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Title: L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891" ***


L'ILLUSTRATION
_Prix du Numéro: 75 centimes._

SAMEDI 3 JANVIER 1891
49e Année.--Nº 2497.

[Illustration: OCTAVE FEUILLET. D'après la photographie de Nadar.]



[Illustration: Courrier de Paris.]

L'ANNÉE 1801 aura commencé lorsque paraîtront ces lignes. Oh! elle ne
sera pas bien âgée. Née à peine. Et déjà elle sera de l'histoire, ou
plutôt elle aura son histoire. J'ai remarqué souvent--ce qui prouve que
je ne suis plus tout jeune--oui, j'ai remarqué que les années nouvelles
débutent par quelque événement à sensation. Est-ce une mort illustre,
une naissance espérée, une révolution inattendue? Je n'en sais rien.
Mais, pareilles à ces souverains qui veulent affirmer leur autorité dès
le début de leur règne, les années encore vagissantes s'affirment, elles
aussi, comme elles peuvent.

Et déjà elle est oubliée, terriblement oubliée, l'année 90! Finie,
abolie, emportée comme dans une hotte de chiffonniers. 90! Comme c'est
loin! C'est hier, mais c'est loin. On ne se préoccupe pas du tout, mais
du tout, de ce que 90 nous a donné. On ne s'occupe que de ce que nous
promet 91.

Les derniers jours de l'an passé ont été égayés par une aventure assez
divertissante, l'aventure du _chalet_. Il ne s'agit pas de celui
d'Adolphe Adam, qu'on ne joue plus guère à l'Opéra-Comique, mais bien
d'un chalet en planches, artistiquement orné, qu'on avait trouvé bon
d'installer, en plein coeur de Paris, devant la façade de l'Opéra. Il
était hideux, ce joli chalet dont l'usage ne se pourrait dire, dirait
une lady anglaise, et, en l'apercevant, tout Parisien s'écriait:

--Pourquoi ce chalet? Je n'en vois pas la nécessité!

Il a disparu, le chalet, sous le ridicule et sous les protestations des
passants. Les Parisiens en étaient si outrés, qu'un moment ils avaient
voulu l'enlever par la force. Des gardiens de la paix ont dû protéger
contre la révolte artistique de la foule ce chalet si malencontreux.

Quel drôle de peuple! On peut l'écraser d'impôts, le mener à la
baguette, on ne peut pas lui imposer une baraque en bois dont il ne veut
pas. On a jadis parlé de la _révolution du mépris_. Parisiens de
1890-91, nous avons frôlé la _révolution du chalet!_ C'était, du reste,
une idée bien étrange de déshonorer la place de l'Opéra par cette
maisonnette _ad usum populi_. Nous avons l'art de _désembellir_ Paris.
Nous l'avons orné de statues difformes, d'un Ledru-Rollin bizarre, d'un
Shakespeare étrange, d'un Louis Blanc géant. Ces statues ne suffisent
pas. Voilà les chalets maintenant. Celui-ci a disparu. Paix à sa
mémoire! Mais on n'eût pas cru possible une idée d'architecte aussi
saugrenue.

Le chalet a été emporté par un vent de protestation, absolument comme
nombre de gens célèbres par des congestions pulmonaires. Oh! le rude
hiver! et que les fluxions de poitrine sont fréquentes! Je plains les
pauvres humains et les malheureux qui n'ont ni boas ni pelisses. La bise
est aigre, la gelée féroce, et le ciel a cette couleur grise du papier à
la mode qu'on appelle _papier ciel d'hiver_. M. Émile Durier a été une
des victimes de la température. Solide, souriant, aimable, il semblait
robuste et jeune encore, quoique sexagénaire, l'ancien bâtonnier de
l'ordre des avocats. Une physionomie ouverte, un accueil toujours
agréable. C'était une figure parisienne plus encore qu'une figure
politique. De la révolution qui avait porté au pouvoir tous ses amis,
l'ex-secrétaire du gouvernement de la Défense nationale n'avait rien
voulu, que le droit d'exercer plus librement la profession qui lui
plaisait.

Me Durier était un avocat écouté, autorisé, il avait la parole
séduisante, et jamais la dent dure. Lorsqu'il attaquait un adversaire,
il tâchait de le désarçonner, mais il ne le déchirait pas. Il y a des
avocats dont on craint le venin. De Me Durier on aimait le sourire.
C'est lui qui avait défendu Chambige, et il l'avait fait sans que M.
Grille même pût s'en irriter. Ce Chambige, être complexe et inquiétant,
Me Durier, lorsqu'il en parlait, lui faisait accorder, par des auditeurs
curieux, un pardon que lui avait refusé le jury. L'avocat était fort
intéressant sur ce point. On le sentait convaincu.

Naguère il plaidait pour M. Erckmann contre Chatrian, celui-ci ayant
accusé ou fait accuser son ancien collaborateur de complicité avec les
Prussiens, ou quelque chose d'approchant. La plaidoirie de Me Durier ne
put être publiée puisqu'il s'agissait d'un procès en diffamation, mais
c'était, me dit-on, une admirable page d'histoire littéraire. Elle a été
vite lacérée par la mort. Chatrian est parti, Durier s'en va: le seul
Erckmann reste, fumant sa pipe au-delà des Vosges.

Cette congestion pulmonaire, dont M. Durier est mort, on peut la prendre
en allant faire le tour des baraques; mais ce tour, très en vogue cette
année, vaut bien qu'on risque tout au moins un rhume. Les baraques
brillent de tous leurs feux et elles sont particulièrement coquettes.
Nous avons les _jouets fin de siècle_, les questions nouvelles.

--Demandez la _question Boulanger!_

Celle-là paraît finie, bien que M. Déroulède s'apprête à la poser
encore. Sur le boulevard, entre les doigts des camelots, elle consiste à
faire passer un bout de laiton d'un cercle en fil de fer tordu de
manière à donner le profil du général.

--Voyez la _question Carnot!_ dix centimes!

Cette question est beaucoup plus simple. On vous vend pour deux sous un
bout de carton--en forme de parallélogramme, pour parler comme M. de
Freycinet (de l'Académie française)--et ce parallélogramme est découpé
de telle sorte qu'en le présentant à la lumière l'ombre des découpures
projette sur une surface plane, feuille de papier ou paroi de muraille,
l'image de M. Carnot, du Carnot sommaire et géométrique inventé, je
crois, par Gyp, ce ou cette Gyp qui a un si joli brin de crayon au bout
de sa plume. L'_Illustration_ a publié, dans ses amusements
scientifiques, plus d'une question pareille à la question Carnot qui
divertit les badauds sur le boulevard. Le président de la République, en
se promenant comme un bon bourgeois parmi la foule--comme un
Aroun-al-Raschild dont l'aimable général Brugère serait le Giaffar--le
président a pu en regardant les boutiques (tel le roi Louis-Philippe
allait par les rues, avec son parapluie sous le bras) entendre le cri,
l'appel des camelots:

--Qu'est-ce que _ça dit?_

On regarde--et _ça dit_ Sadi. M. Carnot a dû sourire. En réalité, ces
plaisanteries d'un peuple bon enfant sont une des formes de la
popularité et M. Carnot est populaire. La popularité ne se décrète pas.
Elle est un peu comme la grâce et vient de certains dons, de certains
souffles.

Elle est aussi comme le charme. Qui le définira, le charme? On le subit
sans l'analyser. Octave Feuillet avait le charme, Octave Feuillet, un
des derniers coups qu'ait portés l'année défunte, mais un coup cruel et
attristant. Tandis que le conseil municipal projetait de faire défiler
devant M. Émile Richard, son président, exposé à l'Hôtel-de-Ville sur un
lit de parade, toute la population de Paris aimant saluer son roi, M.
Octave Feuillet, qui n'avait jamais régné que sur les coeurs,
s'éteignait sans que nulle autorité municipale songeât à lui décerner de
tels honneurs funèbres.

Ah! c'est quelque chose que d'être fonctionnaire et de présider le
conseil municipal! Honnête homme, M. Émile Richard, journaliste de
talent, brave garçon, sans nul doute. Mais, dans l'ordre des choses
humaines, parmi les gloires du pays, Octave Feuillet occupait un rang
auquel nul conseiller municipal ne pourra jamais prétendre. C'était un
maître conteur, un délicat, un féminin qui a montré plus d'une fois les
qualités les plus mâles, une sorte de pécheur d'âmes.

Il y a plus de psychologie, comme nous disons aujourd'hui, dans tel
proverbe de Feuillet que dans bien des oeuvres rénovatrices.
_Onesta_--avez-vous lu _Onesta?_ c'est une nouvelle mise à la fin d'un
volume qui s'appelle la _Petite comtesse_--Onesta est un admirable
chef-d'oeuvre, d'un dramatique achevé. On va s'apercevoir que M. Octave
Feuillet en a écrit un certain nombre, de ces oeuvres verveuses,
puissantes, à la Musset, qui donnent tort au fameux mot des frères de
Concourt: Feuillet, c'est le Musset des familles.

Ce ne serait pas déjà si mal d'être le Musset des familles. Mais Octave
Feuillet était mieux que cela. Il était Feuillet, c'est-à-dire un maître
absolu dont les romans et le théâtre procèdent par des coups droits
terribles après des feintes subtiles.

Oui, oui, c'est un maître qui disparaît. Un maître en l'art de tout dire
sans trop appuyer. Il préparait--les journaux l'avaient annoncé--un
drame pour le Gymnase, un drame tiré de son dernier roman, _Honneur
d'artiste_, et qui aurait eu le succès décisif qu'obtient en ce moment
la pièce de M. Daudet, cette mâle étude de l'hérédité, l'_Obstacle_.

L'obstacle, quelquefois, ce n'est pas seulement la folie, c'est la mort,
et la mort a arraché la plume des doigts d'Octave Feuillet. Le romancier
souffrait depuis longtemps, mais on le savait nerveux. On se disait
qu'il résisterait à la souffrance. Il en avait supporté de cruelles, en
ces dernières années, et la mort d'un fils lui laissait au coeur une
blessure que ne cicatrisait pas le mariage et le bonheur du second, le
brillant officier dont il était fier.

M. Octave Feuillet était demeuré fidèle à l'empire, à l'impératrice
qu'il avait charmée autrefois aux fêtes de Compiègne lorsqu'il écrivait
pour elle les _Portraits de la marquise_ qu'elle jouait en costume du
temps passé. Compiègne! Les Tuileries! Toutes ces splendeurs, c'était,
pour Octave Feuillet, le temps heureux. Il était, à la cour, choyé sans
être courtisan. Sans doute cherchait-il à plaire, mais c'est surtout lui
qui séduisait. On l'avait nommé bibliothécaire de Fontainebleau. Une
sinécure. Mais pourquoi ne donnerait-on pas des postes aux gens de
talent quand on en donne tant par faveur, aux intrigants?

Lorsque le 4 septembre arriva, M. Jules Simon, ministre de l'Instruction
publique du gouvernement républicain, écrivait à Octave Feuillet:

--Il y a toujours des livres à Fontainebleau et vous êtes toujours
bibliothécaire!

Octave Feuillet répondit:

--Les livres sont toujours là, mais ceux qui me les demandaient n'y sont
plus. Je donne ma démission.

On dit volontiers: un _homme de Balzac_. On pourrait dire: une _femme de
Feuillet_. Mais ce peintre des femmes fut un homme et comme un
gentilhomme. Il touche, d'une main légère, aux crises du coeur. Il en a
calmé plus d'une, de ces crises du mariage. On raconte qu'un jour M.
Scribe, après la représentation de _Malvina_, reçut de la main d'une
mère ce petit billet: «Merci, monsieur, je vous dois ma fille, votre
comédie lui a rendu la raison.»

--Que de confidences de ce genre, disait M. Vitet à M. Feuillet en le
recevant à l'Académie, vous auriez droit à recevoir! Si la gratitude des
maris écrit aussi de tels billets, vous devez en être accablé!

Hélas! ces billets qu'attire la gloire, ils finissent tous par le
dernier billet: le billet de faire-part!

Rastignac.



NOTES ET IMPRESSIONS

La taquinerie est la méchanceté des bons.

Victor Hugo.

***

Le sang d'un homme mort est plus lourd encore sur la conscience qu'un
soufflet sur la joue.

Comtesse de Bassanville.

***

Les articles du journal sont comme les feuilles d'automne qui, vertes et
fraîches hier, sont aujourd'hui entassées au pied de l'arbre, sans
couleur et sans vie.

Edmond Scherer.

***

L'amour est le poison du génie; les artistes de tempérament robuste
l'éliminent, les faibles en meurent.

Jean Carol.

***

Les illusions sont le pain quotidien des malheureux.

Ferdinand Fabre.

***

Considérée dans son ensemble, l'humanité n'est point sortie de la
barbarie primitive.

El. Reclus.

***

La tolérance est une vertu que les opprimés savent seuls bien définir.

(Pensées d'automne.) A. Tournier.

***

Ce qui amuse l'enfant, c'est le pantin; ce qui intéresse l'homme, ce
sont les ficelles.

(Ibid.) A. Tournier.

***

Sensible et cruel, vaniteux et jaloux, craintif et téméraire, curieux et
inappliqué l'enfant est homme par ses contradictions.

***

La vieillesse apporte moins de qualités qu'elle n'emporte de défauts.
Elle est l'âge d'or des vertus négatives.

G.-M. Valtour.



OCTAVE FEUILLET

Octave Feuillet vient de mourir à l'âge de soixante-neuf ans. Il
produisait encore; mais il y avait déjà quelques années que l'on
n'attendait plus de lui une révélation nouvelle de son talent.

C'est le malheur des artistes qui vieillissent de ne plus piquer la
curiosité des générations qui poussent. Elles sentent qu'ils ont déjà
donné le meilleur de leur esprit; que tous les ouvrages qui sortiront de
leur plume ne feront que répéter, avec des variations plus ou moins
brillantes, ceux qu'ils ont autrefois marqués de traits distinctifs.

J'ai vu Mme Sand, en ses dernières années, pondre à chaque trimestre
avec une régularité merveilleuse le roman accoutumé; on le lisait
encore; on n'en parlait pas. Il n'excitait ni passion ni controverses.
Tous les critiques l'annonçaient au public avec une sorte de déférence
aimable; plus d'éreintements ni de querelle. Un grand apaisement s'était
fait autour de ses oeuvres et de son nom.

J'imagine que pour un écrivain de premier ordre ce doit être là une
phase très pénible à traverser; qu'il doit parfois lui prendre des
envies de s'écrier comme Calchas: «Trop de fleurs! trop de fleurs!» Ces
louanges indifférentes risquent de l'exaspérer plus que n'avaient fait
les attaques passionnées subies à la glorieuse aurore des débuts. Mme
Sand, elle, planait au-dessus de ces misères.

Il ne semble pas que M. Octave Feuillet en ait pris si paisiblement son
parti. Il a cherché à diverses reprises à renouveler sa manière; il n'a
cessé d'affronter le théâtre, le seul endroit où le respect dû aux
vieilles illustrations ne les préserve pas d'un échec; je suis convaincu
que cette nervosité, dont tout le monde parle, n'était pas seulement
congéniale; elle était entretenue, avivée, douloureusement avivée par ce
goût, par cet appétit, qui était chez lui extraordinairement délicat, de
séduire le public, de le posséder, de le retenir...

Il y avait chez lui de l'instinct de coquetterie. Célimène ne songe qu'à
grouper autour d'elle des empressements et des adorations; imaginez
Célimène vieillissante; quel chagrin! quel désespoir! M. Feuillet, qui
voyait le public lui échapper et se tourner vers d'autres, a éprouvé
quelque chose de cette mélancolie qui a attristé la fin de quelques
grands artistes.

Il était d'une sensibilité prodigieuse: la moindre piqûre, la moindre
critique, alors même qu'on la ouatait des compliments les plus aimables,
s'enfonçait au plus vif de son être et lui arrachait des tressaillements
de douleur. J'en parle, hélas! savamment. Comme il a beaucoup écrit pour
le théâtre et que tout ce qu'il y a donné n'a pas également réussi, j'ai
plus d'une fois été obligé de signaler dans ces oeuvres, toutes pleines
de coins charmants, les défauts que j'avais cru y voir. Il me tenait
pour un ennemi, et cet homme d'infiniment de sens et d'esprit demandait
à ses amis et aux miens quel motif j'avais de le persécuter. Il était
convaincu que je poursuivais en lui le familier des réceptions de
Compiègne. J'avais beau protester que je ne me souciais point de
politique, et que je préférais une belle oeuvre signée d'un bonapartiste
à quelque rogaton servi par un républicain, il aimait mieux n'en rien
croire.

Je n'ai eu que deux fois le plaisir de le voir: il était venu chez moi
me remercier de feuilletons qui l'avaient surpris et charmé, car il ne
s'y attendait point. C'était bien l'homme qu'a si joliment peint
Alphonse Daudet en deux coups de crayon: long, fin, nerveux, de manières
exquises, une préoccupation de mondanité sous laquelle on sentait vibrer
et palpiter des fibres d'artiste. Il parlait d'un ton posé, avec une
douceur lente; le visage et la voix étaient chez lui d'une séduction
irrésistible. Je lui assurai que je n'étais jamais plus heureux que
lorsqu'il me fournissait un prétexte à le louer sans restriction; je lui
contai naïvement, et avec cette chaleur que je porte dans tout ce que je
dis, mes impressions à la lecture de ses premiers romans. Il eut l'air
de me croire, et je pense qu'en effet il s'en alla convaincu de ma bonne
foi. Mais il était méfiant; au premier coup d'épingle, il oubliait tout
pour ne sentir que l'affreuse douleur de la déchirure.

Je ne lui mentais point cependant, en lui disant l'admiration que nous
avions sentie pour ses premières oeuvres. Bien qu'à l'École normale nous
fussions passionnés, et très exclusivement passionnés pour Balzac et
Stendhal, il nous restait encore de quoi goûter Feuillet, dont la jeune
renommée était (vers 1850) dans tout l'éclat de son premier
épanouissement. Il me souvient d'un roman de lui, _Bellah_, qui me
paraît fort oublié aujourd'hui; il a fait nos délices. Il y avait là des
scènes de gaieté soldatesque, dont je n'ai plus, depuis, retrouvé
l'équivalent dans aucune des oeuvres qui ont suivi. Octave Feuillet me
paraissait y avoir déployé un sens du comique, qu'il a remisé ensuite,
le jugeant sans doute peu en harmonie avec l'extérieur de sa personne et
le genre de son talent.

C'était l'époque aussi où il avait coup sur coup, dans la _Revue des
Deux-Mondes_, publié avec un succès prodigieux tous ces proverbes qui
devaient plus tard être portés presque tous au théâtre: _la Crise, le
Cheveu blanc, le Pour et le Contre, le Village, la Fée, la Clé d'or_. En
France où l'on juge tout d'un mot plaisant, on a appelé M. Feuillet le
petit Musset des familles et l'on crut sérieusement avoir défini, dans
cette formule, la manière de M. Octave Feuillet.

La vérité, c'est que si, au lieu de s'arrêter aux apparences, on avait
pénétré jusqu'au fond de ces proverbes, si on les avait examinés dans
leur essence, on se serait aperçu que ces prétendues glorifications de
la morale bourgeoise étaient, au contraire, des plaidoyers en faveur de
la passion. Le moraliste disait aux jeunes gens: «Aimez, puisque vous
avez un coeur; et faites des bêtises, puisque c'est le lot de tout
homme, mais faites-les avec votre femme, et arrangez-vous pour qu'elle
soit votre maîtresse.» Et il disait ensuite aux jeunes femmes: «Vous
avez des caprices, rien de plus naturel, de plus avouable, de plus
charmant même; passez-les avec votre mari. Il y a presque toujours dans
votre vie une heure de crise où votre imagination s'envole autour d'un
idéal vaguement entrevu. Vous avez droit à posséder cet idéal; mais ne
vous dérangez pas, vous l'avez là, sous la main, c'est votre mari. Il ne
s'agit que de le regarder avec d'autres yeux, vous réaliserez votre rêve
et resterez vertueuses.»

C'est la morale du plaisir ajustée aux exigences du ménage. De devoir,
il n'en est pas question dans les proverbes d'Octave Feuillet. Je ne lui
en fais pas un reproche. Car ce sont des petits chefs-d'oeuvre. Mais ce
qui m'amuse, c'est de voir qu'on les a mis entre les mains des femmes et
des jeunes filles, comme des conseillers de vertu. Je ne sais pas
d'ouvrages au théâtre qui soient mieux faits, au contraire, pour inviter
doucement les femmes à la passion. Car enfin, si le mari décidément
n'est pas l'idéal rêvé, comme il faut que la crise ait son cours, où
croyez-vous qu'elle aboutisse?

***

Ces proverbes établiront la réputation d'Octave Feuillet; mais le
meilleur de sa gloire n'est pas là.

Il a écrit le chef-d'oeuvre du roman purement romanesque, et, de ce
chef-d'oeuvre, il a tiré une pièce qui est également un des
chefs-d'oeuvre du genre romanesque au théâtre: _Le Roman d'un jeune
homme pauvre_.

C'est, je crois, de tous les ouvrages du maître, celui qui durera le
plus longtemps. Il repose sur une donnée qui est aussi vieille que
l'humanité et qui ne s'éteindra qu'avec elle. Tant qu'il y aura des
hommes sur la terre, on prendra du plaisir à voir des rois épouser des
bergères et par contre on aimera à voir un jeune homme paré de toutes
les qualités du coeur, de tous les dons de l'esprit, mais pauvre,
inspirer de l'amour à une jeune fille aussi noble, aussi spirituelle que
lui, mais riche; la refuser précisément à cause de cette fortune,
jusqu'au jour où il est vaincu dans sa résistance, où ces deux êtres
jeunes et beaux, dignes l'un de l'autre, s'épousent enfin, unis par la
toute-puissance de l'amour. Remarquez que c'est le sujet des _Fausses
confidences_, une des plus délicieuses comédies de Marivaux, un sujet
que l'on reprend tous les siècles sous une nouvelle forme.

Jamais on ne fera mieux que _le Roman d'un jeune homme pauvre_. C'est
d'une imagination riante et le style est d'une fluidité merveilleuse.
Les personnages vivent, bien qu'ils vivent dans le bleu, et ceux même
qui ne jouent qu'un rôle épisodique sont d'une charmante fantaisie. Rien
de plus délicieux que cette vieille douairière bretonne qui rêve la
reconstruction d'une cathédrale gothique.

M. Octave Feuillet a bien des fois depuis traité des thèses romanesques.
Il a écrit en ce genre beaucoup d'ouvrages, qui sont pleins d'agrément;
aucun ne vaut, ni pour la force de la conception, ni pour la belle
ordonnance du récit, ni pour la grâce des épisodes, ni même pour le
charme du style, cette oeuvre maîtresse, qui demeurera au jour de la
postérité son plus beau titre de gloire.

A côté du _Roman d'un jeune homme pauvre_, on peut placer _Dalila.
Dalila_, c'est le roman de passion. M. Octave Feuillet s'est plu souvent
à peindre la femme perverse, tourmentant l'homme faible et annihilant
l'artiste qui est tombé entre ses mains. _Dalila_ est le chef-d'oeuvre
de ce genre. Le succès en a été énorme autrefois; la pièce a été plus
d'une fois reprise, toujours avec succès; il y a là un rôle de
princesse, qui est une des conceptions les plus fortes de l'auteur. Elle
est de tempérament impétueux et violent, facile à s'amouracher, plus
facile à se déprendre, hautaine, impertinente, dédaigneuse, et
cravachant avec rage tous ceux qui se trouvent sur le chemin d'une de
ses fantaisies et lui barrent la route. C'est une figure inoubliable.

M. Octave Feuillet s'est repris plus d'une fois à peindre ce caractère,
dont la _Petite comtesse_, une oeuvre exquise, semble être la première
ébauche.

Je ne sais pourquoi le bruit s'était répandu que M. Feuillet ne pouvait
écrire que des romans et des pièces à l'eau de rose: car la _Petite
Comtesse_ et _Dalila_ sont des ouvres de jeunesse. Mais que voulez-vous?
on l'avait nommé le _Musset des familles_, et vous savez la force d'une
légende.

Il voulut réagir contre cette légende, qu'il trouvait avec raison fausse
et absurde. C'est alors qu'il entreprit d'écrire des ouvrages plus
pimentés de sujet et de forme, et nous devons à cet effort _M. de
Camors, Julia Trécoeur_ dans le roman, _Mont joie_ et un Roman parisien
dans le drame.

Aucun de ces ouvrages n'est aussi complet en son genre que l'était dans
le sien le _Roman d'un jeune homme pauvre_. Toute la première partie de
_M. de Camors_ est admirable d'énergie sombre; on dirait pour le reste
que la main de l'écrivain s'est lassée. Les deux premiers actes de
_Montjoie_ sont peut-être ce qu'il a écrit de plus achevé: c'est une
pure merveille. Le drame ensuite tourne court et le dénouement est si
piteux, qu'à la dernière reprise qui en a été faite la pièce n'a pu se
maintenir longtemps sur l'affiche. Il y a deux belles scènes dans _Un
roman parisien_, mais l'oeuvre ne se tient pas, et je ne crois pas
qu'elle puisse jamais être remontée.

C'est _Julia Trécoeur_ qui, de ces quatre ouvrages, donne le mieux la
sensation d'une oeuvre achevée et parfaite; il plane sur tout ce récit
une mystérieuse horreur, et le dénouement en est d'une mélancolie
grandiose. Mais le roman me semble manquer de variété; les personnages
semblent non des êtres vivants, mais des ombres transportées dans le
brouillard vers une fatalité inexorable.

Il serait inutile de passer en revue les innombrables ouvrages échappés
de cette plume féconde. Tous peuvent se rattacher à l'un des trois types
que nous avons caractérisés. Je ne ferai d'exception que pour le
_Sphinx_, parce que M. Octave Feuillet, dans cette pièce de forme
romanesque, mais très passionnée, avait mis en présence l'un de l'autre
les deux types de femme qu'il a partout reproduits avec des variantes de
visage et de costume, et qui étaient représentées au Théâtre-Français
par deux admirables artistes: Mme Croizette et Mme Sarah Bernhardt. Ce
fut entre les deux comédiennes un duel auquel tout Paris s'intéressa: la
palme resta à Mme Sarah Bernhardt; mais personne n'a oublié la scène
effrayante d'agonie que M. Octave Feuillet avait ménagée à sa rivale.

M. Feuillet n'avait pas, nous dit M. Daudet, le mal du style dont
meurent quelques-uns de nos auteurs contemporains. Je ne puis que l'en
louer. Il écrivait une langue facile, harmonieuse, d'une élégance très
mondaine; mais, sous cette élégance, il cachait beaucoup de force et
même beaucoup de fougue. Il aimait à représenter des gens du monde qui
dérobaient sous un masque impassible de mondanité froide ou légère des
passions ardentes et parfois brutales. Eh bien! lui aussi il jetait sur
les emportements et les fureurs qu'il avait à peindre d'aimables glacis
de style qui ont fait illusion sur son tempérament d'artiste.

C'était un affiné et un nerveux, homme de bonne compagnie et qui voulut
partout, toujours et quand même, rester de bonne compagnie. Ce fut là
son originalité propre. Il sentait avec une vivacité singulière; mais il
exprimait ses sensations en homme bien élevé et résolu à être bien
élevé.

Aussi y a-t-il un désaccord dans sa manière quand il aborde les sujets
qui font craquer le vernis des bienséances. Il est lui-même,
c'est-à-dire aimable, harmonieux, distingué sans fadeur, quand il nous
peint son jeune homme pauvre.

Francisque Sarcey.



[Illustration: A L'HOTEL-DES-INVALIDES.--La décoration du 1er janvier]



[Illustration: THÉÂTRE DU GYMNASE.--«L'Obstacle», pièce en quatre actes,
de M. Alphonse Daudet. La scène d'explications entre Didier (M. Duflos)
et Madeleine (Mlle Sisos) dans le jardin du cloître des Dames-Bleues
(troisième acte).]



VOYAGE
SUR
LA PLANÈTE MARS

IL se passe en ce moment des choses tout à fait extraordinaires sur
notre voisine la planète Mars. On s'en occupe un peu partout dans le
monde de la science. Un certain nombre de nos lecteurs peuvent s'y
intéresser. Sans autre préambule, transportons-nous directement sur ce
petit monde et décrivons les phénomènes qui viennent d'être observés
cette année dans sa géographie.

I

Depuis quelques années déjà, nous avions été tous assurément fort
surpris de voir que les lignes droites qui traversent ses continents et
mettent en communication mutuelle toutes ses mers se dédoublent en
certaines saisons. Que sont ces tracés rectilignes? Des canaux? On le
croit, en général, et pourtant comment s'expliquer des cours d'eau se
traversant les uns les autres? Il y a là un immense réseau de lignes
droites plus ou moins foncées. Seraient-ce des crevasses? Elles changent
de largeur. De la végétation? C'est bien rectiligne. Des Brouillards,
des brumes? L'explication est difficile. Mais elle devient plus
difficile encore lorsque nous voyons ces lignes énigmatiques se
dédoubler en certaines saisons. Aucun phénomène terrestre ne peut nous
mettre sur la voie de l'explication.

Or voici que cette année ce ne sont pas seulement les canaux qui ont été
vus dédoublés, mais encore des lacs et des mers!

Le lac du Soleil, par exemple, est une petite mer intérieure fort
remarquable, située à l'intersection du 90e degré de longitude et du 25e
degré de latitude australe (voy. fig. 1). Il mesure 17 degrés de
longueur sur 14 de largeur, soit 1,020 kilomètres sur 840, c'est-à-dire
que sa superficie est un peu supérieure à celle de la France. Sa forme
est presque circulaire, souvent allongée de l'ouest à l'est. Eh bien, ce
lac a été vu cette année nettement séparé en deux parties distinctes,
comme par un banc de sable ou par un pont gigantesque (voy. fig. 4).

On pourrait penser un instant que c'est peut-être un nuage qui s'est
posé dessus. Mais l'hypothèse est insoutenable, parce qu'un nuage ainsi
rectiligne, immobile et durable, serait déjà un phénomène, ensuite parce
que justement de chaque côté de la séparation on voit cette année une
sorte de prolongement du lac, et que le canal qui aboutit à cette région
est également dédoublé, ainsi qu'un autre petit lac voisin auquel on a
donné le nom de lac Tithonius.

Il y a plus, ce grand lac du Soleil se montre souvent rattaché à une mer
voisine et à des eaux environnantes par trois affluents, dont deux en
haut et à gauche ont reçu les noms d'Ambrosia et de Nectar. Or, cette
année, on n'a vu ni l'un ni l'autre de ces deux affluents, seulement le
troisième, et l'on en distingue quatre autres, ce qui change toute la
configuration de ce pays! Que l'on en juge, du reste, par les dessins
que nous reproduisons ici.

Afin que nos lecteurs puissent se rendre compte exactement des
changements observés, nous mettons sous leurs yeux les cartes de ces
régions, d'après les meilleures observations, celles de M. Schiaparelli,
directeur de l'Observatoire de Milan.

Voici d'abord (fig. 1) l'état de 1877. Le lac est circulaire, un
affluent le rattache à droite, au petit lac du Phénix, et un second
affluent, plus large, mais plus pâle, le relie en haut à la mer
australe. L'auteur a examiné cette région avec un soin tout spécial,
parce qu'elle différait déjà sensiblement des dessins faits par Dawes,
Lockyer et Kaiser en 1802 et 1804: le lac était alors ovale, allongé
dans le sens est-ouest.. Au contraire, en 1877, il était «parfaitement
circulaire, avec le bord légèrement ondulé», et quelquefois même il
paraissait plutôt allongé dans le sens vertical. De plus, en 1802 et
1803, en voyait un large affluent relier à gauche le lac à l'Océan
voisin. Au lieu de cela, l'observateur milanais vit la place tout à fait
nette et découvrit en 1877 le petit cercle inscrit sous le nom de
Fontaine du Nectar.

PHÉNOMÈNES OBSERVÉS SUR LA PLANÈTE MARS

[Illustration: Fig. 1.--Le Lac du Soleil en 1877.]

[Illustration: Fig. 2.--La même région en 1879.]

[Illustration: Fig. 3.--La même région en 1881.]

[Illustration: Fig. 4.--La même région en 1890.]

Mars revient vers la Terre en 1879, et on l'observe de nouveau. Des
changements évidents sont constatés. L'affluent dont nous venons de
parler, qui était tout à fait invisible en 1877, est maintenant
perceptible, quoique très mince, et reçoit le nom de Canal du Nectar;
l'Aurea cherso est élargie, le Chrysorrhoas a changé de place: au lieu
de descendre verticalement le long du 80e degré, il part du 78e pour
aller rejoindre le 77e. Le lac est légèrement allongé vers le canal du
Nectar, «ce qui lui donne la forme d'une poire» dont la queue monterait
de 15° à 20°. L'affluent supérieur est incomparablement moins large
qu'en 1877 et a reçu le nom d'Ambrosia. Le lac du Phénix est très
diminué. On cherche en vain la _Fons Juventæ._

Nouvelles études en 1881, et nouvelles transformations. Le lac se montre
décidément allongé dans le sens est-ouest, concentrique avec le contour
de la Thaumasia. Le lac du Phénix est devenu un centre d'affluents
nombreux. L'Agathodémon donne naissance à un lac déjà indiqué en 1877,
mais aujourd'hui très développé, et qui reçoit le nom de lac Tithonius.
Cette vue correspond à celles de 1862 et 1864. La «Fontaine de
Jeunesse», qui avait disparu en 1879, est revenue.

«Che il Lago del Sole cambi di forma e i grandezza, écrit l'éminent
observateur, e cosa indubittabile». Sa coloration a été très sombre, et
plus sombre lorsque la rotation l'amenait au bord du disque que
lorsqu'il passait au méridien central.

C'est sans doute, comme dans plusieurs autres cas, parce que les régions
environnantes deviennent alors plus blanches.

L'Araxes s'est montré net, allant droit de la mer Sirenum au lac du
Phénix, et non plus tortueux comme en 1877.

Ainsi voilà un lac (ou tout au moins quelque chose qui y ressemble) qui
était ovale en 1862 et 1881, et rond en 1877, et tous ses environs
changeant également.

Ces trois dessins suffisent pour établir sans contestation possible
l'état de la planète pendant ces observations. Eh bien, voici maintenant
1890 (fig. 4).

Le lac est fendu en deux;--le petit lac Tithonius I est également
partagé en deux;--le grand affluent du lac, ce que nous avons appelé
plus haut la queue de la poire, vient du nord-est au lieu de venir du
sud-est (dans tous ces dessins le nord est en bas);--l'ambrosia incline
à droite du méridien au lieu d'incliner à gauche;--le canal Chrysorrhoas
est double, jusqu'au lac de la Lune, et au-delà jusqu'à la mer
Acidalium.

Du lac du Soleil descendent deux nouveaux affluents inconnus jusqu'ici.

Voilà l'état de la question. Il n'y a pas à le dissimuler. Des
changements réels, incontestables, et considérables, s'accomplissent à
la surface de ce monde voisin.

Sans doute, nous ne pensons pas que ces événements martiens empêchent
personne de dormir, et, tout le monde peut même y rester absolument
indifférent.

Cependant la question ne manque pas d'intérêt.

Outre qu'il est déjà curieux de savoir que nous pouvons voir d'ici ce
qui se passe sur Mars, il ne l'est pas moins de constater que, tout en
ressemblant beaucoup à notre planète par sa constitution générale, son
atmosphère, ses eaux, ses neiges, ses continents, ses climats, ses
saisons, ce globe voisin en diffère cependant de la manière la plus
bizarre par sa configuration géographique, ses canaux dédoublés, et
surtout par cette faculté de transformation superficielle et de
dédoublement des lacs eux-mêmes, de lacs grands comme la France!

Comment expliquer ces variations?

II

L'hypothèse la plus simple serait d'imaginer que la surface de Mars est
plate et sablonneuse, que les lacs et les canaux n'ont pas de lits, pour
ainsi dire, sont très peu profonds, et n'ont qu'une très faible
épaisseur d'eau, et qu'ils peuvent facilement, suivant les circonstances
atmosphériques, les pluies, les marées peut-être, se rétrécir,
s'élargir, déborder, et même changer de place. L'atmosphère peut être
légère, l'évaporation et la condensation des eaux facile. Nous
assisterions d'ici à des inondations plus ou moins vastes et plus ou
moins durables. La séparation du lac du Soleil cette année serait due,
par exemple, à une diminution ou à un déplacement de l'eau de ce lac, la
ligne de séparation pouvant être considérée comme un banc de sable mis à
découvert.

Il y a plus d'une objection à cette hypothèse.

La première est qu'il ne me semble pas qu'il y ait moins d'eau, puisque
les affluents sont plus nombreux, et que celui de gauche a la longueur
d'un bras de mer.

Déplacement d'eau dû à des marées? Ce serait périodique, ne durerait que
quelques heures, et ne caractériserait pas comme ici des saisons
entières.

Devons-nous plutôt admettre que le banc de sable s'est élevé au-dessus
du niveau des eaux et qu'en général, les déplacements d'eaux soient dûs
à des soulèvements du sol?

Il est également difficile d'accepter cette interprétation, d'abord
parce qu'une telle instabilité du sol serait bien extraordinaire,
ensuite parce qu'il faudrait que ces boursoufflements du sol fussent en
général rectilignes; enfin parce que les aspects reviennent après
plusieurs années, tels qu'on les a vus d'abord. Et puis, cette hypothèse
n'expliquerait pas le fait capital, on pourrait dire caractéristique des
changements observés sur Mars: la tendance au dédoublement.

[Illustration: Fig. 5.--Mars en 1890.]

Examinons encore, par exemple, un dessin de cette année, et comparons-le
aussi à quelque autre d'une année précédente. Voici (fig. 5.) un disque
de Mars dessiné l'été dernier, sur lequel on voit plusieurs canaux
dédoublés. Le supérieur, horizontal, n'a jamais été, jusqu'à ce jour,
considéré comme un canal double: c'était un détroit, venant de la mer
triangulaire nommée Mer du Sablier, et conduisant au golfe ou à la baie
du Méridien. Comme comparaison, nous mettons en regard (fig. 6) la carte
publiée en 1888 par M. Schiaparelli.

L'aspect topographique est entièrement transformé. Au lieu d'être
sinueuse, la ligne du rivage est droite et double, partagée par un
sillon blanc longitudinal. Double aussi, comme d'habitude d'ailleurs, la
baie du Méridien. Double également un petit lac inférieur.

C'est cette tendance au dédoublement qu'il s'agit surtout d'expliquer.

Si ces canaux dédoublés sont les deux côtés d'une bande d'eau, comme on
serait porté à le croire par l'aspect comparatif du détroit, qui a déjà
été vu maintes fois plus clair dans sa ligne médiane que le long des
bords, reste à expliquer comment cette transformation s'opère. Admettre
qu'un banc de sable s'élève ainsi, nous semblerait un peu téméraire, et
d'ailleurs ce soulèvement ferait écouler l'eau de part et d'autre, sans
donner nécessairement naissance à des bords rectilignes.

Il est donc, reconnaissons-le, extrêmement difficile, pour ne pas dire
impossible, d'expliquer ces transformations par les forces naturelles
que nous connaissons. Songeons aussi que nous ne connaissons pas toutes
ces forces, et que des choses très proches de nous restent souvent
ignorées. Les habitants des tropiques qui viennent à Paris en hiver pour
la première fois, et qui n'ont jamais vu d'arbres sans feuilles ni de
neige, sont stupéfaits de nos climats. C'est une curiosité toute
nouvelle pour eux de prendre dans leurs mains de l'eau solidifiée, de
cette éclatante blancheur, et ils doutent un instant que ces squelettes
tout noirs des arbres doivent quelques mois plus tard être couverts d'un
luxuriant feuillage. Supposons un habitant de Vénus n'ayant jamais vu de
neige. Arriverait-il, en observant la Terre, à comprendre ce que sont
les taches blanches qui recouvrent nos pôles? Certainement non. Nous le
pouvons, nous, habitants de la Terre, pour les neiges de Mars. Mais nous
ne nous expliquons pas ces variations de rivages, ces déplacements
d'eau, ces canaux rectilignes et leurs dédoublements, parce que nous
n'avons ici-bas rien d'analogue.

On peut admettre des inondations pour les extension de rivages, comme on
en a observé le long de la mer du Sablier, et sur la Libye, au-dessous
de la mer Flammarion. On peut les admettre aussi pour les régions qui
deviennent de temps en temps un peu plus sombres. Mais les déplacements
et les transformations semblent d'un autre ordre.

[Illustration: Fig. 6.--La même région en 1888.]

Ces lignes droites ne sont pas naturelles pour nous autres habitants de
la Terre. De plus, elles s'entrecroisent mutuellement sous toutes sortes
d'angles. On n'a jamais vu de fleuves s'entrecroiser. Admettrons-nous
que le sol soit parfaitement de niveau, que ces eaux n'aient pas de
cours, et que ce réseau ait quelque rapport avec des canaux
d'irrigation?

1877

[Illustration: Fig. 7.--Changements dans le cours des fleuves.]

Mais tout cela varie si étrangement d'aspect et de largeur que nous
restons confondus, et que l'opinion de véritables cours d'eau perd
graduellement de sa vraisemblance, quoique le ton soit souvent aussi
foncé que celui des mers, mais plutôt en rougeâtre qu'en verdâtre ou
bleuâtre. Considérons encore, par exemple, les petites cartes ci-dessous
(fig. 7 à 10). En 1877, la mer du Sablier était très étroite, et aucun
canal n'a été vu dédoublé. On en remarquait un, entre autres, auquel on
a donné le nom de Phison. En 1879, mer plus large, le Nil semble avoir
changé de cours, et l'on voit deux canaux au lieu d'un. En 1882, nouveau
changement au cours du Nil et dédoublement; les deux canaux de 1879 se
montrent également dédoublés, et l'on en découvre cinq autres. En 1888,
l'Euphrate, le Phison, le Nil (appelé maintenant Protonilus), se
montrent dédoublés comme en 1882, mais on voit un nouveau dédoublement,
l'Astaboras, et un autre canal (voy. fig. 6). Ce sont encore là des
changements. En 1890 (fig. 10) l'Euphrate et le Phison se montrent
dédoublés, ainsi qu'une partie seulement du Protonilus, mais l'Astaboras
ne l'est pas, le canal de 1888 a disparu, et, comme nous l'avons déjà
remarqué, le détroit supérieur s'est partagé en deux dans le sens de sa
longueur.

1879

[Illustration: Fig. 8.--Changements dans le cours des fleuves.]

1882

[Illustration: Fig. 9.--Changements dans le cours des fleuves.]

1890

[Illustration: Fig. 10.--Changements dans le cours des fleuves.]

Il est bien difficile de se refuser à admettre que ces lignes droites
qui varient ainsi représentent de l'eau ou quelque élément mobile
analogue. Elles aboutissent toutes, sans exception, par leurs deux
extrémités, à une mer, à un lac ou à un canal, et, par conséquent, l'eau
ne doit pas y être étrangère. De plus, on voit quelquefois pendant
l'hiver de longues traînées de neige les traverser: or, ces neiges sont
fondues sur ces canaux, comme le ferait la neige en tombant sur de
l'eau. Auraient-elles pour origine des crevasses géométriques dues à
quelque procédé naturel dans la formation du globe de Mars? Peut-être;
mais des crevasses seules, même remplies d'eau, n'expliqueraient pas les
variations observées, sur lesquelles nous devons encore donner quelques
détails. Si nous n'abusons pas de l'attention de nos lecteurs, en les
transportant ainsi brusquement sur un autre monde... Mais une fois n'est
pas coutume, et, quoique céleste et lointain, le sujet ne manque pas
d'intérêt.

_(A suivre.)_

Camille Flammarion.



[Illustration: Au Cercle des Patineurs.]

[Illustrations: A deux. A trois.]

[Illustrations: Un débutant. La barre.]

[Illustration: La galerie.]



LE LIVRE D'ÉTRENNES

Depuis quelques années, la mode est de donner aux jeunes gens et aux
jeunes filles, à l'occasion du jour de l'an, des livres spécialement
écrits, illustrés, imprimés et reliés pour ce but. Du vingt décembre au
premier janvier, les étalages des libraires sont remplis presque
exclusivement de ces ouvrages, aux couvertures affriolantes et aux
tranches dorées; et les magasins de nouveautés eux-mêmes ont pris
l'habitude de leur réserver un emplacement. Le livre a tué le jouet.

Cette vogue, tout le monde la connaît. Mais ce que tout le monde ne
connaît pas, ce que savent seuls les gens du métier, comme nous disons
dans notre argot littéraire, ce sont les difficultés multiples
auxquelles sont en butte les écrivains et les éditeurs qui s'occupent de
livres d'étrennes. Que de soucis avant que l'idée première d'un volume
ait pris un corps, avant qu'elle ait passé par la série des élaborations
qui doivent lui donner la vie!

Autrefois, le public se montrait beaucoup moins exigeant pour le volume
d'étrennes qu'il ne l'est aujourd'hui. Ce volume coûtait plus cher et il
était moins bien fait. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne rien
contenir de nature à éveiller des curiosités malsaines. Des aventures
banales, racontées dans une langue lâchée, sinon incorrecte; des
compilations pseudo-scientifiques, émaillées d'erreurs; ou bien de
prétendus récits historiques, dans lesquels l'histoire était la plupart
du temps travestie de façon lamentable; il n'en fallait pas davantage
pour satisfaire l'acheteur bénévole.

Ce fut l'éditeur Hetzel qui créa la littérature de la jeunesse, une
littérature de valeur, intéressante et artistique, où le bon sens cessa
d'être martyrisé, où l'imagination trouva son compte, où le style avait
le charme et la fraîcheur, où la science était respectée. Avant qu'il ne
montrât la voie, le livre d'enfant avait été l'apanage presque exclusif
de bas-bleus prétentieux et de fruits secs du roman; il chassa tous ces
larrons du temple et mit à leur place des hommes d'un talent réel,
auxquels il donna lui-même l'exemple.

Cette Renaissance au petit pied date de trente ans, pas davantage.

Il se forma alors une petite pléiade de gens de lettres qui écrivirent
pour l'enfant, sans marchander le travail et l'effort, et les auteurs de
mérite ne considérèrent plus comme un manquement à leur dignité
professionnelle de consacrer leur temps à amuser les petits.

Ce fut un progrès qui alla sans cesse en s'accentuant, une révolution
bienfaisante qui a porté des fruits magnifiques. Aujourd'hui,
l'étiquette des beaux volumes du jour de l'an ne ment pas: le texte vaut
la reliure. En général, au moins. Certes, il y a encore, parmi eux, des
ouvrages mal venus; mais la grande majorité est parfaitement
recommandable et beaucoup sont excellents.

Le genre, cependant, est ardu. D'abord, il n'admet qu'un nombre
restreint de sujets. Pas d'amour, à moins qu'il ne soit dépeint avec une
scrupuleuse délicatesse d'expression et encadré dans des faits d'une
chasteté absolue. Pas de politique. Pas de philosophie, ou fort peu. Pas
de matières arides, ou trop difficiles à comprendre; la science, si elle
apparaît, doit se faire aimable. Toutes ces exclusions systématiques
s'imposent. Il faut choisir dans le reste: romans sans passions,
voyages, oeuvres de vulgarisation. Pas de contes de fée; on ne veut plus
du merveilleux.

Et encore, en se cantonnant ainsi, y a-t-il à craindre de blesser des
susceptibilités. Certains papas se fâchent s'il y a de la religion dans
un livre, d'autres se fâchent s'il n'y en a pas. On ne sait trop à
quelle aune mesurer la quantité qu'il convient d'en donner.

Et, ici, une considération se place, que le public ignore, mais qui
touche fort les éditeurs. Tous les ans, le ministère de l'Instruction
publique et le Conseil municipal de Paris achètent un certain nombre de
livres destinés à être distribués en prix ou donnés aux bibliothèques
scolaires et publiques. Or, avant d'être adoptés, ces volumes sont
épluchés par des commissions nommées spécialement à cet effet; et une
phrase qui déplaît, un mot seulement, suffit pour déterminer le rejet
d'un ouvrage, quelle que soit du reste sa valeur. Aussi MM. les
éditeurs, naturellement soucieux de leurs intérêts, exigent-ils des
auteurs auxquels ils demandent un manuscrit une prudence excessive. Il
s'agit de ne blesser personne, il s'agit d'avoir une commande.

Et comme c'est difficile de ne blesser personne! surtout de ne blesser
aucun des membres de la commission instituée par le conseil municipal!
Qu'on en juge par un fait.

L'année dernière, je publie un livre intitulé: Voyage en zigzags de deux
jeunes Français en France. Mon éditeur, cela va de soi, soumet mon
ouvrage à messieurs de la Commission.

«C'est un chef-d'oeuvre», dit-il à tous en général et à chacun en
particulier. (N. B. Quand un éditeur a édité, ce qu'il a édité est
toujours un chef-d'oeuvre; au contraire, avant qu'il se décide à éditer,
ce qu'on lui propose d'éditer ne vaut jamais les quatre fers d'un
chien.)

Mon livre fut rejeté. A la bonne heure! Mais pourquoi? Je le donne en
mille.--_Parce qu'il contenait des descriptions d'églises!..._ C'est
invraisemblable, et cependant c'est vrai. Il aurait fallu, pour être
_orthodoxe_, passer sous silence, dans une énumération des merveilles de
l'architecture française, les plus merveilleuses de ces merveilles.
_Crimine ab uno disce omnes_.

Le public, du reste, n'est pas sans avoir, lui aussi, des partis pris.
Jamais il n'admettra, par exemple, qu'un romancier habitué à l'étude des
peintures de moeurs, avec toutes leurs brutalités, puisse écrire un
livre d'enfant. Qu'on offre demain, pour la jeunesse, un volume signé
Zola ou Daudet, personne ne l'achètera, ou, si on l'achète, il n'ira pas
à ceux-là pour qui il a été composé.

Je sais un éditeur qui, récemment, avait quelque velléité de publier le
_Rêve_ en livre d'étrennes. Il fit part de son projet à ceux de ses amis
dont il prend volontiers conseil. Tous le dissuadèrent de le mettre à
exécution.

«Vous n'y pensez pas! lui dirent-ils avec une unanimité bien faite pour
convaincre; le nom de Zola sur la couverture d'un volume de jour de
l'an, ce serait l'abomination de la désolation!»

L'éditeur baissa pavillon, et, à mon humble avis, il fit bien.

Mais voici un manuscrit qui répond à toutes les conditions possibles et
impossibles de succès. Vous croyez peut-être que l'éditeur n'a plus qu'à
l'envoyer à l'imprimeur et à dormir sur ses deux oreilles? Quelle
erreur!

Il faut d'abord qu'il s'occupe de l'illustration. Aura-t-il des gravures
sur bois, ou aura-t-il des dessins à la plume reproduits par
l'héliogravure? Grave question. La gravure sur bois est
incontestablement supérieure au dessin à la plume, que celui-ci soit sur
papier ordinaire ou qu'il soit sur papier procédé; mais elle coûte les
yeux de la tête. La belle gravure se paie, en effet, de soixante-quinze
centimes à un franc le centimètre carré, tandis que la reproduction par
l'héliogravure ne se paie que cinq centimes le centimètre carré.

Puis, quel dessinateur choisir? Celui-ci fait très bien le paysage, mais
il ne sait pas faire les personnages. Celui-là excelle dans les marines,
mais il n'entend rien aux animaux. Un autre... J'abrège. Voici le
dessinateur trouvé. On lui a indiqué les sujets à traiter.

Neuf fois sur dix (sinon plus), en sa qualité d'artiste habitué à rêver
aux étoiles ou à autre chose, il sera en retard. Il s'était engagé à
livrer un dessin le 12 juin, il l'apportera le 25 juillet. Cependant le
manuscrit est à l'imprimerie et la composition est arrêtée parce que
l'on attend l'illustration qu'il a promise. Et le pauvre éditeur de se
faire du mauvais sang.

Toutefois, à force de secouer ses gens, de presser son imprimeur,
d'envoyer chaque matin, à huit heures, un commis éveiller son
dessinateur, il est prêt, le malheureux. C'est-à-dire que son ouvrage
est entièrement tiré.

Il faut maintenant qu'il en fasse brocher un certain nombre
d'exemplaires. Cela va vite. Mais il faut aussi qu'il en fasse relier
d'autres, et cela va lentement. On lui a dessiné et colorié par avance
le modèle de sa couverture, et, ce modèle, il l'a envoyé à un graveur
qui lui a fabriqué les fers destinés à la reproduction du sujet. Cela a
pris du temps: d'abord, parce qu'il a été obligé de s'adresser à un
spécialiste, et que les spécialistes en cette matière sont rares et, par
conséquent, surchargés de besogne; puis, parce qu'il faut autant de fers
qu'il y a de couleurs dans le modèle, et que la confection de chacun de
ces fers demande un long travail.

Cependant le livre va chez le relieur, non pas chez un relieur
ordinaire, on n'en sortirait pas. Mais chez un relieur auquel son
outillage permet d'aller vite, chez un relieur dont la plus grande
partie du labeur s'exécute à la machine, et l'autre par des procédés
particulièrement rapides. Or, il n'y a guère à Paris qu'une
demi-douzaine de ces relieurs, et ils ont beau se hâter, augmenter leur
personnel et surmener leurs machines, il leur est d'autant plus
impossible de contenter tous leurs clients, que tous ont besoin de lui
au même moment.

Et remarquez, je vous prie, que je passe sous silence les menus ennuis
et les causes secondaires de retard: mise en pages défectueuse,
remaniements demandés par l'auteur, épreuves imparfaitement corrigées,
gravures mal venues au tirage, etc., etc.

Enfin, voici le livre! Le voici, habillé de sa belle robe de toile et
doré sur ses tranches. Il ne reste plus qu'a le mettre en vente.

On l'expédie un peu partout; il faut qu'il y en ait des exemplaires chez
tous les principaux libraires de Paris et de la province, voire chez
quelques libraires de l'étranger. Et, comme ces exemplaires sont
fragiles, il est nécessaire de les empaqueter avec le plus grand soin.

Puis, il faut s'occuper de la publicité. Sans réclame dans les journaux,
pas de succès possible. Et l'éditeur de faire leur service à MM. les
critiques, et de joindre au volume qu'il leur adresse une note imprimée,
où, afin de soulager ceux qui sont paresseux,--il y en a--il a consigné,
à grand renfort de rhétorique, les mérites de sa publication. Ceci, bien
entendu, indépendamment des annonces qu'il paiera de ses deniers.

Vous croyez que c'est tout? Non, pas encore. Quand son livre est chez
les libraires, il faut que l'éditeur s'assure qu'il est mis à l'étalage,
au lieu de rester enfoui dans le magasin, à l'abri de la curiosité
publique. Livre point vu, livre point vendu. Tous les jours, un commis
va faire la cour au boutiquier pour obtenir que le volume de son patron
soit en bonne place à la vitrine. Il y a même beaucoup de libraires qui
prennent la peine de se déranger eux-mêmes.

Voilà!--Et maintenant savez-vous ce que coûte un livre d'étrennes et ce
qu'il peut rapporter?--L'édition de deux mille exemplaires d'un ouvrage
in-8° jésus, d'environ 400 pages, convenablement illustré de gravures
sur bois et tiré sur du beau papier, revient à une quinzaine de mille
francs, soit à 7 fr. 50 l'exemplaire,--un peu moins si, au lieu de faire
graver les dessins sur bois, on les a fait reproduire par
l'héliogravure.

Cet ouvrage se vend, d'ordinaire, douze francs. Ou, du moins, tel est le
prix marqué--ce qu'on appelle en librairie le prix fort. Mais ils sont
rares, les acheteurs qui paient le prix fort; les libraires eux-mêmes
affichent un prix inférieur, espérant vendre davantage en rognant sur
leur remise, obligés du reste à des concessions par la concurrence que
leur font les magasins de nouveautés, qui se contentent d'un bénéfice
minime.

L'éditeur, lui, ne vend guère directement à l'acheteur. D'ailleurs, même
quand cela arrive, l'acheteur réclame une remise qui ne lui est jamais
refusée. Aux libraires, il accorde--c'est l'usage--une remise de 33%;
même, souvent, il lui livre treize exemplaires quand il ne lui en
facture que douze, ce qui s'appelle, en terme de métier, faire le
treize-douze. En ne tenant pas compte de ce treize-douze, un exemplaire
de douze francs est vendu, net, par l'éditeur huit francs. Pour couvrir
les frais d'une première édition de deux mille exemplaires, il faut donc
vendre 1,875 exemplaires. Et quand l'édition entière est épuisée, le
bénéfice ne dépasse pas mille francs. Il est vrai que la seconde édition
coûte moins cher que la première; il n'y a plus, alors, de frais de
gravure, et, si l'ouvrage a été cliché, plus de composition à payer.
Mais il n'y a pas toujours une seconde édition.

On le voit, les risques sont gros et les bénéfices faibles. Que de mal
pour gagner mille francs, souvent pour perdre davantage!

Les chiffres sur lesquels je me suis basé s'appliquent, je le reconnais,
aux livres de luxe; mais les autres livres se vendent moins cher s'ils
coûtent moins cher, et la proportion des risques et des bénéfices reste
la même. A moins que... à moins que...

J'hésite à poursuivre. C'est que, pour m'expliquer, je vais être
contraint de livrer au public le secret de fabrication de maint éditeur,
et je ne voudrais contrarier aucun d'entre eux. Mais, bah! tant pis;
j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout. Aussi bien je ne nommerai personne.

Donc, certains éditeurs se servent d'un truc approprié à leurs besoins
d'économie. Il est très simple, ce truc. Il consiste à illustrer un
livre, autant que faire se peut, avec des dessins déjà publiés. On
achète des clichés aux journaux illustrés de la France ou de l'étranger,
à raison de dix ou quinze centimes le centimètre carré, et l'on fabrique
ainsi, moyennant une somme relativement modique, un volume orné de
copieuses gravures. C'est surtout à l'_Illustration_, au _Monde
illustré_ et au _Magasin pittoresque_ que se font ces emprunts; il est
rare qu'en feuilletant leurs collections, on ne découvre pas nombre de
dessins qui s'adaptent à un texte quelconque.

Il existe, du reste, à Paris, une maison fort bien achalandée, qui évite
aux éditeurs la perte de temps que leur occasionneraient des recherches
minutieuses; on se charge d'y trouver pour eux, sans augmentation de
prix, tout ce dont ils ont besoin.

Mais, dira-t-on, les clichés ainsi pris de droite et de gauche n'ont pas
toujours des dimensions qui conviennent au format de l'ouvrage à
illustrer.--C'est vrai. Mais, s'ils sont trop petits, peu importe: ou
bien on les place au milieu de la page, ou bien on les habille. Et,
s'ils sont trop grands, on les coupe.

On a, d'ailleurs, inventé mieux encore: au lieu d'illustrer le livre,
quelques éditeurs font écrire le livre sur des clichés achetés d'avance.
De cette manière, on est sûr que les illustrations s'adapteront
parfaitement au texte; le tout est que l'auteur à qui est confiée la
besogne ait assez d'imagination pour encadrer dans son oeuvre les scènes
dont on lui impose la représentation.

On fait ce qu'on peut, non ce qu'on veut. Il y a, en librairie, une
telle concurrence que les petits éditeurs sont bien pardonnables, quand
ils ont peur de ne pas vendre assez de livres pour soutenir leur maison
et vivre de leur commerce, quand ils préfèrent une prudente parcimonie à
d'imprudentes libéralités.

Il existe, à Paris seulement, près de cent éditeurs qui publient chaque
année des livres d'étrennes. Le volume du _Journal de la librairie_
spécialement destiné à annoncer ces livres comprend, pour l'année 1890,
2,692 ouvrages. J'ai compté, je garantis l'exactitude du chiffre. En
admettant que ces ouvrages aient été, en moyenne, tirés à 2.000
exemplaires, cela donne le respectable total de 5,384,000 volumes
offerts au public. Et notez que beaucoup de livres, parus anciennement,
mais toujours sur le marché, ne figurent pas dans ce nombre.

N'avais-je pas raison de dire, en commençant, que les livres sont des
étrennes à la mode?

Gaston Bonnefont.



HISTOIRE DE LA SEMAINE

Le cardinal Lavigerie et la République.--La déclaration formulée par le
cardinal Lavigerie, dans son toast à l'état-major de l'escadre
d'évolutions, a eu un tel retentissement et avait en effet une telle
importance, qu'on ne saurait passer sous silence tout ce qui peut en
préciser le sens et la portée. Au lendemain même de la publication de ce
document, nous disions qu'il nous paraissait difficile d'admettre qu'un
personnage aussi haut placé dans l'épiscopat eût pu formuler une
déclaration aussi nette, sans avoir l'assurance qu'elle ne serait pas
désavouée par le chef suprême de l'Église. Et, en effet, tout, depuis,
est venu confirmer cette opinion, mais c'est surtout dans une lettre du
cardinal Rampolla, secrétaire d'État du Saint-Siège, que l'on trouve la
preuve à peu près décisive que le langage du prélat n'a encouru aucune
désapprobation au Vatican.

Dans cette lettre, qui est adressée à un évêque français, le cardinal
Rampolla reproduit avec complaisance les théories politiques développées
par Léon XIII dans de récentes encycliques: «que l'Église catholique ne
répugne à aucune forme de gouvernement; qu'elle s'élève au-dessus des
querelles et des rivalités de partis; qu'elle entretient des relations
avec tous les États, qu'ils soient monarchiques ou démocratiques, etc.»

Si l'on tient compte des atténuations et des réserves que commandent la
prudence diplomatique et les traditions de la papauté, et si l'on
considère que la lettre du cardinal Rampolla était écrite précisément à
l'occasion des déclarations de l'archevêque d'Alger, on est autorisé à
en conclure que celui-ci a traduit, en y apportant, il est vrai, la
fougue naturelle à son tempérament, et du moins en partie, la pensée
secrète du Vatican.

Le cardinal Lavigerie a d'ailleurs voulu s'en expliquer lui-même, et il
vient d'adresser à son tour, dans ce but, une lettre au _Bulletin des
missions d'Afrique_, dans laquelle il dit en propre termes:

.... «La publication récente de la lettre de S. Em. le cardinal Rampolla
vous a montré, connaissant comme vous connaissez les règles de langage
du Saint-Siège, la parfaite conformité, quant au fond des choses, entre
les doctrines du Pape et mes actes récents, dont on a voulu faire tant
de bruit.»

Ainsi donc le cardinal Lavigerie n'hésite pas à invoquer l'autorité du
Saint-Père lui-même et à s'abriter derrière son approbation. Aurait-il
cette imprudence, si peu conforme aux traditions de l'Église, s'il avait
la moindre crainte d'être désavoué? Ce n'est pas probable. On peut donc
prévoir, sans prendre parti dans cette délicate question, que l'année
1891 marquera un changement considérable dans l'attitude du parti
catholique, et, par conséquent, du parti conservateur, car c'est là le
point de départ d'une évolution qui peut être grosse de conséquences.

Afrique: _Soudan français_.--Le colonel Archinard, commandant supérieur
du Soudan français, a quitté Kayes le 11 décembre, se dirigeant vers
Nioro, dans le Kaarta, dernier refuge d'Ahmadou. Il est probable qu'à
l'heure actuelle il a pris contact avec l'ennemi.

Nioro est situé dans le nord-est de Kayes et de Koniakary, à environ 200
kilomètres de ce dernier point. La ville est défendue par une forteresse
qui forme un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en
pierres maçonnées avec de la terre. La muraille a 2 m. 50 d'épaisseur et
10 à 12 mètres de hauteur. C'est donc une place imprenable sans
artillerie. Aussi le colonel Archinard a-t-il d'excellents canons et des
projectiles à la mélinite.

En quittant Kayes, le commandant supérieur a donné pour instructions aux
chefs de poste de surveiller avec la plus grande rigueur les Toucouleurs
qui viennent faire leur soumission et qui profitent de l'accueil
hospitalier qui leur est fait pour se renseigner sur nos forces et sur
nos dispositions, se réservant de gagner ensuite le Fouta, le Macina ou
le Dinguiray, où nous les retrouvons ensuite comme ennemis.

Tout porte à croire que le colonel Archinard va engager sous peu une
action décisive.

_La Mission Mizon_.--On se rappelle que la mission commerciale qui
remontait le Niger sous les ordres de M. Mizon avait été attaquée par
les indigènes, pour ainsi dire aux portes mêmes des établissements de la
Royal Niger Company, à laquelle le gouvernement anglais a délégué une
sorte de souveraineté sur cette région de l'Afrique.

M. Mizon, qui avait été blessé dans cette agression, a vivement protesté
et a obtenu satisfaction. Nous apprenons, en effet, que la mission dont
il a repris le commandement va pouvoir poursuivre sa route vers le lac
Tchad, par le Benoué. La Royal Niger Company s'est formellement engagée
à sauvegarder sa marche à travers le territoire soumis à son influence.

La question irlandaise.--On attendait avec une légitime curiosité le
résultat de l'élection du comté de Kilkenny, dans laquelle parnellistes
et anti-parnellistes se livraient une bataille qui paraissait devoir
être décisive. Personnellement, Parnell était fortement engagé, car,
ayant abandonné l'action purement parlementaire à laquelle il s'était
consacré jusqu'ici pour en appeler au verdict populaire, il avait en
quelque sorte transformé l'élection de Kilkenny en véritable plébiscite.
C'est du reste la portée qu'il avait donnée lui-même à cette élection
dans une déclaration qu'il avait faite quelques jours avant la date du
scrutin. Il est vrai que, depuis, il s'était ravisé et, probablement à
la suite de renseignements défavorables sur les dispositions des
électeurs, il a fait entendre qu'il était décidé à contester les
résultats de l'élection de Kilkenny, aussi bien que ceux de toutes les
autres circonscriptions nationalistes d'Irlande.

En attendant, voici un premier scrutin populaire dont M. Parnell peut
nier la valeur, mais qui n'en est pas moins acquis. Sir John Pope
Hennessy, le candidat nationaliste anti-parnelliste, a été élu par 2.527
suffrages, contre 1,356 donnés au candidat parnelliste, M. Vincent
Scully. Parnell est donc battu à une assez forte majorité On voit que
nous avions raison de prévoir que si le grand agitateur peut encore
compter sur son indiscutable popularité, il aura quelque peine à
déraciner de l'esprit de ses partisans la doctrine qu'il a préconisée
lui-même, c'est-à-dire que la cause de l'Irlande ne pouvait triompher
que par la voie de la persuasion, en d'autres termes par la voie
parlementaire. Le tribun a été si éloquent dans le développement de
cette thèse, que sa théorie reste victorieuse, même lorsqu'il y renonce
pour son compte.

Est-ce à dire pour cela que c'en est fait de son influence? Loin de là!
Battu sur un point, Parnell peut remporter sur d'autres des victoires de
nature à compenser la défaite, et dans un pays ravagé par la misère et
la famine on ne sait jamais quelles peuvent être les conséquences d'un
soulèvement populaire, même quand, au début, il ne paraît pas avoir
grande importance.

La Société des artistes français.--Lundi de la semaine dernière a été
tenue au palais de l'Industrie l'assemblée générale de la Société des
artistes, sous la présidence de M. Bailly.

M. Daumet a rendu compte de la situation financière de l'association,
qui possède aujourd'hui un peu plus d'un million.

M. Tony Robert-Fleury a exposé ensuite le résultat des travaux du comité
et des commissions. Il a parlé notamment de l'exposition de Buenos-Ayres
qui fut, on le sait, un désastre. Huit cents oeuvres environ d'artistes
français furent saisies à la demande des créanciers de M. Delpech,
l'organisateur. Or, la question est de savoir si «les oeuvres d'art,
prêtées par leurs auteurs pour figurer dans une exposition particulière,
peuvent être saisies par des tiers, quoique n'étant pas la propriété de
l'organisateur de ces expositions.»

Le tribunal de commerce s'est prononcé pour l'affirmative, mais la
Société des artistes a porté l'affaire devant la cour, et espère faire
modifier cette jurisprudence qui, si elle était définitivement admise,
rendrait impossibles toutes les expositions particulières en France et à
l'étranger.

Le samedi suivant a eu lieu l'assemblée dans laquelle il a été procédé
au renouvellement du comité des 90, qui se subdivise ainsi: Peinture 50
membres; sculpture, 20 membres; architecture, 10 membres, et gravure, 10
membres.

Dans la section de peinture, MM. Bonnat, Tony Robert-Fleury, Jules
Lefebvre, Benjamin Constant, J.-P. Laurens, Cormon, Henner, Bouguereau,
occupent toujours la tête de liste. Parmi les membres nouveaux, on
remarque les noms de MM. Raphaël Collin, Tategrain, François Flameng,
Dantan, Julien Dupré, etc.

En somme la composition du comité reste ce qu'elle était et tout porte à
croire que la scission qui s'est produite l'année dernière, et qui a eu
pour conséquence la création du salon du Champ-de-Mars, subsistera cette
année encore.

Dans les deux réunions que vient de tenir la société des artistes, il
n'a nullement été question de modifier les articles des statuts
concernant l'admission des oeuvres et la distribution des médailles,
c'est-à-dire les deux points sur lesquels portait le désaccord. Les
choses restent donc en l'état et nous continuerons à avoir deux salons
comme par le passé.

La Société d'encouragement et la Ville de Paris.--Une difficulté, qui
ne sera pas bien sérieuse--tout porte à le croire--s'est élevée entre la
Société d'encouragement et la Ville de Paris, au sujet du bail relatif à
l'hipoodrome de Longchamps. D'après l'inspecteur des caisses
municipales, la Société ne se serait pas strictement conformée à
certaines clauses du contrat, en sorte que la Ville serait en droit de
demander la résiliation du bail. Mais il est probable qu'en raison des
services que rend la Société d'encouragement et des graves inconvénients
que présenterait la déchéance prononcée contre elle, on n'en arrivera
pas à cette extrémité, d'autant plus que tout le monde reconnaît les
avantages immenses que procure à la ville l'excellente gestion de cette
société.

Comme bases des nouvelles négociations, les représentants de la Société
d'encouragement proposent: Prorogation du bail de 1906 à 1940;
augmentation du loyer de Longchamps porté de 12,000 à 50,000 francs;
versement à la caisse municipale d'une somme qui pourra s'élever jusqu'à
1% à prendre sur les 3% du produit brut des paris faits sur les
hippodromes, sans toutefois que cette somme puisse dépasser 300,000
francs par an.

La somme ainsi produite sera affectée à un grand prix de Paris de
150,000 francs qui seraient ajoutés aux 50,000 francs fournis par les
compagnies de chemins de fer et un prix du conseil municipal ouvert aux
chevaux étrangers, jusqu'à concurrence de 100,000 francs.

La commission du budget a chargé une sous-commission, composée de MM.
Binder, Caron, Despatys, Deville, Ch. Laurent, Levraud et Paul Strauss,
d'étudier les propositions de la Société, qui est représentée par MM. de
Kergorlay, de Salverte et de Gontaut-Biron.



Nécrologie.--Octave Feuillet, de l'Académie française.

M. Émile Richard, président du conseil municipal de Paris.

Le général de division Lecointe.

Me Durier, ancien bâtonnier de l'ordre des avocats.

Émile Van Marcke, peintre animalier.

M. Ambroise Joubert, ancien député de la droite à l'Assemblée nationale.

La baronne Haussmann, femme de l'ancien préfet de la Seine.

Mme Rouher, veuve de l'ancien ministre de l'empire.

M. Albert Piollet, conseiller à la cour d'appel d'Alger.

M. Schliemann, célèbre archéologue.

M. Marc de Saint-Pierre, sénateur.



LE GÉNÉRAL LECOINTE

Le général Lecointe, qui vient de mourir à l'âge de soixante-treize ans,
était un bon et brave soldat: on le vit bien pendant notre malheureuse
guerre contre l'Allemagne, mais sa modestie et sa loyauté ne souffrirent
jamais qu'on fit, autour de ses mérites réels, le bruit et la réclame
que tant d'autres ne fuiraient point. Il voulut toujours rester à sa
place, et, quelle que fut la situation qu'il occupait, on n'a jamais pu
dire qu'il ne justifiât pas les choix dont il était l'objet.

Sa carrière militaire suivit, pour ainsi dire, pas à pas, campagne par
campagne, l'histoire militaire de ces quarante dernières années.
Sous-lieutenant en 1839, capitaine en 1848, il fait les campagnes de
Crimée, d'Italie, du Mexique; il y conquiert ses grades par sa bravoure
et son énergie. Il est colonel en 1864. Au début de la guerre de 1870,
il commande le 2me régiment de grenadiers de la garde; il se distingue à
Rezonville; il est pris à Metz, il s'échappe, il est nommé général de
brigade et il reçoit le commandement d'une division de l'armée du Nord.
A la bataille de Villers-Bretonneux, il enlève le village de Gentelles
après une action brillante et décisive; onze jours plus tard, il reprend
aux Prussiens Saint Quentin et Ham. Nous pourrions ainsi suivre le
général Lecointe de fait d'armes en fait d'armes jusqu'à la fin de la
guerre et nous n'aurions qu'à constater qu'il fut un de ceux qui
sauvèrent, l'honneur de notre armée.

Après la guerre, le général Lecointe, promu divisionnaire, a occupé de
hauts postes qui témoignaient de l'estime dans laquelle il était tenu
par ses pairs. Il a été commandant de corps, gouverneur de Lyon, et
gouverneur militaire de Paris, du mois de mars 1881 à l'année 1884. Ses
concitoyens du département de l'Eure l'avaient élu sénateur en 1882. Il
était grand-officier de la Légion d'honneur.

[Illustration: LE GÉNÉRAL LECOINTE Ancien gouverneur de Paris, récemment
décédé.--Phot. Appert.]


ÉMILE VAN MARCKE

Émile van Marcke, le célèbre peintre animalier qui vient de mourir,
était né à Sèvres en 1827, mais il était originaire des Flandres. De
cette origine, sans doute, et aussi des leçons de son maître Troyon, il
avait gardé cette simplicité sincère, solide et robuste, qui lui mérita
une place toute spéciale parmi les artistes contemporains.

On se rappelle comment, depuis le salon de peinture de 1857, ou il avait
envoyé pour ses débuts un paysage intitulé _Les environs de
Villeneuve-l'Étant_, il peignait largement et rudement ses bestiaux aux
croupes luisantes.

Certes, ses toiles n'avaient rien de particulièrement idyllique. Il leur
manquait aussi la mélancolie profonde, le mystère indéfini qui fait
rêver si longuement devant les incomparables compositions de Troyon.
Mais van Marcke peignait avec de si sûrs et de si justes effets, il
traduisait le spectacle de la nature avec une précision si naïve: on
sentait dans ses oeuvres les résultats accumulés de tant d'observations
patientes: enfin on éprouvait avec tant de netteté que son talent
comportait surtout beaucoup de probité artistique, qu'il était difficile
de ne pas être ému devant les toiles que chaque année il exposait au
Palais de l'Industrie.

D'ailleurs, van Marcke a obtenu de nombreux succès. Presque chaque
exposition lui valut une récompense. Il reçut des médailles en 1867, en
1869 et en 1870. En 1872, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur;
en 1878, à l'exposition universelle, une médaille de première classe lui
fut enfin décernée. De plus, pendant plusieurs années consécutives, ses
camarades l'élurent membre du jury du Salon.

Émile van Marcke est mort subitement à Hyères. Ses obsèques ont été
célébrées à Paris devant quelques amis intimes seulement.

[Illustration: M. VAN MARCKE. D'après une photographie de M. Pirou.]

[Illustration: M. ÉMILE DURIER. D'après une photographie de M. Appert.]



[Illustration: EN TUNISIE.--Le nouveau bateau faisant le service des
voyageurs entre La Goulette et Tunis.]

Le service par bateau de la Goulette à Tunis.

Le lecteur sait qu'il est impossible de débarquer directement à Tunis
les passagers et les marchandises à destination de cette ville. Elle
s'élève en effet sur les bords d'un lac d'eau salée de 18 kilomètres de
circonférence et de deux mètres de profondeur qui communique avec la
Méditerranée par un étroit canal, impraticable aux navires, et dont
l'extrémité antérieure est occupée par le port de la Goulette.

Voyageurs et marchandises doivent donc débarquer dans ce dernier port.

La distance entre les deux villes est de 17 kilomètres.

Une ligne de chemin de fer exploitée par la Compagnie italienne Rubatino
est chargée d'assurer le service des communications entre elles et de
transporter les voyageurs. Elle le fait, mais à un prix très élevé, et
avec une lenteur souvent désespérante, certains trains mettant plus
d'une heure à effectuer le parcours: quant aux marchandises, de lourdes
embarcations appelées mahones les prennent et s'engagent dans le chenal
dont nous venons de parler. Elles arrivent à destination quand elles
peuvent.

En résumé, on le voit, cet important service laisse fort à désirer et
est fait dans les plus mauvaises conditions de régularité.

Aussi, est-ce avec une grande satisfaction que le public intéressé a
accueilli l'apparition de la nouvelle «Compagnie franco-tunisienne de
transports».

Cette compagnie est plutôt une association privée. Elle est constituée
par une quinzaine de membres, tous français, qui ont versé le capital
nécessaire. Parmi eux nous citerons: MM. Dautresme, Ossude et Anson, les
administrateurs délégués.

La direction du service est confiée à M. Advis, ancien commandant du
paquebot la _Ville-de-Brest_, de la Compagnie générale transatlantique.

La Société se propose d'effectuer tous les transports de voyageurs et de
marchandises entre la Goulette et Tunis.

Jusqu'ici le service seul des voyageurs a été organisé; mais celui des
marchandises ne tardera pas à l'être: les bateaux servant à ce transport
ou chalands sont prêts et le remorqueur de mer que la Compagnie fait
construire le sera très prochainement.

Nous donnons le portrait du vapeur, qui actuellement fait quatre voyages
quotidiens entre les deux ports.

Il a 21 mètres de long sur 3 m. 50 de large, et peut prendre 120
voyageurs, dont 72 sur le pont. L'aménagement est très bien compris et
l'installation très confortable.

Il est muni d'un nouveau modèle de machine pouvant déployer une grande
force (100 chevaux) sous un très petit volume, sortant des ateliers
Saint-Denis, à Paris, et due à M. Thévenet, ingénieur.

La Société franco-tunisienne a toutes les chances de réussite pour elle.
Le prix de la traversée est d'environ un tiers meilleur marché que celui
de la Compagnie Rubatino, et le mode de locomotion par eau est
certainement plus agréable que le voyage en wagon, surtout pendant
l'été.

Enfin rien ne laissera à désirer lorsque, très prochainement, le
remorqueur amènera avec régularité à Tunis les marchandises transbordées
à la Goulette sur les chalands de la Compagnie.

Dans quelques jours un second bateau pour voyageurs effectuera le
parcours concurremment avec le premier.

H.



[Illustration: Disposition de la pièce et des cibles.]

[Illustration: État des projectiles après le tir
Sur plaque d'acier.
Sur plaque Compound.
Sur plaque d'acier au nickel.]

[Illustration: Plaque en acier.
Plaque en acier au nickel.
Plaque Compound.

LE BLINDAGE DES NAVIRES CUIRASSÉS.-Essais comparatifs de différentes
plaques, faits au polygone d'Annapolis, dans les États-Unis.--État des
plaques après le cinquième coup.]



LES THÉÂTRES


Gymnase: l'_Obstacle_, pièce en quatre actes, par M. Alphonse Daudet.

L'obstacle, c'est la folie héréditaire, c'est ce mal de l'esprit ou de
l'âme qui se transmet du père au fils, pour atteindre fatalement toutes
les générations à naître. Ainsi le veut du moins la science moderne,
laquelle sur une observation de détail bâtit une théorie, généralise un
fait d'exception et perd la raison dans la quintessence de ses
raisonnements. Admirable matière à mettre en romans et en pièces de
théâtre, avec le pour et le contre, le tout sans préciser d'autres
conclusions que celles que le lecteur ou le spectateur veulent bien
prendre d'eux-mêmes. Ibsen dit: oui; M. Alphonse Daudet dit: non. A vous
de décider, quand vous aurez vu l'_Obstacle_ au Gymnase.

Une riche héritière, Madeleine de Rémondy, qui a pour tuteur M. de
Castillan, un conseiller à la cour d'appel de Montpellier et veuf à
trente-sept ans, est fiancée à Didier, marquis d'Alein. C'est pendant le
carnaval que les deux familles se rencontrent dans un hôtel de Nice.
Didier a auprès de lui sa mère et son précepteur, Hornus, qui, séparé de
son élève, l'éducation une fois achevée, est venu le rejoindre.
Madeleine est accompagnée de son tuteur et de Mlle Estelle, sa cousine,
une vieille fille montée en graine et qui garde dans sa quarantième
année toutes les rancunes de la jeunesse perdue. M. le conseiller son
frère, personnage retors et souterrain, ne voit pas sans un profond
déplaisir la belle dot de Madeleine qu'il convoite s'en allant grossir
la fortune du marquis. Et, bien que les choses soient des plus avancées,
bien que la ville de Nice soit au courant de ce mariage, et que Didier
ait donné à la faveur de la fête une aubade à sa fiancée, il garde
l'espérance, ce conseiller, de devenir un jour le mari de sa pupille.

Car il y a un malheur dans cette famille d'Alein, c'est ce que nous
apprennent les confidences de Hornus et de la marquise. Feu le marquis
d'Alein, officier de marine, a été frappé au Sénégal d'une insolation,
est resté fou pendant quinze ans, et il est mort. La marquise, en
mettant au courant le tuteur de Madeleine et de sa fortune et de ses
affaires, n'a pas cru devoir lui faire connaître cette partie
douloureuse de sa vie. Bien que Didier soit né deux ans avant cet
accident, elle craint que M. de Castillan puisse invoquer l'hérédité
contre son fils et s'opposera l'union projetée. Discussion inutile, car
ce conseiller est bientôt au courant de cette triste histoire, et, au
nom de son pouvoir discrétionnaire, ce tuteur reconduit Mlle de Rémondy
à Montpellier. Comment expliquer à Didier le motif de ce départ, la
cause de cette rupture? on gagnera du temps; on lui fera comprendre que
l'amour de Madeleine, avec toutes ses promesses de fidélité, n'était
qu'un amour né dans une imagination de dix-huit ans et qui s'est repris
lui-même. Quant à dire à ce jeune homme le secret terrible qui jusque-là
lui était caché, jamais.

On laissera au temps à faire le reste, sans toutefois fermer toute
espérance de retour à Didier, lequel continue tranquillement à préparer
son domaine de Colombières pour le rendre digne de sa femme. La pensée
du jeune marquis est si loin de ces abominables choses dans lesquelles
vont s'effondrer son coeur et peut-être sa raison! Pourtant ce silence
ne peut se prolonger indéfiniment. Mais Mlle de Castillan, envoyée par
monsieur son frère, vient à Colombières; elle est chargée de rendre les
lettres de Didier à Madeleine, et de demander au marquis et les lettres
de Mlle de Rémondy et le portrait qu'il a reçu d'elle. La parole donnée
est reprise; Didier n'y peut pas croire, l'amour promis, juré, est
oublié. C'est impossible! l'étonnement saisit le marquis, la colère
vient ensuite, et si subite, si violente, que la vieille fille,
épouvantée de cette fureur, se sauve au plus vite. La marquise essaie
vainement d'apaiser son fils. Après les larmes versées en abondance,
après la crise d'un désespoir d'amour, la raison revient à Didier. Il
questionne froidement maintenant, la fièvre de douleur passée: quelle
est la cause de cette rupture? Quelle que soit la vérité, il a payé par
trop de souffrance le droit de le savoir. Il doit y avoir là un secret
de famille. On ne lui a jamais parlé de son père, et le regard de Didier
interroge Mme d'Alein, qui répond que le marquis a été toute sa vie un
homme d'honneur, et qui ajoute, dans une phrase qui a enlevé toute la
salle «Ah! le noble enfant, son soupçon ne m'a pas un instant
effleurée!»

Didier ne pourra donc rien savoir; la vérité lui est fermée. Ni les
prières de la mère ni les raisonnements de Hornus ne peuvent agir sur sa
volonté. Il ne rendra les lettres, le portrait, que lorsque Madeleine
lui aura dit elle-même quelle ne l'aime plus. C'est cet aveu qu'il lui
faut et il va le chercher au couvent des Dames-Bleues où Mlle de Rémondy
a été élevée et où elle est venue se réfugier. Car le malheur qui a
frappé Didier l'a aussi atteinte; M. de Castillan, en racontant à sa
pupille l'histoire de M. d'Alein, lui a démontré de quel danger il
l'avait sauvée, d'un mariage qui la faisait la femme d'un fou frappé
d'avance de folie par l'hérédité de la folie de son père. Madeleine
s'est résignée en cherchant en Dieu un appui. L'entrevue est consentie
dans le jardin du cloître tout embaumé et qui sert de parloir d'été.
Hornus et le marquis sont là; derrière eux nous voyons arriver M. de
Castillan et sa soeur Estelle. Le tuteur ne se soucie guère de ce
tête-à-tête entre Madeleine et sa pupille, mais Hornus combat ses
conclusions hypocrites et la supérieure résout de son autorité le litige
en faveur d'une explication entre les jeunes gens.

Elle a lieu, cette explication, et elle n'est pas longue. Plus fort que
toutes les craintes et que tous les raisonnements, la passion a parlé et
Madeleine, émue jusqu'au fond de l'âme des pleurs et de l'amour de
Didier, lui dit qu'elle l'aime et qu'elle l'aimera toujours. Puis, comme
effrayée à la pensée de la folie héréditaire de Didier, elle se lève du
banc où elle était assise la tête appuyée sur l'épaule de Didier, en
s'écriant quelle ne peut être à lui. L'épreuve est faite; M. de
Castillan reparaît et le marquis d'Alein, exaspéré, déclare hautement
qu'il renonce à Mlle de Rémondy et, élevant le ton de la menace, il
interdit au conseiller de penser à elle, à quoi M. de Castillan répond
qu'on ne se bat pas avec le fils d'un fou et que des gens comme Didier
on les douche et on les enferme.

Didier sait tout maintenant: Hornus l'a mis au courant de cette
lamentable catastrophe du marquis d'Alein. Le jeune homme vit retiré
dans son château; sa mère l'a surpris à lire des livres de médecine sur
la folie. Qui sait si la maladie qui a saisi le père ne saisira pas le
fils hanté par cet horrible souvenir! et la marquise d'Alein, qui veut
sauver Didier de l'effroi de la pensée d'hérédité, trouve un moyen
extrême. Cette mère se sacrifie, en laissant entendre à Didier qu'elle
est coupable et que le marquis d'Alein n'était pas son père.

J'avoue que dès le commencement de la pièce je m'attendais à ce
dénouement que je trouvais inutilement mélodramatique; mais je comptais
aussi qu'une belle scène entre le fils et la mère sortirait de cette
situation qu'elle rachèterait. Le public me paraissait assez surpris,
mais j'espérais que l'auteur qui l'attendait là allait le surprendre à
son tour et que cette défaillance momentanée se redressait par une scène
maîtresse. Il n'en a rien été. Devant cette courageuse confession
maternelle, Didier impose silence à la marquise en lui disant:

«Tais-toi, ton pieux mensonge est inutile. Ne crains rien pour moi. Je
ne crois pas à l'hérédité, et les livres que j'ai lus m'ont appris à ne
pas y croire. J'ai foi dans le bonheur qui m'arrive sous les traits de
Madeleine.» Et, en effet, nous voyons Mlle de Rémondy, majeure de la
veille, hors de tutelle par conséquent, et devenant la jeune marquise
d'Alein après avoir déjoué les desseins ténébreux de M. le conseiller de
Castillan.

Est-ce à dire que ce dénouement un peu trop facile atteindra le succès
de l'_Obstacle?_ en aucune façon. La pièce est des plus attachantes en
ses quatre actes, avec des scènes pleines de passion et d'émotion,
charmante dans ses accents justes et pénétrants, d'un goût délicieux et
parfois d'une poésie exquise. La langue de M. Alphonse Daudet, cette
jolie langue colorée et pittoresque, y fait merveille; il y a là oeuvre
d'artiste supérieur et j'oublie la comédie et ses faiblesses du dernier
quart-d'heure pour ne me souvenir que du second acte tout entier, des
scènes ravissantes du cloître et des rôles hors ligne de Hornus, de
Didier et de la marquise. Je crois fermement que le public sera de mon
avis.

Hornus c'est M. Lafontaine, excellent comédien dans un rôle d'excellent
homme. Didier, c'est M. Duflos que toute la salle a applaudi dans ses
deux scènes d'amour. M. Léon Noël a été très bien accueilli dans le
personnage du garde-chasse Sautecoeur: Mme Raphaële Sisos est bien jolie
dans le rôle de Madeleine, et Mme Darlaud bien touchante dans le
personnage épisodique de Noëlie. Mlle Desclauzas fait Estelle; Mme Pasca
fait la marquise, un succès de plus pour cette comédienne.

Le Théâtre-Français nous a donné un acte tout souriant de finesse, tout
vivant d'esprit, une de ces jolies comédies de paravent déjà si
nombreuses dans l'écrin de son répertoire. Celle-ci a été écoute avec le
plus grand plaisir pendant près de trois quarts d'heure et saluée par
les applaudissements de la salle à la chute du rideau. Elle a pour
auteur M. Charles de Courcy, coutumier du succès, et pour titre: _Une
Conversion_. Pendant que M. de Champnolin abandonne sa femme pour aller
chasser à La Rochelle, qui d'ailleurs n'est guère un pays de gibier, Mme
de Champnolin se console de son mieux de cette absence. Elle va au bal,
et M. de Latour, qui conduit le cotillon, n'oublie pas sa jolie
danseuse. Il envoie des bouquets à Régine, cet amoureux de la veille. Il
la prie d'accepter une loge aux Variétés et la prie à dîner au cabaret
en compagnie de ses amies.

Il y a péril en demeure, vous le voyez. Par bonheur, M. de Brige veille
sur l'honneur de son ami Georges de Champnolin. Il aime tant Georges, M.
de Brige! Il sermonne la jeune femme tant et si bien que Régine écoute
ce sage et excellent homme et qu'elle renvoie à M. de la Tour et son
bouquet, et sa loge, et qu'elle reste à dîner chez elle. Alors, un
bouquet revient; c'est de Brige qui l'envoie cette fois; la loge entre
sous forme de baignoire, c'est de Brige qui l'adresse et de Brige offre
à dîner à Régine au café Anglais. Mme de Champnolin a tout compris, en
femme d'esprit elle accepte les fleurs et la loge et retient à dîner
chez elle, au coin du feu, ce bon de Brige, ce Bourdaloue laïque qui lui
a prêché la vertu; quand M. de Brige a dans ce tête-à-tête fait une
déclaration, elle le laisse seul à ses réflexions, lui écrit un petit
mot et part pour la Rochelle.

Ceci fait, M. de Brige opère son mouvement de retraite entre le valet de
pied et la femme de chambre qui l'accompagnent jusqu'à porte. C'est
tout, mais c'est rempli de bonne humeur et de saine gaieté. M. Febvre
joue à merveille le rôle de Brige. Mme Worms-Baretta est charmante
dans le personnage de Régine. Mlle Ludwig dit avec beaucoup d'esprit un
spirituel rôle de soubrette. La Comédie-Française a donc dit adieu dans
un succès à l'année théâtrale qui vient de s'en aller, elle attend le
Thermidor de M. Sardou pour saluer l'année qui vient.

M. Savigny.



LES LIVRES NOUVEAUX


_Mireille_, poème provençal de Frédéric Mistral, traduit en français par
l'auteur. Nouvelle édition. Un magnifique volume contenant 25
eaux-fortes, par Eugène Burnand, reproduites par le procédé de M.
Lumière, de Lyon, et 35 dessins du même artiste, reproduits en
typographie, br. 25 fr. (Hachette).--Tout a été dit sur _Mireille_. le
jour de son apparition, lorsque Lamartine, dans un de ses _Entretiens_,
proclama le poème de Mistral un chef-d'oeuvre. L'auteur de _Jocelyn_
n'était pas homme à s'y tromper. L'avenir a ratifié son jugement, et
nous n'avons pour le moment qu'à signaler l'édition nouvelle comme un
des plus beaux livres d'étrennes de l'année.


Trois nouveautés pour 1891 à signaler chez Lemerre, dans cette
ravissante collection in-8 raisin, à laquelle se rattachent déjà nombre
d'oeuvres signées des noms de poètes aimés, Coppée, Theuriet, Paul
Arène. Ce sont: l'_Oncle Scipion_, par André Theuriet, illustré par
Reichan; _Jacques l'intrépide_ par Adolphe Chennevière, illustré par
Jeanne Lemerre et Bieler; l'_Île des Parapluies_, par Ernest d'Hervilly,
illustré par Bieler. L'éditeur, on le voit, ne s'est pas départi des
traditions littéraires du passage Choiseul, ce qui ne sera pas,
espérons-le, pour nuire au succès.


La librairie Plon s'est adressée aux âmes religieuses, mais il semble
quelles ne prendront pas seules intérêt à la belle _Histoire illustrée
des pèlerinages français de la très sainte Vierge_. Les amis des arts et
des monuments y trouveront aussi leur compte. Ce magnifique volume ne
renferme pas moins de 450 gravures inédites, dont 10 en couleurs d'après
les dessins de Hubert Clerget; ce sont tous les monuments de France
consacrés à la Vierge Marie, depuis Notre-Dame de Paris jusqu'à la
moindre statuette miraculeuse. Texte par le R. P. Jean-Emmanuel Drochon,
des Augustins de l'Assomption.


Citons encore, pour y revenir plus tard avec tout l'intérêt qui
s'attache à une oeuvre de proportions considérables, la _Nouvelle
géographie moderne_, de M. de Varigny (Librairie illustrée), qui
comptera cinq volumes, et dont l'_Asie_ seulement parait cette année.


Enfin, à la librairie Jouvet, les _Contes du vieux pilote_, illustrés
par Barillot, Lansyer, Guillemet, etc., et dont l'auteur cache sous le
pseudonyme de Jean de Nivelle ce charmant écrivain, conteur, chroniqueur
et poète, Charles Canivet.


_C'est nous qui sont l'histoire_, par Gyp, 1 vol. in-12, 3 fr. 50
(Calmann-Lévy).--C'est amusant, on ne peut pas dire le contraire,
quoique toujours un peu la même chose. Mais, est-ce bien ce qu'on peut
appeler un livre? On me dira que bien d'autres volumes ne méritent pas
davantage cette appellation, et que ceux de Gyp ont du moins le mérite
de faire rire. Soit, et c'est, en effet, quelque chose, puisque _c'est
nous qui sont les lecteurs!_

L. P.


_Bouquet d'automne_, par Charles Frémine, 1 vol. in-4° (Lemerre).--Nous
avons tous, poètes ou romanciers, un petit coin de terre qui nous tient
au coeur et qui nous fournit nos meilleures inspirations. Ailleurs, la
nature nous séduit, nous enchante; mais, là seulement, elle vibre à
l'unisson de nous-même, elle fait partie de nous comme nous d'elle. Pour
M. Charles Frémine, ce petit coin c'est la Normandie, c'est elle qu'il
chante, et il la chante en fils ému, fidèle, qui ne s'en éloigne que
pour la revoir avec plus de bonheur et qui d'ailleurs l'emporte alors
avec lui. Il n'y a pas là beaucoup de vers, une quinzaine de pièces--ce
qu'il faut pour un public de nos jours--mais vraies, d'un sentiment
souvent profond, d'une forme souvent exquise.


_Le costume en France_, par Ary Renan. 1 vol. in-16 de la Bibliothèque
de l'enseignement des Beaux-Arts. (Anc. maison Quantin, May et Motterez,
éditeurs).--A bien le prendre, l'histoire du costume est l'histoire de
la civilisation et de la société humaine, et il n'est pas de reflet plus
parfait d'un monde disparu que le vêtement, cet accessoire, en
apparence, mais, en réalité, ce symbole des qualités d'un individu,
d'une nation, d'une époque. En nous présentant un tableau résumé de
l'histoire du costume en France, M. Ary Renan nous a par cela même mis
sous les yeux l'une des faces de notre histoire. C'est une promenade à
travers dix-huit siècles d'images, qui se poursuit avec plaisir en
compagnie d'un guide à la fois artiste et lettré.


_Le prince impérial (Napoléon IV)_, par le comte d'Hérisson, 1 vol.
in-16, 3 fr. 50 (Ollendorff).--On s'attend bien qu'un tel livre ne va
pas sans soulever bien des voiles, jeter sur bien des mystères un jour
inattendu. C'est un motif de curiosité grande. Mais, sans cela même,
n'est-ce pas un sujet digne d'attention que le récit de cette courte
destinée, terminée par une fin tragique, qui fut celle du fils de
Napoléon III? On songe, malgré soi, à l'antique fatalité, quand on voit
la dynastie napoléonienne successivement dévorée par le titan
britannique, et l'ombre du drapeau de la Grande-Bretagne aussi fatale
aux Bonaparte que ses médecins ou ses prisons.


_Petite bibliothèque littéraire_ d'A. Lemerre: tome Ier d'_Hégésippe
Moreau_. Ce premier volume est tout entier consacré aux oeuvres en prose
du poète de la _Voulzie_; peu considérables, comme on pense, ces
oeuvres: quelques contes, parmi lesquels _la Souris blanche, le Guy de
chêne, la Dame de coeur_, et des lettres, dont M. Vallery-Radot s'est
servi pour nous initier à l'existence, si tourmentée dans sa brièveté,
d'Hégésippe. Est-il besoin de dire que la notice, qui forme presque la
moitié du volume, est fort bien faite et des plus intéressantes? C'est
une bonne fortune pour un auteur qu'une préface de M. Vallery-Radot, cet
auteur fût-il mort depuis longtemps et s'appelât-il Hégésippe Moreau.


_Les Financiers amateurs d'art aux seizième, dix-septième et
dix-huitième siècles_, par Victor de Suarte, trésorier général des
finances, 1 vol. in-8° (Plon, Nourrit et Cie).--Les grands financiers,
sous l'ancien régime, remplissaient à peu près le rôle de l'État dans
notre société moderne, au point de vue de la protection des artistes.
L'auteur nous fait apprécier leurs services en quelques pages
brillantes, où nous voyons défiler les noms des Grolier, des Bullion,
des Joucquot, des Thorigny, des Samuel Bernard, que domine de toute la
hauteur des fonctions de celui qui le porte le nom du grand surintendant
des bâtiments, Jean-Baptiste Colbert.


_Misères nerveuses_, par le Dr Monin, un in-12, 3 fr. 50 (Paul
Ollendorff)--L'accroissement des affections du système nerveux donne à
ce livre une douloureuse actualité. L'auteur nous donne, et c'est,
croyons-nous, la première fois qu'un pareil livre s'adresse au grand
public, l'exacte description des maladies du système nerveux et de la
mentalité humaine. L'hygiéniste bien connu a su rendre aussi attrayant
que littéraire son lumineux exposé des défaillances de notre pauvre
nature humaine surmenée par les luttes de notre moderne civilisation.


_Les Mille et une nuits du théâtre_, par Auguste Vitu, 1 vol. in-12, 3
fr. 50 (Paul Ollendorff).--C'en est la huitième série, qui va du 2 avril
1880 au 27 juin 1881. On y trouve, entre autres, la critique de
_Divorçons_, du _Monde ou l'on s'ennuie_, et une étude particulièrement
remarquable du _Bourgeois gentilhomme._


_Le Budget communal_, par Trigant-Geneste. 1 vol. in-16, 1 fr. 50
(Hetzel).--150 pages pour apprendre à connaître tout ce qu'il est
nécessaire de savoir pour administrer sa commune. Ce n'est pas faire
tort, croyons-nous, à nombre de conseillers municipaux que de les
engager à lire ce volume.


_Cinquante ans chez les Indiens_, traduit de l'anglais avec une préface
par Hector France. 1 in-18 illustre, 3 fr. 50 (Chamerot).--Un titre qui
va sourire à tous les admirateurs de _Buffalo-Bill_. Aventures dans les
grandes prairies du Far-West, dans les caravanes, les campements
d'émigrants, chez les Mormons, avec les Outlaws et les Desperados, chez
les Peaux-Rouges, le tout écrit dans le style rude et pittoresque qui
convient à un narrateur de la suite du colonel Cody.



LE 1er JANVIER AUX INVALIDES

A toutes les époques officielles de promotion dans l'ordre national de
la Légion d'honneur, au 1er janvier de chaque année notamment, le
gouvernement décore un invalide. L'âge, les blessures, les états de
service enfin, sont les titres qui décident du choix. C'est là une
tradition des plus justes et des plus respectables.

A cette occasion, il se passe à l'hôtel même une cérémonie toute intime
et empreinte d'un sentiment de touchant patriotisme.

A onze heures du matin, à la garde montante, c'est-à-dire au moment où
les postes, les sentinelles de la veille, sont relevés, tous les
pensionnaires valides descendent en grande tenue, sabre au poing, dans
la cour d'honneur, et se massent en ordre de bataille sur un des côtés.
En tête de colonne, face à l'entrée, se placent des enfants de troupe
élèves-tambours, fils d'invalides, et dont le plus âgé remplit les
fonctions de tambour-major. Un moment de silence, puis le commandement
de: Garde à vos, fixe! se fait entendre. Un petit peloton vient à son
tour de déboucher de l'intérieur. A sa tête est le nouveau légionnaire.
Le peloton lui-même se compose de tous les invalides décorés dans des
promotions antérieures: les anciens de Crimée, du Mexique, ceux de
Gravelotte aussi, les cuirassiers légendaires, les marins de Courbet,
tous sont là, personnifiant notre histoire militaire.

--Portez armes! Et le peloton s'aligne en face du bataillon.

Le colonel, major de l'hôtel, s'avance alors, remet au récipiendaire la
croix avec le cérémonial réglementaire et lui donne l'accolade, puis il
fait placer le nouveau légionnaire à ses côtés et toute la troupe défile
par le flanc devant eux.

La cérémonie est terminée. Les vieux soldats se dispersent, un tantinet
jaloux de celui qui a reçu la croix, fiers et reconnaissants tout de
même: la patrie a montré à ses braves qu'elle ne les oubliait pas.



«L'OBSTACLE»

La gravure que nous donnons de l'_Obstacle_, la pièce de M. Alphonse
Daudet qui vient d'être applaudie au Gymnase, nous transporte au
troisième acte de l'oeuvre.

Le décor représente le jardin du couvent des Dames-Bleues, à
Montpellier. Le gai soleil du midi se joue sur les ogives des vieilles
murailles; des roses et des clématites s'épanouissent à l'aise au milieu
de la cour intérieure, ou grimpent le long des arcades souriantes...

C'est dans cet asile calme et aimable que Madeleine de Rémondy (Mlle
Sisos), après la rupture de l'union projetée avec celui qu'elle aime,
Didier d'Alein (M. Duflos) a été chercher une consolation à son
chagrin... C'est là aussi que Didier, qui ignore les motifs de la
rupture, est venu, accompagné de son bon précepteur Hornus (M.
Lafontaine), solliciter du tuteur de la jeune fille une suprême entrevue
avec elle. Et Madeleine, plutôt que de révéler à Didier le terrible
secret qu'on lui a confié, le cruel mal dont son père est mort et qui,
lui a-t-on dit, menace celui qui fut un moment son fiancé, Madeleine lui
dit, la douleur dans l'âme: «Je ne vous aime plus.»

Et Didier tombe, abîmé de chagrin, tout en pleurs, sur le banc où tout
d'abord il s'était assis plein de confiance dans l'entrevue qu'il allait
avoir avec Madeleine; il rend à celle-ci des lettres et le portrait
quelle lui avait donné avec ces mots:

«A Didier pour la vie.» Madeleine est emmenée loin de lui par la
supérieure. Elle aussi, elle pleure abondamment, car si un miracle
n'intervient point, c'en est fait de son bonheur.

Seul, le tuteur de Madeleine (M. Plan), qui a voulu la rupture du
mariage, et qui ne serait pas fâché de remplacer Didier dans le coeur de
la jeune fille, assiste impassible à cette scène, tandis que sa soeur
Estelle (Mme Desclauzas) serait bien près, malgré sa frivolité de
perruche, d'en être fort emue... C'est à ce tuteur inexorable que Didier
va adresser les reproches les plus cruels: celui-ci se venge en lui
disant qu'avec les fous on ne se bat qu'à l'eau froide et c'est ainsi
que Didier connaît le fatal secret qui pèse sur son existence.

Ad. Ad.



AU CERCLE DES PATINEURS

Trente jours de patin consécutifs, et l'hiver ne fait pour ainsi dire
que commencer. Depuis très longtemps les Parisiens n'avaient été à
pareille fête, aussi s'en sont-ils donné à coeur joie. Les lacs du Bois
de Boulogne, de Versailles, du Vésinet, d'Enghien, ont été bien vite
envahis. La Seine, qui prenait des allures de Bérésina, a fait même
espérer un moment qu'on pourrait traverser Paris en traîneau.

Depuis le vieux patin hollandais à pointe recourbée jusqu'au patin
américain à vis articulée, depuis le patin à lanières jusqu'à la lame de
fin acier adaptée par charnière à une bottine élégante, tous les engins
anciens ou modernes qui servent à glisser sur la surface polie ont été
retirés des coins sombres où les avait relégués l'_inclémence du
temps_:--c'est là le nom dont les fidèles de la glace gratifient toute
température qui ne descend pas au dessous de 0.

C'est principalement au Cercle des Patineurs du Bois de Boulogne, que ce
sport hivernal est une tradition et une élégance.

Le gracieux chalet qui est affecté en été au Tir au Pigeon a vu défiler
depuis bientôt vingt-six ans deux générations du _high life_ parisien.
C'est là qu'ont débuté le prince de S., le marquis du L., le duc de L.
S., M. A. B., M. H. C., et tant d'autres: dans le grand hall du milieu,
une collection charmante d'aquarelles de Tissot conserve du reste le
souvenir des plus anciens membres du cercle.

Le Cercle, cette année, est «tout à la joie». Dès le matin la large
étendue de glace, très unie, car elle vient d'être balayée, est
sillonnée par les patineurs les plus enragés; beaucoup aussi de jeunes
filles et de jeunes femmes qui ne veulent pas risquer leur premiers pas
devant un public nombreux et indiscret. C'est l'heure du travail
sérieux.

A midi précis le déjeuner. Dans la grande salle du chalet s'organisent
des petites tables intimes. Parfois même le duc de M... ou un autre se
met à la tête d'un gai pique-nique où les cuisines les plus
aristocratiques se font dignement représenter. Mais avant de prendre
place on n'a pas oublié d'aller consulter l'énorme thermomètre, le grand
arbitre des destinées, dont les fervents du patin voudraient voir la
colonne de mercure descendre, descendre encore...

A une heure second coup de balai, surveillé cette fois par l'aimable
secrétaire qui ne perd pas de vue un moment l'escouade grelottante des
balayeurs.

Voici enfin le grand défilé qui commence. Au dehors du cercle, des
mails, des coachs, des dorsays, des victorias, des coupés, des cabs,
descendent devant la grille les plus jolies femmes du Paris mondain
frileusement emmitouflées. En un clin d'oeil elle sont sorties de
l'épais fourreau de pelisses, étalant au grand jour la toilette sobre et
coquette qui leur laissera une complète liberté d'allure, et qui
n'entravera point l'ondulation souple des mouvements. Bientôt les
fauteuils en osier, rappelant ironiquement les coins chauds et
ensoleillés des plages estivales, sont occupés; autour des énormes
brasiers, se forment les groupes sympathiques, et préludent les causeries
intimes.

Le va-et-vient sur la glace se fait bruyant, continu, vertigineux, et en
peu de temps les lames fines en acier ont strié en tous les sens le
miroir lisse du lac qui se couvre d'une fine poussière d'un blanc
étincelant. Les couples s'unissent et s'entrecroisent en un balancement
rythmé et ondoyant bien plus gracieux que la danse, car les silhouettes
se détachent séparées et distinctes sur le fond gris du ciel. Mlle J. de
R., le plus élégant patin du cercle, passe rapidement, et la voilà bien
vite au bras de M. U. C., le patineur le plus difficile sur le choix de
ses compagnes. M. de M. offre à une adorable blonde qui débute le
secours de sa vieille expérience; appuyée sur lui, elle est complètement
rassurée. Voici Mme H. de S.-D., encadrée par MM. E. E. et S., et
merveilleuse de grâce et de souplesse. Plus loin M. Frost, le champion
du patinage parisien, passe en revue les figures les plus difficiles: la
digue, la boucle, etc. et parfois il trace d'un pied sur un nom sur la
glace. Le duc de M., M. de M., Mmes H. et P., appuyés sur la longue
barre recouverte de velours rouge, glissent élégamment en avant et en
arrière ou pivotent rapidement en moulinet. Et dans ce tournoiement
perpétuel on cause, on flirte, on se suit, on s'esquive, devant la
galerie composée des mamans, des douairières et des vieux beaux qui se
sont résignés à l'inaction.

Un seul de ces derniers, qui a choisi prudemment un coin éloigné de tout
regard, prend sournoisement sa première leçon, soutenu par deux valets
de pied. C'est débuter un peu tard, mais qui sait? Peut-être a-t-il une
surveillance à exercer et veut-il se mettre en garde contre le jeu du
patin et de l'amour. Puis, de même que la valeur dans les âmes bien
nées,

               Le patin sait braver le nombre des années.

Cinq heures: le jour tombe et les branches nues des arbres se dessinent
en noir sur le ciel rougi par le coucher d'un soleil d'hiver.

Les jolies patineuses rentrent dans leurs fourreaux de pelisses et, au
dehors du cercle, le défilé des voitures devant la grille recommence en
sens inverse.

Dans quelques heures des chaudes fourrures sortiront les toilettes
claires, les épaules nues et diamantées: le dîner, le théâtre et le bal
reposeront des fatigues de la journée.

Abeniacar.



ÉMILE DURIER

Me Émile Durier, qu'une fluxion de poitrine vient d'emporter
brusquement, était âgé de soixante-deux ans. Mais, à voir sa forte
complexion, son visage plein, aux pommettes roses, qu'animaient deux
yeux d'une spirituelle vivacité, son pas assuré, son allure alerte, à
peine eût-on songé qu'il pouvait avoir dépassé la cinquantaine.

Sa mort prématurée a causé, parmi ses amis qui étaient nombreux, tant au
palais qu'en dehors du monde judiciaire, une douloureuse surprise. Avec
lui s'éteint un des représentants les plus goûtés de l'atticisme au
barreau.

Car Émile Durier, bien qu'il eût, lui aussi, jadis pris sa part des
luttes politiques, était surtout et avant tout un avocat, aimant
passionnément sa profession et l'honorant par son attention constante à
en pratiquer tous les devoirs. Républicain dès l'empire, impliqué dans
le procès fameux des Treize, il eût pu, au lendemain du Quatre
Septembre, délaisser, comme d'autres, les débats judiciaires pour les
discussions parlementaires: il aima mieux, après un court passage au
secrétariat général de la justice, sous M. Dufaure, reprendre la robe,
qu'il ne quitta plus depuis.

Non pas que, cantonné dans une dédaigneuse indifférence, il se fût tout
à coup désintéressé des choses de la politique: familier de M. Thiers,
ami de Gambetta, il se rangea aux côtés de ses coreligionnaires aux
prises avec le vingt-quatre mai et le seize mai, et il leur prêta en
mainte occurrence le précieux concours de sa science juridique.

Mais aux agitations du Forum et du Parlement il préférait l'atmosphère
apaisée de l'audience.

Il y apportait une tolérance souriante, qui eût pu étonner ceux qui ne
connaissaient de lui que sa participation à l'établissement de la
République et la fermeté de ses convictions.

Et c'est par là peut-être, autant que par son impeccable correction
professionnelle, qu'il avait acquis une haute autorité auprès de ses
confrères, dont il fut le bâtonnier en 1887 et 1888.

Qu'il plaidât devant les juges civils ou en cour d'assises, Émile Durier
se montrait toujours le même: lettré délicat, d'une rare distinction
d'esprit, homme d'un grand sens, ayant au service de sa raison et de ses
raisons une parole facile, élégante, claire, persuasive.

Ses plaidoyers étaient comme une fine causerie devant des gens de bonne
compagnie; et, s'il lui arrivait assez souvent de lancer à l'adversaire
quelque trait acéré, ce trait n'était pas de ceux qui restent dans la
blessure.

Aussi tout le palais est-il en deuil.

A. Bergougnan.



LES EXPÉRIENCES DU POLYGONE D ANNAPOLIS

On connaît la lutte acharnée qui se livre entre le canon et la cuirasse
depuis l'époque ou l'on a appliqué les blindages défensifs aux
constructions navales.

Dans cette lutte, l'avantage semble être du côté du canon dont on peut
augmenter la puissance de pénétration jusqu'à des limites presque
indéfinies, au moins théoriquement, tandis que l'on arrive assez vite
aux épaisseurs extrêmes de métal que l'on peut pratiquement employer
pour la protection des navires.

Aussi, dans ces derniers temps, s'est-on mis à chercher l'efficacité
d'un cuirassement, non plus dans son exagération d'épaisseur, mais dans
la qualité intrinsèque du métal qui le constitue. Les métallurgistes se
sont mis à l'oeuvre et ont donné ainsi le jour à divers produits parmi
lesquels les plaques dites «Compound» de la maison Cammell et C°, ont su
se faire une très bruyante notoriété. Ces plaques, constituées par un
véritable placage d'acier soudé sur matelas de fer doux, ont été fort en
vogue dans la marine militaire anglaise et semblaient devoir s'imposer
un peu partout.

La maison Schneider du Creusot, seule parmi tous les concurrents,
pouvait lutter contre l'engouement général. Maints essais comparatifs
avaient déjà démontré la supériorité des plaques «tout acier» du Creusot
sur les plaques Cammell. MM. Schneider et Cie n'ont pas voulu en rester
là; ils ont produit la nouvelle plaque «d'acier au nickel», de beaucoup
supérieure encore à leurs plaques d'acier.

Des essais comparatifs de ces divers blindages ont été récemment faits
par une commission militaire des États-Unis au polygone d'Annapolis. On
y a soumis au tir, dans des conditions absolument identiques, trois
plaques, l'une Cammell, l'autre en acier, la troisième en acier au
nickel; ces deux dernières du Creusot.

Nos dessins représentent le champ de tir et les détails du dispositif
adopté pour appuyer les plaques sur un matelas en charpente adossé à un
épaulement de terre.

Des trois plaques, la Cammell était la plus épaisse: 272mm, 28; celle
d'acier avait 268min, 17, et celle au nickel, 261mm, 66; cette dernière se
trouvait donc, de ce fait, désavantagée par rapport aux deux autres.

Les plaques étaient disposées tangentiellement à un arc de cercle dont
le centre était occupé par le pivot du canon, normalement, par
conséquent, à l'axe de celui-ci.

Le canon employé était une pièce de 152 millim. 4, de 35 calibres de
longueur. Sa bouche se trouvait à 8 m. 53 des plaques attaquées.

La charge était de 20 kil. 158 de poudre brune prismatique: le
projectile, un obus de rupture Holtzer de 45 kil. 300; la vitesse
initiale était, dans ces conditions, de 632 mètres 40, et l'énergie au
choc de 1,375,222 kilogrammètres.

On commença par tirer quatre coups de canon sur chaque plaque, dans la
bissectrice des coins; puis le canon de 152 mill. fut remplacé par une
pièce de 208 mill. lançant des projectiles Firth de 95 kil. 130, avec
une énergie au choc de 2,295,716 kilogrammètres.

Chacune des plaques reçut alors, en son centre, un dernier coup de ce
projectile, et notre dessin représente l'état des plaques après ce «coup
de la fin.»

Il n'est pas besoin d'être grand clerc dans les questions d'artillerie
pour reconnaître de quel côté se trouve la supériorité, et pour voir que
la plaque Cammell, presque complètement émiettée, est absolument
incapable de protection, alors que ses deux concurrentes sont encore en
état de résister.

On voit aussi, sur un de nos dessins, l'état des obus après chacun des
trois derniers coups.

La commission a aussitôt, et à l'unanimité, classé les trois plaques
dans l'ordre de supériorité suivant: 1° acier-nickel; 2° tout acier; 3°
compound.

Ce triomphe de l'industrie française mérite d'autant plus d'être
signalé, qu'il a été remporté dans une suite d'expériences faites à
l'étranger, c'est-à-dire dans des conditions d'impartialité
indiscutables.



[Illustration.]

CHARME DANGEREUX

PAR

ANDRÉ THEURIET
Illustration.» d'ÉMILE BAYARD

Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.


Il sortit de la gare, la tête et le coeur tout embrumés par la
mélancolie des adieux. Au dehors, un vent léger faisait frissonner le
feuillage des eucalyptus baignés de lumière; les omnibus descendaient
lestement la rampe de la station avec leur chargement de voyageurs; les
marchands de violettes s'empressaient autour des promeneurs en laissant
derrière eux comme une traînée d'odeurs printanières. L'avenue de la
Gare, avec ses mâts pavoisés de flammes tricolores, ses guirlandes de
lanternes courant d'arbre en arbre, ses maisons décorées de draperies
aux couleurs crues, fourmillait de flâneurs. Cette animation, cet air de
fête, eurent peu à peu raison de l'impression de tristesse que Jacques
emportait du chemin de fer. Son âme, comme celle de la plupart des
artistes, subissait vivement l'influence des phénomènes extérieurs et
changeait d'état avec une mobilité d'hirondelle. Bientôt le peintre
respira avec plus de facilité, marcha d'un pas plus allègre et prêta une
attention plus indulgente au spectacle de la rue. Sans se rendre
nettement compte de ce qui se passait en lui, il semblait délivré d'une
secrète contrainte. Il s'opérait en toute sa personne une sorte de
détente, une sourde réaction joyeuse, quelque chose de ce qu'éprouve un
écolier, à son premier jour de vacance. En même temps, de ce trouble
arrière-fond qui forme le limon de l'âme humaine, de confuses pensées
s'élevaient pareilles à ces globules de gaz qui se dégagent, d'une eau
vaseuse et montent légèrement à la surface. «Thérèse était partie; il se
trouvait seul à Nice, seul et libre, avec tout le loisir de retrouver
Mania Liebling pendant les fêtes et de déchiffrer ce qu'il y avait dans
le coeur de cette étrange sirène. Le bouquet de jonquilles et de
violettes, lancé à son adresse, avait de nouveau troublé sa quiétude.
Quelle mystérieuse intention se cachait derrière cette manifestation
visiblement préméditée? Etait-ce simplement une espièglerie sans
conséquence ou devait-il y voir une invitation à renouer des relations
trop brusquement interrompues?» Tout en écartant l'idée d'une infidélité
possible, Jacques pensait de nouveau à Mania. Depuis leur rencontre à
Beaulieu, imperceptiblement, Mme Liebling prenait possession d'une plus
large part de lui-même. Cette main-mise partielle s'était effectuée
lentement, mais d'une façon victorieuse. D'abord, l'artiste seul avait
été séduit, puis le pouvoir de la Galicienne s'était exercé sur cette
portion du coeur restée neuve chez les hommes qui n'ont connu et aimé
qu'une femme; elle avait éveillé chez Jacques une sourde voluptuosité
latente et maintenant elle surexcitait en lui cette sensuelle curiosité
qui nous pousse aux aventures périlleuses, à la convoitise du fruit
défendu. Elle pénétrait en des régions de son être où dormaient des
désirs inassouvis; elle occupait les vides secrets que la pure affection
de Thérèse n'avait pas remplis. Troublé par cette graduelle
intoxication, Jacques, en descendant l'avenue de la Gare, s'avouait
qu'il était malhabile à se défendre contre les entraînements de cette
enchanteresse, que la société de Mania lui devenait de plus en plus
indispensable et qu'il ne retrouverait un sérieux repos d'esprit que
lorsqu'il aurait pénétré à son tour dans le coeur de Mme Liebling...

En arrivant près du boulevard Dubouchage, l'idée de rentrer dans son
appartement désert opéra un revirement dans son esprit et sa pensée se
reporta vers celle qu'il venait de quitter à la gare. A cette heure,
Thérèse devait déjà être à Antibes et certainement elle aussi pensait à
lui, tandis que le train fuyait vers Paris; mais il la connaissait trop
pour ne pas être sûr qu'au rebours de la sienne, l'âme de Thérèse
n'était distraite de sa tristesse par aucune diversion du dehors. «Je
vaux moins qu'elle, songea-t-il, et je suis décidément pétri d'une pâte
plus grossière!»

De loin en loin, nous avons ainsi de ces éclaircies soudaines qui nous
permettent de voir nettement le fond mauvais qui est en nous; mais cette
mise à nu de notre âme est si désolante et nous aimons tant à nous en
faire accroire, que nous ne sommes pas longtemps capable de supporter la
vue de notre perversité crûment étalée; nous nous hâtons de jeter sur
cette répugnante nudité un voile d'hypocrites correctifs et de
sophistiques illusions. Tout en se reprochant la coupable satisfaction
que lui causait l'idée de sa solitude et de sa liberté, Jacques se
disait: «Après tout, en puis-je mais si j'ai une nature facilement
excitable?... Je ne serais pas artiste, si je ne subissais avec cette
vive sensibilité les impressions du dehors.»

Au moment où il allait tourner l'angle de la rue Pastorelli, il se
heurta contre un promeneur à barbe grise, qui le prit dans ses bras
brusquement, et s'écria en lui donnant l'accolade:

--Bonjour, mon fils!... J'allais justement chez toi.

--Monsieur Lechantre! s'exclama Jacques ébaubi, par quel heureux hasard
êtes-vous à Nice?

--Ne t'avais-je pas prévenu que je viendrais te surprendre un jour ou
l'autre? répondit le peintre de sa bonne voix cordiale... J'ai un ami
fort riche, le baron Herder, qui possède un yacht et qui m'a offert une
place à son bord. Comme il comptait faire escale ici pendant le
carnaval, j'ai accepté... Nous avons quitté Ajaccio hier soir et ce
matin l'_Hébé_ jetait l'ancre dans le port Lympia... Un brin de
toilette, le déjeuner et me voici... Comment se porte Thérèse?

--Très bien, je viens de la mettre en wagon... Elle est allée à Paris,
chercher la petite mère et Christine, qui passeront une quinzaine avec
nous.

--Alors fournée complète?... Tant mieux!... Je suis ici pour quelques
semaines et j'espère bien que nous ne nous quitterons guère... Ah! ça,
d'abord, regarde-moi... Tu as bonne mine, l'oeil clair, les joues
pleines, le teint reposé, bravo!... Tu ne te ressens plus de ton
indisposition?

--Je me porte comme un charme, cher maître... Nice m'a retrempé.

--A la bonne heure! Du reste, ça devait être, ce pays-ci est une
fontaine de Jouvence... Tiens, moi qui te parle, rien qu'après un
premier bain de soleil, je me sens tout gaillard et il me semble que
j'ai vingt ans de moins sur le corps.

En effet, Francis Lechantre, bien à l'aise en son complet de drap gris,
à barbe en éventail, le teint rose, le regard épanoui, paraissait plus
jeune, plus dispos et plus en train que jamais. Sa boutonnière était
fleurie d'une touffe d'oeillets, son feutre rejeté en arrière découvrait
son front bombé, ses limpides yeux bleus rieurs, et il redressait
juvénilement sa haute taille.

--Tu sais, continua-t-il en exécutant un moulinet avec sa canne, je suis
venu ici avec l'intention de m'amuser, et, puisque te voilà veuf pour
quelques jours, je compte sur toi pour me tenir compagnie... Le baron
Herder a la goutte et, en sa qualité d'archi-millionnaire, il est blasé
sur tous les plaisirs... mais non pas moi, morbleu!... Il y a encore de
jolies pommes dans le jardin de la vie et j'ai de bonnes dents pour y
mordre... D'abord je veux voir le carnaval et y jouer ma partie comme un
jeune homme...

Je veux m'en fourrer, fourrer jusque-là!...

comme chantait ce pauvre Hyacinthe dans la _Vie parisienne_... Nous nous
déguiserons, nous lancerons des confetti, nous irons au _veglione_ et
nous intriguerons les Niçoises... Mon cher enfant, plus je grisonne et
plus je suis d'avis qu'il faut se hâter de jouir des douceurs que la
Providence nous a mises en réserve. Donc, vive la joie!... Tu vas me
conduire chez un costumier où je me commanderai un domino. Puis nous
irons prendre un sorbet à la Renaissance en écoutant les
mandolinistes... Il y a dix ans que je ne suis venu ici, et je crois que
c'était hier... Je n'y reviendrai peut-être plus et, ma foi, je veux
boire encore un coup de soleil et de plaisir avant de quitter cette
aimable existence terrienne!... As-tu un cigare?... Bon, merci, et
maintenant _andiamo!_


IX

Le dimanche gras, premier jour des _confetti_, les masques affluaient
dès une heure vers la place Masséna, où ils attendaient avec impatience
le traditionnel coup de canon, signal de la bataille et du défilé des
chars. Dans les rues avoisinantes, il y avait un fourmillement de gens
costumés. Nice prenait l'originale physionomie qui caractérisait jadis
le carnaval italien, et qu'on ne retrouve plus guère dans toute sa gaie
spontanéité que sur ce point du littoral. Là seulement, en effet, la
population ne se borne pas à assister passivement à des réjouissances
quasi-officielles; elle veut s'amuser pour son propre compte, elle se
mêle à la fête, et y ajoute un entrain, un imprévu, une exubérante
fantaisie, qui font du carnaval niçois un spectacle unique. Le jour des
confetti, les conditions sociales sont confondues, et la ville entière
se déguise: ouvrières des vieux quartiers, bourgeoises ou patriciennes
de la colonie étrangère, il n'est pas une femme qui ne revête le domino
de lustrine ou de satin et ne circule librement par les rues. Dans cette
tapageuse mêlée de toutes les classes de la société, l'explosion de la
joie populaire est rarement grossière; partout régnent une bonne humeur,
une aménité, qui augmentent encore le charme de ces folles journées.

Les trottoirs étaient encombrés de camelots offrant aux passants des
sacs de ces minuscules dragées de plâtre, qui se sont substituées aux
véritables confetti de sucre blanc ou rose, et qui servent de
projectiles pour la bataille. Chaque logis versait sur la chaussée le
contingent de ses hôtes costumés; dominos multicolores, pierrots
enfarinés, moines blancs et rouges. Tous portaient le bonnet à grelots
et le masque de toile métallique, destinés à préserver la nuque et la
figure contre la grêle des confetti; tous s'empressaient de faire
remplir de «bonbons» de plâtre la gibecière de coutil placée en
bandoulière. Sur les voies où devaient défiler les chars, les fenêtres,
drapées de blanc et de rouge, étaient garnies de curieux. Dans la rue et
jusqu'au faîte des maisons bruissait une sourde allégresse, coupée par
les cris aigus des camelots, par le fausset flùté des masques et par les
cuivres des fanfares lointaines. Un ciel plafonné de nuages blanchâtres,
troués ça et là de taches bleues, éclairait d'une lumière assoupie le
grouillement de la foule bariolée.

--Vois-tu, disait Francis Lechantre à Jacques, l'air de cette diablesse
de ville vous tape sur la tête comme du champagne... Depuis que j'ai
endossé mon costume, il me monte des bouffées de gaillardise, et je me
sens en verve comme lorsque j'étais rapin à l'atelier du père Drolling.

Masqués, affublés d'amples robes de moine, les deux artistes cheminaient
bras dessus bras dessous dans la direction du Cours.

--Cher maître, répondit Jacques, vous êtes toujours jeune, vous, et ça
se voit bien à votre façon de peindre.

--Jeune!... Vil flatteur!... Il y a des moments où je voudrais me le
persuader, et quand je ne suis pas en face de mon miroir, il me prend
des revenez-y de jeunesse; je ressemble à ces vieux pommiers, qui ont
parfois des repousses de fleurs à l'arrière-saison. Lorsque les jolies
femmes me regardent je m'aperçois trop bien que je ne suis qu'un barbon,
mais quand je les regarde, moi, j'ai toujours vingt ans.

--Vous avez dû être souvent amoureux, M. Lechantre? demanda brusquement
Jacques.

--Oui et non... Ça dépend, du sens que tu attaches au mot. Si par là, tu
entends d'agréables passades avec des femmes peu sévères, oui, j'ai été
souvent amoureux, mais s'il s'agit de passion...

--Naturellement, c'est de cela que je parle.

--Oh! alors, mon fils, je puis te répondre carrément que non... La
passion, ça dérange trop une vie d'artiste... J'ai toujours eu une peur
bleue de m'acoquiner à un modèle, comme beaucoup de nos camarades, ou de
m'éprendre d'une femme du monde qui m'aurait mené en laisse et condamné
à faire de mauvaise peinture... Non, je m'en suis tenu aux intermèdes,
aux grisettes qui entrent par la porte de l'atelier et en sortent
vivement par la fenêtre, comme des hirondelles... Au fond, vois-tu,
c'est ce qu'il y a de mieux, ça ne laisse ni regrets ni remords... Mais
je dois te scandaliser, toi qui es un mari modèle, un amoureux pour le
bon motif!

--Cher maître, repartit Jacques avec un léger frisson dans la voix, vous
avez trop bonne opinion de moi... Je ne suis pas plus un saint que les
autres...

--Allons donc! ne pose pas pour la modestie... On sait bien que tu
adores ta femme...

Ils étaient arrivés à l'un des escaliers de l'amphithéâtre élevé devant
la préfecture, en vue de la mer, et formé de nombreux gradins, dont
toutes les travées étaient déjà garnies d'un entassement de spectateurs
costumés. Dans le bas, autour d'une rotonde où était établi un
orchestre, s'arrondissait une large piste destinée au défilé des chars
et des masques. Au moment où ils s'asseyaient dans l'une des travées,
l'orchestre entama le refrain du _Père la Victoire_, des fanfares
éclatèrent au loin, annonçant l'approche du premier char, le canon
tonna, et instantanément l'air fut obscurci par une grêle de confetti
pleuvant de partout: des fenêtres, des tribunes, des terrasses du Cours.
Les projectiles lancés à poignées se croisaient au milieu des éclats de
rire et rebondissaient avec un tintement sec sur les planches. Un
immense char aux couleurs tapageuses, représentant les personnages du
_Petit Faust_, s'avançait lentement au son des cuivres. Devant les
chevaux, la foule des piétons masqués s'égaillait un moment, puis
s'épaississait de nouveau à l'arrière. Les couples formaient des
quadrilles ou dansaient deux à deux en se trémoussant follement, et en
répétant en choeur les refrains de l'orchestre. A les voir de haut se
grouper par larges masses ou s'égrener en grappes éparses, on eût dit un
éparpillement d'énormes papillotes bleues, blanches, roses, vert clair,
qu'un fantastique confiseur aurait vidées à tas sur la voie publique. Et
toujours la grêle légère des confetti lancés à toute volée tintait,
accompagnant les cris des masques, les sonorités de l'orchestre, les
bravos des tribunes.

Indifférent à la bataille, Jacques parcourait du regard les baies des
fenêtres, les gradins de l'amphithéâtre; il cherchait à y découvrir sous
le domino la taille souple et l'originale figure de Mania; mais tous les
visages étaient masqués, et tous les dominos se ressemblaient. Pendant
ce temps, Francis, debout contre la barrière, gesticulait, riait et
bataillait avec ses voisins. Toutefois, au bout d'une heure, il se lassa
d'être emprisonné dans une tribune.

--C'est joli de couleur, dit-il, mais c'est toujours un peu la même
chose... J'ai des fourmis dans les jambes, et je ne serais pas fâché de
me les dégourdir en me mêlant à la bacchanale d'en bas... Descendons,
veux-tu?...

Ils quittèrent leurs places et gagnèrent le Cours à travers une cohue de
masques qui se répandaient comme l'eau d'une écluse sur le passage des
chars. Là, vraiment, la fête était dans tout son éclat. Les gens de la
chaussée lançaient des projectiles aux gens des fenêtres, qui, à leur
tour, en répandaient des pelletées sur le dos des passants; de brèves
intrigues se nouaient et se dénouaient des trottoirs aux fenêtres, où
des masques s'interpellaient en patois niçois. De l'extrémité du Cours à
l'entrée de la rue Saint-François-de-Paule, on ne distinguait qu'un
double courant houleux de têtes encapuchonnées, de bras nerveusement
agités; un tumultueux remous de costumes qui se fondaient et chatoyaient
sous une brève flambée de soleil. Le sol était jonché de confetti, et on
marchait littéralement sur une épaisse neige grise.

--A la bonne heure! s'écriait Lechantre, nous allons seulement commencer
à nous amuser! Il s'interrompit et porta sa main à son masque:--Touché!
fit-il, mazette! voilà une mitraillade en règle... J'en suis tout
éberlué...

Ils longeaient la terrasse du libraire Visconti. Le balcon de pierre
était garni de dominos très élégants. Postés sur le mur d'appui, ayant à
côté d'eux de gros sacs de confetti, ils en bombardaient sans pitié les
promeneurs. Jacques, qui avait soulevé son masque pour respirer, leva
les yeux en l'air. Au moment où il présentait son visage à découvert, un
domino de satin blanc avec des noeuds roses aux épaules se pencha
au-dessus du balcon et lui envoya une grêle de projectiles en pleine
figure.

--Attrape, Jacques! s'exclama Francis, décidément, ce domino aux noeuds
roses nous en veut... Attends, beau masque, attends!

Il ramassa dans le fond de sa gibecière une poignée de confetti et
riposta vigoureusement. Le domino blanc et rose avait adroitement baissé
la tête, et riait d'un rire clair et retentissant; en même temps il
puisait à même dans son sac et mitraillait de nouveau les deux amis.

--Les dernières cartouches! cria Lechantre en vidant le fond de sa
gibecière, à toi, gamin!... Tiens bon, pendant que je vais me
ravitailler...

Il s'éloigna dans la direction d'une échoppe où l'on vendait des
confetti et disparut dans la foule.

Cependant Jacques, qui avait encore sa provision presque intacte,
rajustait son masque et bataillait avec le domino de la terrasse. Il
visait mal, recevait plus de confetti qu'il n'en rendait, mais il
s'acharnait et devenait nerveux. Le rire moqueur de l'inconnue le
déconcertait et l'agaçait. Le timbre musical de ce rire à la fois aigu
et caressant réveillait en lui de vagues sensations déjà éprouvées. Il
observait le geste espiègle, la taille flexible, la grâce de son
adversaire, et un soupçon lui traversait l'esprit: «Si c'était Mania?»
Cette conjecture le troublait si fort qu'il ne sut pas se garer d'une
nouvelle grêle envoyée à son adresse. Il la reçut dans les yeux, et,
quasi aveuglé, riposta maladroitement.

--Raté! dit au-dessus de lui la voix railleuse du domino aux noeuds
roses; pour un peintre, tu n'as pas le coup d'oeil juste!

Cette fois, il n'y avait plus de doute: c'était bien la voix de Mania.
Le peintre bondit sur le trottoir, épousseta la poudre grise qui
l'offusquait, mais quand il put distinguer nettement les objets, et
relever les yeux sur la terrasse, le domino de satin blanc s'était
éclipsé. Les coudoiements des passants rejetèrent Jacques dans la cohue,
et il se résigna à se mettre en quête de Francis Lechantre. Seulement,
au milieu de cette foule grouillante, il était difficile de retrouver
quelqu'un. Francis, probablement, s'était fourvoyé en cherchant Jacques
de son côté. Après avoir vainement battu les rues avoisinantes, ce
dernier prit le parti de remonter la pente qui débouche sur le boulevard
du Pont-Neuf. Arrivé là, il fut de nouveau arrêté par la cohue qui
refluait pour faire place aux chars. Comme il regardait à droite et à
gauche s'il ne distinguerait pas la haute taille de son ami, il se
sentit effleuré par quelques grains de confetti, semés plutôt que lancés
sur son épaule, et, se retournant, il reconnut à cinq ou six pas le
domino blanc aux noeuds roses, l'inconnue, avec une prestesse de
couleuvre, se faufilait adroitement entre les groupes, puis tournait la
tête du côté du peintre et se remettait en marche. Jacques, éperonné par
le désir d'atteindre Mania Liebling, essayait de jouer des coudes et de
se frayer à son tour un chemin à travers la foule, mais, empêtré dans sa
robe de moine, et moins leste que la fuyante apparition, il restait de
beaucoup en arrière et, la chaussée étant occupée à ce moment par
l'énorme char du _Petit Faust_, il perdit tout à fait la trace de celle
qu'il poursuivait.

Au bout d'un quart d'heure, il arriva tout essoufflé sur la place
Masséna, illuminée par la vermeille lueur du soleil couchant. La foule
était moins dense sur ce large espace. Il fit halte sur l'un des
terre-plains qui s'étendent en avant du Casino. Des masques s'y
pourchassaient à coups de confetti, en échangeant d'une voix flûtée de
gaillardes plaisanteries. Hors d'haleine et désappointé, Jacques avait
de nouveau enlevé son masque; ses regards erraient d'un groupe à
l'autre, en quête de Lechantre, et aussi du domino blanc et rose.

--Ohé! Jacques!...

Il mit sa main en abat-jour sur ses yeux et aperçut enfin Francis
démesurément agrandi par un effet de la lumière du couchant.

--Je t'ai faussé compagnie, reprit Lechantre gaiement; figure-toi qu'il
m'est arrivé une aventure... J'ai été intrigué, oui, mon cher, intrigué
par une jolie fille, une Niçoise pur-sang avec des yeux couleur de
bigarreaux noirs, et un accent local qui sent le poivre et le mimosa...
Une fringante créature, faite au tour, souple de taille et rebondie du
corsage; la langue bien pendue par dessus le marché et la répartie
amusante... Nous sommes au mieux et, si ce n'eût été par respect pour
ton état d'homme marié, je l'aurais emmenée dîner avec nous, mais nous
nous retrouverons... Je lui ai donné rendez-vous à la redoute, et je
dois la reconnaître à un gros bouquet d'oeillets rouges qu'elle portera
au corsage.

--Vous irez donc à la redoute? demanda distraitement Jacques.

--Parbleu! et toi aussi, naturellement.

--Moi?

--Pourquoi pas? s'écria Francis, as-tu peur de te compromettre?

--Cet homme vertueux a peur de tout, murmura derrière eux une voix
moqueuse; n'y va pas, mon cher, tu y ferais de méchantes rencontres!...

Ils se retournèrent et virent le domino blanc aux noeuds roses qui
pirouettait sur ses talons. A peine Jacques avait-il eu le temps de se
remettre de sa surprise, qu'un second domino, bleu celui-là avec des
noeuds blancs, aborda le premier en s'exclamant en anglais:

--_Is it you at last, Mania dear?... Let us go away!_

--C'est elle! dit Jacques en entraînant Francis.

--Qui, elle? demanda celui-ci en écarquillant les yeux... Comment, toi
aussi, gamin?... Inutile de rougir, ne sommes-nous pas en carnaval?...
Thérèse n'en saura rien!

Pendant ce temps les deux femmes avaient gagné une voiture de maître qui
stationnait près du pont; elles y montèrent et le landau partit au grand
trot.

Jacques, la mine déconfite, regardait l'équipage tourner l'angle de la
rue Masséna. Déjà un sentiment de gêne l'envahissait; il craignait que
Francis ne devinât l'émotion causée par cette rencontre et il
s'efforçait de dissimuler son désappointement. Il savait le paysagiste
très observateur et il avait honte de lui laisser deviner l'importance
exagérée que ce domino mystérieux prenait déjà dans sa vie. Mais, à ce
moment, Lechantre était très porté à l'indulgence. Grisé lui-même par le
carnaval, il admettait fort bien que son compagnon subit de son côté les
effets de cette griserie momentanée. D'ailleurs, ayant l'habitude de
regarder la galanterie comme une distraction superficielle et de peu de
durée, il imaginait volontiers que l'amour chez les autres avait
également la brièveté et l'innocuité d'un feu de paille.

--Bah! dit-il, console-toi... Tu la rattraperas!... Les femmes, ça ne se
perd jamais... Je parie que tu la retrouveras à la redoute! En
attendant, allons nous débarrasser de nos frocs, puis nous dînerons sans
nous presser et, ce soir, nous nous replongerons jusqu'au cou dans un
bain de plaisir.

Le programme arrêté par Lechantre fut exécuté ponctuellement. Après
avoir dîné à la Régence, les deux amis retournèrent chez le costumier
endosser leur robes de moine, auxquelles ils firent coudre pour la
circonstance quelques noeuds rouges. Vers dix heures, ils allèrent
s'attabler au café, sous les arcades du casino, de façon à assister à
l'entrée des masques. Le café était plein. Les tables se prolongeaient
très loin, sur deux rangs, jusqu'à la porte du casino, et les masques
qui arrivaient à pied étaient obligés de traverser la baie des
consommateurs au milieu d'un chassé-croisé de quolibets et
d'interpellations grotesques. Ceux qui avaient la langue déliée
répliquaient et un assourdissant brouhaha de rires, de huées et de cris
d'animaux, montait incessamment dans l'air frais de la nuit. Pour se
mettre en train et aussi pour émoustiller Jacques, Lechantre avait fait
apporter une bouteille de champagne. Debout contre un pilier, les reins
ceints d'une cordelière rouge, les épaules couvertes d'une pèlerine de
même couleur, ornée de coquillages, le nez enluminé d'ocre, la barbe
poudrée à blanc, il avait la mine truculente d'un pèlerin en goguette.
D'une voix grasseyante et goguenarde il haranguait la foule et portait
des toasts burlesques aux femmes masquées qui défilaient au bras de leur
cavalier.

--Ohé! s'exclamait-il, très chouette, l'Espagnole en mantille!... Femme
que j'adore, je baise tes pieds et je bois à tes yeux noirs... Hein!...
tu veux savoir d'où j'arrive?... Je n'arrive pas, je pars... Je pars
pour un pèlerinage à Cythère... J'y vais chercher des indulgences...
Viens-tu avec moi? tu dois en avoir besoin, toi, là-bas, la Vénitienne
aux cheveux roux... Hé! Maria!...

Trois ou quatre femmes se retournaient du même coup et il continuait en
arrondissant sa main en porte-voix:

--Tu sais, méfie-toi, ton mari est là!...

Jacques riait du bout des lèvres, en s'émerveillant de cette sève de
gaminerie verveuse qui pétillait encore sur les lèvres du vieux maître.
Il s'agitait nerveusement sur sa chaise et dévisageait d'un oeil anxieux
les femmes qui descendaient de voiture.--Mania viendrait-elle à la
redoute, et, s'il l'y retrouvait, que lui dirait-il?--A la pensée de
cette rencontre possible, son coeur se serrait, un frisson le secouait,
il ne tenait plus en place. Onze heures sonnèrent.

--Si nous entrions? murmura-t-il en tirant Francis par la manche.

--Soit, dit Lechantre en s'appuyant sur son bourdon orné d'une gourde,
allons prêcher la parole de vie aux gentils!...

Ils s'acheminèrent vers le casino. Dès les premiers pas qu'ils firent
dans le vestibule, de joyeuses bouffées de musique achevèrent de griser
Francis. Tout le jardin d'hiver était illuminé de girandoles
alternativement blanches et rouges. Sous les fougères arborescentes et
les palmiers en éventail, parmi les buissons de camélias en fleurs, des
lumières assourdies brillaient doucement dans les verdures foncées; des
globes blancs et rouges se reflétaient à ras de terre dans l'eau moirée
d'un lac minuscule entouré de gazon. Au centre, sous le kiosque
enguirlandé de lanternes aux blancheurs d'albâtre ou aux rougeurs
d'aurore, un orchestre jouait des valses de Waldeufel. Le long des
allées tournantes, des groupes de femmes et d'hommes costumés en blanc,
avec des rappels de notes cramoisies, ou en rouge avec des agréments
blancs, se croisaient, s'interpellaient et profitaient de chaque espace
vide pour organiser des rondes tourbillonnantes. Le gai chatoiement des
couleurs uniformément blanches et écarlates; la musique tantôt assourdie
et caressante, tantôt éclatante et cuivrée, dont les timbres semblaient
reproduire pour l'oreille les deux tonalités dominantes qui charmaient
les regards; le bariolage des travestissements à la fois dissemblables
dans la forme et appariés par les couleurs; la bonne humeur et l'entrain
de tout ce inonde se donnant du plaisir à plein coeur; le mystère des
loups de velours blanc ou cramoisi, aux trous desquels les prunelles
bleues ou brunes semblait phosphorescentes; le froufrou soyeux des
étoffes, le voluptueux frôlement de quelques jeunes femmes montrant
hardiment leurs épaules ou leurs bras nus;--toute cette féerie sensuelle
était propre à troubler des têtes plus solides que celle de
Jacques.--Chaque point sensible de son moi était chatouillé à son tour;
il était pris par la chair aussi bien que par l'esprit, par ses
préoccupations d'art, par le réveil de son animalité paysanne, par la
curiosité d'émotions non encore goûtées. Au milieu de cette
effervescence de tout son être, quelque chose de poignant et de très
doux, de délicieux et d'amer,--l'attente anxieuse de Mania--éclosait au
fond de lui comme une fleur diaprée de blanc et de rouge, au parfum à la
fois irritant et suave...

Viendrait-elle?... Fallait-il interpréter comme un défi, une ironie ou
une promesse les paroles qu'elle lui avait jetées en fuyant, place
Masséna? L'insistance quelle avait mise à attirer l'attention de Jacques
à la bataille des fleurs et aux confetti était-elle un caprice ou un
sérieux désir de le revoir? En tout cas, cette insistance révélait au
moins un mystérieux intérêt?... Mania pensait-elle à lui de la même
façon qu'il pensait à elle?.. Tandis qu'il se posait cette
interrogation, une flambée d'espérance lui montait au cerveau, et, dans
les flammes assourdies des girandoles blanches et rouges, il lui
semblait voir s'allumer l'aube exquise de l'amour qui commence. Le
tourbillon du bal masqué le soulevait de terre; au milieu du brouhaha
des danseurs et des vibrations de l'orchestre, la pensée de Thérèse ne
se manifestait plus que comme une confuse image dans un enfoncement très
lointain.

Oui, quelque chose lui disait que Mania viendrait certainement. Il la
cherchait au fond des allées les moins fréquentées, là où des touristes,
débarqués du train de plaisir et fagotés en des dominos de lustrine,
s'affalaient à demi-endormis sur les bancs; ou bien il rôdait autour des
tables du restaurant, toutes rayonnantes de rires, de tintements de
verres, de bruyants appels et de hardies flirtations. Suivi de Francis
Lechantre, il pénétra dans la salle du théâtre, où l'on dansait. Là,
même musique entraînante, même affluence de masques emplissant les loges
ou se trémoussant sur le parquet du bal, même fête de couleurs, même
enivrement de plaisir. L'atmosphère y était étouffante, et Mania ne
devait pas s'être risquée dans cette tumultueuse cohue. Ils regagnèrent
le jardin, où l'on pouvait se promener sans crainte d'être bousculé, et
où l'on avait plus de chance de rencontrer ceux qu'on cherchait. Afin de
respirer plus à l'aise, ils avaient tous deux enlevé leur loup et se
promenaient sans souci de montrer leur visage découvert.

--C'est curieux, murmurait Lechantre, je n'aperçois nulle part le
bouquet d'oeillets de ma petite Niçoise... M'aurait-elle fait
faux-bond?...

Comme ils longeaient la rangée des tables du café, installées dans le
jardin, ils se trouvèrent non loin d'un groupe de dominos très élégants,
assis autour d'un guéridon et occupés à prendre des glaces. Au même
moment, un masque se détacha du groupe et s'avança vers eux. C'était une
dame à la tournure très jeune. Une robe de crêpe de Chine blanc drapait
sa taille souple et ses hanches, une robe taillée à la grecque, garnie
de dentelles d'or et semée, sur le devant, de gros pavots rouges. Les
manches, très larges, relevées au coude, permettaient de voir la
blancheur délicate de deux bras de statue; un mignon bonnet de dentelle
d'or garnie de coquelicots était posé sur son épaisse chevelure d'un
blond fauve. La dame portait un étroit loup de velours mi-partie
cramoisi et blanc, laissant à nu le bas du visage, où éclatait le
vermeil sourire d'une bouche moqueuse aux coins retroussés.

Elle s'arrêta devant Jacques et Francis en s'éventant à petits coups, et
contempla un instant avec un ironique pli des lèvres la haute taille
robuste de Lechantre, auprès duquel Jacques paraissait un enfant.

--Tiens! dit-elle railleusement, _monsieur_ et _bébé!_... où est donc
_madame?_...

--Nous l'avons oubliée au vestiaire, répliqua plaisamment Francis, mais
nous nous contenterons de toi, ma belle, si tu veux bien compléter le
trio.

--Merci, mon cher, riposta la dame aux pavots rouges, en toisant
impertinemment le paysagiste, je n'aime pas les trios.

--Un duo, alors? reprit Lechantre en arrondissant galamment le bras et
en posant sa main sur le poignet de l'inconnue.

Celle-ci se recula, et lui appliquant un coup d'éventail sur les doigts;

--A bas les mains, fit-elle sèchement, tu es trop marqué pour mon goût,
respectable vieillard, et je me soucie peu de ta compagnie... Mais si tu
veux me prêter _bébé_, j'ai deux mots à lui dire... Continue ton
pèlerinage, brave homme, et viens reprendre ton nourrisson tout à
l'heure... Ne crains rien, je te le rendrai intact!

Francis s'inclinait comiquement, et, lâchant le bras de Jacques;

--A vos ordres, duchesse! s'écria-t-il d'une voix gouailleuse; puis il
se retourna vers son ami qui était devenu très pâle:

--Tous mes compliments, gamin, tu donnes dans la haute... Tu es tout à
fait _pschut!_

Il posa le bout de ses doigts sur ses lèvres et envoya un baiser à la
dame:

--Au revoir, mes enfants, soyez sages!

Puis il s'éloigna à pas comptés en balançant son bourdon d'un air
majestueux et paterne.

Jacques demeurait muet et presque décontenancé près de la dame masquée,
dans laquelle il avait parfaitement reconnu Mania, quelque soin qu'elle
prit pour déguiser sa voix.--Ainsi, l'occasion tant désirée était à
portée de sa main. Il se trouvait face à face avec la femme qui depuis
trois jours exaspérait sa curiosité et troublait son coeur; la liberté
du bal masqué permettait tous les épanchements du tête-à-tête, et leur
créait une quasi-solitude au milieu de la foule; cependant il était plus
agité que réjoui de cette bonne fortune. Il pressentait que quelque
chose de décisif allait résulter de cette entrevue, quelque chose
d'irréparable, peut-être!... Jusqu'à ce moment, la possibilité d'une
liaison plus intime avec Mme Liebling était restée pour lui dans le
domaine du rêve. Il avait maintenant conscience qu'après les premiers
mots échangés il mettrait le pied dans la réalité, qu'après avoir péché
en pensée il pécherait en action, et qu'un premier acte téméraire en
provoquerait d'autres dont il ne serait plus maître... Et, en même
temps, il constatait son impuissance à se ressaisir, il se sentait
entraîné par une force mystérieuse, fasciné par l'aimant de ces deux
yeux qui brillaient à travers les trous du masque et l'attiraient
invinciblement... Ces réflexions se succédaient en lui avec une
électrique rapidité, pendant que la dame aux pavots rouges le
dévisageait, tout en secouant l'écran de plumes blanches qui lui servait
d'éventail:

--Tu as la mine mélancolique, maître, dit-elle de son ton railleur,
regrettes-tu le coin de feu conjugal ou crains-tu que je ne te
compromette?... Tu ne me demandes même pas pourquoi j'ai désiré te
parler...

--Au fait, répliqua Jacques, essayant de prendre un air dégagé... Quel
caprice ou quelle curiosité me vaut cet honneur?

--Une curiosité dont tu ne peux qu'être flatté... Je veux que tu me
dises le sujet de ton prochain tableau.

--Je n'ai pas de sujet en tête... Je ne travaille plus.

--C'est grand dommage! Est-ce le soleil de Nice ou la vie pot-au-feu que
tu mènes qui t'ôte le goût du travail?

--Non... c'est toi, murmura Jacques en la regardant fixement.

--Moi?... Tu ne m'as jamais vue! répondit-elle en riant.

--A quoi bon mentir?... Je t'ai vue aux confetti... Tu étais jeudi à la
bataille des fleurs où tu lançais aux gens des bouquets de jonquilles...
Enfin, je t'ai rencontrée et admirée à la villa Endymion.

--Tu te trompes.

--Je ne me trompe pas... Quant on t'a vue une fois, on ne t'oublie plus,
et lorsqu'on t'a entendue chanter des airs lithuaniens, on garde pour le
restant de ses jours la musique de ta voix dans ses oreilles et dans son
coeur... Tiens-tu à ce que je te dise ton nom?

--Inutile! interrompit-elle avec vivacité... que tu le saches ou non,
tais-toi. L'incognito est un des charmes du bal masqué et nous n'en
serons que plus à l'aise pour causer... Offre-moi le bras et
promenons-nous.

Elle passa son bras sur celui de Jacques et ils tournèrent lentement
autour de la pièce d'eau. L'allée était étroite et Mania se serra contre
lui. Il sentait sur sa poitrine le frais contact de ce bras nu, le
frôlement de ce souple corps de femme, tandis que l'odeur d'une branche
de tubéreuse, fixée au corsage, lui montait à la tête. Un frisson le
prenait, il perdait son sang-froid et sentait les paroles s'arrêter dans
sa gorge. Et, tandis qu'ils marchaient, l'orchestre du jardin jouait la
valse de l'_Estudiantina_, dont inconsciemment la jeune femme marquait
le rythme par un léger balancement du buste. Elle ramena son luisant
regard sur celui de son cavalier, et poursuivit;

--Ainsi, il y a de par le monde niçois une dame qui lance des bouquets
de jonquilles, qui chante des daïnos lithuaniennes et qui a le don de te
troubler?... Est-elle jolie?

--Elle est plus que jolie, elle est adorable; elle a des yeux qui
ensorcellent, répondit-il d'une voix étranglée.

--En vérité!... De quelle couleur sont-ils?

--Ils ressemblent aux vôtres, murmura-t-il en quittant le tutoiement
banal du bal masqué.

Ce soudain changement de ton, qui donnait quelque chose de plus
respectueusement passionné à la déclaration de Jacques, sembla chasser
l'ironie des lèvres de la jeune femme; elle cessa de sourire et regarda
son interlocuteur avec une expression plus sérieuse, plus attendrie.

--Oui, balbutia-t-il, c'est ainsi qu'elle regarde, et, comme les vôtres,
ses yeux donnent le vertige.

--Ah!... Mais, puisqu'elle est captivante à ce point, demanda-t-elle
avec un accent de reproche, expliquez-moi pour quel motif vous avez fui
toutes les occasions de la revoir?

--Vous la connaissez donc? s'écria-t-il en souriant.

--Peut-être... Supposez qu'elle est une de mes plus intimes amies.

--Eh bien! puisqu'elle est votre amie, dites-lui que si je l'évite,
c'est que j'ai peur.

--Peur de quoi?

--Peur de la trop aimer...

--Quand on aime, on n'aime jamais trop.

--Et peur aussi de n'être pas aimé... hasarda-t-il en baissant la voix.

--Pour être aimé, il faut d'abord aimer... Si vous ne lui montrez pas
votre amour, comme voulez-vous qu'elle y réponde?

--Et si je vous confessais que je l'aime follement?

Elle sourit et agita un moment son écran devant ses yeux.

--Ce n'est pas à moi qu'il faut vous confesser, c'est à elle... à la
chanteuse de daïnos.

--Elle et vous ne font qu'une même personne, avouez-le donc!
s'exclama-t-il en lui serrant le bras avec un emportement passionné.

--Calmez-vous, de grâce! répliqua-t-elle ironiquement.

Puis elle ajouta en reprenant le ton sérieux:

--Je crois qu'à force de tourner autour de cette flaque d'eau, nous
perdons tous deux la tête...

Elle lui lâcha le bras, marcha vers un banc inoccupé et s'y assit.

--Vous êtes fatiguée? interrogea-t-il.

--Non, mais je me sens devenir mélancolique... Je me demande si vous
êtes sincère, si ce n'est pas votre tête qui a parlé au lieu de votre
coeur, et ce que réellement vous devez penser de moi?

--Je vous aime, répéta-t-il, c'est tout ce que je puis vous dire.

Elle demeurait méditative et le regardait avec une lueur tendre dans les
yeux, tandis qu'un sourire sceptique effleurait ses lèvres. Jacques,
penché vers elle, fixait son regard sur le sien et se sentait étourdi,
comme s'il eût contemplé l'eau profonde et tournoyante d'un abîme. Il
subissait une délicieuse fascination: les masques blancs et cramoisis
qui dansaient sous la lumière changeante des girandoles, le rythme
entraînant de l'orchestre, la lueur diamantée des yeux de la jeune femme
et l'énigmatique sourire de ses lèvres empourprées, toutes ces choses
formaient pour lui une amoureuse symphonie en blanc et en rouge, dont
Mania était le motif dominant. Un voluptueux silence s'était fait entre
eux, un silence d'enchantement, pendant lequel le peintre s'imaginait
planer très haut, dans une idéale région toute résonnante de musiques
lointaines, toute chatoyante de couleurs lumineuses...

Mania se leva brusquement.

--Adieu, dit-elle, il faut que j'aille retrouver mes amis.

--Adieu? répéta-t-il, réveillé en sursaut; non... restez encore.

--Impossible, cher maître; d'ailleurs j'aperçois votre ami le pèlerin
qui revient avec un enfant de choeur au bras et je ne me soucie pas de
me trouver en aussi dévote compagnie... Adieu!

--Ne prononcez pas ce triste mot, supplia-t-il en lui saisissant la
main, quand vous reverrai-je?

--Y tenez-vous beaucoup?

--Puis-je maintenant vivre sans vous voir!

--Bah! riposta-t-elle en redevenant railleuse, n'êtes-vous pas resté un
long mois sans rendre à Mania la visite que vous lui aviez promise?...
Je ne veux pas vous induire en tentation... Que dirait-on si je vous
prenais à ceux qui vous sont chers?

--Ah! c'est déjà fait! balbutia-t-il, complètement affolé.

--Croyez-vous? demanda-t-elle en lui lançant un dernier coup d'oeil
ensorceleur.

Elle réfléchit un moment:

--Eh bien! reprit-elle, demain, au Corso blanc... Ma voiture sera à neuf
heures au coin du boulevard du Midi et de la place des Phocéens... _Good
by_!

Elle ébaucha sa familière et moqueuse révérence, s'éloigna, se retourna
encore avec un léger signe de tête, puis se confondit dans la foule des
masques.

--Est-ce moi qui ai fait fuir ce bel oiseau blanc? demanda gaiement
Francis Lechantre.

Il brandissait victorieusement son bourdon d'une main, et de l'autre il
serrait la taille rebondie d'une brunette de vingt ans, costumée en
enfant de choeur. La jeune fille avait ôté son masque. Assez jolie, avec
des yeux couleur d'encre et un nez retroussé, elle riait en montrant
toutes ses dents. Une calotte rouge laissait déborder ses cheveux épais
et crépus; une ceinture ponceau ceignait son buste orné d'un bouquet
d'oeillets rouges et mettait en saillie sa poitrine bien étoffée.
Francis paraissait fier de sa conquête et la caressait paternellement.
Comme Jacques, encore tout remué par la brusque disparition de Mania,
restait taciturne, Lechantre continua:

--Mon fils, je te présente Mlle Peppina, bouquetière de son métier et
enfant de choeur pour son plaisir. Je l'ai enfin trouvée tout à l'heure
aux bras de deux mousquetaires. Je lui ai remontré que cette compagnie
n'était pas digne d'un jeune clerc et je l'ai ramenée dans le sentier du
devoir. Maintenant, pour achever sa conversion, je l'emmène souper...
Veux-tu être des nôtres?

--Grand merci, répliqua Jacques, je suis fatigué et je veux me coucher.

--Déjà las!... Il n'y a plus de jeunes gens!... Au fait, tu me parais un
peu battu de l'oiseau. Elle a donc été cruelle, la dame aux pavots
rouges? Voilà ce que c'est de donner dans le _high life!_ Va faire dodo,
mon garçon; le sommeil est le grand guérisseur... Bonne nuit, à demain!

Il entraîna allègrement Mlle Peppina, et Jacques, resté immobile à sa
place, les regarda s'enfoncer sous la voûte illuminée du vestibule. Une
fois seul, il parcourut précipitamment les allées du jardin; il inspecta
ensuite l'intérieur de la salle et les loges, espérant toujours revoir
Mania, mais elle avait sans doute aussi quitté le bal avec ses amis, car
il ne l'aperçut nulle part.

De guerre lasse, il prit à son tour le parti de sortir du casino et
regagna la rue Carabacel, poursuivi par le rythme de l'_Estudiantina_ et
par la musique, encore bruissante à ses oreilles, des dernières paroles
de Mania Liebling.

Jacques rentra sans bruit dans son appartement désert. La domestique
s'était couchée, et la maison dormait silencieuse. Les impressions
reçues à la redoute avaient été si vives et si imprévues qu'il avait
peine à reprendre pied dans la réalité. Il restait debout au milieu de
sa chambre, sans songer à allumer une bougie. L'obscurité lui agréait
mieux; elle lui permettait de prolonger en imagination le plaisir des
sensations nouvelles qu'il venait d'éprouver. A tâtons, il ouvrit sa
croisée, poussa les persiennes et resta accoudé à la barre d'appui,
encore enveloppé de cette robe de moine qu'avait frôlée le vêtement de
Mania et qui gardait de ce contact un subtil parfum. La nuit, tiède
jusque-là, commençait à fraîchir; à travers les massifs d'orangers qui
s'étendaient du côté de la rue Pastorelli, le vent d'est apportait les
dernières musiques de la redoute, et le cris des masques au sortir du
bal. Parmi ces rumeurs de la fête finissante, la figure de Mania passait
constamment devant lui comme une hallucination. Partout, dans l'ombre
grise de la rue, dans les ténèbres plus opaques de la chambre, dans le
feuillage léger des mimosas, il voyait luire comme à travers les trous
d'un loup de velours les deux grands yeux verts ensorceleurs, pleins
d'ironie et pleins de promesse. Il lui semblait que Mme Liebling était
encore à son côté, accoudée comme lui à la barre de la fenêtre, et là,
tout près, il croyait entendre la voix de l'enchanteresse vibrer avec
une sonorité étrange. Il se répétait ses moindres paroles, il les
dégustait comme un buveur savoure le bouquet d'un vin de choix, il les
soumettait mentalement à une minutieuse analyse pour en extraire tout le
suc, pour en pénétrer toute la signification.

Était-il possible qu'elle eût de l'amour pour lui?... Dans le nombre de
ses paroles, railleuses ou agressives pour la plupart, il en notait
quelques-unes prononcées avec une douceur presque émue, avec une
intonation plus attendrie. Celles-là, il les triait précieusement, il
les rassemblait ainsi que des fleurs rares et il en respirait
complaisamment le parfum. Alors, une bouffée d'espoir lui dilatait la
poitrine.--Il est des mots, il est des accents qui ne viennent aux
lèvres que lorsque le coeur est vraiment touché; ces mots, elle les
avait murmurés ces inflexions de voix, il en retrouvait la musique
troublante dans son oreille. D'ailleurs, ne lui avait-elle pas promis de
le revoir au Corso blanc? Pourquoi lui aurait-elle assigné ce
rendez-vous? Pourquoi serait-elle venue au-devant de lui dans l'allée
tournante du jardin d'hiver? Pourquoi?... si elle n'y avait été
déterminée par un désir d'amour?--Ayant conservé un fonds de naïve
crédulité, malgré son rapide apprentissage de la vie parisienne, Jacques
ne soupçonnait pas la complexité et les illogismes du coeur féminin. Il
ne lui venait pas à l'esprit qu'une femme pût exposer sa réputation par
bravade, par un caprice de curiosité ou tout simplement pour le plaisir
de jouer avec le danger. Cette entrevue d'une heure à la redoute, ce
rendez-vous au Corso blanc, lui semblaient des garanties de sincérité,
presque des gages solennels d'attachement sérieux... Oh! cette rencontre
promise, à la nuit, sous le masque, dans l'intime tête-à-tête de la
voiture, son pouls battait avec violence rien qu'à cette perspective. Il
s'en peignait d'avance le charme secret, le trouble délicieux, les
voluptés voilées. Il aurait voulu que l'heure indiquée ne fût plus
distante que de quelques brèves minutes. Il sentait qu'aucun scrupule,
aucune considération, ne l'empêcheraient de courir au rendez-vous. Il se
félicitait du hasard qui lui assurait pour ce lundi soir une entière
liberté, Thérèse et la petite mère ne devant arriver que le lendemain
mardi au plus tôt. Déjà, en imagination, il se voyait assis à côté de
Mania, les mains dans ses mains, le regard fondu dans son regard... La
tête lui tournait, ses paupières s'alourdissaient et le cour lui sautait
jusque dans la gorge... Il ferma sa fenêtre, jeta son costume sur un
fauteuil, pêle-mêle avec ses autres vêtements, et se mit au lit. Le
sommeil vint difficilement, un sommeil traversé par le rayonnement de
deux yeux verts, illuminés par les girandoles blanches et rouges de la
redoute, bercé par de vagues musiques de danse; puis la fatigue
l'emporta, et Jacques finit par s'assoupir complètement.

Il dormait serré depuis trois ou quatre heures environ, quand il fut à
demi-réveillé par des rumeurs confuses. Dans l'état à peine conscient
qui succède au sommeil, il eut la perception d'un roulement de voiture,
d'un bruit de portes ouvertes et refermées. Il se frotta machinalement
les paupières, écarquilla les yeux et vit, par la fenêtre dont il avait
oublié de clore les persiennes, un rayon de soleil tomber sur le tapis.
En même temps il crut entendre dans la chambre voisine des pas furtifs,
des rires étouffés, des exclamations féminines. Tout à coup, en son
cerveau encore embrumé une réflexion plus nette surgit: «Est-ce que
Thérèse serait de retour?...» Et, tandis qu'il faisait péniblement cette
supposition, la possibilité de ce retour prématuré le secoua
désagréablement et lui rendit toute sa lucidité. Au même moment, la
porte de la chambre fut brusquement poussée:

--C'est nous, s'écria joyeusement Thérèse.

--Oh! le paresseux, dit à son tour la petite mère, comment! tu es encore
au lit par ce beau soleil!

Tout en parlant, Mme Moret s'élançait vers le chevet, prenait la tête de
Jacques dans ses mains et la couvrait de baisers.

--Mon cher garçon, murmurait-elle à travers ses caresses, mon enfant!...
Comme je suis contente!... Embrasse-moi encore!

Puis, comprenant qu'il fallait laisser à Thérèse sa part, elle attira
cette dernière par la main et la jeta dans les bras de Jacques.

--Embrasse aussi Thérèse!... Tu peux te vanter, mon fils, d'avoir la
plus brave femme et le meilleur coeur de la terre! Si tu savais comme
elle a été bonne pour nous, n'est-ce pas, Christine?... Eh! bien, où
es-tu donc?

Christine, encore enveloppée dans un long paletot de drap couleur
carmélite, se tenait sur le seuil et examinait à la dérobée le mobilier
de la chambre à coucher; son regard chagrin s'était arrêté sur le
fauteuil où la robe de moine à demi couverte de vêtements épars laissait
apercevoir un capuchon de laine blanche ainsi qu'une manche ornée de
noeuds rouges.

--Me voici, maman, répondit-elle, sans se distraire de sa contemplation.

Jacques, qui s'était tourné vers elle, surprit tout à coup ce regard
investigateur et vit en même temps qu'il était fixé sur la robe aux
noeuds rouges. Un mouvement de dépit et de vexation le secoua dans son
lit.

--Eh! bien, ma fille, reprenait la maman Muret, est-ce que tu as peur
d'embrasser ton frère?

--Pardon, repartit froidement Christine, je croyais convenable de
laisser d'abord la place à Thérèse.

Elle s'avança d'un air pudibond entre sa mère et sa belle-soeur, qui
s'étaient un peu écartées et, sans s'approcher trop près du lit, elle
tendit ses joues aux baisers de Jacques, puis se rejeta en arrière.

Ce dernier, à la fois ému et nerveux, s'efforçait de racheter sa
première impression d'effarement en prodiguant des caresses à Mme Moret
et en serrant les mains de Thérèse.

--Mes chères miennes, dit-il enfin, pardonnez-moi, je ne vous attendais
pas ce matin et je donnais à poings fermés.

--Tu n'a pas reçu mon télégramme? demanda Thérèse.

--Non, murmura-t-il, inquiet, tu m'avais envoyé une dépêche?

--Mais oui, hier, à la gare de Lyon, avant de partir... Tu aurais dû la
recevoir vers midi au plus tard... Et tiens... la voici encore intacte
sur la table de nuit.

En même temps elle prenait un télégramme posé près du bougeoir, le
décachetait et en lisait à voix haute le contenu: «Arriverons lundi
matin. Embrassons.»

--Comment ne l'as-tu point vu en rentrant? poursuivit Thérèse.

--D'abord, j'ai été absent toute la journée, repartit Jacques en
rougissant légèrement... Il raffermit sa voix et ajouta:--Au fait, vous
ne savez pas!... M. Lechantre est à Nice; nous avons passé la soirée
ensemble... Je suis rentré assez tard, la bonne dormait et je me suis
couché sans lumière, ne me doutant pas que j'avais votre dépêche auprès
de moi... Sans cela, vous pensez bien que j'aurais été vous chercher à
la gare!...

Thérèse était devenue pensive; elle semblait distraite par une
préoccupation subite et Jacques se hâta de changer le cours de la
conversation.

--Eh! bien, maman, et toi, Christine, reprit-il, comment trouvez-vous
Nice?

--Mon enfant, répondit Mme Moret, tout ça me danse un peu dans la tête,
mais ce que j'ai vu m'a ébaubie... Ces fleurs partout, ces orangers
couverts de fruits... C'est comme un paradis terrestre, n'est-ce pas,
Christine?

--Moi, vous savez, répliqua dédaigneusement Christine, je n'ai pas trop
bonne opinion de votre beau pays... Je me souviens que c'est dans le
paradis terrestre qu'Adam a été tenté... et je me méfie.

Jacques ne put réprimer un geste d'agacement.

--Maman, s'exclama-t-il, Thérèse va vous montrer votre chambre et vous
installer. Pendant ce temps, je m'habillerai et dans un quart d'heure je
serai à vous...

Il fit le mouvement de quelqu'un qui s'apprête à sortir du lit et
Christine effarouchée entraîna Thérèse dehors.

--Dépêche-toi, Jacques, dit la maman Moret, mais avant, laisse-moi te
baiser encore une fois tout mon saoûl...

Derechef, elle l'embrassa avec effusion, puis alla rejoindre sa fille et
sa bru.

Quand la porte fut refermée, Jacques se leva, passa un pantalon et
saisit rageusement la malencontreuse robe de moine.--«Quel guignon!
pensait-il; avec son oeil fureteur, Christine l'aura certainement
aperçue sur le fauteuil... J'espère que ma femme ne se doute de rien,
mais cette mauvaise langue de Christine est capable de se servir de sa
découverte pour réveiller la jalousie de Thérèse!...» Il roula
hâtivement le costume en un paquet, l'enveloppa dans un journal et sonna
la domestique:

--Donnez cela au concierge, dit-il à cette fille, et priez-le de le
porter tout de suite chez le costumier du boulevard Dubouchage...

«Dès que je serai habillé, songea-t-il, je courrai chez Lechantre et je
lui ferai la leçon.»

Il constatait avec irritation que sa fugue de la veille lui créait déjà
une situation embarrassante. Il allait être obligé de chercher des
subterfuges et de recourir à d'humiliants mensonges. Et ce n'était pas
tout: il avait accepté avec joie ce rendez-vous au Corso blanc, dans la
conviction que l'absence de sa femme lui laisserait une complète
liberté. Comment s'en tirerait-il maintenant? Sous quel prétexte, dès le
soir de l'arrivée de la petite mère, fausserait-il compagnie à toute la
famille? Resterait-il cloîtré à la maison, tandis que Mania se
morfondrait à l'attendre dans sa voiture?... C'était se perdre à jamais
dans son esprit et la seule pensée de s'aliéner le coeur de Mme Liebling
le mettait hors de lui. Il était attiré vers elle par une poussée de
passion plus irrésistible encore que la veille; aujourd'hui plus
qu'hier, elle lui apparaissait désirable entre toutes les femmes. Elle
l'avait enlacé de mille liens souples et forts, il lui appartenait et ne
pouvait supporter l'idée de se détacher d'elle.--Non, coûte que coûte,
il devait aller à ce rendez-vous!--Et, déjà rendu moins délicatement
scrupuleux par l'entraînement de son désir, il songeait à s'assurer la
complicité de Lechantre.

Pendant ce temps, Thérèse avait installé la maman Moret dans la chambre
qui lui était réservée, et qui communiquait avec un cabinet destiné à
Christine, puis elle était rentrée dans le salon pour procéder, avec
l'aide de sa belle-soeur, à l'ouverture des bagages.

Tout en tirant hors des compartiments les vêtements et le linge de sa
mère, Christine repensait à la robe de moine, et, ainsi que Jacques
l'avait redouté, elle grillait d'en parler à Thérèse. D'avance elle
éprouvait une joie maligne à se servir de cette découverte pour
inquiéter la tendresse de la jeune femme.

--Tout de même, remarqua-t-elle, c'est singulier que Jacques n'ait point
eu votre télégramme, Thérèse!

--Jacques vous en a donné lui-même la raison, Christine... Il est rentré
tard et s'est couché sans voir la dépêche.

--Il fallait qu'il fût bien fatigué par sa soirée pour avoir si grande
hâte de se mettre au lit!... J'ai en idée, moi, qu'il avait passé sa
nuit au bal masqué.

--Je n'en sais rien, répliqua Thérèse avec un involontaire
tressaillement, et je me demande ce qui peut vous le faire supposer?

--Oh! c'est peut-être un jugement téméraire, murmura hypocritement la
dévote fille... N'avez-vous point vu dans sa chambre un costume de laine
blanche garni de noeuds rouges?

--Je l'ai vu, en effet, repartit froidement Thérèse.

--Et cela ne vous a point choquée?

--Mon Dieu non, ici tout le monde se déguise pendant le carnaval, et
Jacques aura sans doute loué ce costume en vue de quelque spectacle
auquel il veut nous conduire... D'ailleurs, ajouta-t-elle, en admettant
qu'il ait été à la redoute avec M. Lechantre, où est le mal?

--Vous êtes tolérante, riposta aigrement Christine; pour moi, j'ai
toujours entendu dire que ces bals masqués étaient des lieux de
perdition.

--Tranquillisez-vous, Jacques ne s'y est pas perdu.

--Jacques est un homme, soupira la dévote, et tous les hommes sont
faibles devant les tentations... Enfin, vous êtes confiante, tant mieux!

--Oui, j'ai confiance dans l'affection de mon mari, ma chère!... Je suis
sûre que ce costume ne cache aucun mystère, et que Jacques nous
expliquera tout lui-même, dès qu'il sera levé.

Jacques entra au même moment, et Christine, ayant achevé de vider la
caisse, alla en porter le contenu dans la chambre de Mme Moret.--Tout en
s'acheminant vers le salon, l'artiste s'était dit: «Si elle me parle du
costume, je lui répondrai: Eh bien, oui, je suis allé à la redoute, qu'y
a-t-il là d'étonnant?» Une fois seul avec Thérèse, il commença par la
questionner sur les incidents du voyage. Celle-ci s'empressait
complaisamment de satisfaire sa curiosité. Elle s'attendait à chaque
instant à ce qu'il lui conterait, à son tour, comment il avait employé
ses journées pendant son absence, et à quel propos il avait fait
emplette du costume remarqué par Christine. Elle eût rougi de
l'interroger la première et de lui laisser voir les vagues soupçons qui
la tourmentaient depuis le matin. Mais le peintre restait muet sur le
chapitre du froc aux noeuds écarlates. «Elle ne me parle de rien,
songeait-il en tournant autour de Thérèse, par conséquent elle n'a rien
vu. Laissons-la dans son ignorance, c'est le plus prudent.» Loin de
hasarder la moindre allusion aux incidents de la veille, il s'évertuait
à égarer la conversation sur des sujets qui intéressaient uniquement les
faits et gestes de Thérèse ou de Mme Moret.

Néanmoins cet entretien où il y avait à chaque moment des trous, des
intervalles de gêne et de silence, lui semblait pénible à alimenter. La
préoccupation de prévenir des questions fâcheuses ou des allusions qui
ramèneraient la conversation vers des points difficiles à toucher
donnait aux paroles de Jacques un tour guindé, une froideur
cérémonieuse, qui paraissaient étranges à Thérèse. Déjà attristée par le
silence obstiné de son mari à l'égard de ce mystérieux costume, la jeune
femme se sentait glacée par l'insolite banalité des propos échangés
après trois jours d'absence. Jacques, de son côté, était à la fois
énervé et inquiet. Tout en causant distraitement, il songeait à son
rendez-vous et aux prétextes qu'il inventerait pour s'esquiver à l'heure
indiquée; il constatait avec ennui combien il lui serait difficile de se
tirer d'affaire tout seul et il méditait d'aller chercher Lechantre afin
qu'il lui servit d'auxiliaire pendant le déjeuner. Il comptait sur la
verve de son vieil ami pour réchauffer cette froideur qu'il ne se
sentait pas maître de dissiper et pour remplir les vides de la
conversation. D'ailleurs, plus que jamais il jugeait nécessaire de lui
recommander une prudente discrétion et de se concerter avec lui pour se
ménager un moyen de passer la soirée dehors.

--Je te quitte pour une heure, dit-il à Thérèse; je vais prévenir
Lechantre de votre arrivée et l'inviter à déjeuner avec nous.

--Demeure-t-il loin d'ici? demanda Thérèse.

--Assez loin... Le baron Herder lui a donné l'hospitalité à bord de son
yacht, et il me faut une bonne demi-heure pour aller jusqu'au port... A
bientôt, Thérésinette, recommande à ta cuisinière de soigner le menu: je
te ferai envoyer des huîtres, et à midi sonnant je t'amènerai notre
ami...

Mais il était écrit que Jacques jouerait de malheur toute la matinée. Il
venait à peine de terminer ces recommandations, qu'on sonna à la porte,
et il entendit la voix joviale de Francis résonner dans l'antichambre.

--Comment! ces dames sont arrivées? s'exclamait le paysagiste, je tombe
à pic alors!... Puis-je entrer? ajouta-t-il en passant sa tête rieuse
par l'entrebâillement de la porte du salon.

Il s'élança vers Thérèse et lui prit les mains:

--Bonjour, Thérèse, embrassons-nous!... Bonjour, gamin, as-tu bien
dormi?.. Et la maman, comment va-t-elle?...

--La maman va très bien, répondit Mme Moret d'une voix guillerette en
soulevant la portière de la pièce contigüe et en se montrant avec
Christine.

On n'eût pas cru, en effet, qu'elle venait de voyager pendant vingt-deux
heures. Après avoir relevé et lissé ses cheveux gris, trempé sa figure
dans l'eau fraîche, elle reparaissait allègre et vive comme une
alouette. On lisait sur son visage combien elle était contente de revoir
son garçon en bonne santé, et cette joie suffisait pour la défatiguer.

--Bonjour, M. Lechantre, continua-t-elle, je suis bien aise de vous
retrouver ici avec mon Jacques... Et pourtant, je vous en veux de
l'avoir fait veiller si tard qu'il n'a pu venir au-devant de nous... Où
donc l'avez vous conduit, mauvais sujet?

--Je vous conterai cela à déjeuner, madame Moret, répliqua Francis en
riant, car je m'invite sans cérémonie...

--Je partais justement pour aller vous chercher, quand vous êtes entré,
dit Jacques en déposant sa canne et son chapeau.

Il aurait désiré trouver le moyen de recommander par un signe à
Lechantre la plus rigoureuse réserve; mais il se sentit à la fois
observé par Thérèse et par Christine, et il jugea prudent de rester coi
afin de ne pas fortifier des suspicions dont il devinait le vague éveil
autour de lui. Il espérait, du reste, que pendant les apprêts du
déjeuner il aurait l'occasion d'être seul avec Francis et qu'alors il
pourrait le chapitrer à son aise. Malheureusement les choses ne
marchèrent pas comme il l'avait calculé. Lorsque Thérèse sortit pour
jeter un coup d'oeil à la cuisine et à la salle à manger, Mme Moret et
Christine crurent devoir tenir compagnie à leur hôte.--Christine surtout
s'obstinait à accaparer l'attention de Lechantre. On eût juré qu'elle
avait pénétré les intentions de Jacques et qu'elle avait une maligne
satisfaction à demeurer en tiers entre lui et le paysagiste. Elle ne
lâcha prise que lorsqu'elle vit Thérèse rentrer dans le salon et
annoncer qu'on ne tarderait pas à se mettre à table.

Jacques bouillait d'impatience et de dépit. Il avait beau s'efforcer de
prendre un air enjoué et insouciant, les plis transversaux de son front,
la fixité de son regard et le sourire contraint de ses lèvres
trahissaient son irritation. Thérèse, habituée à lire sur la physionomie
mobile de son mari, ne se laissait pas abuser par une gaieté toute
superficielle. Elle trouvait à Jacques l'oeil inquiet et le geste agité
d'un homme qui dissimule quelque chose. Un subtil instinct de femme
aimante et jalouse de conserver son bien affinait encore sa perspicacité
et, à mesure que les doutes s'accumulaient dans son esprit, une
croissante tristesse lui embrumait le coeur.--Au moment où la bonne vint
dire que le déjeuner était servi, Jacques se dirigea vers Lechantre afin
de l'emmener à l'écart, mais Thérèse s'était déjà emparée du bras du
paysagiste pour passer dans la salle à manger. En même temps, Mme Moret
réclama celui de «son garçon», et Jacques, déconcerté, vit ainsi
s'évanouir son dernier espoir de communiquer secrètement avec son
compagnon, avant l'heure redoutable des causeries intimes et des
épanchements qui sont généralement la conséquence d'un repas pris entre
amis.

Le déjeuner, bien qu'improvisé, était bon et préparé avec sollicitude.
Thérèse avait fait servir le fameux pineau de Bazincourt dont Lechantre
lui avait expédié un panier, et celui-ci, mis en verve par le vin du
pays, la présence de ses compatriotes, la délicatesse du menu,
commençait à bavarder à coeur ouvert. Dès qu'il se trouvait avec des
amis et devant une bouteille de son vin favori, le paysagiste devenait
un saint Jean bouche d'or; Jacques le savait et son énervement
redoublait à mesure que pétillait la gaieté et que croissait l'entrain
du «cher maître».

Tandis que ce dernier vantait avec son style familièrement imagé les
talents du cordon bleu qui avait cuisiné le déjeuner, il fut brusquement
interrompu par la voix acide de Christine:

--M. Lechantre, vous nous avez promis de nous conter la façon dont vous
avez passé votre soirée avec Jacques!

--A vos ordres, mademoiselle, répondit le peintre en élevant son verre à
hauteur de l'oeil et en dégustant à petits coups son cher vin de
Bazincourt;--d'abord vous saurez que nous sommes allés aux confetti et
que nous y avons vaillamment combattu... Ensuite nous avons dîné au
cabaret, puis...

--M. Lechantre, dit avec une ironie affectée Jacques qui se sentait sur
des charbons ardents, souvenez-vous que Christine est fort dévote; ne la
scandalisez pas par le récit de vos exploits!

--Sois tranquille, gamin, je connais les égards dus aux demoiselles et
je glisserai discrètement sur l'épisode de l'enfant de choeur...

--Un enfant de choeur, répéta Christine d'un air faussement candide,
vous êtes donc allés à l'église?

--O naïveté biblique! s'exclama Lechantre, non, pas tout à fait... Il
s'agit du déguisement d'une jeune personne qui faisait ses dévotions à
la redoute.

--Quelle horreur! murmura Mlle Moret en baissant les yeux, comment
ose-t-on commettre de pareilles profanations?... Et c'est à ce bal que
vous avez tous deux passé votre soirée?

--Mon Dieu, oui, mademoiselle... Jacques était fort attristé de sa
solitude et j'ai voulu le distraire en le conduisant à cette redoute...
Toutes les belles dames de Nice y étaient et votre garçon, maman Moret,
y a eu un joli succès.

--Ne vous moquez donc pas de moi, M. Lechantre, interrompit Jacques
agacé, en voilà assez là-dessus!...

Thérèse avait relevé la tête et observait douloureusement le trouble de
son mari. Quant à la petite mère, toujours enchantée d'entendre l'éloge
de son Benjamin, elle riait avec indulgence; accoudée à la nappe, les
yeux fixés sur ceux de Francis, elle approuvait de la tête et répétait
complaisamment:

--Si fait, si fait, M. Lechantre, contez-nous ça!

--Eh! bien, mesdames, reprit ce dernier, ravi de s'écouter parler, la
redoute blanche et rouge était positivement une jolie chose et je
regrette que vous ne l'ayez pas vue... Il y avait, il est vrai, des
femmes de tous les mondes, depuis le fretin jusqu'au dessus du panier de
la société cosmopolite; mais je vous donne mon billet que la dame qui a
intrigué Jacques appartenait à la crème de la crème... Ça se devinait à
sa toilette et au son de sa voix.

--Vraiment, Jacques a été intrigué? dit Thérèse en affectant une
parfaite indifférence, voyez comme il cache son jeu!... Il ne nous en
avait pas soufflé mot.

--Bah! repartit Jacques en haussant les épaules, M. Lechantre se laisse
emporter par son imagination... Il s'agit d'une vulgaire aventure de bal
masqué et la dame n'avait rien d'intéressant.

--Mazette! se récria Francis, tu es modeste, toi, ou tu as le goût
difficile!... Une femme charmante!... Un peu hautaine, mais tout à fait
distinguée.

--Comment était-elle mise? demanda Thérèse.

--Elle avait une robe de laine blanche taillée à la grecque avec une
garniture de pavots rouges, et ses cheveux blonds étaient coiffés d'un
bonnet de dentelle d'or. Ajoutez à cela des yeux qui brillaient comme
des diamants, et une voix!... Une musique à la fois mordante et câline,
avec un petit accent étranger... Comme elle m'avait nettement signifié
que j'étais de trop, je n'ai pas assisté à la conversation, vous pensez
bien; mais il m'a semblé que la dame était aussi spirituelle que jolie,
et Jacques n'a pas dû s'ennuyer!

--Eh! bien, vous vous trompez! protesta celui-ci-ci en lançant un regard
furieux à Francis, nous avons à peine échangé vingt paroles, et
c'étaient des banalités!

--Pourquoi te défends-tu si fort? répliqua Thérèse avec un pâle sourire,
ces aventures-là sont très naturelles dans un bal masqué, et nous savons
bien que personne ne les prend au sérieux...

Malgré cela, les traits légèrement contractés de la jeune femme et
surtout l'expression de ses yeux bruns devenus presque noirs donnaient
un démenti à ses paroles. En effet, le calme qu'elle affectait en
écoutant les appréciations de Lechantre n'existait qu'à la surface.
Chacun des mots prononcés par le paysagiste produisait en elle une
secousse suivie de cruelles réflexions. Elle rapprochait les révélations
de Francis de l'obstination silencieuse de Jacques et elle en tirait des
conclusions peu rassurantes. La description de la dame aux pavots rouges
avait suffi pour éclairer d'une lumière suspecte cette rencontre où
Lechantre ne voyait qu'une amusante plaisanterie. Aux indications
rapidement esquissées par l'artiste, la pénétrante perspicacité de
Thérèse lui avait fait deviner que cette inconnue devait être Mania
Liebling, et toute sa jalousie s'était réveillée. Il était évident pour
elle que cette entrevue de Mania et de Jacques avait été préméditée. Que
s'y était-il passé? Quelles confidences s'y étaient échangées? Dans
quelle mesure Jacques avait-il succombé à la tentation? En tout cas, il
se sentait déjà coupable, puisqu'il cherchait des faux-fuyants, et
rusait pour ne point rendre compte de ses actes. Thérèse se jugeait
trahie, et trahie dans les conditions les plus offensantes. A peine
avait-elle quitté Nice, que Jacques s'était empressé de songer aux
moyens de revoir cette dangereuse créature; il n'avait pas rougi de
profiter de ce voyage entrepris par dévouement, pour satisfaire sa
curiosité ou sa passion. C'était odieux, et la jeune femme, blessée dans
sa fierté et dans sa tendresse, agitée par des soubresauts
d'indignation, était tentée décrier à l'infidèle: «Pourquoi mentir? Je
devine tout et je ne suis pas ta dupe!» Mais en cette âme vaillante, le
sens de la dignité et la crainte d'affliger cruellement la petite mère
l'emportèrent sur l'amour-propre blessé et elle sut se contraindre à
rester calme.

Néanmoins cette contrainte ne s'imposait point sans une lutte dont
l'effort transparaissait sur les traits de Thérèse, et Lechantre, qui
était observateur, ne manqua pas de remarquer l'altération que ses
confidences avaient produite sur la physionomie de la jeune Mme Moret.
Il comprit qu'il l'avait involontairement froissée et se tut
brusquement.--Pendant la fin du repas, un silence gênant pesa sur les
convives. Francis, redevenu sérieux, examinait avec surprise le noir
regard pensif de Thérèse, la mine vaguement inquiète de Jacques, le
méchant sourire de Christine, et il commençait à se demander: «Que
diantre ont-ils tous?... On dirait que mon histoire leur a jeté un
froid...»

On se leva enfin de table, on prit le café sur le perron et, tandis que
les trois femmes s'occupaient de rangements, Jacques put entraîner son
ami dans le jardinet, sous prétexte de fumer en plein air.

--Ah ça, que se passe-t-il? interrogea Lechantre à mi-voix, dès qu'ils
furent cachés par les massifs d'orangers, est-ce que j'aurais fait une
gaffe en racontant devant ta femme ton intrigue de la redoute?

--Absolument! répondit Jacques d'un ton amer. Pendant toute la matinée,
il m'a été impossible de vous prendre en particulier pour vous
recommander le silence... A la façon dont vous avez dépeint la dame aux
pavots rouges, Thérèse a dû reconnaître une femme dont elle est déjà
jalouse, et je crains que cela n'ait tout gâté.

--Comment! ce n'était donc pas la première fois que tu rencontrais cette
dame?

--Non, je la connais depuis six semaines; c'est une étrangère, une femme
du meilleur monde.

--Diantre soit des femmes du monde! s'écria le paysagiste désolé, je
croyais qu'il s'agissait d'une passade comme celle de mon enfant de
choeur, mais du moment où c'est sérieux, je n'en suis plus... Est-ce que
tu as l'intention de la revoir?

--Oui, avoua Jacques, ce soir... au Corso blanc... Et même j'ai compté
sur votre amitié pour...

--Pour conter à ta femme que nous devons passer la soirée ensemble,
n'est-ce pas?... Merci! tu me fais jouer un joli rôle, galopin!... Tu
oublies que j'ai une vive admiration pour Thérèse, et que je l'aime...

--Eh! moi aussi, je l'aime, protesta Jacques avec impatience, mais...

--Elle est propre, ta façon d'aimer... à coups de canif dans le
contrat!... Je ne veux pas être ton complice et tu vas me faire le
plaisir de planter là ton étrangère!

--Impossible!... J'ai donné ma parole pour ce soir... C'est une question
de délicatesse et d'honneur.

--Voilà de l'honneur bien placé... A d'autres!... ne compte pas sur moi.

[Illustration.]

--Je vous en prie!... Il s'agit... d'une dernière entrevue, d'une de ces
explications auxquelles un galant homme ne peut se soustraire.

--Ah! ah! La scène des adieux, les lettres à restituer... C'est une
liquidation, alors?

--Oui, affirma Jacques, qui, ne voyant plus d'autre moyen d'obtenir
l'assistance de Lechantre, n'hésita pas à se charger la conscience d'un
nouveau mensonge.

--Si c'est pour brusquer le dénouement, je veux bien t'aider à sortir
d'un mauvais pas, mais liquide, mon garçon, tranche dans le vif, et
méfie-toi... Ces histoires-là finissent toujours mal!

Ils remontèrent ensemble au salon. Thérèse s'était rendue assez
maîtresse d'elle-même pour ne plus laisser deviner son chagrin. Le brave
Lechantre, afin de racheter son impair de la matinée, s'évertuait à
donnera la conversation une tournure moins dangereuse, en évitant les
sujets brûlants, et en évoquant de joyeux souvenirs communs à toute la
famille. Il parla de Rochetaillée, taquina Christine sur ses goûts
sédentaires, entreprit la petite mère à propos de sa basse-cour et de
son étable, raconta de comiques histoires de village et fit tant qu'il
dérida Thérèse. Elle lui répondait avec enjouement et paraissait prendre
un plaisir d'enfant à entendre Francis parler le patois du pays. Sa
gaieté factice fit illusion à Jacques. Il se persuada qu'elle avait
oublié l'incident du bal masqué, ou du moins qu'elle lui pardonnait ses
frasques de la veille. Il retrouva son aplomb et donna la réplique à son
ancien maître.

Quand Lechantre prit congé des trois femmes, il dit négligemment à son
ami:

--A propos, Jacques, tu sais que le baron Herder compte sur toi ce soir,
pour prendre le thé. Nous t'attendrons entre huit et neuf heures...
Pardon, mesdames, de vous enlever ce gamin dès le premier jour de votre
arrivée, mais vous devez être fatiguées, et vous aurez sans doute besoin
de vous coucher de bonne heure.

Comme il achevait ces derniers mots, il rencontra le profond regard de
Thérèse et, trop franc pour le soutenir hardiment, il détourna la tête.
Les yeux de la jeune femme allaient alternativement de Francis à
Jacques: le premier fuyait son regard, le second affectait un air
distrait; leur attitude à tous deux lui parut suspecte.

--Ils s'entendent pour me tromper, songea-t-elle. Et de nouveau un froid
lui glaça les veines, tandis qu'elle essayait de sourire en tendant la
main à Lechantre.

Après le départ du paysagiste, l'après-midi se traîna péniblement entre
Christine, qui tricotait un châle de laine, la maman Moret, qui
sommeillait de temps à autre, et Thérèse, qui semblait replongée dans
ses réflexions.--En dépit des graves présomptions fondées sur la
froideur de Jacques et les révélations de Lechantre, il y avait encore
des moments où elle se refusait à croire à une trahison, à admettre
comme possible le navrant écroulement de son bonheur. «Non,
pensait-elle, il ne peut être devenu déloyal à ce point!» Elle attendait
toujours un regard repentant de Jacques, un de ces bons mouvements de
tendresse qui mettent un aveu aux lèvres du coupable et lui font tout
pardonner. Mais l'artiste restait distrait, nerveux et taciturne. A
mesure que la nuit s'approchait, il donnait des signes d'une impatience
mal contenue. Lorsqu'on se mit à table pour dîner, il mangea à peine, la
fièvre de l'attente lui coupait l'appétit, il trouvait que la domestique
enlevait les plats avec une lenteur agaçante; il l'accusait de pontifier
en servant, et, au cours de la conversation, il consultait sa montre à
la dérobée.

Aucune de ces agitations, aucun de ces gestes, n'échappaient à Thérèse.
Ils lui perçaient le coeur, et sa souffrance était d'autant plus aigüe
qu'elle cherchait à la dissimuler.

Dès que le dessert apparut, l'impatience à peine déguisée de Jacques
redoubla. Il entendait huit heures sonner aux pendules et il calculait
avec agacement qu'il serait obligé de perdre encore quelque temps chez
le costumier... «Ce dîner n'en finira jamais!» se disait-il rageusement.
Il ne répondait plus que par monosyllabes aux questions des trois
femmes, de peur qu'une réponse plus explicite ne redonnât un nouvel
essor à la conversation qui languissait, et ne le retînt plus longtemps
dans la salle à manger.--A la fin, il se leva brusquement et alla
embrasser la petite mère.

--Bonsoir, maman, murmura-t-il, il ne faut pas que je fasse attendre le
baron Herder, et d'ailleurs vous devez avoir toutes trois grand besoin
de dormir.

Thérèse s'était levée en même temps que lui et le précédait dans
l'antichambre avec une bougie.

--Rentreras-tu tard? demanda-t-elle, quand il fut près de la porte.

--Non... Je l'espère, du moins, mais je ne puis te fixer une heure
précise... quand on est chez les autres, on ne s'appartient pas... Au
revoir, Thérèse!

Il lui prit la main et la serra précipitamment.

--Ta main est glacée, dit-il, tu es fatiguée et un bon somme te fera du
bien... Couche-toi vite!

Là-dessus il s'esquiva.--Dès que la porte fut refermée, Thérèse gagna sa
chambre, dont la fenêtre restée ouverte donnait sur la rue. Elle vit
Jacques courir vers le boulevard Dubouchage, dans une direction opposée
à celle qu'il aurait dû prendre pour aller au port.

--Avec quel aplomb il ment déjà! pensa-t-elle... Non, je ne puis
supporter cet état de doute et d'angoisse... J'aime mieux tout savoir!

Son manteau de voyage et son chapeau étaient encore sur le lit; elle se
coiffa, s'encapuchonna à la hâte, puis, rouvrant avec précaution la
porte d'entrée, elle se glissa dans la rue et se précipita vers le
boulevard.

_(A suivre)._

André Theuriet.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2497, 3 Janvier 1891" ***

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