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Title: Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 7 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Author: Thiers, Adolphe, 1797-1877
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 7 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



               HISTOIRE DU CONSULAT

                      ET DE

                     L'EMPIRE



                   FAISANT SUITE

       À L'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE



                 PAR M. A. THIERS



                   TOME SEPTIÈME



        [Illustration: Emblème de l'éditeur.]



                        PARIS
               PAULIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
                  60, RUE RICHELIEU
                         1847



L'auteur déclare réserver ses droits à l'égard de la traduction en
Langues étrangères, notamment pour les Langues Allemande, Anglaise,
Espagnole et Italienne.

Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (Direction de la
Librairie), le 15 juillet 1847.


PARIS, IMPRIMÉ PAR PLON FRÈRES, RUE DE VAUGIRARD, 36.



HISTOIRE

DU CONSULAT

ET

DE L'EMPIRE.



LIVRE VINGT-CINQUIÈME.

IÉNA.

     Situation de l'Empire français au moment de la guerre de Prusse.
     -- Affaires de Naples, de la Dalmatie et de la Hollande. --
     Moyens de défense préparés par Napoléon pour le cas d'une
     coalition générale. -- Plan de campagne. -- Napoléon quitte Paris
     et se rend à Wurzbourg. -- La cour de Prusse se transporte aussi
     à l'armée. -- Le roi, la reine, le prince Louis, le duc de
     Brunswick, le prince de Hohenlohe. -- Premières opérations
     militaires. -- Combats de Schleitz et de Saalfeld. -- Mort du
     prince Louis. -- Désordre d'esprit dans l'état-major prussien. --
     Le duc de Brunswick prend le parti de se retirer sur l'Elbe, en
     se couvrant de la Saale. -- Promptitude de Napoléon à occuper les
     défilés de la Saale. -- Mémorables batailles d'Iéna et
     d'Awerstaedt. -- Déroute et désorganisation de l'armée
     prussienne. -- Capitulation d'Erfurt. -- Le corps de réserve du
     prince de Wurtemberg surpris et battu à Halle. -- Retraite
     divergente et précipitée du duc de Weimar, du général Blucher, du
     prince de Hohenlohe, du maréchal Kalkreuth. -- Marche offensive
     de Napoléon. -- Occupation de Leipzig, de Wittenberg, de Dessau.
     -- Passage de l'Elbe. -- Investissement de Magdebourg. -- Entrée
     triomphale de Napoléon à Berlin. -- Ses dispositions à l'égard
     des Prussiens. -- Grâce accordée au prince de Hatzfeld. --
     Occupation de la ligne de l'Oder. -- Poursuite des débris de
     l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, et par l'infanterie
     des maréchaux Lannes, Soult et Bernadotte. -- Capitulation de
     Prenzlow et de Lubeck. -- Reddition des places de Magdebourg,
     Stettin et Custrin. -- Napoléon maître en un mois de toute la
     monarchie prussienne.


[En marge: Sept. 1806.]

[En marge: Imprudence de la Prusse, commençant la guerre sans alliés.]

C'était, de la part de la Prusse, une grande imprudence que d'entrer
en lutte avec Napoléon, dans un moment où l'armée française, revenant
d'Austerlitz, était encore au centre de l'Allemagne, et plus capable
d'agir qu'aucune armée ne le fut jamais. C'était surtout une grande
inconséquence à elle de se précipiter seule dans la guerre, après
n'avoir pas osé s'y engager l'année précédente, lorsqu'elle aurait eu
pour alliés l'Autriche, la Russie, l'Angleterre, la Suède, Naples.
Maintenant au contraire l'Autriche, épuisée par ses derniers efforts,
irritée de l'indifférence qu'on lui avait témoignée, était résolue à
demeurer à son tour paisible spectatrice des malheurs d'autrui. La
Russie se trouvait replacée à sa distance naturelle par la retraite de
ses troupes sur la Vistule. L'Angleterre, courroucée de l'occupation
du Hanovre, avait déclaré la guerre à la Prusse. La Suède avait suivi
cet exemple. Naples n'existait plus. Il est vrai que tout ami de la
France, devenu son ennemi, pouvait certainement compter sur un prompt
retour de l'Angleterre et des auxiliaires qu'elle avait à sa solde.
Mais il fallait s'expliquer avec le cabinet britannique, et commencer
tout d'abord par la restitution du Hanovre, ce qui ne serait jamais
résulté, du moins sans compensation, des plus mauvaises relations avec
la France. La Russie, quoique revenue de ses premiers rêves de gloire,
était cependant disposée à tenter encore une fois la fortune des
armes, en compagnie des troupes prussiennes, les seules en Europe qui
lui inspirassent confiance. Mais il devait s'écouler plusieurs mois
avant que ses armées pussent entrer en ligne, et d'ailleurs il s'en
fallait qu'elle voulût les porter aussi loin qu'en 1805. La Prusse
était donc, pour quelque temps, exposée à se trouver seule devant
Napoléon. Elle allait le rencontrer en octobre 1806 au milieu de la
Saxe, comme l'Autriche l'avait rencontré en octobre 1805 au milieu de
la Bavière, avec cette différence fort désavantageuse pour elle, qu'il
n'avait plus à vaincre l'obstacle des distances, puisqu'au lieu d'être
campé sur les bords de l'Océan, il était au sein même de l'Allemagne,
n'ayant que deux ou trois marches à faire pour atteindre la frontière
prussienne.

[En marge: Illusion de l'Europe à l'égard des troupes prussiennes.]

Il n'y avait que le plus fatal égarement qui pût expliquer la conduite
de la Prusse; mais tel est l'esprit de parti, telles sont ses
illusions incurables, que de toutes parts on regardait cette guerre
comme pouvant offrir des chances imprévues, et ouvrir à l'Europe
vaincue un avenir nouveau. Napoléon avait triomphé, disait-on, de la
faiblesse des Autrichiens, de l'ignorance des Russes, mais on allait
le voir cette fois en présence des élèves du grand Frédéric, seuls
héritiers des véritables traditions militaires, et peut-être au lieu
d'Austerlitz il trouverait Rosbach! À force de répéter de semblables
propos, on avait presque fini par y croire, et les Prussiens, qui
auraient dû trembler à l'idée d'une rencontre avec les Français,
avaient pris en eux-mêmes la plus étrange confiance. Les esprits sages
néanmoins savaient ce qu'il fallait penser de ces folles espérances,
et à Vienne on ressentait un mélange de surprise et de satisfaction en
voyant ces Prussiens si vantés, mis à leur tour à l'épreuve, et
opposés à ce capitaine qui n'avait dû sa gloire, assurait-on, qu'à la
dégénération de l'armée autrichienne. Il y eut donc un moment de joie
chez les ennemis de la France, qui crurent que le terme de sa grandeur
était arrivé. Ce terme devait arriver malheureusement, mais pas sitôt,
et seulement après des fautes, dont aucune alors n'avait été commise!

[En marge: Opinion de Napoléon sur les chances de la guerre de
Prusse.]

Napoléon n'avait pas, quant à lui, le moindre souci au sujet de la
prochaine guerre. Il ne connaissait pas les Prussiens, car il ne les
avait jamais rencontrés sur le champ de bataille. Mais il se disait
que ces Prussiens, auxquels on prêtait tous les mérites depuis qu'ils
étaient devenus ses adversaires, avaient obtenu contre les Français
inexpérimentés de 1792, encore moins de succès que les Autrichiens, et
que, s'ils n'avaient pu l'emporter sur des volontaires levés à la
hâte, ils ne l'emporteraient pas davantage sur une armée accomplie,
dont il était le général. Aussi écrivait-il à ses frères, à Naples et
en Hollande, qu'ils ne devaient concevoir aucune inquiétude, que la
lutte actuelle serait encore plus promptement terminée que la
précédente, que la Prusse et ses alliés, quels qu'ils fussent,
seraient écrasés, mais que cette fois il en finirait avec l'Europe, et
_mettrait ses ennemis dans l'impuissance de remuer de dix ans_. Ces
expressions sont contenues textuellement dans ses lettres aux rois de
Hollande et de Naples.

[En marge: Pensée qui dirige les préparatifs militaires de Napoléon.]

En chef aussi prudent qu'audacieux, il se donna pour réussir autant de
soins que s'il avait eu à combattre des soldats et des généraux égaux ou
supérieurs aux siens. Bien qu'il ne pensât pas des Prussiens tout ce
qu'on affectait de publier sur leur compte, il usa à leur égard du vrai
précepte de la prudence, qui conseille de priser au juste l'ennemi que
l'on connaît, et plus haut qu'il ne mérite l'ennemi que l'on ne connaît
pas. À cette considération s'en joignait une autre pour stimuler son
active prévoyance: il était résolu de pousser à outrance la lutte contre
le continent, et, désespérant de ses moyens maritimes, il voulait
vaincre l'Angleterre dans ses alliés, en les poursuivant jusqu'à ce
qu'il eût fait tomber les armes de leurs mains. Sans être fixé sur
l'étendue et la durée de cette nouvelle guerre, il présumait qu'il
aurait à s'avancer très-loin vers le nord, et que peut-être il lui
faudrait aller chercher la Russie jusque sur son propre territoire.
Étonné des derniers actes de la Prusse, n'ayant pu démêler, à la
distance de Paris à Berlin, les causes diverses et compliquées qui la
faisaient agir, il croyait qu'en septembre 1806 comme en septembre 1805,
une grande coalition, sourdement préparée, était près d'éclater; que
l'audace inaccoutumée du roi Frédéric-Guillaume n'en était que le
premier symptôme; et il s'attendait à voir toute l'Europe fondre sur
lui, l'Autriche comprise, malgré les protestations pacifiques de
celle-ci. La défiance fort naturelle que lui avait inspirée l'agression
de l'année précédente le trompait néanmoins. Une nouvelle coalition
devait certainement résulter de la résolution que venait de prendre la
Prusse, mais elle en serait l'effet au lieu d'en être la cause. Tout le
monde au surplus était en Europe aussi surpris que Napoléon de ce qui se
passait à Berlin, car on ne veut voir chez les cabinets que des calculs,
jamais des passions. Ils en ont cependant, et ces irritations subites,
qui, dans la vie privée, s'emparent quelquefois de deux hommes, et leur
mettent le fer à la main, sont tout aussi souvent, plus souvent même
qu'un intérêt réfléchi, la cause qui précipite deux nations l'une sur
l'autre. Le malaise moral de la Prusse, naissant de ses fautes, et des
traitements que ces fautes lui avaient attirés de la part de Napoléon,
était bien plus qu'une trahison méditée la cause véritable de ses
emportements soudains, inintelligibles, que personne ne parvenait à
s'expliquer.

[En marge: La sollicitude de Napoléon étendue à toutes les parties de
l'Empire.]

Croyant donc à une nouvelle coalition, et voulant la poursuivre cette
fois jusqu'au fond des régions glacées du Nord, Napoléon proportionna
ses préparatifs aux circonstances qu'il prévoyait. Il pourvut
non-seulement aux moyens d'attaque contre ses adversaires, moyens qui
se trouvaient tout préparés dans la grande armée réunie au sein de
l'Allemagne, mais aux moyens de défense pour les vastes États qu'il
devait laisser derrière lui, pendant qu'il se porterait sur l'Elbe,
sur l'Oder, peut-être sur la Vistule et le Niémen. À mesure que sa
domination s'étendait, il fallait que sa sollicitude se proportionnât
à l'étendue croissante de son Empire. Il avait à s'occuper de l'Italie
du détroit de Messine à l'Isonzo, et même au delà, puisque la Dalmatie
lui appartenait. Il avait à s'occuper de la Hollande, devenue d'État
allié un royaume de famille. Il fallait pourvoir à la garde de ces
nombreuses contrées, et de plus à leur gouvernement, depuis que ses
frères y régnaient.

[En marge: Difficulté de l'établissement de Joseph Bonaparte à
Naples.]

On ne doit pas se dissimuler qu'en plaçant dans sa famille la couronne
des Deux-Siciles, Napoléon avait ajouté autant à ses difficultés qu'à
sa puissance. En examinant de près les soucis, les dépenses d'hommes
et d'argent que lui coûtait le nouvel établissement de son frère
Joseph à Naples, on est conduit à croire qu'au lieu de chasser les
Bourbons de l'Italie méridionale, il eût peut-être mieux valu les y
laisser soumis, tremblants, punis de leur dernière trahison par de
fortes contributions de guerre, par des réductions de territoire, et
par la dure obligation d'exclure les Anglais des ports de la Calabre
et de la Sicile. Il est vrai qu'on n'aurait pas achevé ainsi de
régénérer l'Italie, d'arracher ce noble et beau pays au système
barbare sous lequel il vivait opprimé, de l'associer complétement au
système social et politique de la France; il est vrai qu'on aurait
toujours eu dans les cours de Naples et de Rome deux ennemis cachés,
prêts à appeler les Anglais et les Russes. Mais ces raisons, qui
étaient puissantes assurément, et qui justifiaient Napoléon d'avoir
entrepris la conquête de la péninsule italienne, depuis l'Isonzo
jusqu'à Tarente, devenaient alors des raisons décisives, non pas de
limiter ses entreprises au midi de l'Europe, mais de les limiter au
nord, car la Dalmatie exigeait vingt mille hommes, la Lombardie
cinquante mille, Naples cinquante mille, c'est-à-dire cent vingt mille
pour l'Italie seule; et s'il en fallait encore deux ou trois cent
mille du Danube à l'Elbe, il était à craindre qu'on ne pût pas
long-temps suffire à de telles charges, et qu'on succombât au nord
pour s'être trop étendu au midi, ou au midi pour avoir trop tenté au
nord. Nous répéterons en cette occasion ce que nous avons dit
ailleurs, qu'à se borner quelque part, il valait mieux se borner au
nord, car la famille Bonaparte cherchant à s'étendre en Italie ou en
Espagne, comme l'avait fait l'ancienne maison de Bourbon, agissait
dans le vrai sens de la politique française, bien plus qu'en
travaillant à se créer des établissements en Allemagne.

Joseph, bien accueilli par la population éclairée et riche que la
reine Caroline avait maltraitée, applaudi même un instant par le
peuple comme une nouveauté, surtout dans les Calabres, qu'il venait de
parcourir, avait pu cependant s'apercevoir bientôt de l'immense
difficulté de sa tâche. N'ayant ni matériel dans les magasins et les
arsenaux, ni fonds dans les caisses publiques, car le dernier
gouvernement n'avait pas laissé un ducat, obligé de créer tout ce qui
manquait, et craignant de charger d'impôts un peuple dont il
recherchait l'attachement, Joseph était plongé dans de cruels
embarras. Demander à un pays son argent, quand on avait à lui demander
aussi son amour, c'était peut-être se faire refuser l'un et l'autre.
Il fallait pourtant fournir aux besoins de l'armée française, que
Napoléon n'était pas habitué à solder lorsqu'elle était employée hors
de France, et Joseph tirait sur le trésor impérial des traites,
auxquelles il suppliait son frère de faire honneur. Sans cesse il
réclamait des subsides et des troupes, et Napoléon lui répondait qu'il
avait sur les bras l'Europe entière, secrètement ou publiquement
conjurée, qu'il ne pouvait pas payer, outre l'armée de l'Empire,
l'armée des royaumes alliés, que c'était bien assez de prêter ses
soldats à ses frères, mais qu'il ne pouvait pas encore leur prêter ses
finances. Toutefois les événements survenus dans le royaume de Naples
avaient obligé Napoléon à ne plus rien refuser de ce qu'on sollicitait
de lui.

[En marge: Siége de Gaëte.]

Gaëte, la place forte du continent napolitain, était la seule ville du
royaume qui ne se fût pas rendue à l'armée française. Cette
forteresse, construite à l'extrémité d'un promontoire, baignée par la
mer de trois côtés, ne touchant à la terre que par un seul, et de ce
côté dominant le sol environnant, défendue en outre par des ouvrages
réguliers, à trois étages de feux, était fort difficile à assiéger.
Elle retenait devant ses murs une partie de l'armée française, occupée
à des cheminements qu'il fallait souvent exécuter dans le roc, tandis
qu'une autre partie de cette armée gardait Naples, et que le reste,
dispersé dans les Calabres, pour contenir la révolte prête à éclater,
ne présentait partout que des forces disséminées. La fin de l'été, si
funeste en Italie aux étrangers, avait décimé les troupes françaises,
et on n'aurait pas pu réunir six mille hommes sur un même point.

[En marge: Sévères conseils de Napoléon à son frère Joseph.]

Napoléon dont la correspondance avec ses frères devenus rois,
mériterait d'être étudiée comme une suite de leçons profondes sur
l'art de régner, gourmandait quelquefois Joseph, avec une sévérité
inspirée par sa raison, nullement par son coeur. Il lui reprochait
d'être faible, inactif, livré à toutes les illusions d'un caractère
bienveillant et vain. Joseph n'osait pas lever des impôts, et
cependant il voulait composer une armée napolitaine, il prétendait
former une garde royale, il retenait autour de lui pour sa sûreté
personnelle une grande partie des troupes mises à sa disposition, il
dirigeait mal le siége de Gaëte, il ne faisait enfin aucun préparatif
pour l'expédition de Sicile.

Ce que vous devez à vos peuples, lui écrivait Napoléon, c'est l'ordre
dans les finances, mais vous ne pouvez leur épargner les charges de la
guerre, car il faut des impôts pour payer la force publique. Naples
doit fournir cent millions, comme le vice-royaume d'Italie, et sur ces
cent millions trente suffisent pour payer quarante mille hommes.
(Lettre du 6 mars 1806.) N'espérez pas vous faire aimer par la
faiblesse, surtout des Napolitains. On vous dit que la reine Caroline
est odieuse, et que déjà votre douceur vous rend populaire: chimère de
vos flatteurs! Si demain je perdais une bataille sur l'Isonzo, vous
apprendriez, ce qu'il faut penser de votre popularité, et de la
prétendue impopularité de la reine Caroline. Les hommes sont bas,
rampants, soumis à la force seule. Supposez un revers (ce qui peut
toujours m'arriver), et vous verriez ce peuple se lever tout entier,
crier _mort aux Français! mort à Joseph! vive Caroline!_ Vous
viendriez dans mon camp! (Lettre du 9 août 1806.) _C'est un sot
personnage que celui d'un roi exilé et vagabond._ Il faut gouverner
avec justice et sévérité, supprimer les abus de l'ancien régime,
établir l'ordre partout, empêcher les dilapidations des Français
comme des Napolitains, créer des finances, et bien payer mon armée,
par laquelle vous existez. (Lettre du 22 avril 1806.) Quant à une
garde royale, c'est un luxe, digne tout au plus du vaste empire que je
gouverne, et qui me paraîtrait même trop coûteux, si je ne devais
faire des sacrifices à la majesté de cet empire, et à l'intérêt de mes
vieux soldats, qui trouvent un moyen de bien-être dans l'institution
d'une troupe d'élite. Quant à composer une armée napolitaine,
gardez-vous d'y songer. Elle vous abandonnerait au premier danger, et
vous trahirait pour un autre maître. Formez, si vous le voulez, trois
ou quatre régiments, et envoyez-les-moi. Je leur ferai acquérir, ce
qui ne s'acquiert qu'à la guerre, la discipline, la bravoure, le
sentiment de l'honneur, la fidélité, et je vous les renverrai dignes
de former le noyau d'une armée napolitaine. En attendant prenez des
Suisses, car je ne pourrai pas long-temps vous laisser cinquante mille
Français, fussiez-vous en mesure de les payer. Les Suisses sont les
seuls soldats étrangers qui soient braves et fidèles. (Lettre du 9
août.) Ayez dans les Calabres quelques colonnes mobiles composées de
Corses. Ils sont excellents pour cette guerre, et la feront avec
dévouement pour notre famille. (Lettre du 22 avril 1806.) Ne
disséminez pas vos forces. Vous avez cinquante mille hommes: c'est
beaucoup plus qu'il n'en faudrait, si vous saviez vous en servir. Je
voudrais avec vingt-cinq mille seulement garder toutes les parties de
votre royaume, et le jour d'une bataille être plus fort que l'ennemi
sur le terrain du combat. Le premier soin d'un général doit consister
à distribuer ses forces de manière à être prêt partout. Mais, ajoutait
Napoléon, c'est là le véritable secret de l'art, que personne ne
possède, personne, pas même Masséna, si grand pourtant dans les
dangers.--

Napoléon voulait qu'on se bornât à garder Naples avec deux régiments
de cavalerie et quelques batteries d'artillerie légère; qu'on disposât
ensuite l'armée en échelons, depuis Naples jusqu'au fond des Calabres,
avec un fort détachement placé en face de la Sicile, d'où pouvait
venir une armée anglaise, et qu'on se tînt de la sorte en mesure de
réunir en trois marches un corps considérable, soit à Naples, soit
dans les Calabres, soit sur le point présumé d'un débarquement. Il
voulait surtout qu'on se hâtât de prendre Gaëte, dont le siége
absorbait une partie des forces disponibles, qu'après avoir terminé ce
siége, on s'occupât de créer une grande place forte, qui servît
d'appui à la royauté nouvelle, qui fût située au centre même du
royaume, dans laquelle un roi de Naples pût se jeter avec son trésor,
ses archives, les Napolitains restés fidèles à sa cause, les débris de
ses armées, et résister six mois à une force assiégeante de soixante
mille Anglo-Russes. (Lettre du 2 septembre 1806.) Napoléon ne jugeait
pas que la position de Naples fût propre à une telle destination;
d'ailleurs, suivant lui, un roi étranger ne pouvait sans quelque
danger se placer au milieu d'une population nombreuse, nécessairement
ennemie. Il désirait que cette place forte eût action sur la capitale,
sur la mer et sur l'intérieur du royaume. Tout examiné, après avoir
discuté divers points, notamment Naples et Capoue, il avait préféré
Castellamare, à cause de son voisinage de Naples, de son site
maritime, et de sa position centrale. Ce choix fait sur la carte, il
avait ordonné des études sur le terrain, pour décider de la nature des
ouvrages. On doit, avait-il ajouté dans ses lettres, on doit consacrer
cinq à six millions par an à cette grande création, continuer ainsi
pendant dix ans, mais de manière qu'à chaque dépense de six millions,
il y ait un degré de force obtenu, et qu'à la seconde ou troisième
année vous puissiez déjà vous enfermer dans cette vaste forteresse,
car ni vous, ni moi, ne savons ce qui arrivera dans deux, trois, ou
quatre ans. _Les siècles ne sont pas à nous!_ Et si vous êtes
énergique, vous pouvez dans un tel asile, tenir assez long-temps pour
braver les rigueurs de la fortune, et en attendre les retours!--

Napoléon voulait enfin qu'on préparât peu à peu les moyens de passer
le détroit de Messine avec dix mille hommes, force suffisante à son
avis pour conquérir la Sicile, et de plus aisément transportable sur
les felouques, dont la mer d'Italie abonde. En conséquence il avait
recommandé d'entreprendre sur-le-champ, à Scylla ou à Reggio, des
travaux défensifs, pour y réunir en sûreté la petite force navale dont
on avait besoin. Mais avant tout il pressait le siége de Gaëte, qui
devait rendre disponible une moitié de l'armée, il conjurait son frère
de répartir autrement ses forces, car, lui répétait-il sans cesse,
vous aurez avant peu une descente et une insurrection, et vous ne
serez pas plus en mesure de repousser l'une que de réprimer l'autre.

[En marge: Efforts de Joseph pour se conformer aux conseils de son
frère.]

[En marge: Débarquement des Anglais dans le golfe de Sainte-Euphémie.]

[En marge: Soulèvement des Calabres.]

Joseph comprenait ces conseils profonds, se plaignait quelquefois du
langage dans lequel ils étaient donnés, et les suivait dans la mesure
de ses talents. Entouré de quelques Français, ses amis personnels, de
M. Roederer, qui s'occupait activement de réformes administratives et
financières, du général Mathieu Dumas, qui s'appliquait avec
intelligence à l'organisation de la force publique, il faisait de son
mieux pour créer un gouvernement, et pour régénérer le beau pays
confié à ses soins. Le Corse Saliceti, homme spirituel et courageux,
dirigeait sa police avec la vigueur que commandaient les
circonstances. Mais tandis que Joseph s'efforçait de remplir sa royale
tâche, les Anglais, justifiant les prévisions de Napoléon, avaient
profité de la longueur du siége de Gaëte, qui divisait l'armée, des
fièvres qui la décimaient, pour débarquer dans le golfe de
Sainte-Euphémie, et y avaient paru au nombre de huit mille hommes,
sous les ordres du général Stuart. Le général Reynier, placé à
Cosenza, put à peine rassembler quatre mille Français, et courut
hardiment au point du débarquement. Cet officier, savant et brave,
mais malheureux, que Napoléon avait consenti à employer à Naples,
malgré le souvenir des fautes commises en Égypte, ne fut pas plus
favorisé par la fortune en cette occasion, qu'il ne l'avait été
autrefois dans les champs d'Alexandrie. Attaquant le général Stuart,
au milieu d'un terrain marécageux, où il lui était impossible de faire
agir ses quatre mille hommes avec un ensemble qui compensât leur
infériorité numérique, il fut repoussé, et contraint de se retirer
dans l'intérieur des Calabres. Cet insuccès, quoiqu'il ne dût pas être
considéré comme une bataille perdue, en eut cependant les
conséquences, et provoqua le soulèvement des Calabres sur les
derrières des français. Le général Reynier eut des combats acharnés à
soutenir pour réunir ses détachements épars, vit ses malades, ses
blessés lâchement assassinés, sans pouvoir les secourir, et fut obligé
pour se faire jour, de brûler des villages, et de passer des
populations insurgées au fil de l'épée. Du reste, il se conduisit avec
énergie et célérité, et sut se maintenir au milieu d'un effroyable
incendie. Le général Stuart, en cette occasion, tint une conduite qui
mérite d'être citée avec honneur. L'assassinat des Français était si
général et si horrible, qu'il en fut révolté. Cherchant à suppléer par
l'amour de l'argent à l'humanité qui manquait à ces féroces
montagnards, il promit dix ducats par soldat, quinze par officier,
amené vivant, et il traita ceux qu'il réussit à sauver, avec les
égards que se doivent entre elles les nations civilisées, lorsqu'elles
sont condamnées à se faire la guerre.

[En marge: Prise de Gaëte.]

Ces événements, qui prouvaient si bien la sagesse des conseils de
Napoléon, devinrent un actif stimulant pour le nouveau gouvernement
napolitain. Joseph accéléra le siége de Gaëte, afin de pouvoir
reporter l'armée entière vers les Calabres. Il avait auprès de lui
Masséna, dont le nom seul faisait trembler la populace napolitaine. Il
lui avait confié le soin de prendre Gaëte, mais en différant de l'y
envoyer jusqu'au jour où les travaux d'approche étant achevés, il
faudrait déployer une grande vigueur. Les généraux du génie Campredon
et Vallongue étaient chargés de diriger les opérations du siége. Ils
suivirent les prescriptions de Napoléon, qui voulait qu'on réservât
l'action de la grosse artillerie pour le moment où l'on serait arrivé
très-près du corps de place. Obligés d'ouvrir la tranchée dans un sol
où la pierre se rencontrait fréquemment, ils cheminèrent avec lenteur,
et supportèrent sans y répondre, le feu d'une quantité énorme de
canons et de mortiers. Les assiégeants reçurent 120 mille boulets et
21 mille bombes, avant d'avoir riposté une seule fois à cette masse de
projectiles. Arrivés enfin à la distance convenable pour établir les
batteries de brèche, ils commencèrent un feu destructeur. Les fortes
murailles de Gaëte, fondées sur le roc, après avoir résisté d'abord,
finirent par s'écrouler tout à coup, et présentèrent deux brèches
larges et praticables. Les soldats demandaient l'assaut avec instance,
comme prix de leurs longs travaux, et Masséna, ayant formé deux
colonnes d'attaque, allait le leur accorder, lorsque les assiégés
offrirent de capituler. La place fut livrée, le 18 juillet, avec tout
le matériel qu'elle contenait. La garnison s'embarqua pour la Sicile,
après s'être engagée à ne plus servir contre le roi Joseph. Ce siége
avait coûté mille hommes aux assiégeants, et autant aux assiégés. Le
général du génie Vallongue, l'un des officiers les plus distingués de
son arme, y avait perdu la vie; le prince de Hesse-Philipstadt,
gouverneur de la place, y avait été gravement blessé.

[En marge: Masséna se porte vers les Calabres avec les troupes qui ont
pris Gaëte.]

[En marge: Soumission des Calabres.]

Masséna partit immédiatement avec les troupes que la prise de Gaëte
rendait disponibles, traversa Naples, le 1er août, et courut au
secours du général Reynier, qui se maintenait à Cosenza, au milieu des
Calabres soulevées. Le renfort qu'amenait Masséna portait à 13 ou 14
mille hommes notre principal rassemblement. C'était plus qu'il n'en
fallait, sans compter la présence de Masséna, pour jeter les Anglais à
la mer. Ils s'y attendaient si bien, qu'à la seule nouvelle de
l'approche de l'illustre maréchal, ils s'embarquèrent le 5 septembre.
Masséna n'eut plus que des insurgés à combattre. Il les trouva plus
nombreux, plus acharnés qu'il ne l'avait d'abord supposé. Il fut
réduit à la nécessité de brûler plusieurs bourgades, et de détruire
par le fer les troupes de brigands qui égorgeaient les Français. Il
déploya en cette occasion sa vigueur accoutumée, et parvint en peu de
semaines à réduire sensiblement le feu de l'insurrection. Au moment où
commençaient en Prusse les grands événements que nous allons raconter,
le calme renaissait dans l'Italie méridionale, et le roi Joseph
pouvait se croire établi, pour quelque temps au moins, dans son
nouveau royaume.

[En marge: Événement en Dalmatie.]

À la même époque, des événements graves se passaient en Dalmatie. Les
Russes retenaient toujours les bouches du Cattaro. Napoléon,
s'autorisant de leur conduite sur ce point, et surtout de leur manière
d'occuper Corfou, dont ils avaient usurpé la souveraineté, avait
résolu de s'emparer de la petite république de Raguse, qui séparait
Cattaro du reste de la Dalmatie. Il y avait envoyé son aide-de-camp
Lauriston, avec une brigade d'infanterie, pour s'y établir. Celui-ci
s'était bientôt vu enveloppé par les Monténégrins soulevés, et par un
corps russe de quelques mille hommes. Bloqué par les Anglais du côté
de la mer, assiégé du côté de la terre par des montagnards féroces et
par une force régulière russe, il se trouvait dans un véritable
danger, auquel, d'ailleurs, il faisait face avec courage. Heureusement
le général Molitor, compagnon d'armes aussi loyal qu'officier ferme et
habile en présence de l'ennemi, volait à son secours. Ce général, ne
suivant pas l'exemple trop fréquent dans l'armée du Rhin, de laisser
en péril un voisin qu'on n'aimait pas, se porta spontanément sur
Raguse à marches forcées, avec un corps de moins de deux mille hommes,
attaqua résolument le camp des Russes et des Monténégrins, l'emporta
quoiqu'il fût fortement retranché, et dégagea ainsi les Français qui
se trouvaient dans la place. Il passa au fil de l'épée un grand nombre
de Monténégrins, et les découragea pour long-temps de leurs incursions
en Dalmatie.

[En marge: Situation de Louis Bonaparte en Hollande.]

[En marge: Les difficultés du gouvernement de la Hollande proviennent
surtout de l'état des finances.]

Ce n'était pas sans peine, comme on le voit, que s'établissait la
domination française sur ces contrées lointaines. Il avait fallu de
grandes batailles pour les obtenir de l'Europe, il fallait des combats
journaliers pour les obtenir des habitants. À l'autre extrémité de
l'Empire, la fondation d'un second royaume de famille, celui de
Hollande, offrait des difficultés différentes, mais tout aussi
sérieuses. Les graves et paisibles Hollandais n'étaient pas gens à
s'insurger comme les montagnards des Calabres ou de l'Illyrie; mais
ils opposaient au roi Louis leur inertie, et ne lui suscitaient pas
moins d'embarras que les Calabrais à Joseph. Le gouvernement
stathoudérien avait laissé beaucoup de dettes à la Hollande; les
gouvernements qui s'étaient succédé depuis, en avaient contracté à
leur tour de très-considérables, pour suffire aux charges de la
guerre, de sorte que le roi Louis, à son arrivée en Hollande, y avait
trouvé un budget composé d'une dépense de 78 millions de florins, et
d'un revenu de 35. Dans ces 78 millions de dépenses, le service des
intérêts de la dette figurait seul pour 35 millions de florins. Le
surplus était affecté au service de l'armée, de la marine et des
digues. Malgré cette situation, les Hollandais ne voulaient entendre
parler ni de nouveaux impôts, ni d'une réduction quelconque dans les
intérêts de la dette, car ces prêteurs de profession, habitués à louer
leurs capitaux à tous les gouvernements, nationaux ou étrangers,
regardaient la dette comme la plus sacrée des propriétés. L'idée d'une
contribution sur les rentes, à laquelle on avait été amené, parce que
les rentes étaient en Hollande la plus répandue, la plus importante
des valeurs, et par conséquent la plus large base d'impôt, cette idée
les révoltait. Il avait fallu y renoncer. On était donc menacé, non
pas d'une insurrection, comme à Naples, mais d'une interruption de
tous les services. Au demeurant, les Hollandais n'étaient pas hostiles
à la nouvelle royauté, par haine de la monarchie, ou par suite de leur
attachement pour la maison d'Orange, mais ils souhaitaient ardemment
la paix maritime, et regrettaient cette paix, source de leurs
richesses, encore plus que la république ou le stathoudérat. Ayant
avec les Anglais de grandes relations d'intérêt, et des conformités
non moins grandes de moeurs, ils auraient été portés vers eux, si
l'Angleterre n'avait pas notoirement convoité leurs colonies.
Vainement leur disait-on que, sans la difficulté naissant de ces
mêmes colonies, la paix serait plus facile de moitié, que leur
participation aux dépenses de la guerre était le juste prix des
efforts que faisait la France dans toutes les négociations pour
recouvrer leurs possessions maritimes, et qu'on serait en droit de les
abandonner s'ils ne voulaient pas contribuer à soutenir la lutte;
vainement leur disait-on tout cela, ils répondaient qu'ils
renonceraient volontiers à leurs colonies pour obtenir la paix. Ils
parlaient ainsi, prêts à pousser de justes clameurs, si la France eût
traité sur une pareille base. On peut juger du reste aujourd'hui par
la richesse de Java, si c'était un médiocre intérêt que celui que
défendait la France, en défendant leurs colonies. Le roi Louis prit le
parti qui lui semblait le plus facile, ce fut d'entrer dans les vues
des Hollandais, et de se les attacher en accédant à leurs désirs. Sans
doute quand on accepte le gouvernement d'un pays, on doit en épouser
les intérêts; mais il faut distinguer ses intérêts durables de ses
intérêts passagers, il faut servir les uns, se mettre au-dessus des
autres, et si on est devenu roi d'une nation étrangère par les armes
de sa patrie, il faut renoncer à un rôle qui vous obligerait à trahir
l'une ou l'autre. Le roi Louis n'était pas dans cette dure nécessité,
car la vraie politique des Hollandais aurait dû consister à s'unir
fortement à la France, pour lutter contre la suprématie maritime de
l'Angleterre. Au triomphe de cette suprématie ils devaient perdre la
liberté des mers, sur lesquelles se passait leur vie, et leurs
colonies, sans lesquelles ils ne pouvaient subsister. Cherchant plutôt
à leur plaire qu'à les servir, le roi Louis accepta un système de
finances conforme à leurs vues du moment. Aux 35 millions de florins
de revenu, on ajouta environ 15 millions de contributions nouvelles,
ce qui portait le revenu total à 50 millions de florins, et pour
ramener la dépense de 78 millions à 50, on réduisit proportionnément
l'armée et la marine. Le roi de Hollande écrivit à Paris qu'il allait
abdiquer la royauté, si ces réductions n'étaient pas agréées. Napoléon
retrouvait ainsi chez ses propres frères l'esprit de résistance des
peuples alliés, qu'il avait cru s'attacher plus étroitement par
l'institution des royautés de famille. Il en fut profondément blessé,
car sous cet esprit de résistance se cachait beaucoup d'ingratitude,
tant de la part des peuples que la France avait affranchis, que des
rois qu'elle avait couronnés. Toutefois il ne laissa pas éclater ses
sentiments, et il répondit qu'il consentait aux réductions proposées,
mais que la Hollande ne devrait pas être étonnée, si, dans les
négociations présentes ou futures, on l'abandonnait à ses propres
moyens. La Hollande avait bien, disait-il, le droit de refuser ses
ressources, mais la France avait bien aussi le droit de refuser son
appui.

Les plus intimes secrets sont bientôt pénétrés par la malice des
ennemis. À une certaine attitude du roi Louis, on devina sa résistance
à Napoléon, et il en devint extrêmement populaire. Ce monarque
affectait de plus une sévérité de moeurs, qui était dans les goûts
d'un pays économe et sage, et il en devint plus agréable encore au
peuple hollandais. Cependant, tout en affichant la simplicité, ce même
roi voulait faire la dépense d'un couronnement et d'une garde royale,
espérant par ce double moyen se mieux assurer la possession du trône
de Hollande, auquel il tenait plus qu'il ne voulait l'avouer. Napoléon
blâma l'institution d'une garde royale par les raisons déjà données à
Joseph, et s'opposa péremptoirement à la cérémonie d'un couronnement,
dans un instant où l'Europe allait être embrasée des feux d'une guerre
générale. Ainsi dès les premiers jours, on voyait éclater les
difficultés inhérentes à ces royautés de famille, que Napoléon, par
affection et par système, avait songé à fonder. Des alliés
indépendants, qu'il eût traités suivant les services qu'il en eût
reçus, auraient certainement beaucoup mieux valu pour sa puissance et
pour son coeur.

[En marge: Situation de l'armée à la fin de 1806.]

[En marge: Organisation des dépôts.]

[En marge: Conscription de 1805 et 1806.]

Telle était la marche générale des choses, dans la vaste étendue de
l'Empire français, au moment même de la rupture avec la Prusse.
Indépendamment des troupes de la confédération du Rhin et du royaume
d'Italie, Napoléon avait environ 500 mille hommes, parmi lesquels il
faut comprendre les Suisses servant en vertu de capitulations, plus
quelques Valaisans, Polonais et Allemands passés au service de France.
Après la défalcation ordinaire des gendarmes, vétérans, invalides,
restaient 450 mille hommes de troupes actives. Dans ce nombre il y en
avait 130 mille au delà des Alpes, dépôts compris, 170 mille à la
grande armée, cantonnés dans le haut Palatinat et la Franconie, 5
mille laissés en Hollande, 5 mille placés en garnison sur les
vaisseaux, et enfin 140 mille répandus dans l'intérieur. Ces derniers
comprenaient la garde impériale, les régiments non employés au dehors,
et les dépôts. Excepté quelques régiments d'infanterie qui comptaient
quatre bataillons, tous les autres en avaient trois, dont deux
bataillons de guerre destinés à faire campagne, et un bataillon de
dépôt placé généralement à la frontière. Les bataillons de dépôt de la
grande armée étaient rangés le long du Rhin, depuis Huningue jusqu'à
Wesel, quelques-uns au camp de Boulogne. Ceux de l'armée d'Italie se
trouvaient en Piémont et en Lombardie. Napoléon apportait à
l'organisation des dépôts un soin extrême. Il voulait y faire arriver
les conscrits un an d'avance, pour que pendant cette année, instruits,
disciplinés, habitués aux fatigues, ils devinssent capables de
remplacer les vieux soldats, que le temps ou la guerre emportaient. La
conscription de 1805 appelée tout entière à la fin de 1805, et la
moitié de celle de 1806 appelée dès le commencement de 1806, avaient
rempli les cadres de sujets aptes au service, et dont un bon nombre
déjà formé avait été envoyé en Allemagne et en Italie. Napoléon fit
appeler en outre la seconde moitié de la classe de 1806, qualifiée du
titre de réserve dans les lois de cette époque. Le contingent annuel
fournissait alors 60 mille hommes, véritablement propres à être
incorporés, et, chose digne de remarque, on évitait encore d'appliquer
la loi de la conscription dans sept ou huit départements de la
Bretagne et de la Vendée. C'étaient donc 30 mille hommes de plus qui
allaient affluer dans les cadres. Mais le départ des hommes déjà
instruits devait y produire un vide suffisant pour faire place aux
nouveaux venus. Napoléon, d'ailleurs, voulait diriger une grande
partie de ces derniers vers l'Italie. Il prenait à l'égard des
conscrits destinés à passer les Alpes, des précautions particulières.
Même avant leur incorporation, il les faisait partir en gros
détachements, conduire par des officiers, et vêtir de l'habit
militaire, afin de ne pas montrer hors de l'Empire des hommes isolés,
marchant en habits de paysans.

Après avoir pourvu à l'accroissement de l'armée, Napoléon répartit,
avec une habileté consommée, l'ensemble de ses ressources.

[En marge: Distribution de l'armée dans les différentes parties de
l'Empire.]

[En marge: Instructions au général Marmont pour la défense de la
Dalmatie.]

L'Autriche protestait de ses intentions pacifiques. Napoléon y
répondait par des protestations semblables; mais il avait résolu
néanmoins de prendre ses mesures pour le cas où, profitant de son
éloignement, elle songerait à se jeter sur l'Italie. Le général
Marmont occupait la Dalmatie avec 20 mille hommes. Napoléon lui
enjoignit, après avoir échelonné quelques détachements depuis le
centre de la province jusqu'à Raguse, de tenir le gros de ses forces à
Zara même, ville fortifiée et capitale du pays, d'y amasser des
vivres, des armes, des munitions, d'en faire enfin le pivot de toutes
ses opérations défensives ou offensives. S'il était attaqué, Zara
devait lui servir de point d'appui, et lui permettre une longue
résistance. Si, au contraire, il était obligé de s'éloigner pour
concourir aux opérations de l'armée d'Italie, il avait dans cette même
place un lieu sûr, pour y déposer son matériel, ses blessés, ses
malades, tout ce qui n'était pas propre à la guerre active, et tout
ce qu'il ne pouvait pas traîner après lui.

[En marge: Précautions pour la garde de l'Italie.]

Eugène, vice-roi d'Italie, et confident des pensées de Napoléon, avait
ordre de ne rien laisser en Dalmatie, de ce qui n'y était pas
absolument indispensable, en matériel ou en hommes, et de réunir tout
le reste dans les places fortes d'Italie. Ces places, depuis la
conquête des États vénitiens, avaient été l'objet d'une nouvelle
classification, habilement calculée, et elles étaient couvertes de
travailleurs, qui construisaient les ouvrages proposés par le général
Chasseloup, ordonnés par Napoléon. La principale d'entre elles, et la
plus avancée vers l'Autriche, était Palma-Nova. C'était après la
fameuse citadelle d'Alexandrie, celle dont Napoléon poussait le plus
activement les travaux, parce qu'elle commandait la plaine du Frioul.
Venait ensuite un peu à gauche, fermant les gorges des Alpes
juliennes, Osopo, puis sur l'Adige Legnago, sur le Mincio Mantoue, sur
le Tanaro enfin Alexandrie, base essentielle de la puissance française
en Italie. Ordre avait été donné de renfermer dans ces places
l'artillerie, qui montait à plus de 800 bouches à feu, et de ne pas
laisser hors de leur enceinte un objet quelconque, canon, fusil,
projectile, pouvant être enlevé par une surprise de l'ennemi. Venise,
dont les défenses n'étaient pas encore perfectionnées, mais qui avait
pour elle ses lagunes, se trouvait ajoutée à cette classification.
Napoléon avait choisi pour la commander un officier d'une rare
énergie, le général Miollis. Il avait prescrit à ce dernier d'y
exécuter à la hâte les travaux nécessaires pour mettre à profit les
avantages du site, en attendant qu'on pût construire les ouvrages
réguliers, qui devaient rendre la place inexpugnable. C'est dans ces
réduits d'Osopo, de Palma-Nova, de Legnago, de Venise, de Mantoue,
d'Alexandrie, que Napoléon avait distribué les dépôts. Ceux qui
appartenaient aux armées de Dalmatie et de Lombardie étaient répartis
dans les places, depuis Palma-Nova jusqu'à Alexandrie, afin d'y tenir
garnison, et de s'y instruire. Ceux qui appartenaient à l'armée de
Naples avaient été réunis dans les légations. C'est vers ces dépôts
que devaient se diriger les quinze ou vingt mille conscrits destinés à
l'Italie. Napoléon, répétant sans cesse que des soins donnés aux
bataillons de dépôt dépendaient la qualité et la durée d'une armée,
avait prescrit les mesures nécessaires pour que la santé et
l'instruction des hommes y fussent également soignées, et pour que ces
bataillons pussent toujours fournir, outre le recrutement régulier des
bataillons de guerre, les garnisons des places, et de plus une ou deux
divisions de renfort, destinées à se porter sur les points où
viendrait à se produire un besoin imprévu. La défense des places étant
ainsi assurée, l'armée active devenait entièrement disponible. Elle
consistait pour la Lombardie en 16 mille hommes, répandus dans le
Frioul, et en 24 mille échelonnés de Milan à Turin, les uns et les
autres prêts à marcher. Restait l'armée de Naples, forte d'environ 50
mille hommes, dont une grande partie était en mesure d'agir
immédiatement. Masséna était sur les lieux: si la guerre éclatait avec
l'Autriche, il avait pour instruction de se reporter sur la haute
Italie, avec 30 mille hommes, et de les réunir aux 40 mille qui
occupaient le Piémont et la Lombardie. Il n'y avait pas d'armée
autrichienne capable de forcer l'opiniâtre Masséna, disposant de 70
mille Français, ayant en outre des appuis tels que Palma-Nova, Osopo,
Venise, Mantoue, Alexandrie. Enfin, pour ce cas, le général Marmont
lui-même devait jouer un rôle utile, car, s'il était bloqué en
Dalmatie, il était assuré de retenir devant lui 30 mille Autrichiens
au moins, et s'il ne l'était pas, il pouvait se jeter sur le flanc ou
sur les derrières de l'ennemi.

Telles étaient les instructions adressées au prince Eugène pour la
défense de l'Italie. Elles se terminaient par la recommandation
suivante: «Lisez tous les jours ces instructions, et rendez-vous
compte le soir de ce que vous aurez fait le matin pour les exécuter,
mais sans bruit, sans effervescence de tête, et sans porter l'alarme
nulle part.» (Saint-Cloud, 18 septembre 1806.)

[En marge: Précautions prises en Allemagne pour couvrir la Bavière.]

[En marge: Moyens de défense préparés à Braunau.]

Napoléon, toujours préoccupé de ce que pourrait tenter l'Autriche
pendant qu'il serait en Prusse, ordonna de semblables précautions du
côté de la Bavière. Il avait enjoint au maréchal Soult de laisser une
forte garnison à Braunau, place de quelque importance, à cause de sa
situation sur l'Inn. Il avait recommandé d'y exécuter les travaux les
plus urgents, et d'y accumuler les bois qui descendent des Alpes par
l'Inn, disant _qu'avec des bras et du bois, on pouvait créer une place
forte, là où il n'existerait rien_. Il avait mis en garnison à Braunau
le 3e de ligne, beau régiment à quatre bataillons, dont trois de
guerre, plus 500 hommes d'artillerie, 500 hommes de cavalerie, un
détachement bavarois, de nombreux officiers du génie, le tout
présentant une force d'environ 5 mille hommes. Il y avait amassé des
vivres pour huit mois, une grande quantité de munitions, une somme
considérable d'argent; il avait ajouté à ces précautions le choix d'un
commandant énergique, en lui donnant des instructions dignes de servir
de leçon à tous les gouverneurs de villes assiégées. Ces instructions
contenaient l'ordre de se défendre à outrance, de ne se rendre qu'en
cas de nécessité absolue, et après avoir supporté trois assauts
répétés au corps de place.

Napoléon avait décidé en outre qu'une partie de l'armée bavaroise,
laquelle était à sa disposition en vertu du traité de la confédération
du Rhin, serait réunie sur les bords de l'Inn. Il avait ordonné de
former une division de 15 mille hommes de toutes armes, et de la
placer sous le canon de Braunau. De telles forces, si elles ne
pouvaient tenir la campagne, étaient cependant un premier obstacle
opposé à un ennemi débouchant à l'improviste, et un point d'appui tout
préparé pour l'armée qui viendrait au secours de la Bavière. Napoléon,
en effet, quelque avancé qu'il fût en Allemagne, pourrait toujours,
après avoir éloigné les Prussiens et les Russes par une bataille
gagnée, faire volte-face, se jeter par la Silésie ou par la Saxe sur
la Bohême, et punir sévèrement l'Autriche, si elle osait tenter une
nouvelle agression. Après s'être mis en garde contre l'Autriche, il
songea aux parties de l'Empire que les Anglais menaçaient d'un
débarquement.

[En marge: Précautions pour la défense de la Hollande, du bas Rhin et
des côtes de l'Océan.]

[En marge: Emploi des gardes nationales.]

Il prescrivit à son frère Louis de former un camp à Utrecht, composé
de 12 ou 15 mille Hollandais et des 5 mille Français restés en
Hollande. Il réunit autour de la place de Wesel, nouvellement acquise
à la France, depuis l'attribution du duché de Berg à Murat, une
division française de 10 à 12 mille hommes. Le roi Louis devait se
porter sur Wesel, prendre le commandement de cette division, et, la
joignant aux troupes du camp d'Utrecht, feindre avec 30 mille hommes
une attaque sur la Westphalie. Il lui était même recommandé de
répandre le bruit d'une réunion de 80 mille hommes, et de faire
quelques préparatifs en matériel, propres à accréditer ce bruit.
Napoléon, par des raisons qu'on appréciera bientôt, désirait bien
attirer de ce côté l'attention des Prussiens, mais en réalité il
voulait que le roi Louis, ne s'éloignant pas trop de la Hollande, se
tînt toujours en mesure, soit de défendre son royaume contre les
Anglais, soit de lier ses mouvements aux corps français placés sur le
Rhin ou à Boulogne. Outre les sept corps de la grande armée, dont le
rôle était de faire la guerre au loin, Napoléon avait résolu d'en
former un huitième, sous le maréchal Mortier, qui aurait pour mission
de pivoter autour de Mayence, de surveiller la Hesse, de rassurer par
sa présence les confédérés allemands, de donner enfin la main au roi
Louis vers Wesel. Ce corps, pris sur les troupes de l'intérieur,
devait être fort de 20 mille hommes. Il fallait toute l'industrie de
Napoléon pour le porter à ce nombre, car des 140 mille hommes
stationnés à l'intérieur, en retranchant les dépôts, la garde
impériale, il restait fort peu de troupes disponibles, indépendamment
de ce huitième corps, le maréchal Brune était chargé cette année
comme la précédente, de garder la flottille de Boulogne, en y
employant les marins et quelques bataillons de dépôt, qui s'élevaient
à environ 18 mille hommes. Napoléon ne voulait user des gardes
nationales qu'avec une extrême circonspection, parce qu'il craignait
d'agiter le pays, et d'étendre surtout à une trop grande partie de la
population les charges de la guerre. Comptant néanmoins sur l'esprit
belliqueux de certaines provinces frontières, il ne répugnait pas à
lever en Lorraine, en Alsace, en Flandre, quelques détachements, peu
nombreux, bien choisis, composés avec les compagnies d'élite,
c'est-à-dire avec les grenadiers et les voltigeurs, et soldés au
moment de leur déplacement. Il en avait fixé le nombre à 6 mille pour
le Nord, et à 6 mille pour l'Est. Les 6 mille gardes nationaux du
Nord, réunis sous le général Rampon, établis à Saint-Omer, organisés
avec soin, mais peu éloignés de chez eux, présentaient une utile
réserve, toujours prête à courir auprès du maréchal Brune, et à lui
fournir le secours de son patriotisme. Les 6 mille gardes nationaux de
l'Est devaient se rassembler à Mayence, former la garnison de cette
place, et rendre ainsi plus disponibles les troupes du maréchal
Mortier.

Le maréchal Kellermann, l'un des vétérans que Napoléon avait
l'habitude de mettre à la tête des réserves, commandait les dépôts
stationnés le long du Rhin, et, tout en veillant à leur instruction,
il pouvait, en se servant des soldats déjà instruits, former un corps
de quelque valeur, et si un danger menaçait le haut Rhin, s'y porter
rapidement.

Grâce à cette réunion de moyens on avait de quoi faire face à toutes
les éventualités. Que la Hesse, par exemple, excitée par les
Prussiens, inspirât des inquiétudes, le maréchal Mortier partant de
Mayence était en mesure de s'y rendre avec le huitième corps. Le roi
Louis, placé en échelon, devait lui amener une partie du camp
d'Utrecht et de Wesel. Si le danger menaçait la Hollande, le roi Louis
et le maréchal Mortier avaient ordre de s'y réunir tous les deux. Le
maréchal Brune lui-même y devait venir de son côté. Si, au contraire,
c'était Boulogne qui se trouvait en péril, le maréchal Brune devait
recevoir le secours du roi Louis, que ses instructions chargeaient
d'accourir au besoin vers cette partie des frontières de l'Empire. Par
ce système d'échelons, calculé avec une précision rigoureuse, tous les
points exposés à un accident quelconque, depuis le haut Rhin jusqu'en
Hollande, depuis la Hollande jusqu'à Boulogne, pouvaient être secourus
en temps utile, et aussi vite que l'exigerait la marche de l'ennemi le
plus expéditif.

Restaient à garder les côtes de France depuis la Normandie jusqu'à la
Bretagne. Napoléon avait laissé plusieurs régiments dans ces
provinces, et, suivant son usage, il en avait rassemblé les compagnies
d'élite, en un camp volant à Pontivy, au nombre de 2,400 grenadiers et
voltigeurs. Le général Boyer était chargé de les commander. Il avait à
sa disposition des fonds secrets, des espions, et des détachements de
gendarmes. Il devait faire des patrouilles dans les lieux suspects,
et, si un débarquement menaçait Cherbourg ou Brest, s'y jeter avec
les 2,400 hommes qu'il avait sous ses ordres. Napoléon ne gardait à
Paris qu'un corps de 8 mille hommes, composé de trois régiments
d'infanterie et de quelques escadrons de cavalerie. Ces régiments
avaient reçu leur contingent de conscrits. Junot, gouverneur de Paris,
avait l'ordre spécial de veiller sans cesse à leur instruction, et de
considérer ce soin comme le premier de ses devoirs. Ces 8 mille hommes
étaient une dernière réserve, prête à se rendre partout où sa présence
serait nécessaire. Napoléon venait d'imaginer un moyen de faire
voyager les troupes en poste, et il l'avait employé pour la garde
impériale, transportée en six jours de Paris sur le Rhin. Les troupes
destinées à voyager de la sorte, exécutaient le jour du départ une
marche forcée à pied, puis elles étaient placées sur des charrettes,
qui portaient dix hommes chacune, et qui étaient échelonnées de dix en
dix lieues, de manière à parcourir 20 lieues par jour. On payait les
charrettes à 5 francs par collier, et les cultivateurs, requis pour ce
service, étaient loin de s'en plaindre. Napoléon avait fait préparer
un travail pour les routes de la Picardie, de la Normandie et de la
Bretagne, afin de transporter en quatre, cinq, ou six jours, à
Boulogne, à Cherbourg ou à Brest, les 8 mille hommes laissés à Paris.
La capitale serait dans ce cas livrée à elle-même.--Il faut, disait
Napoléon au prince Cambacérès, qui lui exprimait ses inquiétudes à ce
sujet, il faut que Paris s'habitue à ne plus voir un aussi grand
nombre de sentinelles à chaque coin de rue.--Il ne devait rester dans
Paris que la garde municipale, s'élevant alors à 3 mille hommes. Le
nom de Napoléon, la tranquillité des temps, dispensaient de consacrer
plus de forces à la garde de la capitale.

Quant aux ports de Toulon et de Gênes, Napoléon y avait laissé de
suffisantes garnisons. Mais il savait bien que les Anglais n'étaient
pas assez malavisés pour essayer une tentative sur des places aussi
fortes. Il n'avait de craintes sérieuses que relativement à Boulogne.

Ainsi, dans le vaste cercle embrassé par sa prévoyance, il avait paré
à tous les dangers possibles. Si l'Autriche, apportant à la Prusse un
secours qu'elle n'en avait pas reçu, prenait part à la guerre, l'armée
d'Italie, concentrée sous Masséna et appuyée sur des places de premier
ordre, telles que Palma-Nova, Mantoue, Venise, Alexandrie, pouvait
opposer 70 mille hommes aux Autrichiens, tandis qu'avec 12 ou 15
mille, le général Marmont se jetterait dans leur flanc par la route de
la Dalmatie. L'Inn, Braunau et les Bavarois devaient suffire dans le
premier moment à la défense de la Bavière. Le maréchal Kellermann
avait les dépôts pour couvrir le haut Rhin. Le maréchal Mortier, le
roi Louis, le maréchal Brune, par un mouvement des uns vers les
autres, étaient en mesure de réunir 50 mille hommes, sur le point qui
serait menacé, depuis Mayence jusqu'au Helder, depuis le Helder
jusqu'à Boulogne. Paris enfin, dans un péril pressant, pourrait se
réduire à ses troupes de police, et envoyer un corps de réserve sur
les côtes de Normandie ou de Bretagne.

Ces combinaisons diverses, rédigées avec une clarté frappante, avec
le soin le plus minutieux des détails, avaient été communiquées au
prince Eugène, au roi Joseph, au roi Louis, aux maréchaux Kellermann,
Mortier et Brune, à tous ceux en un mot qui devaient concourir à leur
exécution. Chacun d'eux en connaissait ce qui lui était nécessaire
pour s'acquitter de sa tâche. L'archichancelier Cambacérès, placé au
centre, et chargé de donner des ordres au nom de l'Empereur, avait
seul reçu communication de l'ensemble.

[En marge: Ordres pour l'entrée en campagne de la grande armée.]

Vingt-quatre ou quarante-huit heures suffisaient à Napoléon pour
arrêter ses plans, et pour en ordonner les détails, quand il avait
pris la résolution d'agir. Il dictait alors pendant un ou deux jours,
sans presque s'arrêter, jusqu'à cent ou deux cents lettres, qui toutes
ont été conservées, qui toutes demeureront d'éternels modèles de l'art
d'administrer les armées et les empires. Le prince Berthier,
l'interprète habituel de ses volontés, ayant dû rester à Munich pour
les affaires de la Confédération du Rhin, il appela le général Clarke,
et consacra les journées des 18 et 19 septembre à lui dicter ses
ordres. Napoléon prévoyait qu'une vingtaine de jours s'écouleraient
encore en vaines explications avec la Prusse, après lesquelles la
guerre commencerait inévitablement, car les explications étaient
désormais impuissantes pour terminer une pareille querelle. Il voulut
donc employer ces vingt jours à compléter la grande armée, et à la
pourvoir de tout ce qui pouvait lui être encore nécessaire.

[En marge: État matériel et moral de la grande armée depuis
Austerlitz.]

Ce n'est pas en vingt jours qu'on parviendrait à mettre sur le pied
de guerre une armée nombreuse, les régiments qui devraient la composer
fussent-ils complétement organisés chacun de leur côté. La réunir sur
le point principal du rassemblement, la distribuer en brigades et en
divisions, lui former un état-major, lui procurer des parcs, des
équipages, du matériel de tout genre, exigerait encore une suite
d'opérations longues et compliquées. Mais Napoléon, surpris l'année
précédente par l'Autriche au moment de passer en Angleterre, et cette
année par la Prusse au retour d'Austerlitz, avait son armée toute
prête, et cette fois même toute transportée sur le théâtre de la
guerre, puisqu'elle se trouvait dans le haut Palatinat et la
Franconie. Elle ne laissait rien à désirer sous aucun rapport.
Discipline, instruction, habitude de la guerre renouvelée récemment
dans une campagne immortelle, forces réparées par un repos de
plusieurs mois, santé parfaite, ardeur de combattre, amour de la
gloire, dévouement sans bornes à son chef, rien ne lui manquait. Si
elle avait perdu quelque chose de cette régularité de manoeuvres, qui
la distinguait en quittant Boulogne, elle avait remplacé cette qualité
plus apparente que solide, par une assurance et une liberté de
mouvements, qui ne s'acquièrent que sur les champs de bataille. Ses
vêtements usés, mais propres, ajoutaient à son air martial. Comme nous
l'avons dit ailleurs, elle n'avait voulu tirer des dépôts ni ses
vêtements neufs ni sa solde, se réservant de jouir de tout cela lors
des fêtes que Napoléon lui préparait en septembre, fêtes superbes,
mais chimériques, hélas! comme le milliard promis autrefois par la
Convention! Cette armée héroïque, vouée désormais à une guerre
éternelle, ne devait plus connaître d'autres fêtes que les batailles,
les entrées dans les capitales conquises, l'admiration des vaincus!
C'est à peine si quelques-uns des braves qui la composaient étaient
destinés à regagner leurs foyers, et à mourir dans le calme de la
paix! Et ceux-là même en vieillissant étaient condamnés à voir leur
patrie envahie, démembrée, privée de la grandeur qu'elle devait à
l'effusion de leur sang généreux!

[En marge: Soins pour vêtir le soldat.]

[En marge: Conscrits tirés des dépôts pour compléter les bataillons.]

[En marge: Remplacement des hommes usés par les fatigues.]

[En marge: Emploi des jeunes officiers sortis des écoles.]

Cependant, si bien préparée que soit une armée, elle ne l'est jamais
au point de ne plus éprouver aucun besoin. Napoléon, à son expérience
profonde de l'organisation des troupes, joignait une connaissance
personnelle de son armée, vraiment extraordinaire. Il savait la
résidence, l'état, la force de tous ses régiments. Il savait ce qui
manquait à chacun d'eux, en hommes ou en matériel, et s'ils avaient
laissé quelque part un détachement qui les affaiblît, il savait où le
retrouver. Son premier soin était toujours de chausser le soldat et de
le garantir du froid. Il fit expédier sur-le-champ des souliers et des
capotes. Il voulait que chaque homme eût une paire de souliers aux
pieds, et deux dans le sac. L'une de ces deux paires fut donnée en
gratification à tous les corps, et la fortune du soldat est si
modique, que ce léger don n'était pas sans valeur. Il ordonna
d'acheter en France et à l'étranger tous les chevaux de selle et de
trait qu'on pourrait se procurer. L'armée n'en avait pas actuellement
besoin, mais, dans sa sollicitude pour les dépôts, il désirait que les
chevaux n'y manquassent pas plus que les hommes. Il ordonna ensuite
de faire partir des dépôts, qui allaient regorger de conscrits, trois
ou quatre cents hommes par régiment, afin de porter les bataillons de
guerre à un effectif de huit ou neuf cents hommes chacun, sachant
qu'après deux mois de campagne ils seraient bientôt réduits à celui de
six ou sept cents. La force de la grande armée devait s'en trouver
augmentée de vingt mille combattants, et il devenait possible alors de
congédier sans la trop affaiblir les soldats usés par la fatigue, car
pour cette armée de la révolution il n'y avait eu jusqu'ici d'autre
terme à son dévouement que les blessures ou la mort. On voyait dans
ses rangs de vieux soldats, attachés à leurs régiments comme à une
famille, dispensés de tout service, mais toujours prêts dans un danger
à déployer leur ancienne bravoure, et profitant de leurs loisirs pour
conter à leurs jeunes successeurs les merveilles auxquelles ils
avaient assisté. Il y avait, dans le grade de capitaine surtout,
beaucoup d'officiers qui n'étaient plus en état de servir. Napoléon
ordonna de tirer des écoles militaires tous les jeunes gens que leur
âge rendait propres à la guerre, pour en former des officiers. Il
appréciait fort les sujets fournis par ces écoles; il les trouvait
non-seulement instruits, mais braves, car l'éducation élève le coeur
autant que l'esprit.

[En marge: Organisation des équipages, et moyens employés pour nourrir
l'armée en campagne.]

Après avoir pris les moyens de rajeunir l'armée, il s'occupa de
l'organisation de ses équipages. Il voulait qu'elle fût expéditive, et
peu chargée de bagages. Son expérience ne le portait point à se passer
de magasins, comme on l'a prétendu quelquefois, car il ne dédaignait
aucun genre de prévoyance, et il ne négligeait pas plus les
approvisionnements que les places fortes. Mais la guerre offensive,
qu'il préférait à toute autre, ne permettait guère de créer des
magasins, puisqu'il aurait fallu les créer sur le territoire ennemi,
qu'on avait coutume d'envahir dès le début des opérations. Son système
d'alimentation consistait à vivre chaque soir sur le pays occupé, à
s'étendre assez pour se nourrir, pas assez pour être dispersé, et puis
à traîner après soi, dans des caissons, le pain de plusieurs jours.
Cet approvisionnement, ménagé avec soin, et renouvelé dès qu'on
s'arrêtait, servait pour les cas de concentrations extraordinaires,
qui précédaient et suivaient les batailles. Pour le transporter,
Napoléon avait calculé qu'il lui fallait deux caissons par bataillon,
et un caisson par escadron. En y joignant les voitures nécessaires aux
malades et aux blessés, quatre ou cinq cents caissons devaient suffire
à tous les besoins de l'armée. Il défendit expressément qu'aucun
officier, qu'aucun général fît servir à son usage les charrois
destinés aux troupes. Les transports étaient exécutés alors par une
compagnie, qui louait à l'État ses caissons tout attelés. Ayant
découvert que l'un des maréchaux, favorisé par cette compagnie, avait
plusieurs voitures à sa disposition, Napoléon réprima cette infraction
aux règles avec la dernière sévérité, et rendit le prince Berthier
responsable de l'accomplissement de ses ordres. L'armée était alors
exempte des abus que le temps, la richesse croissante de ses chefs, y
introduisirent bientôt.

[En marge: Wurzbourg devenu le centre de tous les rassemblements en
hommes et en matériel.]

Napoléon commanda ensuite de grands amas de grain, tout le long du
Rhin, et une immense fabrication de biscuit. Ces vivres devaient être
réunis à Mayence, et de Mayence dirigés par la navigation du Mein sur
Wurzbourg. Située dans la haute Franconie, tout près des défilés qui
aboutissent en Saxe, et dominée par une excellente citadelle,
Wurzbourg devait être notre base d'opération. Napoléon rechercha si,
dans les environs, il n'y aurait pas encore d'autres postes fortifiés.
Les officiers, envoyés secrètement en reconnaissance, ayant désigné
Forchheim et Kronach, il ordonna de les armer, et d'y mettre en sûreté
les vivres, munitions, outils, dont il avait prescrit la réunion.

Wurzbourg appartenait depuis quelques mois à l'archiduc Ferdinand,
celui qui avait été successivement grand-duc de Toscane, électeur de
Salzbourg, et enfin, depuis la dernière paix avec l'Autriche, duc de
Wurzbourg. Ce prince sollicitait son adjonction à la Confédération du
Rhin, au milieu de laquelle ses nouveaux États se trouvaient enclavés.
Il était doux, sage, aussi bien disposé envers la France que pouvait
l'être un prince autrichien; et on était assuré d'obtenir de lui
toutes les facilités désirables pour les préparatifs qu'on voulait
faire. Wurzbourg devint donc le centre des rassemblements d'hommes et
de matériel, ordonnés par Napoléon.

L'argent ne manquait plus depuis la crise financière de l'hiver
précédent. Napoléon, d'ailleurs, avait dans le trésor de l'armée une
précieuse ressource. Sans dépenser ce trésor, exclusivement consacré
aux dotations de ses soldats, il y faisait des emprunts, que l'État
devait rembourser ensuite, en payant l'intérêt et le capital des
sommes empruntées. Napoléon avait envoyé beaucoup de numéraire à
Strasbourg, et confié des fonds au prince Berthier, pour vaincre par
la puissance de l'argent comptant les obstacles que rencontrerait
l'exécution de ses volontés.

[En marge: Augmentation de la garde impériale.]

[En marge: Création des fusiliers de la garde.]

[En marge: Nouvelle formation des grenadiers Oudinot.]

La garde impériale avait voyagé en poste, comme on l'a vu, grâce aux
relais de charrettes préparés sur la route. On avait expédié ainsi
3,000 grenadiers et chasseurs à pied. Ne pouvant user de ce mode de
transport pour la cavalerie et l'artillerie, on achemina par la voie
ordinaire les grenadiers et les chasseurs à cheval, formant près de
3,000 chevaux, ainsi que le parc d'artillerie de la garde, fort de 40
bouches à feu. C'était une réserve de 7,000 hommes, propres à parer à
tous les accidents imprévus. Napoléon, aussi prudent dans l'exécution
que hardi dans la conception de ses plans, faisait grand cas des
réserves, et c'était surtout pour s'en créer une qu'il avait institué
la garde impériale. Mais, prompt à découvrir les inconvénients
attachés aux plus excellentes choses, il trouvait l'entretien de cette
garde trop dispendieux, et craignait, pour la recruter, d'appauvrir
l'armée en sujets de choix. Les vélites, espèce d'engagés volontaires,
dont il avait imaginé la création, pour augmenter la garde sans puiser
dans l'armée, lui avaient paru trop coûteux aussi, et pas assez
nombreux. Il ordonna donc de composer, sous le titre de _fusiliers de
la garde_, un nouveau régiment d'infanterie, dont tous les soldats
seraient choisis dans le contingent annuel, dont les officiers et
sous-officiers seraient pris dans la garde, qui porterait l'uniforme
de celle-ci, qui servirait avec elle, serait seulement traité en jeune
troupe, c'est-à-dire moins ménagé au feu, jouirait d'une très-légère
augmentation de solde, et aurait bientôt toutes les qualités de la
garde elle-même, sans coûter autant, et sans priver l'armée de ses
soldats les meilleurs. En attendant le résultat de cette ingénieuse
combinaison, Napoléon eut recours au moyen déjà usité d'extraire des
corps, et de réunir en bataillons, les compagnies de grenadiers et
celles de voltigeurs. C'est ainsi qu'avaient été formés, en 1804, les
grenadiers d'Arras, devenus depuis grenadiers Oudinot. On avait pris à
cette époque les compagnies de grenadiers de tous les régiments qui
n'étaient pas destinés à faire partie de l'expédition de Boulogne.
Après Austerlitz, plusieurs de ces compagnies avaient été renvoyées à
leurs corps. Napoléon ordonna de joindre à celles qui étaient
demeurées ensemble les grenadiers et voltigeurs des dépôts et
régiments stationnés dans les 25e et 26e divisions militaires (pays
compris entre le Rhin, la Meuse et la Sambre), de les organiser en
bataillons de 6 compagnies chacun, et de les acheminer sur Mayence.
C'était un nouveau corps de 7,000 hommes, qui, joint à la garde
impériale, devait porter la réserve de l'armée à 14,000 hommes. Il y
ajouta 2,400 dragons d'élite, formés en bataillons de 4 compagnies ou
escadrons, et devant servir soit à pied, soit à cheval, toujours à
côté de la garde. Ces dragons, tirés de la Champagne, de la
Bourgogne, de la Lorraine, de l'Alsace, pouvaient être transportés en
une vingtaine de jours sur le Mein.

[En marge: Force totale de l'armée active.]

Les réserves dont nous venons de décrire la composition, ajoutées aux
conscrits tirés des dépôts, allaient accroître considérablement les
forces prêtes à marcher sur la Prusse. La grande armée était composée
de sept corps, dont six seulement en Allemagne, le second sous le
général Marmont, ayant passé en Dalmatie. Les commandants de ces corps
étaient demeurés les mêmes. Le maréchal Bernadotte commandait le
premier corps fort de 20 mille hommes; le maréchal Davout commandait
le troisième fort de 27; le maréchal Soult était à la tête du
quatrième, dont la force s'élevait à 32 mille soldats. Le maréchal
Lannes, toujours dévoué, mais toujours sensible et irritable, avait
quitté un instant le cinquième corps, par suite d'un mécontentement
passager. Il venait d'en reprendre le commandement au premier bruit de
guerre. Ce corps montait à 22 mille hommes, même depuis que les
grenadiers Oudinot n'en faisaient plus partie. Le maréchal Ney avait
continué de diriger le sixième, resté à un effectif de 20 mille
soldats présents au drapeau. Le septième, sous le maréchal Augereau,
en comptait 17 mille. La réserve de cavalerie, dispersée dans les pays
fertiles en fourrage, pouvait réunir 28 mille cavaliers. Murat,
toujours chargé de la commander, avait reçu ordre de quitter le duché
de Berg: il accourait tout joyeux de recommencer un genre de guerre
qu'il faisait si bien, et d'entrevoir pour prix de ses exploits, non
plus un duché mais un royaume.

Ces six corps, avec la réserve de cavalerie, ne présentaient pas moins
de 170 mille combattants. En y ajoutant la garde, les troupes d'élite,
les états-majors, le parc de réserve, on peut dire que la grande armée
s'élevait à environ 190 mille hommes. Il était à présumer que dans les
premiers jours elle ne serait pas rassemblée tout entière, car de la
garde et des compagnies d'élite il ne devait y avoir d'arrivée que la
garde à pied. Mais 170 mille hommes suffisaient, et au delà, pour le
commencement de cette guerre. Les corps étaient composés des mêmes
divisions, des mêmes brigades, des mêmes régiments que dans la
dernière campagne: disposition fort sage, car soldats et officiers
avaient appris à se connaître, et à se fier les uns aux autres. Quant
à l'organisation générale, elle continuait d'être la même. C'était
celle que Napoléon avait substituée à l'organisation de l'armée du
Rhin, et dont il venait d'éprouver l'excellence dans la campagne
d'Autriche, la première de toutes où l'on eût vu deux cent mille
hommes marchant sous un seul chef. L'armée se trouvait toujours
divisée en corps qui étaient complets en infanterie et artillerie,
mais qui n'avaient, en fait de cavalerie, que quelques chasseurs et
hussards pour se garder. Le gros de la cavalerie était toujours
concentré sous Murat, et placé directement sous la main de Napoléon,
par les motifs que nous avons fait connaître ailleurs. La garde, les
compagnies d'élite formaient une réserve générale de toutes armes, ne
quittant jamais Napoléon, et marchant près de lui, non pour veiller
sur sa personne, mais pour obéir plus rapidement à sa pensée.

[En marge: Les ordres de mouvement donnés pour le 3 et le 4 octobre.]

Les ordres de mouvement furent donnés de manière à être exécutés dans
les premiers jours d'octobre. Napoléon enjoignit aux maréchaux Ney et
Soult de se réunir dans le pays de Bayreuth, pour former la droite de
l'armée (voir la carte nº 34); aux maréchaux Davout et Bernadotte de
se réunir autour de Bamberg, pour en former le centre; aux maréchaux
Lannes et Augereau de se réunir aux environs de Cobourg, pour en
former la gauche. Il concentrait ainsi ses forces sur les frontières
de la Saxe, dans des vues militaires dont on appréciera bientôt
l'étendue et la profondeur. Murat avait ordre de rassembler la
cavalerie à Wurzbourg. La garde à pied, transportée en six jours sur
le Rhin, marchait vers le même point. Ces différents corps devaient
être rendus à leur poste du 3 au 4 octobre. Il leur était expressément
recommandé de ne pas dépasser les frontières de la Saxe.

[En marge: Dernières explications avec la Prusse.]

[En marge: Dispositions de toutes les cours au moment de la guerre de
Prusse.]

[En marge: Rupture des négociations avec l'Angleterre.]

[En marge: Dispositions relatives au gouvernement de l'Empire en
l'absence de Napoléon.]

Tout étant préparé, soit pour la sûreté de l'Empire, soit pour la
guerre active qu'on allait entreprendre, Napoléon résolut de quitter
Paris. Il n'était rien survenu de nouveau dans les relations avec la
Prusse. Le ministre Laforest avait gardé le silence prescrit par
Napoléon, mais il mandait que le roi, dominé par les passions de la
cour et de la jeune aristocratie, étant parti pour son armée, il n'y
avait plus d'espoir de prévenir la guerre, à moins que les deux
monarques, présents à leurs quartiers généraux, n'échangeassent
quelques explications directes, qui fissent cesser un déplorable
malentendu, et pussent satisfaire l'orgueil des deux gouvernements.
Malheureusement de telles explications n'étaient guère à espérer. M.
de Knobelsdorf, resté à Paris, protestait des intentions pacifiques de
son cabinet. Peu initié au secret des affaires, ne partageant ni ne
comprenant les passions qui entraînaient sa cour, il jouait auprès de
Napoléon le rôle d'un personnage respecté mais inutile. Les nouvelles
du Nord représentaient la Russie comme pressée de répondre aux voeux
de la Prusse, et tout occupée de préparer ses armées. Les nouvelles de
l'Autriche la peignaient comme épuisée, pleine de rancune à l'égard de
la Prusse, et n'étant à craindre pour la France que dans le cas d'un
grand revers. Quant à l'Angleterre, M. Fox une fois mort, le parti de
la guerre désormais triomphant avait résumé ses prétentions dans des
propositions inacceptables, telles que de concéder les îles Baléares,
la Sicile et la Dalmatie aux Bourbons de Naples, c'est-à-dire aux
Anglais eux-mêmes, propositions que lord Lauderdale, sincère ami de la
paix, soutenait méthodiquement, et avec une naïve ignorance des
intentions véritables de son cabinet. Napoléon ne voulut pas le
congédier brusquement, mais il lui fit adresser une réponse qui
équivalait à l'envoi de ses passe-ports. Il prescrivit ensuite une
communication au Sénat, dans laquelle seraient exposées les longues
négociations de la France avec la Prusse, et la triste conclusion qui
les avait terminées. Il ordonna néanmoins de différer cette
communication jusqu'à ce que la guerre fût irrévocablement déclarée
entre les deux cours. Cependant, comme il fallait motiver son départ
de Paris, il fit annoncer que dans un moment où les puissances du
Nord prenaient une attitude menaçante, il croyait nécessaire de se
mettre à la tête de son armée, afin d'être en mesure de parer à tous
les événements. Il tint un dernier conseil pour expliquer aux
dignitaires de l'Empire leurs devoirs et leur rôle, dans les divers
cas qui pouvaient se présenter. L'archichancelier Cambacérès, l'homme
auquel il réservait toute sa confiance, même quand il laissait à Paris
ses deux frères Louis et Joseph, devait la posséder bien davantage,
quand il n'y laissait pas un seul des princes de sa famille. Napoléon
lui confia les pouvoirs les plus étendus, sous les titres divers de
président du Sénat, de président du Conseil d'État, de président du
Conseil de l'Empire. Junot, l'un des hommes les plus dévoués à
l'Empereur, avait le commandement des troupes cantonnées dans la
capitale. Il ne restait à Paris que les femmes de la famille
impériale. Encore Joséphine, effrayée de voir Napoléon exposé à de
nouveaux dangers, avait-elle demandé et obtenu la permission de le
suivre jusque sur les bords du Rhin. Elle espérait, en s'établissant à
Mayence, être plus tôt et plus fréquemment informée de ce qui lui
arriverait. Outre le gouvernement de l'Empire, l'archichancelier
devait avoir celui de la famille impériale. Il lui était prescrit de
conseiller et de contenir les personnes de cette famille, qui
manqueraient en quelque chose, ou aux convenances, ou aux règles
tracées par l'Empereur lui-même.

[En marge: Octob. 1806.]

[En marge: Départ de Napoléon.]

[En marge: Napoléon à Mayence.]

Napoléon partit dans la nuit du 24 au 25 septembre, accompagné de
l'Impératrice et de M. de Talleyrand, s'arrêta quelques heures à Metz,
pour voir la place, et se dirigea ensuite sur Mayence, où il arriva
le 28. Il apprit dans cette ville qu'un courrier de Berlin, qui devait
lui remettre les dernières explications de la cour de Prusse, avait
croisé sa marche avec la sienne, et continuait de courir vers Paris.
Il ne pouvait donc obtenir, qu'en s'avançant en Allemagne, les
éclaircissements définitifs qu'il attendait. Il vit à Mayence le
maréchal Kellermann, préposé à l'organisation des dépôts, le maréchal
Mortier, chargé de commander le huitième corps, et leur expliqua de
nouveau comment ils avaient à se conduire en cas d'événement. Il fit
compléter les approvisionnements de Mayence; il apporta quelques
modifications à l'armement de la place; il pressa le départ des jeunes
soldats tirés des dépôts, le transport des vivres et des munitions
destinés à passer du Rhin dans le Mein, puis à remonter par le Mein
jusqu'à Wurzbourg. Une troupe d'officiers d'ordonnance, courant dans
toutes les directions, se présentant à chaque instant pour lui rendre
compte des missions qu'ils avaient remplies, et habitués à ne rien
affirmer qu'ils ne l'eussent vu de leurs yeux, allaient et venaient
sans cesse, pour lui faire connaître l'état vrai des choses, et le
point auquel était parvenue l'exécution de ses ordres. À Mayence,
Napoléon renvoya sa maison civile, pour ne garder auprès de lui que sa
maison militaire. Il ne put se défendre d'un moment d'émotion en
voyant couler les larmes de l'Impératrice. Quoique plein de confiance,
il finissait par céder lui-même à l'inquiétude générale, que faisait
naître autour de lui la perspective d'une longue guerre au nord, dans
des régions lointaines, contre des nations nouvelles. Il se sépara
donc avec quelque peine de Joséphine et de M. de Talleyrand, et
s'avança au delà du Rhin, bientôt distrait par ses vastes pensées, par
le spectacle d'immenses préparatifs, d'un genre d'émotion qu'il
écartait volontiers de son coeur, plus volontiers encore de son visage
impérieux et calme.

[En marge: Napoléon à Wurzbourg.]

[En marge: Communications de Napoléon avec le duc de Wurzbourg, et
idée d'une alliance avec l'Autriche.]

[En marge: Ouvertures à l'Autriche par l'intermédiaire de M. de La
Rochefoucauld.]

Une grande affluence de généraux et de princes allemands l'attendaient
à Wurzbourg, pour lui offrir leurs hommages. Le nouveau duc de
Wurzbourg, propriétaire et souverain du lieu, avait précédé tous les
autres. Ce prince, qu'il avait connu en Italie, rappelait à Napoléon
les premiers jours de sa gloire, ainsi que les relations les plus
amicales, car c'était le seul des souverains italiens qu'il n'eût pas
trouvé occupé à nuire à l'armée française. Aussi n'avait-il été amené
qu'avec peine à lui faire subir sa part des vicissitudes générales.
Napoléon fut reçu dans le palais des anciens évêques de Wurzbourg,
palais magnifique, peu inférieur à celui de Versailles, pompeux
monument des richesses de l'Église germanique, autrefois si puissante
et si grandement dotée, maintenant si pauvre et si déchue. Il eut avec
l'archiduc Ferdinand un long entretien sur la situation générale des
choses, et particulièrement sur les dispositions de la cour
d'Autriche, dont ce prince était le plus proche parent, puisqu'il
était frère de l'empereur François, et dont il avait une parfaite
connaissance. Le duc de Wurzbourg, ami de la paix, ayant les lumières
des princes autrichiens élevés en Toscane, désirait dans l'intérêt de
son repos un rapprochement entre l'Autriche et la France. Il prit
occasion des derniers événements pour parler à Napoléon de la grave
question des alliances, pour décrier auprès de lui celle de la Prusse,
et vanter celle de l'Autriche. Il essaya de lui suggérer quelques-unes
des idées qui avaient prévalu dans le dernier siècle, lorsque les deux
cabinets de Versailles et de Vienne, unis contre celui de Berlin,
étaient liés à la fois par une guerre commune et par des mariages. Il
lui rappela que cette alliance avait été l'époque brillante de la
marine française, et s'efforça de lui démontrer que la France,
puissante sur le continent plus qu'elle n'avait besoin de l'être,
manquait actuellement de la force maritime nécessaire pour rétablir et
protéger son commerce, détruit depuis quinze années. Ce langage
n'avait rien de nouveau pour Napoléon, car M. de Talleyrand le faisait
tous les jours retentir à ses oreilles. Le duc de Wurzbourg parut
croire que la cour de Vienne saisirait volontiers cette occasion de se
rapprocher de la France, et de se créer en elle un appui, au lieu d'un
ennemi sans cesse menaçant. Napoléon, disposé par les circonstances
présentes à accueillir de pareilles idées, en fut tellement touché
qu'il écrivit lui-même à son ambassadeur, M. de La Rochefoucauld, et
lui ordonna de faire à Vienne des ouvertures amicales, ouvertures
assez réservées pour que sa dignité n'en souffrît pas, assez
significatives pour que l'Autriche sût qu'il dépendait d'elle de
former avec la France des liaisons intimes[1].

[Note 1: Nous citons la lettre suivante, écrite par Napoléon à M. de
La Rochefoucauld, comme preuve des dispositions que nous lui prêtons
en ce moment. Il ne faut attribuer les expressions violentes dont il
se sert en parlant de la Prusse, qu'à l'irritation que lui inspirait
la conduite inattendue de cette cour à son égard. Ce n'est pas dans
ces termes qu'il s'exprimait ordinairement, surtout envers le roi de
Prusse, pour lequel il n'avait cessé d'éprouver et de professer une
estime véritable.

_À M. de La Rochefoucauld, mon ambassadeur près S. M. l'empereur
d'Autriche._

                                        «Wurzbourg, le 3 octobre 1806.

»Je suis depuis hier à Wurzbourg, ce qui m'a mis à même de
m'entretenir long-temps avec S. A. R. Je lui ai fait connaître ma
ferme résolution de rompre tous les liens d'alliance qui m'attachaient
à la Prusse, quel que soit le résultat des affaires actuelles. D'après
mes dernières nouvelles de Berlin, il est possible que la guerre n'ait
pas lieu; mais je suis résolu à n'être point l'allié d'une puissance
si versatile et si méprisable. Je serai en paix avec elle sans doute,
parce que je n'ai point le droit de verser le sang de mes peuples sous
de vains prétextes. Cependant le besoin de tourner mes efforts du côté
de ma marine me rend nécessaire une alliance sur le continent. Les
circonstances m'avaient conduit à l'alliance de la Prusse; mais cette
puissance est aujourd'hui ce qu'elle a été en 1740, et dans tous les
temps, sans conséquence et sans honneur. J'ai estimé l'empereur
d'Autriche, même au milieu de ses revers, et des événements qui nous
ont divisés; je le crois constant et attaché à sa parole. Vous devez
vous en expliquer dans ce sens, sans cependant y mettre un
empressement trop déplacé. Ma position et mes forces sont telles, que
j'ai à ne redouter personne: mais enfin tous ces efforts chargent mes
peuples. Des trois puissances de la Russie, de la Prusse et de
l'Autriche, il m'en faut une pour alliée. Dans aucun cas on ne peut se
fier à la Prusse: il ne reste que la Russie et l'Autriche. La marine a
fleuri autrefois en France, par le bien que nous a fait l'alliance de
l'Autriche. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester
tranquille, sentiment que je partage aussi de coeur. Une alliance
fondée sur l'indépendance de l'empire ottoman, sur la garantie de nos
États, et sur des rapprochements qui consolideraient le repos de
l'Europe, et me mettraient à même de jeter mes efforts du côté de ma
marine, me conviendrait. La maison d'Autriche m'ayant fait faire
souvent des insinuations, le moment actuel, si elle sait en profiter,
est le plus favorable de tous. Je ne vous en dis pas davantage. J'ai
fait connaître plus en détail mes sentiments au prince de Bénévent,
qui ne manquera pas de vous en instruire. Du reste, votre mission est
remplie, le jour où vous aurez fait connaître, le plus légèrement
possible, que je ne suis pas éloigné d'adhérer à un système qui
serrerait mes liens avec l'Autriche. Ne manquez pas d'avoir l'oeil sur
la Moldavie et la Valachie, afin de me prévenir des mouvements des
Russes contre l'empire ottoman. Sur ce, etc.

                                                          »NAPOLÉON.»]

Quelque puissant et confiant qu'il fût, Napoléon commençait à croire
que, sans une grande alliance continentale, il serait toujours exposé
au renouvellement des coalitions, détourné de sa lutte avec
l'Angleterre, et obligé de dépenser sur terre des ressources qu'il lui
aurait fallu dépenser exclusivement sur mer. L'alliance de la Prusse,
qu'il avait cultivée, malheureusement avec trop peu de soin, venant de
lui échapper, il était naturellement conduit à l'idée d'une alliance
avec l'Autriche. Mais cette idée, fort récente chez lui, était une
illusion d'un instant, peu digne de la ferme clairvoyance de son
esprit. Sans doute, s'il eût voulu tout à coup payer d'un sacrifice
cette alliance nouvelle, et rendre à l'Autriche quelques-unes des
dépouilles qu'il lui avait arrachées, l'accord eut été possible, et
sincère, Dieu le sait! Mais comment demander à l'Autriche, privée en
dix ans des Pays-Bas, de la Lombardie, des duchés de Modène et de
Toscane, de la Souabe, du Tyrol, de la couronne germanique, comment
lui demander de s'allier au conquérant, qui lui avait enlevé tant de
territoires et de puissance! On pouvait bien espérer sa neutralité,
après la parole donnée au bivouac d'Urschitz, et sous l'influence des
souvenirs de Rivoli, de Marengo, d'Austerlitz, mais l'amener à une
alliance était une chimère de M. de Talleyrand et du duc de Wurzbourg,
l'un cédant à des goûts personnels, l'autre dominé par les intérêts
de sa nouvelle position. Cette tendance à rechercher une alliance
impossible, prouvait bien quelle faute on avait commise en traitant
légèrement l'alliance de la Prusse, qui était à la fois possible,
facile, et fondée sur de grands intérêts communs. Au surplus ce
rapprochement avec l'Autriche était un essai, que Napoléon tentait en
passant, pour ne pas négliger une idée utile, mais dont il ne
regardait pas le succès comme indispensable, dans le haut degré de
puissance auquel il était parvenu. Il espérait, en effet, malgré tout
ce qu'on disait des Prussiens, les battre si complétement et si vite,
qu'il aurait bientôt l'Europe à ses pieds, et pour allié l'épuisement
de ses ennemis, à défaut de leur bonne volonté.

[En marge: Visite du roi de Wurtemberg à Wurzbourg.]

[En marge: Il est convenu que les auxiliaires allemands serviront sous
les ordres du prince Jérôme.]

On vit encore arriver à Wurzbourg un membre important de la
Confédération du Rhin, c'était le roi de Wurtemberg, autrefois simple
électeur, actuellement roi de la main de Napoléon, prince connu par
l'emportement de son caractère, et par la pénétration de son esprit.
Napoléon avait à régler avec lui les détails du mariage déjà convenu,
entre le prince Jérôme Bonaparte et la princesse Catherine de
Wurtemberg. Après s'être occupé de cette affaire de famille, Napoléon
s'entendit avec le roi de Wurtemberg sur le concours des confédérés du
Rhin, qui, tous ensemble, devaient fournir environ 40 mille hommes,
indépendamment des 15 mille Bavarois concentrés autour de Braunau. Les
Allemands auxiliaires s'étaient mal trouvés de servir sous le maréchal
Bernadotte, pendant la campagne d'Autriche. Les Bavarois surtout
demandaient comme grâce spéciale de ne plus obéir à ce maréchal. Il
fut décidé que l'on réunirait tous les Allemands auxiliaires en un
seul corps, et qu'on les placerait à la suite de la grande armée, sous
les ordres du prince Jérôme, qui avait quitté le service de mer pour
le service de terre. Ce prince étant destiné à épouser une princesse
allemande, et probablement à recevoir sa dot en Allemagne, il était
sage de le familiariser avec les Allemands, et de familiariser les
Allemands avec lui.

L'entretien de l'empereur des Français et du monarque allemand roula
ensuite sur la cour de Prusse. Le roi de Wurtemberg pouvait donner à
Napoléon d'utiles renseignements, car il avait les mains pleines de
lettres écrites de Berlin, lesquelles peignaient avec vivacité
l'exaltation qui s'était emparée de toutes les têtes, même de celles
qu'on devait supposer les plus saines. Le duc de Brunswick, que son
âge, sa raison éclairée, auraient dû préserver de l'entraînement
général, y avait cédé lui-même, et il avait écrit au roi de
Wurtemberg, pour le menacer de planter bientôt les aigles prussiennes
à Stuttgard, si ce prince n'abandonnait pas la Confédération du Rhin.
Le roi de Wurtemberg, peu intimidé par de semblables menaces, montra
toutes ces lettres à Napoléon, qui en fit son profit, et conçut contre
la cour de Prusse un redoublement d'irritation. Napoléon s'informa
beaucoup de l'armée prussienne et de son mérite réel. Le roi de
Wurtemberg lui vanta outre mesure la cavalerie prussienne, et la lui
présenta comme si redoutable, que Napoléon, frappé de ce qu'il venait
d'entendre, en parla lui-même à tous ses officiers, prit soin de les
préparer à cette rencontre, leur rappela la manière de manoeuvrer en
Égypte, et leur dit, avec la vivacité d'expression qui lui était
propre, qu'il fallait marcher sur Berlin _en un carré de deux cent
mille hommes_.--

[En marge: Le territoire saxon ayant été envahi par les Prussiens,
Napoléon considère la guerre comme déclaré.]

Quoique Napoléon n'eût reçu de la cour de Prusse aucune déclaration
définitive, il se décida, sur le seul fait de l'invasion de la Saxe
par l'armée prussienne, à considérer la guerre comme déclarée. L'année
précédente, il avait qualifié d'hostilité l'invasion de la Bavière par
l'Autriche; cette année il qualifia également d'hostilité l'invasion
de la Saxe par la Prusse. Cette manière de poser la question était
habile, car il ne paraissait intervenir en Allemagne que pour protéger
les princes allemands du second ordre, contre ceux du premier. À ces
conditions du reste la guerre était complétement déclarée dans le
moment, car les Prussiens avaient passé l'Elbe, sur le pont de Dresde,
et déjà même ils bordaient l'extrême frontière de la Saxe, comme les
Français la bordaient de leur côté, en occupant le territoire
franconien.

[En marge: Plan de campagne.]

On ne comprendrait pas le plan de campagne de Napoléon contre la
Prusse, l'un des plus beaux, des plus grands qu'il ait jamais conçus
et exécutés, si on ne jetait un regard sur la configuration générale
de l'Allemagne.

[En marge: Configuration générale de l'Allemagne.]

[En marge: Sol de l'Autriche.]

[En marge: Sol de la Prusse.]

[En marge: La plaine du Nord.]

L'Autriche et la Prusse se partagent le sol de l'Allemagne, comme
elles s'en partagent la richesse, la domination, la politique,
laissant entre elles un certain nombre de petits États, que leur
situation géographique, les lois de l'Empire, et l'influence
française, ont maintenus jusqu'ici dans leur indépendance. L'Autriche
est à l'orient de l'Allemagne, la Prusse au nord. (Voir la carte nº
28.) L'Autriche occupe et remplit presque en entier cette belle vallée
du Danube, longue, sinueuse, d'abord resserrée entre les Alpes et les
montagnes de la Bohême, puis s'ouvrant au-dessous de Vienne, et,
devenue large de cent lieues entre les Carpathes et les montagnes
d'Illyrie, embrassant dans ces vastes berges le superbe royaume de
Hongrie. C'est au fond de cette vallée qu'il faut aller chercher
l'Autriche, en passant le haut Rhin entre Strasbourg et Bâle, en
traversant ensuite les défilés de la Souabe, et en descendant par une
marche périlleuse le cours du Danube, jusqu'au bassin au milieu duquel
Vienne s'élève et domine. La Prusse, au contraire, est établie dans
les vastes plaines du nord, dont elle occupe l'entrée. C'est pourquoi
on l'appelait jadis _Marche du Brandebourg_. Pour parvenir chez elle,
il faut non pas remonter le haut Rhin jusqu'à Bâle, mais le passer
vers la moitié de son cours, à Mayence, ou le descendre jusqu'à Wesel,
et franchir ainsi, ou tourner, le centre montagneux de l'Allemagne. À
peine est-on arrivé au delà des montagnes peu élevées de la Franconie,
de la Thuringe et de la Hesse, qu'on débouche dans une plaine immense,
que parcourent successivement le Wéser, l'Elbe, l'Oder, la Vistule, le
Niémen, qui se termine, au nord, à l'Océan septentrional, et, à l'est,
au pied des monts Ourals. C'est cette plaine qu'on appelle Westphalie,
Hanovre, Prusse, le long de la mer du Nord, Pologne à l'intérieur du
continent, Russie jusqu'à l'Oural. Sur le penchant des montagnes de
l'Allemagne, par lesquelles on y arrive, c'est-à-dire en Saxe, en
Thuringe, en Hesse, elle est couverte d'une solide terre végétale, et
sur le bord des fleuves d'une riche terre d'alluvion. Mais dans les
intervalles qui séparent ces fleuves, et surtout le long de la mer,
elle est constamment sablonneuse; les eaux, sans écoulement, y forment
une quantité innombrable de lacs et de marécages. Pour unique accident
de terrain elle présente des dunes de sable, pour unique végétation
des sapins, des bouleaux et quelques chênes. Elle est grave et triste
comme la mer dont elle rappelle souvent l'image, comme la végétation
élancée et sombre dont elle se couvre, comme le ciel du Nord. Elle est
très-fertile sur le bord des fleuves, mais dans l'intérieur une
culture maigre se développe çà et là au milieu des éclaircies des
forêts de sapins; et si quelquefois elle présente le spectacle de
l'abondance, c'est lorsque de nombreux bestiaux ont engraissé le sol.
Mais telle est la puissance de l'économie, de la persévérance, du
courage, que, dans ces sables, s'est formé un État de premier ordre,
sinon riche, du moins aisé, la Prusse, oeuvre hardie et patiente d'un
grand homme, Frédéric II, et d'une suite de princes, qui, avant ou
après Frédéric II, sans avoir son génie, ont été animés du même
esprit. Et telle est aussi la puissance de la civilisation, que du
sein de ces marécages, entourés de monticules sablonneux, ombragés de
sapins et de bouleaux, le grand Frédéric a fait sortir la royale
maison de Potsdam, le Versailles du Nord, où le génie des arts a su
empreindre de grâce et d'élégance la tristesse de ces sombres et
froides régions.

[En marge: L'Elbe.]

L'Elbe, le premier grand fleuve qu'on rencontre dans cette plaine,
lorsqu'on descend des montagnes du centre de l'Allemagne, est le siége
principal de la puissance prussienne, le boulevard qui la couvre, le
véhicule qui transporte ses produits. Dans son cours supérieur il
arrose les campagnes de la Saxe, traverse Dresde, et baigne le pied de
la forteresse autrefois saxonne de Torgau. Ensuite il passe au milieu
de la Prusse, entoure Magdebourg, sa principale forteresse, protége
Berlin, sa capitale, laquelle est placée au delà, à égale distance de
l'Elbe et de l'Oder, entre des lacs, des dunes et des canaux. Enfin,
avant de se jeter dans la mer du Nord, il forme le port de la riche
cité de Hambourg, qui introduit en Allemagne, par les eaux de ce
fleuve, les productions de l'univers. On comprend à ce simple tracé de
l'Elbe, l'ambition de la Prusse d'en posséder le cours tout entier, et
d'absorber d'un côté la Saxe, de l'autre les villes anséatiques et le
Hanovre, ambition qui sommeille aujourd'hui, car toutes les ambitions
européennes, assouvies aux dépens de la France en 1815, paraissent
sommeiller pour un temps. Mais à l'époque dont nous retraçons
l'histoire, l'ébranlement des États avait mis tous les désirs en feu
et en évidence. La Prusse nous avait demandé les villes anséatiques:
quant à la Saxe, elle n'en avait jamais osé réclamer que la
dépendance, sous le titre de Confédération du Nord; et il est naturel
que Napoléon éprouvât, à l'occasion de la Saxe, toutes les jalousies
qu'il éprouvait à l'occasion de la Bavière, lorsqu'il commettait la
faute d'être jaloux de la Prusse.

[En marge: Point décisif de la guerre quand on opère en Autriche ou en
Prusse.]

L'Elbe est donc le fleuve qu'il faut atteindre et franchir, quand on
veut faire la guerre à la Prusse, comme le Danube est celui dont il
faut descendre le cours, quand on veut faire la guerre à l'Autriche.
Dès qu'on a réussi à forcer l'Elbe, les défenses de la Prusse tombent,
car on lui enlève la Saxe, on annule Magdebourg, et Berlin n'a plus de
protection. Les voies mêmes du commerce sont occupées par
l'assaillant, ce qui devient grave, si la guerre se prolonge. Ainsi
tandis qu'on est obligé à l'égard du Danube, après être arrivé vers
ses sources, d'en descendre le cours jusqu'à Vienne, à l'égard de
l'Elbe, il suffit de l'avoir franchi, pour avoir atteint le but
principal; et, si on a conçu les vastes desseins de Napoléon, il
devient alors nécessaire de courir à l'Oder, pour s'interposer entre
la Prusse et la Russie, pour intercepter les secours de l'une à
l'autre. Il faut même s'avancer jusqu'à la Vistule, battre la Russie
en Pologne, où tant de ressentiments couvent contre elle, et suivre
l'exemple d'Annibal, qui vint établir la guerre au centre des
provinces italiennes, frémissantes sous le joug mal affermi de
l'antique Rome. Tels sont les échelons de cette marche immense vers le
Nord, qu'un seul homme a tentée jusqu'ici, Napoléon! Cette marche
sera-t-elle tentée encore une fois? L'univers l'ignore. Si c'est
l'intention de la Providence, que ce soit au moins une tentative
sérieuse, au profit de la liberté et de l'indépendance de l'Occident!

Mais pour atteindre cette plaine septentrionale, à l'entrée de
laquelle la Prusse est située, il faut traverser la contrée
montagneuse qui forme le centre de l'Allemagne, ou bien la tourner en
allant gagner la plage unie, qui, sous le nom de Westphalie, s'étend
entre les montagnes et la mer du Nord.

Cette contrée, qui ferme l'entrée de la Prusse (voir la carte nº 28),
se compose d'un groupe de hauteurs boisées, long et large, qui d'un
côté se lie à la Bohême, de l'autre s'élève au nord, jusqu'aux plaines
de la Westphalie, au milieu desquelles il se termine, après s'être un
moment redressé pour former les sommets du Hartz, si riches en métaux.
Ce groupe montagneux qui sépare les eaux du Rhin de celles de l'Elbe,
couvert dans sa partie supérieure de forêts, jette dans le Rhin, le
Mein, la Lahn, la Sieg, la Ruhr, la Lippe, jette dans l'Elbe,
l'Elster, la Saale, l'Unstrut, et enfin, directement dans la mer du
Nord, l'Ems et le Wéser.

[En marge: Trois routes pour pénétrer en Prusse.]

Diverses routes se présentent pour le traverser. Premièrement, on
peut, en partant de Mayence, se diriger à droite, remonter la vallée
sinueuse du Mein, jusqu'au-dessus de Wurzbourg, et même jusqu'à ses
sources. Là, aux environs de Cobourg, on rencontre les sommets boisés,
qui, sous le nom de forêt de Thuringe, séparent la Franconie de la
Saxe, et desquels s'échappent le Mein d'un côté, la Saale de l'autre.
On les traverse par trois défilés, ceux de Bayreuth à Hof, de Kronach
à Schleitz, de Cobourg à Saalfeld, puis on descend en Saxe par la
vallée de la Saale. (Voir les cartes n{os} 28 et 34.) Telle est la
première route. À gauche de ces sommets boisés qui forment la forêt de
Thuringe, se trouve la seconde. Pour la suivre, on remonte le Mein, de
Mayence jusqu'à Hanau; là on le quitte pour se jeter dans la vallée
de la Werra, ou pays de Fulde, on laisse à droite la forêt de
Thuringe, on descend par Eisenach, Gotha, Weimar, dans les plaines de
la Thuringe et de la Saxe, et on arrive sur les bords de l'Elbe. Cette
dernière voie a toujours été la grande route de l'Allemagne, celle de
Francfort à Leipzig.

La troisième route enfin consiste à tourner le centre montagneux de
l'Allemagne, et à s'élever au nord, jusqu'à ce qu'on ait atteint la
plaine de la Westphalie, ce qu'on fait en suivant le cours du Rhin
jusqu'à Wesel, en le passant à Wesel, en cheminant ensuite à travers
la Westphalie et le Hanovre, les montagnes à droite, la mer à gauche.
On trouve ainsi sur ses pas l'Ems, le Wéser, et enfin l'Elbe, devenu à
cette extrémité de son cours l'un des fleuves les plus considérables
de l'Europe.

De ces diverses manières de pénétrer dans la plaine du Nord, Napoléon
avait choisi la première, celle qui conduit des sources du Mein aux
sources de la Saale, en traversant les défilés de la Franconie.

[En marge: Route préférée par Napoléon.]

Les motifs de son choix étaient profonds. D'abord il avait ses troupes
dans la haute Franconie, et s'il les eût transportées vers le nord,
pour gagner la Westphalie, il se serait exposé à faire le double ou le
triple du chemin, et à démasquer son mouvement par la longueur seule
du trajet. Indépendamment de la longueur et de la signification de ce
trajet, il aurait rencontré l'Ems, le Wéser, l'Elbe, et eût été obligé
de franchir ces fleuves, dans la partie inférieure de leur cours,
lorsqu'ils sont devenus de redoutables obstacles. Ces raisons ne
laissaient de choix qu'entre deux partis: ou il fallait prendre la
grande route centrale de l'Allemagne, qui se dirige par Francfort,
Hanau, Fulde, Gotha, Weimar sur Leipzig, et passe à gauche de la forêt
de Thuringe; ou bien il fallait remonter le Mein jusqu'à sa source, et
se jeter de la vallée du Mein dans la vallée de la Saale, ce qui
consistait à passer à la droite de la forêt de Thuringe. (Voir les
cartes n{os} 28 et 34.) Cependant, entre ces deux routes, la seconde
était de beaucoup préférable, par une raison qui tenait au plan
général de Napoléon, et à son système de guerre. Plus il passait à
droite, plus il avait chance de tourner les Prussiens par leur gauche,
de les gagner de vitesse sur l'Elbe, de les séparer de la Saxe, de
leur en ôter les ressources et les soldats, de franchir l'Elbe dans la
partie de son cours la plus facile à traverser, de se rendre maître de
Berlin, et enfin après avoir devancé les Prussiens sur l'Elbe, de les
prévenir sur l'Oder, par où les Russes pouvaient arriver à leur
secours. Si Napoléon atteignait ce but, il faisait quelque chose de
pareil à ce qu'il avait accompli l'année précédente, en tournant le
général autrichien Mack, en l'isolant des secours russes, et en
coupant en deux les forces de la coalition, de manière à battre une
portion après l'autre. Être le premier sur l'Elbe et sur l'Oder, était
donc le grand problème à résoudre dans cette guerre. Pour cela, les
défilés qui conduisent de la Franconie dans la Saxe, en passant à
droite de la forêt de Thuringe, étaient la vraie route que Napoléon
devait préférer, sans compter que ses troupes y étaient toutes
transportées, et qu'il n'avait qu'à partir du point où elles se
trouvaient pour entrer en action.

Mais ce à quoi il devait surtout s'appliquer pour réussir, c'était à
mettre les Prussiens en doute sur son véritable projet, c'était à leur
persuader qu'il prendrait la route de Fulde, d'Eisenach et de Weimar,
c'est-à-dire la route centrale de l'Allemagne, celle qui passe à la
gauche de la forêt de Thuringe. (Voir la carte nº 34.) Dans ce but, il
avait placé une partie de son aile gauche, composée des cinquième et
septième corps, aux ordres des maréchaux Lannes et Augereau, vers
Koenigshofen et Hildburghausen, sur la Werra, donnant à croire qu'il
allait se transporter dans la haute Hesse. Et en effet, il y avait là
de quoi les mettre en erreur. Napoléon ne s'en était pas tenu à cette
démonstration; il avait voulu accroître leurs incertitudes, en
ordonnant d'autres démonstrations vers la Westphalie. La marche du roi
de Hollande, précédée de faux bruits, avait eu cet objet. Cependant
elle n'avait pu tromper les Prussiens, jusqu'à leur persuader que
Napoléon attaquerait par la Westphalie. Outre la présence de l'armée
française dans la Franconie, une circonstance accessoire avait suffi
pour les éclairer. La division Dupont, toujours employée séparément
depuis les combats de Haslach et d'Albeck, avait été envoyée sur le
bas Rhin, afin d'occuper le grand-duché de Berg. La guerre approchant,
elle avait été ramenée sur Mayence et Francfort. Ce mouvement de
gauche à droite enlevait toute vraisemblance à une opération
offensive du côté de la Westphalie, et conduisait à croire que
l'attaque se ferait ou par le pays de Fulde, ou par la Franconie, soit
à gauche, soit à droite de la forêt de Thuringe. Mais lequel de ces
deux passages serait préféré par Napoléon, là était le doute, que ce
profond calculateur entretenait avec un soin infini dans l'esprit des
généraux prussiens.

[En marge: État de l'armée prussienne.]

[En marge: Armée du duc de Brunswick.]

Rien ne peut donner une idée de l'agitation qui régnait parmi ces
malheureux généraux. Ils étaient tous réunis à Erfurt, sur le revers
de la forêt de Thuringe, avec les ministres, le roi, la reine et la
cour, délibérant dans une espèce de confusion difficile à peindre. Les
forces prussiennes, rassemblées d'abord dans chaque circonscription
militaire, avaient été ensuite concentrées en deux masses, l'une aux
environs de Magdebourg, sous le duc de Brunswick, l'autre aux environs
de Dresde, sous le prince de Hohenlohe. (Voir la carte nº 34.) L'armée
principale, portée de Magdebourg à Naumbourg, sur la Saale, puis à
Weimar et Erfurt, était dans ce moment autour de cette dernière ville,
rangée derrière la forêt de Thuringe, son front couvert par la
longueur de la forêt, et sa gauche par les rives escarpées de la
Saale. Le duc de Weimar, avec un fort détachement de troupes légères,
occupait l'intérieur de la forêt, et poussait des reconnaissances au
delà. Le général Ruchel formait la droite de cette armée avec les
troupes de Westphalie.

[En marge: Armée du prince de Hohenlohe.]

On pouvait évaluer à 93 mille hommes cette armée principale, en y
comprenant le corps du général Ruchel. La seconde armée, organisée en
Silésie, avait été dirigée sur la Saxe, pour entraîner, moitié
persuasion, moitié crainte, le malheureux électeur, qui n'avait ni
intérêt ni goût à la guerre. Cédant enfin après beaucoup
d'hésitations, il venait de promettre 20 mille Saxons, d'assez bonnes
troupes, et de livrer le pont de Dresde aux Prussiens, à condition
qu'on couvrirait la Saxe, en y plaçant l'une des deux armées
agissantes. Les 20 mille Saxons n'étaient pas prêts, et faisaient
attendre le prince de Hohenlohe, qui remontait lentement la Saale,
pour prendre position vis-à-vis des défilés qui conduisent de la
Franconie en Saxe, en face du rassemblement des troupes françaises. Le
contingent prussien du pays de Bayreuth, sous le commandement du
général Tauenzien, s'était retiré sur Schleitz, à notre approche, et
formait ainsi l'avant-garde du prince de Hohenlohe. Celui-ci, avec les
20 mille Saxons qu'il attendait, et les trente et quelques mille
Prussiens de la Silésie, devait avoir sous la main un corps de plus de
cinquante mille hommes.

[En marge: Évaluation des forces prussiennes.]

Telles étaient les deux armées prussiennes. Pour toute réserve, il y
avait à Magdebourg un corps d'environ 15 mille hommes, placé sous les
ordres d'un prince de Wurtemberg, brouillé avec sa famille. Il faut
ajouter à cette énumération les garnisons des places de l'Oder et de
la Vistule, qui montaient à environ 25 mille hommes. Ainsi les
Prussiens, compris 20 mille Saxons, n'avaient pas plus de 180 ou 185
mille soldats à leur disposition, et n'en comptaient pas en propre
plus de 160 ou 165 mille[2].

[Note 2: Voici le tableau des forces prussiennes le plus exact à notre
avis:

  Avant-garde sous le duc de Weimar               10,000 hommes.
  Corps principal sous le duc de Brunswick        66,000
  Troupes de Westphalie, formant sous le général
  Ruchel la droite du duc de Brunswick            17,000
                                                 --------------
            Total de l'armée principale           93,000 hommes.

  Corps du prince de Hohenlohe (Saxons compris)   50,000 hommes.
  Réserve sous le prince de Wurtemberg            15,000
  Garnisons de l'Oder et de la Vistule            25,000
                                                 --------------
            Total des forces prussiennes         183,000 hommes.

On peut néanmoins les évaluer à 185,000, car le corps du prince de
Hohenlohe était en général estimé à plus de 50 mille hommes.]

[En marge: État moral de l'armée prussienne.]

On allait donc opposer 180 mille Allemands à 190 mille Français, que
cent mille autres devaient suivre bientôt, et qui étaient tellement
aguerris, qu'ils pouvaient être présentés dans la proportion d'un
contre deux, quelquefois même d'un contre trois, aux meilleures
troupes européennes. Nous ne parlons pas du poids que jetaient dans la
balance le génie et la présence de Napoléon. La folie d'une telle
lutte était par conséquent bien grande de la part des Prussiens, sans
compter la faute politique d'une guerre entre la Prusse et la France,
faute, il est vrai, égale des deux côtés. Du reste, les Prussiens
étaient braves, comme le furent toujours les Allemands; mais, depuis
la fin de la guerre de Sept-Ans, c'est-à-dire, depuis 1763, ils
n'avaient figuré dans aucune guerre sérieuse, car leur intervention en
1792, dans la lutte de l'Europe contre la Révolution française,
n'avait été ni bien longue, ni bien opiniâtre. Aussi n'avaient-ils
participé à aucun des changements apportés depuis quinze ans à
l'organisation des troupes européennes; ils faisaient consister l'art
de la guerre dans une régularité de mouvements, qui sert beaucoup plus
sur les champs de manoeuvre que sur les champs de bataille; ils
étaient suivis d'une quantité de bagages suffisante à elle seule pour
perdre une armée, par les obstacles qu'elle apporte à sa marche. Au
surplus l'orgueil, qui est une grande force morale, était extrême chez
les Prussiens, surtout parmi les officiers, et il était accompagné
chez eux d'un sentiment plus noble encore, d'un patriotisme irréfléchi
mais ardent.

[En marge: Le duc de Brunswick.]

[En marge: Le prince de Hohenlohe.]

[En marge: Le général Ruchel, le prince Louis.]

[En marge: Le maréchal Kalkreuth.]

[En marge: Présence de la reine de Prusse au quartier général.]

Leur armée ne péchait pas moins par la confusion des conseils que par
la qualité des troupes. Le roi avait confié la direction de cette
guerre au duc de Brunswick, par déférence pour la vieille renommée de
ce neveu, de cet élève du grand Frédéric. Il y a des réputations
établies qui sont quelquefois destinées à perdre les empires: on ne
pourrait pas en effet leur refuser le commandement, et quand on le
leur a déféré, le public qui aperçoit l'insuffisance sous la gloire,
blâme un choix qu'il a imposé, et le rend plus fâcheux en infirmant
par la critique l'autorité morale du commandement, sans laquelle
l'autorité matérielle n'est rien. C'est ce qui arrivait pour le duc de
Brunswick. On déplorait généralement ce choix parmi les Prussiens, et
on s'en exprimait avec une hardiesse dont il eût été impossible de
trouver ailleurs un exemple, car il semblait que chez cette nation la
liberté d'esprit et de langage dût prendre naissance dans le sein de
l'armée. Le duc de Brunswick, doué de lumières étendues, avantage que
ne possèdent pas toujours les hommes dont la renommée a exagéré le
mérite, se jugeait impropre aux guerres si actives et si terribles du
temps. Il avait accepté le commandement par une faiblesse de
vieillard, pour n'avoir pas le chagrin de le laisser à des rivaux, et
il se sentait accablé sous ce fardeau. Jugeant aussi bien les autres
qu'il se jugeait lui-même, il appréciait, comme elle le méritait, la
folie de la cour et celle de la jeune noblesse militaire, et il n'en
était pas moins effrayé que de sa propre insuffisance. À côté du duc
de Brunswick se trouvait un autre débris du règne de Frédéric, c'était
le vieux maréchal de Mollendorf, lui aussi chargé d'années, mais
modeste, dévoué, n'exerçant aucune autorité, et uniquement appelé à
donner des avis, car le roi, incertain en toutes choses, n'osant pas
prendre le commandement, et ne pouvant se résoudre à le confier
entièrement à personne, voulait consulter au sujet de chacune des
résolutions de son état-major, et juger chaque ordre avant d'en
permettre l'exécution. À la faiblesse des vieillards se joignaient les
prétentions des jeunes gens, convaincus qu'à eux seuls appartenaient
le talent et le droit de faire la guerre. Le principal d'entre eux
était le prince de Hohenlohe, chef de la seconde armée, et l'un des
souverains allemands dépouillés de leurs États par la nouvelle
Confédération du Rhin. Plein de passions et d'orgueil, il devait à
quelques hardiesses heureuses, dans la guerre de 1792, la réputation
d'un général habile et entreprenant. Cette réputation, fort peu
méritée, avait suffi pour lui inspirer l'ambition d'être indépendant
du généralissime, et d'agir d'après ses inspirations personnelles. Il
en avait adressé la demande au roi, qui, n'osant ni accéder ni
résister à ses désirs, avait souffert à côté du commandement en chef,
un commandement secondaire, mal défini, tendant à l'isolement et à
l'insubordination. Voulant attirer la guerre à lui, le prince de
Hohenlohe s'efforçait d'établir le théâtre des opérations principales
sur la haute Saale, où il se trouvait, tandis que le duc de Brunswick
aspirait à le fixer derrière la forêt de Thuringe, où il était venu se
placer. De ce triste conflit devaient naître bientôt les plus
fâcheuses conséquences. Venaient ensuite les déclamateurs, comme le
général Ruchel, celui qui s'était permis d'offenser M. d'Haugwitz, le
prince Louis, qui avait si fort contribué à entraîner la cour, décidés
les uns et les autres à ne favoriser que le plan qui aboutirait à
l'offensive immédiate, dans la crainte d'un retour vers les idées
pacifiques, et d'un accommodement entre Frédéric-Guillaume et
Napoléon. Parmi ces généraux, et contrastant avec eux, se faisait
remarquer le maréchal Kalkreuth, moins âgé que les uns, moins jeune
que les autres, supérieur à tous par ses talents, propre encore aux
fatigues quoique ayant pris une part glorieuse aux campagnes du grand
Frédéric, jouissant de la confiance de l'armée et la méritant, jugeant
la guerre actuelle extravagante, le chef chargé de la diriger
incapable, disant de plus son opinion avec une hardiesse qui
contribuait à ébranler profondément l'autorité du généralissime. C'est
par lui que l'armée aurait voulu être commandée, bien qu'en présence
des soldats français et de Napoléon, il n'eût peut-être pas mieux fait
que le duc de Brunswick lui-même. À ces personnages militaires
étaient venus s'ajouter divers personnages civils, M. d'Haugwitz,
premier ministre, M. Lombard, secrétaire du roi, M. de Lucchesini,
ministre de Prusse à Paris, plus une quantité de princes allemands,
entre autres l'électeur de Hesse, qu'on cherchait vainement à
entraîner dans la guerre, et, enfin, complétant ce pêle-mêle, la reine
avec quelques-unes de ses dames, montant à cheval, et se montrant aux
troupes qui la saluaient de leurs acclamations. Lorsque les gens
sensés demandaient ce que faisait là cette personne auguste, qui, par
son rang et son sexe, semblait si déplacée dans un quartier général,
on répondait que son énergie était utile, qu'elle seule soutenait le
roi, l'empêchait de faiblir, et on alléguait ainsi pour excuser sa
présence, une raison non moins inconvenante que sa présence elle-même.

[En marge: Attitude de MM. d'Haugwitz et Lombard.]

M. d'Haugwitz, M. Lombard, et tous les anciens partisans de l'alliance
française, essayaient d'obtenir leur pardon par un désaveu peu
honorable de leur conduite antérieure. MM. d'Haugwitz et Lombard, qui
avaient assez d'esprit pour juger ce qui se passait sous leurs yeux,
et qui auraient dû se retirer quand la politique de paix était devenue
impossible, pour laisser à M. de Hardenberg les conséquences de la
politique de guerre, affectaient au contraire la plus grande chaleur
de sentiments, afin qu'on crût à la sincérité de leur retour. Ils
poussaient la faiblesse jusqu'à se calomnier eux-mêmes, en insinuant
que leur attachement à l'alliance française n'avait été de leur part
qu'une feinte pour tromper Napoléon, et pour différer une rupture
qu'ils prévoyaient, mais dont le roi, toujours ami de la paix, leur
avait impérieusement commandé de reculer le terme. Se donner comme des
fourbes autrefois, afin de passer pour des hommes sincères
aujourd'hui, n'était ni bien habile, ni bien honorable. Tout ce que
gagnait M. d'Haugwitz à se conduire de la sorte, c'était de perdre en
un jour le mérite d'une politique sage qui lui appartenait, pour
assumer la responsabilité d'une politique désastreuse qui lui était
étrangère.

[En marge: M. de Gentz appelé au quartier général.]

Il y avait alors en Allemagne un pamphlétaire spirituel et éloquent,
ennemi ardent de la France, et dont les passions patriotiques, quoique
vraies, n'étaient pas entièrement désintéressées, car il recevait des
cabinets de Vienne et de Londres le prix de ses diatribes: ce
pamphlétaire était M. de Gentz. C'est lui qui depuis plusieurs années
écrivait les manifestes de la coalition, et remplissait les journaux
de l'Europe de déclamations virulentes contre la France. MM.
d'Haugwitz et Lombard l'avaient appelé au quartier général prussien,
pour qu'il voulût bien rédiger le manifeste de la Prusse, et ils en
étaient devant cet auteur de libelles, aux prières, aux caresses, aux
excuses, l'accablant de prévenances et de marques de distinction,
jusqu'à le présenter à la reine elle-même, et à lui ménager des
entrevues avec cette princesse. Après l'avoir souvent dénoncé à la
France comme un boute-feu vendu à l'Angleterre, ils le suppliaient en
ce moment d'enflammer contre cette même France tous les coeurs
allemands. Ils l'avaient chargé en outre d'être auprès de l'Autriche
la caution de leur sincérité, s'excusant de combattre si tard l'ennemi
commun, par l'assurance de l'avoir détesté toujours.

C'est au milieu de cette étrange réunion de militaires, de princes, de
ministres, d'hommes, de femmes, tous se mêlant d'opiner, de
conseiller, d'approuver ou de blâmer, qu'on discutait la politique et
la guerre. M. d'Haugwitz, qui cherchait à prolonger ses illusions,
comme il avait cherché à prolonger son pouvoir, tâchait de persuader à
chacun que tout allait bien, très-bien, beaucoup mieux qu'on n'aurait
pu l'espérer. Il se vantait d'avoir trouvé chez l'Autriche des
dispositions extrêmement amicales, et parlait même de communications
secrètes qui faisaient présager le concours prochain de cette
puissance. Il célébrait la générosité de l'empereur Alexandre, et
publiait à titre de nouvelle certaine l'arrivée immédiate des troupes
russes sur l'Elbe. Il donnait comme acquise l'adhésion de l'électeur
de Hesse, et l'adjonction à l'armée prussienne de trente mille
Hessois, soldats les meilleurs de la Confédération. Enfin il annonçait
la réconciliation soudaine de la Prusse avec l'Angleterre, et le
départ d'un plénipotentiaire britannique pour le quartier général
prussien. M. d'Haugwitz ne pouvait croire cependant à la vérité de ces
nouvelles, car il savait que l'Autriche, gardant le souvenir de la
conduite tenue à son égard, se joindrait à la Prusse le jour seulement
où Napoléon serait vaincu, c'est-à-dire quand on n'aurait presque plus
besoin d'elle; que les troupes russes arriveraient sur l'Elbe dans
trois ou quatre mois, c'est-à-dire à une époque où la question serait
décidée; que l'électeur de Hesse, toujours astucieux, attendait le
résultat de la première bataille pour se prononcer; que l'Angleterre
enfin, dont la réconciliation avec la Prusse était en effet certaine,
ne pouvait fournir que de l'argent, tandis qu'il aurait fallu des
soldats pour les opposer aux terribles soldats de Napoléon. Il savait
que la question consistait toujours à vaincre avec l'armée prussienne,
réduite à ses propres forces, énervée par une longue paix, commandée
par un vieillard, l'armée française constamment victorieuse depuis
quinze ans, et commandée par Napoléon. Mais cherchant à tromper les
autres, et à se tromper lui-même, un jour, une heure de plus, il
semait des bruits auxquels il ne croyait pas, et s'efforçait de
couvrir de quelques ombres le précipice où l'on marchait.

[En marge: Idées qui dominent les Prussiens, relativement au système
de guerre qu'il convient d'adopter.]

[En marge: L'idée de la guerre offensive prévaut dans tous les
esprits.]

[En marge: Plan que la prudence conseillait d'opposer à Napoléon.]

On n'était pas dans de meilleures dispositions d'esprit pour discuter
les plans de campagne. Tout ce qu'on avait conclu des grandes leçons
d'art militaire données par Napoléon à l'Europe, c'est qu'il fallait
sur-le-champ prendre l'offensive, battre les Français avec leurs
propres armes, c'est-à-dire avec l'audace et la célérité, et comme la
Prusse n'était pas capable de supporter long-temps les frais d'un si
grand armement, se hâter d'en finir, en livrant une bataille décisive
avec toutes les forces réunies de la monarchie. On se persuadait
sérieusement même après Austerlitz, même après Hohenlinden, et cent
autres batailles rangées, que les Français, vifs et adroits, étaient
propres surtout à la guerre de postes, mais que dans une action
générale, où seraient engagées de grandes masses, la solide et savante
tactique de l'armée prussienne l'emporterait sur leur inconsistante
agilité. Ce qu'il fallait surtout pour plaire à ce monde agité, pour
en être écouté avec faveur, c'était de parler de guerre offensive.
Quiconque eût apporté un plan de guerre défensive, quelque bien
raisonné que ce plan pût être; quiconque, invoquant les règles
éternelles de la prudence, aurait osé dire qu'à un ennemi profondément
expérimenté, singulièrement impétueux, jusqu'alors invincible, il
fallait opposer le temps, l'espace, les obstacles naturels bien
choisis, en sachant attendre l'occasion, que la fortune n'accorde ni
aux téméraires qui la devancent, ni aux timides qui la fuient, mais
aux habiles qui la saisissent quand elle se présente, quiconque eût
osé donner de tels conseils, eût été accueilli comme un lâche, ou
comme un traître vendu à Napoléon. Cependant l'armée prussienne ne
pouvant alors tenir tête à l'armée française, le plus simple bon sens
conseillait de présenter à Napoléon d'autres obstacles que des
poitrines de soldats. Ces obstacles, tels qu'on pouvait déjà les
entrevoir, et tels que l'expérience les révéla bientôt, étaient la
distance, le climat, la jonction des forces russes et allemandes dans
les profondeurs glacées du Nord. Il ne fallait donc pas, en se portant
en avant, épargner à Napoléon une moitié de la distance, transporter
la guerre sous un climat tempéré, et lui fournir l'avantage de
combattre les Prussiens avant l'arrivée des Russes. Il ne fallait pas
surtout devant un ennemi si prompt, si adroit, si habile à profiter
d'un faux mouvement, s'exposer, en prenant une position trop avancée,
à être coupé de sa ligne d'opération, séparé de l'Elbe ou de l'Oder,
et enveloppé, anéanti au début même de la guerre. Les Autrichiens,
qu'on avait tant blâmés l'année précédente, auraient dû servir de
leçon, et empêcher par le souvenir de leurs malheurs, qu'on ne donnât
une seconde fois le spectacle des Allemands surpris, battus, désarmés,
avant l'arrivée de leurs auxiliaires du Nord.

Ainsi la prudence enseignait qu'il fallait, au lieu de s'avancer
jusqu'aux montagnes boisées qui séparent la vallée de l'Elbe de celle
du Rhin, se tenir tout simplement en masse derrière l'Elbe, seule
barrière qui pût arrêter les Français, leur en disputer le passage du
mieux qu'on pourrait, puis l'Elbe franchi par eux, se retirer sur
l'Oder, et de l'Oder sur la Vistule, jusqu'à ce qu'on eût rejoint les
Russes, en tâchant de ne livrer que des actions partielles, lesquelles
sans rien compromettre, auraient rendu aux Prussiens l'habitude de la
guerre, qu'ils avaient perdue depuis long-temps. C'est quand on aurait
pu réunir cent cinquante mille Prussiens à cent cinquante mille
Russes, dans les plaines tour à tour fangeuses ou glacées de la
Pologne, que les difficultés sérieuses auraient commencé pour
Napoléon.

Ce n'était pas du génie, nous le répétons, mais du simple bon sens
qu'il fallait pour concevoir un tel plan. D'ailleurs un Français, un
grand général, Dumouriez, qui avait autrefois sauvé la France contre
ce même duc de Brunswick, et qui depuis, dépravé par l'exil, tâchait
de conseiller nos ennemis, sans en être écouté, Dumouriez envoyait
mémoires sur mémoires aux cabinets européens, pour leur apprendre que
se retirer, en opposant à Napoléon les distances, le climat, la faim
et les ruines, était le plus sûr moyen de le combattre. Napoléon
lui-même le pensait si bien que, lorsqu'il fut informé que les
Prussiens s'avançaient au delà de l'Elbe, il refusa d'abord de le
croire[3].

[Note 3: Voici un fragment de lettre qui révèle la manière de penser
de Napoléon à cet égard:

_À M. le maréchal prince de Neufchâtel._

                                      «Saint-Cloud, 24 septembre 1806.

»Mon cousin, je vous envoie la copie des ordres de mouvement de
l'armée, que je vous ai adressés le 20 du courant au matin, et que je
suis fâché de ne pas vous avoir envoyés douze heures après le départ
de mon courrier du 20 septembre, parce qu'il aurait pu être
intercepté. Cependant je n'ai pas lieu de le craindre. Vous aurez dû
recevoir, le 24 à midi, mon premier courrier du 20. Quand la présente
vous parviendra, ce qui sans doute aura lieu le 27, des ordres auront
été donnés au maréchal Soult, qui sera parti dès le 26; et, comme il
lui faut trois ou quatre jours de marche pour se rendre à Amberg, il
pourrait y être le 30, quoiqu'il n'ait l'ordre que d'y être le 3. Vous
recevrez le présent courrier le 27, afin que vous accélériez le
mouvement du maréchal Soult. _Il importe qu'il arrive vite à Amberg,
puisque l'ennemi est à Hof, extravagance dont je ne le croyais pas
capable, pensant qu'il resterait sur la défensive le long de
l'Elbe....._

                                                    »Signé NAPOLÉON.»]

Il est vrai que par l'adoption d'un tel plan on perdait le concours de
la Hesse et de la Saxe, les plus belles provinces de la monarchie
abandonnées sans combat à l'ennemi, les ressources dont ces provinces
abondaient, la capitale, et enfin l'honneur des armes compromis par
une retraite aussi brusque. Mais ces objections, graves sans doute,
étaient plus spécieuses que solides. La Hesse, en effet, ne voulait
pas se donner à des gens qui avaient déjà le sceau de la défaite sur
le front. Vingt mille Saxons ne valaient pas le sacrifice d'un bon
système de guerre. Les provinces qu'on se faisait scrupule
d'abandonner, allaient être perdues de gré ou de force par un
mouvement offensif de Napoléon, et quand on lui avait vu parcourir
l'Autriche à pas de géant, sans être arrêté par les montagnes ou les
fleuves, il était puéril d'espérer les défendre contre lui. Ces lignes
de la forêt de Thuringe, de l'Elbe, de l'Oder, qu'on craignait de
livrer, on était certain de se les voir enlever par une seule
manoeuvre de Napoléon, sans en pouvoir faire les degrés successifs
d'une retraite bien calculée, et en perdant, outre les provinces
contenues entre ces lignes, l'armée elle-même, c'est-à-dire la
monarchie. Enfin pour ce qui regardait l'honneur des armes, il fallait
tenir peu de compte des apparences: une retraite qu'on peut imputer au
calcul, n'a jamais compromis la réputation d'une armée.

Au surplus, aucune de ces idées n'avait été discutée dans le conseil
tumultueux, où roi, princes, généraux, ministres, délibéraient sur les
opérations de la prochaine guerre. Il y régnait une telle ardeur,
qu'on ne souffrait la discussion qu'entre des plans offensifs, et ces
plans tendaient tous à porter l'armée prussienne en Franconie, au
milieu des cantonnements de l'armée française, pour surprendre
celle-ci, et la rejeter sur le Rhin, avant qu'elle eût le temps de se
concentrer.

Le plan, qui aurait le mieux convenu à la prudence du duc de
Brunswick, eût été de rester blotti derrière la forêt de Thuringe, et
d'attendre dans cette position que Napoléon débouchât par l'un ou
l'autre côté de cette forêt, par les défilés de la Franconie en Saxe,
ou par la route centrale de l'Allemagne, qui va de Francfort à
Weimar. (Voir la carte nº 34.) Dans le premier cas, les Prussiens, la
droite à la forêt de Thuringe, le front couvert par la Saale,
n'avaient qu'à laisser avancer Napoléon. S'il voulait les assaillir
avant d'aller plus loin, ils lui opposaient les bords de la Saale,
presque impossibles à franchir devant une armée de 140 mille hommes.
S'il courait à l'Elbe, ils le suivaient, toujours couverts par ces
mêmes bords de la Saale. Si, au contraire, ce qui était moins
probable, vu le lieu choisi pour le rassemblement de ses troupes,
Napoléon traversant toute la Franconie, venait gagner la route
centrale d'Allemagne, le trajet était si long, qu'on avait le temps de
se réunir en masse, et de choisir un terrain convenable pour lui
livrer bataille, au moment où il déboucherait des montagnes.
Certainement, à ne pas adopter dès l'origine la ligne de l'Elbe pour
premier théâtre de guerre défensive, il n'y avait pas mieux à faire
que de se placer derrière la forêt de Thuringe, comme le duc de
Brunswick y était disposé.

[En marge: Deux plans de guerre offensive imaginés contradictoirement
par le duc de Brunswick et le prince de Hohenlohe.]

Mais quoique ce fût là son avis, il n'osa pas le proposer. Cédant à
l'entraînement général, il imagina un plan de guerre offensive. Le
prince de Hohenlohe, son contradicteur ordinaire, en imagina un autre.
Pour prendre la position qu'ils occupaient, le duc de Brunswick était
parti de Magdebourg, le prince de Hohenlohe de Dresde, le premier
remontant la rive gauche, le second remontant la rive droite de la
Saale. On pouvait, dans le système de la guerre offensive, passer,
comme nous l'avons dit, par l'un ou l'autre côté de la forêt de
Thuringe, ou remonter la haute Saale, et traverser les défilés qui
mettent en communication la Saxe avec la Franconie, devant lesquels
se rassemblaient alors les Français, ou bien se porter du côté opposé,
traverser la haute Hesse, et marcher d'Eisenach sur Fulde, Schweinfurt
et Wurzbourg. (Voir la carte nº 34.) Le prince de Hohenlohe, voulant
jouer le rôle principal, proposait, en laissant le duc de Brunswick où
il était, de remonter la haute Saale, de franchir les défilés de la
Franconie, de se jeter sur le haut Mein, de surprendre les Français à
peine rassemblés, et de les refouler sur le bas Mein, sur Wurzbourg,
Francfort et Mayence. Une fois le refoulement commencé, le duc de
Brunswick se serait joint à lui, par n'importe quelle route, pour
achever la déroute des Français avec toute la masse des forces
prussiennes.

Le duc de Brunswick avait formé le projet d'agir par le côté opposé,
de se porter en avant par Eisenach, Fulde, Schweinfurt, Wurzbourg,
c'est-à-dire par la route centrale de l'Allemagne, de tomber sur
Wurzbourg même, et de couper ainsi de Mayence tous les Français qui
étaient dans la Franconie. Ce projet valait assurément mieux, car
tandis que le prince de Hohenlohe, en proposant de déboucher sur le
haut Mein, aurait replié les Français sur le bas Mein, de Cobourg sur
Wurzbourg, et aurait tendu à les rallier en les repliant, le duc de
Brunswick au contraire, en se dirigeant sur Wurzbourg même, aurait
coupé les Français qui étaient sur le haut Mein de ceux qui se
trouvaient sur le bas Mein, se serait interposé entre Wurzbourg qui
était le centre de leurs rassemblements, et Mayence qui était leur
base d'opération. De plus il aurait agi avec 140 mille hommes réunis,
et tenté l'offensive avec la masse de forces qu'il y faut consacrer,
quand on ose la prendre. Mais quel que fût le plan qu'on adoptât, pour
qu'il eût des chances de réussir, il fallait, premièrement, que
l'armée prussienne fût, sinon égale en qualité à l'armée française,
capable au moins de supporter sa rencontre; secondement, qu'on
devançât Napoléon, et qu'on le surprit avant qu'il eût concentré
toutes ses forces sur Wurzbourg. Or, le duc de Brunswick avait donné
ses ordres de mouvement pour le 10 octobre, et Napoléon était à
Wurzbourg le 3, à la tête de ses forces rassemblées, et en mesure de
faire face à tous les événements.

[En marge: Le duc de Brunswick en apprenant l'arrivée de Napoléon à
Wurzbourg, renonce à son projet de guerre offensive.]

Tandis qu'on disputait ainsi sur ces plans offensifs, tous fondés
sur la donnée ridicule de surprendre les Français le 10 octobre,
lorsque Napoléon était déjà le 3 au milieu de ses troupes réunies,
on apprit son arrivée à Wurzbourg, et on commença d'entrevoir ses
dispositions. On comprit dès lors qu'on avait mal calculé en
mesurant son activité sur celle qu'on avait soi-même, et le duc de
Brunswick, qui, sans posséder le coup d'oeil, la résolution,
l'activité d'un grand général, était doué néanmoins d'un jugement
exercé, sentit plus vivement le danger d'aller affronter l'armée
française déjà formée, et ayant Napoléon à sa tête. Il renonça dès
cet instant à des projets d'offensive, conçus par condescendance, et
s'attacha de plus en plus à la position défensive prise derrière la
forêt de Thuringe. Il s'efforça de démontrer à tous ceux qui
l'entouraient, les avantages de cette position, car, leur
répétait-il sans cesse, si Napoléon passait par Koenigshofen,
Eisenach, Gotha, Erfurt, ce qui l'amenait en Allemagne par la grande
route centrale, on pouvait le prendre en flanc, au moment où il
déboucherait des montagnes; si, au contraire, il se présentait par
les défilés aboutissant de la Franconie en Saxe, sur la haute Saale,
on occupait le cours de cette rivière, et on l'attendait de pied
ferme derrière ses bords escarpés. D'autres raisons que le duc de
Brunswick n'avouait pas, lui inspiraient pour cette position une
préférence décidée. Au fond il blâmait la guerre, et il venait de
découvrir avec joie une chance de la conjurer. À en croire les
rapports des espions, Napoléon faisait exécuter de grands travaux
défensifs vers Schweinfurt, sur la route même de Wurzbourg à
Koenigshofen et Eisenach. Il était vrai que Napoléon, afin de
tromper les Prussiens, avait ordonné des travaux dans différentes
directions, notamment dans celle de Schweinfurt, Koenigshofen,
Hildburghausen et Eisenach. Le duc de Brunswick en concluait, non
pas que Napoléon songeait à se présenter par la grande route
centrale de Francfort à Weimar, mais qu'il voulait s'établir autour
de Wurzbourg, et y prendre une position défensive. Ses entretiens
avec M. de Lucchesini contribuaient également à le lui persuader.
Cet ambassadeur, qui avait si malheureusement irrité son cabinet
deux mois auparavant par des rapports exagérés, mêlant maintenant un
peu de vrai à beaucoup de faux, affirmait que Napoléon au fond ne
désirait pas la guerre, qu'il avait sans doute traité légèrement la
Prusse, mais qu'il n'avait jamais nourri contre elle aucun projet
d'agression, et qu'il serait bien possible qu'il vînt se placer à
Wurzbourg, pour y attendre derrière de bons retranchements, le
dernier mot du roi Frédéric-Guillaume.

Il était bien tard pour oser produire cette vérité, et c'était choisir
pour la produire l'instant où elle avait cessé d'être exacte. Si
Napoléon, en effet, avant de quitter Paris, avait été peu enclin à la
guerre, et très-disposé à en finir avec la Prusse au moyen de quelques
explications amicales, maintenant qu'il se trouvait à la tête de son
armée, et que son épée était à moitié hors du fourreau, il allait la
tirer tout entière, et agir avec la promptitude qui lui était
naturelle. Rien ne s'accordait moins avec son caractère, que le projet
de s'établir en avant de Wurzbourg, dans une position défensive. Mais
de ce projet faussement prêté à Napoléon, et des rapports de M. de
Lucchesini, le duc de Brunswick concluait avec une secrète joie, qu'il
était possible d'éviter la guerre, surtout si on avait la précaution
de rester derrière la forêt de Thuringe, et de laisser entre les deux
armées cet obstacle à leur rencontre.

[En marge: Grand conseil de guerre tenu à Erfurt le 5 octobre.]

[En marge: Le conseil de guerre tenu à Erfurt aboutit à l'idée d'une
reconnaissance sur la route d'Eisenach à Schweinfurt.]

[En marge: Dernière note diplomatique adressée à Napoléon.]

Le roi, sans le dire, partageait ce sentiment. On convoqua donc le 5
octobre, à Erfurt, un dernier conseil de guerre, auquel assistèrent le
duc de Brunswick, le prince de Hohenlohe, le maréchal de Mollendorf,
plusieurs officiers d'état-major, les chefs de corps, le roi lui-même
et ses ministres. Ce conseil dura deux jours entiers. Le duc y proposa
la question suivante: était-il prudent d'aller chercher Napoléon dans
une position inattaquable, quand on n'avait plus, comme dans le
premier projet d'offensive, l'espoir de le surprendre?--On disputa sur
ce sujet longuement et violemment. Le prince de Hohenlohe fit encore
surgir, par le moyen de son chef d'état-major, l'idée d'opérer par la
haute Saale, et de franchir les défilés, au débouché desquels Napoléon
avait rassemblé ses troupes. On combattit cette idée du côté du duc de
Brunswick, et on fit de nouveau sentir les avantages de la position
prise derrière la forêt de Thuringe. Les deux généraux en chef
soutinrent ainsi une lutte opiniâtre par l'intermédiaire de leurs
officiers d'état-major. Il n'y eut, au reste, d'accord nulle part.
Tandis que le duc de Brunswick était en vive contestation avec le
prince de Hohenlohe, M. d'Haugwitz disputait avec M. de Lucchesini, et
soutenait, à propos des dispositions pacifiques prêtées à Napoléon,
qu'il n'était plus temps d'y compter. Au choc des idées vint se
joindre le choc des passions, et le général Ruchel se permit une
nouvelle offense envers M. d'Haugwitz. Chacun n'emporta de ce débat
qu'une plus grande confusion d'esprit, et une plus profonde amertume
de coeur. Le roi surtout, qui cherchait avec bonne foi à s'éclairer,
qui n'osait se fier à ses lumières, et qui sentait l'imminence du
danger, le roi avait l'âme navrée. Dans l'impossibilité de se fixer,
le conseil, éprouvant le besoin de mieux connaître les véritables
résolutions de Napoléon, s'était arrêté au projet d'une reconnaissance
générale, exécutée simultanément par les trois principaux corps
d'armée du prince de Hohenlohe, du duc de Brunswick, et du général
Ruchel. Le roi fit modifier cette singulière conclusion, en réduisant
les trois reconnaissances à une seule, qui serait dirigée par le
colonel de Muffling, officier d'état-major du duc de Brunswick, sur
cette même route d'Eisenach à Schweinfurt, vers laquelle Napoléon
semblait faire quelques préparatifs de défense. Ordre fut donné au
prince de Hohenlohe de continuer la concentration de l'armée de
Silésie sur la haute Saale, en laissant le général Tauenzien avec le
détachement de Bayreuth, en observation vers les défilés de la
Franconie. À cette mesure militaire on ajouta une mesure politique, ce
fut d'envoyer à Napoléon une note définitive, pour lui signifier les
résolutions irrévocables de la cour de Prusse. On devait exposer dans
cette note les rapports qui avaient existé entre les deux cours, les
mauvais procédés dont la France avait payé les bons procédés de la
Prusse, l'obligation où était le cabinet de Berlin d'exiger une
explication qui portât sur tous les intérêts en litige, et qui fût
précédée par une démarche rassurante pour l'Allemagne, c'est-à-dire
par la retraite immédiate des troupes françaises en deçà du Rhin. On
demandait cette retraite à jour fixe, et on voulait qu'elle commençât
le 8 octobre.

Assurément si on souhaitait encore la paix, la note projetée était un
moyen fort mal imaginé pour la maintenir, car c'était méconnaître
étrangement le caractère de Napoléon, que de lui adresser une
sommation de se retirer à jour fixe. Mais tandis que le duc de
Brunswick et le roi cherchaient à se ménager une dernière chance de
paix, en restant derrière la forêt de Thuringe, ils étaient forcés,
pour contenter les furieux qui poussaient à la guerre, de faire
quelques démonstrations apparentes de fierté, se soumettant ainsi aux
caprices d'une armée qui s'était transformée en multitude populaire,
et qui criait, exigeait, ordonnait, comme fait la multitude quand on
lui livre les rênes.

[En marge: Napoléon se transporte à Bamberg, et fait ses dispositions
pour entrer en Saxe.]

Voilà comment les Prussiens avaient dépensé le temps que Napoléon
employait de son côté en préparatifs si actifs et si bien conçus. Ne
s'arrêtant pas à Wurzbourg, il s'était rendu à Bamberg, où il
différait son entrée en Saxe jusqu'à un dernier mot de la Prusse, qui
fit peser sur elle, et non sur lui, le tort de l'agression. Sa droite,
composée des corps des maréchaux Soult et Ney, était en avant de
Bayreuth, prête à déboucher par le chemin de Bayreuth à Hof, sur la
haute Saale. (Voir la carte nº 34.) Son centre, formé des corps des
maréchaux Bernadotte et Davout, précédé de la réserve de cavalerie, et
suivi de la garde à pied, se trouvait à Kronach, n'attendant qu'un
ordre pour s'avancer par Lobenstein sur Saalbourg et Schleitz. Sa
gauche, consistant dans les corps des maréchaux Lannes et Augereau,
faisant vers Hildburghausen des démonstrations trompeuses, devait au
premier signal se reporter de gauche à droite, de Cobourg vers
Neustadt, afin de déboucher par Grafenthal sur Saalfeld. Ces trois
colonnes avaient à parcourir les défilés étroits, bordés de bois et de
rochers, qui mettent en communication la Franconie avec la Saxe, et
qui viennent aboutir sur la haute Saale. Toutefois la frontière de la
Saxe n'était pas encore franchie, et on se tenait sur le territoire
franconien, le pied levé pour marcher. La garde impériale n'était
pas, il est vrai, réunie tout entière; il manquait la cavalerie et
l'artillerie de cette garde, qui n'avaient pu voyager en poste comme
l'infanterie; il manquait aussi les compagnies d'élite et le grand
parc. Mais Napoléon avait sous la main environ 170 mille hommes, et
c'était plus qu'il n'en fallait pour accabler l'armée prussienne.

[En marge: Proclamation de Napoléon à l'armée française.]

En recevant le 7 la note de la Prusse, il fut extrêmement courroucé.
Le major général Berthier se trouvait auprès de lui.--Prince, lui
dit-il, nous serons exacts au rendez-vous; et le 8, au lieu d'être en
France, nous serons en Saxe.--Il adressa sur-le-champ la proclamation
suivante à son armée:

«SOLDATS,

»L'ordre pour votre rentrée en France était parti; vous vous étiez
déjà rapprochés de plusieurs marches; des fêtes triomphales vous
attendaient! Mais lorsque nous nous abandonnions à cette trop
confiante sécurité, de nouvelles trames s'ourdissaient sous le masque
de l'amitié et de l'alliance! Des cris de guerre se sont fait entendre
à Berlin. Le même esprit de vertige qui, à la faveur de nos
dissensions intestines, conduisait, il y a quatorze ans, les Prussiens
au milieu des plaines de la Champagne, domine encore dans leurs
conseils. Si ce n'est plus Paris qu'ils veulent renverser jusque dans
ses fondements, ce sont aujourd'hui leurs drapeaux qu'ils se vantent
de planter dans les capitales de nos alliés, ce sont nos lauriers
qu'ils veulent arracher de notre front! Ils veulent que nous évacuions
l'Allemagne à l'aspect de leur armée..... Soldats, il n'est aucun de
vous qui veuille retourner en France par un autre chemin que celui de
l'honneur. Nous ne devons y rentrer que sous des arcs de triomphe.
Aurions-nous donc bravé les saisons, les mers, les déserts, vaincu
l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous, porté notre gloire de
l'orient à l'occident, pour retourner aujourd'hui dans notre patrie
comme des transfuges, après avoir abandonné nos alliés, et pour
entendre dire que l'aigle française a fui épouvantée à l'aspect des
aigles prussiennes? Malheur donc à ceux qui nous provoquent! Que les
Prussiens éprouvent le même sort qu'ils éprouvèrent il y a quatorze
ans! Qu'ils apprennent que, s'il est facile d'acquérir un
accroissement de domaines et de puissance avec l'amitié du grand
peuple, son inimitié est plus terrible que les tempêtes de l'Océan!»

[En marge: L'armée française se met en marche le 8 octobre, formée en
trois colonnes.]

[En marge: Murat entre le premier en Saxe à la tête de la cavalerie.]

Le lendemain 8 octobre, Napoléon donna l'ordre à toute l'armée de
franchir la frontière de la Saxe. Les trois colonnes dont elle se
composait, s'ébranlèrent à la fois. Murat, qui précédait le centre,
entra le premier à la tête de la cavalerie légère et du 27e léger, et
lança ses escadrons par le défilé du milieu, celui de Kronach à
Lobenstein. À peine arrivé au delà des hauteurs boisées qui séparent
la Franconie de la Saxe, il envoya sur la droite vers Hof, sur la
gauche vers Saalfeld, divers détachements, afin de dégager l'issue des
débouchés, par lesquels devaient pénétrer les autres colonnes de
l'armée. Ensuite il marcha droit de Lobenstein sur Saalbourg. Il y
trouva postée sur la Saale une troupe d'infanterie et de cavalerie,
appartenant au corps du général Tauenzien. L'ennemi fit mine d'abord
de défendre la Saale, qui est un faible obstacle dans cette partie de
son cours, et envoya plusieurs volées de canon à nos cavaliers. On lui
riposta avec quelques pièces d'artillerie légère, attachées
ordinairement à la réserve de cavalerie; puis on lui montra plusieurs
compagnies d'infanterie du 27e léger. Il ne défendit ni le passage de
la Saale, ni Saalbourg, et se retira vers Schleitz, à quelque distance
du lieu de cette première rencontre. Du côté de Hof, sur notre droite,
la cavalerie ne découvrit rien qui pût gêner la marche des maréchaux
Soult et Ney, assez forts d'ailleurs pour se faire jour. À gauche au
contraire, vers Saalfeld, elle aperçut au loin un gros rassemblement,
commandé par le prince Louis. Ces deux corps du général Tauenzien et
du prince Louis faisaient partie de l'armée du prince de Hohenlohe,
qui, malgré l'ordre formel qu'il avait reçu de passer sur la rive
gauche de la Saale, et de venir s'appuyer au duc de Brunswick,
différait d'obéir, et restait dispersé dans le pays montueux que la
Saale traverse à son origine.

[En marge: Marche des trois colonnes de l'armée à travers les défilés
de la Franconie et de la Saxe.]

Les trois colonnes de l'armée française continuèrent à s'avancer
simultanément par les défilés indiqués, celle de gauche demeurant
toutefois un peu en arrière, parce qu'elle avait à se reporter de
Cobourg sur Grafenthal, ce qui l'obligeait à faire douze lieues par
des routes peu praticables à l'artillerie. Du reste nul obstacle
sérieux n'arrêtait la marche de nos troupes. L'esprit de l'armée était
excellent; le soldat manifestait la plus grande gaieté, et ne
paraissait tenir aucun compte de quelques souffrances, inévitables
dans un pays pauvre et difficile. La victoire dont il ne doutait pas,
était pour lui le dédommagement à tous les maux.

[En marge: Combat de Schleitz.]

Le lendemain 9 octobre, le centre quitta Saalbourg, et s'avança sur
Schleitz, après avoir franchi la Saale. Murat, avec deux régiments de
cavalerie légère, et Bernadotte, avec la division Drouet, marchaient
en tête. On arriva devant Schleitz vers le milieu du jour. Schleitz
est un bourg, situé sur un petit cours d'eau qu'on appelle le
Wiesenthal, et qui se jette dans la Saale. (Voir la carte nº 34.) Au
pied d'une hauteur au delà de Schleitz et du Wiesenthal, on apercevait
rangé en bataille le corps du général Tauenzien. Il était adossé à
cette hauteur, son infanterie déployée, sa cavalerie disposée sur ses
ailes, l'artillerie sur son front. Il paraissait fort de 8 mille
hommes d'infanterie et de 2 mille de cavalerie. Napoléon, qui avait
couché dans les environs de Saalbourg, accourut sur les lieux dès le
matin, et à la vue de l'ennemi il ordonna l'attaque. Le maréchal
Bernadotte dirigea quelques compagnies du 27e léger, commandées par le
général Maison, sur Schleitz. Le général Tauenzien, averti que le gros
de l'armée française suivait cette avant-garde, ne songea pas à
défendre le terrain qu'il occupait. Il se contenta de renforcer le
détachement qui gardait Schleitz, afin de gagner par un petit combat
d'arrière-garde le temps de se retirer. Le général Maison entra dans
Schleitz, avec le 27e léger, et en repoussa les Prussiens. Au même
instant, les 94e et 95e régiments de ligne, de la division Drouet,
passaient le Wiesenthal, l'un au-dessous de Schleitz, l'autre dans
Schleitz même, et contribuaient à précipiter la retraite de l'ennemi,
qui se porta vers les hauteurs en arrière de Schleitz. On le
poursuivit rapidement sur ces hauteurs, et, arrivé sur leur sommet, on
en descendit le revers à sa suite. Murat, accompagné du 4e de hussards
et du 5e de chasseurs (celui-ci resté un peu en arrière), serra de
près l'infanterie ennemie, qui était escortée par 2 mille chevaux. En
voyant le peu de forces dont Murat disposait, quelques escadrons
prussiens se jetèrent sur lui. Murat les prévint, les chargea, le
sabre à la main, à la tête du 4e de hussards, et les repoussa. Mais
ramené bientôt par une cavalerie plus nombreuse, il manda en toute
hâte le 5e de chasseurs, ainsi que l'infanterie légère du général
Maison, qui n'avaient pas encore pu le joindre. Il eut dans
l'intervalle plusieurs charges à supporter, et les soutint avec sa
vaillance accoutumée. Heureusement le 5e de chasseurs accourut au
galop, rallia le 4e de hussards, et fournit à son tour une charge
vigoureuse. Mais le général Tauenzien, voulant se débarrasser de ces
deux régiments de cavalerie légère, lança sur eux les dragons rouges
saxons ainsi que les hussards prussiens. Dans ce moment arrivaient
cinq compagnies du 27e léger, conduites par le général Maison.
Celui-ci, n'ayant pas le temps de les former en carré, les arrêta sur
place, de manière à couvrir le flanc de notre cavalerie, puis fit
exécuter à bout portant un feu si juste, qu'il renversa sur le carreau
deux cents dragons rouges. Alors toute la cavalerie prussienne prit la
fuite. Murat, avec le 4e de hussards et le 5e de chasseurs, courut
après elle, et refoula pêle-mêle dans les bois la cavalerie et
l'infanterie du général Tauenzien. L'ennemi se retira en toute hâte,
jetant sur les routes beaucoup de fusils et de chapeaux, et laissant
dans nos mains environ 400 prisonniers, indépendamment de 300 morts ou
blessés. Mais l'effet moral de ce combat fut plus grand que l'effet
matériel, et les Prussiens purent voir dès lors à quels soldats ils
avaient affaire. Si Murat, comme Napoléon lui en fit la remarque,
avait eu sous la main un peu plus de cavalerie, il n'aurait pas été
autant obligé de payer de sa personne, et les résultats eussent été
plus considérables[4].

[Note 4:

_Au grand-duc de Berg et de Clèves, à Schleitz._

           «Au quartier général impérial et royal, le 10 octobre 1806,
                                                  à 5 heures du matin.

»Le général Rapp m'a fait connaître l'heureux résultat de la soirée.
Il m'a paru que vous n'aviez pas sous la main assez de cavalerie
réunie. En l'éparpillant toute, il ne vous restera rien. Vous avez 6
régiments; je vous avais recommandé d'en avoir au moins 4 dans la
main. Je ne vous en ai vu hier que 2. Les reconnaissances sur la
droite deviennent aujourd'hui beaucoup moins importantes: le maréchal
Soult arrivant à Plauen, c'est sur Pösneck et sur Saalfeld qu'il faut
porter de fortes reconnaissances pour savoir ce qui s'y passe. Le
maréchal Lannes est arrivé le 9 au soir à Grafenthal. Il attaquera
demain Saalfeld. Vous savez combien il m'importe de connaître dans la
journée le mouvement sur Saalfeld, afin que, si l'ennemi avait réuni
là plus de 25 mille hommes, je pusse y faire marcher des renforts par
Possheim et les prendre en queue. J'ai donné l'ordre aux divisions
Dupont et Beaumont de se porter sur Schleitz. Il faut, à tout
événement, reconnaître une belle position en avant de Schleitz qui
puisse servir de champ de bataille à plus de 80 mille hommes. Cela ne
doit pas vous empêcher de profiter de la pointe du jour pour pousser
de fortes reconnaissances sur Auma et Pösneck, en les faisant même
soutenir par la division Drouet. La première division du maréchal
Davout sera à Saalbourg, les deux autres divisions seront en avant,
près d'Obersdorf, et sa cavalerie légère en avant. Je donne ordre au
maréchal Ney de se rendre à Tanna. Votre grande affaire doit être
aujourd'hui d'abord de profiter de la journée d'hier pour ramasser le
plus de prisonniers et recueillir le plus de renseignements possible;
2º de reconnaître Auma et Saalfeld, afin de savoir positivement quels
sont les mouvements de l'ennemi. Sur ce, etc.

                                                          »NAPOLÉON.»]

Napoléon fut extrêmement satisfait de ce premier combat, qui lui
prouvait combien la cavalerie prussienne, quoique très-bien montée et
très-habile à manier ses chevaux, était peu à craindre pour ses
solides fantassins et ses hardis cavaliers. Il établit son quartier
général à Schleitz, afin d'y attendre le reste de la colonne du
centre, afin surtout de donner à sa droite, conduite par les
maréchaux Ney et Soult, à sa gauche, conduite par les maréchaux Lannes
et Augereau, le temps de franchir les défilés, et de venir prendre sur
ses ailes une position de bataille. D'après ce qu'il voyait, et
d'après ce que lui rapportaient ses espions, qui avaient trouvé le
pays couvert de colonnes détachées, il jugeait qu'il venait de
surprendre l'ennemi dans un mouvement de concentration, et qu'il
allait lui causer un grand trouble. Les rapports de l'aile droite
envoyés par les maréchaux Soult et Ney, apprenaient qu'ils n'avaient
rien devant eux, et qu'ils apercevaient à peine quelques détachements
de cavalerie s'éloignant à leur approche. Au contraire, les nouvelles
de la gauche parlaient d'un corps à Saalfeld, devant lequel le
maréchal Lannes devait arriver le lendemain 10. Napoléon en concluait
que l'ennemi se retirait vers la Saale, et laissait ouverte la grande
route de Dresde. Il était résolu, non pas à s'y engager avant d'avoir
battu les Prussiens, mais à les battre sans retard, soit qu'ils
vinssent à sa rencontre pour lui barrer le chemin, soit qu'il fallût
aller les chercher derrière les bords escarpés de la Saale[5].

[Note 5: Nous citons la lettre suivante, qui indique la pensée de
Napoléon en ce moment.

_Au maréchal Soult, à Plauen._

                    «Obersdorf, le 10 octobre 1806, 8 heures du matin.

»Nous avons culbuté hier les 8 mille hommes qui, de Hof, s'étaient
retirés à Schleitz, où ils attendaient des renforts dans la nuit. Leur
cavalerie a été écharpée et un colonel a été pris. Plus de 2 mille
fusils et casquettes ont été trouvés sur le champ de bataille.
L'infanterie prussienne n'a pas tenu. Nous n'avons ramassé que 2 ou
300 prisonniers, parce que c'était la nuit, et qu'ils se sont
éparpillés dans les bois. Je compte sur un bon nombre ce matin.

»Voici ce qui me semble le plus clair: il paraît que les Prussiens
avaient le projet d'attaquer; que leur gauche débouche demain par
Iéna, Saalfeld et Cobourg; que le prince de Hohenlohe avait son
quartier général à Iéna et le prince Louis à Saalfeld. L'autre colonne
débouche par Meiningen sur Fulde. De sorte que je suis porté à penser
que vous n'avez personne devant vous, peut-être pas mille hommes
jusqu'à Dresde. Si vous pouvez leur écraser un corps, faites-le. Voici
mes projets pour aujourd'hui. Je ne puis pas marcher, j'ai trop de
choses en arrière. Je pousserai mon avant-garde à Auma. J'ai reconnu
un bon champ de bataille en avant de Schleitz pour 80 ou 100 mille
hommes. Je fais marcher le maréchal Ney à Tanna: il se trouvera à deux
lieues de Schleitz. Vous-même, de Plauen, n'êtes pas assez loin pour
ne pas pouvoir y venir dans vingt-quatre heures.

»Le 5, l'armée prussienne a fait encore un mouvement sur la Thuringe,
de sorte que je la crois arriérée d'un grand nombre de jours. Ma
jonction avec ma gauche n'est pas encore faite, si ce n'est par des
postes de cavalerie qui ne signifient rien.

»Le maréchal Lannes n'arrive qu'aujourd'hui à Saalfeld, à moins que
l'ennemi n'y soit en forces considérables.

»Ainsi les journées des 10 et 11 seront perdues pour marcher en avant.
Si ma jonction est faite, je pousserai jusqu'à Neustadt et Triplitz.
Après cela, quelque chose que fasse l'ennemi, s'il m'attaque, j'en
serai enchanté; s'il se laisse attaquer, je ne le manquerai pas. S'il
file par Magdebourg, vous serez avant lui à Dresde. Je désire beaucoup
une bataille. Si l'ennemi a voulu m'attaquer, c'est qu'il a une grande
confiance dans ses forces. Il n'y a point d'impossibilité alors qu'il
attaque. C'est ce qu'il peut me faire de plus agréable. Après cette
bataille, je serai avant lui à Dresde et à Berlin.

»J'attends avec impatience ma garde à cheval; 40 pièces d'artillerie
et 3 mille chevaux comme ceux-là ne sont pas à dédaigner. Vous voyez
actuellement mes projets pour aujourd'hui et demain. Vous êtes maître
de vous conduire comme vous l'entendrez, mais procurez-vous du pain,
afin que, si vous venez me joindre, vous en ayez pour quelques jours.

»Si vous trouvez à faire quelque chose contre l'ennemi à une marche de
vous, vous pouvez le faire hardiment. Établissez de petits postes de
cavalerie pour correspondre rapidement de Schleitz à Plauen. Jusqu'à
cette heure, il me semble que la campagne commence sous les plus
heureux auspices.

»J'imagine que vous êtes à Plauen. Il est très-convenable que vous
vous en empariez.

»Faites-moi connaître ce que vous croyez avoir devant vous. Rien de ce
qui était à Hof ne s'est retiré par Dresde.

»_P. S._ Je reçois à l'instant votre dépêche du 9 à six heures du
soir. J'approuve les dispositions que vous avez faites. Le
renseignement que les mille chevaux qui étaient à Plauen se sont
retirés à Géra ne me laisse point de doutes que Géra ne soit le point
de réunion de l'armée ennemie. Je doute qu'elle puisse s'y réunir
entièrement avant que j'y sois. Au reste, dans la journée je recevrai
d'autres renseignements et j'aurai des idées plus précises. Vous-même
à Plauen, les lettres interceptées à la poste vous en fourniront.»]

[En marge: Conduite du prince de Hohenlohe en apprenant l'apparition
de l'armée française.]

Le prince de Hohenlohe, toujours persuadé que lui seul avait deviné
les projets de Napoléon, que lui seul avait imaginé le vrai moyen de
les déjouer, en proposant de le devancer dans les défilés de la
Franconie, flottait entre mille pensées diverses. Tantôt il inclinait
à exécuter les ordres du duc de Brunswick, et à repasser la Saale,
tantôt il formait la folle résolution de se porter vers
Mittel-Pöllnitz, pour y livrer bataille, et donnait ainsi à ses
troupes peu propres à la marche, chargées de bagages, mal
approvisionnées, des ordres et contre-ordres qui les désespéraient.
Sur ces entrefaites, le prince Louis, impatient de rencontrer les
Français, et voulant à tout prix devenir l'avant-garde de l'armée
prussienne, avait obtenu qu'on le laissât à Saalfeld, où il était
encore le 10 octobre au matin.

[En marge: Combat de Saalfeld.]

[En marge: Mort du prince Louis et dispersion de son corps d'armée.]

C'est vers ce point que la colonne française de gauche devait marcher,
aussitôt qu'elle aurait débouché de Grafenthal. Parvenu le 9 à
Grafenthal, Lannes qui formait la tête de cette colonne, se dirigea
sur Saalfeld dès le matin du 10. Il y fut rendu de très-bonne heure.
Les coteaux boisés qui bordent ordinairement la Saale, s'éloignent en
ce point de son lit, et y laissent une plaine marécageuse, au milieu
de laquelle la petite ville de Saalfeld s'élève, entourée de murs, et
assise au bord même de la rivière. Arrivé sur le pourtour de ces
hauteurs, d'où l'on plonge sur Saalfeld, Lannes aperçut en avant de la
ville le corps du prince Louis, qui consistait en 7,000 fantassins et
2,000 cavaliers. Le prince avait pris une position peu militaire. Sa
gauche composée d'infanterie s'appuyait à la ville et à la rivière, sa
droite composée de cavalerie s'étendait dans la plaine. Dominé sur son
front par le cercle des hauteurs, d'où l'artillerie française pouvait
le mitrailler, il avait sur ses derrières un petit ruisseau
marécageux, la Schwartza, qui vient se jeter dans la Saale au-dessous
de Saalfeld, et qui est assez difficile à traverser. Sa retraite était
donc fort mal assurée. S'il eût été capable de quelque sagesse, et
moins obligé par ses bravades antérieures de se montrer téméraire, il
aurait dû se retirer au plus tôt, et descendre la Saale jusqu'à
Rudolstad ou Iéna. Malheureusement il n'était ni dans son caractère,
ni dans son rôle, de reculer à la première rencontre des Français.
Lannes n'avait sous la main ni le corps d'Augereau, formant avec lui
la colonne de gauche, ni même son corps tout entier. Il était réduit à
la simple division Suchet et à deux régiments de cavalerie légère, les
9e et 10e de hussards. Il n'en commença pas moins l'attaque tout de
suite. Il disposa d'abord son artillerie sur les hauteurs d'où l'on
dominait la ligne de bataille du prince Louis, et se mit à la canonner
vivement. Puis il jeta sur sa gauche une partie de la division Suchet,
avec ordre de filer le long des bois qui couronnaient les hauteurs, et
de tourner la droite du prince Louis, en descendant sur les bords du
ruisseau de la Schwartza. En peu d'instants ce mouvement fut exécuté.
Tandis que l'artillerie placée en batterie sur le front des Prussiens,
les occupait en leur tuant du monde, nos tirailleurs se glissant à
travers les bois, commençaient sur leurs derrières un feu imprévu et
d'une justesse meurtrière. Lannes, alors, fit descendre son infanterie
en masse dans la plaine, pour culbuter l'infanterie ennemie. Le prince
Louis, quand même il aurait eu de la guerre une expérience qui lui
manquait, n'avait dans cette position aucun bon parti à prendre. Il
commença par se porter vers son infanterie, afin de soutenir le choc
de la division Suchet. Mais, après des efforts de bravoure dignes d'un
meilleur emploi, il vit ses bataillons rompus, et poussés confusément
sur les murs de Saalfeld. Ne sachant où donner de la tête, il courut à
sa cavalerie, pour charger les deux régiments de hussards, qui avaient
suivi le mouvement de nos tirailleurs. Il les chargea avec
impétuosité, et parvint d'abord à les repousser. Mais ces deux
régiments ralliés, et ramenés vigoureusement en avant, rompirent sa
nombreuse cavalerie, et la poursuivirent avec une telle ardeur, que
réduite à l'impossibilité de se reformer, elle se jeta en désordre
dans les marécages de la Schwartza. Le prince, revêtu d'un brillant
uniforme, paré de toutes ses décorations, se comportait dans la mêlée
avec la vaillance qui convenait à sa naissance et à son caractère.
Deux de ses aides-de-camp se firent tuer à côté de lui. Bientôt
entouré, il voulut se sauver; mais son cheval se trouva embarrassé
dans une haie, et il fut obligé de s'arrêter. Un maréchal des logis du
10e de hussards, croyant avoir affaire à un officier d'un grade élevé,
mais nullement à un prince de sang royal, courut à lui, en criant:
Général, rendez-vous!--Le prince répondit à cette sommation par un
coup de sabre. Le maréchal des logis, lui portant alors un coup de
pointe au milieu de la poitrine, le renversa mort à bas de son cheval.
On entoura le corps du prince, qui fut reconnu, et déposé, avec tous
les égards dus à son rang et à son infortune, dans la ville de
Saalfeld. Les troupes prussiennes et saxonnes, car il y avait sur ce
point des unes et des autres, privées de chef, enfermées dans un
coupe-gorge, s'échappèrent comme elles purent, nous abandonnant 20
bouches à feu, 400 morts ou blessés, et un millier de prisonniers.

Tel fut le début de la campagne. Les premiers coups de la guerre,
comme le dit le lendemain Napoléon dans le bulletin de la journée,
venaient de tuer l'un de ses auteurs. On était si près les uns des
autres, que Napoléon à Schleitz entendait le canon de Saalfeld, que
le prince de Hohenlohe l'entendait de son côté sur les hauteurs de
Mittell-Pöllnitz, et que vers Iéna, sur la ligne occupée par la grande
armée prussienne, on percevait distinctement ses roulements lointains.
Tous les hommes sensés dans l'armée prussienne en frémissaient comme
d'un signal qui annonçait de tragiques événements. Napoléon,
discernant le point d'où partaient ces détonations, envoya un renfort
à Lannes, et une foule d'officiers pour chercher des nouvelles. De son
côté, le prince de Hohenlohe rôdait à cheval, sans donner d'ordres, et
en questionnant les allants et venants sur ce qui se passait. Triste
spectacle que de voir tant d'incapacité et d'imprudence, en lutte avec
tant de vigilance et de génie!

[En marge: Terreur panique à Iéna, à la suite du combat de Saalfeld.]

Quelques heures après, les fuyards apprenaient aux deux armées le
résultat de la première rencontre, et la fin tragique du prince Louis,
fin bien digne de sa vie, sous le double rapport de l'imprudence et du
courage. Les Prussiens purent juger ce qu'il fallait attendre de leur
savante tactique, opposée à la manière de faire, simple, pratique et
rapide, des généraux français.

La consternation se répandit de Saalfeld à Iéna et à Weimar. Le prince
de Hohenlohe, instruit déjà par ses propres yeux du découragement qui
s'était emparé des troupes du général Tauenzien, l'esprit frappé de
l'échauffourée de Saalfeld, se porta de sa personne à Iéna, et fit
circuler dans tous les sens l'ordre de rebrousser chemin vers la
Saale, afin de se couvrir de cette rivière, si toutefois, après tant
de mouvements contradictoires, on pouvait se flatter d'y arriver à
temps! C'était le troisième contre-ordre donné à ces malheureux
soldats, qui ne savaient plus ce qu'on voulait d'eux, et qui n'étaient
pas habitués, comme les Français, à faire plusieurs marches en un
jour, et à vivre de ce qu'ils se procuraient en marchant. Quelques
fuyards du corps battu à Saalfeld, courant vers Iéna, et tirant sans
motif, comme des soldats s'en allant à la débandade, furent pris pour
des tirailleurs français. À leur aspect, une terreur indicible se
répandit parmi les troupes qui se dirigeaient sur Iéna, et parmi les
nombreux conducteurs de bagages. Tous se mirent à fuir en désordre, à
se précipiter vers les ponts de la Saale, et de ces ponts dans les
rues d'Iéna. En peu d'instants ce fut une affreuse confusion, fâcheux
présage des événements qui allaient suivre.

[En marge: Marche de Napoléon après les combats de Schleitz et de
Saalfeld.]

Napoléon, informé du combat de Saalfeld, et pressé de ramener ses
ailes vers son centre, à mesure qu'il sortait des défilés par lesquels
il était entré en Saxe, prescrivit à Lannes, non pas de descendre la
Saale, ce qui l'aurait trop éloigné de lui, et trop rapproché de
l'ennemi, mais de faire un mouvement à droite, et de se porter par
Pösneck et Neustadt, vers Auma, où était fixé le quartier général.
(Voir la carte nº 34.). Augereau devait remplir le vide laissé entre
la Saale et le corps de Lannes. Ordonnant à sa droite un même
mouvement de concentration, Napoléon avait dirigé le maréchal Soult
sur Weida et Géra, le long de l'Elster, et appelé le maréchal Ney à
occuper Auma, lorsque le quartier général en serait parti. De la sorte
il avait 170 mille hommes sous la main, à la distance de sept à huit
lieues, avec la faculté d'en réunir 100 mille en quelques heures, et
tout en se concentrant il s'avançait, prêt à franchir la Saale s'il
fallait y forcer la position de l'ennemi, ou à courir sur l'Elbe s'il
fallait l'y prévenir. Du reste, il n'avait guère fait plus de quatre à
cinq lieues par jour, afin de donner à ses corps le temps de
rejoindre, car ses réserves étaient encore en arrière, notamment
l'artillerie et la cavalerie de la garde, ainsi que les bataillons
d'élite. Bien qu'il sût, depuis les deux combats des jours précédents,
ce qu'il devait penser des troupes prussiennes, il marchait avec la
prudence des grands capitaines, en présence d'une armée qui aurait pu
lui opposer de 130 à 140 mille hommes réunis en une seule masse. Le 12
au soir il quitta Auma pour Géra.

[En marge: Dispositions de Napoléon pour s'emparer des passages
principaux de la Saale.]

La cavalerie, circulant dans tous les sens au milieu des colonnes de
bagages des malheureux Saxons, faisait de riches et nombreuses prises.
On enleva d'un seul coup cinq cents voitures. La cavalerie, ainsi que
l'écrivait Napoléon, était _cousue d'or_. Enfin les lettres
interceptées, les rapports des espions, commençaient à s'accorder, et
à présenter la grande armée prussienne comme changeant de position, et
s'avançant d'Erfurt sur Weimar, pour se rapprocher des bords de la
Saale. (Voir la carte nº 34.) Elle pouvait y venir dans l'une des deux
intentions suivantes: ou d'occuper le pont de la Saale à Naumbourg,
sur lequel passe la grande route centrale d'Allemagne, afin de se
retirer sur l'Elbe, en couvrant Leipzig et Dresde, ou de se rapprocher
du cours de la Saale, pour en défendre les bords contre les Français.
En face de cette double éventualité, Napoléon prit une première
précaution, ce fut d'acheminer immédiatement le maréchal Davout sur
Naumbourg, avec ordre d'en barrer le pont avec les 26 mille hommes du
troisième corps. Il lança Murat avec la cavalerie le long des rives de
la Saale, pour en surveiller le cours, et pousser des reconnaissances
jusqu'à Leipzig. Il dirigea le maréchal Bernadotte sur Naumbourg, avec
mission d'appuyer au besoin le maréchal Davout. Il envoya les
maréchaux Lannes et Augereau sur Iéna même. Son but était de s'emparer
tout de suite des deux principaux passages de la Saale, ceux de
Naumbourg et d'Iéna, soit pour y arrêter l'armée prussienne, si elle
voulait les franchir et se retirer sur l'Elbe, soit pour aller la
chercher sur les hauteurs qui bordent cette rivière, si elle voulait y
rester sur la défensive. Quant à lui, il se tint avec les maréchaux
Ney et Soult, à portée de Naumbourg et d'Iéna, prêt à marcher sur l'un
ou l'autre point, suivant les circonstances.

[En marge: Sur l'avis que l'armée prussienne se rapproche de la Saale,
Napoléon se rend à Iéna.]

Le 13 au matin, des avis plus circonstanciés lui apprirent que
l'ennemi se rapprochait définitivement de la Saale, avec la résolution
encore incertaine de livrer sur ses bords une bataille défensive, ou
de la passer pour courir à l'Elbe. C'était dans la direction de Weimar
à Iéna que se montrait le plus gros rassemblement. Sans perdre un
instant, Napoléon monta à cheval pour se rendre à Iéna. Il donna
lui-même ses instructions aux maréchaux Soult et Ney, et leur
prescrivit d'être dans la soirée à Iéna, ou au plus tard dans la nuit.
Il enjoignit à Murat de ramener sa cavalerie vers Iéna, et au maréchal
Bernadotte de prendre à Dornbourg une position intermédiaire entre
Iéna et Naumbourg. Il partit immédiatement, envoyant des officiers
pour arrêter tout ce qui était en marche vers Géra, et le faire
refluer sur Iéna.

La veille au soir, le maréchal Davout était entré à Naumbourg, avait
occupé le pont de la Saale, et enlevé des magasins considérables, avec
un bel équipage de pont. Le maréchal Bernadotte s'était joint à lui.
Murat avait envoyé sa cavalerie légère jusqu'à Leipzig, et surpris les
portes de cette grande cité commerçante. Lannes s'était porté sur
Iéna, petite ville universitaire, située sur les bords mêmes de la
Saale, et y avait refoulé pêle-mêle les troupes ennemies restées en
deçà de la rivière, ainsi que les bagages qui encombraient la route.
Il s'était emparé d'Iéna, et avait aussitôt poussé ses avant-postes
sur les hauteurs qui la dominent. De ces hauteurs, il avait aperçu
l'armée du prince de Hohenlohe, qui après avoir repassé la Saale
campait entre Iéna et Weimar, et il avait pu soupçonner qu'un grand
rassemblement se préparait en cet endroit.

[En marge: Déterminations de l'armée prussienne après les combats de
Schleitz et de Saalfeld.]

Effectivement l'armée prussienne y était réunie, et prête à prendre
ses dernières déterminations. Le prince de Hohenlohe s'était décidé à
obéir aux ordres du duc de Brunswick, et à repasser la Saale, pour se
joindre à la grande armée prussienne. Il aurait atteint cette position
en meilleur ordre, et sans perdre ses bagages, s'il avait obéi plus
tôt. Ses troupes y étaient rassemblées confusément, et sans vivres, ne
sachant pas s'en procurer, en demandant vainement à l'armée
principale, qui en possédait tout juste assez pour elle-même. Les
Saxons, dont la conduite avait été honorable, mais que le hasard des
événements avait fait figurer dans les deux premières rencontres, et
qui voyaient leur pays livré sans défense aux Français, se plaignaient
amèrement d'être peu ménagés, mal nourris, et entraînés dans une
guerre qui s'annonçait de la manière la plus sinistre. On fit de son
mieux pour les calmer, et cette fois on les établit en seconde ligne
derrière les Prussiens.

Cependant, malgré ces tristes débuts, on était rassemblé le long de la
forêt de Thuringe, ayant la Saale pour arrêter les Français s'ils
voulaient la franchir, ou pour descendre en sûreté vers l'Elbe s'ils
se hâtaient d'y courir. C'était le cas, puisqu'on avait attaché tant
de prix à cette position, de persévérer dans l'idée qu'on s'en était
faite, et de profiter des avantages qu'elle offrait. La Saale, en
effet, quoique guéable, coule dans un lit qui présente une sorte de
gorge continuelle. La rive gauche, sur laquelle étaient campés les
Prussiens, est couverte de hauteurs abruptes, dont la rivière baigne
le pied, dont une suite de bois couvre le sommet. Au delà se trouvent
des plateaux ondulés, très-propres à recevoir une armée. En descendant
d'Iéna jusqu'à Naumbourg (voir la carte nº 35), les obstacles au
passage deviennent plus grands que partout ailleurs. Il n'y avait,
outre Iéna et Naumbourg, que trois issues par lesquelles on pût
pénétrer, celles de Löbstedt, de Dornbourg et de Cambourg, éloignées
de deux lieues les unes des autres, et très-faciles à défendre.
Puisqu'au lieu de s'établir derrière l'Elbe, on avait voulu se porter
à la rencontre des Français, et combattre en masse, il n'y avait pas
un site plus avantageux que la rive gauche de la Saale pour engager
une action générale. On s'était privé à la vérité des dix mille hommes
composant l'avant-garde du duc de Weimar, et envoyés en reconnaissance
au delà de la forêt de Thuringe; on en avait perdu cinq ou six mille
en morts, prisonniers et fuyards, dans les combats de Schleitz et
Saalfeld; mais il restait encore 50 mille hommes au prince de
Hohenlohe, 66 mille au duc de Brunswick, 17 ou 18 mille au général
Ruchel, c'est-à-dire 134 mille hommes, armée fort redoutable derrière
une position comme celle de la Saale, depuis Iéna jusqu'à Naumbourg.
En plaçant de gros détachements devant les principaux passages, et la
masse un peu en arrière, dans une position centrale, de manière à
pouvoir courir en force sur le point attaqué, on était en mesure de
livrer à l'armée française une bataille dangereuse pour elle, et sinon
de lui arracher la victoire, du moins de la lui disputer tellement,
que la retraite devînt facile, et le sort de la guerre incertain.

Mais le désordre d'esprit ne faisait que s'accroître dans l'état-major
prussien. Le duc de Brunswick, qui avait montré jusque-là une assez
grande justesse de raisonnement, et qui avait paru apprécier les
avantages de la position occupée, dans les divers cas possibles, le
duc de Brunswick maintenant que l'un de ces cas, et le plus prévu, se
réalisait, semblait avoir subitement perdu le sens, et voulait
décamper en toute hâte. Le mouvement du maréchal Davout sur Naumbourg
avait été pour lui un trait de lumière. Il avait conclu de
l'apparition de ce maréchal sur Naumbourg, que Napoléon voulait, non
pas livrer bataille, mais précipiter sa marche vers l'Elbe, couper
les Prussiens de la Saxe, et même de la Prusse, comme il avait coupé
le général Mack de la Bavière et de l'Autriche. La crainte d'être
enveloppé, ainsi que l'avait été le général Mack, et réduit comme lui
à poser les armes, troublait l'esprit ordinairement juste de ce
malheureux vieillard. Il voulait donc partir à l'instant pour gagner
l'Elbe. En Prusse on s'était raillé avec si peu de pitié, avec si peu
de justice, de l'infortuné Mack, qu'on perdait la raison à la seule
idée de se trouver dans la même position, et que, pour l'éviter, on
s'exposait à tomber dans d'autres positions qui ne valaient pas mieux.
Cependant la situation actuelle était loin de ressembler à celle du
général autrichien. Le duc de Brunswick pouvait bien être débordé,
séparé de la Saxe, par un mouvement rapide de Napoléon sur l'Elbe,
peut-être devancé sur Berlin, mais il était impossible qu'il fût
enveloppé et obligé de capituler. Soit qu'il perdît une bataille sur
la Saale, soit qu'il fût prévenu sur l'Elbe, il avait une retraite
assurée vers Magdebourg et le bas Elbe, et bien qu'il fût exposé à y
arriver en mauvais état, il ne pouvait être pris dans les vastes
plaines du Nord, comme les Autrichiens dans le coupe-gorge de la
vallée du Danube. D'ailleurs, tandis que l'armée du général Mack
comptait tout au plus 70 mille hommes, celle du duc de Brunswick en
comptait 144 mille, en ralliant le duc de Weimar, et une telle armée
n'est pas facile à envelopper, au point d'être réduite à poser les
armes. Mais puisqu'on avait tant voulu combattre, tant désiré
rencontrer les Français, songé même à passer les montagnes afin
d'aller les chercher en Franconie, pourquoi, lorsqu'on les rencontrait
enfin sur un terrain excellent pour soi, très-difficile pour eux,
pourquoi ne pas s'y établir en masse, afin de les précipiter dans le
lit profond et rocailleux de la Saale, à l'instant où ils tenteraient
de s'élever sur les hauteurs? Mais tout sang-froid avait disparu,
depuis que l'ennemi qu'on bravait de loin, était si près, depuis qu'à
Schleitz et Saalfeld, la qualité de l'armée prussienne s'était montrée
si peu supérieure à celle des armées autrichiennes et russes.

[En marge: Le duc de Brunswick prend le parti de décamper pour se
rapprocher de l'Elbe.]

Le duc de Brunswick, impatient de se dérober au sort tant redouté du
général Mack, prit le parti de décamper immédiatement, et de se porter
sur l'Elbe à marches forcées, en se couvrant de la Saale, ce qui
entraînait l'abandon de Leipzig, de Dresde, et de toute la Saxe aux
Français. Le prince de Hohenlohe, après s'être tardivement décidé à
repasser la Saale, campait sur les hauteurs d'Iéna. (Voir la carte nº
34.) Le duc de Brunswick lui enjoignit d'y rester pour fermer ce
débouché, pendant que l'armée principale, filant derrière l'armée de
Silésie, irait joindre la Saale à Naumbourg, et la descendrait jusqu'à
l'Elbe.

Il ordonna au général Ruchel de s'arrêter à Weimar le temps nécessaire
pour rallier l'avant-garde, engagée dans une reconnaissance inutile au
delà de la forêt de Thuringe, et quant à lui, emmenant les cinq
divisions de l'armée principale, il résolut de décamper le 13, de
suivre la grande route de Weimar à Leipzig jusqu'au pont de Naumbourg,
de laisser à ce pont trois divisions pour le garder, tandis qu'avec
deux autres il irait s'assurer du passage de l'Unstrut, l'un des
affluents de la Saale, puis cet obstacle franchi de replier les trois
divisions postées à Naumbourg, d'attirer à lui le prince de Hohenlohe
et le général Ruchel demeurés en arrière, et de longer ainsi les bords
de la Saale jusqu'à la jonction de cette rivière avec l'Elbe, aux
environs de Magdebourg.

Tel fut le plan de retraite adopté par le duc de Brunswick. Ce n'était
pas la peine de quitter la ligne défensive de l'Elbe, dont on n'aurait
jamais dû s'écarter, pour la rejoindre sitôt, et avec de si grands
dangers.

[En marge: Le duc de Brunswick, avec l'armée principale, marche sur
Naumbourg, en laissant le prince de Hohenlohe à Iéna.]

En conséquence, l'armée principale reçut l'ordre de se mettre en
mouvement dans la journée même du 13 octobre. Le prince de Hohenlohe
reçut celui d'occuper les hauteurs d'Iéna, et de fermer ce passage
tandis que les cinq divisions du duc de Brunswick, quittant Weimar,
iraient coucher le soir à Naumbourg. Ces cinq divisions devaient se
suivre à une lieue les unes des autres, et faire six lieues dans la
journée. Ce n'est pas ainsi que marchaient les Français quand ils
avaient un but important à atteindre. Weimar évacué, le général Ruchel
devait s'y porter immédiatement. Toutes ces dispositions étant
arrêtées et communiquées à ceux qui étaient chargés de les exécuter,
l'armée du duc de Brunswick se mit en marche, ayant en tête le roi,
les princes, la reine elle-même, et suivie d'une masse de bagages à
rendre toute manoeuvre impossible. Le canon se faisant entendre de si
près, on ne pouvait plus souffrir la reine au quartier général. Sa
présence, après avoir été une inconvenance, devenait un péril pour
elle, un sujet d'inquiétude pour le roi. Il fallut une injonction
formelle de celui-ci pour la décider à partir. Elle s'éloigna enfin
les yeux pleins de larmes, ne doutant plus depuis les combats de
Schleitz et de Saalfeld, des funestes suites d'une politique, dont
elle était la malheureuse instigatrice.

Pendant que le duc de Brunswick marchait ainsi sur Naumbourg, le
prince de Hohenlohe resté sur les hauteurs d'Iéna avec 50 mille
hommes, et ayant en arrière-garde le général Ruchel avec 18 mille,
s'occupa de rétablir un peu d'ordre dans ses troupes, de faire battre
la campagne par des chariots afin de recueillir des vivres, de
procurer surtout quelque soulagement aux Saxons, dont le
mécontentement était extrême. Partageant l'opinion du duc de Brunswick
que les Français couraient vers Leipzig et vers Dresde, pour être
rendus les premiers sur l'Elbe, il ne s'occupait guère de la ville
d'Iéna, et prenait peu de soin des hauteurs situées en arrière de
cette ville.

[En marge: Arrivée de Napoléon à Iéna dans l'après-midi du 13
octobre.]

Durant cette même après-midi du 13 octobre, Napoléon, comme on l'a vu,
s'était rapidement transporté de Géra sur Iéna, en se faisant suivre
de toutes ses forces. Il y arriva de sa personne vers le milieu du
jour. Le maréchal Lannes, qui l'avait devancé, l'y attendait avec
impatience. Sans perdre un moment, ils montèrent tous deux à cheval
pour aller reconnaître les lieux. (Voir la carte nº 35.) À Iéna même
la vallée de la Saale commence à s'élargir. La rive droite sur
laquelle nous cheminions est basse, humide, couverte de prairies. La
rive gauche au contraire, celle qu'occupaient les Prussiens, présente
des hauteurs escarpées, qui dominent à pic la ville d'Iéna, et qu'on
gravit par des ravins étroits, tortueux, ombragés de bois. À gauche
d'Iéna, une gorge plus ouverte, moins abrupte, qu'on appelle le
Mühlthal, est devenue le passage à travers lequel on a pratiqué la
grande route d'Iéna à Weimar. Cette route suit d'abord le fond du
Mühlthal, puis s'élève en forme de colimaçon, et se déploie sur les
plateaux en arrière. Il aurait fallu un rude assaut pour forcer ce
passage, plus ouvert à la vérité, mais gardé par une grande partie de
l'armée prussienne. Aussi n'était-ce point par là qu'on pouvait songer
à gravir les plateaux, afin d'y livrer bataille aux Prussiens.

Mais une autre ressource venait de s'offrir. Les hardis tirailleurs de
Lannes, s'engageant dans les ravins qu'on rencontre au sortir d'Iéna,
avaient réussi à s'élever sur la hauteur principale, et ils avaient
aperçu tout à coup l'armée prussienne campée sur les plateaux de la
rive gauche. Suivis bientôt de quelques détachements de la division
Suchet, ils s'étaient fait place en repoussant les avant-postes du
général Tauenzien. Ainsi, grâce à la hardiesse de nos soldats, les
hauteurs qui dominent la rive gauche de la Saale étaient conquises,
mais par une route malheureusement peu accessible à l'artillerie.
C'est là que Lannes conduisit Napoléon, au milieu d'un feu de
tirailleurs qui ne cessait pas, et qui rendait les reconnaissances
fort dangereuses.

[En marge: Napoléon découvre l'armée prussienne des hauteurs d'Iéna,
et fait ses dispositions pour assurer à son armée les moyens de
déboucher sur ces hauteurs.]

La principale des hauteurs qui dominent la ville d'Iéna, s'appelle le
Landgrafenberg, et depuis les événements mémorables dont elle a été
le théâtre, elle a reçu des habitants le nom de Napoléonsberg. Elle
est la plus élevée de la contrée. (Voir la carte nº 35.) Napoléon et
Lannes, en contemplant de cette hauteur la campagne environnante, le
dos tourné à la ville d'Iéna, voyaient à leur droite la Saale couler
dans une gorge sinueuse, profonde, boisée, jusqu'à Naumbourg, qui est
à six ou sept lieues d'Iéna. Ils voyaient devant eux des plateaux
ondulés, s'étendant au loin, et s'inclinant par une pente insensible
vers la petite vallée de l'Ilm, au fond de laquelle est située la
ville de Weimar. Ils apercevaient à leur gauche la grande route d'Iéna
à Weimar, s'élevant par une suite de rampes de la gorge du Mühlthal
sur ces plateaux, et courant en ligne droite sur Weimar. Ces rampes
qui présentent, comme nous l'avons dit, une sorte de colimaçon, en ont
reçu le nom allemand, et s'appellent la _Schnecke_. Sur cette même
route d'Iéna à Weimar se trouvait échelonnée l'armée prussienne du
prince de Hohenlohe, sans qu'on pût en préciser le nombre. Quant au
corps du général Ruchel posté à Weimar, la distance ne permettait pas
de le découvrir. Il en était de même pour la grande armée du duc de
Brunswick, qui marchant de Weimar sur Naumbourg, était cachée dans les
enfoncements de la vallée de l'Ilm.

[En marge: Napoléon porte le corps de Lannes et la garde sur le
Landgrafenberg.]

Napoléon ayant devant lui une masse de troupes dont on ne pouvait
guère apprécier la force, supposa que l'armée prussienne avait choisi
ce terrain comme champ de bataille, et fit tout de suite ses
dispositions, de manière à déboucher avec son armée sur le
Landgrafenberg, avant que l'ennemi accourût en masse pour le jeter
dans les précipices de la Saale. Il fallait se hâter, et profiter de
l'espace conquis par nos tirailleurs pour s'établir sur la hauteur. On
n'en avait, il est vrai, que le sommet, car à quelques pas seulement
se trouvait le corps du général Tauenzien, séparé de nos troupes par
un léger pli de terrain. (Voir la carte nº 35.) Ce corps était appuyé
à deux villages, l'un sur notre droite, celui de Closewitz, entouré
d'un petit bois, l'autre sur notre gauche, celui de Cospoda, entouré
également d'un bois de quelque étendue. Napoléon voulait laisser les
Prussiens tranquilles dans cette position jusqu'au lendemain, et en
attendant, conduire une partie de son armée sur le Landgrafenberg.
L'espace qu'il occupait pouvait contenir le corps de Lannes et la
garde. Il ordonna de les amener sur-le-champ par les ravins escarpés,
qui servent à monter d'Iéna au Landgrafenberg. À gauche il plaça la
division Gazan, à droite la division Suchet, au milieu et un peu en
arrière la garde à pied. Il fit camper celle-ci en un carré de quatre
mille hommes, et il établit son propre bivouac au centre de ce carré.
C'est depuis lors que les habitants du pays ont appelé cette hauteur
le Napoléonsberg, en marquant par un amas de pierres brutes l'endroit
où ce personnage, populaire partout, même dans les lieux où il ne
s'est montré que terrible, passa cette nuit mémorable.

[En marge: Napoléon fait pratiquer pendant la nuit une route pour son
artillerie.]

[En marge: Le maréchal Augereau chargé d'attaquer à gauche, par le
vallon du Mühlthal.]

[En marge: Le maréchal Soult chargé d'attaquer à droite par Löbstedt
et Closewitz.]

Mais ce n'était pas tout que d'amener l'infanterie sur le
Landgrafenberg, il fallait y transporter l'artillerie. Napoléon
courant à cheval dans tous les sens, trouva un passage moins escarpé
que les autres, et par lequel l'artillerie traînée avec grand effort
pouvait passer. Malheureusement la voie était trop étroite. Napoléon
manda sur-le-champ un détachement de soldats du génie, et la fit
élargir en taillant le roc. Lui-même, dans son impatience, dirigeait
les travaux une torche à la main. Il ne s'éloigna que bien avant dans
la nuit, lorsqu'il eut vu rouler les premières pièces de canon. Il
fallut douze chevaux pour traîner chaque voiture d'artillerie jusqu'au
sommet du Landgrafenberg. Napoléon se proposait d'attaquer le général
Tauenzien à la pointe du jour, et de conquérir en le poussant
brusquement, l'espace nécessaire au déploiement de son armée.
Craignant toutefois de déboucher par une seule issue, voulant aussi
diviser l'attention de l'ennemi, il prescrivit vers la gauche à
Augereau de s'engager dans la gorge du Mühlthal, de porter sur la
route de Weimar l'une de ses deux divisions, et de gagner avec l'autre
le revers du Landgrafenberg, afin de tomber sur les derrières du
général Tauenzien. À droite, il ordonna au maréchal Soult, dont le
corps parti de Géra devait arriver dans la nuit, de gravir les autres
ravins, qui de Löbstedt et de Dornbourg débouchent sur Closewitz, afin
de tomber également sur les derrières du général Tauenzien. Avec cette
double diversion à gauche et à droite, Napoléon ne doutait pas de
forcer les Prussiens dans leur position, et de se procurer la place
qu'il fallait à son armée pour se déployer. Le maréchal Ney et Murat
devaient s'élever sur le Landgrafenberg par la route que Lannes et la
garde avaient suivie.

La journée du 13 s'était écoulée; une obscurité profonde enveloppait
le champ de bataille. Napoléon avait placé sa tente au centre du carré
formé par sa garde, et n'avait laissé allumer que quelques feux. Mais
l'armée prussienne avait allumé tous les siens. On voyait les feux du
prince de Hohenlohe sur toute l'étendue des plateaux, et au fond de
l'horizon à droite, sur les hauteurs de Naumbourg, que surmontait le
vieux château d'Eckartsberg, ceux de l'armée du duc de Brunswick,
devenue tout à coup visible pour Napoléon. Il pensa que, loin de se
retirer, toutes les forces prussiennes venaient prendre part à la
bataille. Il envoya sur-le-champ de nouveaux ordres aux maréchaux
Davout et Bernadotte. Il prescrivit au maréchal Davout de bien garder
le pont de Naumbourg, et même de le franchir s'il était possible, pour
tomber sur les derrières des Prussiens, pendant qu'on les combattrait
de front. Il ordonna au maréchal Bernadotte, qui était placé en
intermédiaire, de concourir au mouvement projeté, soit en se joignant
au maréchal Davout, s'il était près de celui-ci, soit en se jetant
directement sur le flanc des Prussiens, s'il avait déjà pris à
Dornbourg une position plus rapprochée d'Iéna. Enfin il enjoignit à
Murat d'arriver le plus tôt qu'il pourrait avec sa cavalerie.

[En marge: Dispositions du prince de Hohenlohe.]

Pendant que Napoléon faisait ces dispositions, le prince de Hohenlohe
était dans une complète ignorance du sort qui l'attendait. Toujours
persuadé que le gros de l'armée française, au lieu de s'arrêter devant
Iéna, courait sur Leipzig et Dresde, il supposait qu'il aurait tout au
plus affaire aux corps des maréchaux Lannes et Augereau, lesquels,
ayant passé la Saale, après le combat de Saalfeld, devaient, selon
lui, se montrer entre Iéna et Weimar, comme s'ils fussent descendus
des hauteurs de la forêt de Thuringe. Dans cette idée, ne songeant pas
à faire front vers Iéna, il n'avait opposé de ce côté que le corps du
général Tauenzien, et avait rangé son armée le long de la route d'Iéna
à Weimar. Sa gauche composée des Saxons gardait le sommet de la
_Schnecke_, sa droite s'étendait jusqu'à Weimar, et se liait au corps
du général Ruchel. Cependant le feu de tirailleurs qu'on entendait sur
le Landgrafenberg ayant répandu une sorte d'émoi, et le général
Tauenzien demandant du secours, le prince de Hohenlohe fit prendre les
armes à la brigade saxonne de Cerrini, à la brigade prussienne de
Sanitz, à plusieurs escadrons de cavalerie, et dirigea ces forces vers
le Landgrafenberg, pour en chasser les Français, qu'il croyait à peine
établis sur ce point. Au moment où il allait exécuter cette
résolution, le colonel de Massenbach lui apporta de la part du duc de
Brunswick l'ordre réitéré de n'engager aucune action sérieuse, de se
borner à bien garder les passages de la Saale, et surtout celui de
Dornbourg qui inspirait des inquiétudes, parce qu'on y avait aperçu
quelques troupes légères. Le prince de Hohenlohe, devenu le plus
obéissant des lieutenants, lorsqu'il aurait fallu ne pas l'être,
s'arrêta tout à coup devant ces injonctions du quartier général. Il
était singulier néanmoins, pour obtempérer à l'ordre de ne pas engager
une bataille, d'abandonner le débouché par lequel on devait le
lendemain en recevoir une désastreuse. Quoi qu'il en soit, renonçant à
reprendre le Landgrafenberg, il se contenta d'envoyer la brigade
saxonne Cerrini au général Tauenzien, et de placer à Nerkwitz, en face
de Dornbourg, sous les ordres du général Holzendorf, la brigade
prussienne Sanitz, les fusiliers de Pelet, un bataillon de
Schimmelpfennig, enfin plusieurs détachements de cavalerie et
d'artillerie. Il expédia quelques chevaux-légers à Dornbourg même,
pour savoir ce qui s'y passait. Le prince de Hohenlohe s'en tint à ces
dispositions; il revint à son quartier général de Capellendorf, près
de Weimar, se disant qu'avec 50 mille hommes, et même 70 mille en
comptant le corps de Ruchel, gardé vers Dornbourg par le général
Holzendorf, vers Iéna par le général Tauenzien, faisant front vers la
chaussée d'Iéna à Weimar, il punirait les deux maréchaux Lannes et
Augereau de leur audace, s'ils osaient l'attaquer avec les 30 ou 40
mille Français dont ils pouvaient disposer, et rétablirait l'honneur
des armes prussiennes gravement compromis à Schleitz et à Saalfeld.

[En marge: Bataille d'Iéna, livrée le 14 octobre.]

[En marge: Les divisions Suchet et Gazan s'avancent à travers un
brouillard épais, et s'emparent des villages de Closewitz et de
Cospoda.]

[En marge: Défaite du corps du général Tauenzien.]

Napoléon, debout avant le jour, donnait ses dernières instructions à
ses lieutenants, et faisait prendre les armes à ses soldats. La nuit
était froide, la campagne couverte au loin d'un brouillard épais,
comme celui qui enveloppa pendant quelques heures le champ de bataille
d'Austerlitz. Escorté par des hommes portant des torches, Napoléon
parcourut le front des troupes, parla aux officiers et aux soldats,
leur expliqua la position des deux armées, leur démontra que les
Prussiens étaient aussi compromis que les Autrichiens l'année
précédente, que, vaincus dans cette journée, ils seraient coupés de
l'Elbe et de l'Oder, séparés des Russes, et réduits à livrer aux
Français la monarchie prussienne tout entière; que, dans une telle
situation, le corps français qui se laisserait battre, ferait échouer
les plus vastes desseins, et se déshonorerait à jamais. Il les engagea
fort à se tenir en garde contre la cavalerie prussienne, et à la
recevoir en carré avec leur fermeté ordinaire. Les cris: En avant!
Vive l'Empereur! accueillirent partout ses paroles. Quoique le
brouillard fût épais, à travers son épaisseur même, les avant-postes
ennemis aperçurent la lueur des torches, entendirent les cris de joie
de nos soldats, et allèrent donner l'alarme au général Tauenzien. Le
corps de Lannes s'ébranlait en ce moment au signal de Napoléon. La
division Suchet, partagée en trois brigades, s'avançait la première.
La brigade Claparède, composée du 17e léger et d'un bataillon d'élite,
marchait en tête, déployée sur une seule ligne. Sur les ailes de cette
ligne, et pour la garantir des attaques de la cavalerie, les 34e et
40e régiments, formant la seconde brigade, étaient disposés en colonne
serrée. La brigade Vedel déployée fermait cette espèce de carré. À
gauche de la division Suchet, mais un peu en arrière, venait la
division Gazan, rangée sur deux lignes, et précédée par son
artillerie. On s'avança ainsi en tâtonnant dans le brouillard. La
division Suchet se dirigeait sur le village de Closewitz qui était à
droite, la division Gazan se dirigeait sur le village de Cospoda qui
était à gauche. Les bataillons saxons de Frédéric-Auguste et de
Rechten, le bataillon prussien de Zweifel, apercevant à travers le
brouillard une masse en mouvement, firent feu tous ensemble. Le 17e
léger supporta ce feu, et le rendit immédiatement. On se fusilla
ainsi quelques instants, voyant la lueur, entendant le bruit de la
fusillade, mais sans se distinguer les uns les autres. Les Français,
en s'approchant, finirent par découvrir le petit bois qui entourait le
village de Closewitz. Le général Claparède s'y jeta vivement, et, à la
suite d'un combat corps à corps, l'eut bientôt emporté, ainsi que le
village de Closewitz lui-même. Après avoir privé de cet appui la ligne
du général Tauenzien, on continua de marcher sous les balles qui
partaient du sein de cette brume épaisse. La division Gazan, de son
côté, déborda le village de Cospoda, et s'y établit. Entre ces deux
villages, mais un peu plus loin, se trouvait un petit hameau, celui de
Lutzenrode, occupé par les fusiliers d'Erichsen. La division Gazan
l'enleva également, et on put alors se déployer plus à l'aise. En ce
moment, les deux divisions de Lannes essuyèrent de nouvelles décharges
d'artillerie et de mousqueterie. C'étaient les grenadiers saxons de la
brigade Cerrini, qui, après avoir recueilli les avant-postes du
général Tauenzien, se reportaient en avant, et exécutaient leurs feux
de bataillon avec autant d'ensemble que s'ils avaient été sur un champ
de manoeuvre. Le 17e léger, qui tenait la tête de la division Suchet,
ayant épuisé ses cartouches, on le fit passer sur les derrières. Le
34e prit sa place, entretint le feu quelque temps, puis joignit les
grenadiers saxons à la baïonnette, et les rompit. La déroute ayant
bientôt gagné le corps entier du général Tauenzien, les divisions
Gazan et Suchet ramassèrent une vingtaine de canons et beaucoup de
fuyards. À partir du Landgrafenberg, les plateaux ondulés sur lesquels
on venait de se déployer, allaient, comme nous l'avons dit, en
s'inclinant vers la petite vallée de l'Ilm. On marchait donc vite, sur
un terrain en pente, et à la suite d'un ennemi en fuite. Dans ce
mouvement rapide on déborda deux bataillons de Cerrini, ainsi que les
fusiliers de Pelet, restés aux environs de Closewitz. Ces troupes
furent rejetées pour le reste de la journée vers le général
Holzendorf, commis la veille à la garde du débouché de Dornbourg.

[En marge: Napoléon ayant acquis l'espace nécessaire au déploiement de
son armée, suspend l'action pour donner à ses autres colonnes le temps
d'arriver.]

Cette action n'avait pas duré deux heures. Il en était neuf, et
Napoléon avait dès lors réalisé la première partie de son plan, qui
consistait à s'emparer de l'espace nécessaire au déploiement de son
armée. Au même instant, ses instructions s'exécutaient sur tous les
points avec une ponctualité remarquable. Vers la gauche, le maréchal
Augereau, après avoir dirigé la division Heudelet ainsi que son
artillerie et sa cavalerie dans le fond du Mühlthal, sur la grande
route de Weimar, gravissait avec la division Desjardins les revers du
Landgrafenberg, et venait former sur les plateaux la gauche de la
division Gazan. Vers la droite, le maréchal Soult, dont une seule
division était arrivée, celle du général Saint-Hilaire, s'élevait de
Löbstedt sur les derrières de Closewitz, en face des positions de
Nerkwitz et d'Alten-Göne, occupées par les débris du corps de
Tauenzien, et par le détachement du général Holzendorf. Le maréchal
Ney, impatient d'assister à la bataille, avait détaché de son corps un
bataillon de voltigeurs, un bataillon de grenadiers, le 25e léger,
deux régiments de cavalerie, et avec cette troupe d'élite il avait
pris les devants. Il entrait dans Iéna à l'heure même où s'achevait
le premier acte de la journée. Murat enfin, revenant au galop avec les
dragons et les cuirassiers des reconnaissances exécutées sur la basse
Saale, remontait vers Iéna à perte d'haleine. Napoléon résolut donc de
s'arrêter quelques instants sur le terrain conquis, pour laisser à ses
troupes le temps d'arriver en ligne.

[En marge: Le prince de Hohenlohe averti du danger par la déroute du
général Tauenzien, range son armée en bataille.]

Sur ces entrefaites, les fuyards du général Tauenzien avaient donné
l'éveil au camp entier des Prussiens. Au bruit du canon, le prince de
Hohenlohe était accouru sur la route de Weimar, où campait
l'infanterie prussienne, ne croyant pas encore à une action générale,
et se plaignant de ce qu'on fatiguât les troupes par une prise d'armes
inutile. Bientôt détrompé, il prit ses mesures pour livrer bataille.
Sachant que les Français avaient passé la Saale à Saalfeld, il s'était
attendu à les voir paraître entre Iéna et Weimar, et il avait rangé
son armée le long de la route qui va de l'une à l'autre de ces villes.
Cette conjecture ne se réalisant pas, il fallait changer ses
dispositions: il le fit avec promptitude et résolution. Il envoya le
gros de l'infanterie prussienne, sous les ordres du général Grawert,
pour occuper les positions abandonnées du général Tauenzien. Il laissa
vers la _Schnecke_, qui allait former sa droite, la division
Niesemeuschel, composée des deux brigades saxonnes Burgsdorf et
Nehroff, du bataillon prussien Boguslawski, et d'une nombreuse
artillerie, avec ordre de défendre jusqu'à la dernière extrémité les
rampes par lesquelles la route de Weimar s'élève sur les plateaux. Il
leur donna, pour les seconder, la brigade Cerrini ralliée et renforcée
de quatre bataillons saxons. En arrière de son centre, il plaça une
réserve de cinq bataillons sous le général Dyherrn, pour appuyer le
général Grawert. Il fit rallier à quelque distance du champ de
bataille et pourvoir de munitions les débris du corps de Tauenzien.
Quant à sa gauche, il prescrivit au général Holzendorf de se porter en
avant, s'il le pouvait, pour tomber sur la droite des Français pendant
qu'il s'efforcerait lui-même de les arrêter de front. Il adressa au
général Ruchel l'avis de ce qui se passait, et la prière d'accélérer
sa marche. Enfin il courut de sa personne avec la cavalerie prussienne
et l'artillerie attelée, à la rencontre des Français, afin de les
contenir, et de protéger la formation de l'infanterie du général
Grawert.

[En marge: Renouvellement de l'action vers les dix heures du matin.]

[En marge: Le maréchal Ney s'engage avant l'ordre de l'Empereur, et se
trouve aux prises avec une grande partie de l'armée prussienne.]

Il était environ dix heures, et l'action du matin, interrompue depuis
une heure, allait recommencer plus vivement. Tandis qu'à droite, le
maréchal Soult, débouchant de Löbstedt, gravissait les hauteurs avec
la division Saint-Hilaire, tandis qu'au centre le maréchal Lannes,
avec les divisions Suchet et Gazan, se déployait sur les plateaux
conquis le matin, et qu'à gauche, le maréchal Augereau, s'élevant du
fond du Mühlthal, avait gagné le village d'Iserstedt, le maréchal Ney,
dans son ardeur de combattre, s'était avancé avec ses trois mille
hommes d'élite, caché par le brouillard, et avait pris place entre
Lannes et Augereau, en face du village de Vierzehn-Heiligen, qui
occupait le milieu du champ de bataille. Il arrivait au moment même où
le prince de Hohenlohe accourait à la tête de la cavalerie prussienne.
Se trouvant tout à coup en face de l'ennemi, il s'engage avant que
l'Empereur ait ordonné la reprise de l'action. L'artillerie à cheval
du prince de Hohenlohe s'étant déjà mise en batterie, Ney lance sur
cette artillerie le 10e de chasseurs. Ce régiment profitant d'un petit
bouquet de bois pour se former, en débouche au galop, s'élève par sa
droite sur le flanc de l'artillerie prussienne, sabre les canonniers,
et enlève sept pièces de canon, sous le feu de toute la ligne ennemie.
Mais une masse de cuirassiers prussiens fond sur lui, et il est obligé
de se retirer précipitamment. Ney lance alors le 3e de hussards. Ce
régiment manoeuvre comme avait fait le 10e de chasseurs, profite du
bouquet de bois pour se former, s'élève sur le flanc des cuirassiers,
puis se rabat soudainement sur eux, les met en désordre, et les force
à se retirer. Ce n'était pas assez toutefois de deux régiments de
cavalerie légère pour tenir tête à trente escadrons de dragons et de
cuirassiers. Nos chasseurs et nos hussards sont bientôt obligés de
chercher un abri derrière notre infanterie. Le maréchal Ney porte
alors en avant le bataillon de grenadiers et le bataillon de
voltigeurs qu'il avait amenés, les forme en deux carrés, puis, se
plaçant lui-même dans l'un des deux, les oppose aux charges de la
cavalerie prussienne. Il laisse approcher les cuirassiers ennemis
jusqu'à vingt pas de ses baïonnettes, et les terrifie par l'aspect
d'une infanterie immobile qui a réservé ses feux. À son signal, une
décharge à bout portant couvre le terrain de morts et de blessés.
Plusieurs fois assaillis, ces deux carrés demeurent inébranlables.

[En marge: Contenance héroïque du maréchal Ney.]

[En marge: Lannes avec son corps arrive au secours du maréchal Ney.]

Napoléon, sur la hauteur du Landgrafenberg, avait été fort étonné
d'entendre recommencer le feu sans son ordre. Il avait appris avec
plus d'étonnement encore que le maréchal Ney, qu'il supposait en
arrière, était aux prises avec les Prussiens. Il accourt fort
mécontent, et arrivé près de Vierzehn-Heiligen aperçoit de la hauteur
le maréchal Ney qui se défendait, au milieu de deux faibles carrés,
contre toute la cavalerie prussienne. Cette contenance héroïque était
faite pour dissiper tout mécontentement. Napoléon envoie le général
Bertrand avec deux régiments de cavalerie légère, les seuls qu'il eût
sous la main en l'absence de Murat, pour contribuer à dégager le
maréchal Ney, et ordonne à Lannes d'avancer avec son infanterie.
L'intrépide Ney, en attendant qu'on le dégage, ne se déconcerte pas.
Tandis qu'il renouvelle avec quatre régiments à cheval les charges de
sa cavalerie, il porte le 25e d'infanterie légère à sa gauche, afin de
s'appuyer au bois d'Iserstedt, qu'Augereau s'efforçait d'atteindre de
son côté; il fait avancer le bataillon de grenadiers jusqu'au petit
bois qui avait protégé ses chasseurs, et lance le bataillon de
voltigeurs sur le village de Vierzehn-Heiligen, pour s'en emparer.
Mais au même instant Lannes venant à son secours, jette dans ce
village de Vierzehn-Heiligen le 21e régiment d'infanterie légère, et,
se mettant de sa personne à la tête des 100e, 103e, 34e, 64e, 88e de
ligne, il débouche en face de l'infanterie prussienne du général
Grawert. Celle-ci se déploie devant le village de Vierzehn-Heiligen,
avec une régularité de mouvement due à de longs exercices. Elle se
range en bataille, et commence un feu de mousqueterie régulier et
terrible. Les trois petits détachements de Ney souffrent cruellement;
mais Lannes, s'élevant sur la droite de l'infanterie du général
Grawert, tâche de la déborder, malgré les charges répétées de la
cavalerie du prince de Hohenlohe qui vient l'assaillir dans sa marche.

[En marge: Efforts du prince de Hohenlohe pour s'emparer de
Vierzehn-Heiligen.]

[En marge: Napoléon, en voyant arriver le reste de ses colonnes,
ébranle la garde, et donne l'impulsion décisive.]

[En marge: Déroute de l'armée prussienne.]

Le prince de Hohenlohe soutient bravement ses troupes au milieu du
danger. Le régiment de Sanitz se débande, il le reforme sous le feu.
Il veut ensuite faire enlever à la baïonnette par le régiment de
Zastrow le village de Vierzehn-Heiligen, espérant par là décider la
victoire. Cependant on lui annonce que d'autres colonnes ennemies
commencent à paraître, que le général Holzendorf, aux prises avec des
forces supérieures, ne se trouve pas en mesure de le seconder, que le
général Ruchel toutefois est près de le joindre avec son corps
d'armée. Il juge alors qu'il convient d'attendre ce puissant secours,
et fait couvrir d'obus le village de Vierzehn-Heiligen, voulant
l'attaquer par les flammes, avant de l'attaquer avec ses baïonnettes.
Il envoie en même temps officiers sur officiers au général Ruchel,
pour le presser d'accourir, et lui promettre la victoire s'il arrive
en temps utile, car, selon lui, les Français sont sur le point de
reculer. Vaine illusion d'un courage bouillant mais aveugle! À cette
heure, la fortune en décide autrement. Augereau débouche enfin à
travers le bois d'Iserstedt avec la division Desjardins, dégage la
gauche de Ney, et commence à échanger des coups de fusil avec les
Saxons, qui défendent la _Schnecke_, tandis que le général Heudelet
les attaque en colonne, sur la grande route d'Iéna à Weimar. De
l'autre côté du champ de bataille le corps du maréchal Soult, après
avoir chassé du bois de Closewitz les restes de la brigade Cerrini,
ainsi que les fusiliers de Pelet, et rejeté au loin le détachement de
Holzendorf, fait entendre son canon sur le flanc des Prussiens.
Napoléon, voyant le progrès de ses deux ailes, et apprenant l'arrivée
des troupes restées en arrière, ne craint plus d'engager toutes les
forces présentes sur le terrain, la garde comprise, et donne l'ordre
de se porter en avant. Une impulsion irrésistible se communique à la
ligne entière. On pousse devant soi les Prussiens rompus; on les
culbute sur ce terrain incliné, qui descend du Landgrafenberg vers la
vallée de l'Ilm. Le régiment de Hohenlohe et les grenadiers de Hahn de
la division Grawert, sont presque entièrement détruits par le feu ou
par la baïonnette. Le général Grawert lui-même est gravement blessé,
pendant qu'il dirige son infanterie. Aucun corps ne tient plus. La
brigade Cerrini mitraillée recule sur la réserve Dyherrn, qui oppose
en vain ses cinq bataillons au mouvement des Français. Bientôt
découverte, cette réserve se voit abordée, enveloppée de toutes parts
et réduite à se débander. Le corps de Tauenzien, rallié un instant et
ramené au feu par le prince de Hohenlohe, est entraîné comme les
autres dans la déroute générale. La cavalerie prussienne, profitant de
l'absence de la grosse cavalerie française, fournit des charges pour
couvrir son infanterie rompue; mais nos chasseurs et nos hussards lui
tiennent tête, et, bien que ramenés plusieurs fois, reviennent sans
cesse à la charge, soutenus, enivrés par la victoire. Un affreux
carnage suit cette retraite en désordre. On fait à chaque pas des
prisonniers; on enlève l'artillerie par batteries entières.

[En marge: Arrivée en ligne du corps du général Ruchel.]

[En marge: Désastre du corps du général Ruchel.]

Dans ce grand péril survient enfin, mais trop tard, le général Ruchel.
Il marche sur deux lignes d'infanterie, ayant à gauche la cavalerie
appartenant à son corps, et à droite la cavalerie saxonne, commandée
par le brave général Zeschwitz, qui était venu spontanément prendre
cette position. Il gravit au pas ces plateaux, inclinés du
Landgrafenberg à l'Ilm. Tandis qu'il monte, autour de lui descendent
comme un torrent les Prussiens et les Français, les uns poursuivis par
les autres. Il est ainsi accueilli par une sorte de tempête, dès son
apparition sur le champ de bataille. Pendant qu'il s'avance, le coeur
navré à la vue de ce désastre, les Français se précipitent sur lui
avec l'impétuosité de la victoire. La cavalerie qui couvrait son flanc
gauche est dispersée la première. Cet infortuné général, ami peu sage
mais ardent de son pays, s'offre de sa personne au premier choc. Il
est frappé d'une balle au milieu de la poitrine, et emporté mourant
dans les bras de ses soldats. Son infanterie, privée de la cavalerie
qui la couvrait, se voit attaquée en flanc par les troupes du maréchal
Soult, et menacée de front par celles des maréchaux Lannes et Ney. Les
bataillons placés à l'extrême gauche de la ligne, saisis de terreur,
se débandent, et entraînent dans leur fuite le reste du corps d'armée.
Pour surcroît d'infortune, les dragons et les cuirassiers français
arrivent au galop, sous la conduite de Murat, impatients de prendre
part à la bataille. Ils entourent ces malheureux bataillons débandés,
sabrent ceux qui essayent de tenir, et poursuivent les autres
jusqu'aux bords de l'Ilm, où ils font une grande quantité de
prisonniers.

[En marge: Les troupes saxonnes sont enveloppées et prises.]

Il ne restait sur le champ de bataille que les deux brigades saxonnes
Burgsdorf et Nehroff, lesquelles, après avoir honorablement défendu la
_Schnecke_, contre les divisions Heudelet et Desjardins du corps
d'Augereau, avaient été forcées dans leur position par l'adresse des
tirailleurs français, et opéraient leur retraite, disposées en deux
carrés. Ces carrés présentaient trois faces d'infanterie et une
d'artillerie, celle-ci formant la face en arrière. Les deux brigades
saxonnes se retiraient, tour à tour s'arrêtant, faisant feu de leurs
canons, et puis reprenant leur marche. L'artillerie d'Augereau les
suivait en leur envoyant des boulets; une nuée de tirailleurs
français, courant après elles, les harcelait à coups de fusil. Murat,
qui venait de culbuter les restes du corps de Ruchel, se rejette sur
les deux brigades saxonnes, et les fait charger à outrance par ses
dragons et ses cuirassiers. Les dragons abordent la première sans y
entrer; mais ils reviennent à la charge, y pénètrent et l'enfoncent.
Le général d'Hautpoul avec les cuirassiers attaque la seconde, la
rompt, et y commet les ravages qu'une cavalerie victorieuse exerce sur
une infanterie rompue. Ces infortunés n'ont d'autre ressource que de
se rendre prisonniers. Le bataillon prussien Boguslawski est enfoncé à
son tour, et traité comme les autres. Le brave général Zeschwitz, qui
était accouru avec la cavalerie saxonne au secours de son infanterie,
fait de vains efforts pour la soutenir; il est ramené, et forcé de
céder à la déroute générale.

[En marge: Affreuse déroute de l'armée prussienne.]

Murat rallie ses escadrons, et court vers Weimar pour recueillir de
nouveaux trophées. À quelque distance de cette ville se trouvaient
réunis pêle-mêle, des détachements d'infanterie, de cavalerie,
d'artillerie, au sommet d'une descente longue et rapide, que forme la
grande route, pour joindre le fond de la vallée de l'Ilm. Ces troupes,
confusément accumulées, étaient appuyées à un petit bois, qu'on
appelle le bois de Webicht. Tout à coup apparaissent les casques
brillants de la cavalerie française. Quelques coups de fusil partent
instinctivement de cette foule éperdue. À ce signal, la masse, saisie
de terreur, se précipite sur la descente qui aboutit à Weimar:
fantassins, cavaliers, artilleurs, tous se jettent les uns sur les
autres dans ce gouffre. Nouveau désastre, et bien digne de pitié!
Murat lance une partie de ses dragons, qui poussent à coups de pointe
cette cohue épouvantée, et la poursuivent jusque dans les rues de
Weimar. Avec les autres, il fait un détour, dépasse Weimar, et coupe
la retraite aux fuyards, qui se rendent par milliers.

[En marge: Horrible spectacle que présente les villes d'Iéna et de
Weimar.]

Des soixante-dix mille Prussiens qui avaient paru sur ce champ de
bataille, il n'y avait pas un seul corps qui fût entier, pas un seul
qui se retirât en ordre. Sur les cent mille Français composant les
corps des maréchaux Soult, Lannes, Augereau, Ney, Murat, et la garde,
cinquante mille au plus avaient combattu, et suffi pour culbuter
l'armée prussienne. La plus grande partie de cette armée, frappée
d'une sorte de vertige, jetant ses armes, ne connaissant plus ni
drapeaux, ni officiers, courait sur toutes les routes de la Thuringe.
Environ douze mille Prussiens et Saxons, morts ou blessés, environ
quatre mille Français, morts ou blessés aussi, couvraient la campagne
d'Iéna à Weimar. On voyait étendus sur la terre, et en nombre plus
qu'ordinaire, une quantité d'officiers prussiens, qui avaient
noblement payé de leur vie leurs folles passions. Quinze mille
prisonniers, 200 pièces de canon, étaient aux mains de nos soldats,
ivres de joie. Les obus des Prussiens avaient mis en feu la ville
d'Iéna, et des plateaux où l'on avait combattu, on voyait des colonnes
de flammes s'élever du sein de l'obscurité. Les obus des Français
sillonnaient la ville de Weimar, et la menaçaient d'un sort semblable.
Les cris des fugitifs qui la traversaient en courant, le bruit de la
cavalerie de Murat qui en parcourait les rues au galop, sabrant sans
pitié tout ce qui n'était pas assez prompt à jeter ses armes, avaient
rempli d'effroi cette charmante cité, noble asile des lettres, et
théâtre paisible du plus beau commerce d'esprit qui fût alors au
monde! À Weimar comme à Iéna, une partie des habitants avaient fui.
Les vainqueurs, disposant en maîtres de ces villes presque
abandonnées, établissaient leurs magasins et leurs hôpitaux dans les
églises et les lieux publics. Napoléon, revenu à Iéna, s'occupait,
suivant son usage, de faire ramasser les blessés, et entendait les
cris de Vive l'Empereur! se mêler aux gémissements des mourants.
Scènes terribles, dont l'aspect serait intolérable, si le génie, si
l'héroïsme déployés, n'en rachetaient l'horreur, et si la gloire,
cette lumière qui embellit tout, ne venait les envelopper de ses
rayons éblouissants!

[En marge: Événements du côte de Naumbourg: autre bataille livrée à
quatre lieues de celle d'Iéna.]

Mais quelque grands que fussent les résultats déjà obtenus, Napoléon
ne connaissait pas encore toute l'étendue de sa victoire, ni les
Prussiens toute l'étendue de leur malheur. Tandis que le canon
retentissait à Iéna, on l'entendait aussi dans le lointain à droite,
vers Naumbourg. Napoléon avait souvent regardé de ce côté, se disant
que les maréchaux Davout et Bernadotte, qui réunissaient à eux deux
cinquante mille hommes, n'avaient guère à craindre le reste de l'armée
prussienne, dont il croyait avoir eu la plus forte partie sur les
bras. Il leur avait renouvelé plusieurs fois l'ordre de se faire tuer
jusqu'au dernier, plutôt que d'abandonner le pont de Naumbourg. Le
prince de Hohenlohe, qui se retirait l'âme remplie de douleur, avait
entendu lui aussi le canon du côté de Naumbourg, et il inclinait à s'y
porter, attiré, repoussé tour à tour, par les nouvelles venues
d'Awerstaedt, lieu où était campée l'armée du duc de Brunswick. Des
coureurs disaient que cette armée avait remporté une victoire
complète, d'autres au contraire qu'elle avait essuyé un désastre plus
éclatant que celui de l'armée de Hohenlohe. Bientôt le prince apprit
la vérité. Voici ce qui s'était passé encore dans cette journée
mémorable, marquée par deux sanglantes batailles, livrées à quatre
lieues l'une de l'autre.

[En marge: Marche de l'armée du duc de Brunswick vers le pont de
Naumbourg.]

[En marge: Description du terrain entre Awerstaedt et Naumbourg.]

L'armée royale avait marché la veille en cinq divisions sur la grande
route de Weimar à Naumbourg. Parcourant ces plateaux, ondulés comme
les vagues de la mer, qui forment le sol de la Thuringe, et viennent
se terminer en côtes abruptes vers les rives de la Saale, elle
s'était arrêtée à Awerstaedt, un peu avant le défilé de Kösen,
position militaire fort connue. Elle avait fait cinq ou six lieues, et
on estimait que c'était beaucoup pour des troupes peu habituées aux
fatigues de la guerre. Elle avait donc bivouaqué le 13 au soir, en
avant et en arrière du village d'Awerstaedt, et très-mal vécu, faute
de savoir subsister sans magasins. Comme le prince de Hohenlohe, le
duc de Brunswick paraissait donner peu d'attention aux débouchés par
lesquels il était possible que les Français survinssent. (Voir la
carte nº 35.) Au delà d'Awerstaedt, et avant d'arriver au pont de
Naumbourg sur la Saale, se rencontre une espèce de bassin, assez
vaste, coupé par un ruisseau, qui va rejoindre après quelques détours
l'Ilm et la Saale. Ce bassin, dont les deux plans sont inclinés l'un
vers l'autre, semble un champ de bataille fait pour recevoir deux
armées, en n'opposant à leur rencontre que le faible obstacle d'un
ruisseau facile à franchir. La route de Weimar à Naumbourg le parcourt
tout entier, descend d'abord vers le ruisseau, le passe sur un petit
pont, s'élève ensuite sur le plan opposé, traverse un village qu'on
nomme Hassenhausen, et qui est le seul point d'appui existant au
milieu de ce terrain découvert. Après Hassenhausen, la route, parvenue
sur le bord extérieur du bassin dont il s'agit, s'arrête tout à coup,
et descend par des contours rapides sur les rives de la Saale. C'est
là ce qu'on appelle le défilé de Kösen. Au-dessous se trouve un pont
auquel on a donné le nom de pont de Kösen, ou de Naumbourg.

[En marge: Négligence de l'armée prussienne à l'égard du défilé de
Kösen.]

Puisqu'on savait les Français de l'autre côte de la Saale à
Naumbourg, il était naturel d'aller prendre position, au moins avec
une division, sur le sommet des rampes de Kösen, non pour franchir le
passage, qu'il s'agissait de masquer seulement, mais pour en interdire
l'accès aux Français, pendant que les autres divisions poursuivraient,
couvertes par la Saale, leur mouvement de retraite. Personne n'y
songea dans l'état-major prussien. On se contenta d'envoyer en
reconnaissance quelques patrouilles de cavalerie, qui se retirèrent
après avoir fait le coup de pistolet avec les avant-postes du maréchal
Davout. On apprit par ces patrouilles que les Français ne s'étaient
point établis au défilé de Kösen, et on se crut en sûreté. Le
lendemain, trois divisions devaient traverser le bassin que nous
venons de décrire, occuper les rampes par lesquelles on descend sur
les bords de la Saale, et les deux autres divisions, sous le maréchal
Kalkreuth, cheminant derrière les trois premières, avaient ordre de
s'emparer du pont de Freybourg sur l'Unstrut, pour assurer à l'armée
le passage de cet affluent de la Saale.

C'est en vain qu'à la guerre on pense à beaucoup de choses, si on ne
pense pas à toutes: le point oublié est justement celui par lequel
l'ennemi vous surprend. Il était aussi grave en ce moment de négliger
le défilé de Kösen, que d'abandonner le Landgrafenberg à Napoléon.

[En marge: Vigilance du maréchal Davout.]

[En marge: Le maréchal Bernadotte refuse de seconder le maréchal
Davout, et le laisse seul en présence de l'armée prussienne.]

Le maréchal Davout, que Napoléon avait placé à Naumbourg, joignait au
sens le plus droit une fermeté rare, une sévérité inflexible. Il était
porté à la vigilance autant par l'amour du devoir, que par le
sentiment d'une infirmité naturelle, qui consistait dans une
très-grande faiblesse de la vue. Cet homme de guerre illustre devait
ainsi à un défaut physique une qualité morale. Ayant de la peine à
discerner les objets, il s'appliquait à les observer de très-près:
quand il les avait vus lui-même, il les faisait voir par d'autres; il
accablait sans cesse de questions ceux qui étaient autour de lui, ne
prenait aucun repos, n'en laissait à personne, qu'il ne se crût
suffisamment informé, et ne se résignait jamais à vivre dans
l'incertitude où tant de généraux s'endorment, en livrant au hasard
leur gloire et la vie de leurs soldats. Le soir il était allé de sa
personne reconnaître ce qui se passait au défilé de Kösen. Quelques
prisonniers faits à la suite d'une escarmouche, lui avaient appris que
la grande armée prussienne s'approchait, conduite par le roi, les
princes et le duc de Brunswick. Sur-le-champ il avait envoyé un
bataillon au pont de Kösen, et prescrit à ses troupes d'être sur pied
dès le milieu de la nuit, afin d'occuper avant l'ennemi les hauteurs
qui dominent la Saale. Dans le moment le maréchal Bernadotte se
trouvait à Naumbourg, avec l'ordre de se porter là où il croirait être
le plus utile, et notamment de seconder le maréchal Davout, si
celui-ci en avait besoin. Le maréchal Davout se rendit à Naumbourg,
fit part au maréchal Bernadotte de ce qu'il venait d'apprendre, lui
proposa de combattre ensemble, lui offrit même de se placer sous son
commandement, car ce n'était pas trop des 46 mille hommes qu'ils
avaient à eux deux, pour tenir tête aux 80 mille hommes que la
renommée attribuait à l'armée prussienne. Le maréchal Davout insista,
au nom des plus graves considérations. Si le maréchal Lannes, ou tout
autre, eût été à la place du maréchal Bernadotte, on n'aurait pas eu
beaucoup de temps à perdre en vaines explications. Le généreux Lannes,
en voyant apparaître l'ennemi, eût embrassé même un rival détesté, et
eût combattu avec le dernier dévouement. Mais le maréchal Bernadotte,
interprétant les ordres de l'Empereur de la manière la plus fausse,
voulut absolument quitter Naumbourg pour se porter sur Dornbourg, où
l'ennemi n'était point signalé[6]. D'où pouvait provenir une aussi
étrange résolution? Elle provenait de ce sentiment détestable, qui
souvent fait sacrifier le sang des hommes, le salut de l'État, à la
haine, à l'envie, à la vengeance. Le maréchal Bernadotte éprouvait
pour le maréchal Davout une aversion profonde, conçue sur les plus
frivoles motifs. Il partit, laissant le maréchal Davout réduit à ses
propres forces. Ce dernier restait avec trois divisions d'infanterie
et trois régiments de cavalerie légère. Le maréchal Bernadotte
emmenait même une division de dragons, qui avait été détachée de la
réserve de cavalerie, pour seconder le premier et le troisième corps,
et dont il ne lui appartenait pas de disposer exclusivement.

[Note 6: Nous citons une lettre de l'Empereur au prince de
Ponte-Corvo, écrite après la bataille d'Awerstaedt, et qui confirme
toutes nos assertions. Elle renferme l'expression d'un mécontentement
que Napoléon éprouvait encore plus vivement qu'il ne l'exprimait.

_Au prince de Ponte-Corvo._

                                         «Wittenberg, 23 octobre 1806.

»Je reçois votre lettre. Je n'ai point l'habitude de récriminer sur le
passé, puisqu'il est sans remède. Votre corps d'armée ne s'est pas
trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu m'être très-funeste.
Cependant, d'après un ordre très-précis, vous deviez vous trouver à
Dornbourg, qui est un des principaux débouchés de la Saale, le même
jour que le maréchal Lannes se trouvait à Iéna, le maréchal Augereau à
Kala, et le maréchal Davout à Naumbourg. Au défaut d'avoir exécuté ces
dispositions, je vous avais fait connaître dans la nuit, que, si vous
étiez encore à Naumbourg, vous deviez marcher sur le maréchal Davout
pour le soutenir. Vous étiez à Naumbourg lorsque cet ordre est arrivé;
il vous a été communiqué, et cependant vous avez préféré faire une
fausse marche pour retourner à Dornbourg, et par là vous ne vous êtes
pas trouvé à la bataille, et le maréchal Davout a supporté les
principaux efforts de l'armée ennemie. Tout cela est certainement
très-malheureux, etc.

                                                          »NAPOLÉON.»]

[En marge: Bataille d'Awerstaedt, livrée le 14 octobre, en même temps
que celle d'Iéna.]

Cependant le maréchal Davout n'hésita pas sur le parti qu'il avait à
prendre. Il résolut de barrer le chemin à l'ennemi, et de se faire
tuer avec le dernier homme de son corps d'armée, plutôt que de laisser
ouverte une route que Napoléon mettait tant de prix à fermer. Dans la
nuit du 13 au 14, il était en marche vers le pont de Kösen, avec les
trois divisions Gudin, Friant et Morand, formant 26 mille hommes
présents au drapeau, la plus grande partie en infanterie, heureusement
la meilleure de l'armée, car la discipline était de fer sous cet
inflexible maréchal. C'est avec ces 26 mille hommes qu'il s'attendait
à en combattre 70 suivant les uns, 80 suivant les autres, en réalité
66 mille. Quant aux soldats, ils n'étaient pas habitués à compter avec
l'ennemi, quelque nombreux qu'il fût. En toute circonstance ils se
tenaient pour obligés, et pour certains de vaincre.

[En marge: Le maréchal Davout franchit avant le jour le défilé de
Kösen, et arrive le premier sur le champ de bataille d'Awerstaedt.]

[En marge: Rencontre des deux avant-gardes aux environs de
Hassenhausen.]

[En marge: Dispositions du maréchal Davout.]

Le maréchal après avoir fait prendre les armes long-temps avant le
jour, franchit le pont de Kösen, qu'il avait occupé la veille au soir,
gravit avec la division Friant les rampes de Kösen, et déboucha vers
six heures du matin sur les hauteurs qui forment l'un des côtés du
bassin de Hassenhausen. Peu d'instants après, les Prussiens
paraissaient sur le côté opposé, de façon que les deux armées auraient
pu s'apercevoir aux deux extrémités de cette espèce d'amphithéâtre, si
le brouillard qui à cette heure enveloppait le champ de bataille
d'Iéna, n'eût enveloppé aussi celui d'Awerstaedt. La division
prussienne Schmettau marchait en tête, précédée d'une avant-garde de
cavalerie de 600 chevaux, aux ordres du général Blucher. Un peu en
arrière venait le roi, avec le duc de Brunswick et le maréchal de
Mollendorf. Le général Blucher était descendu jusqu'au ruisseau
fangeux qui traverse le bassin, avait passé le petit pont, et montait
au pas la grande route, quand il rencontra un détachement français de
cavalerie, commandé par le colonel Bourke et le capitaine Hulot. On se
tira des coups de pistolet à travers le brouillard, on fit de notre
côté quelques prisonniers aux Prussiens. Le détachement français,
après cette reconnaissance hardie, exécutée au milieu d'un brouillard
épais, vint se ranger sous la protection du 25e de ligne, que
conduisait le maréchal Davout. Celui-ci fit placer quelques pièces
d'artillerie sur la chaussée même, et tirer à mitraille sur les 600
chevaux du général Blucher, lesquels furent bientôt mis en désordre.
Une batterie attelée qui suivait ces 600 chevaux, fut enlevée par deux
compagnies du 25e, et amenée à Hassenhausen. Cette première rencontre
révélait toute la gravité de la situation. On allait avoir une grande
bataille à livrer. Toutefois l'incertitude produite par le brouillard
devait retarder l'engagement, car on ne pouvait, de part ni d'autre,
tenter aucun mouvement sérieux, en présence d'un ennemi pour ainsi
dire invisible. Le maréchal Davout, venant de Naumbourg pour fermer la
retraite aux Prussiens, tournait le dos à l'Elbe et à l'Allemagne. Il
avait la Saale à sa gauche, à sa droite des hauteurs boisées: les
Prussiens venant de Weimar avaient la position contraire. Le maréchal
Davout, grâce au retard causé par le brouillard, eut le temps de
poster convenablement la division Gudin arrivée la première, et
composée des 25e, 85e, 12e, 21e de ligne, et de six escadrons de
chasseurs. Il plaça le 85e dans le village de Hassenhausen, et comme à
la droite de Hassenhausen (droite des Français), mais un peu en avant,
se trouvait un petit bois de saules, il dispersa dans ce bois un grand
nombre de tirailleurs, qui ouvrirent un feu meurtrier sur la ligne
prussienne, que l'on commençait à discerner. Les trois autres
régiments furent disposés à droite du village, deux d'entre eux
déployés, et rangés de manière à présenter une double ligne, le
troisième en colonne, prêt à se former en carré sur le flanc de la
division. Le terrain à la gauche de Hassenhausen fut réservé pour
recevoir les troupes du général Morand. Quant à celles du général
Friant, leur position devait être déterminée par les circonstances de
la bataille.

[En marge: L'action engagée avant que les Prussiens aient pu faire
leurs dispositions.]

[En marge: Attaque de la division Schmettau contre la division Gudin,
à la droite de Hassenhausen.]

[En marge: Inutiles assauts de la cavalerie de Blucher contre
l'infanterie du général Gudin.]

Le roi de Prusse, le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf,
qui avaient franchi le ruisseau avec la division Schmettau,
délibérèrent à la vue des dispositions qu'ils apercevaient en avant
de Hassenhausen, s'il fallait attaquer sur-le-champ. Le duc de
Brunswick voulait attendre la division Wartensleben, pour agir avec
plus d'ensemble, mais le roi et le maréchal de Mollendorf étaient
d'avis de ne pas différer le combat. Du reste la fusillade devint si
vive qu'il fallut y répondre, et s'engager tout de suite. On se
déploya donc avec la division Schmettau, en face du terrain occupé par
les Français, ayant devant soi Hassenhausen, qui, au milieu de ce
terrain découvert, allait devenir le pivot de la bataille. On essaya
de riposter aux tirailleurs français, embusqués derrière les saules,
mais ce fut sans effet, car outre leur adresse, ces tirailleurs
avaient un abri, et alors on se porta un peu sur la droite de
Hassenhausen (droite pour les Français, gauche pour les Prussiens),
afin de se garantir d'un feu plongeant et meurtrier. La division
Schmettau s'approcha des lignes de notre infanterie pour la fusiller,
et le brouillard commençant à se dissiper, elle découvrit l'infanterie
de la division Gudin rangée à la droite de Hassenhausen. Le général
Blucher à cet aspect réunit sa nombreuse cavalerie, et, décrivant un
détour, vint pour charger en flanc la division Gudin. Mais celle-ci ne
lui en laissa pas le temps. Le 25e qui était en première ligne,
disposa sur-le-champ en carré son bataillon de droite; le 21e qui
était en seconde ligne, suivit cet exemple; enfin le 12e régiment qui
était en arrière-garde, forma un seul carré de ses deux bataillons, et
ces trois masses hérissées de baïonnettes attendirent avec une
tranquille assurance les escadrons du général Blucher. Les généraux
Petit, Gudin, Gauthier avaient pris place chacun dans un carré. Le
maréchal allait de l'un à l'autre. Le général Blucher, que distinguait
un bouillant courage, exécuta une première charge, qu'il eut soin de
diriger en personne. Mais ses escadrons n'arrivèrent pas jusqu'à nos
baïonnettes, une grêle de balles les arrêtant sur place, et les
forçant à se détourner brusquement. Le général Blucher avait eu son
cheval tué; il prit celui d'un trompette, recommença la charge jusqu'à
trois fois, mais toujours sans succès, et fut bientôt entraîné
lui-même dans la déroute de sa cavalerie. Nos escadrons de chasseurs,
soigneusement gardés en réserve sous la protection d'un petit bois, se
lancèrent à la suite de cette cavalerie fugitive, et l'obligèrent à
disparaître plus vite en lui tuant quelques hommes.

[En marge: Arrivée en ligne de la division Friant.]

Jusqu'ici le troisième corps conservait son terrain, sans aucun
ébranlement. La division Friant, celle qui s'était si bien conduite à
Austerlitz, parut en cet instant sur le lieu du combat. Le maréchal
Davout, voyant que les efforts de l'ennemi se dirigeaient sur la
droite de Hassenhausen, porta la division Friant vers cet endroit, et
concentra la division Gudin autour de Hassenhausen, qui, d'après
toutes les apparences, allait être attaquée violemment. Il envoya en
même temps l'ordre au général Morand de hâter le pas, pour venir se
placer à la gauche du village.

Du côté des Prussiens, la seconde division, celle de Wartensleben,
arrivait tout essoufflée, retardée qu'elle avait été par un
encombrement de bagages qui s'était produit sur les derrières. La
division Orange arrivait aussi à perte d'haleine, long-temps retenue
par la même cause. Le défaut d'habitude de la guerre rendait chez
cette armée les mouvements lents, décousus, embarrassés.

[En marge: Attaque furieuse contre le village de Hassenhausen.]

[En marge: Le duc de Brunswick et le maréchal de Mollendorf
mortellement blessés à l'attaque de Hassenhausen.]

[En marge: Arrivée en ligne de la division Orange.]

Le moment était venu où le combat devait s'engager avec fureur. La
division Wartensleben se dirigea vers la gauche de Hassenhausen,
tandis que la division Schmettau, conduite avec vigueur par les
officiers prussiens, s'avança devant Hassenhausen même, puis replia
ses deux ailes autour de ce village, afin de l'envelopper.
Heureusement trois des régiments du général Gudin s'y étaient jetés.
Le 85e, qui en occupait le front, se comporta dans cette journée avec
une valeur héroïque. Refoulé dans l'intérieur du village, il en
barrait le passage avec une invincible fermeté, répondant par un feu
continu et adroitement dirigé à la masse épouvantable des feux
prussiens. Ce régiment avait déjà perdu la moitié de son effectif
qu'il tenait ferme sans s'ébranler. Pendant ce temps, la division
Wartensleben profitant de ce que la division Morand n'avait pas encore
occupé la gauche de Hassenhausen, menaçait de tourner le village en se
faisant précéder par une immense cavalerie. À cette vue, le général
Gudin avait déployé le quatrième de ses régiments, le 12e, à la gauche
de Hassenhausen, pour empêcher qu'il ne fût débordé. Il était évident
à tous les yeux que, sur ce terrain découvert, le village de
Hassenhausen étant le seul appui des uns, le seul obstacle des autres,
on devait se le disputer avec acharnement. Le brave général Schmettau,
à la tête de ses fantassins, reçut un coup de feu qui l'obligea de se
retirer. Le duc de Brunswick, en voyant l'opiniâtre résistance des
Français, éprouvait un secret désespoir, et croyait toucher à la
catastrophe, dont le pressentiment assiégeait depuis un mois son âme
attristée. Ce vieux guerrier, hésitant dans le conseil, jamais au feu,
veut se mettre lui-même à la tête des grenadiers prussiens, et les
conduire à l'assaut de Hassenhausen, en suivant un pli de terrain, qui
se trouve à côté de la chaussée, et par lequel on peut parvenir plus
sûrement au village. Tandis qu'il les exhorte et leur montre le
chemin, un biscaïen l'atteint au visage, et lui fait une blessure
mortelle. On l'emmène, après avoir jeté un mouchoir sur sa figure,
pour que l'armée ne reconnaisse pas l'illustre blessé. À cette
nouvelle, une noble fureur s'empare de l'état-major prussien. Le
respectable Mollendorf ne veut pas survivre à cette journée: il
s'avance, et il est à son tour mortellement frappé. Le roi, les
princes se portent au danger comme les derniers des soldats. Le roi a
un cheval tué sans quitter le feu. La division Orange arrive enfin. On
la partage en deux brigades, l'une va soutenir la division
Wartensleben à la gauche de Hassenhausen (gauche des Français), pour
essayer de faire tomber la position, en la tournant; l'autre va
remplir à droite l'espace que la division Schmettau a laissé vacant,
pour se jeter sur Hassenhausen. Cette seconde brigade doit surtout
arrêter la division Friant, qui commence à gagner du terrain sur le
flanc de l'armée prussienne.

[En marge: Arrivée en ligne de la division Morand.]

[En marge: Rude engagement de la division Morand contre une grande
partie de l'armée prussienne.]

[En marge: Attaque de toute la cavalerie prussienne contre la division
Morand.]

[En marge: Fermeté de l'infanterie du général Morand.]

[En marge: La division Morand, en se portant en avant, décide un
mouvement général de retraite dans toute l'armée prussienne.]

Le maréchal Davout, présent sans cesse au plus fort du danger, pousse
à droite la division Friant, laquelle échange une vive fusillade avec
la brigade de la division Orange qui lui est opposée. Au centre, à
Hassenhausen même, il soutient les coeurs en annonçant l'arrivée de
Morand. À gauche, où Morand paraît enfin, il court ranger cette
division, non pas la plus brave des trois, car toutes trois l'étaient
également, mais la plus nombreuse. L'intrépide Morand amenait cinq
régiments, le 13e léger, et les 61e, 51e, 30e, 17e de ligne. Ces cinq
régiments présentaient neuf bataillons, le dixième ayant été laissé à
la garde du pont de Kösen. Ils viennent occuper le terrain uni qui est
à la gauche de Hassenhausen. Les Prussiens avaient braqué sur ce
terrain une nombreuse artillerie, prête à foudroyer les troupes qui se
montreraient. Chacun des neuf bataillons, après avoir gravi les rampes
de Kösen, devait déboucher sur le plateau sous la mitraille de
l'ennemi. Ils se déploient néanmoins les uns à la suite des autres, se
formant à l'instant même où ils arrivent en ligne, malgré les
décharges répétées de l'artillerie prussienne. Le 13e léger paraît le
premier, se forme, et se porte rapidement en avant. Mais s'étant trop
avancé, il est obligé de se replier sur les autres régiments. Le 61e
qui vient après, accueilli comme le 13e, n'en est point ébranlé. Un
soldat, que ses camarades avaient surnommé l'Empereur, à cause d'une
certaine ressemblance avec Napoléon, apercevant dans sa compagnie
quelque flottement, court en avant, se place en jalon, et s'écrie: Mes
amis, suivez votre Empereur!--Tous le suivent, et se serrent sous
cette grêle de mitraille. Les neuf bataillons achèvent leur
déploiement, et marchent en colonnes, ayant leur artillerie dans
l'intervalle d'un bataillon à l'autre. Le maréchal Davout, pendant
qu'il conduit ses bataillons, reçoit un biscaïen à la tête, qui perce
son chapeau à la hauteur de la cocarde, et lui enlève des cheveux sans
entamer le crâne. Les neuf bataillons se posent en face de la ligne
ennemie, et font reculer la division Wartensleben, ainsi que la
brigade d'Orange, venue à l'appui. Elles dégagent en gagnant du
terrain le flanc de Hassenhausen, et obligent la division Schmettau à
reployer ses ailes, qu'elle avait étendues autour du village. Après
une assez longue fusillade, la division Morand voit s'amasser sur sa
tête un nouvel orage: c'est une masse énorme de cavalerie, qui paraît
se réunir derrière les rangs de la division Wartensleben. L'armée
royale menait avec elle la meilleure et la plus nombreuse portion de
la cavalerie prussienne. Elle pouvait présenter 14 à 15 mille
cavaliers, supérieurement montés, et formés aux manoeuvres par de
longs exercices. Les Prussiens veulent, avec cette masse de cavalerie,
tenter un effort désespéré contre la division Morand. Ils se flattent,
sur le terrain uni qui sépare Hassenhausen de la Saale, de la fouler
sous les pieds de leurs chevaux, ou de la précipiter de haut en bas,
le long des rampes de Kösen. S'ils réussissent, la gauche de l'armée
française étant culbutée, Hassenhausen enveloppé, Gudin pris dans le
village, la division Friant n'a plus qu'à battre en retraite au pas de
course. Mais le général Morand, à l'aspect de ce rassemblement,
dispose sept de ses bataillons en carrés, et en laisse deux déployés
pour se lier à Hassenhausen. Il s'établit dans l'un de ces carrés, le
maréchal Davout s'établit dans un autre, et ils se disposent à
recevoir de pied ferme la masse d'ennemis qui s'apprête à fondre sur
eux. Tout à coup les rangs de l'infanterie de Wartensleben s'ouvrent,
et vomissent les torrents de la cavalerie prussienne, qui, sur ce
point, ne compte pas moins de dix mille chevaux, conduits par le
prince Guillaume. Elle entreprend une suite de charges qui se
renouvellent à plusieurs reprises. Chaque fois, nos intrépides
fantassins, attendant avec sang-froid l'ordre de leurs officiers,
laissent venir les escadrons ennemis à trente ou quarante pas de leurs
lignes, puis exécutent des décharges si justes, si meurtrières, qu'ils
abattent des centaines d'hommes et de chevaux, et se créent ainsi un
rempart de cadavres. Dans l'intervalle de ces charges, le général
Morand et le maréchal Davout passent d'un carré dans un autre, pour
donner à chacun d'eux l'encouragement de leur présence. Les cavaliers
prussiens réitèrent avec fureur ces rudes assauts, mais n'arrivent pas
même jusqu'à nos baïonnettes. Enfin, après une fréquente répétition de
cette scène tumultueuse, la cavalerie prussienne découragée se retire
derrière son infanterie. Alors le général Morand, rompant ses carrés,
déploie ses bataillons, les forme en colonnes d'attaque, et les pousse
sur la division Wartensleben. L'infanterie prussienne, abordée avec
vigueur, recule devant nos soldats, et descend en rétrogradant
jusqu'au bord du ruisseau. En même temps, le général Friant à droite,
force la première brigade de la division Orange à se retirer, et, par
suite de ce double mouvement, la division Schmettau, débordée sur ses
deux ailes, horriblement décimée, est réduite à lâcher pied, et à
s'éloigner de ce village de Hassenhausen, disputé avec tant de
violence à la division Gudin.

Les trois divisions prussiennes sont ainsi ramenées au delà du
ruisseau marécageux, qui traverse le champ de bataille. L'armée
française s'y arrête un instant, pour reprendre haleine, car ce combat
inégal durait depuis six heures, et nos soldats expiraient de fatigue.
La division Gudin, chargée de défendre Hassenhausen, avait essuyé des
pertes énormes; mais la division Friant avait médiocrement souffert;
la division Morand, peu maltraitée par la cavalerie, comme toute
infanterie qui n'a pas été rompue, atteinte plus gravement par
l'artillerie, se trouvait cependant très en état de combattre, et
toutes trois étaient prêtes à recommencer, s'il le fallait, pour tenir
tête aux deux divisions prussiennes de réserve, restées spectatrices
du combat, sur le bord opposé du bassin où se livrait la bataille. Ces
deux divisions de réserve, Kuhnheim et d'Arnim, sous le maréchal
Kalkreuth, attendaient le signal pour entrer en ligne à leur tour, et
renouveler la lutte.

[En marge: Délibération autour du roi de Prusse pour savoir s'il faut
recommencer le combat.]

Pendant ce temps on délibérait autour du roi de Prusse. Le général
Blucher était d'avis de réunir la masse entière de la cavalerie aux
deux divisions de réserve, et de se jeter sur l'ennemi en désespérés.
Le roi avait partagé d'abord cette opinion; mais on faisait valoir
auprès de lui, que, si l'on différait seulement d'une journée, on
serait rejoint par le prince de Hohenlohe et par le corps du général
Ruchel, et qu'on écraserait les Français au moyen de cette réunion de
forces. La supposition n'était pas très-fondée, car, s'il était permis
de compter sur la jonction des corps de Hohenlohe et de Ruchel, les
Français, qu'on avait devant soi, devaient être rejoints aussi par la
grande armée. Aucune chance ne valait donc celle qu'on pouvait trouver
dans un dernier effort, tenté tout de suite, et avec la volonté de
vaincre ou de mourir, bien que cette chance elle-même ne fût pas
grande, vu l'état des divisions Friant et Morand. Cependant la
retraite fut ordonnée. Le roi avait montré une bravoure rare, mais la
bravoure n'est pas le caractère. D'ailleurs les âmes autour de lui
étaient profondément abattues.

[En marge: L'avis de la retraite prévaut, et l'armée prussienne se
retire couverte par les deux divisions de réserve.]

On commença dans l'après-midi le mouvement de retraite. Le maréchal
Kalkreuth s'avança pour le couvrir avec ses deux divisions fraîches.
Le général Morand avait profité d'un accident de terrain qu'on appelle
le Sonnenberg, et qui était situé à la gauche du champ de bataille,
pour placer des batteries qui faisaient sur la droite des Prussiens un
feu des plus incommodes. Le maréchal Davout ébranla ses trois
divisions, et les porta vivement au delà du ruisseau. On marcha malgré
le feu des divisions de réserve, on les joignit à portée de fusil, et
on les força de battre en retraite, sans désordre, il est vrai, mais
précipitamment. Si le maréchal Davout avait eu les régiments de
dragons emmenés la veille par le maréchal Bernadotte, il aurait fait
des milliers de prisonniers. Il en prit cependant plus de 3 mille,
outre 115 pièces de canon, capture énorme pour un corps qui n'en
possédait lui-même que 44. Arrivé sur l'autre côté du bassin où l'on
avait combattu, il arrêta son infanterie, et apercevant aux environs
d'Apolda les troupes du maréchal Bernadotte, il invita celui-ci à
tomber sur l'ennemi, et à ramasser les vaincus, que son corps épuisé
de fatigue ne pouvait suivre plus long-temps. Les soldats du maréchal
Bernadotte, qui mangeaient la soupe autour d'Apolda, étaient indignés,
et se demandaient ce qu'on faisait de leur courage dans un pareil
moment.

[En marge: Résultats de la bataille d'Awerstaedt.]

L'armée prussienne avait perdu 3 mille prisonniers, 9 ou 10 mille
hommes tués ou blessés, plus le duc de Brunswick, le maréchal de
Mollendorf, le général Schmettau, frappés mortellement, et surtout un
nombre immense d'officiers, qui avaient bravement fait leur devoir. Le
corps du maréchal Davout avait essuyé des pertes cruelles. Sur 26
mille hommes il en comptait 7 mille hors de combat. Les généraux
Morand et Gudin étaient blessés; le général de Billy était tué; la
moitié des généraux de brigade et des colonels étaient morts ou
atteints de blessures graves. Jamais journée plus meurtrière, depuis
Marengo, n'avait ensanglanté les armes françaises, et jamais aussi un
plus grand exemple de fermeté héroïque n'avait été donné par un
général et ses soldats.

[En marge: La seule vue du corps de Bernadotte, quoique inactif, jette
en désordre l'armée prussienne qui se retire.]

[En marge: Horrible déroute de l'armée prussienne.]

L'armée royale se retira, sous la protection des deux divisions de
réserve, que conduisait le maréchal Kalkreuth. Le rendez-vous, assigné
à tous les corps désorganisés par la bataille, était Weimar, derrière
le prince de Hohenlohe, qu'on supposait encore sain et sauf. Le roi y
marcha, fort triste sans doute, mais comptant, sinon sur un retour de
fortune, au moins sur une retraite en bon ordre, grâce aux 70 mille
hommes du prince de Hohenlohe et du général Ruchel. Il cheminait,
accompagné d'un fort détachement de cavalerie, lorsqu'on découvrit sur
les derrières du champ de bataille d'Iéna, les troupes du maréchal
Bernadotte. À leur vue on ne douta plus qu'il ne fût arrivé quelque
accident à l'armée du prince de Hohenlohe. On quitta précipitamment la
route de Weimar, pour se jeter à droite sur celle de Sommerda. (Voir
la carte nº 34.) Mais bientôt la vérité fut connue tout entière, car
l'armée du prince de Hohenlohe cherchait dans le moment auprès de
l'armée du roi, l'appui que l'armée du roi cherchait auprès d'elle. On
se rencontra par mille bandes détachées qui fuyaient dans toutes les
directions, et les uns et les autres apprirent qu'ils avaient été
vaincus, chacun de leur côté. À cette nouvelle le désordre, moins
grand d'abord dans l'armée du roi, parce qu'elle n'était pas
poursuivie, y fut porté au comble. Une terreur subite s'empara de
toutes les âmes; on se mit à courir confusément sur les routes, sur
les sentiers, voyant partout l'ennemi, et prenant des fuyards pleins
d'effroi eux-mêmes, pour les Français victorieux. Par surcroît de
malheur, on trouva sur les chemins cette masse énorme de bagages, que
l'armée prussienne, amollie par une longue paix, traînait à sa suite,
et dans le nombre une quantité de bagages royaux, qui n'étaient pas en
rapport avec la simplicité personnelle du roi Frédéric-Guillaume, mais
que la présence de la cour avait rendus nécessaires. Pressés de se
soustraire au péril, les soldats des deux armées prussiennes
regardaient comme une calamité ces obstacles à la rapidité de leur
fuite. La cavalerie se détournait, et se jetait à travers la campagne,
se sauvant par escadrons isolés. L'infanterie rompait ses rangs,
ravageant, culbutant ces bagages incommodes, et laissant au vainqueur
le soin de les piller, parce qu'avant tout elle voulait fuir. Bientôt
les deux divisions du maréchal Kalkreuth, restées seules en bon ordre,
furent atteintes du désespoir général, et, malgré l'énergie de leur
chef, commencèrent à se dissoudre. Les cadres se dégarnissaient
d'heure en heure, et les soldats, qui n'avaient point partagé les
passions de leurs officiers, trouvaient plus simple, en abandonnant
leurs armes, et en se cachant dans les bois, de se dérober aux
conséquences de la défaite. Les routes étaient jonchées de sacs, de
fusils, de canons. C'est ainsi que se retirait l'armée prussienne, à
travers les plaines de la Thuringe, et vers les montagnes du Hartz,
présentant un spectacle bien différent de celui qu'elle offrait peu de
jours auparavant, lorsqu'elle promettait de se conduire devant les
Français tout autrement que les Autrichiens ou les Russes[7].

[Note 7: Nous ne faisons que reproduire ici le tableau tracé par les
officiers prussiens eux-mêmes dans les différents récits qu'ils ont
publiés.]

L'armée de Hohenlohe fuyait partie à droite vers Sommerda, partie à
gauche vers Erfurt, au delà de Weimar. Une moitié de l'armée royale,
celle qui avait quitté le champ de bataille la première, avec ordre de
se diriger sur Weimar, trouvant cette ville dans les mains de
l'ennemi, allait à Erfurt, portant avec elle ses chefs mortellement
blessés, le duc de Brunswick, le maréchal de Mollendorf, le général
Schmettau. Le reste de l'armée royale marchait vers Sommerda, non que
cela fût ordonné, mais parce que Sommerda, Erfurt, étaient les villes
qui se rencontraient sur les derrières du pays où l'on avait combattu.
Personne n'avait pu donner un ordre depuis que ce délire de terreur
s'était emparé de toutes les têtes. Le roi, entouré de quelque
cavalerie, marchait vers Sommerda. Le prince de Hohenlohe, qui s'était
retiré avec 12 ou 15 cents chevaux, n'en avait pas 200, quand il
arriva le lendemain matin 15 à Tennstädt. Il demandait des nouvelles
du roi, qui en demandait de lui. Aucun chef ne savait où étaient les
autres.

[En marge: Satisfaction de Napoléon en apprenant la bataille
d'Awerstaedt. Son indignation contre le maréchal Bernadotte.]

Pendant cette terrible nuit, les vainqueurs ne souffraient pas moins
que les vaincus. Ils étaient couchés sur la terre, bivouaquant par la
nuit la plus froide, n'ayant presque rien à manger, à la suite d'une
journée de combat, naturellement peu productive en vivres. Beaucoup
d'entre eux, atteints plus ou moins gravement, gisaient sur la terre,
à côté des blessés ennemis, confondant leurs gémissements, car ce
n'est pas dans un si court intervalle que l'ambulance la mieux
organisée aurait pu ramasser douze ou quinze mille blessés. Napoléon,
par bonté autant que par calcul, avait, durant plusieurs heures,
veillé de sa personne à leur enlèvement, et il était rentré ensuite à
Iéna, où il avait trouvé, lui aussi, un redoublement de nouvelles,
c'est-à-dire l'annonce d'une seconde victoire, plus glorieuse encore
que celle qui avait été remportée sous ses yeux. Il se refusait
d'abord à croire tout ce qu'on lui mandait, parce qu'une lettre du
maréchal Bernadotte, pour excuser par un mensonge une conduite
impardonnable, lui disait que le maréchal Davout avait à peine neuf à
dix mille hommes devant lui. Un officier du maréchal Davout, le
capitaine Trobriand, étant venu lui apprendre qu'on avait eu 70 mille
hommes à combattre, il ne put ajouter foi à ce rapport, et lui
répondit: Votre maréchal y voit double.--Mais quand il sut tous les
détails, il ressentit la joie la plus vive, et combla d'éloges,
bientôt après de récompenses, l'admirable conduite du troisième corps.
Il fut indigné contre le maréchal Bernadotte, et peu surpris. Dans le
premier moment il voulut sévir avec éclat, et songea même à ordonner
un jugement devant un conseil de guerre. Mais la parenté, une sorte de
faiblesse à sévir autrement qu'en paroles véhémentes, firent bientôt
dégénérer sa résolution de sévérité en un mécontentement, qu'il ne
prit du reste aucun soin de cacher. Le maréchal Bernadotte en fut
quitte pour des lettres du prince Berthier et de Napoléon lui-même,
lettres qui durent le rendre profondément malheureux, s'il avait le
coeur d'un citoyen et d'un soldat.

[En marge: Témoignages de satisfaction donnés au maréchal Davout et à
son corps d'armée.]

Le lendemain matin Duroc fut envoyé à Naumbourg. Il portait au
maréchal Davout une lettre de l'Empereur, et des témoignages éclatants
de satisfaction pour tout le corps d'armée.--Vos soldats et et vous,
monsieur le maréchal, disait Napoléon, avez acquis des droits éternels
à mon estime et à ma reconnaissance.--Duroc devait se rendre dans les
hôpitaux, visiter les blessés, leur apporter la promesse de
récompenses éclatantes, et prodiguer l'argent à tous ceux qui en
auraient besoin. La lettre de l'Empereur fut lue dans les chambrées où
l'on avait entassé les blessés, et ces malheureux, criant Vive
l'Empereur! au milieu de leurs souffrances, exprimaient le désir de
recouvrer la vie pour la lui dévouer encore.

[En marge: Dispositions de Napoléon pour suivre l'armée prussienne
dans sa fuite.]

Napoléon, dès le lendemain 15 octobre, se mit en mesure de profiter de
la victoire, avec cette activité qu'aucun capitaine, ancien ou
moderne, n'égala jamais. Il prescrivit d'abord aux maréchaux Davout,
Lannes et Augereau, dont les corps avaient beaucoup souffert dans la
journée du 14, de se reposer deux ou trois jours à Naumbourg, à Iéna,
à Weimar. Mais le maréchal Bernadotte, dont les soldats n'avaient pas
tiré un coup de fusil, les maréchaux Soult et Ney, qui n'avaient eu
qu'une partie de leurs troupes engagées, Murat, dont la cavalerie
n'avait eu à essuyer que des fatigues, furent portés en avant, pour
harceler l'armée prussienne, et en ramasser les débris, faciles à
capturer dans l'état de désorganisation où elle était tombée. Murat,
qui avait couché à Weimar, eut ordre de courir avec ses dragons à
Erfurt le 15 au matin, et Ney de le suivre immédiatement. (Voir la
carte nº 34.) Le maréchal Soult dut, par Sommerda, Greussen,
Sondershausen, Nordhausen, marcher à la suite de l'armée ennemie, et
la poursuivre à travers la Thuringe, vers ces montagnes du Hartz, où
elle semblait, dans son désordre, chercher un refuge. Il fut enjoint
au maréchal Bernadotte de se diriger le jour même sur l'Elbe, en se
portant vers la droite de l'armée par Halle et Dessau. On remarquera
que Napoléon, soigneux de se concentrer la veille d'une grande
bataille, le lendemain, quand il avait frappé l'ennemi, divisait ses
corps, comme un vaste réseau, pour prendre tout ce qui fuyait, habile
ainsi à modifier l'application des principes de la guerre, selon les
circonstances, et toujours avec la justesse et l'à-propos qui assurent
le succès.

[En marge: Napoléon rend la liberté aux prisonniers saxons.]

[En marge: Les Saxons délivrés par Napoléon acceptent avec transport
ses propositions pacifiques.]

Ces ordres donnés, Napoléon accorda quelques soins à la politique. La
direction que suivaient les Prussiens en se retirant, les éloignait de
la Saxe. De plus, Napoléon tenait en son pouvoir une bonne partie des
troupes saxonnes, qui avaient honorablement combattu, quoique fort peu
satisfaites, tant de la guerre à laquelle on avait entraîné leur pays,
que des mauvais procédés dont elles croyaient avoir à se plaindre de
la part des Prussiens. Napoléon fit assembler à Iéna, dans une salle
de l'Université, les officiers des troupes saxonnes. Se servant d'un
employé des affaires étrangères, appelé auprès de lui, il leur adressa
des paroles qui furent immédiatement traduites. Il leur dit qu'il ne
savait pas pourquoi il était en guerre avec leur souverain, prince
sage, pacifique, digne de respect; qu'il avait même tiré l'épée pour
arracher leur pays à la dépendance humiliante dans laquelle le tenait
la Prusse, et qu'il ne voyait pas pourquoi les Saxons et les Français,
avec si peu de motifs de se haïr, persisteraient à combattre les uns
contre les autres; qu'il était prêt, quant à lui, à leur donner un
premier gage de ses dispositions amicales, en leur rendant la liberté,
et en respectant la Saxe, pourvu qu'ils lui promissent, de leur côté,
de ne plus porter les armes contre la France, et que les principaux
d'entre eux allassent à Dresde proposer et faire accepter la paix. Les
officiers saxons, saisis d'admiration à la vue du personnage
extraordinaire qui leur parlait, touchés de la générosité de ses
propositions, répondirent par le serment unanime de ne plus servir, ni
eux ni leurs soldats, pendant cette guerre. Quelques-uns s'offrirent à
partir sur-le-champ pour Dresde, assurant qu'avant trois jours ils
auraient apporté le consentement de leur souverain.

[En marge: Napoléon exécute ses desseins à l'égard de l'électeur de
Hesse, et envoie le 8e corps pour s'emparer de ses États.]

Par cet acte habile, Napoléon voulait désarmer le patriotisme
germanique, si fort excité par les soins de la Prusse, et en traitant
avec cette douceur un prince justement respecté, s'acquérir le droit
de traiter avec rigueur un prince qui n'était estimé de personne. Ce
dernier était l'électeur de Hesse, qui avait contribué par ses
mensonges à provoquer la guerre, et qui, depuis la guerre, cherchait à
trafiquer de son adhésion, résolu de se donner à celle des deux
puissances que la victoire favoriserait. C'était un ennemi secret,
dévoué aux Anglais, chez lesquels il avait déposé ses richesses.
Napoléon n'avait garde en s'avançant en Prusse, de laisser un tel
ennemi sur ses derrières. Les principes de la guerre commandaient de
s'en débarrasser, et ceux d'une loyale politique ne le défendaient
pas, car ce prince avait été pour la Prusse et pour la France un
voisin sans foi. Sur-le-champ, avant d'aller plus loin, Napoléon
ordonna au huitième corps de quitter Mayence, et de se porter sur
Cassel, bien que ce corps ne dût pas compter encore plus de 10 à 12
mille hommes. Il prescrivit à son frère Louis de marcher par la
Westphalie sur la Hesse, et de se joindre au maréchal Mortier avec 12
ou 15 mille hommes, pour concourir à exécuter les arrêts de la
victoire. Toutefois, ne jugeant pas convenable de charger l'un de ses
frères d'une commission aussi rigoureuse, il conseilla au roi Louis
d'envoyer ses troupes au maréchal Mortier, et d'abandonner à celui-ci
le soin d'opérer l'expropriation de la maison de Hesse, avec
l'obéissance et la probité qui le distinguaient. Le maréchal Mortier
devait déclarer que l'électeur de Hesse avait cessé de régner (forme
déjà adoptée à l'égard de la maison de Naples), s'emparer de ses États
au nom de la France, et licencier son armée, en offrant à ceux des
soldats hessois qui voudraient encore servir de se rendre en Italie.
C'étaient pour la plupart des hommes robustes, bien disciplinés, fort
habitués à porter les armes hors de leur patrie, pour le compte de
ceux qui les payaient, notamment pour le compte des Anglais, qui les
employaient dans l'Inde avec beaucoup d'avantage. L'armée hessoise se
composait de 32 mille soldats de toutes armes. C'était un précieux
résultat que de ne plus laisser derrière soi cette force redoutable,
surtout en voulant se porter au nord, aussi loin que le projetait
Napoléon.

Avec ces divers ordres, Napoléon envoya sur le Rhin la nouvelle de ses
éclatants succès, nouvelle qui devait dissiper les espérances de ses
ennemis, les craintes de ses amis, et accroître chez les soldats
restés à l'intérieur le zèle à rejoindre la grande armée. Suivant son
usage, il y ajouta une multitude d'instructions pour l'appel des
conscrits, pour l'organisation des dépôts, pour le départ des
détachements destinés à recruter les cadres, et pour le règlement des
affaires civiles, qui, sous son règne, ne souffraient jamais des
préoccupations de la guerre.

[En marge: Napoléon se transporte d'Iéna à Weimar.]

D'Iéna, Napoléon se rendit à Weimar. Il y trouva toute la cour du
grand-duc, compris la grande-duchesse soeur de l'empereur Alexandre.
Il n'y manquait que le grand-duc lui-même, chargé du commandement
d'une division prussienne. Cette cour polie et savante avait fait de
Weimar l'Athènes de la moderne Allemagne, et sous sa protection
Goëthe, Schiller, Wieland, vivaient honorés, riches et heureux. La
grande-duchesse, qu'on accusait d'avoir contribué à la guerre,
accourut au-devant de Napoléon, et troublée du tumulte qui régnait
autour d'elle, s'écria en l'approchant: Sire, je vous recommande mes
sujets.--Vous voyez, Madame, ce que c'est que la guerre, lui répondit
froidement Napoléon.--Du reste, il s'en tint à cette vengeance, traita
cette cour ennemie mais lettrée, comme Alexandre eût traité une ville
de la Grèce, se montra plein de courtoisie envers la grande-duchesse,
ne lui exprima aucun déplaisir de la conduite de son mari, fit
respecter la ville de Weimar, et ordonna qu'on eût les soins
convenables pour les généraux blessés, dont cette ville était remplie.
De Weimar il prit à droite, et se dirigea sur Naumbourg, pour
féliciter lui-même le corps du maréchal Davout, pendant que ses
lieutenants poursuivaient à outrance l'armée prussienne.

[En marge: Murat entre dans Erfurt.]

L'infatigable Murat, dans cet intervalle, avait galopé avec ses
escadrons jusqu'à Erfurt, et investi la place, qui, quoique de force
médiocre, était cependant entourée d'assez bonnes murailles, et
pourvue d'un matériel considérable. Elle regorgeait de blessés et de
fuyards. On y avait transporté le maréchal de Mollendorf, pour lequel
Napoléon avait recommandé les plus grands égards. Murat somma Erfurt,
en faisant appuyer sa sommation par l'infanterie du maréchal Ney. Il
n'y avait parmi les fuyards prussiens personne qui fût capable de
tenir tête aux Français, et de répondre par une résistance énergique à
l'impétuosité de leur poursuite. D'ailleurs quatorze à quinze mille
fuyards, dont six mille blessés, la plupart mourants, un désordre
inouï, n'étaient guère des éléments de défense. La place capitula le
soir même du 15. On y recueillit, outre les six mille blessés
prussiens, neuf mille prisonniers et un butin immense. Murat et Ney en
partirent immédiatement pour suivre le gros de l'armée prussienne.

[En marge: Poursuite de l'armée prussienne sur Sondershausen et
Nordhausen.]

Murat avait envoyé à Weissensée les dragons de Klein, pour intercepter
les corps qui fuyaient isolément. (Voir la carte nº 34.) Cette ville
était entre Sommerda où le roi avait passé la première nuit, et
Sondershausen où il devait passer la seconde. Le général Klein y
devança les Prussiens. Le général Blucher, arrivé avec sa cavalerie,
fut fort étonné de rencontrer déjà sur son chemin les dragons de
Murat. Ayant demandé à parlementer, il engagea une sorte de
négociation avec le général Klein, et s'appuyant d'une lettre écrite
par Napoléon au roi de Prusse, lettre qui contenait, disait-on, des
offres de paix, il affirma sur sa parole qu'un armistice venait d'être
signé. Le général Klein crut le général Blucher et ne mit aucun
obstacle à sa retraite. Cette ruse de guerre sauva les restes de
l'armée prussienne. Le général Blucher et le maréchal Kalkreuth purent
ainsi se rendre à Greussen. Mais le maréchal Soult suivait ces corps
d'armée sur la même route. Le lendemain matin 16, il atteignit à
Greussen l'arrière-garde du maréchal Kalkreuth, lequel, voulant gagner
du temps, fit valoir à son tour la fable d'un armistice. Le maréchal
Soult ne s'y laissa pas prendre; il déclara ne pas croire à
l'existence d'un armistice, et, après avoir employé quelques instants
en pourparlers, afin de donner à son infanterie le temps de rejoindre,
attaqua Greussen, l'emporta de vive force, et ramassa encore beaucoup
de prisonniers, de chevaux et de canons. Le jour suivant 17,
poursuivis et poursuivants s'acheminèrent sur Sondershausen et
Nordhausen, les uns abandonnant aux autres des bagages, des canons,
des bataillons entiers. On avait déjà recueilli plus de 200 bouches à
feu sur toutes les routes, et plusieurs milliers de prisonniers.

[En marge: Le prince de Hohenlohe est nommé commandant en chef de
l'armée prussienne en retraite.]

[En marge: Le roi de Prusse, après avoir déféré le commandement au
prince de Hohenlohe, part pour Berlin.]

Le roi de Prusse arrivé à Nordhausen, y trouva le prince de Hohenlohe.
Croyant encore aux talents de ce général, qui avait été battu comme le
duc de Brunswick, mais qui avait aux yeux de l'armée, le mérite
d'avoir blâmé le plan du généralissime, il le chargea du commandement
en chef. Toutefois il laissa le commandement des deux divisions de la
réserve au vieux Kalkreuth, lequel avait aussi le mérite d'avoir
beaucoup blâmé tout ce qui s'était fait. Cette mesure fut la seule que
prit le roi après ce grand désastre. Triste, silencieux, montrant un
visage sévère aux insensés qui avaient voulu la guerre, mais leur
épargnant des reproches qu'ils auraient pu lui rendre, car s'ils
avaient eu le tort de la folie, il avait eu celui de la faiblesse, il
s'achemina vers Berlin, dans un moment où ce n'eût pas été trop de sa
présence à l'armée pour remettre les esprits abattus, divisés, aigris,
pour faire de tous ces débris un corps qui retardât le passage de
l'Elbe, couvrît quelque temps Berlin, et en se retirant sur l'Oder,
apportât aux Russes un contingent d'une certaine valeur. Ce départ
était une faute grave, et peu digne du courage personnel que
Frédéric-Guillaume avait montré pendant la bataille. Ce monarque
n'ajouta qu'un acte à la nomination du prince de Hohenlohe, ce fut
d'écrire à Napoléon, pour lui exprimer son regret d'être en guerre
avec la France, et lui proposer d'ouvrir sur-le-champ une négociation.

[En marge: Direction donnée à la retraite de l'armée prussienne par le
prince de Hohenlohe.]

Le roi ayant quitté le quartier général sans donner aucune instruction
militaire à ses généraux, ceux-ci agirent sans le moindre concert. Le
prince de Hohenlohe réunit les débris des deux armées, moins la
réserve confiée au maréchal Kalkreuth, et en forma trois détachements,
deux de troupes conservant quelque organisation, un troisième
comprenant la masse des fuyards. Il les dirigea tous les trois, par un
mouvement à droite, sur l'Elbe, en les faisant marcher par trois
lignes d'étapes différentes, mais placées sur la même direction, de
Nordhausen à Magdebourg. Il y aurait eu peu d'avantage à se jeter dans
le Hartz, car, outre le défaut de ressources en vivres, cette chaîne
montagneuse n'offrait ni assez d'éloignement, ni assez de profondeur,
pour servir d'asile à l'armée fugitive. On y aurait été poursuivi par
les Français, très-alertes dans les montagnes, et, peut-être la chaîne
traversée, on les eût trouvés encore au delà, barrant la route de
l'Elbe. C'était donc une détermination bien conçue que de se détourner
à droite, pour se porter directement sur l'Elbe et Magdebourg.
Cependant on traînait après soi un parc de grosse artillerie, qui
ralentissait beaucoup la marche. On imagina de le confier au général
Blucher, qui, tournant par le côté opposé les montagnes du Hartz, par
Osterode, Seesen, Brunswick, devait descendre dans les plaines du
Hanovre, sans être suivi par les Français, car il était à présumer que
ceux-ci se jetteraient en masse sur les pas de la grande armée
prussienne, et n'iraient pas courir après un détachement à travers les
difficiles routes de la Hesse. En conséquence le général Blucher, avec
deux bataillons et un gros corps de cavalerie, se chargea d'escorter
le grand parc. Le duc de Weimar, qui s'était enfoncé avec
l'avant-garde dans la forêt de Thuringe, en était bientôt revenu au
bruit des deux batailles perdues. Il longeait le pied des montagnes,
côtoyant du plus loin qu'il pouvait les deux armées française et
prussienne. Il reçut à temps l'avis du mouvement que devait exécuter
le général Blucher, et résolut de se joindre à lui par Osterode et
Seesen. Le maréchal Kalkreuth, après avoir séjourné quelques heures à
Nordhausen pour couvrir la retraite, se dirigea droit sur l'Elbe,
au-dessous de Magdebourg, aimant à marcher seul, et mécontent d'avoir
passé successivement sous les ordres de deux généraux qu'il estimait
peu, tandis qu'il croyait, non sans raison, avoir mérité le
commandement en chef.

[En marge: Les maréchaux Soult, Ney et Murat poursuivent les restes de
l'armée prussienne vers Magdebourg.]

Les maréchaux Ney, Soult et Murat se mirent à la poursuite de la
grande armée prussienne, forçant de marche pour la rejoindre, et lui
enlevant à chaque pas des prisonniers et du matériel. Mais la route de
Nordhausen à Magdebourg n'était pas assez longue pour qu'ils eussent
le temps de gagner les Prussiens de vitesse. Ils atteignaient
toutefois le but principal, en ne leur laissant pas un jour de repos,
et en leur ôtant ainsi tout moyen de se réorganiser, et de former
encore sur l'Elbe un rassemblement de quelque consistance.

[En marge: Marche du corps de Bernadotte sur Halle.]

[En marge: Le pont de Halle enlevé par une audacieuse tentative du
général Dupont.]

Pendant ce temps, le maréchal Bernadotte avait marché sur Halle pour y
passer la Saale, et gagner l'Elbe vers Barby ou Dessau. (Voir la carte
nº 34.) Halle est sur la basse Saale, au-dessous du point où cette
rivière reçoit l'Elster, et au-dessus du point où elle se réunit à
l'Elbe. À son départ de Weimar pour se retirer sur l'Elbe en se
couvrant de la Saale, le duc de Brunswick avait ordonné au prince
Eugène de Wurtemberg de se porter sur Halle, à la rencontre de la
grande armée prussienne. Ce prince y était venu avec un corps
d'environ 17 à 18 mille hommes, formant la dernière ressource de la
monarchie. Il s'y était établi pour recueillir dans un bon poste
l'armée battue. Mais elle ne se dirigeait pas vers lui, puisqu'elle
avait pris la route de Magdebourg, et à sa place on vit paraître, le
17 octobre au matin, un détachement de troupes françaises. C'était la
division Dupont, qui, pour le moment, suivait le corps du maréchal
Bernadotte. À peine arrivé en vue de Halle, le général Dupont, qui
avait ordre d'attaquer, se hâta de reconnaître lui-même la position de
l'ennemi. La Saale se divise en plusieurs bras devant la ville de
Halle. On la passe sur un pont d'une grande longueur, qui traverse à
la fois des prairies inondées et plusieurs bras de rivière. Ce pont
était garni d'artillerie, et en avant se trouvait une troupe
d'infanterie. Dans les îles qui séparent la rivière en plusieurs bras,
on avait disposé des batteries, qui enfilaient la route par laquelle
arrivaient les Français. À l'extrémité du pont se présente la ville,
dont les portes étaient barricadées. Enfin au delà sur les hauteurs
qui dominent le cours de la Saale, on apercevait le corps d'armée du
prince de Wurtemberg rangé en bataille. Il fallait donc franchir le
pont, forcer les portes de Halle, pénétrer dans la ville, la
traverser, et enlever les hauteurs en arrière. C'était une suite de
difficultés presque insurmontables. À cette vue, le général Dupont,
qui avait livré les beaux combats de Haslach et de Dirnstein, arrête
sa résolution sur-le-champ. Il se décide à culbuter les troupes
postées aux avenues du pont, puis à enlever le pont, la ville et les
hauteurs. Il revient, reprend des mains du maréchal Bernadotte sa
division, que celui-ci avait mal à propos disséminée[8], et la dispose
de la manière suivante. Il place en colonne sur la route le 9e léger,
sur la droite le 32e de ligne (celui qui s'était rendu si fameux en
Italie et que commandait toujours le colonel Darricau), puis le 96e en
arrière pour appuyer tout le mouvement. Cela fait, il donne le signal,
et conduisant ses troupes lui-même, les lance au pas de course sur le
poste d'infanterie établi à la tête du pont. On essuie d'horribles
décharges de mousqueterie et de mitraille, mais on arrive avec la
rapidité de l'éclair; on refoule sur le pont les troupes qui le
gardent, on les y poursuit, malgré le feu qui part de tous les côtés,
et qui atteint Français et Prussiens. Après une mêlée de quelques
instants, on parvient à l'autre bout du pont, on entre pêle-mêle dans
la ville avec les fuyards. Là, une vive fusillade s'engage au milieu
des rues avec les Prussiens; bientôt cependant on les expulse de la
ville, et on en ferme les portes sur eux.

[Note 8: Nous rapportons ici l'assertion contenue dans les Mémoires du
général Dupont. Nous pouvons affirmer que dans ces Mémoires, encore
manuscrits, et fort intéressants, le général Dupont n'est pas le
détracteur du maréchal Bernadotte. Il le traite en ami, comme tous
ceux qui ont triomphé en 1815, lorsque la France succombait.]

[En marge: Le corps du prince Eugène de Wurtemberg mis en déroute par
la division Dupont.]

Le général Dupont avait éprouvé des pertes, mais il avait pris presque
toutes les troupes qui défendaient le pont, ainsi que leur nombreuse
artillerie. Toutefois l'opération n'était pas terminée. Le corps
d'armée du prince de Wurtemberg se tenait de l'autre côté de la ville,
sur les hauteurs en arrière. Il fallait l'en déloger, si on voulait
demeurer maître de Halle et du pont de la Saale. Le général Dupont
laisse à ses troupes le temps de reprendre haleine; puis, faisant
ouvrir les portes de la ville, il dirige sa division vers le pied des
hauteurs. Le feu de douze mille hommes bien postés accueille les trois
régiments français, qui ne comptaient pas plus de cinq mille
combattants. Ils s'avancent néanmoins en plusieurs colonnes, avec la
vigueur de troupes habituées à ne reculer devant aucun obstacle. En
même temps le général Dupont porte l'un de ses bataillons sur le flanc
de la position, la tourne, puis, quand il aperçoit l'effet produit par
cette manoeuvre, donne l'impulsion à ses colonnes d'attaque. Ses trois
régiments s'élancent malgré le feu de l'ennemi, escaladent les
hauteurs, et, parvenus sur le sommet, en délogent les Prussiens. Un
nouveau combat s'engage avec le corps entier du duc de Wurtemberg sur
le terrain placé au delà. Mais la division Drouet arrive dans le
moment, et sa présence, ôtant tout espoir à l'ennemi, met fin à ses
efforts.

Ce brillant combat coûta aux Français 600 morts ou blessés, et environ
mille aux Prussiens. On fit à ceux-ci 4 mille prisonniers. Le duc de
Wurtemberg se retira en désordre sur l'Elbe, par Dessau et Wittenberg,
se hâtant de détruire tous les ponts. Un de ses régiments, celui de
Trescow, qui venait de Magdebourg le rejoindre par la rive gauche de
la Saale, fut surpris et enlevé presque tout entier. Ainsi la réserve
même des Prussiens était en fuite, et aussi désorganisée que le reste
de leur armée.

[En marge: Napoléon traverse le champ de bataille de Rosbach en se
rendant à Halle.]

Napoléon, venu à Naumbourg, pour voir le champ de bataille
d'Awerstaedt, et complimenter de sa belle conduite le corps du
maréchal Davout, s'y était à peine arrêté, et s'était rendu à
Mersebourg. Sur son chemin se trouvait le lieu où fut livrée la
bataille de Rosbach. Parfaitement versé dans l'histoire militaire, il
savait avec exactitude les moindres détails de cette action célèbre,
et il envoya le général Savary pour rechercher le monument qui avait
été élevé en mémoire de la bataille. Le général Savary le découvrit
dans un champ moissonné. C'était une petite colonne, haute seulement
de quelques pieds. Les inscriptions en étaient effacées. Des troupes
du corps de Lannes, qui passaient sur les lieux, l'enlevèrent, et en
placèrent les fragments sur un caisson qui fut acheminé vers la
France.

Napoléon se transporta ensuite à Halle. Il ne put s'empêcher d'admirer
le fait d'armes de la division Dupont. On voyait sur le terrain des
morts de cette division, qu'on n'avait pas eu le temps d'ensevelir, et
qui portaient l'uniforme du 32e régiment.--Quoi! encore du 32e!
s'écria Napoléon. On en a tant tué en Italie, que je croyais qu'il
n'en restait plus.--Il combla de ses éloges les troupes du général
Dupont.

[En marge: Ordres pour le passage de l'Elbe sur tous les points.]

Les mouvements de l'armée ennemie commençaient à s'éclaircir. Napoléon
dirigea la poursuite conformément à son plan général, qui consistait à
déborder les Prussiens, à les prévenir sur l'Elbe et sur l'Oder, à
s'interposer entre eux et les Russes, pour empêcher leur jonction. Il
ordonna au maréchal Bernadotte de descendre la Saale jusqu'à l'Elbe,
et de passer ce fleuve sur un pont de bateaux près de Barby, non loin
du confluent de la Saale et de l'Elbe. (Voir les cartes n{os} 34 et
36.) Il prescrivit aux maréchaux Lannes et Augereau, qui avaient eu
deux ou trois jours pour se refaire, de franchir la Saale sur le pont
de Halle, et l'Elbe sur le pont de Dessau, en rétablissant ce dernier,
s'il était détruit. Il avait déjà prescrit au maréchal Davout de
laisser tous ses blessés à Naumbourg, de se porter avec son corps
d'armée à Leipzig, et de Leipzig à Wittenberg, pour s'emparer du
passage de l'Elbe sur ce dernier point. Maître en temps utile du cours
de l'Elbe, depuis Wittenberg jusqu'à Barby, il avait les plus grandes
chances d'être arrivé le premier à Berlin et sur l'Oder.

Chemin faisant, bien que Leipzig appartînt à l'électeur de Saxe,
Napoléon ordonna au maréchal Davout une mesure rigoureuse contre les
négociants de cette ville, qui étaient les principaux trafiquants des
marchandises anglaises en Allemagne. Napoléon, cherchant à punir sur
le commerce de la Grande-Bretagne la guerre qu'elle faisait à la
France, voulait intimider les villes commerçantes du Nord, telles que
Brême, Hambourg, Lubeck, Leipzig, Dantzig, lesquelles s'appliquaient à
ouvrir aux Anglais le continent, qu'il s'appliquait à leur fermer. Il
enjoignit donc à tout négociant de déclarer les marchandises anglaises
qu'il possédait, ajoutant que, si les déclarations paraissaient
mensongères, leur exactitude serait vérifiée par des visites, et les
fausses allégations punies des peines les plus graves. Toutes les
marchandises déclarées durent être confisquées au profit de l'armée
française.

[En marge: Le maréchal Lannes passe l'Elbe à Dessau, le maréchal
Davout à Wittenberg.]

Pendant ce temps nos troupes continuèrent leur marche vers l'Elbe. Le
maréchal Bernadotte passa ce fleuve à Barby, mais moins promptement
qu'il n'en avait l'ordre. Napoléon, qui s'était contenu après
l'affaire d'Awerstaedt, céda cette fois à son mécontentement, et fit
adresser par le prince Berthier au maréchal Bernadotte une lettre dans
laquelle, à propos du passage tardif de l'Elbe, on lui rappelait
amèrement le départ précipité de Naumbourg, le jour des deux
batailles d'Iéna et d'Awerstaedt[9]. Cependant, comme il arrive, quand
on suit moins les règles de la froide justice que les mouvements de
son âme, Napoléon, trop indulgent la première fois, fut trop rigoureux
la seconde, car la lenteur du maréchal Bernadotte à passer l'Elbe
était bien plus la faute des éléments que la sienne. Lannes se jeta
sur Dessau, et de là sur le pont de l'Elbe, que les Prussiens avaient
à moitié détruit. Il s'empressa de le rétablir. Le maréchal Davout,
parvenu à Wittenberg, trouva les Prussiens également occupés à
détruire le pont de l'Elbe, et prêts à faire sauter un magasin à
poudre peu éloigné de la ville. Les habitants, qui étaient Saxons, et
qui savaient déjà que Napoléon voulait épargner à la Saxe les
conséquences de la guerre, se hâtèrent de sauver eux-mêmes le pont de
Wittenberg, d'arracher les mèches, et d'aider les Français à prévenir
une explosion. C'est le 20 octobre que les maréchaux Davout, Lannes et
Bernadotte franchissaient l'Elbe, six jours après les batailles d'Iéna
et d'Awerstaedt. Il n'y avait pas eu, comme on le voit, une heure
perdue. Deux grandes batailles, une action des plus vives à Halle,
n'avaient pris que le temps employé à combattre, et la marche de nos
colonnes n'en avait pas été suspendue un seul instant. Les Prussiens
eux-mêmes, bien que leur fuite fût rapide, n'atteignaient l'Elbe que
le 20 octobre, et ils le passaient à Magdebourg, le jour même où les
maréchaux Lannes et Davout le passaient à Dessau et à Wittenberg. Mais
ils y arrivaient dans un état de désorganisation croissante,
incapables d'en défendre le cours inférieur, et n'ayant même pas
l'espérance d'atteindre avant eux la ligne de l'Oder, condition à
laquelle était attaché leur salut.

[Note 9: Nous citons cette lettre, qui existe au dépôt de la guerre.

_Le maréchal Berthier au maréchal Bernadotte._

                                           «Halle, le 21 octobre 1806.

»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge de vous écrire qu'il est
très-mécontent de ce que vous n'avez pas exécuté l'ordre que vous avez
reçu de vous porter hier à Calbe, pour jeter un pont à l'embouchure de
la Saale, à Barby. Cependant vous deviez sentir que toutes les
dispositions de l'Empereur étaient combinées.

»Sa Majesté, qui est très-fâchée que vous n'ayez pas exécuté ses
ordres, vous rappelle à ce sujet que vous ne vous êtes point trouvé à
la bataille d'Iéna; que cela aurait pu compromettre le sort de l'armée
et déjouer les grandes combinaisons de Sa Majesté, et a rendu douteuse
et très-sanglante cette bataille, qui l'aurait été beaucoup moins.
Quelque profondément affecté qu'ait été l'Empereur, il n'avait pas
voulu vous en parler, parce qu'en se rappelant vos anciens services il
craignait de vous affliger, et que la considération qu'il a pour vous
l'avait porté à se taire; mais, dans cette circonstance, où vous ne
vous êtes pas porté à Calbe, et où vous n'avez pas tenté le passage de
l'Elbe, soit à Barby, soit à l'embouchure de la Saale, l'Empereur
s'est décidé à vous dire sa façon de penser, parce qu'il n'est point
accoutumé à voir sacrifier ses opérations à de vaines étiquettes de
commandement.

»L'Empereur, monsieur le maréchal, me charge encore de vous parler
d'une chose moins grave: c'est que, malgré l'ordre que vous avez reçu
hier, vous n'avez pas encore envoyé ici trois compagnies pour conduire
vos prisonniers. Il en reste à Halle 3,500 sans aucune escorte:
l'Empereur, monsieur le maréchal, vous ordonne d'envoyer sur-le-champ
un officier d'état-major à la tête de trois compagnies complètes
formant 300 hommes, pour prendre tous les prisonniers qui sont à Halle
et les conduire à Erfurt. Il ne reste ici que la garde impériale, et
l'Empereur ne veut pas qu'elle escorte les prisonniers faits par votre
corps d'armée. Il est neuf heures, et il n'est pas question des trois
compagnies que je vous ai demandées hier.»]

[En marge: Points d'appui créés par Napoléon sur la route de l'armée.]

[En marge: Erfurt assigné comme premier dépôt sur la route de
l'armée.]

[En marge: Wittenberg établi comme second dépôt, et pourvu d'immenses
ressources en tout genre.]

Napoléon, malgré son impatience d'être rendu à Berlin, afin de diriger
ses troupes sur l'Oder, s'arrêta une journée à Wittenberg, pour y
prendre des précautions de marche, qu'il avait soin de multiplier à
mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances. On l'a
déjà vu, lorsqu'il s'enfonçait en Autriche, se ménager des points
d'appui à Augsbourg, à Braunau, à Linz. Dans l'expédition, bien
autrement longue, qu'il entreprenait cette fois, il voulait se créer
sur sa route des lieux de sûreté pour ses hommes fatigués ou malades,
pour les recrues qu'on lui envoyait de France, pour le matériel en
munitions et en vivres qu'il se proposait de réunir. Erfurt pris, il
avait changé sa ligne d'étapes, et, au lieu de la faire passer à
travers la Franconie, province par laquelle il était entré en Prusse,
il lui avait rendu sa direction naturelle, en la faisant passer par la
grande route ordinaire et centrale de l'Allemagne, par Mayence,
Francfort, Eisenach, Erfurt, Weimar, Naumbourg, Halle et Wittenberg.
Erfurt était pourvu d'assez bonnes défenses, et rempli d'un matériel
considérable. Napoléon en fit le premier relais de la route militaire
qu'il voulait tracer à travers l'Allemagne. Wittenberg possédait
d'anciennes fortifications à moitié détruites. Par ce motif, mais
surtout par la considération du pont existant sur l'Elbe, Napoléon
ordonna de remettre cette place en état, autant du moins que cela se
pouvait dans l'espace de deux ou trois semaines. Il confia une forte
somme d'argent au général Chasseloup, pour employer, en les payant,
six ou sept mille ouvriers du pays, et construire à défaut d'ouvrages
réguliers, des ouvrages de campagne d'un grand relief. Il fit
déchausser les anciennes escarpes, relever celles qui manquaient de
hauteur, et là où le temps ne permettait pas l'usage de la maçonnerie,
il prescrivit de remplacer la pierre par le bois, qui était fort
abondant dans les forêts voisines. On dressa d'immenses palissades, on
édifia en quelque sorte un camp romain, comme en édifiaient les
anciens conquérants du monde au milieu des Gaules et de la Germanie.
Napoléon, dans cette même ville de Wittenberg, fit bâtir des fours,
amasser des grains, confectionner du biscuit. Il voulut aussi qu'on
réunît en ce même endroit le grand parc d'artillerie, et qu'on y
organisât des ateliers de réparation. Il s'empara des édifices et
lieux publics, pour y créer des hôpitaux capables de contenir les
blessés et les malades d'une nombreuse armée. Enfin, sur les remparts
improvisés de ce vaste dépôt, il ordonna de mettre en batterie plus de
cent bouches à feu de gros calibre, recueillies dans sa marche
victorieuse. Il avait nommé le général Clarke gouverneur d'Erfurt, il
nomma le général Lemarois, l'un de ses aides-de-camp, gouverneur de
Wittenberg. Les blessés, distingués en grands et petits blessés,
c'est-à-dire en blessés qui pouvaient rentrer dans les rangs sous peu
de jours, ou en blessés auxquels il fallait beaucoup de temps pour se
rétablir, furent répartis entre Wittenberg et Erfurt. Les petits
blessés restèrent à Wittenberg, de manière à pouvoir rejoindre leurs
corps immédiatement, les autres furent envoyés à Erfurt. Chaque
régiment, outre le dépôt principal qu'il avait en France, eut ainsi un
dépôt de campagne à Wittenberg. On devait laisser dans ce dernier les
hommes fatigués ou légèrement indisposés, afin que, soignés quelques
jours, ils pussent se remettre en marche, sans encombrer les routes,
sans y présenter le spectacle d'une queue d'armée, malade, impotente,
s'allongeant à proportion de la rapidité des mouvements et de la durée
de la guerre. Les détachements de conscrits partant de France en corps
avaient ordre de s'arrêter à Erfurt et à Wittenberg, pour y être
passés en revue, munis de ce qui leur manquait, accrus des hommes
rétablis, et dirigés sur leurs régiments. Enfin, à ces mêmes dépôts,
mais surtout à celui de Wittenberg, Napoléon ordonna d'envoyer
l'immense quantité de beaux chevaux qu'on ramassait de toutes parts en
Allemagne. Il prescrivit à tous les régiments de cavalerie de les
traverser à leur tour, afin de s'y remonter. Même ordre fut donné aux
dragons venus de France à pied. Ils devaient trouver là les chevaux
qu'ils n'avaient pas pu se procurer en France. Ainsi Napoléon
concentrait sur ces points, dans un asile bien défendu, toutes les
ressources du pays conquis, qu'il avait l'art d'enlever à l'ennemi, et
d'appliquer à son propre usage. Victorieux et marchant en avant,
c'étaient des relais abondamment fournis de vivres, de munitions, de
matériel, et placés sur la route des corps qui venaient renforcer
l'armée. Réduit à se retirer, c'étaient des appuis et des moyens de se
refaire, placés sur la ligne de retraite.

Après avoir tout vu, tout ordonné lui-même, Napoléon quitta
Wittenberg, et s'achemina sur Berlin. La destinée voulait que, dans
l'espace d'une année, il eût visité en vainqueur Berlin et Vienne. Le
roi de Prusse, qui lui avait écrit pour demander la paix, lui envoya
M. de Lucchesini, afin de négocier un armistice. Napoléon ne reçut
point M. de Lucchesini, et confia au maréchal Duroc le soin de faire
au ministre du roi Frédéric-Guillaume la réponse commandée par les
circonstances. C'était en effet donner aux Russes le temps de secourir
les Prussiens, que d'accorder un armistice. Cette raison militaire ne
permettait pas de réplique, à moins qu'on ne se présentât avec les
pouvoirs formels de la Russie et de la Prusse, pour traiter
immédiatement de la paix, aux conditions que Napoléon était en droit
d'imposer après ses dernières victoires.

[En marge: Marche sur Berlin.]

Il expédia donc à tous ses corps l'ordre de marcher sur Berlin. Le
maréchal Davout dut partir de Wittenberg, par la route directe de
Wittenberg à Berlin, celle de Jüterbock (voir la carte nº 36), Lannes
et Augereau par celle de Treuenbrietzen et Potsdam. Napoléon, avec la
garde à pied et à cheval, qui était maintenant réunie, et de plus
renforcée de sept mille grenadiers et voltigeurs, marchait entre ces
deux colonnes. Il voulait qu'en récompense de la journée d'Awerstaedt
le maréchal Davout entrât le premier à Berlin, et reçût des mains des
magistrats les clefs de la capitale. Quant à lui, avant de se rendre à
Berlin, il se proposait de séjourner à Potsdam, dans la retraite du
grand Frédéric. Les maréchaux Soult et Ney eurent l'ordre d'investir
Magdebourg, Murat celui de rester embusqué quelques jours autour de
cette grande place, afin d'y ramasser les bandes de fuyards qui s'y
jetaient en foule.--C'est une souricière, lui écrivait Napoléon, dans
laquelle, avec votre cavalerie, vous prendrez tous les corps détachés
qui cherchent un lieu sûr pour traverser l'Elbe.--Murat devait ensuite
rejoindre la grande armée à Berlin, pour de là courir sur l'Oder.

[En marge: Rencontre que fait Napoléon dans une maison écartée, à la
suite d'un orage.]

Après avoir laissé prendre un peu d'avance à ses corps d'armée, il
partit le 24 octobre, et passa par Kropstadt, pour se rendre à
Potsdam. Faisant la route à cheval, il fut surpris par un orage
violent, bien que le temps n'eût cessé d'être fort beau depuis le
commencement de la campagne. Ce n'était pas sa coutume de s'arrêter
pour un tel motif. Cependant on lui offrit de s'abriter dans une
maison située au milieu des bois, et appartenant à un officier des
chasses de la cour de Saxe. Il accepta cette offre. Quelques femmes
qui, d'après leur langage et leurs vêtements, paraissaient être des
personnes d'un rang élevé, reçurent autour d'un grand feu ce groupe
d'officiers français, que, par crainte autant que par politesse, on se
serait bien gardé de mal accueillir. Elles semblaient ignorer quel
était le principal de ces officiers, autour duquel les autres se
rangeaient avec respect, lorsque l'une d'elles, jeune encore, saisie
d'une vive émotion, s'écria: Voilà l'Empereur!--Comment me
connaissez-vous? lui dit sèchement Napoléon.--Sire, lui répondit-elle,
je me trouvais avec Votre Majesté en Égypte.--Et que faisiez-vous en
Égypte?--J'étais l'épouse d'un officier qui est mort à votre service.
J'ai depuis demandé une pension pour moi et pour mon fils, mais
j'étais étrangère, je n'ai pu l'obtenir, et je suis venue chez la
maîtresse de cette demeure, qui a bien voulu m'accueillir, et me
confier l'éducation de ses enfants.--Le visage d'abord sévère de
Napoléon, mécontent d'être reconnu, s'était tout à coup adouci.--Eh
bien, madame, lui dit-il, vous aurez une pension; et quant à votre
fils, je me charge de son éducation.--

Le soir même il voulut revêtir de sa signature l'une et l'autre de ces
résolutions, et dit en souriant: Je n'avais jamais eu d'aventure dans
une forêt, à la suite d'un orage; en voilà une et des meilleures.--

[En marge: Napoléon à Postdam.]

Il arriva le 24 octobre au soir à Potsdam. Aussitôt il se mit à
visiter la retraite du grand capitaine, du grand roi, qui s'appelait
le philosophe de _Sans-Souci_, et avec quelque raison, car il sembla
porter le poids de l'épée et du sceptre avec une indifférence
railleuse, se moquant de toutes les cours de l'Europe, on oserait même
ajouter de ses peuples s'il n'avait mis tant de soin à les bien
gouverner. Napoléon parcourut le grand et le petit palais de Potsdam,
se fit montrer les oeuvres de Frédéric, toutes chargées des notes de
Voltaire, chercha dans sa bibliothèque à reconnaître de quelles
lectures se nourrissait ce grand esprit, puis alla voir dans l'église
de Potsdam le modeste réduit où repose le fondateur de la Prusse. On
conservait à Potsdam l'épée de Frédéric, sa ceinture, son cordon de
l'Aigle-Noir. Napoléon les saisit en s'écriant: Voilà un beau présent
pour les Invalides, surtout pour ceux qui ont fait partie de l'armée
de Hanovre! Ils seront heureux sans doute quand ils verront en notre
pouvoir l'épée de celui qui les vainquit à Rosbach!--Napoléon,
s'emparant avec tant de respect de ces précieuses reliques,
n'offensait assurément ni Frédéric, ni la nation prussienne. Mais
combien est extraordinaire, digne de méditation, l'enchaînement
mystérieux qui lie, confond, sépare ou rapproche les choses de ce
monde! Frédéric et Napoléon se rencontraient ici d'une manière bien
étrange! Ce roi philosophe, qui, sans qu'il s'en doutât, s'était fait
du haut du trône l'un des promoteurs de la révolution française,
couché maintenant dans son cercueil, recevait la visite du général de
cette révolution, devenu empereur, conquérant de Berlin et de
Potsdam! Le vainqueur de Rosbach recevait la visite du vainqueur
d'Iéna! Quel spectacle! Malheureusement ces retours de la fortune
n'étaient pas les derniers!

[En marge: Entrée du Maréchal Davout à Berlin, le 25 Octobre.]

Pendant que le quartier général était à Potsdam, le maréchal Davout
entrait le 25 octobre à Berlin, avec son corps d'armée. Le roi
Frédéric-Guillaume, en se retirant, avait livré Berlin au gouvernement
de la bourgeoisie, présidée par un personnage considérable, le prince
de Hatzfeld. Les représentants de cette bourgeoisie offrirent au
maréchal Davout les clefs de la capitale, qu'il leur rendit, en disant
qu'elles appartenaient à plus grand que lui, c'est-à-dire à Napoléon.
Il laissa un seul régiment dans la ville, pour y faire la police de
moitié avec la milice bourgeoise, puis il alla s'établir à une lieue
plus loin, à Friederichsfeld, dans une forte position, la droite à la
Sprée, la gauche à des bois. Par ordre de Napoléon, il campa
militairement, son artillerie braquée, une partie de ses soldats
consignée au camp, l'autre allant visiter alternativement la capitale
conquise par leurs exploits. Il fit construire des baraques en paille
et en sapin, pour que les troupes fussent à l'abri des rigueurs de la
saison. Il n'était pas nécessaire de recommander au maréchal Davout la
discipline: il ne fallait veiller avec lui qu'à la rendre moins
sévère. Le maréchal Davout promit aux magistrats de Berlin de
respecter les personnes et les propriétés, comme le doivent des
conquérants civilisés, à condition qu'il obtiendrait des habitants une
soumission complète et des vivres, pendant le temps fort court que
l'armée avait à passer dans leurs murs, ce qui, pour une ville telle
que Berlin, ne pouvait constituer une charge bien pesante.

Du reste, le lendemain de l'entrée des Français dans Berlin, les
boutiques étaient ouvertes. Les habitants circulaient paisiblement
dans les larges rues de cette capitale, et même en plus grand nombre
que de coutume. Ils semblaient tout à la fois chagrins et curieux,
impressions naturelles chez un peuple patriote mais vif, éclairé,
frappé de tout ce qui est grand, jaloux de connaître les généraux et
les soldats les plus renommés qu'il y eût alors au monde. Ils
désapprouvaient d'ailleurs leur gouvernement d'avoir entrepris une
guerre insensée, et cette désapprobation devait atténuer la haine
qu'ils portaient à des vainqueurs provoqués. Le maréchal Lannes fut
envoyé sur Potsdam et Spandau. Le maréchal Augereau traversa Berlin à
la suite du maréchal Davout; et Napoléon, après avoir séjourné le 24
et le 25 à Potsdam, le 26 à Charlottenbourg, fixa au 27 son entrée à
Berlin.

[En marge: Entrée triomphale de Napoléon à Berlin.]

C'était pour la première fois qu'il allait paraître en vainqueur dans
une capitale conquise. Il ne s'était pas montré ainsi à Vienne, qu'il
avait à peine visitée, vivant toujours à Schoenbrunn, loin des regards
des Viennois. Mais aujourd'hui, soit orgueil d'avoir terrassé une
armée réputée invincible, soit désir de frapper l'Europe par un
spectacle éclatant, soit aussi l'ivresse de la victoire, montant à sa
tête plus haut que de coutume, il voulut faire dans Berlin une entrée
triomphale.

Le 27 au matin toute la population de la ville était sur pied, afin
d'assister à cette grande scène. Napoléon entra entouré de sa garde,
et suivi par les beaux cuirassiers des généraux d'Hautpoul et
Nansouty. La garde impériale, richement vêtue, était ce jour-là plus
imposante que jamais. En avant les grenadiers et les chasseurs à pied,
en arrière les grenadiers et les chasseurs à cheval, au milieu les
maréchaux Berthier, Duroc, Davout, Augereau, et au sein de ce groupe,
isolé par le respect, Napoléon dans le simple costume qu'il portait
aux Tuileries et sur les champs de bataille, Napoléon, objet des
regards d'une foule immense, silencieuse, saisie à la fois de
tristesse et d'admiration, tel fut le spectacle offert dans la longue
et vaste rue de Berlin, qui conduit de la porte de Charlottenbourg au
palais des rois de Prusse. Le peuple était dans les rues, la riche
bourgeoisie aux fenêtres. Quant à la noblesse, elle avait fui, remplie
de crainte, et couverte de confusion. Les femmes de cette bourgeoisie
prussienne semblaient avides du spectacle qui était sous leurs yeux:
quelques-unes laissaient couler des larmes; aucune ne poussait des
cris de haine, ou des cris de flatterie pour le vainqueur! Heureuse la
Prusse de n'être pas divisée, et de garder sa dignité dans son
désastre! L'entrée de l'ennemi n'était pas chez elle la ruine d'un
parti, le triomphe d'un autre; et il n'y avait pas dans son sein une
indigne faction, saisie d'une joie odieuse, applaudissant à la
présence des soldats étrangers! Nous, Français, plus malheureux dans
nos revers, nous avons vu cette joie exécrable, car nous avons tout
vu dans ce siècle, les extrêmes de la victoire et de la défaite, de
la grandeur et de l'abaissement, du dévouement le plus pur et de la
trahison la plus noire!

[En marge: Accueil accordé par Napoléon aux représentants de la ville
de Berlin.]

Napoléon reçut des magistrats les clefs de Berlin, puis il se rendit
au palais, où il donna audience à toutes les autorités publiques, tint
un langage doux, rassurant, promit l'ordre de la part de ses soldats,
à condition de l'ordre de la part des habitants, ne se montra sévère
dans ses propos que pour l'aristocratie allemande, qui était,
disait-il, l'unique auteur des maux de l'Allemagne, qui avait osé le
provoquer au combat, et qu'il châtierait, en la réduisant à mendier
son pain en Angleterre. Il s'établit dans le palais du roi, y reçut
les ministres étrangers représentants des cours amies, et fit appeler
M. de Talleyrand à Berlin.

[En marge: Emploi que Napoléon fait des bulletins.]

Ses bulletins, récit de tout ce que l'armée accomplissait chaque jour,
souvent aussi réponses véhémentes à ses ennemis, recueils de
réflexions politiques, leçons aux rois et aux peuples, étaient
rapidement dictés par lui, et ordinairement revus par M. de
Talleyrand, avant d'être publiés. Il y racontait chacun des progrès
qu'il faisait dans le pays ennemi; il y racontait même ce qu'il
apprenait des causes politiques de la guerre. Il affecta, dans ceux
qu'il publia en Prusse, de prodiguer les hommages à la mémoire du
grand Frédéric, les marques d'estime à son malheureux successeur, en
laissant percer toutefois quelque pitié pour sa faiblesse, et les
sarcasmes les plus virulents contre les reines qui se mêlaient des
affaires d'État, qui exposaient leurs époux et leurs pays à d'affreux
désastres: traitement peu généreux envers la reine de Prusse, assez
accablée par le sentiment de ses fautes et de ses malheurs, pour qu'on
n'ajoutât pas l'outrage à l'infortune! Ces bulletins, où éclatait avec
trop peu de retenue la licence du soldat vainqueur, valurent à
Napoléon plus d'un blâme, au milieu des cris d'admiration que ses
triomphes arrachaient à ses ennemis eux-mêmes.

[En marge: Paroles de Napoléon aux envoyés du duc de Brunswick.]

Dans son irritation contre le parti prussien, promoteur de la guerre, il
reçut sévèrement les envoyés du duc de Brunswick, qui avait été
mortellement blessé à la bataille d'Awerstaedt, et qui, avant d'expirer,
recommandait au vainqueur sa famille et ses sujets.--Qu'aurait à dire,
leur répondit Napoléon, qu'aurait à dire celui qui vous envoie, si je
faisais subir à la ville de Brunswick la subversion dont il menaçait, il
y a quinze ans, la capitale du grand peuple auquel je commande? Le duc
de Brunswick avait désavoué le manifeste insensé de 1792; on aurait pu
croire qu'avec l'âge la raison commençait à l'emporter chez lui sur les
passions, et cependant il est venu prêter de nouveau l'autorité de son
nom aux folies d'une jeunesse étourdie, qui a perdu la Prusse! C'était à
lui qu'il appartenait de remettre à leur place femmes, courtisans,
jeunes officiers, et d'imposer à tout le monde l'autorité de son âge, de
ses lumières, et de sa position. Il n'en a pas eu la force, et la
monarchie prussienne est abattue, les États de Brunswick sont en mon
pouvoir. Dites au duc de Brunswick que j'aurai pour lui les égards dus à
un général malheureux, justement célèbre, frappé par le fer qui peut
nous atteindre tous, mais que je ne saurais voir un prince souverain
dans un général de l'armée prussienne.--

[En marge: La grâce du prince de Hatzfeld accordée aux larmes de son
épouse.]

Ces paroles, publiées par l'ordinaire voie des bulletins, donnaient à
comprendre que Napoléon ne voulait pas mieux traiter la souveraineté
du duc de Brunswick que celle de l'électeur de Hesse. Du reste, s'il
se montrait dur avec les uns, il se montrait avec les autres
bienveillant et généreux, ayant soin de varier ses traitements suivant
la participation connue de chacun à la guerre. Ses expressions à
l'égard du vieux maréchal de Mollendorf furent pleines de convenance.
Il y avait dans Berlin le prince Ferdinand, frère du grand Frédéric,
et père du prince Louis, ainsi que la princesse sa femme. Il s'y
trouvait aussi la veuve du prince Henri et deux soeurs du roi, l'une
en couche, l'autre malade. Napoléon alla visiter ces membres de la
famille royale, avec tous les signes d'un profond respect, et les
toucha par ces témoignages venus de si haut, car il n'y avait pas
alors de souverain dont les attentions eussent un aussi grand prix que
les siennes. Dans la situation à laquelle il était parvenu, il savait
calculer ses moindres témoignages de bienveillance ou de sévérité.
Usant en ce moment du droit qui appartient à tous les généraux en
temps de guerre, celui d'intercepter les correspondances pour
découvrir la marche de l'ennemi, il saisit une lettre du prince de
Hatzfeld, dans laquelle celui-ci paraissait informer le prince de
Hohenlohe de la position de l'armée française autour de Berlin. Le
prince de Hatzfeld, comme chef du gouvernement municipal établi à
Berlin, avait promis par serment de ne rien entreprendre contre
l'armée française, et de ne s'occuper que du repos, de la sûreté, du
bien-être de la capitale. C'était un engagement de loyauté envers le
vainqueur, qui consentait à laisser subsister, dans l'intérêt du pays
vaincu, une autorité qu'il aurait pu abolir. Toutefois la faute était
bien excusable, puisqu'elle partait du plus honorable des sentiments,
le patriotisme. Napoléon, qui craignait que les autres bourgmestres
n'imitassent cet exemple, et qu'alors tous ses mouvements ne fussent
révélés heure par heure à l'ennemi, voulut intimider les autorités
prussiennes par un acte de rigueur éclatant, et ne fut pas fâché que
cet acte de rigueur tombât sur l'un des principaux membres de la
noblesse, accusé d'avoir été chaud partisan de la guerre, accusation
fausse, car le prince de Hatzfeld était du nombre des seigneurs
prussiens qui avaient de la modération, parce qu'ils avaient des
lumières. Napoléon fit appeler le prince Berthier, et chargea le
maréchal Davout, sur la sévérité duquel il comptait, de former une
commission militaire, qui appliquerait à la conduite du prince de
Hatzfeld les lois de la guerre contre l'espionnage. Le prince
Berthier, en apprenant la résolution prise par Napoléon, tenta de
vains efforts pour l'en dissuader. Les généraux Rapp, Caulaincourt,
Savary, n'osant se permettre des remontrances qui ne semblaient bien
placées que dans la bouche du major général, étaient consternés. Comme
ils ne savaient plus à quels moyens recourir, ils cachèrent le prince
dans le palais même, sous prétexte de le faire arrêter, puis ils
avertirent la princesse de Hatzfeld, personne intéressante, et qui se
trouvait enceinte, du danger dont son mari était menacé. Elle accourut
au palais. Il était temps, car la commission assemblée demandait les
pièces de conviction. Napoléon, au retour d'une course dans Berlin,
venait de descendre de cheval; la garde battait aux champs, et il
franchissait le seuil du palais, quand la princesse de Hatzfeld,
conduite par Duroc, se présenta tout éplorée devant lui. Ainsi surpris
il ne pouvait refuser de la recevoir; il lui accorda audience dans son
cabinet. Elle était saisie de terreur. Napoléon, touché, la fit
approcher, et lui donna la lettre interceptée à lire.--Eh bien!
madame, lui dit-il, reconnaissez-vous l'écriture de votre mari?--La
princesse, tremblante, ne savait que répondre. Mais bientôt prenant
soin de la rassurer, Napoléon ajouta: Jetez au feu cette pièce, et la
commission militaire sera dépourvue des preuves de conviction.--

Cet acte de clémence, que Napoléon ne pouvait refuser après avoir vu
la princesse de Hatzfeld, lui coûta cependant, parce qu'il entrait
dans ses projets d'intimider la noblesse allemande, particulièrement
les magistrats des villes, qui révélaient à l'ennemi le secret de ses
opérations. Plus tard il connut le prince de Hatzfeld, apprécia son
caractère et son esprit, et se sut gré de ne l'avoir pas livré à la
justice militaire. Heureux les gouvernements, quand il se rencontre de
sages amis pour apporter un retard à leurs rigueurs! Il n'est pas
nécessaire que ce retard soit bien long, pour qu'ils aient cessé de
vouloir les actes auxquels ils se portaient d'abord avec le plus de
véhémence.

[En marge: Dispositions de Napoléon pour envelopper et prendre les
restes de l'armée prussienne.]

Napoléon, dans cet intervalle, n'avait cessé de diriger les
mouvements de ses lieutenants contre les débris de l'armée prussienne.
Placé à Berlin avec ses principales forces, il coupait aux Prussiens
la route directe de l'Elbe à l'Oder, et ne leur laissait pour
atteindre ce dernier fleuve que des chemins longs, presque
impraticables, faciles à intercepter. Berlin, en effet, est situé
entre l'Elbe et l'Oder, à égale distance de ces deux fleuves. (Voir la
carte nº 36.) Les plaines de sable, que nous avons déjà décrites, en
s'approchant de la Baltique vers le Mecklembourg, se relèvent en
dunes, et présentent une suite de lacs de toute grandeur, parallèles à
la mer, et auxquels on ne saurait donner de nom, tant ils sont
multipliés. L'écoulement de ces lacs, contrarié par la chaîne des
dunes, au lieu de s'opérer directement vers la mer, s'opère en dedans
du pays, par un cours d'eau peu considérable, peu rapide, le Havel,
qui coule vers Berlin, où il se rencontre avec la Sprée, venue d'une
direction opposée, c'est-à-dire de la Lusace, province qui sépare la
Saxe de la Silésie. Le Havel et la Sprée, confondus près de Berlin, se
répandent autour de Spandau et de Potsdam, y forment de nouveaux lacs,
que la main du grand Frédéric a pris soin d'embellir, et par un
mouvement à gauche se rendent à l'Elbe. Ils décrivent ainsi une ligne
transversale, qui d'un côté unit Berlin à l'Elbe, et de l'autre,
continuée par le canal de Finow, joint cette capitale à l'Oder. C'est
à travers ce pays, sillonné de cours d'eau naturels ou artificiels,
couvert de lacs, de forêts, de sables, que devaient fuir les restes
errants de l'armée prussienne.

Napoléon, établi dès le 24 octobre à Potsdam et à Berlin, était en
mesure de les prévenir sur toutes les directions. Il tenait le corps
de Lannes à Spandau, les corps d'Augereau et de Davout à Berlin même,
enfin le corps de Bernadotte au delà de Berlin, les uns et les autres
prêts à marcher, au premier indice qu'on aurait de la direction
adoptée par l'ennemi. Napoléon avait lancé la cavalerie autour de
Berlin, de Potsdam, et sur les rives du Havel et de l'Elbe, pour
recueillir des informations.

[En marge: Reddition de Spandau.]

Déjà Spandau s'était rendu. Cette place, située tout près de Berlin,
au milieu des eaux de la Sprée et du Havel, forte par son site et par
ses ouvrages, aurait pu opposer une longue résistance. Mais telles
avaient été la présomption et l'incurie du gouvernement prussien,
qu'il n'avait pas même armé la place, quoique les magasins dont elle
était pourvue continssent un matériel considérable. Le 25, jour de
l'entrée du maréchal Davout à Berlin, Lannes se présenta sous les murs
de Spandau, et menaça le gouverneur des plus sévères traitements, s'il
ne consentait pas à se rendre. Les canons n'étaient pas sur les murs;
la garnison, partageant l'effroi qui avait gagné tous les coeurs,
demandait à capituler. Le gouverneur était un vieux militaire auquel
l'âge avait ôté toute énergie. Lannes le vit, le terrifia par le récit
des désastres de l'armée prussienne, et lui arracha une capitulation,
en vertu de laquelle la place fut immédiatement livrée aux Français,
et la garnison déclarée prisonnière de guerre. Il fallait à la fois
l'imprévoyance du gouvernement, qui avait négligé d'armer cette
forteresse, et la démoralisation qui régnait partout, pour expliquer
une aussi étrange capitulation.

L'Empereur courut de sa personne à Spandau, et résolut d'en faire son
troisième dépôt en Allemagne. Ce nouveau réduit offrait d'autant plus
d'avantage, qu'il était situé à trois ou quatre lieues de Berlin,
entouré d'eau, parfaitement fortifié, et rempli d'une immense quantité
de grains. Napoléon ordonna de l'armer sur-le-champ, d'y construire
des fours, d'y amasser des munitions, d'y organiser des hôpitaux, d'y
créer enfin les mêmes établissements qu'à Wittenberg et à Erfurt. Il y
envoya sans délai tout ce qui avait été pris à Berlin en artillerie,
fusils et munitions de guerre. On avait trouvé dans cette capitale 300
bouches à feu, 100 mille fusils, beaucoup de poudre et de projectiles.
Ce vaste matériel, joint à un amas considérable de grains, fut de la
sorte garanti contre toute tentative du peuple de Berlin, peuple
actuellement calme et docile, mais dont un revers, si nous venions à
en essuyer un, pouvait changer la soumission en révolte.

[En marge: Murat et Lannes dirigés vers le Mecklembourg pour
envelopper le prince de Hohenlohe.]

Tandis qu'on s'occupait de ces mesures de prévoyance, les courses non
interrompues de la cavalerie légère avaient révélé la marche de
l'armée prussienne. Les onze jours écoulés depuis la bataille d'Iéna,
ces onze jours employés par les Français à gagner l'Elbe, à le
franchir, à occuper Berlin, avaient été employés par les Prussiens à
gagner l'Elbe également, à y réunir leurs débris épars, à s'élever
ensuite vers le Mecklembourg, pour atteindre, par un détour au nord,
la ligne de l'Oder. (Voir la carte nº 36.) Ce mouvement vers le
Mecklembourg étant démasqué, Napoléon lança Murat sur Oranienbourg et
Zehdenick, pour suivre les bords du Havel et du canal de Finow.
C'était le long de ces lignes militaires, et protégé par elles, que le
prince de Hohenlohe devait diriger sa marche. Napoléon ordonna de les
côtoyer, de manière à se tenir toujours entre l'ennemi et l'Oder, et
puis, quand on aurait débordé les Prussiens, de chercher à les
envelopper, afin de les prendre jusqu'au dernier homme. Le maréchal
Lannes fut acheminé à la suite de Murat, avec la recommandation de
marcher aussi vite que la cavalerie. Le maréchal Bernadotte eut ordre
de se porter à la suite de Lannes. Le maréchal Davout, après les trois
ou quatre jours de repos qu'il lui fallait, dut se rendre à
Francfort-sur-l'Oder, le maréchal Augereau et la garde durent rester à
Berlin. Les maréchaux Ney et Soult, comme nous l'avons dit, avaient
mission d'investir Magdebourg.

[En marge: Retraite du prince de Hohenlohe.]

[En marge: Séjour momentané à Magdebourg.]

L'infortuné prince de Hohenlohe avait pris effectivement la résolution
qu'on lui prêtait. Poursuivi à outrance par les Français, il était
arrivé à Magdebourg, espérant y trouver du repos, des vivres, du
matériel, et surtout le temps nécessaire à la réorganisation de son
armée. Vaine espérance! Le défaut de précautions, pour le cas d'une
retraite, si facile à prévoir, se reproduisait partout. Il n'y avait à
Magdebourg d'autres approvisionnements que ceux qui étaient
indispensables à la garnison. Le vieux gouverneur, M. de Kleist, après
avoir pourvu aux premiers besoins des fuyards, et leur avoir donné un
peu de pain, refusait de les nourrir plus long-temps, dans la crainte
de diminuer ses propres ressources, s'il venait à être assiégé. Les
bagages s'étaient tellement encombrés dans l'intérieur de Magdebourg,
que l'armée n'avait pas pu s'y loger. On avait été forcé d'établir la
cavalerie sur les glacis, l'infanterie dans les chemins couverts.
Bientôt même le harcèlement continuel de la cavalerie française, qui
venait enlever des détachements entiers sous le canon de la place,
avait obligé les troupes prussiennes à passer de l'autre côté de
l'Elbe. Enfin M. de Kleist, effrayé du désordre qui régnait au dedans
et au dehors de Magdebourg, pressa instamment le prince de Hohenlohe
de continuer sa retraite vers l'Oder, et de lui laisser la liberté
dont il avait besoin pour se mettre en défense. Le prince de Hohenlohe
n'eut donc que deux jours pour réorganiser une armée qui ne se
composait plus que de débris, et dans laquelle il fallait réunir
plusieurs bataillons pour en former un seul. De plus, le maréchal
Kalkreuth ayant été rappelé par le roi dans la Prusse orientale, le
prince de Hohenlohe était chargé de recueillir les deux divisions de
réserve, et contraint de les aller joindre sur le bas Elbe, fort
au-dessous de Magdebourg.

[En marge: Le prince de Hohenlohe, au sortir de Magdebourg, prend sa
direction au nord, pour aller joindre l'Oder à Stettin.]

Au milieu de ces embarras, le prince de Hohenlohe se mit en marche sur
trois colonnes. À sa droite, le général Schimmelpfennig, avec un
détachement de cavalerie et d'infanterie, devait couvrir l'armée du
côté de Potsdam, Spandau et Berlin, côtoyer d'abord le Havel, puis,
quand on serait remonté assez haut pour tourner Berlin, longer le
canal de Finow, flanquer ainsi la retraite jusqu'à Prenzlow et
Stettin, car on ne pouvait, à cause de la position des Français,
rejoindre l'Oder que vers son embouchure. (Voir la carte nº 36.) Le
gros de l'infanterie, marchant au centre, à égale distance du corps de
Schimmelpfennig et de l'Elbe, devait passer par Genthin, Rathenau,
Gransée et Prenzlow. La cavalerie, qui était déjà sur les bords de
l'Elbe, où elle profitait de l'abondance des fourrages, devait suivre
les bords de ce fleuve par Jérichow et Havelberg, les quitter ensuite
pour se porter au nord, et aboutir par Wittstock, Mirow, Strelitz,
Prenzlow, au point commun de Stettin.

[En marge: Retraite du général Blucher et du duc de Weimar en tournant
le Hartz.]

Le corps du duc de Weimar, et le grand parc, conduit par le général
Blucher, avaient heureusement tourné le Hartz par la Hesse et le
Hanovre, sans être inquiétés par les Français, qui s'étaient hâtés de
courir à l'Elbe. Le duc de Weimar, au moyen d'une manoeuvre assez
adroite, avait réussi à tromper le maréchal Soult. Feignant d'abord
d'attaquer la ligne d'investissement autour de Magdebourg, puis se
dérobant tout à coup, il avait subitement passé l'Elbe à Tangermunde,
et gagné ainsi la rive droite. Il amenait avec lui 12 ou 14 mille
hommes. Le général Blucher avait passé le fleuve au-dessous. Le prince
de Hohenlohe assigna au duc de Weimar le rendez-vous convenu de
Stettin, qu'il devait atteindre en traversant le Mecklembourg, et
déféra au général Blucher le commandement des troupes battues devant
Halle, troupes qui avaient passé des mains du duc de Wurtemberg dans
celles du général Natzmer. Le général Blucher était chargé de faire
avec ces troupes l'arrière-garde de l'armée prussienne.

Si ces forces étaient parvenues à échapper aux Français, et à gagner
Stettin, elles auraient pu, après qu'on les aurait réorganisées, et
réunies au contingent de la Prusse orientale, former derrière l'Oder
une armée de quelque valeur, et donner utilement la main aux Russes.
Le prince de Hohenlohe avait conservé 25 mille hommes au moins. Le
corps de Natzmer, avec les autres débris du général Blucher, en
comptait environ 9 à 10 mille. Les troupes du duc de Weimar
s'élevaient à 13 ou 14 mille. C'était par conséquent une force totale
d'environ 50 mille hommes, qui, jointe à une vingtaine de mille
demeurés dans la Prusse orientale, pouvait présenter encore 70 mille
combattants, et, combinée avec les Russes, jouer un rôle important. Il
restait 22 mille hommes pour défendre Magdebourg. Les Saxons, se
hâtant de profiter de la clémence de Napoléon à leur égard, étaient
retournés chez eux.

Le prince de Hohenlohe avait à opérer sa retraite au milieu d'un pays
pauvre, difficile à parcourir, et à travers les nombreux escadrons de
la cavalerie française. Celle-ci, qui s'observait d'abord en présence
de la cavalerie prussienne, dont on lui vantait le mérite, enivrée
maintenant de ses succès, était devenue si audacieuse, que de simples
chasseurs ne craignaient plus de se mesurer avec des cuirassiers.

[En marge: Marche du corps de Hohenlohe.]

[En marge: Indiscipline des vaincus et des vainqueurs.]

Le prince se mit donc en route le 22 octobre, par les chemins
indiqués, le corps de flanqueurs de Schimmelpfennig se dirigeant sur
Plaue, l'infanterie sur Genthin, la cavalerie sur Jérichow. On
marchait lentement à cause des sables, de l'épuisement des hommes et
des chevaux, et du peu d'habitude des fatigues. Sept ou huit lieues
par jour étaient tout ce que pouvaient faire ces troupes, tandis que
l'infanterie française, au besoin, en parcourait jusqu'à quinze. De
plus, une très-grande indiscipline s'était introduite dans les corps.
Le malheur, qui aigrit les âmes, avait diminué le respect envers les
chefs. La cavalerie surtout s'en allait confusément, sans obéir à
aucun ordre. Le prince de Hohenlohe fut obligé d'arrêter l'armée, et
de lui adresser une sévère allocution, pour la ramener au sentiment de
ses devoirs. Il fit même fusiller un cavalier qui avait blessé un
officier. Du reste, il faut reconnaître que c'est là l'effet habituel
des grands revers, et quelquefois aussi des grands succès, car la
victoire a son désordre comme la défaite. Les Français, avides de
butin, couraient comme les Prussiens dans toutes les directions, sans
se conformer aux ordres de leurs chefs; et le maréchal Ney écrivit à
l'Empereur, que, si on ne l'autorisait pas à faire quelques exemples,
la vie des officiers ne serait plus en sûreté. Singulières
conséquences du bouleversement des États! Les mouvements précipités
que ce bouleversement entraîne, désorganisent le vaincu et le
vainqueur. Nous étions arrivés à la perfection de la grande guerre, et
déjà nous touchions presque à la limite où elle devient une immense
confusion!

Le 23, les Prussiens étaient, l'infanterie à Rathenau, la cavalerie à
Havelberg. Mais l'empressement qu'ils avaient mis à couper les ponts
arrêta la marche du corps de droite, celui de Schimmelpfennig, et ils
furent obligés de se rapprocher de l'Elbe par une conversion à gauche,
afin d'éviter les nombreux cours d'eau qui se rencontrent entre le
Havel et l'Elbe. Ils se détournèrent jusqu'à Rhinow. Le 24, ils
étaient, la cavalerie à Kiritz, l'infanterie à Neustadt, le corps de
Schimmelpfennig à Fehrbelin. Le corps de Natzmer, transmis ici même au
général Blucher, remplaça vers Rhinow le corps principal, dont il
formait l'arrière-garde.

Parvenu à ce point, le prince de Hohenlohe dut délibérer sur la marche
à suivre ultérieurement. On s'était élevé au nord fort au-dessus de
Berlin, Spandau et Potsdam. À chaque pas l'armée se désorganisait
davantage. Le colonel d'état-major de Massenbach fut d'avis d'accorder
un jour de repos aux troupes, afin de les réorganiser, et d'être au
moins en état de combattre, si l'on venait à rencontrer les Français.
Le prince de Hohenlohe répondit avec raison, qu'un, deux, et même
trois jours, ne suffiraient pas pour réorganiser l'armée, et
pourraient donner aux Français le temps de la couper de Stettin et de
l'Oder. Suivant l'usage, on adopta un parti moyen: on se fixa un
rendez-vous commun vers Gransée, où l'on devait passer une revue
générale, et adresser des allocutions aux troupes, pour les rappeler à
leurs devoirs. De là on continuerait la marche sans désemparer. Ce
rendez-vous de Gransée fut fixé au 26.

[En marge: Trois corps d'armée français attachés à la poursuite des
Prussiens.]

[En marge: Réunion momentanée des Prussiens à Gransée.]

[En marge: Le corps de Schimmelpfennig surpris et culbuté par les
dragons français à Zehdenick.]

Mais déjà, les Français étant avertis, la cavalerie de Murat courait
vers Fehrbelin d'un côté, vers Zehdenick de l'autre. Lannes, après
être entré dans Spandau le 25, se mettait en marche le 26 au soir avec
son infanterie, pour appuyer Murat. Le maréchal Soult était sur les
pas du duc de Weimar, pendant que le maréchal Ney investissait
Magdebourg. Enfin, le maréchal Bernadotte s'avançait entre les
maréchaux Soult et Lannes. Ainsi trois corps d'armée français, outre
la cavalerie de Murat, moins toutefois les cuirassiers retenus à
Berlin, poursuivaient en ce moment les Prussiens. Le 26, l'infanterie
du prince de Hohenlohe était à Gransée, au rendez-vous indiqué, rangée
autour de son général, écoutant ses exhortations, accueillant
l'espérance d'être bientôt à Stettin, et de pouvoir se reposer
derrière l'Oder. Mais au même instant les dragons de Murat
surprenaient à Zehdenick le corps de Schimmelpfennig, culbutaient sa
cavalerie, lui tuaient 300 cavaliers, en prenaient 7 ou 800, et
obligeaient l'infanterie de ce corps de flanqueurs à se disperser dans
les bois.

[En marge: Le prince de Hohenlohe, pour éviter les Français, fait un
détour sur Furstenberg, tandis que Murat et Lannes se dirigent sur
Prenzlow.]

Cette nouvelle, portée par les paysans et les fuyards à Gransée,
engagea le prince de Hohenlohe à décamper sur-le-champ, et à se
détourner encore une fois à gauche vers Furstenberg, au lieu de
marcher à Templin, qui était la route directe de Stettin. Il avait
ainsi l'espoir de rallier à lui la cavalerie, et de s'éloigner en même
temps des Français. Mais, tandis qu'il exécutait ce détour, Murat se
dirigeait par la route la plus courte sur Templin, et Lannes, ne
s'arrêtant ni le jour ni la nuit, se tenait toujours en vue des
escadrons de Murat.

Le soir, le prince de Hohenlohe coucha à Furstenberg, et y fit passer
la nuit à son infanterie, pendant que Lannes employait cette même nuit
à marcher. Français et Prussiens continuèrent de s'élever au nord vers
Templin et Prenzlow, point commun de la route de Stettin, cheminant à
quelques lieues les uns des autres, et séparés seulement par un rideau
de bois et de lacs. Ils avaient sept milles à parcourir pour
atteindre Prenzlow (douze lieues). Le 27 au matin, le prince de
Hohenlohe partit pour Boitzenbourg, faisant dire à la cavalerie de le
joindre, et à l'arrière-garde, commandée par le général Blucher, de
hâter le pas.

[En marge: Les Prussiens prévenus à Prenzlow.]

[En marge: Capitulation de Prenzlow, et capture de la plus grande
partie de l'armée prussienne.]

Il marcha toute la journée, n'ayant pour ses troupes d'autre
nourriture que celle que leur fournissait le patriotisme des
villageois, qui plaçaient sur les routes des amas de pain, et des
chaudières remplies de pommes de terre. On approcha de Boitzenbourg
vers le soir, et le seigneur de cet endroit, M. d'Arnim, vint annoncer
qu'il avait fait préparer autour de son château des bivouacs
abondamment pourvus de vivres et de boissons. C'était une heureuse
nouvelle pour des gens expirant de fatigue et de faim. En approchant
de Boitzenbourg, des coups de feu détruisirent cette espérance d'un
peu de repos et de nourriture. Les chevaux-légers de Murat, déjà
parvenus à Boitzenbourg, mangeaient les vivres destinés aux Prussiens.
Trop peu nombreux cependant pour tenir tête à ceux-ci, ils quittèrent
Boitzenbourg. Les infortunés soldats du prince de Hohenlohe dévorèrent
ce qui restait; mais la présence des cavaliers français les
avertissait de se hâter. Ils partirent la nuit même, en faisant encore
un détour à gauche pour éviter les Français, et les prévenir à
Prenzlow. Ils marchèrent toute la nuit, se flattant de les gagner de
vitesse. Au point du jour, ils commençaient à découvrir Prenzlow; mais
sur la droite, à travers les bois et les lacs qui jalonnaient la
route, on avait entrevu des cavaliers forçant le pas. Le brouillard ne
permettait pas de reconnaître la couleur de leur uniforme. Étaient-ce
des Français, étaient-ce des Prussiens? On s'interrogeait avec
anxiété, les uns croyant avoir aperçu le panache blanc d'un régiment
prussien, les autres au contraire croyant reconnaître le casque des
dragons de Murat. Enfin, au milieu de ces conjectures de la crainte et
du désir, on arrive en vue de Prenzlow, les Français, assure-t-on,
n'ayant pas encore paru. On pénètre dans un faubourg, long d'un quart
de lieue. Une moitié de l'armée prussienne y est déjà entrée, quand
tout à coup le cri Aux armes! se fait entendre. Les dragons français,
survenus au moment où une partie de l'armée prussienne est dans
Prenzlow, en attaquent la queue, et la refoulent dans Prenzlow même.
Ils la chargent en tous sens, puis s'élancent dans les rues de la
ville. Les dragons de Pritwitz, poussés par les dragons français, se
rejettent sur l'infanterie prussienne, et la culbutent. C'est une
mêlée effroyable, dont la peur accroît encore le tumulte et le danger.
L'armée prussienne, coupée en plusieurs morceaux, s'enfuit au delà de
Prenzlow, et prend position le mieux qu'elle peut sur la route de
Stettin. Bientôt elle est enveloppée, et Murat fait sommer le prince
de Hohenlohe de se rendre. Le prince navré de douleur, mais repoussant
avec horreur l'idée d'une capitulation, refuse ce qu'on lui
propose.--Eh bien, répond Murat à l'officier qui lui apporte ce refus,
vous serez sabrés tous, si vous ne vous rendez pas.--Une dernière
espérance soutient encore le coeur du prince de Hohenlohe. Il croit
que Murat n'amène avec lui que de la cavalerie. Mais l'infanterie de
Lannes, qui depuis Spandau avait marché jour et nuit, ne s'arrêtant
que pour manger, arrive au même instant. Le colonel d'état-major de
Massenbach vient affirmer qu'il l'a vue. Dès lors plus de chance de se
sauver. Murat demande à entretenir le prince de Hohenlohe. Le soldat
devenu prince, et resté aussi généreux qu'il était intrépide, console
le général prussien, lui promet une capitulation honorable, la plus
honorable qu'il pourra lui accorder, dans la limite des instructions
données par Napoléon. Murat exige que tous les soldats soient
prisonniers, mais il consent à ce que les officiers demeurent libres,
et puissent emporter ce qu'ils possèdent, à condition toutefois de ne
pas servir pendant la durée de la guerre. Il consent aussi à ce que
les soldats soient affranchis de la formalité humiliante de jeter
leurs armes en défilant devant les Français. C'est la différence qui,
dans ce malheur, doit les distinguer des troupes de l'Autrichien Mack.
Le prince de Hohenlohe, voyant qu'il ne peut obtenir mieux, sentant
même que Murat ne peut accorder davantage, retourne auprès de ses
officiers, les fait ranger en cercle autour de lui, et, les yeux
remplis de larmes, leur expose l'état des choses. Il était de ceux qui
avaient le plus déclamé contre toute espèce de capitulation. Mais il
reconnaît qu'il n'y a plus aucune ressource, pas même celle d'un
combat honorable, car les munitions manquent, et l'esprit des troupes
est arrivé au dernier degré d'abattement. Personne n'offrant un
expédient, on rompt le cercle, en proférant des malédictions, et en
brisant ses armes.

La capitulation est donc signée par le prince, et, dans le courant de
cette journée, 28 octobre, un an après la catastrophe du général
Mack, 14 mille hommes d'infanterie, et 2 mille de cavalerie, se
constituent prisonniers de guerre. Les vainqueurs étaient ivres de
joie, et quelle joie fut jamais mieux fondée! Tant de hardiesse à
manoeuvrer, tant de patience à supporter des privations égales au
moins à celles qu'avaient supportées les vaincus, tant d'ardeur à
faire des marches encore plus rapides que les leurs, méritaient bien
un tel prix! Il y eut malheureusement des désordres dans Prenzlow,
causés par l'empressement des soldats à recueillir le butin, qu'ils
considéraient comme un fruit légitime de la victoire. Mais les
officiers français déployèrent la plus grande fermeté pour protéger
les officiers prussiens. Les écrivains allemands leur ont eux-mêmes
rendu cette justice. En 1815, les départements du nord de la France
n'ont pas eu la même justice à rendre aux Prussiens.

[En marge: Reddition de Stettin.]

Mais les Français avaient encore d'autres trophées à recueillir. Un
certain nombre d'escadrons et de bataillons prussiens, qui n'étaient
pas entrés dans Prenzlow, avaient marché plus au nord, sur Passewalck.
La cavalerie légère du général Milhaud les atteignit. Six régiments de
cavalerie, plusieurs bataillons d'infanterie, un parc d'artillerie à
cheval, mirent bas les armes. Pendant ce temps, le général Lasalle,
avec des hussards et des chasseurs, courait à Stettin, suivi par
l'infanterie de Lannes. Chose merveilleuse, un officier de cavalerie
légère osa sommer Stettin, place forte, ayant une nombreuse garnison,
et une immense artillerie! Le général Lasalle vit le gouverneur, lui
parla avec tant de conviction du complet anéantissement de l'armée
prussienne, que ce gouverneur rendit la place avec tout ce qu'elle
contenait, et livra prisonnière une garnison de 6 mille hommes. Lannes
y entra le lendemain. Rien assurément ne saurait mieux donner l'idée
de la démoralisation des Prussiens, et de la terreur qu'inspiraient
les Français, qu'un fait aussi étrange et aussi nouveau dans les
annales de la guerre.

De toute l'armée prussienne, il n'y avait plus à prendre que le
général Blucher et le duc de Weimar, accompagnés d'une vingtaine de
mille hommes. Ce dernier reste pris, on pouvait dire que 160 mille
hommes avaient été détruits ou faits prisonniers en quinze jours, sans
qu'un seul eût repassé l'Oder. Le général Blucher et le corps du duc
de Weimar avaient à leur poursuite les maréchaux Soult et Bernadotte.
Ils allaient bientôt être atteints par Murat lui-même, et ils se
trouvaient coupés de l'Oder, puisque Lannes occupait Stettin. Ils
conservaient donc bien peu de chances de salut.

[En marge: Injustice à l'égard des troupes de Lannes, gracieusement
réparée par Napoléon.]

Napoléon, en apprenant ces nouvelles, éprouva la plus vive
satisfaction.--Puisque vos chasseurs, écrivit-il à Murat, prennent des
places fortes, je n'ai plus qu'à licencier mon corps du génie, et à
faire fondre ma grosse artillerie.--Dans le bulletin, il ne nomma que
la cavalerie, et omit l'infanterie de Lannes, qui avait cependant
contribué à la capitulation de Prenzlow autant que la cavalerie
elle-même. Cette omission était due à ce que Murat, pressé de rendre
compte des faits d'armes de sa cavalerie, n'avait pas songé à parler
du corps de Lannes. Quand celui-ci reçut le bulletin, il n'osa le lire
à ses soldats, dans la crainte de les affliger.--Mon dévouement à
votre personne, écrivit-il à Napoléon, me mettra toujours au-dessus de
toutes les injustices, mais ces braves soldats que j'ai fait marcher
jour et nuit, sans repos, sans nourriture, que leur dirai-je? Quelle
récompense peuvent-ils espérer, sinon de voir leur nom publié par les
cent voix de la Renommée, dont vous seul disposez?--Cette belle
émulation, cette ardente jalousie de gloire, qui d'ailleurs ne se
manifestait ici que par une noble tristesse, n'était pas l'un des
signes les moins remarquables de cet enthousiasme héroïque qui
échauffait alors toutes les âmes.

Napoléon, singulièrement affectueux pour Lannes, lui répondit: «_Vous
et vos soldats, vous êtes des enfants_. Est-ce que vous croyez que je
ne sais pas tout ce que vous avez fait pour seconder la cavalerie? Il
y a de la gloire pour tous. Un autre jour ce sera votre tour de
remplir de votre nom les bulletins de la grande armée.»

Lannes, transporté, assembla son infanterie sur l'une des places
publiques de Stettin, et fit lire dans les rangs la lettre de
Napoléon. Aussi joyeux que lui, ses soldats accueillirent cette
lecture par des cris répétés de Vive l'Empereur! Quelques-uns même
firent entendre ce cri étrange: VIVE L'EMPEREUR D'OCCIDENT! Cette
appellation singulière, qui répondait si parfaitement à la secrète
ambition de Napoléon, naissait ainsi de l'exaltation de l'armée, et
elle prouvait qu'aux yeux de tous il remplissait déjà l'Occident de sa
puissance et de sa gloire.

Lannes, dans l'effusion non de la flatterie mais de la joie, car
satisfait lui-même, il voulait que son maître le fût aussi, Lannes
écrivit: Sire, vos soldats crient: Vive l'empereur d'Occident!
devons-nous désormais vous adresser nos lettres sous ce titre[10]?--

[Note 10: Nous citons quelques-unes des lettres du maréchal Lannes,
qui font connaître l'esprit des troupes françaises à cette époque, et
qui peuvent servir à donner à ces prodigieux événements leur vrai
caractère.

_Le maréchal Lannes à l'Empereur._

                                         «Stettin, le 2 novembre 1806.

»Sire, j'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de
m'écrire; il m'est impossible de lui rendre le plaisir qu'elle m'a
fait éprouver. Je ne désire rien tant au monde que d'être sûr que
Votre Majesté sache que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour sa
gloire.

»J'ai fait part à mon corps d'armée de ce que Votre Majesté a bien
voulu me dire pour lui. Il serait impossible de peindre à Votre
Majesté le contentement qu'il a ressenti. Une seule parole d'elle
suffit pour rendre les soldats heureux.

»Trois hussards s'étaient égarés du côté de Gartz; ils se sont trouvés
au milieu d'un escadron ennemi. Ils ont couru à lui en le couchant en
joue, et lui disant qu'un régiment le cernait, qu'il fallait
sur-le-champ mettre pied à terre. Le commandant de cet escadron a fait
mettre pied à terre et a rendu les armes à ces trois hussards, qui ont
conduit ici l'escadron prisonnier de guerre.

»J'aurais désiré connaître les intentions de Votre Majesté pour savoir
si j'aurais pu porter la division Suchet à Stargard, et la cavalerie
en avant. Par ce moyen, nous aurions économisé les vivres de la place
de Stettin, auxquels cependant je n'ai pas encore touché. Les soldats
sont cantonnés dans les environs et vivent chez les habitants.

»J'ai fait aujourd'hui le tour de la place avec le général Chasseloup,
il la trouve mauvaise; je crois aussi qu'il faudrait y dépenser
beaucoup d'argent pour la mettre en état de défense. Nous avons été à
Damm, c'est une superbe position naturelle; on n'y arrive que par une
chaussée d'une lieue et demie, sur laquelle se trouvent au moins
quarante ponts. Je pense que, si Votre Majesté veut aller en avant,
elle rendra cette position imprenable.

»On vient de m'assurer que le roi avait très-mal traité les messieurs
qui l'entourent, et qui lui avaient conseillé la guerre; qu'on ne
l'avait jamais vu aussi en colère; qu'il leur avait dit qu'ils étaient
des coquins, qu'ils lui avaient fait perdre sa couronne; qu'il ne lui
restait d'autre espoir que d'aller trouver le grand Napoléon, et qu'il
comptait sur sa générosité.

»Je suis avec le plus profond respect, etc.

                                                             »LANNES.»


                                    «Passewalck, le 1er novembre 1806.

«Sire, j'ai eu l'honneur d'annoncer hier à Votre Majesté 30 pièces de
canon, 60 caissons, autant de chariots chargés de munitions, le tout
attelé de huit à dix chevaux par voiture, et 1,500 canonniers
d'artillerie légère. En vérité, Sire, je n'ai jamais rien vu de plus
beau que ces hommes. C'est un superbe parc. Je le fais partir d'ici ce
matin et le dirige sur Spandau. Presque tous ces canonniers sont à
cheval, et marchent dans le plus grand ordre. Votre Majesté pourrait,
si elle le voulait, les faire conduire en Italie. Je suis sûr qu'en
mettant avec eux quelques officiers qui parlassent allemand, ces
gens-là serviraient parfaitement. Je désirerais que Votre Majesté vît
ce convoi; cela la déciderait à l'envoyer dans le royaume d'Italie.

»Le grand-duc de Berg m'écrit qu'il compte joindre l'ennemi,
c'est-à-dire le grand corps du duc de Weimar et de Blucher, avec le
prince de Ponte-Corvo, dans la journée de demain. Il a déjà fait
quelques prisonniers de la queue de la colonne. D'après cet avis, je
rappelle toute la cavalerie légère que j'avais envoyée sur
Boitzenbourg, et vais rassembler tout mon corps d'armée à Stettin.

»On a trouvé dans cette place plus de 200 pièces de canon sur leurs
affûts, et beaucoup d'autres de rechange, infiniment de poudre, de
munitions et de magasins.

»Je jetterai toute ma cavalerie légère sur la rive droite de l'Oder.
Je ferai ramasser tous les blés et farines que je pourrai pour
augmenter nos magasins; je ferai faire des fours et autant de biscuit
qu'il me sera possible.

»La garnison de Stettin était de 6,000 hommes; je les fais escorter
sur Spandau par un régiment de la division Gazan. Il ne reste plus
qu'un régiment à ce général. La division Suchet a fourni également
beaucoup de monde pour l'escorte des prisonniers, de manière que mon
corps d'armée est réduit à bien peu de chose.

»Si Stettin offre assez de moyens pour habiller le soldat, je le
ferai, car il est tout nu. On s'occupe de dresser l'inventaire de ce
qui existe dans la place. J'aurai l'honneur de l'adresser à Votre
Majesté.

»En attendant, je prie Votre Majesté Impériale de me faire connaître
ses intentions le plus tôt possible. Mon quartier général sera ce soir
à Stettin.

»J'ai fait lire hier la proclamation de Votre Majesté à la tête des
troupes. Les derniers mots qu'elle contient ont vivement touché le
coeur des soldats. Ils se sont tous mis à crier: _Vive l'empereur
d'Occident!_ Il m'est impossible de dire à Votre Majesté combien ces
braves gens l'aiment, et vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de
sa maîtresse qu'ils le sont de votre personne. Je prie Votre Majesté
de me faire savoir si elle veut qu'à l'avenir j'adresse mes dépêches à
l'Empereur d'Occident, et je le demande au nom de mon corps d'armée.

»Je suis avec le plus profond respect, etc.

                                                            »LANNES.»]

Napoléon ne répondit pas, et ce titre, qui avait jailli pour ainsi
dire de l'enthousiasme des soldats, ne fut pas pris. Dans la pensée de
Napoléon, il n'était qu'ajourné. Des grandeurs qu'il a rêvées, c'est
la seule qui ne se soit pas réalisée, même un instant. Et encore, s'il
n'a pas eu le titre d'empereur d'Occident, il en a eu la vaste
domination. Mais l'orgueil humain aime de la puissance le titre autant
que la puissance même.

Le prince de Hohenlohe une fois enlevé, il ne restait plus à prendre
que le général Blucher avec l'arrière-garde, et le corps d'armée du
duc de Weimar. Ce dernier corps avait passé sous les ordres du
général de Vinning, depuis que le duc de Weimar, acceptant le
traitement accordé par Napoléon à toute la maison de Saxe, avait
quitté l'armée. C'étaient encore 22 mille hommes à faire prisonniers,
après quoi il ne devait pas exister un seul détachement de troupes
prussiennes du Rhin à l'Oder. Napoléon ordonna de les poursuivre sans
relâche, afin de ramasser jusqu'au dernier homme.

Lannes s'établit à Stettin, dans le but d'occuper cette place
importante, et de procurer à ses fantassins un repos dont ils avaient
grand besoin. Murat, les maréchaux Bernadotte et Soult suffisaient
pour achever la destruction de 22 mille Prussiens exténués de
fatigues. Il ne s'agissait que de marcher pour les prendre, à moins
toutefois qu'ils ne réussissent à gagner la mer, et à trouver assez de
bâtiments pour les transporter dans la Prusse orientale. Aussi Murat
se dirigea-t-il en grande hâte sur la route du littoral, afin de leur
en interdire l'approche. Il poussa jusqu'à Stralsund, pendant que le
maréchal Bernadotte, parti des environs de Berlin, et le maréchal
Soult des bords de l'Elbe, s'élevaient au nord pour jeter l'ennemi
dans le réseau de la cavalerie française. (Voir la carte nº 36.)

[En marge: Le général Blucher est le dernier des généraux prussiens
qui tienne encore la campagne.]

[En marge: Il rebrousse chemin vers l'Elbe.]

Le général Blucher avait pris à Waren, près du lac de Muritz, le
commandement des deux corps prussiens. Se réfugier vers la Prusse
orientale par l'Oder était impossible, puisque le fleuve se trouvait
gardé dans toutes les parties de son cours par l'armée française.
L'accès du littoral et de Stralsund était déjà intercepté par les
cavaliers de Murat. Il ne restait d'autre ressource que de rebrousser
chemin, et de revenir sur l'Elbe. Le général Blucher forma ce projet,
espérant se jeter dans Magdebourg, en augmenter la force jusqu'à
convertir la garnison en un véritable corps d'armée, et fournir,
appuyé sur cette grande forteresse, une brillante résistance. Il
s'achemina donc vers l'Elbe, pour tenter de le passer aux environs de
Lauenbourg.

Ses illusions furent de courte durée. Bientôt des patrouilles ennemies
lui apprirent qu'il était enveloppé de toutes parts, qu'à sa droite
Murat côtoyait déjà la mer, qu'à sa gauche les maréchaux Bernadotte et
Soult lui fermaient l'accès de Magdebourg. Ne sachant plus à quel
projet s'arrêter, il marcha quelques jours droit devant lui,
c'est-à-dire vers le bas Elbe, comme aurait pu faire un corps français
retournant en France par le Mecklembourg et le Hanovre. À chaque
instant il s'affaiblissait, parce que ses soldats, ou s'enfuyaient
dans les bois, ou aimaient mieux se rendre prisonniers, que de
supporter plus long-temps des fatigues devenues intolérables. Il en
perdait aussi un bon nombre dans des combats d'arrière-garde, qui,
grâce à la nature difficile du pays, ne tournaient pas toujours en
défaite complète, mais finissaient constamment par l'abandon du
terrain disputé, et par le sacrifice de beaucoup d'hommes pris ou hors
de combat.

[En marge: Le général Blucher se réfugie à Lubeck.]

Il marcha ainsi du 30 octobre au 5 novembre. Ne sachant plus où porter
ses pas, il imagina un acte violent, que la nécessité toutefois
pouvait justifier. Il avait sur son chemin la ville de Lubeck, l'une
des dernières villes libres conservées par la constitution germanique.
Neutre de droit, elle devait rester étrangère à toute hostilité. Le
général Blucher résolut de s'y jeter de vive force, de s'emparer des
grandes ressources qu'elle contenait, en vivres comme en argent, et,
s'il ne pouvait pas s'y défendre, de saisir tous les bâtiments de
commerce qu'il trouverait dans ses eaux, pour embarquer ses troupes,
et les transporter vers la Prusse orientale.

[En marge: Nov. 1806.]

[En marge: Les Français enlèvent Lubeck de vive force.]

[En marge: Capitulation de Lubeck.]

En conséquence, le 6 novembre, il entra violemment dans Lubeck, malgré
la protestation des magistrats. Les remparts de la ville, imprudemment
convertis en promenade publique, avaient perdu leur principale force.
D'ailleurs la ville était si dépourvue de garnison, que le général
Blucher n'eut pas de peine à y pénétrer. Il logea ses soldats chez les
habitants, où ils prirent tout ce dont ils avaient besoin, et de plus
exigea des magistrats une large contribution. Lubeck, comme on sait,
est situé sur la frontière du Danemark. Un corps de troupes danoises
gardait cette frontière. Le général Blucher signifia au général
danois, que, s'il la laissait violer par les Français, il la violerait
à son tour, pour se réfugier dans le Holstein. Le général danois ayant
déclaré qu'il se ferait tuer avec son corps tout entier, plutôt que de
souffrir une violation de territoire, le général Blucher s'enferma
dans Lubeck, avec la confiance de n'être pas tourné par les Français,
si la neutralité du Danemark était respectée. Mais, tandis qu'il
croyait jouir de quelque sûreté dans Lubeck, protégé par les restes de
la fortification, et dédommagé par l'abondance d'une grande ville
commerçante des privations d'une pénible retraite, les Français
parurent. La neutralité de Lubeck n'existait plus pour eux, et ils
avaient le droit d'y poursuivre les prussiens. Arrivés le 7, ils
attaquèrent le jour même les ouvrages qui couvraient les portes
appelées Burg-Thor et Mühlen-Thor. Le corps du maréchal Bernadotte
enleva l'une, celui du maréchal Soult enleva l'autre, en escaladant
sous la mitraille, et avec une audace inouïe, des ouvrages qui, bien
qu'affaiblis, présentaient encore des obstacles difficiles à vaincre.
Un combat acharné s'engagea dans les rues. Les infortunés habitants de
Lubeck virent leur opulente cité convertie en un champ de carnage. Les
Prussiens, taillés en pièces ou enveloppés, furent obligés de
s'enfuir, après avoir laissé plus de mille morts sur la place, environ
6 mille prisonniers, et toute leur artillerie. Le général Blucher
sortit de Lubeck, et alla prendre position entre le territoire à
moitié inondé des environs de Lubeck, et la frontière danoise. Il
s'arrêta là, n'ayant plus ni vivres ni munitions. Cette fois il
fallait bien se rendre, et, après avoir tant blâmé le général Mack
depuis un an, le prince de Hohenlohe depuis huit jours, imiter leur
exemple. Le général Blucher capitula donc le 7 novembre, avec tout son
corps d'armée, aux mêmes conditions que le prince de Hohenlohe. Il
voulut ajouter quelques mots à la capitulation. Murat le permit par
égard pour son malheur. Les mots ajoutés disaient qu'il se rendait
faute de munitions. Cette capitulation procura aux Français 14 mille
prisonniers, qui, joints à ceux qu'on avait déjà pris dans Lubeck, en
élevaient le nombre total à 20 mille.

[En marge: Reddition de Custrin.]

À partir de ce jour, il ne se trouvait plus un seul corps prussien du
Rhin à l'Oder. Les 70 mille hommes qui avaient cherché à gagner l'Oder
étaient dispersés, tués ou prisonniers. Tandis que ces événements se
passaient dans le Mecklembourg, l'importante place de Custrin, sur
l'Oder, se soumettait à quelques compagnies d'infanterie commandées
par le général Petit. Quatre mille prisonniers, des magasins
considérables, la seconde position du bas Oder, étaient le prix de
cette nouvelle capitulation. Ainsi les Français occupaient sur l'Oder
les places de Stettin et de Custrin. Le maréchal Lannes était établi à
Stettin, le maréchal Davout à Custrin.

[En marge: Reddition de Magdebourg.]

Restait sur l'Elbe la grande place de Magdebourg, qui contenait 22
mille hommes de garnison et un vaste matériel. Le maréchal Ney en
avait entrepris l'investissement. S'étant procuré quelques mortiers, à
défaut d'artillerie de siége, il menaça plusieurs fois la place d'un
bombardement, menace qu'il se garda bien de mettre à exécution. Deux
ou trois bombes, jetées en l'air, intimidèrent la population, qui
entoura l'hôtel du gouverneur, demandant à grands cris qu'on ne
l'exposât pas à d'inutiles ravages, puisque la monarchie prussienne
était désormais réduite à l'impossibilité de se défendre. La
démoralisation était si complète chez les généraux prussiens, que ces
raisons furent tenues pour bonnes, et que le lendemain de la
capitulation de Lubeck, le général Kleist livra Magdebourg avec 22
mille prisonniers.

Ainsi, depuis l'ouverture de la campagne, les Prussiens avaient fait
quatre fois, à Erfurt, à Prenzlow, à Lubeck, à Magdebourg, ce qu'ils
avaient tant reproché aux Autrichiens d'avoir fait une fois à Ulm.
Cette remarque n'a pas pour but d'offenser leur malheur, d'ailleurs
bien réparé depuis, mais de prouver qu'il aurait fallu un an
auparavant respecter l'infortune d'autrui, et ne pas déclarer les
Autrichiens si lâches, par le calcul mesquin de faire paraître les
Français moins braves et moins habiles.

[En marge: Caractères et résultats de cette prodigieuse campagne.]

Des 160 mille hommes qui avaient composé l'armée active des Prussiens,
il ne restait donc pas un débris. En écartant les exagérations, que
dans la surprise de tels succès, on répandit en Europe, il est certain
que 25 mille hommes environ avaient été tués ou blessés, et 100 mille
faits prisonniers. Des 35 mille autres, pas un seul n'avait repassé
l'Oder. Ceux qui étaient Saxons avaient regagné la Saxe. Ceux qui
étaient Prussiens avaient jeté leurs armes, et fui à travers les
campagnes. On pouvait dire avec une complète vérité qu'il n'existait
plus d'armée prussienne. Napoléon était maître absolu de la monarchie
du grand Frédéric: il ne fallait en excepter que quelques places de la
Silésie incapables de résister, et la Prusse orientale, protégée par
la distance et par le voisinage de la Russie. Napoléon avait enlevé
tout le matériel de la Prusse en canons, fusils, munitions de guerre;
il avait acquis des vivres pour nourrir son armée pendant une
campagne, vingt mille chevaux pour remonter sa cavalerie, et assez de
drapeaux pour en charger les édifices de sa capitale. Tout cela
s'était accompli en un mois, car, entré le 8 octobre, Napoléon avait
reçu la capitulation de Magdebourg, qui fut la dernière, le 8
novembre. Et c'est ce rapide anéantissement de la puissance
prussienne, qui rend si merveilleuse la campagne que nous venons de
raconter! Que 160 mille Français, parvenus à la perfection militaire
par quinze ans de guerre, eussent vaincu 160 mille Prussiens énervés
par une longue paix, le miracle n'était pas grand! Mais c'est un
événement étonnant que cette marche oblique de l'armée française,
combinée de telle manière que l'armée prussienne, constamment débordée
pendant une retraite de deux cents lieues, de Hof à Stettin, n'arrivât
à l'Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut détruite ou
prise jusqu'au dernier homme, et qu'en un mois le roi d'une grande
monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vît sans soldats
et sans États! C'est, disons-nous, un événement étonnant, quand on
songe surtout qu'il ne s'agissait pas ici de Macédoniens battant des
Perses lâches et ignorants, mais d'une armée européenne battant une
autre armée européenne, toutes deux instruites et braves.

Quant aux Prussiens, si on veut avoir le secret de cette déroute
inouïe, après laquelle les armées et les places se rendaient à la
sommation de quelques hussards, ou de quelques compagnies d'infanterie
légère, on le trouvera dans la démoralisation, qui suit ordinairement
une présomption folle! Après avoir nié, non pas les victoires des
Français qui n'étaient pas niables, mais leur supériorité militaire,
les Prussiens en furent tellement saisis à la première rencontre,
qu'ils ne crurent plus la résistance possible, et s'enfuirent en
jetant leurs armes. Ils furent atterrés, et l'Europe le fut avec eux.
Elle frémit tout entière après Iéna, plus encore qu'après Austerlitz,
car après Austerlitz la confiance dans l'armée prussienne restait du
moins aux ennemis de la France. Après Iéna le continent entier
semblait appartenir à l'armée française. Les soldats du grand Frédéric
avaient été la dernière ressource de l'envie: ces soldats vaincus, il
ne restait à l'envie que cette autre ressource, la seule, hélas! qui
ne lui manque jamais, de prédire les fautes d'un génie désormais
irrésistible, de prétendre qu'à de tels succès aucune raison humaine
ne pourrait tenir; et il est malheureusement vrai, que le génie, après
avoir désespéré l'envie par ses succès, se charge lui-même de la
consoler par ses fautes.


FIN DU LIVRE VINGT-CINQUIÈME.



LIVRE VINGT-SIXIÈME.

EYLAU.

     Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la
     Prusse. -- À quelle cause on attribue les exploits des Français.
     -- Ordonnance du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer les
     distinctions de naissance dans l'armée prussienne. -- Napoléon
     décrète la construction du temple de la Madeleine, et donne le
     nom d'Iéna au pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. --
     Pensées qu'il conçoit à Berlin dans l'ivresse de ses triomphes.
     -- L'idée de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE se systématise dans son
     esprit, et il répond au _blocus maritime_ par le _blocus
     continental_. -- Décrets de Berlin. -- Résolution de pousser la
     guerre au Nord, jusqu'à la soumission du continent tout entier.
     -- Projet de marcher sur la Vistule, et de soulever la Pologne.
     -- Affluence des Polonais auprès de Napoléon. -- Ombrages
     inspirés à Vienne par l'idée de reconstituer la Pologne. --
     Napoléon offre à l'Autriche la Silésie en échange des Gallicies.
     -- Refus et haine cachée de la cour de Vienne. -- Précautions de
     Napoléon contre cette cour. -- L'Orient mêlé à la querelle de
     l'Occident. -- La Turquie et le sultan Sélim. -- Napoléon envoie
     le général Sébastiani à Constantinople pour engager les Turcs à
     faire la guerre aux Russes. -- Déposition des hospodars Ipsilanti
     et Maruzzi. -- Le général russe Michelson marche sur les
     provinces du Danube. -- Napoléon proportionne ses moyens à la
     grandeur de ses projets. -- Appel en 1806 de la conscription de
     1807. -- Emploi des nouvelles levées. -- Organisation en
     régiments de marche des renforts destinés à la grande armée. --
     Nouveaux corps tirés de France et d'Italie. -- Mise sur le pied
     de guerre de l'armée d'Italie. -- Développement donné à la
     cavalerie. -- Moyens financiers créés avec les ressources de la
     Prusse. -- Napoléon n'ayant pu s'entendre avec le roi
     Frédéric-Guillaume sur les conditions d'un armistice, dirige son
     armée sur la Pologne. -- Murat, Davout, Augereau, Lannes,
     marchent sur la Vistule à la tête de quatre-vingt mille hommes.
     -- Napoléon les suit avec une armée de même force, composée des
     corps des maréchaux Soult, Bernadotte, Ney, de la garde et des
     réserves. -- Entrée des Français en Pologne. -- Aspect du sol et
     du ciel. -- Enthousiasme des Polonais pour les Français. --
     Conditions mises par Napoléon à la reconstitution de la Pologne.
     -- Esprit de la haute noblesse polonaise. -- Entrée de Murat et
     de Davout à Posen et à Varsovie. -- Napoléon vient s'établir à
     Posen. -- Occupation de la Vistule, depuis Varsovie jusqu'à
     Thorn. -- Les Russes, joints aux débris de l'armée prussienne,
     occupent les bords de la Narew. -- Napoléon veut les rejeter sur
     la Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement sur la Vistule.
     -- Belles combinaisons pour accabler les Prussiens et les Russes.
     -- Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. -- Bataille de
     Pultusk. -- Les Russes, rejetés au delà de la Narew avec grande
     perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des routes.
     -- Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les boues
     de la Pologne. -- Napoléon s'établit en avant de la Vistule,
     entre le Bug, la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. -- Il place le corps
     du maréchal Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et
     forme un dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer
     le siége de Dantzig. -- Admirable prévoyance pour
     l'approvisionnement et la sûreté de ses quartiers d'hiver. --
     Travaux de Praga, de Modlin, de Sierock. -- État matériel et
     moral de l'armée française. -- Gaieté des soldats au milieu d'un
     pays nouveau pour eux. -- Le prince Jérôme et le général
     Vandamme, à la tête des auxiliaires allemands, assiégent les
     places de la Silésie. -- Courte joie à Vienne, où l'on croit un
     moment aux succès des Russes. -- Une plus exacte appréciation des
     faits ramène la cour de Vienne à sa réserve ordinaire. -- Le
     général Benningsen, devenu général en chef de l'armée russe, veut
     reprendre les hostilités en plein hiver, et marche sur les
     cantonnements de l'armée française en suivant le littoral de la
     Baltique. -- Il est découvert par le maréchal Ney, qui donne
     l'éveil à tous les corps. -- Beau combat du maréchal Bernadotte à
     Mohrungen. -- Savante combinaison de Napoléon pour jeter les
     Russes à la mer. -- Cette combinaison est révélée à l'ennemi par
     la faute d'un officier qui se laisse enlever ses dépêches. -- Les
     Russes se retirent à temps. -- Napoléon les poursuit à outrance.
     -- Combats de Waltersdorf et de Hoff. -- Les Russes, ne pouvant
     fuir plus long-temps, s'arrêtent à Eylau, résolus à livrer
     bataille. -- L'armée française, mourant de faim et réduite d'un
     tiers par les marches, aborde l'armée russe, et lui livre à Eylau
     une bataille sanglante. -- Sang-froid et énergie de Napoléon. --
     Conduite héroïque de la cavalerie française. -- L'armée russe se
     retire presque détruite; mais l'armée française, de son côté, a
     essuyé des pertes cruelles. -- Le corps d'Augereau est si
     maltraité qu'il faut le dissoudre. -- Napoléon poursuit les
     Russes jusqu'à Koenigsberg, et, quand il s'est assuré de leur
     retraite au delà de la Prégel, reprend sa position sur la
     Vistule. -- Changement apporté à l'emplacement de ses quartiers.
     -- Il quitte la haute Vistule pour s'établir en avant de la basse
     Vistule, et derrière la Passarge, afin de mieux couvrir le siége
     de Dantzig. -- Redoublement de soins pour le ravitaillement de
     ses quartiers d'hiver. -- Napoléon, établi à Osterode dans une
     espèce de grange, emploie son hiver à nourrir son armée, à la
     recruter, à administrer l'Empire, et à contenir l'Europe. --
     Tranquillité d'esprit et incroyable variété des occupations de
     Napoléon à Osterode et à Finkenstein.


[En marge: Effet produit en Europe par la subite destruction de la
puissance prussienne.]

[En marge: À quelles causes l'Europe attribue les succès militaires
des Français.]

Napoléon avait en un mois renversé la monarchie prussienne, détruit
ses armées, conquis la plus grande partie de son territoire. Il
restait au roi Frédéric-Guillaume une province et vingt-cinq mille
hommes. À la vérité les Russes, appelés avec instance par la cour de
Berlin, qui était réfugiée à Koenigsberg, accouraient aussi vite que
le permettaient l'éloignement, la saison, et l'impéritie d'une
administration à demi barbare. Mais on avait vu les Russes à
Austerlitz, et malgré leur bravoure, on ne pouvait pas attendre d'eux
qu'ils changeassent le destin de la guerre. Les cabinets et les
aristocraties de l'Europe étaient plongés dans une profonde
consternation. Les peuples vaincus, partagés entre le patriotisme et
l'admiration, ne pouvaient s'empêcher de reconnaître dans Napoléon
l'enfant de la révolution française, le propagateur de ses idées,
l'applicateur glorieux de la plus populaire de toutes, l'égalité. Ils
voyaient un éclatant exemple de cette égalité chez nos généraux, qu'on
ne désignait plus sous les noms, autrefois si connus, de Berthier, de
Murat, de Bernadotte, mais sous les titres de prince de Neufchâtel, de
grand-duc de Berg, de prince de Ponte-Corvo! Cherchant à expliquer les
triomphes inouïs que nous venions de remporter sur l'armée prussienne,
ils les attribuaient non-seulement à notre courage, à notre expérience
de la guerre, mais aux principes sur lesquels reposait la nouvelle
société française. Ils expliquaient l'ardeur incroyable de nos
soldats, par l'ambition extraordinaire qu'on avait su exciter chez
eux, en leur ouvrant cette carrière immense, dans laquelle on pouvait
entrer paysan comme les Sforce, pour en sortir maréchal, prince, roi,
empereur! Il est vrai que ce dernier lot était seul de son espèce dans
la nouvelle urne de la fortune; mais s'il n'y avait qu'un empereur,
devenu tel au prix d'un prodigieux génie, que de ducs ou de princes,
dont la supériorité sur leurs compagnons d'armes n'était de nature à
désespérer personne!

Les lettres interceptées des officiers prussiens étaient pleines à cet
égard de réflexions étranges. L'un d'eux, écrivant à sa famille, lui
disait: «S'il ne fallait que se servir de ses bras contre les
Français, nous serions bientôt vainqueurs. Ils sont petits, chétifs;
un seul de nos Allemands en battrait quatre. Mais ils deviennent au
feu des êtres surnaturels. Ils sont emportés par une ardeur
inexprimable, dont on ne voit aucune trace chez nos soldats... Que
voulez-vous faire avec des paysans, menés au feu par des nobles, dont
ils partagent les dangers, sans partager jamais ni leurs passions, ni
leurs récompenses[11]?»

[Note 11: Nous rapportons ici fidèlement le sens d'une quantité de
lettres, qui ont été conservées en original, dans les innombrables
papiers de Napoléon aux Archives de l'ancienne Secrétairerie d'État.]

Ainsi se trouvait dans la bouche des vaincus, avec la glorification de
notre bravoure, la glorification des principes de notre révolution. Le
roi de Prusse, en effet, réfugié aux confins de son royaume, préparait
une ordonnance pour introduire l'égalité dans les rangs de son armée,
et y effacer toutes les distinctions de classe et de naissance.
Singulier exemple de la propagation des idées libérales, portées aux
extrémités de l'Europe, par un conquérant, qu'on représente souvent
comme le géant qui voulait étouffer ces idées. Il en avait comprimé
quelques-unes, à la vérité, mais les plus sociales d'entre elles
faisaient à sa suite autant de chemin que sa gloire.

Toujours porté à donner aux choses l'éclat de son imagination,
Napoléon, qui avait projeté, au lendemain d'Austerlitz, la colonne de
la place Vendôme, l'arc de triomphe de l'Étoile, la grande rue
Impériale, décréta au milieu de la Prusse conquise, l'érection d'un
monument, qui est devenu depuis l'un des plus grands de la capitale,
le temple de la Madeleine.

[En marge: Napoléon décrète en Prusse l'érection du temple de la
Madeleine.]

Sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui ce temple, et qui forme avec
la place de la Concorde un ensemble si magnifique, on devait
construire la nouvelle Bourse. Napoléon jugea la place trop belle pour
y élever le temple de la richesse, et il résolut d'y élever le temple
de la gloire. Il décida qu'on chercherait un autre quartier pour y
établir la nouvelle Bourse, et que sur l'un des quatre points qu'on
aperçoit du milieu de la place de la Concorde, serait érigé un
monument consacré à la gloire de nos armes. Il voulait que le
frontispice de ce monument portât l'inscription suivante: L'EMPEREUR
NAPOLÉON AUX SOLDATS DE LA GRANDE ARMÉE. Sur des tables de marbre
devaient être inscrits les noms des officiers et soldats qui avaient
assisté aux grands événements d'Ulm, d'Austerlitz, d'Iéna, et sur des
tables d'or le nom de ceux qui étaient morts dans ces journées.
D'immenses bas-reliefs devaient représenter, groupés les uns à côté
des autres, les officiers supérieurs et les généraux. Des statues
étaient accordées aux maréchaux qui avaient commandé des corps
d'armée. Les drapeaux pris sur l'ennemi devaient être suspendus aux
voûtes de l'édifice. Napoléon décida enfin que tous les ans une fête,
de caractère antique comme le monument, serait célébrée le 2 décembre,
en l'honneur des vertus guerrières. Il ordonna un concours, en se
réservant de choisir entre les projets présentés celui qui lui
semblerait le plus convenable. Mais il détermina d'avance le style
d'architecture qu'il voulait donner au nouvel édifice. Il désirait,
disait-il, un temple de forme grecque ou romaine.--Nous avons des
églises, écrivait-il au ministre de l'intérieur, nous n'avons pas un
temple, semblable au Parthénon par exemple; il en faut un de ce genre
à Paris.--La France aimait alors les arts de la Grèce, comme elle
aimait naguère les arts du moyen âge; et c'était un présent tout à
fait neuf à offrir à la capitale qu'une imitation du Parthénon.
Aujourd'hui ce temple grec devenu une église chrétienne (ce qui ne
saurait être un sujet de regret), contraste avec sa nouvelle
destination, et avec les arts de l'époque actuelle. Ainsi passent nos
goûts, nos passions, nos idées, aussi vite que les caprices de cette
fortune, qui a voué cet édifice à des usages si différents de ceux
auxquels il était d'abord consacré. Toutefois il occupe
majestueusement la place qui lui a été jadis assignée, et le peuple
n'a point oublié que ce temple devait être celui de la gloire[12].

[Note 12: Nous citons à ce sujet quelques lettres de Napoléon, qui
nous semblent dignes d'être reproduites.

_Au ministre de l'intérieur._

                                              «Posen, 6 décembre 1806.

»La littérature a besoin d'encouragements; vous en êtes le ministre.
Proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les
différentes branches des belles-lettres, qui ont de tout temps
illustré la nation.

»Vous aurez reçu le décret que j'ai pris sur le monument de la
Madeleine, et celui qui rapporte l'établissement de la Bourse sur cet
emplacement. Il est cependant nécessaire d'avoir une Bourse à Paris.
Mon intention est de faire construire une Bourse qui réponde à la
grandeur de la capitale, et au nombre d'affaires qui doivent s'y faire
un jour. Proposez-moi un local convenable. Il faut qu'il soit vaste,
afin d'avoir des promenades autour. Je voudrais un emplacement isolé.

»Quand j'ai assigné un fonds de trois millions pour la construction du
monument de la Madeleine, je n'ai voulu parler que du bâtiment et non
des ornements, auxquels, avec le temps, je veux employer une bien plus
forte somme. Je désire qu'au préalable on achète les chantiers
environnants, afin de faire une grande place circulaire au milieu de
laquelle se trouvera le monument, et autour de laquelle je ferai bâtir
des maisons sur un plan uniforme.

»Il n'y aurait pas d'inconvénient à nommer le pont de l'École
militaire _le pont d'Iéna_. Proposez-moi un décret pour donner les
noms des généraux et des colonels qui ont été tués à cette bataille
aux différentes nouvelles rues.

»Sur ce, etc.

                                                           »NAPOLÉON.»


_Au ministre de l'intérieur._

                                         «Finkenstein, le 30 mai 1807.

»Après avoir examiné attentivement les différents plans du monument
dédié à la Grande Armée, je n'ai pas été un moment en doute. Celui de M.
Vignon est le seul qui remplisse mes intentions. C'est un temple que
j'avais demandé, et non une église. Que pouvait-on faire, dans le genre
des églises, qui fût dans le cas de lutter avec Sainte-Geneviève, même
avec Notre-Dame, et surtout avec Saint-Pierre de Rome? Le projet de M.
Vignon réunit à beaucoup d'autres avantages, celui de s'accorder
beaucoup mieux avec le palais du Corps Législatif, et de ne pas écraser
les Tuileries.

»Je ne veux rien en bois. Les spectateurs doivent être placés, comme
je l'ai dit, sur des gradins de marbre formant les amphithéâtres
destinés au public... Rien, dans ce temple, ne doit être mobile et
changeant; tout, au contraire, doit y être fixé à sa place. S'il était
possible de placer à l'entrée du temple le Nil et le Tibre, qui ont
été apportés de Rome, cela serait d'un très-bon effet. Il faut que M.
Vignon tâche de les faire entrer dans son projet définitif, ainsi que
des statues équestres qu'on placerait au dehors, puisque réellement
elles seraient mal dans l'intérieur. Il faut aussi désigner le lieu où
l'on placera l'armure de François Ier prise à Vienne et le quadrige de
Berlin.

»Il ne faut pas de bois dans la construction de ce temple... Du granit
et du fer, tels doivent être les matériaux de ce monument. On
objectera que les colonnes actuelles ne sont pas de granit; mais cette
objection ne serait pas bonne, puisque avec le temps on peut
renouveler ces colonnes sans nuire au monument. Cependant, si l'on
prouvait que l'emploi du granit entraînerait dans une trop grande
dépense et dans de longs délais, il faudrait y renoncer; car la
condition principale du projet, c'est qu'il soit exécuté dans trois ou
quatre ans, et, au plus, en cinq ans. Ce monument tient en quelque
chose à la politique; il est dès lors du nombre de ceux qui doivent se
faire vite. Il convient néanmoins de s'occuper à chercher du granit
pour d'autres monuments que j'ordonnerai, et qui, par leur nature,
peuvent permettre de donner trente, quarante ou cinquante ans à leur
construction.

»Je suppose que toutes les sculptures intérieures seront en marbre, et
qu'on ne me propose pas des sculptures propres aux salons et aux
salles à manger des femmes des banquiers de Paris. Tout ce qui est
futile n'est pas simple et noble; tout ce qui n'est pas de longue
durée ne doit pas être employé dans ce monument. Je répète qu'il n'y
faut aucune espèce de meubles, pas même des rideaux.

»Quant au projet qui a obtenu le prix, il n'atteint pas mon but; c'est
le premier que j'ai écarté. Il est vrai que j'ai donné pour base de
conserver la partie du bâtiment de la Madeleine qui existe
aujourd'hui; mais cette expression est une ellipse. Il était
sous-entendu que l'on conserverait de ce bâtiment le plus possible,
autrement il n'y aurait pas eu besoin de programme, il n'y avait qu'à
se borner à suivre le plan primitif. Mon intention était de n'avoir
pas une église, mais un temple, et je ne voulais ni qu'on rasât tout,
ni qu'on conservât tout. Si ces deux propositions étaient
incompatibles, savoir, celle d'avoir un temple et celle de conserver
les constructions actuelles de la Madeleine, il était simple de
s'attacher à la définition d'un temple: par temple, j'ai entendu un
monument tel qu'il y en avait à Athènes, et qu'il n'y en a pas à
Paris. Il y a beaucoup d'églises à Paris, il y en a dans tous les
villages. Je n'aurais assurément pas trouvé mauvais que les
architectes eussent fait observer qu'il y avait une contradiction
entre l'idée d'avoir un temple et l'intention de conserver les
constructions faites pour une église. La première était l'idée
principale, la seconde était l'idée accessoire. M. Vignon a donc
deviné ce que je voulais...

                                                          »NAPOLÉON.»]

[En marge: Napoléon donne le nom de pont d'Iéna au pont placé
vis-à-vis l'École militaire.]

Les flatteurs du temps, connaissant les faiblesses de Napoléon, se les
exagérant même dans leur bassesse, lui proposèrent de changer le nom
révolutionnaire de PLACE DE LA CONCORDE, en un autre nom plus
monarchique, emprunté à la monarchie impériale. Il répondit à M. de
Champagny par cette lettre si brève: «Il faut laisser à la place de la
Concorde le nom qu'elle a. LA CONCORDE! voilà ce qui rend la France
invincible!» (Janvier 1807.) Mais un magnifique pont en pierre,
décrété récemment, et construit sur la Seine, vis-à-vis de l'École
militaire, n'avait pas encore de nom. Napoléon voulut lui donner le
beau nom d'Iéna, que ce pont a conservé, et qui plus tard lui serait
devenu fatal, si un acte honorable de Louis XVIII ne l'avait sauvé en
1815 de la rage brutale des Prussiens.

[En marge: Pensées qui naissent dans l'esprit de Napoléon à la suite
de ses triomphes sur la Prusse.]

[En marge: Napoléon se décide à pousser la guerre à outrance, jusqu'à
ce qu'il ait soumis l'Europe entière à sa politique.]

[En marge: Napoléon systématise l'idée de DOMINER LA MER PAR LA
TERRE.]

[En marge: Napoléon déclare qu'il ne rendra aucun des États européens
qu'il a conquis, tant que l'Angleterre ne restituera pas les colonies
qu'elles a prises à la France, à la Hollande, à l'Espagne.]

[En marge: Il refuse la paix à la Prusse, et lui accorde seulement un
armistice, fondé sur la remise immédiate des places de l'Oder et de la
Vistule.]

Ces soins accordés à des monuments d'art, du milieu même des capitales
conquises, n'étaient chez Napoléon que des pensées accessoires, à côté
des vastes pensées qui l'occupaient. Le glorieux événement
d'Austerlitz lui avait déjà inspiré un sentiment excessif de ses
forces, et avait apporté de nouveaux stimulants à sa gigantesque
ambition. Celui d'Iéna mit le comble à sa confiance et à ses désirs.
Il crut tout possible, et il désira tout, après cette destruction si
complète et si prompte de la puissance militaire la plus estimée de
l'Europe. Ses ennemis, pour déprécier ses triomphes antérieurs, lui
ayant répété sans cesse que l'armée prussienne était la seule dont il
fallût tenir compte, la seule qu'il fût difficile de vaincre, il les
avait pris au mot, et l'ayant vaincue, mieux que vaincue, anéantie en
un mois, il n'aperçut désormais aucune limite à sa puissance, et
n'admit aucune borne à sa volonté. L'Europe lui sembla un champ sans
maître, dans lequel il pourrait édifier tout ce qu'il voudrait, tout
ce qu'il trouverait grand, sage, utile, ou brillant. Où donc aurait-il
entrevu une résistance? L'Autriche désarmée par une seule manoeuvre,
celle d'Ulm, était tremblante, épuisée, incapable de reprendre les
armes. Les Russes, quoique jugés braves, avaient été ramenés la
baïonnette dans les reins, de Munich à Olmütz; et s'ils s'étaient
arrêtés un instant à Hollabrunn, à Austerlitz, c'était pour essuyer
d'accablantes défaites. Enfin la monarchie prussienne venait d'être
détruite en trente jours. Quel obstacle, nous le répétons, pouvait-il
entrevoir à ses projets? Les débris des armées russes, ralliés dans le
Nord à vingt-cinq mille Prussiens, n'offraient pas un péril dont il
dût s'effrayer. Aussi écrivait-il à l'archichancelier Cambacérès:
«Tout ceci est _un jeu d'enfants_, auquel il faut mettre un terme; et
cette fois je vais m'y prendre de telle façon avec mes ennemis, que
j'en finirai avec tous.»--Il se décida donc à pousser la guerre si
loin, qu'il arracherait la paix à toutes les puissances, et la leur
arracherait aussi brillante que durable. Ce n'était pas, il est vrai,
aux cours du continent qu'il était difficile de l'arracher, mais à
l'Angleterre, qui, défendue par l'Océan, avait seule échappé au joug
dont l'Europe se voyait menacée. Napoléon s'était dit déjà qu'il
dominerait la mer par la terre, et que si les Anglais voulaient lui
fermer l'Océan, il leur fermerait le continent. Parvenu sur l'Elbe et
l'Oder, il se confirma dans cette pensée plus que jamais; il la
systématisa dans sa tête, et il écrivit à son frère Louis en Hollande:
_Je vais reconquérir les colonies par la terre._ Dans la fermentation
d'esprit que produisit chez lui le succès extraordinaire de la guerre
de Prusse, il conçut les pensées les plus gigantesques qu'il ait
enfantées de sa vie. D'abord il se promit de garder en dépôt tout ce
qu'il avait conquis, et tout ce qu'il allait conquérir encore, jusqu'à
ce que l'Angleterre eût restitué à la France, à la Hollande, à
l'Espagne, les colonies qu'elle leur avait enlevées. Les puissances
continentales n'étant au fond que les auxiliaires subventionnés de
l'Angleterre, il résolut de les tenir toutes pour solidaires de la
politique britannique, et de poser comme principe essentiel de
négociation, qu'il ne rendrait à aucune d'elles rien de ce qu'il avait
pris, tant que l'Angleterre ne rendrait pas tout ou partie de ses
conquêtes maritimes. Deux négociateurs prussiens, MM. de Lucchesini et
de Zastrow étaient à Charlottenbourg, invoquant un armistice et la
paix. Il leur fit répondre par Duroc, demeuré l'ami de la cour de
Berlin, que quant à la paix, il n'y fallait pas penser, tant qu'on
n'aurait pas amené l'Angleterre à des vues plus modérées, et que la
Prusse et l'Allemagne resteraient en ses mains comme gage de ce que
l'Angleterre avait dérobé aux puissances maritimes; mais que pour un
armistice il était prêt à en accorder un, à condition qu'on lui
livrerait tout de suite la ligne sur laquelle il voulait hiverner, et
dont il prétendait faire le point de départ de ses opérations futures,
la ligne de la Vistule. En conséquence il demandait qu'on lui
abandonnât sur-le-champ les places de la Silésie, telles que Breslau,
Glogau, Schweidnitz, Glatz, et toutes celles de la Vistule, telles que
Dantzig, Graudenz, Thorn, Varsovie, car si on ne les lui livrait pas,
il allait, disait-il, les conquérir en quelques jours.

[En marge: Le projet de blocus continental, depuis long-temps conçu
par Napoléon, est définitivement arrêté, et converti à Berlin en loi
de l'Empire.]

Dans cette intention de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE, en privant la
Grande-Bretagne de tous ses alliés, et en lui fermant tous les ports
du continent, la première chose à faire, c'était de lui interdire sans
aucun retard l'accès des vastes rivages occupés par les armées
françaises. Déjà Napoléon avait par lui-même, ou par la Prusse, fermé
les bouches de l'Ems, du Wéser et de l'Elbe. C'était là une
application naturelle et légitime du droit de conquête, car la
conquête confère tous les droits du souverain, et notamment le droit
de clore les ports, ou d'intercepter les routes du pays conquis, sans
qu'une telle rigueur puisse passer pour une violation du droit des
gens envers qui que ce soit. Mais défendre l'entrée de l'Ems, de
l'Elbe et du Wéser, était une mesure fort insuffisante pour atteindre
le but que se proposait Napoléon, car malgré la surveillance la plus
exacte des côtes, les marchandises anglaises étaient introduites par
la contrebande, non-seulement dans le Hanovre, mais dans la Hollande,
dont le gouvernement était sous notre influence directe, dans la
Belgique, qui était devenue province française. D'ailleurs l'Ems, le
Wéser et l'Elbe fermés, ces marchandises entraient par l'Oder, par la
Vistule, et redescendaient ensuite du Nord au Midi. Elles
renchérissaient beaucoup, il est vrai, mais le besoin de s'en défaire
amenait les Anglais à les livrer à un prix qui compensait les frais de
la contrebande et du transport. Il était donc nécessaire d'employer
des moyens plus rigoureux contre les marchandises anglaises, et
Napoléon n'était pas homme à se les interdire.

[En marge: Le blocus sur le papier, tel que l'avaient imaginé les
Anglais.]

L'Angleterre elle-même venait d'autoriser tous les genres d'excès
contre son commerce, en prenant une mesure extraordinaire, et l'une
des plus attentatoires qu'on pût imaginer contre le droit des gens le
plus généralement admis, celle qu'on a nommée _blocus sur le papier_.
Ainsi que nous l'avons déjà exposé bien des fois, il est de principe
chez la plupart des nations maritimes, que tout neutre, c'est-à-dire
tout pavillon étranger à la guerre engagée entre deux puissances, a le
droit de naviguer des ports de l'une aux ports de l'autre, de
transporter quelque marchandise que ce soit, même celle de l'ennemi,
excepté la contrebande de guerre, qui consiste dans les armes, les
munitions, les vivres confectionnés pour l'usage des armées. Cette
liberté ne cesse que lorsqu'il s'agit d'une place maritime, bloquée
par une force navale telle que le blocus soit efficace. Dans ce cas,
le blocus étant notifié, la faculté de pénétrer dans la place bloquée
est suspendue pour les neutres. Mais si, dans les restrictions
apportées à la liberté de naviguer, on ne s'arrête pas à cette limite
certaine de la présence d'une force effective, il n'y a plus de raison
pour qu'on ne frappe pas d'interdit les côtes entières du globe, sous
prétexte de blocus. L'Angleterre avait déjà cherché à outrepasser les
limites du blocus réel, en prétendant qu'avec quelques voiles,
insuffisantes en nombre pour fermer les abords d'une place maritime,
elle avait le droit de déclarer le blocus. Mais enfin elle avait admis
la nécessité de la présence d'une force quelconque devant le port
bloqué. Maintenant elle ne s'arrêtait plus à cette limite déjà si
vague, et à l'époque de sa rupture momentanée avec la Prusse,
occasionnée par la prise de possession du Hanovre, elle avait osé
défendre tout commerce aux neutres, sur les côtes de France et
d'Allemagne, depuis Brest jusqu'aux bouches de l'Elbe. C'était l'abus
de la force poussé au dernier excès, et dès lors il suffisait d'un
simple décret britannique pour frapper d'interdit toutes les parties
du globe qu'il plairait à l'Angleterre de priver de commerce.

[En marge: Décret de Berlin, daté du 21 novembre 1806.]

Cette incroyable violation du droit commun fournissait à Napoléon un
juste prétexte pour se permettre à l'égard du commerce anglais les
mesures les plus rigoureuses. Il imagina un décret formidable, qui
tout excessif qu'il puisse paraître, n'était qu'une juste représaille
des violences de l'Angleterre, et qui avait de plus l'avantage de
répondre parfaitement aux vues qu'il venait de concevoir. Ce décret,
daté de Berlin, et du 21 novembre, applicable non-seulement à la
France, mais aux pays occupés par ses armées, ou alliés avec elle,
c'est-à-dire à la France, à la Hollande, à l'Espagne, à l'Italie, et à
l'Allemagne entière, déclarait les Îles-Britanniques _en état de
blocus_. Les conséquences de l'_état de blocus_ étaient les suivantes:

[En marge: Dispositif de ce décret.]

Tout commerce avec l'Angleterre était absolument défendu;

Toute marchandise provenant des manufactures ou des colonies
anglaises, devait être confisquée, non-seulement à la côte, mais à
l'intérieur, chez les négociants qui s'en feraient dépositaires;

Toute lettre, venant d'Angleterre ou y allant, adressée à un Anglais
ou écrite en anglais, devait être arrêtée dans les bureaux de poste,
et détruite;

Tout Anglais quelconque saisi en France ou dans les pays soumis à ses
armes, était déclaré prisonnier de guerre;

Tout bâtiment, ayant seulement touché aux colonies anglaises, ou à
l'un des ports des trois royaumes, avait défense d'aborder aux ports
français ou soumis à la France, et s'il faisait une fausse déclaration
à ce sujet, il était reconnu de bonne prise;

Une moitié du produit des confiscations était destinée à indemniser
les négociants français ou alliés, qui avaient souffert des
spoliations de l'Angleterre: enfin les Anglais tombés en notre pouvoir
devaient servir à l'échange des Français, ou des alliés devenus
prisonniers.

Telles étaient ces mesures, inexcusables, assurément, si l'Angleterre
n'avait pris soin de les justifier d'avance par ses propres excès.
Napoléon ne s'en dissimulait pas la rigueur; mais afin d'amener
l'Angleterre à se départir de sa tyrannie sur mer, il déployait une
tyrannie égale sur terre; il voulait surtout intimider les agents du
commerce anglais, et principalement les négociants des villes
anséatiques, qui, se jouant des ordres donnés sur l'Elbe et le Wéser,
faisaient circuler dans toutes les parties du continent les
marchandises défendues. La menace de la confiscation, menace bientôt
suivie d'effet, devait les faire trembler, et sinon clore, du moins
rendre fort étroits les débouchés clandestinement ouverts au commerce
britannique.

Napoléon, se disant que toutes les nations commerçantes étaient
intéressées à la résistance qu'il opposait aux prétentions iniques de
l'Angleterre, en concluait qu'elles devaient se résigner aux
inconvénients d'une lutte devenue nécessaire; il pensait que ces
inconvénients portant en particulier sur des spéculateurs de Hambourg,
de Brême, de Leipzig, d'Amsterdam, contrebandiers de profession, ce
n'était pas la peine de limiter ses moyens de représailles, par
respect pour de tels intérêts.

[En marge: Effet produit en Europe par le décret de Berlin.]

L'effet de ce décret sur l'opinion de l'Europe fut immense. Les uns y
virent un excès de despotisme révoltant, d'autres une politique
profonde, tous un acte extraordinaire, proportionné à la lutte de
géants que soutenaient l'une contre l'autre l'Angleterre et la France,
la première osant s'emparer de la mer, qui avait été jusqu'alors la
route commune des nations, pour y interdire tout commerce à ses
ennemis, la seconde entreprenant l'occupation entière du continent à
main armée, pour répondre à la clôture de la mer par celle de la
terre! Spectacle inouï, sans exemple dans le passé et probablement
dans l'avenir, que donnaient en ce moment les passions déchaînées des
deux plus grands peuples de la terre!

[En marge: Exécution du décret de Berlin dans tous les pays soumis à
la France.]

[En marge: Le maréchal Mortier chargé d'exécuter, en Allemagne, le
décret de Berlin.]

À peine ce décret, conçu, rédigé par Napoléon lui-même, et lui seul,
sans la participation de M. de Talleyrand, à peine ce décret était-il
signé, qu'il fut envoyé par des courriers extraordinaires aux
gouvernements de Hollande, d'Espagne et d'Italie, avec ordre aux uns,
sommation aux autres, de le mettre immédiatement à exécution. Le
maréchal Mortier, qui avait déjà envahi la Hesse, fut chargé de se
diriger en toute hâte sur les villes anséatiques, Brême, Hambourg,
Lubeck, et de s'emparer non-seulement de ces villes, mais des ports du
Mecklembourg et de la Poméranie suédoise, jusqu'aux bouches de l'Oder.
Il lui était prescrit d'occuper les riches entrepôts des villes
anséatiques, d'y saisir les marchandises d'origine britannique, d'y
arrêter les négociants anglais, et de faire tout cela avec
ponctualité, exactitude et probité. C'est parce qu'il espérait du
maréchal Mortier, plus que de tout autre, une exécution également
rigoureuse et probe, que Napoléon l'avait chargé d'une pareille
commission. Il lui ordonna d'amener en Allemagne un certain nombre de
marins tirés de la flottille de Boulogne, de les faire croiser dans
des embarcations aux embouchures de l'Elbe et du Wéser, d'armer de
canons toutes les passes, et de couler à fond tout bâtiment suspect
qui chercherait à forcer le blocus.

Tel fut le _blocus continental_, par lequel Napoléon répondit au
_blocus sur le papier_, imaginé par l'Angleterre.

[En marge: Napoléon veut pousser la guerre continentale jusqu'aux
extrémités septentrionales de l'Europe, afin d'achever la soumission
de toutes les puissances à sa politique.]

[En marge: Dans son projet de porter la guerre jusqu'aux frontières de
la Russie, Napoléon est amené à l'idée de reconstituer la Pologne.]

[En marge: Les Polonais, en apprenant l'arrivée de Napoléon à Berlin,
accourent en foule pour lui offrir le secours de leurs bras.]

[En marge: Napoléon forme le projet de se porter sur la Vistule.]

Mais pour soumettre le continent à sa politique, il fallait que
Napoléon poussât la guerre plus loin encore qu'il ne l'avait fait.
L'Autriche était, il y a six mois, dans ses puissantes mains; elle y
pouvait être encore dès qu'il le voudrait. La Prusse y était
actuellement. Mais la Russie, toujours repoussée quand elle avait paru
dans les régions de l'Occident, échappait néanmoins à ses coups, en
se retirant au delà de la Vistule et du Niémen. Elle était le seul
allié qui restât à l'Angleterre, et il fallait la battre, aussi
complétement qu'on avait battu l'Autriche et la Prusse, pour réaliser
dans toute son étendue la politique de VAINCRE LA MER PAR LA TERRE.
Napoléon était donc résolu à s'élever au nord, et à courir à la
rencontre des Russes, au milieu des campagnes de la Pologne, prêtes à
s'insurger à son aspect. Jamais guerrier parti du Rhin n'avait touché
à la Vistule, encore moins au Niémen. Mais celui qui avait fait
flotter le drapeau tricolore sur les bords de l'Adige, du Nil, du
Jourdain, du Pô, du Danube, de l'Elbe, pouvait, et devait exécuter
cette marche audacieuse! Toutefois, sa présence dans les régions du
nord, suscitait à l'instant une immense question européenne, c'était
le rétablissement de la Pologne. Les Polonais avaient toujours dit: La
France est notre amie, mais elle est bien loin!--Quand la France
s'approchait de la Pologne jusqu'à l'Oder, l'idée d'une grande
réparation ne devait-elle pas devenir chez l'une le sujet d'une
espérance fondée, chez l'autre le sujet d'un projet réfléchi? Ces
infortunés Polonais, si légers dans leur conduite, si sérieux dans
leurs sentiments, poussaient des cris d'enthousiasme, en apprenant nos
victoires, et une foule d'émissaires accourus à Berlin, conjuraient
Napoléon de se porter sur la Vistule, lui promettant leurs biens,
leurs bras, leurs vies, pour l'aider à reconstituer la Pologne. Ce
projet, si séduisant, si généreux, si politique s'il eût été plus
praticable, était l'une de ces entreprises, dont l'imagination
ébranlée de Napoléon devait s'éprendre en ce moment, et l'un de ces
spectacles imposants qu'il convenait à sa grandeur de donner au monde.
En se transportant au milieu de la Pologne il ajoutait, il est vrai,
aux difficultés de la guerre actuelle, la difficulté la plus grave de
toutes, celle des distances et du climat; mais il enlevait à la Prusse
et à la Russie les ressources des provinces polonaises, ressources
considérables en hommes et en denrées alimentaires; il sapait la base
de la puissance russe; il essayait de rendre à l'Europe le service le
plus signalé qu'on lui eût jamais rendu; il ajoutait de nouveaux gages
à ceux dont il était déjà nanti, et qui devaient lui servir à obtenir
de l'Angleterre des restitutions maritimes au moyen de restitutions
continentales. Les vastes pays placés sur la route du Rhin à la
Vistule, causes de faiblesse pour un général ordinaire, allaient
devenir sous le plus grand des capitaines, des sources abondantes en
choses nécessaires à la guerre; il allait en tirer, grâce à une habile
administration, vivres, munitions, armes, chevaux, argent. Quant au
climat, si redoutable dans ces contrées en novembre et décembre, il en
tenait compte sans doute, mais il était résolu dans cette campagne à
s'arrêter sur la Vistule. Si on la lui livrait par l'armistice
proposé, il avait le projet de s'y établir; si au contraire on la lui
contestait, il voulait la conquérir en quelques marches, y faire
camper ses troupes pendant la durée de l'hiver, les y nourrir avec les
blés de la Pologne, les y chauffer avec les bois de ses forêts, les
recruter avec de nouveaux soldats venus du Rhin, et au printemps
suivant, partir de la Vistule pour s'enfoncer au nord, plus avant
qu'aucun homme ne l'avait jamais osé.

Excité par le succès, poussé par son génie et par la fortune à une
grandeur de pensées à laquelle aucun chef d'empire ou d'armée n'était
encore parvenu, il n'hésita pas un instant sur le parti à prendre, et
il disposa tout pour s'avancer en Pologne. Il avait bien, en passant
le Rhin, fait entrer dans ses desseins l'idée d'une audacieuse marche
au nord, mais vaguement. C'est à Berlin, et après les succès si
rapides et si éclatants obtenus sur la Prusse, qu'il en forma le
projet sérieux.

[En marge: Compte qu'il fallait tenir de l'Autriche en s'avançant en
Pologne.]

Cependant à tout ceci il y avait, outre les périls inhérents à
l'entreprise elle-même, un danger particulier que Napoléon ne se
dissimulait pas, c'était l'impression qu'en éprouverait l'Autriche,
laquelle, bien que vaincue, et vaincue jusqu'à l'épuisement, pouvait
néanmoins être tentée de saisir l'occasion pour se jeter sur nos
derrières.

La conduite actuelle de cette cour était de nature à inspirer plus
d'une crainte. Aux offres d'alliance que Napoléon lui avait fait
parvenir à la suite de ses entretiens avec le duc de Wurzbourg, elle
avait répondu par des démonstrations affectées de bienveillance,
feignant d'abord de ne pas comprendre les ouvertures de notre
ambassadeur, et quand on s'était expliqué d'une manière plus claire,
alléguant qu'un rapprochement trop étroit avec la France entraînerait
de sa part une rupture avec la Russie et la Prusse, et qu'au lendemain
d'une longue lutte, recommencée trois fois depuis quinze ans, elle
n'était plus capable de faire la guerre, ni pour ni contre aucune
puissance.

[En marge: L'Autriche refuse de s'expliquer et, en attendant, réunit
60 mille hommes en Bohême.]

À ces paroles évasives elle venait d'ajouter des actes plus
significatifs. Elle avait réuni 60 mille hommes en Bohême, lesquels,
placés d'abord le long de la Bavière et de la Saxe, se transportaient
actuellement vers la Gallicie, suivant en quelque sorte derrière leurs
frontières le mouvement des armées belligérantes. Indépendamment de
ces 60 mille hommes, elle avait dirigé de nouvelles troupes vers la
Pologne, et elle apportait une extrême activité à former des magasins
en Bohême et en Gallicie. Quand on la questionnait sur ces armements,
elle répondait par des raisons banales, tirées de sa sûreté
personnelle, disant qu'exposée de toutes parts au contact d'armées
ennemies qui se faisaient la guerre, elle ne devait permettre à aucune
de violer son territoire, et que les mesures dont on lui demandait
compte n'étaient que des mesures de pure précaution.

[En marge: Napoléon ne se laisse point tromper par les paroles de
l'Autriche, et voit en elle un ennemi secret et irréconciliable.]

[En marge: Langage et conduite de Napoléon envers l'Autriche.]

[En marge: Napoléon offre à l'Autriche de reconstituer la Pologne, en
lui rendant la Silésie en échange des provinces polonaises dont elle
devra faire l'abandon.]

Napoléon ne pouvait être dupe d'un langage aussi peu sincère. Le
besoin d'une alliance, depuis qu'il avait perdu celle de la Prusse,
avait un moment tourné son esprit vers la cour de Vienne; mais il lui
était maintenant facile de reconnaître que la puissance à laquelle
nous venions d'enlever en quinze ans les Pays-Bas, la Souabe, le
Milanais, les États vénitiens, la Toscane, le Tyrol, la Dalmatie et
enfin la couronne germanique, ne saurait être qu'une ennemie
irréconciliable, dissimulant par politique ses profonds ressentiments,
mais prête à les faire éclater à la première occasion. Il apercevait
très-bien que les craintes de l'Autriche étaient feintes, car aucune
des parties belligérantes n'avait intérêt à la provoquer par une
violation de territoire, et il savait que, si elle armait, ce ne
pouvait être que dans l'intention perfide de tomber sur les derrières
de l'armée française. N'attachant pas plus d'importance qu'il ne
fallait à la parole d'homme et de souverain, par laquelle François II
s'était engagé au bivouac d'Urchitz, à ne plus faire la guerre à la
France, il pensait néanmoins que le souvenir de cette parole
solennellement donnée devait embarrasser ce prince, qu'il lui faudrait
pour y manquer un prétexte très-spécieux, et il avait formé deux
résolutions très-mûrement réfléchies, la première de ne donner à
l'Autriche aucun prétexte d'intervenir dans la guerre actuelle, la
seconde de prendre ses précautions comme si elle devait y intervenir
certainement, et de les prendre d'une manière ostensible. Son langage
fut conforme à ces résolutions. Il se plaignit d'abord avec une
entière franchise des armements faits en Bohême et en Gallicie, et de
façon à prouver qu'il en comprenait le but. Puis avec la même
franchise il annonça les précautions qu'il se croyait obligé de
prendre, et qui étaient de nature à décourager le cabinet de Vienne.
Il affirma de nouveau qu'il ne provoquerait pas la guerre, mais qu'il
la ferait prompte et terrible, si on avait l'imprudence de la
recommencer. Il déclara que, ne voulant donner aucun prétexte à une
rupture, il ne se prêterait en rien au soulèvement des parties de la
Pologne possédées par l'Autriche; que le soulèvement de la Pologne
prussienne et russe était un acte d'hostilité, imputable exclusivement
à ceux qui avaient voulu la guerre; qu'il ne se dissimulait pas la
difficulté de contenir les Polonais dépendants de l'Autriche, quand
les Polonais dépendants de la Russie et de la Prusse s'agiteraient;
mais que si à Vienne on pensait à cet égard comme lui, et si, comme
lui, on était convaincu de l'énorme faute qu'on avait commise dans le
dernier siècle, en détruisant une monarchie qui était le boulevard de
l'Occident, il offrait un moyen bien simple de réparer cette faute, en
reconstituant la Pologne, et en offrant d'avance à la maison
d'Autriche un riche dédommagement pour les provinces dont elle aurait
à s'imposer le sacrifice. Ce dédommagement était la restitution de la
Silésie, arrachée à Marie-Thérèse par Frédéric-le-Grand. La Silésie
valait certainement les Gallicies, et c'était une éclatante réparation
des maux, des outrages que le fondateur de la Prusse avait fait
essuyer à la maison d'Autriche.

Assurément dans la situation où était placé Napoléon, rien n'était
mieux calculé qu'une proposition pareille. Amené, en effet, par le
cours des événements, à détruire l'oeuvre du grand Frédéric en
abaissant la Prusse, il ne pouvait mieux faire que de détruire cette
oeuvre complétement, en rendant à l'Autriche ce que Frédéric lui avait
enlevé, et en lui reprenant ce que Frédéric lui avait donné. Au reste,
il offrit cet échange sans prétendre l'imposer. Si une telle
proposition, qui autrefois aurait comblé l'Autriche de joie, éveillait
ses anciens sentiments à l'égard de la Silésie, il était tout prêt,
disait-il, à y donner la suite convenable; sinon il fallait la
considérer comme non avenue, et il se réservait d'agir dans la Pologne
prussienne et russe, ainsi que les événements le lui conseilleraient,
s'obligeant seulement à ne rien entreprendre qui pût attenter aux
droits de l'Autriche. Tout en ayant soin de ne fournir aucun prétexte
de se plaindre à la cour de Vienne, Napoléon lui répéta néanmoins
qu'il était entièrement préparé, et que si elle voulait la guerre,
elle ne le prendrait pas au dépourvu. Quoique satisfait des services
de M. de La Rochefoucauld, son ambassadeur, il le remplaça par le
général Andréossy, qui étant militaire, et connaissant parfaitement
l'Autriche, pourrait observer d'un oeil plus sûr la nature et
l'étendue des préparatifs de cette puissance.

[En marge: Napoléon s'efforce de soulever l'Orient pour
l'accomplissement de ses projets en Occident.]

[En marge: La Turquie, après avoir varié dans ses dispositions, finit
par se rapprocher de la France.]

[En marge: Caractère et sentiments du sultan Sélim.]

[En marge: La Porte dépose les deux hospodars Ipsilanti et Maruzzi,
notoirement dévoués à l'Angleterre et à la Russie.]

[En marge: La Russie envoie une armée, l'Angleterre une flotte, pour
obtenir la réintégration des hospodars déposés.]

Napoléon, dans ce moment extraordinaire de son règne, voulut faire
servir l'Orient au succès de ses projets en Occident. La Turquie se
trouvait dans un état de crise dont il espérait profiter. Ce
malheureux empire, menacé depuis le règne de Catherine, même par ses
amis, qui voyant ses provinces sur le point de se détacher, se
hâtaient de s'en emparer pour ne pas les laisser à des rivaux (témoin
la conduite de la France en Égypte), ce malheureux empire avait été
tantôt ramené vers Napoléon par l'instinct d'un intérêt commun, tantôt
éloigné de lui par les intrigues de l'Angleterre et de la Russie,
exploitant auprès du divan le souvenir des Pyramides et d'Aboukir.
Rentré en paix avec la France à l'époque du Consulat, retombé en
froideur lors de la création de l'Empire, qu'il avait refusé de
reconnaître, le sultan Sélim avait été par la bataille d'Austerlitz
définitivement conduit à un rapprochement, qui était bientôt devenu de
l'intimité. Il avait non-seulement concédé à Napoléon le titre de
Padisha, d'abord dénié, mais il avait envoyé à Paris un ambassadeur
extraordinaire, pour lui apporter avec l'acte de la reconnaissance des
félicitations et des présents. Le sultan Sélim, en agissant ainsi,
avait cédé au vrai penchant de son coeur, qui l'entraînait vers la
France, malgré les intrigues dont il était assailli, et dont le
redoublement attestait la triste décadence de l'empire. Ce prince,
doux, sage, éclairé comme un Européen, aimant la civilisation de
l'Occident, non par une fantaisie de despote, mais par un vif
sentiment de la supériorité de cette civilisation sur celle de
l'Orient, avait dès sa jeunesse, lorsqu'il était enseveli dans la
molle obscurité du sérail, entretenu par M. Ruffin, une correspondance
personnelle et secrète avec Louis XVI. Monté depuis sur le trône, il
avait conservé pour la France une préférence marquée, et il était
heureux de trouver dans ses victoires une raison décisive de se donner
à elle. Les Russes et les Anglais voulaient combattre ce penchant,
même à main armée. Une occasion s'offrait pour éprouver leur influence
à Constantinople, c'était le choix à faire des deux hospodars de
Valachie et de Moldavie. Les hospodars Ipsilanti et Maruzzi, voués à
l'Angleterre, à la Russie, à quiconque désirait la ruine de l'empire
turc, car ils étaient les véritables précurseurs de l'insurrection
grecque, se montraient dans leur administration les complices déclarés
des ennemis de la Porte. Les choses en étaient venues à ce point que
celle-ci s'était vue obligée de révoquer des agents infidèles et
dangereux. La Russie avait aussitôt fait marcher le général Michelson
vers le Dniester, avec une armée de 60 mille hommes, et l'Angleterre
avait dirigé une flotte sur les Dardanelles, pour exiger, au moyen de
cette réunion de forces, la réintégration des hospodars déposés. Le
jeune empereur Alexandre, qui n'avait paru sur la scène du monde que
pour essuyer la mémorable défaite d'Austerlitz, se disait qu'au milieu
de cette sanglante mêlée de toutes les nations européennes, il fallait
profiter des circonstances pour s'avancer sur la Turquie, et que,
quelles que fussent les chances de la fortune entre le Rhin et le
Niémen, ce qu'il prendrait en Orient lui serait peut-être laissé, pour
compenser ce que d'autres prendraient en Occident.

[En marge: Le général Sébastiani nommé ambassadeur à Constantinople,
avec mission de pousser les Turcs à la guerre contre les Russes.]

Ce calcul ne manquait pas de justesse. Mais ayant Napoléon sur les
bras, il agissait avec peu de prudence en se privant de 60 mille
hommes, pour les envoyer sur le Pruth. La preuve de cette faute
ressort de la joie même que Napoléon ressentit, lorsqu'il apprit
qu'une rupture allait éclater entre la Russie et la Porte. C'est dans
cette prévision qu'il avait tenu si fortement à occuper la Dalmatie,
ce qui lui permettait d'entretenir une armée sur la frontière de la
Bosnie, et lui procurait la facilité de secourir ou d'inquiéter la
Porte, suivant les besoins de sa politique. En voyant approcher cette
crise, qu'il désirait plus vivement à mesure que les événements
devenaient plus graves, il avait choisi pour ambassadeur à
Constantinople un militaire, né comme lui en Corse, et joignant à
l'expérience de la guerre une rare sagacité politique, c'était le
général Sébastiani, employé déjà dans une mission en Turquie, dont il
s'était parfaitement acquitté. Napoléon lui avait donné pour
instruction expresse d'exciter les Turcs contre les Russes, et
d'appliquer tous ses efforts à provoquer une guerre en Orient. Il
l'avait autorisé à tirer de la Dalmatie des officiers d'artillerie et
du génie, des munitions, et même les vingt-cinq mille hommes du
général Marmont, si la Porte poussée aux dernières extrémités en
venait à désirer la présence d'une armée française. La bataille
d'Austerlitz ayant rattaché le sultan Sélim à Napoléon, la bataille
d'Iéna pouvait bien, en effet, l'enhardir jusqu'à la guerre. Napoléon
écrivit à ce prince pour lui offrir une alliance défensive et
offensive, pour l'engager à saisir cette occasion de relever le
croissant, et lui annoncer qu'il allait rendre aux Turcs le plus grand
service qu'il fût possible de leur rendre, réparer le plus grand échec
qu'ils eussent jamais subi, en essayant de rétablir la Pologne. Ordre
fut donné au général Marmont de tenir prêts tous les secours qui lui
seraient demandés de Constantinople, ordre au général Sébastiani de ne
rien négliger pour allumer une conflagration qui s'étendît des
Dardanelles aux bouches du Danube. En mettant ainsi les Russes et les
Turcs aux prises, Napoléon se proposait un double but, celui de
diviser les forces des Russes, et celui de jeter l'Autriche dans
d'horribles perplexités. L'Autriche sans doute haïssait la France,
mais lorsqu'elle verrait les Russes envahir les bords de la mer Noire,
elle devait éprouver des inquiétudes qui seraient une diversion fort
puissante à sa haine.

[En marge: Napoléon lève une nouvelle conscription.]

Cette immense querelle, soulevée depuis quinze ans entre l'Europe et
la Révolution française, allait donc s'étendre du Rhin à la Vistule,
de Berlin à Constantinople. Engagé dans une lutte à outrance,
Napoléon prit des moyens proportionnés à la grandeur de ses desseins.
Son premier soin fut de lever une nouvelle conscription. Il avait
appelé dès la fin de 1805 la première moitié de la conscription de
1806, et venait d'en appeler la seconde moitié au moment de son entrée
en Prusse. Il résolut d'agir de même pour la conscription de 1807, et
en l'appelant tout de suite, quoiqu'on ne fût qu'à la fin de 1806, de
ménager aux jeunes gens de cette classe une année pour s'instruire, se
renforcer, se rompre aux fatigues de la guerre. Avec l'esprit qui
régnait dans les cadres, c'était plus qu'il ne fallait pour former
d'excellents soldats. Cette nouvelle levée d'hommes devait en outre
procurer à l'effectif général de l'armée une notable augmentation. Cet
effectif, qui était en 1805, époque du départ de Boulogne, de 450
mille hommes, qui s'était élevé par la conscription de 1806 à 503
mille, allait être porté par la conscription de 1807 à 580 mille. Les
libérations annuelles étant interdites pendant la guerre, l'armée
s'augmentait ainsi à chaque conscription; car il s'en fallait que le
feu ou les maladies diminuassent l'effectif d'une quantité d'hommes
proportionnée aux appels. La campagne d'Autriche n'avait pas coûté
plus de 20 mille hommes, celle de Prusse ne les avait pas coûté
encore. Il est vrai que la guerre se trouvant portée chaque jour à des
distances plus grandes, et sous des climats plus rudes, la qualité des
troupes s'abaissant à mesure que de jeunes recrues remplaçaient les
vieux soldats de la Révolution, les pertes allaient bientôt devenir
plus sensibles. Mais elles étaient encore de peu d'importance, et
l'armée, composée de soldats éprouvés, rajeunie plutôt qu'affaiblie
par l'arrivée aux bataillons de guerre d'une certaine portion de
conscrits, avait atteint son état de perfection.

[En marge: L'effectif général de l'armée porté par les derniers appels
à 580 mille hommes.]

Napoléon écrivit donc à M. de Lacuée pour lui ordonner d'appeler la
classe de 1807. M. de Lacuée était alors chargé des appels au
ministère de la guerre. C'était un fonctionnaire capable, dévoué à
l'Empereur, et résolu à surmonter les difficultés d'une tâche fort
ingrate, sous un règne qui faisait des hommes une si grande
consommation. Bien qu'il ne fût pas ministre de la guerre, Napoléon
correspondait immédiatement avec lui, sentant le besoin de le diriger,
de le soutenir, de l'exciter par des communications directes. «Vous
verrez, lui écrivit-il, par un message adressé au Sénat, que j'appelle
la conscription de 1807, et que je ne veux pas poser les armes que je
n'aie la paix avec l'Angleterre et avec la Russie. Je vois par les
états que le 15 décembre toute la conscription de 1806 aura
marché..... Vous n'aurez pas besoin d'attendre mon ordre pour la
répartition entre les divers corps... Je n'ai point perdu de monde,
mais le projet que j'ai formé est plus vaste qu'aucun que j'aie jamais
conçu, et dès lors il faut que je me trouve en position de répondre à
tous les événements.» (Berlin, 22 novembre 1806. Dépôt de la
Secrétairerie d'État.)

[En marge: Message de Napoléon au Sénat, pour lui communiquer les
nouveaux projets conçus à Berlin, et lui demander à la fin de 1806 la
conscription de 1807.]

Napoléon, suivant l'usage qu'il avait adopté l'année précédente, de
réserver au Sénat le vote du contingent, envoya un message à ce corps,
pour lui demander la conscription de 1807, et lui faire connaître
l'extension donnée à sa politique, depuis qu'il avait anéanti la
Prusse. Dans ce message, où l'énergie de style égalait celle de la
pensée, il disait que jusqu'ici les monarques de l'Europe s'étaient
joués de la générosité de la France; qu'une coalition vaincue en
voyait aussitôt naître une autre; que celle de 1805 à peine dissoute,
il avait eu à combattre celle de 1806; qu'il fallait être moins
généreux à l'avenir; que les États conquis seraient détenus jusqu'à la
paix générale sur terre et sur mer; que l'Angleterre oubliant tous les
droits des nations, frappant d'interdit commercial une partie du
monde, on devait la frapper du même interdit, et le rendre aussi
rigoureux que la nature des choses le permettait; qu'enfin mieux
valait, puisqu'on était condamné à la guerre, s'y plonger tout à fait,
que de s'y engager à demi, que c'était le moyen de la terminer plus
complétement et plus solidement, par une paix générale et durable. Son
style rendait avec la dernière vigueur ces pensées dont il était
plein. L'orgueil, l'exaspération, la confiance y éclataient également.
Il réclamait ensuite des moyens proportionnés à ses vues, et c'était,
comme nous venons de l'annoncer, la conscription de 1807, levée dès la
fin de 1806.

[En marge: Usage que Napoléon fait des nouvelles levées pour
l'entretien de ses dépôts.]

[En marge: Soins que Napoléon donne à ses dépôts, et parti qu'il sait
en tirer.]

Nous avons exposé plus haut les précautions si habilement prises par
Napoléon, dans la double hypothèse, d'une longue guerre au nord, et
d'une attaque imprévue sur une partie quelconque de son vaste empire.
Les troisièmes bataillons des régiments de la grande armée, formant
dépôt, étaient, comme on l'a vu, rangés le long du Rhin sous le
maréchal Kellermann, ou au camp de Boulogne sous le maréchal Brune.
Ces troisièmes bataillons, déjà remplis des conscrits de 1806, bientôt
de ceux de 1807, soigneusement exercés, équipés, pouvaient au besoin,
sous le maréchal Kellermann, se joindre au huitième corps, commandé
par le maréchal Mortier, pour couvrir le bas Rhin, ou bien se joindre
sous le maréchal Brune au roi de Hollande, pour couvrir, soit la
Hollande, soit les côtes de France jusqu'à la Seine. Ceux des
régiments qui ne se trouvaient ni en Allemagne ni en Italie, réunis
dans l'intérieur à Saint-Lô, à Pontivy, à Napoléonville, formés en
petits camps, étaient destinés à se porter sur Cherbourg, Brest, La
Rochelle ou Bordeaux. Des détachements de gardes nationales, peu
nombreux, mais bien choisis, un à Saint-Omer, un dans la
Seine-Inférieure, un troisième dans les environs de Bordeaux, devaient
concourir à la défense des points menacés. Quelques corps concentrés à
Paris devaient s'y rendre en poste.

Le même système avait été adopté, comme on l'a encore vu, pour l'armée
d'Italie. Les troisièmes bataillons de cette armée répandus dans la
haute Italie, se consacraient à l'instruction des conscrits, et
fournissaient en même temps la garnison des places. Les bataillons de
guerre étaient aux trois armées actives de Naples, du Frioul, de la
Dalmatie.

Napoléon résolut d'abord de tirer des dépôts les renforts nécessaires
à la grande armée, de remplir avec la nouvelle conscription le vide
qu'il allait y produire, et comme ce vide serait rempli, et fort au
delà, par le contingent de 1807, de profiter du surplus pour porter
les bataillons de dépôt à 1,000 ou 1,200 hommes, et les régiments de
cavalerie à un effectif de 700 hommes au lieu de 500. Il résolut aussi
d'augmenter l'effectif des compagnies d'artillerie, s'étant aperçu que
l'ennemi, pour suppléer à la qualité de ses troupes, ajoutait beaucoup
au nombre de ses canons. Les bataillons de dépôt étant portés à 1,000
ou 1,200 hommes, on pouvait toujours en extraire, outre le recrutement
de l'armée active, les 3 ou 400 hommes les plus exercés, pour les
envoyer partout où se manifesterait un besoin imprévu.

[En marge: Organisation en régiments provisoires des renforts envoyés
à la grande armée.]

Napoléon avait déjà fait sortir des dépôts une douzaine de mille
hommes, lesquels avaient été conduits en gros détachements de l'Alsace
en Franconie, de la Franconie en Saxe, pour remplir les vides produits
dans ses cadres par la guerre. Sept à huit mille venaient d'arriver,
quatre à cinq mille étaient encore en marche. Ce n'était pas tout à
fait l'équivalent de ce qu'il avait perdu, bien plus du reste par les
fatigues que par le feu. Se préoccupant surtout des distances
auxquelles la guerre allait être portée, il imagina un système,
profondément conçu, pour amener les conscrits du Rhin sur la Vistule,
pour les y amener de manière qu'ils ne courussent aucun danger pendant
la longueur du trajet, qu'ils ne se dispersassent pas en route, et
que, chemin faisant, ils pussent rendre des services sur les derrières
de l'armée. Ces détachements extraits de chaque bataillon de dépôt,
devaient former une ou plusieurs compagnies suivant leur nombre; ces
compagnies devaient être ensuite réunies en bataillons, et ces
bataillons en régiments provisoires de 12 ou 1500 hommes. On devait
leur donner pour la route des officiers pris momentanément dans les
dépôts, et les organiser comme s'ils avaient dû former des régiments
définitifs. Partant avec cette organisation, et avec leur équipement
complet, ils avaient ordre de s'arrêter dans les places qui étaient
sur notre ligne d'opération, telles qu'Erfurt, Halle, Magdebourg,
Wittenberg, Spandau, Custrin, Francfort-sur-l'Oder, de s'y reposer,
s'ils en avaient besoin, d'y tenir garnison, s'il le fallait pour la
sûreté de nos derrières, et, dès qu'ils feraient une halte, de se
livrer aux exercices militaires, pour ne pas négliger l'instruction
des hommes pendant un trajet de plusieurs mois. Ils couvraient ainsi
les communications de l'armée, dispensaient de l'affaiblir par un trop
grand nombre de garnisons laissées en arrière, et augmentaient en
quelque sorte son effectif avant d'avoir pu la rejoindre.

Arrivés sur le théâtre de la guerre, ils devaient être dissous par
l'envoi de chaque détachement à son corps, et les officiers devaient
retourner en poste à leurs dépôts, afin d'aller chercher d'autres
recrues.

Même organisation fut appliquée à la cavalerie, avec quelques
précautions particulières commandées par la nature de cette arme.

[En marge: Moyens préparés sur la route des régiments provisoires.]

Dans toutes les places converties en grands dépôts, telles que
Wurzbourg, Erfurt, Wittenberg, Spandau, des ordres étaient donnés pour
y réunir au moyen des ressources que présentait le pays, des
habillements, des souliers, des armes, des vivres en abondance. Il
était prescrit aux commandants de ces places d'inspecter tout régiment
provisoire qui passait, de pourvoir d'armes et de vêtements les hommes
qui en manquaient, et de retenir ceux qui avaient besoin de repos. Les
corps passant plus tard, devaient recueillir les hommes laissés en
route par ceux qui les avaient précédés, et trouvant à prendre autant
d'hommes et de chevaux qu'ils en déposaient, ils étaient toujours
assurés d'arriver complets sur le théâtre de la guerre. Napoléon
lisant assidûment les rapports des commandants des places traversées
par les régiments provisoires, les comparant sans cesse entre eux,
relevait la moindre négligence, et par ce moyen les tenait tous en
haleine. Il ne fallait pas moins que de telles combinaisons appuyées
d'une telle vigilance, pour conserver entière une aussi grande armée à
d'aussi vastes distances.

[En marge: Napoléon, par un habile emploi de ses dépôts, trouve le
moyen de tirer de France sept nouveaux régiments d'infanterie, sans
affaiblir la défense de l'intérieur.]

Napoléon ne voulait pas seulement maintenir les corps à l'effectif
qu'ils avaient lors de leur entrée en campagne, il voulait attirer de
nouveaux corps à la grande armée. Il avait laissé, comme on l'a vu,
trois régiments à Paris, pour en former une réserve, qui pût se
transporter en poste sur les côtes de France, si elles étaient
menacées. Il crut pouvoir disposer de deux de ces régiments, le 58e de
ligne et le 15e léger, grâce à l'augmentation considérable des
conscrits dans les dépôts. Il y avait à Paris six troisièmes
bataillons qui appartenaient à des régiments à quatre bataillons. La
conscription devait les porter à 1,000 hommes chacun. Junot,
gouverneur de Paris, eut ordre de les passer lui-même en revue
plusieurs fois la semaine, et de les faire manoeuvrer sous ses yeux.
C'était une réserve de 6 mille hommes toujours prête à partir en poste
pour Boulogne, Cherbourg ou Brest, et qui permettait de disposer sans
inconvénient du 58e de ligne et du 15e léger. Ces deux régiments, que
l'on comptait parmi les plus beaux de l'armée, furent acheminés sur
l'Elbe par Wesel et la Westphalie.

On se souvient que Napoléon avait résolu de convertir les vélites en
_fusiliers de la garde_. Grâce à la prompte exécution de ce qu'il
ordonnait, un régiment de deux bataillons, s'élevant à 1,400 hommes,
dont les soldats avaient été choisis avec soin dans le contingent
annuel, dont les officiers et sous-officiers avaient été pris dans la
garde, était déjà tout formé. Napoléon prescrivit de le retenir le
temps rigoureusement nécessaire à son instruction, et puis de le
transporter en poste de Paris à Mayence.

La garde de la capitale était comme aujourd'hui confiée à une troupe
municipale, forte de deux régiments, connus sous le titre de
_régiments de la garde de Paris_. Napoléon avait recommandé
d'augmenter le plus possible l'effectif de ces deux régiments, en
puisant dans la dernière conscription. Recueillant le prix de sa
prévoyance, il put, sans trop dégarnir Paris, en tirer deux
bataillons, qui présentaient un régiment de 12 à 1300 hommes, d'une
tenue et d'une qualité excellentes. Il ordonna de les faire partir
pour l'armée, pensant qu'une troupe chargée de maintenir l'ordre au
dedans ne devait pas être privée de l'honneur de servir la grandeur du
pays au dehors, qu'elle en reviendrait meilleure et plus respectée.

[En marge: Les ouvriers des ports sans ouvrage consacrés à la défense
des établissements maritimes.]

Les ouvriers des ports étaient sans emploi et sans pain, parce que les
constructions navales languissaient au milieu de l'immense
développement donné à la guerre continentale. Napoléon leur trouva une
occupation utile et un salaire. Il en composa des bataillons
d'infanterie, qui furent chargés de garder les ports auxquels ils
appartenaient, avec promesse qu'on ne les en ferait pas sortir. On
pouvait compter sur eux, car ils aimaient les établissements confiés à
leur vigilance, et de plus ils partageaient l'esprit guerrier de la
marine. Napoléon dut à cette idée de pouvoir enlever au service des
côtes trois beaux régiments, les 19e, 15e et 31e de ligne qui étaient
à Boulogne, Brest et Saint-Lô. Ils furent comme les autres portés à
deux mille hommes pour deux bataillons, et dirigés vers la grande
armée.

C'étaient donc sept nouveaux régiments d'infanterie, pouvant fournir
le fond d'un beau corps d'armée, que Napoléon eut l'art de tirer de
France, sans trop affaiblir l'intérieur. À ces régiments devait se
joindre la légion du Nord, remplie de Polonais, et qui déjà était en
marche vers l'Allemagne.

[En marge: Napoléon, en passant des plaines de la Prusse dans celles
de la Pologne, éprouve un grand besoin de cavalerie, et fait venir de
France et d'Italie de nouveaux régiments de cette arme.]

[En marge: Grand dépôt de cavalerie créé par Napoléon à Potsdam.]

Ce qui semblait surtout désirable à Napoléon, et ce dont il appréciait
l'utilité peut-être jusqu'à l'exagération, dans un moment où il
sortait des plaines de la Prusse pour entrer dans celles de la
Pologne, c'était la cavalerie. Il en demandait à grands cris à tous
les administrateurs de ses forces. Il venait de retirer de Mayence et
d'acheminer à pied, partie vers la Hesse, partie vers la Prusse, tout
ce qu'il y avait de cavaliers instruits dans les dépôts. Il avait
voulu qu'ils laissassent leurs chevaux en France, pour leur donner
ceux qu'on avait recueillis en Allemagne. Le maréchal Mortier, en
entrant dans les États de l'électeur de Hesse, avait licencié l'armée
de ce prince. On avait pris là quatre à cinq mille chevaux excellents,
dont une portion avait servi à monter sur place un millier de
cavaliers français, dont les autres avaient été envoyés à Potsdam. Il
existait à Potsdam de vastes écuries, construites par le grand
Frédéric, qui se plaisait souvent à voir manoeuvrer un grand nombre
d'escadrons à la fois, dans la belle retraite où il vivait en roi, en
philosophe et en guerrier. Napoléon y créa, sous le canon de Spandau,
un immense établissement pour l'entretien de sa cavalerie. Il y réunit
tous les chevaux enlevés à l'ennemi, plus une grande quantité d'autres
achetés dans les diverses provinces de la Prusse. Le général Bourcier,
sorti de l'armée active après des services honorables, fut placé à la
tête de ce dépôt, avec recommandation de ne pas s'en éloigner un
instant, de faire soigner sous ses yeux les nombreux chevaux qu'on y
avait rassemblés, de monter avec ces chevaux les régiments de
cavalerie qui venaient à pied de France, d'arrêter tous ceux qui
traversaient la Prusse, d'en passer la revue, d'y remplacer les
chevaux fatigués ou peu en état de servir, de retenir également les
hommes malades, pour les faire partir à la suite des régiments qui se
succéderaient. Les ouvriers de Berlin, restés oisifs par le départ de
la cour et de la noblesse, devaient être employés dans ce dépôt,
moyennant salaire, à des travaux de sellerie, de harnachement, de
chaussure et de charronnage.

[En marge: C'est de l'Italie que Napoléon tire ses principaux renforts
en cavalerie.]

C'est surtout à l'Italie que Napoléon imagina de recourir pour se
procurer de la cavalerie. Nulle part elle n'était moins utile. À
Naples, on n'avait affaire qu'à des montagnards calabrais, ou à des
Anglais débarquant de leurs vaisseaux sans troupes à cheval. Il y
avait à Naples seize régiments de cavalerie, dont quelques-uns de
cuirassiers, et des plus beaux de l'armée. Napoléon en fit refluer dix
vers la haute Italie. Il n'en laissa que six, qui étaient tous de
cavalerie légère, et dont il put porter l'effectif à mille hommes
chacun, grâce au grand nombre de conscrits envoyés au delà des Alpes.
Ils devaient donc présenter une force de 6 mille hommes, fournissant 4
mille cavaliers toujours prêts à monter à cheval, et fort suffisants
pour le service d'observation qu'on avait à faire dans le royaume de
Naples.

Les plaines coupées de la Lombardie, dans lesquelles les canaux, les
rivières, les longs rideaux d'arbres, rendent les mouvements de la
cavalerie si difficiles, n'étaient pas non plus un pays où elle fût
très-nécessaire. D'ailleurs dix régiments de cette arme, reportés du
midi au nord de l'Italie, permettaient d'en détacher quelques-uns,
pour les diriger sur la grande armée. Napoléon en tira une division de
cuirassiers, formée de quatre régiments superbes, qui s'illustrèrent
depuis sous le commandement du général d'Espagne. Il en tira de plus
de la cavalerie légère, et fit partir successivement pour l'Allemagne,
les 19e, 24e, 15e, 3e et 23e régiments de chasseurs, ce qui faisait,
avec les quatre de cuirassiers, neuf régiments de cavalerie empruntés
à l'Italie. C'était une force de 5 mille cavaliers au moins, voyageant
partie avec leurs chevaux, partie à pied, ces derniers destinés à être
montés en Allemagne.

Napoléon s'occupa en même temps de mettre l'armée d'Italie sur le pied
de guerre. Il avait eu soin de lui envoyer 20 mille hommes sur la
conscription de 1806, et il avait recommandé au prince Eugène
d'apporter à leur instruction une attention continuelle. Prêt à
s'enfoncer dans le Nord, laissant sur ses derrières l'Autriche plus
épouvantée mais plus hostile depuis Iéna, il voulut qu'on procédât
sans retard à la formation des divisions actives, de manière qu'elles
fussent en mesure d'entrer immédiatement en campagne. Déjà il y avait
en Frioul deux divisions tout organisées. Il ordonna de compléter leur
artillerie à douze pièces par division. Il prescrivit de former tout
de suite sur le pied de guerre une division à Vérone, une à Brescia,
une troisième à Alexandrie, fortes chacune de 9 à 10 bataillons, de
préparer leur artillerie, de composer leurs équipages, et de nommer
leur état-major. Il en agit de même pour la cavalerie. Il enjoignit de
porter au complet soit en hommes, soit en chevaux, les régiments de
dragons tirés de Naples, de les pourvoir en outre d'une division
d'artillerie légère. Ces cinq divisions comptaient ensemble 45 mille
hommes d'infanterie, et 7 mille de cavalerie, en tout 52 mille,
présents sous les armes. Cette force, accrue au besoin du corps de
Marmont, et d'une partie de l'armée de Naples, devait suffire dans la
main d'un homme comme Masséna, pour arrêter les Autrichiens, surtout
en s'appuyant sur des places telles que Palma-Nova, Legnago, Venise,
Mantoue, Alexandrie. Napoléon ordonna d'établir dans Venise les huit
bataillons de dépôt de l'armée de Dalmatie, dans Osopo et Palma-Nova
les sept du corps du Frioul, dans Peschiera, Legnago et Mantoue les
quatorze de l'armée de Naples. Chacun de ces bataillons renfermait
déjà plus de mille hommes, depuis le contingent de 1806, et allait en
contenir onze ou douze cents par l'arrivée du contingent de 1807. Il
deviendrait facile alors d'en extraire les compagnies de voltigeurs et
de grenadiers, et de composer avec elles des divisions actives
excellentes. Tel était le fruit d'une vigilance qui ne se ralentissait
jamais. Napoléon prescrivit de plus d'achever sans délai
l'approvisionnement des places de guerre.

Ainsi, en se bornant à développer le vaste plan de précautions adopté
à son départ de Paris, Napoléon mettait la France à l'abri de toute
insulte de la part des Anglais, garantissait l'Italie de toute
hostilité soudaine de la part des Autrichiens, et, sans désorganiser
les moyens de défense de l'une ni de l'autre, il tirait de la première
sept régiments d'infanterie, de la seconde neuf régiments de
cavalerie, indépendamment des régiments provisoires qui, partant sans
cesse du Rhin, devaient assurer le recrutement de la grande armée et
la sécurité de ses derrières.

[En marge: Chiffre total des forces réunies par Napoléon.]

On peut évaluer à cinquante mille hommes environ les renforts qui dans
un mois allaient accroître la grande armée. Avec les corps qui
l'avaient déjà rejointe depuis l'entrée en Prusse, et qui l'avaient
portée à environ 190 mille hommes, avec ceux qui se préparaient à la
rejoindre, avec les auxiliaires allemands, hollandais, italiens, elle
devait s'élever à près de 300 mille hommes; et tel est l'inévitable
éparpillement des forces, même sous la direction du général le plus
habile, qu'en défalquant de ces 300 mille hommes, les blessés, les
malades, devenus plus nombreux en hiver et sous des climats lointains,
les détachements en marche, les garnisons laissées sur la route, les
corps placés en observation, on ne pouvait pas se flatter de présenter
plus de 150 mille hommes au feu! Tant il faut que les ressources
dépassent les besoins prévus, pour suffire seulement aux besoins
réels! Et si on étend cette observation à l'ensemble des forces de la
France en 1806, on verra qu'avec une armée totale, qui allait s'élever
pour tout l'empire à 580 mille hommes, à 650 mille avec les
auxiliaires, 300 mille au plus pourraient être présents sur le théâtre
de la guerre, entre le Rhin et la Vistule, 150 mille sur la Vistule
même, et 80 mille peut-être sur les champs de bataille où devait se
décider le sort du monde. Et cependant jamais tant d'hommes et de
chevaux n'avaient marché, tant de canons n'avaient roulé, avec cette
force d'agrégation, vers un même but!

[En marge: Moyens financiers imaginés par Napoléon pour solder ses
nouveaux armements.]

[En marge: M. Daru est chargé de l'administration des finances
prussiennes.]

[En marge: État des finances de la Prusse en 1806.]

Ce n'était pas tout que de réunir des soldats, il fallait encore des
ressources financières, afin de les pourvoir de tout ce dont ils avaient
besoin. Napoléon ayant réussi, comme on l'a vu, à porter à 700 millions
(820 avec les frais de perception) son budget du temps de guerre, avait
le moyen d'entretenir une armée de 450 mille hommes. Mais il devait
bientôt en avoir 600 mille à solder. Il résolut de tirer des pays
conquis les ressources qui lui étaient nécessaires, pour payer ses
nouveaux armements. Possesseur de la Hesse, de la Westphalie, du
Hanovre, des villes anséatiques, du Mecklembourg, de la Prusse enfin, il
pouvait sans inhumanité frapper des contributions sur ces divers pays.
Il avait laissé exister partout les autorités prussiennes, et mis à leur
tête le général Clarke pour l'administration politique du pays, M. Daru
pour l'administration financière. Ce dernier, capable, appliqué,
intègre, s'était saisi de toutes les affaires financières, et les
connaissait aussi bien que les meilleurs employés prussiens. La
monarchie de Frédéric-Guillaume, composée à cette époque de la Prusse
orientale, qui s'étendait de Koenigsberg à Stettin, de la Pologne
prussienne, de la Silésie, du Brandebourg, des provinces à la gauche de
l'Elbe, de la Westphalie, des enclaves situées en Franconie, pouvait
rapporter à son gouvernement environ 120 millions de francs, les frais
de perception acquittés sur les produits mêmes, la plupart des besoins
de l'armée satisfaits au moyen de redevances locales, l'entretien des
routes assuré par certaines prestations imposées aux fermiers des
domaines de la couronne. Dans ces 120 millions de revenu, la
contribution foncière figurait pour 35 ou 36 millions, le fermage des
domaines de la couronne pour 18, le produit de l'accise, qui consistait
en droits sur les boissons et sur le transit des marchandises, pour 50,
le monopole du sel pour 9 ou 10. Divers impôts accessoires
fournissaient le complément des 120 millions. Des employés, réunis en
commissions provinciales, sous le nom de _chambres des domaines et de
guerre_, administraient ces impôts et revenus, veillaient à leur
assiette, à leur perception, et au fermage des nombreux domaines de la
couronne.

[En marge: Napoléon laisse exister l'administration prussienne, et
s'en sert pour percevoir à son profit les revenus du pays.]

Napoléon décida qu'on laisserait exister cette administration, même
avec ses abus, que M. Daru eut bientôt découverts, et qu'il signala au
gouvernement prussien lui-même pour l'aider à les corriger; qu'auprès
de chaque administration provinciale il y aurait un agent français
chargé de tenir la main à la perception des revenus, et à leur
versement dans la caisse centrale de l'armée française. M. Daru devait
veiller sur ces agents, et centraliser leurs opérations. Ainsi les
finances de la Prusse allaient être administrées pour le compte de
Napoléon, et à son profit. Toutefois on prévoyait que le produit
annuel de 120 millions tomberait à 70 ou 80 par suite des
circonstances présentes. Napoléon, usant de son droit de conquête, ne
se contenta pas des impôts ordinaires; il décréta en outre une
contribution de guerre, qui, pour la Prusse entière, pouvait s'élever
à 200 millions. Elle devait être perçue peu à peu, pendant la durée de
l'occupation, et en sus des impôts ordinaires. Napoléon leva aussi une
contribution de guerre sur la Hesse, le Brunswick, le Hanovre et les
villes anséatiques, indépendamment de la saisie des marchandises
anglaises.

À ce prix, l'armée devait se nourrir elle-même, et ne rien consommer
sans le payer. De nombreux achats de chevaux, d'immenses commandes en
habillements, chaussures, harnachements, voitures d'artillerie, faites
dans toutes les villes, mais plus particulièrement à Berlin, dans le
but d'occuper les ouvriers, et de pourvoir aux besoins de l'armée
française, furent acquittés sur le produit des contributions tant
ordinaires qu'extraordinaires.

Ces contributions, fort pesantes sans doute, étaient cependant la
moins vexatoire de toutes les manières d'exercer le droit de la
guerre, qui autorise le vainqueur à vivre sur le pays vaincu, car, au
gaspillage des soldats, on substituait la perception régulière de
l'impôt. Du reste, la discipline la plus sévère, le respect le plus
complet des propriétés privées, sauf les ravages du champ de bataille,
heureusement réservés à bien peu de localités, compensaient ces
inévitables rigueurs de la guerre. Et assurément, si on remonte dans
le passé, on verra que jamais les armées ne s'étaient comportées avec
moins de barbarie et autant d'humanité.

[En marge: Paix avec la Saxe, et admission de cette cour allemande
dans la confédération du Rhin.]

Napoléon, disposé par politique à ménager la cour de Saxe, lui avait
offert après Iéna un armistice et la paix. Cette cour, honnête et
timide, avait accepté avec joie un pareil acte de clémence, et s'était
livrée à la discrétion du vainqueur. Napoléon convint de l'admettre
dans la nouvelle confédération rhénane, de changer en titre de roi le
titre d'électeur que portait son souverain, à la condition d'un
contingent militaire de 20 mille hommes, réduit pour cette fois à 6
mille, en considération des circonstances. Cette extension de la
confédération du Rhin présentait de grands avantages, car elle
assurait à nos armées le libre passage à travers l'Allemagne, et la
possession en tout temps de la ligne de l'Elbe. Pour compenser les
charges de l'occupation militaire qui furent épargnées à la Saxe par
ce traité, elle promit de payer une contribution de 25 millions,
acquittables en argent, ou en lettres de change à courte échéance.

Napoléon pouvait donc disposer, pour la durée de la guerre, de trois
cents millions au moins. Poussant la prévoyance à son dernier terme,
il ne permit pas que son ministre du trésor s'endormît sur la
confiance des ressources trouvées en Allemagne. Il était dû à la
grande armée 24 millions de solde arriérée. Napoléon exigea que cette
somme fût déposée, partie à Strasbourg, partie à Paris, en espèces
métalliques, parce qu'il ne voulait pas que, dans un moment pressant,
on fût obligé de courir après des valeurs qui auraient été engagées
pour un temps plus ou moins long. Il les laissa ainsi en dépôt à Paris
et sur le Rhin, sauf à en user plus tard, et provisoirement il fit
acquitter la solde arriérée sur les revenus du pays conquis, afin que
ses soldats pussent se servir de leur prêt, pendant qu'ils étaient
encore dans les villes de la Prusse, et qu'ils pouvaient se procurer
les jouissances qu'on ne trouve qu'au milieu des grandes populations.

Toutes ces dispositions terminées, le général Clarke laissé à Berlin
pour gouverner politiquement la Prusse, et M. Daru pour l'administrer
financièrement, Napoléon ébranla ses colonnes pour entrer en Pologne.

[En marge: Le roi de Prusse ayant refusé l'armistice proposé, la
reprise des opérations devient imminente.]

Le roi de Prusse n'avait point accepté l'armistice proposé, parce que
les conditions en étaient trop rigoureuses, et aussi parce qu'on le
lui avait trop fait attendre. Rejoint par Duroc à Osterode, dans la
vieille Prusse, il répondit que malgré le plus sincère désir de
suspendre le cours d'une guerre désastreuse, il ne pouvait consentir
aux sacrifices exigés de lui; qu'en lui demandant, outre la partie de
ses États déjà envahie, la province de Posen et la ligne de la
Vistule, on le laissait sans territoire et sans ressources, on livrait
surtout la Pologne à une insurrection inévitable; qu'il se résignait
donc à continuer la guerre, qu'il agissait ainsi par nécessité, et
aussi par fidélité à ses engagements, car ayant appelé les Russes, il
lui était impossible de les renvoyer après l'appel qu'il leur avait
adressé, et auquel ils avaient répondu avec le plus cordial
empressement.

[En marge: Retraite définitive de M. d'Haugwitz, et union plus intime
de la Prusse avec la Russie.]

Vainement MM. d'Haugwitz et de Lucchesini, qui, après avoir partagé un
instant le vertige général de la nation prussienne, avaient été
ramenés à la raison par le malheur, réunirent-ils leurs efforts pour
faire accepter l'armistice tel quel, en disant que ce qu'on refusait à
Napoléon, il allait le conquérir en quinze jours, qu'on laissait
échapper l'occasion d'arrêter la guerre et ses ravages, que si l'on
traitait actuellement, on perdrait sans doute les provinces situées à
la gauche de l'Elbe, mais que si on traitait plus tard, on perdrait
avec ces provinces, la Pologne elle-même; vainement MM. d'Haugwitz et
de Lucchesini donnèrent-ils ces conseils, leur sagesse tardive
n'obtint aucun crédit. En se rendant à Koenigsberg on s'était approché
des influences russes; l'infortune qui avait calmé les gens sages,
avait exalté au contraire les gens dénués de raison, et le parti de
la guerre au lieu de s'imputer à lui-même les revers de la Prusse, les
attribuait aux prétendues trahisons du parti de la paix. La reine,
irritée par la douleur, insistait plus que jamais pour qu'on tentât de
nouveau la fortune des armes avec ce qui restait de forces
prussiennes, avec l'appui des Russes, et à la faveur des distances,
qui étaient un grand avantage pour le vaincu, un grand désavantage
pour le vainqueur. MM. d'Haugwitz et de Lucchesini, privés de toute
autorité, poursuivis d'injustes accusations, quelquefois accablés
d'outrages, demandèrent et obtinrent leur démission. Le roi, plus
équitable que la cour, la leur accorda avec des égards infinis,
surtout pour M. d'Haugwitz, dont il n'avait pas cessé d'apprécier les
lumières, de reconnaître les longs services, et dont il déplorait de
n'avoir pas toujours suivi les conseils.

[En marge: Arrivée des Russes, sur la Vistule, au nombre de 120 mille
hommes.]

Les Russes arrivaient en effet sur le Niémen. Un premier corps de
cinquante mille hommes, commandé par le général Benningsen, avait
passé le Niémen le 1er novembre, et s'avançait sur la Vistule. Un
second, d'égale force, conduit par le général Buxhoewden, suivait le
premier. Une réserve s'organisait sous le général Essen. Une partie
des troupes du général Michelson remontait le Dniester pour accourir
en Pologne. Toutefois la garde impériale n'avait pas encore quitté
Saint-Pétersbourg. Une nuée de Cosaques, sortis de leurs déserts,
précédaient les troupes régulières. Telles étaient les forces
actuellement disponibles de ce vaste empire, qui, pour la seconde
fois, montrait que ses ressources n'égalaient pas encore ses
prétentions. Joints aux Prussiens, et en attendant la réserve du
général Essen, les Russes pouvaient se présenter sur la Vistule au
nombre de 120 mille hommes. Il n'y avait pas de quoi embarrasser
Napoléon, si le climat ne venait apporter aux soldats du Nord un
redoutable secours: et par le climat nous n'entendons pas seulement le
froid, mais le sol, la difficulté de marcher et de vivre dans ces
immenses plaines, alternativement boueuses ou sablonneuses, et plus
couvertes de bois que de cultures.

[En marge: Les Anglais promettent de grands secours pour cette
campagne.]

Les Anglais, il est vrai, promettaient une puissante coopération en
argent, en matériel, et même en hommes. Ils annonçaient des
débarquements sur différents points des côtes de France et
d'Allemagne, et notamment une expédition dans la Poméranie suédoise,
sur les derrières de l'armée française. Ils avaient, effectivement, un
pied-à-terre fort commode dans la place inondée de Stralsund, située
sur les dernières langues de terre du continent allemand. Ce point
était gardé par les Suédois, et tout préparé à recevoir les troupes
anglaises dans un asile presque inviolable. Mais il était probable que
l'empressement à s'emparer des riches colonies de la Hollande et de
l'Espagne, mal défendues en ce moment, à cause des préoccupations de
la guerre continentale, absorberait l'attention et les forces des
Anglais. Une dernière ressource, beaucoup plus vaine encore que celle
qu'on attendait des Anglais, formait le complément des moyens de la
coalition, c'était l'intervention supposée de l'Autriche. On se
flattait que, si un seul succès couronnait les efforts des Prussiens
et des Russes, l'Autriche se déclarerait en leur faveur; et on
comptait presque dans l'effectif des troupes belligérantes, les 80
mille Autrichiens, actuellement réunis en Bohême et en Gallicie.

Tout cela inquiétait peu Napoléon, qui n'avait jamais été plus rempli
de confiance et d'orgueil. Le refus de l'armistice ne l'avait ni
surpris, ni contrarié. «Votre Majesté, écrivit-il au roi de Prusse,
m'a fait déclarer qu'elle s'était jetée dans les bras des Russes...
l'avenir fera connaître si elle a choisi le meilleur parti, et le plus
efficace... Elle a pris le cornet, et joué aux dés; les dés en
décideront.»

[En marge: Dispositions militaires de Napoléon pour entrer en
Pologne.]

[En marge: Emploi du 8e corps pour couvrir le littoral de
l'Allemagne.]

Voici quelles furent les dispositions militaires de Napoléon pour
pénétrer en Pologne. Il n'avait rien d'immédiat à redouter du côté des
Autrichiens, ses préparatifs généraux en France comme en Italie, sa
diplomatie en Orient, ayant paré à tout ce qu'on pouvait craindre de
leur part. Les débarquements des Anglais et des Suédois en Poméranie,
tendant à soulever sur ses derrières la Prusse souffrante, humiliée,
présentaient un danger plus réel. Toutefois il n'attachait pas même
une grande importance à ce danger, car, écrivait-il à son frère Louis,
qui l'importunait de ses alarmes, les Anglais ont bien autre chose à
faire que de débarquer en France, en Hollande, en Poméranie. Ils
aiment mieux piller les colonies de toutes les nations, que d'essayer
des descentes, dont ils ne retirent d'autre avantage que celui d'être
honteusement jetés à la mer.--Napoléon croyait tout au plus à une
pointe des Suédois, qui avaient 12 ou 15 mille hommes à Stralsund. En
tout cas le 8e corps confié au maréchal Mortier était chargé de
pourvoir à ces éventualités. Ce corps, qui avait eu pour première
mission d'occuper la Hesse, et de relier la grande armée avec le Rhin,
devait, maintenant que la Hesse était désarmée, contenir la Prusse, et
garder le littoral de l'Allemagne. Il était composé de quatre
divisions: une hollandaise, devenue vacante par le retour du roi Louis
en Hollande; une italienne, acheminée par la Hesse vers le Hanovre;
deux françaises, qui allaient se compléter avec une partie des
régiments nouvellement tirés de France. Une portion de ces troupes
devait assiéger la place hanovrienne d'Hameln, restée aux mains des
Prussiens, une autre occuper les villes anséatiques. Le surplus,
établi vers Stralsund et Anklam, était destiné à ramener les Suédois
dans Stralsund, s'ils en sortaient, ou à se porter sur Berlin, si un
accès de désespoir s'emparait du peuple de la capitale.

[En marge: Précautions pour la garde de Berlin.]

Le général Clarke avait ordre de se concerter avec le maréchal Mortier
pour parer à tous les accidents. On n'avait pas laissé un fusil dans
Berlin, et on avait transporté à Spandau tout le matériel militaire.
Seize cents bourgeois fournissaient la garde de Berlin avec huit cents
fusils qu'ils se transmettaient, n'étant de garde que huit cents à la
fois. Le général Clarke, s'il éclatait un mouvement de quelque
importance, devait se retirer à Spandau, et y attendre le maréchal
Mortier. Le vaste dépôt de cavalerie établi à Potsdam pouvait toujours
fournir un millier de chevaux pour faire des patrouilles, et saisir
les hommes isolés qui couraient la campagne, depuis la dispersion de
l'armée prussienne. La prévoyance avait été poussée jusqu'à fouiller
les bois, afin de recueillir les canons que les Prussiens avaient
cachés en fuyant, et de les renfermer dans les places fortes.

[En marge: Le corps du maréchal Davout acheminé le premier vers la
Pologne.]

[En marge: Le maréchal Augereau acheminé le second.]

[En marge: Le maréchal Lannes acheminé le troisième.]

[En marge: Murat chargé du commandement général des troupes qui
s'avancent en Pologne.]

Le corps du maréchal Davout, entré à Berlin avant tous les autres,
avait eu le temps de s'y reposer. Napoléon l'achemina le premier sur
Custrin, et de Custrin sur la capitale du grand-duché de Posen. Le
corps du maréchal Augereau, arrivé le second à Berlin, et suffisamment
reposé aussi, fut envoyé par Custrin et Landsberg sur la Netze, route
de la Vistule, avec la mission de marcher à gauche du maréchal Davout.
Plus à gauche encore le maréchal Lannes, établi à Stettin depuis la
capitulation de Prenzlow, ayant un peu refait ses troupes dans cette
résidence, renforcé du 28e léger, pourvu de capotes et de souliers,
avait ordre de prendre des vivres pour huit jours, de franchir l'Oder,
de passer par Stargard et Schneidmühl, et de se réunir à Augereau sur
la Netze. Il est inutile d'ajouter qu'il ne devait pas quitter Stettin
sans avoir mis cette place en état de défense. L'infatigable Murat
enfin, laissant sa cavalerie revenir à petites journées de Lubeck,
avait ordre de se transporter de sa personne à Berlin, d'y prendre le
commandement des cuirassiers, lesquels avaient employé à se reposer le
temps que les dragons avaient employé à courir après les Prussiens, de
joindre aux cuirassiers les dragons de Beaumont et de Klein, lancés
moins avant que les autres à la poursuite de l'ennemi, et remontés
d'ailleurs avec des chevaux frais dans le dépôt de Potsdam; Murat,
avec cette cavalerie, devait se réunir au maréchal Davout à Posen, le
précéder à Varsovie, et se mettre à la tête de toutes les troupes
dirigées sur la Pologne, en attendant que Napoléon vînt les commander
lui-même. Les Russes étant encore fort éloignés de la Vistule,
Napoléon se donnait le temps d'expédier à Berlin ses nombreuses
affaires, et laissait à son beau-frère le soin de commencer le
mouvement sur la Pologne, et de sonder les dispositions
insurrectionnelles des Polonais. Personne n'était plus propre que
Murat à exciter leur enthousiasme en le partageant.

[En marge: Le prince Jérôme chargé avec les Allemands d'envahir la
Silésie, d'en assiéger les places, et de couvrir la droite de l'armée
qui marche sur la Pologne.]

Tandis que l'armée française franchissant l'Oder allait s'avancer sur
la Vistule, le prince Jérôme, ayant sous son commandement les
Wurtembergeois et les Bavarois, secondé par un habile et vigoureux
officier, le général Vandamme, devait envahir la Silésie, en assiéger
les places, porter une partie de ses troupes jusqu'à Kalisch, et
couvrir ainsi contre l'Autriche la droite du corps qui marcherait sur
Posen.

Les troupes dirigées sur la Pologne pouvaient monter à environ 80
mille hommes, entre lesquels le corps du maréchal Davout figurait pour
23 mille, celui du maréchal Augereau pour 17, celui du maréchal Lannes
pour 18, le détachement du prince Jérôme envoyé à Kalisch pour 14,
enfin la réserve de cavalerie de Murat pour 9 à 10 mille. C'était plus
qu'il n'en fallait pour faire face aux forces russes et prussiennes
qu'on était exposé à rencontrer dans le premier moment.

[En marge: Napoléon se réserve de suivre, avec une seconde armée de 80
mille hommes, la première armée de 80 mille acheminée sur la Vistule.]

Dans cet intervalle, les corps des maréchaux Soult et Bernadotte
étaient en marche de Lubeck sur Berlin. Ils devaient séjourner
quelque temps dans cette capitale, s'y refaire, et s'y pourvoir de ce
qui leur manquait. Le maréchal Ney s'y était rendu après la
capitulation de Magdebourg, et il s'apprêtait à marcher sur l'Oder.
Napoléon, avec la garde impériale, avec la division de grenadiers et
voltigeurs du général Oudinot, avec le reste de la réserve de
cavalerie qui se reposait à Berlin, avec les trois corps des maréchaux
Soult, Bernadotte et Ney, pouvait disposer d'une seconde armée de 80
mille hommes, à la tête de laquelle il devait se transporter en
Pologne, pour soutenir le mouvement de la première.

[En marge: Napoléon en expédiant le maréchal Davout sur Posen, lui
donne sa pensée à l'égard de la Pologne.]

[En marge: Napoléon ne veut proclamer l'indépendance de la Pologne que
si l'insurrection des Polonais est générale.]

Le maréchal Davout, dirigé le premier sur Posen, était un homme ferme
et réfléchi, duquel il n'y avait aucune imprudence à craindre. Il
avait été initié à la véritable pensée de Napoléon relativement à la
Pologne. Napoléon était franchement résolu à réparer le grave dommage
que l'abolition de cet antique royaume avait causé à l'Europe; mais il
ne se dissimulait pas l'immense difficulté de reconstituer un État
détruit, surtout avec un peuple dont l'esprit anarchique était aussi
renommé que la bravoure. Il ne voulait donc s'engager dans une telle
entreprise, qu'à des conditions qui en rendissent la réussite, sinon
certaine, au moins suffisamment probable. Il lui fallait d'abord
d'éclatants triomphes en s'avançant dans ces plaines du Nord, où
Charles XII avait trouvé sa ruine; il lui fallait ensuite un élan
unanime de la part des Polonais, pour concourir à ces triomphes, et
pour le rassurer sur la solidité du nouvel État qu'on allait fonder
entre trois puissances ennemies, la Russie, la Prusse et
l'Autriche.--Quand je verrai les Polonais tous sur pied, dit-il au
maréchal Davout, alors je proclamerai leur indépendance, mais pas
avant.--Il fit transporter à la suite des troupes françaises un convoi
d'armes de toute espèce, afin d'armer l'insurrection, si, comme on
l'annonçait, elle devenait générale.

[En marge: Le maréchal Davout, en entrant en Pologne, déploie un
surcroît de sévérité pour le maintien de la discipline.]

Le maréchal Davout devançant les corps d'armée qui devaient partir de
l'Oder, s'était mis en mouvement dès les premiers jours de novembre.
Il marchait avec cet ordre, avec cette discipline sévère, qu'il avait
coutume de maintenir parmi ses troupes. Il avait annoncé à ses soldats
qu'en entrant en Pologne on entrait dans un pays ami, et qu'il fallait
le traiter comme tel. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il s'était
introduit une certaine indiscipline dans les rangs de la cavalerie
légère, qui prend plus de part, et contribue davantage aux désordres
de la guerre. Deux soldats de cette arme ayant commis quelques excès,
le maréchal Davout les fit fusiller en présence du troisième corps.

[En marge: Caractère du pays lorsqu'on approche de la Vistule et du
Niémen.]

Il s'avança sur Posen en trois divisions. Le pays entre l'Oder et la
Vistule ressemble beaucoup à celui qui s'étend de l'Elbe à l'Oder. Le
plus généralement on parcourt des plaines sablonneuses, au milieu
desquelles le bois pousse assez facilement, surtout le bois résineux,
particulièrement le sapin; et, comme au-dessous de la couche de sable
se trouve une argile propre à la culture, tantôt noyée sous le sable
même, tantôt surgissant à la surface, on rencontre au milieu des
forêts de sapins de vastes clairières assez bien cultivées, à travers
ces clairières une population rare, pauvre, mais robuste, abritée sous
le bois et le chaume. Sur ce sol les transports sont d'une difficulté
sans égale, car aux sables mouvants succède une glaise, dans laquelle
on enfonce profondément dès qu'elle est pénétrée par les eaux, et qui
se change après quelques jours de pluie en une vaste mer de boue. Les
hommes y périssent si on ne vient les en arracher. Quant aux chevaux,
canons, bagages, ils s'y abîment sans pouvoir être sauvés, même par
les bras de toute une armée. Aussi la guerre n'est-elle possible dans
cette portion de la plaine du Nord qu'en été, lorsque la terre est
entièrement desséchée, ou dans l'hiver, lorsqu'une gelée de plusieurs
degrés a donné au sol la consistance de la pierre. Mais toute saison
intermédiaire est mortelle aux combinaisons militaires, surtout aux
plus habiles, qui dépendent, comme on sait, de la rapidité des
mouvements.

[En marge: Direction des cours d'eau dans la plaine du nord de
l'Europe.]

[En marge: Aspect du pays entre l'Elbe et l'Oder.]

[En marge: Aspect du pays entre l'Oder et la Vistule.]

[En marge: Grand-duché de Posen.]

Ces caractères physiques ne se montrent réunis qu'en approchant de la
Vistule, et surtout plus loin entre la Vistule et le Niémen. Ils
commencent toutefois à se faire voir après l'Oder. Un phénomène
particulier à ces vastes plaines, que nous avons déjà signalé, et qui
se retrouve ici, c'est que les sables relevés en dunes le long de la
mer, rejettent les eaux vers l'intérieur du pays, où elles forment des
lacs nombreux, se déchargent en petites rivières, puis se réunissent
en plus grandes, jusqu'à ce qu'elles s'accumulent, et deviennent de
vastes fleuves, comme l'Elbe, l'Oder, la Vistule, capables de s'ouvrir
une issue à travers la barrière des sables. (Voir la carte nº 36.)
Dans le Brandebourg et le Mecklembourg, c'est-à-dire entre l'Elbe et
l'Oder, pays qui avait été le théâtre de la poursuite des Prussiens
par notre armée, on a déjà pu remarquer ces particularités de la
nature. Elles deviennent plus frappantes entre l'Oder et la Vistule.
(Voir la carte nº 37.) Les sables se relèvent, retiennent les eaux,
qui, par la Netze et la Warta, vont chercher leur écoulement vers
l'Oder. La Netze vient de gauche, la Warta de droite, pour qui marche
de Berlin à Varsovie; et, après avoir circulé l'une et l'autre entre
la Vistule et l'Oder, elles se réunissent en un seul lit, pour se
jeter ensemble dans l'Oder, vers Custrin. Le pays le long de la mer
forme ce qu'on appelle la Poméranie prussienne. Il est allemand par
les habitants et par l'esprit. L'intérieur, qu'arrosent la Netze et la
Warta, est marécageux, argileux, assez cultivé, et slave par la race
d'hommes qui l'habite. C'est la Posnanie, ou grand-duché de Posen,
dont Posen est la capitale, ville d'une certaine importance, située
sur la Warta elle-même.

[En marge: État physique et moral de cette province polonaise.]

Cette province était celle où l'esprit polonais éclatait avec le plus
d'ardeur. Les Polonais devenus Prussiens semblaient supporter plus
impatiemment que les autres le joug étranger. D'abord la race
allemande et la race slave se rencontrant sur cette frontière de la
Poméranie et du duché de Posen, avaient l'une pour l'autre une
aversion instinctive, naturellement plus vive sur la limite où elles
se touchaient. Indépendamment de cette aversion, suite ordinaire du
voisinage, les Polonais n'oubliaient pas que les Prussiens avaient été
sous le grand Frédéric les premiers auteurs du partage de la Pologne,
que depuis ils avaient agi avec une noire perfidie, et achevé la
ruine de leur patrie après en avoir favorisé l'insurrection. Enfin la
vue de Varsovie dans les mains des Prussiens, rendait ceux-ci les plus
odieux des copartageants. Ces sentiments de haine étaient poussés à ce
point que les Polonais auraient presque regardé comme une délivrance
d'échapper au roi de Prusse pour appartenir à un empereur de Russie,
qui, réunissant sous le même sceptre toutes les provinces polonaises,
se serait proclamé roi de Pologne. Le penchant à l'insurrection était
donc plus prononcé dans le duché de Posen que dans aucune autre partie
de la Pologne.

[En marge: Les bonnes dispositions des Français en entrant en Pologne
favorisées par l'accueil qu'ils reçoivent des habitants.]

Tel était, sous les rapports physiques et moraux, le pays que les
Français traversaient en ce moment. Transportés sous un climat si
différent de leur climat natal, si différent surtout des climats
d'Égypte et d'Italie, où ils avaient vécu si long-temps, ils étaient
comme toujours, gais, confiants, et trouvaient dans la nouveauté même
du pays qu'ils parcouraient le sujet de plaisanteries piquantes,
plutôt que de plaintes amères. D'ailleurs le bon accueil des habitants
les dédommageait de leurs peines, car, sur les routes et dans les
villages, les paysans accouraient à leur rencontre, leur offrant les
vivres et les boissons du pays.

[En marge: Enthousiasme de la province de Posen.]

Mais ce n'est pas dans les campagnes, c'est parmi les populations
agglomérées, c'est-à-dire au sein des villes, qu'éclate avec le plus
de force l'enthousiasme patriotique des peuples. À Posen, les
dispositions morales des Polonais se manifestèrent plus vivement que
partout ailleurs. Cette ville, qui contenait ordinairement quinze
mille âmes, en contint bientôt le double, par l'affluence des
habitants des provinces voisines, accourus au-devant de leurs
libérateurs. Ce fut dans les journées des 9, 10, 11 novembre, que les
trois divisions du corps de Davout entrèrent dans Posen. Elles y
furent reçues avec de tels transports d'enthousiasme que le grave
maréchal en fut touché, et qu'il céda lui-même à l'idée du
rétablissement de la Pologne; idée assez populaire dans la masse de
l'armée française, mais très-peu parmi ses chefs. Aussi écrivit-il à
l'Empereur des lettres fortement empreintes du sentiment qui venait
d'éclater autour de lui.

Il dit aux Polonais que pour reconstituer leur patrie, il fallait à
Napoléon la certitude d'un immense effort de leur part, d'abord pour
l'aider à remporter de grands succès, succès sans lesquels il ne
pourrait pas imposer à l'Europe le rétablissement de la Pologne,
ensuite pour lui inspirer quelque confiance dans la durée de l'oeuvre
qu'il allait entreprendre, oeuvre bien difficile, puisqu'il s'agissait
de restaurer un État, détruit depuis quarante années, et dégénéré
depuis plus d'un siècle. Les Polonais de Posen, plus enthousiastes que
ceux même de Varsovie, promirent avec un entier abandon tout ce qu'on
semblait désirer d'eux. Nobles, prêtres, peuple, souhaitaient avec
ardeur qu'on les délivrât du joug allemand, antipathique à leur
religion, à leurs moeurs, à leur race; et, à ce prix, il n'était rien
qu'ils ne fussent prêts à faire. Le maréchal Davout n'avait encore que
trois mille fusils à leur donner; ils se les distribuèrent
sur-le-champ, demandant à en avoir des milliers, et affirmant que,
quel qu'en fût le nombre, on trouverait des bras pour les porter. Le
peuple forma des bataillons d'infanterie, les nobles et leurs vassaux
des escadrons de cavalerie. Dans toutes les villes situées entre la
haute Warta et le haut Oder, la population, à l'approche des troupes
du prince Jérôme, chassa les autorités prussiennes, et ne leur fit
grâce de la vie, que parce que les troupes françaises empêchèrent
partout les violences et les excès. De Glogau à Kalisch, route du
prince Jérôme, l'insurrection fut générale.

[En marge: Création d'une autorité provisoire à Posen.]

On établit à Posen une autorité provisoire, avec laquelle on convint
des mesures nécessaires pour nourrir l'armée française à son passage.
Il ne pouvait être question d'imposer à la Pologne des contributions
de guerre. Il était entendu qu'on la tiendrait quitte des charges
imposées aux pays conquis, à condition toutefois que ses bras se
joindraient aux nôtres, et qu'elle nous céderait une partie des grains
dont elle était si abondamment pourvue. La nouvelle autorité polonaise
se concerta avec le maréchal Davout pour construire des fours, réunir
des blés, des fourrages, du bétail. Le zèle du pays, quelques fonds
saisis dans les caisses prussiennes, suffirent à ces premiers
préparatifs. Tout fut ainsi disposé pour recevoir le gros de l'armée
française, et surtout son chef, qu'on attendait avec une vive
curiosité, et d'ardentes espérances.

[En marge: Marche du maréchal Augereau entre la Posnamie et la
Poméranie.]

À peu près en même temps, le maréchal Augereau avait cheminé sur la
lisière qui sépare la Posnanie de la Poméranie, laissant la Warta à
droite, et se portant à gauche le long de la Netze. Il passa par
Landsberg, Driesen, Schneidmühl (voir la carte nº 37), à travers un
pays triste, pauvre, médiocrement peuplé, qui ne pouvait donner des
signes de vie fort expressifs. Le maréchal Augereau ne rencontra rien
qui put exalter son imagination, eut beaucoup de peine à marcher, et
aurait eu encore plus de peine à vivre, sans un convoi de caissons qui
transportait le pain de ses troupes. Aux environs de Nackel les eaux
cessent de couler vers l'Oder, et commencent à couler vers la Vistule.
Un canal joignant la Netze avec la Vistule, part de Nackel, et aboutit
à la ville de Bromberg, qui est l'entrepôt du commerce du pays. Le
corps d'Augereau y trouva quelque soulagement à ses fatigues.

[En marge: Marche du maréchal Lannes dans le même pays.]

[En marge: Impressions qu'éprouve le maréchal Lannes en traversant le
duché de Posen, et jugement qu'il porte à l'égard du rétablissement de
la Pologne.]

Le maréchal Lannes s'était avancé par Stettin, Stargard,
Deutsch-Krone, Schneidmühl, Nackel, et Bromberg, flanquant la marche
du corps d'Augereau, comme celui-ci flanquait la marche du corps de
Davout. Il longeait, lui aussi, la limite du pays allemand et
polonais, et parcourait un sol plus difficile, plus triste encore que
celui qu'avait traversé le maréchal Augereau. Il voyait les Allemands
hostiles, les Polonais timides, et, dominé par les impressions qu'il
recevait d'un pays sauvage et désert, par les renseignements qu'il
recueillait sur les Polonais, dans une contrée qui ne leur était pas
favorable, il fut porté à regarder comme une oeuvre téméraire, et même
folle, le rétablissement de la Pologne. Nous avons déjà parlé de cet
homme rare, de ses qualités, de ses défauts: il faudra en parler
souvent encore, dans le récit d'une époque pendant laquelle il a tant
prodigué sa noble vie. Lannes, impétueux dans ses sentiments, dès lors
inégal de caractère, enclin à l'humeur, même envers son maître qu'il
aimait, était de ceux que le soleil, en se cachant ou en se montrant,
abattait ou relevait tour à tour. Mais, ne perdant jamais sa trempe
héroïque, il retrouvait dans les dangers la force calme, que les
souffrances et les contrariétés lui avaient enlevée un moment. On ne
serait pas juste envers cet homme de guerre supérieur, si on
n'ajoutait pas ici, qu'un grand fonds de bon sens se joignait chez lui
à l'inégalité d'humeur, pour le porter à blâmer chez Napoléon un
esprit d'entreprise immodéré, et à faire entendre souvent, au milieu
de nos plus beaux triomphes, de sinistres prophéties. Après le succès
de la guerre de Prusse, il aurait voulu qu'on s'arrêtât sur l'Oder, et
ne s'était pas imposé la moindre contrainte dans l'expression de cette
opinion. Parvenu à Bromberg à la suite d'une marche pénible, il
écrivit à Napoléon qu'il venait de parcourir un pays sablonneux,
stérile, sans habitants, comparable, sauf le ciel, au désert qu'on
traverse pour aller d'Égypte en Syrie; que le soldat était triste,
atteint de la fièvre, ce qui était dû à l'humidité du sol et de la
saison; que les Polonais étaient peu disposés à s'insurger, et
tremblants sous le joug de leurs maîtres; qu'il ne fallait pas juger
de leurs dispositions d'après l'enthousiasme factice de quelques
nobles attirés à Posen par l'amour du bruit et de la nouveauté; qu'au
fond ils étaient toujours légers, divisés, anarchiques, et qu'en
voulant les reconstituer en corps de nation, on épuiserait inutilement
le sang de la France pour une oeuvre sans solidité et sans durée.

[En marge: Comment Napoléon apprécie les rapports contradictoires de
ses lieutenants.]

Napoléon, demeuré à Berlin jusqu'aux derniers jours de novembre,
recevait, sans en être étonné, les rapports contradictoires de ses
lieutenants, et attendait que le mouvement produit par la présence des
Français eût éclaté dans toutes les provinces polonaises, pour se
faire une opinion à l'égard du rétablissement de la Pologne, et se
résoudre, ou à traverser cette contrée comme un champ de bataille, ou
à élever sur son sol un grand édifice politique. Il fit partir Murat,
après lui avoir spécifié de nouveau les conditions qu'il entendait
mettre à la restauration de la Pologne, et les instructions qu'il
voulait qu'on suivît en marchant sur Varsovie.

Les Russes étaient arrivés sur la Vistule, et avaient pris possession
de Varsovie. Le dernier corps prussien qui restât au roi
Frédéric-Guillaume, placé sous les ordres du général Lestocq, officier
sage autant que brave, était établi à Thorn, ayant des garnisons à
Graudenz et à Dantzig.

[En marge: Instructions militaires de Napoléon à ses lieutenants, dans
leur mouvement sur Varsovie.]

Napoléon voulut qu'en s'approchant de Varsovie, les divers corps de
l'armée française se serrassent les uns aux autres, afin qu'avec une
masse de 80 mille hommes, force bien supérieure à tout ce que les
Russes pouvaient réunir sur un même point, ses lieutenants fussent à
l'abri de tout échec. Il leur recommanda de ne pas rechercher, de ne
pas accepter de bataille, à moins qu'ils ne fussent en nombre
très-supérieur à l'ennemi, de s'avancer avec beaucoup de précautions,
et en appuyant tous à droite, pour se couvrir de la frontière
autrichienne. À cette époque, la Pilica, sur la rive gauche de la
Vistule, la Narew, sur la rive droite, toutes deux se jetant dans la
Vistule près de Varsovie, formaient la frontière autrichienne. En
appuyant donc à droite, à partir de Posen (voir la carte nº 37), on se
rapprochait de la Pilica et de la Narew, on était couvert de tous
côtés par la neutralité de l'Autriche. Si les Russes voulaient prendre
l'offensive, ils ne pouvaient le faire qu'en passant la Vistule sur
notre gauche, aux environs de Thorn, et alors, en se rabattant à
gauche, on obtenait l'un de ces trois résultats, ou de les rejeter
dans la Vistule, ou de les acculer à la mer, ou de les pousser sur les
baïonnettes de la seconde armée française en marche vers Posen. Il
faut ajouter, du reste, que si Napoléon, contre son usage, ne se
présentait pas cette fois en une seule masse devant l'ennemi, ce qui
aurait coupé court à toutes les difficultés, c'est parce qu'il savait
que les Russes n'étaient pas cinquante mille ensemble, et parce que la
fatigue extrême d'une partie de ses troupes, ayant couru jusqu'à
Prenzlow et jusqu'à Lubeck, l'obligeait à former deux armées, l'une
composée de ceux qui pouvaient marcher immédiatement, l'autre de ceux
qui avaient besoin de quelques jours de repos, avant de se remettre en
route. C'est ainsi que les circonstances entraînent des variations
dans l'application des principes les plus constants. C'est au tact du
grand général à modifier cette application avec sûreté et à-propos.

[En marge: Tous les corps français concentrés sur leur droite, pour se
porter à Varsovie.]

Napoléon enjoignit donc au maréchal Davout de se porter à droite,
comme le commandait la route de Posen à Varsovie, de passer par
Sempolno, Klodawa, Kutno, Sochaczew, Blonie, et d'envoyer ses dragons
directement sur la Vistule à Kowal, pour donner la main aux maréchaux
Lannes et Augereau. Lannes, après s'être dédommagé, au milieu de
l'abondance de Bromberg, des privations d'une longue route à travers
les sables, avait pris le pas sur Augereau. Il eut ordre de remonter
la Vistule, et par sa droite de se porter de Bromberg à Inowraclaw,
Brezesc, Kowal, défilant sous le canon de Thorn, et allant se lier au
corps du maréchal Davout, dont il dut former la gauche. Le maréchal
Augereau le suivit un peu après, et, parcourant la même route, vint
faire la gauche de Lannes.

[En marge: Le maréchal Davout et le prince Murat marchent sur
Varsovie.]

Le 16 novembre et les jours suivants, le maréchal Davout, précédé de
Murat, se porta de Posen, où il avait tout laissé dans un ordre
parfait, sur Sempolno, Klodawa, Kutno. Lannes, après avoir quitté
Bromberg et défilé à la vue de Thorn, en se couvrant de la Vistule, se
trouva de nouveau engagé dans les sables qui s'offrent généralement
dans cette partie du cours de la Vistule, rencontra une seconde fois
la stérilité, la disette, le désert, et n'en devint pas plus favorable
à la guerre qu'on allait entreprendre. Il vint, par Kowal et Kutno,
s'appuyer au corps du maréchal Davout. Augereau le suivait à la trace,
partageant ses impressions comme il lui arrivait souvent; car il avait
avec Lannes plus d'une analogie de caractère, quoique fort inférieur
en talents et en énergie.

Murat et Davout, peu tentés de livrer une bataille sans l'Empereur,
ayant ordre d'ailleurs de l'éviter, s'avancèrent avec beaucoup de
précaution jusqu'aux environs de Varsovie. Le 27 novembre, leur
cavalerie légère rejeta de Blonie un détachement ennemi, et se montra
jusqu'aux portes mêmes de la capitale. Partout on avait trouvé les
Russes en retraite, et occupés à détruire les vivres, ou à les
transporter de la rive gauche sur la droite de la Vistule. En se
retirant, ils ne firent que traverser Varsovie, qui ne leur semblait
plus un lieu sûr, à mesure que l'approche des Français y faisait
tressaillir tous les coeurs. Ils repassèrent donc la Vistule pour
s'enfermer dans le faubourg de Praga, situé, comme on sait, sur
l'autre bord du fleuve. En le repassant, ils détruisirent le pont de
Praga, et coulèrent à fond, ou emmenèrent avec eux, toutes les barques
qui pouvaient servir à créer des moyens de passage.

[En marge: Entrée de Murat à Varsovie.]

[En marge: Accueil que les Français reçoivent des Polonais.]

Le lendemain Murat, à la tête d'un régiment de chasseurs et des
dragons de la division Beaumont, entra dans Varsovie. À partir de
Posen, le peuple des petites villes et des campagnes avait paru moins
démonstratif qu'à Posen, parce qu'il était comprimé par la présence
des Russes. Mais chez une grande population, les élans sont
proportionnés au sentiment de sa force. Tous les habitants de Varsovie
étaient accourus hors des murs de la ville, à la rencontre des
Français. Depuis long-temps les Polonais, par un instinct secret,
regardaient les victoires de la France comme étant les victoires de la
Pologne elle-même. Ils avaient tressailli au bruit de la bataille
d'Austerlitz, gagnée si près des frontières de la Gallicie; et celle
d'Iéna, qui semblait gagnée sur la route même de Varsovie, l'entrée
des Français dans Berlin, l'apparition de Davout sur l'Oder, les
avaient remplis d'espérance. Ils voyaient enfin ces Français si
renommés, si attendus, et à leur tête ce brillant général de
cavalerie, aujourd'hui prince, demain roi, qui conduisait leur
avant-garde avec tant d'audace et d'éclat. Ils applaudirent avec
transport sa bonne mine, sa contenance héroïque à cheval, et le
saluèrent des cris mille fois répétés de _Vive l'Empereur! vivent les
Français!_ Ce fut un délire général, dans toutes les classes de la
population. Cette fois, on pouvait considérer la résurrection de la
Pologne comme un peu moins chimérique, en voyant apparaître la grande
armée, qui, sous le grand capitaine, avait vaincu toutes les armées de
l'Europe. La joie fut vive, profonde, sans réserve, chez ce malheureux
peuple, victime si long-temps de l'ambition des cours du Nord, de la
mollesse des cours du Midi, et se disant qu'enfin l'heure était venue
où l'empereur des Français allait réparer les faiblesses des rois de
France! Les Russes avaient détruit partout les vivres; mais
l'empressement des Polonais y suppléa. On se disputait les soldats et
les officiers français pour les loger et les nourrir.

[En marge: Entrée du maréchal Davout à Varsovie.]

Deux jours après, l'infanterie du maréchal Davout, qui n'avait pu
suivre la cavalerie d'un pas égal, entra dans Varsovie. Ce fut la même
ivresse, ce furent les mêmes démonstrations, à l'aspect de ces
vieilles bandes d'Awerstaedt, d'Austerlitz et de Marengo. Tout
paraissait beau dans ce premier moment, où la prévoyance des
difficultés était comme étouffée par la joie et l'espérance!

[En marge: Difficultés inhérentes au rétablissement de la Pologne.]

[En marge: Dispositions des nobles polonais en 1806.]

Napoléon songeait sincèrement, comme nous l'avons déjà dit, à
restaurer la Pologne. C'était, dans sa pensée, l'une des manières les
plus utiles, les mieux entendues, de renouveler cette Europe dont il
voulait changer la face. Lorsqu'en effet il créait des royaumes
nouveaux, pour en former les appuis de son jeune empire, rien n'était
plus naturel que de relever le plus brillant, le plus regrettable des
royaumes détruits. Mais, outre la difficulté d'arracher de grands
sacrifices de territoire à la Russie et à la Prusse, sacrifices qu'il
n'était possible de leur imposer qu'en les battant à outrance, il y
avait cette autre difficulté d'enlever les Gallicies à l'Autriche, et
si on laissait ces provinces en dehors, si on se contentait de refaire
la nouvelle Pologne avec les deux tiers de l'ancienne, on courait
encore le risque très-grave d'inspirer au cabinet de Vienne, par cette
reconstitution de la Pologne, un redoublement de défiance, de haine,
de mauvaise volonté, et d'amener peut-être une armée autrichienne sur
les derrières de l'armée française. Napoléon ne voulait donc prendre
avec les Polonais que des engagements conditionnels, et il était
décidé à ne proclamer leur indépendance que lorsqu'ils l'auraient
méritée par un élan unanime, par un grand zèle à le seconder, par la
résolution énergique de défendre la nouvelle patrie qu'on leur aurait
rendue. Malheureusement la haute noblesse polonaise, moins entraînée
que le peuple, découragée par les différentes insurrections qui
avaient été essayées, craignant d'être abandonnée après s'être
compromise, hésitait à se jeter dans les bras de Napoléon, et trouvait
dans sa situation actuelle quelque chose de mieux à faire que de
s'insurger, pour recevoir des Français une existence, indépendante,
mais dénuée d'appui, exposée à tous les périls, entre la Prusse,
l'Autriche et la Russie. Cette haute noblesse, tombée avec Varsovie
elle-même sous le joug de la Prusse, éprouvait pour cette cour
l'aversion que ressentaient tous les Polonais devenus Prussiens. La
plupart des membres de la noblesse de Varsovie eussent regardé comme
un heureux changement de fortune de devenir sujets d'Alexandre, à
condition d'être reconstitués en corps de nation, et de jouer, sous
l'empereur de Russie, le rôle que les Hongrois jouent sous l'empereur
d'Autriche. Être réunis en un même peuple, et transmis d'un maître
allemand à un maître slave, leur semblait un sort presque souhaitable,
le seul du moins auquel il fallût aspirer dans les circonstances
présentes. C'était, aux yeux de beaucoup d'entre eux, secrètement
influencés par les intrigues russes, l'unique reconstitution de la
Pologne qui fût praticable, car la Russie, disaient-ils, était près
d'eux, et en mesure de soutenir son ouvrage, une fois entrepris,
tandis que l'existence qu'on tiendrait de la France serait précaire,
éphémère, et s'évanouirait dès que l'armée française se serait
éloignée. Sans doute il y avait quelques raisons de prudence à faire
valoir en faveur de cette idée d'une demi-reconstitution de la
Pologne, née d'un demi-patriotisme: mais ceux qui formaient ce voeu
oubliaient, que, si l'existence que la Pologne pouvait recevoir de la
France, était exposée à périr lorsque les Français repasseraient le
Rhin, celle que les Russes lui donneraient, était exposée à un autre
danger, certain et prochain, au danger d'être absorbée dans le reste
de l'empire, de subir en un mot l'assimilation complète, résultat
auquel la Russie devait tendre sans cesse, et qu'elle ne manquerait
pas de réaliser à la première occasion, ainsi que les événements l'ont
prouvé depuis. Il fallait donc, ou renoncer à être Polonais, ou se
dévouer à Napoléon, se dévouer à tout prix, à tout risque, avec toutes
les incertitudes attachées à une telle entreprise, le jour où ce
puissant réformateur de l'Europe paraissait à Varsovie. Un sentiment
moins élevé agissait sur la portion de la noblesse qui accueillait
avec froideur la délivrance de la Pologne par la main des Français,
c'était la jalousie que lui inspiraient les généraux polonais formés
dans nos armées, arrivant avec de la réputation, des prétentions et un
sentiment exagéré de leur mérite. Ces divers motifs n'empêchaient pas
cependant la généralité de la noblesse d'éprouver une vive joie à la
vue des Français; seulement ils la rendaient plus prudente, et la
portaient à faire des conditions à un homme auquel le patriotisme
conseillait alors de n'en faire aucune. Mais les masses, plus
unanimes, moins retenues par la réflexion, et en ce moment meilleures,
car il est un instant, un seul, où la raison ne vaut pas
l'entraînement des passions, c'est celui où le dévouement, même
aveugle, est la condition nécessaire du salut d'un peuple, les masses,
disons-nous, voulaient qu'on se jetât dans les bras des Français, et y
poussaient tout le monde, peuple, nobles et prêtres.

[En marge: Voeux que la noblesse polonaise fait parvenir à Napoléon
par l'intermédiaire de Murat.]

[En marge: Murat indiqué comme le roi qui conviendrait aux Polonais,
tant par ses qualités militaires que par sa parenté impériale.]

Partagés entre ces sentiments contraires, les grands de Varsovie
s'empressèrent autour de Murat, et vinrent lui soumettre leurs voeux,
non pas à titre d'exigences, mais à titre de conseils, et dans le but,
disaient-ils, de produire chez le peuple polonais un soulèvement
universel. Ces voeux consistaient à demander que Napoléon proclamât
immédiatement l'indépendance de la Pologne, ne se bornât pas à cet
acte, mais choisît un roi dans sa propre famille, et le plaçât
solennellement sur le trône de Sobieski. Cette double garantie leur
étant donnée, ajoutaient-ils, les Polonais, ne doutant plus des
intentions de Napoléon, de sa ferme résolution de soutenir son
ouvrage, se livreraient à lui, corps et biens. Le roi à prendre dans
la famille impériale était tout désigné, c'était ce vaillant général
de cavalerie, si bien fait pour être le roi d'une nation à cheval,
c'était Murat lui-même, qui, en effet, nourrissait dans son coeur le
désir ardent d'une couronne, et particulièrement de celle qui
s'offrait à lui en ce moment, car elle convenait autant à ses
penchants héroïques, qu'à ses goûts frivoles et fastueux. Déjà même il
avait accommodé son costume à ce nouveau rôle, et il avait apporté de
Paris les vaines parures qui pouvaient donner à son uniforme français
quelque ressemblance avec l'uniforme polonais.

La passion de régner, depuis qu'il avait épousé une soeur de Napoléon,
dévorait Murat. Cette passion, qui plus tard devint fatale à sa gloire
et à sa vie, avait redoublé grâce aux excitations de sa femme, encore
plus ambitieuse que lui, et capable, pour atteindre le but de ses
voeux, d'entraîner son mari aux actions les plus coupables. À l'aspect
de ce trône vacant de la Pologne, Murat ne pouvait plus contenir son
impatience. Il n'eut donc pas de peine à partager les idées de la
noblesse polonaise, et se chargea de les communiquer à Napoléon. La
commission cependant était difficile à remplir, car Napoléon, sans
méconnaître les qualités brillantes et généreuses de son beau-frère,
avait néanmoins de la légèreté de son caractère une défiance extrême,
et se montrait souvent pour lui un maître sévère et dur.

Murat devinait bien quel accueil Napoléon ferait à des idées qui
contrariaient sa politique, et qui auraient d'ailleurs l'apparence
d'une proposition intéressée. Aussi se garda-t-il de parler du roi
désigné par les Polonais; il se contenta d'exposer leurs idées d'une
manière générale, et de faire connaître leur désir de voir
l'indépendance de la Pologne immédiatement proclamée et garantie par
un roi français de la famille Bonaparte.

[En marge: Accueil fait par Napoléon aux idées des Polonais qui lui
sont transmises par Murat.]

[En marge: Conduite mal entendue de Kosciusko.]

Napoléon, pendant la marche de ses corps d'armée sur Varsovie, avait
quitté Berlin de sa personne, et était arrivé le 25 novembre à Posen.
C'est là qu'il reçut les lettres de Murat. Il n'avait pas besoin qu'on
lui dît les choses pour les savoir. Même à travers la plus habile
dissimulation, il surprenait le secret des âmes, et la dissimulation
de Murat n'était pas de celles qu'on eût de la peine à pénétrer. Il
eut bientôt découvert l'ambition qui dévorait ce coeur, à la fois si
vaillant et si faible. Il en éprouva autant de mécontentement contre
lui que contre les Polonais. Il voyait dans ce qu'on lui proposait des
calculs, des réserves, des conditions, un demi-élan, et, en ce qui le
concernait, des engagements dangereux, sans l'équivalent d'une
puissante coopération. Par un singulier concours de circonstances, il
recevait le même jour des dépêches de Paris, relatives au célèbre
Kosciusko, qu'il avait voulu tirer de France, pour le mettre à la
tête de la nouvelle Pologne. Ce patriote polonais, que de fausses
directions d'esprit empêchèrent à cette époque de servir utilement sa
patrie, vivait à Paris au milieu des mécontents, peu nombreux, qui
n'avaient pas encore pardonné à Napoléon le 18 brumaire, le concordat,
le rétablissement de la monarchie. Quelques sénateurs, quelques
membres de l'ancien Tribunat, composaient cette société honnête et
vaine. Kosciusko eut le tort d'opposer des contradictions
intempestives au seul homme qui pût alors sauver sa patrie, et qui en
eût véritablement l'intention. Outre les engagements préalables,
réclamés par les nobles de Varsovie, et impossibles à prendre en face
de l'Autriche, Kosciusko exigeait d'autres conditions politiques, tout
à fait puériles, dans un moment où il s'agissait de relever la
Pologne, avant de savoir quelle constitution on lui donnerait.
Napoléon, se voyant contrarié à la fois par les Polonais devenus
idéologues à Paris, et par les Polonais devenus russes à
Saint-Pétersbourg, en conçut de la défiance et de la froideur.

[En marge: Réponse de Napoléon aux Polonais.]

En ce qui regardait Kosciusko, il répondit au ministre Fouché, qu'il
avait chargé de lui faire des propositions: Kosciusko _est un sot_,
qui n'a pas dans sa patrie toute l'importance qu'il croit avoir, et
dont je me passerai fort bien pour rétablir la Pologne, si la fortune
des armes me seconde.--Il adressa une lettre sèche et sévère à Murat.
Dites aux Polonais, lui écrivit-il, que ce n'est pas avec ces calculs,
avec ces précautions personnelles, qu'on affranchit sa patrie tombée
sous le joug étranger; que c'est au contraire en se soulevant tous
ensemble, aveuglément, sans réserve, et avec la résolution de
sacrifier sa fortune et sa vie, qu'on peut avoir, non pas la
certitude, mais la simple espérance de la délivrer. Je ne suis pas
venu ici, ajoutait-il, _mendier un trône pour ma famille, car je ne
manque pas de trônes à donner_; je suis venu dans l'intérêt de
l'équilibre européen, tenter une entreprise des plus difficiles, à
laquelle les Polonais ont plus à gagner que personne, puisque c'est de
leur existence nationale qu'il s'agit, en même temps que des intérêts
de l'Europe. Si à force de dévouement ils me secondent assez pour que
je réussisse, je leur accorderai l'indépendance. Sinon, je ne ferai
rien, et je les laisserai sous leurs maîtres prussiens et russes. Je
ne rencontre pas ici, à Posen, dans la noblesse de province, toutes
les vues méticuleuses de la noblesse de la capitale. J'y trouve
franchise, élan, patriotisme, ce qu'il faut enfin pour sauver la
Pologne, et tout ce que je cherche vainement chez les grands seigneurs
de Varsovie.--

[En marge: Napoléon s'établit à Posen, et envoie M. Wibiski à
Varsovie.]

Napoléon mécontent, mais ne renonçant pas pour cela au projet de
changer la face du nord de l'Europe par le rétablissement de la
Pologne, prit la résolution de ne pas aller à Varsovie, et de rester à
Posen, où il était l'objet d'un enthousiasme extraordinaire. Il se
contenta d'envoyer à Varsovie un Polonais, dont il appréciait beaucoup
l'esprit, M. Wibiski, gentilhomme plus versé dans la science des lois
et de la politique que dans celle de la guerre, mais connaissant à
fond son pays, et animé du plus sincère patriotisme. Napoléon lui
exposa les difficultés de sa situation, en présence des trois anciens
copartageants de la Pologne, dont deux étaient armés contre lui, et
un troisième prêt à se déclarer; la nécessité où il était de garder de
grands ménagements, et de trouver, dans un mouvement spontané et
unanime des Polonais, tout à la fois un prétexte de proclamer leur
indépendance, et un secours suffisant pour la soutenir. Son langage,
parfaitement sensé et sincère, persuada M. Wibiski, qui se rendit à
Varsovie, pour essayer de faire partager ses convictions à ses
compatriotes les plus distingués par leur position et leurs lumières.

[En marge: Déc. 1806.]

[En marge: Quel jugement il faut porter sur la conduite de Napoléon et
des Polonais.]

Ce singulier conflit entre les Polonais voulant que Napoléon commençât
par proclamer leur indépendance, et Napoléon voulant qu'ils
commençassent par la mériter, ne doit être un motif de blâme, ni pour
eux ni pour lui, mais une preuve de la difficulté même de
l'entreprise. Les Polonais avouaient ainsi qu'ils croyaient peu solide
une existence placée à si grande distance du protecteur qui la leur
aurait rendue, et lui demandaient pour se rassurer, outre un
engagement solennel, les liens même du sang. Napoléon, de son côté,
avouait qu'assez puissant pour prétendre changer la face de l'Europe,
assez audacieux pour oser porter la guerre jusqu'à la Vistule, il
hésitait à proclamer l'indépendance de la Pologne, ayant deux des
trois copartageants en face, et le troisième sur ses derrières. Si
toutefois il fallait absolument voir ici matière à reproche contre
quelqu'un, ce serait contre les Polonais, du moins contre ceux qui
calculaient de la sorte. Napoléon, en effet, ne devait rien aux
Polonais, qu'en raison de ce qu'ils feraient pour l'Europe, dont il
était le représentant, tandis qu'eux devaient tout à leur patrie, même
une imprudente confiance, dût cette confiance entraîner l'aggravation
de leurs maux. Quand Napoléon était prudent, il faisait son devoir:
quand les Polonais prétendaient l'être, ils manquaient au leur: car,
dans la situation où ils se trouvaient, leur devoir n'était pas d'être
prudents, mais dévoués jusqu'à périr[13].

[Note 13: Le maréchal Davout, fort partisan du rétablissement de la
Pologne, écrivait, à la date du 1er décembre: «Les levées d'hommes se
font très-facilement, mais il manque des personnes qui puissent
diriger leur organisation et leur instruction. Il manque aussi des
fusils. L'esprit est excellent à Varsovie; mais les grands se servent
de leur influence pour calmer l'ardeur qui est générale dans les
classes moyennes. L'incertitude de l'avenir les effraye, et ils
laissent assez entendre qu'ils ne se déclareront ouvertement que,
lorsqu'en déclarant leur indépendance, on aura pris l'engagement
tacite de la garantir.

»Varsovie, le 1er décembre 1806.»]

[En marge: Napoléon resté de sa personne à Posen, y crée un grand
établissement militaire.]

Napoléon établi à Posen, au milieu de la noblesse du grand-duché,
accourue tout entière autour de lui, s'occupait à y créer l'un de ces
établissements militaires, dont il prenait l'habitude de jalonner sa
route, à mesure qu'il portait la guerre à de plus grandes distances.
Il achetait des grains, des fourrages, surtout des étoffes, car il y
avait à Posen une importante manufacture de drap; il organisait des
manutentions de vivres, des hôpitaux, tout ce qu'il fallait en un mot
pour avoir une vaste place de dépôt au centre de la Pologne. Cette
place, il est vrai, n'était pas fortifiée, comme Wittemberg ou
Spandau; elle était ouverte comme Berlin. Mais elle avait pour défense
l'affection des habitants, voués de coeur à la cause des Français.

[En marge: Continuation des mouvements de l'armée en Pologne.]

Napoléon dirigea ensuite les mouvements de l'armée conformément à son
plan d'invasion. Le maréchal Ney était arrivé à Posen. Les maréchaux
Soult et Bernadotte y marchaient à petites journées, après avoir pris
à Berlin le repos dont leurs troupes avaient besoin. La garde et les
grenadiers rendus à Posen y entouraient l'Empereur. Le prince Jérôme
avait envoyé les Bavarois sur Kalisch, et, avec les Wurtembergeois,
commençait par Glogau l'investissement des places de la Silésie.

Napoléon envoya le maréchal Ney de Posen à Thorn, pour qu'il tâchât de
s'emparer de cette dernière place, et d'y surprendre le passage de la
Vistule. (Voir la carte nº 37.) Il prescrivit au maréchal Augereau de
continuer son mouvement par la droite, en longeant la Vistule de Thorn
à Varsovie. Il ordonna au maréchal Lannes, qui avait déjà exécuté ce
même mouvement, d'entrer à Varsovie, d'y remplacer le maréchal Davout,
dès que celui-ci aurait rétabli les ponts de la Vistule, qui unissent
la ville de Varsovie avec le faubourg de Praga. En ordonnant aux
maréchaux Ney et Davout de franchir le plus tôt possible la Vistule
sur les deux points de Thorn et de Varsovie, il leur recommanda de
s'en assurer le passage d'une manière permanente, en construisant de
fortes têtes de pont. Il ajourna ses mouvements ultérieurs jusqu'au
moment où ces deux bases d'opération seraient solidement établies, et
en attendant il s'occupa de faire avancer, sans hâte et sans fatigue,
les corps des maréchaux Soult et Bernadotte, afin d'entrer en ligne à
la tête de toutes ses forces réunies.

[En marge: Emploi des négociants juifs pour nourrir l'armée.]

Dans cet intervalle, Murat avec la réserve de cavalerie, le maréchal
Davout avec son corps d'armée, s'étaient installés à Varsovie, et
cherchaient à y exécuter les ordres de l'Empereur. Les Russes avaient
employé le temps de leur séjour dans cette ville, à emporter les
vivres ou à les détruire, à couler à fond toutes les barques, à ne
laisser enfin ni moyen de subsistance, ni moyen de passage. Grâce au
zèle des Polonais on suppléa en grande partie à tout ce qui manquait.
D'après l'autorisation de Napoléon, qui ne ménageait pas l'argent dont
il était pourvu, on conclut des marchés avec les commerçants juifs,
qui se montraient fort adroits, fort habiles à tirer de ces vastes
contrées les grains dont elles abondaient. Un cordon autrichien,
répandu le long de la Gallicie, empêchait l'exportation des denrées
alimentaires. Mais on chargea les juifs d'écarter la difficulté, en
soudoyant richement les douaniers autrichiens; et moyennant l'argent
qu'on leur donna, moyennant l'abandon qu'on leur fit de tous les sels
trouvés dans les magasins prussiens, ils promirent de faire couler par
la Pilica dans la Vistule, par la Vistule dans Varsovie, les blés et
les avoines, d'y amener en outre une quantité considérable de viande
sur pied.

[En marge: Passage de la Vistule à Varsovie par les troupes du
maréchal Davout.]

[En marge: Le maréchal Davout se porte sur la Narew. Le maréchal
Lannes occupe Varsovie. Le maréchal Augereau se place le long de la
Vistule, devant Modlin.]

On songea ensuite au passage du grand fleuve, qui coupait en deux la
capitale. Le temps, alternativement pluvieux ou froid, restait
incertain, ce qui était la pire des conditions atmosphériques dans un
tel pays, car la Vistule sans être gelée, charriant d'énormes glaçons,
ne permettait ni de jeter un pont, ni de passer sur la glace. On avait
envoyé des détachements de cavalerie légère le long des rives du
fleuve, pour s'emparer des barques, que l'ennemi n'avait pas eu le
temps de couler, et de cette manière on en avait réuni un certain
nombre à Varsovie. Ne pouvant pas encore jeter un pont à cause des
glaces que le courant entraînait avec violence, on essaya de faire
passer quelques détachements dans des bateaux. Il fallait la hardiesse
que l'habitude du succès inspirait à nos soldats et à nos généraux,
pour tenter de semblables opérations, car ces détachements transportés
l'un après l'autre, auraient pu être enlevés, avant d'être assez
nombreux pour se défendre. Mais le général russe qui commandait
l'avant-garde, ayant vu ce commencement de passage, prit l'alarme,
abandonna le faubourg de Praga, et se retira sur la Narew, ligne
militaire dont nous ferons connaître tout à l'heure la direction, et
qui se trouve à quelques lieues de Varsovie. On se hâta de profiter de
cette circonstance, on transporta toute une division du corps de
Davout au delà de la Vistule, on s'empara de Praga, et on s'avança
jusqu'à Jablona. (Voir les cartes n{os} 37 et 38.) La Vistule
paraissant un peu moins chargée de glaçons, on rétablit les ponts de
bateaux, grâce à l'intrépidité des marins de la garde, et au zèle des
bateliers polonais. En peu de jours la construction des ponts de
bateaux étant achevée, le maréchal Davout put passer avec tout son
corps sur la rive droite, s'établir à Praga, et même au delà dans une
forte position sur la Narew. Le corps de Lannes vint se dédommager
dans Varsovie des privations qu'il avait essuyées en remontant la
Vistule. Le maréchal Augereau le remplaça, et prit position au-dessous
de Varsovie, à Utrata, vis-à-vis de Modlin, c'est-à-dire vis-à-vis du
confluent de la Narew et de la Vistule. Son corps y souffrait
beaucoup, et n'avait à manger que le pain que Lannes et Murat lui
envoyaient de Varsovie avec un zèle de bons camarades.

[En marge: Audacieux passage de la Vistule à Thorn, par le corps du
maréchal Ney.]

Pendant que le passage de la Vistule s'opérait à Varsovie, le
maréchal Ney s'était dirigé sur Thorn par Gnesen et Inowraclaw. Le
corps prussien de Lestocq, gui restait fort de 15 mille hommes, après
avoir fourni les garnisons de Graudenz et Dantzig, occupait Thorn par
un détachement. Le maréchal Ney s'approcha de cette ville, qui, par
une situation toute contraire à celle de Varsovie, se trouve sur la
rive droite de la Vistule, et n'a sur la rive gauche qu'un simple
faubourg. Un vaste pont reposant sur arches de bois, et appuyé sur une
île, unissait les deux rives; mais l'ennemi l'avait presque détruit.
Le maréchal Ney s'étant avancé avec une simple tête de colonne, fit en
compagnie du colonel Savary, commandant le 14e de ligne, la
reconnaissance des bords de la Vistule. Thorn est sur la frontière qui
sépare le pays slave du pays allemand. Les deux populations, ennemies
de tout temps, l'étaient bien davantage alors, et se montraient prêtes
à en venir aux mains à l'arrivée des Français. Des bateliers polonais
aidèrent les troupes du maréchal Ney, et lui amenèrent des barques en
assez grand nombre pour transporter quelques centaines d'hommes. Le
colonel Savary, avec un détachement de son régiment, avec quelques
compagnies du 69e de ligne et du 6e léger, se plaça dans ces barques,
et s'aventura sur le large lit de la Vistule, naviguant à travers
d'énormes glaçons, et ayant en présence sur l'autre rive l'ennemi qui
l'attendait. Quand il se fut approché, la fusillade commença, et
devint d'autant plus incommode, que les glaçons, plus serrés sur les
bords qu'au milieu du fleuve, ne permettaient guère aux barques
d'aborder. Des bateliers allemands se disposaient à joindre leurs
efforts à l'obstacle des lieux, pour empêcher le débarquement des
Français. Mais à cet aspect, les bateliers polonais, plus hardis et
plus nombreux que les bateliers allemands, se jetèrent sur ceux-ci,
les repoussèrent, et entrant dans l'eau jusqu'à mi-corps, tirèrent les
barques sur le rivage, sous le feu des Prussiens. Les quatre cents
Français, s'élançant aussitôt à terre, coururent sur l'ennemi. Bientôt
les barques, renvoyées de l'autre côté de la Vistule, amenèrent de
nouveaux détachements, et les troupes de Ney furent assez nombreuses
dans Thorn pour s'en rendre maîtresses.

[En marge: Grand établissement militaire créé à Thorn.]

Après cet acte d'audace, si heureusement accompli, le maréchal Ney
s'occupa de faire son établissement à Thorn, pour lui et pour les
corps qui viendraient le joindre. Il s'empressa d'abord de réparer le
pont, ce qui ne fut pas difficile, vu que la destruction n'en avait
été que très-incomplète. Il découvrit des barques en grand nombre,
parce que la navigation est plus active sur la basse Vistule, et il en
réunit assez pour en expédier sur Varsovie, et sur les points
intermédiaires, notamment à Utrata, où elles étaient fort nécessaires
au maréchal Augereau, pour le transport de ses vivres. Puis il
s'occupa de faire à Thorn ce qu'on avait déjà fait à Posen et à
Varsovie, c'est-à-dire de créer des manutentions de vivres, des
hôpitaux, des établissements de tout genre. Bromberg qui est situé sur
le canal de Nackel, à peu de distance de Thorn, pouvait y verser une
partie de ses vastes ressources, ce qui fut exécuté sans retard, au
moyen de la navigation. Ney rangea ensuite les sept régiments de son
corps d'armée autour de Thorn, les disposant comme des rayons autour
d'un centre, et plaçant sa cavalerie légère à la circonférence, afin
de se garantir des Cosaques, coureurs fort actifs et fort incommodes.

[En marge: La Vistule étant passée, Napoléon arrête ses opérations
pour la fin de la campagne.]

Lorsque Napoléon apprit qu'il était, par le zèle et la hardiesse de
ses lieutenants, maître du cours de la Vistule, sur les deux points
principaux de Thorn et de Varsovie, il arrêta tout de suite son plan
d'opération pour la fin de l'automne. Il connaissait assez l'état du
pays et l'action des pluies sur ce sol argileux, pour se décider à
prendre ses quartiers d'hiver. Mais auparavant il voulait frapper sur
les Russes un coup, sinon décisif, au moins suffisant pour les rejeter
jusqu'au Niémen, et lui permettre de prendre tranquillement ses
quartiers d'hiver le long de la Vistule. Afin de bien saisir les
mouvements qu'il méditait, il faut se faire une idée exacte des lieux,
et de la position que l'ennemi y avait occupée. (Voir les cartes n{os}
37 et 38.)

[En marge: Description du pays situé entre la Vistule et la Prégel.]

[En marge: Dantzig et Koenigsberg.]

[En marge: Le Frische-Haff.]

Le roi de Prusse, repoussé de l'Oder, s'était porté sur la Vistule.
Repoussé de la Vistule, il s'était retiré sur la Prégel, à
Koenigsberg. Arrivé à cette extrémité de son royaume, il lui restait à
défendre, de concert avec les Russes, l'espace compris entre la
Vistule et la Prégel. Le sol présente ici les mêmes caractères
qu'entre l'Elbe et l'Oder, entre l'Oder et la Vistule, c'est-à-dire
une longue chaîne de dunes parallèles à la mer, retenant les eaux, et
occasionnant une suite de lacs, qui s'étendent de la Vistule à la
Prégel. Ces lacs trouvent leur écoulement, les uns directement vers la
mer, par de petites rivières qui s'y jettent, et dont la principale
est la Passarge; les autres dans l'intérieur du pays, par une
multitude de cours d'eau, tels que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, qui se
rendent dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Ce pays
singulier, compris entre la Vistule et la Prégel, a donc deux
versants, un tourné vers la mer, qui est allemand, colonisé jadis par
l'ordre Teutonique, et très-bien cultivé; l'autre tourné vers
l'intérieur, peu habité, peu cultivé, couvert de forêts épaisses, et
presque impénétrable en hiver. Tout est ressource en s'approchant de
la mer, tout est obstacle, difficulté de vivre, quand on s'enfonce
dans l'intérieur. À l'embouchure de la Vistule et à celle de la
Prégel, se rencontrent deux grandes villes commerçantes, Dantzig sur
la première, Koenigsberg sur la seconde, remplies, à l'époque dont
nous parlons, de ressources immenses, tant celles qu'on avait tirées
du pays, que celles que les Anglais y avaient apportées, et y
apportaient tous les jours. Dantzig, puissamment fortifiée, pourvue
d'une nombreuse garnison, ne pouvait tomber que devant un long siége.
Elle était, pour les Russes et les Prussiens, un point d'appui d'une
grande importance sur la basse Vistule, et rendait précaire notre
établissement sur la haute Vistule, en permettant toujours à l'ennemi
de passer ce fleuve sur notre gauche, et de menacer nos derrières.
Koenigsberg, mal fortifiée, mais défendue par la distance, renfermant
les dernières ressources de la Prusse, en matériel, munitions, argent,
soldats, officiers, était le principal dépôt de l'ennemi, et son moyen
de communication avec les Anglais. Entre Dantzig et Koenigsberg
s'étend le Frische-Haff, vaste lagune, semblable aux lagunes de
Venise et de Hollande, due à la cause qui a produit tous les
phénomènes de ce sol, à l'accumulation des sables, lesquels, rangés en
un long banc parallèle au rivage, séparent les eaux fluviales des eaux
maritimes, et forment ainsi une mer intermédiaire. C'est le même
phénomène qui se remarque à l'embouchure de l'Oder sous le nom de
Grosse-Haff, et à l'embouchure du Niémen, sous le nom de
Curische-Haff. Indépendamment de Dantzig et de Koenigsberg, d'autres
villes commerçantes, Marienbourg, Elbing, Braunsberg, situées autour
du Frische-Haff, présentent une ceinture de cités riches et
populeuses. C'était là le dernier débris de la monarchie prussienne,
resté à Frédéric-Guillaume. Ce monarque, placé de sa personne à
Koenigsberg, avait ses troupes répandues entre Dantzig et Koenigsberg,
se liant aux Russes du côté de Thorn. Il défendait ainsi le versant
maritime avec 30 mille hommes, garnisons comprises. Les Russes avec
100 mille, occupaient le versant intérieur, adossés à des forêts
épaisses, et couverts par l'Ukra et la Narew, rivières qui en se
réunissant avant de se jeter dans la Vistule, décrivent un angle dont
le sommet vient s'appuyer sur ce grand fleuve, un peu au-dessous de
Varsovie.

[En marge: Deux combinaisons possibles de la part des Russes et des
Prussiens.]

[En marge: Double manoeuvre imaginée par Napoléon, en opposition aux
deux combinaisons possibles de l'ennemi.]

Deux combinaisons étaient possibles de la part des coalisés. Ils
pouvaient se réunir en masse vers la mer, pour profiter des nombreux
points d'appui qu'ils possédaient sur le littoral, surtout de Dantzig,
et, passant la basse Vistule, nous obliger à repasser la haute, si
nous ne voulions pas être tournés. Ils pouvaient encore, abandonnant
aux Prussiens le soin de garder la mer, et communiquant entre eux par
quelques détachements placés sur la ligne des lacs, porter les Russes
en avant de la région des forêts, dans l'angle décrit par l'Ukra et la
Narew, former ainsi une sorte de coin, et en diriger la pointe sur
Varsovie. Napoléon était prêt pour l'un et l'autre cas. Si les
Prussiens et les Russes opéraient en masse vers la mer, son projet
était de remonter la Narew, par les routes qui traversent la région
intérieure, et puis, se rabattant à gauche, de jeter l'ennemi dans la
mer ou dans la basse Vistule. Si, au contraire, laissant les Prussiens
vers la mer, entre Dantzig et Koenigsberg, les Russes s'avançaient le
long de la Narew et de l'Ukra sur Varsovie, alors, perçant par Thorn,
entre les uns et les autres, Napoléon était décidé à pivoter sur sa
droite, dont l'extrémité poserait sur Varsovie, à s'élever par sa
gauche, de manière à séparer par ce mouvement de conversion les
Prussiens des Russes, et à refouler ceux-ci dans le chaos des bois et
des marécages de l'intérieur. Il les privait ainsi des ressources de
la mer, des secours de l'Angleterre, et les obligeait à fuir en
désordre à travers un affreux labyrinthe. Cette séparation opérée, la
région maritime, défendue par quelques mille Prussiens, était facile à
conquérir, et avec elle on enlevait toutes les richesses matérielles
de la coalition.

Entre les deux combinaisons que nous venons de décrire, les coalisés
semblaient avoir adopté la seconde. Les Prussiens occupaient la région
maritime, se liant aux Russes par un détachement placé aux environs de
Thorn. Les Russes étaient rangés en masse dans la région intérieure,
sur la Narew et ses affluents. Le général Benningsen, qui commandait
la première armée russe, composée de quatre divisions, s'était replié
de la Vistule sur la Narew, à l'approche des Français, et avait pris
position dans l'intérieur de l'angle formé par l'Ukra et la Narew. Le
général Buxhoewden, avec la seconde armée, forte aussi de quatre
divisions, était en arrière, sur la haute Narew et l'Omulew, aux
environs d'Ostrolenka. Le général Essen, avec les deux divisions de
réserve, n'était point encore arrivé sur le théâtre de la guerre. Dans
le désir de flatter les passions des vieux soldats russes, on leur
avait donné pour les commander en chef le général Kamenski, ancien
lieutenant de Suwarow, ayant la rudesse énergique de l'illustre
guerrier moscovite, mais aucun de ses talents. Après avoir d'abord
rétrogradé devant les Français, les Russes, regrettant le terrain
perdu, avaient voulu se reporter en avant. Mais, à l'aspect de notre
armée fort bien préparée à les recevoir, ils avaient repris leur
position derrière l'Ukra et la Narew.

Informé de la situation des Prussiens et des Russes, les premiers
établis le long de la mer, les seconds accumulés dans la région
intérieure, les uns et les autres faiblement liés entre eux vers
Thorn, Napoléon résolut de leur opposer la manoeuvre imaginée pour ce
cas, c'est-à-dire de déboucher de Thorn avec sa gauche renforcée, de
séparer les Prussiens des Russes, et de jeter ceux-ci dans les
inextricables difficultés de l'intérieur. Il avait déjà dirigé le
maréchal Ney sur Thorn; il y achemina encore le maréchal Bernadotte
avec le premier corps, et la division Dupont. Il porta le corps du
maréchal Soult intermédiairement, par Sempolno sur Plock, lui
prescrivit de passer la Vistule entre Varsovie et Thorn, et lui
recommanda de se lier, par sa gauche avec les maréchaux Ney et
Bernadotte, par sa droite avec le maréchal Augereau. Les dragons
montés à Potsdam ayant rejoint l'armée, Napoléon les réunit à la
portion de la grosse cavalerie qui s'était reposée à Berlin, et en
composa une seconde réserve de troupes à cheval, qu'il confia au
maréchal Bessières, enlevé pour un instant au commandement de la garde
impériale. Il envoya cette seconde réserve à Thorn. C'était un
rassemblement de 7 à 8 mille chevaux, lequel, joint aux corps des
maréchaux Ney et Bernadotte, devait composer à l'extrême gauche de
l'armée française, une colonne de 40 à 45 mille hommes, bien
suffisante pour opérer le mouvement de conversion projeté. Le maréchal
Soult, à la tête de 25 mille hommes, formait le centre; les maréchaux
Augereau, Davout, Lannes, formaient la droite, destinée à s'appuyer
sur Varsovie. Tous ces corps étaient assez rapprochés pour coopérer
les uns avec les autres, et présenter, en quelques heures, 70 mille
hommes rassemblés sur le point, quel qu'il fût, où l'on rencontrerait
l'ennemi en force. Napoléon supposait donc que sa gauche s'avançant à
marches rapides tandis que sa droite pivoterait lentement, il pourrait
ramasser les Russes chemin faisant, et, après les avoir séparés des
Prussiens, les refouler de l'Ukra sur la Narew, de la Narew sur le
Bug, loin de la mer, perdus dans l'intérieur de la Pologne. Si le
temps, favorisant de tels projets, rendait les marches faciles, il
était possible que les Russes fussent repoussés si loin de leur base
d'opération, et du pays où ils vivaient, que leur déroute devint un
véritable désastre.

[En marge: Ouvrages ordonnés par Napoléon sur la Vistule.]

Voulant pivoter sur Varsovie, mais voulant aussi pouvoir s'en éloigner
au besoin, s'il était obligé de suivre le mouvement de sa gauche et de
s'élever avec elle, Napoléon fit exécuter de grands travaux au
faubourg de Praga. Il ordonna de le fortifier au moyen d'ouvrages en
terre, pourvus d'un revêtement en bois, revêtement qui vaudrait une
escarpe en maçonnerie. Ce faubourg, ainsi fortifié, devait servir de
tête de pont à Varsovie. Napoléon prescrivit au maréchal Davout, qui
s'était porté de la Vistule sur la Narew, d'établir un pont sur cette
dernière rivière, et de le mettre en état de défense. Il prescrivit au
maréchal Augereau, qui se préparait à passer la Vistule à Modlin, d'y
établir également un pont à demeure, et de le rendre inattaquable sur
les deux rives. Il chargea le général Chasseloup du tracé des ouvrages
ordonnés. Il lui recommanda d'y employer exclusivement la terre et le
bois, d'y placer la grosse artillerie enlevée à l'ennemi, d'y attirer
à prix d'argent, et en grand nombre, les ouvriers polonais. Napoléon
désirait que ces fortifications en terre et en bois, élevées jusqu'à
la valeur d'une fortification permanente, pussent, en y laissant les
Polonais de nouvelle levée et quelques détachements français, se
suffire à elles-mêmes, pendant que l'armée se porterait en avant, si
la conséquence des opérations entreprises venait à l'exiger.

[En marge: Difficulté de se procurer des bras pour travailler aux
ouvrages ordonnés par Napoléon.]

[En marge: Difficulté de vivre.]

Les ordres de Napoléon étaient toujours ponctuellement exécutés, à
moins d'impossibilité absolue, parce qu'il veillait à leur exécution
avec une attention soutenue, et une insistance opiniâtre. Le général
Chasseloup fit travailler très-activement aux ouvrages prescrits; mais
il avait de la peine à se procurer des ouvriers. Les violences
exercées par les Russes, la crainte de violences semblables de la part
des Français, avaient porté les paysans à s'enfuir avec leurs
familles, leurs bestiaux, et leurs moyens de transport sur le
territoire de la Pologne autrichienne, dont la frontière extrêmement
rapprochée, et fermée aux deux armées belligérantes, présentait un
asile voisin et sûr. Des villages entiers avaient fui, leurs prêtres
en tête, afin de se soustraire aux horreurs de la guerre. Même avec
beaucoup d'argent on ne pouvait pas se procurer des bras. On en avait
bien quelques-uns à Varsovie, mais la construction des fours,
l'organisation des établissements militaires qu'il fallait
proportionner à une armée de 200 mille hommes, les absorbaient presque
tous. Il n'en restait point pour les employer ailleurs. On y suppléait
avec des soldats. Malheureusement ceux-ci commençaient à se ressentir
des fatigues, et surtout des influences de la saison, jusqu'ici plus
humide que froide. Ils souffraient aussi des privations. Les
provisions commandées en Gallicie se faisaient attendre, et même à
Varsovie on éprouvait quelque difficulté à vivre. Le maréchal Lannes y
était campé avec ses deux divisions. Le maréchal Davout était campé au
delà, c'est-à-dire au bord de la Narew, qui tombe dans la Vistule un
peu au-dessous de Varsovie. Il y avait de Varsovie à la Narew environ
huit lieues, beaucoup de landes, peu de cultures et d'habitations.
Les soldats du corps de Davout réduits à manger du porc, à défaut de
boeuf ou de mouton, étaient atteints de dyssenterie. Ils n'avaient de
pain que celui qu'on leur envoyait chaque jour. Le maréchal Davout
avait son quartier général à Jablona, et sa tête de colonne au bord
même de la Narew, vers Okunin, vis-à-vis du confluent de l'Ukra et de
la Narew. (Voir les cartes n{os} 38 et 39.) Le maréchal Davout, malgré
les avant-gardes russes, avait passé la Narew, jeté un pont sur cette
rivière, à l'aide de quelques barques qu'on avait recueillies, et
faisait travailler à des ouvrages défensifs aux deux extrémités de ce
pont. Il pouvait donc manoeuvrer sur l'une et l'autre rive de la
Narew. Cependant il l'avait franchie au-dessous du point où l'Ukra se
réunit à elle, et il lui restait à la franchir plus haut, ou à
franchir l'Ukra elle-même, pour pénétrer dans l'angle occupé par les
Russes. Mais ils y étaient nombreux, et solidement retranchés sur un
terrain élevé, boisé, armé d'artillerie. On ne pouvait aller les
attaquer qu'en passant l'Ukra de vive force. Le tenter c'était engager
la lutte qu'on ne devait entreprendre que sous les yeux de Napoléon.

[En marge: Situation des divers corps d'armée sur la Vistule.]

Les travailleurs du maréchal Davout donnaient presque la main à ceux
du maréchal Augereau, qui s'occupait activement de son établissement
sur la Vistule, vers Modlin, au point où la Vistule et la Narew se
confondent. (Voir la carte nº 38.) Mais il était privé des moyens
nécessaires, les Russes ayant tout détruit en se retirant. Douze
barques, ramassées au-dessus et au-dessous de Modlin, lui avaient
servi à passer le fleuve, un détachement après l'autre. Il
travaillait à construire un vaste pont à Modlin, avec ouvrages
défensifs sur les deux rives. Ses troupes, au milieu des sables qui
règnent dans cette partie du pays, vivaient encore plus mal que celles
du maréchal Davout. Il avait hâte de se porter à Plonsk, au delà de la
Vistule, vis-à-vis de l'Ukra, dans une contrée plus fertile. Le
maréchal Soult avait exécuté les marches ordonnées par l'Empereur, et
avait commencé à passer à Plock, d'où il était en mesure, ou de
rejoindre le maréchal Augereau à Plonsk, ou de rejoindre les maréchaux
Ney et Bernadotte à Biezun, suivant les circonstances. Quant aux corps
qui avaient Thorn pour base d'opération, ceux-là ne manquaient de
rien.

Ces vainqueurs rapides, qui avaient si promptement envahi l'Autriche
l'année précédente, et la Prusse le mois dernier, se trouvaient tout à
coup ralentis dans leur marche triomphale, par un climat humide et
sombre, par un sol mouvant, alternativement sablonneux ou fangeux, par
la disette des vivres devenant plus rares à mesure que la population
et la culture disparaissaient. Ils en étaient surpris, point abattus,
tenaient mille propos railleurs sur l'attachement des Polonais pour
une telle patrie, et ne demandaient qu'à rencontrer l'ennemi
d'Austerlitz, pour se venger sur lui des disgrâces du sol et du ciel.

En voyant les Russes s'avancer et rétrograder tour à tour, puis se
retirer une dernière fois avec toutes les apparences d'une retraite
définitive, Napoléon crut qu'ils se repliaient sur la Prégel, pour y
prendre leurs quartiers d'hiver. Il ordonna donc à Murat et à
Bessières de les poursuivre à la tête de vingt-cinq mille chevaux,
l'un débouchant de Varsovie avec la première réserve de cavalerie,
l'autre débouchant de Thorn avec la seconde. Mais bientôt les rapports
plus exacts du maréchal Davout, qui, placé au confluent de la Narew et
de l'Ukra, voyait les Russes solidement établis derrière ces deux
rivières, les rapports conformes du maréchal Augereau, du maréchal Ney
surtout qui avait l'habitude d'observer l'ennemi de très-près, le
détrompèrent, et lui prouvèrent qu'il était temps de marcher sur les
Russes, qu'il le fallait même, si on ne voulait pas les laisser
hiverner dans une position trop voisine de l'armée française.
D'ailleurs les ponts sur la Vistule, dont il se proposait de faire ses
points d'appui, étaient achevés, pourvus d'un commencement d'ouvrages
défensifs, et capables d'une suffisante résistance, moyennant qu'on y
plaçât quelques troupes.

[En marge: Napoléon quitte Posen pour se rendre à Varsovie.]

Napoléon partit donc de Posen dans la nuit du 15 au 16 décembre, après
y être demeuré dix-neuf jours, passa par Kutno et Lowicz, commanda
partout des vivres, des ambulances, pour le cas d'un mouvement
rétrograde, peu probable, mais toujours prévu par sa prudence, veilla
enfin à la marche de ses colonnes sur Varsovie, et s'occupa surtout
d'y faire arriver la garde et les grenadiers d'Oudinot[14].

[Note 14: Nous citons la lettre suivante, qui indique bien la
situation au moment dont il s'agit dans ce récit.

_Au général Clarke._

                       «Lowicz, 18 décembre 1806, sept heures du soir.

»J'arrive à Lowicz. Je vous écris pour vous ôter toute espèce
d'inquiétude. Il n'y a rien ici de nouveau. Les armées sont en
présence. Les Russes sont sur la rive droite de la Narew, et nous sur
la rive gauche. Indépendamment de Praga, nous avons deux têtes de
pont: une à Modlin, l'autre sur la Narew, à l'embouchure de l'Ukra.
Nous avons Thorn, et une armée à vingt lieues en avant qui manoeuvre
sur l'ennemi. Toutes ces nouvelles sont pour vous. Il est possible que
d'ici à huit jours il y ait une affaire qui finisse la campagne.
Prenez vos précautions pour qu'il n'y ait aucun fusil ni à Berlin ni
dans les campagnes, que Spandau et Custrin soient en bon état, et que
partout on fasse un bon service.

»Écrivez à Mayence et à Paris, pour dire seulement que vous écrivez,
qu'il n'y a rien de nouveau, ce qu'il faut faire, en général, tous les
jours, quand il ne passe pas de mes courriers: cela déconcerte les
mauvais bruits.

                                                          »NAPOLÉON.»]

Il entra la nuit dans la capitale de la Pologne, pour éviter les
démonstrations bruyantes, car il ne lui convenait pas de payer
quelques acclamations populaires par des engagements imprudents. Le
Polonais Wibiski l'avait précédé, et avait employé tout son esprit à
persuader à ses compatriotes qu'ils devaient se dévouer à Napoléon,
avant d'exiger qu'il se dévouât à eux. Beaucoup d'entre eux s'étaient
rendus aux bonnes raisons qu'il leur donnait. Le prince Poniatowski,
neveu du dernier roi, prince jeune, brillant et brave, espèce de héros
endormi dans la mollesse, mais prêt à s'éveiller au premier bruit des
armes, était du nombre de ceux qui s'étaient offerts pour seconder les
projets de Napoléon. Le comte Potoki, le vieux Malakouski, maréchal de
l'une des dernières diètes, et d'autres venus à Varsovie, s'étaient
réunis autour des autorités françaises, pour concourir à former un
gouvernement. On avait composé une administration provisoire, et tout
commençait à marcher, sauf les tiraillements inévitables, entre gens
peu expérimentés, et fort enclins à la jalousie. On levait des hommes,
on organisait des bataillons, soit à Varsovie, soit à Posen.
Napoléon, afin de venir en aide au nouveau gouvernement polonais,
l'avait tenu quitte de toute contribution, moyennant la fourniture des
vivres d'urgence. Du reste, la haute société de Varsovie montrait pour
lui un empressement extraordinaire. Toute la noblesse polonaise avait
quitté ses châteaux, pressée qu'elle était de voir, de saluer le grand
homme, autant que le libérateur de la Pologne.

[En marge: Napoléon fixe au 22 ou 23 décembre l'attaque générale
contre les Russes.]

Arrivé dans la nuit du 18 au 19, Napoléon voulait monter à cheval le
19 au matin pour aller reconnaître lui-même la situation du maréchal
Davout sur la Narew. Mais un brouillard épais l'en empêcha. Il fit ses
dispositions pour attaquer l'ennemi du 22 au 23 décembre.--Il est
temps, écrivait-il au maréchal Davout, de prendre nos quartiers
d'hiver; mais cela ne peut avoir lieu qu'après avoir repoussé les
Russes.--

[En marge: Position des quatre divisions du général Benningsen.]

Les quatre divisions du général Benningsen se présentaient les
premières. (Voir la carte nº 38.) La division du comte Tolstoy, postée
à Czarnowo, occupait le sommet de l'angle formé par la réunion de
l'Ukra et de la Narew. La division du général Sedmaratzki, placée en
arrière vers Zebroszki, gardait les bords de la Narew. Celle du
général Saken, placée aussi en arrière vers Lopaczym, gardait les
bords de l'Ukra. La division du prince Gallitzin était en réserve à
Pultusk. Les quatre divisions du général Buxhoewden se trouvaient à
grande distance de celles du général Benningsen, et peu en mesure de
les soutenir. Deux cantonnées à Popowo observaient le pays entre la
Narew et le Bug; deux autres campaient plus loin encore, à Makow et
Ostrolenka. Les Prussiens, repoussés de Thorn, étaient sur le cours
supérieur de l'Ukra, vers Soldau, liant les Russes à la mer. Comme
nous l'avons dit, les deux divisions de réserve du général Essen
n'étaient pas encore arrivées. La masse totale des coalisés destinée à
entrer en action était de 115 mille hommes.

Il est facile de reconnaître que la distribution des corps russes
n'était pas heureusement combinée dans l'angle de l'Ukra et de la
Narew, et qu'ils y avaient trop peu concentré leurs forces. Si au lieu
d'avoir une seule division à la pointe de l'angle, et une sur chaque
côté à trop grande distance de la première, enfin cinq hors de portée,
ils s'étaient distribués avec intelligence sur ce sol si favorable à
la défensive, qu'ils eussent occupé fortement le confluent d'abord,
puis les deux rivières, la Narew de Czarnowo à Pultusk, l'Ukra de
Pomichowo à Kolozomb, qu'ils eussent placé en réserve dans une
position centrale, à Nasielsk par exemple, une masse principale prête
à courir au point menacé, ils auraient pu nous disputer le terrain
avec avantage. Mais les généraux Benningsen et Buxhoewden ne
s'aimaient guère, ne cherchaient pas le voisinage l'un de l'autre, et
le vieux Kamenski, arrivé de la veille, n'avait ni l'esprit ni la
volonté nécessaires, pour leur prescrire d'autres dispositions que
celles qu'ils avaient adoptées, en suivant chacun leur goût.

[En marge: Dernières dispositions de Napoléon pour l'attaque de la
position des Russes.]

Napoléon, qui ne voyait la position des Russes que du dehors, jugea
bien qu'ils étaient retranchés derrière la Narew et l'Ukra pour en
garder les bords, mais sans savoir comment ils y étaient établis et
distribués. Il pensa qu'il fallait d'abord leur enlever le confluent,
où il était probable qu'ils se défendraient avec énergie, et, ce point
emporté, procéder à l'exécution de son plan, qui consistait à jeter,
par un mouvement de conversion de gauche à droite, les Russes dans le
pays marécageux et boisé de l'intérieur de la Pologne. En conséquence,
après avoir réitéré aux maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières,
formant sa gauche, l'ordre de se porter rapidement de Thorn à Biezun
sur le cours supérieur de l'Ukra, aux maréchaux Soult et Augereau,
formant son centre, l'ordre de partir de Plock et de Modlin pour se
réunir à Plonsk sur l'Ukra, il se mit lui-même à la tête de sa droite,
composée du corps de Davout, du corps de Lannes, de la garde et des
réserves, et résolut de forcer tout de suite la position des Russes au
confluent de l'Ukra et de la Narew. Il laissa dans les ouvrages de
Praga les Polonais de nouvelle levée, avec une division de dragons,
force suffisante pour parer à tout accident, l'armée ne devant pas
s'éloigner beaucoup de Varsovie.

[En marge: Napoléon se transporte à Okunin pour diriger lui-même le
passage de l'Ukra et l'attaque de Czarnowo.]

Arrivé dans la matinée du 23 décembre à Okunin sur la Narew, par un
temps humide, par des routes fangeuses et presque impraticables,
Napoléon mit pied à terre, pour veiller de sa personne aux
dispositions d'attaque. Ce général qui, suivant quelques critiques,
tout en dirigeant des armées de trois cent mille hommes, ne savait pas
mener une brigade au feu, alla lui-même faire la reconnaissance des
positions ennemies, et placer sur le terrain jusqu'à des compagnies de
voltigeurs.

[En marge: Passage de l'Ukra, et combat de Czarnowo.]

On avait déjà franchi la Narew à Okunin, au-dessous du confluent de
l'Ukra et de la Narew. (Voir la carte nº 39.) Pour pénétrer dans
l'angle formé par ces deux rivières, il fallait passer ou la Narew, ou
l'Ukra, au-dessus de leur point de réunion. L'Ukra étant moins large,
on aima mieux essayer de franchir celle-ci. On avait profité d'une île
qui la divisait en deux bras, près de son embouchure, afin de diminuer
la difficulté. On s'était établi dans cette île, et il restait à
passer le second bras, pour aborder à la pointe de terre qu'occupaient
les Russes, entre l'Ukra et la Narew. Cette pointe de terre, couverte
de bois, de taillis, de marécages, offrait un fourré très-épais. Au
delà, ce fourré s'éclaircissait un peu, puis le terrain se relevait,
et présentait un escarpement, qui s'étendait de la Narew à l'Ukra. À
droite de ce retranchement naturel, se voyait le village de Czarnowo
sur la Narew, à gauche le village de Pomichowo sur l'Ukra. Les Russes
avaient des avant-gardes de tirailleurs dans le fourré, sept
bataillons et une nombreuse artillerie sur la partie élevée du
terrain, deux bataillons en réserve, et toute leur cavalerie en
arrière. Napoléon, rendu dans l'île, monta au moyen d'une échelle sur
le toit d'une grange, étudia avec une lunette la position des Russes,
et ordonna sur-le-champ les dispositions suivantes. Il répandit une
grande quantité de tirailleurs tout le long de l'Ukra, et fort
au-dessus du point de passage. Il leur prescrivit de tirailler
vivement, et d'allumer de grands feux avec de la paille humide, pour
couvrir le lit de la rivière d'un nuage de fumée, et faire craindre
aux Russes une attaque au-dessus du confluent vers Pomichowo. Il
dirigea même de ce côté la brigade Gauthier, du corps de Davout, afin
d'y attirer davantage l'attention de l'ennemi. Tandis que ces ordres
s'exécutaient, il réunit à la chute du jour toutes les compagnies de
voltigeurs de la division Morand, sur le point projeté du passage, et
leur ordonna de tirer d'une rive à l'autre, à travers les touffes de
bois, pour écarter les postes ennemis, tandis que les marins de la
garde remonteraient les barques réunies dans la Narew. Le 17e de ligne
et le 13e léger étaient en colonne, prêts à s'embarquer par
détachement, et le reste de la division Morand était massé en arrière,
afin de passer quand le pont serait établi. Les autres divisions du
corps de Davout attendaient au pont d'Okunin le moment d'agir. Lannes
s'avançait à grands pas de Varsovie sur Okunin.

Bientôt les marins de la garde amenèrent quelques barques, à l'aide
desquelles on transporta plusieurs détachements de voltigeurs d'une
rive à l'autre. Ceux-ci s'enfonçant dans le fourré en écartèrent
l'ennemi, pendant que les officiers pontonniers et les marins de la
garde étaient occupés à jeter en toute hâte un pont de bateaux. À sept
heures du soir, le pont étant devenu praticable, la division Morand le
franchit en colonnes serrées, et marcha en avant précédée par le 17e
de ligne, par le 13e léger, et par une nuée de tirailleurs. On
s'avançait couvert par la nuit et les bois. Les sapeurs des régiments
frayaient dans l'épaisseur du fourré un passage à l'infanterie. À
peine eut-on franchi ces premiers obstacles, qu'on se trouva à
découvert, en présence du plateau élevé, qui régnait de la Narew à
l'Ukra, et qui était défendu soit par des abatis, soit par une
nombreuse artillerie. Les Russes, à travers l'obscurité de la nuit,
ouvrirent sur nos colonnes un feu nourri de mitraille et de
mousqueterie, qui nous fit quelque mal. Tandis que les voltigeurs de
la division Morand et le 13e léger s'approchaient en tirailleurs, le
colonel Lanusse à la tête du 17e de ligne, se forma en colonne
d'attaque sur la droite, pour enlever les batteries russes. Il en
avait déjà emporté une, lorsque les Russes se dirigeant en masse sur
son flanc gauche, l'obligèrent à rétrograder. Mais le reste de la
division Morand arrivait au soutien de ses deux premiers régiments. Le
13e léger ayant épuisé ses cartouches, fut remplacé par le 30e, et on
marcha de nouveau par la droite à l'attaque du village de Czarnowo,
tandis que vers la gauche le général Petit se portait avec 400 hommes
d'élite à l'attaque des retranchements russes, placés contre l'Ukra,
vis-à-vis de Pomichowo. Malgré la nuit, on manoeuvrait avec le plus
grand ordre. Deux bataillons du 30e et un du 17e attaquèrent Czarnowo,
l'un en longeant le bord de la Narew, les deux autres en gravissant
directement le plateau sur lequel ce village est assis. Ces trois
bataillons emportèrent Czarnowo, et, suivis par les 51e et 61e
régiments, débouchèrent sur le plateau, en repoussant les Russes dans
la plaine qui s'étend au delà. Au même instant le général Petit avait
assailli l'extrémité des retranchements ennemis vers l'Ukra, et,
secondé par le feu de l'artillerie que la brigade Gauthier faisait de
l'autre rive, les avait enlevés. À minuit, on était maître de la
position des Russes de la Narew à l'Ukra. Mais à la lenteur de leur
retraite, qu'il était possible de discerner à travers l'obscurité, on
devait croire qu'ils reviendraient à la charge, et, par ce motif, le
maréchal Davout envoya au secours du général Petit, qui était le plus
exposé, la seconde brigade de la division Gudin. Comme on l'avait
prévu, les Russes pendant la nuit revinrent trois fois à la charge
dans l'intention de reprendre la position qu'ils avaient perdue, et de
jeter les Français à bas du plateau, vers cette pointe de terre boisée
et marécageuse sur laquelle ils avaient débarqué. Trois fois on les
laissa s'approcher jusqu'à trente pas, et trois fois répondant à leur
attaque par un feu à bout portant, on les arrêta sur place; puis on
les joignit à la baïonnette, et on les repoussa. Enfin la nuit étant
fort avancée, ils se mirent en pleine retraite sur Nasielsk. Jamais
combat de nuit ne s'était livré avec plus d'ordre, de précision et
d'audace. Les Russes nous laissèrent en morts, blessés, prisonniers,
environ 1,800 hommes, et beaucoup d'artillerie. Nous avions eu de
notre côté 600 blessés et une centaine de morts.

Napoléon, qui n'avait pas quitté le lieu du combat, félicita le
général Morand et le maréchal Davout de leur belle conduite, et se
hâta ensuite de tirer les conséquences du passage de l'Ukra, en
donnant les ordres qu'exigeait la circonstance. Les Russes privés du
point d'appui qu'ils possédaient au confluent de l'Ukra et de la
Narew, ne devaient pas être tentés de défendre l'Ukra, dont la ligne
venait d'être forcée à son embouchure. Mais, dans l'ignorance où l'on
se trouvait de leur vraie situation, on pouvait craindre qu'ils ne
fussent en force au pont de Kolozomb, sur l'Ukra, vis-à-vis de Plonsk,
point vers lequel devaient se rencontrer les corps des maréchaux Soult
et Augereau. (Voir la carte nº 38.) Napoléon prescrivit à la réserve
de cavalerie, que le général Nansouty commandait en l'absence de
Murat, tombé malade à Varsovie, de remonter l'Ukra sur les deux rives,
d'en battre les bords jusqu'à Kolozomb, pour tendre la main aux
maréchaux Augereau et Soult, pour les aider à passer l'Ukra s'ils
éprouvaient des difficultés, pour les lier enfin avec le maréchal
Davout qui allait marcher en avant, traversant par son milieu le pays
compris entre l'Ukra et la Narew. Il ordonna au maréchal Davout de se
porter directement sur Nasielsk, et le fit appuyer par la garde et la
réserve. Enfin il donna pour instruction au maréchal Lannes de
franchir l'Ukra, là même où l'on venait d'en forcer le passage, et de
s'élever à la droite du corps de Davout, en longeant la Narew jusqu'à
Pultusk. Cette ville devenait un point d'une grande importance, car
les Russes, rejetés de l'Ukra sur la Narew, n'avaient que les ponts de
Pultusk pour passer cette dernière rivière. L'ordre déjà expédié aux
maréchaux Soult et Augereau de se diriger sur Plonsk pour y franchir
l'Ukra, aux maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières, de s'avancer
rapidement sur Biezun, vers les sources de l'Ukra, fut naturellement
confirmé.

[En marge: Marche sur Nasielsk.]

Napoléon, continuant de se tenir auprès du maréchal Davout, voulut
marcher le matin même du 24 sur Nasielsk, malgré les fatigues de la
nuit. On eut seulement la précaution de placer en tête la division
Friant, pour procurer quelques heures de repos à la division Morand,
fatiguée du combat de Czarnowo. On arriva vers la fin du jour à
Nasielsk, et on y trouva en position la division Tolstoy, la même qui
avait été chassée de Czarnowo. Elle annonçait l'intention de nous
opposer quelque résistance, afin de donner aux détachements postés sur
l'Ukra le temps de la rejoindre.

Nous avons dit que les quatre divisions du général Benningsen étaient,
la division Tolstoy à Czarnowo pour défendre le confluent des deux
rivières, la division Saken à Lopaczym pour veiller sur l'Ukra, la
division Sedmaratzki à Zebroszki pour garder la Narew, enfin la
division Gallitzin à Pultusk pour y servir de réserve, celle-ci,
quoique fort loin de l'Ukra, ayant aussi sur cette rivière une forte
avant-garde, commandée par le général Barklay de Tolly: disposition
mêlée et confuse, qui dénotait une bien faible direction dans les
opérations de l'armée russe. Le mouvement naturel de ces divisions
surprises par une vigoureuse attaque sur l'Ukra, était de replier
leurs détachements pour se retirer sur la Narew. Ce fut en effet le
mouvement auquel elles cédèrent, et que leur général en chef laissa
exécuter plutôt qu'il ne le prescrivit.

Le comte Tolstoy, commandant la division repliée sur Nasielsk, y tint
bon jusqu'au moment où il vit revenir le détachement préposé à la
garde de l'Ukra vers Borkowo, lequel était poursuivi par la réserve de
cavalerie. Cependant le général Friant, ayant déployé sa division en
face des Russes et ayant marché à eux, les obligea de se retirer en
toute hâte. Les dragons se lancèrent à leur suite: on leur tua ou
prit quelques centaines d'hommes; on ramassa du canon et des bagages.

[En marge: Augereau force l'Ukra vers Kolozomb et Sochoczin.]

Dans cette journée du 24, le maréchal Augereau étant arrivé sur les
bords de l'Ukra, voulut en forcer le passage. Il fit attaquer à la
fois les ponts de Kolozomb et de Sochoczin. Le 14e de ligne, sous son
colonel Savary, le même qui avait franchi la Vistule à Thorn le 6
décembre[15], se jeta sur les débris à peine réparés du pont de
Kolozomb, et passa héroïquement à travers un horrible feu de
mousqueterie. Ce brave colonel tomba sur l'autre rive, percé de
plusieurs coups de lance. À Sochoczin, l'attaque du pont n'ayant pu
réussir, on se dirigea vers un gué voisin, et on opéra le passage. Le
corps d'Augereau se trouvait donc transporté dans la journée du 24 sur
l'autre rive de l'Ukra, et s'avançait en poussant devant lui les
détachements des diverses divisions russes, laissés à la garde de
cette rivière. La réserve de cavalerie, aux ordres du général
Nansouty, les poursuivait également. On marchait sur Nowemiasto, dans
la direction de l'Ukra à la Narew, de manière à se lier avec le corps
du maréchal Davout. À la gauche du corps d'Augereau, le maréchal Soult
se disposait à passer l'Ukra vers Sochoczin. La gauche, sous Ney,
Bernadotte et Bessières, continuait à s'élever par un mouvement rapide
de Thorn sur Biezun et Soldau.

[Note 15: Les lecteurs qui se souviennent d'avoir vu figurer le 14e de
ligne avec son colonel Savary au passage de la Vistule, à Thorn, sous
les ordres du maréchal Ney, auront de la peine à s'expliquer comment
ce même régiment peut se trouver, le 24 décembre, sous le maréchal
Augereau, au passage de l'Ukra à Kolozomb. L'explication est facile:
c'est que ce régiment, laissé à Bromberg par le maréchal Augereau
lorsque celui-ci remonta la rive gauche de la Vistule depuis Thorn
jusqu'à Modlin, resta pour un moment à la disposition du maréchal Ney,
et opéra sous ses ordres le passage de la Vistule à Thorn.

Nous n'ajouterions pas cette note, qui peut paraître inutile, si
quelques critiques peu attentifs et peu instruits, ne nous avaient
accusé de faire figurer dans différentes actions des corps qui n'y
avaient eu aucune part. Il y a des attaques dont il faut peu
s'inquiéter; cependant, par respect pour le lecteur impartial, nous
tenons à lui prouver que nous n'avons rien négligé pour parvenir à
l'exactitude la plus rigoureuse.]

[En marge: Le dégel change le sol en une boue dans laquelle il est
impossible de marcher.]

Le 25 au matin, Napoléon dirigea ses colonnes sur Strezegocin. Le
temps était devenu affreux pour une armée qui avait à manoeuvrer, et
surtout à exécuter de nombreuses reconnaissances, afin de découvrir
les projets de l'ennemi. Un dégel complet, accompagné de neige
fondante et de pluie, avait tellement détrempé les terres, que dans
certains endroits on enfonçait jusqu'aux genoux. Des hommes même
avaient été trouvés à moitié ensevelis dans ce sol subitement changé
en marécage. Il fallait doubler les attelages de l'artillerie pour
réussir à traîner quelques pièces. On y gagnait, il est vrai, de
capturer à chaque pas le canon et le bagage des Russes, beaucoup de
traînards et de blessés, et enfin bon nombre de déserteurs polonais,
qui restaient volontairement en arrière pour se livrer à l'armée
française. Mais on y perdait l'avantage inappréciable de la célérité,
le concours de l'artillerie qu'on ne pouvait plus mener avec soi, et
les moyens d'information qui sont toujours proportionnés à la facilité
de communiquer. Qu'on se figure d'immenses plaines, tour à tour
couvertes de boue ou de forêts épaisses, ordinairement très-mal
peuplées, plus mal encore depuis l'émigration générale des habitants,
des armées se cherchant ou se fuyant dans ce désert fangeux, et on
aura une idée à peine exacte du spectacle que les Français et les
Russes offraient en ce moment dans cette partie de la Pologne.

[En marge: Difficulté de discerner la marche de l'ennemi.]

[En marge: Dans l'incertitude, Napoléon dirige le gros de ses forces
sur Golymin, et ne dirige sur Pultusk que Lannes renforcé de la
division Gudin.]

Napoléon, discernant mal à travers ce pays plat et boisé les
mouvements de l'ennemi, ne pouvant suppléer à ce qu'il ne voyait pas
au moyen de reconnaissances multipliées, était plongé dans
l'incertitude la plus embarrassante. Il lui semblait bien que les
colonnes russes en retraite se dirigeaient de sa gauche à sa droite,
de l'Ukra vers la Narew. Aussi avait-il envoyé Lannes vers Pultusk,
et, ayant cru apercevoir une troupe ennemie qui se portait à la suite
de Lannes, il avait détaché la division Gudin du corps de Davout, pour
suivre cette troupe, et empêcher qu'elle n'assaillît Lannes par
derrière. Mais un gros rassemblement se montrait devant lui, dans la
direction de Golymin. On annonçait la présence de forces nombreuses,
venues sur ce point des derrières de l'armée russe. On disait qu'un
corps de 20 mille hommes se retirait de l'Ukra sur Ciechanow et
Golymin. Au milieu de ce chaos, Napoléon, voulant aller tout de suite
à l'ennemi le plus rapproché, vers lequel d'ailleurs semblaient
converger tous les autres, laissa Lannes escorté par la division Gudin
marcher à droite sur Pultusk, et quant à lui il se porta directement
sur Golymin, avec deux des trois divisions de Davout, avec le corps
d'Augereau tout entier, avec la garde et la réserve de cavalerie. Il
ordonna de plus au maréchal Soult, qui avait passé l'Ukra, de se
rendre à Ciechanow même. Il prescrivit aux maréchaux Ney, Bernadotte
et Bessières, partis de Thorn, de continuer leur mouvement de
conversion par Biezun, Soldau et Mlawa, ce qui les portait sur le
flanc et presque sur les derrières des Russes.

On marcha ainsi avec la plus grande peine, toute la journée du 25 et
la matinée du 26, employant deux heures, quelquefois trois, pour
parcourir une lieue.

[En marge: Véritable direction des divers corps de l'armée russe.]

Cependant les divers corps de l'armée russe n'avaient pas pris
exactement la direction que Napoléon avait supposée. Les quatre
divisions du général Benningsen s'étaient presque en entier repliées
sur Pultusk. La division Tolstoy, repoussée de Czarnowo à Nasielsk, de
Nasielsk à Strezegocin, avait suivi la route qui coupe par le milieu
le pays entre l'Ukra et la Narew. Arrivée à Strezegocin, elle s'était
rejetée à droite, vers Pultusk, dès qu'elle avait pu rallier ses
détachements épars. La division Sedmaratzki, placée les jours
précédents à Zebroszki au bord de la Narew, n'ayant que quelques pas à
faire pour gagner Pultusk, s'y était rendue immédiatement. La division
Gallitzin, qui tout en ayant son quartier général à Pultusk, avait des
postes sur l'Ukra, s'était concentrée sur Pultusk. Mais les
détachements de cette division qui gardaient l'Ukra, coupés par notre
cavalerie, avaient cherché un refuge à Golymin. Enfin la division
Saken, qui gardait particulièrement l'Ukra et avait son quartier
général à Lopaczym, poursuivie par la cavalerie française, s'était
retirée, partie à Golymin, partie à Pultusk. Ainsi les deux divisions
Tolstoy et Sedmaratzki en entier, les deux divisions Gallitzin et
Saken en partie, se trouvaient le 26 à Pultusk. Les restes des
divisions Gallitzin et Saken réfugiés à Golymin, avaient rencontré
l'une des divisions de Buxhoewden, la division Doctorow, laquelle
s'était portée en avant, et avait ainsi donné lieu au bruit d'un
rassemblement de troupes sur les derrières de l'armée russe. Enfin les
Prussiens, en fuite devant les maréchaux Ney, Bernadotte et Bessières,
avaient abandonné l'Ukra, et se retiraient par Soldau sur Mlawa,
cherchant toujours dans leur retraite à se lier aux Russes.

[En marge: Bataille de Pultusk livrée par le corps de Lannes et la
division Gudin à l'armée russe de Benningsen.]

Le 26 au matin, Lannes arriva en vue de Pultusk. Il y découvrit une
masse de forces bien supérieure à celle dont il pouvait disposer. Les
quatre divisions russes, quoique deux fussent incomplètes, ne
comptaient pas moins de 43 mille hommes[16]. Lannes, avec les dragons
du général Becker, n'en possédait guère que 17 ou 18 mille. Il en
arrivait sur sa gauche 5 à 6 mille, avec la division Gudin. Mais
Lannes n'en était que très-confusément averti, et dans l'état des
routes, ce renfort, bien qu'à une distance peu considérable de
Pultusk, ne pouvait parvenir que fort tard sur le champ de bataille.
Lannes n'était pas homme à s'intimider. Ni lui, ni ses soldats ne
craignaient d'affronter les Russes, quel que fût leur nombre, quelque
éprouvée que fût leur bravoure. Lannes rangea sa petite armée en
bataille, ayant soin d'envoyer un avis au maréchal Davout, pour
l'informer de la rencontre imprévue qu'il venait de faire à Pultusk,
et qui l'exposait à une situation des plus critiques.

[Note 16: Le narrateur Plotho, officier de l'armée russe et témoin
oculaire, avoue lui-même le chiffre de 43 mille hommes.]

[En marge: Description du terrain sur lequel allait se livrer la
bataille de Pultusk.]

Une vaste forêt couvrait les environs de Pultusk. (Voir la carte nº
39.) En sortant de cette forêt, on trouvait un terrain découvert,
parsemé çà et là de quelques bouquets de bois, détrempé par les
pluies, comme tout le reste du pays, s'élevant peu à peu en forme de
plateau, et puis se terminant tout à coup en pente brusque sur Pultusk
et la Narew. Le général Benningsen avait rangé son armée sur ce
terrain, ayant le dos tourné à la ville, l'une de ses ailes appuyée à
la rivière et au pont qui la traverse, l'autre à un bouquet de bois.
Une forte réserve servait de soutien à son centre. Sa cavalerie était
placée dans les intervalles de sa ligne de bataille, et un peu en
avant. Quoiqu'ils eussent perdu une partie de leur artillerie, les
Russes en menaient avec eux une si grande quantité, depuis la campagne
d'Austerlitz, qu'il leur en restait suffisamment pour couvrir leur
front d'une ligne de bouches à feu, et rendre l'accès de ce front
extrêmement redoutable.

Lannes n'avait à leur opposer que quelques pièces d'un faible calibre,
qu'on avait traînées à travers les boues avec de grands efforts, et en
leur appliquant tous les attelages de l'artillerie. Il disposa la
division Suchet en première ligne, et garda la division Gazan en
réserve sur la lisière de la forêt, pour avoir de quoi faire face aux
événements, qui menaçaient de devenir graves, dans l'incertitude où
tout le monde était plongé. Peu d'hommes bien conduits pouvaient
suffire pour enlever cette position, et avaient l'avantage de
présenter moins de prise à la formidable artillerie des Russes. Lannes
déboucha donc de la forêt avec la seule division Suchet, formée en
trois colonnes, une à droite, sous le général Claparède, composée du
17e léger et de la cavalerie légère du général Treilhard, une au
centre sous le général Vedel, composée du 64e de ligne et du premier
bataillon du 88e, une à gauche, sous le général Reille, composée du
second bataillon du 88e, du 34e de ligne et des dragons du général
Becker. Le projet de Lannes était d'attaquer par sa droite et vers la
Narew, car s'il parvenait à percer jusqu'à la ville, il faisait tomber
d'un coup la position des Russes, et les plaçait même dans une
situation désastreuse.

Il porta ses trois petites colonnes en avant, sortant audacieusement
des bois, et gravissant le plateau sous une pluie de mitraille.
Malheureusement le sol détrempé et glissant ne permettait guère
l'impétuosité d'attaque, qui aurait pu racheter le désavantage du
nombre et de la position. Néanmoins, tout en avançant avec peine, on
joignit l'ennemi, et on le repoussa vers les pentes abruptes qui
terminaient le terrain en une espèce de chute du côté de la Narew et
de Pultusk. On marchait avec ardeur, et on allait précipiter du
plateau dans la rivière les troupes russes du général Bagowout,
lorsque le général en chef Benningsen, envoyant en toute hâte une
partie de sa réserve au secours du général Bagowout, fit aborder en
flanc la brigade Claparède, qui formait la tête de notre attaque.
Lannes, qui était au plus fort de la mêlée, répondit à cette
manoeuvre, en reportant de son centre vers sa droite la brigade
Vedel, composée, comme nous venons de le dire, du 64e et du premier
bataillon du 88e. Il prit lui-même en flanc les Russes venus au
secours du général Bagowout, et, les poussant les uns sur les autres
vers la Narew, il aurait terminé la lutte sur ce point, et peut-être
la bataille, si, au milieu d'une bourrasque de neige, le bataillon du
88e surpris par la cavalerie russe avant d'avoir pu se former en
carré, n'avait été rompu et renversé. Mais ce brave bataillon, rallié
sur-le-champ par un de ces officiers dont le danger fait ressortir le
caractère, le nommé Voisin, se releva immédiatement, et, profitant à
son tour des embarras de la cavalerie russe, tua à coups de baïonnette
ces cavaliers plongés comme nos fantassins dans une mer de boue.

Ainsi, à la droite et au centre, le combat, quoique moins décisif
qu'il n'aurait pu l'être, tourna néanmoins à l'avantage des Français,
qui laissèrent les Russes acculés à l'extrémité du plateau, et exposés
à une chute dangereuse vers la ville et la rivière. À gauche, notre
troisième colonne, composée du 34e de ligne, du second bataillon du
88e, et des dragons du général Becker, avait à disputer à l'ennemi le
bouquet de bois auquel s'appuyait le centre des Russes. Le 34e, dirigé
par le général Reille, et accueilli par des batteries démasquées à
l'improviste, eut cruellement à souffrir. Il enleva le bois cependant,
secondé par les charges des dragons du général Becker. Mais quelques
bataillons du général Barklay de Tolly le reprirent. Les Français s'en
rendirent maîtres de nouveau, et soutinrent pendant trois heures un
combat acharné et inégal. Enfin sur ce point comme sur les autres,
les Russes, obligés de plier, furent réduits à s'adosser de plus près
à la ville. Lannes, débarrassé du combat à droite, s'était porté à
gauche, pour encourager ses troupes de sa présence. Si dans ce moment
il eût été moins incertain de ce qui se passait ailleurs, et plus
assuré d'être soutenu, il aurait pu faire agir la division Gazan, et
alors c'en était fait des Russes, qui auraient été précipités sur le
revers du terrain, et noyés dans la Narew. Mais Lannes voyait par delà
sa gauche, et à l'extrême droite des Russes, la division Tolstoy,
bordant le ravin de Moczyn, et formant un crochet en arrière pour
couvrir l'extrémité de la position. Il crut plus sage de ne pas
engager toutes ses troupes, et, par son ordre, la brave division Gazan
resta immobile à la lisière de la forêt, essuyant à trois cents pas
les boulets de l'ennemi, mais rendant le service de contenir les
Russes, et de les empêcher eux aussi de combattre avec toutes leurs
forces.

La journée s'achevait lorsque la division Gudin arriva enfin sur notre
gauche, cachée par des bois à notre armée, mais aperçue par les
Cosaques, qui en avertirent aussitôt le général Benningsen. De toute
son artillerie, la division Gudin n'amenait que deux pièces,
péniblement traînées jusqu'au lieu du combat. Elle donna contre
l'extrême droite des Russes, et sur la pointe de l'angle que
présentait leur ligne repliée. Le général Daultanne, qui ce jour-là
commandait la division Gudin, après quelques volées de canon, se forma
en échelons par sa gauche, et marcha résolûment à l'ennemi, en
prévenant le maréchal Lannes de son entrée en action. Son attaque
obtint un effet décisif, et força les Russes à se replier. Mais cette
division, déjà séparée par des bois du corps de Lannes, agrandit en
s'avançant l'intervalle qui l'en séparait. Une rafale de vent qui
portait la pluie et la neige au visage de nos soldats, soufflait en
cet instant. Les Russes, par une superstition de peuple du Nord, qui
leur fait voir dans la tempête un augure favorable, coururent en
avant, avec des cris sauvages. Ils se jetèrent dans l'intervalle
laissé entre la division Gudin et le corps de Lannes, ramenèrent l'une
et débordèrent l'autre. Leur cavalerie se précipita dans la trouée,
mais le 34e, du côté de la division Suchet, le 85e du côté de la
division Gudin, se formèrent en carré, et arrêtèrent tout court cette
charge, qui était plutôt de la part des Russes une démonstration pour
couvrir leur retraite, qu'une attaque sérieuse.

Les Français avaient donc sur tous les points conquis le terrain qui
domine Pultusk, et il ne leur restait plus qu'un dernier effort à
faire pour précipiter les Russes dans la Narew, lorsque le général
Benningsen, profitant de la nuit, déroba son armée, en la faisant
passer par les ponts de Pultusk. Tandis qu'il donnait ses ordres de
retraite, Lannes plein d'ardeur, rassuré par l'arrivée de la division
Gudin, délibérait s'il fallait livrer immédiatement la seconde
attaque, ou la remettre au lendemain. L'heure avancée, la difficulté
de communiquer dans ce chaos de boue, de pluie, d'obscurité,
décidèrent la remise du combat. Le lendemain la brusque retraite des
Russes enleva aux Français le prix mérité de leur lutte audacieuse et
opiniâtre.

[En marge: Résultats de la bataille de Pultusk.]

Ce combat acharné, où 18 mille hommes avaient été pendant toute une
journée en présence de 43 mille, pouvait certainement être appelé une
victoire. Grâce à leur petit nombre, à la supériorité de leur
tactique, les Français avaient à peine perdu 1,500 hommes tués ou
blessés. (Nous parlons d'après des états authentiques.) La perte des
Russes, au contraire, s'élevait en morts ou blessés, à plus de 3 mille
hommes. Ils nous laissèrent 2 mille prisonniers, et une immense
quantité d'artillerie.

[En marge: Récit de cette bataille par le général Benningsen.]

Cependant le général Benningsen, rentré dans Pultusk, écrivit à son
souverain qu'il venait de remporter une victoire signalée sur
l'empereur Napoléon, commandant en personne trois corps d'armée, ceux
des maréchaux Davout, Lannes et Suchet, plus la cavalerie du prince
Murat. Or, il n'y avait pas, comme on a pu le voir, de corps d'armée
du maréchal Suchet, puisque le général Suchet commandait simplement
une division du maréchal Lannes; il y avait sur le terrain de Pultusk
deux divisions du maréchal Lannes, une seule du maréchal Davout, pas
de cavalerie du prince Murat, et encore moins d'empereur Napoléon
commandant en personne.

On a souvent parlé des bulletins menteurs de l'Empire, plus vrais
cependant qu'aucune des publications européennes de cette époque; mais
que faut-il penser d'une telle manière de raconter ses propres actes?
Les Russes assurément étaient assez braves pour être véridiques.

[En marge: Combat de Golymin.]

Dans cette même journée du 26, les deux divisions restées au maréchal
Davout, ainsi que les deux divisions composant le corps du maréchal
Augereau, arrivaient en face de Golymin. Ce village était entouré
d'une ceinture de bois et de marécages, entremêlée de quelques
hameaux, derrière laquelle les Russes étaient établis, avec une forte
réserve au village même de Golymin. (Voir la carte nº 39.)

Le maréchal Davout débouchant par la droite, c'est-à-dire par la route
de Pultusk, fit attaquer les bois qui formaient de son côté l'obstacle
à vaincre, pour pénétrer dans Golymin. Le maréchal Augereau débouchant
par la gauche, c'est-à-dire par la route de Lopaczym, avait à
traverser des marécages, semés de quelques bouquets de bois, et au
milieu de ces marécages un village à emporter, celui de Ruskovo, par
où passait la seule route praticable. La brave infanterie du maréchal
Davout repoussa, non sans perte, l'infanterie russe des corps détachés
de Saken et de Gallitzin. Après une vive fusillade, elle la joignit à
la baïonnette, et la contraignit par des combats corps à corps, à lui
abandonner les bois auxquels elle s'appuyait. À la droite de ces bois
si disputés, le maréchal Davout forçait la route de Pultusk à Golymin,
et lançait sur les Russes une partie de la réserve de cavalerie,
confiée à Rapp, l'un de ces aides-de-camp intrépides que Napoléon
tenait sous sa main pour les employer dans des occasions difficiles.
Rapp culbuta l'infanterie russe, tourna les bois, et fit ainsi tomber
l'obstacle qui couvrait Golymin. Mais exposé à un feu des plus vifs,
il eut le bras cassé. À gauche Augereau franchissant les marécages,
malgré les forces ennemies placées sur ce point, enleva le village de
Ruskovo, et marcha de son côté sur Golymin, but commun de nos
attaques concentriques. On y pénétra ainsi vers la fin du jour, et on
s'en rendit maître, après un engagement des plus chauds avec la
réserve de la division Doctorow. Comme à Pultusk on recueillit
beaucoup d'artillerie, quelques prisonniers, et on joncha la terre de
cadavres russes. En combattant contre eux on prenait moins d'ennemis,
mais on en tuait davantage.

[En marge: Combat de Soldau.]

Dans cette journée du 26, nos colonnes étaient partout aux prises avec
les colonnes russes, sur un espace de vingt-cinq lieues. Par un effet
du hasard, impossible à prévenir quand les communications sont
difficiles, tandis que Lannes avait trouvé devant lui deux ou trois
fois plus de Russes qu'il n'avait de Français, les autres corps
rencontraient à peine leur équivalent, comme les maréchaux Augereau et
Davout à Golymin, ou aucun ennemi à combattre, comme le maréchal Soult
dans sa marche sur Ciechanow, et le maréchal Bernadotte dans sa marche
sur Biezun. Toutefois le maréchal Bessières, servant d'éclaireur à
notre aile gauche avec la seconde réserve de cavalerie, avait joint
les Prussiens à Biezun, et leur avait fait un bon nombre de
prisonniers. Le maréchal Ney, qui formait l'extrême gauche de l'armée,
avait marché de Strasbourg à Soldau et Mlawa, poussant devant lui le
corps de Lestocq. Arrivé le 26 à Soldau, au moment même où Lannes
combattait à Pultusk, où les maréchaux Davout et Augereau combattaient
à Golymin, il avait dirigé la division Marchand sur Mlawa, afin de
tourner la position de Soldau, précaution nécessaire, car on pouvait
y trouver d'insurmontables difficultés. En effet, le bourg de Soldau
était situé au milieu d'un marais impraticable, qu'on ne traversait
que par une seule chaussée, longue de sept à huit cents toises,
reposant tantôt sur le sol, tantôt sur des ponts que l'ennemi avait eu
soin de couper. (Voir la carte nº 39.) Six mille Prussiens avec du
canon gardaient cette chaussée. Une première batterie l'enfilait dans
sa longueur; une seconde, établie sur un point bien choisi dans le
marais, la battait en écharpe. Ney avec le 69e et le 76e, y marcha
impétueusement. On jeta des madriers sur les coupures des ponts, on
enleva les batteries au pas de course; on culbuta à la baïonnette
l'infanterie qui était rangée en colonne sur la chaussée, et on entra
pêle-mêle avec les fuyards dans le bourg de Soldau. Là une action des
plus vives s'engagea avec les Prussiens. Il fallut leur enlever Soldau
maison par maison. Nous n'y parvînmes qu'après des efforts inouïs, et
à la chute du jour. Mais à ce moment le brave général Lestocq,
ralliant ses colonnes en arrière de Soldau, fit jurer à ses soldats de
reprendre le poste perdu. Les Prussiens, traités par les Russes depuis
Iéna comme les Autrichiens l'avaient été depuis Ulm, voulaient venger
leur honneur, et prouver qu'ils n'étaient inférieurs à personne en
bravoure: ils tinrent parole. Quatre fois, depuis sept heures du soir
jusqu'à minuit, ils attaquèrent Soldau à la baïonnette, et quatre fois
ils furent repoussés. Leur courage avait toute la violence du
désespoir. Ils finirent cependant par se retirer, après une perte
immense en morts, blessés et prisonniers.

Ainsi dans cette journée, sur un espace de vingt-cinq lieues, depuis
Pultusk jusqu'à Soldau, on s'était battu avec acharnement, et les
Russes, défaits partout où ils avaient essayé de nous résister, ne
s'étaient sauvés qu'en abandonnant leur artillerie et leurs bagages.
Leur armée se trouvait affaiblie de près de 20 mille hommes sur 115
mille. Beaucoup d'entre eux étaient hors de combat ou prisonniers. Un
grand nombre d'origine polonaise avaient déserté. Nous avions
recueilli plus de 80 pièces de canon de gros calibre, et une quantité
considérable de bagages. Nous n'avions perdu ni un prisonnier, ni un
déserteur, mais le feu de l'ennemi nous avait enlevé 4 à 5 mille
hommes, en morts ou blessés.

[En marge: Résultat des opérations de Napoléon entre la Vistule et la
Narew.]

Le projet de Napoléon, tendant à séparer les Russes de la mer, et à
les jeter par un mouvement de conversion de l'Ukra sur la Narew, du
riche littoral de la vieille Prusse dans l'intérieur boisé,
marécageux, inculte de la Pologne, avait réussi sur tous les points,
bien que sur aucun il n'eût amené l'une de ces grandes batailles qui
marquaient toujours d'un signe éclatant les savantes manoeuvres de cet
immortel capitaine. L'action héroïque de Lannes à Pultusk était pour
les Russes une défaite, mais une défaite sans désastre, ce qui était
aussi nouveau pour eux que pour nous. Cependant si on avait eu la
faculté de marcher le lendemain et le surlendemain, les Russes
auraient été obligés de nous livrer les trophées qu'ils ne pouvaient
pas long-temps disputer à notre bravoure et à notre habileté. Jetés au
delà de l'Ukra, de l'Orezyc, de la Narew, dans une forêt impénétrable,
de plus de quinze ou vingt lieues d'étendue, comprise entre Pultusk,
Ostrolenka, Ortelsbourg, leur destruction complète eût été l'effet
inévitable des profondes combinaisons de Napoléon, et des combinaisons
nulles ou malheureuses de leurs généraux.

Mais il était impossible de faire un pas sans tomber dans des embarras
inextricables. Des hommes restaient ensevelis jusqu'à la ceinture dans
ces boues affreuses, et n'en sortaient que lorsqu'on venait les en
arracher. Beaucoup y avaient expiré faute d'être secourus.

[En marge: L'état des routes décide Napoléon à s'arrêter, et à prendre
ses quartiers d'hiver sur la Vistule.]

Napoléon, dont les plans n'avaient jamais été mieux conçus, dont les
soldats n'avaient jamais été plus braves, fut obligé de s'arrêter,
après avoir encore fait deux ou trois marches en avant, pour bien
s'assurer de la déroute des Russes et de leur fuite vers la Prégel.
Une grande perte en hommes et en canons causée à l'ennemi, des
quartiers d'hiver assurés au centre de la Pologne, terminaient
dignement cette campagne extraordinaire, commencée sur le Rhin, finie
sur la Vistule. L'état du ciel et du sol expliquait assez pourquoi les
résultats obtenus dans ces derniers jours n'avaient eu ni la grandeur,
ni la soudaineté auxquelles Napoléon avait habitué le monde. Sans
doute les Russes, surpris de n'avoir pas succombé aussi vite que les
Prussiens à Iéna, les Autrichiens à Ulm, et eux-mêmes à Austerlitz,
allaient s'enorgueillir d'une défaite moins prompte que de coutume, et
débiter des fables sur leurs prétendus succès: il fallait bien s'y
résigner. Ils n'eussent pas été plus heureux cette fois qu'à
Austerlitz, si comme à Austerlitz on avait trouvé des lacs gelés au
lieu de boues impraticables. Mais la saison, tout à fait
inaccoutumée, qui au lieu d'un sol glacé donnait un sol fangeux, les
avait sauvés d'un désastre. C'était un caprice de la fortune, qui
avait trop favorisé Napoléon jusqu'ici pour qu'il ne lui pardonnât pas
cette légère inconstance. Seulement il aurait fallu qu'il y pensât, et
qu'il apprît à la connaître. Au surplus ses soldats campés sur la
Vistule, ses aigles plantées dans Varsovie, étaient un spectacle assez
extraordinaire pour qu'il fût satisfait, pour que l'Europe restât
paisible, l'Autriche effrayée et contenue, la France confiante.

Il séjourna deux ou trois jours à Golymin, dans l'intention d'y
procurer à son armée un peu de repos, et le 1er janvier 1807 il revint
à Varsovie, afin d'y arrêter l'établissement de ses quartiers d'hiver.

[En marge: Janv. 1807.]

[En marge: Emplacement choisi par Napoléon pour ses quartiers
d'hiver.]

Si on veut bien apprécier l'emplacement dont il fit choix pour
cantonner ses troupes, il faut se retracer la forme des lieux au delà
de la Vistule. (Voir les cartes n{os} 37 et 38.) Cette suite de lacs,
dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et qui séparent ici la
vieille Prusse de la Pologne, le pays allemand du pays slave, la
région maritime et riche de la région intérieure et pauvre, versent la
plus grande partie de leurs eaux en dedans du pays, par une suite de
rivières, telles que l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, lesquelles se jettent
dans la Narew, et par la Narew dans la Vistule. Et tandis que, par
l'Omulew, l'Orezyc et l'Ukra, la Narew reçoit les eaux des lacs qui
n'ont pu se rendre à la mer, et qui descendent de l'ouest, elle reçoit
par le Bug les eaux qui descendent de l'est et du centre de la
Pologne. Elle se confond avec le Bug à Sierock, et grossie de tous
ces affluents, elle les porte en un seul lit à la Vistule, qu'elle
rejoint à Modlin.

La Narew présente donc un tronc commun qui s'appuie à la Vistule et
autour duquel le Bug, à droite, l'Ukra, l'Orezyc, l'Omulew, à gauche,
viennent se rattacher comme autant de ramifications. C'est entre ces
ramifications diverses, et en s'appuyant au tronc principal, vers
Sierock et Modlin, que Napoléon distribua ses corps d'armée.

[En marge: Quartier du maréchal Lannes.]

[En marge: Quartiers du maréchal Davout.]

[En marge: Quartiers du maréchal Soult.]

[En marge: Quartiers du maréchal Augereau.]

[En marge: Quartiers du maréchal Ney.]

[En marge: Quartiers du maréchal Bernadotte.]

Il fit cantonner Lannes entre la Vistule, la Narew et le Bug, dans
l'angle formé par ces cours d'eau, gardant à la fois Varsovie par la
division Suchet, Jablona, le pont d'Okunin et Sierock, par la division
Gazan. Le quartier général de Lannes était à Sierock, confluent du Bug
et de la Narew. Le corps du maréchal Davout dut cantonner dans l'angle
décrit par le Bug et la Narew, son quartier général se tenant à
Pultusk, ses postes s'étendant jusqu'à Brok sur le Bug, jusqu'à
Ostrolenka sur la Narew. Le corps du maréchal Soult fut établi
derrière l'Orezyc, ayant son quartier général à Golymin, réunissant à
son corps d'armée la réserve de cavalerie, et ayant ainsi le moyen de
couvrir la vaste étendue de son front par les nombreux escadrons mis à
sa disposition. Le corps du maréchal Augereau fut logé à Plonsk,
derrière le maréchal Soult, occupant l'angle ouvert entre la Vistule
et l'Ukra, son quartier général à Plonsk. Le corps du maréchal Ney fut
placé à l'extrême gauche d'Augereau, vers Mlawa, à l'origine de
l'Orezyc et de l'Ukra, près des lacs, protégeant le flanc des quatre
corps d'armée qui rayonnaient autour de Varsovie, et se liant avec le
corps du maréchal Bernadotte, qui défendait la basse Vistule.
Celui-ci, cantonné tout près de la mer, en avant de Graudenz et
d'Elbing, avait mission de garder la basse Vistule, et de couvrir le
siége de Dantzig, qu'il était indispensable d'exécuter, pour assurer
la position de l'armée. Ce siége d'ailleurs était destiné à former
l'entr'acte de la campagne qui venait de finir et de la campagne qui
allait s'ouvrir au printemps.

[En marge: Instructions données à chaque corps, en cas d'attaque de la
part de l'ennemi.]

À la première apparition de l'ennemi, chaque corps avait ordre de se
concentrer, celui du maréchal Lannes à Sierock, celui du maréchal
Davout à Pultusk, celui du maréchal Soult à Golymin, celui du maréchal
Augereau à Plonsk, celui du maréchal Ney à Mlawa, celui du maréchal
Bernadotte entre Graudenz et Elbing vers Osterode, les quatre premiers
chargés de défendre Varsovie, le cinquième chargé de lier les
quartiers de la Narew à ceux du littoral, le dernier chargé de
protéger la basse Vistule et le siége de Dantzig.

[En marge: Précautions pour la nourriture et le logement des troupes.]

À cette habile disposition des cantonnements se joignirent des
précautions d'une admirable prévoyance. Les soldats n'ayant cessé de
bivouaquer depuis le commencement de la campagne, c'est-à-dire depuis
le mois d'octobre précédent, devaient enfin se loger dans les
villages, et y vivre, mais de manière à pouvoir toujours se trouver
réunis au premier péril. La cavalerie légère, la cavalerie de ligne,
la grosse cavalerie, rangées les unes derrière les autres, et appuyées
de quelques détachements d'infanterie légère, formaient un rideau en
avant des cantonnements, pour écarter les Cosaques et empêcher les
surprises, au moyen de reconnaissances fréquentes. Les troupes vouées
à ce service fort dur, surtout en hiver, étaient abritées sous des
cabanes dont le bois, si abondant en Pologne, fournissait les
matériaux.

Ordre était donné de fouiller les campagnes pour y découvrir les blés,
les pommes de terre, cachés sous terre par les habitants en fuite, de
réunir les bestiaux dispersés, et de créer, avec ce qu'on
recueillerait, des magasins, lesquels établis auprès de chaque corps,
et régulièrement administrés, seraient ainsi garantis de tout
gaspillage. Les corps qui n'étaient pas avantageusement placés sous le
rapport des ressources alimentaires, devaient recevoir de Varsovie des
suppléments en grains, fourrages et viande. Ce qu'on avait à leur
envoyer, embarqué sur la Vistule, devait descendre le fleuve jusqu'au
point le plus rapproché de chaque corps, y être débarqué ensuite, et
transporté par les équipages de l'armée ou par des charrois organisés
dans le pays. Napoléon avait ordonné de solder en argent tous les
services, soit à cause des Polonais, qu'il voulait ménager, soit à
cause des habitants, qu'il espérait ramener par l'attrait du gain.

Il faut remarquer que chaque corps, tout en étant cantonné de manière
à pouvoir se porter rapidement au lieu du danger, avait une base sur
la Vistule ou sur la Narew, afin d'utiliser les transports par eau.
Ainsi le maréchal Lannes avait à Varsovie, le maréchal Davout à
Pultusk, le maréchal Augereau à Wyszogrod, le maréchal Soult à Plock,
le maréchal Ney à Thorn, le maréchal Bernadotte à Marienbourg et
Elbing, une base sur cette vaste ligne de navigation. C'est sur ces
divers points que devaient se trouver leurs dépôts, leurs hôpitaux,
leurs manutentions de vivres, leurs ateliers de réparation, parce que
c'est là que pouvaient parvenir avec plus de facilité toutes les
matières nécessaires à ces établissements.

On ne voit, dans les récits ordinaires de guerre, que les armées
formées et prêtes à entrer en action; on n'imagine pas ce qu'il en
coûte d'efforts pour faire arriver à son poste l'homme armé, équipé,
nourri, instruit, et enfin guéri, s'il a été blessé ou malade. Toutes
ces difficultés s'accroissent à mesure qu'on change de climat ou qu'on
s'éloigne du point de départ. La plupart des généraux ou des
gouvernements négligent cette espèce de soins, et leurs armées fondent
à vue d'oeil. Ceux qui s'y appliquent avec constance et habileté
réussissent seuls à conserver leurs troupes nombreuses et bien
disposées. L'opération que nous décrivons est le plus admirable
exemple de ce genre de difficultés, complétement vaincues et
surmontées.

Napoléon voulut qu'après avoir choisi les lieux propres à chaque
cantonnement, et réuni les denrées nécessaires, ou amené de Varsovie
celles qui manquaient, on construisît des fours, on réparât les
moulins détruits. Il exigea que lorsqu'on aurait assuré l'alimentation
régulière des troupes, et qu'on serait parvenu à dépasser, dans la
confection des vivres, la quantité indispensable à la consommation
journalière, on formât un approvisionnement de réserve, en pain,
biscuit, spiritueux, non pas au lieu où était fixé le dépôt, mais au
lieu où était fixé le rassemblement de chaque corps d'armée, en cas
d'attaque. On devine sans doute son motif: il désirait que, si une
apparition subite de l'ennemi obligeait à prendre les armes, chaque
corps eût de quoi vivre pendant sept ou huit jours de marche. Il ne
lui fallait pas, en général, plus de temps pour accomplir une grande
opération, et décider une campagne.

Avec l'argent des contributions perçues en Prusse, qu'on réunissait
d'abord sur l'Oder, et qu'on transportait ensuite sur la Vistule au
moyen des voitures de l'artillerie, il fit fournir le prêt exactement,
et, de plus, il accorda des secours extraordinaires aux _masses_ des
régiments. On entend par _masses_ les portions de la solde mises en
commun, pour nourrir, vêtir, chauffer le soldat. C'était une manière
d'ajouter à l'entretien des troupes, proportionnément à la difficulté
de vivre, ou à la consommation plus rapide des objets d'équipement.

[En marge: État de la température pendant cette campagne d'hiver.]

Les premiers jours de cet établissement, au milieu des marécages et
des forêts de la Pologne, et durant les rigueurs de l'hiver, furent
pénibles. Si le froid eût été vif, le soldat, chauffé aux dépens des
forêts de la Pologne, eût moins souffert de la gelée que de cette
humidité pénétrante, qui détrempait le sol, rendait les arrivages
presque impossibles, les fatigues du service plus grandes, attristait
les yeux, amollissait les corps, abattait les courages. On ne pouvait
pas, dans ce pays, avoir un plus mauvais hiver qu'un hiver pluvieux.
La température variait sans cesse de la gelée au dégel, n'atteignant
jamais plus d'un ou deux degrés de froid, et retombant bientôt vers
la température humide et molle de l'automne. Aussi désirait-on le
froid, comme dans les beaux climats on désire le soleil et la verdure
du printemps.

[En marge: Après quelques jours, les cantonnements commencent à se
former.]

Cependant, après quelques jours la situation devint meilleure. Les
corps se logèrent dans les villages abandonnés; les avant-gardes se
construisirent des cabanes avec des branches de sapin. On trouva
beaucoup de pommes de terre et assez de viande sur pied. Mais on était
fatigué de pommes de terre, on soupirait après du pain. Peu à peu on
découvrit dans les bois des grains cachés, et on les réunit en
magasins. On en reçut aussi, par la Vistule et la Narew, de ceux que
l'industrie des juifs faisait descendre à Varsovie, à travers les
cordons militaires de l'Autriche. Une adroite corruption, pratiquée
par ces habiles commerçants, avait endormi la vigilance des gardiens
de la frontière autrichienne. Les fournitures bien payées, ou en sels
pris dans les magasins prussiens, ou en argent comptant, s'exécutaient
avec assez d'exactitude. Les fours, les moulins détruits se
rétablissaient. Les magasins de réserve commençaient à s'organiser.
Les vins nécessaires à la santé du soldat et à sa bonne humeur, tirés
de toutes les villes du Nord, où le commerce les amène en abondance,
et transportés par l'Oder, la Warta, la Netze, jusqu'à la Vistule,
arrivaient aussi, quoique avec plus de difficulté. Tous les corps, à
la vérité, ne jouissaient pas des mêmes avantages. Ceux des maréchaux
Davout et Soult, plus avancés vers la région boisée, et loin de la
navigation de la Vistule, étaient les plus exposés aux privations. Les
corps des maréchaux Lannes et Augereau, établis plus près du grand
fleuve de la Pologne, avaient moins à souffrir. L'infatigable Ney
s'était ouvert une source d'abondance par son industrie et sa
hardiesse. Il était fort rapproché du pays allemand, qui est
extrêmement riche, et de plus il s'était aventuré jusqu'aux bords de
la Prégel. Il y faisait des expéditions hardies, mettant ses soldats
en traîneau dès qu'il gelait, et maraudant jusqu'aux portes de
Koenigsberg, qu'il faillit même une fois surprendre et enlever.

Le corps de Bernadotte était très-bien placé pour vivre, sur la basse
Vistule. Mais le voisinage des garnisons prussiennes de Graudenz,
Dantzig, Elbing, l'incommodait fort, et l'empêchait de jouir autant
qu'il l'aurait pu des ressources du pays.

Après plusieurs rencontres avec les Cosaques, on les avait obligés à
laisser les cantonnements tranquilles. On s'était aperçu que la
cavalerie légère suffisait pour se garder, et que la grosse cavalerie
souffrait beaucoup dans les cantonnements avancés. Aussi Napoléon,
éclairé par une expérience de quelques jours, fit un changement à ses
dispositions. Il ramena la grosse cavalerie vers la Vistule. Les
cuirassiers du général d'Hautpoul furent cantonnés autour de Thorn;
les dragons de toutes les divisions depuis Thorn jusqu'à Varsovie; les
cuirassiers du général Nansouty, en arrière de la Vistule, entre la
Vistule et la Pilica. La cavalerie légère, renforcée de quelques
brigades de dragons, resta aux avant-postes; mais elle vint
alternativement, deux régiments par deux régiments, se refaire sur la
Vistule, où les fourrages abondaient. La division Gudin du corps de
Davout, la plus maltraitée de toute l'armée, car elle avait pris part
aux deux plus rudes actions de la guerre, Awerstaedt et Pultusk, fut
envoyée à Varsovie, pour s'y dédommager de ses fatigues et de ses
combats.

Assurément, l'armée n'était pas, dans le fond de la Pologne, aussi
bien entretenue qu'au camp de Boulogne, où tous les moyens de la
France, et deux années de temps, avaient été consacrés à pourvoir à
ses besoins. Mais elle avait le nécessaire, et quelquefois davantage.
Napoléon, répondant au ministre Fouché, qui lui faisait part des
bruits répandus par les malveillants sur les souffrances de nos
soldats, lui écrivait:

«Il est vrai que les magasins de Varsovie n'étant pas grandement
approvisionnés, et l'impossibilité d'y réunir en peu de temps une
grande quantité de grains, ont rendu les vivres rares; mais il est
aussi absurde de penser qu'on puisse manquer de blé, de vin, de
viande, de pommes de terre en Pologne, qu'il l'était de dire qu'on en
manquait en Égypte.

»J'ai à Varsovie une manutention qui me donne 100,000 rations de
biscuit par jour; j'en ai une à Thorn; j'ai des magasins à Posen, à
Lowicz, sur toute la ligne; j'ai de quoi nourrir l'armée pendant plus
d'un an. Vous devez vous souvenir que lors de l'expédition d'Égypte,
des lettres de l'armée disaient qu'on y mourait de faim. Faites écrire
des articles dans ce sens. Il est tout simple qu'on ait pu manquer de
quelque chose au moment où l'on poussait les Russes de Varsovie; mais
les productions du pays sont telles qu'il ne peut y avoir de
craintes...» (Varsovie, 18 janvier 1807.)

[En marge: Organisation de vastes hôpitaux entre la Vistule et
l'Oder.]

Il y avait cependant un assez grand nombre de malades, plus même que
de coutume dans cette vaillante armée. Ils étaient atteints de fièvres
et de douleurs, par suite des bivouacs continuels, sous un ciel froid,
sur une terre humide. Il était facile d'en juger par ce qui arrivait
aux chefs eux-mêmes. Plusieurs des maréchaux, ceux en particulier
qu'on appelait les _Italiens_ et les _Égyptiens_, parce qu'ils avaient
servi en Italie et en Égypte, se trouvaient gravement indisposés.
Murat n'avait pu prendre part aux dernières opérations sur la Narew.
Augereau, souffrant d'un rhumatisme, était obligé de se soustraire au
contact d'un air froid et humide. Lannes, tombé malade à Varsovie,
avait été obligé de se séparer du cinquième corps, qu'il ne pouvait
plus commander.

Napoléon couronna les soins donnés à ses soldats par des soins non
moins empressés pour ses malades et ses blessés. Il avait fait
préparer six mille lits à Varsovie; il en fit disposer un nombre tout
aussi considérable à Thorn, à Posen et sur les derrières, entre la
Vistule et l'Oder. On avait saisi à Berlin de la laine provenant des
domaines de la couronne, de la toile à tente; on en fit des matelas
pour les hôpitaux. Ayant à sa disposition la Silésie, que le prince
Jérôme avait occupée, et qui abonde en toiles de toute espèce,
Napoléon ordonna d'en acheter une grande quantité, et de la convertir
en chemises. Il confia spécialement la direction des hôpitaux à M.
Daru, et prescrivit une organisation toute particulière pour ces
établissements. Il décida qu'il y aurait dans chaque hôpital un
infirmier en chef, toujours pourvu d'argent comptant, chargé, sous sa
responsabilité, de procurer aux malades ce dont ils auraient besoin,
et surveillé par un prêtre catholique. Ce prêtre, en même temps qu'il
exerçait le ministère spirituel, devait exercer aussi une sorte de
vigilance paternelle, rendre des comptes à l'Empereur, et lui signaler
la moindre négligence envers les malades, dont il était ainsi
constitué le protecteur. Napoléon avait voulu que ce prêtre eût un
traitement, et que chaque hôpital devînt en quelque sorte une cure
ambulante, à la suite de l'armée.

Tels étaient les soins infinis auxquels se livrait ce grand capitaine,
que la haine des partis a représenté, le jour de sa chute, comme un
conquérant barbare, poussant les hommes à la boucherie, sans
s'inquiéter de les nourrir quand il les avait fait marcher, de les
guérir quand il les avait fait mutiler, et ne se souciant pas plus
d'eux que des animaux qui traînaient ses canons et ses bagages.

[En marge: Ouvrages de fortification sur la Vistule et la Narew.]

Après s'être occupé des hommes avec un zèle qui n'en est pas moins
noble pour être intéressé, car il ne manque pas de généraux, de
souverains, qui laissent mourir de misère les soldats instruments de
leur puissance et de leur gloire, Napoléon donna son attention aux
ouvrages entrepris sur la Vistule, et à l'exacte arrivée de ses
renforts, de manière qu'au printemps son armée pût se présenter à
l'ennemi plus formidable que jamais. Il avait ordonné, comme on l'a
vu, des ouvrages à Praga, voulant que Varsovie pût se soutenir seule,
avec une simple garnison, dans le cas où il se porterait en avant.
Après avoir tout examiné de ses yeux, il résolut la construction de
huit redoutes, fermées à la gorge, avec escarpe et contrescarpe
revêtues en bois (genre de revêtement dont le siége de Dantzig fit
bientôt apprécier la valeur), et enveloppant dans leur ensemble le
vaste faubourg de Praga. Il voulut y ajouter un ouvrage, qui, placé en
arrière de ces huit redoutes, et en avant du pont de bateaux qui liait
Varsovie avec Praga, servît à la fois de réduit à cette espèce de
place forte, et de tête de pont au pont de Varsovie. Il commanda à
Okunin, où étaient jetés les ponts sur la Narew et sur l'Ukra, un
ensemble d'ouvrages pour les couvrir, et en garantir la possession
exclusive à l'armée française. Même chose fut prescrite au pont de
Modlin, qu'on avait jeté au confluent de la Vistule et de la Narew, en
se servant d'une île pour y asseoir les moyens de passage, et pour y
construire un ouvrage défensif de la plus grande force. Ainsi, entre
les trois points de Varsovie, d'Okunin et de Modlin (voir la carte nº
38), où venaient se croiser tant et de si vastes cours d'eau, Napoléon
s'assura tous les passages à lui-même, et les interdit tous aux
Russes, de manière que ces grands obstacles naturels, convertis en
facilités pour lui, en difficultés insurmontables pour l'ennemi,
devinssent dans ses mains de puissants moyens de manoeuvre, et pussent
surtout être livrés à eux-mêmes, si le besoin de la guerre obligeait à
s'élever au nord, plus qu'on ne l'avait fait encore. Napoléon compléta
ce système par un ouvrage du même genre à Sierock, au confluent de la
Narew et du Bug. Avec les bois qui abondaient sur les lieux, avec
l'argent comptant dont on disposait, on était certain d'avoir à la
fois les matériaux et les bras pour mettre ces matériaux en oeuvre.

[En marge: Création d'un dixième corps, pour faire le siége de
Dantzig.]

Napoléon avait tiré de Paris deux régiments d'infanterie, le 15e léger
et le 58e de ligne, un régiment de fusiliers de la garde, et un
régiment de la garde municipale. Il avait encore tiré un régiment de
Brest, un de Saint-Lô, un de Boulogne. Ces sept régiments étaient en
marche, ainsi que les régiments provisoires destinés à conduire les
recrues des bataillons de dépôt aux bataillons de guerre. Deux d'entre
eux, le 15e léger et le 58e, avaient devancé les autres, et rejoint le
corps du maréchal Mortier, porté ainsi à huit régiments français,
indépendamment des régiments hollandais ou italiens qui devaient en
compléter l'effectif. Napoléon, profitant de ce renfort, qui dans le
moment dépassait les besoins du huitième corps, car jusqu'ici aucune
entreprise ne semblait menacer les rivages de la Baltique, en détacha
les 2e et 15e légers, formant 4 mille hommes de bonne infanterie
française. Il leur adjoignit les Badois, les huit bataillons polonais
levés à Posen, la légion du Nord, remplie d'anciens Polonais engagés
depuis long-temps au service de France, les quatre beaux régiments de
cuirassiers arrivés d'Italie, enfin deux des cinq régiments de
cavalerie légère qui en arrivaient également, les 19e et 23e de
chasseurs. Il composa avec ces troupes un nouveau corps d'armée auquel
il donna le titre de dixième corps, les Allemands qui étaient en
Silésie sous le prince Jérôme ayant déjà reçu le titre de neuvième.
Il confia le commandement de ce dixième corps au vieux maréchal
Lefebvre, qu'il avait amené avec lui à la grande armée, et mis
temporairement à la tête de l'infanterie de la garde. Il le chargea
d'investir Colberg, et de commencer le siége de Dantzig. Cette
dernière place avait une importance capitale, par rapport à la
position qu'elle occupait sur le théâtre de la guerre. Elle commandait
la basse Vistule, protégeait les arrivages de l'ennemi par mer, et
contenait des ressources immenses, qui devaient mettre l'armée dans
l'abondance, si on parvenait à s'en rendre maître. D'ailleurs, tant
qu'elle n'était pas prise, un mouvement offensif de l'ennemi vers la
mer, poussé au delà de la basse Vistule, pouvait nous obliger à
quitter la haute Vistule, et à rétrograder vers l'Oder. Napoléon était
donc résolu à faire du siége de Dantzig la grande opération de
l'hiver.

[En marge: Siége des places de la Silésie.]

Napoléon, consacrant ainsi la mauvaise saison à prendre les places,
voulait assiéger non-seulement celles de la basse Vistule, qui se
trouvaient à sa gauche, mais celles aussi du haut Oder, qui se
trouvaient à sa droite. Son frère Jérôme, secondé du général Vandamme,
devait, comme on l'a vu, achever la soumission de la Silésie, par
l'acquisition successive des forteresses de l'Oder. Ces forteresses,
construites avec soin par le grand Frédéric, pour rendre définitive la
précieuse conquête qui avait fait la gloire de son règne, présentaient
de graves difficultés à surmonter, non-seulement par la grandeur et la
beauté des ouvrages, mais par les garnisons qui étaient chargées de
les défendre. La reddition de Magdebourg, de Custrin, de Stettin,
avait couvert de honte les commandants qui les avaient livrées, sous
l'empire d'une démoralisation générale. Bientôt il s'était produit une
réaction dans l'armée prussienne, d'abord si profondément découragée
après Iéna. L'honneur indigné avait parlé au coeur de tous les
militaires, et ils étaient déterminés à mourir honorablement, même
sans aucun espoir de vaincre. Le roi avait menacé de châtiments
terribles les commandants qui rendraient les places confiées à leur
garde, avant d'avoir fait tout ce qui constitue, d'après les règles de
l'art, une défense honorable. Au surplus on commençait à comprendre
que les villes fortes, restées à la gauche et à la droite de Napoléon,
allaient acquérir une véritable importance, car elles étaient autant
de points d'appui qui manquaient à sa marche audacieuse, et qui
devaient seconder la résistance de ses ennemis. La résolution de les
défendre énergiquement était donc bien arrêtée chez tous les
commandants des garnisons prussiennes.

[En marge: Prise de Glogau le 2 décembre 1806.]

Le prince Jérôme n'avait auprès de lui que des Wurtembergeois et des
Bavarois, et avec ces troupes auxiliaires un seul régiment français,
le 13e de ligne, plus quelques escadrons français de cavalerie légère.
Ces auxiliaires allemands n'avaient pas encore acquis la valeur
militaire qu'ils montrèrent depuis en plus d'une occasion. Mais le
général Vandamme, commandant le neuvième corps sous le prince Jérôme,
le général Montbrun commandant la cavalerie, aidés d'un jeune
état-major français plein d'ardeur, leur inspirèrent en peu de temps
l'esprit qui animait alors notre armée, et qu'elle communiquait à
toutes les troupes en contact avec elle. Vandamme, qui n'avait jamais
dirigé de siége, et ne possédait aucune des connaissances de
l'ingénieur, mais qui suppléait à tout par un heureux instinct de la
guerre, avait entrepris de brusquer les places de la Silésie, bien
qu'il sût que les gouverneurs de ces places étaient décidés à se bien
défendre. Il voulut employer un moyen qui avait réussi à Magdebourg,
celui d'intimider les habitants, pour les pousser à se rendre malgré
les garnisons. Il commença par Glogau (voir la carte nº 37), la place
de Silésie la plus rapprochée du bas Oder et des routes militaires que
suivaient nos troupes. La garnison était peu nombreuse, et la
démoralisation régnait encore dans ses rangs. Vandamme fit mettre en
batterie plusieurs mortiers et bouches à feu de gros calibre, et,
après quelques menaces suivies d'effet, amena la place à capituler le
2 décembre. On y découvrit de grandes ressources en artillerie, et en
approvisionnements de tout genre. Vandamme remonta ensuite l'Oder, et
commença l'investissement de Breslau, située sur ce fleuve à vingt
lieues au-dessus de Glogau.

[En marge: Siége et prise de Breslau.]

C'est avec les Wurtembergeois qu'on avait enlevé Glogau. Ce n'était
pas assez pour assiéger Breslau, capitale de la Silésie, ville de 60
mille âmes, pourvue de 6 mille hommes de garnison, de nombreux et
solides ouvrages, et d'un bon commandant. Le prince Jérôme, qui avait
poussé jusqu'aux environs de Kalisch pendant que l'armée française
faisait sa première entrée en Pologne, était revenu sur l'Oder, depuis
que Napoléon, solidement établi sur la Vistule, n'avait plus besoin de
la présence du neuvième corps vers sa droite. Vandamme eut donc pour
entreprendre le siége de Breslau les Wurtembergeois, deux divisions
bavaroises, avec quelques artilleurs et ingénieurs français, plus
enfin le 13e de ligne. Exécuter le siége régulier d'une aussi vaste
place lui paraissait long et difficile. En conséquence il tâcha comme
à Glogau d'intimider la population. Il choisit dans un faubourg, celui
de Saint-Nicolas, un emplacement pour y établir des batteries
incendiaires. Un feu assez vif, dirigé sur l'intérieur de la ville,
n'obtint pas le résultat proposé, grâce à la vigueur du commandant.
Vandamme songea dès lors à une attaque plus sérieuse. Breslau avait
pour principal moyen de défense une enceinte bastionnée, bordée d'un
fossé profond, rempli des eaux de l'Oder. Mais les ingénieurs français
s'aperçurent que cette enceinte n'était pas revêtue partout, et que
sur certains points elle ne présentait qu'une escarpe en terre.
Vandamme imagina de tenter l'assaut de l'enceinte, qui, ne consistant
pas dans un mur en maçonnerie, mais dans un simple talus gazonné,
pouvait être escaladée par des soldats entreprenants. Il fallait
auparavant franchir sur des radeaux le fossé que l'Oder inondait.
Vandamme fit préparer ce qui était nécessaire pour cette entreprise
audacieuse. Malheureusement les préparatifs furent découverts par
l'ennemi, un clair de lune incommode brilla pendant la nuit de
l'exécution, et par ces diverses causes la tentative échoua. Dans
l'intervalle, le prince d'Anhalt-Pless, qui commandait la province,
ayant réuni des détachements de toutes les places, et suscité une
levée de paysans, ce qui lui avait procuré un corps de douze mille
hommes, fit espérer à la garnison un secours extérieur. Il ne pouvait
rien arriver de plus heureux aux assiégeants, que d'avoir à résoudre
en rase campagne la question de la prise de Breslau. Vandamme courut
au-devant du prince d'Anhalt avec les Bavarois et le 13e de ligne
français, le battit deux fois, le jeta dans une déroute complète, et
reparut devant la place, privée désormais de toute espérance de
secours. En même temps une forte gelée étant survenue, il résolut de
passer les fossés sur la glace, et d'escalader ensuite les ouvrages en
terre. Le commandant se voyant exposé à une prise d'assaut, danger
effrayant pour une ville riche et populeuse, consentit à parlementer,
et rendit la place le 7 janvier, après un mois de résistance, aux
conditions de Magdebourg, de Custrin et des autres forteresses de la
Prusse.

Cette conquête était non-seulement brillante, mais singulièrement
utile par les ressources qu'elle procurait à l'armée française, par
l'empire surtout qu'elle nous assurait sur la Silésie, la plus riche
province de la Prusse et l'une des plus riches de l'Europe. Napoléon
en félicita Vandamme, et après Vandamme son frère Jérôme, qui avait
montré l'intelligence d'un bon officier et le courage d'un brave
soldat.

[En marge: Prise de Brieg.]

Quelques jours après, le neuvième corps fit encore prise la conquête
de Brieg, placée au-dessus de Breslau sur l'Oder. Tout le centre de la
Silésie étant conquis, il restait à prendre Schweidnitz, Glatz,
Neisse, qui ferment les portes de la Silésie, du côté de la Bohême.
(Voir la carte nº 36.) Napoléon ordonna de les assiéger l'une après
l'autre, et se décida, en ce qui le concernait, à un acte rigoureux,
conforme d'ailleurs au droit de la guerre, c'était de les détruire.
En conséquence, il prescrivit de faire sauter les ouvrages de celles
qui étaient déjà en son pouvoir. Il avait pour agir ainsi une double
raison, l'une du moment, l'autre d'avenir. Dans le moment il ne
voulait pas disséminer ses troupes en multipliant autour de lui les
postes à garder; dans l'avenir, ne comptant plus sur la Prusse comme
sur une alliée, s'apercevant tous les jours qu'il ne fallait pas se
flatter de ramener l'Autriche, il n'avait plus rien à espérer que de
la mésintelligence qui avait toujours divisé ces deux cours. La
Silésie démantelée, du côté de l'Autriche, devait devenir pour la
Prusse un objet d'inquiétude, une occasion de dépenses, une cause
d'affaiblissement.

[En marge: Répression d'une légère insurrection en Hesse.]

Ainsi sur les derrières de l'armée, à gauche comme à droite, le
progrès visible de nos opérations attestait que l'ennemi ne pouvait
pas les troubler, puisqu'il les laissait accomplir. Seulement quelques
partisans, sortis des places de Colberg et de Dantzig, recrutés par
des prisonniers prussiens qui s'étaient échappés, infestaient les
routes. Divers détachements furent employés à les poursuivre. Un léger
accident, qui n'eut rien de grave, inspira toutefois un instant de
crainte pour la tranquillité de l'Allemagne. La Hesse, dont on venait
de détrôner le souverain, de détruire les places, de dissoudre
l'armée, était naturellement la plus mal disposée des provinces de
l'Allemagne envers les Français. Trente mille hommes licenciés,
oisifs, privés de solde et de moyens de vivre, étaient, quoique
désarmés, un levain dangereux que la prudence conseillait de ne pas
laisser dans le pays. On avait imaginé d'enrôler une partie d'entre
eux, sans dire où on les ferait servir. L'intention était de les
employer à Naples. Le secret ayant été divulgué par quelques
indiscrétions commises à Mayence, le rassemblement des enrôlés
s'insurgea, en disant qu'on voulait envoyer les Hessois périr dans les
Calabres. Le général Lagrange, qui commandait en Hesse, n'avait que
fort peu de troupes à sa disposition. Les insurgés désarmèrent un
détachement français, et menacèrent de soulever la Hesse tout entière.
Mais la prévoyance de Napoléon avait fourni d'avance les moyens de
parer à cet événement fâcheux. Des régiments provisoires partis du
Rhin, un régiment italien en marche vers le corps du maréchal Mortier,
les fusiliers de la garde tirés de Paris, et un des régiments de
chasseurs venant d'Italie, n'étaient pas loin. On les dirigea en toute
hâte vers Cassel, et l'insurrection fut immédiatement comprimée.

L'immense pays qui s'étend du Rhin à la Vistule, des montagnes de la
Bohême à la mer du Nord, était donc soumis. Les places se rendaient
l'une après l'autre à nos troupes, et nos renforts le traversaient
paisiblement, en y exerçant la police, tandis qu'ils marchaient vers
le théâtre de la guerre, pour recruter la grande armée.

[En marge: Doute passager répandu sur la situation de Napoléon en
Pologne.]

[En marge: Fausse joie à Vienne par suite des bruits mensongers
répandus sur la situation de l'armée française.]

[En marge: M. de Lucchesini, passant à Vienne, rectifie les idées de
la cour d'Autriche, et détruit sa fausse joie.]

Cependant le général russe Benningsen avait mis une telle audace à se
dire victorieux, que le roi de Prusse à Koenigsberg, l'empereur
Alexandre à Pétersbourg, avaient reçu et accepté des félicitations. Et
bien que les résultats matériels, tels que la retraite des Russes sur
la Prégel, notre tranquille établissement sur la Vistule, les siéges
entrepris et terminés sur l'Oder, dussent répondre à toutes les
forfanteries d'un ennemi qui se croyait victorieux, quand il n'avait
pas essuyé un désastre aussi complet que celui d'Austerlitz ou d'Iéna,
on affecta néanmoins de montrer une certaine joie. Cette joie éclata
surtout à Vienne, et dans le sein de la cour impériale. Empereur,
archiducs, ministres, grands seigneurs, se félicitèrent également.
Rien n'était plus naturel et plus légitime. Il n'y avait à redire
qu'au langage tenu par le cabinet de Vienne dans ses communications
les plus récentes avec Napoléon, langage qui dépassait peut-être la
limite de la dissimulation permise en pareil cas. Du reste l'erreur
qui causait la joie de nos ennemis ne fut pas de longue durée. M. de
Lucchesini, qui avait quitté la cour de Prusse en même temps que M.
d'Haugwitz, traversait alors Vienne pour se rendre à Lucques sa
patrie. Il n'avait plus d'illusions pour lui-même, il n'avait plus
d'intérêt à faire illusion aux autres, et en conséquence il dit la
vérité sur les rencontres sanglantes dont la Vistule venait d'être le
théâtre. Les boues de la Pologne avaient paralysé, disait-il, vaincus
et vainqueurs, et permis aux Russes de se soustraire à la poursuite
des Français. Mais les Russes, battus à outrance partout, n'avaient
aucune chance de tenir tête aux redoutables soldats de Napoléon. On
devait s'attendre qu'au printemps, peut-être même à la première gelée,
celui-ci ferait une irruption sur la Prégel ou le Niémen, et
terminerait la guerre par un acte éclatant. L'armée française,
ajoutait M. de Lucchesini, n'était ni démoralisée, ni privée de
ressources, ainsi qu'on le prétendait; elle vivait bien,
s'accommodait du climat humide et froid de la Pologne, tout comme elle
s'était accommodée jadis du climat sec et brûlant de l'Égypte; elle
avait enfin une foi aveugle dans le génie et la fortune de son chef.

Ces nouvelles d'un observateur calme et désintéressé abattirent les
fausses joies des Autrichiens. La cour de Vienne, tant pour rassurer
Napoléon par une démarche amicale, que pour avoir au quartier général
français un informateur exact, demanda l'autorisation d'envoyer à
Varsovie M. le baron de Vincent. Les ministres des cours étrangères,
qui avaient voulu suivre M. de Talleyrand à Berlin, quelques-uns même
à Varsovie, avaient été poliment éconduits, comme témoins incommodes
et souvent fort médisants. On consentit toutefois à recevoir M. de
Vincent, par ménagement pour l'Autriche, et pour lui fournir aussi un
moyen direct d'être instruite de la vérité, qu'on avait plutôt intérêt
à lui faire connaître qu'à lui cacher. M. de Vincent arriva vers la
fin de janvier à Varsovie.

[En marge: État de l'armée russe après la bataille de Pultusk, les
combats de Golymin et de Soldau.]

Tandis que Napoléon employait le mois de janvier 1807, soit à
consolider sa position sur la Vistule et sur l'Oder, soit à grossir
son armée de renforts venus de France et d'Italie, soit enfin à
soulever l'Orient contre la Russie, se tenant prêt à faire face à
toute attaque immédiate, mais n'y croyant guère, les Russes lui en
préparaient une, et des plus redoutables, malgré les rigueurs de la
saison. Après l'affaire de Pultusk, le général Benningsen battu, quoi
qu'il en eût dit, car on ne se retire pas en toute hâte lorsqu'on est
victorieux, avait passé la Narew, et se trouvait dans le pays de
landes, de marécages et de bois, qui s'étend entre la Narew et le Bug.
Il y avait recueilli deux divisions du général Buxhoewden, fort
inutilement laissées par celui-ci à Popowo, sur le Bug, pendant les
derniers engagements. Il remonta la Narew avec ces deux divisions et
celles de son armée qui avaient combattu à Pultusk. Dans ce même
moment, les deux demi-divisions du général Benningsen, qui n'avaient
pu le rejoindre, ralliées aux deux divisions du général Buxhoewden qui
étaient à Golymin et à Makow, restaient sur l'autre rive de la Narew,
dont les ponts venaient d'être emportés par les glaces. Les deux
portions de l'armée russe, réduites ainsi à l'impossibilité de
communiquer entre elles, remontaient les rives de la Narew, faciles à
détruire isolément, si on avait pu être informé de leur situation, et
si de plus l'état des chemins avait permis de les atteindre. Mais on
ne parvient pas à tout savoir à la guerre. Le plus habile des généraux
est celui qui, à force d'application et de sagacité, arrive à ignorer
un peu moins que de coutume les projets de l'ennemi. En toute autre
circonstance, Napoléon, avec son activité prodigieuse, avec son art de
profiter de la victoire, aurait bientôt découvert la périlleuse
situation de l'armée russe, et aurait infailliblement détruit la
portion qu'il se serait attaché à poursuivre. Mais plongé dans les
boues, privé d'artillerie et de pain, il s'était vu réduit à une
complète immobilité. Ayant mené d'ailleurs ses soldats à l'extrémité
de l'Europe, il avait considéré comme une sorte de cruauté de mettre
leur dévouement à de plus longues épreuves.

[En marge: Le général Benningsen fait prévaloir l'avis de continuer
les opérations malgré l'état du pays et de la saison.]

[En marge: Nouveau plan d'opération du général Benningsen, consistant
à agir par le littoral de la Baltique, et à venir passer la Vistule
entre Thorn et Marienbourg.]

Le général Benningsen et le général Buxhoewden tentèrent quelques
efforts pour se rejoindre, mais les ponts, plusieurs fois rétablis,
furent toujours rompus, et ils se virent obligés de remonter la Narew
lentement, vivant comme ils pouvaient, et tâchant de gagner les lieux
où une jonction deviendrait praticable. Toutefois ils réussirent à se
rencontrer personnellement, et ils eurent une entrevue à Nowogrod.
Quoique peu disposés à s'entendre, ils convinrent d'un plan, qui
n'allait à rien moins qu'à continuer les hostilités, malgré l'état du
pays et de la saison. Le général Benningsen, qui, à force de se dire
victorieux à Pultusk, avait fini par le croire, voulait absolument
reprendre l'offensive, et par son influence on décida la continuation
immédiate des opérations militaires, en suivant une marche tout autre
que celle qui avait été d'abord adoptée. Au lieu de longer la Narew et
ses affluents, et de s'adosser ainsi au pays boisé, ce qui fixait le
point d'attaque sur Varsovie, on résolut de faire un grand circuit, de
tourner par un mouvement en arrière la vaste masse des forêts, de
traverser ensuite la ligne des lacs, et de se porter vers la région
maritime par Braunsberg, Elbing, Marienbourg et Dantzig. On était
assuré de vivre en opérant de ce côté, grâce à la richesse du sol le
long du littoral. On se flattait en outre de surprendre l'extrême
gauche des cantonnements français, d'enlever peut-être le maréchal
Bernadotte, établi sur la basse Vistule, de passer facilement ce
fleuve sur lequel on avait conservé plusieurs appuis, et en se portant
au delà de Dantzig, de faire tomber d'un seul coup la position de
Napoléon en avant de Varsovie.

Si l'on jette en effet les yeux sur la ligne que décrivent la Vistule
et l'Oder pour se rendre dans la Baltique (voir la carte nº 37), on
remarquera qu'ils courent d'abord au nord-ouest, la Vistule jusqu'aux
environs de Thorn, l'Oder jusqu'aux environs de Custrin, et qu'ils se
redressent ensuite brusquement, pour couler au nord-est, formant ainsi
un coude marqué, la Vistule vers Thorn, l'Oder vers Custrin. Il
résulte de cette direction, surtout en ce qui concerne la Vistule, que
le corps russe qui passait ce fleuve entre Graudenz et Thorn, se
trouvait beaucoup plus près de Posen, base de nos opérations en
Pologne, que l'armée française campée à Varsovie. La différence était
presque de moitié. C'était donc en soi un projet bien conçu, que de
franchir la Vistule entre Thorn et Marienbourg, sauf la bonne
exécution, de laquelle dépend toujours le sort des plans les
meilleurs. Nous avons effectivement déjà démontré plus d'une fois, que
sans la précision dans les calculs de distance et de temps, sans la
promptitude dans les marches, la vigueur dans les rencontres, la
fermeté à poursuivre une pensée jusqu'à son entier accomplissement,
toute manoeuvre hardie devient aussi funeste qu'elle aurait pu être
heureuse. Et ici, en particulier, si on échouait, on était débordé par
Napoléon, séparé de Koenigsberg, acculé à la mer, et exposé à un vrai
désastre, car, pour répéter une autre vérité déjà exprimée ailleurs,
on court, dans toute grande combinaison, autant de péril qu'on en fait
courir à son adversaire.

Les deux généraux russes étaient à peine d'accord sur le plan à
suivre, qu'une résolution prise à Saint-Pétersbourg, en conséquence
des faux récits du général Benningsen, lui conférait l'ordre de
Saint-Georges, le nommait général en chef, le débarrassait de la
suprématie militaire du vieux Kamenski, et de la rivalité du général
Buxhoewden. Ces deux derniers étaient par la même résolution rappelés
de l'armée.

[En marge: Le général Benningsen fait un grand détour en arrière, pour
se porter sur le littoral de la Baltique.]

Le général Benningsen, resté seul à la tête des troupes russes,
persista naturellement dans un plan qui était le sien, et se hâta de
le mettre à exécution. Il remonta la Narew jusqu'à Tykoczyn, passa le
Bober près de Goniondz, à l'endroit même où Charles XII l'avait
franchi un siècle auparavant, et vint traverser la ligne des lacs,
près du lac Spirding, par Arys, Rhein, Rastenburg et Bischoffstein. Le
nom des lieux indique qu'il avait atteint le pays allemand,
c'est-à-dire la Prusse orientale. Le 22 janvier, un mois après les
dernières actions de Pultusk, de Golymin et de Soldau, il arrivait à
Heilsberg sur l'Alle. Ce n'est pas ainsi qu'il faut marcher pour
surprendre un ennemi vigilant. Cependant caché par cet impénétrable
rideau de forêts et de lacs qui séparait les deux armées, le mouvement
des Russes était demeuré entièrement inaperçu des Français.

À cette époque, le général Essen avait enfin amené les deux divisions
de réserve annoncées depuis long-temps; ce qui portait le nombre total
des divisions de l'armée russe à dix, indépendamment du corps prussien
du général Lestocq. Ces deux nouvelles divisions, composées de
recrues, furent destinées à garder, outre le Bug et la Narew, la
position qu'avaient occupée antérieurement les deux divisions du
général Buxhoewden, restées étrangères aux opérations du mois de
décembre. La division Sedmaratzki fut postée à Goniondz, sur le Bober,
pour veiller sur la ligne des lacs, maintenir les communications avec
le corps du général Essen, et donner des ombrages aux Français sur
leur droite. De dix divisions le général Benningsen n'en conservait
donc que sept, pour les porter sur le littoral et la basse Vistule.
Après les pertes faites en décembre, elles pouvaient représenter une
force de 80 mille hommes, et de 90 mille[17] au moins avec le corps
prussien de Lestocq.

[Note 17: C'est l'assertion du narrateur Plotho lui-même, qui, pour
faire ressortir le mérite de l'armée russe, rabaisse celui de son
gouvernement, en s'attachant toujours à réduire le chiffre des forces
employées. Il était étrange, en effet, de ne pouvoir pas, sur sa
propre frontière, présenter à un ennemi qui venait de si loin, plus de
90 mille hommes capables de combattre.]

[En marge: Position des cantonnements français au moment de la reprise
des hostilités.]

Nous avons déjà fait remarquer que les eaux des lacs s'écoulaient, les
unes en dedans du pays, par l'Omulew, l'Orezyc, l'Ukra, dans la Narew
et la Vistule, les autres en dehors par de petites rivières se rendant
directement à la mer, et dont la principale est la Passarge, qui tombe
perpendiculairement dans le Frische-Haff. Les corps français, répandus
à droite sur la Narew et ses affluents, à gauche sur la Passarge,
couvraient la ligne de la Vistule, de Varsovie à Elbing. Les maréchaux
Lannes et Davout avaient leurs cantonnements, comme nous l'avons dit,
le long de la Narew, depuis son embouchure dans la Vistule jusqu'à
Pultusk et au-dessus, formant la droite de l'armée française et
couvrant Varsovie. Le corps du maréchal Soult était établi entre
l'Omulew et l'Orezyc, d'Ostrolenka à Willenberg et Chorzellen,
donnant la main d'un côté aux troupes du maréchal Davout, de l'autre à
celles du maréchal Ney, et formant ainsi le centre de l'armée
française. Le maréchal Ney, porté plus en avant, à Hohenstein sur la
haute Passarge, se liait avec la position du maréchal Soult aux
sources de l'Omulew, et avec celle du maréchal Bernadotte derrière la
Passarge. Ce dernier, protégé par la Passarge, occupant Osterode,
Mohrungen, Preuss-Holland, Elbing, formait la gauche de l'armée
française vers le Frische-Haff, et couvrait la basse Vistule ainsi que
Dantzig.

[En marge: Excursions hardies du maréchal Ney jusqu'aux portes de
Koenigsberg.]

Le maréchal Ney, qui avait la position la plus avancée, ajoutait
encore aux distances qui le séparaient du gros de l'armée par la
hardiesse de ses excursions. Dès que la gelée commençait à rendre au
sol quelque consistance, il embarquait, comme nous l'avons dit, ses
troupes légères sur des traîneaux, et courait jusqu'aux environs de
Koenigsberg chercher des vivres pour ses soldats. Il avait fait de la
sorte quelques captures heureuses, qui avaient singulièrement
contribué au bien-être de son corps d'armée. L'Alle, dont il
parcourait les bords (voir les cartes n{os} 37 et 38), a ses sources
près de celles de la Passarge, dans un groupe de lacs entre Hohenstein
et Allenstein, puis s'en sépare à angle droit, et tandis que la
Passarge coule à gauche vers la mer (ou Frische-Haff), elle coule tout
droit vers la Prégel, de manière que l'Alle et la Passarge, la Prégel
et la mer, présentent pour ainsi dire les quatre côtés d'un carré
long. Le maréchal Ney, placé à Hohenstein, au sommet de l'angle que
décrivent la Passarge et l'Alle avant de se séparer, ayant à sa
droite en arrière les cantonnements du maréchal Soult, à sa gauche en
arrière ceux du maréchal Bernadotte, descendant et remontant tour à
tour le cours de l'Alle dans ses courses jusqu'à la Prégel, ne pouvait
manquer de rencontrer l'armée russe en mouvement.

[En marge: Le maréchal Ney, dans ses excursions, rencontre l'armée
russe, et donne l'éveil aux cantonnements français.]

Napoléon, craignant qu'il ne se compromît, l'avait réprimandé
plusieurs fois. Mais le hardi maréchal, persistant à courir plus loin
qu'il n'en avait l'autorisation, rencontra l'armée russe qui avait
passé l'Alle, et qui allait franchir la Passarge aux environs de
Deppen. Elle s'avançait en deux colonnes. Celle des deux qui devait
franchir la Passarge à Deppen, était chargée de faire une percée vers
Liebstadt, pour s'approcher de la basse Vistule, et surprendre les
cantonnements du maréchal Bernadotte.

[En marge: Levée des cantonnements français.]

Le maréchal Ney, dont l'indocile témérité avait eu du moins pour
avantage de nous avertir à temps (avantage qui ne doit point
encourager à la désobéissance, car elle a rarement des effets aussi
heureux), le maréchal Ney se hâta de se replier lui-même, de prévenir
le maréchal Bernadotte à sa gauche, le maréchal Soult à sa droite, du
danger qui les menaçait, et d'envoyer au quartier général à Varsovie
la nouvelle de la soudaine apparition de l'ennemi. Il prit à
Hohenstein un poste bien choisi, duquel il pouvait se porter soit au
secours des cantonnements du maréchal Soult sur l'Omulew, soit au
secours des cantonnements du maréchal Bernadotte derrière la Passarge.
(Voir la carte nº 38.) Il indiqua à celui-ci la position d'Osterode,
belle position sur des plateaux, derrière des bois et des lacs, où le
premier et le sixième corps réunis étaient en mesure de présenter
environ 30 et quelques mille hommes aux Russes, dans un site presque
inexpugnable.

[En marge: Le maréchal Bernadotte, en se concentrant à Osterode,
rencontre les Russes à Mohrungen.]

[En marge: Combat de Mohrungen.]

Mais les troupes du maréchal Bernadotte répandues jusqu'à Elbing, près
du Frische-Haff, avaient de grandes distances à franchir pour se
rallier, et si le général Benningsen eût marché rapidement, il aurait
pu les surprendre et les détruire, avant que leur concentration fût
opérée. Le maréchal Bernadotte expédia aux troupes de sa droite
l'ordre de se porter directement sur Osterode, et aux troupes de sa
gauche l'ordre de se réunir au point commun de Mohrungen, qui est sur
la route d'Osterode, un peu en arrière de Liebstadt, c'est-à-dire
très-près des avant-gardes russes. Le danger était pressant, car la
veille, l'avant-garde ennemie avait fort maltraité un détachement
français laissé à Liebstadt. Le général Markof, avec 15 ou 16 mille
hommes environ, formait la tête de la colonne russe de droite. Il
était le 25 janvier, dans la matinée, à Pfarrers-Feldchen, ayant trois
bataillons dans ce village, et en arrière une forte masse d'infanterie
et de cavalerie. Le maréchal Bernadotte arriva en cet endroit, peu
distant de Mohrungen, vers midi, avec des troupes qui, parties dans la
nuit, avaient déjà fait dix ou douze lieues. Il arrêta ses
dispositions sur-le-champ, et jeta un bataillon du 9e léger dans le
village de Pfarrers-Feldchen, pour enlever à l'ennemi ce premier point
d'appui. Ce brave bataillon y entra baïonnette baissée sous une vive
fusillade des Russes, et soutint dans l'intérieur du village un combat
acharné. Au milieu de la mêlée on lui prit son aigle, mais il la
reprit bientôt. D'autres bataillons russes étant venus se joindre à
ceux qu'il combattait, le maréchal Bernadotte envoya à son secours
deux bataillons français, qui, après une lutte d'une extrême violence,
restèrent maîtres de Pfarrers-Feldchen. Au delà se voyait sur un
terrain élevé le gros de la colonne ennemie, appuyée d'un côté à des
bois, de l'autre à des lacs, et protégée sur son front par une
nombreuse artillerie. Le maréchal Bernadotte après avoir formé en
ligne de bataille le 8e le 94e de ligne et le 27e léger, marcha droit
à la position des Russes sous le feu le plus meurtrier. Il l'aborda
franchement; les Russes la défendirent avec opiniâtreté. La fortune
voulut que le général Dupont, arrivant des bords du Frische-Haff, par
la route de Preuss-Holland, se montrât avec le 32e et le 96e, à
travers le village de Georgenthal, sur la droite des Russes. Ceux-ci,
ne pouvant tenir à cette double attaque, abandonnèrent le champ de
bataille, couvert de cadavres. Ce combat leur coûta 15 à 16 cents
hommes tués ou pris. Il coûta aux Français environ 6 à 7 cents morts
ou blessés. La dispersion des troupes et la grande quantité de malades
avaient été cause que le maréchal Bernadotte n'avait pu réunir à
Mohrungen plus de 8 à 9 mille soldats, pour en combattre 15 à 16
mille.

[En marge: Conséquences du combat de Mohrungen.]

Cette première rencontre eut pour résultat d'inspirer aux Russes une
circonspection extrême, et de donner aux troupes du maréchal
Bernadotte le temps de se rassembler à Osterode, position dans
laquelle, jointes à celles du maréchal Ney, elles n'avaient plus rien
à craindre. Les 26 et 27 janvier, en effet, le maréchal Bernadotte
rendu à Osterode, se serra contre le maréchal Ney, attendant de pied
ferme les entreprises ultérieures de l'ennemi. Le général Benningsen,
soit qu'il fut surpris de la résistance opposée à sa marche, soit
qu'il voulût concentrer son armée, la réunit tout entière à Liebstadt,
et s'y arrêta.

C'est le 26 et le 27 janvier que Napoléon, successivement informé, par
des avis partis de divers points, du mouvement des Russes, fut
complétement fixé sur leurs intentions. Il avait cru d'abord que
c'étaient les courses du maréchal Ney qui lui valaient des
représailles, et au premier instant il en avait ressenti et exprimé un
mécontentement fort vif. Mais bientôt il fut éclairé sur la cause
réelle de l'apparition des Russes, et ne put méconnaître de leur part
une entreprise sérieuse, ayant un tout autre but que celui de disputer
des cantonnements.

[En marge: Résolutions de Napoléon en apprenant la reprise des
hostilités.]

Quoique cette nouvelle campagne d'hiver interrompît le repos dont ses
troupes avaient besoin, il passa promptement du regret à la
satisfaction, surtout en considérant le nouvel état de la température.
Le froid était devenu rigoureux. Les grandes rivières n'étaient pas
encore gelées, mais les eaux stagnantes l'étaient entièrement, et la
Pologne offrait une vaste plaine glacée, dans laquelle les canons, les
chevaux, les hommes ne couraient plus le danger de s'embourber.
Napoléon, recouvrant la liberté de manoeuvrer, en conçut l'espérance
de terminer la guerre par un coup d'éclat.

[En marge: Manoeuvre que Napoléon oppose au plan des Russes.]

Son plan fut arrêté à l'instant même, et conformément à la nouvelle
direction prise par l'ennemi. Lorsque les Russes menaçant Varsovie
suivaient les bords de la Narew, il avait songé à déboucher par Thorn
avec sa gauche renforcée, afin de les séparer des Prussiens, et de les
jeter dans le chaos de bois et de marécages que présente l'intérieur
du pays. Cette fois au contraire, les voyant décidés à longer le
littoral pour passer la basse Vistule, il dut adopter la marche
opposée, c'est-à-dire remonter lui-même la Narew qu'ils abandonnaient,
et, s'élevant assez haut pour les déborder, se rabattre brusquement
sur eux, afin de les pousser à la mer. Cette manoeuvre, en cas de
succès, était décisive; car si dans le premier plan, les Russes
refoulés vers l'intérieur de la Pologne, étaient exposés à une
situation difficile et dangereuse, dans le second, acculés à la mer,
ils se trouvaient comme les Prussiens à Prenzlow ou à Lubeck, réduits
à capituler.

[En marge: Concentration de l'armée sur le corps du maréchal Soult, de
manière à déborder les Russes, et à les pousser à la mer.]

En conséquence, Napoléon résolut de rassembler toute son armée sur le
corps du maréchal Soult, en prenant ce corps pour centre de ses
mouvements. Pendant que le maréchal Soult, réunissant ses divisions
sur celle de gauche, marcherait par Willenberg sur Passenheim et
Allenstein, le maréchal Davout formant l'extrême droite de l'armée,
devait se rendre au même endroit par Pultusk, Myszniec, Ortelsbourg;
le maréchal Augereau formant l'arrière-garde devait y venir de Plonsk
par Neidenbourg et Hohenstein; le maréchal Ney formant la gauche,
devait y venir d'Osterode. C'est à ce bourg d'Allenstein, adopté par
Napoléon comme point commun de ralliement, que la Passarge et l'Alle
rapprochées un moment, commencent à se séparer. Une fois arrivés sur
ce point, si les Russes persistaient à franchir la Passarge, nous
étions déjà sur leur flanc, et très-près de les avoir débordés.
C'était donc à ce bourg d'Allenstein qu'il importait d'amener à temps
les quatre corps des maréchaux Davout, Soult, Augereau et Ney.

Murat était à peine remis de son indisposition, mais, son ardeur
suppléant à ses forces, il monta le jour même à cheval, et après avoir
reçu les instructions verbales de l'Empereur, il rassembla
immédiatement la cavalerie légère et les dragons, pour les porter en
tête du maréchal Soult. La grosse cavalerie cantonnée sur la Vistule,
vers Thorn, dut le rejoindre le plus promptement possible.

Napoléon, averti de la présence du général Essen entre le Bug et la
Narew, consentit à se passer du corps du maréchal Lannes, qui était le
cinquième, et lui ordonna de se placer à Sierock, pour faire face aux
deux divisions russes postées de ce côté, et tomber sur elles au
premier mouvement qu'elles essayeraient sur Varsovie. Le maréchal
Lannes étant absolument incapable de prendre le commandement du
cinquième corps, à cause de l'état de sa santé, Napoléon le remplaça
par son aide-de-camp Savary, dans l'intelligence et la résolution
duquel il avait une entière confiance.

Il dirigea sa garde à pied et à cheval sur les derrières du maréchal
Soult, et quant à la réserve des grenadiers et voltigeurs qui avait
pris ses quartiers en arrière de la Vistule, entre Varsovie et Posen,
il s'en priva cette fois, pour lui faire occuper les environs
d'Ostrolenka, et en former un échelon intermédiaire entre la grande
armée et le cinquième corps laissé sur la Narew. Cette réserve était
chargée de secourir le cinquième corps, si les divisions du général
Essen menaçaient Varsovie; dans le cas contraire elle devait rejoindre
le quartier général.

[En marge: Précautions de Napoléon pour la garde de la basse Vistule.]

Ces dispositions arrêtées vers sa droite, Napoléon prit vers sa gauche
des précautions plus profondément calculées encore, et qui montraient
quelle vaste portée il espérait donner à son mouvement. Il prescrivit
au maréchal Bernadotte, qui était à Osterode, de rétrograder lentement
sur la Vistule, au besoin même de se replier jusqu'à Thorn, pour y
attirer l'ennemi, puis de se dérober en se couvrant d'une avant-garde
comme d'un rideau, et de venir, par une marche forcée, se lier à la
gauche de la grande armée, afin de rendre plus décisive la manoeuvre
par laquelle on voulait acculer les Russes à la mer et à la basse
Vistule.

Cependant Napoléon ne s'en tint pas à ces soins. Craignant que les
Russes, si on parvenait à les tourner, n'imitassent l'exemple du
général Blucher, qui, séparé de Stettin, avait couru à Lubeck, et
qu'ils ne se portassent de la Vistule à l'Oder, il pourvut à ce péril
au moyen d'un habile emploi du dixième corps. Ce corps, destiné à
faire sous le maréchal Lefebvre le siége de Dantzig, n'était pas
encore réuni tout entier. Le maréchal Lefebvre n'avait que le 15e de
ligne, le 2e léger, les cuirassiers du général d'Espagne, et les huit
bataillons polonais de Posen. Napoléon lui ordonna de rester avec ces
troupes le long de la Vistule, et au-dessus de Graudenz. Les fusiliers
de la garde, le régiment de la garde municipale de Paris, la légion du
nord, deux des cinq régiments de chasseurs d'Italie déjà rendus en
Allemagne, enfin les Badois, devaient se réunir à Stettin, sous le
général Ménard, et s'élevant vers Posen, tâcher de se joindre au
maréchal Lefebvre, qui viendrait à eux ou les laisserait venir à lui,
selon les événements, de manière à tomber tous ensemble sur le corps
russe qui voudrait aller de la Vistule à l'Oder. Enfin le maréchal
Mortier avait ordre de quitter le blocus de Stralsund, d'y placer dans
de bonnes lignes de circonvallation les troupes indispensables au
blocus, puis de se joindre avec les autres au rassemblement du général
Ménard, et d'en prendre la direction, si ce rassemblement, au lieu de
s'élever jusqu'à la Vistule pour renforcer le maréchal Lefebvre,
était, par les circonstances de la poursuite, ramené vers l'Oder.

[En marge: Forces actives de Napoléon pendant la campagne du mois de
février.]

Napoléon laissa Duroc à Varsovie, pour y avoir un homme de confiance.
Le prince Poniatowski avait organisé quelques bataillons polonais.
Ceux qui étaient les plus avancés dans leur organisation durent, avec
les régiments provisoires arrivant de France, garder, sous les ordres
du général Lemarois, les ouvrages de Praga. Napoléon fit partir de
Varsovie, chargés de biscuit et de pain, tous les équipages dont il
pouvait disposer, espérant que la gelée facilitant les transports, ses
soldats ne manqueraient de rien. En vertu de ces ordres, émis les 27,
28 et 29 janvier, l'armée devait être réunie à Allenstein le 3 ou le 4
février. Il faut remarquer que les renforts amenés avec tant de
prévoyance de France et d'Italie, étaient encore en marche; que le 2e
léger, le 15e de ligne, les quatre régiments de cuirassiers empruntés
à l'armée de Naples, étaient seuls arrivés sur la Vistule, que les
autres corps n'avaient pas atteint la ligne de l'Elbe; que Napoléon
avait à peine reçu les premiers détachements de recrues tirés des
dépôts au lendemain de la bataille d'Iéna, ce qui lui avait procuré
une douzaine de mille hommes tout au plus, et ce qui était fort
insuffisant pour remplir les vides produits soit par le feu, soit par
les maladies de la saison; que la plupart des corps se trouvaient
réduits d'un tiers ou d'un quart; que ceux de Lannes, Davout, Soult,
Augereau, Ney, Bernadotte, en y ajoutant la garde, les grenadiers
Oudinot, la cavalerie de Murat, ne formaient pas plus de cent et
quelques mille hommes[18]; et que laissant Lannes et Oudinot sur sa
droite, n'ayant qu'une chance fort incertaine d'amener Bernadotte
vers sa gauche, il devait lui rester 75 mille hommes tout au plus,
pour livrer bataille au général Benningsen, qui en avait 90 mille avec
les Prussiens.

[Note 18: Voici la force véritable des corps, établie d'après la
confrontation de nombreuses pièces authentiques.

  Le maréchal Lannes.                12,000 hommes.
  Le maréchal Davout.                18,000
  Le maréchal Soult.                 20,000
  Le maréchal Augereau.              10,000
  Le maréchal Ney.                   10,000
  Le maréchal Bernadotte.            12,000
  Le général Oudinot.                 6,000
  La garde                            6,000
  La cavalerie de Murat              10,000
                                    -------
                          Total     104,000

Si l'on retranche de ce chiffre total de 104,000 hommes

  12,000 Lannes   }
                  }  laissés aux environs de Varsovie,
   6,000 Oudinot  }
  12,000 Bernadotte devant rester entre Thorn et Graudenz.
  ------
  30,000

il reste 74 mille hommes de troupes actives, pouvant se trouver
réunies sous la main de Napoléon.]

Malgré cette infériorité numérique, Napoléon, comptant sur ses soldats
et sur les routes, qui semblaient permettre des concentrations
rapides, entra en campagne, le coeur plein d'espérance. Il écrivit à
l'archichancelier Cambacérès et à M. de Talleyrand, qu'il avait levé
ses cantonnements, _pour profiter d'une belle gelée et d'un beau
temps_; que les chemins étaient superbes; qu'il ne fallait rien dire à
l'impératrice, _pour ne pas lui causer d'inquiétudes inutiles_, mais
qu'il était en plein mouvement, et _qu'il en coûterait cher aux
Russes, s'ils ne se ravisaient pas_.

[En marge: Fév. 1807.]

[En marge: Napoléon quitte Varsovie pour se mettre à la tête de
l'armée.]

[En marge: Subite hésitation du général Benningsen lorsqu'il faut
s'engager sur la basse Vistule.]

Parti le 30 de Varsovie, Napoléon était le 30 au soir à Prasznitz, et
le 31 à Willenberg. Murat l'ayant devancé, avait réuni en toute hâte
ses régiments de cavalerie, sauf les cuirassiers dispersés le long de
la Vistule, et formait l'avant-garde du maréchal Soult, déjà concentré
sur Willenberg. (Voir la carte nº 38.) Le maréchal Davout avait
exécuté des marches forcées pour se rendre à Myszniec, le maréchal
Augereau pour se rendre à Neidenbourg. Pendant ce temps, le maréchal
Ney avait rassemblé ses divisions à Hohenstein, prêt à se porter en
avant dès que le gros de l'armée aurait dépassé sa droite. Le maréchal
Bernadotte, rétrogradant lentement, était venu s'établir en arrière de
la gauche de Ney, à Loebau, puis à Strasbourg, et enfin aux environs
de Thorn. Jusqu'ici tout se passait à souhait. L'ennemi avait, par sa
colonne de droite, suivi pas à pas le mouvement du maréchal
Bernadotte, et par celle de gauche, s'était à peine avancé vers
Allenstein. Une inconcevable inaction le retenait depuis quelques
jours dans cette position. Le général Benningsen, plein de hardiesse
quand il avait fallu projeter une grande manoeuvre sur la basse
Vistule, hésitait maintenant qu'il s'agissait de s'engager dans cette
manoeuvre audacieuse, qui était fort au-dessus de ses facultés et de
celles de son armée. Il faut, pour se hasarder dans de telles
entreprises, la confiance qu'inspire l'habitude de la victoire, et de
plus l'expérience des diverses péripéties à travers lesquelles on est
condamné à passer avant d'arriver au succès. Le général Benningsen,
qui n'avait ni cette confiance, ni cette expérience, flottait entre
mille incertitudes, donnant aux autres et à lui-même les faux
prétextes dont se couvre l'irrésolution, tantôt disant qu'il attendait
ses vivres et ses munitions, tantôt affectant de croire, ou croyant
véritablement que le mouvement rétrograde du corps de Bernadotte était
commun à toute l'armée française, et qu'on avait obtenu le résultat
désiré, puisque Napoléon s'apprêtait à quitter la Vistule. Du reste
son hésitation, quoique assez ridicule après l'annonce fastueuse d'une
vaste opération offensive, assurait son salut, car plus il se serait
engagé sur la basse Vistule, plus aurait été profond l'abîme dans
lequel il serait tombé. Toutefois, cette hésitation elle-même, en se
prolongeant deux ou trois jours encore, pouvait le perdre tout autant
qu'un mouvement plus prononcé, car dans cet intervalle Napoléon
continuait de s'élever sur le flanc gauche de l'armée russe.

[En marge: Concentration de l'armée française, et sa marche sur
Allenstein.]

Le 1er février, Murat et le maréchal Soult étaient à Passenheim, le
maréchal Davout s'avançait sur Ortelsbourg. Augereau et Ney se
rapprochaient par Hohenstein du gros de l'armée. Napoléon se trouvait
avec la garde à Willenberg. Encore vingt-quatre ou quarante-huit
heures, et on allait être au nombre de 75 mille hommes sur le flanc
gauche des Russes. Napoléon, toujours soigneux de guider ses
lieutenants pas à pas, avait adressé une nouvelle dépêche au maréchal
Bernadotte, pour lui expliquer une dernière fois son rôle dans cette
grande manoeuvre, pour lui indiquer la manière de se dérober
promptement à l'ennemi et de rejoindre l'armée, ce qui devait rendre
l'effet de la combinaison actuelle plus certain et plus décisif. Cette
dépêche avait été confiée à un jeune officier récemment adjoint à
l'état-major, qui avait ordre de la porter en toute hâte vers la basse
Vistule.

[En marge: Les Français joignent les Russes à Jonkowo.]

On marcha le 2 et le 3 février. Le 3 au soir, après avoir dépassé
Allenstein, on déboucha devant une position élevée, qui s'étend de
l'Alle à la Passarge, bien flanquée de droite et de gauche par ces
deux rivières et par des bois. C'était la position de Jonkowo.
Napoléon, qui avait poussé le 3 jusqu'à Gettkendorf, non loin de
Jonkowo, courut à l'avant-garde pour reconnaître l'ennemi. Il le
trouva plus en force qu'on ne devait le supposer, et rangé sur le
terrain comme s'il eût voulu y livrer bataille. Napoléon fit aussitôt
ses dispositions pour engager le lendemain une action générale, si
l'ennemi persistait à l'attendre à Jonkowo.

[En marge: Apparence d'une grande bataille à Jonkowo, et préparatifs
pour la livrer.]

Il pressa l'arrivée des maréchaux Augereau et Ney qui étaient prêts à
le joindre. Il avait déjà sous la main à Gettkendorf le maréchal
Soult, la garde, Murat, et à quelque distance sur sa droite le
maréchal Davout, qui hâtait le pas afin d'atteindre les bords de
l'Alle. Voulant assurer le succès du lendemain, Napoléon ordonna au
maréchal Soult de filer à droite, le long du cours de l'Alle, de
suivre les sinuosités de cette rivière, de s'engager dans un rentrant
qu'elle formait derrière la position des Russes, et de la passer de
vive force au pont de Bergfried, quelque résistance qu'on dût y
rencontrer. Ce pont enlevé, on possédait sur les derrières de l'ennemi
un débouché par lequel on pouvait le mettre dans le plus grand danger.
Deux des divisions du maréchal Davout furent dirigées sur ce point,
afin de rendre le résultat infaillible.

[En marge: Les Russes décampent inopinément, et abandonnent la
position de Jonkowo.]

Le soir même de ce jour, le maréchal Soult exécuta l'ordre de
l'Empereur, fit emporter par la division Leval le village de
Bergfried, puis le pont sur l'Alle, enfin les hauteurs au delà. Le
combat fut court, mais vif et sanglant. Les Russes y perdirent 1,200
hommes, les Français 5 ou 600. L'importance du poste méritait un tel
sacrifice. Dans le courant de la soirée, la cavalerie de Murat et le
corps du maréchal Soult se donnaient la main le long de l'Alle. On
était en présence des Russes, privés d'appui vers leur gauche, menacés
même sur leurs derrières, et séparés de nous seulement par un faible
ruisseau, affluent de l'Alle. On s'attendait pour le lendemain à une
journée importante, et Napoléon se demandait comment il se pouvait que
les Russes fussent déjà rassemblés en si grand nombre, et concentrés
si à propos sur ce point. Il avait de la peine à se l'expliquer, car
d'après tous les calculs de distance et de temps, ils n'avaient pu
être instruits assez tôt des mouvements de l'armée française, pour
prendre une détermination si prompte, si peu d'accord avec leur
premier projet de marche offensive sur la basse Vistule. En tout cas,
quel que fût le motif qui les eût réunis, ils étaient en péril de
perdre une bataille, et de la perdre de manière à être coupés de la
Prégel, s'ils attendaient seulement jusqu'au lendemain. Le lendemain,
en effet, nos troupes pleines d'ardeur s'avancèrent sur la position.
Elles conçurent un instant l'espérance de joindre les Russes, mais
elles virent peu à peu leurs lignes céder et disparaître. Bientôt même
elles s'aperçurent qu'elles n'avaient devant elles que des
avant-gardes, placées en rideau pour les tromper. Napoléon en ce
moment aurait eu lieu de regretter de n'avoir pas attaqué les Russes
la veille, si la veille son armée eût été rassemblée, et en possession
d'assez bonne heure du pont de Bergfried. Mais la concentration, qui
était complète le 4 au matin, ne l'était pas le 3 au soir; il n'avait
donc aucun retard à se reprocher. Il ne lui restait qu'à marcher, et à
pénétrer le secret des résolutions de l'ennemi.

[En marge: La révélation du plan de Napoléon due à l'imprudence d'un
jeune officier d'état-major, décide les Russes à décamper.]

Il connut bientôt ce secret, car les Russes, dans leur joie d'être
miraculeusement sauvés d'une ruine certaine, le répandaient eux-mêmes
sur les routes. Le jeune officier envoyé au maréchal Bernadotte avait
été pris par les Cosaques avec ses dépêches, qu'il n'avait pas eu la
présence d'esprit de détruire. Le général Benningsen, averti par ces
dépêches quarante-huit heures plus tôt qu'il ne l'eût été par le
mouvement de l'armée française, avait eu le temps de se concentrer en
arrière d'Allenstein, et envoyant les préparatifs de Napoléon à
Jonkowo, il avait décampé dans la nuit du 3 au 4, soit qu'il jugeât
imprudent de combattre dans une position où l'on courait le danger
d'être tourné, soit qu'il n'entrât pas dans ses vues d'accepter une
bataille décisive. Ainsi cet entreprenant général, qui devait, par une
seule manoeuvre, nous enlever Varsovie et la Pologne, était déjà en
retraite sur Koenigsberg. Il rebroussa chemin vers la Prégel, par la
route d'Arensdorf et d'Eylau, parallèle au cours de l'Alle.

[En marge: Napoléon se résout à poursuivre les Russes.]

Mais Napoléon que la fortune, deux fois inconstante en si peu de
temps, avait privé du fruit des plus belles combinaisons, ne voulait
pas avoir quitté ses cantonnements en pure perte, et sans faire payer
à ceux qui l'avaient troublé dans son repos, leur téméraire tentative.
La gelée, bien qu'elle ne fût pas très-forte, était suffisante
néanmoins pour rendre les routes solides, sans rendre la température
insupportable. Il se décida donc à mettre de nouveau la célérité de
ses soldats à l'épreuve, et à essayer encore de déborder le flanc des
Russes, pour leur livrer dans une position bien choisie, une bataille
qui pût terminer la guerre.

Il prit en toute hâte le chemin d'Arensdorf, marchant au centre et sur
la principale route avec Murat, le maréchal Soult, le maréchal
Augereau et la garde, ayant à sa droite vers l'Alle le corps du
maréchal Davout, à sa gauche vers la Passarge le corps du maréchal
Ney. Prévoyant avec une merveilleuse sagacité, que les Russes, quoique
ralliés à propos par un coup de la fortune, l'avaient été cependant
trop à l'improviste, pour n'avoir pas laissé des détachements en
arrière, il poussa le maréchal Ney un peu à gauche vers la Passarge,
et lui ordonna de couper le pont de Deppen, lui prédisant qu'il y
ferait quelque bonne prise, s'il pouvait intercepter les routes qui
conduisent de la Passarge à l'Alle. Il prescrivit enfin au maréchal
Bernadotte de quitter immédiatement les bords de la Vistule, et
puisqu'il n'y avait plus à ruser avec l'ennemi, de rejoindre la grande
armée le plus tôt possible.

On s'avança en suivant l'ordre indiqué. Dans cette même journée du 4
février, les Russes s'arrêtèrent un instant à Wolfsdorf, à égale
distance de l'Alle et de la Passarge, pour prendre quelque repos, et
voir si le corps prussien du général Lestocq, qui était en retard,
réussirait à les rejoindre. Mais ce corps était encore trop loin pour
qu'ils pussent le recueillir, et pressés par les Français, ils
continuèrent leur marche, abandonnant Guttstadt, les ressources qu'ils
y avaient réunies, des blessés, des malades, et 500 hommes qui furent
faits prisonniers.

Quoique les magasins de Guttstadt ne fussent pas très-considérables,
ils étaient précieux pour les Français, qui, devançant leurs convois,
n'avaient pour vivre que ce qu'ils se procuraient en route.

[En marge: Rencontre du corps de Ney avec le corps prussien de Lestocq
à Waltersdorf.]

Le lendemain 5 février, on marcha dans le même ordre, les Français
ayant leur droite à l'Alle, les Russes y ayant leur gauche, les uns et
les autres cherchant à se gagner de vitesse. Pendant ce temps, Ney
s'étant avancé par le pont de Deppen au delà de la Passarge, afin d'y
couper la retraite des troupes ennemies en retard, rencontra en effet
les Prussiens sur la route de Liebstadt. Le général Lestocq,
n'espérant pas s'ouvrir une issue en passant sur le corps de Ney, se
résigna à un sacrifice qui était devenu nécessaire. Il présenta aux
Français une forte arrière-garde de trois à quatre mille hommes, et
tandis qu'il la livrait à leurs coups, il tâcha de se dérober en
descendant le cours de la Passarge, pour la traverser plus bas. Ce
calcul, qui est souvent une des cruelles nécessités de la guerre,
sauva sept à huit mille Prussiens, par le sacrifice de trois à quatre
mille. Ney fondit sur ceux qu'on lui opposait à Waltersdorf, en sabra
une partie, et prit le reste. Il avait à la fin du combat deux mille
cinq cents prisonniers. Le sol était couvert d'un millier de morts et
de blessés, d'une nombreuse artillerie et d'une immense quantité de
bagages. Napoléon, qui attachait plus de prix à battre les Russes par
la réunion de toutes leurs forces, qu'à ramasser des prisonniers
prussiens sur les routes, recommanda au maréchal Ney de ne pas trop
s'obstiner à la poursuite du général Lestocq, et d'avoir soin de ne
pas se séparer de la grande armée. En conséquence de ces instructions,
le maréchal Ney abandonna la poursuite des Prussiens, et toutefois
tâcha de ne pas les perdre de vue, afin d'empêcher leur jonction avec
les Russes.

Le 6 février, les Russes, forçant de marche, atteignirent Landsberg,
sans cesse harcelés par les Français, et abandonnant sur l'Alle la
petite ville de Heilsberg, où ils avaient encore des magasins, des
malades et des traînards. Leur arrière-garde ayant essayé de s'y
maintenir, le maréchal Davout la fit pousser vivement, et comme il
s'avançait en occupant les deux bords de l'Alle, la division Friant
rencontra cette arrière-garde qui s'échappait par la rive droite, la
dispersa, lui tua ou lui prit quelques centaines d'hommes.

[En marge: Combat de Hoff.]

Les Russes voulurent s'arrêter pendant la nuit du 6 au 7 à Landsberg.
En conséquence ils se couvrirent par un gros détachement placé à Hoff.
Au milieu d'un pays accidenté, une forte masse d'infanterie, ayant à
sa droite un village, à sa gauche des bois, protégée de plus par une
cavalerie nombreuse, barrait la route. Murat, arrivé le premier, lança
ses hussards et ses chasseurs, puis ses dragons sur la cavalerie des
Russes, et la culbuta, mais ne put entamer leur solide infanterie. Les
cuirassiers du général d'Hautpoul, survenus dans le moment, furent
lancés à leur tour. Le premier régiment chargea d'abord, mais en vain,
arrêté qu'il fut dans son élan par une charge de la cavalerie ennemie.
Murat ralliant alors la division de cuirassiers, la jeta tout entière
sur l'infanterie russe. Un cri de _Vive l'Empereur_! parti des rangs,
accompagna et excita le mouvement de ces braves cavaliers. Ils
rompirent la ligne ennemie, et sabrèrent un grand nombre de fantassins
foulés sous les pieds de leurs chevaux. Au même instant paraissait la
division Legrand du corps du maréchal Soult. Un de ses régiments
marcha sur le village à gauche, et l'enleva. Les Russes, attachant
beaucoup de prix à cette position, qui assurait la tranquillité de
leur nuit, tentèrent encore un effort sur le village. Surpris au plus
fort de leur lutte avec l'infanterie française, par une nouvelle
charge de nos cuirassiers, ils furent définitivement culbutés, et
battirent en retraite après une perte de deux mille hommes, sacrifiés
dans ce combat d'arrière-garde.

Le général Benningsen, poursuivi de la sorte, ne crut pas qu'il y eût
sûreté à passer la nuit dans la ville de Landsberg, et se retira sur
Eylau, où il entra dans la journée du 7 février.

[En marge: Retraite des Russes sur Eylau.]

Il plaça une nombreuse arrière-garde sur un plateau qu'on appelle
plateau de Ziegelhoff (voir la carte nº 40), et devant lequel on
arrive au sortir des bois dont la route de Landsberg à Eylau est
couverte. Les généraux Bagowout et Barklay de Tolly étaient en
position sur ce plateau, prêts à renouveler le combat de la veille. Le
général Benningsen, sentant bien qu'il était serré de trop près pour
ne pas être amené à une bataille, tenait beaucoup à occuper ce
plateau, sur lequel on pouvait recevoir avec avantage l'armée
française débouchant de la région boisée. Il tenait de plus à protéger
l'arrivée de sa grosse artillerie, à laquelle il avait ordonné de
faire un détour. Par tous ces motifs sa résistance sur ce point devait
être opiniâtre.

[En marge: Combat de Ziegelhoff, livré le 7 février au soir.]

La cavalerie de Murat, secondée par l'infanterie du maréchal Soult,
déboucha des bois avec sa hardiesse accoutumée, et s'avança sur le
plateau de Ziegelhoff. La brigade Levasseur, composée des 46e et 28e
régiments de ligne, la suivit résolument, pendant que la brigade
Viviès, filant à droite, essayait à travers des lacs gelés de tourner
la position. La brigade Levasseur, que le feu d'une nombreuse
artillerie excitait à brusquer l'attaque, hâta le pas. Une première
ligne d'infanterie ennemie fut d'abord repoussée à la baïonnette. Mais
la cavalerie russe, chargeant à propos sur la gauche de la brigade,
renversa le 28e, avant qu'il eût le temps de se former en carré. Elle
sabra beaucoup de nos fantassins, et enleva une aigle.

[En marge: Combat dans l'intérieur de la ville d'Eylau.]

Le combat bientôt rétabli, se continua de part et d'autre avec
acharnement. Cependant la brigade Viviès ayant débordé la position des
Russes, ceux-ci la quittèrent pour se retirer dans la ville même
d'Eylau. Le maréchal Soult y pénétra en même temps qu'eux. Napoléon ne
voulait pas qu'on leur laissât la ville d'Eylau, pour le cas
incertain, mais probable, d'une grande bataille. On entra donc
baïonnette baissée dans Eylau. Les Russes s'y défendirent
opiniâtrement de rue en rue. On tourna la ville, et on trouva une de
leurs colonnes établie dans un cimetière, devenu fameux depuis par de
terribles souvenirs, et qui était situé en dehors à droite. La brigade
Viviès emporta ce cimetière après un combat des plus rudes. Les Russes
se replièrent au delà d'Eylau. De toutes les rencontres
d'arrière-garde, celle-ci avait été la plus sanglante, et elle avait
coûté au corps du maréchal Soult des pertes considérables. On se jeta
un peu en désordre dans la ville d'Eylau, les soldats se dispersant
pour vivre, et surprenant dans les maisons beaucoup de Russes qui
n'avaient pas eu le temps de s'enfuir.

[En marge: Les Russes s'arrêtent le 7 au soir au delà d'Eylau, et
paraissent disposés à livrer bataille.]

La première opinion que conçut Murat, et qu'il transmit à Napoléon,
c'est que les Russes, ayant perdu le point d'appui d'Eylau, iraient
en chercher un plus éloigné. Cependant quelques officiers égarés dans
cette mêlée, avaient aperçu les Russes établis un peu au delà d'Eylau,
et allumant leurs feux de bivouac pour y passer la nuit. Cette
observation, confirmée par de nouveaux rapports, ne permit aucun doute
sur l'importance de la journée du lendemain 8 février; et en effet,
elle en a acquis une qui lui assure l'immortalité dans les siècles.

[En marge: État de l'armée française la veille de la bataille
d'Eylau.]

Il devenait évident que les Russes, s'arrêtant cette fois après le
combat du soir, et n'employant pas la nuit à marcher, étaient résolus
à engager le lendemain une action générale. L'armée française était
harassée de fatigue, fort réduite en nombre par la rapidité des
marches, travaillée par la faim, et transie de froid. Mais il fallait
livrer bataille, et ce n'était pas en semblable occasion, que soldats,
officiers, généraux, avaient coutume de sentir leurs souffrances.

Napoléon se hâta de dépêcher le soir même plusieurs officiers aux
maréchaux Davout et Ney pour les ramener, l'un à sa droite, l'autre à
sa gauche. Le maréchal Davout avait continué de suivre l'Alle jusqu'à
Bartenstein, et il ne se trouvait plus qu'à trois ou quatre lieues. Il
répondit qu'il arriverait dès la pointe du jour vers la droite d'Eylau
(droite de l'armée française), prêt à donner dans le flanc des Russes.
Le maréchal Ney, qu'on avait dirigé sur la gauche, de façon à tenir
les Prussiens à distance, et à pouvoir fondre sur Koenigsberg dans le
cas où les Russes se jetteraient derrière la Prégel, le maréchal Ney
était en marche sur Kreutzbourg. On fit courir après lui, sans être
aussi assuré de l'amener à temps sur le champ de bataille, qu'on
l'était d'y voir paraître le maréchal Davout.

[En marge: Effectif des corps composant l'armée française à la
bataille d'Eylau.]

Privée du corps de Ney, l'armée française s'élevait tout au plus à
cinquante et quelques mille hommes, bien que les Russes l'aient portée
à 80 mille dans leurs relations, et un historien français,
ordinairement digne de foi, à 68[19]. Le corps du maréchal Davout,
dont l'effectif présentait 26 mille hommes à Awerstaedt, sensiblement
diminué par les combats livrés depuis, par les maladies, par la
dernière marche de la Vistule à Eylau, par les détachements laissés
sur la Narew, était fort de 15 mille hommes environ. Le corps du
maréchal Soult, le plus nombreux de toute l'armée, très-réduit
également par la dyssenterie, la marche, les combats d'arrière-garde,
ne pouvait pas être évalué à plus de 16 ou 17 mille hommes. Celui du
maréchal Augereau, affaibli d'une quantité de traînards et de
maraudeurs qui s'étaient dispersés pour vivre, n'en comptait que 6 à 7
mille au bivouac d'Eylau, dans la soirée du 7 février. La garde, mieux
traitée, plus retenue par la discipline, n'avait laissé personne en
arrière. Toutefois elle ne s'élevait qu'à 6 mille hommes. Enfin la
cavalerie de Murat, composée d'une division de cuirassiers et de trois
divisions de dragons, ne présentait guère que 10 mille cavaliers dans
le rang. C'était donc une force totale de 53 à 54 mille combattants,
capables de tout, il est vrai, quoique accablés de fatigue, et épuisés
par la faim. Si le maréchal Ney arrivait à temps, il devenait
possible d'opposer 63 mille hommes à l'ennemi, tous présents au feu.
Il ne fallait pas espérer de voir arriver le corps de Bernadotte,
demeuré à une distance de trente lieues.

[Note 19: Nous n'oserions pas, en présence des fausses assertions des
historiens étrangers et français, avancer une telle vérité, si elle ne
reposait sur les documents les plus authentiques.]

Napoléon, qui pendant cette nuit dormit à peine trois ou quatre heures
sur une chaise, dans la maison du maître de poste, plaça le corps du
maréchal Soult à Eylau même, partie dans l'intérieur, partie à droite
et à gauche de la ville, le corps d'Augereau et la garde impériale un
peu en arrière, toute la cavalerie sur les ailes, attendant qu'il fît
jour pour arrêter ses dispositions.

[En marge: Raisons qui décident le général Benningsen à livrer
bataille.]

[En marge: Force de l'armée russe.]

Le général Benningsen s'était enfin déterminé à livrer bataille. Il se
trouvait en plaine, ou à peu près, terrain excellent pour ses
fantassins, peu manoeuvriers mais solides, et pour sa cavalerie qui
était nombreuse. Sa grosse artillerie, à laquelle il avait fait faire
un détour, pour qu'elle ne gênât pas ses mouvements, venait de le
rejoindre. C'était un précieux renfort. De plus il était tellement
poursuivi, qu'il se voyait forcé d'interrompre sa marche pour tenir
tête aux Français. Il faut, à une armée qui bat en retraite, un peu
d'avance, afin qu'elle puisse dormir et manger. Il faut aussi qu'elle
n'ait pas l'ennemi trop près d'elle, car essuyer une attaque en route,
le dos tourné, est la plus dangereuse manière de recevoir une
bataille. Il est donc un moment où ce qu'il y a de plus sage est de
choisir son terrain et de s'y arrêter pour combattre. C'est la
résolution que prit le général Benningsen le 7 au soir. Il fit halte
au delà d'Eylau, résolu à soutenir une lutte acharnée. Son armée, qui
s'élevait à 78 ou 80 mille hommes, et à 90 mille avec les Prussiens,
lors de la reprise des hostilités, avait fait des pertes assez
notables dans les derniers combats, mais fort peu dans les marches,
car une armée qui se retire sans être en déroute, est ralliée par
l'ennemi qui la poursuit, tandis que l'armée poursuivante, n'ayant pas
les mêmes motifs de se serrer, laisse toujours une partie de son
effectif en arrière. En défalquant les pertes essuyées à Mohrungen, à
Bergfried, à Waltersdorf, à Hoff, à Heilsberg, à Eylau même[20], on
peut dire que l'armée du général Benningsen était réduite à 80 mille
hommes environ, dont 72 mille Russes et 8 mille Prussiens. Ainsi en
attendant l'arrivée du général Lestocq et du maréchal Ney, 72 mille
Russes allaient combattre 54 mille Français. Les Russes avaient de
plus une artillerie formidable, évaluée à 4 ou 500 bouches à feu. La
nôtre montait tout au plus à 200, la garde comprise. Il est vrai
qu'elle était supérieure à toutes les artilleries de l'Europe, même à
celle des Autrichiens. Le général Benningsen se décida donc à attaquer
dès la pointe du jour. Le caractère de ses soldats était énergique,
comme celui des soldats français, mais conduit par d'autres mobiles.
Il n'y avait chez les Russes ni cette confiance dans le succès, ni
cet amour de la gloire, qui se voyait chez les Français, mais un
certain fanatisme d'obéissance, qui les portait à braver aveuglément
la mort. Quant à la dose d'intelligence chez les uns et les autres, il
n'est pas nécessaire d'en faire remarquer la différence.

[Note 20:

  Les Russes avaient perdu 1,500 hommes à Mohrungen.
                           1,000   --   à Bergfried.
                           3,000   --   à Waltersdorf.
                           2,000   --   à Hoff.
                           1,000   --   à Heilsberg.
                             500   --   à Eylau.
                           -----
                   Total   9,000 hommes.]

[En marge: Champ de bataille d'Eylau.]

Depuis qu'on avait débouché sur Eylau, le pays se montrait uni et
découvert. La petite ville d'Eylau, située sur une légère éminence, et
surmontée d'une flèche gothique, était le seul point saillant du
terrain. À droite de l'église, le sol, s'abaissant quelque peu,
présentait un cimetière. En face, il se relevait sensiblement, et sur
ce relèvement marqué de quelques mamelons, on apercevait les Russes en
masse profonde. Plusieurs lacs, pourvus d'eau au printemps, desséchés
en été, gelés en hiver, actuellement effacés par la neige, ne se
distinguaient en aucune manière du reste de la plaine. À peine
quelques granges réunies en hameaux, et des lignes de barrière servant
à parquer le bétail, formaient-elles un point d'appui ou un obstacle,
sur ce morne champ de bataille. Un ciel gris, fondant par intervalles
en une neige épaisse, ajoutait sa tristesse à celle des lieux,
tristesse qui saisit les yeux et les coeurs, dès que la naissance du
jour, très-tardive en cette saison, eut rendu les objets visibles.

[En marge: Ordre de bataille adopté par les Russes.]

Les Russes étaient rangés sur deux lignes, fort rapprochées l'une de
l'autre, leur front couvert par trois cents bouches à feu, qui avaient
été disposées sur les parties saillantes du terrain. En arrière, deux
colonnes serrées, appuyant comme deux arcs-boutants cette double ligne
de bataille, semblaient destinées à la soutenir, et à l'empêcher de
plier sous le choc des Français. Une forte réserve d'artillerie était
placée à quelque distance. La cavalerie se trouvait partie en arrière,
partie sur les ailes. Les Cosaques, ordinairement dispersés, tenaient
cette fois au corps même de l'armée. Il était évident qu'à l'énergie,
à la dextérité des Français, les Russes avaient voulu, sur ce terrain
découvert, opposer une masse compacte, défendue sur son front par une
nombreuse artillerie, fortement étayée par derrière, une véritable
muraille enfin, lançant une pluie de feux. Napoléon, à cheval dès la
pointe du jour, s'était établi de sa personne dans le cimetière à la
droite d'Eylau. Là, protégé à peine par quelques arbres, il voyait
parfaitement la position des Russes, lesquels, déjà en bataille,
avaient ouvert le feu par une canonnade, qui devenait à chaque instant
plus vive. On pouvait prévoir que le canon serait l'arme de cette
journée terrible.

[En marge: Disposition opposée par Napoléon à celle des Russes.]

Grâce à la position d'Eylau, qui s'allongeait en face des Russes,
Napoléon pouvait donner moins de profondeur à sa ligne de bataille,
moins de prise par conséquent aux coups de l'artillerie. Deux des
divisions du maréchal Soult furent placées à Eylau, la division
Legrand en avant et un peu à gauche, la division Leval partie à gauche
de la ville, sur une éminence que surmontait un moulin, partie à
droite au cimetière même. La troisième division du maréchal Soult, la
division Saint-Hilaire, fut établie plus à droite encore, à une assez
grande distance du cimetière, au village de Rothenen, qui formait le
prolongement de la position d'Eylau. Dans l'intervalle qui séparait
le village de Rothenen de la ville d'Eylau, intervalle laissé ouvert
pour y faire déboucher le reste de l'armée, se tenait un peu en
arrière le corps d'Augereau, rangé sur deux lignes, et formé des
divisions Desjardins et Heudelet. Augereau, tourmenté de la fièvre,
les yeux rouges et enflés, mais oubliant ses souffrances au bruit du
canon, était monté à cheval pour se mettre à la tête de ses troupes.
Plus en arrière de ce même débouché, venaient l'infanterie et la
cavalerie de la garde impériale, les divisions de dragons et de
cuirassiers, prêtes les unes et les autres à se présenter à l'ennemi
par la même issue, et en attendant un peu abritées du canon par
l'enfoncement du terrain. Enfin à l'extrême droite de ce champ de
bataille, au delà et en avant de Rothenen, au hameau de Serpallen,
devait entrer en action le corps du maréchal Davout, de manière à
donner dans le flanc des Russes.

Napoléon étant donc sur un ordre mince, et sa ligne ayant l'avantage
d'être couverte à gauche par les bâtiments d'Eylau, à droite par ceux
de Rothenen, le combat d'artillerie par lequel il voulait démolir
l'espèce de muraille que lui opposaient les Russes était beaucoup
moins redoutable pour lui que pour eux. Il avait fait sortir des corps
et mettre en bataille toutes les bouches à feu de l'armée, il y avait
joint les quarante pièces de la garde, et il allait ainsi riposter à
la formidable artillerie des Russes par une artillerie très-inférieure
en nombre, mais très-supérieure en habileté.

[En marge: La bataille d'Eylau commence par un violent combat
d'artillerie.]

Les Russes avaient commencé le feu. Les Français leur avaient répondu
presque aussitôt par une violente canonnade, exécutée à demi-portée
de canon. La terre tremblait sous cette détonation épouvantable. Les
artilleurs français, non-seulement plus adroits, mais tirant sur une
masse vivante, qui leur servait de but, y exerçaient d'horribles
ravages. Nos boulets emportaient des files entières. Les boulets des
Russes, au contraire, lancés avec moins de justesse, et frappant sur
des bâtiments, ne nous causaient pas un dommage égal à celui que
l'ennemi éprouvait. Bientôt le feu prit à la ville d'Eylau, et au
village de Rothenen. Les lueurs de l'incendie vinrent joindre leur
horreur à l'horreur du carnage. Quoiqu'il tombât beaucoup moins de
Français que de Russes, il en tombait beaucoup encore, surtout dans
les rangs de la garde impériale, immobile dans le cimetière. Les
projectiles, passant par-dessus la tête de Napoléon, et quelquefois
bien près de lui, perçaient les murs de l'église ou brisaient les
branches des arbres au pied desquels il s'était placé pour diriger la
bataille.

Cette canonnade durait depuis long-temps, et les deux armées la
supportaient avec une tranquillité héroïque, ne faisant aucun
mouvement, et se bornant à serrer les rangs à mesure que le canon y
produisait des vides. Les Russes parurent les premiers éprouver une
sorte d'impatience[21]. Désirant accélérer le résultat par la prise
d'Eylau, ils s'ébranlèrent, pour enlever la position du moulin, située
à la gauche de la ville. Une partie de leur droite se forma en
colonne, et vint nous attaquer. La division Leval, composée des
brigades Ferey et Viviès, la repoussa vaillamment, et par sa
contenance ne permit pas aux Russes d'espérer un succès s'ils
renouvelaient leurs efforts.

[Note 21: Expression de Napoléon, dans le récit qu'il donna lui-même
de la bataille.]

Quant à Napoléon, il ne tentait rien de décisif, ne voulant pas
compromettre, en le portant en avant, le corps du maréchal Soult, qui
faisait bien assez de tenir Eylau sous une affreuse canonnade, ne
voulant pas non plus hasarder ni la division Saint-Hilaire, ni le
corps d'Augereau, contre le centre de l'ennemi, car c'eût été les
exposer à se briser contre un rocher brûlant. Il attendait pour agir
que le maréchal Davout, dont le corps arrivait sur la droite, se fit
sentir dans le flanc des Russes.

[En marge: Arrivée du maréchal Davout à Serpallen.]

Ce lieutenant, exact autant qu'intrépide, était parvenu en effet au
village de Serpallen. La division Friant marchait en tête. Elle
déboucha la première, rencontra les Cosaques, qu'elle eut bientôt
ramenés, et occupa le village de Serpallen par quelques compagnies
d'infanterie légère. (Voir la carte nº 40.) À peine était-elle établie
dans le village et dans les terrains à droite, que l'une des masses de
cavalerie qui étaient placées sur les ailes de l'armée russe, se
détacha pour venir à elle. Le général Friant, usant avec intelligence
et sang-froid des avantages que lui offrait le hasard des lieux,
rangea les trois régiments dont se composait alors sa division,
derrière les longues et solides barrières en bois employées à parquer
les troupeaux. Abrité derrière ce retranchement naturel, il fusilla à
bout portant les escadrons russes, et les força de se retirer. Ils se
replièrent, mais ils revinrent bientôt, accompagnés d'une colonne de
neuf à dix mille hommes d'infanterie. C'était l'une des deux colonnes
serrées qui servaient d'arcs-boutants à la ligne de bataille des
Russes, qui se portait maintenant à la gauche de cette ligne pour
reprendre Serpallen. Le général Friant n'avait pas plus de cinq mille
hommes à lui opposer. Toujours abrité derrière les barrières en bois
dont il s'était couvert, et maître de se déployer sans craindre d'être
chargé par la cavalerie, il accueillit les Russes par un feu si nourri
et si bien dirigé, qu'il leur fit essuyer une perte considérable.
Leurs escadrons ayant voulu le tourner, il forma le 33e en carré sur
sa droite, et les arrêta par la contenance inébranlable de ses
fantassins. Ne pouvant se servir de sa cavalerie, qui consistait en
quelques chasseurs à cheval, il y suppléa par une nuée de tirailleurs,
qui, profitant avec adresse des moindres accidents du terrain,
allèrent fusiller les Russes sur leurs flancs, et les obligèrent à se
retirer vers les hauteurs en arrière de Serpallen, entre Serpallen et
Klein-Sausgarten. En se retirant sur ces hauteurs, les Russes se
couvrirent par une nombreuse artillerie, dont le feu plongeant était
malheureusement très-meurtrier. La division Morand, à son tour, était
arrivée sur le champ de bataille. Le maréchal Davout s'emparant de la
première brigade, celle du général Ricard, vint la placer au delà et à
gauche de Serpallen, puis il disposa la seconde, composée du 51e et du
61e, à droite du village, de manière à soutenir ou la brigade Ricard,
ou la division Friant. Celle-ci s'était portée à droite de Serpallen,
vers Klein-Sausgarten. Dans ce même moment la division Gudin forçait
le pas pour entrer en ligne. Ainsi les Russes, par le mouvement de
notre droite, avaient été contraints de replier leur gauche, de
Serpallen sur Klein-Sausgarten.

[En marge: Le corps du maréchal Davout ayant produit sur la gauche des
Russes l'effet attendu, Napoléon fait attaquer leur centre par la
division Saint-Hilaire et le corps d'Augereau.]

L'effet attendu dans le flanc de l'armée ennemie était donc produit.
Napoléon, de la position qu'il occupait, avait vu distinctement les
réserves russes se diriger vers le corps du maréchal Davout. L'heure
d'agir était venue, car si on n'intervenait pas, les Russes pouvaient
se jeter en masse sur le maréchal Davout, et l'écraser. Napoléon donna
sur-le-champ ses ordres. Il prescrivit à la division Saint-Hilaire,
qui était à Rothenen, de se porter en avant, pour donner la main, vers
Serpallen, à la division Morand. Il commanda aux deux divisions
Desjardins et Heudelet du corps d'Augereau, de déboucher par
l'intervalle qui séparait Rothenen d'Eylau, de se lier à la division
Saint-Hilaire, et toutes ensemble de former une ligne oblique du
cimetière d'Eylau à Serpallen. Le résultat de ce mouvement devait être
de culbuter les Russes, en renversant leur gauche sur leur centre, et
d'abattre ainsi, en commençant par son extrémité, la longue muraille
qu'on avait devant soi.

[En marge: Destruction presque totale du corps d'Augereau.]

Il était dix heures du matin. Le général Saint-Hilaire s'ébranla,
quitta Rothenen, et se déploya obliquement dans la plaine, sous un
terrible feu d'artillerie, sa droite à Serpallen, sa gauche vers le
cimetière. Augereau s'ébranla presque en même temps, non sans un
triste pressentiment du sort réservé à son corps d'armée, qu'il voyait
exposé à se briser contre le centre des Russes, solidement appuyé à
plusieurs mamelons. Tandis que le général Corbineau lui transmettait
les ordres de l'Empereur, un boulet perça le flanc de ce brave
officier, l'aîné d'une famille héroïque. Le maréchal Augereau se mit
immédiatement en marche. Les deux divisions Desjardins et Heudelet
débouchèrent entre Rothenen et le cimetière, en colonnes serrées, puis
le défilé franchi, se formèrent en bataille, la première brigade de
chaque division déployée, la seconde en carré. Tandis qu'elles
s'avançaient, une rafale de vent et de neige vint frapper tout à coup
la face des soldats et leur dérober la vue du champ de bataille. Les
deux divisions, au milieu de cette espèce de nuage, se trompèrent de
direction, donnèrent un peu à gauche, et laissèrent à leur droite un
large espace entre elles et la division Saint-Hilaire. Les Russes, peu
incommodés de la neige qu'ils recevaient à dos, et voyant s'avancer
les deux divisions d'Augereau sur les mamelons auxquels ils appuyaient
leur centre, démasquèrent à l'improviste une batterie de 72 bouches à
feu qu'ils tenaient en réserve. La mitraille vomie par cette
redoutable batterie était si épaisse, qu'en un quart d'heure la moitié
du corps d'Augereau fut abattue. Le général Desjardins, commandant la
première division, fut tué; le général Heudelet, commandant la
seconde, reçut une blessure presque mortelle. Bientôt l'état-major des
deux divisions fut mis hors de combat. Tandis qu'elles essuyaient ce
feu épouvantable, obligées de se reformer en marchant, tant leurs
rangs étaient éclaircis, la cavalerie russe, se précipitant dans
l'espace qui les séparait de la division Morand, fondit sur elles en
masse. Ces braves divisions résistèrent toutefois, mais elles furent
obligées de rétrograder vers le cimetière d'Eylau, cédant le terrain
sans se rompre, sous les assauts répétés de nombreux escadrons. Tout à
coup la neige, ayant cessé de tomber, permit d'apercevoir ce
douloureux spectacle. Sur six ou sept mille combattants, quatre mille
environ, morts ou blessés, jonchaient la terre. Augereau, atteint
lui-même d'une blessure, plus touché au reste du désastre de son corps
d'armée que du péril, fut porté dans le cimetière d'Eylau aux pieds de
Napoléon, auquel il se plaignit, non sans amertume, de n'avoir pas été
secouru à temps. Une morne tristesse régnait sur les visages, dans
l'état-major impérial. Napoléon, calme et ferme, imposant aux autres
l'impassibilité qu'il s'imposait à lui-même, adressa quelques paroles
de consolation à Augereau, puis il le renvoya sur les derrières, et
prit ses mesures pour réparer le dommage. Lançant d'abord les
chasseurs de sa garde, et quelques escadrons de dragons qui étaient à
sa portée, pour ramener la cavalerie ennemie, il fit appeler Murat, et
lui ordonna de tenter un effort décisif sur la ligne d'infanterie qui
formait le centre de l'armée russe, et qui profitant du désastre
d'Augereau, commençait à se porter en avant. Au premier ordre, Murat
était accouru au galop.--_Eh bien_, lui dit Napoléon, _nous
laisseras-tu dévorer par ces gens-là?_--Alors il prescrivit à cet
héroïque chef de sa cavalerie de réunir les chasseurs, les dragons,
les cuirassiers, et de se jeter sur les Russes avec quatre-vingts
escadrons, pour essayer tout ce que pouvait l'élan d'une pareille
masse d'hommes à cheval, chargeant avec fureur une infanterie réputée
inébranlable. La cavalerie de la garde fut portée en avant, prête à
joindre son choc à celui de la cavalerie de l'armée. Le moment était
critique, car si l'infanterie russe n'était pas arrêtée, elle allait
aborder le cimetière, centre de la position, et Napoléon n'avait pour
le défendre que les six bataillons à pied de la garde impériale.

[En marge: Charge de toute la réserve de cavalerie sur l'infanterie
russe.]

[En marge: Murat culbute l'infanterie russe, et hache le centre de
leur ligne.]

Murat part au galop, réunit ses escadrons, puis les fait passer entre
le cimetière et Rothenen, à travers ce même débouché par lequel le
corps d'Augereau avait déjà marché à une destruction presque certaine.
Les dragons du général Grouchy chargent les premiers, pour déblayer le
terrain, et en écarter la cavalerie ennemie. Ce brave officier,
renversé sous son cheval, se relève, se met à la tête de sa seconde
brigade, et réussit à disperser les groupes de cavaliers qui
précédaient l'infanterie russe. Mais pour renverser celle-ci, il ne
faut pas moins que les gros escadrons vêtus de fer du général
d'Hautpoul. Cet officier, qui se distinguait par une habileté
consommée dans l'art de manier une cavalerie nombreuse, se présente
avec vingt-quatre escadrons de cuirassiers, que suit toute la masse
des dragons. Ces cuirassiers, rangés sur plusieurs lignes,
s'ébranlent, et se précipitent sur les baïonnettes russes. Les
premières lignes, arrêtées par le feu, ne pénètrent pas, et se
repliant à droite et à gauche, viennent se reformer derrière celles
qui les suivent, pour charger de nouveau. Enfin l'une d'elles, lancée
avec plus de violence, renverse sur un point l'infanterie ennemie, et
y ouvre une brèche, à travers laquelle cuirassiers et dragons
pénètrent à l'envi les uns des autres. Comme un fleuve qui a commencé
à percer une digue, l'emporte bientôt tout entière, la masse de nos
escadrons ayant une fois entamé l'infanterie des Russes, achève en peu
d'instants de renverser leur première ligne. Nos cavaliers se
dispersent alors pour sabrer. Une affreuse mêlée s'engage entre eux et
les fantassins russes. Ils vont, viennent, et frappent de tous côtés
ces fantassins opiniâtres. Tandis que la première ligne d'infanterie
est ainsi culbutée, et hachée, la seconde se replie à un bois, qui se
voyait au fond du champ de bataille. Il restait là une dernière
réserve d'artillerie. Les Russes la mettent en batterie, et tirent
confusément sur leurs soldats et sur les nôtres, s'inquiétant peu de
mitrailler amis et ennemis, pourvu qu'ils se débarrassent de nos
redoutables cavaliers. Le général d'Hautpoul est frappé à mort par un
biscaïen. Pendant que notre cavalerie est ainsi aux prises avec la
seconde ligne de l'infanterie russe, quelques parties de la première
se relèvent çà et là pour tirer encore. À cette vue, les grenadiers à
cheval de la garde, conduits par le général Lepic, l'un des héros de
l'armée, s'élancent à leur tour, pour seconder les efforts de Murat.
Ils partent au galop, chargent les groupes d'infanterie qu'ils
aperçoivent debout, et, parcourant le terrain en tous sens, complètent
la destruction du centre de l'armée russe, dont les débris achèvent de
s'enfuir vers les bouquets de bois qui lui ont servi d'asile.

Durant cette scène de confusion, un tronçon détaché de cette vaste
ligne d'infanterie, s'était avancé jusqu'au cimetière même. Trois ou
quatre mille grenadiers russes, marchant droit devant eux, avec ce
courage aveugle d'une troupe plus brave qu'intelligente, viennent se
heurter contre l'église d'Eylau, et menacent le cimetière occupé par
l'état-major impérial. La garde à pied, immobile jusque-là, avait
essuyé la canonnade sans rendre un coup de fusil. C'est avec joie
qu'elle voit naître une occasion de combattre. Un bataillon est
commandé: deux se disputent l'honneur de marcher. Le premier en ordre,
conduit par le général Dorsenne, obtient l'avantage de se mesurer avec
les grenadiers russes, les aborde sans tirer un coup de fusil, les
joint à la baïonnette, les refoule les uns sur les autres, tandis que
Murat, apercevant cet engagement, lance sur eux deux régiments de
chasseurs sous le général Bruyère. Les malheureux grenadiers russes,
serrés entre les baïonnettes des grenadiers de la garde, et les sabres
de nos chasseurs, sont presque tous pris ou tués, sous les yeux de
Napoléon, et à quelques pas de lui.

[En marge: Le combat étant rétabli au centre, Napoléon attend le
résultat de l'action engagée sur les ailes.]

Cette action de cavalerie, la plus extraordinaire peut-être de nos
grandes guerres, avait eu pour résultat de culbuter le centre des
Russes, et de le repousser à une assez grande distance. Il aurait
fallu avoir sous la main une réserve d'infanterie, afin d'achever la
défaite d'une troupe qui, après s'être couchée à terre, se relevait
pour faire feu. Mais Napoléon n'osait pas disposer du corps du
maréchal Soult, réduit à une moitié de son effectif, et nécessaire à
la garde d'Eylau. Le corps d'Augereau était presque détruit. Les six
bataillons de la garde à pied restaient seuls comme réserve, et au
milieu des chances si diverses de cette journée, fort éloignée encore
de sa fin, c'était une ressource qu'il fallait conserver
précieusement. À gauche le maréchal Ney, marchant depuis plusieurs
jours côte à côte avec les Prussiens, pouvait les devancer, ou en être
devancé sur le champ de bataille, et huit ou dix mille hommes,
survenant à l'improviste, devaient apporter à l'une des deux armées un
renfort peut-être décisif. À droite, le maréchal Davout se trouvait
engagé avec la gauche des Russes dans un combat acharné, dont le
résultat était encore inconnu.

Napoléon, immobile dans ce cimetière où l'on avait accumulé les
cadavres d'un grand nombre de ses officiers, plus grave que de
coutume, mais commandant à son visage comme à son âme, ayant sa garde
derrière lui, et devant lui les chasseurs, les dragons, les
cuirassiers reformés, prêts à se dévouer de nouveau, Napoléon
attendait l'événement, avant de prendre une détermination définitive.
Jamais, ni lui, ni ses soldats n'avaient assisté à une action aussi
disputée.

[En marge: Vaillante conduite de la division Saint-Hilaire et du corps
du maréchal Davout.]

Mais le temps des défaites n'était pas venu, et la fortune, rigoureuse
un moment pour cet homme extraordinaire, le traitait encore en favori.
À cette heure, le général Saint-Hilaire, avec sa division, le maréchal
Davout avec son corps, justifiaient la confiance que Napoléon avait
mise en eux. La division Saint-Hilaire, accueillie comme le corps
d'Augereau, et au même instant, par un horrible feu de mitraille et
de mousqueterie, avait eu cruellement à souffrir. Aveuglée aussi par
la neige, elle n'avait point aperçu une masse de cavalerie accourant
sur elle au galop, et un bataillon du 10e léger, assailli avant
d'avoir pu se former, avait été renversé sous les pieds des chevaux.
La division Morand, extrême gauche de Davout, découverte par
l'accident arrivé au bataillon du 10e léger, s'était vue ramenée en
arrière, pendant deux ou trois cents pas. Mais bientôt Davout et
Morand l'avaient reportée en avant. Dans cet intervalle, le général
Friant soutenait à Klein-Sausgarten une lutte héroïque, et, secondé
par la division Gudin, il occupait définitivement cette position
avancée sur le flanc des Russes. Il venait même de pousser des
détachements jusqu'au village de Kuschitten, situé sur leurs
derrières. C'était le moment où, la journée étant presque achevée, et
l'armée russe presque à moitié détruite, la bataille semblait devoir
se terminer en notre faveur.

[En marge: Subite apparition du général prussien Lestocq sur le champ
de bataille.]

[En marge: Friant et Gudin arrêtent les Prussiens.]

Mais l'événement que redoutait Napoléon s'était réalisé. Le général
Lestocq, poursuivi à outrance par le maréchal Ney, paraissait sur ce
champ de carnage, avec 7 ou 8 mille Prussiens, jaloux de se venger du
dédain des Russes. Le général Lestocq, devançant à peine d'une heure
ou deux le corps du maréchal Ney, avait tout juste le temps de porter
un coup, avant d'être atteint lui-même. Il débouche sur le champ de
bataille à Schmoditten, passe derrière la double ligne des Russes,
maintenant brisée par le feu de nos artilleurs, par le sabre de nos
cavaliers, et se présente à Kuschitten, en face de la division
Friant, qui, dépassant Klein-Sausgarten, avait déjà refoulé la gauche
de l'ennemi sur son centre. Le village de Kuschitten était occupé par
quatre compagnies du 108e, et par le 51e, qui avait été détaché de la
division Morand, pour aller au soutien de la division Friant. Les
Prussiens, ralliant les Russes autour d'eux, fondent impétueusement
sur le 51e et sur les quatre compagnies du 108e ne parviennent pas à
les rompre, mais les ramènent fort en arrière de Kuschitten. Après ce
premier avantage, les Prussiens se portent au delà de Kuschitten afin
de ressaisir les positions du matin. Ils marchent déployés sur deux
lignes. Les réserves russes ralliées, forment sur leurs ailes deux
colonnes serrées. Une nombreuse artillerie les précède. Ils s'avancent
ainsi en traversant les derrières du champ de bataille, pour regagner
le terrain perdu, et ramener le maréchal Davout sur Klein-Sausgarten,
et de Klein-Sausgarten sur Serpallen. Mais les généraux Friant et
Gudin, ayant le maréchal Davout à leur tête, accourent. La division
Friant tout entière, les 12e, 21e, 25e régiments appartenant à la
division Gudin se placent en avant, couverts par toute l'artillerie du
troisième corps. Vainement les Russes et les Prussiens veulent-ils
renverser cet obstacle formidable, ils n'y peuvent réussir. Les
Français, appuyés à des bois, à des marécages, à des monticules, ici
déployés en ligne, là dispersés en tirailleurs, opposent une
opiniâtreté invincible à ce dernier effort des coalisés. Le maréchal
Davout, parcourant les rangs jusqu'à la fin du jour, contient ses
soldats en leur disant: Les lâches iront mourir en Sibérie; les braves
mourront ici en gens d'honneur.--L'attaque des Prussiens et des
Russes ralliés s'arrête, le terrain perdu sur leur flanc gauche n'est
pas reconquis. Le corps du maréchal Davout reste ferme dans cette
position de Klein-Sausgarten, d'où il menace les derrières de
l'ennemi.

[En marge: Horrible état de l'armée russe à la fin du jour.]

[En marge: Le général Benningsen délibère s'il doit tenter un dernier
effort.]

[En marge: La subite arrivée du maréchal Ney décide la retraite des
Russes.]

Les deux armées étaient épuisées. Ce jour si sombre devenait à chaque
instant plus sombre encore, et allait se terminer en une affreuse
nuit. Le carnage était horrible. Près de 30 mille Russes, atteints par
les projectiles ou le sabre des Français, jonchaient la terre, les uns
morts, les autres blessés plus ou moins gravement. Beaucoup de leurs
soldats commençaient à s'en aller à la débandade[22]. Le général
Benningsen, entouré de ses lieutenants, délibérait s'il fallait
reprendre l'offensive, et tenter un nouvel effort. Mais, d'une armée
de 80 mille hommes, il ne lui en restait pas 40 mille en état de
combattre, les Prussiens compris. S'il avait succombé dans cet
engagement désespéré, il n'aurait pas eu de quoi couvrir la retraite.
Néanmoins il hésitait encore, lorsqu'on vint lui annoncer un dernier
et grave incident. Le maréchal Ney, qui avait suivi de près les
Prussiens, arrivant le soir sur notre gauche comme le maréchal Davout
était arrivé le matin sur notre droite, débouchait enfin vers Althof.

[Note 22: C'est la propre assertion du narrateur Plotho.]

Ainsi les combinaisons de Napoléon, retardées par le temps, n'en
avaient pas moins amené sur les deux flancs de l'armée russe les
forces qui devaient décider la victoire. L'ordre de retraite ne
pouvait plus dès lors être différé, car le maréchal Davout, s'étant
maintenu à Klein-Sausgarten, n'avait pas beaucoup à faire pour
rencontrer le maréchal Ney, qui s'était avancé jusqu'à Schmoditten, et
la jonction de ces deux maréchaux aurait exposé les Russes à être
enveloppés. L'ordre de se retirer fut donné à l'instant même par le
général Benningsen. Toutefois pour assurer la retraite il voulut
contenir le maréchal Ney, et essayer de lui enlever le village de
Schmoditten. Les Russes marchèrent sur ce village, à la faveur de la
nuit, et en grand silence, pour surprendre les troupes du maréchal
Ney, arrivées tard sur ce champ de bataille où l'on avait de la peine
à se reconnaître. Mais celles-ci étaient sur leurs gardes. Le général
Marchand, avec le 6e léger et le 39e de ligne, laissant approcher les
Russes, puis les accueillant par un feu à bout portant, les arrêta
net. Il courut ensuite sur eux à la baïonnette, et les fit renoncer à
toute attaque sérieuse. Dès ce moment ils se mirent définitivement en
retraite.

[En marge: Position occupée par l'armée française le soir de la
bataille d'Eylau.]

Napoléon discernant à la direction des feux du maréchal Davout et du
maréchal Ney, le véritable état des choses, se savait maître du champ
de bataille, mais il n'était pas assuré cependant de ne pas avoir une
seconde bataille à livrer, la nuit ou le lendemain. Il occupait cette
plaine légèrement relevée, qui s'étendait au delà d'Eylau, ayant
devant lui et au centre sa cavalerie et sa garde, à gauche en avant
d'Eylau les deux divisions Legrand et Leval du corps du maréchal
Soult, à droite la division Saint-Hilaire qui se liait avec le corps
du maréchal Davout porté au delà de Klein-Sausgarten, l'armée
française décrivant ainsi une ligne oblique sur le terrain que les
Russes avaient possédé le matin. Fort au delà, sur la gauche, le
maréchal Ney isolé, se trouvait sur les derrières de la position que
l'ennemi abandonnait en toute hâte.

[En marge: Disposition morale de l'armée.]

Napoléon, certain d'être victorieux, mais triste au fond du coeur,
était demeuré au milieu de ses troupes, ordonnant qu'on allumât des
feux, et qu'on ne quittât pas les rangs, même pour aller chercher des
vivres. On distribuait aux soldats un peu de pain et d'eau-de-vie, et,
quoiqu'il n'y en eût pas assez pour tous, on ne les entendait pas se
plaindre. Moins joyeux qu'à Austerlitz ou à Iéna, ils étaient pleins
de confiance, fiers d'eux-mêmes, prêts à recommencer cette lutte
terrible, si les Russes en avaient le courage et la force. Quiconque,
en ce moment, leur eût donné le pain et l'eau-de-vie dont ils
manquaient, les eût retrouvés aussi gais que de coutume. Deux
artilleurs du corps du maréchal Davout ayant été absents de leur
compagnie pendant cette journée, et étant arrivés trop tard pour
assister à la bataille, leurs camarades s'assemblèrent le soir au
bivouac, les jugèrent, et n'ayant pas goûté leurs raisons, leur
infligèrent sur ce terrain glacé et sanglant, le châtiment burlesque
que les soldats appellent la _savate_[23].

[Note 23: Nous empruntons ce détail aux mémoires militaires et
manuscrits du maréchal Davout.]

Il n'y avait en grande abondance que des munitions. Le service de
l'artillerie, exécuté avec une activité rare, avait déjà remplacé les
munitions consommées. Le service des ambulances se faisait avec non
moins de zèle. On avait ramassé un grand nombre de blessés, et on
administrait aux autres quelques secours sur place, en attendant qu'on
pût les transporter à leur tour. Napoléon, accablé de fatigue, debout
cependant, présidait aux soins donnés à ses soldats.

Sur les derrières de l'armée tout n'offrait pas une contenance aussi
ferme. Beaucoup de traînards qui manquaient à l'effectif le matin, par
suite de la rapidité des marches, avaient entendu le retentissement de
cette épouvantable bataille, avaient aperçu quelques houras de
Cosaques, et s'étaient repliés, répandant sur les routes des nouvelles
fâcheuses. Les braves accouraient se ranger auprès de leurs camarades,
les autres s'en allaient dans les diverses directions qu'avait
parcourues l'armée.

[En marge: Journée qui suit la bataille d'Eylau.]

Le lendemain le jour commençant à luire, on découvrit cet affreux
champ de bataille, et Napoléon lui-même fut ému, au point de le
laisser apercevoir dans le bulletin qu'il publia. Sur cette plaine
glacée, des milliers de morts et de mourants cruellement mutilés, des
milliers de chevaux abattus, une innombrable quantité de canons
démontés, de voitures brisées, de projectiles épars, des hameaux en
flammes, _tout cela se détachant sur un fond de neige_[24], présentait
un spectacle saisissant et terrible. «Ce spectacle, s'écriait
Napoléon, est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix, et
l'horreur de la guerre!»--Singulière réflexion dans sa bouche, et
sincère au moment où il la laissait échapper.

[Note 24: Expression de Napoléon dans l'un de ses bulletins.]

Une particularité frappa tous les yeux. Soit penchant à revenir aux
choses du passé, soit aussi économie, on avait voulu rendre l'habit
blanc aux troupes. On en avait fait l'essai sur quelques régiments,
mais la vue du sang sur les habits blancs décida la question. Napoléon
rempli de dégoût et d'horreur déclara qu'il ne voulait que des habits
bleus, quoi qu'il pût en coûter.

[En marge: Pertes des Russes et des Français à la bataille d'Eylau.]

L'aspect de ce champ de bataille abandonné par l'ennemi rendit à
l'armée le sentiment de sa victoire. Les Russes s'étaient retirés,
laissant sur le terrain 7 mille morts, et plus de 5 mille blessés, que
le vainqueur généreux se hâta de relever après les siens. Outre les 12
mille morts ou mourants abandonnés à Eylau, ils emmenaient avec eux
environ 15 mille blessés, plus ou moins gravement atteints. Ils
avaient eu par conséquent 26 ou 27 mille hommes hors de combat. Nous
tenions 3 à 4 mille prisonniers, 24 pièces de canon, 16 drapeaux. Leur
perte totale était donc de 30 mille hommes. Les Français avaient eu
environ 10 mille hommes hors de combat, dont 3 mille morts et 7 mille
blessés[25], perte bien inférieure à celle de l'armée russe, et qui
s'explique par la position de nos troupes rangées en ordre mince, par
l'habileté de nos artilleurs et de nos soldats. Ainsi dans cette
journée fatale, près de 40 mille hommes des deux côtés avaient été
atteints par le feu et le fer. C'est la population d'une grande ville
détruite en un jour! Triste conséquence des passions des peuples!
passions terribles, qu'il faut s'appliquer à bien diriger, mais non
pas chercher à éteindre!

[Note 25: Il est rare qu'on parvienne à constater les pertes essuyées
dans une bataille avec autant de précision qu'on peut le faire pour la
bataille d'Eylau. Je me suis livré, afin d'y réussir, à un travail
attentif, et voici la vérité, autant du moins qu'il est possible de
l'obtenir en pareille matière. L'inspecteur des hôpitaux constata le
soir même, à Eylau, l'existence de 4,500 blessés, et le lendemain,
après avoir fait le tour des villages environnants, il en porta le
nombre total à 7,094. Son rapport a été conservé. Les rapports des
divers corps présentent, au contraire, un chiffre beaucoup plus
considérable, et qui ferait monter à 13 ou 14 mille le nombre des
hommes atteints plus ou moins gravement. Cette différence s'explique
par la manière dont les auteurs de ces rapports entendent le mot de
blessés. Les chefs de corps comptent jusqu'aux moindres contusions,
chacun d'eux naturellement cherchant à faire valoir les souffrances de
ses soldats. Mais la moitié des hommes désignés comme blessés ne
songeaient pas même à se faire soigner, et la preuve en est dans le
rapport du directeur des hôpitaux. Du reste, un mois après, une
controverse fort curieuse s'établit par lettres, entre Napoléon et M.
Daru. M. Daru ne trouvait pas plus de six mille blessés dans les
hôpitaux de la Vistule. Cela paraissait contestable à Napoléon, qui
croyait en avoir davantage, surtout en comprenant dans ce nombre les
blessés de la bataille d'Eylau, et ceux des combats qui l'avaient
précédée, depuis la levée des cantonnements. Cependant, après mûr
examen, on n'en trouva jamais plus de six mille et quelques cents, et
moins de six mille pour Eylau même, ce qui, en tenant compte des morts
survenues, s'accorde parfaitement avec le chiffre de 7,094 fourni par
le directeur des hôpitaux. Nous croyons donc être dans le vrai en
portant à 3 mille morts et 7 mille blessés les pertes de la bataille
d'Eylau. Napoléon, en parlant dans son bulletin de 2 mille morts et de
5 à 6 mille blessés, avait, comme on le voit, peu altéré la vérité, en
comparaison de ce qu'avaient fait les Russes. On peut même dire que le
soir de la bataille, il était fondé à n'en pas supposer davantage.

Quant aux pertes des Russes, j'ai adopté leurs propres chiffres, et
ceux qui furent constatés par les Français. Nous trouvâmes 7 mille
cadavres, et dans les lieux environnants 5 mille blessés. Ils durent
en emmener un beaucoup plus grand nombre. L'Allemand Both dit qu'ils
ramenèrent 14,900 blessés à Koenigsberg, lesquels moururent presque
tous de froid. Il admet d'ailleurs qu'ils eurent 7 mille morts, et
laissèrent 5 mille blessés sur le champ de bataille. Ajoutez 3 à 4
mille prisonniers, et on arrive à une perte totale de 30 mille hommes,
qui ne peut guère être contestée. Le général Benningsen, toujours si
peu exact, avoua lui-même dans son récit une perte de 20 mille
hommes.]

[En marge: Napoléon pousse les Russes jusqu'à Koenigsberg.]

Napoléon, dès le 9 au matin, avait porté ses dragons et ses
cuirassiers en avant, afin de courir après les Russes, de les jeter
sur Koenigsberg, et de les refouler pour tout l'hiver au delà de la
Prégel. Le maréchal Ney, qui n'avait pas eu beaucoup à faire dans la
journée d'Eylau, fut chargé de soutenir Murat. Les maréchaux Davout et
Soult devaient suivre à peu de distance. Napoléon resta de sa personne
à Eylau pour panser les plaies de sa brave armée, pour la nourrir, et
mettre tout en ordre sur ses derrières. Cela importait plus qu'une
poursuite, que ses lieutenants étaient très-capables d'exécuter
eux-mêmes.

En marchant on acquit plus complétement encore la conviction du
désastre essuyé par les Russes. À mesure qu'on avançait, on trouvait
les villages et les bourgs de la Prusse orientale remplis de blessés;
on apprenait le désordre, la confusion, le triste état enfin de
l'armée fugitive. Néanmoins les Russes, en comparant cette bataille à
celle d'Austerlitz, étaient fiers de la différence. Ils convenaient de
leur défaite, mais ils se dédommageaient de cet aveu, en ajoutant que
la victoire avait coûté cher aux Français.

On ne s'arrêta que sur les bords de la Frisching, petite rivière qui
coule de la ligne des lacs à la mer, et Murat poussa ses escadrons
jusqu'à Koenigsberg. Les Russes réfugiés en toute hâte, les uns au
delà de la Prégel, les autres à Koenigsberg même, faisaient mine de
vouloir s'y défendre, et avaient braqué sur les murs une nombreuse
artillerie. Les habitants épouvantés se demandaient s'ils allaient
éprouver le sort de Lubeck. Heureusement pour eux Napoléon voulait
mettre un terme à ses opérations offensives. Il avait envoyé les
cavaliers de Murat jusqu'aux portes de Koenigsberg, mais il ne se
proposait pas d'y conduire son armée elle-même. Il n'aurait pas fallu
moins que cette armée tout entière, pour tenter avec espoir de succès
une attaque de vive force, sur une grande ville, pourvue de quelques
ouvrages, et défendue par tout ce qui restait de troupes russes et
prussiennes. Une attaque même heureuse sur cette riche cité, ne valait
pas les chances qu'on aurait courues, si la tentative eût échoué.
Napoléon ayant poussé ses corps jusqu'aux bords de la Frisching, tint
à les y laisser quelques jours, pour bien constater sa victoire, et
puis songea à se retirer pour reprendre ses cantonnements. Sans doute
il n'avait pas obtenu l'immense résultat dont il s'était d'abord
flatté, et qui ne lui aurait certainement point échappé, si une
dépêche interceptée n'avait révélé ses desseins aux Russes; mais il
les avait menés battant pendant cinquante lieues, leur avait détruit
neuf mille hommes dans une suite de combats d'arrière-garde, et les
trouvant à Eylau formés en une masse compacte, couverts d'artillerie,
résolus jusqu'au désespoir, forts avec les Prussiens de 80 mille
soldats, sur une plaine où aucune manoeuvre n'était possible, il les
avait attaqués avec 54 mille, les avait détruits à coups de canon, et
avait paré à tous les accidents de la journée avec un imperturbable
sang-froid, pendant que ses lieutenants s'efforçaient de le rejoindre.
Les Russes ce jour-là avaient eu tous leurs avantages, la solidité,
l'immobilité au feu; lui n'avait pas eu tous les siens, sur un terrain
où il était impossible de manoeuvrer; mais il avait opposé à leur
ténacité un invincible courage, une force morale au-dessus des
horreurs du plus affreux carnage. L'âme de ses soldats s'était montrée
dans cette journée aussi forte que la sienne! Assurément il pouvait
être fier de cette épreuve. D'ailleurs pour 12 ou 13 mille hommes
qu'il avait perdus pendant ces huit jours, il en avait détruit 36
mille à l'ennemi. Mais il devait sentir en ce moment ce que c'était
que la puissance du climat, du sol, des distances, car, possédant plus
de 300 mille hommes en Allemagne, il n'avait pas pu en réunir plus de
54 mille sur le lieu de l'action décisive. Il devait après une telle
victoire faire de graves réflexions, compter davantage avec les
éléments et la fortune, et moins entreprendre à l'avenir sur
l'invincible nature des choses. Ces réflexions il les fit, et elles
lui inspirèrent, comme on va en juger bientôt, la conduite la mieux
calculée, la plus admirablement prévoyante. Plût au ciel qu'elles
fussent restées pour toujours gravées dans sa mémoire!

Quoique victorieux et garanti pour plusieurs mois de toute tentative
contre ses cantonnements, il avait cependant une chose à craindre,
c'étaient les récits mensongers des Russes, l'effet de ces récits sur
l'Autriche, sur la France, sur l'Italie, sur l'Espagne, sur l'Europe
en un mot, qui, voyant depuis trois mois sa marche deux fois arrêtée,
tantôt par les boues, tantôt par les frimas, serait portée à le croire
moins irrésistible, moins fatalement heureux, tiendrait pour douteuse
la victoire pourtant la plus incontestable, la plus cruellement
efficace, et pourrait enfin être tentée de méconnaître sa fortune.

[En marge: Napoléon quitte les environs de Koenigsberg, et les bords
de la Prégel, pour reprendre ses cantonnements de la Vistule.]

Il résolut de montrer ici le caractère qu'il avait déployé pendant la
journée même d'Eylau, et, certain de sa force, d'attendre que
l'Europe, mieux éclairée, la sentît comme lui. Après avoir passé
quelques jours sur la Frisching, l'ennemi ne sortant pas de ses
lignes, il prit le parti de rétrograder pour rentrer dans ses
cantonnements. La température était toujours froide, mais sans
descendre à plus de 2 ou 3 degrés au-dessous de la glace. Il en
profita pour évacuer ses blessés en traîneau. Plus de six mille
subirent, sans en souffrir sensiblement, ce singulier voyage de
quarante à cinquante lieues, jusqu'à la Vistule. Un soin extrême
apporté à les rechercher tous dans les villages environnants, permit
d'en constater le véritable nombre. Il était conforme à celui que nous
avons mentionné plus haut. Quand tout fut évacué, blessés, malades,
prisonniers, artillerie prise à l'ennemi, Napoléon commença, le 17
février, son mouvement rétrograde, le maréchal Ney avec le sixième
corps, Murat avec la cavalerie faisant l'arrière-garde, les autres
corps conservant leur position accoutumée dans l'ordre de marche, le
maréchal Davout à droite, le maréchal Soult au centre, le maréchal
Augereau à gauche, enfin le maréchal Bernadotte, qui avait rejoint,
formant l'extrême gauche, le long du Frische-Haff.

Napoléon ayant remonté l'Alle jusque près des lacs d'où elle sort, et
d'où sort aussi la Passarge, changea de direction, et, au lieu de
prendre la route de Varsovie, prit celle de Thorn, Marienbourg et
Elbing, voulant désormais s'appuyer à la basse Vistule. Les derniers
événements avaient modifié ses idées quant au choix de sa base
d'opération. Voici les motifs de ce changement.

[En marge: Motifs qui décident Napoléon à changer la position de ses
cantonnements.]

La position entre les branches de l'Ukra, de la Narew, du Bug, qu'il
avait d'abord adoptée, était une conséquence de l'occupation de
Varsovie. Elle avait l'avantage de couvrir cette capitale, et, si
l'ennemi se portait le long du littoral, de permettre plus aisément de
le déborder, de le tourner, de l'acculer à la mer, ce que Napoléon
venait d'essayer, et ce qu'il aurait certainement exécuté, sans
l'enlèvement de ses dépêches. Mais, cette manoeuvre une fois dévoilée,
il n'était pas probable que les Russes avertis s'exposassent à un
danger qu'ils venaient d'éviter par une sorte de miracle. La position
choisie en avant de Varsovie ne présentait donc plus le même avantage,
et elle offrait un inconvénient grave, celui d'obliger l'armée à
s'étendre démesurément, pour couvrir à la fois Varsovie et le siége de
Dantzig, siége qui devenait l'opération urgente, à laquelle il fallait
consacrer les loisirs de l'hiver. En se plaçant, en effet, à Varsovie,
on était obligé de laisser le corps de Bernadotte à grande distance,
avec peu de chances de le rallier au gros de l'armée; et si on
marchait en avant, on était forcé en outre de laisser le cinquième
corps, celui de Lannes, à la garde de Varsovie. On agissait par
conséquent avec deux corps de moins. L'éloignement du corps de
Bernadotte serait devenu à l'avenir d'autant plus regrettable, qu'on
allait être contraint de lui adjoindre de nouvelles forces, pour
seconder et couvrir le siége de Dantzig.

[En marge: Nouvelle position prise par Napoléon.]

Napoléon prit donc la résolution de s'éloigner de Varsovie, de confier
la garde de cette capitale au cinquième corps, aux Polonais, aux
Bavarois (la soumission des places de la Silésie rendait ces derniers
disponibles), et de s'établir avec la plus grande partie de ses
troupes, en avant de la basse Vistule, derrière la Passarge, ayant
Thorn à sa droite, Elbing à sa gauche, Dantzig sur ses derrières, son
centre à Osterode, ses avant-postes entre la Passarge et l'Alle. (Voir
les cartes n{os} 37 et 38.) Dans cette position il couvrait lui-même
le siége de Dantzig, sans avoir besoin de détacher pour cet objet
aucune partie de ses forces. Si, en effet les Russes, voulant secourir
Dantzig, venaient chercher une bataille, il pouvait leur opposer tous
ses corps réunis, celui de Bernadotte compris, et même une partie des
troupes de Lefebvre, que rien ne l'empêchait d'attirer à lui dans un
cas pressant, ainsi qu'il l'avait fait en 1796, lorsqu'il leva le
siége de Mantoue pour courir aux Autrichiens. Il ne lui manquait un
jour de bataille que le cinquième corps, qui, de quelque manière qu'on
opérât, était indispensable sur la Narew, afin de défendre Varsovie.
Cette nouvelle position, d'ailleurs, donnait lieu à des combinaisons
savantes, fécondes en grands résultats, ignorées de l'ennemi, tandis
que celles qui auraient eu Varsovie pour base, lui étaient toutes
connues. Cantonné derrière la Passarge, Napoléon se trouvait à quinze
lieues seulement de Koenigsberg. Supposez que les Russes, attirés par
l'isolement apparent dans lequel on laissait Varsovie, s'avançassent
sur cette capitale, on courait derrière eux à Koenigsberg, on
s'emparait de cette ville, et puis se rabattant par un mouvement à
droite sur leurs derrières, on les jetait sur la Narew et la Vistule,
dans les marécages de l'intérieur, avec autant de certitude de les
détruire, que dans le cas du mouvement vers la mer. Si, au contraire,
ils attaquaient de front les cantonnements sur la Passarge, on avait,
comme nous venons de le dire, outre la force naturelle de ces
cantonnements, la masse entière de l'armée à leur opposer. La position
était donc excellente pour le siége de Dantzig, excellente pour les
opérations futures, car elle faisait naître des combinaisons
nouvelles, dont le secret n'était pas dévoilé.

[En marge: Caractère de la guerre que Napoléon faisait en ce moment.]

C'est assurément un spectacle imposant et instructif, que celui de ce
général impétueux, qui n'était propre, au dire de ses détracteurs,
qu'à la guerre offensive, porté d'un seul bond du Rhin à la Vistule,
s'arrêtant tout à coup devant les difficultés des lieux et des
saisons, s'enfermant dans un espace étroit, y faisant la guerre
froide, lente, méthodique, y disputant pied à pied de petites
rivières, après avoir franchi les plus gros fleuves sans s'arrêter, se
réduisant enfin à couvrir un siége, et placé à une aussi vaste
distance de son empire, en présence de l'Europe qu'étonnait cette
nouvelle manière de procéder, que le doute commençait à gagner,
conservant une fermeté inébranlable, n'étant pas même séduit par le
désir de frapper un coup d'éclat, et sachant ajourner ce coup au
moment où la nature des choses le rendrait sûr et possible: c'est,
disons-nous, un spectacle digne d'intérêt, de surprise, d'admiration,
c'est une précieuse occasion d'étude et de réflexions, pour quiconque
est sensible aux combinaisons des grands hommes, et se plaît à les
méditer!

[En marge: Répartition de l'armée entre les divers cantonnements.]

Napoléon vint donc se placer entre la Passarge et la basse Vistule
(voir la carte nº 38), le corps du maréchal Bernadotte à gauche sur la
Passarge, entre Braunsberg et Spanden; le corps du maréchal Soult au
centre, entre Liebstadt et Mohrungen; le corps du maréchal Davout à
droite, entre Allenstein et Hohenstein, au point où l'Alle et la
Passarge sont le plus rapprochées; le corps du maréchal Ney en
avant-garde, entre la Passarge et l'Alle, à Guttstadt; le quartier
général et la garde à Osterode, dans une position centrale, où
Napoléon pouvait réunir toutes ses forces en quelques heures. Il
attira le général Oudinot à Osterode, avec les grenadiers et
voltigeurs, formant une réserve d'infanterie de 6 à 7 mille hommes. Il
répandit la cavalerie sur ses derrières, entre Osterode et la Vistule,
depuis Thorn jusqu'à Elbing, pays qui abondait en toute sorte de
fourrages.

[En marge: Dissolution du corps d'Augereau.]

Dans l'énumération des corps cantonnés derrière la Passarge, nous
n'avons pas désigné celui d'Augereau. Napoléon en avait prononcé la
dissolution. Augereau venait de quitter l'armée, déconcerté de ce qui
lui était arrivé dans la journée d'Eylau, imputant mal à propos son
échec à la jalousie de ses camarades, qui, selon lui, n'avaient pas
voulu le soutenir, se disant fatigué, malade, usé! L'Empereur le
renvoya en France, avec des témoignages de satisfaction, qui étaient
de nature à le consoler. Mais craignant que dans le septième corps, à
moitié détruit, il ne restât quelque chose du découragement manifesté
par le chef, il en prononça la dissolution, après y avoir prodigué les
récompenses. Il en répartit les régiments entre les maréchaux Davout,
Soult et Ney. Des 12 mille hommes dont se composait le septième corps,
il y en avait eu 7 mille présents à Eylau, et sur ces 7 mille, deux
tiers mis hors de combat. Les survivants, joints à ceux qui étaient
demeurés en arrière, devaient fournir 7 à 8 mille hommes de renfort
aux divers corps de l'armée.

[En marge: Distribution générale des forces de l'armée.]

Napoléon plaça le cinquième corps sur l'Omulew, à quelque distance de
Varsovie. Lannes étant toujours malade, il avait mandé, avec regret
d'en priver l'Italie, mais avec une grande satisfaction de le posséder
en Pologne, le premier de ses généraux, Masséna, qui n'avait pas pu
s'entendre avec Joseph à Naples. Il lui donna le commandement du
cinquième corps. Les siéges de la Silésie avançant, grâce à l'énergie
et à la fertilité d'esprit du général Vandamme, Schweidnitz ayant été
pris, Neisse et Glatz restant seuls à prendre, Napoléon en profita
pour amener sur la Vistule la division bavaroise Deroy, forte de 6 à 7
mille hommes d'assez bonnes troupes, laquelle fut cantonnée à Pultusk,
entre la position du cinquième corps sur l'Omulew et Varsovie. Les
bataillons polonais de Kalisch et de Posen avaient été envoyés à
Dantzig. Napoléon rassembla ceux de Varsovie, organisés par le prince
Poniatowski, à Neidenbourg, de manière à maintenir la communication
entre le quartier général et les troupes campées sur l'Omulew. Ils
étaient là sous les ordres du général Zayonscheck. Il demanda en outre
que l'on organisât un corps de cavalerie de mille à deux mille
Polonais, afin de courir après les Cosaques. Ces diverses troupes
polonaises destinées à lier la position de la grande armée sur la
Passarge, avec celle de Masséna sur la Narew, n'étaient pas capables
assurément d'arrêter une armée russe qui aurait pris l'offensive, mais
elles suffisaient pour empêcher les Cosaques de pénétrer entre
Osterode et Varsovie, et pour exercer dans ce vaste espace une active
surveillance. Concentré ainsi derrière la Passarge, et en avant de la
basse Vistule, couvrant dans une position inattaquable le siége de
Dantzig, qui allait enfin commencer, pouvant par une menace sur
Koenigsberg, arrêter tout mouvement offensif sur Varsovie, Napoléon
était dans une situation à ne rien craindre. Rejoint par les
retardataires laissés en arrière, et par le corps de Bernadotte,
renforcé par les grenadiers et voltigeurs d'Oudinot, il pouvait en
quarante-huit heures réunir 80 mille hommes sur l'un des points de la
Passarge. Cette situation était fort imposante, surtout si on la
compare à celle des Russes, qui n'auraient pas pu mettre 50 mille
hommes en ligne. Mais c'est une remarque digne d'être répétée, quoique
déjà faite par nous, qu'une armée de plus de 300 mille hommes,
répandue depuis le Rhin jusqu'à la Vistule, administrée avec une
habileté qu'aucun capitaine n'a jamais égalée, fût dans
l'impossibilité de fournir plus de 80 mille combattant sur le même
champ de bataille. Il y avait 80 à 90 mille hommes capables d'agir
offensivement entre la Vistule et la Passarge, 24 mille sur la Narew,
d'Ostrolenka à Varsovie, en y comprenant les Polonais et les
Bavarois, 22 mille sous Lefebvre devant Dantzig et Colberg, 28 mille
sous Mortier, en Italiens, Hollandais et Français, répandus depuis
Brême et Hambourg jusqu'à Stralsund et Stettin, 15 mille en Silésie
tant Bavarois que Wurtembergeois, 30 mille dans les places, depuis
Posen jusqu'à Erfurt et Mayence, 7 ou 8 mille employés aux parcs, 15
mille blessés de toutes les époques, 60 et quelques mille malades et
maraudeurs, enfin 30 à 40 mille recrues en marche, ce qui faisait à
peu près 330 mille hommes à la grande armée, dont 270 mille Français,
et environ 60 mille auxiliaires, Italiens, Hollandais, Allemands et
Polonais.

[En marge: Mars 1807.]

[En marge: Grand nombre de maraudeurs à la suite de l'armée.]

Ce qui paraîtra singulier, c'est ce nombre énorme de 60 mille malades
ou maraudeurs, nombre, il est vrai, très-approximatif[26], difficile à
fixer, mais digne de l'attention des hommes d'État, qui étudient les
secrets ressorts de la puissance des nations. Il n'y avait pas dans
ces soixante mille absents qualifiés de malades, la moitié qui fût aux
hôpitaux. Les autres étaient en maraude. Nous avons déjà dit que
beaucoup de soldats manquaient dans les rangs à la bataille d'Eylau,
par suite de la rapidité des marches, et que les impressions produites
par cette terrible bataille se répandant au loin, les lâches et la
valetaille avaient fui à toutes jambes, en criant que les Français
étaient battus. Depuis il s'était joint à eux beaucoup d'hommes, qui,
sous prétexte de maladies ou de blessures légères, demandaient à se
rendre aux hôpitaux, mais se gardaient bien d'y aller, parce qu'on y
était retenu, surveillé, soigné même jusqu'à l'ennui. Ils avaient
passé la Vistule, vivaient dans les villages, à droite et à gauche de
la grande route, de manière à échapper à la surveillance générale qui
contenait dans l'ordre toutes les parties de l'armée. Ils vivaient
ainsi aux dépens du pays, qu'ils ne ménageaient pas, les uns vrais
lâches, dont une armée, même héroïque, a toujours une certaine
quantité dans ses rangs, les autres fort braves au contraire, mais
pillards par nature, aimant la liberté et le désordre, et prêts à
revenir au corps dès qu'ils apprenaient la reprise des opérations.
Napoléon, averti de cet état de choses, par la différence entre le
nombre d'hommes réputés aux hôpitaux, et le nombre de ceux que les
dépenses de M. Daru prouvaient y être véritablement, porta sur cet
abus une sérieuse attention. Il employa pour le réprimer la police des
autorités polonaises, puis la gendarmerie d'élite attachée à sa garde,
comme la seule troupe qui fût assez respectée pour se faire obéir.
Jamais néanmoins on ne put complétement détruire sur la ligne
d'opération cette lèpre attachée aux grandes armées. Et pourtant
l'armée dont il s'agissait ici, était celle du camp de Boulogne, la
plus solide, la plus disciplinée, la plus brave qui fut jamais! Dans
la campagne d'Austerlitz, les maraudeurs s'étaient à peine fait voir.
Mais la rapidité des mouvements, la distance, le climat, la saison, le
carnage enfin, relâchant les liens de la discipline, cette vermine,
triste effet de la misère dans un grand corps, commençait à pulluler.
Napoléon y pourvut cette fois par une immense prévoyance, et par les
victoires qu'il remporta bientôt. Mais des défaites peuvent en
quelques jours faire dégénérer un pareil mal en dissolution des
armées. Ainsi dans les succès même de cette belle et terrible campagne
de 1807, apparaissaient plusieurs des symptômes d'une campagne à
jamais fatale et mémorable, celle de 1812.

[Note 26: L'Empereur ne put jamais le fixer exactement, par suite de
la mobilité continuelle de l'effectif des corps.]

[En marge: Quelques démonstrations des Russes contre nos
cantonnements.]

Le retour dans les cantonnements fut signalé par quelques mouvements
de la part des Russes. Leurs rangs étaient singulièrement éclaircis.
Il ne leur restait pas cinquante mille hommes capables d'agir.
Cependant le général Benningsen, tout enorgueilli de n'avoir pas perdu
à Eylau jusqu'au dernier homme, et, suivant son usage, se disant
vainqueur, voulut donner à ses vanteries une apparence de vérité. Il
quitta donc Koenigsberg, dès qu'il apprit que l'armée française se
retirait sur la Passarge. Il vint montrer de fortes colonnes le long
de cette rivière, surtout dans son cours supérieur, vers Guttstadt, en
face de la position du maréchal Ney. Il s'adressait mal, car cet
intrépide maréchal, privé de l'honneur de combattre à Eylau, et
impatient de s'en dédommager, reçut vigoureusement les corps qui se
présentèrent à lui, et leur fit essuyer une perte notable. Dans le
même moment, le corps du maréchal Bernadotte, cherchant à s'établir
sur la basse Passarge, et obligé pour cela d'occuper Braunsberg,
s'empara de cette ville, où il fît prisonniers deux mille Prussiens.
Ce fut la division Dupont qui eut le mérite de cette brillante
expédition. Les Russes ayant néanmoins continué de s'agiter, et
paraissant vouloir se porter sur la haute Passarge, Napoléon, dans
les premiers jours de mars, prit le parti de faire sur la basse
Passarge une démonstration offensive, de façon à inquiéter le général
Benningsen pour la sûreté de Koenigsberg. C'est à regret que Napoléon
se décidait à un tel mouvement, car c'était révéler aux Russes le
danger qu'ils couraient en s'élevant sur notre droite pour menacer
Varsovie. Sachant bien qu'une manoeuvre démasquée est une ressource
perdue, Napoléon aurait voulu ne pas agir du tout, ou agir d'une
manière décisive, en marchant sur Koenigsberg avec toutes ses forces.
Mais, d'une part, il fallait obliger l'ennemi à se tenir tranquille,
afin de l'être soi-même dans ses quartiers d'hiver; de l'autre, on
n'avait ni en vivres ni en munitions de quoi tenter une opération de
quelque durée. Napoléon se résigna donc à une simple démonstration sur
la basse Passarge, exécutée le 3 mars par les corps des maréchaux
Soult et Bernadotte, qui passèrent cette rivière pendant que le
maréchal Ney à Guttstadt poussait rudement le corps ennemi dirigé sur
la haute Passarge. Les Russes perdirent dans ces mouvements simultanés
environ 2 mille hommes, et, en voyant leur ligne de retraite sur
Koenigsberg compromise, se hâtèrent de se retirer et de rendre la
tranquillité à nos cantonnements.

Tels furent les derniers actes de cette campagne d'hiver. Le froid
long-temps retardé commençait à se faire sentir; le thermomètre était
descendu à 8 et 10 degrés au-dessous de la glace. On allait avoir en
mars le temps auquel on aurait dû s'attendre en décembre et en
janvier.

Napoléon, qui ne s'était décidé que malgré lui à ordonner les
dernières opérations, écrivit au maréchal Soult: «C'est bien un des
inconvénients que j'avais sentis des mouvements actuels, que
d'éclairer les Russes sur leur position. Mais ils me pressaient trop
sur ma droite. Résolu à laisser passer le mauvais temps, et à
organiser les subsistances, je ne suis point autrement fâché de cette
leçon donnée à l'ennemi. Avec l'esprit de présomption dont je le vois
animé, je crois qu'il ne faut que de la patience, pour lui voir faire
de grandes fautes.» (Osterode, 6 mars.)

[En marge: Importance attachée aux approvisionnements dans la position
où se trouvait Napoléon.]

[En marge: Efforts pour se procurer des vivres et des moyens de
transport.]

Si Napoléon avait eu alors assez de vivres et de moyens de transport
pour traîner après lui de quoi nourrir l'armée pendant quelques jours,
il eût immédiatement terminé la guerre, ayant affaire à un ennemi
assez malavisé pour venir se jeter sur la droite de ses quartiers.
Aussi toute la question consistait-elle à ses yeux dans un
approvisionnement, qui lui permît de refaire ses soldats épuisés par
les privations, et de les réunir quelques jours, sans être exposé à
les voir mourir de faim, ou à laisser une moitié d'entre eux en
arrière, comme il lui était arrivé à Eylau. Les villes du littoral,
notamment celle d'Elbing, pouvaient lui fournir des vivres pour les
premiers moments de son établissement, mais de telles ressources ne
lui suffisaient pas. Il voulait donc en amener de grandes quantités,
qui descendraient de Varsovie par la Vistule, ou viendraient de
Bromberg par le canal de Nackel, et puis seraient par terre
transportées de la Vistule aux divers cantonnements de l'armée sur la
Passarge. Il donna les ordres les plus précis à cet égard, pour
amasser d'abord à Bromberg et à Varsovie les approvisionnements
nécessaires, pour créer ensuite les moyens de transport qui devaient
servir à terminer le trajet de la Vistule aux bords de la Passarge.
Son intention était de commencer par fournir chaque jour la ration
entière à ses soldats, et puis de former à Osterode, centre de ses
quartiers, un magasin général, qui renfermât quelques millions de
rations, en pain, riz, vin, eau-de-vie. Il voulut utiliser à cet effet
le zèle des Polonais, qui jusqu'ici lui avaient rendu peu de services
militaires, et dont il désirait tirer au moins quelques services
administratifs. Comme il avait M. de Talleyrand à Varsovie, il le
chargea de s'entendre avec le gouvernement provisoire, qui dirigeait
les affaires de la Pologne. Il lui écrivit donc la lettre suivante, en
lui envoyant ses pleins pouvoirs pour conclure des marchés à quelque
prix que ce fût.


                                 Osterode, 12 mars, 10 heures du soir.

«Je reçois votre lettre du 10 mars à 3 heures après midi. J'ai 300
mille rations de biscuit à Varsovie. Il faut huit jours pour venir de
Varsovie à Osterode; faites des miracles, mais qu'on m'en expédie par
jour 50 mille rations. Tâchez aussi de me faire expédier par jour 2
mille pintes d'eau-de-vie. Aujourd'hui le sort de l'Europe et les plus
grands calculs dépendent des subsistances. Battre les Russes, si j'ai
du pain, est un enfantillage. J'ai des millions, je ne me refuse pas
d'en donner. Tout ce que vous ferez sera bien fait, mais il faut
qu'au reçu de cette lettre on m'expédie, par terre et par Mlawa et
Zakroczin, 50 mille rations de biscuit et 2 mille pintes. C'est
l'affaire de 80 voitures par jour en les payant au poids de l'or. Si
le patriotisme des Polonais ne peut pas faire cet effort, ils ne sont
pas bons à grand'chose. L'importance de ce dont je vous charge là est
plus considérable que toutes les négociations du monde. Faites appeler
l'ordonnateur, le gouverneur, le général Lemarois, les hommes les plus
influents du gouvernement. Donnez de l'argent; j'approuve tout ce que
vous ferez. Du biscuit et de l'eau-de-vie, c'est tout ce qu'il nous
faut. Ces 300 mille rations de biscuit et ces 18 ou 20 mille pintes
d'eau-de-vie qui peuvent nous arriver dans quelques jours, voilà ce
qui déjouera les combinaisons de toutes les puissances.»

M. de Talleyrand assembla les membres du gouvernement polonais, pour
tâcher d'en obtenir les vivres et les charrois dont on avait besoin.
Les denrées ne manquaient pas en Pologne, car avec de l'argent
comptant fourni aux juifs, on était sûr d'en trouver. Mais les moyens
de transport étaient fort difficiles à organiser. On voulut d'abord
s'en procurer dans le pays même, en payant des prix considérables;
puis on finit par acheter des charrettes et des chevaux, et on parvint
ainsi à établir des relais aboutissant des bords de la Vistule à ceux
de la Passarge. Les vivres circulaient en bateaux sur la Vistule;
débarqués ensuite à Varsovie, à Plock, à Thorn, à Marienwerder, ils
étaient transportés à Osterode, centre des cantonnements, ou sur les
caissons des régiments, ou sur les voitures du pays, ou sur celles
qu'on avait soi-même achetées et pourvues de chevaux. On rechercha en
les payant des boeufs dans toute la Silésie, et on les fit venir sur
pied à Varsovie. On tâcha de recueillir des vins et des spiritueux sur
le littoral du nord, où le commerce les apporte en quantité
considérable, et en qualité supérieure. On en avait à Berlin, à
Stettin, à Elbing; on les achemina par eau jusqu'à Thorn. Napoléon eût
attaché beaucoup de prix à se procurer deux ou trois cent mille
bouteilles de vin, pour réjouir le coeur de ses soldats. Il avait près
de lui une précieuse ressource en ce genre, mais elle était renfermée
dans la place de Dantzig, où se trouvaient plusieurs millions de
bouteilles d'excellents vins, c'est-à-dire de quoi en fournir à
l'armée pendant quelques mois. Ce n'était pas un médiocre stimulant
pour prendre cette forteresse.

[En marge: Situation des troupes dans les cantonnements.]

Ces soins si actifs, consacrés à l'approvisionnement de l'armée, ne
pouvaient pas produire un effet immédiat; mais, dans l'intervalle, on
vivait sur la Nogath, sur Elbing, sur les districts mêmes qu'on
occupait, et l'industrie de nos soldats suppléant à ce qui manquait,
on était parvenu à se procurer le nécessaire. Beaucoup de vivres
cachés avaient été découverts, et avaient permis d'attendre les
arrivages réguliers de la Vistule. On était logé dans les villages, et
on ne bivouaquait plus, ce qui était un grand soulagement pour des
troupes qui venaient de bivouaquer pendant cinq mois de suite, depuis
octobre jusqu'à février. Aux avant-postes, on vivait dans des
baraques, dont ce pays de forêts fournissait en abondance les
matériaux et le chauffage. Quelques vins, quelques eaux-de-vie,
trouvés à Elbing, et distribués avec ordre, rendaient à nos soldats un
peu de gaieté. Les premiers jours passés, ils avaient fini par être
mieux que sur la Narew, car le pays était meilleur, et ils espéraient
bien, au retour de la belle saison, se dédommager des peines
présentes, et terminer en un jour de bataille la terrible lutte dans
laquelle ils étaient engagés.

[En marge: Arrivée des renforts organisés en régiments provisoires.]

[En marge: Soins pour remonter la cavalerie.]

Les régiments provisoires, qui amenaient les recrues, commençaient à
paraître sur la Vistule. Plusieurs d'entre eux, déjà rendus sur le
théâtre de la guerre, avaient été passés en revue, dissous, et
répartis entre les régiments auxquels ils appartenaient. Les soldats
voyaient ainsi leurs rangs se remplir, entendaient parler de renforts
nombreux qui se préparaient sur les derrières de l'armée, et se
confiaient davantage dans la vigilance suprême qui pourvoyait à tous
leurs besoins. La cavalerie continuait d'être l'objet des soins les
plus attentifs. Napoléon avait formé des détachements à pied de tous
les cavaliers démontés, et il les avait envoyés en Silésie, pour aller
y chercher les chevaux dont cette province abondait.

[En marge: Travaux de défense sur la Passarge et la Vistule.]

Des travaux immenses s'exécutaient sur la Passarge et la Vistule, afin
d'assurer la position de l'armée. Tous les ponts sur la Passarge
avaient été détruits, deux exceptés, l'un pour l'usage du corps du
maréchal Bernadotte à Braunsberg, l'autre pour l'usage du corps du
maréchal Soult à Spanden. De vastes têtes de pont étaient ajoutées à
chacun des deux, afin de pouvoir déboucher au delà, Napoléon répétant
sans cesse à ses lieutenants, qu'une ligne n'était facile à défendre
que lorsqu'on était en mesure de la franchir à son tour pour prendre
l'offensive contre celui qui l'attaquait[27]. Deux ponts sur la
Vistule, l'un à Marienbourg, l'autre à Marienwerder, assuraient la
communication avec les troupes du maréchal Lefebvre, chargées du siége
de Dantzig. On pouvait donc aller à elles, ou les amener à soi, et
présenter partout à l'ennemi une masse compacte. Le maréchal Lefebvre
se rapprochait de Dantzig, en attendant la grosse artillerie tirée des
places de la Silésie, pour commencer ce grand siége, qui devait être
l'occupation et la gloire de l'hiver. Les ouvrages de Sierock, de
Praga, de Modlin, destinés à consolider la position de Varsovie, se
poursuivaient également.

[Note 27: «Une rivière ni une ligne quelconque, écrivait-il à
Bernadotte (6 mars, Osterode), ne peuvent se défendre qu'en ayant des
points offensifs; car, quand on n'a fait que se défendre, on a couru
des chances sans rien obtenir. Mais, lorsqu'on peut combiner la
défense avec un mouvement offensif, on fait courir à l'ennemi plus de
chances qu'il n'en fait courir au corps attaqué. Faites donc
travailler jour et nuit aux têtes de pont de Spanden et de
Braunsberg.»]

C'est du petit bourg d'Osterode que Napoléon ordonnait toutes ces
choses. Ses soldats ayant du pain, des pommes de terre, de la viande,
de l'eau-de-vie, du chaume pour s'abriter, du bois pour se chauffer,
ne souffraient pas. Mais les officiers qui ne parvenaient à se
procurer que la nourriture et le logement du soldat, même avec leur
solde exactement payée, étaient exposés à beaucoup de privations.
Napoléon avait voulu leur donner l'exemple de la résignation, en
restant au milieu d'eux. Les officiers de chaque corps, envoyés à
Osterode, pouvaient dire qu'ils ne l'avaient pas trouvé mieux établi
que le dernier d'entre eux. Aussi, répondant à son frère Joseph, qui
se plaignait des souffrances de l'armée de Naples, il se raillait de
ses plaintes, accusait la faiblesse de son âme, et lui traçait le
tableau suivant:

[En marge: Tableau des horreurs de la guerre du Nord tracé par
Napoléon.]

«Les officiers d'état-major ne se sont pas déshabillés depuis deux
mois, et quelques-uns depuis quatre; j'ai moi-même été quinze jours
sans ôter mes bottes... Nous sommes au milieu de la neige et de la
boue, sans vin, sans eau-de-vie, sans pain, mangeant des pommes de
terre et de la viande, faisant de longues marches et contre-marches,
sans aucune espèce de douceurs, et nous battant ordinairement à la
baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer en
traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues.» (Il s'agissait ici
de la marche qui avait suivi la bataille d'Eylau, car à Osterode on
était déjà mieux.) «C'est donc une mauvaise plaisanterie que de
comparer les lieux où nous sommes, avec ce beau pays de Naples, où
l'on a du vin, du pain, des draps de lit, de la société, et même des
femmes. Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons
contre le reste de la Prusse, contre les Russes, les Calmouks, les
Cosaques, et les peuplades du Nord, qui envahirent jadis l'empire
romain. Nous faisons la guerre dans toute son énergie et son horreur.
Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins
malade; pour moi je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j'ai
engraissé.» (Osterode, 1er mars.)

[En marge: Souffrance des Russes.]

La situation dont Napoléon faisait ici la peinture, était déjà fort
améliorée à Osterode, du moins pour les soldats. Mais, si nous
souffrions, les Russes souffraient bien davantage, et se trouvaient
dans une misère horrible. Leurs bataillons, qui au début des
opérations s'élevaient à 500 hommes, étaient actuellement réduits à
300, à 200, à 150. On venait d'en prendre dix à la fois, qui ne
présentaient que ce dernier nombre. Si les Russes avaient pu tenir
tête à Napoléon, c'était à condition de faire détruire leur armée;
aussi ne pouvaient-ils plus se montrer en rase campagne. On avait
mandé à Saint-Pétersbourg, au nom de tous les généraux, que si les
forces qui restaient n'étaient pas accrues du double au moins, on ne
ferait désormais autre chose que fuir devant les Français. Au surplus,
tous les officiers russes, pleins d'admiration pour notre armée,
sentant qu'au fond ils se battaient beaucoup plus pour l'Angleterre ou
la Prusse que pour la Russie, désiraient la paix et la demandaient à
grands cris.

Leurs troupes, qui n'étaient pas approvisionnées comme celles de
Napoléon par une prévoyance supérieure, mouraient de faim. De guerre
lasse elles avaient cessé de batailler avec les nôtres. On se
rencontrait à la maraude presque sans s'attaquer. Il semblait qu'on
fût instinctivement d'accord pour ne pas ajouter aux souffrances de
cette situation. Il arrivait même quelquefois que de malheureux
Cosaques poussés par la faim, et s'exprimant par signes, venaient
demander du pain à nos soldats, en leur avouant que depuis plusieurs
jours ils n'avaient rien trouvé à manger; et nos soldats, toujours
prompts à la pitié, leur donnaient des pommes de terre, dont ils
avaient une assez grande abondance. Singulier spectacle que ce retour
à l'humanité, au milieu même des cruautés de la guerre!

[En marge: Efforts de Napoléon pour combattre les faux bruits répandus
en France et en Europe, à la suite de la bataille d'Eylau.]

Napoléon savait qu'en essuyant beaucoup de mal, il en avait fait
éprouver bien plus à l'ennemi. Mais il avait à combattre les faux
bruits accrédités à Varsovie, à Berlin, surtout à Paris. Sa
prodigieuse gloire contenait seule les esprits, toujours indépendants
en France, toujours malveillants en Europe, et il pouvait déjà
pressentir qu'au premier revers sérieux, il verrait les uns et les
autres lui échapper. Aussi n'eut-il jamais autant d'efforts à faire,
autant d'énergie de caractère à déployer, pour dominer l'opinion
publique. De jeunes auditeurs envoyés de Paris pour apporter au
quartier général le travail des divers ministères, et peu accoutumés
au spectacle qui frappait leurs yeux, des officiers mécontents, ou
émus plus que de coutume des horreurs de cette guerre, écrivaient en
France des lettres remplies d'exagérations.--Concertez-vous avec M.
Daru, disait Napoléon à M. Maret, dans une de ses lettres, pour faire
partir d'ici les auditeurs qui sont inutiles, qui perdent leur temps,
et qui, peu habitués aux événements de la guerre, _n'écrivent à Paris
que des bêtises_. Je veux qu'à l'avenir le travail soit porté par des
officiers d'état-major.--Quant aux récits émanés de certains
officiers, relativement à la bataille d'Eylau, et que le ministre
Fouché lui désignait comme la source des faux bruits répandus à Paris,
Napoléon répondait qu'il n'en fallait rien croire.--Mes officiers,
disait-il, savent ce qui se passe dans mon armée _comme les oisifs
qui se promènent dans le jardin des Tuileries, savent ce qui se
délibère dans le cabinet[28]_. _D'ailleurs, l'exagération plaît à
l'esprit humain..._ Les peintures rembrunies qu'on vous a tracées de
notre situation ont pour auteurs des _bavards de Paris, qui sont des
têtes à tableaux_... Jamais la position de la France n'a été ni plus
grande ni plus belle. Quant à Eylau, j'ai dit et redit que le bulletin
avait exagéré la perte; et qu'est-ce que deux ou trois mille hommes
tués dans une grande bataille? _Quand je ramènerai mon armée en France
et sur le Rhin, on verra qu'il n'en manque pas beaucoup à l'appel._
Lors de notre expédition d'Égypte, les correspondances de l'armée,
interceptées par le cabinet britannique, furent imprimées, et
amenèrent l'expédition des Anglais, qui était folle, qui devait
échouer, qui réussit _parce qu'il était dans l'ordre du destin qu'elle
réussît_. Alors aussi on disait que nous manquions de tout en Égypte,
la plus riche contrée de l'univers; on disait que l'armée était
détruite, et j'en ai ramené à Toulon les huit neuvièmes!... Les Russes
s'attribuent la victoire; c'est ainsi qu'ils ont fait après Pultusk,
après Austerlitz. Ils ont au contraire été poursuivis l'épée dans les
reins jusque sous le canon de Koenigsberg. Ils ont eu quinze ou seize
généraux tués. Leur perte a été immense. _Nous en avons fait une
véritable boucherie._--

[Note 28: 13 avril.]

On avait imprimé quelques fragments de lettres du major général
Berthier, dans lesquelles il était parlé des dangers que Napoléon
avait courus.--On publie, mandait-il à l'archichancelier Cambacérès,
_que je commande mes avant-postes; ce sont là des bêtises_.... Je vous
avais prié de ne laisser insérer que les bulletins dans le _Moniteur_.
S'il en arrive autrement, vous m'empêcherez de rien écrire, et alors
vous en aurez plus d'inquiétudes..... Berthier écrit au milieu d'un
champ de bataille, fatigué, et ne s'attend pas que ses lettres seront
imprimées... (Osterode, 5 mars.)

Ainsi Napoléon ne voulait pas qu'on fît valoir son courage personnel,
car ce courage même devenait un danger. C'était trop clairement avouer
que cette monarchie militaire, sans passé, sans avenir, était à la
merci d'un boulet de canon.

[En marge: Inquiétude à Paris après la bataille d'Eylau.]

[En marge: Secours donnés par Napoléon aux manufactures.]

Des transports causés en France par les merveilles d'Austerlitz et
d'Iéna, on avait passé à une sorte d'inquiétude. Paris était triste et
désert, car l'Empereur, les chefs de l'armée, qui composaient une
grande partie de la haute société de ce règne, étaient absents.
L'industrie souffrait. Napoléon enjoignit à ses soeurs, aux princes
Cambacérès et Lebrun, de donner des fêtes. Il voulait qu'on remplît
ainsi le vide laissé par son absence. Il ordonna de faire à
Fontainebleau, Versailles, Compiègne, Saint-Cloud, une revue du
mobilier de la couronne, et de consacrer plusieurs millions pris sur
ses économies personnelles, pour acheter des étoffes dans les
manufactures de Lyon, Rouen, Saint-Quentin. Il prescrivit de
proportionner les secours accordés, non pas aux besoins des résidences
impériales, mais aux besoins des industries. Quoiqu'il s'attachât
ordinairement à réprimer le goût de l'impératrice et de ses soeurs
pour la dépense, cette fois il leur recommanda la prodigalité. Il
voulut que la caisse d'amortissement, c'est-à-dire le trésor de
l'armée, consacrât un million par mois à prêter aux manufactures
principales, sur dépôt de marchandises, et il demanda un projet afin
de convertir cette mesure accidentelle en une institution permanente,
ayant pour objet, _non pas_, disait-il, _une caisse de secours pour
les banqueroutiers_, mais une caisse de prévoyance, destinée à
soutenir les fabricants qui occupaient un grand nombre de
travailleurs, et qui seraient obligés de les renvoyer, si on ne leur
fournissait pas des facilités pour les payer.

[En marge: Moyens imaginés par Napoléon pour procurer des secours au
commerce.]

Il songea enfin à un moyen extraordinaire de procurer des capitaux au
commerce, tout en apportant une amélioration notable à l'administration
des finances. Alors, encore plus qu'aujourd'hui, la somme totale de
l'impôt n'était pas exactement perçue dans l'année. Aussi les
obligations des receveurs généraux, représentatives de l'impôt, ne
devaient-elles échoir, pour une partie du moins, que trois ou quatre
mois après l'année écoulée, c'est-à-dire en mars, avril ou mai de
l'année suivante. Il fallait donc les escompter, soin dont se
chargeaient les faiseurs d'affaires, en se livrant à un agiotage fort
actif. C'était la dette flottante du temps, à laquelle on faisait face
avec les obligations des receveurs généraux, comme on y fait face
maintenant avec les bons royaux. Cet escompte exigeait de la part des
capitalistes de Paris un capital de 80 millions. Napoléon imagina
d'établir que pour 1808 par exemple, la portion des obligations qui ne
devait échoir qu'en 1809, serait appliquée à l'exercice 1809 lui-même,
et ainsi de suite à l'avenir, de manière que chaque exercice n'eût pour
son usage que des obligations échéant dans l'année même. Restait à
combler, pour 1808, le déficit répondant à la portion d'obligations
reportée sur 1809. C'était une somme de 80 millions à se procurer.
Napoléon proposa de la fournir à l'aide d'un emprunt, que le trésor de
l'État ferait au trésor de l'armée, à un taux modéré. «Par ce moyen,
écrivait-il, mes obligations écherraient toutes en douze mois; le trésor
public économiserait 5 ou 6 millions de frais de négociation; nos
manufactures et notre commerce feraient un gain immense, puisqu'il y
aurait 80 millions vacants, qui ne pouvant trouver d'emploi au trésor
seraient placés dans le commerce.» (Osterode, 1er avril, note au prince
Cambacérès.)

[En marge: Fournitures commandées à Paris pour occuper les ouvriers de
la capitale.]

Il ordonna de confectionner à Paris même une quantité considérable de
souliers, de bottes, d'objets de harnachement, de voitures
d'artillerie, pour occuper les ouvriers de la capitale. Les objets
fabriqués à Paris étaient de meilleure qualité que ceux qu'on
fabriquait ailleurs. Il s'agissait seulement de les transporter en
Pologne. Napoléon avait inventé pour cela un expédient aussi simple
qu'ingénieux. À cette époque, une compagnie d'entrepreneurs était
chargée des transports de l'armée, et fournissait à un prix déterminé
les caissons qui portaient le pain, les bagages, tout ce qui suit
enfin les troupes, même les plus légèrement équipées. Napoléon avait
été frappé au milieu des boues de Pultusk et de Golymin, du peu de
zèle de ces voituriers, enrôlés par l'industrie privée, de leur peu
de courage dans les périls, et de même qu'il avait voulu organiser
militairement les conducteurs de l'artillerie, il voulut organiser
militairement aussi les conducteurs des bagages, pensant que le péril
étant à peu près égal pour tous ceux qui concourent aux divers
services d'une armée, il fallait les lier tous par le lien de
l'honneur, et les traiter en militaires, pour leur en imposer les
devoirs. Il avait donc ordonné de former successivement à Paris des
_bataillons du train_ chargés de la conduite des équipages, de
construire des caissons, d'acheter des chevaux de trait, et quand on
aurait organisé le personnel et le matériel de ces bataillons, de les
acheminer vers la Vistule. Au lieu de venir à vide, ces nouveaux
équipages militaires devaient transporter les objets d'équipement
fabriqués à Paris. Ces objets pouvaient arriver à temps sur la
Vistule, car il fallait deux mois pour le trajet, et il était possible
que la guerre en durât encore cinq ou six. Napoléon se proposait par
cet ensemble de mesures de remédier à la stagnation momentanée du
commerce, et de suppléer aux consommations de la paix par les
consommations de la guerre. L'une en effet ne consomme pas moins que
l'autre, et quand l'argent ne manque pas, une administration habile
peut fournir aux ouvriers le travail que leur procurait la paix, et
leur ménager le moyen de gagner leur vie au milieu même des
difficultés de la guerre.

[En marge: Occupations de Napoléon à Finkenstein.]

[En marge: L'attention de Napoléon portée sur les journaux, sur les
séances de l'Académie, sur l'Opéra, etc.]

Telle est la multitude d'objets dont il s'occupait dans le bourg
d'Osterode, vivant dans une espèce de grange, d'où il contenait
l'Europe, et gouvernait son empire. On avait fini par lui trouver à
Finkenstein une demeure plus convenable; c'était une habitation de
campagne, appartenant à l'un des employés de la couronne de Prusse, et
dans laquelle il avait pu se loger avec son état-major et sa maison
militaire. Là comme à Osterode, il était au centre de ses
cantonnements, et en mesure de se rendre partout où sa présence serait
nécessaire. Chaque semaine, on lui envoyait le portefeuille des divers
ministères, et il consacrait son attention aux affaires les plus
grandes comme aux plus petites. Les théâtres eux-mêmes, à cette
distance, n'échappaient point à son active surveillance. On avait
composé en son honneur des vers et de la musique, qui lui avaient
semblé mauvais. Par son ordre, on en avait composé d'autres, où il
était moins loué, mais où se trouvaient des sentiments élevés,
exprimés en langage convenable. Il en fit remercier et récompenser les
auteurs, en ajoutant ces belles paroles: _La meilleure manière de me
louer, c'est d'écrire des choses qui inspirent des sentiments
héroïques à la nation, à la jeunesse, à l'armée_.--Il lisait
attentivement les feuilles publiques, suivait les séances de
l'Académie française, voulait qu'on redressât les tendances d'esprit
des écrivains, et qu'on surveillât les discours prononcés à
l'Académie. Il considérait comme fâcheuses les attaques que le
_Journal de l'Empire et le Mercure de France_ dirigeaient contre les
philosophes: «Il est nécessaire, disait-il, d'avoir un homme sage à la
tête de ces journaux. Ces deux journaux affectent la religion jusqu'à
la bigoterie. Au lieu d'attaquer les excès du système exclusif de
quelques philosophes, ils attaquent la philosophie et les
connaissances humaines. Au lieu de contenir par une saine critique les
productions du siècle, ils les découragent, les déprécient et les
avilissent... Je ne parle point d'opinions politiques; il ne faut pas
être bien fin pour voir que, s'ils l'osaient, elles ne seraient pas
plus saines que celles du _Courrier Français_.»

L'Académie française avait tenu une séance pour la réception du
cardinal Maury, rappelé en France, et remis en possession du fauteuil
qu'il avait autrefois occupé. L'abbé Sicard, recevant le cardinal
Maury, s'était exprimé sur Mirabeau en termes malséants. Le
récipiendaire n'en avait pas mieux parlé, et cette séance académique
était devenue l'occasion d'une sorte de déchaînement contre la
révolution et les révolutionnaires. Napoléon, désagréablement affecté,
écrivit au ministre Fouché: «Je vous recommande qu'il n'y ait point de
réaction dans l'opinion. Faites parler de Mirabeau avec éloge. Il y a
bien des choses dans cette séance de l'Académie qui ne me plaisent
pas. Quand donc serons-nous sages?... Quand serons-nous animés de la
véritable charité chrétienne, et quand nos actions auront-elles pour
but de n'humilier personne? Quand nous abstiendrons-nous de réveiller
des souvenirs qui vont au coeur de tant de gens?» (Finkenstein, 20
mai.)

Une autre fois, il avait appris par les correspondances de tous
genres, qu'il payait avec largesse et lisait avec soin, que des
querelles intestines divisaient l'administration de l'Opéra, qu'on
voulait persécuter un machiniste pour un changement de décoration
manqué. «Je ne veux de tracasserie nulle part, écrivait-il à M.
Fouché; je ne veux pas que M........ soit victime d'un accident
fortuit; _mon habitude est de soutenir les malheureux; les actrices
monteront dans les nuages ou n'y monteront pas_, je ne veux pas qu'on
profite de cela pour intriguer.» (12 avril.)

[En marge: Principes d'éducation pour les femmes, au sujet de la
maison d'Écouen.]

En même temps il montrait une sollicitude extrême pour les maisons
d'éducation, et pour celle d'Écouen notamment, où devaient être
élevées les filles des légionnaires pauvres. Il voulait, écrivait-il à
M. de Lacépède, qu'on lui fît des femmes simples, chastes, dignes
d'être unies aux hommes qui l'auraient bien servi, soit dans l'armée,
soit dans l'administration. Afin de les rendre telles, il fallait,
selon lui, qu'elles fussent élevées dans des sentiments d'une piété
solide.--Je n'ai attaché, disait-il, qu'une importance secondaire aux
institutions religieuses, pour l'école de Fontainebleau. Il s'agit là
de former de jeunes officiers; mais, pour Écouen, c'est tout autre
chose. On se propose d'y élever des femmes, des épouses, des mères de
famille. Faites-nous _des croyantes, et non des raisonneuses_. _La
faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées, leur
destination dans l'ordre social, la nécessité de leur inspirer, avec
une perpétuelle résignation, une charité douce et facile_, tout cela
rend pour elles le joug de la religion indispensable. Je désire qu'il
en sorte, non des femmes agréables, mais des femmes vertueuses; _que
leurs agréments soient du coeur et non de l'esprit_.--En conséquence,
il recommandait qu'on leur apprît l'histoire et la littérature, qu'on
leur épargnât l'étude des langues anciennes et des sciences trop
relevées, qu'on leur enseignât assez de physique pour qu'elles pussent
dissiper autour d'elles l'ignorance populaire, un peu de médecine
usuelle, de la botanique, de la musique, de la danse, _mais pas celle
de l'Opéra_, l'art de chiffrer, l'art de travailler à toutes sortes
d'ouvrages. Il faut, ajoutait-il, «que leurs appartements soient
meublés du travail de leurs mains, qu'elles fassent elles-mêmes leurs
chemises, leurs bas, leurs robes, leurs coiffures, qu'elles puissent
au besoin coudre elles-mêmes la layette de leurs enfants. Je veux
faire de ces jeunes filles des femmes utiles, certain que j'en ferai
par là des femmes agréables. Si je permettais qu'on en fît des femmes
agréables, on m'en ferait bientôt des petites-maîtresses.»
(Finkenstein, 15 mai.)

[En marge: Soins donnés à la police.]

[En marge: Expulsion de madame de Staël, et rappel du conventionnel
Ricord.]

Cette activité prodigieuse se changeant quelquefois de vigilance
bienfaisante en défiance ombrageuse, ce qui ne peut manquer d'arriver
chez un maître absolu et nouveau, Napoléon s'occupait de la police,
savait qui entrait dans Paris, et qui en sortait. Il avait appris que
madame de Staël y était revenue, qu'elle avait déjà parcouru plusieurs
maisons de campagne des environs, et tenu plus d'un discours hostile.
Prétendant que s'il n'intervenait pas elle compromettrait de bons
citoyens contre lesquels il serait ensuite obligé de sévir, il avait
ordonné, malgré beaucoup de sollicitations contraires, de l'expulser
de Paris. Comme il se défiait du ministre Fouché, qui ménageait
volontiers les personnes influentes, il lui avait prescrit de la faire
partir sans retard, et avait recommandé à l'archichancelier
Cambacérès de veiller à l'exécution de cet ordre. (26 mars.)--Dans le
même moment on l'informait que la police avait renvoyé de Paris un
ancien conventionnel nommé Ricord. Pour celui-là personne ne
sollicitait, aucun grand personnage ne réclamait de ménagement; car la
réaction entraînant tout le monde, il n'y avait ni faveur, ni
humanité, pour ceux qu'on appelait _les révolutionnaires_.--Pourquoi,
écrivait Napoléon au ministre Fouché, pourquoi faire sortir de Paris
le conventionnel Ricord? S'il est dangereux, il ne fallait pas
souffrir qu'il y rentrât, contrairement aux lois de l'an VIII. Mais
puisqu'on lui a permis d'y rentrer, il faut l'y laisser. Ce qu'il a
fait autrefois importe peu. Il s'est conduit sous la Convention comme
un homme _qui tenait à vivre; il a crié suivant le temps. Il est dans
l'aisance, il ne se jettera pas dans de mauvaises affaires pour
subsister._ Qu'on le tolère donc à Paris, à moins de fortes raisons
pour l'empêcher d'y demeurer. (6 mars.)--

[En marge: Secours à un savant illustre.]

Par ce même soin à s'enquérir de tout, il apprenait de MM. Monge et
Laplace, qu'un savant, qu'il honorait et chérissait d'une manière
particulière, M. Berthollet, éprouvait quelques embarras de fortune.
«J'apprends, lui écrivait-il, que vous avez besoin de 150 mille
francs. Je donne ordre à mon trésorier de mettre cette somme à votre
disposition, bien aise de trouver cette occasion de vous être utile et
de vous donner une preuve de mon estime.» (Finkenstein, 1er mai.)

[En marge: Conseils de Napoléon à ses frères sur l'art de régner.]

Puis il adressait de nouveaux conseils à ses frères Louis et Joseph
sur la manière de régner, l'un en Hollande, l'autre à Naples. Il
reprochait à Louis de favoriser, par vanité de roi parvenu, le parti
de l'ancien régime, le parti orangiste; de créer des maréchaux sans
avoir une armée, d'instituer un ordre qu'il prodiguait à tout venant,
à des Français qu'il ne connaissait pas, à des Hollandais qui ne lui
avaient rendu aucun service. Il reprochait à Joseph d'être faible,
nonchalant, plus occupé de réformes prétentieuses que de la soumission
des Calabres; de faire précéder la suppression des moines, mesure
qu'il approuvait fort, d'un préambule qui semblait rédigé par des
philosophes, et non par des hommes d'État. Un tel préambule,
disait-il, devrait être écrit du style d'un pontife éclairé, qui
supprime les moines, parce qu'ils sont inutiles à la religion, onéreux
à l'Église. Je conçois une mauvaise opinion d'un gouvernement dont
_les actes sont dirigés par la manie du bel esprit_. (14 avril.)--Vous
vivez trop, lui disait-il, avec des lettrés et des savants. _Ce sont
des coquettes avec lesquelles il faut entretenir un commerce de
galanterie, et dont il ne faut jamais songer à faire ni sa femme, ni
son ministre._ Il lui reprochait de se créer des illusions sur sa
situation à Naples, de se flatter qu'on l'aimât, quand il y régnait
tout au plus depuis une année. Demandez-vous, lui disait-il, ce que
vous deviendriez, s'il n'y avait plus trente mille Français à Naples?
Quand vous aurez régné vingt ans, et que vous vous serez _fait
craindre et estimer_, alors vous pourrez croire votre trône consolidé.
Puis enfin il lui traçait le tableau suivant de la situation des
Français en Pologne: «Vous mangez à Naples des petits pois, et
peut-être cherchez-vous déjà l'ombre: nous, au contraire, nous sommes
encore comme au mois de janvier. J'ai fait ouvrir la tranchée devant
Dantzig. Cent pièces de canon, deux cent mille livres de poudre
commencent à s'y réunir. Nos ouvrages sont à 60 toises de la place,
qui a une garnison de six mille Russes et de vingt mille Prussiens,
commandés par le maréchal Kalkreuth. J'espère la prendre dans quinze
jours..... Soyez du reste sans inquiétude.» (Finkenstein, le 19
avril.)

[En marge: Caractère de l'activité déployée par Napoléon.]

Telles étaient, au milieu des neiges de la Pologne, les occupations
diverses de ce génie extraordinaire, embrassant tout, veillant sur
tout, aspirant non-seulement à gouverner ses soldats et ses agents,
mais les esprits eux-mêmes; voulant non-seulement agir, mais penser
pour tout le monde; porté le plus souvent au bien, mais quelquefois,
dans son activité incessante, se laissant entraîner au mal, comme il
advient à quiconque peut tout, et ne trouve aucun obstacle à ses
propres impulsions, empêchant tour à tour les réactions, les
persécutions, et puis, au sein d'une immense gloire, sensible à
l'aiguillon d'une langue ennemie, jusqu'à descendre de sa grandeur
pour persécuter une femme, le jour même où il défendait un membre de
la Convention contre l'esprit réacteur du moment! Applaudissons-nous
d'être enfin devenus sujets de la loi, de la loi égale pour tous, et
qui ne nous expose pas à dépendre des bons ou des mauvais mouvements
de l'âme, même la plus grande et la plus généreuse. Oui, la loi vaut
mieux qu'aucune volonté humaine, quelle qu'elle soit! Soyons justes
cependant envers la volonté qui sut accomplir de si prodigieuses
choses, qui les accomplit par nos mains, qui employa sa féconde
énergie à réorganiser la société française, à réformer l'Europe, à
porter dans le monde entier notre puissance et nos principes, et qui,
de tout ce qu'elle fit avec nous, si elle ne nous a pas laissé la
puissance qui passe, nous a laissé du moins la gloire qui reste: et la
gloire ramène quelquefois la puissance.


FIN DU LIVRE VINGT-SIXIÈME.



LIVRE VINGT-SEPTIÈME.



FRIEDLAND ET TILSIT.

     Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. -- Le sultan Sélim,
     effrayé des menaces de la Russie, réintègre les hospodars
     Ipsilanti et Maruzzi. -- Les Russes n'en continuent pas moins
     leur marche vers la frontière turque. -- En apprenant la
     violation de son territoire, la Porte, excitée par le général
     Sébastiani, envoie ses passe-ports au ministre de Russie, M.
     d'Italinski. -- Les Anglais, d'accord avec les Russes, demandent
     le retour de M. d'Italinski, l'expulsion du général Sébastiani,
     et une déclaration immédiate de guerre contre la France. --
     Résistance de la Porte et retraite du ministre d'Angleterre, M.
     Charles Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à Ténédos. --
     L'amiral Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de deux
     frégates, force les Dardanelles sans essuyer de dommage, et
     détruit une division navale turque au cap Nagara. -- Terreur à
     Constantinople. -- Le gouvernement turc, divisé, est près de
     céder. -- Le général Sébastiani encourage le sultan Sélim, et
     l'engage à simuler une négociation, pour se donner le temps
     d'armer Constantinople. -- Les conseils de l'ambassadeur de
     France sont suivis, et Constantinople est armée en quelques jours
     avec le concours des officiers français. -- Des pourparlers
     s'engagent entre la Porte et l'escadre britannique mouillée aux
     îles des Princes. -- Ces pourparlers se terminent par un refus
     d'obtempérer aux demandes de la légation anglaise. -- L'amiral
     Duckworth se dirige sur Constantinople, trouve la ville armée de
     trois cents bouches à feu, et se décide à regagner les
     Dardanelles. -- Il les franchit de nouveau, mais avec beaucoup de
     dommage pour sa division. -- Grand effet produit en Europe par
     cet événement, au profit de la politique de Napoléon. -- Quoique
     victorieux, Napoléon, frappé des difficultés que la nature lui
     oppose en Pologne, se rattache à l'idée d'une grande alliance
     continentale. -- Il fait de nouveaux efforts pour pénétrer le
     secret de la politique autrichienne. -- La cour de Vienne, en
     réponse à ses questions, lui offre sa médiation auprès des
     puissances belligérantes. -- Napoléon voit dans cette offre une
     manière de s'immiscer dans la querelle, et de se préparer à la
     guerre. -- Il appelle sur-le-champ une troisième conscription,
     tire de nouvelles forces de France et d'Italie, crée avec une
     promptitude extraordinaire une armée de réserve de cent mille
     hommes, et donne communication de ces mesures à l'Autriche. --
     État florissant de l'armée française sur la basse Vistule et la
     Passarge. -- L'hiver, long-temps retardé, se fait vivement
     sentir. -- Napoléon profite de ce temps d'inaction pour
     entreprendre le siége de Dantzig. -- Le maréchal Lefebvre chargé
     du commandement des troupes, le général Chasseloup de la
     direction des opérations du génie. -- Longs et difficiles travaux
     de ce siége mémorable. -- Les deux souverains de Prusse et de
     Russie se décident à envoyer devant Dantzig un puissant secours.
     -- Napoléon, de son côté, dispose ses corps d'armée de manière à
     pouvoir renforcer le maréchal Lefebvre à l'improviste. -- Beau
     combat livré sous les murs de Dantzig. -- Derniers travaux
     d'approche. -- Les Français sont prêts à donner l'assaut. -- La
     place se rend. -- Ressources immenses en blé et en vin trouvées
     dans la ville de Dantzig. -- Le maréchal Lefebvre créé duc de
     Dantzig. -- Le retour du printemps décide Napoléon à reprendre
     l'offensive. -- La reprise des opérations fixée au 10 juin 1807.
     -- Les Russes préviennent les Français, et dirigent, le 5 juin,
     une attaque générale contre les cantonnements de la Passarge. --
     Le maréchal Ney, sur lequel s'étaient portés les deux tiers de
     l'armée russe, leur tient tête avec une intrépidité héroïque,
     entre Guttstadt et Deppen. -- Ce maréchal donne le temps à
     Napoléon de concentrer toute l'armée française sur Deppen. --
     Napoléon prend à son tour une offensive vigoureuse, et pousse les
     Russes l'épée dans les reins. -- Le général Benningsen se retire
     précipitamment vers la Prégel, en descendant l'Alle. -- Napoléon
     marche de manière à s'interposer entre l'armée russe et
     Koenigsberg. -- La tête de l'armée française rencontre l'armée
     russe campée à Heilsberg. -- Combat sanglant livré le 10 juin. --
     Napoléon, arrivé le soir à Heilsberg avec le gros de ses forces,
     se prépare à livrer le lendemain une bataille décisive, lorsque
     les Russes décampent. -- Il continue à manoeuvrer de manière à
     les couper de Koenigsberg. -- Il envoie sa gauche, composée des
     maréchaux Soult et Davout, sur Koenigsberg, et avec les corps des
     maréchaux Lannes, Mortier, Ney, Bernadotte et la garde, il suit
     l'armée russe le long de l'Alle. -- Le général Benningsen,
     effrayé pour le sort de Koenigsberg, veut courir au secours de
     cette place, et se hâte de passer l'Alle à Friedland. -- Napoléon
     le surprend, le 14 au matin, au moment où il passait l'Alle. --
     Mémorable bataille de Friedland. -- Les Russes, accablés, se
     retirent sur le Niémen, en abandonnant Koenigsberg. -- Prise de
     Koenigsberg. -- Armistice offert par les Russes, et accepté par
     Napoléon. -- Translation du quartier général français à Tilsit.
     -- Entrevue d'Alexandre et de Napoléon sur un radeau placé au
     milieu du Niémen. -- Napoléon invite Alexandre à passer le
     Niémen, et à fixer son séjour à Tilsit. -- Intimité promptement
     établie entre les deux monarques. -- Napoléon s'empare de
     l'esprit d'Alexandre, et lui fait accepter de vastes projets, qui
     consistent à contraindre l'Europe entière à prendre les armes
     contre l'Angleterre, si celle-ci ne veut pas consentir à une paix
     équitable. -- Le partage de l'empire turc doit être le prix des
     complaisances d'Alexandre. -- Contestation au sujet de
     Constantinople. -- Alexandre finit par adhérer à tous les projets
     de Napoléon, et semble concevoir pour lui une amitié des plus
     vives. -- Napoléon, par considération pour Alexandre, consent à
     restituer au roi de Prusse une partie de ses États. -- Le roi de
     Prusse se rend à Tilsit. -- Son rôle entre Alexandre et
     Napoléon. -- La reine de Prusse vient aussi à Tilsit, pour
     essayer d'arracher à Napoléon quelques concessions favorables à
     la Prusse. -- Napoléon respectueux envers cette reine
     malheureuse, mais inflexible. -- Conclusions des négociations. --
     Traités patents et secrets de Tilsit. -- Conventions occultes
     restées inconnues à l'Europe. -- Napoléon et Alexandre, d'accord
     sur tous les points, se quittent en se donnant d'éclatants
     témoignages d'affection, et en se faisant la promesse de se
     revoir bientôt. -- Retour de Napoléon en France, après une
     absence de près d'une année. -- Sa gloire après Tilsit. --
     Caractère de sa politique à cette époque.


[En marge: Événements d'Orient pendant la guerre de Pologne.]

Tandis que Napoléon, cantonné sur la basse Vistule, attendait au
milieu des neiges de la Pologne, que le retour de la belle saison lui
permît de reprendre l'offensive, et employait le temps de cette
inaction apparente à faire le siége de Dantzig, à recruter son armée,
à gouverner son vaste empire, l'Orient, récemment engagé dans la
querelle de l'Occident, apportait un utile secours à ses armes, et
procurait un éclatant succès à sa politique.

Nous avons déjà fait connaître le sultan Sélim, la noblesse de son
caractère, les lumières de son esprit. Nous avons montré aussi
l'embarras de sa situation, entre la Russie et l'Angleterre qu'il
n'aimait pas, et la France qu'il chérissait par goût, par instinct,
par prévoyance, car il savait bien que celle-ci, même dans les jours
de sa plus grande ambition, ne convoiterait jamais Constantinople. Il
nous reste à raconter ce qui s'était passé pendant que l'armée
française livrait en décembre la bataille de Pultusk, et en février
celle d'Eylau.

[En marge: Le sultan Sélim, intimidé par les menaces de la Russie,
rétablit dans leurs fonctions les hospodars Ipsilanti et Maruzzi.]

[En marge: Le sultan fait donner en même temps à Napoléon les
assurances secrètes du plus grand dévouement.]

[En marge: Napoléon encourage Sélim, le ranime, et lui fait offrir le
double secours d'une flotte et d'une armée.]

Le sultan Sélim, comme on l'a vu, avait commencé par déposer les
hospodars de Valachie et de Moldavie, Maruzzi et Ipsilanti,
notoirement dévoués à la politique russe. Mais bientôt M. d'Italinski
le menaçant d'une rupture immédiate, s'il ne les rétablissait pas dans
leur charge, il avait cédé aux menaces de ce représentant de la
Russie, et il s'était résigné à rendre le gouvernement des provinces
du Danube à deux ennemis avoués de son empire. La Russie invoquait
pour exiger cette concession le traité de Cainardgi, qui lui conférait
un certain droit d'intervenir dans le gouvernement de la Moldavie et
de la Valachie. À peine le sultan Sélim avait-il obéi, poussé bien
plus par la volonté de ses ministres que par la sienne, qu'il avait
écrit à Napoléon pour solliciter son indulgence, pour lui bien
affirmer que l'acte auquel il venait de se laisser entraîner n'était
point l'abandon de l'alliance française, mais une mesure de prudence
commandée par l'effrayante désorganisation des forces turques.
Napoléon lui avait répondu tout de suite, et, loin de le décourager
par des témoignages de mécontentement, l'avait plaint, caressé,
ranimé, et lui avait offert le double secours de l'armée française de
Dalmatie, qu'on pouvait diriger par la Bosnie sur le bas Danube, et de
la flotte française de Cadix, qui était prête à faire voile des côtes
d'Espagne vers les Dardanelles. Cette flotte protégée par les détroits
dès qu'elle aurait passé le Bosphore, devait être bientôt maîtresse de
la mer Noire, et y donner aux Turcs un grand appui. En attendant ces
secours, Napoléon avait fait partir de la Dalmatie plusieurs
officiers, tant du génie que de l'artillerie, pour seconder les Turcs
dans la défense de Constantinople et des Dardanelles.

[En marge: Efforts du général Sébastiani pour amener la Porte à
déclarer la guerre aux Russes.]

Le général Sébastiani, usant avec habileté des moyens mis à sa
disposition, n'avait cessé de stimuler le sultan et le divan, pour les
amener à déclarer la guerre aux Russes. Il faisait valoir auprès d'eux
les prodigieux succès de Napoléon dans les plaines du Nord, sa marche
audacieuse au delà de la Vistule, son grand projet de reconstituer la
Pologne, et avait promis en son nom, si la Porte prenait les armes,
d'obtenir pour elle la révocation des traités qui la plaçaient dans la
dépendance de la Russie, peut-être même la restitution de la Crimée.

[En marge: Perplexités de la Porte.]

[En marge: Les Russes mettent fin aux perplexités de la Porte, en
passant le Dniester spontanément.]

[En marge: Accord des Russes et des Anglais pour agir offensivement
contre la Porte.]

Le sultan Sélim eût suivi volontiers les conseils du général
Sébastiani, mais ses ministres étaient divisés: une moitié d'entre eux
vendus aux Russes et aux Anglais trahissaient ouvertement; l'autre
moitié tremblait en songeant à l'impuissance dans laquelle était tombé
l'empire ottoman. Bien que cet empire comptât encore plus de trois
cent mille soldats, la plupart barbares, quelques-uns à demi
instruits, et une flotte d'une vingtaine de vaisseaux d'assez belle
apparence, ces forces, aussi mal organisées que mal dirigées, ne
pouvaient guerre être opposées aux Russes et aux Anglais, à moins que
beaucoup d'officiers français, admis dans les rangs de l'armée turque,
ne vinssent communiquer à la longue le savoir européen à des troupes
qui étaient braves, sans doute, mais dont le fanatisme, attiédi par le
temps, ne pouvait plus comme autrefois se passer des ressources de la
science militaire. Tandis que la Porte était livrée à ces perplexités,
les Russes avaient mis fin à ses incertitudes, en franchissant le
Dniester, même après la réintégration des deux hospodars. L'invincible
attrait qui les pousse vers Constantinople, avait fait taire chez eux
toutes les considérations de la prudence. C'était une grande faute en
effet, quand ils avaient sur les bras l'armée française, et qu'ils
pouvaient à peine lui opposer deux cent mille hommes, d'en employer
cinquante mille contre les Turcs. Mais au milieu des bouleversements
de ce siècle, l'idée de profiter de l'occasion, pour prendre ce qui
leur convenait, était alors l'idée dominante de tous les
gouvernements. Les Russes se disaient donc que le moment était venu
peut-être de s'emparer de la Valachie et de la Moldavie. Les Anglais
de leur côté n'étaient pas fâchés de trouver un prétexte pour
reparaître en Égypte. Si les uns et les autres ne s'entendaient pas
encore pour partager immédiatement l'empire turc, sujet sur lequel un
accord semblait entre eux fort difficile, ils étaient convenus du
moins d'arracher la Porte à l'influence de la France, et de l'arracher
à cette influence par la force. Les Russes devaient franchir le
Dniester, et les Anglais les Dardanelles. En même temps, une flotte
devait attaquer Alexandrie.

[En marge: Les Russes passent le Dniester en trois corps.]

C'est ce qui explique comment les Russes avaient passé le Dniester,
même après la réintégration des hospodars. Ils avaient marché en trois
corps, l'un dirigé sur Choczin, l'autre sur Bender, le troisième sur
Yassi. Leur projet était de s'avancer sur Bucharest, pour donner la
main aux Serviens révoltés. Leurs forces actives s'élevaient à 40
mille hommes, et à 50 mille en comptant les réserves laissées en
arrière.

[En marge: Réunion d'une flotte anglaises aux Dardanelles.]

Tandis que les Russes agissaient de leur côté, l'amirauté anglaise
avait ordonné au contre-amiral Louis de se porter avec trois vaisseaux
vers les Dardanelles, de les franchir sans commettre aucun acte
hostile, ce qui se pouvait, les Turcs à cette époque permettant le
passage aux vaisseaux armés de la Russie et de l'Angleterre, d'y
exécuter une simple reconnaissance des lieux, d'y recueillir les
familles des négociants anglais qui ne voudraient pas rester à
Constantinople pendant les événements dont on était menacé, et de
revenir ensuite à Ténédos pour attendre deux divisions, l'une de
l'amiral Sidney Smith tirée des mers du Levant, l'autre de l'amiral
Duckworth tirée de Gibraltar. Les trois divisions, fortes de huit
vaisseaux, de plusieurs frégates, corvettes et bombardes, devaient
être placées sous le commandement de l'amiral Duckworth, et agir sur
la réquisition de sir Arbuthnot, ambassadeur d'Angleterre à
Constantinople.

[En marge: La Porte en apprenant le passage de Dniester, envoie ses
passe-ports au ministre de Russie.]

Quand ce déploiement de forces sur terre et sur mer fut connu des
Turcs, soit par la marche des Russes au delà du Dniester, soit par
l'apparition du contre-amiral Louis aux Dardanelles, ils regardèrent
la guerre comme inévitable, et ils l'acceptèrent, les uns avec
enthousiasme, les autres avec terreur. Quoique la Russie protestât
vivement de ses intentions inoffensives, et déclarât que ses troupes
venaient occuper pacifiquement les provinces danubiennes, afin
d'assurer l'exécution des traités, la Porte ne se laissa point abuser,
et elle expédia ses passe-ports à M. d'Italinski. Les deux détroits
furent immédiatement fermés au pavillon militaire de toutes les
puissances. Les pachas placés dans les provinces frontières, reçurent
l'ordre de réunir des troupes, et Mustapha Baraïctar, à la tête de 80
mille hommes, fut chargé de punir les Russes de leur mépris envers
l'armée turque, mépris poussé jusqu'à envahir l'empire avec moins de
cinquante mille hommes.

[En marge: Menaces de M. Charles Arbuthnot, resté à Constantinople
après le départ de M. d'Italinski.]

M. d'Italinski parti, restait à Constantinople M. Charles Arbuthnot,
ministre d'Angleterre, qu'on n'était pas fondé à renvoyer encore,
puisqu'aucune hostilité n'avait été commise par les forces
britanniques. M. Charles Arbuthnot prit à son tour l'attitude la plus
menaçante, demanda le rappel de M. d'Italinski, l'expulsion du général
Sébastiani, l'adoption immédiate d'une politique hostile à la France,
le renouvellement des traités qui liaient la Porte à l'Angleterre et à
la Russie, enfin la libre entrée des détroits pour le pavillon
britannique. On ne pouvait pousser plus loin l'exigence dans les
choses, l'arrogance dans le langage. M. Charles Arbuthnot déclara même
que si ses conditions n'étaient pas acceptées sur-le-champ, sa
retraite suivrait de près celle de M. d'Italinski, et qu'il se
rendrait à bord de l'escadre anglaise, réunie en ce moment à Ténédos,
pour la ramener de vive force sous les murs de Constantinople. Cette
menace jeta le divan dans la plus profonde consternation. On ne
comptait guère sur les fortifications des Dardanelles, depuis
long-temps négligées, et, les Dardanelles franchies, on tremblait à
l'idée d'une escadre anglaise maîtresse de la mer de Marmara,
accablant de ses feux le sérail, Sainte-Sophie, l'arsenal de
Constantinople.

[En marge: L'ambassadeur de France soutient le courage des Turcs, et
les décide à laisser partir M. Arbuthnot.]

Aussi la disposition à céder était-elle générale. Mais l'habile
ambassadeur qui représentait alors la France à Constantinople, et qui
avait l'avantage d'être à la fois diplomate et militaire, soutint le
courage chancelant des Turcs. Il leur montra tous les inconvénients
attachés en cette circonstance à une conduite pusillanime. Il fit
ressortir à leurs yeux la coïncidence des projets de l'Angleterre et
de la Russie, le concert de leurs efforts pour envahir le territoire
ottoman par terre et par mer, la réunion prochaine sous les murs de la
capitale d'une armée russe et d'une flotte anglaise, le danger d'un
partage total de l'empire, ou au moins d'un démembrement partiel, par
l'occupation simultanée de la Valachie, de la Moldavie et de l'Égypte.
Il fit retentir bien haut le nom de Napoléon, ses victoires, sa
présence sur la Vistule, les avantages qu'on trouverait dans son
alliance. Il annonça l'envoi sous bref délai de secours considérables,
et promit la restauration de l'ancienne puissance ottomane, si les
Turcs voulaient déployer un moment leur antique courage. Ces
exhortations, parvenues au sultan et aux divers membres du
gouvernement, tantôt par les voies directes, tantôt par des voies
indirectes bien choisies, secondées en outre par l'évidence du péril,
par les nouvelles arrivées coup sur coup de la marche triomphale de
Napoléon, produisirent l'effet qu'il fallait en attendre, et le divan,
après de nombreuses alternatives d'exaltation et d'abattement, termina
cette négociation en refusant d'accéder aux demandes de M. Charles
Arbuthnot, et en manifestant la résolution bien arrêtée de le laisser
partir.

[En marge: Départ de M. Arbuthnot pour se rendre à bord de l'escadre
anglaise.]

Le ministre d'Angleterre quitta Constantinople le 29 janvier, et
s'embarqua sur _l'Endymion_, pour se rendre à bord de l'escadre
commandée par sir John Duckworth, laquelle était mouillée à Ténédos,
en dehors des Dardanelles. M. Charles Arbuthnot, pendant une
quinzaine de jours, ne cessa de menacer la Porte des foudres de
l'escadre britannique, et employa ainsi à correspondre, le temps que
l'amiral Duckworth employait à attendre un vent favorable. De son côté
le général Sébastiani, après avoir poussé la Porte à une résolution
énergique, avait une tâche plus difficile encore à remplir auprès
d'elle, c'était d'éveiller son apathie, de vaincre sa négligence, de
l'amener enfin à élever quelques batteries soit aux détroits, soit à
Constantinople. Ce n'était pas chose aisée, avec un gouvernement
incapable, tombé depuis long-temps dans une sorte d'imbécillité, et
paralysé en ce moment par la crainte des vaisseaux anglais bien plus
que par celle des armées russes. Cependant, insistant tour à tour
auprès du sultan ou de ses ministres, aidé par ses aides-de-camp MM.
de Lascours et de Coigny, il obtint un commencement d'armement, qui,
bien que très-imparfait, suffit néanmoins pour causer quelques
appréhensions à l'amiral anglais, lequel écrivit à son gouvernement
que l'opération, sans être inexécutable, serait plus difficile qu'on
ne le croyait à Londres.

[En marge: Marche de la flotte anglaise sur Constantinople.]

Enfin toutes les correspondances entre M. Arbuthnot et le
Reiss-effendi étant demeurées sans effet, et le vent du sud,
long-temps souhaité, se faisant sentir, l'amiral Duckworth fit voile
le 19 février au matin vers les châteaux des Dardanelles.

[En marge: Les Dardanelles, la mer de Marmara, Constantinople et le
Bosphore.]

Il n'existe pas au monde une position aussi connue, même des hommes
les moins versés dans les connaissances géographiques, que celle de
Constantinople, située au milieu de la mer de Marmara, mer fermée,
dans laquelle on ne peut pénétrer qu'en forçant les Dardanelles ou le
Bosphore. Lorsqu'en venant de la Méditerranée, on a remonté le détroit
des Dardanelles pendant douze lieues, détroit qui, par ses bords
rapprochés, son courant continuel, ressemble à un vaste fleuve, on
débouche dans la mer de Marmara, large de vingt lieues, longue de
trente, et on trouve sur un beau promontoire, baigné d'un côté par la
mer de Marmara elle-même, de l'autre par la rivière des Eaux-Douces,
l'immortelle cité, qui fut sous les Grecs Byzance, sous les Romains
Constantinople, et sous les Turcs Stamboul, la métropole de
l'islamisme. Vue de la mer, elle présente un amphithéâtre de mosquées
et de palais moresques, entre lesquels se distinguent les dômes de
Sainte-Sophie, et tout à fait au bout du promontoire qu'elle occupe,
on aperçoit le sérail où les descendants de Mahomet, plongés dans la
mollesse, sommeillent à côté du danger d'un bombardement, depuis que
leur lâche incapacité ne sait plus défendre le Bosphore et les
Dardanelles, ces deux portes de leur empire, pourtant si faciles à
fermer.

[En marge: L'escadre anglaise force le passage des Dardanelles dans la
journée du 19 février.]

Quand on a franchi les Dardanelles, traversé la mer de Marmara, et
dépassé le promontoire sur lequel Constantinople est assise, s'ouvre
un second détroit, plus resserré, plus redoutable, long de sept lieues
seulement, et dont les bords sont tellement voisins l'un de l'autre,
qu'une escadre y périrait à coup sûr, s'il était bien défendu. Ce
détroit est celui du Bosphore, qui conduit dans la mer Noire. Les
Dardanelles sont pour l'empire ottoman la porte ouverte du côté de
l'Angleterre, le Bosphore la porte ouverte du côté de la Russie. Mais
si les Russes ont contre eux l'étroite dimension du Bosphore, les
Anglais ont contre eux le courant des eaux, coulant sans cesse de la
mer Noire à la Méditerranée. C'est ce courant impossible à vaincre,
sans un vent favorable du sud, que les Anglais s'apprêtèrent à
remonter dans la journée du 19 février 1807. L'amiral Duckworth, ayant
sous ses ordres les deux contre-amiraux Louis et Sidney Smith, avec
sept vaisseaux, deux frégates, et plusieurs corvettes et bombardes,
s'éleva en colonne dans le détroit des Dardanelles. Il avait la veille
perdu un vaisseau, _l'Ajax_, qui avait été dévoré par les flammes. Le
vent aidant, il eut bientôt franchi la première partie du canal, qui
court de l'ouest à l'est, et dont la largeur est telle que les
possesseurs de cette mer n'ont jamais songé à la défendre. Du cap dit
_des Barbiers_ jusqu'à Sestos et Abydos, le canal se redresse au nord,
et devient si étroit dans cette partie, qu'il est alors extrêmement
dangereux d'en braver les feux croisés. Puis il se détourne de nouveau
à l'est, et présente un coude duquel partent des feux redoutables. Ces
feux prennent les vaisseaux dans leur longueur, de façon qu'une
escadre assez audacieuse pour forcer le passage, canonnée de droite et
de gauche par les batteries d'Europe et d'Asie, l'est encore en tête
par les batteries de Sestos, pendant un trajet de plus d'une lieue.
C'est à l'entrée et à la sortie de cette passe étroite, que se
trouvaient les châteaux dits des Dardanelles, construits en vieille
maçonnerie, armés d'une grosse artillerie lourde et peu maniable, qui
lançait d'énormes boulets en pierre, autrefois la terreur des marines
chrétiennes.

[En marge: L'escadre anglaise n'essuie que des pertes légères au
passage des Dardanelles.]

[En marge: les Anglais brûlent une division turque placée à l'entrée
de la mer de Marmara.]

L'escadre anglaise, malgré les efforts que fit le général Sébastiani
pour exciter les Turcs à défendre les Dardanelles, n'eut pas de grands
périls à braver. Pas un seul de ses mâts ne fut abattu. Elle en fut
quitte pour quelques voiles déchirées, et pour une soixantaine
d'hommes morts ou blessés. Arrivée au cap Nagara, à l'entrée de la mer
de Marmara, elle trouva une division turque embossée, laquelle se
composait d'un vaisseau de 64, de quatre petites frégates, et de deux
corvettes. Il était impossible de placer cette division plus mal, et
plus inutilement qu'en cet endroit. Elle n'aurait pu être utile, que
si, bien postée et bien dirigée, elle eût joint son action à celle des
batteries de terre. Mais inactive pendant le passage, et après le
passage reléguée à un mouillage sans défense, elle était une proie
ménagée aux Anglais, pour les dédommager du feu qu'ils venaient
d'endurer sans pouvoir le rendre. Sir Sidney Smith fut chargé de la
détruire, ce qui n'était pas bien difficile, car les équipages se
trouvaient pour la plupart à terre. En peu d'instants les bâtiments
turcs furent contraints de se jeter à la côte. Les Anglais les
suivirent dans leurs canots, et, n'étant pas sûrs de pouvoir les
ramener au retour, ils aimèrent mieux les brûler immédiatement, ce
qu'ils firent, à l'exception d'une seule corvette laissée par eux au
mouillage. Cette seconde opération leur coûta cependant une trentaine
d'hommes.

[En marge: Effroi dans Constantinople à la vue de l'escadre anglaise.]

[En marge: Efforts de l'ambassadeur de France pour disposer le sultan
à la résistance.]

Le 21 février au matin, ils parurent devant la ville de
Constantinople, épouvantée de voir une escadre ennemie, dont rien ne
pouvait ni éloigner ni contre-battre les feux. Une partie de la
population tremblante demandait qu'on se rendît aux exigences des
Anglais, l'autre partie indignée poussait des cris de fureur. Les
femmes du sérail, exposées les premières aux boulets de l'amiral
Duckworth, troublaient de leurs pleurs le palais impérial. Les
alternatives de faiblesse et de courage recommencèrent dans le sein du
divan. Le sultan Sélim voulait résister; mais les clameurs dont il
était assailli, les conseils de quelques ministres infidèles,
alléguant pour le disposer à céder, un dénûment de ressources dont ils
étaient eux-mêmes les coupables auteurs, contribuaient à ébranler son
coeur, plus noble qu'énergique. Cependant l'ambassadeur de France
accourut auprès de Sélim, s'efforça de faire rougir lui, ses
ministres, tout ce qui l'entourait, de l'idée de se rendre à une
escadre, qui n'avait pas un soldat de débarquement, et qui pouvait
bien brûler quelques maisons, percer la voûte de quelques édifices,
mais qui serait bientôt réduite à se retirer après d'inutiles et
odieux ravages. Il conseilla de résister aux Anglais, de gagner du
temps au moyen d'une négociation simulée, d'envoyer à Andrinople les
femmes, la cour, tout ce qui tremblait, tout ce qui criait, de se
servir ensuite de la portion énergique du peuple, pour élever des
batteries à la pointe du sérail, et, cela fait, de traiter avec la
flotte britannique, en lui montrant la pointe de ses canons.

[En marge: Les Anglais par leurs prétentions secondent les efforts de
l'ambassadeur de France.]

Au surplus, les prétentions des Anglais étaient de nature à seconder,
par leur dureté et leur arrogance, les conseils du général Sébastiani.
M. Arbuthnot, auquel l'amiral se trouvait subordonné pour tout ce qui
concernait la politique, avait voulu qu'on adressât une sommation
préalable à la Porte, consistant à demander l'expulsion de la légation
française, une déclaration immédiate de guerre à la France, la remise
de la flotte turque tout entière, enfin l'occupation par les Anglais
et les Russes des forts du Bosphore et des Dardanelles. Accorder de
telles choses, c'était remettre l'empire, sa marine, les clefs de sa
capitale, à la discrétion de ses ennemis de terre et de mer. En
attendant la réponse, les Anglais allèrent mouiller aux îles des
Princes, situées près de la côte d'Asie, à quelque distance de
Constantinople.

[En marge: Lettre de Napoléon arrivée à propos pour aider le général
Sébastiani.]

[En marge: Le sultan et le divan prennent la résolution de résister,
mais de parlementer auparavant, afin d'avoir le temps d'armer
Constantinople.]

Le général Sébastiani ne manqua pas de faire sentir au sultan et à ses
ministres, tout ce qu'il y avait de honte et de danger à subir de
semblables conditions. Par bonheur, il arrivait dans le moment un
courrier parti des bords de la Vistule, et apportant une nouvelle
lettre de Napoléon, pleine d'exhortations chaleureuses pour le
sultan.--Généreux Sélim, lui disait-il, montre-toi digne des
descendants de Mahomet! Voici l'heure de t'affranchir des traités qui
t'oppriment. Je suis près de toi, occupé à reconstituer la Pologne,
ton amie et ton alliée. L'une de mes armées est prête à descendre le
Danube, et à prendre en flanc les Russes, que tu attaqueras de front.
L'une de mes escadres va partir de Toulon pour garder ta capitale et
la mer Noire. Courage donc, car jamais tu ne retrouveras une pareille
occasion de relever ton empire, et d'illustrer ta mémoire!--Ces
exhortations, bien qu'elles ne fussent pas nouvelles, ne pouvaient
venir plus à propos. Le coeur de Sélim, ranimé par les paroles de
Napoléon, par les instances pressantes du général Sébastiani, se
remplit des plus nobles sentiments. Il parla énergiquement à ses
ministres. Il convoqua le divan et les ulémas, leur communiqua les
propositions des Anglais, qui enflammèrent toutes les âmes
d'indignation, et il fut résolu à l'unanimité qu'on résisterait à la
flotte anglaise, quoi qu'elle pût tenter, mais en suivant les habiles
conseils du général Sébastiani, c'est-à-dire en essayant de gagner du
temps par des pourparlers, et en employant le temps gagné à élever des
batteries formidables autour de Constantinople.

[En marge: Pourparlers avec la flotte anglaise dans l'intention de
gagner du temps.]

[En marge: Motifs des amiraux anglais, pour préférer les négociations
à l'emploi de la force.]

[En marge: Longs pourparlers dans le but de fixer un lieu propre à
négocier.]

D'abord on commença par répondre à M. Arbuthnot, que, sans examiner le
fond de ses propositions, on ne les écouterait qu'après que l'escadre
anglaise aurait pris une position moins menaçante, car il n'était pas
de la dignité de la Porte de délibérer sous le canon de l'ennemi. Il
fallait au moins une journée pour aller de Constantinople aux îles des
Princes, et pour en revenir. Il suffisait donc d'un petit nombre de
communications, pour gagner les quelques jours dont on avait besoin.
Quand la réponse de la Porte arriva, M. Arbuthnot était tombé malade
subitement, mais son influence continuait d'être prépondérante dans
l'état-major de l'escadre anglaise. Les amiraux sentaient comme lui,
que bombarder Constantinople était une entreprise barbare, que,
n'ayant pas de troupes de débarquement, on serait réduit, si les Turcs
voulaient résister, à se retirer après avoir commis d'inutiles
ravages; qu'on serait de plus obligé, pour s'en aller, de forcer de
nouveau les Dardanelles, avec une flotte peut-être maltraitée, et en
passant sous des batteries probablement mieux défendues la seconde
fois que la première. Ils jugeaient donc plus sage de chercher à
obtenir par l'intimidation, et sans en arriver à un bombardement, tout
ou partie de leurs demandes. La remise de la flotte turque était le
trophée auquel ils tenaient le plus. En conséquence, l'amiral
Duckworth, remplaçant M. Arbuthnot malade, répondit aux Turcs qu'il
était prêt à convenir d'un lieu propre à négocier, et il demanda qu'on
le fixât sur-le-champ, pour y envoyer l'un de ses officiers. La Porte
ne se pressa pas de répliquer à cette communication, et le
surlendemain elle proposa Kadikoï, l'ancienne Chalcédoine, au-dessous
de Scutari, vis-à-vis Constantinople. Dans l'état d'exaspération où se
trouvaient les Turcs, le lieu n'était ni des plus sûrs, ni des plus
convenables pour l'officier anglais chargé de s'y rendre. L'amiral
Duckworth en fit la remarque, et réclama un autre endroit, avec menace
d'agir immédiatement, si on ne se hâtait pas d'ouvrir les
négociations.

[En marge: Moyens de défense rapidement préparés à Constantinople,
pendant qu'on est occupé à parlementer.]

Quelques jours avaient été gagnés au moyen de ces pourparlers
illusoires, et on les avait employés à Constantinople de la manière la
plus active et la plus habile. Plusieurs officiers d'artillerie et du
génie, détachés de l'armée de Dalmatie, venaient d'arriver. Le général
Sébastiani, secondé par eux, campait lui-même au milieu des Turcs. La
légation tout entière l'avait suivi. Les _jeunes de langue_, accourus
sur les ouvrages, servaient d'interprètes. Avec le concours de la
population et de nos officiers, des batteries formidables s'élevaient
par enchantement à la pointe du sérail, et dans la partie de la ville
qui longe la mer de Marmara. Près de trois cents bouches à feu,
traînées par un peuple enthousiaste, qui regardait en ce moment les
Français comme des sauveurs, avaient été mises en batterie. Le sultan
Sélim, que le spectacle de ces préparatifs si promptement exécutés
remplissait de joie, avait voulu qu'on dressât une tente pour lui, à
côté de celle de l'ambassadeur de France, et avait exigé de ses
ministres que chacun d'eux vînt s'établir dans l'une des batteries.
Constantinople prenait d'heure en heure un aspect plus imposant, et
les Anglais voyaient s'ouvrir de nouvelles embrasures, au milieu
desquelles apparaissait la pointe des canons.

[En marge: Dernière sommation de l'amiral Duckworth, et refus de la
Porte d'obtempérer à cette sommation.]

Après sept à huit jours employés de la sorte, la crainte qui dès le
commencement retenait les Anglais, celle d'une dévastation inutile,
peut-être dangereuse, suivie d'un second passage des Dardanelles plus
difficile que le premier, cette crainte devenait à chaque instant plus
fondée. S'apercevant qu'il ne gagnait rien à attendre, l'amiral
Duckworth fit une dernière sommation, dans laquelle, ayant soin de
réduire ses demandes et d'augmenter ses menaces, il se contenta
d'exiger qu'on lui remît la flotte turque, et il déclara qu'il allait
se porter devant Constantinople, si on ne lui désignait pas
immédiatement un lieu propre à négocier. Cette fois, tout étant
presque terminé à Constantinople, on répondit à l'amiral anglais, que,
dans l'état des esprits, on ne savait pas un seul lieu assez sûr, pour
oser garantir la vie des négociateurs qu'on y enverrait.

[En marge: Vaine démonstration de l'amiral Duckworth devant
Constantinople.]

Après une telle réponse, il ne restait plus qu'à commencer la
canonnade. Mais l'amiral Duckworth ne comptait que sept vaisseaux et
deux frégates; il voyait braquée contre lui une masse effroyable
d'artillerie, et il était averti en outre que les passes des
Dardanelles, par le soin des Français, se hérissaient de canons. Il
avait donc la certitude de commettre sur Constantinople une barbarie
sans but, comme sans excuse, et d'arriver avec une flotte désemparée
devant un détroit devenu beaucoup plus dangereux à traverser. En
conséquence, après avoir passé onze jours dans la mer de Marmara, il
leva l'ancre le 2 mars, se présenta en bataille sous les murs de
Constantinople, courut des bordées presque à portée de canon, et,
après avoir vu qu'il n'intimidait pas les Turcs préparés à se
défendre, il vint jeter l'ancre à l'entrée des Dardanelles, se
proposant de les franchir le lendemain.

[En marge: Retraite de la flotte anglaise, et joie des Turcs à
l'aspect de cette retraite.]

Si le dépit et la confusion régnaient à bord de l'escadre anglaise, la
joie la plus vive éclatait dans Constantinople, à la vue des voiles
ennemies disparaissant à l'horizon, dans la direction des Dardanelles.
Français et Turcs se félicitaient de cet heureux résultat d'un moment
de courage, et, dans l'enthousiasme du succès, l'escadre turque qu'on
avait promptement équipée, voulut mettre à la voile, afin de
poursuivre les Anglais. Le général Sébastiani s'efforça en vain
d'empêcher cette imprudence, qui pouvait fournir à l'amiral Duckworth
l'occasion d'illustrer sa retraite, par la destruction de la flotte
ottomane. Mais le peuple poussait de tels cris, les équipages étaient
si animés, que le gouvernement, incapable de résister aux
entraînements du courage, comme à ceux de la lâcheté, fut obligé de
consentir au départ de l'escadre. Le capitan-pacha leva l'ancre,
pendant que les Anglais, pressés de se retirer, fuyaient, sans s'en
douter, le triomphe qui courait après eux.

[En marge: Second passage des Dardanelles par les Anglais.]

Le lendemain, 3 mars, l'escadre anglaise s'emboucha dans la partie
resserrée et dangereuse du détroit des Dardanelles. Le petit nombre
d'officiers français qu'on avait pu envoyer au détroit, y avaient
réveillé le zèle des Turcs avec autant de succès qu'à Constantinople.
Les batteries étaient réparées et mieux servies. Malheureusement
l'artillerie lourde, montée sur de mauvais affûts, se trouvait aux
mains de pointeurs peu adroits. On lança néanmoins sur l'escadre
anglaise un certain nombre de gros boulets de marbre, ayant plus de
deux pieds de diamètre, et qui, bien dirigés, auraient pu être fort
dangereux. Les Anglais n'employèrent qu'une heure et demie à franchir
la partie étroite du canal, depuis le cap Nagara jusqu'au cap des
Barbiers, grâce à des vents du nord, très-favorables à leur marche.
Ils se comportèrent avec la vaillance ordinaire à leur marine, mais
ils essuyèrent cette fois de graves avaries. Plusieurs de leurs
vaisseaux furent percés par ces gros projectiles, qui les auraient
coulés à fond, s'ils avaient été creux et chargés de poudre, comme
ceux dont on se sert aujourd'hui. La plupart des bâtiments de
l'escadre, en sortant du détroit, étaient dans un état qui demandait
de promptes réparations. Ce second passage coûta aux Anglais plus de
deux cents hommes, en morts ou blessés, perte peu considérable si on
la compare au carnage des grandes batailles de terre, mais qui n'est
pas sans importance, si on la compare à ce qui se passe dans les
combats de mer. Tandis que la division anglaise sortait des
Dardanelles, l'amiral Siniavin arrivait à Ténédos, avec une division
russe de six vaisseaux. Il fit auprès de l'amiral Duckworth les plus
vives instances pour le décider à recommencer l'opération. Après
l'échec qu'on venait de subir, une nouvelle tentative eût été
extravagante, car six vaisseaux russes n'auraient pas sensiblement
changé la situation, ni amoindri la difficulté.

Telle fut la fin de cette entreprise que l'insuffisance des moyens et
des scrupules d'humanité, peu ordinaires alors à la politique
anglaise, firent échouer. L'Angleterre parut singulièrement affectée
de ce résultat. Napoléon en conçut une joie fort naturelle, car
indépendamment de l'effet moral produit en Europe par l'affaire de
Constantinople, effet tout à son profit, la lutte engagée avec les
Turcs devenait une diversion des plus utiles à ses armes.

[En marge: Situation de Napoléon sur la Vistule, pendant l'hiver de
1806 à 1807.]

L'Europe en ce moment était fort émue de la terrible bataille d'Eylau,
commentée en sens très-divers. Les uns s'applaudissaient de ce qu'on
était parvenu à tenir tête aux Français; les autres, en plus grand
nombre, s'épouvantaient de la condition à laquelle on avait pu leur
résister un instant, condition terrible, car il avait fallu leur
donner une armée à égorger, en la jetant sous leurs pas, comme un
obstacle physique à détruire. Pour la première fois, il est vrai, les
succès obtenus par les Français n'avaient pas été aussi décisifs que
de coutume, surtout en apparence; mais l'armée russe, dans cette
sanglante journée, n'en avait pas moins perdu un tiers de son
effectif, et si le général Benningsen, pour dissimuler sa défaite,
essayait quelques démonstrations présomptueuses en face de nos
quartiers d'hiver, il lui était impossible de rien tenter de
considérable, ni de s'opposer à un seul des siéges entrepris sous ses
yeux. Napoléon, que ses renforts commençaient à rejoindre, avait pour
l'accabler cent mille hommes présents sous les armes, sans compter les
troupes françaises ou alliées qui, protégées par la grande armée,
exécutaient à gauche le siége de Dantzig, et achevaient à droite la
conquête des places de la Silésie. La seule difficulté qui empêchât
Napoléon de terminer cette campagne déjà bien longue, était, comme on
l'a vu, celle des transports. S'il eût gelé fortement, le traînage eût
permis de porter avec soi de quoi nourrir l'armée pendant une
opération offensive. Mais les alternatives de gel et de dégel
rendaient impossible de charrier un approvisionnement de quelques
jours. Il fallait donc attendre une autre saison, et M. de Talleyrand,
laissé à Varsovie, employait les sollicitations, l'argent, les
promesses, les menaces même, pour assurer le transport des vivres
indispensables de la Vistule à la Passarge.

[En marge: Changement d'esprit opéré chez Napoléon par les obstacles
qu'il rencontre en Pologne.]

Dans cette situation, qui devait se prolonger plusieurs mois encore,
il y avait place pour les négociations. Depuis que les obstacles
naturels se faisaient sentir à Napoléon, et surtout depuis qu'il
observait la Pologne de plus près, l'enivrement qui l'avait porté sur
la Vistule s'était un peu dissipé. Il avait reconnu que les Russes,
peu redoutables pour les soldats français, si on n'allait pas les
chercher au delà du Danube ou de l'Elbe, devenaient, aidés du climat,
un ennemi difficile et long à vaincre. Frappé d'abord de
l'enthousiasme qui éclatait à Posen, Napoléon avait cru que les
Polonais pourraient lui fournir cent mille hommes; mais bientôt il
avait vu le peuple des campagnes peu sensible à un changement de
domination, qui le laissait esclave de la glèbe sous tous les maîtres,
fuyant dans la Pologne autrichienne les horreurs de la guerre; le
peuple des villes enthousiaste et prêt à se dévouer sans réserve, mais
la noblesse, plus prévoyante, faisant des conditions qu'on ne pouvait
accepter sans imprudence; les officiers qui avaient servi dans les
armées françaises vivant assez mal avec les nobles qui n'avaient pas
quitté leurs châteaux; les uns et les autres par leurs susceptibilités
ajoutant aux difficultés de l'organisation militaire du pays; les
levées enfin, qui devaient monter à cent mille hommes, réduites à
quinze mille jeunes soldats, organisés en vingt bataillons, destinés
un jour à se couvrir de gloire sous le brave Poniatowski, mais
actuellement peu aguerris, et provoquant les moqueries de nos soldats.
Napoléon avait vu tout cela, et il était moins ardent à reconstituer
la Pologne, moins disposé, depuis qu'il la connaissait, à bouleverser
le continent pour la rétablir. Sans douter de sa propre puissance, il
avait, des obstacles que la nature peut opposer à l'armée la plus
héroïque, une idée plus juste, et de l'oeuvre qui l'attirait dans les
plaines du Nord, une opinion moins favorable. Il inclinait donc un peu
davantage à écouter des propositions pacifiques, sans se départir pour
cela d'aucune de ses prétentions, parce qu'il était certain, au
retour de la belle saison, de passer sur le corps de toutes les armées
qu'on présenterait à ses coups. Il ne voyait, dans une négociation qui
aboutirait à la paix, qu'une économie de temps et de sang, car, pour
les périls, il se croyait capable de les surmonter tous, quels qu'ils
fussent.

[En marge: Quelques pourparlers entre le roi de Prusse et Napoléon.]

[En marge: Le parti de la guerre empêche qu'on ne profite des
dispositions de Napoléon, un moment bienveillantes pour la Prusse.]

Depuis la bataille d'Eylau, plusieurs parlementaires étaient allés et
venus de Koenigsberg à Osterode. Sous la première impression de cette
bataille, Napoléon avait fait dire par le général Bertrand au roi
Frédéric-Guillaume, qu'il était prêt à lui rendre ses États, mais
jusqu'à l'Elbe seulement, ce qui entraînait pour ce prince la perte
des provinces de Westphalie, de Saxe et de Franconie, c'est-à-dire un
quart à peu près de la monarchie prussienne, mais ce qui lui assurait
au moins la restitution des trois autres quarts. Napoléon avait ajouté
que, plein d'estime pour le monarque qui régnait sur la Prusse, il
aimait mieux lui accorder cette restitution à lui-même qu'à
l'intervention de la Russie. L'infortuné Frédéric-Guillaume, bien que
le sacrifice fût grand, bien que ses soldats se fussent honorablement
conduits à Eylau, et qu'il se trouvât un peu relevé aux yeux de ses
alliés, ne se faisait aucune illusion; et cette bataille d'Eylau, que
les Russes appelaient presque une victoire, n'était à ses yeux qu'une
sanglante défaite, dont toute la différence avec Iéna, avec
Austerlitz, était d'avoir coûté plus de sang aux Français, et de
n'avoir pas amené, grâce à la saison, des résultats aussi décisifs. Il
était persuadé qu'au printemps les Français mettraient à la guerre une
fin prompte et désastreuse. Mais la reine, mais le parti de la
guerre, excités par les derniers événements militaires, par les
influences russes, dont on était malheureusement trop rapproché à
Koenigsberg, n'appréciaient pas la situation avec un jugement aussi
sain que le roi, et, en dictant une réponse évasive aux paroles
amicales que le général Bertrand avait mission de transmettre,
empêchèrent qu'on ne profitât des dispositions de Napoléon,
momentanément pacifiques.

[En marge: Napoléon ramené à l'idée d'une grande alliance
continentale, pense qu'il sera conduit à choisir entre la Russie ou
l'Autriche.]

[En marge: Les dispositions manifestées par les officiers et les
soldats de l'armée russe, portent Napoléon à croire qu'une alliance
avec la Russie serait possible.]

Ainsi l'acharnement de la lutte avec la Russie avait pour un instant
ramené Napoléon vers la Prusse. Il aurait été heureux, que, revenant
tout à fait à elle, et lui rendant non-seulement ses provinces au delà
de l'Elbe, mais ses provinces en deçà, il eût cherchée se la rattacher
définitivement, par cet acte aussi généreux que politique. Mais
retrouvant le roi Frédéric-Guillaume faible, incertain, dominé, il fut
de nouveau convaincu qu'on ne pouvait pas compter sur la Prusse, et, à
partir de ce jour, il ne songea plus à elle, que pour la dédaigner, la
maltraiter et l'amoindrir. Un peu moins enivré cependant qu'après
Iéna, il était de nouveau conduit à croire que pour maîtriser le
continent et en exclure l'influence anglaise, que pour _vaincre la mer
par la terre_, il lui fallait non-seulement des victoires, mais une
grande alliance. Il l'avait cru après Marengo et Hohenlinden; il
l'avait cru après Austerlitz et avant Iéna; le lendemain d'Iéna, sans
le croire moins, il avait cessé un moment d'y penser; mais il le
croyait de nouveau après Pultusk et Eylau, et, méditant toujours sur
sa situation au milieu des difficultés de cette guerre, il cherchait
quelle alliance il pourrait se donner. La Prusse mise de côté,
restaient la Russie, avec laquelle il était aux prises, et l'Autriche,
qui, sous les apparences de la neutralité, préparait des armements sur
ses derrières. Bien que la cour de Russie, excitée par les suggestions
britanniques et par la jactance du général Benningsen, parût plus
animée que jamais, ses généraux, ses officiers, ses soldats, qui
supportaient le poids de cette affreuse guerre, qui se trouvaient
réduits de moitié par les journées de Czarnowo, de Pultusk, de
Golymin, d'Eylau, qui, grâce à une administration barbare, vivaient de
quelques pommes de terre découvertes sous la neige avec la pointe de
leurs baïonnettes, éprouvaient de tout autres sentiments et tenaient
un tout autre langage que les courtisans de Saint-Pétersbourg. Pleins
d'admiration pour l'armée française, ne ressentant contre elle aucune
de ces haines nationales, que le voisinage ou même une commune origine
inspirent quelquefois aux peuples, ils se demandaient pourquoi on leur
faisait verser leur sang au profit des Anglais, qui ne se hâtaient
guère de les soutenir, et des Prussiens, qui ne savaient guère se
défendre.

L'idée que la France et la Russie, à la distance où elles sont l'une
de l'autre, n'avaient rien à se disputer, se présentait à l'esprit des
militaires russes qui raisonnaient, et se retrouvait dans chacun de
leurs discours. Plusieurs de nos officiers, faits prisonniers et
rendus après échange, avaient recueilli sur ce sujet les propos les
plus significatifs, de la bouche même du plus brave des généraux
russes, du prince Bagration, celui qui tour à tour commandait les
avant-gardes ou les arrière-gardes russes, les avant-gardes quand on
attaquait, les arrière-gardes quand on battait en retraite.

[En marge: Ne s'arrêtant que passagèrement à l'idée d'un rapprochement
avec la Russie, Napoléon songe à l'Autriche, et veut la faire
expliquer définitivement.]

Ces détails rapportés à Napoléon lui donnaient à penser. Il se disait,
même au milieu des horreurs de la guerre présente, que c'était
peut-être avec la Russie qu'il fallait finir par s'entendre, pour
fermer à l'Angleterre les ports et les cabinets du continent. Mais si
cette alliance pouvait se concevoir, ce n'était pas entre deux
batailles, quand on était réduit à communiquer aux avant-postes par un
trompette, qu'on trouverait le moyen de la préparer et de la conclure.
Cette impossibilité actuelle l'obligeait à se reporter vers
l'Autriche. Se rappelant ce que lui avait dit à Wurzbourg l'archiduc
Ferdinand, il était de nouveau conduit à penser à une alliance avec la
cour de Vienne, malgré les armements dont elle le menaçait, surtout en
songeant qu'il avait maintenant la faculté de lui rendre, ce qui
l'aurait comblée de joie un demi-siècle auparavant, la Silésie, cette
Lombardie du Nord, qu'elle avait tant regrettée, tant fait d'efforts
pour recouvrer, au point d'en être devenue pendant trente années
l'alliée de la France. Transporté du bivouac d'Osterode au château de
Finkenstein, et là, tantôt parcourant ses cantonnements à cheval et
faisant jusqu'à trente lieues en un jour, tantôt correspondant avec
ses agents en Pologne pour l'approvisionnement de l'armée ou avec ses
ministres à Paris pour l'administration de l'Empire, tantôt enfin, au
milieu des longues nuits du Nord, ruminant dans sa tête des plans de
politique générale, il avait fini, après avoir pesé toutes les
alliances, par se réduire à deux et par se dire qu'il fallait choisir
entre celle de l'Autriche ou celle de la Russie. En correspondance
avec M. de Talleyrand, qui était resté à Varsovie et qui dirigeait de
là les relations extérieures, il lui avait écrit: «_Il faut que tout
cela finisse par un système avec la Russie ou par un système avec
l'Autriche_. Pensez-y bien, arrêtez vos idées, et obligez l'Autriche à
s'expliquer définitivement avec nous.»

[En marge: Difficulté de pénétrer les desseins de l'Autriche.]

[En marge: Assertions contradictoires de M. Andréossy à Vienne, et de
M. de Vincent à Varsovie.]

Mais l'Autriche se couvrait de voiles impénétrables. Tandis que le
général Andréossy, notre ambassadeur à Vienne, signalait chaque jour
des actes inquiétants, tels que des levées d'hommes, des achats de
chevaux, des formations de magasins, le général baron de Vincent, au
contraire, envoyé à Varsovie par la cour d'Autriche, ne cessait
d'affirmer, avec la plus grande apparence de franchise, que l'Autriche
épuisée était incapable de faire la guerre; qu'elle était résolue à ne
pas rompre la paix, à moins qu'on ne lui fit endurer des traitements
impossibles à supporter; que, si elle prenait quelques précautions, il
ne fallait pas y voir des préparatifs hostiles ou menaçants pour la
France, mais des mesures de prudence commandées par une guerre
effroyable, qui embrassait le cercle entier de ses frontières, et
surtout par l'état des Gallicies, fort émues du soulèvement de la
Pologne. M. de Talleyrand s'était laissé persuader à tel point, qu'il
dénonçait sans cesse le général Andréossy à Napoléon, comme un agent
dangereux, observant et jugeant mal ce qui se passait autour de lui,
et capable, si on l'écoutait, de brouiller les deux cours, à force de
rapports inexacts et malveillants.

[En marge: Napoléon, plus touché des assertions de M. Andréossy que de
celles de M. de Vincent, fait adresser à l'Autriche une suite
questions pressantes.]

Napoléon, bien qu'il fût, tout comme un autre, porté à croire ce qui
lui plaisait, bien qu'il aimât à penser que l'Autriche ne pouvait pas
se relever des coups reçus à Ulm et à Austerlitz, que jamais elle
n'oserait manquer à une parole, à lui donnée en personne, au bivouac
d'Urchitz, Napoléon, éclairé par le danger, se fiait plus aux rapports
du général Andréossy qu'à ceux de M. le baron de Vincent.--Oui,
écrivait-il à M. de Talleyrand, le général Andréossy est un esprit
entier, un observateur médiocre, exagérant probablement ce qu'il
aperçoit, mais vous êtes un esprit crédule, aussi enclin à vous
laisser séduire qu'habile à séduire les autres. Il suffit de vous
flatter pour vous tromper. M. de Vincent vous abuse en vous caressant.
L'Autriche nous craint, mais elle nous hait; elle arme pour profiter
d'un revers. Si nous remportons une grande victoire au printemps, elle
se conduira comme M. d'Haugwitz le lendemain d'Austerlitz, et vous
aurez eu raison. Mais si la guerre est seulement douteuse, nous la
trouverons en armes sur nos derrières. Cependant il faut l'obliger à
se prononcer. C'est en effet une grande faute à elle de ne pas
s'entendre aujourd'hui avec nous, et de ne pas profiter d'un moment où
nous sommes maîtres de la Prusse, pour recouvrer par nos mains ce que
Frédéric lui a jadis enlevé. Elle peut, si elle le veut, se dédommager
en un jour de tout ce qu'elle a perdu en un demi-siècle, et refaire la
fortune de la maison d'Autriche, si fort amoindrie, tantôt par la
Prusse, tantôt par la France. Mais il faut qu'elle s'explique.
Désire-t-elle des indemnités pour ce qu'elle a perdu? Je lui offre la
Silésie. L'état de l'Orient l'inquiète-t-il Je suis prêt à la rassurer
sur le sort du bas Danube, en disposant, comme elle le voudra, de la
Moldavie et de la Valachie. Notre présence en Dalmatie lui est-elle un
sujet d'ombrage? Je suis tout disposé à faire à cet égard des
sacrifices, au moyen d'un échange de territoire. Ou bien, enfin,
est-ce la guerre qu'elle prépare, pour essayer une dernière fois de la
puissance de ses armes, en profitant de la réunion du continent entier
contre nous? Soit, j'accepte ce nouvel adversaire. Mais qu'elle
n'espère pas me surprendre. Il n'y a que des femmes et des enfants qui
puissent croire que j'irai m'enfoncer dans les déserts de la Russie,
sans avoir pris mes précautions. L'Autriche ne me trouvera pas au
dépourvu. Elle rencontrera en Saxe, en Bavière, en Italie, des armées
prêtes à lui résister. Elle me verra par une marche en arrière
retomber sur elle de tout mon poids, l'accabler, la traiter plus mal
qu'aucune des puissances que j'aie jamais vaincues. Je ferai de son
manque de foi un exemple terrible, éclatant, dont le sort actuel de la
Prusse ne saurait donner une idée. Qu'elle s'explique donc, et que je
sache à quoi m'en tenir sur ses dispositions.--

[En marge: M. de Talleyrand, stimulé par Napoléon, cherche par tous
les moyens à deviner le secret de M. de Vincent.]

Napoléon recommanda à M. de Talleyrand de ne laisser aucun repos à M.
de Vincent, et de jeter la sonde à coups répétés dans les profondeurs
de la politique autrichienne. M. de Talleyrand, stimulé par
l'Empereur, partageait son temps en exhortations auprès du
gouvernement polonais, pour avoir des vivres et des charrois, et en
conversations avec M. de Vincent, pour lui arracher, par cent
entretiens divers, le secret de sa cour.

Il cherchait ce secret dans les moindres paroles de l'envoyé
autrichien, dans les moindres mouvements de son visage. Tantôt il
était avec lui confiant et caressant, et tâchait de provoquer sa
franchise par un abandon sans bornes. Tantôt il essayait de le
surprendre et de l'agiter, en lui présentant brusquement, et avec une
colère simulée, les tableaux d'armement reçus de Vienne. M. de
Vincent, que ce fût habileté ou sincérité, répétait toujours son dire,
qu'à Vienne on ne voulait ni ne pouvait faire la guerre, et qu'on se
bornait à se garder, sans songer à attaquer personne. Cependant,
lorsque M. de Talleyrand s'avançant davantage, parla tantôt de la
Silésie, tantôt des provinces du Danube, tantôt de la Dalmatie, comme
prix d'une alliance, le ministre autrichien répondit qu'il n'avait pas
d'instructions pour de si grandes affaires, et demanda à en référer à
sa cour, ce qu'il fit en communiquant tout de suite à M. de Stadion
les ouvertures de M. de Talleyrand.

[En marge: M. de Stadion ministre des affaires étrangères d'Autriche.]

[En marge: Politique du cabinet autrichien dans le moment.]

[En marge: L'Autriche, pressée de questions, se tire d'embarras par
une offre de médiation.]

M. de Stadion dirigeait alors les affaires étrangères de l'Autriche,
dans un sens plus hostile encore à la France que n'avaient fait les
Cobentzel, mais, il faut lui rendre cette justice, en cachant moins
ses sentiments hostiles sous les dehors de la cordialité. Du reste,
quoique plein de haine, il savait se contenir, et observait une
réserve convenable. Le secret de M. de Stadion et de sa cour était
facile à pénétrer, moyennant qu'on écartât les apparences qui
plaisaient, pour s'en rapporter au fond des choses qui n'avait pas de
quoi plaire. L'Autriche armait pour profiter de nos revers, ce qui de
sa part n'avait rien que de fort naturel, et c'était une grave erreur
de croire qu'avec des offres brillantes, on pourrait ramener à nous
cette puissance vindicative. Elle était animée en effet d'une haine
qui l'eût empêchée d'apprécier sainement des avantages solides et
réels, si on les lui avait offerts, à plus forte raison des avantages
insuffisants, tels qu'une portion de la Silésie, de la Moldavie ou de
la Dalmatie, avantages fort inférieurs à tout ce qu'elle avait perdu
depuis quinze années. Toutefois elle les aurait acceptés sans doute,
tout insuffisants qu'ils étaient, si elle eût pensé que, dans l'état
du monde, quelque chose pût être donné d'une manière solide et
durable. Mais, au milieu du remaniement continuel des États européens,
elle ne croyait à rien de stable, et elle n'était pas disposée à
prendre, pour dédommagement de provinces héréditaires, anciennement
attachées à sa maison, des provinces données par la politique du
moment, pouvant être retirées aussi légèrement qu'elles seraient
données, et qu'il eût fallu d'ailleurs acheter par une guerre contre
ses alliés ordinaires, au profit de celui qu'elle accusait d'être
l'auteur de tous ses maux. Ainsi, de la part de Napoléon, rien ne
devait lui inspirer attrait ou confiance. Son refus à toutes les
offres qui viendraient de lui était certain d'avance. Mais, pressée de
questions, elle ne pouvait se renfermer, ou dans un silence absolu, ou
dans un refus général d'écouter aucune proposition. Elle imagina donc
une démarche qui lui fournissait, pour l'instant, une réponse
convenable, et qui lui assurait plus tard le moyen de profiter des
événements, quels qu'ils fussent. En conséquence, elle eut l'idée
d'offrir à la France sa médiation auprès des cours belligérantes.
Rien n'était mieux calculé pour le présent et pour l'avenir. Pour le
présent, elle prouvait qu'elle voulait la paix, en y travaillant
elle-même. Pour l'avenir, elle travaillait franchement à cette paix,
et elle avait soin d'en diriger les conditions dans un sens conforme à
sa politique, si Napoléon était victorieux. Si au contraire Napoléon
était vaincu, ou seulement demi-victorieux, elle passait d'une
médiation modeste à une médiation imposée. Elle le modérait ou
l'accablait selon les circonstances. Elle se ménageait, en un mot, un
moyen d'entrer à volonté dans la querelle, et, une fois entrée, de s'y
conduire suivant ce que lui conseillerait la fortune.

[En marge: Manière dont M. de Stadion fait motiver l'offre de la
médiation autrichienne.]

M. de Stadion chargea M. le baron de Vincent de répondre à M. de
Talleyrand, qu'on était à Vienne fort sensible aux offres de
l'empereur des Français mais que, si avantageuses que fussent ces
offres, on ne pouvait les accepter, car elles entraîneraient la
guerre, ou avec les Allemands dont on était les compatriotes, ou avec
les Russes dont on était les alliés, et que la guerre, on ne la
voulait pour aucune cause, ni avec personne, car on se déclarait
incapable de la soutenir (aveu peu dangereux dans un moment où
l'Autriche faisait les préparatifs militaires les plus imposants); que
l'on recherchait la paix, la paix seule, qu'on la préférait aux plus
belles acquisitions; qu'en preuve de cet amour de la paix, on offrait
de s'interposer pour la négocier, et que, si la France s'y prêtait, on
se chargeait d'y amener les cabinets de Berlin, de Saint-Pétersbourg
et de Londres; que déjà M. de Budberg, ministre de l'empereur
Alexandre, consulté sur ce sujet, avait accueilli les bons offices de
la cour de Vienne, et qu'à Londres un autre cabinet ayant pris la
direction des affaires (celui de MM. Castlereagh et Canning), il y
avait chance de rencontrer des dispositions pacifiques chez ces
nouveaux représentants de la politique anglaise, car ils seraient
probablement charmés de se populariser en Angleterre, en donnant la
paix à leur avénement. M. de Stadion prescrivait d'ajouter qu'on
s'estimerait heureux, si le tout-puissant empereur des Français voyait
dans cette offre un gage des sentiments de désintéressement et de
concorde qui animaient l'empereur d'Autriche.

[En marge: Comment Napoléon interprète l'offre de médiation faite par
l'Autriche.]

[En marge: Réponse évasive de Napoléon à l'offre de l'Autriche.]

Le tout-puissant empereur des Français n'avait pas moins de
clairvoyance que de puissance, et, dès que cette réponse lui fut
envoyée de Varsovie à Finkenstein, il ne s'y trompa point. Il en
saisit la portée avec la promptitude qu'il aurait mise à découvrir les
mouvements d'une armée ennemie sur le champ de bataille.--Ceci,
répondit-il tout de suite à M. de Talleyrand, est un premier pas de
l'Autriche, un commencement d'intervention dans les événements.
Résolue à ne se mêler en rien de la lutte que soutiennent la France,
la Prusse, la Russie et l'Angleterre, elle ne voudrait pas même
risquer de se compromettre, en portant des paroles des unes aux
autres. S'offrir comme médiatrice, c'est se préparer à la guerre,
c'est se ménager un moyen décent d'y prendre part, moyen dont elle a
besoin, après les déclarations de cabinet à cabinet, après les
serments de souverain à souverain, par lesquels elle a promis d'y
demeurer à jamais étrangère. Ce qui nous arrive est un malheur,
ajouta Napoléon, car cela nous présage la présence d'une armée
autrichienne sur l'Oder et l'Elbe, tandis que nous serons sur la
Vistule. Mais repousser cette médiation est impossible. Ce serait une
contradiction avec notre langage ordinaire, qui a toujours consisté à
nous présenter comme disposés à la paix. Ce serait surtout nous
exposer à précipiter les déterminations de l'Autriche par un refus
péremptoire, qui la blesserait et l'obligerait à prendre une
résolution immédiate. Il faut donc gagner du temps, et répondre que
l'offre de médiation est trop indirecte, pour qu'on l'accepte
positivement; mais que dans tous les cas, les bons offices de la cour
de Vienne seront toujours reçus avec gratitude et confiance.--

[En marge: L'Autriche réplique par une proposition formelle de
médiation.]

M. de Talleyrand, dirigé par Napoléon, fit à M. de Vincent la réponse
qui lui était prescrite, et montra une certaine disposition à accepter
la médiation de l'Autriche, mais sembla douter en même temps que
l'offre de cette médiation fût sérieuse. M. de Vincent affirma au
contraire que cette offre était parfaitement sérieuse, et déclara du
reste qu'il allait en référera sa cour. Il écrivit donc à M. de
Stadion, qui de son côté ne fit point attendre sa réponse. Sous
très-peu de jours, en effet, la cour de Vienne annonça qu'elle était
prête à passer de simples pourparlers à une proposition formelle,
qu'elle avait la certitude de faire accepter sa médiation à
Pétersbourg et à Londres, qu'elle en adressait au surplus, le jour
même, l'offre positive, tant à la France qu'à la Prusse, à la Russie,
à l'Angleterre, et qu'elle attendait sur ce sujet l'expression précise
des intentions de l'empereur Napoléon.

Cette réponse si prompte et si nette, appuyée d'armements dont on ne
pouvait plus douter, parut à Napoléon un acte extrêmement grave, dont
il était impossible de se dissimuler la portée, auquel malheureusement
on ne pouvait répliquer que par une acceptation, mais contre les
suites duquel il fallait se prémunir au moyen de précautions
immédiates et imposantes. Il écrivit en ce sens à M. de Talleyrand, et
lui envoya de Finkenstein le modèle de note qu'on va lire. Il le
prévint en même temps qu'il allait ajouter à cette note des
préparatifs nouveaux, plus formidables que jamais, et dont il faudrait
informer l'Autriche sur-le-champ, pour qu'elle sût de quelle manière
serait accueillie son intervention, amicale ou hostile, diplomatique
ou belliqueuse.

[En marge: Note par laquelle Napoléon accepte la médiation de
l'Autriche.]

La réponse à l'offre de médiation était ainsi conçue: «Le soussigné
ministre des relations extérieures a mis sous les yeux de Sa Majesté
l'Empereur et Roi, la note qui lui a été remise par M. le baron de
Vincent.

»L'Empereur accepte pour lui et ses alliés l'intervention amicale de
l'empereur François II pour le rétablissement de la paix, si
nécessaire à tous les peuples. Il n'a qu'une crainte, c'est que la
puissance qui jusqu'ici paraît s'être fait un système d'asseoir sa
puissance et sa grandeur sur les divisions du continent, ne cherche à
faire sortir de ce moyen de nouveaux sujets d'aigreur et de nouveaux
prétextes de dissensions. Cependant, toute voie qui peut faire espérer
la cessation de l'effusion du sang et porter enfin des consolations
parmi tant de familles, ne doit pas être négligée par la France, qui,
au su de toute l'Europe, a été entraînée malgré elle dans la dernière
guerre.

»L'empereur Napoléon trouve d'ailleurs dans cette circonstance une
occasion naturelle et éclatante de témoigner au souverain de
l'Autriche la confiance qu'il lui inspire, et le désir qu'il a de voir
se resserrer entre les deux peuples les liens qui ont fait dans
d'autres temps leur prospérité commune, et qui peuvent aujourd'hui,
plus que toute autre chose, consolider leur tranquillité et leur
bien-être.»

[En marge: Immense développement donné par Napoléon à ses forces.]

Ces pourparlers avaient occupé tout le mois de mars. La saison était
devenue rigoureuse. Le froid qu'on avait vainement attendu en hiver,
se faisait sentir au printemps. Les opérations militaires devaient
donc être encore ajournées. Napoléon résolut de profiter de ce retard,
pour donner à ses forces un développement immense, et aussi formidable
en apparence qu'il le serait en réalité. Son intention était, sans
trop dégarnir l'Italie ou la France, d'augmenter d'un tiers au moins
son armée active, et de former sur l'Elbe une armée de réserve de cent
mille hommes, afin d'être en mesure d'écraser tant les Russes que les
Prussiens dès l'ouverture de la campagne, et de pouvoir au besoin se
retourner contre l'Autriche, si elle se décidait à prendre part à la
guerre.

[En marge: Napoléon appelle une nouvelle conscription, et convoque en
mars 1807 celle de 1808.]

Pour arriver à ce double résultat, il résolut d'appeler une nouvelle
conscription, celle de 1808, quoiqu'on ne fût qu'en mars 1807. Il
avait déjà appelé celle de 1807 en 1806, et celle de 1806 en 1805,
dans l'intention de procurer aux jeunes conscrits douze ou quinze
mois d'apprentissage, et de tenir ses dépôts toujours pleins.
L'effectif général de l'armée française, qui avait été porté de 502
mille hommes à 580 mille par la conscription de 1807, allait être
élevé à 650 environ par celle de 1808, les alliés non compris. Grâce à
l'art avec lequel il maniait ses ressources, Napoléon devait trouver
dans cet accroissement d'effectif le moyen de pourvoir à tous ses
besoins, et de faire face à tous les événements.

[En marge: Napoléon rédige lui-même le décret pour la levée de la
conscription de 1808, et l'envoie au prince Cambacérès avec ordre de
ne pas écouter une seule objection.]

Mais il y avait quelque difficulté, après avoir appelé en novembre
1806 la conscription de 1807, d'appeler encore en mars 1807 celle de
1808. C'était faire deux appels en cinq mois, et lever 150 mille
hommes à la fois. Napoléon rédigea lui-même le décret, l'envoya
sur-le-champ à l'archichancelier Cambacérès, qui le remplaçait à la
tête du gouvernement, à M. Lacuée, qui était chargé des appels, et
leur dit à l'un et à l'autre, que les objections auxquelles de
pareilles mesures pouvaient donner lieu, il les connaissait et les
prévoyait, mais qu'il ne fallait pas s'y arrêter un instant, car une
seule objection élevée, dans le Conseil d'État ou le Sénat,
l'affaiblirait en Europe, lui mettrait l'Autriche sur les bras, et
qu'alors ce ne seraient pas une ou deux conscriptions, mais trois ou
quatre qu'on se verrait obligé de décréter, peut-être inutilement,
pour finir par être vaincu.--Il ne faut pas, écrivait-il, considérer
les choses d'un point de vue étroit, mais d'un point de vue étendu; il
faut les considérer surtout sous leurs rapports politiques. Une
conscription annoncée et résolue sans hésiter, conscription que je
n'appellerai peut-être pas, que certainement je n'enverrai pas à
l'armée active, car je n'entends pas soutenir la guerre avec des
enfants, fera tomber les armes des mains de l'Autriche. La moindre
hésitation, au contraire, la porterait à les reprendre et à s'en
servir contre nous. Pas d'objection, répétait-il, mais une exécution
immédiate et ponctuelle du décret que je vous adresse, voilà le moyen
d'avoir la paix, de l'avoir prochaine et magnifique.--

[En marge: Napoléon fait communiquer le même décret à M. de Vincent à
Varsovie, pour qu'il tienne sa cour avertie du nouveau déploiement
donné aux forces de la France.]

Après avoir expédié ce décret à Paris, Napoléon le fit parvenir à M.
de Talleyrand à Varsovie, avec invitation de le communiquer à M. de
Vincent, avec recommandation expresse de révéler à celui-ci le nouveau
déploiement de forces qui se préparait en France, de lui présenter le
tableau des dépenses qui en résulteraient pour toutes les puissances
belligérantes, et pour l'Autriche en particulier; de lui déclarer sans
détour qu'on avait deviné la pensée de la médiation, qu'on acceptait
cette médiation, mais en sachant ce qu'elle signifiait; qu'offrir la
paix était bien, mais que, la paix, il fallait l'offrir _un bâton
blanc à la main_; que les armements de l'Autriche, désormais
impossibles à nier, étaient un accompagnement peu convenable d'une
offre de médiation; que du reste on s'expliquait avec cette franchise,
pour prévenir des malheurs, pour en épargner à l'Autriche elle-même;
que, si elle voulait envoyer des officiers autrichiens en France et en
Italie, on prenait l'engagement de leur montrer les dépôts, les camps
de réserve, les divisions en marche, et qu'ils verraient
qu'indépendamment des trois cent mille Français déjà présents en
Allemagne, une seconde armée de cent mille hommes s'apprêtait à
franchir le Rhin pour réprimer tout mouvement hostile de la part de la
cour de Vienne.

[En marge: Nouvelles explications de M. de Vincent en recevant les
dernières communications de Napoléon.]

Ces communications venaient fort à propos. M. de Vincent ne put
dissimuler son émotion en apprenant le nouvel accroissement de nos
forces, et protesta mille fois encore, au nom de son gouvernement, des
intentions les plus pacifiques. Les mouvements de troupes dont on se
plaignait, n'étaient, disait-il, que les symptômes d'un travail de
réorganisation, entrepris par l'archiduc Charles, afin de rendre
l'armée autrichienne moins coûteuse, et d'y introduire divers
perfectionnements empruntés aux armées françaises. Si quelques corps
semblaient s'approcher des frontières de la Pologne, ce n'étaient là
que des précautions à l'égard des Gallicies fort agitées de ce qui se
passait dans leur voisinage. L'offre de médiation ne devait être
envisagée que comme une preuve du désir de faire cesser la guerre qui
désolait le monde, et il fallait y voir non l'envie de se mêler à
cette guerre, mais la volonté franche et loyale d'y mettre fin. Du
reste, on en jugerait bientôt par les résultats, et on pourrait
s'assurer alors de la sincérité de l'Autriche par sa persistance à
demeurer neutre.

[En marge: Comment est jugé à Paris le décret qui appelle une nouvelle
conscription.]

Les instances de Napoléon à Paris n'arrivaient pas moins à propos que
ses communications à Vienne. Bien que son étoile brillât encore de
tout son éclat, bien que les merveilles d'Austerlitz et d'Iéna
n'eussent encore rien perdu de leur prestige, que l'on fût sensible,
comme on le devait, à ce grand et prodigieux spectacle d'une armée
française hivernant tranquillement sur la Vistule, certains
détracteurs, fort obséquieux en présence de Napoléon, volontiers
dénigrant en son absence, faisaient tout bas quelques observations
amères, sur le sanglant carnage d'Eylau, sur les difficultés de la
guerre portée à ces distances, et il n'aurait pas fallu beaucoup pour
que les esprits, toujours prêts en France à saisir le côté faible des
choses, se laissassent aller à substituer le blâme à l'admiration
continue, dont Napoléon n'avait cessé d'être l'objet depuis qu'il
avait en main les destinées de la France. Le prudent Cambacérès
apercevait ces symptômes, et, redoutant pour le gouvernement impérial
tout ce qui lui pouvait nuire, il aurait voulu désarmer la critique,
en épargnant au pays de nouvelles charges. M. Lacuée jugeant la
situation de moins haut, ne voyant que les souffrances matérielles de
la population, craignait que deux demandes de 80 mille hommes,
renouvelées coup sur coup, l'une en novembre 1806, l'autre en mars
1807, surtout après celles qui avaient précédé en 1805, demandes qui
appelaient des hommes à l'armée sans en rendre un seul, ne
produisissent un effet fâcheux, en privant l'agriculture de ses bras,
les familles de leurs soutiens. MM. Cambacérès et Lacuée étaient donc
disposés l'un et l'autre à présenter quelques objections et à demander
qu'on apportât un certain retard dans les appels. Le sentiment qui les
inspirait était honnête et sage, et il eût été à désirer pour Napoléon
que beaucoup d'hommes eussent eu alors le courage de lui faire
entendre, avant qu'il éclatât, le cri des mères désolées, cri qui
n'était pas menaçant encore, mais qui quelquefois à la nouvelle d'un
grand carnage, comme celui d'Eylau, s'élevait sourdement dans les
coeurs. Toutefois, en disant à Napoléon la vérité, à titre de leçon
profitable pour l'avenir, le mieux pour le moment était d'exécuter ses
volontés, car il n'y avait rien de plus utile, dans l'intérêt même de
la paix, que le nouveau déploiement de forces qu'il venait de
décréter. Aussi les objections de MM. Cambacérès et Lacuée, envoyées
par écrit au quartier général, mais bientôt étouffées par les lettres
postérieures qui en étaient parties coup sur coup, n'apportèrent aucun
retardement à la présentation, à l'adoption, à l'exécution du décret
qui appelait la conscription de 1808.

[En marge: Emploi que fait Napoléon de ses nouvelles ressources.]

[En marge: Marche des sept régiments d'infanterie tirés de France, et
des neuf régiments de cavalerie tirés d'Italie.]

Napoléon se hâta de faire de ces nouvelles ressources l'usage qui
convenait à ses vastes desseins. Il avait, comme on l'a vu, depuis son
entrée en Pologne, tiré de France sept régiments d'infanterie; de
Paris, le 15e léger, le 58e de ligne, le premier régiment des
fusiliers de la garde et un régiment municipal; de Brest, le 15e de
ligne; de Saint-Lô, le 31e; de Boulogne, le 19e. Il avait tiré
d'Italie cinq régiments de chasseurs à cheval, quatre régiments de
cuirassiers. La plupart de ces corps venaient d'arriver en Allemagne.
Les 19e, 15e et 58e de ligne, le 15e léger, s'approchaient de Berlin,
et allaient coopérer au siége de Dantzig. Le 1er régiment des
fusiliers de la garde, le régiment de la garde municipale, étaient en
marche. Les quatre régiments de cuirassiers partis d'Italie se
trouvaient déjà sur la Vistule, sous les ordres d'un officier du plus
rare mérite, le général d'Espagne. Des cinq régiments de chasseurs à
cheval, deux, le 19e et le 23e, avaient rejoint le général Lefebvre
sous Dantzig. Le 15e était en remonte en Hanovre. Les deux autres
arrivaient en toute hâte.

[En marge: Arrivée des régiments provisoires.]

[En marge: États des cantonnements.]

[En marge: Soins donnés à la cavalerie.]

[En marge: Travaux de fortification sur la Vistule.]

Les régiments provisoires ou régiments de marche avaient déjà traversé
l'Allemagne, au nombre de douze d'infanterie et de quatre de
cavalerie. Ils avaient été passés en revue sur la Vistule, dissous
selon l'usage, et envoyés aux corps campés sur la Passarge. Ils
remplissaient les vides opérés dans les rangs de l'armée, dont ils
accroissaient le nombre et la confiance, et qui, aux premiers jours de
l'établissement sur la Passarge, présentant à peine 75 ou 80 mille
hommes sur un même point, pouvait en opposer maintenant 100 mille à
une attaque subite. Les vivres amenés de toutes parts sur la Vistule,
et transportés de la Vistule aux divers cantonnements, par le moyen de
charrois organisés sur les lieux, suffisaient à la ration journalière,
et commençaient à former les approvisionnements de réserve pour le cas
de mouvements imprévus. L'armée, bien chauffée, bien nourrie, était
dans une excellente disposition d'esprit. La grosse cavalerie et la
cavalerie de ligne avaient été conduites sur la basse Vistule, pour y
profiter des fourrages qu'on trouvait en grande quantité vers les
bouches de ce fleuve. Les régiments de cavalerie légère, laissés en
observation sur le front des camps, allaient alternativement goûter le
repos et l'abondance sur les bords de la Vistule. Napoléon, qui avait
voulu porter la cavaleries de 54 mille hommes, à 60, puis à 70, venait
de donner des ordres pour qu'elle fût portée à 80 mille cavaliers. La
campagne avait déjà consommé 16 mille chevaux, pour 3 ou 4 mille
cavaliers mis hors de combat. Outre les chevaux qu'on avait pris aux
armées prussienne et hessoise, Napoléon en avait acheté 17 mille en
Allemagne, et maintenant il en faisait acheter 12 mille en France,
pour approvisionner les dépôts. Les travaux de Praga, de Modlin, de
Sierock, entièrement achevés, présentaient des ouvrages en bois aussi
solides que des ouvrages en maçonnerie. Les cantonnements sur la
Passarge étaient pourvus de fortes têtes de pont, qui permettaient de
repousser l'ennemi, ou de l'assaillir s'il le fallait. La situation
était non-seulement sûre, mais bonne, autant du moins que le
comportaient le pays et la saison.

[En marge: Soins pour la conservation des corps en marche.]

Les corps en marche, grâce aux dépôts d'infanterie et de cavalerie,
établis sur la route, dans lesquels ils déposaient les hommes et les
chevaux fatigués, et prenaient en échange ceux que d'autres corps
avaient laissés antérieurement, les corps en marche comptaient au
terme de leur route le même effectif qu'à leur départ. Les régiments
de cuirassiers partis de Naples étaient arrivés entiers sur la
Vistule. Pour les troupes qui venaient d'Italie, Parme, Milan,
Augsbourg, pour celles qui venaient de France, Mayence, Wurzbourg,
Erfurt, pour les unes et les autres, Wittemberg, Potsdam, Berlin,
Custrin, Posen, Thorn, Varsovie, étaient les relais, où elles
trouvaient tout ce dont elles avaient besoin en vivres, armes, objets
d'habillement fabriqués partout, à Paris comme à Berlin, dans la
capitale conquise, comme dans la capitale conquérante, car Napoléon
voulait nourrir le peuple de l'une et de l'autre. C'est au prix de
ces soins continuels, qu'était pourvue du nécessaire, maintenue à son
effectif, à des distances de quatre à cinq cents lieues, une armée
régulière de 400 mille hommes, nombre chimérique quand l'antiquité
nous le donne (à moins qu'il ne s'agisse de populations émigrantes),
jamais allégué dans les histoires modernes, et pour la première fois
atteint et dépassé à l'époque dont nous retraçons le souvenir.

[En marge: Les régiments provisoires portés à vingt pour l'infanterie,
à dix pour la cavalerie.]

Profitant de la présence de nombreux conscrits dans les dépôts,
Napoléon s'occupa de faire venir de France et d'Italie de nouvelles
troupes, dans la double intention, comme nous l'avons dit, d'augmenter
considérablement l'armée active de la Vistule, et de créer une armée
de réserve sur l'Elbe. Pouvant tirer des dépôts des conscrits tout
formés, il ordonna au maréchal Kellermann de porter jusqu'à vingt le
nombre des régiments provisoires d'infanterie, et jusqu'à dix celui
des régiments provisoires de cavalerie. Mais dans ces régiments ne
devaient entrer que les conscrits parfaitement instruits et
disciplinés. Il imagina une autre combinaison pour utiliser les
conscrits dont l'éducation militaire commençait à peine, ce fut
d'organiser des bataillons dits de garnison, composés d'hommes non
encore instruits, pas même habillés, de les envoyer à Erfurt, Cassel,
Magdebourg, Hameln, Custrin, où ils avaient le temps de se former, et
rendaient disponibles les vieilles troupes laissées dans ces places.
Il fixa l'effectif de ces bataillons à environ 10 ou 12 mille hommes.

[En marge: Nouveaux régiments d'ancienne formation tirés de France et
d'Italie.]

[En marge: Napoléon, indépendamment de l'armée active, veut créer une
armée de réserve en Allemagne pour l'opposer à l'Autriche.]

Après s'être occupé des régiments provisoires, destinés au recrutement
des corps établis sur la Vistule, Napoléon voulut aux sept régiments
d'infanterie, aux neuf régiments de cavalerie, déjà tirés de France
et d'Italie, en ajouter d'autres, ce qui était possible, en ayant
recours à beaucoup de combinaisons dont lui seul était capable. Il y
avait en garnison à Braunau un superbe régiment, le 3e de ligne,
comptant trois bataillons de guerre et trois mille quatre cents hommes
présents sous les armes. Napoléon le dirigea sur Berlin, le remplaça à
Braunau par le 7e de ligne emprunté à la garnison d'Alexandrie, et
remplaça le 7e dans Alexandrie par deux régiments de Naples, battus à
Sainte-Euphémie, et ayant besoin d'être réorganisés. Ne voulant
laisser en Italie que des régiments de dragons, il en fit partir le
14e de chasseurs à cheval, qui s'y trouvait encore, ce qui devait
porter à dix le nombre des régiments de cavalerie pris en Italie. Il
ordonna de former à Paris un second régiment de fusiliers de la garde,
ce qui se pouvait, puisqu'on avait, pour choisir des sujets d'élite,
deux conscriptions, celle de 1807 et celle de 1808. Il détacha du camp
de Saint-Lô le 5e léger, qui n'y était pas actuellement indispensable.
Il prescrivit d'acheminer de Paris sur le Rhin un régiment de dragons
de la garde, en ce moment campé à Meudon, et qui dut être monté à
Potsdam. Il donna le même ordre relativement au 26e de chasseurs, qui
était à Saumur, et que la profonde tranquillité de la Vendée rendait
disponible. Il commanda de mettre en marche un bataillon des marins de
la garde, fort utile pour la navigation de la Vistule. C'étaient par
conséquent trois régiments français d'infanterie, trois régiments
français de cavalerie, plus un bataillon de marins, qu'il tirait de
France et d'Italie, et qui devaient concourir, soit à compléter les
corps existants, soit à constituer un nouveau corps pour le maréchal
Lannes. Ce maréchal tombé malade à Varsovie, avait été remplacé par
Masséna dans le commandement du cinquième corps, et commençait à se
remettre. Napoléon, le siége de Dantzig fini, voulait, avec une partie
des troupes qui l'auraient exécuté, et les nouveaux régiments amenés
de France, former un corps de réserve, qu'il se proposait de donner à
Lannes et d'attacher à l'armée active. Le 8e corps, sous le maréchal
Mortier, composé de Hollandais, d'Italiens et de Français, répandu des
villes anséatiques à Stralsund, de Stralsund à Colberg, avait eu
jusqu'ici pour objet de contenir l'Allemagne. La division hollandaise
gardait les villes anséatiques; l'une des deux divisions françaises
faisait face aux Suédois, devant Stralsund; l'autre était à Stettin,
prête à concourir au blocus de Stralsund ou au siége de Dantzig. La
division italienne bloquait Colberg. Une fois les siéges terminés,
Napoléon avait résolu de réunir dans le 8e corps toutes les troupes
qui étaient françaises, et de le joindre à l'armée active. Il aurait
donc, outre le corps de Masséna sur la Narew, outre les corps des
maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, Murat, sur la Passarge, deux
nouveaux corps sous Mortier et Lannes, placés entre la Vistule et
l'Oder, et se liant avec la seconde armée qu'il se proposait
d'organiser en Allemagne.

[En marge: Composition de la seconde armée placée en Allemagne.]

Cette seconde armée, il en créa les éléments de la manière suivante.
Il y avait en Silésie une partie des Bavarois et tous les
Wurtembergeois, achevant, sous le prince Jérôme et le général
Vandamme, les siéges de la Silésie. Il y avait, sur le littoral de la
Baltique, les Hollandais appartenant actuellement au corps de Mortier,
les Italiens, lui appartenant également, les uns établis, comme nous
venons de le dire, dans les villes anséatiques, les autres devant
Colberg. C'étaient de bons auxiliaires, jusqu'ici fidèles, et
commençant à apprendre la guerre à notre école. Napoléon songea à
augmenter le nombre de ces auxiliaires, et à leur donner pour appui
quarante mille Français, de bonnes et vieilles troupes, de manière à
former sur l'Elbe une armée de plus de cent mille hommes.

[En marge: Nouveau contingent allemand demandé à la Confédération du
Rhin.]

[En marge: Régiments italiens appelés en Allemagne.]

D'abord il demanda à la Confédération du Rhin, en se fondant sur les
armements suspects de l'Autriche, une nouvelle portion du contingent
qu'il avait droit d'exiger, et qui, devant être de 20 mille hommes, en
procurerait quinze environ. C était un déplaisir à donner aux
gouvernements allemands, nos alliés; mais la guerre actuelle, si elle
se compliquait de l'intervention de l'Autriche, mettait leur récent
agrandissement dans un tel péril, qu'on était autorisé à leur demander
un pareil effort. D'ailleurs, c'étaient les peuples, bien plus que les
gouvernements, qu'on allait mécontenter, et cette considération seule
rendait une pareille exigence regrettable. Napoléon songea aussi à
demander au nouveau royaume d'Italie deux de ses régiments
d'infanterie et deux de ses régiments de cavalerie. Ce n'était pas en
Italie que les soldats italiens devaient trouver l'occasion
d'apprendre la guerre, mais au Nord, à l'école de la grande armée; et
si les Allemands pouvaient, jusqu'à un certain point, se plaindre de
servir des intérêts qui semblaient n'être pas les leurs, les Italiens
n'avaient aucune plainte de ce genre à élever, car les intérêts de la
France étaient bien ceux de l'Italie, et en leur apprenant à
combattre, on leur apprenait à défendre un jour leur indépendance
nationale.

[En marge: Troupes espagnoles attirées en Allemagne, par suite de la
proclamation du prince de la Paix.]

Napoléon conçut une autre idée, qui dans le moment avait toute
l'apparence d'une malice, ce fut de demander des troupes à l'Espagne.
La veille de la bataille d'Iéna, le prince de la Paix, toujours en
trahison, ouverte ou cachée, avait publié une proclamation, par
laquelle il appelait la nation espagnole aux armes, sous le prétexte
étrange que l'indépendance de l'Espagne était menacée. En Espagne, en
France et en Europe on se demandait par qui cette indépendance pouvait
être menacée. La réponse était facile à faire. Le prince de la Paix
avait cru, comme tous les adversaires de la France, à la supériorité
de l'armée prussienne; il avait attendu de cette armée la destruction
de ce qu'on appelait l'ennemi commun. Mais la victoire d'Iéna l'ayant
détrompé, il avait osé dire que sa proclamation avait pour objet de
lever la nation espagnole et de la conduire au secours de Napoléon,
dans le cas où celui-ci en aurait eu besoin. Le mensonge était trop
grossier pour faire illusion. Napoléon s'était contenté de sourire, et
avait remis cette querelle à un autre temps. Cependant il se trouvait
le long des Pyrénées quelques mille Espagnols de bonnes troupes, qui
n'avaient rien à y faire, s'ils n'étaient pas destinés à agir contre
la France. Il se trouvait aussi quelques mille Espagnols à Livourne,
pour garder cette place du royaume d'Étrurie, et qui pouvaient plutôt
servir à la livrer aux Anglais qu'à la défendre. Napoléon paraissant
prendre au sérieux l'explication que le prince de la Paix donnait de
sa proclamation, le remercia de son zèle, et lui demanda d'en fournir
une nouvelle preuve, en l'aidant d'une quinzaine de mille hommes, tout
à fait inutiles, soit aux Pyrénées, soit à Livourne. Napoléon ajouta
qu'il se proposait de mettre en leurs mains le Hanovre, propriété de
l'Angleterre, comme gage de la restitution des colonies espagnoles. Il
ne fallait pas en vérité des raisons aussi artistement arrangées, pour
la bassesse du gouvernement espagnol de cette époque. À peine la
dépêche de Napoléon parvenait-elle à Madrid, que l'ordre de marche
était envoyé aux troupes espagnoles. Environ 9 à 10 mille hommes
partaient des Pyrénées, 4 à 5 mille de Livourne. Napoléon expédia
partout les instructions nécessaires, pour qu'on les reçût, soit en
France, soit dans les pays dépendants de ses armes, de la manière la
plus amicale et la plus hospitalière, pour qu'on leur fournît en
abondance des vivres, des vêtements, même de l'argent.

[En marge: Napoléon joint aux Allemands, Italiens, Hollandais,
Espagnols, réunis sur l'Elbe, un fonds de troupes françaises de 40
mille hommes, et crée ainsi en Allemagne une armée de réserve de 100
mille hommes.]

[En marge: Napoléon tire d'Italie les divisions Boudet et Molitor.]

Il allait donc avoir sur l'Elbe, des Allemands, des Italiens, des
Espagnols, des Hollandais, au nombre de 60 mille hommes pour le moins.
Les Bavarois et les Wurtembergeois réunis au nouveau contingent exigé
de la Confédération du Rhin, pouvaient former environ 30 mille hommes;
les Hollandais, accrus de quelques troupes, 15 mille; les Espagnols 15
mille; les Italiens 7 à 8 mille. Pour que ces auxiliaires devinssent
de très-bonnes troupes, il suffisait de leur adjoindre une certaine
quantité de Français. Napoléon imagina un moyen de s'en procurer 40
mille, et des meilleurs, en les tirant encore d'Italie et de France.
Il avait eu la précaution d'ordonner, long-temps à l'avance, la mise
sur le pied de guerre de l'armée d'Italie. Cinq divisions d'infanterie
étaient tout organisées en Frioul et en Lombardie. Napoléon résolut
d'appeler de Brescia et de Vérone les deux divisions Molitor et
Boudet, divisions excellentes, dignes de leurs chefs, et qui
prouvèrent depuis ce dont elles étaient capables, à Essling et Wagram.
Elles représentaient un effectif de 15 à 16 mille hommes, presque tous
vieux soldats d'Italie, recrutés avec quelques conscrits des dernières
levées. Ces divisions reçurent l'ordre de passer les Alpes, et de se
rendre par Augsbourg, l'une à Magdebourg, l'autre à Berlin. Un mois et
demi suffisait à ce trajet.

Napoléon affaiblissait ainsi l'Italie; mais l'Italie dans le moment
était loin d'avoir autant d'importance que l'Allemagne. Bien couvert
sur ses derrières, tandis qu'il serait en Pologne, certain de pouvoir
se rejeter, par la Silésie ou par la Saxe, sur la Bohême, et de
terrasser l'Autriche d'un seul coup du revers de son épée, il était
toujours assuré de dégager l'Italie, fût-elle envahie passagèrement.
Il calculait donc très-habilement, en préférant se rendre fort en
Allemagne plutôt qu'en Italie. Ce n'était pas d'ailleurs sans
compensation qu'il affaiblissait cette contrée, car il avait prescrit
de lui envoyer 20 mille conscrits, à prendre sur les classes de 1807
et de 1808, et il ordonnait en outre d'extraire les compagnies d'élite
des bataillons de dépôt, pour former en Lombardie deux nouvelles
divisions actives, ce que sa prévoyance avait rendu facile, en tenant
les dépôts d'Italie comme ceux de France, toujours pleins et bien
exercés. Il devait donc bientôt avoir, comme auparavant, 60 mille
hommes sur l'Adige, 72 mille avec le corps de Marmont, 90 en reportant
un fort détachement de Naples vers Milan.

[En marge: Napoléon se prépare à attirer en Allemagne les camps de
réserve formés en Bretagne et en Normandie.]

[En marge: Création de cinq légions pour la garde des côtes.]

Mais 15 mille Français ne suffisaient pas sur l'Elbe, pour servir de
lien et d'appui aux 60 mille auxiliaires qu'il allait y réunir.
Napoléon songeait à tirer encore de France une ressource précieuse. Il
avait formé à Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, quatre
camps, composés d'un certain nombre de ses plus vieux régiments, de
ceux qui avaient besoin de se reposer et de se recruter, et il les
avait abondamment pourvus de tout ce qui leur était nécessaire en
hommes et en matériel. Ces régiments présentaient une force d'à peu
près 36 mille hommes. Ils devaient être secondés, comme on l'a vu, par
quelques détachements de gardes nationales, dont 6,000 hommes à
Saint-Omer, 3,000 à Cherbourg, 3,000 entre Oléron et Bordeaux, par 10
mille marins de la flottille de Boulogne, par 3 mille ouvriers
enrégimentés à Anvers, 8 mille à Brest, 3 mille à Lorient, 4 mille à
Rochefort, par 12 mille garde-côtes, et par 3 mille hommes de
gendarmerie, qu'on était toujours à même de réunir sur un point, en
appelant cette milice de vingt-cinq lieues à la ronde. C'était une
force de près de 90 mille hommes le long des côtes, pouvant donner 25
ou 30 mille hommes sur la partie du littoral qui serait attaquée.
Napoléon imagina de remplacer les troupes régulières des camps de
Boulogne, Saint-Lô, Pontivy, Napoléonville, par une nouvelle création.
Il ordonna de former cinq légions, composées avec des officiers pris
dans l'armée et avec des conscrits tirés des deux dernières
conscriptions, commandées par cinq sénateurs, fortes chacune de six
bataillons et de six mille hommes, les cinq de trente bataillons et de
30 mille hommes. Elles devaient faire leur éducation en stationnant
sur les côtes de l'Océan. L'état de guerre, permanent en France depuis
quatre-vingt-douze, avait procuré une telle quantité d'officiers,
qu'on ne manquait jamais de cadres pour les créations de nouveaux
corps. Les éléments de ces cinq légions ne pouvaient être réunis, il
est vrai, avant deux ou trois mois, c'est-à-dire avant la fin de mai
ou le commencement de juin; mais les troupes des camps n'allaient pas
quitter encore le littoral. Si en mai, juin, on ne voyait pas les
Anglais se diriger sur les côtes de France, si on les voyait au
contraire faire voile vers les côtes de l'Allemagne, vingt-cinq mille
vieux soldats des camps devaient suivre le mouvement des escadres
anglaises, remonter en même temps qu'elles les bords de la Manche, de
la mer du Nord, de la Baltique, par la Normandie, la Picardie, la
Hollande, le Hanovre, le Mecklembourg, et venir se joindre en
Allemagne aux deux divisions Boudet et Molitor. Ils avaient ordre
d'exécuter cette marche plus tôt, si la conduite de l'Autriche le
rendait nécessaire, et ils devaient, dans tous les cas, laisser après
eux les cinq nouvelles légions, dont la présence serait utile, même
avant que leur organisation fût achevée.

Au moyen de cette combinaison, Napoléon allait avoir, avec les
divisions Boudet et Molitor, avec les 25 mille hommes tirés de la
Normandie et de la Bretagne, avec les 60 ou 70 mille auxiliaires,
Allemands, Italiens, Espagnols, Hollandais, un second rassemblement de
plus de 100 mille hommes, sur l'Elbe, indépendamment des deux corps
des maréchaux Mortier et Lannes, dont le rôle était de lier l'armée de
réserve avec la grande armée active de la Vistule. Doué d'un admirable
talent pour mouvoir ses masses, il pouvait, en repliant sa queue sur
sa tête, ou sa tête sur sa queue, sa gauche sur sa droite, ou sa
droite sur sa gauche, porter le gros de ses forces, ou en avant sur le
Niémen, ou en arrière sur l'Elbe, ou à droite sur l'Autriche, ou à
gauche sur le littoral. Avec tout ce qu'il venait d'amener, avec tout
ce qu'il devait amener plus tard, il ne compterait pas moins de 440
mille hommes en Allemagne, dont 360 mille Français et 80 mille alliés.
Jamais de tels moyens n'avaient été réunis avec cette puissance, avec
cette vigueur, avec cette promptitude.

De tous ces renforts il n'y avait d'arrivés que les nouveaux régiments
tirés de France et d'Italie, les régiments provisoires qui chaque jour
venaient recruter les rangs de la grande armée, les Bavarois et
Wurtembergeois agissant en Silésie, les Hollandais sur la Baltique, et
les troupes de Mortier répandues devant Stralsund, Colberg et Dantzig
Les ordres étaient partis pour les divisions Boudet et Molitor, pour
les autres troupes italiennes, allemandes, espagnoles et françaises.

[En marge: Le maréchal Brune chargé du commandement de l'armée de
réserve formée en Allemagne.]

Le maréchal Brune, qui se trouvait au camp de Boulogne en qualité de
général en chef, et que recommandait toujours le souvenir du Helder,
fut appelé à Berlin, pour être mis à la tête de la seconde armée
rassemblée en Allemagne.

Pendant ce temps les siéges continuaient. Avant de raconter les
vicissitudes du plus important de tous ces siéges, de celui qui
remplit l'hiver de faits mémorables, il faut mentionner un accident,
qui faillit compromettre sérieusement la sécurité de nos derrières. Le
maréchal Mortier, commandant du 8e corps, et ayant depuis le départ du
roi Louis quatre divisions sous ses ordres, une hollandaise, une
italienne, deux françaises, avait placé vers les bouches de l'Elbe la
division hollandaise, laissé devant Stralsund la division française
Grandjean, posté à Stettin la division française Dupas, et porté la
division italienne devant Colberg, pour contenir les partisans
incommodes que la garnison de cette place jetait entre la Vistule et
l'Oder. Ajoutons que des six régiments composant les deux divisions
françaises, on en avait pris quatre, le 2e léger pour le diriger sur
Dantzig, le 12e léger pour l'envoyer à Thorn, les 22e et 65e de ligne
pour renforcer l'armée sur la Passarge. On avait donné en compensation
au maréchal Mortier, le 58e arrivé de Paris, et on lui destinait en
outre plusieurs des régiments qui venaient de France. Il n'avait donc
pu laisser au général Grandjean que deux régiments français, le 4e
léger et le 58e de ligne. Il avait amené avec lui le 72e, afin
d'appuyer les Italiens devant Colberg.

[En marge: Les Suédois font une tentative vers Stralsund.]

[En marge: Le général Grandjean contraint par le général Essen
d'abandonner le blocus de Stralsund.]

C'est ce moment que les Suédois choisirent pour tenter une entreprise
sur nos derrières. Ils occupaient toujours Stralsund, place maritime
importante de la Poméranie suédoise, qui était le pied à terre par
lequel ils descendaient ordinairement en Allemagne. Cette place eût
valu la peine d'un siége, si Dantzig n'avait mérité la préférence sur
toute autre conquête de ce genre. Le roi de Suède, dont la raison mal
réglée devait faire perdre à sa famille le trône, à son pays la
Poméranie et la Finlande, le roi de Suède s'était promis de déboucher
de Stralsund, avec une armée composée de Russes, d'Anglais, de
Suédois, et, nouveau Gustave-Adolphe, d'essayer une descente brillante
sur le continent de l'Allemagne. Mais Napoléon, maître absolu de ce
même continent, avait obligé les troupes suédoises à se renfermer dans
Stralsund, où elles se trouvaient comme bloquées dans une tête de
pont. Le roi de Suède, fort vif avec ses amis comme avec ses ennemis,
manifestait un grand mécontentement de la Russie, mais surtout de
l'Angleterre, qui ne lui envoyait pas un soldat, et qui de plus lui
ménageait les subsides avec une rare parcimonie. Aussi, renfermé de sa
personne dans ses États, depuis qu'il ne lui était plus permis de
voyager sur le continent, vivait-il à Stockholm, triste, isolé,
laissant le général Essen à Stralsund, avec un corps de 15 mille
hommes de bonnes troupes. Le général Essen, averti de ce qui se
passait devant lui, ne résista point à la tentation de forcer la ligne
du blocus, que les Français défendaient avec trop peu de forces. Il
déboucha, dans les premiers jours d'avril, à la tête de 15 mille
Suédois, contre le général Grandjean qui avait à peine 5 à 6 mille
hommes à leur opposer, dont moitié tout au plus de Français. Le
général Grandjean, après s'être défendu vaillamment devant la place,
se vit menacé d'être tourné sur ses ailes, et fut obligé de se
retirer d'abord sur Ancklam, puis sur Unkermunde et Stettin. (Voir la
carte nº 37.) Il fit une retraite en bon ordre, secondé par la
bravoure des Français et des Hollandais, perdit peu de soldats sur le
champ de bataille, mais une assez grande quantité d'effets militaires,
et quelques détachements isolés qui n'avaient pu être recueillis,
surtout dans les îles de Usedom et de Wollin, qui ferment le
Grosse-Haff.

[En marge: Les Suédois vivement ramenés par le maréchal Mortier.]

[En marge: Armistice qui neutralise la Poméranie suédoise.]

Cette surprise produisit une certaine émotion sur les derrières de
l'armée, notamment à Berlin, où une population ennemie, profondément
chagrine, avide d'événements, cherchait dans toute circonstance
imprévue un aliment à ses espérances. Mais la fortune de la France,
alors si brillante, ne pouvait laisser à ses adversaires que de
courtes joies. Dans le moment arrivaient sur l'Elbe et l'Oder
quelques-uns des régiments venus de France, entre autres le 15e de
ligne, et plusieurs des régiments provisoires de marche. Le général
Clarke, qui administrait Berlin avec sagesse et fermeté, fit partir
sur-le-champ le 15e de ligne, pour renforcer le général Grandjean à
Stettin. Il y joignit un régiment provisoire, et divers escadrons de
cavalerie qui étaient disponibles dans le grand dépôt de Potsdam. De
son côté, le maréchal Mortier rebroussa chemin à la tête du 72e, et de
plusieurs détachements italiens tirés de Colberg. Ces troupes, réunies
à la division Grandjean, suffisaient pour punir les Suédois de leur
tentative. Le maréchal Mortier les distribua en deux divisions, sous
les généraux Grandjean et Dupas, rangea le 72e, le 15e de ligne et les
Hollandais dans la première, le 4e léger, le 58e de ligne et quelques
Italiens dans la seconde, laissa les régiments provisoires pour
couvrir sa gauche et ses derrières, et marcha à l'ennemi avec cette
résolution tranquille qui le caractérisait. Il chassa les Suédois de
position en position, les ramena sur la Peene, passa cette rivière
malgré eux, et les rejeta sur Stralsund, avec une perte de quelques
centaines de tués et de deux mille prisonniers. La course des Suédois,
commencée dans les premiers jours d'avril, était finie le 18. Le
général Essen, craignant que la Poméranie entière ne lui fût bientôt
enlevée, voulut la sauver par un armistice. Un parlementaire vint
offrir de sa part au maréchal Mortier de neutraliser cette province,
en y suspendant toute espèce d'hostilités. Puisqu'il nous était
impossible d'assiéger Stralsund, rien ne pouvait mieux nous convenir
que de fermer une issue, par laquelle les Anglais auraient pu pénétrer
en Allemagne, et de rendre en même temps disponibles pour le siége de
Dantzig, les troupes qu'il aurait fallu laisser dans la Poméranie
suédoise. Le maréchal Mortier, connaissant à ce sujet les desseins de
Napoléon, consentit à un armistice, en vertu duquel les Suédois
promettaient d'observer une neutralité absolue, de n'ouvrir la
Poméranie à aucun ennemi de la France, et de ne fournir aucun secours,
ni à Colberg, ni à Dantzig. Toute reprise d'hostilités devait être
précédée d'un avis donné dix jours d'avance. L'armistice fut envoyé à
Napoléon afin qu'il y donnât son approbation.

Napoléon ne pouvait raisonner autrement que son lieutenant, car le
motif, qui l'avait porté à réduire au moindre nombre possible les
troupes placées devant Stralsund, devait le disposer à l'acceptation
d'un armistice qui annulait Stralsund, sans distraire aucune partie de
nos forces pour en faire le blocus. Il accepta donc l'armistice
proposé, à condition que le délai pour dénoncer la reprise des
hostilités serait étendu de dix jours à un mois.

Le général Essen souscrivit à l'armistice ainsi modifié et l'envoya à
Stockholm, afin d'obtenir la ratification royale. Le maréchal Mortier
dut, en attendant, rester sur la Peene avec ses forces, et les
transporter ensuite vers Stettin, Colberg et Dantzig, en laissant
toutefois les Hollandais, pour surveiller la province neutralisée.

Du reste, si les Suédois nous avaient servis en adoptant cet
armistice, ils s'étaient servis eux-mêmes, car les forces françaises
s'accumulaient à Berlin. Le 3e de ligne, tiré de Braunau, et fort de
3,400 hommes, quatre ou cinq régiments provisoires en marche du Rhin à
l'Elbe, le 15e de chasseurs en remonte dans le Hanovre, enfin le 19e
de ligne, parti du camp de Boulogne, venaient d'être dirigés sur la
Poméranie. Les Suédois auraient payé de leur destruction totale le
temps qu'ils eussent fait perdre à nos troupes.

[En marge: Siége de Dantzig.]

[En marge: Importance de Dantzig.]

[En marge: Le maréchal Kalkreuth chargé de la défense de Dantzig.]

Sur ces entrefaites, Dantzig venait d'être investie, et les travaux du
siége avaient commencé. Napoléon ne voulait d'abord que bloquer cette
place. La guerre se prolongeant, il résolut d'employer l'hiver à la
prendre. Elle en valait la peine. Dantzig, en effet, commande la basse
Vistule, domine les fertiles plaines que ce fleuve parcourt vers son
embouchure, renferme un vaste port, et contient les richesses du
commerce du Nord. Maître de Dantzig, Napoléon ne pouvait plus être
ébranlé dans sa position de la basse Vistule; il enlevait aux coalisés
le moyen de tourner sa gauche, et entrait en possession d'un immense
dépôt de blés et de vins, suffisant pour alimenter l'armée pendant
plus d'une année. Il était donc impossible de mieux utiliser l'hiver
qu'à faire une pareille conquête. Mais elle exigeait un long siége,
tant à cause des ouvrages de la place, que de la forte garnison
chargée de la défendre. Si, dès le début de la campagne, Napoléon
avait pu brusquer un pareil siége, il est présumable que les défenses
de Dantzig, qui étaient en terre et de plus fort négligées, auraient
cédé devant une attaque imprévue. Mais Napoléon n'avait alors ni
troupes disponibles, ni grosse artillerie, et il s'était vu réduit à
bloquer Dantzig avec quelques Allemands et quelques Polonais
auxiliaires, soutenus par un seul régiment français, le 2e léger. Le
roi de Prusse averti avait donc eu le temps de mettre en état de
défense une place, qui était le dernier boulevard de son royaume, le
plus vaste dépôt de ses richesses, et, tant qu'elle restait en ses
mains, un danger sérieux pour Napoléon. Il y avait mis une garnison de
18 mille hommes, dont 14 mille Prussiens et 4 mille Russes. Il lui
avait donné pour gouverneur le célèbre maréchal Kalkreuth, en ce
moment oisif et médisant à Koenigsberg, et fort propre à un tel
commandement. Il n'était pas à craindre que ce vieil homme de guerre,
qui venait de condamner à mort le commandant de Stettin, pour avoir
livré le poste confié à sa garde, opposât une médiocre résistance aux
Français. À peine arrivé, le maréchal Kalkreuth acheva de brûler les
riches faubourgs de Dantzig, que son prédécesseur avait commencé de
livrer aux flammes, s'attacha à réparer les ouvrages, à relever
l'esprit de la garnison et à intimider quiconque serait tenté de se
rendre.

[En marge: Site et configuration de la ville de Dantzig.]

[En marge: Le delta de la Vistule.]

[En marge: L'île de Nogath.]

Dantzig n'était donc plus, en mars 1807, une place ruinée ou négligée,
qu'il fût possible d'enlever par surprise. Outre qu'elle avait un
excellent gouverneur, une puissante garnison, de vastes et solides
ouvrages, elle présentait un site d'un abord extrêmement difficile.
Comme tous les grands fleuves, la Vistule a son delta. Un peu
au-dessous de Mewe (voir la carte nº 38), à quinze lieues environ de
la Baltique, elle se divise en deux bras, qui enferment un pays
fertile et riche, qu'on appelle île de Nogath. L'un de ces bras, celui
de droite, va, sous le nom de Nogath, se jeter dans le golfe appelé
Frische-Haff; l'autre, celui de gauche, auquel reste le nom de
Vistule, coulant directement au nord, jusqu'à une lieue de la mer, y
rencontre tout à coup un banc de sable, se détourne à l'ouest, et,
après avoir longé ce banc de sable pendant sept à huit lieues, se
redresse au nord et tombe enfin dans la Baltique. C'est à l'embouchure
de ce dernier bras de la Vistule, au milieu d'un pays plat,
extrêmement fertile, souvent inondé, et au pied de quelques hauteurs
sablonneuses, que la ville de Dantzig est située, à plusieurs mille
pas de la mer.

[En marge: Le Nehrung.]

Le long banc de sable devant lequel la Vistule se détourne, pour
couler à l'ouest, s'appelle le Nehrung. D'un côté il finit devant
Dantzig, de l'autre il vient, en se prolongeant pendant une vingtaine
de lieues, former l'un des bords du Frische-Haff, et joindre
Koenigsberg, sauf une coupure à Pillau, coupure naturelle, que les
eaux du Nogath, de la Passarge et de la Prégel ont pratiquée, pour se
décharger du Frische-Haff dans la Baltique. C'est par Pillau en effet
qu'on pénètre du Frische-Haff dans la Baltique, et que passe la
navigation de l'importante ville de Koenigsberg.

On peut donc, pourvu qu'on franchisse l'étroite passe de Pillau,
communiquer par terre de Koenigsberg à Dantzig, en suivant ce banc de
sable du Nehrung, large tout au plus d'une lieue et ordinairement de
beaucoup moins, long de vingt-cinq, ne portant pas un arbre, excepté
près de Dantzig, et couvert à peine de quelques cabanes de pêcheurs.

[En marge: Le fort de Weichselmünde.]

[En marge: L'île de Holm.]

[En marge: Enceinte de Dantzig.]

Dantzig, placée sur le bras gauche de la Vistule, celui qui a conservé
ce nom, est à 2,300 toises de la mer, c'est-à-dire à une lieue
environ. (Voir la carte nº 41.) Le fort de Weichselmünde,
régulièrement construit, ferme l'embouchure de la Vistule. Pour
abréger le trajet de la place à la mer, un canal, nommé canal de
Laake, a été creusé. Le terrain compris entre le fleuve et le canal
présente une île, qu'on appelle le _Holm_. De nombreuses redoutes
établies dans cette île commandent le fleuve et le canal, qui forment
les deux issues vers la mer. Enfin, la place elle-même, située au bord
de la Vistule, traversée par une petite rivière, la Motlau, enveloppée
de leurs eaux réunies, enfermée dans une enceinte bastionnée de vingt
fronts, est du plus difficile accès, car elle se trouve entourée d'une
inondation, non pas factice mais naturelle, que l'assiégeant ne peut
pas faire cesser à volonté par des saignées, et contre laquelle les
habitants eux-mêmes ont la plus grande peine à se défendre à certains
moments du jour et de l'année. Dantzig, ainsi entourée, au nord, à
l'est, au sud, de terrains inondés, où l'on ne peut ouvrir la
tranchée, serait donc inabordable, sans les hauteurs sablonneuses qui
la dominent, et qui viennent finir en pentes rapides au pied de ses
murs, vers la face de l'ouest. Aussi n'a-t-on pas manqué de s'emparer
de ces hauteurs au profit de la défense, et les a-t-on couronnées
d'une suite d'ouvrages qui présentent une seconde enceinte. C'est par
ces hauteurs que Dantzig a été généralement attaquée. En effet, la
double enceinte qui occupe leur sommet une fois prise, on peut
accabler la ville de feux plongeants, et il n'est guère possible
qu'elle y résiste. Toutefois cette double enceinte ne laisse pas que
d'être très-difficile à attaquer. Les ouvrages de Dantzig sont en
terre, et présentent, au lieu d'escarpes en maçonnerie, des talus
gazonnés. Mais au pied de ces talus se trouvait alors une rangée de
fortes palissades d'une énorme dimension, (elles avaient 15 pouces de
diamètre), très-rapprochées les unes des autres, et profondément
enfoncées en terre. Le boulet pouvait les déchirer, quelquefois en
briser la tête, mais non les arracher. Sur les talus en arrière,
d'énormes poutres suspendues par des cordes, devaient, au moment d'un
assaut, rouler du haut en bas, sur les assiégeants. Puis encore, à
tous les angles rentrants de l'enceinte (_places d'armes rentrantes_)
on avait construit des blockhaus en gros bois, on les avait
recouverts de terre, et rendus presque impénétrables au boulet et à la
bombe. Le bois des plaines du Nord, dont la ville de Dantzig est
l'entrepôt, avait été prodigué sous toutes les formes, pour la
fortifier, et on put s'apercevoir bientôt de ses propriétés
défensives, qui n'étaient pas appréciées comme elles le furent après
l'exécution de ce siége mémorable. Enfin des munitions en quantité
immense, des vivres suffisants pour nourrir la population et les
troupes pendant plus d'une année, des communications continuelles avec
la ville de Koenigsberg, soit par la mer, soit par le Nehrung,
communications qui donnaient à la garnison assiégée la confiance
d'être secourue, et de pouvoir se retirer quand elle voudrait,
ajoutaient aux chances de la défense et aux difficultés de l'attaque.

[En marge: Motifs qui avaient porté Napoléon à charger le maréchal
Lefebvre du siége de Dantzig.]

Le maréchal Lefebvre, chargé du commandement des troupes qui devaient
exécuter le siége, ne possédait aucune des connaissances que réclamait
une telle opération. Il n'y avait pas dans l'armée un soldat plus
ignorant et plus brave. À toutes les questions d'art soulevées par les
ingénieurs il ne voyait jamais qu'une solution, c'était de monter à
l'assaut à la tête de ses grenadiers. Si, malgré son insuffisance,
Napoléon l'avait choisi, c'est qu'il désirait, comme nous l'avons dit
ailleurs, procurer de l'emploi aux sénateurs, c'est qu'il ne se souciait
pas de voir rester à Paris un vieux soldat soumis et dévoué, mais
laissant quelquefois errer sa langue quand on ne le contenait pas; c'est
enfin qu'il voulait, sans lui confier un corps d'armée, lui ménager
l'occasion de mériter une grande récompense. Le brave Lefebvre, qui
rachetait son ignorance par un certain esprit naturel, savait se rendre
justice et avait montré un véritable effroi en apprenant quelle tâche
Napoléon venait de lui confier. Napoléon l'avait rassuré, en promettant
de lui envoyer les ressources dont il aurait besoin et de le guider
lui-même de son camp de Finkenstein.--Prenez courage, lui avait-il dit;
il faut bien que, vous aussi, quand nous rentrerons en France, _vous
ayez quelque chose à raconter dans la salle du Sénat_.--

[En marge: Le général Chasseloup est chargé de diriger le génie, et le
général Lariboisière l'artillerie.]

Vaincu par ces gracieuses paroles, le maréchal s'était empressé
d'obéir. Napoléon lui avait adjoint pour le diriger deux officiers du
plus haut mérite, l'ingénieur Chasseloup et le général d'artillerie
Lariboisière, sachant que ce sont les deux armes du génie et de
l'artillerie qui renversent les murailles des places fortes. Il est
vrai qu'elles diffèrent volontiers d'avis, car l'une est chargée de
déterminer les attaques, l'autre chargée de les exécuter à coups de
canon, et elles se trouvent trop rapprochées dans cette oeuvre
difficile, pour ne pas se contredire. C'est au général qui commande en
chef à les mettre d'accord. Mais Napoléon était à trente ou quarante
lieues de Dantzig; il pouvait toujours résoudre les difficultés par sa
correspondance quotidienne, et envoyer un de ses aides-de-camp, le
général Savary ou le général Bertrand, pour terminer en son nom les
différends que le maréchal Lefebvre était incapable de comprendre et
de juger. C'est ce qu'il fit plus d'une fois pendant la durée du
siége.

[En marge: Composition du corps chargé du siége de Dantzig.]

Napoléon avait résolu de commencer les premiers travaux avec les
auxiliaires et un ou deux régiments français empruntés au corps du
maréchal Mortier, puis, tandis que les régiments amenés de France
passeraient près de la Vistule, de les retenir momentanément sous les
murs de Dantzig, pour renforcer les troupes assiégeantes. Le maréchal
Lefebvre eut donc au début 5 à 6 mille Polonais de nouvelle levée, à
peine instruits; 2,500 hommes de la légion du Nord, composée de
Polonais, de déserteurs allemands et russes, ayant de l'élan, mais pas
de solidité, faute d'une organisation suffisante; 2,200 Badois peu
habitués au feu et aux fatigues de la tranchée; 5 mille Saxons bons
soldats, mais qui, se trouvant à côté des Prussiens à Iéna, n'avaient
pas pu prendre encore beaucoup d'affection pour nous; enfin 3 mille
Français, savoir: le 2e léger, les 23e et 19e régiments de chasseurs à
cheval arrivés d'Italie, et 600 soldats du génie, troupe incomparable,
qui, suppléant à tout ce qui manquait dans ce siége fameux, s'y
couvrit de gloire. C'était, comme on voit, avec 18 mille hommes tout
au plus, dont 3 mille Français seulement, qu'on allait entreprendre
l'attaque régulière d'une place, qui renfermait 18 mille hommes de
garnison.

[En marge: Premières opérations tendant à l'investissement de la
place.]

La grosse artillerie, dont il fallait au moins cent pièces, avec
d'immenses approvisionnements en poudre et projectiles, ne pouvait
être tirée que des arsenaux de la Silésie. Les transports par eau se
trouvant interrompus, on était condamné à la traîner avec grand
effort, par de très-mauvaises routes, de l'Oder à la Vistule. On
l'attendait encore en mars. Mais avant de songer à battre la place, la
première chose à faire était de la resserrer, afin de priver la
garnison des renforts et des encouragements qu'elle recevait de
Koenigsberg. Il fallait pour y réussir, d'une part la séparer du fort
de Weichselmünde, et de l'autre intercepter le Nehrung, ce long banc
de sable qui s'étend, comme nous l'avons dit, de Koenigsberg à
Dantzig, avec une seule coupure à Pillau.

Nous étions arrivés par les hauteurs sablonneuses qui dominent Dantzig
au couchant, et nous apercevions devant nous l'enceinte extérieure
construite sur ces hauteurs, à nos pieds la ville, à gauche la
Vistule, se jetant dans la Baltique à travers les ouvrages du fort de
Weichselmünde, à droite la vaste étendue des terrains qu'inondait la
Motlau, en face, à perte de vue, le Nehrung, baigné d'un côté par la
mer, de l'autre par la Vistule, et s'enfonçant à l'horizon vers le
Frische-Haff. (Voir les cartes n{os} 38 et 44.) C'était un circuit de
sept à huit lieues, qu'il était impossible d'embrasser avec 18 mille
hommes. Il est vrai qu'en occupant certains points l'investissement
pouvait être suffisant. Ainsi, en se plaçant sur la Vistule, entre le
fort de Weichselmünde et Dantzig, on interceptait les communications
par la mer. En allant s'établir sur le Nehrung, on interceptait les
communications par la terre. Mais, pour s'emparer seulement des points
principaux, il aurait fallu couronner d'abord les hauteurs, puis
descendre à gauche, enlever les ouvrages du fort de Weichselmünde, sur
les deux rives de la Vistule, et à défaut de cette opération, barrer
au moins le fleuve, passer dans l'île de Holm, prendre le canal de
Laake. Il aurait fallu ensuite, après avoir descendu par la gauche,
descendre aussi par la droite dans la plaine inondée, la traverser
sur les digues, franchir la Vistule au-dessus de Dantzig, comme on
l'avait franchie au-dessous, entrer dans le Nehrung, s'y retrancher,
et couper la route de terre, aussi bien que celle de mer. Ces
premières difficultés vaincues, on pouvait ouvrir la tranchée devant
l'enceinte. Mais pour cela on aurait eu besoin de posséder huit ou dix
mille hommes de plus en bonnes troupes, et on ne les avait pas. On
imagina donc, sur l'avis de l'ingénieur Chasseloup, commandant le
génie, de choisir, entre les diverses opérations préliminaires, celle
qui paraissait la plus urgente et la moins difficile. Franchir la
Vistule au-dessous de Dantzig, entre le fort de Weichselmünde et la
place, pénétrer dans l'île de Holm, sous le feu de redoutes bien
armées, et malgré les sorties qui pouvaient être faites soit de
Weichselmünde, soit de Dantzig, était trop périlleux. On résolut de
passer au-dessus de Dantzig, à une ou deux lieues plus haut, vers un
endroit qui s'appelle Neufahr (voir la carte nº 38), d'y établir un
petit camp, d'intercepter ainsi le Nehrung, puis, à mesure qu'on
aurait le moyen de renforcer ce camp, de le rapprocher de Dantzig,
pour qu'il vînt donner la main aux troupes, qu'on chargerait plus tard
de franchir la Vistule, entre la place et le fort de Weichselmünde.

[En marge: Première tentative d'investissement consistant dans le
passage de la Vistule au-dessus de Dantzig.]

Cette opération fut confiée au général Schramm, avec un corps
d'environ 3 mille hommes, composé d'un bataillon du 2e léger, de
quelques centaines de grenadiers saxons, d'un détachement polonais,
infanterie et cavalerie, et d'un escadron du 19e chasseurs. Le 19 mars
au matin, à la hauteur de Neufahr, deux lieues au-dessus de Dantzig,
les troupes furent embarquées sur des bateaux qu'on s'était procurés,
traversèrent la Vistule, moins large depuis qu'elle est divisée en
plusieurs bras, et s'aidèrent dans cette opération d'une île située
près de la rive opposée. Le général Schramm, transporté dans le
Nehrung par suite de ce passage, partagea son petit corps en trois
colonnes, une à gauche pour se jeter sur les troupes ennemies qui
défendaient la position du côté de Dantzig, une à droite pour
repousser celles qui viendraient du côté de Koenigsberg, une troisième
enfin pour tenir lieu de réserve. À la tête de chacune de ces
colonnes, il avait placé un détachement de Français, afin de donner
l'exemple.

À peine débarquées, les troupes du général Schramm, entraînées par le
bataillon du 2e léger, tournèrent à gauche, se portèrent à la
rencontre des Prussiens et les culbutèrent, malgré le feu le plus vif.
Tandis que la colonne principale, prenant à gauche, les poussait vers
Dantzig, la seconde restait en observation sur la route de
Koenigsberg. La troisième, gardée en réserve, servait de renfort à la
première. L'ennemi ayant voulu profiter des obstacles du terrain pour
renouveler sa résistance, car le Nehrung en se rapprochant de Dantzig
présente des dunes et des bois, la première colonne aidée de la
troisième le repoussa de nouveau, et lui tua ou lui prit quelques
hommes. Les Saxons rivalisèrent en cette occasion avec les Français.
Les uns et les autres ramenèrent l'ennemi jusque sur les glacis du
fort de Weichselmünde, duquel étaient sorties les troupes qui
défendaient le Nehrung.

L'affaire semblait finie, lorsque vers sept heures du soir, on vit
une colonne de trois à quatre mille Prussiens déboucher de Dantzig,
remonter la Vistule, tambour battant, enseignes déployées. Le 2e
léger, par un feu juste et bien nourri, arrêta cette colonne, puis la
chargea à la baïonnette, et la rejeta sur Dantzig, où elle courut se
renfermer. Cette journée, qui nous procura la possession d'un passage
sur la Vistule au-dessus de Dantzig, et une position qui interceptait
le Nehrung, coûta à l'ennemi 2 à 300 hommes mis hors de combat, et 5 à
600 hommes faits prisonniers. Le capitaine du génie Girod, chargé de
diriger l'expédition, s'y distingua par son intelligence et son
sang-froid. L'opération terminée, il fit abattre des bois, élever des
épaulements, établir un pont de bateaux sur la Vistule, avec
accompagnement d'une forte tête de pont. Nos troupes se logèrent
derrière cet abri, et se gardèrent au moyen de postes de cavalerie,
qui, d'une part, venaient jusque sous les glacis du fort de
Weichselmünde, de l'autre couraient sur le Nehrung, dans la direction
de Koenigsberg.

Les jours suivants, le général Schramm, qui commandait ce détachement,
essaya de descendre jusqu'à Heubude, pour serrer la place de plus
près, et pour s'emparer aussi d'une écluse, qui avait la plus grande
influence sur l'inondation. Mais cette écluse, entourée d'eau, n'était
accessible d'aucun côté. Il fallut renoncer à la prendre, et se borner
à rapprocher le pont de bateaux jusqu'à Heubude. (Voir la carte nº
41.) Cependant ce poste de la haute Vistule, même après l'avoir
transporté à Heubude, avait six lieues à faire pour communiquer avec
le quartier général, à travers des terrains inondés, et le long des
digues. En voulant couper les communications de l'assiégé, il était
donc exposé à perdre lui-même ses propres communications.

[En marge: Premières sorties peu importantes de l'ennemi.]

Le 26 mars, l'ennemi tenta deux sorties, l'une de la place, dirigée
par les portes de Schidlitz et d'Oliva sur nos avant-postes, dans
l'intention d'achever l'incendie des faubourgs, l'autre des ouvrages
extérieurs du fort de Weichselmünde, et dirigée sur la gauche du
quartier général par Langenfurth. L'une et l'autre furent vivement
repoussées. Un officier de cavalerie polonais, le capitaine Sokolniki,
s'y fit remarquer par sa bravoure et son habileté. Un célèbre partisan
prussien, le baron de Kakow, y fut pris.

Nos troupes, en ramenant l'ennemi jusqu'au pied des ouvrages,
s'approchèrent de la place plus qu'elles ne l'avaient encore fait, et
on put en étudier la configuration. Le général Chasseloup arrêta le
plan des attaques, avec le coup d'oeil d'un ingénieur aussi savant
qu'exercé.

[En marge: Le général Chasseloup adopte le Hagelsberg comme point
d'attaque.]

L'enceinte extérieure, construite sur le bord des hauteurs, présentait
deux ouvrages liés l'un à l'autre, mais distincts et séparés par un
petit vallon, au fond duquel se trouve le faubourg de Schidlitz. Le
premier de ces ouvrages, celui de droite (droite de l'armée
assiégeante), se nomme le Bischoffsberg, le second, celui de gauche,
se nomme le Hagelsberg. C'est ce dernier que le général Chasseloup
choisit pour but de l'attaque principale, en se réservant de diriger
une fausse attaque sur le Bischoffsberg. Voici les motifs qui le
décidèrent[29]. (Voir la carte nº 41.)

[Note 29: Nous avons cru devoir raconter avec quelque détail le siége
de Dantzig, parce que c'est un beau modèle de siége régulier, et le
plus remarquable peut-être de notre siècle, parce que les exemples de
siéges réguliers, si fréquents et si parfaits sous Louis XIV, sont
devenus fort rares de nos jours, parce que celui de Dantzig eut
l'insigne honneur d'être couvert par Napoléon à la tête de deux cent
mille hommes, parce qu'il est enfin l'épisode indispensable, qui lie
la campagne d'hiver à la campagne d'été, dans l'immortelle guerre de
Pologne.]

[En marge: Raisons du général Chasseloup pour choisir le Hagelsberg
comme point d'attaque.]

Les ouvrages du Hagelsberg paraissaient moins soignés que ceux du
Bischoffsberg. Le Hagelsberg était étroit, peu commode pour le
déploiement des troupes, soit que l'assiégé eût à faire des sorties,
soit qu'il eût à repousser un assaut; tandis que le Bischoffsberg,
vaste et bien distribué, permettait de ranger trois à quatre mille
hommes en bataille, et de les jeter en masse sur l'assiégeant. Le
Hagelsberg pouvait être battu de revers par le Stolzenberg, l'une des
positions extérieures; le Bischoffsberg ne pouvait l'être d'aucun
côté. On arrivait au Hagelsberg par un terrain ondulé mais continu.
Pour approcher du Bischoffsberg, on rencontrait un ravin profond, dans
lequel il n'était pas facile de pratiquer des cheminements, et dans
lequel aussi on courait risque d'être précipité, lorsqu'on voudrait le
franchir pour monter à l'assaut. Outre que le Hagelsberg était plus
facile à prendre que le Bischoffsberg, la position, après qu'on
l'avait pris, était meilleure. De l'un comme de l'autre, on dominait
également la place, et on pouvait l'accabler de feux. Mais, si ces
feux ne suffisaient pas pour la réduire, et qu'il fallût descendre des
hauteurs pour forcer la seconde enceinte, on trouvait en descendant du
Hagelsberg, depuis le bastion Heilige-Leichnams jusqu'au bastion
Sainte-Élisabeth, un front saillant, et qui n'étant flanqué d'aucun
côté, devait offrir peu de difficultés à l'assiégeant. (Voir la carte
nº 41.) En descendant du Bischoffsberg, au contraire, on trouvait,
depuis le bastion Sainte-Élisabeth jusqu'au bastion Sainte-Gertrude,
un rentrant flanqué de toutes parts, et de plus exposé au feu de
plusieurs cavaliers fort élevés. Enfin, une raison tirée de la
situation générale devait décider l'attaque sur le Hagelsberg. Cette
attaque rapprochait nos principales forces de la basse Vistule, et
c'était en effet par la basse Vistule qu'il fallait songer à investir
la place, en attirant sur ce point le corps détaché du général
Schramm, en lui donnant la main pour passer dans l'île de Holm, en
isolant ainsi Dantzig du fort de Weichselmünde. Ces raisons étaient
convaincantes, et convainquirent Napoléon lui-même. Le général
Kirgener, placé sous le général Chasseloup, avait eu l'idée de fixer
le point d'attaque plus à gauche encore, vers la porte d'Oliva, dans
le terrain bas, compris entre le Hagelsberg et la Vistule, contre
l'île de Holm. On ne s'arrêta pas à cette idée, car il aurait fallu
enlever d'abord l'enceinte extérieure, en essuyant à gauche les feux
de l'île de Holm, et puis attaquer la seconde enceinte, en essuyant à
droite les feux du Hagelsberg. Une telle manière d'opérer n'était pas
admissible.

Le général Chasseloup, appelé pour plusieurs jours à Thorn, afin d'y
tracer le projet de quelques ouvrages défensifs, laissa en partant le
plan des attaques et les ordres pour le commencement des travaux.

On n'avait plus aucune raison de différer, car le maréchal Lefebvre
venait de recevoir une partie des renforts qui lui avaient été
promis. Le 44e de ligne, tiré du corps d'Augereau, arrivait en ce
moment des bords de la Vistule: il n'était que d'un millier d'hommes,
mais des meilleurs. Le 19e parti de France depuis deux mois, arrivait
aussi de Stettin avec un convoi d'artillerie, qu'il escortait. C'était
assez, en attendant les autres régiments annoncés, pour commencer les
travaux, et pour donner l'exemple aux troupes auxiliaires.

[En marge: Avril 1807.]

[En marge: Premiers travaux d'approche.]

Sans être versé dans la belle science qui a immortalisé Vauban, chacun
sait avec quelles précautions on se présente devant les places de
guerre. C'est en s'enfonçant sous terre, en ouvrant des tranchées, et
en jetant du côté de l'ennemi les déblais provenant de ces tranchées,
qu'on avance sous le feu de la grosse artillerie. On trace ainsi des
lignes qu'on appelle _parallèles_, parce qu'en effet elles sont
parallèles au front qu'on attaque. On les arme ensuite de batteries,
pour répondre au feu de l'assiégé. Après avoir tracé une première
_parallèle_, on s'approche, en cheminant sous terre, par des
_zigzags_, jusqu'à la distance où l'on veut tracer une seconde
_parallèle_, qu'on arme de batteries comme la première. On arrive
successivement à la troisième, d'où l'on s'élance au bord du fossé,
qui s'appelle _chemin couvert_. Puis on descend dans ce fossé avec de
nouvelles précautions, on renverse avec des batteries de brèche les
murailles appelées _escarpes_, on remplit le fossé de leurs décombres,
et sur ces décombres on monte enfin à l'assaut. Des sorties de
l'ennemi pour troubler ces travaux difficiles, des combats de grosse
artillerie, des mines qui font sauter dans les airs assiégeants et
assiégés, ajoutent des scènes animées, et souvent terribles, à cette
affreuse lutte souterraine, dans laquelle la science le dispute à
l'héroïsme, pour attaquer ou défendre les grandes cités, que leurs
richesses, leur situation géographique, ou leur force militaire,
rendent dignes de tels efforts.

[En marge: Ouverture de la tranchée dans la nuit du 1er au 2 avril.]

On est réduit à ces moyens compliqués, lorsqu'une place ne peut pas
être brusquement enlevée. C'était le cas ici, par les motifs qui ont
été exposés plus haut, et dans la nuit du 1er au 2 avril, on ouvrit la
tranchée en face du Hagelsberg, qui était le point d'attaque désigné.
On avait pris position sur le plateau de Zigankenberg. (Voir la carte
nº 41.) On s'attacha suivant l'usage à dérober cette première
opération à l'ennemi, et dès la pointe du jour nos soldats étaient
couverts par un épaulement en terre, sur une étendue de 200 toises.
L'assiégé dirigea sur eux un feu très-vif, mais il ne put les empêcher
de perfectionner l'ouvrage pendant la journée qui suivit. Dans la nuit
du 2 au 3 avril on déboucha de la première parallèle, par les
tranchées transversales qui s'appellent _zigzags_, et on gagna ainsi
du terrain. Tandis qu'une partie de nos soldats travaillait de la
sorte, on essaya d'enlever un ouvrage qui devait bientôt gêner nos
cheminements.

[En marge: Attaque manquée sur la redoute de Kalke-Schanze.]

C'était la redoute connue sous le nom de Kalke-Schanze, située à notre
gauche, au bord même de la Vistule, et par conséquent dans le terrain
bas que le fleuve traverse. Bien que placée au-dessous du point que
nous couronnions de nos travaux, elle enfilait nos tranchées, motif
suffisant pour chercher à s'en débarrasser. Des soldats de la légion
du Nord, troupe hardie, avons-nous dit, mais peu solide, se jetèrent
audacieusement dans l'ouvrage, et s'en emparèrent. Durant cette même
nuit, l'ennemi fit une sortie sur nos premières tranchées, et sur la
redoute qu'on venait de lui enlever. Il fut d'abord repoussé, mais il
reprit la redoute de Kalke-Schanze, d'où il expulsa les soldats de la
légion du Nord, ainsi que les Badois. À peine y était-il établi qu'il
en inonda les fossés avec les eaux de la Vistule, entoura les escarpes
en terre de fortes palissades, et s'y rendit presque inexpugnable.

Nous fûmes donc obligés de continuer nos cheminements, malgré cet
incommode voisinage, dont il fallait se garantir par des traverses,
espèces d'épaulements en terre, opposés aux feux de flanc, et qui, en
nous imposant un surcroît de travaux, devaient prolonger les
opérations du siége.

[En marge: Continuation des cheminements du 4 au 7 avril.]

Pendant les nuits et les journées qui suivirent, du 4 au 7 avril, on
poursuivit les travaux d'approche sous le feu de la place, auquel nous
ne pouvions pas répondre, notre grosse artillerie n'étant pas encore
arrivée. On n'avait que de l'artillerie de campagne, placée dans
quelques redoutes, pour mitrailler l'ennemi en cas de sortie. Le
travail offrait plus de difficultés qu'il n'en offre dans la plupart
des siéges réguliers. Le sol dans lequel on travaillait était formé
d'un sable fin, mobile, peu consistant, qui s'éboulait sous le choc
des boulets, et que le vent, devenu violent à l'approche de
l'équinoxe, portait au visage de nos soldats. Le temps était mauvais,
alternativement neigeux ou pluvieux. Enfin nous n'avions de bons
travailleurs que les Français, lesquels étaient peu nombreux et
accablés de fatigue.

[En marge: Fausse attaque devant le Bischoffsberg.]

[En marge: Violent combat dans la nuit du 10 au 11 avril pour la
possession d'un mamelon qui domine nos tranchées.]

Pendant la nuit du 7 au 8 on ouvrit une parallèle, contre le
Bischoffsberg, dans la double intention de distraire l'ennemi par une
fausse attaque, et d'établir des batteries qui prenaient de revers le
Hagelsberg, et pouvaient même tirer sur la ville. Les jours suivants
on continua les cheminements, tant à la véritable qu'à la fausse
attaque. De son côté, l'assiégé avait entrepris des travaux de
contre-approche, destinés à s'emparer d'un mamelon, d'où il aurait pu
dominer nos tranchées. Dans la nuit du 10 au 11, le général
Chasseloup, qui était revenu au camp, fit les dispositions nécessaires
pour détruire les travaux dirigés contre les nôtres. À dix heures du
soir, quatre compagnies du 44e de ligne avec 120 soldats de la légion
du Nord, commandés par le chef de bataillon Rogniat, franchirent une
espèce de ravin, qui séparait la gauche de notre première _parallèle_
de la position occupée par les Prussiens, s'élancèrent sur eux, les
culbutèrent, en prirent treize, et obligèrent les autres à lâcher pied
en jetant leurs fusils. Aussitôt les soldats de la légion du Nord
furent employés à combler avec la pelle les tranchées que les assiégés
avaient commencées. Mais cette destruction des travaux de l'ennemi se
faisait à quarante toises de la place, et sous un feu de mitraille et
d'obus fort meurtrier. Nos travailleurs de la légion du Nord, après
avoir résisté un certain temps, finirent par s'enfuir les uns après
les autres, et les Prussiens purent revenir dans l'ouvrage abandonné,
avant qu'il eût été complétement détruit. À une heure du matin, le
général Chasseloup et le maréchal Lefebvre s'étant aperçus du retour
de l'ennemi, résolurent de le chasser de nouveau. Quatre cents hommes
du 44e, lancés sur l'ouvrage, y trouvèrent un fort détachement de
grenadiers prussiens, les attaquèrent à la baïonnette, en tuèrent ou
blessèrent une cinquantaine, et en prirent un nombre à peu près égal,
avec beaucoup de fusils et d'outils. Une compagnie de Saxons resta
jusqu'au jour pour combler à la pelle les tranchées des assiégés; mais
au jour, quoique secondés par nos tirailleurs, ils ne purent tenir
sous les feux de la place, et furent obligés de se retirer.

[En marge: Troisième combat pour la même position dans la nuit du 12
au 13.]

Les Prussiens réoccupèrent l'ouvrage dans le courant de la journée du
12, et ils élevèrent en toute hâte une espèce de redoute palissadée
sur le mamelon, à la possession duquel ils attachaient tant de prix.
Il n'était pas possible de les laisser ainsi paisiblement établis sur
la gauche de nos tranchées. Il fut décidé que la nuit suivante, on
leur enlèverait cette position une troisième fois, et qu'on se
hâterait de la lier à la seconde _parallèle_, qui avait été ouverte
dans la journée. Le 12, à neuf heures du soir, le chef de bataillon
Rogniat, le général Puthod, à la tête de 300 grenadiers saxons de
Bevilacqua, d'une compagnie de carabiniers de la légion du Nord, et
d'une compagnie de grenadiers du 44e, commandés par le chef de
bataillon Jacquemard, abordèrent l'ouvrage avec résolution. La
résistance de l'ennemi fut très-vive. Couvert par des palissades, il
fit une telle fusillade, qu'il amena un moment d'hésitation parmi nos
troupes. Mais les grenadiers du 44e marchèrent droit sur les
palissades, tandis que les grenadiers saxons de Bevilacqua, conduits
par un brave tambour, trouvant un chemin qui tournait l'ouvrage par la
gauche, s'y introduisirent et décidèrent le succès. Nous restâmes
maîtres de la redoute, qu'on se hâta de lier à la seconde parallèle.

[En marge: Violente sortie de l'ennemi repoussée par le maréchal
Lefebvre en personne.]

Cependant le jour ayant paru, l'ennemi, résolu à nous disputer jusqu'à
la fin une position qui devait arrêter nos cheminements, s'il avait
réussi à la conserver, essaya une grande sortie, et dirigea une forte
colonne sur le point si vivement contesté. Tous les feux de la place
appuyèrent ses efforts. Il se jeta sur la redoute dans laquelle
étaient demeurés les Saxons, les accabla sous le nombre, malgré la
plus courageuse résistance de leur part, et après avoir reconquis
l'ouvrage, marcha résolûment à nos tranchées, pour les envahir et les
bouleverser. Déjà il y était entré, lorsque le maréchal Lefebvre, qui
au premier bruit de cette sortie avait promptement réuni un bataillon
du 44e, s'élança sur les Prussiens l'épée à la main, et, au milieu
d'une grêle de balles, les rejeta hors des tranchées, les poussa la
baïonnette aux reins, jusqu'au glacis du Hagelsberg. Arrivé là, il
fallut se retirer sous une pluie de mitraille. Les Prussiens perdirent
dans cette action environ trois cents hommes. Elle nous coûta quinze
officiers et une centaine de soldats, tant saxons que français.

Dès ce moment, ce mamelon de gauche nous fut abandonné par l'ennemi.
On le lia définitivement à nos tranchées, puis on déboucha par de
nouveaux cheminements au delà de la seconde _parallèle_. On travailla
de même à celle qui avait été tracée devant le Bischoffsberg, et dont
nous avons déjà indiqué l'objet.

[En marge: On termine les travaux de la seconde parallèle.]

[En marge: Arrivée au camp de deux nouveaux régiments français.]

Ces trois jours de combat avaient fort retardé les travaux du siége,
d'autant que, nos tranchées étant sans cesse menacées, il fallait
consacrer nos meilleures troupes à les garder. Les jours suivants
furent employés à terminer la seconde _parallèle_, à l'élargir, à y
créer des places d'armes, pour le logement des troupes de garde, à y
préparer l'emplacement des batteries, en attendant l'arrivée du gros
canon, et on se donna les mêmes soins pour la _parallèle_ de la fausse
attaque, entreprise devant le Bischoffsberg. Deux nouveaux régiments
étaient arrivés par les ordres de Napoléon, très-attentif aux
opérations de ce grand siége. C'était, d'une part, le régiment de la
garde municipale de Paris, et, de l'autre, le 12e léger, qu'on
détachait momentanément de Thorn, pour l'envoyer à Dantzig. En même
temps Napoléon avait ordonné au maréchal Mortier, qui venait de
terminer avec les Suédois l'affaire de l'armistice, d'acheminer ses
troupes par Stettin sur Dantzig, et il réunissait, dans l'île de
Nogath, les éléments de la réserve d'infanterie, que devait commander
le maréchal Lannes. On avait donc l'espérance d'être bientôt fortement
appuyé.

[En marge: Nouveaux efforts pour resserrer la place.]

[En marge: Le poste de Heubude amené à la hauteur de l'île de Holm, à
l'embouchure même du canal de Laake.]

[En marge: Combat du 16 avril pour disputer à nos troupes la
possession du canal de Laake.]

L'armée assiégeante étant pourvue de deux nouveaux régiments français,
il convenait d'achever l'investissement de la place, et de continuer
les opérations projetées sur la Vistule, en amenant le général Schramm
de la hauteur d'Heubude à celle de l'île de Holm, ce qui devenait
d'autant plus urgent, que l'ennemi communiquait tous les jours par le
fort de Weichselmünde avec la mer, d'où il recevait des secours en
hommes et en munitions. En conséquence, le 15 avril, le général
Gardanne, qui avait pris le commandement des troupes placées dans le
Nehrung, descendit avec ces troupes et quelques renforts qu'on lui
avait envoyés, le cours de la Vistule, et alla s'établir le long du
canal de Laake, entre Dantzig et le fort de Weichselmünde, à 700
toises des glacis de ce fort. (Voir la carte nº 41.) Il était posté de
manière à intercepter la navigation du canal, et plus tard celle de la
Vistule elle-même, lorsque les troupes du quartier général viendraient
joindre leurs feux aux siens, en descendant par leur gauche sur le
bord du fleuve. Cette opération d'abord ne fut pas fort contrariée, si
ce n'est par les redoutes de l'île de Holm. Mais bientôt le maréchal
Kalkreuth, reconnaissant la gravité de l'entreprise, résolut de tenter
les plus grands efforts pour maintenir ses communications avec la mer.
Le 16 avril, trois mille Russes et deux mille Prussiens sortirent à la
fois, les premiers du fort de Weichselmünde, les seconds de Dantzig,
afin d'attaquer nos troupes, qui n'avaient pas eu le temps de
s'établir solidement dans le Nehrung et à l'embouchure du canal. Un
combat des plus vifs s'engagea du côté de Weichselmünde avec les
Russes, et heureusement un peu avant que les Prussiens eussent
débouché de Dantzig. On les repoussa sur les glacis du fort, après
leur avoir fait essuyer une perte considérable. On en avait à peine
fini avec eux, qu'il fallut recommencer avec les Prussiens, ce qui ne
fut ni difficile ni long, car nos auxiliaires, ayant le 2e léger en
tête, se comportèrent vaillamment. L'ennemi perdit en tout 5 à 600
hommes morts ou prisonniers. Nous en perdîmes environ 200.

[En marge: Travaux pour consolider notre établissement sur la basse
Vistule et dans le Nehrung.]

Après ce combat, notre établissement sur la basse Vistule et dans le
Nehrung parut assuré. On s'appliqua néanmoins à le consolider. On
éleva un double épaulement en terre, afin de se garder à la fois
contre le fort et contre la place, et on l'étendit assez loin pour
qu'il joignît, d'un côté le fleuve, de l'autre les bois qui couvraient
cette partie du Nehrung. De vastes abatis rendirent ces bois presque
inaccessibles. Un fort blockhaus fut placé au centre de nos
retranchements. À ces précautions on ajouta une garde de chaloupes sur
le canal et le fleuve, laquelle devait empêcher les embarcations
ennemies de remonter ou de descendre la Vistule. Pendant que ces
travaux s'exécutaient à la rive droite, les troupes du quartier
général, à la rive gauche, descendant des hauteurs au bord de la
Vistule, y avaient construit des redoutes, afin de croiser leurs feux
avec ceux des troupes établies dans le Nehrung. On se garantit de ce
côté par une gabionnade de 200 toises de longueur. Un brave officier
nommé Tardiville, s'était logé avec une centaine d'hommes dans une
maison au bord de la Vistule, et s'y soutenait malgré les projectiles
de l'ennemi avec une telle opiniâtreté, que cette maison prit son nom
pendant la durée du siége. Il restait à conquérir l'île de Holm pour
que l'investissement fût complet et définitif. Mais, en attendant, les
bâtiments ennemis ne pénétraient qu'avec peine jusqu'à Dantzig.
Plusieurs barques en effet avaient été prises, et une corvette ayant
essayé de remonter la Vistule, s'était vue arrêtée par le feu des deux
rives. Les soldats conduits par un officier du génie nommé Lesecq,
avaient sauté par-dessus les retranchements, s'étaient placés à
découvert sur la rive du fleuve, et, accablant de leur mousqueterie le
bâtiment ennemi, l'avaient obligé à se retirer. Le capitaine Lesecq
eut son sabre emporté par un biscaïen, sans être atteint lui-même.

[En marge: Horrible tempête qui interrompt les travaux du siége.]

[En marge: Ouverture du feu dans la journée du 23 avril.]

[En marge: Plusieurs incendies éclatent dans la ville, et sont éteints
par la garnison.]

[En marge: Commencement de la troisième parallèle dans la nuit du 25
au 26 avril.]

On était au 20 avril. Il y avait un mois et demi qu'on se trouvait
devant la place, et 20 jours que la tranchée était ouverte. La grosse
artillerie venait d'arriver, partie de Breslau, partie de Stettin,
partie de Thorn et Varsovie. Il ne manquait que des munitions.
Cependant on pouvait ouvrir le feu des batteries de la première et de
la seconde _parallèle_. On avait tout disposé pour le commencer le 20,
lorsqu'une affreuse tempête d'équinoxe, apportant des torrents de
neige, encombra les tranchées, et y interrompit le travail. Il fallut
passer deux jours à les déblayer, et nos soldats bivouaqués en plein
air, sous ce rude climat, rendu plus rude encore par un hiver retardé,
eurent cruellement à souffrir. Enfin, le 23 dans la nuit,
cinquante-huit bouches à feu, qui consistaient en mortiers, obusiers,
pièces de vingt-quatre et de douze, tirèrent à la fois, et
continuèrent à battre la place pendant toute la journée du 24.
L'artillerie ennemie qui avait réservé ses moyens pour tenir tête à la
nôtre, riposta vivement et avec assez de justesse. Mais après quelques
heures de ce combat à coups de canon, supérieurement dirigé par le
général Lariboisière, un grand nombre d'embrasures de l'ennemi furent
bouleversées, beaucoup de ses pièces démontées, et un violent
incendie, allumé par des obus partis de la fausse attaque, éclata dans
l'intérieur de la ville. On voyait des colonnes de fumée s'élever à
la hauteur des plus grands édifices, témoignage sinistre des ravages
que nous avions causés. Néanmoins le maréchal Kalkreuth réussit à
éteindre le feu, au moyen des eaux abondantes dont la ville était
pourvue. Il ne parut nullement ébranlé. Le lendemain 25, le maréchal
Lefebvre, pour sonder ses dispositions, lui fit annoncer qu'on allait
tirer à boulets rouges. Il ne répondit pas. Alors on recommença le feu
de toutes nos pièces avec plus d'énergie, et on alluma un nouvel
incendie, encore éteint par le concours de la garnison et des
habitants. Le feu violent de notre artillerie, attirant sur elle les
projectiles ennemis, avait produit une diversion utile à nos travaux
d'approche, qui, devenus plus faciles, avancèrent plus rapidement.
Grâce au dévouement des troupes du génie, creusant le sable au milieu
des boulets qui bouleversaient la tête des sapes, qui emportaient les
gabions et les sacs à terre, on poussa les _zigzags_ jusqu'à la
troisième _parallèle_, ouverte enfin dans la nuit du 25 au 26 à la
_sape volante_.

[En marge: Sortie de l'ennemi contre la troisième parallèle, dans la
nuit du 27 avril.]

Dans la nuit du 26 au 27 on traça une grande partie de cette
_parallèle_, toujours à la faveur du combat des deux artilleries.
Malheureusement nous ne possédions pas une assez grande quantité de
bouches à feu et de munitions. Nous tirions à peine deux mille coups
par jour, quand l'ennemi en tirait trois mille. Nous avions beaucoup
de pièces en fer, qui éclataient dans les mains de nos artilleurs, et
faisaient autant de mal que les projectiles ennemis. Nos soldats
suppléaient cependant à l'infériorité du nombre par la justesse du
tir. Le 27, l'ennemi voulut reprendre l'offensive au moyen des
sorties. Profitant de ce que les travaux de la troisième _parallèle_
n'étaient pas encore achevés, il résolut de les détruire, et suspendit
tout à coup son feu vers les sept heures du soir. Cet indice fit
présumer une entreprise de la part des assiégés. Des compagnies du 12e
léger, récemment arrivé, furent placées à droite et à gauche, derrière
des épaulements qui les cachaient. Six cents grenadiers prussiens,
suivis de 200 travailleurs, s'avancèrent sur la _parallèle_, encore
imparfaite et d'un accès facile. Un poste couché ventre à terre, les
ayant aperçus, se retira, afin de les laisser pénétrer. Alors les
compagnies du 12e léger s'élancèrent sur eux à l'improviste, les
abordèrent à la baïonnette dans le fossé, et engagèrent un combat
homme à homme. La lutte fut meurtrière, mais on les chassa, et 120
restèrent sur le carreau, morts ou blessés. On en prit un certain
nombre, et on ramena les autres la baïonnette dans les reins jusqu'aux
glacis de la place.

[En marge: Suspension d'armes de deux heures pour enterrer les morts,
et ramasser les blessés.]

Le maréchal Kalkreuth demanda deux heures de suspension d'armes, pour
enlever les morts et les blessés. Sur l'avis de l'artillerie et du
génie, qui désiraient cette suspension d'armes, afin d'exécuter
quelques reconnaissances, le maréchal Lefebvre l'accorda. Les généraux
Lariboisière et Chasseloup coururent aussitôt sous les murs de la
place, pour chercher des positions, d'où l'on pût battre plus sûrement
les ouvrages des assiégés. Ces reconnaissances terminées, on se remit
au travail, et on s'occupa d'établir de nouvelles batteries sur les
points dont on avait fait choix, en ayant soin de les lier par des
boyaux à nos tranchées.

Dans la nuit du 28 au 29, l'ennemi essaya encore une sortie, avec une
colonne de 2 mille hommes, distribuée en trois détachements. Il marcha
comme l'avant-veille sur notre troisième _parallèle_, dont il voulait
à tout prix interrompre le travail. Deux compagnies du 19e de ligne, à
l'aspect du premier détachement, se jetèrent sur lui à la baïonnette,
le poussèrent jusqu'aux glacis du Hagelsberg, mais accueillies là par
un feu très-vif, parti du chemin couvert, et enveloppées par le second
détachement qu'elles n'avaient point aperçu, elles perdirent une
quarantaine d'hommes. Néanmoins elles furent bientôt secourues et
dégagées à temps. L'ennemi ramené nous laissa 70 morts et 130
prisonniers.

[En marge: Perfectionnement de la troisième parallèle, et redoublement
du feu de notre artillerie.]

[En marge: On débouche de la troisième parallèle sur les saillants du
Hagelsberg.]

[En marge: Mécontentement du maréchal Lefebvre.]

[En marge: Son langage à l'égard des auxiliaires.]

Ces violents efforts tentés contre notre troisième _parallèle_, ne
nous empêchèrent pas d'en perfectionner les travaux, de la prolonger à
droite et à gauche, et de l'armer de batteries. De nouveaux convois
récemment arrivés, avaient permis de mettre en batterie plus de
quatre-vingts pièces de gros calibre. Dès cet instant le feu de
l'artillerie redoubla, et on déboucha enfin de la troisième
_parallèle_, par deux côtés, afin de se porter sur les saillants du
Hagelsberg. Cet ouvrage se composait de deux bastions, entre lesquels
se présentait une demi-lune. On chemina vers le saillant du bastion de
gauche et vers le saillant de la demi-lune. Les travaux d'approche
devinrent alors extrêmement meurtriers. L'ennemi, qui avait ménagé
pour la fin du siége les plus grandes ressources de son artillerie, en
dirigeait la meilleure partie sur nos travaux. Nos soldats du génie
voyaient leurs sapes bouleversées et le sable mobile qu'ils
déplaçaient rejeté dans les tranchées par le choc de nombreux
projectiles. Leur constance à travailler au milieu de ces périls était
inébranlable. Nos troupes d'infanterie supportaient de leur côté
d'horribles fatigues, car plus on approchait de la place, et plus il
fallait confier la garde des tranchées à des soldats éprouvés. Sur
quarante-huit heures, elles en passaient vingt-quatre, ou à
travailler, ou à protéger ceux qui travaillaient. Nous n'avancions
donc en ce moment qu'avec beaucoup de lenteur. Le maréchal Lefebvre
qui commençait à perdre patience, s'en prenait à tout le monde, au
génie dont il ne saisissait pas les combinaisons, à l'artillerie dont
il n'appréciait pas les efforts, et surtout aux auxiliaires, qui lui
rendaient beaucoup moins de services que les Français. Les Saxons se
battaient bien, mais montraient peu de bonne volonté, particulièrement
au travail. Les Badois n'étaient bons ni au travail, ni au feu. Les
Polonais de nouvelle levée avaient du zèle, mais aucune habitude de la
guerre. Les soldats de la légion du Nord, très-prompts dans les
attaques, se dispersaient à la moindre résistance. Comme tous ces
auxiliaires étaient enclins à la désertion, on avait soin de les
pourvoir avec les magasins du quartier général, pour ne pas les
laisser courir dans les villages environnants, de telle sorte qu'on
était obligé de les nourrir beaucoup mieux que les Français,
quoiqu'ils fussent loin de servir aussi bien. Le maréchal Lefebvre
parlait d'eux dans les termes les plus outrageants, disait sans cesse
qu'ils ne savaient que manger, traitait de grimoire tous les
raisonnements des ingénieurs, prétendait qu'il en ferait plus qu'eux
avec la poitrine de ses grenadiers, et voulait absolument mettre fin
au siége au moyen d'un assaut général.

[En marge: Le maréchal Lefebvre veut en finir par un assaut avant
l'achèvement des travaux d'approche.]

Le projet était téméraire, car on se trouvait loin encore des ouvrages
de la place, et, en s'élançant dans le fossé, on devait rencontrer ces
redoutables palissades, qui remplaçaient à Dantzig les escarpes en
maçonnerie. Le génie, comme il est d'usage dans les siéges, ne
s'entendait pas avec l'artillerie. Il expliquait par la nature mobile
du sol, par l'insuffisance de protection qu'il recevait de
l'artillerie, par le trop petit nombre de bons travailleurs, la
lenteur de ses cheminements. L'artillerie répondait qu'elle avait trop
peu de bouches à feu, trop peu de munitions, pour égaler le feu de
l'ennemi, et qu'elle ne pouvait mieux faire. En conséquence, le
maréchal, pour les mettre tous d'accord, proposa d'en finir en donnant
l'assaut, avant même que les travaux d'approche fussent terminés. Le
génie, qui perdait beaucoup de monde dans ces travaux, répondit que si
l'artillerie voulait par une batterie de ricochet, renverser une
rangée de palissades, il conduirait volontiers notre infanterie à
l'assaut du Hagelsberg. Cependant comme les Russes, en 1724, avaient
perdu cinq mille hommes devant Dantzig, dans une entreprise de ce
genre, tentée par impatience, on n'osa pas risquer une pareille
témérité sans prendre les ordres de l'Empereur.

[En marge: Mai 1807.]

[En marge: On a recours à l'Empereur pour avoir son avis.]

[En marge: Napoléon veut qu'on persiste dans l'emploi des moyens
réguliers, et réprimande le maréchal Lefebvre.]

Heureusement il était à une trentaine de lieues, et on pouvait avoir
sa réponse en quarante-huit heures. Il serait même venu la donner en
personne, si la présence du roi de Prusse et de l'empereur de Russie
au quartier général de Bartenstein, ne lui eût fait craindre de leur
part quelque entreprise contre ses quartiers d'hiver. Dès qu'il eut
reçu la lettre du maréchal Lefebvre, il se hâta de modérer les ardeurs
de ce vieux soldat, en lui adressant une forte réprimande. Il lui
reprocha vivement son impatience, son dédain pour la science qu'il
n'avait pas, son mauvais langage à l'égard des auxiliaires.--Vous ne
savez, lui écrivit-il, que vous plaindre, injurier nos alliés, et
changer d'avis au gré du premier venu. Vous vouliez des troupes, je
vous en ai envoyé; je vous en prépare encore, et, _comme un ingrat_,
vous continuez à vous plaindre, sans songer même à me remercier. Vous
traitez les alliés, et notamment les Polonais et les Badois, sans
aucun ménagement. Ils ne sont pas habitués au feu, mais cela viendra.
Croyez-vous que nous fussions aussi braves en quatre-vingt-douze, que
nous le sommes aujourd'hui, après quinze ans de guerre? Ayez donc de
l'indulgence, vieux soldat que vous êtes, pour les jeunes soldats qui
débutent, et qui n'ont pas encore votre sang-froid au milieu du
danger. Le prince de Baden, que vous avez auprès de vous (ce prince
s'était mis à la tête des Badois et assistait au siége de Dantzig), a
voulu quitter les douceurs de la cour, pour mener ses troupes au feu.
Témoignez-lui des égards, et tenez-lui compte d'un zèle que ses
pareils n'imitent guère. La poitrine de vos grenadiers, que vous
voulez mettre partout, ne renversera pas des murailles. Il faut
laisser faire vos ingénieurs, et écouter les avis du général
Chasseloup, qui est un savant homme et auquel vous ne devez pas ôter
votre confiance, sur le dire du premier _petit critiqueur_, se mêlant
de juger ce qu'il est incapable de comprendre. Réservez le courage de
vos grenadiers pour le moment où la science dira qu'on peut l'employer
utilement, et, en attendant, sachez avoir de la patience. Quelques
jours perdus, que je ne saurais du reste comment employer aujourd'hui,
ne méritent pas que vous fassiez tuer quelques mille hommes, dont il
est possible d'économiser la vie. Montrez le calme, la suite,
l'aplomb, qui conviennent à votre âge. Votre gloire est dans la prise
de Dantzig; prenez cette place et vous serez content de moi.--

[En marge: Continuation du siége conformément aux règles.]

[En marge: Occupation de l'île de Holm dans la nuit du 6 au 7 mai.]

Il n'en fallait pas davantage pour calmer le maréchal. Il se résigna
donc à laisser continuer les opérations du siége selon toutes les
règles de l'art. Bien qu'on eût porté le camp de Nehrung sur la basse
Vistule, et qu'on eût barré le passage du canal et du fleuve,
l'investissement ne pouvait devenir complet que par la prise de l'île
de Holm, et ce n'était aussi que par la prise de cette île qu'on
pouvait faire tomber une foule de redoutes, celle de Kalke-Schanze
surtout, qui prenait nos tranchées à revers, les incommodait de son
feu et en ralentissait le progrès, à cause des traverses qu'il fallait
ajouter à nos ouvrages. Sans avoir toutes les troupes qu'on aurait
désirées pour pousser le siége rapidement, on en avait assez néanmoins
pour faire une tentative sur l'île de Holm. La nuit du 6 au 7 mai fut
consacrée à cette entreprise. Ordre fut donné au général Gardanne d'y
concourir de son côté, en se portant vers le canal de Laake, et en
essayant de le passer sur des radeaux. (Voir la carte nº 41.) Huit
cents hommes, descendant de la gauche du quartier général sur le bord
de la Vistule, durent traverser le fleuve en deux fois et exécuter la
principale attaque. À dix heures du soir, douze barques furent amenées
vis-à-vis le village de Schellmühl, sans que l'ennemi s'en aperçût. À
une heure de la nuit, les barques portant des détachements du régiment
de la garde de Paris, des 2e et 12e légers, et cinquante soldats du
génie, partirent de la rive gauche, et abordèrent dans l'île de Holm.
L'ennemi dirigea sur les embarcations quelques coups de canon à
mitraille. Nos troupes malgré ce feu s'élancèrent à terre. Les
grenadiers de la garde de Paris coururent sur la redoute la plus
rapprochée, sans tirer un coup de fusil, et l'enlevèrent aux Russes
qui la défendaient. Au même instant, cent hommes du 2e léger, cent
hommes du 12e, coururent également sur deux autres redoutes, l'une
construite à la pointe de l'île, l'autre à une maison dite la _maison
blanche_. Ils essuyèrent une première décharge, mais marchèrent si
vite, qu'en quelques minutes les redoutes furent conquises et les
Russes pris. Nos troupes s'élancèrent avec la même rapidité sur les
autres ouvrages, et, en une demi-heure, eurent occupé la moitié de
l'île, et fait cinq cents prisonniers. Pendant que cette opération
s'achevait si promptement, les douze barques employées au passage de
la Vistule amenaient une seconde colonne, composée de Badois et de
soldats de la légion du Nord, laquelle prit à droite, et se dirigea
vers la partie de l'île qui regarde la ville de Dantzig. Ces troupes,
animées par l'exemple que venaient de leur donner les Français, se
jetèrent hardiment sur les postes ennemis, les surprirent, les
désarmèrent, et enlevèrent en un instant 200 hommes et 200 chevaux
d'artillerie. Le général Gardanne avait de son côté passé dans l'île,
en franchissant le canal de Laake. Dès lors cette conquête importante
se trouvait assurée.

[En marge: Prise de la redoute de Kalke-Schanze.]

C'était une occasion favorable pour s'emparer de la redoute si
incommode de Kalke-Schanze, prise et perdue au commencement du siége.
(Voir la carte nº 41.) Cette redoute, entourée d'eau et ouverte à la
gorge du côté de l'île de Holm, devait sa principale force à l'appui
qu'elle recevait de cette île. Au moment même où nos deux colonnes
envahissaient l'île de Holm, un détachement de Saxons et de soldats de
la légion du Nord, conduit par le chef de bataillon Roumette, entra
dans les fossés de la redoute avec de l'eau jusqu'aux aisselles, se
jeta sur les palissades, les franchit, et, malgré une vive fusillade,
resta maître de l'ouvrage, dans lequel on prit 180 Prussiens, 4
officiers et plusieurs pièces de canon.

Cette suite de coups de main nous valut 600 prisonniers, 17 bouches à
feu, coûta 600 hommes morts ou blessés à l'ennemi, nous procura surtout
la possession de l'île de Holm, qui complétait l'investissement de
Dantzig, et faisait cesser des feux très-nuisibles pour nos tranchées.
Grâce à la rapidité de l'exécution, notre perte avait été fort
insignifiante.

[En marge: Assaut du chemin couvert au saillant de la demi-lune.]

Nos travaux d'approche étaient arrivés au saillant de la demi-lune. On
avait ouvert une tranchée circulaire qui embrassait ce saillant et le
débordait tant à droite qu'à gauche. Le moment était venu de donner
l'assaut au _chemin couvert_. On appelle de ce nom le rebord
intérieur du fossé, le long duquel les assiégés circulent et se
défendent, à l'abri d'une rangée de petites palissades. Dans la nuit
du 7 au 8, un détachement du 19e de ligne et du 12e léger, précédé de
cinquante soldats du génie armés de haches et de pelles, sous la
conduite des officiers du génie Barthélemy et Beaulieu, du chef de
bataillon d'infanterie Bertrand, déboucha par les deux extrémités de
la tranchée circulaire, et s'avança vivement sur le chemin couvert.
Une grêle de balles accueillit ce détachement. Les soldats du génie,
marchant en tête, se jetèrent la hache à la main sur les palissades,
et en abattirent quelques-unes. Nos fantassins, pénétrant à leur suite
dans le chemin couvert, le parcoururent sous la mitraille qui pleuvait
des murs de la place. Ils se portèrent ensuite sur les forts blockhaus
qui avaient été construits dans les angles rentrants de l'enceinte.
Mais ils essuyèrent un feu de mousqueterie tellement vif, qu'ils
furent obligés de revenir au saillant de la demi-lune. Le chemin
couvert n'en resta pas moins en leur possession. Pendant ce temps, les
mineurs avaient couru de tous côtés, pour s'assurer qu'il n'y avait
pas de mines commencées, et, suivant l'usage, disposées de manière à
faire sauter le terrain conquis par les assiégeants. Un sergent du
génie aperçut en effet au saillant de la demi-lune un puits de mine.
Il s'y jeta, le sabre au poing, trouva douze Prussiens qui
travaillaient à des rameaux de mine, et, profitant de la terreur que
leur inspirait son apparition subite, les fit tous prisonniers. Il
bouleversa ensuite l'ouvrage. Ce brave homme, dont le nom mérite
d'être conservé, se nommait Chopot.

L'assaut du chemin couvert, qui est toujours l'une des opérations les
plus meurtrières d'un siége régulier, nous coûta 17 tués et 76
blessés, perte assez grande, si on songe au petit nombre d'hommes
employés sur un terrain aussi étroit. Maîtres du chemin couvert de la
demi-lune, nous étions établis au bord du fossé. Il fallait y
descendre, renverser ensuite la rangée de grandes palissades, qui en
occupait le fond, puis enlever d'assaut les talus gazonnés, qui
tenaient lieu d'escarpes en maçonnerie. Ce n'étaient pas là des
entreprises faciles. Il fallait d'ailleurs exécuter au saillant du
bastion de gauche la même opération que nous venions d'exécuter au
saillant de la demi-lune, pour n'être pas mitraillés de flanc par ce
bastion, quand nous attaquerions la demi-lune elle-même.

[En marge: Travaux d'approche dirigés vers le bastion de gauche.]

On s'établit donc sur le fossé, on s'y couvrit avec les précautions
ordinaires, et l'on continua de cheminer vers la gauche, pour
s'approcher du saillant du bastion. Les journées des 8, 9, 10, 11, 12
et 13 mai, furent employées à ce travail, devenu horriblement
dangereux, car, à cette proximité, les boulets de l'ennemi
bouleversaient les sapes, pénétraient dans les tranchées, y
emportaient les hommes, et souvent faisaient écrouler sur eux les
épaulements qu'ils avaient laborieusement élevés. La mousqueterie
n'était pas à cette distance d'un effet moins terrible que
l'artillerie. Le sable que nos soldats remuaient s'éboulait à chaque
instant, et il fallait recommencer plusieurs fois les mêmes ouvrages.
Enfin, les nuits devenues très-courtes en mai, car tout le monde sait
que plus on approche du pôle, plus les nuits sont longues en hiver,
courtes en été, nous laissaient à peine quatre heures de travail sur
vingt-quatre. Le maréchal Lefebvre, toujours plus impatient, demandait
instamment qu'on lui rendît l'assaut praticable, en abattant la ligne
de palissades qui garnissait le fond du fossé. Le génie disait que
c'était à l'artillerie à les détruire par des coups de ricochet.
L'artillerie, craignant que le terrain ne fût miné, répondait qu'elle
n'avait pas de place pour ses batteries. La difficulté que nous
rencontrions ici était une preuve des propriétés défensives du bois,
car, parvenus au bord du fossé, si nous avions eu en face une muraille
en maçonnerie, au lieu d'une rangée de palissades, nous eussions
établi une batterie de brèche, démoli cette muraille en quarante-huit
heures, rempli le fossé de ses débris et monté à l'assaut. Mais le
boulet fracassait la tête de quelques-unes de ces palissades, souvent
les écorchait à peine et n'en renversait aucune. L'instant décisif
approchait; l'impatience était extrême; l'on touchait à ce moment d'un
siége où l'assiégé fait ses derniers efforts de résistance, et où
l'assiégeant, pour en finir, est disposé à tenter les plus grands
coups d'audace.

[En marge: Nouvelle d'un secours apporté à la place.]

[En marge: Diverses manières de secourir Dantzig.]

[En marge: Les Anglais, malgré beaucoup de promesses, ne font rien
pour leurs alliés.]

Mais soudain la nouvelle se répandit chez les assiégés comme chez les
assiégeants, qu'une armée russe arrivait au secours de Dantzig. Il y
avait long-temps en effet que ce secours était promis, et on avait
lieu de s'étonner qu'il ne fût pas encore arrivé. Les souverains de
Prusse et de Russie, réunis alors à leur quartier général, savaient
dans quel péril se trouvait Dantzig. Ils n'ignoraient pas de quelle
importance il était pour eux d'en empêcher la conquête, car, tant
qu'ils conservaient cette place, ils tenaient en échec la gauche de
Napoléon, ils rendaient précaire son établissement sur la Vistule, ils
l'obligeaient à se priver de vingt-cinq mille hommes, employés ou au
blocus ou au siége; ils lui fermaient enfin le plus vaste dépôt de
subsistances qui existât dans le Nord. S'ils devaient tôt ou tard
reprendre l'offensive, il valait la peine de se hâter pour un motif
aussi grave. Ils avaient pour secourir Dantzig deux moyens directs: ou
d'attaquer Napoléon sur la Passarge, afin de lui enlever les positions
à l'abri desquelles il couvrait le siége, ou bien d'expédier un corps
considérable, soit par terre en suivant le Nehrung, soit par mer en
embarquant leurs troupes à Koenigsberg, pour les débarquer au fort de
Weichselmünde. Il y avait bien aussi un troisième moyen, mais qui ne
dépendait pas d'eux, c'était un débarquement de vingt cinq mille
Anglais, débarquement cent fois promis, cent fois annoncé, jamais
exécuté. Il est certain que si les Anglais avaient tenu parole à leurs
alliés, et, qu'au lieu de garder une partie de leurs forces en
Angleterre, pour faire face au camp de Boulogne, d'en envoyer une
autre à Alexandrie pour mettre la main sur l'Égypte, et une autre
encore sur les bords de la Plata pour s'emparer des colonies
espagnoles, ils eussent jeté une armée soit à Stralsund, soit à
Dantzig, lorsque nous avions à peine trois ou quatre régiments
français dispersés dans la Poméranie, ils auraient pu changer le cours
des événements, ou du moins nous causer de grands embarras. Napoléon,
en effet, se serait vu forcé de détacher vingt mille hommes de la
grande armée, et, si on l'eût attaqué dans ce même moment sur la
Passarge, il aurait été privé d'une notable portion de ses forces pour
tenir tête à la principale armée russe.

Mais les Anglais ne songeaient pas à venir en aide à leurs alliés.
Mettre le pied sur le continent les effrayait trop. Employer leurs
troupes à prendre des colonies leur convenait davantage. D'ailleurs un
changement de ministère, dont nous ferons connaître bientôt les causes
et les effets, rendait à Londres toutes les résolutions incertaines.
Le seul secours envoyé à Dantzig fut celui de trois corvettes,
chargées de munitions, et commandées par des officiers intrépides, qui
avaient ordre de remonter la Vistule pour pénétrer à tout prix dans la
place.

[En marge: Les souverains de Prusse et de Russie, réunis à
Bartenstein, délibèrent sur les moyens de secourir Dantzig.]

Il ne fallait donc compter que sur les troupes prussiennes et russes
pour secourir efficacement Dantzig. Les deux souverains, réunis à
Bartenstein, en délibérèrent avec leurs généraux, et eurent la plus
grande peine à se mettre d'accord. Une raison, le défaut de vivres,
s'opposait au projet qui aurait été le plus convenable, et qui aurait
consisté à reprendre immédiatement les opérations actives. La terre
n'était pas encore assez fécondée par le soleil, pour suffire à la
nourriture des hommes et des chevaux. On avait peu de magasins, on
pouvait tout au plus fournir du grain et de la viande aux hommes, et
quant aux chevaux, on était réduit à leur donner à manger le chaume
qui recouvrait les huttes des paysans de la vieille Prusse. On pensait
donc qu'il fallait attendre que l'herbe fût assez haute pour nourrir
les chevaux. C'était la même raison qui retenait Napoléon sur la
Passarge. Mais lui n'avait pas une place importante à sauver; chaque
jour au contraire lui apportait des forces, et lui permettait de faire
un pas de plus vers les murs de Dantzig.

[En marge: On se décide à envoyer un secours de quelques mille hommes
à Dantzig, soit par le Nehrung, soit par la mer.]

Dans cette situation, les deux souverains alliés adoptèrent de tous
les moyens de secours le plus médiocre, et résolurent d'envoyer une
dizaine de mille hommes, moitié par la langue de terre du Nehrung,
moitié par la mer et le fort de Weichselmünde. Le projet était de
forcer la ligne d'investissement, d'enlever le camp français du
Nehrung, en débouchant sur ce camp, soit du fort de Weichselmünde,
soit du Nehrung même par la route de Koenigsberg, de pénétrer ensuite
dans l'île de Holm, de rétablir les communications avec Dantzig,
d'entrer dans la place, et, si on réussissait dans toutes ces
opérations, de faire une sortie générale contre le corps assiégeant,
pour détruire ses travaux, et le contraindre à lever le siége. Il
aurait fallu pour cela beaucoup plus de dix mille hommes, et surtout
qu'ils fussent très-habilement conduits.

[En marge: Un corps de troupes légères et de cavalerie, marche sur
Dantzig par le Nehrung.]

[En marge: Un corps d'infanterie russe est embarqué à Pillau, et
envoyé par mer à Weichselmünde.]

Un corps prussien et russe, composé en grande partie de cavalerie,
sous la conduite du colonel Bulow, dut traverser dans des chaloupes la
passe de Pillau, aborder à la pointe du Nehrung, et cheminer sur cet
étroit banc de sable, pendant les vingt lieues qui séparent Pillau de
Dantzig. Huit mille hommes, pour la plupart Russes, furent embarqués à
Pillau sur des bâtiments de transport, et escortés par des vaisseaux
de guerre anglais jusqu'au fort de Weichselmünde. Ils étaient sous les
ordres du général Kamenski, le fils de ce vieux général, qui avait un
instant commandé l'armée russe, au début de la campagne d'hiver.
Arrivés le 12 mai à l'embouchure de la Vistule, ils furent débarqués
sur les jetées extérieures, sous la protection du canon de
Weichselmünde. Pendant ce même temps, des démonstrations avaient lieu
contre tous nos quartiers d'hiver. On simulait devant Masséna un
passage du Bug, comme si on avait voulu agir à l'autre extrémité du
théâtre de la guerre. On faisait circuler beaucoup de patrouilles en
face de nos cantonnements de la Passarge. Enfin le corps destiné à
parcourir le Nehrung se portait rapidement sur les postes détachés que
nous avions à l'extrémité de ce banc de sable, et les obligeait à se
replier.

[En marge: Inquiétudes du maréchal Lefebvre en apprenant la tentative
des Russes pour secourir Dantzig.]

Le rassemblement à Pillau des deux corps, qui devaient, par des voies
diverses, aller au secours de Dantzig, avait été signalé. Des bruits
sortis de la place assiégée avaient confirmé les nouvelles de Pillau,
et c'était assez pour jeter le maréchal Lefebvre dans les plus vives
anxiétés. Il s'était hâté, sans même recourir à l'Empereur, d'appeler
à lui le général Oudinot, qui se trouvait dans l'île de Nogath avec la
division des grenadiers, laquelle devait faire partie du corps de
réserve destiné au maréchal Lannes. Il avait en même temps écrit de
tous côtés, pour demander du secours aux chefs de troupes placés dans
son voisinage.

Mais Napoléon, à qui vingt-quatre heures suffisaient pour expédier un
courrier de Finkenstein à Dantzig, avait d'avance pourvu à tout. Il
réprimanda le maréchal Lefebvre, du reste avec douceur, pour cette
manière d'agir. Il le rassura par la nouvelle de prompts secours,
lesquels préparés de longue main, ne pouvaient manquer d'arriver à
temps. Napoléon était peu ému des puériles démonstrations faites sur
sa droite, car il savait trop bien discerner à la guerre la feinte des
projets réels, pour qu'il fût possible de l'abuser. Il avait
d'ailleurs bientôt appris d'une manière certaine, qu'on se bornerait à
diriger sur Dantzig un gros détachement, soit par le Nehrung, soit par
la mer, et il avait proportionné ses précautions à la gravité du
danger.

[En marge: Renforts envoyés au maréchal Lefebvre.]

Le maréchal Mortier, devenu entièrement disponible, par la conclusion
définitive de l'armistice avec les Suédois, avait reçu l'ordre de
hâter sa marche, et de se faire précéder à Dantzig par une portion de
ses troupes. En conséquence de cet ordre, le 72e de ligne venait
d'arriver au camp du maréchal Lefebvre, au moment des plus grandes
agitations de celui-ci. La réserve du maréchal Lannes, préparée dans
l'île de Nogath, commençait à se former, et, en attendant, la belle
division des grenadiers Oudinot, qui en était le noyau, avait été
placée entre Marienbourg et Dirschau, à deux ou trois marches de
Dantzig. Le 3e de ligne, tiré de Braunau, et fort de 3,400 hommes,
stationnait aussi dans l'île de Nogath. Les ressources étaient donc
très-suffisantes. Napoléon ordonna à l'une des brigades du général
Oudinot de se porter à Furstenwerder, d'y jeter un pont, et de se
tenir prête à passer le bras de la Vistule, qui sépare l'île de Nogath
du Nehrung. (Voir la carte nº 38.) La cavalerie étant répandue surtout
dans les pâturages de la basse Vistule, aux environs d'Elbing, il
ordonna au général Beaumont de prendre un millier de dragons, de se
porter à Furstenwerder, de laisser filer le corps ennemi qui cheminait
sur le Nehrung, de le couper lorsqu'il aurait dépassé Furstenwerder,
et de lui faire le plus de prisonniers qu'il pourrait. Enfin il
enjoignit au maréchal Lannes de marcher avec les grenadiers Oudinot
sur Dantzig, de n'y point fatiguer ses troupes en les employant aux
travaux de siége, mais de les tenir en réserve pour les précipiter sur
les Russes, dès qu'ils essayeraient de prendre terre aux environs de
Weichselmünde.

[En marge: Débarquement des troupes russes à Weichselmünde le 12 mai.]

Ces dispositions prescrites à temps, grâce à une prévoyance qui
faisait tout à propos, amenèrent autour de Dantzig plus de troupes
qu'il n'en fallait pour conjurer le péril. Les Russes avaient commencé
à débarquer le 12 mai. Des hauteurs sablonneuses que nous occupions,
on les voyait distinctement sur les jetées du fort de Weichselmünde.
Ils ne furent entièrement débarqués et réunis en avant de
Weichselmünde, que le 14 au soir. Des avis réitérés, adressés dans
l'intervalle au maréchal Lannes, lui firent hâter sa marche, et, le
14, il arrivait sous les murs de Dantzig avec les grenadiers Oudinot,
moins les deux bataillons laissés à Furstenwerder. Le 72e était déjà
au camp. Le maréchal Mortier avec le reste de son corps se trouvait à
une marche en arrière.

Le maréchal Lefebvre, rassuré par ces renforts, avait envoyé au
général Gardanne, qui commandait le camp de la basse Vistule dans le
Nehrung, le régiment de la garde municipale de Paris, et attendait,
avant de lui expédier de nouveaux secours, que le dessein des Russes
fût clairement dévoilé, car ils pouvaient déboucher du fort de
Weichselmünde, ou sur la rive droite, pour attaquer le camp du général
Gardanne, ou sur la rive gauche, pour attaquer le quartier général.

[En marge: Vains efforts des Russes pour débloquer Dantzig, et
brillant combat du 15 mai.]

Le 15 mai, à trois heures du matin, les Russes sortirent, au nombre de
7 à 8 mille hommes, du fort de Weichselmünde, et marchèrent à
l'attaque de nos positions du Nehrung. (Voir la carte nº 41.) Ces
positions commençaient à la pointe de l'île de Holm, là même où le
canal de Laake se réunit à la Vistule, s'étendaient sous forme
d'épaulement palissadé jusqu'au bois qui couvre cette partie du
Nehrung, étaient protégées en cet endroit par de nombreux abatis, et
finissaient à des dunes de sable le long de la mer. Le général
Schramm, passé sous les ordres du général Gardanne, défendait cette
ligne avec un bataillon du 2e léger, un détachement du régiment de la
garde de Paris, un bataillon saxon, une partie du 19e de chasseurs, et
quelques Polonais à cheval sous le capitaine Sokolniki, qu'on a déjà
vu se distinguer à ce siége. Le général Gardanne se tenait en arrière
avec le reste de ses forces, soit pour venir au secours des troupes
qui défendaient les retranchements, soit pour parer à une sortie de la
place. Le maréchal Lefebvre, en apercevant des hauteurs du
Zigankenberg le mouvement des Russes, lui avait envoyé, dès le matin,
un bataillon du 12e léger. Un peu après, le maréchal Lannes était
parti lui-même avec quatre bataillons de la division d'Oudinot, et
avait cheminé sur les digues qui traversaient le pays plat situé à
notre droite, le génie n'ayant pas encore pu établir un pont vers
notre gauche, pour communiquer directement avec le camp du Nehrung par
la basse Vistule.

Les Russes s'avancèrent en trois colonnes, l'une dirigée le long de la
Vistule en face de nos redoutes, la seconde contre le bois et les
abatis qui en garantissaient l'accès, la troisième composée de
cavalerie destinée à longer la mer. Une quatrième était restée en
réserve, pour porter secours à celle des trois qui faiblirait. Les
corvettes anglaises, arrivées en même temps, devaient pour leur part
remonter la Vistule, détruire les ponts dont on supposait l'existence,
prendre nos ouvrages à revers, et seconder le mouvement des Russes par
le feu de 60 pièces de gros calibre. Mais le vent ne favorisa pas
cette disposition, et les corvettes demeurèrent forcément à
l'embouchure de la Vistule.

Les colonnes russes marchèrent avec vigueur à l'attaque de nos
positions. Nos soldats placés derrière des retranchements en terre,
les attendirent avec sang-froid, et les fusillèrent de très-près. Les
Russes n'en furent pas ébranlés, s'approchèrent jusqu'au pied des
redoutes, mais ne purent les franchir. À chaque tentative repoussée,
nos soldats sautaient par-dessus les retranchements, et poursuivaient
les Russes à la baïonnette. La colonne qui s'était dirigée sur les
abatis, ayant un obstacle moins solide à vaincre, essaya de pénétrer
dans le bois, et de s'y établir. Elle fut arrêtée comme la première,
mais elle revint à la charge, et engagea une suite de combats corps à
corps avec nos troupes. La lutte sur ce point fut longue et opiniâtre.
La colonne de cavalerie, chargée de longer la mer, resta en
observation devant nos détachements de cavalerie, sans faire aucun
mouvement sérieux. L'action durait depuis plusieurs heures, et nos
troupes employées à la défense des ouvrages, ne comptant pas plus de
2,000 hommes, en face de 7 à 8 mille, car le général Gardanne était
obligé de veiller avec le reste sur les débouchés de la place, nos
troupes étaient épuisées, et elles auraient fini par succomber sous
ces attaques réitérées, si un bataillon de la garde de Paris, envoyé
par le général Gardanne, et le bataillon du 12e léger parti du
quartier général, ne leur eussent apporté un secours décisif. Ces
braves bataillons dirigés par le général Schramm se jetèrent sur les
Russes et les repoussèrent. Tout le monde, ranimé par cet exemple,
s'élança sur eux, et on les ramena jusqu'aux glacis du fort de
Weichselmünde.

Cependant le général Kamenski avait ordre de faire les plus grands
efforts pour secourir Dantzig. Il ne voulut donc pas se renfermer dans
le fort, sans avoir essayé une dernière tentative. Il joignit aux
troupes qui venaient de combattre la réserve qui n'avait pas encore
donné, et s'avança de nouveau sur nos retranchements, si vivement, si
infructueusement attaqués. Mais il était trop tard. Le maréchal Lannes
et le général Oudinot avaient amené au général Schramm le renfort de
quatre bataillons de grenadiers. Il leur suffit d'un seul de ces
quatre bataillons pour mettre fin au combat. Le général Oudinot, à la
tête de ce bataillon, ralliant autour de lui la masse de nos troupes,
puis les ramenant en avant, culbuta les Russes, et encore une fois les
poussa la baïonnette dans les reins jusque sur les glacis du fort de
Weichselmünde, où il les contraignit à se renfermer définitivement.
Cette action devait être et fut la dernière.

Les Russes laissèrent deux mille hommes sur le champ de bataille, la
plupart morts ou blessés, quelques-uns prisonniers. Notre perte à nous
fut de 300 hommes hors de combat. Le général Oudinot eut un cheval tué
par un boulet, qui, passant entre lui et le maréchal Lannes, faillit
tuer ce dernier. Le moment n'était pas encore arrivé où l'illustre
maréchal devait succomber à tant d'exploits répétés! La destinée,
avant de le frapper, lui réservait encore de brillantes journées.

[En marge: Tentatives des corvettes anglaises pour forcer la Vistule,
et jeter des munitions dans la place.]

[En marge: L'une de ces corvettes est prise.]

Dès lors, le maréchal Lefebvre ne pouvait plus conserver
d'inquiétudes, ni le maréchal Kalkreuth d'espérances. Cependant les
commandants des corvettes envoyées d'Angleterre pour secourir Dantzig
tenaient à exécuter leurs instructions. La place ayant surtout besoin
de munitions, le capitaine de la _Dauntless_ voulut profiter d'une
forte brise du nord pour remonter la Vistule. Mais à peine avait-il
dépassé le fort de Weichselmünde et approché de nos redoutes, qu'il
fut assailli par un feu violent d'artillerie. Les troupes sortirent
des retranchements, et, joignant le feu de la mousqueterie à celui du
canon, mirent la corvette anglaise dans un tel état, que bientôt elle
fut réduite à l'impossibilité de gouverner. Elle vint échouer sur un
banc de sable, où elle fut obligée d'amener son pavillon. Elle
contenait une grande quantité de poudre et des dépêches pour le
maréchal Kalkreuth.

[En marge: Difficultés des derniers travaux d'approche.]

[En marge: Descente du fossé.]

La place restait donc absolument abandonnée à elle-même.
Malheureusement les opérations du siége devenaient à chaque instant
plus difficiles. On était logé au bord du fossé; on avait entrepris
déjà d'y descendre; mais la nature de ce sol, qui s'éboulait sans
cesse, l'immense quantité d'artillerie dont disposait l'ennemi, et qui
lui permettait d'accabler nos tranchées de ses bombes, rendaient les
travaux aussi lents que périlleux. Il fallait cependant, quoi qu'il
pût en coûter, parvenir dans le fond du fossé, et aller, la hache à la
main, couper une assez large rangée de palissades, pour ouvrir le
chemin aux colonnes d'attaque. On commença donc à descendre dans le
fossé en se servant de passages blindés, c'est-à-dire, en s'avançant
sous des châssis couverts de terre et de fascines. Plusieurs fois les
bombes de l'ennemi percèrent les blindages et écrasèrent les hommes
qu'ils abritaient. Mais rien ne pouvait décourager nos troupes du
génie. Sur six cents soldats de cette arme, près de trois cents
avaient succombé. La moitié des officiers étaient morts ou blessés. Au
nombre des obstacles qu'on avait à vaincre, se trouvait le blockhaus
construit dans l'angle rentrant que la demi-lune formait avec le
bastion. On résolut de faire sauter par la mine cet ouvrage qui
résistait même au boulet. Une mine qui n'avait pas été poussée assez
près du blockhaus éclata, le couvrit de terre, mais le rendit plus
difficile encore à détruire. On s'établit alors sur l'entonnoir de la
mine, on déblaya sous le feu de l'ennemi la terre qui entourait le
blockhaus, auquel on mit le feu, et dont on finit ainsi par se
délivrer.

[En marge: Doutes élevés au dernier moment sur le choix du point
d'attaque.]

Lorsqu'on fut parvenu au fond du fossé, plusieurs soldats du génie
essayèrent d'aller, sous le feu même de la place, couper quelques
palissades. Il leur fallut une demi-heure pour en détruire trois.
Ainsi l'opération devait être des plus longues et des plus
meurtrières. On était arrivé au 18 mai. Il y avait quarante-huit jours
que la tranchée était ouverte. On n'avait aucun reproche à faire au
corps du génie, qui se conduisait avec un dévouement admirable.
Quelques détracteurs s'en prenaient des lenteurs du siége au général
Chasseloup. Le général Kirgener, qui dirigeait en second les travaux,
et qui avait conçu d'autres idées sur le choix du point d'attaque, ne
cessait de répéter au maréchal Lefebvre, que le Hagelsberg avait été
mal choisi, et que c'était là l'unique cause de tous les retards qu'on
éprouvait. Il le répéta si souvent, que le maréchal Lefebvre,
finissant par le croire, écrivit à l'Empereur le 18 mai, pour se
plaindre du général Chasseloup, et pour attribuer la longue résistance
de la place au mauvais choix du point d'attaque, disant que le
Bischoffsberg eut présenté bien moins de difficultés.

[En marge: Napoléon veut qu'on persiste dans le choix qu'on a fait du
Hagelsberg, et met fin aux divagations du maréchal Lefebvre.]

La plainte dans ce moment ne remédiait à rien, eût-elle été aussi
fondée qu'elle l'était peu. Mais Napoléon, qui ne cessait de veiller
au siége, ne fit pas attendre sa réponse.--Je vous croyais, écrivit-il
au maréchal Lefebvre, _plus de caractère et d'opinion_. Est-ce à la
fin d'un siége qu'il faut se laisser persuader par des inférieurs, que
le point d'attaque est à changer, décourager ainsi l'armée, et
_déconsidérer son propre jugement_? Le Hagelsberg est bien choisi.
C'est par le Hagelsberg que Dantzig a toujours été attaqué. Donnez
votre confiance à Chasseloup, qui est le plus habile, le plus
expérimenté de vos ingénieurs; ne prenez conseil que de lui et de
Lariboisière, _et chassez tous les petits critiqueurs_.--

[En marge: Les troupes du génie ayant ouvert un passage de 90 pieds
dans la rangée des palissades, l'assaut est résolu pour le 21 mai.]

Le maréchal Lefebvre fut donc obligé de persister dans le premier
choix et d'attendre les effets lents, mais sûrs, d'un art qui lui
était étranger. Les troupes du génie, se prodiguant, étaient parvenues
d'un côté au fond du fossé de la demi-lune, et de l'autre au fond du
fossé du bastion, forcées, vu l'espace étroit où elles agissaient, de
travailler sous les bombes, et de défendre elles-mêmes les travaux
contre les sorties de la place. Enfin, à la face du bastion de gauche,
qu'on attaquait en même temps que la demi-lune, elles avaient, tantôt
avec des feux de fascines, tantôt avec des sacs à poudre, tantôt aussi
avec la hache, détruit les palissades, sur une largeur de
quatre-vingt-dix pieds. C'était assez pour donner passage aux colonnes
d'assaut. Ce moment était impatiemment attendu par les troupes.
L'assaut fut résolu pour le 21 mai au soir. Plusieurs colonnes, au
nombre de quatre mille hommes, furent amenées dans le fossé, conduites
successivement au pied du talus en terre qui s'élevait derrière les
palissades, afin qu'elles vissent d'avance l'ouvrage à escalader, et
qu'elles apprissent la manière de le gravir. Remplies d'ardeur à cet
aspect, elles demandaient à grands cris qu'on leur permît de s'élancer
à l'assaut. Trois énormes poutres suspendues par des cordes, au sommet
des talus en terre, étaient prêtes à rouler sur les assaillants. Un
brave soldat, dont l'histoire doit dire le nom, François Vallé,
chasseur du 12e léger, qui avait plusieurs fois aidé les travailleurs
du génie à arracher les palissades, offrit d'aller couper les cordes
qui soutenaient ces poutres, afin d'en opérer la chute avant l'assaut.
Il se saisit d'une hache, gravit les escarpes gazonnées, coupa les
cordes, et ne fut atteint d'une balle qu'en terminant cet acte
d'héroïsme. Ajoutons qu'il ne fut pas frappé mortellement.

[En marge: Le maréchal Kalkreuth demande à capituler.]

L'heure de l'assaut approchait enfin, lorsque tout à coup on apprit
avec grand regret que le maréchal Kalkreuth demandait à capituler.

En effet, le colonel Lacoste s'était présenté en parlementaire, pour
remettre au maréchal Kalkreuth les lettres à son adresse, qu'on avait
trouvées sur la corvette anglaise, récemment prise. Il arrivait fort à
propos pour offrir au lieutenant de Frédéric l'occasion honorable de
proposer une capitulation, devenue nécessaire. Le maréchal lia
conversation avec le colonel, reconnut la nécessité de se rendre, mais
réclama pour la garnison de Dantzig les conditions que la garnison de
Mayence avait obtenues autrefois de lui, c'est-à-dire la faculté de
sortir sans être prisonnière de guerre, sans déposer les armes, et
avec le seul engagement de ne pas servir contre la France avant une
année. Le maréchal Lefebvre souscrivit à ces conditions, car il
craignait fort de voir le siége se prolonger; mais il demanda le temps
de consulter Napoléon. Celui-ci n'était pas si pressé, car il tenait
les Russes en respect sur la Passarge, et il aurait volontiers
sacrifié quelques jours de plus, pour faire un corps d'armée
prisonnier, ne comptant guère sur l'engagement que prenaient les
troupes ennemies de ne pas servir avant une année. Il exprima donc un
certain regret, mais consentit à la capitulation proposée, en
ordonnant au maréchal Lefebvre de dire à M. de Kalkreuth, que c'était
par considération pour lui, pour son âge, pour ses glorieux services,
et pour sa manière courtoise de traiter les Français, qu'on accordait
de si belles conditions. La capitulation fut signée et exécutée le 26.

[En marge: Le 26 mai, au matin, le maréchal Lefebvre fait sont entrée
dans la place de Dantzig.]

Le 26 au matin, le maréchal Lefebvre entra dans la place. Il avait
offert au maréchal Lannes, au maréchal Mortier, arrivés depuis
quelques jours, d'y entrer avec lui; mais ceux-ci ne voulurent pas lui
disputer un honneur qui lui appartenait, et qu'il avait mérité sinon
par son savoir, au moins par sa bravoure, et par sa constance à vivre
deux mois dans ces formidables tranchées. Il fit donc son entrée à la
tête d'un détachement de toutes les troupes qui avaient concouru au
siége. Celles du génie marchaient naturellement les premières. Cette
distinction leur était due à tous les titres, car, sur 600 hommes du
génie, la moitié environ avait été mise hors de combat. Aussi Napoléon
publia-t-il immédiatement l'ordre du jour suivant:

                                            «Finkenstein, 26 mai 1807.

     »La place de Dantzig a capitulé, et nos troupes y sont entrées
     aujourd'hui à midi.

     »Sa Majesté témoigne sa satisfaction aux troupes assiégeantes.
     Les sapeurs se sont couverts de gloire.»

[En marge: Causes de la longue résistance de Dantzig.]

Ce siége mémorable avait été long, puisque la place avait résisté à
cinquante et un jours de tranchée ouverte. Beaucoup de causes
contribuèrent à la longueur de cette résistance. La configuration de
la place, son vaste développement, la force de la garnison assiégée à
peu près égale à l'armée assiégeante, la lente arrivée et
l'insuffisance de la grosse artillerie, qui permit à l'ennemi de
réserver son feu pour le moment des dernières approches, le petit
nombre de bons travailleurs proportionné au petit nombre de bonnes
troupes, la nature du sol, s'éboulant sans cesse sous les projectiles,
les propriétés défensives du bois, qu'on ne pouvait battre en brèche,
et qu'il fallait arracher la pioche ou la hache à la main, enfin une
saison affreuse, variable comme l'équinoxe, passant de la gelée à des
pluies torrentueuses, toutes ces causes, disons-nous, contribuèrent à
prolonger ce siége, qui fut également honorable pour les assiégés et
pour les assiégeants. Le maréchal Kalkreuth ne ramena de sa forte
garnison que bien peu de soldats. De 18,320 hommes, 7,120 seulement
sortirent de Dantzig[30]. Il y avait eu 2,700 morts, 3,400 blessés,
800 prisonniers, 4,300 déserteurs. Le vieil élève de Frédéric s'était
montré digne en cette circonstance de la grande école de guerre dans
laquelle il avait été nourri.

[Note 30: Ces nombres sont empruntés aux états trouvés dans la place.]

Le maréchal Lefebvre par sa bravoure, le général Chasseloup par son
savoir, Napoléon par sa vaste prévoyance, les troupes du génie par un
incroyable dévouement, avaient procuré à l'armée cette importante
conquête. Quoique la grosse artillerie eût manqué, c'était un vrai
miracle, à cette prodigieuse distance du Rhin, dans cette saison,
d'avoir pu tirer de la Silésie, de la Prusse, de la haute Pologne, le
matériel nécessaire pour un aussi grand siége. Il eût été facile sans
doute à Napoléon, en détachant de la Passarge ou de la Vistule l'un de
ses corps d'armée, de terminer beaucoup plus vite la résistance de
Dantzig. Mais il n'aurait obtenu cette accélération qu'au prix d'une
grave imprudence, car, selon toutes les probabilités, Napoléon devait
être, pendant le siége, attaqué par les armées russe et prussienne,
et, s'il l'avait été, les vingt mille hommes détachés vers Dantzig,
l'auraient grandement affaibli. On ne saurait donc trop admirer l'art
avec lequel il choisit cette position de la Passarge, d'où il couvrait
à la fois le siége de Dantzig, et faisait face aux armées coalisées
qui pouvaient à chaque instant se présenter, l'art surtout avec lequel
il profita tantôt des régiments en marche, tantôt des troupes revenant
de Stralsund, tantôt de la réserve d'infanterie préparée sur la basse
Vistule, pour entretenir autour de Dantzig une force suffisante aux
opérations du siége, l'art enfin avec lequel il sut attendre un
résultat, qu'il aurait compromis en essayant de le hâter, et qu'il
n'aurait eu d'ailleurs aucun intérêt à devancer, car, ne voulant agir
offensivement qu'en juin, il importait peu de n'achever qu'en mai la
conquête de Dantzig.

[En marge: La reddition du fort de Weichselmünde suit celle de
Dantzig.]

[En marge: Napoléon charge son aide-de-camp Rapp du commandement de
Dantzig.]

[En marge: Napoléon fait un voyage à Dantzig, et en tire pour l'armée
française une grande quantité de blé et de vin.]

Ce n'était pas tout que d'avoir pris Dantzig, il fallait occuper
l'embouchure de la Vistule et les abords de la mer, c'est-à-dire le
fort de Weichselmünde, qui, bien défendu, aurait exigé une attaque en
règle, et entraîné une grande perte de temps. Mais l'effet moral de la
conquête de Dantzig nous valut la reddition du fort de Weichselmünde,
quarante-huit heures après. La moitié de la garnison ayant déserté,
l'autre moitié livra le fort, en demandant à capituler aux mêmes
conditions que la garnison de Dantzig. La route du Nehrung jusqu'à
Pillau leur servit aux uns et aux autres pour retourner à Koenigsberg.
Outre l'avantage de s'assurer une base d'opération inébranlable sur la
Vistule, Napoléon acquérait dans la ville de Dantzig des
approvisionnements immenses. Dantzig contenait, avec de grandes
richesses, 300 mille quintaux de grain, et surtout plusieurs millions
de bouteilles de vin de la meilleure qualité, ce qui allait être pour
l'armée, dans ces sombres climats, un sujet de joie et une source de
santé. Napoléon envoya tout de suite son aide-de-camp Rapp, sur le
dévouement duquel il comptait, pour prendre le commandement de
Dantzig, et empêcher les détournements de valeurs. Il le suivit
immédiatement lui-même, et vint passer deux jours à Dantzig, voulant
juger par ses propres yeux de l'importance de cette place, des travaux
qu'il fallait y ajouter pour la rendre imprenable, des ressources
enfin qu'on en pouvait tirer pour l'entretien de l'armée.

Il fit transporter sur-le-champ 18 mille quintaux de blé à Elbing,
pour approvisionner les magasins épuisés de cette ville, qui avait
déjà fourni 80 mille quintaux de grain. Il expédia un million de
bouteilles de vin pour les quartiers de la Passarge. Il vit tous les
travaux du siége, approuva ce qui avait été fait, loua beaucoup le
général Chasseloup et l'attaque par le Hagelsberg, distribua
d'éclatantes récompenses aux officiers de l'armée, et se promit de les
dédommager bientôt par des dons magnifiques de tout le butin qu'il
leur avait sagement et noblement interdit, en confiant au général Rapp
le gouvernement de Dantzig. Il résolut de nommer le maréchal Lefebvre
duc de Dantzig, et d'ajouter à ce titre une superbe dotation. Il
écrivit à M. Mollien, pour lui prescrire d'acheter sur le trésor de
l'armée une terre avec un château, qui rapportât cent mille livres de
revenu net, et qui formât l'apanage du nouveau duc. Il recommanda en
outre à M. Mollien d'acheter une vingtaine de châteaux, ayant
appartenu à d'anciennes familles, et autant que possible situés dans
l'Ouest, afin d'en faire présent aux généraux qui lui prodiguaient
leur sang, s'appliquant ainsi à renouveler l'aristocratie de la
France, comme il renouvelait les dynasties de l'Europe, par les coups
de son épée, devenue dans ses mains une sorte de baguette magique, de
laquelle s'échappaient la gloire, les richesses et les couronnes.

Il donna les ordres nécessaires pour qu'on relevât tout de suite les
ouvrages de Dantzig. Il y plaça comme garnison les 44e et 19e de
ligne, qui avaient beaucoup souffert pendant le siége. Il voulut qu'on
y réunît tous les régiments provisoires qui n'auraient pas le temps
d'arriver à l'armée avant la reprise des opérations offensives. Il
assigna à la légion du Nord, dont le dévouement et les fatigues
avaient été extrêmes, dont la fidélité n'était pas douteuse, la garde
du fort de Weichselmünde. Il fit distribuer une partie des troupes
allemandes dans le Nehrung. Il prescrivit aux Saxons, qui étaient bons
soldats, mais qui avaient besoin de servir dans nos rangs pour
s'attacher à nous, de rejoindre le corps de Lannes, déjà revenu sur
la Vistule, et aux Polonais, qu'il désirait aguerrir, de rejoindre le
corps de Mortier, destiné également à se transporter sur la Vistule.
Les Italiens furent laissés au blocus de Colberg, le reste des
Polonais au blocus de la petite citadelle de Graudentz, points de peu
d'importance, que nous avions encore à prendre.

[En marge: Suites de la proposition de médiation faite par
l'Autriche.]

[En marge: Le nouveau cabinet anglais accepte la médiation
autrichienne.]

Napoléon, de retour à Finkenstein, disposa toutes choses pour
recommencer les opérations offensives dès les premiers jours du mois
de juin. Les négociations astucieuses de l'Autriche n'avaient abouti
qu'à rendre inévitable une solution par les armes. L'offre de
médiation faite par cette cour, acceptée avec défiance et regret, mais
avec bonne grâce par Napoléon, avait été reportée sur-le-champ à
l'Angleterre, à la Prusse, à la Russie. Le nouveau cabinet anglais,
quoique sa politique fût loin d'incliner à la paix, ne pouvait à son
début afficher une préférence trop marquée pour la guerre. M. Canning
répondit, en qualité de ministre des affaires étrangères, que la
Grande-Bretagne acceptait volontiers la médiation de l'Autriche, et
qu'elle suivrait dans cette négociation l'exemple des cours alliées,
la Prusse et la Russie.

[En marge: Le roi de Prusse opine pour l'acceptation de la médiation;
l'empereur Alexandre opine pour la continuation de la guerre.]

[En marge: La médiation de l'Autriche éludée par la Prusse et la
Russie.]

La réponse de cette dernière fut la moins amicale des trois.
L'empereur Alexandre s'était transporté au quartier général de son
armée, à Bartenstein, sur l'Alle. Il y avait été rejoint par le roi de
Prusse, venu de Koenigsberg pour s'aboucher avec lui. La garde
impériale, récemment partie de Saint-Pétersbourg, de nombreuses
recrues tirées des provinces les plus reculées de l'empire, avaient
procuré à l'armée russe un renfort de 30 mille hommes, et réparé les
pertes de Pultusk et d'Eylau. Les exagérations ridicules du général
Benningsen, poussées au delà de tout ce que permet le désir de relever
le moral de ses soldats, de son pays, de son souverain, avaient trompé
le jeune czar. Il croyait presque avoir été vainqueur à Eylau, et il
était porté à tenter de nouveau le sort des armes. Le roi de Prusse,
au contraire, que des relations particulières avec Napoléon,
entretenues par l'intermédiaire de Duroc, avaient éclairé sur les
dispositions un peu améliorées du vainqueur d'Iéna, paraissait enclin
à traiter, à condition qu'on lui rendrait la plus grande partie de son
royaume. Il ne se faisait guère illusion sur les succès obtenus par la
coalition. Il avait vu la principale place de ses États conquise par
les Français, en face de l'armée russe, réduite à l'impuissance de s'y
opposer, et il ne pouvait se persuader qu'on fût bientôt en mesure de
ramener Napoléon sur la Vistule et l'Oder[31]. Il opina donc pour la
paix. Mais l'empereur Alexandre, infatué de ses prétendus avantages,
auxquels la prise de Dantzig donnait cependant un éclatant démenti,
affirma au roi Frédéric-Guillaume qu'on lui restituerait avant peu son
patrimoine tout entier, sans qu'il perdît une seule province, qu'on
rétablirait de plus l'indépendance de l'Allemagne; qu'il suffisait
pour cela de gagner une seule bataille, qu'avec une bataille gagnée
on déciderait l'Autriche, et qu'on assurerait ainsi la perte de
Napoléon et l'affranchissement de l'Europe. Frédéric-Guillaume se
laissa donc entraîner par de nouvelles suggestions, assez semblables à
celles qui l'avaient déjà séduit à Potsdam, et la médiation de
l'Autriche fut refusée en réalité, quoique acceptée en apparence. On
répondit qu'on serait charmé de voir la paix rendue à l'Europe, et
rendue par les soins officieux de l'Autriche, mais qu'on voulait
savoir auparavant sur quelles bases Napoléon entendait traiter avec
les puissances alliées. Cette réponse évasive ne permettait aucun
doute sur la continuation de la guerre, et elle causa un grand
déplaisir à l'Autriche, qui perdait ainsi le moyen d'entrer dans la
querelle pour la terminer à son gré, soit par le concours de ses
armes, si Napoléon essuyait des revers, soit par une paix dont elle
serait l'arbitre, s'il continuait à être heureux. Néanmoins elle ne
voulut point abandonner la médiation, de manière à paraître battue;
elle communiqua les réponses qu'elle avait reçues à Napoléon, et lui
demanda d'éclaircir les doutes qui semblaient empêcher les puissances
belligérantes d'ouvrir les négociations. C'est M. de Vincent qui fut
chargé de la suite de ces pourparlers. Il ne put le faire que par
écrit, car, tandis qu'il était resté à Varsovie, M. de Talleyrand
avait rejoint Napoléon à Finkenstein.

[Note 31: Il est fort difficile de connaître au juste ce qui se
passait entre ces souverains, vivant dans un tête-à-tête continuel, et
ne faisant guère au public qui les entourait la confidence de leurs
dispositions secrètes. Mais on a su par les communications de la cour
de Prusse à plusieurs petites cours allemandes ce qui se passait au
quartier général, et d'ailleurs l'assertion que je produis ici est
tirée des récits que la reine de Prusse fit elle-même à l'un des
diplomates respectables du temps.]

Ce dénoûment satisfit Napoléon, qui avait vu la médiation de
l'Autriche avec beaucoup de crainte. Persistant toutefois à ne pas
assumer sur lui-même le refus de la paix, il répondit qu'il était prêt
à entrer dans la voie des concessions, moyennant que l'on accordât à
ses alliés, l'Espagne, la Hollande, la Porte, des restitutions
équivalentes à celles qu'il était disposé à faire. Il ajouta qu'on
n'avait qu'à désigner un lieu pour y rassembler un congrès, et qu'il y
enverrait des plénipotentiaires sans aucun retard.

Mais la médiation était manquée, car il fallait plusieurs mois pour
amener de tels pourparlers à une fin quelconque, et, en quelques jours
de beau temps, il espérait avoir terminé la guerre.

[En marge: Résolutions des souverains de Prusse et de Russie, réunis à
Bartenstein, pour continuer la guerre.]

[En marge: Convention de Bartenstein.]

Tout était prêt, en effet, des deux côtés, pour reprendre les
hostilités avec la plus grande énergie. Les deux souverains, réunis à
Bartenstein, avaient contracté l'un envers l'autre les plus solennels
engagements, et s'étaient promis de ne déposer les armes que lorsque
la cause de l'Europe serait vengée et les États prussiens restitués en
entier. Ils avaient signé à Bartenstein une convention par laquelle
ils s'obligeaient à n'agir que de concert, à ne traiter avec l'ennemi
que du consentement commun. Le but assigné à leurs efforts était non
pas, disaient-ils, l'abaissement de la France, mais l'affranchissement
des puissances, grandes et petites, abaissées par la France. Ils
allaient combattre pour faire évacuer l'Allemagne, la Hollande,
l'Italie même, si l'Autriche se joignait à eux, pour rétablir, à
défaut de l'ancienne confédération germanique, une nouvelle
constitution fédérative, qui assurât l'indépendance de tous les États
allemands, et une raisonnable influence de l'Autriche et de la Prusse
sur l'Allemagne. Du reste, l'étendue des réparations projetées devait
dépendre des succès de la coalition. D'autres conventions avaient été
signées, tant avec la Suède qu'avec l'Angleterre. Celle-ci, plus
intéressée à la guerre que personne, et jusqu'ici profitant des
efforts des puissances sans en faire aucun, avait promis des subsides
et des troupes de débarquement. Son avarice, lorsqu'il s'agissait de
subsides, avait indisposé le roi de Suède, au point de dégoûter ce
prince de la croisade qu'il avait toujours rêvée contre la France.
Cependant, la Russie aidant, on avait arraché à l'Angleterre un
million sterling pour la Prusse, une allocation annuelle pour les
Suédois employés en Poméranie, et l'engagement d'envoyer un corps de
20 mille Anglais à Stralsund. La Prusse avait promis, de son côté,
d'envoyer 8 à 10 mille Prussiens à Stralsund, lesquels, joints aux 20
mille Anglais et à 15 mille Suédois, devaient former sur les derrières
de Napoléon une armée respectable, et d'autant plus à craindre pour
lui, qu'elle se couvrirait du voile de l'armistice signé avec le
maréchal Mortier.

[En marge: L'Autriche refuse d'adhérer à la convention de
Bartenstein.]

Ces conventions, communiquées à l'Autriche, ne l'entraînèrent pas.
D'ailleurs la prise de Dantzig, qui attestait l'impuissance des
Russes, suffisait, avec tout ce qu'on connaissait à Vienne de la
situation relative des armées belligérantes, pour enchaîner cette cour
à son système de politique expectante.

[En marge: État de l'armée russe au moment de la reprise des
opérations.]

Alexandre et Frédéric-Guillaume étaient donc réduits à lutter contre
les Français avec les débris des forces prussiennes, qui consistaient
en une trentaine de mille hommes, pour la plupart prisonniers échappés
de nos mains, avec l'armée russe recrutée, avec les Suédois, et un
corps anglais promis en Poméranie. Les soldats du général Benningsen
étaient toujours dans une cruelle pénurie, et, tandis que Napoléon
savait tirer d'un pays ennemi les plus abondantes ressources,
l'administration russe ne savait pas, au milieu d'un pays ami, avec
des moyens de navigation considérables, trouver de quoi apaiser la
faim dévorante de son armée. Cette malheureuse armée souffrait, se
plaignait, mais, en voyant son jeune souverain à Bartenstein, elle
mêlait à ses cris de douleur des cris d'amour, et le trompait en lui
promettant par ses acclamations plus qu'elle ne pouvait faire pour la
politique et pour la gloire de l'empire moscovite. Quoique ignorante,
elle jugeait assez bien l'inutilité de cette guerre, mais elle
demandait à marcher en avant, ne fût-ce que pour conquérir des vivres.
Aussi les deux souverains, en se rendant l'un à Tilsit, l'autre à
Koenigsberg, où ils allaient attendre le résultat de la campagne,
avaient laissé à leurs généraux l'ordre de prendre l'offensive le plus
tôt possible.

[En marge: Camp retranché d'Heilsberg.]

Le général Benningsen s'était posté sur le cours supérieur de l'Alle,
à Heilsberg (voir la carte nº 38), où il avait, à l'imitation de
Napoléon, créé un camp retranché, formé quelques magasins très-mal
approvisionnés, et préparé son terrain pour livrer une bataille
défensive, si Napoléon entrait le premier en action. Il pouvait réunir
sous sa main environ 100 mille hommes. Indépendamment de cette masse
principale, il avait à sa gauche un corps de 18 mille hommes sur la
Narew, placé d'abord sous le commandement du général Essen, et depuis
sous celui du général Tolstoy. Il avait à sa droite environ 20 mille
hommes, qui se composaient de la division Kamenski, revenue de
Weichselmünde, et du corps prussien de Lestocq. Il avait enfin
quelques dépôts à Koenigsberg, ce qui faisait en tout 140 mille
hommes, répandus depuis Varsovie jusqu'à Koenigsberg, dont 100 mille
rassemblés sur l'Alle, vis-à-vis de nos cantonnements de la Passarge.
Le général Labanoff amenait, en troupes tirées de l'intérieur de
l'empire, un renfort de 30 mille hommes. Mais ces troupes ne devaient
être rendues sur le théâtre de la guerre qu'après la reprise des
opérations.

Quoique cette armée pût se présenter avec confiance devant tout
ennemi, quel qu'il fût, elle ne pouvait combattre avec chance de
succès contre l'armée française d'Austerlitz et d'Iéna, à laquelle
d'ailleurs elle était devenue singulièrement inférieure en nombre,
depuis que Napoléon avait eu le temps d'extraire de France et d'Italie
les nouvelles forces dont on a lu précédemment la longue énumération.

[En marge: État de l'armée française à la fin de mai.]

[En marge: Armée du maréchal Brune destinée à garder l'Allemagne.]

Napoléon venait, en effet, de recueillir le fruit de ses soins
incessants et de son admirable prévoyance. Son armée, reposée,
nourrie, recrutée, était en mesure de faire face à tous ses ennemis,
ou déjà déclarés, ou prêts à se déclarer au premier événement. Sur ses
derrières, le maréchal Brune, avec 15 mille Hollandais réunis dans les
villes anséatiques, avec 14 mille Espagnols partis de Livourne, de
Perpignan, de Bayonne, et en marche vers l'Elbe, avec les 15 mille
Wurtembergeois employés récemment à conquérir les places de la
Silésie, avec les 16 mille Français des divisions Boudet et Molitor,
actuellement arrivés en Allemagne, avec 10 mille hommes des bataillons
de garnison, occupant Hameln, Magdebourg, Spandau, Custrin, Stettin,
avec le nouveau contingent demandé à la confédération du Rhin, le
maréchal Brune avait une armée d'environ 80 mille hommes. Cette armée,
au besoin, pouvait être renforcée de 25 mille vieux soldats tirés des
côtes de France, ce qui l'aurait portée à 100 ou 110 mille hommes.

[En marge: Corps des maréchaux Mortier et Lannes.]

Les troupes françaises fatiguées, les troupes alliées sur lesquelles
on comptait le moins, gardaient Dantzig, ou continuaient le blocus de
Colberg et de Graudentz. Deux nouveaux corps compensaient sur la
Vistule la dissolution du corps d'Augereau, c'étaient, comme on l'a
vu, celui du maréchal Mortier et celui du maréchal Lannes. Le corps du
maréchal Mortier se composait du 4e léger, des 15e, 58e de ligne, du
régiment municipal de Paris, formant la division Dupas, et d'une
partie des régiments polonais de nouvelle création. Le corps de Lannes
se composait des fameux grenadiers et voltigeurs Oudinot, des 2e et
12e légers, des 3e et 72e de ligne, formant la division Verdier. Les
Saxons devaient constituer la troisième division du corps de Lannes.
Ces deux corps se trouvaient sur les divers bras de la basse Vistule,
l'un à Dirschau, l'autre à Marienbourg; celui de Mortier pouvait
fournir 11 ou 12 mille hommes présents au feu, celui de Lannes 15
mille. Leur effectif nominal était bien plus considérable.

Au delà de la Vistule, et en face de l'ennemi, Napoléon possédait cinq
corps, outre la garde et la réserve de cavalerie.

[En marge: Corps de Masséna sur la Narew.]

Masséna occupant à la fois la Narew et l'Omuleff, ayant sa droite près
de Varsovie, son centre à Ostrolenka, sa gauche à Neidenbourg, gardait
l'extrémité de notre ligne avec 36 mille hommes, dont 24 mille
étaient prêts à combattre. Dans ce nombre figuraient 6 mille Bavarois.

Un corps de Polonais récemment levé, celui de Zayonschek, fort de 5 à
6 mille hommes, en grande partie cavalerie, appartenant nominalement
au corps de Mortier, remplissait l'intervalle entre Masséna et les
cantonnements de la Passarge, et faisait des patrouilles continuelles
soit dans les forêts, soit dans les marécages du pays.

[En marge: Corps des maréchaux Ney, Davout, Soult, Bernadotte, sur la
Passarge.]

Enfin venaient les anciens corps des maréchaux Ney, Davout, Soult,
Bernadotte, cantonnés tous les quatre derrière la Passarge.

Nous avons déjà décrit la Passarge et l'Alle, naissant l'une près de
l'autre, des nombreux lacs de la contrée, mais la première coulant à
notre gauche perpendiculairement à la mer, la seconde droit devant
nous, perpendiculairement à la Prégel, formant ainsi toutes deux un
angle, dont nous occupions un côté et les Russes l'autre. Chacune des
deux armées était rangée d'une manière différente sur les côtés de cet
angle. Nous bordions la Passarge dans sa longueur, qui est d'une
vingtaine de lieues, depuis Hohenstein jusqu'à Braunsberg. Les Russes
au contraire, pour nous faire face, étaient concentrés sur le cours
supérieur de l'Alle, près d'Heilsberg.

Le maréchal Ney, établi au sommet de cet angle peu régulier, comme
tous ceux que trace la nature, tenait à la fois l'Alle et la Passarge,
par Guttstadt et par Deppen, avec un corps de 25 mille hommes,
fournissant 17 mille combattants, troupe incomparable, et digne de son
chef. À la même hauteur, mais un peu en arrière, le maréchal Davout
était comme le maréchal Ney, entre l'Alle et la Passarge, entre
Allenstein et Hohenstein, flanquant le maréchal Ney, et empêchant
qu'on ne tournât l'armée, et qu'on ne vînt par Osterode s'ouvrir une
issue vers la Vistule. Son corps, modèle de discipline et de tenue,
fait à l'image de celui qui le commandait, pouvait, sur 40 mille
hommes, en mettre 30 mille en bataille. C'était celui des maréchaux
dont les troupes présentaient toujours le plus d'hommes propres à
combattre, grâce à sa vigilance et à sa vigueur. Le maréchal Soult,
placé à la gauche du maréchal Ney, gardait à Liebstadt le milieu du
cours de la Passarge, ayant des postes retranchés aux ponts de
Pittehnen et de Lomitten. Il avait 43 mille hommes à l'effectif, et 30
à 31 mille présents sous les armes. Le maréchal Bernadotte défendait
la basse Passarge, de Spanden à Braunsberg, avec 36 mille hommes, dont
24 mille prêts à marcher. La belle division Dupont occupait Braunsberg
et les bords de la mer, ou Frische-Haff.

Entre la Passarge et la Vistule, enfin, dans une région semée de lacs
et de marécages, se trouvait le quartier général de Finkenstein, où
Napoléon campait au milieu de sa garde, forte de 8 à 9 mille
combattants sur un effectif de 12 mille hommes. Un peu plus en arrière
et à gauche, dans les plaines d'Elbing, était répandue la cavalerie de
Murat, comprenant toute la cavalerie de l'armée, sauf les hussards et
chasseurs laissés à chaque corps, comme moyen de se garder. Sur 30
mille cavaliers, elle en offrait 20 mille prêts à monter à cheval.

[En marge: Dissémination inévitable des grandes armées quand on opère
à de grandes distances.]

Telles étaient les forces de Napoléon, du Rhin à la Passarge, de la
Bohême à la Baltique; en troupes en marche ou déjà parvenues sur le
théâtre de la guerre, en troupes gardant ses derrières ou prêtes à
prendre l'offensive, en soldats valides, blessés ou malades, en
Français ou alliés, il comptait plus de 400 mille hommes. Si on ne
considère que ce qui allait entrer en action, si on néglige même le
corps de Masséna, destiné à garder la Narew, on peut dire qu'il avait
sous la main six corps, ceux des maréchaux Ney, Davout, Soult,
Bernadotte, Lannes, Mortier, plus la cavalerie et la garde, lesquels
composaient un effectif de 225 mille hommes[32], dont 160 mille
combattants véritables. Telle est la difficulté de l'offensive! Plus
on avance, plus la fatigue, la dissémination, la nécessité de se
garder, diminuent la force des armées. Qu'on suppose ces 400 mille
hommes ramenés sur le Rhin, non pas par une déroute, mais par un
calcul de prudence, et chaque homme, sauf les malades, eût fourni un
combattant. Sur la Vistule, au contraire, moins de la moitié pouvait
combattre. Supposez deux cents lieues de plus, et le quart seul aurait
pu se présenter devant l'ennemi. Et pourtant celui qui conduisait ces
masses était le plus grand organisateur qui ait existé! Rendons grâce
à la nature des choses, qui a voulu que l'attaque fût plus difficile
que la défense!

[Note 32:

                Effectif.   Présents sous
                             les armes.
  Ney           25 mille     17 mille.
  Davout        40           30
  Soult         43           31 ou 32
  Bernadotte    36           24
  Murat         30           20
  Garde         12            8 ou 9
  Lannes        20           15
  Mortier       15           10
               ------      ------
               221 mille    155 mille.

En ajoutant les Polonais de Zayonschek, 5 mille pour 7 ou 8 mille, on
a 160 mille combattants sur 228 mille hommes d'effectif total.]

[En marge: État florissant de la cavalerie française, refaite dans les
plaines d'Elbing.]

Mais les 160 mille hommes que Napoléon avait à sa disposition, après
avoir suffisamment couvert ses flancs et ses derrières, se trouvaient
tous dans le rang. Si on avait appliqué la même manière de compter à
l'armée russe, elle n'eût pas été de 140 mille hommes assurément. Les
soldats de Napoléon étaient parfaitement reposés, abondamment nourris,
vêtus convenablement pour la guerre, c'est-à-dire couverts et
chaussés, bien pourvus d'armes et de munitions. La cavalerie surtout,
refaite dans les plaines de la basse Vistule, montée avec les plus
beaux chevaux de l'Allemagne, ayant repris ses exercices depuis deux
mois, offrait un aspect superbe. Napoléon, voulant la voir réunie tout
entière dans une seule plaine, s'était transporté à Elbing pour la
passer en revue. Dix-huit mille cavaliers, masse énorme, mue par un
seul chef, le prince Murat, avaient manoeuvré devant lui pendant toute
une journée, et tellement ébloui sa vue, si habituée pourtant aux
grandes armées, qu'écrivant une heure après à ses ministres, il
n'avait pu s'empêcher de leur vanter le beau spectacle qui venait de
frapper ses yeux dans les plaines d'Elbing.

[En marge: Afin d'éviter les surprises, Napoléon a la précaution de
faire camper ses troupes dès le retour de la belle saison.]

Par une prévoyance dont il eut fort à s'applaudir, Napoléon avait
exigé qu'à partir du 1er mai tous les corps sortissent des villages où
ils étaient cantonnés, pour camper en divisions, à portée les uns des
autres, dans des lieux bien choisis, et derrière de bons ouvrages de
campagne. C'était le vrai moyen de n'être pas surpris, car les
exemples d'armées assaillies à l'improviste dans leurs quartiers
d'hiver ont tous été fournis par des troupes qui s'étaient disséminées
pour se loger et pour vivre. Une armée vivement attaquée dans cette
position peut, avant d'avoir eu le temps de se rallier, perdre en
nombre une moitié de sa force, et en territoire des provinces et des
royaumes. La précaution de camper, quoique infiniment sage, était
cependant difficile à obtenir des chefs et des soldats, car il fallait
quitter de bons cantonnements, où chacun avait fini par s'établir à
son gré, et attendre désormais des magasins seuls les vivres qu'on
trouvait plus sûrement sur les lieux. Napoléon l'exigea néanmoins, et,
en dix ou quinze jours, tous les corps furent campés sous des
baraques, couverts par des ouvrages en terre, ou par d'immenses
abatis, manoeuvrant tous les jours, et ayant repris, grâce à leur
réunion en masse, l'énergie de l'esprit militaire, énergie qui varie à
l'infini, s'élève ou s'abaisse, non-seulement par la victoire ou la
défaite, mais par l'activité ou le repos, par toutes les circonstances
enfin qui tendent ou détendent l'âme humaine, comme un ressort.

[En marge: Juin 1807.]

[En marge: Aspect de la nature du Nord au retour de la belle saison.]

La nature, si sombre en ces climats pendant l'hiver, mais qui, nulle
part, n'est dépourvue de beauté, surtout quand le soleil, revenu vers
elle, lui rend la lumière et la vie, la nature invitait elle-même les
hommes au mouvement. D'abondants pâturages s'offraient à la nourriture
des chevaux, et permettaient de consacrer tous les moyens de transport
à la subsistance des hommes. Les deux armées se trouvaient en
présence, à une portée de canon, manoeuvrant quelquefois sous les yeux
l'une de l'autre, se servant réciproquement de spectacle, et
s'abstenant de tirer, certaines qu'elles étaient de passer bientôt de
cette paisible activité à une lutte sanglante. On s'attendait des deux
côtés à une prochaine reprise des opérations, et on se tenait sur ses
gardes, de crainte d'être surpris. Un jour même, du côté de
Braunsberg, poste occupé par la division Dupont, on entendit à la
chute du jour un bruit confus de voix, qui semblait annoncer la
présence d'un corps nombreux. Les chefs accoururent, croyant que
l'attaque des cantonnements allait enfin commencer, et que les Russes
prenaient l'initiative. Mais, en approchant du lieu d'où le bruit
partait, on aperçut une multitude de cygnes sauvages, qui se jouaient
dans les eaux de la Passarge, dont ils habitent les bords en troupes
innombrables[33].

[Note 33: Ces détails sont tirés des Mémoires militaires du général
Dupont, Mémoires encore manuscrits et remplis du plus haut intérêt.]

Cependant Napoléon, revenu de Dantzig et d'Elbing, ayant tous ses
moyens réunis entre la Vistule et la Passarge, résolut de se mettre en
mouvement le 10 juin, pour se porter sur l'Alle, en descendre le
cours, séparer les Russes de Koenigsberg, prendre cette place devant
eux, et les rejeter sur le Niémen. Il avait ordonné que, pour le 10,
chaque corps d'armée eût en pain ou en biscuit quatorze jours de
vivres, quatre dans le sac des soldats, dix sur des caissons. Mais
tandis qu'il se préparait à recommencer les hostilités, les Russes,
décidés à le prévenir, devançaient de cinq jours le mouvement de
l'armée française.

[En marge: le général Benningsen se décide à prévenir Napoléon et à
prendre l'initiative des hostilités.]

[En marge: Seul plan raisonnable pour les Russes dans la situation
relative des deux armées.]

On aurait compris qu'ils eussent bravé tous les hasards de
l'offensive, lorsqu'il s'agissait de sauver Dantzig. Mais maintenant
qu'aucun intérêt pressant ne les obligeait de se hâter, oser assaillir
Napoléon dans des positions longuement étudiées, soigneusement
défendues, et cela uniquement parce que la belle saison était venue,
ne peut se concevoir que d'un général agissant sans réflexion,
obéissant à de vagues instincts plutôt qu'à une raison éclairée. On
eût été aussi assuré, qu'on l'était peu, de la bonne exécution des
opérations, en opposant alors des troupes russes aux troupes
françaises, qu'il n'y aurait pas eu de bon plan d'offensive contre
Napoléon, établi comme il l'était sur la Passarge. Attaquer par la
mer, essayer d'enlever Braunsberg sur la basse Passarge, pour aller
ensuite se heurter contre la basse Vistule et Dantzig que nous
occupions, n'eût été qu'un enchaînement de folies. Attaquer par le
côté opposé, c'est-à-dire remonter l'Alle, passer entre les sources de
l'Alle et celles de la Passarge, tourner notre droite, se glisser
entre le maréchal Ney et le corps de Masséna, dans l'espace gardé par
les Polonais, était tout ce que désirait Napoléon lui-même, car dans
ce cas il s'élevait par sa gauche, se portait entre les Russes et
Koenigsberg, les coupait de leur base d'opération, et les jetait dans
les inextricables difficultés de l'intérieur de la Pologne. Il n'y
avait donc, en prenant l'offensive, que des dangers à courir, sans un
seul résultat avantageux à poursuivre. Attendre Napoléon sur la
Prégel, la droite à Koenigsberg, la gauche à Vehlau (voir la carte nº
38), bien défendre cette ligne, puis, cette ligne perdue, se replier
en bon ordre sur le Niémen, attirer les Français dans les profondeurs
de l'empire, en évitant les grandes batailles, leur opposer ainsi le
plus redoutable des obstacles, celui des distances, et leur refuser
l'avantage de victoires éclatantes, telle était la seule conduite
raisonnable de la part du général russe, la seule dont l'expérience
ait depuis, malheureusement pour nous, démontré la sagesse.

Mais le général Benningsen, qui avait promis à son souverain de tirer
de la bataille d'Eylau les plus brillantes conséquences, et de lui
apporter bientôt un ample dédommagement de la prise de Dantzig, ne
pouvait pas prolonger davantage l'inaction observée pendant le siége
de cette place, et se croyait obligé de prendre l'initiative. Aussi
avait-il formé le projet de se jeter sur le maréchal Ney, dont la
position fort avancée prêtait aux surprises plus qu'aucune autre.
Napoléon, en effet, voulant tenir non-seulement la Passarge jusqu'à
ses sources, mais l'Alle elle-même dans la partie supérieure de son
cours, de manière à occuper le sommet de l'angle décrit par ces deux
rivières, avait placé le maréchal Ney à Guttstadt, sur l'Alle.
Celui-ci devait paraître en l'air, à qui ne connaissait pas les
précautions prises pour corriger l'inconvénient apparent d'une telle
situation. Mais tous les moyens d'une prompte concentration étaient
assurés, et préparés d'avance. (Voir la carte nº 38.) Le maréchal Ney
avait sa retraite indiquée sur Deppen, le maréchal Davout sur
Osterode, le maréchal Soult sur Liebstadt et Mohrungen, le maréchal
Bernadotte sur Preuss-Holland. L'ennemi insistant, les uns et les
autres devaient, en faisant une marche de plus, se trouver réunis à
Saalfeld, avec la garde, avec Lannes, avec Mortier, avec Murat, dans
un labyrinthe de lacs et de forêts, dont Napoléon connaissait seul les
issues, et où il avait préparé un désastre à l'adversaire imprudent
qui viendrait l'y chercher.

[En marge: Dispositions du général Benningsen pour enlever le corps du
maréchal Ney.]

Sans avoir pénétré aucune de ces combinaisons, le général Benningsen
résolut d'enlever le corps du maréchal Ney, et adopta des dispositions
qui au premier aspect semblaient faites pour réussir. Il dirigea sur
le maréchal Ney la plus grande partie de ses forces, se bornant contre
les autres maréchaux à de simples démonstrations. Trois colonnes, et
même quatre, si l'on compte la garde impériale, accompagnées de toute
la cavalerie, durent remonter l'Alle, assaillir le maréchal Ney, de
front par Altkirch, de gauche par Wolsdorf, de droite par Guttstadt,
tandis que Platow, hetman des Cosaques, remplissant de ses coureurs
l'espace qui nous séparait de la Narew, et forçant avec de
l'infanterie légère l'Alle au-dessus de Guttstadt, chercherait à se
glisser entre les corps de Ney et de Davout. Pendant ce temps, la
garde impériale, sous le grand-duc Constantin, devait se placer en
réserve derrière les trois colonnes chargées d'assaillir le maréchal
Ney, pour se porter au secours de celle qui faiblirait. Une colonne
composée de deux divisions, sous la conduite du lieutenant général
Doctorow, eut l'ordre de venir d'Olbersdorf sur Lomitten, attaquer les
ponts du maréchal Soult, pour empêcher celui-ci de secourir le
maréchal Ney. Une autre colonne russe et prussienne, sous les généraux
Kamenski et Rembow, fut chargée de faire une forte démonstration sur
le pont de Spanden, que gardait le maréchal Bernadotte, afin que le
cours entier de la Passarge fût menacé à la fois. Le général prussien
Lestocq eut même la mission de se montrer devant Braunsberg, afin
d'augmenter l'incertitude des Français sur le plan général d'après
lequel étaient dirigées toutes ces attaques.

Restait à savoir si les dispositions du général russe, en apparence
bien calculées, seraient exécutées avec la précision nécessaire pour
faire réussir des opérations aussi compliquées, et ne rencontreraient
pas les Français tellement préparés, tellement résolus, qu'il fût
impossible de les surprendre et de les forcer dans leur position. Les
mouvements de ces nombreuses colonnes, cachés par les forêts et les
lacs de cette obscure contrée, échappèrent à nos généraux, qui se
doutaient bien que les Russes étaient prêts, mais qui se sentant prêts
eux-mêmes, et s'attendant à marcher à chaque instant, n'éprouvaient ni
surprise, ni crainte, à la vue des préparatifs de l'ennemi.

On put s'apercevoir ici que la prévoyance est toute-puissante à la
guerre. Cette formidable attaque dirigée contre le maréchal Ney eût
réussi infailliblement, si nos troupes, disséminées dans des villages,
avaient été surprises et obligées de courir en arrière pour se
rallier. Mais il n'en était pas ainsi, et, grâce aux ordres de
Napoléon, ordres désagréables à tous les corps, et qu'il avait fallu
rendre absolus pour en obtenir l'exécution, les troupes étaient
campées par division, couvertes par des ouvrages en terre et par des
abatis, établies de manière à se défendre long-temps, et à pouvoir se
secourir les unes les autres, avant d'être réduites à céder le
terrain.

[En marge: Attaque exécutée le 5 juin au matin contre le corps du
maréchal Ney.]

[En marge: Fière attitude du maréchal Ney en présence de l'armée
russe.]

[En marge: Retraite heureuse du maréchal Ney à Ankendorf.]

Le 5 juin au matin, dès la pointe du jour, l'avant-garde russe,
conduite par le prince Bagration, se porta rapidement sur la position
d'Altkirch (voir la carte nº 38), l'une de celles qu'occupait le
maréchal Ney avec une division, et négligea tous les petits postes
français répandus dans les bois, afin de les enlever en les dépassant.
Nos troupes, qui par suite du campement couchaient en bataille,
satisfaites plutôt qu'étonnées de la vue de l'ennemi, pleines de
sang-froid, exercées tous les jours à tirer, firent sur les Russes un
feu meurtrier, et qui les arrêta promptement. Le 39e placé en avant
d'Altkirch, ne se retira qu'après avoir jonché de morts le pied des
retranchements. Pendant ce temps, les attaques dirigées sur Wolfsdorf
à gauche, sur Guttstadt à droite, et plus à droite encore sur
Bergfried, s'exécutaient avec vigueur, mais heureusement sans aucun
ensemble, et de façon à laisser au maréchal Ney le temps d'opérer sa
retraite. Accouru à la tête de ses troupes, il s'aperçut que l'effort
principal de l'armée russe se concentrait sur lui, et que c'était le
cas de prendre la route de Deppen, assignée comme ligne de retraite
par la prévoyance de Napoléon. Il avait l'une de ses divisions en
avant de Guttstadt, à Krossen, l'autre en arrière, à Glottau. Il les
réunit, en se donnant toutefois le temps de recueillir son artillerie,
ses bagages, ses postes détachés dans les bois, qu'il ramena tous,
sauf deux ou trois cents hommes laissés à l'extrémité la plus avancée
de la forêt d'Amt-Guttstadt. Il suivit la route de Guttstadt à
Deppen, par Quetz et Ankendorf, traversant lentement le petit espace
compris entre l'Alle et la Passarge, s'arrêtant avec un rare
sang-froid pour faire ses feux de deux rangs, quelquefois chargeant à
la baïonnette l'infanterie qui le pressait de trop près, ou se formant
en carré, et fusillant à bout portant l'innombrable cavalerie russe,
inspirant enfin aux ennemis une admiration qu'ils exprimèrent
eux-mêmes quelques jours après[34]. Il ne voulut pas céder tout entier
l'espace de quatre à cinq lieues, qui sépare en cet endroit l'Alle de
la Passarge, et il fit halte à Ankendorf. Il avait eu affaire à 15
mille hommes d'infanterie, à 15 mille hommes de cavalerie, et si les
deux colonnes du prince Bagration et du lieutenant général Saken
eussent agi ensemble, si la garde impériale se fût jointe à elles, il
est difficile qu'en présence de soixante mille hommes réunis, il
n'eût pas essuyé un terrible échec. Il avait perdu 12 ou 1500 hommes
en morts ou blessés, mais il avait abattu plus de trois mille Russes.
À trois heures de l'après-midi, l'ennemi s'arrêta lui-même, sans aucun
motif, comme il arrive, quand une pensée ferme et conséquente ne
dirige pas les mouvements des grandes masses.

[Note 34: Voici comment le narrateur Plotho a raconté la retraite du
maréchal Ney à Deppen:

«Les Français, maîtres passés dans l'art de la guerre, résolurent en
ce jour ce problème si difficile, d'entreprendre, sous les yeux d'un
ennemi de beaucoup plus fort et pressant vivement, une retraite
devenue indispensable, et de la rendre le moins préjudiciable
possible. Ils s'en tirèrent avec le plus grand savoir-faire. Le calme
et l'ordre, et en même temps la rapidité qu'apporta le corps de Ney à
se rassembler au signal de trois coups de canon; le sang-froid et la
circonspection attentive qu'il mit à exécuter sa retraite, pendant
laquelle il opposa une résistance renouvelée à chaque pas, et sut
tirer parti en maître de chaque position; tout cela prouva le talent
du capitaine qui commandait les Français, et l'habitude de la guerre
portée chez eux à la perfection, aussi bien que l'auraient pu faire
les plus belles dispositions et la plus savante exécution d'une
opération offensive. Pour attaquer avec succès, comme pour opposer une
résistance régulière dans une retraite, il faut de rares qualités, il
faut des vertus difficiles à pratiquer, et pourtant il est nécessaire
que tout cela soit réuni dans le même personnage pour former le grand
capitaine.»]

[En marge: Attaque manquée du pont de Lomitten.]

Dans la même journée, l'hetman Platow avait passé l'Alle à Bergfried
et inondé de ses Cosaques le pays marécageux et boisé qui séparait la
grande armée des postes du maréchal Masséna. Mais il n'était nullement
probable qu'il osât aborder les trente mille hommes du maréchal
Davout. Celui-ci, entendant retentir au loin le bruit du canon, se
hâta de réunir ses troupes entre l'Alle et la Passarge, et prit la
route d'Alt-Ramten, qui lui permettait de secourir le maréchal Ney,
tout en se rapprochant d'Osterode. Par une heureuse ruse de guerre, il
envoya dans la direction de l'ennemi l'un de ses officiers, de manière
à le faire prendre avec des dépêches qui annonçaient sa prochaine
arrivée à la tête de cinquante mille hommes, pour soutenir le maréchal
Ney. Du côté opposé, sur la gauche du corps de Ney, les attaques
projetées contre les maréchaux Soult et Bernadotte s'effectuèrent,
conformément au plan convenu. Le lieutenant général Doctorow marchant
avec deux divisions par Wormditt, Olbersdorf, sur les têtes de pont
que gardait le maréchal Soult, rencontra en avant de la Passarge de
nombreux abatis, et derrière ces abatis de braves tirailleurs qui
faisaient un feu continuel et bien dirigé. Il fut obligé de se battre
plusieurs heures de suite, pour forcer les obstacles qui défendaient
les approches du pont de Lomitten. À peine avait-il réussi à enlever
une partie des abatis, que des compagnies de réserve, se jetant sur
ses troupes, les en chassèrent à coups de baïonnette. Des détachements
de cavalerie russe ayant franchi quelques gués de la Passarge, furent
ramenés par nos chasseurs à cheval. Partout le cours de la Passarge
resta aux vaillantes troupes du maréchal Soult. Seulement on avait
fini par abandonner aux Russes les abatis à moitié incendiés, qui
étaient en avant du pont de Lomitten. Le général Doctorow s'arrêta
vers la fin du jour, épuisé de fatigue, désespérant de vaincre de tels
obstacles, défendus par de tels soldats. Les Russes, attaquant à
découvert nos troupes bien abritées, avaient eu plus de deux mille
hommes hors de combat, et ne nous en avaient pas fait perdre plus de
mille. Les généraux Ferey et Viviès de la division Carra-Saint-Cyr,
avec les 47e, 56e de ligne et le 24e léger, s'étaient couverts de
gloire au pont de Lomitten.

[En marge: Attaque du pont de Spanden également repoussée.]

Une action à peu près semblable s'était passée au pont de Spanden, qui
relevait du maréchal Bernadotte. Un retranchement en terre couvrait le
pont. Le 27e léger gardait ce poste, ayant en arrière les deux
brigades de la division Villatte. Dès le commencement de l'action, le
maréchal Bernadotte reçut au cou une blessure qui l'obligea de se
faire remplacer par son chef d'état-major, le général Maison, l'un des
officiers les plus intelligents et les plus énergiques de l'armée. Les
Russes joints ici aux Prussiens canonnèrent long-temps la tête de
pont, et, quand ils crurent avoir ébranlé les troupes qui la
défendaient, s'avancèrent pour l'escalader. Les soldats du 27e léger
avaient reçu ordre de se coucher par terre, afin de n'être pas
aperçus. Ils laissèrent arriver les assaillants jusqu'au pied du
retranchement, puis, par une décharge à bout portant, en abattirent
trois cents, et en blessèrent plusieurs centaines. Les Russes et les
Prussiens frappés de terreur se débandèrent et se retirèrent en
désordre. Le 17e de dragons débouchant alors de la tête de pont, se
jeta sur eux au galop, et en sabra bon nombre.

L'attaque ne fut pas poussée plus avant sur ce point. Elle n'avait pas
coûté à l'ennemi moins de 6 à 700 hommes. Notre perte était
insignifiante.

[En marge: L'accueil fait aux Russes dans l'attaque de nos
retranchements produit chez eux un commencement d'hésitation.]

Cette vigoureuse manière de recevoir les Russes, tout le long de la
Passarge, leur causa une surprise facile à concevoir, et produisit un
commencement d'hésitation dans des projets trop peu médités pour être
poursuivis avec persévérance. La colonne russe et prussienne des
généraux Kamenski et Rembow, battue à Spanden, attendit des ordres
ultérieurs, avant de s'engager dans de nouvelles entreprises. Le
lieutenant général Doctorow, arrêté au pont de Lomitten, remonta la
Passarge, pour se rapprocher du gros de l'armée russe. Le général
Benningsen, entouré à Quetz du plus grand nombre de ses troupes,
n'ayant pu enlever le corps du maréchal Ney, mais l'ayant obligé à
rétrograder, et ne se rendant pas compte encore de tous les obstacles
qu'il allait rencontrer, résolut un nouvel effort pour le lendemain,
contre ce même corps, objet de ses plus violentes attaques.

[En marge: Dispositions ordonnées par Napoléon à la nouvelle de
l'attaque tentée sur ses cantonnements.]

Six ou sept heures après ces tentatives simultanées sur la ligne de
la Passarge, Napoléon en recevait la nouvelle à Finkenstein, car il
était à peine à douze lieues du plus éloigné de ses lieutenants, et il
avait eu soin de préparer ses moyens de correspondance, de façon à
être informé des moindres accidents, avec une extrême promptitude. Il
était devancé de cinq jours seulement, puisque ses ordres avaient été
donnés pour le 10 juin. On ne le prenait donc pas au dépourvu. Ses
idées étant arrêtées pour tous les cas, aucune hésitation, et dès lors
aucune perte de temps ne devait ralentir ses dispositions. Il approuva
la conduite du maréchal Ney, lui adressa les éloges qu'il avait
mérités, et lui prescrivit de se retirer en bon ordre sur Deppen, et,
s'il ne pouvait défendre la Passarge à Deppen, de se replier à travers
le labyrinthe des lacs, d'abord à Liebemühl, puis à Saalfeld. Il
ordonna au maréchal Davout de se réunir immédiatement avec ses trois
divisions sur le flanc gauche du maréchal Ney, en se dirigeant vers
Osterode, ce qui était déjà exécuté, comme on l'a vu. Il enjoignit au
maréchal Soult de persister à défendre la Passarge, sauf à se retirer
sur Mohrungen, et de Mohrungen sur Saalfeld, s'il était forcé dans sa
position, ou si l'un de ses voisins l'était dans la sienne. Même
instruction fut envoyée au corps du maréchal Bernadotte, avec
indication de la route de Preuss-Holland sur Saalfeld, comme ligne de
retraite.

[En marge: Saalfeld indiqué comme premier point de concentration.]

Tandis que Napoléon ramenait sur Saalfeld ses lieutenants placés en
avant, il appelait sur ce même point ses lieutenants placés en
arrière. Il ordonna au maréchal Lannes de marcher de Marienbourg à
Christbourg et Saalfeld, au maréchal Mortier, qui était à Dirschau,
de suivre la même route, et à l'un comme à l'autre de prendre avec eux
le plus de vivres qu'ils pourraient. La cavalerie légère dut se réunir
à Elbing, la grosse cavalerie à Christbourg, et se diriger vers
Saalfeld. Les trois divisions de dragons qui campaient sur la droite à
Bischoffswerder, Strasburg et Soldau, eurent ordre de se rallier
autour du corps de Davout par Osterode. Tous devaient amener leurs
vivres au moyen des transports préparés d'avance. Il fallait
quarante-huit heures pour que ces diverses concentrations fussent
opérées, et que 160 mille hommes se trouvassent réunis entre Saalfeld
et Osterode. Napoléon fit en outre marcher sa garde de Finkenstein sur
Saalfeld, et s'apprêta lui-même à quitter Finkenstein le lendemain 6,
quand les mouvements de l'ennemi seraient plus prononcés et ses
desseins mieux éclaircis. Il renvoya sa maison à Dantzig, ainsi que M.
de Talleyrand, qui était peu propre aux fatigues et aux dangers du
quartier général.

[En marge: Continuation de la belle retraite du maréchal Ney.]

Le 6 en effet les colonnes russes, chargées de poursuivre l'attaque
commencée contre le corps du maréchal Ney, étaient plus concentrées
par suite du mouvement offensif qu'elles avaient exécuté la veille, et
le maréchal Ney allait avoir sur les bras 30 mille hommes d'infanterie
et 15 mille de cavalerie. Après les pertes essuyées le jour précédent,
il ne pouvait opposer que 15 mille hommes à l'ennemi. Mais il avait
d'avance pourvu à tout. Il avait envoyé au delà de Deppen ses blessés
et ses bagages, pour que la route fût libre et que son corps d'armée
ne rencontrât aucun obstacle sur son passage. Au lieu de décamper à
la hâte, le maréchal Ney attendit fièrement l'ennemi, les brigades
dont se composaient ses deux divisions étant rangées en échelons, qui
se débordaient les uns les autres. Chaque échelon, avant de se
retirer, fournissait son feu, souvent même chargeait à la baïonnette,
après quoi il se repliait, et laissait à l'échelon suivant le soin de
contenir les Russes. Sur un sol découvert, avec des troupes moins
solides, une pareille retraite aurait fini par une déroute. Mais grâce
à un habile choix de positions, grâce aussi à un aplomb extraordinaire
chez ses soldats, le maréchal Ney put mettre plusieurs heures à
franchir un espace qui était de moins de deux lieues. À chaque instant
il voyait une multitude de cavaliers se jeter en masse sur ses
baïonnettes; mais tous leurs efforts venaient échouer contre ses
carrés inébranlables. Arrivé près d'un petit lac, l'ennemi commit la
faute de se diviser, afin de passer partie à droite du lac, partie à
gauche. L'intrépide maréchal, saisissant l'à-propos avec autant de
résolution que de présence d'esprit, s'arrête, reprend l'offensive
contre l'ennemi divisé, le charge avec vigueur, le repousse au loin,
et se ménage ainsi le temps de regagner paisiblement le pont de
Deppen, derrière lequel il devait être à l'abri de toute attaque.
Parvenu en cet endroit, il plaça avantageusement son artillerie, en
avant de la Passarge, et, dès que l'ennemi essayait de se montrer, il
le criblait de boulets.

[En marge: Immobilité des Russes sur tous les points autres que celui
de Deppen pendant la journée du 6 juin.]

Cette journée, qui nous coûta quelques centaines d'hommes, mais deux
ou trois fois plus à l'ennemi, ajouta encore à l'admiration
qu'inspirait dans les deux armées l'intrépidité du maréchal Ney. Sur
notre gauche, le long de la basse Passarge, les colonnes russes
demeurèrent immobiles, attendant le résultat de l'action engagée entre
Guttstadt et Deppen. À notre droite, le corps du maréchal Davout, en
marche dès la veille, s'était porté, sans accident, sur le flanc du
maréchal Ney, afin de le soutenir, ou de gagner Osterode.

[En marge: Napoléon se rend de sa personne au quartier général du
maréchal Ney.]

Avec de tels lieutenants, avec de tels soldats, les combinaisons de
Napoléon avaient, outre leur mérite de conception, l'avantage d'une
exécution presque infaillible. Le 6 au soir, Napoléon après avoir
dirigé sur Saalfeld tout ce qui était en arrière, s'y rendit de sa
personne, pour juger les événements de ses propres yeux, pour y
recueillir ses lieutenants, s'ils étaient repoussés, ou pour diriger
sur l'un d'eux la masse de ses troupes, s'ils avaient réussi à se
maintenir, afin de prendre l'offensive à son tour avec une supériorité
de forces écrasante. Arrivé à Saalfeld, il apprit que sur la basse
Passarge le plus grand calme avait régné dans la journée, que sur la
haute Passarge l'intrépide Ney avait opéré la plus heureuse des
retraites vers Deppen, et que le maréchal Davout se trouvait déjà en
marche sur le flanc droit du maréchal Ney, vers Alt-Ramten. Les choses
ne pouvaient se mieux passer.

Le lendemain 7, Napoléon résolut d'aller lui-même à Deppen aux
avant-postes, et laissa l'ordre à tous les corps qui marchaient sur
Saalfeld, de le suivre à Deppen. Le 7 au soir, il fut rendu à
Alt-Reichau, et ayant encore appris là que tout continuait à demeurer
tranquille, il se transporta le 8 au matin à Deppen, félicita le
maréchal Ney ainsi que ses troupes de leur belle conduite, vit
l'armée russe immobile, comme une armée dont le chef incertain ne sait
plus à quel parti s'arrêter, et ordonna une forte démonstration pour
juger de ses véritables desseins. Les Russes la repoussèrent de
manière à prouver qu'ils étaient plus enclins à rétrograder, qu'à
persister dans leur marche offensive.

[En marge: Le général Benningsen passe tout à coup de l'offensive à la
défensive.]

[En marge: Retraite de l'armée russe sur Heilsberg.]

Le général Benningsen en effet, voyant l'inutilité des efforts tentés
contre le corps du maréchal Ney, le peu de succès obtenu sur les
autres points de la Passarge, et surtout la rapide concentration de
l'armée française, reconnut bien vite qu'un mouvement plus prononcé
sur Varsovie, avec Napoléon sur son flanc droit, ne pourrait le
conduire qu'à un désastre. Il prit donc le parti de s'arrêter. Après
avoir passé la journée du 7 à Guttstadt, dans une perplexité naturelle
en de si graves circonstances, il se décida enfin à repasser l'Alle,
et à se porter sur Heilsberg, pour y occuper la position défensive
qu'il avait depuis long-temps préparée, au moyen de bons ouvrages de
campagne. Le 7 au soir, il prescrivit à son armée un premier mouvement
rétrograde jusqu'à Quetz. Le 8, apprenant la marche de la plupart des
corps français sur Deppen, il se confirma dans sa résolution de
retraite, et enjoignit à toutes ses divisions de se diriger sur
Heilsberg en descendant l'Alle. La partie de ses troupes, qui s'était
le plus avancée entre Guttstadt et Deppen, dut se dérober à l'instant
même, en repassant l'Alle immédiatement et en gagnant Heilsberg par la
rive droite. Quatre ponts furent jetés sur l'Alle, pour rendre ce
passage plus facile. Le prince Bagration fut chargé de couvrir cette
retraite avec sa division et avec les Cosaques. Les autres colonnes,
qui s'étaient moins engagées dans cette direction, durent simplement
regagner par Launau et par la rive gauche, la position d'Heilsberg. La
plus éloignée des colonnes russes, celle du général Kamenski, laquelle
avait attaqué de concert avec les Prussiens la tête de pont de
Spanden, eut ordre de se retirer par Mehlsack, ce qui lui donnait à
parcourir la base du triangle formé par Spanden, Heilsberg et
Guttstadt. Elle laissa l'infanterie des Prussiens au général Lestocq,
et n'emmena avec elle que leur cavalerie. Le général Lestocq dut se
reporter en arrière pour couvrir Koenigsberg, avec grand danger d'être
coupé de l'armée russe; car, suivant les bords de la mer, tandis que
le général Benningsen suivait les bords de l'Alle, il allait être
séparé de celui-ci par une distance de 15 à 18 lieues.

Le 8 au soir, l'armée russe était en pleine retraite. Le 9, elle
achevait de franchir la Passarge autour de Guttstadt, lorsque
survinrent les Français. Déjà en effet une portion considérable de nos
troupes se trouvait réunie autour de Deppen. Lannes parti de
Marienbourg, la garde de Finkenstein, Murat de Christbourg, et arrivés
tous à Deppen le 8 au soir, formaient avec le corps du maréchal Ney
une masse de 50 à 60 mille hommes. Ils pressèrent l'ennemi vivement.
La cavalerie de Murat, traversant l'Alle à la nage, se jeta sur les
pas du prince Bagration. Les Cosaques firent meilleure contenance que
de coutume, se serrèrent en masse autour de l'infanterie russe, et
supportèrent bravement, pour des partisans, le feu de notre
artillerie légère.

[En marge: Napoléon poursuit l'armée russe avec une masse de 125 mille
hommes.]

Pendant ce temps le maréchal Soult, franchissant par ordre de Napoléon
la Passarge à Elditten, rencontra le corps du général Kamenski, vers
Wolfsdorf, culbuta l'un de ses détachements, et lui fit beaucoup de
prisonniers. Le maréchal Davout, redressé dans sa direction, depuis
qu'au lieu de se retirer on marchait en avant, s'approchait de
Guttstadt. Napoléon allait donc avoir sous la main les corps des
maréchaux Davout, Ney, Lannes, Soult, plus la garde et Murat, qui ne
le quittaient jamais, plus le maréchal Mortier, qui suivait à une
marche en arrière. C'était une force de 126 mille hommes[35], sans y
comprendre le corps de Bernadotte, qui restait sur la basse Passarge,
et qu'il fallait y laisser deux ou trois jours pour observer la
conduite des Prussiens. Mais, une fois les Prussiens ramenés en
arrière par notre marche en avant, Napoléon pouvait toujours attirer à
lui le corps du maréchal Bernadotte, et avoir ainsi à sa disposition
150 mille combattants, n'étant privé que du corps de Masséna,
indispensable sur la Narew. Le général Benningsen au contraire, séparé
comme Napoléon du corps laissé sur la Narew (18 mille hommes), et
condamné en descendant l'Alle à se séparer de Lestocq (18 mille
hommes), n'allait se trouver en présence de Napoléon qu'avec la masse
centrale de ses forces, c'est-à-dire avec environ 100 mille hommes,
affaiblis de 6 ou 7 mille, morts ou blessés, restés au pied de nos
retranchements.

[Note 35:

  Davout       30 mille.
  Ney          15
  Lannes       15
  Soult        30
  La garde      8
  Murat        18
  Mortier      10
             --------
              126 mille.]

[En marge: Marche de Napoléon, et intention de cette marche.]

Le plan de Napoléon fut bientôt arrêté, car ce plan était la
conséquence même de tout ce qu'il avait prévu, voulu et préparé,
pendant les quatre derniers mois. En effet, depuis que, par la savante
disposition de ses cantonnements entre la Passarge et la basse
Vistule, par la forte occupation de Braunsberg, Elbing, Marienbourg,
par la prise de Dantzig, il s'était rendu invincible sur sa gauche et
vers la mer, il avait réduit les Russes à attaquer sa droite,
c'est-à-dire à remonter l'Alle pour menacer Varsovie. Dès lors sa
manoeuvre était toute tracée. À son tour il devait se porter en avant,
déborder la droite des Russes, les couper de la mer, les rejeter sur
l'Alle et la Prégel, les devancer à Koenigsberg et prendre sous leurs
yeux ce précieux dépôt, où les Prussiens avaient renfermé leurs
dernières ressources et les Anglais envoyé les secours promis à la
coalition. Plus il trouverait les Russes engagés sur le cours
supérieur de l'Alle, et plus grand devait être le résultat de cette
manoeuvre. Ils venaient à la vérité de s'arrêter brusquement pour
redescendre l'Alle par la rive droite. Mais Napoléon allait la
descendre à leur suite par la rive gauche, avec la presque certitude
de les gagner de vitesse, d'arriver aussitôt qu'eux au confluent de
l'Alle et de la Prégel, et de leur faire essuyer en route quelque
grand désastre, s'ils voulaient repasser cette rivière devant lui,
pour marcher au secours de Koenigsberg.

Des vues si profondément méditées, et depuis si long-temps, devaient
se changer bien vite en dispositions formelles, et sans qu'il y eût un
seul instant perdu à délibérer. Napoléon, dès le 9, ordonna au
maréchal Davout de se réunir immédiatement à la droite de l'armée, au
maréchal Ney de se reposer un jour à Guttstadt de ses durs combats
pour rejoindre ensuite, au maréchal Soult, qui était un peu à gauche
près de Launau, de longer le cours de l'Alle, pour gagner Heilsberg,
précédé et suivi de la cavalerie de Murat, au maréchal Lannes
d'accompagner le maréchal Soult, au maréchal Mortier enfin de hâter le
pas pour faire sa jonction avec le gros de l'armée. Lui-même avec la
garde suivit ce mouvement, et prescrivit au corps du maréchal
Bernadotte, commandé temporairement par le général Victor, de se
concentrer sur la basse Passarge, afin de se porter au delà, dès que
les projets de l'ennemi sur notre gauche seraient mieux éclaircis.

[En marge: Marche générale sur Heilsberg.]

Le 10 juin, en effet, on marcha par la rive gauche de l'Alle sur
Heilsberg. Il fallait franchir un défilé près d'un village appelé
Bewerniken. On y trouva une forte arrière-garde, qui fut bientôt
repoussée, et on déboucha en vue des positions occupées par l'armée
russe.

[En marge: Le général Benningsen s'arrête à Heilsberg pour y tenir
tête à l'armée française.]

Après tant de démonstrations présomptueuses, le général ennemi devait
éprouver la tentation de ne pas fuir si vite et de s'arrêter afin de
combattre, surtout dans une position où beaucoup de précautions
avaient été prises pour rendre moins désavantageuses les chances d'une
grande bataille. Mais c'était peu sage, car le temps devenait
précieux, si on voulait n'être pas coupé de Koenigsberg. Néanmoins,
l'orgueil parlant plus haut que la raison, le général Benningsen
résolut d'attendre devant Heilsberg l'armée française.

[En marge: Description de la position retranchée d'Heilsberg, et de
l'ordre de bataille adoptée par les Russes.]

[En marge: Bataille d'Heilsberg.]

[En marge: Conséquences de la bataille d'Heilsberg.]

Heilsberg est située sur des hauteurs, entre lesquelles circule la
rivière de l'Alle. De nombreuses redoutes avaient été construites sur
ces hauteurs. L'armée russe les occupait, partagée entre les deux
rives de l'Alle. Cet inconvénient assez grave était racheté par quatre
ponts, établis dans des rentrants bien abrités, et permettant de
porter des troupes d'un bord à l'autre. D'après toutes les
indications, les Français devant arriver par la rive gauche de l'Alle,
on avait accumulé de ce côté la plus grande partie des troupes russes.
Le général Benningsen n'avait laissé dans les redoutes de la rive
droite que la garde impériale et la division Bagration fatiguée des
combats livrés les jours précédents. Des batteries avaient été
disposées pour tirer d'un bord à l'autre. Sur la rive gauche, par
laquelle nous devions attaquer, se voyait le gros de l'armée ennemie,
sous la protection de trois redoutes hérissées d'artillerie. Le
général Kamenski, qui avait rejoint dans la journée du 10, défendait
ces redoutes. Derrière, et un peu au-dessus, l'infanterie russe était
rangée sur deux lignes. Le premier et le troisième bataillon de chaque
régiment, entièrement déployés, composaient la première ligne. Le
second bataillon formé en colonne derrière les premiers, et dans leurs
intervalles, composait la seconde. Douze bataillons, placés un peu
plus loin, étaient destinés à servir de réserve. Sur le prolongement
de cette ligne de bataille, et faisant un crochet à droite en arrière,
se trouvait toute la cavalerie russe, renforcée par la cavalerie
prussienne, et présentant une masse d'escadrons au delà de toutes les
proportions ordinaires. Plus à droite enfin, vers Konegen, les
Cosaques étaient en observation. Des détachements d'infanterie légère
occupaient quelques bouquets de bois, semés çà et là, en avant de la
position. Les Français arrivant sur Heilsberg, avaient donc à essuyer,
en flanc, le feu des redoutes de la rive droite, de front, le feu des
redoutes de la rive gauche, plus les attaques d'une infanterie
nombreuse et les charges d'une cavalerie plus nombreuse encore. Mais
entraînés par l'ardeur du succès, persuadés que l'ennemi ne songeait
qu'à s'enfuir, et pressés de lui arracher quelques trophées avant
qu'il eût le temps de s'échapper, ils ne tenaient compte ni du nombre
ni des positions. Cet esprit était commun aux soldats comme aux
généraux. Napoléon n'étant pas encore là pour contenir leur ardeur, le
prince Murat et le maréchal Soult, en débouchant sur Heilsberg,
abordèrent les Russes, avant d'être suivis par le reste de l'armée. Le
prince Bagration placé d'abord à la rive droite, avait été rapidement
porté à la rive gauche, pour défendre le défilé de Bewerniken, et le
général Benningsen l'avait fait appuyer par le général Uwarow avec
vingt-cinq escadrons. Le maréchal Soult, après avoir forcé le défilé,
eut soin de placer 36 pièces de canon en batterie, ce qui facilita
beaucoup le déploiement de ses troupes. La division Carra-Saint-Cyr se
présenta la première, en colonne par brigades, et culbuta
l'infanterie russe au delà d'un ravin qui descendait du village de
Lawden à l'Alle. À la faveur de ce mouvement, la cavalerie de Murat
put se déployer; mais harassée de fatigue, n'étant pas encore réunie
tout entière, et assaillie, au moment où elle se formait, par les
vingt-cinq escadrons du général Uwarow, elle perdit du terrain, courut
se reformer en arrière, chargea de nouveau, et reprit l'avantage. La
division Carra-Saint-Cyr bordait le ravin au delà duquel elle avait
rejeté les Russes. Canonnée de front par les redoutes de la rive
gauche, de flanc par celles de la rive droite, elle eut cruellement à
souffrir. La division Saint-Hilaire vint la remplacer au feu, en
passant en colonnes serrées à travers les intervalles de notre ligne
de bataille. Cette brave division Saint-Hilaire franchit le ravin,
refoula les Russes, et les suivit jusqu'au pied des trois redoutes qui
couvraient leur centre, tandis que la cavalerie de Murat se jetait sur
la cavalerie du prince Bagration, la taillait en pièces, et tuait le
général Koring. Sur ces entrefaites, la division Legrand, troisième du
maréchal Soult, était arrivée, et prenait position à notre gauche, en
avant du village de Lawden. Elle avait repoussé les tirailleurs
ennemis des bouquets de bois placés entre les deux armées, et elle
était parvenue, elle aussi, au pied des redoutes, qui faisaient la
force de la position des Russes. Alors le général Legrand détacha le
26e léger, pour attaquer celle des trois redoutes qui se trouvait à sa
portée. Cet intrépide régiment s'y élança au pas de course, y pénétra
malgré les troupes du général Kamenski, et en resta maître après un
combat acharné. Mais l'officier qui commandait l'artillerie ennemie,
ayant fait enlever ses canons au galop, les porta rapidement en
arrière, sur le terrain qui dominait la redoute, et couvrit de
mitraille le 26e auquel il causa des pertes énormes. Au même instant,
le général russe Warnek apercevant la mauvaise situation du 26e, se
jeta sur lui à la tête du régiment de Kalouga, et reprit la redoute.
Le 55e, qui formait la gauche de la division Saint-Hilaire, et qui
était voisin du 26e, vint à son secours, mais ne put rétablir les
affaires. Il fut obligé de se rallier à sa division, après avoir perdu
son aigle. Nos soldats demeurèrent ainsi exposés au feu d'une
nombreuse et puissante artillerie, sans être ébranlés. Le général
Benningsen voulut alors se servir de son immense cavalerie, et fit
exécuter plusieurs charges sur les divisions Legrand et Saint-Hilaire.
Celles-ci supportèrent ces charges avec un admirable sang-froid, et
donnèrent à la cavalerie française le temps de se former derrière
elles, pour charger à son tour les escadrons russes. Le maréchal Soult
placé au milieu de l'un des carrés, dans lesquels se trouvaient
pêle-mêle des Français, des Russes, des fantassins blessés, des
cavaliers démontés, maintenait tout le monde dans le devoir par
l'énergie de son attitude. Napoléon, qui était encore éloigné du lieu
de ce combat, avait donné au général Savary, dès qu'il avait entendu
le canon, les jeunes fusiliers de la garde, pour venir au secours des
corps qui s'étaient témérairement engagés. Le général Savary hâtant le
pas prit position entre les divisions Saint-Hilaire et Legrand. Formé
en carré, il essuya long-temps les charges de la cavalerie russe,
qu'un horrible feu des redoutes aurait rendues dangereuses, si nos
troupes avaient été moins fermes et moins bien commandées. Le brave
général Roussel, qui se trouvait l'épée à la main au milieu des
fusiliers de la garde, eut la tête emportée par un boulet de canon.
Cette action imprudente, dans laquelle 30 mille Français combattaient
à découvert contre 90 mille Russes abrités par des redoutes, se
prolongea jusque fort avant dans la nuit. Le maréchal Lannes parut
enfin à l'extrême droite, fit tâter la position de l'ennemi, mais ne
voulut rien entreprendre sans les ordres de l'Empereur. La canonnade
cessa bientôt de retentir, et chacun, par une nuit pluvieuse, essaya,
en se couchant à terre, de prendre un peu de repos. Les Russes, plus
nombreux et plus serrés que nous, avaient essuyé une perte
très-supérieure à la nôtre. Ils comptaient trois mille morts et sept
ou huit mille blessés. Nous avions eu deux mille morts et cinq mille
blessés.

[En marge: Napoléon arrivé tard à Heilsberg, est mécontent de la
témérité de l'armée.]

Napoléon arrivé tard, parce qu'il n'avait pas supposé que l'ennemi
s'arrêtât sitôt pour lui résister, fut fort satisfait de l'énergie de
ses troupes, mais beaucoup moins de leur extrême empressement à
s'engager, et résolut d'attendre au lendemain, pour livrer bataille
avec ses forces réunies, si les Russes persistaient à défendre la
position d'Heilsberg, ou pour les suivre à outrance, s'ils
décampaient. Il bivouaqua avec ses soldats sur ce champ de carnage, où
gisaient 18 mille Russes et Français, morts, mourants et blessés.

[En marge: Le général Benningsen ne veut pas recommencer le combat, et
il se retire.]

[En marge: Retraite des Russes sur Bartenstein dans la journée du 11
juin.]

Le général Benningsen, en proie à des souffrances aiguës et à de
grandes perplexités, passa la nuit au bivouac, enveloppé dans son
manteau[36]. Il faut une âme forte pour braver à la fois la douleur
physique et la douleur morale. Le général Benningsen était capable de
supporter l'une et l'autre. Partagé entre la satisfaction d'avoir tenu
tête aux Français et la crainte de les avoir tous sur les bras le
lendemain, il attendit le jour pour prendre un parti. De leur côté,
nos troupes étaient debout dès quatre heures du matin, ramassant les
blessés, échangeant des coups de fusil avec les avant-postes ennemis.
Nos corps d'armée prenaient successivement position. Le maréchal
Lannes était venu se placer la veille à la gauche du maréchal Soult,
le corps du maréchal Davout commençait à se montrer à la gauche du
maréchal Lannes, vers Grossendorf. La garde à pied et à cheval se
déployait sur les hauteurs en arrière, et tout annonçait une attaque
décisive avec des masses formidables. Cet aspect, mais surtout la vue
du corps du maréchal Davout, qui débordait à Grossendorf l'armée
russe, et semblait même se diriger sur Koenigsberg, déterminèrent le
général Benningsen à la retraite. Il ne voulut pas perdre à la fois
une journée et une bataille, et s'exposer à venir au secours de
Koenigsberg peut-être trop tard, peut-être à moitié détruit. Le
général Kamenski dut partir le premier, afin de gagner à temps la
route de Koenigsberg, et de se joindre aux Prussiens, avec lesquels il
était habitué à combattre. Après avoir retiré d'Heilsberg tout ce
qu'on pouvait transporter, le général Benningsen se mit lui-même en
marche avec son armée, par la rive droite de l'Alle, dans le courant
de la journée du 11. Il s'achemina en quatre colonnes sur
Bartenstein, premier poste après Heilsberg. Son quartier général y
avait long-temps résidé.

[Note 36: L'historien russe Plotho dit que le général Benningsen était
atteint de la maladie de la pierre.]

Napoléon employa une partie du jour à observer cette position; et s'il
ne mit point à l'attaquer sa promptitude accoutumée, c'est qu'il était
peu pressé de livrer bataille sur un terrain pareil, et qu'il ne
doutait pas, en poussant sa gauche en avant, d'obliger l'armée russe à
décamper par une simple démonstration. Les choses se passant comme il
l'avait prévu, il entra le soir même dans Heilsberg, et s'y établit
avec sa garde. Il y trouva des magasins assez considérables, beaucoup
de blessés russes, qu'il fit soigner comme les blessés français, et
dont le nombre attestait que l'armée ennemie avait perdu la veille 10
à 11 mille hommes.

[En marge: Napoléon persiste dans son dessein de marcher le long de
l'Alle, en séparant les Russes de Koenigsberg.]

La journée d'Heilsberg n'avait pas pu changer les plans de Napoléon.
Il devait toujours tendre à déborder les Russes, à les séparer de
Koenigsberg, et à profiter du premier faux mouvement qu'ils feraient
pour rejoindre cette place importante, qui était leur base
d'opération. Ils ne s'étaient pas présentés à lui cette fois dans une
situation qui lui permît de les accabler; mais l'occasion favorable
qu'il attendait ne pouvait tarder de se présenter. Pour qu'elle
manquât, il aurait fallu que le général Benningsen, dans la difficile
position où il était placé, ne commît pas une faute.

[En marge: Napoléon dans son projet d'intercepter la route de
Koenigsberg, renonce à suivre les contours de l'Alle, et marche droit
sur Eylau.]

Pour mieux atteindre son but, Napoléon modifia un peu sa marche. À
partir d'Heilsberg, et même à partir de Launau, l'Alle se détourne à
droite, en décrivant mille contours (voir la carte nº 38), et offre
une route fort longue, si on veut en suivre le cours, une route qui
vous éloigne d'ailleurs de la mer et de Koenigsberg. Le général
Benningsen, ayant besoin de l'Alle pour s'appuyer, était bien obligé
d'en parcourir les sinuosités. Napoléon au contraire, qui ne cherchait
qu'à trouver son ennemi privé d'appui, et qui avait surtout besoin de
prendre une position intermédiaire entre Koenigsberg et l'Alle, d'où
il pût envoyer un détachement sur Koenigsberg, sans trop s'éloigner de
ce détachement, pouvait quitter les bords de l'Alle sans inconvénient,
et même avec avantage. En conséquence il résolut de se porter sur une
route intermédiaire, qu'il avait déjà parcourue l'hiver dernier, celle
de Landsberg à Eylau, laquelle s'élève en ligne directe vers la
Prégel. Arrivé sur cette route, au delà d'Eylau, c'est-à-dire à
Domnau, on se trouve par la gauche à deux marches de Koenigsberg, et
par la droite à une seule marche de l'Alle et de la ville de
Friedland, parce que l'Alle revenue à l'ouest après de nombreux
détours, est à Friedland plus près de Koenigsberg que dans aucune
partie de son cours. C'était là, qu'avec du bonheur et de l'habileté,
on devait avoir les meilleures chances de prendre Koenigsberg d'une
main, et de frapper l'armée russe de l'autre.

Dans cette pensée, Napoléon dirigea sur Landsberg Murat avec une
partie de la cavalerie. Il le fit suivre par les corps des maréchaux
Soult et Davout, destinés à former l'aile gauche de l'armée et à
s'étendre vers Koenigsberg ou à se rabattre sur le centre, si on avait
besoin d'eux pour livrer bataille. Napoléon laissa sur l'Alle le reste
de sa cavalerie, composée de chasseurs, hussards et dragons, afin de
battre les bords de cette rivière, et de suivre l'ennemi à la piste.
Il porta par Landsberg sur Eylau le corps de Lannes qu'il avait sous
la main, celui de Ney demeuré un jour à Guttstadt pour s'y reposer,
celui de Mortier encore en arrière d'une marche, et les fit avancer
chacun par différents sentiers, pour éviter l'encombrement, mais de
manière à pouvoir les réunir en quelques heures. Enfin les Prussiens
en retraite vers Koenigsberg ne méritant plus aucune attention, le
corps de Bernadotte, laissé provisoirement sur la basse Passarge, eut
ordre de rejoindre immédiatement l'armée par Mehlsack et Eylau.

Ces dispositions et beaucoup d'autres relatives aux magasins, aux
fours, aux hôpitaux qu'il voulut organiser à Heilsberg, aux riches
approvisionnements de Dantzig sur lesquels il ne cessait de veiller, à
la navigation du Frische-Haff dont il prit soin de s'emparer en
fermant la passe de Pillau, et en y faisant croiser les marins de la
garde dans les embarcations du pays, ces dispositions retinrent
Napoléon à Heilsberg toute la journée du 12. Dans cet intervalle ses
corps marchaient, et il lui était facile de les rejoindre à cheval en
quelques heures.

[En marge: Napoléon arrive à Eylau le 13 au matin.]

[En marge: Ce que révèlent les indices recueillis sur la marche de
l'ennemi.]

[En marge: Napoléon dirige le gros de ses forces sur Domnau, en
poussant sa gauche sur Koenigsberg, pour prendre cette dernière
ville.]

Le 13 au matin, il se rendit lui-même à Eylau. Ce n'était plus cette
vaste plaine de neige, d'un aspect triste et sombre, qu'on avait
inondée de tant de sang dans la journée du 8 février: c'était un pays
riant et fertile, couvert de bois verdoyants, de jolis lacs, et peuplé
de nombreux villages. La cavalerie et l'artillerie reconnurent avec
étonnement que, dans la grande bataille d'Eylau, elles avaient galopé
sur la surface des lacs, alors complétement gelés. Les indices
recueillis sur la marche du général Benningsen étaient incertains
comme les projets de ce général. D'une part la cavalerie légère avait
suivi le gros de l'armée russe le long de l'Alle, l'avait vue entre
Bartenstein et Schippenbeil; d'autre part on avait cru découvrir des
détachements ennemis se dirigeant vers Koenigsberg, et voulant d'après
toutes les apparences se joindre au général Lestocq, pour défendre
cette ville. De l'ensemble de ces indices, on devait conclure que
l'armée russe inclinait à se porter sur Koenigsberg, que pour cela
elle quitterait l'Alle, et que dans ce mouvement on la rencontrerait à
Domnau. Napoléon dès lors poussa le maréchal Soult et Murat avec une
moitié de la cavalerie sur Kreutzbourg, et leur ordonna de marcher sur
Koenigsberg, pour en brusquer l'attaque. Il les fit suivre par le
maréchal Davout, qui dut prendre une position intermédiaire, afin de
se réunir en quelques heures, ou au maréchal Soult, ou au gros de
l'armée, selon les circonstances. Il achemina immédiatement le
maréchal Lannes d'Eylau sur Domnau, lui adjoignit une partie de la
cavalerie et des dragons de Grouchy, avec ordre d'envoyer des partis
jusqu'à Friedland, pour savoir ce que faisait l'ennemi, pour s'assurer
s'il quittait l'Alle, ou ne la quittait pas, s'il allait ou n'allait
pas au secours de Koenigsberg. Le maréchal Mortier, parvenu à Eylau,
fut expédié tout de suite sur Domnau, et devait y arriver quelques
heures après le maréchal Lannes. Le maréchal Ney avec son corps, le
général Victor avec celui de Bernadotte, entraient en ce moment à
Eylau. Avant de les diriger avec la garde et la grosse cavalerie,
soit sur Domnau, à la suite des maréchaux Lannes et Mortier, soit sur
Koenigsberg à la suite des maréchaux Davout et Soult, Napoléon
attendit que de nouveaux rapports de la cavalerie légère
l'éclairassent sur la véritable marche de l'ennemi.

[En marge: Concentration de l'armée sur Domnau et Friedland.]

Dans la soirée du 13, les reconnaissances de la journée ne laissèrent
plus de doute. Le général Benningsen avait descendu l'Alle, et
paraissait prendre le chemin de Friedland, soit pour y continuer sa
marche le long de l'Alle, soit pour y quitter les bords de cette
rivière, afin de gagner Koenigsberg. C'est à Friedland, en effet,
qu'il devait être tenté d'abandonner l'Alle, parce que c'est le point
où cette rivière se rapproche le plus de Koenigsberg. Dès cet instant,
Napoléon n'hésita plus. Il dirigea vers Lannes et Mortier toute la
portion de la cavalerie qui n'avait pas suivi Murat, et en confia le
commandement au général Grouchy. Il prescrivit à Lannes et à Mortier
de se rendre à Friedland, de s'emparer, s'ils le pouvaient, de cette
ville et des ponts de l'Alle. Il ordonna à Ney et Victor de s'avancer
sur Domnau, de se porter à la suite de Lannes et Mortier, plus ou
moins près de Friedland, selon les événements. Il mit enfin sa garde
en marche, et résolut de partir lui-même à cheval à la pointe du jour,
pour être le lendemain, 14 juin, à la tête de ses troupes rassemblées.
Ce jour du 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo, en lui
rappelant la plus belle journée de sa vie, le remplissait d'un secret
et heureux pressentiment. Il n'avait pas cessé de croire à son
bonheur, et cette croyance était encore fondée!

[En marge: Lannes, parvenu jusqu'à Domnau, envoie des partis sur
Friedland.]

[En marge: Lannes arrive à Friedland le 14 juin, à une heure du
matin.]

Lannes, arrivé à Domnau, quelques heures avant le maréchal Mortier,
s'était hâté d'envoyer en reconnaissance à Friedland le 9e de
hussards. Ce régiment avait pénétré dans Friedland, mais assailli
bientôt par plus de trente escadrons ennemis, qui menaient avec eux
beaucoup d'artillerie légère, il avait été fort maltraité, et obligé
de s'enfuir à Georgenau, poste intermédiaire entre Domnau et
Friedland. (Voir la carte nº 42.) À cette nouvelle, Lannes dépêcha les
chevaux-légers et les cuirassiers saxons pour secourir le 9e de
hussards, puis se mit en marche pour gagner Friedland, rejeter la
cavalerie ennemie au delà de l'Alle, et fermer le débouché par lequel
l'armée russe semblait vouloir se porter au secours de Koenigsberg. Il
y fut rendu vers une heure du matin 14, crut apercevoir à travers les
ombres de la nuit une quantité considérable de troupes, et s'arrêta au
village de Posthenen, après avoir délogé un détachement ennemi qui
gardait ce village. Il n'était pas assez fort pour occuper la ville de
Friedland elle-même, circonstance fort heureuse, car il eût empêché en
l'occupant une grande faute du général Benningsen et ravi à Napoléon
l'un de ses plus beaux triomphes.

[En marge: Route par laquelle l'armée russe était arrivée à
Friedland.]

Dans ce moment en effet l'armée russe tout entière approchait de
Friedland, précédée par trente-trois escadrons, dont dix-huit de la
garde impériale, par l'infanterie de cette garde, par vingt pièces
d'artillerie légère. Le gros de l'armée devait y entrer dans quelques
heures. Le général Benningsen sentant qu'il fallait se presser pour
sauver Koenigsberg, ou au moins pour se sauver lui-même derrière la
Prégel, avait marché toute la nuit du 11 au 12, afin de gagner
Bartenstein (voir la carte nº 38), avait donné là quelques heures de
repos à ses soldats, les avait de nouveau remis en marche sur
Schippenbeil, y était parvenu le 13, et, apprenant alors que les
Français avaient paru à Domnau, s'était hâté de courir à Friedland,
point où l'Alle, comme nous venons de le dire, est plus rapprochée de
Koenigsberg que dans aucune partie de son cours. Il avait eu soin de
se faire précéder par une forte avant-garde de cavalerie.

Lannes, établi à Posthenen, ne put apprécier qu'au jour la gravité de
l'événement qui se préparait. Dans ce pays voisin du pôle, le
crépuscule, au mois de juin, commençait à 2 heures du matin. Le ciel
était entièrement éclairé à 3 heures. Le maréchal Lannes reconnut
bientôt la nature du terrain, les troupes qui l'occupaient, et celles
qui franchissaient les ponts de l'Alle, pour venir nous disputer la
route de Koenigsberg.

[En marge: Description des environs de Friedland.]

Le cours de l'Alle, près du lieu où les deux armées allaient se
rencontrer, offre de nombreuses sinuosités. (Voir la carte nº 42.)
Nous arrivions par des collines boisées, à partir desquelles le sol
s'abaisse successivement jusqu'au bord de l'Alle. Le pays est couvert
en cette saison de seigles d'une grande hauteur. On voyait à notre
droite l'Alle s'enfoncer dans la plaine, en décrivant plusieurs
contours, puis tourner autour de Friedland, revenir à notre gauche, et
tracer ainsi un coude ouvert de notre côté, et dont la petite ville de
Friedland occupait le fond. C'est par les ponts de Friedland, placés
dans cet enfoncement de l'Alle, que les Russes venaient se déployer
dans la plaine vis-à-vis de nous. On les voyait distinctement se
presser sur ces ponts, traverser la ville, déboucher des faubourgs,
et se mettre en bataille en face des hauteurs. Un ruisseau dit le
Ruisseau-du-Moulin (Mühlen-Flüss), coulant vers Friedland, y formait
un petit étang, puis allait se jeter dans l'Alle, après avoir partagé
cette plaine en deux moitiés inégales. La moitié située à notre droite
était la moins étendue. C'était celle où se montrait Friedland, entre
le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle, au fond même du coude que nous venons
de décrire.

[En marge: Premières dispositions de Lannes pour défendre la plaine de
l'Alle en attendant l'armée.]

Le maréchal Lannes, dans son empressement à marcher, n'avait amené
avec lui que les grenadiers et les voltigeurs Oudinot, le 9e de
hussards, les dragons de Grouchy et deux régiments de cavalerie
saxonne. Il ne pouvait pas opposer plus de 10 mille hommes[37] à
l'avant-garde ennemie, qui, renforcée successivement, était triple de
ce nombre, et devait être bientôt suivie de l'armée russe tout
entière. Heureusement le sol présentait de nombreuses ressources au
courage et à l'habileté de l'illustre maréchal. (Voir la carte nº 42.)
Au centre de la position, qu'il fallait occuper pour barrer le chemin
aux Russes, était un village, celui de Posthenen, que traversait le
Ruisseau-du-Moulin pour se rendre à Friedland. Un peu en arrière
s'élevait un plateau, d'où l'on pouvait battre la plaine de l'Alle.
Lannes y plaça son artillerie et plusieurs bataillons de grenadiers
pour la protéger. À droite, un bois épais, celui de Sortlack,
s'avançait en saillie, et partageait en deux l'espace compris entre
le village de Posthenen et les bords de l'Alle. Lannes y posta deux
bataillons de voltigeurs, lesquels répandus en tirailleurs, pouvaient
arrêter long-temps des troupes qui ne seraient pas très-nombreuses et
très-résolues. Le 9e de hussards, les dragons de Grouchy, les chevaux
saxons, présentaient 3 mille cavaliers, prêts à se jeter sur toute
colonne qui essayerait de percer ce rideau de tirailleurs. À gauche de
Posthenen, la ligne des hauteurs boisées s'étendait, en s'abaissant,
jusqu'au village de Heinrichsdorf, par où passait la grande route de
Friedland à Koenigsberg. Ce point avait beaucoup d'importance, car les
Russes, voulant gagner Koenigsberg, devaient en disputer la route avec
acharnement. En outre, ce côté du champ de bataille étant plus
découvert, était naturellement plus difficile à défendre. Lannes, qui
n'avait pas encore assez de troupes pour s'y établir, avait placé sur
sa gauche, en profitant des bois et des hauteurs, le reste de ses
bataillons, s'approchant ainsi, sans pouvoir les occuper, des maisons
de Heinrichsdorf.

[Note 37:

  Oudinot                                                 7,000
  Grouchy                                                 1,800
  9e hussards, chevaux-légers et cuirassiers saxons.      1,200
                                                         ------
                                                         10,000]

[En marge: Le feu commence à trois heures du matin sur le champ de
bataille de Friedland.]

Le feu, commencé à trois heures du matin, était tout à coup devenu
fort vif. Notre artillerie, placée sur le plateau de Posthenen, sous
la protection des grenadiers Oudinot, tenait les Russes à distance, et
leur faisait éprouver d'assez grands dommages. À droite, nos
voltigeurs répandus sur la lisière du bois de Sortlack, arrêtaient
leur infanterie par un feu incessant de tirailleurs, et les chevaux
saxons, lancés par le général Grouchy, avaient fourni plusieurs
charges heureuses contre leur cavalerie. Les Russes étant devenus
menaçants vers Heinrichsdorf, le général Grouchy, transporté de la
droite à la gauche, s'y rendit au galop, afin de leur disputer la
route de Koenigsberg, qui était le point important pour la possession
duquel on allait verser des flots de sang.

[En marge: Lannes, avec une simple avant-garde, dispute le terrain à
une forte partie de l'armée ennemie.]

[En marge: Le général Benningsen, arrivé à Friedland, se décide à
livrer bataille.]

Bien que le maréchal Lannes n'eût dans ces premiers moments que 10
mille hommes à opposer à 25 ou 30 mille, il se soutenait, grâce à
beaucoup d'art et d'énergie, grâce aussi à l'habile concours du
général Oudinot, commandant les grenadiers, et du général Grouchy,
commandant la cavalerie. Mais l'ennemi se renforçait d'heure en heure,
et le général Benningsen, arrivé à Friedland, avait subitement formé
le projet de livrer bataille, projet fort téméraire, car il eût été
beaucoup plus sage à lui de continuer à descendre l'Alle, jusqu'à la
réunion de cette rivière avec la Prégel (voir la carte nº 38), de se
couvrir ensuite de la Prégel elle-même, et de prendre position
derrière ce fleuve, la gauche à Wehlau, la droite à Koenigsberg. Il
lui aurait fallu, à la vérité, un jour de plus pour regagner
Koenigsberg; mais il n'aurait pas risqué une bataille contre une armée
supérieure par le nombre, par la qualité, par le commandement, et dans
une situation fort mauvaise pour lui, puisqu'il avait une rivière à
dos et qu'il allait être poussé dans le coude de l'Alle avec toute la
vigueur d'impulsion dont l'armée française était capable. Mais, après
avoir perdu beaucoup de temps à gagner Koenigsberg, le général
Benningsen semblait extrêmement impatient d'y arriver, stimulé,
dit-on, par l'empereur Alexandre, qui avait promis à son ami
Frédéric-Guillaume de sauver le dernier débris de la monarchie
prussienne. Il trouvait d'ailleurs la route par Friedland infiniment
plus courte, enfin il croyait rencontrer, sans appui, un corps isolé
de l'armée française, avec possibilité d'écraser ce corps avant de
rentrer à Koenigsberg. Il se persuada que c'était là une faveur
inattendue de la fortune qu'il fallait mettre à profit, et il résolut
de ne pas la laisser échapper.

[En marge: Dispositions du général Benningsen.]

En conséquence, il s'empressa de faire jeter trois autres ponts sur
l'Alle, un au-dessus, deux au-dessous de Friedland, afin d'accélérer
le passage de ses troupes, et de leur ménager aussi des moyens de
retraite. Il garnit d'artillerie la rive droite par laquelle il
arrivait, et qui dominait la rive gauche. Puis son armée ayant
débouché presque tout entière, il la disposa de la manière suivante.
Dans la plaine, autour de Heinrichsdorf, à droite pour lui, à gauche
pour nous, il plaça quatre divisions d'infanterie, sous le lieutenant
général Gortschakow, et la meilleure partie de la cavalerie sous le
général Uwarow. L'infanterie était formée sur deux lignes. Dans la
première, on voyait deux bataillons de chaque régiment déployés, et un
troisième rangé en colonne serrée derrière les deux autres, fermant
l'intervalle qui les séparait. Dans la seconde, le champ de bataille
se resserrant à mesure qu'on s'enfonçait dans le coude de l'Alle, un
seul bataillon était déployé, deux se trouvaient en colonne serrée. La
cavalerie, disposée sur le côté et un peu en avant, flanquait
l'infanterie. À gauche (droite des Français), deux divisions russes,
dont la garde impériale faisait partie, accrues de tous les
détachements de chasseurs, occupaient la portion du terrain comprise
entre le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Elles étaient rangées sur deux
lignes, mais fort rapprochées à cause du défaut d'espace. Le prince
Bagration les commandait. La cavalerie de la garde était là, sous le
général Kollogribow. Quatre ponts volants avaient été jetés sur le
Ruisseau-du-Moulin, pour qu'il gênât moins les communications entre
les deux ailes. La quatorzième division russe avait été laissée de
l'autre côté de l'Alle, sur le terrain dominant de la rive droite,
pour recueillir l'armée en cas de malheur, ou venir décider la
victoire, si on avait un commencement de succès. Les Russes comptaient
plus de 200 bouches à feu sur leur front, indépendamment de celles qui
étaient ou en réserve, ou en batterie sur la rive droite. Leur armée,
réduite à 80 ou 82 mille hommes après Heilsberg, séparée aujourd'hui
du corps de Kamenski, de quelques détachements de cavalerie envoyés à
Wehlau pour garder les ponts de l'Alle, s'élevait encore à 72 ou à 75
mille hommes.

Le général Benningsen fit porter en avant, dans l'ordre que nous
venons de décrire, la masse de l'armée russe, pour qu'en sortant de
l'enfoncement formé par le cours de l'Alle, elle pût se déployer,
étendre ses feux, et profiter des avantages du nombre qu'elle
possédait au début de la bataille.

[En marge: Danger de Lannes réduit à lutter presque seul contre
l'armée russe tout entière.]

La situation de Lannes était périlleuse, car il allait avoir toute
l'armée russe sur les bras. Heureusement le temps écoulé lui avait
procuré quelques renforts. La division de grosse cavalerie du général
Nansouty, qui se composait de 3,500 cuirassiers et carabiniers, la
division Dupas, qui était la première du corps de Mortier et comptait
6 mille fantassins, enfin la division Verdier, qui en comptait 7 mille
et qui était la seconde du corps de Lannes, mises en marche
successivement, étaient arrivées en toute hâte. C'était une force de
26 à 27 mille hommes[38] pour lutter contre 75 mille. Il était sept
heures du matin, et les Russes, précédés par une nuée de Cosaques, qui
étendaient leurs courses jusque sur nos derrières, s'avançaient vers
Heinrichsdorf, où ils avaient déjà de l'infanterie et du canon.
Lannes, appréciant l'importance de ce poste, y dirigea la brigade des
grenadiers Albert, et ordonna au général Grouchy de s'en emparer à
tout prix. Le général Grouchy, qui venait d'être renforcé par les
cuirassiers, s'y transporta sur-le-champ. Sans tenir compte de la
difficulté, il lança la brigade des dragons Milet sur Heinrichsdorf,
tandis que la brigade Carrié tournait le village, et que les
cuirassiers marchaient à l'appui de ce mouvement. La brigade Milet
traversa Heinrichsdorf au galop, en expulsa les fantassins russes à
coups de sabre, pendant que la brigade Carrié, en faisant le tour,
prenait ou dispersait ceux qui avaient réussi à s'enfuir. On enleva
quatre pièces de canon. Dans ce moment, la cavalerie ennemie, venue au
secours de son infanterie, chassée de Heinrichsdorf, fondit sur nos
dragons et les ramena. Mais les cuirassiers de Nansouty la chargèrent
à leur tour, la jetèrent sur l'infanterie russe, qui ne put au milieu
de cette mêlée faire usage de son feu. Nous restâmes ainsi maîtres de
Heinrichsdorf, où s'établirent les grenadiers de la brigade Albert.

[Note 38:

  Oudinot                   7,000
  Verdier                   7,000
  Cavalerie de Lannes       1,200
  Dupas                     6,000
  Nansouty                  3,500
  Grouchy                   1,800
                           -------
                           26,500]

[En marge: Entrée en ligne du maréchal Mortier avec la division
Dupas.]

[En marge: Belle résistance des grenadiers Oudinot.]

[En marge: Arrivée en ligne de la division Verdier.]

[En marge: L'infanterie française reste maîtresse de la tête du bois
de Sortlack.]

Sur ces entrefaites, la division Dupas entrait en ligne. Le maréchal
Mortier, dont le cheval fut emporté par un boulet de canon au moment
où il paraissait sur le champ de bataille, plaça cette division entre
Heinrichsdorf et Posthenen, et ouvrit sur les Russes un feu
d'artillerie, qui, dirigé des hauteurs sur des masses profondes,
causait dans leurs rangs d'affreux ravages. L'arrivée de la division
Dupas rendait disponibles les bataillons de grenadiers qu'on avait
d'abord rangés à la gauche de Posthenen. Lannes les rapprocha de lui,
et put présenter aux attaques des Russes leurs rangs plus serrés, soit
en avant de Posthenen, soit en avant du bois de Sortlack. Le général
Oudinot, qui les commandait, profitant de tous les accidents de
terrain, tantôt des bouquets de bois semés çà et là, tantôt de
quelques flaques d'eau que les pluies des jours précédents avaient
produites, tantôt de la hauteur même des blés, disputait le terrain
avec autant d'habileté que d'énergie. Tour à tour il cachait ou
montrait ses soldats, les dispersait en tirailleurs, ou les opposait
en masse hérissée de baïonnettes à tous les efforts des Russes. Ces
braves grenadiers, malgré l'infériorité du nombre, s'obstinaient
cependant, soutenus par leur général, quand heureusement pour eux
arriva la division Verdier. Le maréchal Lannes la partagea en deux
colonnes mobiles, pour la porter alternativement à droite, au centre,
à gauche, partout où le danger l'exigerait. C'était la lisière du
bois de Sortlack et le village de ce nom situé sur l'Alle qu'on se
disputait avec le plus de fureur. Les Russes finirent par rester
maîtres du village, les Français de la lisière du bois. Lorsque les
Russes voulaient pénétrer dans ce bois, Lannes en faisait sortir à
l'improviste une brigade de la division Verdier, et les repoussait au
loin. Effrayés de ces apparitions subites, craignant que dans ce bois
mystérieux Napoléon ne fût caché avec son armée, les Russes n'osaient
plus s'en approcher.

[En marge: La cavalerie française reste maîtresse de la plaine de
Heinrichsdorf.]

L'ennemi ne pouvant forcer notre droite entre Posthenen et Sortlack,
essaya une vigoureuse tentative sur notre gauche, dans la plaine de
Heinrichsdorf, qui présentait moins d'obstacles. La nature du terrain
les ayant engagés à porter de ce côté la majeure partie de leur
cavalerie, ils avaient là plus de douze mille cavaliers à opposer aux
cinq ou six mille cavaliers du général Grouchy. Celui-ci, s'attachant
à compenser l'infériorité du nombre par de bonnes dispositions,
déploya dans la plaine une longue ligne de cuirassiers, et sur le
flanc de cette ligne, derrière le village d'Heinrichsdorf, plaça en
réserve les dragons, la brigade des carabiniers et l'artillerie
légère. Ces dispositions terminées, il se mit à la tête de la ligne
déployée de ses cuirassiers, s'avança sur la cavalerie russe comme
s'il allait la charger, puis tout à coup, faisant volte-face, il
feignit de se retirer au trot devant la masse des escadrons ennemis.
Il les attira ainsi à sa suite, jusqu'à ce que, dépassant
Heinrichsdorf, ils prêtassent le flanc aux troupes cachées derrière ce
village. S'arrêtant alors et revenant sur ses pas, il ramena ses
cuirassiers sur la cavalerie russe, la chargea, la culbuta, l'obligea
à repasser sous Heinrichsdorf, d'où partait une grêle de mitraille,
d'où les dragons et les carabiniers embusqués fondirent sur elle et
achevèrent de la mettre en désordre. Mais les rencontres de troupes à
cheval ne sont jamais assez meurtrières pour ne pouvoir pas être
renouvelées. La cavalerie russe revint donc à la charge, et chaque
fois répétant la même manoeuvre, le général Grouchy l'attirait au delà
de Heinrichsdorf, et la faisait prendre, comme on a vu, en flanc et en
queue, dès qu'elle dépassait ce village. Après plusieurs engagements,
la plaine de Heinrichsdorf nous resta, couverte d'hommes et de chevaux
morts, de cavaliers démontés, de cuirasses étincelantes.

Ainsi d'un côté la résistance que l'infanterie des Russes rencontrait
à la lisière du bois de Sortlack, de l'autre les attaques de flanc
qu'essuyait leur cavalerie, lorsqu'elle dépassait le village de
Heinrichsdorf, les retenaient au pied de nos positions, et Lannes
avait pu prolonger jusqu'à midi cette lutte de 26 mille hommes contre
75 mille. Mais il était temps que Napoléon arrivât avec le reste de
l'armée.

Lannes, voulant l'informer de ce qui se passait, lui avait envoyé
presque tous ses aides-de-camp l'un après l'autre, en leur ordonnant
de crever leurs chevaux pour le rejoindre. Ils l'avaient trouvé
accourant au galop sur Friedland et plein d'une joie qui éclatait sur
son visage.--C'est aujourd'hui le 14 juin, répétait-il à ceux qu'il
rencontrait, c'est l'anniversaire de Marengo, c'est un jour heureux
pour nous!--Napoléon, devançant ses troupes de toute la vitesse de
son cheval, avait traversé successivement les longues files de la
garde, du corps de Ney, du corps de Bernadotte, tous en marche sur
Posthenen. Il avait salué en passant la belle division Dupont, qui
depuis Ulm jusqu'à Braunsberg n'avait cessé de se distinguer, mais
toujours hors de sa présence, et il lui avait témoigné le plaisir
qu'il éprouverait à la voir combattre sous ses yeux.

[En marge: Arrivée de Napoléon sur le champ de bataille de Friedland.]

[En marge: Napoléon, malgré l'heure avancée, se décide à livrer une
grande bataille.]

La présence de Napoléon à Posthenen remplit d'une ardeur nouvelle ses
soldats et ses généraux. Lannes, Mortier, Oudinot, qui étaient là
depuis le matin, Ney, qui venait d'y arriver, l'entourèrent avec le
plus vif empressement. Le brave Oudinot, accourant avec son habit
percé de balles et son cheval couvert de sang, dit à l'Empereur:
Hâtez-vous, Sire, mes grenadiers n'en peuvent plus; mais donnez-moi un
renfort, et je jetterai tous les Russes à l'eau.--Napoléon promenant
sa lunette sur cette plaine où les Russes, acculés dans le coude de
l'Alle, essayaient vainement de se déployer, jugea bien vite leur
périlleuse situation, et l'occasion unique que lui présentait la
fortune, dominée, il faut le reconnaître, par son génie, car la faute
que commettaient les Russes dans le moment, il la leur avait pour
ainsi dire inspirée, en les poussant de l'autre côté de l'Alle, et en
les réduisant ainsi à la passer devant lui pour secourir Koenigsberg.
La journée était fort avancée, et on ne pouvait pas réunir toutes les
troupes françaises avant plusieurs heures. Aussi quelques-uns des
lieutenants de Napoléon pensaient-ils qu'il fallait remettre au
lendemain pour livrer une bataille décisive.--Non, non, répondit
Napoléon, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille
faute.--Sur-le-champ il fit ses dispositions d'attaque. Elles furent
dignes de son merveilleux coup d'oeil.

[En marge: Précipiter les Russes dans l'Alle, après leur avoir enlevé
les ponts de Friedland, est le plan qui se présente tout de suite à
Napoléon.]

Jeter les Russes dans l'Alle était le but que tout le monde, jusqu'au
moindre soldat, assignait à la bataille. Mais il s'agissait de savoir
comment on s'y prendrait pour assurer ce résultat et le rendre aussi
grand que possible. Au fond de ce coude de l'Alle, dans lequel l'armée
russe était engouffrée, il y avait un point décisif à occuper, c'était
la petite ville de Friedland elle-même, située à notre droite, entre
le Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. C'est là que se trouvaient les quatre
ponts, retraite unique de l'armée russe, et Napoléon se proposa d'y
porter tout son effort. Il destina au corps de Ney la tâche difficile
et glorieuse de s'enfoncer dans ce gouffre, d'enlever Friedland à tout
prix, malgré la résistance désespérée que les Russes ne manqueraient
pas de lui opposer, de leur arracher les ponts et de leur fermer ainsi
toute voie de salut. Mais en même temps il résolut, pendant qu'il
agirait vigoureusement par sa droite, de suspendre tout effort sur sa
gauche, d'occuper de ce côté l'armée russe par un combat simulé, et de
ne la pousser vivement à gauche, que lorsque les ponts étant enlevés à
droite, on serait sûr, en la poussant, de la précipiter vers une
retraite sans issue.

[En marge: La tâche d'enlever Friedland et les ponts est confiée au
maréchal Ney.]

Entouré de ses lieutenants, il leur expliqua, avec la force et la
précision de langage qui lui étaient ordinaires, le rôle que chacun
d'eux avait à jouer dans cette journée. Saisissant par le bras le
maréchal Ney, et lui montrant Friedland, les ponts, les Russes
accumulés en avant, Voilà le but, lui dit-il, marchez-y sans regarder
autour de vous; pénétrez dans cette masse épaisse, quoi qu'il puisse
vous en coûter; entrez dans Friedland, prenez les ponts, et ne vous
inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou sur vos
derrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.--

Ney, bouillant d'ardeur, tout fier de la redoutable tâche qui lui
était assignée, partit au galop, pour disposer ses troupes en avant du
bois de Sortlack. Frappé de son attitude martiale, Napoléon,
s'adressant au maréchal Mortier, lui dit: Cet homme est un lion[39].--

[Note 39: Je tiens ces détails de M. le maréchal Mortier, que j'avais
l'honneur de connaître, et qui me les a souvent racontés lui-même.]

[En marge: Distribution des nouveaux corps arrivés sur le champ de
bataille.]

Sur le terrain même, Napoléon fit écrire ses dispositions sous sa
dictée, afin que tous ses généraux les eussent bien présentes à
l'esprit, et qu'aucun d'eux ne fût exposé à s'en écarter. Il rangea
donc le corps du maréchal Ney à droite, de manière que Lannes ramenant
la division Verdier sur Posthenen, pût présenter avec elle et les
grenadiers, deux fortes lignes. Il plaça le corps de Bernadotte
(temporairement Victor) entre Ney et Lannes, un peu en avant de
Posthenen, et en partie caché par les inégalités du terrain. La belle
division Dupont formait la tête de ce corps. Sur le plateau, derrière
Posthenen, Napoléon établit la garde impériale, l'infanterie en trois
colonnes serrées, la cavalerie sur deux lignes. Entre Posthenen et
Heinrichsdorf se trouvait le corps du maréchal Mortier, posté comme le
matin, mais plus concentré, et augmenté des jeunes fusiliers de la
garde impériale. Un bataillon du 4e d'infanterie légère et le
régiment de la garde municipale de Paris avaient remplacé dans
Heinrichsdorf les grenadiers de la brigade Albert. La division
polonaise Dombrowski avait rejoint la division Dupas, et gardait
l'artillerie. Napoléon laissa au général Grouchy le soin dont il
s'était déjà si bien acquitté, de défendre la plaine de Heinrichsdorf.
Il ajouta aux dragons et aux cuirassiers que ce général commandait, la
cavalerie légère des généraux Beaumont et Colbert, pour l'aider à se
débarrasser des Cosaques. Enfin, pouvant disposer encore de deux
divisions de dragons, il plaça celle du général Latour-Maubourg,
renforcée des cuirassiers hollandais, derrière le corps du maréchal
Ney, et celle du général La Houssaye, renforcée des cuirassiers
saxons, derrière le corps de Victor. Les Français, dans cet ordre
imposant, ne présentaient pas moins de quatre-vingt mille hommes[40].
L'ordre fut réitéré à la gauche de ne point se porter en avant, de se
borner à contenir les Russes, jusqu'à ce que le succès de la droite
fût décidé. Napoléon voulut qu'on attendît, pour recommencer le feu,
le signal d'une batterie de vingt pièces de canon placée au-dessus de
Posthenen.

[Note 40: Rien n'est plus difficile que d'évaluer avec une exactitude
rigoureuse les forces d'une armée le jour d'une bataille. Rarement on
a des états authentiques, et, quand on a pu s'en procurer, il est plus
rare encore que ces états s'accordent avec la réalité. M. Dérode, dans
un excellent travail sur la bataille de Friedland, s'est servi d'un
état extrait de l'ouvrage du général Mathieu Dumas, état qui, bien
qu'il ait été pris au dépôt de la guerre, est inexact sous plusieurs
rapports. On rédigeait dans les bureaux du ministère à Paris, des
états auxquels ne répondaient pas toujours les faits qui se passaient
sur la Vistule. Il existe au Louvre, dans le riche dépôt des papiers
de Napoléon, des livrets faits pour lui seul, qu'il avait toujours
sous la main, et qui, renouvelés mois par mois, contenaient la
description exacte de chacun des corps agissant sous ses ordres. Les
feuillets de ces livrets étaient écrits d'un seul côté, et sur l'autre
on portait quelquefois à l'encre rouge les changements survenus dans
le mois. C'est dans ces livrets, et à condition de ne pas même les
prendre comme base absolue, à condition d'en modifier sans cesse les
données par l'appréciation des circonstances du moment, c'est dans ces
livrets qu'on peut, disons-nous, chercher la vérité approximative. Je
n'ai pas trouvé, pour l'année 1807, les livrets correspondant aux mois
de mai, de juin, de juillet; il a donc fallu me servir de ceux des
mois de mars et d'août, quoique celui du mois de mars soit trop
incomplet, car l'armée n'avait pas reçu alors tous les renforts qui
lui arrivèrent en mai et en juin, et que celui du mois d'août soit
trop complet au contraire, car à cette époque une portion considérable
de forces, en marche pendant les événements de juin, avait rejoint.
Mais, en se servant de ces états, en les comparant entre eux, en les
rectifiant surtout par la correspondance de Napoléon, et en
s'éclairant, pour la bataille de Friedland, d'une note écrite de sa
main, laquelle donne la force de plusieurs des corps qui figurèrent à
cette bataille, on peut arriver à l'évaluation suivante, que je crois
fort rapprochée de la vérité. J'ajouterai que cette approximation de
la vérité suffit, car, pour juger un grand événement comme Friedland
ou Austerlitz, il importe peu de savoir si ce furent 80 ou 82 mille
hommes qui combattirent. Deux ou trois mille combattants de plus ou de
moins ne changent rien, ni au caractère de l'événement, ni aux
combinaisons qui le décidèrent. Si l'historien ne doit négliger aucun
soin pour arriver à la vérité absolue, c'est parce qu'il doit s'en
faire une habitude constante, afin de ne jamais laisser se relâcher en
lui le goût scrupuleux du vrai; mais l'important c'est le caractère,
non le détail minutieux des choses.

Voici donc le tableau le plus vraisemblable des forces de l'armée
française à la journée de Friedland:

  La garde, quoique portée à 9 mille hommes, n'avait dans ses rangs
  ni les marins ni les dragons, et avait fait sur les fusiliers une
  perte notable. Elle comptait tout au plus 7,500 hommes
  présents                                             7,500

  La note citée, écrite de la main de Napoléon, évalue
  les grenadiers Oudinot à 7,000 hommes présents       7,000

  La division Verdier à                                8,000

  L'infanterie saxonne à                               4,000

  Le 9e de hussards à                                     400

  Les cuirassiers saxons à                                600

  Les chevaux-légers saxons à                             200
                                                     --------
  Ce qui faisait pour le corps de Lannes un total de   20,200

Mais les Saxons avaient été laissés à Heilsberg sauf toutefois trois
bataillons, qui, suivant quelques relations, se trouvaient à
Friedland. La division Verdier avait essuyé à Heilsberg une perte
notable, et enfin on avait marché très-vite. Je crois donc qu'on sera
dans le vrai en évaluant ainsi le corps de Lannes:

  Oudinot                                              7,000
  Verdier                                              6,500
  Saxons                                               1,200
  Cavalerie                                            1,200
                                                     -------
                                                      15,900

  (L'artillerie est comprise dans les divisions d'infanterie.)

  Lannes                                                        15,900

  Le corps de Ney était de 16 à 17 mille hommes présents
  sous les armes au moment de l'entrée en campagne, ce qui
  résulte d'une lettre du maréchal Ney à Napoléon. Il n'avait
  pas perdu moins de 2,000 à 2,500 hommes en morts, blessés et
  prisonniers aux deux combats de Guttstadt et de Deppen. Il
  était donc tout au plus, en tenant compte des marches, de 14
  mille hommes.

  Ney                                                           14,000

  Le maréchal Mortier, d'après la note citée de Napoléon, avait
  à la division Dupas                                  6,400

  À la division Dombrowski                             4,000

  Il possédait un détachement de chevaux bataves,
  dont la désignation est incertaine dans la note
  citée                                                1,500
                                                   ---------
                                           Total      11,900

Quand on sait, par les lettres du maréchal Lefebvre, ce qui en
était des Polonais, de leur exactitude à suivre le drapeau,
on ne peut pas porter le corps du maréchal Mortier à plus de
10 mille hommes.

  Mortier                                                       10,000

Le corps du maréchal Bernadotte, commandé par le général Victor,
était en mars, sans la division de dragons, de 22,000 hommes
environ, présents sous les armes. Il fut recruté depuis, mais
il avait laissé plusieurs postes en arrière, et, s'il monta à
25,000 hommes, il n'avait pas dû en amener plus de 22 mille
à Friedland.

  Victor                                                        22,000

  La cavalerie comprenait les cuirassiers du général Nansouty,
  desquels il faut défalquer les pertes de la marche, celles
  d'Heilsberg, etc.                                    3,500

  Les dragons du général Grouchy                       1,800

  Les dragons du général La Houssaye                   1,800

  Les dragons du général Latour-Maubourg, qui comptait
  six régiments:                                       2,400

  La cavalerie légère des généraux Beaumont et
  Colbert                                              2,000
                                                      ------
                                                      11,500    11,500
                                                               -------
  On trouve donc pour le total de l'armée                       80,900

Je crois par conséquent qu'on peut dire que l'armée française était de
80 mille hommes environ à la bataille de Friedland, dont 25 mille,
comme on le verra, ne tirèrent pas un coup de fusil. Il restait le
corps du maréchal Davout qui n'avait pas combattu, et qui était de 29
à 30 mille à l'entrée en campagne, de 28 mille, si on veut tenir
compte de ce qu'on laisse en arrière en marchant; le maréchal Soult
ayant perdu environ 5 mille hommes à Heilsberg, et ne devant guère en
avoir plus de 27 mille; enfin Murat avec environ 10,000 hommes, ce qui
porterait le total de l'armée en action dans le moment:

  À Friedland                                                   80,000
                                                    {Davout     28,000
  Devant Koenigsberg, ou en marche sur cette ville. {Soult      27,000
                                                    {Murat      10,000
                                                               -------
                                                     Total     145,000

Ce total de 145 mille hommes agissants correspondrait bien et aux
forces qui existaient le 5 juin, et aux pertes que supposent les
différents combats livrés depuis le 5 juin. En comptant en effet ces
pertes à 12 ou 15 mille hommes, en morts, blessés, prisonniers,
détachés ou traînards, on retrouve les 160,000 hommes de l'entrée en
campagne. Bien que ces nombres soient empruntés aux seuls documents
dignes de foi, documents éclaircis, modifiés par une correspondance de
chaque jour, nous les regardons comme approximatifs, et rien de plus.
Et si nous sommes entré dans ces détails, c'est pour donner une idée
de la difficulté d'arriver en ce genre à une exactitude rigoureuse.
Mais, nous le répétons, si l'historien, pour ne se relâcher jamais de
ses devoirs, doit aspirer à la vérité rigoureuse, la postérité qui le
lit, rassurée par ses efforts, peut se contenter, quant aux nombres et
aux détails, de la vérité générale. C'est cette vérité générale qui
lui importe, qui lui suffit, car c'est elle qui constitue le vrai
caractère des choses et des événements.]

[En marge: Sur un signal de Napoléon, la bataille recommence avec la
plus grande vigueur.]

Le général russe, frappé de ce déploiement, reconnaissant l'erreur
qu'il avait commise en croyant n'avoir affaire qu'au seul corps du
maréchal Lannes, était surpris, et naturellement il hésitait. Son
hésitation avait produit une sorte de ralentissement dans l'action. À
peine quelques décharges d'artillerie signalaient-elles la
continuation de la bataille. Napoléon, qui voulait que toutes ses
troupes fussent arrivées en ligne, reposées au moins une heure,
abondamment pourvues de munitions, ne se pressait pas de commencer,
et résistait à l'impatience de ses généraux, sachant bien que, dans
cette saison, en cette contrée, le jour devant luire jusqu'à dix
heures du soir, il aurait le temps de faire essuyer à l'armée russe le
désastre qu'il lui préparait. Enfin le moment convenable lui
paraissant arrivé, il donna le signal. Les vingt pièces de canon de la
batterie de Posthenen tirèrent à la fois; l'artillerie de l'armée leur
répondit sur toute sa ligne, et, à ce signal impatiemment attendu, le
maréchal Ney ébranla son corps d'armée.

[En marge: Le maréchal Ney entre en action.]

[En marge: Danger du maréchal Ney.]

[En marge: Le général Dupont vient au secours du maréchal Ney.]

[En marge: Belle conduite de l'artillerie sous le général Sénarmont.]

[En marge: Rencontre de la division Dupont avec la garde impériale
russe.]

[En marge: Affreuse mêlée dans l'intérieur de la ville de Friedland.]

[En marge: Friedland et les ponts tombent aux mains des Français.]

Il sortit du bois de Sortlack, en échelons, la division Marchand
s'avançant la première à droite, la division Bisson la seconde à
gauche. Toutes deux étaient précédées d'une nuée de tirailleurs, qui,
à mesure qu'on s'approchait de l'ennemi, se repliaient, et rentraient
dans les rangs. On marcha résolûment sur les Russes, et on leur enleva
le village de Sortlack, si long-temps disputé. Leur cavalerie, pour
arrêter notre mouvement offensif, essaya une charge sur la division
Marchand. Mais les dragons de Latour-Maubourg et les cuirassiers
hollandais, passant entre les intervalles de nos bataillons,
chargèrent à leur tour cette cavalerie, la rejetèrent sur son
infanterie, et, poussant les Russes contre l'Alle, en précipitèrent un
grand nombre dans le lit profondément encaissé de cette rivière.
Quelques-uns se sauvèrent à la nage, beaucoup se noyèrent[41]. Une
fois sa droite appuyée sur l'Alle, le maréchal Ney en ralentit la
marche, et porta en avant sa gauche, formée par la division Bisson, de
manière à refouler les Russes dans l'étroit espace compris entre le
Ruisseau-du-Moulin et l'Alle. Arrivé à ce point, le feu de
l'artillerie ennemie redoubla. Outre les batteries qu'on avait en
face, il fallait essuyer le feu de celles qui se trouvaient à la rive
droite de l'Alle, et dont il était impossible de se débarrasser en les
prenant, puisqu'on était séparé d'elles par le lit de la rivière. Nos
colonnes battues à la fois de front et de flanc par les boulets,
supportaient avec un admirable sang-froid cette horrible convergence
de feux. Le maréchal Ney, galopant d'un bout de la ligne à l'autre,
soutenait le coeur de ses soldats par sa contenance héroïque.
Cependant des files entières étaient emportées, et le feu devenait
tel, que les troupes même les plus braves ne pouvaient pas le
supporter long-temps. À cet aspect, la cavalerie de la garde russe,
que commandait le général Kollogribow, s'élance au galop pour essayer
de mettre en déroute l'infanterie de la division Bisson, qui lui
paraissait chancelante. Troublée pour la première fois, cette
vaillante infanterie cède du terrain, et deux ou trois bataillons se
rejettent en arrière. Le général Bisson, qui, par sa stature, domine
les lignes de ses soldats, veut en vain les retenir. Ils se retirent
en se pelotonnant autour de leurs officiers. La situation devient
bientôt des plus graves. Heureusement le général Dupont, placé à
quelque distance, sur la gauche du corps de Ney, aperçoit ce
commencement de désordre, et, sans attendre qu'on lui prescrive de
marcher, ébranle sa division, passe devant elle en lui rappelant Ulm,
Dirnstein, Halle, et la porte à la rencontre des Russes. Elle s'avance
dans la plus belle attitude sous les coups de cette effroyable
artillerie, tandis que les dragons de Latour-Maubourg, revenant à la
charge, se jettent sur la cavalerie russe qui s'était éparpillée à la
suite de nos fantassins, et parviennent à la ramener. La division
Dupont, continuant son mouvement sur ce terrain déblayé, et appuyant
sa gauche au Ruisseau-du-Moulin, oblige l'infanterie russe à
s'arrêter. Par sa présence, elle remplit de confiance et de joie les
soldats de Ney. Les bataillons de Bisson se reforment, et toute notre
ligne raffermie recommence à marcher en avant. Il fallait répondre à
la formidable artillerie de l'ennemi, et l'artillerie de Ney, trop peu
nombreuse, pouvait à peine se tenir en batterie devant celle des
Russes. Napoléon ordonne au général Victor de réunir toutes les
bouches à feu de ses divisions, et de les ranger en masse sur le front
de Ney. C'était l'habile et intrépide général Sénarmont qui commandait
cette artillerie. Il la conduit au grand trot, la joint à celle du
maréchal Ney, la porte à plusieurs centaines de pas en avant de notre
infanterie, et, se posant audacieusement en face des Russes, ouvre sur
eux un feu terrible par le nombre des pièces et par l'habileté du
tir. Dirigeant contre la rive droite l'une de ses batteries, il fait
taire bientôt celles que l'ennemi avait de ce côté. Puis poussant en
avant sa ligne d'artillerie, il s'approche successivement jusqu'à
portée de mitraille, et tirant sur des masses profondes, qui
s'accumulent en rétrogradant dans le coude de l'Alle, il y cause
d'affreux ravages. Notre ligne d'infanterie suit ce mouvement, et
s'avance protégée par les nombreuses bouches à feu du général
Sénarmont. Les Russes, toujours plus refoulés dans ce gouffre,
éprouvent une sorte de désespoir, et tentent un effort pour se
dégager. Leur garde impériale, appuyée au Ruisseau-du-Moulin, et à
demi cachée dans le ravin qui sert de lit à ce ruisseau, sort de cette
retraite, et marche, la baïonnette baissée, sur la division Dupont,
placée aussi le long du ruisseau. Celle-ci n'attend pas la garde
russe, va droit à elle, et, lui présentant la baïonnette, la repousse,
l'accule au ravin. Les Russes ramenés se jettent les uns au delà du
ravin, les autres sur les faubourgs de Friedland. Le général Dupont
avec une partie de sa division franchit le Ruisseau-du-Moulin, chasse
devant lui tout ce qu'il rencontre, se trouve ainsi sur les derrières
de l'aile droite des Russes, aux prises avec notre gauche, dans la
plaine de Heinrichsdorf (voir la carte nº 42), tourne Friedland, et
l'aborde par la route de Koenigsberg, tandis que Ney, continuant à y
marcher directement, entre par la route d'Eylau. Une affreuse mêlée
s'engage aux portes de la ville. On presse les Russes de toutes parts,
on pénètre dans les rues à leur suite, on les rejette sur les ponts
de l'Alle, que l'artillerie du général Sénarmont, restée en dehors,
enfile de ses obus. Les Russes se précipitent sur les ponts, pour
chercher un refuge dans les rangs de la quatorzième division, laissée
en réserve de l'autre côté de l'Alle par le général Benningsen. Ce
malheureux général, rempli de douleur, était accouru auprès de cette
division, afin de la porter sur le bord de la rivière, au secours de
son armée en péril. À peine quelques débris de son aile gauche ont-ils
passé les ponts, que ces ponts sont détruits, incendiés par les
Français, et par les Russes eux-mêmes pressés de nous arrêter. Ney et
Dupont, après avoir rempli leur tâche, se réunissent au milieu de
Friedland en flammes, et se félicitent de ce glorieux succès.

[Note 41: Deux mille, dit le maréchal Ney dans son rapport.]

[En marge: Mot de Napoléon à un soldat.]

Napoléon n'avait cessé de suivre des yeux ce grand spectacle, placé de
sa personne au centre des divisions qu'il tenait en réserve. Tandis
qu'il le contemplait attentivement, un obus passe à la hauteur des
baïonnettes, et un soldat par un mouvement instinctif baisse la
tête.--Si cet obus t'était destiné, lui dit Napoléon en souriant, tu
aurais beau te cacher à cent pieds sous terre, il irait t'y
chercher.--Il voulait ainsi accréditer cette utile croyance, que le
destin frappe indistinctement le brave et le lâche, et que la lâcheté
qui se cache se déshonore inutilement.

[En marge: Napoléon ayant atteint son but à droite, par la destruction
des ponts de l'Alle, porte sa gauche en avant.]

[En marge: L'armée russe tout entière refoulée vers l'Alle.]

[En marge: Friedland en flammes.]

En voyant Friedland occupé, et les ponts de l'Alle détruits, Napoléon
pousse enfin sa gauche en avant sur l'aile droite de l'armée russe,
privée de tout moyen de retraite, et ayant derrière elle une rivière
sans ponts. Le général Gortschakow, qui commandait cette aile,
aperçoit le danger dont il est menacé, veut conjurer l'orage, et
essaye de charger la ligne française qui s'étend de Posthenen à
Heinrichsdorf, formée par le corps du maréchal Lannes, par celui de
Mortier, par la cavalerie du général Grouchy. Mais Lannes avec ses
grenadiers tient tête aux Russes. Le maréchal Mortier avec le 15e et
les fusiliers de la garde leur oppose une barrière de fer.
L'artillerie de Mortier surtout, dirigée par le colonel Balbois et par
un excellent officier hollandais, M. Vanbriennen, leur cause des
dommages incalculables. Enfin Napoléon tenant à profiter du reste du
jour, porte toute sa ligne en avant. Infanterie, cavalerie, artillerie
s'ébranlent en même temps. Le général Gortschakow, tandis qu'il se
voit ainsi pressé, apprend que Friedland est occupé par les Français.
Il veut le reprendre, et dirige une colonne d'infanterie vers les
portes de cette ville. Cette colonne y pénètre, et refoule un moment
les soldats de Dupont et de Ney. Mais ceux-ci repoussent à leur tour
la colonne russe. Une nouvelle mêlée s'engage au milieu de cette
malheureuse cité dévorée par les flammes, qu'on se dispute à la lueur
de l'incendie. Les Français en restent enfin les maîtres, et ramènent
le corps de Gortschakow dans cette plaine sans issue, qui lui avait
servi de champ de bataille. L'infanterie de Gortschakow se défend avec
intrépidité, et plutôt que de se rendre, se précipite dans l'Alle. Une
partie des soldats russes, assez heureux pour trouver des passages
guéables, parvient à se sauver. Une autre se noie dans la rivière.
Toute l'artillerie demeure dans nos mains. Une colonne, celle qui se
trouvait le plus à droite (droite des Russes), s'enfuit en descendant
l'Alle, sous le général Lambert, avec une portion de la cavalerie.
L'obscurité de la nuit, le désordre inévitable de la victoire, lui
facilitent la retraite, et elle réussit à s'échapper de nos mains.

[En marge: Immenses résultats de la bataille de Friedland.]

Il était dix heures et demie du soir. La victoire était complète à la
gauche et à la droite. Napoléon, dans sa vaste carrière, n'en avait
pas remporté une plus éclatante. Il avait pour trophées 80 bouches à
feu, peu de prisonniers à la vérité, car les Russes avaient mieux aimé
se noyer que se rendre; mais 25 mille hommes, tués, blessés ou noyés,
couvraient de leurs corps les deux rives de l'Alle. La rive droite, où
beaucoup d'entre eux s'étaient traînés, présentait un spectacle de
carnage presque aussi affreux que la rive gauche. Plusieurs colonnes
de feu s'élevant de Friedland et des villages voisins, jetaient une
sinistre lueur sur ce lieu, théâtre de douleur pour les uns, de joie
pour les autres. Nous n'avions pas à regretter, quant à nous, plus de
7 à 8 mille hommes, morts ou blessés. Sur près de 80 mille Français,
25 mille n'avaient pas tiré un coup de fusil. L'armée russe, affaiblie
de 25 mille combattants, privée en outre d'un grand nombre de soldats
égarés, était désormais incapable de tenir la campagne. Napoléon avait
dû ce beau triomphe autant à la conception générale de la campagne,
qu'au plan même de la bataille. En prenant depuis plusieurs mois la
Passarge pour base, en s'assurant ainsi d'avance et dans tous les cas
le moyen de séparer les Russes de Koenigsberg, en marchant de
Guttstadt à Friedland de manière à les déborder constamment, il les
avait réduits à commettre une grave imprudence pour gagner
Koenigsberg, et avait mérité de la fortune l'heureux hasard de les
rencontrer à Friedland, adossés à la rivière de l'Alle. Toujours
disposant ses masses avec une rare habileté, il avait su, tandis qu'il
envoyait soixante et quelques mille hommes sur Koenigsberg, en
présenter 80 mille à Friedland. Et, comme on vient de le voir, il n'en
fallait pas autant pour accabler l'armée russe.

Napoléon coucha sur le champ de bataille, entouré de ses soldats
joyeux, cette fois, autant qu'à Austerlitz et Iéna, criant _Vive
l'Empereur!_ quoique n'ayant à manger qu'un morceau de pain porté dans
leur sac, et se contentant de la plus noble des jouissances de la
victoire, celle de la gloire. L'armée russe, coupée en deux,
descendait l'Alle par une nuit claire et transparente, le désespoir
dans l'âme, quoiqu'elle eût rempli tous ses devoirs. Heureusement pour
elle, Napoléon n'avait sous la main qu'une moitié de sa cavalerie.
S'il avait eu l'autre moitié, et Murat lui-même, le corps russe qui
descendait l'Alle, sous le général Lambert, eût été pris en entier.

[En marge: Retraite précipitée des Russes sur la Prégel.]

La marche des Russes fut si rapide, que le lendemain 15 juin ils
étaient sur la Prégel à Wehlau. Ils coupèrent tous les ponts; et le 16
au matin ils s'établirent un peu au delà de la Prégel, à Pétersdorf,
attendant pour se retirer sur le Niémen que les corps détachés des
généraux Kamenski et Lestocq, incapables de défendre Koenigsberg
contre l'armée française victorieuse, les eussent rejoints, afin
d'opérer leur retraite en commun.

[En marge: Poursuite de l'armée russe.]

Napoléon, le lendemain de la bataille de Friedland, ne perdit pas un
instant pour tirer de sa victoire tous les résultats possibles. Après
avoir, suivant sa coutume, visité le champ de bataille, témoigné un
vif intérêt aux blessés, annoncé à ses soldats les récompenses que sa
haute fortune lui permettait de promettre et de donner, il s'était
porté sur la Prégel, précédé par toute sa cavalerie, qui courait à la
poursuite des Russes, en descendant les deux rives de l'Alle. Mais les
Russes avaient douze heures d'avance, car il avait été impossible de
ne pas accorder une nuit de repos à des soldats qui avaient marché
toute la nuit précédente pour arriver sur le champ de bataille, et qui
s'étaient ensuite battus toute la journée, depuis deux heures du matin
jusqu'à dix heures du soir. Les Russes ayant ainsi un avantage de
quelques heures, et se retirant avec la célérité d'une armée qui ne
peut trouver son salut que dans la fuite, on ne devait pas se flatter
de les prévenir sur la Prégel. Quand nous y arrivâmes, tous les ponts
étaient rompus. Napoléon se hâta de les rétablir, et il ordonna les
dispositions nécessaires, pour qu'on fît de la Prégel au Niémen toutes
les prises, qu'on n'avait pas eu le temps de faire de Friedland à
Wehlau.

[En marge: Opérations des maréchaux Soult et Davout sur Koenigsberg.]

Pendant qu'il était occupé avec l'armée russe à Friedland, les
maréchaux Soult et Davout, précédés par Murat, avaient marché sur
Koenigsberg. Le maréchal Soult rencontrant l'arrière-garde du général
Lestocq, lui avait enlevé un bataillon entier, et avait, près de
Koenigsberg même, enveloppé et pris une colonne de 12 à 1500 hommes,
qui ne s'était pas retirée assez tôt des environs de Braunsberg. Il
avait paru le 14 sous les murs de Koenigsberg, trop bien défendue pour
qu'il fût possible de l'enlever par une brusque attaque. De leur côté,
Davout et Murat ayant reçu l'ordre de revenir sur Friedland, pour le
cas où la bataille aurait duré plus d'un jour, avaient l'un et l'autre
quitté le maréchal Soult pour se reporter à droite, sur Wehlau. (Voir
la carte nº 38.) Un nouvel avis les ayant rencontrés en route, et leur
ayant appris la victoire de Friedland et la retraite des Russes, ils
s'étaient dirigés sur la Prégel, à Tapiau, point intermédiaire entre
Koenigsberg et Wehlau. Après avoir réuni les moyens de passer la
Prégel, ils l'avaient franchie, afin d'intercepter le plus qu'ils
pourraient des troupes russes en fuite.

[En marge: Les généraux Lestocq et Kamenski évacuent Koenigsberg.]

[En marge: Le maréchal Soult entre dans Koenigsberg.]

À la nouvelle de la bataille de Friedland, les détachements prussiens
et russes qui gardaient Koenigsberg, n'hésitèrent plus à quitter cette
place, qui n'était pas en état de soutenir un siége comme celle de
Dantzig. Déjà la cour de Prusse s'était réfugiée dans la petite ville
frontière de Memel, la dernière du royaume fondé par le grand
Frédéric. Les généraux Lestocq et Kamenski se retirèrent donc,
abandonnant les immenses approvisionnements ainsi que les malades et
les blessés des deux armées accumulés dans Koenigsberg. Un bataillon
laissé pour en stipuler la capitulation, la livra au maréchal Soult,
qui put y entrer immédiatement. On trouva dans Koenigsberg des blés,
des vins, cent mille fusils envoyés par l'Angleterre et encore
embarqués sur les bâtiments qui les avaient transportés; enfin un
nombre considérable de blessés, qui se trouvaient là depuis Eylau. Les
villages environnants en contenaient plusieurs milliers.

Les généraux Lestocq et Kamenski, ramenant leurs troupes en toute
hâte, par la route de Koenigsberg à Tilsit, purent se jeter dans la
forêt de Baum, avant que le maréchal Davout et le prince Murat eussent
intercepté la route de Tapiau à Labiau. (Voir la carte nº 38.)
Cependant ils ne se réunirent point au général Benningsen sans laisser
trois mille prisonniers dans les mains du maréchal Davout.

[En marge: Le maréchal Soult laissé à Koenigsberg, avec le soin de
prendre Pillau et de s'emparer de la navigation du Frische-Haff.]

[En marge: Le maréchal Davout dirigé sur Labiau.]

[En marge: Napoléon dirige le gros de l'armée sur le Niémen.]

Napoléon transporté à Wehlau, continua de poursuivre l'armée russe
sans relâche, et de tendre des piéges à ses corps détachés, afin
d'enlever ceux qui seraient en retard. Il retint le maréchal Soult à
Koenigsberg, pour qu'il s'y établît, et qu'il commençât immédiatement
l'attaque de Pillau. Ce petit fort pris, la garnison de Koenigsberg
devait donner la main, par le Nehrung, à la garnison de Dantzig, et de
plus fermer aux Anglais le Frische-Haff, dont les marins de la garde
faisaient en ce moment la navigation. Il envoya son aide-de-camp
Savary pour prendre le commandement de la place de Koenigsberg, comme
il avait envoyé Rapp à Dantzig, dans l'intention d'empêcher le
gaspillage des ressources conquises sur l'ennemi, et de créer un
nouveau dépôt. Il dirigea le maréchal Davout sur Labiau, point où
toute la navigation intérieure de ces provinces vient aboutir à la
Baltique, et lui donna un corps de quelques mille chevaux sous le
général Grouchy, pour enlever les détachements russes demeurés en
arrière. Sur la route directe de Wehlau à Tilsit, il achemina Murat
avec le gros de la cavalerie, et le fit suivre immédiatement par les
corps de Mortier, Lannes, Victor, et Ney. Le corps de Davout devait
au besoin rejoindre l'armée en une seule marche. Napoléon était ainsi
en mesure d'accabler les Russes, s'ils avaient la prétention de
s'arrêter de nouveau pour combattre. Sur la droite il jeta deux mille
chevaux-légers, hussards et chasseurs, pour remonter la Prégel, et
barrer la route à tout ce qui se retirait de ce côté, blessés,
malades, traînards, convois.

[En marge: Les deux armées se trouvent le 19 juin sur les deux bords
du Niémen.]

Ces habiles dispositions nous valurent encore la prise de plusieurs
mille prisonniers, et de divers convois de vivres, mais elles ne
pouvaient plus nous procurer une bataille avec les Russes. Pressés de
se réfugier derrière le Niémen, ils y arrivèrent le 18, achevèrent de
le franchir le 19, et détruisirent au loin tous les moyens de passage.
Le 19 nos coureurs, après avoir poursuivi quelques troupes de Kalmouks
armés de flèches, ce qui égaya fort nos soldats peu habitués à ce
genre d'ennemis, poussèrent jusqu'au Niémen, et virent de l'autre côté
de ce fleuve l'armée russe, campée derrière ce boulevard de l'empire,
qu'elle avait été si impatiente d'atteindre.

Là devait se terminer la marche audacieuse de l'armée française, qui,
partie du camp de Boulogne en septembre 1805, avait parcouru la plus
grande étendue du continent et vaincu en vingt mois toutes les armées
européennes. Le nouvel Alexandre allait s'arrêter enfin, non par la
fatigue de ses soldats, prêts à le suivre partout où il aurait désiré
les conduire, mais par l'épuisement de ses ennemis, incapables de
résister plus long-temps, et obligés de lui demander la paix dont ils
avaient eu l'imprudence de ne pas vouloir quelques jours auparavant.

[En marge: L'armée russe demande hautement la paix.]

Le roi de Prusse avait laissé à Memel la reine son épouse,
instigatrice désolée de cette guerre funeste, pour rejoindre
l'empereur Alexandre sur les bords du Niémen. Le modeste
Frédéric-Guillaume, quoiqu'il ne partageât point les folles illusions
que la bataille d'Eylau avait fait naître chez son jeune allié,
s'était laissé entraîner néanmoins à refuser la paix, et il prévoyait
maintenant qu'il payerait ce refus de la plus grande partie de ses
États. Alexandre était abattu comme au lendemain d'Austerlitz. Il s'en
prenait des derniers événements au général Benningsen, qui avait
promis ce qu'il ne pouvait pas tenir, et il ne se sentait plus la
force de continuer la guerre. Son armée d'ailleurs demandait la paix à
grands cris. Elle n'était pas mécontente d'elle-même, car elle avait
le sentiment de s'être bien conduite à Heilsberg et à Friedland, mais
elle ne se croyait pas capable de résister à l'armée de Napoléon,
ralliée tout entière depuis la prise de Koenigsberg, renforcée de
Masséna, qui venait de repousser à Durczewo le corps de Tolstoy, et
pouvant opposer 170 mille hommes aux 70 mille soldats russes et
prussiens restés debout. Elle demandait pour qui on faisait la guerre?
si c'était pour les Prussiens qui ne savaient pas défendre leur pays?
si c'était pour les Anglais qui, après avoir tant de fois annoncé des
secours, n'en envoyaient aucun, et ne songeaient qu'à conquérir des
colonies? Le dédain à l'égard des Prussiens était injuste, car ils
s'étaient bravement comportés dans les derniers temps, et ils avaient
fait tout ce que leur petit nombre permettait d'attendre. Les
Prussiens à leur tour se plaignaient de la barbarie, de l'ignorance,
de la férocité dévastatrice des soldats russes. Les uns et les autres
ne se trouvaient d'accord qu'au sujet des Anglais. Ceux-ci en effet
auraient pu, en descendant, soit à Stralsund, soit à Dantzig, apporter
d'utiles secours, et peut-être changer, ou ralentir au moins la marche
des événements. Mais ils n'avaient montré de l'activité que pour
envoyer des expéditions dans les colonies espagnoles; et les subsides
même, qui, à défaut d'armée, constituaient leur seule coopération, ils
les avaient marchandés, jusqu'à refroidir le roi de Suède, et jusqu'à
le dégoûter de la guerre. C'est un soulagement du malheur que de
pouvoir se plaindre, et, dans ce moment, Russes et Prussiens se
déchaînaient avec violence contre le cabinet britannique. Les
officiers russes notamment disaient tout haut que c'était pour les
Anglais, pour leur misérable ambition, qu'on faisait battre de braves
gens, qui n'avaient aucune raison de se haïr, ni même de se jalouser,
puisqu'après tout la Russie et la France n'avaient rien à s'envier
l'une à l'autre.

[En marge: Le roi de Prusse et l'empereur de Russie, réunis derrière
le Niémen, sont d'avis d'une paix immédiate.]

Les deux monarques vaincus partageaient la rancune de leurs soldats
contre l'Angleterre, et mieux qu'eux encore ils sentaient la nécessité
de se séparer d'elle, et d'obtenir immédiatement la paix. Le roi de
Prusse, qui l'aurait désirée plus tôt, et qui prévoyait combien il lui
en coûterait de l'avoir retardée, fut d'avis, sans se plaindre, de la
demander à Napoléon, et laissa à l'empereur Alexandre le soin de la
négocier. Il espérait que son ami, qui avait seul voulu cette funeste
prolongation de la guerre, le défendrait dans les négociations, mieux
que sur le champ de bataille. Il fut donc convenu que l'on
proposerait un armistice, et que, cet armistice obtenu, l'empereur
Alexandre chercherait à se ménager une entrevue avec Napoléon. On
savait par expérience à quel point celui-ci était sensible aux égards
des souverains ennemis, à quel point il était accommodant le lendemain
de ses victoires, et le souvenir de ce qu'avait obtenu de lui
l'empereur François au bivouac d'Urschitz, fit espérer une paix moins
dommageable que celle qu'on pouvait craindre, sinon pour la Russie,
qui n'avait que de la considération à perdre, au moins pour la Prusse,
qui était tout entière dans les mains de son vainqueur.

[En marge: Demande d'un armistice.]

[En marge: Motifs qui décident Napoléon à accepter la proposition d'un
armistice.]

En conséquence, le 19 juin le prince Bagration fit parvenir à Murat
aux avant-postes, une lettre que lui avait écrite le général en chef
Benningsen, et dans laquelle celui-ci, déplorant les malheurs de la
guerre, offrait un armistice comme moyen d'y mettre fin. Cette lettre
remise à Napoléon, qui arrivait en ce moment à Tilsit, fut fort bien
accueillie, car, ainsi que nous l'avons dit, il commençait à sentir
combien les distances aggravaient les difficultés des opérations
militaires. Il y avait près d'une année qu'il était éloigné du centre
de son empire, et il éprouvait le besoin d'y rentrer, d'assembler
surtout le Corps législatif, dont il avait différé la réunion, ne
voulant pas le convoquer en son absence. Il était enfin, en
recueillant les propos de l'armée russe, conduit à penser qu'il
trouverait peut-être dans la Russie, cet allié dont il avait besoin
pour fermer à tout jamais le continent à l'Angleterre.

[En marge: Le prince Labanoff vient à Tilsit pour traiter.]

[En marge: Signature d'un armistice avec l'armée russe le 22 juin.]

Il fit donc une réponse amicale, consistant à dire, qu'après tant de
travaux, de fatigues, de victoires, il ne désirait qu'une paix sûre et
honorable, et que si cet armistice en pouvait être le moyen, il était
prêt à y consentir. Sur cette réponse, le prince de Labanoff se rendit
à Tilsit, vit Napoléon, lui manifesta les dispositions qui éclataient
de toutes parts autour d'Alexandre, et après avoir reçu l'assurance
que du côté des Français le voeu de la paix n'était pas moins vif,
quoique moins commandé par la nécessité, il convint d'un armistice.
Napoléon voulait que les places prussiennes de la Poméranie et de la
Pologne, qui tenaient encore, telles que Colberg, Pillau, Graudentz,
lui fussent remises. Mais il fallait pour cela le consentement du roi
de Prusse, absent alors du quartier général russe, et de la part
duquel on craignait d'ailleurs quelque résistance, lorsqu'on lui
proposerait d'abandonner ces places, les dernières restées entre ses
mains. On stipula donc un armistice particulier, entre les armées
française et russe, lequel fut signé le 22 juin par le prince de
Labanoff et par le prince de Neufchâtel, et porté au quartier général
d'Alexandre, qui le ratifia immédiatement.

[En marge: Le maréchal Kalkreuth signe à Tilsit un autre armistice
pour l'armée prussienne.]

Le maréchal Kalkreuth se présenta ensuite pour traiter au nom de
l'armée prussienne. Napoléon l'accueillit avec beaucoup d'égards, lui
dit que c'était le militaire distingué, et surtout le militaire
courtois, qui seul entre les officiers de sa nation avait bien traité
les prisonniers français, qu'il recevait de la sorte, et accorda une
suspension d'armes sans exiger la remise des places prussiennes.
C'était un gage qu'il était généreux de laisser dans les mains de la
Prusse, et qui ne devait pas inquiéter l'armée française, assez
solidement établie sur la Vistule par Varsovie, Thorn et Dantzig, sur
la Prégel par Koenigsberg et Wehlau, pour n'avoir rien à craindre de
points tels que Colberg, Pillau et Graudentz. L'armistice fut donc
signé avec le maréchal Kalkreuth, comme il l'avait été avec le prince
de Labanoff. La démarcation qui séparait les armées belligérantes
était le Niémen jusqu'à Grodno, puis en revenant en arrière à droite,
le Bober jusqu'à son embouchure dans la Narew, et enfin la Narew
jusqu'à Pultusk et Varsovie. (Voir la carte nº 37.)

[En marge: Dispositions militaires de Napoléon pour assurer sa
position à Tilsit.]

Napoléon, ne se relâchant jamais de sa vigilance ordinaire, s'organisa
derrière cette ligne, comme s'il devait bientôt continuer la guerre,
et la porter au centre de l'empire russe. Il rapprocha de lui le corps
de Masséna, et l'établit à Bialistok. Il rassembla les Polonais de
Dombrowski et de Zayonschek en un seul corps de 10 mille hommes, qui
devait lier Masséna au maréchal Ney. Il plaça celui-ci à Gumbinen sur
la Prégel. Il réunit à Tilsit les maréchaux Mortier, Lannes,
Bernadotte, Davout, la cavalerie et la garde. Il laissa le maréchal
Soult à Koenigsberg. Il fit préparer à Wehlau un camp retranché pour
s'y concentrer au besoin avec toute son armée. Il donna des ordres à
Dantzig et à Koenigsberg, pour distraire une partie des immenses
approvisionnements trouvés dans ces places, et les faire transporter
sur le Niémen. Enfin il prescrivit au général Clarke à Berlin, au
maréchal Kellermann à Mayence, de continuer à diriger les régiments de
marche sur la Vistule, tout comme si la guerre n'était pas
interrompue. Des diverses mesures qu'il avait prises afin d'augmenter
ses forces au printemps, il n'en suspendit qu'une, ce fut l'appel de
la seconde partie de la conscription de 1808. Il voulut que cette
nouvelle accompagnant celle de ses triomphes, fût pour la France une
raison de plus de se réjouir, et d'applaudir à ses victoires.

Dans cette attitude imposante, Napoléon attendit l'ouverture des
négociations, et invita M. de Talleyrand, qui était allé chercher à
Dantzig un peu de sécurité et de repos, à venir sur-le-champ à Tilsit,
pour lui prêter le secours de son adresse et de sa patiente habileté.
Suivant sa coutume, Napoléon adressa à son armée une proclamation
empreinte de la double grandeur de son âme et des circonstances. Elle
était ainsi conçue:

     «SOLDATS,

     »Le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par
     l'armée russe. L'ennemi s'est mépris sur les causes de notre
     inactivité. Il s'est aperçu trop tard que notre repos était celui
     du lion: il se repent de l'avoir troublé.

     »Dans les journées de Guttstadt, de Heilsberg, dans celle à
     jamais mémorable de Friedland, dans dix jours de campagne enfin,
     nous avons pris 120 pièces de canon, 7 drapeaux, tué, blessé ou
     fait prisonniers 60,000 Russes, enlevé à l'armée ennemie tous ses
     magasins, ses hôpitaux, ses ambulances, la place de Koenigsberg,
     les 300 bâtiments qui étaient dans ce port, chargés de toute
     espèce de munitions, 160,000 fusils que l'Angleterre envoyait
     pour armer nos ennemis.

     »Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen
     avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz
     l'anniversaire du couronnement, vous avez cette année dignement
     célébré celui de la bataille de Marengo, qui mit fin à la guerre
     de la seconde coalition.

     »Français! vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez
     en France couverts de lauriers, et après avoir obtenu une paix
     glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. Il est
     temps que notre patrie vive en repos, à l'abri de la maligne
     influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma
     reconnaissance, et toute l'étendue de l'amour que je vous porte.

     »Au camp impérial de Tilsit, le 22 juin 1807.»

[En marge: Alexandre fait demander une entrevue à Napoléon.]

Les deux souverains vaincus étaient encore plus pressés que Napoléon
d'ouvrir les négociations. Le prince de Labanoff, l'un des Russes qui
souhaitaient le plus sincèrement un accord entre la France et la
Russie, revint le 24 à Tilsit, pour obtenir une audience de Napoléon.
Elle lui fut immédiatement accordée. Ce seigneur russe exprima le vif
désir que son maître éprouvait de terminer la guerre, l'extrême dégoût
qu'il avait de l'alliance anglaise, l'extrême impatience qu'il
ressentait de voir le grand homme du siècle, et de s'expliquer avec
lui d'une manière franche et cordiale. Napoléon ne demandait pas mieux
que de rencontrer ce jeune souverain, duquel il avait tant ouï parler,
dont l'esprit, la grâce, la séduction, qu'on vantait fort, lui
inspiraient beaucoup de curiosité, et peu de crainte, car il était
plus sûr de séduire que d'être séduit, lorsqu'il entrait en rapport
avec les hommes. Napoléon accepta l'entrevue proposée pour le
lendemain 25 juin.

[En marge: Entrevue de Napoléon et d'Alexandre sur un radeau placé au
milieu du Niémen.]

Il voulut qu'un certain apparat présidât à cette rencontre des deux
princes les plus puissants de la terre, s'abouchant pour terminer leur
sanglante querelle. Il fit placer par le général d'artillerie
Lariboisière un large radeau au milieu du Niémen, à égale distance et
en vue des deux rives du fleuve. Avec tout ce qu'on put réunir de
riches étoffes dans la petite ville de Tilsit, on construisit un
pavillon sur une partie du radeau, pour y recevoir les deux monarques.
Le 25, à une heure de l'après-midi, Napoléon s'embarqua sur le fleuve,
accompagné du grand-duc de Berg, du prince de Neufchâtel, du maréchal
Bessières, du grand-maréchal Duroc et du grand-écuyer Caulaincourt. Au
même instant Alexandre quittait l'autre rive, accompagné du grand-duc
Constantin, des généraux Benningsen et Ouwarow, du prince de Labanoff,
et du comte de Lieven. Les deux embarcations atteignirent en même
temps le radeau placé au milieu du Niémen, et le premier mouvement de
Napoléon et d'Alexandre en s'abordant, fut de s'embrasser. Ce
témoignage d'une franche réconciliation aperçu par les nombreux
spectateurs qui bordaient le fleuve, car le Niémen n'est pas en cet
endroit plus large que la Seine, excita de vifs applaudissements. Les
deux armées en effet étaient rangées le long du Niémen, le peuple à
demi sauvage de ces campagnes s'était joint à elles; et les témoins de
cette grande scène, peu versés dans les secrets de la politique, en
voyant leurs maîtres s'embrasser croyaient la paix conclue, et
l'effusion de leur sang désormais arrêtée.

[En marge: Premier entretien entre Napoléon et Alexandre sur le radeau
du Niémen.]

Après ce premier témoignage, Alexandre et Napoléon se rendirent dans
le pavillon qui avait été préparé pour les recevoir[42]. Pourquoi nous
faisons-nous la guerre? se demandèrent-ils l'un à l'autre en
commençant cet entretien. Napoléon, en effet, ne poursuivait dans la
Russie qu'un allié de l'Angleterre; et la Russie, de son côté, bien
que justement inquiète de la domination continentale de la France,
servait les intérêts de l'Angleterre beaucoup plus que les siens, en
s'acharnant dans cette lutte autant qu'elle venait de le faire.--Si
vous en voulez à l'Angleterre, et rien qu'à elle, dit Alexandre à
Napoléon, nous serons facilement d'accord, car j'ai à m'en plaindre
autant que vous.--Il raconta alors ses griefs contre la
Grande-Bretagne, l'avarice, l'égoïsme dont elle avait fait preuve, les
fausses promesses dont elle l'avait leurré, l'abandon dans lequel elle
l'avait laissé, et tout ce que lui inspirait enfin le ressentiment
d'une guerre malheureuse, qu'il avait été obligé de soutenir avec ses
seules forces. Napoléon cherchant quels étaient chez son interlocuteur
les sentiments qu'il fallait flatter, s'aperçut bien vite que deux
surtout le dominaient actuellement: d'abord une humeur profonde contre
des alliés, ou pesants comme la Prusse, ou égoïstes comme
l'Angleterre, et ensuite un orgueil très-sensible, et très-humilié. Il
s'attacha donc à prouver au jeune Alexandre qu'il avait été dupe de
ses alliés, et en outre qu'il s'était conduit avec noblesse et
courage. Il s'efforça de lui persuader que la Russie se trompait en
voulant patroner des voisins ingrats et jaloux comme les Allemands, et
servir les intérêts de marchands avides comme les Anglais. Il attribua
cette erreur à des sentiments généreux poussés à l'excès, à des
malentendus que des ministres, inhabiles ou corrompus, avaient fait
naître. Enfin il vanta singulièrement la bravoure des soldats russes,
et dit à l'empereur Alexandre qu'on pouvait, en réunissant les deux
armées qui avaient si vaillamment lutté l'une contre l'autre, à
Austerlitz, à Eylau, à Friedland, mais qui toutes deux s'étaient
comportées dans ces journées en vrais géants, combattant un bandeau
sur les yeux, qu'on pouvait maîtriser le monde, le maîtriser pour son
bien et pour son repos. Puis, mais très-discrètement, il lui insinua
qu'en faisant la guerre contre la France, c'était sans dédommagement
possible que la Russie dépensait ses forces, tandis que si elle
s'unissait avec elle pour dominer en Occident et en Orient, sur terre
et sur mer, elle se ménagerait autant de gloire, et certainement plus
de profit. Sans s'expliquer davantage, il sembla se charger de faire
la fortune de son jeune antagoniste, beaucoup mieux que ceux qui
l'avaient engagé dans une carrière, où il ne rencontrait jusqu'ici que
des défaites. Alexandre avait, il est vrai, des engagements avec la
Prusse, et il fallait que son honneur sortît sauf de cette situation.
Aussi Napoléon lui donna-t-il à entendre qu'il lui restituerait des
États prussiens, ce qu'il faudrait pour le dégager honorablement
envers ses alliés; après quoi le cabinet russe serait libre de se
livrer à une politique nouvelle, seule vraie, seule profitable,
semblable en tout à celle de la grande Catherine.

[Note 42: Il est fort difficile de savoir avec exactitude ce qui s'est
passé dans les longs entretiens que Napoléon et Alexandre eurent
ensemble à Tilsit. Toute l'Europe a retenti à cet égard de récits
controuvés, et on a non-seulement supposé des entretiens chimériques,
mais publié une quantité de traités, sous le nom d'articles secrets de
Tilsit, absolument faux. Les Anglais surtout, pour justifier leur
conduite ultérieure à l'égard du Danemark, ont mis au jour beaucoup de
prétendus articles secrets de Tilsit, les uns imaginés après coup par
les collecteurs de traités, les autres véritablement communiqués dans
le temps au cabinet de Londres par des espions diplomatiques, qui, en
cette occasion, gagnèrent mal l'argent qu'on leur prodiguait. Grâce
aux documents authentiques et officiels dans lesquels j'ai eu la
faculté de puiser, je vais donner pour la première fois les véritables
stipulations de Tilsit, tant publiques que secrètes; je vais surtout
faire connaître la substance des entretiens de Napoléon et
d'Alexandre. Je me servirai pour cela d'un monument fort curieux,
probablement condamné pour long-temps à demeurer secret, mais dont je
puis sans indiscrétion extraire ce qui est relatif à Tilsit. Il s'agit
de la correspondance particulière de MM. Savary et de Caulaincourt
avec Napoléon, et de la correspondance de Napoléon avec eux. Le
général Savary demeura quelques mois à Saint-Pétersbourg comme envoyé
extraordinaire, M. de Caulaincourt y séjourna plusieurs années à titre
d'ambassadeur. Le dévouement de l'un, la véracité de l'autre, ne
permettent pas de douter du soin qu'ils apportèrent à faire connaître
à Napoléon la vérité tout entière, et je dois dire que le ton de
sincérité de cette correspondance les honore tous les deux. Craignant
de substituer leur jugement à celui de Napoléon, et voulant le mettre
en mesure de juger par lui-même, ils prirent l'habitude de joindre à
leurs dépêches un procès-verbal, par demandes et par réponses, de
leurs conversations intimes avec Alexandre. L'un et l'autre le
voyaient presque tous les jours en tête-à-tête, dans la plus grande
familiarité, et, en rapportant mot pour mot ce qu'il disait, ils en
ont tracé, sans y prétendre, le portrait le plus intéressant et
certainement le plus vrai. Beaucoup de gens, et notamment beaucoup de
Russes, pour excuser Alexandre de son intimité avec Napoléon, mettent
cette intimité sur le compte de la politique, et, le faisant plus
profond qu'il ne fut, disent qu'il trompait Napoléon. Cette singulière
excuse ne serait pas même essayée, si on avait lu la correspondance
dont il s'agit. Alexandre était dissimulé, mais il était
impressionnable, et dans ces entretiens on le voit s'échapper sans
cesse à lui-même, et dire tout ce qu'il pense. Il est certain qu'il
s'attacha quelque temps, non pas à la personne de Napoléon, qui lui
inspira toujours une certaine appréhension, mais à sa politique, et
qu'il la servit très-activement. Il avait conçu une ambition fort
naturelle, que Napoléon laissa naître, qu'il flatta quelque temps, et
qu'il finit par décevoir. C'est alors qu'Alexandre se détacha de la
France, s'en détacha avant de l'avouer, ce qui constitua pour un
moment la fausseté dont les Russes lui font honneur, mais ce qui n'en
était presque pas une, tant il était facile de discerner dans son
langage et dans ses mouvements involontaires, le changement de ses
dispositions. J'anticiperais sur le récit des temps ultérieurs, si je
disais ici quelle fut cette ambition d'Alexandre, que Napoléon flatta,
et qu'il finit par ne pas satisfaire. Ce que je dois dire en ce
moment, c'est comment la longue suite des entretiens d'Alexandre avec
MM. Savary et de Caulaincourt, a pu me servir à éclaircir le mystère
de Tilsit. Voici comment j'y suis parvenu. Alexandre plein du souvenir
de Tilsit, rappelait sans cesse à MM. Savary et de Caulaincourt tout
ce qui s'était fait et dit, dans cette célèbre entrevue, et racontait
souvent les conversations de Napoléon, les propos tour à tour profonds
ou piquants recueillis de sa bouche, les promesses surtout qu'il
disait en avoir reçues. Tout cela fidèlement transcrit le jour même,
était mandé à Napoléon qui contestait quelquefois, d'autres fois
admettait visiblement, comme ne pouvant pas être contesté, ce qu'on
lui rappelait. C'est dans la reproduction contradictoire de ces
souvenirs, que j'ai puisé les détails que je vais fournir, et dont
l'authenticité ne saurait être mise en doute. J'ai obtenu en outre
d'une source étrangère, également authentique et officielle, la
communication de dépêches fort curieuses, contenant les épanchements
de la reine de Prusse, à son retour de Tilsit, avec un ancien
diplomate, digne de sa confiance et de son amitié. C'est à l'aide de
ces divers matériaux que j'ai composé le tableau qu'on va lire, et que
je crois le seul vrai, entre tous ceux qu'on a tracés des scènes
mémorables de Tilsit.]

Cet entretien, qui avait duré plus d'une heure, et qui avait touché à
toutes les questions sans les approfondir, émut vivement Alexandre.
Napoléon venait de lui ouvrir des perspectives nouvelles, ce qui plaît
toujours à une âme mobile, et surtout mécontente. Plus d'une fois,
d'ailleurs, Alexandre, au milieu de ses défaites, sentant vivement les
inconvénients de cette guerre acharnée, dans laquelle on l'avait
entraîné contre la France, et les avantages d'un système d'union avec
elle, s'était dit une partie de ce que Napoléon venait de lui dire,
mais pas avec cette clarté, cette force, et surtout cette séduction
d'un vainqueur, qui se présente au vaincu les mains pleines de
présents, la bouche remplie de paroles caressantes. Alexandre fut
séduit; Napoléon le vit bien, et se promit de rendre bientôt la
séduction complète.

Après avoir flatté le monarque, il voulut flatter l'homme.--Nous nous
entendrons mieux, lui dit-il, vous et moi, en traitant directement,
qu'en employant nos ministres, qui souvent nous trompent, ou ne nous
comprennent pas, et nous avancerons plus les affaires en une heure,
que nos négociateurs en plusieurs journées. Entre vous et moi,
ajouta-t-il, il ne doit y avoir personne.--On ne pouvait pas flatter
Alexandre d'une manière qui lui fût plus sensible, qu'en lui
attribuant sur ceux qui l'entouraient, une supériorité semblable à
celle que Napoléon était en droit de s'attribuer sur tous ses
serviteurs. En conséquence Napoléon lui proposa de quitter le hameau
où il était logé, de s'établir dans la petite ville de Tilsit, qu'on
neutraliserait pour le recevoir, et où ils pourraient eux-mêmes,
personnellement, à toute heure, traiter de leurs affaires. Cette
proposition fut acceptée avec empressement; et il fut convenu que M.
de Labanoff se rendrait dans la journée à Tilsit, pour en régler les
détails. Il restait cependant à parler de ce malheureux roi de Prusse,
qui se trouvait au quartier général d'Alexandre, attendant ce qu'on
ferait de lui et de son royaume. Alexandre offrit de l'amener sur ce
même radeau du Niémen, pour le présenter à Napoléon, qui lui
adresserait quelques paroles rassurantes. Avant de passer en effet
d'un système de politique à un autre, il était nécessaire
qu'Alexandre, s'il ne voulait pas se déshonorer, eût sauvé quelque
chose de la couronne de son allié. Napoléon, qui avait déjà pris son
parti à cet égard, et qui sentait bien qu'il fallait accorder
certaines concessions pour mettre à couvert l'honneur d'Alexandre,
consentit à recevoir le roi de Prusse le lendemain. Les deux
souverains sortirent alors du pavillon, et passant des choses
sérieuses aux témoignages de courtoisie, complimentèrent ceux qui les
suivaient. Napoléon traita d'une manière flatteuse le grand-duc
Constantin et le général Benningsen. Alexandre félicita Murat et
Berthier d'être les dignes lieutenants du plus grand capitaine des
temps modernes. On se quitta en se donnant de nouvelles marques
d'amitié, puis les deux empereurs se rembarquèrent, à la vue, et au
milieu des applaudissements des nombreux spectateurs réunis sur les
rives du Niémen.

Le prince de Labanoff vint dans l'après-midi au quartier général
français, pour régler tout ce qui était relatif à l'établissement de
l'empereur Alexandre à Tilsit. Il fut convenu qu'on neutraliserait la
ville de Tilsit, que l'empereur Alexandre en occuperait une moitié,
l'empereur Napoléon l'autre, que la garde impériale russe passerait
sur la rive gauche pour faire le service auprès de son souverain, et
que ce changement de séjour aurait lieu le lendemain même, après la
présentation du roi de Prusse à Napoléon.

[En marge: Entrevue de Napoléon et du roi de Prusse sur le radeau du
Niémen.]

Le lendemain en effet, 26 juin, les deux empereurs, se transportant
comme la veille au milieu du Niémen, observant la même étiquette, se
rendirent au pavillon où s'était passée leur première entrevue.
Alexandre amenait le roi de Prusse. Ce prince n'avait reçu de la
nature aucune grâce, et le malheur, le chagrin n'avaient pas dû lui en
prêter. C'était un honnête homme, sensé, modeste, et gauche. Il ne
s'abaissa point devant le vainqueur, il fut triste, digne et roide. La
conversation ne pouvait être longue, car il était le vaincu de
Napoléon, le protégé d'Alexandre, et si on paraissait disposé à lui
restituer une partie de ses États, ce qui devenait probable sans être
certain d'après l'entretien de la veille, c'était la politique de
Napoléon, qui accordait cette restitution à l'honneur d'Alexandre;
mais on ne faisait rien pour lui, on n'attendait rien de lui, on
n'avait donc pas d'explications à lui donner. L'entrevue par
conséquent devait être courte, et le fut effectivement. Cependant le
roi de Prusse parut attacher une grande importance à prouver qu'il
n'avait eu aucun tort envers Napoléon, et que si, après avoir été
long-temps l'allié de la France, il en était devenu l'ennemi, c'était
par l'effet des circonstances, et non par suite d'un manque de foi,
dont pût rougir un honnête homme. Napoléon affirma de son côté, qu'il
n'avait rien à se reprocher; et trop généreux, trop homme d'esprit
pour blesser un prince humilié, il se borna à lui dire que le cabinet
de Berlin, souvent averti de se défier des intrigues de l'Angleterre,
avait commis la faute de ne pas écouter ce conseil amical, et qu'il
fallait imputer à cette cause seule les malheurs de la Prusse.
Napoléon du reste ajouta que la France victorieuse ne prétendait pas
tirer jusqu'aux dernières conséquences de ses victoires, et que, sous
peu de jours, on serait probablement assez heureux pour s'entendre sur
les conditions d'une paix honorable et solide.

Les trois souverains se quittèrent après une entrevue qui avait duré à
peine une demi-heure. Il fut décidé que le roi de Prusse viendrait lui
aussi, mais plus tard, s'établir à Tilsit, auprès de son allié
l'empereur de Russie.

[En marge: Alexandre vient s'établir à Tilsit auprès de Napoléon.]

Le même jour à cinq heures, Alexandre passa le Niémen. Napoléon vint à
sa rencontre jusqu'au bord du fleuve, le conduisit au logement qui lui
était destiné, et le reçut à dîner avec les honneurs les plus grands,
et les égards les plus délicats. Dès ce jour il fut établi que
l'empereur Alexandre n'ayant pas sa maison auprès de lui, prendrait
tous ses repas chez l'empereur Napoléon. Ils passèrent la soirée
ensemble, s'entretinrent long-temps d'une manière confidentielle, et
leur naissante intimité se manifesta des deux côtés par une
familiarité à la fois noble et gracieuse.

[En marge: Alexandre et Napoléon passent en revue la garde impériale.]

Le lendemain, 27, ils montèrent à cheval pour passer en revue la garde
impériale française. Ces vieux soldats de la Révolution, tour à tour
soldats de la République ou de l'Empire, et toujours serviteurs
héroïques de la France, se montrèrent avec orgueil au souverain qu'ils
avaient vaincu. Ils n'avaient pas à étaler devant lui la haute
stature, la marche régulière et compassée des soldats du Nord; mais
ils déployèrent cette aisance de mouvements, cette assurance
d'attitude, cette intelligence de regard, qui expliquaient leurs
victoires, et leur supériorité sur toutes les armées de l'Europe.
Alexandre les complimenta beaucoup. Ils répondirent à ses flatteries
par les cris répétés de _Vive Alexandre! vive Napoléon!_

Il y avait quarante-huit heures que les deux empereurs s'étaient
abouchés, et déjà ils en étaient arrivés à des termes de confiance,
qui leur permettaient de s'expliquer franchement. Napoléon développa
alors aux yeux surpris d'Alexandre les desseins auxquels il voulait
l'associer, desseins que des circonstances récentes venaient de lui
suggérer.

[En marge: Politique que Napoléon adopte à Tilsit, et qu'il tâche de
faire adopter à l'empereur Alexandre.]

C'était une situation extraordinaire que celle de Napoléon en ce
moment. En faisant ressortir la grandeur de son génie, la hauteur
prodigieuse de sa fortune, elle décelait en même temps les côtés
faibles de sa politique, politique excessive et variable comme les
passions qui l'inspiraient.

[En marge: Des alliances de la France pendant le règne de Napoléon.]

Nous avons souvent parlé des alliances de la France à cette époque;
nous avons souvent dit qu'à moins de réaliser le phénomène effrayant,
heureusement impossible, de la monarchie universelle, il fallait que
Napoléon tâchât de compter en Europe autre chose que des ennemis,
publiquement ou secrètement conjurés contre lui, et qu'il devait
s'efforcer de s'y faire un ami, au moins un. Nous avons dit que
l'Espagne, notre alliée la plus ancienne et la plus naturelle, était
complétement désorganisée, et jusqu'à son entière régénération
destinée à être une charge pour ceux qui s'uniraient à elle; que
l'Italie était à créer; que l'Angleterre, alors inquiète sur la
possession des Indes, alarmée de nous voir établis au Texel, à Anvers,
à Brest, à Cadix, à Toulon, à Gênes, à Naples, à Venise, à Trieste, à
Corfou, comme propriétaires ou comme dominateurs, était inconciliable
avec nous; que l'Autriche serait implacable tant qu'on ne lui aurait
pas ou restitué, ou fait oublier l'Italie; que la Russie nous
jalousait sur le continent comme l'Angleterre sur l'Océan; que la
Prusse au contraire, rivale naturelle de l'Autriche, voisine menacée
de la Russie, puissance protestante, novatrice, enrichie de biens
d'église, était la seule dont les intérêts politiques et les principes
moraux ne fussent pas absolument incompatibles avec les nôtres, et que
c'était auprès d'elle qu'il fallait chercher l'ami, fort et sincère,
au moyen duquel on rendrait toutes les coalitions, ou impossibles, ou
incomplètes. Mais on a vu que la Prusse placée entre les deux partis
qui divisaient alors le monde, incertaine et hésitante, avait eu les
torts de la faiblesse, Napoléon ceux de la force, qu'une déplorable
rupture s'en était suivie, que Napoléon avait eu l'immense gloire
militaire, l'immense malheur politique de détruire en quinze jours une
monarchie qui était notre unique alliée possible en Europe, que les
Russes enfin ayant voulu venir au secours des Prussiens en Pologne,
comme ils étaient venus au secours des Autrichiens en Gallicie, il les
avait écrasés à Friedland comme à Austerlitz.

Vainqueur du continent entier, entouré de puissances successivement
battues, l'une il y avait dix jours à Friedland, l'autre il y avait
huit mois à Iéna, la troisième il y avait dix-huit mois à Austerlitz,
Napoléon se voyait maître de choisir, non pas entre des amis sincères,
mais entre des amis empressés, soumis, obséquieux. Si par un
enchaînement de choses, presque impossible à rompre, le moment
d'essayer à son tour l'alliance russe n'était pas alors venu pour lui,
il aurait pu en cet instant, conjurer en quelque sorte la destinée,
rentrer soudainement dans les voies de la bonne politique, pour n'en
plus sortir, et il y eût trouvé avec moins de puissance apparente,
plus de puissance réelle, et peut-être une éternelle durée, sinon pour
sa dynastie, au moins pour la grandeur de la France, qu'il aimait
autant que sa dynastie. Pour cela il fallait se conduire en vainqueur
généreux, et par un acte imprévu, mais nullement bizarre quoique
imprévu, relever la Prusse abattue, la refaire plus forte, plus
étendue que jamais, en lui disant: Vous avez eu tort, vous avez manqué
de franchise avec moi, je vous en ai punie; oublions votre défaite et
ma victoire; je vous agrandis au lieu de vous amoindrir, pour que vous
soyez à jamais mon alliée.--Certainement Frédéric-Guillaume, qui avait
la guerre en aversion, qui se reprochait tous les jours de s'y être
laissé entraîner, et qui plus tard, en 1813, lorsque Napoléon, à demi
vaincu, présentait une proie facile à dévorer, hésitait encore à
profiter du retour de la fortune, et ne reprit les armes que parce que
son peuple les prit malgré lui, ce roi comblé de biens après Iéna et
Friedland, forcé à la reconnaissance, n'aurait jamais fait partie
d'une coalition, et Napoléon n'ayant à combattre que l'Autriche et la
Russie, n'eût point été accablé. Si Napoléon désirait une couronne en
Allemagne pour l'un de ses frères, désir fâcheux et peu sage, il avait
la Hesse, que la Prusse se serait trouvée trop heureuse de lui
abandonner. Il aurait tenu le sort du Hanovre en suspens, prêt à le
donner à l'Angleterre pour prix de la paix, ou à la Prusse pour prix
d'une alliance intime. Et quant à l'empereur Alexandre, n'ayant rien à
lui prendre, rien à lui rendre, Napoléon l'aurait laissé sans un seul
grief, en reconstituant la Prusse le lendemain de la commune défaite
des Prussiens et des Russes. Il l'aurait réduit à admirer le
vainqueur, à signer la paix sans mot dire, sans reparler ni de
l'Italie, ni de la Hollande, ni de l'Allemagne, prétextes ordinaires à
cette époque des contestations de la France et de la Russie.

[En marge: Événements imprévus qui favorisent en Orient le
rapprochement de Napoléon avec Alexandre.]

Ce que nous imaginons ici était sans doute une utopie, non de
générosité, car Napoléon était parfaitement capable de cette
générosité imprévue, éblouissante, qui jaillit quelquefois d'un coeur
grand et avide de gloire, mais une utopie par rapport aux combinaisons
du moment. Alors, en effet, le cours des choses qui mène les hommes,
même les plus puissants, conduisait Napoléon à d'autres résolutions.
En fait d'alliances, il avait, quoique à la moitié de son règne, déjà
essayé de toutes. À peine arrivé au consulat, à l'époque des pensées
bonnes, sages, profondes, parce que c'étaient les premières que lui
inspirait la vue des choses, bien avant la corruption qui naît d'un
pouvoir prolongé, il s'était tourné vers la Prusse, et en avait fait
son alliée. Un instant, sous Paul Ier, mais comme expédient, il avait
songé à s'unir à la Russie. Un instant encore, pendant la paix
d'Amiens, il avait imaginé de s'unir à l'Angleterre, séduit par
l'avantage de joindre la puissance de mer à celle de terre, mais
toujours d'une manière passagère, et la Prusse n'avait pas cessé
d'être alors sa confidente intime, sa complice dans toutes les
affaires de l'Europe. Brouillé depuis avec la Prusse jusqu'à lui
déclarer la guerre, sentant son isolement, il avait adressé à
l'Autriche des ouvertures qui auraient fait peu d'honneur à sa
pénétration, si le besoin d'avoir un allié, même au milieu de ses
victoires, ne l'avait justifié d'en chercher de peu vraisemblables.
Bientôt, averti par les perfides armements de l'Autriche, enivré par
Iéna, il avait cru pouvoir se passer de tout le monde. Transporté en
Pologne, et surpris après Eylau des obstacles que la nature peut
opposer à l'héroïsme et au génie, il avait pensé encore une fois à
l'alliance de la Prusse. Mais blessé des réponses de cette puissance,
réponses moins empressées qu'il n'aurait dû s'y attendre, et redevenu
victorieux autant que jamais à Friedland, pressé enfin de mettre un
terme à une guerre lointaine, il était nécessairement amené, en
tournant sans cesse dans le cercle de ses pensées, à celle qui n'avait
pas encore eu son jour, à celle que favorisaient tant de circonstances
présentes, à la pensée d'une alliance avec la Russie. Éloigné
définitivement de la Prusse qui n'avait pas su saisir un instant de
retour vers elle, irrité au plus haut point de la conduite
artificieuse de l'Autriche, trouvant la Russie dégoûtée des alliés qui
l'avaient si mal secondée, croyant qu'il y aurait plus de sincérité
chez la Russie que chez la Prusse, parce qu'il y aurait moins
d'ambiguïté de position, séduit aussi par la nouveauté qui abuse
toujours à un certain degré les esprits même les plus fermes,
Napoléon imagina de faire d'Alexandre un allié, un ami, en s'emparant
de son esprit, en remplissant sa tête d'idées ambitieuses, en offrant
à ses yeux éblouis des prestiges qu'il était facile de créer,
d'entretenir quelque temps, mais non pas d'éterniser, à moins de les
renouveler au moyen des satisfactions les plus dangereuses. L'Orient
s'offrait naturellement comme ressource pour procurer au jeune
Alexandre ces satisfactions, très-aisées à imaginer, beaucoup moins à
réaliser, mais tout à coup devenues tacites, par une circonstance
accidentelle et récente: tant il est vrai que lorsque le moment d'une
chose est venu, il semble que tout la favorise, même les accidents les
plus imprévus!

[En marge: Déposition du sultan Sélim.]

Napoléon avait engagé les Turcs dans sa querelle, en les excitant à
disputer les provinces du Danube aux conquérants de la Crimée,
l'Égypte aux possesseurs de l'Inde. Il leur avait promis de les
secourir sur terre contre les Russes, sur mer contre les Anglais, et
il avait commencé par les aider avec ses officiers à défendre les
Dardanelles. Il s'était engagé enfin à ne pas signer la paix, sans la
rendre commune et avantageuse à l'empire ottoman. Mais l'infortuné
Sélim, odieux aux ulémas dont il voulait réduire le pouvoir, aux
janissaires qu'il voulait soumettre à la discipline européenne, avait
expié par une chute épouvantable ses sages et généreux desseins.
Depuis long-temps les ulémas lui témoignaient une défiances profonde.
Les janissaires voyaient avec une sorte de fureur les nouvelles
troupes connues sous le nom de _nizam-djedid_. Les uns et les autres
n'attendaient qu'une occasion pour satisfaire leurs ressentiments. Le
sultan ayant exigé que les janissaires qui tenaient garnison dans les
châteaux du Bosphore et des Dardanelles prissent le costume du
_nizam-djedid_, la révolte avait éclaté parmi eux, et s'était propagée
avec la rapidité de l'éclair parmi les compagnies de janissaires qui
se trouvaient soit à Constantinople, soit dans les villes voisines de
la capitale. Tous étaient accourus à Constantinople, s'étaient ameutés
sur la place de l'At-Meïdan (l'ancien hippodrome) avec leurs marmites
renversées, signe ordinaire de la révolte, indiquant qu'ils refusent
la nourriture d'un maître devenu odieux. Les ulémas se réunissant de
leur côté, avaient déclaré qu'un prince qui avait régné sept ans sans
avoir de postérité, sous lequel le pèlerinage de la Mecque avait été
interrompu, était indigne de régner. Les janissaires assemblés pendant
plusieurs jours avaient successivement demandé, obtenu, et quelquefois
pris sans qu'on la leur livrât, la tête des ministres de la Porte,
accusés de favoriser le nouveau système, et enfin la révolte
s'obstinant, le mufti avait proclamé la déchéance de Sélim, et
l'élévation de Mustapha au trône. Le malheureux Sélim, enfermé dans un
appartement du sérail, pouvait espérer, il est vrai, le secours de son
armée, commandée par un sujet dévoué, le grand-vizir Baraïctar. Mais
ce secours offrait de graves périls, car on devait craindre que
l'apparition du grand-vizir à la tête de soldats fidèles, ne fit
assassiner le sultan détrôné, avant qu'il pût être secouru. Telles
étaient les nouvelles que Napoléon venait de recevoir à son quartier
général de Tilsit le 24 juin. D'après toutes les vraisemblances, le
nouveau gouvernement turc allait être l'ennemi de la France,
justement parce que le gouvernement renversé avait été son ami. Il
était certain d'ailleurs que l'anarchie qui minait ce malheureux
empire, le rangeait avec l'Espagne au nombre de ces alliés, dont il
fallait attendre plus d'embarras que de services, surtout quand cet
allié placé à la distance qui sépare Constantinople de Paris, ne
pouvait être que difficilement conseillé, et lentement secouru.
Napoléon, chez lequel les révolutions d'idées s'opéraient avec la
vivacité naturelle à son génie, envisagea tout à coup les événements
d'Orient d'une manière nouvelle. Il y avait long-temps que les hommes
d'État de l'Europe considéraient l'empire turc comme à la veille
d'être partagé, et c'est dans cette vue que Napoléon avait voulu
prélever la part de la France, en s'emparant de l'Égypte. Il avait un
instant abandonné cette idée, lorsqu'en 1802 il songeait à réconcilier
la France avec toutes les puissances. Il y revint violemment en voyant
ce qui se passait à Constantinople, et il se dit que puisqu'on ne
pouvait faire vivre cet empire, le mieux était de profiter de ses
dépouilles pour le meilleur arrangement des affaires de l'Europe, et
surtout pour l'abaissement de l'Angleterre. Il avait auprès de lui,
vaincu mais redoutable encore, le souverain dont il était le plus
facile d'exalter la jeune tête, en lui montrant les bouches du Danube,
le Bosphore, Constantinople, et il pensa qu'avec quelques-unes de ces
dépouilles turques, qui tôt ou tard ne pouvaient manquer d'échoir à la
Russie, il en obtiendrait, non pas seulement la paix, qui dans le
moment n'était plus douteuse, mais une alliance intime, dévouée, au
moyen de laquelle il vaincrait l'Angleterre, et accomplirait sur les
trônes de l'Occident les révolutions qu'il méditait.

Ayant journellement à ses côtés l'empereur Alexandre, soit dans des
revues, soit dans de longues promenades au bord du Niémen, soit enfin
dans un cabinet de travail, où la carte du monde était étalée, et où
il s'enfermait souvent avec lui après l'heure du repas, il s'empara de
l'esprit de ce prince, et le bouleversa complétement, en lui
proposant, dans une conversation presque continue de plusieurs jours,
les vues suivantes.

[En marge: Idées ambitieuses au moyen desquelles Napoléon exalte
l'imagination de l'empereur Alexandre.]

--Un coup du ciel, dit-il à Alexandre, vient de me dégager à l'égard
de la Porte. Mon allié et mon ami, le sultan Sélim, a été précipité du
trône dans les fers. J'avais cru qu'on pouvait faire quelque chose de
ces Turcs, leur rendre quelque énergie, leur apprendre à se servir de
leur courage naturel: c'est une illusion. Il faut en finir d'un empire
qui ne peut plus subsister, et empêcher que ses dépouilles ne
contribuent à augmenter la domination de l'Angleterre.--Là-dessus
Napoléon déroula aux yeux d'Alexandre, les nouveaux projets qu'il
venait de concevoir. Alexandre désirait-il être l'allié de la France,
son allié solide et sincère, rien n'était plus facile, rien ne serait
plus fructueux pour lui et pour son empire. Mais il fallait que cette
alliance fût entière, sans réserve, suivie d'un complet dévouement aux
intérêts mutuels des deux puissances. D'abord cette alliance était la
seule qui convînt à la Russie. De quoi en effet accusait-on la France?
de vouloir dominer l'Italie, la Hollande, peut-être l'Espagne; de
vouloir créer sur le Rhin un système qui abaissât la vieille
prépondérance de l'Autriche en Allemagne, et y arrêtât la
prépondérance naissante de la Prusse? Mais qu'importaient à la Russie,
qu'importaient l'Italie, l'Espagne, la Hollande? L'Allemagne elle-même
n'était-elle pas à la fois jalouse, et secrètement ennemie de la
Russie? Ne rendait-on pas service à la Russie en affaiblissant les
principales puissances allemandes? De quoi, au contraire, accusait-on
l'Angleterre? de vouloir dominer les mers, qui sont la propriété de
tout le monde; d'opprimer les pavillons neutres dont le pavillon russe
faisait partie; de s'emparer du commerce des nations, de les rançonner
en leur livrant les denrées exotiques au prix qu'elle seule fixait; de
mettre, partout où elle le pouvait, un pied sur le continent, en
Portugal, en Danemark, en Suède; de prendre ou de menacer les points
dominants du globe, le Cap, Malte, Gibraltar, le Sund, pour imposer sa
loi à l'univers commerçant? En ce moment même, au lieu de secourir ses
alliés, ne cherchait-elle pas à conquérir l'Égypte? Et, récemment, si
elle avait réussi à se saisir des Dardanelles, qu'en aurait-elle fait?
Or, de ces convoitises anglaises, on ne pouvait pas dire comme des
prétentions imputées à la France, qu'importe à la Russie? C'était
l'avis de la grande Catherine et de Paul Ier, que de telles
convoitises importaient fort à la Russie, puisque l'une et l'autre
avaient déclaré la guerre à la Grande-Bretagne, pour les droits du
pavillon neutre. Les Anglais opprimaient à ce point le commerce des
nations, qu'ils s'étaient emparés de celui de Saint-Pétersbourg, dont
ils tenaient tous les capitaux, et qui devenait dans leurs mains un
redoutable moyen d'influence sur la Russie; car en resserrant
seulement l'argent, ils poussaient au murmure, à l'assassinat contre
les empereurs. Une armée française, conduite par un grand capitaine,
pouvait à la rigueur venir jusqu'à la Vistule, jusqu'au Niémen:
irait-elle jusqu'à la Newa? Une escadre anglaise, au contraire,
pouvait après avoir forcé le Sund brûler Kronstadt, menacer
Saint-Pétersbourg, après avoir forcé le Bosphore, détruire Sevastopol
et Odessa. Une escadre anglaise pouvait enfermer les Russes dans la
Baltique et dans la mer Noire, les tenir prisonniers dans ces mers
comme dans un lac. Mais la France et la Russie, ne se touchant par
aucun point, ayant les mêmes ennemis, les Anglais sur mer, les
Allemands sur terre, ayant de plus un objet commun et pressant de
sollicitude, l'empire turc, devaient s'entendre, se concerter, et si
elles le voulaient, étaient assez puissantes à elles deux pour dominer
le monde.

[En marge: Napoléon propose à Alexandre d'être le médiateur armé de la
guerre entre la France et l'Angleterre.]

À ces grands aperçus, Napoléon joignit un système de moyens plus
séduisant encore que les idées générales qu'il venait de développer.
On l'accusait de vouloir la guerre pour la guerre. Il n'en était rien,
et il le prouvait à l'instant même.--Soyez, dit-il à Alexandre, mon
médiateur auprès du cabinet de Londres. Ce rôle convient à votre
position d'ancien allié de l'Angleterre, et d'allié prochain de la
France. Je ne songe plus à Malte. Que la Grande-Bretagne garde cette
île, en compensation de ce que j'ai acquis depuis la rupture de la
paix d'Amiens. Mais qu'elle rende à son tour les colonies de l'Espagne
et de la Hollande, et à ce prix je lui restitue le Hanovre. Ces
conditions ne sont-elles pas justes, parfaitement équitables? Puis-je
en accepter d'autres? Puis-je abandonner mes alliés? Et, quand je
sacrifie mes conquêtes sur le continent, une conquête comme le
Hanovre, pour recouvrer les possessions lointaines de mes alliés,
est-il possible de contester ma loyauté et ma modération?--

[En marge: Napoléon pour le prix de la guerre que la Russie serait
exposée à faire en commun avec la France, lui offre la Finlande et lui
fait espérer les provinces du Danube.]

Alexandre avoua que ces conditions étaient parfaitement justes, et que
la France n'en pouvait pas accepter d'autres. Napoléon, continuant,
amena ce prince à reconnaître que si l'Angleterre s'obstinait après de
telles propositions, il fallait bien cependant qu'on la contraignît à
céder, car le monde ne devait pas être éternellement troublé pour
elle; et il lui prouva qu'on avait le moyen de la réduire par une
simple déclaration.--Si l'Angleterre, dit-il, refuse la paix à ces
conditions, proclamez-vous l'allié de la France; annoncez que vous
allez unir vos forces aux siennes, pour assurer la paix maritime.
Faites savoir à l'Angleterre qu'outre la guerre avec la France, elle
aura la guerre avec le continent tout entier, avec la Russie, avec la
Prusse, avec le Danemark, avec la Suède et le Portugal, qui devront
obéir quand nous leur signifierons nos volontés; avec l'Autriche
elle-même, qui sera bien obligée de se prononcer dans le même sens, si
vous et moi lui déclarons qu'elle aura la guerre avec nous, dans le
cas où elle ne voudrait pas l'avoir avec l'Angleterre, aux conditions
par nous énoncées. L'Angleterre alors, exposée à une guerre
universelle, si elle ne veut pas conclure une paix équitable,
l'Angleterre déposera les armes.--Tout ceci, ajoutait Napoléon, doit
être communiqué à chaque cabinet avec assignation de termes précis et
prochains pour se décider. Si l'Angleterre ne cède pas, nous agirons
en commun, et nous trouverons de suffisantes indemnités, pour nous
dédommager de cette continuation de la guerre. Deux pays fort
importants, l'un des deux surtout pour la Russie, résisteront
peut-être. Ce sont le Portugal et la Suède, que leur position maritime
subordonne à l'Angleterre. Je m'entendrai, dit Napoléon, avec
l'Espagne relativement au Portugal. Vous, prenez la Finlande, comme
dédommagement de la guerre que vous aurez été amené à faire contre la
Suède. Le roi de Suède, il est vrai, est votre beau-frère et votre
allié; mais, puisqu'il est votre beau-frère et votre allié, qu'il
suive les changements de votre politique, ou qu'il subisse les
conséquences de sa mauvaise volonté. La Suède, répéta souvent
Napoléon, peut être un parent, un allié du moment, mais _c'est
l'ennemi géographique_[43]. Saint-Pétersbourg se trouve trop près de
la frontière de Finlande. _Il ne faut plus que les belles Russes de
Saint-Pétersbourg entendent de leurs palais le canon des Suédois._

[Note 43: Ce sont les propres expressions de Napoléon, répétées par
Alexandre racontant à M. de Caulaincourt ce qui s'était passé à
Tilsit.]

Après avoir assigné à Alexandre la Finlande comme prix de la guerre
contre l'Angleterre, Napoléon lui fit entrevoir quelque chose de plus
brillant encore, du côté de l'Orient.--Vous devez, dit-il à Alexandre,
me servir de médiateur auprès de l'Angleterre, et de médiateur armé
qui impose la paix. Je jouerai le même rôle pour vous auprès de la
Porte. Je lui signifierai ma médiation: si elle refuse de traiter à
des conditions qui vous satisfassent, ce qu'il ne faut pas espérer
dans l'état d'anarchie où elle est tombée, je m'unirai à vous contre
les Turcs, comme vous vous serez uni à moi contre les Anglais, et
alors nous ferons de l'empire ottoman un partage convenable.--

[En marge: Idées de Napoléon et d'Alexandre à l'égard de l'empire
turc.]

C'est surtout ici que le champ des hypothèses devenait immense, et que
l'imagination des deux souverains s'égara dans des combinaisons
infinies. Le premier voeu de la Russie était d'obtenir tout de suite,
quoi qu'il arrivât de la négociation avec la Porte, une portion
quelconque des provinces du Danube. Napoléon y consentait en retour de
l'assistance que la Russie lui prêterait dans les affaires d'Occident.
Cependant, comme il était probable que les Turcs ne céderaient rien,
la guerre allait s'ensuivre, et après la guerre le partage. Mais quel
partage? La Russie pouvait avoir, outre la Bessarabie, la Moldavie, la
Valachie, la Bulgarie jusqu'aux Balkans. Napoléon devait désirer
naturellement les provinces maritimes, telles que l'Albanie, la
Thessalie, la Morée, Candie. On trouverait dans la Bosnie, dans la
Servie, quelques dédommagements pour l'Autriche, soit en les lui
cédant en toute propriété, soit en faisant de ces territoires
l'apanage d'un archiduc, et on tâcherait de la consoler ainsi de ces
bouleversements du monde, desquels elle sortait chaque fois plus
amoindrie, et ses rivaux plus grands.

[En marge: Enthousiasme qu'excitent chez Alexandre les propositions de
Napoléon.]

Qu'on se figure le jeune czar, humilié la veille, venant demander la
paix au camp de Napoléon, n'ayant sans doute aucune inquiétude pour
ses propres États, que l'éloignement sauvait des désirs du vainqueur,
mais s'attendant à perdre une notable portion du territoire de son
allié le roi de Prusse, et à se retirer déconsidéré de cette guerre;
qu'on se le figure transporté soudainement dans une sorte de monde, à
la fois imaginaire et réel, imaginaire par la grandeur, réel par la
possibilité, se voyant, au lendemain d'une défaite éclatante, sur la
voie de conquérir la Finlande et une partie de l'empire turc, et de
recueillir d'une guerre malheureuse, plus qu'on ne recueillait jadis
d'une guerre heureuse, comme si l'honneur d'avoir été vaincu par
Napoléon, équivalait presque à une victoire, et en devait rapporter
les fruits; qu'on se figure ce jeune monarque, avide de gloire, la
cherchant partout depuis sept années, tantôt dans la civilisation
précoce de son empire, tantôt dans la création d'un nouvel équilibre
européen, et ne rencontrant que d'immortelles défaites, puis trouvant
tout à coup cette gloire si recherchée dans un système d'alliance avec
son vainqueur, alliance qui devait le faire entrer en partage de la
domination du monde, au-dessous, mais à côté du grand homme qui
voulait bien la partager avec lui, et valoir à la Russie les belles
conquêtes promises par Catherine à ses successeurs, tombées depuis
Catherine dans le royaume des chimères; qu'on se le figure,
disons-nous, passant si vite de tant d'abattement à de si hautes
espérances, et on comprendra sans peine son agitation, son enivrement,
sa subite amitié pour Napoléon, amitié qui prit sur-le-champ les
formes d'une affection enthousiaste, et assurément sincère, au moins
dans ces premiers instants.

Alexandre, qui était, comme nous l'avons déjà dit, doux, humain,
spirituel, mais mobile autant que son père, se jeta brusquement dans
la nouvelle voie, qui lui était ouverte par son habile séducteur. Il
ne quittait pas une fois Napoléon sans exprimer une admiration sans
bornes.--Quel grand homme! disait-il sans cesse à ceux qui
l'approchaient; quel génie! quelle étendue de vues! quel capitaine!
quel homme d'État! que ne l'ai-je connu plus tôt! que de fautes il
m'eût épargnées! que de grandes choses nous eussions accomplies
ensemble!--Ses ministres qui l'avaient rejoint, ses généraux qui
l'entouraient, s'apercevaient de la séduction exercée sur lui, et n'en
étaient pas fâchés, car ils s'applaudissaient de le voir sortir d'un
très-mauvais pas, avec avantage et honneur, à en juger du moins par la
satisfaction qui rayonnait sur son visage.

[En marge: Le roi de Prusse vient à son tour s'établir à Tilsit.]

[En marge: Attitude du roi de Prusse à Tilsit.]

Pendant ce temps, l'infortuné roi de Prusse était venu apporter à
Tilsit son malheur, sa tristesse, sa raison sans éclat, son modeste
bon sens. Ces confidences enivrantes qui transportaient Alexandre,
n'étaient pas faites pour lui. Alexandre lui présentait son intimité
avec Napoléon, comme un moyen d'obtenir de plus grandes restitutions
en faveur de la Prusse. Mais il lui dissimulait la nouvelle alliance
qui se préparait, ou ne lui avouait que la moindre partie du secret.
Il eût paru étrange en effet, que l'un des deux vaincus obtînt de si
belles conquêtes, quand l'autre allait perdre la moitié de son
royaume. Frédéric-Guillaume, traité avec infiniment d'égards par
Napoléon, était cependant laissé à l'écart. À cheval, à la tête des
troupes, il n'avait pas la grâce brillante d'Alexandre, l'ascendant
tranquille de Napoléon. Il restait le plus souvent en arrière, isolé
comme le malheur, faisant attendre ses compagnons couronnés lorsqu'on
montait à cheval ou qu'on en descendait, objet, en un mot, de peu
d'empressement, et même de moins d'estime qu'il n'en méritait, car les
Français croyaient, d'après les ouï-dire de la cour impériale, que
Napoléon avait été trahi par la Prusse, et les Russes répétaient sans
cesse qu'elle s'était mal battue. Quant à Alexandre, tous les soins
étaient pour lui. Lorsqu'il rentrait de longues courses, Napoléon le
retenait, lui prêtait jusqu'à ses meubles et à son linge, et ne
souffrait pas qu'il perdît du temps pour aller à sa demeure revêtir
d'autres habits. Un superbe nécessaire en or, dont Napoléon faisait
usage, ayant paru lui plaire, fut à l'instant même offert et accepté.
Après le dîner, auquel assistaient les trois souverains, et qui avait
toujours lieu chez Napoléon, on se séparait de bonne heure, et les
deux empereurs allaient s'enfermer ensemble, privauté de laquelle
Frédéric-Guillaume était exclu, et qui s'expliquait toujours de la
même manière, par les efforts d'Alexandre auprès de Napoléon pour
recouvrer la plus grande partie de la monarchie prussienne.

[En marge: Le partage de l'empire turc, objet continuel des secrets
entretiens de Napoléon et d'Alexandre.]

Ce n'était pas d'elle cependant qu'il s'agissait dans ces longs
tête-à-tête, mais de l'immense système européen, au moyen duquel on
allait dominer l'Europe en commun. Le partage possible, probable, de
l'empire turc, était le sujet continuel de l'entretien. Un premier
partage avait été discuté, comme on vient de le voir, mais il
semblait incomplet. La Russie avait les bords du Danube jusqu'aux
Balkans; Napoléon avait les provinces maritimes, telles que l'Albanie
et la Morée. Les provinces intérieures, telles que la Bosnie, la
Servie, étaient données à l'Autriche. La Porte conservait la Roumélie,
c'est-à-dire le sud des Balkans, Constantinople, l'Asie-Mineure,
l'Égypte. Ainsi, d'après ce projet, Constantinople, la clef des mers,
et dans l'imagination des hommes la vraie capitale de l'Orient,
Constantinople, tant promise aux descendants de Pierre-le-Grand par
l'opinion universelle, opinion formée des espérances des Russes et des
craintes de l'Europe, Constantinople restait, avec Sainte-Sophie, aux
barbares de l'Asie!

Alexandre y revint plus d'une fois, et un partage plus complet, qui
eût donné à Napoléon, outre la Morée, les îles de l'archipel, Candie,
la Syrie, l'Égypte, mais Constantinople aux Russes, lui aurait plu
davantage. Toutefois Napoléon, qui croyait en avoir assez fait, trop
même, pour s'attacher le jeune empereur, ne voulut jamais aller aussi
loin. Céder Constantinople, n'importe à qui, fût-ce à un ennemi
déclaré de l'Angleterre, laisser faire ainsi à quelqu'un, lui vivant,
la conquête la plus éblouissante qui se pût imaginer, ne devait pas
convenir à Napoléon. Il pouvait bien, comme obéissant à une tendance
naturelle des choses, et pour résoudre beaucoup de difficultés
européennes, pour se donner enfin une puissante alliance contre
l'Angleterre, il pouvait bien permettre au torrent de l'ambition russe
de venir battre le pied des Balkans, surtout dans le désir de
détourner ce torrent de la Vistule, mais il ne voulait pas lui
laisser dépasser ces montagnes tutélaires. Il ne voulait pas que
l'oeuvre la plus éclatante des temps modernes fût accomplie par
quelqu'un, à sa face, à côté de lui! Il était trop jaloux de la
grandeur de la France, trop jaloux d'occuper à lui seul l'imagination
du genre humain, pour consentir à un tel empiétement sur sa propre
gloire!

Aussi, malgré l'envie de séduire son nouvel ami, il ne se prêta jamais
à un autre partage que celui qui enlevait à la Porte les provinces du
Danube mal attachées à l'empire, et la Grèce déjà trop réveillée pour
subir long-temps le joug des Turcs.

Un jour les deux empereurs, au retour d'une longue promenade, se
renfermèrent dans le cabinet de travail, où se trouvaient étalées de
nombreuses cartes de géographie. Napoléon, paraissant continuer une
conversation vivement engagée avec Alexandre, demanda à M. Méneval une
carte de Turquie, la déploya, puis reprenant l'entretien, et posant
tout à coup le doigt sur Constantinople, s'écria plusieurs fois, sans
s'inquiéter d'être entendu du secrétaire, dans lequel il avait une
confiance absolue: Constantinople! Constantinople! jamais! c'est
l'empire du monde[44].--

[Note 44: Je tiens ces détails de M. Méneval lui-même, témoin
oculaire, et outre la véracité de ce témoin respectable, j'ai pour
garant de leur exactitude les correspondances de MM. Savary et de
Caulaincourt, lesquelles prouvent que la limite des Balkans ne fut
jamais franchie, malgré tous les efforts d'Alexandre.]

Cependant, la Finlande, les provinces danubiennes, comme prix du
concours de la Russie aux projets de la France, présentaient une
perspective assez belle, pour enivrer Alexandre, car son règne
égalerait celui de la grande Catherine, s'il obtenait ces vastes
territoires. Il ne se fit donc pas presser plus long-temps, et
consentit à tout ce qu'on exigeait de lui.

[En marge: Bases sur lesquelles doivent reposer les stipulations de
Tilsit.]

En conséquence il fut convenu que la France et la Russie noueraient
dès cet instant une alliance intime, à la fois défensive et offensive,
n'auraient à l'avenir que les mêmes amis, les mêmes ennemis, et en
toute occasion tourneraient vers le même but leurs forces réunies de
terre et de mer. On se promit de régler plus tard par une convention
spéciale le nombre d'hommes et de vaisseaux à employer pour chaque cas
particulier. Dans le moment, la Russie devait offrir sa médiation au
cabinet britannique, pour le rétablissement de la paix avec la France,
et si cette médiation aux conditions arrêtées par Napoléon, n'était
pas acceptée, elle s'obligeait à déclarer la guerre à la
Grande-Bretagne. Immédiatement après on devait contraindre toute
l'Europe, l'Autriche comprise, à concourir à cette guerre. Si la Suède
et le Portugal, comme il était facile de le prévoir, résistaient, une
armée russe irait occuper la Finlande, une armée française le
Portugal. Quant aux Turcs, Napoléon s'engageait à leur offrir sa
médiation, pour les remettre en paix avec la Russie, et s'ils
refusaient cette médiation, il était stipulé que la guerre de la
Russie contre eux serait commune à la France, et que les deux
puissances feraient ensuite de l'empire ottoman, ce qu'elles
jugeraient convenable, sauf à s'arrêter, quant au démembrement, à la
limite des Balkans et du golfe de Salonique.

[En marge: Conditions posées par Napoléon à l'égard de la Prusse.]

[En marge: Projet de créer un royaume français en Allemagne, avec les
dépouilles de la Prusse et de la Hesse.]

[En marge: Résolutions de Napoléon à l'égard de la Pologne.]

Ces résolutions une fois adoptées en substance, Napoléon se chargea
de rédiger de sa main les traités patents et secrets, qui devaient les
contenir. Il fallait cependant s'entendre au sujet de cette
malheureuse Prusse, que Napoléon avait promis de ne pas détruire
entièrement, et, pour l'honneur d'Alexandre, de laisser subsister au
moins en partie. Il y avait deux conditions fondamentales que Napoléon
avait posées, et desquelles il ne voulait pas s'écarter, c'était de
prendre, pour les employer à diverses combinaisons, toutes les
provinces allemandes que la Prusse possédait à la gauche de l'Elbe, et
en outre les provinces polonaises qu'elle avait reçues dans les divers
partages de la Pologne. Ce n'était pas moins que la moitié des États
prussiens, en territoire et en population. Avec les provinces de
Westphalie, de Brunswick, de Magdebourg, de Thuringe, anciennement ou
récemment acquises par la Prusse, Napoléon voulait, en les réunissant
au grand-duché de Hesse, composer un royaume allemand, qu'il
appellerait royaume de Westphalie, et qu'il se proposait de donner à
son frère Jérôme, pour introduire dans la Confédération du Rhin un
prince de sa famille. Il avait déjà couronné deux de ses frères, l'un
qui régnait en Italie, l'autre en Hollande. Il en établirait ainsi un
troisième en Allemagne. Quant au Hanovre, qui avait appartenu un
moment à la Prusse, Napoléon prétendait le garder comme gage de la
paix avec l'Angleterre. Quant à la Pologne, son intention était d'en
commencer la restauration au moyen des provinces de Posen et de
Varsovie, qu'il constituerait en État indépendant, afin de payer les
services des Polonais, qui lui avaient été peu secourables jusqu'ici,
mais qui pourraient l'être davantage, lorsqu'ils joindraient à leur
courage naturel l'avantage de l'organisation; afin d abolir aussi, en
renversant l'ouvrage du grand Frédéric, la principale et la plus
condamnable de ses oeuvres, le partage de la Pologne. Napoléon ne
savait pas ce que le temps lui permettrait d'enlever plus tard à
l'Autriche, par échange ou par force, des provinces polonaises que
détenait cette puissance, et en attendant, il faisait déjà renaître la
Pologne, par la création d'un État polonais d'une assez grande étendue
et d'une véritable importance. Pour faciliter davantage cette
restauration, il avait imaginé de revenir à une autre chose du passé,
c'était de donner la Pologne à la Saxe. Ainsi en détruisant l'une des
grandes monarchies de l'Allemagne, la Prusse, il voulait lui
substituer deux nouvelles monarchies alliées, la Westphalie,
constituée de toutes pièces au profit de son plus jeune frère, la
Saxe, agrandie jusqu'à la doubler, et destinées l'une et l'autre,
d'après toutes les vraisemblances, à lui rester fidèlement attachées.
Il entendait refaire de la sorte un nouvel équilibre allemand, et
remplacer par deux alliances, la forte alliance de la Prusse, qu'il
avait perdue. Il assignait donc pour limites à la Confédération du
Rhin, l'Inn à l'égard de l'Autriche, l'Elbe à l'égard de la Prusse, la
Vistule à l'égard de la Russie.

[En marge: Quelques objections d'Alexandre relativement au
démembrement de la Prusse.]

[En marge: Réponse de Napoléon aux objections d'Alexandre.]

La Russie n'avait pas beaucoup d'objections à élever contre de telles
combinaisons, une fois surtout qu'elle prenait le parti de s'associer
à la politique française. Sauf les sacrifices imposés à la Prusse,
sauf la restauration de la Pologne, elle s'intéressait peu à ces
créations, à ces démembrements d'États allemands. Mais les sacrifices
imposés à la Prusse étaient embarrassants pour l'empereur Alexandre,
surtout quand il se rappelait les serments prêtés sur le tombeau du
grand Frédéric, et les démonstrations d'un dévouement chevaleresque
prodiguées à la reine de Prusse. De 9 millions et demi d'habitants, on
réduisait la monarchie prussienne à 5 millions. De 120 millions de
francs en revenu, on la réduisait à 69. Alexandre ne pouvait donc
admettre un tel amoindrissement de son allié, sans quelques
objections. Il les présenta à Napoléon, et n'en fut que médiocrement
écouté. Napoléon lui répondit que c'était par considération pour lui
qu'il laissait autant de provinces à la Prusse, car sans le motif de
lui complaire, il l'aurait réduite à n'être qu'un des États de
troisième ordre. Il lui eût enlevé, disait-il, jusqu'à la Silésie,
qu'il aurait, ou donnée à la Saxe, pour transporter à celle-ci toute
la puissance qu'avait eue la Prusse, ou donnée à l'Autriche, pour en
obtenir les Gallicies.

[En marge: Déplaisir causé à l'empereur Alexandre par la restauration
de la Pologne.]

[En marge: Direction que Napoléon cherche à imprimer à l'ambition de
la Russie.]

Cette double combinaison aurait assurément mieux valu. Le parti de
sacrifier la Prusse une fois pris, il valait mieux la détruire tout à
fait qu'à moitié. C'est, dans tous les cas, un mauvais système que de
renverser les anciens États, pour en créer de nouveaux, car les
anciens sont prompts à revivre, les nouveaux prompts à mourir, à moins
toutefois qu'on n'agisse dans le sens, déjà très-prononcé, de la
marche des choses. La marche des choses avait amené l'agrandissement
progressif de la Prusse, la destruction progressive de la Pologne et
de la Saxe. Tout ce qu'on essayait dans ce sens avait des chances de
durée; tout ce qu'on essayait dans le sens contraire, en avait peu. Il
aurait fallu pour donner à ce qu'on faisait quelque consistance,
rendre tout de suite la Prusse si faible, la Saxe et la Pologne si
fortes, que la première eût peu de moyens de renaître, et les deux
autres beaucoup de moyens de se soutenir. Ainsi en ne reconstituant
pas la Prusse en entier, reconstruction qui eût été préférable à tout,
Napoléon aurait mieux fait de la détruire complétement. Il le pensait
lui-même ainsi, et il le dit à l'empereur Alexandre. Il alla jusqu'à
lui offrir une partie des dépouilles de la maison de Brandebourg, s'il
voulait se prêter à ses projets, afin de rétablir plus complétement la
Pologne. Mais Alexandre s'y refusa, car il lui était évidemment
impossible d'accepter les dépouilles de la Prusse. C'était déjà bien
assez de ne pas la défendre davantage, et de devenir l'allié intéressé
du vainqueur qui la dépouillait. Indépendamment du sort infligé à la
Prusse, Alexandre ne pouvait pas voir avec plaisir la restauration de
la Pologne. Mais Napoléon s'efforça de lui démontrer que la Russie
devait du côté de l'Occident s'arrêter au Niémen; qu'en le dépassant
pour se rapprocher de la Vistule, comme elle l'avait fait lors du
dernier partage de la Pologne, elle se rendait suspecte et odieuse à
l'Europe, se donnait des sujets, long-temps, peut-être même
éternellement insoumis, et se mettait pour des conquêtes douteuses
dans la dépendance de puissances voisines, toujours prêtes à fomenter
l'insurrection chez elle; qu'il fallait qu'elle cherchât son
agrandissement ailleurs; qu'elle le trouverait au Nord vers la
Finlande, en Orient vers la Turquie; que dans cette dernière direction
surtout, s'ouvrait pour elle la route de la vraie grandeur, de la
grandeur sans limites, puisque l'Inde même était en perspective; qu'en
cherchant à s'agrandir de ce côté, elle rencontrerait sur le continent
des amis, des alliés, la France particulièrement, et qu'elle n'aurait
d'adversaire que l'Angleterre, dont la puissance, réduite à celle de
ses vaisseaux, ne pourrait jamais lui disputer les bords du Danube.

[En marge: Juillet 1807.]

[En marge: Manière dont Frédéric-Guillaume accueille les propositions
qui le concernent.]

[En marge: Explication entre Napoléon et le roi Frédéric-Guillaume.]

[En marge: Frédéric-Guillaume se résigne, mais se défend sur certains
détails, et tâche de garder Magdebourg.]

Les raisons de Napoléon était fortes, et eussent-elles été mauvaises, on
n'était guère en mesure de les contredire. Il fallait choisir: ou
n'avoir rien nulle part, ne s'agrandir d'aucun côté, sans empêcher la
Pologne de renaître, la Prusse de tomber, ou s'agrandir beaucoup dans le
sens indiqué par Napoléon. Alexandre n'hésita pas. D'ailleurs il était
tellement séduit, charmé, qu'il n'y avait pas besoin de la force pour le
décider. Mais il s'agissait de savoir comment on ferait supporter son
malheur à Frédéric-Guillaume, qui, en voyant les deux empereurs si
intimes, avait pu se flatter d'être le motif de cette intimité, et d'en
recueillir le prix. Alexandre se chargea, quelque embarrassant que fût
ce rôle, de faire les premières ouvertures, et après avoir communiqué à
Frédéric-Guillaume les résolutions qui le concernaient, de lui laisser
le soin de s'en entendre directement avec l'arbitre suprême, qui traçait
les frontières de tout le monde. Frédéric-Guillaume accueillit mal les
ouvertures d'Alexandre, et se promit d'en référer à Napoléon. Le
malheureux roi de Prusse, que la fortune favorisait alors si peu, mais
qu'elle devait dédommager plus tard, n'était pas capable de traiter
lui-même ses propres affaires. Il n'était ni adroit, ni imposant; et si
parfois son âme soulevant le poids du malheur, se livrait à quelques
mouvements involontaires, c'était à des mouvements de brusquerie, fort
peu séants chez un roi sans États et sans armée. La ville de Memel, où
la reine de Prusse passait ses nuits et ses jours à pleurer, les dix ou
quinze mille hommes du général Lestocq, voilà tout ce qui lui restait.
Ce prince eut une longue explication avec Napoléon, et, comme dans leur
première entrevue, s'attacha à lui prouver qu'il n'avait pas mérité son
malheur, car l'origine de ses démêlés avec la France remontait à la
violation du territoire d'Anspach, et en traversant la province
d'Anspach, affirmait-il avec obstination, Napoléon avait manqué à la
souveraineté prussienne. La question avait peu d'importance au point où
en étaient les choses, mais à cet égard Napoléon éprouvait une
conviction égale à celle de son interlocuteur. En traversant cette
province d'Anspach, il avait agi avec une parfaite bonne foi, et il
tenait à avoir raison sur ce point, autant que s'il n'eût pas été le
plus fort. Les deux monarques s'animèrent, et le roi de Prusse, dans son
désespoir, se livra à des emportements, regrettables pour sa dignité,
peu utiles à sa cause, embarrassants pour Napoléon. Importuné de ses
plaintes, Napoléon le renvoya à son allié Alexandre, qui l'avait
entraîné à continuer la guerre, lorsque le lendemain d'Eylau, la paix
eût été possible et avantageuse pour la Prusse.--Du reste, lui dit-il,
l'empereur Alexandre a un moyen de vous indemniser, c'est de vous
sacrifier ses parents, les princes de Mecklembourg et d'Oldenbourg, dont
les États procureront un beau dédommagement à la Prusse, vers le Nord et
vers la Baltique; c'est aussi de vous abandonner le roi de Suède, auquel
vous pourrez prendre Stralsund, et la portion de la Poméranie dont il se
sert si mal. Que l'empereur Alexandre consente pour vous à ces
acquisitions, non pas égales aux territoires qu'on vous enlève, mais
mieux situées, et quant à moi je ne m'y opposerai pas.--Napoléon était
fondé à renvoyer Frédéric-Guillaume à Alexandre, qui aurait pu
effectivement procurer ces compensations à la Prusse. Mais Alexandre
avait déjà bien assez de l'embarras que lui causait la tristesse de ses
alliés prussiens, sans y ajouter dans sa propre famille des plaintes,
des reproches, des visages consternés. Frédéric-Guillaume n'aurait pas
même osé en parler, et il prit l'offre pour une défaite. Il fut donc
obligé de se résigner au sacrifice d'une moitié de son royaume.
Cependant il était possible de lui ménager quelques consolations de
détail, qui eussent fort adouci son chagrin. On lui laissait la vieille
Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie, mais on lui enlevait
la Pologne, on lui enlevait les provinces à la gauche de l'Elbe, et on
lui devait, en prenant ces vastes parties de ses États, de ne pas trop
isoler entre elles, celles qui lui restaient. C'était en effet avec des
empiétements successifs sur la Pologne, que Frédéric avait lié ensemble
la vieille Prusse, la Poméranie, le Brandebourg, la Silésie. Il
s'agissait de savoir quelles portions de la Pologne on laisserait à la
Prusse, pour bien rattacher ces provinces entre elles. Enfin, et
par-dessus tout, il s'agissait de savoir, si en assignant à la Prusse la
frontière de l'Elbe en Allemagne, on lui accorderait la place de
Magdebourg, qui est sur l'Elbe plus importante encore que celle de
Mayence ou de Strasbourg sur le Rhin.

[En marge: Volontés de Napoléon à l'égard des nouvelles frontières
prussiennes, et au sujet de Dantzig et de Magdebourg.]

Napoléon consentait à ce que les frontières de la Pologne fussent
tracées de manière à lier autant que possible la vieille Prusse, la
Poméranie, le Brandebourg, la Silésie; mais en concédant la basse
Vistule à Frédéric-Guillaume, il voulait lui enlever Dantzig, et la
constituer ville libre comme Brême, Lubeck et Hambourg. Quant à
Magdebourg, il était inflexible. Mayence, Magdebourg formaient les
étapes de sa puissance au Nord, il n'était pas possible qu'il y
renonçât. Il fut donc absolu dans ses volontés, relativement à Dantzig
et à Magdebourg.

[En marge: Insistance du roi Frédéric-Guillaume pour obtenir
Magdebourg.]

[En marge: L'empereur Alexandre imagine de faire venir la reine de
Prusse à Tilsit, pour qu'elle essaie d'arracher quelques concessions
en faveur de la Prusse.]

Le roi de Prusse se résigna encore au sujet de Dantzig, mais il tenait
à Magdebourg, car c'était au sein de l'Allemagne un point d'appui
considérable, et la clef de l'Elbe qui était devenu sa frontière. Il
faisait valoir, non pas ce motif politique, mais une raison d'ancienne
affection. En effet, les habitants du duché de Magdebourg, répandus à
la droite et à la gauche de l'Elbe, étaient au nombre des sujets les
plus anciens et les plus affectionnés de la monarchie. Néanmoins il ne
gagna rien par ce nouveau moyen. Comme il insistait beaucoup, tantôt
auprès de Napoléon, tantôt auprès d'Alexandre, celui-ci imagina d'agir
sur Napoléon, en appelant à Tilsit la reine de Prusse, pour qu'elle
essayât sur le vainqueur de l'Europe la puissance de son esprit, de sa
beauté, de son infortune. Les bruits calomnieux auxquels avait donné
naissance l'admiration d'Alexandre pour cette princesse, avaient
empêché qu'elle ne se rendît à Tilsit. Cependant on eut recours à son
intervention, comme dernier moyen, non de toucher grossièrement
Napoléon, mais d'émouvoir ses sentiments les plus délicats, par la
présence d'une reine, belle, spirituelle, et malheureuse.

Il était tard pour essayer d'une telle ressource, car les idées de
Napoléon étaient définitivement arrêtées, et du reste il est peu
probable qu'à quelque époque que ce fût, Napoléon eût sacrifié une
partie de ses desseins, sous l'influence d'une femme, si intéressante
qu'elle pût être.

[En marge: Présence de la reine de Prusse à Tilsit.]

Frédéric-Guillaume invita donc la reine à venir à Tilsit. Elle s'y
décida, et on prolongea la négociation, qui durait depuis une douzaine
de jours, pour donner à cette princesse le temps de faire le trajet.
Elle arriva le 6 juillet à Tilsit. Une heure après son arrivée,
Napoléon la prévint en allant lui rendre visite. La reine de Prusse
comptait alors trente-deux ans. Sa beauté, autrefois éclatante,
paraissait légèrement ternie par l'âge. Mais elle était encore l'une
des plus belles personnes de son temps. Elle joignait à beaucoup
d'esprit une certaine habitude des affaires, qu'elle avait contractée
en y prenant une part indiscrète, et une parfaite noblesse de
caractère et d'attitude. Cependant le désir trop vif de réussir auprès
du grand homme dont elle dépendait, nuisit à son succès même. Elle
parla de la grandeur de Napoléon, de son génie, du malheur de l'avoir
méconnu, en termes qui n'étaient pas assez simples pour le toucher.
Mais la force de caractère et d'esprit de cette princesse se fit
bientôt sentir dans cet entretien, au point d'embarrasser Napoléon
lui-même, qui s'appliqua, en lui prodiguant les égards et les
respects, à ne pas laisser échapper une seule parole qui pût
l'engager.

[En marge: Efforts de la reine de Prusse pour arracher quelques
concessions à Napoléon.]

Elle vint dîner chez Napoléon, qui la reçut à la porte de sa demeure
impériale. Pendant le dîner, elle s'efforça de le vaincre, de lui
arracher au moins une parole dont elle pût tirer une espérance,
surtout à l'égard de Magdebourg. Napoléon, de son côté, toujours
respectueux, courtois, mais évasif, la désespéra par une résistance
qui ressemblait à une fuite continuelle. Elle devina la tactique de
son puissant adversaire, et se plaignit vivement de ce qu'il ne
voulait pas, en la quittant, laisser dans son âme un souvenir, qui lui
permît de joindre à l'admiration pour le grand homme, un inviolable
attachement pour le vainqueur généreux. Peut-être si Napoléon, moins
préoccupé du soin d'agrandir des royautés ingrates, ou de créer des
royautés éphémères, s'était laissé fléchir en cette occasion, et avait
concédé non-seulement ce qui lui était demandé, mais ce qu'il aurait
pu accorder encore, sans nuire à ses autres projets, peut-être il se
fût attaché le coeur ardent de cette reine, et le coeur honnête de son
époux. Mais il résista à la princesse qui le sollicitait, en lui
opposant d'invincibles respects.

[En marge: Napoléon, pour échapper aux instances de la reine de
Prusse, se hâte de terminer les négociations de Tilsit, en faisant de
légères concessions.]

Embarrassé de cette lutte avec une personne à laquelle il était
difficile de tenir tête, pressé de terminer son nouvel ouvrage, et de
rentrer dans ses États, il voulut en finir sous vingt-quatre heures.
Il avait tracé avec son immuable volonté tout ce qui était relatif à
la Prusse, à la Pologne, à la Westphalie; il avait consenti à une
démarcation entre la Pologne et la Poméranie, qui, suivant les bords
de la Netze et le canal de Bromberg, allait joindre la Vistule
au-dessous de Bromberg. Il fit, quant à Magdebourg, une concession; il
accorda que, dans le cas où le Hanovre resterait à la France, soit que
la paix ne se conclût pas avec l'Angleterre, soit qu'elle se conclût
sans rendre le Hanovre, on rétrocéderait à la Prusse sur la gauche de
l'Elbe, et aux environs de Magdebourg, un territoire de trois ou
quatre cent mille âmes, ce qui emportait la restitution de la place
elle-même.

Il ne voulut rien accorder de plus. M. de Talleyrand eut ordre de
s'aboucher avec MM. de Kourakin et de Labanoff, et de terminer toutes
les contestations dans la journée du 7, de sorte que la reine, mandée
à Tilsit afin d'améliorer le sort de la Prusse, ne fit qu'accélérer le
résultat qu'on cherchait à prévenir, par l'embarras même qu'elle
causait à Napoléon, par le succès qu'avait failli obtenir son
insistance, à la fois gracieuse et opiniâtre. Les négociateurs russes
et prussiens, se voyant sommés péremptoirement de consentir ou de
refuser, finirent par céder. Le traité conclu le 7, fut signé le 8, et
prit le titre, demeuré célèbre, de TRAITÉ DE TILSIT.

[En marge: Traités patents et secrets signés à Tilsit le 8 juillet.]

Il y eut trois genres de stipulations:

Un traité patent de la France avec la Russie, et un autre de la France
avec la Prusse;

Des articles secrets ajoutés à ce double traité;

Enfin un traité occulte d'alliance offensive et défensive, entre la
France et la Russie, qu'on s'engageait à envelopper d'un secret
absolu, tant que les deux parties ne seraient pas d'accord pour le
publier.

[En marge: Restitutions faites à la Prusse.]

Les deux traités patents entre la France, la Russie et la Prusse,
contenaient les stipulations suivantes:

Restitution au roi de Prusse, _en considération de l'empereur de
Russie_, de la vieille Prusse, de la Poméranie, du Brandebourg, de la
haute et basse Silésie;

[En marge: Création du royaume de Westphalie au profit du prince
Jérôme Bonaparte.]

Abandon à la France de toutes les provinces à la gauche de l'Elbe,
pour en composer, avec le grand-duché de Hesse, un royaume de
Westphalie, au profit du plus jeune des frères de Napoléon, le prince
Jérôme Bonaparte;

[En marge: Création du grand-duché de Varsovie au profit du roi de
Saxe.]

Abandon des duchés de Posen et de Varsovie, pour en former un État
polonais, qui, sous le titre de grand-duché de Varsovie, serait
attribué au roi de Saxe, avec une route militaire à travers la
Silésie, qui donnât passage d'Allemagne en Pologne;

[En marge: Reconnaissance par la Prusse et la Russie, des rois Louis,
Joseph et Jérôme, de la Confédération du Rhin, et de toutes les
créations européennes de Napoléon.]

Reconnaissance par la Russie et par la Prusse de Louis Bonaparte en
qualité de roi de Hollande, de Joseph Bonaparte en qualité de roi de
Naples, de Jérôme Bonaparte en qualité de roi de Westphalie;
reconnaissance de la Confédération du Rhin, et en général de tous les
États créés par Napoléon;

Rétablissement dans leurs souverainetés des princes d'Oldenbourg et de
Mecklembourg, mais occupation de leur territoire par les troupes
françaises, pour l'exécution du blocus continental;

[En marge: Médiation de la Russie entre la France et l'Angleterre.]

Enfin, médiation de la Russie, pour rétablir la paix entre la France
et l'Angleterre;

[En marge: Médiation de la France entre la Russie et la Porte.]

Médiation de la France, pour rétablir la paix entre la Porte et la
Russie.

[En marge: Articles secrets ajoutés au traité de Tilsit.]

Les articles secrets contenaient les stipulations suivantes:

[En marge: Restitution des bouches du Cattaro.]

Restitution aux Français des bouches du Cattaro.

Abandon des Sept-Îles, qui devaient désormais appartenir à la France
en toute propriété;

[En marge: Promesse de reconnaître plus tard Joseph comme roi des
Deux-Siciles.]

Promesse à l'égard de Joseph, déjà reconnu roi de Naples dans le
traité patent, de le reconnaître aussi roi des Deux-Siciles, quand les
Bourbons de Naples auraient été indemnisés au moyen des Baléares, ou
de Candie;

[En marge: Promesse de restituer le duché de Magdebourg à la Prusse,
si le Hanovre reste au royaume de Westphalie.]

Promesse, en cas de réunion du Hanovre au royaume de Westphalie, de
restituer à la Prusse, sur la gauche de l'Elbe, un territoire peuplé
de trois ou quatre cent mille habitants;

Traitements viagers enfin, assurés aux chefs dépossédés des maisons de
Hesse, de Brunswick, de Nassau-Orange.

[En marge: Stipulations du traité occulte d'alliance entre La France
et la Russie.]

Le traité occulte, le plus important de tous ceux qui étaient signés
dans le moment, et qu'on se promettait d'envelopper d'un secret
inviolable, contenait l'engagement de la part de la Russie et de la
France, de faire cause commune en toute circonstance, d'unir leurs
forces de terre et de mer dans toute guerre qu'elles auraient à
soutenir; de prendre les armes contre l'Angleterre, si elle ne
souscrivait pas aux conditions que nous avons rapportées, contre la
Porte si celle-ci n'acceptait pas la médiation de la France, et, dans
ce dernier cas, de _soustraire_, disait le texte, _les provinces
d'Europe aux vexations de la Porte, excepté Constantinople et la
Roumélie_. Les deux puissances s'engageaient à sommer en commun la
Suède, le Danemark, le Portugal, l'Autriche elle-même, de concourir
aux projets de la France et de la Russie, c'est-à-dire de fermer leurs
ports à l'Angleterre, et de lui déclarer la guerre[45].

[Note 45: Je publie non le texte, mais l'analyse rigoureusement exacte
du traité, dont le véritable sens est resté inconnu jusqu'ici.]

Les deux États ne pouvaient pas se lier d'une manière plus intime et
plus complète. Le changement de politique de la part d'Alexandre ne
pouvait être ni plus prompt, ni plus extraordinaire.

[En marge: Départ de la reine de Prusse.]

La signature donnée par les Russes entraînant celle des Prussiens,
causa à ces derniers une vive émotion. La reine de Prusse voulut
partir immédiatement. Après avoir comme de coutume dîné le 8, chez
Napoléon, après lui avoir adressé quelques plaintes remplies de
fierté, et quelques-unes à Alexandre remplies d'amertume, elle sortit,
accompagnée par Duroc, qui n'avait cessé de lui porter un vif
attachement, et elle se jeta dans sa voiture en sanglotant. Elle
repartit tout de suite pour Memel, où elle alla pleurer son
imprudence, ses passions politiques, la fâcheuse influence qu'elle
avait exercée sur les affaires, la fatale confiance qu'elle avait mise
dans la fidélité des chefs d'empire à leur parole et à leurs amitiés.
La fortune devait changer pour son pays et pour son époux, mais cette
princesse infortunée devait mourir sans avoir vu ce changement!

[En marge: Alexandre débarrassé des Prussiens, se livre à
l'enthousiasme de ses nouveaux projets.]

[En marge: Alexandre et Napoléon se jurent une éternelle amitié, et se
promettent de se revoir bientôt.]

Alexandre débarrassé d'amis malheureux, dont la tristesse lui pesait,
se livra tout entier à l'enthousiasme de ses nouveaux projets. Il
était vaincu, mais ses armées s'étaient honorées; et au lieu
d'essuyer des pertes à la suite d'une guerre où il n'avait eu que des
revers, il quittait Tilsit avec l'espérance de réaliser prochainement
les grands desseins de Catherine. La chose dépendait de lui, car il
pouvait faire tourner à la paix ou à la guerre, la médiation de la
Russie auprès du cabinet britannique, et la médiation de la France
auprès du Divan. L'une devait lui procurer la Finlande, l'autre tout
ou partie des provinces danubiennes. Il était charmé de son nouvel
allié. Ils se promirent d'être inviolablement attachés l'un à l'autre,
de ne se rien cacher, de se revoir bientôt, pour continuer ces
relations directes, qui avaient déjà porté des fruits si heureux.
Alexandre n'osait proposer à Napoléon de venir voir au fond du Nord,
la capitale d'un empire trop jeune encore pour mériter ses regards;
mais il voulait aller à Paris, visiter la capitale de l'empire le plus
civilisé de l'univers, où s'offrait le spectacle du plus grand
gouvernement succédant à la plus affreuse anarchie, et où il espérait,
disait-il, apprendre en assistant aux séances du conseil d'État, le
grand art de régner, que l'empereur des Français exerçait d'une
manière si supérieure.

[En marge: Séparation solennelle d'Alexandre et de Napoléon.]

[En marge: Napoléon quitte Tilsit et arrive à Koenigsberg le 10
juillet.]

Le 9 juillet, lendemain même de la signature des traités, eut lieu
l'échange solennel des ratifications, et la séparation des deux
souverains. Napoléon, portant le grand cordon de Saint-André, se
rendit à la demeure qu'occupait Alexandre. Il fut reçu par ce prince,
qui portait le grand cordon de la Légion d'honneur, et qui avait
autour de lui sa garde sous les armes. Les deux empereurs ayant
échangé les ratifications, montèrent à cheval, et vinrent se montrer
à leurs troupes. Napoléon demanda qu'on fît sortir des rangs le soldat
de la garde impériale russe réputé le plus brave, et lui donna
lui-même la croix de la Légion d'honneur. Puis, après s'être
long-temps entretenu avec Alexandre, il l'accompagna vers le Niémen.
L'un et l'autre s'embrassèrent une dernière fois, au milieu des
applaudissements de tous les spectateurs, et se séparèrent. Napoléon
resta au bord du Niémen jusqu'à ce qu'il eût vu son nouvel ami
débarquer sur l'autre rive. Il se retira seulement alors, et, après
avoir fait ses adieux à ses soldats, qui par leur héroïsme avaient
rendu possibles tant de merveilles, il partit pour Koenigsberg, où il
arriva le lendemain 10 juillet.

[En marge: Napoléon règle, à Koenigsberg, le mode et les dates de
l'évacuation de la Prusse.]

[En marge: Somme totale des contributions imposées sur le pays
conquis.]

Il régla dans cette ville tous les détails de l'évacuation de la
Prusse, et chargea le prince Berthier d'en faire le sujet d'une
convention, qui serait signée avec M. de Kalkreuth. Les bords du
Niémen devaient être évacués le 21 juillet, ceux de la Prégel le 25,
ceux de la Passarge le 20 août, ceux de la Vistule le 5 septembre,
ceux de l'Oder le 1er octobre, ceux de l'Elbe le 1er novembre, à
condition toutefois que les contributions dues par la Prusse, tant les
contributions ordinaires que les contributions extraordinaires,
seraient intégralement acquittées ou en espèces, ou en engagements
acceptés par l'intendant de l'armée. Il y en avait pour cinq ou six
cents millions, portant sur les villes anséatiques, sur les États
allemands des princes dépossédés, sur le Hanovre, et enfin sur la
Prusse proprement dite. Cette somme comprenait à la fois ce que les
troupes françaises ou alliées avaient consommé en nature, et ce qui
devait être soldé en argent. Le trésor de l'armée, commencé à
Austerlitz, allait donc recevoir une considérable augmentation, et des
ressources suffisantes pour récompenser le dévouement de soldats
héroïques au plus magnifique de tous les maîtres.

[En marge: Distribution de l'armée en quatre grands commandements.]

Napoléon distribua l'armée en quatre commandements, sous les maréchaux
Davout, Soult, Masséna et Brune. Le maréchal Davout avec le troisième
corps, les Saxons, les Polonais, et plusieurs divisions de dragons et
de cavalerie légère, devait former le premier commandement, et occuper
la Pologne jusqu'à ce qu'elle fût organisée. Le maréchal Soult avec le
quatrième corps, la réserve d'infanterie qui avait appartenu au
maréchal Lannes, une partie des dragons et de la cavalerie légère,
devait former le second commandement, occuper la vieille Prusse de
Koenigsberg à Dantzig, et se charger de tous les détails de
l'évacuation. Le maréchal Masséna avec le cinquième corps, avec les
troupes des maréchaux Ney et Mortier, avec la division bavaroise de
Wrède, devait former le troisième commandement, et occuper la Silésie
jusqu'à l'évacuation générale. Enfin le maréchal Brune formant le
quatrième commandement avec toutes les troupes laissées sur les
derrières, avait mission de veiller sur les côtes de la Baltique, et
si les Anglais y paraissaient, de les recevoir, comme il les avait
autrefois reçus au Helder. La garde, et le corps de Victor,
précédemment de Bernadotte, furent acheminés sur Berlin.

[En marge: Napoléon quitte Koenigsberg, et se rend à Dresde.]

[En marge: Retour de Napoléon à Paris.]

Napoléon partit de Koenigsberg le 13 juillet, se rendit tout droit à
Dresde, pour y passer quelques jours auprès de son nouvel allié le roi
de Saxe, créé grand-duc de Varsovie, et convenir avec lui de la
constitution à donner aux Polonais. Ce bon et sage prince, peu
ambitieux, mais flatté ainsi que tout son peuple, des grandeurs
rendues à sa famille, accueillit Napoléon avec des transports
d'effusion et de reconnaissance. Napoléon le quitta pour rentrer dans
Paris, qui l'attendait impatiemment, et qui ne l'avait pas vu depuis
près d'une année. Il y arriva le 27 juillet à six heures du matin.

[En marge: État de l'Empire français après la paix de Tilsit.]

Jamais plus d'éclat n'avait entouré la personne et le nom de Napoléon;
jamais plus de puissance apparente n'avait été acquise à son sceptre
impérial. Du détroit de Gibraltar à la Vistule, des montagnes de la
Bohême à la mer du Nord, des Alpes à la mer Adriatique, il dominait,
ou directement ou indirectement, ou par lui-même ou par des princes
qui étaient, les uns ses créatures, les autres ses dépendants. Au delà
se trouvaient des alliés, ou des ennemis subjugués, l'Angleterre seule
exceptée. Ainsi le continent presque entier relevait de lui, car la
Russie après lui avoir résisté un moment, venait d'adopter ses
desseins avec chaleur, et l'Autriche se voyait contrainte de les
laisser accomplir, menacée même d'y concourir. L'Angleterre enfin,
garantie de cette vaste domination par l'Océan, allait être placée
entre l'acceptation de la paix, ou une guerre avec l'univers.

[En marge: Politique de Napoléon de 1805 à 1807.]

Tels étaient les dehors de cette puissance gigantesque: ils avaient de
quoi éblouir la terre, et en effet ils l'éblouirent! mais la réalité
était moins solide qu'elle n'était brillante. Il aurait suffi d'un
instant de froide réflexion pour s'en convaincre. Napoléon détourné de
sa lutte avec l'Angleterre par la troisième coalition, attiré des
bords de l'Océan à ceux du Danube, avait puni la maison d'Autriche en
lui enlevant à la suite de la campagne d'Austerlitz, les États
vénitiens, le Tyrol, la Souabe, et avait ainsi complété le territoire
de l'Italie, agrandi nos alliés de l'Allemagne méridionale, éloigné
les frontières autrichiennes des nôtres. Jusque-là tout était bien,
car achever l'affranchissement territorial de l'Italie, nous ménager
des amis en Allemagne, placer de nouveaux espaces entre l'Autriche et
la France, était conforme assurément à la saine politique. Mais dans
l'enivrement produit par la prodigieuse campagne de 1805, changer
arbitrairement la face de l'Europe, et, au lieu de se borner à
modifier le passé, ce qui est le plus grand triomphe accordé à la main
de l'homme, vouloir le détruire; au lieu de continuer à notre profit
la vieille rivalité de la Prusse et de l'Autriche, par des avantages
accordés à l'une sur l'autre, arracher le sceptre germanique à
l'Autriche sans le donner à la Prusse; convertir leur antagonisme en
une haine commune contre la France; créer sous le titre de
Confédération du Rhin, une prétendue Allemagne française, composée de
princes français antipathiques à leurs sujets, de princes allemands
peu reconnaissants de nos bienfaits, et après avoir rendu, par cet
injuste déplacement de la limite du Rhin, la guerre avec la Prusse
inévitable, guerre aussi impolitique qu'elle fut glorieuse, se
laisser entraîner par le torrent de la victoire, jusqu'aux bords de la
Vistule, arrivé là, essayer la restauration de la Pologne, en ayant
sur ses derrières la Prusse vaincue mais frémissante, l'Autriche
secrètement implacable, tout cela, admirable comme oeuvre militaire,
était comme oeuvre politique, imprudent, excessif, chimérique!

Son génie aidant, Napoléon se soutint à ces extrémités périlleuses,
triompha de tous les obstacles, des distances, du climat, des boues,
du froid, et acheva sur le Niémen la défaite des puissances
continentales. Mais au fond il était pressé de mettre un terme à cette
course audacieuse, et toute sa conduite à Tilsit se ressentit de cette
situation. S'étant aliéné pour jamais le coeur de la Prusse, qu'il
n'eut pas la bonne pensée de se rattacher à jamais par un grand acte
de générosité, éclairé sur les sentiments de l'Autriche, éprouvant,
quelque victorieux qu'il fût, le besoin de se faire une alliance, il
accepta celle de la Russie qui s'offrait dans le moment, et imagina un
nouveau système politique, fondé sur un seul principe, l'entente des
deux ambitions russe et française, pour se permettre tout dans le
monde, entente funeste, car il importait à la France de ne pas tout
permettre à la Russie, et bien plus encore de ne pas tout se permettre
à elle-même. Après avoir ajouté par ce traité de Tilsit, aux profonds
déplaisirs de l'Allemagne, en créant chez elle une royauté française,
qui devait nous coûter en dépenses d'hommes et d'argent, en haines à
surmonter, en vains conseils, tout ce que nous coûtaient déjà celles
de Naples et de Hollande; après avoir reconstitué la Prusse à moitié,
au lieu de la restaurer ou de la détruire entièrement; après avoir de
même reconstitué la Pologne à moitié, et tout fait d'une manière
incomplète, parce qu'à ces distances le temps pressait, les forces
commençaient à défaillir, Napoléon s'acquit des ennemis
irréconciliables, des amis impuissants ou douteux, éleva en un mot un
édifice immense, édifice où tout était nouveau, de la base au sommet,
édifice construit si vite que les fondements n'avaient pas eu le temps
de s'asseoir, le ciment de durcir.

[En marge: Caractère des opérations militaires de 1805 à 1807.]

Mais si tout est critiquable à notre avis dans l'oeuvre politique de
Tilsit, quelque brillante qu'elle puisse paraître, tout est admirable
au contraire dans la conduite des opérations militaires. Cette armée
du camp de Boulogne, qui portée du détroit de Calais aux sources du
Danube avec une promptitude incroyable, enveloppa les Autrichiens à
Ulm, refoula les Russes sur Vienne, acheva d'écraser les uns et les
autres à Austerlitz, reposée ensuite quelques mois en Franconie,
recommença bientôt sa marche victorieuse, entra en Saxe, surprit
l'armée prussienne en retraite, la brisa d'un seul coup à Iéna, la
suivit sans relâche, la déborda, la prit jusqu'au dernier homme aux
bords de la Baltique; cette armée qui détournée du nord à l'est,
courut au-devant des Russes, les rejeta sur la Prégel, ne s'arrêta que
parce que des boues impraticables la retinrent, donna alors le
spectacle inouï d'une armée française campée tranquillement sur la
Vistule, puis troublée tout à coup au milieu de ses quartiers, en
sortit pour punir les Russes, les atteignit à Eylau, leur livra,
quoique mourante de froid et de faim, une bataille sanglante, revint
après cette bataille dans ses quartiers, et là campée de nouveau sur
la neige, de manière que son repos seul couvrait un grand siége,
nourrie, recrutée pendant un long hiver à des distances où toute
administration succombe, reprit les armes au printemps, et cette fois
la nature aidant le génie, se plaça entre les Russes et leur base
d'opération, les réduisit, pour regagner Koenigsberg, à passer une
rivière devant elle, les y précipita à Friedland, termina ainsi par
une victoire immortelle, et aux bords même du Niémen, la course la
plus longue, la plus audacieuse, non à travers la Perse ou l'Inde sans
défense, comme l'armée d'Alexandre, mais à travers l'Europe couverte
de soldats aussi disciplinés que braves, voilà ce qui est sans exemple
dans l'histoire des siècles, voilà ce qui est digne de l'éternelle
admiration des hommes, voilà ce qui réunit toutes les qualités, la
promptitude et la lenteur, l'audace et la sagesse, l'art des combats
et l'art des marches, le génie de la guerre et celui de
l'administration, et ces choses si diverses, si rarement unies,
toujours à propos, toujours au moment où il les faut, pour assurer le
succès! Chacun se demandera comment on pouvait déployer tant de
prudence dans la guerre, si peu dans la politique! Et la réponse sera
facile, c'est que Napoléon fit la guerre avec son génie, la politique
avec ses passions.

Nous ajouterons toutefois, en finissant, que l'édifice colossal élevé
à Tilsit, aurait duré peut-être, si de nouveaux poids accumulés
bientôt sur ses fondements déjà si chargés, n'étaient venus précipiter
sa ruine. La fortune de la France, quoique compromise à Tilsit,
n'était donc point inévitablement perdue, et sa gloire était immense.


FIN DU LIVRE VINGT-SEPTIÈME

ET DU SEPTIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SEPTIÈME.


LIVRE VINGT-CINQUIÈME.

IÉNA.

  Situation de l'Empire français au moment de la guerre de Prusse. --
  Affaires de Naples, de la Dalmatie et de la Hollande. -- Moyens de
  défense préparés par Napoléon pour le cas d'une coalition générale.
  -- Plan de campagne. -- Napoléon quitte Paris et se rend à
  Wurzbourg. -- La cour de Prusse se transporte aussi à l'armée. -- Le
  roi, la reine, le prince Louis, le duc de Brunswick, le prince de
  Hohenlohe. -- Premières opérations militaires. -- Combats de
  Schleitz et de Saalfeld. -- Mort du prince Louis. -- Désordre
  d'esprit dans l'état-major prussien. -- Le duc de Brunswick prend le
  parti de se retirer sur l'Elbe, en se couvrant de la Saale. --
  Promptitude de Napoléon à occuper les défilés de la Saale. --
  Mémorables batailles d'Iéna et d'Awerstaedt. -- Déroute et
  désorganisation de l'armée prussienne. -- Capitulation d'Erfurt. --
  Le corps de réserve du prince de Wurtemberg surpris et battu à
  Halle. -- Retraite divergente et précipitée du duc de Weimar, du
  général Blucher, du prince de Hohenlohe, du maréchal Kalkreuth. --
  Marche offensive de Napoléon. -- Occupation de Leipzig, de
  Wittenberg, de Dessau. -- Passage de l'Elbe. -- Investissement de
  Magdebourg. -- Entrée triomphale de Napoléon à Berlin. -- Ses
  dispositions à l'égard des Prussiens. -- Grâce accordée au prince de
  Hatzfeld. -- Occupation de la ligne de l'Oder. -- Poursuite des
  débris de l'armée prussienne par la cavalerie de Murat, et par
  l'infanterie des maréchaux Lannes, Soult et Bernadotte. --
  Capitulation de Prenzlow et de Lubeck. -- Reddition des places de
  Magdebourg, Stettin et Custrin. -- Napoléon maître en un mois de
  toute la monarchie prussienne.                               1 à 206


LIVRE VINGT-SIXIÈME.

EYLAU.

  Effet que produisent en Europe les victoires de Napoléon sur la
  Prusse. -- À quelle cause on attribue les exploits des Français. --
  Ordonnance du roi Frédéric-Guillaume tendant à effacer les
  distinctions de naissance dans l'armée prussienne. -- Napoléon
  décrète la construction du temple de la Madeleine, et donne le nom
  d'Iéna au pont jeté vis-à-vis de l'École militaire. -- Pensées qu'il
  conçoit à Berlin dans l'ivresse de ses triomphes. -- L'idée de
  VAINCRE LA MER PAR LA TERRE se systématise dans son esprit, et il
  répond au _blocus maritime_ par le _blocus continental_. -- Décrets
  de Berlin. -- Résolution de pousser la guerre au Nord, jusqu'à la
  soumission du continent tout entier. -- Projet de marcher sur la
  Vistule, et de soulever la Pologne. -- Affluence des Polonais auprès
  de Napoléon. -- Ombrages inspirés à Vienne par l'idée de
  reconstituer la Pologne. -- Napoléon offre à l'Autriche la Silésie
  en échange des Gallicies. -- Refus et haine cachée de la cour de
  Vienne. -- Précautions de Napoléon contre cette cour. -- L'Orient
  mêlé à la querelle de l'Occident. -- La Turquie et le sultan Sélim.
  -- Napoléon envoie le général Sébastiani à Constantinople pour
  engager les Turcs à faire la guerre aux Russes. -- Déposition des
  hospodars Ipsilanti et Maruzzi. -- Le général russe Michelson marche
  sur les provinces du Danube. -- Napoléon proportionne ses moyens à
  la grandeur de ses projets. -- Appel en 1806 de la conscription de
  1807. -- Emploi des nouvelles levées. -- Organisation en régiments
  de marche des renforts destinés à la grande armée. -- Nouveaux corps
  tirés de France et d'Italie. -- Mise sur le pied de guerre de
  l'armée d'Italie. -- Développement donné à la cavalerie. -- Moyens
  financiers créés avec les ressources de la Prusse. -- Napoléon
  n'ayant pu s'entendre avec le roi Frédéric-Guillaume sur les
  conditions d'un armistice, dirige son armée sur la Pologne. --
  Murat, Davout, Augereau, Lannes, marchent sur la Vistule à la tête
  de quatre-vingt mille hommes. -- Napoléon les suit avec une armée de
  même force, composée des corps des maréchaux Soult, Bernadotte, Ney,
  de la garde et des réserves. -- Entrée des Français en Pologne. --
  Aspect du sol et du ciel. -- Enthousiasme des Polonais pour les
  Français. -- Conditions mises par Napoléon à la reconstitution de la
  Pologne. -- Esprit de la haute noblesse polonaise. -- Entrée de
  Murat et de Davout à Posen et à Varsovie. -- Napoléon vient
  s'établir à Posen. -- Occupation de la Vistule, depuis Varsovie
  jusqu'à Thorn. -- Les Russes, joints aux débris de l'armée
  prussienne, occupent les bords de la Narew. -- Napoléon veut les
  rejeter sur la Prégel, afin d'hiverner plus tranquillement sur la
  Vistule. -- Belles combinaisons pour accabler les Prussiens et les
  Russes. -- Combats de Czarnowo, de Golymin, de Soldau. -- Bataille
  de Pultusk. -- Les Russes, rejetés au delà de la Narew avec grande
  perte, ne peuvent être poursuivis à cause de l'état des routes. --
  Embarras des vainqueurs et des vaincus enfoncés dans les boues de la
  Pologne. -- Napoléon s'établit en avant de la Vistule, entre le Bug,
  la Narew, l'Orezyc et l'Ukra. -- Il place le corps du maréchal
  Bernadotte à Elbing, en avant de la basse Vistule, et forme un
  dixième corps sous le maréchal Lefebvre, pour commencer le siége de
  Dantzig. -- Admirable prévoyance pour l'approvisionnement et la
  sûreté de ses quartiers d'hiver. -- Travaux de Praga, de Modlin, de
  Sierock. -- État matériel et moral de l'armée française. -- Gaieté
  des soldats au milieu d'un pays nouveau pour eux. -- Le prince
  Jérôme et le général Vandamme, à la tête des auxiliaires allemands,
  assiégent les places de la Silésie. -- Courte joie à Vienne, où l'on
  croit un moment aux succès des Russes. -- Une plus exacte
  appréciation des faits ramène la cour de Vienne à sa réserve
  ordinaire. -- Le général Benningsen, devenu général en chef de
  l'armée russe, veut reprendre les hostilités en plein hiver, et
  marche sur les cantonnements de l'armée française en suivant le
  littoral de la Baltique. -- Il est découvert par le maréchal Ney,
  qui donne l'éveil à tous les corps. -- Beau combat du maréchal
  Bernadotte à Mohrungen. -- Savante combinaison de Napoléon pour
  jeter les Russes à la mer. -- Cette combinaison est révélée à
  l'ennemi par la faute d'un officier qui se laisse enlever ses
  dépêches. -- Les Russes se retirent à temps. -- Napoléon les
  poursuit à outrance. -- Combats de Waltersdorf et de Hoff. -- Les
  Russes, ne pouvant fuir plus long-temps, s'arrêtent à Eylau, résolus
  à livrer bataille. -- L'armée française, mourant de faim et réduite
  d'un tiers par les marches, aborde l'armée russe, et lui livre à
  Eylau une bataille sanglante. -- Sang-froid et énergie de Napoléon.
  -- Conduite héroïque de la cavalerie française. -- L'armée russe se
  retire presque détruite; mais l'armée française, de son côté, a
  essuyé des pertes cruelles. -- Le corps d'Augereau est si maltraité
  qu'il faut le dissoudre. -- Napoléon poursuit les Russes jusqu'à
  Koenigsberg, et, quand il s'est assuré de leur retraite au delà de
  la Prégel, reprend sa position sur la Vistule. -- Changement apporté
  à l'emplacement de ses quartiers. -- Il quitte la haute Vistule pour
  s'établir en avant de la basse Vistule, et derrière la Passarge,
  afin de mieux couvrir le siége de Dantzig. -- Redoublement de soins
  pour le ravitaillement de ses quartiers d'hiver. -- Napoléon, établi
  à Osterode dans une espèce de grange, emploie son hiver à nourrir
  son armée, à la recruter, à administrer l'Empire, et à contenir
  l'Europe. -- Tranquillité d'esprit et incroyable variété des
  occupations de Napoléon à Osterode et à Finkenstein.       207 à 432


LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

FRIEDLAND ET TILSIT.

  Événements d'Orient pendant l'hiver de 1807. -- Le sultan Sélim,
  effrayé des menaces de la Russie, réintègre les hospodars Ipsilanti
  et Maruzzi. -- Les Russes n'en continuent pas moins leur marche vers
  la frontière turque. -- En apprenant la violation de son territoire,
  la Porte, excitée par le général Sébastiani, envoie ses passe-ports
  au ministre de Russie, M. d'Italinski. -- Les Anglais, d'accord avec
  les Russes, demandent le retour de M. d'Italinski, l'expulsion du
  général Sébastiani, et une déclaration immédiate de guerre contre la
  France. -- Résistance de la Porte et retraite du ministre
  d'Angleterre, M. Charles Arbuthnot, à bord de la flotte anglaise à
  Ténédos. -- L'amiral Duckworth, à la tête de sept vaisseaux et de
  deux frégates, force les Dardanelles sans essuyer de dommage, et
  détruit une division navale turque au cap Nagara. -- Terreur à
  Constantinople. -- Le gouvernement turc, divisé, est près de céder.
  -- Le général Sébastiani encourage le sultan Sélim, et l'engage à
  simuler une négociation, pour se donner le temps d'armer
  Constantinople. -- Les conseils de l'ambassadeur de France sont
  suivis, et Constantinople est armée en quelques jours avec le
  concours des officiers français. -- Des pourparlers s'engagent entre
  la Porte et l'escadre britannique mouillée aux îles des Princes. --
  Ces pourparlers se terminent par un refus d'obtempérer aux demandes
  de la légation anglaise. -- L'amiral Duckworth se dirige sur
  Constantinople, trouve la ville armée de trois cents bouches à feu,
  et se décide à regagner les Dardanelles. -- Il les franchit de
  nouveau, mais avec beaucoup de dommage pour sa division. -- Grand
  effet produit en Europe par cet événement, au profit de la politique
  de Napoléon. -- Quoique victorieux, Napoléon, frappé des difficultés
  que la nature lui oppose en Pologne, se rattache à l'idée d'une
  grande alliance continentale. -- Il fait de nouveaux efforts pour
  pénétrer le secret de la politique autrichienne. -- La cour de
  Vienne, en réponse à ses questions, lui offre sa médiation auprès
  des puissances belligérantes. -- Napoléon voit dans cette offre une
  manière de s'immiscer dans la querelle, et de se préparer à la
  guerre. -- Il appelle sur-le-champ une troisième conscription, tire
  de nouvelles forces de France et d'Italie, crée avec une promptitude
  extraordinaire une armée de réserve de cent mille hommes, et donne
  communication de ces mesures à l'Autriche. -- État florissant de
  l'armée française sur la basse Vistule et la Passarge. -- L'hiver,
  long-temps retardé, se fait vivement sentir. -- Napoléon profite de
  ce temps d'inaction pour entreprendre le siége de Dantzig. -- Le
  maréchal Lefebvre chargé du commandement des troupes, le général
  Chasseloup de la direction des opérations du génie. -- Longs et
  difficiles travaux de ce siége mémorable. -- Les deux souverains de
  Prusse et de Russie se décident à envoyer devant Dantzig un puissant
  secours. -- Napoléon, de son côté, dispose ses corps d'armée de
  manière à pouvoir renforcer le maréchal Lefebvre à l'improviste. --
  Beau combat livré sous les murs de Dantzig. -- Derniers travaux
  d'approche. -- Les Français sont prêts à donner l'assaut. -- La
  place se rend. -- Ressources immenses en blé et en vin trouvées dans
  la ville de Dantzig. -- Le maréchal Lefebvre créé duc de Dantzig. --
  Le retour du printemps décide Napoléon à reprendre l'offensive. --
  La reprise des opérations fixée au 10 juin 1807. -- Les Russes
  préviennent les Français, et dirigent, le 5 juin, une attaque
  générale contre les cantonnements de la Passarge. -- Le maréchal
  Ney, sur lequel s'étaient portés les deux tiers de l'armée russe,
  leur tient tête avec une intrépidité héroïque, entre Guttstadt et
  Deppen. -- Ce maréchal donne le temps à Napoléon de concentrer toute
  l'armée française sur Deppen. -- Napoléon prend à son tour une
  offensive vigoureuse, et pousse les Russes l'épée dans les reins. --
  Le général Benningsen se retire précipitamment vers la Prégel, en
  descendant l'Alle. -- Napoléon marche de manière à s'interposer
  entre l'armée russe et Koenigsberg. -- La tête de l'armée française
  rencontre l'armée russe campée à Heilsberg. -- Combat sanglant livré
  le 10 juin. -- Napoléon, arrivé le soir à Heilsberg avec le gros de
  ses forces, se prépare à livrer le lendemain une bataille décisive,
  lorsque les Russes décampent. -- Il continue à manoeuvrer de manière
  à les couper de Koenigsberg. -- Il envoie sa gauche, composée des
  maréchaux Soult et Davout, sur Koenigsberg, et avec les corps des
  maréchaux Lannes, Mortier, Ney, Bernadotte et la garde, il suit
  l'armée russe le long de l'Alle. -- Le général Benningsen, effrayé
  pour le sort de Koenigsberg, veut courir au secours de cette place,
  et se hâte de passer l'Alle à Friedland. -- Napoléon le surprend, le
  14 au matin, au moment où il passait l'Alle. -- Mémorable bataille
  de Friedland. -- Les Russes, accablés, se retirent sur le Niémen, en
  abandonnant Koenigsberg. -- Prise de Koenigsberg. -- Armistice
  offert par les Russes, et accepté par Napoléon. -- Translation du
  quartier général français à Tilsit. -- Entrevue d'Alexandre et de
  Napoléon sur un radeau placé au milieu du Niémen. -- Napoléon invite
  Alexandre à passer le Niémen, et à fixer son séjour à Tilsit. --
  Intimité promptement établie entre les deux monarques. -- Napoléon
  s'empare de l'esprit d'Alexandre, et lui fait accepter de vastes
  projets, qui consistent à contraindre l'Europe entière à prendre les
  armes contre l'Angleterre, si celle-ci ne veut pas consentir à une
  paix équitable. -- Le partage de l'empire turc doit être le prix des
  complaisances d'Alexandre. -- Contestation au sujet de
  Constantinople. -- Alexandre finit par adhérer à tous les projets de
  Napoléon, et semble concevoir pour lui une amitié des plus vives. --
  Napoléon, par considération pour Alexandre, consent à restituer au
  roi de Prusse une partie de ses États. -- Le roi de Prusse se rend à
  Tilsit. -- Son rôle entre Alexandre et Napoléon. -- La reine de
  Prusse vient aussi à Tilsit, pour essayer d'arracher à Napoléon
  quelques concessions favorables à la Prusse. -- Napoléon
  respectueux envers cette reine malheureuse, mais inflexible. --
  Conclusions des négociations. -- Traités patents et secrets de
  Tilsit. -- Conventions occultes restées inconnues à l'Europe. --
  Napoléon et Alexandre, d'accord sur tous les points, se quittent en
  se donnant d'éclatants témoignages d'affection, et en se faisant la
  promesse de se revoir bientôt. -- Retour de Napoléon en France,
  après une absence de près d'une année. -- Sa gloire après Tilsit. --
  Caractère de sa politique à cette époque.                  433 à 678


FIN DE LA TABLE DU SEPTIÈME VOLUME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 7 / 20) - faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française" ***

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