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Title: L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891
Author: Various, L'Illustration-
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891" ***


L'ILLUSTRATION
Prix du Numéro: 75 centimes.

SAMEDI 17 JANVIER 1891
49º Année.--Nº 2499

[Illustration: CÉLINE MONTALAND
Phot. Van Bozch, Boyer succr.]



AVIS AUX ACTIONNAIRES
de L'ILLUSTRATION

MM. les actionnaires de la Société du journal l'_Illustration_ sont
prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social,
13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux
heures.

ORDRE DU JOUR:

Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de
l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du
dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du
chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix
auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en
1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.

Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires
de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la
Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant
de carte d'entrée.



COURRIER DE PARIS

Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la
question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les
pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de
conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.

Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme
nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une
médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris,
une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette
mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.

On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous
diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici
tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël.
Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin
d'hiver de tout bon Parisien _dans le train_. Pour rester dans ce
_train_, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses
bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la
Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y
grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi,
c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.

A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui
les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les
mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se
trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs
des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait
les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes,
se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la
brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns,
avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur
leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros
parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la
semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de
Séville et de Grenade, où êtes-vous?

Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle
l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent
l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la
lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est
une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière,
et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour
s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin
de contempler de près cette mascarade hétéroclite!

Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y
aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et,
par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la
Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par
les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que
tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.

Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous
les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle
avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma
part, une cantinière dans les _Cosaques_, la reine Bacchanal dans le
_Juif-Errant_, Ida de Barency dans _Jack_, et une Espagnole au
Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en
espagnol une _habanera_ qui fit fureur. _Ollé! ollé!_ Car elle avait
l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe
courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux,
lorsqu'elle jouait le _Pied de Mouton_, on songeait à cette Petra
Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des
_Emaux et Camées_:

Peigne au chignon, basquine aux hanches,
Une femme accourt en dansant.
Dans les bandes noires et blanches
Apparaissant, disparaissant.

Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au
_Pied de Mouton_. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon
père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou
seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là.
Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas
de place; on y jouait l'_Armée de Sambre-et-Meuse_, une de ces pièces
militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui
reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le _Régiment_ et _Nos
sous-officiers_.

Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les
_Routiers_. Salle pleine.

--Allons au Palais-Royal, dit mon père.

Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de
l'_Armée de Sambre-et-Meuse_ et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le
Palais-Royal représentait alors la _Fille mal gardée_ et _Maman
Sabouleux_, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland,
brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et
dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois
encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme
une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son
métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre.
Jolie, cela va sans dire.

Pendant un entracte du _Prix Montyon_, regardez au foyer, dans les
portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant.
Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par
l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.

Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les
collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons
pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les
pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour
remercier _l'enfant prodige_ d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs.
Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de
1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers
supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts.
Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût
pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs
d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.

Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur
auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.

--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa
coquetterie.

Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des
admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être
joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué
pour la dernière fois.

Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne
une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de
Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de
location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en
puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du
public manquait de recueillement.

La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une
actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et
il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours
prêts à se mettre en avant pour une bonne oeuvre. Voyez Sarah Bernhardt
qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer _Phèdre_ au
bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M.
Duquesnel.

Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le
baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un
peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre,
paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses
_Mémoires_ comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai
pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes
cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.

Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!

Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un
vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le
roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le
reconstituait, le _triangulisait_ comme on disait alors, avec une
activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs,
dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher,
et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des
sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture
de ce Paris _haussmanisé_ et un calembour jeté à propos fit la fortune
d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.

M. Jules Ferry publia une brochure, les _Comptes fantastiques
d'Haussmann_, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.

Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière
en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome
entre les doigts!

Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se
précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où,
_bianca e grassa_, Mlle Marie Rose chantait les _Djinns_ du dernier
opéra d'Auber!

Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle
Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces
de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la _Ville-de-Paris_.
Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron
Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il
demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en
abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui,
de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et
que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa
pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon
Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui,
après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une
place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il
contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la
question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.

C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la
tente, mangeant du mouton embroché comme dans une _diffa_ arabe. Puis il
partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille
femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un
vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à
Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:

--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes,
du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde
républicaine: il votera pour vous!

Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui
tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et,
résolument:

--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort,
_signor baron!_

Prendre pour agent électoral le bandit _Bella-Coccia_, l'aventure ne
manquait pas de fantaisie!

Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de
temps. Les _Mémoires du baron Haussmann_ sont d'un administrateur
éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus
de vie.

Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré,
je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le
_Courrier de Paris_ n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver!
La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux
qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie
des malheureux.

Rastignac.



L'HIVER DE 1890-91

L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables,
tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre.
Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même
supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un
coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna
comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il
descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0,
minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid
persistant et rigoureux.

Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au
18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au
soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au
soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été
inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au
31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en
réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le
thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9
jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la
glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes
(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel
(19, 20 et 21 décembre).

Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de
Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4.
On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce
sont ceux de 1829, 1840 et 1879.

La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après
le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le
dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du
31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et
même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour
causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima
diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima,
et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état
thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la
nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des
barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser
les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est
ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus
comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des
inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la
ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc
surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que
pittoresques de la colonne thermométrique.

***

Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le
dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de
courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er
janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un
léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min.
-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°,
4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.

La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois,
a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre
eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris,
dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il
ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de
la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.

La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments
en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas
été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30
décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux
premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la
levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi.
Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du
fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation
complète pour le lendemain.

L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers
10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres,
dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les
banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi
d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis
le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.

Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les
curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les
Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces
présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz
et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces
points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun
glaçon.

Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully
jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre
considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages
supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.

Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont
de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant
remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières
heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite
entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a
encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.

Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates
suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier
1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre
1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre
1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du
fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée;
quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans
le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la
Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire
qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de
l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient
formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le
courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les
obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui
n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8°
comme moyenne des maxima et minima.

Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les
effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de
Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et
d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette
première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse,
c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la
marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se
produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle
pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.

Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui
est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé
quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à
l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne
peut dire.

La météorologie est très loin des certitudes de sa soeur aînée
l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans
d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un
phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel
temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.

Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des
résultats satisfaisants? C'est moins sûr.

On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes
astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de
suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le
cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand
hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une
périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer
davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous
les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites
depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux
siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:

1708--9         1829--30
1715--16       1837--38
1728--29       1840--41
1775--76       1844--45
1788--89       1853--54
1794--95       1860--61
1798--99       1870--71
1802--3         1879--80
1812--13       1890--91
1822--23

En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir
vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales.
Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre
quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer
que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne
de jouer là-dessus un pari sérieux.

D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune
base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est
bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la
comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum
des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un
an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est
arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les
fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est
assez étonnant, mais c'est ainsi.

Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature
ne livre ses secrets qu'à la persévérance.

L'hiver actuel peut se résumer ainsi:

Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis
le commencement de l'hiver.

Les plus basses températures observées ont été:

Moscou          31° le 7 janvier.
Haparanda      29° le 6 janvier.
Varsovie         24° le 29 décembre.
Gérardmer      22° le 10 janvier.
Épinal            20°   "    "
Montargis      17° le 9 janvier.
Loudun         16° le 10  "
Paris             15° le 28 novembre.
   "               13° le 15 décembre.
   "               11° les 8 et 9 janvier.

Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne,
Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues,
Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.

L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.

Camille Flammarion.



[Illustration: LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie
religieuse dans l'église russe de la rue Daru.]



LE BARON HAUSSMANN

Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un
grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût
plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et
s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume
de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de
l'oeuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les
controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et
embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter
d'être défendu par son oeuvre devant la postérité, il fallait d'abord
défendre cette oeuvre devant les contemporains.

C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons
qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant
voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait
songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la
destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes
musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de
Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet
et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son coeur
n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les
voyait se succéder d'un oeil prudent et indifférent, d'une âme un peu
méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la
liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis
d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en
pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en
d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui
apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le
dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour
le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les
Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne
avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet
de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et
qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes
combinaisons.

[Illustration: LE BARON HAUSSMANN D'après une photographie de M. Pirou.]

Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre
génération que bien des volumes, sur l'oeuvre accomplie par le baron
Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue
librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et
d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui
les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa
toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des
bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois
et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait
accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous
ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol
créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et
Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des
Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de
Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la
reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas
marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann.
L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant
la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les
Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut
mieux que cela.



[Illustration: M. FOUCHER DE CAREIL D'après une photographie de M.
Truchelut.]


[Illustration: M. EUGÈNE DELAPLANCHE D'après une photographie de M.
Pirou.]



UN LABADENS

Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes
périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises
depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre,
attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir
l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui
menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps
creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.

On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et
d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et
sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais
ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat
les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum
classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les
mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont
le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de
retenues et de vers à copier! C'est odieux!

Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que
l'Université, _alma parens_, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû,
pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un
peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a
forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction
interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez
d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et
de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir.
On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la
gastrite!!!

***

Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que
j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient
chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les
«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la
fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de
Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte,
qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi
aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des
médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre
les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de
plus clair à la notoriété.

J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept
heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces
assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand
je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais
sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai
parfaitement incongrue.

--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite
bonjour! espèce d'homme de lettres.

Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court,
tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux
grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris
filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de
l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.

--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis
on change, tu sais... tout le monde change...

--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que
diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi.
Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...

--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu
fais?

--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province,
j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose...
Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps,
hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque
je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets
de théâtre... Allons, viens!...

***

J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser
une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me
racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire
épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien
tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et
aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade
réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre
la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas
destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.

--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!

Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas,
avait la propriété de l'exaspérer.

--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la
moustache raidie. Fous êtes tous des _calobins!_

Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se
remémorait avec délices.

--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?

--Non, pas du tout.

--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous
longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé
la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait
des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un
éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman».
Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50
centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans
l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous
rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et
rapide, et qu'est-ce que je lis... «_Roman history..._» une histoire
romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de
cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!

Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que
prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain
pourtant de sa mésaventure.

--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.

--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas
beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je
compte bien...

Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts
arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont
j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et
je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal.
Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon
pardessus:

--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne
m'oublie pas pour la première, au moins.

***

Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre,
ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement
l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une
heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.

C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le
cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château
désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de
grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive
jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu
de chaque _trac_ nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le
crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me
laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui
revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il
me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer,
que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés
faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de
maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient,
un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore
sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes
exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges
paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir
dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en
des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les
regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre,
ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes
quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de
moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de
Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil
se couchait dans un crépuscule flamboyant.

***

Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et
par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire
tomber sur la glace.

--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par
exemple! Ah! tu vas m'aider!

J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et
l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu
d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure
tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me
contins.

--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.

--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.

--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.

--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux,
vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le
misérable!... la coquine!... la coquine!...

--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...

--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me
tuera...

--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?

--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai
reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à
Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la
garnison.» Voilà!

--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?

--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais,
parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras
dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.

***

Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant
dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant,
ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne
fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les
villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.

Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon
compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit
vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes
journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos
recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et
son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait
trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un
compartiment, où je pris place à côté de lui.

Quand le train fut en marche:

--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.

Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on
jette un os à un chien.

--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!

--Comment, pas pour moi!

Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La
rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir
tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer
personne!...

Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.

--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant.
Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire!
Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la
première...

Djallil.



LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE

Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à
l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les
caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.

Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de
755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne
représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois
francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être
question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées
par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12
milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions
comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont
2,340 millions comme versement initial.

Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme
il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont
également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas
marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de
contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou
simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était
impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation
en l'honneur du crédit de la France.

De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures,
trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe
de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies
uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les
colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort
importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés
ci-dessus.

Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à
faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop
répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de
millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le
Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés
d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à
la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution;
et il est de notoriété universelle qu'une importante opération
financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un
emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque
chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une
bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux
conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs.
L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu
sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été
impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et
puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions
d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au
nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit
emprunter 75 millions en or à la Banque de France.

Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont
elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car
l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en
1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix
milliards!

L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en
rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le
Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons
trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que
l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les
Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec
sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%;
l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le
4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons
sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%;
le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le
Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen
des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.

Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a
été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis
l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront,
pour marcher de concert vers le pair.

La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente
anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le
crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et
ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu,
après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire,
malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique
qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec
notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.

Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les
circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage
de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à
l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un
milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est
douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard
provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si
l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze
francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par
jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au
1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme),
n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier
revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En
Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75
francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours
actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la
population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos
voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une
classe relativement privilégiée, au _select few._

***

Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes
parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est
définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la
maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à
52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès
considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en
5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle
amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à
3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le
crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr.
50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en
1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de
banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente
française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.

Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux
emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25;
leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.

Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public;
jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle
des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En
1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59
fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40%
environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt
de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la
souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions
fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert;
le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se
disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il
est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870,
au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60,
fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.

Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de
libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et
rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels
que dut faire la France furent superbement compensés par les
encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5%
de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement
de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit
quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut
couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne,
cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!

C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on
eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait
bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il
importait de relever les courages abattus, de faire renaître la
confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit
national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M.
Thiers mit tout en oeuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands
banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi
amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans
l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette
combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses
prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose
dont plus haut il est parlé!

Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il
fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi
3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission
de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie,
au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda
5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert
près de 21 fois.

***

On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier
emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886.
Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs
était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle
représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre
ans seulement.

Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le
souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par
l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu.
L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2%
d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de
1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel
de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement
de plus de 19% du capital.

Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la
France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu
la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le
passé et le présent sont caution de l'avenir.

Ch. Friedlander.



[Illustration: L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:
L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.]


[Illustration: L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des
glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.]


[Illustration: L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à
quinze cents francs de rente et au-dessus.]



[Illustration: Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.]

LES PARLEMENTS ÉTRANGERS

VIII

SUÈDE

Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont
surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années,
réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme
l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.

Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre
chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est
la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de
dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était
un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille
de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.

Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en
1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution
suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi
considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres
où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.

Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se
développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme,
d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint
intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses
discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on
obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est
là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique
de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de
ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la
réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis
de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né
en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses
excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut
nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. _La
gauche et la droite_ n'existant pas dans la politique suédoise, on ne
peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est
que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi
qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la
constitution actuelle dont nous allons exposer le système.

La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète
composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils
provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la
«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs
censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.

Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont
actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette
Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands
financiers.

Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont
actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs
d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les
campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres,
élus dans les villes.

La diète (_Riksdag_) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15
janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi,
ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil
d'État.

Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres
simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions
ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge
convenable.

L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un
discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres
réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi,
après un service religieux, en séance solennelle. Le président
(_talman_) et le vice-président (_vice talman_) sont nommés par le roi,
et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.

La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le
roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois
ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le
budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on
additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un
bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine
la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et
les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du
nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les
décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle
détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas
toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.

Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient
élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des
villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou
que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou
communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil
provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants
compris dans son territoire.

Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans,
justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins
1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.

Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq
ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires
générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions
suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué
pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2°
avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble
agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un
impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).

Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses
droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription
électorale.

Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe
rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand
retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement
un grand intérêt.

La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement
de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection
des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les
provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité
dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la
deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très
singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à
Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont
passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles
électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la
capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs
environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait
illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre
côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce
furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres
invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi
privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskioeld,
le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le
premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont
les inventions agricoles sont fort estimées.

La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans
dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis
quelques années il occupait le poste de vice-président.

Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord
le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les
comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les
rédacteurs MM. Hedlund et Borg.

Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une
façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur
les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.

Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel
Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de
Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu
d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et
de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses
protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le
comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité
de son portefeuille.

M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme
tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique,
un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui
suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses
chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les
épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être
attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884?
Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont
trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en
effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très
simple meublé d'une façon rudimentaire.

On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de
l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la
cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait
certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de
se départir de sa réserve vis-à-vis de la France.

M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique
d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute
la Scandinavie.

Quant à ce qu'on appelle en Suède _la maison du Parlement_, elle est
vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour
recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument
n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de
concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm
ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que
peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que
ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de
croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes
lois.

P. Artout.



QUESTIONNAIRE

N° 16.--Paris et Province.

_Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de
la Vie de province?_

(14 Juin 1890.)

RÉPONSES (suite)

Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des
satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le
même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces
mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les
nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des
passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue
universelle au service du coeur et de l'intelligence; le langage
articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de
l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du
jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les
provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans
communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent
pas.--Volapuc.

Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les
plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises,
avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à
cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en
attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous
disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi
la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la
Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles
d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de
leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces
deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier
dans leurs moeurs et leurs habitudes.--Vieux Pommeau.

C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les
Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en
occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas
l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier.
Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent
en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont
l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--Poligny.

Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable,
un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village.
Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre,
neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de
deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est
un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les
maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on
y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai
même que Paris est une _Petite ville_, c'est-à-dire une agglomération de
petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les
moeurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le
langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent
pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des
habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui
se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg
Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi
différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une
vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est
une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--Rulwer.

J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie
pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le
jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes
sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra
la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un
Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et
s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--Petit clerc.

L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la
ville, maison par maison; tout le monde se sait par coeur. Les cancans,
maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur
plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de
Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups
de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans
doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un
autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce
qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du
tout.--L'Ennuyé.

La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses _Caractères_.
Tout le monde connaît le tableau de la _Petite ville_, où Picard a
trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:

La première représentation était incertaine, un seul mot décida du
succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel
elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez,
sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas
la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être
pas marié?»--Camille S.

_Parisienne_ et _Provinciale_, en dehors de Paris, sont des synonymes de
_Courtisane_ ou _Ménagère_, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et
aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu
est à Vénus.» Vesta.

On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et
ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont
partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus
grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les
composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et
jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées
et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des moeurs
égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois
Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le
vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et
le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour
assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde
provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les
fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer,
ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les
mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui
ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe
particulier, quand ils en ont un.--Tapis Vert.

Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui
endort la pensée et engourdit le coeur, c'est son hypocrisie peureuse,
la basse jalousie, l'envie à l'oeil louche, qui y voit très clair, la
haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en
soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en
secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre
et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le
batelier.--Épine de rose.

En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires,
les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies
et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le
monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce
qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le
touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a
aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et
affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur
pays.--Tourist.

D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la
ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller
et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec
personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à
rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans
qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune
sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les
autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est
libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout
l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se
voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin
Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et
hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie
d'élection de ceux qui n'en ont plus.--Liberté, Égalité, Fraternité.

Charles Joliet.

_(A suivre.)_



NOTES ET IMPRESSIONS

L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne;
mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être
imité.

La Mothe Le Vayer.

***

Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de
crier, si elles sont bien à nous.

Anatole France.

***

Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en
France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage
aux médiocres.

_(Mémoires)_

Talleyrand.

***

La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.

Léon Say.

***

Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus
mince espérance.

Émile Gaboriau.

***

Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a
passé par la petite vérole: il reste grêlé.

_Claude Larcher_

(P. Bourget.)

***

En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la
rupture était possible.

_Claude Larcher_ (P. Bourget.)

***

Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la
porte.

Adrien Chabot.

***

Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles
lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge,
finit par croire qu'il dit la vérité.

_(Pensées posthumes.)_

Louis Lacombe.

***

L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.

_(Pages intimes.)_

Eugène Manuel.

***

La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente
encore plus de maladies que de remèdes.

***

La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.

G.-M. Valtour.



[Illustration: L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais
et de ses annexes.]



[Illustration: Sur le sable.]

[Illustration: La récolte des oeufs.]

[Illustration: L'empailleur.]

[Illustration: Deux amis.]

[Illustration: Une capture.]

LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.



Ouverture de la session parlementaire.--C'est lundi 13 courant qu'a eu
lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre
Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le _vieil
Allobroge,_ ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année
depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et
jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige
l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au
fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais
pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM.
Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés,
deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est
le hasard qui est le seul coupable.

La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son
discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets
que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué
ainsi:

«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au
règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.

«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez,
mes chers collègues, d'introduire le voeu que vous me veniez en aide, le
jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de
leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec
la Constitution anglaise.

«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à
l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de
l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures
réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder
sans même être examinées.»

Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions
apportent à leurs travaux la plus grande activité.

Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a
procédé au tirage au sort des bureaux.

M. Floquet a été élu président définitif.

Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces,
sénateur de la Gironde.

Le ministère; l'Emprunt.--L'impression générale, à la rentrée des
Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les
surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom
de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à
renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.

Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée
faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les
résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du
ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des
républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens
partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre
financier est fait pour réjouir tout le monde.

L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les
souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement
était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10
janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.

Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55)
tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.

Le clergé et la République; le discours de M. Méline.--La question
religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la
politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain,
que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement
décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout
dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux
déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas
seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est
considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu
un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette
circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée
répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand
nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à
rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été
en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de
l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.

Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans
contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le
cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à
l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et
sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette
pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de
gouvernement.

Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention.
C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée
au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux
théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus
significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la
suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII
a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal
Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:

«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés;
je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui
qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette
déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps
on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le
mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»

Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue
avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du
cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question
essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres
de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et
politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église,
s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte
d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois
libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.

Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question
religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les
adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil
que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent
l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi,
dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par
plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou
évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à
ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les
résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion
de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.

Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président
de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de
l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de
la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire
pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur,
«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments,
toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur
esprit.»

Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le
régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas
hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux
congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur
applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.

L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et
la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il
dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré
tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe
que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes
suivront les paroles.»

Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse,
parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter
l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que,
si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise,
des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la
situation politique du pays.

Afrique: _Soudan français._--Nous annoncions dans notre dernier numéro
que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière
forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris
contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir
depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en
fuite.

Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme
nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire
les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car
les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos
troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des
prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.

La conquête de Nioro complète l'oeuvre commencée l'an dernier par le
colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal
et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses
conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste
empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans
sa marche vers l'Océan Atlantique.

_Au Dahomey._--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier
de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à
Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le
Blanc, lieutenant de vaisseau, Decoeur, capitaine d'artillerie de
marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du
gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de
Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi,
aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.

Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un
autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont
présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont
l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement
satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune
des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.

Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos
pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de
fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le
marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000
francs a été versée entre les mains du fournisseur.

Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de
nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au
moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de
mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour
empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a
rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route
seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près
impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du
sauvage et du diplomate.

Beaux-Arts.--_Le bureau du comité des 90._--Le nouveau comité des 90 a
nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité.
MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony
Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.

Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre.
Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et
Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin
Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture;
MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.

M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.

Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous
la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts
concernant la composition du jury.

En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans
lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra:
1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2°
les artistes hors concours nommés par les artistes de la première
catégorie et par le comité de peinture réunis.

Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année
suivante.



Nécrologie.--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.

Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.

Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.

M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.

M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.

M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.

Le statuaire Eugène Delaplanche.

M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.

M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.

M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.



LES THÉÂTRES

Théâtre de l'Odéon; reprise des _Faux Bonshommes,_ comédie en quatre
actes, de MM. Barrière et Capendu.

La comédie des _Faux Bonshommes_ est trop connue pour que nous nous
étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions
pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde
scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt
de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière,
sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que
la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre
ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs
qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.

L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M.
Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique,
mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a _joué_ le rôle de
Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait
autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est
charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M.
Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade?
Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté
des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle
Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce
physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le
directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.

S.



LES LIVRES NOUVEAUX

_Truandailles,_ par M. Jean Richepin.

1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au
moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de
rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait
réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que
M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers
ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son
chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie,
sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.

Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois,
l'auteur de la _Chanson des Gueux_ s'abandonne au plaisir de la couper.

_David d'Angers et ses relations littéraires._ Correspondance du maître
avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac,
Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc.
publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David
d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient
compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: _David
d'Angers, sa vie, son oeuvre, ses écrits et ses contemporains_. Cette
biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée.
David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin,
qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur
seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres
ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au
milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami
du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de
David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les
réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec
relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant
de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura
l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry
Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et
suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les
circonstances auxquelles elles se rapportent.

_Mémoires de la duchesse de Brancas,_ publiés avec préface, notes et
tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de
XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son
élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait
curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste
érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment
donné les _Mémoires de Mme de Lafayette_, publie aujourd'hui les
souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La
préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les
plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine
partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de
vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène
Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un
extrait bien choisi du fameux pamphlet, _Mémoires de la cour de Perse_,
le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.

F. D.

_La Liberté de conscience,_ par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50
(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été
destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant
pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus
en plus la liberté de conscience dans les institutions et les moeurs?
Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M.
Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le
monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du
donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître
de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur
cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très
complet--et très profitable--de la question.

_La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889_,
par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction
publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30
gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle
publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la
remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au
Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont
on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions
d'art (l'_Art lorrain, l'Estampe, la Gravure_, etc.), a traité son
sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de
compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages
une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.

_Les Pièces de Molière_ (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient
de paraître: c'est l'_Impromptu de Versailles_. Notice et notes de M.
Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.

Dans la collection des _Petits chefs-d'oeuvre_ (librairie des
Bibliophiles), les _Anecdotes sur Richelieu_, de Rulhière, avec une
préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois
le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le
martyrologe de la vertu de ses contemporaines.



NOS GRAVURES

CÉLINE MONTALAND

Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce
fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre,
filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les
beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos
pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland
monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous
quels auspices!... elle créait dans _Gabrielle_, d'Émile Augier, le rôle
de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup
de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...

Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel,
d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce,
écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer _Une fille,
bien gardée_ et _Mam'zelle fait ses dents..._ Et, dans toutes ces
créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby
précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle
d'un baby.»

On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le
monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor
Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel
empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit
passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de
travailler.

Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin
dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans
le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette.
Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle
interpréta à l'Odéon la mère dans _Jack_, de M. Alphonse Daudet. Puis,
après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile
Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et
réussit complètement dans _Bataille de Dames_ de MM. Scribe et Legouvé.
Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que
représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans _Margot_ de M.
Meilhac.

En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit
d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la
maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette
charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et
sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée
aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la
gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»

Adolphe Aderer.


LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG

Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe;
les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus
par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du
31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient
commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade
Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter
à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les
ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et
le corps diplomatique y assistaient.

Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de
la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le
convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire
de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église,
entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief
lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte
devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée
russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à
gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours
grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche,
sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant
le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la
duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de
Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se
trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général
russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous
les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils
tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.


M. FOUCHER DE CAREIL

Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de
Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le
nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc,
par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte
de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M.
Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la
République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières
années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une
candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences
à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient
d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il
servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de
Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter
l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en
1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de
Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en
janvier 1876.

Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire
sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil
avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité
d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa
compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très
bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante
d'Autriche-Hongrie.


M. EUGÈNE DELAPLANCHE

Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des
dernières et non des moins belles oeuvres du grand artiste qui vient de
mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de
Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade
déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à
l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10
janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France
perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un
artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.

Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement
laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il
remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec _Achille saisissant ses
armes_, et, en 1861, le premier avec _Ulysse bandant l'arc que les
prétendants n'ont pu ployer_. Il donna bientôt au Salon une série
d'oeuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres:
L'_Enfant monté sur une tortue_, et _Ève après le péché_, qui figure
aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une
infatigable ardeur. _La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour,
Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle_, mirent le sceau à sa réputation.

M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.


LES GLACES DANS LA MER DU NORD

Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui
qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue:
à Ostende, notamment.

Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés,
depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se
souder cependant.

Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les
cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée.
Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont
ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur
indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la
blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la
côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.

Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la
vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis
qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche
naviguent toutes voiles dehors.


1,500 FRANCS DE RENTE

A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là
seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus,
passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne
laisse aucun doute à ce sujet.

Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs,
exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs
pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire
et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit
heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000
francs.

Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment
pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu
de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps
avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils?
L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis
à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement
l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui
ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.

Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas
tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10
francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins
de popularité de la valeur émise, de la température aussi.

Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les
marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup
d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à
la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au
nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou
trois rabatteurs amenaient le client, le _pante_, le _singe_: l'un et
l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans
son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix
clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était
toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant
force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela,
les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut,
pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de
ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils
avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par
conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.

Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de
souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs.
Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre
désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots,
j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens
d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne
faut pas tenter le diable.

C. F.


L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU

L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura
lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé
aux organisateurs.

Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en
1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine
de la couronne.

La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla,
à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée
avec la plus grande rapidité.

Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de
l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais
principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été
comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons
surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur
la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous
trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le
théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir
d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la
cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de
l'Exposition.

On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore,
et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est
nécessaire.

E. F.


LES ALLIGATORS

La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs
sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on
trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en
Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y
multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce
pays, l'objet d'un commerce curieux.

Montrons d'abord l'_Eden_ de l'alligator. Une rive basse et marécageuse
borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans
l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses oeufs et qu'il dort immobile
pendant des journées entières.

Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête
et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher
ses oeufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme,
car la récolte s'annonce bien.

Déjà le chercheur d'oeufs est parti avec son panier plein. L'alligator
va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le
sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide
accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...

Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators
connaissent leur métier et vont manoeuvrer habilement. Cerné de deux
côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement
retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis
sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les
deux mâchoires au moyen d'une liane.

Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes
que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine
inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.

Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car
c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses
oeufs et les fera éclore.

Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en
aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que
quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il
deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur
notre dessin.

Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison,
une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator
familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son
gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en
vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce.
Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la
bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera
sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement,
en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des
planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.



[Illustration.]

CHARME DANGEREUX

PAR

ANDRE THEURIET

Illustrations d'ÉMILE BAYARD

Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.

La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de
l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le
seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée
rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil
faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient
contre le cap Saint-Hospice.

Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:

--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et
nous serons là comme chez nous.

Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage
et Jacques la suivit avec un serrement de coeur. L'hôtesse délurée et
rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle
ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures
se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se
souvenir de lui.

--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un
moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne
devez pas avoir beaucoup de visiteurs?

--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients
qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu
personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!

--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et
apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?

«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui
étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des
biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.

Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et
d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que
le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de
l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au
contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des
_five o'clock_ et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines
décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse
toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les
solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.

--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette
dînette à l'auberge!

Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme
Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande,
puis trempa ses lèvres dans son verre.

--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre
d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la
véranda du restaurant de la Réserve!...

Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de
Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait
l'odeur d'oeillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et
ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son
coeur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le
monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette
petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant
des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre
mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui
était parcimonieusement mesuré.

--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert
profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et
ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire
plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a
en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et
cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le
peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner
ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de coeur plus
tard... quand vous ne m'aimerez plus.

--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec
vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la
terre.

--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et
même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec
sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.

--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je
vous le jure!

Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les
lèvres:

--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint
Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous
appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.

Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le
bras de sa main fluette et allongée.

--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers
entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore,
quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup
taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à
une autre...

Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à
jour, il murmura entre ses dents serrées:

--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment
osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?...
Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous
n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!

--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un
hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce
cabaret de village?

Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le
regardait ironiquement.

--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude
dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être
pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel
aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une
coquette?...

Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car
elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.

--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.

Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et
son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya
son front et balbutia humblement:

--Pardon! je suis un rustre et un sot!

--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais
vous êtes pire, vous êtes méchant.

--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime
trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous
me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une
autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.

Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la
table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière
soumission, elle lui tendit tes mains.

--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends
acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes
yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?

--Ils me grisent comme toujours, mais...

--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa
voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.

--Mania!..

Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les
empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la
bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de
vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce
corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux
blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les
yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie
du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre
de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce
qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.

--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait
de nouveau.

Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses
lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et
c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à
travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix
d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...

Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les
massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des
jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait
Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.

Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où
elles désiraient se promener, et les voyant indécises:

--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne
connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je
propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...

Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M.
Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de
cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait
en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un
mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé
des lambeaux de son bonheur.

Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche.
La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de
s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers
déjà en boutons.

--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs
pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore...
Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.

--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat
exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est
attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis
terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que
nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.

--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement
Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici
sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il
des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas
un lieu de délices.

--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle
de façon de concevoir les bontés de la Providence...

Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les
yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière;
la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les
découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les
feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes
détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là,
il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le
lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient
des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine...
Par quelle fatalité son coeur avait-il si promptement changé? Les
géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches,
là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables
que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un
souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile
d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers
où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le
parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui,
l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné
sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les
mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser,
elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures
qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même
instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme
Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...

Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments
de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le
vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les
coeurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent
invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie
roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les
lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le
chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer
éblouissante.

Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser
jusqu'au village.

--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au
bout son douloureux pèlerinage.

On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à
l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs
descendirent.

Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître
stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa
caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et
de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs
harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en
livrée bleue fumait nonchalamment.

--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser
jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.

Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage
aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme
peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un
tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux
joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.

--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.

Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints,
elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite.
Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la
porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:

--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher
quelqu'un.

Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la
porte de la salle, reconnut d'un clin d'oeil Jacques et Mania causant
très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis
entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il
dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et
gravissait l'escalier à son tour.

--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez
déplacée, vous et Christine!

Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son
ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et,
pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés
effarés.

Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre
hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et
s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.

--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.

--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai
nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu
simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je
suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et
vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.

Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons,
redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au
milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:

--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous
serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre
voiture!


XIV

Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette
intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant
que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites
désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue
minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de
Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à
regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans
l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la
suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de
jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme
cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme
outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet
esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et
quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice!
Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et,
qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû...
C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du
milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à
distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité,
pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une
intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et
l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une
misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de
cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et
arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un
frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs
fulgurantes.

Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui
la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il
ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de
lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce
moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez
délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la
plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et
silencieux.

Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle
cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par
un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau
de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses
gants et se dirigea vers la porte.

--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui
barrer le chemin.

--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez
l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal
si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se
regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je
exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation
intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout
à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non,
non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...

Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les
coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant
haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se
laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête
s'agitait convulsivement.

--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas
dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos
ordres pour réparer le mal que je vous cause...

--Donnez-moi un verre d'eau!

Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise
nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes!
Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il
l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux
fruits à sa tendresse.

--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang
de mon coeur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour
empêcher vos larmes de couler?

--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable.
Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle,
et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari
fidèle et docile...

Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre
arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques,
elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas
davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et
pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:

--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après
vous avoir compromise?

--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure
aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je
n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous
apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un
instant.

--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure
bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!

Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.

--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se
résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle
passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera
plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles
transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat...
Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!

Jacques eut un geste d'impatience et de colère.

--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi
bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous
de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté
un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le
mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première
expérience... Adieu!

Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne
l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes,
les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir,
l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour
s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon
sans une atroce douleur.

-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les
mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir
combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!...
Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous
comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la
passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous
ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je
vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!

Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et
sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle
repartit avec une exaltation hautaine:

--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous
aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de
partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!

--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!

--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je
veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle
de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi...
Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement
libre... Le pourrez-vous?

Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté,
acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait
commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria
impétueusement:

--Demain, je serai libre!

Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans
ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il
allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à
distance:

--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous
aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!...
Maintenant partons.

Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de
l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en
voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction
de Villefranche et ouvert la portière.

--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques,
rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que
lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.

--Vous m'y verrez dès demain!

--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense
pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi...
Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...

Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient
le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui
crier:

--Souvenez-vous!

Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de
Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse
par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de
cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins
cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son coeur ni à amortir
sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des
lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices
interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard
maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but
de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner
l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller
la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le
paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le
plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans
retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout
prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se
laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des
scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première
manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement
déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue,
maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces
réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts
pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des
intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où
les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides
changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il
avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu,
quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui
comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une
romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il
n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les
sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser
ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui
faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa
loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son
passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de
lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums
qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin
leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru
inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première
faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes
irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces
générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...

En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine
eut-il mis le pied sur la passerelle de l'_Hébé_, qu'il aperçut
Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste
agita les bras et courut au-devant de son élève:

--Je t'attendais, dit-il laconiquement.

Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du
quai.

--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est
moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais
aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi
dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis...
Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner
tes rendez-vous?

--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il
s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?

--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta soeur.

--Que vous a-t-elle dit?

--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé
naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le
trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car,
telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une
vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont
pas à la cheville!

Jacques eut un geste d'impatience.

--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler
net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les
comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de
cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du
moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et
adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les
folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt
a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment
vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me
trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce
cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse,
jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris
avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame,
après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au
fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton
repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore
dans son coeur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et
dois-je l'aller préparer à ta visite?

--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais
Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible...
D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis
amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.

Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret,
fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir
de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette
grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à
Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est
comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le
vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs,
tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens
indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre
toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu.
En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée
de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les
artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement,
quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a
cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un
beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces
grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse
s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de
tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!

--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera
souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je
endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce
qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées
d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!

Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si
extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans
cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a
nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux
de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien
de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la
préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une
beauté!...

Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?...
Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien
à Thérèse. Elle a pris dans mon coeur une place jusque-là inoccupée...
Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la
passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à
ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur
un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi
une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens
ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier
ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle
me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.

A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se
rembrunissait et exprimait une consternation indignée.

--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de
bravade.

--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me
rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi
très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les
mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton
caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu
dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à
quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative
de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?

--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le
monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile
que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles
s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours
heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible
serrement de coeur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre
liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle
désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez
assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la
seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de
maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer
ensuite ma pleine et entière liberté d'action.

--C'est ton dernier mot?

--Oui.

--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait
à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et
je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton
égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la
mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard
Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...

Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis
que Jacques gagnait à pied le boulevard.

Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme
Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les
préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les
yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet
s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main
et l'entraîna sur le perron.

--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il
m'a chargé de venir vous parler.

--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me
toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son
temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et
la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.

--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis;
Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le
droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter
un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa
mère et de sa soeur.

Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa
légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il
venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait
une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec
laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente
acheva de lui ulcérer le coeur.

--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur
pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop
souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne
autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari
avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me
suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le
mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de
sa mère et de Christine.

--Je reconnais la votre grand coeur et votre force d'âme, Thérèse, mais,
si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime...
Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son
caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures
qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus
forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en
répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne
vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il
aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne
pas vous montrer implacable.

--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main
glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à
martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui
m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon coeur s'est
fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je
mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec
moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne
pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret...
N'exigez pas davantage.

--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec
Jacques?

--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien
«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte
pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme
Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore.
Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non,
s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!...
J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui
procurera sans doute un agréable soulagement!...

Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses
yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et
Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.

--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?

--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je
trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée
et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je
n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi
n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...

En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle
eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle
s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:

--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner
avec nous!

Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.

Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait,
inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat
de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.

--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...

Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa
sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se
rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence
de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se
précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse
l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un
mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son
ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière
assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse
qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et
il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le
temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie
impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle,
depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais
l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de
Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et
son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes
investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet
effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les
apparences, questionner sa mère et sa soeur sur l'emploi de leur
après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient
choisi comme but de promenade.

Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise
inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal
fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses
préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...

Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la
promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux,
de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait
personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres.
Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en
l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de
louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce
que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la
réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres
milices.

Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de
Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui,
la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se
renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa
famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans
l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait
peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et
cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la
pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce
déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme,
disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en
éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de
Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il
était tenu de jouer devant sa mère et sa soeur l'humiliait et le
dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée
tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en
songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces
appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son coeur s'arrêtaient,
des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au
malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La
petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait
timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait
plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:

Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les
mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce
le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je
finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros
chagrin.

Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la
rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses
démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif
qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la
tête et en gardant ses pensées chagrines.

Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en
emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement
compatissante:

--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la
brouille entre vous et Jacques!

Thérèse tressaillait et répondait sèchement:

--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!

A quoi sa belle-soeur repartait piquée:

--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je
m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme
autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et
j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!

Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et
Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui
précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère
s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant
dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au
moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée,
était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers
sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis,
qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour
le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur
tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur
angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite
dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu
de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.

--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui
serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice
et je me charge de veiller sur lui...

Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement
le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs.
Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit,
trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était
le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans
l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même
indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux
volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En
voiture!» criait-on comme jadis...

Son coeur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des
larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine,
puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à
l'écart:

--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...

Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais,
tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image
charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et
il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix
étouffée il se borna à murmurer:

--Pardonne-moi!

Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car
elle le transperça d'un regard de mépris:

--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!

Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la
portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman
Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son
Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata
en sanglots...

Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle
encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.

Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin
des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.

--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre...
Désormais je suis à vous tout entier!

Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques
la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers
remords dans un baiser qui n'en finissait plus.


XV

--_Christos vaskress!_ (Christ est ressuscité.)

--_Voistina vaskress!_ (Il est vraiment ressuscité.)

On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des
habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation
sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des
salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures
de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes
épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue
table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des
semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides:
galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient
l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée.
Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins
et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute
la collection des _zakouski_ (hors d'oeuvre) chers aux palais
moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de
Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade,
s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres
d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante
blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des
roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La
fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement
aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se
succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait
amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens
choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y
contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait
joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était
accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce
bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de
bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:

--_Christos vaskress!_

--_Voistina vaskress!_

Puis de nouvelles embrassades.

La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux
noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge,
emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du
vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment
dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à
peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la
petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se
faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux
dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face
d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Roederer.--Sonia
Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de
gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité
pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter
dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska
s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en
suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite
condamne à la diète.

--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle
de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment
trouvez-vous le cochon de lait?

--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la
bouche pleine.

--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais
été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier
avait couru tout Nice sans rien trouver; ma soeur se désolait, mais dans
les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop
haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne,
et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout
vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je
garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et
j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...

Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la
glace sans tain le coup-d'oeil des voitures qui prenaient la file sous
la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement
ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes
en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien
qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers,
fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur
feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de
voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les
dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes
vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de
nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret
et Francis Lechantre.

En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe,
avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était
maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de
son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour
aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à
Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la
séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient
enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses
soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout
l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence
de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert
dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était
doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en
faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état
psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de
rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence
débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il
jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il
partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un
beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une
promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à
l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant
constitué _in petto_ le mentor de son ancien élève, il devenait mondain.
Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier,
étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très
souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie.
On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et
notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de
Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il
semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait,
en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y
retrouver Mania.

Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de
Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement
aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de
l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance
dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait
rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé
ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne
manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces
dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque
indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle
aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille
tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses
reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un
ton câlin:

--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un
motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement
mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer,
comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en
chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite
résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma
porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne
savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde...
Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous
voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne
pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous
pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous
nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous
sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui
m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de
vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que
ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la
passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop
continuels tête-à-tête!...

Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus
étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il
aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de
cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling
accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait
à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier,
pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi
inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la
rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait,
avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il
voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses
sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en
rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a
raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès
que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts
comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion
seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de
loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de
quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures
d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves
minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée;
de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en
désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour
pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il
s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de
fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en
maître absolu dans son coeur.

En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à
compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence,
l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été
frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie,
l'oeil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres
étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété,
Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès
d'irritabilité, les battements de son coeur devenaient tumultueux,
intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la
suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église
russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement
après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion,
comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse,
il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux
propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur
la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par
lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la
princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir,
et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les
voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un
sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang
de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de
ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction
provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment.
Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable
épanouissement que le coeur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est
elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand
un cruel désappointement l'arrêta...

La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait
au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années,
élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon
du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la
bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts,
hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui
rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.

--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de
vous voir et de vous présenter à mes amis!

En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables,
stationnait un instant près de chaque groupe:

--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà
connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son
expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la
Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince,
un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?

Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine
continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou
plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au
bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué
aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en
tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un
mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait
excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux
robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie»,
accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la _great
attraction_ du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la
_Rentrée des avoines_, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de
Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à
l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main,
il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un
air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu
lieu.

Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes
froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation
copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia
Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la
princesse Koloubine.

--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau
garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était
chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de
lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de
Don Juan.

--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice
et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.

--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola
d'un ton confidentiel.

Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par
hasard?

--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon
âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.

--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!

--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.

--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!

--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été
prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit
pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.

Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe,
et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:

--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a
déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?

--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la
comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le
prince d'un oeil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme
Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu
l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince
lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai
conclu...

Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'oeil espiègle,
la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la
table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa
d'ajouter très haut:

--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire,
cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...

--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en
personne!

Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la
petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave
bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le coeur. Ce même vendredi
soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce
qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait
maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling
s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle
craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses
coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé
pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait
jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme
Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation
eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!...
La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite
table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.

--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis
qu'il s'éloignait.

--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut,
et à moins qu'il ne soit sourd...

--Ne pouviez-vous me faire signe?

--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en
quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles
offenser M. Moret?

--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté
sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire
qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?

--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses...
Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets
qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...

Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige,
dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que
Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il
fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air
empressé, et saluant Mme Liebling:

--_Christos vaskress!_ murmura-t-il d'une voix très douce.

--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous
embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?...
Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez
un peu tard.

--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.

[Illustration.]

--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter;
en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre
et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je
m'exécute... _Voistina vaskress!_

En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un
respectueux baiser.

--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse
Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à
l'autre.

--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme
Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.

--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge
Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là
justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de
Tokay?

--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.

Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des
viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le
prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en
face d'elle.

Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'oeil circulaire
sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques,
mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew,
n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il
considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux
sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité
avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les
hommes fumaient.

Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour
arroser les _Zakouski_ servis à profusion. Hors de la présence des
dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.

Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Roederer de la princesse,
s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en
lâchant la bride à sa blague parisienne.

--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses
par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y
retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des
Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont
les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu
toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers,
nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges,
tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise...
C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les
yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour
qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui
rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous
retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez,
moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner
hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y
accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le
diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on
se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à
manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des _Nations_ où j'ai perdu un
billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase
naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens
habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en
vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de
Nice, messieurs l'air de Nice!

En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul,
Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans
les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait
qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre;
une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer
entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce
tête-à-tête adroitement ménagé.

Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa
bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes
les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde,
relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation
entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages
et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de
galanterie:

--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre
expédition?

--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je
vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling
du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que
l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir
encore colorés et agrandis.

_A suivre._

André Theuriet.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891" ***

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