez avec ce triste sire!...

Puis reprenant son ton engageant, son ton de bon docteur à qui l'on
peut tout confier:

--Du reste, actuellement, il ne s'agit pas de cela entre nous... Il
s'agit de l'avenir... Parlons franchement, mon cher enfant...
Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire?

Lahonce exposa en balbutiant de fureur toutes les intentions qu'il
avait de tout faire: corriger Favierres en premier lieu,--après, la
séparation, et après, le divorce, dans un an ou deux, quand les
Chambres l'auraient voté.

M. Brodin se récria, chicanant d'abord sur les dates:

--Dans un an, dans deux ans!... Ah! bien oui!... J'ai mes
renseignements, moi... C'est une question que je suis avec le plus vif
intérêt... Dans deux ans?... Dites quatre ans, cinq ans... Peut-être
jamais! Tenez, nous sommes en 82... Eh bien, je vous fais un gentil
petit pari qu'en 86 la loi ne sera pas encore votée...

Et l'intention de divorce ainsi provisoirement écartée, rejetée à
l'effrayant incertain des années et des années lointaines, il
s'évertua à détruire, à ébrécher une à une les autres armes de
pacotille que Lahonce avait choisies hâtivement dans l'arsenal public
de la tradition.

Il parlait d'une voix saccadée, s'effondrant parfois au chuchotement,
sous une pression de mélancolie trop lourde, car il se contraignait
pour excuser cette femme coupable, sa fille,--cette adversaire
satanique issue de son propre sang, et surtout il souffrait du son des
phrases qu'il se trouvait obligé à dire.

C'étaient précisément les phrases qu'autrefois les Tence coalisés, les
amis du baron suppliants avaient proférées pour vaincre son courroux;
et de les écouter même prononcées par sa voix, cela lui faisait
l'impression d'une de ces mélodies anciennes, entendues aux temps
malheureux, et dont les notes plus tard répétées emplissent soudain
notre âme d'une dense ombre de deuil, y soulèvent soudain en opaques
tourbillons la noire poussière au repos des souvenirs mauvais.

Lorsqu'il parvint à l'argument de l'enfant, il pleurait presque
d'avoir revécu si vite ces interminables atroces moments de jadis, et
sa voix tremblait, charriait des larmes, en invoquant l'affection de
Lahonce pour son fils, les devoirs dus au pur petit Charlie:

--Non, il ne faut pas, affirmait-il avec une sincérité dont Pierre se
sentait tout ému, il ne faut pas que ce petit sache jamais ce que sa
mère a été, ce que sa mère a fait, ce que sa mère a commis... Mais
imaginez-vous qu'un jour il l'apprenne, qu'un jour quelqu'un vienne
lui dire: «Votre père a quitté votre mère parce qu'elle...»...
Imaginez-vous cela, mon cher Pierre? Non, vous ne pouvez pas permettre
que votre fils ait un jour une douleur, une honte pareille... Vous
n'avez pas le droit de lui préparer un tel coup, à ce pauvre petit...
Et, pour le lui éviter, vous n'avez qu'un moyen, vous le savez:
oublier, anéantir tout cela sous le silence, pardonner!

Puis, après une pause, il ajouta d'un ton commémoratif, historique:

--Et, vous ne seriez pas le seul, je vous jure, vous ne seriez pas le
premier!...

--Ainsi, interrogea Lahonce ébranlé, ainsi vous me conseillez de
pardonner? Mais maintenant, comment reparaître dans le monde,
connaissant ce que je connais?... Comment séparer Hélène de ce
monsieur?... Comment voulez-vous que j'arrange ma vie?... Cela me
paraît impossible...

--Ne vous inquiétez pas, mon ami, fit avec autorité M. Brodin. On vous
aidera... Vous partirez en voyage... Vous éloignerez Hélène pendant un
certain laps... Affaire de quelques semaines, croyez-moi, de quelques
heures de réflexion... J'ajouterai même que si vous vouliez suivre
jusqu'au bout mes conseils, savez-vous ce que vous feriez?... Vous me
laisseriez la charge de recevoir ce gredin, vous me laisseriez...

Lahonce, outré, se cabra:

--Ah! ça, non, par exemple!... Non, non, jamais de la vie!... Je veux
lui faire son affaire moi-même et je la lui ferai proprement, je vous
en donne mon billet!...

--Mais, mon pauvre enfant, pleura M. Brodin, mais tout est à
recommencer, alors!... C'est comme si nous n'avions rien dit... Vous
voulez pardonner d'un côté, et de l'autre vous voulez insulter cet
individu, le gifler, vous battre avec lui, est-ce que je sais, moi?...
Non, vous n'êtes pas conséquent... Mettons que nous n'avons rien
dit... Allez, faites comme vous voudrez!... Déshonorez-nous... Brisez
l'avenir de votre fils... C'est cela... Faites du mal, faites des
malheurs irréparables, pour le plaisir de lancer un ou deux mots
désagréables à un monsieur et de lui flanquer un coup d'épée après!...
C'est cela! C'est cela!...

Lahonce abasourdi s'exclama:

--Mais pourtant, sapristi! il me semble que j'ai bien le droit de...
il me semble que personne d'autre que moi...

M. Brodin lui saisit la main et ironiquement:

--Oui, oui, mon ami, accordé... Vous avez le droit... Bravo!
Parfait!... Ah! vous allez faire de la jolie besogne, un joli
scandale!... Je vous en félicite!... Charmant!... Charmant!...

Un coup de sonnette l'interrompit dans ses sarcasmes.

Il s'empara de l'autre main de Lahonce, et d'une voix chaude et basse,
d'une voix implorante et à l'agonie, il murmura:

--Eh bien! non, il ne sera pas dit que je vous aurai laissé accomplir
cette folie, ce crime... Pierre!... Pierre!... Mon enfant, mon cher
enfant, je vous en supplie, au nom de votre nom, au nom de votre fils,
je vous en conjure, allez-vous-en!...

Il le bousculait doucement, le refoulait peu à peu vers une des portes
latérales du salon:

--Je vous en supplie, mon ami!... Je lui parlerai comme si c'était
pour moi... Rentrez chez vous! Fiez-vous donc à moi!... Je lui ôterai
pour longtemps le goût de revenir... Allons, allons! Pierre, je vous
en supplie!...

Lahonce faiblissait, étourdi, bégayant des refus incohérents:

--Mais non!... Je ne veux pas... Tout m'est égal! Je vous dis que je
veux le voir, cette canaille!...

D'une suprême poussée impérative, M. Brodin le rejeta hors de la
pièce, et il avait à peine refermé la porte que Favierres fit son
entrée.

--Tiens, Monsieur Brodin! Tout seul! Ces dames sont au petit salon?
fit le compositeur en s'approchant, la main tendue, sa figure avenante
rehaussée même de gaîté par l'air de fête, d'élégance que lui
donnaient son habit noir, son blanc plastron brillant, sa toilette de
soirée.

M. Brodin, surpris par la prompte apparition de Favierres, avait juste
eu le temps de s'adosser, debout, à la cheminée, dans une attitude de
hargneuse défensive. Il répliqua, un peu décontenancé, sans serrer la
main que lui offrait Favierres:

--Je l'ignore... Il se peut que ces dames soient au petit salon ou
ailleurs... Je l'ignore, Monsieur... Mais j'ai à vous entretenir de
choses autrement graves que de savoir où sont ces dames...
Asseyez-vous, Monsieur, je vous prie.

Favierres s'assit, en une pose aisée, le chapeau appuyé sur le genou,
et s'extirpant encore la ruse d'un dernier sourire, malgré son effroi,
il demanda:

--Mme Lahonce est souffrante?... Qu'y a-t-il donc de si grave?... Vous
m'effrayez!...

M. Brodin répliqua d'un ton plus assuré et plus rogue:

--Non, Monsieur, Mme Lahonce n'est pas souffrante... Ce qu'il y a de
grave et ce qui peut en effet vous effrayer, c'est que mon gendre
sait, c'est que nous savons, Monsieur, que vous êtes l'amant de ma
fille...

Favierres tressaillit et se levant:

--Je vous jure...

--Oh! épargnez-vous les faux serments, Monsieur! fit M. Brodin avec un
arrêt de la main un peu scénique... Voici une lettre que mon gendre a
interceptée et qui vous était destinée... Si vous me jurez, non votre
parole d'amant, oh! non, cela ne serait pas assez! mais votre parole
d'honnête homme, cette fois, que vous me rendrez cette lettre aussitôt
après l'avoir lue, je consentirai peut-être à vous la confier pendant
quelques moments... Vous verrez alors que toutes vos dénégations sont
aussi superflues qu'elles sont honorables... Je vous attends,
Monsieur!

Ils échangèrent la lettre, le serment réclamé, et tandis que Favierres
parcourait le papier mauve, la paupière basse et négligente, le visage
immobile, glacé d'une volontaire expression d'indifférence, M. Brodin
l'examinait du coin de l'œil comme une sorte de monstre captif, comme
l'incarnation repoussante du vice qui ment, qui vole et se dérobe.
Oui, cet homme aux caressants yeux bleus, cet homme à la moustache
brun roux et finement emmêlée, cet homme aux cheveux en brosse et tout
gris vers les tempes, ce jeune homme à la beauté énergique et
nerveuse, à la tête pleine de secrets et de mélodies, c'en était un,
c'était un amant, un de ceux qui chassent la femme d'autrui, qui la
poursuivent, la traquent et la prennent; oui, c'était l'un d'eux, un
de ces insaisissables et félons ennemis que M. Brodin tenait là sous
son regard, entre ses mains, à sa merci,--à la merci de tous ces
droits sanguinaires de revanche et d'insulte que confèrent en certains
cas, la société, la famille, l'âge et les convenances! A cette pensée
de sa supériorité, M. Brodin sentit son indignation s'accroître de
courage, et il arracha plutôt qu'il ne reçut la lettre que lui
restituait Favierres d'un geste très poli.

--Eh bien! Monsieur? grommela-t-il dédaigneusement, en glissant le
papier dans la poche intérieure de sa redingote... Eh bien! Monsieur?
Vous avez lu?... Le contenu de cette lettre vous est malheureusement
trop favorable pour que vous persistiez à nier, je présume?

Favierres, qui se mordait les lèvres d'impatience, éleva la main en
signe d'aveu.

--Bon! Vous ne niez plus? reprit M. Brodin... Très bien! J'en suis
fort aise! Je vous dirai même que le contraire ne m'eût pas étonné
outre mesure. Avec des gaillards comme vous...

Le compositeur eut un mouvement de buste en avant qui provoqua de la
part de M. Brodin un petit recul de retraite vers l'appui de la
cheminée.

--Du reste, continua-t-il, sans s'obstiner à énoncer son opinion
complète sur les gaillards comme Favierres, du reste, du moment que
vous ne niez plus, cela va beaucoup simplifier les choses... Je ne
vous retiendrai pas longtemps à vous dire ce que je pense de votre
conduite, Monsieur... Vous savez, j'imagine, mieux que moi, qu'elle
n'a pas été celle d'un galant homme...

Favierres lui coupa la parole:

--Permettez, Monsieur!... Je ne puis tolérer que vous...

--Plaît-il? interrogea d'un air goguenard M. Brodin.

Favierres reprit de même:

--Je vous dis, Monsieur, que je ne puis tolérer que vous me parliez
sur ce ton... Je vous prie de garder pour vous vos appréciations sur
une affaire qui ne saurait se régler qu'entre M. Lahonce et moi!

--Eh bien, c'est ce qui vous trompe, Monsieur! riposta victorieusement
M. Brodin... Vous vous trompez du tout au tout!... J'ai obtenu de mon
gendre qu'il ne parût pas dans cette lamentable aventure... Et il n'y
paraîtra pas!... J'ai obtenu de lui à grand'peine qu'il me chargeât de
ses intérêts... J'ai donc le droit strict d'apprécier votre
conduite... Et j'en use... Je vous répète que votre conduite n'a pas
été celle d'un galant homme!...

Il prit par prudence un temps pour le cas où Favierres n'eût pas été
de son avis, lui eût contesté brutalement ce droit dont il usait. Mais
le compositeur demeurait le regard fixe, la tête baissée, vers la
rougeoyante palpitation du bois qui luisait, dans la cheminée,
derrière les jambes écartées de M. Brodin. Il n'écoutait plus le
vieillard, retenu par une idée folle, absorbé dans le désir absurde
d'essayer de revoir Hélène, de ne pas partir sans l'avoir revue, sa
malheureuse amie, qu'il devinait maintenant à gémir, à se désoler sous
les outrages et les reproches, tout près, à côté, dans quelque pièce
voisine.

M. Brodin, qu'enhardissait ce silence, poursuivit, en piétinant à
petits pas devant la cheminée:

--Ah! ah! pardieu, vous ne pensez pas comme moi!... Je vous connais,
allez! Je connais cela! Vous trouviez tout naturel, n'est-ce pas? de
vous introduire chez un homme, de lui capter son amitié, de vivre chez
lui, de manger ses dîners, et enfin de lui détourner sa femme... Oui,
vous trouviez ça propre, élégant, honnête! Ha! ha!... C'est ce que
vous appelez, vous autres, de l'amour, de la passion... C'est ce qui
est admis, hé? C'est ce qui se fait?... Eh bien! Monsieur, ces
choses-là ont un autre nom, dans le langage des braves gens... Ces
choses-là, voulez-vous que je vous dise comment cela s'appelle?

Il ne put réaliser sa proposition. Favierres l'avait saisi par le
bras, l'arrêtant court dans son piétinement, et d'une voix exaspérée
lui murmurait:

--Monsieur Brodin... taisez-vous... taisez-vous, je vous en prie!...

--Que je me taise? protesta mollement M. Brodin.

--Oui, taisez-vous!... Vous savez bien que si je n'aimais pas votre
fille comme je l'aime, si je ne préférais tout à un scandale qui pût
lui nuire, vous savez bien que je n'aurais rien entendu de tout ce que
vous m'avez dit, que j'aurais couru chercher votre gendre derrière ces
portes, je ne sais pas où, là où il se cache, enfin, et qu'alors je me
serais bien chargé qu'il ne puisse plus vous charger de ses
intérêts... Vous comprenez?...

Il agitait, tenaillait d'une pression griffante le maigre bras de M.
Brodin. Le vieillard se débattit en secousses apeurées et rageuses.

--Ah! laissez-moi, Monsieur!... Voulez-vous me laisser, nom d'un
chien!

D'une secousse plus vive, il s'était dégagé. Il maugréa en se
frictionnant son bras meurtri:

--C'est un peu fort!... C'est un peu fort!... Ah! vous pouvez vous
vanter d'avoir du toupet, dans votre bande!... Non, c'est trop
fort!... Et d'abord, apprenez que mon gendre ne se cache pas... Je
vous ai déjà dit que c'était moi qui...

Puis il se tut brusquement, comme bâillonné par une recrudescence de
colère.

--D'ailleurs, au fait, je n'ai pas d'explication à vous donner... Je
ne discute pas avec les butors... Vous êtes libre, Monsieur... J'ai
bien l'honneur de vous saluer.

Favierres avait ramassé son chapeau et restait debout en face de M.
Brodin, ne s'en allant pas, ne pouvant se décider à s'en aller, à
quitter ce sol d'amour, à partir sur-le-champ en exil à jamais.

--Eh bien! Monsieur? interrogea avec hauteur M. Brodin... Je croyais
pourtant m'être exprimé clairement, vous avoir fait comprendre que
notre conversation était terminée...

Favierres balbutia:

--Je vous prie de m'excuser, Monsieur Brodin, d'excuser un moment de
vivacité que je regrette beaucoup... Je suis très nerveux, très
susceptible... Et ce que vous me disiez au sujet de Mme Lahonce, de
nos sentiments, était si blessant, si cruel...

--Il suffit, Monsieur! interrompit M. Brodin qui, devant la confusion
de Favierres, recouvrait graduellement son audace méprisante. Il
suffit! Je vous tiens quitte de vos excuses... J'ai mon opinion sur
votre compte... Cela suffit... Demeurons-en là, voulez-vous? et
abrégeons... Bonsoir, Monsieur... Je vous salue...

Favierres céda:

--C'est bien, Monsieur, je me retire... Mais je vous prie--je vous
prie de toutes mes forces--de bien dire à Mme Lahonce que je lui
demande profondément pardon de tout ce qu'elle souffre à cause de moi
et de tout ce qu'elle endurera peut-être par la suite... C'est là un
petit service que vous ne me refuserez pas, j'espère, et dont je vous
aurai une grande gratitude... Puis-je compter sur vous?

--Eh bien! soit, fit M. Brodin après avoir réfléchi un instant. Soit,
je le lui dirai... Je n'y vois pas d'inconvénient... Non, vraiment, je
n'en vois pas! Seulement, jurez-moi que si vous rencontrez mon gendre,
vous ne ferez rien contre lui...

--Je vous en donne ma parole...

M. Brodin, alléché, poussa plus loin ses conditions:

--Et jurez-moi aussi que jamais, quoi qu'il arrive, vous ne tenterez
rien pour revoir Mme Lahonce!...

Favierres ne répondait pas.

--Comment! s'exclama M. Brodin, vous oseriez vouloir la revoir?

Le musicien, sans répliquer, s'était incliné en un salut correct,
marchait vers la porte de sortie.

M. Brodin le rattrapa.

--Mais c'est abominable! abominable! bégayait-il, tout affolé... C'est
inconcevable. Vous songez à la revoir!... Mais vous voulez donc notre
malheur, notre ruine à tous! Mais vous avez donc le diable au corps
tous les deux!... Voyons, Monsieur Favierres, ce n'est pas pour moi,
ce n'est même pas pour ma fille, c'est pour mon petit-fils que je vous
le demande, pour ce petit Charlie que vous prétendiez tant aimer... Je
vous en prie, promettez-moi que vous n'essayerez pas de revoir Hélène!


Favierres avait tourné le bouton de la porte:

--Monsieur Brodin, dit-il fermement, je vous promets d'éviter tout ce
qui risquerait de faire du tort à Mme Lahonce ou à son fils. Cela doit
vous rassurer, il me semble!...

Et, saluant encore, il sortit.

       *       *       *       *       *

Au bruit de la porte de l'antichambre, Lahonce était accouru:

--Eh bien? questionna-t-il.

M. Brodin, qui se promenait à travers le salon, en frottant
machinalement son bras endolori, rétorqua:

--Eh bien, ça été dur! Ah! ça n'a pas été tout seul!... Il manque
prodigieusement d'éducation, ce garçon! Mais tout est arrangé... J'ai
dit son fait au misérable, et il ne rôdera plus par ici de sitôt,
c'est moi qui vous le déclare!

Puis, pour se donner le loisir d'accommoder un récit acceptable, un
récit à son honneur et à l'honneur aussi de Lahonce, il ajouta:

--Je vous raconterai cela plus tard... Maintenant, venez avec moi...
Nous allons parler à Hélène!



IV


Dehors, Favierres fit quelques pas dans la rue de Lisbonne, puis,
tournant à gauche, il remonta lentement le boulevard Malesherbes, se
traînant, frôlant les maisons, comme par un besoin vertigineux de
s'appuyer, de se dissimuler, de n'être pas seul et en vue sur le vaste
trottoir blanchâtre que rayaient de larges taches noires les ombres
projetées des arbres.

Il avait résolu de rentrer à pied chez lui, très loin, en plein parc
de Neuilly, de se réconforter l'esprit par cette grande marche
silencieuse, de se fatiguer un peu sa douleur dans la solitude et la
nuit fraîche.

Mais, arrivé place Malesherbes, ses jambes ployaient de lassitude,
mollissaient comme après une course trop longue. Il aperçut, en une
apparition décourageante, l'immense ligne droite et sombre des espaces
qui lui restaient à parcourir avant d'atteindre la rue de
Chézy,--toutes ces minutes et ces minutes à vivre avant de gagner son
lit, le sommeil, l'oubli,--et il n'eut pas l'énergie de continuer. Il
héla un fiacre, donna son adresse:

--132, rue de Chézy... au coin du boulevard Bineau, à peu près..

Puis il s'installa pour le voyage, s'accota dans un coin, les
paupières fermées, la tête ballottée au gré des cahots, essayant de
dormir à la fois et de se figurer ce qui advenait là-bas des affreuses
choses de tout à l'heure.

Il cherchait à s'imaginer avec précision où était à présent Hélène,
dans quelle chambre, si elle pleurait, la pauvre enfant aux abois, et
comment elle ripostait, dans son trouble, aux écrasantes phrases de
vertu, de morale, de réprobation que tour à tour Lahonce ou M. Brodin
devaient lâcher sur sa passion en détresse, du haut de leurs droits
reconquis.

Il aurait voulu être auprès d'elle, dans ces instants de péril,
pouvoir la protéger, de sa force de mâle, contre ses agresseurs
concertés, lui souffler ces répliques de révolte, ces répliques
d'insoumission et de haine qui démontent l'ennemi, rompent les
préliminaires de paix, brûlent sous le venin de l'insulte la fleur de
pardon qui allait fleurir. Il souhaitait qu'elle eût le courage, même
battue, prisonnière, aux mains des vainqueurs, de se garder à lui
pareille, de ne rien abandonner de sa puissance et de sa volonté
d'aimer; et en pensant qu'elle était peut-être maintenant à céder, à
se repentir, à livrer par crainte leur amour, il poussa un soupir
d'accablement long comme un bris de vague, il sentit un afflux de
larmes qui soulevaient de leurs eaux lentes ses paupières à demi
fermées.

«Comme elle m'aimait! Comme elle m'a aimé! songeait-il ainsi que d'un
passé révolu et défunt... Comme elle m'a aimé!»

Et il se rappelait le premier jour de cette époque bienheureuse et
finie, le premier soir où, chez Mme de Jehandy, il avait été présenté
à Mme Lahonce.

Il venait alors de remporter son premier grand succès avec cette
cantate d'_Hymnis_, jouée au concert de la _Société artistique_ et
qui, d'un coup, à trente-cinq ans, lui avait assuré cette renommée
copieuse et tranquille où il vivait depuis lors, ses authentiques
lettres de noblesse dans l'aristocratie des musiciens connus.

Tout de suite, au premier regard, aux premiers mots, il avait deviné
qu'il plaisait à Mme Lahonce; et il s'était de même facilement laissé
séduire par cette jolie femme élégante, aux paroles savamment
complimenteuses, aux larges yeux humides, tendres et sans défense.

Sur sa prière, il lui avait, le surlendemain rendu visite, il l'avait
revue ensuite en une seconde soirée. Ils causaient d'abord musique,
car Mme Lahonce était douée d'une intuition musicale très délicate,
possédait un talent de pianiste naturel et aisé. Mais bientôt, dans
leurs regards, ils avaient lu une harmonie autrement simple et
violente que celle des mélodies dont ils parlaient: l'harmonie des
désirs fervents et qui se veulent. Il s'était enhardi à lui dire qu'il
l'aimait. Elle ne s'était pas offensée, pas marchandée, accédant
toujours à toutes ses demandes; et au bout de deux semaines elle
s'était donnée, généreusement et instinctivement offerte, parmi des
pleurs soulagés, dans une hideuse chambre d'hôtel, choisie par lui au
hasard, à l'improviste, un soir de fin d'hiver, après une promenade à
deux dans des quartiers lointains et misérables.

Au commencement, il ne l'aimait pas. Il la prenait uniquement parce
qu'elle était jolie, complaisante, et il n'accordait aux rendez-vous
que le temps de ses loisirs; il évaluait l'aventure, d'après la
rapidité de l'abandon, comme une de ces liaisons agréables et fragiles
qu'on brise aussi vivement qu'on les a contractées.

Mais peu à peu il se sentait davantage captivé, touché par la sincère
affection que lui prodiguait Mme Lahonce, par la dévotion de cœur
qu'elle lui révélait plus audacieusement à chaque rencontre.

Il comprit tout à coup quelle erreur de fatuité il avait commise en
dédaignant jusque-là une tendresse si ardente en sa discrétion; et un
matin, comme Mme Lahonce arrivait au rendez-vous, il se jeta à ses
genoux, lui confessa, en lui embrassant les mains, sa honte de
l'avoir tant méconnue, implora, ainsi qu'un enfant fautif, son pardon.
Elle répondit d'un ton mélancolique: «Oui, je ne vous disais rien...
Mais je m'en apercevais bien... je savais bien que vous m'aimiez
mal!...» Ils terminèrent la journée, chastement, sans presque parler,
à se regarder, à se reconnaître, comme une pure journée de
fiançailles. Et, à partir de ces aveux, ç'avait été entre eux la haute
et supérieure union que crée, nourrit, et fortifie dans les cœurs
aimants, la passion sûre et réciproque.

L'amour vrai a sur les désirs cette supériorité qu'il est actif,
inquiet et ambitieux. Tandis que les désirs sont bornés et lâches,
satisfaits aussitôt qu'assouvis, l'amour paraît aux amants toujours
mécontent, toujours au-dessous de ce qu'il espérait, toujours resté
trop loin d'où il voulait attendre. C'est comme une œuvre d'art
exigeante et jamais achevée à laquelle travaillent continuellement,
dans le bonheur ou dans l'angoisse, deux artistes associés; c'est un
chef-d'œuvre que ne se lassent jamais d'orner et de ciseler ceux qui
se sont jurés un jour de le parfaire.

Favierres et Mme Lahonce passèrent ainsi les deux années qui suivirent
à rendre leur passion plus belle et plus charmeuse. Ils se donnèrent
d'abord l'un à l'autre ce qui manquait à chacun; ils se rapprochèrent
graduellement dans une perfection semblable où ils s'appliquaient
tous deux, sans relâche.

Mme Lahonce était un peu frivole, avait fréquemment sur les personnes,
sur les choses de la vie, des opinions superficielles, mondaines,
dénuées de recherche; et elle subit de bonne grâce les remontrances
que Favierres lui en faisait, l'habitude à laquelle il la pliait de
scruter les âmes et les intentions, de ne juger les gens qu'avec
réflexion, sur leur valeur intime et non sur leurs dehors.

Et, de son côté, le compositeur se corrigeait progressivement de tous
ses préjugés haineux, de cet égoïsme et de cette irritabilité d'homme
de métier, de cette involontaire et méprisante aversion pour le monde
qui, bien des fois, avaient choqué Mme Lahonce. Elle le voulait doux,
indulgent, affable; et il le fut. Elle désirait qu'il allât dans les
maisons qu'elle fréquentait; et il s'y montra. Elle avait enfin
demandé qu'il se présentât au cercle dont tous ses amis, à elle,
étaient; et il fit admettre sa candidature.

Après un an de liaison, ils s'étaient, de cette façon, délivrés,
dépouillés de toutes ces rugosités de caractère, adverses et natives,
qui sont, de coutume, entre amants, la cause cachée des blessures et
des froissements pernicieux. Ils devenaient de jour en jour plus
proches, plus en accord, plus à l'unisson, puisque leurs pensées
étaient maintenant désarmées contre l'entente sans cesse renouvelée
qui scellait leurs deux cœurs; et un moment vint où ils s'aimèrent
comme deux époux fidèles,--comme deux époux dévoués qui se sont
cherchés, choisis et adoptés, pour traverser la vie ensemble.

Le petit appartement du boulevard Péreire où, tous les jours, Mme
Lahonce voyait son ami, ne ressemblait en rien à une garçonnière. Il
l'avait meublé, sur ses indications, de meubles sobres, d'étoffes
gracieuses et sans éclat; et chaque semaine, Mme Lahonce ajoutait à
cet air d'intérieur choyé, à cet air habité et de _home_ qu'avait
l'appartement, en apportant de menus objets, des bibelots de toilette,
des passementeries et des ornements qui signaient les meubles, les
murailles, comme de sa signature personnelle.

Dans une des pièces, un piano se dressait sur lequel Favierres
exécutait ses compositions nouvelles, pour les soumettre au jugement
attentif de Mme Lahonce, ou bien travaillait, improvisait en
l'attendant.

Il lui lisait aussi les articles de critique musicale qu'il donnait à
la _Lyre moderne_, discutait avec elle si elle n'approuvait pas, ne
publiait jamais une ligne sans avoir eu son avis préalable.

De sorte que le temps qu'ils n'employaient pas à s'aimer, ils le
passaient à s'entr'aider, à être amis l'un pour l'autre, à se grandir
dans l'intérêt de cette tendresse qu'ils souhaitaient cultivée
toujours par des mains plus dignes et plus enviées.

Pour ne pas troubler ces heures de paix, ils étaient convenus
cependant de ne parler que le moins possible de ce qui les empêchait
de s'appartenir entièrement: Hélène de son mari, Favierres de sa
femme. C'étaient, pour eux, les personnages mauvais que ces êtres
trompés et haïs, les ombres funestes et douloureuses dont on n'ose pas
prononcer le nom.

Ni de la confiance de l'un ni de la docilité de l'autre, Favierres et
Mme Lahonce ne pensaient avoir quoi que ce fût à craindre. Mais ils
préféraient se taire l'existence de ces ennemis, les omettre dans
leurs propos, n'évoquer que par nécessité ces personnes, symboles de
gêne et de servitude.

Et s'ils mentionnaient quelqu'un qui ne fût pas eux deux, ils
causaient alors le plus souvent du petit Charlie, de l'affectueux et
admiratif petit Charlie, qui adorait Favierres presque à l'égal de sa
mère, et que le compositeur s'était pris à chérir comme son enfant,
par amour même de Mme Lahonce.

«Mais non!... Non, c'est impossible!... Non, cela ne se peut pas!»
murmurait Favierres qui ne voulait pas croire à l'inconcevable fin de
ces joies, de toute cette vie de bonheur secret, de toutes ces
béatitudes perdues, que rien ne remplacerait.

«Non, non, c'est impossible... Elle me reviendra... Il le faut...
Elle saura... Elle est brave... Elle trouvera moyen!...» répétait-il
d'une voix rauque, détrempée par les sanglots. Et il s'enfonçait dans
le front ses ongles, comme pour arracher, déchirer l'horrible
conviction contraire qui le ravageait là-dessous.

Mais la voiture tournait à gauche, s'arrêtait, les roues grinçant aux
pavés du trottoir, devant la grille grise d'une maison silencieuse.

Favierres descendit, paya le cocher, et ayant poussé la lourde porte
de fer, il s'avança d'un pas pesant, le long de l'étroite allée
cailloutée qui menait à sa maisonnette.

       *       *       *       *       *

C'était une petite bâtisse à un étage, blanchâtre, maigre et comme
étouffée entre les deux murailles de moellons jaunes dont la
dominaient, à droite et à gauche, les vastes propriétés voisines.

En bas, une large pièce, servant de salon et de cabinet de travail à
Favierres, s'ouvrait par deux hautes portes-fenêtres à petits carreaux
dépolis, sur un jardinet en boyau,--un boyau moins resserré pourtant
que l'avenue de l'entrée et divisé en deux portions distinctes: la
partie de devant plantée d'arbustes à fleurs et de deux frêles
châtaigniers, la partie d'arrière faite de terre brune où poussaient
quelques légumes rares, bordée de fils de fer, de treillages
quadrillés où s'enchevêtraient des ramures de poiriers, de pommiers
et des branches minces de vigne. Alentour serpentait une allée
recouverte de cailloux criants et fins; et au fond un mur sale bornait
tout l'horizon.

En pénétrant dans le salon, Favierres jeta sur un divan son paletot,
son chapeau; puis, après avoir allumé les appliques du piano, il se
laissa choir dans un fauteuil, les jambes croisées, et à la lueur
solitaire et funèbre des bougies, qui montrait l'obscurité des choses
plus qu'elle ne l'éclairait, il se mit à examiner rêveusement cette
pièce familière, comme le réclusionnaire inspecte la cellule inconnue
où ses jours doivent passer, loin de tous, sans fin et dans la peine.

Il contemplait, avec une stupeur désespérée, ces vulgaires meubles de
palissandre, ces étoffes usées à des endroits, et par terre la peau de
tigre à dentelures de drap rouge, dont la tête défoncée s'aplatissait
piteusement, comme assommée à coups de talon. Il se disait qu'il
vivrait toujours ici désormais, parmi ces objets vilains et pauvres,
que ce serait là qu'il demeurerait toujours captif--captif du malheur,
captif de sa souffrance.

Et tout à coup, comme il entendait un piétinement à l'étage supérieur,
dans la chambre de Mme Favierres, il se rappela sa femme, celle qu'il
lui faudrait subir jusqu'à la mort, celle qui serait jusqu'au bout
pour lui la gardienne, la geôlière, la spectatrice exaspérante et
forcée de sa captivité.

«Ah! si seulement j'étais seul, si je pouvais être seul... S'il n'y
avait pas celle-là par-dessus tout!»

Jamais autant qu'en ce moment il ne l'avait abhorrée, jamais il
n'avait désiré d'une façon aussi nettement criminelle, aussi fermement
scélérate, sa disparition totale, son départ sans retour.

Depuis longtemps, cependant, il ne l'aimait plus. Depuis longtemps
déjà, il l'avait réduite au rôle subalterne de gouvernante,
d'intendante de son logis; et s'il était flatté qu'on lui fît des
visites, qu'on lui rendît les politesses dues à la femme d'un homme
considéré, il évitait par contre de l'emmener chez ses amis mondains,
esquivait pour elle les invitations, ne voulait pas qu'elle lui causât
la crainte continue des agacements, des humiliations, en exhibant dans
les dîners, les soirées, la médiocrité de sa mise, la timidité de ses
manières, toute sa gaucherie enfin de ménagère défraîchie et
bourgeoise.

«Oui! songeait-il, en marchant sous l'excitation de la rêverie... Oui,
si j'étais seul, si j'étais libre... Si je ne l'avais pas épousée...
Mais voilà!...»

Il se souvenait comment, de degrés en degrés, il était descendu avec
elle au mariage, en faisant d'abord sa maîtresse--une maîtresse de
hasard trouvée parmi les choristes d'un concert du dimanche où elle
chantait, sa semaine de travail chez un couturier terminée--une
maîtresse qu'il comptait garder quinze jours, un mois, et qui lui
était restée pour la vie; il se souvenait comment, en somme, il
l'avait aveuglément épousée, six ans auparavant, juste après la mort
de sa mère, par peur de la solitude, par inexpérience veule et par
découragement.

«Ah! si j'avais su... si j'avais su!»

Et il revoyait, heure par heure presque, la progressive déchéance de
cette Valérie Grimart devenue, par l'aide des circonstances, Mme
Favierres, Mme Favierres pour toujours.

Encore, avant de connaître Mme Lahonce, il n'était que froid envers la
pauvre créature, dédaigneux et sans égards. Il lui en voulait d'avoir
entravé, terni son existence brillante d'un lien grotesque et
superflu. Il lui en voulait de ne plus pouvoir l'aimer, de
l'apercevoir telle qu'elle était, telle que la lui dévoilaient
l'habitude et le temps: flétrie, commune, banale de goûts, de façons,
de tendresse, et soumise en servante à ses grossiers ouvrages.

Mais du jour où il avait commencé à chérir réellement Hélène, sa
froideur s'était changée en haine, son dédain en mépris. Il avait
malmené sa femme par amour, l'avait détestée de toute la vigueur de sa
passion, l'avait torturée comme par une superstition sentimentale et
vengeresse--comme si chacune des duretés, des méchancetés réfléchies
dont il la tourmentait eût été une offrande de cœur à Mme Lahonce,
une action de grâces à l'amie préférée. Et peu à peu même, dans cet
esprit de fanatisme amoureux, il en était venu à rougir des mouvements
de pitié, des velléités de regret que lui inspirait parfois la
résignation servile et muette de sa femme sous les outrages et les
cruautés. Il éprouvait des remords de l'avoir embrassée plus
affectueusement après une algarade trop vive, de l'avoir
paternellement consolée si elle pleurait tout d'un coup; et le
lendemain ou quelques heures plus tard, il ressentait un besoin
craintif de racheter ces défaillances, ces manquements à Mme Lahonce,
par un redoublement de sévérité grincheuse et d'insultante tyrannie.

«Allons, conclut-il, une cigarette encore avant de dormir!»

Il s'était approché du piano pour allumer sa cigarette, mais soudain,
comme hypnotisé, il demeura à contempler une de ses bagues qui
reflétait la lueur des bougies et fulgurait dans l'ombre,--un anneau
tressé d'or et de platine, que censément Charlie lui avait donné, pour
sa fête, le mois précédent. Charlie! Un aussi qu'il ne reverrait plus,
dont il ne sentirait plus autour de son cou les bras embrasseurs et
gamins, dont il n'aurait plus les gentils baisers fougueux, dont il
n'aspirerait plus la douce haleine d'enfant toute neuve et framboisée.
Et il l'appelait tendrement, murmurait inconsciemment:

«Mon petit Charlie!... Mon bon vieux Charlie!...»

Un bruit de savates claquantes dans l'escalier, un bruit de savates
qui descendaient, lui fit brusquement redresser la tête.

La porte du salon s'ouvrit et sur le seuil parut une chétive forme en
chemise blanche: Mme Favierres. Elle tenait à la hauteur de ses yeux
éblouis un bougeoir de cuivre, et avec l'ample gaine ballonnée de sa
chemise blanche, le fichu brunâtre qui encerclait sa petite figure
pâle, bouffie, cireuse, et l'encadrement de ses bigoudis qui se
tordaient comme de gros vers noirs au-dessus de son front mou, elle
semblait ainsi la personnification de la disgrâce nocturne, elle
réalisait toute la laideur sacrilège que vouent impudemment à la Nuit
les femmes lassées par l'âge et sans coquetterie.

--Tu ne viens pas te coucher? demanda-t-elle... Voilà un quart d'heure
que je t'entends marcher... Tu vas te faire du mal, tu vas attraper
froid, mon ami! Tu ne veux pas monter, dis?

Favierres la considérait fixement, comme pour aviver à cette burlesque
hideur sa répulsion coutumière.

--Non, je ne monte pas, dit-il enfin... Quand je jugerai à propos de
monter, je monterai... Je te prie de me laisser tranquille...

Elle était tout près de lui et haussant davantage son bougeoir:

--Qu'est-ce que tu as donc, mon chéri?... Mais tu as les yeux tout
rouges!... Tu as pleuré?... Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, dis-moi?...
Je t'en prie, mon pauvre chéri, qu'est-ce que tu as?...

Favierres battait le sol du pied, contenait son énervement, sans
répondre.

Mme Favierres insista:

--Tu as du chagrin?... Dis-moi ce que c'est!... Je pourrai peut-être
te consoler... Tu as de la peine, j'en suis sûre!...

Et Favierres gardant le silence, elle poursuivit d'une voix pressante
où il n'y avait pas que de la compassion, mais aussi comme un espoir:

--Je t'en prie, dis-moi, dis-moi!... Je ne veux pas que tu souffres...
C'est sans doute ces dames, tes amies, ces belles dames, quoi! qui
t'ont fait de la peine... C'est sans doute elles qui...

Favierres asséna un coup de poing sur le piano dont les cordes
gémirent sourdement.

--Je te défends de dire cela! hurla-t-il. Je te le défends, tu
entends... Ces belles dames!... Je t'interdis de me parler jamais de
ces choses-là... sur ce ton-là!... Je te défends de parler de ce que
tu ignores, de femmes que tu ne connais seulement pas, tu entends, tu
entends?...

Il l'avait saisie par le bras, comme une voleuse, et la traînait vers
la porte:

--Allons! remonte!... Laisse-moi!... Et tâche de ne plus
recommencer!...

Mme Favierres, affolée, obéit, et tandis que le clapotement de ses
savates gravissait marche à marche l'escalier, s'éloignait, cessait
complètement, le compositeur retourna au piano pour y rallumer sa
cigarette éteinte.

Sa main tremblait, manquait la flamme, mais il se sentait tout
ragaillardi par ses représailles brutales, tout fier d'avoir vengé du
soupçon sa parfaite et irréprochable amie.

Il fuma une seconde, une troisième cigarette, retenu par l'horreur de
ce qu'il savait l'attendre là-haut, n'osant monter par peur des
scènes, des pleurs, de toute cette douleur sans beauté dont il ne
pourrait s'émouvoir.

Mais quand, vers deux heures, épuisé par la fatigue et l'inquiétude,
il se décida à regagner la chambre conjugale, tout de suite il fut
rassuré.

Mme Favierres dormait, et les bruyants soupirs qui scandaient sa
respiration régulière, convulsions suprêmes des sanglots étouffés, les
longs soupirs qui bruissaient par sa bouche entr'ouverte attestaient
la loyauté de son sommeil.

Favierres pourtant se pencha sur elle, voilant de la main l'éclat du
bougeoir qu'il portait.

Elle n'était plus cireuse et pâle maintenant sous les serpents des
bigoudis, la petite face molle de Mme Favierres; elle était rouge,
balafrée de rayures roses, pourpre surtout aux paupières, aux narines
qui luisaient comme graissées, polies par les larmes; et sur sa
figure, tout à l'heure si laide et ridicule, la souffrance avait mis
son charme attendrissant.

Favierres eut un élan subit de remords, de pitié véritable. Il
songeait à ce que c'est que de souffrir du cœur, et il plaignait
enfin ce mal qu'il connaissait.

«Pauvre femme!... Pauvre malheureuse!... Pourquoi faut-il que les gens
se martyrisent les uns les autres?... Pourquoi toutes nos douleurs
font-elles d'autres douleurs?»

Il se penchait, s'inclinait plus, poussé par un sentiment de
fraternité égoïste, de communion dans le chagrin, et ses lèvres
finirent par se poser doucement sur le front moite de sa femme
assoupie.

Elle se réveilla à demi, sursauta d'un restant de terreur.

--Hein! quoi! C'est toi?... Qu'est-ce qu'il y a?...

Il la maintenait d'un geste cordial en sa posture de repos:

--Rien, rien... Je t'embrassais... Je te demandais pardon!

Elle lui tendit sa bouche dans un sourire heureux, et il embrassa
encore bravement ces lèvres désaimées et désertées, ces lèvres toutes
brûlantes et salées par les pleurs.



V


Il en est des blessures morales comme de ces lésions cachées au plus
profond de notre corps. Elles ne se voient pas, ne se signalent par
rien de visible, de tangible, d'effrayant, ni par du sang qui coule,
ni par une paralysie des membres, ni par les linges ou les appareils
protecteurs: et ainsi elles nous laissent, après le sommeil, pour un
instant, l'illusion d'être valides, intacts, pareils à ceux qui vont
dans la vigueur et la santé. Seulement, un effort, une tentative de
nous mouvoir, d'agir, et aussitôt les sournoises dormeuses se
réveillent, reprennent prestement à l'intérieur de nous, leurs
poinçonnantes et purulentes manœuvres, nous remettent vite dans
l'état de débilité et d'agonie où nous étions avant.

Favierres, en se levant, se sentait moins accablé que la veille, plus
courageux, plus dispos au labeur qui occupe; et, une fois habillé, il
descendit dans son cabinet et s'installa, comme de coutume, devant son
papier rayé de portées, à son étroite table de travail. Mais, au bout
de quelques minutes, la douleur, de nouveau, projetait en lui son
venin montant et rapide, de nouveau secouait, excitait, relançait dans
son imagination les cauchemars assoupis, les visions mauvaises. Et il
dut, par faiblesse, s'arrêter; il laissa tomber sa plume, repoussa les
feuilles blanches, empoisonné soudain, oppressé et pantelant
d'angoisse, sans pouvoir penser, réfléchir à autre chose qu'à Mme
Lahonce, à la brutale séparation, à la chère union détruite et aux
moyens de réparer.

Il passa toute la matinée, dans un malaise étouffant et toujours plus
enfiévré, à organiser des plans, des stratagèmes impraticables pour
revoir Hélène, à attendre la lettre, la dépêche, les incertaines
nouvelles qui peut-être lui parviendraient d'elle.

Deux courriers se succédèrent sans rien apporter. A l'arrivée de
chacun, Favierres avait des palpitations galopantes, une ruée de sang
qui lui battait à coups tumultueux les côtes, puis, le facteur parti,
c'était une prostration brisante comme une chute, c'était un sombre
étourdissement, la tête ballante, les yeux fixes, comme un ivrogne
morne.

Il voyait alors le temps de la longue journée, tout cet énorme temps
se dérouler dans l'immensité de ses casiers superposés et vides. Il le
voyait vraiment ainsi qu'on voit un objet, une vaste mappemonde de
terres ignorées,--il le voyait avec toutes ses heures, toutes ses
minutes, toutes ses secondes incolores et semblables; et il se
demandait laquelle de ces grises et menues divisions serait la bonne,
sur laquelle il pouvait hardiment piquer, dresser son désir fou d'une
lettre, comme l'épingle-fanion qui marque les victoires.

Mais, vers trois heures, à bout de patience, enragé d'anxiété, il
sortit, sans avertir Mme Favierres, et gagna les boulevards du Parc,
afin de marcher un peu, de s'apaiser un peu les nerfs.

Il avait résolu de ne pas aller dans Paris, autant pour éviter des
rencontres oiseuses, des conversations pénibles, que pour rester près
de chez lui, si l'envie d'y retourner, de revenir aux nouvelles, le
saisissait tout à coup.

Et puis le calme de ce Versailles bourgeois qu'est le parc de Neuilly
plaisait plus à sa sauvagerie de souffrance que les rues tapageuses de
la ville.

C'était sur les larges trottoirs humides et déserts la tristesse
solennelle des premiers jours d'octobre. Le ciel noir, chargé de
nuages, laissait ternes et moroses les grands arbres du bord, malgré
le plumage rouge et jaune, le gai plumage d'ara, dont les avait parés
l'automne. Les pas s'assourdissaient dans le tapis beige et moelleux
des feuilles mortes. Des maisons blanches, des propriétés blanches
dissimulées sévèrement au fond des jardins devinés, derrière les
auvents gris ou verts des hautes grilles à pointes--de ces habitations
riches et paisibles, nul bruit, nulle voix ne s'élevait pour troubler
le silence du boulevard sans passants. Et Favierres, tout en marchant,
s'approuvait d'avoir choisi pour sa promenade ces belles voies de paix
et de mélancolie, de n'avoir pas couru s'exposer aux questions, aux
gouailleries, à toutes les blagues injurieuses des personnes
honorables.

«Ah! oui, songeait-il, avec ma tête, avec la tête que j'ai, il
n'aurait plus manqué que cela d'aller à Paris... Bon si j'avais perdu
ma femme, ma femme légitime, ma vraie femme, celle que je déteste,
enfin... Alors on aurait trouvé ça tout naturel de me voir des yeux en
larmes... On n'aurait pas eu assez de consolations, de condoléances,
de «Pauvre ami!» pour compâtir à ma douleur... Mais non, je n'ai perdu
que ceux à qui toute ma vie était dévouée... Je n'ai perdu que mon
unique bonheur, je n'ai perdu que ma maîtresse, comme ils disent, que
le fils de ma maîtresse aussi,--tout bonnement... Et cela, pas moyen
de l'avouer, pas moyen d'en pleurer devant le monde... C'est
défendu... Et si c'était permis, ce serait ridicule... Pleurer pour
une maîtresse perdue!... La belle affaire!... On en reprend une
autre... Et tout est dit!...»

Il s'indignait à préciser ces idées, à se découvrir si isolé, si
réprouvé, si désarmé contre tous, dans l'exaltation de son amour
exceptionnel et effréné.

«Mais allez donc expliquer ces choses-là à un père de famille, à un
brave homme, à un M. Brodin... Il vous traitera de bandit, d'aliéné,
de coquin... comme l'autre a fait pour moi hier!...»

Et peu à peu, sa colère sombrait dans le découragement au spectacle de
ce monceau de joies en ruines auprès duquel il végéterait désormais, à
la pensée de ce néant d'affection où s'abîmerait maintenant sa
carrière sans but.

«Le monde!... Ah! je m'en moque bien du monde!... On ne m'y repincera
plus dans le monde, chez tous ces gens qui me méprisent ou qui me
jalousent... Le monde?... A quoi bon? Pour y voir des femmes qui ne
seront pas Hélène, des enfants qui ne seront pas le petit?... Merci!
Plus rien à faire par là... Et de l'autre côté non plus, du reste...
Le travail me dégoûte... Je ne pourrai plus travailler... jamais!...
Je le pressens... Non, ma vie est fichue, c'est bien simple,
absolument fichue!...»

Il arrivait devant chez lui, et tout de suite, il se rendit à la
cuisine où, par la fenêtre entr'ouverte, il avait aperçu Mme Favierres
qui surveillait les préparatifs du dîner.

--Il n'est rien venu pour moi? questionna-t-il d'une voix brève.

--Non, rien, mon chéri! fit affectueusement Mme Favierres.

--Ni lettres, ni dépêches?

--Rien, rien... Je te le dirais, voyons!

Il haussa les épaules et déclara:

--Je vais travailler dans le salon... Qu'on ne me dérange pas avant de
servir...

Et Mme Favierres l'entendit qui s'enfermait à double tour. Vers six
heures, la nuit étant déjà noire, elle gratta à la porte pour lui
proposer de la lumière. Il cria, sans ouvrir, d'un ton furieux:

--Non, je n'en ai pas besoin... Je t'ai dit de ne pas me déranger!...

Il ne prononça pas une parole pendant tout le dîner, ne répondant que
par signes aux indications que lui murmurait Mme Favierres pour qu'il
choisît les bons morceaux; et, son café bu, il sortit.

Lorsqu'il rentra une heure plus tard, il trouva la petite femme sur le
perron, sa tête frileuse enveloppée d'un fichu de laine noire.

--Tiens! mon chéri! fit-elle... Voilà une lettre que le facteur vient
d'apporter!

--Donne!

Il s'était élancé dans le salon, fermait la porte à clef et, sans se
dévêtir, il approcha vivement l'enveloppe d'une lampe posée sur la
table. L'écriture était celle de Mme Lahonce. Il déchira, debout,
l'enveloppe et lut:

«Je ne sais pas ce que je vais t'écrire, ni si je vais pouvoir, ni si
on me laissera finir, mon ami chéri, mon ami plus cher et plus chéri
que jamais... Je vais t'écrire au hasard, comme je pourrai...
Excuse-moi... Il est deux heures et je profite de ce qu'_on_ est
sorti un instant pour t'envoyer un peu de mes pauvres nouvelles...
Mais _on_ peut rentrer d'un moment à l'autre... Alors, que je te dise
d'abord ce qu'il y a de plus triste... Nous partons demain matin en
voyage... Nous partons pour Londres... Nous n'y resterons pas... Nous
en repartirons immédiatement pour aller à l'île de Wight... Pour
combien de temps? Je l'ignore... _On_ ne veut pas le dire... Ma main
tremble... Je ne vois plus ce que j'écris, parce que je pleure... Ah!
mon chéri, ce que j'ai subi depuis hier!... Et les injures et les
scènes, et _on_, et mon père et ma mère!... C'était à devenir
folle!... Sans notre cher petit Charlie, sans l'espoir que j'ai, que
je conserve malgré tout de te revoir un jour, mon grand Fav, je me
serais tuée, j'aurais bu du laudanum, j'aurais fait n'importe quoi
pour ne plus les entendre, pour leur échapper... Mais ce qu'ils me
disaient de moi, de ma conduite, ce n'était rien encore... C'était ce
qu'ils me disaient sur toi, mon grand ami chéri, c'étaient toutes les
infamies qu'ils déversaient sur toi qui m'assassinaient, qui
m'exaspéraient!... J'aurais voulu pouvoir leur crier qu'ils étaient
des misérables, les étrangler, leur arracher la langue... J'aurais
voulu leur dire comme tu m'aimais et comme tu avais divinement su
faire que je t'aime... J'ai déchiré un mouchoir, je l'ai mis en
lambeaux avec mes dents pour ne pas répondre... Je te l'ai gardé...
Je te l'apporterai un jour... Tout est arrivé par la faute de
Juliette... Tu me disais hier que j'avais tort de me fier à elle!...
Mais quand on aime, on n'a pas confiance dans les gens, on a bien
mieux: on a besoin d'eux... On se livrerait à son pire ennemi s'il
pouvait vous servir à ce que l'on désire... Maintenant, l'a-t-elle
fait exprès? Je ne crois pas... Mais, tout de même, je l'ai en
horreur, cette femme... D'ailleurs, _on_ veut renvoyer tous les
domestiques, même Nanette, ma vieille nourrice, qui ira chez mes
parents... Papa dit que c'est une maladresse de renvoyer les gens,
qu'ils raconteront l'histoire partout... Mais _on_ s'obstine à vouloir
les renvoyer... Du reste, depuis hier, papa et _on_ passent leur temps
à se disputer... Toute la matinée, je les ai entendus crier dans le
salon... Je suis anéantie de souffrance, d'émotion et de peur... J'ai
déclaré que je voulais me séparer... Papa n'a rien voulu entendre de
cela... Et ç'a été une autre scène... Et puis, si je me séparais, on
m'enlèverait sûrement Charlie... Si tu l'exiges, je me résignerai bien
à ce sacrifice... Mais toi-même tu en souffrirais, toi mon grand Fav
qu'il aime tant et que je veux qu'il revoie... Ce matin, tu ne te
doutes pas comme il a été bon et affectueux, cet ange!... Il pleurait
de me voir pleurer... Il buvait mes larmes en m'embrassant...
Heureusement je l'emmène avec nous... Nous partons seuls, sans femme
de chambre, sans domestique, sans Nanette, complètement seuls... Je
tâcherai que nous revenions le plus tôt possible... Mais c'est si
difficile!... _On_ est si furieux, si mauvais, si changé!... Quel
malheur tout de même, mon grand ami chéri!... J'essaierai de t'écrire
de là-bas... Papa tout à l'heure m'a dit que tu me demandais pardon...
Pardon de quoi?... De m'avoir tellement aimée!... C'est fou!... Aie
confiance en mon courage, en mon cœur... Ne souffre pas trop... Ne te
désespère pas... Nous nous reverrons, j'en suis sûre... Je te dirai
même une idée que j'ai. Voici mon idée...»

La lettre s'arrêtait là, brutalement interrompue par la survenue sans
doute de _on_ ou d'un des durs gardiens de Mme Lahonce.

Dans un transport de tendresse et de soulagement, Favierres porta le
papier à ses lèvres.

«Comme elle est vaillante!... Comme je l'aime!» murmurait-il; et il
sentait dans sa poitrine son cœur délié s'étirer, se détendre, comme
sous l'onction d'un baume.

Il relut deux fois encore, trois fois la lettre. Il avait un sourire
apitoyé à certains endroits, à certaines expressions de fougue et de
fureur. Il se représentait les scènes que chaque phrase évoquait,
Hélène dans des attitudes d'indomptable héroïne, et les halètements de
ses seins sanglotants ou révoltés. Puis il cherchait à compléter les
lignes de la fin, à parachever cette idée seulement promise, cette
idée de ruse et de joie dont il avait soif maintenant comme d'une
dernière gorgée d'espoir; il se surexcitait de nouveau sans trouver.

«Bah!... Je ne réussis qu'à me faire du mal... C'est absurde!...
Attendons!... Il n'y a qu'à attendre!...»

Et il monta se coucher.

Dans le lit d'acajou proche du sien, Mme Favierres lisait à la lueur
d'une basse lampe à pétrole, une collection de feuilletons du _Petit
Journal_.

--Eh bien! mon chéri? demanda-t-elle discrètement... Ta promenade
a-t-elle été bonne?...

Favierres répondit sur le même ton de réserve:

--Pas mauvaise... pas mauvaise!...

Elle éteignit quand il fut au lit et susurra:

--Bonsoir, mon chéri!

--Bonsoir!

Il lui avait saisi la main dans l'obscurité et l'embrassait avec une
machinale douceur. Mais soudain il la lâcha, la repoussa plutôt comme
un objet répugnant. L'image d'Hélène pleurant dans l'insomnie lui
traversait l'esprit et lui donnait sa femme en haine. Il répéta pour
s'excuser de sa brusquerie:

--Bonsoir!

Et il s'endormit en souriant, en se redisant confusément les phrases
de la lettre cachée sous son oreiller, ces mots et ces mots ajustés
sans suite qui, dans le vide des espaces, avaient d'un coup refait
entre eux le fil immatériel d'union et de foi.

       *       *       *       *       *

Il se leva tard le matin, et après déjeuner il prit un fiacre, se fit
conduire, au plus voisin, chez un libraire de Neuilly. Mais le
marchand n'avait pas les livres qu'il désirait. Il dut descendre dans
Paris, jusqu'au boulevard. Il en revint à la nuit, avec deux guides de
l'Angleterre et une monographie illustrée de l'île de Wight.

Puis, le dîner terminé, il s'installa à les lire, dans le salon, en
face de Mme Favierres qui cousait, ourlait des torchons, de l'autre
côté de la table, et n'osait pas parler, car déjà elle s'était, au
dessert, attiré une rebuffade pour de timides questions sur le titre
des livres.

Il avait eu cette idée de se consoler, de se distraire en suivant, en
accompagnant Hélène par la pensée, en s'aidant des gravures et des
descriptions afin de la voir, par delà les mers, dans cette île verte
et tiède où on l'avait emmenée captive. Et le lendemain il employa
encore la journée et la soirée à étudier ses guides, à apprendre les
régions et les sites, à planter dans son imagination les décors
délicats ou rustiques dans lesquels Mme Lahonce promenait sa
tristesse.

Où était-elle, la forte et charmante amie? Dans quelle station de
l'île, dans quel hôtel et dans quelle chambre? A Ryde, à Shanklin, ou
à Ventnor, à Freshwater près des grottes brunes, ou à West-Cowes
peut-être, au port plein de yachts blancs?

Il se la figurait toujours au fond d'un landau découvert, avec la
sévère mine de mélancolie qu'il lui connaissait, Lahonce tout sombre
aussi à sa gauche, Charlie vis-à-vis d'eux--parcourant des routes
propres, bordées de cottages roses, des pays de verdure moite et
grasse, ou longeant des falaises rousses au pied desquelles la mer
noire écumait dans les rocs.

Mais au bout de quelques jours, l'inquiétude le reprit. Mme Lahonce
n'écrivait pas. Il recommença à s'impatienter, à se tourmenter, à
s'imposer chez lui d'énervantes et oisives factions d'attente,
guettant la lettre espérée comme le naufragé guette les vivres,
souhaitant avec une ferveur de moribond des nouvelles, des aliments
pour sa confiance agonisante, pour sa mémoire où le souvenir de Mme
Lahonce, où la réalité de son amie pâlissait, dépérissait,
s'anéantissait en une vague et glaciale image de keepsake. Et il avait
chaque jour des crises de larmes ou de colère, des accès de douleur
enfantine qui lui faisaient maudire Hélène à voix basse, tout en
l'invoquant.

Enfin, un matin, comme il se réveillait en sueur, après d'affreux
cauchemars de rupture et de mort, Mme Favierres lui plaça dans ses
mains engourdies une lettre, une lourde lettre mauve, où il déchiffra
aussitôt l'écriture de Mme Lahonce, au-dessous d'un timbre étranger.

Il s'était, d'un bond, redressé sur son séant et dès que Mme Favierres
fut sortie, il arracha fébrilement la lettre de l'enveloppe et lut:


    «Ryde, mercredi 11 octobre 1882.

   «C'est grâce à ma souffrance, grâce à mon amour, que je puis
   enfin t'écrire, mon grand ami chéri. Hier soir, j'étais si lasse,
   si exténuée, si malade de tout ce que j'endure depuis huit jours
   que le docteur m'a ordonné de garder la chambre aujourd'hui. _On_
   est parti avec Charlie faire une courte promenade à cheval. C'est
   le premier moment de solitude, de liberté qu'_on_ m'ait laissé
   depuis notre arrivée ici. Et tu comprends, mon grand Fav, comme
   je l'aime, comme je la bénis, comme je l'exagère cette maladie
   visible, cette maladie reconnue à qui je dois de pouvoir
   t'écrire, de pouvoir t'envoyer dans ton triste ermitage un peu de
   consolation et d'amour. Tu as dû être surpris, inquiet, pauvre
   aimé, de ce long silence. Tu as dû douter de mon énergie et de ma
   tendresse, n'est-ce pas? Ah! si tu savais pourquoi, à cause de
   quoi, j'ai été empêchée de t'écrire!... Mais je n'ai pu faire
   autrement que je n'ai fait... Il a fallu que je fasse ce que j'ai
   fait... Et maintenant le courage me manque presque de te le
   dire, car je songe à la douleur et à la joie que je vais en même
   temps te causer. Je voudrais pour ces aveux avoir ta tête sur ma
   poitrine et ton oreille près de mes lèvres, être à portée
   d'étouffer sous mes baisers tes paroles de reproche ou tes
   injustes plaintes... Car je t'ai menti, mon grand ami chéri, je
   t'ai menti pour notre bonheur et pour le calme de ton cœur... Je
   t'ai menti en te jurant autrefois que j'étais à toi seul... Je
   puis bien te l'avouer, je puis bien te le dire maintenant que
   c'est fini, maintenant que plus jamais cela ne sera... Oui, mon
   pauvre aimé avant ce terrible drame, j'ai subi de la part de _on_
   bien des choses odieuses que je te cachais par amour... Je les
   subissais dans la rage, la froideur et la honte... Seulement, je
   n'osais m'y refuser, je n'osais par mes refus risquer les
   soupçons et le reste... Mais ici, mais quand _on_ a su, alors, je
   n'ai plus rien craint, j'ai résisté, j'ai lutté, je me suis
   battue instinctivement comme une vierge qu'on viole. J'ai mordu,
   griffé, fermé mon corps de toute la surhumaine force de ma
   passion... Et, deux soirs de suite, ç'a été dans la nuit deux
   luttes sauvages et presque silencieuses où j'ai triomphé...
   Depuis _on_ m'a laissée tranquille, _on_ ne m'a plus rien
   demandé, et j'ai senti que j'étais sauvée de ces horreurs pour
   toujours... Mais depuis aussi, ce n'a cessé d'être des menaces
   épouvantables, une surveillance de garde-chiourme, un continuel
   espionnage de tous mes actes et de tous mes instants... Depuis,
   je n'ai plus été seule une minute, plus une minute hors de ses
   regards mauvais... Ai-je eu tort, mon Fav, dis-moi?...
   Peut-être!... Mais je ne pouvais plus, je n'avais plus de
   prétexte à pouvoir, je te jure que je ne pouvais plus!... Tu
   n'attends pas, mon grand ami chéri, que je te parle de notre vie
   ici, de Wight et des points de vue... Je ne vois rien, je
   n'entends rien... Je ne me promène pas... On me promène... On me
   promène comme ces malades dans le Midi, ces malades blêmes qui
   passent dans des voitures avec des châles, des airs frileux, des
   yeux hébétés et vides... C'est même à peine si je réponds à notre
   bon petit Charlie, plus tendre, plus gentil petit garçon que
   jamais... L'autre jour, dans une excursion, il a parlé de toi, il
   a déclaré qu'il voudrait bien que tu fusses là, que cela te
   plairait joliment à toi qui aimes tant la campagne... Je
   défaillais de frayeur, je croyais qu'_on_ allait dire sur toi
   quelque abomination ou défendre à Charlie de prononcer ton nom...
   Mais _on_ n'a pas entendu ou _on_ a fait semblant de ne pas
   entendre... A part, d'ailleurs, qu'_on_ ne m'adresse la parole
   que pour me menacer de nous tuer tous les deux, de nous casser la
   figure et tout ce qu'il y a en nous de cassable, _on_ se plaît
   assez ici, _on_ ne parle pas de partir... De sorte qu'avec les
   complications en plus que je t'ai dites, je renonce peu à peu à
   la chère idée que j'avais et que dans ma dernière lettre je n'ai
   pas eu le temps de te dire... Oui, mon grand Fav chéri, j'avais
   l'intention délicieuse et brave de te faire venir ici en
   cachette, ici ou plus tard à Londres, quand nous y serions...
   Mais plus j'y pense avec désir, plus cette idée me semble
   maintenant funeste et périlleuse... J'entends des pas dans
   l'escalier... J'ai peur... On vient du côté de ma chambre...
   Adieu, mon pauvre aimé... Je te récrirai si je peux... Crois en
   moi et sois heureux...

   «Ton éternelle amie,

    «H.»

Favierres resta, au premier moment, abasourdi de la révélation, ne
ressentant d'abord que le nouvel affront, l'outrage de surcroît
qu'elle lui apportait:

«Ainsi elle m'avait menti... Elle me mentait... Et ce goujat de
Lahonce me trompait comme je le trompais... Pouah! Cette brute, ce
lourdaud!... Pauvre amie! Quelle horreur!»

Puis, comme rejetant ce souci retardataire au casier des douleurs
classées et mortes:

«Bah! tant pis!... Puisque c'est fini!... Puisqu'elle s'est
délivrée!... J'ai bien d'autres souffrances à souffrir que
celle-là!...»

Et, tout en s'habillant, il se mit à calculer les frais que lui
coûterait un voyage à Londres, les sommes dont il disposait et celles
qu'il lui faudrait toucher.

Il passa la semaine à ces amusantes et réconfortantes combinaisons de
déplacements, consultant les guides, les indicateurs, comme s'il eût
été sur le point, à la veille de partir sûrement; et souvent il allait
à Paris pour chercher un objet de toilette, des livres, des cigares ou
des parfums qu'il voulait emporter.

Il était donc tout prêt, quand, le mercredi suivant, il reçut par le
premier courrier, une lettre de Mme Lahonce qui l'invitait à venir la
rejoindre. Hélène écrivait:


    «Londres, mardi 17 octobre 1882.

   Nous sommes ici depuis deux jours, mon grand ami chéri. J'ai
   juste cinq minutes à moi pour te dire que j'ai besoin de toi, que
   je te veux, que je te supplie de venir. Il est question
   maintenant que nous allions pendant un mois à Brighton. Là, il
   serait impossible que tu viennes. Je suis désespérée. Deux mois
   sans toi, c'est au-dessus de mes forces. Il faut donc que tu
   viennes ici. Peut-être ne pourrai-je pas te voir. Mais j'implore
   de ton amour ce chanceux et peut-être torturant voyage!... _On_
   s'est un peu apaisé depuis quelques jours, _quoique je n'aie rien
   fait pour cela_... Et cela me donne l'espoir que je pourrai
   m'échapper une ou deux fois et venir te retrouver dans la prison
   que je t'ai choisie. Nous, nous habitons _Albania-Hôtel_, sur le
   quai Victoria. Mais, tout à côté, il y a une petite rue,
   Craven-Street, pleine de petits hôtels peu fréquentés, très
   simples et très propres. C'est là que tu devras descendre, c'est
   dans l'un de ces hôtels. Retiens bien l'adresse: KEMPTON'S HOTEL,
   6, Craven-Street. Et pour plus de sécurité, prends un faux
   nom--un faux nom à tes initiales. Tiens, appelle-toi: _Victor
   Frémaut_. Pour m'écrire, adresse tes lettres: _L. J. 3, poste
   restante, Charing-Cross_. Et, sitôt arrivé, annonce-moi que tu es
   là. Jeudi matin, je tâcherai de passer à la poste... Je ne sais
   plus ce que j'écris. _On_ m'attend en bas pour une visite à des
   musées que je déteste!... Mon aimé, je t'en supplie, si tu viens,
   pas d'imprudence! Ne sors pas, ne te montre pas! Ce serait me
   perdre à jamais... Et suis bien toutes mes instructions! Au
   revoir, monsieur Victor Frémaut! A après demain peut-être... Je
   vous adore douloureusement et j'oserai tout pour un instant
   seulement me serrer contre vous.

    «Votre amie,

    «H...»


Favierres s'était précipité vers le palier et hélait sa femme:

--Valérie! Valérie!...

Mme Favierres accourut, criant dès la première marche:

--Qu'est-ce qu'il y a, mon chéri?... Qu'est-ce que tu veux?...

--Monte, je te prie!...

Puis quand elle fut dans la chambre:

--Je voudrais, fit-il, que tu m'aides à apprêter ma valise.

--Comment! tu pars?... s'exclama Mme Favierres d'une voix suffoquée.
Comment! tu pars?... Où vas-tu?...

--Un petit voyage de deux ou trois jours... Je ne peux pas te dire...

--Et si on vient en ton absence?... Si on me demande où tu es?... Si
j'étais dans la nécessité de communiquer avec toi?...

Favierres répliqua froidement:

--C'est peu probable... Mais tu dirais que je suis en Bretagne, chez
un de mes oncles, pour affaire de famille...

--Et c'est là que tu vas? insista Mme Favierres.

--Non!

Il avait prononcé ce «non», les lèvres collées, les dents fermées
comme un cadenas sur le secret de sa route.

Mme Favierres soupira:

--C'est bien!... C'est bien!...

Et elle rentra un instant après, son frêle corps tout plié à traîner
derrière elle la valise.

Vers dix heures, les préparatifs étaient achevés. Favierres envoya
chercher un fiacre; et avant de monter dedans, sur le seuil de la
porte, il saisit dans ses bras Mme Favierres qui se contractait la
figure à retenir ses larmes. A cette étreinte, elle éclata en
sanglots. De sa main qui l'enlaçait, Favierres lui donnait dans le dos
de petites tapes consolatrices comme à un enfant qui pleure, à un
chien qui gémit.

--Voyons, voyons, puisque je serai revenu dans trois jours... puisque
je te le promets!...

--Non!... non! sanglotait plus fort la petite femme dans d'horribles
grimaces... Non! non! Et si j'étais malade?... Et si tu étais
malade?... Ah! quelle existence!... Comme je paie cher le pain que je
mange!... Comme tu es méchant pour moi!

Favierres fronçait le sourcil en tapotant toujours:

--Allons! allons... Du courage!... Malade! malade!... En voilà des
idées!...

Il appliqua un dernier baiser sur les joues mouillées de Mme
Favierres, puis sautant résolument dans le fiacre:

--Au revoir... Au revoir!...

Le fiacre s'éloignait, s'engageait dans le boulevard Bineau, et
Favierres, en se retournant, aperçut sa femme que la bonne soutenait,
ramenait doucement vers la porte comme une vieille dame infirme ou
comme une blessée.



VI


Dans le train qui filait en hâte vers Boulogne, Favierres eut vite
oublié cette attristante vision.

C'était déjà presque une mouvante terre étrangère, c'était déjà
l'Angleterre que ce train bondé d'Anglais revenant d'Italie, de
Suisse, des villes d'eaux du continent,--d'Anglais installés chez eux
en ces wagons où les passagers français même, par snobisme ou par
courtoisie, affectaient de ne parler que la langue d'outre-Manche.

Mais, dans un coin de la voiture, la tête obstinément tournée vers la
petite fenêtre en écu, vers les champs bruns et verts, les
maisonnettes et les villes grises, les marécages ou les futaies, les
tableaux changeants de la voie, Favierres ne voyait rien de ce qu'il
regardait, ne percevait rien des incompréhensibles phrases de ses
voisins jaseurs.

Un orgueil mélancolique le soulevait, la sensation dédaigneuse que
personne sans doute, dans ce train, n'allait où il allait, au bonheur
ou vers le péril--qu'aucune de toutes ces personnes n'accomplissait,
en voyageant, cet acte bizarre, audacieux, romanesque, de partir sous
un nom d'emprunt pour la prison d'un hôtel ignoré, par amour et
passion pure.

A peine, sur le bateau, la curiosité du spectacle put-elle le tirer de
ses rêveries hautaines et insensibles.

Il faisait une mer moyenne, _middling_, comme avaient dit les
matelots, au départ; et, penché contre le bastingage, le jeune homme
s'amusait à suivre les lourds bonds du navire par-dessus les obstacles
balanceurs de l'eau sombre.

Parfois un choc plus rude l'obligeait à s'accrocher au bois du bord
pour ne pas tomber; mais, tout de suite après, le paquebot reprenait,
en soufflant un double souffle noir, sa marche régulière de grande
bête vaillante et trépidante, se secouant bravement contre les
agaceries des flots, se débarrassant à chaque bond des vagues
adverses, qu'une mer calme alentour, bonne fille et taquine,
détachait, deux par deux, à sa rencontre comme pour l'ennuyer un peu,
simplement.

Et quand Favierres redressait la tête, découvrait au loin la platitude
miroitante et déserte de l'Océan vide et sans routes, il se disait
qu'il était comme ce vaisseau, marchant d'une allure mécanique et sûre
vers un but de lui seul connu, traversant la mer mystérieuse des gens,
des choses et des principes, se frayant un chemin secret sous la
poussée savante d'un pilote invisible.

Il était si absorbé dans ses réflexions qu'à Folkestone il ne
s'aperçut pas qu'on arrivait et fut un des derniers à sortir du
paquebot.

Le long du train qui allait l'emporter vers Londres, qui dans trois
heures l'amènerait si près d'Hélène, il se mit à se promener en
attendant le départ.

Il examinait, avec des yeux étonnés, toutes ces faces rien
qu'étrangères qui s'agitaient autour de lui, éprouvant pour la
première fois l'impression gênante de hors de France, puisqu'il
n'avait jamais été au delà de Bruxelles.

Dans la petite gare de bois, c'était un étourdissant brouhaha de cris
et de camions roulés, d'ordres donnés et d'offres de service. Des
grooms de bars proposaient du thé et des sandwichs. Des gamins en
haillons hurlaient les journaux du soir, d'une voix perçante de jeunes
merles affolés: «_'Ning pipers!... 'Ning pipers!_» Et par-dessus leurs
piaillements pointus, s'élevaient les clameurs graves des petits
télégraphistes prônant plus haut leur marchandise, avec un indicible
accent britannique: «_Teïleugrrramm!... Teïleugrrramm!..._»

Une sorte de honte mêlée de pitié prit Favierres à la vue de tout ce
labeur humain, de toute cette misère en guenilles ou en livrée, qui se
bousculait, peinait, criait si violemment pour vivre. Mais aussitôt il
se ressaisit, songeant à sa misère à lui, à ses privations muettes, à
ses manœuvres discrètes et forcenées afin de vivre aussi, de gagner
sa vie réellement, la seule vie dont il pût vraiment vivre,--la vie
avec Hélène, auprès d'elle et pour elle.

«Bah! S'ils savaient, peut-être qu'ils se refuseraient à changer!...
Tout le monde ici-bas souffre!...»

Les portières se fermaient en claquant. Il grimpa dans son
compartiment, se blottit en un coin pour dormir et ne se réveilla qu'à
Londres, parmi les lumières blanches de Charing-Cross-Station.

Il dut répéter trois fois l'adresse au cabman qu'il avait choisi.

Le cocher, du haut de son trône étroit, inclinait vers lui, sans le
regarder, une oreille malveillante et qui ne voulait pas comprendre.

Puis il rectifia, prononça selon l'accent convenable, hissa la valise
devant lui, et de sa manivelle ouvrit les battants bombés du cab.

L'affaire était bonne. Cinquante mètres de trot et il stoppait devant
une maison basse.

Favierres, sur un gros globe jaune, éclairé au gaz, lut en caractères
noirs: KEMPTON'S HOTEL.

Les battants du cab se rouvraient comme magiquement. Il descendit et,
un peu surpris, demanda en français:

--C'est ici?

Le cabman souriait de sa mine ahurie:

--_Yes, sir... Kempton's Hotel!... Kempton's Hotel!_

Favierres saisit la valise que le cocher lui tendait et sonna à la
petite porte vernissée de l'hôtel. Une jeune _maid_, à calotte de
dentelle blanche, la figure anémique et lasse, apparut; et ce furent
de nouveau des pourparlers pénibles.

Enfin, avec l'aide du maître d'hôtel qui connaissait quelques mots de
français, il put faire entendre ce qu'il désirait: une chambre claire
et sur la rue.

On n'en avait plus qu'une, au second étage. On la lui montra.

--C'est bien! déclara Favierres, après une sommaire inspection... Je
reste!...

Le maître d'hôtel rentra, portant d'une main la mallette, de l'autre
un bulletin d'inscription. Favierres y traça son nom, sa profession,
son domicile: _Victor Frémaut, négociant, Paris_.

Il commanda ensuite qu'on lui montât à dîner dans sa chambre. Il dîna,
à la lumière lugubre de deux hautes bougies, puis, le repas fini, il
prit dans sa valise du papier à lettre et écrivit:


    «Londres, mercredi soir.

    «De ma prison de Kempton's Hôtel

   «Je suis arrivé, ma courageuse et chère bonne chérie, j'ai la
   chambre numéro 18,--une large chambre nue et froide, avec un lit
   en cuivre à rideaux de piqué blanc, et un petit ours de
   porcelaine blanche qui danse sur la cheminée, en souriant d'un
   sourire jovial que je m'explique difficilement. J'ai dîné ici
   dans ma cellule et je meurs de faim. C'est te dire que le régime
   de la maison, les légumes à l'eau et les potées de rhubarbe ne
   sont pas en passe de devenir mes grands plats favoris. Mais tout
   de même, malgré ma tristesse anxieuse, je suis heureux. Je suis
   dans ta ville, à Londres, à côté de toi, à deux cents mètres de
   toi. Je le sais. J'ai étudié le plan. Je suis près de toi et
   demain j'en serai, si le destin veut, beaucoup plus près encore,
   ma fidèle et exquise amie. Il n'y a plus la mer entre nous, il
   n'y a plus la terre d'Angleterre et la terre de France; il n'y a
   qu'une rue, quelques maisons, quelques pas de marche, et l'air
   humide qui filtre par les fentes de ma fenêtre a peut-être
   effleuré ta bouche, mon aimée... A demain donc la joie incroyable
   de t'avoir, de te revoir... A demain le bonheur de te remercier
   de ta belle témérité d'amour, de tout ce que tu as pensé, osé, et
   fait pour moi pendant ces jours noirs et désespérés.

    «Ton grand ami,

    «VICTOR FRÉMAUT.»


Il inscrivit ensuite sur une enveloppe l'adresse convenue; et, ayant
sonné le maître d'hôtel pour qu'il fît porter la lettre à la poste, il
se déshabilla, se glissa au lit et s'endormit, au bout de quelques
minutes, d'un sommeil pesant et troublé.

Lorsque, le lendemain matin, il se réveilla, vers sept heures et
demie, il eut d'abord, au premier moment, une enfantine sensation de
stupeur alarmée à se retrouver dans cette chambre étrangère, parmi ces
meubles d'hôtel indifférents et pauvres.

Mais il sauta à bas du lit, en un élan de curiosité, et courut à la
fenêtre qu'il ouvrit pour reconnaître les abords de sa prison, la rue
qui la longeait et les maisons d'en face.

Craven-Street dormait encore, silencieuse, étroite et mesquine, entre
la double rangée de ses petits hôtels en brique noire, noircie de
fumée,--de ses petits hôtels bas et sombres à grilles ternes et comme
enduites de charbon.

Il avait plu durant la nuit, et l'atmosphère vivifiée à la fraîcheur
de l'eau exhalait avec force son âcre parfum local,--cette odeur
complexe d'arrière-boutique de fruitier, cette odeur mixte de suie
mouillée et de pelures de pommes pourries, qui rend unique l'air de
Londres, en fait une espèce d'haleine évocatrice et sans pareille.

Favierres aspira longuement ces émanations grasses, cet air rude comme
du gin, le buste avancé hors de la balustrade, essayant de distinguer
à droite, à l'extrémité de la rue, la large voie qu'il savait être le
_Strand_, à gauche, le pont de bois de Charing-Cross-Station.

«Bigre! ce n'est pas gai, gai, les environs!» songeait-il en refermant
la croisée.

Puis il procéda lentement à sa toilette, et, quand il fut habillé, il
sonna la _maid_, demanda du thé et pria qu'on fît sans tarder sa
chambre.

La _maid_ revint accompagnée du maître d'hôtel. Le gentleman
probablement s'était trompé, mal exprimé, ne voulait assurément pas
qu'on fît la chambre en sa présence?

Favierres réitéra ses instructions d'un ton impératif. Le maître
d'hôtel salua, communiqua les ordres à la servante et sortit en
échangeant avec elle des coups d'œil narquois, intrigués.

«Vous en verrez bien d'autres!» murmura Favierres entre ses dents.

Et il s'installa devant le thé servi, pendant que Mary, la petite
_maid_ anémique et plate, l'examinait de côté en balayant, le
considérait furtivement de ses grands yeux cernés et luisants de
fatigue, de ses yeux prompts et dociles, qui savaient deviner à
l'éclair d'un regard les plus bizarres fantaisies des clients, mais
que déroutaient complètement, cette fois, les étranges caprices
sédentaires de cet étrange Frenchman-là!

A dix heures, les meubles étaient en ordre, la chambre prête, et sur
la table à écrire, dressée contre la fenêtre, Favierres avait disposé
des livres, des brochures, du tabac et les menus objets de son sac de
voyage.

Il commença à attendre.

La première heure s'écoula pour lui assez rapidement à parcourir des
journaux apportés de Paris, des revues, à marcher de long en large ou
à attendre, assis.

Mais à onze heures un quart, lorsqu'il aperçut l'aiguille de sa
montre, placée sur la table, dépasser le quart et se traîner
imperceptiblement vers la demie, il ressentit un petit serrement de
cœur, il entrevit la possibilité, la presque certitude que Mme
Lahonce ne viendrait pas avant le déjeuner. Et, jusqu'à midi, il
s'appliqua à accepter cette première déception, à se l'expliquer par
cent empêchements normaux et vraisemblables, à la subir bravement, à
en prendre, sans faiblesse, son parti.

De midi à une heure il cessa d'attendre, se reposa à somnoler sur un
canapé de velours rouge; puis, au coup d'une heure, il réclama à Mary
son déjeuner que le maître d'hôtel apporta sous des cloches argentées
et déposa le long de la table, en s'informant, d'une voix mielleuse et
hypocrite, si le gentleman souperait également dans sa chambre. A quoi
le gentleman répondit affirmativement, d'un _yes_ bourru et laconique.

A deux heures, il avait fini de manger.

Il recommença à attendre.

Trois heures, quatre heures, cinq heures sonnèrent successivement,
avec un bruit antique, à l'horloge d'une église voisine.

Dans le ciel gris, le jour devenait moins limpide, moins
léger,--alourdi par les premières nuées approchantes de la nuit, tout
jauni par les vapeurs du brouillard qui s'accumulaient de plus en plus
jaunes et plus épaisses.

Favierres s'était étendu sur le canapé rouge, et enveloppé dans une
couverture, il ne bougeait pas, respirait à peine, tentait de dormir,
de séduire par son immobilité le sommeil.

Pourtant il n'arrivait à faire que de brefs sommes fiévreux, après
lesquels il avait des réveils accablants dans la pénombre de la
chambre pleine d'air jaune, de la chambre étrangère où Mme Lahonce
n'était pas venue.

Alors, il prêtait studieusement l'oreille, il voulait à tout prix
entendre un bruissement de pas, quelqu'un qui gravit l'escalier,
quelqu'un même qui ne fût pas Hélène, mais lui en eût donné l'espoir.

Tout cependant se taisait en l'hôtel; et la rumeur du dehors
propageait, à travers ce silence bourgeois, plus sinistres et obscurs
encore, ses échos confus et lointains,--les murmures adoucis de la
grande ville retentissante, de la grande ville inconnue qui
grouillait, se démenait, vivait là tout auprès dans le vacarme et dans
l'effort.

Il se figurait Londres en des imaginations puériles,--toutes ces rues
et ces parcs et ces quais dont il avait appris les noms sur le plan,
toutes ces avenues et tous ces quartiers remplis d'Anglais et
d'Anglaises rougeauds et pudiques, d'Anglais traditionnels et
caricaturaux, avec de longues dents, de longs favoris, ou d'Anglais
élégants, tels qu'il en avait rencontré dans le monde, avec des
moustaches blondes, des yeux clairs, des vêtements bien ajustés; puis
il lui semblait les voir se retourner au passage de Mme Lahonce, se
pousser le coude, cligner de l'œil par admiration, par polissonnerie
désireuse.

Et ces pensées l'exaspéraient contre eux, l'exaspéraient contre Hélène
dont il ne pouvait excuser le retard, le silence,--dont il doutait
déjà, dont il se rappelait aussi la phrase équivoque au sujet de
l'apaisement nouveau de Lahonce. Elle n'avait rien fait pour cela,
affirmait-elle... Était-ce bien certain? Des sueurs d'effroi lui
perlaient au front en s'imaginant ce qui peut-être avait calmé le mari
et retenait Mme Lahonce maintenant. Il s'évertua à se rendormir.

Mais le tremblement tonitruant des trains qui se précipitaient en
foule dans la gare de Charing-Cross, les sifflements lamenteurs des
locomotives, tout le tapage de fer, de vapeur et de feu qui, en
arrière, au-dessus de l'hôtel, s'était déchaîné pendant la journée
entière, dans l'immense gare proche,--tout cet infernal tumulte du
railway mitoyen grandissait avec la nuit, vibrait plus intensément,
ébranlait de continuelles secousses la fragile masure de Kempton's
Hotel.

Favierres se leva en jurant, en maudissant Mme Lahonce, son invention
de voyage, puis cet infâme, cet effroyable pays où les hôtels
flageolaient comme des maisons de cartes.

Et il demeura à marcher, en l'obscurité, les ongles nerveusement
fichés dans la paume de ses mains,--à marcher, à marcher sans trêve,
avec des soupirs de bête, d'inintelligibles éclats de voix, des larmes
qui lui coulaient, par instants, le long des joues,--affolé, butant
aux meubles, ayant des envies de mordre, de briser tout, de crier des
cris de mort ou même de repartir.

Il s'arrêta en entendant frapper à la porte. C'était Mary chargée du
souper. Il alluma, regarda sa montre; elle marquait huit heures.
Hélène ne viendrait plus.

Il s'attabla et voulut manger. Mais dans son gosier resserré par
l'énervement et la rage les bouchées ne passaient pas, et il était
forcé, pour avaler, à des contorsions du cou, du larynx. Il repoussa
d'un coup de poing les plats, les assiettes, et se mit à écrire à Mme
Lahonce une interminable lettre de plaintes et de récrimination. A
mesure qu'il écrivait, il éprouvait un sentiment de délivrance, un
véritable bien-être physique, comme si un peu de cette masse
torturante qui s'appesantissait au dedans de son corps, toujours plus
lourde depuis le matin, comme si un peu de ce lingot d'angoisse eût
été graduellement, fragments à fragments, emporté par les mots, par
les caractères.

Il remit la lettre à Mary et alluma un cigare.

Ce lui fut un autre plaisir, un plaisir de détenu longtemps sevré de
fumer, un plaisir tout matériel et sauvage.

Avant, il n'avait osé, craignant de fleurer le tabac quand Hélène
entrerait, lui présenterait à baiser ses lèvres parfumées.

Il ouvrit la fenêtre et finit son cigare, accoudé au balcon, humant
comme une brise délicieuse le brouillard âpre et rugueux, se
distrayant à suivre la fuite des cabs agiles qui galopaient en
tanguant, ou les démarches tenaces des filles dont les «_Sweet heart!
Sweet heart!_» racoleurs montaient suppliants jusqu'à lui dans le
silence de la petite rue boueuse et déserte.

Il se sentait mieux, moins abattu que dans le jour, et il était
joyeux, d'une joie imprécise, qu'il savourait comme une brute, sans
l'analyser, sans chercher à comprendre,--la joie de ne plus espérer et
de ne rien attendre.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, la matinée lui parut moins longue. Il réussit à lire un
peu. Puis il eut deux distractions: d'abord vers neuf heures, ce fut
un bruit de musique aigre qui l'appela à la fenêtre et, au bout de la
rue, il vit défiler des uniformes rouges, des soldats écossais en jupe
courte, qui se rendaient à la parade, précédés par des fifres aigus et
des cornemuses nasillardes.

Ensuite, quelques minutes avant midi, un piano mécanique, dont la
manivelle était tournée par une Anglaise vêtue en Italienne, lui
offrit une abondante aubade,--des valses, des quadrilles, des mélodies
populaires, des chansons à la mode,--un tas d'airs crapuleux et banaux
qui, à Paris, l'eussent écœuré, froissé par leur basse laideur, mais
qui, dans sa captivité, dans sa détresse indulgente de prisonnier
solitaire, lui firent plaisir à écouter, l'amusèrent comme les enfants
attroupés autour du piano.

Il songea en déjeunant:

«Je m'abrutis joliment!... Peuh! prenons patience... Elle est
peut-être réellement empêchée... Ce n'est peut-être pas sa faute!...»

Et après son café, il ne put résister au désir bestial qui
l'envahissait de fumer une cigarette.

Puis il en fuma une seconde, une troisième, une quatrième, sans plus
se contenir; et il commença à lire une petite revue où il avait
découvert une étude sur son œuvre.

Le critique décrivait avec respect son talent fort et probe, sa
carrière noblement menée hors de la réclame et du puffisme.

«Le jeune maître, concluait-il, nous donne ainsi un exemple, trop
rare, hélas! d'une vie entièrement vouée au labeur, au culte de l'Art,
à l'Idéal, le plus pur et le plus élevé...»

--Ah! oui, parlons-en murmura Favierres. Parlons-en!

Il avait rejeté la revue; et s'enveloppant dans sa couverture, il se
retournait contre le mur pour dormir.

Un heurt à la porte le fit tressaillir. Il bondit sur ses pieds,
s'élança vers la porte. C'était encore Mary.

Elle baissait ses yeux las sous le regard farouche dont Favierres la
fixait et, lui tendant timidement une lettre, elle s'évanouit à
travers la porte entre-bâillée.

La lettre venait d'Hélène: une ligne griffonnée au crayon, d'une
écriture illisible, sur un carton maculé.

«Impossible, d'aller à la poste ni de te rejoindre. _On..._»

Rien de plus. Ni heure, ni date! Rien de plus!

Favierres fit deux ou trois fois le tour de la chambre, comme
cherchant une issue à l'énigme de cette lettre, où sa pensée se
débattait, soudain reprise de son besoin de savoir et emprisonnée de
toutes parts.

Puis il renonça, se laissa retomber sur le canapé rouge, sans force
pour prolonger ses investigations; et il resta là jusqu'au soir,
gisant immobile dans la gaine de sa couverture, grelottant
d'énervement et de froid, pareil à ces sauvages d'Afrique qu'on voit
au fond des cases sordides des barnums, frissonnant de fièvre ou de
nostalgie, épiant de leurs yeux ardents la revenue d'on ne sait quel
soleil ou l'heure du retour dans le pays natal.

A la nuit noire, il se leva, car on lui servait son souper.

Au milieu du repas, le patron de l'hôtel frappa à la porte et entra.

Il venait, sous prétexte de demander si le gentleman se trouvait
satisfait de la maison, mais en réalité, sans doute, pour se rendre
compte personnellement de l'individu qu'était ce suspect M. Frémaut,
ce singulier négociant français qui ne sortait pas, qui se cachait
comme un assassin et que peut-être l'administration avertie avait
recommandé à sa surveillance experte.

Favierres répondit qu'il était très satisfait. Puis, comme l'hôtelier,
pour allonger sa visite, multipliait les questions inutiles, les
offres superflues, il lui donna brusquement l'ordre de faire monter le
café en même temps qu'il ouvrait la porte, retenant le bouton dans sa
main, les talons joints, le regard direct, en cette attitude résolue
de courtoise impolitesse dont on exhorte au départ les gêneurs.

Le patron s'esquiva humblement, après avoir salué, protesté de son
zèle; et dès qu'il fut dehors, Favierres, saisissant ses vêtements,
son large paletot de voyage, son feutre mou et sa canne, s'habilla
prestement pour sortir.

Déjà ce projet l'avait aguiché, tenté de se promener par les rues
ténébreuses, d'aller en cachette le long de ces quais de la Tamise,
vis-à-vis desquels se dressait l'_Albania-Hôtel_, et la visite de
l'hôtelier, cette visite de soupçon et d'enquête, triomphait des
derniers raisonnements de prudence qu'il opposait encore à son désir
croissant de s'évader.

«Tant pis!... Je n'en peux plus... Advienne ce qui voudra!...»

Dans l'escalier il se cogna à Mary qui montait le café et poussa un
cri de frayeur en l'apercevant, comme si elle eût vu un fantôme animé,
une ombre, à jamais paralytique et enchaînée, descendre subitement à
sa rencontre.

Le gentleman sort? questionna-t-elle d'une voix timorée.

--_Yes!_ riposta brusquement Favierres.

Et, dans la rue, il rabattit son chapeau sur ses yeux, releva son
collet, et s'avança l'œil au guet, comme un escroc fuyard traqué par
la police.

       *       *       *       *       *

Arrivé au quai Victoria, il stoppa en face du palais illuminé
d'_Albania-Hotel_, et s'assit sur un banc de pierre d'où l'on pouvait
discerner, dans l'immense salle à manger, aux baies jaunes de
lumière, le va-et-vient des maîtres d'hôtel, les fleurs et
l'argenterie des tables, les dames qui passaient en robe décolletée et
la poitrine fulgurante de diamants, les messieurs en cravate blanche,
qui suivaient par derrière,--tout le gala somptueux des grandes tables
d'hôte anglaises.

Il songeait:

«Elle est là!... Elle doit être là!... Peut-être que je vais la
voir!...»

Dix minutes, un quart d'heure, une demi-heure s'écoulèrent. Les yeux
fixes, en arrêt vers la salle lumineuse, le cœur battant, Favierres
regardait, comme fasciné, les dames en toilette d'Opéra qui passaient
et repassaient, se levaient, semblaient de loin chuchoter à leurs
voisins de gais et amoureux secrets. Aucune n'était Mme Lahonce, bien
que toutes d'abord, au départ, à l'entrée, parussent à Favierres lui
ressembler, être elle-même. Et il se demandait quel reste de raison
dans son hébétude d'attente, dans l'opiniâtre tension de tous ses
nerfs et de toute sa pensée vers cette salle défendue,--quel reste de
sagesse et de lucidité le maintenait, le garottait sur ce banc et lui
interdisait de se ruer jusqu'à ces vitres flamboyantes, de les crever
du pommeau de sa canne et d'appeler, par la brèche, d'un appel
irrésistible et suprême, l'amie tant désirée qui serait accourue.

Mais la chute lente et sournoise des brouillards, peu à peu, lui
glaçait les épaules. Il tremblait, claquait des dents; et comme neuf
heures sonnaient à un bâtiment proche, il se résigna à partir.

Il allait se lever, rentrer, et il allumait une cigarette. Tout à coup
un murmure de marmonnement lui fit retourner la tête. C'était,
derrière lui, une pauvresse à châle usé, à fantastique chapeau
cabriolet, qui implorait l'aumône; et, au rougeoiement de la
cigarette, il distingua la figure pâle et grassouillette de la
miséreuse. Elle ressemblait traits pour traits à Mme Favierres; elle
avait la même mélancolie dans le regard, le même tremblement dans ses
mains maigres et violettes. Favierres tira une pièce au hasard, et la
posa entre les doigts de la mendiante. La figure de la femme
s'empourpra de gratitude. Elle balbutiait:

--_God bless you, dear sir!..._

Et pendant quelques pas, elle le poursuivit de ses remerciements
bénisseurs, de ses _God bless you!_ de ses _Dieu vous bénisse!_ tandis
que Favierres, pour s'en débarrasser, hâtait l'allure.

Il fut longtemps sans pouvoir s'endormir. Cette vaine attente dans le
froid, devant _Albania-Hotel_, augmentait son découragement. Et puis
la vision de cette pauvresse, de cette Mme Favierres anglaise et
loqueteuse, ajoutait à son chagrin comme un goût amer de remords.
Ç'avait été devant ses yeux presque la résurrection d'une morte, tant
était profondément enseveli en lui, recouvert de cent couches
d'égoïsme entassées, le souvenir de sa femme abandonnée.

Il regrettait de se rappeler qu'elle existât, de se rappeler qu'il
l'oubliait tellement; et il se reprochait enfin de ne lui avoir pas
écrit une fois, de l'avoir si inconsciemment, si férocement laissée
dans l'inquiétude, de n'avoir pas su lui accorder un petit peu de
cette abondance de tendresse et de cette fougue de dévouement dont il
était si riche, si généreux pour son amie, pour Mme Lahonce.

«Ah! oui... je ne suis guère chic... Je suis un drôle de cœur... Rien
pour l'une, tout pour l'autre... Mais quoi!... Si c'est ma nature!...
Si je ne puis être bon qu'en passion, qu'en amour!...»

Et toute la nuit, il rêva de Mme Favierres, il la revit en des
cauchemars, comme au jour du départ, appuyée au bras de la domestique
qui la soutenait sanglotante.

       *       *       *       *       *

Le lendemain matin, au réveil, il eut une sensation de terreur en
regardant sa montre. L'aiguille marquait huit heures. Il fit des
calculs. C'était trois heures au moins, peut-être six, peut-être dix,
à vivre encore dans l'angoisse et l'agacement rongeant, dix heures
encore de cellule, à la merci des plus faibles bruits, des pas dans
l'escalier, des craquements des meubles, qui lui fracassaient sans
cesse le cœur de leurs échos mensongers.

Il se leva pourtant, fit sa toilette, les mains molles, maladroites,
comme s'il s'apprêtait pour le supplice; puis ce fut Mary, les
balayages, les coups de torchon, la poussière, l'entrée de l'air de
Londres par les fenêtres ouvertes,--et le thé que servait le maître
d'hôtel.

Mais, comme Mary sortait avec ses ustensiles, le maître d'hôtel
susurra d'un ton confidentiel:

--Il y a un jeune gentleman qui demande pour le monsieur du niouméro
18.

Favierres le considérait d'un œil ébahi.

--_Yes, sir_, répéta le maître d'hôtel... Le jeune gentleman est en
bas...

Favierres eut comme un pressentiment, un espoir aussitôt refréné, et
dit avec flegme:

--C'est bien... Faites-le monter... tout de suite... tout de suite.

La porte se referma. Il y eut des cris dans l'escalier, un
gravissement de pas légers. La porte se rouvrait, et un petit garçon,
en costume de marin, parut sur le seuil, le regard hésitant, le
sourcil froncé de méfiance.

--Charlie! s'écria Favierres.

L'enfant s'était élancé vers lui, sautait sur ses genoux; et
Favierres, sans mot dire, l'enserra dans ses bras, se mit à
l'embrasser follement, à travers les joues, dans le cou, dans ses
fins cheveux blond pâle, comme une femme. Puis il bégaya:

--Charlie... mon bon vieux Charlie... Comment! Tu es ici! Mais comment
es-tu venu?... Raconte-moi cela... Raconte vite!

Charlie se débarrassa d'abord de l'étreinte, se coula des bras de
Favierres jusqu'à terre, et tout en repassant de la main les plis
froissés de sa blouse:

--Eh bien! voilà, dit-il... Voilà, Fav!... Ce matin papa m'a permis
d'aller jouer dans le square devant l'hôtel... Parce que, vous savez,
papa est malade depuis quatre jours... Il a pris froid avec ce sale
brouillard d'ici... Et alors, je ne sortais pas, je m'ennuyais, vous
comprenez.

Il s'arrêta pour tirer de sa poche un petit mouchoir bleu ciel et se
moucha longuement.

--Alors? questionna d'un ton impatient Favierres.

--Alors, reprit Charlie... Eh bien! alors, dans le couloir maman m'a
rattrapée... Elle m'a dit que vous étiez à Londres, qu'elle l'avait lu
dans le journal, mais qu'il ne fallait pas le dire à papa, parce que
vous étiez un peu fâchés ensemble, qu'elle m'expliquerait cela plus
tard... Pourquoi vous êtes fâchés, dites?

Favierres eut un sourire:

--Parce que nous nous sommes disputés... Mais ce n'est rien...

--Bien! bien! continua Charlie d'un ton rassuré... Alors maman m'a
demandé si je voulais aller vous voir et que c'était tout à côté...
J'ai dit oui, moi... vous pensez bien!... Et puis voilà... Je sais
l'anglais, vous comprenez. J'ai pas eu de peine à venir... Pourquoi
êtes-vous ici, Fav?... Qu'est-ce que vous faites?...

Favierres répondit en l'attirant debout entre ses jambes, d'un geste
affectueux, paternel:

--Je suis ici pour des affaires... un concert que je dois donner...
Mais, dis-moi, Charlie, ta mère ne t'a rien dit pour moi?

--Non, fit Charlie qui s'amusait à tirer, à rouler, entre ses doigts,
les pointes de la moustache de Favierres... Rien du tout... Ah! si, au
fait...

--Quoi donc?

--Elle ma dit de bien vous dire bonjour de sa part... Oh! cet ours sur
la cheminée! Est-il rigolo, cet ours!...

Et, se dérobant, il courut à la fenêtre:

--Elle n'est pas jolie, votre rue, vous savez...

Favierres répétait machinalement:

--Non, elle n'est pas jolie...

Il était tout désappointé et tout heureux à la fois, partagé entre le
mécontentement que Mme Lahonce n'eût pas chargé Charlie d'une lettre,
d'une commission quelconque, et la joie charmante d'avoir chez lui,
près de lui, à la disposition de ses lèvres, ce petit être tendre et
gentil qui était un peu d'elle-même, quelque chose d'elle-même, et qui
apportait dans la triste chambre les relents retenus de son parfum
d'iris.

Charlie s'était retourné, revenait vers son grand ami:

--Maintenant, déclara-t-il, au revoir... Faut que je m'en aille!... Au
revoir, Fav!

Il avait noué ses bras autour du cou de Favierres et allongeait sa
mince petite bouche pour un baiser d'adieu.

--Et qu'est-ce que je dois dire à maman de votre part?

Favierres répondit en le pressant avec violence contre sa poitrine:

--Tu lui diras... Tu lui diras que je m'ennuie beaucoup à Londres...

--Oh! je comprends ça! approuva Charlie.

--Et tu lui diras aussi que je t'aime bien, que je t'ai dit de le lui
dire... Tu te souviendras, dis, mon petit Charlie?...

--Pour sûr! affirma l'enfant.

--Et toi, l'aimes-tu, ton ami Fav? insista Favierres.

--Pour sûr! réitéra Charlie en se serrant câlinement de toutes ses
petites forces contre son grand ami. Pour sûr!

Favierres le gardait encore, l'embrassait encore, s'imprégnait encore
les lèvres du goût de sa chair tiède et laiteuse.

--Non, vous savez, observa Charlie, faut vraiment que je m'en aille...
Maman me gronderait!...

--Au revoir, mon vieux Charlie!...

--Au revoir, Fav!...

Il se haussait sur la pointe des pieds pour atteindre le haut bouton
de la porte. Favierres vint à son secours, lui ouvrit et, par-dessus
la rampe, il cria plusieurs fois: «Au revoir... Au revoir!...»,
jusqu'à ce que le béret de Charlie eût tout à fait disparu sous le
noir corridor de l'entrée.

       *       *       *       *       *

Resté seul, Favierres, instinctivement, alla s'étendre sur le canapé
rouge.

Il était un peu étourdi, un peu ivre, comme après qu'on a bu un vin
réconfortant. La visite de Charlie ne lui avait presque rien appris,
rien promis. Mais il éprouvait un sentiment d'être plus allègre, moins
misérable, pour avoir humé un peu de vrai bonheur;--et de savourer les
derniers aromes fugitifs de cette joie d'un instant, cela occupait son
anxiété, cela lui mitigeait de souvenirs soulageants l'attente aride
et ignorante.

Il ne recommença à se désespérer qu'après déjeuner, quand, vers deux
heures, le voile de la rêverie tombant lui laissa revoir la chambre de
douleur, sans lettre et sans Hélène.

Toute la reconnaissance qu'il avait à Mme Lahonce de lui avoir envoyé
Charlie, toute l'admiration qu'il lui vouait pour ce délicat
subterfuge d'amour, s'écroulèrent au souffle mauvais de la déception.

Il se remit à douter qu'elle viendrait, à se répéter qu'elle ne
viendrait plus, à s'assigner un jour prochain de départ. «Demain soir,
c'est cela... Je lui donne jusqu'à demain soir dimanche... Et si elle
n'est pas venue, je m'en vais... Cela me tue, cette vie-là... Ce n'est
pas humain de souffrir ainsi... J'aimerais mieux le bagne où au moins
je n'attendrais personne ni quoi que ce soit, pas même ma délivrance!»

On frappait à la porte. Il courut ouvrir. Le maître d'hôtel était là,
lui présentait, sur un plateau, une lettre mauve, une lettre de Mme
Lahonce.

Il la rafla d'une main d'affamé, puis, la porte close, il lut:

«Et d'abord, pars, va-t'en!... Je ne veux plus que tu restes ici, dans
cet enfer, dans cette horrible ville. Mon pauvre aimé, quel martyre
pour toi et pour moi que ces trois jours! _On_ a été malade, une
grosse bronchite! Pas moyen de t'écrire... Une fois j'ai essayé... Tu
as vu ce que cela a donné... Ce matin j'étais si affolée que je t'ai
envoyé Charlie... Je me rappelais ce que tu m'avais dit le dernier
jour où nous nous sommes vus, avenue Hoche, tu te souviens, mon grand
Fav!... Tu me disais que c'était encore la chair de ma chair, qu'il
faisait encore comme partie de moi-même, le cher petit... Alors j'ai
pensé que te l'envoyer, c'était un peu de moi-même que je t'adressais.
Je suis sûre que tu auras deviné... Mais que pensera-t-il un jour, cet
enfant, s'il se souvient?... Je frémis en y songeant!... Que
pensera-t-il de toi, de moi, de nous deux?... Dès qu'il a été parti,
je me suis mise à prier, en dedans, car _on_ était près de moi,--à
prier pour que jamais mon fils n'ait de vilaines pensées sur moi. Je
ne regrette pas ce que j'ai fait... Tu le méritais, mon grand ami
chéri... Et Dieu nous aidera, j'espère, ne permettra pas que notre
Charlie plus tard nous méprise... Mais comme j'ai été folle,
imprudente, comme j'ai été enfant de te faire venir ici!... Je ne me
le pardonnerai jamais, ni pour toi, ni pour lui... Je puis t'écrire
parce qu'_on_ va mieux, qu'_on_ s'est enfin levé et qu'_on_ est
descendu au salon de lecture lire les journaux... Je veux que tu
partes aujourd'hui même... Je t'en supplie, pars! Je veux que tu sois
libre, que tu ne sois plus enfermé et au secret comme un malfaiteur,
toi, mon aimé... Nous, nous partons lundi. _On_ est dégoûté de
l'Angleterre. Nous rentrons à Paris... Et jeudi, écoute bien, mon
grand Fav, à moins de catastrophe, je viendrai vers deux heures et
demie chez toi, à Neuilly, obtenir mon pardon... Je viendrai avec
Charlie, sous prétexte de rendre visite à ta femme... Oui, ainsi, avec
notre bon petit défenseur, il me semble que ma visite paraîtra moins
coupable, moins douteuse, au cas où, par hasard, on me suivrait...
Adieu, mon grand ami chéri... Retourne à l'air libre et à ton beau
parc tranquille... Sauve-toi vite et vas-y attendre ton amie désolée
qui n'a jamais cessé d'être à toi et qui te restera malgré tous,
malgré tout.

    «H.»

Favierres, dans un accès d'enthousiasme gamin, s'était mis à courir
autour de la chambre, comme d'un pas de tarentelle, brandissant
au-dessus de sa tête, à la façon d'un tambour de basque, la lettre de
congé, la lettre de tendresse, de liberté certaine.

Il s'arrêta, suffoqué, essoufflé, devant la glace de la cheminée, s'y
aperçut les joues roses de plaisir, les yeux brillants, toute la
physionomie souriante, depuis l'angle des lèvres jusqu'au coin plissé
des paupières.

«Ah! cela me va mieux que l'attente!... Ouf!... Et je la reverrai, je
vais la revoir! Dans quatre jours, je la reverrai!...»

Puis immédiatement, il sonna pour réclamer sa note, annoncer son
départ.

«Oh! ils vont en faire une tête... Ils n'y comprendront plus rien!»

Il lui paraissait déjà entendre la voix fatiguée de Mary, se faisant
répéter la nouvelle, demandant si véritablement le gentleman s'en
allait. Un peu qu'il s'en allait, le gentleman, et bien vite encore,
par le premier train en partance, à six heures du soir tapant!

Et il finit la journée gaiement, à ranger ses effets, à refaire sa
malle, fumant, sifflant, chantonnant, oubliant toutes ses peines et
presque son amour; dans une exubérance grossière de forçat libéré.

A cinq heures et demie, on vint prendre ses bagages.

Il descendit, l'air agressif et assuré, suivi de Mary et du maître
d'hôtel qui chuchotaient en arrière.

Au bas de l'escalier, le patron de _Kempton's-Hotel_ se tenait, dans
le couloir d'entrée, auprès d'un Monsieur à barbe jaune et à redingote
noire, avec qui il feignait de causer d'un ton intime et très cordial.

A la vue de M. Frémaut, les deux hommes échangèrent un coup d'œil de
signal. Le Monsieur dévisagea vivement Favierres pendant que
l'hôtelier saluait. C'était quelqu'un de la police.



VII


Le jeudi matin, vers dix heures, Favierres rejoignit sa femme
accroupie, dans le potager, à arracher les mauvaises herbes. Il
roulait entre ses doigts une cigarette, la tête basse, la figure
soucieuse,--sa méchante figure de despote irascible qu'il avait à
certains jours,--et lorsqu'il fut près de Mme Favierres, il déclara
avec une intonation saccadée, autoritaire:

--Dis donc, Valérie, il faudra que tu ailles à Paris aujourd'hui...

--Pourquoi cela, mon chéri, fit Mme Favierres en se redressant. Est-ce
absolument nécessaire?...

--Absolument! répéta Favierres.

--Mais, mon chéri, c'est que j'avais rendez-vous aujourd'hui ici avec
la couturière, tu sais bien, ma petite couturière...

Elle disait cela d'une voix pleurarde d'enfant, d'une voix qui voulait
toucher, fléchir, qui faisait involontairement de cette petite
couturière un personnage infime et sympathique, tout digne de pitié;
et elle refoulait machinalement dans son tablier bleu, ramené en sac
sur le ventre, les poignées d'herbes arrachées.

--Eh bien! prononça Favierres, tu la décommanderas, ta couturière...
Je te dis qu'il faut que tu ailles à Paris, parce que, moi, j'ai à
travailler et que je ne peux pas, tu saisis, je ne peux pas y aller...

Puis il donna, d'un ton bougon, presque militaire, ses instructions,
le programme des courses à faire:

--Tu iras d'abord à la _Lyre moderne_ et tu y demanderas les épreuves
de mon article... Bien!... Ensuite, tu iras chez Merhuaut, l'éditeur,
et tu lui diras que je le prie d'activer un peu la réimpression de mon
dernier recueil, la réimpression des _Cariatides_, tu te rappelleras
le nom?... Bon! Ensuite, voyons... Ensuite tu passeras à la Société
des auteurs et tu y toucheras mon compte. Enfin, si tu as le temps, tu
m'achèteras des cravates blanches, car il ne m'en reste plus...

--Mais, mon chéri, protesta Mme Favierres, j'en ai au moins pour
jusqu'à sept heures!...

Favierres tapa le sol du pied:

--Jusqu'à sept heures!... Et après?... Si tu en avais pour jusqu'à
sept heures!... J'admets!... Non, c'est phénoménal, vraiment!... On
dirait que je te demande d'aller au Tonkin... Eh! n'y va pas...
J'irai, moi! C'est bien plus simple... J'ai horreur des sacrifices...
J'irai... j'irai!...

La petite femme s'excusa en bredouillant:

--Mais non, mon chéri, tu me comprends mal, je t'assure... Je voulais
dire...

Favierres l'interrompit sèchement:

--Allons, c'est bien... Soit... Je t'ai mal comprise... Convenu... Tu
iras... Et si tu crains de rentrer trop tard, tu n'as qu'à prendre une
voiture et à déjeuner plus tôt... Quoi! ce n'est pas une affaire!...
Tiens! finis ton ouvrage... Je vais prévenir Sophie...

Et, de l'extrémité du jardin, Mme Favierres l'entendit qui criait à la
bonne:

--Sophie!... Sophie!... Le déjeuner pour onze heures et demie... Onze
heures et demie précises... Madame va à Paris!...

       *       *       *       *       *

A deux heures, il se trouva seul, libre et maître dans la petite
maison silencieuse.

Mme Favierres partie, il avait envoyé Sophie, la bonne,--son autre
bonne--en course très lointaine, à Levallois-Perret.

Il disposa dans les vases du salon quelques chrysanthèmes fauves et
pourpres qu'il avait secrètement achetés, le matin, à une fleuriste
ambulante.

Puis, pour gagner du temps, pour patienter, il se mit à relire le bref
billet par lequel Hélène, la veille, lui avait confirmé la promesse de
sa visite.

Mais le tintement vieillot et rouillé de la clochette d'entrée
l'arrêta net dans sa lecture.

Il se précipita en courant vers la grille, le long de la petite allée
où les cailloux craquaient sous ses pieds. Il ouvrit d'un coup la
lourde porte de fer, et il vit enfin, dans un éblouissement de
béatitude, Mme Lahonce,--Mme Lahonce en robe de drap brun, avec une
pèlerine de fourrure, et, à côté d'elle, Charlie tournant le dos, tout
occupé à suivre la lutte qu'avait engagée, près de là, un garçon
boulanger contre le cheval rétif de son cabriolet.

Favierres s'inclina, balbutia en une parodie d'étonnement:

--Tiens!... Madame Lahonce!... Bonjour, Madame!... Quelle surprise!...
Bonjour, mon vieux Charlie!....

Charlie se retournait et offrait distraitement à baiser sa figure de
profil, sa figure qui ne s'intéressait qu'au combat entre la bête et
l'homme.

--Allons! Charlie! dit Mme Lahonce... Viens, mon chéri!...

Ils avaient franchi la grille. Favierres ne se risquait pas à prendre
la main d'Hélène, à la saisir entre ses doigts, de peur d'un
entraînement à ce contact si doux, de quelque élan insurmontable et
trop vif dont il eût peut-être attiré son amie tout entière pour
l'embrasser soudain, la serrer dans ses bras. Il referma la porte et
se dirigeant vers le salon, côte à côte avec Mme Lahonce, il dit, à
l'intention de Charlie:

--Oh! ma femme sera désolée de vous avoir manquée... Elle vient de
partir pour Paris... Elle sera désolée...

--Ah! fit Hélène d'une voix qui jouait le regret... Madame Favierres
n'est pas ici?... Oh! comme c'est ennuyeux!...

Mais Charlie qui sautait en avant, ne les entendait pas, captivé qu'il
était par un jeu nouveau, par l'amusement de faire jaillir les
cailloux en mitraille, du bout carré de ses larges petits souliers.

Mme Lahonce fixa Favierres d'un long regard sérieux, d'un regard où
s'alanguissait frémissante toute la gravité heureuse de sa passion
rassurée. Ils stoppèrent un instant à s'examiner, à se contempler, à
se couler, de nouveau, au plus profond d'eux-mêmes, la tendre lave
immatérielle de leurs regards aimants. Puis Mme Lahonce poussa un
grand soupir d'oppression ou de délivrance, et ils se remirent en
marche sans rien dire.

Ils arrivaient dans le salon et s'étaient assis sur un divan en reps
vert, placé près de la cheminée.

--Dis-moi. Charlie! s'écria Favierres... Veux-tu jouer un peu? Veux-tu
aller jouer dans le jardin, hein! mon vieux Charlie?...

--Je veux bien, moi, fit Charlie... Tu veux, maman, dis?...

Mme Lahonce répliqua en lui tirant, comme de petites chaussettes, ses
gants de coton blanc:

--Mais, oui, mon chéri...

Charlie avait affectueusement bondi sur les genoux du compositeur:

--Et je pourrai jouer dans le potager avec la pelle, avec le râteau,
vous savez, Fav?

--Parfaitement! répliqua Favierres... Seulement, attention de ne pas
te faire mal... Gare aux bleus!... Gare aux noirs!...

--Pas de danger! affirma résolument Charlie.

Et, après avoir embrassé sa mère, il se sauva en gambadant par la
porte-fenêtre, dont un des battants fermé masquait de ses petits
carreaux dépolis, à sertissure de plomb, la vue du potager et les
arbres jaunis.

Ils étaient seuls, seuls dans le salon, dans la maison
déserte.--Favierres enlaça la taille de Mme Lahonce, approcha les
lèvres de ses lèvres, et ils se donnèrent un lent baiser délicat, un
baiser retenu, prolongé, où ils semblaient vouloir déguster sans fin
la jouissance retrouvée de s'embrasser encore. Puis Favierres posa sa
tête sur la poitrine de Mme Lahonce et murmura:

--Ne disons... ne disons rien... J'étouffe... J'ai le vertige au
dedans de moi... Laissez-moi vous respirer... Laissez-moi vous écouter
vivre!...

Car il lui disait «vous» parfois, au plus brûlant de la passion, non
par respect mondain, mais comme par une vénération pour l'amour qui
émanait d'elle.

Il répétait:

--Ne disons rien... Je ne puis rien dire...

Il sentit le bras de Mme Lahonce lui encercler la tête d'un bandeau
souple et pénétrant. Elle lui baisait le front de petits baisers
légers, et elle chuchotait de la voix discrète, acquiesçante, dont on
s'adresse aux malades:

--Non, non, c'est cela... Ne dis rien... Tais-toi... Mon pauvre aimé,
mon pauvre aimé, comme tu as souffert!...

Dehors, on entendait le râteau de Charlie qui raclait avec furie les
cailloux.

Favierres releva la tête, pressa Mme Lahonce plus fort, d'une étreinte
plus ardente, plus sensuelle, et elle fermait les yeux,--la tête
voluptueusement penchée sous les baisers, comme un faîte d'arbre avide
sous la désaltérante ondée.

Mais, tout à coup, elle éprouva une secousse, retomba en arrière,
brusquement lâchée, sans appui, et comme elle rouvrait les yeux, elle
aperçut Favierres, près de la porte vitrée, près du battant demeuré
clos. Il fermait l'autre d'une prompte poussée, tournait la clef dans
la serrure.

Elle implora en portant la main à son cœur:

--Qu'est-ce que tu fais?... Qu'est-ce que tu fais, mon chéri?...

Favierres revenait à elle, l'étreignait de nouveau plus violemment,
avec des gestes brutaux presque et froisseurs. Elle gémit:

--Fav! Fav!... Je t'en prie... Pas ici!... Tu es fou!... Cet
enfant!... Mais cet enfant qui est là!... Je t'en supplie, mon aimé...
Oh!... Fav!... Fav!...

Un tambourinement rageur aux vitres de la porte-fenêtre fit sursauter
Favierres, et en se retournant, il distingua à travers les glauques
carreaux dépolis deux taches rosâtres, l'une grande, l'autre petite:
la figure et le poing minuscule de Charlie.

Mme Lahonce s'était d'un trait relevée, courait ouvrir, et Charlie
s'élança dans ses bras, se suspendit à son cou en sanglotant.

Elle bégaya toute blême, le sourcil froncé d'effroi:

--Qu'est-ce que tu as?... Pourquoi pleures-tu, mon chéri?

Charlie murmura entre deux hoquets de sanglots:

--J'ai eu peur... J'ai eu peur...

--Peur de quoi, mon chéri?

Elle s'était rassise sur le divan, tenant Charlie tout contre sa
poitrine haletante, le berçant comme un nourrisson, étanchant une à
une les larmes qui mouillaient sa petite figure cramoisie.

--Peur de quoi? répéta-t-elle en jetant à Favierres debout devant eux
un preste coup d'œil de terreur et de reproche, un coup d'œil qui
lui désignait Charlie comme sa victime, comme un enfant qu'il eût
battu ou blessé grièvement.

Le petit répliqua d'une voix entrecoupée, sanglotante toujours:

--J'ai eu peur parce que Fav a fermé la porte... parce que j'étais
tout seul... Alors j'ai tapé pour qu'il ouvre...

Mme Lahonce exhala un soupir de soulagement:

--C'est à cause de cela que tu pleures, toi un grand garçon, toi un
homme?

Charlie ajouta en guise de défense:

--Non, c'est pas tout!

--Quoi donc encore? fit anxieusement Mme Lahonce.

--Eh bien, je pleurais aussi parce que, quand je suis venu à la porte
et que j'ai tapé, eh bien, je ne vous voyais pas, ni toi ni Fav, par
ces vilains carreaux... Alors, ça m'a fait plus peur, plus peur!...

Mme Lahonce, dans une effusion de gratitude irréfléchie, serrait
Charlie à l'étouffer, lui criblait la figure de baisers remercieurs,
disait en riant nerveusement:

--Un grand garçon! un grand garçon! Pleurer pour cela!... Tu n'es pas
honteux?

--Oh! tu me fais mal, maman! dit Charlie qui se débattait contre cette
étreinte trop étroite, ces baisers aveuglants.

Mme Lahonce desserra ses bras, posa l'enfant à terre:

--Allons! tu es remis? Tu n'as plus peur?... Veux-tu retourner
jouer?...

Puis avec un sourire sévère à Favierres:

--Et cette fois, sois tranquille, on ne fermera plus la porte!...

Charlie se dressa sur la pointe de ses pieds pour embrasser sa mère.

--Bon... je vais jouer, moi! déclara-t-il avec décision.

Et, près du seuil, il tourna un peu la tête, son petit index levé en
rappel de la promesse:

--Mais vous ne fermez pas, Fav, vous savez!... Vous ne fermez pas!...

Mme Lahonce l'écoutait courir, regagner le fond du jardin, et lorsque
les petits pas se turent, elle regarda mélancoliquement Favierres.

--Eh bien! vous voyez! dit-elle en soupirant... Vous voyez comme vous
êtes imprudent!... Vous voyez ce que vous avez failli faire!... J'ai
cru que nous étions perdus, qu'il avait tout vu... C'est affreux!...
Quand j'y pense, je tremble encore...

Favierres s'assit à côté d'elle et supplia de sa voix la plus
caressante:

--Oh! je t'en prie, ne sois pas fâchée! Ne me dis pas «vous»!
Réfléchis!... J'étais excusable... Six semaines sans toi!... J'ai eu
un moment d'égarement... Je le regrette... Mais pourquoi se désoler,
pourquoi s'alarmer, puisque, grâce à Dieu, il n'y a pas eu de mal?...

Il lui avait saisi la main et la retenait appuyée à ses lèvres. Mais
Hélène, au moindre bruit, tressaillait, s'échappait d'un frisson
apeuré.

Enfin elle riposta:

--Pas de mal!... Qu'en savez-vous?... Êtes-vous bien sûr que cet
enfant ne se rappellera pas un jour sa visite ici, ne se rappellera
pas cette frayeur qu'il a eue, cette porte fermée,--et qu'il ne
comprendra pas?...

Favierres, un peu décontenancé, répliqua par des généralités.

--Mais non, mais non, ma chérie. Puisqu'il n'a rien vu!... Du reste,
il t'aime, il m'aime, il ne pourra jamais penser que de bonnes choses
sur nous... Et puis, vraiment, te figures-tu qu'il se souviendra de
ces détails, de ce petit incident?... Cela a de l'importance pour
nous, parce que nous savons, parce que nous sommes dans le mal, dans
la crainte... Mais pour un enfant, pour quelqu'un du dehors, ce n'est
rien!... Tiens, il a déjà oublié, il chante!...

On entendait, en effet, Charlie clamant à pleine gorge la fanfare
d'une vague marche triomphale.

Favierres poursuivit:

--Je t'en prie, ma chérie, je t'en prie, redeviens douce... Ne me
boude plus... Ne t'inquiète pas, pour là-bas, pour plus tard... C'est
trop loin... Nous avons bien assez de maintenant pour nous
tourmenter... Voyons, ma chérie, dis-moi quand je te reverrai!...
Dis-moi comment cela va chez toi... Car tu ne m'as rien dit. Je ne
sais rien... Tu partiras et je ne saurai rien!...

Mme Lahonce eut un sourire:

--C'est que tu ne m'as guère laissé le temps de parler, mon Fav!...
Comment cela va à la maison?... Mais pas trop mal!... _On_ est très
apaisé, très radouci...

Favierres implora à voix basse:

--Et le soir, la nuit?

Mme Lahonce répliqua avec calme, sans hésiter:

--C'est comme à Londres... comme depuis Wight!

--Rien?

--Rien.

--Et que pense-t-il de cela?

--Je l'ignore... Il ne me le dit pas...

--Il ne réclame jamais?

--Jamais, mon chéri.

--Tu me le jures?

--Je te le jure.

Favierres pressa la main de Mme Lahonce d'une pression reconnaissante.

Il y eut une pause. Ils restaient les yeux rêveurs, considérant, dans
le vide, des choses précises, des images cruelles. Favierres reprit:

--Et quand te reverrai-je?... Où te reverrai-je?...

--Jeudi prochain, je suppose, fit Mme Lahonce.

--Chez nous?

--Oh non, pas encore!... Plus tard!... Lorsque le moment sera venu, je
te le dirai... Actuellement, ce ne serait pas prudent!... Ce ne serait
pas raisonnable!...

--Alors, jeudi prochain, ici, à la même heure?...

--Oui, je viendrai avec Charlie... Mais tu seras sage, mon grand
Fav!... Plus de ces dangereuses folies, n'est-ce pas?...

--Je te le promets!...

Mme Lahonce tapotait, refaisait devant la glace ses frisons blond
pâle, un peu défaits, dans la lutte, par les baisers.

Elle demanda sans se retourner:

--Veux-tu appeler Charlie, mon chéri?

Il se rapprocha d'elle, l'enserra dans ses bras et lui donna sur les
lèvres, à travers la voilette, un baiser aspirant et lent, un long
baiser à plusieurs reprises redonné et qu'il ne pouvait se résoudre à
finir.

Elle susurra:

--Appelle Charlie, veux-tu mon aimé?

Il s'avança près de la fenêtre et cria:

--Charlie! Charlie!...

L'enfant accourut au galop. Il l'enleva sous les aisselles, le balança
tout riant, dans l'espace, d'un mouvement de bascule, puis,
soigneusement, il le replaça à terre en l'embrassant sur le front,
parmi ses franges lisses de cheveux dorés.

Mme Lahonce enveloppait Favierres et son fils d'un regard attendri.

--Allons, Charlie, il faut partir! dit-elle enfin fermement.

Favierres lui murmura, à l'oreille, en plaisantant à demi:

--Quel dommage!... J'étais si heureux! Je suis si heureux en
famille!...

Elle répondit avec un sourire égayé et découragé à la fois:

--Que voulez-vous?... Puisque c'est impossible!

Favierres répéta de même:

--Oui, oui, c'est vrai, c'est impossible. Et puis je vous ai revue...
Je vous reverrai... Nous n'avons pas trop à nous plaindre!

Il les accompagna à la grille; et longtemps il demeura sur le seuil à
leur faire des signaux d'adieu, à les regarder s'éloigner jusqu'à ce
qu'ils eussent disparu au coin du boulevard Bineau.

       *       *       *       *       *

Le jeudi suivant, Mme Lahonce revint, selon sa promesse, et passa une
heure dans la petite villa de la rue de Chézy, à causer avec
Favierres, mais impatiemment, d'une façon gênée, sans nulle caresse,
car il pleuvait,--une pluie froide comme de la neige qui les
obligeait à garder Charlie, dans le salon, auprès d'eux.

En sortant devant la porte, Hélène se heurta à Mme Favierres. La
petite femme remontait de Paris où Favierres l'avait cauteleusement
chargée d'une multitude de commissions superflues, destinées à
l'écarter de chez lui durant la visite espérée. A la vue d'Hélène,
elle se confondit en protestations de regret, en compliments au sujet
de Charlie, en politesses bourgeoises. Mais elle avait compris; et le
jeudi d'après, aux premiers mots de Favierres pour la dépêcher à
Paris, elle déclara que cela se trouvait fort bien, qu'elle avait
justement des courses à faire de ce côté, et elle décampa avant midi,
comme par appréhension de se rencontrer encore avec Mme Lahonce.

Ce jour-là, en entrant, Hélène, tout de suite envoya Charlie jouer au
jardin; puis, quand l'enfant fut dehors, elle prit les deux mains de
Favierres dans ses mains, et la figure toute rehaussée de sourire, les
yeux scintillants d'une malice gentille, elle annonça:

--Mauvaise nouvelle, mon grand ami!... je ne peux rester qu'un quart
d'heure, parce que Charlie doit être au manège à trois heures et
demie... Mais bonne nouvelle aussi!... Je te reverrai samedi, à deux
heures et demie... Devine où?

Favierres répliqua timidement osant à peine proférer ces ambitieuses
paroles d'espoir:

--Chez nous?

--Oui chez nous! s'exclama victorieusement Mme Lahonce... Chez nous,
mon grand Fav! J'ai bien réfléchi cette semaine... je crois que nous
pouvons...

--Oh! merci, ma vaillante chérie, merci!...

Il l'attira doucement pour un baiser, sans qu'elle résistât, et
lorsqu'elle voulut partir, il ne la retint pas. Car il n'avait plus
cette cupide parcimonie des êtres malheureux qui lésinent sur les
instants de joie comme sur des parcelles d'or fuyantes. Il pouvait
prodiguer libéralement ces minutes d'elle que Mme Lahonce lui
réclamait, la laisser partir sans avarice et sans chicane. Il se
sentait déjà riche de bonheur, riche d'Hélène, pour la vie, à
l'infini.

       *       *       *       *       *

Le samedi, il sortit aussitôt après le déjeuner, s'achemina à pied
vers Paris et il arriva, en avance d'une heure, à l'appartement du
boulevard Pereire, tant l'impatience l'éperonnait.

Il alluma le feu, vaporisa du parfum à travers les deux pièces, puis
il se mit au piano afin de rendre l'attente moins pénible.

A deux heures et demie, un coup de sonnette retentit à la porte de
l'escalier. Il se rua pour ouvrir; et Mme Lahonce entra, tomba plutôt
dans ses bras.

Il l'entraîna toute haletante vers la chambre où était le lit, et là
il se jeta à ses genoux en balbutiant:

--Vous revoilà!... Vous revoilà, mon amie, ma bonne souveraine...
Vous revoilà ici, chez nous! Et dire que je vous croyais perdue pour
toujours!...

Mme Lahonce répondit avec un sourire fier:

--J'étais bien sûre que je reviendrais!...

Les mains tremblantes, Favierres lui enlevait son chapeau, sa
jaquette, son corsage; et ses lèvres, ses lèvres si longtemps privées,
pesaient ardemment, à mesure qu'il la découvrait, sur cette belle
chair nue et reconquise. Mme Lahonce le laissa faire, les yeux clos,
tout son corps défaillant dans un enivrement docile; et ce fut juste
si elle trouva la force pour le prier de baisser les stores, de
diminuer un peu la lumière trop impudique du jour.

       *       *       *       *       *

Au moment de repartir, lorsqu'elle eut rajusté sa voilette, elle se
pencha vers lui, et la tête sur son épaule, dans un dernier baiser,
elle murmura:

--Et puis, tu sais, mon Fav, je t'ai préparé une surprise... Je
voulais te la cacher... Mais je n'y tiens plus... Il faut absolument
que je te la dise...

--Quoi donc? questionna Favierres d'un ton intrigué.

Elle reprit:

--Tu te rappelles, tout à l'heure, mon aimé, tu te plaignais à la
pensée de ne plus revoir Charlie...

--Oui, et alors?

--Alors j'ai découvert une combinaison pour que tu le revoies...

--Comment cela?

--Voici... Tous les quinze jours, Nanette, ma vieille nourrice, qui
est rentrée chez nous... tous les quinze jours, Nanette te l'amènera
sous prétexte que tu lui donnes une leçon de piano, que tu surveilles
les leçons qu'on lui donne... J'ai parlé du projet à Charlie, en lui
déclarant que décidément tu étais fâché avec son père, que je n'irais
plus jamais chez toi... Je lui ai demandé si cela lui plairait de
venir te voir de temps en temps, de venir étudier son piano avec
toi... Il était ravi... Il en sautait de joie... Quant à Nanette,
c'est une brave femme qui m'a nourrie, qui m'aime comme son enfant...
Nous n'avons rien à craindre d'elle... Elle fera tout ce que je
voudrai et elle se laisserait hacher plutôt que de souffler un mot du
secret... Eh bien, mon Fav, es-tu content?...

Favierres la serra contre lui en disant à mi-voix:

--Tu es exquise!... Je t'adore!...

       *       *       *       *       *

Et le jeudi suivant, à deux heures, Charlie sonnait rue de Chézy,
escorté de Nanette, pour prendre avec Favierres sa première leçon.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE



SECONDE PARTIE



I


Par ce matin d'avril, tiède, gris et sans soleil, il planait, dans
l'avenue des Champs-Elysées, la douce joyeuseté des premières matinées
de printemps. Tout semblait discrètement en fête: les bruits, les
nuances, les fins parfums de l'atmosphère. Sur le pavé de bois, les
voitures roulaient dans un ronronnement continu qui ne s'entendait
plus à la longue; et seuls les délicats grelots des bicyclettes ou des
_carts_ galopeurs faisaient frémir l'espace de leurs légères sonneries
gazouillantes et éparses.

En tournant le coin de la rue Marbeuf, pour pénétrer dans l'avenue,
Antoinette Warner reprit un peu aux chevaux du lourd phaéton qu'elle
menait et les mit au petit trot piaffeur.

Elle ne voulait pas aller vite. Elle tenait à être vue, à s'offrir
commodément aux yeux, dans la double inauguration qu'elle faisait, ce
matin-là, des deux carrossiers alezans que Pierre Lahonce venait de
lui acheter à l'Hippique--et aussi de son amie assise à côté d'elle,
sur le siège, de son amie Loulou Sonnier, une ancienne camarade du
Conservatoire, revenue l'avant-veille de Moscou où elle avait, pendant
dix-huit mois, joué l'opérette, et dont le retour inopiné serait comme
une primeur printanière, serait le grand potin du jour parmi les dames
de la galanterie et les badauds des clubs.

Elle se guindait donc à contenir ses bêtes écumantes et énervées, en
une posture correcte, le buste bien droit, les mains hautes, les
coudes collés au corps; et sa petite figure sèche, jaunâtre, sans
éclat de beauté, cette classique petite figure «femme du monde», à qui
elle devait tant de succès, s'imprégnait, dans l'effort de correction,
d'un air plus «femme du monde» encore, d'un air presque de dignité
pudique qui formait avec la physionomie blonde, ébouriffée, riante, le
visage tout blanchâtre et les lèvres trop carminées de Loulou Sonnier
un contraste pour l'une et l'autre profitable.

Loulou Sonnier d'ailleurs, sans rester indifférente à ces joies
vaniteuses d'exhibition, gardait une attitude moins rigide, moins
solennelle, plus conforme à son tempérament folâtre et bon enfant.
Mais cependant elle ne disait rien, elle pinçait la bouche, elle
refoulait sous un silence appliqué les étouffantes bouffées de plaisir
qui lui gonflaient la poitrine à chaque regard des piétons, des
cavaliers; et c'était à peine si elle se permettait un semblant de
sourire satisfait, une imperceptible palpitation à la commissure des
lèvres, quand, en longeant un omnibus, elle entrevoyait des visages
avides se pencher contre la balustrade de l'impériale, des visages
graves, envieux et, sans nul doute, admiratifs.

Le phaéton arrivait place de l'Étoile, contournait, vers la gauche,
l'esplanade.

--Joli temps, n'est-ce pas? murmura Loulou Sonnier qui ne pouvait
refréner davantage son besoin de parler, de manifester son
ravissement.

Antoinette Warner répliqua, le buste toujours droit, la tête toujours
pétrifiée à surveiller les oreilles pointues de ses bêtes:

--Dis donc!... Regarde donc à gauche!... Regarde ce petit à cheval, en
complet marron, là, à gauche...

Le petit que sa prunelle, vite postée à l'angle des paupières,
désignait à Loulou Sonnier était un jeune homme qui débouchait de
l'avenue d'Iéna en caracolant sur un petit poney bai brun à crinière
rase; un grand jeune homme blond, élégant, élancé, les cheveux épais
et fins, la figure aiguë, hautaine et presque imberbe, sauf une
étroite lisière dorée de moustache naissante au-dessus des lèvres
sinueuses et minces,--une figure juvénile et sévère d'engagé
volontaire, de maréchal des logis de bonne famille, comme on le voit,
le dimanche, sous des casques de cuirassiers ou des shakos de
hussards.

Ses longues jambes pendaient bas de chaque côté de la selle à
quartiers lisses, descendaient de toute la hauteur de leurs
molletières beiges au-dessous des flancs du poney, et, dans l'étreinte
de ces longues jambes ballottantes, la petite bête sauteuse et mutine
avait beaucoup moins l'aspect d'un cheval que d'une sorte de chien
sauvage, de chien géant, nerveux et alerte, qu'on monterait par
caprice, comme une monture de luxe.

--Regarde bien! répéta Antoinette Warner.

Mais une distraction, un involontaire mouvement de la main avait trop
fait sentir l'appui du mors. Les chevaux du phaéton stoppèrent à
moitié, piaffant sur place maintenant; et le jeune homme, qui
calculait sur une allure plus rapide, faillit se jeter dans les roues
d'arrière, dut soulever son petit poney en une volte brusque pour
éviter le choc, tandis qu'à travers sa figure zigzaguait un éclair de
contrariété.

--_Pull up!... Pull up!_ balbutiait piètrement Warner.

Le jeune homme avait remis sa bête au trot, s'éloignait en haussant
les épaules.

Lorsqu'il fut à quelques mètres devant, Warner, toute rouge encore de
cette maladresse sportive, demanda:

--Tu l'as bien vu? Devine qui c'est!...

--Je ne sais pas, moi! dit Loulou Sonnier.

--Comment! fit Warner... Tu ne devines pas?... Tu n'as pas reconnu la
bouche? Mais c'est la progéniture de mon seigneur et ami!... C'est le
jeune Lahonce, Charlie Lahonce, le fils de mon Pierre!...

Il y eut un temps. Puis Loulou déclara:

--Il est gentil!...

--Oui, accorda Warner, il est gentil comme cela au dehors... Mais il
faut voir au dedans... C'est moins brillant!...

--Il te connaît? questionna Loulou.

--S'il me connaît!... Mais tu n'as donc pas remarqué comment il
m'avait regardée!... Un brin qu'il me connaît et qu'il me déteste
aussi!... C'est bien naturel au fond... Il est du côté de sa mère, cet
enfant. Il ne peut pas m'aimer...

--Et quel âge a-t-il?... Qu'est-ce qu'il fait? interrogea encore
Loulou saisissant l'occasion de rapprendre son Paris, ses clubmen et
ses gens.

--Peuh! pas grand'chose!... Il marche, je crois, sur ses vingt-deux
ans et il ne fait à peu près rien... Comme dit son père, c'est un
petit rossard... Ah! ils ne sont pas amis, amis, le père et le fils...
Ah! grand Dieu non!... Lahonce voulait qu'il aille à Saint-Cyr... Le
petit a refusé... Après cela, on voulait qu'il se présente au quai
d'Orsay... Rien savoir!...

--Alors, qu'est-ce qu'il fait? insista Loulou qui commençait à
édifier sur cette oisiveté des espoirs imprécis.

--Je t'ai dit... Pas grand'chose... Il s'occupe de musique... Il écrit
aussi dans des petites revues... Une fois Lahonce m'a apporté une de
ses machines... Nous l'avons lue ensemble!... Ce que nous nous sommes
tordus!... C'était l'histoire d'une sœur avec son frère... Enfin, à
n'y rien comprendre!...

--Et les femmes? hasarda encore Loulou Sonnier.

Warner prit une voix d'homme, sa voix rogue d'affaires et d'intérêts:

--Les femmes?... Macache, mon enfant!... Il a été un moment avec Edmée
Froissy, la petite Froissy, tu le rappelles... puis, crac! ç'a été
fini et on n'a plus su où il opérait... Il doit être pour femmes du
monde, je suppose... Lahonce croit même qu'il serait maintenant avec
une Mme de Fleur... Seulement, je te le répète, on ne sait plus rien
de positif!

Loulou Sonnier, du coup, renonça à tout espoir, cessa instinctivement
de faire fond sur la progéniture de Lahonce, revint à s'informer de la
liaison de Warner, en amie désintéressée et simplement curieuse.

--Mais toi? fit-elle par opposition. Toi, tu es contente?... Lahonce
m'a l'air d'un homme charmant, n'est-ce pas?

--Heu! fit en souriant Warner. Charmant?... Charmant? Il ne faudrait
pas exagérer... C'est un bon garçon, pas rat, pas exigeant, bien
élevé, propre... Pourtant il n'est pas tout neuf, tu sais!... Et pour
l'esprit, il y en a de plus amusants tout de même!... Mais quoi! je ne
me plains pas!...

--Évidemment, si tu avais à te plaindre, ça n'aurait pas tellement
duré! approuva Loulou.

Et elle ajouta d'un ton de sympathie finaude:

--C'est que je te connais, moi!

Warner riposta orgueilleusement:

--Oui, ça commence à durer! Depuis 86!... De 86 à 94!... Huit ans
bientôt! C'est un chiffre, cela!

Tout au loin, à l'extrémité du large tapis brun de l'allée cavalière,
Loulou Sonnier suivait du regard la silhouette diminuante de Charlie
Lahonce, ses longues jambes beiges, balancées en mesure, emportées au
galop fantastique d'un petit animal indistinct, invisible.

--Ce qu'il file! Ce qu'il file! s'écria-t-elle en l'indiquant d'une
moue du menton.

Warner concéda d'une voix sérieuse:

--Oh! pour ça, il n'y a pas à dire... Il est homme de cheval, dans le
sang!... Que veux-tu?... C'est né le chose sur une selle!

       *       *       *       *       *

La grille du Bois franchie, Charlie tourna à droite, à gauche, et
s'engagea dans l'allée des Poteaux.

Sous l'étroite charmille de l'allée, aux ombrages clairsemés et vert
tendre, on eût dit comme une affluence de réouverture, comme la
reprise des cavalcades élégantes interrompues par les pluies, les
neiges, l'hiver boueux; et les cavaliers y marchaient si nombreux, si
pressés, jambe à jambe presque, que Charlie mit son poney Jim au pas,
ne pouvant plus trotter, avancer parmi la cohue ondulante des croupes
et des encolures qui lui barraient le passage.

Mais, au bout de quelques minutes, ce train menu et funèbre, ce train
rassemblé dont la vivacité de Jim s'exaspérait à la fin, puis tous ces
saluts même sommaires, esquissés à peine, tous ces saluts brefs et
militaires à donner et à rendre, tous ces enchevêtrements traînards et
mondains lassèrent le jeune homme.

A la première allée transversale, il lâcha le cortège, vira à droite,
lança Jim en un galop soulageant et un peu fou.

Il s'était dressé debout sur ses étriers, les pieds chaussés à fond,
le dos voûté, les mains basses de chaque côté de l'encolure, comme un
jockey, et, les lèvres tout près des oreilles de Jim, il grommelait
affectueusement:

--Eh bien! canaille, ça vous va?... Ça vous va mieux que les Poteaux,
hé! canaille?...

Et il glissait parfois ses rênes dans la main gauche, pour asséner,
sur l'encolure de Jim, de sonores claques amicales qui excitaient
davantage l'ardente petite bête.

Car, bien qu'il affectât de dédaigner les plaisirs sportifs, de ne s'y
livrer que par hygiène ou pour leur grâce esthétique et leur noblesse
harmonieuse, il en raffolait, le jeune Charlie, il aimait le cheval
profondément, instinctivement, par goût héréditaire, par habitude
d'enfance, par éducation, comme expliquait Warner; et c'était encore
dans ces promenades quotidiennes, dans ces chevauchées, chaque matin,
côte à côte, que Lahonce se sentait le plus être le père de ce fils si
peu son fils, si différent de lui,--de ce fils si glacial, si
impénétrable, si bizarre avec ces drôles d'idées renversantes qu'il
vous avait sur tout et cette manie têtue de travailler sans trêve à ne
rien faire, parmi de gros bouquins obscurs et ennuyeux.

       *       *       *       *       *

«Hô-ô-ô-là... Hô-ôô-là!»

Charlie arrivait à la pente sous bois, parallèle au champ de courses
d'Auteuil, tirait à pleins bras, en se couchant sur la croupe du
poney, puis rendait en se redressant, puis retirait, rerendait, dans
un alternatif balancement du buste, pour ralentir Jim qui s'emballait
peu à peu.

Le poney s'apaisa, céda à la pression du mors, se remit
progressivement au pas, avec de grandes secousses de l'encolure, de
la tête, contre la contrainte des rênes.

«Fichtre! songea Charlie en consultant sa montre... Onze heures!... Un
tour d'Acacias et je me trotte là-bas!... Pour être rentré à midi, je
n'ai que temps!...»

Il se proposait, en effet, d'aller, avant déjeuner, féliciter son
vieil ami Vincent Favierres, élu, la veille, à l'unanimité moins une
voix, membre de l'Institut, pour la section de musique.

Il revint donc en arrière, descendit au grand trot du côté de la
Cascade, puis remonta au pas l'avenue des Acacias.

Mais comme il parvenait au sommet de la courte montée qui mène à
l'avenue, brusquement il aperçut un petit groupe que l'inclinaison du
terrain lui avait jusque-là masqué. C'était un cavalier en bottes
vernies, arrêté à causer avec deux dames assises dans un phaéton rangé
contre le trottoir,--un obèse monsieur d'une cinquantaine d'années, le
visage boursouflé, congestionné, violâtre, au point que la moustache
rousse y paraissait blonde,--et dont le ventre cylindrique, proéminent
semblait de loin un gros sac rond qu'il eût porté devant lui, sur le
pommeau de la selle: c'était Lahonce, rougi, blanchi, gonflé par l'âge
et qui se penchait pour inspecter le phaéton, l'attelage, pour en
découvrir les imperfections possibles ou les incorrections.

«Allons, bon! pensa Charlie, le sourcil froncé, la figure assombrie...
Allons bon...! Voilà papa et son chopin!... J'en ai eu une idée de
venir par ici! Et puis, pas moyen de faire demi-tour!...»

Lahonce, effectivement, s'était retourné au bruit du sable foulé par
le trottinement de Jim et appelait Charlie d'un hochement de tête
affable, qu'accentuaient des clignements d'œil d'invite.

Le jeune homme pressa Jim d'un rageur serrement de mollets, et en
quelques foulées de galop, il rattrapa son père.

--Bonjour, papa! dit-il d'un ton qui s'efforçait à être cordial.

Et, avec un salut froidement courtois, il susurrait sans regarder
Warner:

--Bonjour, Mesdames!

Lahonce demanda:

--Où vas-tu comme cela?... Tu rentres?... Si tu rentres, je
t'accompagne...

Charlie répliqua précipitamment.

--Non, non, je ne rentre pas!...

--Et où vas-tu?...

Charlie répondit avec flegme:

--Je vais aux obstacles du tir!...

--Bon! bon! mon garçon! dit indulgemment Lahonce... Va où tu
voudras... Tu es libre... Tu sais que ce n'est jamais moi qui te
cramponnerai!... Seulement, tâche d'être à l'heure pour le
déjeuner!...

--Entendu! fit Charlie.

Il avait salué de nouveau, d'un salut semblable au premier, Antoinette
Warner qui feignait de s'absorber à examiner un des traits de
l'attelage. Puis, piquant Jim, il repartit au galop, tourna à gauche,
vers le tir, sauta deux obstacles, longea le grillage du Polo-Club,
atteignit la route du bord de l'eau qu'il suivit toujours au galop et,
passant la porte de Madrid, il mit enfin au pas son petit cheval que
cette course rapide avait couvert aux flancs et à l'encolure d'une
crème épaisse de sueur blanche.

Après quoi, sans faire halte, ne retenant plus le poney qu'à bout de
rênes, il alluma une cigarette pour abréger un peu la route.

Il avait une impression vague de spleen, d'ennui, de gris dans l'âme,
à cause de cette rencontre inopportune de tout à l'heure. Non pas
qu'en sa pudeur il souffrit d'avoir surpris Lahonce en compagnie de
Warner, d'avoir été, ne fût-ce qu'un instant, associé par la
conversation, les saluts, à cette liaison insultante pour sa mère.
Là-dessus, depuis longtemps, il était informé, résigné, sans colère
comme sans acquiescement. Il savait simplement la chose. Il la jugeait
naturelle, quoique blâmable, légitime, inévitable, dans l'ordre de
celles que devait fatalement accomplir un homme tel que son père, un
homme doué de ce rang social, de cette fortune, de ce tempérament
irascible, vaniteux et sanguin, au bout de vingt ans de ménage et de
désaccord conjugal.

Non, en réalité, le malaise de Charlie provenait d'ailleurs, de ce
mensonge qu'il avait été obligé de faire pour passer, de ce vulgaire
stratagème dont il avait été contraint d'user.

Il se sentait ainsi maussade, vexé, mécontent chaque fois qu'une
nécessité de hasard le forçait à mentir, à tromper matériellement son
père, à lui dissimuler, par des ruses compliquées, ses relations avec
Favierres.

De coutume, lorsque rien ne l'entravait, lorsque aucun obstacle ne
l'incommodait, il allait chez Favierres sans hésitation, sans remords,
comme chez un ancien ami qu'il chérissait et qu'un désir d'affection
le poussait tout naïvement à revoir.

Mais il suffisait que Lahonce fût présent quand il partait ou quand il
rentrait, se dressât par aventure sur son chemin, lui demandât où il
courait ou bien d'où il revenait, il suffisait d'une question de son
père soit au départ, soit au retour, pour qu'aussitôt l'étrangeté de
cette amitié clandestine le frappât désagréablement, lui donnât une
pénible sensation de gêne coupable, de prise en faute et comme une
brève honte d'avoir à se cacher.

«Est-ce stupide, cette affaire-là! pensait-il en contemplant d'un œil
distrait les fumées jaunes en toison que les hautes cheminées roses de
l'autre rive, soufflaient régulièrement, par-dessus la Seine, vers le
ciel cotonneux et blanc... Est-ce stupide, hein, de ne pas pouvoir lui
avouer!...»

Et il se répétait les deux versions que tour à tour sa mère et son
père lui avaient contées de la rupture avec Favierres.

C'était vers ses quinze ans, quand il était en seconde, que Mme
Lahonce lui avait expliqué un jour, sur sa prière, les vrais motifs de
la fâcherie avec le musicien. Lahonce, assurait-elle, était un peu
jaloux, avait jugé que Favierres venait trop fréquemment, trop
assidûment dans la maison et lui en avait fait, d'un ton très vif,
l'observation. Favierres s'était défendu du même ton; d'où discussion,
propos aigres et brouille finale.

L'autre version, la version de Lahonce, Charlie l'avait obtenue trois
ans plus tard, sans la chercher, à la suite d'une tentative de
réconciliation qu'il s'était enhardi à risquer, pour aboutir du coup à
un échec brutal.

Sûr que sa mère éprouvait envers Favierres une secrète sympathie,
puisqu'elle l'autorisait, l'encourageait même à aller voir le musicien
en cachette de son père, lui adressait doucement des reproches s'il
espaçait trop ses visites, le chargeait même, à chaque occasion, de
ses amitiés ou de ses compliments pour le compositeur, il avait de
plus remarqué comme elle avait de la joie à causer avec son ami Fav
quand, à l'improviste, elle le rencontrait en un recoin reculé du
Bois, dans une salle écartée d'exposition au déclin, dans un des rares
endroits déserts où elle osait seulement l'aborder, car dans le monde,
dans les bals, leur intimité se bornait à des saluts corrects, ils ne
se parlaient jamais, ne s'asseyaient jamais l'un près de l'autre.

Aussi, fort de ces remarques, entraîné par l'envie de complaire à sa
mère, Charlie s'était avisé d'effacer le petit malentendu qui séparait
son père et le compositeur, de ramener Favierres chez ses parents, de
tout arranger; et un matin, à déjeuner, il avait soudain entrepris
l'éloge du musicien, rappelé qu'il était son petit ami autrefois et
demandé avec une hypocrisie ingénue pourquoi on ne le voyait plus.

Lahonce d'abord écoutait patiemment en regardant Hélène qui baissait
les yeux, mais à cette question son sang-froid lui avait échappé; il
s'était mis à clamer, avec sa figure pourpre, sa figure violette des
grandes colères:

--Assez!... En voilà assez!... Ce n'est pas un gamin de ta trempe qui
va me signifier les personnes que je dois recevoir, n'est-ce pas? qui
va me faire la leçon chez moi!...

Il avait fallu que M. Brodin s'interposât, calmât son gendre,
l'empêchât d'en crier plus.

Et le lendemain matin, pendant leur promenade à cheval au Bois,
Charlie se souvenait nettement de quel air grave son père lui avait
déclaré:

--Hier, je ne t'ai pas répondu au sujet de ce Favierres, parce que je
n'admettais pas que tu veuilles te mêler des gens que je reçois ou
non... Mais tu es un homme... Tu es assez grand pour qu'on te dise la
vérité... Eh bien, si nous ne voyons plus ce Favierres, c'est que
c'est un goujat, c'est qu'il a été inconvenant avec ta mère...
Voilà!...

Il semblait à Charlie entendre encore ces derniers mots, et il se les
redisait en souriant, en imitant l'intonation solennelle de Lahonce,
comme cent fois déjà il se les était redits.

«Inconvenant avec ma mère!... Quoi! il aura flirté un peu avec elle...
il lui aura fait la cour! Et c'est pour cela qu'on l'a flanqué à la
porte, c'est pour cela que je suis obligé de me défiler pour le voir
comme si j'allais chez une femme!... Non, c'est trop bête!...»

Un flirt, un peu de coquetterie affectueuse, des deux parts, son
imagination filiale et toute dévouée aux complices ne pouvait imaginer
davantage. Il avait surtout pour Mme Lahonce cet aveuglement tendre et
partial que ressentent souvent pour leur mère certains fils, cette foi
respectueuse et immaculée qu'on ne retrouve, à pareil degré, que chez
les maris aimants et crédules. Et ce n'était jamais en lui qu'une
pensée fugitive comme une brise, une pensée disparue en même temps
que conçue, une pensée floconneuse, insaisissable et volatile comme la
fragile chandelle des champs, cette inacceptable idée que sa mère, son
exquise mère, demeurée si jolie malgré ses cheveux blancs et ses rides
commençantes, que sa mère chérie eût pu jadis échanger avec ce bon
vieux Fav rien d'autre, rien de plus que de longs regards d'amitié et
des serrements de mains heureuses de se rejoindre.

«Pauvre maman!... Est-ce ridicule, tout de même!... Dire que cela les
amuserait tant, elle et Fav, de se revoir, de faire de la musique
ensemble, de jaser tranquillement comme de vieux amis!»

Et jusqu'à la rue Borghèse il s'égara dans de rancunières rêveries
philosophiques sur la niaiserie des préjugés, l'odieuse tyrannie des
devoirs conjugaux, l'imbécillité des règles sociales et l'étroitesse
d'esprit de son père.

       *       *       *       *       *

Un écart de Jim, qu'avait effarouché une brouette de cantonnier, le
réveilla tout à coup.

Il reprit le trot, en pénétrant dans la rue Borghèse, gagna la rue de
Chézy et sauta à terre en face de la grille de Favierres.

La porte était entr'ouverte; il l'ouvrit tout à fait, tira Jim après
lui et, refermant ensuite, il lâcha le poney qui détala en cabriolant
à travers l'allée de l'entrée pour s'arrêter droit, avec des
hennissements de gaieté, devant le petit perron de pierre de la basse
maisonnette.

Au tapage, Mme Favierres, effrayée, était accourue. Elle s'exclama:

--Ah! c'est vous, monsieur Charlie!... Eh bien, vous nous en avez fait
une peur!

Charlie criait en s'approchant:

--Oui, c'est moi... C'est moi!... Je viens féliciter l'Immortel!

--Le quoi? fit Mme Favierres qui croyait n'avoir pas saisi.

--L'Immortel, l'académicien, enfin!...

--Ah! oui! fit Mme Favierres, comprenant. Ah oui!... C'est joliment
gentil à vous!...

Et elle s'empressa vers le jardin, elle appela:

--Vincent! Vincent!... C'est Monsieur Charlie qui est ici, qui vient
te complimenter.

Charlie nouait les rênes de Jim à la rampe du perron. Il laissa le
nœud à demi achevé en voyant Favierres paraître au haut des marches.

Le musicien était en costume du matin, en costume de jardinage, une
vareuse d'étoffe jaune, un pantalon de toile grise, un chapeau mou de
feutre noir; et avec sa moustache brun-roux que des poils blancs
teintaient par endroits de teintes rosâtres, ses joues toutes striées
de sang aux pommettes et ses cheveux touffus dont le feutre noir
faisait briller plus encore l'éclat argenté, il avait l'air d'une
sorte de capitaine en retraite, d'un brave militaire solide, fringant
encore, mais retiré aux champs et oublieux du monde.

Charlie se précipita au-devant de lui et prit tendrement ses mains.
Bien que Favierres fût plutôt de grande taille, il le dominait un peu,
de près.

Le maître dit avec un sourire paternel:

--Te voilà, petit!... Je t'attendais... C'est très bien d'être
venu!...

Charlie questionna:

--On s'embrasse, Fav?

--Mais pardi!...

Ils s'étreignirent en une accolade masculine, les bras autour du
buste, s'effleurant vivement les deux joues d'un preste baiser amical.

--Et vous êtes content? interrogea Charlie.

--Mon Dieu! fit Favierres, j'aime mieux que ce soit fini!... Oui, ces
choses-là, il ne faut pas que cela traîne ou bien ce n'est plus la
peine... Du reste, je te raconterai tout à l'heure l'élection et les
intrigues de la fin et leurs têtes après... Tu déjeunes, je
suppose?...

--Non, non! répliqua Charlie... Je ne suis venu qu'en passant, vous
poser un baiser comme on pose une carte... Mais si vous voulez de moi
demain, à midi, Fav, je suis votre homme...

Favierres réfléchit:

--Soit! Va pour demain...

Mme Favierres reparaissait sur le perron.

--Vous restez, monsieur Charlie? demanda-t-elle d'un ton d'humble
politesse, comme une fermière à son jeune châtelain... Nous avons un
bon déjeuner, une omelette aux pointes, une entrecôte...

--Non, Madame, fit Charlie... Désolé!... Pas aujourd'hui!... Demain!
demain!...

--Oh! comme c'est dommage!... Nous avions un si bon déjeuner!
Vraiment, vous ne restez pas?... Justement Vincent qui m'avait dit...

Favierres l'interrompit sèchement:

--Voyons, mon amie, puisque M. Lahonce te dit qu'il ne peut pas...
qu'il viendra demain... N'insiste pas!... C'est indiscret!...

Et se tournant vers Charlie qui détachait Jim:

--Alors à demain, petit!... Midi sonnant, tu sais!...

--Oui!... Oui!...

Ils marchèrent ensemble jusqu'à la grille, Jim suivant derrière comme
un grand chien fidèle.

Dehors, Charlie, d'un bond agile, avait sauté en selle, ajustait ses
rênes.

--Ah! j'oubliais! dit-il en retenant le poney. J'allais oublier...
Maman m'a dit de vous dire, si je vous voyais, qu'elle est très
heureuse pour vous, très joyeuse de votre succès...

Favierres grimaça un sourire de gratitude:

--Ah!... Ah!... Tu diras à ta mère que je la remercie bien... que je
la remercie beaucoup... de tout mon cœur!... A demain alors, mon
petit!

--A demain!

Et Charlie, touchant le bord de son chapeau, s'élança au trot allongé.
Car il avait perdu du temps et ne parviendrait certainement pas chez
lui, à l'hôtel de l'avenue d'Iéna, sans un grand quart d'heure de
retard.



II


--Eh bien! tu arrives à une jolie heure! s'exclama Lahonce en
désignant du regard le dessert qu'on commençait à servir... Non, mais
ne te presse pas, mon garçon!...

Charlie s'asseyait, après avoir embrassé sa mère et serré la main de
M. Brodin, qui habitait avec ses enfants depuis la mort de Mme Brodin.

--Ils étaient bons, les obstacles? reprit gouailleusement Lahonce. Ils
étaient bons, ce matin?... Tu as dû les sauter une dizaine de fois au
moins, hé?...

Et, pendant quelques minutes, il continua à railler Charlie sur ces
obstacles qui l'avaient censément retenu, sur le mystère de son
retard, avec des mots à double entente, des airs malicieux de bien se
douter à quoi on avait pu s'attarder là-bas, aux environs du tir.

Lahonce aimait ainsi, quand il était bien disposé, à traiter Charlie
en égal, à affecter envers lui un ton de plaisanterie intime, à
déroger ouvertement de sa dignité de père jusqu'à une familiarité
d'ami, pour capter par des démonstrations bonhommes son grand
gaillard de fils si indocile, si peu cordial et si froid.

Et puis ce manège l'amusait en outre comme une provocation à sa femme,
comme un défi à Mme Lahonce, dont il apercevait parmi les fleurs de la
jardinière de milieu, de l'autre côté de la table, la figure
contractée, baissée vers la nappe, la figure résolue au silence,
plâtrée de rigueur hautaine ou d'inertie songeuse.

Il ne lui parlait que rarement. Il ne souhaitait rien d'elle, que de
simples égards. Il ne désirait ni la mécontenter ni la séduire. Il
avait, par amour-propre, renoncé à elle complètement, renoncé à la
posséder, renoncé à la vouloir, puisqu'elle ne voulait plus de lui.
Entre eux, depuis douze ans, cette jardinière de milieu, toujours
refleurie de fleurs de saison ou de graminées légères, symbolisait
exactement la barrière élégante d'indifférence réciproque, discrète et
polie, qui séparait leurs vies disjointes. Ils pouvaient se voir au
travers et jamais ne se regardaient.

Seulement, tout de même, de temps en temps, Lahonce avait du plaisir à
faire, devant sa femme, acte de père, à user en sa présence de cette
suprême et inaliénable prérogative conjugale, à lui rappeler enfin que
ce fils, là, près d'eux, était leur fils pourtant, issu de leurs deux
sangs.

Et Charlie, tout décontenancé par ces moqueries affables, par le
souvenir aussi d'où il revenait, protestait, en souriant, que son père
se trompait, que ce n'était pas du tout ce qu'il croyait, non, pas du
tout, mais les obstacles, uniquement les obstacles, et après, un galop
avec son ami Alain Marroy, un dernier tour aux Poteaux qui l'avait
entraîné plus loin qu'il ne fallait.

--Oui, oui, c'est ça! accorda Lahonce d'une voix sarcastique. C'est
ça... C'est ce diable de Marroy!...

Et il ajouta:

--Ah! au fait, n'oublie pas que c'est mardi ce soir, que c'est soir
aux Français... Tu viens avec nous, n'est-ce pas?

--Certainement, fit Charlie.

Il avait rattrapé le service, terminé son dessert.

Mme Lahonce repoussa sa chaise. On se leva et on passa pour le café
dans le vaste hall de l'hôtel où les trois hautes fenêtres, grandes
ouvertes, laissaient pénétrer l'air tiède et neuf du dehors.

Sitôt son café bu, Lahonce était sorti. M. Brodin s'avança vers
Charlie qui fumait une cigarette, accoudé à la fenêtre, et lui tendant
un journal:

--Tiens, fit-il, tiens, lis-moi cela... C'est une aventure peu
ordinaire: une fille qui a empoisonné sa mère pour garder à elle seule
un homme qu'elles aimaient toutes les deux... Lis-moi cela et dis-moi
un peu ce que tu en penses, monsieur le philosophe!...

Charlie prit le journal et se mit à parcourir l'article indiqué,
pendant que M. Brodin, les mains derrière le dos, arpentait
fièvreusement le hall, comme dans l'attente d'un verdict.

Une obsession nouvelle avait en effet remplacé chez lui l'ancienne,
quelque temps avant la mort de Mme Brodin, survenue en 1888.

Il ne s'inquiétait plus de la perversité des femmes. C'était la ruine
du foyer, la ruine des sentiments familiaux qui maintenant
l'intéressait. Il en apercevait partout des indices. Il en accumulait
avec ardeur les preuves; et il avait des petites joies de
collectionneur quand Charlie, par une réponse trop libre, un exposé de
principes trop audacieux, lui fournissait des exemples à l'appui de sa
croyance récente. Il feignait alors de déplorer la déchéance des
vieilles traditions, de s'indigner, de se lamenter sur la fin de la
famille et du respect filial; mais au fond il s'en distrayait
beaucoup, et souvent même il excitait inconsciemment son petit-fils à
dire des choses irrévérentes ou terribles, pour se confirmer dans sa
thèse.

--Eh bien? interrogea-t-il en s'arrêtant.

Charlie lui restituait le journal, et négligemment:

--Eh bien! c'est une folle... Le ministère public lui-même en
convient... Il n'y a pas de doute... C'est une folle...

--Tu crois? Tu crois? murmura M. Brodin. Bah! c'est possible!...

Et il s'en alla de son pas traînard de vieil homme, avec des
hochements de tête mécontents, sceptiques et déçus.

Charlie le suivait de l'œil en souriant.

--Tu as vu, maman? dit-il, quand M. Brodin eut passé la porte... Tu as
vu, grand-père essayait de m'amorcer, mais cela n'a pas pris
aujourd'hui... Je n'ai pas mordu!... Ce qu'il doit être furieux!...

Il s'approchait de Mme Lahonce, assise près d'une table chargée de
bibelots, dans l'encoignure d'un paravent de glaces qui lui formait,
au travers du hall, une sorte de cabine coquette et translucide. Puis
il tira presque devant elle un pouf bas, fait de deux coussins
superposés, et se laissant tomber dessus, le coude accoté au fauteuil
de sa mère, il demanda avec volubilité, d'un ton blagueur et tendre en
même temps:

--Bonjour, chère Madame! Voulez-vous me permettre de vous rendre une
petite visite?...

Mme Lahonce répondit, en caressant affectueusement de la main les
épais cheveux blonds de Charlie:

--Mais volontiers, cher Monsieur...

--Eh bien, Madame, j'ai des tas de choses aimables à vous dire de la
part d'un académicien!...

--Ah! tu y as été ce matin, fit tranquillement Mme Lahonce.

--Oui, j'y ai été ce matin... C'est même là que je me suis mis en
retard... Il avait l'air de mépriser cela, Fav!... Mais je te garantis
qu'il est ravi... Je l'ai bien vu à la façon dont il m'a embrassé.

--Ah! vous vous êtes embrassés?

--Dame! c'était une occasion, il me semble... Et puis, à propos, je
n'y pensais plus, je déjeune chez eux demain, tu sais... La mère
Favierres voulait à tout prix me retenir aujourd'hui... Sans Fav,
j'étais pincé!...

Il y eut une pause. Mme Lahonce secoua la tête d'un bref mouvement,
comme pour détacher ses regards de la rêverie où ils étaient
accrochés.

--Et tu travailles aujourd'hui, mon cher enfant? reprit-elle... Tu vas
à l'Ecole de droit?...

--Non! fit Charlie... Je travaille ici.

--Prends garde! prends garde! grondait doucement Hélène... Songe à ton
examen... Songe aux deux ans de service qui te menacent encore, si tu
manquais ton doctorat... Cela me préoccupe beaucoup, je t'assure...

Charlie répliqua en lui embrassant la main de petits baisers qui
entrecoupaient ses phrases:

--N'ayez pas peur... ma bonne Madame. N'ayez pas peur... On respectera
vos cheveux blancs... On vous satisfera... On sera docteur, on vous le
promet, on vous le jure... Seulement cette semaine je commence mon
_Hypatia_, dans le prochain numéro de la _Tour d'ivoire_ et il faut
absolument que je revoie les premiers chapitres...

--Et qu'est-ce que c'est que cette _Hypatia_? interrogea Mme Lahonce.

--Tu verras... C'est une histoire qui te plaira, j'en suis persuadé...
C'est l'histoire d'une femme qui a réellement existé, à Alexandrie, au
quatrième siècle... Elle était admirablement belle, éloquente, comme
un homme... Elle captivait tout le monde par sa parole, son charme,
son intelligence... On l'avait surnommée _la Philosophe_. Un évêque de
là-bas avait été charmé comme les autres, et il l'appelait sa mère, sa
sœur, sa dame... Tu verras... Tu ne comprendras peut-être pas le
symbole, le sens philosophique du roman... Mais l'histoire en
elle-même te plaira... Et même, tiens, je vais te dire, j'ai comme
l'idée qu'Hypatia devait te ressembler au physique...

--Elle avait des cheveux blancs? fit ironiquement Mme Lahonce.

Charlie répondit en simulant un ton mélodramatique:

--Non, Madame... Elle n'a pas eu le temps... On l'a massacrée avant,
la pauvre femme!...

Deux heures sonnaient à une petite pendule placée sur la table.

Mme Lahonce se leva.

--Où vas-tu, maman? demanda Charlie.

--Je sors... Je vais chez des fournisseurs, faire des courses...

--Tu remontes d'abord dans ta chambre?...

--Oui!

--Eh bien, je vais t'y monter, dit-il.

Et en même temps il l'enlaçait de ses bras vigoureux, la soulevait,
l'emportait à travers le hall, comme un enfant léger, tandis que Mme
Lahonce se débattait en riant:

--Voyons, Charlie... Voyons, tu es fou... Non, je t'en prie,
laisse-moi... Tu m'étouffes!... Charlie! Charlie!...

Il céda enfin, et la déposant à terre, près de la porte:

--Au revoir, maman!... Au revoir, ma belle Hypatia!...

Elle se redressait pour l'embrasser sur le front:

--Au revoir, grand gamin!... Au revoir, grand paresseux, grand
écrivain!...

Et ils gravirent ensemble l'escalier, bras dessus bras dessous, comme
deux amoureux, deux guillerets camarades, jusqu'à la porte de la
chambre de Mme Lahonce où Charlie s'inclina en un salut cérémonieux.

Puis il monta encore un étage, tourna le bouton d'une porte et se
trouva dans l'atelier qui lui servait de salon de réception et de
cabinet de travail.

C'était une large pièce où le jour tombait d'en haut, blanc et terne,
par des verrières dépolies,--une large pièce de ton bleuâtre, avec des
sièges anglais, amples, confortables, à grandioses ramages
versicolores. Alentour, contre les murs, des rayons de chêne
montraient des rangées compactes de livres, et au milieu de la chambre
un immense bureau de noyer supportait des lettres, des paperasses, des
gravures en désordre, le tout dominé par le bloc monstrueux d'un
encrier de cristal à bouchon d'argent.

Charlie, en entrant, alla droit à un des panneaux de la bibliothèque,
au casier qui renfermait les ouvrages de philosophie et inspecta un
par un les titres, cherchant un volume à lire afin de s'entraîner un
peu au travail.

Tous le tentaient également, puisque tous représentaient pour lui les
auteurs favoris, les maîtres que l'on aime, par choix ou par
gratitude.

A ses débuts dans la vie, à dix-huit ans, au sortir du collège, comme
la plupart des jeunes gens, et surtout des jeunes gens de sa
génération, Charlie avait eu honte de son ignorance, dépit de ne pas
plus savoir, peur enfin de se sentir si gauche, si timide, si
inexpert, auprès d'aînés tellement à l'aise, virils, informés. Et,
dans ce premier émoi de crainte et de modestie, les philosophes lui
étaient apparus comme les fournisseurs d'assurance les plus proches,
les détenteurs d'expérience les plus accommodants.

Il les avait lus aussitôt passionnément, sans arrêt, s'achalandant
chez eux de théories, de réflexions, de préceptes doctrinaires, se
tissant, jour par jour, avec la soie de leurs maximes, une sorte de
cocon protecteur, de gaine pudique et enveloppante, où il se rassurait
peu à peu. Puis, graduellement, à l'abri de ce voile bariolé de
doctrines diverses, il avait acquis l'audace. Il s'était formé, sur
les êtres et la société qu'il distinguait à travers les reflets du
voile, des opinions arrogantes, sereines, inébranlables comme celles
des aveugles à demi guéris, qui pensent mieux voir par leurs verres
bleus que les voyants de leurs yeux sains et nus. Il avait aussi
étudié les historiens, les poètes, les livres sacrés, les vieux
recueils de légendes, tout ce qu'on pouvait apprendre par les imprimés
sur cette mobile et trouble humanité dont la réalité présente lui
inspirait un effroi qu'il croyait du dégoût. Et depuis lors, sauf son
affection pour sa mère et pour Favierres, il avait vécu une vie un peu
factice quoique paisible, une vie d'esprit retirée, dédaigneuse et
calme dans ce monde imaginaire mais connu qu'il s'était créé, dans un
noble monde des personnes poétiques ou purement cérébrales, agissant
par candeur primitive ou selon des systèmes.

«Eûh... Eûh!...»

Il hésitait, balbutiait les noms des auteurs, ne parvenant pas à se
décider.

«Eûh!... Mill... Spencer... Hegel... Spinoza...»

Un coup frappé à la porte mit fin à son indécision.

--Entrez! cria-t-il.

--C'est moi! annonça Alain Marroy en pénétrant dans l'atelier. Je ne
vous dérange pas?...

--Pas du tout!... Au contraire! fit Charlie. Vous allez m'empêcher de
travailler.... Je suis enchanté... Asseyez-vous donc, mon cher!...

--Vous n'étiez pas au Bois ce matin? interrogea Alain Marroy, de sa
voix lente, qu'il ralentissait encore par le soin bizarre où il
s'évertuait d'entr'ouvrir à peine pour parler ses longues dents
blanches, ses longues dents aristocratiques de cheval.

--Si, si, j'y étais... Mais je suis parti assez tôt...

--Ah! c'est donc cela! murmura Marroy en étendant à moitié sa haute et
mince personne, vêtue de drap gris fer, sur un énorme divan rose, à
gigantesques fleurs rousses. C'est donc cela! Moi, je viens pour cette
boisson américaine dont vous m'avez demandé la recette... Vous vous
rappelez: le _Gordon's flip_. Il me faut du whiskey, deux œufs, trois
tranches d'ananas et un pied de céleri... C'est le céleri qui fait
tout l'arôme...

--Bien, bien! dit Charlie. On va vous procurer cela.

Et pendant qu'il sonnait, donnait les ordres et le menu, Marroy se
posta devant une glace pour rajuster sa grosse cravate de soie molle
et mate, dont un pli défectueux, aperçu en passant à une vitre de
boutique, taquinait depuis quelques minutes cette manie d'universelle
perfection, de toute personnelle distinction qu'il apportait aussi
bien dans les choses du costume que dans celles de la pensée.

Du même âge que Charlie, riche, bien apparenté, assez plaisant de
figure sans être joli garçon, avec sa figure rose, allongée, imberbe,
de jeune lord, et ses lèvres trop courtes découvrant à chaque parole,
comme pour hennir, ses longues dents chevalines, agile et adroit de
son corps, excellant à tous les sports, incisif en ses propos et
raffiné dans ses goûts, ayant publié à la _Tour d'Ivoire_, la plus
inaccessible des jeunes revues, des poèmes en prose ingénieux
quoiqu'un peu contournés de forme, bon musicien et sachant composer,
dessinant à l'occasion et peignant même l'aquarelle, il aurait réalisé
un type d'amateur impuissant à créer, mais sagace et parfois agréable,
s'il n'avait gâté tant de dons divers par de l'affectation, par le
souci permanent de ne pas manquer un seul instant à ses devoirs de
dilettante supérieur, par un air de travailler toujours ses attitudes
pour ses amis, pour le public,--par une application continuelle à
jouer partout, comme un rôle, le curieux personnage que naturellement
il était.

--Là! dit-il, après une dernière contorsion pour dégager son cou du
col... Là, voilà qui va mieux!...

Il alluma une cigarette de tabac jaune, dont la fumée fleurait le foin
coupé, et s'installant dans un large fauteuil où le siège moelleux
semblait fondre sous lui comme de la neige:

--Dites donc... Vous savez, j'ai dîné hier soir chez les Marteigne
avec votre jeune amie...

--Oui, oui, fit Charlie... Germaine m'avait prévenu... Et son mari a
été bien?

--Au-dessous de tout!... On causait de l'amour platonique... Il a
voulu s'en mêler... Alors, ç'a été le désastre!... Jusqu'au père
Marteigne qui, après dîner, au fumoir, déclarait de sa voix de
commissaire-priseur: «Ce M. de Fleur n'est qu'un serin, un serin, un
redoutable serin!» Quant à votre petite amie, très en beauté et tout à
fait aimable... Elle m'a pris à part pour me parler de vous, pour me
dire du bien de vous, pour me demander si je croyais que vous
l'aimiez... Et vous pensez si j'ai marché! Seulement, pas de blagues,
hein? Je veux bien vous servir pour les rendez-vous, les lettres, les
commissions dans le monde--les plus sales métiers, quoi!... Mais je ne
voudrais pas ensuite des responsabilités,--que cette enfant vienne me
faire des scènes à domicile, me pleurer que vous ne l'aimez pas, que
je l'ai trompée, que vous la trompiez, etc., etc... Cela colle
toujours, je suppose?

--Mais oui, mais oui, ça colle! affirma Charlie avec un sourire.
Pourquoi voulez-vous que cela ne colle pas? Elle est jolie, elle est
gentille. Elle n'encombre pas... Pour l'intelligence, ce n'est pas
vous ni moi, ce n'est pas Hypatia... Mais deux heures d'elle trois
fois par semaine, cela se tolère, je vous assure et, de ce train-là,
ça peut durer encore assez longtemps.

--Allons tant mieux, tant mieux! fit Marroy en s'approchant du plateau
où l'on avait réuni les ingrédients réclamés.

Et il commença à préparer sa diabolique mixture, râpant, coupant,
secouant, transvasant avec une précision et une gravité de
professionnel _barman_.

--Tenez! dit-il quand il eut fini... Goûtez-moi l'objet. C'est
fameux!...

Charlie aspira à l'aide d'une paille la boisson:

--Pas mauvais!... Pas mauvais!

Ils s'étaient rassis l'un à côté de l'autre, sirotaient leurs _flips_
en silence.

--Ah! et puis il y avait aussi à dîner un de vos amis! s'écria tout à
coup Marroy... Il y avait Favierres, Vincent Favierres, le
compositeur...

Charlie rougit un peu et riposta, le nez dans son verre:

--Mon ami!... Mon ami!... Vous allez trop loin. Quelqu'un que je vois
tous les trente-six du mois et qui est brouillé avec ma famille!...
Non, ce n'est pas mon ami!...

--Ah! bien, c'est moi que cela ne gênerait pas qu'un Monsieur fût
brouillé avec ma famille, si cela me plaisait de le voir! prononça
Alain Marroy qui ne savait pas exactement où, ni comment, ni dans
quelles conditions, ou rares ou fréquentes, Charlie et Favierres se
rencontraient... Ah bien! non, par exemple!... Il n'existe déjà pas
tant de gens fréquentables pour qu'on se prive de ceux avec qui on a
du plaisir à frayer... Et celui-là, tenez, me paraît assez gentil,
assez délicat... sympathique enfin.

--Vous trouvez? fit Charlie, ressentant au cœur comme une rapide
caresse de joie.

--Oui, oui, je trouve! mâchonna indulgemment Marroy entre ses longues
dents blanches... C'est du moins l'impression qu'il m'a faite... Un
peu raseur peut-être... un peu trop sentimental à mon goût... un peu
troubadour!... Mais quoi! chaque âge a ses plaisirs!... Et, pour un
homme de cinquante ans, il est vraiment très supportable...

Charlie répliqua en se contraignant à sourire:

--Je le supporte très bien, je vous assure, mon cher...

--Vous êtes fâché? fit Marroy ouvrant des yeux tout étonnés... Vous
êtes fâché?... Ah! ça, c'est trop fort!... Qu'est-ce que vous vouliez
donc que je dise de votre ami?... Je dis ce que j'en pense... Du reste
cela ne compte pas... Je le connais à peine... Je ne l'ai vu qu'une
fois... C'est une impression vague...

Et, pour détourner, il ajouta:

--Si vous me lisiez un peu de votre _Hypatia_, hein! Qu'est-ce que
vous en diriez?

--Je veux bien! fit Charlie en tirant de son tiroir un manuscrit. Je
vais vous lire le dernier chapitre, le chapitre du massacre... C'est
celui que je préfère...

Et il se mit à lire. Marroy, aux passages heureusement venus,
marmonnait des approbations douces, tranquilles, des: «Bon, ça, très
bon!»--du même genre que celles dont il eût honoré un cocktail
d'invention habile ou une gravure de tirage unique; car
l'enthousiasme, les cris élogieux lui paraissaient des manifestations
puériles, vulgaires, et, tout se valant ici-bas, il n'y avait pas à
s'exclamer davantage pour un harmonieux morceau de littérature que
pour un dessin rare ou une boisson savoureuse.

--Tout à fait bon! prononça-t-il lorsque Charlie se tut. De l'émotion,
des idées, et puis un style plastique qui tombe bien, avec de beaux
plis, un style tunique... Je suis très content... très... très...

Puis, pendant que Charlie rangeait ses papiers, Marroy saisit un
journal et l'élevant, les bras tendus, à hauteur de ses yeux, ainsi
qu'un morceau d'étoffe, il se mit à le parcourir.

--Non, sont-ils bêtes! sont-ils bêtes! grommelait-il.

De sa voix retenue, économe, il signalait une à une les bévues, les
niaiseries, les bêtises d'ignorance, les sottises de préjugé,--celles
qui provenaient des journalistes et celles qui étaient imputables à la
société, toutes ces pauvres erreurs humaines qui se reflètent chaque
matin dans les journaux, dans ces miroirs quotidiens de nos faiblesses
d'esprit et de nos vanités.

Et pour ce monde où il n'avait pas encore pris rang, pour cette
société active et close où il ne subsistait que par sa fortune, où il
ne figurait qu'en spectateur obscur et payant, pour cet amas de gens
qui peinaient, en dehors de lui, à mener leurs existences difficiles
ou ambitieuses, il avait des cruautés de mélomane provincial, d'abonné
grincheux de petite ville, qui siffle la troupe toujours et quand
même, qui ne permet à ses «artistes» qu'il solde nulle défaillance,
nul couac et nul oubli.

Il conclut que c'était de la démence de vouloir se mêler à cette cohue
de brutes, de snobs et d'ignares. La vie intérieure, la retraite en
soi devenaient décidément, lorsqu'on en possédait les moyens, la seule
vie acceptable pour l'élite des cerveaux cultivés ou des cœurs
sensitifs.

Et Charlie lui donnait raison, tout en réfléchissant, tout en se
demandant si véritablement ce bon Fav n'était pas quelquefois un peu
raseur, un peu troubadour, ainsi qu'avait dit l'impitoyable Marroy.

Mais comme quatre heures sonnaient à la grande pendule carrée du
cabinet, avec une sourde vibration de vieux bourdon lointain, le jeune
Lahonce se leva et d'un ton de sans-gêne amical:

--Vous savez, mon petit, je suis obligé de vous mettre à la porte...
Rendez-vous à quatre heures et demie... Et il me reste encore à me
changer...

--Comment donc! fit Marroy... Je m'en vais... Je m'en vais!... J'ai
justement, moi aussi, un rendez-vous à l'Hippique avec la petite
Froissy... avec notre petite Froissy, je pourrais dire...

--Une bien brave petite fille! fit Charlie en le raccompagnant. Je
vous la recommande... Je n'en ai eu que de la satisfaction... Un peu
chère, c'est vrai... Mais elle vaut son prix!...

--On fera le nécessaire! déclara froidement Marroy, tandis qu'il
lissait de l'avant-bras une éraflure qui ternissait la luisante
recourbure de son chapeau à coiffe blanche.

Et sur l'escalier, la tête levée, il ajouta:

--A demain matin, au Bois, on vous verra, j'espère?

--Oui, oui, peut-être... peut-être, très probablement! répliqua le
jeune Lahonce.

       *       *       *       *       *

Dans l'appartement meublé de la rue de Miromesnil, qu'il avait loué
deux mois auparavant, au commencement de sa liaison avec Mme de Fleur,
Charlie, en arrivant, trouva son amie déjà occupée à préparer le thé
qu'ils prenaient d'habitude ensemble.

C'était une petite femme châtaine, svelte à la fois et grasse, la
taille fine et ronde, enserrée dans une blouse à tons éteints et
multicolores, les hanches saillantes et sensuelles sous l'étui collant
d'une jupe de tissu soyeux et gaufré, qui s'évasait, du bas, en souple
pyramide. Ses cheveux relevés sur le front laissaient échapper
quelques mèches bouclées et molles; et avec ses yeux gris aux
paupières bridées, son nez retroussé, ses lèvres au franc relevis bien
rouge, elle gardait une avenante figure d'enfant, de bonne petite
fille joueuse, malgré deux ans de mariage, quatre ans de vie mondaine,
et tout ce que lui avaient enseigné, pendant ce laps, les grivoiseries
des flirts, les fantaisies conjugales et son aventure dernière avec
Charlie Lahonce.

En le voyant entrer, elle s'élança au-devant de lui et, les bras
autour de son cou, après deux gros baisers sonores, deux gros baisers
de nourrice, de sœur plutôt que d'amante, elle s'écria:

--Tu sais, tu sais... Ecoute... Une bien drôle!... Les chevaux de mon
mari, Bruce et Tom, les deux alezans primés hier à l'Hippique, sais-tu
qui les a achetés?... Ton père!... Et sais-tu pour qui?... Pour
Warner!...

--Oui, je savais! fit en souriant Charlie.

--Comment! tu savais?... Oh! raconte, raconte!...

Il riposta, le regard allumé:

--Tout à l'heure!...

Et en l'embrassant, il lui enlevait sa voilette, il la dévêtait
hâtivement, car il se sentait ennuyé à cause des réserves de Marroy
sur Favierres, il voulait vite se distraire; et puis tous ces alcools,
tous ces _flips_ absorbés et ces boissons complexes l'avaient un peu
surexcité.



III


A six heures du soir, Charlie quitta Mme de Fleur et s'achemina vers
chez lui, par les Champs-Elysées.

Mais, arrivé au rond-point, il tourna à gauche et suivit l'avenue
d'Antin, car toutes ces voitures montant ou descendant à grande
allure, dans un scintillement de harnais, de cuivres, de chaînettes
tintinnabulantes, toutes ces toilettes claires et ces chapeaux fleuris
des dames, tous ces visages en fête, ces regards en éveil, toute cette
gaieté de fin de journée printanière, qui bruissait et brillait à
travers la vaste promenade, lui avivait davantage, par le contraste,
la mélancolie qu'il ressentait.

Cela le prenait de même après chaque rendez-vous: une impression de
lassitude et de dégoût dont il se trouvait tout appesanti, tout
faible, tout accablé, comme sous un fardeau grandissant et trop lourd
qui ralentissait même sa marche.

Il avait alors plus que de la mauvaise humeur, de mauvaises pensées,
une malveillance générale, subite et sans raison, une amertume vague
contre tous,--une sensation vivace du néant des plaisirs d'amour et
une croissante envie d'ajourner l'entrevue prochaine.

En ces moments méchants, il s'apitoyait sur les pauvres gens qui
croyaient encore à tout cela, à l'amour, aux joies du cœur, à la
passion; il doutait qu'il en existât de sincères; il ne pouvait
admettre qu'un esprit raisonnable et élégant s'asservît à d'aussi
décevantes balivernes; et il éprouvait, à son insu, une secrète
rancune de n'avoir jamais été un instant bouleversé par ces candides
illusions-là.

«Oui, oui, je ne dis pas, songeait-il, la figure tout enlaidie de
maussaderie, je ne dis pas, ça collera, comme disait Marroy...
Seulement, à condition de ne pas abuser!... Ah non! Chacun son goût!
Moi, les petites femmes de salon, le sentiment, la romance, je ne suis
véritablement pas assez bon jeune homme pour m'amuser à cela!...

Et il souriait, se rappelant la voix d'oiselet craintif dont Mme de
Fleur lui demandait continuellement:

--Tu m'aimes?... Tu m'aimes?... Dis, tu m'aimes?

«Bien entendu! bien entendu!» murmura-t-il railleusement, en tournant
à droite, dans une rue transversale.

Puis, la place François-Ier passée, il s'engagea dans la rue
Jean-Goujon, dont la solitude l'attirait.

Elle avait en effet, à cette heure tardive, avec sa chaussée vide, ses
trottoirs vides, tout le grisâtre de son bitume et de ses pavés
déserts, l'aspect morne et dormant des rues de Paris à l'aube, quand
le ciel commence à blanchir et qu'on voit les hauts becs de gaz,
inaperçus dans la foule, durant le jour, dresser l'un derrière
l'autre, à la file, leurs minces silhouettes humaines, leurs fines
statures de demoiselles maigres. Au fond, les arbres de l'avenue
Montaigne bouchaient la rue comme d'une immense meule d'herbes vertes;
et les passants, auprès, dans le lointain, semblaient des flâneurs
noctambules.

«J'aime mieux cela que les Champs-Elysées!» murmurait Charlie, lorsque
tout à coup, un roulement de roues, un piaffement de fers contre le
pavé, le fit se retourner.

Un fiacre approchait, un vieux fiacre tiré par un pur sang hors d'âge,
un antique pur sang déclassé, décharné, qui galopait d'un petit trot
d'habitude, poussif, râlant, épuisé; et, aux vitres de devant, Charlie
distingua tout de suite les deux larges bandes rouges de deux stores
abaissés. Il continuait son chemin en haussant les épaules.

«Sans doute qu'on en fait aussi de propres, là dedans!»

Mais il n'eut pas le temps d'en penser plus. Un tambourinement
frénétique aux vitres du fiacre, et la voiture s'arrêtait, les roues
raclant le trottoir, la bordure en grès, si près de lui, si
brusquement, qu'il dut bondir de côté pour éviter le choc de la
portière ouverte et ballante.

Instinctivement, il avançait la tête au passage, jetait à l'intérieur
un coup d'œil indiscret. Et une stupeur brutale le secoua tout
entier, le maintint sur place, blémissant, avec la sensation qu'on lui
arrachait le cœur comme une dent.

Car en cette voiture, ceux qui avaient baissé les stores, ceux qui se
cachaient tellement, c'était une jolie dame à frisons argentés, à
gracieux visage de marquise d'antan, c'était un monsieur mûr, à
cheveux blancs également, à tournure militaire, et dont la cravate
blanche tranchait sur le paletot; c'étaient, assis côte à côte, dans
l'ombre rose des stores, Mme Lahonce, sa mère et son ami Favierres.

Ils se tenaient immobiles, écartés vivement l'un de l'autre, la bouche
toute de travers pour tenter de sourire, les traits sabrés, démolis
d'effroi. Et en voyant l'expression égarée, hébétée de leurs deux
regards qui le fixaient vaguement comme un spectre de mort, Charlie
sentit ses yeux se charger d'un pareil glacis d'épouvante.

Il n'osait bouger, interroger, saluer,--ni leur rien demander, ni leur
tendre la main. Il ne pouvait que demeurer là, les contempler là, en
silence. Comme eux, plus qu'eux, il avait peur.

Enfin Mme Lahonce balbutia, tandis que Favierres descendait en
s'appuyant à la portière:

--D'où venais-tu, mon enfant?... Est-ce que tu rentres à la maison?

Ses yeux, à l'éclat diffus, incertain, semblaient comme fêlés,
griffés, déchirés par l'angoisse; et ses lèvres pâlies qui
s'obstinaient à feindre le sourire, restaient seulement tirés en une
oblique grimace de douleur.

Charlie répliqua:

--Oui, je rentre... Je rentrais...

Mme Lahonce poursuivit d'une voix qu'elle rendait exprès nonchalante,
pour en dissimuler les halètements briseurs:

--Eh bien, je vais te ramener... J'avais rencontré Fa...

Elle se reprit ingénument:

--J'avais rencontré M. Favierres qui allait dîner Cours-la-Reine, à
côté d'ici... Alors je lui ai proposé l'hospitalité dans ma voiture...
Maintenant qu'il est arrivé, tu peux le remplacer, tu peux prendre sa
place... Viens-tu Charlie?

A bout d'efforts, elle se taisait, et, en arrière du buste, sa main
travaillait furtivement à décrocher un des stores dénonciateurs, le
store rouge de droite, que les ressorts usés laissaient pendre à
moitié flottant. Peu à peu le rideau se releva et Mme Lahonce répéta:

--Viens-tu, mon enfant?

Il y eut, de nouveau, un long silence. Les yeux dirigés vers une de
ses bottines vernies qu'il faisait rêveusement pivoter autour du
talon, Charlie ne répondait pas, paraissait hésiter, les joues
livides, frémissantes, la bouche crispée, ramassée, en rond, comme
retenant de ses lèvres serrées et plissées tout un noir flot
d'outrages ou de reproches furieux qu'il voulait et ne voulait pas
dire. Il revoyait clairement tout le passé, tout ce passé de mensonge,
tous ces douze ans de hontes secrètes où l'on avait si perfidement
employé, exploité, en de viles besognes de complice, sa candide amitié
pour Favierres. Il revoyait soudain transformés, expliqués, dévoilés
de mystère, certains obscurs épisodes d'autrefois, certaines scènes
d'enfance naguère touchantes et tendres qui, sous la dure lumière de
vérité, devenaient indignes ou grotesques. Il se rappelait Londres, le
petit hôtel, la villa de Neuilly, les promenades clandestines dont on
se cachait tous les trois. Il se rappelait surtout, en une vivacité de
sensation toute neuve, l'étrange scène de _Kempton's Hotel_, ces
baisers si fougueux dont Favierres l'embrassait, ces dramatiques
baisers dont un frisson de froid lui courait alors aux épaules. Et il
comprenait quel sachet à baisers sa chair avait été, quelle naïve
transmetteuse de caresses. Il comprenait comme on l'avait bien dupé
jusqu'ici, dans quel but, pour quels intérêts; et il aurait souhaité
n'être plus là, s'anéantir, n'avoir jamais rien su de ces ignominies.

--Voyons, mon enfant, implora Mme Lahonce d'un ton plaintivement
impatient... Viens, je t'en prie!

Charlie redressa le front et, d'un regard grave, farouchement
attentif, d'un regard d'homme trahi et qui mesure le traître, il
examina des pieds à la tête Favierres.

Le musicien s'offrait loyalement, crânement, au supplice de cette
inspection muette. Mais lorsque le regard de Charlie parvint à la
hauteur de son visage, lorsqu'il sentit près de ses yeux effarés, dont
il n'était plus maître, la pointe de ce regard de fer, il perdit
contenance, il baissa la tête, il bégaya de son mieux, la main
présentée en un timide geste de paix et d'amitié:

--Au revoir, Charlie!... A demain, n'est-ce pas?

Le jeune homme avait eu un imperceptible mouvement de recul, puis,
aussitôt, se dominant, il toucha, effleura, d'une preste pression, la
main tendue, la main mendiante de son vieil ami; et sans ajouter de
réponse:

--Avenue d'Iéna, 15, dit-il au cocher, en montant dans le fiacre.

Favierres, très pâle, refermait la portière d'une main, pendant que de
l'autre il soulevait son chapeau.

--Au revoir, Madame! murmura-t-il, comme la voiture s'ébranlait.

--Au revoir, Monsieur, fit à mi-voix Mme Lahonce, s'inclinant en avant
de Charlie disparu, renfoncé dans l'encoignure.

Et le fiacre indifférent emporta la mère et le fils, au lent petit
galop de son pur sang étique.

       *       *       *       *       *

Au bas de la pente du Trocadéro, la voiture avait pris le pas.

--Tu permets que j'ouvre? dit Charlie en baissant la glace
poussiéreuse.

Et il se mit à considérer distraitement les passants, le long de
l'avenue montante et verdoyante: des ouvriers revenant du travail, de
bons vieux à faces molles qui rentraient pour dîner--et des mères avec
leurs enfants, avec de petits garçons en marin, tout semblables à lui,
jadis, d'autres petits Charlie peut-être, qu'un jour le hasard féroce
instruirait.

Il pencha la figure dehors davantage. Les pommettes lui brûlaient. Il
étouffait. Il aurait aimé respirer un autre air que celui-là, l'air
plus léger et plus pur d'un autre monde surnaturel où on l'eût
transporté par miracle. Seulement, ce dont il souffrait, ce n'était
plus du passé révolu, accompli. C'était le présent qui le torturait
maintenant, l'idée obsédante que Favierres restait encore, venait
d'être tout à l'heure, sans doute, l'amant de Mme Lahonce, oui,
l'amant de sa mère.

Il se le redisait fiévreusement, il se le répétait comme un cri
machinal de douleur:

«Il est son amant!... Il est son amant, son amant!...»

Et ce mot n'évoquait pas en lui ces pensées abstraites ou poétiques,
ces pensées incertaines ou badines qu'il suggère d'habitude. Ce mot
affaibli, déformé, ne lui représentait pas uniquement un Favierres
galant, courtiseur, empressé à satisfaire tous les caprices, toutes
les volontés de Mme Lahonce qui le chérissait en cachette.

Non, après le rendez-vous avec Mme de Fleur, au sortir du lit même,
des baisers, des caresses épuisantes, Charlie se souvenait trop
nettement, d'une façon trop sauvage et trop positive, pour s'abuser,
s'illusionner sur ce qu'être un amant signifiait.

Non, Favierres était bien cela. Favierres, l'instant d'avant,
sûrement, avait fait comme lui. Il avait reçu Mme Lahonce dans une
chambre louée. Il l'avait ensuite presque entièrement dévêtue. Il
avait couvert de baisers ses seins nus. Il l'avait poussée doucement
vers un lit. Il l'avait...

«Oh!... oh!...»

Avec un frisson d'horreur, Charlie se rejeta en arrière, comme pour ne
pas voir, comme pour fuir le spectacle de ces profanations.

Il n'avait plus de colère contre Mme Lahonce, ni contre Fav, ni contre
leurs complots anciens.

Il éprouvait plutôt de la répulsion, un dégoût terrifié, une folle
révolte de pudeur offensée, à revoir sans cesse, malgré lui, sa mère
prise, sa mère nue, sa mère insoupçonnable et bien-aimée souriant de
malice ou pâmée de plaisir entre les bras fervents de Favierres.

Il essaya de chasser l'image tenace, de la maîtriser, de s'en
débarrasser par des raisonnements. Il ne pouvait pas.

Au dedans de lui, dans cet esprit si prêt, si bien muni, si fier,
c'était le désordre, la dévastation, la mêlée des idées en déroute.
Aucune ne subsistait. Au premier choc, au premier combat de la vie,
toutes les défenses provisoires et les fragiles philosophies,--opinions,
doctrines, systèmes, il semblait que tout eût d'un trait cédé, fléchi,
sauté, en confus désarroi. Et à la place, à présent, il ne retrouvait
plus qu'une douleur bourgeoise, une vulgaire angoisse, un sentiment
vainqueur, puissant comme la nature: la honte que sa mère eût failli.

Un soupir de Mme Lahonce le fit tout à coup tressaillir. Il crut
qu'elle allait s'expliquer, s'excuser, se plaindre,--dire quelque
chose enfin sur la terrible chose.

Mais non, elle se taisait. Et dans le carreau de la voiture qui la
reflétait mouvante, cadavérique et glauque, Charlie, en se retournant,
l'aperçut avec sa même expression du départ, sa même tragique figure
de la rencontre, sa même bouche oblique, comme tordue de paralysie, et
ses mêmes yeux au ciel, ternis et déchirés d'une étrange déchirure de
deuil.

«Comme elle souffre! songeait-il, comme elle est malheureuse!...»

Toute sa tendresse filiale un instant refoulée par la pudeur native,
par les instincts décents et les principes moraux, se rebellait, lui
refluait au cœur en flots amollissants. Il avait un remords de
n'avoir point parlé. Il regrettait son silence sans pitié, ces longs
instants taciturnes où Mme Lahonce devinait certainement en quels
rêves de souillure s'absorbait son mutisme opiniâtre. Il saisit la
main de sa mère et murmura:

--Maman!... maman!...

--Quoi, mon enfant? fit Mme Lahonce d'une voix mourante.

Charlie ne répliqua pas. Il la regardait dans la vitre incolore, il
voyait ses yeux éperdus reluire peu à peu sous le cristal des larmes.

--Maman! reprit-il... Maman... ne pleure pas!... Je t'en supplie, ne
pleure pas!

Mme Lahonce lui pressa la main d'une étreinte écrasante. Il
l'attirait, l'embrassait de légers baisers sur ses joues où les larmes
faisaient une trace claire. Il répétait:

--Maman... Maman... Ne pleure pas... Ne pleure pas... Je t'adore!...

--Non, non, je ne pleure plus, mon chéri! balbutiait Mme Lahonce en se
serrant nerveusement contre lui, comme contre un amant, un époux
retrouvé.

Mais un cahot les sépara. Le fiacre s'arrêtait devant la maison.

Charlie sauta sur la chaussée, courut vite de l'autre côté, pour aider
Mme Lahonce à descendre.

Puis il demeura à payer le cocher, tandis que sa mère sonnait, d'un
geste las, à la haute porte massive de l'hôtel.



IV


Lorsque, un peu avant dîner, Charlie pénétra dans le hall où Lahonce,
en habit noir et cravate blanche, lisait, debout, un journal déployé,
M. Brodin, en tenue de soirée aussi, accueillit son petit-fils par une
exclamation stupéfaite:

--Comment! tu n'es pas habillé?... Tu ne viens donc pas avec nous au
Français?...

--Non, je n'irai pas... Je suis souffrant! fit Charlie en serrant la
main de son grand-père.

--Et qu'est-ce que tu as? insista M. Brodin.

Charlie s'excusait négligemment:

--Je suis fatigué... Je ne sais ce que j'ai... C'est le printemps, le
changement de saison, je suppose...

M. Brodin haussa les épaules:

--Le printemps, le printemps!... Probablement que si c'était pour
aller à ton _Théâtre-Libre_ ou à ton autre théâtre, ton
théâtre--comment appelles-tu cela?--ton théâtre de l'_œuvre_, oui,
probablement que tu en viendrais à bout du printemps, que tu ferais un
effort... Mais non, tu t'ennuies au Français, c'est bien simple.... Tu
t'ennuies en famille!... Nous t'ennuyons, quoi!... De mon temps,
quand mon père m'offrait de...

--Oh! grand-père, je t'en prie! interrompit Charlie d'un ton excédé.

--C'est bon, c'est bon! fit M. Brodin. C'est cela!... Je t'assomme,
n'est-ce pas?... Les parents, père et mère, la famille, des
rengaines?... Oui, va, je sais ce que tu penses...

Mme Lahonce entrait toute pâle, avec cette figure blanchie, apprêtée,
réparée des femmes qui ont pleuré--et où la poudre cache mal les
meurtrissantes morsures des larmes.

--Croirais-tu que Charlie ne vient pas au théâtre! s'écria Brodin en
se tournant vers elle.

Puis, comme Hélène ne répondait pas, affectait d'arranger
studieusement, devant une glace, la dentelle-bordure de son corsage
ouvert, M. Brodin s'adressa à Lahonce:

--Au moins, vous, Pierre, vous nous accompagnez? Vous ne nous lâchez
pas?...

Lahonce grommela de derrière son journal:

--Oui, oui, je viendrai... pendant un acte ou deux... je viendrai!...

Le maître d'hôtel annonçait que Madame était servie, et l'on passa
dans la salle à manger.

       *       *       *       *       *

Le dîner fut plus morose, plus silencieux que de coutume.

M. Brodin, sous le coup de la colère que lui avait causée Charlie,
semblait, par ses grimaces rageuses, mâchonner, en même temps que les
aliments, des réflexions au goût amer et vénéneux. Lahonce, qui
formait le projet de s'échapper vers dix heures et de finir la soirée
chez Warner, ne disait rien, se contentait de songer, entre les
services, à sa maîtresse, aux alezans récemment achetés, à certains
changements qu'exigeaient les harnais. Et quant à Charlie, quant à Mme
Lahonce dont les affectueux et gais propos remplissaient toujours
d'habitude, fût-ce à mi-voix, les intervalles fréquents de la boiteuse
causerie des repas,--ils se taisaient, ils ne se parlaient qu'à
eux-mêmes, ils détournaient vivement la tête quand, par hasard, leurs
regards se croisaient, se surprenaient à s'épier, à vouloir déchiffrer
ce que chacun pensait derrière la trompeuse transparence des
prunelles. Alors Charlie, instinctivement, dirigeait les yeux vers son
père, le fixait âprement, inspectait un à un tous ses traits, tous les
détails connus de sa physionomie, comme pour y découvrir peut-être les
défauts repoussants, les raisons de sa disgrâce, tout ce qui avait
fait qu'on cessât de l'aimer.

--Ah çà! s'exclama Lahonce, apercevant soudain ces coups d'œil
scrutateurs. Ah çà! Charlie, qu'est-ce que tu as à me regarder?
Quoi?... Qu'est-ce que j'ai?... J'ai une tache?...

Et, plissant la ride grasse de son double menton, il inspectait
l'ovale intact de son plastron luisant comme de la porcelaine.

--Mais non! protesta Charlie avec un sursaut... Non, je t'assure, je
te regardais en rêvant... sans savoir...

Le dîner était achevé. On rentra dans le hall pour le café. Puis
Charlie, sa tasse bue, s'avança au-devant de Mme Lahonce qui
redescendait, toute fanfreluchée, toute légère et l'aspect plus
d'autrefois, plus «marquise» encore, sous sa vaste houppelande Watteau
en soie claire et ses dentelles blanches mêlées à ses cheveux blancs.

--Bonsoir, maman! dit-il en lui donnant sur le front un baiser lent et
appuyé.

Il sentait contre lui la poitrine de sa mère qui se gonflait d'un
soupir sanglotant.

--Bonsoir, mon enfant!... Bonsoir, mon Charlie! chuchota Mme Lahonce.

Les mains agrafées à ses épaules, elle l'étreignait, l'embrassait, le
visage de profil, les paupières baissées; elle l'embrassait de toute
son énergie défaillante, espérant exprimer, par ces caresses muettes,
sa gratitude d'avoir été absoute et sa crainte inavouée d'un retour de
mépris.

--Allons, Hélène! appela M. Brodin... Viens donc!... La voiture nous
attend...

Mme Lahonce s'enhardit, d'un élan, à subir franchement le regard de
Charlie, à lui montrer de face ses grands yeux éplorés; et, comme une
prière, une espèce de supplication où elle eût, peureusement, pour
tout imploré grâce, elle murmura en soupirant derechef:

--Bonsoir, mon enfant!... Bonsoir, mon pauvre enfant!...

Elle sortait sans se retourner. Il y eut sous la voûte un grondement
onduleux de voiture qui s'éloigne. Et Charlie, resté seul, monta, à
petits pas, dans son cabinet de travail.

       *       *       *       *       *

Arrivé chez lui, il tourna le bouton de l'électricité qui éclaira, du
coup, la pièce d'une ample et égale lumière jaune.

Puis il prit un cigare, il s'assit devant son bureau et se mit à
réfléchir en fumant, la tête renversée, accotée au large dossier du
fauteuil.

Il était plus apaisé depuis le dîner. Il discernait dans son esprit
moins de confusion, moins d'incohérence, moins de vide,--et, parmi ses
pensées embrouillées, l'ordre semblait se rétablir.

Pendant le repas, d'abord, il s'était déjà promis de ne jamais
reparler à sa mère de ce que, hélas! il avait vu,--de ne jamais la
torturer d'une barbare scène d'explications.

Et tout à l'heure, quand elle partait, quand il la tenait dans ses
bras et qu'il sentait s'arracher d'elle ces soupirs si loin
venus,--quand il avait compris par quel héroïsme pudique elle
s'imposait d'aller à ce théâtre, de ne dire mot de son chagrin, de
feindre que rien ne fût changé,--il s'était alors raffermi dans sa
volonté de pardon.

Elle souffrait bien assez, la malheureuse femme, sans qu'il accrût sa
peine, sa honte et ses regrets par d'humiliantes questions ou des
reproches superflus.

Il voulait même la choyer plus que de coutume, redoubler envers elle
de tendres prévenances, lui faire oublier, jour par jour, à force
d'affection et d'égards attentifs, qu'il savait le secret dernier de
son cœur.

Mais, par contre, il avait résolu aussi de rompre avec Favierres.

Dès le premier moment de calme, cette séparation lui était apparue
comme nécessaire, inévitable, et à présent, tout en fumant, il
méditait les termes d'une lettre de rupture, d'une lettre très simple
et très courte, qu'il se proposait d'écrire, d'envoyer tout de suite à
Neuilly.

Enfin, il se décidait, et saisissant une feuille de papier, il
commença ainsi:


    «Monsieur,

   «Après ce qui s'est passé tantôt entre nous, vous pensez bien...»


Il s'interrompit. La formule du début lui semblait trop classique, et
ce «Monsieur» hautain, d'un ton trop théâtral. Il déchira la première
feuille et sur une seconde écrivit:


    «Mon cher Fav,

   «Vous m'excuserez si je ne viens pas déjeuner demain, comme vous
   me pardonnerez, j'espère, de ne plus retourner chez vous à
   l'avenir. Je suis très affligé de renoncer pour toujours à un ami
   tel que vous, que je m'étais habitué à aimer comme le premier, le
   plus précieux et le plus cher de mes amis. Mais il est des
   circonstances où certaines amitiés deviennent impossibles. Vous
   le reconnaîtrez, mon cher Fav, sans que j'aie besoin d'en ajouter
   plus. Et vous croirez, j'en suis sûr, au profond chagrin que
   j'éprouve à vous dire ici un définitif adieu.

    «CHARLIE.»

Sa lettre achevée, il la relut à haute voix. Il la trouvait
enchevêtrée et louche,--trop froide par endroits et par endroits trop
sympathique.

Il reposa le papier sur la table. Il était tout troublé d'avoir
entendu sa voix proférer ces paroles d'adieu. Le sourcil froncé, la
mine grave d'émotion, il se représentait Favierres avec son feutre
noir, ses cheveux blancs, sa figure rouge de militaire; il le voyait
ouvrant cette cruelle lettre, le lendemain, au réveil, lisant dans le
jardin ces lignes meurtrières; il le voyait pâlir, d'une pâleur de
détresse, comme là-bas, près du fiacre, quand il tendait sa main
timide. Il s'imaginait de quel choc cet abandon brutal, avéré,
déclaré, écraserait son ami, cet ami paternel de tant et tant
d'années.

Et du plus obscur de lui-même, des retraites les plus closes de sa
pensée intime, s'élevaient des questions informes, des «pourquoi?» à
peine perceptibles, des «pourquoi?» à peine lumineux, dont la lueur
fragile et vague graduellement s'indiquait plus.

Oui, pourquoi faisait-il cela? Pourquoi écrivait-il cette lettre de
rupture? De quel droit reniait-il son ami?

Une réponse banale, immédiate, se dressa. Parce qu'il le fallait.
Parce que c'était obligatoire. Parce que la morale, le devoir, les
convenances, parce que tout le commandait.

Charlie écarta un peu son fauteuil, comme pour réfléchir plus à
l'aise, dans une liberté de gestes plus large.

«Evidemment, songeait-il en lissant du bout de ses doigts sa fine
lisière de moustache blonde, évidemment... Pas moyen de faire
autrement!»

Pourtant, au dedans de lui, son antique tendresse pour Favierres
s'insurgeait, n'acceptait pas toutes ces raisons, répétait le têtu et
grandissant «pourquoi?»

Il se leva. Il ne pouvait rester assis. Toute une vapeur d'idées
extraordinaires et surchauffées le forçait à marcher, l'empêchait de
rester en place.

Il essayait de retrouver ce dégoût et cette indignation des tout
premiers instants qui avaient suivi la surprise. Il essayait de se
retracer encore ces scènes abominables, ces écœurants tableaux, ces
visions horribles et exactes qui, dans le fiacre, l'atterraient.

Mais elles filaient, elles s'échappaient. Elles disparaissaient
indécises. D'autres images favorables, d'autres attendrissantes et
douces, une à une, les remplaçaient. Et Charlie ne se défendait plus,
se laissait peu à peu entraîner à revivre toutes ces bonnes heures
d'amitié où le ramenaient les souvenirs.

Il revenait au début, bien loin, bien loin, en arrière, au temps de la
rue de Lisbonne, au temps où son grand ami Fav, si souvent était là et
lui chantait des chansons si drôles, des refrains si amusants en
s'accompagnant au piano ou bien en le faisant galoper sur ses genoux.

Puis, c'étaient, à Neuilly, les leçons du jeudi, les leçons dans le
grand salon pauvre. Et en été, quand le soleil égayait tout, des
promenades ensuite, le long de la berge, le long de la Seine, seul à
seul avec Fav, tandis que Nanette attendait, rue de Chézy, leur
retour. En face, même en semaine, on entendait partir des îles
voisines des airs tristes de danses populaires, joués par de maigres
violons et de rauques pistons pleurnicheurs,--on apercevait des noces
de petites gens, une robe blanche de mariée, des hommes en bras de
chemise qui tournaient collés à leur dame. Et plus bas, vis-à-vis de
ces énormes chênes dont les racines saillantes et rondes boivent,
comme de gros serpents, l'eau noire de la rivière, il y avait un
marchand de gaufres, des gaufres délicieuses, parfumées de vanille, et
dont le sucre en poudre vous montait aux narines, vous desséchait la
gorge...

Puis, avec l'âge, plus de Nanette. Des visites à Favierres quand cela
lui plaisait. Des leçons de métier, de contrepoint, de fugue, des
causeries amicales ou d'actives séances de piano à quatre mains.

Il avait beau chercher, plonger en sa mémoire, évoquer le voyage de
Londres, évoquer Paris ou Neuilly, il ne se rappelait qu'un Favierres
toujours affable, toujours ravi qu'il vînt, toujours affectueux,
intéressant, enjoué, quoi qu'en eût dit cette gale de Marroy.

«Pauvre Fav!... pauvre Fav!... murmurait Charlie ainsi que d'un mort.
Pauvre Fav! Qu'est-ce qu'il m'a fait?...»

Il s'arrêta de marcher, comme ahuri, confondu par la témérité de cette
involontaire réflexion. Une éclaircie subite déchirait l'ombre en son
esprit. Par-dessus le chaos de bataille où luttaient pêle-mêle ses
préjugés et ses désirs, enfin une question lucide dominait tout de sa
clarté.

Il répéta à haute voix, d'une voix violente et de défi:

«Eh bien oui, qu'est-ce qu'il m'a fait, en somme?»

Et il ajouta, il précisa:

«Oui, qu'est-ce qu'il m'a fait à moi?... à moi?...»

Il pesait sur ces derniers mots; il avait l'intuition que sa raison
agile renaissait du néant, que son intelligence, enfouie sous des
ruines, se dégageait, se redressait, toute vaillante, recommençait
à le servir avec indépendance méthode et netteté.

«A moi, à moi? Il ne m'a rien fait!... Il ne m'a fait que du bien...
Il n'a fait que m'aimer!..»

Et en lui jaillissait tout un flux d'arguments généreux, de déductions
plus fortes et de preuves plus pressantes, à l'appui de ses
sentiments.

Ce que Favierres avait fait? Charlie le savait bien. Mais est-ce que
ça le regardait, ces affaires, ces amours? Mais avait-il donc le
droit, le devoir et la charge de venger l'honneur conjugal, l'honneur
de mari de son père? Etait-ce lui qu'on avait insulté? Etait-ce lui
qu'on avait trompé? Et fallait-il qu'en tout ceci il prît hautement sa
part de succession, sa part de déshonneur et de rancune jalouse?
Fallait-il donc qu'il optât pour son père et contre sa mère,
fatalement? Fallait-il donc qu'il détestât le plus cher de tous ses
amis, parce qu'à cet ami sa mère s'était donnée et même que cet ami
avait aimé sa mère? Et quelle loi, quelle autorité pouvait lui
ordonner de modifier son cœur et de haïr quelqu'un qu'il ne haïssait
pas?

«Voilà! songeait-il en reprenant fiévreusement sa marche... Voilà!...
Toute la question est là!... Agir selon les convenances, les préjugés,
l'usage... Ou agir humainement, simplement, franchement en être
intelligent et libre... Eh bien, oui ou non, est-ce que je déteste
Favierres?.. Oui ou non, malgré tout, est-ce que je lui en veux?...
Est-que je puis même lui en vouloir?...»

Il n'osait se répondre, s'avouer d'un mot sa préférence. Il n'osait
d'un seul mot trahir ainsi son père, le trahir davantage, cet homme
qui était son père, son père au demeurant, il s'excitait à le
redire,--l'excellent père à qui il devait tout: la vie tranquille et
luxueuse, l'argent qu'il dépensait, le savoir qu'il avait,--le père
dévoué qui chaque jour, depuis l'enfance, s'efforçait à lui plaire, à
capter sa tendresse fuyante, à devenir aussi son confident et son ami.

Des phrases de mélodrame traversèrent sa mémoire, des tirades sur la
voix du sang; et ses lèvres se soulevèrent d'un rictus aussitôt
effacé.

Certes il n'osait pas se faire la réponse, se dire l'audacieux «non»
que sa question appelait; seulement au fond de lui, une voix le
proférait. Et cette voix n'était pas l'impérieuse voix du sang; la
voix rapidement tue qui, l'après-midi, dans la rue, criait, par tout
son être, revanche et flétrissure. Ou plutôt c'en était une autre.
C'était la voix familière et magique, la voix du sang maternel
triomphant, celle qui toujours l'avait guidé, celle qui se révoltait
furieuse et blessée, quand, comme Marroy, rien qu'un peu, on
critiquait Favierres, celle à qui, de tout temps, Charlie avait cédé,
celle à qui il cédait encore.

Car sans rien conclure, sans rien résoudre, il pressentait confusément
qu'il irait chez Favierres; il était convaincu qu'il y retournerait.

Machinalement il s'approcha de la lettre déposée au milieu du bureau.
Il la palpait, la relisait et, d'un trait, il allait pour la déchirer.

Un restant de scrupule le retint. Il reculait comme ces femmes qui
vont s'abandonner, mais que l'exécution effraie. Il s'imaginait le
lendemain son arrivée chez Favierres, comment il lui serrerait la
main, comment en sachant tout il le regarderait, et il se demandait ce
que Fav peut-être penserait bien de lui, ce qu'il croirait peut-être.

«C'est égal... Ce sera raide... ce sera bizarre d'y aller!...»

L'hésitation le ressaisissait. Il aurait souhaité qu'on l'aidât,
qu'on l'approuvât, qu'on le soutînt par des conseils. Il avait envie
de consulter, fût-ce en mystère, sous forme de problème, sans désigner
personne, et d'obtenir des avis impartiaux sur ce cas.

Mais à qui se confier? Des noms surgirent, les noms de ses plus
proches.

Se confier à son grand-père qui tomberait en garde pour sauver la
famille de ce nouveau danger, pour sabrer, à coups de discours, les
impies inventeurs de ce nouvel attentat? A Germaine qui s'excuserait,
la pauvre petite, par des baisers et des caresses, d'avoir mal écouté
cette histoire anonyme, cette histoire compliquée de gens qu'elle
ignorait? A Marroy l'impassible, à Marroy qui jugerait l'affaire avec
dilettantisme, n'en serait pas ému, touché un seul instant, et par
principe, par _fun_, conseillerait froidement les solutions extrêmes?

Tous répondraient en égoïstes, tous répondraient sûrement en ne
songeant qu'à eux.

Charlie eut un haussement d'épaules agacé:

«Mais je suis fou!... Je suis stupide!... Est-ce que j'ai besoin
d'eux?... Est-ce que, cent fois mieux qu'eux, je ne sais pas ce que
j'ai à faire?... Est-ce qu'il y a quelqu'un qui le sache mieux que
moi, qui y ait plus réfléchi? Allons donc!... Assez d'enfantillages,
assez de faiblesses comme ça!... J'ai décidé d'aller chez Fav!... Ma
conscience me le permet. Mon cœur le désire... Cela suffit. J'irai,
voilà tout, c'est bien simple!...»

Il déchirait nerveusement la lettre en morceaux menus, menus, plus
menus.

«Là, ça y est!» fit-il en ouvrant la fenêtre et en lâchant, par
l'avenue noire, la poignée voltigeante des petits papiers morcellés.

Une fraîcheur qui fleurait la terre moite, l'humide verdure des arbres
et la nuit, pénétra dans la chambre. Charlie aspira longuement cette
forte brise nocturne et, penché au balcon, il examinait les blancs
panaches des marronniers, se balançant parmi les feuilles, sous la
lueur carrée que projetait la pièce.

Il éprouvait une molle impression de lassitude tranquille et de lutte
finie. Il n'aurait plus à discuter, à se débattre avec lui-même, à
séparer et à dompter ses sentiments déchaînés et contraires. Il
pouvait rêver au hasard, se reposer enfin.

Il se souvenait de soirs semblables, de soirs identiques de printemps,
où en bas, dans le hall, il surveillait sa mère, assise près du balcon
de pierre, assombrie, la poitrine oppressée--et contemplant fixement,
par delà les ténèbres, il ne sauvait quel être caché et attirant.

Il demandait alors:

--A quoi penses-tu, maman?

Mme Lahonce tressautait:

--A rien, mon enfant, à rien!

Charlie devinait maintenant à quoi, il devinait maintenant vers qui se
tendaient jadis ces regards assidus. Pauvre mère! Pauvre Fav! Ils
n'avaient guère été heureux sans doute! Toujours guettés, persécutés,
traqués, se méfiant toujours de tout le monde, des amis et des
inconnus, ils avaient dû s'aimer comme des faussaires, des assassins,
comme des scélérats qui s'unissent en tremblant pour des forfaits
ignobles. Leurs journées, durant ces quinze ans, s'étaient passées,
craintives et prisonnières, dans des sortes de repaires d'amour,
donnant sur des rues tristes, en des quartiers déserts; et la nuit,
aux heures sombres de volupté pour tous, quand tous s'aimaient en
paix, même les plus honnis et même les plus gueux, ils étaient
demeurés exilés l'un de l'autre, attendant le lendemain, le moment de
se rejoindre et de s'emprisonner ensemble.

«Et c'est cela leur crime!... C'est cela qui m'imposerait de mépriser
maman, de la traiter de haut et de rompre avec Fav comme avec un
gredin!... Oui, ce serait là le devoir, le véritable esprit de
famille, la conduite d'un bon fils, la conduite comme il faut... Eh
bien! non, je ne peux pas!... Je ne pourrai jamais!... Ces façons de
justicier, de magistrat implacable, ce n'est pas dans mes cordes!...
Qu'ils s'aiment donc, puisqu'ils s'aiment, puisque pendant quinze ans
leur amour a résisté à tout!...»

Il eut malgré lui un sourire. Il comparait avec ses opinions
anciennes, avec son dédain pour les gens passionnés et ce qu'il s'en
disait, quelques heures plus tôt, en marchant par l'avenue d'Antin. Il
murmura:

«Bah! j'ai changé! C'est tout ce que ça prouve... Est-ce ma faute
d'ailleurs, si je me trompais? Est-ce ma faute si mon histoire avec
Germaine ne m'avait rien appris, si ce n'est qu'une petite passade, un
tout petit collage mondain? Est-ce ma faute si j'étais, avant d'avoir
souffert et vu, dans l'état d'esprit de tous ceux de mon âge, dans
l'état d'esprit de Marroy par exemple... si j'étais uniquement sur
fond de théories?»

Il énonçait cela sérieusement, comme un vieillard qui parle de sa
naïve jeunesse, d'erreurs lointaines et oubliées, de camarades d'antan
dépassés de beaucoup.

Puis il ferma la fenêtre, tourna le bouton de l'électricité, et,
entrant dans sa chambre, il se mit lentement à se déshabiller.

Au moment où il se glissait au lit, une voix en bas, une voix rude,
cria:

--Porte s'il vous plaît!...

Et tout l'hôtel vibra du grondement de la voiture de Mme Lahonce qui
rentrait sous la voûte.

«C'est maman! songeait Charlie... Va-t-elle venir?... Montera-t-elle
me dire bonsoir comme d'habitude?»

Il attendit dix minutes, un quart d'heure, vingt minutes, les yeux
ouverts dans l'ombre, l'oreille au guet. Mais nul bruit ne craquait
dans la maison dormante.

«Oh! si elle venait, chuchotait Charlie, si elle venait, comme je
l'embrasserais, cette pauvre maman, comme je lui ferais sentir par mes
baisers qu'elle est toujours ma bonne dame, ma bonne dame que
j'adore... que j'aime autant qu'avant!...»

Il ralluma pour regarder sa montre.

«Une heure! Elle ne viendra plus... Elle a peur de moi... Est-ce
navrant!»

Il éteignit, s'enveloppa dans sa couverture, se pelotonna contre le
mur, en une posture toute rassemblée.

Ses mains lui brûlaient moins. Sa tête lui pesait moins. Il s'en alla
vers le sommeil avec une sensation de légèreté sereine, de claire et
douce sécurité, comme on fait, à la veille des lendemains bien réglés
et certains. Il n'était plus anxieux. Il connaissait son rôle, il
savait comment le remplir.

Car l'indulgence qu'il aurait, ce ne serait ni l'indulgence pédante,
philosophique et froide qu'inspirent les systèmes, l'idée que rien
n'est mal et que tout est permis; ni celle que nous suggèrent, dans
les moments de drame, notre sensiblerie douillette ou nos nerfs
éprouvés.

Ce serait la ferme et clairvoyante indulgence virile, l'indulgence du
cœur qui aime et qui comprend.



V


Le lendemain matin, sitôt rentré du Bois, Charlie grimpa vite dans sa
chambre, pour changer de vêtements.

Il était aussi résolu que la veille, dans les mêmes intentions envers
Mme Lahonce. Il ferait jusqu'au bout ce qu'il avait arrêté de faire.
Mais, tout en s'habillant pourtant, à mesure qu'il venait à la
réalisation, au moment de revoir sa mère, puis Favierres, il se
sentait plus agité, plus ému; il avait cette hâte maladive d'en finir
qu'exaspère, à l'approche des instants mauvais, la lenteur ponctuelle
du temps.

Les mains tremblantes et chaudes de fièvre, il se pressait, il jetait
en désordre par la pièce ses vêtements retirés, et à onze heures un
quart, il avait achevé sa toilette. Il descendit un étage, puis
frappant légèrement à la chambre de Mme Lahonce:

--C'est moi, Charlie! cria-t-il.

--Attends, attends un peu... je t'ouvre tout de suite...

--Bien, bien, maman! fit Charlie.

Une minute seulement, plus qu'une minute de grâce! Il s'appuya, sans
le vouloir, au bouton de la porte, la tête basse, les yeux brouillés
de vertige. Il avait la trouble intuition qu'un drame recommençait, un
nouvel acte du drame, et qu'il allait entrer en scène! Un glissement
huileux de fer dégagea la serrure. La porte s'ouvrit et Mme Lahonce,
avec un faible sourire demanda:

--Tu m'excuses, mon chéri!

Elle agrafait prestement la large matinée de linon rose qu'elle avait
endossée pour ouvrir.

--Tu vois! reprit-elle... Je flânais... Je n'étais pas prête. Tu
m'excuses!

Charlie l'embrassait lentement, tendrement, à droite du cou, à gauche,
au-dessus de l'échancrure du col de guipures blanches.

--Si je t'excuse!... Naturellement que je t'excuse!... Mais,
maintenant que je t'ai dit bonjour, maman, je vais te dire au revoir!

Elle questionna d'une voix étonnée, ou qui affectait de l'être:

--Au revoir!... Pourquoi? Tu sors?... Tu ne déjeunes pas ici!...

Charlie riposta, balbutia entre deux baisers:

--Non, voyons! Je déjeune chez... Je déjeune à Neuilly, tu sais bien!

--Ah! oui, c'est vrai! fit Mme Lahonce en s'écartant un peu de
Charlie, l'air songeur, les deux mains posées aux hautes épaules de
son fils.

Il allait à Neuilly!... Etait-ce donc peut-être qu'il n'avait pas
deviné, qu'il ne devinait rien et qu'il la jugeait sans reproche?

D'un vif mouvement, elle redressa vers lui la tête, elle darda dans
ses yeux un impérieux regard, un regard fouilleur, instinctif et
qu'une flamme d'espoir intrépide avivait.

Mais brusquement Charlie s'était détourné d'elle, rougissant, tout
gêné, incapable de feindre sous ce regard sincère qui réclamait la
vérité, qui si bravement s'exposait.

Mme Lahonce implora:

--Charlie!...

Il ne répondait pas, ne trouvait quoi répondre. Elle ne se contint
plus. Elle souffrait trop, depuis la veille, de cette incertitude
muette et impatiente qui lui harponnait le cœur de questions
continues. Elle s'écria au hasard, elle bredouilla d'une voix
entrecoupée:

--Ecoute, Charlie!... Ecoute mon enfant!... A présent, nous n'avons
pas le temps... A présent, ce n'est pas le moment... Mais aujourd'hui,
ce soir ou demain, plus tard enfin, je désire que nous causions, je
désire que nous ayons une conversation sérieuse... Tu comprends, mon
enfant, hier il s'est passé un accident... un incident qui pourrait te
faire croire des choses... des choses qui ne sont pas... Et cela, je
ne le veux pas, tu entends, Charlie?... Je t'aime tant!... Tu sais,
n'est-ce pas, comme je t'aime? Alors, si tu ne m'aimais plus, si pour
une raison ou une autre, tu m'aimais moins, si tu... Oh!... oh!... Mon
chéri, mon chéri!...

Elle éclatait en larmes, elle sanglotait, la tête contre la poitrine
de son fils, tandis que de ses mains crispées, elle lui griffait les
bras d'une emprise passionnée.

--Voyons, maman!... Voyons maman!... Mais c'est absurde!... protestait
Charlie en l'embrassant au front, en embrassant doucement ses frisons
argentés... Mais pourquoi t'aimerais-je moins?... Mais je t'adore!...

Et, comme elle sanglotait toujours, il ajouta:

--Maman, je t'en prie, calme-toi, écoute-moi aussi!... Tiens, veux-tu
que je te parle franchement, à cœur ouvert?...

--Oui, oui... c'est cela... je veux bien! balbutia Mme Lahonce comme
un enfant en pleurs que l'on console.

--Eh bien! je te jure, je te jure sur ce que j'ai de plus cher, je te
jure sur ta vie, qu'il n'y a pas de raison au monde qui puisse faire
que je t'aime moins... que c'est impossible... que c'est de la folie
d'en parler seulement... Là, me crois-tu?... Es-tu rassurée?...

Mme Lahonce se serrait plus à lui, et d'une voix grave, hochant la
tête, rêveusement:

--Oui, je te crois... je te crois, mon chéri..

Puis avec un soupir:

--Ah! cela m'a fait du bien de pleurer un peu! dit-elle en lâchant
Charlie. J'étais énervée ce matin.... J'avais le spleen, oh! un
spleen!...

Il reprit de son ton de plaisanterie coutumière:

--Alors, cela va mieux, ma bonne dame?... Alors, on est guérie?... On
n'aura plus besoin de conversation sérieuse?... Je puis m'en aller
tranquille?... Vous serez sage?... Vous ne pleurerez plus?...

Mme Lahonce se tamponnait les yeux, en essayant de sourire:

--Non, non, je te le promets... Je serai sage... Je ne pleurerai plus
jamais, jamais... excepté...

--Excepté? interrogea Charlie.

--Excepté quand il m'arrivera d'avoir par trop le spleen et que tu me
permettras de pleurer un peu...

--Ça dépend... On ne sait pas! fit Charlie d'un accent important,
paternel.

Et embrassant de nouveau sa mère dans le cou, de longs baisers
affectueux comme tout à l'heure, lorsqu'il entrait, il murmura:

--Au revoir, ma bonne dame!... Je me sauve... On m'attend... Au
revoir, à ce soir!... Et surtout, que je vous retrouve avec des yeux
bien nets, bien gais,--vous savez, les bons yeux contents que
j'aime!...

Il ramassa son chapeau, tombé à terre, tandis que Mme Lahonce
sanglotait en ses bras.

Puis sur le seuil, il se retourna encore pour envoyer à sa mère, du
bout des doigts, un dernier et galant baiser:

--A tantôt, ma bonne dame!...

       *       *       *       *       *

Dehors, il demeura quelques minutes devant la porte, au bord du
trottoir, sans héler les fiacres vides qui remontaient et descendaient
l'avenue.

Il restait tout abasourdi par ce bref dialogue émouvant où l'on avait
tant dit en si peu de mots vagues; tout stupéfait aussi de la façon
rapide, inconsciente, imprévue, dont l'entente secrète, le pacte
inexprimé de silence pour l'avenir s'était si simplement conclu entre
sa mère et lui.

Il se rappelait ces phrases innocentes qu'il avait préparées, et ces
airs de candeur, d'ignorance, dont il se proposait de masquer son
visage. Mais tout s'était autrement fait. Il n'avait prononcé aucune
de toutes ces phrases. Il n'avait eu aucun de tous ces airs subtils.
Au gré du dialogue, des regards, des baisers et des larmes, les
questions désolées, les répliques attendries s'étaient d'elles-mêmes
enchevêtrées pour établir l'accord souhaité, discrètement, sans
mensonges hypocrites, sans nulle explication. Et Charlie se demandait
si là-bas, chez Favierres, l'entrevue se passerait avec autant
d'aisance, si leurs yeux à tous deux les aideraient de même à se dire
ce que leurs voix pudibondes et méfiantes n'oseraient peut-être pas
proférer.

«Bah!... Nous verrons bien!... A quoi bon me tourmenter, à quoi bon
présager ce que je vais savoir dans un instant, dans une heure?...»

Il appela un fiacre ouvert, donna l'adresse:

--Vous prendrez par l'avenue de la Grande-Armée et Neuilly... Au
galop, n'est-ce pas? Je suis en retard.

Et comme machinalement il relevait la tête, il aperçut à la fenêtre du
premier, derrière la vitre à treillage blanc, Mme Lahonce qui le
regardait partir, qui s'efforçait de lui sourire, de ses lèvres
indociles et lourdes de chagrin.

       *       *       *       *       *

Le fiacre s'en alla à une paisible allure d'été, une allure que le dos
affaissé et maussade du cocher semblait approuver et proclamer
normale.

--Voyons! s'écria Charlie. Ce n'est pas un train, cela...
Dépêchez-vous, nom d'un chien!...

Le dos rond du cocher ne bronchait pas, persistait en son affaissement
hostile et dédaigneux.

--C'est bien! ordonna d'un ton furieux le jeune homme... Arrêtez!...

Il descendit, et tandis que le cocher démarrait au grand trot, il
monta dans une autre voiture.

Celle-là marchait un peu mieux. Mais tout de même, il était plus de
midi un quart quand elle atteignit la lointaine rue de Chézy où
flottaient, mélangées, des odeurs tièdes de verdure et de cuisines en
pleine action.

«Bigre! fit Charlie qui consultait sa montre... Je ne suis guère en
avance!...»

Il sonna à la grille grise. Les regards baissés vers les gros pavés
roses du trottoir, il se remémorait avec une mélancolie de regret, des
attentes pareilles, quand il venait pour visiter son ami Fav, sans
rien connaître, rien soupçonner, et qu'il trépignait dans la porte
parce qu'on ouvrait trop lentement.

Aujourd'hui, il avait, hélas! plus de patience. Il n'était pas pressé.
Il reverrait toujours assez tôt son ami, ce pauvre Fav, que, malgré
lui, il se représentait encore, comme la veille, les joues blêmes, les
yeux effarés, la main tendue et suppliante.

Des pas grincèrent sur les cailloux, des pas menus, précipités. La
porte tournait en arrière, et Mme Favierres, qui ouvrait, dressa ses
bras au ciel, dans un geste bourgeois de triomphe:

--Ah! j'en étais bien sûre!... J'étais sûre que vous viendriez... Vous
imaginez-vous que M. Favierres disait que non, qu'il a voulu se mettre
à table?... Ah! bien, je ne suis pas fâchée, non, je ne suis pas
fâchée... Cela lui apprendra... c'est bien fait!...

Elle ajouta à mi-voix:

--Du reste, depuis ce matin, il vous est d'une humeur!... Non, je
vous assure, monsieur Lahonce, il était temps que vous arriviez!...

Ils pénétraient dans le vestibule, où Charlie déposait sa canne, son
chapeau.

--Tenez, monsieur Lahonce, dit de sa même voix confidentielle Mme
Favierres... Entrez donc!... Moi, je vais à la cuisine pour annoncer
que vous êtes là...

Charlie poussa la porte entre-bâillée de la salle à manger, et
Favierres, à sa vue, se leva automatiquement, se leva d'un élan
courtois, empressé, comme pour un étranger, pour un invité peu intime.
Il serrait la main du jeune homme:

--Ah! ah! C'est toi... Tu me pardonnes de m'être mis à table?... Je
croyais...

Il ne put terminer. Quelque chose l'étranglait. Il saisit son verre
sur la table, avala une ou deux gorgées.

Charlie se dégantait sans le regarder et il bredouilla:

--Oui, je suis en retard, je sais... C'est ma voiture... Ces sacrés
fiacres...

Il s'arrêta court, la figure empourprée, la voix tranchée soudain par
ce terme maudit, par ce mot évocateur, défendu, maladroit. Favierres
s'était rassis et toussotait:

--Hum!... Hum!... Oui, oui... il n'y a pas de mal d'ailleurs...
Assieds-toi... Nous commencions à peine...

Puis il se retourna, lançant un regard d'appel, un regard désespéré,
vers la porte entr'ouverte. Mais Mme Favierres, comme exprès,
demeurait dans la cuisine, ne revenait pas, les laissait seuls.

Favierres, le buste toujours de travers, cria d'un ton menaçant:

--Valérie... Valérie!...

--Quoi, mon ami?... interrogea une voix au loin.

--Eh bien?

--Je viens... Je viens... J'apporte les œufs... Voilà... Voilà.

Elle rentrait en effet, plaçait devant Charlie des œufs tout
crépitants, tout gémissants dans leur friture bouillante.

--Et Sophie? questionna sévèrement Favierres... Qu'est-ce qu'elle
fait?... Elle ne peut donc pas servir elle-même?... C'est bizarre,
cette manie que tu as de te déranger tout le temps, de faire le
travail de ta bonne!...

Mme Favierres ne répliqua point. Elle s'assit en jetant à Charlie un
prompt coup d'œil d'intelligence. Et le déjeuner continua sous la
sauvegarde enfin de sa présence rassurante.

Charlie essayait de causer, de parler comme de coutume, de raconter
sa promenade au Bois, les personnes rencontrées ou ce qu'il avait lu,
le matin, dans les feuilles. Et Favierres, de son côté, s'appliquait
à répondre, à discuter, à juger les uns et les autres. Mais lorsque,
par inadvertance, leurs regards se croisaient, lorsqu'ils
s'entre-heurtaient, ces regards déserteurs, errant aux mêmes régions
de rêveries inavouables, aussitôt le dialogue cessait. On eût dit un
congé qu'ils s'accordaient tous deux après ce choc pénible, une sorte
d'armistice à la lutte intérieure qu'ils soutenaient chacun contre le
secret débordant, Ils se taisaient durant quelques instants, ils se
recueillaient, ils cherchaient des sujets indécis, généraux, toute une
matière informe de conversation banale, pour combler ces vastes
minutes de silence, où le secret se démenait plus vaillamment en eux,
les obsédait plus fort de ses sourdes clameurs. Alors Mme Favierres
intervenait, vantait sa cuisinière, reproposait des plats. Et si
Charlie en reprenait, elle était toute joyeuse, l'encourageait, le
remerciait presque:

--A la bonne heure!... A la bonne heure!...

Car elle aussi aimait Charlie. Jamais son cœur perclus, dompté,
atrophié, ne lui avait soufflé la moindre haine contre le fils de
celle qu'elle sentait sa rivale. Enfant, elle l'admirait pour ses
gracieuses manières, pour sa gaieté bruyante et pour l'affection qu'il
marquait à Favierres. Puis plus tard cela l'avait amusée, honorée de
traiter chez elle, à sa table, en ami, ce jeune homme élégant, ce
convive délicat. Elle croyait même alors présider comme un de ces
repas mondains d'où on l'avait toujours bannie, un de ces dîners
luxueux qu'on lui interdisait; et, dans cette illusion flatteuse, elle
oubliait souvent ses déboires, toutes les meurtrissures faites à sa
vanité.

Le déjeuner allait finir. Mme Favierres demanda d'un air solennel,
mystérieux:

--Prendrons-nous le café au jardin, messieurs? Dites, cela vous
va-t-il?

--Parfaitement, firent les deux hommes.

On se levait. Mme Favierres passa devant, suivie un peu après par
Charlie et Favierres.

Mais comme ils entraient dans le salon, ils la virent arc-boutée à la
porte-fenêtre, poussant, geignant, tapant sur le battant de droite qui
refusait de s'ouvrir.

--Qu'est-ce qu'il y a donc? interrogea Favierres.

--Il y a... il y a que cette sale porte... Haa!... Aïe donc!...

La porte cédait, s'ouvrait toute grande. Instinctivement le musicien
et Charlie se regardèrent. La même pensée sans doute leur était à tous
deux venue, le même souvenir peut-être: le souvenir d'une fraîche
journée de novembre où derrière cette sale porte, comme disait Mme
Favierres, des choses s'étaient passées que l'un savait, l'autre
ignorait--des choses sûrement indécentes et coupables.

--Tu fumes, n'est-ce pas? dit Favierres qui fouillait activement dans
un tiroir pour dissimuler son malaise.

Charlie prit le cigare que son ami lui offrait. Puis le maître ayant
allumé sa grosse pipe en écume toute culottée de roux, ils
descendirent le perron et s'assirent des deux côtés d'un petit
guéridon de fer où le café était servi.

Mme Favierres tournait dans le jardin picorant à terre, comme une
vieille poule, les brindilles de bois et les feuilles tombées qui
jonchaient l'allée circulaire.

Et Charlie, de sa place, l'observait avec une sorte de pitié curieuse,
ainsi que la veille, à table, il observait son père.

«Pauvre femme! songeait-il!... Pauvre vieille!... C'est l'autre...
leur autre victime!... Elle a dû en voir de rudes, celle-là!»

Mais sur-le-champ, en un naïf regain d'orgueil filial:

«Peuh! tout de même... Il n'y a pas à dire... Maman est mieux,
joliment mieux!...»

Et, pour rompre un peu le silence, il interrogea:

--Irez-vous à la première de _Falstaff_, Fav?

--Oui, je pense! fit Favierres... Je pense que j'irai...

--J'ai lu la partition, continua Charlie... Cela ne me plaît guère.
C'est sautillant... C'est dansatoire, c'est «airs de cirque»... Et
puis, c'est de la musique spirituelle, à prétentions comiques... Moi,
j'ai horreur de cela.

--Possible! répliqua le compositeur... Moi non plus, je ne raffole pas
du genre. Seulement, c'est de la musique tout de même, vois-tu, mon
petit... Oui, c'est de la musique, de la pâte musicale un peu
soufflée... mais c'est de la bonne pâte bien pétrie!

Charlie esquissa un geste d'inaptitude. Et ils recommencèrent à se
taire, à fumer en silence, comme des consommateurs, l'un de l'autre
inconnus, réunis, par hasard, à une table de brasserie. Ils
contemplaient le ciel d'un bleu criard et neuf, les feuilles juvéniles
des arbres qui se pressaient, roulaient, frémissaient sous la brise;
et l'on n'entendait plus que les tramways cornant au loin, les fusées
de fumée que projetait Favierres ou les lapements claquants de ses
lèvres sur la pipe.

Il semblait que le secret les engourdît tous deux, obstruât à la fois
leur pensée et leur gorge, les empêchât de parler s'ils ne parlaient
de lui; et c'était aussi lui qui les retenait ensemble, qui, par un
attrait douloureux, les enchaînait, là, côte à côte, jusqu'à ce qu'ils
se fussent dit ce qu'ils avaient à se dire. Oui, un jour il faudrait
certainement s'expliquer. Mais comment faire? Et qui se risquerait? Et
qui entreprendrait l'attaque?

Ah! si Charlie eût pu, comme auprès de sa mère, s'abstenir de
discours, s'en remettre aux baisers, employer, pour achever ses
phrases inachevées, le langage symbolique et parfait des caresses
muettes où les âmes fusionnent! Et si même il eût pu, comme à un
camarade, à quelqu'un de sa génération, énoncer à Favierres avec calme
et tendresse ses résolutions réfléchies, les raisons cordiales et
claires de sa conduite!

Seulement tout les séparait: l'instinct parcimonieux qui réserve les
baisers pour l'amour, pour ceux qu'unit le lien de la chair ou du
sang,--et l'âge aussi, le temps qui, d'année en année, crée des races
d'hommes nouvelles, étrangères aux précédentes et dont les suivantes
s'étonneront.

Enfin, à bout d'énergie, d'expédients, Charlie proposa discrètement:

--Voulez-vous que nous fassions un peu de musique, dites, Fav?

Le compositeur vidait sa pipe en la cognant contre la table:

--Ça va!... Ça va! fit-il.

Et ils rentrèrent dans le salon, s'installèrent au piano, se mirent à
jouer un alerte concerto de Grieg.

Le morceau fini, ils décidèrent d'en jouer un autre, une symphonie de
Beethoven, la _Symphonie pastorale_.

Favierres, courbé en deux, cherchait le recueil dans un casier placé
à droite du piano, tandis que Charlie, les yeux vers le plafond,
parcourait le clavier de nonchalants arpèges.

--Dis donc! s'écria soudain Favierres, toujours courbé, la tête
toujours cachée... Dis donc, à propos!... Et hier, vous êtes bien
rentrés?...

--Oui, oui, très bien! fit Charlie sans interrompre ses arpèges.

Il sentait son cœur s'affoler en sauts désordonnés et comme un
étouffement aigu pointer dans sa poitrine. Le combat, l'assaut,
commençait. Favierres attaquait. Ce serait pour maintenant, pour tout
à l'heure, pour tout de suite!

Le maître se relevait et, feuilletant la partition, il reprit d'un ton
négligent:

--C'était assez curieux cette rencontre, n'est-ce pas? assez
inattendu...

Charlie, comme s'il n'entendait pas, exécutait d'une main les
premières mesures de sa partie, le visage obstinément penché vers la
musique.

--Figure-toi, continua Favierres l'imitant, figure-toi que je
traversais les Champs-Elysées... do... do... sol... ré... ré... quand
tout à coup j'ai aperçu ta mère qui me faisait signe, qui m'appelait
de sa voiture... Do... mi... la, sol... ré, ré... ré...

Sa voix tremblotait en chantonnant les notes:

--Au début, je ne la reconnaissais pas, je croyais que c'était...
Madame... Madame... celle dont le mari s'occupe de médailles...
Madame... Voyons, tu sais bien?...

--Non, je ne sais pas, riposta sèchement Charlie qu'agaçaient toutes
ces manœuvres puériles, ces vaines parodies de vérité.

Il s'était arrêté de jouer et fixait Favierres d'un mâle regard
d'attente presque provocatrice.

--Mon petit, fit Favierres d'un ton de reproche, pourquoi me
réponds-tu ainsi?

--Mais, disait Charlie, je vous réponds comme d'habitude...

--Non, non, pas du tout! poursuivit nerveusement le musicien... Du
reste, assez de simagrées entre nous!... Depuis que tu es arrivé, cela
dure... J'en suis malade, moi!... Parlons net... Tu as de mauvaises
pensées, Charlie, des pensées indignes...

--Moi! s'écria Charlie qu'effarait la brusquerie de l'agression.

--Oui, toi... Ne nie pas, c'est inutile!... Tu es un homme... Tu me
comprends à demi-mot, je suppose... Je te répète que tu as des pensées
odieuses...

Charlie perdait tout flegme. Il riposta d'un ton conciliant,--d'un ton
amical et lassé à la fois:

--Fav!... Vous vous trompez, je vous assure... Je ne vous comprends
pas... Et puis, même vous comprendrais-je, pourquoi parler de tout
cela?... Nous ne pourrions que nous faire du mal, de la peine... Je
ne pense qu'une chose, c'est que je vous aime bien... Je désire
demeurer toujours votre ami... Je suis revenu, je reviendrai... Que
demandez-vous de plus, vraiment?...

--Ah! tu vois! s'exclama Favierres... Tu vois, tu avoues!... J'en
étais convaincu... Eh bien! soit, mon petit... On ne reparlera plus de
rien, tu m'entends, de rien... puisque tu t'y opposes... Seulement,
par exemple, je ne veux pas que tu aies de ces mauvaises pensées... Je
veux que tu me jures de croire ce que je vais te dire...

--Je vous le jure! fit Charlie mollement.

Et Favierres déclara d'une voix toute basse, toute veloutée d'émotion:

--Eh bien! je te donne ma parole que je n'ai jamais eu pour ta mère
qu'une vive sympathie... une sympathie que, hélas! je n'ai guère pu
souvent lui prouver... Je te donne ma parole qu'elle a droit à tout
ton respect, à tout ton amour, la charmante femme!... Et tu sais que
je ne mens pas, n'est-ce pas, mon petit?...

Il tendait affectueusement ses deux mains à Charlie. Le jeune homme
les saisit en murmurant sans assurance:

--Oui, je sais, Fav!... Je vous remercie... je vous remercie...

Et par amicale forfanterie, dans la joie de leur soulagement, ils
restèrent un instant à se considérer, à se montrer leurs regards que
teintaient, malgré eux, les ombres vacillantes du mensonge accepté.

Puis, comme trois heures sonnaient à la pendule, Charlie demanda d'un
accent de prière affable:

--Fav, il va falloir que je m'en aille, que je rentre travailler. Vous
permettez?...

--Comment donc, mon petit! fit le compositeur en abandonnant les mains
du jeune homme... Attends une minute, je vais prévenir Mme Favierres
que tu pars...

Dans le vestibule, Charlie avait repris sa canne et son chapeau.

Il songeait, en regardant les dalles roses et blanches:

«Voilà!... Ç'a été dur, mais c'est fait!... C'est accompli!... C'est
comme hier, comme avant, comme quand je ne savais rien! Il ne nous en
a coûté que deux petits faux serments!... Et dire que j'ai failli ne
plus revenir, faire d'un coup deux malheureux!... Aurait-ce été
méchant, imbécile et ingrat, tout de même!...»

Mme Favierres accourait, dans un fracas de galoches claquantes:

--Vous vous en allez, monsieur Charlie!... Et à quand?... A quand?...
Qu'on vous arrange un bon petit déjeuner!...

Charlie réfléchissait:

--A la semaine prochaine... Mardi, si vous voulez...

--Entendu! dit Favierres.

--Alors, à mardi, Madame! fit Charlie en descendant le perron.

La petite femme désignait d'une grimace son mari qui marchait devant:

--Espérons qu'il sera de meilleure humeur!

--Bah! ce n'est rien... Tout le monde a ses nerfs! répliqua le jeune
homme en réprimant un sourire.

Ils parvenaient à la grille. Favierres serra la main de Charlie avec
force, et d'un ton persuasif:

--A mardi... Tu n'oublies pas ce que je t'ai dit, mon petit?... Tu
n'oublies pas?...

Charlie rendait étreinte pour étreinte. Il répondit vaguement, le
regard un peu fuyant:

--Mais oui... Mais oui... Au revoir, Fav!...

--Au revoir!...

La porte s'était refermée sur lui.

--Il est gentil, cet enfant! prononça Mme Favierres en manière de
flatterie à l'égard du maître.

--Oui, très gentil!... répéta distraitement Favierres... Très... très
gentil!...

Puis, à mi-voix, il ajoutait, comme s'adressant à sa conscience:

--Il sait tout, mais quoi! j'ai dit tout ce que j'ai pu! j'ai fait
tout mon devoir!...

Et il rentra dans le salon pour écrire, sans tarder, à Mme Lahonce.



VI


Juin touchait à sa fin. L'air de la ville avait vieilli, et la nuit
même, sous le ciel bleui d'étoiles, il ne soufflait plus, par les
rues, qu'une haleine comme défraîchie, fatiguée, usée par trois mois
de travail et d'excès printaniers.

Ce soir-là, Antoinette Warner quitta le Bois vers cinq heures et se
fit directement reconduire chez elle, à son hôtel de la rue de Prony;
car elle voulait surveiller les préparatifs du dernier grand dîner, du
dîner de clôture qu'elle offrait à ses amis, avant de partir pour
Aix-les-Bains où elle allait soigner ce commencement de rhumatismes
qu'elle avait.

A sept heures et demie tout était prêt; et les convives arrivèrent un
à un, annoncés, dès la porte, par le timbre retentissant de l'hôtel.

Le premier fut Lahonce qui avait prétexté, pour s'échapper poliment de
l'avenue d'Iéna, un dîner du comité de l'_Orphelinat Germain-Lahonce_,
fondé en 1869 par les soins du ministre défunt; un comité fort actif,
s'il fallait en juger par la fréquence des réunions auxquelles
Lahonce, deux ou trois fois par mois, se prétendait contraint
d'assister.

Il félicita Warner de sa toilette, une étrange gaine décolletée, en
toile de soie safran, dont les reflets jaunissaient davantage l'ocre
de ses joues, de ses bras, de sa poitrine,--faisant d'elle une espèce
de petite femme surette d'extérieur, acide, une espèce de petit citron
humain.

Et les invités se succédèrent rapidement.

Des couples d'abord, les dames en peau, les messieurs en habit et
cravate blanche, des couples qui entraient avec une allure d'être
mariés, solidement unis par des liens durables et riches, la femme
jeune, jolie, pénétrant la première; l'homme élégant et plutôt
mûr, suivant derrière ainsi qu'un époux effacé et courtois: Berthe
Mangin, une brune à bandeaux plats, et le baron Eric Marroy, le
propre oncle d'Alain Marroy, un beau vieux, à tête de général
fêtard;--Mariette Bresson, grande, les cheveux blond roux, les narines
retroussées, volontaires, renifleuses, et M. Allry, le fameux
coulissier, un petit bonhomme noiraud, maigre, à mine de tzigane
timide et meurt-de-faim;--Lucie Darceaux, une autre blonde, la
figure mince et pâle, les joues caves, le nez busqué, mécontent,
rageur, et son ami M. Lesseigne, le grand industriel, le grand
fabricant de fer, un gros bourgeois à brefs favoris teints, à
visage optimiste, tout réjoui d'avoir toujours si bien vécu.

Puis des célibataires jouant, là comme ailleurs, leur rôle équivoque
de mâles dépareillés, et dont on ne pouvait guère déterminer s'ils
venaient soit en spectateurs, en curieux hostiles ou sympathiques,
soit dans des intentions de fraude, de larcin, de détourner un peu de
ce luxe de femmes comme ils avaient leur part de ce luxe de festin;
des célibataires sans emploi avéré, sans liaison publique: le docteur
Fornereau, un long garçon décoré, à moustache poivre et sel, à
perpétuel ricanement sous son épais lorgnon de fer; Legavray, un jeune
juge au Tribunal civil; Guernier, un avocat obscur mais bon plaideur;
le vicomte de Leystrade, un individu grave, à tournure de reître
décati, qui s'occupait d'entraînement, dirigeait la jeune et
malchanceuse écurie d'Allry; M. Lardois, un fonctionnaire à barbe
noire, chef de division à la Préfecture de police, une utilité
celui-là, et obligeant comme pas un; Tourny, le peintre sportif,
célèbre pour ses muscles d'acrobate; et enfin Sermet de Vaumoise,
ancien auditeur au conseil d'État pendant le Septennat, ancien
candidat à la députation, actuellement homme de main, de tout métier,
lanceur d'affaires, intermédiaire, tripoteur, remisier le matin à la
Bourse, l'après-midi faiseur d'échos dans les journaux mondains, le
soir juge arrogant dans les couloirs de première, raté, aigri,
besoigneux et jaloux, portant à travers sa face de chat bilieux à la
moustache ébouriffée et rare, dans les rides qui croissaient ses
tempes et rapetissaient les paupières dures de ses yeux gris, dans
son renversement de tête narquois, dans la démarche sautillante de ses
petits pieds juchés sur des talons pointus,--portant en tout son être,
en toutes ses manières, cette assurance spéciale et agressive de
certains boulevardiers nerveux, jouisseurs et aux abois, que chaque
échec rend d'apparence plus résolus, plus insolents, plus satisfaits
d'eux-mêmes.

Chacun en arrivant saluait les maîtres de la maison; puis des groupes
s'organisaient, des conversations s'engageaient. On parlait
légèrement, intimement, à mi-voix, avec des temps, des arrêts, des
sourires d'entente; et dans ce bruissement cordial, sous les lueurs
roses des lampes électriques, avec ces dames décemment décolletées, à
peine poudrées un peu et aux gestes aisés, ces messieurs aux types de
clubmen corrects ou aux visages parisiens et connus, le salon de
Warner prenait un aspect vraiment de salon mondain, un aspect légitime
et presque conjugal.

C'était bien à cela du reste, à des mises en scène de ce genre, que
travaillait constamment Warner.

Par un heureux effet du sort ou par le résultat de sages combinaisons,
ni elle ni ses camarades n'avaient jamais pâti de la misère qui
rabaisse, de la détresse qui courbe à tout, et non plus elles
n'avaient jamais couru les aventures, cherché la gloire bruyante, la
fortune tapageuse. A distance égale des demoiselles galantes, des
femmes de théâtre et des femmes du monde, elles constituaient, de
longue date, un étroit petit club d'amies où nulle n'était reçue qui y
aurait fait tache. Aux courses, au théâtre, au Bois, partout elles ne
frayaient, ne causaient qu'ensemble. Elles avaient toutes des noms
d'honnêtes roturières, des noms modestes et démocratiques. Elles
fuyaient la réclame, elles évitaient l'ostentation, et au besoin elles
demandaient qu'on ne les citât pas dans les échos des feuilles. Elles
vivaient entre elles avec leurs jeunes, mûrs ou vieux amis une vie
cossue, paisible, régulière, sans folies de passion, sans transports
délicieux, mais sans cahots par contre et sans inquiétudes. Elles ne
se permettaient de caprices qu'en cachette, prudemment, à intervalles
lointains, lorsqu'elles étaient très sûres de la loyauté du complice
et qu'elles ne risquaient rien en se livrant à lui. Au sortir du
couvent, de la famille ou même de la scène, elles avaient, chacune,
choisi leur ami, intelligemment, froidement, après enquête financière,
débats nets et fermes promesses. Elles lui apportaient en échange,
dans le contrat verbal de cette liaison de raison, outre l'usage de
leur personne, leur charme de distinction, leur élégance, leur
discrète tenue, l'équivalent en esprit, éducation, bonnes façons, de
ce qu'il rencontrait chez les dames de son entourage. Et, comme
disait Vaumoise, elles étaient bien au-dessus du plus fier demi-monde,
elles formaient une autre caste; elles étaient ce qu'il appelait: la
demi-haute bourgeoisie.

       *       *       *       *       *

--Eh bien! questionna tout à coup Lahonce... Eh bien! on ne se met pas
à table?... Nous sommes au complet, il me semble?...

--Pas du tout! fit Warner... Il manque encore M. de Neulise et les
petits!

Warner désignait sous ce nom familier le couple tout récemment accordé
de Loulou Sonnier et du jeune J.-L.-R. Luggatt, le fils du
milliardaire américain, que, seules, sa vénérable immense fortune et
la toute-puissante amitié de Sonnier avaient pu faire admettre dans
cette bande close de vieux Parisiens maniaques, antipathiques aux
nouveaux venus et surtout à l'extrême jeunesse.

--M. de Neulise? interrogea Vaumoise, se haussant sur ses talons en
forme de toupie... Qui est-ce, cela?

--C'est un capitaine! répliqua Warner... Un capitaine de dragons en
garnison à Corbeil... Leystrade l'a présenté dimanche à Pierre... Un
très aimable garçon... Il monte en courses... Vous devez le connaître,
voyons... Il était aux spahis avec un de vos cousins, à ce qu'il m'a
dit!

--Non, non, je ne connais pas! fit Vaumoise grincheusement.

Le timbre de l'hôtel sonnait deux coups vibrants.

--Tenez, c'est peut-être lui! dit Warner.

La porte s'ouvrait, et «les petits» entrèrent: Loulou Sonnier,
d'abord, en simple robe de mousseline rose, avec un rang de grosses
perles au cou,--et ensuite un jeune homme de vingt-trois ans environ,
J.-L.-R. Luggatt, qui s'avançait d'un pas un peu indécis, en
tortillant fiévreusement, de sa main gantée de blanc, l'indistincte
moustache courte et pâle qu'on eût dite collée, rapportée à sa ronde
figure lisse de lad rougeaud, trop bien nourri.

--Bonjour, mon chou! fit Warner embrassant Sonnier. A quelle heure tu
arrives!

--Oh! ne m'en parle pas! grommela Loulou en lui rendant son baiser.
Depuis six heures, je me fais une bile... Croirais-tu que J.-L.-R. ne
voulait plus venir?... Il avait bu trop de cocktails à un de ses sales
bars... Et ça lui tapait sur la tête, sur le cœur. Il était malade,
malade!... Il a fallu que je l'habille moi-même... Enfin nous
voilà!...

J.-L.-R.,--on nommait ainsi le jeune Luggatt, dans la bande, pour
abréger censément,--J.-L.-R. attendait avec patience son tour de
saluer.

--Allô, J.-L.-R.! fit d'un accent camarade Antoinette, en s'approchant
de lui... Allô, nous avons donc été souffrant?

Luggatt s'inclinait, lui baisait la main respectueusement; puis se
redressant, il la fixa d'un œil de défi et il commanda:

--Dites le coq, le coq, et pas le poule!...

Warner exécutait l'ordre en souriant.

--Nô, nô, répétait Luggatt... Dites coq, le coq, et pas le poule!...

Et comme Warner, complaisamment encore, cédait à ses exigences, il
commença, parmi des éclats de rire stridents, à expliquer son énigme,
sa «scie», recueillie dans il ne se souvenait plus quel bar,--à
expliquer comment on devait, après le mot «coq», se garder de
prononcer le mot «poule».

On s'attroupait autour d'eux. Il lança à chaque convive son impérieux
défi de dire «le coq, le coq et pas le poule». Personne ne devinait.
Et alors J.-L.-R. reprenait abondamment ses explications.

--C'est stupide!... s'exclama d'un ton bourru le baron Marroy, que les
plaisanteries d'outre-Manche agaçaient... Non, moi je trouve ça
idiot...

Le timbre de l'hôtel retentit de nouveau. M. de Neulise faisait son
entrée, s'excusait de son retard. Il avait été retenu au quartier,
avait même failli manquer le train. Warner le présenta. C'était un
grand gaillard à dents larges et blanches, avec un teint cuivré de
soldat d'Afrique, un nez fin, aquilin, une rêche moustache noire; et
son frac le pinçait aux hanches comme une tunique.

--Il n'est pas mal, le militaire! murmura Vaumoise à l'oreille de
Warner.

--Oui, pas mal! fit-elle d'un ton indifférent.

Puis, le maître d'hôtel criant que Madame était servie, Antoinette
prit le bras du baron Marroy, et l'on passa dans la salle à manger où
l'air ample du soir se mêlait, par les fenêtres ouvertes, aux senteurs
des guirlandes qui tapissaient la table.

       *       *       *       *       *

Peu à peu, la conversation, d'abord traînante et froide, s'animait,
s'échauffait, quand, soudain, dans un demi-silence, tandis qu'on
desservait les sorbets, on entendit la voix aigre de Vaumoise qui
proférait solennellement un véhément verdict d'éloges:

--Favierres? Je crois bien! Grand talent!.. Grand artiste!... Et il
n'est que temps que l'Opéra nous donne quelque chose de lui...

Lahonce jetait à Warner, placée en face de lui, un involontaire coup
d'œil de contrariété.

--Alors, demanda M. Lardois, de son ton affable de haut fonctionnaire,
alors, Monsieur, selon vous, ce serait pour la saison prochaine?...

--Oui, Monsieur, poursuivit avec autorité Vaumoise. Du moins, le
directeur de l'Opéra me l'a assuré... Et, je vous le répète, il
n'était que temps... Quand on songe que voici un homme qui est
l'auteur d'_Hymnis_, des _Cariatides_, d'_Amyntas_, d'une foule de
chefs-d'œuvre, et que...

Lahonce fougueusement éclata, interrompit le développement:

--Comment Vaumoise!... Vous vous y connaissez aussi en musique,
maintenant?... Vous devenez mélomane!... C'est trop cocasse!....
Ainsi, sérieusement, cela vous plaît, la musique de ce Favierres?...

--Mais, mon cher, protestait Vaumoise d'un ton vexé.

--Cela vous plaît? continuait Lahonce gouailleusement... Vous allez
peut-être me dire que vous y comprenez quelque chose à ce
brouillamini, à ce charivari?... Non pas à moi, n'est-ce pas?...
Tenez, ce qui vous convient, Vaumoise, c'est du bon Rossini, du bon
Auber, du bon Verdi... du bon opéra classique, comme il en faut à de
vieux abonnés tels que nous... Mais du Favierres, du Favierres?...
Non, mon cher, ce n'est pas de votre âge!...

Il ricanait, le visage tout violacé de sang, le front tout luisant
d'une sueur de haine. Vaumoise, dont les yeux gris étincelaient sous
leurs épaisses paupières, riposta avec calme:

--Blaguez, tant que vous voudrez, mon ami... Vous n'empêcherez pas que
Favierres ne soit un des premiers musiciens de son époque...

--C'est possible!... C'est possible! grognait Lahonce, les dents
serrées, en considérant machinalement Warner, pour la prendre à témoin
de l'outrage que, chez elle, on s'obstinait à lui faire... Oui! Je ne
nie pas!

Puis, comme crachant un caillot d'injures qui l'étouffait, lui
emplissait la bouche, il clama:

--Oui, c'est possible. Le musicien est sans doute très fort, puisque
vous l'affirmez. Mais l'homme? Ah! non... Ah! non!... L'homme est un
vilain monsieur, un vilain coco... C'est moi qui vous le dis, cette
fois!... Et je vous autorise à le lui répéter, si cela peut vous être
agréable, mon cher...

--Voyons, Pierre! implora Warner dont les pommettes citronneuses
blanchissaient d'effroi. Voyons, je t'en prie...

--Oui! marmonnait Lahonce assourdi de fureur... Parfaitement, un
vilain coco, dans toute l'acception du terme!

Vaumoise insinua d'une voix douceâtre, où passait comme un sifflement
d'insulte:

--Tout le monde n'est pas de votre avis!

--Hein! Quoi? interrogeait Lahonce, saisi d'une instinctive méfiance,
au ton bizarre de Vaumoise. Quoi!... Qu'est-ce que vous voulez dire?

--Je veux dire, poursuivit de même Vaumoise, je veux dire que je sais
des gens qui vous touchent de très près, et qui ne me semblent pas
penser comme vous...

--Quelles gens? fit durement Lahonce... Qui cela?...

Vaumoise feignit d'hésiter:

--Beaucoup de gens... Qui vous dirais-je?...

--Parlez... Dites... Nommez, si vous en connaissez tant que cela!...

Vaumoise lâcha lentement:

--Eh bien, par exemple... par exemple, votre fils...

--Mon fils! chuchota Lahonce, avec un recul de la tête comme au choc
d'une balle.

--Oui, votre fils que, pas plus tard que ce matin, j'ai rencontré avec
Favierres à Neuilly... boulevard Inkermann... Et ce n'est pas la
première fois... Toutes les fois que je reviens par là en bicyclette,
je suis à peu près certain de les rencontrer ensemble...

Lahonce balbutia d'une voix affaissée:

--Vous m'étonnez beaucoup... J'ignorais... oui, j'ignorais
totalement...

Il y eut un silence prolongé, ce silence impartial et attentif dont
les spectateurs d'une rixe accueillent l'assommade de l'un des
combattants. On se taisait. On observait. On attendait. On laissait à
Lahonce comme le loisir de se remettre. Excepté le baron Marroy,
Vaumoise et Warner, personne ne possédait les motifs cachés de la
querelle, mais chacun devinait que Lahonce venait de recevoir un
dangereux coup, d'être touché grièvement. Et, dans cet intermède muet,
on ne percevait plus que la voix anglaise de Luggatt, qui profitait
de l'accalmie pour tourmenter Neulise, son voisin de table, pour lui
enjoindre de dire le coq, le coq et pas le poule.

--Vous allez à Fontainebleau, demain? interrogea enfin le baron Marroy
par dévouement amical, par intention de sauver le dîner d'un désastre.

Vaumoise, les regards vers son assiette, la lèvre pincée d'une petite
plissure de triomphe, roulait, d'un geste nerveux, une boulette de mie
de pain, sans répondre.

--Je vous demande si vous allez aux courses demain, Vaumoise? réitéra
bravement le baron Marroy.

Vaumoise affecta de tressauter:

--Ah! c'est à moi que vous parliez?... Oui, j'irai... J'ai même sur la
réunion quelques idées qui ne sont pas d'un imbécile, je crois... Je
vous les communiquerai, si vous voulez.

J.-L.-R. intervenait, fournissait des renseignements clandestins qu'au
bar on lui avait donnés. La conversation, progressivement, reprit,
redevint bruyante, confuse, et le dîner se termina en un gai brouhaha,
une rumeur anonyme et joviale de causeries particulières.

       *       *       *       *       *

Dans le hall-vestibule, tout verdoyant de plantes et de palmes, où
l'on s'était rendu pour le café, Lahonce s'arrêtait devant chacun des
Messieurs, leur tendant, à choisir, deux boîtes: l'une de cigarettes
et l'autre de cigares. Il souriait, plaisantait, tapait sur les
épaules, s'efforçait comme à rassurer les convives au sujet des suites
de sa blessure,--à leur prouver par son entrain, sa bonne humeur, que
ce ne serait rien, que c'était passé déjà.

Mais, la tournée achevée, il s'approcha de Warner, occupée avec Loulou
Sonnier à servir le café, et lorsqu'elle fut seule il murmura, en
feignant de ranger ses boîtes, de chercher des allumettes, de
s'appliquer à toutes sortes de menues besognes superflues:

--Tu as entendu ce qu'a raconté Vaumoise?... Hein?... Ce petit coquin
de Charlie!... Qu'est-ce que tu dis de cela?

Warner répliqua tout bas:

--Mon Dieu!... C'est étonnant!... C'est très ennuyeux!...

Lahonce poursuivit de même:

--Dis que c'est ignoble!... Du reste, il faut que j'en aie le cœur
net, tout de suite... Tu vas me garder ces raseurs et moi je vais
rentrer... Je veux lui parler, et raide, à ce mauvais clampin!

Warner, sans élever la voix, protesta:

--T'en aller maintenant?... Tu n'y songes pas!... De quoi cela
aurait-il l'air?... C'est impossible... Et puis, à cette heure-ci, tu
ne le trouverais pas...

Lahonce allumait, en soufflant, en tirant, son cigare.

--C'est vrai! fit-il... Oui, tu as raison... Seulement, ne les retiens
pas... Tâche qu'ils ne filent pas trop tard... Et je ne m'en irai
qu'après leur départ...

--Alors, tu ne restes pas ce soir? interrogea Warner d'un ton
négligent.

--Non, voyons... puisque je rentre...

--Bien!... Bien!...

Warner s'éloignait, une tasse dans chaque main.

--Vous en avez fait une gaffe, vous! dit-elle en offrant une des
tasses à Vaumoise... Vous étiez gris?... Qu'est-ce qui vous a pris?

Vaumoise eut un haussement d'épaules hargneux:

--Tant pis!... Il n'avait qu'à ne pas commencer, qu'à ne pas me dire
des impertinences... Une autre fois, il se méfiera!... Est-ce ma faute
si sa femme...

--Chut! fit Warner, désignant du regard Loulou qui les rejoignait avec
le sucrier.

Puis elle se dirigea, toute souriante, vers Neulise et lui présentant
la seconde tasse:

--Tenez! susurra-t-elle, l'œil en garde, de côté... Tenez... Et
maintenant, attention!... Le patron ne reste pas ce soir...

--Bono! fit Neulise en son argot d'Afrique.

--Vous partirez en même temps que tout le monde et vous reviendrez
une heure après. La porte sera entr'ouverte... Compris?

--Bono! répéta laconiquement Neulise.

Sonnier survenait, puis Lahonce. On s'assit sur un des divans bas qui
longeaient le mur du hall et on se mit à causer théâtres, sports,
tandis que Tourny, dans le salon, chantait au piano, de sa voix
nigaude et parodiste, des chansons d'Yvette Guilbert, dont le Dr
Fornereau et Vaumoise entonnaient en chœur le refrain.

A dix heures, Tourny se retira. Le couple Eric Marroy le suivit à peu
d'intervalle. D'autres s'esquivaient furtivement, sans prendre congé.

A onze heures et demie, Loulou Sonnier secoua J.-L.-R. qui sommeillait
dans un fauteuil et fit ses adieux aux maîtres de la maison.

Lahonce et Antoinette demeuraient seuls dans le vestibule.

--A demain matin, au Bois, sauf pluie! dit Lahonce qui endossait son
paletot. S'il pleuvait, je viendrais ici vers deux heures.

Antoinette le raccompagnait à la porte vitrée du vestibule:

--Oui, sans faute, n'est-ce pas?... Cette histoire m'inquiète... Je
voudrais savoir ce que l'enfant aura dit... Au moins, ne t'emballe
pas, ménage-le... Car ce serait très bien un petit homme à ne rien
vouloir dire, si on le brusquait...

--Sois tranquille! répliqua Lahonce en l'embrassant d'un baiser hâtif
et distrait... Laisse-moi faire... Je te garantis qu'aujourd'hui ce
n'est pas lui qui aura le dernier mot!... Bonsoir!

       *       *       *       *       *

Dans le fiacre qui l'emportait avenue d'Iéna, Lahonce essaya de se
ressaisir, de coordonner ses idées, d'agencer les phrases amicales,
bonhommes, par lesquelles il aborderait l'entretien avec Charlie.

Mais il y échouait. Depuis le moment où Vaumoise lui avait asséné
cette barbare réplique, ce foudroyant «votre fils», il sentait au
dedans de lui comme un ruissellement bouillonnant de douleur, une
longue plaie sanglante, une déchirure en écharpe qui le pinçait, le
lancinait, de la tête jusqu'au cœur. Depuis cet instant atroce, il
avait parlé, marché, agi, sans pensée presque, le crâne bourdonnant
d'un unique et sauvage désir de vengeance que ses lèvres avaient
proféré, chuchoté toute la soirée, à son insu, et qu'elles
marmonnaient derechef:

«Ils me le paieront... Les misérables!... Ils me le paieront!...»

Quand? Comment? De quelle peine le paieraient-ils? Là-dessus, Lahonce
eût été bien gêné pour répondre avec exactitude.

Il savait seulement qu'il se vengerait, qu'il les séparerait, les
trois complices,--puisqu'ils se trouvaient trois, à présent!--qu'il
romprait sans pitié leur scélérate coalition, qu'il les chasserait
tous, au besoin, de chez lui, comme une fois, jadis, il avait expulsé
l'un d'entre eux.

Cela lui semblait trop révoltant aussi, d'une trop cynique audace, que
ce Favierres, après sa femme, lui enlevât son fils!

Bien des fois dans le monde il l'avait rencontré, bien des fois au
théâtre il s'était croisé avec lui, et alors il devait se retourner,
crisper sa main autour de sa canne, contenir ses nerfs et l'élan
enragé de tout son sang, pour ne pas se ruer sur le compositeur, pour
ne pas tuméfier, écorcher, écraser cette face haïe, qui persistait à
vivre et dont il lui paraissait que ses poings avaient faim, avaient
depuis douze ans faim.

Que Favierres revît Hélène ou qu'il ne la revît pas, Lahonce de ces
détails ne se souciait guère. Il lui importait peu que cette femme
méchante, méprisante, hautaine,--que cette ennemie taciturne qui
logeait dans sa maison et se nommait de son nom,--que cette créature
hostile et étrangère fût à Favierres ou non.

Mais ce qu'il ne pardonnait pas au musicien, ce dont il lui gardait
une haine toujours chaude, toujours vivace et jeune, c'était de lui
avoir volé l'autre Hélène, celle d'autrefois, celle d'avant la lettre
mauve, cette Hélène Brodin, si belle, si caressante, et qu'il aimait
encore à travers les années, en un souvenir idéalisé, comme une
épouse morte, une épouse parfaite que Favierres lui eût tuée.

Puis, voilà maintenant que ce même Favierres lui dérobait Charlie! Car
il n'y avait pas de doute, Vaumoise ne mentait pas. Tout confirmait
ses dires: la vraisemblance du récit, l'assurance du dénonciateur et,
de plus, l'extraordinaire froideur de Charlie qui, pardieu! ne pouvait
pas prodiguer à son père toute cette tendresse qu'il dépensait
ailleurs.

Eh bien! on allait voir! Oui, on verrait cette fois!

La voiture s'arrêtait. Lahonce sauta à terre; sonna d'un violent coup
de bras, et s'élançant sous la voûte, devant le portier qui le
contemplait effaré, par les petits carreaux de sa loge, il gravit deux
à deux, en une ascension galopante, les marches des étages qui
menaient chez Charlie.

Arrivé à la porte, il stoppa un moment pour reprendre haleine. Il se
remémorait soudain les conseils de Warner. «Soyons habile... Ne le
brusquons pas... Conservons notre calme!»

Il entra dans la chambre, tourna le bouton de l'électricité, et comme
Charlie s'étirait, en grognant, en demandant la cause de ce bruit, de
cette subite intrusion, il répliqua doucement:

--Réveille-toi... Ne te presse pas... J'ai à te parler... Quand tu
seras tout à fait réveillé, nous causerons...

Il déposait son chapeau, s'asseyait sur une chaise, au pied du lit,
vis-à-vis, juste, du jeune homme.

--Là! fit-il... Prends ton temps... Nous ne sommes pas à une minute
près et je désire que tu aies toute ta présence d'esprit pour notre
petite conversation...

Charlie s'était dressé sur son séant, ramenait de la main ses cheveux
blonds emmêlés, qui lui retombaient, en tignasse, entre les yeux:

--Qu'est-ce qu'il y a? dit-il... Je t'écoute...

Lahonce déclara d'un ton un peu embarrassé:

--Voici... Mais, avant tout, il est entendu, n'est-ce pas? que je suis
ton ami, que, dans ce que je vais te dire, je ne souhaite que ton
bien, ton bonheur, notre bonheur à tous... Et même si tu t'es
trompé... si tu as commis une faute... une bêtise... une maladresse
que tu ne devais pas faire... tu sais que tu peux avoir confiance dans
mon pardon, dans mon affection...

--Mais oui, papa... Qu'est-ce qu'il y a? répliqua Charlie d'une voix
impatiente, inquiète déjà, car il pressentait vaguement à quelle
tragique «bêtise» se référaient ces minutieux préambules.

--Eh bien! voici! continua Lahonce... Ce soir au comité, au dîner du
comité, quelqu'un m'a affirmé qu'il t'avait rencontré ce matin, qu'il
t'avait rencontré plusieurs fois même avec Favierres... Est-ce
vrai?...

--Mais je ne me rappelle pas! bredouillait Charlie d'un ton glacial...
Je ne m'explique pas... Où m'a-t-on rencontré? Qui est-ce?...

--Allons, mon garçon, fit d'un air encourageant Lahonce... Réponds
franchement... Bah! ce serait assez fâcheux, mais ce ne serait pas un
crime... Tu es jeune... Tu ne connais pas la vie... Tu as très bien pu
te laisser entraîner à fréquenter ce Monsieur, sans te rendre compte
de la gravité de la chose... Seulement, tu comprends, il faut que je
sache à quoi m'en tenir...

--Et qui t'a dit cela? interrompit sèchement Charlie.

--Là n'est pas la question, fit Lahonce qui s'énervait peu à peu. Le
nom de la personne est sans importance... Ce qui nous intéresse, c'est
ce qu'on m'a dit... Oui ou non, vois-tu ce Monsieur?... Oui ou non,
est-ce vrai?...

Charlie riposta faiblement:

--Mais non!... Je ne le vois pas! Pourquoi le verrais-je?...

Lahonce s'était levé et le fixait droit dans les yeux, d'un regard de
sommation:

--Ainsi tu ne le vois pas? Tu m'en donnes ta parole?

--Ma parole!

Lahonce tournait autour de la chambre, puis revenant auprès du lit:

--Soit mon enfant... Je ne doute pas de toi. Cependant je désirerais
avoir des preuves de façon... de façon à confondre cette personne
quand je la retrouverai. Ses affirmations étaient si absolues, si
formelles...

Charlie se récria:

--Quelles preuves?... Je n'ai pas de preuves, moi... Je t'ai juré...
Je ne peux rien de plus!

Lahonce semblait se recueillir.

--Je te demande pardon! dit-il au bout d'un instant... Ne t'effarouche
pas de ce que je te suggère... C'est pour ton bien, je te le répète,
pour notre tranquillité, pour notre bonheur... Si, il y a des
preuves!... Tiens, je suppose, tu me confierais tes clefs, tu me
permettrais de m'assurer que tu n'as dans tes tiroirs ni lettres de ce
Monsieur, ni quoi que ce soit enfin...

Charlie eut un soubresaut d'angoisse et se dominant, simulant un ton
de plaisanterie:

--Alors, c'est une perquisition, tout bonnement, que tu voudrais
opérer? Tu voudrais fouiller dans mes papiers comme si j'étais un
escroc, un bandit, n'est-ce pas?

--Mais non! rétorquait Lahonce... Tu exagères. Tu m'as mal saisi!...

Il y eut une pause. Charlie revoyait, en un pêle-mêle de bleu, de
blanc et de mauve, une centaine de lettres de Favierres, que
renfermait le tiroir de gauche de son bureau, tout à côté, dans le
cabinet de travail voisin. Que faire? Refuser, c'était avouer, et
avouer également que de livrer ses clefs. Il ne s'agissait plus
d'éluder, de procéder par réponses évasives et serments mensongers. Il
fallait se prononcer, choisir ouvertement entre les deux partis.

Et Charlie avait la sensation d'être devant son père comme une femme
coupable devant un mari justicier, une sensation toute féminine
d'accablement suprême et de surhumain courage à la pensée de perdre
l'ami qu'il préférait.

--Voyons, mon garçon, et ces clefs? interrogea Lahonce qui avait
repris, autour de la chambre, sa promenade.

Le jeune homme se taisait. Lahonce poursuivit:

--Tu ne veux pas me les donner?... Tu es très décidé?

Charlie se taisait encore.

--Eh bien! prononça Lahonce ne se retenant plus, eh bien! je t'ordonne
de me les remettre!... Je t'attends!... Donne!

Il allongeait la main. Charlie, avec un instinctif retrait du buste,
balbutia:

--Je suis désolé... Impossible!... Je ne te remettrai rien. J'ai
vingt-deux ans... Je ne suis plus un enfant... je ne suis pas un
esclave et je ne tolérerai pas...

Lahonce eut un ricanement rauque:

--Ha! Ha!... Tu ne toléreras pas?... Ah çà! où te crois-tu donc?...
Chez moi ou chez toi, hein?... Monsieur ne tolérera pas!... Ha!...
Ha!... C'est inouï!...

Il se remettait à marcher en clamant plus haut:

--Suffit!... Cela suffit!... Je sais ce que je voulais savoir!... Tu
revois ce Monsieur, malgré ce que je t'en ai raconté, cet individu que
j'ai flanqué à la porte comme un chien et que je ne salue plus... Ah!
c'est du beau!... Même, probablement que ta mère était au courant,
t'approuvait!... Charmant!... Charmant!... J'ai une jolie famille!...
Ma femme, mon fils, c'est complet!... Et depuis combien de temps ça
dure-t-il, ces malpropretés?... Tu ne réponds pas?... Hé! suis-je
bête!... Ça dure depuis toujours... Ça n'a jamais cessé!...

Charlie, sans protester, le regardait s'agiter, aller et
venir,--refrénant de toute son énergie la meute des ripostes
sacrilèges, des outrageantes répliques, qui aboyait en lui, voulait
bondir, happer, déchirer l'agresseur. Oui, la guerre était déclarée.
Charlie était d'un camp et son père de l'autre. Mais un scrupule
dernier de respect filial retenait le jeune Lahonce d'user de
représailles, de traiter en ennemi un ennemi pareil; et il se
raidissait dans son mutisme comme dans une immatérielle armure, il
parait chaque coup d'une parade de silence, il se crispait à ne pas
lancer les phrases épouvantables que sa rage tout bas aiguisait.

Lahonce s'était arrêté, se versait un plein verre d'eau. Il l'avala à
larges traits, et semblant se maîtriser:

--Ecoute, Charlie! dit-il... Tu m'as causé beaucoup de peine, un gros
chagrin qui ne s'effacera pas de sitôt... Et l'humiliation que j'ai
reçue ce soir en public ne compte pas pour moi... Ce qui me navre,
c'est ce que m'a révélé sur tes sentiments à mon égard cette pénible
découverte... Tu m'as fait ce qu'un fils peut faire de pis à son
père... Tu t'es lié d'amitié avec un de mes ennemis... Tu l'as vu en
cachette... Tu m'as abusé, trahi, et ceci pendant plusieurs années
peut-être!... Mais je t'ai promis mon indulgence... Je n'ai qu'une
parole et je tâcherai d'oublier... A une condition pourtant, à la
condition que tu vas écrire à ce misérable pour rompre définitivement
avec lui... Est-ce convenu?...

Il avait proféré cela d'une voix si abattue, si attristée, malgré les
éclats de colère où elle se relevait par instants, que Charlie sentait
au fond de lui-même comme un faible écho d'attendrissement s'éveiller
à ce plaintif appel, comme une sorte de honte d'avoir tellement haï,
pendant quelques moments, ce père qui l'aimait tant et pardonnait si
vite.

--Eh bien? répéta Lahonce. Est-ce convenu?

Charlie répliqua sans le regarder:

--Oui... C'est convenu... J'écrirai!...

--Bien! fit Lahonce en lui tendant la main... Bien! Je te remercie...
J'étais sûr de toi... Tu as été mal conseillé, mal inspiré... On a
cherché à t'éloigner de moi... Mais cela n'a pas réussi... Nous
revoilà amis, amis pour de bon, pour toujours, n'est-ce pas?

Charlie approuvait d'un hochement de tête.

--Embrasse-moi! fit Lahonce en se penchant vers lui.

Ils s'embrassèrent d'un baiser vigoureux. Lahonce se redressait en
exhalant un soupir.

--Et maintenant, ajouta-t-il, fais-moi un plaisir: lève-toi et viens
écrire cette lettre... Débarrassons-nous de cette affaire... J'irai,
ce soir même, jeter la lettre à la boîte...

Charlie s'écria d'un ton ahuri:

--Tout de suite?

--Oui, tout de suite... Pourquoi retarder?... Le plus tôt sera le
mieux... Viens, mon garçon!...

Et il se mit à feuilleter debout un volume illustré, placé sur une
table, au milieu de la pièce.

Charlie se glissait hors des draps, enfilait avec lenteur un vêtement
du matin. Il se demandait si réellement il allait écrire cette lettre,
biffer, anéantir, en une dizaine de lignes, la plus chère de ses
amitiés, abandonner Favierres, renoncer d'un seul coup leur vieille
intimité, renier sa conduite ancienne, ce qu'il accomplissait par
tendresse clairvoyante ou libre réflexion,--tout cela, parce qu'on
l'avait pris au piège de l'apitoiement, parce qu'on avait touché sa
sensibilité, parce qu'on l'avait ému par un ton d'affliction, parce
qu'on avait séduit ses nerfs. Passe encore d'être charitable,
d'épargner à son père les affronts, les souffrances de cœur, les
peines d'amour-propre! Mais briser avec Fav, mais désoler sa mère,
mais les blâmer tous deux par une brusque rupture, c'était trop
réclamer de Charlie, trop exiger de sa pitié, la vouloir trop
partiale!

Il demeurait assis au bord du lit, les jambes ballantes, le regard
vague, comme entendant la voix rebellée du sang maternel, de ce sang
dont presque tout entier il était imbu, pétri,--la voix coutumière et
captivante qui commandait de rester, interdisait d'écrire.

--Tu es prêt?... Tu viens? questionna Lahonce en se retournant.

Charlie hésita un peu et avec fermeté:

--Non, je ne viens pas... Je ne peux pas venir!

--Tu ne viens pas? s'exclama Lahonce stupéfait. Tu ne peux pas
venir?...

--Non, je ne peux pas!... M. Favierres s'est toujours montré excellent
pour moi... Je m'occupe de musique avec lui... Il ne m'a jamais rien
dit contre toi et je ne l'aurais d'ailleurs pas souffert... Si je me
suis abstenu de t'avouer que je le fréquentais, ç'a été par crainte de
te froisser... Mais je n'ai aucune raison sérieuse d'écrire cette
lettre, et je te prie en grâce de ne pas insister pour que je
l'écrive...

Lahonce vociféra d'une voix éraillée rugissante:

--Ah! tu refuses?... Donc, ces promesses, tout à l'heure, ces baisers,
c'était de l'hypocrisie, de la comédie... Ah! mon garçon, tu veux
revoir ton Favierres, ton excellent Favierres, ta canaille de
Favierres... Parfait! tu le reverras... et tout le temps, et tu
t'occuperas de musique tant qu'il te plaira... Tu vas décamper
d'ici... Tu quitteras la maison... Et tu pourras aller habiter où tu
voudras, chez ton Favierres, si tu veux, et lui demander à manger et
de l'argent de poche, et de l'argent pour tes vêtements, et de
l'argent pour tes livres...

Il avait saisi le volume sur la table et le projetait d'un mouvement
forcené contre le mur.

--Oui, oui, il t'entretiendra... il te logera... il te paiera tes
chevaux, tes notes... C'est un si brave homme, si excellent!...

Il recommençait à arpenter la pièce, d'un pas piaffeur et lourd, dont
le vacarme se répercutait, dans le couloir proche, en sourde
canonnade.

Puis soudain, il stoppa court devant Charlie, et les poings brandis
au-dessus de sa tête en un geste de menace ou d'imprécation:

--Mais, malheureux, tu n'éprouves donc rien!... Tu ne comprends donc
rien!... Tu as donc de l'eau dans le corps à la place de sang!... Tu
ne sais donc pas que ce Favierres... Bah! tu es trop niais aussi à la
fin!... Il faut que je te l'apprenne... Tu ne sais donc pas que ce
Favierres a été l'amant de ta mère?...

Il sembla à Charlie qu'on lui tordait le cœur avec une corde. Il
avait envie de crier: «Oui, je le sais!» Mais par un subit revirement,
par un besoin de faire face à l'insulte, de braver l'insulteur, de
venger sa mère, il hurla, devenu tout livide:

--Ce n'est pas vrai!... C'est un mensonge!...

Lahonce s'était précipité sur lui, l'agrippait des deux mains au
collet de son léger veston:

--Que dis-tu, mauvais garnement? Tu dis que ce n'est pas vrai? Tu te
permets de me donner un démenti, à moi!...

Ils étaient souffle à souffle, et Charlie apercevait, en une vision
fantastiquement grossie par la proximité, les bajoues violettes, les
yeux sanguinolents de son père.

--Répète un peu ce que tu as dit! clama Lahonce, le lâchant, le
relançant à travers le lit d'une poussée si rude que le jeune homme en
chavira à demi... Aie donc l'impudence de le répéter!

Les bras dressés en l'air, il courait, il trottait à petits pas
affolés du lit à la porte et de la porte au lit, les jarrets ployant,
le plastron de sa chemise tout fripé, se gonflant hors du gilet, en
zigzags de cassure.

--Pas vrai!... Il dit que ce n'est pas vrai!... Oh! cela c'est
trop!... Mais veux-tu que j'aille chercher ta mère?... Elle te dira,
elle, si ce n'est pas vrai... Elle te dira comme elle m'a trompé,
comme elle m'a chassé de son lit, quelle vie elle m'a faite à cause de
votre crapule de Favierres... Oui, c'est indigne de te parler de ces
choses-là... Mais tu m'y contrains, comme ta mère m'a contraint à
prendre des maîtresses! Je n'ai plus personne, ni femme, ni fils! Je
suis seul... Je dois bien me défendre!...

Il trébuchait à un pli du tapis. Il se laissa choir dans un fauteuil
et, à bout de forces, il fondit en sanglots, les mains contre le
visage, bégayant d'une voix d'enfant abandonné:

--Je suis seul... Je suis tout seul!...

Charlie, muet, immobile, confondu, examinait de loin son père. Il
n'avait le courage ni de discuter, ni d'excuser sa mère, ni d'objecter
Warner, ni de proclamer son droit d'aimer ceux qu'il aimait. Lui si
hardi à riposter, à rendre injure pour injure, il se trouvait tout
bouleversé de regrets, tout gauche contre cette sincère douleur. Par
quelles odieuses imprécations répondre à ces sanglots, par quel lâche
surcroît de duretés aggraver cette détresse? Il se sentait vaincu pour
avoir triomphé. Son père était le plus fort, puisqu'il souffrait,
puisqu'il pleurait.

--Papa! murmura-t-il timidement, de sa place. Papa!

Lahonce, les mains au visage, continuait à sangloter.

Charlie s'approcha, lui appuya la main sur le bras, en susurrant d'un
ton câlin, ému:

--Voyons, papa!... Voyons!...

Lahonce, les mains toujours au visage, se dégageait d'un tour
d'épaule:

--Papa?... Laisse-moi donc tranquille! fit-il d'une voix hoquetante de
pleurs... Papa? Mais tu ne sais seulement pas ce que c'est qu'un
père!... Tu n'en as pas idée!...

La porte de la chambre s'ouvrait. Tous deux tournèrent la tête et, sur
le seuil, ils virent surgir la haute stature de M. Brodin. Venait-il
en conciliateur ou en observateur uniquement? Lui-même, sans doute,
l'ignorait. Mais avec sa scintillante barbe blanche, sa longue robe de
chambre bleu marin serrée d'une grosse cordelière, ses pieds nus en
des sandales jaunes, il avait une silhouette de pacificateur, l'air
d'un respectable vieux moine de quelque ordre inconnu, accouru au
tapage pour prêcher la concorde.

Il questionna en déposant son bougeoir sur la table du milieu:

--Pierre... mon ami... Que se passe-t-il? Que signifie ce bruit?...
Vous m'avez réveillé... Pas moyen de dormir avec ces cris...

Lahonce s'avançait vers lui, les joues encore zébrées de la jugulaire
des larmes:

--Ce qui se passe? C'est que j'en ai découvert de belles... M. Charlie
qui est l'ami intime de votre monsieur Favierres... bien plus, qui
refuse de rompre avec lui!!! Hein, c'est du propre, cela?... Qu'est-ce
que vous en pensez?...

--Comment, Charlie! fit M. Brodin d'un air atterré et provocateur à la
fois.

Charlie gardait le silence.

--Du reste, reprit Lahonce... Du reste, tout ce qui arrive, c'est
votre faute!...

--Ma faute? s'écria M. Brodin en se frappant la poitrine de l'index.

--Parfaitement!... Si dans le temps vous ne m'aviez pas empêché de
faire ce que je voulais, si vous m'aviez laissé lui casser les reins,
lui crever la peau, à ce Favierres, il est probable qu'aujourd'hui
votre galopin de petit-fils ne serait pas à tu et à toi avec ce
polisson!... Il est probable aussi que votre fille...

--Cependant, ma fille, je vous affirme qu'elle...

--Vous m'affirmez! interrompit Lahonce d'un ton goguenard... Vous
m'affirmez quoi?... Qu'est-ce que vous en savez de votre fille,
qu'est-ce que vous en avez jamais su?... Taisez-vous donc!... Vous
n'avez rien à affirmer... Vous ne savez rien... Je suis roulé,
archiroulé, par vous, par elle, par lui, par tous les miens!...

Il virait de nouveau, à travers la pièce, de ses petits pas pressés et
vacillants de sanglier captif. Et soudain, comme soulevé par un
regain de furie, il clama, cognant du poing, à chaque phrase, le lit,
les meubles, les murs comme autant d'adversaires abhorrés:

--Et puis j'en ai assez!... J'ai assez de vous tous... J'ai assez de
cette sale maison..... J'ai assez de cette existence de crétin et de
dupe que vous me faites mener depuis vingt ans... Oui, fini tout
cela!... Je m'en irai... J'irai vivre n'importe où... avec des
honnêtes gens... des gens qui, du matin au soir, ne seront pas à me
mentir, à me fourrer dedans, à m'exploiter et à se moquer de moi par
derrière... Ah! vous m'avez poussé à bout!... Ah! vous avez cru me
tenir par le monde, la crainte du scandale et toutes vos
balivernes!... Eh bien! nous allons rire!... Et le monde rira aussi...
Et ce ne sera pas de moi, je vous le garantis!... Tant pis pour vous,
mes bons amis!... Vous l'aurez voulu!... Adieu!... Bien le bonsoir!...

Il s'enfonçait son chapeau tout de travers, d'un geste exaspéré, et
gagnait la porte. M. Brodin, les bras écartés, lui barra la route:

--Pierre... Ne commettez pas de folies, je vous en supplie... Où
allez-vous?

--Alors, cela va recommencer? cria Lahonce... Vous recommencez la
scène d'autrefois, la scène de la rue de Lisbonne?... Non, non! Je
vais où cela me plaît... Laissez-moi passer, je vous prie!...

--Pierre! implora M. Brodin... Vous êtes injuste!... J'ai toujours été
pour vous... Je n'ai jamais cessé de vous soutenir... Maintenant même,
je suis indigné de la conduite de Charlie... Je vous promets qu'il en
changera... Patientez!... Ne cédez pas à la colère... Réfléchissez,
mon ami!...

--C'est tout réfléchi! repartit brutalement Lahonce... Oui ou non, me
laisserez-vous passer?...

M. Brodin rétrograda un peu et tandis que Lahonce sortait:

--A votre guise!... Vous êtes maître de vos actes... Pourtant,
reconnaissez...

--Je ne reconnais rien! glapit, du couloir, Lahonce.

On entendait ses pas descendre lourdement à tâtons l'escalier noir,
descendre, descendre encore.

--Charlie! ordonna d'une voix étouffée M. Brodin... Charlie, rattrape
vite ton père... jette-toi à ses genoux!... Ramène-le à tout prix!...
J'ai peur d'un malheur...

Le jeune homme s'élança dans le couloir. M. Brodin, la main en cornet
contre son oreille, l'écoutait dévaler le long des marches. Mais tout
à coup un sourd fracas ébranla le sol, fit résonner toute la maison.
C'était la porte de l'hôtel qui se refermait dans un vacarme de
détonation lointaine.

Une minute après, Charlie reparut, tout essoufflé, tout pâle.

--Parti? demanda M. Brodin qui suffoquait.

--Oui! fit Charlie.

Il y eut un temps. M. Brodin considérait d'un œil fixe la flamme de
la bougie qui brûlait sur la table.

Il saisit enfin le chandelier et levant la main en une attitude de
désespoir:

--Ah! mon enfant!... Qu'est-ce que tu as fait là?... Dieu veuille que
tu ne t'en repentes pas!...

Sur le seuil il se retournait, semblait questionner le plafond:

--Où peut-il être allé, ce pauvre homme?...

Charlie et lui se regardèrent tous deux, puis subitement ils
baissèrent la tête. Car, dans leurs yeux, ils avaient lu même
irrévérente et rassurante réponse: chez sa maîtresse, chez Warner.



VII


Après un sommeil fiévreux, torturé de cauchemars confus et indicibles,
Charlie s'était réveillé presque à l'aube, et depuis deux heures déjà,
étendu sur le dos, les bras repliés en coussin sous la tête, dans le
demi-jour doré qui filtrait par les rideaux disjoints, il rêvassait
amèrement à la poignante scène de la nuit, aux moyens de calmer son
père, d'éviter un divorce, un éclat scandaleux, de réparer tout le mal
que, par emportement et par loyauté, par indépendance d'esprit et de
cœur, il avait accompli la veille.

Il tâchait d'apaiser les inquiétudes qui le travaillaient, d'entrevoir
d'heureuses solutions:

«Peuh! Cela s'arrangera peut-être!... Tout s'arrange!... Les drames,
les catastrophes, c'est l'exception, c'est l'accident... C'est la
ressource des tout jeunes gens ou des trop pauvres diables... A
cinquante ans, quand on est riche, quand on est du monde, on ne refait
pas son existence... On l'accepte comme elle est, on la maquille, on
la recrépit, on la drogue... Mais on ne la recommence point!...»

Un bruit de pas dans le couloir lui fit froncer le sourcil. Les pas
se rapprochaient, s'arrêtaient devant la porte; et on frappa:

--Qui est là? cria Charlie d'un ton surpris.

--C'est moi, Monsieur... Julien...

Le valet de chambre entrait, allait ouvrir les rideaux, puis, revenant
près du lit, il tendit au jeune homme une enveloppe blanche, sans
adresse:

--Une dame qui est en bas... qui m'a remis cette lettre pour Monsieur.
Elle dit que c'est très pressé, qu'elle voudrait que Monsieur la
reçoive tout de suite.

--Une dame!... A cette heure-ci!... A sept heures!...

Charlie déchirait l'enveloppe et lut, sur une carte de visite;
ANTOINETTE WARNER. Dans le coin, on avait écrit au crayon: _Urgent_.

Il eut une impression de feu aux joues. Il sentait quelque chose se
détraquer en lui, tomber comme tranché; et il ordonna d'une voix
distraite, fléchissante:

--Dites de ma part à cette dame qu'elle vous dise... dites-lui... ou
plutôt dites-lui de monter... chez moi... dans mon cabinet de
travail...

--Bien, Monsieur!

Charlie avait sauté à bas du lit, passait vivement un pantalon, un
veston,--de deux coups de brosse se redressait les cheveux; et il
pénétra dans le cabinet au moment même où Julien y introduisait
Warner, en gracieuse tenue du matin, voilette blanche et costume de
drap beige.

Le domestique sortait. Ils se saluèrent brièvement puis, de dessous
son épaisse voilette à fleurs qui se plaquait contre son nez, lui
faisait comme un masque pointu de plâtre translucide, un méchant
masque aigu de mauvaise déesse, de fantastique louve blanche, Warner,
sans s'asseoir, déclara:

--Monsieur, vous m'excuserez d'être ici... d'être venue jusque chez
vous... C'était indispensable... Votre père est au plus mal et le
médecin m'a conseillé...

Charlie questionna impérieusement:

--Mon père?... Où est-il?... Qu'est-ce qu'il a?

--Il est chez moi, Monsieur!... Il a eu une attaque... une
apoplexie... Le médecin... mon médecin, le docteur Fornereau, appelle
cela une hémorragie cérébrale... C'est lui qui m'a conseillé de venir
vous informer, vous chercher...

Et elle ajouta, en achevant du geste sa subversive maxime:

--Il y a des cas où les convenances...

--Mais, Madame, bégayait Charlie, comment est-ce arrivé? C'est
terrible!... Le malheureux!... Alors il est au plus bas?...

--Hélas! oui, Monsieur... Si vous voulez, je vous donnerai les détails
en route... J'ai une voiture... Je descends et je vous attendrai...

Elle marchait vers la porte. Charlie la lui ouvrit en s'inclinant:

--Je vous remercie, Madame... Je vous rejoins à l'instant...

Resté seul, il sonna, réclama ses vêtements; et tout en s'habillant,
avec une frénésie de hâte, il songeait, dans un tumulte de noires et
sanglantes pensées:

«Ça y est!... Il est perdu... Il va mourir... C'est moi qui l'ai
tué!... C'est la scène d'hier!»

Il était prêt, dégringolait l'escalier, puis, filant au pas de course
sous la voûte, il tapa d'un poing furieux à la vitre de la loge où le
concierge finissait tranquillement de se raser:

--La porte... La porte, nom de D...!

Il s'était élancé dans la voiture dont Warner discrètement avait fait
baisser la capote.

--Cocher, d'où nous venons! dit Antoinette.

Et le fiacre s'en alla vers la rue de Prony, par les grandes avenues
désertes où la vie à peine s'éveillait dans la torpeur dominicale.

Jusqu'à la place de l'Étoile, ils gardèrent le silence. Parfois des
officiers, des cavaliers matinaux les croisaient, s'inclinaient,
intrigués, pour mieux distinguer ce jeune couple suspect que
formaient, sous l'obscurité de la capote, Antoinette et Charlie--ce
gentil jouvenceau imberbe avec cette petite femme à voile blanc, qui
couraient les rues en cachette à une si étrange heure; et Warner
aussitôt se rejetait pudiquement au fond, comme par une crainte
mondaine d'être reconnue. Enfin, la place de l'Étoile franchie, elle
se décida à parler la première, elle murmura:

--Eh bien! Monsieur, il faut tout de même que je vous dise comment ce
malheur s'est produit...

--Si vous voulez bien! fit Charlie mollement.

--C'est que c'est très délicat, remarqua Warner.

Puis, après un temps, à mots mesurés, timorés, décents, elle reprit en
toussotant:

--Hum!... Hum!... Vous êtes au courant, n'est-ce pas? de l'amitié
qu'avait pour moi votre père... de l'espèce d'amitié qu'il avait... Je
n'ai pas besoin d'insister, je suppose?...

Charlie acquiesça d'un geste de la main.

--Hier il a dîné chez moi avec quelques amis... Il est parti à onze
heures et demie, de très mauvaise humeur... Il avait eu une discussion
avec un des invités à votre sujet... Mais passons!... C'est ici que
commencent mes responsabilités... Je ne sais vraiment pas comment vous
dire...

Charlie ne bougeait pas, ne la regardait pas, semblait égaré, loin de
là, dans des songeries vagues.

--Donc votre père était parti, poursuivit Warner... Du moins je le
croyais parti... Quand tout à coup, vers deux heures du matin, on
frappe à la porte... J'éprouve le pressentiment que ce doit être
lui--il avait toujours la clef de l'hôtel--et je ne réponds pas...
parce que... parce que... je n'étais pas seule... Vous savez ce que
c'est qu'une femme, Monsieur... Je l'avoue, j'avais eu la grave
inconséquence de retenir un de mes amis, de le faire revenir... Ah!
j'en suis assez désolée aujourd'hui, j'en ai assez pleuré... Mais
aussi, pouvais-je deviner qu'il reviendrait?... C'est une guigne, une
calamité!... Votre père frappe, frappe plus fort, crie, hurle, donne
des coups de poing, des coups de pied dans la porte... Dame! à la fin
j'ai ouvert!... Il est entré... et lorsqu'il a vu Neulise, tant pis,
j'ai lâché le nom, vous connaissez peut-être?... Non?... Où en
étais-je?... Ah! oui, lorsqu'il a aperçu Neulise qui se rhabillait
près du lit, il a fait un ou deux pas avec des yeux de fou, sa canne
levée, et puis il est tombé en avant, sur le nez, comme si on l'avait
assommé. Je l'ai relevé. Neulise m'aidait... Nous l'avons couché dans
le lit, le pauvre homme!... Il avait la figure toute noire. Il ne
parlait plus... il respirait comme avec un poids de deux cents kilos
sur la poitrine... J'ai fait appeler Fornereau... Le docteur et moi
nous l'avons soigné toute la nuit... Ce matin, il a eu l'air de se
réveiller, et il s'est mis à vomir des injures, des atrocités contre
moi, contre Neulise, contre vous, contre ce M. Favierres, à cause de
qui il s'était disputé à table... Le grand délire, quoi! et il a tout
le côté gauche paralysé!... Ah! Monsieur, si j'avais su! Un si bon
garçon, si brave homme!... Voilà, c'est ça, la vie!

Elle fouillait en arrière, dans sa poche, cherchant son mouchoir pour
essuyer les larmes qui lui jaillissaient des yeux, fonçaient de
gouttes sombres les blanches floraisons de sa voilette, et comme
Charlie ne répliquait pas, elle questionna encore:

--Vous m'en voulez beaucoup, n'est-ce pas, Monsieur?... Il y a de
quoi!... Je comprends... Oui, certainement je suis cause de tout!!!...
Seulement, pour une fois que j'ai manqué à mes devoirs, car tous les
amis de votre père pourront vous affirmer si, pendant huit ans, je ne
me suis pas bien tenue, si je ne lui étais pas dévouée à votre père,
et fidèle et affectueuse,--pour une fois, je suis fièrement punie,
convenez-en!...

--Oui, oui, chuchota poliment Charlie avec un soupir.

A chacune de ces lamentations, de ces excuses, il ressentait comme un
élan de remords bavard, une tentation de couper la parole à Warner, de
faire à son tour des aveux, de lui déclarer: «Taisez-vous!... Non, ce
n'est pas vous, c'est moi!» Et il se contraignait à ne pas parler, par
peur d'en trop dire, tout absorbé, en une obsession de criminel, à se
figurer la terrifiante entrevue avec l'agonisant, la confrontation
proche avec sa victime, le funèbre spectacle où on le menait, les
infâmes imprécations que sûrement il allait, dans un instant, subir.

Warner rabaissa sa voilette, se rencoigna silencieusement dans l'angle
de la voiture.

Déconcertée par le mutisme de Charlie, elle cherchait à quoi
l'attribuer. A la nature de «petit rossard» que Lahonce si souvent lui
avait décrite comme celle de son fils? Ou, au contraire, à la
bienséance, au respect de soi-même, à ce que se devait, en une aussi
difficile circonstance, un vrai jeune homme du monde, un vrai fils de
famille? Elle penchait même finalement pour l'approbation:

«Ce pauvre enfant! Il a raison... Qu'est-ce qu'il pourrait me
répondre?... Il se trouve gêné avec moi... La maîtresse de son père,
peuh! ce n'est pas commode!»

Mais elle sursauta en entendant la voix de Charlie qui interrogeait:

--Enfin, Madame, qu'est-ce qu'il dit? Quelles sont ces atrocités
auxquelles vous faites allusion?

Il avait lâché cette question, malgré lui, comme à bout d'imagination,
par une frayeur inapaisable de ce qui se criait là-bas peut-être sur
sa mère, sur Favierres, devant des domestiques, des étrangers, dans la
sauvage franchise du délire.

Warner répliqua avec hésitation:

--Mon Dieu!... Je ne puis guère vous le répéter... Ce sont des
injures... des mots... des mots... des gros mots... vous savez bien...

Le fiacre ralentissait, stoppait auprès de l'hôtel. Elle ajouta
vivement, d'un ton soulagé:

--Du reste, nous voilà arrivés... Si vous permettez, je vous montrerai
le chemin...

Ils gravirent deux étages. Warner montait en avant et, parvenue au
second, elle s'arrêta:

--Attendez un peu, je vous prie, Monsieur... Je vais informer le
docteur que vous êtes ici...

Et elle disparut dans un petit corridor obscur, parmi un bruissement
de soieries intimes.

Charlie se promenait impatiemment à travers le palier; et chaque fois
qu'il faisait volte-face, il discernait, dans l'entre-bâillure
lumineuse d'une porte voisine, une mince tache rose, un morceau
indécis de visage humain: quelqu'un qui l'épiait sans doute, une
bonne, un fournisseur, curieux d'apercevoir le jeune fils de Monsieur,
le grand fils du patron.

Il y eut un bruit de pas. Warner revenait avec Fornereau toujours
souriant, qui rajustait, par contenance, son épais binocle de fer. Les
deux hommes échangèrent une poignée de mains. Charlie questionna:

--Comment va-t-il?

Fornereau eut une grimace mécontente:

--Pas bien... Pas bien du tout!...

--Je peux le voir?...

--Oui... Par exemple, nous irons prudemment... Vous ne vous
approcherez que lorsque je vous ferai signe...

Ils s'acheminèrent, sur la pointe des pieds, vers la chambre
d'Antoinette, et, un à un, ils entrèrent, le docteur d'abord, Charlie
ensuite, puis Warner.

Deux lits jumeaux, confortables, bas, en bois ciré, à forme droite,
élégante et simple, deux lits d'époux anciens, allongeaient
parallèlement leurs rectangles blancs au milieu de la pièce. L'un
d'eux était vide. Dans l'autre, étendu face au plafond, un homme
geignait: Lahonce, hideux, méconnaissable, avec une figure bleuâtre,
presque noire, une figure convulsée de nègre bleu. Il ne criait pas,
il se plaignait péniblement, d'une voix lourde, saccadée; et ses
gémissements râleurs semblaient couler de lui, suinter par lents jets
successifs comme le fil de bave que distillait sa bouche torve et
distendue. Il murmurait dans un effort acharné à dompter les syllabes
rétives, à soulever cette langue de plomb qui lui pesait aux dents:

--Ah! les c...ochons!... Ah! lll...es... mmm...isérables!... Ah!
lll...es... ccc...ochons!

Et à chaque mot prononcé, vaincu, à chacun de ces mots qui, sans
désigner nul coupable, les marquait tous en bloc d'une commune
flétrissure, son cou, ses joues, ses lèvres tremblaient comme après
la secousse d'une prodigieuse poussée. Charlie accolé au mur, en un
involontaire retrait d'horreur, regardait Fornereau s'avancer dans
l'intervalle des lits, se pencher vers le malade.

--Lahonce, articula nettement le docteur, Lahonce, votre fils est
là... Voulez-vous le voir?

--Mon ff...ils? gémit Lahonce... Où?... Où est mon fff...ils?

Fornereau, d'un clignement, appelait le jeune homme.

--Où?... Où?... questionna Lahonce en essayant de se retourner, en
s'appuyant sur sa main droite, sur son bras droit replié.

Charlie s'approchait et saisissant la main gauche de son père qui
gisait aplatie le long des draps, il la porta à ses lèvres.

--Ah! c'est toi Chhh...arlie! fit sourdement Lahonce, toujours à demi
retourné, supportant de son coude droit l'autre portion pétrifiée de
son corps, l'autre partie déjà morte de lui-même... Tu vvv...ois, je
suis ttt...rès mmm...alade, mon ggg...arçon!

Il le fixait de son œil droit, un œil larmoyant, rouge et avide de
borgne, de bête blessée,--car sur le gauche, la paupière pendait molle
comme un petit rideau noirâtre aux ressorts brisés. Charlie répliqua
en tapotant tendrement la main de son père entre les siennes:

--Mais non, papa!... Ça ne sera rien... Tu te remettras!

--Si... si... bégayait de sa voix cahotée Lahonce Jjj...e suis
tttr...ès mmm...alade...

Puis, brusquement, une lueur de rage fulgura dans son œil solitaire.
L'angle droit de sa bouche s'abaissa en un rictus de nausée. Il se
souvenait soudain. Et de sa main valide arrachant à Charlie le bras
insensible qu'il retenait, Lahonce hurla:

--Vvvv...a-t'en!... Pppp...etit gggg...redin!... Fff...ous-moi le
camp!... Fff...ous-moi le camp ddd'...ici!

Il était retombé en arrière, sur le dos, et son bras droit, par-dessus
son buste, se raidissait dans un geste d'expulsion, de malédiction,
l'index pointé vers la porte de la chambre.

Il répéta en un chuchotement rauque:

--Fff...ous-moi le camp, mmmi...sérable!

Charlie pas à pas reculait, entraîné par Fornereau qui murmurait:

--Allez-vous-en, Monsieur... Puisqu'il paraît mal disposé contre vous,
mieux vaut ne pas le surexciter... Demeurez à côté... je vous
rappellerai, s'il y a lieu...

Mais d'un trait il s'arrêta, pinçant l'épaule du jeune homme:

--Attendez donc!... Chut!... Ecoutez!...

Un bruit de respiration rapide, de souffle sifflant et raclant,
fusait de la bouche de Lahonce, emplissait la pièce d'un ronflement au
rythme galopant, sinistre.

Fornereau colla son oreille à la poitrine du malade et, se relevant,
il l'examina attentivement, la figure devenue grave, le front plissé
d'une petite ride d'anxiété.

--Il râle? interrogea Charlie... C'est l'agonie, n'est-ce pas?

Le médecin s'écartait sans répondre. Charlie s'agenouilla devant le
lit, et les lèvres de nouveau serrées sur la main rigide de son père,
il se mit à sangloter, la nuque basse, agitée aux durs chocs des
sanglots.

Warner aussi s'était agenouillée au pied du lit, et le front contre le
bois, les yeux clos, les mains jointes, elle priait.

Elle proposa à mi-voix, au bout d'un instant, dans une pensée de
correction:

--Peut-être qu'il faudrait chercher un prêtre...

Charlie approuva d'un signe. Elle sortit donner les ordres. La
respiration de Lahonce se faisait plus lente, comme accrochée au
passage par une accumulation incessante d'aspérités touffues, de
spongieux ou liquides obstacles, comme refoulée partout par l'invasion
du sang et se frayant sa route à travers le sang même. Fornereau, à sa
droite, observait studieusement le moribond, la main en bracelet
autour de son poignet qui battait faiblement ses suprêmes secondes de
vie.

Et tout à coup, au moment où Warner rentrait, d'un bond de son côté
droit, Lahonce se redressa, échappa des mains de Fornereau qui
s'efforçait de le soutenir. Ses lèvres noircies se parèrent, aux
coins, de deux petits panaches ronds d'écume blanche, son œil rayé de
rouge s'écarquilla désespérément, toute sa face se contracta en un
palpitant spasme. Il voulait parler, formuler quelque chose de
haineux, de définitif. Il ne put qu'aspirer une immense bouffée d'air,
puis il se laissa aller dans les bras du docteur, la tête roulant sur
la poitrine, comme une boule inerte. Il était mort.

Fornereau soigneusement replaçait le cadavre en sa pose étendue.
Charlie lança au docteur un regard incrédule encore, Fornereau eut une
moue résignée:

--Hélas! Monsieur, fit-il en essuyant son binocle, c'est fini!... Avec
un tempérament sanguin comme celui-là, il y avait peu de chance pour
qu'on le sauvât!...

Le jeune Lahonce s'était relevé, se précipitait sur son père,
embrassait ardemment ces joues flasques, dont la barbe drue le
piquait,--murmurant près de l'oreille d'une voix imperceptible:

--Pardon!... pardon!...

De petits cris aigres, des cris de chienne qui pleure, le firent
tressaillir. Il tourna la tête et il aperçut dans un fauteuil Warner
qui se débattait contre une attaque de nerfs, avec de raides détentes
des bras, des jambes, dont Fornereau, tout en la maintenant, se garait
de son mieux.

Au hasard, Charlie saisit sur un guéridon une fiole de sels anglais,
la passa au docteur. Warner humait le flacon inconsciemment, les yeux
fermés, et peu à peu elle se calmait, elle détachait moins rudement
les ruades de ses membres disloqués par la crise.

Alors le jeune homme revint s'accouder au bois du lit. Il restait à
considérer son père, ce pauvre cadavre défiguré, cette tête de mineur
tué par le grisou, à s'imprégner les yeux, comme par pénitence, de
cette vision de quasi-meurtre, et s'adressant enfin à Fornereau:

--Vous n'avez plus besoin de moi, docteur?

Le médecin répliqua sans lâcher le flacon qu'il appliquait aux narines
de Warner:

--Non, Monsieur, malheureusement.

--Eh bien, serait-ce abuser de vous, docteur, que de vous prier de
recevoir M. le curé? Parce que, moi, il faut que je rentre à la
maison, que je prévienne ma famille... Je serai de retour à onze
heures environ... Ai-je l'espoir de vous retrouver?

--Mais certainement, Monsieur. Comptez sur moi... Je ne bouge pas
jusqu'à votre retour! fit Fornereau tendant à Charlie sa main
inoccupée.

Le jeune Lahonce l'étreignait d'une courtoise pression de gratitude:

--Je vous remercie, docteur, de ce que vous avez fait... Je vous
remercie de tout cœur!

Fornereau mima un geste sceptique, comme afin de répondre qu'il n'y
avait pas de quoi. Et Charlie sortit en jetant un long coup d'œil
d'adieu vers le cadavre à tête noire.

       *       *       *       *       *

En bas, le fiacre à capote baissée, oublié par Warner, attendait
devant la porte. Charlie y monta, redonna son adresse, et la voiture
démarra.

«Allons! songeait-il, réfugié au plus sombre de la capote, allons, ce
sera de nouvelles scènes... de nouvelles larmes à causer!... Comment
vais-je m'y prendre?»

Mais il avait beau s'ingénier à découvrir des ruses de prologue, des
phrases graduées, tous les amortisseurs stratagèmes qu'on emploie
auprès des vivants avant de les placer en face du néant, de
l'éternelle disparition d'un être qu'ils ont chéri,--ses recherches
demeuraient vaines.

C'était vers lui-même au contraire, vers le drame, vers les épisodes
précédents que ses réflexions convergeaient, s'aggloméraient dans une
mêlée inextricable.

Il ne souffrait plus violemment d'une instinctive souffrance, comme
tout à l'heure. Il avait plutôt une honte douloureuse, une confusion
mortifiante, un écœurant dégoût de penser et d'agir, une écrasante
incertitude.

Il comprenait bien qu'il était coupable et pourtant qu'il n'avait pas
à lui seul tout fait.

Cette effroyable mort, il avait bien conscience d'en être un peu
l'auteur, mais pas complètement, mais pas uniquement.

Certes, Lahonce aurait pu ne jamais rien apprendre, ou savoir et s'en
consoler, ou aussi ne pas revenir, comme un taureau à l'assommade,
s'exposer chez cette Warner au dernier coup de déception qui l'avait
achevé.

La remarque d'Antoinette retraversa l'esprit de Charlie.

«C'est une calamité, une guigne!»

Oui; cependant la guigne ici n'eût pas suffi. Sans la trahison triple
de sa femme, de son fils, de sa maîtresse, Lahonce réchappait. Et
alors que conclure? Charlie, découragé, s'y perdait.

Où était donc le vrai et où était le faux? Était-ce donc le mal que
d'avoir obéi à ce que lui ordonnaient sa raison et son cœur, d'avoir
osé se conduire avec sincérité, malgré les conventions et malgré le
danger? Peut-être!

La voiture passait juste devant un bureau de tramways. Des familles
groupées stationnaient alentour. Charlie regarda machinalement. Appuyé
contre un arbre, un ouvrier en blouse portait à califourchon, sur ses
épaules, son petit garçon qui lui tambourinait joyeusement sur le
crâne; et, au bord du trottoir, un autre père, un bourgeois, tenait
des deux mains ses fils, deux collégiens à la mine ennuyée mais
affectueuse, patiente, et il leur souriait en parlant.

«Voilà, pensa mélancoliquement Charlie... J'aurais dû être comme ces
petits, j'aurais dû par-dessus tout adorer et servir mon père... Il
faut faire comme tout le monde... C'est encore le plus simple, le plus
moral probablement!...»

Puis il murmura ainsi qu'un verdict final, une décision qui le
condamnait:

«En tout cas, ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne reverrai plus
Fav... A présent, ce serait répugnant... Je n'aurais plus d'excuse...
Pas même celle de ménager maman, puisqu'elle saura officiellement que
je sais, puisqu'elle va tout savoir, la pauvre femme!...»

Il exhala un soupir. Il se rappelait les anathèmes de son père, les
poussives clameurs dont le moribond l'avait maudit, chassé,--il
revoyait sa face noire convulsée, sa monstrueuse face d'agonie; et des
larmes lui voilèrent les yeux.

«Il n'était pas méchant, au fond!... Il m'aimait beaucoup... Il ne
m'aurait jamais voulu le moindre mal!... Ah! comme la vie est
compliquée!»

Il se tamponna prestement les yeux, car la voiture s'engageait dans
l'avenue d'Iéna, approchait de l'hôtel.

«Aux autres maintenant! songea-t-il en sautant à terre... Tâchons de
ne pas être trop maladroit ni trop cruel... de ne pas trop les
bouleverser!»

Et il monta tout droit, d'abord chez son grand-père.

       *       *       *       *       *

En toilette de sortie, ganté, chapeau sur la tête, M. Brodin se
promenait nerveusement à travers sa chambre. A la vue de Charlie, il
dressa les bras d'un geste exténué:

--Enfin! tu arrives!... D'où viens-tu? Où est ton père?... Je suis fou
d'inquiétude depuis une heure!...

Charlie riposta:

--Un instant, grand-père... Assieds-toi... Ne t'effraie pas... Je
viens précisément de voir papa... Il n'est pas très bien...

Et tandis que M. Brodin s'asseyait, Charlie, mot par mot, retenant les
aveux, se les faisant réclamer, arracher progressivement, raconta tout
jusqu'à la mort.

M. Brodin l'écoutait, dans une exaltation de curiosité, d'angoisse,
l'activant lorsqu'il s'arrêtait; et quand Charlie parvint aux
derniers moments de Lahonce, le vieillard commença à pleurer. Il
balbutiait, la main contre ses yeux:

--Oh! le pauvre garçon!... Ce pauvre Pierre!...

Et des larmes surgonflées, de grosses larmes ternes de vieux homme,
descendaient goutte à goutte au-dessous de sa main, se coulaient dans
sa barbe où elles brillaient un peu parmi les poils.

Charlie s'était tu. M. Brodin demeurait le coude au dos d'une chaise,
dans son attitude d'affliction modeste. Il réfléchissait.

A son réel chagrin, des soucis mondains s'ajoutaient. Le scandale
d'une telle mort en un tel lieu le confondait. Non, cela dépassait
comme immoralité, comme outrage aux bonnes mœurs, comme forfait
contre la famille, tout ce que sa maniaque sagacité avait jamais
imaginé!

Et, subitement, il ne se domina plus, il dut évacuer toute cette
indignation qui fermentait au dedans de lui. Il clama en se levant, en
se remettant à marcher:

--Et chez sa maîtresse!... Et chez une Mademoiselle Warner!... Oh!...
Oh!... Le malheureux!... Oh!... Oh!... Oh!...

Pourtant il se maîtrisait et, stoppant vis-à-vis de Charlie:

--Je vais aller avertir ta mère, dit-il sévèrement. Toi, reste là...
Ce sera plus convenable... Et puis, je présume que ce que je lui
communiquerai ne te serait pas très agréable à entendre... Tu as eu en
tout ceci un rôle assez... assez fâcheux, pour ne pas dire plus...
Mais je ne tiens pas à t'accabler aujourd'hui... Nous recauserons plus
tard... Pour le moment, attends-moi... Tu iras voir ta mère lorsque
j'en serai revenu...

Et il gagna la porte en maugréant, avec un continu hochement de tête:

--Chez une Mademoiselle Warner!!!... Oh!... Oh!...

       *       *       *       *       *

Il reparut au bout d'un quart d'heure, l'air plus offusqué, plus
abattu qu'au départ, et sèchement, il commanda:

--Descends chez ta mère... Elle est informée... Tu remonteras
aussitôt... Nous n'avons pas une minute à perdre pour régler les
funérailles... Va!...

Charlie sortit docilement. Il descendit un étage et frappa à la porte
de sa mère. On ne répondait pas. Il ouvrit.

Agenouillée sur une chaise basse, la tête dans ses mains, Mme Lahonce
paraissait prier. Elle se redressa au bruit. Son visage, aux sourcils
froncés, n'exprimait ni la désolation ni le recueillement. Ses yeux
étaient secs, résolus, sans trace de larmes ou de défaillance. Elle
avait sa farouche figure de dédain mauvais, d'agacement, celle que,
dans leurs rares discussions, Lahonce appelait sa figure d'hyène; et,
à la voir, on devinait que l'entretien avec M. Brodin s'était passé en
violentes et rancunières querelles.

Hélène quittait la chaise, marchait vers Charlie, s'astreignant à
déguiser sous un air attristé la colère dont elle pantelait encore;
et, attirant son fils, elle murmura:

--Embrasse-moi, Charlie! Quel malheur pour lui, pour nous! Quelle
affreuse mort!...

Ils s'embrassèrent longuement. Puis Mme Lahonce, d'un ton inassuré,
comme récitant une leçon imposée, déclara:

--Ton grand-père m'a tout raconté, mon enfant... Tu trouveras, à la
rigueur, que ce n'est pas à moi de te sermonner... Mais tu as commis
là une faute impardonnable... Ton père t'aimait profondément... Il ne
méritait pas tant de dureté de ta part...

Charlie bredouillait timidement:

--Je sais, Maman... Je ne croyais pas si mal faire!...

Il s'arrêta. Mme Lahonce aussi se taisait et, à la dérobée, elle
contemplait son fils. La même complicité leur verrouillait la bouche.
Femme adultère, fils adultère, pareillement souillés d'un même méfait
secret, qui des deux pouvait donc blâmer l'autre ou se plaindre, qui
aurait la grotesque audace de s'ériger en juge de l'autre? Et comme
malgré elle, rejetant cette barre de gêne, s'excusant de ce mutisme
forcé, Mme Lahonce balbutia:

--Oui, Charlie... Nous sommes bien coupables tous les deux!... Nous
avons eu de grands torts!...

Elle avait des deux mains agrafé les bras de Charlie, et, se reposant
sur lui, elle ajouta d'un ton vraiment contrit, d'un ton ému de morne
confession:

--J'ignore ce qu'il t'a dit de moi cette nuit, pendant cette scène...
Mais, si atroce que ce soit, il était presque dans son droit, le
pauvre homme... Je ne l'ai pas rendu heureux!... Et il ne m'avait rien
fait, je n'avais rien à lui reprocher... non, rien, sinon que je ne
l'aimais plus...

Un bref sanglot lui coupa la voix, ses joues frissonnèrent sous
l'impulsion des larmes, et avec une ferveur d'inquiétude, en se
rapprochant de son fils:

--Ecoute, mon enfant... Je t'en prie... Dis-moi ce qu'il t'a dit... Je
veux tout savoir!... Dis-moi tout!...

Charlie, hésitant, regardait sa mère, ces yeux humiliés, suppliants,
qui eussent dû le condamner au lieu de l'implorer. Il eut pitié et il
répliqua dans un baiser:

--Il m'a dit ce que je savais... Rien de plus, Maman!... Ne pleure
pas!...

Il y eut derechef un silence. Mme Lahonce, distraitement, examinait
les dessins des tentures, rebaissait sur Charlie ses regards
endoloris, semblait recommencer, à travers l'espace incolore, sa
poursuite incertaine des outrages enfuis que par charité le jeune
homme lui cachait.

On cogna à la porte. Charlie doucement se dégageait; et un domestique
entra:

--C'est M. Brodin qui demande Monsieur!...

--Je viens! fit Charlie.

Puis, la porte refermée, il dit en saisissant les deux mains de sa
mère:

--Avant de m'en aller, Maman, il me reste une petite prière à
t'adresser... Je vais peut-être te contrarier... te faire de la
peine... Mais je suis décidé à ne plus revoir Favierres...

Mme Lahonce, à cette imprévue désertion, dissimula un haut-le-corps,
et avec un calme factice:

--Parfaitement, mon enfant... Tu feras comme il te plaira... comme tu
croiras bon... Seulement te suis-je bien utile là dedans... Tu es
libre... Je n'ai ni à t'approuver ni à te désapprouver!...

Charlie répliqua:

--Si, Maman, tu peux m'aider, m'éviter une explication douloureuse...

Mme Lahonce, de nouveau, tentait de s'esquiver:

--Comment cela?

--Voilà... si tu... si tu le rencontres, je désirerais que tu le
préviennes... Je n'ai pas l'énergie d'écrire... Et quant à retourner
chez lui, ce me serait impossible, je te le jure!... Je suis sûr que
Fav comprendra...

Dehors, dans l'escalier, on entendait la voix de M. Brodin qui criait:

--Charlie!... Charlie!...

--Eh bien, Maman, questionna le jeune homme... Puis-je compter sur
toi?...

--Soit, je le préviendrai, fit avec froideur Mme Lahonce en embrassant
son fils d'un baiser nonchalant.

Elle avait soudainement repris sa physionomie maussade, courroucée, et
comme Charlie se retournait sur le seuil, il la vit qui portait son
mouchoir à ses yeux.

Elle pleurait encore. Mais de quoi, cette fois? De chagrin, de honte
ou de rage?



VIII


Comme après déjeuner, ils s'asseyaient au jardin, devant le perron,
pour prendre le café, Mme Favierres demanda à son mari:

--Ah! au fait, hier, dans la maison où tu as dîné, on ne t'a rien
raconté sur cette mort?... On n'en a pas causé?

Favierres riposta glacialement en dépliant un journal:

--Non, pas un mot... Qu'est-ce que tu veux que l'on en raconte?...

Mme Favierres continua d'un ton obstiné:

--Dame! on aurait pu te raconter des détails... Ça n'est pas une mort
ordinaire... Les journalistes ont écrit dessus... Il y en a même un,
tu te rappelles, qui prétendait que ce M. Lahonce s'était tué chez sa
maîtresse...

Favierres grommela:

--Je t'ai déjà dit que tout cela, ce sont des affaires de chantage...
Et puis, tu m'ennuies à la fin avec cette mort... Tous les jours et
tous les jours tu es à me rebattre les oreilles de ces potins...
Assez, n'est-ce pas? Laisse-moi tranquille!...

Mme Favierres n'insista point. Depuis la mort de Lahonce, en effet, à
chaque repas, elle tourmentait son mari de questions sournoises sur ce
décès obscur--aguichée à la fois par une curiosité naïve de lectrice
de feuilletons, par un goût romanesque pour les affaires étranges, et
aussi par l'amusement de taquiner Favierres, de le voir se contracter
d'énervement ou rougir de malaise quand elle nommait ce nom, symbole
de double trahison, et qu'ensanglantait presque cette mort
mystérieuse.

Elle acheva d'écraser le sucre au fond de sa tasse et tout en avalant
le café, à petites gorgées, la tête renversée, elle recommença:

--C'est égal!... C'est drôle!...

--Quoi?... Qu'est-ce qui est drôle?...

--Eh bien, ce petit Charlie... Voilà trois semaines qu'il n'a pas mis
les pieds à la maison... Tu étais brouillé avec son père, bon!... Mais
ce n'est pas une raison, parce que son père est mort, pour nous
négliger à ce point-là... Est-ce notre faute à nous?

Favierres se taisait. Elle déposa sa tasse et reprit:

--Ça ne te semble pas drôle à toi, ni extraordinaire qu'il ne soit pas
revenu, qu'il ne t'ait pas écrit, qu'il n'ait pas donné signe de
vie?...

Favierres haussa les épaules:

--Si, je trouve cela très drôle!... Et ensuite?... Que veux-tu que j'y
fasse?... Veux-tu que je coure chez lui et que je le ramène ici par
l'oreille?... S'il ne vient pas, c'est, je suppose, qu'il a ses motifs
pour ne pas venir...

Mme Favierres marmonnait:

--Je ne dis pas... Mais tout de même, c'est curieux... je n'aurais
jamais cru...

La sonnette de la grille l'interrompit de son tintement chevrotant.

--Tiens! s'écria-t-elle... A cette heure-ci, qui cela peut-il bien
être?...

Et elle se leva pour aller voir.

Favierres distraitement prêtait l'oreille. Il eut un moment de
surprise en entendant Mme Favierres qui d'un ton déférent, bizarrement
attendri, indiquait le chemin à quelqu'un qu'elle ramenait.

--Par ici, Monsieur... M. Favierres est au jardin...

Une voix répliqua:

--Bien, Madame!...

Favierres eut un sursaut. C'était la voix de Charlie.

Brusquement le musicien avait quitté son siège, et, au même instant,
le jeune Lahonce parut sur le perron.

Il tenait à la main son chapeau de paille noire; et ses sombres et
mats vêtements de deuil le grandissaient, l'affinaient davantage,
semblaient faire plus pâle sa mince figure hautaine, sous l'épais
encadrement de ses cheveux dorés.

--Bonjour, mon petit! balbutia Favierres en lui serrant les mains...
Tu sais si je suis heureux de te voir! Nous avons tous les deux pris
une sincère part...

Mme Favierres lui coupa la parole:

--Oui, je l'ai déjà dit à M. Charlie... Il m'a répliqué qu'il serait
venu plus tôt si des tas d'affaires de famille ne l'avaient pas
retenu... Et je lui ai répondu que nous nous en doutions bien, que
nous n'avions pas songé à lui en vouloir une minute, n'est-ce pas,
Vincent?...

Elle clignait de l'œil d'un air d'indulgence, comme pour calmer son
mari, éviter à Charlie une scène de reproches.

--Certainement! fit Favierres, ripostant par un regard vexé, un
impérieux regard d'injonction au silence.

Mais la petite femme se détournait, affectant de ne pas saisir, et
sitôt qu'on se fut assis, elle repartit en une série de nouvelles
condoléances, tellement diverses et abondantes, proférées d'une voix
tellement dolente et candide, qu'il était impossible de discerner si
elle parlait tant par malice narquoise ou par tristesse vraie.

--Oh! oui, disait-elle... Nous vous plaignions beaucoup... Ces morts
subites, ça vous frappe comme la foudre... C'est épouvantable... Moi,
j'ai continuellement peur de mourir de cette façon-là... Et madame
votre mère comment a-t-elle supporté ce malheur?... Et votre pauvre
grand-père?... Tenez, celui-là, je n'ai pas cessé de penser à lui...

Charlie, de son mieux, fournissait la réplique, glissait des
monosyllabes approbateurs dans l'interstice de ces questions
accumulées, de ces exclamations.

Enfin elle s'arrêta. Favierres essaya de la remplacer, de prononcer à
son tour quelques paroles de sympathie. Il n'avait pas sa verve
compatissante. Il s'enchevêtrait, cherchait ses mots et la
conversation languissait, épuisée. Alors Mme Favierres se leva et
rangeant sa chaise:

--Vous me pardonnez, monsieur Charlie? dit-elle... Mon potager me
réclame!

--Faites donc, madame! murmura le jeune homme.

Ils la regardèrent s'éloigner vers le fond du jardin. Elle était
arrivée dans le potager et, son vaste chapeau de paille grossière
rabattu sur les yeux, elle s'agenouillait comme une femme des champs,
pour gratter la terre, sarcler les sillons, arracher d'invisibles
herbes.

Charlie prononça à mi-voix:

--Vous êtes étonné, Fav, de me revoir ici?... Avouez-le!...

--Assurément! fit le musicien d'un ton ému... Après ce que m'avait dit
ta mère, après la commission dont tu l'avais chargée auprès de moi, je
ne m'attendais plus à ta visite...

Il y eut un temps. Charlie se recueillait. Favierres revoyait donc sa
mère! Il en était bien sûr. Et toutefois, de le savoir positivement,
d'entendre matériellement confirmer ses soupçons, cela l'avait un peu
troublé. Il poursuivit encore à mi-voix, par crainte de Mme Favierres:

--Nous partons ce soir pour les Chaumettes avec mon grand-père... Nous
y resterons trois mois et je désirais ne pas partir avant de vous
avoir dit adieu, puisque, jusqu'à présent, je n'ai pas eu le temps de
vous rendre cette dernière visite...

--Le temps? grommela sceptiquement Favierres.

--Le temps ou si vous préférez le courage... Oui, en dépit de ce que
j'avais annoncé à ma mère, je m'étais promis que nos relations ne
finiraient pas sans que je vous eusse revu... Mais chaque jour, je
retardais... C'est si pénible de rompre irrévocablement une amitié
telle que la nôtre!... Au moins, vous êtes convaincu, Fav, n'est-ce
pas, que mes sentiments envers vous n'ont pas varié?... Vous n'êtes
pas fâché?...

--Peuh! fit évasivement le musicien.

Charlie interrogea avec vivacité:

--Comment?... Vous ne me comprenez pas?... Vous trouvez que j'ai
tort?... Vous voudriez que, malgré ce drame, je continue à vous
fréquenter?...

Favierres dressa la main en un impartial geste d'incompétence:

--Je ne veux rien, mon petit... Tu fais ce que tu crois devoir
faire... Tu te conduis selon ce que tu sens... Et ce n'est certes pas
moi qui t'en détournerai, surtout en une circonstance aussi... aussi
délicate...

Charlie objecta:

--Cependant, Fav..., si je vous demandais votre avis?... Si je vous
priais de me dire ce que vous pensez de ma conduite?...

Le compositeur hésita un instant, puis, d'un ton grave à la fois et
bonhomme:

--Mon Dieu! fit-il... Je n'ai guère qualité pour te conseiller... Je
ne suis qu'un pauvre bêta de musicien, moi... Je ne possède pas sur la
vie, sur la morale, des idées bien nettes, bien fixées... Seulement,
j'ai pas mal vécu... Et vois-tu, mon petit, j'ai toujours remarqué que
les plus forts, les plus malins et les plus honnêtes agissaient tous à
peu près de même, au petit bonheur, à l'aveuglette, sans bien savoir
où ils allaient, en faisant ce que, sur le moment, ils avaient envie
de faire... On a, comme cela, en soi, une espèce de fonds de morale
qui ne demeure jamais égal, qui hausse, qui baisse, que l'on modèle,
à son insu, au gré des événements... Ainsi, autrefois, tu venais chez
moi sans remords... Tu avais pris des arrangements avec ta
conscience... Aujourd'hui, ça t'inspire au contraire de la
répulsion!... Tu es sous l'impression d'une mort récente, d'une mort
particulièrement lamentable à laquelle tu as involontairement
participé... Et, c'était à prévoir, tes dispositions ont changé... Tu
as des pensées noires, des pensées de deuil, comme tes vêtements...
Dureront-elles plus ou moins longtemps qu'eux? Je l'ignore... Mais ce
dont je suis, hélas! persuadé, c'est que nous sommes tous de pauvres
diables... de pauvres bougres qui avons bien de la peine à nous
débrouiller ici-bas entre ce qu'on appelle le bien et ce qu'on appelle
le mal...

Charlie rétorqua avec fermeté:

--Il existe pourtant des gens qui ne se trompent pas, qui vont droit
leur voie... Ce sont les gens qui agissent par devoir!...

Favierres se récria:

--Le devoir!... Le devoir!... Mais il n'y a pas un devoir, il y en a
cent... il y en a mille... Et tous se contredisent! Et tous se font la
concurrence!... Comment donc s'y retrouver, comment choisir, deviner
quel est le bon, le meilleur, le devoir des devoirs?... Tiens, moi,
j'ai été pour ta mère l'ami le plus dévoué, je puis le proclamer, le
plus irréprochable... Et dis-moi, par contre, ce que je vaux comme
mari... Pas grand'chose... Moins que rien!... Oui, celle-là...

Il indiquait d'un mouvement de tête sa femme, ce petit être sans sexe,
sans âge,--diminué, asservi, fouillant la terre dans une bestiale
posture d'esclave, et il reprit:

--Oui, celle-là... elle n'est pas morte, mais ne crois-tu pas que je
l'ai tuée... que j'ai détruit en elle toute joie, tout fier sentiment,
tout agrément de vivre?... Et pour toi, même histoire!... Fils parfait
à l'égard de ta mère, plein d'affection, de tendre délicatesse...
Envers ton père... juste l'opposé!... Pourquoi?... A cause de quoi?...
Je te le répète... On ne sait pas... On fait de son mieux... Et
d'habitude le résultat est déplorable!...

Il allumait une cigarette, puis il ajouta:

--Si, tu as peut-être raison... Il existe des gens qui n'obéissent
qu'au devoir... Ce sont des saints... Ce sont les saints... Mais par
exemple, ils se hâtent pour y obéir, de se retirer du monde... Parce
qu'ils sentent bien que s'ils y restaient, ils ne pourraient pas
remplir constamment leur vœu... qu'il y en a trop de devoirs dans le
monde, et qu'ils ne s'y reconnaîtraient plus!... Ce que je pensais?...
Voilà mon petit!...

Charlie considérait rêveusement, au milieu des cailloux, une fourmi
qui se dépêchait, trottant vers son gîte:

--En somme, fit-il, vous me conseillez de revenir!... Cela ne vous
paraîtrait pas le comble du cynisme... comme une bravade contre un
mort?...

Favierres répliqua doucement:

--Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, Charlie... Je serais
navré d'avoir rien que l'apparence de vouloir t'influencer!... Je ne
t'ai même pas parlé du chagrin que j'aurai de ne plus te revoir... Je
t'ai laissé libre, je n'ai nullement pesé sur toi, j'ai entièrement
respecté tes scrupules... Tu me rendras bien cette justice, mon petit?

Charlie se levait:

--Oui, Fav, c'est vrai!... Je verrai!... Je réfléchirai?... Je vous
jure que cela me déchire le cœur de vous dire adieu... Mais c'est un
sacrifice qu'il faut que je m'impose... que j'ai mérité de
m'imposer... Adieu!...

--Adieu, mon petit! fit le compositeur en lui serrant la main d'une
vigoureuse étreinte... C'est cela... Tu réfléchiras!...

Ils s'acheminèrent silencieusement du côté du potager, et Charlie
ayant salué Mme Favierres qui renouvelait ses condoléances en se
redressant, ils gagnèrent la grille de l'entrée.

Sur le pas de la porte, ils restèrent une minute la main dans la main.
A travers ses gants, Charlie sentait brûler la paume fiévreuse de
Favierres.

--Alors, adieu, peut-être, mon petit! dit le musicien d'une voix
altérée... Ne m'oublie pas trop, hein?... Rappelle-toi quelquefois ton
ami Fav!...

Charlie susurra simplement, incapable d'en proférer plus:

--Adieu, Fav!

       *       *       *       *       *

Il avait grimpé dans le fiacre ouvert qui l'attendait devant la porte.

Il éprouva comme un coup de dague au cœur, lorsque la voiture tourna
l'angle du boulevard Bineau. Ainsi c'était fini! Tout cet édifice
charmant d'amitié clandestine, qui avait résisté pendant de si longues
années, venait d'un coup de s'effondrer à jamais.

Charlie, malgré lui, ne pouvait y croire.

Par delà les mois, les années, il entrevoyait, dans une allégorie
d'espoir, comme sur une enseigne, sa main rejoindre la main, aux
grosses veines, de Favierres.

Il se demandait si l'élan de tendresse qui, jadis, l'avait ramené chez
son ami, ne l'y ramènerait pas encore.

Il invoquait tout bas l'instinct libérateur des préjugés--non pas
l'instinct cruel que lui vantait Favierres, marchant aveuglément dans
la nuit des brutaux désirs, mais celui dont naguère il s'était
inspiré, cet instinct perspicace, paisible et généreux que la raison
renforce et que les idées dirigent.

Puis soudain l'image se précisa. Charlie se vit, par un même limpide
jour de printemps ou d'été, en vêtements gais et clairs, accourant
chez Favierres, se jetant dans ses bras, lui annonçant la fin des
jours mauvais d'expiation.

Et il souriait vaguement à cette vision lointaine qui semblait peu à
peu se rapprocher de lui.


FIN


ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY



LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF

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